■( «m x;
^^^'^^e^"!
LCcC vCC
ft^ c
crroc c ;" c^.c.
ecdcc
cc./^cc ce ce:
^fJ!^ç SC^:'^^^ ?^^CCp3C:,<
•> c «BC: .d c<«:c
-"^SX^
XA'^r^
NSTUHEUE ET DIABOL DUE
3 1153 00003166 2
Date Due
1
Demco 293-5
LA
MYSTIQUE
DIVINE, NATURELLE ET DIABOLIQUE
TOME I
#=
Tout exemplaire de cet ouvrage, non revêtu de ma signature,
sera réputé contrefait.
LA D
MYSTIQUE '^ç
DIVINE \%Ç
NATURELLE ET DIABOLIQUE
PAR GORRES
OUVRAGE TRADUIT DE L ALLEMAND
PAR M. CHARLES SAINTE-FOI
TOME I
PREMIÈRE PARTIE
LA MYSTIQUE DIVIÎsE
A.'VAAAAA/Vnj-VATJV,'"
DEUXIEME EDITION
r AAArvAAArj\AiV AyyvAAApyjv.
PARIS
LIBRAIRIE DE M^'^ V« POUSSiELGliE-RLSAND
RUE SAINT-SULPICE, 23
1861
44-tr5
r
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
i
Lorsque Tillustre auteur de l'ouvrage dont nous
î- donnons la traduction commença ses leçons sur la
mystique, beaucoup se demandaient s'il était utile
^ et important de traiter un tel sujet. C'était quelque
chose de bien étrange, pour un siècle accoutumé,
comme le nôtre , à ne considérer que les phéno-
- mènes de l'ordre naturel et sensible , de voir un
"^ homme à qui l'on ne pouvait refuser ni la science
ni le génie sonder avec une pénétration merveil-
> leuse les mystères les plus profonds de l'ordre sur-
)' naturel, après avoir parcouru en quelque sorte
tous les domaines de la science. En effet, il n'est
pas une seule branche des connaissances humaines
que cet homme n'ait étudiée , non d'une manière
superficielle et en amateur, mais en savant , avec
une patience et une apijlication soutenues. Aussi
il n'est presque pas de sujet sur lequel il n'ait laissé
1. 1
2 PRIJACE DU TRADUCTEUR.
quelque ouvrage qui témoigne de l'étendue et de
la profondeur de sa science.
Né à Coblentz le 25 janvier 1776, ses études
furent interrompues par les guerres de la révolu-
tion française, dont il embrassa d'abord les idées
avec ardeur. A peine âgé de vingt ans , il montra
dans les clubs et dans les assemblées populaires
une éloquence peu commune en Allemagne, et
s'acquit bientôt la réputation d'un grand orateur.
Il écrivit ensuite un journal intitulé la Feuille
rouge. Son impartialité, son énergie et son désin-
téressement lui gagnèrent tous les cœurs. Cepen-
dant la Feuille rouge fut supprimée , à cause d'un
article dont le prince de Hesse, alors régnant,
s'était trouvé offensé. Plus tard, le désir d'assurer
le sort politique des provinces rhénanes engagea les
patriotes de la rive gauche du Rhin à demander la
réunion du pays ci la France. Gorres partit donc en
1799 pour Paris, à la tête de la députation chargée
de faire cette demande. Mais la révolution du 18
brumaire étant arrivée sur ces entrefaites , la dé-
putation ne put pas même obtenir une audience du
premier consul. Gorres, à son retour, fut tellement
dégoûté de la vie politique, qu'il accepta la place
de professeur d'histoire naturelle et de physique à
l'école secondaire de Coblentz. Il n'avait encore
que vingt -trois ans. C'est alors qu'il écrivit ses
PREFACE Dl> TRADUCTEUR. 3
Aphorismes sur l'art; ses Aphorismes sur l'organo-
nomie ; sou Organologie , et son livre intitulé Foi et
science. En 1806, ii alla à Heidelberg, où ses leçons
lui attirèrent un grand nombre d'auditeurs. 11
publia , avec Brentano et d'Arnim , un journal
intitulé le Solitaire ^ et les Livres populaires alle-
mands.
De retour à Coblentz en 1808, il se livra à l'étude
de la langue persane, et publia son Histoire dés
mythes de VAsie . Il étudia également la poésie du
moyen âge , et particulièrement les légendes et les
poèmes héroïques de r Allemagne composés à cette
époque, et il donna une preuve de sa science pro-
fonde en ce genre dans l'introduction qu'il publia
à la tête de son édition du Lohengrin en 1813. Mais
bientôt les événements qui survinrent après la
campagne de Russie réveillèrent son ardeur pa-
triotique, assoupie jusque-là par les dégoûts qu'il
avait éprouvés. 11 devint membre de cette associa-
tion fameuse connue sous le nom de Tugendbund.
C'est alors qu'il publia, en 1814, le Mercure du
Rhin. C'était un journal comme il n'en avait point
encore paru en Allemagne, et qui eut sur les événe-
ments de cette époque une influence considérable.
L'empereur Napoléon lui-même comprit tout ce
qu'avait de redoutable pour ses intérêts cette feuille
patriotique, écrite avec un entraînement et un en-
4 PREFACE DU TRADUCTEUR.
thousiasme extraordinaires, et qui entretenait con-
tinuellement parmi les populations allemandes le
feu du patriotisme et l'opposition contre la France.
Mais une fois que les somerains de l'Allemagne
eurent obtenu ce qu'ils désiraient, ils virent avec
inquiétude et déplaisir un journal qui réclamait
énergiquement l'accomplissement des promesses
qui avaient été faites et les garanties dont l'espoir
avait été un des principaux motifs de la lutte hé-
roïque à laquelle s'était dévouée l'Allemagne tout
entière. Le Mercure du Rhin fut donc supprimé
en 1816.
En 1818, Gorres s'attira le mécontentement du
gouvernement prussien par une adresse qu'il avait
rédigée au nom de la ville de Coblentz. Il publia
en 1819 son livre de V Allemagne et la Révolution.
Cet ouvrage vaut encore la peine d'être lu aujour-
d'hui; et bien des hommes politiques y trouve-
raient quelque chose à apprendre , ou y verraient
exprimées avec un admirable talent les idées qui
ont servi depuis ce temps -là de thème aux livres
et aux discours les plus remarquables en ce genre.
On trouve dans cet ouvrage cette logique puissante,
cette raison haute et éclairée, ce sentiment pro-
fond de la justice et du droit qui sont le trait dis-
tinctif du caractère de Gorres , comme homme et
comme écrivain. Son livre contraste singulière-
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 5
ment sous ce rapport avec le libéralisme faux, étroit
et impie de la plupart des écrits politiques de ce
temps. Le gouvernement prussien, irrité de cette
publication, donna Tordre d'arrêter l'auteur, et de
l'enfermer dans une forteresse. Cet homme parais-
sait si redoutable que , pour s'assurer de sa per-
sonne, on ne craignit pas de violer le territoire d'un
État libre et indépendant. Mais Gorres , prévenu
à temps, chercha un refuge sur le territoire fran-
çais, et demeura quelque temps à Strasbourg. Le
gouvernement prussien , inquiet du voisinage de
cet homme, dont il craignait toujours l'influence ,
agit auprès du gouvernement français afin d'obte-
nir son éloignement. C'est alors que Gorres, s'a-
dressant au parlement français , écrivit cette re-
quête mémorable où respirent à la fois un noble
orgueil et une indignation profonde. Jamais peut-
être le sentiment personnel de la dignité humaine
ne fut exprimé avec plus de chaleur et de conve-
nance en même temps.
C'est à Strasbourg que Dieu l'attendait pour
donner à toutes les belles qualités de son esprit ,
de son cœur et de son caractère le complément qui
leur manquait encore. Une mission , prêchée à
cette époque dans la cathédrale de cette ville , fit
un enfant soumis à Dieu et à l'Église de cet homme
qu'aucune puissance humaine n'avait pu dompter
6 PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
jusque-là. La foi et la piété, entrant dans cette âme
profonde et ardente, donnèrent un tout autre cours
à ses pensées et à ses études, et lui firent envisager
les choses sous un jour tout nouveau. En 1820, il
se retira en Suisse , et publia la traduction d'un
poëme persan de Ferdussi. En 1821, il écrivit son
livre de l'Europe et la Révolution ; puis un autre
sur les affaires des provinces du Rhin ; et enfin un
troisième intitulé la Sainte Alliance et les Peuples
au congrès de Vérone. Tous ces ouvrages portent
l'empreinte de la nouvelle direction que la foi ve-
nait d'imprimer aux pensées de l'auteur. Tout en
restant fidèle à son amour ardent de la patrie et de
la liberté, il s'attacha à séparer la cause de l'une et
de l'autre de celle de la révolution , et à montrer
que c'est dans la religion surtout et dans le respect
du droit que les gouvernements et les peuples
trouvent le progrès et les garanties qu'ils récla-
ment. En 1827, il publia son travail sur Swedem-
borg et ses visions. C'est alors qu'il fut appelé
comme professeur à l'université de Munich par le
roi Louis de Bavière; et c'est là qu'il publia en
1836 son livre sur la mystique, qui termine si glo-
rieusement la série des ouvrages écrits par cette
plume infatigable.
Personne n'était plus en état que lui d'aborder
une matière aussi délicate, et de la traiter conve-
PREFACE DU TRADUCTEUR. 7
nablement. La vie mystique, en effet, se rattache,
par des liens intimes et nombreux, soit à la nature
extérieure, soit à la double nature de l'iiomme. Les
phénomènes plus ou moins extraordinaires sous
lesquels elle se produit ne peuvent donc être saisis
et appréciés que par un homme profondément versé
et dans les sciences naturelles, et dans les sciences
morales ; et comme , d'un autre côté , Dieu ou le
démon est la cause principale de ces phénomènes
merveilleux, leur étude demande un esprit initié
non-seulement aux mystères quelquefois si obscurs
de la théologie , mais encore à toutes les délica-
tesses de l'ascétique chrétienne. On est effrayé en
effet, en lisant cet ouvrage, de l'étendue et de la
variété des connaissances de l'auteur. Plusieurs ,
même parmi ses amis, s'étonnaient quelquefois de
le voir consacrer les derniers efforts de sa vie à
une œuvre dont ils ne comprenaient pas l'impor-
tance. Mais lui , avec ce regard prophétique que
donne le génie appuyé sur une longue expérience,
apercevait déjà les premiers symptômes de ces dés-
ordres monstrueux de l'esprit et du cœur que nous
voyons se produire au grand jour sous nos yeux.
Il voyait se préparer, pour un avenir prochain,
une nouvelle manifestation des puissances infer-
nales , semblable à celles que nous offre le paga-
nisme antique ; et il croyait qu'il était urgent de
8 PREFACE DU TRADUCTEUR.
prémunir les esprits contre ce nouveau danger, en
déterminant avec précision les signes auxquels on
peut distinguer les opérations du démon de celles
de Dieu et de la nature , et en traçant d'une main
ferme les limites qui séparent le monde surnaturel
et divin du monde sous-naturel et infernal. « Mon
livre viendra à temps, » avait-il coutume de dire ;
et l'avenir n'a que trop bien justifié les prévisions
de ce grand homme.
Depuis longtemps déjà nous avions conçu le
projet de faire connaître au public français cet ou-
vrage, dont nous comprenions toute l'importance,
et nous nous étions mis à plusieurs reprises au tra-
vail ; mais nous avions été arrêté parla difficulté de
l'entreprise. Si Fauteur s'était borné à raconter les
faits par lesquels se révèle la vie mystique à ses
divers degrés , en les groupant selon l'ordre dans
lequel ils se produisent, et en les rattachant à quel-
ques principes généraux qui les expliquent, la tâche
du traducteur serait facile, car les faits cités dans
cet ouvrage y sont racontés avec une clarté et une
simplicité que nous voudrions avoir imitées, ne
fût-ce que de loin. Mais il n'en est pas ainsi de
la partie spéculative. Ici la matière, déjà si obs-
cure par elle-même , est rendue plus difficile en-
core par une terminologie que notre langue est
impuissante à exprimer. 11 nous a semblé que
PRÉl^ACE DU TRADUCTEUR. 9
vouloir traduire littéralement cette partie, ce
serait diminuer l'intérêt du livre, et en rendre
la lecture à peu près impossible au public fran-
çais. Nous nous sommes donc attaché principale-
ment dans ces paragraphes à bien exprimer le sens
des propositions plutôt que le texte littéral , et à
rendre claire la pensée de l'auteur soit en retran-
chant certaines phrases ou certains membres de
phrases inutiles ou obscurs , soit en ajoutant d'au-
tres fois , au contraire , sous forme de note les ex-
plications qui nous ont paru nécessaires ou utiles.
Puisse cet ouvrage produire le fruit que nous
nous sommes proposé en le traduisant ! Ceux qui
le liront verront, dès les premières pages, que
c'est un livre de circonstance, et que, selon la
parole de l'auteur, il vient parfaitement à temps.
Nous offrons cette traduction aux esprits graves
et sérieux, qui y trouveront, nous en avons la
confiance, un sujet d'étude et d'édification; nous
l'offrons en même temps comme un hommage à
la mémoire de l'auteur, dont la bienveillance et
l'intérêt ont encouragé nos premiers pas dans la
carrière littéraire ; dont la douce intimité nous a
si profondément touché à un âge où rien encore
ne pouvait nous recommander à lui, et dont le
souvenir nous rappelle une des plus belles années
de notre vie.
10 PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Plusieurs des faits qui sont racontés dans cet
ouvrage ont été traduits du français en alle-
mand par l'auteur. N'ayant pu nous procurer les
livres où il les avait puisés , nous avons été obligé
de les traduire sur la traduction qu'il en avait
déjà faite lui-même. Le lecteur ne devra donc
pas être étonné s'il trouve quelques différences,
dans l'expression, entre le texte original et le
nôtre.
INTRODUCTION
Dieu, quoiqu'uniqiie dans son essence, est trine
dans sa personnalité. Le monde créé, qiioiqu'unique
dans la pensée divine qui l'a produit , est triple dans
ses manifestations. On y distingue , en eflet , trois sortes
d'êtres : les uns spirituels et invisibles , les autres visi-
bles et matériels, et enfin les êtres organiques, qui
forment le lien entre les premiers et les seconds. Parmi
ceux-ci, l'homme réunit dans l'unité de sa personne
les trois sortes d'êtres qui composent la création tout
entière. Il peut ainsi entrer dans un rapport plus ou
moins intime avec chacun d'eux, et chacun de ces
rapports peut fonder une mystique différente. Il peut se
tourner vers la nature et se livrer, pour ainsi dire , à elle.
De là résulte une mystique naturelle qui a des formes,
des degrés et produit des phénomènes divers. Mais
dans tous ces états c'est toujours la vie inférieure et
organique qui entre dans un rapport plus intime avec
les différents domaines de la nature , et qui entraîne
avec elle , par la sympathie qui les unit à elle , les puis-
sances spirituelles de l'homme et les organes supé-
rieurs qui leur servent d'instruments.
En regard de cette mystique familière à l'antiquité
païenne , apparaît une autre mystique plus élevée qui a
son point de départ et son siège dans les fal cultes spi-
rituelles de l'homme, et de là , pénétrant les systèmes
neri'eux supérieurs , tisse en quelque sorte elle-
12 INTRODUCTION.
mêine les liens mystérieux qui la mettent dans un
rapport immédiat avec le monde des esprits. Puis,
agissant sur la vie inférieure, elle pénètre de degré en
degré jusque dans la partie la plus intime de la nature.
C'est alors que se développent les formes diverses de
la clairvoyance et du magnétisme animal , particulières
à notre époque, où le système nerveux et l'élément
psychique ont une prédominance si marquée. Toutes
ces formes , en effet, malgré la variété de leurs phéno-
mènes extérieurs , ont leur foyer dans la vie psychique ,
et leur instrument dans les systèmes nerveux, d'où elles
étendent leurs ramifications jusque dans les domaines
les plus profonds de la nature. Cette mystique psychique
ou animale met l'homme en rapport , dans le monde
des esprits , principalement avec les âmes des défunts.
Ainsi la mystique psychique des temps modernes,
de même que celle des temps anciens , est essentielle-
ment profane. L'une et l'autre, chacune à sa manière,
mettent la créature en rapport avec la créature; et
comme elles ne s'élèvent point au-dessus du monde
créé, elles sont du ressort de la science, dont elles
forment comme la métaphysique pratique. Mais à côté
de ce mysticisme naturel , nous en trouvons un autre ,
lequel s'élève jusqu'à Dieu , et produit une mystique
religieuse et surnaturelle qui n'est plus du ressort de
la science , mais du ressort de l'Eglise. Elle a cepen-
dant aussi deux côtés sous lesquels on peut l'envisager.
Dieu , en effet , peut être considéré dans son essence ,
ou comme s' unissant à la natiu^e humaine dans l'incar-
nation. De là une double mystique religieuse dont
Tune, prenant pour point de départ le Verbe fiait
INTRODUCTION. 13
homme , s'élève jusqu'à la Divinité , tandis que l'autre ,
partant de l'essence divine , descend par degrés vers
les créatures. La première se manifeste sous deux for-
mes diverses, correspondant aux deux natures du
Verbe incarné , tandis que l'autre , s'attachant à l'es-
sence de Dieu, est simple comme elle. Mais dans
chacune de ces mystiques la nature physique et le
monde des esprits soulèvent le voile qui en cache les
mystères à nos yeux; et Dieu lui-même, dans la der-
nière , permet à l'homme de plonger son regard dans
les profondeurs de son être.
Si nous considérons la mystique naturelle dans ses
rapports avec la mystique religieuse, nous devons
reconnaître que celle-ci est de beaucoup plus digne et
plus élevée que la première. Celle-ci néanmoins n'a
rien de mauvais en soi ; car la créature étant l'ouvrage
de Dieu, est dans un rapport nécessaire avec lui. La
mystique naturelle n'est donc point étrangère à l'autre^
mais elle en forme , au contraire , la base naturelle.
Cependant on ne peut disconvenir qu'il n'y ait là un
danger, depuis que le péché a séparé Dieu de la créa-
ture. Les suites de cette faute originelle se sont fait
sentir jusque dans les derniers domaines de la nature
physique , et il en est résulté dans celle-ci une division
profonde. Depuis ce temps elle renferme un double
élément, l'un salutaire et conservateur, l'autre mau-
vais et contagieux. La mort et la vie , la loi de la chair
et celle de l'esprit, le micnsonge et la vérité luttent
incessamment l'un contre l'autre. Le monde des esprits
lui-même a pris part à cette scission déplorable , et se
partage en esprits bons et mauvais. Il résulte de là que
14 INTRODUCTION. •
lotit ce qu'il y a de bien est avec Dieu et agit sous sa
dépendance , tandis que tout ce qui est mauvais lutte
et combat contre lui. Dans cette lutte, les puissances
lumineuses cherchent à maintenir l'ordre , l'harmonie
et la beauté de la nature extérieure , tandis que les
puissances infernales cherchent à y porter le trouble
et la confusion en les soulevant contre Dieu. Tout ce
qu'il y a de vrai , de bon dans le monde moral a son
point de départ , son centre et son but en Dieu , tandis
que tout ce qu'il y a de faux , de désordonné et de
mauvais vient d'une manière quelconque du démon et
retourne à lui.
Les deux cités se rencontrent donc partout et tou-
jours, et l'opposition qui les sépare est irréconciliable.
Mais la supériorité du bien sur le mal se montre en
ce que celui-ci, lors même qu'il semble victorieux,
rentre encore malgré lui dans l'ordre que Dieu a éta-
lai , et en assure tôt ou tard le triomphe. Cette oppo-
sition doit se reproduire dans les divers domaines de
la mystique. L'homme, placé entre les deux royaumes,
celui de la lumière et celui des ténèbres, trouve, et
dans le bien qui lui est resté , et dans le mal dont le
péché a déposé le foyer dans son être, des liens qui
peuvent le rattacher à l'une ou à l'autre de ces deux
cités. Dans l'un et l'autre cas, il sort en quelque sorte
de soi-même, avec cette différence que dans l'un il
est élevé au-dessus de sa nature, tandis que dans
l'autre il descend au-dessous d'elle.
C'est ainsi que la mystique natiu'elle de l'antiquité a
cherché, d'un côté, dans les pierres, dans les plantes
et les animaux les moyens de se mettre en rapport
INTRODUCTIO?^. 15
avec les puissances deslriictrices de la nature et à re-
culer les bornes de son pouvoir ; et telle est l'origine
de la magie noire ; tandis que , d'un autre côté , les
tribus sacerdotales fondaient la magie blanche, en
cherchant à découvrir ou à développer dans la nature
les éléments salutaires qu'elle renferme. Dans ses rap-
ports avec le monde des esprits , la mystique de l'an-
tiquité a suivi la même direction. Tantôt, s'adressant
aux esprits de l'abîme , elle a cherché à se les rendre
favorables et à leur arracher leurs secrets par des en-
chantements , des formules mystérieuses , des conjura-
tions, des amulettes et des talismans; et de là est
venue la goétie. Tantôt, s'adressant aux puissances de
la lumière, elle s'est développée sous la forme de la
théurgie. La même opposition se retrouve encore de
nos jours dans la clairvoyance magnétique, et produit
deux directions contraires , dont les effets sont visibles
pour tout esprit attentif.
Le monde moral étant partagé aussi entre le bien et
le mal , la division que le péché y a introduite doit se
reproduire dans la mystique religieuse. Dès que l'âme
entre dans ces régions supérieures, elle se trouve sollici-
tée des deux côtés par des puissances contraires, et obli-
gée de prendre un parti. Delà une double mystique, dont
l'une met l'homme en rapport avec les démons, et l'autre
avec les anges lumineux. La première se rattache par
des liens intimes avec la magie noire ou la goétie , tandis
que l'autre a une affinité secrète avec la magie blan-
che ou la théurgie. Mais comme l'homme garde toujours
sa liberté , et que le bien et le mal se touchent continuel-
lement en lui , il peut toujours, lors même qu'il a pris
16 INTRODUCTION.
un parti, se retourner de l'autre côté. Lorsqu'il s'est
décidé pour le bien, et que son esprit, par suite de ce
choix, est entré dans les sublimes régions de la
lumière, il peut de là parcourir sans dangers les
sombres domaines de la nuit, et en contempler les
mystères dans des visions terribles. Mais aussi les puis-
sances infernales peuvent , par une permission de Dieu,
qui veut ainsi purifier ses élus, susciter contre eux
des tentations d'un ordre plus élevé que celles qui
éprouvent le commun des hommes. Le même phé-
nomène peut se reproduire dans une direction oppo-
sée, lorsque l'homme s'est livré aux puissances
mauvaises. Dieu, dans sa miséricorde, le laisse quel-
quefois entrevoir quelque chose des mystères du
monde de la lumière, de sorte que, dans l'un et
l'autre cas, il y a entre les deux mondes comme
une région intermédiaire qui sert de passage pour
aller de l'un dans l'autre. Au-dessus de toutes ces
divisions s'élève enfin la mystique unitive , qui a son
point de départ et son but dans l'être de Dieu , dans
cette essence simple et infinie qui ne connaît point
l'opposition de l'esprit et de la nature , ni du bien et
du mal , et qui communique quelque chose de son
ineflable simplicité à tous ceux qui s'unissent à elle.
Cette mystique unitive est le sommet et le centre de
toutes les autres. C'est en elle que se réunissent les
rayons partagés de toutes les autres directions de l'âme
humaine.
On voit par tout ce que nous venons de dire quelle
doit être la division de la mystique, et dans quel ordre
il convient d'en exposer les phénomènes si variés. Pre-
INTRODUCTIOiN. 17
mièrement, riiomme, se trouvant historiquement placé
au centre de tous les rapports naturels qui caractérisent
les états ordinaires de la vie, est par là même le sujet
de la mystique. C'est donc par lui qu'il faut commen-
cer. En second lieu , Dieu étant le principe et le but
de la vie mystique, après avoir parlé brièvement de
l'homme, nous étudierons le fondement divin de la
mystique, qui est renfermé dans la révélation chré-
tienne. Troisièmement, l'homme, avant de sortir des
rapports qui gouvernent sa nature pour entrer dans
une région plus élevée, a besoin d'une certaine prépa-
ration pour briser en quelque sorte cette nature et la
rendre accessible à des influences d'un autre ordre.
Nous exposerons donc la discipline ascétique qui ac-
complit cette préparation nécessaire. Quatrièmement,
l'homme, une fois sorti des voies ordinaires , rencontre
devant lui deux voies, dont l'une descend vers l'abîme
du mal, tandis que l'autre s'élève jusqu'à la source du
bien. De là deux mystiques, dont l'une est diabolique
et l'autre chrétienne. Lorsque l'homme a choisi le bon
côté, la mystique lumineuse ou chrétienne a ses pro-
grès, son cours et ses degrés. D'abord, l'âme n'est pas
encore complètement détachée de la nature et des
choses naturelles. Puis, à mesure qu'elle avance dans
ces voies, elle se purifie davantage et plonge plus avant
dans les mystères du monde invisible. Nous étudierons
en deux sections différentes ces deux degrés avec les
phénomènes qui leur correspondent. Il en sera de
même pour la mystique diabolique, qui, comme l'autre,
a aussi ses degrés et ses phénomènes divers, que nous
exposerons en deux autres sections, d'après l'ordre qui
18 INTRODUCTION.
les distingue. Nous montrerons comment l'opposition
de ces deux mystiques disparaît dans le plan admirable
de la Providence , qui fait servir, malgré lui . le mal
aux progrès du bien. Nous finirons par la mystique
unitive, qui forme comme la voûte de tout l'édifice.
Malheureusement, l'auteur est mort avant d'avoir
publié cette dernière partie ; et son pis, Guida Gôr-
res, qui avait hérité du génie de son père, et qui
aurait pu combler en partie le vide laissé par sa
mort, l'a suivi de près dans la tombe; de sorte qu'il
n'est pas probable que cettep>artie soiX jamais publiée.
La mystique a pour but d'établir entre l'homme et
JJieu des rapports plus intimes. Dieu est donc la cause
et le but final de ces rapports. L'homme est en l'autre
terme, et c'est lui qui leur donne leur base naturelle;
c'est donc sur la créature que s'appuie en quelque
sorte l'échelle mystérieuse par laquelle les esprits mon-
tent et descendent, et l'homme s'élève jusqu'à Dieu.
L'homme ne saurait donc jamais s'affranchir entière-
ment des conditions de la créature ; et , quelque haut
qu'il monte, il sentira toujours en soi une loi qui le
rattire en bas. Les éléments qui entrent, pour ainsi
dire , dans la composition de son être l'accompagnent
toujours dans toutes ses voies, devenant tantôt plus
purs et plus libres quand il s'élève vers Dieu , tantôt
plus grossiers quand il penche vers l'abîme. Gomme
ce sont eux qui donnent à tous nos rapports la règle
terrestre et naturelle qui les déterm,ine en partie, il
est nécessaire d'en tenir compte dans l'étude de la
mystique et de s'appliquer à les bien distinguer.
L'homme, étant composé d'un esprit et d'un corps,
INTRODUCTIOr^. 19
est gouverné par une double loi , la loi des esprits et
celle des corps ; et de l'union de ces deux éléments de
son être résulte un rapport réciproque qui ne peut ja-
mais cesser. A l'origine , lorsque l'esprit était l'image
non encore altérée de la Divinité, et que le corps en
portait, dans un certain sens, la ressemblance et le ves-
tige, la plus parfaite harmonie régnait entre ces deux
éléments , car l'esprit formait en quelque sorte le corps
.à son image et le gouvernait avec facilité. Mais lorsque
le péché eut altéré dans l'âme l'image de Dieu, sa res-
semblance ou sa divine empreinte s'altéra également
dans le corps. L'âme ne peut plus maintenant gouver-
ner celui-ci , comme elle le faisait auparavant , et elle
est obligée de conquérir dans une lutte incessante la
domination qu'elle avait reçue sur lui.
La science considère le monde extérieur comme for-
mant des cercles dont les rayons convergent vers un
centre commun. La mystique ne connaît ni rayons, ni
axes, ni angles 5 mais seulement la figure de la croix. C'est
là sabase et son point de départ; car c'estparce signe que
Celui qui a vaincu le monde et tous ses enchantements,
le Christ, est son type et son modèle et dans sa disci-
pline, dont tout le but est de purifier l'âme, et dans ses
progrès à travers les luttes qu'elle doit soutenir jus-
qu'à ce qu'elle ait dompté la mort, et dans ses triom-
phes lorsqu'elle a conquis le saint repos de l'union avec
Dieu. Prêtre et victime à la fois, et s' offrant à son Père
sur l'autel de la croix, il porte, sous ce double carac-
tère, gravé dans le fond de son être l'empreinte de ce
signe sacré, et l'a communiqué à la mystique qui pu-
rifie les âmes. Ce sienne l'a suivi dans la tombe et est
20 INTRODUCTION.
ressuscite avec lui; et c'est de ce signe que sont mar-
qués tous ceux qui s'abaissent comme lui par l'humi-
litéj et qu'il élève à lui par sa grâce. La croix enfin l'a
suivi jusqu'au ciel , et il la rapportera lorsqu'il viendra
juger le monde. Or par elle doit se reproduire dans
chaque homme en particulier, et dans le monde en
général, ce qui s'est produit dans le Christ, type et
modèle de l'homme et de la création tout entière.
La mystique porte donc l'empreinte de la croix. Si
elle considère les plantes , elle voit les branches , les
rameaux, les feuilles et les fleurs se développer d'après
le type de la croix. C'est encore la croix que l'oiseau
lui rappelle lorsque dans son vol il porte la tête en
avant, étend des deux côtés ses ailes et allonge ses
pieds et sa queue pour se diriger vers le but que fixe
son regard. C'est encore elle que lui représente la
marche du poisson dans les fleuves, la course du cerf
sur les montagnes , et elle découvre ce signe adorable
dans le fond le plus intime de chaque substance créée.
En efl'et, ce qui dans chaque substance forme le centre
lui rappelle la partie supérieure de la croix, tandis
que les éléments multiples et extérieurs qui forment
comme son enveloppe lui représentent les pieds. Entre
les pieds et la tête , et unissant Tune aux autres , sont
placées les deux branches qui, étendant des deux côtés
leurs bras, unissant le bas au haut, lui représentent
le lien qui rattache les éléments mobiles de l'être à
son centre immobile , et posent ainsi la substance vi-
sible dans sa vraie nature.
On voit par là comment la mystique, dans son amour
pour ce signe sacré, se sert de lui dans tous les do-
INTRODUCTION. 21
maines , même dans celui de la psychologie et de la
physiologie. C'est qu'en effet les types qui ont servi à
la construction de la nature tout entière se retrouvent
également dans celle de l'homme ; de sorte qu'ici en-
core la figure de la croix nous offre une formule claire
et exacte, à l'aide de laquelle nous pouvons considérer
et exprimer les rapports dont l'ensemble forme ce qu'on
appelle le corps humain. Dans le signe de la croix, que
l'Église nous apprend à faire dès notre enfance , nous
touchons d'abord le front en nommant le Père ; puis le
cœur, en nommant le Fils; puis, reportant la main
de bas en haut et de gauche à droite , nous touchons
les deux épaules, en nommant le Saint-Esprit; et nous
terminons l'acte tout entier en touchant la poitrine.
En considérant de plus près cette action, nous verrons
que, comme toutes les autres, elle s'accomplit dans la
volonté avant de procéder au dehors. Elle n'est donc
pas une formule purement extérieure. En la faisant
l'homme ne signe pas seulement son corps , mais en-
core son âme. Cet acte est donc l'expression du rap-
port qui existe entre l'intérieur et l'extérieur, entre
l'âme et le corps.
La main , en touchant d'abord le front , marque du
signe du Père la tète tout entière , l'un des systèmes
principaux de l'organisme. La tête , avec tous les or-
ganes qu'elle contient , est donc marquée du signe du
Père, et représente en même temps le ciel dans ce
petit monde du corps humain. De même, lorsqu'elle
touche le creux de l'estomac, en nommant le Fils, elle
marque du signe de celui-ci tous les organes, toutes
les formes qui composent le système placé dans cette
22 lNTRODUCTIOx> .
partie. Or le cœur est situé près du lieu où est le foyer
de la vie organique inférieure. Le cœur et son sys-
tème représentent donc, d'un côté le Fils, et de l'autre
la terre. Enfin, la main, en touchant les épaules,
marque du sceau de l'Esprit-Saint non-seulement les
bras et les mains, qui en sont le prolongement, mais
encore tout le système musculaire qui accomplit les
mouvements volontaires dans l'homme, lequel système
représente ainsi dans le corps l'air placé dans l'univers
entre le ciel et la terre. Mais, avons-nous dit, la for-
mule extérieure n'est que l'expression d'un acte inté-
rieur qui, partant de la volonté, se produit au dehors.
L'homme, en faisant le signe de la croix, marque donc
de ce signe la région spirituelle de son être; de même
que l'âme, en produisant cet acte au dehors, en marque
la région organique. D'un autre côté, comme il y a
une correspondance parfaite entre l'intérieur et l'ex-
térieur, nous devons retrouver dans la partie spirituelle
de l'homme la même distinction que nous avons obser-
vée dans sa partie organique. De cette manière, la partie
la plus haute de l'âme, celle qui a son organe dans la
tête, est marquée du signe du Père. La partie infé-
rieure au contraire, celle qui, plus près de la chair, est
soumise à la nécessité comme celle-ci, est marquée du
signe du Fils. Et la partie mitoyenne, celle qui perçoit
les images que lui fournissent les objets extérieurs, est
marquée du signe du Saint-Esprit, Et ces trois régions
spirituelles se reflètent dans les trois régions organi-
ques que l'homme touche en faisant le signe de la croix.
RExMARQUES DU TRADUCTEUR
Nous avertissons le lecteur de ne jamais perdre de vue
cette division de l'auteur, car elle domine tout l'ouvrage.
En effet, toutes les fois qu'il traite de quelque nouveau
phénomène de la vie mystique, il le considère sucessive-
ment dans les diverses régions de la personnalité humaine,
en commençant d'ordinaire par les plus basses, pour
s'élever ensuite aux plus hautes , les passant ainsi toutes
en revue les unes après les autres. Au dernier degré de
l'échelle se trouvent les organes de cette vie inférieure qui
est commune à l'homme , à l'animal et à la plante, et que
l'on peut appeler à cause de cela vie végétale. Elle a son
siège principal dans les appareils qui servent aux fonctions
de la nutrition, de la respiration et de l'assimilation. Au
second degré l'on rencontre les organes de la vie animale ,
de cette vie qui est commune aux animaux et à l'homme
en même temps. Cette vie, plus élevée que la première,
réside principalement dans les appareils qui servent aux
mouvements . aux fonctions des sens et à la manifestation
des instincts et des passions. Enfin, au sommet de la per-
sonnahté humaine se trouve l'esprit ou l'intelligence, avec
ses diverses facultés , telles que l'imagination , lïnteUigence
et la volonté. Or chacun de ces appareils ou chacune de
ces facultés est modifiée d'une manière différente par la
mystique surnaturelle ou diabohque, et en manifeste les
influences bonnes ou mauvaises par des phénomènes par-
ticuliers, qui forment ainsi des groupes, dont chacun est
24 REMARQUES DU TRADUCTEUR.
l'objet d'une étude spéciale. Ainsi la division de l'ouvrage
tout entier et de chacune de ses parties est fondée sur cette
division principale, et n'en est, pour ainsi dire, que la repro-
duction ; de sorte que le lecteur possède en elle la clef de
l'ouvrage tout entier, et peut très -facilement en suivre , de
cette manière , l'ordre et le développement.
Cette division, au reste, n'est ni arbitraire ni nouvelle.
On la retrouve et chez les philosophes de l'antiquité, et
chez les Pères de l'Église, en particulier dans saint Augus-
tin et saint Thomas. Saint Augustin, en effet, distingue
dans l'homme le corps, l'âme et l'esprit. L'âme tient le
milieu entre l'esprit et le corps ; elle estlsi psuchê des Grecs,
Vanima des Latins , la seele des Allemands , tandis que
l'esprit est le nous des Grecs , le mens des Latins , le geist
des Allemands. Saint Thomas, qui avait si parfaitement
étudié saint Augustin, et qui résumait, pour ainsi dire, en
lui tous les Pères de l'Église qui l'avaient précédé, saint
Thomas distingue, d'après le même principe, trois âmes,
ou trois principes de vie. La première est l'âme végétative,
qui règle et détermine la vie des plantes, laquelle se mani-
feste par ces mouvements internes ou obscurs qui n'éveillent
aucun sentiment dans l'être qui les éprouve. La plante, en
effet, se nourrit par ses racines des sucs de la terre et se
les assimile; et , d'un autre côté, elle aspire par ses feuilles
l'atmosphère. Elle a donc, comme l'animal, les fonctions
et les appareils de la nutrition, de l'assimilation et de la
respiration. Il lui manque le mouvement extérieur, avec
les appareils et les fonctions qui s'y rattachent, et c'est en
cela qu'elle se distingue de l'animal.
Celui-ci, outre les fonctions de la vie végétale, en a
d'autres qui le rangent dans une classe à part; car, dans
l'échelle des êtres , chaque espèce possède , d'une manière
plus parfaite et plus élevée , les qualités de l'espèce qui lui
est inférieure. L'animal se meut et tend vers un but exté-
REMARQUES DU TRADUCTEUR. 25
rieur. Il ne pourrait se mouvoir s'il n'était attiré par
quelque chose. Cet attrait constitue ce qu'on appelle les
instincts ou les passions. Mais, pour arriver au but ou au
terme vers lequel l'instinct le pousse, il faut qu'il puisse le
distinguer et en avoir la perception. C'est pour cela que
Dieu lui a donné les sens, qui le mettent en rapport avec
les objets extérieurs. Ainsi, la faculté de se mouvoir, les
instincts ou les passions et les sens extérieurs constituent
la vie animale, et sont sous la dépendance immédiate de
l'âme sensible, ou de l'âme proprement dite, en tant qu'on
l'oppose à l'esprit d'un côté, et de l'autre au corps. Enfin,
l'homme se dislingue de l'animal en ce que, possédant la
faculté de se rendre compte de ses perceptions en les ana-
lysant et les comparant entre elles, et de plus la faculté de
comprendre et de vouloir, il n'est point entraîné par la
nécessité, et peut toujours dominer les instincts et les pas-
sions de la partie animale de son être.
Rigoureusement parlant, l'homme n'a qu'une âme, et
par conséquent qu'une vie, comprenant en soi la vie ani-
male, la vie végétale et la vie intellectuelle. A la rigueur
aussi , cette âme est sioiple dans son essence , puisqu'elle
est immatérielle. Cependant, comme elle contient en soi
tout ce qui constitue la vie de l'animal et de la plante, on
peut , dans un certain sens , distinguer en elle trois élé-
ments ou trois fonctions, répondant à la triple vie dont
elle est le principe. Bien plus, tous ceux qui se sont occu-
pés de psychologie, au point de vue philosophique ou
religieux, distinguent dans l'âme supérieure ou l'intel-
ligence proprement dite deux parties, ou plutôt deux
régions, l'une plus élevée, et lautre qui l'est moins; et
c'est ainsi qu'ils expliquent ces luttes mystérieuses que le
bien et le mal se livrent quelquefois au fond de la con-
science humaine. Les livres saints autorisent eux-mêmes
cette manière de parler; car il y est question de l'âme du
1*
20 REMARQUES DU TRADUCTEUR.
sang, lorsque Dieu, défendant à son peuple par Moïse de
manger le sang des animaux , leur donne pour raison de
cette interdiction que l'âme est dans le sang. On peut tout
aussi bien, et d'après le même principe, parler de l'âme
des nerfs , des muscles , etc. , car elle est autant dans le
système nerveux et musculaire que dans celui de la circu-
lation.
Quoique l'esprit ou l'âme supérieure n'ait rien de com-
mun avec le corps , il ne peut cependant , à cause du lien qui
l'unit à ce dernier, se soustraire entièrement à son in-
fluence; et il a, dans une foule de cas; besoin de lui pour
accomplir ses opérations. Il lui faut donc un organe qui lui
serve d'instrument , et par le moyen duquel il puisse agir
sur les autres parties de l'organisme. Cet organe, c'est le
cerveau, avec ses diverses ramifications. Ainsi, on peut
dire en un certain sens que l'esprit réside dans le cerveau ,
l'âme dans l'appareil moteur et dans celui des sens , et la vie
végétale ou inférieure dans les parties basses de l'organisme,
ou dans les appareils qui servent à la nutrition et à la res-
piration. Et comme, d'un autre côté, la partie spirituelle
de l'homme , surtout lorsqu'elle est élevée dans une sphère
supérieure par l'action surnaturelle de Dieu, domine et
gouverne le corps , et que même elle le fait, pour ainsi dire ,
à son image , en y gravant plus ou moins profondément son
empreinte , il est facile de concevoir que les modifications
qu'elle reçoit dans l'état mystique doivent se faire sentir
aussi dans l'organisme qui lui sert d'instrument pour ses
opérations. C'est, au reste, ce qu'attestent l'expérience de
tous les siècles et la vie de tous les saints mystiques. La
division de l'auteur est donc indiquée et par la nature du
sujet , et par l'ordre dans lequel se succèdent les phéno-
mènes mystiques.
LA
MYSTIQUE DIVINE
LIVRE PREMIER
De la base religieuse et ecclésiastique de la mystique
CHAPITRE I
Comment la mystique a ses racines dans les Évangiles.
La mystique peut être envisagée sous deux rapports ;
car, d'un côté , elle a ses racines dans la nature même de
l'homme, et de l'autre côté elle s'étend dans une région
bien supérieure à la nature. C'est sous ce dernier rapport
qu'elle tient à la religion, et qu'elle reçoit de celle-ci
son caractère et sa forme. La mystique est donc éminem-
ment chrétienne, et la doctrine du christianisme doit
avoir sur son développement une influ(»nce profonde. Le
but du christianisme n'est-il pas d'ailleurs de reproduire,
jusqu'à un certain point, dans chaque homme en parti-
culier, ce qui s'est accompli dans la personne de Jésus-
Christ, notre modèle. Marie l'avait conçu dans un céleste
28 BASE DE LA MYSTIQUE DANS LES ÉVANGILES.
ravissement; et déjà, bien des siècles avant sa naissance,
les prophètes, emportés dans une divine extase, avaient
annoncé sa venue et contemplé d'avance les traits prin-
cipaux de sa vie. Uni personnellement à la divinité, son
esprit voyait les choses d'une vue toute mystique ; car il
n'avait pas besoin comme nous de remonter des effets aux
causes, ou des conséquences à leurs principes; mais il
embrassait par un simple regard le passé, le présent et
l'avenir, et l'histoire tout entière était présente à sa
pensée. Son action était mystique aussi; et la nature, re-
connaissant en lui son maître, lui était soumise et lui
obéissait avec docilité. C'est ainsi que nous le voyons mar-
cher sur les flots, calmer les tempêtes par sa parole, mul-
tiplier les pains et les poissons, changer l'eau en vin, se
rendre invisible, et échapper de cette manière à ceux qui
le cherchaient, guérir les infirmités et les maladies, et
^ aller attaquer la mort jusque dans son empire. Cette vertu
divine, dont les saintes émanations guérissaient ceux qui
approchaient de lui, il ne l'emporta point en remontant
au ciel ; mais il la laissa sur la terre à son Église, et en fit
le prix et la récompense d'une vie surnaturelle et céleste.
C'est donc lui qui a fondé la mystique chrétienne, et qui
nous en a offert dans sa vie le modèle le plus parfait. 11 a
voulu après sa mort parcourir lui-même toutes les ré-
gions du monde invisible, afin d'éclairer de sa lumière
ces sombres domaines, et de permettre à l'homme de
marcher d'un pas siifi' à travers ces sentiers ténébreux. Les
limbes, où les patriarches attendaient sa venue; l'enfer,
où avaient été précipités les esprits rebelles et orgueilleux
qui n'étaient pas restés dans la vérité; et le ciel, avec les
chœurs qui composent son admirable hiérarchie, ont vu
BASE DE LA MYSTIQUE DAKS LES ÉVANGILES. 29
tour à tour apparaître le Christ , vainqueur de la mort , du
péché et de l'enfer.
C'est au jour de la Pentecôte, lorsqu'il envoya le Saint-
Esprit à ses apôtres , qu'il leur communiqua la vertu di-
vine et mystique qui résidait en lui. Et déjà l'apôtre saint
Paul, dans sa première Épître aux Corinthiens, énumérait
tous les dons merveilleux qui composent ce précieux
trésor que le Sauveur a confié à son ÉgUse. Ces dons sont
de deux sortes : les uns ont pour but la sanctification de
celui qui les reçoit, les autres l'éducation et l'utilité du
prochain. Les premiers forment la mystique ésotérique
ou intérieure, et les autres produisent la mystique exoté-
rique, qui n'est ordinairement que le résultat et la mani-
festation de la première. Le prophète Joël avait prédit aux
Juifs que leurs fils et leurs filles prophétiseraient ; que les
jeunes gens auraient des visions, et les vieillards des
songes merveilleux. Cette prophétie s'est accompUe dans
l'Église dès le commencement; et les Actes des Apôtres
nous rapportent déjà les visions et les songes surnaturels
des premiers disciples du Sauveur. C'est dans une vision
que saint Pierre apprend qu'il ne doit plus différer d'ad-
mettre les gentils dans l'Église. C'est dans une vision que
les mystères de l'avenir sont révélés à saint Jean. Saint
Paul est ravi jusqu'au troisième ciel, et il ne peut dire si
c'est avec son corps ou sans lui. Saint Irénée, dans son
second livre des Hérésies, chap. 57, affirme que, de son
temps, il y avait dans l'Église des fidèles qui contem-
plaient l'avenir et qui avaient des visions. Saint Justin,
dans ^on Apologie, oppose aux païens, comme une preuve
de la divinité du christianisme, le don de prophétie que
l'Église avait reçu, héritant ainsi de la puissance de leurs
30 BASE DE LA MYSTIQUE DANS LES ÉVANGILES.
oracles et de leurs sibylles. Origène^ dans son premier
livre contre Celsc , assure qu'un grand nombre de païens
s'étaient faits chrétiens par suite des visions qu'ils avaient
eues, et que l'Esprit-Saint avait tout à coup changé leurs
dispositions, de sorte qu'instruits et fortifiés par ces vi-
sionS;, soit dans le sommeil, soit pendant la veille, ils ne
craignaient pas de mourir pour une doctrine dont ils
avaient eu horreur jusque-là. Il affirme avoir vu lui-même
beaucoup de cas de ce genre, et il prend Dieu à témoin
que ce qu'il dit est vrai. Saint Justin raconte de lui la
même chose dans son Dialogue avec Tryphon ; et saint
Grégoire de Nysse en dit autant de saint Grégoire Ife Thau-
maturge.
Mais, pendant que l'Esprit de Dieu versait ainsi abon-
damment les rayons de sa lumière et de sa chaleur sur sa
jeune fiancée, l'Église, l'esprit de la nature, aumiUeude
ce printemps surnaturel, semblait aussi se réveiller de son
sommeil; et nous voyons déjà se produire en divers lieux,
et particulièrement chez les Gnostiques, cette mystique
naturelle qui avait été familière aux païens. Déjà Tcrtul-
lien , devenu montanistc, et parlant au nom de ces héré-
tiques, dit : « Dieu a daigné nous favoriser lui-même du
« don des prophètes; car nous avons parmi nous une
(( sœur qui reçoit des révélations. C'est ordinairement le
« dimanche, pendant le service divin, qu'elle tombe en
« extase. Elle entre alors dans un commerce intime et
« familier avec les anges et les esprits, et quelquefois
« même avec Dieu. Elle scrute les cœurs; elle guérit les
« malades. La matière de ses visions lui est fournie par
« la lecture des livres saints, par le chant des hymnes,
« parles prédications et les exhortations, et par les prières
BASE DE LA MYSTIQUE DANS LES ÉVANGILES. 31
« que l'on récite pour les fidèles. Un jour^ pendant qu'elle
« était en extase, on parla de l'àme dans rassemblée; je
« ne me rappelle plus exactement ce que Ton avait dit.
« Le service divin une fois fini^ elle laissa la foule s'é-
« couler^ ce qu'elle fait toutes les fois qu'elle veut nous
« communiquer ce qu'elle a vu dans son extase , parce
« qu'on peut alors soumettre le tout à un examen sérieux
a et attentif. Elle nous raconta donc qu'elle avait vu sous
« une forme corporelle une âme qui lui avait paru être
« un esprit. Elle n'était pas privée de toute forme; mais
« il semblait qu'on pût la saisir ou la toucher. Elle était
« tendre, radieuse; elle avait comme la couleur de l'air,
« et pour tout le reste elle ressemblait à une forme hu-
« maine. ^i La sévérité excessive de la secte de Montan
pouvait rendre moins dangereuses pour ses adeptes ces
sortes de visions. Mais lorsque nous voyons ces mêmes
phénomènes se reproduire et dans Simon le Magicien
avec son Hélène, et dans Marcion, qui avait aussi amené
à Rome avec lui une clairvoyante, afin de gagner les
âmes simples, et dans Apelle avec sa Philomène, et dans
beaucoup d'autres sectaires, il est impossible de douter
que déjà, à cette époque, l'on n'ait connu tous les degrés
et toutes les formes de l'illusion ou de la supercherie. Il
est probable que c'est à des visions de ce genre que nous
devons une grande partie des écrits apocryphes qui
parurent à cette époque, tels que l'Apocalypse de Gé-
rinthe, celle de saint Pierre, celle de saint Paul, de saint
Thomas, les révélations de saint Etienne et d'autres sem-
blables, que le pape Gélase énumère dans sa bulle de con-
damnation. Mais, de même que l'erreur rend malgré elle
témoignage à la vérité, ainsi cette fausse mystique con-
32 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES.
firme la mystique véritable et divine, dont elle est la
contre -partie.
CHAPITRE II
Développement de I;i vie chrétienne parmi les moines et les solitaires.
Saint Paul , premier ermite. Les moines du désert. Les moines
d'Oxyrinque. La règle de saint Pacôme. La vie des moines du désert.
Toute mystique^, surtout la mystique ésotérique ou inté-
rieure , a besoin , pour se développer, de la retraite et du
silence, afin que les puissances de l'âme, recueillies dans
son fond et n'étant point distraites par le bruit des choses
extérieures, puissent entendre les douces insinuations de
l'Esprit -Saint. Or c'est dans les déserts de l'Orient qu'ont
trouvé ce repos les âmes fatiguées du tumulte du monde
et delà vie toute naturelle qu'on y mène. C'est là surtout
que s'est développée à cette époque la mystique chré-
tienne; et elle a dû nécessairement prendre l'empreinte
du pays qui lui a servi, pour ainsi dire, de berceau. La
Palestine, la Syrie, la Mésopotamie, les régions arrosées
par l'Euphrate et surtout la vallée du Nil attirèrent de pré-
férence les premiers anachorètes. Cette vallée avait été
habitée dès l'origine par les Misraïm, d'un tempérament
de feu, enfants de la nuit par leur caractère, et disposés
déjà à sonder les mystères obscurs et profonds de la
nature. Le fleuve mystérieux qui arrosait leur pays, et
dont la source leur était inconnue,, devait présenter à ces
esprits ardents et concentrés l'image de la vie et du mou-
vement de la nature et de l'histoire. Aussi voyaient-ils
partout le symbole de l'univers; et c'est d'après ce sym-
LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES. 33
bole que s'étaient formées toutes leurs institutions civiles,
politiques et religieuses. Leurs dieux n'étaient que les
puissances de la nature ; la succession de leurs dynasties
leur rappelait le cours des grandes périodes de l'histoire ;
leurs temples étaient l'image des signes du zodiaque,
habités par leurs divinités; et dans la poitrine du sphinx
étaient cachées en quelque sorte les énigmes de l'être,
que l'antique nuit donnait à déchiffrer au jour. Mais leur
pays ne leur rappelait pas seulement l'image du ciel :
il leur représentait aussi les abîmes du monde inférieur
et les puissances qui l'habitent. Essayant, pour ainsi dire,
d'arracher à la mort sa proie , ils avaient su , par la perfec-
tion de leurs embaumements , donner aux cadavres l'appa-
rence de la vie, et les conserver pendant de longs siècles.
C'est alors que le christianisme parut en Egypte; et les
habitants de ce pays, le saisissant à leur manière, lui
donnèrent bientôt, dans sa partie extérieure et accessoire,
l'empreinte et le cachet de leur propre caractère. La lu-
mière de la nature, qui les avait éclairés jusque-là, dut
céder devant la lumière supérieure qui venait s'offrir à
leurs regards; et bientôt la première ne leur sembla plus
qu'une nuit obscure , de même que la vie terrestre leur
parut une sorte de mort, comparée à la vie surnaturelle
et céleste que leur prêchaient les apôtres de la foi. Il dut
résuUer de là un changement profond dans la manière
de considérer les choses. Jusque-là l'Égyptien n'avait été,
pour ainsi dire, occupé qu'à soigner et cultiver la mort,
à la rendre vivante en quelque sorte en lui conservant
l'apparence de la vie. Le christianisme, au contraire,
prêchant le mépris du monde et des biens matériels, dé-
truisit, pour ainsi dire, la vie terrestre par les rigueurs
34 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTERES.
de la mortification. Ce nouveau genre de vie avait eu
déjà ses précédents et ses modèles dans l'Ancien Testa-
ment, dans la personne du prophète Élie, qui, pour
échapper aux persécutions de Jézabel, s'était retiré avec
ses disciples au désert et sur les bords du Jourdain. Jean-
Baptiste., le précurseur, était venu plus tard, avec ses dis-
ciples aussi ^ habiter dans la même contrée, et y avait
donné l'exemple d'une vie pénitente et mortifiée. Les
solitaires de l'Egypte ne faisaient que suivre les sentiers
tracés déjà par ces saints personnages, et leur influence,
à cette époque, fut bien plus considérable qu'on ne se
l'imagine ordinairement; car ce sont eux qui préparèrent
en grande partie les voies au christianisme dans ces con-
trées. En quittant le monde pour se retirer dans le désert,
ils renonçaient, il est vrai, à tous les intérêts humains;
mais, d'un autre côté, par l'empire qu'ils avaient acquis
sur .leur nature ardente et sauvage, ils devenaient des
modèles qui excitaient l'étonnement et l'estime des païens,
et que les chrétiens se sentaient disposés à imiter. Le chan-
gement profond qui s'était accompli dans leur être, sous
l'action victorieuse de la grâce, offrait au monde l'image
des effets merveilleux que le christianisme peut produire
sur une plus grande échelle dans la société tout entière.
Comme religieux et docteurs , ils ont, pour ainsi dire, con-
tinué le psautier. Leur vie, sous ce rapport, est comme
la lyre de la poésie sacrée, opposée au tumulte épique de
l'histoire. Ils avaient saisi le christianisme d'une manière
lyrique, et l'exprimaient sous cette forme. Leur être tout
entier portait le caractère d'une idylle religieuse.
Saint Paul Cc caractère se produit dès le commencement dans la
vie de saint Paul , que les ermites honorent comme leur
ermite.
l.A MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTERES. 35
fondateur. Lorsqu'en 253 la persécution de l'empereur
Dèce s'étendit jusque dans laThébaïde, Paul, au rapport
de saint Jérôme, s'enfuit de la Thébaïde inférieure dans
le désert, n'ayant encore que vingt-trois ans; et, s'enfon-
çant toujours davantage dans ces solitudes immenses, il
parvint enfin au pied d'une haute montagne, et y trouva
une grotte assez spacieuse, dont le fond était fermé par
une pierre. Curieux de savoir ce qu'elle cachait, il es-
saya de l'ôter. Il trouva derrière elle un espace assez
grand, ouvert par en haut et qui n'était ombragé que par
le large feuillage d'un vieux palmier. Au pied de cet arbre
coulait une source, pure comme le cristal, el; dont l'eau
se perdait aussitôt dans la terre par une petite ouverture.
Autour de la grotte et dans les murs étaient creusées plu-
sieurs cellules, où l'on voyait encore des poinçons, des
enclumes, des marteaux et d'autres instruments qui avaient
servi à fabriquer de la monnaie. En etTet, les annales de
l'Egypte rapportent que des faux-monnoyeurs s'étaient
étabUs en ce lieu pendant le séjour qu'Antoine avait fait
à Alexandrie chez Cléopâtre. C'est là que saint Paul passa
tout le reste de ses jours dans la méditation et la prière,
vivant des fruits du palmier et n'ayant pour breuvage que
l'eau de la source. Il vécut ainsi quatre-vingt-dix ans,
sans avoir jamais aperçu aucun visage humain. Lorsqu'il
eut atteint l'âge de cent treize ans, saint Antoine, qui
avait déjà demeuré quatre-vingt-dix ans dans un autre
désert, apprit une nuit dans une vision qu'il y avait au
fond de cette solitude un autre homme plus parfait que
lui; et il reçut l'ordre d'aller le visiter, il part donc dès le
matin sans savoir quelle direction il doit prendre. Mais
après avoir voyagé une demi -journée, sous un soleil
36 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MOîSASTÈRES.
brûlant, il rencontre un animal extraordinaire, moitié
homme, moitié cheval, et lui demande le chemin qui
conduit à la demeure du saint anachorète. L'animal lui
indique de la main droite la direction qu'il doit prendre,
et s'enfuit aussitôt. Antoine continue son voyage. Il voit
bientôt paraître une louve altérée qui se glisse dans une
grotte : il attend qu'elle en sorte, puis il entre dans la
grotte, avance avec précaution, et, apercevant au loin une
lumière, il se hâte d'aller vers elle et heurte contre une
pierre. Paul, entendant du bruit, ferme sa porte. Antoine
le suppUe de lui ouvrir, jusqu'à ce que le saint vieillard
cède à ses instances. Ils s'embrassent , s'appellent par leur
nom, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, et louent Dieu
qui les a ainsi réunis. Paul demande à son hôte com-
ment va le monde, si on bâtit encore des maisons, quels
sont les princes qui gouvernent , et si les dieux sont en-
core honorés. Un corbeau leur apporte un pain pour leur
repas. Après l'avoir pris, ils passent la nuit en prière. Le
matin, Paul découvre à son compagnon que l'heure de
sa mort approche; et il prend toutes les dispositions pour
mourir, sans se laisser troubler par les larmes d'Antoine.
Il meurt en effet : Antoine l'enterre avec le secours de
deux lions; et il emporte avec lui, comme héritage, le
vêtement du saint, qui se composait de feuilles de palmier
tressées ensemble. Puis, de retour dans sa cellule, il ra-
conte à ses disciples tout ce qui s'est passé.
Dans ce récit de saint Jérôme, qui l'avait appris lui-
même probablement de la l)ouche d'Amathas et de Macaire,
disciples de saint Antoine, on aperçoit déjà l'introduction
de la légende dans l'histoire dès l'origine de la vie éréini-
tique. L'imagination et l'instinct poétique des premiers
LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTERES. 37
solitaires n'avaient point été affaiblis par l'austérité de leur
vie. Séparés entièrement du monde et de toute relation
sociale , semblables à des plantes qui ;, mises en des
vases étroits et ne pouvant s'étendre au large, sont for-
cées de se développer par en haut, les premiers solitaires
étaient obligés aussi de chercher dans une région supé-
rieure un cercle pour leur activité; et, s'élevant au-dessus
des formes et des instincts de la vie ordinaire, les facultés
de leur âme s'épanouissaient dans une sphère poétique et
idéale. CantinpréTaconte qu'un jour le frère Henri visita,
comme provincial, un couvent de son ordre à .\ccon, en
Palestine, et qu'après le repas il conduisit, selon sa cou-
tume, toute la communauté hors du cloître pour prendre
quelque récréation. S' étant assis dans un lieu commode,
sur le bord de la mer, à l'ouest de la ville , ils virent
bientôt un nuage s'élever au-dessus des eaux; et celui-ci
s' étant dissipé, ils virent apparaître à sa place une mon-
tagne considérable, sur le sommet de laquelle était un
château, entouré de murs et flanqué de tours. De ce châ-
teau, un large pont conduisait au rivage; et sur ce pont
l'on voyait aller et venir un grand nombre de cavaliers et
de piétons. L'apparition dura jusqu'au coucher du soleil;
et ils virent alors monter de la mer un nouveau nuage ,
qui se dissipa quelque temps après sans laisser aucune
trace. {Lib. Apum., 1. II, c. 57.)
C'était ce phénomène qu'on appelle la fée Morgane. 11
en est ainsi de la légende : elle est comme un mirage,
auquel l'époque et le lieu donnent leur forme et leur cou-
leur, et qui, se dégageant de la terre, se joue dans une
région supérieure. Or le lieu qu'habitaient les anachorètes
est un désert immense et aride, où l'on n'entend la nuit
I. 2
38 LA MYSTIQUK DES PREMIERS MO.NASTÉRES.
que le mugissement des bêtes féroces, qui est embrasé par
un vent brûlant, lequel soulève des flots de sable plus
terribles encore pour le voyageur que ceux de la mer;
un désert dont la triste monotonie n'est interrompue que
par quelques rares oasis et par les débris qu'ont laissés
les siècles passés sur la lisière des pays habités ancienne-
ment. Toutes ces circonstances ont dû exercer une influence
profonde sur l'esprit et l'imagination des premiers soli-
taires, qui, s'emparant de ces divers éléments et les saisis-
sant par leur côté religieux, les ont exprimés comme ils les
sentaient. L'écho qui troublait leurs prières et leurs médi-
tations nocturnes leur semblait la voix des démons ten-
tateurs. Le mirage produit par le désert, et qui encore
aujourd'hui trompe le voyageur altéré, par l'aspect d'un
lac immense, ils l'attribuaient à l'opération magique du
diable. Ces images, nées dans le silence et la sohtude du
désert, et travaillées par l'imagination, qui leur ajoutait
sans cesse de nouvelles couleurs, ont fini par acquérir une
forme précise et déterminée; et c'est ainsi qu'ehes sont
parvenues à la postérité dans des récits naïfs et pieux,
sur l'exactitude desquels l'Église ne s'est point pronon-
cée, les laissant pour ce qu'ils sont, et distinguant tou-
jours avec sagesse le fond de vérité qu'ils contiennent des
transformations poétiques qu'ils ont subies dans ce tra-
vail.
Les moines Le théâtre de la vie solitaire a été principalement la
du désert, yr^^^e du Nil, qui, creusée au milieu des montagnes et
l'enfermée d'abord dans un espace étroit, commence à
s'étendre au-dessus de Memphis. A ce point, en effet,
l'une des chaînes qui lui servent de limite se dirige vers
le nord -est, du côté du lac de Maréotis, tandis que Tau-
LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTERES. 39
ive, à droite d' Héliopolis, longeant l'ancien canal, s'étend
vers l'isthme de Suez. Elle est entourée à l'est et à l'ouest
par d'immenses déserts. C'est là que s'établirent les pre-
miers anachorètes. Mais bientôt, sentant le besoin de la
vie commune, ils se réunirent , et fondèrent des couvents
près des contrées plus fertiles où ils pouvaient trouver
une subsistance assurée. Ils furent remplacés dans le dé-
sert par d'autres ermites, à qui la vie solitaire agréait
davantage. Le désert ne tarda pas à se peupler des deux
côtés du fleuve, à l'est jusqu'à la mer Rouge et le Sinaï,
à l'ouest jusque près des oasis. C'est à l'est du Nil qu'é-
taient la gTotte de saint Paul et les deux couvents de
saint Antoine, que Sulpice trouva encore habités par ses
disciples. L'autre partie fut visitée par Rufin, qui nous
a laissé sur elle des particularités remarquables.
Il avait trouvé à Tabenna saint Ammon, qui était à la Les moines
tête de trois mille moines dont la vie était très-austère, ^ynnque
Remontant le Nil, il avait visité la ville d'Oxyrinque, où,
d'après la déclaration de l'évêque du lieu, habitaient deux
mille religieuses et dix mille moines. Presque toutes les
maisons, tous les anciens temples des dieux étaient des cou-
vents, dont chacun avait sa chapelle ; et il y avait de plus
douze églises paroissiales pour le reste de la population.
Tous les coins, les tours même et les portes étaient pleines
de moines; et on chantait tant de psaumes que la ville
entière ressemblait à une éghse, et que l'évêque récitait
indistinctement ses prières dans une chapelle ou dans la
rue. Les citoyens et les magistrats entretenaient aux portes
des gardiens, chargés de voir s'il se présentait un pauvre,
un pèlerin ou un éti'anger. C'était à qui aurait l'honneur
de le recevoir dans sa maison; et Rufin, ainsi que ses
40 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES.
compagnons, eurent presque leurs manteaux déchirés par
les efforts que chacun faisait pour les entraîner chez soi.
Un peu plus haut encore, près d'Hermopolis, il trouva
Apollonius, qui était à la tête de cinq cents moines; et plus
bas, de côté, dans la contrée d'Arsinoé, près du lac
Mœris, il trouva Sérapion, qui gouvernait un grand nombre
de couvents, habités par près de dix mille moines.
Mais le cloître le plus célèbre en Egypte était situé près
deNitrie, à quarante milles d'Alexandrie. Là, sur la mon-
tagne, demeuraient cinq mille moines, parmi lesquels
étaient six cents anachorètes : les autres demeuraient deux
ou trois ensemble. Au milieu de leurs cellules était une
seule église très -vaste, avec huit prêtres, dont le plus
ancien seulement était en activité. Les solitaires s'y ren-
daient le samedi et le dimanche. Près de l'église étaient
plantés trois palmiers, à chacun desquels pendait une
discipline : la première, pour les moines qui manquaient
en quelque chose; la seconde, pour les brigands qu'on
prenait, et la troisième pour les étrangers qui avaient
commis quelque faute. Sept fours servaient à l'entretien
des moines. Il y avait aussi une hôtellerie, où les étran-
gers pouvaient rester tant qu'ils voulaient, deux à trois
ans même, s'ils s'y trouvaient bien. La première semaine
seulement, on leur permettait de ne rien faire; mais en-
suite on les faisait travailler au jardin , à la boulangerie
ou dans l'église. On donnait des livres à ceux qui étaient
instruits. Jusqu'à sexte, ils ne pouvaient parler à per-
sonne, et vers none commençaient les chants et les prières;
de sorte qu'on pouvait se croire en paradis.
A dix milles plus loin, dans l'intérieur du désert, était
un lieu nommé CeUia, à cause du grand nombre de cellules
LA SnSTlQUE DES PREMIERS MONASTÈRES. 41
qu'il contenait et qui étaient habitées par près de deux
mille moines. Puis, à un jour démarche de Nitrie, du côté
de Memphis, s'étendait un désert immense et sauvage,
nommé Scethe : c'était Ja Seythiaca regio de Ptolémée.
Aucun sentier n'indiquait sa route au voyageur, qui n'avait
pour se guider que les étoiles du firmament; et si malheu-
reusement il manquait le chemin, il était perdu. On ne
trouvait point d'eau dans cette solitude, ou celle que l'on
rencontrait avait une odeur insupportable et un goût de
poix : elle n'était pas nuisible cependant à la santé. C'est
là que demeurait Macaire. Près d'Élimax, dans le désert
de Scethe, où l'on ne trouvait pas une seule source dans
un espace de dix -huit milles, un solitaire, nommé Pto-
lémée, avait trouvé le moyen de vivre pendant quinze ans
en recueillant dans des vases de terre la rosée qui tombait
au mois de décembre et de janvier, et en ramassant avec
une éponge l'humidité des rochers. Au reste, ce n'est pas
seulement dans la vallée du Nil que s'étaient établis les
solitaires : un grand nombre avaient bâti leurs cellules
dans la Cyrène de Libye , dans la Palestine , au mont des
Oliviers, à Bethléem, à Jéricho, sur les rives du Jourdain ,
près du bourg de Thécué et aux environs de la mer Morte;
dans le désert près de Cyrrhus, à deux journées d'An-
tioche; du côté de Berrhée, près de Nisibe, sur la limite
qui séparait l'empire romain de la Perse, et enfin à Ancyre,
où sur dix mille vierges deux cents s'exerçaient à la vie
spirituelle.
Si nous voulons connaître les lois et les constitutions La règle de
de ces monastères , nous n'avons qu'à hre la vie de saint
Pacôme, disciple de Palémon , traduite du grec vers 540,
par Denis le Petit. Sa règle, écrite en égyptien, a été
42 LA. MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTERES.
traduite en latin par saint Jérôme. Il l'avait introduite
d'abord à Tabenna, où il avait fondé un couvent par l'ins-
piration divine. Quiconque désirait y être admis devait
se tenir dix jours au moins devant la porté, et souffrir
patiemment les affronts des frères qui passaient. On lui
ôtait alors ses vêtements, et on lui mettait l'habit de l'ordre
en présence des frères assemblés; mais on gardait les
vêtements qu'il avait quittés pendant trois ans, jusqu'à ce
qu'on fût bien assuré de sa persévérance, et on les donnait
alors aux pauvres. Si pendant ce temps il avait été déso-
béissant une seule fois, ou s'il avait péché une seule fois
en paroles, on lui rendait ses habits séculiers et on le
renvoyait du couvent. Même après avoir été admis, il était
confié pour un an à un ancien frère, qui demeurait près
de la porte du couvent et était chargé de recevoir les hôtes;
et ce n'est qu'après avoir achevé ce second noviciat qu'il
était admis formellement dans la communauté. Celle-ci
était partagée en vingt-quatre groupes , dont chacun était
désigné par une lettre de l'alphabet, laquelle indiquait
l'état, les mœurs et les habitudes des moines qui en fai-
saient partie. Ils menaient une vie sobre, partagée entre un
travail pénible et la prière ou la contemplation. Ils ne
donnaient au sommeil que le temps indispensable à la
nature ; encore ne se couchaient-ils pas ; mais ils dormaient
habillés et assis sur des sièges un peu penchés.
Leurs repas se composaient de pain , de choux , de fro-
mage et d'olives. listes prenaient ensemble et en silence,
le visage couvert par leur capuchon; de sorte que per-
sonne ne pouvait voir ce que faisait son voisin. Quelques-
uns ne faisaient que toucher à la nourriture; d'autres
faisaient semblant de la porter à leur bouche. Plusieurs
LA MYSTIQUE DES PRE.MIERS MONASTÈRES. 43
mangeaient selon leur besoin; d'autres ne mangeaient que
tous les cinq jours. Pendant le repas, on chantait des psau-
mes ou on lisait des passages de la Bible. Ils travaillaient
toujours des mains, et cherchaient quelque travail qu'ils
pussent faire, môme la nuit. Ils se levaient de très-bonne
heure, et chacun allait à son poste, les uns à la cuisine, les
autres dans les champs, ceux-ci dans les jardins, ceux-là à
la boulangerie . Les uns étaient maçons, les autres tisserands
ou corroyeurs ; ceux-ci faisaient des chaussures, ceux-là
tressaient des nattes ou des corbeilles. Plusieurs écrivaient:
tous savaient la Bible par cœur; et ils ne pouvaient rien
avoir en propre, pas même une corbeille. On les exerçait
surtout à rompre leur volonté; et l'obéissance était si ri-
goureuse qu'aucun n'eût entrepris de faire quoi que ce
soit à l'insu du supérieur, dont les ordres étaient reçus
comme venant du ciel. Ils cherchaient même à faire des
choses impossibles, et observaient un tel silence que cha-
cun eût pu se croire seul au milieu du désert. Leurs prières
étaient courtes, mais fréquentes ; ils priaient douze fois le
jour, douze fois le soir, et autant la nuit. Pacôme n'admet-
tait au sacerdoce aucun de ses moines, de peur de la vaine
gloire, et il faisait venir, les jours de fêtes, des prêtres des
villages voisins pour célébrer les saints mystères. Il n'était
permis ni de tousser, ni de cracher, ni de bailler pendant
le service divin, etl'on n'entendait que les paroles du prêtre
qui priait.
Ces essaims de moines, loin d'être un fardeau pour le
pays, étaient au contraire une bénédiction; car non-seule-
ment ils savaient arracher à ces régions inhospitahères les
choses nécessaires à leur subsistance , mais ils donnaient
encore l'hospitalité aux étrangers. Us envoyaient beaucoup
44 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES.
de produits dans la Libye , où il y avait presque toujours
disette^ et ils venaient au secours des pauvres et des prison-
niers dans les villes voisines. Leur vie sobre, calme et oc-
cupée éloignait d'eux toutes les maladies. Us prévoyaient
ordinairement leur mort ; et , faisant venir alors tous les
frères pour prendre congé d'eux, ils s'endormaient avec
joie dans le Seigneur. Cependant au-dessus de cette vie ,
déjà si sainte et si austère, il y en avait une plus rigoureuse
encore : c'était celle des anachorètes proprement dits,
quoique plusieurs cependant estimassent davantage la vie
du cloître, à cause de l'obéissance qui y était plus parfaite.
Si donc il se trouvait dans la communauté quelque frère
qui se sentît appelé au désert, afin d'y mener une vie plus
céleste encore, il ne pouvait suivre son attrait qu'après en
avoir obtenu la permission du supérieur, et le couvent lui
envoyait alors ce qui lui était nécessaire pour vivre. Le
cloître était en ce cas considéré comme le noviciat de la
vie érémitique, et l'on ne permettait celle-ci qu'à ceux
qui s'étaient formés d'abord à la vie commune et exercés
longtemps à rompre entièrement leur volonté. Ils allaient
s'établir ordinairement dans le désert situé entre le Nil et
la mer Rouge , où le sol, composé de sable et de sel, était
rebelle à toute culture, mais où l'eau du Nil, filtrée par les
montagnes de sable qu'elle parcourait, était plus savoureuse
que le vin le plus précieux.
C'était le monastère deCellia qui était comme la métro-
pole de tous ces anachorètes. Ils observaient le plus profond
silence, demeuraient dans des huttes étroites, où souvent ils
avaient de la peine à se tenir debout ou à se coucher tout
de leur long. Quelquefois ils muraient leur porte, ou bien
ils passaient des années sans sortir de leur cellule. Ils ne se
LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES. 4o
réunissaient que le samedi ou le dimanche dans l'église
commune. S'il manquait quelque frère, les autres savaient
qu'il était malade, et ils le visitaient^'un après l'autre, lui
apportant ce qu'ils croyaient lui être agréable. A part cela ,
ils se visitaient rarement, si ce n'est pour s'instruire
ou s'encourager dans la pratique de la perfection. C'est
pourquoi l'on donnait ordinairement aux solitaires qui
avaient vieilli dans l'exercice de la vertu un ou plusieurs
frères, afin qu'ils les instruisissent par leurs exemples,
leurs conseils et leurs enseignements. Ces frères priaient,
jeûnaient, psalmodiaient avec le père chargé de les diriger;
ils combattaient avec lui dans ses tentations, et l'assistaient
dans tous ses besoins. Lui, de son côté, les aimait comme
un père et ne les quittait point. Si l'un d'eux était attaqué
par une tentation plus forte que de coutume, ou s'il s'éle-
vait dans son esprit quelques doutes difficiles à résoudre ,
on l'envoyait trouver un père plus vieux, plus expérimenté
et d'une haute sainteté. Les conseils donnés en ces circon-
stances étaient écrits et conservés avec soin, et ils formaient
comme le code de la vie solitaire. Si quelqu'un se rendait
coupable d'une faute grave, les pères les plus voisins se ras-
semblaient sous la présidence du prêtre de leur église , et
condamnaient le délinquant à une pénitence ou le chas-
saient de leur sein. Du biscuit trempé dans l'eau, avec un
peu de sel ou d'huile, était leur nourriture accoutumée;
mais beaucoup ne mangeaient ni pain ni fruits, et se nour-
rissaient seulement de laitues sauvages ou de chicorées.
Plusieurs passaient des nuits entières sans dormir, occupés
à prier assis ou debout jusqu'au matin.
Le but que se proposaient ces moines et ces anachorètes, La vie de
, , . moines
c était de s exercer continuellement en toutes sortes de du désert
46 LA MYSTIQUE DES PREMIERS MONASTÈRES.
vertus. La pauvreté était considérée comme la première
préparation à cette vie toute céleste. Un frère n'ayant rien
autre chose qu'une BMe la vendit pour en donner l'argent
aux pauvres, se glorifiant d'avoir vendu la parole qui dit :
Veiîds tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Chercher
la gloire des hommes et se vanter de ses actions était pour
eux un crime ; craindre l'injustice de la part des autres leur
paraissait une faiblesse. L'horreur de la gloire du monde
leur semblait la première condition de la vie d'un moine;
aussi interrompaient -ils leurs jeûnes et leurs pénitences
quand ils recevaient la visite de quelque frère étranger,
afin de lui cacher leurs bonnes œuvres. Juger les autres
leur semblait un grand mal; et ils avaient coutume de dire:
Si tu es pur^ prends garde de condamner celui qui ne l'est
pas, ou autrement vous transgresserez tous les deux la loi
de Dieu. Mais autant ils jugeaient les autres avec indul-
gence, autant ils étaient sévères quand il s'agissait d'eux-
mêmes. L'hospitalité et la miséricorde étaient un devoir
pour eux. Si un autre venait les visiter, ils laissaient aus-
sitôt leurs jeûnes, et mangeaient même plusieurs fois en un
jour avec lui, persuadés que, si le jeûne mérite sa récom-
pense, celui qui mange par charité pour son prochain rem-
plit deux préceptes, celui de la charité fraternelle et celui
qui nous oblige à renoncer à notre volonté propre. C'est
ainsi qu'un jour un père du désert ouvrit pendant la nuit
sa porte à un prêtre manichéen, quoiqu'il le connût bien.
11 se laissa bénir par lui, lui donna à manger et un gîte
pour se reposer; ce qui toucha tellement celui-ci qu'il de-
vint catholique. Ils s'exerçaient continuellement à la so-
l)riété, et c'était un principe chez eux que l'àmc se flétrit
à mesure que le corps fleurit, et que plus le corps perd au
LA MYSTIQUE DES PREMIERS MO?sASTÈRES. 47
contraire, plus l'àme gagne et se fortifie. On raconte de
quelques-uns d'entre eux des choses incroyables. L'abbé
Elpide^, pendant vingt -cinq'ans, ne mangea que le samedi
et le dimanche; et il était devenu si maigre qu'on pouvait
à travers la peau compter tous ses os. Saint Jean, vieillard
de quatre-vingt-dix ans, était tellement épuisé lorsque Pal-
lade le vit que sa barbe ne poussait plus. Jusque dans l'âge
le plus avancé, il ne mangea que des fruits, et ne sortit
jamais de sa cellule pendant quarante ans.
Saint Macaire enfonçait du pain dans un vase dont le ^- Macaire.
cou était très-étroit, et il ne mangeait à chaque repas que
ce qu'il pouvait en tirer avec les doigts. « Je n'ai pu, di-
sait-il, accoutumer ce méchant corps à ne pas manger du
tout. )) Ainsi préparé, il se présenta à saint Pacôme, qui,
ne le connaissant pas , eut beaucoup de peine à l'admettre
dans son monastère de Tabenna. Là il passa tout le temps
du carême occupé à tresser en silence dans un coin des
feuilles de palmier, mangeant seulement le dimanche quel-
ques feuilles de chou crues; de sorte que les autres moines
clirent à leur supérieur : « D'où vient cet homme qui n'a
rien d'humain dans sa personne? Renvoyez-le bien vite, ou
nous partons tous. » Après la sobriété, la mortification des
passions était le grand art des solitaires. Pour cela, ils s'ob-
servaient continuellement eux-mêmes, gardaientun silence
perpétuel, et priaient sans cesse. Ils attachaient un si grand
prix à l'obéissance que de quatre moines, dont l'un avait
beaucoup jeûné, le second avait pratiqué la pauvreté dans
sa perfection, le troisième s'était distingué par la charité et
le quatrième avait vécu vingt- deux ans sous l'obéissance
d'un autre, Pambo déclara que celui-ci était le plus parfait,
parce que les autres avaient fait leur volonté en pratiquant
48 LA MYSTIQUE DATSS LE DESERT.
la vtrlu, tandis que celui-ci avait renoncé à la sienne. Mais
toutes les vertus ne leur paraissaient rien sans l'humilité;
elle était pour eux l'arbre de vie^ qui, enfonçant ses ra-
cines dans la terrC;, élève ses rameaux dans les airs. Us at-
tachaient aussi un grand prix à la patience. Mais^ aux yeux
de saint Antoine, la couronne de toutes les vertus, c'était
la discrétion, c'est-à-dire la mesure en toutes choses, même
dans le bien, parce que sans elle aucune vertu ne peut être
parfaite ni constante.
CHAPITRE m
La mystique dans le désert. Saint Antoine. Du don des miracles. Du
pouvoir sur les animaux. Du don de prophétie, de clairvoyance. Du
pouvoir de discerner les esprits, de guérir les malades. De l'extase.
La vie que menaient les solitaires était déjà, on le voit,
une vie toute mystique. Dieu, qui les avait comblés de ces
dons du Saint-Esprit qui sanctifient l'àme et sont à cause
de cela les plus précieux, ne pouvait leur refuser les
autres. Le don de la foi était comme la base sur laquelle
ils reposaient tous. Puis venait le don de sagesse. C'est
s. Antoine, par ce don que saint Antoine avait acquis sur les esprits
un tel empire qu'il convertit au christianisme un nombre
considérable de païens, et décida des milliers de chrétiens
à quitter tous les biens terrestres pour venir peupler au-
tour de lui le désert. Il les aimait tous, jeunes et vieux,
d'un amour paternel, et, se multipliant en quelque sorte,
il distribuait de tous les côtés ses enseignements et ses
Conseils dans les cloîtres nombreux qu'il avait fondés. On
lui demandait un jour comment il pouvait suffire à tant
^
LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT. 49
de choses, lui qui ne savait pas même lire. Il répondit :
« Mon livre^ ce sont les créatures; je l'ai toujours devant
les yeux, et j'y lis, quand je veux, la parole de Dieu, w
11 avait si bien étudié ce livre qu'au rapport de saint Atha-
nase, son biographe, il réduisit plus d'une fois au silence
les platoniciens, qui étaient venus le trouver d'Alexandrie
ou d'ailleurs pour le tenter et l'embarrasser dans les fi-
lets de la dialectique.
Les solitaires étaient aussi bien souvent favorisés du don Du don des
des miracles. Ce don suppose l'empire sur la nature, et "^'^^^^*-
cet empire, Dieu peut bien le donner à qui il veut, puis-
que la nature est son ouvrage. El comme l'homme n'exerce
point ce pouvoir en son propre nom, mais au nom de
Celui de qui il l'a reçu, les miracles ne sont point une
violation des lois de la nature. Car si l'auteur de ces lois
peut les changer à son gré, les phénomènes qui se pro-
duisent alors rentrent dans l'ordre de la nature, qui est
déjà lui-même un miracle pour celui qui le contemple,
de sorte que ce qui arrive en dehors de cet ordre n'est
pas plus étonnant que cet ordre lui-même. Le miracle,
familier et naturel à Dieu, n'est que passager et accidentel
dans les thaumaturges. Autour d'eux, et au milieu de
l'univers , Dieu s'est réservé un tout petit domaine , où il
a établi immédiatement son règne, et que le monde ne
comprend point; et c'est pour cela qu'il l'appelle mira-
culeux. On ne peut nier cependant que l'illusion ne soit
facile en cette matière; et il est probable que, dans le
grand nombre des miracles qui nous sont racontés par les
écrivains de celte époque, il s'est glissé plus d'une erreur;
ce qui était d'autant plus facile alors que les sciences na-
turelles étaient presque complètement ignorées, et qu'il
50 LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT.
était par conséquent très-difficile de discerner le miracle
de ce qui n'est qu'extraordinaire. L'illusion d'ailleurs de-
vait être fréquente dans nn temps et parmi des circon-
stances où l'imagination exaltée était déjà disposée à saisir
l'aspect merveilleux des choses et à embellir les récits les
plus simples des couleurs de la poésie. C'est ainsi que l'on
raconte de deux solitaires ;, Mutins et Besarion, qu'étant
sortis pour aller visiter leurs moines il leurfut révélé qu'un
frère qui était encore assez loin d'eux allait bientôt mou-
rir^ et qu'ils arrêtèrent le soleil qui se couchait jusqu'à ce
qu'ils fussent arrivés au lieu où demeurait ce frère. Ce-
pendant le pouvoir qu'avaient les solitaires sur les élé-
ments est confirmé par un trop grand nombre de faits
pour que nous puissions les révoquer tous en doute. Bien
des fois , par exemple , ces saints anachorètes firent jaillir
une source dans le désert, afin de soulager un frère qui
allait défaillir, arrêtèrent des rochers qui allaient tomber
sur la cellule d'un solitaire^ portèrent dans leurs vête-
ments des charbons embrasés sans en être endommagés.
Ainsi l'esprit de Dieu fit passer un jour à saint Antoine le
Lycus, qui était un canal du Nil, et très-profond, sans que
ses pieds fussent mouillés; et ce fait eut pour témoin son
compagnon de voyage^ nommé Théodore.
Du pouvoir Une forme particulière de ce pouvoir miraculeux, c'é-
^"maux"^' ^^^* ^^ puissance extraordinaire que beaucoup d'anacho-
rètes exerçaient sur les animaux. Saint Pacôme raconta lui-
même à Pallade que, pour échapper aux tentations qui
l'assiégeaient, il se glissa tout nu dans une grotte où il
savait que deux hyènes avaient établi leur tanière. Comme
ces bêtes sortaient le soir pour aller au butin , elles se
mirent à flairer le corps du saint, et à le lécher de la tête
LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT. 5i
aux pieds. Il s'attendait à chaque instant à être dévoré;
mais elles se retirèrent sans lui avoir fait aucun mal, et il
ne fut plus inquiété tout le reste de la nuit. On raconte
d'un autre père du désert, nommé Théon, que, lorsqu'il
sortait la nuit, il était accompagné par un grand nombre
de bêtes fauves, et que, pour les récompenser, il avait cou-
tume de les laisser se désaltérer à la source de sa cellule ;
et l'on trouvait en effet, chaque matin, autour de celle-ci,
sur le sol , des empreintes de pied de buffles , de gazelles
ou d'ànes sauvages. (Rufinus, ch. 6.) Sulpice et Cassien
trouvèrent, à douze milles du Nil, dans un désert sauvage,
près d'une montagne, un solitaire à qui un bœuf tirait
d'un puits avec une machine l'eau qui lui était nécessaire.
Le matin, l'anachorète conduisit ses hôtes à un endroit où
étaient quelques palmiers. Ayant trouvé un lion, ils furent
saisis d'etTroi; mais le père cueillit des fruits d'un arbre,
et le lion vint les manger dans sa main, et continua sa
route. {Lib. soc, 5, ch. 6.)
Ils trouvèrent un autre solitaire qu'une louve venait
visiter toutes les fois qu'il prenait son repas, afin de man-
ger les restes, après quoi elle lui léchait la main. Mais
n'ayant point trouvé un jour le père à l'heure accoutu-
mée, elle vola un pain qu'elle emporta; et, comme si elle
eût eu honte de cette action , elle fut sept jours sans re-
venir, jusqu'à ce qu'enfin le solitaire l'appela, et, l'ayant
caressée, lui donna une double ration ; et depuis ce temps
elle reprit ses visites ordinaires. L'abbé Paul Hellade donna,
pendant sept mois, à un lion deux pains chaque jour et
des fèves, à la condition qu'il ne pillerait point. Mais l'a-
nimal étant venu un jour avec la gueule ensanglantée,
il le chassa à coups de corde, ne voulant pas qu'il man-
52 LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT.
geât désormais le pain des pères. On raconte d'un autre ,
nommé Hélénius, qu'il sortit un jour pour aller visiter
les frères dans le désert , et qu'il prit avec lui quelques
provisions pour la route. Se trouvant fatigué, il aperçut
de loin quelques ânes sauvages. Il en appela un, le chargea
de ses provisions , monta dessus , et arriva ainsi aux cel-
lules des frères qu'il allait visiter.
Les anachorètes profitaient quelquefois des instincts de
leurs féroces voisins pour s'épargner quelques dommages.
C'est ainsi qu'un père, près de Syène, qui avait manqué
plusieurs fois de s'empoisonner avec des herbes ou des
racines d'une apparence trompeuse , en présenta un jour
une poignée à une gazelle, qui sut très-bien distinguer
les bonnes des mauvaises. La fureur même de ces ani-
maux n'effrayait point ces habitants du désert. Ainsi, un
jour, trente hommes amenèrent, avec de grands cris, lié
avec des cordes, devant saint Hilarion, un chameau qui
était devenu furieux, et qui avait déjà écrasé plusieurs
personnes. Ses yeux étaient enflammés , sa gueule écu-
mait, sa langue était enflée, et il poussait des mugisse-
ments épouvantables. Le saint ordonna de le lâcher, sur
quoi tous les assistants prirent la fuite. Mais Hilarion,
allant vers lui, lui tendit la main. L'animal se jeta sur lui
comme s'il eût voulu le dévorer, puis il tomba tout à coup
à ses pieds, au grand étonnement de tous. Saint Didyme
marchait sans aucun danger sur les serpents qu'il ren-
contrait, quoiqu'ils fussent très-venimeux, et saint Pacôme
en avait un avec lui qui ne lui fit jamais aucun mal. Ru-
fin, dans un voyage d'Egypte, venait de quitter, avec ses
compagnons, saint Apollonius, près d'Hermopolis ; ils
aperçurent dans le désert les traces d'un énorme dragon :
LA MYSTIQUE DAKS LE DÉSERT. 53
c'était probablement un serpent de la même espèce que
celui que l'armée de Régulus trouva en Afrique. Les frères
que le saint leur avait donnés pour guides les engagèrent
à marcher sans crainte vers lui. Comme ils y montraient
quelque répugnance, un de ceux-là, plus hardi que les
autres, s'avança jusqu'à l'endroit où était l'animal, et ap-
pela ses compagnons qui étaient restés en arrière.
Le don de prophétie était familier aussi aux pères du Du don de
désert. Saint Antoine était visité par un grand nombre de ^ P ^ 'Q-
personnes qui venaient soit pour l'honorer, soit pour lui
demander la guérison de leurs maux spirituels ou corpo-
rels. Or, bien souvent, plusieurs jours, ou même plusieurs
mois à l'avance , il indiquait exactement l'époque de leur
arrivée et les motifs de leur voyage. On lui amena un jour
une jeune fille qui était paralytique, et dont, par une ma-
ladie extraordinaire, toutes les sécrétions, telles que les
larmes, se changeaient en vers dès qu'elles étaient tombées
par terre. Les moines, ayant laissé cette jeune fille à la
porte, vinrent raconter au saint ce dont il s'agissait; mais
il savait tout d'avance en détail, et il guérit la malade sans
l'avoir vue. Un jour qu'il enseignait ses frères, il leva tout
à coup les yeux vers le ciel, se mit à soupirer; puis,
comme oppressé de douleur, tremblant de tous ses
membres , il se jeta à terre en versant des torrents de
larmes et implorant le secours de Dieu. Les frères l'ayant
prié de leur découvrir la cause de ses angoisses , il leur
dit en sanglotant : « De grands dangers menacent la foi ;
« car j'ai vu l'autel du Seigneur entouré de mulets qui
« brisaient tout en frappant du pied; et j'ai entendu la
« voix du Seigneur qui criait : Mon autel sera souillé. )>
Or, deux ans plus tard, commença l'hérésie arienne.
o4 LA MYSTIQUE DAISS LE DÉSERT.
Du don de Au don de prophétie se- rattache celui de voir à dis-
^°tanœ ^" tance. Un jour, deux frères s'étant mis en route pour aller
voir saint Antoine, Feau vint à leur manquer dans le dé-
sert, et ils allaient mourir tous les deux. Le saint fit venir
promptement deux moineS;, et leur commanda de remplir
une outre d'eau , et d'aller vite sur la route d'Egypte au
secours des deux moribonds. Us firent ce qu'il leur avait
dit, et trouvèrent les deux frères à un jour de marche de
la montagne d'où ils étaient partis. Lorsque saint Ammon
mourut à Nitrie, à treize jours de marche du lieu où vi-
vait saint Antoine, celui-ci vit son âme monter au ciel.
Les frères, ayant remarqué le jour et l'heure, apprirent,
trente jours plus tard, que l'abbé était vraiment mort à
l'heure qu'ils avaient marquée.
Les pères du désert avaient aussi le don de discerner
les esprits. Saint Antoine, s'étant embarqué un jour avec
plusieurs frères, sentit une odeur insupportable : ils
crurent que cela venait de poissons salés qui étaient sur
le vaisseau ; mais il leur dit que ce devait être autre chose.
Il leur parlait encore lorsqu'ils virent accourir un jeune
homme possédé, qui s'était tenu caché dans le navire. Le
saint l'ayant guéri, tous purent voir quelle avait été la
cause de cette odeur. Saint Macaire d'Alexandrie pénétra
un jour l'intérieur d'un prêtre qui, rongé par un cancer,
était venu chercher près de lui la guérison, et il connut
clairement le malheureux état de son âme. Le don du
discernement des esprits s'étend quelquefois jusqu'au
monde supérieurou aux régions inférieures. Saint Antoine
paraît surtout s'être distingué en ce genre; de telle sorte
qu'il put se former une doctrine complète sur la nature
et les habitudes des démons, comme nous le rapporte
LA MYSTIQUE DAISS LE DESERT. Ob
saint Athanase, qui l'avait appris lui-même du saint ou de
ses disciples. Le nom d'Antoine est devenu proverbial,
comme on le sait, à cause des tentations et des mauvais
traitements que ce grand homme eut à souffrir de la part
des esprits malins. Les faits qui nous sont racontés en ce
genre par ses biographes étaient connus des frères qui vi-
vaient avec lui , et devaient exciter en eux le désir de le
faire causer sur ce sujet. Le saint, cédant volontiers à
leurs désirs, s'étend très-au long sur cet objet, et il en traite
les points essentiels avec une telle connaissance de cause
que tous ceux qui sont venus après lui ont été forcés de
confirmer son témoignage. Il s'appliqua surtout à montrer
la différence qui existe entre les bons et les mauvais es-
prits. « L'aspect des premiers, dit-il, est doux et paisible;
« car ils ne se querellent point entre eux, et c'est à peine
« si l'on entend leur voix. Ils savent inspirer au cœur une
« joie sainte et une douce famiUarité, car ils ont avec
« eux le Seigneur, source de toute liesse. L'âme, loin
« d'être troublée par leur présence, est, au contraire,
« pénétrée de leur lumière, et ressent un calme profond.
« Quelquefois enflammée d'amour pour les biens éter-
« nels, elle voudrait briser le corps qui lui sert d'enve-
« loppe pour aller trouver Celui vers qui s'élancent ces
« esprits célestes. Leur bonté est telle que, lorsque la fai-
« blesse humaine se sent défaillir devant leur éclat mer-
« veilleux , ils savent dissiper toute crainte et rendre la
« confiance au cœur.
(( L'aspect des esprits mauvais est terrible, au contraire;
(( leurs voix sont effrayantes; leurs joies et leurs mouve-
« ments ressemblent à ceux des hommes les plus pervers ;
« les mauvaises pensées naissent à leur approche ; l'âme
56 LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT.
« est saisie de crainte, et les sens sont plongés dans l'abat-
« tement. L'homme éprouve alors la haine du christia-
« nisme, la tristesse et l'ennui, la crainte de la mort, de
« mauvais désirs. Les souvenirs du monde se présentent
« à lui; son cœur est appesanti, et la vertu semble som-
« meiller en son âme. Si, après ce premier moment d'ef-
« froij, il sent renaître en lui la joie, la confiance en Dieu
« et un amour ineffable, c'est un signe qu'il a reçu le
« secours d'en haut; car l'assurance de l'esprit est un
« signe de la présence de Dieu. Mais si la crainte persiste,
c( le démon est là; car il ne peut ni calmer ni redresser
« le cœur; mais il augmente, au contraire, la terreur
« dont il est remph déjà, et ne cesse de pousser l'homme
« dans l'abîme, w 11 s'étend ensuite sur la nature et la
conduite des démons, montrant comment ils haïssent tous
les chrétiens, mais surtout les moines ; comment ils leur
tendent toutes sortes de pièges, revenant toujours plus
acharnés après chaque défaite, employant tantôt les me-
naces, tantôt les promesses; se transformant quelquefois
en anges de lumière, faisant entendre à l'homme qu'ils
veulent tromper les chants les plus suaves , lui inspirant
des actes de vertu extraordinaires et excessifs, puis le trou-
blant par des insinuations de toutes sortes ; prédisant quel-
quefois l'avenir, mais ne disant jamais la vérité. Puis il
expose à ses disciples sous combien de formes les démons
cherchaient aie tromper, ayant recours tantôt à la louange,
tantôt aux menaces, l'entourant d'escadrons de fantômes
armés ou de scorpions , de dragons et d'autres monstres ;
tantôt lui apparaissant éclatants de lumière , psalmodiant
devant lui et expliquant la sainte Écriture, lui présentant
du pain quand il avait faim, lui apportant des métaux pré-
LA jrïSTIQUE DAKS LE DESERT. 57
cieux; tantôt le maltraitant et l'accablant de coups, ou
se jetant sur lui sous des formes gigantesques : mais
toujours le saint parvenait à les chasser au nom du Sei-
gneur.
Les pères du désert avaient souvent aussi le don de gué- Du pouvoir
rir les malades, et surtout les possédés. Nous trouvons ^^^lades.
déjà dans l'Évangile le principe et la racine de ce don sur-
naturel; et il est confirmé par une telle masse de témoi-
gnages qu'aucun doute n'est possible sur ce point. Saint
Pithyrion , dans la Thébaïde , enseignait que certains dé-
mons ont des rapports particuliers avec certains vices.
Lorsqu'ils voient de quel côté penche le cœur de l'homme,
ils cherchent à fortifier encore ses mauvaises inclinations.
Mais lorsqu'un homme est parvenu à se corriger entière-
ment d'un vice, il peut alors chasser des possédés le dé-
mon qui a un rapport particulier avec celui-ci. Les démons
d'un ordre inférieur sont chassés par ceux qui sont fermes
dans la foi, et les démons supérieurs par les hommes
humbles. On amena un jour à saint Antoine un jeune
homme possédé par un esprit des plus terribles , qui blas-
phémait et maudissait Dieu. Dès que le saint l'aperçut, il
dit à ceux qui l'amenaient : « Ce n'est pas là mon affaire;
« je n'ai aucun pouvoir contre ce genre de démons : cette
« grâce est réservée à Paul le Simple. » Il les conduisit
à celui-ci. Paul, ayant prié, ordonna à l'esprit impur, au
nom de saint Antoine, de se retirer ; mais il répondit qu'il
n'en ferait rien. Paul répéta son premier commande-
ment; et le <:lémon lui répondit par des injures contre lui
et saint Antoine. Le saint vieillard lui dit alors : « Ou tu
sortiras , ou je vais le dire à Notre-Seigneur qui te fera
bien partir. » Le démon s'opiniâtrant à rester, Paul sortit
58 LA MYSTIQUE DANS LE DÉSERT.
de sa cellule, en plein midi^ sous un ciel brûlant; et, se
tenant debout comme une colonne, il dit à Dieu qu'il ne
bougerait pas et qu'il ne prendrait aucune nourriture ni
aucun breuvage jusqu'à ce qu'il eût chassé ce démon. A
peine avait-il fini que celui-ci s'écria : « Je pars, je pars,
« car je souffre violence; je pars pour ne plus revenir. »
[Vie de saint Paul le Simple, 7 mars.)
On amena un jour à saint Macaire d'Egypte un jeune
homme possédé, qui, après avoir mangé et bu considéra-
blement, rejetait aussitôt en fumée tout ce qu'il avait pris :
car son démon consumait son intérieur de telles ardeurs
que tout ce qu'il prenait semblait se dissiper en flammes.
Le saint pria sur lui , et demanda à la mère combien elle
voulait que son fils mangeât à l'avenir. La mère répondit
dans son trouble : Dix livres de pain. Macaire lui en fit un
reproche, réduisit la mesure à trois livres, et pria pendant
sept jours, après lesquels le malade fut guéri. On amena à
l'autre Macaire, celui d'Alexandrie, en présence de Pal-
lade, un autre jeune homme possédé du démon. Le saint
lui posa une main sur la tête et l'autre sur le cœur, et se
mit à prier jusqu'à ce qu'il le vît s'élever en l'air. L'eftfant
enfla comme une outre, et il sortit aussitôt une grande
quantité d'eau de toutes les parties de son corps, qui
reprit ensuite son ancienne dimension. Le saint l'oignit
avec de l'huile bénite, et le rendit guéri à son père, avec
défense cependant de prendre ni viande ni vin pendant
quarante jours {Vie de saint Macaire d'Alexandrie, i i jan-
vier).
Saint Jérôme raconte, dans la Vie de sainte Paule, que,
visitant les lieux saints, elle vint à Sébaste, l'ancienne Sa-
marie, où étaient les tombeaux des prophètes Abdias et
LA MYSTIQUE DANS LE DESERT. 59
Elisée et celui de Jean-Baptiste. Là elle fut témoin d'une
multitude innombrable de miracles. Elle vit des possédés
tourmentés outre mesure par les démons, aboyant comme
des chiens, sifflant comme des serpents, hurlant comme
des loups ou des lions, tournant la tête sens devant der-
rière, ou la courbant jusqu'à terre. Le même Père raconte,
dans la vie de saint Hilarion, qu'un homme riche d'Haela,
sur la mer Rouge, était possédé d'une légion de diables,
dont la présence s'annonçait par des voix différentes et tu-
multueuses que l'on entendait sortir de sa bouche. Il fut
guéri parle saint. Les solitaires eux-mêmes n'étaient point
exempts de ce mal. L'histoire raconte que l'abbé Moïse fut
possédé par le démon, à cause d'une seule parole incon-
venante, et qu'il mangeait ses ordures. Et l'abbé Sérapion
s' étant déchargé d'un çéché qu'il avait commis, le diable
sortit de lui sous la forme d'une flamme qui rempht sa
cellule d'une odeur de soufre.
Nous ne devons donc pas être étonnés de voir se pro- De l'extase,
duire en partie dans le désert les phénomènes merveilleux
que la mystique a constatés dans les siècles suivants. Ainsi,
les ravissements étaient très -fréquents chez les solitaires.
On raconte de l'abbé Sisoïs qu'il était ravi en extase dès
qu'il levait les mains dans la prière. Aussi, lorsqu'il priait
avec quelques frères, il laissait tomber ses mains pour
éviter l'extase. On raconte de saint Macaire d'Egypte qu'il
était presque toujours en extase, et qu'il conversait ainsi
avec Dieu pendant la plus grande partie de la journée. Un
disciple de Sylvain anachorète, étant venu un jour le voir,
le trouva dans un ravissement. Il revint six heures, neuf
heures et dix heures après, et le trouva toujours dans le
même état. Enfin, revenu à lui, le saint lui dit qu'il avait
60 LA MYSTIQUE DAISS LE DÉSERT.
VU la gloire de Dieu. On raconte de saint Arsène que tous
les samedis le soleil , en se couchant, le laissait en prière,
et qu'il tenait ses mains élevées vers le ciel, en continuant
de prier, jusqu'à ce que le soleil, en se levant, lui donnât
sur le visage; et il avait coutume alors de s'asseoir pour
se reposer un peu. Sa prière était si efficace qu'un frère le
vit un jour par la fenêtre de sa cellule, debout, entouré de
flammes. L'abbé Lot demandait un jour à l'abbé Joseph
comment il devait régler sa vie. Celui-ci se leva, étendit
ses mains vers le ciel, et ses doigts parurent aussitôt en-
flammés, comme dix lampes qui brûlent. Il dit ensuite à
Lot : (c Vous pouvez par la prière, si vous le voulez, deve-
« nir tout embrasé. » Souvent il sortait aussi de la bouche
de ceux qui priaient des flammes qui montaient vers le
ciel.
L'extase des pères du désert était unie bien souvent aux
visions. Saint Antoine, par exemple, lorsqu'il voulait sa-
voir quelque chose qu'il ignorait, n'avait qu'à prier Dieu :
eUe lui était aussitôt révélée. Un jour donc, les frères
l'ayant interrogé sur l'état de l'âme après la mort, il en-
tendit pendant la nuit une voix qui lui cria : « Antoine,
lève-toi, sors et regarde. » Il sortit dehors ; et comme
il regardait le ciel, il vit une forme gigantesque qui s'éle-
vait jusqu'aux nues, puis des âmes ailées qui voulaient
monter vers le ciel; mais le fantôme, étendant le bras,
cherchait à les en empêcher. Celle qu'il prenait, iï les re-
jetait vers la terre; les autres, lui échappant, volaient vers
le ciel. Il comprit qu'il s'agissait de l'ascension et de l'a-
baissement des âmes.
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 61
CHAPITRE IV
La mystique considérée dans les martyrs. De leur impassibilité.
Du don de prophétie. Des visions. Sainte Perpétue.
Pendant que les anachorètes du désert, environnés de
toutes les horreurs de la nature, s'exerçaient à lutter contre
elle, selon l'esprit du christianisme, les chrétiens qui
étaient restés dans le monde n'avaient pas des combats
moins rudes à soutenir; car l'Église, fondée dans la pau-
vreté, la persécution, la lutte et la mort, devait se propa-
ger et s'affermir de la même manière. Le paganisme, par-
tagé en deux sectes principales: les épicuriens, esclaves des
sens, et les stoïciens, enflés d'un faux orgueil ; afin d'étouf-
fer dans son germe la nouvelle doctrine, avait fait alliance
avec la politique des empereurs romains. Rome, après
s'être enivrée d'abord du sang des peuples qu'elle avait
conquis, puis du sang de ses enfants dans les guerres
civiles qui l'avaient divisée, et enfin de celui des gladia-
teurs et des animaux dans les amphithéâtres, n'était pas en-
core rassasiée : il lui fallait un sang plus précieux , celui
des chrétiens. Il fut donc convenu que l'on exigerait de
ceux-ci qu'ils sacrifiassent aux dieux, et qu'ils jurassent
par le génie de l'empereur. S'ils refusaient ce qu'on leur de-
mandait, le tigre se jetait sur sa victime; et les malheureux
étaient livrés à tous les supplices que pouvaient inventer la
fureur et la cruauté d'un peuple qui avait pris le goût du
sang et qu'excitaient encore les calomnies répandues
contre les chrétiens. Ni la considération, ni l'âge, ni le
sexe ne pouvaient protéger les disciples du Christ; et leurs
bourreaux ne savaient qu'inventer afin d'assouvir leur
2*
62 LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
haine et leur mépris pour eux. On les étendait sur des
roues 5 on brisait leurs membres j on leur brûlait les flancs
avec des flambeaux allumés^ ou on leur enfonçait dans la
chair des ongles de fer; on leur pressait le corps avec des
chaînes qui leur brisaient les os; on leur perçait les
yeux avec des roseaux pointus; on leur enfonçait des
clous dans les pieds et des pinces brûlantes dans les mollets;
de sorte que leur corps , après avoir été soumis pendant
tout le jour aux tortures les plus atroces, n'était plus-
qu'une plaie. C'est à peine s'ils gardaient la forme hu-
maine : et les bourreaux ne pouvaient comprendre qu'ils
eussent encore un souffle de vie. C'est après tous ces pré-
paratifs qu'on les conduisait à la mort, qu'on les livrait
aux bêtes, qu'on les écorchait vifs, qu'on les faisait brû-
ler à petit feu sur des chaises de fer embrasées; qu'on les
mettait dans le feu , enveloppés d'une toile enduite d'huile;
qu'on les jetait dans des fours allumés, ou qu'on les noyait
dans l'eau liés deux à deux, comme on a fait de nos jours
dans les noyades. La mort la plus douce était ceUe du
glaive.
Neuf persécutions s'étaient ainsi élevées coup sur coup
contre l'Église, toujours plus terribles et plus violentes.
Enfin, vers le déclin du ni* siècle, l'enfer sembla vouloir
tenter un dernier effort ; et pendant dix ans une horrible
boucherie ensanglanta sans interruption le monde romain.
En Phrygie, une viUe tout entière, composée de chré-
tiens, fut détruite par les flammes avec tous ses habitants.
Mais les persécuteurs furent enfin obligés de s'avouer vain-
cus par l'héroïsme de leurs victimes. Ce terrorisme avait
excité l'horreur des païens eux-mêmes; et lorsque après un
carnage affreux à Césarée, par un temps clair et serein
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 63
et sans qu'il fût tombé ni pluie ni rosée, les colonnes qui
soutenaient le portique de la ville devinrent humides, et que
les rues et les places parurent comme trempées par la pluie,
on disait que la terre avait verse des larmes, parce qu'elle
ne pouvait supporter plus longtemps de telles horreurs,
et qu'elle avait voulu par là amollir le cœur des hommes.
Enfin le christianisme vainquit, et un empereur chrétien
monta sur le trône des Césars. Le temps de la terreur était
passé ; et ces monstres de perversité, que la nature humaine
renferme dans ses profondeurs, furent replongés dans
l'abîme.
Il était impossible que les martyrs ne participassent pas De Timpas-
aux grâces et aux privilèges dont Dieu favorisait les soU- martyrs,
taires du désert; car Celui pour qui ils combattaient et
mouraient ne pouvait manquer de les assister de son se-
cours. Si les anachorètes, disputant pas à pas le terrain
au paganisme de la chair, obtenaient de Dieu ces faveurs
peu à peu et selon la mesure de leurs progrès dans la vie
ascétique , les martyrs devaient les recevoir tout à coup
et sans y avoir été préparés. Au milieu des tortures et des
supplices, la puissance de la chair et du sang était brisée
subitement chez eux. L'âme, ou Xapsuché, dégagée de son
enveloppe, se trouvait élevée subitement jusqu'au faîte de
la vie ascétique; et l'éclat dont elle était illuminée rejail-
lissait sur le corps, et finissait souvent par le rendre insen-
sible à la douleur. Lorsque les premières souffrances étaient
passées, il survenait bien souvent dans ces héros chrétiens
des états extatiques, où l'aiguillon de la douleur était
émoussé et où d' ineffables consolations inondaient leur âme .
Il n'était pas rare de les voir calmes et paisibles au miheu
des tourments les plus atroces sans qu'une seule plainte
64' LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
s'échappât de leurs lèvres , ou de les entendre parler des
choses divinesd'une manière merveilleuse. Ce que dit sainte
Félicité dans sa prison exprime très-bien la cause de cette
patience héroïque. Surprise par les douleurs de l'enfante-
ment, elle se mit à crier. « Comment, lui dit le geôher,
« supporteras -tu des douleurs bien plus grandes si tu as
« tant de peine à endurer celles-ci? — Cette douleur, ré-
« pondit -elle, est à moi; l'autre sera celle du Seigneur,
« et il m'aidera à la porter. » Sa confiance ne fut pas
trompée.
Lorsqu'on appliqua une seconde fois la torture, après
deux jours de répit, au martyr Sanctius, dont le corps
avait été tout défiguré par la première, on ne croyait pas
qu'il pût supporter cette seconde épreuve. Mais il se sentit
tout à coup rempli d'une force supérieure, et reprit sa
première forme et l'usage de ses membres, comme si cette
seconde torture l'eût guéri de la première. Nous lisons
dans la lettre de l'Église de Smyrne sur le martyre de saint
Polycarpe ces paroles : « Pour un grand nombre de mar-
« tyrs, les fouets, la torture, les flammes semblaient douces
« et agréables. Us ne laissaient pas échapper un seul sou-
« pir pendant que le sang ruisselait de tous leurs mem-
« bres , que leur corps déchiré et ouvert laissait aperce-
« voir leurs entrailles, et que le peuple lui-même ne
« pouvait retenir ses larmes à un tel spectacle. C'est que
« le Seigneur, qui veille sur les âmes et les protège, par-
« lait avec eux , adoucissait leurs maux , et leur mettait
« devant les yeux la couronne céleste qui devait récom-
« penser leur patience. » C'est pour cela que le martyr
saint Victor encourageait ses compagnons en leur rappe-
lant ce qu'il avait éprouvé lui-même. « Au milieu des
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 65
« tourments les plus cruels, leur disait- il, j'ai invoqué.
« par mes prières et mes larmes, le Seigneur miséricor-
« dieux; et voilà que tout à coup je l'ai vu portant dans
« sa main le signe céleste de notre rédemption ; et il m'a
« dit : Que la paix soit avec toi, Victor. Ne crains rien, je
« suis Jésus , et c'est moi qui envoie la confusion et les
« supplices âmes saints. Cette voix a versé dans mon âme
{( une telle force que tous les tourments ne me paraissaient
« plus rien. » C'est pour cela que le martyr Flavien de-
mandant à saint Cyprien si le coup de la mort était très-
douloureux, celui-ci lui répondit : « Le corps ne sent rien,
quand l'àme s'est donnée toute à Dieu. » Nous ne devrons
donc pas nous étonner de trouver dans les actes de la per-
sécution de Dioctétien que, bien souvent, les martyrs, les
femmes elles-mêmes, inondés d'une joie ineffable et divine,
se précipitaient dans les bûchers enflammés. Bien souvent
aussi, les éléments et les animaux sauvages, reconnaissant
dans les martyrs leurs maîtres, n'osaient les attaquer.
Lorsqu'on alluma sous le corps de saint Polycarpe le feu
du bûcher, les flammes se recourbant formèrent un arc
au-dessus de lui; de sorte qu'aucun de ses membres ne
fut endommagé. Son corps apparut à tous avec un éclat
merveilleux; il avait la couleur d'un pain rôti ou celle de
l'or, et répandait une odeur délicieuse. Il fallut enfin le
percer d'une lance, et son sang, en coulant, éteignit les
flammes.
Le saint martyr Pion parut, après sa mort , comme s'il
eût reçu de nouveaux membres. Ses cheveux étaient plus
beaux, sa barbe était florissante; et il avait l'apparence
d'un jeune homme, car le feu avait rajeuni son corps. Une
grâce merveilleuse respirait sur tous ses traits ; de sorte
on I.A MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
qu'il étail un e^ujet de confiance et d'admiration pour les
chrétiens et d'eflroi pour les païens. L'eau ^ de même que
le feu , se montrait rebelle quelquefois à la cruauté des
persécuteurs, et l'on vit^ par exemple, la mer rejeter,
près de Césaj'ée, au milieu d'agitations violentes, le corps
de saint Appien. Les bétes les plus féroces, saisies de res-
pect devant les martyrs, n'osaient toucher leur corps, et
se retournaient quelquefois contre les bourreaux. D'autres
fois elles se précipitaient sur ces généreux confesseurs;
mais , arrêtées tout à coup comme par une force divine ,
elles reculaient; de sorte qu'il fallait les lâcher deux ou trois
fois de suite, et les exciter à mordre, avec le fer et le feu.
Encore ne pouvait -on pas toujours y réussir, et il fallait
trancher par le glaive une vie que les animaux les plus
cruels s'obstinaient à ménager. C'est ce qui arriva, d'après
l'épître de l'Église devienne, aux martyrs de Lyon. Blan-
dine resta tout le jour attachée à un poteau, au milieu des
betes, sans qu'aucune osât toucher son corps. Des chaises
embrasées sur lesquelles on faisait rôtir à petit feu les
martyrs s'échappaient une odeur insupportable pour les
païens et délicieuse pour les chrétiens.
Du don (le Souvent aussi les martyrs étaient favorisés du don de
prophétie : prophétie OU de visions merveilleuses. Pendant que saint
des visions.
Laurent était étendu sur un gril, son visage parut aux frères
environné de lumière, et il prédit l'avenir du christianisme
à Rome et la venue d'un empereur chrétien qui fermerait
les temples des dieux. Nous lisons dans la vie de saint
Cyprien , écrite par Ponce, son diacre, que quelque temps
avant sa mort il eut une vision où Dieu lui révéla son mar-
tyre et les circonstances principales de sa condamnation.
Saint l»ion, étant en prière dans sa prison, vit qu'il serai
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 67
pris le lendemain avec les siens ; et lorsque le moment fut
arrivé il se mit une corde au cou , afin que les bourreaux
le trouvassent déjà lié quand ils viendraient le chercher.
Saint Marien, qui souffrit le martyre en Numidie avec saint
Jacques, vers le milieu du ni*' siècle, vit un trône écla-
tant de blancheur, sur lequel était assis un juge. Vis-à-vis
était un théâtre pour les confesseurs qui devaient être jugés.
Une voix forte crie : Amenez Marien. 11 monte sur la
tribune. Cyprien, assis à la droite du juge, lui dit en sou-
riant: Viens l'asseoir près de moi. 11 s'assied; les autres
confesseurs sont interrogés. Le juge se lève, et on l'a-
mène à son tribunal. Le chemin qui y mène traverse des
prairies délicieuses plantées de cyprès et de pins; au milieu
est une source dont l'eau se partage en plusieurs ruis-
seaux. Cyprien prend une coupe, la rempUt de l'eau de la
source , et, après avoir bu, la remplit une seconde fois et
la présente à son compagnon. Celui-ci boit avec plaisir,
rend grâces à Dieu et se réveille. Jacques, son compa-
gnon, a une vision semblable le même jour. Il voit un
jeune homme d'une taille et d'une force extraordinaire,
dont le manteau brille d'une telle lumière que les yeux
n'en peuvent supporter l'éclat; sa tète est au-dessus des
nuages, et ses pieds ne touchent pas la terre. Ce géant lui
jette deux ceintures de pourpre, une pour lui et l'autre
pour son compagnon, en leur disant: Suivez -moi promp-
lement.
D'autres voient les martyrs déjà glorifiés célébrer dans
hi ciel l'éternel festin. Un enfant, portant à la main une
branche de palmier et sur la tète une couronne de roses,
salue les confesseurs qui vont bientôt être couronnés à leur
tour, et leur dit: Demain, vous célébrerez avec nous le fes-
68 LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
tin céleste. D'autres fois, un jeune homme vient visiter les
prisonniers épuisés par la faim. Il porte en chaque main
une coupe de lait, et la leur présente à boire sans que la
liqueur qu'elle contient diminue. Monlan et Julien ont une
dispute dans leur prison. La nuit suivante, Montan, dans
une vision, arrive avec ses compagnons en un lieu très-
clair. Ses habits deviennent blancs ; sa chair reçoit un éclat
merveilleux, et devient tellement diaphane que l'on peut
apercevoir à travers les mouvements les plus intimes du
cœur. Il aperçoit sur sa poitrine quelques taches, et com-
prend qu'elles viennent de la dispute qu'il a eue avec
Julien.
Sainte Per- Une des histoires les plus remarquables en ce genre est
celle de sainte Perpétue; car c'est elle-même qui l'a écrite
dans sa prison , et ses actes , confirmés par le témoignage
des contemporains, ont été autorisés solennellement par
l'ÉgHse, qui les faisait lire dans les assemblées des fidèles.
Enfin, pour que rien ne manquât à leur authenticité, Dieu
a permis que saint Augustin les confirmât encore par les
sermons qu'il a prêches plusieurs fois pour la fête de cette
sainte. Née vers la fin du n*" siècle, dans un des faubourgs
de Carthage, d'une famille noble, elle fut mariée en 202 ,
à l'âge de vingt-deux ans; et elle nourrissait un enfant
lorsque la persécution éclata sous Géta, Elle avait encore
ses parents et un frère ; un autre était mort. Son père fit
tout ce qu'il put pour la détourner de recevoir le baptême ,
mais rien ne put l'arrêter. A peine devenue chrétienne,
elle est prise et jetée en prison. Là elle souffre d'une ma-
nière affreuse de la chaleur ; son enfant va mourir sur son
sein , lorsque enfin son frère obtient pour elle, à prix d'ar-
gent, une plus grande liberté. Il lui dit ensuite : « Tu es
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 69
« déjà assez avancée dans la grâce pour demander à Dieu
« qu'il te révèle si nous souffrirons le martyre ou si nous
a serons délivrés, w Elle se met en prière, et voit une
échelle d'or qui allait jusqu'au ciel, mais si étroite qu'une
seule personne pouvait monter à la fois. Il y avait à côté
de cette échelle des épées, des lances, des crochets et des
pioches ; de sorte que, si l'on tardait à monter et si l'on ne
regardait toujours en haut, on était blessé et déchiré par
ces instruments de supplice. Au bas de l'échelle était un
énorme dragon qui tendait des pièges à ceux qui mon-
taient, et cherchait à les effrayer. Satur, qui n'était pas
encore prisonnier, mais qui plus tard se livra aux persé-
cuteurs, monte le premier. Arrivé en haut, il se tourne
vers ceux qui le regardaient en disant ; « Perpétue, je
t'attends; mais prends garde que le dragon ne te dévore.»
« Il ne me fera pas de mal , au nom du Seigneur, » ré-
pond-elle. Le monstre se lève lentement, comme s'il crai-
gnait la sainte. Mais elle, montant le premier degré de
l'échelle, lui met le pied sur la tête, et monte courageu-
sement les autres degrés. Arrivée en haut, elle aperçoit
un jardin immense, et au milieu un vieillard vêtu comme
un berger. Il était grand; il était occupé à traire ses bre-
bis, et autour de lui étaient debout plusieurs milliers de
personnes vêtues de blanc. Il lève la tête, et, la regardant,
il lui dit : Salut, ma fille. Puis il l'appelle à lui, et lui
donne un petit morceau du fromage qu'il venait de fafre.
Elle le prend, le mange, et tous s'écrient : Amen. Elle
s'éveille, en entendant cette parole, avec le goût d'un
mets délicieux. Elle raconte à son frère sa vision, et tous
les deux reconnaissent que leur mort approche.
Ils ne s'étaient pas trompés; car quelques jours après
70 LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
ils sont interrogés, et condamnés à être livrés aux bêtes.
Mais bientôt elle a une seconde vision. Pendant qu'elle
prie , elle se rappelle tout à coup son frère défunt , Dino-
crate , et elle implore pour lui le Seigneur. La nuit sui-
vante, elle le voit venir d'un lieu obscur où beaucoup
d'autres étaient avec lui. Il paraissait dévoré de soif; son
visage était défiguré par un cancer dont il était mort à
l'âge de sept ans. Entre elle et lui était un grand espace
qui les empêchait de se réunir. Dans le lieu où était Dino-
crate il y avait un étang plein d'eau , mais dont les bords
étaient plus hauts que lui. Il s'étendait comme pour boire.
A ce moment Perpétue se réveille : elle comprend que
son frère souffre, mais elle espère le secourir par ses
prières, et elle prie jour et nuit pour lui avec une grande
abondance de larmes. Elle a une nouvelle vision : le lieu
qui lui avait paru d'abord obscur est clair maintenant;
le corps de son frère est pur, propre et bien vêtu ; il n'y
a plus qu'une légère cicatrice au visage. Le bord de l'é-
tang est plus bas et ne va plus qu'au milieu du corps de
Dinocrate. Celui-ci prend une coupe qui était sur le ri-
vage, la remplit d'eau, et se met à boire sans que la coupe
diminue. Puis il sort de l'eau pour aller jouer à la ma-
nière des enfants. Perpétue se réveille, et reconnaît que
son frère ne souffre plus.
La veille du combat, elle a une troisième vision. Elle
voie le diacre Pomponius sous un manteau blanc auquel
pendaient des sonnettes. Il frappe à la porte de la prison, et
il dit à Perpétue : Viens, nous t'attendons. Il la conduit
par la main à travers des sentiers pénibles et raboteux.
Arrivée à l'amphithéâtre, elle se sent tout épuisée. Le
diacre la conduit au milieu de l'arène, et lui dit : Ne crains
LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS. 7 1
rien, je suis avec toi et je t'aiderai. Cela dit, il disparaît.
Perpétue aperçoit autour d'elle une foule immense, et s'é-
tonne de ne voir arriver encore aucune bête. Elle voit
venir vers elle un Égyptien de sauvage apparence , qui se
prépare à lutter contre elle avec ses aides. Elle, de son côté^
est secourue par deux jeunes gens. On lui ôte ses vête-
ments; on oint son corps de l'huile des athlètes; pendant
ce temps-là, l'Égyptien se rpule dans le sable. Bientôt se
présente un homme d'une telle taille qu'il s'élève au-des-
sus de l'amphithéâtre. Son manteau est magnifique et
garni de clochettes d'or et d'argent. Il porte un bâton
comme un héraut d'armes et une branche avec des
pommes d'or. Après avloir commandé le silence, il dit :
Si l'Égyptien est plus fort que cette femme, il la tuera avec
le glaive; mais s'il est vaincu, elle aura ce rameau pour
récompense. Il se retire, et la lutte commence. Perpétue
remporte la victoire et écrase la tête de son ennemi. Ses
patrons célèbrent son triomphe par leurs acclamations.
Elle se dirige vers le héraut, et reçoit la branche qu'il
tient à la main. Puis il lui donne un baiser en lui di-
sant : Ma fille, que la paix soit avec toi. Elle se réveille,
et reconnaît qu'elle aura bientôt à lutter non contre les
bêtes, mais contre le diable, et qu'elle remportera la vic-
toire.
Telles sont les visions simples et d'une forme tout an-
tique dont cette vierge fut favorisée avant sa mort. Une
quatrième vision fit connaître à saint Satur, son compagnon
de captivité, quel serait le prix de la victoire. Il vit son
âme et celle des autres confesseurs qui devaient soufi'rir
avec lui sortant de leurs corps. Ils étaient portés vers l'O-
rient par quatre anges, non couchés, mais debout, comme
72 LA MYSTIQUE DANS LES MARTYRS.
s'ils eussent monté une colline peu escarpée. Il vit la lu-
mière infinie, et Satur dit à Perpétue , qui était à côté de
lui : C'est là ce que le Seigneur nous a promis. Bientôt
s'ouvre devant eux un long espace, semblable à un jardin
plein de roses et de toutes sortes de fleurs. Des arbres hauts
comme des cyprès ruisselait continuellement sur la terre
une pluie de feuilles et de fleurs. Là fls sont reçus par
quatre anges plus beaux que les autres, qui se disent : Les
voici, et qui leur rendent toutes sortes d'honneurs. Avan-
çant plus loin , ils trouvent les martyrs qui les avaient pré-
cédés; elles anges les conduisent vers Dieu, dans un lieu
dont les murs étaient éclatants de lumière et à la porte du-
quel étaient quatre anges vêtus de robes blanches. Entrés
dans ce heu, ils voient une lumière immense, et entendent
des voix qui chantent en chœur : Saint, saint, saint. Au
miheu est assis un vieiflard d'une apparence jeune encore,
et dont les cheveux sont blancs comme la neige. Ses pieds
sont couverts; vingt-quatre vieillards se tiennentàses côtés,
et beaucoup d'autres derrière lui. Remplis d'admiration,
les saints martyrs attendent au pied du trône. Les quatre
anges les soulèvent; ils baisent le vieillard, et les autres
leur disent : Attendez. Puis ils leur donnent le baiser de
paix, et leur disent : Allez jouer maintenant. Satur dit
alors à Perpétue : Tu as ce que tu désires. Elle lui répond :
Dieu soit béni. Lorsque j'étais enfant, dans la chair, j'étais
heureuse; je le suis bien davantage maintenant. L'événe-
ment justifia ces visions. Satur fut renversé dans l'arène
par un léopard, dès la pemière morsure. Une vache fu-
rieuse enleva Perpétue sur ses cornes, et la brisa contre
terre. Puis ils furent tous emportés et achevés par l'épée
des gladiateurs.
MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIECLES. 7 3
CHAPITRE V
La mystique spéculative des premiers temps du ciiristianisme. Les néo-
platoniciens. Les livres de Denys l'Aréopagite.
Pendant que la nouvelle doctrine triomphait ainsi dans
ses martyrs de la rage de ses persécuteurs, les païens éclai-
rés, désapprouvant ces violences inutiles, lui préparaient
des luttes d'un autre genre, qui, commencées pendant la
persécution, durèrent longtemps après encore. Ils cher-
chèrent à opposer au christianisme le néo -platonisme. Lesnéo-pla
Cette école avait été fondée à Alexandrie par Ammon Sa-
cas, qui avait apostasie la foi. Plotin, Porphyre et Jam-
blique lui avaient donné son développement. Crysanthe et
Plutarque l'avaient introduite à Athènes sous le règne de
Julien, et elle y avait fait de grands progrès par les soins
de Proclus et de Syrien. Ici comme à Alexandrie, elle s'é-
tait proposé pour but de restaurer le paganisme , et d'ar-
rêter les progrès du cliristianisme. EUe voulait fondre dans
une puissante unité les formes si diverses de l'ancienne
tradition, afin de pouvoir l'opposer ainsi à l'unité de la
doctrine chrétienne. Mais il fallait avant tout trouver dans
l'antiquité un principe qui pût servir de base à tout l'édi-
fice ; et comme cette œuvre était entreprise par des phi-
losophes qui étaient presque tous Grecs d'origine, ils
dm-ent naturellement avoir recours pour cela aux an-
ciennes doctrines d'Orphée, de Pythagore et de Platon. Ces
doctrines avaient eu leurs racines en Orient; c'était donc
là qu'ils devaient aller chercher les antiques traditions
dont ils avaient besoin.
Ils firent entrer dans leur syncrétisme dogmatique la
I. 3
7 4 MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIÈCLES.
doctrine de Zoroastre, celle des Védas , les anciens oracles
des Chaldéens, la sagesse des Syriens^ d'Hermès Tris-
mégiste et même des peuples barbares , pour lesquels ils
avaient d'ailleurs un si profond mépris. Chaque école dut
ainsi contribuer pour sa part à la fondation de l'école
nouvelle , dont le fond était une espèce de panthéisme re-
ligieux mêlé de mysticisme et de théurgie. L'État ne put
échapper à ces essais de rénovation ; et Plotin^ favorisé en
cela par l'empereur Gallien^ voulut offrir au monde ro-
main le modèle d'un État aussi parfait qu'il peut l'être sur
la terre, tel que les platoniciens, chassés d'Athènes, cru-
rent le trouver plus tard en Perse à la cour de Chosroès.
Cet État devait s'adapter à la république universelle, et
celle-ci à l'empire ou à la cité de Dieu, qui est à la fois le
principe et le but de toutes choses. L'homme devait être
initié à ces mystères par une vie pure et lumineuse. L'âme,
précipitée dans un corps mortel pour s'être détournée par
sa faute de l'être au non-être, ne pouvait, d'après cette
doctrine, reconquérir sa liberté qu'en se retournant du
non-être vers l'être. Huit degrés d'initiation devaient la
conduire successivement à l'union théurgique avec la Divi-
nité. Le fond de cette doctrine, on le voit, est le même
que celui du panthéisme de nos jours. Alors, comme au-
jourd'hui, les esprits négatifs étaient partagés au point de
vue moral en deux sectes principales, les épicuriens, qui
voulaient l'émancipation de la chair, et les stoïciens, qui
préféraient celle de l'esprit.
Mais les néo-platoniciens prenaient la chose plus au sé-
rieux; ils ne voulaient pas rester en arrière des chrétiens
d'alors; et c'est pour cela que nous voyons les chefs de
cette école pratiquer une sorte d'ascétisme philosophique.
MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIÈCLES. 7a
mener une vie austère , garder la virginité^ s'exercer aux
jeûnes et à la prière. Ces pratiques^ entreprises sérieuse-
ment, devaient bientôt les transporter dans les régions de
la mystique , et développer dans les natures déjà disposées
d'avance à ces sortes d'états tous les phénomènes de la
clairvoyance, qui étaient d'ailleurs, on le sait, très-connus
dans l'antiquité. Ammien Marcellin exprime en peu de
mots l'opinion de son époque sur ces phénomènes mysté-
rieux quand il dit : « L'àme humaine , une fois enflam-
« mée, prédit des choses divines; car le soleil, l'intelli-
« gence de ce monde, comme l'appellent les physiciens,
« d'où émanent, comme des étincelles, les intelligences
« particulières, éveille en celles-ci, quand il les inonde
a de sa lumière, la vue de l'avenir. Aussi, les Sibylles
{( disent que bien souvent elles se sentent embrasées et
« consumées par la violence des flammes qui s'emparent
tt d'elles. » Les oracles du paganisme avaient pour base
ces rapports, qu'il avait découverts avec le sens profond
de la nature dont il était doué. 11 n'est donc pas étonnant
que nous trouvions dans la vie des néo- platoniciens les
traces d'un mysticisme plus ou moins exalté. Ainsi, par
exemple, Plotin rapporte qu'Olympe d'Alexandrie avait
essayé, par jalousie, de lier et de troubler son esprit par la
magie; mais que toutes les puissances qu'il avait dirigées
contre lui étaient venues échouer contre l'énergie supé-
rieure de son âme, et s'étaient retournées contre celui qui
les avait employées ; de sorte que son corps seul en subit
l'influence.
On disait qu'un prêtre égyptien, ayant conjuré un jour
un génie dans le temple d'Isis, à Rome, fut tout étonné
de voir un dieu lui apparaître à la place de l'esprit qu'il
76 MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PRE31IERS SIÈCLES.
attendait. Vivant familièrement avecle monde des esprits,
Plotin s'était proposé pour but l'union immédiate avec la
Divinité ; et cette faveur lui fut accordée quatre fois au
rapport de Porphyre, son biographe, qui raconte qu'il
n'en a joui lui-même qu'une fois dans sa vie, à l'âge de
soixante-huit ans. Je cherche, disait Plotin en mourant, à
ramener le Dieu qui est en moi à la Divinité qui est dans
l'univers. On vit en ce moment un serpent sortir de des-
sous son lit, et s'échapper par une ouverture de la muraille.
On crut voir en lui l'enveloppe visible de l'être divin qui
s'échappait du mourant. On raconte de Jamblique que,
quand il priait, il était toujours enlevé de dix pieds au-
dessus de terre, et que sa peau et ses vêtements prenaient
la couleur de l'or. On parlait aussi beaucoup de l'auréole
visible qui ceignait le front de Proclus et des guérisons
qu'il opérait. 11 peut bien y avoir dans toutes ces légendes
un fond de vérité, auquel les païens essayaient de ratta-
cher ce qu'ils entendaient raconter de la vie merveilleuse
des chrétiens, afin de combattre le christianisme avec ses
propres armes.
Les apologistes chrétiens cherchèrent à parer de deux
manières les coups que l'on portait à leur doctrine. Les uns
employèrent pour cela la polémique , essayant de montrer
combien étaient peu fondées les hypothèses de l'école pla-
tonicienne, combien était arbitraire l'exphcation qu'elle
donnait aux anciens mythes; ou développant avec une lo-
gique rigoureuse et serrée les funestes conséquences de
ses principes panthéistes. Les autres, au contraire, lais-
sant de côté les erreurs de ces sophistes, s'attachaient à en
faire ressortir l'élément pur et vrai qu'elles contenaient.
Us démontraient aux païens que le christianisme , dans son
MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIECLES, 77
admirable simplicité , renferme plus clairement, plus pure-
ment et plus complètement ce qu'il y avait de vrai dans les
systèmes qu'on lui opposait, et que l'on trouve, pour ainsi
dire, en lui la quadrature de toutes leurs courbes. Ils con-
cluaient de là que le christianisme seul est le centre de toute
la sagesse humaine, et que le syncrétisme que l'on cher-
chait ne pouvait réussir qu'en prenant pour base la doc-
trine chrétienne. Clément d'Alexandrie, Origène, Syné-
sius et d'autres firent des essais dans ce genre, non sans
danger quelquefois pour le dogme, qui n'était pas encore
parfaitement défini.
Mais il manquait un homme qui, prenant la chose par la
base et réunissant dans un magnifique ensemble tous les
éléments vrais dispersés dans la philosophie païenne , éle-
vât un monument que l'on pût opposer avec succès à ce
panthéon de l'école platonicienne. Cet homme parut au
commencement du v^ siècle. Son ouvrage devait être
mystique; car il avait pour but de sonder les plus pro-
fonds mystères de la doctrine chrétienne. L'auteur trouvait
une base dans les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment, interprétés par la tradition chrétienne; et parmi les
auteurs sacrés il devait naturellement s'attacher de préfé-
rence à l'apôtre saint Paul, qui le premier a découvert la
profondeur spéculative du dogme chrétien, et dont la con-
version présentait d'ailleurs des rapports mystiques très-
frappants. Saint Paul fut donc salué comme le premier
initiateur des illuminations divines; et l'on crut recon-
naître en Denys l'Aréopagite, que Paul avait converti et
consacré premier évêque d'Athènes, celui qui avait donné
à la mystique sa forme et son développement. La langue
s'était déjà formée dans cette école , et il n'y avait plus be-
78 MYSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIÈCLES.
soin que d'y ajouter quelques mots composés, qui pussent
exprimer le centre vaste et profond des mystères que Ton
avait à traiter. Telle fut l'origine des livres qui nous sont
parvenus sous le nom de l'Aréopagite.
Ces livres devaient^ quant à leur substance, prendre
leur point de départ dans l'essence divine, qui, dans leur
langage , est la cause de tout être et de tout bien - être, qui
s'étend à tout, est en tout, embrasse tout, et cependant
n'est rien de ce en quoi elle est, et n'y participe en rien,
mais est élevée au-dQssus de tout, restant éternellement im-
muable, toujours égale à elle-même, toujours elle-même,
ne sortant jamais de soi. De même que l'école platoni-
cienne avait introduit dans le cercle de son syncrétisme
les mystères antiques , et particulièrement ceux de Dio-
nysus, que l'antiquité avait considéré comme un sau-
veur qui avait souffert pour l'humanité, qui était ■des-
cendu aux enfers, et avait laissé à ses disciples une coupe
mystérieuse, ainsi les livres de l'Aréopagite rattachent
leurs idées sur la Divinité au calice du Rédempteur, qui
forme le point central de tous les mystères chrétiens. Ce
calice est pour eux le symbole de la Providence , qui pé-
nètre et conserve toutes choses. {Épître IX à l'hiérarque
Titus, sect. 3.) Il contient un double aliment, l'un fixe et
durable, l'autre mobile et fluide; le premier sigii^ de la
perfection spirituelle et de l'unification en Dieu et avec
Dieu, l'autre symbole, au contraire, de la multiplicité.
Les écrits de l'Aréopagile peuvent être divisés en trois
parties, dont la première traite de Dieu considéré dans son
immobilité, tandis que la seconde le considère comme se
répandant par la Providence sur ses créatures, et que la
troisième envisage celles-ci comme revenant à Dieu, leur
51YSTIQUE SPÉCULATIVE DES PREMIERS SIECLES. 79
principe et leur fin. A la première division appartenaient
surtout les Enseignements théologiques, qui malheureuse-
ment se sont perdus ;, et dans lesquels l'auteur traitait du
mystère de la sainte Trinité. On peut ranger encore dans
cette classe le livre Des Noms de Lieu. Dieu, qui, considéré
dans la simplicité de son essence, ne peut être nommé d'au-
cun nom, va prendre, pour ainsi dire, tous les noms. Tous
les noms, en effet, ont leur racine en celui qui est au-des-
sus de tout nom. Bonté essentielle, il est le principe, le
commencement et la fin de tout ce qui est; et lui-même est
sans commencement, sans milieu ni fin. Il est la vie qui
vivifie toute chose, et pourtant il est au-dessus de toute
vie. Comme sagesse, il est la source de toute science; la
vérité simple et essentielle, que l'on suit en toutes choses,
et que nulle créature cependant ne peut connaître. Comme
puissance et énergie, il est la cause de toute vertu. 11 est
un, et il est tout; il est le principe de toute unité et de
toute multiplicité; et c'est pour cela qu'on peut l'appeler
de tous les noms qui ne répugnent pas à son essence, mais
à la condition toutefois de le reconnaître comme n'ayant en
soi aucun nom. Cette doctrine, fondée sur les livres saints ,
est opposée à la doctrine panthéiste des émanations di-
vines.
La seconde classe des livres de saint Denys considère
Dieu dans ses rapports avec les créatures. C'est à cette
classe qu'appartenait probablement le livre des Choses spi-
rituelles et sensibles. Dieu a des rapports avec le monde in-
visible et le monde visible. Le livre de la Hiérarchie céleste
étudie les premiers, et celui de la Hiérarchie ecclésiasticiue
étudie les seconds. C'est dans cette catégorie que l'on peut
mettre aussi la Théologie symbolique, que nous n'avons plus,
80 LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES.
et dont le but était de combattre la symbolique des plato-
niciens, comme le livre de la Hiérarchie ecclésiastique
était destiné à ruiner leur théurgie. La Théologie mystique
enfin considérait les choses dans leur retour vers Dieu,
et formait ainsi la troisième partie des écrits de l'Aréopa-
gite. L'âme, par un mouvement opposé à celui de Dieu
vers la créature, doit, s' élevant toujours davantage à
travers tous les degrés de la création, remonter enfin
jusqu'à Dieu, entrer dans la nuit mystérieuse de la Divinité,
au delà de toute lumière, et là s'unir intimement à elle.
Ces écrits démontraient que tout ce que l'école platoni-
cienne avait recueilli de vrai dans toutes les contrées de
l'univers et dans toutes les époques de l'histoire se trouve
dans le christianisme d'une manière bien plus pure et plus
parfaite. Ces livres donnaient aussi à la mystique spécu-
lative une base solide, sur laquelle les siècles suivants
devaient continuer' l'édifice commencé.
CHAPITRE VI
CoDiraent, au milieu des ruines du monde antique, l'humanité fut
renouvelée par le christianisme. Des incursions des barbares. De
la mystique en Irlande. Saint Ansgar. Saint André de Sali. Scot
Érigène et ses ouvrages.
Au lieu des mystères de la nature, tels que le paganisme
les avait connus, le christianisme en avait apporté d'autres
bien plus sublimes, auxquels il fallait initier maintenant
tous les peuples de la terre. Or cette initiation a lieu pour
les peuples de la même manière que pour l'individu, avec
LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES. 81
cette seule différence qu'au lieu de compter par jours,
par semaines et par années, il faut compter par siècles.
Mais là, comme ici, trois degrés doivent conduire au
terme ; et ces trois degrés sont la vie purgative , la vie
illuminât! ve et la vie unitive. Les peuples ont donc com-
mencé aussi par la vie purgative. L'ancien principe avait
fleuri dans son temps; mais il n'avait pas tardé à dégéné-
rer. Pour que le nouveau principe s'établît, l'humanité
devait subir une grande expiation et comme un baptême
de sang et de feu. Ce baptême eut lieu dans la migration
des peuples. La Providence avait longtemps arrêté leurs
flots, prêts à submerger le monde civilisé. Mais, dès que
sa main se retira , d'innombrables calamités se répandirent
sur la terre. Toutefois ce fruit si amer renfermait un
noyau doux et succulent. Avec le sang, en effet, qui fut
versé par torrents dans ces temps calamiteux, se renou-
vela la vie qui gît dans le sang , et avec la vie les senti-
ments et les idées de l'humanité.
Dans l'antiquité, l'ancien principe s'était formé, pour Des incur-
ainsi dire, son corps et son enveloppe ; il en devait être ^^^^g^^g^
ainsi du nouveau principe qui allait régénérer le monde.
La Providence s'était réservé pour cet effet, dans les forêts
du nord de l'Europe, dans les steppes de l'Asie septen-
trionale et dans les déserts de la péninsule arabe, des
matériaux abondants. Lorsque le temps marqué par ses
décrets éternels fut arrivé, et qu'elle mit en mouvement
les peuples qui devaient servir d'instrument à ses desseins,
il sembla que, pour la seconde fois, les c«itf^ra(^tçs du ciel
et les profondeurs de l'abîme se fussent ouvertes. Les flots
de l'inondation germanique, longtemps arrêtés devant
les digues que leur opposaient l'empire d'Orient et celui
'UXV317
82 L\ MYSTIUt'K APRES LES INCURSIONS DES BARBARES.
d'Occident, s'étaient amoncelés toujours davantage. Mais
lorsqu'à leurs flots impétueux vinrent s'ajouter de nou-
veau ceux de l'inondation asiatique-des Huns, toutes les
(ligues furent renversées. L'empire d'Occident fut sub-
mergé. Pour l'empire d'Orient, il se soutint d'abord
avec peine; puis, lorsque les flots des peuples du Midi
s'avancèrent et vim-ent frapper jusqu'aux murs de sa capi-
tale, il apparut comme une île détachée au milieu de ce
nouvel Océan , afin de prouver par sa langueur et son
abrutissement combien était nécessaire la transformation
qui s'était opérée partout aiUeurs. De même qu'aux pre-
mières époques du monde une lutte terrible entre les forces
matérielles s'était produite à chaque retour des flots de
l'abîme, ainsi chaque nouveUe inondation de peuples fut
accompagnée d'une lutte non moins formidable entre les
forces spirituelles du monde.
Le monde antique , cerné par le nouveau, avait çà et là
conservé encore un reste de vie, et était parvenu à dompter
pour quelques instants la nouvelle puissance qui devait
remplacer la sienne. Mais chaque migration de peuples
ajoutait à la force de ceUe-ci, et la rendait plus terrible;
si bien qu'à la fin l'élément nouveau l'emporta complète-
ment sur l'ancien. 11 fallut pour cela que les nations bar-
bares, auxquelles Dieu avait confié l'accomplissement de ses
décrets, fussent renouvelées par le christianisme et péné-
trées de ses divines influences. L'Église, ensevelie d'abord
elle-même, comme tout le reste, sous les ruhies du monde
antique, avait bieiUôt, dans son impérissable vitalité, poussé
à travers ces débris de 'nouveaux rejetons. Domptant les
conquérants eux-mêmes, elle avait entrepris deles civiliser;
et, manifestant sa puissance jusque dans les sectes quis'c-
çli iX^'
LA 31YSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES. 83
(aient séparées d'elle, elle avait déjà commencé cette œuvre
difficile chez les Germains de l'Est, dans l'empire d'Orient,
quoiqu'ils n'eussent reçu le christianisme qu'altéré et dé-
figuré par l'hérésie d'Arius; tandis qu'elle l'accomplissait
avec hien plus de succès dans l'empire d'Occident, où les
Germains de l'Ouest avaient reçu la doctrine du Christ dans
toute sa pureté. Puis, après un long combat entre l'Église
et l'arianisme, la première avait enfin triomphé en Occident
par le moyen des Francs. Mais, de même que dans l'anti-
quité tous les peuples étaient appelés et qu'un seul fut élu,
ainsi des trois races qui composent l'humanité une seule
fut gagnée au christianisme, du moins dans la plus grande
partie de ses membres, et obtint ainsi le droit d'aînesse sur
les deux autres dans le royaume de Dieu. L'une de ces der-
nières, esclave des passions les plus sauvages, n'avait pas
encore détourné d'elle l'ancienne malédicfion qui l'avait
frappée. L'autre avait, par l'abus des dons qu'elle avait
reçus de Dieu , attiré sur sa tête une malédicfion plus ter-
rible encore sur le Calvaire, où elle avait crucifié le Sau-
veur dumonde. Ismaél et son peuple, dont la main avait
été dès le commencement contre tous, de même quêtons
avaient été contre lui, Ismaël devint puissant par un secret
jugement de Dieu; et l'islamisme se répandit sur tous les
royaumes du Sud et de l'Orient, et même jusqu'en Occi-
dent dans la péninsule ibérique.
Dans la lutte qui remplit les siècles pendant lesquels
s'accomplit la ruine de l'ancien ordre de choses et l'établis-
sement du nouveau, la mystique des anachorètes du désert
et des martyrs avait eu occasion de se produire et de se dé-
velopper. Le chrisfianisme avait eu le temps de s'enraciner
profondément dans toute l'étendue de l'empire romain.
8i LA MYSTIQUE APRÈS LES LNCURSIONS DES BARBARES.
Maintenant, lorsque les inondations du Nord commencè-
rent, il eut [à lutter contre une nouvelle forme du paga-
nisme; et quand les bandes de Mahomet, venant du Midi,
menacèrent à leur tour l'Église et la civilisation, il se vit
en face d'une nouvelle espèce de judaïsme. Cependant des
divisions intestines s'étaient manifestées dans son propre
sein par les diverses hérésies qui s'étaient succédé, et sur-
tout par celle des ariens, chez qui l'esprit de secte, uni à
la politique , embrasa de ses fureurs les rois vandales en
Afrique, et en fit des persécuteurs acharnés de l'Éghse.
Dans ces combats terribles, des milhers de victimes don-
nièrent leur sang pour la foi ; mais Dieu ne fut pas moins
prodigue de ses dons à leur égard qu'il l'avait été à l'égard
des premiers martyrs, et le même enthousiasme mystique
qui avait élevé ceux-ci au-dessus d'eux-mêmes fortifia
les premiers dans les épreuves terribles qu'ils eurent à
souffrir. L'Église, semblable à l'arche, flottant sur les eaux
de ce nouveau déluge, recueilht dans son sein tous ceux
qui furent fidèles, et garda pour les siècles futurs le dépôt
des biens célestes confiés à sa vigilance.
De la m\s- ^^ ^oté de la mystique héroïque des martyrs se dévelop-
tique en p^^j^ gj^ g^lg g^ p^^, qH^ j.^ mystique douce et contemplative
des anachorètes. Celle-ci avait trouvé, depuis la moitié du
^'' siècle, un abri dans la verte Erin, qui, par sa posi-
lion au milieu de fOcéan, avait déjà échappé autrefois à
la corruption romaine, et resta cette fois encore à l'abri
des incursions des peuples barbares. L'Éghse avait pénétré
dans cette île fortunée par saint Patrice, et eUe avait versé
toutes ses bénédictions sur ce peuple, en récompense de
l'hospitalité qu'il lui avait donnée. Les mœurs s'étaient
promptement adoucies; des cloîtres et des écoles s'y étaient
LA JIYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES. 80
élevés en grand nombre^ et y faisaient fleurir la science
et la piété. Au milieu des guerres qui agitaient le reste du
monde j l'Irlande prospérait dans le repos et la paix. Il
semblait que les anges y eussent transporté les cellules et
les solitaires, les cloîtres et les moines des pays arrosés
parle Nil; et dans l'espace de trois siècles l'Irlande donna
au ciel huit cents saints, convertit au christianisme le nord
de l'Angleterre et une grande partie de l'Allemagne encore
païenne. La mystique s'était largement développée dans
ce pays, dans les nombreuses communautés qui le peu-
plaient et parmi les saints qui s'y étaient formés.
Cependant Benoît, de son côté, ce saint si célèbre et
comme mystique et comme thaumaturge , avait fondé un
ordre qui devait rendre à l'Église tant de services et de
gloire; et déjà, de son vivant, il avait vu douze maisons
soumises à sa règle. Cet ordre, partant du Midi, s'était ré-
pandu à l'Occident et au Nord; et s'il ne put, au milieu
des désordres du temps, échapper entièrement à la conta-
gion universelle, il ne cessa jamais cependant d'offrir dans
quelques maisons, restées fidèles à l'esprit de leur fonda-
teur, un abri à la science et à la vie religieuse. Il en fut de
même, dans l'empire d'Orient, des communautés religieuses
qui s'y étaient formées dès la plus haute antiquité. Quoi-
qu'elles eussent beaucoup perdu de leur ferveur primitive,
elles conservèrent en partie néanmoins, presque jusqu'à
l'époque de la domination des Sarrazins, le zèle, l'austérité
et par conséquent aussi la fleur de la mystique des premiers
ascètes; et, lorsqu'elles furent obligées de fuir devant les
disciples de Mahomet, elles passèrent d'Afrique en Espa-
gne, et s'y établirent. Lorsque enfin les eaux se furent écou-
lées, et que la colombe parut avec le rameau de la paix.
8C LA JIYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES.
le monde se trouva entièrement changé. C'était une autre
foi, d'autres mœurs, d'autres idées, d'autres formes poli-
tiques, d'autres habitants, d'autres langues, d'autres divi-
sions du sol. Tout, en un mot, était nouveau, et l'on eût
dit une seconde création. Les grands empires qui s'étaient
succédé dans l'antiquité sont transformés, et existent pour
ainsi dire simultanément, représentés, l'empire assyrio-
mède par le califat de Bagdad, l'empire grec par celui
d'Orient, et l'empire romain par celui d'Occident. Mais le
premier lutte sans cesse contre les deux autres. Et lorsque
le temps de la destruction et des ruines est passé, chacun,
au dedans des trois royaumes, travaille à sa manière à rele-
ver ces débris épars, pour construire le nouvel édifice. Les
peuples chrétiens s'appliquèrent surtout à rétablir l'autel et
tout ce qui s'y rattache dans son ancienne splendeur. Pen-
dant que l'Église manifestait sa puissance sur le monde en-
tier par le souverain pontificat, et que l'État se développait
à côté d'elle par la puissance impériale. Dieu suscita des
saints, qui appliquèrent leur zèle à la réforme des institu-
tions particulières que le christianisme avait fait naître.
Saint Benoît d'Aniane réforma les bénédictins. Saint Chro-
degang réforma le clergé séculier, et des chanoines fit des
clercs réguUers. Des missionnaires s'enfonçaient jusque
dans les contrées les plus lointaines du Nord, et les ga-
gnaient au christianisme. La mystique ne put manquer de
refleurir au milieu de ce nouvel épanouissement de la vie
chrétienne, comme on peut le voir par l'exemple de saint
Ansgar, l'apôtre du nord de rAllemagne.
Né en 802, il eut, étant très-jeune encore, une vision
où il se vit dans un marais, pendant que sur le rivage une
troupe de vierges marchait, par des sentiers couverts de
LA MYSTIQUE APRÈS LES LNCURSIONS DES BARBARES. 87
fleurs, à la suite de la reine clu ciel. Il veut aller les trou-
ver; mais la sainte Vierge lui dit qu'il faut pour cela qu'il
mène une vie pieuse et sainte. Les visions deviennent plus
fréquentes à mesure qu'il avance dans les voies de la perfec-
tion ; et elles ont, comme toutes les œuvres de cette époque,
ce caractère de simplicité et ce type antique que nous
avons remarqué dans celles des premiers siècles. Dans l'une
d'elles, il se voit près de mourir; il n'a plus que le temps
d'invoquer les deux princes des apôtres. Son âme, dégagée
de son enveloppe, se trouve revêtue d'un corps éthéré.
Devant lui sont deux hommes, l'un plus ancien, avec une
tète grise et vénérable, vêtu de pourpre, le visage en-
flammé, mais tempéré toutefois par une douce tristesse ;
l'autre, plus jeune et revêtu d'un manteau de soie flottant,
a une taille élancée, les cheveux bruns et crépus et un re-
gard d'une inexprimable douceur. Ce sont les deux apô-
tres qu'il a invoqués en mourant. Ils le conduisent, à tra-
vers des régions d'une admirable clarté, au lieu de la
purification; il y reste trois jours dans des angoisses et une
amertume intolérables. Enfin, ses guides reviennent le vi-
sage plus serein qu'auparavant, et s'élèvent avec lui, sans
aucun mouvement corporel, dans des régions toujours
plus lumineuses. Ils traversent ainsi des foules innom-
brables de saints, qui tous regardent d'en haut vers l'O-
rient. Ils arrivent devant les sièges des vingt-quatre vieil-
lards. Le saint se sent défaiUir sous le chai*me des mélo-
dies qui s'échappent de leur bouche. A l'Orient est assis
sur un trône Celui qui est, était et sera, et qui répand la
béatitude sur tous les saints qui l'entourent. Plongé dans
l'adoration, Ansgar s'arrête quelques instants devant le
trône du Tout- Puissant, qu'environne une splendeur
88 LA MYSTIQUE AP«ÈS LES LNCURSIONS DES BARBARES.
éblouissante. Du fond du sanctuaire retentit une voix
semblable au son de plusieurs harpes, et qui lui dit : Re-
tourne maintenant sur la terre, tu reviendras plus tard
avec la couronne du martyre. Le saint, joyeux et triste en
même temps, est reconduit par ses guides par le même
chemin qu'il avait parcouru. 11 eut encore beaucoup
d'autres visions de cette sorte; et ce qui prouve qu'elles
n'étaient point chez lui l'effet d'uneillusion, c'est qu'il fut
aussi favorisé du don des miracles et de prophétie. Sa vie,
écrite par son disciple Rembert, se trouve dans le Méno-
loge des Bénédictins de Mabillon.
Saint André Nous choisirons, entre un grand nombre de faits du
® ^'" même genre, dans l'empire d'Orient, ce que Nicéphore
nous raconte de saint André de Sali, qui, né vers 880,
mourut vers 940. André, Scythe d'origine, servait comme
esclave. Comme il ne pouvait, dans cette condition, suivre
l'attrait qui le poussait vers la foi contemplative, Nicéphore
lui conseilla de faire le fou, pensant qu'il pourrait peut-
être de cette manière obtenir de son maître sa liberté. La
chose réussit en effet. Mais André, une fois arrivé à son
but, voulut continuer la vie qu'il avait commencée. On le
voyait marcher comme un fou dans les rues de Byzance.
Maltraité, honni, battu, traîné dans la boue, il ne se lais-
sait décourager par aucune insulte, et supportait tout avec
une patience admirable. Son âme, élevée et forUfiée par
toutes ces épreuves et d'autres pratiques encore, fut bien-
tôt favorisée d'extases. Nicéphore raconte qu'il le trouva
un jour en prière, élevé au-dessus de terre, et il cite un
grand nombre de visions qu'il eut dans ses ravissements.
Plusieurs d'entre elles rappellent celles de sainte Perpétue.
Comme elle, il voit dans l'amphithéâtre deux rangées
LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES. 89
d'hommes, les uns vêtus de noir, les autres de blanc. Un
des noirs, d'une taille gigantesque, provoque les blancs,
et un ange apparaît aussitôt portant trois couronnes. An-
dré en désire une, et demande ce qu'elle coûte. On lui
répond que tous les trésors de la terre ne sauraient suffire
pour en acheter une seule, et qu'elles sont le prix de la
victoire. Il s'avance donc, et provoque l'athlète au combat.
Celui-ci va être vainqueur. André, se rappelant alors les
paroles de l'ange qui portait les couronnes, fait le signe de
la croix, et triomphe de son ennemi.
Nicéphore rapporte encore qu'un jour un orage épou-
vantable, accompagné de grêle et d'un froid glacial, éclata
sur Byzance; de sorte que tous les toits furent brisés. La
tempête une fois passée, il se demandait ce qu'était devenu
André , lorsque celui-ci se présente à lui dès le matin tout
joyeux. Il lui demande où il était pendant le temps qu'a-
vait duré l'orage. André lui raconte que, se trouvant sans
abri, sans vêtements et sans nourriture, il a cru qu'il
allait mourir; que d'abord il a cherché un abri dans la
maison de refuge des pauvres gens, mais que ceux-ci l'ont
chassé comme un chien; puis, qu'il est allé sous le por-
tique, pour chercher un gîte dans la loge d'un chien; que
le chien, après l'avoir regardé quelque temps en grognant,
est parti comme s'il l'eût trouvé indigne de sa société ;
que dans son désespoir il s'est mis à prier Dieu, et qu'un
ange éclatant de lumière lui a apparu, et l'a touché avec
une tige de lis en lui disant : Puisque tu n'as point aban-
donné Dieu, il ne t'abandonnera point non plus. Ce lis,
en te touchant, doit te rendre la vie. Il se trouva alors
transporté dans un beau jardin planté d'arbres et de fleurs
sans nombre. Des oiseaux de toutes couleurs le réjouis-
90 LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES.
saient de leurs chants délicieux ;, et il ne pouvait se lasser
de les regarder. Au milieu du jardin coulait un ruisseau,
sur les bords duquel s'étendait une vigne, dont les ra-
meaux entouraient tous les arbres comme d'une couronne.
Comme il la considérait, un léger vent s'éleva, et secoua
les arbres, de sorte que tous les oiseaux se mirent à chan-
ter. Il lui prit envie de visiter aussi la contrée qui était au
delà du ruisseau . Il trouva une grande plaine : puis, comme
il marchait, il rencontra une forme céleste qui le condui-
sit au premier ciel. Là il vit une gi^ande croix entourée
d'anges qui priaient. Jetant les yeux en bas, et voyant la
mer si loin au-dessous de lui, il eut peur. Jlais l'ange le
conduisit au second ciel, où il trouva une seconde croix.
Us vont ainsi du ciel de feu au ciel de la lumière , comme
dans la Bimne Comédie du Dante, jusqu'à ce qu'enfin ils
arrivent au ciel le plus haut, qui était enveloppé d'un voile.
Le voile s' étant ouvert, il aperçut le Seigneur dans une
splendeur ineffable, mais pour un moment seulement.
Revenu à soi , André se trouva au même endroit du por-
tique où il était avant sa vision; mais l'orage était passé,
et le soleil brillait au milieu d'un ciel serein. On voit que
toutes ces visions ont des traits de ressemblance qui an-
noncent un principe commun, et qui se retrouvent dans
tous les temps et dans tous les lieux, sous le ciel du Nord
aussi bien que sous celui de Byzance.
A côté de la mystique pratique , la mystique spéculative
fut aussi cultivée avec succès à celte époque; et c'est en-
core l'Aréopagite qui attira l'attention de ce côté. Le pape
Paul avait en 757 envoyé les écrits de saint Denys à Pé-
pin; l'empereur Michel les envoya de son côté à Louis le
Pieux; mais ce fut Charles le Chauve qui, ayant le pre-
LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES. 91
mier désiré de connaître leur contenu^ chargea de les tra-
duire en latin Scot ÉrigènO;, né en Irlande, et qui vivait à
sa cour. La connaissance de ces livres éveilla dans Scot le
désir d'en étudier d'une manière plus intime la matière et
l'objet; et il publia cniq livres de la division de la nature,
où il joint la dialectique platonicienne à la logique d'Aris-
tote. Mais malheureusement il ne sut pas toujours éviter
recueil du panthéisme, où il est si facile de se briser dans
ces sortes de matières. Déjà, dans son livre sur l'Eucharis-
tie, il pose un principe très-contestable; à savoir, que la
leligion est identique avec la vraie philosophie. Mais il va
bien plus loin dans son ouvrage sur la division de la na-
ture, où il avance que Dieu est tout, et que tout est Dieu ;
et que tout ce qui est sorti de lui, divinisé un jour, lui
sera réuni de nouveau. Il divise tous les êtres en quatre
catégories ; à savoir, la nature qui crée et n'est pas créée,
c'est-à-dire Dieu considéré comme père et cause première ;
la nature qui, étant créée, crée à son tour : c'est le Verbe
ou le milieu et le médiateur des choses ; la nature qui est
créée et ne peut créer : c'est la créature; quatrièmement
enfin, la nature qui n'est ni créée ni créatrice, c'est-à-
dire Dieu considéré comme fin dernière , en qui rentrent
toutes choses. Ainsi, quoiqu'il ne l'exprime pas d'une
manière formelle, Scot fait entendre suffisamment qu'il
veut parler ici du Saint-Esprit.
On voit qu'il confondait Dieu avec les créatures, et qu'il
faisait du Fils une créature du Père , ce qui allait directe-
ment contre la doctrine catholique. C'est par suite de cette
erreur qu'il n'a pas su s'élever beaucoup au-dessus du
point de vue de l'Aréopagite. Celui-ci n'avait considéré
Dieu que dans son essence , sans s'occuper des personnes
92 LA MYSTIQUE APRÈS LES INCURSIONS DES BARBARES.
divines. Scot aurait pu combler cette lacune s'il n'avait
pas été égaré par son principe ; aussi ne fait-il que conti-
nuer en quelque sorte, sans la développer, la doctrine
renfermée dans le livre des Noms Divins. En effet, sou-
mettant l'essence divine aux dix catégories d'Aristote, il
reconnaît qu'on ne saurait lui en appliquer aucune, quoi-
qu'elles soient en toutes choses; et il en vient à poser ce
principe, qu'étant infiniment au-dessus de tout elle ne
peut être exprimée par quoi que ce soit, et que tout ce-
pendant peut la nommer. Considérant ensuite la divinité
comme passant de l'absence de tout nom à la puissance de
recevoir tous les noms, il ajoute qu'on peut appeler cet
acte en Dieu une création de soi-même; et l'on voit ainsi
comment il a pu en venir à regarder le Verbe comme une
nature créée et créatrice. Développant ce principe dans le
troisième livre de son ouvrage, et prenant pour guide la
Genèse, il est le premier qui ait essayé d'interpréter au
point de vue de la science cet antique monument de la
révélation ; et il fait preuve dans cette partie d'une subti-
lité d'esprit admirable. Puis il expose la manière dont la
créature retourne à Dieu, et rentre en lui par sept degrés,
en montant du corps à la vie, de la vie au sentiment, du
sentiment à l'entendement, de l'entendement à l'esprit,
de l'esprit à la science, de la science à la sapience, et enfin
à l'acte final par lequel tous les esprits s'abîment en Dieu,
qui reste seul après avoir tout absorbé dans son unité. On
peut considérer cette partie comme le premier essai qui
ait été tenté d'exposer scientifiquement les degrés de la
transformation mystique. Mais on y retrouve encore mal-
heureusement les traces du panthéisme , qu'il était diffi-
cile d'éviter à cette époque , et qui se produit dans les li-
SECOND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE. 93
vres de Scot avec une sorte de candeur et d'innocence,
laquelle nous explique comment ses contemporains, tout
en se défiant de ses principes sans s' en rendre bien compte,
avaient pour sa personne une admiration mêlée cepen-
dant de quelques soupçons.
CHAPITRE VII
Second degré et développement de la mystique dans l'histoire par la
voie illuminative. Saint Bernard; sa vie et ses ouvrages.
Lorsque les temps de la discipline purgative furent
écoulés pour les peuples, une nouvelle ère se produisit, et
les fit entrer, pour ainsi dire, dans la vie illuminative. La
chrétienté s'était constituée politiquement en deux chefs,
l'empereur d'Orient et celui d'Occident réunis tous les
deux jusqu'à un certain point dans le pouvoir pontifical ;
tandis qu'en Orient le califat réunissait en lui le pouvoir
temporel et le pouvoir spirituel. Mais la loi du flux et du
reflux domine non -seulement la nature physique et son
développement historique , mais encore le monde spiri-
tuel et toute son histoire : nous devons donc la retrouver
ici comme partout aiUeurs. Le principe d'unité s'était éta-
bli dans le monde, et c'était là comme le flux de l'histoire.
A ce flux dut succéder un reflux, par lequel le principe
opposé pût se faire jour et revendiquer ses droits. Aussi
l'empire fondé par Charlemagne , qui avait su faire pré-
valoir dans l'histoire politique de l'Europe ce principe
d'unité, se dissout bientôt dans les éléments dont il s'était
formé et donne naissance à plusieurs États indépendants.
94 SECOND DEGRÉ DE LA .^lYSTIQUE DANS L" HISTOIRE.
Ainsi, rélément purement germanique se constitua en
Allemagne; puis l' clément franco-gaulois, gaulois, bour-
guignon, l'élément lombard-italien et l'élément ibérique
s'établirent à côté du premier. Dans l'empire d'Orient, où
l'énergie vitale était moins puissante, où par conséquent
la réaction contre le despotisme était plus faible, le dé-
membrement des provinces qui le composaient fut la
suite des incursions de l'islamisme. Mais la dissolution se
produisit d'une manière plus prompte et plus décidée dans
le califat. L'islamisme, divisé intérieurement par les
Sunnites et les Schiites, subit bientôt une division plus
profonde encore par les Ommiades et les Abassides, puis
par les Obrisides et les Aglabites, qui, unis aux Ommiades
en Espagne, fondèrent la séparation du califat en deux
empires, l'un en Orient et l'autre en Occident. D'un autre
côté, on vit apparaître les Germains du nord asiatique,
les Turcs du Turan, qui fondèrent des provinces indépen-
dantes; de sorte que bientôt, sous leurs chefs, appelés
Émirs al Omrahs, l'empire se sépara du sacerdoce dans le
même califat.
Si les divisions de la chrétienté rendirent plus faibles ses
efforts contre l'islamisme, celles qu'éprouva celui-ci dimi-
nuèrent aussi l'énergie de l'attaque; de sorte qu'il résulta
de là une espèce d'équilibre qui rendit slationnaires leurs
rapports réciproques. Tous les deux durent borner leurs
conquêtes aux peuples qui étaient restés païens. Et, pen-
dant que l'islamisme s'étendait en Afrique, dans l'Inde et
au nord de l'Asie, l'empire de Byzance gagnait au chris-
tianisme, après de longs combals, les Slaves elles Bulgares.
Pour l'empire d'Occident, pressé pendant quelque temps
par les peuples païens de la Scandinavie, il finit par les
SECO>'D DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE. 95
dompter; et la lumière de l'Évangile commença de luire
jusqu'au fond du Nord. Mais la doctrine de Mahomet, dont
le fatalisme paralyse l'énergie humaine et dont la doctrine
sensuelle épuise promptement l'àme et le corps , était de-
venue stationnaire , soit au dedans, soit au dehors, pen-
dant que le christianisme, intimement uni avec le principe
germanique, faisait des progrès continuels. L'empire, sous
la dynastie saxonne, avait rendu au Saint-Siège l'influence
qu'il avait perdue par le malheur des temps, et la mysti-
que, suivant les progrès de l'esprit religieux, avait pris un
nouvel essor. Les peuples de l'Europe avaient attendu avec
une grande angoisse la fin du premier millénaire, où ils
croyaient voir arriver la fin du monde. Trompés heureuse-
ment dans leurs craintes, ils avaient pris une nouvelle con-
fiance dans l'avenir; et au découragement qui avait paralysé
leur zèle succéda bientôt une activité prodigieuse, dont
nous possédons encore aujourd'hui les innombrables témoi-
gnages dans ces monuments de l'art chrétien qui excitent
notre admiration. Ce fut comme l'époque d'un renouvel-
lement universel, et dans l'Église et dans l'État. Mais l'É-
glise et l'État, dans ces progrès rapides, devaient bientôt
se rencontrer ; et, comme leurs limites n'avaient pas encore
été parfaitement déterminées, il ne pouvait manquer de
s'élever entre eux des contestations nombreuses. Cette
lutte, la plus mémorable peut-être de toute l'histoire, par
la nature des intérêts qui y étaient engagés , prit des pro-
portions grandioses dans saint Grégoire VII et l'empereur
Henri lY. Le résultat de la querelle des investitures fut
l'affranchissement de la puissance ecclésiastique, par le ré-
tablissement du célibat des prêtres et la réforme des ordres
religieux; de sorte que l'Église sentit à peine alors le coup
90 SECO.ND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE.
dont elle fut frappée lorsque l'Église grecque se sépara
d'elle. Des faits analogues s'étaient passés dans le califat,
mais avec des résultats bien différents. Les Turcs ayant
rendu héréditaire chez eux dans les Bujides la dignité
d'émir à côté de celle des califes, les Seldjoucides, d'ori-
gine turanienne aussi, conquirent la Perse et l'Orient, pri-
rent Bagdad sous Togrul, et attirèrent chez eux la dignité
d'émir. Bientôt le prince subjugua le prêtre dans le cali-
fat, et l'empire turc s'établit en Asie, tandis que l'Afrique
fut soumise par les Fatimites.
Cette époque, vraiment grande par l'importance des
événements qui s'y accomplirent, trouva, sous le point de
vue religieux, le seul qui nous occupe ici , son expression
dans la personne de saint Bernard. Pendant que sa mère le
portait dans son sein, elle rêva qu'elle portait un petit chien
blanc qui avait une tache brune sur le dos. Un saint homme
lui dit que ce songe signifiait qu'elle donnerait à l'Église
un gardien et un protecteur, un apôtre éloquent de la
parole divine. Sa mère l'avait consacré à Dieu. Une vision
qu'il eut dans sa jeunesse, le jour de Noël, l'avait engagé
de bonne heure dans les voies mystiques; et l'on s'aperçut
bientôt que l'interprétation donnée au songe de sa mère
était véritable. La puissance extraordinaire que Dieu lui
avait donnée sur les hommes parut pour la première fois
lorsqu'il confia aux siens la résolution qu'il avait prise
d'embrasser la vie religieuse ; car il entraîna dans le même
dessein son oncle d'abord, puis ses frères, ses sœurs et
enfin son père. Ses conquêtes en ce genre devinrent si nom-
breuses que les mères , craignant son éloquence, empê-
chaient leurs enfants d'aller l'entendre. Les femmes fai-
saient la même chose à l'égard de leurs maris ^ et les amis
SECOND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE. 97
à l'égard de leurs amis. Il était entré avec trente compa-
gnons, en 1 1 1 3, dans l'ordre sévère de Cîteaux, sous l'obéis-
sance de saint Etienne. L'àme du jeune Bernard avait bien-
tôt pris une énergie incroyable, et avait fini par dominer
tellement le corps que tous ses sens étaient comme liés , et
qu'il semblait avoir perdu la vue, l'ouïe et le goût. Ce qu'il
accordait au corps paraissait avoir pour but moins de lui
conserver la vie que de l'empêcher de mourir; et plus tard
il s'accusa quelquefois d'avoir poussé trop loin la mortifi-
cation corporelle.
Son esprit avait acquis de bonne heure une telle matu -
rite que saint Etienne l'envoya, un an seulement après
son entrée au couvent, fonder une nouvelle colonie dans
la vallée d' Absynthe, qui prit ensuite le nom de Clairvaux ,
Là il vécut dans une entière pauvreté avec ses frères ; de
sorte que bien souvent ils se contentaient de faire la soupe
avec des feuilles de hêtre. Il était toujours ^ plus retiré,
plus simple, plus doux à l'égard des autres, à mesure
qu'il redoublait de sévérité pour lui-même. L'esprit deve-
nait chaque jour plus puissant en lui; et Dieu lui donna le
don de la science, celui des miracles et de prophétie.
Toutes ses actions et toutes ses paroles avaient un charme
irrésistible, et souvent les petits enfants sur les bras de
leurs mères cherchaient sa main pour la baiser. Un jour
que quelques jeunes militaires étaient descendus dans son
couvent, en allant à un tournoi, et qu'ils avaient résisté
longtemps aux instances qu'il leur faisait pour les engager
à s'abstenir seulement jusqu'à la fin du carême de ces jeux
homicides, ils revinrent tous le trouver, après avoir bu de
la bière qu'il avait bénie , et demandèrent à être reçus dans
la communauté. Il réunit bientôt autour de lui sept cents
3*
98 .SECOND DEGRÉ DE LA. MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE.
compagnons, parmi lesquels étaient beaucoup de fils de
princes allemands, le fils du roi de Sardaigne, et Henri,
frère du roi de France, qui, étant venu par pure curiosité,
avait été retenu, comme par une force irrésistible. D'innom-
brables essaims se répandirent par tout le monde; de sorte
que soixante-huit monastères furent fondés par lui, et qua-
tre-vingt-douze par ses disciples. Son ordre fructifia telle-
ment qu'il donna naissance jusqu'à la prétendue réforme
à huit cents monastères.
Bernard , au reste , ne se bornait pas à la vie contem-
plative , et rien n'égalait son activité. Il fut forcé de sortir
de la solitude qui lui était si chère, à l'occasion du schisme
de l'antipape Pierre de Léon. Il se prononça dès le com-
mencement en faveur d'Innocent II, dont les droits étaient
évidents, et il eut bientôt gagné à sa cause les rois de
France et d'Angleterre. Ce fut lui aussi qui s'opposa cou-
rageusement à l'empereur Lothaire, qui voulait renouveler
la querelle des investitures. Appelé au concile d'Étampes,
il en partit à la requête des Milanais , pour aller à Milan ra-
mener cette ville à la communion de l'Église. Le peuple
tout entier était allé à sa rencontre à une distance de sept
milles, et c'est alors que commença une suite de miracles
qui rendirent son nom célèbre dans l'univers entier. Par-
tout, à Pavie, à Crémone, il guérissait les malades, ren-
dait la vue aux aveugles et délivrait les possédés. Lorsqu'à
son retour il passa les Alpes, les bergers, quittant leurs
huttes, accouraient de partout pour le voir et recevoir sa
bénédiction. Il en fut de même dans le voyage qu'il fit en
Aquitaine et en Sicile pour l'affaire du schisme. Lorsqu'il
vint en Allemagne prêcher la croisade sur l'ordre du pape,
ce fut le même concours de peuple et les mêmes miracles.
SECOND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l' HISTOIRE. 99
On l'assiégeait chez lui , on lui amenait tous les malades
pour qu'il les touchât ou les bénît, et fît sur eux le signe de
la croix. La foule était souvent si grande qu'on était obligé
de lui apporter les malades par une fenêtre; et ceux-ci
étaient quelquefois guéris après avoir touché seulement le
bord de son vêtement.
Les miracles qu'il opérait étaient si nombreux que ses
compagnons de voyage ne suffisaient pas à les écrire. Après
chaque guérison, le peuple criait, rempli d'allégresse :
Kyrie, eleison! que tous les saints aient pitié de nous.
Lorsqu'on lui amenait des boiteux ou des estropiés, il sem-
blait manier l'argile et lui donner la forme qu'il voulait;
les membres contractés par le mal semblaient se fondre
sous son souffle. Quelquefois une sueur froide précédait
la guérison. Sa présence n'était même pas toujours néces-
saire. Il semblait cependant sentir à chaque fois la vertu
qui sortait de lui. Personne, au reste, n'était plus étonné
que lui de ces événements merveilleux ; il se perdait en
conjectures pour savoir ce que signifiaient toutes ces
choses, et comment Dieu opérait de tels miracles par un
tel homme. Il en revenait toujours à dire que les miracles
ont pour but non le bien de celui qui les fait, mais le bien
de ceux qui en sont témoins ; aussi était-il inaccessible à
la vanité au milieu des respects et des louanges dont il était
l'objet. Il refusa plusieurs fois les dignités de l'Église. 11
vit céder devant la simplicité de sa parole les hommes les
plus célèbres de l'époque, tels que Abailard, Gilbert de
la Porrée et Pierre de Pise. Les passions les plus violentes ,
les inimitiés les plus implacables ne pouvaient lui résister;
et lorsqu'il était sur son lit de mort, il eut encore le bon-
heur de réconcilier la ville de Metz avec la noblesse voisine.
iOO SECOND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'HISTOIRE.
Cependant il resta jusqu'à la fin humble, doux et patient^
et il laissa dans son testament, comme héritage à ses frères,
la charité, l'humilité et la patience.
Ses écrits sont au reste le miroir de sa vie, et on l'y re-
trouve tout entier. On y sent à chaque page ce feu profond
et contenu qui brillait dans son regard, cette grâce qui
respirait sur ses lèvres. Il y prend partout pour base et
pour règle les saintes Écritures, dont son regard pénétrant '
sondait merveilleusement les profondeurs et dont il savait
si bien saisir le sens mystérieux. De même que toute sa vie
avait été partagée entre les douceurs de la contemplation
et l'activité la plus prodigieuse , ainsi s'applique-t-il dans
ses ouvrages à présenter l'accord qui doit réunir ces deux
genres de vie. Il avait commencé par réduire le corps sous
la servitude de l'esprit: partout aussi dans ses écrits on re-
trouve l'opposition de l'homme céleste et de l'homme ter-
restre , de l'homme intérieur et de l'homme extérieur. Par-
tout il insiste sur cette pensée, qu'il faut soumettre le second
au premier, et frayer les voies à celui-ci par la mortification
de celui-là. Le zèle qu'il déploya pour le salut des autres
et contre soi-même se révèle admirablement dans son Aipo-
logétique ; et son livre des Degrés de fhiimiHté nous montre
avec quel soin il s'éprouvait lui-même, sondant les replis
les plus secrets de son cœur, et quelle estime il avait de
l'humilité. D'un autre côté, il nous montre dans son livre
du Précepte et de la dispense comme il savait bien tempé-
rer le zèle par la discrétion. Son livre de la Considération,
adressé au pape Eugène, témoigne de la clarté et de la pé-
nétration de son regard dans les matières philosophiques,
de même que ses sermons et ses homélies annoncent une
connaissance profonde de la sainte Écriture.
SECOND DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS L'HISTOIRE. 101
Sa doctrine a toujours po;ur but de présenter et de re-
commander l'accord et la coopération de la grâce et de la
liberté^ de la contemplation et de la vie active, de la foi et
des œuvres, de la connaissance et de l'amour; et au-dessus
de tout cela, comme dernier terme de tous nos efforts,
l'union intime avec Dieu par la vision intuitive et par une
charité sans bornes. Dans son livre de V Amour de Dieu,
saint Bernard trace avec une grande exactitude les degrés
qui conduisent à cette union. D'abord, l'amour charnel est
transformé dans l'amour social, qui a pour but le bien
général. Puis l'homme, à la vue de sa misère, sent le be-
soin d'avoir recours à Dieu, afin d'en recevoir les choses
qui lui manquent. L'amour, à ce second degré, estservile
et accompagné de crainte. Le cœur, attendri par les bien-
faits de Dieu , commence à goûter sa douceur et sa
bonté, et lui rend amour pour amour; il l'aime, non plus
à cause du bien qu'il en reçoit, mais parce qu'il est bon en
lui-même : ce n'est plus un amour sers ile ou mercenaire,
mais un amour filial. L'homme enfin ne s'aime plus que
pour Dieu. Ravi en lui et s" oubliant soi-même, il ne fait
plus avec lui qu'un seul esprit. Dépouillé de soi-même, il
l'aime de tout son cœur, de toute son àme et de toutes ses
forces. Cet état, durable chez les bienheureux dans le ciel,
n'est accordé sur la terre qu'à quelques âmes privilégiées,
et pour quelques instants seulement. Dieu, contemplé tel
qu'il est, tient la volonté intimement unie à lui, et opère
en elle des œuvres divines. Cette union est surnaturelle,
car elle dépasse les limites de la nature humaine. Saint
Bernard sait éviter avec soin l'écueil du panthéisme, cai-
il ne considère point comme substantielle cette union de
l'homme avec Dieu . Les tro personnes de la sainte Trinité
102 TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'HISTOIRE.
seule sont une même essence en Dieu; mais l'homme ne
peut s'unir à lui qu'en conformant sa volonté à la volonté
divine. Ainsi le docteur, en saint Bernard, était parfaite-
ment d'accord avec le religieux, et celui-ci avec l'homme.
L'ineffable douceur qu'il trouvait au service de Dieu, et
qui remplissait chez lui l'homme intérieur, pénétrait éga-
lement le prêtre et le docteur, et faisait couler de ses
lèvres des paroles d'une merveilleuse suavité. Et lorsque,
prenant le style, il gravait sur des tablettes de cire les
pensées que Dieu lui inspirait, il semblait à ses contempo-
rains qu'il ne faisait que remettre le miel dans les cellules
d'où il avait été extrait.
CHAPITEE YIII
Du iroisième degré et de la perfection de la vie mystique dans son
développement historique. L'Église et l'Etat. Les corporations. La
chevalerie. L'islamisme et les croisades. Mystique de l'art chrétien.
Le poème de Titurel et le saint Gral. La scolastique. Saint Thomas
et le Dante.
Saint Bernard avait fermé, en quelque sorte, l'époque
antérieure, et préparé à la vie mystique une nouvelle ère.
11 arriva donc après lui ce qui arrive toujours en ces cir-
constances. Le mouvement qu'il avait imprimé s'arrêta
quelque temps , pour recommencer ensuite avec une nou-
velle activité. L'époque des Hohenstaufen forme comme
l'apogée de ce développement de la vie mystique, qui non-
seulement gagna en profondeur et en intensité, mais éten-
dit d'une manière prodigieuse le cercle de son action, et
imprima son caractère à cette époque tout entière. En effet.
TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE. 103
il est impossible de ne pas reconnaître que tous les in-
stincts, toutes les directions,, tout le mouvement de cette
époque portent l'empreinte d'un mysticisme profond, et
que la vie tout entière est pénétrée de sa sève et comme
teinte de ses nuances. Et d'ailleurs les deux idées qui ont
déterminé tout le mouvement mystique de cette époque, à
savoir la papauté et l'empire, sont en elles-mêmes, et
dans leurs rapports mutuels, d'une nature toute mystique.
Qu'est-ce, en effet, que la papauté marchant à la tête de
l'Église militante, sinon l'idée mystique et centrale qui
règle la vie extérieure de cette Église ; de même que l'É-
glise triomphante , composée de tous les saints , reçoit sa
règle d'un centre plus élevé. Et ces deux Églises, qui au
fond n'en font qu'une, sont mises dans un rapport intime
et continuel par le Saint-Esprit, lequel en pénètre tous les
membres de ses divines influences.
L'idée de l'empire s'était rattachée à celle de la papauté L'Église et
et lui était corrélative. L'empire, fondé sur la puissance ^^^'
temporelle, appuyé sur la volonté énergique des empe-
reurs et sur la fidélité des sujets , soutenu par toutes les
vertus guerrières, réunissait la société civile autour d'un
centre politique commun, comme l'Église la rattachait à
un centre hiérarchique. Il avait ses racines jusque dans
les profondeurs de l'histoire, et remontait par les Romains,
les Grecs et les autres grands empires du monde jusqu'au
berceau, pour ainsi dire, de l'humanité. Mais il devait
chercher dans l'Église la consécration de son élément ter-
restre, et il fallait pour cela que ses rapports avec elle
fussent parfaitement réglés. Or toutes les luttes de l'em-
pire et de la papauté ont eu pour but de régler ces rap-
ports; et l'on ne saurait méconnaître en elles l'idée mys-
104 TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'hISTOIRE.
tique qui les inspirait. En effets le but théorique et pratique
de la mystique n'est -il pas d'établir les rapports de la
cliair avec l'esprit^ de l'homme terrestre et extérieur avec
l'homme intérieur et céleste? Or c'est là précisément ce
que se proposaient ces deux puissances dans les luttes
mémorables qui les ont si longtemps divisées. L'Éghse et
l'État ne peuvent être entièrement séparés [par une sorte
de manichéisme, qui, attribuant tout le bien à la première,
ne verrait dans le second que du mal. Ils ne doivent pas
non plus être identifiés par une sorte de panthéisme social,
qui confond le prêtre et le roi; mais l'un et l'autre doivent,
en gardant chacun son individualité propre, s'unir par
une sainte communauté d'efforts et de direction. Or, de
même que tout le but de la vie mystique est d'établir
dans chaque homme en particulier l'harmonie entre les
deux parties de son être , ainsi le but de toutes les luttes
du moyen âge était de placer dans des rapports conve-
nables les deux puissances. Et peut-être ce but aurait -i)
été atteint si Dieu avait permis qu'Innocent III et Frédé-
ric P"", tous les deux également grands , chacun dans son
domaine, vécussent ensemble.
La mystique n'éclairait pas seulement le sommet de la
société de son admirable lumière; mais elle illuminait de
ses reflets toutes les classes et tous les rangs Le christia-
nisme, en pénétrant la famille de son esprit, avait aboli
l'esclavage, émancipé la femme, adouci la puissance pa-
ternelle, substitué la charité à l'amour matériel et grossier
des sens, et changé complètement le caractère du pouvoir
et celui de la soumission. Cet esprit de liberté et de subor-
dination à la fois, qui animait la société tout entière, y
avait développé un besoin profond d'association. L'homme,
I
TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS l'HISTOIRE. lOo
semblant redouter par -dessus tout l'isolement, cherchait
partout , dans son union avec d'autres hommes , un appui
contre sa faiblesse. C'est ainsi que toutes les professions
avaient formé de bonne heure des corporations puissantes ,
où chaque individu profitait, pour ainsi dire, de la force
de tous les autres : et ce furent ces corporations qui fon-
dèrent la puissance de la bourgeoisie, et lui donnèrent
plus tard cette indépendance et cette confiance présomp-
tueuse en elle-même qui devaient préparer à la société
de si grands dangers. Le même instinct avait réuni la no- La chevale-
blesse autour de l'empereur et des rois, et en avait fait "^"
une corporation qui avait pour but de faire équilibre au
pouvoir de ces derniers; et c'est de là que s'épanouit la
fleur de la chevalerie , dont le but était de redresser tous
les torts, de se consacrer au service et à la protection de
la femme, de la veuve, de l'orphelin, de tout ce qui est
faible en un mot. Les chevaliers s'engageaient dans cette
noble profession par des pratiques et des cérémonies qu'ils
avaient empruntées à celles de l'Église, et les degrés divers
par lesquels ils devaient passer rappelaient d'une manière
frappante les ordres dont se compose la hiérarchie ecclé-
siastique.
Cet esprit d'association, si puissant dans la société tem-
porelle, ne l'était pas moins dans l'Église. Les ordres reli-
gieux et les monastères, si nombreux alors, étaient le
résultat et l'expression de ce besoin d'association qui se
faisait sentir partout. L'empire et la papauté, centres de ce
double organisme dont le mouvement et le jeu constituent
l'histoire, étaient à la fois et le point de départ et le terme
de toute l'activité humaine. Unis entre eux dans un but
commun, ils devaient donner par leur harmonie, à la vie
10(j TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DA>iS L HISTOIRE.
sociale tout entière ^ ce rhythme et cette unité que nous
observons dans le domaine de la nature. De même, en effet,
que toutes les eaux, descendant des montagnes, se jettent
dans l'Océan, et de là, s' élevant en nuages et emportées
sous cette forme par les courants atmosphériques, retombent
en rosée ou en pluie sur les hauteurs d'où elles ont coulé
d'abord, ainsi la vie sociale, partant du faîte de la société
temporelle et s' insinuant dans tous ses membres, devait
être recueillie par l'Église, recevoir en elle l'influence d'un
principe supérieur, converger vers le centre de cette so-
ciété spirituelle, afin de revenir à sa source par un mou-
vement contraire à celui qu'elle avait suivi d'abord.
L'islamisme L'instinct mystique, qui avait produit cet admirable or-
et les Croi- " ^
sades. ganisme dans la chrétienté, devait bientôt amener une lutte
terrible entre celle-ci et l'islamisme, qui s'était établi par
un principe tout opposé; à savoir, le fataUsme. L'empire
d'Ismaël, fondé par le fils naturel d'Abraham et de l'es-
clave, et desfiné, dans les desseins de la Providence, à pré-
parer l'éducation des peuples païens du Midi, avait pénétré
jusque dans les contrées soumises au pouvoir du christia-
nisme, et avait opposé à celui-ci le principe fataliste sur
lequel il s'appuyait. Il ne pouvait être question de liberté
civile ou domestique dans ce royaume de la force aveugle.
Tout serviteur d'Allah est son esclave, qu'il tient enchaîné
dans les doubles liens de la fatalité et de la volupté , sans
qu'il puisse jamais y échapper. La doctrine de Mahomet,
panthéiste dans son principe, devait produire une mystique
toute panthéiste, et c'est ce qu'elle a fait dans le sufisme.
11 ne pouvait pas être davantage question de liberté dans
les rapports de la société civile. Aussi, bientôt le prêtre,
après avoir absorbé l'empereur, fut absorbé par lui; de
TROISIEME DEGRE DE LA MYSTIQUE DANS L HISTOIRE. 107
sorte qu'il ne resta plus rien que l'armée dans la vie pu-
blique, et le harem dans la vie domestique. Un royaume
ainsi constitué devait apparaître aux yeux de l'Église comme
un monstre de l'abîme et comme l'œuvre des puissances
infernales. Et lorsqu'elle voulut se préparer à repousser ses
incursions, elle dut s'adresser d'abord à l'empereur, son
avocat et son patron, puis à toutes les autres puissances
temporelles subordonnées à la sienne. Celles-ci d'ailleurs
avaient plus d'une raison d'obéir à cet appel. En effet, de-
puis que le califat avait passé entre les mains des héros du
Turan, et que l'épée des Turcs avait concentré toute sa
force dans un immense empire, l'Europe se trouvait sérieu-
sement menacée; et elle ne pouvait être arrachée au joug
que par un effort universel, sous la bannière d'une grande,
idée, pénétrant toutes les âmes. Cette idée, c'était la con-
quête des lieux où celui qui fut les prémices de la résur-
rection avait laissé à l'avenir le gage de l'immortalité. Le
démon s'était emparé de ces lieux bénis par la présence
du Sauveur. Là où le ciel s'était ouvert, afin de faire pleu-
voir le juste sur la terre, l'enfer ouvrait son goufïi'e béant.
L'Église ne pouvait souffrir une telle abomination ; et cette
idée , toute mystique dans son principe , précipita contre
l'Orient l'Occident tout entier, le pape et l'empereur à sa
tête.
La réaction de ce mouvement historique si puissant Mystique de
sur l'esprit qui l'avait produit était inévitable, et devait ^^l^l^"^^'
bientôt se manifester et dans l'art et dans la science. Les
arts, marqués du signe de la croix, avaient pénétré à la
suite des croisés jusque dans les contrées les plus lointaines
de l'Orient. Revenus en Europe, plus riches de science et
d'inspiration que lorsqu'ils en étaient sortis, ils voulurent
108 TROISIEME DEGRE DE LA MYSTIQUE DAiNS LHISTOIRE.
essayer leur puissance. L'architecture se prépara donc à
élever partout au Seigneur des temples dignes de lui, à
l'exemple de Salomon. Des loges furent bâties sur le mo-
dèle de l'ancienne loge du temple, et une foule nombreuse
d'artistes, unis entre eux par les liens de l'association, se
répandirent en Europe. Us empruntèrent à l'architecture
antique ses Ugnes et ses formes admirables de simplicité,
le cube oval et équilatéral, le cercle s'allongeant dans lu
colonne, s'élevant en l'air dans la rotonde, et prenant dans
la coupole la forme d'une voûte. Ces formes, pénétrées par
l'esprit du christianisme, devinrent comme vivantes. Le
cube oval et équilatéral prit bientôt dans son développement
la figure de la croix, signe fondamental de toute mystique.
La colonne, s' unissant à d'autres colonnes, devint plus svelte
et plus gracieuse, et put s'élever à une hauteur inconnue
jusque-là ; de telle sorte qu'elle sembla s'animer, passer
du monde purement matériel au monde végétal, et prendre
des proportions non plus seulement physiques , mais orga-
niques. Dans son mouvement d'ascension vers le ciel, on la
vit pousser à droite et à gauche comme des rameaux , et ,
après une longue, lutte entre la ligne horizontale et la ligne
verticale, atteindre enfin la forme de l'arc. Puis, ces arcs
venant à se rencontrer et à s'embrasser, produisirent l'o-
give, qui remplaça Tantique coupole. Les ouvertures
suivent la même loi. Partagées à l'intérieur et bornées des
deux côtés par des piliers, surmontées etremphes d'arcs en
pointe, elles brisent partout la masse obscure et compacte
du temple; et, ouvrant un passage à l'air et à la lumière,
elles donnent à l'édifice tout entier une telle légèreté qu'il
semble dégagé des lois de la pesanteur. La sculpture dé-
core à l'envi l'intérieur et l'extérieur du temple. Ces arts
TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS LHISTOIRE. 109
aussi prirent le caractère de l'époque ;, et remplacèrent la
beauté du nu antique, inconciliable avec l'ascétisme chré-
tien, par la grâce des vêtements, qui, voilant la partie
inférieure de l'homme, semblent le rapprocher des anges
exempts de corps. Mais en revanche, l'art chrétien s'attacha
à faire ressortir la beauté intérieure, qui git au fond même
de l'càme. 11 n'est pas une vertu, et, dans chaque vertu, pas
un degré qui n'ait trouvé sous la main des artistes qu'il a
formés son expression. L'antiquité cherchait surtout à ma-
nifester les passions qui agitent le cœur de l'homme; l'art
chrétien cherche avant tout à purifier les sentiments et les
idées qu'il exprime. C'est surtout dans la peinture sur verre
que cette mystique de l'art se révèle. Puis, les vastes édi-
fices élevés au Seigneur sont remplis par les sons de l'orgue
et les chants du peuple; car la musique a suivi aussi les
autres arts dans leur développement, depuis que l'inven-
tion du contre-point lui a fourni la loi d'une harmonie
plus riche.
Toutes les tendances artistiques de cette époque sont Lepoëmede
exprimées dans le poëme de Titurel comme en un svm- Titurei,etie
bole; et le temple de Gral représente à la fois et l'Église
et la société temporelle. Bâti sur l'Onyx, d'après un plan
tracé par une main supérieure , il est enrichi de tous les
trésors des arts qui florissaient à cette époque. Les nombres
un, deux et trois sont comme les racines d'où s'épanouis-
sent ses lignes et ses formes. L' édifice est rond comme la
terre. Sur le pavé, recouvert d'un cristal transparent, sont
gravés des poissons et des monstres marins; de sorte qu'il
représente la vaste étendue de la mer. La voûte représente
le bleu du ciel, où le soleil et la lune, entourés des étoiles,
parcourent leur carrière. Les quatre évangéhstes repré-
I. 4
110 TROISIÈMI-: nr.GRE DE LA MYSTIQL'E DANS LHISTOIRE.
sentent les solstices et les équinoxes, et le son des cymbales
d'or annonce les sept divisions du jour. Du pavé à la
voûte s'étend l'clher inondé des flots de la lumière^, qui est
doucement réfractée par les figures composées de pierres
précieuses de toutes nuances^ et tracées, d'après le dessin
des plus grands maîtres, sur les vitraux du temple. Tout
autour, le long des murs des chœurs, grimpe une vigne
chargée de grappes d'or entremêlées de fleurs. L'Église
orientale comptait soixante -dix langues et soixante -dix
peuples dans l'antiquité, tandis que l'Église d'Occident en
comptait soixante-douze. De môme aussi, on pouvait comp-
ter dans le temple du Gral soixante-dix ou soixante-douze
chœurs, selon que l'on prenait pour un seul chœur ou pour
deux le double chœur qui était consacré au Saint-Esprit,
et placé du côté de l'Orient; car c'est en Orient qu'a com-
mencé l'histoire, et plus tard l'Église. A l'Occident, où
s'ouvre une des portes qui conduisent au temple, est placé
Torgue avec ses anges qui sonnent de la trompette, comme
figure du jugement dernier ; de sorte que l'édifice repré-
sente dans sa longueur le commencement et la fin des
choses, tandis que dans sa largeur, avec ses deux portes
au nord et au midi, il exprime l'affermissement des temps;
et le bâtiment entier est de cette manière construit sur le
plan de la croix.
Les soixante-douze chœurs ou chapelles, avec leurs au-
tels placés autour du temple, figurent l'Église triomphante,
dont le Saint-Esprit forme le centre ; de sorte que l'année
ecclésiastique tout entière s'y trouve représentée. Mais l'é-
difice est destiné à recevoir en son sein l'Éghse militante,
par les autels où s'accomplit l'auguste sacrifice et par la
chaire d'où sont proclamés les divins enseignements; de
TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS LHISTOIRE. iH
même que sa hiérarchie, est représentée à l'intérieur par
le plan du monument;, et à l'extérieur dans les trente-six
tours qui s'élèvent neuf par neuf aux quatre points cardi-
naux. Chacune d'elles est composée de six étages, symbole
de la hiérarchie ecclésiastique, laquelle se compose des ar-
chevêques, des évêques, des chorévêques, des prêtres, des
diacres et des sous -diacres. Les trois portes, avec leurs
frontons, représentent les trois patriarches qui gouvernent
les trois parties du monde. La tour qui s'élève au-dessus
de toutes les autres, portant à son sommet une pierre
brillante qui sert de phare aux voyageurs, et les deux
cloches, dont l'une appelle au combat, et l'autre à la
prière, représentent la suprématie delà papauté. Sous cette
tour, au centre même de l'édifice, est placé l'autel où l'on
conserve le saint sacrement et la coupe mystérieuse qui ,
après avoir reçu le sang du Rédempteur, a été apportée en
Occident par Joseph d'Arimathie. Sur elle descend chaque
année, au jour du vendredi saint, une colombe merveil-
leuse, qui renouvelle la vertu du sang qu'elle contient ; de
sorte que quiconque la regarde est immortel, et qu'elle
fournit aux hommes ici-bas une nourriture et un breuvage
qui conduisent à la vie éternelle. Les templiers ont été
choisis pour défendre le temple contre les incursions et les
fureurs des peuples du Nord; car c'est au Nord qu'est prin-
cipalement le siège de la puissance du démon. Aussi les
actions de ces héros sont-elles gravées sur les murs exté-
rieurs; et ils ont, tout près de l'égUse, au midi, leur pa-
lais, leur cloître et leur dortoir. Les templiers représentent
les ordres de chevalerie qui ont i-endu à l'Église militante
tant de seiTices signalés.
La science avait pris part, de son côté, à ce développe- ^^ scoiasti-
112 TflOlSIEME DI'GIU; DE I.A MYSTIQUE DANS l'hISTOIIŒ.
ment des arts. Des voyages nombreux et lointains avaient
accru considérablement son domaine^ et il s'était produit
alors un fait analogue à ce qui s'était passé autrefois chez
les Grecs lorsque les conquêtes d'Alexandre ouvrirent aux
explorations de la science les régions inconnues jusque-là,
et fournirent à Aristote de riches matériaux, qu'il sut si bien
coordonner. Les écrits d'ailleurs de ce grand philosophe
furent bientôt connus du monde par une double traduc-
tion ; de sorte qu'aux conquêtes de l'espace vinrent se
joindre celles du temps. Aristote s'était distingué surtout
par la sûreté de son coup d'oeil et par la précision avec la-
quelle il avait saisi les phénomènes du monde visible et in-
visible. Ces qualités si remarquables durent nécessairement
éveiller l'esprit scientifique de l'époque moderne; et sa
méthode avait d'ailleurs l'avantage de répondre au besoin
qui se faisait sentir alors , de classer les matériaux abon-
dants dont on pouvait disposer dans un ordre qui permît
de les embrasser sans peine et sans effort. 11 n'est donc pas
étonnant qu'il ait fourni à la science nouvelle sa forme
et son caractère. Il n'est pas étonnant que des hommes
tels qu'Albert le Grand aient marché sur ses traces, et se
soient appliqués à l'imiter dans l'étude de la matière et de
l'inteligence. Cependant, si la science trouva une base
plus large dans ces études de la nature, elle n'était nul-
lement disposée à y placer, comme celle de notre époque,
son terme et son but suprême; mais elle n'y voyait qu'un
moyen d'étendre en quelque sorte ses ailes pour monter
plus haut. Avant comme après, la parole divine fut pour
elle ce qu'il y a de plus haut et de plus grand; et l'objet
principal de tous ses efforts fut de chercher à bien saisir
le sens des révélations divines, à en tirer par une large
TROISIÈME DEGRÉ DE LA MYSTIQUE DANS L HISTOIRE. 113
synthèse toutes les conséquences qu'elles renferment,
ou à remonter jusqu'à elles par une analyse exacte et
patiente. Or ces deux tendances sont mystiques dans
leur principe et leur nature ; et elles ont beaucoup
d'analogie avec celles qui dominaient dans le syncré-
tisme de l'ancienne école chrétienne. La mystique devait
donc entrer dans la scolastique comme élément essentiel.
Celle-ci devait se produire, comme la continuation de cette
école qu'avaient fondée les anciens Pères de l'Église , et qui
avait été représentée dans un sens bien différent par Scot
Érigène et saint Anselme de Cantorbéry.
Ce que Titurel avait été à la poésie de cette époque, S.Thomas
saint Thomas le fut pour la science. Tous ses écrits renfer- ^
ment, sous une logique exacte et rigoureuse, une mystique
gracieuse et profonde à la fois; aussi peut- on les considé-
rer comme l'expression complète de la science de ce temps.
L'esprit mystique dont ils sont pénétrés est tellement ma-
nifeste que Cordier, dans son introduction aux ouvrages
de r Aréopagite , remplit quatre pages in-folio de citations
des livres du Docteur angélique. Saint Thomas avait cherché
à unir au point de vue de la science l'élément terrestre avec
l'élémenl divin . Le Dante, représentant d'une autre époque,
chercha cette union dans le domaine de la poésie. Lorsqu'il
parut, le mouvement d'ascension produit par l'esprit chré-
tien était arrivé à ce terme où l'on ne peut en quelque
sorte monter plus haut, et d'où il faut, par conséquent,
commencer à descendre. L'empire était affiiibli depuis
longtemps, et lui-même paya de l'exil l'attachement qu'il
témoigna à cette puissance dans les divisions de sa patrie.
Il s'efforça vainement, dans un de ses écrits, de rendre à
l'empire la gloire qu'il avait perdue. Le pouvoir politique
Ii4 TROISIÈME DEGRÉ DE LA. MYSTIQUE DANS L HISTOIRE.
des papes avait également subi de profondes atteintes, et
les temps de l'humiliation et de la captivité approchaient.
Le Dante prit part de très -bonne heure au mouvement
poétique de son époque. Mais la mort qui lui enleva Béa-
trix changea la direction de ses pensées, et les tourna vers
les régions invisibles. Comme il s'était appliqué d'abord à
la science, celle-ci lui apparut sous la forme d'une femme
éclatante de beauté; mais le culte qu'il lui rend lui semble
bientôt un amour faux et trompeur, qui l'empêche de s'at-
tacher aux vrais biens. La laissant donc de côté, il lève les
yeux vers le ciel, et reçoit une science plus élevée; à
savoir, la sagesse divine. A mesure qu'il en approfondit
davantage les mystères, il croit reconnaître en elle les traits
de celle qui fut l'objet de son premier amour, et il com-
prend que la femme qui se présente à lui pour être son
guide n'est que la charité elle-même. Comme tout amour
mystique conduit à la vision , le Dante conçoit dans une
vision poétique le plan de sa Divine Comédie, qui, selon la
tradition, lui fut inspiré par la vision du moine Albérich.
Ce poëme, tout mystique dans sa nature et sa composition,
a aussi tout à fait la forme d'une vision. Il aperçoit l'enfer
sous ses pieds , avec ses neuf cercles qui vont toujours en
se rétrécissant. Au milieu du cône est la demeure de Sa-
tan, et un dixième cercle termine l'édifice. A mesure que
les cercles se rétrécissent, les peines qu'on y souffre aug-
mentent dans la même proportion. Du côté de la terre, et
vis-à-vis de l'enfer, s'élève le purgatoire, dont les dix cer-
cles, par une disposition contraire, vont toujours en s'c-
largissant, et servent à purifier davantage les âmes qui
n'ont pas encore satisfait à la justice divine. De là enfin
s'élève le paradis, à travers les diverses planètes, où l'on
LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODER>'ES. 115
jouit d'un bonheur plus parfait à mesure que l'on monte
davantage ;, jusqu'à ce qu'on arrive, par le ciel zodiacal et
l'empyrée, à la rose mystique où habite la sainte Trinité.
De mênije que Titurel, célébrant la descente du Saint-Esprit
sur le monde, appartient à la période ascendante de cette
époque, ainsi la Divine Comédie marque le moment où
elle commence à décroître.
CHAPITRE IX
Du développement de la mystique parmi les ordres modernes. Réformes
de la discipline religieuse. Ludolf. Saint Piomuald. Saint Alfer. Saint
Gnalbert. Saint Etienne. Saint Bruno. Saint Robert. Des ordres
militaires. Robert d'Arbrissel. Guillaume de Poitiers. Saint ^orbert.
Saint Dominique, Saint François. Saint Bernardin de Sienne. Saint
Philppe Bénizi. Saint Célestin V. Saint Sylvestre. Saint Jean de
Matha. Saint Pierre Nolasque.
Lorsque l'esprit chrétien s" empara des peuples de l'Occi-
dent , les ordres religieux se mirent à la tête de ce mouve-
ment; et leur développement suivit dans ses phases celles
de cet esprit lui-même. Au milieu des inondations des
peuples, saint Benoît et sainte Scolastique, sa sœur,
avaient peuplé l'Europe de leurs monastères; et la tem-
pête de ces temps calamiteux avait répandu au loin cette
précieuse semence. Les Bénédictins, s'aventurant sans
crainte dans les forêts des contrées dépeuplées par les bar-
bares, avaient entrepris généreusement de lutter contre
les éléments déchaînés de la nature et du cœur humain ;
et ils étaient enfin parvenus, après bien des alternatives de
triomphes et de défaites, à se rendre maîtres de ce mou-
116 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
vement tumultueux. Mais presque toujours la nécessité et
la lutte sont plus salutaires à la nature humaine que l'a-
bondance et le repos. Aussi l'ordre de Saint- Benoît se
laissa bientôt amollir par les richesses et les aises de la
vie, et lorsque, sous les derniers Carlovingiens , au com-
mencement du x^ siècle , la tempête se déchaîna de nou-
veau, lorsque les Lombards se précipitèrent sur l'Italie ,
les Sarrasins sur l'Espagne, lorsque le Nord et le Nord-
Ouest furent désolés par les incursions des Normands, le
Nord -Est par les Slaves, et l'Est par les Huns; lorsqu'on
ne vit plus partout que désordre, violence et confusion,
les Bénédictins ne se trouvèrent point en mesure de soute-
nir la lutte contre ces éléments de destruction. La disci-
phne et la règle se relâchèrent, et les moines rentrèrent en
foule dans le monde pour y vivre selon leur gré. Il fallut
donc que la Providence suscitât d'autres hommes pour
rallumer le feu sacré qui allait s'éteindre.
Réforme de Bernon, Odon, Adémar et Odilon furent chargés succes-
la discipline sivement de cette mission. Cluni en Bourgogne fut le
religieuse.
théâtre de leur activité; et l'ordre de Samt-Benoit, reflo-
rissant par leurs soins dans la réforme qu'ils avaient éta-
blie, se répandit bientôt au loin dans une foule innombrable
de moines qui portèrent jusqu'au fond du nord de l'Alle-
magne, dans le monastère d'Hirschau, la ferveur et la dis-
cipline rehgieuse. Les papes avaient, poussés par le cardi-
nal Pierre Damien, entrepris dans deux conciles la réforme
des chanoines réguliers, et les avaient soumis à la règle
de Saint- Augustin . L'Éghse entra ainsi dans le second de-
gré de son développement. Les inondations des peuples
étaient apaisées; celles des idées avaient commencé, et
remplirent la plus grande partie de cette époque. La lutte
LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES. 117
des deux puissances dans la querelle des investitures avait
ébranlé l'Église et l'État jusque dans leurs fondements.
Les éléments mauvais de la nature humaine , déjà si diffi-
cile à contenir dans les temps de paix, se déchaînèrent
dans ces jours de dissolution générale, et rompirent les
digues impuissantes qu'on leur opposait. On vit des prêtres
libertins faire alliance avec une soldatesque effrénée; et
l'on put croire que c'en était fait de la société tout en-
tière. L'Église dut sentir alors le besoin d'employer tous
les moyens et de réunir tous ses efforts pour opposer
au mal des ordres religieux capables d'en arrêter les pro-
grès; et c'est à cela que nous devons l'origine d'un grand
nombre d'associations de ce genre. Mais le respect pour
saint Benoît était encore tel à cette époque que tous les
fondateurs de ces nouvelles communautés embrassèrent sa
règle, avec cette différence que, des deux espèces d'ordres
qu'elle avait trouvés déjà existants^ à savoir, les anacho-
rètes et les cénobites, les uns embrassèrent la vie des pre-
miers, les autres celle des seconds, tandis que d'autres en-
core s'efforcèrent de réunir ensemble la vie commune et
la vie solitaire .
Ludolf avait mené longtemps dans les montagnes de Ludolf.
l'Ombrie la vie d'anachorète. Des compagnons s'étaient
bientôt adjoints à lui; et il avait ainsi fondé, l'an 1001, à
Saint -Avellane, l'ordre de Sainte-Croix, qui fut réformé
plus tard par Pierre Damien. Quelques années plus tard
saint Romuald , après avoir fini ses études auprès du soli- s. Romuald.
taire Marin, et s'être démis de la dignité d'abbé, s'était re-
lire dans les montagnes de Camaldoli, suivi de quelques
disciples qui voulaient imiter sa vie pénitente. Là, dans
une plaine étroite, arrosée de sept sources et plantée de
lis LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
pins, mais couverte de neige les deux tiers de l'année,
ils s'étaient construit des cellules séparées; et, comme
leur nombre s'était accru, le saint leur bâtit en 1009 une
église. Telle fut l'origine de l'ordre sévère des Camaldules.
Et lorsque son fondateur mourut en 1 027 , âgé de cent vingt
ans, dont il avait passé cent dans la solitude, il le vit ré-
pandu au loin dans la chrétienté. Il fut bientôt suivi par
s. Alfer. saint Alfer, qui, né en 993, dans le sud de l'Italie, fonda la
congrégation de Cave, et comptait à sa mort, en 1 050, trois
S. Giialbert. mille moines et cent vingt monastères. Saint Gualbert,
converti miraculeusement au moment oii il se préparait
à tirer vengeance d'un ennemi, avait été containt de se
revêtir lui-môme de l'habit religieux, parce que les frères
n'avaient pas osé le lui doimer, craignant le courroux de
son père. Il fonda vers 1038, à Yallombreuse , sur le mo-
dèle de CamaldoU, oti il avait demeuré quelque temps, un
monastère où l'on s'engageait à suivre dans toute sa ri-
gueur la règle de Saint-Benoît. Un grand nombre d'autres
maisons de ce genre s'élevèrent bientôt, et sainte Humilité
fonda un ordre semblable pour les femmes. La congréga-
tion de Monte-Sasso, fondée en 1060 par Mainrad, se
consacrait aux écoles , aux soins des malades et à la mé-
ditation , et compta bientôt jusqu'à cent quarante monas-
tères.
La France ne tarda pas à se rattacher à cette réaction
salutaire; et bientôt un triple fleuve se répandit de ce
pays dans la chrétienté tout entière. Un de ces fleuves prit
sa source dans la contrée de Muret, dans le Limousin,
> Kiiciuio. lorsque saint Etienne y vint en 1 070. Après s'être fiancé à
Dieu, avec le dernier anneau qu'il avait gardé de toutes ses
richesses, il mena une vie si dure qu'il resta seul pen-
LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES. 119
dant un an, parce que personne n'osait se joindre à lui.
Quelques-uns cependant furent attirés par sa bonté, et
leur nombre devint bientôt considérable. Lorsqu'en 1130
son ordre fut transporté à Grandmont, il prit son nom
de l'église qu'il y avait en ce lieu, et compta bientôt
soixante maisons. Vers 1086, saint Bruno de Cologne, s. Bruno,
effrayé de l'état du diocèse de Reims, qui était ravagé
par son archevêque Manassès, ébranlé par les paroles
d'un ami et enflammé du feu de l'amour divin, s'était
établi dans le désert de la Chartreuse, près de Gre-
noble. C'est là, dans la solitude profonde des forêts, au
milieu des torrents impétueux de ces contrées sauvages,
que prit sa source le second fleuve de la vie monastique,
ou l'ordre des Chartreux, qui sut conserver toujours si
parfaitement sa première ferveur qu'il est le seul contre
lequel le monde n'ait eu rien à dire, le seul qui n'ait eu
jamais besoin de réforme. Aussi a-t-il réalisé sa devise :
Stat crux, dura xohitur orbis. Le troisième fleuve fut
l'ordre de Cîteaux, dont nous avons déjà parlé. Il avait
pris naissance dans le monastère de Molesmes, lorsque
saint Robert en amena une colonie de vingt-un moines s. Robert,
dans le couvent de Cîteaux, pour y pratiquer strictement
la règle de Saint-Benoît. Clairvaux fut la fille de Cîteaux :
et cet ordre fit de tels progrès que cinquante -sept ans
seulement après sa fondation il comptait déjà cinq cents
maisons , et cent ans plus tard plus de dix-huit cents mo-
nastères. Il donna naissance aux Feuillants et à cinq
ordres de chevallerie en Espagne et en Portugal.
Ces ordres étaient ceux de Calatrava en Castille, d'Al- Des ordres
cantara dans le royaume de Léon , de Montèze en Aragon , "^' ^^^^^c^-
d'Ayes et du Christ en Portugal. C'était la lutte contre les
120 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
Muiires qui leur avait donné naissance. Pour arrêter les
progrès de rislamisrae;, qui^ delà côte d'Afrique, menaçait
l'Europe et la chrétienté, il fallait opposer à son fanatisme
le zèle d'un ordre militaire, entièrement dévoué aux inté-
rêts de l'Église. Ces institutions, où le prêtre et le che-
valier se confondaient, étaient nées dans le cours du
xn^ siècle, moins, il semble, pour défendre l'Église en
Occident que pour aller attaquer en Orient l'ennemi du
nom chrétien. Comme les pèlerinages aux saints lieux
devenaient toujours plus fréquents au xf siècle, des mar-
chands d'Amalfi s'étaient consacrés, à Jérusalem, au soin
des pèlerins malades, sous le nom d'hospitaliers de Saint-
Lazare. Lorsque .lérusalem fut conquise par les croisés,
cet hôpital devint bientôt une forteresse. Outre les frères
qui servaient les malades et les pèlerins, et les prêtres
chargés de distribuer les sacrements, il se forma bientôt
une troisième classe de rehgieux militaires qui firent de
la croix une épée et de l'épëe une croix, et l'ordre prit
le nom de Saint-Jean , d'une église dédiée à ce saint. Les
templiers, fondés en 1H8 par Hugues des Payens, se joi-
gnirent bientôt à eux, tandis qu'un troisième ordre, celui
de Sainte-Catherine du mont Sinaï, avait pour but de pour-
voir à la sûreté des pèlerins qui visitaient les tombeaux des
saints ; et les chevaliers de l'ordre de Monzoge, de leur côté,
gardaient les points d'où l'on commençait à apercevoir Jé-
rusalem. Les Hohenstaufen avaient plus tard, devant Pto-
léniaïs, ajouté k ces ordres militaires celui des chevaliers
Teutoniques, qui, s'unissant ensuite aux chevaliers Porte-
(ilaive, se tournèrent contre le Noid et conquirent la
Prusse. La religion et la foi étaient la base de tous ces
ordres; chez les uns, néanmoins, le chevalier, et chez
LA MY^TIQli: DANS LES ORDRES MODERNES. 121
les autres le prêtre;, apparaissait davantage. Ainsi, la cha-
rité des chevaliers de Saint -Jean était si grande qu'ils ad-
mettaient parmi eux même les lépreux, -et qu'ils étaient
obligés par leur règle de choisir un lépreux pour grand
maître, tandis que plus tard, lorsqu'ils prirent le titre de
chevaliers de Rhodes, puis de Malte, ils se servirent de
préférence du glaive. L'héroïsme et la charité des ordres
militaires et hospitaliers ne se bornèrent point à l'Orient ,
mais se répandirent bientôt dans l'Occident; et lorsque le
mal connu sous le nom de feu sacré ravagea l'Europe, et
que les malades venaient de toutes parts chercher du se-
cours auprès des reliques de saint Antoine dans le Dau-
phiné , la noblesse de ce pays fonda pour eux un hôpital ,
et plusieurs nobles se consacrèrent à leur service sous
Gaston , leur chef. Telle fut l'origine de l'ordre de Saint-
Antoine, qui se propagea rapidement en France, en Es-
pagne, en Allemagne et dans d'autres contrées.
Toutes ces fondations germèrent, il est vrai, dans la
seconde période de cette époque de l'histoire; mais elles
n'atteignirent leur plein développement que dans la troi-
sième. Celle-ci apparut comme une sorte de création spi-
rituelle. Il sembla, en effet, que le même esprit qui avait
couvé les eaux de l'abîme, et avait fait sortir l'immense
variété des formes corporelles de la matière plastique où
elles étaient comme enfermées, couvait maintenant avec
la même énergie les éléments spirituels , et leur donnait la
forme qui leur est propre. Ainsi, Robert d'Arbrissel avait uobert
ou^ert le xn® siècle en fondant l'ordre de Fontevrault, tl Arbnssel
composé de frères et de sœurs , mais dans lequel les pre-
miers devaient obéir aux secondes, afin d'honorer Tobéis-
sance de Jésus à l'égard de la sainte Vierge. Toutes les
122 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
maisons, au nombre de vingt, étaient gouvernées par
Tabbesse du couvent de Fontevrault , à quelques lieues de
Saumur. Cette institution fut imitée plus tard dans le Nord
par Brigitte, mère d'une sainte et sainte elle-même, dans
Tordre qu'elle fonda.
Guillaume Guillaume, comte de Poitiers et duc de Guyenne, ce
■ grand ennemi de l'Église, que saint Bernard avait excom-
munié, était allé à Jérusalem pour se faire absoudre de
l'excommunication. Là il devint un saint, et rétablit F ordre
déchu des Ermites, qui, sous le nom de Guillelmites, s'é-
tendit promptement en France, dans le nord de l'Alle-
magne et en Bohême, tandis qu'un autre Guillaume fondait
un ordre semblable dans le sud de l'Italie, sur une mon-
tagne où Virgile avait habité, disait -on. Cependant saint
s. Norbert. Norbert, né vers 1080, près de Clèves, était venu dans le
désert de Coucy, au diocèse de Laon, et avait bâti, en
I H 9, une égUse au lieu même où , après avoir prié Dieu ,
il avait vu des hommes vêtus de blanc marcher en pro-
cession avec des croix et des flambeaux , et il avait nommé
ce lieu Prémontré, parce que Dieu le lui avait montré d'a-
vance. L'ordre qu'il y fonda était si pauvre qu'au com-
mencement les frères n'avaient rien en propre qu'un seul
âne qui leur apportait de la forêt du bois qu'ils faisaient
vendre au marché de Laon, afin d'avoir du pain ; et la règle
y fut tellement sévère pendant cent vingt ans qu'il était
défendu de manger des œufs, du fromage ou du laitage. La
propagation de l'ordre des Prémontrés fut si rapide que,
du vivant de saint Norbert, il comptait déjà dix mille reli-
gieux , et que , trente ans après sa fondation , il se trouva
au chapitre général cent abbés de France et d'Allemagne.
II envoya des colonies jusque dans la Syrie et la Palestine,
LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES. 123
et fut partagé en trente provinces, mille abbayes d'hommes,
cinq cents de femmes et trois cents doyennés. Le même
zèle s'était éveillé parmi les chanoines réguliers; et, pen-
dant que quatre prêtres d'Avignon fondaient Saint-Rus,
sous la règle de Saint- Augustin, Gilbert, évêque de Lin-
coln, donnait, en 1 148, la môme règle aux Gilbertins en
Angleterre. D'autres associations du même genre se déve-
loppaient ailleurs; et Louis le Gros, en 1 1 1 3, bâtit l'abbaye
de Saint-Victor à Paris, pour les chanoines réguliers de ce
nom. Guillaume de Champeaux, qui s'y était retiré, avait
continué néanmoins ses leçons publiques à l'université.
D'autres en firent autant après lui; et cette communauté
devint un foyer de science, d'érudition et de piété; de
telle sorte qu'à plusieurs reprises cette célèbre abbaye se
trouva avoir gardé seule la rigueur primitive de la règle
pendant que toutes les autres maisons qui dépendaient
d'elles s'étaient relâchées.
Les temps étaient venus où deux grands saints allaient Saiut Domi-
fonder deux ordres qui ont rendu à l'Église d'immenses "'^'^'^"
services. Dominique, né à Calahorra, en 1170, s'était fait
Augustin à l'âge de vingt -trois ans. Sa charité était telle
que non -seulement il vendit ses livres pour secourir les
pauvres, mais qu'il offrit de se vendre lui-même pour ra-
cheter de la captivité des Maures le fils d'une pauvre veuve.
Parcourant le Languedoc avec l' évêque d'Osma, il apprit à
connaître l'hérésie manichéenne des Albigeois, et prévit les
dangers dont ils allaient menacer l'Église. 11 eut pitié du
pauvre peuple séduit par ces imposteurs; et, envoyé par
iimocent IIl en mission dans ces pays, il reconnut bientôt
que l'austérité par laquelle les ' prétendus saints de la
secte égaraient la foule ne pouvait être contre-balancée que
s. Fram-oi*
124 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
par ruiistérité vraiment évangélique de ceux que l'Église
envoyait pour les convertir. 11 avait donc entrepris sa mis-
sion à la manière des apôtres ;, marchant nu-pieds^, sans ar-
gent, et s'abandonnant tout entier à la Providence. Il avait
réussi à convertir de cette manière plus de cent mille héré-
tiques. Lorsqu'on envoya contre eux une armée comman-
dée par le comte de Montfort, il marcha à la tête des troupes
le crucifix à la main; et Simon se plaisait à reconnaître
qu'il dut plus d'une fois la victoire à ses prières. Mais le
saint avait compris que, lorsqu'il faut lutter contre un
grand nombre, le zèle d'un individu est peu de chose, et
qu'il faut opposer à l'ennemi des forces compactes et réu-
nies dans un but commun. C'est ainsi qu'il conçut l'idée
d'un ordre dont les membres, renonçant à tout, de-
vaient se consacrer principalement à cette œuvre. Inno-
cent III approuva son dessein, et la première maison de
l'ordre des Frères Prêcheurs fut établie à Toulouse en 1210.
Envoyé partout pour combattre les fausses doctrines de
l'époque, cet ordre fit de rapides progrès, parce qu'il ré-
pondait à un besoin du temps; de sorte qu'au second cha-
pitre général, cinq ans- après sa fondation, il était partagé
en huit provinces, et comptait cinquante-six monastères;
et il devint bienhM un des ordres les plus florissants de
toute la chrétienté.
A côté de lui, saint François d'Assise était arrivé par
d'autres voies au même but. La voix qui lui avait dit :
Fi-ançois, va relever ma maison qui menace ruine, lui avait
montré sa route. Les plus grands dangers menaçaient alors
en effet l'Église. Saladin venait de prendre Jérusalem;
Frédéric II commençait à persécuter l'Éghse et le Saint-
Siège; les Vaudois, les Cathares, les Patarins désolaient
LA MYSTIQUE DA^iS LES ORDRES MODEREES. 12o
ritalie et l'est de la France, tandis que les Albigeois rava-
geaient les contrées de l'Ouest et de l'Espagne , et les Ana-
baptistes l'Allemagne. L'Église et l'État étaient à peu près
dans la même position qu'au temps de l'empereur Henri IV.
Douze compagnons, émus par la grandeur du péril, s'é-
taient unis à François; il fonda avec eux l'ordre des Frères
Mineurs ;, tandis que sainte Claire fonda, sous sa direc-
tion , celui des Clarisses. Tous se proposaient d'imiter la
vie pauvre du Sauveur. Ils avaient touché l'endroit sensi-
ble de cette époque ; aussi leur ordre se propagea avec une
incroyable rapidité, non par la protection des grands, ni
par la sagesse de ce monde, ni par l'abondance des biens
de la terre , mais au contraire par le mépris de toutes ces
choses, par la soif et la faim, par le froid et la nudité et
par toutes les autres privations; de sorte qu'en 1219, au
premier chapitre général à Assise, il se trouva déjà cinq
mille frères; et la parole du saint fut si puissante que,
parmi les autres assistants, cinq cents prirent l'habit. En
1262, avant la mort de Gille, le dernier des douze com-
pagnons de François, Alexandre IV pouvait adresser une
bulle à ses fils bien-aimés les frères de l'ordre des Mineurs
dans le pays des Sarrasins, des Grecs, des Bulgares, des
Cumans, des Éthiopiens, des Syriens, des Ibériens, des
Alains, des Chasares, des Goths, des Zechs, des Ruthé-
niens, des Jacobites, des Nubiens, des Géorgiens, des
Arméniens, des Indiens, desTartares, des Hongrois et des
autres peuples de l'Orient.
L'arbre planté par saint François eut une telle fertilité
qu'au témoignage de Louis de Grenade il surpassait, pour
le nombre des provinces , des maisons et des profès, tous
les autres ordres pris ensemble. 11 n'est pas étonnant que,
126 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
dans ce mouvement qui entraînait les âmes vers l'ordre des
Mineurs, un grand nombre y soient entrés sans avoir
éprouvé suffisamment leur vocation. Cette cause, jointe à
plusieurs autres, telles qu'un commerce fréquent avec le
monde, les subtilités de l'école, auxquelles plusieurs s'at-
^ tachèrent d'une manière excessive, tout cela dut exercer
une influence fâcheuse sur cet ordre, d'ailleurs si recom-
mandable à tant de titres, et nécessita plusieurs réformes.
s.Bernardin La première fut entreprise par saint Bernardin de Sienne,
de Sienne. ^^^ ^^^ éloquence faisait appeler la trompette du ciel et
une source d'eau vive. Rejetant toutes les dispenses accor-
dées par les papes, il garda la règle pure de Saint-François.
Ceux qui le suivirent s'appelèrent Observantins , et les au-
tres Conventuels. Quelques réformes furent néanmoins en-
treprises encore parmi ces derniers, et Léon X les réunit
toutes sous le nom de Réformés. Cependant, en Espagne,
Jean de la Puebla avait fondé la réforme des Récollets,
tandis que Molina fondait celle des Capucins. Toutes ces
transformations répondaient aux divers besoins de cet
ordre, dans lequel, à cause du nombre considérable de ses
membres, devaient se produire nécessairement des ten-
dances bien différentes. Les Conventuels comptaient en-
core au xvu^ siècle trente et une provinces , quinze cent
vingt maisons et trente mille frères, et leurs réformés cin-
quante couvents; les Observantins, les Récollets et les
Déchaussés comptaient nsemble quatre-vingt-quinze pro-
vinces et deux mille trois cents maisons; les Capucins,
quarante-deux provinces, douze cent quarante couvents, et
dix-sept mille deux cent soixante-cinq frères ; les Tertiai-
res, liés par des vœux, dix-sept provinces, trois cent vingt-
sept couvents et troismille neuf cent quatre-vingt-dix profès.
LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES. 127
Les Clarisses, les Capucines et les Annonciades comptaient
trois mille huit cent cinquante couvents et soixante-treize
mille neuf cents religieuses, tandis que le nombre des
membres des ordres réformés s'élevait à cent vingt mille.
On pourrait croire que l'ordre de Saint -François avait s. Philippe
absorbé toutes les vocations de la vie religieuse et comblé ^"^""
la mesure du possible en ce genre; mais il n'en fut pas
ainsi, et de nouveaux ordres surgirent encore, tant la sève
catholique était puissante à cette époque. Sept marchands
de Florence fondèrent en 1232, sous la conduite de saint^
Phihppe Bénizi, l'ordre des Servîtes de la bienheureuse
Vierge Marie, qui s'étendit bientôt en France, en Allemagne
et dans les Pays-Bas. Puis un second et un troisième ordre
d'Annonciades s'élevèrent, destinés à recevoir les femmes
qui désiraient vivre entièrement séparées du monde, et
garder néanmoins la vie commune. En 1196, quelques gen-
tilshommes de Milan, ayant échappé à la prison, fondèrent
l'ordre des Humiliés, qui ne tarda pas à dégénérer, et finit
d'une manière ignominieuse au temps de saint Charles.
Pierre Mouron, qui fut plus tard le pape Célestin Y, fonda S. Céles-
vers 1244 l'ordre des Célestins, sous la règle de Saint-
Benoît. Et malgré son austérité, il compta bientôt treize pro-
vinces et cent vingt couvents en Italie, en Allemagne, en
France et dans les Pays-Bas. Presque en même temps, saint
Sylvestre d'Osimo, près de Lorette, fonda l'ordre contem- s.Sylvestre.
platif des Sylvestrins. Dans le siècle suivant, Tolomei de
Sienne fonda l'ordre du Mont des Oliviers; puis Jean Co-
lumbin fonda celui des Jésuates en 13o0. On vit encore
surgir celui du Saint -Sacrement , les Cellites et les Hiéro-
nimites. Saint François de Paule fonda en 1452 l'ordre des
Minimes; puis un certain Tysserand fonda celui desMade-
128 LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERISES.
lonnettes, pour les femmes qui veulent se retirer du
monde, afin de faire pénitence.
Cependant la tournure fâcheuse que prirent en Orient
les affaires produisit un double effet sur les ordres reli-
gieux d'Occident. Ceux qui s'étaient établis en Orient fu-
rent contraints de refluer vers l'Occident et d'y chercher
un refuge. Ainsi, par suite de la paix désavantageuse que
l'empereur Frédéric II avait conclue en 1229 avec les Sar-
rasins , les Carmes prirent la résolution de quitter la Syrie
fpour venir s'établir en Europe, après qu'une vision d'A-
lain, leur général, eut dissipé tous leurs doutes à ce sujet.
Ils vinrent d'abord dans l'ile de Chypre, puis ils passèrent
avec les croisés en Sicile. Ils s'étaient partagés en nations:
les Anglais s'établirent en Angleterre vers 1240. Les Pro-
vençaux prirent pied d'abord à Marseille, puis de là ils se
répandirent en Aquitaine , en Espagne , dans le nord de la
France et en Allemagne , tandis que ceux de Sicile fon-
dèrent des maisons dans la Fouille et dans le reste de
l'Itahe, de sorte que bientôt, outre la congrégation de
Mantoue, qui avait quarante-cinq maisons, l'ordre compta
trente-huit provinces. Il comprenait les deux sexes, fut ré-
formé plusieurs fois, mais conserva toujours cet amour de
la retraite et de la contemplation qui l'avait distingué dès
son origine; et c'est pour cela qu'encore aujourd'hui, dans
chaque province, il y a un couvent situé dans quelque so-
litude, près duquel sont bâties des cellules pour ceux qui
veulent mener la vie des anachorètes. L'ordre des Carmes
avait pris naissance au Mont-Carmel en 1 1 80, et ce fut saint
Albert, patriarche de Jérusalem, qui lui donna sa première
règle. Pour eux, par suite de cet esprit mythique propre à
l'Orient, ils prétendent descendre du prophète Élic par
1
LA mSTIQUE DA>S LES ORDRES MODERNES. 12!)
Elisée^ Obadia, les Esséens, Enoch d'Amathie, disciple de
révangéliste saint Marc^ et Jean II, patriarche de Jérusalem.
Les ordres militaires, chassés de la terre sainte par les
Sarrasins, suivirent bientôt les Carmes, et vinrent comme
eux s'étabhr en Europe. Mais l'état de TOrient influa d'une
autre manière encore sur l'Europe. Les dangers dont étaient
menacés les pèlerins de la terre sainte fu'ent bientôt sentir
le besoin de venir à leur secours; et comme l'Église, dans
sa merveilleuse fécondité, trouve toujours de quoi satisfaire
aux nouveaux besoins que le temps produit ou révèle, elle
ne manqua point à sa mission en cette circonstance.
Lorsque Jean de Matha, né en Provence en 1 160, fut or- s. Jean de
donné prêtre, au moment où l'évêque, lui imposant les ^^^^'
mains, prononçait ces paroles : Reçois le Saint-Esprit, on
aperçut au-dessus de la tête du saint une colonne de feu.
Et lorsque, disant sa première messe dans la chapelle de
l'évêque de Paris, il levait la sainte hostie, tous les assis-
tant virent apparaître sur l'autel un ange vêtu de blanc,
ayant sur la poitrine une croix rouge et bleue, tenant les
mains croisées sur la tête de deux prisonniers, dont l'un
était un chrétien et l'autre un Maure. Les assistants éton-
nés conseillèrent au jeune prêtre d'aller à Rome rendre
compte au Pape de ce qui venait de se passer. Mais lui,
craignant l'éclat, se retira dans leValois, auprès d'un ermite
nommé Félix, et tous deux passaient leur vie dans le jeune
et la prière. Or un jour qu'ils s'entretenaient près d'une
source où ils avaient coutume de puiser de l'eau pour leur
usage , ils virent un cerf blanc qui portait entre ses cornes
la même croix. D'autres visions leur ayant indiqué qu'ils
devaient aller à Rome, ils se décidèrent enfin à faire ce
voyage, et furent présentés à Innocent IIL Le pape ordonna
iZO LA MYSTIQUE DANS LES ORDRES MODERNES.
des prières; et comme il élevait l'hostie à la messe, en pré-
sence de tout le clergé, la même forme qui avait apparu à
Parig apparut en cet instant. Le pape leur permit donc de
fonder un nouvel ordre, et leur donna pour habit celui de
la vision. Et comme les trois couleurs désignaient la Tri-
nité, ils s'appelèrent Trinitaires, et se consacrèrent au ra-
chat des captifs. Hic est ordo approbatus, non a sanctis
f'abricatus , sed a solo summo Deo , avait dit le grand pape
Innocent III. Cet ordre compta parmi ses membres les
hommes les plus considérables de l'époque, et la bénédic-
tion de Dieu reposait sur lui d'une manière visible. Tant
que durèrent les croisades , les frères suivirent les armées,
encourageant, consolant les croisés, soignant les malades
et délivrant les prisonniers. Lorsqu'ils n'eurent plus rien à
faire en Palestine, ils cherchèrent dans les États Barbares-
ques, au Maroc, en Egypte, un autre théâtre pour leur zèle.
Rien ne pouvait les arrêter, ni les périls de la mer ni les
mauvais traitements des infidèles. Ils apparaissaient par-
tout comme des anges consolateurs, et des miUiers de cap-
tifs leur durent la vie et la liberté. Cependant saint Pierre
Nolasque, dans le Languedoc , porta plus loin encore le dé-
vouement en fondant l'ordre de ^'otre-Dame de la Merci,
dont les frères devaient vendre non-seulement tous leurs
biens, mais encore leur personne, pour la délivrance des
captifs. Et, de leur côté, les hospitaliers du Saint-Esprit,
avec leurs nombreuses ramifications embrassant les deux
sexes , se consacrèrent avec un zèle admirable aux soins des
pèlerins et des nécessiteux.
Ainsi Marthe et Marie avaient leur part dans l'Église, et
la vigne du Seigneur était chargée de fruits, tous produits
par le double germe que saint Augustin et saint Benoît y
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 131
avaient déposé. Mais, pendant que les ecclésiastiques cher-
chaient ainsi à multiplier leurs forces par l'association, le
même besoin se faisait sentn* parmi les laïques, et ce fut
saint François d'Assise qui le premier eut la pensée de le
prévenir. En 1221, pressé par une grande multitude de
chrétiens qui désiraient s'associer de quelque manière à ses
deux ordres, il fonda pour eux une troisième congrégation,
celle des Tertiaires, composée de personnes vivant dans le
monde sans faire de vœux, mais soumises à une règle qui
avait pour base les conseils évangéliques , et pour but de
conduire à une vie plus parfaite. Les Dominicains, les
Carmes, les Prémontrés adoptèrent cette institution, et
l'on vit une multitude incroyable de personnes de tout sexe
et de toute condition s'enrôler par milliers dans ces saintes
congrégations. Déjà Lambert Begha avait réuni en 1170,
dans les Pays-Bas, des femmes qui sentaient le besoin de
méditer en commun la parole de Dieu et de chanter ses
louanges. Elles portaient une robe grise et un voile blanc,
et, sous le nom de Béguines, elles s'étaient répandues dans
toutes les directions; de sorte que lorsque l'institut fut dis-
sous par Jean XXII , à cause des abus que les Béghards y
avaient introduits, il s'en trouva plus de trois cent mille en
Allemas^ne seulement.
CHAPITRE X
Développement de la mystique dans la solitude du cloître. Sainte Hil-
degarde. Les monastères d'Cnteiiinden, deThoss,de Schonens-
teinbach, d'Adelhausen , de Waldsassen. Les béguines. Hugues et
Richard de Saint-Victor.
La mystique avait dû nécessairement se développer dans
ces maisons si nombreuses, ouvertes à ceux qui sentaient le
132 DE 1,.\ MYSTIQUE DANS LE CLOITRE.
S'» iiiMe- l)esoin d'une vie plus parfaite. Sainte Hildegarde peut être
'^' considérée comme l'expression de ce développement à
cette époque. Née en 1008, elle avait été placée à l'âge de
huit ans dans le couvent du mont Dysibode^ et coniiée aux
soins de la bienheureuse Jutte. Déjà à l'âge de trois ans,
comme elle l'avoua plus tard au prêtre Yibert, elle avait
été inondée d'une lumière intérieure qu'elle ne pouvait
exprimer encore, n'ayant point de mots pour cela. Depuis
l'âge de huit ans jusqu'à quinze, ses visions se multi-
phèrent , et elle en parlait avec une admirable simplicité ;
de sorte que ceux qui l'entendaient se demandaient d'où
lui venaient ces choses, et qui lui mettait ces paroles sur
les lèvres. Elle commença elle-même à observer ce qui se
passait en elle, et s'étonnait que, pendant qu'elle avait ces
visions au dedans de son àme , elle continuait malgré cela
de voir les choses extérieures. |^t comme, d'un autre côté,
elle n'entendait rien dire de semblable aux autres sœurs,
elle se mit à cacher avec soin les visions dont elle était fa-
vorisée. Beaucoup de choses extérieures lui restèrent in-
connues, à cause des maladies fréquentes auxquelles elle
l'ut sujette depuis sa naissance, et qui détruisirent sa santé.
Tourmentée par ses doutes, elle demanda un jour à sainte
Jutte si, outre les choses du dehors, elle voyait encore quel-
que autre chose ; mais celle-ci, n'a)antpoint devisions, ne
sut que lui répondre. Hildegarde devint inquiète, et n'osait
plus lui révéler son état intérieur. Elle continua cependant
à prédire l'avenir lorsque ses visions étaient telles qu'elle
ne pouvait les contenir. Mais ensuite elle avait honte de
s'être conduite comme un enfant; elle fondait en larmes,
et regrettait de n'avoir pas gardé le silence. Jutte avait
écrit plusieurs des choses qu'elle lui avait contiées , et les
V^ DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 133
avait communiquées à une autre sœur. Elle raconte entre
autres choses que^, lorsque Hildegarde était âgée de quarante-
deux ans et sept mois, une lumière de feu, partant du
ciel, pénétra son cerveau, sa poitrine et son cœur, sem-
blable aune flamme qui échauffe sans brûler, à la manière
du soleil. A partir de ce moment, elle eut l'intelligence
des livres saints, et particulièrement du Psautier et des
Évangiles, sans connaître toutefois la signification des
mots en particulier, ni la division des syllabes ou les autres
règles de la grammaire. Elle apprit aussi, sans aucune le-
çon, à chanter les louanges de Dieu et des saints; car Jutte
lui avait appris seulement à chanter les psaumes, et elle
savait à peine épeler.
On voit clairement par ces communications que sainte
Hildegarde avait été dès son enfance naturellement clair-
voyante, que cet état de clairvoyance, par suite de ses
progrès dans la vie ascétique, avait passé dans le domaine
delà grâce, et qu"à Fàge de quarante-deux ans son ini-
tiation à cet ordre supérieur fut complète. A partir de ce
moment aussi sa vie prend un caractère plus sérieux en-
core. Les visions continuent : son àme, portée par l'esprit
de Dieu comme une plume légère dans l'air, est élevée jus-
qu'au firmament; elle parcourt les diverses régions de l'at-
mosphère, s'étend dans les espaces, visite les peuples elles
contrées les plus lointaines, voit tout en détail, mais non
avec les yeux du corps, entend tout au fond de son àme, à
chaque heure du jour et delà nuit, ses sens étant parfaite-
ment éveillés, sans aucun ravissement, mais avec une con-
science pleine et entière de ce qui se passe en elle. Une voix
lui commande d'écrire ce qu'elle voit et entend. Elle dif-
fère d'exécuter cet ordre, par crainte du jugement des
4*
<34 DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOÎTRE.
hommes et aussi par modestie; mais elle est affligée d'une
A iolente maladie, qui ne cesse qu'après qu'elle a découvert
le tout à son confesseur, et que, d'après le conseil de ce-
lui-ci, elle a commencé à écrire. Le mont Rupert, près de
Bingen, lui est montré dans nne vision, et elle reçoit l'ordre
d'aller s'y établir avec ses sœurs. Effrayée par les difficul-
tés de l'entreprise et par les contradictions des hommes,
elle diffère encore cette fois, et est affligée d'une nouvelle
maladie. Elle perd la vue, et ses membres deviennent tel-
lement pesants qu'elle est obhgée de rester couchée, et
souffre des douleurs intolérables, jusqu'à ce qu'elle ait
nommé le nouveau séjour qui lui avait été montré dans sa
vision, après quoi elle recouvre la vue, mais non la pléni-
tude de sa santé. L'abbé, le couvent et tout le peuple s'op-
posent à son départ et la prennent pour une folle , et elle
retombe malade. Trente jours de suite, elle est obligée de
rester couchée, et son corps est brisé par des crampes vio-
lentes. Son sang se dessèche dans ses veines, et la moelle
dans ses os; et ses sœurs attendent le moment de sa mort.
Mais voici qu'elle aperçoit, dans une vision, une troupe
d'anges, de ceux qui ont combattu avec le dragon. L'un
d'eux lui dit : « Courage; pourquoi t' endormir dans la
« sagesse? Chasse tes doutes, et tu verras. 0 astre radieux,
« tous les aigles te verront; le monde s'attristera, mais
« l'éternité sera dans la jubilation. Aurore, élève-toi vers
« le soleil. » Puis la troupe des anges chanta d'une voix
déUcieuse : « Message d'allégresse ! les messagers se sont
« tus; le moment du départ n'est pas encore venu. Lève-
« toi donc, ô vierge ! » Elle revient aussitôt à elle, reprend
ses forces, et obtient une santé passable.
Le départ de la communauté eut lieu. Hildegarde écrivit
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 135
ses visions; une main amie rangea les mots d'après les
règles de la grammaire, sans rien ajouter ni changer, et le
manuscrit fut présenté d'abord à l'archevêque de Mayence,
puis, à Trêves, au pape Eugène III. Saint Bernard avait d'a-
bord éprouvé son esprit et sa vie. Ses écrits furent approu-
vés après un examen sérieux. Encouragée par là, elle écri-
vit le livre intitulé : Scivias, qui renferme ses visions, puis
une exposition des Évangiles; d'autres explications sym-
boliques des saintes Écritures et plusieurs livres sur la
nature des éléments^, de l'homme et des diverses créatures.
Le bruit de son nom s'était répandu au loin, et l'on s'a-
dressait à elle de toutes parts pour recevou' d'elle des con-
solations^ des conseils ou des leçons. Elle lisait dans l'âme
de ceux qui venaient la voir, et elle fut bientôt pour ses
contemporains^ dans l'ordre de la grâce, ce que les Alrunes
du paganisme étaient dans le domaine de la nature. Elle
reçut et écrivit un grand nombre de lettres. Parmi les der-
nières, il nous en est resté cent trente-huit. Les papes Eu-
gène, Anastase, Adrien et Alexandre, des archevêques, des
évêques, des abbés, les empereurs Conrad et Barberousse,
des princes de tous rangs entretenaient avec elle ce com-
merce épistolaire. L'empereur Barberousse rappelle dans
une de ses lettres qu'ill'a vue dans son palais d'Ingelheim,
et qu'il se souvient encore de ce qu'elle lui a prédit. Elle
lui répond que, dans une vision, elle l'a vu entraîné dans
beaucoup d'égarements, et l'avertit de prendre garde à lui,
et de régner comme il convient à un empereur. Elle a pour
tous des avertissements, des paroles qui élèvent et qui
mspirent. Ses visions ont le style sublime et prophétique
de l'Ancien Testament et de l'Apocalypse ; elles renferment
des images grandioses et symboliques et des contrastes
i36 DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE.
frappants. Ce sont les sept péchés mortels qui lui appa-
raissent sous la forme de bêtes, ici comme un paon, le-
quel tantôt regarde la terre et tantôt blasphème Dieu ; là
comme un serpent qui, couvant son venin, déroule ses
longs anneaux; ailleurs comme un porc qui se vautre dans
la fange en grognant contre Dieu. L'avarice lui apparaît
comme un chameau chargé des trésors de l'Église, et la
violence sous la forme d'un sanglier. Puis, s'élevant au-
dessus des ténèbres qui renferment ces bêtes , elle con-
temple le ciel; elle voit le trône de l'Ancien des jours envi-
ronné de lumière et ceint de l'arc-en-ciel. A la droite du
Père est un homme brillant de jeunesse, sur lequel repose
une colombe; puis, les cieux retentissent des plus doux
chanis, et les quatre animaux prophétiques se meuvent
autour du trône. Mais il se remue quelque chose aussi
dans les ténèbres : la nuit essaie de couvrir le ciel , et les
bêtes qu'elle renferme se lèvent furieuses. La trompette
sonne; les armées se préparent au dernier combat. L'A-
gneau vient devant le trône implorer miséricorde ; l'épée
est remise dans le fourreau, et un nouveau délai est ac-
cordé au monde. Le regard de la voyante pénètre les pro-
fondeurs de l'avenir et les destins qu'elles renferment.
Beaucoup d'autres étaient, comme Hildegarde, favorisées
de ces dons singuliers; et ceci ne peut paraître étonnant
pour celui qui considère la fécondité des ordres rehgieux à
cette époque. La nature prodigue partout les germes, afin
d'assurer par là la récolte des fruits contre les chances dé-
favorables qui sont toujours si nombreuses ; il en est de
même dans l'ordre moral et dans l'ordre surnaturel. Parmi
les multitudes qui affluaient dans les monastères, et dont
le plus grand nombre y était attiré par une véritable voca-
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 137
tion, il devait nécessairement s'en trouver beaucoup en qui
l'esprit de Dieu, s'emparant de toutes leurs puissances,
opérait avec toute la force d'un instinct divin. Ceux-ci,
une fois entrés dans ces pieuses retraites, y trouvaient
tout ce qui pouvait cultiver et développer ces disposi-
tions; une vie séparée du monde, exempte de toute dis-
traction, qui, concentrant toutes leurs puissances par
l'habitude du recueillement, en augmentait ainsi consi-
dérablement l'énergie; une discipline, résultat d'une
longue expérience, et qui, contenant la vie dans de justes
limites par une sorte de nécessité extérieure, leur épargnait
beaucoup de luttes inutiles; une suite non interrompue
d'exercices, qui, pratiqués avec zèle et ferveur, devaient
détacher de plus en plus les ailes de leuràme, et en élargir
le vol. La méditation, la prière devaient augmenter tou-
jours davantage en eux, et dans les autres autour d'eux,
le feu de la charité ; et les indifférents eux-mêmes ne pou-
vaient échapper tout à fait à cette sainte contagion. Les
plus fervents , se sentant soutenus et portés par le zèle de
leurs compagnons, y trouvaient un point d'appui pour
s'élancer plus haut encore. Lorsqu'ils étaient entrés de
cette manière dans le domaine de la mystique, l'œuvre
mystérieuse , commencée au fond de leur àme, n'était trou-
blée par aucune distraction extérieure; car le monde n'ap-
prochait point de ces .pieux asiles , du moins pendant les
premières années, toujours les plus dangereuses de la vie
monastique. La curiosité, si puissamment attirée par ce
qui est extraordinaire ou singulier, ne trouvait guère d'ali-
ments dans cette vie recueillie et solitaire ; ils se trouvaient
donc exempts par là des tentations auxquelles les somnam-
bules naturels ont coutume de succomber dans le monde.
138 DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE.
Ceux-ci se trouvent transportés dans une région qui leur
est entièrement inconnue , où ils ne voient aucun sentier
tracé, aucune règle sûre, où aucun guide ne conduit leurs
pas. Ceux-là, au contraire, marchaient sur une route où
beaucoup d'autres avaient marché avant eux. Toujours liés
par Tobéissance, ils ne perdaient jamais pied, pour ainsi
dire, même dans leurs élans les plus sublimes. Dirigés par
leurs confesseurs, ils profitaient de toutes les expériences
qui avaient été faites en ce genre. Leurs états se dévelop-
paient sous l'œil de leurs guides, à qui ils étaient tenus de
découvrir les plus secrets replis de leur cœur, et qui pou-
vaient toujours, de cette manière, étudier et juger ce qui
se passait en eux. Et s'il échappait à ceax-ci quelque chose,
leur inattention ou leur ignorance était toujours réparée
par la vigilance exacte et continuelle des autres membres
de la communauté, qui ne pouvaient manquer à la longue
de découvrir l'illusion, si elle avait lieu. Si donc nous pou-
vons espérer quelques éclaircissements sûr ces états ex-
traordinaires et sur les phénomènes qui en sont l'effet, ils
ne peuvent venir assurément que de ce côté.
Nous ne devons donc pas être étonnés que ces états aient
été si fréquents dans les monastères , et que les documents
authentiques qui les constatent se soient accrus avec le
nombre des cas. Les monographies nombreuses des divers
monastères nous apprennent sur ce point les choses les plus
intéressantes et les plus curieuses. Ainsi, par exemple,
nous y voyons que le couvent d'Unterlinden , à Colmar,
était, dans le xni^ et le xw" siècle, une véritable école de
mystique pratique. Quelques pieuses veuves l'avaient
fondé en 1232, et avaient embrassé la règle de Saint-
Dominique. Cette maison fit de rapides progrès, grâce
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 139
à la discipline sévère qu'on y observait. Elle eut de
bonne heure pour prieure Catherine de Gebsweiler,
femme supérieure sous tous les rapports, capable de com-
prendre et de juger tout ce qui se passait autour d'elle, et
dont le récit mérite, par conséquent, toute croyance. Le
Chartreux Tanner de Fribourg a publié le premier son
livre, et Pez l'a inséré dans le huitième volume de La Bi-
bliothèque ascétique. Elle était entrée dans le monastère à
l'âge de dix ans, et y mourut à Tàge de quatre-vingts ans.
Losqu'elle écrivit son livre, elle avait déjà vécu près de
soixante-dix ans dans la maison; de sorte qu'elle était par-
faitement en état de rendre compte de tout ce qui s'était
passé pendant ce temps; et pour les trente années qui
avaient précédé son entrée dans la maison , elle avait pu
apprendre, dans sa jeunesse, par des témoins oculaires, les
faits extraordinaires qui s'y étaient passés. Elle affirme elle-
même d'ailleurs que tout ce qu'elle raconte est parvenu à
sa connaissance par cette double source. Son récit, qui
renferme à peu près cent ans, et qui a été continué en par-
lie après elle , doit donc être considéré comme un témoi-
gnage authentique relativement aux faits qu'elle raconte,
d'autant plus qu'elle écrivait sous les yeux du monastère
entier, et que les religieuses dont elle racontait la vie
avaient vécu et agi également sous les yeux de la commu-
nauté. L'étabhssement de cette maison coïncidait avec l'é-
poque de confusion et d'anarchie qui se produisit dans
l'empire après l'extinction de la maison des Hohenstaufen.
Mais celles qui l'habitaient en avaient fait comme une
oasis de. paix au milieu du tunmlte et des troubles de
cette époque.
L'une d'elles, Hedwige de Gundelsheim, avait éprouvé
140 DE LA MYSTIQUE DA>S LE CLOÎTRE.
elle-même la violence de ces temps barbares. Ses parents
lui avaient cherché un époux. Elle devait, d'après la cou-
tume du pays, comme signe de ses fiançailles, mettre en
même temps que son fiancé le pouce sur une épée nue;
mais elle s'y refusa avec une constance que rien ne put
ébranler; et lorsqu'on voulut employer la force , on ne put
parvenir à remuer son bras. Les parents, la croyant ensor-
celée, l'accablèrent de coups et de mauvais traitements, la
jetèrent sur des épines et la traînèrent par les cheveux.
Son oncle enfin se proposa de venir à bout d'elle. L'atta-
chant en travers sur son cheval, il l'emporta chez lui, quoi-
que le sang lui coulât du nez et de la bouche. Arrivé à la
maison , il la pendit par les deux pouces, et la jeta ensuite
dans un toit à porcs; mais la voyant malade des mauvais
traitements qu'elle avait reçus, il eut quelques sentiments
de regret de ce qu'il avait fait. Plusieurs ecclésiastiques,
s'intéressant à elle, déclarèrent que , si Dieu lui conservait
la vie, on devait lui permeth^e d'enh-er au couvent. C'est
ainsi qu'elle vint àUnterhnden. Des natures aussi fermes et
aussi éprouvées devaient, on le pense bien, pratiquer la vie
religieuse dans toute sa rigueur. La plupart des religieuses
étaient entrées dans ce couvent dès leur première jeunesse,
et y avaient apporté par conséquent toute la fraîcheur de
rinnocence. Ainsi Ton raconte de l'une d'elles que le plus
grand péché qu'elle eût commis était d'avoir désiré une
fois dans son enfance de se voir parée comme une fiancée,
et de s'entendre appeler madame. Pour une autre, sa plus
grande faute avait été une pensée de jalousie qu'elle avait
eue en trouvant toujours les autres arrivées au chœur avant
elle. Le travail, la méditation et la prière remphssaient la
journée de ces bonnes sœurs. Les poissons et les œufs ne
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. 141
paraissaient que rarement sur leur table, et encore les plus
sévères regardaient cela comme du superflu, qu'elles cher-
chaient à compenser par d'autres privations. Leur seul
mobile en tout était l'esprit de Dieu et le zèle de la perfec-
tion chrétienne.
La vie mystique devait nécessairement faire de rapides
progrès dans cette communauté ; et nous voyons , en effet ,
parmi les quarante-neuf sœurs dont Catherine nous a laissé
le portrait, se produire les états et les phénomènes mys-
tiques les plus remarquables. L'extase y est fréquente. Adé-
laïde de Rheinfelden se voit, dans un ravissement, purifiée
par un feu d'en haut de toute souillure. Éclairée par une
lumière supérieure, elle se voit plusieurs fois sans forme,
dans la pureté de son être, élevée au-dessus du corps et
brillant d'une clarté ineffable. La même chose arrive à
Herburg de Herkenheim : un jour qu'au temps de matines
elle était allée dans le jardin pour prier, une douceur cé-
leste, et comme une source vive, inonde son corps et son
came, et elle voit celle-ci s'élever comme un aigle en frap-
pant fortement des ailes. Marguerite de Breisach, distin-
guée entre ses compagnes par son austérité, vivait dans
une union continuelle avec Dieu; elle était parvenue à l'u-
niformité divine, et contemplait souvent la sainte Trinité.
Il en était de même de Bénédicte deBogensheim. Mechtilde
de Winzenheim était souvent, dans ses extases, enlevée
aune coudée au-dessus de terre. Les visions étaient fré-
quentes aussi dans le couvent. Un jour de Pentecôte, pen-
dant que la communauté chantait le Fe/iz, Creator, Gertrude
de Colmar entend tomber du ciel avec bruit une flamme
qui remplit le chœur, et qui, pendant tout le temps que
dura ce chant, éclaira les sœurs d'une lumière céleste, de
i42 DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOÎTRE.
sorte qu'elles paraissaient tout en feu. Adélaïde de Rhein-
l'elden, traversant un jour le couvent^ vit le ciel ouvert et
une clarté telle que nul ne pouvait l'exprimer. Une autre
fois elle vit le purgatoire avec tous ses supplices et le
nombre infini des âmes qui y souffrent; une autre fois en-
core le Seigneur lui apparut attaché à la colonne, inondé de
sang, et portant aux pieds et aux mains les traces de ses
plaies. Agnès de Blozenheim voit toute la passion du Sau-
veur, depuis le moment où les juifs le prennent au jardin
des Oliviers jusqu'à son crucifiement; elle entend disfinc-
tement, comme Gertrude de Bruck dans une circonstance
semblable , les coups de marteau avec lesquels on le cru-
cifie ; elle s'évanouit de douleur, et à partir de ce moment
elle est prise d'une fièvre violente dont elle meurt bientôt.
Gertrude de Kerkenheim voit Notre -Seigneur sous la
l'orme d'un lépreux, et lui donne à boire. Hedwige de
Laufenberg le voit disant la messe et donnant la commu-
nion aux sœurs.
Mais c'est sous la forme d'un enfant qu'il se montre le
plus souvent. Adélaïde deTorolzheims le voit dans le ciboire
sous la figure d'un enfant de huit ans. Adélaïde deRhein-
felden le rencontre à la porte sous la forme d'un enfant.
D'autres le voient sur l'autel, porté par sa mère et jouant
avec elle. Elisabeth de Ruffach, étant malade, est visitée
par lui ; il daigne jouer avec elle et la consoler; il la dé-
livre de ses souffrances. Ne le connaissant point, elle lui
demande comment il est entré; il lui répond : Comme
j'étais grand, je me suis fait petit à cause de loi; puis il
disparaît. Agnès est formellement fiancée au Seigneur.
Berthc de Ruffach entend tous les jours pendant la messe
une harmonie ravissante des esprits célestes qui cesse avec
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOÎTRE. i43
la fin du saint sacrifice. Elisabeth de RulTach, dans sa der-
nière maladie , se met tout à coup à chanter un nouveau
chant sur Dieu et sur le ciel, qu'elle n'avait jamais entendu
auparavant. Des chants ce cette sorte sur la Trinité, l'In-
carnation et le bonheur du ciel sont mis sur les lèvres de
Gertrude de Saxe , et ceux qui les entendent en sont pro-
fondément émus. Elisabeth de Senheim, qui avait coutume
d'entendre aussi des harmonies célestes dans la prière, re-
çoit de Dieu le don de comprendre les saintes Écritures. La
même chose arrive à Agnès d'Ochsenstein,de sorte qu'elle
pénètre par une lumière supérieure tous les écrits des pro-
phètes. Tuda de Colmar, qui avait reçu le même don, le
perd au bout de deux ans par une parole présomptueuse.
La suavité qui accompagne ces états est souvent persistante.
Anne de Winech en est inondée pendant trois ans, et elle
perd cette faveur pour avoir un jour goûté du vin doux
dans le pressoir. Adélaïde de Sigolzheim est souvent inondée
dans la prière d'une telle douceur qu'il lui semble que Dieu
remplit tous ses membres ; et les ardeurs dont son cœur est
embrasé se manifestent souvent au dehors par une trans-
piration plus abondante. Quelquefois elle se jette dans un
ruisseau glacé , jusqu'à ce que son corps soit roidi par le
froid ; puis elle reste à la porte du chœur jusqu'à l'aurore
dans une méditation profonde, les pieds nus, le corps cou-
vert d'un simple manteau ; et malgré cela elle est telle-
ment enflammée au dedans que la sueur ruisselle de tous
ses membres.
Les apparitions lumineuses n'étaient pas rares non plus
dans cette communauté. Agnès voit à la messe la sainte
hostie environnée de lumière. Hedwige de Logelnheim ,
pleurant sa misère , voit tout à coup sa cellule inondée de
144 DE LA MYSTIQUE DA>S LE CLOITRE.
lumière, et sent son intérieur pénétré d'une joie inefi'able.
Agnès de Blozenheim voit dans la prière, et des yeux du
corps, un rayon de lumière descendre du ciel sur sa poi-
trine, et sent son cœur consumé par un feu intérieur.
Adélaïde de Rlieinfelden devient transparente en quelque
sorte intérieurement et extérieurement pour une de ses
compagnes. Elisabeth Kemplin étant un jour en prière
devant l'autel, une des sœurs vit au-dessus de sa tôle une
magnifique étoile; et, comme elle approchait pour exa-
miner la chose de plus près , elle vit le visage d'Elisabeth
radieux comme celui d'un ange. Herburg était radieuse au
dedans et au dehors dans ses extases. Au milieu de ces
phénomènes extraordinaires, la vie de ces saintes filles
s'écoulait dans l'innocence et la simplicité. Lorsqu'elles
approchaient du terme, elles apprenaient souvent par une
révélation , faite à elles - mêmes ou à d'autres , que leur
fin arrivait. Quelquefois aussi Dieu diflerait leur mort,
comme il arriva à la sœ^ur Etienne de Pfirt, qui fut guérie
d'une fièvre violente par une sueur d'une odeur délicieuse.
Mais enfin, lorsque la mort venait, toute la communauté
se réunissait autour de la mourante. Souvent alors, pour
une dernière fois, une lumière supérieure brillait sur leur
visage, comme on voit le soleil à son coucher dorer encore
une fois le sommet des montagnes, et des visions remplies
de suavité consolaient leurs derniers moments. Gertrude
de Hattstadt, près de mourir, invoque Dieu dans ses dou-
leurs : tout à coup elle est enveloppée d'épaisses ténèbres;
elle est saisie d'elYroi ; mais une étoile brillante lui appa-
raît, et, dissipant l'obscurité, remplit sa cellule de ses
rayons. Elle aperçoit un ange tout radieux de lumière
qui lui chante des paroles consolantes dans une mélodie
<
DE LA MVSTIOIL DANS LE CLOITIU;. 145
ineffable; douze fois, jusqu'au moment de sa moil , les
ténèbres^ l'étoile et le chaut de l'ange se succèdent ainsi
alternativement. Comme la sœur Sophie de Rheinfelden
était sur son lit de mort, et qu'on récitait déjà les lita-
nies, elle se sentit tout à coup comme enivrée d'un vin
nouveau d'une nature supérieure. Ne pouvant contenir
l'allégresse dont son àme est remplie, elle chante sans
s'interrompre et d'un visage radieux des hymnes et des
cantiques ravissants à la louange de Dieu et de la sainte
Vierge , et elle meurt en répétant toujours sur de nouvelles
mélodies le moi Amen. Souvent, après la mort, celles qui
étaient entrées dans la gloire apparaissaient à plusieurs
sœurs environnées d'éclat, ou bien celles qui avaient
encore quelques fautes à expier demandaient les prières
de la communauté.
Le couvent d'I'nterlinden n'était pas le seul qui fût alors Le couvent
comme une école de mysticisme, et dont les documents de Thoss.
soient arrivés jusqu'à nous. Dans le monastère de Thôss,
dans la Thurgovie suisse, vivait Elisabeth Steiglin, la fille
spirituelle de Suso, avec lequel elle entretenait un com-
merce épistolaire, et qui la guidait dans les voies de la per-
fection. C'est à elle, on le sait, que nous devons la Vie de
ce saint religieux. Elle l'écrivit en secret, peu à peu, d'a-
près ce qu'elle apprenait de lui dans les visites qu'il lui
faisait. Elle a écrit aussi un beau livre sur plusieurs sœurs
qui avaient vécu avant elle et avec elle, et ce livre a été
conservé au couvent de Sainte-Catherine, àHohenwyll,
dans la Thurgovie, et à Dissenhofen. Steill a extrait de ce
manuscrit la vie d'une dizaine de ces sœurs, la plupart exta-
tiques ou dans un état approchant de l'extase. Le couvent Le couvent
deSchônensteinbach, en Alsace, était également distingué ^^ ^^j^'^'"^"'
" " steuibacli ;
146 DE LA MYSTIQUE DAISS LE CLOITRE.
SOUS ce rapport, et on y avait aussi conservé un manuscrit
he couvent dont Steill s'est servi dans le même but. Le monastère d'A-
sen ^ '' delliausen, près de Fribourg en Brisgau, paraît avoir en-
core été plus fécond en phénomènes de ce genre. Steill a
extrait plus de douze vies du manuscrit qu'on y avait con-
servé, et qui était écrit tout à fait dans la manière de celui
d'Unterlinden ; et ces vies sont toutes aussi remarquables
dans leur genre que celles des religieuses alsaciennes. Le
peu que le hasard nous a conservé des faits de cette sorte,
qui se sont passés seulement dans la Souabe allemande,
nous dit assez quelles prodigieuses richesses étaient renfer-
mées sous ce rapport dans les innombrables monastères de
cette époque. Malheureusement, presque tous ces précieux
manuscrits ont été détruits par les protestants, ou se sont
perdus par la négligence des siècles qui sont venus après;
et ce qui en reste pourrit aujourd'hui dans la poussière
des bibliothèques.
Ce n'était pas seulement dans les couvents de femmes
f(Ue se produisaient les phénomènes de la vie mystique. Si
Ja chose ne s'entendait pas déjà d'elle-même, elle nous se-
rait suffisamment constatée par l'écrit de Jean d'Ellinbo-
gen, qui, en 1313, était abbé du couvent de Cisterciens de
Lg couvent Waldsassen , au diocèse de Ratisbonne , et qui nous a con-
^ .f ^^^' serve des documents précieux sur la vie des frères de son
!sen ^
monastère. Pez a aussi publié cet écrit dans le huitième
volume de sa Bibliothèque Ascétique. L'institut des Bé-
Les Bégui- guines était encore une pépinière féconde pour la mystique.
Lorsque Foulques, évèque de Toulouse, chassé de son évè-
ché par les Albigeois, vint en Belgique en 1212, Jacques
de Vitri, au commencement de sa vie de Marie d'Oignies,
niconte qu'il fut étonné de la multitude des saintes femmes
nés.
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOÎTRE. 147
qui vivaient alors à Louvain et aux environs. Il les vit tel-
lement ravies en esprit qu'elles passaient toute la journée
dans le repos et le silence, étrangères à tout ce qui se pas-
sait au dehors. Leurs sens étaient si recueillis dans la paix
de Dieu que rien ne pouvait les éveiller, et elles étaient
insensibles à la douleur corporelle. L'une entre autres ne
put jamais, pendant trois ans, malgré tous les eflbrts
que Ton employa, être tirée de sa clôture. Quelques-unes
possédaient le don des larmes à un tel degré que les pleurs
qu'elles versaient formaient sur leurs joues des rides pro-
fondes. D'autres lisaient dans le cœur des autres et con-
naissaient les péchés qu'ils avaient cachés à confesse. Parmi
les nombreuses extatiques qui vivaient en ce lieu, Jacques
en vit une qui était ravie jusqu'à trente fois dans un jour,
et qui le fut sept fois de suite en sa présence. Elle gardait
dans l'extase la position où elle se trouvait au moment où
elle était ravie. Ses bras restaient quelquefois immobiles en
l'air; et lorsqu'elle revenait à elle elle était inondée d'une
telle joie qu'elle ne pouvait se contenir le reste du jour.
Une autre, lorsqu'elle recevait la communion, sentait une
saveur plus douce que celle du miel, qui, partant du cœur,
montait jusqu'à la bouche. Quelques-unes avaient une
telle faim de cet aliment céleste qu'elles ne pouvaient s'en
priver plus longtemps, et que tout délai les plongeait dans
un épuisement et une tristesse ineffables. Plusieurs fois le
Seigneur se présenta en personne à quelques-unes d'entre
elles, pour les fortifier et les guérir.
L'esprit de Dieu s'était répandu jusque sur les laïques Les cinq
qui vivaient dans le monde. Ainsi, d'après les notes que
Tanner a ajoutées au manuscrit d'I'nterlinden, cinq per-
sonnages, connus sous le nom des Cinq Bienheureux,
bienheu-
reux.
S'-Victor.
148 DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE.
vivaient au xiii^ siècle dans les Vosges. Ruolmann
Meerschwin était probablement du nombre. Mais le plus
remarquable était ce laïque qui convertit d'abord Tauler,
et lui apprit Talphabet spirituel , comme le pieux Domi-
nicain le raconte lui-même avec une simplicité vraiment
admirable. On conservait dans le couvent de Grunen-
werth, à Strasbourg^ un manuscrit oii étaient décrites
les choses merveilleuses et surnaturelles que le Seigneur
avait opérées par lui, pendant les cent ans qu'il avait
vécu.
H\igues de l^a mystique spéculative devait nécessairement prendre
part au développement de la mystique pratique à cette
époque. C'est aussi dans les monastères qu'elle fut étudiée
et traitée avec le plus de succès. Hugues de Saint- Victor, né
en Allemagne vers 1097, et qui vécut pendant vingt-cinq
ans dans l'abbaye de Saint-Victor à Paris, se rattache sous
ce rapport à saint Bernard, qu'il avait connu intimement,
et continue la chaîne de la tradition immédiatement après
ce grand docteur, de même que, sous un autre rapport, il
est, dans sa direction encyclopédique, comme le précurseur
d'Albert le Grand. Il distingue dans l'homme trois états :
celui de l'institution, dans lequel il a été créé de Dieu ; celui
de la destitution, où il est tombé par le péché, et celui de la
restitution, où la rédemption l'a placé. C'est à ces trois états
qu'il rattache toutes les actions et toutes les directions de
l'homme sur la terre, soit dans l'ordre spéculatif, soit dans
l'ordre moral, et chacune de ces directions se subdivise en
trois branches. En effet, il attribue au mouvement spécu-
latif de l'esprit trois yeux qui lui servent, pour ainsi dire,
d'organes, et à l'eflbrt moral de la volonté trois biens qui
en sont comme le terme et le buf . Le premier de ces ti-ois
DE I.A mSTIQUE DANS LE CLOÎTRE. 149
yeux est celui du corps, qui regarde les choses extérieures,
saisit leurs formes, et, les déposant dans la mémoire, donne
ainsi une base à la pensée. Le second est celui de la raison,
qui regarde les choses invisibles, et qui, travaillant par la
méditation les matériaux qu'il perçoit, les conduit au but
où ils doivent tendre. Le troisième enfin s'attache aux
choses divines qui sont au-dessus de l'esprit, les embrasse
et en fait l'objet de ses contemplations.
Parmi les trois biens vers lesquels tend la volonté , les
premiers sont les biens sensibles, qui ne sont bons que par
le rapport qu'ils ont à quelque autre chose. Les seconds
sont les biens spirituels et invisibles , qui sont bons en soi
et par leurs rapports avec d'autres. Les troisièmes enfin sont
ceux qui ne sont bons qu'en soi; à savoir, les biens divins
et Dieu lui-même comme dernier but de tous les efforts de
la volonté. Puis, rattachant cette triple division aux trois
états de l'homme, il établit que, dans le premier état, l'œil
contemplait le vrai dans sa pureté et sa clarté ; et la vo-
lonté, tournée uniquement vers les biens supérieurs, leur
subordonnait tous les autres. Mais l'homme, non content
d'être semblable à Dieu, étant tombé dans le second état,
celui de la destitution, a perdu complètement ce regard su-
périeur qui contemple Dieu. Celui de la raison s'est obs-
curci, et il n'est resté ouvert que celui de la chair. D'un
autre côté, dans le domaine moral, l'effort de la volonté
vers les biens supérieurs s'est affaibli, et l'appétit des biens
sensibles a pris le dessus. Mais depuis que Dieu nous a
rendu la grâce, la restitution est devenue possible. Cepen-
dant elle ne peut être produite que par les sacrements , la
foi et les bonnes œuvres , et avec le concours de deux élé-
ments : l'un d'en haut, qui éclaire et sanctifie, et l'autre
150 DK LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE.
d'en bas, qui s'approprie le premier par son consentement
et sa coopération. L'amour^ qui tend à s'unir à Dieu, met
en rapport les deux éléments^ et c'est par lui que s'accom-
plit la restauration de l'homme.
Richard de Richard de Saint-Victor, successeur de Hugues dans la
S'-Victor. chaire de docteur, esprit plus profond et plus subtil encore
que le premier, continua l'œuvre de celui-ci. L'homme,
d'après lui, est créé pour le vrai et pour la raison , mais
aussi pour le bien et pour l'amour. Il a donc en lui deux
instincts : le but du premier est la sagesse, et celui du se-
cond la vertu. Ces deux instincls lui ont été donnés en même
temps; ils sont dépendants l'un de l'autre^ et se détermi-
nent réciproquement; de sorte que la sagesse conduit à la
vertu et la vertu à la sagesse. Mais l'un et l'autre but ne
sont point renfermés dans la nature humaine; ils sont tous
les deux surnaturels^ et sont placés en Dieu. L'homme doit
donc sortir en quelque sorte de soi-même par un double
effort mystique , afin de l'atteindre. Or il faut pour cela
qu'une puissance supérieure le prévienne ; de sorte que le
mouvement spéculatif et moral de l'esprit suppose en
quelque sorte deux facteurs, l'un supérieur, à savoir la
grâce , et l'autre inférieur, qui consiste dans la coopéra-
tion de la volonté. Le pr'ogi'ès spéculatif comprend trois
degrés ; à savoir, la pensée , la méditation et la contem-
plation. Et comme, d'un autre côté, chacun des deux
derniers est renfermé dans celui qui lui est supérieur, et
peut de cette manière être considéré en celui-ci ou en soi-
même, chacun par conséquent se subdivise de nouveau en
deux autres; de sorte que le mouvement spéculatif compte
six degrés.
En effet, l'esprit peut saisir les choses visibles en elles-
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. i5i
mêmes ou dans leurs principes invisibles. De même, il
peut saisir l'invisible en lui-même ou dans son principe.
Puis il peut contempler les choses invisibles, qui ne sont
pas hors de la portée de la raison , comme, par exemple,
Dieu considéré dans son unité ; ou bien celles qui sont
au-dessus d'elle, et qui lui sont en quelque sorte opposées,
comme la Trinité , l'Incarnation, la Transsubstantiation.
L'homme ne peut monter à cette hauteur par les voies
naturelles : il faut qu'il y soit porté , ou plutôt ravi. Au
cinquième degré , il coopère encore à cette élévation spi-
rituelle ; mais dans le sixième, c'est Dieu qui fait tout, et
l'àme est purement passive. C'est cet état qu'on appelle ex-
tase. L'homme s'y dispose par des désirs ardents, par l'ad-
miration , par de saints ravissements où l'àrae s' échappant
monte au-dessus d'elle-même. Dans l'extase, la plus haute
sagesse et la pureté la plus parfaite s'élèvent à l'amour le
plus élevé. Nous voyons déjà ici les divisions tracées d'une
manière plus profonde : les limites de chaque état sont
déterminées d'une manière plus précise, et l'extase est saisie
dans sa véritable nature. Hugues, dans son livre de la Tri-
nité, traite avec une merveilleuse subtilité ce sujet si déli-
cat et si sublime à la fois. Tous ceux qui sont venus après
lui, saint Bonaventure, maître Eccard, Denys le Chartreux,
Rusbroch , Thauler et les autres , ont marché sur ses
traces, et n'ont fait que développer les principes qu'il avait
posés.
Ce double progrès de la mystique pratique et spécula-
tive devait nécessairement donner à l'esprit un coup d'œil
plus sûr en ces sortes de matières , et le mettre en état de
traiter d'une manière plus complète un sujet qui tient à ce
qu'il y a de plus profond et de plus mystérieux dans
152 DE Lk MYSTIOUE DA^S LE CLOITRE.
l'homme. Les confesscm-s se mirent à écrire avec soin le
résultat de leurs expériences dans les biographies des per-
sonnes qu'ils avaient conduites; de sorte qu'il se forma
ainsi peu à peu un riche trésor de matériaux authentiques,
qui durent servir ensuite de base à une étude plus profonde.
A mesure que l'on devint plus familier avec les phéno-
mènes de cette sorte, les supérieurs des couvents intervin-
rent, soit par eux-mêmes, soit par d'autres, donnant aux
extatiques de leur communauté des gardiens vigilants,
chargés de les accompagner toujours, et obligés, en vertu
de la sainte obéissance , de leur découvrir tout ce dont ils
avaient été témoins; de sorte que ce qui avait pu échapper
au confesseur, ou ce que celui-ci ne pouvait dire, était
connu d'une autre manière. D'autres fois, le supérieur
obligeait ceux que Dieu élevait à ces états extraordinaires,
à écrire tout ce qui se passait en eux ; ou bien c'était la voix
de Dieu lui-même qui , dans une vision , donnait ce com-
mandement; et c'est là l'origine des authobiographies de
sainte Tliérèse, de Marie d'Agréda et de beaucoup d'autres.
Quelquefois, dans les cas les plus importants, un confes-
seur expérimenté, et pénétré de la gravité de la chose,
croyait ne pas perdre sa peine en consacrant toute sa vie,
ou du moins une partie considérable du temps dont il pou-
\ait disposer, à la direction d'une seule personne. Mais,
outre cela, le confessionnal devait encore fournir de nom-
breuses expériences, dont chacune rectifiait ou dévelop-
pait celles qui l'avaient précédée. Et, comme les rapports
des ecclésiastiques entre eux étaient à cette époque fré-
quents et intimes, chacun pouvait communiquer aux au-
tres ses propres observations; et c'est ainsi que se sont
formés ces recueils qui contierment les expériences les
DE LA MYSTIQUE DANS LE CLOITRE. lo3
plus remarquables faites à cette époque. C'est ainsi, par
exemple , que parurent au commencement du xui* siècle ,
dans le Bas- Rhin, les douze livres des histoires mémo-
rables de Césaire d'Heisterbach, écrits pleins de faits inté-
ressants en ce genre. Quelque temps plus tard, Cantinpré,
qui avait été disciple d'Albert le Grand en même temps
que saint Thomas d'Aquin , écrivit son livre des Abeilles.
Mder, au commencement du xv« siècle , composa dans le
Haut -Rhin son Formï'crtfùwTî , ouvrage remarquable encore
pour une époque où le sens de ces sortes de choses était
déjà affaibli. Bientôt les matériaux en ce genre se multi-
plièrent de tous les côtés, et furent recueillis dans des mé-
iiologes. Chaque pays, chaque ordre eut le sien. Il ne
manquait plus qu'une chose; c'est que l'Église intervînt
elle - même d'une manière authentique en cette matière ,
et que, soumettant à une critique plus. exacte encore les
faits déjà constatés par des témoignages irrécusables, elle
leur donnât une autorité légale et universelle, qui rendit
le doute impossible ; et c'est ce qui est arrivé depuis que
le pape Urbain Mil a attribué les procès de canonisation à
la Congrégation des Rites. Celle-ci, en effet, procédant à
la manière des tribunaux, apporte à l'examen de ces sortes
d'affaires les soins les plus minutieux, discutant les faits,
employant les formes usitées dans la procédure légale , et
mettant en œuvre tous les moyens pour connaître la vé-
rité. Depuis cette époque, une ligne de démarcation très-
précise a séparé l'histoire de la légende, et attribué à cha-
cune le domaine qui lui est propre.
LIVRE II
La mystique purgative
1
CHAPITRE I
Comment l'homme entre dans les voies mystiques. Du choix , de
l'initiation et des premiers pas qu'il fait dans ces voies.
Toute mystique a pour but de faire remonter à sa source
divine Tàme que le péché en a détournée. Le point de dé-
part de la vie mystique doit donc être cherché à ce point
où le mouvement par lequel l'âme s'est éloignée de Dieu
s'arrête , et retourne vers lui par un commencement de
réaction salutaire. Or tout mouvement qui nous détourne
de Dieu est une chute. Tout retour vers lui, au contraire,
est une ascension; et dans ce dernier cas, c'est à lui qu'il
appartient de préparer les sentiers, et de donner à l'homme
la force et les moyens nécessaires. La chute est le fait de la
créature : c'est celle-ci, en effet, qui a placé le péché comme
un abîme entre elle et Dieu, et produit ainsi une opposition
qui, de la part de Dieu, est seulement permise, mais qui
de la part de l'iiomme est voulue d'une manière positive.
Le retour de l'àme vers Dieu ne peut avoir lieu si celte
opposition n'est levée d'abord. Et d'un autre côté, par un
rapport contraire à celui qui s'est produit dans la chute,
c'est de Dieu que doit venir l'initiative : c'est Dieu qui
I
DE l'iMTIATION A LA VIE MYSTIOUE. {'6'6
veut, d'une manière positive, ce retour de Tàme vers lui;
et l'homme ne fait que prêter à Dieu le concours de sa
volonté.
Toute séparation suppose une puissance, une cause qui,
détachant ce qui était uni auparavant, établit entre les deux
termes une antipathie intérieure et réciproque. Toute union
aussi est l'effet d'une cause , d'une force unissante qui in-
cline l'un vers l'autre, par une sympathie intime, les deux
termes qu'elle doit rapprocher. De même donc qu'à Top-
position de l'homme contre Dieu dans le péché répond en
Dieu une opposition contre l'homme . ainsi à l'amour par
lequel Dieu attire l'homme dans la grâce doit répondre en
celui-ci un amour réciproque. Dans le domaine de la na-
ture extérieure , toute union intime est le résultat d'un at-
trait, et produit un développement de calorique qui, arrivé
à un certain degré d'énergie, devient lumière. De même
aussi, dans l'ordre moral, toute union développe comme
une douce chaleur vitale qui, parvenue à son apogée, se
transforme en lumière. Le contraire a lieu dans l'acte de
la séparation. 11 a toujours pour effet le froid de la morl
et l'obscurcissement, et l'un et l'autre sont d'autant plus
considérables que l'àme s'éloigne de Dieu davantage.
Le mouvement par lequel l'àme se convertit à Dieu est
quelquefois lent et progressif; mais d'autres fois aussi
il est subit et le résultat d'un coup violent de la grâce.
Tantôt l'àme, attirée vers Dieu par un attrait toujours plus
fort, décrit pour arriver à lui une courbe plus ou moins
longue; tantôt, au contraire, elle est comme frappée et ren-
versée par un éclair. Tout dépend de celui qui donne le
premier coup et de son bon plaisir. Mais comme à l'ac-
tion de la grâce doit répondre la réaction de la volonté, les
l.>6 DE L IMTIATIUN A LV VIL MYSTIQUE.
dGSî:;eiiis miséricordieux de Dieu , quoique embrassant tous
les hommes, chacun à sa manière, et au degré que Dieu
juge convenable, n'ont pas toujours leur effet. Quoiqu'il
i'ttire tous les hommes par l'amour; quoique, semblable au
soleil, il fasse briller sur tous sa lumière, tous ne répon-
dent pas à ses avances. Et c'est pour cela que, connaissant
dans sa science infinie quels sont ceux qui lui prêteront le
concours de leur volonté, et ceux, au contraire, qui le lui
refuseront, il se tourne de préférence vers les premiers.
C'est là qu'on appelle le choix, l'élection, qui est dans cet
ordre de choses ce que la conception est relativement à
la naissance et à la vie. Ce sera aussi le premier objet de
nos études.
Un attrait supérieur, accompagné de je ne sais quel
souffle tiède et d'un certain rayon de lumière qui pénètre
l'àme que Dieu veut s'unir, annonce que le choix a eu
lieu, et que cette âme est entrée dans une vie supérieure.
Du côté de Dieu, ce choix est parfaitement libre. Mais,
comme la coopération de l'homme est nécessaire , et que
celle-ci dépend des dispositions de chacun, elle suppose
en lui une sorte d'aptitude et comme le génie de la sain-
teté. Partout, en effet, où il s'opère en nous quelque chose
qui n'est pas l'effet de notre action directe, mais seule-
iuent le résultat de ijotre coopération , nous supposons
l'existence d'un certain génie particulier. Ainsi , dans les
choses philosophiques^ la vérité frappe notre esprit de ses
rayons; il s'abandonne à elle, et alors elle l'enflamme et
le féconde; et c'est là ce que nous appelons l'inspiration
du génie. Il en est ainsi du beau, qui louche notre cu'ur
de ses harmonies. Nous nous abandonnons à son attrait;
et s'il trouve en nous quelque chose qui lui réponde, on
DE l'initiation A LA ME MYSTIQUE. I o7
dit de nous que nous avons le génie de l'art. Dans ces deux
cas^ il s'est produit en nous quelque chose qui n'est point
l'effet de notre action libre et réfléchie , et cependant nous
n'avons pas été non plus tout à fait oisifs. C'est bien notre
œuvre à nous: nous l'avons saisie, et, après lui avoir
donné en quelque sorte un corps, nous Tavons mise au
jour; mais seulement l'étincelle vitale nous est venue
d'ailleurs , comme par un éclair. Or il y a dans le domaine
de la nature bien des sortes de lumière. Les expériences
faites avec le prisme ont prouvé que chaque étoile fixe a
sa lumière spécifique. Chaque corps en combustion , qui
développe de la lumière^ a la sienne propre. La lumière
qui se développe dans le règne végétal n'est pas'la même
que celle du règne animal. Les lumières spirituelles qui
rayonnent à travers le monde invisible ne sont pas moins
différentes : autre est la luaiière des esprits célestes , autre
celle des âmes ensevelies dans les ténèbres de l'abîme. 11
en est de la gravitation des esprits par l'amour comme de
celle des corps par l'attraction : chacun a sa mesure et son
degré qui lui est propre. Chaque inspiration, quelle que
soit d'ailleurs sa nature, a, d'un côté, en soi-même sa
propre base , et peut , de l'autre, être rapportée à un pre-
mier principe qui agit en elle et la produit; car tout don
parfait vient d'en haut^ et tous les bons esprits ont pour
cause un même esprit divin et infini , dont ils sont comme
les rayons.
L'opération de Dieu , dans le choix et la conduite des
ànies qu'il veut attirer à lui;, n'est liée., on le comprend,
par aucun élément terrestre et fini; elle est indépendante
des lieux, des temps et des circonstances. Elle se manifeste
.'lussi bien dans la plénitude de la santé et de la vie que dans
158 VOCATION DES HOMMES.
un corps épuisé par la maladie. Elle ne dédaigne point la
simplicité naïve de l'esprit , et ne se laisse point faire vio-
lence par les intelligences supérieures. L'état de la con-
science elle-même n'est pas toujours décisif en ces sortes
de choses ; car le cœur le plus pervers se sent quelquefois
comme brisé tout à coup par un coup de la grâce, et se
trouve, presque sans s'en apercevoir, transformé subite-
ment. Partout ici l'action intérieure est la même, et la
forme seule est différente. Le rapport des sexes ne peut
donc exercer d'influence que sur la forme de la vie mys-
tique , et non sur son essence même. Cette influence tou-
tefois n'est pas sans importance, et elle suffit souvent
pour déterminer des phénomènes d'une nature particulière.
Il n'est donc pas étonnant que le caractère propre à chaque
sexe se reproduise dans les divers états mystiques , et que
la femme s'y montre plus passive, tandis que l'homme
réagit avec plus de force à l'égard de l'action divine. Cette
opposition se manifeste dès les commencements de la vie
mystique, dans la forme même de l'initiation. Nous parta-
gerons donc en deux classes les faits qui se rapportent à
cette forme, mettant à part ceux qui ont pour sujet des
hommes, et ceux qui concernent les femmes.
CHAPITRE II
Vocation des hommes. Saint Joseph de Copertino. Jean d'Erfurt. Gille
Vailladoros. Fr. de Grotti. Ani. Sansedouio. Herman Joseph.
S. Joseph de ÎNous nommons d'abord parmi les hommes saint Joseph
Copertino. j^ Copertino, parce qu'il a été attiré vers Dieu dans les
voies mystiques de très-bonne heure. Né à Copertino, au
VOCATION DES HOMMES. i 59
royaume de Naples, dans une étable^ l'an 1603, il fut élevé
très -sévèrement par sa mère, qui cherchait à dompter son
caractère violent et emporté. A l'âge de huit ans, étant un
jour à l'école, il entendit le son d'un orgue; et tout aussitôt
il fut ravi hors de lui-même et eut une vision. Cet état se
reproduisit bien souvent depuis; et comme alors, plongé
dans la contemplation, il se tenait au milieu de ses condis-
ciples , la bouche à demi ouverte, ceux- ci lui donnèrent
le nom de Bouche ouverte. Il fut bientôt affligé d'un ulcère
au genou, où les vers se mirent, et qui prit un caractère
très-mauvais; puis il eut à la tête des éruptions qui répan-
daient une telle infection que tout le monde le fuyait , et
qu'au milieu de ses souffrances et de son abandon il ne
trouvait de consolation que dans les visions dont Dieu le
favorisait. Il fut guéri au bout de six ans par un ermite,
et se trouva contlrmé dans la direction intérieure qu'il
avait prise. Il pensa à entrer dans un ordre religieux. Il
voulut d'abord s'adresser aux Conventuels; mais un de
ses oncles, qui était Franciscain, l'en détourna, parce
que, disait-il, il n'avait pas les connaissances nécessaires.
11 entra donc comme frère convers chez les Capucins. Mais
là ses méditations continuelles et ses visions l'empêchaient
de se livrer aux œuvres extérieures qui lui étaient confiées.
Tantôt il confondait le pain blanc et le pain noir, tantôt il
laissait tomber les plats de ses mains , tantôt il renversait
les pots qu'on le chargeait de mettre au feu. On lui donna
d'abord des pénitences; mais enfin, après huit mois d'é-
preuve, on le renvoya comme incapable. Lorsqu'on lui
ôta l'habit religieux, il raconte lui-même qu'il lui sembla
qu'on lui enlevait la peau et la chair. On lui rendit ses
anciens vêtements, à l'exception de son chapeau, de ses
Jean d Er-
fiirt.
iOO VOCATION DES HOMMES.
bas et de ses souliers^ qui ne pouvaient plus lui aller, et
il quitta ainsi le couvent, plongé clans une désolation pro-
fonde.
Le soir, il s'arrêta près d'une cabane de bergers, et leur
demanda au nom de Dieu l'hospitalité; mais ceux-ci, le
prenant pour un espion ou un brigand, lâchèrent contre lui
trois énormes chiens , et il n'échappa à la mort que parce
que l'un des bergers le reconnut. Après avoir mangé un
morceau de pain, il continue le lendemain son voyage.
Un cavalier armé d'une épée s'élance sur lui , le menaçant
de le tuer comme un traître. Tremblant, il répond qu'il
n'est point un espion, mais qu'il s'en va trouver son oncle,
qui prêche à Veterana. Le cavalier le menace encore, puis
disparaît tout à coup. Joseph se dit à lui-même : C'est le
démon qui a voulu me pousser au désespoir. Arrivé près
de son oncle, il reçoit à genoux les reproches qu'il lui
adresse. Son oncle lui ayant demandé ce que voulait dire
ce nouvel accoutrement, il répondit humblement : Les
Capucins m'ont ôté leur habit parce que je ne suis bon à
lien. Son oncle, ayant pitié de lui , le garda quelque temps,
et le reconduisit en secret à Copertino, où il lui fallut rece-
voir encore les reproches de sa mère, qui, cédant à la fin
h ses prières , le conduisit au couvent de Franciscains do
Grotella. Là il suivit tranquillement les voies par où Dieu
voulait le conduire, et arriva bientôt à une haute perfec-
tion; aussi aurons-nous souvent occasion de revenir sur
lui dans le cours de cet ouvrage. Ces détails sont tirés de
la Vie de saint Joseph de Copertino, composée en italien
par H. A'uti.
Souvent Dieu appelle l'àme à la vie myshque dans un
âgé déjà avancé; et dans ce cas ordinairement il survient
VOCATION DES HOMMES. 161
quelque événement important qui décide de l'avenir tout
entier. Jean d'Erfurt, né d'une famille noble, au commen-
cement du XV* siècle, est épris d'une jeune fille noble
comme lui. Mais il trouve dans un autre chevalier un rival
redoutable. De là une jalousie profonde, par suite de la-
quelle les deux prétejidants conviennent de terminer l'af-
faire par les armes. Le jour fixé étant arrivé, Jean revêt
sa cotte d'armes ornée d'or et de perles, monte un coursier
magnifiquement harnaché, et se présente sur la place du
tournois, où se trouvait avec sa bien- aimée une multitude
innombrable de peuple. Son rival fait comme lui; et lors-
qu'ils ont tous les deux fait plusieurs fois le tour de l'arène,
ils s'élancent l'un sur l'autre. Jean parvient à désarçonner
d'un coup de lance son rival. Mais les siens le remontent
à cheval, et ils en viennent aux mains une seconde fois,
l^a lutte était vive , et tous deux se tenaient fermes sur
leur selle. Ils se précipitent l'un contre l'autre une troisième
fois , et l'issue de cette rencontre fut malheureuse pour le
rival de Jean , car il se rompit le cou en tombant de cheval.
Une immense acclamation salua le vainqueur; mais celui-
ci avait bien d'autres pensées. Son cœur avait été changé
tout à coup, et, au lieu de se diriger vers sa belle, il donne
de l'éperon à son cheval, et va droit à un couvent de Do-
minicains qui se trouvait en ce lieu. Il crie au portier de
lui ouvrir promptement la porte, parce qu'il veut se faire
Dominicain, a Doucement, doucement, lui répond le portier
en lui ouvrant; vous ne prendrez pas l'habit à cheval, en
boites et en éperons. » Jean entre, et fait piaffer son cour-
sier pendant quelque temps dans la cour du monastère; mais
dès qu'il vit le prieur s'avancer vers lui, il descendit de
cheval, se jeta à ses pieds et lui demanda l'habit. Le prieur
162 VOCATION DES HOMMES.
étonné réunit les frères; et comme Jean insistait pour être
admis, ils furent tous d'avis qu'on devait le recevoir. Le
lendemain , il quitta ses habits précieux et prit celui de
l'ordre. Son père et sa famille apprirent bientôt ce qui était
arrivé. Le premier accourut aussitôt, et demanda à grands
cris son fils, son unique héritier, prétendant qu'il était
w devenu fou; et comme on le lui amena vêtu en religieux,
peu s'en fallut qu'il ne le tuât dans un accès de colère, et
les frères furent obligés de l'arracher de ses mains. Jean
l'apaisa en lui disant qu'il n'était point venu au couvent
pour y rester toujours, mais seulement pour y attendre que
l'émotion des parents de son rival se fût calmée, et que
l'impression qu'il avait reçue lui-même de sa mort fût ef-
facée. Le père s'en alla satisfait , et Jean fut chargé d'une
mission en Italie. Il devint bientôt un saint, fut l'apôtre de
plusieurs peuples en Russie, et mourut en 1464. {Epheme-
rides dominicano-sacrœ , Steill. Cologne, 1717.)
Gille Vailla- Quelquefois c'est au milieu de la route qui conduit à
l'abîme que Dieu prend les rênes, et conduit l'âme vers
un but tout opposé. Gille, fils de Vailladoros, commandant
à Coïmbre, avait obtenu de bonne heure la charge de cha-
noine et de prieur; mais, malgré la sainteté de son état, il
s'abandonnait sans contrainte à tous les vices. Il lui prit
bientôt fantaisie d'étudier la médecine; puis il s'adonna à
la magie, abjura sa foi, et se fit instruire pendant sept ans
dans une grotte , à Tolède, dans les sciences secrètes. 11 alla
ensuite à Paris, y exerça son art, y acquit une grande ré-
putation, et y vécut selon ses caprices, dans le libertinage et
l'impiété. Un jour qu'il marchait dans sa chambre, réflé-
chissant sur l'objet de ses études, il voit apparaître un ca-
vaHer portant une lance à la main, et qui, d'un air irrité ,
VOCATION DES HOMMES. 163
se jette sur lui comme s'il voulait le renverser, en lui criant
d'une voix terrible : Corrige-toi , impie, corrige -toi. Gille
fut effrayé par cette vision; mais ensuite il n'en tint aucun
compte et continua de vivre comme auparavant. Cependant,
quelques jours après, le cavalier lui apparut encore avec
un visage bien plus terrible que la première fois, et lui dit :
Cesse ta vie criminelle, ou tu mourras. Gille fut renversé à
terre et dit d'une voix tremblante : Oui, oui, Seigneur, je
vais me convertir, je vais me convertir. Le cavalier lui
toucha le cœur de sa lance et disparut. Gille, croyant être
blessé mortellement, appela au secours; mais après un
examen attentif on ne trouva aucune blessure sur son
corps. Toutefois son cœur était changé, ou plutôt il sem-
blait en avoir reçu un nouveau. Il fait allumer un grand
feu dans sa chambre, y jette tous ses livres de magie, et re-
tourne dans son pays , sans se laisser arrêter par la fièvre
quarte qui le prit en chemin. Arrivé à Valence, il entra
chez les Dominicains, qui étaient occupés à bâtir un nou-
veau monastère. Bientôt une lutte terrible s'éleva dans son
cœur entre la grâce et ses anciennes habitudes. 11 avait tou-
jours été très-gai et très-causeur. Lorsqu'il voulut imposer
silence à sa langue, sa nature énergique, se trouvant ainsi
concentrée et sans issue, pour ainsi dire, se souleva d'une
manière épouvantable. Il lui semblait que, s'il gardait le
silence plus longtemps, une flamme dévorante allait le con-
sumer. Il persista cependant dans sa résolution . Pendant
sept ans , les démons le tourmentèrent par les apparitions
les plus terribles , cherchant à le pousser au désespoir; de
sorte qu'il déclara plus tard qu'il aimerait mieux se faire
couper mille fois la tête que de souffrir de nouveau de telles
épreuves. Enfin, après une lutte longue et difficile, il rem-
164 VOCATION DES HOMMES.
porta la victoire et devint un saint. En 1233 , il fut provin-
cial de son ordre, et fit des miracles avant et après sa mort,
qui arriva en 1257. [SteilL, \, p. 165.)
Franc de Franc ou Franco, né en 1211 à Grotti, près de Sienne,
fut conduit par des voies semblables. Sa destinée avait été
annoncée à sa mère avant sa naissance; car il lui sembla
qu'elle portait un monstre, qui ne recevait que peu à peu
la forme humaine. Ses parents l'envoyèrent étudier à
Sienne; mais comme il n'avait aucun goût pour l'étude,
et qu'il était d'ailleurs très- fort et d'une santé robuste, il
prit l'état de tanneur, qu'il exerça pendant tout le temps
que son père vécut. Dès que celui-ci fut mort, son mau-
vais naturel éclata. Il s'associa à des hommes sans con-
duite, à des joueurs, des voleurs, passant les jours et les
nuits à boire, à jouer aux dés, ou parcourant les rues de
la ville avec ses compagnons de débauche , et se livrant
à tous les excès. Il ne paraissait jamais à l'église, n'avait
à la bouche que des paroles obscènes ou des blasphèmes ,
maudissait tout ce qu'il y avait de plus sacré, ne craignait
rien, ne respectait personne et ne savait qu'inventer pour
faire de la peine aux autres; en un mot, il n'avait d'hu-
main que la figure. Sa mère étant morte de douleur, il ne
connut plus aucune contrainte et exprima tout haut sa joie
d'être débarrassé de la vieille. Il eut bientôt dissipé tout
son héritage. Dans la guerre que les Siennois firent aux
habitants d'Orvieto, en 1229, les premiers ayant pris le
château de Santeano, y mirent une forte garnison, et
Franco en fit partie. Il n'observa plus dès lors aucune me-
sure : la fornication , l'adultère, le viol et l'inceste étaient
des jeux pour lui. 11 se fil brigand, arrêtant les passants
sur les routes, et il eut recours à tous les artifices qui pou-
VOCATION DES HOMMES. 16o
vaieiit l'aider à exécuter ses forfaits. Tantôt il se déguisait
en moine ou en solitaire, tantôt il se présentait comme
aveugle ou n'ayant qu'un œil. 11 se mettait une barbe pos-
tiche au visage, donnait à ses cheveux et à sa peau tantôt
une couleur, tantôt une autre; il paraissait tantôt estro-
pié, tantôt boiteux, aujourd'hui sourd, demain muet,
d'autres fois fou, malade, mourant ou même mort. Il pre-
nait toutes les formes , et semblait prendre avec chacune
d'elles une nouvelle espèce de malice.
Une nuit enlln qu'il avait perdu au jeu non-seulement
tout son argent, mais encore les habits qu'il avait sur lui,
il se porta furieux les mains aux yeux, en disant : Ces
yeux que Dieu ma donnés, je les mets ici comme enjeu,
et je me moque de lui. A peine avait -il fini de parler qu'il
sentit un feu qui lui brûlait les prunelles; sa vue s'obs-
curcit, de sorte qu'il ne voyait plus ni où il était ni ceux
qui étaient avec lui. On lui donna son congé ; et comme il
ne pouvait travailler, qu'il n'osait mendier, et que la honte
l'éloignait des hommes, il rentra en lui-même et reconnut
la profonde misère de son àme. Il se frappa la poitrine,
pleura amèrement , s' arrachant les cheveux et implorant
la miséricorde de Dieu. Il fit vœu d'aller en pèlerinage à
Saint-Jacques de Compostelle , et il avait décidé un de ses
anciens compagnons de débauche , qui s'était converti
aussi, à l'y accompagner; mais le père de ce dernier vint
de Sienne le reprendre, après avoir accablé Franco d'in-
jures. Malgré ce contre-temps, il poursuivit son dessein:
et, quoiqu'il fut aveugle, il eut le courege d'entreprendre
seul ce long voyage , après avoir recueilli les derniers dé-
bris de la fortune qu'il avait dissipée. Après bien des dan-
gers, il arriva enfin au but désiré. Pendant qu'il était pros-
i66 VOCATION DES HOMMES.
terne en prière devant l'autel, l'inflammation et les
douleurs qu'il souffrait aux yeux cessèrent tout à coup , et
il recouvra la vue. Il se rendit à Rome, visita tous les pèleri-
nages de l'Italie, vécut plusieurs années au milieu d'un dé-
sert, dans une cabane qu'il s'était faite lui-même avec des
pierres , éprouvé par de nombreuses tentations , et livré
aux pratiques de la pénitence, qui furent tout aussi ex-
traordinaires que l'avaient été auparavant ses désordres. 11
entra plus tard dans l'ordre des Carmes , y vécut dans
l'exercice de toutes les vertus , et y mourut après avoir
gagné à Dieu plus d'âmes qu'il n'en avait perdu aupara-
vant. {Spéculum carmelitanum , 1680, t. II, part. 2,
p. 798.)
S. Ambroise Souvent, c'est une disposition maladive qui introduit
Sansedonio, l'homme dans les voies de la vie mystique. Ambroise San-
sedonio , contemporain de Franco, vint au monde estropié
de tout le corps, avec une figure noire et horrible à voir ;
de sorte que sa mère , ne voulant pas le nourrir elle-même,
le confia aux soins d'une nourrice. Un jour que celle-ci
portait dans la rue ce petit monstre, elle rencontra un vieux
pèlerin. Celui-ci, après avoir considéré longtemps l'enfant,
dit à la nourrice : Ne cachez pas le visage de ce petit , car
il sera un jour la lumière et 1" ornement de cette ville. La
nourrice le portait souvent dans l'église des Dominicains,
et avait coutume d'y faire sa prière devant un reliquaire.
Or on remarqua que l'enfant était toujours tranquille et
gai lorsqu'il se trouvait près de ce sanctuaire , mais qu'il
commençait à pleurer amèrement dès qu'on voulait l'em-
porter. On eut donc la pensée, un jour qu'il tendait les
bras vers les reliques, de lui en frotter tout le corps. Aus-
sitôt il se mit à crier par trois fois : Jésus ; puis il étendit
I
VOCATION DES HOMMES. 4 67
librement ses membres, qu'il ne pouvait remuer aupara-
vant; et sa figm-e difforme, par une transformation subite,
devint gracieuse et charmante. Tout le monde accourut
pour voir le miracle. A partir de ce moment, l'enfant trou-
vait une grande joie à regarder de saintes images; et lors-
qu'on lui en donnait qui représentaient des oiseaux, des
animaux, des hommes, des paysages ou des compositions
historiques, et qu'on y mêlait quelques images de saints,
il choisissait toujours celles-ci et les baisait, tandis qu'il
rejetait les autres et souvent même crachait dessus , et les
foulait aux pieds. Son père lui donna trois livres , l'un avec
des images de cavaliers et de soldats, l'autre avec des figures
de grands hommes, et le troisième qui représentait des
religieux; l'enfant jeta par terre les deux premiers et choi-
sit le dernier, et quand il pleurait le meilleur moyen de
l'apaiser était de le laisser feuilleter dans ce livre. A sept
ans il savait déjà les heures par cœur, et donnait aux pau-
vres tout ce qu'il trouvait dans les boites ou les coffres chez
son père. Avec la permission de ses parents, il donnait
tous les samedis l'hospitalité à cinq pauvres. Il leur lavait
les pieds, les senait à table, faisait leurs lits, et leur don-
nait encore le lendemain de l'argent pour la route. A dix-
sept ans il entra chez les Dominicains, qui l'envoyèrent
étudier à Paris avec saint Thomas d'Aquin. 11 y devint
bientôt, sous la direction d'Albert le Grand, un prodige
de science et de génie et un des plus grands prédicateurs
de son temps. Il parcourut toutes les villes de l'Italie, dé-
chirées alors par les factions des Guelfes et des Gibelins ,
et partout son éloquence inspirée de Dieu apaisait les que-
relles et les haines les plus profondes. Pendant qu'il prê-
chait, on le vit souvent entouré d'une auréole brillante, ou
seph.
108 VOCATION DES HOMMES.
élevé dans l'air avec les mains lencliies vers le ciel. Quand
il disait la messe, sa chasuble était comme semée d'étoiles
radieuses qui semblaient tomber sur lui d'en haut. Il lit
beaucoup de miracles, et mourut en 1286, par suite de la
rupture d'une veine , pendant qu'il prêchait. Plusieurs
virent au moment de sa mort une étoile resplendis-
sante monter au-dessus de lui vers le ciel. {Steill, l,
p. 490.)
Herman Jo- Le bienheureux Herman Joseph naquit à Cologne , vers^
la fin du xn^ siècle, de parents qui, après avoir été riches,
étaient devenus pauvres. Son enfance fut donc pénible et
misérable; et il s'était accoutumé à chercher sa consola-
tion dans une éghse , devant une image de la sainte Vierge
avec l'enfant Jésus. Dans sa naïveté , il leur parlait, leur
confiait ses peines; et, lorsqu'il avait quelques fruits ou
un morceau de pain , il le leur présentait. Dans cette
pieuse familiarité, il devint bientôt clairvoyant. Et comme
un jour, au lieu d'aller jouer avec les autres enfants de son
âge, il était entré dans l'église, il vit dans la chaire, à l'en-
trée cfu chœur, la sainte Vierge, et près d'elle saint Jean,
qui jouait avec l'enfant Jésus. Pendant qu'il regardait avec
admiration le spectacle qui s'offrait à lui, il aperçut la
sainte Vierge qui lui faisait signe de la main , et lui disait :
Herman, viens à nous. — Comment puis -je y aller? ré-
pondit l'enfant; le chœur est fermé, et je n'ai point d'échelle
pour monter. — Essaie toujours, lui répondit Notre-Dame ,
je te tiendrai la main et t'aiderai. » L'enfant essaya, et fut
bientôt monté. Il avait coutume de dire à ses intimes
qu'en montant il s'était frappé le cœur contre une pointe
de fer, qui avait été placée devant le chœur pour le proté-
ger. Quoique le coup n'eut point laissé de trace extérieure,
VOCATION DES HOMMES. 169
il en ressentit longtemps néanmoins une douleur assez vive
au dedans; et ce n'était que le prélude des nombreuses
souffrances qui l'attendaient. Lorsqu'il fut dans la chaire,
la sainte Vierge lui dit de jouer avec l'enfant Jésus; puis
elle s'assit pour être témoin de leurs jeux. Une grande
partie du jour se passa ainsi; et le temps de l'office du
soir étant arrivé^ l'enfant descendit avec le secours de
ceux qui l'avaient aidé à monter. La même chose se répéta
souvent depuis dans le même lieu. Un jour que, selon sa
coutume^ il était allé à Téglise, et qu'il y priait, les pieds
nus , par un froid très-vif, celle qui lui tenait lieu de mère
l'appela, et lui demanda pourquoi il allait ainsi pieds nus
par un t«mps si froid. Il lui répondit : « Je n'ai point de
souliers. — Va, lui dit -elle, à cette pierre; tu trouveras
dessous quatre pièces d'argent... Fais-t'en faire des sou-
liers. » Il court joyeux à l'endroit indiqué, et trouve en
effet les quatre pièces ; et , à partir de ce moment , il y
trouva toujours l'argent dont il avait besoin. Il entra chez
les Prémontrés-, et vécut dans l'abbaye de Steinfeld. Son
biographe, qui était en même temps son contemporain et
vécut avec lui à Steinfeld, rapportant ce dernier fait, ajoute
ces mots : « Qui pourrait le croire , ou même le raconter,
« si lui-même, quelques jours avant sa mort, surpris par
« nos questions pieusement insidieuses, ne l'avait raconté
c( devant nous? » Au reste , le fait n'avait pas tardé à être
connu des autres enfants, qui voulurent aussi aller à la
pierre, mais qui ne trouvèrent jamais rien dessous. [Acta
Sanct., 7 april.)
170 VOCATION DES FEMMES.
CHAPITRE 111
Vocation des femmes à la vie mystique. Sainte Catherine de Sienne.
Sainte Rose de Lima. Osanna Andreasi, Jeanne Rodriguez. Oringa.
Dominique de Paradis. Cliristine de Stumbelen.
Si la vie mystique, considérée dans son essence^ est la
même dans les deux sexes ^ il en est autrement des phéno-
mènes par où elle se manifeste. La femme est plus retirée,
plus recueillie lorsqu'aucune passion ne l'agite. Ayant
moins d'activité propre, elle est plus accessible aux im-
pressions extérieures et plus facile à émouvoir ; mais elle
est aussi, par la même raison, plus mobile dans ses impres-
sions. Ces dispositions la rendent, il est vrai, plus sujette
aux illusions et à l'erreur, et, de plus, elles l'empêchent
souvent de réagir avec force et persévérance contre ses
impressions. Mais, d'un autre côté, comme son corps se
développe plus tôt que celui de l'homme, elle entre aussi
ordinairement de meilleure heure dans les voies mystiques.
Et comme d'ailleurs son caractère est plus doux , et sa vie
moins agitée que celle de l'homme, les phénomènes de la
vie mystique prennent chez elle un caractère particulier de
grâce et de fraîcheur, surtout lorsqu'elle est jeune encore.
Bien souvent alors on voit se produire entre elle et Dieu
un mariage mystique qui , presque toujours , est précédé
par des fiançailles du même genre.
Sainte Catherine de Sienne est une des femmes chez qui
rine de |a vocation mystique s'est manifestée de meilleure heure.
Sienne. "" „ . ,, ^ . -, «
Née jumelle en 1337, elle avait des sa plus tendre entance
un tel charme et dans ses paroles et dans ses gestes que
sa mère pouvait à peine la garder chez elle, parce que tout
S'* Cathe-
VOCATIO.N DES FEMMES. 17 1
le monde voulait l'avoir. Ayant appris à Tàge de cinq ans
la Salutation angélique , elle ne pouvait se lasser de la réci-
ter, et lorsqu'elle montait ou descendait les escaliers elle
avait coutume de la répéter à chaque degré. Vers l'âge de
six ans , elle alla avec son frère^ plus âgé qu'elle, porter un
message chez sa sœur^ qui était mariée; et, comme elle re-
venait, elle vit en l'air, au-dessus de l'église des Domini-
cains, un trône magnifique, sur lequel était assis le Sei-
gneur avec les habits de grand prêtre , ayant autour de lui
trois de ses disciples. Elle le vit qui la regardait avec ten-
dresse , et la bénissait; et elle fut plongée dans un tel ra-
vissement qu'elle oublia son chemin. Son frère, qui avait
pris les devants, revint sur ses pas, l'appela deux ou trois
fois, et fut obligé de la secouer pour la faire revenir à elle.
Le rayon de la grâce l'avait frappée, et son cœur commença
à brûler des flammes du divin amour. Elle cherchait les
heux retirés, priait beaucoup, parlait peu, s'imposait
toutes les privations qu'elle pouvait, et réunissait autour
d'elle d'autres enfants de son âge pour les amener à une
vie semblable. C'est alors que les premiers symptômes d'un
état extraordinaire commencèrent à se manifester chez elle.
Lorsquelle montait ou descendait les escaUers chez son
père, elle semblait portée par une main invisible; car elle
ne touchait pas les degrés, ce qui arrivait surtout lors-
qu'elle fuyait la compagnie des hommes. La lecture de la
vie des Pères du désert lui inspira le désir de vivre comme
eux ; mais elle ne savait comment faire pour trouver un
désert. Un matin cependant, ne pouvant contenir plus
longtemps le désir qui la pressait, elle prit un pain et sor-
tit de la ville. Après avoir fait ainsi quelque chemin, ne
voyant plus déniaisons autour d'elle, elle se crut près du
172 VOCATIOiN DES FEMMES.
désert qu'elle avait si ardemment désiré. Puis, allant un
peu plus loin encore, elle fut ravie de trouver une grotte,
et y entra. S' étant mise à prier, elle fut levée tout douce-
ment de terre, et portée jusqu'au toit de la grotte. Elle
resta quelque temps en cet état, puis fut replacée peu à
peu à terre, et comprit que Dieu ne voulait pas qu'elle
persévérât dans son dessein. Elle se trouva reportée promp-
tement aux portes de la ville , rentra chez elle , et cacha
longtemps ce qui venait de lui arriver. Cependant, ayant
atteint sa septième année , elle consacra formellement à
Dieu, dans un lieu solitaire, sa virginité, et fit, à partir
de ce moment, de rapides progrès dans la sainteté. Lors-
qu'elle fut en âge d'être mariée, ses parents la pressèrent
d'avoir plus de soin de sa personne, afm qu'elle pût trou-
ver un mari. Elle le fit d'abord sur les instances de sa sœur
aînée, et elle en eut plus tard un grand regret. Mais en-
suite, voulant prévenir une bonne fois toutes les sollicita-
tions de ce genre, elle se rasa la tête, et resta inébranlable
dans sa résolution, malgré les reproches elle blâme de ses
parents et de ses frères. Elle fit taire enfin par son humi-
lité toutes les contradictions, et entra dans l'ordre de
Saint-Dominique.
= Rose de Deux siècles et demi plus tard , au delà des mers , dans
Lima. mig autre partie du monde. Dieu suscitait une imita-
trice de sainte Catherine : c'était sainte Rose de Lima. Née
en 1386 à Lima, au Pérou , et nommée d'abord Isabelle,
elle reçut ensuite le nom de Rose, parce que sa mère avait
vu une rose au-dessus d'elle pendant qu'elle dormait dans
son berceau. Elle manifesta dès sa première enfauce les
mêmes dispositions que Catherine. Elle était douce, ai-
mable ; on ne l'entendait jamais crier. Elle pleura une seule
VOCATION DES FEMMES. 173
fois, parce qu'on voulut la porter dans une autre maison.
Déjà, à rage de trois ans, elle manifesta ce courage contre
la douleur dont elle donna des preuves dans tout le reste
de sa vie. Un jour, en effet, s'étant pris le pouce entre le
couvercle d'une boite fermée, elle cacha la douleur qu'elle
j'essentait à sa mère, qui accourait pour voir ce qui était
arrivé; et lorsque plus tard, par suite de cet accident, il
fallut lui arracher l'ongle, elle ne proféra pas une seule
pMnte. A l'âge de quatre ans, elle eut un mal d'oreille
que sa mère empira en voulant le guérir. Il s'y forma des
ulcères, et elle resta quarante-deux jours entre les mains
du chirurgien sans se plaindre, malgré les douleurs vio-
lentes dont elle souffrait jour et nuit. Un jour, son frère,
en jouant avec elle, lui salit les cheveux avec de la boue,
et comme elle en montrait un peu d'humeur, l'enfant lui fit
un petit sermon pour lui prouver que les tresses des jeunes
filles étaient des pièges de l'enfer, où se prenaient les âmes
imprudentes. Ces paroles firent sur elle une profonde
impression. Enflammée par une prière continuelle, elle
se fiança au Seigneur, à l'exemple de sainte Catherine, mais
plus jeune qu'elle encore; car, en ces pays, on mûrit de
meilleure heure; et elle se rasa les cheveux, comme témoi-
gnage authentique de son alliance avec Dieu. Elle devint
dès lors plus vigilante encore ; et ses confesseurs ont assuré
que jamais elle ne commit aucun péché mortel. Elle était
d'une admirable docilité à l'égard de ses parents; et, quoi-
qu'elle consacrât chaque jour douze heures à la prière ,
elle faisait plus de travail en un jour pour les soutenir
(qu'une autre en quatre. Comme elle était très-belle, dès
qu'elle fut en âge d'être mariée, beaucoup de jeunes gens
la demandèrent à ses parents. Comme elle refusait tou-
174 VOCATION DES FEMMES.
jours, ses frères ne se contentèrent pas de la blâmer, ils
la maltraitèrent delà manière la plus indigne, lui donnant
des soufflets et des coups de pied, comme avait fait la
mère de sainte Catherine. Mais voyant qu'ils ne pouvaient
ébranler sa résolution, ils lui permirent d'entrer au cou-
vent. Elle s'était proposé de bonne heure d'entrer dans
l'ordre où avait vécu sainte Catherine. Cependant, comme
plusieurs autres communautés désiraient- la posséder, elle
essaya d'entrer dans un autre monastère, pour ne pas
avoir l'air de tenir trop à ses idées. Mais, lorsqu'elle
voulut partir, elle se trouva comme fixée au sol. Elle ap-
pela son frère à son secours; et, malgré leurs efforts
communs, elle ne put bouger jusqu'à ce qu'elle eût formé
intérieurement le dessein de retourner chez elle. Un autre
signe encore la confirma dans sa résolution. Un jour, un
essaim de papillons, des nuances les plus belles, volti-
geait devant elle. L'un d'eux , noir et blanc seulement, se
dirigea vers elle, voltigeant autour de sa tête; elle regarda
celte circonstance comme une indication que l'habit blanc
et noir des Dominicains lui était destiné. Une fois qu'elle
l'eut pris, elle devint un miracle de sainteté, et s'appliqua à
imiter toutes les vertus de sainte Catherine, son modèle; et
son confesseur la vit une fois, à son grand étonnement,
prendre tout à coup la forme, les traits et l'expression de
cette sainte. Elle devint bientôt extatique; et, lorsqu'elle
avait quelque ravissement, elle devenait d'abord blanche
conmie la neige, puis sou visage se colorait et devenait
rouge par suite de l'afflux des esprits vitaux, et enfin il
devenait radieux et lançait desétincelles. [Ada S., 26 aug.)
Une autre vierge, à une autre époque et dans un autre
lieu , fut conduite dans les mêmes voies : c'était Osanna
VOCATION DES FEMMES. 175
Andreasi, née h Mantoue en 1449. Étant allée un jour,
vers l'âge de six ans , sur les bords du Pô , elle eut une
extase. Il lui sembla qu'un ange, la prenant par la main ,
la conduisait à travers tous les cieux^ et que tous les
chœurs des anges , tous les éléments de la nature tout en-
tière criaient : Aimez Dieu, vous tous qui habitez la terre.
Cette vision s'était profondément empreinte en son cœur;
et elle pria Dieu instamment de lui montrer le chemin de
ce parfait amour. « J'ai persévéré longtemps, nous dit-elle.
« Le Seigneur m'apparut enfin sous la forme d'un enfant,
« plus brillant que le soleil et exhalant un doux parfum ,
« plus blanc que la neige , plein de grâces et de charmes.
c( Ses yeux étaient d'une admirable beauté ; il les fixa sur
« moi avec une expression pleine de tendresse , et attira
« mon àme, qui le contemplait dans un céleste ravissement.
« Mais il avait avec cela un air majestueux; ses cheveux ,
« éclatants comme l'or, flottaient autour de sa tête, surla-
« quelle était une couronne d'épines. Il portait sur ses
rt épaules une croix beaucoup plus grande que lui. Comme
<c je le contemplais en cet état, il me regarda d'un air ai-
« niable, et me dit : Ma fille, ma bien-aimée, je suis le fils
« de la bienheureuse Vierge Marie, et ton créateur. J'ai
« toujours aimé les enfants, parce que leur cœur est pur,
K et qu'on ne sent point encore en eux la mauvaise odeur
« de la chair. Je prends volontiers les vierges pour fian-
te cées ; je garde leur virginité, et quand elles m'invoquent
f< en me disant : 0 bon Jésus 1 je leur réponds aussitôt et
' descends près d'elles. Celles qui ont peur, je leur dis :
« Ne sais-tu pas, ma bien-aimée, que je suis le Dieu tout-
« puissant, et que je suis près de toi pour te préserver de
' tout mal ? » Osanna entendant ainsi parler l'enfant Je-
176 VOCATION DES FEMMES.
.SUS, considérait ces paroles en son cœur. « 0 bon Jésus,
(' lui répondit-elle, vous êtes venu bien à propos, car
« déjà le serpent infernal voulait me persuader de renon-
ce cer à votre saint amour. J'ai crié alors vers vous, et
« vous êtes venu aussitôt à moi ; et dès que le serpent vous
(( a vu, il est parti, et je me suis trouvée près de vous. Dai-
(( gnez donc, je vous en prie, ô mon doux maître, rester
« près de moi , car je suis dans le trouble et la tristesse. »
Le Seigneur lui répondit : « Ne crains rien , tu auras la
« consolation que tu désires; c'est pour cela que je t'ai en-
« voyé mon ange. Vois combien j'ai souffert pour toi;
« tu auras aussi beaucoup à souffrir pour moi. Mais ne
« crains rien ; si tu gardes mon amour, je resterai tou-
« jours près de toi, et lors même que tu te croiras seule
« ma grâce ne te quittera point. » La vierge répondit : Je
« veux vous aimer de tout mon cœur; mais je ne connais
« pas le chemin qui mène à vous. Apprenez -moi donc
« ce que je dois faire pour vous plaire. » L'enfant Jésus
lui dit : « Je viendrai à toi ; prépare seulement ton cœur à
« recevoir ma doctrine, en le gardant pur de tout péché.
(( Ne doute pas , ma fille bien-aimée , mets en moi toute ta
« confiance, et je f apprendrai à mener une vie sainte. »
A partir de ce moment, la vierge ne songea plus qu'à
servir Notre-Seigneur comme il le lui avait appris. Son
commerce avec lui devint chaque jour plus intime. Chaque
jour il daignait converser avec elle comme dans ce premier
entretien, et la seule pensée de son bien -aimé faisait en
quelque sorte fondre son cœur. Il ne lui apparaissait pas
cependant toujours de la même manière. Quelquefois elle
le voyait attaché à la croix, le corps ruisselant de sang,
sans forme ni beauté ; et alors , prenant part à ses souf-
VOCATION DES FEMMES. 177
frances , elle sentait son cœur déchiré par les douleurs les
plus atroces ; mais elle n'en était que plus appliquée à suivre
les enseignements qu'il lui donnait. Elle devint bientôt ex-
tatique. Ses parents la trouvaient dans quelque coin de la
maison^ ravie, hors d'elle-même, et incapable de répondre
à leurs questions. Ignorant la cause de ces phénomènes, ils
les attribuèrent à quelque maladie cachée. Les extases de-
vinrent plus fréquentes; elle les avait en tout temps et en
tout lieu, dans la prière et dans le travail, dans la solitude
et au milieu de ses compagnes. Son humilité s'inquiétait
du bruit que faisaient ces choses extraordinaires. Ses pa-
rent, toujours plus inquiets, crurent qu'elle était épilep-
tique, et la contraignirent à avoir recours aux médecins,
ce qui fut encore pour elle une cause de souffrance.
Dieu appela aux mêmes voies, mais d'une autre manière, Jeanne
Jeanne Rodriguez. Elle naquit en 1564, à Burgos, dans la ^^dn^uez.
Vieille-Castille , de parents très -pieux. C'était une enfant
sérieuse, charmante en même temps, aux yeux bleus, et
dont sainte Thérèse lut d'avance l'avenir lorsque, la te-
nant sur ses bras, à l'âge de deux ans, et la caressant, elle
dit à ses heureux parents : Faites attention à cette petite;
vous êtes bien heureux que Dieu vous ait donné cette en-
fant, car il fera par elle beaucoup de grandes choses. Lors-
qu'elle fut âgée de quatre ans, elle commença déjà à mon-
trer ce qu'elle devait être un jour, par le soin qu'elle
prenait de fuir les jeux de son âge, afin de chercher la so-
litude. Ses parents avaient, d'après le goût du temps, une
chapelle domestique où était un enfant Jésus très-beau, assis
sur un trône. La petite Jeanne lui avait donné son cœur,
et elle lui parlait à genoux familièrement, avec une naïveté
charmante, et entendait les réponses qu'il lui faisait. Un
178 VOCATIOIS DES FEMMES.
jour qu'on la conduisit dans un couvent de Clarisses, la vie
du cloître attira toute son attention, et de retour chez elle
elle se mit à l'essayer dans sa chapelle. Elle plaça un
grand banc devant l'enfant Jésus, et le tourna sens dessus
dessous. Puis elle se mit dedans en disant : C'est là mon
cloître; il faut que j'y reste, puisque les religieuses ne
peuvent sortir. Puis elle prit des oreillers, des sièges et des
flambeaux , les plaça autour, appelant ceci l'abbesse , cela
la prieure, et leur témoignant le même respect que si c'eût
été vraiment l'abbesse avec ses religieuses. Bientôt les ap-
paritions commencèrent. Saint François fut le premier qui
lui apparut. Un jour qu'elle était assise dans son banc, elle
vit à côté d'elle un Franciscain, de grandeur moyenne ,
d'un visage agréable et empreint d'une sainte allégresse.
Elle lui dit : Mon père, qui vous a envoyé ici? Est-ce que
mon père vous a dit que j'y étais? — Oui, mon enfant, ton
Père céleste m'a chargé de te visiter. Dis-moi, que fais-tu?
— Je suis dans ce couvent, et je veux réciter les vêpres
comme font les rehgieuses; mais je ne sais pas lire. Le
saint s'offre à elle pour être son maître. Elle lui demande
son nom; et, à partir de ce moment, il vint tous les jours
à la même heure passer avec elle un temps assez long. Elle
prie avec tant de ferveur que, par ces leçons, elle apprend
en peu de temps ses heures.
Bientôt d'autres saints lui apparaissent encore, puis la
sainte Vierge, et enfin Notre-Seigneur. Ma fille, que fais-tu?
lui dit-il. — Je prie avec saint Dominique. — C'est bien;
mais, dis-moi, m'aimes-tu? — Seigneur, je ne sais ce que
c'est qu'aimer; mais si je devais aimer quelque chose, ce
serait l'enfant Jésus qui est dans la chapelle de mon père.
— Eh bien, c'est moi que représente cette image; et tu dois
VOCATtON DES FEMMES. 179
l'aimer uniquement^ parce qu'elle se rapporte à moi. Il
lui donne ensuite la sainte Vierge pour mère et pour gar-
dienne, et lui recommande de lui obéir en tout. Elle le
fait; et bientôt arrivent les fiançailles. Un jour qu'elle
priait avec ferveur dans sa chapelle, la sainte Vierge lui
apparut avec Tenfant Jésus, entourée d'un grand nombre
de saints. Et comme elle était ravie de la beauté du spec-
tacle qu'elle avait sous les yeux, la sainte Vierge demanda
si elle promettait de devenir la fiancée de l'enfant Jésus. 11
est charmant, répondit-elle; mais je n'ai rien, comment
pourrait-il m'aimer? — 11 veut se fiancer à toi, si tu le
veux toi-même. — Eh bien, s'il en est ainsi, ma mère,
s'il m'aime, je veux aussi l'aimer. Puis elle tendit les bras,
et donna à la sainte Yierge sa main connue signe de fian-
çailles , et la sainte Vierge lui mit au doigt un anneau pré-
cieux. L'enfant reçoit la bénédiction, et la cérémonie est
terminée.
Elle vécut toujours désormais en présence de son bien-
aimé. Un jour qu'elle se promenait avec ses parents dans
le jardin du médecin A. de Aguilar, et qu'elle cueillait des
fleurs, elle vit tout à coup près d'elle un bel enfant qui lui
dit : Petite, donne-moi de tes fleurs. — Lesquelles veux-tu?
répondit Jeanne. Pourquoi ne les cueilles -tu pas toi-
même? L'enfant la regarda en souriant, et lui redemanda
des fleurs. >'e sachant pas qui lui parlait, elle lui dit : Bel
enfant, qu'as-tu besoin de fleurs? il me semble que tu es
toi-même une fleur belle et gracieuse. Cependant, si tu
veux de mes fleurs, prends celles-ci, et attends un instant,
j'irai t'en cueillir d'autres. Elle revint les mains chargées
de fleurs qu'elle donna à l'enfant, en les recouvrant avec le
bord de la robe qu'elle portait. Va, lui dit-elle, personne ne
180 VOCATION DES FEMMES.
verra que lu emportes ces fleurs ; mais si quelqu'un ve-
nait à s'en apercevoir^ dis que c'est moi qui te les ai don-
nées, et ce sera moi que l'on grondera. L'enfant disparut,
mais revint plus tard à l'époque de l'hiver, portant à la
main les fleurs qu'elle lui avait données. Elle le reconnut
alors, et le remercia de sa bonté. Cependant, les appari-
tions n'étaient pas toujours aussi gracieuses; elle voyait
souvent l'enfant Jésus portant avec peine sa croix, et lui
demandait si elle voulait l'aider à la porter; et comme
elle y consentait le plus souvent, il la lui chargeait sur les
épaules, et elle ressentait alors de grandes douleurs, ne
pouvant se mouvoir sous le poids qui l'accablait, ce qui
signifiait qu'elle suivrait le Seigneur en tombant et en se
relevant. Toutes ces choses s'étaient passées lorsqu'elle
n'avait encore que six ans.
LaB.Oringa. La bienheureuse Oringa, née en 1 24 0, près de Florence,
et dont la vie a été écrite par Nazei , Camaldule , et par
Curtius, de l'ordre des Augustins, était dès sa plus tendre
enfance dans une disposition d'esprit telle que son visage
s'altérait dès qu'elle entendait une parole un peu dure ou
seulement inutile. Mais si quelque discours obscène effleu-
rait son oreille, son estomac se soulevait aussitôt. Comme
elle fut souvent sujette à cette épreuve, sa santé en fut con-
sidérablement altérée, et elle finit par avoir des vomisse-
ments presque continuels. Un jour qu'étant encore enfant
elle avait la fièvre par suite de ces soulèvements de cœur,
on appela un prêtre pour la confesser et l'absoudre des
fautes légères qu'elle pouvait avoir commises. Mais il se
Irouva que ce prêtre lui-même n'était pas pur. Dès qu'il
approcha d'elle , son corps se l'oidit , ses entrailles fui'enl
cunmie bouleversées, et l'on crut qu'elle allait mourir. On
VOCATION DES FEMMES, 181
lui conseilla enfin , comme préservatif contre cette incom-
modité, de se boucher les oreilles. Elle le fit , et se retira
comme un limaçon dans sa coquille^ afm d'échapper par là
aux impressions pénibles qu'elle ne pouvait éviter autre-
ment. Son père lui mettait souvent une houlette à la main
et l'envoyait paître le bétail. Elle faisait ce qu'on lui avait
commandé, et conduisait son troupeau dans quelques bons
pâturages. Là, avec une assurance pleine de naïveté, elle
lui défendait de s'éloigner, et d'aller dans les champs en-
semencés qui étaient là tout près. Puis elle s'agenouillait
dans le creux d'un arbre, et son troupeau , obéissant à sa
voix, broutait l'herbe tranquillement dans le Ueu qu'elle
lui avait assigné. Lorsqu'elle fut grande, sa famille voulut
la marier; mais dès la première ouverture qu'on lui lit à ce
sujet son premier état reparut. Ses frères la traitèrent de
folle , et, voyant que leurs reproches ne menaient à rien, ils
employèrent les mauvais traitements et les coups, qui de-
vinrent bientôt quotidiens.
La condition de la pauvre vierge devenait chaque jour
plus intolérable , et pour y échapper elle résolut enfin de
quitter la maison paternelle. Elle partit pour Lucques ; et,
ayant rencontré un ruisseau qui lui barrait le chemin , elle
se mit à genoux pour prier Dieu, et s'y jeta avec assurance.
Dieu récompensa sa foi, car elle le traversa sans se mouiller.
Après avoir marché tout le jour, elle se trouva vers le soir
au miheu d'une foret; mais une lumière guida ses pas.
Elle arriva dans une prairie délicieuse , entourée d'arbres
magnifiques et pleine de fleurs odorantes. S' étant assise en
cet endroit pour se reposer, elle vit accourir vers elle un
lièvre qui mit sa tête dans son sein, la caressa, lui lécha les
mains et se mit à jouer avec elle. Étonnée de la famiharilé
I. 6
182 VOCATION DES FEMMES.
de cet animal, elle lui dit : Pauvre petit lièvre, pourquoi
ne fuis-tu pas? Si pourtant je te prenais? Je le pourrais bien
si je voulais. Te crois-tu en sûreté dans mon sein? Je suis
moi-même une pauvre fugitive. Comme ils jouaient en-
semble, elle s'endormit et ne s'éveilla qu'au jour. Elle se
préparait à continuer son voyage; mais comme elle ne
savait quelle route prendre, le lièvre lui servit de guide en
sautant devant elle. Elle le suivit, et se trouva bientôt sur
la grande route de Lucques. Arrivée dans cette ville, elle
se mit au service d'un bourgeois , et plus tard elle entra
chez une dame, auprès de laquelle elle continua son an-
cienne manière de vivre. Elle devint bientôt une grande
sainte : le village oii elle était née lui fit bâtir un mo-
nastère dont elle fut supérieure et où elle mourut en
1310, à l'âge de soixante-dix ans. [Act. Sanct. , 10 jan.)
Dominique -Aucune femme ne fut comparable sous ce rapport à Do-
de Paradis, j^jinique de Paradis, née en 1473 dans un village nommé
Paradis, près de Florence. Ses parents étaient de pauvres
gens qui cultivaient un petit coin de terre et en portaient
les produits au marché. Pendant que sa mère la nourris-
sait, elle ne lui donnait le sein qu'une fois par jour, le ma-
tin, parce qu'elle était obhgée d'aider son mari dans son
travail; mais malgré cette abstinence, que d'autres enfants
n'auraient pu supporter, elle devint forte et vigoureuse , el
sa mère , quand elle revenait le soir de son travail, la trou-
vait vive et joyeuse. Elle devint bientôt d'une beauté remar-
quable malgré le genre de vie pénible et mortifiée auquel
elle s'était astreinte. A l'âge de vingt-trois ans, elle fut
obligée de l'interrompre, par suite des maladies qu'elle
avait demandées elle-même à Dieu. Cependant son visage
pâle, amaigri, garda toujours une grâce ineffable, une se-
m
VOCATION DES FEMMES. 183
rénité pleine de charmes et de modestie et une dignité qui
la faisait aimer de tous les bons et craindre de tous les mé-
chants. Elle grandit dans la maison paternelle, aidant ses
parents dans leurs travaux ; et lorsque son père mourut
elle put déjà conduire la maison, quoiqu'elle n'eût que six
ans. Ses parents, ignorants eux-mêmes, étaient incapables
de lui apprendre les premiers éléments de la doctrine chré-
tienne. Elle apprit le Pater et le Credo en l'entendant ré-
citer au prêtre à la messe, et l'Aie, Maria, en partie de
son père, et en partie d'un autre enfant du voisinage.
Comme elle avait toujours à la bouche les prières qu'elle
savait, elle devint tellement intérieure qu'elle fut favorisée
de visions et d'inspirations qui lui apprirent ce qui man-
quait à son instruction.
Déjà à l'âge de quatre ans, pendant qu'elle était abîmée
dans la prière au pied de son lit, elle avait vu la sainte
Vierge avec l'enfant Jésus, entourée d'anges et environnée
de lumière. Ravie de ce spectacle, elle ne pouvait se lasser
de le contempler^ et lorsque l'apparition eut cessé elle se
mit à chercher dans sa simplicité comment elle ferait pour
revoir de si belles choses. Elle s'adressa donc à Dieu , ne
cessant de le prier qu'il voulût bien lui montrer où elles
étaient. Une voix lui répondit : Ce n'est pas sur la terre,
mais au ciel. Attirez-moi donc au ciel, dit-elle. La voix lui
répondit qu'il n'était pas encore temps, et lui apprit ce
qu'elle devait faire pour y arriver. Les visions devinrent
plus fréquentes, et la science de cet enfant dans les choses
spirituelles augmentait de jour en jour à cette école. Un
jour que sa sœur aînée la lavait et l'habillait , il lui vint à
l'esprit que son âme pouvait bien aussi avoir besoin d'être
lavée, ne fût-ce qu'avec ses larmes. Lorsqu'elle fut tout
184 VOCATIOIN DES FEMMES.
habillée, elle se retira donc dans sa chambre, se jeta à ge-
noux devant une image de l'enfant Jésus et de la sainte
Vierge , et pria Dieu de lui montrer son âme pour qu'elle
pût la purifier avec ses larmes. La bonté divine répondit à
sa foi, et forma dans son cœur un mouvement qui lui fit voir
son âme sous l'image d'un petit enfant qui la regardait en
souriant; de sorte que le ravissement qu'elle éprouva à
cette vue tira de ses yeux des ruisseaux de larmes. Elle les
recueillit dans un mouchoir, et lorsqu'il fut tout trempé
elle s'en lava le cœur, croyant dans sa naïveté enfantine
laver ainsi son âme. Or, pendant qu'elle faisait cela. Dieu
lui montra son âme planant dans l'air sous la forme d'une
petite fille gracieuse et souriante, avec laquelle elle eut l'en-
tretien suivant : Mon âme , fuis de ce monde, et retourne
à ton créateur; je te suivrai. — Je ne le puis. Quoique tu
me voies bien loin de toi dans les airs , j'habite cependant
ton corps. Je suis intimement unie à la volonté divine , et
il faut que je reste avec toi, et que j'attende le moment où
Dieu veut que je te quitte. Dès qu'il le voudra, je partirai
pour aller me reposer en lui ; et à la fin du monde ton
corps viendra me trouver pour vivre éternellement dans le
paradis. Puis l'image disparut, et Dominique pensa que son
âme était rentrée dans son sein. Elle pratiqua plusieurs
années cette manière simple et naïve de se laver avec ses
larmes, afin de purifier son âme. Beaucoup de mystères
divins lui furent aussi révélés, et elle reçut des grâces sans
nombre dans les apparitions merveilleuses dont Dieu la
favorisa.
Un jour, voyant sa sœur aînée qui lui préparait à sou-
per, elle se mit à penser à ce qu'elle devait faire pour pré-
parer une nourriture solide à son âme. Elle s'adressa donc
VOCATION DES FEMMES. 185
à Dieu dans la prière, comme elle avait coutume de le faire
toutes les fois qu'elle voulait entreprendre quelque chose ,
et elle entendit son âme qui lui disait : Cherche-moi pour
aliment l'amour divin; j'aime à me reposer dans ses
flammes. — Pourquoi, lui répondit l'enfant, ne cries-tu pas
vers le ciel , de sorte que mon cœur se brise , et que le
divin amour soit forcé de venir pour le remettre en son
état? — Je suis en toi pour f animer; c'est à toi de crier
et de briser ton cœur par tes cris. — L'enfant : Dieu aime
l'àme; c'est pour la racheter qu'il est descendu sur la terre
et qu'il est mort; tu sens tout cela bien mieux que moi. —
L'âme : Il est vrai que Dieu m'a rachetée sur la croix;
mais il a aussi racheté le corps, et c'est pour cela que celui
qui pèche nuit à l'âme et au corps, et que celui qui vit
saintement les sauve tous les deux. Ce n'est donc pas à moi
seulement de crier vers le ciel, mais c'est à nous deux.
Crions donc ensemble, et Dieu, ayantpitiédenous, nous en-
verra du ciel un aliment délicieux. Pendant cet entretien,
l'enfant entendit Notre-Seigneur qui lui disait : Ma fille, la
nourriture de l'âme , c'est mon amour, qui fait oublier le
monde et toutes les choses terrestres , et ne s'occupe que
de moi. Cet éveil de toutes les pensées dirigées vers moi,
c'est le vrai sommeil et le repos de l'âme. — Oh ! dit l'en-
fant, si j'avais le bonheur de reposer toujours près de
vous ! — Je vois avec plaisir, lui répondit le Seigneur,
que tu sais profiter de toutes les choses sensibles pour
penser toujours à moi. Tu peux encore, avec le secours
de ma grâce, acquérir d'autres mérites et de nouvelles
consolations.
Elle se servait, en effet, de tout ce qu'elle voyait comme
d'un moven de s'élever à Dieu. Si un oiseau volait vers le
186 VOCATION DES FEMMES.
ciel, elle pensait qu'elle devait aussi prendre son vol de
ce côté. Si sa mère préparait de la laine pour tisser, elle
voyait là une image de ce qu'elle devait faire elle-même
dans son intérieur. Les arbres avec leurs fruits , le ciel
avec ses étoiles, les troupeaux qui paissaient, tout lui
fournissait une occasion de penser à Dieu et à son inté-
rieur. Et lorsqu'elle eut ainsi travaillé pendant dix ans,
son âme lui fut montrée entièrement purifiée, éclatante de
beauté, et blanche comme la neige. Elle sut garder tou-
jours, au milieu de ses faveurs, la simplicité d'un enfant.
Tous les dimanches elle parait de nouvelles fleurs les
images de sa chambre, et croyait, comme le peuple à cette
époque, que ces fleurs seraient conservées, et la suivraient
après sa mort dans son tombeau. Dans sa naïveté, elle fit
devant ces images sa première confession, parce qu'ayant
vu dans l'église des femmes prier devant des images, elle
avait cru qu'elles se confessaient à elles. Elle avait à peine
dix ans lorsqu'elle fut fiancée à Notre - Seigneur par une
faveur spéciale, pour lui être unie plus tard d'une manière
plus intime encore par le mariage , comme la chose est
arrivée pour plusieurs autres saintes. On peut consulter
la Vie de la sœur Dominique de Paradis, de l'ordre de
Saint- Dominique, composée en italien par le P. Ig. del
Nente, du même ordre.
„, . .. , Parmi les vierges qui ont été ainsi favorisées du Sei-
Christme de ' ^
stumbelen. gueur, plusieurs ont eu à lutter aussi contre les puissances
infernales ; et souvent ces terribles épreuves se sont pro-
duites dès leur plus tendre enfance, troublant la sérénité
de cet âge, ordinairement si pur et si paisible. Il en fut
ainsi de Christine de Stumbelen, née en 1233 entre Co-
logne et Neuss , d'un cultivateur aisé nommé Pierre Bru-
i
VOCATION DES FEMMES. 187
rori , morte en 1312, et dont la vie a été écrite par Pierre
de Danemark, son contîdent. Le curé de son village nous
a conservé, d'après ce qu'il avait appris d'elle, les détails
suivants sur les premières années de sa jeunesse. A l'âge
de onze ans, elle vit pendant la nuit un homme qui bril-
lait d'un tel éclat qu'elle fut ravie hors d'elle-même. Ma
fille, lui dit-il, je suis Jésus-Christ; promets-moi de me
servir toujours; et si quelqu'un te demande ta foi , dis-lui
que tu me l'as engagée. Elle fit la promesse qu'on lui
demandait, et à partir de ce moment elle fut toujours
occupée du projet d'aller chez les Béguines. Toutes les fois
qu'elle récitait le psautier, il lui semblait entendre la voix
de Celui à qui elle s'était donnée, et elle était inondée
d'une douceur ineffable, quoiqu'elle fût très -ignorante
des choses divines et humaines. A l'âge de treize ans elle
s'en alla à Cologne, accompagnée d'une autre femme,
malgré les larmes de sa mère. Arrivée dans cette ville,
elle y souffrit plusieurs jours de la faim. Les Béguines
cherchèrent à lui persuader de retourner chez elle ; mais
elle leur dit qu'elle aimait mieux vivre avec Dieu dans
la pauvreté que chez elle dans l'abondance. Admise parmi
elles , elle était toujours seule, adonnée à la prière, se pri-
vant des consolations qu'elle aurait pu trouver dans le com-
merce des autres sœurs, pratiquant des jeûnes rigoureux,
dormant sur des pierres ou sur du bois, et se mortifiant
en toute manière. Elle méditait continuellement la Pas-
sion du Sauveur, et souvent alors elle avait des ravisse-
ments qui duraient trois jours. Les autres béguines ne
comprenaient rien à son état , et la croyaient tantôt folle ,
tantôt épileptique.
Elle vécut deux ans de cette manière; et c'est ainsi que
488 VOCATION DES FEMMES.
commencèrent pour elle des visions d'un genre bien diffé-
rent. Une nuit qu'elle était en prière, quelqu'un lui ap-
parut sous la forme de l'apôtre saint Barthélémy et lui
dit : «Ma fille, tu pries beaucoup, et tu voudrais bien aller
au ciel ; rien n'est plus facile; tu n'as qu'à te tuer pour cela.»
A partir de ce moment , elle fut pendant six mois conti-
nuellement tourmentée par la pensée de se donner la mort.
Si elle passait près d'un puits, elle voulait s'y jeter. Un jour
qu'on l'avait saignée, elle ôta l'appareil; mais, voyant que
son bras devenait noir, elle eut peur, et il lui sembla
qu'elle avait mal fait. Souvent la nuit elle entendait une
voix qui lui disait : « Lève -toi vite; Dieu veut que tu te
tues : si tu ne le fais pas, tu seras étranglée et damnée. »
Elle luttait de toutes manières contre la tentation, toujours
persuadée cependant que c'était Dieu qui voulait l'éprou-
ver. Après cela elle eut des doutes à propos du sacrement
de l'eucharistie et d'autres articles de la foi. Elle ne pou-
vait faire aucune bonne œuvre, ni prier, ni aller à
l'église ; et elle fut plus de quatre mois sans aller à con-
fesse. Enfin, un jour à la messe, elle demanda à Dieu un
signe qui pût l'assurer de la présence réelle de son corps
sur l'autel : elle vit alors pendant l'élévation un enfant en-
tre les mains du prêtre, ce qui la consola grandement, et
le lendemain la tentation disparut pendant sa communion.
Mais il en vint une autre plus terrible encore. Tous les ali-
ments qu'elle voulait prendre lui paraissaient ou des cra-
pauds, ou des serpents, ou des araignées, de sorte qu'elle
ne pouvait se résoudre à manger. Lorsque , pressée par la
faim et par les instances de son confesseur, elle se déci-
dait à les mettre dans sa bouche , elle était bientôt con-
trainte de les vomir, par l'impression que lui causait le
VOCATION DES FEMMES. 189
froid de ces bêtes hideuses. Tout ce qu'elle voulait boire
lui paraissait plein de vers, et elle entendait sortir de sa
coupe ces paroles : « Si tu me bois, tu vas boire le diable. )>
Puis elle voyait toutes ces betes la regarder. Si elle voulait
aller communier, elle était obligée de soutenir des luttes
terribles , parce qu'il lui semblait qu'on allait lui donner
un crapaud. Ces tentations durèrent six mois chacune.
Ce qui ajoutait encore à ses peines, c'est que les bé-
guines se moquaient d'elle, et que ses parents ne pou-
vaient lui pardonner de les avoir quittés sans leur consen-
tement ; de sorte qu'elle n'avait aucune consolation
extérieure. Tous lui reprochaient de vouloir se faire passer
pour une sainte; et elle fut à la fin obligée de retourner dans
sa famille. Là les épreuves continuèrent. Tantôt il lui sem-
blait voir, quand elle priait, un coq auprès d'elle, qui
battait des ailes, chantait, et lui déchirait les pieds jus-
qu'au sang; puis, c'était un chien qui aboyait et la mor-
dait. Lorsqu'elle était au lit, on lui ôtait son traversin de
dessous la tête, pour l'empêcher de dormir. D'autres fois,
une main invisible lui donnait des coups de verges. Pen-
dant quatre semaines elle fut troublée continuellement
par le mugissement d'un taureau qui la poursuivait par-
tout. Quelquefois, quand elle voulait prier, elle devenait
muette tout à coup , ou elle avait des maux de tête intolé-
rables; ou bien encore, on lui soufflait à l'oreille les pé-
chés les plus abominables, en lui disant : Un tel a volé,
un tel a fait telle chose, etc. Une fois, pendant qu'elle
priait, son livre lui parut en feu. D'autres fois, lorsqu'elle
allait à la communion, le prêtre lui paraissait en flammes,
ou il lui semblait qu'elle devait passer à travers un four
embrasé.
190 DES RAPPORTS DE l' HOMME MYSTIQUE.
CHAPITRE IV
Rapports de l'homme mystique , à l'égard do Dieu , du monde
et de soi-même.
L'àme, une fois initiée, doit marcher d'un pas ferme
\ ers le but de la vie mystique, qui est la transformation en
Dieu et l'union avec lui. On pourrait croire au premier
abord que la nature humaine n'a aucun besoin d'être trans-
formée, puisqu'elle a été créée à l'image de Dieu; et qu'il
est inutile de chercher à s'unir à lui par une vie pénible et
laborieuse, puisque toute créature vient de Dieu, subsiste
en lui, doit retourner à lui, et ne peut pas plus échapper
à son attrait divin qu'un corps ne peut se soustraire aux
lois de la pesanteur; mais, au fond, il n'en est pas ainsi.
De même que le ciel ne peut se réfléchir dans une mer
bouleversée par la tempête, ainsi l'image de Dieu ne peut
briller dans la nature humaine telle qu'elle est aujourd'hui,
agitée par mille passions,milleafrections déréglées . L'homme
n'est nulle part moins que là où est le centre des esprits,
car le cœur est là où penche son amour ; et depuis la chute
chacun s'aime d'abord soi-même , puis il aime le monde
qui l'entoure. Chacun est donc en soi d'abord et dans le
monde, dont les charmes trompeurs le séduisent. Il y a
entre Dieu et nous un double abîme , le monde et nous-
mêmes. L'union légitime qui existait avant le péché entre
Dieu et nous a été remplacée par une union fausse, d'où
il est résulté une diiformité dans notre nature; et, avant
que nous puissions revenir à notre premier état par une
Iransformation divine, il faut que cette difformité soit en-
levée par une réformation profonde. Or ce travail est
DES RAPPORTS DE l'hOMME MYSTIQUE. 191
l'œuvre à la fois et de la grâce et de notre volonté, et le
rapport de ces deux éléments essentiels dans cette œuvre
capitale en détermine la forme et la loi. Cette œuvre com-
prend une triple restauration, celle de la volonté, celle
de l'esprit et celle du corps. Pour bien comprendre quel
doit être le remède il faut connaître d'abord l'état du
malade; et, d'un autre côté, pour connaître cet état, il faut
que nous ayons des idées bien claires sur celui qui l'a pré-
cédé.
Dieu a créé trois sortes d'êtres ou trois natures, la na-
ture physique , la nature spirituelle et la nature humaine,
dans laquelle les deux premières se rencontrent, s'unissent
et s'embrassent. Mais l'homme, étant ^ué d'une volonté
libre, devait accepter librement les liens d'amour et de sou-
mission par lesquels Dieu voulait l'attacher à lui, et rendre
ainsi en quelque sorte son œuvre propre les rapports que
Dieu avait établis entre nous et lui. L'homme devait donc
être soumis à une épreuve; on sait quelle en a été l'issue.
La foi nous apprend aussi en partie ce qui serait arrivé si
notre premier père avait été fidèle. Les rapports les plus in-
times et la familiarité la plus douce auraient existé entre
Dieu et nous; et, par suite, l'harmonie la plus parfaite
aurait régné entre l'àme et le corps, entre l'homme et la
nature extérieure. Le corps aurait participé à la nature
de l'àme , de même que celle - ci serait entrée en partici-
pation de la nature divine. La loi des membres ne se serait
point élevée contre la loi de l'esprit, parce que l'une et
l'autre se seraient embrassées en quelque sorte dans les
liens de l'amour. Au lieu de cela, qu'est-il avenu? Le
mal est entré dans notre nature comme un principe con-
tagieux. Un abîme profond s'est ouvert entre Dieu et nous
192 DES RAPPORTS DE l'hOMME MYSTIQUE.
d'abord; puis entre l'âme et le corps ^ puis enfin entre
riiomme et la nature. L'homme n'est plus, pour ainsi dire,
chez soi dans son propre corps : il y trouve des résistances
qui l'avertissent qu'il n'y est plus le maître absolu. 11 n'oc-
cupe pluS;, comme autrefois, le milieu de la création; mais
il a comme perdu son centre, et il est devenu excentri-
que. S'il était resté uni à Dieu, il se serait spirituaUsé
sans pour cela se détacher de la nature, et il aurait en
quelque façon spirituaUsé avec lui cette dernière. Il serait
devenu l'ami, le frère des esprits bienheureux; il aurait
vécu dans leur familiarité; son action se serait jointe à leur
action , et tous auraient marché dans un parfait accord
vers un but comftun.
Mais le péché a rompu les liens qui devaient unir le
monde des esprits supérieurs et le monde des esprits vi-
vant dans la chair. Le premier est devenu invisible pour
nous, et tout rapport mtime a cessé entre nous et lui. Le
péché ne nous a pas seulement séparés du monde des esprits
célestes ; il nous a encore rapprochés de ces esprits mauvais
et ténébreux qui ne sont pas restés dans la vérité, et ont été
précipités dans l'abîme éternel. 11 nous a en môme temps
rapprochés de la nature extérieure; de sorte qu'au lieu de
la dominer, comme nous devions le faire d'après notre des-
tination primitive, nous sommes dominés par elle; et elle
s'est soulevée contre nous, par une réaction terrible, avec
]a même force que nous nous sommes soulevés nous-mêmes
contre Dieu. Mais c'est surtout au dedans de son être que
l'homme sent davantage cette réaction incessante et cette
huniilianlc domination de la nature. En se détournant de
Dieu , il a perdu extérieurement de sa spiritualité, et s'est
comme naturaUsé et matériahsé. L'àme est devenue plus
DES RAPPORTS DE l'HOMME MYSTIQUE. 193
faible^ et le corps est devenu plus fort clans la même pro-
portion. Ce lien mystérieux, dont le nœud devait être in-
dissolublement rattaché à une loi supérieure et divine^ a,
depuis la chute^ son nœud dans la loi de la nature, et c'est
pour cela qu'il est si fragile. Tous les rapports ont été
comme bouleversés : ce qui était et devait rester en bas
semble avoir pris le dessus; l'extérieur gouverne et do-
mine l'intérieur; et la vie tout entière, troublée dans son
ordre et ébranlée jusque dans ses fondements, est pré-
parée à tous les égarements et à tous les excès.
Lorsque Dieu, voulant appeler un homme à la vie mys-
tique, le trouve dans ce malheureux état, il faut d'abord
qu'il le change, qu'il le réforme, qu'il le convertisse en un
mot. Or nous ne comprenons point assez, ordinairement,
la force et l'étendue de ce mot. Se convertir, c'est tourner
le dos aux choses que l'on avait regardées, et regarder celles
auxquelles on avait tourné le dos. L'homme doit donc
commencer par tendre en haut, afin de s'élever peu à peu
vers Dieu dans la liberté de l'amour, au lieu de tendre en
bas et de descendre vers l'abîme, comme il le faisait au-
paravant. Les rapports qui existent entre lui et la nature,
soit dans son être, soit au dehors, doivent être complète-
ment changés; c'est en quelque sorte une nouvelle exis-
tence qui commence pour lui. Sa position, la direction
habituelle de ses pensées et de ses désirs , tout doit être
nouveau. Pour acquérir ainsi un nouvel être, il doit, pour
ainsi dire, changer le centre de gravité de sa vie tout en-
tière. Son amour, au lieu de se porter vers les choses ex-
térieures et visibles , doit tendre vers Dieu , et il doit se
faire comme une nouvelle patrie parmi le monde des es-
prits célestes : tel est l'objet et le but de la mystique pur-
194 LA MYSTIQUE RÈGLE l' APPÉTIT ÎSUTRITIF.
gative. Or, si la naissance et la production de tout ce qui
vit sur la terre est quelque chose de subit et d'inopiné
comme l'éclair, son développement est soumis aux con-
ditions du temps. L'œuvre de la mystique en ce genre
est donc une œuvre lente ^ qui a son point de départ, ses
degrés et son terme , et qui dépend à la fois et de la grâce
et de la volonté humaine. Nous allons étudier dans les
chapitres suivants ces degrés par lesquels l'homme, au
moyen de la vie ascétique, s'élève ainsi jusqu'à Dieu.
CHAPITRE V
Comment la mystique règle et purifie l'appétit nutritif. Sainte Rose.
Liduine. Saint Joseph de Coperlino. Nicolas de Flue. Sainte Cathe-
rine de Sienne.
L'homme, par la chute, est tombé du royaume des es-
prits dans celui de la nature; la partie spirituelle de son
être est comprimée et comme surchargée au dedans et au
dehors par la masse corporelle de son enveloppe exté-
rieure. Cette masse est devenue en même temps d'une na-
ture plus grossière, plus pesante; et ce rapport, au lieu
de diminuer, est continuellement entretenu, au contraire,
par la triste nécessité où nous sommes de puiser chaque
jour dans la nature extérieure de nouveaux éléments, que
nous nous assimilons, afin de réparer nos pertes inces-
santes. La mystique, dont le but est de purifier l'àme et de
la dégager du corps, doit doue exercer une surveillance
sévère sur ce commerce journalier entre l'homme et l;i
nature. Or ce commerce s'accomplit par un double pro-
cédé : celui de la nutrition cl celui de la rcspiratiou. Par
LA MYSTIQUE RÈGLE l' APPÉTIT NUTRITIF. 193
le moyen du premier^ nous nous assimilons l'eau et la
terre, et par le second l'air et le feu, et comme les deux
premiers éléments sont les plus grossiers, et qu'ils sont in-
troduits le plus souvent dans l'organisme sous la forme de
nourriture et de breuvage, c'est particulièrement sur ces
deux choses que la mystique doit toujours avoir l'œil ou-
vert. Les aliments par lesquels nous réparons nos pertes
doivent avoir subi une certaine préparation, et c'est dans
le règne organique que Dieu veut que nous allions cher-
cher notre nourriture. L'eau seule fait exception sous ce
rapport; aussi est-elle considérée moins comme un aliment
que comme un dissolvant, qui hâte et favorise la digestion
des substances que nous ingérons dans notre organisme.
Tout ce qui appartient au règne organique peut donc ser-
vir à notre alimentation.
Mais l'homme, qui se sent appelé à une vie supérieure,
ne croit pas pouvoir faire usage de cette permission divine
dans toute son étendue. Et d'abord il s'interdit toutes les
substances animales, quoiqu'au fond, dans l'échelle de la
création, les animaux soient placés plus haut que les végé-
taux. La mystique exclut donc tout ce qui appartient de
près ou de loin au règne animal; et, lorsque l'on considère
les choses de plus près, on voit qu'elle est en cela dirigée
par un instinct vrai et supérieur. En effet, l'animal vit d'une
vie qui lui est propre, il a une individualité très-pronon-
cée, et cette vie propre ne peut lui être enlevée que par le
coup de la mort, qui est toujours accompagné de souf-
frances. La conscience des peuples de l'antiquité sentait
déjà ce qu'il y a d'inconvenant dans cet acte, par lequel
l'homme ôte à l'animal une vie qu'il a reçue de Dieu; et
pour calmer leurs scrupules sous ce rapport ils supposaient
196 LA MYSTIQUE RÈGLE L APPÉTIT ^LTR1TIF.
une permission des dieux. Les Athéniens racontaient que
le taureau avait mangé sacrilégement les pains qui devaient
être offerts à Zeus Polios, et qui étaient placés sur son au-
tel, et que c'est pour cela qu'il avait été tué par Taulon,
qui, après l'avoir frappé, s'était enfui; mais le taureau sa-
crilège avait expié son crime par la mort, et il avait été
condamné depuis ce temps à servir de nourriture aux
hommes. Tous les ans, la faute commise par Taulon était
vengée sur l'instrument dont il s'était servi pour la com-
mettre, et chaque année on jetait dans la mer la hache
avec laquelle il avait tué le taureau.
Cette permission divine, toutefois, n'a lieu que pour
ceux qui sont appelés à une vie commune et ordinaire; et
il semble convenable que celui qui veut vivre d'une vie
supérieure ait horreur du sang, et ne fasse pas de la mort
son pourvoyeur. Il est encore un autre rapport sous
lequel il ne lui convient pas de se nourrir de chair. La
chair , en effet, a pris dans la vie , dont elle a été le siège
et le véhicule, une direction et comme un caractère qui lui
est propre; et ce caractère est l'expression naturelle et ex-
térieure de l'ensemble des appétits, des passions et des
instincts particuliers qui l'ont distinguée pendant la vie.
Ces instincts sont devenus chair en quelque sorte dans
l'animal. Introduits dans une autre vie, ils y trouvent
un noyau auquel ils peuvent s'attacher, et par le moyen
duquel ils peuvent prendre un corps et une forme dans
l'organisme. Ce droit de domicile accordé en quelque
façon par l'homme aux appétits de la brute n'a pas de
graves inconvénients dans la vie ordinaire, parce que
l'honmic alors possède une force physique qui leur est su-
périeure, et qui lui permet de les dominer et de les absor-
LA mSTIQLE RÈGLE l" APPÉTIT rsUTBlTlF. 197
ber. Mais celui que Dieu appelle à une vie plus dégagée du
corps doit avoir déjà par lui-même une nature plus tendre^,
plus délicate, plus accessible aux impressions extérieures
et dont le moindre choc peut troubler l'harmonie ; une na-
ture qui ressent les nuances les plus déliées de cette sym-
boUque naturelle que les autres ne soupçonnent même pas.
Il n'est donc pas étonnant qu'une nourriture trop substan-
tielle ou trop abondante produise en elle des effets qui sont
inconnus aux premiers.
C'est donc dans le règne végétal que la mystique va
chercher l'ahment qui convient à l'homme ; elle ne connaît
sous ce rapport que deux exceptions, que nous retrouvons
déjà dès la plus haute antiquité, et c'est en faveur du lait
et du miel. Le lait a mérité ce privilège, premièrement
parce qu'il est un don volontaire de l'animal à l'homme,
et que celui-ci peut l'ôter au premier sans troubler pour
cela l'économie de sa vie et de son organisme; et en second
lieu, parce que le lait est comme l'eau vivante de l'animal,
et qu'il participe à la nature et aux qualités de l'eau, qui
n'a aucune direction fixe. Il peut, à cause de cela, nourrir
sans surcharger, et prend le caractère de celui qu'il nour-
rit plutôt qu'il ne lui donne le sien. Quant au miel, que
l'abeille laborieuse va puiser dans le calice des fleurs, et
qu'elle ne fait, pour ainsi dire, que toucher légèrement sans
le souiller, il a toujours été considéré comme un aliment
innocent et pur. A ces deux aliments mystiques, puisés à
l'extrême limite du règne animal, viennent s'adjoindre le
blé et le vin, fournis par le règne végétal, et qui ont tou-
jours été considérés comme parfaitement adaptés au besoin
d'une vie supérieure. Le blé semble absorber la moelle de
la terre, et convenir mieux, à cause de cela, pour fournir à
198 LA MYSTIQUE RÉGLK l'aPPÉTIT NUTRITIF.
la vie animale une chair saine et pure. Dans la vigne, d'un
autre côté , la nature semble avoir versé son sang le pins
pur, qui, par une sorte de procédé mystique, devient dans
le vin le principe d'une certaine inspiration naturelle. Le
vin, qui est comme le sang et l'esprit nerveux de la terre,
est donc congénial, pour ainsi dire, au sang et aux esprits
nerveux de l'organisme humain ; et de même que la lumière
du soleil et l'humidité de la terre concourent à la produc-
tion du pain et du vin, et semblent se reproduire en eux,
ainsi ces deux substances, reçues dans le corps de l'homme,
y introduisent avec elles les deux principes qui leur ont
donné naissance. Aussi le pain et le vin, déjà choisis de
Dieu dans l'institution de l'eucharistie, comme symboles de
l'union la plus intime que nous puissions avoir avec lui,
ont été considérés par la mystique chrétienne comme le
principal aliment de l'homme appelé à une vie supérieure,
tandis que le lait et le miel semblent plus particulière-
ment réservés pour ceux qui commencent.
Cependant, de»même que la terre n'entre pas immédia-
tement comme nourriture dans l'organisme, mais seule-
ment élevée à une plus haute puissance, et tempérée dans
l'eau par le moyen de la végétation, ainsi le feu ne pénètre
pas en nous dans sa nature primitive et dévorante, mais af-
faibli et adouci dans l'air par le procédé de la respiration.
Et de même que tout dans la nature extérieure est le pro-
duit de la lutte de l'air et du feu contre l'eau et la terre,
ainsi arrive-t-il dans un certain sens et à un certain degré
dans la vie organique. Et comme le procédé de la respira-
tion et celui de la nutrition sont les actes fondamentaux
de la vie corporelle, par lesquels elle se renouvelle sans
cesse, ils sont aussi tous les deux l'objet de la dicte mys-
LA MYSTIQUE RÈGLE LAPPÉTIT NUTRITIF. 199
tique. Mais la respiration, de même que la combustion^ a
un côté qui échappe davantage à l'observation de l'esprit
et à l'influence de la volonté. Il ne faut pas s'imaginer
qu'il soit le même partout et toujours. Chaque corps parti-
culier a sa flamme, qui se distingue de celle des autres
par la lumière, la couleur, la diffraction et le rayonne-
ment du calorique, et par tous les autres rapports de ce
genre. Il en est de même pour la vie organique : à chaque
aliment correspond une respiration particulière. Un ali-
ment plus pur a pour effet une respiration plus douce,
plus fine, plus délicate, plus spirituelle, si l'on peut parler
ainsi. Cependant, comme la transparence de l'air lui donne
un aspect uniforme, qui ne permet guère de distinguer
quel est l'air qui convient le mieux au développement
régulier de la vie, il n'y a guère lieu au choix pour la
mystique sous ce rapport. Nous devons cependant consta-
ter ici la préférence des ordres contemplatifs et des soli-
taires pour les collines et les montagnes d'une hauteur
moyenne. Si l'air des vallées, plus terrestre et plus gros-
sier, amollit souvent le corps et la vie, celui que l'on res-
pire sur les hautes montagnes les excite trop quelquefois ,
tandis que les régions moyennes fournissent à la respira-
tion des matériaux plus tempérés.
La mystique ne s'occupe pas seulement de la qualité des
aliments, mais encore de leur mesure et de leur quantité.
Le corps de l'homme, par la chute, n'est pas devenu seu-
lement excentrique, plus grossier dans sa composition,
moins libre et moins agile sous le rapport dynamique ;
mais sa masse et son poids ont encore augmenté. Or c'est
une loi générale, qu'à mesure que l'activité de l'esprit di-
minue, la masse du corps augmente; et qu'au contraire.
200 LA MYSTIQUE RÈGLE l" APPÉTIT NUTRITIF.
lorsqu'une discipline sévère diminue la niasse du corps,
l'esprit est plus libre et plus dégagé. Lorsque l'homme
impose des limites toujours plus étroites à la nature sous
ce rapport, ne se permettant que la quantité de nourri-
ture qui est absolument nécessaire pour rétablir l'équi-
libre dans l'organisme, il en résulte d'abord une modi-
fication plus ou moins profonde dans le procédé de la
respiration. De plus, toutes les fonctions de la. vie infé-
rieure , provoquées plus rarement par les excitations exté-
rieures, se ralentissent de plus en plus, et les organes des
fonctions purement végétales ou animales s'afi^iiblissent,
ayant moins de matériaux à s'assimiler. Mais, à mesure
que la contexture de la chair devient plus fine et plus déli-
cate, celle-ci se dématérialise en quelque sorte, et, s' éle-
vant au-dessus de ses organes, elle se rapproche pour
ainsi dire de l'âme, et se met à sa disposition. D'un autre
côté, l'appétit de la nourriture décroît de plus en plus, et
la capacité de l'organe lui-même diminue dans une égale
proportion. Et souvent les choses arrivent à un tel point
sous ce rapport, que l'homme peut rester un temps plus
ou moins long sans boire ni manger, comme le prouvent
de nombreux exemples, non-seulement parmi les Pères du
désert , mais encore dans les temps les plus rapprochés de
nous.
Sainte Rose de Lima s'était interdit, dès la plus tendre
enfance, tous les fruits, dont la saveur est, on le sait, si
agréable au Pérou. A l'âge de six ans, trois fois par se-
maine, elle ne prenait que du pain et de l'eau; et depuis
l'âge de quinze ans elle renonça entièrement à l'usage de
la chair. Elle s'était tellement accoutumée à ce genre de
vie que, lorsque dans ses maladies on lui donnait quelque
LA iMYSTIQL'E RÈGLE l' APPÉTIT NUTRITIF. 201
nourriture recherchée pour la soutenir, son état empirait,
au contraire, d'une manière très-grave, tandis qu'un mor-
ceau de pain trempé dans l'eau lui rendait quelquefois
subitement la santé. Plus tard, à partir de l'Exaltation de la
sainte croix jusqu'à Pâques, elle ne prenait qu'une fois le
jour un peu de pain et d'eau ; encore, pendant tout le ca-
rême, renonçait-elle au pain, pour ne vivre que de pépins
d'orange. Le vendredi, elle n'en mangeait que cinq, et le
reste du temps elle en prenait si peu que ce qu'elle con-
sommait en huit jours paraissait à peine suffisant pour un
seul. Une fois, un petit pain et une bouteille d'eau lui suf-
firent pendant cinquante jours; une autre fois, elle passa
tout ce temps sans boire une goutte d'eau. Dans les der-
niers temps de sa vie, elle avait coutume de s'enfermer le
jeudi dans son oratoire, et d'y rester jusqu'au dimanche
sans manger, ni boire, ni dormir, mais continuellement
occupée à prier. Non contente de s'être bornée ainsi à ce
qui était indispensable pour l'empêcher de mourir, elle
voulut étouffer le plaisir qu'elle goûtait dans les aliments
qu'elle prenait. Elle employait pour cela des herbes amères
de toute sorte . Elle buvait presque toujours de l'eau chaude ;
et cependant elle semblait puiser dans le jeûne plus de
force que dans les aliments les plus substantiels.
Il en était ainsi de Liduine de Schiedam. Elle tomba Liduine.
malade en 1395, et resta en cet état pendant trente-trois
ans, jusqu'à sa mort. Pendant les dix-neuf premières an-
' nées, elle ne mangeait dans le jour qu'une petite tranche
de pomme , grosse comme une hostie , ou un peu de pain
avec une gorgée de bière , ou quelquefois un peu de lait
doux. Plus tard, ne pouvant digérer la bière ni le lait,
elle prit un peu de vin mêlé avec de l'eau. Plus tard en-
202 L\ MYSTIQUE RÈGLE l' APPETIT NUTRITIF.
core, elle fut obligée de se réduire à l'eau, comme breu-
vage et nourriture. Elle en prenait et en buvait le quart
d'une mesure par semaine^, et la faisait prendre à la Meuse.
. Son goût avait acquis une telle délicatesse qu'elle sentait
les moindres altérations de ce fleuve, dont l'eau, du reste,
lui paraissait plus savoureuse que le meilleur vin. Mais
au bout de dix- neuf ans, elle ne prit plus rien , et elle
avoua elle-même, en 1422, à quelques frères qui la visi-
taient, que depuis huit ans elle n'avait pris aucune nourri-
ture, et que depuis vingt ans elle n'avait vu ni le soleil ni
la lune, et n'avait pas foulé la terre de son pied. {Acta S.
2 Apr.)
S. Joseph de Saint Joseph de Copertino, étant devenu prêtre, resta
Copertuio. ci^q ^ns sans manger de pain , et dix ans sans boire de
vin , se contentant d'herbes , de fruits secs ou de fèves
qu'il mêlait à des poudres d'une amertume insupportable.
L'herbe dont il se nourrissait le vendredi avait un goût si
affreux qu'un des frères ayant voulu y toucher seulement
du bout de la langue, son estomac se souleva, et que, pen-
dant plusieurs jours, tout ce qu'il prenait le dégoûtait.
Ses jeûnes étaient à peu près continuels; car, à l'exemple
de saint François, il faisait sept carêmes de quarante jours
dans l'année , et pendant tout ce temps il ne prenait rien ,
si ce n'est le dimanche et le jeudi. Son estomac atVaibli
avait fini par ne plus pouvoir supporter la viande ; de sorte
qu'obligé une fois d'en manger par obéissance ; il ne put
la garder. Bien plus , l'œsophage chez lui se rétrécissait
tellement quelquefois que la nourriture avait beaucoup
de peine à passer. Nous pourrions citer beaucoup d'autres
exemples de ce genre, quoiqu'on ne puisse nier que la faci-
lité chez certaines personnes d'en imposer aux autres peu-
LA MYSTIQUE RÈGLE l' APPÉTIT NUTRITIF. 203
dant quelque temps sous ce rapport, afin de se faire
passer pour saintes^ ait pu donner lieu à plus d'une super-
cherie.
Souvent l'eucharistie a remplacé chez les saints la nour-
riture corporelle. La nourriture ordinaire produit une
union intime entre la nature extérieure et le corps de
l'homme : de même aussi l'eucharistie^ nous introduisant
dans une région supérieure , unit ceux qui la reçoivent
avec Dieu, et les fait participer à sa vie. Dans la nourri-
ture ordinaire, celui qui mange, étant supérieur à ce qui
est mangé, s'assimile les aliments qu'il prend, et leur
communique sa propre nature. Mais, dans l'eucharistie,
l'ahment est plus puissant que celui qui le mange : ce n'est
plus la nourriture qui est assimilée; c'est elle, au con-
traire, qui s'assimile l'homme, et l'introduit dans une
sphère supérieure. Il se produit alors comme un change-
ment complet de la vie tout entière. La vie surnaturelle
absorbe en quelque sorte la vie naturelle j et Thomme, au
lieu de vivre de la terre , vit désormais de la grâce et du
ciel. Les aliments qui lui semblaient autrefois les plus dé-
licieux n'excitent plus en lui que le dégoût, et l'estomac
se refuse à les prendre ou à les garder. Nicolas de Flue , Nicolas de
depuis qu'il eut embrassé la vie solitaire, ne vécut que de
la sainte eucharistie. Bientôt le bruit de ce miracle se ré-
pandit dans le canton d'Underwald, et on n'y ajouta d'abord
aucune foi. Beaucoup s'imaginent qu'autrefois toutes les
nouvelles de ce genre étaient accueillies avec une crédulité
qu'ils attribuent à l'ignorance de cette époque ; c'est une
erreur. De tout temps, les événements de ce genre ont ex-
cité d'abord le douté et le besoin d'en constater la vérité
par tous les moyens que Dieu nous a donnés pour cela ; et
204 LA MYSTIQUE RÈGLE l' APPÉTIT NUTRITIF.
de tout temps aussi l'esprit humain n'a cru ces faits mer-
veilleux que convaincu par révidcnce. Ainsi, en 1225,
Hugues, évêque de Lincoln, ayant appris qu'il y avait à
Leicester une religieuse qui n'avait pris aucune nourriture
depuis sept ans , et qui vivait seulement de l'eucharistie
qu'elle prenait tous les dimanches, n'ajouta d'abord au-
cune foi à ce récit. Il envoya d'abord à cette femme quinze
clercs qui devaient l'observer attentivement pendant quinze
jours, sans la perdre de vue un seul instant; et comme,
pendant tout ce temps , elle conserva ses forces et sa santé,
quoiqu'elle n'eût pris aucune nourriture, il se déclara
convaincu, comme il convient à un homme intelUgent.
Les habitants d'Underwald firent la même chose avec
Nicolas de Flue. Pendant un mois ils occupèrent tous les
passages qui conduisaient à sa cabane, et furent enfin
convaincus que non - seulement on ne lui avait porté au-
cune nourriture pendant ce temps, mais qu'aucun homme
n'avait pu arriver jusqu'à lui. Cependant l' évêque de
Constance, ne se trouvant pas encore satisfait, envoya près
du solitaire son évêque suflragant. Celui-ci , étonné de le
trouver si vigoureux après une si longue abstinence,
lui ayant demandé quelle vertu il préférait à toutes les
autres, Nicolas lui répondit que c'était l'obéissance : sur
quoi r évêque lui ordonna aussitôt de manger un pain qu'il
lui présenta. Le solitaire obéit; mais à peine avait-il mangé
la première bouchée qu'il éprouva des vomissements très-
violents, et il lui fut impossible de continuer à manger.
L'évêque de Constance, ne croyant pas encore au récit de
son suffragant, voulut s'assurer par lui-même de la vérité
des faits. Il se rendit donc auprès de Nicolas, et il lui
demanda comment il pouvait vivre ainsi sans manger. Le
LA MYSTIQUE RÈGLE l'aPPÉTIT NUTRITIF. 205
frère lui répondit que lorsqu'il assistait à la messe^, ou qu'il
prenait la sainte eucharistie, il sentait une force et une
douceur qui le rassasiaient et lui tenaient lieu de nour-
riture. Il avait plus d'une fois avoué à ses amis les plus
intimes que la méditation toute seule produisait en lui
ces effets j de sorte que, lorsqu'il contemplait la passion
du Sauveur, et qu'il recevait clans son sein le souffle de
Jésus mourant, ce souffle pénétrait son intérieur, et le
fortifiait pour longtemps. [A. S. Mart.)
Il en fut de même de sainte Catherine de Sienne. Dès S»= Cathe-
rine de
son enfance, jusqu'à l'âge de quinze ans, elle ne prenait sienne.
que du vin rouge mêlé avec beaucoup d'eau , et un peu
de nourriture; mais depuis cet âge elle se contenta de ne
prendre que de l'eau, du pain et des herbes. A vingt ans
elle s'abstint de pain, puis de toute nourriture extérieure,
sans que sa santé en fût le moins du monde altérée ; elle
ne fit qu'en éprouver un besoin plus grand de recevoir
souvent la sainte eucharistie. Cet aliment divin , en même
temps qu'il augmentait les flammes de son amour, lui ren-
dait toujours plus douloureuse aussi cette vie qui la séparait
de son bien -aimé; de sorte que, toutes les fois qu'elle
communiait, elle était accablée d'une grande tristesse.
Cependant elle recevait en même temps d'ineffables con-
solations, qui lui étaient non -seulement le désir, mais
encore la possibilité de prendre aucune nourriture exté-
rieure; et lorsqu'elle voulait essayer de manger quelque
chose elle éprouvait de grandes douleurs , et ne pouvait
rien garder. Cette disposition extraordinaire occupa beau-
coup , comme il arrive toujours en pareil cas , les parents
et les amis de la sainte. Ils s'adressèrent à plusieurs re-
prises à ses confesseurs ; et ceux - ci , ne sachant eux-
206 LA MYSTIQUE REGLE l'aITETIT MTKITII'.
mêmes que penser, lui ordonnèrent plus d'une fois de
manger quelque chose; mais à chaque fois elle courut
risque de la vie. Elle essaya de temps en temps de se mettre
à table avec les autres , s'efTorçant de manger comme eux ^
mais à peine avait- elle la nourriture dans la bouche qu'elle
était obhgée de la rejeter avec d'horribles souffrances,
qui excitaient la compassion de tous les assistants. Après
bien des essais, on la laissa enfin tranquille, et elle ne
prit plus que de l'eau pure. Devant les autres, elle attri-
buait cette disposition extraordinaire à ses péchés; mais
à chaque fois aussi qu'elle recevait l'eucharistie, elle y
puisait une force incroyable. Souvent la vue seule de la
sainte hostie , ou même d'un prêtre qui avait dit la messe
le matin, produisait en elle le même effet. Et plus d'une
fois, lorsqu'elle était près de succomber à l'épuisement,
on la vit reprendre subitement ainsi des forces , et accom-
plir sans fatigue les œuvres de charité les plus pénibles.
Sainte Rose de Lima imita aussi sous ce rapport sainte
Catherine, qu'elle avait prise pour modèle. Lorsqu'elle
allait à la communion, elle avait la figure d'un ange; de
sorte que le prêtre était comme frappé de stupeur. Si on
lui demandait quel effet l'eucharistie produisait en elle,
elle balbutiait, disant qu'elle ne trouvait point de mots
pour exprimer ce qu'elle pensait; qu'au reste tout ce qu'elle
pouvait dire, c'est qu'elle passait alors tout entière en
Dieu, et qu'elle était inondée d'une telle joie que rien
dans la vie ordinaire ne pouvait lui être comparé. Cette
divine nourriture la rassasiait et la fortifiait tellement
que, lorsqu'elle revenait de l'église, elle marchait d'un
pas ferme et agile, tandis que, lorsqu'elle y allait au con-
traire, elle était souvent obligée de s'arrêter pour respirer,
LA MYSTIQUE RÈGLE l' APPÉTIT NUTRITIF. 207
tant elle était épuisée par le jeûne , les veilles et les mor-
tifications. Ses parents s'apercevaient facilement alors des
effets que l'eucharistie produisait en elle; car, à peine
revenue chez elle, elle entrait dans sa chambre, et y res-
tait jusqu'à la nuit. Et lorsque le soir on l'engageait à
manger quelque chose , elle répondait qu'elle était telle-
ment rassasiée qu'il lui était impossible de rien prendre.
Elle passa ainsi une fois huit jours sans manger ; et toutes
les fois que le saint sacrement était exposé aux quarante
heures, elle passait tout ce temps à genoux en sa pré-
sence.
Quand on demandait à la bienheureuse Liduine d'où
lui venait son sang, puisqu'elle ne mangeait rien : « D'où
vient, répondait -elle, au cep sa sève au printemps,
puisque l'hiver il sèche et dépérit? » Et elle ajouta qu'elle
puisait plus de force dans une bonne méditation que d'au-
tres dans les mets les plus recherchés. Sainte Angèle de
Foligno trouva pendant douze ans dans l'eucharistie des
forces suffisantes pour pouvoir se passer de toute autre
nourriture. Il en fut ainsi de sainte Colombe de Rieti, de
Dominica de Paradis, qui ne prenait rien autre chose
pendant tout le carême; de l'évêque saint Mocdoc, qui,
une fois pendant quarante jours , vécut seulement de la
sainte eucharistie, et qui, après ce temps, parut à ses
disciples plus fort qu'auparavant. A Norfolk , dans le nord
de l'Angleterre, vivait une sainte fille, que le peuple avait
nommée Jeanne Maltes, c'est-à-dire sans nourriture, parce
que, pendant quinze ans, elle n'avait pris que l'eucha-
ristie. La sœur Louise de la Résurrection, en Espagne,
vécut ainsi pendant plusieurs années. Il en fut de même
de sainte Colette, d'Hélène Encelmine, qui rendait par
208 LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES.
le nez toute autre nourriture ; des abbés Ebrulph et Fantin,
de Pierre d'Alcantara et de beaucoup d'autres, particu-
lièrement chez les Pères du désert.
CHAPITRE VI
Comment la mystique règle les rapports entre la veille et le sommeil.
Comment elle fait supporter avec patience les maladies, ou inspire
la pensée d'en demander à Dieu de nouvelles. Marie Bagnésie. Li-
duine. Colette de Gand. Sainte Rose.
La mystique purgative ne règle pas seulement l'instinct
qui porte l'homme à chercher la nourriture dont il a besoin
pour vivre , mais elle soumet encore à sa discipline une
autre nécessité corporelle non moins impérieuse, à savoir
le sommeil. La vie de l'homme ici- bas est placée entre le
moudre spirituel et le monde physique. Bien plus, l'homme
réunit en soi ces deux mondes dans l'àme et le corps dont
son être se compose. Or, de même que le monde spirituel,
relativement au monde extérieur, est comme le jour, et
celui-ci comme la nuit, ainsi notre être peut-il être consi-
déré comme étant divisé en deux parties, un côté lumi-
neux et un côté ténébreux: l'âme est le premier, et le se-
cond consiste dans le corps. On peut donc dire en un certain
sens qu'il fait jour en nous lorsque, s' élevant au-dessus
du corps et de la nature , notre âme entre en Dieu et dans
le monde des esprits et qu'elle se réchauffe à sa lumière,
tandis qu'il fait nuit chez nous, au contraire, lorsque notre
âme , se détournant du monde spirituel , descend dans le
monde visible. On peut dire encore que, sous ce rapport,
l'état de l'homme avant la chute était une veille continuelle,
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 209
et que T homme alors marchait toujours à la lumière du
monde spirituel, tandis que depuis le péché, son œil se
fermant à cette lumière supérieure, il est descendu dans le
monde inférieur, qui, comparé au premier, est comme un
monde de songes et d'illusions. Or la mystique, s' efforçant
de rétablir autant qu'il est possible ici-bas l'état primitif de
l'homme, doit s'appliquera faire prédominer en lui le côté
lumineux, et à diminuer autant qu'il est possible le temps
que nous sommes obligés de donner au sommeil, et qui est
un temps perdu pour l'âme et les fonctions de l'intelli-
gence.
Les suites de cette abstinence d'un autre genre sont ana-
logues à celles qui résultent d'un jeûne prolongé. Les forces
vitales, entretenues dans une activité continuelle, surexci-
tées d'ailleurs par le travail corporel, doivent à la longue,
redoublant d'énergie, devenir comme des flammes dévo-
rantes pour l'organisme, dont elles se sont en quelque
sorte affranchies. Tendues par un effort persévérant,
qu'interrompt rarement l'apaisement du sommeil; ne se
retirant qu'à de longs intervalles dans la masse du corps
pour s'y rafraîchir, elles doivent acquérir une disposition
habituelle à se dégager de cette masse, qui est devenue im-
puissante à les contenir et à les satisfaire. Le système ner-
veux , de son côté , par suite de la même cause, se dégage
de plus en plus du système sanguin qui l'enveloppe en
quelque sorte et lui fait équilibre. L'àme, affranchie de
cette manière du poids accablant du corps, peut se mou-
voir facilement dans toutes les directions, et s'élever sans
peine dans ces régions supérieures qui sont sa véritable
patrie.
La mystique peut bien aider par sa discipline l'homme
210 LA VIE MYSTIQUE DAKS LES MALADIES.
intérieur à se dégager de son enveloppe ; mais quand elle
obtient ce résultat^ c'est presque toujours au détriment de
r homme extérieur. En effet, la santé repose sur le triple
accord de la vie du sang avec la nature extérieure^ de la vie
des nerfs avec la nature spirituelle, et enfin de l'esprit avec
la nature. Tous ces rapports ont depuis le péché acquis un
certain équilibre dans une sorte de température moyenne
qu'ils gardent tant bien que mal^ jusqu'à ce qu'une force
étrangère vienne le rompre. Or la vie mystique introduit
l'homme dans des régions supérieures, où les rapports or-
dinaires perdent leur valeur ; où , par conséquent, l'accord
qui existait auparavant ne suffit plus. De là résulte un état
de maladie ou de souffrance qui dure jusqu'à ce qu'une
harmonie nouvelle et d'un ordre supérieur se soit établie.
Et d'abord, la vie du sang est troublée par la pauvreté des
matériaux qui doivent l'entretenir. La vie, ou plutôt l'âme
qui est dans le sang, est comme la reine dans une ruche d'a-
beilles : c'est elle qui, dans l'économie animale, est char-
gée de fournir les aliments nécessaires. Or ces aliments,
il faut qu'elle les cherche au dehors, et que, renouvelant
le sang par eux , elle le rende propre à être assimilé par
l'organisme. Si, par une cause quelconque, elle ne peut
se procurer ces matériaux en quantité suffisante, le sang
appauvri est contraint de se tourner contre les organes,
pour y chercher l'aliment qui lui manque. De cette lutte
du sang contre la chair résulte une guerre générale de
tous les organes les uns contre les autres , laquelle ,
commen(;ant par l'estomac, s'étend bientôt à l'organisme
entier.
La privation du sommeil, quand elle est portée à un cer-
tain degré , produit les mêmes désordres dans le système
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 211
nerveux. L'àme^ toujours active et éveillée, est obligée de
tenir continuellement en mouvement le fluide nerveux, par
le moyen duquel elle accomplit ses opérations. La flamme
consume sans cesse l'huile de la vie; et jusqu'à ce qu'un
nouvel équilibre se soit établi, jusqu'à ce que la flamme de
la vie se soit clarifiée et que l'huile qui l'entretient se soit
éthérisée, ce manque de proportion doit produire des effets
plus ou moins fâcheux ;, qui se manifestent au dehors par
des crampes et des convulsions, indice certain d'une guerre
terrible entre les nerfs et les muscles. Le renouvellement et
la reproduction des matériaux nécessaires à l'entretien de
la vie s'arrêtent ou sont retardés. L'homme, il est vrai,
puise alors dans les régions supérieures où Dieu l'a intro-
duit des forces qui l'aident à soutenir la lutte. Mais comme
la nature continue toujours de faire valoir ses droits, ce
combat se prolonge souvent jusqu'à la mort. Et dans ces
circonstances il ne reste à l'homme d'autre parti à prendre
que d'accepter volontairement ses souffrances, ou même
d'en demander à Dieu de nouvelles, afin qu'elles puissent
lui servir de moyen pour discipliner la vie intérieure. On
voit par là combien cet état est différent de celui des hommes
qui vivent de la vie extérieure. Chez eux, l'instinct vital
se met aussitôt en garde contre le mal physique qui essaie
de pénétrer dans leur organisme, et commence une lutte
sérieuse, dont les conditions sont réglées par une sorte
de gymnastique instinctive , et dont l'issue est d'une
suprême importance, parce qu'elle doit décider de la
l)onne disposition du corps et de la vie physique.
Celui-là seul vaut quelque chose dans le monde exté-
rieur qui sort victorieux de ce combat. Mais il n'en est
pas ainsi chez ceux qui veulent se préparer à une vie inté-
212 LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES.
rieure et recueillie en Dieu. Ils savent que tous ces maux
sont les avant-coureurs de la mort que nous ne pouvons
éviter^ ou plutôt qu'ils ne sont, pour ainsi dire, qu'une sorte
de mort répandue çà et là dans la vie et luttant contre elle.
Lorsqu'ils voient la maladie approcher^ ils ne se déconcer-
tent point;, car ils savent qu'ils ne peuvent se dégager des
conditions ordinaires de l'humanité, pour entrer dans de
nouveaux rapports, que par la lutte et les contradictions.
Loin de se laisser aller à l'impatience , ils acceptent leurs
maux comme une épreuve], qui, courageusement sup-
portée , hâtera leurs progrès dans les voies où ils se sont
proposé de marcher. Ils ne se laissent point guider par cet
instinct naturel de la conservation, qui gît au fond de tous
les hommes; car ils savent qu'il doit être discipliné et
dompté comme tous les autres. La lutte chez eux a pris
une autre direction; ce n'est pas contre le monde exté-
rieur, mais contre eux-mêmes qu'ils combattent. La
guerre qu'entreprennent ces héros spirituels est bien autre
que celle qui exerce les hommes ordinaires. Et si, chez
ces derniers, l'effet dramatique est plus grand, les pre-
miers sont bien dédommagés par les avantages que leur
procure la victoire. Car tout leur profite dans cette lutte,
les pertes aussi bien que le gain, et chaque défaite qui
diminue les forces du corps augmente d'autant celles de
l'âme et la puissance de la volonté.
Parmi le grand nombre de héros qui se sont distingués
dans cette guerre mystérieuse , et qui ont su trouver la
santé spirituelle dans les maladies du corps,, nous citerons
d'abord Marie Bagnésie, née à Florence en 1514 , dont la
vie a été écrite par Campi de Pontremoli, moine augustin,
qui avait été son confesseur pendant vingt-deux ans. Ses
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 213
parents l'avaient confiée après sa naissance à une pauvre
nourrice , qui n'avait pas osé leur dire qu'elle n'avait point
de lait ; de sorte que la pauvre petite serait morte de faim
si les voisins de sa nourrice ne lui avaient apporté de temps
en temps un œuf pour la soutenir^ et si elle n'avait elle-
même^ une fois devenue plus grande, ramassé par terre les
miettes de pain qu'elle trouvait. Elle devint bientôt remar-
quablement belle. Elle visitait quelquefois sa sœur aînée,
qui était au couvent. Les religieuses lui faisaient chanter
alors les petites chansons qu'elle avait apprises par cœur :
« Chante, Mariette, lui disaient-elles après lui avoir mis un
voile sur la tête; personne ne te voit. » Et elle se mettait
aussitôt à chanter d'une voix angélique, qui ravissait tout
le monde. Elle se sentit dès l'enfance attirée vers la vie in-
térieure, quoique la mauvaise santé de sa mère la forçât
de conduire la maison. Et lorsque, étant devenue nubile,
son frère lui proposa de la marier, elle fut saisie d'une
telle horreur que tout son sang en fut bouleversé, et qu'elle
contracta à l'instant même le germe d'une maladie qui ne
la quitta plus. Son père employa tous les moyens pour la
guérir; mais les remèdes dont il avait fait usage ne firent
qu'empirer le mal; de sorte qu'on dut lui administrer l'ex-
trême-onction. Il consulta une femme de Lombardie, qui
prescrivit un emplâtre composé de sel et d'une multitude
d'ingrédients très-actifs; puis on étendit l'emplâtre sur un
drap, dont on enveloppa le corps nu de Marie. On fut
bientôt obhgé de l'ôter à demi morte, et la peau resta sur
l'emplâtre; de sorte qu'elle était tout écorchée.
Son père, espérant lui procurer quelque soulagement,
lui proposa de prendre l'habit de Saint-Dominique ; et elle
fit ses vœux comme tertiaire. Sa joie en fut si grande
214 LA ME MYSTIQUE DANS LES MALADIES.
qu'elle put se lever de son lit, et parcourir la ville pour
aller visiter les églises et les couvents au milieu d'un grand
concours de peuple que l'étonnement et l'admiration ame-
naient autour d'elle. Mais ce fut la dernière fois qu'elle
sortit pendant sa vie. Quelques jours après elle se remit
au lit pour ne plus se relever pendant quarante-cinq ans.
Elle souffrit pendant ce temps des maux de toutes sortes,
des fièvres violentes, un mal de tète continuel, des élance-
ments dans les côtés, et un asthme si violent qu'elle n'osait
rester la nuit sans lumière, et qu'elle était près d'étoufTer
lorsque celle-ci s'éteignait. Tantôt elle devenait sourde,
tantôt muette. Elle souffrait aussi de la pierre; en un mot
il n'y eut pas un seul membre de son corps qui n'eût quel-
que maladie particulière ; et on fut obligé de lui donner
r extrême-onction. Mais bientôt son état offrit certains rap-
ports avec l'année ecclésiastique. Ordinairement, chaque
vendredi, de nouvelles soutTrances apparaissaient. Il en
était ainsi de la semaine sainte et du temps pascal, de
l'Ascension, des fêtes de la sainte Vierge et des autres
saints, particulièrement de ceux qu'elle invoquait comme
ses patrons. Ceux qui vivaient avec elle le savaient très-
bien ; et lorsqu'elle se trouvait plus mal ils se disaient :
Ce n'est pas étonnant, telle ou telle fêle approche. Mais
plus son corps était abattu dans ces occasions, plus elle
se sentait fortifiée et consolée dans son intérieur. Sa vie
avec cela était un jeûne continuel, et ce qu'elle mangeait
aurait à peine suffi pour nourrir un oiseau. Deux bou-
chées de pain, quelques baies et une gorgée d'eau fai-
saient tout son repas. Quelquefois elle se contentait de
mâcher quelques câpres, ou des pépins de pomme, ou
un peu d'herbe^ ou une olive, et malgré cela elle s' accu-
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 215
sait encore de gourmandise. L'eucharistie seule la forti-
fiait; et lorsqu'elle était obligée de s'en passer pendant
deux ou trois jours ^ à cause de quelque médecine qu'il
lui fallait prendre , elle devenait tellement faible que les
médecins craignaient qu'elle ne mourût.
Aux maux corporels dont elle était affligée vinrent se
joindre ceux que lui firent souffrir les hommes^ et parti-
culièrement une servante qui était depuis vingt-quatre ans
dans la maison. Si Marie pouvait se lever un instant, elle
se mettait aussitôt à la tourmenter, lui commandant tan-
tôt ceci, tantôt cela. Encore bien souvent, la pauvre ma-
lade devait-elle deviner à moitié les ordres qu'on lui
donnait. Lorsque cette servante impitoyable rentrait,
et que ses ordres n'avaient pas été exécutés, parce que
la douleur ou la faiblesse n'avait pas permis à Marie
de le faire, elle remplissait la maison de ses cris, mettait
tout sens dessus dessous, et devenait d'autant plus fu-
rieuse que la malade cherchait davantage à l'adoucir.
D'autres quelquefois venaient jusqu'à son lit de douleur, et
la rendaient témoin de la haine et de la fureur réciproque
dont ils étaient transportés; jusqu'à ce que, sortant de son
lit et se jetant à leurs pieds, elle les suppliât de se récon-
cilier. Ces scènes augmentaient presque toujours son mal;
de sorte que son lit tremblait sous elle , et que la sonnette
qui était au-dessus de sa tête était mise en mouvemenL
D'autres \enaient lui confier leur désespoir, afin de trouver
auprès d'elle quelques consolations. Si la douleur ou fé-
puisement l'empêchait de parler, elle recevait d en haut
la force nécessaire; et, assise dans son lit, le visage en-
flammé par le zèle et la charité, elle parlait comme si rien
ne lui eut manqué.
216 LA VIE MYSTIQUE DA^S LES MALADIES.
Au milieu de ces souffrances de toute sorte, elle gardait
une patience et une résignation admirables. « Si je ne
souffre pas assez, disait-elle à Dieu, faites-moi souffrir da-
vantage; mais augmentez aussi en moi la patience, pour
que je ne vous offense pas. » Elle avait fait vœu d'obéis-
sance à son confesseur. Un jour qu'on était allé le chercher,
parce que ses douleurs semblaient intolérables , il la con-
sola et lui dit en s'en allant : « Allons, ma sœur, écoutez et
reposez-vous. » A partir de ce moment, elle resta depuis le
soir jusqu'au matin dans la même position, sans bouger:
de sorte que ses parents furent obligés d'envoyer chercher
de bonne heure le confesseur, pour qu'il lui permît de se
remuer. Elle avait de fréquentes extases : on la vit souvent
élevée au-dessus de son lit. Son âme semblait alors se dis-
soudre dans les larmes. Elle avait soin de cacher aux
hommes ses ravissements , et cherchait à les faire passer
pour des défaillances. Mais ceux qui étaient autour d'elle
savaient bien à quoi s'en tenir; car dans ses évanouisse-
ments elle pâlissait, tandis que dans l'extase elle sem-
blait fleurir comme une rose. Toujours gaie au milieu de
ses douleurs, elle ne pouvait souffrir que quelqu'un de
triste l'approchât. «Venez, lui disait-elle alors; qu'avez-
vous? Ne soyez pas ainsi : donnez-vous à Jésus, qui est la
véritable joie des âmes ; il descendra dans votre cœur et
vous consolera. » Elle avait été avertie pendant sa vie de
chaque mal particulier qui devait l'affliger; sa mort lui fut
aussi montrée dans une vision , et elle l'accepta avec la
même résignation qu'elle avait accepté tous ses maux.
Dans sa dernière maladie, un ulcère se forma dans sa
gorge, et l'empêcha de communier. Mais son visage de-
meura toujours aussi serein que si elle eût vu le ciel ou-
LA VIK MYSTIQUE DANS LES MALADIES. '2[~
vert. Elle persévéra dans ses dispositions jusqu'à la fui ; et
lorsque déjà le pouls cessait de battre, et que son confes-
seur lui mit à la main le cierge des mourants , elle ouvrit
encore une fois les yeux; et l'expression de son visage
était si joyeuse qu'elle remplit d'une ineffable allégresse le
cœur de tous les assistants. (A. S. 28 mai.)
Nous pouvons ajouter à cet exemple celui de la bienheu- Liduine.
reuse Liduine. Elle avait joui d'une santé parfaite jusqu'à
l'âge de quinze ans, et s'était senti jusque-là peu d'attraits
pour la vie intérieure ; mais arrivée à cet âge, comme elle
était allée un jour sur la glace, selon la coutume des jeunes
filles en Hollande, une de ses compagnes, passant près
d'elle en patinant, chercha à s'appuyer sur elle pour éviter
une chute. Liduine fut jetée par le choc contre un tas de
glace, et se brisa une des petites côtes. Il se forma aussitôt
un ulcère intérieur qui résista à tous les remèdes ; de sorte
qu'on crut qu'elle allait mourir. Mais un jour, s'étant jetée
dans les bras de son père par un mouvement très-rapide, *
l'abcès creva, et elle répandit par la bouche une grande
quantité de pus. A partir de ce moment, elle resta infirme
pendant trente-trois ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. Elle
fut, pendant ce temps, accablée d'une foule de maladies
diverses. D'abord, elle fut dans l'impossibilité de se mou-
voir; et, lorsqu'on voulait la remuer, il fallait lui passer
un lien sous les épaules, pour qu'elle ne se défît pas quel-
que membre. De 1414 à 1421, elle resta couchée sur le
dos sans pouvoir remuer, si ce n'est la tête , l'épaule et le
bras gauche. Elle perdit en même temps beaucoup de sang
par la bouche, le nez et les oreilles, et souffrit continuelle-
ment d'une fièvre tierce très-violente qui, après avoir brûlé
ses os par des ardeurs intolérables, lui causait des frissons
I. 7
218 LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES.
non moins pénibles ; après quoi elle tombait dans une espèce
de syncope où elle ne pouvait ni parler ni entendre. Trois
ouvertures s'étaient formées dans son corps, et par elles
sortaient des vers d'une couleur verte de la longueur
d'un pouce et gros comme un fuseau. Pour les attirer, on
plaçait sur ces ouvertures des cataplasmes de farine et
de miel.
Bientôt elle fut attaquée d'une hydropisie qui dura dix-
neuf ans. Elle rejeta peu à peu le foie et les poumons. Elle
ne pouvait ni boire, ni manger, ni dormir; et cependant
on ne sentait auprès d'elle aucune mauvaise odeur. Elle
était continuellement tourmentée par des maux de tête et
de dents très-violents. Les deux moitiés de son corps sem-
blaient vouloir se détacher. Elle avait au front une fente
qui allait jusqu'au milieu du nez; il en était de même pour
la lèvre inférieure et le menton, et ces deux fentes étaient
toujours arrosées de sang. Elle ne voyait point de l'œil
droit, et l'œil gauche était si délicat qu'il ne pouvait sup-
porter la lumière, ni le jour ni la nuit. Il n'était pas un
membre dans son corps qui ne fût touraienté de quelque
mal. Et lorsque la peste éclata à Schiedam, elle en fut atta-
quée elle-même et en souffrit pendant longtemps.
Au milieu de toutes ces infirmités, elle conserva toujours
sa mémoire et toute la force de son esprit, de sorte qu'elle
pouvait consoler tous ceux qui venaient la voir, leur donner
secours et conseils, môme dans leurs maladies corporelles.
Elle était dans la plus profonde indigence. Elle avait pour
demeure une chambre étroile et obscure, et pour lit de la
paille, et môme pendant trois ans elle coucha sur une
planche. C'est en cet état que la trouva l'hiver épouvan-
table de l'an 1408, où les poissons gelèrent dans l'eau. Bien
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 219
souvent, pendant ce temps, on la trouva roidie par le froid
dans son lit. Ses membres étaient tout noirs, ses larmes
étaient gelées dans ses yeux, et il fallait le matin les dége-
ler avec de l'eau chaude; de sorte que sa vie était un vé-
ritable miracle. Les riches l'avaient complètement oubliée.
Beaucoup la regardaient comme folle , et se moquaient de
ses ravissements. Pour elle, elle avait vendu tout ce que
ses parents lui avaient laissé, pour en distribuer le prix aux
pauvres ; de sorte qu'elle était réduite à un dénûment com-
plet. Malgré cela, elle trouvait encore le moyen de donner
à de plus pauvres qu'elle les aumônes qu'elle recevait; et
elle remerciait Dieu alors de l'avoir mise en état de se-
courir les malheureux. Au milieu de toutes ses misères,
elle avait le courage de demander à Dieu de nouvelles
souffrances, et pour son propre bien et pour celui des
autres, et sa prière fut plus d'une fois exaucée. Ainsi,
en 1425, elle aperçut dans une vision la couronne qu'elle
devait recevoir après sa mort ; mais il y manquait encore
quelque chose. Elle pria donc le Seigneur de lui permettre
de marcher sur ses traces , et de la laisser ensuite fouler
aux pieds, s'il le voulait. Il lui arriva comme elle l'avait
désiré.
Phihppe, duc de Bourgogne, étant entré en Hollande
avec une armée de Picards, vint à Schiedam, où il fut reçu
avec honneur par la bourgeoisie de cette ville. Quelques
personnes de sa cour, entre autres un médecin et un chi-
rurgien, prirent fantaisie d'aller voir Liduine, dont ils
avaient entendu parler. Ils s'adressèrent donc au curé, et
le prièrent de les conduire chez elle. Celui-ci, ne soupçon-
nant point leurs desseins, y consentit. Mais lorsqu'ils furent
arrivés, comme il voulait empêcher d'entrer les dômes-
220 LA VIE MYSTIQUE DA^S LES MALADIES.
tiques qui insistaient avec grand bruit pour être admis, ils
répondirent à ces démonstrations par des coups et des in-
jures. Ces barbareS;, une fois entrés, allumèrent un cierge,
tirèrent les rideaux du lit de Liduine , et même la couver-
ture ; de sorte que le corps de la malade fut ainsi exposé à
leurs regards. Une petite nièce qu'elle avait souvent avec
elle, voulant s'opposer à cette inconvenance, fut jetée
contre le lit, et resta boiteuse le reste de ses jours. Ils acca-
blèrent alors la malade de toutes sortes d'affronts, palpèrent
son corps et le percèrent en trois endroits avec leurs épées,
et, comme elle était hydropique, il en sortit beaucoup de
sang. Puis i-ls s'en allèrent après avoir essuyé le sang de
leurs mains. Liduine avait tout souffert avec patience ; mais
un plus fort qu'elle s'était chargé de la venger. Les quatre
scélérats moururent tous de mort violente dans le même
hiver en divers lieux.
S»« Colette Nous pouvons ajouter à ces deux noms celui de sainte
de Gand. (^Qiette de Gand. Elle avait cela de particuHer que c'était
la nuit que ses souffrances la prenaient : elles duraient jus-
qu'au matin, ou souvent jusqu'à midi; elles redoublaient
le dimanche, commençaient la veille au soir, et duraient
quelquefois jusqu'aux matines du lundi. Il en était de
même de toutes les fêtes, de celles de Noël, de Pâques et
de Pentecôte, où ses douleurs augmentaient d'intensité
et de durée, selon la solennité de la fête. Ce qu'il y avait
de surnaturel dans ses états se trahit en ce que , au miheu
même de ses plus grandes douleurs, si elle recevait une
visite qu'elle ne pouvait refuser, elles disparaissaient à
l'instant même pendant tout le temps que durait l'entre-
tien, et elle en gardait à peine un souvenir. Mais elle payait
cher ces moments de répit; car à peine la visite était-elle
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 221
finie que ses douleurs revenaient plus violentes qu'aupa-
ravant; de sorte que souvent elle vomissait le sang. Elle
souffrait aux fêtes des martyrs les mêmes supplices qu'ils
avaient endurés ; et il ne se passait point de semaine où elle
n'eût àrenouveler ainsi dans son propre corpsl'histoired'un
ou de deux martyrs. Le jour de la Saint-Laurent, elle était
brûlée dans le feu ; elle était écorchée avec saint Barthélémy,
et crucifiée avec saint Pierre. Il lui semblait quelquefois
que ses yeux étaient dévorés par des charbons ardents , et
d'autres fois que tous ses membres étaient brisés par des
barres de fer. Souvent aussi il lui semblait qu'elle avait
dans les yeux deux lampes brûlantes qui se remuaient à
chaque mouvement qu'elle faisait. Une autre fois, sa langue
rentrait dans le gosier, de sorte qu'elle pouvait à peine
respirer. Il est vrai qu'elle était alors consolée par des es-
prits invisibles; mais, malgré cela, elle avait coutume de
dire à son confesseur : « Le combat des martyrs qui sont
glorifiés maintenant dans le ciel a été facile, car il durait
peu. » Mais son martyre à elle dura cinquante années en-
tières. (A. S., 6 mart.)
Quelquefois la souffrance semble faire un dernier effort s»" Rose,
sur les limites de cette vie, afin d'achever de purifier les
âmes que Dieu veut glorifier. Il en fut ainsi pour sainte
Rose de Lima. Après avoir beaucoup souffert pendant
trente et un ans , se trouvant en parfaite santé , elle dit un
jour à son amie, la femme de Gonzalve : « Savez-vous, ma
mère, que dans quatre mois je m'en irai de ce monde? Mais
les souffrances de ma dernière maladie seront terribles,
et la plus grande de toutes sera une soif inextinguible. Ne
m'abandonnez donc pas alors, je vous en supplie, et ne re-
fusez pas à mon palais desséché et à mes entrailles em-
222 LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES.
brasées le rafraîchissement dont j'aurai besoin. » Elle ve-
nait, en effet, d'avoir une vision où il lui avait été prédit que
les douleurs qui lui étaient réservées surpasseraient de beau-
coup tout ce qu'elle avait souffert jusque-là; que chaque
membre de son corps épuisé aurait son supplice particulier,
qu'elle endurerait la même soif que le Sauveur avait souf-
ferte sur la croix, et que ses os seraient pénétrés jusqu'à la
moelle d'ardeurs intolérables. Trois jours avant l'époque
qui lui avait été fixée, elle voulut visiter encore une fois le
petit oratoire qui était dans le jardin de ses parents, et qui
lui était devenu si cher. Là, croyant être seule, elle chanta
son chant du cygne avec une voix d'une inexprimable dou-
ceur, et dans des paroles d'un rhythme admirable recom-
manda sa mère à la protection du Ciel; de sorte que celle-ci,
qui écoutait en secret, ressentit comme un frisson jusqu'au
fond de son être. La veille du l^raoût, elle s'était couchée
très -bien portante encore; mais, à minuit, on l'entendit
pousser des plaintes lamentables. Son amie et ses parents,
étant accourus, la trouvèrent étendue par terre, les mem-
bres roides et immobiles. Sa respiration haletante et un
faible reste de voix annonçaient seuls qu'il y avait encore
en elle une étincelle de vie. On lui demanda ce qu'elle
avait; elle put à peine répondre avec des paroles entrecou-
pées qu'elle n'avait aucun mal particulier, mais qu'elle
sentait que la mort s'était emparée de ses entrailles. On lui
demanda si elle voulait le médecin : Le médecin céleste,
répondit-elle. On la mit au lit; mais elle ne pouvait ni se
remuer ni rester tranquille. De son front pâle coulait une
sueur froide , son souffle semblait comprimé par un poids
accablant. Toutes ses artères luttaient de vitesse dans
leurs mouvements. De temps en temps, son corps presque
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 223
vide de sang s'enflait, et était ébranlé par d'affreuses con-
vulsions, et elle ne paraissait trouver de soulagement qu'en
prononçant doucement le nom de Jésus. Le matin, les
médecins furent effrayés de l'état de la malade , et décla-
rèrent que ses souffrances dépassaient l'ordre naturel et le
cercle de leur art.
Un de ses confesseurs l'engagea à découvrir au médecin
ce qu'elle souffrait; et, comme elle hésitait, il le lui or-
donna en vertu de la sainte obéissance. Elle recueillit ses
forces : « Je sais que je mérite ce que je souffre , dit-elle;
(( mais je ne savais pas que tant de souffrances pussent
« accabler le corps humain, et se partager ainsi entre tous
« ses membres. 11 me semble qu'une boule de fer rougie
« au feu me traverse les tempes, qu'une pique embrasée
« me va de la tête aux pieds, et qu'un poignard brûlant
« allant de droite à gauche me perce le cœur, tandis que
« ma tête est comme serrée par un casque tout en feu ,
ft et frappée continuellement de coups de marteau. Mes
« os tombent lentement en poussière; leur moelle est
« desséchée et s'en va en cendre, tandis que de temps en
(( temps un froid aigu me pénètre toutes les fibres. Chaque
« articulation souffre un supplice particulier, pour lequel
« je ne trouve aucun nom ni aucune comparaison. Une
« seule chose m'est évidente , c'est qu'avec tout cela
« j'avance peu à peu vers le terme de ma vie. Mes souf-
« frances doivent durer encore plusieurs jours; et ce qui
(( m'afflige, c'est d'être à charge plus longtemps que je
« ne voudrais à ceux qui m'entourent. Au reste, que Dieu
« accomplisse en moi sa sainte volonté ; je ne refuse ni la
« mort ni ces douleurs , plus cruelles que la mort même. »
Les médecins furent frappés de cette déclaration. Ils ne
224 LA ME MVSTIQUK DANS LES .MALADIES.
pouvaient douter de la vérité des paroles de Rose ; et ce-
pendant aucun signe ne trahissait un mal mortel , et le
pouls n'annonçait point de lièvre. La vierge avait toute-
fois déjà confié à son confesseur que les médecins s'eflbr-
çaient en vain de connaître la nature de sa maladie, qu'il
n'y avait de remède que la patience ; et elle le pria qu'on
la laissât tranquille pendant quelques jours.
Elle passa le 6 août, jour de la Transfiguration, non
sur le Thabor, mais sur le Calvaire. D'autres souffrances
naturelles vinrent s'ajouter à celles qui l'accablaient
déjà. Et d'abord, tout le côté gauche de son corps fut
paralysé, et elle ne pouvait se servir que de sa langue.
Elle ne sentait la présence de ses membres que par leur
poids. Elle fut ensuite attaquée d'une péripneumonie, puis
d'un asthme, d'une sciatique, puis d'une colique atTreuse,
d'une goutte au pied droit, et enfin d'une fièvre inflam-
matoire continue. Au miUeu de tous ces suppUces, elle
conserva le calme et la confiance. Elle soupirait quelque-
fois , mais sans se plaindre ; elle demandait même de souf-
frir davantage encore , et plaisanta une fois sur son état.
Elle n'avait demandé qu'une chose à Dieu, c'est que les
douleurs dont elle soutirait à la tête ne lui ôtassent pas
l'usage de la raison, ce en quoi elle fut exaucée. La
soif vint s'ajouter à tous ces maux , et leur donner un
nouvel aiguillon. Elle regarde alors d'un œil voilé par les
larmes son amie, lui demandant un peu d'eau, et disant
que du fiel et du vinaigre lui paraîtraient doux , si elle
en pouvait avoir. Mais son amie refusa de lui en donner,
parce que les médecins l'avaient défendu. Rose lui rap-
pela la promesse qu'elle lui avait faite quatre mois aupa-
ravant. Mais son amie persista dans son refus; et il ne
LA VIE MYSTIQUE DANS LES MALADIES. 223
lui resta plus qu'à s'écrier comme le Sauveur : J'ai soif.
Cependant les signes de la mort se déclarèrent, et on lui
administra les derniers sacrements. Elle eut encore assez
de force pour faire une ct)nfession générale de toute sa vie.
Lorsqu'elle apprit qu'on lui apportait le saint viatique ,
elle sembla se reprendre à la vie ; et, incapable de contenir
sa joie^ elle tomba dans une profonde extase, pendant
laquelle cependant , au grand étonnement des assistants,
elle put répondre au prêtre qui lui présentait l'hostie.
Lorsqu'elle l'eut reçue, elle resta pâle et sans mouvement;
et son confesseur fut obligé de la rappeler à elle-même
pour s'assurer qu'elle l'avait avalée. Elle reçut l'extrême-
onction avec une grande joie, comme si elle allait au
triomphe, et non à la mort. On voyait qu'à mesure que son
corps affaibli approchait de sa dissolution , son âme deve-
nait plus forte et plus joyeuse. Les ravissements devinrent
aussi plus fréquents et plus doux; et quelques heures
avant sa mort, revenant d'une de ses extases, elle dit à son
confesseur qu'elle regrettait d'avoir si peu de temps de
reste, parce qu'elle aurait pu lui raconter des choses inef-
fables de l'éternité et de la bonté de Dieu. Elle prit ensuite
congé de la manière la plus touchante de tous ceux qu'elle
aimait, et mourut le jour de la Saint-Barthélémy, à minuit,
avec une pleine connaissance, sans manifester la moindre
crainte, les yeux levés vers le ciel, et en prononçant ces
paroles : Jésus, Jésus, Jésus, soyez avec moi.
226 DES MORTIFICATIONS.
CHAPITRE VII
Comment la mystique purifie et discipliuc la vie moyenne. Des péni-
tences et des mortifications. Suso. Sainte Rose, Saint Dominique
l'Encuirassé. François de la Croix. Françoise du Saint-Sacrement.
La mystique, après avoir discipliné la vie inférieure,
s'attache à la partie moyenne de l'homme, à cette partie
où convergent en quelque sorte les rayons des deux autres
parties, entre lesquelles elle est située. Les instincts or-
ganiques une fois réglés , elle attaque les penchants et les
inclinations de l'appétit concupiscible et irascible, et
cherche à s'emparer de tous leurs mouvements, compri-
mant les instincts qui veulent éclater d'une manière vio-
lente, étouffant ceux qui ne veulent connaître aucune
mesure, mettant un frein à ceux qui veulent aller trop vite,
et éperonnant au contraire ceux qui marchent trop lente-
ment; recueillant ceux qui sont dispersés, assouplissant
ceux qui sont indociles, rabaissant ceux qui veulent s'éle-
ver, élevant ceux qui se tiennent trop bas, et exerçant
sur tous la surveillance la plus sévère. Elle se sert pour
cela des mêmes moyens dont elle s'est servie pour assujettir
les instincts de la vie inférieure. Ces moyens sont de deux
sortes : les uns volontaires, tels que les mortifications et
les pénitences ; tandis que les autres sont l'effet de quelque
disposition particulière de la providence. Nous étudierons
dans ce chapitre les premiers.
La mystique, à son premier degré, a cherché à dégager,
autant que cela peut se faire , la vie organique des liens
(]ui la tenaient comme enfermée dans le cercle de la nature,
qu'elle devait au contraire , avant la chute ^ contenir et
DES MORTIFICATIONS. 227
dominer. Elle a obtenu ce résultat par l'abstinence, en
réduisant au plus strict nécessaire les matériaux indis-
pensables à l'entretien du corps , et de plus en tenant tou-
jours éveillée et tendue , par la privation du sommeil, la
force vitale cachée au dedans ; de sorte que celle-ci, devenue
plus élastique, plus électrique, et s' arrachant, pour ainsi
dire, à ses organes devenus eux-mêmes plus déliés, a repris
ainsi en partie l'empire qu'elle devait à l'origine exercer
sur eux et sur elle-même. Les puissances de cette région
inférieure se sont ainsi rapprochées de celles de la région
moyenne de l'homme , de même que ses organes, prenant
un caractère plus nerveux , se sont rapprochés aussi des
organes qui servent aux opérations de l'âme. Mais ceux-
ci sont eux-mêmes captifs et grossiers encore, jusqu'à
ce que la vie ascétique les ait disciphnés. Il s'agit de les
convertir à leur tour, et de leur imprimer une autre direc-
tion que celle qu'ils ont prise jusque-là. Se détournant de
leur but primitif, ils se sont laissé égarer par les objets
extérieurs qui flattent les sens. Il faut donc les accoutumer
maintenant à mépriser ces plaisirs bas et sensibles, et à
aimer ce qui déplaît aux sens. Par cet exercice, je dirais
presque par cette gymnastique , continuée pendant long-
temps , les courants des affections humaines changent peu
à peu de direction , de même que les pôles de l'aimant le
plus fort par un frottement répété. Et, comme cet exercice
brise et fait mourir la puissance des appétits dans les ré-
gions inférieures oii ils se sont tenus jusque-là, pour les
faire revivre dans un domaine plus élevé , on l'appelle du
jiom de mortification. Les vies des saints sont remplies du
récit de ces mortifiations ; nous nous contenterons d'en
citer ici quelques exemples.
228 ors MORTIFICATlo^s.
Suso nous raconte^ avec le langage naïf de son temps,
comment il châtiait sa nature vive et impétueuse, et quelles
ruses il inventait pour soumettre le corps à l'esprit. Il por-
tait une chemise de crin et une chaîne de fer, jusqu'à ce
qu'enfin le sang qui coulait de son corps le força d'ôter l'une
et l'autre. Il se fit faire ensuite un vêtement composé de
cent cinquante épingles pointues , dont les pointes étaient
tournées en dedans, et qui étaient attachées à des courroies.
Il le portait la nuit même, par le plus grand froid ou par la
plus grande chaleur. Puis il se fit une croix de bois de la
longueur d'une palme, et large dans la même proportion. Il
y enfonça trente clous dont les pointes ressortaient ; puis il
se la mit sur le dos nu entre les épaules, et la porta ainsi
jour et nuit pendant dix- huit ans. A chaque mouvement
qu'il faisait, ou quand il se couchait le soir, il devenait tout
ensanglanté ; et la douleur était si grande qu'au commen-
cement sa nature délicate en fut épouvantée. Il n'avait be-
soin que de frapper cette croix avec le poing quand il vou-
lait se donner une discipline plus forte. Pour qu'il ne pût
la nuit s'aider sans le vouloir, il s'était fait faire un gant
de cuir, auquel étaient attachées partout des pointes de
laiton , qui le blessaient toutes les fois qu'il portait la main
quelque part pour s'aider. Il endura ce supplice pendant
seize ans, jusqu'à ce qu'il fût parvenu à briser sa nature.
Un ange lui apparut alors dans une vision , et lui annonça
que Dieu ne voulait pas qu'il continuât plus longtemps.
Sa couche était une vieille porte de rebut, sur laquelle
il étendait une nappe de jonc très-mince, qui n'allait que
jusqu'aux genoux. Le jour, il s'enveloppait dans un man-
teau grossier, mais qui était aussi trop court; de sorte
que les pieds lui gelaient quand il voulait les étendre. Ses
DES MORTIFICATIOISS. 229
disciplines étaient fréquentes et terribles. 11 n'accordait à
son corps aucune satisfaction , ni pour la température , ni
pour le boire ^ ni pour le manger. Souvent il était dévoré
d'une telle soif que ;, lorsqu'après compiles le prieur jetait,
selon la coutume, de l'eau bénite sur les frères , il ouvrait
la bouche vers le goupillon, pour qu'une goutte d'eau
vînt rafraîchir sa langue embrasée.
Sainte Rose de Lima l'emporta encore sur lui par les S'« Rose.
inventions qu'elle sut trouver pour châtier son corps.
Lorsqu'elle prit l'habit de Saint-Dominique, elle se fit avec
des chaînes une discipline , dont elle se frappait sans misé-
ricorde, de sorte que chaque coup atteignît une autre partie
du corps. Cette mortification lui ayant été interdite, elle se
ceignit les reins d'une triple chaîne de fer, dont elle fixa les
deux bouts avec un cadenas; puis, après favoir fermée, elle
jeta la clef. La peau fut bientôt enlevée, et la chaîne s'en-
fonça si avant dans la chair qu'elle disparut presque entiè-
rement, et pénétra jusqu'aux nerfs de cette région. Aussi
ressentit-elle une nuit une douleur très-violente aux han-
ches; et comme elle ne pouvait ouvrir la chaîne, parce
qu'elle n'avait pas la clef, elle crut qu'elle allait mourir.
Après de longs et vains efforts, elle eut recours à la prière
qui ouvre les cieux. Le cadenas s'ouvrit aussitôt de lui-
même , et la chaîne céda ; mais il fallut de grands efforts
pour l'arracher des chairs , de sorte que la peau y resta at-
tachée et que le sang coula en abondance. Lorsque la plaie
fut guérie, elle reprit sa ceinture; mais son confesseur la
força à la lui remettre. Elle porta aussi pendant plusieurs
années un cilice fait avec des crins de cheval et garni de
pointes; mais on le lui ôta aussi. A peine sortie de l'en-
fance , elle s'était fait une couronne d'étain , garnie inté-
230 des; mortificatioiss.
rieurement de pointes^ et qu'elle porta longtemps en secret
sur sa tête. Puis, les dix dernières années de sa vie, elle
en porta une autre composée d'un cercle d'argent, garni
intérieurement de quatre-vingt-dix-neuf pointes, formant
trois lignes, et placées en cercle. Elle la portait en secret
sous son voile; de sorte qu'au moindre mouvement qu'elle
taisait les pointes entraient dans sa tête, et qu'elle finit
par ne presque plus pouvoir parler sans douleur, bien moins
encore tousser ou éternuer. Lorsqu'elle était tentée, elle
frappait dessus un ou deux coups, et repoussait ainsi la
tentation. Elle avait pour lit une table composée de sept
morceaux de bois noueux, dont les intervalles étaient rem-
plis par trois cents morceaux de pots cassés; de sorte que
les pointes lui causaient une telle douleur que , malgré son
héroïque patience , la seule pensée de cette couche , sur
laquelle elle avait dormi pendant quinze ans , la faisait fré-
mir. Ce ne fut que dans les dernières années de sa vie,
lorsque ses infirmités eurent augmenté , qu'elle passa les
nuits assise sur une chaise et tremblante de froid.
Dès le commencement du xi^ siècle, on considérait la
discipUne comme un moyen ascétique excellent. La fla-
gellation avait été d'ailleurs sanctifiée par Notre-Seigneur
lui-même dans sa passion , et la mystique ne pouvait man-
quer de saisir ce rapport. Elle a le double avantage d'af-
faiblir les forces de la vie inférieure par le sang qu'elle
fait perdre, et celles de la vie supérieure par les douleurs
qu'elle cause. Elle devait donc paraître à l'austérité exces-
sive de cette époque comme le moyen le plus puissant de
dompter la chair, et d'expier non-seulement ses propres pé-
chés, mais encore ceux des autres. Ce moyen, embrassé
avec ardeur par une génération énergique, ne pouvait man-
DES MORTIFICATIONS. 231
quer d'être bientôt poussé à l'extrême. Déjà^, au temps de
saint Grégoire VII et de Pierre Damien, Dominique l'Encui- s. Domini-
rassé avait pratiqué à Font-Avellane cette mortification à ^"^^as^r"^'
un degré qui semble toucher aux limites du possible. Il
avait passé sa jeunesse dans la solitude de Luceoli , sous la
conduite de Jean de Fereti, et il s'était mis plus tard sous
celle de Pierre Damien, qui nous a raconté sa vie. Son sur-
nom d'Encuirassé lui était venu de la cuirasse de fer qu'il
porta longtemps sur la chair nue. Il désignait très -bien
d'ailleurs le caractère de cet homme qui semblait être
d'acier, tant il était devenu insensible à la douleur. On
s'était formé à cette époque toute une théorie sur la disci-
phne , et l'on avait cherché à calculer d'une manière pré-
cise le rapport qui devait exister entre le nombre des coups
que l'on se donnait et le nombre des jours de pénitence
publique que l'Église a assignés pour les différents crimes.
Ainsi, on était persuadé que mille coups de discipline
équivalent aune année de pénitence publique. On récitait
des psaumes pendant la flagellation, et l'on se donnait
cent coups par psaume , de sorte que les cent cinquante
psaumes récités de cette manière équivalaient à cinq an-
nées de pénitence.
Dominique en était venu à ce point qu'il récitait inté-
rieurement deux ps^tiers par jour dans les temps ordi-
naires, en se donnant la discipline ; mais il en récitait trois
les jours de jeûne. Il ajoutait souvent aussi mille génu-
flexions à chaque psautier. Il put même vingt-six fois réci-
ter douze psaumes de suite , les mains étendues en croix. Il
parvint à réciter dans une nuit dix psautiers avec la disci-
pline, ce qui suppose à peu près deux coups par seconde.
On serait porté à regarder la chose comme impossible si elle
232 DES MORTIFICATIONS.
n'était attestée par un homme comme saint Pierre Damien,
qui écrivait du vivant même de ceux qui avaient été té-
moins de ces macérations effrayantes. Ce qui étonne, c'est
que la nature de ce pénitent extraordinaire ne se soit pas
soulevée, pendant qu'elle était encore dans sa force, contre
un traitement si cruel et si prolongé, ou que, plus tard,
elle ne soit pas tombée d'épuisement. Mais les Pères du
désert, et saint Siméon Stylite en particulier, avaient déjà
révélé au monde la puissance de la nature humaine sous
ce rapport, et montré jusqu'à quel point l'homme peut par
l'habitude, et en suivantun certain progrès lent et continu,
arriver à faire ou à souffrir des choses qui , au premier
abord , paraissent tout à fait impossibles. Pierre Damien
rapporte que la peau de Dominique était devenue noire
comme celle d'un Maure, ce qui semble indiquer qu'elle
avait acquis l'insensibilité du bronze. Il est à regretter
qu'il ne nous ait rien dit de la réaction que produisit
sur son caractère et sur son âme cette mortification exces-
sive. Au reste, la manière dont il parle de lui prouve que
le résultat, loin d'avoir été funeste sous ce rapport, avait
été au contraire utile et avantageux.
Mais ce genre de mortification, poussé ay^^i à l'extrême,
pouvait conduire à des excès déplorables, et c'est ce qui ar-
riva en effet dans les Flagellants. Piei'H^ Cérébrosus en par-
ticulier, et le cardinal Etienne, qui avait vécu d'abord au
montCassin, s'élevèrent les premiers contre cette pratique,
cherchant à faire remarquer les dangers qui pouvaient pro-
venir de son excès ; et ils décidèrent enfin Pierre Damien
à recommander lui-même la modération en ce genre aux
moines qui vivaient à Font-Avellane sous sa direction. Au
reste, Dominique l'ut imité, deux siècles plus tard, par le
DES MORTIFICATIOINS. 233
carme Franc.;, et mèine par sainte Colombe de Rieti^ qui
eurent comme lui le courage de porter sur leur corps une
cuirasse de fer.
C'est afin de faire aussi pénitence pour ses péchés et pour François de
ceux des autres qu'au xvn^ siècle un carme , frère lai ,
nommé François de la Croix, fit le voyage de la terre
sainte et en revint en portant une croix de bois sur les
épaules. Parti le 16 mars 1643^ à l'âge de cinquante-sept
ans, de Vallisolet, en Espagne, il vint en France, passa
par la Savoie, Gênes, Milan, Parme, Florence, Rome et
Venise, d'oii il s'embarqua pour Alexandrie, et il arriva
enfin à Jérusalem en passant par Joppé. Lorsqu'il fut aux
portes de la ville , il chanta le Te Deum , visita avec une
grande dévotion tous les saints lieux, planta sa croix sur
le Calvaire, au lieu même où avait été celle de Notre-Sei-
gneur, et passa là trois heures dans la prière et la médi-
tation. Puis il repartit de là pour le Jourdain , toujours
sa croix sur les épaules, visita Bethléem, Nazareth, le
Thabor et le Carmel, s'embarqua pour Trieste, en com-
pagnie d'un rabbin juif qu'il convertit , retourna à Rome,
passa par Lucques, Gênes, Nice, la Provence et le Lan-
guedoc, traversa au milieu de l'hiver les Pyrénées, et
revint à Vallisolet et à Madrid , où sa croix , qui avait été
bénie à Rome sur l'ordre du pape, fut placée, en présence
d'une foule immense, sur l'autel de l'église des Carmes,
Il avait rencontré les plus grandes difficultés dans son
voyage. La police, qui déjà commençait à se montrer, lui
avait fait sentir partout , mais surtout en France , ses tra-
casseries , et lui avait même fait passer plusieurs mois en
prison. A Rome, on ne voulait pas le laisser partira cause
de la singularité de cette conduite. Le gouvernement véni-
234 DES MORTIFICATIONS.
tien , toujours ombrageux , l'avait retenu longtemps. Il
avait eu beaucoup à souffrir de la part des mahométans et
des Juifs, et il avait manqué d'être lapidé lorsqu'il visitait
le lieu où saint Etienne était mort. Mais rien ne put lui
faire perdre courage ni l'ébranler dans sa résolution. A son
retour, le vaisseau sur lequel il était ayant été assailli
par une tempête , et le mât ayant été brisé , il mit sa
croix à la place , et pria Dieu ; et aussitôt la tempête se
calma.
Un grand nombre d'autres ont imité ces exemples, trai-
tant leur corps comme des maîtres impitoyables, jusqu'à ce
qu'ils l'eussent dompté. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'ils
obtinssent facilement ce résultat , même avec ces moyens
extrêmes. Tous ont senti plus ou moins les réactions et les
soulèvements de la chair; et ce n'était pas là la moindre
partie de leur pénitence. Cette région inférieure de l'àme,
qui est chargée de vaquer aux fonctions les plus basses de
la vie, peut bien être, jusqu'à un certain point, purifiée,
dégagée et élevée par la mortification de la chair ; mais les
pénitences les plus rudes ne peuvent jamais étouffer com-
plètement sa voix, et elle sait toujours de temps en temps
réclamer plus ou moins impérieusement ses droits. C'est
une loi de la nature organique , que la mobiUté d'un or-
gane augmente à proportion que son énergie diminue , et
que le cercle des excitations dont il est susceptible s'élargit
dans la même proportion. Lorsque celles-ci se sont accu-
mulées dans un certain degré, elles produisent un retour
ou une réaction qui fait succéder à l'épuisement une
énergie fiévreuse, laquelle dure jusqu'à ce qu'elle se soit
dévorée, pour ainsi dire, elle-même par son propre excès.
De plus, le péché originel ne cesse jamais de nous faire
DES M0RT1FICATI0^•S. 233
sentir sa puissance^ et il arrête ainsi le vol de l'àme prête
à s'élancer clans les cieux. La paresse naturelle à l'homme
agit aussi de son côté; et plus l'effort pour s'élever est
grande plus la résistance qu'il rencontre est considérable j,
parce que Fàme, ne posant plus en quelque sorte sur le sol,
n'est plus soutenue que par elle-même. A mesure donc
que l'esprit se dégage davantage de la chair, celle-ci con-
centre ses forces, qui ne sont plus divisées comme autre-
fois par la multiplicité des objets auxquels elle s'applique,
et s'oppose ainsi de tout son pouvoir aux progrès de l'àme
que Dieu attire à la perfection, ou essaie même de la faire
retomber dans ses pièges. De même que l'homme qui a
laissé prédominer en lui par l'habitude du vice la nature
animale sent encore parfois la voix de sa conscience, ainsi
la nature, maltraitée et épuisée par la mortification, fait
encore sentir de temps en temps sa puissance par les sol-
licitations de la chair. Ces tentations sont même quelque-
fois excitées par ce genre de mortification , comme on le
voit par les exemples de plusieurs saints, qui, pour les
combattre, ont été obligés de se rouler dans les épines
ou de se plonger dans l'eau froide. Car la flagellation et
l'excitation des sens sont assez souvent Uées entre elles par
un certain rapport mystérieux, comme la mort et la géné-
tion, la cruauté et le libertinage, l'effusion du sang et
l'orgie. Et lorsque l'on considère les dangers qui peuvent
résulter en ce genre d'une mortification excessive et con-
tinuelle, on ne peut s'empêcher d'admirer le courage
héroïque de ces hommes , qui ont su persévérer avec fruit
dans une voie où l'action des puissances infernales peut
facilement trouver accès. Une constance inébranlable,
jointe à l'humilité et à la discrétion, peuvent seules, avec
236 DES MORTIFICATIONS.
le secours d'en haut;, mener à des résultats avantageux.
Mais^ dira-t-oU;, n^est-ce pas faire injure à la bonté de
Dieu que de s'imaginer qu'on puisse lui être agréable par
de telles pratiques? N'est-ce pas se le représenter comme
ces dieux cruels du paganisme, qui ne pouvaient être
apaisés ni réjouis que par le sang et le spectacle des sup-
plices infligés à la nature humaine en leur honneur? Voici
ce que pourraient répondre ceux qui^ à une autre époque,
ont pratiqué ces mortifications : « Rien ne vous oblige à
nous imiter. Appelés à vivre dans le monde, vous avez reçu
de Dieu pour cela les vertus qui conviennent à ce genre de
vie. Vous avez vos peines, supportez-les avec patience ; vous
avez vos joies, jouissez-en avec mesure et discrétion. Votre
corps vous a été donné, à vous, non comme un esclave,
mais comme un serviteur; traitez -le donc avec douceur,
et non d'une manière tyrannique. Il doit porter les signes
de Jésus-Christ; mais la mesure et la discrétion sont néces-
saires en toutes choses. Vous devez vous défier de lui ;
mais il ne vous est pas permis de lui refuser le nécessaire.
C'est ainsi que nous avons agi pendant que nous étions sur
la terre, et c'est là une règle qui convient à tous les
temps : la société sans cela serait impossible. Mais il ne
faut point juger d'après les règles ordinaires de ces hommes
privilégiés que Dieu appelle à des voies inaccoutumées.
Nous devons admirer ce qu'ils ont fait, sans prétendre en
faire une obhgation pour tous. L'exception que nous offre
leur vie confirme elle-même la règle à laquelle elle semble
déroger. Ce sont des hommes privilégiés, parce que ce
n'est point d'eux-mêmes qu'ils se sont engagés dans cette
voie, mais par une inspiration d'en haut. Ils avaient la
même nature que nous, et la nature n'incline point d'elle-
DES MORTIFICATIONS. 237
même vers ces austérités. Toujours portée au plaisir, elle a
l'horreur de tout ce qui la mortifie, et ne sait que trop bien y
échapper par tous les moyens qui sont en son pouvoir. Si
donc sa voix est étouffée dans l'homme, ce ne peut être que
par un plus fort qu'elle, c'est-à-dire par l'esprit d'en haut.»
« C'est lui qui les a appelés à être à la fois et les témoins
vivants du grand sacrifice qui s'est accompli sur le Cal-
vaire, et les organes par lesquels il se continue et par les-
quels en même temps le genre humain racheté témoigne
à Dieu sa reconnaissance pour le bienfait de la Rédemption .
Et lorsque le Christ, dont ils ont pris sur eux la croix,
les voit ainsi du haut du ciel marcher sur ses traces , ce
qui lui plaît, ce n'est pas la vue du sang qu'ils répandent,
ni des supplices qu'ils s'infligent, mais c'est le spectacle
de leur dévouement héroïque , de leur courage et de leur
persévérance. Et vous-même vous ne pouvez vous empê-
cher d'admirer ceux qui sacrifient leur repos et leur vie
pour une idée noble et généreuse. Mais bien loin de se pro-
poser au monde comme un objet d'admiration, ou comme
un modèle à suivre, ils ont toujours, au contraire, recom-
mandé à chacun avecle plus grand soin de ne jamais s'en-
gager dans ces voies sans un guide, et de se renfermer dans
le cercle de sa vocation. Suivez donc les voies où Dieu
vous appelle; mais laissez aussi les autres suivre celles qui
leur sont tracées. Ils ont cherché avant toutes choses l'har-
monie et la paix avec Dieu, et ils retrouveront sûrement
un jour l'harmonie avec le monde qu'ils ont sacrifiée pen-
dant leur vie. Votre vocation, à vous, est de chercher par
des voies justes l'harmonie avec le monde, au fond de la-
quelle est cachée l'harmonie avec Dieu; et il faut espérer
que vous trouverez aussi cette dernière. »
238 DES MORTIFICATIONS.
On ne peut nier cependant qu'il ne soit quelquefois très-
difficile de garder une juste mesure une fois que Ton a
mis le pied hors de la sphère des états ordinaires de la
vie, et de bien distinguer le mouvement de l'esprit supé-
rieur des inspirations d'un zèle exagéré. Le corps nous a
été donné non comme un bien allodial^ mais comme un
fief. Nous ne pouvons disposer du fonds, mais seulement
des revenus de ce bien ; et encore devons-nous observer
pour ceux-ci certaines règles. Plusieurs, il faut l'avouer,
se sont laissé emporter par un zèle qui n'était pas selon la
science ; et l'on croit reconnaître quelquefois dans ces excès
comme un reflet du manichéisme, qui, voyant exclusive-
ment dans le corps le principe de tout mal, travaillait
non-seulement à le dompter, mais encore à le détruire.
Aussi plusieurs saints se sont reproché à eux-mêmes les
excès de leur zèle sous ce rapport. Cependant il est impos-
sible d'établir une règle générale, soit pour la pratique
de ces sortes de pénitences , soit pour leur appréciation ;
car tout en ce point dépend de la constitution de chacun,
et ce qui peut détruire un corps faible ou malade suffit à
peine quelquefois pour dompter une chair plus vigou-
reuse.
Françoise La vie de la sœur Françoise du Saint-Sacrement, con-
duS.-Sacre- temporaine de sainte Thérèse, écrite par M. B. de Lanura,
ment.
est très-instructive sous ce rapport. Douée d'un naturel
impétueux, sauvage et bouillant comme un Africain, elle
avait formé à l'âge de dix- sept ans une liaison criminelle
avec un jeune homme de sa famille, et il fallut pour la
retirer de cet abîme une apparition miraculeuse. Un jour,
il lui sembla voir la terre s'ouvrir sous ses pieds, et son
regard put plonger avec un indicible effroi jusqu'au fond
DES M0RT1FICATI0^•S. 239
de l'enfer. Elle entra aussitôt chez les carmélites dé-
chaussées de Soria, y fit une confession générale, et com-
mença son noviciat. Elle y eut à soutenir une lutte ter-
rible et contre sa propre nature et contre les démons,
qui cherchaient à la pousser au désespoir par le souvenir
de ses péchés; mais consolée de temps en temps par
d'autres visions, elle sortit enfin victorieuse du combat, et
fit sa profession. De nouvelles luttes plus terribles encore
l'attendaient. Elle était naturellement portée à l'impatience
et à la colère. Le plus petit tort qu'on lui faisait la rendait
haineuse et jalouse, et il suffisait de la regarder de tra-
vers pour exciter sa colère. Cette disposition lui attirait
de fréquentes pénitences ; mais malgré ses bonnes résolu-
tions elle retombait toujours. Toutes ses autres passions
avaient le même caractère d'impétuosité. Ses sens étaient
indomptables; elle ne pouvait ni se recueillir ni goûter
les consolations de la piété. Mais elle résolut de lutter jus-
qu'à ce qu'elle eût remporté la victoire. Un travail et une
prière continuels, le jeûne, la mortification, les péni-
tences, de longues et cruelles disciphnes, le cilice, etc.,
rien ne fut néghgé par elle pour arriver à ce but. Le Sei-
gneur lui apparut un jour, et lui dit : « Tu me plais, en
t'efforçant de marcher en ma présence; mais tu n'obtien-
dras point ce résultat par la force et la violence. Marche
donc devant moi dans la douceur et la bonne conscience,
et tu seras soulagée. » En effet, les mortifications exces-
sives auxquelles elle s'était condamnée purent à peine
briser sa nature, contre laquelle elle eut à lutter jusque
dans sa vieillesse.
Simple d'esprit et incapable de comprendre les grandes
choses, elle était méprisée des autres sœurs. De plus, comme
240 DES MOHÏIFICATIO.NS.
elle était laide et diflbrme, qu'elle parlait d'une manière
désagréable, que son maintien et sa démarche avaient quel-
que chose de choquant, tout le monde l'évitait. Elle était
punie sévèrement presque à chaque chapitre par ses supé-
rieures, grondée par ses confesseurs et accusée par sa propre
conscience. Jamais elle ne s'excusait; elle ne se plaignait
qu'à Dieu dans la prière et dans les larmes. Dieu lui dit un
jour : « Je veux que tu luttes contre ton naturel; ne pleure
donc point, mais corrige-toi. » Lorsqu'elle était sur le point
de céder à la violence de son caractère, le Seigneur lui ap-
paraissait avec un visage irrité, et lui faisait d'amers re-
proches; de sorte que, toutes les fois qu'il se présentait à
elle, elle était effrayée, et que, pour la rassurer, il lui di-
sait : « Je viens en paix. » Cependant ses rapports pé-
nibles avec ses sœurs duraient toujours, et le Provincial
étant venu visiter le couvent, toutes, comme poussées par
le démon, se mirent à l'accuser. Elle reçut une forte ré-
primande, et fut condamnée à sept mois de pénitence, sé-
parée pendant trois mois de la communauté et privée de
la communion. On lui ôta même son confesseur, qui avait
été jusque-là son unique consolation. Trois fois de suite,
à la visite du Provincial, cette épreuve se renouvela. Plon-
gée dans la désolation la plus profonde, elle ne perdit
point cependant le calme et la résignation, quoiqu'elle fût
troublée outre cela par les démons, qui ne cessaient de lui
apparaître et de la tourmenter jusqu'aux quatre dernières
années de sa vie. Les flammes de la concupiscence s'allu-
mèrent en elle avec une incroyable violence; tous les
membres de son corps semblaient embrasés du feu de
l'enfer. Cet état durait encore dans sa soixante -deuxième
année, et les tentations dont elle était assiégée ne cessèrent
COURAGE DES SAl.NTS DANS I.ADVERSITÉ. 241
qu'après une lutte de quarante-six ans, peu de jours avant
sa mort, qui arriva en 1629, dans la soixante-huitième
année de son âge.
CHAPITRE VIII
Courage et résignation dans l'adversité des âmes que Dieu appelle à la
vie mystique. Agathe de la Croix. Jeanne Rodriguez. Colombe de
Rieti. Liduine. Colette de Gand. Ursule de Parme. Pierre de Milan.
Outre les combats intérieurs que l'homme a quelquefois
à soutenir en cette vie, il en est d'autres non moins pé-
nibles, par lesquels Dieu permet que sa patience soit exer-
cée. A côté de la nature extérieure qui nous entoure, il y
a encore la société dont nous faisons partie. Les âmes que
Dieu appelle à des voies supérieures, étant élevées au-des-
sus de la nature et de la société, dans une troisième région
supérieure et invisible, se trouvent par là même, vis-à-vis
des deux premières , dans un tout autre rapport que ceux
qui appartiennent soit à la nature par tout leur corps, soit
à la société par toute leur âme. La nature, de son côté,
suit ses voies, sans aucun égard pour la mystique. La so-
ciété elle- même n'entend pas grand'chose à ces rapports
mystérieux et intimes qui unissent l'àme à Dieu. Tous ceux
qui suivent le train ordinaire de la vie prospèrent dans
le monde, au physique comme au moral; mais ceux
que Dieu veut conduire par ses voies particulières appa-
raissent comme des étrangers , comme des météores d'un
monde supérieur au milieu de la société, dont l'ordre est
un désordre pour eux, comme ils sont pour elle un objet
de scandale ; aussi ne trouvent-ils point de place pour eux
dans ce monde. La terre n'étant point leur centre de gra-
242 COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ.
vite, ils ne peuvent en quelque sorte y poser le pied. Plus
accoutuQiés à voler qu'à marcher, ils se sentent bientôt
comme enlevés et jetés çà et là, semblables à des oiseaux
assaillis par la tempête, et emportés par les éléments dé-
chaînés. Leur âme, accordée d'après un autre tonique que
les âmes vulgaires, ne rencontre partout que dissonnances ;
et ce qu'il y a en eux d'étrange ne peut s'accorder avec
quoi que ce soit. La nature et la société se sentent trop puis-
santes et trop fortes pour se laisser détourner par eux de
leurs voies ordinaires. C'est donc à eux qu'il appartient de
subir toutes les conséquences de ce désaccord entre eux et
elles, et ces conséquences se produisent, dans le domaine
physique, par les maladies, les infirmités et les douleurs de
toute sorte, et dans le domaine moral par des épreuves
continuelles, qui servent à dompter complètement leur na-
ture et à exercer leur patience. Quelques exemples nous
feront mieux comprendre que tout ce que nous pour-
rions dire des avantages immenses que l'âme retire de ces
épreuves.
Agathe de la Agathe de la Croix, née dansl'évêché de Tolède, près de
Croix. Madrid, fut, à l'âge de six ans, jetée du haut en bas d'un
rocher par une de ses camarades, et ne fut sauvée que par
un miracle. Plus tard, ses parents, voulant se défaire d'elle,
la jetèrent dans un précipice. Puis, irrités contre elle à cause
de sa libéralité envers les pauvres, ils la chassèrent de chez
eux en l'accablant de coups; de sorte qu'elle fut contrainte
d'entrer au service d'un paysan pour garder ses troupeaux.
Là, de nouveaux dangers l'attendaient : de mauvaises gens
lui tendirent des pièges; un brigand voulut la tuer; le mur
d'un grenier tomba sur elle et l'ensevelit sous ses débris;
mais toujours elle fut sauvée par une proteclion du Ciel.
COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ. 243
Elle répandit tant de larmes dans ses méditations qu'elle
devint aveugle. Elle recouvra cependant la vue, et entra
dans un couvent, où, après avoir passé un an d'épreuve
dans des mortifications inouïes, elle fut enlln renvoyée.
Elle supporta cet affront avec patience, fut reçue dans un
autre couvent d'Alcala; mais là elle devint également pour
les sœurs un objet de risée et de mépris. Le Seigneur lui
apparut pendant celle persécution, portant sa croix et l'en-
courageant à le suivre. Chassée de nouveau de cette mai-
son , elle tombe gravement malade de chagrin ; puis elle
est consolée par des apparitions célestes, et poussée à em-
brasser le tiers-ordre de Saint-Dominique. Elle suit l'in-
piration divine; mais une nouvelle tempête s'élève contre
elle. On l'accuse devant le Provincial d'entretenir un com-
merce illicite. On l'interroge; on lui ôte l'habit de l'ordre;
on la livre à l'inquisition, et elle traverse ainsi ignomi-
nieusement les rues de la ville. L'enquête se poursuit :
on épluche toute sa vie, toutes ses actions; le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel s'unissent dans ce but, et
enfin, après un examen long et attentif, elle est déclarée
iimocente et mise en liberté. Elle avait supporté toutes
ces épreuves avec une patience et une douceur admirables,
observant toujours exactement sa règle : aussi était -elle
parvenue à une haute sainteté ; et elle fut consolée par un
grand nombre d'apparitions. Elle passa les huit dernières
années de sa vie sans dormir. Quatre ans avant sa mort,
elle en prédit le temps et l'heure; et elle mourut en effet,
comme elle l'avait annoncé, le 20 avril 1621. (Steill,
Ephem., p. 336.)
Pour d'autres, c'est le mariage qui s'ert d'école à une vie
supérieure. Lorsque Jeanne Rodriguez de Burgos, dont
244 COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ.
nous avons parlé plus haut, fut âgée de treize ans, elle fut
recherchée par beaucoup de prétendants à cause de sa
noblesse, de sa richesse et de sa beauté. Ses parents accor-
dèrent sa main à Mathias Ortiz. Saisie d'horreur à cette
nouvelle^ elle implora vainement et ses parents et son con-
fesseur. Celui - ci lui dit que toutes ses apparitions pou-
vaient n'être que des illusions, tandis qu'elle ne pouvait
jamais se tromper en suivant le précepte qui nous oblige
d'obéir à nos parents. Elle alla donc se jeter, dans sa
chambre, aux pieds de l'enfant Jésus, à qui elle s'était
fiancée ; mais il lui répondit : « Fais ce que veulent tes
parents; la protection du Ciel ne te manquera jamais. »
Elle se résigna donc, et devint la femme d'Ortiz. Elle vit
bientôt que ce mariage devait être son cilice et sa disci-
pline pendant presque toute sa vie. Ortiz, en effet, ne put
consommer son mariage avec elle. C'était un Espagnol
d'un tempérament de feu, d'un caractère colère et vio-
lent. Que l'on juge de ce qu'il dut ressentir dans cette
lutte entre sa passion et l'obstacle inattendu qu'elle ren-
contrait. Et, comme les mœurs du pays lui donnaient un
pouvoir absolu sur sa femme, il se porta bientôt à son
égard aux plus terribles excès. Les deux époux demeurè-
rent d'abord chez les parents de Jeanne : la haine d'Ortiz
contre sa femme était par là tenue en bride , et ne pouvait
se manifester que par des reproches, que la mère de Jeanne
croyait toujours légitimes et qui lui attiraient ainsi de la
part de cette dernière beaucoup de mauv<vis traitements.
Le père enfin , pour ne pas avoir toujours sous les yeux le
spectacle des chagrins de sa fille , donna au jeune couple
une maison particulière. C'est alors que commencèrent
proprement les malheurs de Jeanne.
COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITE. 24 O
Sa mère l'avait déjà initiée à cette vie nouvelle par une
scène horrible. Comme sa fille prenait congé d'elle, em-
portée par la douleur et la colère en même temps , elle se
jeta sur elle comme une folle en criant qu'elle allait la
tuer; puis elle la déchira et la frappa si violemment que,
pendant trois semaines, elle ne put voir personne. Mais la
séparation la plus douloureuse pour elle , ce fut de quitter
cet oratoire où elle avait passé les jours heureux de sa
jeunesse , et cet enfant Jésus qui s'était fait le compagnon
de ses jeux. Il lui parut alors non plus avec des fleurs
sur sa robe de couleur violette , mais avec la croix sur ses
épaules. Jeanne cependant, quoique accablée de douleur,
courut vers lui pour lui ôter le fardeau sous lequel il chan-
celait. Il lui dit : « Prends-la, puisque tu le veux; tu la
porteras longtemps ; mais le courage ni la force ne te man-
queront; car je serai ton soutien. » Les premières paroles
que sort mari lui adressa dès qu'ils furent seuls dans la
maison furent celles-ci : « Tu es maintenant tout à fait en
« ma puissance , et tu n'as plus d'autre recours qu'à Dieu;
« car qui dans le monde pourrait t'arracher de mes
{( mains? Eh bien! aie soin de m'obéir en tout, même
« dans les plus petites choses, et de ne jamais faire ta
« volonté. Fais comme si tous tes parents et tous tes amis
« étaient morts. A partir de ce moment, tu ne meth-as
« plus jamais le pied dans la maison de tes parents, et tu
« ne leur adresseras jamais la parole. Quand même tu
« rencontrerais ta mère à l'église ou dans la rue , je te
« défends de lui parler; et je te jure par Dieu que, si tu
« t'écartes le moins du monde de mes prescriptions, je
« serai pour toi un bourreau impitoyable , et que je me
« vengerai sur ton corps. » Jeanne entendit avec effroi ces
246 COURAGE DES SAIISTS DANS L ADVERSITÉ.
paroles, et se contenta de répondre humblement : « Sei-
« gneur, je ferai ce que vous commandez, et je m'appli-
« querai à vous obéir en tout. »
L'occasion se présenta bientôt pour Ortiz de mettre ses
menaces à exécution. Un jour, Jeanne rencontra sa mère à
l'église pendant la messe ; elle chercha à l'éviter, se souve-
nant de la défense de son mari. Mais, comme elle était à
genoux, sa mère vint à elle, la salua ; et Jeanne se contenta
de la remercier. Quelqu'un, l'a^fant vue, le rapporta indis-
crètement au mari. Celui - ci mit à tremper dans du sel et
du vinaigre de grosses cordes qui servaient à lier des bal-
lots. Quand il fit nuit et que tout fut tranquille dans la
maison, il ordonna à sa femme, alors âgée de quinze ans,
de le suivre, et il la conduisit dans le portique de la mai-
son où était un bois de lit , aux quatre colonnes duquel il
l'attacha nue par les mains et les pieds; puis il la frappa si
violemment avec ces cordes qu'elle fut bientôt hiondée de
sang. La vue du sang ne fit qu'exciter davantage encore la
fureur de ce tigre ; et , prenant un flambeau , il en faisait
couler la cire fondue dans les plaies de Jeanne. Elle ne pro-
nonça aucune plainte. Cependant le bruit des coups avait
réveillé les servantes, qui avaient appelé un autre habitant
de la maison . Ortiz, s' étant aperçu de la chose, délia promp-
tement sa femme, la porta demi -morte sur son lit, et la
menaça, elle et les servantes, de leur percer le cœur d'un
poignard si elles disaient un mot de ce qui venait de se
passer. Sa guérision fut longue et difficile. A peine était-
elle rétablie qu'elle eut à souilrir d'autres mauvais traite-
ments, plus cruels encore.
Ln jour, un enfant, cousin de son mari, jouant avec
quelques serins que celui-ci avait à sa fenêtre, fit tomber
COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ. 247
une des cages. Ortiz, étant arrivé sur ces entrefaites et
voyant la cage par terre, se mit à rugir comme un lion,
reprochant à sa femme de l'avoir jetée exprès pour le nai'-
guer, ou de l'avoir fait jeter par les servantes. Tout ce
qu'elle put dire pour s'excuser fut inutile ; car il ne cher-
chait qu'un prétexte. Il la conduisit donc dans le portique,
où était un puits, et là lui ordonna de quitter ses vête-
ments. Comme elle refusait de le faire par pudeur, il lui
déchira sa ceinture et ses habits en la frappant. Puis, l'at-
tachant à la corde du puits , il la plongea dans l'eau jus-
qu'au cou. Il avait d'abord enfermé les servantes, afin que
personne ne pût venir à son secours, et il la laissa ainsi en
plein hiver vingt-quatre heures dans l'eau, où elle aurait
infailliblement péri si elle n'eût été soutenue miraculeu-
sement par la charité dont elle était embrasée. Puis il la
retira avec le secours de son cousin, et elle resta deux mois
entiers au lit , semblable à un morceau de marbre , sans
pouvoir bouger. Au milieu de toutes ses afflictions, elle
resta toujours douce et humble ; et, lorsque son mari l'avait
ainsi tourmentée, elle se prosternait devant lui, et lui de-
mandait pardon, disant qu'elle méritait bien les châtiments
qu'il lui infligeait. Son mari lui répondait par de nouveaux
affronts, et lui disait qu'il ne se payait pas de belles
paroles.
Ses parents apprirent bientôt les mauvais traitements
([u'elle avait à souffrir, et l'engagèrent à demander une sé-
paration. Mais elle s'y refusa constamment; et elle fut dès
lors abandonnée des siens, parce qu'ils ne pouvaient s'ima-
giner qu'elle fût traitée aussi mal qu'on le disait sans don-
ner un seul signe de mécontentement. Il arriva bientôt que
les parents de Jeanne perdirent toute leur fortune. Son
248 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
mari lui-même, qui d'abord avait été riche, ayant dissipé
tous ses biens et se voyant sans ressource , lui dit un jour :
« Je veux vendre le peu qui nous reste, jusqu'à tes habits,
et te conduire en un lieu où ta famille n'entendra plus
jamais parler de toi. » Jeanne ne lui répondit rien. Il se dé-
cida enfin à entrer au service d'un noble, et ordonna à sa
femme de retourner chez ses parents , parce qu'il ne pou-
vait plus la nourrir. Comme elle s'y refusait, il lui jeta son
manteau sur les épaules et la chassa de la maison. Dans sa
tristesse et son abandon, Jeanne s'assit sur une pierre,
près d'une rivière. Elle fut violemment tentée de s'y jeter;
mais elle triompha de la tentation, et, fortifiée par une voix
intérieure, elle retourna pour se glisser dans la maison,
pendant qu'elle croyait son mari occupé dans son cabinet.
Mais il avait épié tous ses pas; il la suivit dans l'escalier,
et quand elle fut en haut il la jeta en bas. La chute fut si
terrible qu'elle resta pendant trente jours sans connais-
sance. La femme du gentilhomme au service de qui était
Mathias eut pitié d'elle, et lui procura un médecin qui la
guérit.
Son mari , fatigué de son service , s'en alla avec elle à
Calatayud, dans l' Aragon, et ils y restèrent une année seu-
lement; puis ils retournèrent à Burgos. Pendant la route,
il l'enferma une nuit dans une étable avec les animaux ,
attachée à une crèche, et ne la détacha que le matin, afin
qu'elle fît les préparatifs nécessaires pour continuer la
route. De retour à Burgos, il reprit le service qu'il avait
quitté , et fut placé comme receveur dans un vieux château
de son maître. Là elle le servit avec bonté, comme une
domestique, ne recevant pour récompense que des mauvais
traitements de toute sorte. Un soir qu'elle l'attendait et
1
COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ. 249
qu'elle s'était endormie de fatigue, elle n'entendit pas le
premier coup qu'il frappa à la porte. Pour la punir, il lui
traversa le bras avec son épée ; puis il pressa dans la plaie
un linge trempé dans l'huile bouillante. Plus tard, il se
mit à l'agriculture, et Jeanne fut obligée de travailler
comme une paysanne , ayant à peine de quoi manger. Elle
n'avait que dix -huit ans, et quoiqu'elle eût à peine la
force de vivre, elle avait toujours la force de souffrir. Il la
renvoya une seconde fois de chez lui, l'attacha nue à un
arbre et la mit en sang à force de coups. Elle resta ensuite
huit jours dans une église sans rien prendre. Personne
n'osait rien lui donner, parce qu'il avait menacé de sa
vengeance quiconque aurait pitié d'elle. Or c'était un
homme gi'and et fort comme un géant et cruel comme
une bête fauve.
Il reprit une troisième fois son ancien service à Burgos ,
et sa femme dut entreprendre le voyage au milieu de l'hi-
ver, dans des chemins couverts de neige. Le soir, à un
mille de Burgos, transie de froid et épuisée, elle dit à son
mari : « Je me meurs, et je ne puis faire un pas de plus.
— Eh bien, descends et marche à pied, » lui dit-il. Elle
obéit; mais fatiguée, gênée par son manteau, ayant de la
neige jusqu'aux genoux, elle ne put avancer. Quand il la
vit ainsi, la colère l'emporta. Il l'attacha sur son mulet, et
la traîna un mille de chemin, en lui frappant la tête avec
la bride . Des visions célestes la fortifièrent et l'empêchèrent
de mourir pendant la route. Elle arriva enfin près d'une
chapelle, non loin de Burgos, n'en pouvant plus d'épuise-
ment. Le sang lui sortait par le nez et les oreilles, et son
cœur était plongé dans une angoisse indicible. Dans cet
état, elle dit à son mari : « Si vous me le permettez, je
2i>0 COUHAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITE.
passerai ici la nuit, car il m'est impossible d'aller plus
loin. » La femme du sacristain intercéda aussi pour elle;
mais il lui répondit : « Je jure que ce soir même elle ar-
rivera à Burgos morte ou vive. » Fortifiée intérieurement,
elle put monter un petit cheval. Le chemin traversait un
ruisseau que les neiges avaient enflé. Remplie d'effroi,
elle s'écria : « 0 Jésus! que ce ruisseau est profond. » Son
mari , l'ayant entendue, entra dans un accès de colère, et,
lui donnant un coup sur la tête, il la jeta dans le ruisseau,
où elle eut plus à lutter encore avec l'eau qu'avec la mort.
Elle en fut retirée à demi morte , fut obligée de remonter
à cheval et de promettre qu'elle ne dirait rien à personne
de ce qui s'était passé, si elle ne voulait être coupée par
morceaux.
Les choses durèrent ainsi longtemps encore, lui tou-
jours féroce et violent, elle toujours résignée, interprétant
tout en bien, intercédant pour lui lorsque les autres le
blâmaient ou le menaçaient , ou lorsque son caractère em-
porté lui avait attiré quelque fâcheuse affaire. Elle dit elle-
même dans une esquisse de sa vie , écrite de sa main : « Je
« puis dire en toute vérité que, malgré tous les mauvais
« traitements de mon mari , il ne m'a jamais semblé qu'il
« agissait ainsi sans motif, et que j'ai toujours reconnu ,
« au contraire, que je lui avais donné l'occasion de me
(( traiter bien plus mal encore; aussi n'ai-je jamais eu
« aucun ressentiment contre lui , mais seulement contre
« moi. Plus il me traitait mal, plus je désirais revenir avec
« lui pour lui demander pardon ; et je le faisais en me
« jetant à ses pieds et me prosternant à terre, comme j'ai
« coutume de le faire avec tous ceux qui me font du mal.
(( Loin de leur en vouloir, mon seul désir est de leur
COURAGE DES SAINTS DANS LADVERSITÉ. 251
« parler avec bienveillance^ et cela par la grande misé-
« ricorde de Dieu. » Elle vécut ainsi jusqu'à l'âge de
vingt -trois ans. Son mari obtint alors une place dans
la cathédrale de Burgos, et son caractère s'adoucit peu
à peu. Il se révélait bien encore de temps en temps dans
les commencements ;, et Jeanne avait ainsi beaucoup
à souffrir; mais ses emportements devinrent moins fré-
quents, et cessèrent enfin tout à fait. Au reste, cet
homme, qui se conduisait à l'égard de sa femme comme
une bête féroce, était irréprochable sous tous les autres
rapports. On n'entendit jamais dire qu'il entretînt de
commerce avec d'autres femmes. 11 était compatissant
et généreux envers les pauvres ; et il disait souvent à sa
femme qu'il aimait mieux qu'elle le laissât manquer en
quelque chose que les pauvres qui venaient à elle. Après
quarante ans de mariage ;, il fut attaqué d'une maladie
cruelle, et Jeanne ne le quitta plus. Quoique les médecins
n'y vissent d'abord aucun danger, elle avait reconnu que
le mal était mortel, et le décida à recevoir les sacrements.
Lorsqu'il eut perdu la parole, elle ne quitta pas son lit
pendant quatre jours et quatre nuits, le consolant, le for-
tifiant de ses paroles ; et il mourut ainsi assisté par elle en
i 622. Elle ne doutait point de son salut ; et sainte Thérèse
lui avait annoncé, après une vision, qu'elle avait par sa
patience héroïque gagné l'àme de son mari.
11 ne faut pas croire que Jeanne se soit contentée des
épreuves terribles dont la main de Dieu l'accablait.
Comme si ce n'eût pas été assez pour elle, elle ne mettait
aucunes bornes à ses mortifications volontaires. Elle ne
prenait , dans l'espace de vingt-quatre jours , qu'une écorce
de poire, une feuille de chou, une laitue ou des cih'ons,
252 COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ.
selon la saison . Quelquefois son mari la forçait à prendre
quelque chose , ne fût-ce qu'autant que peut contenir le
bec d'une tourterelle. Elle se faisait alors violence ; mais à
peine avait -elle avalé si peu que ce fût que son estomac
se soulevait : elle vomissait le sang, et était assaillie d'an-
goisses mortelles; de sorte que les médecins déclarèrent
qu'on exposait sa vie en la forçant ainsi à manger. Elle
avait de plus le corps garni de ceintures^ de cilices, de
chaînes de fer et d'instruments de pénitence de toute sorte.
Elle passait les nuits à prier, transie de froid, souvent dans
la neige et la glace , et gagnait à son mari par son travail
assidu environ vingt francs par semaine. Le reste du temps
était consacré à visiter les hôpitaux , les malades les plus
dégoûtants, les pauvres et les nécessiteux. Lorsque son
mari devint plus doux à son égard, elle se mit sous l'obéis-
sance d'une servante à moitié folle , qui la traitait comme
une esclave, l'accablait à chaque instant de reproches et
d'injures, et allait jusqu'à lui donner des soufflets, lui cra-
cher au visage et la traîner par les cheveux. Elle faisait
faire à Jeanne tout ce qui lui passait par l'esprit. Ainsi ,
elle la faisait s'étendre par terre, puis elle lui donnait des
coups de pied sur la bouche; ou bien elle la conduisait
dans un lieu écarté, lui ordonnait de quitter ses vêtements,
et la flagellait de la manière la plus atroce. Sa patience ne
se démentit point non plus dans cette nouvelle épreuve.
Aussi ne faut -il pas s'étonner que cette femme héroïque
soit parvenue à un empire sur soi-même qui n'eut peut-
être jamais d'exemple.
Outre ces épreuves, que la Providence envoie directe-
ment à ses élus, afin d'achever de purifier leur âme , il en
est d'autres qui viennent de la société, et qui, quoique
COURAGE DES SAINTS DAiNS L ADVERSITE. 2o3
moins pénibles en apparence, ont le même résultat. On
raconte que plus d'une fois, dans la mer du Sud, lorsque
des voyageurs abordaient dans une île que le pied de
l'homme n'avait encore jamais foulée, les animaux qu'elle
renfermait , frappés de cette apparition inaccoutumée , ac-
couraient poussés par Fétonnement et la curiosité. Les
oiseaux, sortant de l'épaisseur des forêts, volaient autour
des étrangers, et se posaient sur leurs épaules. Les habi-
tants de l'abîme eux-mêmes, les chiens de mer, par
exemple, montaient sur le rivage, et regardaient d'un œil
stupéfait la nouvelle merveille. Il en est ainsi pour ceux
qui marchent par des sentiers solitaires , et dont la vie se
distingue de la vie commune et vulgaire. Pendant quelque
temps ils restent ignorés; mais lorsqu'on les découvre en-
fin, aux traces lumineuses que laissent après eux leurs
pas, tous alors accourent autour d'eux. On les regarde,
on les examine ; chacun veut sonder l'esprit qui les pousse :
chacun explique à sa manière le mystère qu'il a sous les
yeux. C'est de la folie, de la supercherie, de l'illusion,
de la magie naturelle, du magnétisme. En un mot, on
cherche la cause de ces phénomènes partout , excepté où
elle est. Aussi, après tous ces essais et toutes ces investi-
gations, le mystère échappe à cette sagesse mondaine, qui
semble craindre d'apercevoir ici-bas l'intervention de Dieu.
Pour ceux qui sont soumis à ces sortes d'examens, ce sont
des victimes qu'on étend comme des cadavres que l'on
veut disséquer, et à qui l'on permet à peine de tressaillir
sous le scalpel qu'on enfonce en leur sein. Conduits par
des voies inaccoutumées, il faut qu'ils se résignent à être
pour le monde un objet de scandale; et ils ne peuvent
même pas essayer de se justifier. C'est déjà un dur supplice
I. 8
254 COURAGE DES SAINTS DANS LADVERSITÉ.
pour eux que de voir accourir autour d'eux la foule ; que de
se voir arrachés tout à coup à leur douce solitude^ et trans-
portés au milieu du tumulte du monde qui leur est insup-
portable. Mais le plus grand danger pour eux, c'est le con-
cours du peuple, qui, dans sa foi et sa simplicité, approche
d'eux avec respect, et s'adresse à eux comme à des saints.
Ils se trouvent ainsi sur le bord d'un abîme, où une seule
pensée de vanité peut leur faire perdre les fruits de plu-
sieurs années de lutte. Les vies des saints mystiques sont
pleines du récit de ces périls. Nous citerons ici comme
exemple sainte Colombe de Rieti.
Colombe naquit à Rieti en 1467. L'esprit de Dieu s'é-
tait reposé sur elle dès sa plus tendre enfance , et lui avait
inspiré des mortifications et des pénitences qui l'avaient
fait mûrir avant l'âge. Dans sa douzième année, elle avait
été fiancée miraculeusement à Notre-Seigneur, après avoir
refusé, au grand déplaisir de sa famille, tous les partis qui
s'étaient présentés. C'est alors que les extases commencè-
rent chez elle , et , à partir de ce moment , elles devinrent
toujours plus fréquentes. A l'âge de vingt ans, elle entra
dans le Tiers -Ordre de Saint -Dominique, sans faire de
vœux, et vécut dans le monde avec d'autres Tertiaires,
sous la direction spirituelle d'un Dominicain. Elle eut un
jour une vision, où elle se vit dans le baptistère de la ca-
thédrale de Rieti. A ses côtés élaientson patron de religion
et sainte Catherine, qui lui montraient un chemin large et
droit , lequel conduisait à une égUse des Dominicains ; et
elle entendit en même temps ces paroles: « Sors d'ici, pour
n'y plus revenir, et viens à mon église que voici. » Elle
regarda, remplie d'élonnement, les saints qui étaient près
d'elle , s'inclina devant eux , timide et ne sachant que faire.
COURAGE DES SAINTS DA.NS l' ADVERSITE. 255
« Ne craignez rien, lui dirent-ils, le Seigneur vous attend
là; ne tardez pas, car c'est pour votre bien; et nous serons
avec vous. » Elle prit courage, et se mit en route; mais
bientôt elle ne vit plus rien que deux dragons qui lui bar-
raient le chemin. Elle invoqua le secours du Seigneur, et
les dragons la laissèrent passer. Elle continua sa route, et
bientôt elle vit accourir à elle de la forêt une multitude de
bêtes sauvages qu'elle n'avait jamais vues; mais un gros
chien les mit en fuite par son seul regard. Comme elle
commençait à chanceler à la vue de tant de périls, les deux
saints lui apparurent et la fortifièrent. Et, pendant qu'elle
allait vers l'église entre eux deux, des oiseaux de proie
s'abattirent sur elle comme pour lui arracher les yeux;
mais, pleine de courage, elle ne fit aucun mouvement pour
les éloigner, et les invitait plutôt à venir vers elle. Comme
ils approchaient de l'église, elle vit aux portes une grande
foule d'hommes et de femmes qui se querellaient, et la
regardaient avec des yeux terribles, comme s'ils eussent
voulu l'empêcher d'entrer. Elle entra malgré eux, et vit
l'église toute pleine d'anges et de saints, qui se proster-
naient devant l'enfant Jésus.
Cette vision lui présentait l'image de sa vie tout entière.
Elle comprit qu'il lui fallait quitter sa famille et sa patrie
pour suivre la voix de Dieu ; elle prépara sa mère à son dé-
part. Celle-ci fut effrayée de ce que lui disait sa fille, croyant
qu'elle voulait parler de sa mort prochaine. Lorsque l'é-
poque fut arrivée, elle fit préparer, la veille de son départ,
un agneau, et invita douze de ses meilleures amies à venir
le manger avec elle. Après le repas, qui fut saintement
joyeux, elle leur lava les pieds en méditant les mystères du
Sauveur, puis elle leur fit ses adieux en se recommandant à
2o6 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
leurs prières. Le lendemain, sa mère, ne la voyant point
paraître à l'heure accoutumée, conçut quelque inquiétude.
Elle attendit cependant jusqu'à midi, puis elle alla douce-
ment à sa porte, et l'appela. ÎSe recevant point de réponse,
elle monta au grenier, et leva une planche qui lui permit
de voir dans l'intérieur de la chambre de sa fille. Elle la
trouva vide et la porte fermée. Celle-ci ayant été forcée,
on trouva les vêtements de Colombe rangés sur le plan-
cher, en forme de croix, comme une peau qu'un serpent
aurait déposée; mais on n'aperçut d'elle aucune trace.
La nouvelle de cet événement se répandit bientôt dans la
ville. Le peuple accourut en foule, et tous mêlaient leurs
larmes à celles des parents de Colombe. Personne ne pou-
vait comprendre comment elle était ainsi sortie nue , les
portes de la maison et celles de la ville étant fermées ; d'au-
tant plus qu'on ne trouvait d'elle aucune trace. On disait
qu'elle avait été transportée en esprit à l'ermitage d'un
saint homme près de Spolette, et qu'après s'être entre-
tenue avec lui elle s'était éloignée. On se perdait en con-
jectures. Elle-même raconta dans la suite à son confesseur
que, s' étant mise en prière selon sa coutume, elle s'était
trouvée dans la rue sans savoir comment cela lui était ar-
rivé, dépouillée de ses vêtements et revêtue d'autres ha-
bits. Puis elle avait rencontré près d'une ville, c'était
probablement Spolette, un homme qui l'avait invitée à
venir trouver sa femme et ses enfants dans sa maison,
près de la grande route. Cet homme la conduisit dans un
bâtiment qui était vide, où il l'enferma en lui promettant
de revenir bientôt. Or il se trouva que, précisément à cette
époque, un ecclésiastique du royaume de Naples avait en-
levé la fille unique d'un personnage considérable. Celui-ci
COVRAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ. 2o7
avait envoyé aussitôt le signalement de sa fille , avec pro-
messe d'une grande récompense pour celui qui la trouve-
rait; ce qui avait paru à quelques jeunes débauchés une
excellente occasion de satisfaire en même temps leur li-
bertinage et leur cupidité. Ils avaient donc choisi cette
maison comme leur refuge, et cet homme comme leur
espion.
Colombe, se trouvant seule, se mit en prière, espérant
que le secours d'en haut ne lui manquerait pas. L'homme
arriva bientôt avec tous les apprêts d'un festin. Il était suivi
de ces jeunes gens, qui, à la vue de cette jeune tille d'une
beauté remarquable, crurent avoir trouvé celle qu'ils cher-
chaient. Ils lui adressèrent quelques paroles flatteuses, lui
demandèrent le nom de son pays, le but de son voyage, et
si elle était Clairette, du royaume de >'aples. Elle se tut
quelque temps; mais comme ils insistaient, elle leur dit :
« Je suis Claire, il est vrai, du grand royaume, et je vais où
mon maître m'appelle. « Ces jeunes gens lui firent alors les
propositions les plus criminelles. L'expression de modestie
et de dignité qui était empreinte sur son visage leur inspi-
rait cependant un certain effroi, dont ils ne pouvaient se
rendre compte; et ils l'écoutèrent pendant quelque temps
en silence parler des peines de l'enfer, de la brièveté des
plaisirs de cette vie, et des supplices dont ils sont punis dans
l'autre. Mais bientôt, ne pouvant plus se retenir, ils cher-
chèrent à lui faire violence. Comme elle se défendait contre
leurs efforts, elle devint entre leurs mains comme une pierre,
et ils ne purent jamais la faire bouger de place. Aveuglés
cependant par la passion , ils voulurent lui arracher ses
habits. Ayant entendu sonner quelque chose, ils crurent
que c'était de l'argent, ce qui excita encore leur empresse-
258 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
ment ; mais ayant ouvert le mouchoir qui couvrait sa poi-
trine, ils trouvèrent un crucifix, des reliques et une disci-
pline. Renversés à cette vue^ ils lui déchirèrent ses autres
vêtements, et trouvèrent qu'elle avait un cilice, deux liens
de fer larges de trois doigts autour des reins, et deux
chaînes de fer qui se croisaient sur sa poitrine et entraient
dans la chair. Frappés d'épouvante, ils prirent la fuite et
moururent tous peu de temps après. Quant au malheureux
qui l'avait amenée dans ce lieu, il se jeta à ses pieds, lui
demanda pardon, et l'accompagna jusqu'au faubourg de
Trevi, où il lui donna des femmes qui la conduisirent à
Foligno ; et il se convertit dans la suite.
Arrivée dans cette ville , elle entra dans le couvent des
Clarisses. Celles-ci lui demandèrent qui elle était et d'où
elle venait ; elle répondit simplement qu'elle était religieuse,
et cacha tout le reste. Ce silence augmenta leur étonne-
ment; et ce fut bien autre chose encore lorsqu'elles virent
qu'elle ne prenait aucune nourriture. Pensant que peut-
être elle avait quelque affection secrète, elles cherchèrent
à gagner sa confiance par des paroles bienveillantes. Voyant
qu'elles n'obtenaient rien de cette manière, elles es-
sayèrent de la forcer à manger; et, lui renversant la tête,
elles cherchèrent à lui mettre dans la bouche, avec une
cuiller, un peu de bonbons d'anis, qu'elle cracha aussitôt.
Cependant, un jour, pour leur faire plaisir, elle prit un
peu de légumes et d'eau. Du reste, elle s'entretenait avec
elles des choses divines, et toutes, en fentendant, fondaient
en larmes. Cependant le podestat de la ville, ayant appris
son arrivée, envoya quelqu'un lui demander si elle était
cette Clairette qu'on cherchait. Elle répondit en souriant
qu'elle était bien Claire, mais non celle qu'on cherchait;
I
COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITE. 2h9
que son vrai nom était Colombe de Rieti, et qu'elle allait
où l'appelait son maitre. On écrivit à Rieti^ et son frère
aîné vint à Foligno avec quelques hommes armés, dans
l'intention de la tuer. Mais il revint à Rieti après l'avoir
beaucoup maltraitée, et Colombe devint bientôt la mer-
veille de Foligno. Les sœurs T observèrent jour et nuit, et
la trouvèrent toujours veillant, priant ou châtiant son
corps. L'une d'elles, qui l'avait prise dans sa cellule, assura
qu'elle l'avait vue plusieurs fois élevée en l'air de deux
pieds. Les Dominicains envoyèrent quelques frères à Fo-
ligno; et le Prieur qui lui avait donné l'habit la conduisit,
en compagnie de quelques femmes respectables, par le
chemin qu'elle indiqua elle-même ; car on était convenu
de suivre la vocation de Dieu. Ils vinrent ainsi à Assise,
puis enfin à Pérouse. Là ils trouvèrent tout le peuple dans
une émotion indicible; tous étaient accom'us à sa ren-
contre, comme poussés par l'esprit de Dieu, en criant : La
sainte ! voilà la sainte qui arrive ! Hommes, femmes et en-
fants, tous l'emmenèrent en triomple. Là elle fut, par sa
simplicité, sa piété et ses extases, un sujet continuel d'ad-
miration ; et pour l'y fixer on résolut de lui bâtir un mo-
nastère, car d'autres villes encore se disputaient l'honneur
de la posséder. Elle se trouva bientôt à la tête de cinquante
sœurs, qui s'étaient réunies à elle après qu'elle eut fait ses
vœux, en 1490, à l'âge de vingt-trois ans.
Sa vision se trouva donc accomplie de cette manière par
l'enthousiasme du peuple de Pérouse; mais l'approbation
des habiles, même dans son ordre, fut plus difficile à ob-
tenir. Une jeune fille de vingt ans qui, dans un temps comme
celui où die vivait, c'est-à-dire dans un temps de dissolu-
tion morale , politique et religieuse , parcourait seule les
260 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
grandes routes, entrait dans des maisons suspectes, et ne
donnait pour motifs de ces singularités que l'impulsion de
l'esprit de Dieu, pouvait bien inspirer quelques soupçons à
ceux qui, considérant de plus près les choses, ne se lais-
saient point entraîner par l'enthousiasme irréfléchi des
masses, surtout chez un peuple aussi prudent et aussi cir-
conspect que sont les Italiens. Les ecclésiastiques les plus
graves et les plus grands théologiens la virent donc avec dé-
fiance. Trompés déjà plus d'une fois, ils ne se hâtèrent
point de donner leur assentiment à une manière de vivre
quileur paraissait dangereuse . Ils prirent Colombe pour une
vagabonde et une hypocrite, qui courait le monde afin de
gagner de l'argent , et n'ajoutèrent aucune foi à ses absti-
nences ; de sorte que son ordre chercha à se défaire d'elle,
persuadé qu'elle le déshonorait. Parmi ceux qui doutaient
de sa sincérité se trouvait Sébastien de Pérouse, qui fut
plus tard son confesseur et son biographe. Il avait été té-
moin en même temps que César Borgia, encore jeune alors,
d'un miracle qu'avait fait la sainte, lorsqu'elle avait rendu
la santé et la vue à un enfant aveugle qui allait mourir.
César, frappé d'admiration, ayant voulu faire sonner les
cloches, Sébastien l'en avait empêché en lui disant : « Ar-
« rêtez; cette femme est une étrangère, et nous ne savons
« pas si c'est une sainte, malgré tout ce qu'on dit de son
« abstinence. La malice de l'homme est grande, et celle
« de la femme plus grande encore. Il faut donc l'éprouver
« au moins pendant dix ans , pour porter un jugement
« certain sur sa vertu et sa sainteté. »
Conformément à cet avis, on exerça sur Colombe la sur-
veillance la plus minutieuse. On lui envoya des hommes de
toute sorte pour l'éprouver et sonder son intérieur. Sébas-
COURAGE DES SAIMS DANS l' ADVERSITE. 261
tien , entre autres , lui représenta les suites funestes qu'au-
rait pour l'honneur de son ordre et pour son propre salut
sa dissimulation et sa légèreté. Mais elle répondait à tout
avec une simplicité parfaite. Il arriva que, le confesseur or-
dinaire du couvent étant tombé malade, Sébastien dut
prendre sa place. Il pensa trouver là une occasion favo-
rable de dissiper tous ses doutes, et il se croyait assez ha-
bile pour la surprendre, s' il y avait quelque chose de louche
dans sa conduite, quoiqu'il fût bien décidé, d'un autre
côté, à reconnaître tout le bien qu'il trouverait en elle.
Après avoir entendu sa première confession , il la laissa
parler quelque temps, et lui dit : « Ce que vous venez de me
« dire est bien simple, et ce sont de ces choses comme il en
« arrive souvent. Soyons donc sur nos gardes pour ne point
« tomber dans le précipice. Je ne sais comment mes pré-
ce décesseurs ont agi ; il est donc utile que j'aie une con-
« naissance parfaite de toute votre vie, depuis votre pre-
« mière enfance, afin que je sois en état de porter un
« jugement sûr pour l'avenir. » Elle lui répondit qu'elle
suivrait son conseil avec joie; et, après s'être préparée le
temps nécessaire, elle lui dévoila sa vie tout entière. Il
examina tout dans le plus grand détail et avec le soin le
plus minutieux, lui parlant tantôt avec douceur, afin de
gagner sa confiance, tantôt avec sévérité, afin de l'ébranler
par la crainte des jugements de Dieu. Mais plus il pénétrait
dans son intérieur, plus il se sentait forcé d'admirer son
innocence et sa pureté. Il n'avait pas trouvé un seul péché
dans toute sa vie. Il ne se contenta pas toutefois des ouver-
tures qu'elle lui avait faites; et lorsque son confesseur fut
guéri, il le consulta, ainsi que les prêtres qui l'avaient con-
fessée auparavant, et ils convinrent ensemble d'envoyer
262 COURAGE DES SAINTS DANS l'aDVERSITÉ.
partout des hommes prudents s'enquérir de toute sa vie
anprès de ceux qui l'avaient connue. Leurs témoignages
se trouvèrent parfaitement d'accord avec ses propres aveux .
11 observa de plus toute sa manière de vivre, et l'obligea à
lui découvrir les pénitences qu'elle faisait et à lui permettre
de les régler d'après ce qu'il croirait convenable. Il avait
fait tout ce que peut faire un homme prudent en pareille
circonstance, et si malgré cela il fut trompé;, il n'y a plus
rien de certain sur la terre.
Colombe cependant continuait de vivre à Pérouse, ho-
norée par le peuple comme une sainte, enseignant, édi-
fiant, priant, annonçant d'avance les dangers dont on
était menacé , et quelquefois même le triomphe et la vic-
toire. Plusieurs villes d'Italie cherchaient alors à attirer
quelques sibylles de ce genre, afin de se ménager un ap-
pui dans ces temps de trouble et de confusion. De même
que Pérouse, Narni avait aussi la sienne, nommée sainte
Lucie; Mantoue, sainte Ozanna. Or il arriva qu'en 1495
le pape Alexandre VI , fuyant de Rome par crainte du roi
Charles, vint à Pérouse. Il entendit parler, comme on le
pense bien, de sainte Colombe; et, un jour qu'il avait cé-
lébré le service divin dans l'église des Frères Prêcheurs,
il l'envoya chercher. Elle vint à la tête de ses sœurs. Les
liallebardiers du pape purent à peine lui frayer un passage
jusqu'à son trône, au milieu de la foule qui se pressait
autour d'elle. Lorsqu'elle fut enfin devant le souverain
pontife, entouré des cardinaux, elle se mit à genoux, puis
saisit le bord de sa soutane pour la baiser; mais elle devint
à l'instant même immobile comme une pierre. Toutes ses
sœurs furent présentées au pape, et s'en allèrent ensuite
dans le même ordre où elles étaient venues. Colombe ce-
COURAGE DES SAIMS DANS L ADVERSITE. 263
pendant restait toujours dans la même position. On inter-
rogea à son sujet sa mère, qu'on avait fait venir également .
La sainte tenait toujours le bord de la soutane du pape, et
on lui aurait plutôt brisé les doigts qu'on ne lui eût fait
lâcher prise. Le pape fut donc obligé d'attendre qu'elle
revînt de son extase. Elle se leva enfin ; et le pape l'inter-
rogea dans le plus grand détail. Elle répondit à toutes ses
questions avec prudence, discrétion et simplicité. Le pape
ayant touché des choses plus intimes, elle retomba en
extase, et resta debout immobile, semblable à une colonne
de marbre. Alexandre étonné se tourna d'un air menaçant
vers son confesseur, qui était là tout près à genoux, et lui
dit : « Prenez garde à vous, et sachez que je suis le pape :
je vous commande de me dire la vérité sur cette fille. »
Sébastien dit au pape tout ce qu'il savait sur son sujet;
et César Borgia, qui était présent, confirma son témoi-
gnage en racontant à Alexandre le fait dont il avait été
témoin, et dont nous avons parlé plus haut. Colombe,
revenue à elle-même, répondit de nouveau aux questions
qu'on lui fit, et le pape la congédia après l'avoir louée et
comblée de faveurs spirituelles.
Colombe devint bientôt l'objet de toutes les conversa-
tions de la cour pontificale. Chacun faisait là -dessus ses
conjectures. Us avaient tous été témoins oculaires de ses
extases, et ne pouvaient par conséquent les nier. Mais ce
qui leur paraissait surtout impossible, c'était son absti-
nence; et cela était naturel de la part de gens qui atta-
chaient une importance souveraine aux choses de ce genre.
Cette abstinence toutefois n'était pas complète; car la
sainte, afin de dérouter l'opinion, avait bien soin de boire
de temps en temps devant les autres, et de manger quelques
264 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
baies. Les philosophes arrivèrent, selon leur coutume,
avec leur bagage de science et de sagesse , et déclarèrent
Colombe lunatique; d'autres prétendirent qu'elle était pos-
sédée. Puis, ce fut le tour des médecins, qui s'occupèrent
principalement de ses extases, et constatèrent que, pen-
dant qu'elles duraient, le pouls et le souffle s'arrêtaient.
Ils se cassèrent la tête pour expliquer ces phénomènes , et
firent là-dessus des hypothèses les plus saugrenues, plutôt
que d'attribuer directement à Dieu ces choses extraordi-
naires. Quant à son abstinence, afin de se faire sur ce point
une opinion éclairée, ils examinèrent l'état de ses cheveux,
de ses ongles, la couleur de son visage, l'odeur de sa
transpiration, etc. L'un d'eux enfin, plus habile que les
autres, eut l'idée d'examiner l'état de ses dents, et jugea
par leur inspection qu'elle devait avoir passé toute sa vie
dans une grande abstinence. Les religieuses, de leur côté,
se scandalisèrent de sa manière de vivre; de ce qu'elle
permettait au peuple de couper des morceaux de ses vête-
ments; de ce que tous les jours, par le plus grand froid et
contre la coutume de son ordre, elle marchait nu-pieds
jusqu'au souper; de ce que, malgré la défense pour les
femmes d'enseigner dans l'église, elle parlait au peuple
assemblé autour d'elle. En un mot, on parla, on se que-
rella beaucoup; et de tout ce bruit il ne résulta rien.
C'était alors comme c'est aujourd'hui, et comme ce sera
toujours.
Pour elle, rentrée dans son repos, elle continua sa ma-
nière de vivre, opéra beaucoup de guérisons miraculeuses,
prédit beaucoup d'événements futurs, et voyait à distance
par la lumière intérieure qui éclairait son esprit. De Rome,
où Ton flottait toujours entre la foi et le doute à son sujet,
COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ. 26 O
on la consultait de temps en temps sm* ce qui devait arri-
ver. Un jour que le trésorier du pape la questionnait dans
la chapelle de Saint-Pierre, à l'occasion du souverain
pontife, elle lui exposa, assise à terre, en présence de
Sébastien , les visions qu'elle avait eues, parlant et mena-
çant avec une telle force que les assistants furent saisis
d'effroi à l'annonce des terribles jugements de Dieu qui
allaient éclater. Jamais on n'avait vu en cet état cette vierge
si douce et si bonne. C'était précisément à l'époque où
l'Espagne et le Portugal envoyèrent à Rome des ambassa-
deurs pour sommer le pape de réformer sa vie et sa cour,
peu de temps avant ces jours de deuil et de confusion où
la guerre et l'assassinat se répandirent par toute l'Italie
et où le pape lui-même fut sauvé comme par un miracle,
lorsque le plancher de son appartement s'affaissa sous
lui , au milieu des éclairs et du tonnerre. C'était aussi
l'époque où Savonarole s'élevait à Florence contre les dé-
sordres du temps avec une énergie qui dépassa quelque-
fois les bornes de la discrétion. La cour du pape devait
être, on le pense, peu favorablement disposée à l'égard de
Colombe et des autres sibylles que Dieu ^'était choisies.
Aussi eut -on des soupçons sur elle, et particulièrement
sur son confesseur, qui fut obligé de venir à Rome rendre
compte de vive voix et par écrit de tout ce qu'il savait
sur elle, et de la conduite qu'il avait tenue à son égard, et
des principes qui l'avaient dirigé. Il le fit avec franchise
et habileté en même temps; et le pape, en le congédiant,
le combla de présents.
On ne laissa pas la sainte tranquille pour cela. On lui
envoya de Rome des femmes chargées de l'espionner ; mais
elle les reconnut aussitôt par l'esprit de Dieu. De faux
266 COURAGE DE!? SAINTS DANS l' ADVERSITE.
malades se glissèrent près d'elle, sous prétexte de cher-
cher leur guérison. Comme tout cela ne menait point au
but qu'on se proposait, ses supérieurs la déposèrent et lui
infligèrent des peines spirituelles. On lui ôta son confes-
seur, et on lui donna à sa place Pierre Michel de Gênes,
un des meilleurs prédicateurs et des théologiens les plus
distingués de cette époque. 11 avait été prévenu contre
Colombe, et se proposa de prendre tous les moyens pour
s'éclairer en cette affaire. Il se prépara de son mieux à ses
nouvelles fonctions par une confession générale, par la
prière, le jeûne et la mortification, de sorte que son corps
en fut aftaibli, et qu'il paraissait tout autre qu'il n'était
auparavant. Colombe, toujours gaie et sereine, avait vu en
esprit tout ce qu'il faisait, et l'avertit un jour, vers Noël,
d'éviter tout excès. Étonné de ce qu'il entendait, il cher-
cha à lui cacher ce qu'il faisait; mais elle lui raconta com-
ment elle avait connu son dessein, et ajouta : « Mon père,
votre prudence me plaît : je sais certainement qu'avant
la nouvelle année vous aurez acquis la certitude que vous
désirez, et je prierai Dieu pour cela. » Il ne parut pas
faire attention à ses paroles, mais il les renferma dans
son cœur. La nuit de Noël , lorsqu'il eut fini sa messe, il
eut une extase, et une voix lui dit qu'aujourd'hui il aurait
la certitude qu'il cherchait. Le matin, il monta k l'autel,
et à peine eut -il fini l'introït qu'il se sentit consumé
par le feu de la charité et fondit en larmes. Arrivé à la
communion, il fut inondé d'une telle suavité qu'il ne
pouvait plus se contenir; de sorte qu'il entra dans sa cel-
lule, et conçut un dégoût insurmontable pour toute autre
nourriture. Le lendemain. Colombe lui dit en souriant ;
« Je suis heureuse, mon père, que vous goûtiez ma nour-
COURAGE DES SAIMS DA?sS l'aDVERSITÉ. 267
riture; persévérez,, elle vous sera toujours plus agréable. »
Il était désormais guéri de tous ses doutes. Pour elle^
elle supporta avec une patience admirable^ pendant toute
sa vie , les examens et les investigations auxquels elle fut
soumise.
Elle avait déjà prédit depuis longtemps qu'elle mour-
rait peu de temps après sa trente -troisième année. Lors-
que cette époque fut arrivée, en 1501 , elle fut avertie
qu'elle mourrait le jour de l'Ascension. Elle se prépara
donc à la mort pendant le carême, toujours favorisée ce-
pendant de visions et d'extases. Elle alla pour la dernière
fois à la sainte table le jour de Pâques , et se mit au lit
peu de jours après, pour n'en plus sortir. Vers le milieu
de la semaine de Pâques , elle fut surprise pendant la nuit
d'un vomissement violent. Elle vomit d'abord du sang pur
en très-grande abondance, puis du sang caillé, ""puis enfin
du sang mêlé de pus. Les médecins ne purent s'entendre
ni sur le caractère de sa maladie ni sur les remèdes qu'il
fallait employer. Pour elle, parfaitement résignée, elle
demanda les sacrements, eut des extases et des visions,
dont elle expliqua quelques-unes à ceux qui l'entouraient.
Elle dit entre autres choses : « Seigneur, vous daignez re-
présenter dans mon sang les signes futurs qui doivent
paraître au ciel, c'est-à-dire dans l'Église; car la diffé-
rence de mon sang signifie les diverses verges dont vous
allez bientôt la frarpper, à savoir : le meurtre parmi les
chrétiens, la peste, la mortel la ruine d'un grand nombre
de peuples. » Elle n'avait que trop bien vu; car peu de
temps après la mort d'Alexandre, César Borgia mit toute
ritaUe supérieure en flamme; et Jules II ne put éteindre
cet incendie que dans des fleuves de sang. Elle resta
268 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
pendant trente-trois jours couchée sur des planches nues,
revêtue de son clUce^, et sans rien prendre, pendant tout
ce temps, que de l'eau. Une seule fois elle goûta d'un
sirop qu'on lui présenta. Quelquefois aussi elle suçait
une orange ou une cerise. L'Eucharistie seule la fortifiait,
et elle était consolée par de douces visions. Pendant sa
maladie, il sortit du plancher de sa chambre, et entre les
planches de son lit, des troupes de fourmis qui avaient
la tête rouge et se promenaient autour d'elle. Elle dit
elle-même que ces fourmis signifiaient l'armée française
qui devait opprimer l'Église et être chassée ensuite. Ses
visions augmentaient à mesure qu'elle approchait de sa
fin. Sa lutte avec le tentateur fut courte, et elle mourut
visitée par son bien-aimé, à minuit du jour de l'Ascension.
Ses yeux restèrent ouverts et son visage coloré, comme si
elle eût dormi. Tous ses membres étaient souples, comme
si elle eût été en extase. On l'ouvrit quatre jours après
sa mort, et l'on ne trouva dans les intestins que de l'air.
Il y avait un peu d'eau dans l'estomac et dans la vessie,
et quelques excréments, en très-petite quantité, dans les
gros intestins. Le cœur était desséché; mais autour le
sang était encore liquide, pur et clair, comme le sang
d'une personne vivante. (A. S., 20 mai.)
Sainte Colombe eut du moins 1q bonheur de rencontrer
des confesseurs éclairés et prudents, et d'échapper ainsi à
l'épreuve la plus pénible peut-être pour les âmes de cette
trempe lorsqu'elles tombent entre les mains d'hommes
ignorants ou présomptueux, qui, au lieu de les guider
dans des voies où Dieu les appelle, les en détournent, au
contraire, ou se servent d'elles pour faire des expériences
maladroites et que rien ne justifie. C'est ce qui arriva à
COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ. 269
la bienheureuse Liduine. En 1407, elle eut pour curé un Liduine.
Prémontré, nommé André, qui, ne croyant point à son
abstinence, lui donnait à contre-cœur la communion. En
i412, il lui vint en pensée d'éprouver si elle ne vivait
réellement que de la grâce de Dieu; et, le jour de la
Nativité de la sainte Vierge, comme elle désirait commu-
nier, il lui présenta une hostie non consacrée. Liduine,
ne pouvant l'avaler, en conclut qu'elle n'était pas consa-
crée, et la cracha. Il lui fit à ce sujet de fortes répri-
mandes. «Croyez -vous, lui répondit-elle , que je ne sais
pas distinguer le corps de Notre -Seigneur du pain ordi-
naire, puisque je ne puis manger celui-ci, tandis que j'a-
vale sans difficulté la sainte hostie? » Le curé, troublé par
ces paroles, se leva et s'en alla, laissant la vierge dans les
larmes et désolée, moins peut-être encore d'être privée de
la sainte communion que de la dureté avec laquelle son
curé la traitait. Elle fut bientôt consolée dans son trouble
par une vision céleste. Au miheu d'une grande clarté, qui
remplissait sa cellule, elle vit au pied de son lit une croix, t
sur laquelle était le Sauveur, sous la forme d'un enfant.
Comme elle s'entretenait avec lui, la croix s'éleva jusqu'au
plafond de la chambre, et elle descendit sur la couverture
de son lit, réduite aux dimensions d'une hostie, environ-
née d'éclat, et portant les traces de sang des plaies du Sau-
veur. Liduine fut inondée d'une telle joie qu'elle crut
qu'elle allait mourir; et l'une des femmes qui étaient pré-
sentes fut obhgée d'appuyer sa main sur son cœur, pour
l'empêcher de se rompre, tant il battait fort. Six autres,
personnes virent comme elle cette apparition. Liduine en-
voya son frère chercher le curé , pour qu'il fût témoin de
ce miracle. Il ne voulut pas y croire : il vint cependant, et
270 COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
le vit comme les autres qui étaient dans la chambre. Il
renvoya d'abord ceux-ci; puis, s'étant enfermé avec Li-
duine, il la conjura par le jugement de Dieu de ne dire à
personne ce qui s'était passé. Liduine, de son côté, le sup-
plia de lui donner l'hostie ; mais le prêtre lui répondit :
« Si vous voulez communier, j'irai vous chercher la sainte
Eucharistie à l'église ; car, pour cette hostie, je ne sais ce
qu'elle est. » Cependant, comme Liduine insistait, il la lui
donna sans croire qu'elle eût quelque efficacité.
Le lendemain matin, après la messe, il avertit le peuple
de prier pour Liduine, qui ne possédait pas, dit-il, sa rai-
son tout entière, et qui, la nuit dernière, avait été tentée
par les démons; puis il prit la sainte Eucharistie, et la lui
porta accompagné d'un grand nombre de personnes. Ar-
rivé chez elle, il fit mettre à genoux tous les assistants, en
leur recommandant de prier pour elle. Il leur dit ensuite
que cette nuit le diable était venu, et avait laissé à Liduine
une fausse hostie, et qu'il allait lui en donner une véri-
table pour la fortifier. Elle eut beau réclamer et supplier le
curé de changer d'opinion, elle ne put rien obtenir; et il
retourna à l'éghse après lui avoir donné la communion.
Cependant ceux qui avaient été témoins du miracle le ra-
contèrent au peuple, ce qui indisposa tellement contre le
curé qu'il n'osait plus sortir de l'église. Ce fut bien autre
chose encore lorsqu'à ceux qui lui demandaient ce qu'il
avait fait de cette hostie il répondit, tantôt qu'il l'avait brû-
lée, tantôt qu'il l'avait jetée dans l'eau. Le tumulte aug-
mentant, l'évêque d'Utrecht apprit ce qui s'était passé, et
envoya son suffragant avec quelques autres hommes de
confiance, pour faire une enquête. Le curé consterné fit
suppher Liduine d'apaiser l'afl'aire... Des commissaires
COURAGE DES SAIMS DANS L ADVERSITE. 2/1
vinrent chez elle, accompagnés du curé, qui fondait en
larmes. Liduine refusa de parler si l'évèque ne promettait
que ses déclarations n'auraient aucun résultat fâcheux pour
le curé , et resteraient un mystère pendant tout le temps
qu'elle vivrait. On lui promit ce qu'elle demandait, et elle
raconta la chose comme elle s'était passée. Ceux qui avaient
été témoins du miracle confirmèrent son récit, et l'affaire
fut ainsi terminée à l'amiable. (A. S., 14 avril.)
Lorsque Dieu charge quelqu'un de réformer un ordre
dégénéré de sa ferveur primitive, cette mission devient or-
dinairement pour celui à qui elle est confiée une source de
contradictions par la résistance de ceux qui sont intéres-
sés dans l'affaire et par l'opposition que le monde a cou-
tume de faire à toutes les œuvres de Dieu. C'est ce que
prouvent de nombreux exemples; entre autres, ceux de
sainte Thérèse, de saint Charles Borromée et de sainte Co- S'» Colette,
lette, née à Corbie en 1580, et morte à Gand en t646.
Tous les péchés du monde et les châtiments qu'ils méritent
lui étaient apparus dans une vision. Dans sa douleur, elle
avait conjuré le Seigneur d'avoir pitié de ceux qu'il voulait
perdre, et de les convertir. Une voix lui répondit qu'elle
contribuerait puissamment à cette conversion si elle pou-
vait réformer les trois ordres de Saint-François. Elle pria
Dieu d'envoyer au monde un homme capable d'opérer cette
réforme; mais, dans une autre extase, Dieu lui dit que
c'était elle qui devait accomphr cette œuvre. Ces paroles la
plongèrent dans un profond étonnement ; car elle ne croyait
pas qu'il y eût personne qui fût moins capable qu'elle de
se charger de cette mission. Elle reprocha donc à la sainte
Vierge et à saint François d'avoir proposé pour une œuvre
de ce genre une pauvre fille, simple, sans instruction, sans
272 COURAGE DES SAINTS DAISS l' ADVERSITÉ.
éloquence et sans vertu; leur disant qu'elle ne pouvait pas
s'en charger, qu'elle ne s'en chargerait pas, et qu'elle espé-
rait bien que Dieu n'exigerait pas d'elle des choses impos-
sibles. Elle persista quelques jours dans cette résolution;
mais elle sentit qu'elle avait perdu le repos. Elle réunit
donc ses amis et quelques personnes prudentes en qui elle
avait confiance, et leur demanda leur avis. Tous lui con-
seillèrent d'obéir, persuadés que ces apparitions venaient
de Dieu, et non du démon.
Colette continua cependant de prier Dieu qu'il lui ôtàt
ce fardeau; mais elle devint muette tout d'un coup, et ne
pouvait plus prononcer un seul mot distinctement. Elle
resta trois jours en cet état, et, craignant de s'opposer à
la volonté divine, elle promit d'obéir. Aussitôt sa langue
fut déliée. Puis, lorsqu'elle voulut examiner comment elle
s'y prendrait pour mener la chose à bon terme, le fardeau
lui parut si pesant qu'elle recula de nouveau. Mais, à l'ins-
tant même, elle devint aveugle, ce qui dura trois jours et
trois nuits. Elle demanda pardon à Dieu, lui promettant
de se conformer à sa volonté. Dieu accepta son repentir,
et lui rendit la vue. Elle vit alors pousser du plancher de
sa cellule un petit arbre, qui bientôt devint si grand qu'il
la remplissait tout entière. Il était avec cela d'une beauté
merveilleuse. Sous son vert feuillage étaient cachées des
fleurs odorantes, et à ses pieds croissaient d'autres arbres,
moins grands et moins beaux que lui cependant. Comme
elle considérait avec admiration cet arbre qui croissait tou-
jours. Dieu lui fit comprendre qu'elle était représentée par
le plus grand, et que les petits signifiaient ceux qui de-
vaient être réformés par elle. Mais son humilité était si
grande qu'elle ne pouvait ajouter foi à cette voix inté-
COURAGE DES SAINTS DANS l'aDVERSITÉ. 273
rieure^ et qu'elle la prenait pour une illusion du démon ,
qui voulait la pousser à la vaine gloire. Elle arracha donc
dans une sainte colère l'arbre le plus grand, et le jeta en
morceaux par la fenêtre ; puis elle en fit autant des autres.
Quelques jours après, comme elle était en prière, ces arbres
se mirent à croître de nouveau sous ses yeux; et, après être
restés quelque temps dans sa chambre, ils se transportèrent
d'eux-mêmes d'un lieu à un autre , et finirent par remplir
une grande partie de l'univers. Elle dut enfin reconnaître
son opiniâtreté, et s'abandonner à la volonté de Dieu, à la
condition toutefois qu'elle ne serait pas l'auteur principal,
mais seulement la coopératrice de cette réforme.
Elle reçut alors la connaissance claire de tout ce qui
était nécessaire pour l'exécution de ce dessein ; et bientôt
Dieu lui donna un aide dans la personne du Père Henri de
Balma, et dans Isabelle, comtesse de Bourgogne, une pro-
tectrice et une compagne de voyage à Rome. Les cardinaux
s'opposèrent d'abord à son entreprise ; mais une peste qui
se répandit brisa leur résistance. Le pape la reçut dans
l'ordre de Sainte-Claire, et la consacra abbesse ; après quoi
elle retourna dans son pays. C'est alors que commencèrent
pour elle les difficultés. Elle eut contre elle prêtres et
laïques, hommes et femmes, tous les états et toutes
les conditions. On la regardait comme une hypocrite,
comme une magicienne, qui ensorcelait les hommes et les
animaux, et avait commerce avec le démon. Elle devint
tellement odieuse à tout le monde que personne ne voulait
la recevoir, ni même lui prêter une maison. Les choses en
vinrent au point qu'elle fut chassée du pays avec son con-
fesseur. Celui-ci la conduisit d'abord chez son frère, au
château de Balma, en Savoie. La comtesse Blanche l'invita
27 i COURAGE DES SAINTS DANS l' ADVERSITÉ.
avenir partager avec elle son château à Genève, et c'est là
qu'elle construisit son premier couvent. Mais le pape l'en-
voya chez les Clarisses de Besançon , et c'est de là que h.
réforme se répandit dans une multitude d'autres monas-
tères. Cependant les persécutions durèrent pendant toute ?a
vie. Lorsqu'elle voulait élever une maison, elle trouvait
une telle opposition que des villes et des pays entiers so.
soulevaient contre elle. Si, à force de patience et d'humi-
Hté, elle remportait la victoire, ses ennemis, ne pouvant
lui pardonner son triomphe, disaient d'elle toute sorte de
mal. Ses amis les plus intimes, ses directeurs eux-mêmes
changeaient tout à coup de dispositions, et passaient
brusquement de la sympathie à la haine, ce qu'ils regret-
taient ensuite amèrement. On la représentait comme une
femme livrée aux vices les plus abominables. Au milieu de
toutes ces contradictions, elle ne fitjamais entendre aucune
plainte, et accomplit ainsi l'œuvre que Dieu lui avait im-
posée. (A. S., 6 mart.)
Ursule de Ui'sule de Parme reçoit, dans une vision, l'ordre d'aller
Parme, à Avignon trouver l'antipape Clément YII, pour lui or-
donner, au nom du Seigneur, de rendre la paix à l'Église
par l'extinction du schisme. Elle obéit, et traverse les Alpes
avec sa vieille mère. Elle est présentée à l'antipape; elle
j'ébranle , après un entretien d'une heure et demie. Clé-
ment, effrayé, refuse de la recevoir de nouveau, et elle est
obligée de partir sans avoir rien fait. Elle se rend alors à
Rome, pour aller trouver le pape Boniface IX, qui, d'abord,
n'ajoute aucune foi à ses discours. Mais, instruit des faits
par un témoin oculaire, il l'accueille avec bonté , et la ren-
voie à Avignon, chargée de ses pleins pouvoirs. Elle y va
sans se laisser arrêter par la nouvelle que les cardinaux de
COURAGE DES SAINTS DANS L ADVERSITÉ. 275
l'antipape cherchent à la perdre. Introduite devant Clé-
ment et ses cardinaux , elle parle de telle sorte que per-
sonne n'ose la contredire; et Clément, ébranlé, incline vers
la soumission. Mais les cardinaux s'élèvent avec force
contre elle , et cherchent à la surprendre par des ques-
tions insidieuses. Elle évite avec une merveilleuse habileté
les pièges qu'on lui tend ; de sorte que , pour se débar-
rasser d'elle, ils cherchent à l'effrayer par les menaces. Ils
l'arrachent à sa mère, à laquelle ils attribuent toute cette
affaire, et la confient à la garde d'une femme de la ville.
Accusée comme sorcière et magicienne, elle est soumise
à une enquête. On lui donne de nouveaux vêtements, et
l'on examine scrupuleusement ceux qu'on lui a ôtés, pour
voir s'ils ne renferment aucun objet suspect. Comme tous
ces moyens ne mènent point encore au but, on cherche à
lui arracher des aveux par la torture. Déjà on lui attachait
les mains derrière le dos lorsqu'un tremblement de terre
disperse ses bourreaux. On la laisse enfin tranquille, et elle
s'en va sans avoir pu décider Clément à abdiquer. (A. S.,
7 april.)
Les visions elles-mêmes sont quelquefois, pour ceux qui s. Pierre de
les reçoivent, un objet de scandale ou une cause de perse-
cution et d'épreuves. Saint Pierre de Milan, qui fut, au
temps d'Innocent IV, un prédicateur puissant de la parole
de Dieu, et qui mourut martyr, menait, dans un monastère
de cette ville, une vie sainte, et était favorisé de visions fré-
quentes. Un jour, sainte Agnès, sainte Catherine et sainte
Cécile lui apparurent et s'entretinrent avec lui. Un reli-
gieux, passant par hasard devant sa cellule et entendant
des voix de femmes, approche, et voit par une fente trois
femmes très- belles et magnifiquement parées s'entretenir
•276 DES OEUVRES DE CHARITÉ.,
faQiilièrement avec Pierre. Indigné , il court aussitôt chez
le supérieur pour lui raconter ce dont il vient d'être té-
moin. Celui-ci;, courroucé;, rassemble la communauté pour
délibérer sur ce qu'il y a à faire. On décide^, à l'unanimité,
que le criminel sera mis en prison pendant quelques jours,
puis envoyé en pénitence à Chim. On exécute la sentence
sans vouloir même entendre Pierre. Celui-ci se tait, reçoit
tout avec humilité et obéissance, ne se plaignant qu'à
Dieu devant son crucifix, et lui demandant ce qu'il a fait
pour être éprouvé de cette manière. « Qu'ai-je fait moi-
même, lui répondit Notre -Seigneur, pour que l'on m'ait
ainsi crucifié et fait mourir? » Pierre, consolé, ne se plai-
gnit plus jusqu'à ce qu'enfin d'autres visions découvrirent
son innocence, et le remirent en honneur. On a peint ce
fait à Côme, dans la chambre où l'apparition eut lieu , et
on y a conservé le crucifix qui avait parlé au saint. [Steil,
t. I",p. 668.)
CHAPITRE IX
Des œuvres de charité. Sainte Catherine de Sienne. Sainte Rose.
Saint Pierre d'Alcantara.
L'âme , une fois dégagée des liens du monde et de son
propre corps , doit , en triomphant de soi-même , s'appro-
prier en quelque sorte l'opération de Dieu, qu'elle a reçue
d'abord d'une manière passive, et briser ainsi pour tou-
jours, par la charité, le lien et la contrainte de la loi. Or
ceci se fait par la pratique des œuvres de miséricorde , par
lesquelles l'homme passe de l'amour du prochain à l'a-
mour de Dieu , d'après ce principe que deux choses qui
rine de
Sienne.
DES ŒUVRES DE CHARITÉ. 277
sont unies dans une troisième le sont aussi entre elles. Ces
œuvres ont donc toujours été considérées par les ascé-
tiques comme une préparation nécessaire, comme le
prouve le nombre immense de frères et de sœurs consa-
crés d'une manière particulière à ces sortes d'œuvres.
Il nous suffira de citer ici quelques traits plus remar-
quables sur ce sujet.
Peu de personnes ont porté plus loin la charité envers le s'« Cathe-
prochain que sainte Catherine de Sienne. Non-seulement,
plus d'une fois, quoiqu'elle fût elle-même si malade qu'elle
ne pouvait se tenir debout, elle se chargea, pour procurer
aux pauvres les aliments nécessaires , de fardeaux qui au-
raient accablé la femme la plus forte; mais elle avait encore
un tel amour pour les malades qu'elle faisait pour eux des
choses vraiment incroyables. Une veuve, nommée Tecta,
s'était retirée, à cause de son indigence, dans un hôpital
qui avait à peine lui-même le nécessaire. Son corps se
couvrit tout entier d'une lèpre hideuse, et elle devait quitter
non-seulement r hospice, mais encore la ville, parce qu'elle
était pour tout le monde un objet d'horreur. Catherine se
chargea d'elle, et la soigna avec une admirable charité.
Cette femme, enorgueillie par ces services, les considéra
bientôt comme une dette, et se permettait de parler à la
sainte d'une manière rude et insultante. Celle-ci n'y fit au-
cune attention , et continua ses soins , après même que la
malade lui eut communiqué aux mains sa lèpre , comme
l'avait craint sa mère. Elle resta auprès d'elle jusqu'à sa
mort, pour la consoler et la fortifier; puis elle lava son
corps et l'ensevelit de ses propres mains , qui devinrent à
l'instant même plus saines et plus pures qu'elles ne l'a-
vaient jamais été. Une autre femme avait au sein un cancer
8'
27 8 DES ŒUVRES DE CUAIUTÉ.
qui répandait une odeur telle que personne ne pouvait
rester près d'elle, et qu'elle pouvait trouver à peine quel-
qu'un pour la soigner. Catherine se chargea d'elle encore,
et lui prodigua les soins les plus attentifs, nettoyant sa
plaie avec un visage gai, au grand étonnement de cette
femme elle-même. Le mal empirait cependant, et l'odeur
devint telle qu'un jour le cœur de Catherine se souleva de
dégoût. Indignée contre elle-même, elle dit à son corps :
tt Comment! tu as horreur de ta sœur, baptisée comme toi
du sang de Notre-Seigneur ! tu me le paieras. » En même
temps elle applique sa bouche, son nez et son visage tout
entier sur cette plaie dégoûtante, jusqu'à ce qu'elle sentît
que l'esprit avait vaincu les répugnances de la chair. La
malade , réfléchissant sur l'action héroïque de la vierge,
conçut à son sujet des soupçons infâmes , comme il arrive
souvent aux natures communes, incapables de comprendre
un tel excès de charité. Elle communiqua ses soupçons à
d'autres, et bientôt ils coururent la ville entière, parvinrent
jusqu'aux oreilles de ses sœurs de religion, et lui attirèrent
de leur part les plus amers reproches. Elle reçut tout avec
douceur, mais continuases soins à l'égard de cette femme,
et la servit après comme auparavant avec tant de charité
qu'elle finit par lui inspirer le repentir de ce qu'elle avait
fait. Cependant la vierge eut encore un moment de dé-
goût, et alors elle fit ce que personne peut-être n'avait fait
avant elle : elle but le pus et les saletés qu'elle avait re-
cueilhes de la plaie en la lavant. Elle avoua plus tard à
son confesseur qu'elle n'avait jamais bu dans sa vie un
breuvage plus agréable. Dieu, pour que la foi à ce miracle
d'empire sur soi-même ne se perdîtpas à l'avenir, a permis
qu'il se renouvelât deux siècles et demi après dans la per-
DES ŒUVRES DE CHARITE. 279
sonne de sainte Rose de Lima. Celle-ci, en eft'et, éprouvant
un jour un profond dégoût en voyant le sang qu'on avait
tiré d'une pauvre fille malade, et qui étaitcouvert de taches
noires et jaunes et mêlé de pus , le but , pour se punir de
ce qu'elle regardait comme une délicatesse.
Si jamais un instinct irrésistible poussa quelqu'un à se S. Jean de
livrer aux œuvres de miséricorde, c'est assurément saint
Jean de Dieu. Une tradition, qui n'est peut-être qu'une lé-
gende , raconte ainsi la manière dont il fut appelé à celte
mission. Un jour, il rencontra dans les champs un très-bel
enfant vêtu comme un petit paysan, qui marchait nu-pieds,
ce dont il paraissait souffrir beaucoup, à cause du chemin
qui était raboteux. Jean, plein de compassion, ôta ses sou-
liers, et dit à l'enfant : « Pauvre petit, mon cœur saigne de
te voir ainsi ; prends mes souliers ; je puis plus facilement
aller nu-pieds que toi. » L'enfant essaya de les mettre ; mais
comme ils étaient trop grands , il les lui rendit en disant :
« Ils ne peuvent m'aller; donne-les donc à un autre plus
grand et plus pauvre que moi. » Jean, désolé, lui dit:
« Eh bien ! enfant béni du bon Dieu, puisque mes souliers
ne peuvent te servir, je te porterai sur mon dos pendant la
route. » Il prit donc l'enfant sur ses épaules. Mais après
quelque temps l'enfant devint aussi lourd que si c'eût été
un homme fort et grand , de sorte que saint Jean pliait sous
le faix et était inondé de sueur. Cependant il continua de
marcher du mieux qu'il put, et l'enfant lui essuyait avec la
main la sueur du front. Il arriva enfin près d'une source,
et, épuisé de fatigue et de soif, il voulut se reposer un peu
et se désaltérer. Il déposa donc l'enfant sous un arbre, et
alla vers la source. Bientôt il entendit l'enfant qui l'appe-
lait; et, comme il se détournait, il lui vit dans la main une
280 DES OEUVRES DE CHARITÉ
grenade qui renfermait une petite croix. L'enfant avait le
visage radieux comme un ange, et lui dit d'une voix douce:
« Jean . c'est à Grenade que sera ta croix. » Aussitôt l'en-
fant disparut, et Jean resta quelque temps stupéfait; puis il
se mita pleurer de n'avoir pas reconnu l'enfant, et d'avoir
perdu sitôt sa présence. C'était l'image de toute sa vie qui
lui avait apparu dans cette vision . Il se rendit à Grenade ,
où les sermons d'Avila firent sur lui une profonde impres-
sion , et il y contrefit pendant quelque temps le fou par pé-
nitence. On le renferma dans une maison d'aliénés, et on
l'y accabla de mauvais traitements, jusqu'à ce qu'enfin il
crût que c'était assez, et jeta le masque qu'il avait pris. Il
servit ensuite les malades de la maison, et c'est là qu'il
eut la pensée de fonder lui-même un hôpital, pour y vivre
conformément à sa vocation.
Il commença par aller ramasser des broutilles sur une
montagne qui était proche, et il les vendait dans la ville
pour se nourrir lui et les siens. Puis il put louer une mai-
son qui était vide, et il y réunit autant de pauvres qu'elle
pouvait en contenir. Il leur procurait les choses nécessaires
en mendiant, et sa parole était si efficace qu'il savait émou-
voir le cœur des hommes les plus durs. Dieu bénit son en-
treprise. A mesure que ses moyens augmentaient, il aug-
menta aussi son établissement, et retendit aux nécessités
et aux misères de toutes sortes. Il y apportait les malades
lui-même sur son dos, et plus d'une fois il plia sous le faix.
Il veillait jour et nuit sur ses chers malades. Ni l'ingrati-
tude, ni les mauvais traitements, ni sa propre indigence ne
pouvaient ralentir son zèle. Lorsque les aumônes ne suffi-
saient pas, il empruntait de l'argent, et trouvait toujours
quelqu'un qui répondait pour lui. Un jour le feu prit à
LA MYSTIQUE PURIFIE l' HOMME SUPÉRIEUR. 284
l'hôpital royal, et l'incendie était tel que personne n'osait
approcher des hâtiments, et que l'on parlait déjà d'en faire
sauter une partie pour conserver le reste. Jean était accouru
des premiers. Quand il entendit les plaintes que poussaient
les malades aux fenêtres, emporté par sa charité, il s'élance
à travers une des portes, montre le chemin à ceux qui peu-
vent encore marcher, conduit, porte, traîne les autres, fait
descendre par la fenêtre ceux qui étaient en bas , et tout
cela avec tant de vigueur et de promptitude que tous étaient
stupéfaits, surtout ceux qui connaissaient la faiblesse de son
corps , épuisé par les jeûnes et les veilles. Lorsque les ma-
lades furent en sûreté , il sauva ce qu'il put du mobilier,
marchant toujours à la tête des autres et veillant à tout.
Prenant alors une hache, il monte au grenier afin d'arrêter
l'incendie. Pendant qu'il y réussit d'un côté, les flammes
s'élèvent plus violentes de l'autre. Pendant une demi-heure
on le perdit de vue, et l'on croyait déjà qu'il était mort,
lorsque tout à coup il sort du milieu des flammes, qui
avaient épargné même ses vêtements et n'avaient endom-
magé que ses sourcils. Soixante-dix témoins ont affirmé ce
fait avec serment. C'est à ces œuvres de miséricorde qu'il
consacra les douze dernières années de sa vie. Il mourut
au pied de son crucillx, en 1550, âgé de cinquante-cinq
ans. Il est le fondateur des Hospitaliers qui portent son
nom. (A. S., 8 mart.)
f
CHAPITRE X
Comment la mystique discipline et purifie l'iiomme supérieur.
L'ascèse chrétienne trouve l'homme tel que le péché l'a
fait. Avant la chute , affermi en Dieu , il devait gouverner
282 LA MYSTIQUE PURIFIK LHOMME SUPÉRIEUR.
et rattacher à un centre commun toutes ses facultés corpo-
relles ou spirituelles ;, et de ce centre dominer la nature
extérieure. Mais le péché, en le séparant de Dieu, a déplacé,
pour ainsi dire, tous les centres de la création, et produit
comme une excentricité universelle. Le corps humain a
perdu la faculté qu'il avait de transsubstantier les éléments
terrestres, et n'a gardé que celle de les transformer. 11 a
continuellement besoin de lanalure extérieure, et est obligé
de la mettre sans cesse à contribution , souvent avec bien
des fatigues et des peines; et il ne peut en opérer la méta-
morphose sans en subir une semblable lui-même . Si le corps
se sent partout et toujours circonscrit et attaché par les
liens des lois de la nature, l'esprit aussi, assailli par les
images que lui envoie celle-ci, sent également peser sur lui
la loi de la nécessité, qui gêne ses mouvements et comprime
son essor. Car lui aussi a perdu le secret de transsubstantier
en quelque sorte les notions en idées, ou les idées en no-
tions, et il se trouve partout enchaîné par l'infinie multi-
plicité des choses qui se pressent sous son regard et solli-
citent son attention. L'àme enfin, ne reposant plus en Dieu
comme en son centre; a perdu aussi le privilège de mouvoir
tout le reste en se tenant immobile. Elle est entrée dans la
région des choses mobiles et transitoires , et se trouve en-
traînée dans leurs tourbillons, toujours partagée entre la
génération et la mort d'un côté, et de l'autre entre le de-
' voir et ses penchants, entre le plaisir et la peine. Le but de
la mystique est de rétablir les rapports qui existaient pri-
mitivement entre Dieu et l'homme ; mais elle ne saurait
jamais atteindre ce but sur la terre; elle ne peut qu'en ap-
procher de plus en plus par un eilort lent et persévérant.
L'àme a besoin pour cela de l'ascèse chrétienne, laquelle,
LA MYSTIQUE PURIFIE l'hOMME SUPÉRIEUR. 283
s'occupant d'abord des moyens qui conduisent au but,
prendensuite le but lui-même comme point de mire de tous
ses efforts. Son travail consiste à combler peu à peu tous
ces abîmes que le péché a creusés entre la créature et le
créateur. Mais dans cette lutte elle garde un certain ordre,
et commence ordinairement par les régions inférieures,
afin de monter par degrés jusqu'à ce qu'il y a de plus élevé
dans l'homme. Nous avons suivi jusqu'ici la mystique
chrétienne dans ce travail de réformation ; il nous reste
maintenant à la considérer dans ses rapports avec les fa-
cultés supérieures de l'esprit, et à étudier les moyens
dont elle se sert pour les réformer aussi et les sanctifier.
Ici également elle procède avec une certaine méthode,
commençant par ce qu'il y a de plus facile pour finir par
ce qu'il y a de plus parfait. C'est ainsi qu'elle cherche
d'abord à détacher les hautes puissances de l'àme de la
multiplicité des images au milieu desquelles elles ne sont
que trop portées à se disperser, depuis qu'elles ont perdu
leur centre par le péché. Puis , après les avoir recueillies,
elle s'efforce de les rattacher à Dieu et de les unir à lui.
Il y a entre l'esprit et la nature comme une limite
extrême qui sépare ces deux régions; or c'est presque
toujours, on le sait, sur les frontières des empires que la
lutte est plus acharnée et que se livrent les plus sanglants
combats. Ou bien , lorsque la paix succède à la guerre, les
rapports continuels qui existent entre les deux États limi-
trophes amènent des relations fréquentes et intimes, dans
lesquelles chacun des deux perd un peu de son individualité
propre, et reçoit plus ou moins l'empreinte du caractère des
populations qui le touchent. Il en est ainsi dans un certain
sens sur la limite où se rencontrent l'esprit et la nature.
284 LA MYSTIQUE PURIFIE l'hOMME SUPÉRIEUR.
Chacun des deux fait des excursions fréquentes dans le
domaine de l'autre; car l'esprit aussi se sent attiré vers la
nature , et c'est à peine si l'exercice d'une vertu soutenue
peut réprimer cet attrait, et le renfermer dans de justes
bornes. C'est là une des principales occupations de la mys-
tique chrétienne. Et d'abord elle commence par discipliner
les sens , qui sont comme les portes par lesquelles les im-
pressions du dehors pénètrent dans le sanctuaire de l'àme,
et, sollicitant son attention, l'entraînent dans leurs excur-
sions vagabondes. De là résultent cette dispersion et cette
transformation de l'âme, qui, en se teignant, pour ainsi
dire, des couleurs de tous les objets qui la frappent, prend
en quelque sorte leur forme, et devient en un certain sens
tout ce qu'ils sont eux-mêmes. Or ces sollicitations du
monde extérieur sont infinies , et se succèdent sans inter-
ruption. Tous les sens semblent se liguer contre l'àme
dans cette lutte, et lui susciter de nouveaux dangers. Si,
cédant à leurs séductions, elle devient, pour ainsi dire,
étrangère à elle-même , elle finit par perdre la conscience
de son état, et par entrer dans une sorte d'extase naturelle,
comme celle qui caractérise notre époque. Aujourd'hui,
en effet, les flots des impressions extérieures, qui frap-
pent à chaque instant l'esprit, se sont tellement accu-
mulés que , dans l'impossibilité où il se trouve de se dé-
fendre contre leurs débordements, il se laisse aller à une
sorte d'enivrement funeste. Vide en son fond, il tourne
toute son activité et toute sa force vers sa surface , et il
perd, pour ainsi dire, le sentiment de soi-même dans
cette incessante mobilité.
Ce n'est point là l'excuse que cherche la mystique. Son
centre n'est point au dehors , mais dans le fond le plus in-
LA MYSTIQUE PURIFIE l' HOMME SUPÉRIEUR. 285
time de l'âme : c'est donc aussi de ce côté qu'elle doit di-
riger tous ses efforts. Et d'abord^, recueillant l'esprit perdu
dans la nature, elle cherche à le ramener dans ce qu'elle
appelle le désert intérieur, pour qu'il y retrouve le mystère
de la vie , pour qu'il y puisse entendre dans le silence les
sollicitations intérieures de Igi grâce, et, seul avec soi-même
et avec son Dieu, mener une vie sublime et cachée. La
mystique prescrit donc avant tout, à ceux qui veulent mar-
cher dans ses voies , de fermer les portes de leurs sens ,
afin de préserver ainsi leur àme du tumulte des impres-
sions extérieures. Aussi trouvons -nous cette pratique re-
commandée et soigneusement observée par tous les mys-
tiques. Déjàl'abstinence, par une action immédiate, diminue
l'énergie des puissances vitales ; puis, pour réprimer l'im-
pétuosité ou les dérèglements de l'appétit, les saints ne
savent qu'inventer, afin de donner aux aliments qu'ils sont
forcés de prendre une odeur insupportable à la nature, et
qui puisse lui rendre pénible un acte où elle trouve si faci-
lement son compte. Afin que la nourriture ne chatouille
point agréablement le palais, ils l'assaisonnent d'ab-
sinthe, de fiel et d'autres choses de ce genre; de sorte
que le sens du goût finit par s'émousser tout à fait ,
et ne sait plus distinguer ce qui est agréable de ce qui
ne l'est pas.
On sait que saint Bernard avait perdu la faculté de dis- s. Bernard,
tingner ce qu'il mangeait, et que l'huile et le vinaigre
avaient le même goût pour son palais. Il en était ainsi des
autres sens. On raconte du même saint qu'il voyagea un
jour, depuis le matin jusqu'au soir, le long du lac de Ge-
nève, sans avoir aperçu ses eaux. Saint Pierre d'Alcantara s. Pierre
permettait à peine à ses yeux d'exercer leurs fonctions, ^'^^cantara.
286 LA MYSTIQUE PUKIFIE l'HOMME SUPÉRIEUR.
Pendant trois ans, il ne regarda jamais personne en face
dans son couvent, et il ne reconnaissait les frères qu'à leur
voix. A table, il cherchait les plats en tàtant comme un
aveugle , et au chœur il avait toujours les yeux fermés,
parce qu'il savait l'office par cœur. Pendant une année en-
tière , il n'avait pas regardé une seule fois le plafond de sa
cellule ni la voûte de l'église, et pendant très-longtemps
il ne s'était pas aperçu de la présence d'un arbre qui était
à l'entrée du couvent. Aussi marchait- il toujours derrière
le frère qui l'accompagnait, parce qu'il ne connaissait point
les chemins ni la porte du monastère. Il gardait un silence
continuel , lors même qu'on l'injuriait ou qu'on le frappait,
et il ne le rompait que lorsqu'on le lui ordonnait au nom
de l'obéissance. 11 parlait alors en peu de mots et avec une
grande modestie. Les couvents qui avaient embrassé sa ré-
forme étaient tellement étroits et pauvres qu'ils paraissaient
plutôt des tombeaux. L'église était elle-même si petite que
le sanctuaire, renfermé par une grille, ne pouvait contenir
avec le prêtre que celui qui disait la messe ; le cloître for-
mait un carré si étroit que deux frères, placés aux deux
bouts, pouvaient se donner la main. La moitié de l'espace
destiné aux cellules des moines était occupée par un ht com-
posé de trois planches; l'autre était vide, et la porte était
si étroite et si basse qu'on ne pouvait entrer que de côté
et en se baissant. Sa cellule ne se distinguait en rien de celles
des autres ; elle avait quatre pieds et demi de long sur trois
de large, et elle était si basse et si étroite qu'il ne pouvait
ni s'y tenir debout ni s'y étendre tout du long. Une pierre
lui servait de siège et de ht. Il n'y avait dedans que deux
croix, l'une de bois, l'autre de papier; puis, dans la mu-
raille , un morceau de bois pour appuyer sa tète quand il
LA MYSTIQUK PURIFIE l'iIOMME SIPERIEUR. 28 7
voulait dormir quelques instants, et avec cela un vieux
bréviaire tout déchiré. Ses habits étaient toujours les plus
usés et les plus communs. 11 marchait nu-pieds, et ne man-
geait que du pain très-dur et très-noir, et quelquefois un
peu de soupe , à laquelle il mêlait tant d'eau froide qu'elle
perdait tout son goût. Et cependant cet homme si austère
et si dur à soi-même était rempli de bienveillance pour les
autres; il parlait peu, mais d'une manière agréable.
Ce n'est pas seulement par les sens que l'homme se dis-
perse dans les puissances extérieures : celles-ci de leur
côté, l'intelligence et la volonté elle-même, contribuent
aussi à leur manière à cette dispersion. En elTet, l'homme
a perdu depuis le péché cette science supérieure, intime et
centrale qui voit et contemple les objets, de même que,
dans le domaine de la volonté, il a perdu la faculté d'agir
immédiatement sur la nature, en Dieu et dans son amour.
Au heu de cela, il ne lui est plus resté qu'une science
discursive, et une opération lente et pénible, obhgée de
recourir à des moyens plus ou moins nombreux, pour
arriver à un but plus ou moins éloigné. Il ne voit plus les
choses d'un seul regard; il n'embrasse plus leur multipli-
cité dans leur ensemble et comme dans un centre pro-
fond. Son action, paralysée de cette manière, ne peut plus
dominer les objets sur lesquels elle se porte par la con-
centration de ses forces et de son énergie. Sollicité de tous
les côtés, errant et vagabond, poursuivant tantôt un ob-
jet, tantôt un autre, il finit par perdre toute contenance in-
térieure, et est comme saisi de vertige. La mystique a donc
encore beaucoup à faire ici. Il faut qu'après avoir recueilli
l'esprit et la volonté elle les accoutume à ne plus chercher
au dehors leur lumière et leur but, mais dans leur propre
288 LA MYSTIQUE PURIFIE L HOMME SUPÉRIEUR.
fonds , purifié et affermi par les vertus chrétiennes , pour
s'élever de là jusqu'à la vérité souveraine et infinie. Écou-
lons à ce sujet Thauler, ce grand maître de la vie spiri-
tuelle : (( Comme l'àme est tellement liée aux puissances
« qu'elle se répand partout où elles s'écoulent, il faut
« qu'elle prenne part à toutes leurs œuvres, car elles ne
« pourraient agir sans elle. Or, si ses pensées s'écoulent
« dans les œuvres extérieures , il faut de toute nécessité
« que ses opérations intérieures en soient affaiblies. Ce que
a Dieu veut , c'est une âme vide, libre de toute sollicitude,
« où il n'y ait rien que lui -même, et qui ne soit occupée
« que de lui. Si ton œil veut tout voir, et ton oreille tout
« entendre, si ton cœur veut penser à tout, ton àme se dis-
« persera sur tous les objets. C'est pour cela qu'un doc-
« teur disait : Quand l'homme veut opérer au dedans, il
« faut qu'il ramasse toute sa force comme dans un coin
(( de l'âme, qu'il ferme les yeux à toutes les images et à
« toutes les formes , et qu'il oublie et ignore toutes choses:
« c'est alors qu'il peut agir. C'est dans le repos et le si-
ce lence que le Verbe doit être entendu; et l'on ne saurait
« mieux le servir que par là. C'est ainsi qu'on le com-
« prend; et c'est lorsqu'on s'ignore soi-même qu'il se
« manifeste. Mais cette ignorance est plutôt au fond une
« science transcendante qui orne et ennoblit notre igno-
« rance. »
Cependant tout n'est pas encore fait, il y a là un en-
nemi secret et perfide , le plus dangereux de tous ; c'est
r amour-propre, a Otez l'amour-propre , disait saint Ber-
nard, il n'y aura plus d'enfer; car où ses flammes pren-
draient-elles un aliment? » Si l'homme, après s'être déta-
ché de tout, se garde soi-même , il n'a rien fait encore. Il
LA MYSTIQUE PURIFIE l'hOMME SUPÉRIEUR. 280
a évité ce qui lui paraissait mal^ et reste attaché à ce qui
lui paraît un bien. Il n'est plus, il est vrai, dominé par
les objets extérieurs; mais il l'est par soi-même. Aussi la
mystique chrétienne lui recommande de se renoncer, et
de se détacher de tout sentiment déréglé de propriété.
Écoutons à ce sujet Rusbroch : « Si quelqu'un renonce
« à un grand royaume, ou même à la domination du monde
« entier^ et qu'il se garde soi-même , il ne sacrifie rien ou
« presque rien. Mais celui qui se renonce en son fond ,
« lors même qu'il serait contraint de garder beaucoup
« d'autres choses ^ comme des richesses ou des honneurs,
« quitte tout véritablement; car il sait se servir de tout
« pour la stricte satisfaction de ses besoins. Autant tu sors
« de toi-même en renonçant à toi et à tout, autant et pas
« davantage Dieu entre en toi avec tous ses trésors : il vit
« en toi selon que tu meurs à toi-même. Sacrifie donc tout
« ce que tu as et tout ce que tu peux; sacrifie -le en re-
« nonçant à toi : c'est ainsi seulement que tu jouiras de la
« véritable paix, que personne ne pourra troubler, parce
« qu'elle est appuyée sur Dieu. Celui qui renonce à sa
« volonté et à soi-même renonce à tout, comme si tout lui
« appartenait. On quitte tout ce qu'on ne désire pas pour
ft plaire à Dieu; et Dieu n'aime rien tant en nous que ce
« perfectionnement de nous-mêmes parle détachemeni,
c( Mais le chemin de ce détachement, c'est l'humihté e(
« le mépris de soi-même ; car l'homme est son plus grand
« ennemi, et celui-ci une fois vaincu tous les autres sont
« impuissants. Or l'humilité, d'après un maître de la vie
« spirituelle, Gilbert, ne se repose qu'après être descendue
« au lieu le plus profond. Or ce lieu, on le trouve dans
j « le renoncement entier à soi-même. Mais comme, pen-
' i. y
290 LA PRIÈRE ET LA CHARITE.
« dant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours
« quelque chose à quitter, F humilité la plus parfaite ne
<( saurait ijamais en cette vie trouver le lieu le plus bas ,
« parce que, à l'exception du Sauveur, l'homme le plus
« humble peut s'humilier toujours davantage. A cette hu-
t< milité se joint aussi une sincère obéissance qui ne dit
« point : Je veux, ou je ne veux point ceci ou cela, mais
t( qui s'applique uniquement à sortir de soi, sans jamais
t( chercher à se satisfaire. La pratique de ce renoncement
« donne tous les jours à l'homme de nouvelles forces; de
« sorte que, libre et puissant, il a son àme en sa main,
« et la donne à qui il veut. »
CHAPITRE XI
Kecueiliement des puissances supérieures en Dieu par la prière et la
charité. Sainte Rose de Lima. Sainte Catherine de Gênes,
Les puissances supérieures une fois détachées de la
nature et d'elles-mêmes, il faut les rattacher à un centre
plus élevé, car elles ne peuvent se passer d'appui. Il ne
suffit pas que l'homme ne s'appartienne plus à lui-même,
il faut encore qu'il appartienne à Dieu, qu'il pense et qu'il
agisse en lui et pour lui. L'orgueil une fois brisé, la
partie haute de l'àme suit plus facilement ce mouvement
d'ascension vers Dieu que lui imprime la mystique , parce
que déjà elle tend d'elle-même à monter. Mais il n'en est
pas ainsi de la partie inférieure qui regarde les choses
visibles , qui recherche les vérités de l'ordre sensible, et à
qui, par conséquent, le mouvement de bas en haut est
LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ. 291
antipathique. Il faut donc vaincre son opposition. Il faut
que tout l'homme intérieur soit en quelque sorte anéanti
pour qu'il acquière en Dieu un nouvel être. «Plus l'homme,
c( nous ditThauler^ agit dans le mépris et le renoncement
« de soi-même, meilleur il est. Plus il est bas, plus il est
(( haut; plus il est étroit, plus il est large. C'est le prin-
« cipe de bien des imperfections, quand l'homme agit
c( trop par lui-même, comme si Dieu ne pouvait rien
« faire sans lui. L'homme devrait toujours, recueilli au
« dedans de soi , laisser à Dieu la puissance d'agir, et faire
« ce qu'il peut, doucement, bellement et simplement,
« mais rapporter à Dieu tout ce qu'il fait et tout ce qu'il
(( dit. Rentre en toi-même, plonge en ton fond, là où
« Dieu est présent ; sois là avec tes puissances , tes sens ,
« ta volonté , tes opérations , et applique - toi à désirer la
« très -aimable volonté de Dieu. Si tu n'as pas ce désir,
« désire du moins de l'avoir; fais - toi le captif de Dieu,
« non à la manière que le monde l'entend, mais d'une
« manière essentielle, avec un abandon et une résignation
« parfaite; c'est ainsi seulement que l'on prie en esprit. »
Lorsque l'homme marche dans ces voies, il connaît Dieu,
selon qu'il cesse de se connaître comme premier principe
de toute science ; il vit en lui selon qu'il meurt à soi. Dieu
règne en lui dans sa gloire, et vit en lui de sa vie divine.
Arrivé à ce point, il est saint dans son être , et non plus
seulement dans ses œuvres.
Mais pour que ce rapport de l'homme à Dieu s'établisse,
il faut que l'homme le désire vivement. Or ce désir se ma-
nifeste dans la prière. « Toute prière, dit Rusbroch, con-
te siste à dire à Dieu : Seigneur, mon Dieu , donnez-moi
« ce que vous voulez , et agissez avec moi selon votre bon
292 LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ.
« plaisir. » C'est la prière de Notre-Seigneur h Gethsé-
mani, lorsqu'il dit à son Père : « Père, non comme je veux,
« mais comme vous voulez, » et qu'il établit ainsi le fon-
dement de notre salut. Cette prière le détache de la nature
et du monde, en soi et autour de soi; elle le purifie en
lui faisant sacrifier tout esprit de propriété. Aussi, tous les
mystiques ont considéré la prière comme un des moyens
S»« Rose, ascétiques les plus puissants. Sainte Rose de Lima avait reçu
dès son enfance, comme sainte Catherine de Sienne, le don
de la prière ; et à peine âgée de douze ans elle avait poussé
ce saint exercice à son plus haut degré. Endormie ou éveil-
lée, les yeux de son âme étaient toujours ouverts sur Dieu.
Quand elle tissait, cousait; quand elle parlait, mangeait
ou se promenait; dans l'église, au jardin, à la maison,
dans la rue, partout et toujours , elle se tenait en la pré-
sence de Dieu. Et ce qu'il y avait de plus étonnant, c'est que
pendant que cette divine présence occupait toutes ses puis-
sances intérieures, ses sens extérieurs restaient libres et
dégagés; et, pendant qu'elle parlait intérieurement avec
Dieu , elle s'occupait avec aisance des détails du ménage
et des choses du dehors, répondait patiemment à toutes les
questions qu'on lui adressait, et vaquait à ses occupations
avec autant de promptitude et d'attention que ceux qui
n'ont rien autre chose à faire. Ses compagnes s'aperçurent
plus d'une fois que, lorsqu'elle cousait et qu'elle tirait le
fil en haut, en môme temps que son bras s'élevait, son
esprit semblait aussi s'élever dans l'extase, pour redes-
cendre ensuite à mesure que le bras s'abaissait, sans que
la pointe de son aiguille variât d'une ligne. Pendant qu'elle
priait, ses sens extérieurs semblaient fermés à toutes les
choses qui ne la regardaient pas. On la vit souvent, dans
LA PRIERE ET LA CHARITÉ. 293
une église pleine de monde , prosternée dans un coin,
près du grand autel, rester immobile des heures entières,
les yeux fixés sur l'autel , ne voyant point ceux qui pas-
saient près d'elle et sourde à tous les bruits. Si quelque
objet extérieur touchait son œil, elle ne fermait pas même
la paupière; car, semblable à l'aigle, elle regardait inté-
rieurement le soleil divin , et était aveugle pour toutes les
choses extérieures. Elle était en même temps immobile
comme un rocher; et, après un jour entier de prière et
de méditation, on la retrouvait dans la même position
qu'au commencement. Ainsi, aux quarante heures, elle
restait dans l'église comme pétrifiée depuis le matin jus-
qu'au soir, sans bouger ni rien prendre.
Elle avait coutume de s'enfermer dans son oratoire
domestique pour prier, le vendredi matin jusqu'au samedi,
quelquefois même jusqu'au dimanche; et elle demandait
qu'on la laissât tranquille pendant tout ce temps, quoi
qu'il arrivât. Comme on lui en demandait le motif, elle
répondit avec simplicité que , pendant tout ce temps , elle
était comme immobile, et qu'elle ne pourrait se lever pour
aller ouvrir si quelqu'un frappait à la porte. Elle s'était de
plus réservé trois heures dans la journée pour prier Dieuj
pour lui rendre grâces de ses bienfaits, et honorer l'un
après l'autre ses divins attributs, qu'elle s'était fait expli-
quer par des théologiens habiles , et dont elle distinguait
cent cinquante. Elle ne cessait de recommander aux autres
la prière, et suppliait son confesseur de la recommander
à ses pénitents. Son amour pour la prière était si grand
qu'elle invitait à prier et à louer Dieu toutes les créatures,
celles même qui semblaient ne pouvoir l'entendre. Dans
la dernière année de sa vie, pendant tout le carême, lors-
294 LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ.
que le soleil se couchait , un petit oiseau d'une voix ra-
vissante volait vers sa chambre; puis, se plaçant sur un
arbre qui était proche^ il attendait qu'elle lui donnât le
signal de commencer à chanter. Rose^ dès qu'elle avait
aperçu son petit chantre ailé , se préparait de son côté à
entonner les louanges de Dieu, et défiait l'oiseau à cette
lutte mélodieuse dans un cantique qu'elle avait composé
pour cela. « Commence, cher petit oiseau, lui disait-elle ,
« commence tes mélodies ravissantes. Que ton gosier plein
« de chants les verse en abondance, afin que nous louions
« ensemble le Seigneur. Tu loueras ton Créateur, et moi
« mon bon Sauveur; et tous deux ensemble nous béni-
« rons notre Dieu. Ouvre ton gosier plein de chants, afin
« que nos voix se rencontrent doucement dans un can-
« tique de sainte allégresse. »
Aussitôt l'oiseau se mettait à chanter, parcourant tous
les tons, montant toujours plus haut ; puis, se taisant, il at-
tendait que la vierge chantât à son tour. Rose chantait alors
les louanges de Dieu d'une voix ravissante. Et, lorsqu'elle
avait fini, l'oiseau reprenait le chant à son tour; puis se
taisait tout à coup, comme s'il en avait reçu le signal. La
vierge recommençait à chanter les ineffables perfections de
l'Être divin, tantôt emportée par l'inspiration, tantôt exha-
lant son amour dans de tendres soupirs, jusqu'à ce que son
silence donnât de nouveau à l'oiseau le signal du chant.
C'est ainsi que tous deux célébraient alternativement les
louanges de Dieu pendant une heure entière, avec un
ordre si parfait que, quand l'oiseau chantait. Rose ne bou-
geait pas ; et quand elle chantait à son tour l'oiseau se
taisait et l'écoutait avec une merveilleuse attention. Enfin,
vers la sixième heure du soir il s'envolait, comme s'il
LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ. 295
eût achevé son travail, pour le reprendre le lendemain.
Le second moyen de purifier cette haute partie de l'àme,
c'est la charité , qui inonde tellement le cœur qu'il semble
quelquefois qu'il n'a plus la force de se mouvoir, et qu'il
en est tout consumé. C'est alors qu'il conçoit un dégoût
profond pour tout ce qu'il a désiré ou aimé d'une manière
déréglée auparavant. Il s'élève une lutte terrible entre lu
charité et l'amour humain, laquelle ne finit que lors-
que la force de Dieu s'est emparée pleinement de tout ce
qu'il y a d'imparfait dans le cœur, lorsque la volonté, pri-
vée de toute jouissance spirituelle, même supérieure, se
trouve dans un délaissement et un abandon qui la perce de
douleur. L'âme, en cet état, chancelle comme dans l'ivresse,
cherchant de tous côtés quelques consolations dans ses an-
goisses. Mais, trouvant qu'elle ne peut poser le pied nulle
part, elle prend le parti de se renfermer en soi; et là, dé-
vorée de plus en plus par les flammes de l'amour divin ,
elle voit disparaître dans cet immense incendie tous ses
troubles , ses agitations, ses imperfections ; et elle sort de
là purifiée de toutes ses souillures, comme un métal pré-
cieux qui a perdu dans le creuset les scories dont il était
mélangé.
Nous pouvons citer comme un modèle parfait en ce s'«cathe-
genre sainte Catherine de Gênes. Toute sa vie, depuis son
enfance jusqu'à son dernier soupir, cette admirable sainte
brûla des feux du divin amour ; les ardeurs dont elle était
embrasée au dedans s'étaient communiquées à son corps,
et sa vie tout entière fut comme celte flamme du sacrifice
qui s'alluma d'en haut sur un rocher devant Gédéon. Efle
dit un jour à quelques-uns de ses amis qui avaient été pen-
dant quelque temps les témoins des ardeurs qui la consu-
nne
de Gênes.
2'JO LA PRIÈRE ET l.A CHARITÉ.
niaient : « Ah! si vous saviez ce que ressent mon cœur! »
Et comme ceux - ci la pressaient de s'ouvrir à eux davan-
tage : « Je ne trouve, leur répondit -elle, aucune parole
« pour exprimer un amour aussi brûlant. Tout ce que je
« puis dire, c'est que, si une étincelle des flammes quibrû-
« lent en mon cœur pouvait tomber en enfer, ce serait aus-
« sitôt le paradis; les démons deviendraient des anges, et
« les supplices d'ineffables consolations; car aucune peine
« n'est compatible avec l'amour de Dieu. » Avec une telle
expérience, les écrits de cette sainte doivent être souverai-
nement instructifs sous ce rapport. Elle dit entre autres
choses dans sa Théologie de l'amour, 1. 3, ch. 4 : « 0 feu
« de l'amour! que fais-tu de l'homme? Tu le purifies de
(( toutes ses souillures, comme le feu fait pour l'or; et tu
(( le conduis au ciel , afin qu'il atteigne le but pour lequel
<( tu l'as créé. L'amour est un feu divin qui, comme le
(( feu terrestre, échauffe toujours davantage, embrase tout
« l'être de l'homme, et ne cesse jamais d'agir pour le bien
« de l'objet aimé. Oh! si je pouvais une fois du moins,
« avant de mourir, exprimer ce que cet amour me fait
(( ressentir, comment il opère en moi, et ce qu'il veut de
« moi ; comme il pénètre chaque coin de mon intérieur, et
(( y verse des joies d'une inefTable suavité I II pénètre le
« cœur dans un rayon de flammes; il y consume tous les
« amours, toutes les inclinations, tous les désirs, toutes les
(( jouissances qui l'attachaient autrefois, ou qui pourraient
« l'attacher encore aux choses de la terre. Le cœur, cédant
« aux mouvements de la charité, se sépare de tout, prêt à
« faire tout ce qu'elle exige de lui, et se sent attiré par elle
« avec une telle force qu'il s'opère en lui une transforma-
(( tion merveilleuse. La créature, saisie de cette manière,
LA l'RILRE ET LA CHARITÉ. 297
« se laisserait volontiers consumer par les flammes de
« l'amour; car son zèle ne recule devant aucune contra-
« diction , quelque grande qu'elle soit. La vue de l'ardent
« amour de Dieu pour elle lui cause d'indicibles tour-
« ments , et elle ne peut rien souffrir en soi qui de'plaise
« à son Dieu. Elle dépose donc non-seulement tous ses
« défauts, même les plus médiocres, mais encore toutes
« ses imperfections et ses habitudes inutiles, sans faire
« attention ni aux objections de sa nature sensible ni aux
« oppositions du démon , du monde et de la chair. Elle
« est protégée et fortifiée contre tout mal de l'âme et du
« corps; car l'amour lui donne et des armes et des lu-
« mières contre les illusions du démon , contre la perfidie
« du monde et son moi plein d'amour-propre et de mé-
(( chancelé. Aidée de ce secours, elle est plus forte que
« tous ses ennemis, parce qu'elle se tient unie à Dieu,
« qui est la force de tous ceux qui le craignent, l'aiment
« et le servent; et sa propre nature elle - même ne peut
« lui nuire, parce qu'elle est en la main de Dieu et sou-
« tenue par sa bonté. »
Sainte Catherine, portant ses regards au delà de cette vie,
y contemplait encore l'énergie et les effets de cet amour
purifiant ; et c'est sous ce rapport qu'elle considère le pur-
gatoire dans l'écrit qu'elle nous a laissé à ce sujet. « Je
« vois, dit-elle, Dieu tellement disposé à l'égard de l'àme,
« que, lorsqu'il la trouve pure comme elle était lorsqu'il
« l'a créée, il l'attire à soi avec un amour si ardent que,
« tout immortelle qu'elle est, elle pourrait en être
« anéantie. De plus, il la transforme tellement en soi
« qu'elle ne voit plus rien, ni elle-même ni autre chose,
« mais seulement Dieu, qui ne cesse de l'attirer et de
298 LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ.
« l'embraser^ jusqu'à ce qu'il l'ait ramenée à sa pureté
« primitive et à l'être d'où elle est issue. L'àme, sentant
« donc , dans cette autre vie, que Dieu l'attire ainsi à elle
« avec de telles ardeurs , est d'abord attendrie par cette
« charité qui l'inonde, et elle s'y écoule tout entière. Mais
« comme elle voit qu'elle ne peut suivre cet attrait, à
« cause du péché qui la souille encore, et qu'elle com-
« prend d'ailleurs combien il est affreux de se trouver
« exclu de la vision de Dieu , elle conçoit un vif désir
« d'être débarrassée de cet obstacle; et c'est cette vue qui,
{( à mon avis , est la source des peines que les âmes en-
« durent au purgatoire. Et ces peines, quoiqu'elles soient
« très-grandes , sont moindres cependant pour elle que le
« sentiment pénible qu'elle a des obstacles qui s'opposent
« en elle à la volonté de Dieu et à son très -pur amour.
« Mais je vois des rayons et comme des flammes sortir de
« cet amour de Dieu, et pénétrer les âmes avec une telle
« énergie et une telle impétuosité qu'elles en seraient
« anéanties, s'il était possible; car ces rayons ont un
« double effet : ils purifient l'âme et la simplifient. Cou-
rt sidérez comment le feu naturel purifie toujours da-
« vantage ce qu'il consume; de sorte qu'il pourrait arri-
« ver que toutes les souillures qui y sont mêlées en fus-
« sent enlevées complètement. Or l'âme peut bien être
« anéantie en soi , mais non en Dieu ; et plus elle se net-
te toie , plus aussi elle est anéantie en soi, et pure et sans
« tache en Dieu. Le feu ne peut plus rien sur l'or à vingt-
« quatre carats, parce qu'il n'y trouve plus rien à retran-
« cher. Ainsi, Dieu tient l'âme dans son feu divin, jusqu'à
« ce qu'il ait consumé toutes ses fautes et ses imperfections,
« et qu'arrivée elle-même à vingt-quatre carats, parfaite-
LA PRIÈRE ET LA CHARITE. 299
« ment pure et n'ayant plus rien de soi, elle se trouve toute
« transformée en Dieu. Elle n'est plus désormais sujette à
a la souffrance , parce qu'il n'y a plus rien à consumer en
« elle. Si en cet état de pureté elle restait encore dans
« le feu, elle n'en souffrirait aucunement; les flammes
« seraient le ciel pour elle et la vie éternelle sans aucun
« mélange de déplaisir. » {Traité du Purgatoire.)
Le troisième moyen de purification pour l'âme, c'est la
lumière supérieure que produit l'amour. Cette lumière,
dans sa plénitude et son énergie , inonde l'esprit avec une
force irrésistible ; elle lie les puissances qui sont tournées
vers le dehors, de telle sorte que les sens sont comme flé-
tris, et que l'esprit lui-même semble marcher dans les té-
nèbres; mais, en revanche, il acquiert une connaissance
véritable de son propre fond; et, comparant son néant,
son vide, ses ténèbres et son impureté à la majesté, aux
richesses inépuisables, à la lumière et à la sainteté sou-
veraine de Dieu , il se sent porté au découragement à la
vue de sa misère; de sorte qu'A peut à peine se retrouver
et se connaître. « C'est alors que les épouvantes de la mort
(( viennent fondre sur l'àme éperdue. Un vertige affreux
« la saisit au milieu de la nuit qui l'enveloppe, toute sé-
« curité lui échappe en ce qu'eUe opère; elle perd la mé-
« moire de tout le bien qu'elle a fait, et ne se souvient
« plus que des péchés qu'elle a commis. Toute consola-
« tion lui est enlevée , et il ne lui reste plus que la crainte,
« l'amertume et la désolation. » (Saint Jean de la Croix,
la Nuit obscure, 1. 2, ch. 6. )
Tels sont les effets de ceUe lumière que Dieu donne à
l'àme, pour la purifier par le feu de la tribulation, et pour
extirper en elle jusqu'à la dernière racine du péché. C'est
.■>00 LA PRIÈRE ET LA CHARITÉ.
par là qu'il opère la séparation de l'esprit et de rànie, et
(jue l'esprit, devenu plus libre, acquiert la facilité de se
déprendre de toutes les formes naturelles, dans lesquelles
il ne trouve rien où il puisse poser le pied, a Car, continue
« saint Jean de la Croix , de même que les éléments, pour
« qu'ils puissent se communiquer à tous les corps naturels
(' et composés, ne doivent avoir aucune propriété, aucune
« couleur, aucun goût, aucune odeur, et peuvent ainsi s'ac-
« corder avec toutes les couleurs, toutes les odeurs et tous
« les goûts, de même aussi l'esprit doit être purifié, simpli-
(' fié, dépouillé de toutes les inclinations de la nature, soit
« actuelles, soit habituelles, pour qu'il puisse participer
« à la plénitude de l'esprit de la divine sagesse, qui lui
(. donnera certainement un goût bien plus élevé de toutes
« choses. Ainsi vidé de tout ce qui pourrait le troubler, il
« s'accoutume à demeurer dans cette connaissance qui est
« au-dessus de lui ; il s'y déploie, et devient capable de rece-
« voir les communications divines. Dieu les lui donne, soit
« en proportionnant l'efTusion de sa lumière aux facultés
« qui la reçoivent, soit en adaptant celle- ci à la première ;
« et il transforme ainsi lalumièrequipurifie danslalumière
« qui illumine. C'est alors que le soleil de la vérité dissipe,
« en s' élevant, toutes les ténèbres qui enveloppaient l'âme
« auparavant. Elle reconnaît maintenant que ses épou-
« vantes n'étaient qae des ombres et des fantômes de l'obs-
« en rite qui devait la purifier, et que, par conséquent,
« elles étaient vaines. Elle voit enfin d'une vue claire
« quels grands biens elle a acquis par là et quelle œuvre
« merveilleuse le divin Maître a faite en elle. »
VUE RÉTROSPECTIVE. 301
CHAPITRE XII
Vue rétrospective sur le développement de la vie mystique.
Marie d'Agréda.
Il n'est point d'art qui n'ait son apprentissage ;, ses de-
grés ^ ses progrès et sa perfection. Il en est de même de
cet art surnaturel et divin où l'homme est à la fois et
l'artiste et la matière dont il doit faire un chef-d'œuvre.
11 est donc utile de bien saisir dans leur ensemble les de-
grés par où l'homme peut s'élever en cet art jusqu'à la per-
fection . A chacun de ces degrés doit correspondre quelque
forme particulière et extérieure qui en soit l'expression; et
ces formes reçoivent ordinairement leur empreinte de la
nature même des relations habituelles au milieu desquelles
l'homme est placé. La vie de Marie d'Agréda est on ne peut
plus intéressante sous ce rapport; car elle nous permet
de suivre tous les degrés de la vie mystique jusqu'à son
entier développement. Sa biographie ;, qui se trouve à la
fin de sa Cité de Dieu, a été écrite par ses confesseurs^ en
partie sur ses manuscrits.
Marie d'Agréda, abbesse du couvent des Déchaussées
d'Agréda, eut cela de particulier que Dieu l' éleva par de-
grés à la perfection de la vie mystique, en lui ménageant
toujours de nouvelles contradictions à mesure qu'elle
montait davantage, et en préparant si bien les choses que
presque toujours la lutte qu'elle avait à soutenir et la
grâce qui la faisait triompher étaient du même genre.
Cette particularité s'était déjà produite dès sa jeunesse ,
et ses premières illuminations avaient été suivies de
grandes épreuves. Ce fut bien autre chose encore lors-
302 VUE RÉTROSPECTIVE.
qu'elle entra au couvent avec sa mère et sa sœur^ et qu'elle
voulut embrasser une vie plus austère. Elle eut à lutter
alors principalement contre les images et les apparitions
qui se présentaient à elle avec un caractère très -décidé.
Elle avait reçu de la nature une grande timidité, surtout
dans les choses du salut ; et le démon sembla vouloir mettre
à profit cette disposition, pour la détourner des voies où
elle était entrée. Si, la nuit, elle voulait se livrer à quel-
que œuvre de dévotion, sa lumière s'éteignait tout à coup,
et elle se sentait saisie d'un indicible effroi. Elle se voyait
entourée de fantômes terribles, qui prenaient la forme d'ani-
maux féroces ; puis c'était un cadavre enveloppé dans son
suaire qui frappait ses regards; puis elle entendait comme
des hommes vivants qui vomissaient les paroles les plus
abominables. Son corps lui-même n'était pas à l'abri des
attaques du démon, et elle le sentait parfois d'une pesan-
teur insupportable. Effrayée d'abord par ces visions, elle
s'y accoutuma bientôt; de sorte qu'elle marchait sans
crainte au milieu de ces fantômes; et Dieu d'ailleurs la
consolait.
Cependant ses tentations et ses peines augmentaient
toujours. Son corps, accablé de maladies, tomba dans une
faiblesse extrême. Dès qu'elle priait, elle ressentait dans
tous ses membres de telles douleurs qu'il lui semblait que
ses os se disjoignaient et qu'elle allait mourir. Son imagina-
tion était assiégée par d'impurs fantômes, et il lui semblait
alors, dans son abattement, que toute consolation lui était
interdite. Une voix intérieure lui disait que les voies où elle
marchait ne conduisaient point à Dieu, mais à l'abîme;
qu'après avoir offensé Dieu, elle avait négligé tous les
moyens de se réconcilier avec lui. Elle souffrait tellement
VUE RÉTROSPECTIVE. 303
de cet état qu'elle dit elle-même qu'aucune mesure ni
aucun nombre ne peut exprimer ce qu'il lui a fallu endurer.
Bientôt d'autres peines vinrent s'ajouter à ces misères. Les
combats qu'elle avait eu à soutenir l'avaient épuisée : on la
voyait dépérir, et son visage était pâle comme celui d'un
mort. L'attention des autres religieuses en fut éveillée, et
on se mit à l'observer jour et nuit. Comme on attribuait
sa faiblesse à ses austérités, on résolut de les modérer, afin
qu'elle ne devînt pas tout à fait inutile à la communauté.
On l'occupait à chaque heure du jour de quelque travail
qu'elle devait faire en présence des autres. La nuit, on la
faisait garder jusqu'à ce qu'elle fût profondément endor-
mie, de peur qu'elle ne se levât pour pratiquer quelque
mortification. Lorsqu'il lui arrivait de se lever, on la pu-
tiissait en lui relranchant la communion , parce qu'on sa-
vait que c'était la peine la plus sensible pour elle. On ne
lui permit de se confesser qu'une ou deux fois par se-
maine, et un demi-quart d'heure chaque fois. Elle fut en
butte aux soupçons et aux reproches les plus pénibles. On
lui disait que, sous l'apparence de la piété, elle marchait
à sa ruine. Si la nature, succombant parfois à la violence
de la douleur, laissait échapper quelque plainte, les autres
s'indignaient contre elle et la traitaient d'hypocrite. Si
elle se taisait, on lui en faisait également un crime; de
sorte que, quoi qu'elle fit, elle ne pouvait les satisfaire.
Dans ce dénûment de tout secours humain elle perdit
encore les consolations intérieures : la prière et l'usage des
sacrements ne lui furent plus permis que dans une certaine
mesure. Une voix intérieure lui disait avec une sorte de
dérision qu'elle devait bien voir maintenant qu'elle n'était
pas dans le bon chemin, puisqu'elle n'était pas aimée de
304 VUE RETROSPECTIVE.
Dieu, qu'elle était punie par ses supérieurs, un objet
d'horreur pour les créatures , et en proie à toutes les ten-
tations. Mais elle resta inébranlable au milieu de toutes
ces épreuves. Ses faiblesses et ses souffrances corporelles,
qui souvent lui permettaient à peine de respirer, ne l'em-
pêchèrentpasde s'en imposer d'autres volontairement, et,
opposant ainsi la violence à la violence, elle finit par rem-
porter la victoire. Ses peines étaient suivies, il est vrai, de
grandes consolations, auxquelles succédaient à leur tour
des épreuves plus terribles que les précédentes , mais qui
servaient à purifier toujours davantage son âme de tous les
sentiments terrestres qui auraient pu arrêter son vol vers
Dieu. Elle écrivit alors un petit livre qui existe encore
sous le titre de V Échelle. Jusque-là, elle avait pu cacher
aux hommes les grâces qu'elle avait reçues ; mais la puis-
sance de l'esprit devint si forte en elle qu'elle ne put se
contenir davantage. Elle se trahit bientôt devant les autres
sœurs, et celles qui avaient blâmé d'abord sa manière de
vivre attribuèrent les choses extraordinaires qui se pas-
saient en elle à quelque illusion, ou à l'hypocrisie, ou à la
fohe. Toutes crurent qu'il fallait la punir en lui retran-
chant la fréquente communion , et en ne lui permettant
plus de se renfermer dans sa cellule. Elle trouva quelque
consolation dans cette pensée que le monde, se méprenant
sur les choses qu'elle ne pouvait cacher, en prenait occa-
sion de la mépriser. Elle n'omettait rien d'ailleurs pour
modérer la violence de l'esprit, ou pour la cacher du
moins, en allant se retirer en quelque lieu secret. Elle ne
savait qu'inventer pour empêcher que le feu intérieur qui
la consumait ne se manifestât au dehors ; mais toutes ses
précautions furent inutiles. L'esprit croissait toujours en
VUE RETROSPECTIVE. 30o
elle; et bientôt de fréquentes extases la trahirent, et lui at-
tirèrent une foule de désagréments dont nous aurons plus
tard occasion de parler. Elles durèrent jusqu'à ce qu'elle
eut enfin obtenu de Dieu qu'il lui ôtàt tous ces signes ex-
térieurs ; et ses souffrances prirent une forme et un ca-
ractère tout opposés.
Comme elle priait Dieu un jour de lui accorder la fami-
liarité de l'esprit, et de la détacher de la partie extérieure
et sensible, d'où elle craignait quelque danger pour son
âme, il lui fut dit qu'elle serait conduite, par des sentiers
mystérieux, à un état lumineux, si elle le désirait sérieu-
sement et si elle veillait soigneusement sur elle-même,
mais à la condition qu'elle ne révélerait qu'à ses supérieurs
ce qui se passerait en elle. A partir de ce moment, un
changement profond se produisit dans son intérieur. La
lumière qui l'éclairait lui vint d'une région plus élevée, et
l'esprit l'emporta à une hauteur qu'aucune parole humaine
ne saurait exprimer. La partie supérieure de son àme, se
détachant de la partie inférieure, et la laissant dans le dé-
nùment, prit son vol vers Dieu. Quoiqu'elle ne perdît plus
l'usage des sens extérieurs ni celui des puissances inté-
rieures de l'àme sensible, elle les sentait reposer dans un
calme et un recueillement admirables. Son esprit recevait
les illuminations d'en haut d'une manière immédiate; sa
volonté brûlait de l'amour le plus pur, et tendait unique-
ment vers le bien suprême. Mais tout restait renfermé dans
l'intérieur de l'âme : la partie sensible n'y avait aucune
part, et aucun œil mortel n'y pouvait rien voir. Lors même
que son esprit était élevé à la plus grande hauteur, on ne
pouvait apercevoir en elle aucun signe extérieur, si ce
n'est un maintien pieux et recueilli, qui annonçait une
306 VUE RÉTROSPECTIVE.
grande application intérieure. Elle fut conduite par celte
voie, depuis l'âge de vingt-deux ans jusqu'à sa mort, mon- •
tant toujours par degrés à une perfection plus élevée, à
mesure que, plus sévère contre elle-même, elle conformait
davantage sa vie à celle du Sauveur. Ses progrès dans la
perfection ne pouvaient donc, malgré le soin qu'elle pre-
nait de les cacher, rester ignorés de ses compagnes. Con-
sidérant sa vie irréprochable et son avancement dans la
vertu, elles sévirent forcées de l'honorer comme une sainte,
quoique ses extases eussent disparu, et de lui rendre leur
affection. Le bruit de ses vertus commença à se répandre,
même hors du couvent; mais sa vie intérieure resta cachée,
et il ne fut permis qu'à ses confesseurs d'y jeter un regard
de temps en temps. Ceux-ci trouvèrent que son âme était
bien mieux disposée encore qu'auparavant à recevoir de
plus grandes et de plus vives lumières, sans que sa facilité
à vaquer aux occupations extérieures de son état en fût
diminuée, et qu'au milieu de ses travaux elle gardait con-
tinuellement le recueillement intérieur. L'élan de sonàme
vers Dieu devint habituel , et il lui fut donné de grandes
lumières. Elle reçut l'intelligence des mystères de la foi et
de la loi du Seigneur , puis celle des mystères de la vie du
Christ et de sa mère. Elle se sentait, comme elle le dit elle-
même, en tout cela, élevée au-dessus de soi, également
éloignée de la surabondance et de la disette des sens :
vide de tout attrait pour les créatures, elle se trouvait
comme en un désert, et accessible seulement dans sa par-
tie supérieure aux influences divines.
Mais ces faveurs plus grandes qu'elle avait reçues du Ciel
devaient être suivies d'épreuves plus terribles. Lorsque Dieu
rélevait à ces états sublimes, l'inquiétude naturelle à son
VUE RÉTROSPECTIVE. 307
caractère n y pouvait trouver place, parce que la clarté
de la lumière dont elle était inondée excluait tout doute;
mais lorsque ces visions descendaient dans la partie infé-
rieure, et que l'intelligence des choses qu'elle avait ressen-
ties auparavant perdait de sa clarté, ses angoisses recom-
mençaient. Sa misère lui était alors représentée ; et quand
elle la comparait avec la grandeur des grâces qu'elle avait
reçues , elle entrait dans un trouble profond , et doutait si
elle ne marchait point dans une voie fausse, et si tout ce
qu'elle éprouvait n'était pas le jeu de son imagination. Son
cai'actère inquiet se réveillait : elle craignait que ses visions
ne fussent les inventions de sa raison naturelle, que sa vie
ne fût une dissimulation continuelle, et qu'après avoir
ainsi trompé ses confesseurs et irrité Dieu, elle ne finît par
tomber dans l'abîme. La lutte intérieure qu'elle éprou-
vait devint pour elle un nouveau sujet d'inquiétude, car
elle croyait parfois y voir une preuve de sa réprobation.
Le trouble, la désolation et l'abattement qui résultaient de
ces craintes, obscurcissant en elle la lumière naturelle de
son esprit, l'empêchaient d'avoir recours à Dieu. Elle s'ai-
mait donc alors de patience et d'humilité, évitait de scru-
ter les états sublimes où Dieu relevait, s'efforçait de le re-
trouver dans la lumière de la foi , allait à confesse et se
servait des moyens que l'Église mettait à sa disposition.
Ce martyre, auquel succédaient de temps en temps de
grandes grâces, ne cessa plus tout le reste de sa vie. Elle-
même, étonnée de se retrouver toujours dans la dou-
leur, sans être jamais consolée par aucun moment de
répit, ne pouvait expliquer cet état que par une permis-
sion divine.
Dieu la conduisit désormais par les voies de la charité
308 VUE RÉTROSPECTIVE.
envers le prochain, afm d'achever ainsi de purifier sa vie.
Son couvent avait été placé, en 1623, sous la règle de la
stricte observance des Récollets; et c'est depuis ce temps
que Marie avait éprouvé toutes les choses que nous venons
de raconter. Quoiqu'elle n'eût pas encore vingt-cinq ans,
ses supérieurs la jugèrent digne de conduire les autres. Elle
connut bientôt, par une révélation intérieure, leurs des-
seins. Elle en conçut de grandes angoisses, et une lutte ter-
rible s'engagea entre son obéissance et son humilité. Elle
pria Dieu instamment de détourner le danger qui la mena-
çait; mais il lui fut indiqué qu'elle devait accepter la charge
qui allait lui être imposée, et que le secours d'en haut ne
lui manquerait pas au milieu des peines de son nouvel état.
Elle dut donc se résigner, et fut choisie, en 1627, comme
supérieure du couvent. Toujours élue de nouveau, elle di-
rigea pendant trente -cinq ans sa communauté avec une
grande prudence et une sévérité tempérée par la douceur.
A chaque nouvelle élection , ses répugnances et ses luttes
reparaissaient; mais il lui fallut toujours céder. Une fois seu-
lement, par l'entremise du nonce, elle parvint àse soustraire
pendant trois ans au fardeau que redoutait son humilité ;
encore ne lui accorda-t-on ce qu'elle demandait que pour
qu'elle pût donner à ses sœurs l'exemple de l'obéissance,
comme elle avait été jusque-là pour elle le parfait modèle
d'une supérieure. La maison prospéra sous sa direction et
pour l'esprit et sous le rapport matériel. Lorsqu'elle en
prit la conduite , elle l'avait trouvée dans un grand dénû-
nient, car elle n'avait pas plus de cinquante francs à sa dis-
position ; elle entreprit cependant, dès la première année,
la construction d'un couvent spacieux et d'une nouvelle
église, et acheva cette œuvre heureusement dans l'espace
VUE RÉTROSPECTIVE. 309
de sept ans. La bénédiction d'en liant reposait sur tout ce
qu'elle faisait; et la Reine du ciel, qu'elle proclamait par-
tout la véritable supérieure de la maison, avait, disait-elle,
pourvu à tout.
Marie cependant avait fait de nouveau d'immenses pro-
grès dans la vie intérieure, et la lumière céleste dont elle
était favorisée lui faisait pénétrer jusqu'à l'essence et aux
propriétés intimes des choses. Mais, comme l'orgueil se mêle
facilement à de telles faveurs, et que l'esprit de l'homme ne
peut supporter une plus grande mesure de lumière, s'il ne se
purifie davantage du péché qui l'obscurcit, elle dut acheter
ces dons du Seigneur par de nouvelles peines et de nouveaux
travaux. Dieu l'introduisit d'abord dans une nuit épaisse;
les esprits célestes, qui l'avaient protégée jusque-là, se ca-
chèrent à elle ; toute consolation, toute lumière lui fut ôtée ;
et le recueillement lui était devenu impossible. Elle resta
dans cet abandon pendant quatre-vingts jours, en proie aux
tentations les plus violentes; ses sens étaient troublés par
d'horribles fantômes. Les objets les plus abominables lui
étaient représentés, des spectres de toute sorte la plon-
geaient dans l'effroi; des morts qu'elle avait connus pen-
dant leur vie lui apparaissaient, et elle était forcée d'en-
tendre les blasphèmes les plus affreux contre le Ciel. Le
démon n'épargnait pas davantage les puissances inférieures
de son âme. Il n'y avait point de malice, point d'erreur,
point d'hérésie qui ne lui passât par l'esprit. L'enfer était
changé en paradis, le diable en saint, et les démons allaient
jusqu'à imiter devant elle les cérémonies de l'Église , et à
faire de faux miracles sous ses yeux. Elle était plongée
dans une indicible angoisse, surtout lorsque, étant déjà ac-
cablée d'épuisement, elle vit tous les tourments de l'enfer
310 VUE RÉTROSPECTIVE.
représentés à son imagination. Enfin ^ après de longs com-
bats, armée du casque de la foi , elle remporta la victoire,
et se trouva ainsi préparée à recevoir la science sublime oii
Dieu voulait l'élever.
Elle était devenue la fiancée du Seigneur, qui se l'était
unie par une alliance mystique et merveilleuse , après avoir
éprouvé longtemps sa fidélité, et l'avoir purifiée de toute
affection terrestre. Elle reçut alors de nouveaux enseigne-
ments, qui lui apprirent ce qu'elle devait faire pour se
rendre digne de cet état, en avançant toujours dans la per-
fection. Elle reçut l'ordre d'écrire ces prescriptions, afin
qu'elles lui servissent de règle à l'avenir. Elle obéit, se
renferma quelque temps dans la solitude, et écrivit un
livre sous ce titre : Loi de la fiancée ; sommet de la chanté
fraternelle, et enseignements de la science divine. Dans cet
écrit , Dieu demande d'elle qu'elle lui bâtisse en son âme
un temple mystique digne de sa majesté. Prenant pour
image le temple de Salomon, elle partage son ouvrage en
trois livres. Dans le premier, le sol est aplani , les maté-
riaux préparés , triés et polis ; on y expose les lois de la
mortification des sens et de leurs puissances, et les moyens
de les purifier. Le second livre traite delà construction de
l'édifice, de ce qu'il y a de plus parfait dans les vertus, et
des moyens de faire toute chose par amour de Dieu. On y
montre comment la partie supérieure et la partie inférieure
de la créature doivent se convertir au Créateur, pour coo-
pérer à la construction du temple. Le troisième traite do
la consécration de celui-ci, de la communauté intime qui
existe entre Dieu et l'âme. Marie, après avoir écrit ces
choses, se mit en mesure de les accomphr; et c'est ainsi
qu'après un travail de plusieurs années elle éleva eu elle
VUE RÉTROSPECTIVE. 3H
un temple au Seigneur. Elle s'appliqua désormais sans
relâche à chercher en tout son bon plaisir et le salut des
âmes , qu'elle s'efforçait de lui gagner par tous les
moyens.
Le commandement qu'elle reçut d'écrire la vie de la
sainte Vierge fut encore pour elle l'occasion de nouveaux
progrès. Elle avait commencé cet ouvrage en 1637, et
achevé le premier livre en vingt jours. Les idées af-
fluaient en si grand nombre dans son esprit que sa plume
ne pouvait suffire à les exprimer. Mais elle fut de nouveau
en butte à de grandes tentations. Le démon lui représentait
que c'était présomption de sa part d'entreprendre d'écrire
sur des sujets si élevés; qu'il était impossible que Dieu se
servît pour une telle œuvre d'une créature aussi indigne ,
et que ce n'était pas de lui par conséquent que pouvaient
venir les lumières qu'elle recevait. Ces pensées la jetèrent
dans le trouble. Son hésitation indigna le Seigneur contre
elle^ et l'ouvrage resta suspendu quelque temps. Plus tard
cependant, elle reprit courage et se remit à l'œuvre. Pen-
dant qu'elle écrivait, son cœur brûlait intérieurement, et
les langues de feu qui descendirent sur les apôtres au jour
de la Pentecôte semblaient reposer sur elle. Une lumière
douce et puissante à la fois , soumettant entièrement son
inteUigence et ses sens, l'éclaira intérieurement, surtout
dans la dernière partie. Toutes ses inclinations terrestres
furent mortifiées , et elle se sentit poussée par une force
irrésistible à faire toujours ce qu'il y avait de plus parfait.
Lorsque l'ouvrage fut achevé, le Seigneur lui apparut
dans une vision intérieure, paré de nouveaux attraits et
de nouvelles grâces. Il lui sembla qu'il la présentait au Père
éternel, et elle entendit une voix qui disait qu'il était con-
312 VUE RÉTROSPECTIVE.
venable qu'elle fût la première à mettre en œuvre ce
qu'elle avait écrit, afin qu'on en vît les fruits dès le com-
mencement. Elle y consentit , et une voix dit au-dessus
d'elle : « Les jours de ton âme sont achevés ; elle est déjà
« morte au monde; aujourd'hui elle est renouvelée et
« renaît devant Dieu , comme celui qui commence une
« nouvelle vie. » Elle s'humilia et s'anéantit plus encore
qu'elle n'avait fait auparavant, et elle fut à l'égard de la
sainte Vierge comme un enfant qui suit en tout les leçons
de sa maîtresse. Elle recueillit les enseignements qu'elle
avait reçus de cette manière dans un livre auquel elle donna
ce titre : Loi de la fiancée; censées et soupirs du cœur pour
arriver au vrai but qui est le bon plaisir du Seigneur. Elle
y ajouta un traité Des vertus et excellences de la sainte
Vierge ; un autre De la méditation de la passion de Jésus-
Christ, et la suite de ses Exercices pieux de chaque jour.
Le tout fut achevé en 1641, et son manuscrit se conserve
encore dans le couvent où elle a vécu. Son confesseur
régla désormais sa vie extérieure d'une manière plus con-
forme au degré de perfection qu'elle avait atteint. Il lui
ordonna de modérer ses jeûnes et ses mortifications et de
s'accommoder davantage à la communauté. Il lui ôta la
planche sur laquelle elle dormait , lui défendit de porter
le cilice sur la peau. Il chercha en général à la rappeler des
pratiques extérieures à celles du dedans, et elle lui obéit
en tout avec une docilité exemplaire.
Un second confesseur qu'elle avait eu lui avait ordonné
de brûler tous ses écrits, et elle l'avait fait aussitôt. Lorsque
le premier fut revenu, il lui ordonna de refaire ce qu'elle
avait détruit, autant qu'elle pouvait rappeler ses souvenirs,
et d'y ajouter l'histoire de sa vie. Elle obéit encore , mais
VUE RÉTROSPECTIVE. 313
elle crut devoir cette fois se préparer sérieusement à cette
œuvre. Elle fit donc en 1651 une confession générale qui
dura trois jours^ après avoir examiné sa conscience pendant
soixante-deux jours. Après cela^ elle entra dans une mort
spirituelle, pour commencer une nouvelle vie; de sorte
qu'elle regardait comme peu de chose tout ce qu'elle avait
fait jusque-là dans le service de Dieu. Elle avait toujours de
rudes combats à soutenir; mais les puissances supérieures
de son âme dominaient, et la victoire lui fut facile. Il lui
fut dit qu'elle allait être élevée à un état plus parfait encore,
et qu'elle devait être comme une fille qui suit sa mère. Elle
y consentit, et entra dans le noviciat de ce nouvel état,
qu'elle appelait l'état religieux. Prenant d'une manière mys-
tique l'habit pur et blanc du nouvel ordre, elle se mit
comme novice sous la direction de la Reine du ciel, qui la
prit pour sa fille. Elle avait commencé son noviciat en 1 652,
le jour de la Chandeleur. Après l'avoir achevé, en s'appli-
quant à imiter les vertus de la sainte Vierge, elle fut appelée
à l'imitation du Christ lui-même et à l'observation exacte
de l'Évangile jusque dans les moindres détails. La mort spi-
rituelle qui précéda cette nouvelle vie fut bien plus pénible
encore que la première. Ses contemplations devinrent aussi
plus élevées, et son habit mystique plus pur et plus blanc.
Le Seigneur lui-même fut son maitre à ce second degré de
son noviciat. Elle entra dans le troisième en 1653, le jour
de l'Ascension. Elle n'avait encore rien ressenti de pareil à
ce qu'elle éprouva dans ce nouvel état d'union intime avec
Dieu, où Dieu vit en nous et opère en nous comme l'àme
de notre àme ; et il semble que celle - ci ne peut monter
plus haut en cette vie. Un an plus tard, dans un ravisse-
ment, elle fit devant le trône du Très-Haut sa prc^ession,
9*
314 VUE RÉTROSPECTIVE.
s'engageant à imiter Jésus-Christ et sa mère, et à vivre en
union avec Dieu. Puis, en 1658, parmi de nombreuses^
extases , elle donna à son histoire la forme qu'elle a encore
aujourd'hui.
Marie fut élevée à un haut degré de perfection. Elle dit
ellemême à ce sujet : « Je remarquais en moi les grands et
« merveilleux effets de la lumière qui m'éclairait, et qui,
c( me séparant de tout le terrestre, me portait toute à Dieu.
« Et je sentais que j'étais plus là où j'aimais que là où je
« vivais. Mon corps était affaibli et épuisé; mes mauvaises
« inclinations étaient mortifiées, liées et assujetties; les
« vertus prenaient leur essor, chacune en son rang.
« L'amour embrasait et conduisait la partie supérieure
« de l'âme, et celle-ci, de son côté, rattachait à Dieu
(( l'inférieure. Toutes les convoitises mauvaises, de même
« que toutes les passions de l'appétit irascible, étaient sans
« force; toutes mes bonnes inclinations étaient portées à
« l'amour de la vertu ; l'appétit irascible tout entier était
« armé contre le mal et le péché , et tout ce que j'avais
« aimé jusque-là m'était devenu un objet d'horreur et
c( d'effroi. »
LIVRE TROISIÈME
L'âme reçoit par la mystique un attrait et des lumières
d'un ordre supérieur.
CHAPITRE I
Des phénomènes produits par la mystique dans les régions inférieures
de l'homme. Saint Philippe de Néri.
La mystique purgative^ s'emparant de l'homme tout en-
tier et le préparant à sa manière , doit manifester ses effets
dans tous les domaines de son être; mais ses effets doivent
être plus visibles encore dans les régions inférieures^ où
tout est saisissable aux sens. C'est donc surtout dans ces
régions que les phénomènes mystiques doivent être plus
faciles à constater, et c'est à l'étude des phénomènes de
ce genre que nous allons nous appliquer dans cette partie..
Nous avons heureusement, dans la personne de saint Phi-
lippe de Néri, un exemple parfait sous ce rapport; et nous
pouvons le citer avec d'autant plus de confiance que les
faits merveilleux qui rempUssent sa vie sont attestés d'une
manière authentique par des témoins oculaires offrant
toutes les garanties que l'on peut désirer.
Philippe avait coutume d'invoquer tous les jours l'Es- s. Phihppe
prit-Saint; et lorsqu'il fut devenu prêtre, il ne manqua *^® ^^"'
jamais, lorsque la rubrique le permettait, de réciter à la
316 LA MYSTIQUE DANS LES RÉGIOINS INFÉR. DE l' HOMME.
messe roraison Deus, mi omne cor patet, etc. Or, comme
il invoquait avec une grande ferveur le Saint-Esprit le jour
de la Pentecôte, il se sentit consumé par le feu de la cha-
rité de telle sorte , que, ne pouvant se tenir sur ses pieds ,
il se coucha par terre et chercha, en déchirant ses habits ,
à rafraîchir un peu son cœur embrasé. Après être resté ainsi
couché quelque temps , lorsque les ardeurs dont il était dé-
voré furent apaisées, il se releva; et, plein d'une allégresse
extraordinaire, il sentit tout son corps trembler sous le
poids des joies ineffables qui inondaient Son cœur et ses os.
Puis, devenu plus calme , il voulut mettre la main sur sort
cœur, et trouva sa poitrine soulevée de l'épaisseur du poing
sans qu'il en ressentît aucune douleur. Il avait alors trente
et un ans. Il vécut encore cinquante-deux ans dans cet état
sans en souffrir, toujours gai, vif et plein d'ardeur. Mais,
à partir de ce moment , il fut pris de battements de cœur,
qui se reproduisaient toutes les fois qu'il priait, qu'il disait
la messe , qu'il prêchait, distribuait les sacrements, ou fai-
sait quelque autre chose de semblable. Ils étaient si violents
que tout son corps en était ébranlé , et qu'il semblait que
son cœur allait éclater. Tout tremblait sous lui et autour
de lui , sa chaise , son lit et sa chambre elle-même ; on eût
dit un tremblement de terre. Un jour qu'il priait avec une
grande ferveur dans la basilique de Saint - Pierre , une
grosse planche sur laquelle il était agenouillé se mit à
trembler comme si elle n'eût eu aucun appui. S'il embras-
sait quelqu'un qui lui était cher, celui-ci sentait le batte-
ment de son cœur, et était lui-même pénétré d'une joie
dont il ne pouvait se rendre compte. Ce fait est attesté par
plusieurs qui l'avaient éprouvé.
L'incroyable activité de l'organe du cœur, chez notre
LA MYSÏIQL'E DANS LKS RÉGIONS LM-ÉR. DE l'hOMME. 317
saint, produisait dans tout son corps une chaleur qui le dé-
vorait; et dans sa vieillesse, quoique épuisé par les priva-
tions de toute sorte, il était souvent obligé, au milieu même
de l'hiver, de chercher quelque rafraîchissement. Il fallait
souvent la nuit, même par le temps le plus rude, ouvrir la
porte et les fenêtres de la chambre où il dormait , frapper
l'air autour de lui avec un drap ou un éventail. Plus d'une
fois il se vit contraint de rafraîchir avec de l'eau froide son
palais desséché par le feu qui sortait incessamment de ses
poumons. Aussi, dans l'automne, tenait-il toujours ses ha-
bits ouverts sur la poitrine ; et lorsque les siens l'avertis-
saient de ne le pas faire, de peur qu'il n'en éprouvât quel-
que incommodité, il répondait qu'il était obligé de faire
ainsi à cause du feu qui le dévorait intérieurement. Ce qu'il
y avait de plus remarquable , c'est que ces battements de
cœur, qui le prenaient malgré lui , ne duraient qu'autant
qu'il le voulait, comme il l'assura lui-même au cardinal
Fr. Borromée, qu'il aimait tendrement. Aussi les médecins
qui le soignèrent dans ses maladies déclarèrent que ce phé-
nomène était surnaturel, et leur opinion fut partagée par
beaucoup de savants illustres de cette époque , qui écri-
virent des dissertations à ce sujet, comme A. Cisalpin, A.
Portas et d'autres. Pour lui, il se livra toujours à toutes
les œuvres de charité ; et son amour était si violent quel-
quefois qu'il s'écriait d'une voix étouffée : « Laissez-moi ,
Seigneur, laissez- moi ; l'homme est trop faible pour sup-
porter un tel excès de joie. »
Ses maladies étaient fréquentes ; et il se passait rare-
ment une année sans qu'il en eût quelqu'une. Souvent elles
étaient graves, et il reçut quatre fois l'extrême -onction.
Mais, lors même que son corps semblait succomber, son
318 LA MYSTIQUE DANS LES RÉGIONS INFÉR. DE l'hOMME.
esprit était toujours libre , l'expression de son visage
pleine de sérénité^ elle son de sa voix clair comme dans la
santé la plus parfaite. Jamais aucun signe ne trahissait ses
douleurs, même les plus violentes; et c'était lui qui con-
solait ceux qui venaient le consoler lui-même. Sa constitu-
tion était tellement forte et tellement mobile que la gué-
rison était ordinairement aussi subite que la maladie, et
qu'après avoir été le soir à la mort on le voyait le lende-
main matin frais et dispos, aller, marcher, faire ce qu'il
avait à faire, comme s'il n'eût jamais été malade. La gué-
rison était ordinairement chez lui surnaturelle, et F effet
ou d'une courte prière, ou de la vertu de quelque relique.
Les médecins n'avaient alors rien autre chose à faire qu'à
lui donner quelques rafraîchissements pour calmer ses
ardeurs. Une année avant sa mort, il fut pris d'une fièvre
violente; il ne pouvait plus ni parler ni manger. Les méde-
cins déclarèrent que c'était fait de lui, et se retirèrent dans
une chambre voisine ; ils l'entendirent s'écrier : « 0 ma
bonne et sainte maîtresse! toute belle, toute aimable! »
Ils accoururent, et le virent élevé en l'air au-dessus de
son lit, tendant ses mains , puis les retirant comme quel-
qu'un qui presse quelque chose contre soi, et continuant
toujours à dire : « 0 ma maîtresse ! je ne suis pas digne,
je ne suis pas digne. » La sainte Vierge lui avait apparu ,
et l'avait guéri. Lorsque, revenu à lui, il vit les nom-
breux assistants qui entouraient son lit, il se cacha la tête
sous son drap et pleura longtemps. Les médecins, lui
ayant tàté le pouls, le trouvèrent dans un état parfait, el
lui-même quitta le lit le lendemain, comme s'il ne lui
fut rien arrivé.
L'année suivante , la fièvre le reprit avec une égale vio-
LA MYSTIQUE DANS LES RÉGIONS INFÉR. DE l' HOMME. 319
lence , et ne le quitta plus pendant un mois : mais il obtint
de Dieu par ses prières la faveur de célébrer en pleine
santé à l'autel la fête des apôtres Philippe et Jacques, pour
lesquels il avait beaucoup de dévotion. Le mois suivant,
une hémorragie le mit à deux doigts de la mort; mais
la sainte eucharistie que lui apporta Baronius lui rendit
le calme et la force pour le reste du jour. Le soir l'hémor-
ragie reparut, accompagnée d'une toux violente, qui me-
naçait de l'étouffer. Tous les remèdes étant impuissants, le
saint dit au médecin le lendemain: a Laissez là vos remèdes,
j'en ai de plus efficaces. J'ai envoyé des aumônes pour que
des prêtres disent la messe à mon intention ce matin; et
depuis ce moment je me sens rétabli. « Les médecins éton-
nés se convainquirent par l'inspection du pouls qu'il disait
vrai; et il resta bien portant jusqu'au mois suivant, tl con-
nut alors non-seulement le jour, mais encore l'heure et le
genre de sa mort. Il fit donc toutes ses dispositions, prit
congé de ceux qui lui étaient chers; et le jour même où il
mourut il vaqua à ses occupations ordinaires, dit la messe,
entendit les confessions jusqu'au soir, soupa, congédia les
siens vers la troisième heure de la nuit, après leur avoir
donné sa bénédiction, et resta seul avec Dieu jusqu'à la
cinquième heure. Ceux qui logeaient au-dessous de lui ,
l'entendant marcher dans sa chambre, montèrent et le
trouvèrent au lit, rejetant quelques légères mucosités. Il
leur annonça sa mort prochaine. Les médecins furent ap-
pelés : ses disciples étaient à genoux autour de son lit ;
mais lui paraissait gai , et parlait sans difficulté. Cependant
il s'affaissa bientôt, et la vie ne se manifestait plus en lui
que par un peu de chaleur dans la région du cœur; il
avait conservé d'ailleurs l'usage de ses sens. Baronius le
320 LA iMYSTIQLE DANS LES RÉGIONS lîSFÉR. DE l'hOMME.
pria de leur adresser quelques paroles , et de les bénir. Il
leva les yeux et la main droite vers le ciel; puis il la baissa,
comme s'il eût obtenu ce qu'il demandait, et il mourut
sans faire un seul mouvement.
Quatre jours après sa mort, son corps fut ouvert, en pré-
sence d'un grand nombre des siens, par les médecins Yic-
torius et Zerla. On trouva au côté gauche deux fausses
côtes, la quatrième et la cinquième, rompues. La rupture
était visible à la partie antérieure de la poitrine, où les
côtes se terminent en cartilages. Les côtes brisées étaient
élevées de la hauteur de plus d'un poing. Les médecins
déclarèrent unanimement, et par serment, que la rupture
n'avait été produite par aucun accident extérieur, qu'elle
n'avait été accompagnée ni de douleur ni d'inflammation, et
qu'elle devait être par conséquent attribuée à une cause
purement surnaturelle . Ils jugèrent que Dieu pouvait l'avoir
permise, d'abord pour que le saint, lorsqu'il se livrait
à la contemplation, ne succombât pas aux ardeurs qui le
consumaient; en second lieu, afin que le cœur enflammé du
feu de la charité eût assez d'espace pour se mouvoir; enfin
pour que les poumons pussent apporter au cœur, du de-
hors, le rafraîchissement dont il avait besoin. Rien, du
reste, dans le thorax, n'annonçait une blessure quel-
conque. Le cœur paraissait très-gros, et d'une force mus-
culaire extraordinaire. Cisalpin et Portas déclarèrent publi-
quement que cette force extraordinaire venait de l'énergie
surabondante des esprits vitaux. L'artère pulmonaire était
une fois plus grosse qu'elle ne l'est ordinairement. On ne
trouva point d"eau dans la péricarde; et les médecins attri-
buèrent cet effet à la ferveur de la contemplation. On ne
trouva point de sang non plus dans les oreillettes du cœur.
LA 31YSTIQUE DANS LES RÉGIONS INFÉR. DE l' HOMME. 321
On ne sentit aucune mauvaise odeur, pas même lorsqu'on
ôta les intestins, pour les enterrer à part. Saint Philippe
de Néri n'est pas, du reste, le seul chez qui ces phéno-
mènes se soient produits. Ainsi chez Félicité de Siri-
gnano , qui pendant cinquante ans ne se nourrit que de
pain et d'eau, le cœur avait pris une telle force qu'il avait
élevé considérablement les côtes des deux côtés du corps.
Ces faits sont féconds en instruction pour nous. Il est
évident , par le rapport de ces états extraordinaires avec
l'ordre surnaturel, qu'ils étaient d'une nature mystique,
et qu'ils dépassaient par conséquent le cercle de la patho-
logie commune. Ce rapport se retrouve en beaucoup d'au-
tres cas , et doit conduire par conséquent aux mêmes con-
clusions, surtout lorsque les symptômes paraissent se
rattacher aux fêtes de l'Église, comme chez saint Herman
Joseph de Steinfeld, qui avait coutume de dire : Festa
sunt mihi infesta. Les Manichéens enseignaient qu'à l'ori-
gine le mauvais principe avait préparé la chair comme
un piège aux âmes avant qu'elles fussent renfermées dans
un corps. Celles-ci, après avoir voltigé pendant quelque
temps avec curiosité autour des filets qui leur étaient
tendus, avaient tini par s'y laisser prendre, et s'étaient
trouvées ainsi captives dans la chair. Cette doctrine,
fausse en tant qu'elle cherche à expliquer l'origine de
l'union entre le corps et l'àme , a pourtant quelque chose
de vrai en soi lorsqu'on l'applique à l'économie et aux
rapports de ces deux substances après leur union. Un
attrait puissant incline sans cesse l'àme vers le corps; si
elle y cède, elle se trouve prise comme dans un piège, et,
au lieu d'être la maîtresse, comme elle le devrait, elle
devient la servante du corps.
322 L\ MYSTIQUE DANS LES RÉGIONS INFÉR. DE l'hOMME.
La vie mystique , à un certain degré, rompt ce charme
et donne, dans toutes les régions de la personnalité hu-
maine, la prépondérance à l'élément supérieur, à l'âme sur
le corps, au dedans sur le dehors. Dans ces étais mysti-
ques, l'homme, poussé du dehors au dedans, rentre et se
recueille en soi. Il y trouve ce monde invisible et spiri-
tuel qu'il ignorait auparavant. Or ce commerce intérieur
est aussi varié dans ses formes que celui qui existe au
dehors entre nous et la nature qui nous environne. L'âme,
avant la chute, était dans un rapport intime avec les puis-
sances spirituelles; mais, depuis le péché, elle leur est de-
venue étrangère, et ne peut plus lire leurs pensées que dans
le livre du monde extérieur . Cependant, revenue en quelque
sorte à son état primitif, par une grâce spéciale de Dieu ,
elle reprend ce commerce interrompu par le péché. Elle
connaît ce monde intérieur dans sa source vivante, à l'aide
de ses sens spirituels, comme elle en voyait auparavant les
reflets dans le livre de la nature à l'aide de ses sens corpo-
rels. A chaque fonction des sens extérieurs doit donc cor-
respondre maintenant une fonction d'un autre genre et
rattachée à un centre intérieur. De même que la profon-
deur du firmament apparaît à l'œil du corps, ainsi le
monde des esprits, avec son ciel et ses étoiles, découvre à
l'œil de l'esprit ses profondeurs immenses , tandis que
l'oreille intérieure entend des voix mystérieuses qu'elle
n'avait point connues jusque-là, 11 en est de même du sens
du goût et de l'odorat et de toutes les autres fonctions de
la vie.
Avec ce changement dans tous les rapports de l'homme
se produit une modification profonde dans toutes les
directions de son être. Celles qui le mettent en relation
LA MYSTIQUE DANS LES RÉGIONS INFÉR. DE l' HOMME. 323
avec le monde extérieur sont affaiblies , et celles , au con-
traire, qui le rattachent au monde spirituel deviennent
plus fortes et plus puissantes. Platon a, comme on le sait,
comparé la vie et la vision de cette terre à un homme qui
est dans une caverne obscure, mais éclairée toutefois pai-
les rayons du soleil. Il tourne le dos à la lumière, et
celle-ci projette sur le mur qui est devant lui ses ombres
et celles des objets extérieurs. L'homme en cet état n'aper-
çoit donc que l'image et le reflet des choses. 11 en est ainsi
du rapport qui , dans la vie ordinaire , existe entre nous
et le monde intérieur. Nous lui tournons le dos en quel-
que sorte , et toutes nos puissances sont dirigées vers le
dehors. Tous les courants de notre être suivent cette di-
rection. Mais à chacun de ceux qui nous emportent au
dehors correspond un autre qui nous rattire au dedans.
Par la méditation, l'ascétisme chrétien et la grâce d'en
haut, tous ces rapports sont changés. L'âme, se retirant du
monde extérieur, se recueille au dedans de soi, et le mou-
vement qui l'entraînait au dehors la reporte au dedans.
Elle se soustrait ainsi à la puissance de tous ces courants
du monde extérieur qui vont du soleil à la terre, qui tra-
versent toutes les régions et tous les éléments, et empor-
tent dans leur direction tout ce qu'ils rencontrent sur leur
passage, comme le magnétisme de la terre emporte les cou-
rants de Faiguille aimantée. C'est ce bouleversement com-
plet de la vie tout entière que la mystique appelle du nom
de renaissance; et il ne peut se produire sans douleur.
En effet, nous ne pouvons sans souffrir rompre des habi-
tudes devenues chez nous comme partie intégrante do
notre nature. Il nous semble impossible d'abord de re-
monter le courant, de nous arracher à tout ce qui nous
324 TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA NUTRITION.
avait charmés jusque-là, de renoncer aux voies accoutumées
pour marcher par des sentiers inconnus. Et pourtant il
faut qu'il en soit ainsi : c'est la première condition de
toute renaissance. De même que l'aimant plus faible,
quand il est touché par un plus fort, change ses pôles, ainsi
r homme saisi par la grâce doit se résigner à éprouver en
soi une modification profonde de tout son être, et à re-
monter vers les choses du ciel, au lieu de s'incliner en bas
vers les choses de la terre.
CHAPITRE II
Comment la mystique transforme dans l'homme le système qui sert
à l'assimilation. Marie d'Oignies. Bernard de Corléon.
Les basses régions de l'organisme sont comme la de-
meure étroite et obscure de l'âme. Elle est là comme la
maîtresse de la maison, veillant à ce que rien n'y manque.
Là elle garde le foyer de la vie , de peur que la flamme
ne vienne à s'éteindre. Elle est en même temps l'ouvrière
chargée d'entretenir et de faire manœuvrer cette grande
machine hydraulique qui part du cœur, et de veiller à ce
que ses rouages soient toujours en bon état. Elle a au-des-
sous d'elle des servantes chargées de lui filer les fibres
musculaires, et elle maintient toujours tendu le métier sur
lequel se prépare avec une infatigable ardeur le tissu cel-
lulaire. C'est encore sous sa direction que sont dressées et
rattachées entre elles les colonnes qui doivent supporter
l'édifice. C'est elle qui distribue aux esprits vitaux ce dont
ils ont besoin pour agir. Comme chez les millépores, mille
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA NUTRITION. 325
vies distinctes et particulières sont réunies en faisceau pour
n'en former qu'une seule; mais, comme chez les Vestales
aussi^ la moindre négligence est punie de mort. La vie et la
santé dépendent de rattention soutenue de la maîtresse de
la maison. Aussi Dieu a abandonné peu de chose à ses
caprices, et lui a distribué dans une juste mesure chacune
des choses dont elle a besoin. Il lui a compté le nombre de
fois qu'elle doit respirer et que son pouls doit battre : il a
tracé lui-même autour d'elle tous les cercles où elle doit se
mouvoir. Si donc elle est d'un côté la maîtresse dans la
partie inférieure de l'homme, elle est en même temps as-
sujettie à la nature et à ses lois; et elle est toujours sous le
coup de cette malédiction qui a été prononcée sur elle dès
le commencement : « La terre te sera maudite et produira
des ronces et des épines. »
Mais la mystique détruit en partie les eflets de cette ma-
lédiction. Et d'abord elle dégage l'àme des liens du corps.
Dans l'état ordinaire, l'àme se trouve comme mêlée à la
chair, de sorte qu'elle ne peut agir dans toute la pléni-
tude de son énergie; mais dans l'état mystique chacune de
ses puissances est détachée de l'élément corporel qui lui
sert d'organe. Il est vrai qu'il résulte de là comme une
disposition maladive, parce qu'ici-bas l'homme ne peut
monter à un degré supérieur sans acheter cette faveur
par la maladie ou même par la mort. Mais la dynamique
dans l'organisme humain est devenue par là plus puissante.
Chacune des forces de l'àme, dégagée de son organe maté-
riel, le domine et rayonne autour de lui, au lieu de lui être
assujettie. Ce qui réduit les forces de l'àme à l'état latent,
c'est que, sortant de leur centre, elles se répandent trop à
la périphérie : c'est alors que, leur énergie étant affaiblie,
I. 10
;i26 TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA NUTRITION.
les organes corporels qui leur correspondent s'en em-
parent et les dominent. Elles échappent, au contraire , à
cette captivité en se recueillant et se concentrant davantage.
Elle acquiert par là une dignité plus haute ; elle devient
plus intérieure, et se trouve ainsi plus voisine du monde
spirituel, plus maîtresse d'elle-même et plus libre dans ses
mouvements.
Cette élévation des puissances de l'àme a une influence
considérable sur tous les domaines de la vie. Ceux-ci sont
élevés à leur tour à un degré supérieur; ils se rapprochent
davantage de l'àme ; ils acquièrent par ce voisinage une
nature plus délicate et plus déliée , et participent jusqu'à
un certain point aux qualités de l'àme elle-même. Les es-
prits nerveux ont plus d'empire sur les forces delà nature,
qui ont leur siège dans la chair; et celles-ci, à leur tour,
tiennent plus fortement la chair elle-même sous leur dépen-
dance. La vie inférieure tout entière, avec ses fonctions et
ses organes, se trouve transportée dans une région plus
haute. Et comme tout ce qui est matériel dans l'organisme
se rapproche du monde de la nature, tandis que tout ce qui
appartient à l'âme se rapproche du monde des esprits, lors-
que la partie spirituelle de l'homme prend le dessus, les
organes qui sont en contact avec la nature et les fonctions
qui leur correspondent ont un cercle plus restreint, il est
vrai, mais aussi une puissance et une énergie plus grandes.
L'esprit, de son côté, n'est plus comme auparavant enve-
loppé dans la nuit de ces régions inférieures de la vie. A
mesure que l'âme se détache de la chair et du monde exté-
rieur pour se rapprocher de celui des esprits, elle tourne
de ce côté toute son activité. Et comme auparavant elle
h'ouvaittout préparés les organes extérieurs par le moyen
tra?;sfÔrmation des organes de la nutrition. 327
desquels elle pouvait se porter et agir au dehors, ainsi doit-
elle trouver maintenant, dans son nouvel état, des organes
qui lui soient proportionnés et par lesquels elle puisse
accomplir ses nouvelles fonctions. Or ces organes, ce sont
ceux des sens, délivrés des ténèbres qui les tenaient liés et
obscurcis. De même, en effet, que l'àme à l'origine était
en rapport avec Dieu de deux manières , à savoir par le
moyen du monde spirituel et par celui du monde corporel,
ainsi le corps, comme serviteur de l'àme, avait aussi deux
côtés ou deux faces dans chacun des organes dont il se com-
pose, l'un tourné vers le dehors et l'autre comme replié en
dedans; et c'est sous ce dernier rapport qu'il sert à l'àme
pour l'accomplissement de ses fonctions. Or ce côté inté-
rieur des organes est bien faible dans l'état ordinaire, et
ce n'est que dans la vie mystique qu'il reprend la prédo-
minance qu'il avait à l'origine.
Cet effet une fois produit, tous les organes destinés aux
fonctions de la vie intérieure se réveillent de leur assoupis-
sement. Tout dans l'homme, l'àme et le corps, devient plus
intérieur, plus libre, plus dégagé, plus spirituel pour ainsi
dire. Et d'abord, le système qui sert à l'assimilation, avec
ses appétits et ses organes, se trouve comme transformé.
C'est dans ce système, on le sait, qu'est préparée la nourri-
ture qui doit entretenir la vie matérielle. Dans l'état ordi-
naire, cette nourriture est grossière, et l'homme se distingue
peu de l'animal sous ce rapport. Mais il faut à l'abeille mys-
tique un aliment plus pur et plus délicat; elle va donc
chercher dans le calice des fleurs la goutte de miel que Dieu
y a cachée pour elle. Ce miel céleste, fermentant doucement
en elle, y produit comme une sainte ivresse. Les portes
de la vie intérieure, par lesquelles la graisse de la terre pé-
328 TRAiSSFORMATlON DES ORGANES DE LA NUTRITION.
nètre dans l'organisme humain , se ferment ainsi à toute
substance grossière^ pour ne laisser pénétrer dans l'orga-
nisme , en petite quantité encore , que des substances plus
déliées et plus délicates. L'esprit divin, qui veut entrer
dans l'âme et y établir sa demeure, ouvre les portes qui
conduisent au monde surnaturel. L'àme se sent attirée
désormais vers cette nourriture spirituelle dont elle avait
perdu le goût; une faim et une soif mystiques la poussent
incessamment vers elle ; elle la savoure avec délices , s'en
rassasie doucement et se l'assimile. Or cette nourriture,
c'est Dieu, c'est aussi tout don parfait qui vient de lui;
mais sous le voile corporel sous lequel elle se présente à
nous ici-bas, c'est la sainte eucharistie, cet aliment divin
qui entre en nous parles deux portes de notre être, et ré-
conforte en même temps l'àme et le corps.
Marie d'Oi- Tout ce que nous venons de dire est confirmé par une
gmes. multitude de faits tirés de la vie des saints. Jacques de
Vitry raconte de Marie d'Oignies qu'elle ressentait alter-
nativement pour Dieu une faim et une soif merveilleuses.
Plus elle se sentait près de lui, plus aussi cette faim et cette
soif augmentaient; et elle ne pouvait se rassasier que parla
sainte eucharistie. Elle reposa une fois pendant trente-cinq
jours consécutifs avec le Seigneur, dans un doux silence,
sans prendre aucune nourriture. Pendant tout ce temps,
elle ne prononça aucune parole, si ce n'est de temps en
temps celle-ci : « Donnez-moi le corps de Notre-Seigneur. »
Après l'avoir reçu , elle se sentit fortifiée ; mais elle re-
tourna bientôt à son ancien état, et garda de nouveau un
silence absolu. Revenue à elle au bout de cinq semaines,
elle ouvrit enfin la bouche, parla au grand étonnement des
assistants, et prit quelque nourriture; mais l'odeur de la
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA NUTRITION. 329
chair et du vin lui devinrent insupportables. Dans sa der-
nière maladie, elle ne pouvait manger ni même souffrir
l'odeur du pain, tandis qu'elle prenait facilement le corps
de Notre-Seigneur. Son confesseur voulut essayer une fois
de lui donner une hostie non consacrée. Elle frémit aus-
sitôt d'horreur à l'odeur du pain; et comme il s'en était
attaché un peu à ses dents, elle se mit à crier, à cracher
et à sanglotter avec de grandes angoisses. Sa poitrine,
lorsqu'elle respirait, semblait vouloir se briser; et elle ne
put prendre un peu de repos que bien avant dans la nuit ,
après s'être lavé la bouche avec de l'eau.
Il en était de même du frère Bernard de Corléon. Dans Bernard de
, .X , ,., , , . Corléon.
les premières années qu il passa au couvent, on ne lui
permettait la sainte communion , suivant la coutume de
l'ordre, que deux fois ou au plus trois fois par semaine.
Mais , la faim de cet aliment céleste ayant augmenté , il
obtint la permission de s'en nourrir tous les jours. Plus il
le recevait, plus il désirait le recevoir; et ce désir finit
par devenir une faim dévorante et insatiable. Le jour du
vendredi saint, où, d'après l'usage de l'ÉgUse, l'eucha-
ristie ne peut être administrée , était pour lui un jour de
supplice non- seulement pour son âme, mais aussi pour
son corps; il se sentait si faible et si épuisé qu'il pouvait à
peine faire un pas. Mais à Pâques, lorsqu'il avait reçu de
nouveau le pain de vie, il était fortifié dans son âme et dans
son corps, ce qui arrivait toutes les fois qu'il allait à la
communion .
Ces faits nous indiquent la nature du rapport qui existe
entre l'homme et l'aliment dont il se nourrit. Dans l'état
ordinaire, la nourriture que la terre nous fournit est pro-
portionnée à l'organisme qu'elle doit entretei#i\, et peut
330 TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA NUTRITION,
ainsi servir de lien entre l'homme et la nature extérieure ;
elle met en rapport la vie organique inférieure avec la
vie de la terre. Mais, lorsque la vie se trouve élevée à une
plus haute puissance par la mystique, il se produit aussitôt
un désaccord entre elle et la région où elle allait aupa-
ravant chercher sa nourriture, parce qu'elle n'y trouve
plus une satisfaction complète à ses nouveaux besoins. Cet
aliment grossier et matériel l'affecte péniblement, à peu
près comme la simple vue de l'eau produit des convulsions
chez l'homme atteint de la rage; et c'est à peine si elle
peut donner accès en elle à ce qu'il y a de plus déhcat et
de plus fin parmi les aliments corporels. Il n'en est plus
de même de la sainte eucharistie ; car il y a alors accord
parfait entre la vie élevée en Dieu et l'aliment dont elle se
nourrit. Mais aussi, dès que l'àme, en cet état, tombe par
quelque négligence de la hauteur où elle était montée, il
se produit aussitôt un désaccord pénible pour elle; et c'est
pour cela que sainte Colette, lorsqu'elle refusait d'exécu-
ter les ordres qui lui venaient d'en haut, ne pouvait plus
avaler la sainte hostie. L'homme mystique vit toujours,
il est vrai, de la nourriture terrestre, puisqu'il a encore
une partie de ses racines dans la nature extérieure; mais
il y a aussi tout un côté de son être qui a ses racines en
Dieu, et par lesquelles il se trouve incorporé à cette orga-
nisme surnaturel dont Dieu est le principe. Or, de ce côté,
il vit de cet aliment céleste que Dieu nous a préparé dans
sa miséricorde. Sa vie se complète et se reproduit en se
nourrissant de la vie divine du Verbe ; car le premier prin-
cipe de toute mystique, c'est qu'elle vit d'une vie supé-
rieure.
t
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION. 331
CHAPITRE ITI
Comment la mystique transforme la vie des organes de la respiration .
Saint Colombin. Saint Jérôme de Nami. Jean le Confesseur. Sainte
Catherine de Gènes. Saint Stanislas Kostka, Sainte Madeleine de
Pazzi. Saint Gerlach. Félix Barbanaria. Pierre d'Alcantara. Ursule
Benincasa. Jacoponi de Todi. Joseph de Copertino.
La flamme de la vie dépend toujours de l'huile qui l'en-
tretient^ et la respiration dépend du procédé par lequel
elle s'assimile l'atmosphère. Lorsque celui-ci est élevé à
une plus haute puissance, la respiration doit en être pro-
fondément modifiée. Il y a dans l'air comme deux élé-
ments distincts : l'un plus grossier, plus dévorant, que
cherche de préférence la vie enfoncée dans la chair, et
devenue par là plus matérielle , et qui , absorbé par les
animaux carnassiers, s'aUie très-bien avec le feu inté-
rieur qui consume leur sang. Mais il est aussi dans l'air
que nous respirons un aliment plus pur et plus délié, dont
se nourrissent les organisations plus déUcates , et qui pré-
pare un sang moins épais et moins lourd. Ceux que Dieu
élève à l'état mystique éprouvent quelque chose d'ana-
logue à ce que sent chacun de nous quand il monte une
haute montagne. A mesure qu'il s'élève, il respire un air
plus Ubre et plus dégagé, il se sent plus léger; il lui
semble qu'il a des ailes et qu'il plane au-dessus de la terre.
Dans l'état mystique, il arrive pour la respiration la même
chose que pour la nourriture. L'âme transformée, s' élevant
au-dessus du monde étroit de la nature, qui comprimait
ses élans, s'élève dans le monde plus large des esprits, et
y respire un air bien plus pur que celui que renferme en
332 TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION.
soi ratmosphère. C'est une loi de la nature extérieure
tout entière;, qu'il y a un dégagement de chaleur phy-
sique partout OÙ un élément supérieur s'attache plus
fortement à un élément inférieur. Cette loi, nous la re-
trouvons dans le monde organique, et la chaleur vitale se
développe par les mêmes causes. Et, comme le jeu de la
vie organique n'est que le voile de la vie psychique, la cha-
leur qui se dégage dans le corps n'est que le symbole et
le signe extérieur de la chaleur spirituelle qu'elle recèle.
Il ne faut donc pas s'étonner de voir se produire des ar-
deurs extraordinaires dans les organes de ceux à qui Dieu
s'unit d'une manière plus intime, et qu'il élève à l'état
&. Colom- mystique. Un des amis de saint Colombin de Sienne lui
demandait un jour comment il pouvait, le corps à demi
nu, supporter le froid le plus aigu au milieu de l'hiver ;
le saint lui dit d'approcher sa main de sa poitrine , et il
sentit alors une chaleur aussi grande que s'il avait touché
des charbons allumés; de sorte qu'il ne put la tenir là
qu'un moment. (A. S., 31 jul.)
Jérôme de Le capucin Jérôme de Nami éprouvait un feu plus vio-
Nami. jgj^i encore ; car, lorsque son cœur était agité , il avait le
côté gauche tellement brûlant qu'il consumait le linge
que l'on mettait dessus, et même son vêtement, qui était
pourtant d'un drap très -grossier. La nuit, au milieu de
l'hiver et parle plus grand froid, lorsqu'il élevait son cœur
vers Dieu, il était inondé de sueur, tandis que, hors de
la prière ou lorsqu'il commençait à prier, il tremblait
quelquefois de tous ses membres, tant il avait froid. Le
Jean le Con- bienheureux Jean le Confesseur était tellement embrasé
esseur. p^j^^jj^j^^ jg^ messe , qu'il était obhgé d'ôter les vêtements
que d'autres prennent contre le froid. Quand il était à
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION. 333
l'autel , et qu'il parlait pour ainsi dire des flammes , ses
yeux semblaient vouloir se dissoudre en larmes et sa. tête
fumait. On vit aussi monter de la tête de la bienheureuse
Julienne une colonne de fumée , pendant la messe , après
l'évangile. Lorsque sainte Catherine de Gênes plongeait st<= Cathe-
les mains ou les pieds dans l'eau froide, celle-ci devenait '"'"^
^ de Gènes.
bouillante , comme si on y eût plongé un fer chaud. On
était souvent obligé de mettre plusieurs fois de suite des
compresses d'eau froide sur la poitrine de saint Stanislas S. Stanislas
Kostka, pour l'empêcher de succoQiber aux ardeurs qui
le dévoraient; et sainte Madeleine de Pazzi avait coutume , S'« Made-
quand elle se sentait ainsi embrasée, de plonger les bras ^ç, pg^^zi.
dans l'eau froide et de se mouiller la poitrine. Un jour
qu'au milieu de l'hiver le bienheureux Gerlach traversait Gerlach.
nu-pieds, avec un autre, une forêt, et que son compagnon
ne pouvait plus marcher à cause du froid, il lui conseilla
de marcher sur les traces de ses pieds , et celui ■ ci ne res-
sentit plus le froid.
Plusieurs , pour éteindre les flammes dont ils brûlaient,
se sont jetés dans des étangs ; et l'on raconte du Minorité
Nicolas Fattor que l'eau sifflait alors comme si on y eût
jeté un fer rouge. La vierge Félix Barbanaria se roulait Félix Barba-
plusieurs fois de suite dans la neige , en changeant tou- "^"^"
jours de place, sans être transie par le froid, comme elle
aurait voulu ; mais elle sortait toujours de là brûlante. Marie
d'Oignies dormait ordinairement dans sa cellule; souvent
néanmoins, à l'approche des grandes fêtes, elle ne pouvait
trouver de repos que dans le voisinage de Notre-Seigneur.
Elle était donc obligée d'y rester jour et nuit. 11 n'était
pas en son pouvoir de veiller dans sa cellule ou à l'église •
elle devait en cela obéir à son confesseur comme à son
334 TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION.
supérieur. Quand elle était trop fatiguée par ses veilles,
il l'autorisait à se reposer. D'autres fois , quand elle
s'était reposée assez longtemps, il la reconduisait de nou-
veau à l'église. Elle resta une fois comme attachée au pavé
de l'église depuis la Saint- Martin jusqu'au Carême. La
dernière marche de l'autel lui servait alors d'oreiller pour
dormir ; et pourtant l'hiver était tellement froid cette
année- là, qu'au rapport de son confesseur le vin gela
plus d'une fois sur l'autel. Mais elle ne sentait point le
froid, et ne souffrait pas le moins du monde de la tête;
car un ange la lui soutenait dans ses mains. Quelquefois,
chez les saints , la chaleur animale descend tellement bas,
que saint Jean de Dieu pouvait éteindre des charbons de
feu embrasés en marchant dessus les pieds nus. Saint
Pierre d'Alcantara était souvent obligé de sortir la nuit
de sa cellule pour apaiser ses ardeurs. La neige fondait
autour de lui. Ses soupirs montaient alors vers le ciel , et
il s'échappait de sa poitrine un cri déchirant que per-
sonne ne pouvait entendre sans effroi. Un jour que, se
sentant plus embrasé que de coutume , il ne pouvait sup-
porter plus longtemps le feu dont il était consumé, il
courut se jeter dans un étang glacé; il y resta si long-
temps qu'un autre à sa place en serait mort; mais la glace
fondait autour de lui, et l'eau bouillait comme dans un
vase devant un grand feu. Souvent, au contraire , la rosée
et la pluie gelaient sur sa tête nue, sans qu'il s'en aperçût,
pendant qu'il priait la nuit. Un feu spirituel consumait
aussi son àme, et produisait autour de lui, dans l'ordre
moral, des effets analogues à ceux que produit dans
l'ordre physique le feu matériel; et l'on disait de lui que,
de même que le soleil fait fondre la glace, ainsi le feu de
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION. 333
son amour faisait fondre le cœur de tous ceux qui lui
parlaient , et les rendait capables de recevoir l'impression
qu'il voulait produire en eux. Quelquefois aussi ce feu de
la charité se communique à d'autres par la prière. Sainte
Elisabeth de Hongrie priant un jour le Seigneur qu'il
voulût bien allumer le feu de son amour dans le cœur d'un
jeune mondain, celui-ci se sentit tout à coup consumé de
teltes ardeurs, qu'il s'éleva une fumée de tout son corps.
Tous ses habits ruisselaient de sueur, et il se jetait de
côté et d'autre comme un fou.
Le cœur est le centre et le foyer de la vie inférieure,
le point de départ de tous les courants qui la traversent,
et le terme de tous ceux qui viennent de plus haut; il est
donc pour la mystique d'une souveraine importance. Aussi
arrive-t-il quelquefois que , percé tout à coup par la cha-
rité , comme par un trait enflammé , il reçoit une blessure*
que rien ne saurait plus jamais guérir, et sent s'allumer
en lui un feu qui consume tout ce qu'il pouvait avoir encore
de terrestre et d'impur. Il n'est donc pas étonnant qu'en
cet état il soit comme dévoré pai' d'ineffables ardeurs, et
que le redoublement d'activité qu'il éprouve se manifeste
par des mouvements violents qu'il ne peut contenir. On
raconte de sainte Ursule Bénincasa, fondatrice des Théa- Ursule Bé-
tines, que, pendant sa vie , son cœur battait avec une telle
force qu'on voyait ses vêtements se soulever et s'abaisser
dans cette partie avec une incroyable rapidité, et le feu
qui la brûlait intérieurement était tel qu'une fumée sor-
tait de sa bouche. On ouvrit son corps après sa mort, et
l'on trouva à la place du cœur une peau médiocrement
épaisse , qui paraissait comme brûlée , et dans cette peau
quelques gouttes de sang encore consenées. Tous ceux qui
nincasa.
336 TRANSFORMATION D3S ORGANES DE LA RESPIRATION.
étaient présents jugèrent que son cœur avait brûlé par un
excès d'amour pour Dieu. Elle était morte en effet sans ma-
ladie^ et uniquement par l'augmentation de la chaleur qui la
dévorait. Le cœur de sainte Hélène^ avant sa mort^ ne lais-
sait apercevoir aucun mouvement; et quand elle fut morte
on le trouva tout consumé. Henriquez raconte^, dans la vie
de la bienheureuse Béatrix de Nazareth , qu'assistant un
jour au sermon il lui sembla tout à coup que son cefeur
allait se rompre par la force de son amour. Il battait avec
une extrême violence ;, et paraissait être monté au cou. Cet
accès fut suivi d'une longue faiblesse.
La chaleur n'est pas seulement l'expression de l'énergie
vitale, mais elle produit encore quelquefois, ou du moins
elle accompagne cet état que l'on appelle ivresse. La nour-
riture rassasie , la boisson désaltère ; mais il est certains
' breuvages spiritueux qui, étant dans un rapport plus intime
avec le principe vital, le surexcitent et le plongent dans
une ivresse mystérieuse. Le cœur en cet état se meut plus
rapidement ; le rhythme du pouls est plus vif, le sang plus
chaud, le teint plus coloré. L'antiquité connaissait déjà,
dans les cérémonies du culte deBacchus, cette inspiration
et cet enthousiasme naturels, produits par des moyens ou
des substances qui avaient une action plus ou moins pro-
fonde sur l'organisme. Or l'etTet qu'elles produisaient,
ou celui que produit encore sous nos yeux le vin mûri
sous un soleil brûlant, l'esprit de Dieu le produit chaque
jour dans les âmes qu'il appelle à la vie mystique , renou-
velant en elles le mystère qui s'est accompli au jour de la
Pentecôte dans la personne des apôtres, les enivrant de
cette ivresse surnaturelle de la charité qui rendait quel-
quefois les martyrs insensibles aux tourments.
TRANSFORMATION DES ORGANES DE LA RESPIRATION. 337
C'est cette ivresse qui inondait le cœur de saint Pierre
d' Alcantara , et qui lui faisait prononcer ces paroles en-
flammées : « Embrasez -moi, Seigneur; percez-moi; con-
« sumez-moi du feu de la charité, pour que je sois en vous
« et vous en moi! Cieux, terre, anges, saints, aidez-moi
« à louer le Seigneur. Esprits enflammés, séraphins, vous
« qui connaissez l'amour et sa puissance , venez à mon
« secours, car je languis d'amour. 0 mon unique espè-
ce rance! ma gloire, mon refuge et ma joie, mon bien-
« aimé, douceur de mon cœur, beau jour de l'éternité,
« lumière resplendissante de mon paradis intérieur, prin-
ce cipe uniquement digned'être aimé! quand m'appellerez-
« vous? quand m' attire rez-vous à vous pour faire un seul
« esprit avec vous, afin que je ne m'éloigne plus de vous?
« 0 bien-aimé, bien-aimé, bien-aimé de mon être; dou-
ce ceur de ma vie, exaucez-moi; ne considérez pas mon
« indignité ; et que votre miséricorde soit en moi. » Jaco- Jacoponi de
poni de Todi était dans ces dispositions lorsque, embrasé
du feu de l'amour divin, il courait comme un fou, chan-
tant, pleurant, exprimant de temps en temps ses senti-
ments par des soupirs enflammés. Quelquefois, quittant
ses frères et sentant son cœur s'embraser davantage encore
dans la solitude, il embrassait un arbre, s'imaginant que
c'était le Seigneur, criant tout haut, l'appelant à haute
voix par les plus doux noms, ou donnant issue au feu
qui le consumait dans les poésies qu'il nous a laissées. C'est
dans un enthousiasme de ce genre que saint François
d'Assise a composé ces cantiques si touchants qui nous
sont parvenus sous son nom, et que saint Joseph de Co- Joseph de
pertino chantait les louanges de la Reine du ciel dans les
chants délicieux qui nous sont restés de lui. Souvent cette
338 TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX.
jubilation intérieure résiste aux angoisses de la mort,
comme on le voit par l'exemple de Gertrude, religieuse
Dominicaine au couvent d'Adelhausen, qui riait tout haut
pendant son agonie et qui mourut avec le sourire sur les
lèvres.
Cependant;, tant que l'homme est sur la terre, il est sujet
aux changements; et quelquefois ces états extraordinaires
sont suivis d'une réaction terrible, qui fait payer bien cher
à ceux qui les éprouvent le bonheur dont ils ont joui. Mais
l'œuvre de Dieu continue au milieu de ces angoisses et de
ces ténèbres, et c'est ainsi d'ailleurs que doit se former
l'homme nouveau.
CHAPITRE IV
Comment la mystique modifie et transforme les systèmes nerveux et
vasculaire. De l'odeur de sainteté. Liduine. Venturini de Bergame.
François de Bergame. François de Paule. Joseph de Copertino.
Barthole , etc. Formation de l'huile mystique. Madeleine de Pazzi.
Eelix de Cantalice. Fr. Olympe. Sainte Ludgarde. Agnès de Monle-
Pulciano.
C'est l'âme ou le principe vital, résidant dans le cer-
veau et le cœur, qui forme le corps, aidée par la force
plastique des vaisseaux capillaires. Lors donc que la mys-
tique a transformé le principe vital dans sa source et dans
ses principales ramifications, il est évident que l'orga-
nisme tout entier doit en éprouver une modification pro-
fonde.
Les organes à l'aide desquels le corps se reproduit et
répare ses pertes continuelles participent et coopèrent à
la fois à cette transformation. Ces organes, ce sont les nerfs
TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX. 339
et les vaisseaux qui font circuler la vie dans tout le corps.
Les systèmes nerveux et vasculaire ressentent donc d'une
manière spéciale les effets de cette action surnaturelle de
Dieu. De là vient cette expression familière à la langue
des mystiques, que Dieu met dans la poitrine un autre
cœur, afm de désigner par là la naissance du nouvel
homme. Sainte Catherine de Sienne étant un jour en prière, S"= Cathe-
il lui sembla que Notre-Seigneur lui ouvrait le côté , et lui ^^ gj^^ne
emportait son cœur; elle était persuadée en effet qu'elle
n'avait plus de cœur, et elle ne pouvait se défendre de ce
sentiment, quoique son confesseur se moquât d'elle. Quel-
ques jours après, Notre-Seigneur lui apparut de nouveau
au miUeu d'une grande lumière , et lui donna un cœur
plus beau que le sien , en lui disant : « Tiens, ma fdle ,
voici mon cœur au lieu du tien. » A partir de ce moment,
elle garda au cœur une cicatrice que ses amies affirmèrent
avoir vue souvent.
Le nouveau corps qui se forme ainsi, sous l'action
transcendante de la grâce, est bien supérieur à celui que
nous avons dans l'état ordinaire ; il se rapproche davan-
tage de l'état du corps avant la chute. En effet, il éprouve
une transformation analogue à celle que l'on remarque
en certains insectes, La chenille, qui se traîne pénible-
ment sur la terre, après s'être enfermée quelque temps
comme chrysalide dans sa prison , en sort sous la forme
d'un papillon brillant, et va chercher sur les fleurs le miel
qui est devenu désormais son aliment. Dès que l'âme a
déployé ses ailes, et pris son essor vers le ciel, l'économie
de la vie tout entière est profondément modifiée. En mon-
tant dans une région supérieure , elle emporte le corps avec
elle dans une sphère plus élevée. De nouveaux rapports
340 TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX.
s'établissent et pour Tàme et pour le corps. La vie de l'un
et de l'autre est réglée par de nouvelles lois ; les diverses
fonctions vitales se succèdent dans un ordre différent, et le
mélange des éléments qui entrent dans la composition du
corps humain s' accomplissant d'après d'autres bases, il en
résulte un changement profond dans le composé tout en-
tier. Les matériaux qu'il s'assimile deviennent plus fins,
plus déliés, plus éthérés que dans l'état ordinaire. Le corps
devient à la fois et plus agile, et plus ferme, et plus souple,
et plus fort, plus accessible aux impressions extérieures
et plus calme au dedans. Cette transformation de la
vie corporelle s'annonce souvent par la bonne odeur
que le corps exhale. La mauvaise odeur est ordinaire-
ment le signe de quelque disposition maladive ; il est donc
naturel, en quelque sorte, que cette rénovation surna-
turelle de la vie tout entière se manifeste par un phéno-
mène opposé.
Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est en odeur de sain-
teté , cette expression n'est pas seulement une figure, mais
elle est fondée sur l'expérience. La chambre de la bienheu-
reuse Liduine était, au témoignage de Thomas de Kempis ,
remplie d'un parfum délicieux qu'exhalait sa personne, et
qui faisait croire à tous ceux qui entraient qu'elle avait sur
elle quelque aromate. Plusieurs personnes pieuses, attirées
par ce parfum et voulant en jouir davantage, approchaient
leur visage de la poitrine de la malade , qui semblait être
devenue comme une cassette où le Seigneur avait déposé
ses plus précieux arômes. Cette bonne odeur devenait
plus sensible lorsque Liduine avait reçu la visite de Notre-
Seigneur ou de son ange, ou lorsqu'elle avait eu quelque
vision qui l'avait transportée au ciel. Elle était sensible
TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX. 341
non-seulement à redorât, mais encore au goût, et elle lais-
sait sur la langue et au palais la même sensation que l'on
éprouve après avoir mâché de la cannelle. Ce parfum se
faisait aussi remarquer particulièrement sur celle de ses
mains que son ange avait prise pour la conduire aux joies
célestes. Chez d'autres saints, cette bonne odeur se mani-
festait lorsqu'ils célébraient les saints mystères. Ainsi, lors- •
que le bienheureux Yenturini de Bergame disait la messe, Venturiai.
le peuple cherchait à approcher le plus près possible de
l'autel, pour sentir le parfum qu'il exhalait. Chez saint
Dominique , c'était à la main que se manifestait ce phéno-
mène, que remarquaient toujours ceux qui venaient la lui
baiser. Il se produisait chez saint François de Paule d'une François de
, ., , 1 , 1 . , . Paule.
manière plus sensible encore lorsqu il avait achevé ses
jeûnes de trois , de huit ou de quarante jours , accompa-
gnés de veilles et de fréquentes disciplines. Chez la bien-
heureuse Hélène et chez Marie Villana, c'était lorsqu'elles
allaient à la communion.
Quelquefois c'est pendant la maladie que s'exhale cette
bonne odeur. Il en était ainsi de la bienheureuse Ida de
Louvain. Bien plus, le pus que rendait le bienheureux
Didée exhalait un parfum délicieux. Celui-ci se commu-
nique quelquefois aux vêtements des saints et aux objets
qu'ils ont touchés. Il en fut ainsi de sainte Colette, de sainte
Humiliane, de la bienheureuse Dominique de Paradis, de
Marie-Victoire de Gênes. Après la mort de sainte Thérèse ,
la sœur Marie, sentant une odeur agréable, voulut cher-
cher d'où elle pouvait venir, et elle trouva que c'était d'une
feuille de papier écrite de la main de la sainte. Une salière
qu'on lui avait apportée sur son lit, et sur laquelle elle avait
laissé l'empreinte de ses doigts, porta longtemps aussi cette
342 TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX.
Joseph de odeur. Mais c'est surtout dans saint Joseph de Copertino
Copertino. , , , , , -r i' t -^ x-
que ce phénomène s est manifeste d une manière particu-
lière^ comme en font foi les témoignages recueillis dans le
procès de sa béatification. Le P. François de Angelis dé-
clara qu'il ne pouvait comparer le parfum qu'exhalaient et
son cprps et ses vêtements qu'à celui du reliquaire qui con-
tenait les restes de saint Antoine de Padoue. Le P. François
de Levanto le comparait à celui du bréviaire de sainte Claire
d'Assise, qui est conservé dans l'église Saint -Damien.
Tous ceux près de qui passait notre saint sentaient cette
odeur, longtemps encore après qu'il s'était éloigné. Sa
chambre en était remplie; elle s'attachait aux meubles, et
pénétrait dans les corridors du couvent; de sorte que ceux
qui , voulant le visiter, ne connaissaient pas sa cellule pou-
vaient la distinguer facilement par cette odeur. Elle était
tellement pénétrante qu'elle se communiquait pour long-
temps à ceux qui le touchaient , ou même à ceux qui lui
faisaient visite; de sorte que le P. de Levanto la garda
pendant quinze jours après une visite qu'il avait faite dans
sa cellule, quoiqu'il ne manquât pas chaque jour de se
laver. La cellule du saint conserva cette bonne odeur pen-
dant douze ou treize ans , quoique pendant tout ce temps
il n'y fût pas entré. Elle s'attachait tellement à ses habits
que ni le savon ni la lessive ne pouvaient l'enlever. Elle
se communiquait aux habits sacerdotaux qu'il avait portés
et aux armoires où ils étaient renfermés. Cette odeur
n'avait du reste aucun effet désagréable, même pour ceux
qui ne pouvaient supporter aucun parfum; elle leur pa-
raissait, au contraire, extrêmement suave. Elle persévéra
I pendant sa dernière maladie , après sa mort et pendant
son autopsie, comme le déclara le docteur PierpaoU.
TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX. 343
Cette bonne odeur se manifeste quelquefois même dans
les maladies qui ont coutume de produire des phénomènes
opposés. Le dominicain!. Salomoni de Venise fut attaqué,
quatre ans avant sa mort, d'un cancer au sein. Il supporta
son mal avec une patience admirable; et sa plaie, loin de
répandre une odeur désagréable, exhalait au contraire un
parfum délicieux. Le tertiaire Barthole, qui vivait vers l'an
1300, fut attaqué à l'âge de cinquante-deux ans de la lèpre.
Le mal fit de rapides progrès , et bientôt de la tête aux
pieds son corps ne fut qu'une plaie. Les cheveux et les on-
gles lui tombèrent; son nez pourrit; ses yeux sortirent de
leur orbite ; ses doigts se courbèrent ; sa chair, rongée par
les vers , mettait à nu les tendons. Il resta vingt ans dans
cet état sans jamais prononcer pendant tout ce temps une
seule parole d'impatience, remerciant Dieu au contraire et
demandant à souffrir davantage. Une foule innombrable de
peuple accourut pour le voir et admirer sa patience; mais
c'était lui qui les consolait bien plus qu'ils ne le consolaient
eux-mêmes. De toute la contrée de Yolaterra et de Flo-
rence , il accourait des gens de tout état , de tout âge , de
tout sexe, de toute condition, qui s'asseyaient près de lui,
mangeaient avec lui à la même table , sans ressentir au-
cune odeur désagréable, mais réjouis au contraire par le
parfum délicieux qu'exhalait son corps. Il mourut enfin,
et un éclat céleste illumina son corps , et de sa chair en
dissolution s'échappait l'odeur la plus agréable. [Euher,
Menoîogium , p. 2316.)
C'est précisément après la mort que la bonne odeur de la
sainteté se produit le plus souvent, et quelquefois elle per-
siste pendant des siècles. Les restes du pape Marcel la gar-
dèrent sept cents ans, et ceux de sainte Aldégonde huit
344 TRANSFORMATION DU SYSTÉ3IE NERVEUX.
siècles. D'après le témoignage de Bède^, qui était présent,
la chambre où était le corps de sainte Burgondefore était
pleine d'un parfum délicieux, et l'église où l'on fit son ser-
vice trente jours après sa mort se remplit du môme parfum.
Lorsque saint Ménard fut assassiné dans sa solitude, il sor-
tit de son cadavre une odeur très-agréable, qui se répandit
jusque dans la forêt environnante. Le corps de saint Domi-
nique exhalait une odeur semblable, et elle s'attacha pour
longtemps aux mains de ceux qui l'avaient enseveli. Après
la mort de saint Gandolphe, son corps répandit aussi un
doux parfum, qui remplit la maison pendant quinze jours.
Ce même phénomène se reproduisit chez le frère Robert de
Naples, chez Jeanne de la Croix, chez François de Sainte-
Marie et chez François de la Conception, quoique tous
fussent morts de maladies qui ont coutume d'être accom-
pagnées de mauvaises odeurs. Il faut que ce parfum de
sainteté soit bien pénétrant, puisque les actes de saint Tré-
vère rapportent qu'on le sentait à un mille à la ronde lors-
qu'on ouvrit son tombeau.
Tout parfum se rattache à une huile volatile, qui en est
comme le véhicule. Il n'est donc pas étonnant que, bien
souvent après la mort, il se forme dans le corps des saints
une huile de ce genre. Déjà saint Jean Climaque raconte, au
quatrième degré de son Échelle du Paradis, que, comme il
visitait un couvent dans le désert, un homme admirable,
nommé Menas, mourut peu de temps avant son arrivée,
après Y avoir passé cinq ans dans la pratique de toutes les
vertus. « Comme nous faisions, dit-il, le service divin pour
« lui, le troisième jour après sa mort, le lieu où était son
« corps se trouva rempli tout à coup d'une odeur merveil-
« leuse. L'abbé permit alors d'ouvrir son cercueil, et nous
TRAINSFORMATION DU SYSTEME NERVEUX. 345
tt vîmes couler des deux plantes de ses pieds , comme de
« deux sources^ un baume odorant. » Lorsqu'on leva le
corps de Madeleine de Pazzi^ un an après sa mort, on le Madeleine
trouva intact, et il en coula une huile pendant douze ans, ^® ^^^''
après quoi la source s'arrêta; mais le corps resta incor-
ruptible. Lorsqu'on ouvrit la tombe du bienheureux Félix Félix de
CriTltfillPP
de Cantalice, quelque temps après sa mort, on trouva dans
le cercueil de plomb qui renfermait son corps une grande
quantité d'une liqueur odorante, dans laquelle les méde-
cins remarquèrent beaucoup de propriétés extraordinaires.
On trouva également les os de l'abbesse Franca nageant
dans une huile de couleur obscure. Toutes les parties
molles du corps du bienheureux Ange s'étaient dissoutes en
une huile de cette sorte, lorsqu'on le leva d'Oxford. Lors-
qu'on ouvrit en 1649 la tombe du vénérable François Fr. Olympe.
Olympe, à chaque coup de marteau il s'élevait non une
poussière sèche, mais une douce vapeur dont le parfum
charma les assistants. Lorsqu'on eut ouvert le cercueil, on
trouva les os nageant dans un baume, dont l'odeur semblait
composée de celle de la rose et du lis. Le corps des saints
résiste même quelquefois à la chaux, comme on le vit
lorsqu'on ouvrit la tombe de Pascase Baylon, huit mois
après sa mort, et qu'on trouva sous la chaux son cadavre
intact et nageant dans l'huile.
Dans les rapports qui nous sont parvenus sur ce genre
de phénomènes, on donne quelquefois le nom de manne à
la substance qui avait été trouvée, probablement à cause
de sa solidité. C'est ainsi qu'on raconte de Jeanne d'Or-
viéto, qu'on trouva sa tête arrosée d'une manne céleste, et
qu'il en sortait de l'huile ainsi que de ses pieds. Pendant
longtemps aussi il coula de l'huile et de la manne dans le
346 TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX.
tombeau de sainte Rose de Viterbe. Ce phénomène se pro-
duit ordinairement quelque temps après la mort. C'est
ainsi qu'il se manifesta le vingtième jour chez la sœur Eus-
tochie, religieuse Minorité^ sous la forme d'une sueur odo-
rante qui inondait son corps, et qui, pendant longtemps,
revenait tous les vendredis et à toutes les grandes fêtes.
Quelquefois cependant il se manifeste immédiatement après
la mort. Il en fut ainsi de Pascal, de la sœur Elisabeth-
Marie de la Passion, qui, pendant trois jours, mouilla con-
tinuellement son voile et ses manches; du bienheureux
Alphonse, qui, immédiatement après sa mort, rendit une
huile que le peuple recueillait avec empressement; de la
sœur Salomée, dont le corps nagea dans l'huile pendant
les sept jours qu'elle fut exposée dans le chœur du mo-
nastère. Quelquefois, les plaies de la stigmatisation pa-
raissent sur le corps après la mort. Ainsi, lorsqu'on leva le
corps de la bienheureuse Hélène, dix -sept ans après sa
mort, il se forma au côté une plaie d'où s'échappait le
baume le plus pur.
Dans tous ces cas, la mort avait déjà trouvé dans le corps
des défunts une prédisposition à la formation de cette huile
mystérieuse, et elle n'avait fait que la développer plus
ou moins rapidement. Mais ceci suppose que cette dispo-
sition existait déjà et produisait ses effets pendant la vie,
et c'est ce que prouvent abondamment les nombreux exem-
5ainte Lut- pies que nous pouvons citer sous ce rapport. Sainte Lut-
^^^ ^' garde, étant à Los, chez une de ses amies, dans le couvent du
lieu, se trouva remplie, pendant qu'elle priait, d'une telle
douceur qu'elle appela son amie, et lui montra ses doigts
en lui disant : « Voyez, ma sœur, comme Dieu agit avec
moi : il fait couler de mes doigts, comme de l'huile, la plé-
TRANSFORMATION DU SYSTÈME NERVEUX. 347
nitude de grâce dont mon âme est inonde'e. w En disant
cela, elle était comme ivre et parcourait le couvent avec
une jubilation extrême. (A. S., 3 jun.) C'est ainsi que le
sein de Christine l'Admirable , pendant sa captivité, se
remplit d'huile avec laquelle elle frotta ses plaies et les
guérit. Lorsque Agnès de Monte-Pulciano mourut, en 1317, Agnès de
les sœurs du couvent dont elle était abbesse voulurent ' ^^^^^^^
garder son corps. Mais comme on craignait la putréfaction,
on envoya dans tout le pays, jusqu'à Gênes, pour acheter
les baumes les plus précieux. Mais à peine ceux qu'on avait
envoyés étaient-ils partis, que l'on vit couler du corps de
la sainte, de ses mains et de ses pieds des gouttes de
baume que les sœurs du couvent recueillirent dans des
vases et qu'elles conservèrent longtemps encore.
Ces faits et particulièrement celi^i que nous avons cité
de sainte Christine nous donnent quelque indication sur la
nature de ce phénomène. Le sein de la femme doit, d'après
les dispositions de la Providence, sécréter et fournir à l'en-
fant son nouvel aliment. Cet aliment est d'une nature
toute végétale. Le procédé qui le prépare dans l'organe où
il est renfermé n'appartient donc point proprement à la
nature animale, mais à la nature végétale. Il ressemble à
celui qui produit dans le noyau du fruit l'huile qui doit
servir plus tard de nourriture au germe de la plante. Aussi
le lait est-il, dans sa composition, une substance toute vé-
gétale, puisqu'il est formé d'huile, de mucus et de sucre
de lait, et qu'il ne contient relativement qu'une très-pe-
tite partie d'azote. Or l'azote est, comme on le sait, ce qui
caractérise principalement la vie animale. La vie mystique,
d'un autre côté, dans la diète qu'elle s'impose, préfère les
aliments fournis par le règne végétal : elle a même une
348 DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS.
certaine répugnance pour la chair des animaux. Cette abs-
tinence, jointe à réloignementde tout ce qui peut exciter
les passions, doit à la longue simplifier merveilleusement
les opérations de la vie, donner aux produits qui sont des-
tinés à l'entretenir une nature plus végétale, et favoriser
la formation de cette huile dont nous avons constaté la
présence dans le corps de plusieurs saints. Cette huile,
plus douce et plus légère , donne aussi une flamme plus
pure et plus claire, et brûle comme une lampe dans le
sanctuaire de la vie. Lorsque la mort a éteint la flamme,
l'huile qui était dans la lampe, n'étant plus consumée, dé-
borde, et toutes les parties molles du corps se résolvent
en elle.
CHAPITRE V
De la souplesse et de l'agilité du corps chez les saints. Marie d'Agréda.
Ida de Louvain. Sainte Colette. De l'incorruptibilité. Sainte Cathe-
rine de Bologne.
Une autre propriété du corps, dans les états mystiques,
c'est une grande agilité, une délicatesse et une iînesse mer-
veilleuse et une extrême facilité à recevoir les impressions.
La chair de Marie d'Agréda était sensible comme celle d'un
petit enfant, et ses cilices lui déchiraient aussitôt la peau.
Cette sensibilité croissait avec sa mortification , et elle lui
était parfois si pénible, qu'on ne pouvait la toucher sans
lui causer une vive douleur. Souvent ses mains enflaient
rien qu'à les laver dans l'eau froide, et quelquefois le
sang en sortait lorsqu'elle les frottait l'une contre l'autre.
Cette sensibilité, jointe à son extrême modestie, l'avait
décidée à ne se laisser jamais toucher par personne; c'est
DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS. 349
cette mobilité du corps que nous pouvons rattacher le phé-
nomène extraordinaire qui s'est produit chez la bienheu-
reuse Ida de Louvain^ dans le couvent de Rosenthal, près ida de Lou-
de Matines. Elle avait toujours désn'é dans sa jeunesse de ^^^""
présenter d'une manière réelle à l'enfant Jésus ses dons
avec les Rois Mages. Or il arriva qu'une béguine de ses
amies vint passer la nuit avec elle la veille de la fête des
RoiS;, afin de pouvoir aller ensemble le lendemain de très-
bonne heure célébrer cette fête dans l'église des Francis-
cains, qui était proche. Elles se couchèrent toutes les deux
dans le même lit, et la béguine se disposait à dormir. Mais
Ida s'occupait intérieurement du désir qui la poursuivait.
Bientôt elle se sentit inondée d'une telle douceur que
celle-ci débordait de son âme. Tous les membres de son
corps commencèrent à enfler de telle sorte qu'il prit bien-
tôt des proportions monstrueuses, et que l'une de ses
jambes creva, ce qui lui laissa encore longtemps après une
cicatrice. La béguine, ne sachant que penser, s'éloignait
toujours d'elle, et finit par ne plus occuper qu'un petit
coin du lit, tandis que sa compagne le prenait presque
tout entier. Mais tout à coup les choses changèrent. Le
corps d'Ida diminua peu à peu, laissant vide tout l'espace
qu'il avait occupé dans le lit, et se trouva enfin réduit à un
volume extrêmement petit. La béguine épouvantée pous-
sait des cris comme une folle, n'ayant jamais rien vu de
tel dans sa vie. Mais Ida avait obtenu ce qu'elle désirait; et,
lorsqu'elle fut revenue à elle, elle parut tout le reste de la
nuit comme plongée dans une ivresse ineffable. Le même
phénomène se reproduisit le soir, pendant qu'elle reve-
nait de l'église avec son amie, parce que son désir l'avait
reprise de nouveau.
10*
350 DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS.
Quelquefois ce phénomène, au lieu d'être passager,
comme dans le cas dont il vient d'être question , persiste
S" Colette, plus ou moins longtemps. C'est ce qui arriva à sainte Co-
lette. Ses parents lui avaient laissé dès son enfance la plus
grande liberté pour ses exercices de piété. Quelques per-
sonnes s'en scandalisaient, parce que, comme elle était
très -petite de taille, elle paraissait plus jeune encore
qu'elle n'était. La sainte aurait bien voulu être plus
grande. Un jour donc que, dans sa douleur, elle était
allée à l'église pour prier, et qu'elle disait à Dieu : « Ah
Seigneur! me laisserez - vous toujours si petite? » elle se
sentit croître tout à coup; et, quand elle fut de retour à
la maison, elle était plus gi'ande en effet que lorsqu'elle en
était partie. Elle était en même temps d'une merveilleuse
beauté, avait la peau blanche comme un lis et colorée d'un
doux incarnat. Elle fut longtemps sans s'en apercevoir;
mais l'ayant enfin remarqué, elle en fut inquiète. Crai-
gnant que sa beauté ne fût la cause de quelque danger,
elle s'adressa à Dieu pour lui demander son secours. A
peine avait-elle fini sa prière que la rougeur de son vi-
sage et de son corps disparut, et qu'il ne lui resta que la
blancheur de sa peau, qu'elle garda toute sa vie.
La même chose est arrivée à plusieurs autres saints ; et
ceci nous conduit à étudier d'autres phénomènes qui se
sont produits souvent chez les bienheureux après leur
mort. Le corps de Liduine avait été, comme nous l'avons
vu, miné pendant trente-huit ans par les maladies les plus
terribles. Mais lorsqu'elle eut rendu son âme à Dieu, son
visage n'inspirait aucun effroi, et n'avait pas même la pâ-
leur de la mort; il paraissait plutôt oint d'une huile ou
d'une liqueur aromatique, et brillait d'un tel éclat qu'il
DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS. 3ol
paraissait comme gloriiié. Tous ceux qui la virent ne pou-
vaient se lasser de la regarder, et disaient qu'ils n'avaient
jamais rien vu d'aussi beau. Tout le reste de son corps
brillait du même éclat : ses membres étaient ronds et po-
telés comme s'ils n'eussent jamais soufferts. Toutes ses
plaies avaient disparu, et il ne lui était resté qu'une légère
cicatrice des blessures que lui avaient faites les Picards.
Après la mort de sainte Colette, son corps garda pendant
douze heures la couleur qu'il avait pendant la vie; puis
il devint blanc comme la neige et parsemé de veines bleues
qui en relevaient la beauté. Tous ses membres étaient re-
vêtus d'une telle grâce que l'état de l'innocence primitive
semblait être revenu pour elle; et plus de trente mille
personnes accoururent pour la voir. Marie-Jeanne de Tours
étant morte à l'âge de quatre-vingt-douze ans, son corps,
épuisé et desséché par la vieillesse, les jeûnes et les mor-
tifications, reverdit en un moment, devint blanc comme
la neige, poli comme l'ivoire, et semblable à celui d'une
jeune fille de dix- huit ans. Quinze jours après la mort
d'Antoinette de Florence, religieuse Clarisse, les sœurs,
ayant ouvert son cercueil , trouvèrent son corps intact et
rouge, comme s'il avait été vivant. Et plus tard, toutes les
fois qu'elles allaient le visiter, elles le trouvaient alternati-
vement blanc et rose. Il en fut de même de Madeleine de
Pazzi, de Rose de Lima , de Catherine de Sienne , de Lut-
garde, de Colombe de Riéti, de Dominique de Paradis,
d'Oringa et de beaucoup d'autres femmes.
Parmi les hommes, nous pouvons citer saint François
d'Assise, saint Antoine de Padoue, saint Laurent Justinien,
dont les joues, deux jours après sa mort, devinrent roses
comme celles d'un homme vivant, et dont le corps resta in-
352 DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS.
tact pendant les soixante-sept jours qui s'écoulèrent avant
sa sépulture. Le corps de Philippe d'Aquério, qui était au-
paravant d'une couleur brune, devint clair et blanc, et ses
ulcères, qui sentaient très-mauvais pendant sa vie, répan-
dirent une odeur agréable. La clarté de la chair va quel-
quefois jusqu'à la transparence. Sulpice raconte de saint
Martin que son corps, après sa mort, était plus pur que
le cristal et plus blanc que le lait. On rapporte la même
chose de saint Hugues, évêque de Lincoln. Lorsque cette
clarté est jointe à la délicatesse des tissus, la couleur rose du
corps semble venir de la vivacité du sang, qui se manifeste
quelquefois alors par des hémorragies après la mort. Sou-
vent aussi le corps des saints garde après la mort une sou-
plesse et une flexibilité merveilleuse, ou bien il reste in-
corruptible. A mesure, en effet, que l'esprit s'affranchit des
liens de la vie inférieure pour s'élever vers Dieu, celle-ci
devient moins grossière, moins matérielle, et par consé-
quent moins corruptible. Déjà la tempérance et la sobriété,
en restreignant dans de justes limites la jouissance des ali-
ments matériels qui doivent entretenir la vie, diminuent
par là même la matérialité du corps. Après la mort de
Marie d'Oignies, lorsqu'on voulut laver son corps, on le
trouva tellement amaigri par les jeûnes et les maladies,
que l'on pouvait suivre sous la peau du ventre, comme
sous un linge transparent, tout le cours de l'épine dorsale.
Les exemples de cette incorruptibilité sont tellement nom-
breux qu'il est inutile et impossible à la fois de les citer
tous. Nous choisirons donc parmi eux celui de sainte Ca-
therine de Bologne, parce qu'il nous est attesté de la ma-
nière la plus authentique, et que ce cas nous olTre d'ailleurs
tous les phénomènes qui se rattachent aux faits de ce
DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS. 353
genre. Nous suivrons le récit que nous a laissé à ce sujet
Illuminata Bembi^, qui a été témoin oculaire de tous les
faits qu'elle raconte.
Elle commence à parler de la mort de Catherine, qui ar- g,^ ^^j.
riva en 1463, dans la quarantième année de son âge. A rine de Bo-
peine avait- elle fermé les yeux que son visage devint flo- "
rissant de beauté et sa chair tendre comme celle d'un en-
fant. En même temps son corps et les draps dans lesquels
elle était morte répandirent une odeur déhcieuse; de sorte
que tous en étaient dans l'étonnement. On porla son corps
dans l'église ; et, comme on passait devant l'autel du Saint-
Sacrement , on vit son visage sourire gracieusement ; sur
quoi tous les assistants se pressèrent autour d'elle, et, ravis
de son ineffable beauté , se mirent à lui baiser les mains ,
les pieds et ses vêtements. On prépara sa tombe, et l'on des-
cendit le corps en terre sans cercueil. Il en sortit alors un
parfum délicieux. Les deux sœurs qui étaient descendues
dans la fosse , craignant que la terre ne couvrît et ne gâtât
son visage si beau et si brillant, étendirent dessus un drap,
puis placèrent une planche grossière sur le corps. Mais
elles s'y étaient prises d'une manière si maladroite que la
terre que l'on jeta tomba sur le visage et sur le corps tout
entier. La sépulture une fois terminée, les sœurs, par
amour et par dévotion pour elle , se partagèrent les objets
qui lui avaient servi pendant sa vie, et s'entretenaient con-
tinuellement de ses vertus. Leur vénération pour elle aug-
menta bien davantage encore à la lecture du livre qu'elle
avait écrit. Elles allaient donc fréquemment au cimetière
visiter sa tombe, pleurer, prier ou lire auprès d'elle, et
toujours elles sentaient un parfum délicieux. Comme il n'y
avait là ni fleurs ni herbes odorantes, elles finirent par
354 DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS.
croire que cette odeur venait de la tombe de Catherine.
Bientôt des miracles s'y opérèrent; plusieurs malades y
recouvrèrent la santé. Les sœurs commencèrent donc à
regretter de l'avoir enterrée sans cercueil, et elles firent
part de leurs regrets au confesseur du couvent. Celui-ci,
qui était un homme intelligent, nous demanda, raconte
la biographe, ce que nous voulions faire. Nous lui dîmes
que nous voulions lever son corps, le mettre dans un cer-
cueil de bois, puis l'enterrer de nouveau. Il fut étonné de
cette demande; car il y avait dix- huit jours qu'elle était
morte, et il pensait que son corps devait être déjà en
putréfaction. Nous, nous mettions en avant la bonne odeur
qu'il exhalait, et il nous permit enfin de le lever, pourvu
qu'aucune mauvaise odeur ne se manifestât.
Nous finies préparer un cercueil, et dès le soir nous nous
mîmes à l'œuvre. Mais il s'éleva, au moment même, une
tempête accompagnée de grêle et d'éclairs. Les sœurs se
mirent en prière, et l'orage cessa. Le ciel, néanmoins, resta
obscur, et l'on ne voyait pas une étoile. L'une de nous
sortit dans le cimetière, et pria Dieu de nous manifester
par un signe s'il approuvait ce que nous voulions faire. Le
ciel devint serein aussitôt, et les étoiles brillèrent au-dessus
de la tombe. Toutes, remplies d'étonnement et de joie, se
mirent promptement à l'œuvre. Lorsque nous découvrîmes
le visage, nous le trouvâmes meurtri et défiguré par la
planche qu'on avait mise dessus, et parce que les*sœurs, en
creusant la terre, l'avaient frappé avec leur pelle. Nous
plaçâmes son corps dans un cerceuil , pour le remettre en
terre ; mais un instinct secret et merveilleux nous poussa
toutes à le placer pour quelque temps sous la porte. Là, le
nez et le visage reprirent leur forme naturelle ; la défunte
DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS. 355
devint blanche et belle comme si elle eût vécu encore , et
répandait avec cela une odeur délicieuse. Le matin, les
sœurs, allant à matines, furent remplies d'étonnement; et,
ravies par le parfum qu'elle répandait, elles ne pouvaient
se lasser de la toucher et de la baiser. La plupart se rendi-
rent à l'égUse, et quelques-unes seulement restèrent près
du corps pour l'enterrer; mais celles-ci, poussées comme
par une force mystérieuse, la portèrent dans l'église de-
vant le Saint-Sacrement, à l'endroit où se trouvaient toutes
les sœurs. On vit alors comme un éclair de joie illuminer
deux ou trois fois son visage; et son corps, à chaque fois,
exhalait un suave parfum. La sainte semblait imiter ce
qu'elle avait fait pendant sa vie ; car lorsqu'elle entrait dans
l'église et qu'elle se prosternait devant l'autel, elle ne pou-
vait se rassasier de témoigner à Dieu son respect. Toutes
les sœurs étaient profondément émues. Le parfum se ré-
pandit dans l'église et le cloître, s'attacha aux mains de
ceux qui le touchaient, et personne ne savait ce que cela
voulaitdire. L'odeur n'était pas continuelle, mais elle ces-
sait quelquefois , le temps à peu près de réciter le Pater.
C'était tantôt l'odeur du musc, tantôt celle de violette ou
d' œillet, ou des aromates les plus précieux, sans qu'on pût
la déterminer d'une manière précise. Cependant le corps
avait du sang à la tête, à la gorge, aux jambes et aux pieds,
où la planche avait pesé davantage.
De blanche qu'elle était auparavant, elle commença à
devenir rouge , et une sueur odorante coula de tous ses
membres. Tantôt elle était rouge comme un charbon al-
lumé; tantôt elle pâlissait et distillait continuellement une
liqueur tantôt pure comme l'eau , tantôt comme mêlée
d'eau et de sang. Nous finies appeler notre confesseur. Le
356 DE LA SOUPLESSE MYSTIQUE DU CORPS.
bruit de cet événement s'était déjà répandu dans la ville;
et, ayant appris la chose comme les autres, il venait avec un
médecin très-dislingué, le docteur Marcanova. Ils inspec-
tèrent le corps avec la plus grande attention. Il arriva
bientôt d'autres personnes capables de porter un jugement
sur cette affaire, des ecclésiastiques, des médecins. L'évêque
suffraganl assura qu'il avait vu au moins trois cents corps
saints, mais qu'aucun ne lui avait paru aussi beau que celui
de Catherine. Le légat permit de l'exposer à la vénération
des fidèles pendant sept jours à la grille du chœur. Tous
purent le voir rose, de belle forme, et changeant de couleur
de temps en temps. L'évêque fit construire un monument
en forme d'autel, et on l'y mit en présence des principaux
de la ville et de nous toutes, au miheu des hymnes et des
chants. Le cercueil fut fermé de deux clefs, dont l'une fut
donnée au confesseur et l'autre gardée dans le couvent.
Le vendredi suivant, on nous permit de visiter le corps.
Lorsque nous eûmes ôté l'étoffe de soie qui le couvrait, nous
le trouvâmes tout inondé de cette sueur qui, lorsqu'elle
était sèche, répandait une odeur délicieuse. Une de nous
ayant détaché des pieds un peu de peau à l'endroit où la
planche avait pesé, il en coula aussitôt du sang. Cette nuit-
là, ses yeux parurent tellement enfoncés qu'on n'en aper-
cevait presque plus aucune trace. Cette circonstance nous
affligea. Nous refermâmes le cercueil et primes avec nous la
clef. La nuit de Pâques, nous retournâmes à son tombeau;
et l'ayant ouvert , nous trouvâmes un de ses yeux beau et
ouvert. Quelque temps après, l'autre s'ouvrit peu à peu;
et le matin de la fête elle était si belle qu'elle paraissait
rayonnante d'éclat. Le lendemain, elle fut visitée en cet état
par les principaux ecclésiastiques et laïques de la ville, qui
TRANSFORMATION DES ORGANES DU MOUVEMENT. 357
n'en revenaient pas d'étonnement. Trois mois après sa
mort, et à deux fois différentes, il sortit de son nez un plat
de sang. Dans la suite, comme toute l'Italie accourait pour
la voir, elle fut placée dans une chapelle particulière, assise
sur un fauteuil, richement vêtue et les mains appuyées sur
ses genoux ; et c'est en cet état qu'on peut la voir encore
aujourd'hui. Elle ressemble parfaitement à une personne
vivante, si ce n'est que les parties exposées à l'air ont
noirci.
Quelquefois l'incorruptibilité du corps se communique
aux objels qui ont été en contact avec lui. En 1439, après
que la cathédrale de Florence fut bâtie , lorsqu'on voulut
lever le corps de saint Zénobe , on trouva ses os reposant
sur des feuilles et des fleurs d'un ormeau qui avaient
poussé au mois de janvier, au moment où on l'ensevelis-
sait pour la première fois , et que l'on avait mises à cause
de cela dans son cercueil. Elles étaient restées intactes pen-
dant tout ce temps, comme ce blé qu'on trouva dans les
catacombes de Rome, et qui, après de longs siècles,
avait gardé assez de vertu pour germer encore. (A. S.,
25 mai.)
CHAPITRE VI
Phénomènes mystiques dans la partie moyenne de l'homme. Comment
la mystique modifie les organes du mouvement. Saint Philippe de
Néri. Joseph de Copertino. Sainte Ida.
Jusqu'ici nous avons considéré les effets de la mystique
dans celte région inférieure de l'organisme humain par la-
quelle il est mis plus particulièrement en rapport avec la
nature extérieure. Cette région n'est éclairée que par une
358 TRANSFORMATION DES ORGANES BU MOUVEMENT.
lumière douteuse, qui rend les perceptions incertaines, et
expose nécessairement à beaucoup d'erreurs et d'illusions.
C'est dans cette région aussi qu'habitent tous ces instincts
aveugles qui semblent produits par une puissance étran-
gère; c'est là qu'ils ont leurs racines dans les passions qui
nous agitent. Toutes les convoitises sensibles sont dans un
rapport intime avec elle , mais surtout la volupté , cette
sirène perfide qui étale aux yeux le jeu trompeur de ses
imances variées, qui nous présente tous les objets sous un
jour faux et menteur, et sait mêler partout ses éléments
impurs à ce qu'il y a de plus pur et de plus saint. La mys-
tique ne peut donc se trouver à l'aise en ces domaines : elle
ne saurait y poser le pied avec sécurité. Aussi nous avertit-
elle sans cesse de ne point nous y arrêter avec complai-
sance, mais d'avoir toujours les yeux ouverts, afin de nous
mettre en garde contre les illusions sans nombre qu'on y
rencontre; elle nous recommande de les considérer seu-
lement comme un lieu de passage qui doit nous conduire
à un but plus élevé , et de surveiller toujours avec une
scrupuleuse attention les puissances qui y séjournent. Elle
n'attache donc pas une très- grande importance aux phé-
nomènes qui s'y produisent, quelque merveilleux qu'ils
paraissent d'ailleurs, et elle ne les considère que comme
des moyens pour arriver à quelque chose de mieux. C'est à
peine si elle réussit à préserver, de ce côté, des pièges des
puissances ennemies, l'homme même qui a atteint le plus
haut degré de la sainteté. Les mensonges et les illusions
qui se produisent dans la clairvoyance magnétique, où
l'âme n'est point contenue par le frein de la disciphne
mystique , montrent jusqu'à quel point ces précautions et
ces avertissements sont fondés.
TRANSFORMATION DES ORGANES DU MOUVEMENT. 359
Il fait un peu plus clair dans les régions moyennes de
l'àme et de l'organisme^ pas assez cependant pour que
l'homme puisse s'y abandonner à une sécurité parfaite.
Ces régions consistent principalement dans les organes des
mouvements volontaires^ avec tout ce qui s'y rattache, tels
que certains instincts et certaines passions d'un côté, et de
l'autre les perceptions des sens. La grâce trouve dans ces
régions ce qu'elle avait déjà trouvé dans les autres; elle y
trouve toutes les puissances liées par un funeste engourdis-
sement, ou dispersées par une surexcitation non moins
dangereuse. L'habitude du péché, l'entraînement des pas-
sions exercent sur l'àme tout entière , ou sur les organes
qui lui servent d'instrument, une influence désastreuse,
créent des mouvements factices qu'il faut réprimer, lient et
concentrent ce qu'il aurait fallu désunir, et dissipent ce
qu'il aurait fallu recueillir et concentrer. La vie mystique
doit donc réparer tous ces fâcheux effets, détourner l'homme
de l'amour des choses inférieures, pour le porter vers Dieu,
fortifier le dedans aux dépens du dehors. Aussi voyons -
nous que, dans ces états, la nature perd [plus ou moins
de son importance. Le soleil n'a plus la même influence
sur l'économie de la vie tout entière, la succession des
jours et des saisons passe même quelquefois inaperçue,
tandis que la volonté acquiert au contraire plus de force et
d'énergie, et donne aux puissances la direction qui lui
plaît. Ce changement profond une fois accompli, dans
l'angoisse et la douleur, le retour vers les choses qu'on a
quittées n'est plus chose facile. La moindre tentative sous
ce rapport est sévèrement punie, et la douleur physique
qui en est la suite avertit l'homme de ne pas aller plus
loin.
360 TRANSFORMATION DES ORGANES DU MOUVEMENT.
Tous les organes du mouvement subissent une modifi-
cation profonde. Dans l'état ordinaire, le but et le terme de
leur activité est placé dans le monde extérieur; mais, dans
l'état mystique , ce but est au dedans; de sorte que leur
action va du dehors au dedans. Il résulte de là toute une
suite de nouveaux courants et de nouvelles directions, qui,
partant du monde sensible, aboutissent à des régions fer-
mées jusque-là. Toutefois, ces mouvements, qui reportent
l'homme vers le monde extérieur, sont d'une tout autre
nature que ceux qui se produisent dans le somnambu-
lisme. Si nous les comparons tous les deux aux mouve-
ments ordinaires, tels qu'ils ont lieu dans l'état de veille
et dans le cours habituel de la vie , nous verrons que ces
derniers tiennent le milieu entre les premiers et les se-
conds. Dans l'état de veille ordinaire, le mouvement pro-
duit par l'organe est imprimé par la volonté; dans le
somnambulisme, il se rattache au sommeil et en dépend.
L'âme intelligente se retire alors, et est remplacée par cette
partie inférieure et obscure de l'âme qui a ses racines dans
la nature, et qui est dans un rapport intime avec ses
puissances. 11 résulte de là ce somnambulisme dans les
mouvements qui, soustrayant ceux-ci à la direction et
au contrôle de la volonté , les rapproche de ces mouve-
ments aveugles et involontaires qui constituent le jeu de
la vie inférieure et organique. Celle-ci, en effet, n'est pour
ainsi dire qu'une sorte de somnambulisme renfermé dans
les limites de l'individualité, tandis que le somnambu-
lisme magnétique, franchissant ces limites , met l'homme
dans un rapport immédiat avec la nature extérieure. Mais
dans le somnambulisme mystique, s'il est permis d'em-
ployer ici cette expression, ce n'est point la partie basse
TRANSFORMATION DES ORGANES DU MOUVEMENT. 361
et obscure de l'àme qui produit et dirige les mouvements
extraordinaires qu'on y observe; c'est l'esprit d'en haut
qui pénètre et remplit de ses dons l'àme supérieure et in-
telligente. En cet état, les organes sont mus par une puis-
sance supérieure^ et vers un but tout spirituel, et c'est de
là que résultent ces mouvements surnaturels et mystiques
dont nous trouvons une foule d'exemples dans la vie des
saints.
C'est ainsi que l'on raconte de sainte Ida de Louvain S'« Ida.
qu'étant malade elle reçut la visite de Fabbesse d'un
autre couvent. Celle-ci, l'ayant trouvée guérie comme
par miracle, la prit dans sa voiture et l'emmena avec
elle pour quelques jours. Tout à coup, la sainte se sentit
comme entraînée par une puissance elrangère qui ne lui
permit pas d'aller plus loin, mais la força de descendre
avec une force comparable à celle de deux ou trois
hommes. Elle fit donc arrêter la voiture et sauta dehors
sans saluer personne, ne sachant pas où elle était portée.
Elle fut entraînée dans une église où elle avait coutume
de prier devant un crucifix. Mais cette fois ehe ne put
s'y arrêter, et, toujours poussée par la même puissance,
elle ne fit que la traverser, jusqu'à ce qu'enfin elle fut
déposée chez une religieuse avec laquelle elle était in-
timement liée. C'est là qu'elle commença de trouver le
repos ; et , tout en causant avec elle , elle eut plusieurs
visions. {Hemiquez , Quinque prudentes virgines. Antv.,
1630, p. 380.)
L'esprit di^ in , pénétrant la partie supérieure de l'àme ,
s'empare ainsi de la faculté motrice, et l'élève à une plus
haute puissance. L'àme, en cet état, est intimement unie
à Dieu parles liens d'un amour réciproque, qui fait qu'elle
I. 11
362 TRANSFORMATION DES ORGANES DU MOUVEMENT.
se donne à lui à mesure que lui-même se donne à elle.
Cependant, quelque puissante que soit l'action de Dieu
sur elle, elle garde toujours sa liberté, soit qu'on la con-
sidère comme faculté affective, soit qu'on l'envisage comme
faculté motrice. Considérée sous ce dernier rapport, elle a
deux sortes de mouvements, l'un qui la porte au dehors ,
et l'autre, au contraire, qui la reporte au dedans. Or, dans
l'un et l'autre cas, elle reste libre sous l'action de Dieu. Là,
maîtresse de l'organe extérieur par lequel son action doit
se produire, elle ne fait que manifester au dehors et dans
l'espace les modifications intérieures et profondes qu'elle
a subies. Ici, transportée dans des régions supérieures et
surnaturelles, elle s'y meut à l'aise et converse familiè-
rement avec les esprits qui l'habitent. Dans le premier
cas, elle descend, puisqu'elle se penche vers le monde
physique. Cependant, comme elle est poussée par l'esprit
de Dieu , ses mouvements trahissent au dehors l'enthou-
siasme surnaturel qui les produit. L'ivresse où elle est
plongée est une ivresse sainte, chaste et divine, n'ayant
rien de commun avec ces transports qui , dans l'antiquité ,
emportaient les Ménades à travers les montagnes, les prai-
ries et les forêts. Quant aux mouvements qui élèvent l'âme
vers le monde des esprits , ils ne dépendent point, comme
les premiers, des organes extérieurs. Ceux-ci restent, au
contraire, dans un repos parfait, et ne servent à l'âme que
comme une base terrestre , d'où elle prend son essor pour
voler plus haut.
TRANSFORMATION DES PUISSANCES AFFECTIVES. 363
CHAPITRE VII
Comment la mystique change les puissances affectives de l'âme. De la
jubilation mystique. Marie d'Oignies. Du don des larmes. Sainte
Rose de Lima. Rinlinde de Billingen. Véronique de Binasco, etc.
L'esprit de Dieu s'empare non -seulement de la faculté
motrice de l'homme, mais encore de ses puissances affec-
tives. Comme il est devenu, pour ainsi dire, l'âme de son
âme , il doit être aussi comme le centre de gravitation de
toutes ses affections. Celles-ci, réunies dans un centre plus
élevé , acquièrent par là une nouvelle force et une dignité
plus grande : elles agissent par des motifs plus purs et
plus saints. Parmi ces affections, la première, celle qui est
comme la racine de toutes les autres , c'est l'amour, ce
poids des âmes, qui détermine tous leurs mouvements.
L'amour donc, élevé à une plus haute puissance par l'ac-
tion divine, gravite vers Dieu de toutes ses forces, par une
inclination qui a encore ses racines dans la partie sensible
de l'âme. La même force qui l'attire vers le bien la dé-
tourne du mal par un mouvement énergique de haine et
de répulsion. L'amour et la haine sont donc les deux affec-
tions fondamentales que la mystique soumet à sa discipline.
L'amour purifié, fortifié, élargi par l'action divine se
porte davantage vers le bien à mesure qu'il en approche
de plus près. La haine, de son côté, repousse avec d'autant
plus de force le mal du péché que l'âme en ressent davan-
tage les charmes trompeurs. A ces deux affections se rat-
tachent toutes les autres : le plaisir, la joie d'un côté ; le
déplaisir, la douleur et la tristesse de l'autre. La mystique
discipline toutes ces passions; de sorte qu'elles ne peuvent
364 TRANSFORMATION DES PUISSANCES AFFECTIVES.
plus subjuguer la partie supérieure de l'âme^ et que, deve-
nues plus dociles, elles n'échappent plus comme autrefois
à ses influences. Détournées des objets extérieurs qui les
excitaient autrefois, dépouillées des motifs sensibles qui les
mettaient en jeu, elles sont poussées désormais par des
motifs supérieurs, et dirigées vers des biens plus élevés. La
vie des saints nous montre jusqu'à quel degré l'âme ani-
mée de l'esprit de Dieu peut dominer ses passions , les ar-
racher entièrement à tout objet terrestre , et les transfi-
gurer, pour ainsi dire, en les purifiant toujours davantage.
Nous nous contenterons de citer ici quelques exemples
plus frappants que les autres , pris dans la vie des saints
qui se sont fait remarquer par le don de la jubilation ou
par le don des larmes, afin que le lecteur puisse avoir une
idée de ce que peut devenir la joie ou la douleur, inspirée
par l'esprit de Dieu.
Marie d'Oignies s'est distinguée entre beaucoup d'au-
tres par ce don de jubilation , qui sur son lit de mort
remplit son cœur de joie et ses lèvres de chant. En effet,
elle se mit à chanter d'une voix haute et claire, et ne
cessa pas pendant trois jours et trois nuits de louer ainsi
le Seigneur, de lui témoigner sa reconnaissance, célébrant
sa gloire et celle de la sainte Vierge , des anges et des
saints pour lesquels elle avait une dévotion particuUère ,
par les chants les plus délicieux. Pendant tout ce temps
elle ne s'arrêta pas un seul instant pour chercher les pa-
roles ou les mélodies qu'elle devait employer ; mais c'était
Dieu qui lui mettait tout cela dans la bouche , et elle sem-
blait l'avoir écrit sous les yeux; on eût dit qu'un séraphin,
étendant ses ailes sur sa poitrine, lui inspirait ses chants.
Après qu'elle eut ainsi chanté tout le jour, sa voix devint
TRANSFOIWÏATION DES PUISSANCES AFFECTIVES. 365
enrouée , de sorte que , vers la nuit , elle pouvait à peine
faire entendre un son ; mais le lendemain matin elle se
remit à chanter d'une voix plus haute et plus claire; car
l'ange du Seigneur lui avait ôté son enrouement, et elle
continua ainsi tout le jour. Le prieur d'Oignies, qui était
un prêtre fort distingué, avait fermé les portes de l'église
où elle était couchée, et y était resté seul avec elle; de
sorte que ceux qui étaient dehors entendaient seulement
des chants sans comprendre les paroles. Elle avait com-
mencé par célébrer la sainte Trinité^ et elle avait dit sur
ce sujet des choses merveilleuses, prises des évangiles, des
psaumes, des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament,
qu'elle n'avait jamais lus, donnant sur une foule de points
obscurs ou délicats des explications nouvelles et ingé-
nieuses. De la sainte Trinité, elle passa à l'Incarnation,
puis à la sainte Vierge , racontant une foule de choses des
anges, des apôtres et des autres saints. Puis elle passa aux
personnes qui lui étaient chères sur la terre , les recom-
mandant au Seigneur, et tout cela en vers latins. Elle dit,
entre autres choses, que les anges reçoivent toute leur con-
naissance de la lumière de la sainte Trinité, et que, glorifiés
par la lumière de Jésus-Christ, ils opèrent dans les âmes
saintes des fruits merveilleux. Elle dit aussi que la sainte
Vierge est déjà glorifiée dans son corps; que les corps des
saints qui sont ressuscites à la mort de Notre-Seigneur ne
sont point retournés au tombeau ; que le Saint-Esprit vi-
siterait bientôt son Église, et lui enverrait des ouvriers en
plus grand nombre que de coutume, pour opérer le salut
des âmes et éclairer le monde. Elle appelait saint Etienne le
jardin de roses du paradis, et disait que c'était lui qui
par sa prière avait obtenu la conversion de saint Paul, et
366 TRANSFORMATION DES PUISSANCES AFFECTIVES,
que, lorsque celui-ci avait gagné la couronne du martyre,
saint Etienne avait été présent et avait offert son âme à
Dieu en lui disant : Ce don précieux que vous m'avez fait,
je vous le rends avec tous les fruits qu'il a rapportés. Elle
parla en outre de son confesseur, priant Dieu de le garder,
afin qu'elle pût un jour lui présenter aussi son âme, et lui
rendre ainsi avec intérêt le don qu'il lui avait fait. Elle
repassa dans le plus grand détail les tentations qu'il avait
éprouvées et les fautes qu'il avait commises, priant Dieu
de l'en préserver à l'avenir. Le prieur, qui connaissait
très-bien la conscience de son confesseur, puisqu'il le con-
fessait lui-même, s' approchant de lui, lui demanda : «Est-ce
que vous lui auriez par hasard découvert vos péchés?
elle les nomme tous comme si elle les avait écrits dans un
livre. » Elle répéta plusieurs fois, toujours en vers latins, le
Magnificat, et éprouva, en le chantant, d'ineffables délices.
Elle se mita chanter le cantique de Siméon, et, lorsqu'elle
l'eut fini, elle recommanda instamment au Seigneur tous
ceux qu'elle aimait, entremêlant ses recommandations du
chant du Nunc dimittis. Elle mourut ainsi, après avoir
chanté pendant trois jours.
Il en est de même du don des larmes, et nous le retrou-
vons dans la vie d'un grand nombre de mystiques , soit
qu'ils pleurassent leurs propres imperfections, soit qu'ils
fussent attendris par la méditation des souffrances du
Rose Sauveur. Sainte Rose de Lima avait reçu ce don ; et elle
croyait que nos larmes n'appartiennent qu'à Dieu, et
qu'il ne convient pas de les verser pour d'autres que
pour lui. Trouvant donc un jour sa mère qui pleurait pour
quelque œuvre étrangère à Dieu, elle lui dit avec feu : « Ah
ma mère! que faites-vous là? Vous dépensez un trésor qui
de Lima.
TRANSFORMATION DES PUISSANCES AFFECTIVES. 367
n'appartient qu'à Dieu; car c'est à lui seul que nous de-
vons donner cette liqueur précieuse destinée à laver nos
péchés. » Rinlinde de Billingen^ au monastère d'Adelhau- Rinlinde de
sen, avait aussi reçu ce don, de même que le don de jubi- ^ ^"^®""
lation. Celui-ci durait souvent dix jours sans interruption
après ses communions. Mais aussi, quand elle considérait
la passion du Sauveur, elle fondait en larmes; de sorte
que la place où elle était agenouillée était toute mouillée
de ses pleurs ; elle éprouvait en même temps un désir ar-
dent d'être associée aux souftrances de son bien -aimé.
Véronique de Binasco pleurait si facilement que, dès Véronique
de Binasco.
qu'elle priait ou méditait, ou repassait ses péchés dans
son esprit, les larmes lui venaient aussitôt; et les autres
sœurs du couvent ne pouvaient assez s'étonner de les voir
couler ainsi sans qu'elle sanglotât ou qu'elle fît entendre
aucun bruit. Si elle voulait se cacher, ou retenir ses
pleurs, elle devenait malade, ou était prise d'un enroue-
ment très- violent. Thadane, sa confidente, déclara que,
lorsqu'elle était en contemplation, elle répandait sur le
pavé une telle quantité de larmes qu'il semblait qu'on y
eût jeté un vase plein d'eau. Aussi avait-elle fini par avoir
dans sa cellule un vase de terre qui pût contenir les larmes
qu'elle versait pendant ses ravissements; et le poids s'en
éleva quelquefois jusqu'à plusieurs livres de Milan.
D'autres sœurs assurent aussi que parfois les pleurs qui
tombaient de ses yeux s'arrêtaient sur sa poitrine pendant
ses extases, puis se mettaient à couler comme de l'eau or-
dinaire lorsqu'elle était revenue à elle.
Il en était ainsi de Marie d'Oignies. Un jour qu'elle Marie d'Oi-
considérait les bienfaits de la rédemption, elle fut telle- ^'®^'
ment émue qu'un fleuve de larmes baigna la place où elle
?}C)H TRANSFORMATION DES l'UlSSA.NCKS AFFECTIVES.
ctiiit à genoux dans régliso. A partir de ce moment, elle
ne pouvait plus regarder une croix , parler ou entendre
parler de la passion du Sauveur sans avoir aussitôt un
ravissement. Pour calmer sa douleur et retenir ses larmes,
elle était obligée de détourner sa pensée de l'humanité du
Christ pour la reporter sur sa divinité. Un jour, vers le
temps de la passion, comme elle s'immolait au Seigneur,
au milieu des soupirs, des sanglots et des larmes, un des
prêtres qui desservaient l'église l'avertit doucement de prier
bas et de retenir ses pleurs. Timide et obéissante comme
elle était, mais sachant bien cependant qu'il lui était im-
possible de faire ce qu'on lui demandait, elle sortit secrè-
tement de l'église, se cacha dans un lieu éloigné, et pria
le Seigneur de faire voir à ce prêtre qu'il n'est point au
pouvoir de l'homme de retenir ses larmes lorsque le
souffle du Saint-Esprit les fait couler. Sa prière fut exaucée
ce jour-là même ; car, pendant que ce prêtre disait la
messe, son Ame fut inondée d'un tel torrent de larmes qu'il
craignit d'étouffer. Plus il s'efforçait de les arrêter, plus
elles coulaient en abondance, non-seulement sur lui, mais
encore sur le livre et sur les linges de l'autel. Il comprit
alors, par sa propre expérience, ce qu'il n'avait pas voulu
apprendre par l'humilité. Marie étant revenue longtemps
après la messe , le prêtre lui raconta ce qui venait de lui
arriver. « Eh bien ! lui dit-elle, vous avez éprouvé vous-
même qu'il n'est pas donné à l'homme de retenir l'esprit
(juand il souffle avec impétuosité. » Comme elle pleurait
ainsi jour et nuit, elle était obligée de changer souvent les
draps dont elle s'enveloppait la tête. Jacques de Vitry, son
i)iogi-aphc, lui ayant demandé un jour si, après ses veilles
et ses jeûnes prolongés, les larmes qu'elle répandait en si
TRANSFORMATION DES PUISSANCES AFFECTIVES. 360
grande abondance ne F épuisaient pas, et si sa tête n'en
était pas affaiblie^ elle lui répondit : « Les larmes sont ma
force et ma nourriture^ et le jour et la nuit. Loin de me
faire mal à la tête, elles raniment mon esprit; loin de me
causer quelque soufl'rance , elles remplissent mon âme de
joie, parce qu'elles ne coulent point avec effort, mais que
c'est le Seigneur qui les donne, w Dans tous ces phéno-
mènes, c'est la septième paire de nerfs qui sert pour ainsi
dire de conducteur, et manifeste au dehors les sentiments
intérieurs de l'àme.
Mais à côté de ces courants qui se rattachent aux affec-
tions de l'appétit concupiscible, il en est d'autres qui sont
en rapport au contraire avec les passions de l'appétit iras-
cible. Celles-ci se produisent tantôt par les élans de l'or-
gueil ou de la présomption, tantôt au contraire par les
défaillances de la crainte et du découragement. Mais une
fois purifiées par la discipline chrétienne, ces passions
rentrent dans leur état normal; et l'homme est délivré de
cette mobilité qui, dans l'état ordinaire, le fait passer si fa-
cilement d'un excès à l'excès opposé. Loin d'être un pé-
ril pour lui, elles deviennent, au contraire, sous l'influence
de la grâce, des moyens d'avancer dans la vertu, et contri-
buent à produire ces miracles de pureté, de patience,
d'empire sur soi-même que nous admirons dans la vie des
saints. N'avons-nous pas vu, par exemple, Ignace de
Loyola passer en peu de temps de la vie présomptueuse,
grossière et libre des camps, à un état de perfection vrai-
ment merveilleuse, et devenir un modèle de modestie,
d'humilité, de douceur et d'égalité d'àme? Quel empire
n'a pas exercé sur soi-même François Borgia son succes-
seur? Avec quelle énergie Louis de Gonzague n'a-t-il pas
370 TRANSFORMAÏIOIN DES PUISSAÎSCES AFFECTIVES.
SU dompter la vivacité de son tempérament? Quels efforts
n'a pas dû faire Philippe de Néri pour acquérir cette par-
faite égalité d'âme que rien ne pouvait troubler ; de sorte
que ceux qui ne le connaissaient pas le croyaient insen-
sible ? La sérénité de son âme était si grande qu'il était la
consolation de tous les affligés, et que beaucoup recou-
vraient la paix et la joie rien qu'en le regardant. Toujours
bon et aimable, il savait par sa douceur assouplir les cœurs
les plus opiniâtres, et attirait par un charme irrésistible
ceux qui avaient gardé le précieux trésor de l'innocence.
Il avait coutume de dire que l'homme humble ne doit mé-
priser personne, mais seulement soi-même et le monde,
et qu'il lui faut savoir mépriser enfin jusqu'au mépris
lui-même. Or toute sa vie n'était que l'accompUssement
de cette parole. Et Marie -Elisabeth de Ranfain, quel cou-
rage ne lui a-t-il pas fallu pour lutter pendant toute sa
vie contre l'esprit de l'abîme; pour supporter les mauvais
traitements de sa mère, qui, irritée de ce qu'elle ne vou-
lait pas la suivre dans sa vie mondaine, l'accablait de
coups, et la faisait passer pour folle? Quelle force ne lui
a-t-il pas fallu plus tard, lorsqu'on la contraignit d'épouser
un homme méchant et cruel, qui ne savait qu'inventer pour
la faire souffrir? Elle supporta tout avec douceur et patience
sans jamais proférer une plainte , et réussit ainsi à con-
vertir son mari. Avec quelle constance supporta-t-elle la
plus terrible de toutes les épreuves, lorsque, devenue
veuve, elle fut possédée du démon, et condamnée à une lutte
acharnée contre l'enfer? Mais après être sortie victorieuse
de cette lutte, elle eut encoi'e assez de courage et d'énergie
pour se consacrer au service et à la conversion des femmes
perdues, et pour fonder l'ordre de Notre-Dame du Refuge.
TRANSFORMATION DES SE>S. 371
CHAPITRE VIII
Comment la mystique transforme et élève les fonctions des sens. Du
toucher. Marie d'Agréda. Rose de Lima. Du goût. Lucie d'Adelhau-
sen. Angèle de Foligno. Sainte Ida.
Les sens ont été donnés à la partie moyenne de l'àme,
afin de la mettre en rapport avec le monde extérieur. Cha-
cun d'eux remplit ce but par des moyens différents; mais
tous s'accordent en ce point qu'ils portent à l'âme les
impressions du dehors. Chaque sens est doué d'une double
faculté; car d'abord il met l'àme en rapport avec les ob-
jets extérieurs par le moyen des nerfs, et en second lieu
il s'approprie et s'assimile pour ainsi dire l'impression
qu'il reçoit de ces objets. Si nous voulons fortifier un sens,
celui de la vue, par exemple, que faisons-nous? Nous
l'armons d'un appareil optique, qui reçoit en plus grande
quantité la lumière, ou en concentre les rayons. La lu-
mière ainsi concentrée offrant à l'œil une image plus con-
densée et plus claire à la fois, celui-ci peut mieux se l'as-
similer, la transformer et l'introduire dans les régions de
l'esprit. Or, à ce moyen extérieur et factice doit corres-
pondre un moyen extérieur, qui permette à l'homme d'ob-
tenir par un procédé naturel et organique les mêmes ré-
sultats que l'on obtient dans le premier cas par un procédé
factice et physique. Si l'on parvenait à rendre à la fois
l'œil et plus transparent et plus impressionnable à la lu-
mière, on atteindrait par là le but auquel on arrive en
augmentant la masse de la lumière par l'accroissement de
l'ouverture du télescope. Et si l'on pouvait d'un autre
côté, en concentrant davantage l'organe, augmenter la
372 TRANSFORMATION DES SENS.
puissance qu il a reçue de recueillir et de s'assimiler les
rayons de la lumière, on produirait aussi les mêmes phé-
nomènes qu'on obtient à l'aide de la lentille. On aurait
une image plus précise dans ses contours, plus pleine,
plus concentrée; et, si la puissance qui réside dans les
nerfs était accrue dans la même proportion , cette image
entrerait sans difficulté dans le domaine de l'âme ; de sorte
que celle-ci pourrait sans effort la saisir et la contempler.
Or ces effets sont produits souvent par des moyens phy-
siologiques, dans la clairvoyance ou le somnambulisme
magnétique. Il n'est donc pas étonnant que la mystique
puisse les produire par des moyens surnaturels. Nier que
la chose soit possible, ce serait abaisser l'ordre surnaturel
au-dessous de la nature.
La discipline chrétienne a pour résultat de rendre les
organes corporels plus purs et plus subtils , et de former
ainsi en quelque sorte de nouveaux organes, d'une nature
plus déliée et plus délicate ; cette action doit s'étendre
nécessairement aux sens. Ceux-ci deviennent par là plus
accessibles aux moindres impressions. Les nerfs portent
celles-ci plus rapidement h l'âme. Les puissances de l'âme,
de leur côté, ayant acquis une force de concentration plus
grande, reçoivent plus vivement les impressions du dehors,
et gouvernent avec plus d'empire les organes qui leur sont
soumis. De là résultent pour ceux-ci une énergie et une
activité plus considérables. Les sens acquièrent ainsi, d'une
manière surnaturelle, uîie puissance bien plus grande en-
core que celle qu'ils obtiennent par des moyens extérieurs
et mécaniques. On comprend toutefois qu'ils doivent en cet
état considérer les choses d'une tout autre manière que
dans l'état ordinaire. Ici, portés en quelque sorte à la
TRANSF0R3IATI0N DES SENS. 373
périphérie et à la surface du corps, ils ne perçoivent aussi
les objets que par ce qu'ils ont d'extérieur. Le phénomène
seul les frappe, et la substance leur échappe. Là, au con-
traire, ils acquièrent une concentration plus grande, et
peuvent par conséquent saisir davantage le centre et le
fond des choses. Pénétrant au delà de la surface extérieure,
ils vont chercher la réalité qu'elle cache; et saisissant ainsi
les objets d'une manière plus précise et plus large, non
plus du dehors au dedans, mais du dedans au dehors,
ils en procurent à l'àme une connaissance plus sûre et plus
profonde.
La même disposition se fait remarquer dans les mou-
vements par lesquels l'àme, se détournant du monde
extérieur, se tourne de préférence vers les régions spiri-
tuelles. Ces mouvements sont à la fois plus vifs, plus
rapides et plus forts. L'âme associe les sens à ses dégoûts
du monde sensible, et leur fait partager son amour des
biens invisibles; de sorte que, se fermant comme d'eux-
mêmes aux objets extérieurs, ils acquièrent une puissance
et une énergie intérieure qui leur étaient inconnues au-
paravant. Chaque sens, en effet, a deux parties et comme
deux éléments bien distincts : l'un extérieur, qui saisit
les objets du dehors, et l'autre intérieur, correspondant
au premier, mais dans un rapport plus direct avec l'âme,
à laquelle il rapporte les impressions reçues du dehors.
Or c'est cet élément interne qui, purifié et transformé
pour ainsi dire par la mystique, acquiert souvent une
telle énergie qu'il semble avoir absorbé l'élément exté-
rieur, et suffire à lui seul pour toutes les opérations des
sens.
Parmi ceux-ci, nous trouvons d'abord celui du toucher^ Du toucher
374 TRANSFORMATION DES SENS.
répandu par tout le corps , et qui reçoit différents noms
selon les diverses fonctions qu'il exerce. Appliqué à un
objet résistant, il s'appelle le sens de l'impénétrabilité.
Appliqué à un objet qui pèse, c'est le sens de la pesanteur.
Et s'il est mis en rapport avec un objet qui se meut, il
s'appelle le sens de l'équilibre. On sait quel degré de per-
fection le sens du toucher acquiert quelquefois chez les
aveugles , qui finissent souvent avec son aide à distinguer
même les couleurs. On sait également quelle modification
profonde le sens de la pesanteur subit en certaines mala-
dies, et jusqu'à quel point augmente le sentiment de l'équi-
libre chez ceux à qui il est habituel. Il est donc facile de
comprendre que la vie mystique doit produire aussi des
effets analogues. Dans l'état ordinaire , le sens du toucher
est protégé par une sorte de voile qui l'empêche d'être
blessé trop profondément par l'action des objets extérieurs;
mais dans la vie mystique ce voile devient plus déUé et
plus délicat; de sorte que les choses qui autrefois pas-
saient inaperçues produisent maintenant une impression
plus ou moins profonde. La partie interne de ce sens
subit la même transformation, et sent plus vivement aussi
les impressions des choses spirituelles et surnaturelles. Il
se forme donc peu à peu à rencontre du tact corporel un
tact d'un ordre plus élevé, et qui est principalement en
rapport avec le règne invisible . Ce tact se divise , comme
le toucher matériel auquel il correspond, en plusieurs
éléments très -distincts. L'homme, en cet état, touche en
quelque sorte les choses spirituelles. L'amour, l'attirant
comme par un poids, lui donne le sentiment d'une gravi-
tation d'un ordre plus élevé : il acquiert en même temps
l'impression d'une harmonie et d'un équilibre bien supé-
TRANSFORMATION DES SENS. 375
rieur à celui dont le sens extérieur lui donnait la per-
ception. Le centre de gravité monte dans une région plus
élevée , et passe dans la poitrine. De là vient cette rapidité
plus grande dan^les mouvements , qui fait que souvent
l'homme^, en cetétat^ semble seulement glisser sur la terre.
L'âme, de son côté;, se sent comme ailée; il lui semble
qu'elle n'a qu'à étendre ses ailes pour s'élever jusqu'aux
régions les plus hautes.
Mais ce sentiment ne persévère pas toujours : il éprouve
quelquefois des interruptions bien douloureuses pour l'âme.
Marie d'Agréda avait acquis une telle agilité que même
pendant le sommeil son cœur était toujours éveillé. Mais,
quand venait la tentation, elle se sentait appesantie par un
poids si lourd qu'elle était près de tomber à terre, et
sur le point de mourir.
Sainte Rose de Lima éprouva la même chose à un plus
haut degré encore dès sa première jeunesse. Ses confes-
seurs lui avaient conseillé d'entrer dans un couvent, et
lesAugustines étaient disposées à la recevoir. Un dimanche
donc elle se mit en route avec son frère , pour se rendre
chez elles en secret. Étant entrée dans l'église des Domi-
nicains, qui était proche, pour prier la sainte Vierge, lors-
qu'elle voulut se lever pour partir, elle se sentit comme
clouée au sol. Son frère, voyant qu'elle tardait, l'avertit
avec impatience qu'il était temps de partir. La sainte rou-
gissant chercha à se détacher du sol sans pouvoir y réussir.
Son frère , après l'avoir avertie trois fois, voulut l'aider à
se lever; mais leurs efforts réunis n'eurent aucun effet.
Rose comprit que c'était un signe que la Providence avait
d'autres desseins sur elle; et à peine eut -elle promis de
retourner chez sa mère et de demeurer chez elle qu'elle
376 TRANSFORMATION DES SENS.
se sentit légère comme une plume , put se lever seule et
regagner sa maison. On raconte aussi que plus d'une fois
la prière d'un saint suffit pour rendre immobiles des as-
sassins ou des voleurs , comme on peutHB voir dans la vie
de Sophie , femme de Théodoric^ comte de Hollande; dans
celle de Philippe Ferrari^ de Randin de Sienne, de Cathe-
rine de Cordoue et de plusieurs autres. Quelquefois, sur-
tout dans les premiers siècles de l'Éghsc, des processions
païennes tout entières furent arrêtées, et comme fixées au
sol de cette manière , comme on peut le voir dans la vie
d'Apollonius, abbé en Egypte, et de saint Martin.
Après le sens du toucher vient celui du goût , qui a un
rapport spécial avec les organes de la nutrition , et est
placé à la porte de cette région, comme un portier chargé
de surveiller tout ce qui entre. Sa fonction est d'éprouver
le rapport chimique des aliments avec l'organisme qui doit
se les assimiler. Les sensations qu'ils lui procurent, et par
le moyen desquelles il discerne leurs qualités intrinsèques,
peuvent se rapporter à deux principales , à savoir celles
de l'amertume et de la douceur. C'est sous ce nom , en
eifet, que l'on exprime toutes les autres, de sorte que
l'amertume désigne tout ce qui déplaît au goût, et la dou-
ceur tout ce qui lui plaît. Or la vie mystique purifie et
élève le sens du goût, comme tous les autres. L'àme, en cet
état, savoure intérieurement toutes les choses divines, qui
sont l'unique objet de ses désirs. Elle goûte même extérieu-
rement les choses saintes, cachées sous une enveloppe cor-
porelle. Lucie de Schnadelburg, du couvent d'Adelhausen,
en Alsace, sentait dans sa bouche une telle douceur quand
elle priait et surtout quand elle récitait le Tater qu'elle
avait coutume de dire que ni le sucre , ni le miel, ni ce
TRANSFORMATION DES SENS. 377
qu'il y a de plus suave au monde n'était comparable à ce
qu'elle sentait. Son corps tout entier en était fortifié; et
elle pouvait, malgré sa faiblesse^ continuer de prier pen-
dant de longues heures; mais^ dès qu'elle se levait pour
s'occuper des soins du monastère , dont elle était prieure ,
elle perdait aussitôt ce goût surnaturel. Cette douceur se
changeait en amertume chez un saint abbé lorsqu'il priait
pour quelqu'un sans être exaucé. Mais c'est surtout dans
la sainte communion que se produisent les phénomènes
de ce genre. Sainte Angèle de Foligno disait à ce sujet à Angèie de
son confesseur : « Lorsque je communie , la sainte hostie °
« s'étend dans ma bouche , et elle n'a le goût ni du pain
« ni de la viande ordinaire, mais un goût particulier et
« délicieux j auquel je ne puis rien comparer sur cette
« terre. La sainte hostie ne me semble point quelque chose
<( de dur comme autrefois : elle ne descend point non plus
« peu à peu, comme cela arrive ordinairement, mais tout
« d'un coup, et avec une telle suavité que , s'il n'y avait
« obligation de l'avaler promptement , je la garderais le
« plus longtemps possible dans ma bouche. »
Lorsque sainte Ida de Louvain communiait, il lui sem-
blait que l'hostie était changée en un poisson qui avait la
tête en bas et qui , s' allongeant depuis le gosier jusqu'aux
intestins, attirait à soi et absorbait avec une grande avidité
tous ses esprits vitaux; et cette sensation durait tout le
jour. La sainte ne faisait en cette circonstance que trans-
porter à l'aliment céleste dont elle se nourrissait sa propre
avidité ; de sorte qu'au lieu de se nourrir de lui elle lui |
servait de nourriture. Saint Phihppe de Néri sentait une 1
douceur ineffable toutes les fois qu'il communiait; et on l
le voyait bien à l'expression de son visage. Les saints même
378 TRANSFORMATION DE l'oDORAT ET DE l'oUÏE.
pour qui tout aliment est devenu insupportable, et qui ne
peuvent rien prendre sans éprouver des crampes doulou-
reuseS;, reçoivent avec plaisir la sainte eucharistie, comme
on le voit dans la vie de Marie d'Oignies, de Liduine,
d'Ursule Bénincasa et de Marie de la Résurrection.
CHAPITRE IX
Comment la mystique transforme les sens de l'odorat et de l'ouïe.
Gille de Reggio. Catherine de Sienne. Philippe de Nén. Herman
Joseph. Jérôme Gratien. Suso. Joseph de Copertino, etc.
De même que le sens du goût est dans un rapport spé-
cial avec les organes de la nutrition , l'odorat est plus par-
ticulièrement lié à ceux de la respiration. Il est placé,
comme un autre portier, à cette seconde porte de la vie, et
chargé, en cette quahté, de discerner les qualités de l'at-
mosphère que nous respirons , par la nature de l'odeur
dont elle est imprégnée. L'odorat participe , comme tous
les autres sens, aux influences surnaturelles de la vie mys-
tique. Il acquiert par là quelque chose de plus intime , de
plus fin et de plus déhé , et peut ainsi discerner, sous le
voile extérieur qui les cache , des qualités qui lui auraient
échappé dans l'état ordinaire. L'ordre et le désordre moral
produisent en lui les mêmes effets qu'y produisent ordi-
nairement les objets extérieurs qui sont en rapport avec
lui. Si donc la sainteté et la vertu savent établir en toutes
choses un ordre parfait; si les saints , trahissant au dehors
l'harmonie intérieure de leur âme, ressemblent en quelque
sorte à un parterre délicieux, d'où s'exhalent les senteurs
les plus agréables , ils peuvent aussi sentir eux-mêmes le
TRANSFORMATION DE LODORAT ET DE LOUÏE. 379
parfum que répandent autour d'eux ceux qui, comme eux,
se sont donnés tout à Dieu. Et cette élévation du sens de
l'odorat est parallèle à la glorification intérieure que la
sainteté produit dans l'àme. Elle ne se manifeste d'abord
que par des impressions légères et incertaines; puis, à me-
sure que l'homme fait de nouveaux progrès dans la vertu,
l'odorat devient plus sûr et plus subtil , et il finit par pé-
nétrer jusque dans la partie la plus intime des choses, de
même qu'une oreille bien exercée saisit sans peine les ac-
cords ou les dissonances les plus légères. Saint Pacôme
distinguait les hérétiques à l'odeur. L'abbé Eugendis recon-
naissait les vertus ou les vices de chacun par l'odeur de sa
transpiration. Un frère nommé Émilien s' étant présenté à
l'abbé Euthymius pour recevoir la communion après avoir
consenti à une mauvaise pensée, celui-ci sentit une odeur
insupportable, et reconnut aussitôt l'état de son âme;
aussi lui adressa -t- il une réprimande sévère. Saint Hila-
rion, au rapport de saint Jérôme, distinguait à l'odeur des
vêtements ou des objets qu'on avait touchés de quel dé-
mon ou de quel vice on était l'esclave. Toute faute consi-
dérable donnait à l'odorat de sainte Brigitte une sensaUon
qu'elle ne pouvait supporter.
Plus ce sens devient subfil et pénétrant, plus aussi il
acquiert d'étendue. Un jour, Gille de Reggio allant au Gillede
monastère où vivait Jean des Vallées , comme il en était a
vingt-huit milles, celui-ci annonça aux frères son arrivée
prochaine. Ceux-ci lui ayant demandé comment il le savait,
il lui répondit que cet homme de Dieu exhalait une telle
abondance de parfums que l'odeur en était venue jusqu'à
lui. Sainte Catherine de Sienne, se rendant dans une ville S'" Cathe-
rine
célèbre, sentit, à quarante milles de distance, une odeur tel- de Sienne.
380 TRANSFORMATION DE l'oDORAT ET DE l'OUÏE.
«
lemeiit désagréable qu'elle assurait qu'elle n'avait jamais
rien senti de semblable. Lorsqu'un homme vicieux appro-
chait de sainte Lutgarde , il lui semblait recevoir le souffle
d'un lépreux. Dominique de Paradis ;, passant près d'un
soldat, connut, par l'odeur affreuse qu'il exhalait, qu'il
était rempli de vices , et ses exhortations finirent par le
convertir. La bienheureuse Gentille de Ravenne ne put un
jour manger d'un pain qui lui avait été présenté par un
homme vicieux. Saint Charles Borromée , étant venu à So-
masque, en 1566, sentit, en entrant dans l'église, une
odeur délicieuse , et dit aussitôt à ceux qui l'entouraient :
« Je sens par l'odorat qu'il y a dans cette église le corps
d'un grand serviteur de Dieu. » C'était celui de saint Jé-
rôme Émilien, dont il trouva facilement le tombeau.
de Chez saint Philippe de Néri, ce sens avait acquis une
telle déhcatesse qu'il distinguait à l'odeur la chasteté,
ainsi que toutes les vertus qui s'en rapprochent, ou les
vices qui lui sont contraires. Un grand nombre de ses pé-
nitents ont confirmé, par serment, ce fait après sa mort,
et assuré qu'ils avaient voulu quelquefois lui cacher les
péchés qu'ils avaient commis en ce genre, mais qu'il avait
découvert l'état de leur âme, et leur avait dit : « Mon fils,
vous sentez mauvais ; vous êtes tombé dans tel ou tel pé-
ché : déchargez votre conscience, et rejetez par la confes-
sion le poison du péché. » Stupéfaits et comme renversés
par ces paroles , ils avaient avoué leurs fautes avec un re-
pentir sincère. Le saint, quand il confessait quelqu'un qui
était tombé dans quelque péché impur, sentait une odeur
tellement insupportable qu'il était contraint de se cacher
le nez avec ses mains ou son mouchoir, ou de se détourner
le visage; ce qu'il faisait toutefois avec une telle dextérité
TRANSFORMATION DE l'ODORAT ET DE l'oUÏE. 381
que personne ne s'en apercevait. Il disait que l'odeur de
ce vice est telle qu'il n'en est aucune qui puisse lui être
comparée. Il lui vint un jour une femme chez qui il recon-
nut la présence de ce démon. Il étendit aussitôt la main
vers elle, et il s'échappa de son corps une odeur de
soufre qu'il ne pouvait supporter. Cette odeur s'attacha à
son nez et à ses mains j et il eut beau se laver, il ne put
pendant trois jours parvenir à s'en débarrasser. Il assura
plus tard que cette odeur avait dû venir du démon lui-
même. Il reconnaissait même par l'odorat ceux qui, pen-
dant la nuit, avaient eu quelque songe impur. Bien plus,
il discernait l'impureté, si on peut lui donner ce nom, chez
les animaux eux-mêmes. Pour lui, il était si pur que ja-
mais la volupté n'approcha de son âme ; aussi exhalait-il
une odeur déhcieuse, que sentaient souvent ceux qui l'ap-
prochaient.
Saint Herman Joseph de Steinfeld, toutes les fois qu'a- s. Herman.
près le repas il récitait le psaume Miserere, en allant du
réfectoire à l'éghse, sentait une odeur d'aromates telle
qu'il lui semblait marcher dans le paradis. Ne sachant pas
d'abord que c'était un don particulier dont Dieu l'avait
favorisé, il demandait quelquefois aux frères qui mar-
chaient avec lui s'ils ne sentaient pas quelque odeur agréa-
ble. Mais, ayant remarqué qu'après chaque demande de
cette sorte il ne sentait plus rien , il finit par comprendre
que c'était une faveur spéciale qu'il devait taire aux au-
tres. Il avait coutume, aux fêtes de la sainte Vierge, toutes
les fois qu'on prononçait son nom, de se prosterner à
terre et d'y rester aussi longtemps qu'il pouvait le faire
sans paraître singulier. Quelques-uns de ses amis les plus
intimes lui demandèrent pourquoi il le faisait, « C'est que.
382 TRANSFORMATION DE l/ ODORAT ET DE l'OUÏE.
leur dit- il, toutes les fois que je me prosterne en enten-
dant le nom de Marie, il m'arrive une senteur qui est
comme un mélange des arômes de toutes les fleurs, de
sorte qu'il m'en coûte extrêmement de me relever, et que
je resterais prosterné toujours, si je le pouvais. Toutes les
fois qu'on chantait à matines le Benedictm, il sentait
comme une odeur d'encens qu'on aurait allumé, quoi-
que, d'après la coutume de l'ordre, on n'encensât à matines
qu'aux quatre plus grandes fêtes de l'année; et à chaque
fois il voyait deux anges qui portaient un encensoir dans
le chœur où étaient réunis les frères , encensant les uns
avec respect, passant devant les autres avec indifférence ,
et reculant devant quelques-uns avec horreur. (A. S.,
7 april.)
On raconte de sainte Catherine de Gênes que , lorsqu'elle
allait à la communion , elle sentait un parfum si délicieux
qu'elle croyait être dans le paradis. Cette finesse de l'odo-
rat dure quelquefois jusqu'à la mort. Nous lisons dans le
Ménologe de saint François qu'en 1234 un frère vit à son
lit de mort trois vierges; tirant d'une boîte une liqueur
tellement odorante qu'à partir de ce moment il ne put
ni boire ni manger jusqu'à l'heure où il rendit joyeuse-
ment son âme à Dieu.
Du sens de Le sens de l'ouïe met en rapport notre âme avec les
l'ouïe, autres âmes ou avec la force motrice qui git dans les choses
de la nature. Comme il est, avec le sens de la vue, déjà plus
élevé naturellement que les autres, il doit participer da-
vantage aussi aux influences surnaturelles de la vie mys-
tique. Aussi le voyons-nous souvent acquérir chez les
saints une telle délicatesse qu'il perçoit les sons les plus
légers, ceux-là même que l'oreille la plus fine ne pourrait
TRANSFORMATION DE l' ODORAT ET DE l'OUÏE. 383
entendre dans l'état ordinaire. Le côté spirituel et intérieur
de ce sens se développe et se perfectionne dans la même
mesure par le moyen de la prière. Dans la prière-, en effet,
l'àme s'entretient avec Dieu ; car Dieu et l'àme ont un lan-
gage par lequel ils se comprennent. C'est la piété qui ap-
prend à l'homme ce langage divin. Or la piété est elle-
même un don de Dieu, C'est ce don du langage dont parle
l'Apôtre. L'àme à qui manque ce don est muette, et ne
peut parler à Dieu, de même qu'elle est sourde lorsqu'elle
n'entend pas sa voix. Tout entretien avec un autre est un
dialogue. Si l'àme parle à Dieu, Dieu, de son côté, parle à
l'âme, et l'àme entend sa voix et comprend ce qu'il lui dit.
La parole que l'àme entend est une parole vivante. Ce n'est
d'aboi d qu'un léger murmure, que l'àme, encore assourdie
par le bruit du monde, entend comme un bruit lointain.
Mais, à mesure qu'elle avance dans la perfection, ces sons
mystérieux deviennent plus clairs, et finissent par des
paroles distinctes et articulées, soit que l'àme les entende
au dedans de soi, soit qu'elles lui arrivent du dehors,
prononcées par une voix extérieure, soit qu'elle voie celui
qui lui parle, soit qu'il se cache à ses regards. Tantôt c'est
dans le sommeil et tantôt dans l'état de veille qu'elle en-
tend ces voix surnaturelles et célestes.
Quoiqu'elles soient perçues par l'imagination , la mys-
tique reconnaît à certains signes qu'elles viennent d'en
haut, de Dieu, auteur de tout don parfait, lorsque, par
exemple , il n'est pas au pouvoir de l'àme de ne point les
entendre et de détourner d'elles ses pensées, lorsqu'en
peu de temps et de mots elle apprend plus de choses qu'elle
n'en apprendrait en beaucoup de temps et de paroles dans
l'état ordinaire, lorsque ces voix enfin éveillent en elle
384 TRANSFORMATION DE l'ODORAT ET DE l'OUÏE.
des sentiments inaccoutumés. Sainte Thérèse, dans sa Vie,
dit beaucoup de clioses à ce sujet, et d'après sa propre
expérience. Elle dit entre autres choses que les paroles qui
nous arrivent de cette manière se distinguent de toutes les
autres en ce qu'elles renferment beaucoup de choses en
peu de mots. L'âme d'abord ne peut se défendre d'un cer-
tain effroi ; mais bientôt elle se sent attirée et ravie par les
trésors de bénédiction qu'elle y découvre. Nous traiterons
ailleurs des voix intérieures , parce qu'elles se rattachent
à un autre ordre de phénomènes, et nous ne parlerons ici
que de celles qui sont accessibles au sens extérieur de
l'ouïe.
Jérôme Gra- On raconte dans la vie de Jérôme Gratien, de l'ordre des
tien. Carmes, qu'il vit un jour, pendant l'office du matin , un
rayon de lumière très-brillant, sous la forme d'un globe,
dont la pointe partait de son œil et s'étendait jusqu'au ciel
en s' élargissant toujours davantage. Il vit clairement alors
dans cette lumière sainte Thérèse resplendissante d'un mer-
veilleux éclat, et il l'entendit lui adresser ces paroles :
« Nous là-haut, et vous en bas, nous devons être une seule
c( chose par la charité et la pureté ; nous en jouissant, vous
« en souffrant. Et ce que nous faisons avec l'essence divine,
« vous devez le faire avec le saint Sacrement. Dis cela à
a toutes mes tilles. » Cette vision et ces paroles ne durèrent
qu'un instant, et Jérôme, occupé à chanter avec les autres
frères, n'omit pas un seul verset du psaume. 11 déclara que
cette lumière qu'il avait vue était plus claire et plus pure
que celle du soleil , et qu'il l'avait vue aussi bien les yeux
fermés que les yeux ouverts , et sans que son œil en fût
blessé. Il ne put jamais oublier les paroles qu'il avait en-
tendues ni la langue dans laquelle elles lui avaient été dites.
TRANSFORMATION DE l'ODORAT ET DE l'oUÏE. 385
Cette vision une fois passée, il n'eut pas la moindre tenta-
tion d'orgueil, et se mit aussitôt à examiner si elle venait
de Dieu ou du démon. Il entendit alors intérieurement une
voix qui lui reprocha de perdre le temps à des pensées
aussi inutiles, et l'avertit d'étudier plutôt le sens des
paroles qu'il avait entendues; après quoi il se trouva
consolé et tranquille.
Un jour que Suso , selon sa coutume , prenait un peu de suso.
repos sur sa chaise, après matines, ses yeux s'ouvrirent,
et, se mettant à genoux, il salua dans l'étoile du matin qui
se levait la reine du ciel, avec le sentiment d'une ineflable
consolation , comme les petits oiseaux saluent les premiers
rayons de l'aurore. Il prononça chaque parole en son âme
d'un ton doux et paisible. L'écho lui répondit bientôt; car,
s'étant assis de nouveau, il entendit au fond de son cœur
une voix si délicieuse qu'il en fut tout ému. Cette voix,
pendant que l'étoile du matin se levait, se mit à chanter ces
paroles : Stella maris Maria hodie processif ad ortum.
Une autre fois, pendant la nuit, il avait prolongé sa prière
jusqu'à ce que le gardien eût sonné avec sa trompette le
signal du matin. 11 se dit alors : Assieds-toi un instant avant
de voir l'étoile du matin. Lorsqu'il se fut reposé ainsi un
peu de temps, il entendit deux jeunes gens chanter d'une
voix céleste le beau répons : Surge et illuminare, Jérusa-
lem ; et son âme en fut tellement ravie que son corps, déjà
malade, semblait près de succomber. Une autre fois, étant
allé se chauffer un peu après avoir beaucoup souffert du
froid et de la faim, il crut entendre un écolier de douze ans
passer devant la fenêtre de sa cellule en chantant un chant
délicieux. Il se mit à écouter. La voix chanta trois chants
lun après l'autre ; et le bienheureux ayant ouvert sa fenêtre,
11*
386 TRANSFORMATION DE l' ODORAT ET DE l'oUÏE.
le chantre monta jusqu'à lui, et lui présenta une corbeille
remplie de fraises odorantes. Une autre fois encore, les
deux jeunes gens dont il a été parlé plus haut lui apparu-
rent sous une forme visible, conduits par un musicien , et
se mirent à danser en sa présence. Leurs danses n'étaient
point comme les danses ordinaires; mais il semblait qu'ils
plongeaient dans l'abîme des perfections divines, et qu'ils
en sortaient tour à tour.
s. Joseph de Saint Joseph de Copertino, disant la messe le jour de la
oper in . ^..^^ ^^ ^^.^^ François, en présence du cardinal Paletta et
du général de son ordre, entendit tout d'un coup les sons
d'un violon qui retentissaient si doucement à son oreille
qu'il en eut un ravissement. Celui-ci dura si longtemps
qu'on ne put l'en faire sortir que par l'obéissance. Ces sons
avaient duré jusqu'à la fin de la communion , mais aucun
des assistants ne les avait entendus. Il dit ensuite qu'ils
n'étaient point venus de l'église ni de la sacristie, mais du
dehors, ce qui était impossible naturellement. Il raconta
qu'une autre fois, pendant une fête de la sainte Vierge, il
était resté pendant trois jours en union avec Dieu, et que
pendant tout ce temps il avait entendu la plus délicieuse
musique. « La musique matérielle , disait-il, doit servir à
« élever l'âme et à exciter en elle la charité ; mais Dieu
« nous touche bien davantage quand il daigne le faire im-
« médiatement. Ces sons que j'ai entendus venaient sans
u doute du paradis, ajoutait-il, et les bienheureux jouissent
« là-haut de ces chants d'une manière ineffable. » On ra.
conte la même chose de Salvator de Tissa, Capucin à Syra-
cuse, et de Julien de Saint- Augustin. Souvent, lorsque ce
dernier était en extase, on entendait des sons merveilleux
autour de lui. C'est surtout au moment de la mort que
TUANSFORMATION DU SENS DE LA VUE. 387
Dieu accorde cette faveur aux saints, même à ceux souvent
qui n'ont jamais été jusque-là dans un état mystique. Ainsi,
lorsque Hélène Riedmanin , abbesse du couvent de Sefflin-
gen , en Souabe, mourut en 1 588 , toutes les sœurs enten-
dirent comme une musique céleste qui les remplit à la fois
de joie et d'effroi^ car elles lui avaient été souvent opposées
pendant sa vie. A la mort de Lucius Dominique, en Apulie,
cette musique ne fut entendue que par des enfants encore
innocents. Le même phénomène s'est reproduit à la mort
de Jeanne de Saint -Etienne, de Marie de Luner, de Ber-
nardin de Reggio et de beaucoup d'autres.
CHAPITRE X
Des phénomènes produits par la mystique dans le sens de la vue. De
la faculté de lire dans l'âme des autres hommes. Saint Joseph de
Copertino. De la faculté de voir Notre-Seigneur dans l'Eucharistie.
Véronique de Binasco. Pierre Tolosan, Catherine de Sienne. Marie
d'Oignies. Métamorphose mystique. Catherine de Sienne. Rose de
Lima. Marie Villana. De la faculté de se rendre invisible, soi ou les
autres.
Le sens de la vue est destiné, dans l'état ordinaire, à pé-
nétrer la profondeur de l'espace, et à nous donner la per-
ception des objets visibles qu'il renferme, par le moyen
de la lumière qui, touchant l'organe, et réunissant en lui
ses rayons dispersés, produit ainsi le phénomène de la vi-
sion. Mais, de même qu'il y a des états naturels où l'organe
corporel acquiert un développement extraordinaire, ainsi
arrive-t-il souvent, dans l'état mystique, que le côté spiri-
tuel de ce même organe , étant détaché davantage de son
élément corporel, se trouve élevé, par une puissance sur-
388 TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE.
naturelle, à un degré de perfection que la nature ne saurait
atteindre. Lorsque^ après avoir fermé l'œil, nous le tournons
vers le soleil, quoique nous n'en voyions point la lumière,
nous en sentons cependant la chaleur, et pour en voir les
rayons nous n'avons besoin que d'ouvrir les yeux. Ainsi,
lorsque notre œil intérieur s'ouvre, l'œil extérieur auquel
il correspond, et qui n'aperçoit les choses que d'une ma-
nière matérielle et grossière, est à son égard comme s'il
était fermé, tandis que lui voit les objets dans une lumière
supérieure et toute spirituelle. Dans l'état ordinaire, l'âme
sort pour ainsi dire de son sanctuaire pour se répandre au
dehors sur les objets qu'éclaire le soleil; puis elle traduit
en images et en pensées les impressions extérieures qu'elle
a recueillies. Le contraire arrive dans l'état mystique.
L'œil intérieur, élevé à une plus haute puissance , vit en
quelque sorte dans une région toute spirituelle, et voit des
choses qui sont un mystère pour l'œil extérieur; puis il
traduit en des images sensibles les impressions toutes spi-
rituelles qu'il a reçues; de sorte que ces deux sens, ou
plutôt ces deux éléments d'un sens unique , sont dans un
rapport opposé.
Les vies des saints sont pleines de faits qui nous montrent
jusqu'à quel degré de perfection la mystique élève quelque-
fois le sens de la vue. Et d'abord, elle donne souvent à
l'homme la faculté de pénétrer chez les autres, sous Fen-
* veloppe du corps, les mystères les plus profonds de l'âme.
s. Joseph de Saint Joseph de Gopertino avait ce don, et de plus celui de
oper mo. j.g(^,^jjjjltpg p^^P l'odorat les péchés de la chair. Ce dernier
était développé chez lui à un tel point que les autres frères
de la communauté, lorsqu'un pécheur de cette sorte l'a-
vait approché, le trouvaient souvent dans sa cellule occupé
TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE. 389
à se débarrasser de l'odeur infecte qu'il sentait, soit
en prenant du tabac , soit en se lavant et se frottant avec
un mouchoir. Quant à l'autre don, il disait à son supé-
rieur que quelques personnes lui paraissaient si hideuses
qu'il ne pouvait ni les regarder ni leur parler. Il ci-
tait entre autres l'exemple d'une femme qui avait une
grande réputation de sainteté, et passait pour avoir des
visions. Mais le saint, ayant deviné l'état de son âme, lui
toucha le cœur, et elle avoua qu'elle n'avait jamais été
jusque-là qu'une h^^ocrite. Un jour, le cardinal Fachonetti
de Sinigaglia lui avait envoyé par un de ses coureurs une
lettre. A peine le saint eut-il aperçu ce dernier qu'il lui
dit d'un air sévère : « Comment, mon fils, tu sers un si
noble maître, et tu n'as pas honte de sortir avec une fi-
gure aussi sale? Ya donc te laver, pour que ton maître ne
se fâche pas en te voyant ainsi. » Le pauvre homme ne sa-
vait que penser, car il s'était lavé le matin, et n'avait rien
fait depuis qui pût lui salir le visage. Mais, en y réfléchis-
sant, il pensa que le saint pouvait bien avoir eu l'intention
de parler des souillures de sa conscience. Il fit donc une
bonne confession générale, et alla ensuite chez le saint
prendre la réponse qu'il devait rapporter à son maître. Le
saint l'accueillit avec joie, le caressa et lui dit : « Te voilà
comme tu dois être. Lorsque tu es venu, tu étais tellement
sale que je ne pouvais te regarder. Maintenant que tu es *
propre, tu peux paraître avec confiance devant ton maître. »
Pastrovicchi raconte de lui, d'après les actes de sa canoni-
sation, le fait suivant : Un seigneur lui ayant présenté un
jour un jeune gentilhomme , le saint lui demanda : « Quel
est ce Maure que vous m'avez amené? Comme il est noir! »
Puis se tournant vers le jeune homme, il lui dit : « Mon
390 TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE.
fils, allez vous laver la figure. » Celui-ci comprit bien ce
que le saint voulait dire, et suivit son conseil. S'étant pré-
sente le lendemain devant lui, celui-ci lui dit : « Vous voilà
beau maintenant, mon fils; lavez- vous souvent, car hier
vous étiez noir comme un Maure, w — « Allez vous laver le
visage, dit-il à un autre dans une pareille circonstance; il
est tout taché d'encre. » Une autre fois, il dit encore à quel-
qu'un : «Oh! que vous êtes laid! bandez bien votre arc. »
C'est ainsi qu'il avait coutume de nommer la conscience.
Si le sens de la vue peut, dans l'état mystique , décou-
vrir ainsi les péchés cachés dans les replis du cœur hu-
main, il n'est pas étonnant qu'il puisse reconnaître ce qui
est saint devant Dieu sous le voile extérieur qui le cache.
C'est surtout à la sainte eucharistie que s'appHque cette
faculté merveilleuse. C'est pour cela que nous lisons si
souvent dans la Vie des saints que le Sauveur leur a ap-
paru sous telle ou telle forme, et surtout sous la forme
d'un enfant. On sait qu'un fait de ce genre arriva du temps
de saint Louis, et que le roi refusa d'aller voir ce miracle,
disant que c'était bon pour ceux qui ne croyaient pas. Notre-
S"= Ida. Seigneur apparut sous cette forme à sainte Ida trois fois suc-
cessivement, à la fête de Noël, et à chaque fois plus grand
qu'auparavant; et la sainte fut, après ce miracle , inondée
Véronique pendant quarante jours d'une joie ineffable. Véronique de
de Binasco. gjnasco le vit ainsi, des yeux du corps, tout environné
d'anges. Elle voyait en même temps, au-dessus du calice,
quelque cliose qui brillait d'un éclat merveilleux ; mais elle
ne put distinguer ce que c'était. Vualem, Cistercien, vit
dans l'hostie l'enfant Jésus, portant à la main une couronne
d'or garnie de pierres précieuses. Il était plus blanc que la
neige; son visage était serein et ses yeux brillants. Pierre
TRAxNSFORMATION DU SENS DE LA VUE. 391
Tolosan, disant la messe, au moment où il tenait l'hostie pierre Tolo-
sur le calice, l'enfant Jésus lui apparut d'une beauté mer- ^^•
veilleuse. Effrayé de l'éclat qui frappait ses regards, il
ferma les yeux; mais la vision durait toujours. Il voulut dé-
tourner la tête, mais il voyait toujours Notre -Seigneur,
tantôt sur sa main , tantôt sur son bras , de quelque côté
qu'il regardât. La môme chose arriva presque tous les
jours pendant trois ou quatre mois. Un curé de Moncada,
dans le royaume de Valence, était tourmenté par des doutes
sur la validité de son ordination. Or, un jour de Noël,
pendant qu'il disait la messe, une petite fdle de quatre ans
et demi aperçut dans ses mains, pendant l'élévation, au
lieu de l'hostie, la figure d'un enfant. Il l'avertit donc de
faire attention le lendemain, et la même vision se repro-
duisit. Non content de cela, il prit avec lui à l'autel trois
hosties, en consacra deux, communia avec l'une d'elles
et présenta ensuite à l'enfant les deux autres. L'enfant
aperçut la même forme dans l'hostie qui était consacrée,
et ne vit rien dans l'autre. (Reynaldus, Annal, eccles.,
an. 1392.)
On raconte des faits semblables de sainte Angèle de Fo-
ligno, de saint Hugues de Cluni, de saint Ignace de Loyola,
de Liduine, de Dominique de Paradis, et d'une foule
d'autres. Notre-Seigneur apparut ainsi souvent à sainte Ca- §,6 cathe-
therine de Sienne , mais sous des formes différentes. Elle ^^
de Sienne,
voyait toujours cependant des anges qui tenaient un voile
d'or, symbole du mystère, puis, au milieu, l'hostie sous
la forme d'un enfant. Tantôt elle voyait des anges et des
saints qui adoraient Notre-Seigneur sur l'autel. Tantôt ce-
lui-ci lui apparaissait tout en feu, et elle se voyait alors,
elle, le Christ et le prêtre, au milieu des flammes. Quelque-
392 TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE.
fois une lumière partant de l'autel éclairait toute l'église.
Une autre fois, pendant que le prêtre partageait l'hostie,
il lui fut montré comment le corps entier de Notre-Seigneur
est renfermé dans chaque partie. Notre-Seigneur ne lui ap-
paraissait pas toujours avec le même âge. Marie d'Oignies
voyait souvent aussi, à l'élévation, Notre-Seigneur sous la
forme d'un enfant environné d'anges. Lorsque le prêtre
communiait, elle voyait en esprit Notre-Seigneur descendre
dans son âme, etla remplir d'un merveilleux éclat. S'il com-
muniait indignement, elle voyait Notre-Seigneur indigné
laisser son âme dans le vide et l'obscurité. Lors même
qu'elle était dans sa cellule, on voyait, par les changements
extraordinaires qui se manifestaient en elle, qu'elle sentait
la présence de Notre-Seigneur sur l'autel. Elle le voyait
quelquefois sous la forme d'un agneau ou d'une colombe.
Il se montrait à chacune de ses fêtes sous une forme ana-
logue au mystère que l'on célébrait; ainsi, elle le voyait
à Noël comme un enfant sur le sein de sa mère; à la
Chandeleur, entre les bras de Siméon. Un jour, à cette
fête, son cierge s'étant éteint, il se ralluma de soi-même.
Dans le temps de la Passion , elle le voyait sur la croix, ra-
rement néanmoins, parce que cette vue produisait en elle
des émotions trop vives. Lorsqu'on administrait l' extrême-
onction aux malades, elle le voyait se répandre dans leurs
membres comme une lumière. Elle priait souvent pour un
prêtre qu'elle connaissait. Or celui-ci, disant la messe en
sa présence, offrit par reconnaissance le saint sacrifice pour *
elle. Lorsqu'il eut fini, elle lui dit : « Cette messe était pour
moi. » Le prêtre étonné lui demandait comment elle l'avait
su : «J'ai vu, lui répondit-elle, une colombe descendre sur
votre tête à l'autel, et étendre vers moi ses ailes dans son
TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE. 393
vol; et j'ai compris que c'était le Saint-Esprit qui m'appor-
tait les fruits de la messe. » Ordinairement, lorsque la messe
était dite par un bon prêtre, elle voyait les anges tout
joyeux. (A. S.)
Quelquefois Notre-Seigneur est visible pour tous les as-
sistants. Cantinpré, dans son livre des Abeilles, raconte
qu'à Douai en Flandre^ dans l'église de Saint-Amat, un
prêtre, ayant laissé tomber une hostie, se mit à genoux
tout consterné pour la ramasser; mais il remarqua que, se
levant elle-même de terre, elle vint s'attacher au purifi-
catoire. Il appela aussitôt les autres chanoines, qui, étant
accourus, virent sur le linge là forme d'un bel enfant. Le
peuple se pressa pour voir, le miracle, et tous en furent té-
moins. Cantinpré, ayant appris cet événement, vint à
Douai; et, comme il connaissait le doyen de l'éghse, il le
pria de lui faire voir le miracle. Celui-ci ouvrit donc le
tabernacle. La foule approcha, et tous se mirent à crier :
« Ah! voilà, voilà Notre-Seigneur, je le vois. » Cantinpré
ne voyait que l'hostie, et pourtant il ne se reprochait rien
qui pût l'empêcher de voir comme les autres : mais voici
que tout à coup ses yeux s'ouvrirent, et il aperçut le visage
de Notre-Seigneur dans l'âge mûr et de grandeur natu-
relle; il avait une couronne d'épines sur la tête, et deux
gouttes de sang coulaient de son front. Il se prosterna
aussitôt, fondant en larmes. Lorsqu'il se releva, il ne vit
plus ni sang ni couronne, mais seulement la figure d'un
homme tourné du côté droit, de sorte que l'œil droit était
à peine visible. Il était beau et radieux; son front était
élevé, son nez long et droit, ses yeux baissés; ses cheveux
flottaient sur les épaules; sa barbe était longue; ses joues
étaient maigres et sa tête penchée. Pendant ce temps-là.
o!)4 TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE.
d'autres le voyaient sous une autre forme : les uns, atta-
clié sur la croix; les autres, comme souverain juge des
vivants et des morts ; la plupart, sous la forme d'un enfant.
Tel est le récit d'un homme parfaitement digne de foi, qui
raconte, dans le plus grand détail, ce qu'il a vu de ses
propres yeux et parfaitement éveille. On rapporte encore
beaucoup d'autres faits de ce genre, comme, par exemple,
l'espèce du vin apparaissant sous la forme de sang, et celle
du pain sous la forme de chair.
D'autres fois le sens de la vue est dans un rapport sur-
naturel avec les images des saints , et sainte Rose de Lima
nous donne à ce sujet des éclaircissements précieux. Il y
avait à Lima, dans l'église des Franciscains, une image de
la Vierge avec l'enfant Jésus, de grandeur naturelle, et
faite avec un bois inconnu, que les conquérants du Pérou
avaient apportée d'Espagne. C'est aux pieds de cette image
que les indigènes avaient reçu les premiers enseignements
du christianisme elle sacrement de baptême. C'était de là
que la foi s'était répandue dans tout le pays; de sorte que
cette statue devint bientôt une image miraculeuse, surtout
après une grande victoire que six cents chrétiens rempor-
tèrent, en 1553, sur plus de deux cent mille Indiens
païens. C'était là l'aimant qui avait attiré Rose dès son en-
fance; c'était aussi au pied de cette statue qu'elle avait
pris l'habit de Saint-Dominique; c'était à elle qu'elle venait
confier toutes ses affaires ; et, les yeux fixés sur cette image,
elle voyait aussitôt si elle était exaucée ou non. Elle s'ex-
prima de la manière la plus claire à ce sujet avec deux
hommes instruits et éclairés, J. de Castillo et J. de Loren-
zana, qui avaient été envoyés pour éprouver son esprit et
ses voies. Elle répondit à leurs questions que ses entretiens
TRANSFORMATION DU SENS DE LA VUE. 393
avec cette image avaient lieu sans paroles, sans aucun
bruit, sans mouvement; qu'ils consistaient dans une pure
sympathie produite par l'harmonie des sentiments; et que
le visage de la statue s'exprimait d'une manière si claire à
son égard que les discours les plus recherchés ne pou-
vaient rien produire de semblable ; qu'il en était de même
du visage de l'enfant Jésus, et qu'elle lisait sur les deux,
comme dans un livre ouvert, la réponse qu'elle attendait
bien mieux que si elle avait été écrite. Elle ajoutait que les
lèvres, les joues et les yeux de ces deux figures respiraient
une grâce mystérieuse, et étaient tellement expressifs qu'ils
lui donnaient une certitude à laquelle rien ne pouvait être
comparé. Les signes n'étaient pas toujours favorables d'a-
bord : la sainte Vierge et l'enfant Jésus prenaient quelque-
fois un visage sérieux ou même menaçant. Elle s'en allait
alors triste chez elle , et ceux qui la voyaient revenir li-
saient aussitôt sur son front les sentiments dont elle était
animée ; mais elle ne se décourageait pas, et continuait de
prier jusqu'à ce qu'elle eût désarmé l'enfant par l'inter-
cession de la mère, et qu'elle eût obtenu de lui un sou-
rire gracieux. Dans le mot sympathie, dont se sert la
sainte, gît tout le mystère de ce commerce intime entre
elle et cette image. Ce qu'elle voyait intérieurement avec
les yeux de l'esprit prenait pour elle une forme corporelle,
et , par le moyen de la sympathie qui l'attirait vers cette
image, se traduisait dans des signes extérieurement visibles
pour elle.
Si les objets extérieurs peuvent produire une telle sym-
pathie, elle doit exister bien plus fréquemment encore entre
l'àme et les sens, et donner heu alors à des phénomènes
Semblables. Lorsque Dieu, en effet, remplit une âme, il dé-
396 TRANSFORMATIOIS DU SENS DE LA VUE.
borde souvent de ses profondeurs , et se répand pour ainsi
dire dans le corps^ en y formant comme une image de soi-
même. Raymond de Capoue, dernier confesseur de sainte
Catherine de Sienne^, nous raconte dans la vie de celle-ci,
qu'étant un jour au lit malade elle le tit appeler pour lui
parler d'une révélation qu'elle avait eue. Quoiqu'elle fût
agitée par la fièvre, elle se mit, selon sa coutume, à parler
de Dieu, et lui raconta la révélation qu'elle avait eue.
Raymond, entendant les choses extraordinaires qu'elle lui
disait, se prit à douter si tout cela était bien vrai. Comme
il roulait ces pensées dans son esprit, en tenant toujours les
regards fixés sur la sainte, il vit tout à coup le visage de
celle-ci changé en celui d'un homme barbu, lequel le re-
gardait d'un air sévère qui remplit son âme d'efïroi. Le
visage était long, avec une barbe d'une longueur moyenne
et d'un brun clair; il respirait une grande majesté, et l'on
reconnaissait en lui Notre-Seigneur. Saisi d'épouvante, Ray-
mond s'écria : « Quel est celui qui me regarde ainsi? —
C'est celui qui est là, » répondit la vierge, et la vision
disparut aussitôt. « Je pus alors, ajoute Raymond, recon-
naître la figure de la sainte, que je ne pouvais distinguer
auparavant. » Il finit son récit par ces paroles : « Ce que
je dis ici, je le dis devant Dieu, le Père de Notre-Seigneur,
car il sait que je ne mens pas. » La même chose eut lieu
avec Catherine Ricci de Florence, en 1 590. Elle était stig-
matisée. Or une religieuse qui était venue la voir pendant
une de ses extases, ayant conçu quelques doutes, le visage
de la sainte prit aussitôt la forme de celui de Notre-Sei-
gneur, et, se tournant vers elle d'un air sévère, lui de-
manda : « Qui crois-tu que je sois? — Oh! Jésus, » répon-
dit-elle remplie d'épouvante. « Catherine, qu'est-ce que
TRA^SFORMATIO^ DU SENS DE LA VLK. 397
cela? » Après cela le visage de l'extatique reprit peu à peu
sa première forme. Le visage de sainte Rose de Liuia pre-
nait souvent la forme de celui de sainte Catherine de
Sienne, son modèle.
Dans tous ces cas nous voyons l'esprit de Dieu, qui ha-
bite dans l'àme, prendre une forme visible. Mais quelque-
fois aussi le mal se présente sous une forme extérieure.
Marie Yillana, morte à Florence en 1360, avait dès sa pre- Marie Vil-
mière jeunesse mené une vie sainte. Craignant les contra-
dictions de son père, elle quitta en secret un soir la mai-
son paternelle pour aller chercher un refuge dans un
monastère ; mais son père, l'ayant fait chercher, la ramena
à la maison, et la contraignit d'épouser un jeune gentil-
homme. Bientôt elle s'accoutuma àTétatdii mariage, qu'elle
avait tant redouté : elle devint tiède d'abord, et finit par
se livrer aux vanités du monde. Un jour que, magnifique-
ment parée, elle se regardait dans sou miroir, elle aperçut
dans la glace le visage hideux non d'un homme, mais
d'un démon, dans les traits duquel elle reconnut bientôt
l'état intérieur de son âme. Saisie d'efîroi, elle fond en
larmes, jette loin d'elle tous ses ornements, reprend ses
pénitences, et arrive ainsi à un haut degré de perfection.
(A. S., 26 aug.)
Quelquefois, au contraire, un voile épais couvre les ^ eux
et leur cache ce qu'ils ne doivent pas voir. Les faits de ce
genre sont néanmoins trop peu nombreux encore, et ont
été trop peu étudiés jusqu'ici pour que nous puissions
porter sur eux un jugement certain. Nous les rapporterons
donc tels que nous les trouvons. On raconte dans la vie
de la bienheureuse Liduine que, deux hommes se querel-
lant près de chez elle, l'un des deux se mit à poursuivre
I. 12
398 TRANbFORMATIOIS DU SENS DE LA VUE.
avec une épée son adversaire, qui se sauva dans la chambre
de la malade. Le premier, furieux, demande à la mère de
Liduine si l'ennemi qu'il poursuit n'est pas là : celle-ci ré-
pond que non; mais l'autre, ne la croyant pas, s'adresse à
la sainte et lui fait la même question. Ne voulant pas men-
tir, elle répond affirmativement, et reçoit comme châtiment
un soufflet de sa mère. Liduine s'excusa en disant qu'elle
avait dit vrai, parce qu'elle avait espéré que Dieu cacherait
celui qui s'était réfugié chez elle. Celui-ci, en effet, ne fui
point aperçu par son adversaire, qui s'en alla sans avoir
pu satisfaire sa vengeance. Il est dit de saint Lucien, dans
ses actes, que lorsqu'il parcourait les rues de la ville il
était visible pour ceux dont il voulait être vu, et invisible
pour les autres. Le roi de Naples ayant envoyé soixante
soldats pour s'emparer de saint François de Paule, celui-ci
se prosterna devant l'autel de son église afin de prier Dieu.
Les envoyés du roi vinrent l'y chercher, passèrent près de
lui et le touchèrent, mais sans le voir. Violante, femme
du roi Jean d'Aragon, voulait, par curiosité, voir l'inté-
rieur de la cellule de saint Vincent Ferrier; et comme le
saint refusait de se prêtera ses désirs, elle lit un jour for-
cer la porte. Elle vit alors !out ce qui était dans sa chambre,
mais non le saint lui-même ; et il en fut de même de ceux
qui l'accompagnaient. Elle demanda donc aux frères où
était Vincent; ils lui répondirent qu'il était devant elle, et
qu'ils étaient surpris qu'elle ne le vit pas. Puis, se tour-
nant vers lui, ils lui dirent : « Pourquoi donc, mon père,
ne paraissez-vous pas devant la reine, qui vient vous voir,
et ne lui parlez-vous pas? — Je n'ai jamais permis à aucune
femme d'entrer dans ma cellule, pas même à la reine,
et Dieu , pour la punir d'en avoir forcé l'entrée, tient ses
TKANSFÔUMATIOn Di: SK.NS DE L\ VLK. iJO^)
yeux liés aussi longtemps qu'elle restera ici, pour l'empê-
cher de me voir. » La reine sortit aussitôt. Vincent la
suivit; elle lui demanda pardon de ce qui s'était passé, et
s'éloigna.
A ce genre de phénomènes s'en rattache naturellement
un autre qui a beaucoup de rapport avec lui. Souvent, en
effet, l'homme, dans l'état mystique, aperçoit ce qui est
invisible : il ne peut être ici question que des visions d'un
degré inférieur, où Notre-Seigneur elles saints se montrent
sous une forme visible à l'œil extérieur. Ceci peut arriver
de deux manières : ou bien, en efî'et, ces apparitions pren-
nent une forme en se revêtant d'un corps éthéré; ou elles
ne font que toucher intérieurement l'organe, ety produire
les mêmes elTets qui résultent de la vision corporelle. L'âme
étant intimement hée au corps et en pénétrant tous les
organes, il ne peut rien se passer, soit en elle, soit dans le
corps qu'elle anime, sans que l'autre partie ne le ressente
à sa manière. Lors donc que l'àme touche intérieurement
la faculté de la vue et la met enjeu, ce mouvement se com-
munique à l'organe extérieur, et il arrive alors le contraire
de ce qui a lieu dans la vision corporelle. Ici, en effet,
l'impression que reçoit l'organe monte jusqu'à l'àme, tan-
dis que là c'est l'impression de l'àme qui descend vers l'or-
gane. De même donc que, dans la perception extérieure,
l'àme transforme l'image que lui apportent les sens, alin
d'en avoir la perception, ainsi l'organe, de son côlé, tra-
vaille à sa manière l'impression qu'il reçoit de l'àme, et lui
donne une forme extérieure; puis il projette cette forme
au dehors, et la présente à l'esprit comme un objet réel.
C'est ainsi que l'on peut exphquer les apparitions sensibles
que nous racontent les livres des mystiques, et se repré-
400 TRANSFORMATION DV SEN.S DE LA VUE.
senter, jusqu'à un certain point, ce nombre merveilleu.v
d'images au milieu duquel ils vivent.
D'ordinaire, les phénomènes de cette sorte ne se pro-
duisent que dans les commencements de la vie mystique,
parce que l'homme n'est encore, pour ainsi dire, qu'à l'en-
fance , et qu'il a besoin que Dieu le traite comme un en-
fant, [.es apparitions corporelles peuvent donc être consi-
dérées en général comme le dernier degré dans le royaume
spirituel, de même que les sens auxquels elles s'adressent
sont ce qu'il y a de moins élevé en lui. Elles ne sont
donc point un signe infaillible de sainteté, car le temi)é-
rament , l'imagination , la maladie ou même le démon
peuvent y avoir une grande part. La mystique ne permet
pas de désirer ces visions; car l'expérience ayant appris
que, lorsqu'elles viennent de Dieu, elles arrivent sans
qu'on les ait désirées, et sont reçues avec une sorte de
crainte et de frayeur, les maîtres de la vie spirituelle pen-
sent avec raison que les désirer est le signe d'un orgueil
secret que Dieu punit quelquefois en accordant à l'homme
la faveur dangereuse qu' il demande. Ceux qui reçoivent avec
plaisir cette faveur, qui veulent la posséder comme quelque
chose qui leur est propre, qui en prennent occasion de s'en-
tretenir dans la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes,
ceux-là, dit un ancien mystique, deviennent endurcis dans
leur cœur et enfants du démon. Ces apparitions, selon la
remarque ingénieuse de Richard de Saint- Victor, ont lien
ordinairement dans la vallée, quelquefois, mais rarement,
sur le pencliant de la montagne, et plus rarement encore
sur le sommet. Il faut donc les accueillir avec précaution ;
et, lorsque le Christ lui-même apparaît, il devrait être
toujours accompagné d'Élie et de Moïse, comme témoins.
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL. 40 <
CHAPITRE XI
Des effets produits par la mystique dans le sens commun. De la faculté
de sentir de loin l'Eucharistie. Sainte Ida. Julienne. Casset. Fr. Bor-
gia. Marie d'Oignies, De la faculté d'attirer l'Eucharistie. Sainte
Thérèse. Elisabeth de Jésus. Catherine de Sienne. Saint Hippolyte.
Véronique Giulani. Julienne Falconieri. De la faculté de pénétrer
les esprits. Jean de Sagonte. Julienne. Colette. Saint Thomas d'Aquin.
Fr. de Paule. Fr. Olympe. Joseph de Copertino. De la faculté de
voir à distance et de lire dans l'avenir, Alpède de Cadoto. Elisabeth
de Schonau. Pie V. Saint Dominique. Saint Antoine de Padoue.
Laurent Justinien. Philippe de Néri. Ignace de Loyola.
Si les sens n'aboutissaient à un sens commun, qui re-
cueille leurs impressions pour les communiquer ensuite à
l'âme, leurs fonctions manqueraient de l'unité qui leur
est nécessaire. Aucun d'eux, en effet, ne peut percevoir
les sensations des autres, et chacun agit en quelque sorte
pour soi, sans rien savoir de ce que les autres font. Il
leur faut donc un sens qui leur soit commun à tous, qui
unisse et coordonne leurs perceptions, et en fasse, pour
ainsi dire, une perception commune à tous. Ce sens com-
mun est placé comme au milieu des sens particuliers, et
ceux-ci sont rangés en cercle autour de lui, et divisés par
groupes plus ou moins éloignés de ce centre. Le premier
groupe, et le plus proche du centre, est formé par les sens
de la tête ; le second se compose de ceux qui appartiennent
à la vie inférieure ; et le troisième enfin, qui tient le milieu
entre les deux premiers, occupe la région moyenne. Ces
trois groupes sont dominés parle sens commun ou cen-
tral, auquel aboutissent toutes les perceptions, depuis les
plus claires jusqu'à ce sentiment obscur et à peine recon-
naissable que l'homme a de soi-même, et qui constitue pro-
402 TRANSFORMATION .MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAI..
prement la vie animale. Or ce sens commun subit, sous
l'influence de la vie mystique, la même transformation que
les sens particuliers dont il est le centre. 11 est, pour ainsi
dire, déplacé et introduit dans un milieu plus profond,
(i'oii il peut unir avec plus de force encore les opérations
distinctes des autres sens. Les groupes que forment ceux-ci
Hont rapprochés du centre qui les domine, et se laissent
gouverner plus facilement par lui. Us se trouvent par la
même raison plus près les uns des autres, et entrent ainsi
dans des rapports plus intimes.
Ce sens commun a son siège au-dessus du groupe le
plus élevé des sens de la tête, et c'est de là qu'il règne
sur tous les autres. Les sens de la vie inférieure ont aussi
besoin d'un organe extérieur qui puisse les mettre en rap-
port les uns avec les autres, et cet organe, c'est le milieu
du système ganglionnaire, le cerebnim abdominale. C'est là
que se déploie ce sens commun de la vie inférieure : c'est
de là qu'il domine toutes les basses régions de l'organisme
Immain, et c'est dans la fossette du cœur qu'il est plus
immédiatement accessible aux influences du dehors. Les
sens supérieurs, de leur côté, trouvent le centre et l'organe
dont ils ont besoin dans le ganglion central du cerveau in-
férieur, dans la glande pinéale. Or le sens général, se trou-
vant placé au milieu de tous les autres , peut se porter de
préférence soit vers ceux qui forment le groupe supérieur
placé au sommet de la tête, soit vers ceux qui appartien-
Jient à la vie inférieure. 11 peut même remplacer un sens
par un autre, le sens de la vue, par exemple, par celui
de l'ouïe; et, comme il se trouve élevé à une plus haute
puissance, il exerce un empire plus absolu sur tous les
juitres. Chaque sens, avec la faculté qui lui correspond,
TRAISSFORMATIO^ MYSTIQUE DU SEKS GÉNÉRAL. 403
est attaché à un courant particulier dans l'organisme vi-
vant. Le sens général ou commun se trouve donc en rap-
port avec ce courant général de la vie, qui, partant des
régions les plus hautes de l'homme, pénètre jusqu'aux ré-
gions les plus basses et les plus profondes. Tel est ce sens
commun qui, déjà dans le somnambulisme, acquiert un
si haut degré de perfection. Nous le retrouvons plus par-
fait encore chez les mystiques; mais chez eux il prend une
direction différente.
Dans le somnambulisme magnétique, il est tourné sur-
tout du côté de la nature, tandis que dans l'état mystique
il est tourné vers Dieu et les choses saintes, et la nature
n'entre, pour ainsi dire, que d'une manière accidentelle
dans le cercle de ses opérations. Dans l'un et dans l'autre
cas, il saisit, par un procédé d'une nature plus élevée, les
objets qui lui correspondent; il les saisit plutôt dans leurs
principes que dans leurs phénomènes, plutôt dans leur
centre qu'à leur surface, plutôt dans leur vie que dans
leurs opérations. Il n'a donc point besoin, pour percevoir
les objets corporels, des formes de l'espace, qui leur sont
inhérentes. De même aussi, il voit les choses spirituelles
par un regard simple et unique , sans qu'il lui soit néces-
saire de faire un long circuit, pour aller du connu à l'in-
connu ; il n'est pas condamné à les saisir sous le voile de
l'élément corporel qui les recouvre, ou dans leurs effets
seulement ; mais il peut pénétrer les corps étrangers avec
la même facilité que le sien propre, et descendre ainsi
jusque dans cette région profonde où l'àme prépare ses
opérations. Là il peut lire les résolutions et les pensées
avant qu'elles se produisent au dehors. Il en est ainsi des
choses saintes, qui, appartenant au monde invisible, échap-
404 TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL.
pent aux sens^ dans l'état ordinaire. Tous les phénomènes
que nous avons constatés jusqu'ici, dans les divers sens de
l'homme, doivent donc se reproduire avec bien plus de
force encore dans le sens commun ; on peut dire même
que c'est lui qui, dans l'état mystique, prenant la place,
tantôt d'un sens, tantôt d'un autre , produit tous ces effets
merveilleux.
Ainsi, pour commencer par ce qu'il y a de plus saint,
beaucoup d'hommes, élevés à l'état mystique, ont eu la fa-
culté de sentir la présence de la sainte eucharistie, même
St« Ida. à de très-grandes distances. Ida de Louvain sentait la pré-
sence de Notre-Seigneur à la consécration, au moment où il
s»« Colette, descendait sur l'autel , de même que sainte Colette s'aper-
cevait de loin de l'erreur de celui qui servait la messe, lors-
qu'au lieu de vin il présentait par mégarde de l'eau au
prêtre, et que la consécration ne pouvait avoir lieu. Ju-
Julienne. tienne, religieuse de l'ordre de Cîteaux, remarquait sou-
vent de très -loin, pendant qu'Eve son amie la visitait,
qu'on ôtait le saint Sacrement de l'égUse de Saint-Martin
après le service divin ; et, à chaque fois, elle en éprouvait
une grande tristesse. Les Franciscains deVillonda, ayant un
Casset. jour invité à venir les voir un saint Carme nommé Casset,
ôtèrent d'abord, afin de l'éprouver, le saint Sacrement du
tabernacle où il était ordinairement enfermé , et le pla-
cèrent ailleurs, dans un endroit où il n'y avait point de lu-
uiière, tandis que la lampe brûlait comme toujours devant
le maître-autel. Casset, s'étant rendu d'abord à l'église,
selon sa coutume, et voyant son compagnon s'incliner de-
vant le grand autel, lui dit : « Ce n'est pas ici qu'est le
corps du Seigneur, mais à cet endroit où il n'y a point de
lampe; car les frères, qui sont cachés là derrière la grille.
1
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL. 405
en face du maître-autel, ont ôté d'ici le saint Sacrement
pour le placer ailleurs, afin de nous éprouver, w Saint
François Borgia avait aussi ce don; et quand il entrait dans S. Fr. Bor-
une église, il allait tout droit à la place où était le saint Sa-
crement, lors même qu'aucun signe n'annonçait sa pré-
sence. Jeanne Malles de Norfolk pouvait distinguer une
hostie consacrée entre mille autres.
Quelquefois le sens commun passe, comme nous l'avons
dit plus haut;, dans un sens particulier, et en remplit les
fonctions. C'est ainsi que Gerson cite un homme qui sen-
tait l'eucharistie par l'odorat, tandis que sainte Catherine
de Sienne voyait l'hostie resplendissante de lumière. Ca-
therine Emmerich distinguait à leur éclat les reliques des
saints qu'on lui mettait sur la poitrine. Lorsqu'une grande
fête approchait, Marie d'Oignies sentait huit jours d'avance Marie d'Oi-
une jubilation extraordinaire ; et elle était ainsi dans une "
émotion continuelle pendant tout le cours de la journée.
Lorsque la fête d'un saint arrivait, celui-ci lui apparaissait
ordinairement accompagné de plusieurs esprits célestes;
et son àme reposait ainsi près de lui tout le reste du jour
dans l'allégresse. Quelquefois, un saint inconnu dans le
pays venait lui annoncer sa fête, qui était célébrée dans des
contrées éloignées. Elle discernait, comme par une sorte
de saveur intime, les fêtes plus grandes de celles qui l'é-
taient moins, et reconnaissait celles qu'on oubliait de cé-
lébrer. C'est ainsi qu'elle fut avertie de la fête de sainte
Gertrude, et qu'elle l'annonça le soir, en sonnant la cloche,
au grand étonneinent du prêtre qui desservait l'église.
Elle vit un jour des rayons de lumière partir d'un crucifix,
et s'étendre vers elle, comme s'ils eussent pénétré dans
son cœur; elle voyait aussi sortir du ciboire une grande
406 Tr.ANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL.
lumière, à l'égard de laquelle celle du soleil était comme
un cierge à Tégard de celui-ci. Elle sentait d'avance les
reliques qu'on apportait dans Féglise, et distinguait si elles
étaient véritables; elle vit un jour un morceau de la vraie
croix environné de lumière. Quelqu'un lui ayant apporté
des reliques dont il ne savait pas le nom , le saint à qui
elles étaient lui apparut pendant sa prière et se nomma
avec quatre lettres A. J. 0. L. On crut que c'était Aiol ou
saint Aiulf.
De la faculté Souvent il existe entre l'àme et les choses saintes comme
l'eucharL "^^"^ attraction magnétique. Un jour que sainte Thérèse fut
tie. enlevée de terre dans une extase, au moment de la com-
S'^ Thérèse, munion , le prêtre, ne pouvant lui donner l'hostie, vit
celle-ci s'échapper de ses doigts, et aller se poser sur la
langue de la sainte. La même chose arriva à la sœur Élisa-
Elisabeth de beth de Jésus, à qui son confesseur avait interdit la corn-
Jésus, niunion afin de l'éprouver. Pendant que le prêtre la donnai!
aux autres sœurs, on vit une hostie s'échapper de sa main,
et voler sur la bouche d'Elisabeth. Raymond de Capoue ra-
conte qu'étant revenu d'un voyage , sainte Catherine de
Sienne lui témoigna l'immense désir qu'elle avait de com-
munier. Comme il était très-fatigué, il n'avait pas voulu
d'aboid monter à l'autel; mais, cédant aux instances delà
sainte, il dit la messe. Oi*, lorsqu'il lui présenta la sainte
eucharistie , son visage devint radieux comme celui d'un
ange. Il dit intérieurement : « Allez, Seigneur, trouvervotre
fiancée ; « et tout aussitôt l'hostie s'envola vers elle avatit
qu'il l'eût touchée. Il ajoute qu'il a entendu dire à beaucoup
de personnes des deux sexes, très-dignes de foi, qu'elles
avaient vu clairement Ihostie voler de la main du prêtre
dans sa bouche lorsqu'elle allait à la communion. Vn
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL. 407
prêtre remarqua plus d'une fois^, en donnant la com-
munion à saint Hippolyte, que Thostie lui échappait des s.Hippoîyte
mains, attirée parle saint comme le fer par l'aimant ; que
son visage était resplendissant, et qu'à peine avait-il reçu
riiostie qu'il devenait blanc comme la neige. Simon d'Alme
allant un jour à la communion, et l'hostie qu'il devait re-
cevoir étant tombée par hasard à terre, le prêtre voulut
la ramasser j mais il le pria de la laisser jusqu'à ce qu'il
eût demandé à Dieu dans la prière si c'était à cause de
ses péchés que le Seigneur n'avait pas voulu venir à
lui. L'hostie se leva de terre aussitôt, et vola jusqu'à sa
bouche.
Ceci expUque le fait, raconté par Rader dans sa Baca-
ria sacra , de la princesse Marguerite et de son chapelain .
Pendant que celui-ci lui donnait la communion, il vit son
visage, ordinairement pâle, briller d'un éclat merveil-
leux. Il fut saisi d'ellroi; et, revenu de son trouble, il ne
trouva plus l'hostie qu'il lui destinait. Croyant qu'elle lui
était tombée des mains, il la chercha scrupuleusement sans
pouvoir la trouver. L'éclat du visage de Mai-guerite était
un signe que l'hostie était venue la trouver d'elle-même.
Cet attrait se fait sentir quelquefois à de très -grandes dis-
tances, surtout dans l'extase. La bienheureuse Véronique Véronique
, , . . . , , . . Giuliani.
désirait recevoir souvent la communion. Or voici com-
ment Dieu remplit son désir. Lorsque le prêtre à l'autel
partageait la sainte hostie, il s'en échappait une particule,
qui venait se poser sur sa bouche, à la fenêtre où la sainte
l'attendait, après quoi elle tombait aussitôt en extase. Les
sœurs la voyaient en cet état sans en connaître la cause.
Cette manière de communier dura pour elle presque toute
^;| vie , du moins tant que bi messe fut dite par le prêtre
408 TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAI.
Thadeo, sans qu'il s'aperçût jamais qu'il manquât quelque
chose à l'hostie. Ce ne fut que plus tard, et par la sœur
Thadée, que le fait fut divulgué. Sainte Ida de Louvaiu
avait aussi un ardent désir de communier souvent. Mais,
comme elle ne voulait pas le faire sans la permission de
son confesseur, voici le moyen qu'elle avait découvert.
Lorsque le prêtre communiait à la messe , le désir de la
sainte prenant une nouvelle intensité, elle communiait en
même temps que lui; ce dont elle était clairement assurée
par le goût et le sentiment qu'elle éprouvait, et qui étaient
les mômes que dans ses communions ordinaires. Une fois,
l'hostie lui fut apportée par une colombe.
Il arrive souvent que le Christ lui-même ou les anges
et les saints remplacent alors le prêtre. Le fait le plus re-
marquable en ce genre est celui qui nous est raconté dans
un document de 1341, rédigé dix -huit jours après la
Julienne ^^^^^^ ^^ sainte Julienne Fidcoiueri de Florence, fondatrice
Falconieri. des Mantellates, sur les circonstances de sa mort, et que
nous citerons ici textuellement : « Comme notre chère
« sœur, âgée de soixante-dix ans, épuisée par les morti-
« fications , les jeûnes , les veilles , les disciplines et les
. « cilices, et souffrant depuis longtemps d'une grande fai-
<( blesse d'estomac, ne pouvait prendre aucune nourriture,
' « et qu'elle se voyait entièrement privée du très-saint
t( corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ , elle en était to-
rt consolable ; elle pleurait et se plaignait tant que Ton
« croyait qu'elle allait mourir de douleur. Elle pria enfin
« le P. Jacques de Campo Regio , son confesseur, d'ap-
« porter au moins près d'elle le saint Sacrement dans le
« ciboire, ce qui lui fut accordé. Dès que le prêtre parut
« avec le corps du Seigneur, elle se prosterna aussitôt les ,
I
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL. 400
« bras en croix et l'adora. Son visage était comme celui
« d'un ange; elle demanda qu'on lui permît de s'approcher
« plus près de lui encore, et de le porter à sa bouche.
>< Cette faveui' lui ayant été refusée, elle pria qu'on lui
« étendît un voile sur la poitrine^ et qu'on y déposât
« l'hostie. Ou fit ce qu'elle désirait; et, chose admirable!
« à peine l'hostie avait-elie touché son cœur embrasé par
« la charité qu'elle disparut aussitôt sans qu'on pût la
« retrouver. Mais à ce même moment Julienne mourut
« dans les bras de Notre -Seigneur avec un visage doux ,
« une bouche souriante , comme dans un céleste ravisse-
« ment, au grand étonnement de tous ceux qui étaient
« présents , entre autres des sœurs Jeanne, Marie, Élisa-
« beth , du P. Jacques et d'autres personnes de la mai-
« son. « ( Vita di S. Jaîiana Falconieri, Roma, 1737. )
Le don de pénétrer les esprits est aussi dans un rapport
intime avec le sens commun : c'est donc ici le lieu de citer
ceux des faits de ce genre que l'on ne peut attribuer à au-
cun sens particulier. Comme Jean de Sagonte , de l'ordre jean de Sa-
des Ermites, passait par Salamanque, une femme vint pour S^"^®
lui baiser la main, selon la coutume du pays; mais lui la
retira; et comme cette femme lui en demandait la cause, il
lui dit : « Parce que Satan possède ton àme , et que tu as
formé le dessein de tuer ta tille, qui est devenue enceinte
par suite d'un crime. « Et il avait dit vrai. Sainte Julienne S'« Julienne,
avait la faculté de pénétrer l'intérieur de tous ceux avec
qui elle parlait, et de reconnaître leurs péchés. Si quel-
qu'un avait un péché mortel sur la conscience, elle pouvait
à peine supporter sa vue. Et comme plus on est humble,
et plus on a l'orgueil en horreur, lorsqu'elle rencontrait
un orgueilleux , elle éprouvait en son àme un tel senti-
-ilO TRANSFORMATIOIS MYbTIULK DU SENS GÉISÉRAL.
meut de répulsion qu'elle ne pouvait ni se contenir ni
rester longtemps avec lui ; mais elle s'éloignait dès qu'elle
en trouvait l'occasion. Cependant, lorsqu'elle craignait de
scandaliser, elle se faisait violence , et exhortait du mieux
s>« Colette, qu'elle pouvait le coupable à se convertir. Sainte Colette
lisait , au moment de l'élévation , dans la conscience du
prêtre qui disailla messe; et, lorsqu'elle y voyait quelques
fautes, elle les lui faisait remarquer, en prenant toutes
les précautions que commande la charité. Sainte Thérèse
avait aussi ce don. L'auteur de sa vie l'avait remarqué; et
comme il devait avoir un jour un entretien avec elle, il
lui dit qu'il voulait d'abord purifier sa conscience, parce
qu'il craignait qu'elle n'en découvrît les secrets. La sainte
se mit à sourire , confirmant par son silence ce qu'il avait
dit.
Saint François et saint Bernard avaient aussi reçu ce
don du ciel. Deux étudiants s'étant recommandés aux
prières de saint Dominique , il se mit aussitôt à prier. Puis
il dit à l'un d'eux que ses péchés lui étaient pardonnes , et
qu'il devait se croire pur désormais. Mais il dit à l'autre
d'aller à confesse, parce qu'il avait caché tel péché qu'il
lui nomma. A Naples, un Dominicain qui était au chœur,
s. Thomas près de saint Thomas d'Aquin, se mit à penser avec plaisir
-^fl'""- .^ yj^ certain mets dont il devait manger après l'office. Saint
Thomas s'en aperçut aussitôt, et lui dit à l'oreille : « Mon
frère, ne vous occupez pas de la nourriture. Ce mets, vous
ne le mangerez pas seul; je vous aiderai. » Quelqu'un ap-
s. François porta uii jour à saint François de Paule un enfant qui était
d(! Pauli". j^alade, pour qu'il le guérît par sa prière ; et, pour éveillei"
davantage sa compassion , il lui olVrit des figues nouvelles
qu'il avoit volées. Le saint l'en réprimanda fortement, et
TRANSFORMATION MYSTIULK DL SENS GÉNÉRAL. 411
lui ordonna d'aller avant tout rendre ce qu'il avait vole,
pour ne pas faire tort à son àme pendant qu'il cherchait à
procurer la santé à son fils. Il le fit, et l'enfant fut guéri.
Saint Ignace et saint François Xavier connaissaient parfai-
tement tous les mouvements intérieurs du cœur chez les
autres, et savaient très -bien discerner les esprits. Sainte
Kose de Lima soignant une pauvre Sarrasine malade , ell" s'" Uose.
connut qu'elle restait toujours attachée à l'islamisme,
quoiqu'elle parût chrétienne au dehors; et celle-ci finit par
lui avouer que c'était vrai , et reçut le baptême. C'est en
vertu de ce don que saint Cajetan savait proportionner ses
sermons aux besoins de ses auditeurs. Saint André Avellin ,
quand il écrivait une lettre , connaissait l'état intérieur de
celui à qui elle était adressée. Souvent même il lui décou-
\rait des péchés qu'il avait oubliés. Il en était de même
de saint Jean de Dieu, de Dominique de Paradis et d'L'r-
sule Bénincasa. Ln jour que F. Olympe était sorti , il ren- Fr. olym^ic.
contra des soldats qui se pressèrent autour de lui pour lui
baiser la main. Il la donna à baiser à tous, à fexception
d'un seul, à qui il dit à l'oreille : « Je sais que vous êtes
prêtre; ce serait donc à moi de vous baiser la main. Tâchez
de vous réconcilier avec Dieu par une conversion sincère. »
Cet homme était en effet un prêtre apostat, et ces paroles
le convertirent. Saint Joseph de Copertino reconnaissait les Joseph de
prêtres qui n'avaient pas dit leur bréviaire dans le jour; et '''^^'^ '"'^
plus d'une fois il dit à un prêtre en le voyant : Brexianum
clamât contra te de terra. Aussi lesh-spocrites ne pouvaient
le tromper. Aucun vice, aucune mauvaise passion ne pou-
vaient se soustraire à ses regards. Il ressentait en présence
des hommes vicieux un trouble intérieur, dont la nature
lui indiquait le genre de péché qu'ils avaient commis. Aussi
412 TRAiSSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL.
savait-il toujours dire à chacun de ceux qui conversaient
avec lui ce qui convenait le mieuxà ses besoins, quoiqu'il
ne connût rien antérieurement de ses relations. B. Mozzi,
désirant faire une confession générale pendant son noviciat,
s'adressa à lui. Le saint lui ayant conseillé d'écrire ses pé-
chés^ il le fit. Mais, arrivé à la fin, il éprouva de nouveaux
scrupules , et eut recours à Joseph. Celui-ci prit la feuille
sur laquelle il avait écrit ses péchés, et la lut tout entière,
faisant ses remarques et lui disant, par exemple : a Mon
tils, ce péché que vous avez écrit ici n'était pas de cette es-
pèce, mais de telle autre. En voici un que vous avez omis.
Pourquoi n'avez-vous pas ajouté tel ou tel péché, que vous
avez commis en tel ou tel lieu? » Il fit ainsi l'examen du
novice, ajoutant ou retranchant selon qu'il en était besoin.
Mozzi alla trouver le maître des novices, et lui dit: « Savez-
vous, mon père, que le P. Joseph connaît mieux que
moi les péchés que j'ai commis, et qu'il sait même en quel
lieu je les ai commis, quoiqu'il n'y ait jamais été? » Le
même saint savait également si ceux qui l'approchaient
avaient pour lui de l'amour ou de la haine. Il connaissait
aussi les bonnes actions que les autres avaient faites , et il
aimait à en parler. Ainsi, par exemple, un jour qu'il sor-
tait de l'église , il remercia une femme parce qu'elle avait
prié Dieu pour lui. Tous ceux dont la conscience était en
mauvais état tremblaient devant lui.
Marie d'Oignies pénétrait aussi les pensées des hommes.
Son confesseur s'était adonné à la prédication. D'abord,
manquant d'exercice et de simplicité, il cherchait à faire de
beaux discours ; et comme, malgré cela, il ne réussissait
pas, il en fut (ont troublé. Sa vanité néanmoins fut consolée
par quelques louanges qu'on lui donna. Or il avait eu bien
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GÉNÉRAL. 4io
soin de cacher sou état à Marie. Mais il vit bientôt qu'elle
le connaissait , car elle lui raconta qu'elle avait vu l'image
d'un homme ayant une épaisse chevelure et enveloppé d'un
nuage. Une courtisane brillant d'un certain éclat avait
regardé cet homme avec bienveillance, et, projetant sur lui
un de ses rayons , elle avait dissipé ainsi une partie du
nuage qui l'enveloppait.
A ce don du discernement des esprits se rattache aussi
celui de lire dans le temps et l'espace. En toutes choses, le
centre domine la circonférence tout entière. Quiconque so
lient dans le centre, non pas seulement d'une manière géo-
métrique, mais d'une manière vivante et effective , est par
là même présent dans tous les points de la circonférence,
et l'éloignement disparait pour lui. Le même fait se repro-
duit dans le temps. Le temps est dans un flux continueL
Or tout mouvement suppose un point de départ fixe et im-
mobile. Ce point de départ domine donc le cours du temps
tout entier : il est en quelque sorte comme le temps central ,
qui contient et renferme le temps mobile ; de sorte qu'ici
encore celui qui se tient dans ce milieu embrasse du regard
la circonférence tout entière, et voit l'avenir et le passé
comme présents sous ses yeux. Cette faculté toutefois ne
doit pas être confondue avec le don de prophétie propre-
ment dite, car il repose plutôt sur une inspiration instinc-
tive dont l'esprit n'a point la conscience, et qui se rattache
au sens général. Il n'a donc de valeur que celle de ce sens
lui-même.
On raconte dans la vie de sainte Alpède de Cadoto que,
malgré ses maladies continuelles et sa maigreur extraordi-
naire , car elle ne mangeait presque rien , son visage était
beau et florissant, comme si elle eût vécu dans les délices.
Hi THA.NSFOR.MATION MYSTIQUE DU SENS GÉ>ÉRAL.
Couchée presque toujours sur le dos, et ne pouvant remuer
que la tète et le bras droit , elle avait en cet état des visions
fréquentes. Elle voyait alors en esprit le monde et tout ce
qu'il renferme. Etlorsqu'après un ou deux jours elle reve-
nait de ses extase- , il lui semblait qu'elle passait des ré-
gions de la plus pure lumière à celle des ténèbres, et qu'un
voile épais couvrait son regard intérieur. Elle racontait que
dans ses visions elle voyait le monde comme une boule, le
soleil plus grand que la terre, et celle-ci flottant comme un
(leuf au milieu de l'espace, et entourée d'eau. Elle disait
({ue les causes et les principes des choses sont à la fois si
nombreux et si cachés qu'on les comprend d'autant moins
qu'on cherche à les pénétrer davantage. C'était, du reste ,
une femme ignorante, et qui avait été élevée dans les
champs.
t;ic Elisabeth Sainte Elisabeth de Schonau raconta à son frère qu'elle
de Schonau. ^y^jt assisté à la consécration de son église à Bonne , quoi-
qu'elle en fût éloignée de seize lieues. Elle lui rendit un
compte exact de tout ce qui s'y était passé et de ce qu'il y
avait fait lui-même, et désigna les chanoines qui y avaient
assisté. Le biographe de Marie d'Oignies ayant été ordonné
loin d'elle, à Paris, elle connut ses dispositions intérieures,
le lieu de l'ordination, etc. , et lui écrivit qu'elle avait tout
vu , ajoutant ces paroles : « Le jeune arbre vient de fleu-
rir, mais Dieu me réserve ses fruits. » Il ne comprit point
alors ce qu'elle voulait dire, et ne le sut que, lorsqu'ayant
voulu dire sa première messe en France, il en fut empê-
ché, et la ditàOignies en présence de la sainte. C'est sur-
tout vers le saint sacrifice de la messe qu'est dirigée cette
clairvoyance surnatureUe ; de sorte que les murs bien sou-
\ent ne peuvent cacher aux saints le mystère qui s'ac-
TRA>>îF0RMAT10.N MYSTIQUE DU SENS GENERAL. 41 O
complit sur l'autel. C'est ainsi que François de Duracchio
voyait de sa cuisine tout ce qui se passait sur l'autel, quoi-
qu'il y eût trois murs entre lui et l'église. [Ménologe de
i^aint François , p. 1 07 7 . '
D'autres fois, Dieu fait voir à ses saints des choses qui ,
([uoique temporelles , sont dans un rapport intime avec la
j^loire de son Église. Saint Pie V. en lo71, s'entretenant
au Vatican avec le trésorier du palais Bussato et d'autres
personnes, interrompt tout à coup la conversation, court à
la fenêtre de son appartement , reste quelque temps les
yeux élevés vers le ciel, puis revient le visage tout joyeux
en disant : « Rendons grâces à Dieu, car en ce moment
notre flotte a anéanti celle des ennemis de l'Église. » Puis,
se prosternant, il remercia Dien en fondant en larmes. Or
la bataille de Lépante, entre la flotte des chrétiens et celle
des Turcs, venait d'être gagnée par les premiers. L'abbé
Macaire de Vurtzbourg, étant à Rome assis à la table d'Eu-
gène III , vit la tour de son église renversée par un ouragan ,
et poussa un profond soupir. Saint Loup, étant à table à
Sens, vit en esprit entrer dans l'église Saint - Etienne
l'homme de Dieu Yinnebonde, et, se levant de table aussitôt,
il alla à sa rencontre. Gothard vit à une grande distance
mourir son ami Meinverk, évêque de Paderborn, et prépara
tout pour le service des morts. Liduine, quand elle recevait
la visite d'un supérieur de quelque couvent, lui rapportait
lout ce qui s'y passait, quelque éloigné qa'il fût. Sainte
Brigitte de Kildar, se promenant avec deux évêques, leur
demanda de quel côté était situé le pays qu'ils habitaient;
et elle leur raconta alors la bataille qui s'y livrait en ce
moment. Comme les évêques étaient grandement étonnés,
leurs veux aussi furent ouverts, et l'un d'eux vit même
il fi ÏRA^SFORMATIO^' anSTlQUE DU SENS GÉNÉRAL.
loinber pendant la bataille la tète de deux de ses frères.
Saint Joseph de Copertino lisait à distance les lettres qu'on •
lui écrivait. Un jour que le cardinal Rapaccioli lui écri-
vait pour lui exposer les inquiétudes de sa conscience,
comme il était sur le point de lui envoyer sa lettre, son se-
crétaire lui en rapporta une qui répondait exactement à îa
sienne. Il raconta une autre fois à ce même cardinal tout
ce qu'il avait fait à une certaine heure, loin de lui, à
Terni , dans sa chambre , et le cardinal attesta ce fait avec
serment.
Beaucoup de saints aussi ont reçu le don de lire dans
l'avenir, quoique cette faculté soit plus rare que celle de
voir ce qui est déjà passé. On raconte^ dans la vie de saint
S. Doniini- Dominique^ qu'il vit d'avance la guerre sanglante des Al-
^^ ■ bigeois et la mort dont y mourut Pierre d'Aragon. Avant
même qu'on eût entendu parler dès Albigeois dans le
pays de Liège , Marie d'Oignies vit la croisade qu'on allait
prêcher contre eux. Elle avait vu, en effet, beaucoup de
croix descendre du ciel sur les hommes , et le Seigneur
lui avait dit qu'il ruinerait presque entièrement ces con-
trées. Elle avait vu aussi d'avance en esprit la défaite des
s. François croisés près de Mongausi. Saint François d'Assise , ayant
pris dans ses bras le fils de M. de Rubies, de la famille des
Ursins, qui venait de naître, reconnut en lui le futur pape
Nicolas III. La vierge Oringa, entendant pleurer un en-
fant au berceau, connut qu'il mourrait pendu. Saint An-
S. Antoine (oine de Padoue connaissait un notaire dont la vie était
de Padoue. , „ , ,
tres-mondauie. Cependant, toutes les fois qu il le rencon-
trait, il s'agenouillait devant lui. Celui-ci finit par se fâ-
cher, et demanda au saint ce que cela voulait dire. Le saint
lui répondit : « Il m'a été révélé que tu mourras un jour
TRANSFORMATION MYSTIQUE DU SENS GE^ERAI.. 417
martyr, » ce qui aiTiva en effet bientôt après, quoiqu'en ce
moment le notaire ne fit que rire de la prophétie du saint.
Saint Laurent Justinien , donnant les cendres à Dandolo, s. Laurent
lui prédit que Tannée suivante il les donnerait lui-même à "'^ '"^^""
d'autres. Saint François de Paule, au milieu de la paix la
plus profonde, fit prier ses frères pour que Dieu détournât
la guerre des Turcs, qui éclata trois mois plus tard. Saint S. Philippe
de Néri
Philippe de Néri prédit aussi à deux de ses fils spirituels ,
qui s'étaient faits Dominicains, les voies bien différentes
qu'ils parcourraient tous les deux. Saint Ignace reconnut s. Ignace,
aussi dans le duc F. Borgia le futur général de son ordre.
F. Olympe reconnut également, entre sept fils delà mar-
grave d'Antio, celui qui devait un jour appartenir à son
ordre. Jean de Sagonte, prêchant à Salamanque, commença
son sermon par ces paroles : « Je désire , mes frères , que
vous gardiez la paix; car je sais qu'ici même va s'élever
une émeute sanglante; mais celui qui commencera la que-
relle en mourra victime. » Malgré cet avertissement, une
émeute eut lieu en effet ; on tira les épées et les couteaux :
mais bientôt on entendit crier que celui qui avait commencé
la lutte était tué; et la mêlée finit. Saint Joseph de Copertino
vit d'avance non-seulement tout le cours de sa vie, mais
encore celui de beaucoup d'autres. Rencontrant un jour
une femme de mauvaise réputation, il lui dit: « Dieu veut
vous avoir, Madeleine; laissez donc là toutes ces vaines
parures. » Elle se convertit plus tard, en effet, et prit le nom
de Madeleine. Un jour qu'une mère lui présentait sa tille,
à laquelle il avait annoncé d'avance un fils, et le priait de
vouloir bien être le parrain de celui-ci, le saint lui répon-
dit qu'il ne vivrait plus quand il viendrait au monde. In
jour, sainte Rose de Lima, étant assise dans son jardin, s'a-
ilH DES SONS MYSTlyllKS.
musait à jeter en l'air des roses qu'elle otlrait à Dieu. Son
frère, prenant cela pour un jeu , voulut y prendre part;
mais ses roses tombaient à terre , tandis que celles de sa
sœur flottaient en l'air, et prenaient la forme d'une croix
entourée d'un cercle. Elle vit là l'image des vierges qui
après sa mort se réuniraient à Lima dans un couvent dédié
à sainte Catherine de Sienne.
CHAPITRE XII
Phénomènes mysticfues dans les régions supérieures et spirituelles,
dans la faculté qui perçoit les objets et dans rimagination. Des sons
qui se font entendre quelquefois dans la région du cœur. Catherine
de Sienne. Stéphanie Quinzani. Ursule Bénincasa. Colombe de
Riéli. Elisabeth de Thuringe. De la langue mystique. Sainte Hilde-
garde.
L'esprit, avons-nous dit, occupe le somme! de la nature
humaine, et il en pénètre en même temps les profon-
deurs. 11 est donc comme le point central de la personna-
lité. En cette qualité, il l'embrasse et la contient tout
entière; il domine et règle toutes les fonctions de la vie,
même les plus basses. Il se trouve donc plus rapproché du
royaume des esprits, et surtout de Dieu. Tout commerce
entre l'homme et Dieu doit donc prendre son point de dé-
part dans l'esprit, et se communiquer de là aux autres
puissances. Or, quoique les rapports de Dieu à l'égard
de la créiture soient toujours les mêmes, celle-ci peut
entrer avec lui dans un commerce plus ou moins intime.
La créature, il est vrai, est dans un rapport nécessaire avec
Dieu, tandis (jue les rapports de Dieu à son égard sont
tout à fait libres. Il n'y a pas entre eux réciprocité;
DES SONS MYSTlQLEf;. 410
et Dieu ne descend pas vers la créature à mesure que
celle-ci monte vers lui; mais, immobile dans son éter-
nité, il la laisse s'approcher de lui, ou il la tient pluf^
éloignée selon son bon plaisir. Quoiqu'il soit dans la créa-
ture, et que celle-ci, considérée dans son essence, soit en
lui, cependant la volonté de la créature libre peut, abu-
sant de sa liberté, se placer hors de lui. L'essence de la
créature ne vient point de l'essence divine. Celle-ci est im-
maculée, tandis que la première peut être souillée par le
péché; et le péché, dans ce cas, la sépare de Dieu. L'àme
peut encore, sans se séparer de lui complètement, se lais-
ser distraire de son service par la dissipation et les sol-
licitudes du siècle; comme elle peut aussi, quand elle s'en
est éloignée de cette manière, s'en rapprocher par le
recueillement.
Si donc elle se propose d'entrer dans un rapport plus
intime avec Dieu , elle doit d'abord se purifier de tout pé-
ché, puis, allant plus avant, mettre la cognée à la racine
du mal, et réprimer les inclinations d"où cette racine re-
pousse sans cesse. Elle doit en même temps arracher par la
mortification le corps à la loi de la nécessité, pour le faire
participer à la liberté de Tesprit. Elle doit purifier et éle-
ver ses instincts courbés vers la terre , et, les tenant sous
une discipline sévère, ne leur permettre aucun mouvement
désordonné, mais en faire, au contraire, des instruments
dociles de la volonté. Puis elle doit faire la même chose à
l'égard des sens , les empêchant de se dissiper sur les ob-
jets extérieurs, et, lorsqu'ils sont revenus de leurs excur-
sions au dehors, les surveiller attentivement et les conser-
ver dans le recueillement. Après avoir dépouillé, pour
ainsi dire , les sens des formes sensibles dont ils encom-
420 DES SOINS MYSTIQUES.
breiit l'esprit , elle doit dépouiller aussi riaiagination des
fantômes qui le distraient, et la mémoire des souvenirs
inutiles qui l'embarrassent. Ce n'est pas tout encore :
mais, après que l'esprit a été ainsi purifié par la foi, et la
Yolonté par la justice, il faut que l'un et l'autre se dépouil-
lent de toutes les formes intelligibles ^ et se tiennent de-
vant Dieu dans une entière pauvreté. Après que l'àme a
ainsi, par un long exercice, ramené la partie corporelle de
l'homme à la partie vitale, celle-ci à la partie animale, et
l'homme animal à l'homme spirituel, il faut que, se re-
cueillant en elle-même, et ramassant ses puissances supé-
rieures comme en un foyer, elle contemple Dieu et se con-
temple elle-même dans ses vrais rapports avec lui et avec
la nature. L'àme se trouve ainsi préparée à remonter vers
Dieu, et à rentrer en lui comme dans sa source. C'est cette
préparation que la mystique appelle l'entrée dans le désert.
A cet état succède le silence mystique, où l'homme n'entend
plus rien de ce que dit la créature, ou de ce qu'il dit lui-
même, uniquement occupé à parler avec Dieu dans de
mystérieux entretiens. N'étant plus, en eifet, étourdi par
les bruits du inonde, aucune inspiration de Dieu n'est
perdue pour lui.
Lorsque l'homme, avec le secours de la grâce, est arrivé
à ce degré d'union avec Dieu, Dieu prend en lui ses com-
plaisances, et se donne à lui selon la mesure dont il s'est
donné lui-même à Dieu. Il est en lui, non plus seulement
de cette présence générale par laquelle son essence est en
tout sans être contenue et renfermée par rien, mais de
cette présence particulière par laquelle il éclaire l'esprit
de sa lumière, et l'attire par son amour. « Celui qui m'aime
et garde mes commandements, dit Notre-Seigneur, le Père
DES SONS MYSTIQUES. 421
aussi l'aimera, et nous viendrons prendre en lui notre de-
meure. » C'est ce qui arrive, en effet, dans cette union mys-
térieuse. L'homme, en cet état, n'est plus qu'un seul es-
prit avec Dieu, non d'une manière substantielle, il est vrai,
car il lui serait dès lors hvpostatiquement uni, mais par
une transformation intime. Ainsi uni à Celui qui est l'unité
essentielle, il acquiert au dedans de son être une unité et
une simplicité toujours plus grandes. A mesure qu'il se
simplifie, il monte plus haut; et dans cette ascension con-
tinuelle, plus il s'anéantit en soi-même, plus il se déve-
loppe en Dieu , et plus en même temps il se purifie , jus-
qu'à ce que, devenu pur comme l'or éprouvé par le feu, il
n'ait plus rien qui lui soit propre, mais appartienne à Dieu
tout entier, et, transformé en lui, repose en son sein, in-
sensible à toutes les choses de la terre.
L'esprit de l'homme, quoique simple dans son essence,
a néanmoins, comme nous l'avons vu plus haut, trois fa-
cultés, image et reflet des trois personnes divines. La pre-
mière est la raison , qui forme les idées ; la seconde est le
jugement, qui les associe et les compare; et la troisième
enfin est la volonté, qui les réalise et les applique. Et d'a-
bord on peut distinguer dans la première deux éléments
et comme deux puissances. L'àme, en effet, perçoit les
images qui lui sont apportées par les sens ; et , une fois
qu'elle les a perçues, elle se les assimile en quelque sorte
par un certain travail intérieur, et leur donne son em-
preinte. De là deux facultés très-distinctes, à savoir la per-
ception et l'imagination. Mais la première se subdivise
elle-même en deux parties, pour ainsi dire : la perception
proprement dite et la mémoire , qui conserve soigneuse-
ment les trésors que l'àme a acquis par l'étude ou la ré-
12*
Ifit DES SONS .MYSTIQUES.
flexion. L'ànie ne se borne pas a percevoir les objets, et à
transformer en idées ses perceptions ; elle sent encore le
besoin de les exprimer au dehors par la parole articulée.
Or toutes ces facultés sont transformées dans la vie mys-
tique par l'action surnaturelle de Dieu. El d'abord l'àme,
n'étant plus tournée du côté du monde extérieur et sen-
sible, mais tenant toujours ses regards fixes sur les régions
éternelles, a des perceptions plus pures et plus saintes, lî
arrive en ce domaine ce que nous avons vu déjà dans une
région inférieure. De môme, en effet, que le corps, purifie!'
par l'abstinence et les autres pratiques de la vie mystique,
reçoit des matériaux moins grossiers, et devient par là
plus subtil et plus immatériel en quelque sorte, ainsi
l'àme, sanctifiée par celte abstinence des objets extérieurs,
reçoit d'en haut des impressions célestes, et acquiert des
idées plus élevées et plus claires. A mesure qu'elle s'ap-
pauvrit du côté de la terre, elle s'enrichit du côté du ciel.
L'imagination s'élève à des hauteurs qu'elle ne soupçon-
nait pas, et exprime le saint enthousiasme qui l'inspire par
des paroles et des images bien supérieures à celles de la
vie oi'd inaire.
Quelquefois la parole s'échappe de la région du cœur
comme un son sourd et inarticulé, qui n'est que l'écho in-
volontaire des sentiments dont l'àme est remplie. Lorsque
Sainte Ca- sainte Catherine de Sienne approchait de la sainte table .
son cœur était inondé d'une joie céleste. Elle sentait dan>
sa poitrine comme un fi'essaillenienl subit qui produisait
un son qu'entendaient très-distinctemenllcs personnes qui
étaient près d'elle. Celles-ci firent part au frère Thomas,
son confesseur, de ce fait extraordinaire. 11 prit toutes les
précautions pour s'assurer de la vérité de la chose, et il l'a
therino
de Sienne.
nincasa.
DES SONS MYSTIQUES. 4i23
consignée dans ses Mémoires. Ce son ne ressemblait à au-
cun des bruits qui se font entendre quelquefois dans l'in-
térieur du corps humain^ et sa singularité même prouvait
qu'il était l'indice de quelque chose qui était en dehors ou
au-dessus de la nature. D'autres fois le son s'articule et
s'élève jusqu'à la parole. C'est ainsi que Stéphanie Quin- stéphaïuo
7.0.111, née à Sonzino en 1457^ entendait dans son cŒ'ur une
^oix qui lui criait : « Amour! amour! amour! » et qui
enflammait son àme du feu de la charité. Chez l'rsule Bé- Ursule Bé-
nincasa^ ces sons pouvaient être entendus de ceux qui
étaient auprès d'elle, surtout au temps de Xoël, où l'oii
entendait sortir de son cœur la voix d'un enfant qui
pleure , comme le racontent les actes de sa vie ; et Silos
ajoute qu'un jour, remplie d'une inetTable joie, elle alla
prier devant un autel consacré à la sainte Vierge, et qu'on
entendit alors en elle des sons semblables à ceux de
l'orgue. Sa langue était immobile , et sa poitrine rendait
des sons harmonieux et cadencés. Ce fait n'arriva pas une
fois seulement, mais il se reproduisit très-souvent.
Il arrive souvent aussi que le son, montant du cœur au
gosier, devient, ou une parole distincte, ou un chant har-
îuonieux. Ces vibrations sont produites alors par une puis-
sance supérieure. Celui qui les éprouve n'y est pour rien;
car l'organe par lequel elles se produisent est au pouvoir
d'un esprit plus élevé. Cantinpré connaissait dans le Bra-
bant une religieuse qui, lorsqu'elle entendait parler des
joies du ciel^ était aussitôt ravie en esprit; puis, au bout
dequelques instants, son visage s'enflammait, et il s'échap-
pait d'elle des sons si délicieux qu'aucun chant ne pouvait
leur être comparé. Ce n'était point des sons articulés, mais
une harmonie merveilleuse que l'on enlendail entre lapoi-
424 DES SONS MYSTIQUFS.
trine et le gosier. Le même phénomène s'est reproduit chez
Sainte Co- beaucoup d'autres, et en particuher chez sainte Colombe
^'"^ ^' de Riéti, lorsqu'elle allait à la communion. Il se manifeste
quelquefois au moment de la mort, et ces voix sont alors
comme le chant du cygne de l'àme qui va quitter la terre.
SainteÉlisa- Les biographes de sainte Elisabeth de Thuringe racontent
Thurin-^e. ^^^^' ^^'^^ ^^ mourir elle se tourna du côté du mur, et que,
sans remuer les lèvres, elle se mit à chanter comme si un
oiseau eût été renfermé dans son gosier. Elle rendit ainsi
en chantant son esprit à son Créateur. L'àme, en cet état,
ressemble à celte colonne mystérieuse de Memnon , qui
rendait des sons sous les premiers rayons de l'aurore. Elle
est comme une harpe éolienne, qui, touchée du souffle de
l'esprit, éclate en des sons célestes.
Ces bruits extérieurs n'étant que l'écho d'une parole
intime et profonde, il doit arriver quelquefois que celle-ci
s'exprime par des mots éh-angers et extraordinaires comme
elle-même. Cette parole, en effet, n'est point destinée à
mettre l'âme en rapport avec les autres hommes; il n'est
donc point étonnant qu'elle ne soit pas toujours prise du
langage ordinaire, mais qu'elle semble venir parfois d'un
monde supérieur. L'àme, en effet, lorsqu'elle est entrée
dans les régions spirituelles, doit y rencontrer nécessaire-
ment tout un autre ordre de pensées, et des idiomes inin-
telligibles dans l'état ordinaire. Si elle veut alors expri-
mer, soit au dedans, soit au dehors, les nouvelles idées
qu'elle contemple, il n'est pas étonnant qu'en certaines
circonstances dont nous ne" pouvons nous rendre compte
elle soit obligée d'avoir recours aussi à un langage nou-
veau et inintelligible pour les autres. C'est ce qui est arrivé
Sainte Hil- o i .,,.„.
degardc. pour sainte Hildegarde, qui, dans ses visions, s était fait
DES SONS MYSTIQUES. 425
une nouvelle langue, et avait fini par composer une espèce
de dictionnaire, qui se trouve dans ses manuscrits conser-
vés à W'iesbaden. Quoique, dans plusieurs mots de ce dic-
tionnaire, il soit facile de reconnaître une certaine ressem-
blance avec l'allemand, qui était la langue naturelle de
cette sainte, la plupart cependant trahissent une origine
tout à fait inconnue. Lorsqu'on étudie de plus près la for-
mation et la composition de ces mots étrangers, et que
Ton compare le procédé de sainte Hildegardeavec celui de
la clairvoyante de Prévost, quoique ce dernier cas soit
d'une tout autre nature que le premier, on peut, jusqu'à
un certain point, se rendre compte de la manière dont le
langage s'est formé à l'origine, et l'on entrevoit que d'abord
il a été le résultat d'une vision spirituelle, et que, plus
tard, il a été altéré par une sorte de vision ou d'extase
dans la nature ; et dans les deux cas il a été l'image fidèle
de l'état intérieur de l'humanité.
L'image reçue dans l'àme par la perception, ou produite
en elle par l'activité de l'imagination, et la parole inté-
rieure, de même que le son extérieur qui l'exprime, sont
comme des matériaux sur lesquels l'imagination agit, qu'elle
façonne à sa manière , et dont elle fait pour ainsi dire une
œuvre d'art, d'après les lois qui lui sont propres. Nous
sommes donc arrivés ici dans le domaine de l'art. Dans le
cours ordinaire des choses, l'art, quoique inspiré en partie
par le génie, suppose cependant un certain exercice entre-
pris librement par la volonté. Il dépend à la fois et de
l'imagination quant à la forme, et de la mémoire quant à
la matière; et la loi qui le domine est celle du beau. Mais
dans l'état mystique l'art est une inspiration toute céleste.
L'imagination, saisie par l'esprit d'en liaut et transportée
426 EFFETS DE LA MYSTIQUE DANS l'aRT.
au delà du cercle ordinaire de son pouvoir, est gouvernée
par la loi d'une beauté et d'une harmonie supérieure. Des
régions célestes où elle est entrée il lui arrive des impres-
sions qu'elle ignorait auparavant et des inspirations inac-
coutumées. Dirigée par elles, elle accomplit alors des œu-
vres qu'elle n'aurait pu faire d'elle-même, et qui portent
le reflet d'une beauté surnaturelle. Déjà l'antiquité, lors-
qu'elle rencontrait une œuvre extraordinaire, avait cou-
îume de Tattribuerà l'inspiration divine. Le christianisme
attribue les œuvres de ce genre à Celui qui est Fauteur de
tout don parfait, sans méconnaître pour cela la part qui
revient à l'activité humaine. Il nous reste maintenant à
parcourir les divers domaines de l'art, afin de suivre en
chacun d'eux les traces de l'inspiration divine, et de rendre
sensible par des faits les principes que nous venons d'ex-
poser.
CHAPITRE XIll
Des influences de la vie mystique dans le domaine des arts. Des arls
plastiques. Angélique do Fiésole. Jacques le Teutonique. De la mu-
sique. Sainte Catherine de Bologne. Saint Hernian Joseph.
Parmi les artistes que Dieu a élevés à l'état mystique,
et dans les ouvrages desquels nous pouvons à cause de cela
reconnaître l'effet d'une inspiration céleste, Jean de Fiésole
se présente le premier. Il était Dominicain et le plus grand
peintre de son temps. C'était en même temps un saint, et
Angélique (]qjjJ j^ yjg ^[.^^ gj p^j.g qu'on lui donna le nom d'Angc-
de Ficsolf, 1-1 , . ,, ,
iique. Appelé à Rome pour y peindre la chapelle du pape,
i! vécut à la cour pontificale comme il avait fait auparavant
EFFETS DE LA MYSTIQUE DA>S LART. 427
dans son couvent à Florence , pratiquant la même absti-
tience et les mêmes mortifications. Le pape Nicolas V,
voyant qu'il n'ometîait jamais les jeûnes de son ordre, lui
(lit un jour : « Je veux que tu manges de la viande aujour-
d'hui, parce que le travail épuise ton corps. » Jean lui re-
pondit avec courage : « Très-saint Père, mes supérieurs
ne m'ont pas dit de le faire. — Eli bien, lui dit le pape,
je te le commande, moi, et je te dispense de ta règle, car
Je suis le supérieur de tous les supérieurs. >>
Jean ne peignait jamais Notre-Seigneur sur la croix sans
^erser des torrents de larmes; et il ne peignait qu'à ge-
noux les images de la sainte Vierge ou le signe de la croix.
Il s'appliquait à s'approprier les vertus des saints que son
pinceau représentait; et les images qu'il peignait n'étaient
elles-mêmes que l'expression du type qu'il avait contemplé
au fond de son àme. Il ne faut donc pas s'étonner que Mi-
chel-Ange ait dit de son tableau de l'Annonciation qu'il
était impossible qu'un homme eût pu faire humainement
une image aussi parfaite de la sainte Vierge, et que le
peintre avait dû la copier sur l'original lui-même. Dans la
grâce et le charme si pur qui distinguent toutes ses créa-
lions on aperçoit le reflet d'une beauté supérieure. Et, lors-
que l'on étudie les œuvres de beaucoup d'autres peintres
italiens ou allemands de l'ancienne école, qui l'ont imité,
on ne peut y méconnaîti-e le caractère de quelque vision
céleste.
Jacques, surnommé le Teutonique; né à L'im , était allé Jacques le
, ,, • T^ 1 • 1 • ••(II- Teutoniuue.
u Home a l âge de vingt-cmq ans pour visiter les lieux
.saints, puis il avait pris du service dans l'armée à Naples ;
mais dégoûté de la vie militaire, il l'avait quittée et était
allé à PiKloue. Là il fut accueilli par un homme noble
428 EFFETS DE LA MYSTIQUE DANS l'aRT.
et savant qui le traita comme son fils. Au bout de cinq
ans, il partit pour retourner dans son pays, après avoir
prié Dieu au pied de son crucifix d'être son guide. Arrivé
à Bologne, la vie des Dominicains lui plut tellement qu'il
les conjura de vouloir bien l'admettre parmi eux. Il avait
alors trente-quatre ans. Il se livra à toutes les pratiques
de la vie religieuse, et devint bientôt extatique avec toutes
les formes et tous les phénomènes qui accompagnent ordi-
nairement cet état. Il se distinguait surtout par la perfec-
tion de son obéissance. Un jour que le prieur du couvent
montrait le monastère à un prélat, il rencontra Jacques
par hasard. Voulant donner au prélat une preuve de l'o-
béissance du saint religieux, il lui dit : « Mon fils, allez vite
porter à Paris une lettre très -importante. — J'y vais, ré-
pondit Jacques; mais puis-je d'abord aller prendre mon
chapeau et mon bâton dans ma cellule? » Or ce même
Jacques était un des plus grands artistes de son temps dans
la peinture sur verre. On sait que, pour donner aux images
ces belles couleurs que nous admirons encore aujourd'hui,
il fallait les mettre à cuire dans un fourneau. Un jour qu'il
venait d'y mettre une vitre magnitique, le prieur, pour
éprouver son obéissance, lui dit d'aller tout de suite prendre
sa cappe noire et d'aller en ville pour quêter. Jacques ,
quoiqu'il sût bien que son travail allait être perdu s'il s'é-
loignait, ne dit pas un mot, mais se mit aussitôt en devoir
de faire ce qu'on lui avaft commandé. Revenu au cou-
vent, il alla bien vile à son atelier voir ce qu'était devenue
son image; et il en trouva les contours si bien dessinés et
les couleurs si brillantes qu'il n'y avait plus rien à y ajou-
ter. Sa vie a été écrite par J. A. Flaminius.
„yg ' ' Si l'artiste inspiré d'en haut peut représenter sur la toile
EFFETS DE LA MYSTIQUE DANS l'aRT. 420
les visions qu'il a contemplées dans ses extases, il peut
aussi exprimer dans des sons terrestres les voix qui sont
descendues vers lui d'une région supérieure, soit qu'il ait
acquis déjà par l'étude les connaissances nécessaires, soit
que Dieu lui communique celles-ci d'une manière extraor-
dinaire. Nous avons à ce sujet une multitude d'exemples
dans les histoires des mystiques. Sainte Catherine de Bo- sainte Ca-
loEjne étant dangereusement malade et avant déjà reçu Vex- , ^^^""®
^ ^ * "^ " de Bologne.
trême-onction, comme les sœurs de son couvent priaient
Dieu qu'il lui rendit la santé, elle fut tout à coup ravie en
esprit, et vit dans une prairie délicieuse le Sauveur assis
sur un trône resplendissant. Devant lui était quelqu'un qui
jouait continuellement sur un violon ces paroles : Et glorio
ejus in te videbitur. Ce chant était si suave qu'il semblait
à la sainte qu'elle allait mourir dans un accès de jubilatioi) .
Mais celui qui était sur le trône la prit par la main en lui
disant : « Ma fille, remarque bien ce chant, w Puis il lui dé-
couvrit qu'elle ne mourrait pas encore. Elle revint à elle au
grand étonnement de toutes les sœurs, et elle répétait tou-
jours avec une indicible joie les paroles qu'elle avait en-
tendues. Elle demanda un violon; et, comme on n'en pou-
vait trouver, elle tomba dans une tristesse profonde. Elle
répéta sa demande jusqu'à ce qu'on lui en eût trouvé un,
que l'on conserve encore dans son couvent à Bologne. Quoi-
qu'elle n'eût jamais appris à jouer de cet instrument, elle
put répéter sur lui, dès qu'elle l'eut, le chant céleste dont
son cœur était plein. Elle tomba plusieurs fois en extase
pendant qu'elle jouait, et on la voyait alors, couchée sur
son lit, dans une insensibilité complète, les yeux fixés vers
le ciel , et chantant toujours les paroles mystérieuses ; do
sorte que les sœurs crurent qu'elle allait mourir de joie.
430 filFETS DE LA MYSTIQUE DANS l'aRT.
Elle vécut encore une aunéc;, et sa vie, pendant ce temps,
fut plus du ciel que de la terre.
Saint Herman Joseph de Steinl'eld avait une grande dé-
votion pour sainte Ursule et ses compagnes, et il s'était
môme établi entre elles et lui une sorte de commerce in-
time, comme il arrive presque toujours en ces circonstances.
Elles lui apparaissaient souvent^ se nommaient à lui, lui
découvraient beaucoup de choses cachées, et venaient sou-
vent le consoler dans ses nécessités et ses peines. Il voulut
composer en leur honneur une nouvelle hymne, où il pût
leur exprimer sa reconnaissance et son amour. C'est celle
qui commence par ces mots :
0 vernantes Christi rosœ.
Supra raodum speciosen .
0 puella?,
0 agnellœ,
Christi charœ colurabeliae.
Comme il commençait à écrire ce chant, une des vierges
lui apparut, et, se tenant devant lui, lui communiqua de la
manière la plus gracieuse ce qu'il devait écrire. Puis il vit
une belle colombe se poser sur son épaule, et il reconnut
en elle une des saintes vierges. C'est pour cela que dans
cette hymne il les appelle des colombes. Il voulut aussi
trouver une mélodie pour ce chant ; mais la chose était plus
(iiflicilc. Cependant il y réussit, et sa composition se trouva
ainsi achevée. Voici comment s'y prit son biographe, qui vi-
vait avec le saint dans le même couvent, pour savoir de lui
comment la chose avait eu lieu. « Longtemps après que le
fait s'était passé, comme j'étais assis seul avec lui, nous ra-
conte-t-il, je lui dis comme en plaisantant que je trouvais
que c'avait été de sa part une sorte de présomption d'avoii*
KFFETS DL LA MYSTIQUE DA.NS LAHl. 431
osé composer des mélodies, puisque c'est déjà quelque chose
de très-difficile pour ceux qui ont éîudié l'art de la compo-
sition. » Le saint, se croyant obligé de sejuslifierdelafaute
qu'on lui reprochait et de lever le scandale de son frère,
hii découvrit le secret qu'il avait caché jusque- là. « Ce
n'est pas moi seul, lui dit-il, qui ai composé ce chant ; mais
les saintes colombes m'ont beaucoup aidé. » — Je lui de-
mandai alors comment il avait reçu cette révélation, il me
répondit ; a Lorsque j'ai écrit cette hymne, comme j'étais
embarrassé de la mélodie que je devais lui donner, je m'é-
tendis sur ma couchette; j'entendis alors un chœur de
vierges qui, voUigeant dans l'air au-dessus de moi, me
chantèrent l'air que je cherchais, et je me mis à le noter
sur les paroles tel que je l'avais entendu, o — « Ceci me
paraît une fable, lui dis-je. Comment un homme, quelque
habile qu'il soit d'ailleurs, peut-il se rappeler et noter un
chant qu'il n'a entendu qu'une fois? » — Le saint, ému par
ces paroles et voulant dissiper mes doutes, excita bien da-
vantage encore mon admiration lorsqu'il ajouta : « Toutes
les fois qu'il m'arrivait d'oublier leur chant, et d'écrire
d'autres notes, elles répétaient devant moi les sons que
j'avais oubliés, et cela bien des fois, jusqu'à ce que la mé-
lodie se fût parfaitement empreinte dans ma mémoire. »
— Il se mit alors à chanter les strophes que les vierges lui
avaient apprises, et son visage respirait une merveilleuse
allégresse. » i^armi les vieux chants de TEgUse qui, traver-
sant les siècles pendant que tout changeait autour d'eux,
sont arrivés jusqu'à nous, et dont la grandeur, la majesté,
la grâce et la sainte beauté pénètrent et ébrap.lent encore
aujourd'hui nos âmes, on peut croire que beaucoup ont
été inspirés de cette manière par un esprit supérieur.
■i'4'2. l)t LA POÉSIE CHEZ LES MYSTl^iLEb.
Palestrina lui-même raconte qu'il a écrit une de ses meil-
leures compositions telles qu'il l'avait entendu chanter par
les anges.
CHAPITRE XIV
De la poésie chez les mystiques. Cedmon. Joseph l'hymnographe.
Jacopoiii.
La poésie, comme on le pense bien , n'a pu rester étran-
gère aux influences surnaturelles de la \ie mystique. Déjà,
dès les temps les plus anciens, on raconte que Cedmon ,
Anglo-Saxon, homme simple et sans instruction, reçut d'en
haut le don de la poésie. 11 assistait un jour à un repas où
l'on était convenu que chacun chanterait à son tour en s'ac-
compagnant de la cithare. Lorsqu'il vit que son tour ap-
prochait, il se leva honteux au milieu du festin, s'en alla
chez lui, et s'assit dans l'étable, au milieu du bétail dont le
soin lui avait été confié. S' étant endormi , il vit debout près
de lui quelqu'un qui lui dit : « Cedmon, chante-moi quel-
que chose. » Il répondit : « Je ne puis chanter, et c'est
pour cela que je suis parti au milieu du repas. — Tu as
pourtant, lui dit la voix, quelque chose que lu pourrais me
chanter. — Quoi donc? — Chante l'origine des créatures. »
ïl se mit aussitôt à chanter à la louange du Créateur un
cantique qu'il n'avait jamais entendu auparavant. A son
réveil, il se rappela tout ce qu'il avait chanté pendant son
sommeil, et il y ajouta d'autres paroles. Le lendemain ma-
tin, il vint trouver le seigneur au service de qui il était, et
lui raconta ce qui lui était arrivé. Celui-ci le fit conduire
chez rab])esse lïulda, et là il raconta son histoire, et récita
son poëme en présence de beaucoup de personnes savantes.
DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES. 433
Tous jugèrent que ce don lui était venu de Dieu. On lui ra-
conta une histoire pieuse, et le lendemain il la rapporta
transformée dans une poésie charmante. L'abbesse lui con-
seilla de quitter le monde, et le reçut parmi les frères de
son couvent. Il chanta toute l'histoire sainte dans des vers
ingénieux et mélodieux, qui produisaient une grande im-
pression sur tous ceux qui les entendaient. Ce fait est
raconté par Bède dans le quatrième livre de son histoire
anglicane. Les Grecs racontent la même chose de Joseph Joseph
Thymnographe, mort en 883, qui obtint ce même don dans ^J^J^^^^^'
une vision par l'apôtre saint Barthélemi, et qui s'acquit
une grande réputation parmi ses contemporains par les
chants qu'il composa. (A. S., april.).
Parmi les modernes, Jacoponi mérite une mention par- jacoponi
ticuhère. Il était né en Ombrie, non loin de Rome, de la
noble famille des Benedettoni, et il avait reçu au baptême
le nom de Jacques, qu'il changea plus tard en celui de Ja-
coponi, par humilité; car ce nom en italien indique quel-
que chose de méprisable. Il exerça longtemps la profession
de procureur. Actif et ambitieux, très-habile d'ailleurs dans
sa profession, aimant le luxe et la dépense, il s'était livré
au monde avec toute son âme. Or un jour qu'il assistait à
une représentation pubhque, les sièges étant venus à s'é-
crouler, beaucoup de femmes, et entre autres la sienne,
moururent de cet accident. La piété de sa femme, qu'il
n'avait pas même soupçonnée d'abord, et qui se révéla pour
lui en cette circonstance, fit sur lui une impression extraor-
dinaire, et changea complètement sa vie. Il servit Dieu dé-
sormais avec la même ferveur qu'il avait servi le monde ,
se retira des affaires, distribua ses biens aux pauvres, et en-
tra dans le tiers-ordre de Saint-François, s'apphquant à se
1. 13
434 bE LA POÉSIE CHKZ LES MYSTIQUES.
vaincre soi-même, à dominer ses penchants et à expier ses
péchés. Voulant se punir d'avoir cherché autrefois la
gloire, il ne sut qu'inventer pour se rendre un objet de
mépris et de risée aux yeux du monde. Les représenta-
tions de sa famille ne firent que le confirmer dans son
dessein. Au reste, il y réussit parfaitement, car les enfants
couraient après lui dans les rues en se moquant de lui.
Les bourgeois eux - mômes se faisaient un plaisir de lui
dire des injures, les uns afin de le pousser à l'impatience,
les autres pour se venger des paroles sévères qu'il leur
adressait.
Il vécut ainsi dix ans , pratiquant pendant tout ce temps
des œuvres admirables de mortification et d'empire sur
soi-même. Puis, craignant que la continuation de ce genre
de vie n'eût quelque inconvénient, et trouvant plus sûr
d'obéir, il résolut d'entrer dans l'ordre de Saint-François.
Il eut beaucoup de peine à s'y faire admettre, parce que
les frères craignaient de recevoir un homme qui passait
pour fou. Mais un chant qu'il composa sur le mépris du
monde changea leurs résolutions, et il fut admis. Toute
son application fut désormais de s'humilier. Il se livra en
même temps à toutes les pratiques de la pénitence, se plai-
sant aux fonctions les plus basses dans le couvent, et con-
sacrant à la prière tout le temps qu'il avait de reste. Mal-
gré ces progrès cependant, il n'était pas exempt de tenta-
lions. Il sentit un jour un désir violent de manger de la
chair, et, pour s'en punir, il suspendit dans sa cellule le
morceau de chair qui avait excité en lui ce désir. Bientôt
la mauvaise odeur se répandit de sa cellule dans les cham-
l)res voisines. Le gardien l'enferma dans le lieu le plus
puant du monastère. Mais lui accepta ce châtiment avec
DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES. 435
la joie d'un avare qui trouve un trésor^ et se mit à chanter
à haute voix les louanges de Dieu. C'est là qu'il composa
le chant qui commence par ces paroles :
0 guibilo (lel cuore
Che fair cantar di aniore.
et qui est le soixante -dixième dans la série de ses poé-
sies.
Comme il chantait ainsi, joyeux d'être en un heu si peu
agréable pour la nature, celui qu'il aimait lui apparut , et
lui dit : « Jacoponi, je suis venu pour te récompenser d'avoir
accepté cette punition par amour pour moi : demande-
moi la grâce que tu voudras, et je te l'accorderai. » Le
serviteur de Dieu , reconnaissant en Celui qui lui parlait
l'unique objet de son amour, répondit : « La grâce que je
désire , c'est que vous me placiez en un lieu encore plus
horrible, afin que je puisse y expier mes péchés; car celui
où je me trouve ne l'est pas assez. » Dieu, en récom-
pense de son humilité , inonda son àme de consolations
telles qu'il n'en avait jamais éprouvé de semblables; et, à
partir de ce moment, il reçut d'en haut de telles lumières,
qu'enivré continuellement d'une suavité toute céleste il
parut se surpasser soi-même; et, tout plongé dans la con-
templation des choses divines, il ne s'occupa plus d'autre
chose. Il acquit par la patience et l'humilité un tel degré
de sainteté qu'il semblait inaccessible aux maux de la vie
présente. Sa veine poétique ne tarit point non plus pen-
dant tout ce temps, et laissa couler ces chants brûlants
d'amour qui sont parvenus jusqu'à nous. Ce qui touchait
le plus ce saint homme, c'était de voir l'ingratitude du
monde envers Dieu : le spectacle des innombrables péchés
i30 DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES.
qui olTensent continuellement la majesté divine lui arra-
cbait des torrents de larmes. Un des frères lui demandant
un jour pourquoi il pleurait ainsi, il répondit : « C'est parce
que l'amour n'est point payé de retour. »
Dans son zèle pour la gloire de Dieu, il ne craignait ni
la peine ni le danger, lorsqu'il s'agissait de la défendre
devant les hommes. Il attaqua donc avec vigueur les vices
non-seulement de ses égaux, mais encore de ceux qui lui
étaient supérieurs, et il ne ménagea pas même le souve-
rain pontife, qui élait alors le pape Boniface VIII. Celui-ci,
au commencement de son pontificat, lui avait témoigné
des dispositions favorables. Peu de temps après qu'il fut
monté sur le saint-siége, il vit en songe une cloche im-
mense, qui embrassait toute la terre, mais qui n'avait
point de marteau. Il s'adressa donc à Jacoponi pour avoir
l'interprétation de ce songe. Le moine lui répondit: « Que
Votre Sainteté sache que c'est vous-même qui êtes la
cloche, dont la grandeur signifie l'autorité du siège apos-
tolique, laquelle s'étend jusqu'aux confins de la terre. Si
cette cloche n'a point de marteau ou de langue, prenez
garde que ce ne soit parce que vous ne donnez point au
monde les bons exemples qu'il a droit d'attendre de vous. »
Celte explication ne plut point au pape; cependant, à cause
de la sainteté du moine, il attendit pour le punir une
occasion favorable. Elle ne tarda pas à se présenter,
lorsque le pape, indigné de la conduite des Colonnes,
les assiégea dans Préneste, et, après les avoir forcés à se
rendre, détruisit la ville. Jacoponi, qui y demeurait
depuis six mois, blâma dans ses poésies la conduite du
pape pendant ce siège et la manière dont il gouvernait
l'Église, On peut citer particulièrement en ce genre la
DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES. 437
pièce cinquante-troisième j, qui commence par ces mots:
Piange la Ecclesia,
Piange e dolura.
et la pièce cinquante-huitième, qui commence ainsi :
0 papa Bonifacio,
Molt' hai giocato al mondo.
Le pape le fit jeter et enchaîner dans un cachot à Pré-
neste, pour tout le reste de sa vie, le condamnant au pain
et à l'eau, comme Jacoponi le raconte lui-même dans son
cinquante-cinquième chant , oii il rapporte aussi comment
il était traité dans sa prison. Deux autres de ses poésies ap-
partiennent encore à cette époque, à savoir les cinquante-
sixième et cinquante- septième, dont la première com-
mence ainsi :
0 papa Bonifacio
lo porto il tuo prefazio,
et où il prie le pape de lui donner l'absolution, en lui
laissant les autres châtiments. L'autre commence par ces
paroles :
Lo pastor per mio peccato
Poste m'a fuor dal ovile ,
Non me giova alto belato.
Jacoponi était religieux depuis vingt ans lorsqu'il fut
mis en prison ; il y resta pendant toute la vie de Boniface,
joyeux et content au miUeu des peines qu'il eut à y souf-
frir. On raconte que le pape, passant un jour devant sa pri-
son, lui demanda quand il en sortirait , et que le moine lui
répondit : « Quand vous y entrerez vous-même. » En effet,
lorsque le pape fut pris à Anagni , Jacoponi fut délivré. A
partir de ce moment, toutes ses pensées et tout son amour
438 DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES.
furent uniquement pour Dieu; et c'est alors qu'il com-
posa son soixantième chant , qui respire la charité la plus
ardente. Puis vinrent beaucoup d'autres poésies^ dans les-
([uelles, semblable au cygne^ il exhala avant de mourir les
sentiments qui remplissaient son àme. Us ont été recueiUis
sous le titre de : Cantki dd beato Jacopone da Todi, et
publiés à Rome en diverses éditions plus ou moins com-
plètes. La plus complète a paru à Venise dans un fort
volume in-4°.
Comme par humilité ;, pour donner à ses vers une mau-
vaise apparence , il mêlait des mots de tous les dialectes
italiens^ ils sont quelquefois très- difficiles à comprendre;
mais ils respirent tous un amour semblable à celui dont
portent l'empreinte les poésies attribuées à saint François ,
et dont la plupart sont probablement de Jacoponi^ comme
le pensent quelques critiques de son ordre. Languissant
d'amour et accablé de vieillesse, plein de mérites, mais
affaibli par les dures épreuves qu'il avait supportées et
les mortifications qu'il avait entreprises, il mourut comme
un saint. La maladie qui mit fin à ses jours faisant de
rapides progrès, les frères virent qu'il n'avait plus que
quelques jours à vivre, et lui conseillèrent de recevoir les
sacrements de l'Eglise. Il leur répondit que le temps n'était
pas encore venu. Ils insistèrent-, mais lui, de son côté,
persista dans son dessein. Un des frères lui dit alors:
«Vous oubliez, mon père, que si vous ne recevez les sacre-
ments vous mourrez comme un impie et un infidèle. » Ja-
coponi, levant les yeux , fit alors sa profession de foi dans
une poésie qui nous a été conservée. Cependant les frères
crurent que cela n'était pas suffisant. Le bienheureux
leur répondit qu'il attendait le frère Jean d'Averne, son
DE LA POÉSIE CHEZ LES MYSTIQUES. 439
meilleur ami, pour recevoir de ses mains les sacrements.
Là-dessus, les frères furent bien plus inquiets encore,
croyant qu'il n'était pas possible qu'à une telle distance le
frère Jean pût venir à temps pour l'administrer; encore
moins croyaient*- ils avoir le temps de l'envoyer chercher.
Ils le pressèrent donc de céder à leurs désirs. Mais lui ,
qui avait consolé autrefois son ami dans ses peines, comme
il le raconte dans le chant soixante-troisième , savait qu'il
viendrait aussi pour lui rendre ce même service, et, au
lieu de répondre à leurs instances, il se mit à chanter à
haute voix le cantique :
Anima benedetla dall' alto creatore,
Piisguarda al tuo signore.
A peine avait-il fini qu'on vit arriver deux religieux, dont
l'un était le frère Jean, ce qui plongea tous les assistants
dans le plus profond étonnement. Jean courut se jeter dans
les bras de son ami, dont la mort prochaine lui avait été
révélée dans la prière, comme Jacoponi de son côté avait
appris de la même manière son arrivée. Après qu'ils se
furent exprimé mutuellement la joie qu'ils avaient de se
revoir, Jacoponi reçut de la main du frère les saints mys-
tères, en présence desquels il composa, tout brûlant
d'amour, son beau cantique :
Gesù, nostra fidanza,
Del cuor somma speranza.
Lorsqu'il eut fini, il avertit les frères qui l'environnaient
de persévérer dans le chemin de la vertu ; puis , levant les
yeux et les mains vers le ciel, il mourut en prononçant
avec une grande dévotion ces paroles : « Seigneur, je remets
mon esprit entre vos mains. « C'était pendant la nuit de
i
440 DE L ÉLOQUENCE CHEZ LES 3IYSTIQUES.
Noëlj au moment où le prêtre entonnait le Gloria. Tous
ceux qui assistaient à sa mort restèrent convaincus qu'elle
avait été l'effet moins de la maladie que du feu de l'amour
dont il était dévoré. Son corps fut porté solennellement de
CoUazzone à Todi, et enseveli dans le couvent de Sainte-
Claire, hors de la ville. Il fut levé en^ 1590 par l'arche-
vêque du lieu, et mis dans un tombeau avec cette inscrip-
tion :
Ossa beati Jacoponi de Benedictis , Tudertini , fratris or-
dinis Minorum, qui stultus propter Christum nova mundum
arte delusit , et cœlum rapuit.
CHAPITRE XV
De l'éloquence chez les mystiques. Saint Vincent Ferrier.
L'éloquence se trouve en quelque sorte sur l'extrême
limite qui sépare le domaine de l'art des hautes régions de
lànie. Il ne s'agit ici naturellement que de l'éloquence
sacrée. Si les bornes de cet ouvrage le permettaient, nous
aurions à considérer ici cette multitude innombrable de
sermons inspirés par la mystique chrétienne, depuis le
temps des apôtres jusqu'à Thauler, et depuis ce grand mys-
tique jusqu'à nos jours. Contraint de nous restreindre,
nous nous contenterons de ciler le fait le plus saillant en
S. Vincent <û genre, à savoir celui de saint Vincent Ferrier. De 1398
Ferrier. .^^ 1419^ eet homme infatigable parcourut non-seulement
presque toutes les provinces de l'Espagne, sa patrie, mais
encore une grande partie des contrées de l'Europe. 11 com-
mença d'abord par le midi de la France; puis, traversant la
DE l'Éloquence chez les mystiques. 441
Savoie^ la Bourgogne^ la Flandre^, la Picardie, la Norman-
die et la Bretagne, il pénétra en Lombardie et en Toscane,
jusqu'à ce que, rappelé par son roi, il fut obligé de re-
tourner en Espagne. Henri IV, de la maison de Lan-
castre, l'ayant invité à passer en Angleterre, il visita cette
île, et de là alla en Ecosse , puis en Irlande. Partout où il
allait, les princes, les évoques, les prélats et tout le clergé
venaient à sa rencontre en chantant des cantiques; et il
marchait humblement au milieu de ce cortège. Lors-
qu'il était dans une ville, pas un ouvrier ne restait à
son travail aux heures où il prêchait. Toutes les leçons
publiques étaient interrompues, et l'on pouvait à peine
retenir les malades, tant était grand le désir de l'en-
tendre.
Son activité était extraordinaire; il ne dormait que cinq
heures, puis disait la messe, et se mettait aussitôt au tra-
vail. Il était toujours suivi d'une foule innombrable, qui
venait pour l'entendre ou pour faire une retraite sous sa
direction. Cette foule montait quelquefois jusqu'à quatre-
vingt mille hommes. Afin de pourvoir à leurs besoins,
il avait choisi des prêtres de tous les ordres, qui écou-
taient les confessions, célébraient le service divin, dis-
tribuaient les aumônes aux pauvres, tandis que des notaires
étaient chargés de rédiger les documents nécessaires dans
les réconciliations que produisait la parole puissante de cet
homme apostohque. Elle avait une telle efficacité que l'on
porte à cent mille le nombre de ceux qu'il convertit; et
beaucoup parmi eux, touchés d'un repentir extraordinaire,
firent devant tout le peuple une confession publique de
leurs péchés. Rien qu'en Espagne, il convertit huit mille
Sarrasins et plus de vingt-cinq mille Juifs , et changea en
442 DE l'éloquence chez les mystiques.
églises beaucoup de synagogues. Un grand nombre de
couvents, d'églises, d'hôpitaux et de ponts s'élevèrent par
ses exhortations. Toutes les villes par où il passait témoi-
gnaient de la puissance de sa parole. On ne saurait comp-
ter les cas où il apaisa des inimitiés invétérées, et mit fin
à des vengeances sanglantes. On porte à quarante mille le
nombre des mauvaises femmes, des brigands, des pi-
rates, des usuriers et des blasphémateurs qu'il ramena à
Dieu.
Il n'est pas étonnant qu'il ait produit tant de merveilles,
car à la sainteté de sa vie il joignait cette éloquence puis-
sante qui se distingue à la fois et par l'importance des su-
jets qu'elle traite et par une exposition brillante; de sorte
que tous, entraînés par sa parole enflammée, croyaient en-
tendre non un homme, mais un ange ; et plusieurs, en effet,
virent des anges autour de lui pendant qu'il prêchait. Ses
sermons étaient appuyés sur l'Écriture et le témoignage des
saints; et comme il avait toujours ces témoignages présents
à la mémoire, il entraînait ses auditeurs par la richesse de
son exposition , et les ébranlait par la puissance qui rési-
dait en lui. Son organe était d'une souplesse admirable et
prenait tous les tons qu'il voulait lui donner; de sorte qu'à
peine ouvrait-il la bouche que tousses auditeurs fondaient
en larmes. Mais quand il parlait du jugement dernier, de
la passion de Notre-Seigneui" ou des peines de l'enfer, tout
le peuple éclatait en sanglots; de sorte qu'il était souvent
obligé de s'arrêter quelque temps. Ce qu'il y avait encore
d'étonnant en lui, c'est que, quoique la plupart du temps
ia foule de ses auditeurs fût si grande que beaucoup étaient
obligés de se tenir très -loin de lui, ils l'entendaient tout
aussi distinctement que ceux qui étaient les plus proches.
DE L ÉLOQUENCE CHEZ LES MYSTIQUES. 443
Une autre merveille encore, c'est qiie^ comme les apôtres,
il avait le don des langues. En effet, quoiqu'il parlât tou-
jours le dialecte de Valence, sa patrie, tous le com-
prenaient comme s'il eût parlé à chacun dans son propre
idiome. A Gênes, il eut pour auditeurs des Grecs, des
Allemands, des Sardes, des Hongrois et d'autres qui ne
connaissaient que leur langue maternelle, et qui cepen-
dant, à la fm du sermon, affirmèrent qu'ils n'en avaient
pas perdu une seule parole. En Bretagne même, il se fit
comprendre des Bretons, qui ne connaissaient pas d'autre
langue que la leur, et il produisit dans ces contrées des
fruits merveilleux, d'autant plus que là, comme partout,
sa parole était confirmée par d'innombrables miracles.
Beaucoup d'hommes des plus remarquables parmi ses
contemporains, considérant les dons qu'il avait reçus, la
sainteté de sa vie, les masses de peuple qu'il entraînait après
lui et qui se trouvaient heureuses de pouvoir seulement le
regarder, les œuvres qu'il opérait, le pouvoir admirable
qu'il avait sur les âmes et les miracles qu'il faisait, étaient
d'avis que depuis le temps des apôtres aucun ne l'avait
égalé. L'empjre qu'il exerçait sur les âmes était si grand
qu'il ne craignit pas de s'aventurer dans une vallée du
Dauphiné qui n'était habitée que par des voleurs et des bri-
gands , lesquels avaient déjà tué plusieurs missionnaires
qu'on leur avait envoyés; et au bout de quelques jours ils
étaient tous tellement changés que cette vallée, qui s'appelait
auparavant vallon impur, prit le nom de Purval. Le Sei-
gneur lui-même, au milieu du grand schisme qui désolait
alors l'Église, l'avait choisi pour son apôtre dans une vision
qu'il eut à la fin d'une maladie mortelle; et, lui promettant
sa protection, il lui donna les dons nécessaires pour accom-
4ii TRANSFORMAT[0?J DES HAUTES FACUL1ÉS DE l'aME.
plir la mission dont il était charge. Le pape Benoît XIII,
après une longue résistance, la confirma enfin par son au-
torité.
CHAPITRE XYl
Coniment la mystique élève et transforme les plus hautes facultés
de l'esprit.
La vérité pour la créature repose sur la vérité divine.
Or la vérité en Dieu consiste dans la conformité parfaite qui
existe entre lui et son Verbe ou son image. On ne saurait,
en effet, se représenter une conformité plus grande, puis-
qu'en Dieu elle va jusqu'à l'identité. Il y a donc, dans la
connaissance que Dieu a de soi-même, identité parfaite
entre le sujet qui connaît et l'objet qui est connu. Mais il
n'en saurait être de même pour la créature intelligente,
dès qu'elle veut connaître quelque objet qui lui est exté-
rieur. La vérité pour elle consiste dans la conformité de
l'esprit qui connaît avec l'objet qui est connu. Et comme
les choses ne sont au reste que ce que Dieu veut qu'elles
soient, puisque c'est lui qui les a créées, c'est donc en Dieu
qu'il faut chercher la base de toute vérité. A mesure donc
que l'homme s'approche de Dieu davantage, il est moins
sujet à l'erreur. Et lorsque, par l'influence d'une grâce
toute spéciale et par une longue habitude des vertus chré-
tiennes, il est arrivé à une union intime avec Dieu, il s'as-
simile en quelque sorte la science que Dieu a de soi-même
et des créatures ; de même que , dans un autre ordre , la
croissance et la floraison des plantes sous les rayons du
soleil est comme une assimilation de la vie végétale avec
TRANSFORMATION DES HAUTES FACULTÉS DE l'aME. 445
la vie générale dont le soleil est le principe; ou de même
encore que toute vision est une assimilation de Tobjet vu
à celui qui le voit.
C'est surtout dans la sainte eucharistie que s'effectue cette
assimilation de Dieu par l'homme. Là, en effet, il se fait
comme une ascension de toutes les puissances et' de toutes
les facultés de l'homme. Dieu, en descendant dans notre
chair, la purifie et l'élève, pour ainsi dire, jusque dans les
régions de l'àme. Puis, prenant l'àme à son tour, il la
transforme et l'élève jusque dans le domaine de l'esprit ou
de l'intelligence, et enfin il attire celle-ci jusqu'à lui; de
sorte que l'homme tout entier se trouve élevé et trans-
formé dans chacune des parties qui composent son être.
L'esprit, quand il est uni intimement à Dieu, se trouve
avec lui dans le même rapport où il était auparavant à l'é-
gard de la nature. Dans l'état ordinaire, en effet, la faculté
perceptive de l'homme est tournée vers le monde exté-
rieur, et c'est de là que lui arrivent à peu près toutes ses
perceptions. Mais si cette faculté, se détournant de ce
monde, se retourne vers Dieu et les régions spirituelles,
il résulte de là entre Dieu et Tintelligence un commerce
intime, qui est pour elle une source abondante de percep-
tions et de sentiments bien plus élevés que ceux qui oc-
cupent la plupart des hommes. L'intelligence, par une
sorte d'avant -goût de la vision du ciel, contemple Dieu,
puis elle le goûte ; elle le sent, elle entend les paroles mys-
térieuses qu'il lui adresse. Elle le voit non plus dans des
images extérieures, mais dans des formes purement intel-
ligibles, dans des idées pures et claires, qui coulent, pour
ainsi dire, du sein du Père et la remplissent d'une lumière
douce, sereine, surnaturelle, élevée bien au-dessus des
440 TRANSFORMATION DES HAUTES FACULTÉS DE l'aME.
sens extérieurs et de rimagination. Elle éprouve F effet de
cette parole : « Goûtez, et voyez combien le Seigneur est
doux. » Les paroles qu'elle entend ne sont point des mots
extérieurs^ se suivant les uns les autres et faisant passer,
pour ainsi dire, la vérité par parties sous les regards de l'es-
prit; mais ce sont des germes de pensées féconds, conte-
nant des trésors de vertu, des pensées vivantes, et qui pro-
duisent aussi la vie. Tels sont les effets que la mystique
produit dans l'intelligence.
Mais ceux qu'elle opère dans la volonté ne sont pas
moins profonds. La volonté est comme la région pratique
de l'esprit. On y distingue plusieurs degrés, correspondant
aux trois éléments de la personnalité humaine. Au degré
le plus haut, correspondant à l'esprit, se trouve la volonté
proprement dite, libre dans ses déterminations et ses mou-
vements ; puis, dans le domaine de l'àme, l'appétit concu-
piscible avec ses diverses facultés, et enfin dans l'organisme
la partie instinctive, qui a ses racines dans le corps lui-
même. Or la mystique pénètre tous ces domaines de ses
influences surnaturelles. L'homme a un instinct qui le
porte à diriger toutes ses actions vers un but honnête; et
cet instinct persiste dans le cœur même de ceux qui par
l'habitude du vice semblent avoir pris à tâche de l'étoufïèr.
La lumière de la raison indique à la volonté le but vers
lequel elle doit tendre, lui montrant à la fois et le bien
(ju'il faut faire et le mal qu'il faut é\iter. Or l'habitude de
suivre cette lumière, qui éclaire tout homme venant en ce
monde, produit dans les trois régions de l'homme, c'est-à-
dire dans l'esprit, dans l'àme et dans le corps, une certaine
aptitude pour le bien que Fou désigne sous le nom de
vertu. La vertu, en général, se divise en plusieurs vertus
TRANSFORMATION DES HAUTES FACl'LTES DE L AME. 447
particulières, qui sont dans un rapport plus direct avec
l'une ou l'autre de ces trois régions. Et d'abord, nous trou-
vons les quatre vertus cardinales, dont la première, à sa-
voir la prudence, qui sert de règle à toutes les autres, a
pour but de rectifier l'esprit, d'éclaircir son regard, de
sorte qu'il indique toujours à la volonté le but qu'elle doit
atteindre, et que celle-ci puisse y tendre comme il faut.
La justice règle la volonté, de sorte que, se renfermant
toujours dans son droit et respectant celui des autres, elle
évite le mal, fasse le bien, et accomplisse exactement tous
ses devoirs. La force s'adresse particulièrement à l'âme,
et lui donne cette fermeté qui, tenant un juste milieu
entre la roideur et la mollesse, ne se laisse arrêter par au-
cune difficulté. Les appétits et les instincts de la vie infé-
rieure sont réglés et gouvernés par la tempérance qui les
retient en de justes bornes, de sorte que, toujours au ser-
vice des puissances supérieures , ils leur servent d'instru-
ments dociles, et ne dépassent jamais la ligne d'un juste
équilibre.
Au-dessus de ces quatre vertus morales sont les trois
vertus théologiques : la foi, l'espérance et la charité, qui
ont Dieu pour objet immédiat, et qui rapportent à lui
toutes les autres vertus. Elles correspondent aux trois fa-
cultés que nous avons distinguées plus haut dans la partie
spirituelle de l'homme. La foi éclaire et affermit l'esprit,
de sorte que, toujours ouvert à la lumière divine et péné-
tré par elle, il puisse changer, pour ainsi dire, la direction
qui lui est naturelle , et entrer avec Dieu dans les mêmes
rapports où il était auparavant à l'égard de la nature. La
foi donne encore à l'esprit une assurance et une fermeté
d'iu.itant plus grandes que les choses surnaturelles offrent
448 TRANSFORMATION DES HAUTES FACULTÉS DE l'aME.
l)ien plus de garanties que les choses sensibles et passa-
gères. L'espérance, s'appuyant sur l'existence d'une autre
Yie^ dirige de ce côte nos pensées et nos affections, et nous
donne un avant- goût des biens éternels qui nous sont ré-
servés. Nous ne pouvons trouver en nous-mêmes l'assurance
de notre immortalité, puisque nous avons commencé d'êlre.
Cette garantie ne peut nous être donnée que par Dieu, qui
est éternel et la raison de son être. Et comme, d'un autre
côté, l'homme ne s'est pas fait lui-même, il ne peut trou-
ver en soi son but suprême; mais il doit le chercher en
Dieu, qui est la fm de tous les êtres, parce qu'il en est le
principe. Or l'espérance l'aide dans ce mouvement sur-
naturel, et tient ses désirs élevés vers les régions éternelles.
La charité enfin achève ce que la foi et l'espérance ont
commencé, et, unissant l'esprit à Dieu, en fait un seul es-
prit avec lui. Les trois vertus théologiques réagissant à
leur tour sur les quatre vertus cardinales, les. ennoblissent,
les transforment, leur communiquent en quelque sorte
leur propre nature, et les élèvent à un degré héroïque,
comme parle l'Église.
Outre le besoin qu'éprouve la volonté de s'affermir en
soi-même et de se poser dans un juste équilibre, afin de
faire un bon usage de sa liberté, elle sent encore celui de
produire au dehors la puissance qui lui est inhérente , et
d'agir sur les choses extérieures, afin de les régler, et d'y
étabhr l'ordre qui règne en son propre sein. Elle arrive à
ce but dans l'ordre naturel par l'énergie, la persévérance
et l'habileté. Mais si elle veut exercer son pouvoir d'une
nianière héroïque, il lui faut des grâces éminentes d'en
haut, qui, lui donnant une force surnaturelle, la mettent
en état de braver toutes les résistances et de surmonteu sa
DU DO.N DES LANGUES. 449
propre paresse. Il lui faut de plus des grâces qui^ s' adres-
sant à l'intelligence proprement dite, l'éclairé d'une ma-
nière surnaturelle. Ces grâces forment une classe à part :
car elles sont accordées moins pour l'avantage de celui qui
les reçoit que pour l'utilité des autres; et c'est pour cela
que les théologiens les appellent dons gratuits. Elles ne
supposent donc pas toujours la sainteté en celui chez qui
nous les voyons briller.
CHAPITRE XVIi
Des dons gratuits. Du don de discernement des esprits. Du don des
langues. Saint Pacôme. Saint Dominique. Saint Vincent Ferrier.
Saint Antoine de Padoue. Saint François -Xavier. Sainte Colette.
Sainte Claire de Monte-Falcone. Jeanne de la Croix.
L'apôtre saint Paul, dans sa première Épitre aux Corin-
tliiens , chapitre xn, énumère tous les dons de cette sorte,
et nomme la sagesse, la connaissance, la foi, le pouvoir
de guérir les malades, de faire des miracles, de prédire
l'avenir, de discerner les esprits, le don des langues et ce-
lui de les interpréter. Tous ces dons, ayant pour but de
donner à celui qui les reçoit le pouvoir de convertir à Dieu
les autres, on peut les classer, d'après saint Thomas, en
trois catégories. L'homme, en effet, ne peut remuer inté-
rieurement à son gré les autres hommes; il ne peut agir
sur eux que d'une manière extérieure, en les enseignant.
Or il a besoin pour cela de trois choses. Il faut d'abord
. qu'il connaisse bien les choses divines, pour les communi-
quer aux autres; ensuite qu'il possède les moyens néces-
saires pour opérer cette communication, et enfin qu'il
i50 DU DON DES LAxXGUES.
puisse garantir la vérité des enseignements qu'il donne et
porter ainsi la conviction dans les esprits. De plus, pour
bien connaître les choses divines, il a besoin de trois dons
distincts. Il faut d'abord qu'il possède bien les principes
des vérités surnaturelles, et c'est là le but du don de la foi;
puis la sagesse lui fait saisir l'ensemble et l'enchaînement
des vérités déduites de ces principes, et la science lui
donne les connaissances naturelles nécessaires pour ap-
puyer ses enseignements par des comparaisons ou des
preuves tirées de Tordre de la nature.
Pour ce qui concerne les moyens de communiquer aux
autres la lumière qu'on a reçue de Dieu, trois dons sont
encore ici nécessaires. Le discernement des esprits donne à
l'homme la faculté de connaître le sol auquel il doit con-
fier la semence divine. Et comme l'esprit de l'homme ne
peut entrer en rapport avec l'esprit des autres hommes
que par le langage, le don des langues lui rend ce rapport
plus facile en lui donnant le pouvoir de se faire com-
prendre de tous dans sa propre langue, ou d'entendre
celle de chacun , ou bien encore d'interpréter les langues.
Pour ce qui regarde enfin les garanties dont les manda-
taires de Dieu ont besoin pour accréditer leur mission aux
yeux des peuples, trois autres dons produisent cet effet:
à savoir, le don de prophétie , celui de guérir les malades
et celui de faire des miracles. 11 est juste, en effet, de croire
que celui qui fait des choses que Dieu seul peut faire et qui
commande à la nature a reçu le pouvoir de celui qui en a
établi les lois.
Nous avons déjà rapporté plus haut un grand nombre de •
faits qui se rapportent au don de discerner les esprits ;
nous n'avons donc point à nous en occuper ici, et nous
DU DON DES LAÎNGUES. 451
renvoyons le lecteur à ce que nous en avons dit déjà.
Quant au double don du langage, à savoir celui de parler
et d'interpréter les langues étrangères, on peut le consi-
dérer sous deux rapports. Quelquefois, en eflet, l'homme
est entendu par les autres en parlant dans sa propre langue ;
et dans ce cas ce n'est pas sur lui que repose ce don, mais
sur ceux qui Técoulent. Mais d'autres fois, au contraire,
il parle à ses auditeurs dans la langue qui est propre à
chacun d'eux, et alors c'est bien lui qui reçoit le don des
langues.
Ce don , que reçurent les apôtres au jour de la Pente-
côte, nous le retrouvons plus tard parmi les solitaires du
désert. Ainsi on raconte de saint Pacôme que, voulants. Pacôme.
parler avec un frère qui ne savait que la langue romaine ,
qu'il ignorait lui-même, il en reçut le pouvoir après avoir
prié pendant trois heures. Ce don s'est reproduit souvent
dans les temps modernes, quoique bien des fois on ait con-
fondu avec un don surnaturel ce qui n'était que l'effet
d'une aptitude naturelle. Le cardinal Mezzofanti, mort il y
a peu de temps, a été un des hommes les plus remar-
quables en ce genre. On peut citer encore Dominique de
iNeisse en Silésie, qui mourut en 1650, bibhothécaire de
TEscurial. Outre la plupart des langues de l'Europe, il con-
naissait encore le tartare, l'indien, le chaldéen, l'hébreu, le
syriaque, le japonais, le chinois et le persan. Mais il est
impossible d'attribuer à une aptitude naturelle ce que l'on
raconte d'Ange Clarénus, qui reçut en 1300, pendant la
nuit de Noël, la connaissance de la langue grecque. On ra-
conte au chapitre II du second livre de la Vie de saint Do-
minique, que ce saint, allant de Toulouse à Paris, et étant S. Domim
arrivé à Pierre-d' Amour, passa la nuit en prière dans Vé~
452 DU DON DES LANGUES.
glise Notre-Dame de ce lieu avec le frère Bertrand, son
compagnon de voyage. Le lendemain matin, comme ils
continuaient ensemble leur route, ils rencontrèrent des
Allemands qui voyageaient comme eux. Ceux-ci, les voyant
reciter des psaumes et prier souvent , se joignirent à eux
pour prier avec eux; et pendant quatre jours ils les invi-
tèrent à partager leurs repas, et eurent pour eux toutes
sortes d'égards. Le quatrième jour, le saint dit en soupi-
rant à son compagnon : «Frère, je me reproche vraiment
de recevoir des biens temporels de ces étrangers, et de ne
point nous occuper de leurs intérêts éternels. Si vous le
voulez, nous allons nous mettre à genoux, et prier Dieu
qu'il nous apprenne leur langue, pour que nous puissions
leur annoncer le Seigneur Jésus. » Ils se mirent donc en
prières, et commencèrent aussitôt à parler allemand au
grand étonnement de ces étrangers; et pendant quatre
jours encore ils s'entretinrent avec eux du Sauveur Jésus.
Lorsqu'ils furent arrivés à Orléans, les Allemands les quit-
tèrent, se recommandant à leurs prières. Le même fait
arriva une autre fois encore au saint dans une circonstance
semblable.
Nous avons constaté plus haut ce même don en saint
3. Antoine Vincent Ferrier. Saint Antoine de Padoue prêchant à
e Padoue. wq^^^q a^ peuple qui y était accouru de toutes parts pour
gagner les indulgences, tous ses auditeurs l'entendirent
dans leur propre langue, comme un grand nombre l'attes-
. François- tèrent plus tard. Saint François-Xavier parlait les langues
dos peuples auxquels il annonçait l'Évangile aussi facile-
ment que s'il fût né parmi eux. Souvent, lorsqu'il prêchait
en même temps à des hommes de nations différentes, cha-
a cun le comprenait dans sa langue, ce qui augmentait la
DU r.OxN DES LAiSGUES. 433
vénération pour lui, et donnait une autorité singulière à
sa parole. On raconte la même chose de saint Louis -Ber-
trand et de Martin Yalentin. Jean de Saint-François obtint
aussi de Dieu dans la prière la connaissance de la langue
mexicaine, et se mit aussitôt à prêcher en cette langue au
grand étonnement de tous les assistants. Ce don fut aussi
accordé à saint Etienne dans ses missions en Géorgie ; de
sorte qu'il parlait si couramment le grec, le turc et l'ar-
ménien que les indigènes en étaient dans l'admiration. On
raconte aussi de sainte Colette qu'elle eut le don des lan-
gues; et parmi celles qu'elle apprit de cette manière on
cite le latin et l'allemand. L'abbé Trithème rapporte la
même chose de i'abbesse Elisabeth. Une Française nommée
Marguerite étant venue von- un jour sainte Claire de claire de
Monte-Falcone, celle-ci parla français longtemps avec elle, ^^onte -Fal-
quoiqu'elle n'eût jamais appris cette langue. La bienheu-
reuse Jeanne de la Croix avait ce don lorsqu'elle était en Jeanne de la
extase; et elle pouvait alors communiquer en diverses ^''°^^-
langues, selon les besoins de ses auditeurs, les lumières
qu'elle recevait d'en haut. On lui amena un jour deux ma-
hométanes que Ton ne pouvait décider à embrasser le
christianisme. Elle eut une extase , et parla arabe avec
elles; de sorte qu'elles finirent par demander le baptême.
Jeanne les instruisit plus tard dans ses extases des vérités
de la foi .
454 DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE.
CHAPITRE XVITI
Des dons de foi, de sagesse et de science. Rnpert de Dentz. Dilson.
Candide. Albert le Grand. La Dominicaine Marguerite. Catherine
de Cardone. Ida de Louvain. Osanna de Manloue. Catherine de
Sienne. Rose de Lima. Grégoire Lopez. Thomas d'Aquin,
Parmi les dons qui se rapportent aux plus hautes ré-
gions de r esprit, le premier est celui de la foi , par laquelle
l'homme, éclairé de Dieu d'une manière toute spéciale, pé-
nètre les plus profonds mystères de la doctrine révélée.
Cette foi vivante ne saisit pas seulement avec facilité les
dogmes que l'Église nous enseigne, mais elle sait encore
les communiquer aux autres sans emphase, sans disserta-
tions scientifiques, dans des paroles simples et claires; de
sorte qu'elle agit à la manière des parfums, comme le
prouvent une multitude de faits incontestables. Le don de
foi est donc la base de tous les autres, quoique Dieu
puisse, quand il le veut, se servir de l'homme comme d'un
.simple instrument, comme il se servirait, par exemple,
d'un agent naturel, et suppléer en ce cas la foi qui lui
manque par une intervention directe de sa part. Au don
de foi se rattache immédiatement celui de la sagesse , qui
prend pour base de ses spéculations les dogmes reçus par
la foi. Dieu donne donc avec la sagesse toutes ces idées
supérieures qui servent de premiers principes dans la con-
naissance scientifique et dans l'exposition des mystères de
la doctrine chrétienne. Il donne en même temps la facilité
d'en sonder les profondeurs, d'en comprendre les rapports
et d'en saisir l'enchaînement. Enfin le don de science donne
à l'homme la facilité de déduire les conséquences de ces
I
DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE. 455
principes, de développer d'une manière logique les idées
fournies par le don de sagesse, de les exposer aux autres,
et de porter ainsi la conviction dans les esprits. Des faits
nombreux attestent l'existence et l'action de ces trois dons,
soit qu'ils se trouvent réunis dans la même personne, soit
qu'ils soient séparés.
Nous les retrouvons déjà chez beaucoup d'anciens soli-
taires, dans l'abbé Hor, dans saint xVntoine, saint Théodore
et d'autres. Rupert, abbé de Deutz vis-à-vis de Cologne,
reçut dans une nuit, en 1 124 , après avoir prié Dieu , la
connaissance des saintes Écritures portée à un tel point
qu'il surpassait en ce genre tous ses contemporains. On
cite encore parmi ceux qui ont reçu leur science devant les
autels saint Laurent Justinien, saint Ignace de Loyola , qui
l'obtint de Dieu dans la solitude de Manrèse ; saint Jean
Capistran, saint François de Paule, Pascal Bailon et d'au-
tres. Henri Dilson entra chez les Jésuites. Il parut d'abord
d'un esprit si lourd et d'une si pauvre mémoire qu'on ne
pouvait rien lui apprendre des choses qui s'adressent à
l'esprit. Un jour qu'il exhalait sa douleur à ce sujet devant
une image de la Vierge, et qu'il consacrait à cette bonne
mère son corps, son âme et toutes ses puissances, il reçut
à l'instant même une mémoire si puissante qu'il pouvait
retenir des sermons entiers et les prêcher plusieurs années
après. Il reçut en même temps une connaissance si pro-
fonde des choses divines que les plus grands théologiens
de son ordre étaient convaincus qu'il puisait comme à leur
source les explications merveilleuses qu'il donnait. La
même chose arriva pour Charles de Saëta, qui a écrit beau-
coup d'ouvrages mystiques. Un frère cistercien nommé
Candide, outre qu'il connaissait les maladies et les remèdes.
456 DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE.
avait aussi la science infuse des propriétés et des vertus
des plantes et des minéraux. Le P. Thomas Madan^ dans
les lettres qu'il écrivait à ses supérieurs en Espagne^ dit de
lui qu'il employait contre les maladies des remèdes tout à
fait inconnus des médecins, et qu'il n'avait fait pour cela
d'autres études que dans la prière. 11 ne portait jamais sur
soi que son bréviaire. C'était là qu'il puisait la science
dont il avait besoin pour édifier les catholiques, et réfuter
les hérétiques, ou pour guérir les malades.
Quelquefois ce don paraît attaché à certaines conditions
qui donnent au récit l'apparence d'une légende. C'est ainsi
que l'on rapporte , dans les annales de l'ordre des frères
Albert Prêcheurs, qu'Albert le Grand avait peu d'ouverture d'es-
^ ™^ ■ prit dans sa jeunesse, ce dont il était grandement affligé.
Or la sainte Yierge lui apparut une nuit, et lui dit de choi-
sir ce qu'il aimait le mieux, des sciences naturelles ou des
sciences divines. Le jeune homme, qui n'avait pas encore
le sens de ces dernières, choisit la philosophie. « Tu auras
ce que tu demandes, lui répondit la sainte Vierge ; mais ,
parce que tuas préféré cette science à celle de mon Fils, tu
la perdras vers la fin de ta vie. » Il en fut ainsi en efTeL
Albert devint un prodige de science; mais trois ans avant
sa mort, pendant qu'il était dans sa chaire à faire une
leçon, il perdit tout à coup la mémoire, et ne se rappela
plus rien de ce qu'il avait su. On proposa aussi à Herman
Contract le choix entre la santé du corps et l'ignorance
d'un côté, ou la sagesse elles infirmités de l'autre. Il choi-
sit celles - ci , et devint incomparable en toute espèce de
science.
Marguerite. Dieu communique aussi ce don aux femmes. Marguerite,
de l'ordre de Saint-Dominique, avait été renvoyée d'abord
DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE. 457
uu couvent, parce qu'elle était aveugle. Elle apprit si par-
faitement non -seulement la lettre, mais encore le sens
et l'explication de l'office et du psautier qu'elle était
en état d'examiner sur ce point les étudiants en gram-
maire. Catherine de Cardone n'avait point appris à lire dans Catherine
- 1 , 11 ., 11 ^ 1, . 1- de Cardone.
son enfance ; cependant elle prenait avec elle a 1 église un
office de la Vierge, comme pour lire dedans. Or, comme
elle ne connaissait pas même ses lettres j, il lui arriva un
jour de prendre le livre la tête en bas, ce qui lui attira des
paroles blessantes de la part d'une personne de sa famille.
Le reproche lui alla au cœur. Rougissant de honte, mais
ayant confiance en Dieu, elle pria le Saint-Esprit, dont
on célébrait la fête , de la faire participer au don des lan-
gues, qu'il avait accordé à ses apôtres en ce jour, et de lui
apprendre à lire. Elle fut exaucée , et à l'instant même
elle put lire parfaitement. Ida de Louvain obtint de la S'^ Ida.
même manière l'intelligence des Écritures, et le don d'ex-
pliquer ce que l'on chantait en latin, surtout les Évangiles
au temps de Carême. Un jour que l'on chantait au chœur
l'antienne : Pot^tatem habeo ponendi animam meam, elle
l'entendit chanter au-dessus de sa tèie, dans un chant bien
plus magnifique encore, et en expliqua ensuite à son con-
fesseur tout le contenu.
Un des faits les plus remarquables en ce genre est ce qui
arriva à la bienheureuse Osanna de Mantoue. Le fait a été Osanna
w .1 ^., 1 T^ 1 1. 1 1 deMantoue,
raconte en détail par Silvestre de Ferrare, de 1 oixlre des
frères Prêcheurs, son confesseur et son confident, qui l'a-
vait appris d'elle-même, et qui a écrit sa vie l'année même
où elle est morte. Elle avait depuis longtemps le désir d'ap-
prendre à lire et à écrire, afin de pouvoir s'édifier par la
lecture des écrits des saints. Mais comme elle avait entendu
13^
4o8 DU DON DU FOI
dire souvent à son père que c'était une chose inconvenante
et dangereuse pour les femmes de s'occuper à lire, elle n'a-
vait jamais osé le prier de la faire instruire. Cependant^
remplie de foi et d'espérance, elle s'était adressée à la sainte
Vierge, et l'avait priée devant une de ses images de lui
apprendre à lire. Elle persévéra plusieurs jours dans sa
pensée sans obtenir ce qu'elle demandait. Un jour cepen-
dant elle résolut de ne pas cesser de prier jusqu'à ce qu'elle
fût exaucée. Après avoir ainsi prié pendant quelque temps
avec une ferveur extraordinaire;, elle fut ravie en extase;
et lorsqu'elle fut revenue à elle elle aperçut écrits dans sa
main, d'une belle écriture, les mots Jésus, Marie, qu'elle
lut très- facilement. Mais dès qu'elle les eut lus ces mots
disparurent. Joyeuse d'avoir enfin obtenu ce qu'elle dési-
rait depuis longtemps, elle remercia la sainte Vierge du
fond de son âme. Une fois qu'elle eut ainsi trouvé une maî-
tresse pour lui apprendre à lire , elle prenait chaque jour
un livre sous son bras, comme un enfant qui va à l'école,
et allait se prosterner devant l'image de la Vierge ; puis, sa
prière achevée, elle ouvrait le livre et lisait sa leçon. Elle
sut bientôt lire parfaitement; et même, lorsqu'il lui tom-
bait un livre latin dans les mains, elle en expliquait avec
une grande facilité le sens, quelque obscur qu'il fût, sans
l'avoir appris de personne. Elle apprit aussi à écrire pas-
sablement, et il est resté d'elle quarante lettres qu'elle écri-
vit dans la suite à son confesseur. Cette histoire peut nous
indiquer jusqu'à un certain point la manière dont ce don
est communiqué par Dieu. Ordinairement, celui qui ap-
prend à hre va du multiple à l'un , en épelant et composant
les mots, et de la forme au contenu. Il y a, en effet, entre
la pensée et l'écriture un rapport semblable à celui qui
DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE. 439
existe entre Tàme et le corps ; et c'est en déchilTrant l'écri-
ture que nous parvenons à découvrir la pensée qui y est
contenue. Mais dans le cas dont il vient d'être question le
procédé n'est plus le même; car l'esprit va du dedans au
dehors, de la pensée au signe extérieur qui la représente.
Lorsque Osanna se prosternait devant l'image de la Vierge,
elle lisait d'abord dans l'àme de celle-ci ce qui y était
écrit, puis elle revêtait des signes de l'écriture ce qu'elle y
avait lu.
Il en dut être ainsi de sainte Catherine de Sienne lors- Sainte Ca-
qu'elle apprit à écrire, si nous en jugeons d'après ce que j ^^|-'"^
Raymond nous raconte à ce sujet. Elle s'était proposé d'ap-
prendre à lire afin de pouvoir réciter les heures canoniales,
et l'une de ses compagnes lui avait transcrit l'alphabet et
s'efforçait de le lui apprendre; mais, malgré toutes les peines
qu'elle se donnait, elle n'y pouvait réussir. Pour ne pas
perdre le temps plus longtemps, elle résolut d'avoir recours
à la prière; et, se prosternant un jour devant Dieu, elle lui
dit : « Seigneur, si c'est votre volonté que j'apprenne à
lire, pour que je puisse chanter vos louanges en récitant les
heures, daignez m'enseigner vous-même ce que je ne puis
apprendre seule ; sinon, que votre volonté soit faite; je res-
terai alors dans ma simphcité , et emploierai mon temps à
d'autres méditations. « Or, avant même qu'elle se levât,
elle était tellement instruite qu'elle pouvait lire toute es-
pèce d'écriture aussi bien que le plus habile. Raymond
s'en convainquit par ses propres yeux; et ce qui l'étonnait
davantage, c'est que, quoiqu'elle lût très -couramment,
dès qu'elle voulait épeler, elle connaissait à peine ses
lettres. Elle apprit à écrire de la même manière, comme
elle l'indique elle-même à la tin d'une lettre qu'elle écri-
460 DU DON DE FOI;, DE SAGESSE ET DE SCIENCE.
vit à Raymond j lorsqu'elle lui dit : « J'ai écrit moi-même
« cette lettre^ de même que l'autre que je vous ai envovée
« de l'île des Rochers ; car le Seigneur m'a appris à écrire^
« afm que, revenue de mes extases^ je puisse décharger
« mon cœur. De même qu'un maître donne à son élève
« un modèle pour qu'il le copie , ainsi le Seigneur a fait
« avec moi, me représentant devant les yeux de Fes-
« prit les formes des choses que j'ai écrites dans ces
(( lettres. »
Sainte Rose li en fut de même de sainte Rose de Lima. Sa mère lui
de Lima, ^^y.^j^ appris à connaître ses lettres, et voulut la faire épeler.
Elle avait en même temps écrit sur une feuille quelques ca-
ractères grossiers , afin qu'elle pût les imiter avec la plume .
Mais Rose aimait mieux consacrer le temps à la prière , et
sa mère croyait que^ comme tous les enfants, elle crai-
gnait la peine et le travail que coûte l'étude. Elle avait donc
prié le confesseur de Rose de lui faire des reproches en sa
présence à ce sujet, et il s'y était prêté volontiers. Mais
Rose se mit en prière le lendemain ; puis , allant trouver
sa mère, elle lut couramment dans le livre qu'elle lui
présenta, et lui montra de plus une feuille très-bien écrite
de sa main .
Grégoire La vie du solitaire Grégoire Lopez renferme sur le sujet
Lopez. ^jj^i j^Q^^g occupe des faits très-remarquables, d'autant plus
que nous y voyons réunies l'illumination intérieure et les
dispositions naturelles. Grégoire naquit à Madrid en 1542.
Dès sa première jeunesse, il passa six ans avec un solitaire
en Navarre; puis, retrouvé par ses parents, il fut envoyé à
Valladolid , où il servit comme page plusieurs années à la
cour. Poussé par l'esprit , il partit pour le Mexique à l'âge
de vingt ans, puis se rendit à la ville de Zacatécas, et enfin
DU DON DE FOI;, DE SAGESSE ET DE SCIENCE. 461
dans la vallée d'Amajac^ où il se bâtit une hutte au milieu
de la tribu sauvage et féroce des Chichimecques. Il y de-
meura trois à quatre ans dans la pauvreté avec une ad-
mirable patience; puis il alla dans le pays de Guasteca, où
il vécut plusieurs années d'herbes et de racines crues. Il
passa ensuite plusieurs années encore à l'hôpital de Guas-
tepec. Mais une maladie mortelle le força de retourner au
Mexique ; et là il se fit une nouvelle solitude près de Sainte-
Foi, et il y mourut en 1 o96 . Dans cette vie de retraite et de
privations, il avait acquis un merveilleux empire sur soi-
même, un recueillement intérieur, une simpUcité, un calme
et une sérénité admirables, qui se révélaient non-seulement
dans son maintien et dans tout son être, mais encore dans
ses discours concis, un peu épigrammatiques , et qui tou-
jours atteignaient leur but. Il n'avait appris dans sa jeu-
nesse ni le latin ni aucun des arts libéraux; mais cette
science lui fut donnée par d'autres voies dans sa solitude.
11 avait dès sa jeunesse ardemment désiré de comprendre
la sainte Écriture ; et, pour s'y préparer de son côté , il avait
pris la résolution à Guasteca de l'apprendre tout entière
par cœur. Pendant quatre ans il employa quatre heures
par jour. Toujours uni à Dieu, il obtint de lui la connais-
sance de la langue latine, et acquit ainsi à un degré ex-
traordinaire Tintelligence des livres saints. Lorsqu'il en
expliquait en espagnol quelques passages, il semblait à ses
auditeurs que le texte était écrit dans cette langue. Il sa-
vait par cœur et mot à mot toute l'Écriture; de sorte que,
lorsqu'il s'agissait de quelque passage , il pouvait le citer
aussitôt de mémoire, et il savait relever sur-le-champ la
moindre erreur chez les autres. Il en comprenait si bien
avec cela le sens qu'il en interprétait les endroits les plus
462 DU DON DE FOI , DE SAGESSE ET DE SCIE^CE.
difficiles avec une clarté merveilleuse. Aussi beaucoup de
théologiens, de savants jésuites et d'autres venaient le
consulter. Tous le quittaient remplis d'étonnement, et
plusieurs renoncèrent à leur propre opinion pour embras-
ser la sienne. Dominique Salazar^ qui fut plus tard arche-
vêque aux Philippines^ disait un jour à trois de ses com-
pagnons, après l'avoir consulté : « C'est pourtant bien
étrange qu'après avoir passé toute notre vie à étudier nous
en sachions moins que ce jeune laïque. » Il avait un jour
dit à un théologien profond des choses si admirables sur
l'Apocalypse que celui-ci le pria de les lui écrire. Il le fit
en moins de huit jours, sans être obligé de changer une
seule lettre ; et tous ceux qui lurent cet écrit en furent
dans l'admiration, et ne purent s'empêcher d'y voir l'effet
d'une science infuse.
Outre la Bible, il avait lu encore beaucoup d'autres
livres sur l'histoire ecclésiastique et profane. Il aimait
beaucoup ce genre d'ouvrages, et cherchait à s'en pro-
curer partout. On les lui prêtait volontiers, et il lisait des
volumes entiers en trois à quatre jours. Sa manière de
lire était très -extraordinaire , et pouvait passer pour sur-
naturelle; car il lisait souvent en dix heures un livre qui
aurait demandé à un autre plus d'un mois. C'est ainsi qu'il
lut les écrits de sainte Thérèse en vingt heures à peu près;
et il en savait le contenu mieux que qui que ce fût. Son
biographe fit à ce sujet plusieurs expériences très-curieuses.
Un jour qu'il lui citait quelques passages de ces écrits ,
Grégoire continua la suite , comme s'il eût eu le livre sous
les yeux. Il ne pouvait se lasser d'admirer et de vanter
l'esprit de cette sainte. Dieu lui avait donné outre cela des
connaissances extrêmement étendues. Il savait parfaitement
DU DON DE FOI, dp: SAGESSE ET DE SCIENCE. 403
toute l'histoire ancienne , les époques , les peuples avec
leurs sectes , leurs coutumes et leurs arts , leurs rapports
avec le peuple de Dieu, et parlait de toutes ces choses
comme s'il les eût eues présentes. Il connaissait les prophé-
ties des sibylles relativement au Sauveur, la vie des apô-
tres, celle des papes, de tous les fondateurs d'ordres, de
tous les hérésiarques, l'histoire des empereurs, celle de
l'islamisme, la mythologie, l'astronomie, la cosmogra-
phie et la géographie. Il avait construit lui-même une
sphère, et dessiné une grande carte du monde, dont l'exac-
titude excitait l'admiration des savants. Après une discus-
sion avec le pilote d'un vaisseau, qui prétendait que l'étoile
polaire est immobile, il fit un instrument qui convainquit
celui-ci de son erreur. 11 était très-savant dans l'anatomie,
et dit plus d'une fois à son biographe sur ce sujet des
choses qui le plongèrent dans l'étonnement. La médecine
lui était aussi familière; et pendant qu'il était à l'hôpital
de Guastepec il écrivit un livre où il avait recueilli une
multitude de recettes très -simples pour les pauvres. Ce
livre existe encore aujourd'hui, elles remèdes qu'il con-
tient ont fait dans la suite bien des cures vraiment mer-
veilleuses. Il avait étudié dans ce but les propriétés et les
A ertus des plantes : il savait même leur en communiquer
de nouvelles. Mais rien de tout cela ne le détournait de
son affaire principale ; et comme on lui demandait un jour
si toutes ces choses ne lui donnaient pas quelque distrac-
tion, il répondit : « Je trouve Dieu en tout, dans ce qu'il
y a de plus petit, comme dans ce qu'il y a de plus
grand, w
Ce don, sous ces trois formes, apparaît d'une manière
bien plus frappante encore en saint Thomas d'Aquin , ce
40i DU DON DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE.
profond penseur, qui, semblable à Salomon, a tout connu,
depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope. Lorsqu'il dut
passer sa thèse de docteur en théologie, il eut une vision
qui lui fournit le texte de sa thèse et comme le symbole
de toute sa vie, à savoir le treizième verset du psaume X :
Rigans montes de superiunhus tuis , de fruciu operum tuo-
rum satiabitur terra. A partir de ce moment jusqu'à sa
mort, dans le cours de vingt ans à peu près, il écrivit cette
masse innombrable d'ouvrages , remplis des choses les plus
profondes, et dont l'étude demanderait aujourd'hui, à
l'esprit le plus exercé , plus de temps qu'il n'en a mis lui-
même à les écrire. Pendant qu'il les composait, il était
presque toujours en extase ; et ceux qui vivaient avec lui
savaient, pour ainsi dire, à chaque livre quelles visions il
avait eues. Souvent il dictait à trois personnes à la fois sur
des sujets différents; de sorte que l'on voyait bien que sa
science lui venait de la source même de toute vérité. Un
artiste du moyen âge l'a représenté dans un tableau d'autel
à Sienne recevant sur sa tête des rayons de lumière qui
partent de Noire-Seigneur Jésus-Christ. D'autres rayons lui
arrivent des deux côtés, des prophètes et des apôtres; et
d'autres enfin montent d'en bas vers lui, partant de Platon
ctd'Aristote. Un de ses secrétaires, le Breton Événus Ga-
ruith, assura même qu'un jour qu'il lui dictait quelque
chose, à lui et à deux autres personnes, il s'endormit de
fatigue , et qu'il continua de parler, en dormant , sur le
sujet qu'il avait commencé, de sorte qu'on pouvait bien lui
appliquer cette parole : « Je dors, mais mon cœur veille.»
11 possédait à un degré éminent le don de la prière , et
c'est surtout devant le Saint-Sacrement qu'il avait coutume
de prier. Souvent aussi il avait des ravissements pendant
DU DON DE FOI^ DE SAGESSE ET DE SCIENCE. 40 O
sa messe. Il donnait très-peu de temps au sommeil et aux
autres nécessités de la vie ; et tout le reste était pour la
prière, la prédication, la réflexion , la lecture et le travail.
Il passait très -souvent la nuit dans l'église, prosterné
devant les autels. Le frère Renaud, qui fut longtemps son
compagnon inséparable , disait souvent aux autres reli-
gieux, après la mort du saint, en fondant en larmes :
« Mon maître m'a défendu pendant sa vie de révéler les
« miracles dont j'ai été témoin dans sa personne; et l'un
« de ces miracles, c'est que ce n'est point par l'étude, mais
« parla prière, qu'il a acquis sa science merveilleuse.
« Toutes les fois qu'il se proposait d'étudier, de lire, de
« dicter ou d'écrire sur quelque sujet, il commençait par
« prier, et il recevait la lumière dont il avait besoin ; de
« sorte qu'après s'être mis à genoux, incertain et hésitant,
« il se relevait parfaitement instruit de ce qu'il voulait sa-
« voir; car le cœur et l'esprit s'appuyaient mutuellement
« en lui dans toutes ses actions. Un jour, continuait le
« frère Renaud, qu'il écrivait sur Isaïe, il arriva à un pas-
« sage qu'il ne comprenait pas parfaitement. Il eut recours
« pendant plusieurs jours au jeûne et à la prière. Une nuit
« enfin après qu'il se fut mis au lit, je l'entendis parler
« sans distinguer avec qui : j'entendais seulement la voix,
« mais non les paroles. Lorsque l'entretien fut terminé ,
« Thomas cria : Frère Renaud, levez-vous, allumez une
a lampe, prenez les feuilles où vous avez déjà écrit sur
« Isaïe, et préparez- vous de nouveau à écrire. » Le frère
fit ce que le saint lui demandait; et après qu'il eut écrit
longtemps sous la dictée de Thomas, qui semblait lire dans
un livre, tant les choses lui venaient facilement, celui-ci
lui dit au bout d'une heure environ : « Allez-vous coucher
46G DU LOIS DE FOI, DE SAGESSE ET DE SCIENCE.
maintenant, mon fils, car il vous reste encore beaucoup
de temps. » Renaud, désirant connaître le secret du saint,
qu'il ne faisait qu'entrevoir, se jeta à ses pieds tout en
pleurs, et lui dit : « Je ne me relèverai pas que vous ne
m'ayez dit avec qui vous avez parlé cette nuit. » Et il le
conjurait au nom de Dieu de le lui dire. Thomas refusa
longtemps de le faire en lui disant : « Mon fils, cette con-
naissance vous est inutile. » Mais enfin, craignant de mé-
priser le nom de Dieu, par lequel Renaud le conjurait, il
lui avoua la vérité. Fondant en larmes, il lui dit : « Mon
fils, pendant tous ces jours, vous m'avez vu triste à cause
de l'incertitude où j'étais sur le sens de ce passage d'Isaïe,
dont j'ai demandé à Dieu l'explication. Il a bien voulu me
la donner aujourd'hui, et m'a envoyé les apôtres Pierre et
Paul, par l'intercession desquels je l'avais prié, et qui m'ont
appris ce que je cherchais. Mais je vous défends, au nom
de Dieu, de parler à qui que ce soit pendant ma vie de ce
que je viens de vous dire.
Une discussion théologique s'était élevée parmi les pro-
fesseurs de l'université de Paris relativement à l'eucha-
ristie , et tous étaient convenus de s'en rapporter à la dé-
cision de saint Thomas. Celui-ci accepta l'arbitrage qu'on
lui proposait, et fit un travail sur la question controversée.
Mais avant de le présenter à l'université il voulut avoir
l'approbation de Celui dont il avait parlé dans ce traité.
Il alla donc à l'église, devant l'autel du Saint Sacrement,
posa dessus son écrit comme devant son maître, puis,
levant les mains vers le crucifix, il dit : « Seigneur, qui
êtes vraiment présent dans ce sacrement, et qui opérez
d'une manière si merveilleuse les œuvres pour lesquelles
je vous consulte en ce moment , je vous en supplie , si ce
DU DON DE FOI, DK SAGESSE ET DE SCIENCE. 467
que jai écrit de vous, et par vous, est vrai, daignez me
le faire connaître. Que si, au contraire, il m'est écliappé
quelque chose de contraire à la foi et à la vérité de ce mys-
tère, ne permettez pas que je le publie. » Quelques frères,
qui l'avaient suivi en secret dans l'église, afin d'observer
ce qu'il allait faire, virent tout à coup Notre -Seigneur se
tenant au-dessus de l'écrit du saint; et ils l'entendirent qui
lui disait : « Ce que tu as écrit sur mon sacrement est vrai,
et tu as résolu le problème qui t'a été proposé aussi bien
qu'il est possible de le faire en cette vie. « Puis ils virent
Thomas, ravi par cette vision, s'enlever de terre à une
coudée de haut. Ils coururent aussitôt appeler le prieur du
couvent et quelques autres frères, pour qu'ils pussent
être témoins du miracle. Tous virent, et racontèrent à
beaucoup d'autres dans la suite ce qu'ils avaient vu. Parmi
eux était le frère Martin Scola, Espagnol, qui attesta le fait
de son côté. Saint Thomas disant la messe à Naples, dans
une chapelle du couvent, peu de temps avant sa mort, y
fut touché d'une manière singulière; et, à partir de ce mo-
ment, il interrompit sa Somme théologique à la question
de la contrition, Renaud et les autres en furent extrême-
ment inquiets, et le premier lui en demanda instamment la
cause, 11 refusa longtemps de la lui dire; mais enfin, après
lui avoir fait promettre le silence, il lui dit : « Tout ce que
j'ai écrit me parait comme de la paille, comparé avec ce
qui m'a été révélé. » Saint Anselme de Cantorbéry, cette
autre lumière de l'Église, dont la pensée pénétrait jusqu'au
fond le plus intime des choses, était extatique aussi, et re-
cevait dans ses extases des lumières extraordinaires. C'est
à elles qu'il devait cette subtilité et cette pénétration qui
distinguent ses écrits.
46S nu DON i>E PROPin/riE et de GUÉRisor<.
CHAPITRE XIX
Du don (le prophétie et du pouvoir de guérir les malades. Sainte
Hildegarde. Saint Sauveur d'Horta.
Le don de prophétie se distingue de la faculté qu'ont
certains hommes de génie de pressentir les événements fu-
turs dans les causes qui les renferment, en ce que ceux-ci
voient les choses dans leur propre lumière, tandis que les
prophètes les voient en Dieu. Aussi leurs visions sont-elles
beaucoup plus claires et plus sûres que celles des autres;
et c'est même à ces deux signes, comparés aux circonstances
dans lesquelles la prophétie a été faite, et au degré de sain-
teté de celui qui l'a faite, que l'on peut distinguer celle-ci
des prévisions du génie. Entre ces deux sortes de dons pro-
phétiques, il existe un grand nombre de degrés intermé-
diaires. Nous pouvons au reste nous dispenser, après tout
ce que nous avons dit plus haut sur ce point, de rapporter
de nouveaux faits. Cependant nous citerons ici la prophétie
remarquable que sainte Hildegarde nous a laissée dans son
Heptachronon , où elle annonce, et dans TÉghsc et dans
l'empire, des changements dont l'accomplissement était ré-
servé à nos jours, a II arrivera, dit-elle, à la fin de la cin-
« quième époque, quele clergé et l'Église seront enveloppés
(( dans les filets d'un schisme afiïeux et«de la plus grande
(( confusion; de sorte qu'ils seront chassés des heux qu'ils
« habitent. De môme que la foi cathohque, depuis les jours
« de son fondateur, s'est répaïidue peu à peu et par degrés,
a jusqu'à ce qu'enfin elle ait resplendi dans la justice et la
« vérité, ainsi, en ces jours de légèreté et de faiblesse, elle
u descendra par degrés de l'ordre et du droit. Les empe-
DU DON DE PROPHÉTIE ET DE GUÉRISGN. 4(39
« reurs romains perdront aussi la puissance de la dignité
« royale par laquelle ils auront auparavant gouverné Teni-
tt pire^ et verront se ternir leur gloire; de sorte que^ par
« la permission de Dieu^, leur pouvoir diminuera et dégé-
« nèrera peu à peu dans leurs mains , à cause de leur vie
« tiède, servile, vaine, inutile et impure. Ils voudront en-
« core être respectés et honorés par le peuple ; mais comme
« ils ne chercheront point son bonheur, ils ne seront point
« estimés par lui. C'est pour cela que les rois et les princes
« d'un grand nombre de peuples se sépareront de l'empire
« romain à son grand détriment. Car chaque pays et cha-
« que peuple se choisira un roi particulier, et dira que
« l'immense étendue de l'empire romain est plutôt une
« charge qu'un honneur. Et l'ambition et l'avidité aveugle-
ce ront tellement le cœur de ces nouveaux: princes qu'ils
« refuseront d'agir conformément à la vérité qu'ils ont
« connue, et ne voudront pas apprendre des autres les
« choses qu'ils ignorent. Lorsque le sceptre impérial aura
« été partagé de cette manière, sans pouvoir être réuni,
« la tiare de la dignité apostolique sera déchirée aussi. Les
ce princes, de même que les autres hommes, ecclésiastiques
« ou laïques, ne trouvant plus aucune religion autour
c< d'eux, mépriseront son autorité, et se choisiront d'autres
(( maîtres ou archevêques sous divers titres, dans les d'i-
« verses provinces. Et le pape tombera tellement de la
« haute dignité qu'il avait autrefois qu'il pourra garder à
a peine sous sa tiare Rome et quelque coin de terre aux
« environs. Or toutes ces choses arriveront en partie par
ce les guerres, en partie par le consentement des États ec-
<( clésiastiques ou laïques; car tous travailleront à l'envi
« pour que chaque prince temporel établisse et gou-
470 DU DON DE PROPHÉTIE ET DE GUÉRISON.
«( verne son royaume par sa propre puissance. Beaucoup
« d'hommes retourneront alors à la discipline et aux cou-
« tûmes des anciens. Mais il ne s'écoulera pas beaucoup
« de temps jusqu'à ce que paraisse ce fils de la perdition
H et de l'infamie, qui s'élève au-dessus de tout ce qui est
(( appelé Dieu, et jusqu'à ce qu'enfin Dieu le tue du souffle
« de sa bouche. »
Le don de guérir les malades , lequel se produit si sou-
vent chez les mystiques, n'aurait besoin ici d'aucune men-
tion particulière, si nous n'avions à citer un exemple on ne
peut plus remarquable sous ce rapport. C'est celui de saint
s. Sauveur Sauveur d'Horta. Né en Catalogne, il reçut la première
moitié de son nom par une sorte de pressentiment de ce
qu'il devait être un jour, et la seconde de son entrée
comme frère lai dans le couvent des Récollets, à Horta.
Il avait fait son noviciat avec une grande ferveur, et s'y
était exercé d'une manière admirable à la pratique de
toutes les œuvres de charité et de miséricorde, soit envers
les frères du couvent, soit à l'égard des personnes du
dehors.
Le peuple sembla avoir deviné de bonne heure, par une
sorte d'instinct, le don qui résidait en lui; car peu do
temps après qu'il eut fini son noviciat, les malades accou-
raient déjà en foule à Horta; de sorte qu'un jour il s'en
trouva deux mille ensemble dans le même lieu ; et il les
guérit tous en les bénissant au nom de la sainte Trinité,
après qu'ils se furent confessés et approchés de la sainte
table. Il continua de guérir ainsi les malades pendant plu-
sieurs années, et le nombre en monta une fois, à la fête de
l'Annonciation, jusqu'à six mille. Bien plus, une autre
fois, à Valence, sur la place devant le couvent de Sainte-
DU DON DE PROPHÉTIE ET DE GUÉRISON. 47 <
Marie de Jésus, il se trouva plus de dix mille hommes,
depuis le vice-roi jusqu'aux artisans, qui venaient rece-
voir sa bénédiction ou chercher la guérison de quelque
maladie.
Il ne faut pas croire que les frères de son ordre vissent
avec plaisir ce grand concours de peuple. Ils en étaient
très-ennuyés, au contraire; et pendant qu'il était encore à
Horta, le provincial étant venu visiter le couvent, ils lui
adressèrent leurs plaintes à ce sujet. Celui-ci , n'ayant pas
de son côté confiance dans la chose, fit venir le saint au cha-
pitre afin de l'éprouver, et lui dit d'un ton fâché : « J'es-
« pérais trouver la paix dans cette maison, et je la vois au
« contraire dans le trouble par votre faute. Dites-moi donc,
« frère Sauveur, qui vous a autorisé à vivre de cette ma-
te nière? N'avez-vous pas honte d'entendre dire partout :
« Allons trouver le saint à Horta? Ils devraient bien plutôt
« dire : Allons à l'esprit malin qui trouble les frères d'Horta.
« Mais vous, mes frères, ne remarquez-vous pas comme il
« vous fait tort et vous humilie en s'attribuant exclusive-
« ment le privilège de faire des miracles, comme si vous
tt n'étiez pas aussi saints que lui? Mais je ferai en sorte,
« mon frère, que votre nom ne soit plus cité désormais,
« et je saurai bien mettre fin à vos miracles et à tout ce
« concours de peuple. Et d'abord, pour pénitence, vous
« recevrez la discipline; puis vous changerez votre nom
« en celui d'Alphonse, et à minuit vous partirez sans rien
« dire, avec cette lettre, pour le couvent de Reus. » Sau-
veur courut à l'église sans répondre un seul mot, et se
prosterna devant l'autel de la sainte Vierge pour prier;
puis, à l'heure qui lui avait été indiquée, il partit nu-
pieds pour Reus, avec un frère lai, traversant en silence
47 2 DU DOiN DE PROPHÉTIE ET DE GL'ÉRISOIN.
la foule qui était accourue de nouveau autour du couvent
d'Horta. Il fit tout le voyage plongé dans une prière fer-
vente.
Arrivé à Reus, il fut reçu par le gardien, devant le cha-
pitre assemblé, avec ces paroles : « Pour empêcher ce brouil-
lon de troubler le repos des frères par ses miracles, je le
mettrai en un lieu où il ne pourra déranger personne. » Il
le conduisit alors à la cuisine, et l'y enferma en lui disant :
a Faites la cuisine ici pour les frères , et opérez vos mi-
racles, si vous voulez, parmi les assiettes et les plats.» Mais
le matin, dès qu'il fit jour, le peuple de l'endroit accourut
en foule au couvent, au nombre de plus de deux mille per-
sonnes, sans qu'on sût ni pourquoi ni comment. Tous, les
malades surtout, demandaient le frère Sauveur. Les frères,
ne comprenant rien à la chose, allèrent trouver le gardien.
Celui-ci courut à la cuisine; et pendant qu'il faisait une
verte réprimande au pauvre frère à genoux devant lui, la
foule brisa les portes, et le gardien fut obligé de lui amener
Sauveur, à la condition que tous s'en iraient tranquille-
ment à l'église. Le saint leur adressa quelques paroles
bien simples, les bénit au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, et retourna à sa cuisine. Le grand nombre
de béquilles, de ceintures, de bâtons qui furent laissés
dans l'église témoigna de l'efficacité de sa bénédiction.
Mais le gardien, à cette vue, s'écria : « Voyez- vous de
quelles saletés ce frère remplit l'église, la changeant ainsi
en une étable? » Le couvent fut en repos pendant quelque
temps; mais dès que le peuple connut le chemin qui me-
nait au saint, les processions recommencèrent. Pour y
mettre Un, le provincial l'envoya à Barcelone, à Saragossc
et ailleurs; mais partout, au bout de quelque temps, c'était
DL DON Dt PROPHÉTIE ET DE GUÉRISON . 47 3
la même chose. Les malades campaient quelquefois sous
des tentes quand ils étaient nombreux, et Daza, qui a écri t
l'histoire de l'ordre, n'ose pas en fixer le chiffre, dans la
crainte de ne pas être cru.
Pour l'arracher enfin à l'empressement des populations
en Espagne, on l'envoya en 1565 àCagliari, en Sardaigne,
avec le P. Ferri, visiteur général de l'ordre. Là il fut ce
qu'il avait été en Espagne, simple, ouvert dans ses rap-
ports avec les hommes, austère envers soi-même, n'ayant
point besoin de cellule, parce qu'il passait les nuits en prière
dans l'église, et que le jour, quand il voulait prendre quel-
ques moments de sommeil, il allait se cacher dans un coin
du couvent. Tout le reste du temps, il le passait à travailler
à la cuisine, ou au jardin, ou à la porte, distribuant des
aumônes et bénissant le peuple. Il garda la chasteté pen-
dant les quarante-sept ans qu'il vécut. Il fut souvent tenté.
Sa patience et sa résignation ne se démentirent jamais
parmi les persécutions nombreuses auxquelles il fut en
butte. Il était compatissant pour les pauvres et pour les
malades, et plein de zèle pour la conversion des pécheurs.
Il eut des extases et des visions fréquentes, particulière-
ment devant l'image de la sainte Vierge; et souvent, dans
cet état, il fut élevé en l'air en présence de plusieurs mil-
liers de témoins. Il eut le don de prophétie , celui de con-
naître les choses secrètes et de commander aux éléments ;
et dans sa simplicité il était la merveille de son temps. Le
nombre des malades de toute sorte qu'il guérit est in-
croyable. Il ressuscita même trois morts. Il mourut enfin
lui-même en 1567, après avoir prédit l'heure de sa mort,
et il opéra encore de nouveaux miracles du fond de son
tombeau. (A. S., 18 mart.)
474 DU DON DE PROPHÉTIE ET DE GUÉRISON.
Beaucoup d'autres ont eu ce don , quoiqu'aucun peut-
être ne l'ait possédé à ce degré, ou, ce qui est plus pro-
bable, n'ait osé l'exercer à ce point; car ici, comme en
autre chose, le ciel soufîre violence, et n'accorde que ce
qu'on lui arrache en quelque sorte par la foi. Ce don, au
reste, a une partie de ses racines dans la nature; et sous
ce rapport il forme comme une sorte de talent naturel
dans ces hommes, appelés de différents noms, selon la di-
versité des pays où ils vivent, qu'on nomme en Espagne
Saludadores j et auxquels le peuple aime à s'adresser. Ces
hommes se substituent alors aux malades, chez qui la force
vitale est trop faible pour chasser de l'organisme la maladie
qui le trouble. Pour qu'ils puissent produire cet effet, il
faut qu'ils possèdent eux-mêmes une surabondance dévie,
qui leur permette de communiquer aux autres de leur plé-
nitude ; et c'est en cela précisément que consiste le don na-
turel qu'ils ont reçu. Mais il en est bien autrement du don
surnaturel que nous trouvons chez les saints. Chez les pre-
miers. Dieu n'agit que d'une manière générale, en tant
qu'il est le principe de tout ce qu'il y a de bon dans l'uni-
vers; mais la guérison est l'effet immédiat ou de la per-
sonne qui s'est substituée au malade, ou de la nature,
lorsqu'ils se servent pour cela de quelque objet naturel,
dans lequel la maladie passe comme par une sorte de transfu-
sion. Mais chez les saints mystiques, l'opération divine est
immédiate : c'est Dieu qui élève chez eux la vie à une plus
haute puissance, et la rend ainsi plus mobile et plus éner-
gique; ou bien il se sert d'eux comme d'un instrument,
parle moyen duquel il verse son action et son influence en
ceux qu'il veut guérir. Si donc, dans le premier cas, l'exer-
cice de ce don ne dépend point de l'état intérieur de celui
DU D0> DE PROPHETIE ET DE GUÉRISON. 47 5
qui le possède , et si on le trouve indistinctement chez les
bons et les mauvais^ il n'en est pas de même du don surna-
turel chez les mystiques. On comprend, en eftet, que, pour
qu'ils puissent servir d'instrument aux opérations divines,
il faut que rien ne puisse s'interposer entre eux et Dieu.
Aussi l'Église, toutes les fois qu'elle a trouvé l'occasion de
constater ce don chez les saints, a usé des plus grandes
précautions, afin de s'assurer de son origine, et de donner
à son propre témoignage toutes les garanties que l'on peut
exiger en pareille circonstance. Elle commence donc tou-
jours, en ces cas, par examiner scrupuleusement toute la
vie de ceux qui ont possédé cette faculté supérieure. Il faut
qu'ils aient pratiqué toutes les vertus morales et théolo-
gales dans un degré héroïque. Il faut qu'il soit parfaite-
ment prouvé que cette faculté n'était point naturelle; que
la maladie a été ou sans remède ou très-difficile à guérir;
et les médecins sont appelés à donner leurs avis contradic-
toires sur ce point. Il faut que la maladie n'ait point été
rendue à ce point que la science appelle acme ou crise,
parce que, souvent alors, il se produit dans l'organisme un
retour subit qui peut opérer la guérison. Il faut de plus
qu'aucun remède n'ait été employé, ou que du moins ceux
auxquels on a eu recours aient été impuissants. Il faut
que la guérison ait été instantanée, complète, sans rechute.
On étudie avec soin toutes les circonstances de la maladie,
son origine, son cours, sa durée, le traitement auquel elle
a été soumise, la constitution du malade, son imagination.
Tout cela se fait en présence des commissions chargées
d'instruire ces sortes de procès et des médecins qui leur
sont adjoints; et chaque témoin, avant de donner son té-
moignage, doit jurer qu'il ne dira que la vérité. On peut
470 DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES.
consulter h ce sujet l'ouvrage de Benoît XIYsur la canoni-
sation des saints, liv. IV, p. 1 .
CHAPITRE XX
Du pouvoir de faire des miracles. Sainte Rose de Lima. Sainte Ida.
Joseph de Copertino. Saint Hugues.
Le pouvoir de faire des miracles suppose l'empire sur la
nature, par la puissance de celui qui l'a créée. Dieu a mis
dans l'homme à l'origine les premiers germes de ce pou-
voir en le créant dans le centre même de son royaume
terrestre , et en lui soumettant ainsi tout ce qui était à la
circonférence; puis il lui conféra ce pouvoir d'une ma-
nière spéciale en le plaçant dans le paradis terrestre. Mais
l'institution formelle de l'homme sous ce rapport ne devait
avoir lieu que plus tard. Il fallait d'abord qu'il prêtât
hommage à son créateur, et se rendît digne de l'honneur
que Dieu lui accordait. Dieu lui avait donné l'empire non-
seulement sur la nature inorganique, mais encore sur les
animaux, qui déjà avaient avec lui certains rapports plus
étroits par la vie organique qui leur est commune. Aussi
les animaux semblent-ils avoir comme un secret instinct
du pouvoir que Dieu a donné sur eux à l'homme, et com-
prendre jusqu'à un certain point ses commandements. Us
paraissent reconnaître en lui le centre auquel Dieu les a
rattachés.
Mais les rapports qui unissent à l'homme la nature inor-
ganique sont moins intimes; car elle se rattache à un autre
centre, et est gouvernée par d'autres lois. Si donc l'homme
nu POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES. 477
pouvait, en gardant la position centrale que Dieu lui avait
donnée, exercer effectivement le pouvoir qu'il avait reçu
sur les animaux , il ne pouvait trouver la même docilité
dans la nature brute ; mais il lui fallait , pour se faire
obéir, ou qu'il armât les puissances de la nature contre
elle-même, ou qu'il appelât à son secours des puissances
supérieures. Au reste l'institution de l'homme;, comme roi
et centre de la nature animée, n'a pu avoir lieu à cause
du péché. Au lieu de prêter hommage à Dieu, il s'est ré-
volté contre lui. Il a perdu par là sa position centrale, et
par suite le pouvoir qu'il avait sur la circonférence. La
nature inférieure, n'étant plus contenue par la main ferme
de son maître, a débordé pour ainsi dire dans les sphères
de la vie; et c'est à peine si l'homme peut tenir sous sa dé-
pendance ses sujets révoltés. S'il s'applique à dominer la
nature dans sa propre personne; s'il rend ainsi à Dieu
l'hommage que lui a refusé le père delà race humaine, il
est réintégré par là dans son ancienne dignité, selon la
mesure de ses mérites ; et, plus il s'approche de Dieu, plus
aussi la nature extérieure lui est soumise ; les animaux et
les plantes semblent quelquefois alors reconnaître en lui
l'empire qu'il a conquis sur eux.
Parmi les différents domaines de la nature qui for-
maient autrefois l'héritage de l'homme, le règne végétal
forme comme la limite extrême, de sorte qu'on pourrait
écrire en quelque façon d'un côté : Ici commence la na-
ture inorganique; et de l'autre : Ici commence la nature
organique. Quoique la puissance primitive de l'homme
se fasse moins sentir en ces domaines que parmi les ani-
maux, nous pouvons néanmoins citer des faits qui prou-
vent que là encore il peut, par une union intime avec Dieu,
1/0 DU POUVOIR DE F.VIHE DES MIRACLES.
reconquérir une partie du pouvoir qu'il avait autrefois.
Sainte Rose Ainsi On raconte dans la vie de sainte Rose de Lima qu'é-
de Lima. ^ , „ , . , , ,,
tant allée un jour au lever del aurore, selon sa coutume,
dans la petite solitude qu'elle s'était faite en son jardin ,
elle invita les arbres, les arbrisseaux et les plantes à s'unir
pour louer ensemble le Seigneur, en leur disant : « Que
tout ce qui germe sur la terre loue Dieu . » Aussitôt toutes
les branches s'agitèrent dans une sorte d'harmonie; les
feuilles ;, frappant les unes contre les autres, firent en-
tendre dans le bosquet un sifflement universel, et les pe-
tites plantes elles-mêmes et les fleurs, penchant leurs
têtes, célébrèrent aussi à leur manière les louanges de leur
créateur. Si le fait est arrivé tel qu'il est rapporté, on peut
l'expliquer par cet instinct qui attire les plantes vers la lu-
mière, et qui les fait monter ainsi quelquefois à une hau-
teur considérable. Rencontrant dans la sainte une lumière
supérieure, elles se sont senties attirées vers elle par un
attrait plus fort que celui de la lumière matérielle ; et c'est
ainsi que s'est produit en elles ce mouvement et ce dévelop-
pement inaccoutumé, comme sous le souffle d'un prin-
temps d'une nature supérieure; et ce développement con-
tinué plus longtemps aurait pu aller jusqu'à produire une
véritable floraison. C'est de cette manière aussi que l'on
pourrait expliquer cet autre fait raconté dans la vie de la
même sainte. Efle avait planté dans son jardin trois roma-
rins en forme de croix, et ils y étaient très-bien venus. Le
vice-roi ayant désiré en faire planter un dans le jardin de
la cour, il se flétrit aussitôt et périt ; mais replanté dans le
jardin de Rose, il redevint plus beau qu'auparavant. 11 en
est de même de ces trois œiUets qui poussèrent au milieu
d'un buisson dans le mois de mai, qui est le temps de
DU POUVOIK DE FAIRE DES MIRACLES. 47 9
l■lli^e^ au Pérou ^ peu de temps avant la fête de sainte Ca-
therine, afin d'orner son image. On raconte dans la Vie
des saints un grand nombre de faits de ce genre. Tantôt ce
sont des tiges desséchées qui reverdissent et deviennent
des arbres; tantôt des troncs vivants, qui, maudits par un
saint, se dessèchent à l'instant ou perdent leur fécondité,
comme le figuier de l'Évangile ; ou bien encore des arbres,
qui , bénis de nouveau après avoir été maudits , donnent
de nouveau des fruits. Tantôt ce sont des plantes qui don-
nent des fleurs ou des fruits hors de saison , ou qui ac-
quièrent des vertus médicinales qu'elles n'avaient point
auparavant, ou qui semblent s'attrister ou pleurer à la
mort des saints , ou qui , au contraire , reverdissent tou-
chées par leur cadavre , ou bien encore qui croissent sur
leur tombe. Quoique la légende et la poésie aient bien pu
altérer une partie des récits que nous trouvons en ce genre
dans les Vies des saints, ils sont toutefois si nombreux
qu'ils supposent évidemment un fond de vérité, auquel le
fil de la tradition populaire s'est attaché à l'origine, et au-
quel de nouveaux fils sont venus plus tard se rattacher de
temps en temps.
Après les plantes, vient immédiatement, dans le règne
organique, la classe des animaux inférieurs, tels que les
insectes, les vers, les araignées et les. autres bêtes de ce
genre. Or la puissance de l'homme rétabli dans ses anciens
droits par une grâce spéciale de Dieu se manifeste aussi
dans ce domaine, comme le prouvent un grand nombre de
faits. Ainsi l'on raconte de saint Ambroise, de saint Isidore,
de saint Dominique, de saint Pierre de Nolasque, de Rita,
que des abeilles, poussées comme par un instinct prophé-
tique, ont déposé leur miel sur leurs lèvres, pendant qu'ils
480 nu poiivoiii de faire des miracles.
ctaienl ciicore enfants. Tous ces petits animaux suivent
volontiers les saints dans leur solitude, et obéissent doci-
lement à leur voix, sans jamais leur causer aucun dom-
mage. Sainte Rose de Lima s'était fait dans le jardm de sa
mère une petite cellule, où l'ombre des arbres et l'humi-
dité du sol attiraient une foule de moustics, qui venaient
y chercher un abri contre la chaleur du jour et la fraîcheui
de la nuit. Tous les murs en étaient couverts; ils allaient
et venaient continuellement par les fenêtres, et la cellule
retentissait de leur murmure. Aucun d'eux ne touchait la
vierge quand elle s'y trouvait. Mais si sa mère ou quelque
autre personne venait la visiter dans sa solitude, ils accou-
raient à elle, la mordaient, afin d'en sucer le sang, et la
laissaient couverte de plaies. Tous étaient étonnés qu'ils
ne fissent aucun mal à la sainte; mais elle leur disait en
souriant : « Lorsque je me suis établie ici, j'ai fait un pacte
avec ces petits animaux. Nous sommes convenus ensemble
qu'ils ne me feraient aucun mal, et que je ne leur en fe-
rais point de mon côté : c'est pour cela que non -seule-
ment ils habitent en paix avec moi, mais qu'ils m'aident
encore de tout leur pouvoir à louer Dieu. » En effet,
toutes les fois que la vierge, entrant dans sa cellule, au le-
ver de l'aurore, leur disait : a Allons, mes amis, louons
Dieu, « ils venaient aussitôt se placer en cercle autour
d'elle et commençaient leur petit murmure avec un ordre
et un accord tels qu'on aurait dit un chœur dirigé par un
niaitre. Puis ils s'en allaient chercher leur pâture, et ré-
pétaient leurs chants le soir, sur l'invitation de la sainte,
jusqu'à ce qu'elle leur imposât silence. Ce fait est cité par
le pape Clément X dans sa bulle pour la canonisation de
sainte Rose. 11 en était de même à peu près de cette cigale
DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES. 481
qui avait établi sa demeure près de la Portioncule, devant
la cellule de saint François d'Assise. Dès que le saint l'ap-
pelait, elle venait se poser sur sa main ; et, dès que le saint
lui avait dit : « Chante , ma sœur, chante les louanges du
bon Dieu, » elle se mettait aussitôt à chanter jusqu'à ce qu'il
l'eut congédiée.
Les animaux incommodes ou nuisibles éprouvent aussi
quelquefois, mais d'une manière opposée, la puissance des
saints. Saint Annon, disant la messe, venait de partager
r hostie et de la poser sur la patène, lorsqu' une grosse mouche
de viande en mordit et en emporta une parcelle. L'arche-
^êque consterné leva ses yeux et son cœur vers Dieu, afin
d'implorer son secours. La mouche aussitôt vint rapporter
sur la patène la parcelle qu'elle avait enlevée ; et lorsqu'elle
voulut s'envoler, elle tomba morte sur l'autel. Les guêpes,
les hannetons, les chenilles et surtout les sauterelles, quand
elles viennent par bandes ravager les campagnes, éprouvent
aussi quelquefois la puissance de la volonté humaine for-
tifiée par l'action surnaturelle de Dieu. Les araignées
entrent elles-mêmes dans un commerce familier avec
l'homme. C'est ainsi qu'elles arrachèrent le martyr saint
Félix à ses persécuteurs en fermant avec leur toile la grotte
où il s'était caché. Elles rendirent depuis le même service
à Teuteria, qui était venu se réfugier dans la cellule de la
bienheureuse Tusca, et à l'évêque Cainus, qui s'était caché
dans un buisson. Tantôt ce sont des abeilles qui servent de
messagers aux saints; tantôt des papillons qui accourent
en foule autour du lit d'un mourant , comme cela arriva
pour saint Vincent Ferrier.
Après les insectes, viennent les amphibies et les pois-
sons, puis les oiseaux; et ici encore nous retrouvons les
4'82 DU POUVOIR DE FAIRE DES .MIRACLES.
mêmes phénomènes. Jacques de Cerqueto^ moine augustin,
impose silence aux grenouilles qui le troublent pendant
qu'il dit la messe. Elles se taisent également sur l'ordre du
bienheureux Renaud , évêque de Ravenne , qu'elles incom-
modaient pendant qu'il prêchait. Les serpents quittent les
lieux où les saints viennent s'établir. C'est ainsi qu'ils aban-
donnent l'île où saint Jules était venu planter la croix, et
s'enfuient sur la montagne du Camuncino. Ils suivent tous
docilement le bâton de l'abbé Heldrad de Novalèse, qui
les conduit ainsi hors de la vallée de Brigantino. Le soli-
Godrich. l^^ii'e Godrich habite au milieu d'eux, vit dans leur fami-
liarité, et les prend dans ses mains. Quand il est assis près
du feu, ils viennent s'enrouler autour de ses pieds, et
montent jusque dans ses plats. Ce commerce famiher dura
de longues années. Mais enfin le solitaire, craignant qu'ils
ne le dérangeassent trop dans sa prière, leur défendit un
jour d'entrer dans sa cellule, et depuis ce temps il n'en
vit plus un seul.
;ainte Ida. Samte Ida étant allée un jour laver du linge dans un
étang, des poissons de toute sorte sortirent du fond de
l'eau, comme attirés par une pâture. Ils entouraient la
vierge, sautaient, dansaient autour d'elle. On eût dit qu'ils
étaient heureux de la voir, et qu'ils voulaient l'honorera
leur manière. Ils accouraient à F envi de tous les côtés, se
succédant sans interruption. Dès que la sainte mettait les
mains dans l'eau, ils s'attachaient à ses doigts. Elle les pre-
nait l'un après l'autre, les posait devant elle sur la planche
où elle était agenouillée; et, loin de fuir devant elle, ils
s'attachaient à sa main, comme des enfants au sein de leur
mère, et ne partaient que lorsqu'elle leur avait donné
congé. Gondisalvo Amaranthi, embarrassé un jour com-
DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES. 483
nient il nouiTirait ses domestiques, s'en alla tout troublé
vers la rivière de Tamaco. A peine avait-il fait le signe de
la croix sur celle-ci qu'elle se couvrit de poissons. Le saint
en prit ce qui lui était nécessaire^ et renvoya les autres au
fond de l'eau. (A. S., \ 9 jan.)
Déjà l'antiquité reconnaissait comme un instinct prophé-
tique dans les oiseaux qui, habitant les airs, semblent
tendre toujours en haut. Aussi, c'est surtout parmi les oi-
seaux que nous trouvons le plus souvent cette familiarité
mystérieuse avec les hommes qui, se détachant de la terre,
dirigent toutes leurs pensées vers le ciel. Saint Joseph de Joseph de
Copertino nous offre sur ce point un des exemples les plus °*
remarquables. Comme il montait quelquefois dans les
arbres, soit pour y méditer plus à son aise, soit pour quel-
que autre cause, il y trouvait souvent des nids, surtout de
chardonnerets. Les oiseaux, loin de s'effrayer, se laissaient
prendre par lui, et il pouvait leur faire ce qu'il voulait.
Lorsqu'il allait prier ou méditer dans le jardin^ près de la
petite chapelle où il avait coutume de dire la messe, ils vo-
laient familièrement autour de lui en chantant. Quelque-
fois il leur disait : « Allons, petits oiseaux, chantez, chan-
tez gaiement; ne craignez pas de me déranger. » Aussitôt
ils se mettaient à chanter plus haut, et redoublaient d'ar-
deur. — Un jour que, balayant l'église de Grotella, il em-
portait par humilité les balayures dans sa main , un bel oi-
seau d'un plumage bleu clair, comme on n'en avait ja-
mais vu auparavant, vola sur sa main, comme s'il eût
voulu chercher quelque chose à manger. Le saint, après
l'avoir caressé quelque temps, le laissa s'envoler. Les oi-
seaux exécutaient docilement tous ses ordres. — Fabiani
Cerusico à Grotella , que le saint connaissait très-intime-
i8i DU POUVOIR DE FAIKE DES MIKACI.ES.
ment, avait un linot dans une cage à sa fenêtre. Un merle
vint sur la cage. Joseph lui dit : « Je t'ordonne d'entrer
ici dans cette chambre. « Le merle vola contre la fenêtre,
et, la trouvant fermée, se mita frapper les vitres de son bec
et de ses ailes. Un jeune gentilhomme, nommé Leonelli,
parlait un jour au saint de sa chasse. Joseph le pria de lui
apporter un oiseau qu'il pût garder dans une cage. Le
jeune homme lui apporta donc un linot. Mais pendant la
route il heurta par hasard contre quelque chose ; de sorte
que la porte de la cage où était l'oiseau s'ouvrit, et celui-ci
s'envola. Désolé, il le suivit des yeux; et l'ayant vu se po-
ser sur un mûrier qui était tout près de là, il mit la cage
parterre, et dit à l'oiseau en pleurant : « Reviens, reviens
petit oiseau, le P. Joseph veut t' avoir. » L'oiseau aussitôt
se mit à faire des cercles en voltigeant, et rentra dans la
cage. Le jeune homme le porta alors plein de joie au
saint.
Joseph avait donné un jour la liberté à un pinson , en
lui disant : «Va jouir du bien que Dieu t'a donné : je ne
demande de toi qu'une chose, c'est que tu reviennes quand
je t'appellerai, afin de louer le Seigneur avec moi. » A par-
tir de ce moment, l'oiseau se tint dans le jardin qui était
tout près de là, et revenait exactement toutes les fois que
le saint l'appelait. — Il avait depuis longtemps en cage un
autre oiseau , qui lui chantait dès le matin : « Frère Jo-
seph, dis ta prière; frère Joseph, dis ta prière. » Cet oi-
seau, que le saint aimait beaucoup , était dans une cage
suspendue à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur un
bois. Un oiseau de proie accourut un jour sur la cage. L'oi-
seau appela son maître par ses cris et le battement de ses
ailes. Celui-ci accourut; mais il était trop tard, l'oiseau était
DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES. i83
déjà mort. Le saint, voyant l'autre qui voltigeait encore au-
tour de la cage, lui cria : « 0 voleur, c'est toi qui m'as tué
mon oiseau; viens que je te tue à ton tour. » L'oiseau vint
aussitôt, comme contraint par une puissance supérieure,
et se posa sur la cage comme s'il eut été mort. Joseph lui
donna deux ou trois petits coups avec la main, et lui dit
ensuite : « Ya-t'en ; je te pardonne pour cette fois, mais ne
recommence pas. — Il promit un jour aux religieuses de
Sainte-Claire à Copertino de leur envoyer un oiseau qui les
avertirait de louer Dieu. Toutes les fois, en effet, qu'elles
chantaient les heures , un oiseau de la forêt arrivait et se
mettait à chanter. Bien plus, un jour, deux novices dis-
putant ensemble, l'oiseau se mit à voler entre elles, faisant
tout son possible avec ses ailes et ses griffes pour les apai-
ser. Une des deux l'ayant chassé en le frappant, il s'envola
et ne revint plus, après être venu pendant cinq ans fami-
lièrement dans le monastère. Les sœurs consternées con-
fièrent leur peine au saint. « Vous n'avez que ce que vous
méritez, leur dit-il. Pourquoi avez-vous chassé l'oiseau?»
11 leur promit cependant de le leur renvoyer. En effet, au
premier signal des heures dans le chœur, l'oiseau revint
chanter à la fenêtre, et fut plus familier encore qu'aupa-
ravant. Les religieuses, pour s'amuser, lui avaient attaché
une petite sonnette au pied. L'oiseau ne paraissant point
le jeudi et le vendredi saint, elles s'adressèrent encore au
saint, qui leur dit : « Je vous l'ai envoyé, non pour qu'il
sonne, mais pour qu'il chante : il n'est pas venu ces jours,
parce qu'il garde le tombeau de Xotre-Seigneur; mais je
ferai en sorte qu'il revienne. » 11 revint, en effet, et de-
meura longtemps encore dans le monastère.
Le naturel des oiseaux se peint ordinairement dans le
186 DU POUVUJIl DE FAlKt DES MIIIACLES.
^ciwa de services qu'ils rendent aux saints. On aperç^oit
même un certain rapport mystérieux et symbolique entre
leur naturel et le caractère du saint avec lequel ils sont fa-
miliers.
Les aigles et les autres grands oiseaux de proie rem-
plissent ordinairement les fonctions de pourvoyeurs. Ils
apportent à l'évêque Cuthbert, à saint Corbinien, à saint
ttieime de l'ordre de Cîteaux des poissons dans leurs
voyages. D'autres fois, quand uîi saint est fatigué par la
marche ou la prédication, ils le rafraîchissent en battant
des ailes au-dessus de sa tête. Oubliant leur naturel sauvage,
ils l'accompagnent dans ses excursions. Un laboureur,
voyant un aigle dans un champ, le conjura au nom du vé-
nérable Jean Dominicain. L'oiseau s'étant laissé prendre,
le paysan en fit présent à ce saint homme , et il le suivait
dans ses missions, volant devant lui, assistant tranquille-
ment à tous ses sermons, et battant joyeusement des ailes
quand ils étaient finis. (Cantinpré.)
Un jour que .Jacques de Stephano était allé dans les
champs, il se vit tout à coup environné d'une bande de
(ourterelles sauvages. Des chasseurs voulurent tirer de
loin ; mais il les en empêcha, disant que ces oiseaux étaient
sous sa protection. Les tourterelles, comme si elles l'eussent
compris , se mirent à voler autour de lui et à le caresser,
au grand étonnement de tous les témoins; et cela se répéta
plusieurs fois. Sur son ordre elles accouraient aussitôt,
venaient se poser sur ses épaules, et semblaient com-
prendre non-seulement sa voix, mais encore ses moindres
signes; de sorte que le bruit courut qu'elles lui servaient
de messagers et lui portaient ses lettres. (Sylos.) Plus d'une
fois on vit des colombes blanches voler autour de la tête
DU POLVOIIV DE FAIRE DES MIUACLES. i» /
des saints, pendant qu'ils prêchaient ou disaient la messe,
et des corbeaux ou des pies rapporter ce qu'ils avaient
volé. Les hirondelles vivent dans la plus intime familiarité
avec le solitaire Gutlach. Lorsqu'elles reviennent au prin-
temps, elles se posent sur ses épaules et sur ses bras en
chantant, jusqu'à ce qu'il leur construise une espèce de
nid ; et c'est alors seulement qu'elles osent bâtir près de
lui leur demeure. Quelquefois cependant elles troublent
par leur babil le service divin; et nous voyons alors saint
François d'Assise et Gandolphe de Benasco leur imposer
silence. Sainte Brigitte de Kildar appelle des oies sauvages
qui nageaient dans un lac voisin ; elles accourent aussitôt,
se laissent caresser par elle et s'en retournent. Sainte
Wériburge fait chasser par sa servante des oiseaux qui ra-
vageaient ses moissons. Christine l'Admirable appelait
souvent autour d'elle dans les champs les plus beaux oi-
seaux de toute espèce, et s'asseyait au miheu d'eux,
comme une poule au miheu de ses poussins, les caressant
avec la main et les baisant. Pendant que sainte Jutte était
sur son lit de mort, une bande d'oiseaux de toutes sortes
accourut à sa fenêtre, et ravit de ses chants tous les assis-
tants, jusqu'à ce que la cloche eût annoncé sa mort. Toutes
les fois que saint Ubald de Florence travaillait dans son
jardin, il était entouré d'oiseaux qui venaient se poser sur
sa tête et ses mains. On raconte la même chose des prêtres
Juste et Aventin, du saint abbé Vital, des saints Hercu-
lan, Maxence, Remy, Albert, Malaric, Marian, de Béa-
trix de Nazareth et d'autres, à qui les oiseaux venaient
chanter leurs plus beaux chants en mangeant dans leurs
mains.
On raconte de saint Hugues, évêque de Lincoln , que le
588 DU pouvom de FAiRii: des miracles.
jour où il arriva dans cette ville ^ après sa consécration,
il y vint en même temps un cygne qu'on n'avait jamais vu
auparavant, et qui tua tous les cygnes qu'il trouva, à
l'exception d'une femelle. Il ne se montrait doux et fami-
lier que pour l'évêque; il venait manger dans sa main,
cachait sa tête et son cou dans ses larges manches, et res-
tait près de lui jour et nuit comme un fidèle gardien. Lors-
que l'évêque partait pour quelque voyage, le cygne re-
tournait à son étang; mais il annonçait trois ou quatre
jours d'avance, par ses cris, ses allées et venues, et d'autres
mouvements inaccoutumés, le retour du saint; de sorte
que les serviteurs avaient coutume de se dire : « Mettons
tout en ordre, l'évêque va bientôt venir. » Lorsque celui-ci
revint pour la dernière fois , peu de temps avant sa mort ,
le cygne n'alla point à sa rencontre; les serviteurs
eurent beaucoup de peine à le lui amener^ et lorsqu'il
le vit il ne témoigna aucune joie, et s'en alla aussitôt,
triste et la tête baissée, comme s'il eût été malade. Il
resta plusieurs années encore dans le château après la mort
du saint.
Parmi les quadrupèdes, les lions surtout ont vécu fami-
lièrement avec les solitaires du désert; et ce n'était assuré-
ment pas la crainte qui les avait ainsi apprivoisés. Plusieurs
des récits qui nous sont parvenus à ce sujet portent, il est
vrai, l'empreinte de la légende; mais il en est d'autres qui
reposent évidemment sur des faits réels, et ils nous sont
confirmés d'ailleurs par ce que les actes des martyrs nous
racontent en ce genre. Dans le Nord, nous voyons, dès les
temps les plus anciens , des ours se soumettre avec docilité
aux messagers de la foi , quand ils les rencontrent dans
leurs voyages, ou aux ermjtes qui vont s'établir dans les
DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES. 489
foiêts. ici c'est un ours qui dévore le mulet de saint Cor-
binien allant à Rome, et qui se charge de porter lui-même
ses bagages. Là c'en est un autre qui^ ayant pris un bœuf
attelé au chariot de saint Ferrin, se laisse atteler à sa place.
Ailleurs c'en est un troisième que saint Coloniban chasse
de sa grotte. On cite beaucoup d'autres faits de même
genre des saints Romède, Mena, Donat^ Basole, Gai, etc. Ici
ce sont des loups qui, poursuivant une biche jusque dans
le voisinage de l'église du saint abbé Launomar, lâchent
leur proie sur son ordre, ei retournent dans le désert.
D'autres sont forcés de rapporter les brebis ou les enfants
qu'ils ont volés. Le loup de saint Norbert garde lui-même
les troupeaux, les suit jusqu'à Tétable, et gratte à la porte
jusqu'à ce que le saint lui ait fait donner un morceau de
viande pour récompense. Un cerf vient se coucher aux
pieds de saint Bassien. Un autre, sur l'ordre du bienheu-
reux Thomas de Florence, se laisse mettre la bride et serl
les frères du couvent. Des taureaux furieux sont apaisés par
un seul mot. Saint François de Paule choisit dans un trou-
peau de bœufs sauvages qui paissait dans les prairies du
l)aron de Gesaro , après en avoir obtenu la permission de
celui-ci, deux de ces animaux, et les conduit comme des
agneaux devant lui. Mais de tous les animaux, celui qui
reçoit le plus facilement l'influence surnaturelle des saints,
c'est le cheval, qui déjà naturellement est à l'égard de
l'homme dans une sorte de rapport magnétique. Ainsi le
cheval de saint Walen , terrible et indomptable pour tous
les autres, était à son égard d'une docilité merveilleuse;
de sorte que souvent, lorsque le saint avait de la peine à
monter, il se mettait à genoux devant lui, et marchait en-
suite comme un agneau, ralentissant sa marche quand il
490 DU POUVOIR DE FAIRE DES MIRACLES.
dormait, et la hâtant quand il était éveillé, afin de rega-
gner ceux qu'il avait laissé prendre les devants. Après la
mort de son maître, il maigrit , devint triste et ne fut plus
bon à rien. Il en était ainsi, au rapport de saint Bernard,
du cheval de l'évêque Malachie, qui avait d'abord un
pas dur et fatigant, et qui, une fois monté par le saint,
prit une allure douce et légère. Bien plus, de noir qu'il
était, il devint blanc, et garda cette couleur jusqu'à sa
mort. Le cheval du prieur Wéric, quand il portait son
maître, s'arrêtait devant tous les pauvres gens, tandis qu'il
passait au galop devant les gens fiers ou bien mis. La reine
ayant envoyé à l'évêque Samson un cheval furieux, avec
une mauvaise intention, le prélat se contenta de faire le
signe de la croix sur le front de l'animal, qui devint aus-
sitôt doux et tremblant, osant à peine faire un pas, au
grand étonnement de tous les témoins. La même chose
arriva, dans des circonstances semblables, à saint Fortunat
et au prêtre Jean. Il en est de même des chiens, qu'une
parole d'un saint a bien souvent arrêtés tout à coup, pen-
dant qu'ils poursuivaient quelque gibier, malgré tous les
eflbrts des chasseurs pour les exciter.
if.*-
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME
Préface du traducteur i
Introduction il
Remarques du traducteur 23
LIVRE PREMIER.
de la rase religieuse et ecclésiastique de la mystique.
CHAPITRE PREMIER.
Comment la mystique a ses racines dans les Évangiles ... 27
CHAPITRE II.
Développement de la vie chrétienne parmi les moines et les so-
litaires. Saint Paul, premier ermite. Les moines du désert.
Les moines d'Oxyrinque. La règle de saint Pacôme. La vie des
moines du désert 32
CHAPITRE III.
La mystique dans le désert. Saint Antoine. Du don des miracles.
Du pouvoir sur les animaux. Du don de prophétie, de clairvo-
yance. Du pouvoir de discerner les esprits , de guérir les ma-
lades. De l'extase 48
CHAPITRE IV,
La mystique considérée dans les martyrs. De leur impassibilité.
Du don de prophétie. Des visions. Sainte Perpétue. . . . (il
CHAPITRE V.
La mystique spéculative des premiers temps du christianisme.
Les néo-platoniciens. Les livres de Den\ s l'Aréopagite. . . 73
492 TAULE DES MATIERES.
CHAPITRE VI.
Comment, au milieu des ruines du monde antique, l'humanité
fut renouvelée par le christianisme. Des incursions des bar-
bares. De la mystique en Irlande. Saint Ansgar. Saint André
de Sali. Scot Érigène et ses ouvrages 80
CHAPITRE VIL
Second degré et développement de la mystique dans l'histoire
par la voie illuminative. Saint Bernard ; sa vie et ses ouvrages. 93
CHAPITRE VIII.
Du troisième degré et de la perfection de la vie mystique dans
son développement historique. L'Église et l'État. Les corpo-
rations. La chevalerie. L'islamisme et les croisades. Mystique
de l'art chrétien. Le poème de Titurel et le saint Gral. La sco-
lastique. Saint Thomas et le Dante 102
CHAPITRE IX.
Du développement de la mystique parmi les ordres modernes. Ré-
formes de la discipline religieuse. Ludolf. Saint Romuald. Saint
Alfer. Saint Gualbert. Saint Etienne. Saint Bruno. Saint
Robert. Des ordres militaires. Robert d'Arbrissel. Guillaume
de Poitiers. Saint Norbert. Saint Dominique. Saint François.
Saint Bernardin de Sienne. Saint Philppe Benizi. Saint Cé-
lestin V. Saint Sylvestre. Saint Jean de Matha. Saint Pierre
Nolasque 115
CHAPITRE X-
Développement delà mystique dans la solitude du cloître. Sainte
Hildegarde. Les monastères d'Unterlinden, de Thoss , de
Schonensteinbach,d'Adelhausen, deWaldsassen. Les Béguines.
Hugues et Richard de Saint-Victor 131
LIVRE II.
LA MYSTIQUE PURGATIVE.
CHAPITRE PRExMIER.
Comment l'iiomme entre dans les voies mystiques. Du choix , de
l'initiation et des premiers pas qu'il fait dans ces voies. . . ïôl^
CHAPITRE II
Vocation des hommes. Saint Joseph de Copertino. Jean d'Erfurt.
Cille Vailladoros. Fr. de Grotti. Am. Sansedonio. Hernian
Joseph 158
TABLE DES MATIERES. 4^3
CHAPITRE III.
Vocation des femmes à la vie mystique. Sainte Catherine de
Sienne. Sainte Rose de Lima. Osanna Andreasi. Jeanne Rodri-
guez. Oringa. Dominique de Paradis. Christine de Stumbelen. 170
CHAPITRE IV.
Rapports de l'homme mystique à l'égard de Dieu, du monde
et de soi-même 190
CHAPITRE V.
Comment la mystique règle et purifie l'appétit nutritif. Sainte
Rose. Liduine. Saint Joseph de Coperlino. Nicolas de Fine.
Sainte Catherine de Sienne 19'»
CHAPITRE VI.
Comment la mystique règle les rapports entre la veille et le
sommeil. Comment elle fait supporter avec patience les ma-
ladies , ou inspire la pensée d'en demander à Dieu de nouvelles.
Marie Bagnésie. Liduine. Colette de Gand. Sainte Rose. . . 208
CHAPITRE VII.
Comment la mystique purifie et discipline la vie moyenne. Des
pénitences et des mortifications. Suso. Sainte Rose. Saint
Dominique l'Encuirassé. François de la Croix. Françoise du
Saint-Sacrement 220
CHAPITRE VIII.
Courage et résignation dans l'adversité des âmes que Dieu appelle
à la vie mystique. Agathe de la Croix. Jeanne Rodriguez.
Colombe de Rieti. Liduine. Colette de Gand. Ursule de Parme.
Pierre de Milan 2^1
CHAPITRE IX.
Des œuvres de charité. Sainte Catherine de Sienne. Sainte
Rose. Saint Pierre d'AIcantara 276
CHAPITRE X.
Comment la mystique discipline et purifie l'homme supérieur . 281
CHAPITRE XI.
Recueillement des puissances supérieures en Dieu par la prière
et la charité. Sainte Rose de Lima. Sainte Catherine de Gênes. 290
CHAPITRE XII.
Vue rétrospective sur le développement de la vie mystique.
Marie d'Agréda 301
494 TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE III.
L'AME REÇOIT PAR LA MYSTIQUE UN ATTRAIT ET DES LUMIÈRES
d'un ordre SUPÉRIEUR.
CHAPITRE PREMIER.
Des phénomènes produits par la mystique dans les régions infé-
rieures de l'homme. Saint Philippe de Néri 315
CHAPITRE II.
Comment la mystique transforme dans l'homme le système qui
sert à l'assimilation. Marie d'Oignies. Bernard de Corléon. . 32^
CHAPITRE III.
Comment la mystique transforme la vie des organes de la respi-
ration. Saint Colombin. Saint Jérôme de Nami. Jean le Con-
fesseur. Sainte Catherine de Gênes. Saint Stanislas Kostka.
Sainte Madeleine de Pazzi. Saint Gerlach. Félix Barbanaria.
Pierre d'Alcantara. Ursule Benincasa. Jacoponi de Todi. Jo-
seph de Copertino . 331
CHAPITRE IV.
Comment la mystique modifie et transforme les systèmes nerveux
et vasculaire. De l'odeur de sainteté. Liduine. Venturini de
Bergame. François de Bergame. François de Paule. Joseph
de Copertino , Barthole , etc. Formation de l'huile mystique.
Madeleine de Pazzi. Félix de Cantalice. Fr. Olympe. Sainte
Ludgarde. Agnès de Monle-Pulciano 338
CHAPITRE V.
De la souplesse et de l'agilité du corps chez les saints. Marie
d'Agréda. Ida de Louvain. Sainte Colette. De l'incorruptibilité.
Sainte Catherine de Bologne 348
CHAPITRE YI.
Phénomènes mystiques dans la partie moyenne de l'homme.
Comment la mystique modifie les organes du mouvement.
Saint Philippe de Néri. Joseph de Copertino. Sainte Ida . . 357
CHAPITRE VII.
Comment la mystique change les puissances affectives de l'âme.
De la jubilation mystique. Marie d'Oignies. Du don des
larmes. Sainte Rose de Lima. Rinlinde de Billingen. Véronique
de Binasco, etc 363
TABLE DES MATIÈRES. 495
CHAPITRE VIII.
Comment la mystique transforme et élève les fonctions des sens.
Du toucher. Marie d'Agréda. Rose de Lima. Du goût. Lucie
d'Adelhausen. Angèle de Foligno. Sainte Ida 371
CHAPITRK IX.
Comment la mystique transforme les sens de l'odorat et de l'ouïe.
Gille de Reggio. Catherine de Sienne. Philippe de Néri. Her-
man Joseph. Jérôme Gratien. Suso. Joseph de Copertino, etc. 378
CHAPITRE X.
Des phénomènes produits par la mystique dans le sens de la
vue. De la faculté de lire dans l'âme des autres hommes. Saint
Joseph de Copertino. De la faculté de voir Notre -Seigneur
dans l'Eucharistie. Véronique de Binasco. Pierre Tolosan. Ca-
therine de Sienne. Marie d'Oignies. Métamorphose mystique.
Catherine de Sienne. Rose de Lima. Marie Villana. De la faculté
de se rendre Invisible, soi ou les autres 387
CHAPITRE XI.
Des effets produits par la mystique dans le sens commun. De la
faculté de sentir de loin l'Eucharistie. Sainte Ida. Julienne.
Casset. Fr. Borgia. Marie d'Oignies. De la faculté d'attirer
l'Eucharistie. Sainte Thérèse. Elisabeth de Jésus. Catherine
de Sienne. Saint Hippolyte. Véronique Giulani. Julienne Fal-
conieri. De la faculté de pénétrer les esprits. Jean de Sagonte.
Julienne. Colette. Saint Thomas d'Aquin. Fr. de Paule.
Fr. Olympe. Joseph de Copertino. De la faculté de voir h
distance et de lire dans l'avenir. Alpède de Cadoto. Elisabeth
de Schonau. Pie V. Saint Dominique. Saint Antoine de Pa-
doue. Laurent Justinien. Philippe de Néri. Ignace de Loyola. 401
CHAPITRE Xlt.
Phénomènes mystiques dans les régions supérieures et spiri-
tuelles, dans la faculté qui perçoit les objets et dans l'imagi-
nation. Des sons qui se font entendre quelquefois dans la
région du cœur. Catherine de Sienne. Stéphanie Ouinzani.
Ursule Bénincasa. Colombe de Riéti. Elisabeth de Thuringe.
De la langue mystique. Sainte Hildegarde /,18
CHAPITRE XIII.
Des influences de la vie mystique dans le domaine des arts. Des
arts plastiques. Angélique de Fiésole. Jacques le Teuton ique.
496 TABLE DES MATIÈRES.
De la musique. Sainte Catherine de Bologne. Saint Herman
Joseph. 426
CHAPITRE XIV.
De la poésie chez les mystiques. Cedmou. Joseph l'hymno-
graphe. Jacoponi /»32
CHAPITRE XV.
De l'éloquence chez les mystiques. Saint Vincent Ferrier. . . hkO
CHAPITRE XVI.
Comment la mystique élève et transforme les plus hautes fa-
cultés de l'esprit Ulih
CHAPITRE XVII.
Des dons gratuits. Du don de discernement des esprits. Du don
des langues. Saint Pacôme. Saint Dominique. Saint Vincent
Ferrier. Saint Antoine de Padoue. Saint François -Xavier.
Sainte Colette. Sainte Claire de Monte-Falcone. Jeanne de la
Croix kh^
CHAPITRE XVIII.
Des dons de foi, de sagesse et de science. Ruperl de Dentz.
Dilson. Candide. Albert le Grand. La Dominicaine Marguerite.
Catherine de Cardone. Ida de Louvain. Osanna de Mantoue.
Catherine de Sienne. Rose de Lima. Grégoire Lopez. Thomas
d'Aquin /45/i
CHAPITRE XIX.
Du don de prophétie et du pouvoir de guérir les malades. Sainte
Hildegarde. Saint Sauveur d'Horta 468
CHAPITRE XX.
Du pouvoir de faire des miracles. Sainte Rose de Lima. Sainte
Ida. Joseph de Copertino. Saint Hugues 476
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
To\irs. — Impr. Marne.
< i
c:
c
< c
ce
ce
ce
«: c
c <:
< C
- <
:cc cac^»: cccc
^^- ^.,-, ■' ^_ ^cccccâpirc^ccx '^c^c:^-^ ^'^
^S ^^^^^<^<'^^^MC<x<âcc"i^s:'^ ^ c
4^ f ^> ^C^(cr Cîi^c^cc x:;c<:e jacav
^> 5- -^ .5- «><^^^<:c>i^'i«::<rc.cs ^c c<: c «:ctk -
^ ^ -^ 5 ^^^ <^ Cii|P'^<C<rc<C ce acc CCCC'
^f 5 ce ^ oc c^^^îccc ce co ce
^^^9^ ^^ccc^g^occ Cf. -a::. c<xccei
^<ccx:^ ce c<:,e<icc c: ce: ccx:- <o
^V-'^^ C5.^ccc e<w:c cr <"c:' cc< ..co
S^fC^<x^ۍ c^^( ce: or .ccdccc >
^^*%1
L^CC:<:<CC< ^CC'^^C ^; Cor(c«È<:C
Jmcm:c^ <c<^' c : c «^ cc-c^c c c^*
I^ccc «i: c ' < C
.<ç:.^ilM(:.CCcc><(C^---
^:KC:«^.xcr ^<Ê<crccC(C^
^ - c^CccèC cv>. c<
■-5 c<cc^^cc ce
' • .*«e^r*cM <^.-