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Full text of "La Mystique divine naturelle et diabolique;"

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NSTUHEUE   ET   DIABOL  DUE 


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Date  Due 

1 

Demco  293-5 

LA 

MYSTIQUE 

DIVINE,  NATURELLE  ET  DIABOLIQUE 


TOME     I 


#= 


Tout  exemplaire  de  cet  ouvrage,  non  revêtu  de  ma  signature, 
sera  réputé  contrefait. 


LA  D 

MYSTIQUE  '^ç 

DIVINE  \%Ç 

NATURELLE    ET    DIABOLIQUE 
PAR    GORRES 

OUVRAGE  TRADUIT   DE  L  ALLEMAND 

PAR   M.    CHARLES   SAINTE-FOI 

TOME    I 

PREMIÈRE    PARTIE 
LA     MYSTIQUE     DIVIÎsE 


A.'VAAAAA/Vnj-VATJV,'" 


DEUXIEME  EDITION 


r  AAArvAAArj\AiV  AyyvAAApyjv. 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  M^'^  V«  POUSSiELGliE-RLSAND 

RUE    SAINT-SULPICE,    23 
1861 


44-tr5 


r 


PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR 


i 


Lorsque  Tillustre  auteur  de  l'ouvrage  dont  nous 

î-    donnons  la  traduction  commença  ses  leçons  sur  la 

mystique,  beaucoup  se  demandaient  s'il  était  utile 

^  et  important  de  traiter  un  tel  sujet.  C'était  quelque 

chose  de  bien  étrange,  pour  un  siècle  accoutumé, 

comme  le  nôtre ,  à  ne  considérer  que  les  phéno- 

-  mènes  de  l'ordre  naturel  et  sensible ,  de  voir  un 

"^  homme  à  qui  l'on  ne  pouvait  refuser  ni  la  science 

ni  le  génie  sonder  avec  une  pénétration  merveil- 

>  leuse  les  mystères  les  plus  profonds  de  l'ordre  sur- 

)'   naturel,  après  avoir  parcouru  en  quelque  sorte 

tous  les  domaines  de  la  science.  En  effet,  il  n'est 

pas  une  seule  branche  des  connaissances  humaines 

que  cet  homme  n'ait  étudiée ,  non  d'une  manière 

superficielle  et  en  amateur,  mais  en  savant ,  avec 

une  patience  et  une  apijlication  soutenues.  Aussi 

il  n'est  presque  pas  de  sujet  sur  lequel  il  n'ait  laissé 

1.  1 


2  PRIJACE    DU    TRADUCTEUR. 

quelque  ouvrage  qui  témoigne  de  l'étendue  et  de 
la  profondeur  de  sa  science. 

Né  à  Coblentz  le  25  janvier  1776,  ses  études 
furent  interrompues  par  les  guerres  de  la  révolu- 
tion française,  dont  il  embrassa  d'abord  les  idées 
avec  ardeur.  A  peine  âgé  de  vingt  ans ,  il  montra 
dans  les  clubs  et  dans  les  assemblées  populaires 
une  éloquence  peu  commune  en  Allemagne,  et 
s'acquit  bientôt  la  réputation  d'un  grand  orateur. 
Il  écrivit  ensuite  un  journal  intitulé  la  Feuille 
rouge.  Son  impartialité,  son  énergie  et  son  désin- 
téressement lui  gagnèrent  tous  les  cœurs.  Cepen- 
dant la  Feuille  rouge  fut  supprimée ,  à  cause  d'un 
article  dont  le  prince  de  Hesse,  alors  régnant, 
s'était  trouvé  offensé.  Plus  tard,  le  désir  d'assurer 
le  sort  politique  des  provinces  rhénanes  engagea  les 
patriotes  de  la  rive  gauche  du  Rhin  à  demander  la 
réunion  du  pays  ci  la  France.  Gorres  partit  donc  en 
1799  pour  Paris,  à  la  tête  de  la  députation  chargée 
de  faire  cette  demande.  Mais  la  révolution  du  18 
brumaire  étant  arrivée  sur  ces  entrefaites ,  la  dé- 
putation ne  put  pas  même  obtenir  une  audience  du 
premier  consul.  Gorres,  à  son  retour,  fut  tellement 
dégoûté  de  la  vie  politique,  qu'il  accepta  la  place 
de  professeur  d'histoire  naturelle  et  de  physique  à 
l'école  secondaire  de  Coblentz.  Il  n'avait  encore 
que  vingt -trois  ans.  C'est  alors  qu'il  écrivit  ses 


PREFACE    Dl>    TRADUCTEUR.  3 

Aphorismes  sur  l'art;  ses  Aphorismes  sur  l'organo- 
nomie  ;  sou  Organologie ,  et  son  livre  intitulé  Foi  et 
science.  En  1806,  ii  alla  à  Heidelberg,  où  ses  leçons 
lui  attirèrent  un  grand  nombre  d'auditeurs.  11 
publia ,  avec  Brentano  et  d'Arnim ,  un  journal 
intitulé  le  Solitaire  ^  et  les  Livres  populaires  alle- 
mands. 

De  retour  à  Coblentz  en  1808,  il  se  livra  à  l'étude 
de  la  langue  persane,  et  publia  son  Histoire  dés 
mythes  de  VAsie .  Il  étudia  également  la  poésie  du 
moyen  âge ,  et  particulièrement  les  légendes  et  les 
poèmes  héroïques  de  r  Allemagne  composés  à  cette 
époque,  et  il  donna  une  preuve  de  sa  science  pro- 
fonde en  ce  genre  dans  l'introduction  qu'il  publia 
à  la  tête  de  son  édition  du  Lohengrin  en  1813.  Mais 
bientôt  les  événements  qui  survinrent  après  la 
campagne  de  Russie  réveillèrent  son  ardeur  pa- 
triotique, assoupie  jusque-là  par  les  dégoûts  qu'il 
avait  éprouvés.  11  devint  membre  de  cette  associa- 
tion fameuse  connue  sous  le  nom  de  Tugendbund. 
C'est  alors  qu'il  publia,  en  1814,  le  Mercure  du 
Rhin.  C'était  un  journal  comme  il  n'en  avait  point 
encore  paru  en  Allemagne,  et  qui  eut  sur  les  événe- 
ments de  cette  époque  une  influence  considérable. 
L'empereur  Napoléon  lui-même  comprit  tout  ce 
qu'avait  de  redoutable  pour  ses  intérêts  cette  feuille 
patriotique,  écrite  avec  un  entraînement  et  un  en- 


4  PREFACE    DU    TRADUCTEUR. 

thousiasme  extraordinaires,  et  qui  entretenait  con- 
tinuellement parmi  les  populations  allemandes  le 
feu  du  patriotisme  et  l'opposition  contre  la  France. 
Mais  une  fois  que  les  somerains  de  l'Allemagne 
eurent  obtenu  ce  qu'ils  désiraient,  ils  virent  avec 
inquiétude  et  déplaisir  un  journal  qui  réclamait 
énergiquement  l'accomplissement  des  promesses 
qui  avaient  été  faites  et  les  garanties  dont  l'espoir 
avait  été  un  des  principaux  motifs  de  la  lutte  hé- 
roïque à  laquelle  s'était  dévouée  l'Allemagne  tout 
entière.  Le  Mercure  du  Rhin  fut  donc  supprimé 
en  1816. 

En  1818,  Gorres  s'attira  le  mécontentement  du 
gouvernement  prussien  par  une  adresse  qu'il  avait 
rédigée  au  nom  de  la  ville  de  Coblentz.  Il  publia 
en  1819  son  livre  de  V Allemagne  et  la  Révolution. 
Cet  ouvrage  vaut  encore  la  peine  d'être  lu  aujour- 
d'hui; et  bien  des  hommes  politiques  y  trouve- 
raient quelque  chose  à  apprendre ,  ou  y  verraient 
exprimées  avec  un  admirable  talent  les  idées  qui 
ont  servi  depuis  ce  temps -là  de  thème  aux  livres 
et  aux  discours  les  plus  remarquables  en  ce  genre. 
On  trouve  dans  cet  ouvrage  cette  logique  puissante, 
cette  raison  haute  et  éclairée,  ce  sentiment  pro- 
fond de  la  justice  et  du  droit  qui  sont  le  trait  dis- 
tinctif  du  caractère  de  Gorres ,  comme  homme  et 
comme  écrivain.  Son  livre  contraste  singulière- 


PRÉFACE   DU   TRADUCTEUR.  5 

ment  sous  ce  rapport  avec  le  libéralisme  faux,  étroit 
et  impie  de  la  plupart  des  écrits  politiques  de  ce 
temps.  Le  gouvernement  prussien,  irrité  de  cette 
publication,  donna  Tordre  d'arrêter  l'auteur,  et  de 
l'enfermer  dans  une  forteresse.  Cet  homme  parais- 
sait si  redoutable  que ,  pour  s'assurer  de  sa  per- 
sonne, on  ne  craignit  pas  de  violer  le  territoire  d'un 
État  libre  et  indépendant.  Mais  Gorres ,  prévenu 
à  temps,  chercha  un  refuge  sur  le  territoire  fran- 
çais, et  demeura  quelque  temps  à  Strasbourg.  Le 
gouvernement  prussien ,  inquiet  du  voisinage  de 
cet  homme,  dont  il  craignait  toujours  l'influence , 
agit  auprès  du  gouvernement  français  afin  d'obte- 
nir son  éloignement.  C'est  alors  que  Gorres,  s'a- 
dressant  au  parlement  français ,  écrivit  cette  re- 
quête mémorable  où  respirent  à  la  fois  un  noble 
orgueil  et  une  indignation  profonde.  Jamais  peut- 
être  le  sentiment  personnel  de  la  dignité  humaine 
ne  fut  exprimé  avec  plus  de  chaleur  et  de  conve- 
nance en  même  temps. 

C'est  à  Strasbourg  que  Dieu  l'attendait  pour 
donner  à  toutes  les  belles  qualités  de  son  esprit , 
de  son  cœur  et  de  son  caractère  le  complément  qui 
leur  manquait  encore.  Une  mission ,  prêchée  à 
cette  époque  dans  la  cathédrale  de  cette  ville ,  fit 
un  enfant  soumis  à  Dieu  et  à  l'Église  de  cet  homme 
qu'aucune  puissance  humaine  n'avait  pu  dompter 


6  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR. 

jusque-là.  La  foi  et  la  piété,  entrant  dans  cette  âme 
profonde  et  ardente,  donnèrent  un  tout  autre  cours 
à  ses  pensées  et  à  ses  études,  et  lui  firent  envisager 
les  choses  sous  un  jour  tout  nouveau.  En  1820,  il 
se  retira  en  Suisse ,  et  publia  la  traduction  d'un 
poëme  persan  de  Ferdussi.  En  1821,  il  écrivit  son 
livre  de  l'Europe  et  la  Révolution  ;  puis  un  autre 
sur  les  affaires  des  provinces  du  Rhin  ;  et  enfin  un 
troisième  intitulé  la  Sainte  Alliance  et  les  Peuples 
au  congrès  de  Vérone.  Tous  ces  ouvrages  portent 
l'empreinte  de  la  nouvelle  direction  que  la  foi  ve- 
nait d'imprimer  aux  pensées  de  l'auteur.  Tout  en 
restant  fidèle  à  son  amour  ardent  de  la  patrie  et  de 
la  liberté,  il  s'attacha  à  séparer  la  cause  de  l'une  et 
de  l'autre  de  celle  de  la  révolution ,  et  à  montrer 
que  c'est  dans  la  religion  surtout  et  dans  le  respect 
du  droit  que  les  gouvernements  et  les  peuples 
trouvent  le  progrès  et  les  garanties  qu'ils  récla- 
ment. En  1827,  il  publia  son  travail  sur  Swedem- 
borg  et  ses  visions.  C'est  alors  qu'il  fut  appelé 
comme  professeur  à  l'université  de  Munich  par  le 
roi  Louis  de  Bavière;  et  c'est  là  qu'il  publia  en 
1836  son  livre  sur  la  mystique,  qui  termine  si  glo- 
rieusement la  série  des  ouvrages  écrits  par  cette 
plume  infatigable. 

Personne  n'était  plus  en  état  que  lui  d'aborder 
une  matière  aussi  délicate,  et  de  la  traiter  conve- 


PREFACE    DU    TRADUCTEUR.  7 

nablement.  La  vie  mystique,  en  effet,  se  rattache, 
par  des  liens  intimes  et  nombreux,  soit  à  la  nature 
extérieure,  soit  à  la  double  nature  de  l'iiomme.  Les 
phénomènes  plus  ou  moins  extraordinaires  sous 
lesquels  elle  se  produit  ne  peuvent  donc  être  saisis 
et  appréciés  que  par  un  homme  profondément  versé 
et  dans  les  sciences  naturelles,  et  dans  les  sciences 
morales  ;  et  comme ,  d'un  autre  côté ,  Dieu  ou  le 
démon  est  la  cause  principale  de  ces  phénomènes 
merveilleux,  leur  étude  demande  un  esprit  initié 
non-seulement  aux  mystères  quelquefois  si  obscurs 
de  la  théologie ,  mais  encore  à  toutes  les  délica- 
tesses de  l'ascétique  chrétienne.  On  est  effrayé  en 
effet,  en  lisant  cet  ouvrage,  de  l'étendue  et  de  la 
variété  des  connaissances  de  l'auteur.  Plusieurs , 
même  parmi  ses  amis,  s'étonnaient  quelquefois  de 
le  voir  consacrer  les  derniers  efforts  de  sa  vie  à 
une  œuvre  dont  ils  ne  comprenaient  pas  l'impor- 
tance. Mais  lui ,  avec  ce  regard  prophétique  que 
donne  le  génie  appuyé  sur  une  longue  expérience, 
apercevait  déjà  les  premiers  symptômes  de  ces  dés- 
ordres monstrueux  de  l'esprit  et  du  cœur  que  nous 
voyons  se  produire  au  grand  jour  sous  nos  yeux. 
Il  voyait  se  préparer,  pour  un  avenir  prochain, 
une  nouvelle  manifestation  des  puissances  infer- 
nales ,  semblable  à  celles  que  nous  offre  le  paga- 
nisme antique  ;  et  il  croyait  qu'il  était  urgent  de 


8  PREFACE    DU    TRADUCTEUR. 

prémunir  les  esprits  contre  ce  nouveau  danger,  en 
déterminant  avec  précision  les  signes  auxquels  on 
peut  distinguer  les  opérations  du  démon  de  celles 
de  Dieu  et  de  la  nature ,  et  en  traçant  d'une  main 
ferme  les  limites  qui  séparent  le  monde  surnaturel 
et  divin  du  monde  sous-naturel  et  infernal.  «  Mon 
livre  viendra  à  temps,  »  avait-il  coutume  de  dire  ; 
et  l'avenir  n'a  que  trop  bien  justifié  les  prévisions 
de  ce  grand  homme. 

Depuis  longtemps  déjà  nous  avions    conçu  le 
projet  de  faire  connaître  au  public  français  cet  ou- 
vrage, dont  nous  comprenions  toute  l'importance, 
et  nous  nous  étions  mis  à  plusieurs  reprises  au  tra- 
vail ;  mais  nous  avions  été  arrêté  parla  difficulté  de 
l'entreprise.  Si  Fauteur  s'était  borné  à  raconter  les 
faits  par  lesquels  se  révèle  la  vie  mystique  à  ses 
divers  degrés ,  en  les  groupant  selon  l'ordre  dans 
lequel  ils  se  produisent,  et  en  les  rattachant  à  quel- 
ques principes  généraux  qui  les  expliquent,  la  tâche 
du  traducteur  serait  facile,  car  les  faits  cités  dans 
cet  ouvrage  y  sont  racontés  avec  une  clarté  et  une 
simplicité  que  nous  voudrions  avoir  imitées,  ne 
fût-ce  que  de  loin.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de 
la  partie  spéculative.  Ici  la  matière,  déjà  si  obs- 
cure par  elle-même ,  est  rendue  plus  difficile  en- 
core par  une  terminologie  que  notre  langue  est 
impuissante  à  exprimer.  11  nous  a  semblé  que 


PRÉl^ACE   DU   TRADUCTEUR.  9 

vouloir  traduire  littéralement  cette  partie,  ce 
serait  diminuer  l'intérêt  du  livre,  et  en  rendre 
la  lecture  à  peu  près  impossible  au  public  fran- 
çais. Nous  nous  sommes  donc  attaché  principale- 
ment dans  ces  paragraphes  à  bien  exprimer  le  sens 
des  propositions  plutôt  que  le  texte  littéral ,  et  à 
rendre  claire  la  pensée  de  l'auteur  soit  en  retran- 
chant certaines  phrases  ou  certains  membres  de 
phrases  inutiles  ou  obscurs ,  soit  en  ajoutant  d'au- 
tres fois ,  au  contraire ,  sous  forme  de  note  les  ex- 
plications qui  nous  ont  paru  nécessaires  ou  utiles. 
Puisse  cet  ouvrage  produire  le  fruit  que  nous 
nous  sommes  proposé  en  le  traduisant  !  Ceux  qui 
le  liront  verront,  dès  les  premières  pages,  que 
c'est  un  livre  de  circonstance,  et  que,  selon  la 
parole  de  l'auteur,  il  vient  parfaitement  à  temps. 
Nous  offrons  cette  traduction  aux  esprits  graves 
et  sérieux,  qui  y  trouveront,  nous  en  avons  la 
confiance,  un  sujet  d'étude  et  d'édification;  nous 
l'offrons  en  même  temps  comme  un  hommage  à 
la  mémoire  de  l'auteur,  dont  la  bienveillance  et 
l'intérêt  ont  encouragé  nos  premiers  pas  dans  la 
carrière  littéraire  ;  dont  la  douce  intimité  nous  a 
si  profondément  touché  à  un  âge  où  rien  encore 
ne  pouvait  nous  recommander  à  lui,  et  dont  le 
souvenir  nous  rappelle  une  des  plus  belles  années 
de  notre  vie. 


10  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR. 

Plusieurs  des  faits  qui  sont  racontés  dans  cet 
ouvrage  ont  été  traduits  du  français  en  alle- 
mand par  l'auteur.  N'ayant  pu  nous  procurer  les 
livres  où  il  les  avait  puisés ,  nous  avons  été  obligé 
de  les  traduire  sur  la  traduction  qu'il  en  avait 
déjà  faite  lui-même.  Le  lecteur  ne  devra  donc 
pas  être  étonné  s'il  trouve  quelques  différences, 
dans  l'expression,  entre  le  texte  original  et  le 
nôtre. 


INTRODUCTION 


Dieu,  quoiqu'uniqiie  dans  son  essence,  est  trine 
dans  sa  personnalité.  Le  monde  créé,  qiioiqu'unique 
dans  la  pensée  divine  qui  l'a  produit ,  est  triple  dans 
ses  manifestations.  On  y  distingue ,  en  eflet ,  trois  sortes 
d'êtres  :  les  uns  spirituels  et  invisibles ,  les  autres  visi- 
bles et  matériels,  et  enfin  les  êtres  organiques,  qui 
forment  le  lien  entre  les  premiers  et  les  seconds.  Parmi 
ceux-ci,  l'homme  réunit  dans  l'unité  de  sa  personne 
les  trois  sortes  d'êtres  qui  composent  la  création  tout 
entière.  Il  peut  ainsi  entrer  dans  un  rapport  plus  ou 
moins  intime  avec  chacun  d'eux,  et  chacun  de  ces 
rapports  peut  fonder  une  mystique  différente.  Il  peut  se 
tourner  vers  la  nature  et  se  livrer,  pour  ainsi  dire ,  à  elle. 
De  là  résulte  une  mystique  naturelle  qui  a  des  formes, 
des  degrés  et  produit  des  phénomènes  divers.  Mais 
dans  tous  ces  états  c'est  toujours  la  vie  inférieure  et 
organique  qui  entre  dans  un  rapport  plus  intime  avec 
les  différents  domaines  de  la  nature ,  et  qui  entraîne 
avec  elle ,  par  la  sympathie  qui  les  unit  à  elle ,  les  puis- 
sances spirituelles  de  l'homme  et  les  organes  supé- 
rieurs qui  leur  servent  d'instruments. 

En  regard  de  cette  mystique  familière  à  l'antiquité 
païenne ,  apparaît  une  autre  mystique  plus  élevée  qui  a 
son  point  de  départ  et  son  siège  dans  les  fal cultes  spi- 
rituelles de  l'homme,  et  de  là ,  pénétrant  les  systèmes 
neri'eux    supérieurs ,  tisse    en   quelque   sorte   elle- 


12  INTRODUCTION. 

mêine  les  liens  mystérieux  qui  la  mettent  dans  un 
rapport  immédiat  avec  le  monde  des  esprits.  Puis, 
agissant  sur  la  vie  inférieure,  elle  pénètre  de  degré  en 
degré  jusque  dans  la  partie  la  plus  intime  de  la  nature. 
C'est  alors  que  se  développent  les  formes  diverses  de 
la  clairvoyance  et  du  magnétisme  animal ,  particulières 
à  notre  époque,  où  le  système  nerveux  et  l'élément 
psychique  ont  une  prédominance  si  marquée.  Toutes 
ces  formes ,  en  effet,  malgré  la  variété  de  leurs  phéno- 
mènes extérieurs ,  ont  leur  foyer  dans  la  vie  psychique , 
et  leur  instrument  dans  les  systèmes  nerveux,  d'où  elles 
étendent  leurs  ramifications  jusque  dans  les  domaines 
les  plus  profonds  de  la  nature.  Cette  mystique  psychique 
ou  animale  met  l'homme  en  rapport ,  dans  le  monde 
des  esprits ,  principalement  avec  les  âmes  des  défunts. 
Ainsi  la  mystique  psychique  des  temps  modernes, 
de  même  que  celle  des  temps  anciens ,  est  essentielle- 
ment profane.  L'une  et  l'autre,  chacune  à  sa  manière, 
mettent  la  créature  en  rapport  avec  la  créature;  et 
comme  elles  ne  s'élèvent  point  au-dessus  du  monde 
créé,  elles  sont  du  ressort  de  la  science,  dont  elles 
forment  comme  la  métaphysique  pratique.  Mais  à  côté 
de  ce  mysticisme  naturel ,  nous  en  trouvons  un  autre , 
lequel  s'élève  jusqu'à  Dieu ,  et  produit  une  mystique 
religieuse  et  surnaturelle  qui  n'est  plus  du  ressort  de 
la  science ,  mais  du  ressort  de  l'Eglise.  Elle  a  cepen- 
dant aussi  deux  côtés  sous  lesquels  on  peut  l'envisager. 
Dieu ,  en  effet ,  peut  être  considéré  dans  son  essence , 
ou  comme  s' unissant  à  la  natiu^e  humaine  dans  l'incar- 
nation. De  là  une  double  mystique  religieuse  dont 
Tune,  prenant  pour  point  de  départ  le  Verbe  fiait 


INTRODUCTION.  13 

homme ,  s'élève  jusqu'à  la  Divinité ,  tandis  que  l'autre , 
partant  de  l'essence  divine ,  descend  par  degrés  vers 
les  créatures.  La  première  se  manifeste  sous  deux  for- 
mes diverses,  correspondant  aux  deux  natures  du 
Verbe  incarné ,  tandis  que  l'autre ,  s'attachant  à  l'es- 
sence de  Dieu,  est  simple  comme  elle.  Mais  dans 
chacune  de  ces  mystiques  la  nature  physique  et  le 
monde  des  esprits  soulèvent  le  voile  qui  en  cache  les 
mystères  à  nos  yeux;  et  Dieu  lui-même,  dans  la  der- 
nière ,  permet  à  l'homme  de  plonger  son  regard  dans 
les  profondeurs  de  son  être. 

Si  nous  considérons  la  mystique  naturelle  dans  ses 
rapports  avec  la  mystique  religieuse,  nous  devons 
reconnaître  que  celle-ci  est  de  beaucoup  plus  digne  et 
plus  élevée  que  la  première.  Celle-ci  néanmoins  n'a 
rien  de  mauvais  en  soi  ;  car  la  créature  étant  l'ouvrage 
de  Dieu,  est  dans  un  rapport  nécessaire  avec  lui.  La 
mystique  naturelle  n'est  donc  point  étrangère  à  l'autre^ 
mais  elle  en  forme ,  au  contraire ,  la  base  naturelle. 
Cependant  on  ne  peut  disconvenir  qu'il  n'y  ait  là  un 
danger,  depuis  que  le  péché  a  séparé  Dieu  de  la  créa- 
ture. Les  suites  de  cette  faute  originelle  se  sont  fait 
sentir  jusque  dans  les  derniers  domaines  de  la  nature 
physique ,  et  il  en  est  résulté  dans  celle-ci  une  division 
profonde.  Depuis  ce  temps  elle  renferme  un  double 
élément,  l'un  salutaire  et  conservateur,  l'autre  mau- 
vais et  contagieux.  La  mort  et  la  vie ,  la  loi  de  la  chair 
et  celle  de  l'esprit,  le  micnsonge  et  la  vérité  luttent 
incessamment  l'un  contre  l'autre.  Le  monde  des  esprits 
lui-même  a  pris  part  à  cette  scission  déplorable ,  et  se 
partage  en  esprits  bons  et  mauvais.  Il  résulte  de  là  que 


14  INTRODUCTION.     • 

lotit  ce  qu'il  y  a  de  bien  est  avec  Dieu  et  agit  sous  sa 
dépendance ,  tandis  que  tout  ce  qui  est  mauvais  lutte 
et  combat  contre  lui.  Dans  cette  lutte,  les  puissances 
lumineuses  cherchent  à  maintenir  l'ordre ,  l'harmonie 
et  la  beauté  de  la  nature  extérieure ,  tandis  que  les 
puissances  infernales  cherchent  à  y  porter  le  trouble 
et  la  confusion  en  les  soulevant  contre  Dieu.  Tout  ce 
qu'il  y  a  de  vrai ,  de  bon  dans  le  monde  moral  a  son 
point  de  départ ,  son  centre  et  son  but  en  Dieu ,  tandis 
que  tout  ce  qu'il  y  a  de  faux ,  de  désordonné  et  de 
mauvais  vient  d'une  manière  quelconque  du  démon  et 
retourne  à  lui. 

Les  deux  cités  se  rencontrent  donc  partout  et  tou- 
jours, et  l'opposition  qui  les  sépare  est  irréconciliable. 
Mais  la  supériorité  du  bien  sur  le  mal  se  montre  en 
ce  que  celui-ci,  lors  même  qu'il  semble  victorieux, 
rentre  encore  malgré  lui  dans  l'ordre  que  Dieu  a  éta- 
lai ,  et  en  assure  tôt  ou  tard  le  triomphe.  Cette  oppo- 
sition doit  se  reproduire  dans  les  divers  domaines  de 
la  mystique.  L'homme,  placé  entre  les  deux  royaumes, 
celui  de  la  lumière  et  celui  des  ténèbres,  trouve,  et 
dans  le  bien  qui  lui  est  resté ,  et  dans  le  mal  dont  le 
péché  a  déposé  le  foyer  dans  son  être,  des  liens  qui 
peuvent  le  rattacher  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux 
cités.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  sort  en  quelque  sorte 
de  soi-même,  avec  cette  différence  que  dans  l'un  il 
est  élevé  au-dessus  de  sa  nature,  tandis  que  dans 
l'autre  il  descend  au-dessous  d'elle. 

C'est  ainsi  que  la  mystique  natiu'elle  de  l'antiquité  a 
cherché,  d'un  côté,  dans  les  pierres,  dans  les  plantes 
et  les  animaux  les  moyens  de  se  mettre  en  rapport 


INTRODUCTIO?^.  15 

avec  les  puissances  deslriictrices  de  la  nature  et  à  re- 
culer les  bornes  de  son  pouvoir  ;  et  telle  est  l'origine 
de  la  magie  noire  ;  tandis  que ,  d'un  autre  côté ,  les 
tribus  sacerdotales  fondaient  la  magie  blanche,  en 
cherchant  à  découvrir  ou  à  développer  dans  la  nature 
les  éléments  salutaires  qu'elle  renferme.  Dans  ses  rap- 
ports avec  le  monde  des  esprits ,  la  mystique  de  l'an- 
tiquité a  suivi  la  même  direction.  Tantôt,  s'adressant 
aux  esprits  de  l'abîme ,  elle  a  cherché  à  se  les  rendre 
favorables  et  à  leur  arracher  leurs  secrets  par  des  en- 
chantements ,  des  formules  mystérieuses ,  des  conjura- 
tions, des  amulettes  et  des  talismans;  et  de  là  est 
venue  la  goétie.  Tantôt,  s'adressant  aux  puissances  de 
la  lumière,  elle  s'est  développée  sous  la  forme  de  la 
théurgie.  La  même  opposition  se  retrouve  encore  de 
nos  jours  dans  la  clairvoyance  magnétique,  et  produit 
deux  directions  contraires ,  dont  les  effets  sont  visibles 
pour  tout  esprit  attentif. 

Le  monde  moral  étant  partagé  aussi  entre  le  bien  et 
le  mal ,  la  division  que  le  péché  y  a  introduite  doit  se 
reproduire  dans  la  mystique  religieuse.  Dès  que  l'âme 
entre  dans  ces  régions  supérieures,  elle  se  trouve  sollici- 
tée des  deux  côtés  par  des  puissances  contraires,  et  obli- 
gée de  prendre  un  parti.  Delà  une  double  mystique,  dont 
l'une  met  l'homme  en  rapport  avec  les  démons,  et  l'autre 
avec  les  anges  lumineux.  La  première  se  rattache  par 
des  liens  intimes  avec  la  magie  noire  ou  la  goétie ,  tandis 
que  l'autre  a  une  affinité  secrète  avec  la  magie  blan- 
che ou  la  théurgie.  Mais  comme  l'homme  garde  toujours 
sa  liberté ,  et  que  le  bien  et  le  mal  se  touchent  continuel- 
lement en  lui ,  il  peut  toujours,  lors  même  qu'il  a  pris 


16  INTRODUCTION. 

un  parti,  se  retourner  de  l'autre  côté.  Lorsqu'il  s'est 
décidé  pour  le  bien,  et  que  son  esprit,  par  suite  de  ce 
choix,  est  entré  dans  les  sublimes  régions  de  la 
lumière,  il  peut  de  là  parcourir  sans  dangers  les 
sombres  domaines  de  la  nuit,  et  en  contempler  les 
mystères  dans  des  visions  terribles.  Mais  aussi  les  puis- 
sances infernales  peuvent ,  par  une  permission  de  Dieu, 
qui  veut  ainsi  purifier  ses  élus,  susciter  contre  eux 
des  tentations  d'un  ordre  plus  élevé  que  celles  qui 
éprouvent  le  commun  des  hommes.  Le  même  phé- 
nomène peut  se  reproduire  dans  une  direction  oppo- 
sée, lorsque  l'homme  s'est  livré  aux  puissances 
mauvaises.  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  le  laisse  quel- 
quefois entrevoir  quelque  chose  des  mystères  du 
monde  de  la  lumière,  de  sorte  que,  dans  l'un  et 
l'autre  cas,  il  y  a  entre  les  deux  mondes  comme 
une  région  intermédiaire  qui  sert  de  passage  pour 
aller  de  l'un  dans  l'autre.  Au-dessus  de  toutes  ces 
divisions  s'élève  enfin  la  mystique  unitive ,  qui  a  son 
point  de  départ  et  son  but  dans  l'être  de  Dieu ,  dans 
cette  essence  simple  et  infinie  qui  ne  connaît  point 
l'opposition  de  l'esprit  et  de  la  nature ,  ni  du  bien  et 
du  mal ,  et  qui  communique  quelque  chose  de  son 
ineflable  simplicité  à  tous  ceux  qui  s'unissent  à  elle. 
Cette  mystique  unitive  est  le  sommet  et  le  centre  de 
toutes  les  autres.  C'est  en  elle  que  se  réunissent  les 
rayons  partagés  de  toutes  les  autres  directions  de  l'âme 
humaine. 

On  voit  par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  quelle 
doit  être  la  division  de  la  mystique,  et  dans  quel  ordre 
il  convient  d'en  exposer  les  phénomènes  si  variés.  Pre- 


INTRODUCTIOiN.  17 

mièrement,  riiomme,  se  trouvant  historiquement  placé 
au  centre  de  tous  les  rapports  naturels  qui  caractérisent 
les  états  ordinaires  de  la  vie,  est  par  là  même  le  sujet 
de  la  mystique.  C'est  donc  par  lui  qu'il  faut  commen- 
cer. En  second  lieu ,  Dieu  étant  le  principe  et  le  but 
de  la  vie  mystique,  après  avoir  parlé  brièvement  de 
l'homme,  nous  étudierons  le  fondement  divin  de  la 
mystique,  qui  est  renfermé  dans  la  révélation  chré- 
tienne. Troisièmement,  l'homme,  avant  de  sortir  des 
rapports  qui  gouvernent  sa  nature  pour  entrer  dans 
une  région  plus  élevée,  a  besoin  d'une  certaine  prépa- 
ration pour  briser  en  quelque  sorte  cette  nature  et  la 
rendre  accessible  à  des  influences  d'un  autre  ordre. 
Nous  exposerons  donc  la  discipline  ascétique  qui  ac- 
complit cette  préparation  nécessaire.  Quatrièmement, 
l'homme,  une  fois  sorti  des  voies  ordinaires ,  rencontre 
devant  lui  deux  voies,  dont  l'une  descend  vers  l'abîme 
du  mal,  tandis  que  l'autre  s'élève  jusqu'à  la  source  du 
bien.  De  là  deux  mystiques,  dont  l'une  est  diabolique 
et  l'autre  chrétienne.  Lorsque  l'homme  a  choisi  le  bon 
côté,  la  mystique  lumineuse  ou  chrétienne  a  ses  pro- 
grès, son  cours  et  ses  degrés.  D'abord,  l'âme  n'est  pas 
encore  complètement  détachée  de  la  nature  et  des 
choses  naturelles.  Puis,  à  mesure  qu'elle  avance  dans 
ces  voies,  elle  se  purifie  davantage  et  plonge  plus  avant 
dans  les  mystères  du  monde  invisible.  Nous  étudierons 
en  deux  sections  différentes  ces  deux  degrés  avec  les 
phénomènes  qui  leur  correspondent.  Il  en  sera  de 
même  pour  la  mystique  diabolique,  qui,  comme  l'autre, 
a  aussi  ses  degrés  et  ses  phénomènes  divers,  que  nous 
exposerons  en  deux  autres  sections,  d'après  l'ordre  qui 


18  INTRODUCTION. 

les  distingue.  Nous  montrerons  comment  l'opposition 
de  ces  deux  mystiques  disparaît  dans  le  plan  admirable 
de  la  Providence ,  qui  fait  servir,  malgré  lui .  le  mal 
aux  progrès  du  bien.  Nous  finirons  par  la  mystique 
unitive,  qui  forme  comme  la  voûte  de  tout  l'édifice. 

Malheureusement,  l'auteur  est  mort  avant  d'avoir 
publié  cette  dernière  partie  ;  et  son  pis,  Guida  Gôr- 
res,  qui  avait  hérité  du  génie  de  son  père,  et  qui 
aurait  pu  combler  en  partie  le  vide  laissé  par  sa 
mort,  l'a  suivi  de  près  dans  la  tombe;  de  sorte  qu'il 
n'est  pas  probable  que  cettep>artie  soiX  jamais  publiée. 

La  mystique  a  pour  but  d'établir  entre  l'homme  et 
JJieu  des  rapports  plus  intimes.  Dieu  est  donc  la  cause 
et  le  but  final  de  ces  rapports.  L'homme  est  en  l'autre 
terme,  et  c'est  lui  qui  leur  donne  leur  base  naturelle; 
c'est  donc  sur  la  créature  que  s'appuie  en  quelque 
sorte  l'échelle  mystérieuse  par  laquelle  les  esprits  mon- 
tent et  descendent,  et  l'homme  s'élève  jusqu'à  Dieu. 
L'homme  ne  saurait  donc  jamais  s'affranchir  entière- 
ment des  conditions  de  la  créature  ;  et ,  quelque  haut 
qu'il  monte,  il  sentira  toujours  en  soi  une  loi  qui  le 
rattire  en  bas.  Les  éléments  qui  entrent,  pour  ainsi 
dire ,  dans  la  composition  de  son  être  l'accompagnent 
toujours  dans  toutes  ses  voies,  devenant  tantôt  plus 
purs  et  plus  libres  quand  il  s'élève  vers  Dieu ,  tantôt 
plus  grossiers  quand  il  penche  vers  l'abîme.  Gomme 
ce  sont  eux  qui  donnent  à  tous  nos  rapports  la  règle 
terrestre  et  naturelle  qui  les  déterm,ine  en  partie,  il 
est  nécessaire  d'en  tenir  compte  dans  l'étude  de  la 
mystique  et  de  s'appliquer  à  les  bien  distinguer. 
L'homme,  étant  composé  d'un  esprit  et  d'un  corps, 


INTRODUCTIOr^.  19 

est  gouverné  par  une  double  loi ,  la  loi  des  esprits  et 
celle  des  corps  ;  et  de  l'union  de  ces  deux  éléments  de 
son  être  résulte  un  rapport  réciproque  qui  ne  peut  ja- 
mais cesser.  A  l'origine ,  lorsque  l'esprit  était  l'image 
non  encore  altérée  de  la  Divinité,  et  que  le  corps  en 
portait,  dans  un  certain  sens,  la  ressemblance  et  le  ves- 
tige, la  plus  parfaite  harmonie  régnait  entre  ces  deux 
éléments ,  car  l'esprit  formait  en  quelque  sorte  le  corps 
.à  son  image  et  le  gouvernait  avec  facilité.  Mais  lorsque 
le  péché  eut  altéré  dans  l'âme  l'image  de  Dieu,  sa  res- 
semblance ou  sa  divine  empreinte  s'altéra  également 
dans  le  corps.  L'âme  ne  peut  plus  maintenant  gouver- 
ner celui-ci ,  comme  elle  le  faisait  auparavant ,  et  elle 
est  obligée  de  conquérir  dans  une  lutte  incessante  la 
domination  qu'elle  avait  reçue  sur  lui. 

La  science  considère  le  monde  extérieur  comme  for- 
mant des  cercles  dont  les  rayons  convergent  vers  un 
centre  commun.  La  mystique  ne  connaît  ni  rayons,  ni 
axes,  ni  angles 5  mais  seulement  la  figure  de  la  croix.  C'est 
là  sabase  et  son  point  de  départ;  car  c'estparce  signe  que 
Celui  qui  a  vaincu  le  monde  et  tous  ses  enchantements, 
le  Christ,  est  son  type  et  son  modèle  et  dans  sa  disci- 
pline, dont  tout  le  but  est  de  purifier  l'âme,  et  dans  ses 
progrès  à  travers  les  luttes  qu'elle  doit  soutenir  jus- 
qu'à ce  qu'elle  ait  dompté  la  mort,  et  dans  ses  triom- 
phes lorsqu'elle  a  conquis  le  saint  repos  de  l'union  avec 
Dieu.  Prêtre  et  victime  à  la  fois,  et  s' offrant  à  son  Père 
sur  l'autel  de  la  croix,  il  porte,  sous  ce  double  carac- 
tère, gravé  dans  le  fond  de  son  être  l'empreinte  de  ce 
signe  sacré,  et  l'a  communiqué  à  la  mystique  qui  pu- 
rifie les  âmes.  Ce  sienne  l'a  suivi  dans  la  tombe  et  est 


20  INTRODUCTION. 

ressuscite  avec  lui;  et  c'est  de  ce  signe  que  sont  mar- 
qués tous  ceux  qui  s'abaissent  comme  lui  par  l'humi- 
litéj  et  qu'il  élève  à  lui  par  sa  grâce.  La  croix  enfin  l'a 
suivi  jusqu'au  ciel ,  et  il  la  rapportera  lorsqu'il  viendra 
juger  le  monde.  Or  par  elle  doit  se  reproduire  dans 
chaque  homme  en  particulier,  et  dans  le  monde  en 
général,  ce  qui  s'est  produit  dans  le  Christ,  type  et 
modèle  de  l'homme  et  de  la  création  tout  entière. 

La  mystique  porte  donc  l'empreinte  de  la  croix.  Si 
elle  considère  les  plantes ,  elle  voit  les  branches ,  les 
rameaux,  les  feuilles  et  les  fleurs  se  développer  d'après 
le  type  de  la  croix.  C'est  encore  la  croix  que  l'oiseau 
lui  rappelle  lorsque  dans  son  vol  il  porte  la  tête  en 
avant,  étend  des  deux  côtés  ses  ailes  et  allonge  ses 
pieds  et  sa  queue  pour  se  diriger  vers  le  but  que  fixe 
son  regard.  C'est  encore  elle  que  lui  représente  la 
marche  du  poisson  dans  les  fleuves,  la  course  du  cerf 
sur  les  montagnes ,  et  elle  découvre  ce  signe  adorable 
dans  le  fond  le  plus  intime  de  chaque  substance  créée. 
En  efl'et,  ce  qui  dans  chaque  substance  forme  le  centre 
lui  rappelle  la  partie  supérieure  de  la  croix,  tandis 
que  les  éléments  multiples  et  extérieurs  qui  forment 
comme  son  enveloppe  lui  représentent  les  pieds.  Entre 
les  pieds  et  la  tête ,  et  unissant  Tune  aux  autres ,  sont 
placées  les  deux  branches  qui,  étendant  des  deux  côtés 
leurs  bras,  unissant  le  bas  au  haut,  lui  représentent 
le  lien  qui  rattache  les  éléments  mobiles  de  l'être  à 
son  centre  immobile ,  et  posent  ainsi  la  substance  vi- 
sible dans  sa  vraie  nature. 

On  voit  par  là  comment  la  mystique,  dans  son  amour 
pour  ce  signe  sacré,  se  sert  de  lui  dans  tous  les  do- 


INTRODUCTION.  21 

maines ,  même  dans  celui  de  la  psychologie  et  de  la 
physiologie.  C'est  qu'en  effet  les  types  qui  ont  servi  à 
la  construction  de  la  nature  tout  entière  se  retrouvent 
également  dans  celle  de  l'homme  ;  de  sorte  qu'ici  en- 
core la  figure  de  la  croix  nous  offre  une  formule  claire 
et  exacte,  à  l'aide  de  laquelle  nous  pouvons  considérer 
et  exprimer  les  rapports  dont  l'ensemble  forme  ce  qu'on 
appelle  le  corps  humain.  Dans  le  signe  de  la  croix,  que 
l'Église  nous  apprend  à  faire  dès  notre  enfance ,  nous 
touchons  d'abord  le  front  en  nommant  le  Père  ;  puis  le 
cœur,  en  nommant  le  Fils;  puis,  reportant  la  main 
de  bas  en  haut  et  de  gauche  à  droite ,  nous  touchons 
les  deux  épaules,  en  nommant  le  Saint-Esprit;  et  nous 
terminons  l'acte  tout  entier  en  touchant  la  poitrine. 
En  considérant  de  plus  près  cette  action,  nous  verrons 
que,  comme  toutes  les  autres,  elle  s'accomplit  dans  la 
volonté  avant  de  procéder  au  dehors.  Elle  n'est  donc 
pas  une  formule  purement  extérieure.  En  la  faisant 
l'homme  ne  signe  pas  seulement  son  corps ,  mais  en- 
core son  âme.  Cet  acte  est  donc  l'expression  du  rap- 
port qui  existe  entre  l'intérieur  et  l'extérieur,  entre 
l'âme  et  le  corps. 

La  main ,  en  touchant  d'abord  le  front ,  marque  du 
signe  du  Père  la  tète  tout  entière ,  l'un  des  systèmes 
principaux  de  l'organisme.  La  tête ,  avec  tous  les  or- 
ganes qu'elle  contient ,  est  donc  marquée  du  signe  du 
Père,  et  représente  en  même  temps  le  ciel  dans  ce 
petit  monde  du  corps  humain.  De  même,  lorsqu'elle 
touche  le  creux  de  l'estomac,  en  nommant  le  Fils,  elle 
marque  du  signe  de  celui-ci  tous  les  organes,  toutes 
les  formes  qui  composent  le  système  placé  dans  cette 


22  lNTRODUCTIOx> . 

partie.  Or  le  cœur  est  situé  près  du  lieu  où  est  le  foyer 
de  la  vie  organique  inférieure.  Le  cœur  et  son  sys- 
tème représentent  donc,  d'un  côté  le  Fils,  et  de  l'autre 
la  terre.  Enfin,  la  main,  en  touchant  les  épaules, 
marque  du  sceau  de  l'Esprit-Saint  non-seulement  les 
bras  et  les  mains,  qui  en  sont  le  prolongement,  mais 
encore  tout  le  système  musculaire  qui  accomplit  les 
mouvements  volontaires  dans  l'homme,  lequel  système 
représente  ainsi  dans  le  corps  l'air  placé  dans  l'univers 
entre  le  ciel  et  la  terre.  Mais,  avons-nous  dit,  la  for- 
mule extérieure  n'est  que  l'expression  d'un  acte  inté- 
rieur qui,  partant  de  la  volonté,  se  produit  au  dehors. 
L'homme,  en  faisant  le  signe  de  la  croix,  marque  donc 
de  ce  signe  la  région  spirituelle  de  son  être;  de  même 
que  l'âme,  en  produisant  cet  acte  au  dehors,  en  marque 
la  région  organique.  D'un  autre  côté,  comme  il  y  a 
une  correspondance  parfaite  entre  l'intérieur  et  l'ex- 
térieur, nous  devons  retrouver  dans  la  partie  spirituelle 
de  l'homme  la  même  distinction  que  nous  avons  obser- 
vée dans  sa  partie  organique.  De  cette  manière,  la  partie 
la  plus  haute  de  l'âme,  celle  qui  a  son  organe  dans  la 
tête,  est  marquée  du  signe  du  Père.  La  partie  infé- 
rieure au  contraire,  celle  qui,  plus  près  de  la  chair,  est 
soumise  à  la  nécessité  comme  celle-ci,  est  marquée  du 
signe  du  Fils.  Et  la  partie  mitoyenne,  celle  qui  perçoit 
les  images  que  lui  fournissent  les  objets  extérieurs,  est 
marquée  du  signe  du  Saint-Esprit,  Et  ces  trois  régions 
spirituelles  se  reflètent  dans  les  trois  régions  organi- 
ques que  l'homme  touche  en  faisant  le  signe  de  la  croix. 


RExMARQUES  DU  TRADUCTEUR 


Nous  avertissons  le  lecteur  de  ne  jamais  perdre  de  vue 
cette  division  de  l'auteur,  car  elle  domine  tout  l'ouvrage. 
En  effet,  toutes  les  fois  qu'il  traite  de  quelque  nouveau 
phénomène  de  la  vie  mystique,  il  le  considère  sucessive- 
ment  dans  les  diverses  régions  de  la  personnalité  humaine, 
en  commençant  d'ordinaire  par  les  plus  basses,  pour 
s'élever  ensuite  aux  plus  hautes ,  les  passant  ainsi  toutes 
en  revue  les  unes  après  les  autres.  Au  dernier  degré  de 
l'échelle  se  trouvent  les  organes  de  cette  vie  inférieure  qui 
est  commune  à  l'homme ,  à  l'animal  et  à  la  plante,  et  que 
l'on  peut  appeler  à  cause  de  cela  vie  végétale.  Elle  a  son 
siège  principal  dans  les  appareils  qui  servent  aux  fonctions 
de  la  nutrition,  de  la  respiration  et  de  l'assimilation.  Au 
second  degré  l'on  rencontre  les  organes  de  la  vie  animale , 
de  cette  vie  qui  est  commune  aux  animaux  et  à  l'homme 
en  même  temps.  Cette  vie,  plus  élevée  que  la  première, 
réside  principalement  dans  les  appareils  qui  servent  aux 
mouvements .  aux  fonctions  des  sens  et  à  la  manifestation 
des  instincts  et  des  passions.  Enfin,  au  sommet  de  la  per- 
sonnahté  humaine  se  trouve  l'esprit  ou  l'intelligence,  avec 
ses  diverses  facultés ,  telles  que  l'imagination ,  lïnteUigence 
et  la  volonté.  Or  chacun  de  ces  appareils  ou  chacune  de 
ces  facultés  est  modifiée  d'une  manière  différente  par  la 
mystique  surnaturelle  ou  diabohque,  et  en  manifeste  les 
influences  bonnes  ou  mauvaises  par  des  phénomènes  par- 
ticuliers, qui  forment  ainsi  des  groupes,  dont  chacun  est 


24  REMARQUES  DU  TRADUCTEUR. 

l'objet  d'une  étude  spéciale.  Ainsi  la  division  de  l'ouvrage 
tout  entier  et  de  chacune  de  ses  parties  est  fondée  sur  cette 
division  principale,  et  n'en  est,  pour  ainsi  dire,  que  la  repro- 
duction ;  de  sorte  que  le  lecteur  possède  en  elle  la  clef  de 
l'ouvrage  tout  entier,  et  peut  très -facilement  en  suivre ,  de 
cette  manière ,  l'ordre  et  le  développement. 

Cette  division,  au  reste,  n'est  ni  arbitraire  ni  nouvelle. 
On  la  retrouve  et  chez  les  philosophes  de  l'antiquité,  et 
chez  les  Pères  de  l'Église,  en  particulier  dans  saint  Augus- 
tin et  saint  Thomas.  Saint  Augustin,  en  effet,  distingue 
dans  l'homme  le  corps,  l'âme  et  l'esprit.  L'âme  tient  le 
milieu  entre  l'esprit  et  le  corps  ;  elle  estlsi  psuchê  des  Grecs, 
Vanima  des  Latins ,  la  seele  des  Allemands ,  tandis  que 
l'esprit  est  le  nous  des  Grecs ,  le  mens  des  Latins ,  le  geist 
des  Allemands.  Saint  Thomas,  qui  avait  si  parfaitement 
étudié  saint  Augustin,  et  qui  résumait,  pour  ainsi  dire,  en 
lui  tous  les  Pères  de  l'Église  qui  l'avaient  précédé,  saint 
Thomas  distingue,  d'après  le  même  principe,  trois  âmes, 
ou  trois  principes  de  vie.  La  première  est  l'âme  végétative, 
qui  règle  et  détermine  la  vie  des  plantes,  laquelle  se  mani- 
feste par  ces  mouvements  internes  ou  obscurs  qui  n'éveillent 
aucun  sentiment  dans  l'être  qui  les  éprouve.  La  plante,  en 
effet,  se  nourrit  par  ses  racines  des  sucs  de  la  terre  et  se 
les  assimile;  et ,  d'un  autre  côté,  elle  aspire  par  ses  feuilles 
l'atmosphère.  Elle  a  donc,  comme  l'animal,  les  fonctions 
et  les  appareils  de  la  nutrition,  de  l'assimilation  et  de  la 
respiration.  Il  lui  manque  le  mouvement  extérieur,  avec 
les  appareils  et  les  fonctions  qui  s'y  rattachent,  et  c'est  en 
cela  qu'elle  se  distingue  de  l'animal. 

Celui-ci,  outre  les  fonctions  de  la  vie  végétale,  en  a 
d'autres  qui  le  rangent  dans  une  classe  à  part;  car,  dans 
l'échelle  des  êtres ,  chaque  espèce  possède ,  d'une  manière 
plus  parfaite  et  plus  élevée ,  les  qualités  de  l'espèce  qui  lui 
est  inférieure.  L'animal  se  meut  et  tend  vers  un  but  exté- 


REMARQUES  DU  TRADUCTEUR.  25 

rieur.  Il  ne  pourrait  se  mouvoir  s'il  n'était  attiré  par 
quelque  chose.  Cet  attrait  constitue  ce  qu'on  appelle  les 
instincts  ou  les  passions.  Mais,  pour  arriver  au  but  ou  au 
terme  vers  lequel  l'instinct  le  pousse,  il  faut  qu'il  puisse  le 
distinguer  et  en  avoir  la  perception.  C'est  pour  cela  que 
Dieu  lui  a  donné  les  sens,  qui  le  mettent  en  rapport  avec 
les  objets  extérieurs.  Ainsi,  la  faculté  de  se  mouvoir,  les 
instincts  ou  les  passions  et  les  sens  extérieurs  constituent 
la  vie  animale,  et  sont  sous  la  dépendance  immédiate  de 
l'âme  sensible,  ou  de  l'âme  proprement  dite,  en  tant  qu'on 
l'oppose  à  l'esprit  d'un  côté,  et  de  l'autre  au  corps.  Enfin, 
l'homme  se  dislingue  de  l'animal  en  ce  que,  possédant  la 
faculté  de  se  rendre  compte  de  ses  perceptions  en  les  ana- 
lysant et  les  comparant  entre  elles,  et  de  plus  la  faculté  de 
comprendre  et  de  vouloir,  il  n'est  point  entraîné  par  la 
nécessité,  et  peut  toujours  dominer  les  instincts  et  les  pas- 
sions de  la  partie  animale  de  son  être. 

Rigoureusement  parlant,  l'homme  n'a  qu'une  âme,  et 
par  conséquent  qu'une  vie,  comprenant  en  soi  la  vie  ani- 
male, la  vie  végétale  et  la  vie  intellectuelle.  A  la  rigueur 
aussi ,  cette  âme  est  sioiple  dans  son  essence ,  puisqu'elle 
est  immatérielle.  Cependant,  comme  elle  contient  en  soi 
tout  ce  qui  constitue  la  vie  de  l'animal  et  de  la  plante,  on 
peut ,  dans  un  certain  sens ,  distinguer  en  elle  trois  élé- 
ments ou  trois  fonctions,  répondant  à  la  triple  vie  dont 
elle  est  le  principe.  Bien  plus,  tous  ceux  qui  se  sont  occu- 
pés de  psychologie,  au  point  de  vue  philosophique  ou 
religieux,  distinguent  dans  l'âme  supérieure  ou  l'intel- 
ligence proprement  dite  deux  parties,  ou  plutôt  deux 
régions,  l'une  plus  élevée,  et  lautre  qui  l'est  moins;  et 
c'est  ainsi  qu'ils  expliquent  ces  luttes  mystérieuses  que  le 
bien  et  le  mal  se  livrent  quelquefois  au  fond  de  la  con- 
science humaine.  Les  livres  saints  autorisent  eux-mêmes 
cette  manière  de  parler;  car  il  y  est  question  de  l'âme  du 

1* 


20  REMARQUES    DU    TRADUCTEUR. 

sang,  lorsque  Dieu,  défendant  à  son  peuple  par  Moïse  de 
manger  le  sang  des  animaux ,  leur  donne  pour  raison  de 
cette  interdiction  que  l'âme  est  dans  le  sang.  On  peut  tout 
aussi  bien,  et  d'après  le  même  principe,  parler  de  l'âme 
des  nerfs ,  des  muscles ,  etc. ,  car  elle  est  autant  dans  le 
système  nerveux  et  musculaire  que  dans  celui  de  la  circu- 
lation. 

Quoique  l'esprit  ou  l'âme  supérieure  n'ait  rien  de  com- 
mun avec  le  corps ,  il  ne  peut  cependant ,  à  cause  du  lien  qui 
l'unit  à  ce  dernier,  se  soustraire  entièrement  à  son  in- 
fluence; et  il  a,  dans  une  foule  de  cas;  besoin  de  lui  pour 
accomplir  ses  opérations.  Il  lui  faut  donc  un  organe  qui  lui 
serve  d'instrument ,  et  par  le  moyen  duquel  il  puisse  agir 
sur  les  autres  parties  de  l'organisme.  Cet  organe,  c'est  le 
cerveau,  avec  ses  diverses  ramifications.  Ainsi,  on  peut 
dire  en  un  certain  sens  que  l'esprit  réside  dans  le  cerveau , 
l'âme  dans  l'appareil  moteur  et  dans  celui  des  sens ,  et  la  vie 
végétale  ou  inférieure  dans  les  parties  basses  de  l'organisme, 
ou  dans  les  appareils  qui  servent  à  la  nutrition  et  à  la  res- 
piration. Et  comme,  d'un  autre  côté,  la  partie  spirituelle 
de  l'homme  ,  surtout  lorsqu'elle  est  élevée  dans  une  sphère 
supérieure  par  l'action  surnaturelle  de  Dieu,  domine  et 
gouverne  le  corps ,  et  que  même  elle  le  fait,  pour  ainsi  dire , 
à  son  image ,  en  y  gravant  plus  ou  moins  profondément  son 
empreinte ,  il  est  facile  de  concevoir  que  les  modifications 
qu'elle  reçoit  dans  l'état  mystique  doivent  se  faire  sentir 
aussi  dans  l'organisme  qui  lui  sert  d'instrument  pour  ses 
opérations.  C'est,  au  reste,  ce  qu'attestent  l'expérience  de 
tous  les  siècles  et  la  vie  de  tous  les  saints  mystiques.  La 
division  de  l'auteur  est  donc  indiquée  et  par  la  nature  du 
sujet ,  et  par  l'ordre  dans  lequel  se  succèdent  les  phéno- 
mènes mystiques. 


LA 

MYSTIQUE  DIVINE 

LIVRE   PREMIER 

De  la  base  religieuse  et  ecclésiastique  de  la  mystique 


CHAPITRE   I 

Comment  la  mystique  a  ses  racines  dans  les  Évangiles. 

La  mystique  peut  être  envisagée  sous  deux  rapports  ; 
car,  d'un  côté ,  elle  a  ses  racines  dans  la  nature  même  de 
l'homme,  et  de  l'autre  côté  elle  s'étend  dans  une  région 
bien  supérieure  à  la  nature.  C'est  sous  ce  dernier  rapport 
qu'elle  tient  à  la  religion,  et  qu'elle  reçoit  de  celle-ci 
son  caractère  et  sa  forme.  La  mystique  est  donc  éminem- 
ment chrétienne,  et  la  doctrine  du  christianisme  doit 
avoir  sur  son  développement  une  influ(»nce  profonde.  Le 
but  du  christianisme  n'est-il  pas  d'ailleurs  de  reproduire, 
jusqu'à  un  certain  point,  dans  chaque  homme  en  parti- 
culier, ce  qui  s'est  accompli  dans  la  personne  de  Jésus- 
Christ,  notre  modèle.  Marie  l'avait  conçu  dans  un  céleste 


28  BASE    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ÉVANGILES. 

ravissement;  et  déjà,  bien  des  siècles  avant  sa  naissance, 
les  prophètes,  emportés  dans  une  divine  extase,  avaient 
annoncé  sa  venue  et  contemplé  d'avance  les  traits  prin- 
cipaux de  sa  vie.  Uni  personnellement  à  la  divinité,  son 
esprit  voyait  les  choses  d'une  vue  toute  mystique  ;  car  il 
n'avait  pas  besoin  comme  nous  de  remonter  des  effets  aux 
causes,  ou  des  conséquences  à  leurs  principes;  mais  il 
embrassait  par  un  simple  regard  le  passé,  le  présent  et 
l'avenir,  et  l'histoire  tout  entière  était  présente  à  sa 
pensée.  Son  action  était  mystique  aussi;  et  la  nature,  re- 
connaissant en  lui  son  maître,  lui  était  soumise  et  lui 
obéissait  avec  docilité.  C'est  ainsi  que  nous  le  voyons  mar- 
cher sur  les  flots,  calmer  les  tempêtes  par  sa  parole,  mul- 
tiplier les  pains  et  les  poissons,  changer  l'eau  en  vin,  se 
rendre  invisible,  et  échapper  de  cette  manière  à  ceux  qui 
le  cherchaient,  guérir  les  infirmités  et  les  maladies,  et 
^  aller  attaquer  la  mort  jusque  dans  son  empire.  Cette  vertu 
divine,  dont  les  saintes  émanations  guérissaient  ceux  qui 
approchaient  de  lui,  il  ne  l'emporta  point  en  remontant 
au  ciel  ;  mais  il  la  laissa  sur  la  terre  à  son  Église,  et  en  fit 
le  prix  et  la  récompense  d'une  vie  surnaturelle  et  céleste. 
C'est  donc  lui  qui  a  fondé  la  mystique  chrétienne,  et  qui 
nous  en  a  offert  dans  sa  vie  le  modèle  le  plus  parfait.  11  a 
voulu  après  sa  mort  parcourir  lui-même  toutes  les  ré- 
gions du  monde  invisible,  afin  d'éclairer  de  sa  lumière 
ces  sombres  domaines,  et  de  permettre  à  l'homme  de 
marcher  d'un  pas  siifi'  à  travers  ces  sentiers  ténébreux.  Les 
limbes,  où  les  patriarches  attendaient  sa  venue;  l'enfer, 
où  avaient  été  précipités  les  esprits  rebelles  et  orgueilleux 
qui  n'étaient  pas  restés  dans  la  vérité;  et  le  ciel,  avec  les 
chœurs  qui  composent  son  admirable  hiérarchie,  ont  vu 


BASE    DE   LA    MYSTIQUE    DAKS  LES    ÉVANGILES.  29 

tour  à  tour  apparaître  le  Christ ,  vainqueur  de  la  mort ,  du 
péché  et  de  l'enfer. 

C'est  au  jour  de  la  Pentecôte,  lorsqu'il  envoya  le  Saint- 
Esprit  à  ses  apôtres ,  qu'il  leur  communiqua  la  vertu  di- 
vine et  mystique  qui  résidait  en  lui.  Et  déjà  l'apôtre  saint 
Paul,  dans  sa  première  Épître  aux  Corinthiens,  énumérait 
tous  les  dons  merveilleux  qui  composent  ce  précieux 
trésor  que  le  Sauveur  a  confié  à  son  ÉgUse.  Ces  dons  sont 
de  deux  sortes  :  les  uns  ont  pour  but  la  sanctification  de 
celui  qui  les  reçoit,  les  autres  l'éducation  et  l'utilité  du 
prochain.  Les  premiers  forment  la  mystique  ésotérique 
ou  intérieure,  et  les  autres  produisent  la  mystique  exoté- 
rique,  qui  n'est  ordinairement  que  le  résultat  et  la  mani- 
festation de  la  première.  Le  prophète  Joël  avait  prédit  aux 
Juifs  que  leurs  fils  et  leurs  filles  prophétiseraient  ;  que  les 
jeunes  gens  auraient  des  visions,  et  les  vieillards  des 
songes  merveilleux.  Cette  prophétie  s'est  accompUe  dans 
l'Église  dès  le  commencement;  et  les  Actes  des  Apôtres 
nous  rapportent  déjà  les  visions  et  les  songes  surnaturels 
des  premiers  disciples  du  Sauveur.  C'est  dans  une  vision 
que  saint  Pierre  apprend  qu'il  ne  doit  plus  différer  d'ad- 
mettre les  gentils  dans  l'Église.  C'est  dans  une  vision  que 
les  mystères  de  l'avenir  sont  révélés  à  saint  Jean.  Saint 
Paul  est  ravi  jusqu'au  troisième  ciel,  et  il  ne  peut  dire  si 
c'est  avec  son  corps  ou  sans  lui.  Saint  Irénée,  dans  son 
second  livre  des  Hérésies,  chap.  57,  affirme  que,  de  son 
temps,  il  y  avait  dans  l'Église  des  fidèles  qui  contem- 
plaient l'avenir  et  qui  avaient  des  visions.  Saint  Justin, 
dans  ^on  Apologie,  oppose  aux  païens,  comme  une  preuve 
de  la  divinité  du  christianisme,  le  don  de  prophétie  que 
l'Église  avait  reçu,  héritant  ainsi  de  la  puissance  de  leurs 


30      BASE  DE  LA  MYSTIQUE  DANS  LES  ÉVANGILES. 

oracles  et  de  leurs  sibylles.  Origène^  dans  son  premier 
livre  contre  Celsc ,  assure  qu'un  grand  nombre  de  païens 
s'étaient  faits  chrétiens  par  suite  des  visions  qu'ils  avaient 
eues,  et  que  l'Esprit-Saint  avait  tout  à  coup  changé  leurs 
dispositions,  de  sorte  qu'instruits  et  fortifiés  par  ces  vi- 
sionS;,  soit  dans  le  sommeil,  soit  pendant  la  veille,  ils  ne 
craignaient  pas  de  mourir  pour  une  doctrine  dont  ils 
avaient  eu  horreur  jusque-là.  Il  affirme  avoir  vu  lui-même 
beaucoup  de  cas  de  ce  genre,  et  il  prend  Dieu  à  témoin 
que  ce  qu'il  dit  est  vrai.  Saint  Justin  raconte  de  lui  la 
même  chose  dans  son  Dialogue  avec  Tryphon  ;  et  saint 
Grégoire  de  Nysse  en  dit  autant  de  saint  Grégoire  Ife  Thau- 
maturge. 

Mais,  pendant  que  l'Esprit  de  Dieu  versait  ainsi  abon- 
damment les  rayons  de  sa  lumière  et  de  sa  chaleur  sur  sa 
jeune  fiancée,  l'Église,  l'esprit  de  la  nature,  aumiUeude 
ce  printemps  surnaturel,  semblait  aussi  se  réveiller  de  son 
sommeil;  et  nous  voyons  déjà  se  produire  en  divers  lieux, 
et  particulièrement  chez  les  Gnostiques,  cette  mystique 
naturelle  qui  avait  été  familière  aux  païens.  Déjà  Tcrtul- 
lien  ,  devenu  montanistc,  et  parlant  au  nom  de  ces  héré- 
tiques, dit  :  «  Dieu  a  daigné  nous  favoriser  lui-même  du 
«  don  des  prophètes;  car  nous  avons  parmi  nous  une 
((  sœur  qui  reçoit  des  révélations.  C'est  ordinairement  le 
«  dimanche,  pendant  le  service  divin,  qu'elle  tombe  en 
«  extase.  Elle  entre  alors  dans  un  commerce  intime  et 
«  familier  avec  les  anges  et  les  esprits,  et  quelquefois 
«  même  avec  Dieu.  Elle  scrute  les  cœurs;  elle  guérit  les 
«  malades.  La  matière  de  ses  visions  lui  est  fournie  par 
«  la  lecture  des  livres  saints,  par  le  chant  des  hymnes, 
«  parles  prédications  et  les  exhortations,  et  par  les  prières 


BASE    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ÉVANGILES.  31 

«  que  l'on  récite  pour  les  fidèles.  Un  jour^  pendant  qu'elle 
«  était  en  extase,  on  parla  de  l'àme  dans  rassemblée;  je 
«  ne  me  rappelle  plus  exactement  ce  que  Ton  avait  dit. 
«  Le  service  divin  une  fois  fini^  elle  laissa  la  foule  s'é- 
«  couler^  ce  qu'elle  fait  toutes  les  fois  qu'elle  veut  nous 
«  communiquer  ce  qu'elle  a  vu  dans  son  extase ,  parce 
«  qu'on  peut  alors  soumettre  le  tout  à  un  examen  sérieux 
a  et  attentif.  Elle  nous  raconta  donc  qu'elle  avait  vu  sous 
«  une  forme  corporelle  une  âme  qui  lui  avait  paru  être 
«  un  esprit.  Elle  n'était  pas  privée  de  toute  forme;  mais 
«  il  semblait  qu'on  pût  la  saisir  ou  la  toucher.  Elle  était 
«  tendre,  radieuse;  elle  avait  comme  la  couleur  de  l'air, 
«  et  pour  tout  le  reste  elle  ressemblait  à  une  forme  hu- 
«  maine.  ^i  La  sévérité  excessive  de  la  secte  de  Montan 
pouvait  rendre  moins  dangereuses  pour  ses  adeptes  ces 
sortes  de  visions.  Mais  lorsque  nous  voyons  ces  mêmes 
phénomènes  se  reproduire  et  dans  Simon  le  Magicien 
avec  son  Hélène,  et  dans  Marcion,  qui  avait  aussi  amené 
à  Rome  avec  lui  une  clairvoyante,  afin  de  gagner  les 
âmes  simples,  et  dans  Apelle  avec  sa  Philomène,  et  dans 
beaucoup  d'autres  sectaires,  il  est  impossible  de  douter 
que  déjà,  à  cette  époque,  l'on  n'ait  connu  tous  les  degrés 
et  toutes  les  formes  de  l'illusion  ou  de  la  supercherie.  Il 
est  probable  que  c'est  à  des  visions  de  ce  genre  que  nous 
devons  une  grande  partie  des  écrits  apocryphes  qui 
parurent  à  cette  époque,  tels  que  l'Apocalypse  de  Gé- 
rinthe,  celle  de  saint  Pierre,  celle  de  saint  Paul,  de  saint 
Thomas,  les  révélations  de  saint  Etienne  et  d'autres  sem- 
blables, que  le  pape  Gélase  énumère  dans  sa  bulle  de  con- 
damnation. Mais,  de  même  que  l'erreur  rend  malgré  elle 
témoignage  à  la  vérité,  ainsi  cette  fausse  mystique  con- 


32  LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES. 

firme  la  mystique  véritable  et  divine,  dont  elle  est  la 
contre -partie. 


CHAPITRE   II 

Développement  de  I;i  vie  chrétienne  parmi  les  moines  et  les  solitaires. 
Saint  Paul ,  premier  ermite.  Les  moines  du  désert.  Les  moines 
d'Oxyrinque.  La  règle  de  saint  Pacôme.  La  vie  des  moines  du  désert. 

Toute  mystique^,  surtout  la  mystique  ésotérique  ou  inté- 
rieure ,  a  besoin ,  pour  se  développer,  de  la  retraite  et  du 
silence,  afin  que  les  puissances  de  l'âme,  recueillies  dans 
son  fond  et  n'étant  point  distraites  par  le  bruit  des  choses 
extérieures,  puissent  entendre  les  douces  insinuations  de 
l'Esprit -Saint.  Or  c'est  dans  les  déserts  de  l'Orient  qu'ont 
trouvé  ce  repos  les  âmes  fatiguées  du  tumulte  du  monde 
et  delà  vie  toute  naturelle  qu'on  y  mène.  C'est  là  surtout 
que  s'est  développée  à  cette  époque  la  mystique  chré- 
tienne; et  elle  a  dû  nécessairement  prendre  l'empreinte 
du  pays  qui  lui  a  servi,  pour  ainsi  dire,  de  berceau.  La 
Palestine,  la  Syrie,  la  Mésopotamie,  les  régions  arrosées 
par  l'Euphrate  et  surtout  la  vallée  du  Nil  attirèrent  de  pré- 
férence les  premiers  anachorètes.  Cette  vallée  avait  été 
habitée  dès  l'origine  par  les  Misraïm,  d'un  tempérament 
de  feu,  enfants  de  la  nuit  par  leur  caractère,  et  disposés 
déjà  à  sonder  les  mystères  obscurs  et  profonds  de  la 
nature.  Le  fleuve  mystérieux  qui  arrosait  leur  pays,  et 
dont  la  source  leur  était  inconnue,,  devait  présenter  à  ces 
esprits  ardents  et  concentrés  l'image  de  la  vie  et  du  mou- 
vement de  la  nature  et  de  l'histoire.  Aussi  voyaient-ils 
partout  le  symbole  de  l'univers;  et  c'est  d'après  ce  sym- 


LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES.  33 

bole  que  s'étaient  formées  toutes  leurs  institutions  civiles, 
politiques  et  religieuses.  Leurs  dieux  n'étaient  que  les 
puissances  de  la  nature  ;  la  succession  de  leurs  dynasties 
leur  rappelait  le  cours  des  grandes  périodes  de  l'histoire  ; 
leurs  temples  étaient  l'image  des  signes  du  zodiaque, 
habités  par  leurs  divinités;  et  dans  la  poitrine  du  sphinx 
étaient  cachées  en  quelque  sorte  les  énigmes  de  l'être, 
que  l'antique  nuit  donnait  à  déchiffrer  au  jour.  Mais  leur 
pays  ne  leur  rappelait  pas  seulement  l'image  du  ciel  : 
il  leur  représentait  aussi  les  abîmes  du  monde  inférieur 
et  les  puissances  qui  l'habitent.  Essayant,  pour  ainsi  dire, 
d'arracher  à  la  mort  sa  proie ,  ils  avaient  su ,  par  la  perfec- 
tion de  leurs  embaumements ,  donner  aux  cadavres  l'appa- 
rence de  la  vie,  et  les  conserver  pendant  de  longs  siècles. 
C'est  alors  que  le  christianisme  parut  en  Egypte;  et  les 
habitants  de  ce  pays,  le  saisissant  à  leur  manière,  lui 
donnèrent  bientôt,  dans  sa  partie  extérieure  et  accessoire, 
l'empreinte  et  le  cachet  de  leur  propre  caractère.  La  lu- 
mière de  la  nature,  qui  les  avait  éclairés  jusque-là,  dut 
céder  devant  la  lumière  supérieure  qui  venait  s'offrir  à 
leurs  regards;  et  bientôt  la  première  ne  leur  sembla  plus 
qu'une  nuit  obscure ,  de  même  que  la  vie  terrestre  leur 
parut  une  sorte  de  mort,  comparée  à  la  vie  surnaturelle 
et  céleste  que  leur  prêchaient  les  apôtres  de  la  foi.  Il  dut 
résuUer  de  là  un  changement  profond  dans  la  manière 
de  considérer  les  choses.  Jusque-là  l'Égyptien  n'avait  été, 
pour  ainsi  dire,  occupé  qu'à  soigner  et  cultiver  la  mort, 
à  la  rendre  vivante  en  quelque  sorte  en  lui  conservant 
l'apparence  de  la  vie.  Le  christianisme,  au  contraire, 
prêchant  le  mépris  du  monde  et  des  biens  matériels,  dé- 
truisit, pour  ainsi  dire,  la  vie  terrestre  par  les  rigueurs 


34  LA    MYSTIQUE    DES   PREMIERS    MONASTERES. 

de  la  mortification.  Ce  nouveau  genre  de  vie  avait  eu 
déjà  ses  précédents  et  ses  modèles  dans  l'Ancien  Testa- 
ment, dans  la  personne  du  prophète  Élie,  qui,  pour 
échapper  aux  persécutions  de  Jézabel,  s'était  retiré  avec 
ses  disciples  au  désert  et  sur  les  bords  du  Jourdain.  Jean- 
Baptiste.,  le  précurseur,  était  venu  plus  tard,  avec  ses  dis- 
ciples aussi ^  habiter  dans  la  même  contrée,  et  y  avait 
donné  l'exemple  d'une  vie  pénitente  et  mortifiée.  Les 
solitaires  de  l'Egypte  ne  faisaient  que  suivre  les  sentiers 
tracés  déjà  par  ces  saints  personnages,  et  leur  influence, 
à  cette  époque,  fut  bien  plus  considérable  qu'on  ne  se 
l'imagine  ordinairement;  car  ce  sont  eux  qui  préparèrent 
en  grande  partie  les  voies  au  christianisme  dans  ces  con- 
trées. En  quittant  le  monde  pour  se  retirer  dans  le  désert, 
ils  renonçaient,  il  est  vrai,  à  tous  les  intérêts  humains; 
mais,  d'un  autre  côté,  par  l'empire  qu'ils  avaient  acquis 
sur  .leur  nature  ardente  et  sauvage,  ils  devenaient  des 
modèles  qui  excitaient  l'étonnement  et  l'estime  des  païens, 
et  que  les  chrétiens  se  sentaient  disposés  à  imiter.  Le  chan- 
gement profond  qui  s'était  accompli  dans  leur  être,  sous 
l'action  victorieuse  de  la  grâce,  offrait  au  monde  l'image 
des  effets  merveilleux  que  le  christianisme  peut  produire 
sur  une  plus  grande  échelle  dans  la  société  tout  entière. 
Comme  religieux  et  docteurs ,  ils  ont,  pour  ainsi  dire,  con- 
tinué le  psautier.  Leur  vie,  sous  ce  rapport,  est  comme 
la  lyre  de  la  poésie  sacrée,  opposée  au  tumulte  épique  de 
l'histoire.  Ils  avaient  saisi  le  christianisme  d'une  manière 
lyrique,  et  l'exprimaient  sous  cette  forme.  Leur  être  tout 
entier  portait  le  caractère  d'une  idylle  religieuse. 
Saint  Paul  Cc  caractère  se  produit  dès  le  commencement  dans  la 
vie  de  saint  Paul ,  que  les  ermites  honorent  comme  leur 


ermite. 


l.A    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTERES.  35 

fondateur.  Lorsqu'en  253  la  persécution  de  l'empereur 
Dèce  s'étendit  jusque  dans  laThébaïde,  Paul,  au  rapport 
de  saint  Jérôme,  s'enfuit  de  la  Thébaïde  inférieure  dans 
le  désert,  n'ayant  encore  que  vingt-trois  ans;  et,  s'enfon- 
çant toujours  davantage  dans  ces  solitudes  immenses,  il 
parvint  enfin  au  pied  d'une  haute  montagne,  et  y  trouva 
une  grotte  assez  spacieuse,  dont  le  fond  était  fermé  par 
une  pierre.  Curieux  de  savoir  ce  qu'elle  cachait,  il  es- 
saya de  l'ôter.  Il  trouva  derrière  elle  un  espace  assez 
grand,  ouvert  par  en  haut  et  qui  n'était  ombragé  que  par 
le  large  feuillage  d'un  vieux  palmier.  Au  pied  de  cet  arbre 
coulait  une  source,  pure  comme  le  cristal,  el;  dont  l'eau 
se  perdait  aussitôt  dans  la  terre  par  une  petite  ouverture. 
Autour  de  la  grotte  et  dans  les  murs  étaient  creusées  plu- 
sieurs cellules,  où  l'on  voyait  encore  des  poinçons,  des 
enclumes,  des  marteaux  et  d'autres  instruments  qui  avaient 
servi  à  fabriquer  de  la  monnaie.  En  etTet,  les  annales  de 
l'Egypte  rapportent  que  des  faux-monnoyeurs  s'étaient 
étabUs  en  ce  lieu  pendant  le  séjour  qu'Antoine  avait  fait 
à  Alexandrie  chez  Cléopâtre.  C'est  là  que  saint  Paul  passa 
tout  le  reste  de  ses  jours  dans  la  méditation  et  la  prière, 
vivant  des  fruits  du  palmier  et  n'ayant  pour  breuvage  que 
l'eau  de  la  source.  Il  vécut  ainsi  quatre-vingt-dix  ans, 
sans  avoir  jamais  aperçu  aucun  visage  humain.  Lorsqu'il 
eut  atteint  l'âge  de  cent  treize  ans,  saint  Antoine,  qui 
avait  déjà  demeuré  quatre-vingt-dix  ans  dans  un  autre 
désert,  apprit  une  nuit  dans  une  vision  qu'il  y  avait  au 
fond  de  cette  solitude  un  autre  homme  plus  parfait  que 
lui;  et  il  reçut  l'ordre  d'aller  le  visiter,  il  part  donc  dès  le 
matin  sans  savoir  quelle  direction  il  doit  prendre.  Mais 
après  avoir  voyagé  une   demi -journée,  sous  un  soleil 


36  LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MOîSASTÈRES. 

brûlant,  il  rencontre  un  animal  extraordinaire,  moitié 
homme,  moitié  cheval,  et  lui  demande  le  chemin  qui 
conduit  à  la  demeure  du  saint  anachorète.  L'animal  lui 
indique  de  la  main  droite  la  direction  qu'il  doit  prendre, 
et  s'enfuit  aussitôt.  Antoine  continue  son  voyage.  Il  voit 
bientôt  paraître  une  louve  altérée  qui  se  glisse  dans  une 
grotte  :  il  attend  qu'elle  en  sorte,  puis  il  entre  dans  la 
grotte,  avance  avec  précaution,  et,  apercevant  au  loin  une 
lumière,  il  se  hâte  d'aller  vers  elle  et  heurte  contre  une 
pierre.  Paul,  entendant  du  bruit,  ferme  sa  porte.  Antoine 
le  suppUe  de  lui  ouvrir,  jusqu'à  ce  que  le  saint  vieillard 
cède  à  ses  instances.  Ils  s'embrassent ,  s'appellent  par  leur 
nom,  quoiqu'ils  ne  se  fussent  jamais  vus,  et  louent  Dieu 
qui  les  a  ainsi  réunis.  Paul  demande  à  son  hôte  com- 
ment va  le  monde,  si  on  bâtit  encore  des  maisons,  quels 
sont  les  princes  qui  gouvernent ,  et  si  les  dieux  sont  en- 
core honorés.  Un  corbeau  leur  apporte  un  pain  pour  leur 
repas.  Après  l'avoir  pris,  ils  passent  la  nuit  en  prière.  Le 
matin,  Paul  découvre  à  son  compagnon  que  l'heure  de 
sa  mort  approche;  et  il  prend  toutes  les  dispositions  pour 
mourir,  sans  se  laisser  troubler  par  les  larmes  d'Antoine. 
Il  meurt  en  effet  :  Antoine  l'enterre  avec  le  secours  de 
deux  lions;  et  il  emporte  avec  lui,  comme  héritage,  le 
vêtement  du  saint,  qui  se  composait  de  feuilles  de  palmier 
tressées  ensemble.  Puis,  de  retour  dans  sa  cellule,  il  ra- 
conte à  ses  disciples  tout  ce  qui  s'est  passé. 

Dans  ce  récit  de  saint  Jérôme,  qui  l'avait  appris  lui- 
même  probablement  de  la  l)ouche  d'Amathas  et  de  Macaire, 
disciples  de  saint  Antoine,  on  aperçoit  déjà  l'introduction 
de  la  légende  dans  l'histoire  dès  l'origine  de  la  vie  éréini- 
tique.  L'imagination  et  l'instinct  poétique   des  premiers 


LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTERES.  37 

solitaires  n'avaient  point  été  affaiblis  par  l'austérité  de  leur 
vie.  Séparés  entièrement  du  monde  et  de  toute  relation 
sociale ,  semblables  à  des  plantes  qui  ;,  mises  en  des 
vases  étroits  et  ne  pouvant  s'étendre  au  large,  sont  for- 
cées de  se  développer  par  en  haut,  les  premiers  solitaires 
étaient  obligés  aussi  de  chercher  dans  une  région  supé- 
rieure un  cercle  pour  leur  activité;  et,  s'élevant  au-dessus 
des  formes  et  des  instincts  de  la  vie  ordinaire,  les  facultés 
de  leur  âme  s'épanouissaient  dans  une  sphère  poétique  et 
idéale.  CantinpréTaconte  qu'un  jour  le  frère  Henri  visita, 
comme  provincial,  un  couvent  de  son  ordre  à  .\ccon,  en 
Palestine,  et  qu'après  le  repas  il  conduisit,  selon  sa  cou- 
tume, toute  la  communauté  hors  du  cloître  pour  prendre 
quelque  récréation.  S' étant  assis  dans  un  lieu  commode, 
sur  le  bord  de  la  mer,  à  l'ouest  de  la  ville ,  ils  virent 
bientôt  un  nuage  s'élever  au-dessus  des  eaux;  et  celui-ci 
s' étant  dissipé,  ils  virent  apparaître  à  sa  place  une  mon- 
tagne considérable,  sur  le  sommet  de  laquelle  était  un 
château,  entouré  de  murs  et  flanqué  de  tours.  De  ce  châ- 
teau, un  large  pont  conduisait  au  rivage;  et  sur  ce  pont 
l'on  voyait  aller  et  venir  un  grand  nombre  de  cavaliers  et 
de  piétons.  L'apparition  dura  jusqu'au  coucher  du  soleil; 
et  ils  virent  alors  monter  de  la  mer  un  nouveau  nuage , 
qui  se  dissipa  quelque  temps  après  sans  laisser  aucune 
trace.  {Lib.  Apum.,  1.  II,  c.  57.) 

C'était  ce  phénomène  qu'on  appelle  la  fée  Morgane.  11 
en  est  ainsi  de  la  légende  :  elle  est  comme  un  mirage, 
auquel  l'époque  et  le  lieu  donnent  leur  forme  et  leur  cou- 
leur, et  qui,  se  dégageant  de  la  terre,  se  joue  dans  une 
région  supérieure.  Or  le  lieu  qu'habitaient  les  anachorètes 
est  un  désert  immense  et  aride,  où  l'on  n'entend  la  nuit 
I.  2 


38  LA    MYSTIQUK    DES    PREMIERS    MO.NASTÉRES. 

que  le  mugissement  des  bêtes  féroces,  qui  est  embrasé  par 
un  vent  brûlant,  lequel  soulève  des  flots  de  sable  plus 
terribles  encore  pour  le  voyageur  que  ceux  de  la  mer; 
un  désert  dont  la  triste  monotonie  n'est  interrompue  que 
par  quelques  rares  oasis  et  par  les  débris  qu'ont  laissés 
les  siècles  passés  sur  la  lisière  des  pays  habités  ancienne- 
ment. Toutes  ces  circonstances  ont  dû  exercer  une  influence 
profonde  sur  l'esprit  et  l'imagination  des  premiers  soli- 
taires, qui,  s'emparant  de  ces  divers  éléments  et  les  saisis- 
sant par  leur  côté  religieux,  les  ont  exprimés  comme  ils  les 
sentaient.  L'écho  qui  troublait  leurs  prières  et  leurs  médi- 
tations nocturnes  leur  semblait  la  voix  des  démons  ten- 
tateurs. Le  mirage  produit  par  le  désert,  et  qui  encore 
aujourd'hui  trompe  le  voyageur  altéré,  par  l'aspect  d'un 
lac  immense,  ils  l'attribuaient  à  l'opération  magique  du 
diable.  Ces  images,  nées  dans  le  silence  et  la  sohtude  du 
désert,  et  travaillées  par  l'imagination,  qui  leur  ajoutait 
sans  cesse  de  nouvelles  couleurs,  ont  fini  par  acquérir  une 
forme  précise  et  déterminée;  et  c'est  ainsi  qu'ehes  sont 
parvenues  à  la  postérité  dans  des  récits  naïfs  et  pieux, 
sur  l'exactitude  desquels  l'Église  ne  s'est  point  pronon- 
cée, les  laissant  pour  ce  qu'ils  sont,  et  distinguant  tou- 
jours avec  sagesse  le  fond  de  vérité  qu'ils  contiennent  des 
transformations  poétiques  qu'ils  ont  subies  dans  ce  tra- 
vail. 
Les  moines  Le  théâtre  de  la  vie  solitaire  a  été  principalement  la 
du  désert,  yr^^^e  du  Nil,  qui,  creusée  au  milieu  des  montagnes  et 
l'enfermée  d'abord  dans  un  espace  étroit,  commence  à 
s'étendre  au-dessus  de  Memphis.  A  ce  point,  en  effet, 
l'une  des  chaînes  qui  lui  servent  de  limite  se  dirige  vers 
le  nord -est,  du  côté  du  lac  de  Maréotis,  tandis  que  Tau- 


LA   MYSTIQUE   DES    PREMIERS    MONASTERES.  39 

ive,  à  droite  d' Héliopolis,  longeant  l'ancien  canal,  s'étend 
vers  l'isthme  de  Suez.  Elle  est  entourée  à  l'est  et  à  l'ouest 
par  d'immenses  déserts.  C'est  là  que  s'établirent  les  pre- 
miers anachorètes.  Mais  bientôt,  sentant  le  besoin  de  la 
vie  commune,  ils  se  réunirent ,  et  fondèrent  des  couvents 
près  des  contrées  plus  fertiles  où  ils  pouvaient  trouver 
une  subsistance  assurée.  Ils  furent  remplacés  dans  le  dé- 
sert par  d'autres  ermites,  à  qui  la  vie  solitaire  agréait 
davantage.  Le  désert  ne  tarda  pas  à  se  peupler  des  deux 
côtés  du  fleuve,  à  l'est  jusqu'à  la  mer  Rouge  et  le  Sinaï, 
à  l'ouest  jusque  près  des  oasis.  C'est  à  l'est  du  Nil  qu'é- 
taient la  gTotte  de  saint  Paul  et  les  deux  couvents  de 
saint  Antoine,  que  Sulpice  trouva  encore  habités  par  ses 
disciples.  L'autre  partie  fut  visitée  par  Rufin,  qui  nous 
a  laissé  sur  elle  des  particularités  remarquables. 

Il  avait  trouvé  à  Tabenna  saint  Ammon,  qui  était  à  la  Les  moines 
tête  de  trois  mille  moines  dont  la  vie  était  très-austère,  ^ynnque 
Remontant  le  Nil,  il  avait  visité  la  ville  d'Oxyrinque,  où, 
d'après  la  déclaration  de  l'évêque  du  lieu,  habitaient  deux 
mille  religieuses  et  dix  mille  moines.  Presque  toutes  les 
maisons,  tous  les  anciens  temples  des  dieux  étaient  des  cou- 
vents, dont  chacun  avait  sa  chapelle  ;  et  il  y  avait  de  plus 
douze  églises  paroissiales  pour  le  reste  de  la  population. 
Tous  les  coins,  les  tours  même  et  les  portes  étaient  pleines 
de  moines;  et  on  chantait  tant  de  psaumes  que  la  ville 
entière  ressemblait  à  une  éghse,  et  que  l'évêque  récitait 
indistinctement  ses  prières  dans  une  chapelle  ou  dans  la 
rue.  Les  citoyens  et  les  magistrats  entretenaient  aux  portes 
des  gardiens,  chargés  de  voir  s'il  se  présentait  un  pauvre, 
un  pèlerin  ou  un  éti'anger.  C'était  à  qui  aurait  l'honneur 
de  le  recevoir  dans  sa  maison;  et  Rufin,  ainsi  que  ses 


40  LA   MYSTIQUE    DES   PREMIERS    MONASTÈRES. 

compagnons,  eurent  presque  leurs  manteaux  déchirés  par 
les  efforts  que  chacun  faisait  pour  les  entraîner  chez  soi. 
Un  peu  plus  haut  encore,  près  d'Hermopolis,  il  trouva 
Apollonius,  qui  était  à  la  tête  de  cinq  cents  moines;  et  plus 
bas,  de  côté,  dans  la  contrée  d'Arsinoé,  près  du  lac 
Mœris,  il  trouva  Sérapion,  qui  gouvernait  un  grand  nombre 
de  couvents,  habités  par  près  de  dix  mille  moines. 

Mais  le  cloître  le  plus  célèbre  en  Egypte  était  situé  près 
deNitrie,  à  quarante  milles  d'Alexandrie.  Là,  sur  la  mon- 
tagne, demeuraient  cinq  mille  moines,  parmi  lesquels 
étaient  six  cents  anachorètes  :  les  autres  demeuraient  deux 
ou  trois  ensemble.  Au  milieu  de  leurs  cellules  était  une 
seule  église  très -vaste,  avec  huit  prêtres,  dont  le  plus 
ancien  seulement  était  en  activité.  Les  solitaires  s'y  ren- 
daient le  samedi  et  le  dimanche.  Près  de  l'église  étaient 
plantés  trois  palmiers,  à  chacun  desquels  pendait  une 
discipline  :  la  première,  pour  les  moines  qui  manquaient 
en  quelque  chose;  la  seconde,  pour  les  brigands  qu'on 
prenait,  et  la  troisième  pour  les  étrangers  qui  avaient 
commis  quelque  faute.  Sept  fours  servaient  à  l'entretien 
des  moines.  Il  y  avait  aussi  une  hôtellerie,  où  les  étran- 
gers pouvaient  rester  tant  qu'ils  voulaient,  deux  à  trois 
ans  même,  s'ils  s'y  trouvaient  bien.  La  première  semaine 
seulement,  on  leur  permettait  de  ne  rien  faire;  mais  en- 
suite on  les  faisait  travailler  au  jardin ,  à  la  boulangerie 
ou  dans  l'église.  On  donnait  des  livres  à  ceux  qui  étaient 
instruits.  Jusqu'à  sexte,  ils  ne  pouvaient  parler  à  per- 
sonne, et  vers  none  commençaient  les  chants  et  les  prières; 
de  sorte  qu'on  pouvait  se  croire  en  paradis. 

A  dix  milles  plus  loin,  dans  l'intérieur  du  désert,  était 
un  lieu  nommé  CeUia,  à  cause  du  grand  nombre  de  cellules 


LA    SnSTlQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES.  41 

qu'il  contenait  et  qui  étaient  habitées  par  près  de  deux 
mille  moines.  Puis,  à  un  jour  démarche  de  Nitrie,  du  côté 
de  Memphis,  s'étendait  un  désert  immense  et  sauvage, 
nommé  Scethe  :  c'était  Ja  Seythiaca  regio  de  Ptolémée. 
Aucun  sentier  n'indiquait  sa  route  au  voyageur,  qui  n'avait 
pour  se  guider  que  les  étoiles  du  firmament;  et  si  malheu- 
reusement il  manquait  le  chemin,  il  était  perdu.  On  ne 
trouvait  point  d'eau  dans  cette  solitude,  ou  celle  que  l'on 
rencontrait  avait  une  odeur  insupportable  et  un  goût  de 
poix  :  elle  n'était  pas  nuisible  cependant  à  la  santé.  C'est 
là  que  demeurait  Macaire.  Près  d'Élimax,  dans  le  désert 
de  Scethe,  où  l'on  ne  trouvait  pas  une  seule  source  dans 
un  espace  de  dix -huit  milles,  un  solitaire,  nommé  Pto- 
lémée, avait  trouvé  le  moyen  de  vivre  pendant  quinze  ans 
en  recueillant  dans  des  vases  de  terre  la  rosée  qui  tombait 
au  mois  de  décembre  et  de  janvier,  et  en  ramassant  avec 
une  éponge  l'humidité  des  rochers.  Au  reste,  ce  n'est  pas 
seulement  dans  la  vallée  du  Nil  que  s'étaient  établis  les 
solitaires  :  un  grand  nombre  avaient  bâti  leurs  cellules 
dans  la  Cyrène  de  Libye ,  dans  la  Palestine ,  au  mont  des 
Oliviers,  à  Bethléem,  à  Jéricho,  sur  les  rives  du  Jourdain , 
près  du  bourg  de  Thécué  et  aux  environs  de  la  mer  Morte; 
dans  le  désert  près  de  Cyrrhus,  à  deux  journées  d'An- 
tioche;  du  côté  de  Berrhée,  près  de  Nisibe,  sur  la  limite 
qui  séparait  l'empire  romain  de  la  Perse,  et  enfin  à  Ancyre, 
où  sur  dix  mille  vierges  deux  cents  s'exerçaient  à  la  vie 
spirituelle. 

Si  nous  voulons  connaître  les  lois  et  les  constitutions  La  règle  de 
de  ces  monastères ,  nous  n'avons  qu'à  hre  la  vie  de  saint 
Pacôme,  disciple  de  Palémon ,  traduite  du  grec  vers  540, 
par  Denis  le  Petit.  Sa  règle,  écrite  en  égyptien,  a  été 


42  LA.    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTERES. 

traduite  en  latin  par  saint  Jérôme.  Il  l'avait  introduite 
d'abord  à  Tabenna,  où  il  avait  fondé  un  couvent  par  l'ins- 
piration divine.  Quiconque  désirait  y  être  admis  devait 
se  tenir  dix  jours  au  moins  devant  la  porté,  et  souffrir 
patiemment  les  affronts  des  frères  qui  passaient.  On  lui 
ôtait  alors  ses  vêtements,  et  on  lui  mettait  l'habit  de  l'ordre 
en  présence  des  frères  assemblés;  mais  on  gardait  les 
vêtements  qu'il  avait  quittés  pendant  trois  ans,  jusqu'à  ce 
qu'on  fût  bien  assuré  de  sa  persévérance,  et  on  les  donnait 
alors  aux  pauvres.  Si  pendant  ce  temps  il  avait  été  déso- 
béissant une  seule  fois,  ou  s'il  avait  péché  une  seule  fois 
en  paroles,  on  lui  rendait  ses  habits  séculiers  et  on  le 
renvoyait  du  couvent.  Même  après  avoir  été  admis,  il  était 
confié  pour  un  an  à  un  ancien  frère,  qui  demeurait  près 
de  la  porte  du  couvent  et  était  chargé  de  recevoir  les  hôtes; 
et  ce  n'est  qu'après  avoir  achevé  ce  second  noviciat  qu'il 
était  admis  formellement  dans  la  communauté.  Celle-ci 
était  partagée  en  vingt-quatre  groupes ,  dont  chacun  était 
désigné  par  une  lettre  de  l'alphabet,  laquelle  indiquait 
l'état,  les  mœurs  et  les  habitudes  des  moines  qui  en  fai- 
saient partie.  Ils  menaient  une  vie  sobre,  partagée  entre  un 
travail  pénible  et  la  prière  ou  la  contemplation.  Ils  ne 
donnaient  au  sommeil  que  le  temps  indispensable  à  la 
nature  ;  encore  ne  se  couchaient-ils  pas  ;  mais  ils  dormaient 
habillés  et  assis  sur  des  sièges  un  peu  penchés. 

Leurs  repas  se  composaient  de  pain ,  de  choux ,  de  fro- 
mage et  d'olives.  listes  prenaient  ensemble  et  en  silence, 
le  visage  couvert  par  leur  capuchon;  de  sorte  que  per- 
sonne ne  pouvait  voir  ce  que  faisait  son  voisin.  Quelques- 
uns  ne  faisaient  que  toucher  à  la  nourriture;  d'autres 
faisaient  semblant  de  la  porter  à  leur  bouche.  Plusieurs 


LA    MYSTIQUE    DES    PRE.MIERS    MONASTÈRES.  43 

mangeaient  selon  leur  besoin;  d'autres  ne  mangeaient  que 
tous  les  cinq  jours.  Pendant  le  repas,  on  chantait  des  psau- 
mes ou  on  lisait  des  passages  de  la  Bible.  Ils  travaillaient 
toujours  des  mains,  et  cherchaient  quelque  travail  qu'ils 
pussent  faire,  môme  la  nuit.  Ils  se  levaient  de  très-bonne 
heure,  et  chacun  allait  à  son  poste,  les  uns  à  la  cuisine,  les 
autres  dans  les  champs,  ceux-ci  dans  les  jardins,  ceux-là  à 
la  boulangerie .  Les  uns  étaient  maçons,  les  autres  tisserands 
ou corroyeurs ;  ceux-ci  faisaient  des  chaussures,  ceux-là 
tressaient  des  nattes  ou  des  corbeilles.  Plusieurs  écrivaient: 
tous  savaient  la  Bible  par  cœur;  et  ils  ne  pouvaient  rien 
avoir  en  propre,  pas  même  une  corbeille.  On  les  exerçait 
surtout  à  rompre  leur  volonté;  et  l'obéissance  était  si  ri- 
goureuse qu'aucun  n'eût  entrepris  de  faire  quoi  que  ce 
soit  à  l'insu  du  supérieur,  dont  les  ordres  étaient  reçus 
comme  venant  du  ciel.  Ils  cherchaient  même  à  faire  des 
choses  impossibles,  et  observaient  un  tel  silence  que  cha- 
cun eût  pu  se  croire  seul  au  milieu  du  désert.  Leurs  prières 
étaient  courtes,  mais  fréquentes  ;  ils  priaient  douze  fois  le 
jour,  douze  fois  le  soir,  et  autant  la  nuit.  Pacôme  n'admet- 
tait au  sacerdoce  aucun  de  ses  moines,  de  peur  de  la  vaine 
gloire,  et  il  faisait  venir,  les  jours  de  fêtes,  des  prêtres  des 
villages  voisins  pour  célébrer  les  saints  mystères.  Il  n'était 
permis  ni  de  tousser,  ni  de  cracher,  ni  de  bailler  pendant 
le  service  divin,  etl'on  n'entendait  que  les  paroles  du  prêtre 
qui  priait. 

Ces  essaims  de  moines,  loin  d'être  un  fardeau  pour  le 
pays,  étaient  au  contraire  une  bénédiction;  car  non-seule- 
ment ils  savaient  arracher  à  ces  régions  inhospitahères  les 
choses  nécessaires  à  leur  subsistance ,  mais  ils  donnaient 
encore  l'hospitalité  aux  étrangers.  Us  envoyaient  beaucoup 


44  LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES. 

de  produits  dans  la  Libye ,  où  il  y  avait  presque  toujours 
disette^  et  ils  venaient  au  secours  des  pauvres  et  des  prison- 
niers dans  les  villes  voisines.  Leur  vie  sobre,  calme  et  oc- 
cupée éloignait  d'eux  toutes  les  maladies.  Us  prévoyaient 
ordinairement  leur  mort  ;  et ,  faisant  venir  alors  tous  les 
frères  pour  prendre  congé  d'eux,  ils  s'endormaient  avec 
joie  dans  le  Seigneur.  Cependant  au-dessus  de  cette  vie , 
déjà  si  sainte  et  si  austère,  il  y  en  avait  une  plus  rigoureuse 
encore  :  c'était  celle   des  anachorètes  proprement  dits, 
quoique  plusieurs  cependant  estimassent  davantage  la  vie 
du  cloître,  à  cause  de  l'obéissance  qui  y  était  plus  parfaite. 
Si  donc  il  se  trouvait  dans  la  communauté  quelque  frère 
qui  se  sentît  appelé  au  désert,  afin  d'y  mener  une  vie  plus 
céleste  encore,  il  ne  pouvait  suivre  son  attrait  qu'après  en 
avoir  obtenu  la  permission  du  supérieur,  et  le  couvent  lui 
envoyait  alors  ce  qui  lui  était  nécessaire  pour  vivre.  Le 
cloître  était  en  ce  cas  considéré  comme  le  noviciat  de  la 
vie  érémitique,  et  l'on  ne  permettait  celle-ci  qu'à  ceux 
qui  s'étaient  formés  d'abord  à  la  vie  commune  et  exercés 
longtemps  à  rompre  entièrement  leur  volonté.  Ils  allaient 
s'établir  ordinairement  dans  le  désert  situé  entre  le  Nil  et 
la  mer  Rouge ,  où  le  sol,  composé  de  sable  et  de  sel,  était 
rebelle  à  toute  culture,  mais  où  l'eau  du  Nil,  filtrée  par  les 
montagnes  de  sable  qu'elle  parcourait,  était  plus  savoureuse 
que  le  vin  le  plus  précieux. 

C'était  le  monastère  deCellia  qui  était  comme  la  métro- 
pole de  tous  ces  anachorètes.  Ils  observaient  le  plus  profond 
silence,  demeuraient  dans  des  huttes  étroites,  où  souvent  ils 
avaient  de  la  peine  à  se  tenir  debout  ou  à  se  coucher  tout 
de  leur  long.  Quelquefois  ils  muraient  leur  porte,  ou  bien 
ils  passaient  des  années  sans  sortir  de  leur  cellule.  Ils  ne  se 


LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES.  4o 

réunissaient  que  le  samedi  ou  le  dimanche  dans  l'église 
commune.  S'il  manquait  quelque  frère,  les  autres  savaient 
qu'il  était  malade,  et  ils  le  visitaient^'un  après  l'autre,  lui 
apportant  ce  qu'ils  croyaient  lui  être  agréable.  A  part  cela , 
ils  se  visitaient  rarement,  si  ce  n'est  pour  s'instruire 
ou  s'encourager  dans  la  pratique  de  la  perfection.  C'est 
pourquoi  l'on  donnait  ordinairement  aux  solitaires  qui 
avaient  vieilli  dans  l'exercice  de  la  vertu  un  ou  plusieurs 
frères,  afin  qu'ils  les  instruisissent  par  leurs  exemples, 
leurs  conseils  et  leurs  enseignements.  Ces  frères  priaient, 
jeûnaient,  psalmodiaient  avec  le  père  chargé  de  les  diriger; 
ils  combattaient  avec  lui  dans  ses  tentations,  et  l'assistaient 
dans  tous  ses  besoins.  Lui,  de  son  côté,  les  aimait  comme 
un  père  et  ne  les  quittait  point.  Si  l'un  d'eux  était  attaqué 
par  une  tentation  plus  forte  que  de  coutume,  ou  s'il  s'éle- 
vait dans  son  esprit  quelques  doutes  difficiles  à  résoudre , 
on  l'envoyait  trouver  un  père  plus  vieux,  plus  expérimenté 
et  d'une  haute  sainteté.  Les  conseils  donnés  en  ces  circon- 
stances étaient  écrits  et  conservés  avec  soin,  et  ils  formaient 
comme  le  code  de  la  vie  solitaire.  Si  quelqu'un  se  rendait 
coupable  d'une  faute  grave,  les  pères  les  plus  voisins  se  ras- 
semblaient sous  la  présidence  du  prêtre  de  leur  église ,  et 
condamnaient  le  délinquant  à  une  pénitence  ou  le  chas- 
saient de  leur  sein.  Du  biscuit  trempé  dans  l'eau,  avec  un 
peu  de  sel  ou  d'huile,  était  leur  nourriture  accoutumée; 
mais  beaucoup  ne  mangeaient  ni  pain  ni  fruits,  et  se  nour- 
rissaient seulement  de  laitues  sauvages  ou  de  chicorées. 
Plusieurs  passaient  des  nuits  entières  sans  dormir,  occupés 
à  prier  assis  ou  debout  jusqu'au  matin. 

Le  but  que  se  proposaient  ces  moines  et  ces  anachorètes,  La  vie  de 

,  ,     .  moines 

c  était  de  s  exercer  continuellement  en  toutes  sortes  de  du  désert 


46  LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MONASTÈRES. 

vertus.  La  pauvreté  était  considérée  comme  la  première 
préparation  à  cette  vie  toute  céleste.  Un  frère  n'ayant  rien 
autre  chose  qu'une  BMe  la  vendit  pour  en  donner  l'argent 
aux  pauvres,  se  glorifiant  d'avoir  vendu  la  parole  qui  dit  : 
Veiîds  tout  ce  que  tu  as,  et  donne-le  aux  pauvres.  Chercher 
la  gloire  des  hommes  et  se  vanter  de  ses  actions  était  pour 
eux  un  crime  ;  craindre  l'injustice  de  la  part  des  autres  leur 
paraissait  une  faiblesse.  L'horreur  de  la  gloire  du  monde 
leur  semblait  la  première  condition  de  la  vie  d'un  moine; 
aussi  interrompaient -ils  leurs  jeûnes  et  leurs  pénitences 
quand  ils  recevaient  la  visite  de  quelque  frère  étranger, 
afin  de  lui  cacher  leurs  bonnes  œuvres.  Juger  les  autres 
leur  semblait  un  grand  mal;  et  ils  avaient  coutume  de  dire: 
Si  tu  es  pur^  prends  garde  de  condamner  celui  qui  ne  l'est 
pas,  ou  autrement  vous  transgresserez  tous  les  deux  la  loi 
de  Dieu.  Mais  autant  ils  jugeaient  les  autres  avec  indul- 
gence, autant  ils  étaient  sévères  quand  il  s'agissait  d'eux- 
mêmes.  L'hospitalité  et  la  miséricorde  étaient  un  devoir 
pour  eux.  Si  un  autre  venait  les  visiter,  ils  laissaient  aus- 
sitôt leurs  jeûnes,  et  mangeaient  même  plusieurs  fois  en  un 
jour  avec  lui,  persuadés  que,  si  le  jeûne  mérite  sa  récom- 
pense, celui  qui  mange  par  charité  pour  son  prochain  rem- 
plit deux  préceptes,  celui  de  la  charité  fraternelle  et  celui 
qui  nous  oblige  à  renoncer  à  notre  volonté  propre.  C'est 
ainsi  qu'un  jour  un  père  du  désert  ouvrit  pendant  la  nuit 
sa  porte  à  un  prêtre  manichéen,  quoiqu'il  le  connût  bien. 
11  se  laissa  bénir  par  lui,  lui  donna  à  manger  et  un  gîte 
pour  se  reposer;  ce  qui  toucha  tellement  celui-ci  qu'il  de- 
vint catholique.  Ils  s'exerçaient  continuellement  à  la  so- 
l)riété,  et  c'était  un  principe  chez  eux  que  l'àmc  se  flétrit 
à  mesure  que  le  corps  fleurit,  et  que  plus  le  corps  perd  au 


LA    MYSTIQUE    DES    PREMIERS    MO?sASTÈRES.  47 

contraire,  plus  l'àme  gagne  et  se  fortifie.  On  raconte  de 
quelques-uns  d'entre  eux  des  choses  incroyables.  L'abbé 
Elpide^,  pendant  vingt -cinq'ans,  ne  mangea  que  le  samedi 
et  le  dimanche;  et  il  était  devenu  si  maigre  qu'on  pouvait 
à  travers  la  peau  compter  tous  ses  os.  Saint  Jean,  vieillard 
de  quatre-vingt-dix  ans,  était  tellement  épuisé  lorsque  Pal- 
lade  le  vit  que  sa  barbe  ne  poussait  plus.  Jusque  dans  l'âge 
le  plus  avancé,  il  ne  mangea  que  des  fruits,  et  ne  sortit 
jamais  de  sa  cellule  pendant  quarante  ans. 

Saint  Macaire  enfonçait  du  pain  dans  un  vase  dont  le  ^-  Macaire. 
cou  était  très-étroit,  et  il  ne  mangeait  à  chaque  repas  que 
ce  qu'il  pouvait  en  tirer  avec  les  doigts.  «  Je  n'ai  pu,  di- 
sait-il, accoutumer  ce  méchant  corps  à  ne  pas  manger  du 
tout.  ))  Ainsi  préparé,  il  se  présenta  à  saint  Pacôme,  qui, 
ne  le  connaissant  pas ,  eut  beaucoup  de  peine  à  l'admettre 
dans  son  monastère  de  Tabenna.  Là  il  passa  tout  le  temps 
du  carême  occupé  à  tresser  en  silence  dans  un  coin  des 
feuilles  de  palmier,  mangeant  seulement  le  dimanche  quel- 
ques feuilles  de  chou  crues;  de  sorte  que  les  autres  moines 
clirent  à  leur  supérieur  :  «  D'où  vient  cet  homme  qui  n'a 
rien  d'humain  dans  sa  personne?  Renvoyez-le  bien  vite,  ou 
nous  partons  tous.  »  Après  la  sobriété,  la  mortification  des 
passions  était  le  grand  art  des  solitaires.  Pour  cela,  ils  s'ob- 
servaient continuellement  eux-mêmes,  gardaientun  silence 
perpétuel,  et  priaient  sans  cesse.  Ils  attachaient  un  si  grand 
prix  à  l'obéissance  que  de  quatre  moines,  dont  l'un  avait 
beaucoup  jeûné,  le  second  avait  pratiqué  la  pauvreté  dans 
sa  perfection,  le  troisième  s'était  distingué  par  la  charité  et 
le  quatrième  avait  vécu  vingt- deux  ans  sous  l'obéissance 
d'un  autre,  Pambo  déclara  que  celui-ci  était  le  plus  parfait, 
parce  que  les  autres  avaient  fait  leur  volonté  en  pratiquant 


48  LA    MYSTIQUE    DATSS    LE    DESERT. 

la  vtrlu,  tandis  que  celui-ci  avait  renoncé  à  la  sienne.  Mais 
toutes  les  vertus  ne  leur  paraissaient  rien  sans  l'humilité; 
elle  était  pour  eux  l'arbre  de  vie^  qui,  enfonçant  ses  ra- 
cines dans  la  terrC;,  élève  ses  rameaux  dans  les  airs.  Us  at- 
tachaient aussi  un  grand  prix  à  la  patience.  Mais^  aux  yeux 
de  saint  Antoine,  la  couronne  de  toutes  les  vertus,  c'était 
la  discrétion,  c'est-à-dire  la  mesure  en  toutes  choses,  même 
dans  le  bien,  parce  que  sans  elle  aucune  vertu  ne  peut  être 
parfaite  ni  constante. 


CHAPITRE  m 

La  mystique  dans  le  désert.  Saint  Antoine.  Du  don  des  miracles.  Du 
pouvoir  sur  les  animaux.  Du  don  de  prophétie,  de  clairvoyance.  Du 
pouvoir  de  discerner  les  esprits,  de  guérir  les  malades.  De  l'extase. 

La  vie  que  menaient  les  solitaires  était  déjà,  on  le  voit, 
une  vie  toute  mystique.  Dieu,  qui  les  avait  comblés  de  ces 
dons  du  Saint-Esprit  qui  sanctifient  l'àme  et  sont  à  cause 
de  cela  les  plus  précieux,  ne  pouvait  leur  refuser  les 
autres.  Le  don  de  la  foi  était  comme  la  base  sur  laquelle 
ils  reposaient  tous.  Puis  venait  le  don  de  sagesse.  C'est 
s.  Antoine,  par  ce  don  que  saint  Antoine  avait  acquis  sur  les  esprits 
un  tel  empire  qu'il  convertit  au  christianisme  un  nombre 
considérable  de  païens,  et  décida  des  milliers  de  chrétiens 
à  quitter  tous  les  biens  terrestres  pour  venir  peupler  au- 
tour de  lui  le  désert.  Il  les  aimait  tous,  jeunes  et  vieux, 
d'un  amour  paternel,  et,  se  multipliant  en  quelque  sorte, 
il  distribuait  de  tous  les  côtés  ses  enseignements  et  ses 
Conseils  dans  les  cloîtres  nombreux  qu'il  avait  fondés.  On 
lui  demandait  un  jour  comment  il  pouvait  suffire  à  tant 


^ 


LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DÉSERT.  49 

de  choses,  lui  qui  ne  savait  pas  même  lire.  Il  répondit  : 
«  Mon  livre^  ce  sont  les  créatures;  je  l'ai  toujours  devant 
les  yeux,  et  j'y  lis,  quand  je  veux,  la  parole  de  Dieu,  w 
11  avait  si  bien  étudié  ce  livre  qu'au  rapport  de  saint  Atha- 
nase,  son  biographe,  il  réduisit  plus  d'une  fois  au  silence 
les  platoniciens,  qui  étaient  venus  le  trouver  d'Alexandrie 
ou  d'ailleurs  pour  le  tenter  et  l'embarrasser  dans  les  fi- 
lets de  la  dialectique. 

Les  solitaires  étaient  aussi  bien  souvent  favorisés  du  don  Du  don  des 
des  miracles.  Ce  don  suppose  l'empire  sur  la  nature,  et  "^'^^^^*- 
cet  empire,  Dieu  peut  bien  le  donner  à  qui  il  veut,  puis- 
que la  nature  est  son  ouvrage.  El  comme  l'homme  n'exerce 
point  ce  pouvoir  en  son  propre  nom,  mais  au  nom  de 
Celui  de  qui  il  l'a  reçu,  les  miracles  ne  sont  point  une 
violation  des  lois  de  la  nature.  Car  si  l'auteur  de  ces  lois 
peut  les  changer  à  son  gré,  les  phénomènes  qui  se  pro- 
duisent alors  rentrent  dans  l'ordre  de  la  nature,  qui  est 
déjà  lui-même  un  miracle  pour  celui  qui  le  contemple, 
de  sorte  que  ce  qui  arrive  en  dehors  de  cet  ordre  n'est 
pas  plus  étonnant  que  cet  ordre  lui-même.  Le  miracle, 
familier  et  naturel  à  Dieu,  n'est  que  passager  et  accidentel 
dans  les  thaumaturges.  Autour  d'eux,  et  au  milieu  de 
l'univers ,  Dieu  s'est  réservé  un  tout  petit  domaine ,  où  il 
a  établi  immédiatement  son  règne,  et  que  le  monde  ne 
comprend  point;  et  c'est  pour  cela  qu'il  l'appelle  mira- 
culeux. On  ne  peut  nier  cependant  que  l'illusion  ne  soit 
facile  en  cette  matière;  et  il  est  probable  que,  dans  le 
grand  nombre  des  miracles  qui  nous  sont  racontés  par  les 
écrivains  de  celte  époque,  il  s'est  glissé  plus  d'une  erreur; 
ce  qui  était  d'autant  plus  facile  alors  que  les  sciences  na- 
turelles étaient  presque  complètement  ignorées,  et  qu'il 


50  LA    MYSTIQUE   DANS    LE    DÉSERT. 

était  par  conséquent  très-difficile  de  discerner  le  miracle 
de  ce  qui  n'est  qu'extraordinaire.  L'illusion  d'ailleurs  de- 
vait être  fréquente  dans  nn  temps  et  parmi  des  circon- 
stances où  l'imagination  exaltée  était  déjà  disposée  à  saisir 
l'aspect  merveilleux  des  choses  et  à  embellir  les  récits  les 
plus  simples  des  couleurs  de  la  poésie.  C'est  ainsi  que  l'on 
raconte  de  deux  solitaires ;,  Mutins  et  Besarion,  qu'étant 
sortis  pour  aller  visiter  leurs  moines  il  leurfut  révélé  qu'un 
frère  qui  était  encore  assez  loin  d'eux  allait  bientôt  mou- 
rir^  et  qu'ils  arrêtèrent  le  soleil  qui  se  couchait  jusqu'à  ce 
qu'ils  fussent  arrivés  au  lieu  où  demeurait  ce  frère.  Ce- 
pendant le  pouvoir  qu'avaient  les  solitaires  sur  les  élé- 
ments est  confirmé  par  un  trop  grand  nombre  de  faits 
pour  que  nous  puissions  les  révoquer  tous  en  doute.  Bien 
des  fois ,  par  exemple ,  ces  saints  anachorètes  firent  jaillir 
une  source  dans  le  désert,  afin  de  soulager  un  frère  qui 
allait  défaillir,  arrêtèrent  des  rochers  qui  allaient  tomber 
sur  la  cellule  d'un  solitaire^  portèrent  dans  leurs  vête- 
ments des  charbons  embrasés  sans  en  être  endommagés. 
Ainsi  l'esprit  de  Dieu  fit  passer  un  jour  à  saint  Antoine  le 
Lycus,  qui  était  un  canal  du  Nil,  et  très-profond,  sans  que 
ses  pieds  fussent  mouillés;  et  ce  fait  eut  pour  témoin  son 
compagnon  de  voyage^  nommé  Théodore. 
Du  pouvoir  Une  forme  particulière  de  ce  pouvoir  miraculeux,  c'é- 
^"maux"^'  ^^^*  ^^  puissance  extraordinaire  que  beaucoup  d'anacho- 
rètes exerçaient  sur  les  animaux.  Saint  Pacôme  raconta  lui- 
même  à  Pallade  que,  pour  échapper  aux  tentations  qui 
l'assiégeaient,  il  se  glissa  tout  nu  dans  une  grotte  où  il 
savait  que  deux  hyènes  avaient  établi  leur  tanière.  Comme 
ces  bêtes  sortaient  le  soir  pour  aller  au  butin ,  elles  se 
mirent  à  flairer  le  corps  du  saint,  et  à  le  lécher  de  la  tête 


LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DÉSERT.  5i 

aux  pieds.  Il  s'attendait  à  chaque  instant  à  être  dévoré; 
mais  elles  se  retirèrent  sans  lui  avoir  fait  aucun  mal,  et  il 
ne  fut  plus  inquiété  tout  le  reste  de  la  nuit.  On  raconte 
d'un  autre  père  du  désert,  nommé  Théon,  que,  lorsqu'il 
sortait  la  nuit,  il  était  accompagné  par  un  grand  nombre 
de  bêtes  fauves,  et  que,  pour  les  récompenser,  il  avait  cou- 
tume de  les  laisser  se  désaltérer  à  la  source  de  sa  cellule  ; 
et  l'on  trouvait  en  effet,  chaque  matin,  autour  de  celle-ci, 
sur  le  sol ,  des  empreintes  de  pied  de  buffles ,  de  gazelles 
ou  d'ànes  sauvages.  (Rufinus,  ch.  6.)  Sulpice  et  Cassien 
trouvèrent,  à  douze  milles  du  Nil,  dans  un  désert  sauvage, 
près  d'une  montagne,  un  solitaire  à  qui  un  bœuf  tirait 
d'un  puits  avec  une  machine  l'eau  qui  lui  était  nécessaire. 
Le  matin,  l'anachorète  conduisit  ses  hôtes  à  un  endroit  où 
étaient  quelques  palmiers.  Ayant  trouvé  un  lion,  ils  furent 
saisis  d'etTroi;  mais  le  père  cueillit  des  fruits  d'un  arbre, 
et  le  lion  vint  les  manger  dans  sa  main,  et  continua  sa 
route.  {Lib.  soc,  5,  ch.  6.) 

Ils  trouvèrent  un  autre  solitaire  qu'une  louve  venait 
visiter  toutes  les  fois  qu'il  prenait  son  repas,  afin  de  man- 
ger les  restes,  après  quoi  elle  lui  léchait  la  main.  Mais 
n'ayant  point  trouvé  un  jour  le  père  à  l'heure  accoutu- 
mée, elle  vola  un  pain  qu'elle  emporta;  et,  comme  si  elle 
eût  eu  honte  de  cette  action ,  elle  fut  sept  jours  sans  re- 
venir, jusqu'à  ce  qu'enfin  le  solitaire  l'appela,  et,  l'ayant 
caressée,  lui  donna  une  double  ration  ;  et  depuis  ce  temps 
elle  reprit  ses  visites  ordinaires.  L'abbé  Paul  Hellade  donna, 
pendant  sept  mois,  à  un  lion  deux  pains  chaque  jour  et 
des  fèves,  à  la  condition  qu'il  ne  pillerait  point.  Mais  l'a- 
nimal étant  venu  un  jour  avec  la  gueule  ensanglantée, 
il  le  chassa  à  coups  de  corde,  ne  voulant  pas  qu'il  man- 


52  LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DÉSERT. 

geât  désormais  le  pain  des  pères.  On  raconte  d'un  autre , 
nommé  Hélénius,  qu'il  sortit  un  jour  pour  aller  visiter 
les  frères  dans  le  désert ,  et  qu'il  prit  avec  lui  quelques 
provisions  pour  la  route.  Se  trouvant  fatigué,  il  aperçut 
de  loin  quelques  ânes  sauvages.  Il  en  appela  un,  le  chargea 
de  ses  provisions ,  monta  dessus ,  et  arriva  ainsi  aux  cel- 
lules des  frères  qu'il  allait  visiter. 

Les  anachorètes  profitaient  quelquefois  des  instincts  de 
leurs  féroces  voisins  pour  s'épargner  quelques  dommages. 
C'est  ainsi  qu'un  père,  près  de  Syène,  qui  avait  manqué 
plusieurs  fois  de  s'empoisonner  avec  des  herbes  ou  des 
racines  d'une  apparence  trompeuse ,  en  présenta  un  jour 
une  poignée  à  une  gazelle,  qui  sut  très-bien  distinguer 
les  bonnes  des  mauvaises.  La  fureur  même  de  ces  ani- 
maux n'effrayait  point  ces  habitants  du  désert.  Ainsi,  un 
jour,  trente  hommes  amenèrent,  avec  de  grands  cris,  lié 
avec  des  cordes,  devant  saint  Hilarion,  un  chameau  qui 
était  devenu  furieux,  et  qui  avait  déjà  écrasé  plusieurs 
personnes.  Ses  yeux  étaient  enflammés ,  sa  gueule  écu- 
mait,  sa  langue  était  enflée,  et  il  poussait  des  mugisse- 
ments épouvantables.  Le  saint  ordonna  de  le  lâcher,  sur 
quoi  tous  les  assistants  prirent  la  fuite.  Mais  Hilarion, 
allant  vers  lui,  lui  tendit  la  main.  L'animal  se  jeta  sur  lui 
comme  s'il  eût  voulu  le  dévorer,  puis  il  tomba  tout  à  coup 
à  ses  pieds,  au  grand  étonnement  de  tous.  Saint  Didyme 
marchait  sans  aucun  danger  sur  les  serpents  qu'il  ren- 
contrait, quoiqu'ils  fussent  très-venimeux,  et  saint  Pacôme 
en  avait  un  avec  lui  qui  ne  lui  fit  jamais  aucun  mal.  Ru- 
fin,  dans  un  voyage  d'Egypte,  venait  de  quitter,  avec  ses 
compagnons,  saint  Apollonius,  près  d'Hermopolis  ;  ils 
aperçurent  dans  le  désert  les  traces  d'un  énorme  dragon  : 


LA    MYSTIQUE    DAKS    LE    DÉSERT.  53 

c'était  probablement  un  serpent  de  la  même  espèce  que 
celui  que  l'armée  de  Régulus  trouva  en  Afrique.  Les  frères 
que  le  saint  leur  avait  donnés  pour  guides  les  engagèrent 
à  marcher  sans  crainte  vers  lui.  Comme  ils  y  montraient 
quelque  répugnance,  un  de  ceux-là,  plus  hardi  que  les 
autres,  s'avança  jusqu'à  l'endroit  où  était  l'animal,  et  ap- 
pela ses  compagnons  qui  étaient  restés  en  arrière. 

Le  don  de  prophétie  était  familier  aussi  aux  pères  du  Du  don  de 
désert.  Saint  Antoine  était  visité  par  un  grand  nombre  de  ^  P  ^  'Q- 
personnes  qui  venaient  soit  pour  l'honorer,  soit  pour  lui 
demander  la  guérison  de  leurs  maux  spirituels  ou  corpo- 
rels. Or,  bien  souvent,  plusieurs  jours,  ou  même  plusieurs 
mois  à  l'avance ,  il  indiquait  exactement  l'époque  de  leur 
arrivée  et  les  motifs  de  leur  voyage.  On  lui  amena  un  jour 
une  jeune  fille  qui  était  paralytique,  et  dont,  par  une  ma- 
ladie extraordinaire,  toutes  les  sécrétions,  telles  que  les 
larmes,  se  changeaient  en  vers  dès  qu'elles  étaient  tombées 
par  terre.  Les  moines,  ayant  laissé  cette  jeune  fille  à  la 
porte,  vinrent  raconter  au  saint  ce  dont  il  s'agissait;  mais 
il  savait  tout  d'avance  en  détail,  et  il  guérit  la  malade  sans 
l'avoir  vue.  Un  jour  qu'il  enseignait  ses  frères,  il  leva  tout 
à  coup  les  yeux  vers  le  ciel,  se  mit  à  soupirer;  puis, 
comme  oppressé  de  douleur,  tremblant  de  tous  ses 
membres ,  il  se  jeta  à  terre  en  versant  des  torrents  de 
larmes  et  implorant  le  secours  de  Dieu.  Les  frères  l'ayant 
prié  de  leur  découvrir  la  cause  de  ses  angoisses ,  il  leur 
dit  en  sanglotant  :  «  De  grands  dangers  menacent  la  foi  ; 
«  car  j'ai  vu  l'autel  du  Seigneur  entouré  de  mulets  qui 
«  brisaient  tout  en  frappant  du  pied;  et  j'ai  entendu  la 
«  voix  du  Seigneur  qui  criait  :  Mon  autel  sera  souillé.  )> 
Or,  deux  ans  plus  tard,  commença  l'hérésie  arienne. 


o4  LA    MYSTIQUE    DAISS    LE    DÉSERT. 

Du  don  de  Au  don  de  prophétie  se-  rattache  celui  de  voir  à  dis- 
^°tanœ  ^"  tance.  Un  jour,  deux  frères  s'étant  mis  en  route  pour  aller 
voir  saint  Antoine,  Feau  vint  à  leur  manquer  dans  le  dé- 
sert, et  ils  allaient  mourir  tous  les  deux.  Le  saint  fit  venir 
promptement  deux  moineS;,  et  leur  commanda  de  remplir 
une  outre  d'eau ,  et  d'aller  vite  sur  la  route  d'Egypte  au 
secours  des  deux  moribonds.  Us  firent  ce  qu'il  leur  avait 
dit,  et  trouvèrent  les  deux  frères  à  un  jour  de  marche  de 
la  montagne  d'où  ils  étaient  partis.  Lorsque  saint  Ammon 
mourut  à  Nitrie,  à  treize  jours  de  marche  du  lieu  où  vi- 
vait saint  Antoine,  celui-ci  vit  son  âme  monter  au  ciel. 
Les  frères,  ayant  remarqué  le  jour  et  l'heure,  apprirent, 
trente  jours  plus  tard,  que  l'abbé  était  vraiment  mort  à 
l'heure  qu'ils  avaient  marquée. 

Les  pères  du  désert  avaient  aussi  le  don  de  discerner 
les  esprits.  Saint  Antoine,  s'étant  embarqué  un  jour  avec 
plusieurs  frères,  sentit  une  odeur  insupportable  :  ils 
crurent  que  cela  venait  de  poissons  salés  qui  étaient  sur 
le  vaisseau  ;  mais  il  leur  dit  que  ce  devait  être  autre  chose. 
Il  leur  parlait  encore  lorsqu'ils  virent  accourir  un  jeune 
homme  possédé,  qui  s'était  tenu  caché  dans  le  navire.  Le 
saint  l'ayant  guéri,  tous  purent  voir  quelle  avait  été  la 
cause  de  cette  odeur.  Saint  Macaire  d'Alexandrie  pénétra 
un  jour  l'intérieur  d'un  prêtre  qui,  rongé  par  un  cancer, 
était  venu  chercher  près  de  lui  la  guérison,  et  il  connut 
clairement  le  malheureux  état  de  son  âme.  Le  don  du 
discernement  des  esprits  s'étend  quelquefois  jusqu'au 
monde  supérieurou  aux  régions  inférieures.  Saint  Antoine 
paraît  surtout  s'être  distingué  en  ce  genre;  de  telle  sorte 
qu'il  put  se  former  une  doctrine  complète  sur  la  nature 
et  les  habitudes  des  démons,  comme  nous  le  rapporte 


LA    MYSTIQUE    DAISS    LE    DESERT.  Ob 

saint  Athanase,  qui  l'avait  appris  lui-même  du  saint  ou  de 
ses  disciples.  Le  nom  d'Antoine  est  devenu  proverbial, 
comme  on  le  sait,  à  cause  des  tentations  et  des  mauvais 
traitements  que  ce  grand  homme  eut  à  souffrir  de  la  part 
des  esprits  malins.  Les  faits  qui  nous  sont  racontés  en  ce 
genre  par  ses  biographes  étaient  connus  des  frères  qui  vi- 
vaient avec  lui ,  et  devaient  exciter  en  eux  le  désir  de  le 
faire  causer  sur  ce  sujet.  Le  saint,  cédant  volontiers  à 
leurs  désirs,  s'étend  très-au  long  sur  cet  objet,  et  il  en  traite 
les  points  essentiels  avec  une  telle  connaissance  de  cause 
que  tous  ceux  qui  sont  venus  après  lui  ont  été  forcés  de 
confirmer  son  témoignage.  Il  s'appliqua  surtout  à  montrer 
la  différence  qui  existe  entre  les  bons  et  les  mauvais  es- 
prits. «  L'aspect  des  premiers,  dit-il,  est  doux  et  paisible; 
«  car  ils  ne  se  querellent  point  entre  eux,  et  c'est  à  peine 
«  si  l'on  entend  leur  voix.  Ils  savent  inspirer  au  cœur  une 
«  joie  sainte  et  une  douce  famiUarité,  car  ils  ont  avec 
«  eux  le  Seigneur,  source  de  toute  liesse.  L'âme,  loin 
«  d'être  troublée  par  leur  présence,  est,  au  contraire, 
«  pénétrée  de  leur  lumière,  et  ressent  un  calme  profond. 
«  Quelquefois  enflammée  d'amour  pour  les  biens  éter- 
«  nels,  elle  voudrait  briser  le  corps  qui  lui  sert  d'enve- 
«  loppe  pour  aller  trouver  Celui  vers  qui  s'élancent  ces 
«  esprits  célestes.  Leur  bonté  est  telle  que,  lorsque  la  fai- 
«  blesse  humaine  se  sent  défaillir  devant  leur  éclat  mer- 
«  veilleux ,  ils  savent  dissiper  toute  crainte  et  rendre  la 
«  confiance  au  cœur. 

((  L'aspect  des  esprits  mauvais  est  terrible,  au  contraire; 
((  leurs  voix  sont  effrayantes;  leurs  joies  et  leurs  mouve- 
«  ments  ressemblent  à  ceux  des  hommes  les  plus  pervers  ; 
«  les  mauvaises  pensées  naissent  à  leur  approche  ;  l'âme 


56  LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DÉSERT. 

«  est  saisie  de  crainte,  et  les  sens  sont  plongés  dans  l'abat- 
«  tement.  L'homme  éprouve  alors  la  haine  du  christia- 
«  nisme,  la  tristesse  et  l'ennui,  la  crainte  de  la  mort,  de 
«  mauvais  désirs.  Les  souvenirs  du  monde  se  présentent 
«  à  lui;  son  cœur  est  appesanti,  et  la  vertu  semble  som- 
«  meiller  en  son  âme.  Si,  après  ce  premier  moment  d'ef- 
«  froij,  il  sent  renaître  en  lui  la  joie,  la  confiance  en  Dieu 
«  et  un  amour  ineffable,  c'est  un  signe  qu'il  a  reçu  le 
«  secours  d'en  haut;  car  l'assurance  de  l'esprit  est  un 
«  signe  de  la  présence  de  Dieu.  Mais  si  la  crainte  persiste, 
c(  le  démon  est  là;  car  il  ne  peut  ni  calmer  ni  redresser 
«  le  cœur;  mais  il  augmente,  au  contraire,  la  terreur 
«  dont  il  est  remph  déjà,  et  ne  cesse  de  pousser  l'homme 
«  dans  l'abîme,  w  11  s'étend  ensuite  sur  la  nature  et  la 
conduite  des  démons,  montrant  comment  ils  haïssent  tous 
les  chrétiens,  mais  surtout  les  moines  ;  comment  ils  leur 
tendent  toutes  sortes  de  pièges,  revenant  toujours  plus 
acharnés  après  chaque  défaite,  employant  tantôt  les  me- 
naces, tantôt  les  promesses;  se  transformant  quelquefois 
en  anges  de  lumière,  faisant  entendre  à  l'homme  qu'ils 
veulent  tromper  les  chants  les  plus  suaves ,  lui  inspirant 
des  actes  de  vertu  extraordinaires  et  excessifs,  puis  le  trou- 
blant par  des  insinuations  de  toutes  sortes  ;  prédisant  quel- 
quefois l'avenir,  mais  ne  disant  jamais  la  vérité.  Puis  il 
expose  à  ses  disciples  sous  combien  de  formes  les  démons 
cherchaient  aie  tromper,  ayant  recours  tantôt  à  la  louange, 
tantôt  aux  menaces,  l'entourant  d'escadrons  de  fantômes 
armés  ou  de  scorpions ,  de  dragons  et  d'autres  monstres  ; 
tantôt  lui  apparaissant  éclatants  de  lumière ,  psalmodiant 
devant  lui  et  expliquant  la  sainte  Écriture,  lui  présentant 
du  pain  quand  il  avait  faim,  lui  apportant  des  métaux  pré- 


LA    jrïSTIQUE   DAKS    LE    DESERT.  57 

cieux;  tantôt  le  maltraitant  et  l'accablant  de  coups,  ou 
se  jetant  sur  lui  sous  des  formes  gigantesques  :  mais 
toujours  le  saint  parvenait  à  les  chasser  au  nom  du  Sei- 
gneur. 

Les  pères  du  désert  avaient  souvent  aussi  le  don  de  gué-  Du  pouvoir 
rir  les  malades,  et  surtout  les  possédés.  Nous  trouvons  ^^^lades. 
déjà  dans  l'Évangile  le  principe  et  la  racine  de  ce  don  sur- 
naturel; et  il  est  confirmé  par  une  telle  masse  de  témoi- 
gnages qu'aucun  doute  n'est  possible  sur  ce  point.  Saint 
Pithyrion ,  dans  la  Thébaïde ,  enseignait  que  certains  dé- 
mons ont  des  rapports  particuliers  avec  certains  vices. 
Lorsqu'ils  voient  de  quel  côté  penche  le  cœur  de  l'homme, 
ils  cherchent  à  fortifier  encore  ses  mauvaises  inclinations. 
Mais  lorsqu'un  homme  est  parvenu  à  se  corriger  entière- 
ment d'un  vice,  il  peut  alors  chasser  des  possédés  le  dé- 
mon qui  a  un  rapport  particulier  avec  celui-ci.  Les  démons 
d'un  ordre  inférieur  sont  chassés  par  ceux  qui  sont  fermes 
dans  la  foi,  et  les  démons  supérieurs  par  les  hommes 
humbles.  On  amena  un  jour  à  saint  Antoine  un  jeune 
homme  possédé  par  un  esprit  des  plus  terribles ,  qui  blas- 
phémait et  maudissait  Dieu.  Dès  que  le  saint  l'aperçut,  il 
dit  à  ceux  qui  l'amenaient  :  «  Ce  n'est  pas  là  mon  affaire; 
«  je  n'ai  aucun  pouvoir  contre  ce  genre  de  démons  :  cette 
«  grâce  est  réservée  à  Paul  le  Simple.  »  Il  les  conduisit 
à  celui-ci.  Paul,  ayant  prié,  ordonna  à  l'esprit  impur,  au 
nom  de  saint  Antoine,  de  se  retirer  ;  mais  il  répondit  qu'il 
n'en  ferait  rien.  Paul  répéta  son  premier  commande- 
ment; et  le  <:lémon  lui  répondit  par  des  injures  contre  lui 
et  saint  Antoine.  Le  saint  vieillard  lui  dit  alors  :  «  Ou  tu 
sortiras ,  ou  je  vais  le  dire  à  Notre-Seigneur  qui  te  fera 
bien  partir.  »  Le  démon  s'opiniâtrant  à  rester,  Paul  sortit 


58  LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DÉSERT. 

de  sa  cellule,  en  plein  midi^  sous  un  ciel  brûlant;  et,  se 
tenant  debout  comme  une  colonne,  il  dit  à  Dieu  qu'il  ne 
bougerait  pas  et  qu'il  ne  prendrait  aucune  nourriture  ni 
aucun  breuvage  jusqu'à  ce  qu'il  eût  chassé  ce  démon.  A 
peine  avait-il  fini  que  celui-ci  s'écria  :  «  Je  pars,  je  pars, 
«  car  je  souffre  violence;  je  pars  pour  ne  plus  revenir.  » 
[Vie  de  saint  Paul  le  Simple,  7  mars.) 

On  amena  un  jour  à  saint  Macaire  d'Egypte  un  jeune 
homme  possédé,  qui,  après  avoir  mangé  et  bu  considéra- 
blement, rejetait  aussitôt  en  fumée  tout  ce  qu'il  avait  pris  : 
car  son  démon  consumait  son  intérieur  de  telles  ardeurs 
que  tout  ce  qu'il  prenait  semblait  se  dissiper  en  flammes. 
Le  saint  pria  sur  lui ,  et  demanda  à  la  mère  combien  elle 
voulait  que  son  fils  mangeât  à  l'avenir.  La  mère  répondit 
dans  son  trouble  :  Dix  livres  de  pain.  Macaire  lui  en  fit  un 
reproche,  réduisit  la  mesure  à  trois  livres,  et  pria  pendant 
sept  jours,  après  lesquels  le  malade  fut  guéri.  On  amena  à 
l'autre  Macaire,  celui  d'Alexandrie,  en  présence  de  Pal- 
lade,  un  autre  jeune  homme  possédé  du  démon.  Le  saint 
lui  posa  une  main  sur  la  tête  et  l'autre  sur  le  cœur,  et  se 
mit  à  prier  jusqu'à  ce  qu'il  le  vît  s'élever  en  l'air.  L'eftfant 
enfla  comme  une  outre,  et  il  sortit  aussitôt  une  grande 
quantité  d'eau  de  toutes  les  parties  de  son  corps,  qui 
reprit  ensuite  son  ancienne  dimension.  Le  saint  l'oignit 
avec  de  l'huile  bénite,  et  le  rendit  guéri  à  son  père,  avec 
défense  cependant  de  prendre  ni  viande  ni  vin  pendant 
quarante  jours  {Vie  de  saint  Macaire  d'Alexandrie,  i  i  jan- 
vier). 

Saint  Jérôme  raconte,  dans  la  Vie  de  sainte  Paule,  que, 
visitant  les  lieux  saints,  elle  vint  à  Sébaste,  l'ancienne Sa- 
marie,  où  étaient  les  tombeaux  des  prophètes  Abdias  et 


LA    MYSTIQUE    DANS    LE    DESERT.  59 

Elisée  et  celui  de  Jean-Baptiste.  Là  elle  fut  témoin  d'une 
multitude  innombrable  de  miracles.  Elle  vit  des  possédés 
tourmentés  outre  mesure  par  les  démons,  aboyant  comme 
des  chiens,  sifflant  comme  des  serpents,  hurlant  comme 
des  loups  ou  des  lions,  tournant  la  tête  sens  devant  der- 
rière, ou  la  courbant  jusqu'à  terre.  Le  même  Père  raconte, 
dans  la  vie  de  saint  Hilarion,  qu'un  homme  riche  d'Haela, 
sur  la  mer  Rouge,  était  possédé  d'une  légion  de  diables, 
dont  la  présence  s'annonçait  par  des  voix  différentes  et  tu- 
multueuses que  l'on  entendait  sortir  de  sa  bouche.  Il  fut 
guéri  parle  saint.  Les  solitaires  eux-mêmes  n'étaient  point 
exempts  de  ce  mal.  L'histoire  raconte  que  l'abbé  Moïse  fut 
possédé  par  le  démon,  à  cause  d'une  seule  parole  incon- 
venante, et  qu'il  mangeait  ses  ordures.  Et  l'abbé  Sérapion 
s' étant  déchargé  d'un  çéché  qu'il  avait  commis,  le  diable 
sortit  de  lui  sous  la  forme  d'une  flamme  qui  rempht  sa 
cellule  d'une  odeur  de  soufre. 

Nous  ne  devons  donc  pas  être  étonnés  de  voir  se  pro-  De  l'extase, 
duire  en  partie  dans  le  désert  les  phénomènes  merveilleux 
que  la  mystique  a  constatés  dans  les  siècles  suivants.  Ainsi, 
les  ravissements  étaient  très -fréquents  chez  les  solitaires. 
On  raconte  de  l'abbé  Sisoïs  qu'il  était  ravi  en  extase  dès 
qu'il  levait  les  mains  dans  la  prière.  Aussi,  lorsqu'il  priait 
avec  quelques  frères,  il  laissait  tomber  ses  mains  pour 
éviter  l'extase.  On  raconte  de  saint  Macaire  d'Egypte  qu'il 
était  presque  toujours  en  extase,  et  qu'il  conversait  ainsi 
avec  Dieu  pendant  la  plus  grande  partie  de  la  journée.  Un 
disciple  de  Sylvain  anachorète,  étant  venu  un  jour  le  voir, 
le  trouva  dans  un  ravissement.  Il  revint  six  heures,  neuf 
heures  et  dix  heures  après,  et  le  trouva  toujours  dans  le 
même  état.  Enfin,  revenu  à  lui,  le  saint  lui  dit  qu'il  avait 


60  LA    MYSTIQUE    DAISS    LE    DÉSERT. 

VU  la  gloire  de  Dieu.  On  raconte  de  saint  Arsène  que  tous 
les  samedis  le  soleil ,  en  se  couchant,  le  laissait  en  prière, 
et  qu'il  tenait  ses  mains  élevées  vers  le  ciel,  en  continuant 
de  prier,  jusqu'à  ce  que  le  soleil,  en  se  levant,  lui  donnât 
sur  le  visage;  et  il  avait  coutume  alors  de  s'asseoir  pour 
se  reposer  un  peu.  Sa  prière  était  si  efficace  qu'un  frère  le 
vit  un  jour  par  la  fenêtre  de  sa  cellule,  debout,  entouré  de 
flammes.  L'abbé  Lot  demandait  un  jour  à  l'abbé  Joseph 
comment  il  devait  régler  sa  vie.  Celui-ci  se  leva,  étendit 
ses  mains  vers  le  ciel,  et  ses  doigts  parurent  aussitôt  en- 
flammés, comme  dix  lampes  qui  brûlent.  Il  dit  ensuite  à 
Lot  :  (c  Vous  pouvez  par  la  prière,  si  vous  le  voulez,  deve- 
«  nir  tout  embrasé.  »  Souvent  il  sortait  aussi  de  la  bouche 
de  ceux  qui  priaient  des  flammes  qui  montaient  vers  le 
ciel. 

L'extase  des  pères  du  désert  était  unie  bien  souvent  aux 
visions.  Saint  Antoine,  par  exemple,  lorsqu'il  voulait  sa- 
voir quelque  chose  qu'il  ignorait,  n'avait  qu'à  prier  Dieu  : 
eUe  lui  était  aussitôt  révélée.  Un  jour  donc,  les  frères 
l'ayant  interrogé  sur  l'état  de  l'âme  après  la  mort,  il  en- 
tendit pendant  la  nuit  une  voix  qui  lui  cria  :  «  Antoine, 
lève-toi,  sors  et  regarde.  »  Il  sortit  dehors  ;  et  comme 
il  regardait  le  ciel,  il  vit  une  forme  gigantesque  qui  s'éle- 
vait jusqu'aux  nues,  puis  des  âmes  ailées  qui  voulaient 
monter  vers  le  ciel;  mais  le  fantôme,  étendant  le  bras, 
cherchait  à  les  en  empêcher.  Celle  qu'il  prenait,  iï  les  re- 
jetait vers  la  terre;  les  autres,  lui  échappant,  volaient  vers 
le  ciel.  Il  comprit  qu'il  s'agissait  de  l'ascension  et  de  l'a- 
baissement des  âmes. 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS.  61 

CHAPITRE   IV 

La  mystique  considérée  dans  les  martyrs.  De  leur  impassibilité. 
Du  don  de  prophétie.  Des  visions.  Sainte  Perpétue. 

Pendant  que  les  anachorètes  du  désert,  environnés  de 
toutes  les  horreurs  de  la  nature,  s'exerçaient  à  lutter  contre 
elle,  selon  l'esprit  du  christianisme,  les  chrétiens  qui 
étaient  restés  dans  le  monde  n'avaient  pas  des  combats 
moins  rudes  à  soutenir;  car  l'Église,  fondée  dans  la  pau- 
vreté, la  persécution,  la  lutte  et  la  mort,  devait  se  propa- 
ger et  s'affermir  de  la  même  manière.  Le  paganisme,  par- 
tagé en  deux  sectes  principales:  les  épicuriens,  esclaves  des 
sens,  et  les  stoïciens,  enflés  d'un  faux  orgueil  ;  afin  d'étouf- 
fer dans  son  germe  la  nouvelle  doctrine,  avait  fait  alliance 
avec  la  politique  des  empereurs  romains.  Rome,  après 
s'être  enivrée  d'abord  du  sang  des  peuples  qu'elle  avait 
conquis,  puis  du  sang  de  ses  enfants  dans  les  guerres 
civiles  qui  l'avaient  divisée,  et  enfin  de  celui  des  gladia- 
teurs et  des  animaux  dans  les  amphithéâtres,  n'était  pas  en- 
core rassasiée  :  il  lui  fallait  un  sang  plus  précieux ,  celui 
des  chrétiens.  Il  fut  donc  convenu  que  l'on  exigerait  de 
ceux-ci  qu'ils  sacrifiassent  aux  dieux,  et  qu'ils  jurassent 
par  le  génie  de  l'empereur.  S'ils  refusaient  ce  qu'on  leur  de- 
mandait, le  tigre  se  jetait  sur  sa  victime;  et  les  malheureux 
étaient  livrés  à  tous  les  supplices  que  pouvaient  inventer  la 
fureur  et  la  cruauté  d'un  peuple  qui  avait  pris  le  goût  du 
sang  et  qu'excitaient  encore  les  calomnies  répandues 
contre  les  chrétiens.  Ni  la  considération,  ni  l'âge,  ni  le 
sexe  ne  pouvaient  protéger  les  disciples  du  Christ;  et  leurs 
bourreaux  ne  savaient  qu'inventer  afin  d'assouvir  leur 

2* 


62  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

haine  et  leur  mépris  pour  eux.  On  les  étendait  sur  des 
roues  5  on  brisait  leurs  membres  j  on  leur  brûlait  les  flancs 
avec  des  flambeaux  allumés^  ou  on  leur  enfonçait  dans  la 
chair  des  ongles  de  fer;  on  leur  pressait  le  corps  avec  des 
chaînes  qui  leur  brisaient  les  os;  on  leur  perçait  les 
yeux  avec  des  roseaux  pointus;  on  leur  enfonçait  des 
clous  dans  les  pieds  et  des  pinces  brûlantes  dans  les  mollets; 
de  sorte  que  leur  corps ,  après  avoir  été  soumis  pendant 
tout  le  jour  aux  tortures  les  plus  atroces,  n'était  plus- 
qu'une  plaie.  C'est  à  peine  s'ils  gardaient  la  forme  hu- 
maine :  et  les  bourreaux  ne  pouvaient  comprendre  qu'ils 
eussent  encore  un  souffle  de  vie.  C'est  après  tous  ces  pré- 
paratifs qu'on  les  conduisait  à  la  mort,  qu'on  les  livrait 
aux  bêtes,  qu'on  les  écorchait  vifs,  qu'on  les  faisait  brû- 
ler à  petit  feu  sur  des  chaises  de  fer  embrasées;  qu'on  les 
mettait  dans  le  feu ,  enveloppés  d'une  toile  enduite  d'huile; 
qu'on  les  jetait  dans  des  fours  allumés,  ou  qu'on  les  noyait 
dans  l'eau  liés  deux  à  deux,  comme  on  a  fait  de  nos  jours 
dans  les  noyades.  La  mort  la  plus  douce  était  ceUe  du 
glaive. 

Neuf  persécutions  s'étaient  ainsi  élevées  coup  sur  coup 
contre  l'Église,  toujours  plus  terribles  et  plus  violentes. 
Enfin,  vers  le  déclin  du  ni*  siècle,  l'enfer  sembla  vouloir 
tenter  un  dernier  effort  ;  et  pendant  dix  ans  une  horrible 
boucherie  ensanglanta  sans  interruption  le  monde  romain. 
En  Phrygie,  une  viUe  tout  entière,  composée  de  chré- 
tiens, fut  détruite  par  les  flammes  avec  tous  ses  habitants. 
Mais  les  persécuteurs  furent  enfin  obligés  de  s'avouer  vain- 
cus par  l'héroïsme  de  leurs  victimes.  Ce  terrorisme  avait 
excité  l'horreur  des  païens  eux-mêmes;  et  lorsque  après  un 
carnage  affreux  à  Césarée,  par  un  temps  clair  et  serein 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS.  63 

et  sans  qu'il  fût  tombé  ni  pluie  ni  rosée,  les  colonnes  qui 
soutenaient  le  portique  de  la  ville  devinrent  humides,  et  que 
les  rues  et  les  places  parurent  comme  trempées  par  la  pluie, 
on  disait  que  la  terre  avait  verse  des  larmes,  parce  qu'elle 
ne  pouvait  supporter  plus  longtemps  de  telles  horreurs, 
et  qu'elle  avait  voulu  par  là  amollir  le  cœur  des  hommes. 
Enfin  le  christianisme  vainquit,  et  un  empereur  chrétien 
monta  sur  le  trône  des  Césars.  Le  temps  de  la  terreur  était 
passé  ;  et  ces  monstres  de  perversité,  que  la  nature  humaine 
renferme  dans  ses  profondeurs,  furent  replongés  dans 
l'abîme. 

Il  était  impossible  que  les  martyrs  ne  participassent  pas  De  Timpas- 
aux  grâces  et  aux  privilèges  dont  Dieu  favorisait  les  soU-  martyrs, 
taires  du  désert;  car  Celui  pour  qui  ils  combattaient  et 
mouraient  ne  pouvait  manquer  de  les  assister  de  son  se- 
cours. Si  les  anachorètes,  disputant  pas  à  pas  le  terrain 
au  paganisme  de  la  chair,  obtenaient  de  Dieu  ces  faveurs 
peu  à  peu  et  selon  la  mesure  de  leurs  progrès  dans  la  vie 
ascétique ,  les  martyrs  devaient  les  recevoir  tout  à  coup 
et  sans  y  avoir  été  préparés.  Au  milieu  des  tortures  et  des 
supplices,  la  puissance  de  la  chair  et  du  sang  était  brisée 
subitement  chez  eux.  L'âme,  ou  Xapsuché,  dégagée  de  son 
enveloppe,  se  trouvait  élevée  subitement  jusqu'au  faîte  de 
la  vie  ascétique;  et  l'éclat  dont  elle  était  illuminée  rejail- 
lissait sur  le  corps,  et  finissait  souvent  par  le  rendre  insen- 
sible à  la  douleur.  Lorsque  les  premières  souffrances  étaient 
passées,  il  survenait  bien  souvent  dans  ces  héros  chrétiens 
des  états  extatiques,  où  l'aiguillon  de  la  douleur  était 
émoussé  et  où  d' ineffables  consolations  inondaient  leur  âme . 
Il  n'était  pas  rare  de  les  voir  calmes  et  paisibles  au  miheu 
des  tourments  les  plus  atroces  sans  qu'une  seule  plainte 


64'  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

s'échappât  de  leurs  lèvres ,  ou  de  les  entendre  parler  des 
choses  divinesd'une  manière  merveilleuse.  Ce  que  dit  sainte 
Félicité  dans  sa  prison  exprime  très-bien  la  cause  de  cette 
patience  héroïque.  Surprise  par  les  douleurs  de  l'enfante- 
ment, elle  se  mit  à  crier.  «  Comment,  lui  dit  le  geôher, 
«  supporteras -tu  des  douleurs  bien  plus  grandes  si  tu  as 
«  tant  de  peine  à  endurer  celles-ci?  — Cette  douleur,  ré- 
«  pondit -elle,  est  à  moi;  l'autre  sera  celle  du  Seigneur, 
«  et  il  m'aidera  à  la  porter.  »  Sa  confiance  ne  fut  pas 
trompée. 

Lorsqu'on  appliqua  une  seconde  fois  la  torture,  après 
deux  jours  de  répit,  au  martyr  Sanctius,  dont  le  corps 
avait  été  tout  défiguré  par  la  première,  on  ne  croyait  pas 
qu'il  pût  supporter  cette  seconde  épreuve.  Mais  il  se  sentit 
tout  à  coup  rempli  d'une  force  supérieure,  et  reprit  sa 
première  forme  et  l'usage  de  ses  membres,  comme  si  cette 
seconde  torture  l'eût  guéri  de  la  première.  Nous  lisons 
dans  la  lettre  de  l'Église  de  Smyrne  sur  le  martyre  de  saint 
Polycarpe  ces  paroles  :  «  Pour  un  grand  nombre  de  mar- 
«  tyrs,  les  fouets,  la  torture,  les  flammes  semblaient  douces 
«  et  agréables.  Us  ne  laissaient  pas  échapper  un  seul  sou- 
«  pir  pendant  que  le  sang  ruisselait  de  tous  leurs  mem- 
«  bres ,  que  leur  corps  déchiré  et  ouvert  laissait  aperce- 
«  voir  leurs  entrailles,  et  que  le  peuple  lui-même  ne 
«  pouvait  retenir  ses  larmes  à  un  tel  spectacle.  C'est  que 
«  le  Seigneur,  qui  veille  sur  les  âmes  et  les  protège,  par- 
«  lait  avec  eux ,  adoucissait  leurs  maux ,  et  leur  mettait 
«  devant  les  yeux  la  couronne  céleste  qui  devait  récom- 
«  penser  leur  patience.  »  C'est  pour  cela  que  le  martyr 
saint  Victor  encourageait  ses  compagnons  en  leur  rappe- 
lant ce  qu'il  avait  éprouvé  lui-même.  «  Au  milieu  des 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS.  65 

«  tourments  les  plus  cruels,  leur  disait- il,  j'ai  invoqué. 
«  par  mes  prières  et  mes  larmes,  le  Seigneur  miséricor- 
«  dieux;  et  voilà  que  tout  à  coup  je  l'ai  vu  portant  dans 
«  sa  main  le  signe  céleste  de  notre  rédemption  ;  et  il  m'a 
«  dit  :  Que  la  paix  soit  avec  toi,  Victor.  Ne  crains  rien,  je 
«  suis  Jésus ,  et  c'est  moi  qui  envoie  la  confusion  et  les 
«  supplices  âmes  saints.  Cette  voix  a  versé  dans  mon  âme 
{(  une  telle  force  que  tous  les  tourments  ne  me  paraissaient 
«  plus  rien.  »  C'est  pour  cela  que  le  martyr  Flavien  de- 
mandant à  saint  Cyprien  si  le  coup  de  la  mort  était  très- 
douloureux,  celui-ci  lui  répondit  :  «  Le  corps  ne  sent  rien, 
quand  l'àme  s'est  donnée  toute  à  Dieu.  »  Nous  ne  devrons 
donc  pas  nous  étonner  de  trouver  dans  les  actes  de  la  per- 
sécution de  Dioctétien  que,  bien  souvent,  les  martyrs,  les 
femmes  elles-mêmes,  inondés  d'une  joie  ineffable  et  divine, 
se  précipitaient  dans  les  bûchers  enflammés.  Bien  souvent 
aussi,  les  éléments  et  les  animaux  sauvages,  reconnaissant 
dans  les  martyrs  leurs  maîtres,  n'osaient  les  attaquer. 
Lorsqu'on  alluma  sous  le  corps  de  saint  Polycarpe  le  feu 
du  bûcher,  les  flammes  se  recourbant  formèrent  un  arc 
au-dessus  de  lui;  de  sorte  qu'aucun  de  ses  membres  ne 
fut  endommagé.  Son  corps  apparut  à  tous  avec  un  éclat 
merveilleux;  il  avait  la  couleur  d'un  pain  rôti  ou  celle  de 
l'or,  et  répandait  une  odeur  délicieuse.  Il  fallut  enfin  le 
percer  d'une  lance,  et  son  sang,  en  coulant,  éteignit  les 
flammes. 

Le  saint  martyr  Pion  parut,  après  sa  mort ,  comme  s'il 
eût  reçu  de  nouveaux  membres.  Ses  cheveux  étaient  plus 
beaux,  sa  barbe  était  florissante;  et  il  avait  l'apparence 
d'un  jeune  homme,  car  le  feu  avait  rajeuni  son  corps.  Une 
grâce  merveilleuse  respirait  sur  tous  ses  traits  ;  de  sorte 


on  I.A    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

qu'il  étail  un  e^ujet  de  confiance  et  d'admiration  pour  les 
chrétiens  et  d'eflroi  pour  les  païens.  L'eau  ^  de  même  que 
le  feu ,  se  montrait  rebelle  quelquefois  à  la  cruauté  des 
persécuteurs,  et  l'on  vit^  par  exemple,  la  mer  rejeter, 
près  de  Césaj'ée,  au  milieu  d'agitations  violentes,  le  corps 
de  saint  Appien.  Les  bétes  les  plus  féroces,  saisies  de  res- 
pect devant  les  martyrs,  n'osaient  toucher  leur  corps,  et 
se  retournaient  quelquefois  contre  les  bourreaux.  D'autres 
fois  elles  se  précipitaient  sur  ces  généreux  confesseurs; 
mais ,  arrêtées  tout  à  coup  comme  par  une  force  divine , 
elles  reculaient;  de  sorte  qu'il  fallait  les  lâcher  deux  ou  trois 
fois  de  suite,  et  les  exciter  à  mordre,  avec  le  fer  et  le  feu. 
Encore  ne  pouvait -on  pas  toujours  y  réussir,  et  il  fallait 
trancher  par  le  glaive  une  vie  que  les  animaux  les  plus 
cruels  s'obstinaient  à  ménager.  C'est  ce  qui  arriva,  d'après 
l'épître  de  l'Église  devienne,  aux  martyrs  de  Lyon.  Blan- 
dine  resta  tout  le  jour  attachée  à  un  poteau,  au  milieu  des 
betes,  sans  qu'aucune  osât  toucher  son  corps.  Des  chaises 
embrasées  sur  lesquelles  on  faisait  rôtir  à  petit  feu  les 
martyrs  s'échappaient  une  odeur  insupportable  pour  les 
païens  et  délicieuse  pour  les  chrétiens. 
Du  don  (le      Souvent  aussi  les  martyrs  étaient  favorisés  du  don  de 

prophétie  :  prophétie  OU  de  visions  merveilleuses.  Pendant  que  saint 
des  visions. 

Laurent  était  étendu  sur  un  gril,  son  visage  parut  aux  frères 

environné  de  lumière,  et  il  prédit  l'avenir  du  christianisme 
à  Rome  et  la  venue  d'un  empereur  chrétien  qui  fermerait 
les  temples  des  dieux.  Nous  lisons  dans  la  vie  de  saint 
Cyprien ,  écrite  par  Ponce,  son  diacre,  que  quelque  temps 
avant  sa  mort  il  eut  une  vision  où  Dieu  lui  révéla  son  mar- 
tyre et  les  circonstances  principales  de  sa  condamnation. 
Saint  l»ion,  étant  en  prière  dans  sa  prison,  vit  qu'il  serai 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS.  67 

pris  le  lendemain  avec  les  siens  ;  et  lorsque  le  moment  fut 
arrivé  il  se  mit  une  corde  au  cou ,  afin  que  les  bourreaux 
le  trouvassent  déjà  lié  quand  ils  viendraient  le  chercher. 
Saint  Marien,  qui  souffrit  le  martyre  en  Numidie  avec  saint 
Jacques,  vers  le  milieu  du  ni*'  siècle,  vit  un  trône  écla- 
tant de  blancheur,  sur  lequel  était  assis  un  juge.  Vis-à-vis 
était  un  théâtre  pour  les  confesseurs  qui  devaient  être  jugés. 
Une  voix  forte  crie  :  Amenez  Marien.  11  monte  sur  la 
tribune.  Cyprien,  assis  à  la  droite  du  juge,  lui  dit  en  sou- 
riant: Viens  l'asseoir  près  de  moi.  11  s'assied;  les  autres 
confesseurs  sont  interrogés.  Le  juge  se  lève,  et  on  l'a- 
mène à  son  tribunal.  Le  chemin  qui  y  mène  traverse  des 
prairies  délicieuses  plantées  de  cyprès  et  de  pins;  au  milieu 
est  une  source  dont  l'eau  se  partage  en  plusieurs  ruis- 
seaux. Cyprien  prend  une  coupe,  la  rempUt  de  l'eau  de  la 
source ,  et,  après  avoir  bu,  la  remplit  une  seconde  fois  et 
la  présente  à  son  compagnon.  Celui-ci  boit  avec  plaisir, 
rend  grâces  à  Dieu  et  se  réveille.  Jacques,  son  compa- 
gnon, a  une  vision  semblable  le  même  jour.  Il  voit  un 
jeune  homme  d'une  taille  et  d'une  force  extraordinaire, 
dont  le  manteau  brille  d'une  telle  lumière  que  les  yeux 
n'en  peuvent  supporter  l'éclat;  sa  tète  est  au-dessus  des 
nuages,  et  ses  pieds  ne  touchent  pas  la  terre.  Ce  géant  lui 
jette  deux  ceintures  de  pourpre,  une  pour  lui  et  l'autre 
pour  son  compagnon,  en  leur  disant:  Suivez -moi  promp- 
lement. 

D'autres  voient  les  martyrs  déjà  glorifiés  célébrer  dans 
hi  ciel  l'éternel  festin.  Un  enfant,  portant  à  la  main  une 
branche  de  palmier  et  sur  la  tète  une  couronne  de  roses, 
salue  les  confesseurs  qui  vont  bientôt  être  couronnés  à  leur 
tour,  et  leur  dit:  Demain,  vous  célébrerez  avec  nous  le  fes- 


68  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

tin  céleste.  D'autres  fois,  un  jeune  homme  vient  visiter  les 
prisonniers  épuisés  par  la  faim.  Il  porte  en  chaque  main 
une  coupe  de  lait,  et  la  leur  présente  à  boire  sans  que  la 
liqueur  qu'elle  contient  diminue.  Monlan  et  Julien  ont  une 
dispute  dans  leur  prison.  La  nuit  suivante,  Montan,  dans 
une  vision,  arrive  avec  ses  compagnons  en  un  lieu  très- 
clair.  Ses  habits  deviennent  blancs  ;  sa  chair  reçoit  un  éclat 
merveilleux,  et  devient  tellement  diaphane  que  l'on  peut 
apercevoir  à  travers  les  mouvements  les  plus  intimes  du 
cœur.  Il  aperçoit  sur  sa  poitrine  quelques  taches,  et  com- 
prend qu'elles  viennent  de  la  dispute  qu'il  a  eue  avec 
Julien. 
Sainte  Per-  Une  des  histoires  les  plus  remarquables  en  ce  genre  est 
celle  de  sainte  Perpétue;  car  c'est  elle-même  qui  l'a  écrite 
dans  sa  prison ,  et  ses  actes ,  confirmés  par  le  témoignage 
des  contemporains,  ont  été  autorisés  solennellement  par 
l'ÉgHse,  qui  les  faisait  lire  dans  les  assemblées  des  fidèles. 
Enfin,  pour  que  rien  ne  manquât  à  leur  authenticité,  Dieu 
a  permis  que  saint  Augustin  les  confirmât  encore  par  les 
sermons  qu'il  a  prêches  plusieurs  fois  pour  la  fête  de  cette 
sainte.  Née  vers  la  fin  du  n*"  siècle,  dans  un  des  faubourgs 
de  Carthage,  d'une  famille  noble,  elle  fut  mariée  en  202 , 
à  l'âge  de  vingt-deux  ans;  et  elle  nourrissait  un  enfant 
lorsque  la  persécution  éclata  sous  Géta,  Elle  avait  encore 
ses  parents  et  un  frère  ;  un  autre  était  mort.  Son  père  fit 
tout  ce  qu'il  put  pour  la  détourner  de  recevoir  le  baptême , 
mais  rien  ne  put  l'arrêter.  A  peine  devenue  chrétienne, 
elle  est  prise  et  jetée  en  prison.  Là  elle  souffre  d'une  ma- 
nière affreuse  de  la  chaleur  ;  son  enfant  va  mourir  sur  son 
sein ,  lorsque  enfin  son  frère  obtient  pour  elle,  à  prix  d'ar- 
gent, une  plus  grande  liberté.  Il  lui  dit  ensuite  :  «  Tu  es 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS.  69 

«  déjà  assez  avancée  dans  la  grâce  pour  demander  à  Dieu 
«  qu'il  te  révèle  si  nous  souffrirons  le  martyre  ou  si  nous 
a  serons  délivrés,  w  Elle  se  met  en  prière,  et  voit  une 
échelle  d'or  qui  allait  jusqu'au  ciel,  mais  si  étroite  qu'une 
seule  personne  pouvait  monter  à  la  fois.  Il  y  avait  à  côté 
de  cette  échelle  des  épées,  des  lances,  des  crochets  et  des 
pioches  ;  de  sorte  que,  si  l'on  tardait  à  monter  et  si  l'on  ne 
regardait  toujours  en  haut,  on  était  blessé  et  déchiré  par 
ces  instruments  de  supplice.  Au  bas  de  l'échelle  était  un 
énorme  dragon  qui  tendait  des  pièges  à  ceux  qui  mon- 
taient, et  cherchait  à  les  effrayer.  Satur,  qui  n'était  pas 
encore  prisonnier,  mais  qui  plus  tard  se  livra  aux  persé- 
cuteurs, monte  le  premier.  Arrivé  en  haut,  il  se  tourne 
vers  ceux  qui  le  regardaient  en  disant  ;  «  Perpétue,  je 
t'attends;  mais  prends  garde  que  le  dragon  ne  te  dévore.» 
«  Il  ne  me  fera  pas  de  mal ,  au  nom  du  Seigneur,  »  ré- 
pond-elle. Le  monstre  se  lève  lentement,  comme  s'il  crai- 
gnait la  sainte.  Mais  elle,  montant  le  premier  degré  de 
l'échelle,  lui  met  le  pied  sur  la  tête,  et  monte  courageu- 
sement les  autres  degrés.  Arrivée  en  haut,  elle  aperçoit 
un  jardin  immense,  et  au  milieu  un  vieillard  vêtu  comme 
un  berger.  Il  était  grand;  il  était  occupé  à  traire  ses  bre- 
bis, et  autour  de  lui  étaient  debout  plusieurs  milliers  de 
personnes  vêtues  de  blanc.  Il  lève  la  tête,  et,  la  regardant, 
il  lui  dit  :  Salut,  ma  fille.  Puis  il  l'appelle  à  lui,  et  lui 
donne  un  petit  morceau  du  fromage  qu'il  venait  de  fafre. 
Elle  le  prend,  le  mange,  et  tous  s'écrient  :  Amen.  Elle 
s'éveille,  en  entendant  cette  parole,  avec  le  goût  d'un 
mets  délicieux.  Elle  raconte  à  son  frère  sa  vision,  et  tous 
les  deux  reconnaissent  que  leur  mort  approche. 

Ils  ne  s'étaient  pas  trompés;  car  quelques  jours  après 


70  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

ils  sont  interrogés,  et  condamnés  à  être  livrés  aux  bêtes. 
Mais  bientôt  elle  a  une  seconde  vision.  Pendant  qu'elle 
prie ,  elle  se  rappelle  tout  à  coup  son  frère  défunt ,  Dino- 
crate ,  et  elle  implore  pour  lui  le  Seigneur.  La  nuit  sui- 
vante, elle  le  voit  venir  d'un  lieu  obscur  où  beaucoup 
d'autres  étaient  avec  lui.  Il  paraissait  dévoré  de  soif;  son 
visage  était  défiguré  par  un  cancer  dont  il  était  mort  à 
l'âge  de  sept  ans.  Entre  elle  et  lui  était  un  grand  espace 
qui  les  empêchait  de  se  réunir.  Dans  le  lieu  où  était  Dino- 
crate  il  y  avait  un  étang  plein  d'eau ,  mais  dont  les  bords 
étaient  plus  hauts  que  lui.  Il  s'étendait  comme  pour  boire. 
A  ce  moment  Perpétue  se  réveille  :  elle  comprend  que 
son  frère  souffre,  mais  elle  espère  le  secourir  par  ses 
prières,  et  elle  prie  jour  et  nuit  pour  lui  avec  une  grande 
abondance  de  larmes.  Elle  a  une  nouvelle  vision  :  le  lieu 
qui  lui  avait  paru  d'abord  obscur  est  clair  maintenant; 
le  corps  de  son  frère  est  pur,  propre  et  bien  vêtu  ;  il  n'y 
a  plus  qu'une  légère  cicatrice  au  visage.  Le  bord  de  l'é- 
tang est  plus  bas  et  ne  va  plus  qu'au  milieu  du  corps  de 
Dinocrate.  Celui-ci  prend  une  coupe  qui  était  sur  le  ri- 
vage, la  remplit  d'eau,  et  se  met  à  boire  sans  que  la  coupe 
diminue.  Puis  il  sort  de  l'eau  pour  aller  jouer  à  la  ma- 
nière des  enfants.  Perpétue  se  réveille,  et  reconnaît  que 
son  frère  ne  souffre  plus. 

La  veille  du  combat,  elle  a  une  troisième  vision.  Elle 
voie  le  diacre  Pomponius  sous  un  manteau  blanc  auquel 
pendaient  des  sonnettes.  Il  frappe  à  la  porte  de  la  prison,  et 
il  dit  à  Perpétue  :  Viens,  nous  t'attendons.  Il  la  conduit 
par  la  main  à  travers  des  sentiers  pénibles  et  raboteux. 
Arrivée  à  l'amphithéâtre,  elle  se  sent  tout  épuisée.  Le 
diacre  la  conduit  au  milieu  de  l'arène,  et  lui  dit  :  Ne  crains 


LA    MYSTIQUE    DANS   LES    MARTYRS.  7  1 

rien,  je  suis  avec  toi  et  je  t'aiderai.  Cela  dit,  il  disparaît. 
Perpétue  aperçoit  autour  d'elle  une  foule  immense,  et  s'é- 
tonne de  ne  voir  arriver  encore  aucune  bête.  Elle  voit 
venir  vers  elle  un  Égyptien  de  sauvage  apparence ,  qui  se 
prépare  à  lutter  contre  elle  avec  ses  aides.  Elle,  de  son  côté^ 
est  secourue  par  deux  jeunes  gens.  On  lui  ôte  ses  vête- 
ments; on  oint  son  corps  de  l'huile  des  athlètes;  pendant 
ce  temps-là,  l'Égyptien  se  rpule  dans  le  sable.  Bientôt  se 
présente  un  homme  d'une  telle  taille  qu'il  s'élève  au-des- 
sus de  l'amphithéâtre.  Son  manteau  est  magnifique  et 
garni  de  clochettes  d'or  et  d'argent.  Il  porte  un  bâton 
comme  un  héraut  d'armes  et  une  branche  avec  des 
pommes  d'or.  Après  avloir  commandé  le  silence,  il  dit  : 
Si  l'Égyptien  est  plus  fort  que  cette  femme,  il  la  tuera  avec 
le  glaive;  mais  s'il  est  vaincu,  elle  aura  ce  rameau  pour 
récompense.  Il  se  retire,  et  la  lutte  commence.  Perpétue 
remporte  la  victoire  et  écrase  la  tête  de  son  ennemi.  Ses 
patrons  célèbrent  son  triomphe  par  leurs  acclamations. 
Elle  se  dirige  vers  le  héraut,  et  reçoit  la  branche  qu'il 
tient  à  la  main.  Puis  il  lui  donne  un  baiser  en  lui  di- 
sant :  Ma  fille,  que  la  paix  soit  avec  toi.  Elle  se  réveille, 
et  reconnaît  qu'elle  aura  bientôt  à  lutter  non  contre  les 
bêtes,  mais  contre  le  diable,  et  qu'elle  remportera  la  vic- 
toire. 

Telles  sont  les  visions  simples  et  d'une  forme  tout  an- 
tique dont  cette  vierge  fut  favorisée  avant  sa  mort.  Une 
quatrième  vision  fit  connaître  à  saint  Satur,  son  compagnon 
de  captivité,  quel  serait  le  prix  de  la  victoire.  Il  vit  son 
âme  et  celle  des  autres  confesseurs  qui  devaient  soufi'rir 
avec  lui  sortant  de  leurs  corps.  Ils  étaient  portés  vers  l'O- 
rient par  quatre  anges,  non  couchés,  mais  debout,  comme 


72  LA  MYSTIQUE    DANS    LES    MARTYRS. 

s'ils  eussent  monté  une  colline  peu  escarpée.  Il  vit  la  lu- 
mière infinie,  et  Satur  dit  à  Perpétue ,  qui  était  à  côté  de 
lui  :  C'est  là  ce  que  le  Seigneur  nous  a  promis.  Bientôt 
s'ouvre  devant  eux  un  long  espace,  semblable  à  un  jardin 
plein  de  roses  et  de  toutes  sortes  de  fleurs.  Des  arbres  hauts 
comme  des  cyprès  ruisselait  continuellement  sur  la  terre 
une  pluie  de  feuilles  et  de  fleurs.  Là  fls  sont  reçus  par 
quatre  anges  plus  beaux  que  les  autres,  qui  se  disent  :  Les 
voici,  et  qui  leur  rendent  toutes  sortes  d'honneurs.  Avan- 
çant plus  loin ,  ils  trouvent  les  martyrs  qui  les  avaient  pré- 
cédés; elles  anges  les  conduisent  vers  Dieu,  dans  un  lieu 
dont  les  murs  étaient  éclatants  de  lumière  et  à  la  porte  du- 
quel étaient  quatre  anges  vêtus  de  robes  blanches.  Entrés 
dans  ce  heu,  ils  voient  une  lumière  immense,  et  entendent 
des  voix  qui  chantent  en  chœur  :  Saint,  saint,  saint.  Au 
miheu  est  assis  un  vieiflard  d'une  apparence  jeune  encore, 
et  dont  les  cheveux  sont  blancs  comme  la  neige.  Ses  pieds 
sont  couverts;  vingt-quatre  vieillards  se  tiennentàses  côtés, 
et  beaucoup  d'autres  derrière  lui.  Remplis  d'admiration, 
les  saints  martyrs  attendent  au  pied  du  trône.  Les  quatre 
anges  les  soulèvent;  ils  baisent  le  vieillard,  et  les  autres 
leur  disent  :  Attendez.  Puis  ils  leur  donnent  le  baiser  de 
paix,  et  leur  disent  :  Allez  jouer  maintenant.  Satur  dit 
alors  à  Perpétue  :  Tu  as  ce  que  tu  désires.  Elle  lui  répond  : 
Dieu  soit  béni.  Lorsque  j'étais  enfant,  dans  la  chair,  j'étais 
heureuse;  je  le  suis  bien  davantage  maintenant.  L'événe- 
ment justifia  ces  visions.  Satur  fut  renversé  dans  l'arène 
par  un  léopard,  dès  la  pemière  morsure.  Une  vache  fu- 
rieuse enleva  Perpétue  sur  ses  cornes,  et  la  brisa  contre 
terre.  Puis  ils  furent  tous  emportés  et  achevés  par  l'épée 
des  gladiateurs. 


MYSTIQUE   SPÉCULATIVE    DES    PREMIERS    SIECLES.  7  3 

CHAPITRE  V 

La  mystique  spéculative  des  premiers  temps  du  ciiristianisme.  Les  néo- 
platoniciens. Les  livres  de  Denys  l'Aréopagite. 

Pendant  que  la  nouvelle  doctrine  triomphait  ainsi  dans 
ses  martyrs  de  la  rage  de  ses  persécuteurs,  les  païens  éclai- 
rés, désapprouvant  ces  violences  inutiles,  lui  préparaient 
des  luttes  d'un  autre  genre,  qui,  commencées  pendant  la 
persécution,  durèrent  longtemps  après  encore.  Ils  cher- 
chèrent à  opposer  au  christianisme  le  néo -platonisme.  Lesnéo-pla 
Cette  école  avait  été  fondée  à  Alexandrie  par  Ammon  Sa- 
cas,  qui  avait  apostasie  la  foi.  Plotin,  Porphyre  et  Jam- 
blique  lui  avaient  donné  son  développement.  Crysanthe  et 
Plutarque  l'avaient  introduite  à  Athènes  sous  le  règne  de 
Julien,  et  elle  y  avait  fait  de  grands  progrès  par  les  soins 
de  Proclus  et  de  Syrien.  Ici  comme  à  Alexandrie,  elle  s'é- 
tait proposé  pour  but  de  restaurer  le  paganisme ,  et  d'ar- 
rêter les  progrès  du  cliristianisme.  EUe  voulait  fondre  dans 
une  puissante  unité  les  formes  si  diverses  de  l'ancienne 
tradition,  afin  de  pouvoir  l'opposer  ainsi  à  l'unité  de  la 
doctrine  chrétienne.  Mais  il  fallait  avant  tout  trouver  dans 
l'antiquité  un  principe  qui  pût  servir  de  base  à  tout  l'édi- 
fice ;  et  comme  cette  œuvre  était  entreprise  par  des  phi- 
losophes qui  étaient  presque  tous  Grecs  d'origine,  ils 
dm-ent  naturellement  avoir  recours  pour  cela  aux  an- 
ciennes doctrines  d'Orphée,  de  Pythagore  et  de  Platon.  Ces 
doctrines  avaient  eu  leurs  racines  en  Orient;  c'était  donc 
là  qu'ils  devaient  aller  chercher  les  antiques  traditions 
dont  ils  avaient  besoin. 

Ils  firent  entrer  dans  leur  syncrétisme  dogmatique  la 
I.  3 


7  4  MYSTIQUE    SPÉCULATIVE    DES    PREMIERS    SIÈCLES. 

doctrine  de  Zoroastre,  celle  des  Védas ,  les  anciens  oracles 
des  Chaldéens,  la  sagesse  des  Syriens^  d'Hermès  Tris- 
mégiste  et  même  des  peuples  barbares ,  pour  lesquels  ils 
avaient  d'ailleurs  un  si  profond  mépris.  Chaque  école  dut 
ainsi  contribuer  pour  sa  part  à  la  fondation  de  l'école 
nouvelle ,  dont  le  fond  était  une  espèce  de  panthéisme  re- 
ligieux mêlé  de  mysticisme  et  de  théurgie.  L'État  ne  put 
échapper  à  ces  essais  de  rénovation  ;  et  Plotin^  favorisé  en 
cela  par  l'empereur  Gallien^  voulut  offrir  au  monde  ro- 
main le  modèle  d'un  État  aussi  parfait  qu'il  peut  l'être  sur 
la  terre,  tel  que  les  platoniciens,  chassés  d'Athènes,  cru- 
rent le  trouver  plus  tard  en  Perse  à  la  cour  de  Chosroès. 
Cet  État  devait  s'adapter  à  la  république  universelle,  et 
celle-ci  à  l'empire  ou  à  la  cité  de  Dieu,  qui  est  à  la  fois  le 
principe  et  le  but  de  toutes  choses.  L'homme  devait  être 
initié  à  ces  mystères  par  une  vie  pure  et  lumineuse.  L'âme, 
précipitée  dans  un  corps  mortel  pour  s'être  détournée  par 
sa  faute  de  l'être  au  non-être,  ne  pouvait,  d'après  cette 
doctrine,  reconquérir  sa  liberté  qu'en  se  retournant  du 
non-être  vers  l'être.  Huit  degrés  d'initiation  devaient  la 
conduire  successivement  à  l'union  théurgique  avec  la  Divi- 
nité. Le  fond  de  cette  doctrine,  on  le  voit,  est  le  même 
que  celui  du  panthéisme  de  nos  jours.  Alors,  comme  au- 
jourd'hui, les  esprits  négatifs  étaient  partagés  au  point  de 
vue  moral  en  deux  sectes  principales,  les  épicuriens,  qui 
voulaient  l'émancipation  de  la  chair,  et  les  stoïciens,  qui 
préféraient  celle  de  l'esprit. 

Mais  les  néo-platoniciens  prenaient  la  chose  plus  au  sé- 
rieux; ils  ne  voulaient  pas  rester  en  arrière  des  chrétiens 
d'alors;  et  c'est  pour  cela  que  nous  voyons  les  chefs  de 
cette  école  pratiquer  une  sorte  d'ascétisme  philosophique. 


MYSTIQUE   SPÉCULATIVE    DES    PREMIERS   SIÈCLES.  7a 

mener  une  vie  austère ,  garder  la  virginité^  s'exercer  aux 
jeûnes  et  à  la  prière.  Ces  pratiques^  entreprises  sérieuse- 
ment, devaient  bientôt  les  transporter  dans  les  régions  de 
la  mystique ,  et  développer  dans  les  natures  déjà  disposées 
d'avance  à  ces  sortes  d'états  tous  les  phénomènes  de  la 
clairvoyance,  qui  étaient  d'ailleurs,  on  le  sait,  très-connus 
dans  l'antiquité.  Ammien  Marcellin  exprime  en  peu  de 
mots  l'opinion  de  son  époque  sur  ces  phénomènes  mysté- 
rieux quand  il  dit  :  «  L'àme  humaine ,  une  fois  enflam- 
«  mée,  prédit  des  choses  divines;  car  le  soleil,  l'intelli- 
«  gence  de  ce  monde,  comme  l'appellent  les  physiciens, 
«  d'où  émanent,  comme  des  étincelles,  les  intelligences 
«  particulières,  éveille  en  celles-ci,  quand  il  les  inonde 
a  de  sa  lumière,  la  vue  de  l'avenir.  Aussi,  les  Sibylles 
{(  disent  que  bien  souvent  elles  se  sentent  embrasées  et 
«  consumées  par  la  violence  des  flammes  qui  s'emparent 
tt  d'elles.  »  Les  oracles  du  paganisme  avaient  pour  base 
ces  rapports,  qu'il  avait  découverts  avec  le  sens  profond 
de  la  nature  dont  il  était  doué.  11  n'est  donc  pas  étonnant 
que  nous  trouvions  dans  la  vie  des  néo- platoniciens  les 
traces  d'un  mysticisme  plus  ou  moins  exalté.  Ainsi,  par 
exemple,  Plotin  rapporte  qu'Olympe  d'Alexandrie  avait 
essayé,  par  jalousie,  de  lier  et  de  troubler  son  esprit  par  la 
magie;  mais  que  toutes  les  puissances  qu'il  avait  dirigées 
contre  lui  étaient  venues  échouer  contre  l'énergie  supé- 
rieure de  son  âme,  et  s'étaient  retournées  contre  celui  qui 
les  avait  employées  ;  de  sorte  que  son  corps  seul  en  subit 
l'influence. 

On  disait  qu'un  prêtre  égyptien,  ayant  conjuré  un  jour 
un  génie  dans  le  temple  d'Isis,  à  Rome,  fut  tout  étonné 
de  voir  un  dieu  lui  apparaître  à  la  place  de  l'esprit  qu'il 


76  MYSTIQUE    SPÉCULATIVE    DES    PRE31IERS    SIÈCLES. 

attendait.  Vivant  familièrement  avecle  monde  des  esprits, 
Plotin  s'était  proposé  pour  but  l'union  immédiate  avec  la 
Divinité  ;  et  cette  faveur  lui  fut  accordée  quatre  fois  au 
rapport  de  Porphyre,  son  biographe,  qui  raconte  qu'il 
n'en  a  joui  lui-même  qu'une  fois  dans  sa  vie,  à  l'âge  de 
soixante-huit  ans.  Je  cherche,  disait  Plotin  en  mourant,  à 
ramener  le  Dieu  qui  est  en  moi  à  la  Divinité  qui  est  dans 
l'univers.  On  vit  en  ce  moment  un  serpent  sortir  de  des- 
sous son  lit,  et  s'échapper  par  une  ouverture  de  la  muraille. 
On  crut  voir  en  lui  l'enveloppe  visible  de  l'être  divin  qui 
s'échappait  du  mourant.  On  raconte  de  Jamblique  que, 
quand  il  priait,  il  était  toujours  enlevé  de  dix  pieds  au- 
dessus  de  terre,  et  que  sa  peau  et  ses  vêtements  prenaient 
la  couleur  de  l'or.  On  parlait  aussi  beaucoup  de  l'auréole 
visible  qui  ceignait  le  front  de  Proclus  et  des  guérisons 
qu'il  opérait.  11  peut  bien  y  avoir  dans  toutes  ces  légendes 
un  fond  de  vérité,  auquel  les  païens  essayaient  de  ratta- 
cher ce  qu'ils  entendaient  raconter  de  la  vie  merveilleuse 
des  chrétiens,  afin  de  combattre  le  christianisme  avec  ses 
propres  armes. 

Les  apologistes  chrétiens  cherchèrent  à  parer  de  deux 
manières  les  coups  que  l'on  portait  à  leur  doctrine.  Les  uns 
employèrent  pour  cela  la  polémique ,  essayant  de  montrer 
combien  étaient  peu  fondées  les  hypothèses  de  l'école  pla- 
tonicienne, combien  était  arbitraire  l'exphcation  qu'elle 
donnait  aux  anciens  mythes;  ou  développant  avec  une  lo- 
gique rigoureuse  et  serrée  les  funestes  conséquences  de 
ses  principes  panthéistes.  Les  autres,  au  contraire,  lais- 
sant de  côté  les  erreurs  de  ces  sophistes,  s'attachaient  à  en 
faire  ressortir  l'élément  pur  et  vrai  qu'elles  contenaient. 
Us  démontraient  aux  païens  que  le  christianisme ,  dans  son 


MYSTIQUE   SPÉCULATIVE    DES    PREMIERS   SIECLES,  77 

admirable  simplicité ,  renferme  plus  clairement,  plus  pure- 
ment et  plus  complètement  ce  qu'il  y  avait  de  vrai  dans  les 
systèmes  qu'on  lui  opposait,  et  que  l'on  trouve,  pour  ainsi 
dire,  en  lui  la  quadrature  de  toutes  leurs  courbes.  Ils  con- 
cluaient de  là  que  le  christianisme  seul  est  le  centre  de  toute 
la  sagesse  humaine,  et  que  le  syncrétisme  que  l'on  cher- 
chait ne  pouvait  réussir  qu'en  prenant  pour  base  la  doc- 
trine chrétienne.  Clément  d'Alexandrie,  Origène,  Syné- 
sius  et  d'autres  firent  des  essais  dans  ce  genre,  non  sans 
danger  quelquefois  pour  le  dogme,  qui  n'était  pas  encore 
parfaitement  défini. 

Mais  il  manquait  un  homme  qui,  prenant  la  chose  par  la 
base  et  réunissant  dans  un  magnifique  ensemble  tous  les 
éléments  vrais  dispersés  dans  la  philosophie  païenne ,  éle- 
vât un  monument  que  l'on  pût  opposer  avec  succès  à  ce 
panthéon  de  l'école  platonicienne.  Cet  homme  parut  au 
commencement  du  v^  siècle.  Son  ouvrage  devait  être 
mystique;  car  il  avait  pour  but  de  sonder  les  plus  pro- 
fonds mystères  de  la  doctrine  chrétienne.  L'auteur  trouvait 
une  base  dans  les  écrits  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment, interprétés  par  la  tradition  chrétienne;  et  parmi  les 
auteurs  sacrés  il  devait  naturellement  s'attacher  de  préfé- 
rence à  l'apôtre  saint  Paul,  qui  le  premier  a  découvert  la 
profondeur  spéculative  du  dogme  chrétien,  et  dont  la  con- 
version présentait  d'ailleurs  des  rapports  mystiques  très- 
frappants.  Saint  Paul  fut  donc  salué  comme  le  premier 
initiateur  des  illuminations  divines;  et  l'on  crut  recon- 
naître en  Denys  l'Aréopagite,  que  Paul  avait  converti  et 
consacré  premier  évêque  d'Athènes,  celui  qui  avait  donné 
à  la  mystique  sa  forme  et  son  développement.  La  langue 
s'était  déjà  formée  dans  cette  école ,  et  il  n'y  avait  plus  be- 


78  MYSTIQUE   SPÉCULATIVE   DES   PREMIERS   SIÈCLES. 

soin  que  d'y  ajouter  quelques  mots  composés,  qui  pussent 
exprimer  le  centre  vaste  et  profond  des  mystères  que  Ton 
avait  à  traiter.  Telle  fut  l'origine  des  livres  qui  nous  sont 
parvenus  sous  le  nom  de  l'Aréopagite. 

Ces  livres  devaient^  quant  à  leur  substance,  prendre 
leur  point  de  départ  dans  l'essence  divine,  qui,  dans  leur 
langage ,  est  la  cause  de  tout  être  et  de  tout  bien  -  être,  qui 
s'étend  à  tout,  est  en  tout,  embrasse  tout,  et  cependant 
n'est  rien  de  ce  en  quoi  elle  est,  et  n'y  participe  en  rien, 
mais  est  élevée  au-dQssus  de  tout,  restant  éternellement  im- 
muable, toujours  égale  à  elle-même,  toujours  elle-même, 
ne  sortant  jamais  de  soi.  De  même  que  l'école  platoni- 
cienne avait  introduit  dans  le  cercle  de  son  syncrétisme 
les  mystères  antiques ,  et  particulièrement  ceux  de  Dio- 
nysus,  que  l'antiquité  avait  considéré  comme  un  sau- 
veur qui  avait  souffert  pour  l'humanité,  qui  était  ■des- 
cendu aux  enfers,  et  avait  laissé  à  ses  disciples  une  coupe 
mystérieuse,  ainsi  les  livres  de  l'Aréopagite  rattachent 
leurs  idées  sur  la  Divinité  au  calice  du  Rédempteur,  qui 
forme  le  point  central  de  tous  les  mystères  chrétiens.  Ce 
calice  est  pour  eux  le  symbole  de  la  Providence ,  qui  pé- 
nètre et  conserve  toutes  choses.  {Épître  IX  à  l'hiérarque 
Titus,  sect.  3.)  Il  contient  un  double  aliment,  l'un  fixe  et 
durable,  l'autre  mobile  et  fluide;  le  premier  sigii^  de  la 
perfection  spirituelle  et  de  l'unification  en  Dieu  et  avec 
Dieu,  l'autre  symbole,  au  contraire,  de  la  multiplicité. 

Les  écrits  de  l'Aréopagile  peuvent  être  divisés  en  trois 
parties,  dont  la  première  traite  de  Dieu  considéré  dans  son 
immobilité,  tandis  que  la  seconde  le  considère  comme  se 
répandant  par  la  Providence  sur  ses  créatures,  et  que  la 
troisième  envisage  celles-ci  comme  revenant  à  Dieu,  leur 


51YSTIQUE   SPÉCULATIVE    DES    PREMIERS    SIECLES.  79 

principe  et  leur  fin.  A  la  première  division  appartenaient 
surtout  les  Enseignements  théologiques,  qui  malheureuse- 
ment se  sont  perdus ;,  et  dans  lesquels  l'auteur  traitait  du 
mystère  de  la  sainte  Trinité.  On  peut  ranger  encore  dans 
cette  classe  le  livre  Des  Noms  de  Lieu.  Dieu,  qui,  considéré 
dans  la  simplicité  de  son  essence,  ne  peut  être  nommé  d'au- 
cun nom,  va  prendre,  pour  ainsi  dire,  tous  les  noms.  Tous 
les  noms,  en  effet,  ont  leur  racine  en  celui  qui  est  au-des- 
sus de  tout  nom.  Bonté  essentielle,  il  est  le  principe,  le 
commencement  et  la  fin  de  tout  ce  qui  est;  et  lui-même  est 
sans  commencement,  sans  milieu  ni  fin.  Il  est  la  vie  qui 
vivifie  toute  chose,  et  pourtant  il  est  au-dessus  de  toute 
vie.  Comme  sagesse,  il  est  la  source  de  toute  science;  la 
vérité  simple  et  essentielle,  que  l'on  suit  en  toutes  choses, 
et  que  nulle  créature  cependant  ne  peut  connaître.  Comme 
puissance  et  énergie,  il  est  la  cause  de  toute  vertu.  11  est 
un,  et  il  est  tout;  il  est  le  principe  de  toute  unité  et  de 
toute  multiplicité;  et  c'est  pour  cela  qu'on  peut  l'appeler 
de  tous  les  noms  qui  ne  répugnent  pas  à  son  essence,  mais 
à  la  condition  toutefois  de  le  reconnaître  comme  n'ayant  en 
soi  aucun  nom.  Cette  doctrine,  fondée  sur  les  livres  saints , 
est  opposée  à  la  doctrine  panthéiste  des  émanations  di- 
vines. 

La  seconde  classe  des  livres  de  saint  Denys  considère 
Dieu  dans  ses  rapports  avec  les  créatures.  C'est  à  cette 
classe  qu'appartenait  probablement  le  livre  des  Choses  spi- 
rituelles et  sensibles.  Dieu  a  des  rapports  avec  le  monde  in- 
visible et  le  monde  visible.  Le  livre  de  la  Hiérarchie  céleste 
étudie  les  premiers,  et  celui  de  la  Hiérarchie ecclésiasticiue 
étudie  les  seconds.  C'est  dans  cette  catégorie  que  l'on  peut 
mettre  aussi  la  Théologie  symbolique,  que  nous  n'avons  plus, 


80       LA    MYSTIQUE    APRÈS   LES   INCURSIONS   DES    BARBARES. 

et  dont  le  but  était  de  combattre  la  symbolique  des  plato- 
niciens, comme  le  livre  de  la  Hiérarchie  ecclésiastique 
était  destiné  à  ruiner  leur  théurgie.  La  Théologie  mystique 
enfin  considérait  les  choses  dans  leur  retour  vers  Dieu, 
et  formait  ainsi  la  troisième  partie  des  écrits  de  l'Aréopa- 
gite.  L'âme,  par  un  mouvement  opposé  à  celui  de  Dieu 
vers  la  créature,  doit,  s' élevant  toujours  davantage  à 
travers  tous  les  degrés  de  la  création,  remonter  enfin 
jusqu'à  Dieu,  entrer  dans  la  nuit  mystérieuse  de  la  Divinité, 
au  delà  de  toute  lumière,  et  là  s'unir  intimement  à  elle. 
Ces  écrits  démontraient  que  tout  ce  que  l'école  platoni- 
cienne avait  recueilli  de  vrai  dans  toutes  les  contrées  de 
l'univers  et  dans  toutes  les  époques  de  l'histoire  se  trouve 
dans  le  christianisme  d'une  manière  bien  plus  pure  et  plus 
parfaite.  Ces  livres  donnaient  aussi  à  la  mystique  spécu- 
lative une  base  solide,  sur  laquelle  les  siècles  suivants 
devaient  continuer'  l'édifice  commencé. 


CHAPITRE   VI 

CoDiraent,  au  milieu  des  ruines  du  monde  antique,  l'humanité  fut 
renouvelée  par  le  christianisme.  Des  incursions  des  barbares.  De 
la  mystique  en  Irlande.  Saint  Ansgar.  Saint  André  de  Sali.  Scot 
Érigène  et  ses  ouvrages. 

Au  lieu  des  mystères  de  la  nature,  tels  que  le  paganisme 
les  avait  connus,  le  christianisme  en  avait  apporté  d'autres 
bien  plus  sublimes,  auxquels  il  fallait  initier  maintenant 
tous  les  peuples  de  la  terre.  Or  cette  initiation  a  lieu  pour 
les  peuples  de  la  même  manière  que  pour  l'individu,  avec 


LA    MYSTIQUE    APRÈS    LES    INCURSIONS    DES  BARBARES.       81 

cette  seule  différence  qu'au  lieu  de  compter  par  jours, 
par  semaines  et  par  années,  il  faut  compter  par  siècles. 
Mais  là,  comme  ici,  trois  degrés  doivent  conduire  au 
terme  ;  et  ces  trois  degrés  sont  la  vie  purgative ,  la  vie 
illuminât! ve  et  la  vie  unitive.  Les  peuples  ont  donc  com- 
mencé aussi  par  la  vie  purgative.  L'ancien  principe  avait 
fleuri  dans  son  temps;  mais  il  n'avait  pas  tardé  à  dégéné- 
rer. Pour  que  le  nouveau  principe  s'établît,  l'humanité 
devait  subir  une  grande  expiation  et  comme  un  baptême 
de  sang  et  de  feu.  Ce  baptême  eut  lieu  dans  la  migration 
des  peuples.  La  Providence  avait  longtemps  arrêté  leurs 
flots,  prêts  à  submerger  le  monde  civilisé.  Mais,  dès  que 
sa  main  se  retira ,  d'innombrables  calamités  se  répandirent 
sur  la  terre.  Toutefois  ce  fruit  si  amer  renfermait  un 
noyau  doux  et  succulent.  Avec  le  sang,  en  effet,  qui  fut 
versé  par  torrents  dans  ces  temps  calamiteux,  se  renou- 
vela la  vie  qui  gît  dans  le  sang ,  et  avec  la  vie  les  senti- 
ments et  les  idées  de  l'humanité. 

Dans  l'antiquité,  l'ancien  principe  s'était  formé,  pour  Des  incur- 
ainsi  dire,  son  corps  et  son  enveloppe  ;  il  en  devait  être  ^^^^g^^g^ 
ainsi  du  nouveau  principe  qui  allait  régénérer  le  monde. 
La  Providence  s'était  réservé  pour  cet  effet,  dans  les  forêts 
du  nord  de  l'Europe,  dans  les  steppes  de  l'Asie  septen- 
trionale et  dans  les  déserts  de  la  péninsule  arabe,  des 
matériaux  abondants.  Lorsque  le  temps  marqué  par  ses 
décrets  éternels  fut  arrivé,  et  qu'elle  mit  en  mouvement 
les  peuples  qui  devaient  servir  d'instrument  à  ses  desseins, 
il  sembla  que,  pour  la  seconde  fois,  les  c«itf^ra(^tçs  du  ciel 
et  les  profondeurs  de  l'abîme  se  fussent  ouvertes.  Les  flots 
de  l'inondation  germanique,  longtemps  arrêtés  devant 
les  digues  que  leur  opposaient  l'empire  d'Orient  et  celui 


'UXV317 


82       L\   MYSTIUt'K    APRES    LES    INCURSIONS    DES    BARBARES. 

d'Occident,  s'étaient  amoncelés  toujours  davantage.  Mais 
lorsqu'à  leurs  flots  impétueux  vinrent  s'ajouter  de  nou- 
veau ceux  de  l'inondation  asiatique-des  Huns,  toutes  les 
(ligues  furent  renversées.  L'empire  d'Occident  fut  sub- 
mergé. Pour  l'empire  d'Orient,  il  se  soutint  d'abord 
avec  peine;  puis,  lorsque  les  flots  des  peuples  du  Midi 
s'avancèrent  et  vim-ent  frapper  jusqu'aux  murs  de  sa  capi- 
tale, il  apparut  comme  une  île  détachée  au  milieu  de  ce 
nouvel  Océan ,  afin  de  prouver  par  sa  langueur  et  son 
abrutissement  combien  était  nécessaire  la  transformation 
qui  s'était  opérée  partout  aiUeurs.  De  même  qu'aux  pre- 
mières époques  du  monde  une  lutte  terrible  entre  les  forces 
matérielles  s'était  produite  à  chaque  retour  des  flots  de 
l'abîme,  ainsi  chaque  nouveUe  inondation  de  peuples  fut 
accompagnée  d'une  lutte  non  moins  formidable  entre  les 
forces  spirituelles  du  monde. 

Le  monde  antique ,  cerné  par  le  nouveau,  avait  çà  et  là 
conservé  encore  un  reste  de  vie,  et  était  parvenu  à  dompter 
pour  quelques  instants  la  nouvelle  puissance  qui  devait 
remplacer  la  sienne.  Mais  chaque  migration  de  peuples 
ajoutait  à  la  force  de  ceUe-ci,  et  la  rendait  plus  terrible; 
si  bien  qu'à  la  fin  l'élément  nouveau  l'emporta  complète- 
ment sur  l'ancien.  11  fallut  pour  cela  que  les  nations  bar- 
bares, auxquelles  Dieu  avait  confié  l'accomplissement  de  ses 
décrets,  fussent  renouvelées  par  le  christianisme  et  péné- 
trées de  ses  divines  influences.  L'Église,  ensevelie  d'abord 
elle-même,  comme  tout  le  reste,  sous  les  ruhies  du  monde 
antique,  avait  bieiUôt,  dans  son  impérissable  vitalité,  poussé 
à  travers  ces  débris  de 'nouveaux  rejetons.  Domptant  les 
conquérants  eux-mêmes,  elle  avait  entrepris  deles  civiliser; 
et,  manifestant  sa  puissance  jusque  dans  les  sectes  quis'c- 


çli  iX^' 


LA    31YSTIQUE    APRÈS    LES    INCURSIONS    DES    BARBARES.       83 

(aient  séparées  d'elle,  elle  avait  déjà  commencé  cette  œuvre 
difficile  chez  les  Germains  de  l'Est,  dans  l'empire  d'Orient, 
quoiqu'ils  n'eussent  reçu  le  christianisme  qu'altéré  et  dé- 
figuré par  l'hérésie  d'Arius;  tandis  qu'elle  l'accomplissait 
avec  hien  plus  de  succès  dans  l'empire  d'Occident,  où  les 
Germains  de  l'Ouest  avaient  reçu  la  doctrine  du  Christ  dans 
toute  sa  pureté.  Puis,  après  un  long  combat  entre  l'Église 
et  l'arianisme,  la  première  avait  enfin  triomphé  en  Occident 
par  le  moyen  des  Francs.  Mais,  de  même  que  dans  l'anti- 
quité tous  les  peuples  étaient  appelés  et  qu'un  seul  fut  élu, 
ainsi  des  trois  races  qui  composent  l'humanité  une  seule 
fut  gagnée  au  christianisme,  du  moins  dans  la  plus  grande 
partie  de  ses  membres,  et  obtint  ainsi  le  droit  d'aînesse  sur 
les  deux  autres  dans  le  royaume  de  Dieu.  L'une  de  ces  der- 
nières, esclave  des  passions  les  plus  sauvages,  n'avait  pas 
encore  détourné  d'elle  l'ancienne  malédicfion  qui  l'avait 
frappée.  L'autre  avait,  par  l'abus  des  dons  qu'elle  avait 
reçus  de  Dieu ,  attiré  sur  sa  tête  une  malédicfion  plus  ter- 
rible encore  sur  le  Calvaire,  où  elle  avait  crucifié  le  Sau- 
veur dumonde.  Ismaél  et  son  peuple,  dont  la  main  avait 
été  dès  le  commencement  contre  tous,  de  même  quêtons 
avaient  été  contre  lui,  Ismaël  devint  puissant  par  un  secret 
jugement  de  Dieu;  et  l'islamisme  se  répandit  sur  tous  les 
royaumes  du  Sud  et  de  l'Orient,  et  même  jusqu'en  Occi- 
dent dans  la  péninsule  ibérique. 

Dans  la  lutte  qui  remplit  les  siècles  pendant  lesquels 
s'accomplit  la  ruine  de  l'ancien  ordre  de  choses  et  l'établis- 
sement du  nouveau,  la  mystique  des  anachorètes  du  désert 
et  des  martyrs  avait  eu  occasion  de  se  produire  et  de  se  dé- 
velopper. Le  chrisfianisme  avait  eu  le  temps  de  s'enraciner 
profondément  dans  toute  l'étendue  de  l'empire  romain. 


8i       LA    MYSTIQUE    APRÈS    LES    LNCURSIONS    DES    BARBARES. 

Maintenant,  lorsque  les  inondations  du  Nord  commencè- 
rent, il  eut  [à  lutter  contre  une  nouvelle  forme  du  paga- 
nisme; et  quand  les  bandes  de  Mahomet,  venant  du  Midi, 
menacèrent  à  leur  tour  l'Église  et  la  civilisation,  il  se  vit 
en  face  d'une  nouvelle  espèce  de  judaïsme.  Cependant  des 
divisions  intestines  s'étaient  manifestées  dans  son  propre 
sein  par  les  diverses  hérésies  qui  s'étaient  succédé,  et  sur- 
tout par  celle  des  ariens,  chez  qui  l'esprit  de  secte,  uni  à 
la  politique ,  embrasa  de  ses  fureurs  les  rois  vandales  en 
Afrique,  et  en  fit  des  persécuteurs  acharnés  de  l'Éghse. 
Dans  ces  combats  terribles,  des  milhers  de  victimes  don- 
nièrent  leur  sang  pour  la  foi  ;  mais  Dieu  ne  fut  pas  moins 
prodigue  de  ses  dons  à  leur  égard  qu'il  l'avait  été  à  l'égard 
des  premiers  martyrs,  et  le  même  enthousiasme  mystique 
qui  avait  élevé  ceux-ci  au-dessus  d'eux-mêmes  fortifia 
les  premiers  dans  les  épreuves  terribles  qu'ils  eurent  à 
souffrir.  L'Église,  semblable  à  l'arche,  flottant  sur  les  eaux 
de  ce  nouveau  déluge,  recueilht  dans  son  sein  tous  ceux 
qui  furent  fidèles,  et  garda  pour  les  siècles  futurs  le  dépôt 
des  biens  célestes  confiés  à  sa  vigilance. 
De  la  m\s-      ^^  ^oté  de  la  mystique  héroïque  des  martyrs  se  dévelop- 
tique  en    p^^j^  gj^  g^lg  g^  p^^,  qH^  j.^  mystique  douce  et  contemplative 
des  anachorètes.  Celle-ci  avait  trouvé,  depuis  la  moitié  du 
^''  siècle,  un  abri  dans  la  verte  Erin,  qui,  par  sa  posi- 
lion  au  milieu  de  fOcéan,  avait  déjà  échappé  autrefois  à 
la  corruption  romaine,  et  resta  cette  fois  encore  à  l'abri 
des  incursions  des  peuples  barbares.  L'Éghse  avait  pénétré 
dans  cette  île  fortunée  par  saint  Patrice,  et  eUe  avait  versé 
toutes  ses  bénédictions  sur  ce  peuple,  en  récompense  de 
l'hospitalité  qu'il  lui  avait  donnée.  Les  mœurs  s'étaient 
promptement  adoucies;  des  cloîtres  et  des  écoles  s'y  étaient 


LA   JIYSTIQUE    APRÈS    LES   INCURSIONS   DES    BARBARES.       80 

élevés  en  grand  nombre^  et  y  faisaient  fleurir  la  science 
et  la  piété.  Au  milieu  des  guerres  qui  agitaient  le  reste  du 
monde j  l'Irlande  prospérait  dans  le  repos  et  la  paix.  Il 
semblait  que  les  anges  y  eussent  transporté  les  cellules  et 
les  solitaires,  les  cloîtres  et  les  moines  des  pays  arrosés 
parle  Nil;  et  dans  l'espace  de  trois  siècles  l'Irlande  donna 
au  ciel  huit  cents  saints,  convertit  au  christianisme  le  nord 
de  l'Angleterre  et  une  grande  partie  de  l'Allemagne  encore 
païenne.  La  mystique  s'était  largement  développée  dans 
ce  pays,  dans  les  nombreuses  communautés  qui  le  peu- 
plaient et  parmi  les  saints  qui  s'y  étaient  formés. 

Cependant  Benoît,  de  son  côté,  ce  saint  si  célèbre  et 
comme  mystique  et  comme  thaumaturge ,  avait  fondé  un 
ordre  qui  devait  rendre  à  l'Église  tant  de  services  et  de 
gloire;  et  déjà,  de  son  vivant,  il  avait  vu  douze  maisons 
soumises  à  sa  règle.  Cet  ordre,  partant  du  Midi,  s'était  ré- 
pandu à  l'Occident  et  au  Nord;  et  s'il  ne  put,  au  milieu 
des  désordres  du  temps,  échapper  entièrement  à  la  conta- 
gion universelle,  il  ne  cessa  jamais  cependant  d'offrir  dans 
quelques  maisons,  restées  fidèles  à  l'esprit  de  leur  fonda- 
teur, un  abri  à  la  science  et  à  la  vie  religieuse.  Il  en  fut  de 
même,  dans  l'empire  d'Orient,  des  communautés  religieuses 
qui  s'y  étaient  formées  dès  la  plus  haute  antiquité.  Quoi- 
qu'elles eussent  beaucoup  perdu  de  leur  ferveur  primitive, 
elles  conservèrent  en  partie  néanmoins,  presque  jusqu'à 
l'époque  de  la  domination  des  Sarrazins,  le  zèle,  l'austérité 
et  par  conséquent  aussi  la  fleur  de  la  mystique  des  premiers 
ascètes;  et,  lorsqu'elles  furent  obligées  de  fuir  devant  les 
disciples  de  Mahomet,  elles  passèrent  d'Afrique  en  Espa- 
gne, et  s'y  établirent.  Lorsque  enfin  les  eaux  se  furent  écou- 
lées, et  que  la  colombe  parut  avec  le  rameau  de  la  paix. 


8C       LA    JIYSTIQUE    APRÈS    LES    INCURSIONS    DES    BARBARES. 

le  monde  se  trouva  entièrement  changé.  C'était  une  autre 
foi,  d'autres  mœurs,  d'autres  idées,  d'autres  formes  poli- 
tiques, d'autres  habitants,  d'autres  langues,  d'autres  divi- 
sions du  sol.  Tout,  en  un  mot,  était  nouveau,  et  l'on  eût 
dit  une  seconde  création.  Les  grands  empires  qui  s'étaient 
succédé  dans  l'antiquité  sont  transformés,  et  existent  pour 
ainsi  dire  simultanément,  représentés,  l'empire  assyrio- 
mède  par  le  califat  de  Bagdad,  l'empire  grec  par  celui 
d'Orient,  et  l'empire  romain  par  celui  d'Occident.  Mais  le 
premier  lutte  sans  cesse  contre  les  deux  autres.  Et  lorsque 
le  temps  de  la  destruction  et  des  ruines  est  passé,  chacun, 
au  dedans  des  trois  royaumes,  travaille  à  sa  manière  à  rele- 
ver ces  débris  épars,  pour  construire  le  nouvel  édifice.  Les 
peuples  chrétiens  s'appliquèrent  surtout  à  rétablir  l'autel  et 
tout  ce  qui  s'y  rattache  dans  son  ancienne  splendeur.  Pen- 
dant que  l'Église  manifestait  sa  puissance  sur  le  monde  en- 
tier par  le  souverain  pontificat,  et  que  l'État  se  développait 
à  côté  d'elle  par  la  puissance  impériale.  Dieu  suscita  des 
saints,  qui  appliquèrent  leur  zèle  à  la  réforme  des  institu- 
tions particulières  que  le  christianisme  avait  fait  naître. 
Saint  Benoît  d'Aniane  réforma  les  bénédictins.  Saint  Chro- 
degang  réforma  le  clergé  séculier,  et  des  chanoines  fit  des 
clercs  réguUers.  Des  missionnaires  s'enfonçaient  jusque 
dans  les  contrées  les  plus  lointaines  du  Nord,  et  les  ga- 
gnaient au  christianisme.  La  mystique  ne  put  manquer  de 
refleurir  au  milieu  de  ce  nouvel  épanouissement  de  la  vie 
chrétienne,  comme  on  peut  le  voir  par  l'exemple  de  saint 
Ansgar,  l'apôtre  du  nord  de  rAllemagne. 

Né  en  802,  il  eut,  étant  très-jeune  encore,  une  vision 
où  il  se  vit  dans  un  marais,  pendant  que  sur  le  rivage  une 
troupe  de  vierges  marchait,  par  des  sentiers  couverts  de 


LA    MYSTIQUE    APRÈS    LES    LNCURSIONS    DES    BARBARES.         87 

fleurs,  à  la  suite  de  la  reine  clu  ciel.  Il  veut  aller  les  trou- 
ver; mais  la  sainte  Vierge  lui  dit  qu'il  faut  pour  cela  qu'il 
mène  une  vie  pieuse  et  sainte.  Les  visions  deviennent  plus 
fréquentes  à  mesure  qu'il  avance  dans  les  voies  de  la  perfec- 
tion ;  et  elles  ont,  comme  toutes  les  œuvres  de  cette  époque, 
ce  caractère  de  simplicité  et  ce  type  antique  que  nous 
avons  remarqué  dans  celles  des  premiers  siècles.  Dans  l'une 
d'elles,  il  se  voit  près  de  mourir;  il  n'a  plus  que  le  temps 
d'invoquer  les  deux  princes  des  apôtres.  Son  âme,  dégagée 
de  son  enveloppe,  se  trouve  revêtue  d'un  corps  éthéré. 
Devant  lui  sont  deux  hommes,  l'un  plus  ancien,  avec  une 
tète  grise  et  vénérable,  vêtu  de  pourpre,  le  visage  en- 
flammé, mais  tempéré  toutefois  par  une  douce  tristesse  ; 
l'autre,  plus  jeune  et  revêtu  d'un  manteau  de  soie  flottant, 
a  une  taille  élancée,  les  cheveux  bruns  et  crépus  et  un  re- 
gard d'une  inexprimable  douceur.  Ce  sont  les  deux  apô- 
tres qu'il  a  invoqués  en  mourant.  Ils  le  conduisent,  à  tra- 
vers des  régions  d'une  admirable  clarté,  au  lieu  de  la 
purification;  il  y  reste  trois  jours  dans  des  angoisses  et  une 
amertume  intolérables.  Enfin,  ses  guides  reviennent  le  vi- 
sage plus  serein  qu'auparavant,  et  s'élèvent  avec  lui,  sans 
aucun  mouvement  corporel,  dans  des  régions  toujours 
plus  lumineuses.  Ils  traversent  ainsi  des  foules  innom- 
brables de  saints,  qui  tous  regardent  d'en  haut  vers  l'O- 
rient. Ils  arrivent  devant  les  sièges  des  vingt-quatre  vieil- 
lards. Le  saint  se  sent  défaiUir  sous  le  chai*me  des  mélo- 
dies qui  s'échappent  de  leur  bouche.  A  l'Orient  est  assis 
sur  un  trône  Celui  qui  est,  était  et  sera,  et  qui  répand  la 
béatitude  sur  tous  les  saints  qui  l'entourent.  Plongé  dans 
l'adoration,  Ansgar  s'arrête  quelques  instants  devant  le 
trône  du   Tout- Puissant,   qu'environne    une  splendeur 


88       LA    MYSTIQUE    AP«ÈS    LES    LNCURSIONS    DES    BARBARES. 

éblouissante.  Du  fond  du  sanctuaire  retentit  une  voix 
semblable  au  son  de  plusieurs  harpes,  et  qui  lui  dit  :  Re- 
tourne maintenant  sur  la  terre,  tu  reviendras  plus  tard 
avec  la  couronne  du  martyre.  Le  saint,  joyeux  et  triste  en 
même  temps,  est  reconduit  par  ses  guides  par  le  même 
chemin  qu'il  avait  parcouru.  11  eut  encore  beaucoup 
d'autres  visions  de  cette  sorte;  et  ce  qui  prouve  qu'elles 
n'étaient  point  chez  lui  l'effet  d'uneillusion,  c'est  qu'il  fut 
aussi  favorisé  du  don  des  miracles  et  de  prophétie.  Sa  vie, 
écrite  par  son  disciple  Rembert,  se  trouve  dans  le  Méno- 
loge  des  Bénédictins  de  Mabillon. 
Saint  André  Nous  choisirons,  entre  un  grand  nombre  de  faits  du 
®  ^'"  même  genre,  dans  l'empire  d'Orient,  ce  que  Nicéphore 
nous  raconte  de  saint  André  de  Sali,  qui,  né  vers  880, 
mourut  vers  940.  André,  Scythe  d'origine,  servait  comme 
esclave.  Comme  il  ne  pouvait,  dans  cette  condition,  suivre 
l'attrait  qui  le  poussait  vers  la  foi  contemplative,  Nicéphore 
lui  conseilla  de  faire  le  fou,  pensant  qu'il  pourrait  peut- 
être  de  cette  manière  obtenir  de  son  maître  sa  liberté.  La 
chose  réussit  en  effet.  Mais  André,  une  fois  arrivé  à  son 
but,  voulut  continuer  la  vie  qu'il  avait  commencée.  On  le 
voyait  marcher  comme  un  fou  dans  les  rues  de  Byzance. 
Maltraité,  honni,  battu,  traîné  dans  la  boue,  il  ne  se  lais- 
sait décourager  par  aucune  insulte,  et  supportait  tout  avec 
une  patience  admirable.  Son  âme,  élevée  et  forUfiée  par 
toutes  ces  épreuves  et  d'autres  pratiques  encore,  fut  bien- 
tôt favorisée  d'extases.  Nicéphore  raconte  qu'il  le  trouva 
un  jour  en  prière,  élevé  au-dessus  de  terre,  et  il  cite  un 
grand  nombre  de  visions  qu'il  eut  dans  ses  ravissements. 
Plusieurs  d'entre  elles  rappellent  celles  de  sainte  Perpétue. 
Comme  elle,  il  voit  dans  l'amphithéâtre  deux  rangées 


LA    MYSTIQUE    APRÈS    LES    INCURSIONS    DES    BARBARES.       89 

d'hommes,  les  uns  vêtus  de  noir,  les  autres  de  blanc.  Un 
des  noirs,  d'une  taille  gigantesque,  provoque  les  blancs, 
et  un  ange  apparaît  aussitôt  portant  trois  couronnes.  An- 
dré en  désire  une,  et  demande  ce  qu'elle  coûte.  On  lui 
répond  que  tous  les  trésors  de  la  terre  ne  sauraient  suffire 
pour  en  acheter  une  seule,  et  qu'elles  sont  le  prix  de  la 
victoire.  Il  s'avance  donc,  et  provoque  l'athlète  au  combat. 
Celui-ci  va  être  vainqueur.  André,  se  rappelant  alors  les 
paroles  de  l'ange  qui  portait  les  couronnes,  fait  le  signe  de 
la  croix,  et  triomphe  de  son  ennemi. 

Nicéphore  rapporte  encore  qu'un  jour  un  orage  épou- 
vantable, accompagné  de  grêle  et  d'un  froid  glacial,  éclata 
sur  Byzance;  de  sorte  que  tous  les  toits  furent  brisés.  La 
tempête  une  fois  passée,  il  se  demandait  ce  qu'était  devenu 
André ,  lorsque  celui-ci  se  présente  à  lui  dès  le  matin  tout 
joyeux.  Il  lui  demande  où  il  était  pendant  le  temps  qu'a- 
vait duré  l'orage.  André  lui  raconte  que,  se  trouvant  sans 
abri,  sans  vêtements  et  sans  nourriture,  il  a  cru  qu'il 
allait  mourir;  que  d'abord  il  a  cherché  un  abri  dans  la 
maison  de  refuge  des  pauvres  gens,  mais  que  ceux-ci  l'ont 
chassé  comme  un  chien;  puis,  qu'il  est  allé  sous  le  por- 
tique, pour  chercher  un  gîte  dans  la  loge  d'un  chien;  que 
le  chien,  après  l'avoir  regardé  quelque  temps  en  grognant, 
est  parti  comme  s'il  l'eût  trouvé  indigne  de  sa  société  ; 
que  dans  son  désespoir  il  s'est  mis  à  prier  Dieu,  et  qu'un 
ange  éclatant  de  lumière  lui  a  apparu,  et  l'a  touché  avec 
une  tige  de  lis  en  lui  disant  :  Puisque  tu  n'as  point  aban- 
donné Dieu,  il  ne  t'abandonnera  point  non  plus.  Ce  lis, 
en  te  touchant,  doit  te  rendre  la  vie.  Il  se  trouva  alors 
transporté  dans  un  beau  jardin  planté  d'arbres  et  de  fleurs 
sans  nombre.  Des  oiseaux  de  toutes  couleurs  le  réjouis- 


90       LA    MYSTIQUE    APRÈS   LES   INCURSIONS   DES    BARBARES. 

saient  de  leurs  chants  délicieux  ;,  et  il  ne  pouvait  se  lasser 
de  les  regarder.  Au  milieu  du  jardin  coulait  un  ruisseau, 
sur  les  bords  duquel  s'étendait  une  vigne,  dont  les  ra- 
meaux entouraient  tous  les  arbres  comme  d'une  couronne. 
Comme  il  la  considérait,  un  léger  vent  s'éleva,  et  secoua 
les  arbres,  de  sorte  que  tous  les  oiseaux  se  mirent  à  chan- 
ter. Il  lui  prit  envie  de  visiter  aussi  la  contrée  qui  était  au 
delà  du  ruisseau .  Il  trouva  une  grande  plaine  :  puis,  comme 
il  marchait,  il  rencontra  une  forme  céleste  qui  le  condui- 
sit au  premier  ciel.  Là  il  vit  une  gi^ande  croix  entourée 
d'anges  qui  priaient.  Jetant  les  yeux  en  bas,  et  voyant  la 
mer  si  loin  au-dessous  de  lui,  il  eut  peur.  Jlais  l'ange  le 
conduisit  au  second  ciel,  où  il  trouva  une  seconde  croix. 
Us  vont  ainsi  du  ciel  de  feu  au  ciel  de  la  lumière ,  comme 
dans  la  Bimne  Comédie  du  Dante,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ils 
arrivent  au  ciel  le  plus  haut,  qui  était  enveloppé  d'un  voile. 
Le  voile  s' étant  ouvert,  il  aperçut  le  Seigneur  dans  une 
splendeur  ineffable,  mais  pour  un  moment  seulement. 
Revenu  à  soi ,  André  se  trouva  au  même  endroit  du  por- 
tique où  il  était  avant  sa  vision;  mais  l'orage  était  passé, 
et  le  soleil  brillait  au  milieu  d'un  ciel  serein.  On  voit  que 
toutes  ces  visions  ont  des  traits  de  ressemblance  qui  an- 
noncent un  principe  commun,  et  qui  se  retrouvent  dans 
tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux,  sous  le  ciel  du  Nord 
aussi  bien  que  sous  celui  de  Byzance. 

A  côté  de  la  mystique  pratique ,  la  mystique  spéculative 
fut  aussi  cultivée  avec  succès  à  celte  époque;  et  c'est  en- 
core l'Aréopagite  qui  attira  l'attention  de  ce  côté.  Le  pape 
Paul  avait  en  757  envoyé  les  écrits  de  saint  Denys  à  Pé- 
pin; l'empereur  Michel  les  envoya  de  son  côté  à  Louis  le 
Pieux;  mais  ce  fut  Charles  le  Chauve  qui,  ayant  le  pre- 


LA   MYSTIQUE    APRÈS   LES   INCURSIONS   DES   BARBARES.       91 

mier  désiré  de  connaître  leur  contenu^  chargea  de  les  tra- 
duire en  latin  Scot  ÉrigènO;,  né  en  Irlande,  et  qui  vivait  à 
sa  cour.  La  connaissance  de  ces  livres  éveilla  dans  Scot  le 
désir  d'en  étudier  d'une  manière  plus  intime  la  matière  et 
l'objet;  et  il  publia  cniq  livres  de  la  division  de  la  nature, 
où  il  joint  la  dialectique  platonicienne  à  la  logique  d'Aris- 
tote.  Mais  malheureusement  il  ne  sut  pas  toujours  éviter 
recueil  du  panthéisme,  où  il  est  si  facile  de  se  briser  dans 
ces  sortes  de  matières.  Déjà,  dans  son  livre  sur  l'Eucharis- 
tie, il  pose  un  principe  très-contestable;  à  savoir,  que  la 
leligion  est  identique  avec  la  vraie  philosophie.  Mais  il  va 
bien  plus  loin  dans  son  ouvrage  sur  la  division  de  la  na- 
ture, où  il  avance  que  Dieu  est  tout,  et  que  tout  est  Dieu  ; 
et  que  tout  ce  qui  est  sorti  de  lui,  divinisé  un  jour,  lui 
sera  réuni  de  nouveau.  Il  divise  tous  les  êtres  en  quatre 
catégories  ;  à  savoir,  la  nature  qui  crée  et  n'est  pas  créée, 
c'est-à-dire  Dieu  considéré  comme  père  et  cause  première  ; 
la  nature  qui,  étant  créée,  crée  à  son  tour  :  c'est  le  Verbe 
ou  le  milieu  et  le  médiateur  des  choses  ;  la  nature  qui  est 
créée  et  ne  peut  créer  :  c'est  la  créature;  quatrièmement 
enfin,  la  nature  qui  n'est  ni  créée  ni  créatrice,  c'est-à- 
dire  Dieu  considéré  comme  fin  dernière ,  en  qui  rentrent 
toutes  choses.  Ainsi,  quoiqu'il  ne  l'exprime  pas  d'une 
manière  formelle,  Scot  fait  entendre  suffisamment  qu'il 
veut  parler  ici  du  Saint-Esprit. 

On  voit  qu'il  confondait  Dieu  avec  les  créatures,  et  qu'il 
faisait  du  Fils  une  créature  du  Père ,  ce  qui  allait  directe- 
ment contre  la  doctrine  catholique.  C'est  par  suite  de  cette 
erreur  qu'il  n'a  pas  su  s'élever  beaucoup  au-dessus  du 
point  de  vue  de  l'Aréopagite.  Celui-ci  n'avait  considéré 
Dieu  que  dans  son  essence ,  sans  s'occuper  des  personnes 


92       LA    MYSTIQUE    APRÈS    LES    INCURSIONS    DES    BARBARES. 

divines.  Scot  aurait  pu  combler  cette  lacune  s'il  n'avait 
pas  été  égaré  par  son  principe  ;  aussi  ne  fait-il  que  conti- 
nuer en  quelque  sorte,  sans  la  développer,  la  doctrine 
renfermée  dans  le  livre  des  Noms  Divins.  En  effet,  sou- 
mettant l'essence  divine  aux  dix  catégories  d'Aristote,  il 
reconnaît  qu'on  ne  saurait  lui  en  appliquer  aucune,  quoi- 
qu'elles soient  en  toutes  choses;  et  il  en  vient  à  poser  ce 
principe,  qu'étant  infiniment  au-dessus  de  tout  elle  ne 
peut  être  exprimée  par  quoi  que  ce  soit,  et  que  tout  ce- 
pendant peut  la  nommer.  Considérant  ensuite  la  divinité 
comme  passant  de  l'absence  de  tout  nom  à  la  puissance  de 
recevoir  tous  les  noms,  il  ajoute  qu'on  peut  appeler  cet 
acte  en  Dieu  une  création  de  soi-même;  et  l'on  voit  ainsi 
comment  il  a  pu  en  venir  à  regarder  le  Verbe  comme  une 
nature  créée  et  créatrice.  Développant  ce  principe  dans  le 
troisième  livre  de  son  ouvrage,  et  prenant  pour  guide  la 
Genèse,  il  est  le  premier  qui  ait  essayé  d'interpréter  au 
point  de  vue  de  la  science  cet  antique  monument  de  la 
révélation  ;  et  il  fait  preuve  dans  cette  partie  d'une  subti- 
lité d'esprit  admirable.  Puis  il  expose  la  manière  dont  la 
créature  retourne  à  Dieu,  et  rentre  en  lui  par  sept  degrés, 
en  montant  du  corps  à  la  vie,  de  la  vie  au  sentiment,  du 
sentiment  à  l'entendement,  de  l'entendement  à  l'esprit, 
de  l'esprit  à  la  science,  de  la  science  à  la  sapience,  et  enfin 
à  l'acte  final  par  lequel  tous  les  esprits  s'abîment  en  Dieu, 
qui  reste  seul  après  avoir  tout  absorbé  dans  son  unité.  On 
peut  considérer  cette  partie  comme  le  premier  essai  qui 
ait  été  tenté  d'exposer  scientifiquement  les  degrés  de  la 
transformation  mystique.  Mais  on  y  retrouve  encore  mal- 
heureusement les  traces  du  panthéisme ,  qu'il  était  diffi- 
cile d'éviter  à  cette  époque ,  et  qui  se  produit  dans  les  li- 


SECOND    DEGRÉ   DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE.         93 

vres  de  Scot  avec  une  sorte  de  candeur  et  d'innocence, 
laquelle  nous  explique  comment  ses  contemporains,  tout 
en  se  défiant  de  ses  principes  sans  s' en  rendre  bien  compte, 
avaient  pour  sa  personne  une  admiration  mêlée  cepen- 
dant de  quelques  soupçons. 


CHAPITRE   VII 

Second  degré  et  développement  de  la  mystique  dans  l'histoire  par  la 
voie  illuminative.  Saint  Bernard;  sa  vie  et  ses  ouvrages. 

Lorsque  les  temps  de  la  discipline  purgative  furent 
écoulés  pour  les  peuples,  une  nouvelle  ère  se  produisit,  et 
les  fit  entrer,  pour  ainsi  dire,  dans  la  vie  illuminative.  La 
chrétienté  s'était  constituée  politiquement  en  deux  chefs, 
l'empereur  d'Orient  et  celui  d'Occident  réunis  tous  les 
deux  jusqu'à  un  certain  point  dans  le  pouvoir  pontifical  ; 
tandis  qu'en  Orient  le  califat  réunissait  en  lui  le  pouvoir 
temporel  et  le  pouvoir  spirituel.  Mais  la  loi  du  flux  et  du 
reflux  domine  non -seulement  la  nature  physique  et  son 
développement  historique ,  mais  encore  le  monde  spiri- 
tuel et  toute  son  histoire  :  nous  devons  donc  la  retrouver 
ici  comme  partout  aiUeurs.  Le  principe  d'unité  s'était  éta- 
bli dans  le  monde,  et  c'était  là  comme  le  flux  de  l'histoire. 
A  ce  flux  dut  succéder  un  reflux,  par  lequel  le  principe 
opposé  pût  se  faire  jour  et  revendiquer  ses  droits.  Aussi 
l'empire  fondé  par  Charlemagne ,  qui  avait  su  faire  pré- 
valoir dans  l'histoire  politique  de  l'Europe  ce  principe 
d'unité,  se  dissout  bientôt  dans  les  éléments  dont  il  s'était 
formé  et  donne  naissance  à  plusieurs  États  indépendants. 


94        SECOND   DEGRÉ   DE   LA    .^lYSTIQUE   DANS    L" HISTOIRE. 

Ainsi,  rélément  purement  germanique  se  constitua  en 
Allemagne;  puis  l' clément  franco-gaulois,  gaulois,  bour- 
guignon, l'élément  lombard-italien  et  l'élément  ibérique 
s'établirent  à  côté  du  premier.  Dans  l'empire  d'Orient,  où 
l'énergie  vitale  était  moins  puissante,  où  par  conséquent 
la  réaction  contre  le  despotisme  était  plus  faible,  le  dé- 
membrement des  provinces  qui  le  composaient  fut  la 
suite  des  incursions  de  l'islamisme.  Mais  la  dissolution  se 
produisit  d'une  manière  plus  prompte  et  plus  décidée  dans 
le  califat.  L'islamisme,  divisé  intérieurement  par  les 
Sunnites  et  les  Schiites,  subit  bientôt  une  division  plus 
profonde  encore  par  les  Ommiades  et  les  Abassides,  puis 
par  les  Obrisides  et  les  Aglabites,  qui,  unis  aux  Ommiades 
en  Espagne,  fondèrent  la  séparation  du  califat  en  deux 
empires,  l'un  en  Orient  et  l'autre  en  Occident.  D'un  autre 
côté,  on  vit  apparaître  les  Germains  du  nord  asiatique, 
les  Turcs  du  Turan,  qui  fondèrent  des  provinces  indépen- 
dantes; de  sorte  que  bientôt,  sous  leurs  chefs,  appelés 
Émirs  al  Omrahs,  l'empire  se  sépara  du  sacerdoce  dans  le 
même  califat. 

Si  les  divisions  de  la  chrétienté  rendirent  plus  faibles  ses 
efforts  contre  l'islamisme,  celles  qu'éprouva  celui-ci  dimi- 
nuèrent aussi  l'énergie  de  l'attaque;  de  sorte  qu'il  résulta 
de  là  une  espèce  d'équilibre  qui  rendit  slationnaires  leurs 
rapports  réciproques.  Tous  les  deux  durent  borner  leurs 
conquêtes  aux  peuples  qui  étaient  restés  païens.  Et,  pen- 
dant que  l'islamisme  s'étendait  en  Afrique,  dans  l'Inde  et 
au  nord  de  l'Asie,  l'empire  de  Byzance  gagnait  au  chris- 
tianisme, après  de  longs  combals,  les  Slaves  elles  Bulgares. 
Pour  l'empire  d'Occident,  pressé  pendant  quelque  temps 
par  les  peuples  païens  de  la  Scandinavie,  il  finit  par  les 


SECO>'D    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE   DANS    l'hISTOIRE.         95 

dompter;  et  la  lumière  de  l'Évangile  commença  de  luire 
jusqu'au  fond  du  Nord.  Mais  la  doctrine  de  Mahomet,  dont 
le  fatalisme  paralyse  l'énergie  humaine  et  dont  la  doctrine 
sensuelle  épuise  promptement  l'àme  et  le  corps ,  était  de- 
venue stationnaire ,  soit  au  dedans,  soit  au  dehors,  pen- 
dant que  le  christianisme,  intimement  uni  avec  le  principe 
germanique,  faisait  des  progrès  continuels.  L'empire,  sous 
la  dynastie  saxonne,  avait  rendu  au  Saint-Siège  l'influence 
qu'il  avait  perdue  par  le  malheur  des  temps,  et  la  mysti- 
que, suivant  les  progrès  de  l'esprit  religieux,  avait  pris  un 
nouvel  essor.  Les  peuples  de  l'Europe  avaient  attendu  avec 
une  grande  angoisse  la  fin  du  premier  millénaire,  où  ils 
croyaient  voir  arriver  la  fin  du  monde.  Trompés  heureuse- 
ment dans  leurs  craintes,  ils  avaient  pris  une  nouvelle  con- 
fiance dans  l'avenir;  et  au  découragement  qui  avait  paralysé 
leur  zèle  succéda  bientôt  une  activité  prodigieuse,  dont 
nous  possédons  encore  aujourd'hui  les  innombrables  témoi- 
gnages dans  ces  monuments  de  l'art  chrétien  qui  excitent 
notre  admiration.  Ce  fut  comme  l'époque  d'un  renouvel- 
lement universel,  et  dans  l'Église  et  dans  l'État.  Mais  l'É- 
glise et  l'État,  dans  ces  progrès  rapides,  devaient  bientôt 
se  rencontrer  ;  et,  comme  leurs  limites  n'avaient  pas  encore 
été  parfaitement  déterminées,  il  ne  pouvait  manquer  de 
s'élever  entre  eux  des  contestations  nombreuses.  Cette 
lutte,  la  plus  mémorable  peut-être  de  toute  l'histoire,  par 
la  nature  des  intérêts  qui  y  étaient  engagés ,  prit  des  pro- 
portions grandioses  dans  saint  Grégoire  VII  et  l'empereur 
Henri  lY.  Le  résultat  de  la  querelle  des  investitures  fut 
l'affranchissement  de  la  puissance  ecclésiastique,  par  le  ré- 
tablissement du  célibat  des  prêtres  et  la  réforme  des  ordres 
religieux;  de  sorte  que  l'Église  sentit  à  peine  alors  le  coup 


90         SECO.ND    DEGRÉ   DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE. 

dont  elle  fut  frappée  lorsque  l'Église  grecque  se  sépara 
d'elle.  Des  faits  analogues  s'étaient  passés  dans  le  califat, 
mais  avec  des  résultats  bien  différents.  Les  Turcs  ayant 
rendu  héréditaire  chez  eux  dans  les  Bujides  la  dignité 
d'émir  à  côté  de  celle  des  califes,  les  Seldjoucides,  d'ori- 
gine turanienne  aussi,  conquirent  la  Perse  et  l'Orient,  pri- 
rent Bagdad  sous  Togrul,  et  attirèrent  chez  eux  la  dignité 
d'émir.  Bientôt  le  prince  subjugua  le  prêtre  dans  le  cali- 
fat, et  l'empire  turc  s'établit  en  Asie,  tandis  que  l'Afrique 
fut  soumise  par  les  Fatimites. 

Cette  époque,  vraiment  grande  par  l'importance  des 
événements  qui  s'y  accomplirent,  trouva,  sous  le  point  de 
vue  religieux,  le  seul  qui  nous  occupe  ici ,  son  expression 
dans  la  personne  de  saint  Bernard.  Pendant  que  sa  mère  le 
portait  dans  son  sein,  elle  rêva  qu'elle  portait  un  petit  chien 
blanc  qui  avait  une  tache  brune  sur  le  dos.  Un  saint  homme 
lui  dit  que  ce  songe  signifiait  qu'elle  donnerait  à  l'Église 
un  gardien  et  un  protecteur,  un  apôtre  éloquent  de  la 
parole  divine.  Sa  mère  l'avait  consacré  à  Dieu.  Une  vision 
qu'il  eut  dans  sa  jeunesse,  le  jour  de  Noël,  l'avait  engagé 
de  bonne  heure  dans  les  voies  mystiques;  et  l'on  s'aperçut 
bientôt  que  l'interprétation  donnée  au  songe  de  sa  mère 
était  véritable.  La  puissance  extraordinaire  que  Dieu  lui 
avait  donnée  sur  les  hommes  parut  pour  la  première  fois 
lorsqu'il  confia  aux  siens  la  résolution  qu'il  avait  prise 
d'embrasser  la  vie  religieuse  ;  car  il  entraîna  dans  le  même 
dessein  son  oncle  d'abord,  puis  ses  frères,  ses  sœurs  et 
enfin  son  père.  Ses  conquêtes  en  ce  genre  devinrent  si  nom- 
breuses que  les  mères ,  craignant  son  éloquence,  empê- 
chaient leurs  enfants  d'aller  l'entendre.  Les  femmes  fai- 
saient la  même  chose  à  l'égard  de  leurs  maris  ^  et  les  amis 


SECOND    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE.         97 

à  l'égard  de  leurs  amis.  Il  était  entré  avec  trente  compa- 
gnons, en  1 1 1 3,  dans  l'ordre  sévère  de  Cîteaux,  sous  l'obéis- 
sance de  saint  Etienne.  L'àme  du  jeune  Bernard  avait  bien- 
tôt pris  une  énergie  incroyable,  et  avait  fini  par  dominer 
tellement  le  corps  que  tous  ses  sens  étaient  comme  liés ,  et 
qu'il  semblait  avoir  perdu  la  vue,  l'ouïe  et  le  goût.  Ce  qu'il 
accordait  au  corps  paraissait  avoir  pour  but  moins  de  lui 
conserver  la  vie  que  de  l'empêcher  de  mourir;  et  plus  tard 
il  s'accusa  quelquefois  d'avoir  poussé  trop  loin  la  mortifi- 
cation corporelle. 

Son  esprit  avait  acquis  de  bonne  heure  une  telle  matu  - 
rite  que  saint  Etienne  l'envoya,  un  an  seulement  après 
son  entrée  au  couvent,  fonder  une  nouvelle  colonie  dans 
la  vallée  d' Absynthe,  qui  prit  ensuite  le  nom  de  Clairvaux , 
Là  il  vécut  dans  une  entière  pauvreté  avec  ses  frères  ;  de 
sorte  que  bien  souvent  ils  se  contentaient  de  faire  la  soupe 
avec  des  feuilles  de  hêtre.  Il  était  toujours  ^ plus  retiré, 
plus  simple,  plus  doux  à  l'égard  des  autres,  à  mesure 
qu'il  redoublait  de  sévérité  pour  lui-même.  L'esprit  deve- 
nait chaque  jour  plus  puissant  en  lui;  et  Dieu  lui  donna  le 
don  de  la  science,  celui  des  miracles  et  de  prophétie. 
Toutes  ses  actions  et  toutes  ses  paroles  avaient  un  charme 
irrésistible,  et  souvent  les  petits  enfants  sur  les  bras  de 
leurs  mères  cherchaient  sa  main  pour  la  baiser.  Un  jour 
que  quelques  jeunes  militaires  étaient  descendus  dans  son 
couvent,  en  allant  à  un  tournoi,  et  qu'ils  avaient  résisté 
longtemps  aux  instances  qu'il  leur  faisait  pour  les  engager 
à  s'abstenir  seulement  jusqu'à  la  fin  du  carême  de  ces  jeux 
homicides,  ils  revinrent  tous  le  trouver,  après  avoir  bu  de 
la  bière  qu'il  avait  bénie ,  et  demandèrent  à  être  reçus  dans 
la  communauté.  Il  réunit  bientôt  autour  de  lui  sept  cents 

3* 


98         .SECOND    DEGRÉ    DE    LA.    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE. 

compagnons,  parmi  lesquels  étaient  beaucoup  de  fils  de 
princes  allemands,  le  fils  du  roi  de  Sardaigne,  et  Henri, 
frère  du  roi  de  France,  qui,  étant  venu  par  pure  curiosité, 
avait  été  retenu,  comme  par  une  force  irrésistible.  D'innom- 
brables essaims  se  répandirent  par  tout  le  monde;  de  sorte 
que  soixante-huit  monastères  furent  fondés  par  lui,  et  qua- 
tre-vingt-douze par  ses  disciples.  Son  ordre  fructifia  telle- 
ment qu'il  donna  naissance  jusqu'à  la  prétendue  réforme 
à  huit  cents  monastères. 

Bernard ,  au  reste ,  ne  se  bornait  pas  à  la  vie  contem- 
plative ,  et  rien  n'égalait  son  activité.  Il  fut  forcé  de  sortir 
de  la  solitude  qui  lui  était  si  chère,  à  l'occasion  du  schisme 
de  l'antipape  Pierre  de  Léon.  Il  se  prononça  dès  le  com- 
mencement en  faveur  d'Innocent  II,  dont  les  droits  étaient 
évidents,  et  il  eut  bientôt  gagné  à  sa  cause  les  rois  de 
France  et  d'Angleterre.  Ce  fut  lui  aussi  qui  s'opposa  cou- 
rageusement à  l'empereur  Lothaire,  qui  voulait  renouveler 
la  querelle  des  investitures.  Appelé  au  concile  d'Étampes, 
il  en  partit  à  la  requête  des  Milanais ,  pour  aller  à  Milan  ra- 
mener cette  ville  à  la  communion  de  l'Église.  Le  peuple 
tout  entier  était  allé  à  sa  rencontre  à  une  distance  de  sept 
milles,  et  c'est  alors  que  commença  une  suite  de  miracles 
qui  rendirent  son  nom  célèbre  dans  l'univers  entier.  Par- 
tout, à  Pavie,  à  Crémone,  il  guérissait  les  malades,  ren- 
dait la  vue  aux  aveugles  et  délivrait  les  possédés.  Lorsqu'à 
son  retour  il  passa  les  Alpes,  les  bergers,  quittant  leurs 
huttes,  accouraient  de  partout  pour  le  voir  et  recevoir  sa 
bénédiction.  Il  en  fut  de  même  dans  le  voyage  qu'il  fit  en 
Aquitaine  et  en  Sicile  pour  l'affaire  du  schisme.  Lorsqu'il 
vint  en  Allemagne  prêcher  la  croisade  sur  l'ordre  du  pape, 
ce  fut  le  même  concours  de  peuple  et  les  mêmes  miracles. 


SECOND   DEGRÉ   DE   LA   MYSTIQUE   DANS   l' HISTOIRE.        99 

On  l'assiégeait  chez  lui ,  on  lui  amenait  tous  les  malades 
pour  qu'il  les  touchât  ou  les  bénît,  et  fît  sur  eux  le  signe  de 
la  croix.  La  foule  était  souvent  si  grande  qu'on  était  obligé 
de  lui  apporter  les  malades  par  une  fenêtre;  et  ceux-ci 
étaient  quelquefois  guéris  après  avoir  touché  seulement  le 
bord  de  son  vêtement. 

Les  miracles  qu'il  opérait  étaient  si  nombreux  que  ses 
compagnons  de  voyage  ne  suffisaient  pas  à  les  écrire.  Après 
chaque  guérison,  le  peuple  criait,  rempli  d'allégresse  : 
Kyrie,  eleison!  que  tous  les  saints  aient  pitié  de  nous. 
Lorsqu'on  lui  amenait  des  boiteux  ou  des  estropiés,  il  sem- 
blait manier  l'argile  et  lui  donner  la  forme  qu'il  voulait; 
les  membres  contractés  par  le  mal  semblaient  se  fondre 
sous  son  souffle.  Quelquefois  une  sueur  froide  précédait 
la  guérison.  Sa  présence  n'était  même  pas  toujours  néces- 
saire. Il  semblait  cependant  sentir  à  chaque  fois  la  vertu 
qui  sortait  de  lui.  Personne,  au  reste,  n'était  plus  étonné 
que  lui  de  ces  événements  merveilleux  ;  il  se  perdait  en 
conjectures  pour  savoir  ce  que  signifiaient  toutes  ces 
choses,  et  comment  Dieu  opérait  de  tels  miracles  par  un 
tel  homme.  Il  en  revenait  toujours  à  dire  que  les  miracles 
ont  pour  but  non  le  bien  de  celui  qui  les  fait,  mais  le  bien 
de  ceux  qui  en  sont  témoins  ;  aussi  était-il  inaccessible  à 
la  vanité  au  milieu  des  respects  et  des  louanges  dont  il  était 
l'objet.  Il  refusa  plusieurs  fois  les  dignités  de  l'Église.  11 
vit  céder  devant  la  simplicité  de  sa  parole  les  hommes  les 
plus  célèbres  de  l'époque,  tels  que  Abailard,  Gilbert  de 
la  Porrée  et  Pierre  de  Pise.  Les  passions  les  plus  violentes , 
les  inimitiés  les  plus  implacables  ne  pouvaient  lui  résister; 
et  lorsqu'il  était  sur  son  lit  de  mort,  il  eut  encore  le  bon- 
heur de  réconcilier  la  ville  de  Metz  avec  la  noblesse  voisine. 


iOO      SECOND    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'HISTOIRE. 

Cependant  il  resta  jusqu'à  la  fin  humble,  doux  et  patient^ 
et  il  laissa  dans  son  testament,  comme  héritage  à  ses  frères, 
la  charité,  l'humilité  et  la  patience. 

Ses  écrits  sont  au  reste  le  miroir  de  sa  vie,  et  on  l'y  re- 
trouve tout  entier.  On  y  sent  à  chaque  page  ce  feu  profond 
et  contenu  qui  brillait  dans  son  regard,  cette  grâce  qui 
respirait  sur  ses  lèvres.  Il  y  prend  partout  pour  base  et 
pour  règle  les  saintes  Écritures,  dont  son  regard  pénétrant  ' 
sondait  merveilleusement  les  profondeurs  et  dont  il  savait 
si  bien  saisir  le  sens  mystérieux.  De  même  que  toute  sa  vie 
avait  été  partagée  entre  les  douceurs  de  la  contemplation 
et  l'activité  la  plus  prodigieuse ,  ainsi  s'applique-t-il  dans 
ses  ouvrages  à  présenter  l'accord  qui  doit  réunir  ces  deux 
genres  de  vie.  Il  avait  commencé  par  réduire  le  corps  sous 
la  servitude  de  l'esprit:  partout  aussi  dans  ses  écrits  on  re- 
trouve l'opposition  de  l'homme  céleste  et  de  l'homme  ter- 
restre ,  de  l'homme  intérieur  et  de  l'homme  extérieur.  Par- 
tout il  insiste  sur  cette  pensée,  qu'il  faut  soumettre  le  second 
au  premier,  et  frayer  les  voies  à  celui-ci  par  la  mortification 
de  celui-là.  Le  zèle  qu'il  déploya  pour  le  salut  des  autres 
et  contre  soi-même  se  révèle  admirablement  dans  son  Aipo- 
logétique  ;  et  son  livre  des  Degrés  de  fhiimiHté  nous  montre 
avec  quel  soin  il  s'éprouvait  lui-même,  sondant  les  replis 
les  plus  secrets  de  son  cœur,  et  quelle  estime  il  avait  de 
l'humilité.  D'un  autre  côté,  il  nous  montre  dans  son  livre 
du  Précepte  et  de  la  dispense  comme  il  savait  bien  tempé- 
rer le  zèle  par  la  discrétion.  Son  livre  de  la  Considération, 
adressé  au  pape  Eugène,  témoigne  de  la  clarté  et  de  la  pé- 
nétration de  son  regard  dans  les  matières  philosophiques, 
de  même  que  ses  sermons  et  ses  homélies  annoncent  une 
connaissance  profonde  de  la  sainte  Écriture. 


SECOND    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    L'HISTOIRE.      101 

Sa  doctrine  a  toujours  po;ur  but  de  présenter  et  de  re- 
commander l'accord  et  la  coopération  de  la  grâce  et  de  la 
liberté^  de  la  contemplation  et  de  la  vie  active,  de  la  foi  et 
des  œuvres,  de  la  connaissance  et  de  l'amour;  et  au-dessus 
de  tout  cela,  comme  dernier  terme  de  tous  nos  efforts, 
l'union  intime  avec  Dieu  par  la  vision  intuitive  et  par  une 
charité  sans  bornes.  Dans  son  livre  de  V Amour  de  Dieu, 
saint  Bernard  trace  avec  une  grande  exactitude  les  degrés 
qui  conduisent  à  cette  union.  D'abord,  l'amour  charnel  est 
transformé  dans  l'amour  social,  qui  a  pour  but  le  bien 
général.  Puis  l'homme,  à  la  vue  de  sa  misère,  sent  le  be- 
soin d'avoir  recours  à  Dieu,  afin  d'en  recevoir  les  choses 
qui  lui  manquent.  L'amour,  à  ce  second  degré,  estservile 
et  accompagné  de  crainte.  Le  cœur,  attendri  par  les  bien- 
faits de  Dieu ,  commence  à  goûter  sa  douceur  et  sa 
bonté,  et  lui  rend  amour  pour  amour;  il  l'aime,  non  plus 
à  cause  du  bien  qu'il  en  reçoit,  mais  parce  qu'il  est  bon  en 
lui-même  :  ce  n'est  plus  un  amour  sers  ile  ou  mercenaire, 
mais  un  amour  filial.  L'homme  enfin  ne  s'aime  plus  que 
pour  Dieu.  Ravi  en  lui  et  s" oubliant  soi-même,  il  ne  fait 
plus  avec  lui  qu'un  seul  esprit.  Dépouillé  de  soi-même,  il 
l'aime  de  tout  son  cœur,  de  toute  son  àme  et  de  toutes  ses 
forces.  Cet  état,  durable  chez  les  bienheureux  dans  le  ciel, 
n'est  accordé  sur  la  terre  qu'à  quelques  âmes  privilégiées, 
et  pour  quelques  instants  seulement.  Dieu,  contemplé  tel 
qu'il  est,  tient  la  volonté  intimement  unie  à  lui,  et  opère 
en  elle  des  œuvres  divines.  Cette  union  est  surnaturelle, 
car  elle  dépasse  les  limites  de  la  nature  humaine.  Saint 
Bernard  sait  éviter  avec  soin  l'écueil  du  panthéisme,  cai- 
il  ne  considère  point  comme  substantielle  cette  union  de 
l'homme  avec  Dieu .  Les  tro    personnes  de  la  sainte  Trinité 


102      TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'HISTOIRE. 

seule  sont  une  même  essence  en  Dieu;  mais  l'homme  ne 
peut  s'unir  à  lui  qu'en  conformant  sa  volonté  à  la  volonté 
divine.  Ainsi  le  docteur,  en  saint  Bernard,  était  parfaite- 
ment d'accord  avec  le  religieux,  et  celui-ci  avec  l'homme. 
L'ineffable  douceur  qu'il  trouvait  au  service  de  Dieu,  et 
qui  remplissait  chez  lui  l'homme  intérieur,  pénétrait  éga- 
lement le  prêtre  et  le  docteur,  et  faisait  couler  de  ses 
lèvres  des  paroles  d'une  merveilleuse  suavité.  Et  lorsque, 
prenant  le  style,  il  gravait  sur  des  tablettes  de  cire  les 
pensées  que  Dieu  lui  inspirait,  il  semblait  à  ses  contempo- 
rains qu'il  ne  faisait  que  remettre  le  miel  dans  les  cellules 
d'où  il  avait  été  extrait. 


CHAPITEE  YIII 

Du  iroisième  degré  et  de  la  perfection  de  la  vie  mystique  dans  son 
développement  historique.  L'Église  et  l'Etat.  Les  corporations.  La 
chevalerie.  L'islamisme  et  les  croisades.  Mystique  de  l'art  chrétien. 
Le  poème  de  Titurel  et  le  saint  Gral.  La  scolastique.  Saint  Thomas 
et  le  Dante. 

Saint  Bernard  avait  fermé,  en  quelque  sorte,  l'époque 
antérieure,  et  préparé  à  la  vie  mystique  une  nouvelle  ère. 
11  arriva  donc  après  lui  ce  qui  arrive  toujours  en  ces  cir- 
constances. Le  mouvement  qu'il  avait  imprimé  s'arrêta 
quelque  temps ,  pour  recommencer  ensuite  avec  une  nou- 
velle activité.  L'époque  des  Hohenstaufen  forme  comme 
l'apogée  de  ce  développement  de  la  vie  mystique,  qui  non- 
seulement  gagna  en  profondeur  et  en  intensité,  mais  éten- 
dit d'une  manière  prodigieuse  le  cercle  de  son  action,  et 
imprima  son  caractère  à  cette  époque  tout  entière.  En  effet. 


TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE.       103 

il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  que  tous  les  in- 
stincts, toutes  les  directions,,  tout  le  mouvement  de  cette 
époque  portent  l'empreinte  d'un  mysticisme  profond,  et 
que  la  vie  tout  entière  est  pénétrée  de  sa  sève  et  comme 
teinte  de  ses  nuances.  Et  d'ailleurs  les  deux  idées  qui  ont 
déterminé  tout  le  mouvement  mystique  de  cette  époque,  à 
savoir  la  papauté  et  l'empire,  sont  en  elles-mêmes,  et 
dans  leurs  rapports  mutuels,  d'une  nature  toute  mystique. 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  papauté  marchant  à  la  tête  de 
l'Église  militante,  sinon  l'idée  mystique  et  centrale  qui 
règle  la  vie  extérieure  de  cette  Église  ;  de  même  que  l'É- 
glise triomphante ,  composée  de  tous  les  saints ,  reçoit  sa 
règle  d'un  centre  plus  élevé.  Et  ces  deux  Églises,  qui  au 
fond  n'en  font  qu'une,  sont  mises  dans  un  rapport  intime 
et  continuel  par  le  Saint-Esprit,  lequel  en  pénètre  tous  les 
membres  de  ses  divines  influences. 

L'idée  de  l'empire  s'était  rattachée  à  celle  de  la  papauté  L'Église  et 
et  lui  était  corrélative.  L'empire,  fondé  sur  la  puissance  ^^^' 
temporelle,  appuyé  sur  la  volonté  énergique  des  empe- 
reurs et  sur  la  fidélité  des  sujets ,  soutenu  par  toutes  les 
vertus  guerrières,  réunissait  la  société  civile  autour  d'un 
centre  politique  commun,  comme  l'Église  la  rattachait  à 
un  centre  hiérarchique.  Il  avait  ses  racines  jusque  dans 
les  profondeurs  de  l'histoire,  et  remontait  par  les  Romains, 
les  Grecs  et  les  autres  grands  empires  du  monde  jusqu'au 
berceau,  pour  ainsi  dire,  de  l'humanité.  Mais  il  devait 
chercher  dans  l'Église  la  consécration  de  son  élément  ter- 
restre, et  il  fallait  pour  cela  que  ses  rapports  avec  elle 
fussent  parfaitement  réglés.  Or  toutes  les  luttes  de  l'em- 
pire et  de  la  papauté  ont  eu  pour  but  de  régler  ces  rap- 
ports; et  l'on  ne  saurait  méconnaître  en  elles  l'idée  mys- 


104    TROISIÈME   DEGRÉ   DE   LA    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIRE. 

tique  qui  les  inspirait.  En  effets  le  but  théorique  et  pratique 
de  la  mystique  n'est -il  pas  d'établir  les  rapports  de  la 
cliair  avec  l'esprit^  de  l'homme  terrestre  et  extérieur  avec 
l'homme  intérieur  et  céleste?  Or  c'est  là  précisément  ce 
que  se  proposaient  ces  deux  puissances  dans  les  luttes 
mémorables  qui  les  ont  si  longtemps  divisées.  L'Éghse  et 
l'État  ne  peuvent  être  entièrement  séparés  [par  une  sorte 
de  manichéisme,  qui,  attribuant  tout  le  bien  à  la  première, 
ne  verrait  dans  le  second  que  du  mal.  Ils  ne  doivent  pas 
non  plus  être  identifiés  par  une  sorte  de  panthéisme  social, 
qui  confond  le  prêtre  et  le  roi;  mais  l'un  et  l'autre  doivent, 
en  gardant  chacun  son  individualité  propre,  s'unir  par 
une  sainte  communauté  d'efforts  et  de  direction.  Or,  de 
même  que  tout  le  but  de  la  vie  mystique  est  d'établir 
dans  chaque  homme  en  particulier  l'harmonie  entre  les 
deux  parties  de  son  être ,  ainsi  le  but  de  toutes  les  luttes 
du  moyen  âge  était  de  placer  dans  des  rapports  conve- 
nables les  deux  puissances.  Et  peut-être  ce  but  aurait -i) 
été  atteint  si  Dieu  avait  permis  qu'Innocent  III  et  Frédé- 
ric P"",  tous  les  deux  également  grands ,  chacun  dans  son 
domaine,  vécussent  ensemble. 

La  mystique  n'éclairait  pas  seulement  le  sommet  de  la 
société  de  son  admirable  lumière;  mais  elle  illuminait  de 
ses  reflets  toutes  les  classes  et  tous  les  rangs  Le  christia- 
nisme, en  pénétrant  la  famille  de  son  esprit,  avait  aboli 
l'esclavage,  émancipé  la  femme,  adouci  la  puissance  pa- 
ternelle, substitué  la  charité  à  l'amour  matériel  et  grossier 
des  sens,  et  changé  complètement  le  caractère  du  pouvoir 
et  celui  de  la  soumission.  Cet  esprit  de  liberté  et  de  subor- 
dination à  la  fois,  qui  animait  la  société  tout  entière,  y 
avait  développé  un  besoin  profond  d'association.  L'homme, 


I 


TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE   DANS    l'HISTOIRE.       lOo 

semblant  redouter  par -dessus  tout  l'isolement,  cherchait 
partout ,  dans  son  union  avec  d'autres  hommes ,  un  appui 
contre  sa  faiblesse.  C'est  ainsi  que  toutes  les  professions 
avaient  formé  de  bonne  heure  des  corporations  puissantes , 
où  chaque  individu  profitait,  pour  ainsi  dire,  de  la  force 
de  tous  les  autres  :  et  ce  furent  ces  corporations  qui  fon- 
dèrent la  puissance  de  la  bourgeoisie,  et  lui  donnèrent 
plus  tard  cette  indépendance  et  cette  confiance  présomp- 
tueuse en  elle-même  qui  devaient  préparer  à  la  société 
de  si  grands  dangers.  Le  même  instinct  avait  réuni  la  no-  La  chevale- 
blesse  autour  de  l'empereur  et  des  rois,  et  en  avait  fait  "^" 
une  corporation  qui  avait  pour  but  de  faire  équilibre  au 
pouvoir  de  ces  derniers;  et  c'est  de  là  que  s'épanouit  la 
fleur  de  la  chevalerie ,  dont  le  but  était  de  redresser  tous 
les  torts,  de  se  consacrer  au  service  et  à  la  protection  de 
la  femme,  de  la  veuve,  de  l'orphelin,  de  tout  ce  qui  est 
faible  en  un  mot.  Les  chevaliers  s'engageaient  dans  cette 
noble  profession  par  des  pratiques  et  des  cérémonies  qu'ils 
avaient  empruntées  à  celles  de  l'Église,  et  les  degrés  divers 
par  lesquels  ils  devaient  passer  rappelaient  d'une  manière 
frappante  les  ordres  dont  se  compose  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique. 

Cet  esprit  d'association,  si  puissant  dans  la  société  tem- 
porelle, ne  l'était  pas  moins  dans  l'Église.  Les  ordres  reli- 
gieux et  les  monastères,  si  nombreux  alors,  étaient  le 
résultat  et  l'expression  de  ce  besoin  d'association  qui  se 
faisait  sentir  partout.  L'empire  et  la  papauté,  centres  de  ce 
double  organisme  dont  le  mouvement  et  le  jeu  constituent 
l'histoire,  étaient  à  la  fois  et  le  point  de  départ  et  le  terme 
de  toute  l'activité  humaine.  Unis  entre  eux  dans  un  but 
commun,  ils  devaient  donner  par  leur  harmonie,  à  la  vie 


10(j       TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DA>iS    L  HISTOIRE. 

sociale  tout  entière  ^  ce  rhythme  et  cette  unité  que  nous 
observons  dans  le  domaine  de  la  nature.  De  même,  en  effet, 
que  toutes  les  eaux,  descendant  des  montagnes,  se  jettent 
dans  l'Océan,  et  de  là,  s' élevant  en  nuages  et  emportées 
sous  cette  forme  par  les  courants  atmosphériques,  retombent 
en  rosée  ou  en  pluie  sur  les  hauteurs  d'où  elles  ont  coulé 
d'abord,  ainsi  la  vie  sociale,  partant  du  faîte  de  la  société 
temporelle  et  s' insinuant  dans  tous  ses  membres,  devait 
être  recueillie  par  l'Église,  recevoir  en  elle  l'influence  d'un 
principe  supérieur,  converger  vers  le  centre  de  cette  so- 
ciété spirituelle,  afin  de  revenir  à  sa  source  par  un  mou- 
vement contraire  à  celui  qu'elle  avait  suivi  d'abord. 

L'islamisme      L'instinct  mystique,  qui  avait  produit  cet  admirable  or- 
et  les  Croi-  "  ^ 

sades.  ganisme  dans  la  chrétienté,  devait  bientôt  amener  une  lutte 
terrible  entre  celle-ci  et  l'islamisme,  qui  s'était  établi  par 
un  principe  tout  opposé;  à  savoir,  le  fataUsme.  L'empire 
d'Ismaël,  fondé  par  le  fils  naturel  d'Abraham  et  de  l'es- 
clave, et  desfiné,  dans  les  desseins  de  la  Providence,  à  pré- 
parer l'éducation  des  peuples  païens  du  Midi,  avait  pénétré 
jusque  dans  les  contrées  soumises  au  pouvoir  du  christia- 
nisme, et  avait  opposé  à  celui-ci  le  principe  fataliste  sur 
lequel  il  s'appuyait.  Il  ne  pouvait  être  question  de  liberté 
civile  ou  domestique  dans  ce  royaume  de  la  force  aveugle. 
Tout  serviteur  d'Allah  est  son  esclave,  qu'il  tient  enchaîné 
dans  les  doubles  liens  de  la  fatalité  et  de  la  volupté ,  sans 
qu'il  puisse  jamais  y  échapper.  La  doctrine  de  Mahomet, 
panthéiste  dans  son  principe,  devait  produire  une  mystique 
toute  panthéiste,  et  c'est  ce  qu'elle  a  fait  dans  le  sufisme. 
11  ne  pouvait  pas  être  davantage  question  de  liberté  dans 
les  rapports  de  la  société  civile.  Aussi,  bientôt  le  prêtre, 
après  avoir  absorbé  l'empereur,  fut  absorbé  par  lui;  de 


TROISIEME    DEGRE    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    L  HISTOIRE.       107 

sorte  qu'il  ne  resta  plus  rien  que  l'armée  dans  la  vie  pu- 
blique, et  le  harem  dans  la  vie  domestique.  Un  royaume 
ainsi  constitué  devait  apparaître  aux  yeux  de  l'Église  comme 
un  monstre  de  l'abîme  et  comme  l'œuvre  des  puissances 
infernales.  Et  lorsqu'elle  voulut  se  préparer  à  repousser  ses 
incursions,  elle  dut  s'adresser  d'abord  à  l'empereur,  son 
avocat  et  son  patron,  puis  à  toutes  les  autres  puissances 
temporelles  subordonnées  à  la  sienne.  Celles-ci  d'ailleurs 
avaient  plus  d'une  raison  d'obéir  à  cet  appel.  En  effet,  de- 
puis que  le  califat  avait  passé  entre  les  mains  des  héros  du 
Turan,  et  que  l'épée  des  Turcs  avait  concentré  toute  sa 
force  dans  un  immense  empire,  l'Europe  se  trouvait  sérieu- 
sement menacée;  et  elle  ne  pouvait  être  arrachée  au  joug 
que  par  un  effort  universel,  sous  la  bannière  d'une  grande, 
idée,  pénétrant  toutes  les  âmes.  Cette  idée,  c'était  la  con- 
quête des  lieux  où  celui  qui  fut  les  prémices  de  la  résur- 
rection avait  laissé  à  l'avenir  le  gage  de  l'immortalité.  Le 
démon  s'était  emparé  de  ces  lieux  bénis  par  la  présence 
du  Sauveur.  Là  où  le  ciel  s'était  ouvert,  afin  de  faire  pleu- 
voir le  juste  sur  la  terre,  l'enfer  ouvrait  son  goufïi'e  béant. 
L'Église  ne  pouvait  souffrir  une  telle  abomination  ;  et  cette 
idée ,  toute  mystique  dans  son  principe ,  précipita  contre 
l'Orient  l'Occident  tout  entier,  le  pape  et  l'empereur  à  sa 
tête. 

La  réaction  de  ce  mouvement  historique  si  puissant  Mystique  de 
sur  l'esprit  qui  l'avait  produit  était  inévitable,  et  devait  ^^l^l^"^^' 
bientôt  se  manifester  et  dans  l'art  et  dans  la  science.  Les 
arts,  marqués  du  signe  de  la  croix,  avaient  pénétré  à  la 
suite  des  croisés  jusque  dans  les  contrées  les  plus  lointaines 
de  l'Orient.  Revenus  en  Europe,  plus  riches  de  science  et 
d'inspiration  que  lorsqu'ils  en  étaient  sortis,  ils  voulurent 


108    TROISIEME    DEGRE    DE    LA    MYSTIQUE    DAiNS    LHISTOIRE. 

essayer  leur  puissance.  L'architecture  se  prépara  donc  à 
élever  partout  au  Seigneur  des  temples  dignes  de  lui,  à 
l'exemple  de  Salomon.  Des  loges  furent  bâties  sur  le  mo- 
dèle de  l'ancienne  loge  du  temple,  et  une  foule  nombreuse 
d'artistes,  unis  entre  eux  par  les  liens  de  l'association,  se 
répandirent  en  Europe.  Us  empruntèrent  à  l'architecture 
antique  ses  Ugnes  et  ses  formes  admirables  de  simplicité, 
le  cube  oval  et  équilatéral,  le  cercle  s'allongeant  dans  lu 
colonne,  s'élevant  en  l'air  dans  la  rotonde,  et  prenant  dans 
la  coupole  la  forme  d'une  voûte.  Ces  formes,  pénétrées  par 
l'esprit  du  christianisme,  devinrent  comme  vivantes.  Le 
cube  oval  et  équilatéral  prit  bientôt  dans  son  développement 
la  figure  de  la  croix,  signe  fondamental  de  toute  mystique. 
La  colonne,  s' unissant  à  d'autres  colonnes,  devint  plus  svelte 
et  plus  gracieuse,  et  put  s'élever  à  une  hauteur  inconnue 
jusque-là  ;  de  telle  sorte  qu'elle  sembla  s'animer,  passer 
du  monde  purement  matériel  au  monde  végétal,  et  prendre 
des  proportions  non  plus  seulement  physiques  ,  mais  orga- 
niques. Dans  son  mouvement  d'ascension  vers  le  ciel,  on  la 
vit  pousser  à  droite  et  à  gauche  comme  des  rameaux ,  et , 
après  une  longue,  lutte  entre  la  ligne  horizontale  et  la  ligne 
verticale,  atteindre  enfin  la  forme  de  l'arc.  Puis,  ces  arcs 
venant  à  se  rencontrer  et  à  s'embrasser,  produisirent  l'o- 
give, qui  remplaça  Tantique  coupole.  Les  ouvertures 
suivent  la  même  loi.  Partagées  à  l'intérieur  et  bornées  des 
deux  côtés  par  des  piliers,  surmontées  etremphes  d'arcs  en 
pointe,  elles  brisent  partout  la  masse  obscure  et  compacte 
du  temple;  et,  ouvrant  un  passage  à  l'air  et  à  la  lumière, 
elles  donnent  à  l'édifice  tout  entier  une  telle  légèreté  qu'il 
semble  dégagé  des  lois  de  la  pesanteur.  La  sculpture  dé- 
core à  l'envi  l'intérieur  et  l'extérieur  du  temple.  Ces  arts 


TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LHISTOIRE.        109 

aussi  prirent  le  caractère  de  l'époque  ;,  et  remplacèrent  la 
beauté  du  nu  antique,  inconciliable  avec  l'ascétisme  chré- 
tien, par  la  grâce  des  vêtements,  qui,  voilant  la  partie 
inférieure  de  l'homme,  semblent  le  rapprocher  des  anges 
exempts  de  corps.  Mais  en  revanche,  l'art  chrétien  s'attacha 
à  faire  ressortir  la  beauté  intérieure,  qui  git  au  fond  même 
de  l'càme.  11  n'est  pas  une  vertu,  et,  dans  chaque  vertu,  pas 
un  degré  qui  n'ait  trouvé  sous  la  main  des  artistes  qu'il  a 
formés  son  expression.  L'antiquité  cherchait  surtout  à  ma- 
nifester les  passions  qui  agitent  le  cœur  de  l'homme;  l'art 
chrétien  cherche  avant  tout  à  purifier  les  sentiments  et  les 
idées  qu'il  exprime.  C'est  surtout  dans  la  peinture  sur  verre 
que  cette  mystique  de  l'art  se  révèle.  Puis,  les  vastes  édi- 
fices élevés  au  Seigneur  sont  remplis  par  les  sons  de  l'orgue 
et  les  chants  du  peuple;  car  la  musique  a  suivi  aussi  les 
autres  arts  dans  leur  développement,  depuis  que  l'inven- 
tion du  contre-point  lui  a  fourni  la  loi  d'une  harmonie 
plus  riche. 

Toutes  les  tendances  artistiques  de  cette  époque  sont  Lepoëmede 
exprimées  dans  le  poëme  de  Titurel  comme  en  un  svm-  Titurei,etie 
bole;  et  le  temple  de  Gral  représente  à  la  fois  et  l'Église 
et  la  société  temporelle.  Bâti  sur  l'Onyx,  d'après  un  plan 
tracé  par  une  main  supérieure ,  il  est  enrichi  de  tous  les 
trésors  des  arts  qui  florissaient  à  cette  époque.  Les  nombres 
un,  deux  et  trois  sont  comme  les  racines  d'où  s'épanouis- 
sent ses  lignes  et  ses  formes.  L' édifice  est  rond  comme  la 
terre.  Sur  le  pavé,  recouvert  d'un  cristal  transparent,  sont 
gravés  des  poissons  et  des  monstres  marins;  de  sorte  qu'il 
représente  la  vaste  étendue  de  la  mer.  La  voûte  représente 
le  bleu  du  ciel,  où  le  soleil  et  la  lune,  entourés  des  étoiles, 
parcourent  leur  carrière.  Les  quatre  évangéhstes  repré- 
I.  4 


110       TROISIÈMI-:    nr.GRE    DE    LA    MYSTIQL'E    DANS    LHISTOIRE. 

sentent  les  solstices  et  les  équinoxes,  et  le  son  des  cymbales 
d'or  annonce  les  sept  divisions  du  jour.  Du  pavé  à  la 
voûte  s'étend  l'clher  inondé  des  flots  de  la  lumière^,  qui  est 
doucement  réfractée  par  les  figures  composées  de  pierres 
précieuses  de  toutes  nuances^  et  tracées,  d'après  le  dessin 
des  plus  grands  maîtres,  sur  les  vitraux  du  temple.  Tout 
autour,  le  long  des  murs  des  chœurs,  grimpe  une  vigne 
chargée  de  grappes  d'or  entremêlées  de  fleurs.  L'Église 
orientale  comptait  soixante -dix  langues  et  soixante -dix 
peuples  dans  l'antiquité,  tandis  que  l'Église  d'Occident  en 
comptait  soixante-douze.  De  môme  aussi,  on  pouvait  comp- 
ter dans  le  temple  du  Gral  soixante-dix  ou  soixante-douze 
chœurs,  selon  que  l'on  prenait  pour  un  seul  chœur  ou  pour 
deux  le  double  chœur  qui  était  consacré  au  Saint-Esprit, 
et  placé  du  côté  de  l'Orient;  car  c'est  en  Orient  qu'a  com- 
mencé l'histoire,  et  plus  tard  l'Église.  A  l'Occident,  où 
s'ouvre  une  des  portes  qui  conduisent  au  temple,  est  placé 
Torgue  avec  ses  anges  qui  sonnent  de  la  trompette,  comme 
figure  du  jugement  dernier  ;  de  sorte  que  l'édifice  repré- 
sente dans  sa  longueur  le  commencement  et  la  fin  des 
choses,  tandis  que  dans  sa  largeur,  avec  ses  deux  portes 
au  nord  et  au  midi,  il  exprime  l'affermissement  des  temps; 
et  le  bâtiment  entier  est  de  cette  manière  construit  sur  le 
plan  de  la  croix. 

Les  soixante-douze  chœurs  ou  chapelles,  avec  leurs  au- 
tels placés  autour  du  temple,  figurent  l'Église  triomphante, 
dont  le  Saint-Esprit  forme  le  centre  ;  de  sorte  que  l'année 
ecclésiastique  tout  entière  s'y  trouve  représentée.  Mais  l'é- 
difice est  destiné  à  recevoir  en  son  sein  l'Éghse  militante, 
par  les  autels  où  s'accomplit  l'auguste  sacrifice  et  par  la 
chaire  d'où  sont  proclamés  les  divins  enseignements;  de 


TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS   LHISTOIRE.        iH 

même  que  sa  hiérarchie,  est  représentée  à  l'intérieur  par 
le  plan  du  monument;,  et  à  l'extérieur  dans  les  trente-six 
tours  qui  s'élèvent  neuf  par  neuf  aux  quatre  points  cardi- 
naux. Chacune  d'elles  est  composée  de  six  étages,  symbole 
de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  laquelle  se  compose  des  ar- 
chevêques, des  évêques,  des  chorévêques,  des  prêtres,  des 
diacres  et  des  sous -diacres.  Les  trois  portes,  avec  leurs 
frontons,  représentent  les  trois  patriarches  qui  gouvernent 
les  trois  parties  du  monde.  La  tour  qui  s'élève  au-dessus 
de  toutes  les  autres,  portant  à  son  sommet  une  pierre 
brillante  qui  sert  de  phare  aux  voyageurs,  et  les  deux 
cloches,  dont  l'une  appelle  au  combat,  et  l'autre  à  la 
prière,  représentent  la  suprématie  delà  papauté.  Sous  cette 
tour,  au  centre  même  de  l'édifice,  est  placé  l'autel  où  l'on 
conserve  le  saint  sacrement  et  la  coupe  mystérieuse  qui , 
après  avoir  reçu  le  sang  du  Rédempteur,  a  été  apportée  en 
Occident  par  Joseph  d'Arimathie.  Sur  elle  descend  chaque 
année,  au  jour  du  vendredi  saint,  une  colombe  merveil- 
leuse, qui  renouvelle  la  vertu  du  sang  qu'elle  contient  ;  de 
sorte  que  quiconque  la  regarde  est  immortel,  et  qu'elle 
fournit  aux  hommes  ici-bas  une  nourriture  et  un  breuvage 
qui  conduisent  à  la  vie  éternelle.  Les  templiers  ont  été 
choisis  pour  défendre  le  temple  contre  les  incursions  et  les 
fureurs  des  peuples  du  Nord;  car  c'est  au  Nord  qu'est  prin- 
cipalement le  siège  de  la  puissance  du  démon.  Aussi  les 
actions  de  ces  héros  sont-elles  gravées  sur  les  murs  exté- 
rieurs; et  ils  ont,  tout  près  de  l'égUse,  au  midi,  leur  pa- 
lais, leur  cloître  et  leur  dortoir.  Les  templiers  représentent 
les  ordres  de  chevalerie  qui  ont  i-endu  à  l'Église  militante 
tant  de  seiTices  signalés. 

La  science  avait  pris  part,  de  son  côté,  à  ce  développe-  ^^  scoiasti- 


112       TflOlSIEME    DI'GIU;    DE    I.A    MYSTIQUE    DANS    l'hISTOIIŒ. 

ment  des  arts.  Des  voyages  nombreux  et  lointains  avaient 
accru  considérablement  son  domaine^  et  il  s'était  produit 
alors  un  fait  analogue  à  ce  qui  s'était  passé  autrefois  chez 
les  Grecs  lorsque  les  conquêtes  d'Alexandre  ouvrirent  aux 
explorations  de  la  science  les  régions  inconnues  jusque-là, 
et  fournirent  à  Aristote  de  riches  matériaux,  qu'il  sut  si  bien 
coordonner.  Les  écrits  d'ailleurs  de  ce  grand  philosophe 
furent  bientôt  connus  du  monde  par  une  double  traduc- 
tion ;  de  sorte  qu'aux  conquêtes  de  l'espace  vinrent  se 
joindre  celles  du  temps.  Aristote  s'était  distingué  surtout 
par  la  sûreté  de  son  coup  d'oeil  et  par  la  précision  avec  la- 
quelle il  avait  saisi  les  phénomènes  du  monde  visible  et  in- 
visible. Ces  qualités  si  remarquables  durent  nécessairement 
éveiller  l'esprit  scientifique  de  l'époque  moderne;  et  sa 
méthode  avait  d'ailleurs  l'avantage  de  répondre  au  besoin 
qui  se  faisait  sentir  alors ,  de  classer  les  matériaux  abon- 
dants dont  on  pouvait  disposer  dans  un  ordre  qui  permît 
de  les  embrasser  sans  peine  et  sans  effort.  11  n'est  donc  pas 
étonnant  qu'il  ait  fourni  à  la  science  nouvelle  sa  forme 
et  son  caractère.  Il  n'est  pas  étonnant  que  des  hommes 
tels  qu'Albert  le  Grand  aient  marché  sur  ses  traces,  et  se 
soient  appliqués  à  l'imiter  dans  l'étude  de  la  matière  et  de 
l'inteligence.  Cependant,  si  la  science  trouva  une  base 
plus  large  dans  ces  études  de  la  nature,  elle  n'était  nul- 
lement disposée  à  y  placer,  comme  celle  de  notre  époque, 
son  terme  et  son  but  suprême;  mais  elle  n'y  voyait  qu'un 
moyen  d'étendre  en  quelque  sorte  ses  ailes  pour  monter 
plus  haut.  Avant  comme  après,  la  parole  divine  fut  pour 
elle  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut  et  de  plus  grand;  et  l'objet 
principal  de  tous  ses  efforts  fut  de  chercher  à  bien  saisir 
le  sens  des  révélations  divines,  à  en  tirer  par  une  large 


TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    L  HISTOIRE.        113 

synthèse  toutes  les  conséquences  qu'elles  renferment, 
ou  à  remonter  jusqu'à  elles  par  une  analyse  exacte  et 
patiente.  Or  ces  deux  tendances  sont  mystiques  dans 
leur  principe  et  leur  nature  ;  et  elles  ont  beaucoup 
d'analogie  avec  celles  qui  dominaient  dans  le  syncré- 
tisme de  l'ancienne  école  chrétienne.  La  mystique  devait 
donc  entrer  dans  la  scolastique  comme  élément  essentiel. 
Celle-ci  devait  se  produire,  comme  la  continuation  de  cette 
école  qu'avaient  fondée  les  anciens  Pères  de  l'Église ,  et  qui 
avait  été  représentée  dans  un  sens  bien  différent  par  Scot 
Érigène  et  saint  Anselme  de  Cantorbéry. 

Ce  que  Titurel  avait  été  à  la  poésie  de  cette  époque,  S.Thomas 
saint  Thomas  le  fut  pour  la  science.  Tous  ses  écrits  renfer-  ^ 
ment,  sous  une  logique  exacte  et  rigoureuse,  une  mystique 
gracieuse  et  profonde  à  la  fois;  aussi  peut- on  les  considé- 
rer comme  l'expression  complète  de  la  science  de  ce  temps. 
L'esprit  mystique  dont  ils  sont  pénétrés  est  tellement  ma- 
nifeste que  Cordier,  dans  son  introduction  aux  ouvrages 
de  r Aréopagite ,  remplit  quatre  pages  in-folio  de  citations 
des  livres  du  Docteur  angélique.  Saint  Thomas  avait  cherché 
à  unir  au  point  de  vue  de  la  science  l'élément  terrestre  avec 
l'élémenl  divin .  Le  Dante,  représentant  d'une  autre  époque, 
chercha  cette  union  dans  le  domaine  de  la  poésie.  Lorsqu'il 
parut,  le  mouvement  d'ascension  produit  par  l'esprit  chré- 
tien était  arrivé  à  ce  terme  où  l'on  ne  peut  en  quelque 
sorte  monter  plus  haut,  et  d'où  il  faut,  par  conséquent, 
commencer  à  descendre.  L'empire  était  affiiibli  depuis 
longtemps,  et  lui-même  paya  de  l'exil  l'attachement  qu'il 
témoigna  à  cette  puissance  dans  les  divisions  de  sa  patrie. 
Il  s'efforça  vainement,  dans  un  de  ses  écrits,  de  rendre  à 
l'empire  la  gloire  qu'il  avait  perdue.  Le  pouvoir  politique 


Ii4       TROISIÈME    DEGRÉ    DE    LA.    MYSTIQUE    DANS    L  HISTOIRE. 

des  papes  avait  également  subi  de  profondes  atteintes,  et 
les  temps  de  l'humiliation  et  de  la  captivité  approchaient. 
Le  Dante  prit  part  de  très -bonne  heure  au  mouvement 
poétique  de  son  époque.  Mais  la  mort  qui  lui  enleva  Béa- 
trix  changea  la  direction  de  ses  pensées,  et  les  tourna  vers 
les  régions  invisibles.  Comme  il  s'était  appliqué  d'abord  à 
la  science,  celle-ci  lui  apparut  sous  la  forme  d'une  femme 
éclatante  de  beauté;  mais  le  culte  qu'il  lui  rend  lui  semble 
bientôt  un  amour  faux  et  trompeur,  qui  l'empêche  de  s'at- 
tacher aux  vrais  biens.  La  laissant  donc  de  côté,  il  lève  les 
yeux  vers  le  ciel,  et  reçoit  une  science  plus  élevée;  à 
savoir,  la  sagesse  divine.  A  mesure  qu'il  en  approfondit 
davantage  les  mystères,  il  croit  reconnaître  en  elle  les  traits 
de  celle  qui  fut  l'objet  de  son  premier  amour,  et  il  com- 
prend que  la  femme  qui  se  présente  à  lui  pour  être  son 
guide  n'est  que  la  charité  elle-même.  Comme  tout  amour 
mystique  conduit  à  la  vision ,  le  Dante  conçoit  dans  une 
vision  poétique  le  plan  de  sa  Divine  Comédie,  qui,  selon  la 
tradition,  lui  fut  inspiré  par  la  vision  du  moine  Albérich. 
Ce  poëme,  tout  mystique  dans  sa  nature  et  sa  composition, 
a  aussi  tout  à  fait  la  forme  d'une  vision.  Il  aperçoit  l'enfer 
sous  ses  pieds ,  avec  ses  neuf  cercles  qui  vont  toujours  en 
se  rétrécissant.  Au  milieu  du  cône  est  la  demeure  de  Sa- 
tan, et  un  dixième  cercle  termine  l'édifice.  A  mesure  que 
les  cercles  se  rétrécissent,  les  peines  qu'on  y  souffre  aug- 
mentent dans  la  même  proportion.  Du  côté  de  la  terre,  et 
vis-à-vis  de  l'enfer,  s'élève  le  purgatoire,  dont  les  dix  cer- 
cles, par  une  disposition  contraire,  vont  toujours  en  s'c- 
largissant,  et  servent  à  purifier  davantage  les  âmes  qui 
n'ont  pas  encore  satisfait  à  la  justice  divine.  De  là  enfin 
s'élève  le  paradis,  à  travers  les  diverses  planètes,  où  l'on 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODER>'ES.  115 

jouit  d'un  bonheur  plus  parfait  à  mesure  que  l'on  monte 
davantage ;,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive,  par  le  ciel  zodiacal  et 
l'empyrée,  à  la  rose  mystique  où  habite  la  sainte  Trinité. 
De  mênije  que  Titurel,  célébrant  la  descente  du  Saint-Esprit 
sur  le  monde,  appartient  à  la  période  ascendante  de  cette 
époque,  ainsi  la  Divine  Comédie  marque  le  moment  où 
elle  commence  à  décroître. 


CHAPITRE   IX 

Du  développement  de  la  mystique  parmi  les  ordres  modernes.  Réformes 
de  la  discipline  religieuse.  Ludolf.  Saint  Piomuald.  Saint  Alfer.  Saint 
Gnalbert.  Saint  Etienne.  Saint  Bruno.  Saint  Robert.  Des  ordres 
militaires.  Robert  d'Arbrissel.  Guillaume  de  Poitiers.  Saint  ^orbert. 
Saint  Dominique,  Saint  François.  Saint  Bernardin  de  Sienne.  Saint 
Philppe  Bénizi.  Saint  Célestin  V.  Saint  Sylvestre.  Saint  Jean  de 
Matha.  Saint  Pierre  Nolasque. 

Lorsque  l'esprit  chrétien  s" empara  des  peuples  de  l'Occi- 
dent ,  les  ordres  religieux  se  mirent  à  la  tête  de  ce  mouve- 
ment; et  leur  développement  suivit  dans  ses  phases  celles 
de  cet  esprit  lui-même.  Au  milieu  des  inondations  des 
peuples,  saint  Benoît  et  sainte  Scolastique,  sa  sœur, 
avaient  peuplé  l'Europe  de  leurs  monastères;  et  la  tem- 
pête de  ces  temps  calamiteux  avait  répandu  au  loin  cette 
précieuse  semence.  Les  Bénédictins,  s'aventurant  sans 
crainte  dans  les  forêts  des  contrées  dépeuplées  par  les  bar- 
bares, avaient  entrepris  généreusement  de  lutter  contre 
les  éléments  déchaînés  de  la  nature  et  du  cœur  humain  ; 
et  ils  étaient  enfin  parvenus,  après  bien  des  alternatives  de 
triomphes  et  de  défaites,  à  se  rendre  maîtres  de  ce  mou- 


116  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

vement  tumultueux.  Mais  presque  toujours  la  nécessité  et 
la  lutte  sont  plus  salutaires  à  la  nature  humaine  que  l'a- 
bondance et  le  repos.  Aussi  l'ordre  de  Saint- Benoît  se 
laissa  bientôt  amollir  par  les  richesses  et  les  aises  de  la 
vie,  et  lorsque,  sous  les  derniers  Carlovingiens ,  au  com- 
mencement du  x^  siècle ,  la  tempête  se  déchaîna  de  nou- 
veau, lorsque  les  Lombards  se  précipitèrent  sur  l'Italie  , 
les  Sarrasins  sur  l'Espagne,  lorsque  le  Nord  et  le  Nord- 
Ouest  furent  désolés  par  les  incursions  des  Normands,  le 
Nord -Est  par  les  Slaves,  et  l'Est  par  les  Huns;  lorsqu'on 
ne  vit  plus  partout  que  désordre,  violence  et  confusion, 
les  Bénédictins  ne  se  trouvèrent  point  en  mesure  de  soute- 
nir la  lutte  contre  ces  éléments  de  destruction.  La  disci- 
phne  et  la  règle  se  relâchèrent,  et  les  moines  rentrèrent  en 
foule  dans  le  monde  pour  y  vivre  selon  leur  gré.  Il  fallut 
donc  que  la  Providence  suscitât  d'autres  hommes  pour 
rallumer  le  feu  sacré  qui  allait  s'éteindre. 
Réforme  de      Bernon,  Odon,  Adémar  et  Odilon  furent  chargés  succes- 

la  discipline  sivement  de  cette  mission.   Cluni  en  Bourgogne  fut  le 

religieuse. 

théâtre  de  leur  activité;  et  l'ordre  de  Samt-Benoit,  reflo- 
rissant par  leurs  soins  dans  la  réforme  qu'ils  avaient  éta- 
blie, se  répandit  bientôt  au  loin  dans  une  foule  innombrable 
de  moines  qui  portèrent  jusqu'au  fond  du  nord  de  l'Alle- 
magne, dans  le  monastère  d'Hirschau,  la  ferveur  et  la  dis- 
cipline rehgieuse.  Les  papes  avaient,  poussés  par  le  cardi- 
nal Pierre  Damien,  entrepris  dans  deux  conciles  la  réforme 
des  chanoines  réguliers,  et  les  avaient  soumis  à  la  règle 
de  Saint- Augustin .  L'Éghse  entra  ainsi  dans  le  second  de- 
gré de  son  développement.  Les  inondations  des  peuples 
étaient  apaisées;  celles  des  idées  avaient  commencé,  et 
remplirent  la  plus  grande  partie  de  cette  époque.  La  lutte 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES   ORDRES    MODERNES.  117 

des  deux  puissances  dans  la  querelle  des  investitures  avait 
ébranlé  l'Église  et  l'État  jusque  dans  leurs  fondements. 
Les  éléments  mauvais  de  la  nature  humaine ,  déjà  si  diffi- 
cile à  contenir  dans  les  temps  de  paix,  se  déchaînèrent 
dans  ces  jours  de  dissolution  générale,  et  rompirent  les 
digues  impuissantes  qu'on  leur  opposait.  On  vit  des  prêtres 
libertins  faire  alliance  avec  une  soldatesque  effrénée;  et 
l'on  put  croire  que  c'en  était  fait  de  la  société  tout  en- 
tière. L'Église  dut  sentir  alors  le  besoin  d'employer  tous 
les  moyens  et  de  réunir  tous  ses  efforts  pour  opposer 
au  mal  des  ordres  religieux  capables  d'en  arrêter  les  pro- 
grès; et  c'est  à  cela  que  nous  devons  l'origine  d'un  grand 
nombre  d'associations  de  ce  genre.  Mais  le  respect  pour 
saint  Benoît  était  encore  tel  à  cette  époque  que  tous  les 
fondateurs  de  ces  nouvelles  communautés  embrassèrent  sa 
règle,  avec  cette  différence  que,  des  deux  espèces  d'ordres 
qu'elle  avait  trouvés  déjà  existants^  à  savoir,  les  anacho- 
rètes et  les  cénobites,  les  uns  embrassèrent  la  vie  des  pre- 
miers, les  autres  celle  des  seconds,  tandis  que  d'autres  en- 
core s'efforcèrent  de  réunir  ensemble  la  vie  commune  et 
la  vie  solitaire . 

Ludolf  avait  mené  longtemps  dans  les  montagnes  de  Ludolf. 
l'Ombrie  la  vie  d'anachorète.  Des  compagnons  s'étaient 
bientôt  adjoints  à  lui;  et  il  avait  ainsi  fondé,  l'an  1001,  à 
Saint -Avellane,  l'ordre  de  Sainte-Croix,  qui  fut  réformé 
plus  tard  par  Pierre  Damien.  Quelques  années  plus  tard 
saint  Romuald ,  après  avoir  fini  ses  études  auprès  du  soli-  s.  Romuald. 
taire  Marin,  et  s'être  démis  de  la  dignité  d'abbé,  s'était  re- 
lire dans  les  montagnes  de  Camaldoli,  suivi  de  quelques 
disciples  qui  voulaient  imiter  sa  vie  pénitente.  Là,  dans 
une  plaine  étroite,  arrosée  de  sept  sources  et  plantée  de 


lis  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

pins,  mais  couverte  de  neige  les  deux  tiers  de  l'année, 
ils  s'étaient  construit  des  cellules  séparées;  et,  comme 
leur  nombre  s'était  accru,  le  saint  leur  bâtit  en  1009  une 
église.  Telle  fut  l'origine  de  l'ordre  sévère  des  Camaldules. 
Et  lorsque  son  fondateur  mourut  en  1 027 ,  âgé  de  cent  vingt 
ans,  dont  il  avait  passé  cent  dans  la  solitude,  il  le  vit  ré- 
pandu au  loin  dans  la  chrétienté.  Il  fut  bientôt  suivi  par 
s.  Alfer.  saint  Alfer,  qui,  né  en  993,  dans  le  sud  de  l'Italie,  fonda  la 
congrégation  de  Cave,  et  comptait  à  sa  mort,  en  1 050,  trois 

S.  Giialbert.  mille  moines  et  cent  vingt  monastères.  Saint  Gualbert, 
converti  miraculeusement  au  moment  oii  il  se  préparait 
à  tirer  vengeance  d'un  ennemi,  avait  été  containt  de  se 
revêtir  lui-môme  de  l'habit  religieux,  parce  que  les  frères 
n'avaient  pas  osé  le  lui  doimer,  craignant  le  courroux  de 
son  père.  Il  fonda  vers  1038,  à  Yallombreuse ,  sur  le  mo- 
dèle de  CamaldoU,  oti  il  avait  demeuré  quelque  temps,  un 
monastère  où  l'on  s'engageait  à  suivre  dans  toute  sa  ri- 
gueur la  règle  de  Saint-Benoît.  Un  grand  nombre  d'autres 
maisons  de  ce  genre  s'élevèrent  bientôt,  et  sainte  Humilité 
fonda  un  ordre  semblable  pour  les  femmes.  La  congréga- 
tion de  Monte-Sasso,  fondée  en  1060  par  Mainrad,  se 
consacrait  aux  écoles ,  aux  soins  des  malades  et  à  la  mé- 
ditation ,  et  compta  bientôt  jusqu'à  cent  quarante  monas- 
tères. 

La  France  ne  tarda  pas  à  se  rattacher  à  cette  réaction 
salutaire;  et  bientôt  un  triple  fleuve  se  répandit  de  ce 
pays  dans  la  chrétienté  tout  entière.  Un  de  ces  fleuves  prit 
sa  source  dans  la  contrée  de  Muret,  dans  le  Limousin, 

>  Kiiciuio.  lorsque  saint  Etienne  y  vint  en  1 070.  Après  s'être  fiancé  à 
Dieu,  avec  le  dernier  anneau  qu'il  avait  gardé  de  toutes  ses 
richesses,  il  mena  une  vie  si  dure  qu'il  resta  seul  pen- 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES.  119 

dant  un  an,  parce  que  personne  n'osait  se  joindre  à  lui. 
Quelques-uns  cependant  furent  attirés  par  sa  bonté,  et 
leur  nombre  devint  bientôt  considérable.  Lorsqu'en  1130 
son  ordre  fut  transporté  à  Grandmont,  il  prit  son  nom 
de  l'église  qu'il  y  avait  en  ce  lieu,  et  compta  bientôt 
soixante  maisons.  Vers  1086,  saint  Bruno  de  Cologne,  s.  Bruno, 
effrayé  de  l'état  du  diocèse  de  Reims,  qui  était  ravagé 
par  son  archevêque  Manassès,  ébranlé  par  les  paroles 
d'un  ami  et  enflammé  du  feu  de  l'amour  divin,  s'était 
établi  dans  le  désert  de  la  Chartreuse,  près  de  Gre- 
noble. C'est  là,  dans  la  solitude  profonde  des  forêts,  au 
milieu  des  torrents  impétueux  de  ces  contrées  sauvages, 
que  prit  sa  source  le  second  fleuve  de  la  vie  monastique, 
ou  l'ordre  des  Chartreux,  qui  sut  conserver  toujours  si 
parfaitement  sa  première  ferveur  qu'il  est  le  seul  contre 
lequel  le  monde  n'ait  eu  rien  à  dire,  le  seul  qui  n'ait  eu 
jamais  besoin  de  réforme.  Aussi  a-t-il  réalisé  sa  devise  : 
Stat  crux,  dura  xohitur  orbis.  Le  troisième  fleuve  fut 
l'ordre  de  Cîteaux,  dont  nous  avons  déjà  parlé.  Il  avait 
pris  naissance  dans  le  monastère  de  Molesmes,  lorsque 
saint  Robert  en  amena  une  colonie  de  vingt-un  moines  s.  Robert, 
dans  le  couvent  de  Cîteaux,  pour  y  pratiquer  strictement 
la  règle  de  Saint-Benoît.  Clairvaux  fut  la  fille  de  Cîteaux  : 
et  cet  ordre  fit  de  tels  progrès  que  cinquante -sept  ans 
seulement  après  sa  fondation  il  comptait  déjà  cinq  cents 
maisons ,  et  cent  ans  plus  tard  plus  de  dix-huit  cents  mo- 
nastères. Il  donna  naissance  aux  Feuillants  et  à  cinq 
ordres  de  chevallerie  en  Espagne  et  en  Portugal. 

Ces  ordres  étaient  ceux  de  Calatrava  en  Castille,  d'Al-  Des  ordres 
cantara  dans  le  royaume  de  Léon ,  de  Montèze  en  Aragon ,  "^'  ^^^^^c^- 
d'Ayes  et  du  Christ  en  Portugal.  C'était  la  lutte  contre  les 


120  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

Muiires  qui  leur  avait  donné  naissance.  Pour  arrêter  les 
progrès  de rislamisrae;,  qui^  delà  côte  d'Afrique,  menaçait 
l'Europe  et  la  chrétienté,  il  fallait  opposer  à  son  fanatisme 
le  zèle  d'un  ordre  militaire,  entièrement  dévoué  aux  inté- 
rêts de  l'Église.  Ces  institutions,  où  le  prêtre  et  le  che- 
valier se   confondaient,  étaient  nées  dans  le  cours  du 
xn^   siècle,  moins,  il  semble,  pour  défendre  l'Église  en 
Occident  que  pour  aller  attaquer  en  Orient  l'ennemi  du 
nom  chrétien.  Comme  les  pèlerinages  aux  saints  lieux 
devenaient  toujours  plus  fréquents  au  xf  siècle,  des  mar- 
chands d'Amalfi  s'étaient  consacrés,  à  Jérusalem,  au  soin 
des  pèlerins  malades,  sous  le  nom  d'hospitaliers  de  Saint- 
Lazare.  Lorsque  .lérusalem  fut  conquise  par  les  croisés, 
cet  hôpital  devint  bientôt  une  forteresse.  Outre  les  frères 
qui  servaient  les  malades  et  les  pèlerins,  et  les  prêtres 
chargés  de  distribuer  les  sacrements,  il  se  forma  bientôt 
une  troisième  classe  de  rehgieux  militaires  qui  firent  de 
la  croix  une  épée  et  de  l'épëe  une  croix,  et  l'ordre  prit 
le  nom  de  Saint-Jean ,  d'une  église  dédiée  à  ce  saint.  Les 
templiers,  fondés  en  1H8  par  Hugues  des  Payens,  se  joi- 
gnirent bientôt  à  eux,  tandis  qu'un  troisième  ordre,  celui 
de  Sainte-Catherine  du  mont  Sinaï,  avait  pour  but  de  pour- 
voir à  la  sûreté  des  pèlerins  qui  visitaient  les  tombeaux  des 
saints  ;  et  les  chevaliers  de  l'ordre  de  Monzoge,  de  leur  côté, 
gardaient  les  points  d'où  l'on  commençait  à  apercevoir  Jé- 
rusalem. Les  Hohenstaufen  avaient  plus  tard,  devant  Pto- 
léniaïs,  ajouté  k  ces  ordres  militaires  celui  des  chevaliers 
Teutoniques,  qui,  s'unissant  ensuite  aux  chevaliers  Porte- 
(ilaive,  se  tournèrent  contre  le  Noid  et  conquirent  la 
Prusse.  La  religion  et  la  foi  étaient  la  base  de  tous  ces 
ordres;  chez  les  uns,  néanmoins,  le  chevalier,  et  chez 


LA  MY^TIQli:  DANS  LES  ORDRES  MODERNES.      121 

les  autres  le  prêtre;,  apparaissait  davantage.  Ainsi,  la  cha- 
rité des  chevaliers  de  Saint -Jean  était  si  grande  qu'ils  ad- 
mettaient parmi  eux  même  les  lépreux, -et  qu'ils  étaient 
obligés  par  leur  règle  de  choisir  un  lépreux  pour  grand 
maître,  tandis  que  plus  tard,  lorsqu'ils  prirent  le  titre  de 
chevaliers  de  Rhodes,  puis  de  Malte,  ils  se  servirent  de 
préférence  du  glaive.  L'héroïsme  et  la  charité  des  ordres 
militaires  et  hospitaliers  ne  se  bornèrent  point  à  l'Orient , 
mais  se  répandirent  bientôt  dans  l'Occident;  et  lorsque  le 
mal  connu  sous  le  nom  de  feu  sacré  ravagea  l'Europe,  et 
que  les  malades  venaient  de  toutes  parts  chercher  du  se- 
cours auprès  des  reliques  de  saint  Antoine  dans  le  Dau- 
phiné ,  la  noblesse  de  ce  pays  fonda  pour  eux  un  hôpital , 
et  plusieurs  nobles  se  consacrèrent  à  leur  service  sous 
Gaston ,  leur  chef.  Telle  fut  l'origine  de  l'ordre  de  Saint- 
Antoine,  qui  se  propagea  rapidement  en  France,  en  Es- 
pagne, en  Allemagne  et  dans  d'autres  contrées. 

Toutes  ces  fondations  germèrent,  il  est  vrai,  dans  la 
seconde  période  de  cette  époque  de  l'histoire;  mais  elles 
n'atteignirent  leur  plein  développement  que  dans  la  troi- 
sième. Celle-ci  apparut  comme  une  sorte  de  création  spi- 
rituelle. Il  sembla,  en  effet,  que  le  même  esprit  qui  avait 
couvé  les  eaux  de  l'abîme,  et  avait  fait  sortir  l'immense 
variété  des  formes  corporelles  de  la  matière  plastique  où 
elles  étaient  comme  enfermées,  couvait  maintenant  avec 
la  même  énergie  les  éléments  spirituels ,  et  leur  donnait  la 
forme  qui  leur  est  propre.  Ainsi,  Robert  d'Arbrissel  avait  uobert 
ou^ert  le  xn®  siècle  en  fondant  l'ordre  de  Fontevrault,  tl  Arbnssel 
composé  de  frères  et  de  sœurs ,  mais  dans  lequel  les  pre- 
miers devaient  obéir  aux  secondes,  afin  d'honorer  Tobéis- 
sance  de  Jésus  à  l'égard  de  la  sainte  Vierge.  Toutes  les 


122  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

maisons,  au  nombre  de  vingt,  étaient  gouvernées  par 
Tabbesse  du  couvent  de  Fontevrault ,  à  quelques  lieues  de 
Saumur.  Cette  institution  fut  imitée  plus  tard  dans  le  Nord 
par  Brigitte,  mère  d'une  sainte  et  sainte  elle-même,  dans 
Tordre  qu'elle  fonda. 

Guillaume  Guillaume,  comte  de  Poitiers  et  duc  de  Guyenne,  ce 
■  grand  ennemi  de  l'Église,  que  saint  Bernard  avait  excom- 
munié, était  allé  à  Jérusalem  pour  se  faire  absoudre  de 
l'excommunication.  Là  il  devint  un  saint,  et  rétablit  F  ordre 
déchu  des  Ermites,  qui,  sous  le  nom  de  Guillelmites,  s'é- 
tendit promptement  en  France,  dans  le  nord  de  l'Alle- 
magne et  en  Bohême,  tandis  qu'un  autre  Guillaume  fondait 
un  ordre  semblable  dans  le  sud  de  l'Italie,  sur  une  mon- 
tagne où  Virgile  avait  habité,  disait -on.  Cependant  saint 

s.  Norbert.  Norbert,  né  vers  1080,  près  de  Clèves,  était  venu  dans  le 
désert  de  Coucy,  au  diocèse  de  Laon,  et  avait  bâti,  en 

I  H  9,  une  égUse  au  lieu  même  où ,  après  avoir  prié  Dieu , 
il  avait  vu  des  hommes  vêtus  de  blanc  marcher  en  pro- 
cession avec  des  croix  et  des  flambeaux ,  et  il  avait  nommé 
ce  lieu  Prémontré,  parce  que  Dieu  le  lui  avait  montré  d'a- 
vance. L'ordre  qu'il  y  fonda  était  si  pauvre  qu'au  com- 
mencement les  frères  n'avaient  rien  en  propre  qu'un  seul 
âne  qui  leur  apportait  de  la  forêt  du  bois  qu'ils  faisaient 
vendre  au  marché  de  Laon,  afin  d'avoir  du  pain  ;  et  la  règle 
y  fut  tellement  sévère  pendant  cent  vingt  ans  qu'il  était 
défendu  de  manger  des  œufs,  du  fromage  ou  du  laitage.  La 
propagation  de  l'ordre  des  Prémontrés  fut  si  rapide  que, 
du  vivant  de  saint  Norbert,  il  comptait  déjà  dix  mille  reli- 
gieux ,  et  que ,  trente  ans  après  sa  fondation ,  il  se  trouva 
au  chapitre  général  cent  abbés  de  France  et  d'Allemagne. 

II  envoya  des  colonies  jusque  dans  la  Syrie  et  la  Palestine, 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES   MODERNES.  123 

et  fut  partagé  en  trente  provinces,  mille  abbayes  d'hommes, 
cinq  cents  de  femmes  et  trois  cents  doyennés.  Le  même 
zèle  s'était  éveillé  parmi  les  chanoines  réguliers;  et,  pen- 
dant que  quatre  prêtres  d'Avignon  fondaient  Saint-Rus, 
sous  la  règle  de  Saint- Augustin,  Gilbert,  évêque  de  Lin- 
coln, donnait,  en  1 148,  la  môme  règle  aux  Gilbertins  en 
Angleterre.  D'autres  associations  du  même  genre  se  déve- 
loppaient ailleurs;  et  Louis  le  Gros,  en  1 1 1 3,  bâtit  l'abbaye 
de  Saint-Victor  à  Paris,  pour  les  chanoines  réguliers  de  ce 
nom.  Guillaume  de  Champeaux,  qui  s'y  était  retiré,  avait 
continué  néanmoins  ses  leçons  publiques  à  l'université. 
D'autres  en  firent  autant  après  lui;  et  cette  communauté 
devint  un  foyer  de  science,  d'érudition  et  de  piété;  de 
telle  sorte  qu'à  plusieurs  reprises  cette  célèbre  abbaye  se 
trouva  avoir  gardé  seule  la  rigueur  primitive  de  la  règle 
pendant  que  toutes  les  autres  maisons  qui  dépendaient 
d'elles  s'étaient  relâchées. 

Les  temps  étaient  venus  où  deux  grands  saints  allaient  Saiut  Domi- 
fonder  deux  ordres  qui  ont  rendu  à  l'Église  d'immenses  "'^'^'^" 
services.  Dominique,  né  à  Calahorra,  en  1170,  s'était  fait 
Augustin  à  l'âge  de  vingt -trois  ans.  Sa  charité  était  telle 
que  non -seulement  il  vendit  ses  livres  pour  secourir  les 
pauvres,  mais  qu'il  offrit  de  se  vendre  lui-même  pour  ra- 
cheter de  la  captivité  des  Maures  le  fils  d'une  pauvre  veuve. 
Parcourant  le  Languedoc  avec  l' évêque  d'Osma,  il  apprit  à 
connaître  l'hérésie  manichéenne  des  Albigeois,  et  prévit  les 
dangers  dont  ils  allaient  menacer  l'Église.  11  eut  pitié  du 
pauvre  peuple  séduit  par  ces  imposteurs;  et,  envoyé  par 
iimocent  IIl  en  mission  dans  ces  pays,  il  reconnut  bientôt 
que  l'austérité  par  laquelle  les  ' prétendus  saints  de  la 
secte  égaraient  la  foule  ne  pouvait  être  contre-balancée  que 


s.  Fram-oi* 


124  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

par  ruiistérité  vraiment  évangélique  de  ceux  que  l'Église 
envoyait  pour  les  convertir.  11  avait  donc  entrepris  sa  mis- 
sion à  la  manière  des  apôtres ;,  marchant  nu-pieds^,  sans  ar- 
gent, et  s'abandonnant  tout  entier  à  la  Providence.  Il  avait 
réussi  à  convertir  de  cette  manière  plus  de  cent  mille  héré- 
tiques. Lorsqu'on  envoya  contre  eux  une  armée  comman- 
dée par  le  comte  de  Montfort,  il  marcha  à  la  tête  des  troupes 
le  crucifix  à  la  main;  et  Simon  se  plaisait  à  reconnaître 
qu'il  dut  plus  d'une  fois  la  victoire  à  ses  prières.  Mais  le 
saint  avait  compris  que,  lorsqu'il  faut  lutter  contre  un 
grand  nombre,  le  zèle  d'un  individu  est  peu  de  chose,  et 
qu'il  faut  opposer  à  l'ennemi  des  forces  compactes  et  réu- 
nies dans  un  but  commun.  C'est  ainsi  qu'il  conçut  l'idée 
d'un  ordre  dont  les  membres,  renonçant  à  tout,  de- 
vaient se  consacrer  principalement  à  cette  œuvre.  Inno- 
cent III  approuva  son  dessein,  et  la  première  maison  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  fut  établie  à  Toulouse  en  1210. 
Envoyé  partout  pour  combattre  les  fausses  doctrines  de 
l'époque,  cet  ordre  fit  de  rapides  progrès,  parce  qu'il  ré- 
pondait à  un  besoin  du  temps;  de  sorte  qu'au  second  cha- 
pitre général,  cinq  ans- après  sa  fondation,  il  était  partagé 
en  huit  provinces,  et  comptait  cinquante-six  monastères; 
et  il  devint  bienhM  un  des  ordres  les  plus  florissants  de 
toute  la  chrétienté. 

A  côté  de  lui,  saint  François  d'Assise  était  arrivé  par 
d'autres  voies  au  même  but.  La  voix  qui  lui  avait  dit  : 
Fi-ançois,  va  relever  ma  maison  qui  menace  ruine,  lui  avait 
montré  sa  route.  Les  plus  grands  dangers  menaçaient  alors 
en  effet  l'Église.  Saladin  venait  de  prendre  Jérusalem; 
Frédéric  II  commençait  à  persécuter  l'Éghse  et  le  Saint- 
Siège;  les  Vaudois,  les  Cathares,  les  Patarins  désolaient 


LA    MYSTIQUE    DA^iS    LES    ORDRES    MODEREES.  12o 

ritalie  et  l'est  de  la  France,  tandis  que  les  Albigeois  rava- 
geaient les  contrées  de  l'Ouest  et  de  l'Espagne ,  et  les  Ana- 
baptistes l'Allemagne.  L'Église  et  l'État  étaient  à  peu  près 
dans  la  même  position  qu'au  temps  de  l'empereur  Henri  IV. 
Douze  compagnons,  émus  par  la  grandeur  du  péril,  s'é- 
taient unis  à  François;  il  fonda  avec  eux  l'ordre  des  Frères 
Mineurs ;,  tandis  que  sainte  Claire  fonda,  sous  sa  direc- 
tion ,  celui  des  Clarisses.  Tous  se  proposaient  d'imiter  la 
vie  pauvre  du  Sauveur.  Ils  avaient  touché  l'endroit  sensi- 
ble de  cette  époque  ;  aussi  leur  ordre  se  propagea  avec  une 
incroyable  rapidité,  non  par  la  protection  des  grands,  ni 
par  la  sagesse  de  ce  monde,  ni  par  l'abondance  des  biens 
de  la  terre ,  mais  au  contraire  par  le  mépris  de  toutes  ces 
choses,  par  la  soif  et  la  faim,  par  le  froid  et  la  nudité  et 
par  toutes  les  autres  privations;  de  sorte  qu'en  1219,  au 
premier  chapitre  général  à  Assise,  il  se  trouva  déjà  cinq 
mille  frères;  et  la  parole  du  saint  fut  si  puissante  que, 
parmi  les  autres  assistants,  cinq  cents  prirent  l'habit.  En 
1262,  avant  la  mort  de  Gille,  le  dernier  des  douze  com- 
pagnons de  François,  Alexandre  IV  pouvait  adresser  une 
bulle  à  ses  fils  bien-aimés  les  frères  de  l'ordre  des  Mineurs 
dans  le  pays  des  Sarrasins,  des  Grecs,  des  Bulgares,  des 
Cumans,  des  Éthiopiens,  des  Syriens,  des  Ibériens,  des 
Alains,  des  Chasares,  des  Goths,  des  Zechs,  des  Ruthé- 
niens,  des  Jacobites,  des  Nubiens,  des  Géorgiens,  des 
Arméniens,  des  Indiens,  desTartares,  des  Hongrois  et  des 
autres  peuples  de  l'Orient. 

L'arbre  planté  par  saint  François  eut  une  telle  fertilité 
qu'au  témoignage  de  Louis  de  Grenade  il  surpassait,  pour 
le  nombre  des  provinces ,  des  maisons  et  des  profès,  tous 
les  autres  ordres  pris  ensemble.  11  n'est  pas  étonnant  que, 


126  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

dans  ce  mouvement  qui  entraînait  les  âmes  vers  l'ordre  des 
Mineurs,  un  grand  nombre  y  soient  entrés  sans  avoir 
éprouvé  suffisamment  leur  vocation.  Cette  cause,  jointe  à 
plusieurs  autres,  telles  qu'un  commerce  fréquent  avec  le 
monde,  les  subtilités  de  l'école,  auxquelles  plusieurs  s'at- 
^  tachèrent  d'une  manière  excessive,  tout  cela  dut  exercer 
une  influence  fâcheuse  sur  cet  ordre,  d'ailleurs  si  recom- 
mandable  à  tant  de  titres,  et  nécessita  plusieurs  réformes. 
s.Bernardin  La  première  fut  entreprise  par  saint  Bernardin  de  Sienne, 
de  Sienne.  ^^^  ^^^  éloquence  faisait  appeler  la  trompette  du  ciel  et 
une  source  d'eau  vive.  Rejetant  toutes  les  dispenses  accor- 
dées par  les  papes,  il  garda  la  règle  pure  de  Saint-François. 
Ceux  qui  le  suivirent  s'appelèrent  Observantins ,  et  les  au- 
tres Conventuels.  Quelques  réformes  furent  néanmoins  en- 
treprises encore  parmi  ces  derniers,  et  Léon  X  les  réunit 
toutes  sous  le  nom  de  Réformés.  Cependant,  en  Espagne, 
Jean  de  la  Puebla  avait  fondé  la  réforme  des  Récollets, 
tandis  que  Molina  fondait  celle  des  Capucins.  Toutes  ces 
transformations  répondaient  aux  divers  besoins  de  cet 
ordre,  dans  lequel,  à  cause  du  nombre  considérable  de  ses 
membres,  devaient  se  produire  nécessairement  des  ten- 
dances bien  différentes.  Les  Conventuels  comptaient  en- 
core au  xvu^  siècle  trente  et  une  provinces ,  quinze  cent 
vingt  maisons  et  trente  mille  frères,  et  leurs  réformés  cin- 
quante couvents;  les  Observantins,  les  Récollets  et  les 
Déchaussés  comptaient  nsemble  quatre-vingt-quinze  pro- 
vinces et  deux  mille  trois  cents  maisons;  les  Capucins, 
quarante-deux  provinces,  douze  cent  quarante  couvents,  et 
dix-sept  mille  deux  cent  soixante-cinq  frères  ;  les  Tertiai- 
res, liés  par  des  vœux,  dix-sept  provinces,  trois  cent  vingt- 
sept  couvents  et  troismille  neuf  cent  quatre-vingt-dix  profès. 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES.  127 

Les  Clarisses,  les  Capucines  et  les  Annonciades  comptaient 
trois  mille  huit  cent  cinquante  couvents  et  soixante-treize 
mille  neuf  cents  religieuses,  tandis  que  le  nombre  des 
membres  des  ordres  réformés  s'élevait  à  cent  vingt  mille. 

On  pourrait  croire  que  l'ordre  de  Saint -François  avait  s.  Philippe 
absorbé  toutes  les  vocations  de  la  vie  religieuse  et  comblé  ^"^"" 
la  mesure  du  possible  en  ce  genre;  mais  il  n'en  fut  pas 
ainsi,  et  de  nouveaux  ordres  surgirent  encore,  tant  la  sève 
catholique  était  puissante  à  cette  époque.  Sept  marchands 
de  Florence  fondèrent  en  1232,  sous  la  conduite  de  saint^ 
Phihppe  Bénizi,  l'ordre  des  Servîtes  de  la  bienheureuse 
Vierge  Marie,  qui  s'étendit  bientôt  en  France,  en  Allemagne 
et  dans  les  Pays-Bas.  Puis  un  second  et  un  troisième  ordre 
d'Annonciades  s'élevèrent,  destinés  à  recevoir  les  femmes 
qui  désiraient  vivre  entièrement  séparées  du  monde,  et 
garder  néanmoins  la  vie  commune.  En  1196,  quelques  gen- 
tilshommes de  Milan,  ayant  échappé  à  la  prison,  fondèrent 
l'ordre  des  Humiliés,  qui  ne  tarda  pas  à  dégénérer,  et  finit 
d'une  manière  ignominieuse  au  temps  de  saint  Charles. 
Pierre  Mouron,  qui  fut  plus  tard  le  pape  Célestin  Y,  fonda  S.  Céles- 
vers  1244  l'ordre  des  Célestins,  sous  la  règle  de  Saint- 
Benoît.  Et  malgré  son  austérité,  il  compta  bientôt  treize  pro- 
vinces et  cent  vingt  couvents  en  Italie,  en  Allemagne,  en 
France  et  dans  les  Pays-Bas.  Presque  en  même  temps,  saint 
Sylvestre  d'Osimo,  près  de  Lorette,  fonda  l'ordre  contem-  s.Sylvestre. 
platif  des  Sylvestrins.  Dans  le  siècle  suivant,  Tolomei  de 
Sienne  fonda  l'ordre  du  Mont  des  Oliviers;  puis  Jean  Co- 
lumbin  fonda  celui  des  Jésuates  en  13o0.  On  vit  encore 
surgir  celui  du  Saint -Sacrement ,  les  Cellites  et  les  Hiéro- 
nimites.  Saint  François  de  Paule  fonda  en  1452  l'ordre  des 
Minimes;  puis  un  certain  Tysserand  fonda  celui  desMade- 


128  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERISES. 

lonnettes,   pour  les  femmes  qui  veulent  se  retirer  du 
monde,  afin  de  faire  pénitence. 

Cependant  la  tournure  fâcheuse  que  prirent  en  Orient 
les  affaires  produisit  un  double  effet  sur  les  ordres  reli- 
gieux d'Occident.  Ceux  qui  s'étaient  établis  en  Orient  fu- 
rent contraints  de  refluer  vers  l'Occident  et  d'y  chercher 
un  refuge.  Ainsi,  par  suite  de  la  paix  désavantageuse  que 
l'empereur  Frédéric  II  avait  conclue  en  1229  avec  les  Sar- 
rasins ,  les  Carmes  prirent  la  résolution  de  quitter  la  Syrie 
fpour  venir  s'établir  en  Europe,  après  qu'une  vision  d'A- 
lain, leur  général,  eut  dissipé  tous  leurs  doutes  à  ce  sujet. 
Ils  vinrent  d'abord  dans  l'ile  de  Chypre,  puis  ils  passèrent 
avec  les  croisés  en  Sicile.  Ils  s'étaient  partagés  en  nations: 
les  Anglais  s'établirent  en  Angleterre  vers  1240.  Les  Pro- 
vençaux prirent  pied  d'abord  à  Marseille,  puis  de  là  ils  se 
répandirent  en  Aquitaine ,  en  Espagne ,  dans  le  nord  de  la 
France  et  en  Allemagne ,  tandis  que  ceux  de  Sicile  fon- 
dèrent des  maisons  dans  la  Fouille  et  dans  le  reste  de 
l'Itahe,  de  sorte  que  bientôt,  outre  la  congrégation  de 
Mantoue,  qui  avait  quarante-cinq  maisons,  l'ordre  compta 
trente-huit  provinces.  Il  comprenait  les  deux  sexes,  fut  ré- 
formé plusieurs  fois,  mais  conserva  toujours  cet  amour  de 
la  retraite  et  de  la  contemplation  qui  l'avait  distingué  dès 
son  origine;  et  c'est  pour  cela  qu'encore  aujourd'hui,  dans 
chaque  province,  il  y  a  un  couvent  situé  dans  quelque  so- 
litude, près  duquel  sont  bâties  des  cellules  pour  ceux  qui 
veulent  mener  la  vie  des  anachorètes.  L'ordre  des  Carmes 
avait  pris  naissance  au  Mont-Carmel  en  1 1 80,  et  ce  fut  saint 
Albert,  patriarche  de  Jérusalem,  qui  lui  donna  sa  première 
règle.  Pour  eux,  par  suite  de  cet  esprit  mythique  propre  à 
l'Orient,  ils  prétendent  descendre  du  prophète  Élic  par 


1 


LA    mSTIQUE    DA>S    LES    ORDRES    MODERNES.  12!) 

Elisée^  Obadia,  les  Esséens,  Enoch  d'Amathie,  disciple  de 
révangéliste  saint  Marc^  et  Jean  II,  patriarche  de  Jérusalem. 
Les  ordres  militaires,  chassés  de  la  terre  sainte  par  les 
Sarrasins,  suivirent  bientôt  les  Carmes,  et  vinrent  comme 
eux  s'étabhr  en  Europe.  Mais  l'état  de  TOrient  influa  d'une 
autre  manière  encore  sur  l'Europe.  Les  dangers  dont  étaient 
menacés  les  pèlerins  de  la  terre  sainte  fu'ent  bientôt  sentir 
le  besoin  de  venir  à  leur  secours;  et  comme  l'Église,  dans 
sa  merveilleuse  fécondité,  trouve  toujours  de  quoi  satisfaire 
aux  nouveaux  besoins  que  le  temps  produit  ou  révèle,  elle 
ne  manqua  point  à  sa  mission  en  cette  circonstance. 
Lorsque  Jean  de  Matha,  né  en  Provence  en  1 160,  fut  or-  s.  Jean  de 
donné  prêtre,  au  moment  où  l'évêque,  lui  imposant  les  ^^^^' 
mains,  prononçait  ces  paroles  :  Reçois  le  Saint-Esprit,  on 
aperçut  au-dessus  de  la  tête  du  saint  une  colonne  de  feu. 
Et  lorsque,  disant  sa  première  messe  dans  la  chapelle  de 
l'évêque  de  Paris,  il  levait  la  sainte  hostie,  tous  les  assis- 
tant virent  apparaître  sur  l'autel  un  ange  vêtu  de  blanc, 
ayant  sur  la  poitrine  une  croix  rouge  et  bleue,  tenant  les 
mains  croisées  sur  la  tête  de  deux  prisonniers,  dont  l'un 
était  un  chrétien  et  l'autre  un  Maure.  Les  assistants  éton- 
nés conseillèrent  au  jeune  prêtre  d'aller  à  Rome  rendre 
compte  au  Pape  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Mais  lui, 
craignant  l'éclat,  se  retira  dans  leValois,  auprès  d'un  ermite 
nommé  Félix,  et  tous  deux  passaient  leur  vie  dans  le  jeune 
et  la  prière.  Or  un  jour  qu'ils  s'entretenaient  près  d'une 
source  où  ils  avaient  coutume  de  puiser  de  l'eau  pour  leur 
usage ,  ils  virent  un  cerf  blanc  qui  portait  entre  ses  cornes 
la  même  croix.  D'autres  visions  leur  ayant  indiqué  qu'ils 
devaient  aller  à  Rome,  ils  se  décidèrent  enfin  à  faire  ce 
voyage,  et  furent  présentés  à  Innocent  IIL  Le  pape  ordonna 


iZO  LA    MYSTIQUE    DANS    LES    ORDRES    MODERNES. 

des  prières;  et  comme  il  élevait  l'hostie  à  la  messe,  en  pré- 
sence de  tout  le  clergé,  la  même  forme  qui  avait  apparu  à 
Parig  apparut  en  cet  instant.  Le  pape  leur  permit  donc  de 
fonder  un  nouvel  ordre,  et  leur  donna  pour  habit  celui  de 
la  vision.  Et  comme  les  trois  couleurs  désignaient  la  Tri- 
nité, ils  s'appelèrent  Trinitaires,  et  se  consacrèrent  au  ra- 
chat des  captifs.  Hic  est  ordo  approbatus,  non  a  sanctis 
f'abricatus ,  sed  a  solo  summo  Deo ,  avait  dit  le  grand  pape 
Innocent  III.  Cet  ordre  compta  parmi  ses  membres  les 
hommes  les  plus  considérables  de  l'époque,  et  la  bénédic- 
tion de  Dieu  reposait  sur  lui  d'une  manière  visible.  Tant 
que  durèrent  les  croisades ,  les  frères  suivirent  les  armées, 
encourageant,  consolant  les  croisés,  soignant  les  malades 
et  délivrant  les  prisonniers.  Lorsqu'ils  n'eurent  plus  rien  à 
faire  en  Palestine,  ils  cherchèrent  dans  les  États  Barbares- 
ques,  au  Maroc,  en  Egypte,  un  autre  théâtre  pour  leur  zèle. 
Rien  ne  pouvait  les  arrêter,  ni  les  périls  de  la  mer  ni  les 
mauvais  traitements  des  infidèles.  Ils  apparaissaient  par- 
tout comme  des  anges  consolateurs,  et  des  miUiers  de  cap- 
tifs leur  durent  la  vie  et  la  liberté.  Cependant  saint  Pierre 
Nolasque,  dans  le  Languedoc ,  porta  plus  loin  encore  le  dé- 
vouement en  fondant  l'ordre  de  ^'otre-Dame  de  la  Merci, 
dont  les  frères  devaient  vendre  non-seulement  tous  leurs 
biens,  mais  encore  leur  personne,  pour  la  délivrance  des 
captifs.  Et,  de  leur  côté,  les  hospitaliers  du  Saint-Esprit, 
avec  leurs  nombreuses  ramifications  embrassant  les  deux 
sexes ,  se  consacrèrent  avec  un  zèle  admirable  aux  soins  des 
pèlerins  et  des  nécessiteux. 

Ainsi  Marthe  et  Marie  avaient  leur  part  dans  l'Église,  et 
la  vigne  du  Seigneur  était  chargée  de  fruits,  tous  produits 
par  le  double  germe  que  saint  Augustin  et  saint  Benoît  y 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  131 

avaient  déposé.  Mais,  pendant  que  les  ecclésiastiques  cher- 
chaient ainsi  à  multiplier  leurs  forces  par  l'association,  le 
même  besoin  se  faisait  sentn*  parmi  les  laïques,  et  ce  fut 
saint  François  d'Assise  qui  le  premier  eut  la  pensée  de  le 
prévenir.  En  1221,  pressé  par  une  grande  multitude  de 
chrétiens  qui  désiraient  s'associer  de  quelque  manière  à  ses 
deux  ordres,  il  fonda  pour  eux  une  troisième  congrégation, 
celle  des  Tertiaires,  composée  de  personnes  vivant  dans  le 
monde  sans  faire  de  vœux,  mais  soumises  à  une  règle  qui 
avait  pour  base  les  conseils  évangéliques ,  et  pour  but  de 
conduire  à  une  vie  plus  parfaite.  Les  Dominicains,  les 
Carmes,  les  Prémontrés  adoptèrent  cette  institution,  et 
l'on  vit  une  multitude  incroyable  de  personnes  de  tout  sexe 
et  de  toute  condition  s'enrôler  par  milliers  dans  ces  saintes 
congrégations.  Déjà  Lambert  Begha  avait  réuni  en  1170, 
dans  les  Pays-Bas,  des  femmes  qui  sentaient  le  besoin  de 
méditer  en  commun  la  parole  de  Dieu  et  de  chanter  ses 
louanges.  Elles  portaient  une  robe  grise  et  un  voile  blanc, 
et,  sous  le  nom  de  Béguines,  elles  s'étaient  répandues  dans 
toutes  les  directions;  de  sorte  que  lorsque  l'institut  fut  dis- 
sous par  Jean  XXII ,  à  cause  des  abus  que  les  Béghards  y 
avaient  introduits,  il  s'en  trouva  plus  de  trois  cent  mille  en 
Allemas^ne  seulement. 


CHAPITRE   X 

Développement  de  la  mystique  dans  la  solitude  du  cloître.  Sainte  Hil- 
degarde.  Les  monastères  d'Cnteiiinden,  deThoss,de  Schonens- 
teinbach,  d'Adelhausen ,  de  Waldsassen.  Les  béguines.  Hugues  et 
Richard  de  Saint-Victor. 

La  mystique  avait  dû  nécessairement  se  développer  dans 
ces  maisons  si  nombreuses,  ouvertes  à  ceux  qui  sentaient  le 


132  DE    1,.\    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE. 

S'»  iiiMe-   l)esoin  d'une  vie  plus  parfaite.  Sainte  Hildegarde  peut  être 
'^'  considérée  comme  l'expression  de   ce  développement  à 

cette  époque.  Née  en  1008,  elle  avait  été  placée  à  l'âge  de 
huit  ans  dans  le  couvent  du  mont  Dysibode^  et  coniiée  aux 
soins  de  la  bienheureuse  Jutte.  Déjà  à  l'âge  de  trois  ans, 
comme  elle  l'avoua  plus  tard  au  prêtre  Yibert,  elle  avait 
été  inondée  d'une  lumière  intérieure  qu'elle  ne  pouvait 
exprimer  encore,  n'ayant  point  de  mots  pour  cela.  Depuis 
l'âge  de  huit  ans  jusqu'à  quinze,  ses  visions  se  multi- 
phèrent ,  et  elle  en  parlait  avec  une  admirable  simplicité  ; 
de  sorte  que  ceux  qui  l'entendaient  se  demandaient  d'où 
lui  venaient  ces  choses,  et  qui  lui  mettait  ces  paroles  sur 
les  lèvres.  Elle  commença  elle-même  à  observer  ce  qui  se 
passait  en  elle,  et  s'étonnait  que,  pendant  qu'elle  avait  ces 
visions  au  dedans  de  son  àme ,  elle  continuait  malgré  cela 
de  voir  les  choses  extérieures.  |^t  comme,  d'un  autre  côté, 
elle  n'entendait  rien  dire  de  semblable  aux  autres  sœurs, 
elle  se  mit  à  cacher  avec  soin  les  visions  dont  elle  était  fa- 
vorisée. Beaucoup  de  choses  extérieures  lui  restèrent  in- 
connues, à  cause  des  maladies  fréquentes  auxquelles  elle 
l'ut  sujette  depuis  sa  naissance,  et  qui  détruisirent  sa  santé. 
Tourmentée  par  ses  doutes,  elle  demanda  un  jour  à  sainte 
Jutte  si,  outre  les  choses  du  dehors,  elle  voyait  encore  quel- 
que autre  chose  ;  mais  celle-ci,  n'a)antpoint  devisions,  ne 
sut  que  lui  répondre.  Hildegarde  devint  inquiète,  et  n'osait 
plus  lui  révéler  son  état  intérieur.  Elle  continua  cependant 
à  prédire  l'avenir  lorsque  ses  visions  étaient  telles  qu'elle 
ne  pouvait  les  contenir.  Mais  ensuite  elle  avait  honte  de 
s'être  conduite  comme  un  enfant;  elle  fondait  en  larmes, 
et  regrettait  de  n'avoir  pas  gardé  le  silence.  Jutte  avait 
écrit  plusieurs  des  choses  qu'elle  lui  avait  contiées ,  et  les 


V^  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  133 

avait  communiquées  à  une  autre  sœur.  Elle  raconte  entre 
autres  choses  que^,  lorsque  Hildegarde  était  âgée  de  quarante- 
deux  ans  et  sept  mois,  une  lumière  de  feu,  partant  du 
ciel,  pénétra  son  cerveau,  sa  poitrine  et  son  cœur,  sem- 
blable aune  flamme  qui  échauffe  sans  brûler,  à  la  manière 
du  soleil.  A  partir  de  ce  moment,  elle  eut  l'intelligence 
des  livres  saints,  et  particulièrement  du  Psautier  et  des 
Évangiles,  sans  connaître  toutefois  la  signification  des 
mots  en  particulier,  ni  la  division  des  syllabes  ou  les  autres 
règles  de  la  grammaire.  Elle  apprit  aussi,  sans  aucune  le- 
çon, à  chanter  les  louanges  de  Dieu  et  des  saints;  car  Jutte 
lui  avait  appris  seulement  à  chanter  les  psaumes,  et  elle 
savait  à  peine  épeler. 

On  voit  clairement  par  ces  communications  que  sainte 
Hildegarde  avait  été  dès  son  enfance  naturellement  clair- 
voyante, que  cet  état  de  clairvoyance,  par  suite  de  ses 
progrès  dans  la  vie  ascétique,  avait  passé  dans  le  domaine 
delà  grâce,  et  qu"à  Fàge  de  quarante-deux  ans  son  ini- 
tiation à  cet  ordre  supérieur  fut  complète.  A  partir  de  ce 
moment  aussi  sa  vie  prend  un  caractère  plus  sérieux  en- 
core. Les  visions  continuent  :  son  àme,  portée  par  l'esprit 
de  Dieu  comme  une  plume  légère  dans  l'air,  est  élevée  jus- 
qu'au firmament;  elle  parcourt  les  diverses  régions  de  l'at- 
mosphère, s'étend  dans  les  espaces,  visite  les  peuples  elles 
contrées  les  plus  lointaines,  voit  tout  en  détail,  mais  non 
avec  les  yeux  du  corps,  entend  tout  au  fond  de  son  àme,  à 
chaque  heure  du  jour  et  delà  nuit,  ses  sens  étant  parfaite- 
ment éveillés,  sans  aucun  ravissement,  mais  avec  une  con- 
science pleine  et  entière  de  ce  qui  se  passe  en  elle.  Une  voix 
lui  commande  d'écrire  ce  qu'elle  voit  et  entend.  Elle  dif- 
fère  d'exécuter  cet  ordre,  par  crainte  du  jugement  des 

4* 


<34  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOÎTRE. 

hommes  et  aussi  par  modestie;  mais  elle  est  affligée  d'une 
A  iolente  maladie,  qui  ne  cesse  qu'après  qu'elle  a  découvert 
le  tout  à  son  confesseur,  et  que,  d'après  le  conseil  de  ce- 
lui-ci, elle  a  commencé  à  écrire.  Le  mont  Rupert,  près  de 
Bingen,  lui  est  montré  dans  nne  vision,  et  elle  reçoit  l'ordre 
d'aller  s'y  établir  avec  ses  sœurs.  Effrayée  par  les  difficul- 
tés de  l'entreprise  et  par  les  contradictions  des  hommes, 
elle  diffère  encore  cette  fois,  et  est  affligée  d'une  nouvelle 
maladie.  Elle  perd  la  vue,  et  ses  membres  deviennent  tel- 
lement pesants  qu'elle  est  obhgée  de  rester  couchée,  et 
souffre  des  douleurs  intolérables,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait 
nommé  le  nouveau  séjour  qui  lui  avait  été  montré  dans  sa 
vision,  après  quoi  elle  recouvre  la  vue,  mais  non  la  pléni- 
tude de  sa  santé.  L'abbé,  le  couvent  et  tout  le  peuple  s'op- 
posent à  son  départ  et  la  prennent  pour  une  folle ,  et  elle 
retombe  malade.  Trente  jours  de  suite,  elle  est  obligée  de 
rester  couchée,  et  son  corps  est  brisé  par  des  crampes  vio- 
lentes. Son  sang  se  dessèche  dans  ses  veines,  et  la  moelle 
dans  ses  os;  et  ses  sœurs  attendent  le  moment  de  sa  mort. 
Mais  voici  qu'elle  aperçoit,  dans  une  vision,  une  troupe 
d'anges,  de  ceux  qui  ont  combattu  avec  le  dragon.  L'un 
d'eux  lui  dit  :  «  Courage;  pourquoi  t' endormir  dans  la 
«  sagesse?  Chasse  tes  doutes,  et  tu  verras.  0  astre  radieux, 
«  tous  les  aigles  te  verront;  le  monde  s'attristera,  mais 
«  l'éternité  sera  dans  la  jubilation.  Aurore,  élève-toi  vers 
«  le  soleil.  »  Puis  la  troupe  des  anges  chanta  d'une  voix 
déUcieuse  :  «  Message  d'allégresse  !  les  messagers  se  sont 
«  tus;  le  moment  du  départ  n'est  pas  encore  venu.  Lève- 
«  toi  donc,  ô  vierge  !  »  Elle  revient  aussitôt  à  elle,  reprend 
ses  forces,  et  obtient  une  santé  passable. 

Le  départ  de  la  communauté  eut  lieu.  Hildegarde  écrivit 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE   CLOITRE.  135 

ses  visions;  une  main  amie  rangea  les  mots  d'après  les 
règles  de  la  grammaire,  sans  rien  ajouter  ni  changer,  et  le 
manuscrit  fut  présenté  d'abord  à  l'archevêque  de  Mayence, 
puis,  à  Trêves,  au  pape  Eugène  III.  Saint  Bernard  avait  d'a- 
bord éprouvé  son  esprit  et  sa  vie.  Ses  écrits  furent  approu- 
vés après  un  examen  sérieux.  Encouragée  par  là,  elle  écri- 
vit le  livre  intitulé  :  Scivias,  qui  renferme  ses  visions,  puis 
une  exposition  des  Évangiles;  d'autres  explications  sym- 
boliques des  saintes  Écritures  et  plusieurs  livres  sur  la 
nature  des  éléments^,  de  l'homme  et  des  diverses  créatures. 
Le  bruit  de  son  nom  s'était  répandu  au  loin,  et  l'on  s'a- 
dressait à  elle  de  toutes  parts  pour  recevou'  d'elle  des  con- 
solations^ des  conseils  ou  des  leçons.  Elle  lisait  dans  l'âme 
de  ceux  qui  venaient  la  voir,  et  elle  fut  bientôt  pour  ses 
contemporains^  dans  l'ordre  de  la  grâce,  ce  que  les  Alrunes 
du  paganisme  étaient  dans  le  domaine  de  la  nature.  Elle 
reçut  et  écrivit  un  grand  nombre  de  lettres.  Parmi  les  der- 
nières, il  nous  en  est  resté  cent  trente-huit.  Les  papes  Eu- 
gène, Anastase,  Adrien  et  Alexandre,  des  archevêques,  des 
évêques,  des  abbés,  les  empereurs  Conrad  et  Barberousse, 
des  princes  de  tous  rangs  entretenaient  avec  elle  ce  com- 
merce épistolaire.  L'empereur  Barberousse  rappelle  dans 
une  de  ses  lettres  qu'ill'a  vue  dans  son  palais  d'Ingelheim, 
et  qu'il  se  souvient  encore  de  ce  qu'elle  lui  a  prédit.  Elle 
lui  répond  que,  dans  une  vision,  elle  l'a  vu  entraîné  dans 
beaucoup  d'égarements,  et  l'avertit  de  prendre  garde  à  lui, 
et  de  régner  comme  il  convient  à  un  empereur.  Elle  a  pour 
tous  des  avertissements,  des  paroles  qui  élèvent  et  qui 
mspirent.  Ses  visions  ont  le  style  sublime  et  prophétique 
de  l'Ancien  Testament  et  de  l'Apocalypse  ;  elles  renferment 
des  images  grandioses  et  symboliques  et  des  contrastes 


i36  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE. 

frappants.  Ce  sont  les  sept  péchés  mortels  qui  lui  appa- 
raissent sous  la  forme  de  bêtes,  ici  comme  un  paon,  le- 
quel tantôt  regarde  la  terre  et  tantôt  blasphème  Dieu  ;  là 
comme  un  serpent  qui,  couvant  son  venin,  déroule  ses 
longs  anneaux;  ailleurs  comme  un  porc  qui  se  vautre  dans 
la  fange  en  grognant  contre  Dieu.  L'avarice  lui  apparaît 
comme  un  chameau  chargé  des  trésors  de  l'Église,  et  la 
violence  sous  la  forme  d'un  sanglier.  Puis,  s'élevant  au- 
dessus  des  ténèbres  qui  renferment  ces  bêtes ,  elle  con- 
temple le  ciel;  elle  voit  le  trône  de  l'Ancien  des  jours  envi- 
ronné de  lumière  et  ceint  de  l'arc-en-ciel.  A  la  droite  du 
Père  est  un  homme  brillant  de  jeunesse,  sur  lequel  repose 
une  colombe;  puis,  les  cieux  retentissent  des  plus  doux 
chanis,  et  les  quatre  animaux  prophétiques  se  meuvent 
autour  du  trône.  Mais  il  se  remue  quelque  chose  aussi 
dans  les  ténèbres  :  la  nuit  essaie  de  couvrir  le  ciel ,  et  les 
bêtes  qu'elle  renferme  se  lèvent  furieuses.  La  trompette 
sonne;  les  armées  se  préparent  au  dernier  combat.  L'A- 
gneau vient  devant  le  trône  implorer  miséricorde  ;  l'épée 
est  remise  dans  le  fourreau,  et  un  nouveau  délai  est  ac- 
cordé au  monde.  Le  regard  de  la  voyante  pénètre  les  pro- 
fondeurs de  l'avenir  et  les  destins  qu'elles  renferment. 

Beaucoup  d'autres  étaient,  comme  Hildegarde,  favorisées 
de  ces  dons  singuliers;  et  ceci  ne  peut  paraître  étonnant 
pour  celui  qui  considère  la  fécondité  des  ordres  rehgieux  à 
cette  époque.  La  nature  prodigue  partout  les  germes,  afin 
d'assurer  par  là  la  récolte  des  fruits  contre  les  chances  dé- 
favorables qui  sont  toujours  si  nombreuses  ;  il  en  est  de 
même  dans  l'ordre  moral  et  dans  l'ordre  surnaturel.  Parmi 
les  multitudes  qui  affluaient  dans  les  monastères,  et  dont 
le  plus  grand  nombre  y  était  attiré  par  une  véritable  voca- 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  137 

tion,  il  devait  nécessairement  s'en  trouver  beaucoup  en  qui 
l'esprit  de  Dieu,  s'emparant  de  toutes  leurs  puissances, 
opérait  avec  toute  la  force  d'un  instinct  divin.  Ceux-ci, 
une  fois  entrés  dans  ces  pieuses  retraites,  y  trouvaient 
tout  ce  qui  pouvait  cultiver  et  développer  ces  disposi- 
tions; une  vie  séparée  du  monde,  exempte  de  toute  dis- 
traction, qui,  concentrant  toutes  leurs  puissances  par 
l'habitude  du  recueillement,  en  augmentait  ainsi  consi- 
dérablement l'énergie;  une  discipline,  résultat  d'une 
longue  expérience,  et  qui,  contenant  la  vie  dans  de  justes 
limites  par  une  sorte  de  nécessité  extérieure,  leur  épargnait 
beaucoup  de  luttes  inutiles;  une  suite  non  interrompue 
d'exercices,  qui,  pratiqués  avec  zèle  et  ferveur,  devaient 
détacher  de  plus  en  plus  les  ailes  de  leuràme,  et  en  élargir 
le  vol.  La  méditation,  la  prière  devaient  augmenter  tou- 
jours davantage  en  eux,  et  dans  les  autres  autour  d'eux, 
le  feu  de  la  charité  ;  et  les  indifférents  eux-mêmes  ne  pou- 
vaient échapper  tout  à  fait  à  cette  sainte  contagion.  Les 
plus  fervents ,  se  sentant  soutenus  et  portés  par  le  zèle  de 
leurs  compagnons,  y  trouvaient  un  point  d'appui  pour 
s'élancer  plus  haut  encore.  Lorsqu'ils  étaient  entrés  de 
cette  manière  dans  le  domaine  de  la  mystique,  l'œuvre 
mystérieuse ,  commencée  au  fond  de  leur  àme,  n'était  trou- 
blée par  aucune  distraction  extérieure;  car  le  monde  n'ap- 
prochait point  de  ces  .pieux  asiles ,  du  moins  pendant  les 
premières  années,  toujours  les  plus  dangereuses  de  la  vie 
monastique.  La  curiosité,  si  puissamment  attirée  par  ce 
qui  est  extraordinaire  ou  singulier,  ne  trouvait  guère  d'ali- 
ments dans  cette  vie  recueillie  et  solitaire  ;  ils  se  trouvaient 
donc  exempts  par  là  des  tentations  auxquelles  les  somnam- 
bules naturels  ont  coutume  de  succomber  dans  le  monde. 


138  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE. 

Ceux-ci  se  trouvent  transportés  dans  une  région  qui  leur 
est  entièrement  inconnue ,  où  ils  ne  voient  aucun  sentier 
tracé,  aucune  règle  sûre,  où  aucun  guide  ne  conduit  leurs 
pas.  Ceux-là,  au  contraire,  marchaient  sur  une  route  où 
beaucoup  d'autres  avaient  marché  avant  eux.  Toujours  liés 
par  Tobéissance,  ils  ne  perdaient  jamais  pied,  pour  ainsi 
dire,  même  dans  leurs  élans  les  plus  sublimes.  Dirigés  par 
leurs  confesseurs,  ils  profitaient  de  toutes  les  expériences 
qui  avaient  été  faites  en  ce  genre.  Leurs  états  se  dévelop- 
paient sous  l'œil  de  leurs  guides,  à  qui  ils  étaient  tenus  de 
découvrir  les  plus  secrets  replis  de  leur  cœur,  et  qui  pou- 
vaient toujours,  de  cette  manière,  étudier  et  juger  ce  qui 
se  passait  en  eux.  Et  s'il  échappait  à  ceax-ci  quelque  chose, 
leur  inattention  ou  leur  ignorance  était  toujours  réparée 
par  la  vigilance  exacte  et  continuelle  des  autres  membres 
de  la  communauté,  qui  ne  pouvaient  manquer  à  la  longue 
de  découvrir  l'illusion,  si  elle  avait  lieu.  Si  donc  nous  pou- 
vons espérer  quelques  éclaircissements  sûr  ces  états  ex- 
traordinaires et  sur  les  phénomènes  qui  en  sont  l'effet,  ils 
ne  peuvent  venir  assurément  que  de  ce  côté. 

Nous  ne  devons  donc  pas  être  étonnés  que  ces  états  aient 
été  si  fréquents  dans  les  monastères ,  et  que  les  documents 
authentiques  qui  les  constatent  se  soient  accrus  avec  le 
nombre  des  cas.  Les  monographies  nombreuses  des  divers 
monastères  nous  apprennent  sur  ce  point  les  choses  les  plus 
intéressantes  et  les  plus  curieuses.  Ainsi,  par  exemple, 
nous  y  voyons  que  le  couvent  d'Unterlinden ,  à  Colmar, 
était,  dans  le  xni^  et  le  xw"  siècle,  une  véritable  école  de 
mystique  pratique.  Quelques  pieuses  veuves  l'avaient 
fondé  en  1232,  et  avaient  embrassé  la  règle  de  Saint- 
Dominique.  Cette  maison   fit  de  rapides  progrès,  grâce 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE   CLOITRE.  139 

à  la  discipline  sévère  qu'on  y  observait.  Elle  eut  de 
bonne  heure  pour  prieure  Catherine  de  Gebsweiler, 
femme  supérieure  sous  tous  les  rapports,  capable  de  com- 
prendre et  de  juger  tout  ce  qui  se  passait  autour  d'elle,  et 
dont  le  récit  mérite,  par  conséquent,  toute  croyance.  Le 
Chartreux  Tanner  de  Fribourg  a  publié  le  premier  son 
livre,  et  Pez  l'a  inséré  dans  le  huitième  volume  de  La  Bi- 
bliothèque ascétique.  Elle  était  entrée  dans  le  monastère  à 
l'âge  de  dix  ans,  et  y  mourut  à  Tàge  de  quatre-vingts  ans. 
Losqu'elle  écrivit  son  livre,  elle  avait  déjà  vécu  près  de 
soixante-dix  ans  dans  la  maison;  de  sorte  qu'elle  était  par- 
faitement en  état  de  rendre  compte  de  tout  ce  qui  s'était 
passé  pendant  ce  temps;  et  pour  les  trente  années  qui 
avaient  précédé  son  entrée  dans  la  maison ,  elle  avait  pu 
apprendre,  dans  sa  jeunesse,  par  des  témoins  oculaires,  les 
faits  extraordinaires  qui  s'y  étaient  passés.  Elle  affirme  elle- 
même  d'ailleurs  que  tout  ce  qu'elle  raconte  est  parvenu  à 
sa  connaissance  par  cette  double  source.  Son  récit,  qui 
renferme  à  peu  près  cent  ans,  et  qui  a  été  continué  en  par- 
lie  après  elle ,  doit  donc  être  considéré  comme  un  témoi- 
gnage authentique  relativement  aux  faits  qu'elle  raconte, 
d'autant  plus  qu'elle  écrivait  sous  les  yeux  du  monastère 
entier,  et  que  les  religieuses  dont  elle  racontait  la  vie 
avaient  vécu  et  agi  également  sous  les  yeux  de  la  commu- 
nauté. L'étabhssement  de  cette  maison  coïncidait  avec  l'é- 
poque de  confusion  et  d'anarchie  qui  se  produisit  dans 
l'empire  après  l'extinction  de  la  maison  des  Hohenstaufen. 
Mais  celles  qui  l'habitaient  en  avaient  fait  comme  une 
oasis  de.  paix  au  milieu  du  tunmlte  et  des  troubles  de 
cette  époque. 

L'une  d'elles,  Hedwige  de  Gundelsheim,  avait  éprouvé 


140  DE    LA    MYSTIQUE    DA>S    LE    CLOÎTRE. 

elle-même  la  violence  de  ces  temps  barbares.  Ses  parents 
lui  avaient  cherché  un  époux.  Elle  devait,  d'après  la  cou- 
tume du  pays,  comme  signe  de  ses  fiançailles,  mettre  en 
même  temps  que  son  fiancé  le  pouce  sur  une  épée  nue; 
mais  elle  s'y  refusa  avec  une  constance  que  rien  ne  put 
ébranler;  et  lorsqu'on  voulut  employer  la  force ,  on  ne  put 
parvenir  à  remuer  son  bras.  Les  parents,  la  croyant  ensor- 
celée, l'accablèrent  de  coups  et  de  mauvais  traitements,  la 
jetèrent  sur  des  épines  et  la  traînèrent  par  les  cheveux. 
Son  oncle  enfin  se  proposa  de  venir  à  bout  d'elle.  L'atta- 
chant en  travers  sur  son  cheval,  il  l'emporta  chez  lui,  quoi- 
que le  sang  lui  coulât  du  nez  et  de  la  bouche.  Arrivé  à  la 
maison ,  il  la  pendit  par  les  deux  pouces,  et  la  jeta  ensuite 
dans  un  toit  à  porcs;  mais  la  voyant  malade  des  mauvais 
traitements  qu'elle  avait  reçus,  il  eut  quelques  sentiments 
de  regret  de  ce  qu'il  avait  fait.  Plusieurs  ecclésiastiques, 
s'intéressant  à  elle,  déclarèrent  que ,  si  Dieu  lui  conservait 
la  vie,  on  devait  lui  permeth^e  d'enh-er  au  couvent.  C'est 
ainsi  qu'elle  vint  àUnterhnden.  Des  natures  aussi  fermes  et 
aussi  éprouvées  devaient,  on  le  pense  bien,  pratiquer  la  vie 
religieuse  dans  toute  sa  rigueur.  La  plupart  des  religieuses 
étaient  entrées  dans  ce  couvent  dès  leur  première  jeunesse, 
et  y  avaient  apporté  par  conséquent  toute  la  fraîcheur  de 
rinnocence.  Ainsi  Ton  raconte  de  l'une  d'elles  que  le  plus 
grand  péché  qu'elle  eût  commis  était  d'avoir  désiré  une 
fois  dans  son  enfance  de  se  voir  parée  comme  une  fiancée, 
et  de  s'entendre  appeler  madame.  Pour  une  autre,  sa  plus 
grande  faute  avait  été  une  pensée  de  jalousie  qu'elle  avait 
eue  en  trouvant  toujours  les  autres  arrivées  au  chœur  avant 
elle.  Le  travail,  la  méditation  et  la  prière  remphssaient  la 
journée  de  ces  bonnes  sœurs.  Les  poissons  et  les  œufs  ne 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  141 

paraissaient  que  rarement  sur  leur  table,  et  encore  les  plus 
sévères  regardaient  cela  comme  du  superflu,  qu'elles  cher- 
chaient à  compenser  par  d'autres  privations.  Leur  seul 
mobile  en  tout  était  l'esprit  de  Dieu  et  le  zèle  de  la  perfec- 
tion chrétienne. 

La  vie  mystique  devait  nécessairement  faire  de  rapides 
progrès  dans  cette  communauté  ;  et  nous  voyons ,  en  effet , 
parmi  les  quarante-neuf  sœurs  dont  Catherine  nous  a  laissé 
le  portrait,  se  produire  les  états  et  les  phénomènes  mys- 
tiques les  plus  remarquables.  L'extase  y  est  fréquente.  Adé- 
laïde de  Rheinfelden  se  voit,  dans  un  ravissement,  purifiée 
par  un  feu  d'en  haut  de  toute  souillure.  Éclairée  par  une 
lumière  supérieure,  elle  se  voit  plusieurs  fois  sans  forme, 
dans  la  pureté  de  son  être,  élevée  au-dessus  du  corps  et 
brillant  d'une  clarté  ineffable.  La  même  chose  arrive  à 
Herburg  de  Herkenheim  :  un  jour  qu'au  temps  de  matines 
elle  était  allée  dans  le  jardin  pour  prier,  une  douceur  cé- 
leste, et  comme  une  source  vive,  inonde  son  corps  et  son 
came,  et  elle  voit  celle-ci  s'élever  comme  un  aigle  en  frap- 
pant fortement  des  ailes.  Marguerite  de  Breisach,  distin- 
guée entre  ses  compagnes  par  son  austérité,  vivait  dans 
une  union  continuelle  avec  Dieu;  elle  était  parvenue  à  l'u- 
niformité divine,  et  contemplait  souvent  la  sainte  Trinité. 
Il  en  était  de  même  de  Bénédicte  deBogensheim.  Mechtilde 
de  Winzenheim  était  souvent,  dans  ses  extases,  enlevée 
aune  coudée  au-dessus  de  terre.  Les  visions  étaient  fré- 
quentes aussi  dans  le  couvent.  Un  jour  de  Pentecôte,  pen- 
dant que  la  communauté  chantait  le Fe/iz,  Creator,  Gertrude 
de  Colmar  entend  tomber  du  ciel  avec  bruit  une  flamme 
qui  remplit  le  chœur,  et  qui,  pendant  tout  le  temps  que 
dura  ce  chant,  éclaira  les  sœurs  d'une  lumière  céleste,  de 


i42  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOÎTRE. 

sorte  qu'elles  paraissaient  tout  en  feu.  Adélaïde  de  Rhein- 
l'elden,  traversant  un  jour  le  couvent^  vit  le  ciel  ouvert  et 
une  clarté  telle  que  nul  ne  pouvait  l'exprimer.  Une  autre 
fois  elle  vit  le  purgatoire  avec  tous  ses  supplices  et  le 
nombre  infini  des  âmes  qui  y  souffrent;  une  autre  fois  en- 
core le  Seigneur  lui  apparut  attaché  à  la  colonne,  inondé  de 
sang,  et  portant  aux  pieds  et  aux  mains  les  traces  de  ses 
plaies.  Agnès  de  Blozenheim  voit  toute  la  passion  du  Sau- 
veur, depuis  le  moment  où  les  juifs  le  prennent  au  jardin 
des  Oliviers  jusqu'à  son  crucifiement;  elle  entend  disfinc- 
tement,  comme  Gertrude  de  Bruck  dans  une  circonstance 
semblable ,  les  coups  de  marteau  avec  lesquels  on  le  cru- 
cifie ;  elle  s'évanouit  de  douleur,  et  à  partir  de  ce  moment 
elle  est  prise  d'une  fièvre  violente  dont  elle  meurt  bientôt. 
Gertrude  de  Kerkenheim  voit  Notre -Seigneur  sous  la 
l'orme  d'un  lépreux,  et  lui  donne  à  boire.  Hedwige  de 
Laufenberg  le  voit  disant  la  messe  et  donnant  la  commu- 
nion aux  sœurs. 

Mais  c'est  sous  la  forme  d'un  enfant  qu'il  se  montre  le 
plus  souvent.  Adélaïde  deTorolzheims  le  voit  dans  le  ciboire 
sous  la  figure  d'un  enfant  de  huit  ans.  Adélaïde  deRhein- 
felden  le  rencontre  à  la  porte  sous  la  forme  d'un  enfant. 
D'autres  le  voient  sur  l'autel,  porté  par  sa  mère  et  jouant 
avec  elle.  Elisabeth  de  Ruffach,  étant  malade,  est  visitée 
par  lui  ;  il  daigne  jouer  avec  elle  et  la  consoler;  il  la  dé- 
livre de  ses  souffrances.  Ne  le  connaissant  point,  elle  lui 
demande  comment  il  est  entré;  il  lui  répond  :  Comme 
j'étais  grand,  je  me  suis  fait  petit  à  cause  de  loi;  puis  il 
disparaît.  Agnès  est  formellement  fiancée  au  Seigneur. 
Berthc  de  Ruffach  entend  tous  les  jours  pendant  la  messe 
une  harmonie  ravissante  des  esprits  célestes  qui  cesse  avec 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOÎTRE.  i43 

la  fin  du  saint  sacrifice.  Elisabeth  de  RulTach,  dans  sa  der- 
nière maladie ,  se  met  tout  à  coup  à  chanter  un  nouveau 
chant  sur  Dieu  et  sur  le  ciel,  qu'elle  n'avait  jamais  entendu 
auparavant.  Des  chants  ce  cette  sorte  sur  la  Trinité,  l'In- 
carnation et  le  bonheur  du  ciel  sont  mis  sur  les  lèvres  de 
Gertrude  de  Saxe ,  et  ceux  qui  les  entendent  en  sont  pro- 
fondément émus.  Elisabeth  de  Senheim,  qui  avait  coutume 
d'entendre  aussi  des  harmonies  célestes  dans  la  prière,  re- 
çoit de  Dieu  le  don  de  comprendre  les  saintes  Écritures.  La 
même  chose  arrive  à  Agnès  d'Ochsenstein,de  sorte  qu'elle 
pénètre  par  une  lumière  supérieure  tous  les  écrits  des  pro- 
phètes. Tuda  de  Colmar,  qui  avait  reçu  le  même  don,  le 
perd  au  bout  de  deux  ans  par  une  parole  présomptueuse. 
La  suavité  qui  accompagne  ces  états  est  souvent  persistante. 
Anne  de  Winech  en  est  inondée  pendant  trois  ans,  et  elle 
perd  cette  faveur  pour  avoir  un  jour  goûté  du  vin  doux 
dans  le  pressoir.  Adélaïde  de  Sigolzheim  est  souvent  inondée 
dans  la  prière  d'une  telle  douceur  qu'il  lui  semble  que  Dieu 
remplit  tous  ses  membres  ;  et  les  ardeurs  dont  son  cœur  est 
embrasé  se  manifestent  souvent  au  dehors  par  une  trans- 
piration plus  abondante.  Quelquefois  elle  se  jette  dans  un 
ruisseau  glacé ,  jusqu'à  ce  que  son  corps  soit  roidi  par  le 
froid  ;  puis  elle  reste  à  la  porte  du  chœur  jusqu'à  l'aurore 
dans  une  méditation  profonde,  les  pieds  nus,  le  corps  cou- 
vert d'un  simple  manteau  ;  et  malgré  cela  elle  est  telle- 
ment enflammée  au  dedans  que  la  sueur  ruisselle  de  tous 
ses  membres. 

Les  apparitions  lumineuses  n'étaient  pas  rares  non  plus 
dans  cette  communauté.  Agnès  voit  à  la  messe  la  sainte 
hostie  environnée  de  lumière.  Hedwige  de  Logelnheim , 
pleurant  sa  misère ,  voit  tout  à  coup  sa  cellule  inondée  de 


144  DE    LA    MYSTIQUE    DA>S    LE    CLOITRE. 

lumière,  et  sent  son  intérieur  pénétré  d'une  joie  inefi'able. 
Agnès  de  Blozenheim  voit  dans  la  prière,  et  des  yeux  du 
corps,  un  rayon  de  lumière  descendre  du  ciel  sur  sa  poi- 
trine, et  sent  son  cœur  consumé  par  un  feu  intérieur. 
Adélaïde  de  Rlieinfelden  devient  transparente  en  quelque 
sorte  intérieurement  et  extérieurement  pour  une  de  ses 
compagnes.  Elisabeth  Kemplin  étant  un  jour  en  prière 
devant  l'autel,  une  des  sœurs  vit  au-dessus  de  sa  tôle  une 
magnifique  étoile;  et,  comme  elle  approchait  pour  exa- 
miner la  chose  de  plus  près ,  elle  vit  le  visage  d'Elisabeth 
radieux  comme  celui  d'un  ange.  Herburg  était  radieuse  au 
dedans  et  au  dehors  dans  ses  extases.  Au  milieu  de  ces 
phénomènes  extraordinaires,  la  vie  de  ces  saintes  filles 
s'écoulait  dans  l'innocence  et  la  simplicité.  Lorsqu'elles 
approchaient  du  terme,  elles  apprenaient  souvent  par  une 
révélation ,  faite  à  elles  -  mêmes  ou  à  d'autres ,  que  leur 
fin  arrivait.  Quelquefois  aussi  Dieu  diflerait  leur  mort, 
comme  il  arriva  à  la  sœ^ur  Etienne  de  Pfirt,  qui  fut  guérie 
d'une  fièvre  violente  par  une  sueur  d'une  odeur  délicieuse. 
Mais  enfin,  lorsque  la  mort  venait,  toute  la  communauté 
se  réunissait  autour  de  la  mourante.  Souvent  alors,  pour 
une  dernière  fois,  une  lumière  supérieure  brillait  sur  leur 
visage,  comme  on  voit  le  soleil  à  son  coucher  dorer  encore 
une  fois  le  sommet  des  montagnes,  et  des  visions  remplies 
de  suavité  consolaient  leurs  derniers  moments.  Gertrude 
de  Hattstadt,  près  de  mourir,  invoque  Dieu  dans  ses  dou- 
leurs :  tout  à  coup  elle  est  enveloppée  d'épaisses  ténèbres; 
elle  est  saisie  d'elYroi  ;  mais  une  étoile  brillante  lui  appa- 
raît, et,  dissipant  l'obscurité,  remplit  sa  cellule  de  ses 
rayons.  Elle  aperçoit  un  ange  tout  radieux  de  lumière 
qui  lui  chante  des  paroles  consolantes  dans  une  mélodie 


< 


DE    LA    MVSTIOIL    DANS    LE    CLOITIU;.  145 

ineffable;  douze  fois,  jusqu'au  moment  de  sa  moil ,  les 
ténèbres^  l'étoile  et  le  chaut  de  l'ange  se  succèdent  ainsi 
alternativement.  Comme  la  sœur  Sophie  de  Rheinfelden 
était  sur  son  lit  de  mort,  et  qu'on  récitait  déjà  les  lita- 
nies, elle  se  sentit  tout  à  coup  comme  enivrée  d'un  vin 
nouveau  d'une  nature  supérieure.  Ne  pouvant  contenir 
l'allégresse  dont  son  àme  est  remplie,  elle  chante  sans 
s'interrompre  et  d'un  visage  radieux  des  hymnes  et  des 
cantiques  ravissants  à  la  louange  de  Dieu  et  de  la  sainte 
Vierge ,  et  elle  meurt  en  répétant  toujours  sur  de  nouvelles 
mélodies  le  moi  Amen.  Souvent,  après  la  mort,  celles  qui 
étaient  entrées  dans  la  gloire  apparaissaient  à  plusieurs 
sœurs  environnées  d'éclat,  ou  bien  celles  qui  avaient 
encore  quelques  fautes  à  expier  demandaient  les  prières 
de  la  communauté. 

Le  couvent  d'I'nterlinden  n'était  pas  le  seul  qui  fût  alors  Le  couvent 
comme  une  école  de  mysticisme,  et  dont  les  documents  de  Thoss. 
soient  arrivés  jusqu'à  nous.  Dans  le  monastère  de  Thôss, 
dans  la  Thurgovie  suisse,  vivait  Elisabeth  Steiglin,  la  fille 
spirituelle  de  Suso,  avec  lequel  elle  entretenait  un  com- 
merce épistolaire,  et  qui  la  guidait  dans  les  voies  de  la  per- 
fection. C'est  à  elle,  on  le  sait,  que  nous  devons  la  Vie  de 
ce  saint  religieux.  Elle  l'écrivit  en  secret,  peu  à  peu,  d'a- 
près ce  qu'elle  apprenait  de  lui  dans  les  visites  qu'il  lui 
faisait.  Elle  a  écrit  aussi  un  beau  livre  sur  plusieurs  sœurs 
qui  avaient  vécu  avant  elle  et  avec  elle,  et  ce  livre  a  été 
conservé  au  couvent  de  Sainte-Catherine,  àHohenwyll, 
dans  la  Thurgovie,  et  à  Dissenhofen.  Steill  a  extrait  de  ce 
manuscrit  la  vie  d'une  dizaine  de  ces  sœurs,  la  plupart  exta- 
tiques ou  dans  un  état  approchant  de  l'extase.  Le  couvent  Le  couvent 

deSchônensteinbach,  en  Alsace,  était  également  distingué  ^^  ^^j^'^'"^"' 

"  "         steuibacli  ; 


146  DE    LA    MYSTIQUE   DAISS    LE    CLOITRE. 

SOUS  ce  rapport,  et  on  y  avait  aussi  conservé  un  manuscrit 
he  couvent  dont  Steill  s'est  servi  dans  le  même  but.  Le  monastère  d'A- 
sen  ^ ''  delliausen,  près  de  Fribourg  en  Brisgau,  paraît  avoir  en- 
core été  plus  fécond  en  phénomènes  de  ce  genre.  Steill  a 
extrait  plus  de  douze  vies  du  manuscrit  qu'on  y  avait  con- 
servé, et  qui  était  écrit  tout  à  fait  dans  la  manière  de  celui 
d'Unterlinden  ;  et  ces  vies  sont  toutes  aussi  remarquables 
dans  leur  genre  que  celles  des  religieuses  alsaciennes.  Le 
peu  que  le  hasard  nous  a  conservé  des  faits  de  cette  sorte, 
qui  se  sont  passés  seulement  dans  la  Souabe  allemande, 
nous  dit  assez  quelles  prodigieuses  richesses  étaient  renfer- 
mées sous  ce  rapport  dans  les  innombrables  monastères  de 
cette  époque.  Malheureusement,  presque  tous  ces  précieux 
manuscrits  ont  été  détruits  par  les  protestants,  ou  se  sont 
perdus  par  la  négligence  des  siècles  qui  sont  venus  après; 
et  ce  qui  en  reste  pourrit  aujourd'hui  dans  la  poussière 
des  bibliothèques. 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  les  couvents  de  femmes 
f(Ue  se  produisaient  les  phénomènes  de  la  vie  mystique.  Si 
Ja  chose  ne  s'entendait  pas  déjà  d'elle-même,  elle  nous  se- 
rait suffisamment  constatée  par  l'écrit  de  Jean  d'Ellinbo- 
gen,  qui,  en  1313,  était  abbé  du  couvent  de  Cisterciens  de 
Lg  couvent  Waldsassen ,  au  diocèse  de  Ratisbonne ,  et  qui  nous  a  con- 

^  .f  ^^^'  serve  des  documents  précieux  sur  la  vie  des  frères  de  son 
!sen  ^ 

monastère.  Pez  a  aussi  publié  cet  écrit  dans  le  huitième 
volume  de  sa  Bibliothèque  Ascétique.  L'institut  des  Bé- 
Les  Bégui-  guines  était  encore  une  pépinière  féconde  pour  la  mystique. 
Lorsque  Foulques,  évèque  de  Toulouse,  chassé  de  son  évè- 
ché  par  les  Albigeois,  vint  en  Belgique  en  1212,  Jacques 
de  Vitri,  au  commencement  de  sa  vie  de  Marie  d'Oignies, 
niconte  qu'il  fut  étonné  de  la  multitude  des  saintes  femmes 


nés. 


DE    LA   MYSTIQUE    DANS    LE    CLOÎTRE.  147 

qui  vivaient  alors  à  Louvain  et  aux  environs.  Il  les  vit  tel- 
lement ravies  en  esprit  qu'elles  passaient  toute  la  journée 
dans  le  repos  et  le  silence,  étrangères  à  tout  ce  qui  se  pas- 
sait au  dehors.  Leurs  sens  étaient  si  recueillis  dans  la  paix 
de  Dieu  que  rien  ne  pouvait  les  éveiller,  et  elles  étaient 
insensibles  à  la  douleur  corporelle.  L'une  entre  autres  ne 
put  jamais,  pendant  trois  ans,  malgré  tous  les  eflbrts 
que  Ton  employa,  être  tirée  de  sa  clôture.  Quelques-unes 
possédaient  le  don  des  larmes  à  un  tel  degré  que  les  pleurs 
qu'elles  versaient  formaient  sur  leurs  joues  des  rides  pro- 
fondes. D'autres  lisaient  dans  le  cœur  des  autres  et  con- 
naissaient les  péchés  qu'ils  avaient  cachés  à  confesse.  Parmi 
les  nombreuses  extatiques  qui  vivaient  en  ce  lieu,  Jacques 
en  vit  une  qui  était  ravie  jusqu'à  trente  fois  dans  un  jour, 
et  qui  le  fut  sept  fois  de  suite  en  sa  présence.  Elle  gardait 
dans  l'extase  la  position  où  elle  se  trouvait  au  moment  où 
elle  était  ravie.  Ses  bras  restaient  quelquefois  immobiles  en 
l'air;  et  lorsqu'elle  revenait  à  elle  elle  était  inondée  d'une 
telle  joie  qu'elle  ne  pouvait  se  contenir  le  reste  du  jour. 
Une  autre,  lorsqu'elle  recevait  la  communion,  sentait  une 
saveur  plus  douce  que  celle  du  miel,  qui,  partant  du  cœur, 
montait  jusqu'à  la  bouche.  Quelques-unes  avaient  une 
telle  faim  de  cet  aliment  céleste  qu'elles  ne  pouvaient  s'en 
priver  plus  longtemps,  et  que  tout  délai  les  plongeait  dans 
un  épuisement  et  une  tristesse  ineffables.  Plusieurs  fois  le 
Seigneur  se  présenta  en  personne  à  quelques-unes  d'entre 
elles,  pour  les  fortifier  et  les  guérir. 

L'esprit  de  Dieu  s'était  répandu  jusque  sur  les  laïques    Les  cinq 
qui  vivaient  dans  le  monde.  Ainsi,  d'après  les  notes  que 
Tanner  a  ajoutées  au  manuscrit  d'I'nterlinden,  cinq  per- 
sonnages,  connus  sous  le  nom  des  Cinq  Bienheureux, 


bienheu- 
reux. 


S'-Victor. 


148  DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE   CLOITRE. 

vivaient  au  xiii^  siècle  dans  les  Vosges.  Ruolmann 
Meerschwin  était  probablement  du  nombre.  Mais  le  plus 
remarquable  était  ce  laïque  qui  convertit  d'abord  Tauler, 
et  lui  apprit  Talphabet  spirituel ,  comme  le  pieux  Domi- 
nicain le  raconte  lui-même  avec  une  simplicité  vraiment 
admirable.  On  conservait  dans  le  couvent  de  Grunen- 
werth,  à  Strasbourg^  un  manuscrit  oii  étaient  décrites 
les  choses  merveilleuses  et  surnaturelles  que  le  Seigneur 
avait  opérées  par  lui,  pendant  les  cent  ans  qu'il  avait 
vécu. 
H\igues  de  l^a  mystique  spéculative  devait  nécessairement  prendre 
part  au  développement  de  la  mystique  pratique  à  cette 
époque.  C'est  aussi  dans  les  monastères  qu'elle  fut  étudiée 
et  traitée  avec  le  plus  de  succès.  Hugues  de  Saint- Victor,  né 
en  Allemagne  vers  1097,  et  qui  vécut  pendant  vingt-cinq 
ans  dans  l'abbaye  de  Saint-Victor  à  Paris,  se  rattache  sous 
ce  rapport  à  saint  Bernard,  qu'il  avait  connu  intimement, 
et  continue  la  chaîne  de  la  tradition  immédiatement  après 
ce  grand  docteur,  de  même  que,  sous  un  autre  rapport,  il 
est,  dans  sa  direction  encyclopédique,  comme  le  précurseur 
d'Albert  le  Grand.  Il  distingue  dans  l'homme  trois  états  : 
celui  de  l'institution,  dans  lequel  il  a  été  créé  de  Dieu  ;  celui 
de  la  destitution,  où  il  est  tombé  par  le  péché,  et  celui  de  la 
restitution,  où  la  rédemption  l'a  placé.  C'est  à  ces  trois  états 
qu'il  rattache  toutes  les  actions  et  toutes  les  directions  de 
l'homme  sur  la  terre,  soit  dans  l'ordre  spéculatif,  soit  dans 
l'ordre  moral,  et  chacune  de  ces  directions  se  subdivise  en 
trois  branches.  En  effet,  il  attribue  au  mouvement  spécu- 
latif de  l'esprit  trois  yeux  qui  lui  servent,  pour  ainsi  dire, 
d'organes,  et  à  l'eflbrt  moral  de  la  volonté  trois  biens  qui 
en  sont  comme  le  terme  et  le  buf .  Le  premier  de  ces  ti-ois 


DE    I.A    mSTIQUE    DANS    LE    CLOÎTRE.  149 

yeux  est  celui  du  corps,  qui  regarde  les  choses  extérieures, 
saisit  leurs  formes,  et,  les  déposant  dans  la  mémoire,  donne 
ainsi  une  base  à  la  pensée.  Le  second  est  celui  de  la  raison, 
qui  regarde  les  choses  invisibles,  et  qui,  travaillant  par  la 
méditation  les  matériaux  qu'il  perçoit,  les  conduit  au  but 
où  ils  doivent  tendre.  Le  troisième  enfin  s'attache  aux 
choses  divines  qui  sont  au-dessus  de  l'esprit,  les  embrasse 
et  en  fait  l'objet  de  ses  contemplations. 

Parmi  les  trois  biens  vers  lesquels  tend  la  volonté ,  les 
premiers  sont  les  biens  sensibles,  qui  ne  sont  bons  que  par 
le  rapport  qu'ils  ont  à  quelque  autre  chose.  Les  seconds 
sont  les  biens  spirituels  et  invisibles ,  qui  sont  bons  en  soi 
et  par  leurs  rapports  avec  d'autres.  Les  troisièmes  enfin  sont 
ceux  qui  ne  sont  bons  qu'en  soi;  à  savoir,  les  biens  divins 
et  Dieu  lui-même  comme  dernier  but  de  tous  les  efforts  de 
la  volonté.  Puis,  rattachant  cette  triple  division  aux  trois 
états  de  l'homme,  il  établit  que,  dans  le  premier  état,  l'œil 
contemplait  le  vrai  dans  sa  pureté  et  sa  clarté  ;  et  la  vo- 
lonté, tournée  uniquement  vers  les  biens  supérieurs,  leur 
subordonnait  tous  les  autres.  Mais  l'homme,  non  content 
d'être  semblable  à  Dieu,  étant  tombé  dans  le  second  état, 
celui  de  la  destitution,  a  perdu  complètement  ce  regard  su- 
périeur qui  contemple  Dieu.  Celui  de  la  raison  s'est  obs- 
curci, et  il  n'est  resté  ouvert  que  celui  de  la  chair.  D'un 
autre  côté,  dans  le  domaine  moral,  l'effort  de  la  volonté 
vers  les  biens  supérieurs  s'est  affaibli,  et  l'appétit  des  biens 
sensibles  a  pris  le  dessus.  Mais  depuis  que  Dieu  nous  a 
rendu  la  grâce,  la  restitution  est  devenue  possible.  Cepen- 
dant elle  ne  peut  être  produite  que  par  les  sacrements ,  la 
foi  et  les  bonnes  œuvres  ,  et  avec  le  concours  de  deux  élé- 
ments :  l'un  d'en  haut,  qui  éclaire  et  sanctifie,  et  l'autre 


150  DK    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE. 

d'en  bas,  qui  s'approprie  le  premier  par  son  consentement 
et  sa  coopération.  L'amour^  qui  tend  à  s'unir  à  Dieu,  met 
en  rapport  les  deux  éléments^  et  c'est  par  lui  que  s'accom- 
plit la  restauration  de  l'homme. 
Richard  de  Richard  de  Saint-Victor,  successeur  de  Hugues  dans  la 
S'-Victor.  chaire  de  docteur,  esprit  plus  profond  et  plus  subtil  encore 
que  le  premier,  continua  l'œuvre  de  celui-ci.  L'homme, 
d'après  lui,  est  créé  pour  le  vrai  et  pour  la  raison ,  mais 
aussi  pour  le  bien  et  pour  l'amour.  Il  a  donc  en  lui  deux 
instincts  :  le  but  du  premier  est  la  sagesse,  et  celui  du  se- 
cond la  vertu.  Ces  deux  instincls  lui  ont  été  donnés  en  même 
temps;  ils  sont  dépendants  l'un  de  l'autre^  et  se  détermi- 
nent réciproquement;  de  sorte  que  la  sagesse  conduit  à  la 
vertu  et  la  vertu  à  la  sagesse.  Mais  l'un  et  l'autre  but  ne 
sont  point  renfermés  dans  la  nature  humaine;  ils  sont  tous 
les  deux  surnaturels^  et  sont  placés  en  Dieu.  L'homme  doit 
donc  sortir  en  quelque  sorte  de  soi-même  par  un  double 
effort  mystique ,  afin  de  l'atteindre.  Or  il  faut  pour  cela 
qu'une  puissance  supérieure  le  prévienne  ;  de  sorte  que  le 
mouvement  spéculatif  et  moral  de  l'esprit  suppose  en 
quelque  sorte  deux  facteurs,  l'un  supérieur,  à  savoir  la 
grâce ,  et  l'autre  inférieur,  qui  consiste  dans  la  coopéra- 
tion de  la  volonté.  Le  pr'ogi'ès  spéculatif  comprend  trois 
degrés  ;  à  savoir,  la  pensée ,  la  méditation  et  la  contem- 
plation. Et  comme,  d'un  autre  côté,  chacun  des  deux 
derniers  est  renfermé  dans  celui  qui  lui  est  supérieur,  et 
peut  de  cette  manière  être  considéré  en  celui-ci  ou  en  soi- 
même,  chacun  par  conséquent  se  subdivise  de  nouveau  en 
deux  autres;  de  sorte  que  le  mouvement  spéculatif  compte 
six  degrés. 

En  effet,  l'esprit  peut  saisir  les  choses  visibles  en  elles- 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  i5i 

mêmes  ou  dans  leurs  principes  invisibles.  De  même,  il 
peut  saisir  l'invisible  en  lui-même  ou  dans  son  principe. 
Puis  il  peut  contempler  les  choses  invisibles,  qui  ne  sont 
pas  hors  de  la  portée  de  la  raison ,  comme,  par  exemple, 
Dieu  considéré  dans  son  unité  ;  ou  bien  celles  qui  sont 
au-dessus  d'elle,  et  qui  lui  sont  en  quelque  sorte  opposées, 
comme  la  Trinité ,  l'Incarnation,  la  Transsubstantiation. 
L'homme  ne  peut  monter  à  cette  hauteur  par  les  voies 
naturelles  :  il  faut  qu'il  y  soit  porté ,  ou  plutôt  ravi.  Au 
cinquième  degré ,  il  coopère  encore  à  cette  élévation  spi- 
rituelle ;  mais  dans  le  sixième,  c'est  Dieu  qui  fait  tout,  et 
l'àme  est  purement  passive.  C'est  cet  état  qu'on  appelle  ex- 
tase. L'homme  s'y  dispose  par  des  désirs  ardents,  par  l'ad- 
miration ,  par  de  saints  ravissements  où  l'àrae  s' échappant 
monte  au-dessus  d'elle-même.  Dans  l'extase,  la  plus  haute 
sagesse  et  la  pureté  la  plus  parfaite  s'élèvent  à  l'amour  le 
plus  élevé.  Nous  voyons  déjà  ici  les  divisions  tracées  d'une 
manière  plus  profonde  :  les  limites  de  chaque  état  sont 
déterminées  d'une  manière  plus  précise,  et  l'extase  est  saisie 
dans  sa  véritable  nature.  Hugues,  dans  son  livre  de  la  Tri- 
nité, traite  avec  une  merveilleuse  subtilité  ce  sujet  si  déli- 
cat et  si  sublime  à  la  fois.  Tous  ceux  qui  sont  venus  après 
lui,  saint Bonaventure, maître  Eccard,  Denys  le  Chartreux, 
Rusbroch ,  Thauler  et  les  autres  ,  ont  marché  sur  ses 
traces,  et  n'ont  fait  que  développer  les  principes  qu'il  avait 
posés. 

Ce  double  progrès  de  la  mystique  pratique  et  spécula- 
tive devait  nécessairement  donner  à  l'esprit  un  coup  d'œil 
plus  sûr  en  ces  sortes  de  matières ,  et  le  mettre  en  état  de 
traiter  d'une  manière  plus  complète  un  sujet  qui  tient  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  profond   et  de  plus  mystérieux   dans 


152  DE    Lk    MYSTIOUE    DA^S    LE    CLOITRE. 

l'homme.  Les  confesscm-s  se  mirent  à  écrire  avec  soin  le 
résultat  de  leurs  expériences  dans  les  biographies  des  per- 
sonnes qu'ils  avaient  conduites;  de  sorte  qu'il  se  forma 
ainsi  peu  à  peu  un  riche  trésor  de  matériaux  authentiques, 
qui  durent  servir  ensuite  de  base  à  une  étude  plus  profonde. 
A  mesure  que  l'on  devint  plus  familier  avec  les  phéno- 
mènes de  cette  sorte,  les  supérieurs  des  couvents  intervin- 
rent, soit  par  eux-mêmes,  soit  par  d'autres,  donnant  aux 
extatiques  de  leur  communauté  des  gardiens  vigilants, 
chargés  de  les  accompagner  toujours,  et  obligés,  en  vertu 
de  la  sainte  obéissance ,  de  leur  découvrir  tout  ce  dont  ils 
avaient  été  témoins;  de  sorte  que  ce  qui  avait  pu  échapper 
au  confesseur,  ou  ce  que  celui-ci  ne  pouvait  dire,  était 
connu  d'une  autre  manière.  D'autres  fois,  le  supérieur 
obligeait  ceux  que  Dieu  élevait  à  ces  états  extraordinaires, 
à  écrire  tout  ce  qui  se  passait  en  eux  ;  ou  bien  c'était  la  voix 
de  Dieu  lui-même  qui ,  dans  une  vision ,  donnait  ce  com- 
mandement; et  c'est  là  l'origine  des  authobiographies  de 
sainte  Tliérèse,  de  Marie  d'Agréda  et  de  beaucoup  d'autres. 
Quelquefois,  dans  les  cas  les  plus  importants,  un  confes- 
seur expérimenté,  et  pénétré  de  la  gravité  de  la  chose, 
croyait  ne  pas  perdre  sa  peine  en  consacrant  toute  sa  vie, 
ou  du  moins  une  partie  considérable  du  temps  dont  il  pou- 
\ait  disposer,  à  la  direction  d'une  seule  personne.  Mais, 
outre  cela,  le  confessionnal  devait  encore  fournir  de  nom- 
breuses expériences,  dont  chacune  rectifiait  ou  dévelop- 
pait celles  qui  l'avaient  précédée.  Et,  comme  les  rapports 
des  ecclésiastiques  entre  eux  étaient  à  cette  époque  fré- 
quents et  intimes,  chacun  pouvait  communiquer  aux  au- 
tres ses  propres  observations;  et  c'est  ainsi  que  se  sont 
formés  ces  recueils  qui  contierment  les  expériences  les 


DE    LA    MYSTIQUE    DANS    LE    CLOITRE.  lo3 

plus  remarquables  faites  à  cette  époque.  C'est  ainsi,  par 
exemple  ,  que  parurent  au  commencement  du  xui*  siècle , 
dans  le  Bas- Rhin,  les  douze  livres  des  histoires  mémo- 
rables de  Césaire  d'Heisterbach,  écrits  pleins  de  faits  inté- 
ressants en  ce  genre.  Quelque  temps  plus  tard,  Cantinpré, 
qui  avait  été  disciple  d'Albert  le  Grand  en  même  temps 
que  saint  Thomas  d'Aquin  ,  écrivit  son  livre  des  Abeilles. 
Mder,  au  commencement  du  xv«  siècle ,  composa  dans  le 
Haut -Rhin  son  Formï'crtfùwTî ,  ouvrage  remarquable  encore 
pour  une  époque  où  le  sens  de  ces  sortes  de  choses  était 
déjà  affaibli.  Bientôt  les  matériaux  en  ce  genre  se  multi- 
plièrent de  tous  les  côtés,  et  furent  recueillis  dans  des  mé- 
iiologes.  Chaque  pays,  chaque  ordre  eut  le  sien.  Il  ne 
manquait  plus  qu'une  chose;  c'est  que  l'Église  intervînt 
elle  -  même  d'une  manière  authentique  en  cette  matière , 
et  que,  soumettant  à  une  critique  plus. exacte  encore  les 
faits  déjà  constatés  par  des  témoignages  irrécusables,  elle 
leur  donnât  une  autorité  légale  et  universelle,  qui  rendit 
le  doute  impossible  ;  et  c'est  ce  qui  est  arrivé  depuis  que 
le  pape  Urbain  Mil  a  attribué  les  procès  de  canonisation  à 
la  Congrégation  des  Rites.  Celle-ci,  en  effet,  procédant  à 
la  manière  des  tribunaux,  apporte  à  l'examen  de  ces  sortes 
d'affaires  les  soins  les  plus  minutieux,  discutant  les  faits, 
employant  les  formes  usitées  dans  la  procédure  légale ,  et 
mettant  en  œuvre  tous  les  moyens  pour  connaître  la  vé- 
rité. Depuis  cette  époque,  une  ligne  de  démarcation  très- 
précise  a  séparé  l'histoire  de  la  légende,  et  attribué  à  cha- 
cune le  domaine  qui  lui  est  propre. 


LIVRE  II 

La  mystique  purgative 


1 


CHAPITRE   I 

Comment  l'homme  entre  dans  les  voies  mystiques.  Du  choix ,  de 
l'initiation  et  des  premiers  pas  qu'il  fait  dans  ces  voies. 

Toute  mystique  a  pour  but  de  faire  remonter  à  sa  source 
divine  Tàme  que  le  péché  en  a  détournée.  Le  point  de  dé- 
part de  la  vie  mystique  doit  donc  être  cherché  à  ce  point 
où  le  mouvement  par  lequel  l'âme  s'est  éloignée  de  Dieu 
s'arrête ,  et  retourne  vers  lui  par  un  commencement  de 
réaction  salutaire.  Or  tout  mouvement  qui  nous  détourne 
de  Dieu  est  une  chute.  Tout  retour  vers  lui,  au  contraire, 
est  une  ascension;  et  dans  ce  dernier  cas,  c'est  à  lui  qu'il 
appartient  de  préparer  les  sentiers,  et  de  donner  à  l'homme 
la  force  et  les  moyens  nécessaires.  La  chute  est  le  fait  de  la 
créature  :  c'est  celle-ci,  en  effet,  qui  a  placé  le  péché  comme 
un  abîme  entre  elle  et  Dieu,  et  produit  ainsi  une  opposition 
qui,  de  la  part  de  Dieu,  est  seulement  permise,  mais  qui 
de  la  part  de  l'iiomme  est  voulue  d'une  manière  positive. 
Le  retour  de  l'àme  vers  Dieu  ne  peut  avoir  lieu  si  celte 
opposition  n'est  levée  d'abord.  Et  d'un  autre  côté,  par  un 
rapport  contraire  à  celui  qui  s'est  produit  dans  la  chute, 
c'est  de  Dieu  que  doit  venir  l'initiative  :  c'est  Dieu  qui 


I 


DE    l'iMTIATION    A    LA    VIE    MYSTIOUE.  {'6'6 

veut,  d'une  manière  positive,  ce  retour  de  Tàme  vers  lui; 
et  l'homme  ne  fait  que  prêter  à  Dieu  le  concours  de  sa 
volonté. 

Toute  séparation  suppose  une  puissance,  une  cause  qui, 
détachant  ce  qui  était  uni  auparavant,  établit  entre  les  deux 
termes  une  antipathie  intérieure  et  réciproque.  Toute  union 
aussi  est  l'effet  d'une  cause  ,  d'une  force  unissante  qui  in- 
cline l'un  vers  l'autre,  par  une  sympathie  intime,  les  deux 
termes  qu'elle  doit  rapprocher.  De  même  donc  qu'à  Top- 
position  de  l'homme  contre  Dieu  dans  le  péché  répond  en 
Dieu  une  opposition  contre  l'homme  .  ainsi  à  l'amour  par 
lequel  Dieu  attire  l'homme  dans  la  grâce  doit  répondre  en 
celui-ci  un  amour  réciproque.  Dans  le  domaine  de  la  na- 
ture extérieure ,  toute  union  intime  est  le  résultat  d'un  at- 
trait, et  produit  un  développement  de  calorique  qui,  arrivé 
à  un  certain  degré  d'énergie,  devient  lumière.  De  même 
aussi,  dans  l'ordre  moral,  toute  union  développe  comme 
une  douce  chaleur  vitale  qui,  parvenue  à  son  apogée,  se 
transforme  en  lumière.  Le  contraire  a  lieu  dans  l'acte  de 
la  séparation.  11  a  toujours  pour  effet  le  froid  de  la  morl 
et  l'obscurcissement,  et  l'un  et  l'autre  sont  d'autant  plus 
considérables  que  l'àme  s'éloigne  de  Dieu  davantage. 

Le  mouvement  par  lequel  l'àme  se  convertit  à  Dieu  est 
quelquefois  lent  et  progressif;  mais  d'autres  fois  aussi 
il  est  subit  et  le  résultat  d'un  coup  violent  de  la  grâce. 
Tantôt  l'àme,  attirée  vers  Dieu  par  un  attrait  toujours  plus 
fort,  décrit  pour  arriver  à  lui  une  courbe  plus  ou  moins 
longue;  tantôt,  au  contraire,  elle  est  comme  frappée  et  ren- 
versée par  un  éclair.  Tout  dépend  de  celui  qui  donne  le 
premier  coup  et  de  son  bon  plaisir.  Mais  comme  à  l'ac- 
tion de  la  grâce  doit  répondre  la  réaction  de  la  volonté,  les 


l.>6  DE    L  IMTIATIUN    A    LV    VIL    MYSTIQUE. 

dGSî:;eiiis  miséricordieux  de  Dieu  ,  quoique  embrassant  tous 
les  hommes,  chacun  à  sa  manière,  et  au  degré  que  Dieu 
juge  convenable,  n'ont  pas  toujours  leur  effet.  Quoiqu'il 
i'ttire  tous  les  hommes  par  l'amour;  quoique,  semblable  au 
soleil,  il  fasse  briller  sur  tous  sa  lumière,  tous  ne  répon- 
dent pas  à  ses  avances.  Et  c'est  pour  cela  que,  connaissant 
dans  sa  science  infinie  quels  sont  ceux  qui  lui  prêteront  le 
concours  de  leur  volonté,  et  ceux,  au  contraire,  qui  le  lui 
refuseront,  il  se  tourne  de  préférence  vers  les  premiers. 
C'est  là  qu'on  appelle  le  choix,  l'élection,  qui  est  dans  cet 
ordre  de  choses  ce  que  la  conception  est  relativement  à 
la  naissance  et  à  la  vie.  Ce  sera  aussi  le  premier  objet  de 
nos  études. 

Un  attrait  supérieur,  accompagné  de  je  ne  sais  quel 
souffle  tiède  et  d'un  certain  rayon  de  lumière  qui  pénètre 
l'àme  que  Dieu  veut  s'unir,  annonce  que  le  choix  a  eu 
lieu,  et  que  cette  âme  est  entrée  dans  une  vie  supérieure. 
Du  côté  de  Dieu,  ce  choix  est  parfaitement  libre.  Mais, 
comme  la  coopération  de  l'homme  est  nécessaire  ,  et  que 
celle-ci  dépend  des  dispositions  de  chacun,  elle  suppose 
en  lui  une  sorte  d'aptitude  et  comme  le  génie  de  la  sain- 
teté. Partout,  en  effet,  où  il  s'opère  en  nous  quelque  chose 
qui  n'est  pas  l'effet  de  notre  action  directe,  mais  seule- 
iuent  le  résultat  de  ijotre  coopération  ,  nous  supposons 
l'existence  d'un  certain  génie  particulier.  Ainsi ,  dans  les 
choses  philosophiques^  la  vérité  frappe  notre  esprit  de  ses 
rayons;  il  s'abandonne  à  elle,  et  alors  elle  l'enflamme  et 
le  féconde;  et  c'est  là  ce  que  nous  appelons  l'inspiration 
du  génie.  Il  en  est  ainsi  du  beau,  qui  louche  notre  cu'ur 
de  ses  harmonies.  Nous  nous  abandonnons  à  son  attrait; 
et  s'il  trouve  en  nous  quelque  chose  qui  lui  réponde,  on 


DE    l'initiation    A    LA    ME    MYSTIQUE.  I  o7 

dit  de  nous  que  nous  avons  le  génie  de  l'art.  Dans  ces  deux 
cas^  il  s'est  produit  en  nous  quelque  chose  qui  n'est  point 
l'effet  de  notre  action  libre  et  réfléchie  ,  et  cependant  nous 
n'avons  pas  été  non  plus  tout  à  fait  oisifs.  C'est  bien  notre 
œuvre  à  nous:  nous  l'avons  saisie,  et,  après  lui  avoir 
donné  en  quelque  sorte  un  corps,  nous  Tavons  mise  au 
jour;  mais  seulement  l'étincelle  vitale  nous  est  venue 
d'ailleurs ,  comme  par  un  éclair.  Or  il  y  a  dans  le  domaine 
de  la  nature  bien  des  sortes  de  lumière.  Les  expériences 
faites  avec  le  prisme  ont  prouvé  que  chaque  étoile  fixe  a 
sa  lumière  spécifique.  Chaque  corps  en  combustion ,  qui 
développe  de  la  lumière^  a  la  sienne  propre.  La  lumière 
qui  se  développe  dans  le  règne  végétal  n'est  pas'la  même 
que  celle  du  règne  animal.  Les  lumières  spirituelles  qui 
rayonnent  à  travers  le  monde  invisible  ne  sont  pas  moins 
différentes  :  autre  est  la  luaiière  des  esprits  célestes ,  autre 
celle  des  âmes  ensevelies  dans  les  ténèbres  de  l'abîme.  11 
en  est  de  la  gravitation  des  esprits  par  l'amour  comme  de 
celle  des  corps  par  l'attraction  :  chacun  a  sa  mesure  et  son 
degré  qui  lui  est  propre.  Chaque  inspiration,  quelle  que 
soit  d'ailleurs  sa  nature,  a,  d'un  côté,  en  soi-même  sa 
propre  base ,  et  peut ,  de  l'autre,  être  rapportée  à  un  pre- 
mier principe  qui  agit  en  elle  et  la  produit;  car  tout  don 
parfait  vient  d'en  haut^  et  tous  les  bons  esprits  ont  pour 
cause  un  même  esprit  divin  et  infini ,  dont  ils  sont  comme 
les  rayons. 

L'opération  de  Dieu ,  dans  le  choix  et  la  conduite  des 
ànies  qu'il  veut  attirer  à  lui;,  n'est  liée.,  on  le  comprend, 
par  aucun  élément  terrestre  et  fini;  elle  est  indépendante 
des  lieux,  des  temps  et  des  circonstances.  Elle  se  manifeste 
.'lussi  bien  dans  la  plénitude  de  la  santé  et  de  la  vie  que  dans 


158  VOCATION    DES    HOMMES. 

un  corps  épuisé  par  la  maladie.  Elle  ne  dédaigne  point  la 
simplicité  naïve  de  l'esprit ,  et  ne  se  laisse  point  faire  vio- 
lence par  les  intelligences  supérieures.  L'état  de  la  con- 
science elle-même  n'est  pas  toujours  décisif  en  ces  sortes 
de  choses  ;  car  le  cœur  le  plus  pervers  se  sent  quelquefois 
comme  brisé  tout  à  coup  par  un  coup  de  la  grâce,  et  se 
trouve,  presque  sans  s'en  apercevoir,  transformé  subite- 
ment. Partout  ici  l'action  intérieure  est  la  même,  et  la 
forme  seule  est  différente.  Le  rapport  des  sexes  ne  peut 
donc  exercer  d'influence  que  sur  la  forme  de  la  vie  mys- 
tique ,  et  non  sur  son  essence  même.  Cette  influence  tou- 
tefois n'est  pas  sans  importance,  et  elle  suffit  souvent 
pour  déterminer  des  phénomènes  d'une  nature  particulière. 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  caractère  propre  à  chaque 
sexe  se  reproduise  dans  les  divers  états  mystiques ,  et  que 
la  femme  s'y  montre  plus  passive,  tandis  que  l'homme 
réagit  avec  plus  de  force  à  l'égard  de  l'action  divine.  Cette 
opposition  se  manifeste  dès  les  commencements  de  la  vie 
mystique,  dans  la  forme  même  de  l'initiation.  Nous  parta- 
gerons donc  en  deux  classes  les  faits  qui  se  rapportent  à 
cette  forme,  mettant  à  part  ceux  qui  ont  pour  sujet  des 
hommes,  et  ceux  qui  concernent  les  femmes. 


CHAPITRE   II 

Vocation  des  hommes.  Saint  Joseph  de  Copertino.  Jean  d'Erfurt.  Gille 
Vailladoros.  Fr.  de  Grotti.  Ani.  Sansedouio.  Herman  Joseph. 

S.  Joseph  de      ÎNous  nommons  d'abord  parmi  les  hommes  saint  Joseph 

Copertino.  j^  Copertino,  parce  qu'il  a  été  attiré  vers  Dieu  dans  les 

voies  mystiques  de  très-bonne  heure.  Né  à  Copertino,  au 


VOCATION    DES    HOMMES.  i  59 

royaume  de  Naples,  dans  une  étable^  l'an  1603,  il  fut  élevé 
très -sévèrement  par  sa  mère,  qui  cherchait  à  dompter  son 
caractère  violent  et  emporté.  A  l'âge  de  huit  ans,  étant  un 
jour  à  l'école,  il  entendit  le  son  d'un  orgue;  et  tout  aussitôt 
il  fut  ravi  hors  de  lui-même  et  eut  une  vision.  Cet  état  se 
reproduisit  bien  souvent  depuis;  et  comme  alors,  plongé 
dans  la  contemplation,  il  se  tenait  au  milieu  de  ses  condis- 
ciples ,  la  bouche  à  demi  ouverte,  ceux-  ci  lui  donnèrent 
le  nom  de  Bouche  ouverte.  Il  fut  bientôt  affligé  d'un  ulcère 
au  genou,  où  les  vers  se  mirent,  et  qui  prit  un  caractère 
très-mauvais;  puis  il  eut  à  la  tête  des  éruptions  qui  répan- 
daient une  telle  infection  que  tout  le  monde  le  fuyait ,  et 
qu'au  milieu  de  ses  souffrances  et  de  son  abandon  il  ne 
trouvait  de  consolation  que  dans  les  visions  dont  Dieu  le 
favorisait.  Il  fut  guéri  au  bout  de  six  ans  par  un  ermite, 
et  se  trouva  contlrmé  dans  la  direction  intérieure  qu'il 
avait  prise.  Il  pensa  à  entrer  dans  un  ordre  religieux.  Il 
voulut  d'abord  s'adresser  aux  Conventuels;  mais  un  de 
ses  oncles,  qui  était  Franciscain,  l'en  détourna,  parce 
que,  disait-il,  il  n'avait  pas  les  connaissances  nécessaires. 
11  entra  donc  comme  frère  convers  chez  les  Capucins.  Mais 
là  ses  méditations  continuelles  et  ses  visions  l'empêchaient 
de  se  livrer  aux  œuvres  extérieures  qui  lui  étaient  confiées. 
Tantôt  il  confondait  le  pain  blanc  et  le  pain  noir,  tantôt  il 
laissait  tomber  les  plats  de  ses  mains ,  tantôt  il  renversait 
les  pots  qu'on  le  chargeait  de  mettre  au  feu.  On  lui  donna 
d'abord  des  pénitences;  mais  enfin,  après  huit  mois  d'é- 
preuve, on  le  renvoya  comme  incapable.  Lorsqu'on  lui 
ôta  l'habit  religieux,  il  raconte  lui-même  qu'il  lui  sembla 
qu'on  lui  enlevait  la  peau  et  la  chair.  On  lui  rendit  ses 
anciens  vêtements,  à  l'exception  de  son  chapeau,  de  ses 


Jean  d  Er- 
fiirt. 


iOO  VOCATION    DES    HOMMES. 

bas  et  de  ses  souliers^  qui  ne  pouvaient  plus  lui  aller,  et 
il  quitta  ainsi  le  couvent,  plongé  clans  une  désolation  pro- 
fonde. 

Le  soir,  il  s'arrêta  près  d'une  cabane  de  bergers,  et  leur 
demanda  au  nom  de  Dieu  l'hospitalité;  mais  ceux-ci,  le 
prenant  pour  un  espion  ou  un  brigand,  lâchèrent  contre  lui 
trois  énormes  chiens ,  et  il  n'échappa  à  la  mort  que  parce 
que  l'un  des  bergers  le  reconnut.  Après  avoir  mangé  un 
morceau  de  pain,  il  continue  le  lendemain  son  voyage. 
Un  cavalier  armé  d'une  épée  s'élance  sur  lui ,  le  menaçant 
de  le  tuer  comme  un  traître.  Tremblant,  il  répond  qu'il 
n'est  point  un  espion,  mais  qu'il  s'en  va  trouver  son  oncle, 
qui  prêche  à  Veterana.  Le  cavalier  le  menace  encore,  puis 
disparaît  tout  à  coup.  Joseph  se  dit  à  lui-même  :  C'est  le 
démon  qui  a  voulu  me  pousser  au  désespoir.  Arrivé  près 
de  son  oncle,  il  reçoit  à  genoux  les  reproches  qu'il  lui 
adresse.  Son  oncle  lui  ayant  demandé  ce  que  voulait  dire 
ce  nouvel  accoutrement,  il  répondit  humblement  :  Les 
Capucins  m'ont  ôté  leur  habit  parce  que  je  ne  suis  bon  à 
lien.  Son  oncle,  ayant  pitié  de  lui ,  le  garda  quelque  temps, 
et  le  reconduisit  en  secret  à  Copertino,  où  il  lui  fallut  rece- 
voir encore  les  reproches  de  sa  mère,  qui,  cédant  à  la  fin 
h  ses  prières ,  le  conduisit  au  couvent  de  Franciscains  do 
Grotella.  Là  il  suivit  tranquillement  les  voies  par  où  Dieu 
voulait  le  conduire,  et  arriva  bientôt  à  une  haute  perfec- 
tion; aussi  aurons-nous  souvent  occasion  de  revenir  sur 
lui  dans  le  cours  de  cet  ouvrage.  Ces  détails  sont  tirés  de 
la  Vie  de  saint  Joseph  de  Copertino,  composée  en  italien 
par  H.  A'uti. 

Souvent  Dieu  appelle  l'àme  à  la  vie  myshque  dans  un 
âgé  déjà  avancé;  et  dans  ce  cas  ordinairement  il  survient 


VOCATION    DES   HOMMES.  161 

quelque  événement  important  qui  décide  de  l'avenir  tout 
entier.  Jean  d'Erfurt,  né  d'une  famille  noble,  au  commen- 
cement du  XV*  siècle,  est  épris  d'une  jeune  fille  noble 
comme  lui.  Mais  il  trouve  dans  un  autre  chevalier  un  rival 
redoutable.  De  là  une  jalousie  profonde,  par  suite  de  la- 
quelle les  deux  prétejidants  conviennent  de  terminer  l'af- 
faire par  les  armes.  Le  jour  fixé  étant  arrivé,  Jean  revêt 
sa  cotte  d'armes  ornée  d'or  et  de  perles,  monte  un  coursier 
magnifiquement  harnaché,  et  se  présente  sur  la  place  du 
tournois,  où  se  trouvait  avec  sa  bien- aimée  une  multitude 
innombrable  de  peuple.  Son  rival  fait  comme  lui;  et  lors- 
qu'ils ont  tous  les  deux  fait  plusieurs  fois  le  tour  de  l'arène, 
ils  s'élancent  l'un  sur  l'autre.  Jean  parvient  à  désarçonner 
d'un  coup  de  lance  son  rival.  Mais  les  siens  le  remontent 
à  cheval,  et  ils  en  viennent  aux  mains  une  seconde  fois, 
l^a  lutte  était  vive ,  et  tous  deux  se  tenaient  fermes  sur 
leur  selle.  Ils  se  précipitent  l'un  contre  l'autre  une  troisième 
fois ,  et  l'issue  de  cette  rencontre  fut  malheureuse  pour  le 
rival  de  Jean ,  car  il  se  rompit  le  cou  en  tombant  de  cheval. 
Une  immense  acclamation  salua  le  vainqueur;  mais  celui- 
ci  avait  bien  d'autres  pensées.  Son  cœur  avait  été  changé 
tout  à  coup,  et,  au  lieu  de  se  diriger  vers  sa  belle,  il  donne 
de  l'éperon  à  son  cheval,  et  va  droit  à  un  couvent  de  Do- 
minicains qui  se  trouvait  en  ce  lieu.  Il  crie  au  portier  de 
lui  ouvrir  promptement  la  porte,  parce  qu'il  veut  se  faire 
Dominicain,  a  Doucement,  doucement,  lui  répond  le  portier 
en  lui  ouvrant;  vous  ne  prendrez  pas  l'habit  à  cheval,  en 
boites  et  en  éperons.  »  Jean  entre,  et  fait  piaffer  son  cour- 
sier pendant  quelque  temps  dans  la  cour  du  monastère;  mais 
dès  qu'il  vit  le  prieur  s'avancer  vers  lui,  il  descendit  de 
cheval,  se  jeta  à  ses  pieds  et  lui  demanda  l'habit.  Le  prieur 


162  VOCATION    DES    HOMMES. 

étonné  réunit  les  frères;  et  comme  Jean  insistait  pour  être 
admis,  ils  furent  tous  d'avis  qu'on  devait  le  recevoir.  Le 
lendemain ,  il  quitta  ses  habits  précieux  et  prit  celui  de 
l'ordre.  Son  père  et  sa  famille  apprirent  bientôt  ce  qui  était 
arrivé.  Le  premier  accourut  aussitôt,  et  demanda  à  grands 
cris  son  fils,  son  unique  héritier,  prétendant  qu'il  était 
w  devenu  fou;  et  comme  on  le  lui  amena  vêtu  en  religieux, 
peu  s'en  fallut  qu'il  ne  le  tuât  dans  un  accès  de  colère,  et 
les  frères  furent  obligés  de  l'arracher  de  ses  mains.  Jean 
l'apaisa  en  lui  disant  qu'il  n'était  point  venu  au  couvent 
pour  y  rester  toujours,  mais  seulement  pour  y  attendre  que 
l'émotion  des  parents  de  son  rival  se  fût  calmée,  et  que 
l'impression  qu'il  avait  reçue  lui-même  de  sa  mort  fût  ef- 
facée. Le  père  s'en  alla  satisfait ,  et  Jean  fut  chargé  d'une 
mission  en  Italie.  Il  devint  bientôt  un  saint,  fut  l'apôtre  de 
plusieurs  peuples  en  Russie,  et  mourut  en  1464.  {Epheme- 
rides  dominicano-sacrœ ,  Steill.  Cologne,  1717.) 
Gille  Vailla-  Quelquefois  c'est  au  milieu  de  la  route  qui  conduit  à 
l'abîme  que  Dieu  prend  les  rênes,  et  conduit  l'âme  vers 
un  but  tout  opposé.  Gille,  fils  de  Vailladoros,  commandant 
à  Coïmbre,  avait  obtenu  de  bonne  heure  la  charge  de  cha- 
noine et  de  prieur;  mais,  malgré  la  sainteté  de  son  état,  il 
s'abandonnait  sans  contrainte  à  tous  les  vices.  Il  lui  prit 
bientôt  fantaisie  d'étudier  la  médecine;  puis  il  s'adonna  à 
la  magie,  abjura  sa  foi,  et  se  fit  instruire  pendant  sept  ans 
dans  une  grotte ,  à  Tolède,  dans  les  sciences  secrètes.  11  alla 
ensuite  à  Paris,  y  exerça  son  art,  y  acquit  une  grande  ré- 
putation, et  y  vécut  selon  ses  caprices,  dans  le  libertinage  et 
l'impiété.  Un  jour  qu'il  marchait  dans  sa  chambre,  réflé- 
chissant sur  l'objet  de  ses  études,  il  voit  apparaître  un  ca- 
vaHer  portant  une  lance  à  la  main,  et  qui,  d'un  air  irrité  , 


VOCATION    DES    HOMMES.  163 

se  jette  sur  lui  comme  s'il  voulait  le  renverser,  en  lui  criant 
d'une  voix  terrible  :  Corrige-toi ,  impie,  corrige -toi.  Gille 
fut  effrayé  par  cette  vision;  mais  ensuite  il  n'en  tint  aucun 
compte  et  continua  de  vivre  comme  auparavant.  Cependant, 
quelques  jours  après,  le  cavalier  lui  apparut  encore  avec 
un  visage  bien  plus  terrible  que  la  première  fois,  et  lui  dit  : 
Cesse  ta  vie  criminelle,  ou  tu  mourras.  Gille  fut  renversé  à 
terre  et  dit  d'une  voix  tremblante  :  Oui,  oui,  Seigneur,  je 
vais  me  convertir,  je  vais  me  convertir.  Le  cavalier  lui 
toucha  le  cœur  de  sa  lance  et  disparut.  Gille,  croyant  être 
blessé  mortellement,  appela  au  secours;  mais  après  un 
examen  attentif  on  ne  trouva  aucune  blessure  sur  son 
corps.  Toutefois  son  cœur  était  changé,  ou  plutôt  il  sem- 
blait en  avoir  reçu  un  nouveau.  Il  fait  allumer  un  grand 
feu  dans  sa  chambre,  y  jette  tous  ses  livres  de  magie,  et  re- 
tourne dans  son  pays ,  sans  se  laisser  arrêter  par  la  fièvre 
quarte  qui  le  prit  en  chemin.  Arrivé  à  Valence,  il  entra 
chez  les  Dominicains,  qui  étaient  occupés  à  bâtir  un  nou- 
veau monastère.  Bientôt  une  lutte  terrible  s'éleva  dans  son 
cœur  entre  la  grâce  et  ses  anciennes  habitudes.  11  avait  tou- 
jours été  très-gai  et  très-causeur.  Lorsqu'il  voulut  imposer 
silence  à  sa  langue,  sa  nature  énergique,  se  trouvant  ainsi 
concentrée  et  sans  issue,  pour  ainsi  dire,  se  souleva  d'une 
manière  épouvantable.  Il  lui  semblait  que,  s'il  gardait  le 
silence  plus  longtemps,  une  flamme  dévorante  allait  le  con- 
sumer. Il  persista  cependant  dans  sa  résolution .  Pendant 
sept  ans ,  les  démons  le  tourmentèrent  par  les  apparitions 
les  plus  terribles ,  cherchant  à  le  pousser  au  désespoir;  de 
sorte  qu'il  déclara  plus  tard  qu'il  aimerait  mieux  se  faire 
couper  mille  fois  la  tête  que  de  souffrir  de  nouveau  de  telles 
épreuves.  Enfin,  après  une  lutte  longue  et  difficile,  il  rem- 


164  VOCATION    DES    HOMMES. 

porta  la  victoire  et  devint  un  saint.  En  1233 ,  il  fut  provin- 
cial de  son  ordre,  et  fit  des  miracles  avant  et  après  sa  mort, 
qui  arriva  en  1257.  [SteilL,  \,  p.  165.) 
Franc  de        Franc  ou  Franco,  né  en  1211  à  Grotti,  près  de  Sienne, 
fut  conduit  par  des  voies  semblables.  Sa  destinée  avait  été 
annoncée  à  sa  mère  avant  sa  naissance;  car  il  lui  sembla 
qu'elle  portait  un  monstre,  qui  ne  recevait  que  peu  à  peu 
la  forme  humaine.   Ses  parents   l'envoyèrent  étudier  à 
Sienne;  mais  comme  il  n'avait  aucun  goût  pour  l'étude, 
et  qu'il  était  d'ailleurs  très-  fort  et  d'une  santé  robuste,  il 
prit  l'état  de  tanneur,  qu'il  exerça  pendant  tout  le  temps 
que  son  père  vécut.  Dès  que  celui-ci  fut  mort,  son  mau- 
vais naturel  éclata.  Il  s'associa  à  des  hommes  sans  con- 
duite, à  des  joueurs,  des  voleurs,  passant  les  jours  et  les 
nuits  à  boire,  à  jouer  aux  dés,  ou  parcourant  les  rues  de 
la  ville  avec  ses  compagnons  de  débauche ,  et  se  livrant 
à  tous  les  excès.  Il  ne  paraissait  jamais  à  l'église,  n'avait 
à  la  bouche  que  des  paroles  obscènes  ou  des  blasphèmes , 
maudissait  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sacré,  ne  craignait 
rien,  ne  respectait  personne  et  ne  savait  qu'inventer  pour 
faire  de  la  peine  aux  autres;  en  un  mot,  il  n'avait  d'hu- 
main que  la  figure.  Sa  mère  étant  morte  de  douleur,  il  ne 
connut  plus  aucune  contrainte  et  exprima  tout  haut  sa  joie 
d'être  débarrassé  de  la  vieille.  Il  eut  bientôt  dissipé  tout 
son  héritage.  Dans  la  guerre  que  les  Siennois  firent  aux 
habitants  d'Orvieto,  en  1229,  les  premiers  ayant  pris  le 
château  de  Santeano,  y  mirent  une  forte  garnison,   et 
Franco  en  fit  partie.  Il  n'observa  plus  dès  lors  aucune  me- 
sure :  la  fornication  ,  l'adultère,  le  viol  et  l'inceste  étaient 
des  jeux  pour  lui.  11  se  fil  brigand,  arrêtant  les  passants 
sur  les  routes,  et  il  eut  recours  à  tous  les  artifices  qui  pou- 


VOCATION    DES    HOMMES.  16o 

vaieiit  l'aider  à  exécuter  ses  forfaits.  Tantôt  il  se  déguisait 
en  moine  ou  en  solitaire,  tantôt  il  se  présentait  comme 
aveugle  ou  n'ayant  qu'un  œil.  11  se  mettait  une  barbe  pos- 
tiche au  visage,  donnait  à  ses  cheveux  et  à  sa  peau  tantôt 
une  couleur,  tantôt  une  autre;  il  paraissait  tantôt  estro- 
pié, tantôt  boiteux,  aujourd'hui  sourd,  demain  muet, 
d'autres  fois  fou,  malade,  mourant  ou  même  mort.  Il  pre- 
nait toutes  les  formes ,  et  semblait  prendre  avec  chacune 
d'elles  une  nouvelle  espèce  de  malice. 

Une  nuit  enlln  qu'il  avait  perdu  au  jeu  non-seulement 
tout  son  argent,  mais  encore  les  habits  qu'il  avait  sur  lui, 
il  se  porta  furieux  les  mains  aux  yeux,  en  disant  :  Ces 
yeux  que  Dieu  ma  donnés,  je  les  mets  ici  comme  enjeu, 
et  je  me  moque  de  lui.  A  peine  avait -il  fini  de  parler  qu'il 
sentit  un  feu  qui  lui  brûlait  les  prunelles;  sa  vue  s'obs- 
curcit, de  sorte  qu'il  ne  voyait  plus  ni  où  il  était  ni  ceux 
qui  étaient  avec  lui.  On  lui  donna  son  congé  ;  et  comme  il 
ne  pouvait  travailler,  qu'il  n'osait  mendier,  et  que  la  honte 
l'éloignait  des  hommes,  il  rentra  en  lui-même  et  reconnut 
la  profonde  misère  de  son  àme.  Il  se  frappa  la  poitrine, 
pleura  amèrement ,  s' arrachant  les  cheveux  et  implorant 
la  miséricorde  de  Dieu.  Il  fit  vœu  d'aller  en  pèlerinage  à 
Saint-Jacques  de  Compostelle ,  et  il  avait  décidé  un  de  ses 
anciens  compagnons  de  débauche ,  qui  s'était  converti 
aussi,  à  l'y  accompagner;  mais  le  père  de  ce  dernier  vint 
de  Sienne  le  reprendre,  après  avoir  accablé  Franco  d'in- 
jures. Malgré  ce  contre-temps,  il  poursuivit  son  dessein: 
et,  quoiqu'il  fut  aveugle,  il  eut  le  courege  d'entreprendre 
seul  ce  long  voyage ,  après  avoir  recueilli  les  derniers  dé- 
bris de  la  fortune  qu'il  avait  dissipée.  Après  bien  des  dan- 
gers, il  arriva  enfin  au  but  désiré.  Pendant  qu'il  était  pros- 


i66  VOCATION    DES    HOMMES. 

terne  en  prière  devant  l'autel,  l'inflammation  et  les 
douleurs  qu'il  souffrait  aux  yeux  cessèrent  tout  à  coup ,  et 
il  recouvra  la  vue.  Il  se  rendit  à  Rome,  visita  tous  les  pèleri- 
nages de  l'Italie,  vécut  plusieurs  années  au  milieu  d'un  dé- 
sert, dans  une  cabane  qu'il  s'était  faite  lui-même  avec  des 
pierres ,  éprouvé  par  de  nombreuses  tentations ,  et  livré 
aux  pratiques  de  la  pénitence,  qui  furent  tout  aussi  ex- 
traordinaires que  l'avaient  été  auparavant  ses  désordres.  11 
entra  plus  tard  dans  l'ordre  des  Carmes ,  y  vécut  dans 
l'exercice  de  toutes  les  vertus ,  et  y  mourut  après  avoir 
gagné  à  Dieu  plus  d'âmes  qu'il  n'en  avait  perdu  aupara- 
vant. {Spéculum  carmelitanum ,  1680,  t.  II,  part.  2, 
p.  798.) 
S.  Ambroise  Souvent,  c'est  une  disposition  maladive  qui  introduit 
Sansedonio,  l'homme  dans  les  voies  de  la  vie  mystique.  Ambroise  San- 
sedonio ,  contemporain  de  Franco,  vint  au  monde  estropié 
de  tout  le  corps,  avec  une  figure  noire  et  horrible  à  voir  ; 
de  sorte  que  sa  mère ,  ne  voulant  pas  le  nourrir  elle-même, 
le  confia  aux  soins  d'une  nourrice.  Un  jour  que  celle-ci 
portait  dans  la  rue  ce  petit  monstre,  elle  rencontra  un  vieux 
pèlerin.  Celui-ci,  après  avoir  considéré  longtemps  l'enfant, 
dit  à  la  nourrice  :  Ne  cachez  pas  le  visage  de  ce  petit ,  car 
il  sera  un  jour  la  lumière  et  1" ornement  de  cette  ville.  La 
nourrice  le  portait  souvent  dans  l'église  des  Dominicains, 
et  avait  coutume  d'y  faire  sa  prière  devant  un  reliquaire. 
Or  on  remarqua  que  l'enfant  était  toujours  tranquille  et 
gai  lorsqu'il  se  trouvait  près  de  ce  sanctuaire  ,  mais  qu'il 
commençait  à  pleurer  amèrement  dès  qu'on  voulait  l'em- 
porter. On  eut  donc  la  pensée,  un  jour  qu'il  tendait  les 
bras  vers  les  reliques,  de  lui  en  frotter  tout  le  corps.  Aus- 
sitôt il  se  mit  à  crier  par  trois  fois  :  Jésus  ;  puis  il  étendit 


I 


VOCATION    DES    HOMMES.  4  67 

librement  ses  membres,  qu'il  ne  pouvait  remuer  aupara- 
vant; et  sa  figm-e  difforme,  par  une  transformation  subite, 
devint  gracieuse  et  charmante.  Tout  le  monde  accourut 
pour  voir  le  miracle.  A  partir  de  ce  moment,  l'enfant  trou- 
vait une  grande  joie  à  regarder  de  saintes  images;  et  lors- 
qu'on lui  en  donnait  qui  représentaient  des  oiseaux,  des 
animaux,  des  hommes,  des  paysages  ou  des  compositions 
historiques,  et  qu'on  y  mêlait  quelques  images  de  saints, 
il  choisissait  toujours  celles-ci  et  les  baisait,  tandis  qu'il 
rejetait  les  autres  et  souvent  même  crachait  dessus ,  et  les 
foulait  aux  pieds.  Son  père  lui  donna  trois  livres ,  l'un  avec 
des  images  de  cavaliers  et  de  soldats,  l'autre  avec  des  figures 
de  grands  hommes,  et  le  troisième  qui  représentait  des 
religieux;  l'enfant  jeta  par  terre  les  deux  premiers  et  choi- 
sit le  dernier,  et  quand  il  pleurait  le  meilleur  moyen  de 
l'apaiser  était  de  le  laisser  feuilleter  dans  ce  livre.  A  sept 
ans  il  savait  déjà  les  heures  par  cœur,  et  donnait  aux  pau- 
vres tout  ce  qu'il  trouvait  dans  les  boites  ou  les  coffres  chez 
son  père.  Avec  la  permission  de  ses  parents,  il  donnait 
tous  les  samedis  l'hospitalité  à  cinq  pauvres.  Il  leur  lavait 
les  pieds,  les  senait  à  table,  faisait  leurs  lits,  et  leur  don- 
nait encore  le  lendemain  de  l'argent  pour  la  route.  A  dix- 
sept  ans  il  entra  chez  les  Dominicains,  qui  l'envoyèrent 
étudier  à  Paris  avec  saint  Thomas  d'Aquin.  11  y  devint 
bientôt,  sous  la  direction  d'Albert  le  Grand,  un  prodige 
de  science  et  de  génie  et  un  des  plus  grands  prédicateurs 
de  son  temps.  Il  parcourut  toutes  les  villes  de  l'Italie,  dé- 
chirées alors  par  les  factions  des  Guelfes  et  des  Gibelins , 
et  partout  son  éloquence  inspirée  de  Dieu  apaisait  les  que- 
relles et  les  haines  les  plus  profondes.  Pendant  qu'il  prê- 
chait, on  le  vit  souvent  entouré  d'une  auréole  brillante,  ou 


seph. 


108  VOCATION    DES    HOMMES. 

élevé  dans  l'air  avec  les  mains  lencliies  vers  le  ciel.  Quand 
il  disait  la  messe,  sa  chasuble  était  comme  semée  d'étoiles 
radieuses  qui  semblaient  tomber  sur  lui  d'en  haut.  Il  lit 
beaucoup  de  miracles,  et  mourut  en  1286,  par  suite  de  la 
rupture  d'une  veine ,  pendant  qu'il  prêchait.  Plusieurs 
virent  au  moment  de  sa  mort  une  étoile  resplendis- 
sante monter  au-dessus  de  lui  vers  le  ciel.  {Steill,  l, 
p.  490.) 
Herman  Jo-  Le  bienheureux  Herman  Joseph  naquit  à  Cologne ,  vers^ 
la  fin  du  xn^  siècle,  de  parents  qui,  après  avoir  été  riches, 
étaient  devenus  pauvres.  Son  enfance  fut  donc  pénible  et 
misérable;  et  il  s'était  accoutumé  à  chercher  sa  consola- 
tion dans  une  éghse ,  devant  une  image  de  la  sainte  Vierge 
avec  l'enfant  Jésus.  Dans  sa  naïveté ,  il  leur  parlait,  leur 
confiait  ses  peines;  et,  lorsqu'il  avait  quelques  fruits  ou 
un  morceau  de  pain  ,  il  le  leur  présentait.  Dans  cette 
pieuse  familiarité,  il  devint  bientôt  clairvoyant.  Et  comme 
un  jour,  au  lieu  d'aller  jouer  avec  les  autres  enfants  de  son 
âge,  il  était  entré  dans  l'église,  il  vit  dans  la  chaire,  à  l'en- 
trée cfu  chœur,  la  sainte  Vierge,  et  près  d'elle  saint  Jean, 
qui  jouait  avec  l'enfant  Jésus.  Pendant  qu'il  regardait  avec 
admiration  le  spectacle  qui  s'offrait  à  lui,  il  aperçut  la 
sainte  Vierge  qui  lui  faisait  signe  de  la  main ,  et  lui  disait  : 
Herman,  viens  à  nous.  —  Comment  puis -je  y  aller?  ré- 
pondit l'enfant;  le  chœur  est  fermé,  et  je  n'ai  point  d'échelle 
pour  monter.  — Essaie  toujours,  lui  répondit  Notre-Dame , 
je  te  tiendrai  la  main  et  t'aiderai.  »  L'enfant  essaya,  et  fut 
bientôt  monté.  Il  avait  coutume  de  dire  à  ses  intimes 
qu'en  montant  il  s'était  frappé  le  cœur  contre  une  pointe 
de  fer,  qui  avait  été  placée  devant  le  chœur  pour  le  proté- 
ger. Quoique  le  coup  n'eut  point  laissé  de  trace  extérieure, 


VOCATION    DES    HOMMES.  169 

il  en  ressentit  longtemps  néanmoins  une  douleur  assez  vive 
au  dedans;  et  ce  n'était  que  le  prélude  des  nombreuses 
souffrances  qui  l'attendaient.  Lorsqu'il  fut  dans  la  chaire, 
la  sainte  Vierge  lui  dit  de  jouer  avec  l'enfant  Jésus;  puis 
elle  s'assit  pour  être  témoin  de  leurs  jeux.  Une  grande 
partie  du  jour  se  passa  ainsi;  et  le  temps  de  l'office  du 
soir  étant  arrivé^  l'enfant  descendit  avec  le  secours  de 
ceux  qui  l'avaient  aidé  à  monter.  La  même  chose  se  répéta 
souvent  depuis  dans  le  même  lieu.  Un  jour  que,  selon  sa 
coutume^  il  était  allé  à  Téglise,  et  qu'il  y  priait,  les  pieds 
nus ,  par  un  froid  très-vif,  celle  qui  lui  tenait  lieu  de  mère 
l'appela,  et  lui  demanda  pourquoi  il  allait  ainsi  pieds  nus 
par  un  t«mps  si  froid.  Il  lui  répondit  :  «  Je  n'ai  point  de 
souliers.  — Va,  lui  dit -elle,  à  cette  pierre;  tu  trouveras 
dessous  quatre  pièces  d'argent...  Fais-t'en  faire  des  sou- 
liers. »  Il  court  joyeux  à  l'endroit  indiqué,  et  trouve  en 
effet  les  quatre  pièces  ;  et ,  à  partir  de  ce  moment ,  il  y 
trouva  toujours  l'argent  dont  il  avait  besoin.  Il  entra  chez 
les  Prémontrés-,  et  vécut  dans  l'abbaye  de  Steinfeld.  Son 
biographe,  qui  était  en  même  temps  son  contemporain  et 
vécut  avec  lui  à  Steinfeld,  rapportant  ce  dernier  fait,  ajoute 
ces  mots  :  «  Qui  pourrait  le  croire ,  ou  même  le  raconter, 
«  si  lui-même,  quelques  jours  avant  sa  mort,  surpris  par 
«  nos  questions  pieusement  insidieuses,  ne  l'avait  raconté 
c(  devant  nous?  »  Au  reste ,  le  fait  n'avait  pas  tardé  à  être 
connu  des  autres  enfants,  qui  voulurent  aussi  aller  à  la 
pierre,  mais  qui  ne  trouvèrent  jamais  rien  dessous.  [Acta 
Sanct.,  7  april.) 


170  VOCATION    DES    FEMMES. 

CHAPITRE    111 

Vocation  des  femmes  à  la  vie  mystique.  Sainte  Catherine  de  Sienne. 
Sainte  Rose  de  Lima.  Osanna  Andreasi,  Jeanne  Rodriguez.  Oringa. 
Dominique  de  Paradis.  Cliristine  de  Stumbelen. 

Si  la  vie  mystique,  considérée  dans  son  essence^  est  la 
même  dans  les  deux  sexes  ^  il  en  est  autrement  des  phéno- 
mènes par  où  elle  se  manifeste.  La  femme  est  plus  retirée, 
plus  recueillie  lorsqu'aucune  passion  ne  l'agite.  Ayant 
moins  d'activité  propre,  elle  est  plus  accessible  aux  im- 
pressions extérieures  et  plus  facile  à  émouvoir  ;  mais  elle 
est  aussi,  par  la  même  raison,  plus  mobile  dans  ses  impres- 
sions. Ces  dispositions  la  rendent,  il  est  vrai,  plus  sujette 
aux  illusions  et  à  l'erreur,  et,  de  plus,  elles  l'empêchent 
souvent  de  réagir  avec  force  et  persévérance  contre  ses 
impressions.  Mais,  d'un  autre  côté,  comme  son  corps  se 
développe  plus  tôt  que  celui  de  l'homme,  elle  entre  aussi 
ordinairement  de  meilleure  heure  dans  les  voies  mystiques. 
Et  comme  d'ailleurs  son  caractère  est  plus  doux ,  et  sa  vie 
moins  agitée  que  celle  de  l'homme,  les  phénomènes  de  la 
vie  mystique  prennent  chez  elle  un  caractère  particulier  de 
grâce  et  de  fraîcheur,  surtout  lorsqu'elle  est  jeune  encore. 
Bien  souvent  alors  on  voit  se  produire  entre  elle  et  Dieu 
un  mariage  mystique  qui ,  presque  toujours ,  est  précédé 
par  des  fiançailles  du  même  genre. 

Sainte  Catherine  de  Sienne  est  une  des  femmes  chez  qui 

rine  de     |a  vocation  mystique  s'est  manifestée  de  meilleure  heure. 
Sienne.  ""  „  .     ,,  ^       .       -,  « 

Née  jumelle  en  1337,  elle  avait  des  sa  plus  tendre  entance 
un  tel  charme  et  dans  ses  paroles  et  dans  ses  gestes  que 
sa  mère  pouvait  à  peine  la  garder  chez  elle,  parce  que  tout 


S'*  Cathe- 


VOCATIO.N    DES    FEMMES.  17  1 

le  monde  voulait  l'avoir.  Ayant  appris  à  Tàge  de  cinq  ans 
la  Salutation  angélique ,  elle  ne  pouvait  se  lasser  de  la  réci- 
ter, et  lorsqu'elle  montait  ou  descendait  les  escaliers  elle 
avait  coutume  de  la  répéter  à  chaque  degré.  Vers  l'âge  de 
six  ans ,  elle  alla  avec  son  frère^  plus  âgé  qu'elle,  porter  un 
message  chez  sa  sœur^  qui  était  mariée;  et,  comme  elle  re- 
venait, elle  vit  en  l'air,  au-dessus  de  l'église  des  Domini- 
cains, un  trône  magnifique,  sur  lequel  était  assis  le  Sei- 
gneur avec  les  habits  de  grand  prêtre ,  ayant  autour  de  lui 
trois  de  ses  disciples.  Elle  le  vit  qui  la  regardait  avec  ten- 
dresse ,  et  la  bénissait;  et  elle  fut  plongée  dans  un  tel  ra- 
vissement qu'elle  oublia  son  chemin.  Son  frère,  qui  avait 
pris  les  devants,  revint  sur  ses  pas,  l'appela  deux  ou  trois 
fois,  et  fut  obligé  de  la  secouer  pour  la  faire  revenir  à  elle. 
Le  rayon  de  la  grâce  l'avait  frappée,  et  son  cœur  commença 
à  brûler  des  flammes  du  divin  amour.  Elle  cherchait  les 
heux  retirés,   priait  beaucoup,  parlait  peu,    s'imposait 
toutes  les  privations  qu'elle  pouvait,  et  réunissait  autour 
d'elle  d'autres  enfants  de  son  âge  pour  les  amener  à  une 
vie  semblable.  C'est  alors  que  les  premiers  symptômes  d'un 
état  extraordinaire  commencèrent  à  se  manifester  chez  elle. 
Lorsquelle  montait  ou  descendait  les  escaUers  chez  son 
père,  elle  semblait  portée  par  une  main  invisible;  car  elle 
ne  touchait  pas  les  degrés,  ce  qui  arrivait  surtout  lors- 
qu'elle fuyait  la  compagnie  des  hommes.  La  lecture  de  la 
vie  des  Pères  du  désert  lui  inspira  le  désir  de  vivre  comme 
eux  ;  mais  elle  ne  savait  comment  faire  pour  trouver  un 
désert.  Un  matin  cependant,  ne  pouvant  contenir  plus 
longtemps  le  désir  qui  la  pressait,  elle  prit  un  pain  et  sor- 
tit de  la  ville.  Après  avoir  fait  ainsi  quelque  chemin,  ne 
voyant  plus  déniaisons  autour  d'elle,  elle  se  crut  près  du 


172  VOCATIOiN    DES    FEMMES. 

désert  qu'elle  avait  si  ardemment  désiré.  Puis,  allant  un 
peu  plus  loin  encore,  elle  fut  ravie  de  trouver  une  grotte, 
et  y  entra.  S' étant  mise  à  prier,  elle  fut  levée  tout  douce- 
ment de  terre,  et  portée  jusqu'au  toit  de  la  grotte.  Elle 
resta  quelque  temps  en  cet  état,  puis  fut  replacée  peu  à 
peu  à  terre,  et  comprit  que  Dieu  ne  voulait  pas  qu'elle 
persévérât  dans  son  dessein.  Elle  se  trouva  reportée  promp- 
tement  aux  portes  de  la  ville ,  rentra  chez  elle ,  et  cacha 
longtemps  ce  qui  venait  de  lui  arriver.  Cependant,  ayant 
atteint  sa  septième  année ,  elle  consacra  formellement  à 
Dieu,  dans  un  lieu  solitaire,  sa  virginité,  et  fit,  à  partir 
de  ce  moment,  de  rapides  progrès  dans  la  sainteté.  Lors- 
qu'elle fut  en  âge  d'être  mariée,  ses  parents  la  pressèrent 
d'avoir  plus  de  soin  de  sa  personne,  afm  qu'elle  pût  trou- 
ver un  mari.  Elle  le  fit  d'abord  sur  les  instances  de  sa  sœur 
aînée,  et  elle  en  eut  plus  tard  un  grand  regret.  Mais  en- 
suite, voulant  prévenir  une  bonne  fois  toutes  les  sollicita- 
tions de  ce  genre,  elle  se  rasa  la  tête,  et  resta  inébranlable 
dans  sa  résolution,  malgré  les  reproches  elle  blâme  de  ses 
parents  et  de  ses  frères.  Elle  fit  taire  enfin  par  son  humi- 
lité toutes  les  contradictions,  et  entra  dans  l'ordre  de 
Saint-Dominique. 
=  Rose  de      Deux  siècles  et  demi  plus  tard ,  au  delà  des  mers ,  dans 
Lima.      mig  autre  partie  du  monde.  Dieu  suscitait  une  imita- 
trice de  sainte  Catherine  :  c'était  sainte  Rose  de  Lima.  Née 
en  1386  à  Lima,  au  Pérou ,  et  nommée  d'abord  Isabelle, 
elle  reçut  ensuite  le  nom  de  Rose,  parce  que  sa  mère  avait 
vu  une  rose  au-dessus  d'elle  pendant  qu'elle  dormait  dans 
son  berceau.  Elle  manifesta  dès  sa  première  enfauce  les 
mêmes  dispositions  que  Catherine.  Elle  était  douce,  ai- 
mable ;  on  ne  l'entendait  jamais  crier.  Elle  pleura  une  seule 


VOCATION    DES    FEMMES.  173 

fois,  parce  qu'on  voulut  la  porter  dans  une  autre  maison. 
Déjà,  à  rage  de  trois  ans,  elle  manifesta  ce  courage  contre 
la  douleur  dont  elle  donna  des  preuves  dans  tout  le  reste 
de  sa  vie.  Un  jour,  en  effet,  s'étant  pris  le  pouce  entre  le 
couvercle  d'une  boite  fermée,  elle  cacha  la  douleur  qu'elle 
j'essentait  à  sa  mère,  qui  accourait  pour  voir  ce  qui  était 
arrivé;  et  lorsque  plus  tard,  par  suite  de  cet  accident,  il 
fallut  lui  arracher  l'ongle,  elle  ne  proféra  pas  une  seule 
pMnte.  A  l'âge  de  quatre  ans,  elle  eut  un  mal  d'oreille 
que  sa  mère  empira  en  voulant  le  guérir.  Il  s'y  forma  des 
ulcères,  et  elle  resta  quarante-deux  jours  entre  les  mains 
du  chirurgien  sans  se  plaindre,  malgré  les  douleurs  vio- 
lentes dont  elle  souffrait  jour  et  nuit.  Un  jour,  son  frère, 
en  jouant  avec  elle,  lui  salit  les  cheveux  avec  de  la  boue, 
et  comme  elle  en  montrait  un  peu  d'humeur,  l'enfant  lui  fit 
un  petit  sermon  pour  lui  prouver  que  les  tresses  des  jeunes 
filles  étaient  des  pièges  de  l'enfer,  où  se  prenaient  les  âmes 
imprudentes.  Ces  paroles  firent  sur  elle  une  profonde 
impression.  Enflammée  par  une  prière  continuelle,  elle 
se  fiança  au  Seigneur,  à  l'exemple  de  sainte  Catherine,  mais 
plus  jeune  qu'elle  encore;  car,  en  ces  pays,  on  mûrit  de 
meilleure  heure;  et  elle  se  rasa  les  cheveux,  comme  témoi- 
gnage authentique  de  son  alliance  avec  Dieu.  Elle  devint 
dès  lors  plus  vigilante  encore  ;  et  ses  confesseurs  ont  assuré 
que  jamais  elle  ne  commit  aucun  péché  mortel.  Elle  était 
d'une  admirable  docilité  à  l'égard  de  ses  parents;  et,  quoi- 
qu'elle consacrât  chaque  jour  douze  heures  à  la  prière , 
elle  faisait  plus  de  travail  en  un  jour  pour  les  soutenir 
(qu'une  autre  en  quatre.  Comme  elle  était  très-belle,  dès 
qu'elle  fut  en  âge  d'être  mariée,  beaucoup  de  jeunes  gens 
la  demandèrent  à  ses  parents.  Comme  elle  refusait  tou- 


174  VOCATION    DES    FEMMES. 

jours,  ses  frères  ne  se  contentèrent  pas  de  la  blâmer,  ils 
la  maltraitèrent  delà  manière  la  plus  indigne,  lui  donnant 
des  soufflets  et  des  coups  de  pied,  comme  avait  fait  la 
mère  de  sainte  Catherine.  Mais  voyant  qu'ils  ne  pouvaient 
ébranler  sa  résolution,  ils  lui  permirent  d'entrer  au  cou- 
vent. Elle  s'était  proposé  de  bonne  heure  d'entrer  dans 
l'ordre  où  avait  vécu  sainte  Catherine.  Cependant,  comme 
plusieurs  autres  communautés  désiraient- la  posséder,  elle 
essaya  d'entrer  dans  un  autre  monastère,  pour  ne  pas 
avoir  l'air  de  tenir  trop  à  ses  idées.  Mais,  lorsqu'elle 
voulut  partir,  elle  se  trouva  comme  fixée  au  sol.  Elle  ap- 
pela son  frère  à  son  secours;  et,  malgré  leurs  efforts 
communs,  elle  ne  put  bouger  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  formé 
intérieurement  le  dessein  de  retourner  chez  elle.  Un  autre 
signe  encore  la  confirma  dans  sa  résolution.  Un  jour,  un 
essaim  de  papillons,  des  nuances  les  plus  belles,  volti- 
geait devant  elle.  L'un  d'eux ,  noir  et  blanc  seulement,  se 
dirigea  vers  elle,  voltigeant  autour  de  sa  tête;  elle  regarda 
celte  circonstance  comme  une  indication  que  l'habit  blanc 
et  noir  des  Dominicains  lui  était  destiné.  Une  fois  qu'elle 
l'eut  pris,  elle  devint  un  miracle  de  sainteté,  et  s'appliqua  à 
imiter  toutes  les  vertus  de  sainte  Catherine,  son  modèle;  et 
son  confesseur  la  vit  une  fois,  à  son  grand  étonnement, 
prendre  tout  à  coup  la  forme,  les  traits  et  l'expression  de 
cette  sainte.  Elle  devint  bientôt  extatique;  et,  lorsqu'elle 
avait  quelque  ravissement,  elle  devenait  d'abord  blanche 
conmie  la  neige,  puis  sou  visage  se  colorait  et  devenait 
rouge  par  suite  de  l'afflux  des  esprits  vitaux,  et  enfin  il 
devenait  radieux  et  lançait  desétincelles.  [Ada  S.,  26  aug.) 
Une  autre  vierge,  à  une  autre  époque  et  dans  un  autre 
lieu ,  fut  conduite  dans  les  mêmes  voies  :  c'était  Osanna 


VOCATION    DES    FEMMES.  175 

Andreasi,  née  h  Mantoue  en  1449.  Étant  allée  un  jour, 
vers  l'âge  de  six  ans ,  sur  les  bords  du  Pô ,  elle  eut  une 
extase.  Il  lui  sembla  qu'un  ange,  la  prenant  par  la  main , 
la  conduisait  à  travers  tous  les  cieux^  et  que  tous  les 
chœurs  des  anges ,  tous  les  éléments  de  la  nature  tout  en- 
tière criaient  :  Aimez  Dieu,  vous  tous  qui  habitez  la  terre. 
Cette  vision  s'était  profondément  empreinte  en  son  cœur; 
et  elle  pria  Dieu  instamment  de  lui  montrer  le  chemin  de 
ce  parfait  amour.  «  J'ai  persévéré  longtemps,  nous  dit-elle. 
«  Le  Seigneur  m'apparut  enfin  sous  la  forme  d'un  enfant, 
«  plus  brillant  que  le  soleil  et  exhalant  un  doux  parfum , 
«  plus  blanc  que  la  neige ,  plein  de  grâces  et  de  charmes. 
c(  Ses  yeux  étaient  d'une  admirable  beauté  ;  il  les  fixa  sur 
«  moi  avec  une  expression  pleine  de  tendresse ,  et  attira 
«  mon  àme,  qui  le  contemplait  dans  un  céleste  ravissement. 
«  Mais  il  avait  avec  cela  un  air  majestueux;  ses  cheveux  , 
«  éclatants  comme  l'or,  flottaient  autour  de  sa  tête,  surla- 
«  quelle  était  une  couronne  d'épines.  Il  portait  sur  ses 
rt  épaules  une  croix  beaucoup  plus  grande  que  lui.  Comme 
<c  je  le  contemplais  en  cet  état,  il  me  regarda  d'un  air  ai- 
«  niable,  et  me  dit  :  Ma  fille,  ma  bien-aimée,  je  suis  le  fils 
«  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  et  ton  créateur.  J'ai 
«  toujours  aimé  les  enfants,  parce  que  leur  cœur  est  pur, 
K  et  qu'on  ne  sent  point  encore  en  eux  la  mauvaise  odeur 
«  de  la  chair.  Je  prends  volontiers  les  vierges  pour  fian- 
te cées  ;  je  garde  leur  virginité,  et  quand  elles  m'invoquent 
f<  en  me  disant  :  0  bon  Jésus  1  je  leur  réponds  aussitôt  et 
'  descends  près  d'elles.  Celles  qui  ont  peur,  je  leur  dis  : 
«  Ne  sais-tu  pas,  ma  bien-aimée,  que  je  suis  le  Dieu  tout- 
«  puissant,  et  que  je  suis  près  de  toi  pour  te  préserver  de 
'    tout  mal  ?  »  Osanna  entendant  ainsi  parler  l'enfant  Je- 


176  VOCATION    DES    FEMMES. 

.SUS,  considérait  ces  paroles  en  son  cœur.  «  0  bon  Jésus, 
('  lui  répondit-elle,  vous  êtes  venu  bien  à  propos,  car 
«  déjà  le  serpent  infernal  voulait  me  persuader  de  renon- 
ce cer  à  votre  saint  amour.  J'ai  crié  alors  vers  vous,  et 
«  vous  êtes  venu  aussitôt  à  moi  ;  et  dès  que  le  serpent  vous 
((  a  vu,  il  est  parti,  et  je  me  suis  trouvée  près  de  vous.  Dai- 
((  gnez  donc,  je  vous  en  prie,  ô  mon  doux  maître,  rester 
«  près  de  moi ,  car  je  suis  dans  le  trouble  et  la  tristesse.  » 
Le  Seigneur  lui  répondit  :  «  Ne  crains  rien ,  tu  auras  la 
«  consolation  que  tu  désires;  c'est  pour  cela  que  je  t'ai  en- 
«  voyé  mon  ange.  Vois  combien  j'ai  souffert  pour  toi; 
«  tu  auras  aussi  beaucoup  à  souffrir  pour  moi.  Mais  ne 
«  crains  rien  ;  si  tu  gardes  mon  amour,  je  resterai  tou- 
«  jours  près  de  toi,  et  lors  même  que  tu  te  croiras  seule 
«  ma  grâce  ne  te  quittera  point.  »  La  vierge  répondit  :  Je 
«  veux  vous  aimer  de  tout  mon  cœur;  mais  je  ne  connais 
«  pas  le  chemin  qui  mène  à  vous.  Apprenez -moi  donc 
«  ce  que  je  dois  faire  pour  vous  plaire.  »  L'enfant  Jésus 
lui  dit  :  «  Je  viendrai  à  toi  ;  prépare  seulement  ton  cœur  à 
«  recevoir  ma  doctrine,  en  le  gardant  pur  de  tout  péché. 
((  Ne  doute  pas ,  ma  fille  bien-aimée ,  mets  en  moi  toute  ta 
«  confiance,  et  je  f  apprendrai  à  mener  une  vie  sainte.  » 
A  partir  de  ce  moment,  la  vierge  ne  songea  plus  qu'à 
servir  Notre-Seigneur  comme  il  le  lui  avait  appris.  Son 
commerce  avec  lui  devint  chaque  jour  plus  intime.  Chaque 
jour  il  daignait  converser  avec  elle  comme  dans  ce  premier 
entretien,  et  la  seule  pensée  de  son  bien -aimé  faisait  en 
quelque  sorte  fondre  son  cœur.  Il  ne  lui  apparaissait  pas 
cependant  toujours  de  la  même  manière.  Quelquefois  elle 
le  voyait  attaché  à  la  croix,  le  corps  ruisselant  de  sang, 
sans  forme  ni  beauté  ;  et  alors ,  prenant  part  à  ses  souf- 


VOCATION    DES     FEMMES.  177 

frances ,  elle  sentait  son  cœur  déchiré  par  les  douleurs  les 
plus  atroces  ;  mais  elle  n'en  était  que  plus  appliquée  à  suivre 
les  enseignements  qu'il  lui  donnait.  Elle  devint  bientôt  ex- 
tatique. Ses  parents  la  trouvaient  dans  quelque  coin  de  la 
maison^  ravie,  hors  d'elle-même,  et  incapable  de  répondre 
à  leurs  questions.  Ignorant  la  cause  de  ces  phénomènes,  ils 
les  attribuèrent  à  quelque  maladie  cachée.  Les  extases  de- 
vinrent plus  fréquentes;  elle  les  avait  en  tout  temps  et  en 
tout  lieu,  dans  la  prière  et  dans  le  travail,  dans  la  solitude 
et  au  milieu  de  ses  compagnes.  Son  humilité  s'inquiétait 
du  bruit  que  faisaient  ces  choses  extraordinaires.  Ses  pa- 
rent, toujours  plus  inquiets,  crurent  qu'elle  était  épilep- 
tique,  et  la  contraignirent  à  avoir  recours  aux  médecins, 
ce  qui  fut  encore  pour  elle  une  cause  de  souffrance. 

Dieu  appela  aux  mêmes  voies,  mais  d'une  autre  manière,  Jeanne 
Jeanne  Rodriguez.  Elle  naquit  en  1564,  à  Burgos,  dans  la  ^^dn^uez. 
Vieille-Castille ,  de  parents  très -pieux.  C'était  une  enfant 
sérieuse,  charmante  en  même  temps,  aux  yeux  bleus,  et 
dont  sainte  Thérèse  lut  d'avance  l'avenir  lorsque,  la  te- 
nant sur  ses  bras,  à  l'âge  de  deux  ans,  et  la  caressant,  elle 
dit  à  ses  heureux  parents  :  Faites  attention  à  cette  petite; 
vous  êtes  bien  heureux  que  Dieu  vous  ait  donné  cette  en- 
fant, car  il  fera  par  elle  beaucoup  de  grandes  choses.  Lors- 
qu'elle fut  âgée  de  quatre  ans,  elle  commença  déjà  à  mon- 
trer ce  qu'elle  devait  être  un  jour,  par  le  soin  qu'elle 
prenait  de  fuir  les  jeux  de  son  âge,  afin  de  chercher  la  so- 
litude. Ses  parents  avaient,  d'après  le  goût  du  temps,  une 
chapelle  domestique  où  était  un  enfant  Jésus  très-beau,  assis 
sur  un  trône.  La  petite  Jeanne  lui  avait  donné  son  cœur, 
et  elle  lui  parlait  à  genoux  familièrement,  avec  une  naïveté 
charmante,  et  entendait  les  réponses  qu'il  lui  faisait.  Un 


178  VOCATIOIS    DES    FEMMES. 

jour  qu'on  la  conduisit  dans  un  couvent  de  Clarisses,  la  vie 
du  cloître  attira  toute  son  attention,  et  de  retour  chez  elle 
elle  se  mit  à  l'essayer  dans  sa  chapelle.  Elle  plaça  un 
grand  banc  devant  l'enfant  Jésus,  et  le  tourna  sens  dessus 
dessous.  Puis  elle  se  mit  dedans  en  disant  :  C'est  là  mon 
cloître;  il  faut  que  j'y  reste,  puisque  les  religieuses  ne 
peuvent  sortir.  Puis  elle  prit  des  oreillers,  des  sièges  et  des 
flambeaux ,  les  plaça  autour,  appelant  ceci  l'abbesse ,  cela 
la  prieure,  et  leur  témoignant  le  même  respect  que  si  c'eût 
été  vraiment  l'abbesse  avec  ses  religieuses.  Bientôt  les  ap- 
paritions commencèrent.  Saint  François  fut  le  premier  qui 
lui  apparut.  Un  jour  qu'elle  était  assise  dans  son  banc,  elle 
vit  à  côté  d'elle  un  Franciscain,  de  grandeur  moyenne , 
d'un  visage  agréable  et  empreint  d'une  sainte  allégresse. 
Elle  lui  dit  :  Mon  père,  qui  vous  a  envoyé  ici?  Est-ce  que 
mon  père  vous  a  dit  que  j'y  étais?  —  Oui,  mon  enfant,  ton 
Père  céleste  m'a  chargé  de  te  visiter.  Dis-moi,  que  fais-tu? 
—  Je  suis  dans  ce  couvent,  et  je  veux  réciter  les  vêpres 
comme  font  les  rehgieuses;  mais  je  ne  sais  pas  lire.  Le 
saint  s'offre  à  elle  pour  être  son  maître.  Elle  lui  demande 
son  nom;  et,  à  partir  de  ce  moment,  il  vint  tous  les  jours 
à  la  même  heure  passer  avec  elle  un  temps  assez  long.  Elle 
prie  avec  tant  de  ferveur  que,  par  ces  leçons,  elle  apprend 
en  peu  de  temps  ses  heures. 

Bientôt  d'autres  saints  lui  apparaissent  encore,  puis  la 
sainte  Vierge,  et  enfin  Notre-Seigneur.  Ma  fille,  que  fais-tu? 
lui  dit-il.  —  Je  prie  avec  saint  Dominique.  —  C'est  bien; 
mais,  dis-moi,  m'aimes-tu? —  Seigneur,  je  ne  sais  ce  que 
c'est  qu'aimer;  mais  si  je  devais  aimer  quelque  chose,  ce 
serait  l'enfant  Jésus  qui  est  dans  la  chapelle  de  mon  père. 
—  Eh  bien,  c'est  moi  que  représente  cette  image;  et  tu  dois 


VOCATtON    DES    FEMMES.  179 

l'aimer  uniquement^  parce  qu'elle  se  rapporte  à  moi.  Il 
lui  donne  ensuite  la  sainte  Vierge  pour  mère  et  pour  gar- 
dienne, et  lui  recommande  de  lui  obéir  en  tout.  Elle  le 
fait;  et  bientôt  arrivent  les  fiançailles.  Un  jour  qu'elle 
priait  avec  ferveur  dans  sa  chapelle,  la  sainte  Vierge  lui 
apparut  avec  Tenfant  Jésus,  entourée  d'un  grand  nombre 
de  saints.  Et  comme  elle  était  ravie  de  la  beauté  du  spec- 
tacle qu'elle  avait  sous  les  yeux,  la  sainte  Vierge  demanda 
si  elle  promettait  de  devenir  la  fiancée  de  l'enfant  Jésus.  11 
est  charmant,  répondit-elle;  mais  je  n'ai  rien,  comment 
pourrait-il  m'aimer?  —  11  veut  se  fiancer  à  toi,  si  tu  le 
veux  toi-même.  —  Eh  bien,  s'il  en  est  ainsi,  ma  mère, 
s'il  m'aime,  je  veux  aussi  l'aimer.  Puis  elle  tendit  les  bras, 
et  donna  à  la  sainte  Yierge  sa  main  connue  signe  de  fian- 
çailles ,  et  la  sainte  Vierge  lui  mit  au  doigt  un  anneau  pré- 
cieux. L'enfant  reçoit  la  bénédiction,  et  la  cérémonie  est 
terminée. 

Elle  vécut  toujours  désormais  en  présence  de  son  bien- 
aimé.  Un  jour  qu'elle  se  promenait  avec  ses  parents  dans 
le  jardin  du  médecin  A.  de  Aguilar,  et  qu'elle  cueillait  des 
fleurs,  elle  vit  tout  à  coup  près  d'elle  un  bel  enfant  qui  lui 
dit  :  Petite,  donne-moi  de  tes  fleurs.  — Lesquelles  veux-tu? 
répondit  Jeanne.  Pourquoi  ne  les  cueilles -tu  pas  toi- 
même?  L'enfant  la  regarda  en  souriant,  et  lui  redemanda 
des  fleurs.  >'e  sachant  pas  qui  lui  parlait,  elle  lui  dit  :  Bel 
enfant,  qu'as-tu  besoin  de  fleurs?  il  me  semble  que  tu  es 
toi-même  une  fleur  belle  et  gracieuse.  Cependant,  si  tu 
veux  de  mes  fleurs,  prends  celles-ci,  et  attends  un  instant, 
j'irai  t'en  cueillir  d'autres.  Elle  revint  les  mains  chargées 
de  fleurs  qu'elle  donna  à  l'enfant,  en  les  recouvrant  avec  le 
bord  de  la  robe  qu'elle  portait.  Va,  lui  dit-elle,  personne  ne 


180  VOCATION    DES    FEMMES. 

verra  que  lu  emportes  ces  fleurs  ;  mais  si  quelqu'un  ve- 
nait à  s'en  apercevoir^  dis  que  c'est  moi  qui  te  les  ai  don- 
nées, et  ce  sera  moi  que  l'on  grondera.  L'enfant  disparut, 
mais  revint  plus  tard  à  l'époque  de  l'hiver,  portant  à  la 
main  les  fleurs  qu'elle  lui  avait  données.  Elle  le  reconnut 
alors,  et  le  remercia  de  sa  bonté.  Cependant,  les  appari- 
tions n'étaient  pas  toujours  aussi  gracieuses;  elle  voyait 
souvent  l'enfant  Jésus  portant  avec  peine  sa  croix,  et  lui 
demandait  si  elle  voulait  l'aider  à  la  porter;  et  comme 
elle  y  consentait  le  plus  souvent,  il  la  lui  chargeait  sur  les 
épaules,  et  elle  ressentait  alors  de  grandes  douleurs,  ne 
pouvant  se  mouvoir  sous  le  poids  qui  l'accablait,  ce  qui 
signifiait  qu'elle  suivrait  le  Seigneur  en  tombant  et  en  se 
relevant.  Toutes  ces  choses  s'étaient  passées  lorsqu'elle 
n'avait  encore  que  six  ans. 
LaB.Oringa.  La  bienheureuse  Oringa,  née  en  1 24  0,  près  de  Florence, 
et  dont  la  vie  a  été  écrite  par  Nazei ,  Camaldule ,  et  par 
Curtius,  de  l'ordre  des  Augustins,  était  dès  sa  plus  tendre 
enfance  dans  une  disposition  d'esprit  telle  que  son  visage 
s'altérait  dès  qu'elle  entendait  une  parole  un  peu  dure  ou 
seulement  inutile.  Mais  si  quelque  discours  obscène  effleu- 
rait son  oreille,  son  estomac  se  soulevait  aussitôt.  Comme 
elle  fut  souvent  sujette  à  cette  épreuve,  sa  santé  en  fut  con- 
sidérablement altérée,  et  elle  finit  par  avoir  des  vomisse- 
ments presque  continuels.  Un  jour  qu'étant  encore  enfant 
elle  avait  la  fièvre  par  suite  de  ces  soulèvements  de  cœur, 
on  appela  un  prêtre  pour  la  confesser  et  l'absoudre  des 
fautes  légères  qu'elle  pouvait  avoir  commises.  Mais  il  se 
Irouva  que  ce  prêtre  lui-même  n'était  pas  pur.  Dès  qu'il 
approcha  d'elle  ,  son  corps  se  l'oidit ,  ses  entrailles  fui'enl 
cunmie  bouleversées,  et  l'on  crut  qu'elle  allait  mourir.  On 


VOCATION    DES    FEMMES,  181 

lui  conseilla  enfin  ,  comme  préservatif  contre  cette  incom- 
modité, de  se  boucher  les  oreilles.  Elle  le  fit ,  et  se  retira 
comme  un  limaçon  dans  sa  coquille^  afm  d'échapper  par  là 
aux  impressions  pénibles  qu'elle  ne  pouvait  éviter  autre- 
ment. Son  père  lui  mettait  souvent  une  houlette  à  la  main 
et  l'envoyait  paître  le  bétail.  Elle  faisait  ce  qu'on  lui  avait 
commandé,  et  conduisait  son  troupeau  dans  quelques  bons 
pâturages.  Là,  avec  une  assurance  pleine  de  naïveté,  elle 
lui  défendait  de  s'éloigner,  et  d'aller  dans  les  champs  en- 
semencés qui  étaient  là  tout  près.  Puis  elle  s'agenouillait 
dans  le  creux  d'un  arbre,  et  son  troupeau  ,  obéissant  à  sa 
voix,  broutait  l'herbe  tranquillement  dans  le  Ueu  qu'elle 
lui  avait  assigné.  Lorsqu'elle  fut  grande,  sa  famille  voulut 
la  marier;  mais  dès  la  première  ouverture  qu'on  lui  lit  à  ce 
sujet  son  premier  état  reparut.  Ses  frères  la  traitèrent  de 
folle ,  et,  voyant  que  leurs  reproches  ne  menaient  à  rien,  ils 
employèrent  les  mauvais  traitements  et  les  coups,  qui  de- 
vinrent bientôt  quotidiens. 

La  condition  de  la  pauvre  vierge  devenait  chaque  jour 
plus  intolérable ,  et  pour  y  échapper  elle  résolut  enfin  de 
quitter  la  maison  paternelle.  Elle  partit  pour  Lucques  ;  et, 
ayant  rencontré  un  ruisseau  qui  lui  barrait  le  chemin ,  elle 
se  mit  à  genoux  pour  prier  Dieu,  et  s'y  jeta  avec  assurance. 
Dieu  récompensa  sa  foi,  car  elle  le  traversa  sans  se  mouiller. 
Après  avoir  marché  tout  le  jour,  elle  se  trouva  vers  le  soir 
au  miheu  d'une  foret;  mais  une  lumière  guida  ses  pas. 
Elle  arriva  dans  une  prairie  délicieuse ,  entourée  d'arbres 
magnifiques  et  pleine  de  fleurs  odorantes.  S' étant  assise  en 
cet  endroit  pour  se  reposer,  elle  vit  accourir  vers  elle  un 
lièvre  qui  mit  sa  tête  dans  son  sein,  la  caressa,  lui  lécha  les 
mains  et  se  mit  à  jouer  avec  elle.  Étonnée  de  la  famiharilé 
I.  6 


182  VOCATION    DES    FEMMES. 

de  cet  animal,  elle  lui  dit  :  Pauvre  petit  lièvre,  pourquoi 
ne  fuis-tu  pas? Si  pourtant  je  te  prenais?  Je  le  pourrais  bien 
si  je  voulais.  Te  crois-tu  en  sûreté  dans  mon  sein?  Je  suis 
moi-même  une  pauvre  fugitive.  Comme  ils  jouaient  en- 
semble, elle  s'endormit  et  ne  s'éveilla  qu'au  jour.  Elle  se 
préparait  à  continuer  son  voyage;  mais  comme  elle  ne 
savait  quelle  route  prendre,  le  lièvre  lui  servit  de  guide  en 
sautant  devant  elle.  Elle  le  suivit,  et  se  trouva  bientôt  sur 
la  grande  route  de  Lucques.  Arrivée  dans  cette  ville,  elle 
se  mit  au  service  d'un  bourgeois ,  et  plus  tard  elle  entra 
chez  une  dame,  auprès  de  laquelle  elle  continua  son  an- 
cienne manière  de  vivre.  Elle  devint  bientôt  une  grande 
sainte  :  le  village  oii  elle  était  née  lui  fit  bâtir  un  mo- 
nastère dont  elle  fut  supérieure  et  où  elle  mourut  en 
1310,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans.  [Act.  Sanct. ,  10  jan.) 
Dominique  -Aucune  femme  ne  fut  comparable  sous  ce  rapport  à  Do- 
de  Paradis,  j^jinique  de  Paradis,  née  en  1473  dans  un  village  nommé 
Paradis,  près  de  Florence.  Ses  parents  étaient  de  pauvres 
gens  qui  cultivaient  un  petit  coin  de  terre  et  en  portaient 
les  produits  au  marché.  Pendant  que  sa  mère  la  nourris- 
sait, elle  ne  lui  donnait  le  sein  qu'une  fois  par  jour,  le  ma- 
tin, parce  qu'elle  était  obhgée  d'aider  son  mari  dans  son 
travail;  mais  malgré  cette  abstinence,  que  d'autres  enfants 
n'auraient  pu  supporter,  elle  devint  forte  et  vigoureuse ,  el 
sa  mère ,  quand  elle  revenait  le  soir  de  son  travail,  la  trou- 
vait vive  et  joyeuse.  Elle  devint  bientôt  d'une  beauté  remar- 
quable malgré  le  genre  de  vie  pénible  et  mortifiée  auquel 
elle  s'était  astreinte.  A  l'âge  de  vingt-trois  ans,  elle  fut 
obligée  de  l'interrompre,  par  suite  des  maladies  qu'elle 
avait  demandées  elle-même  à  Dieu.  Cependant  son  visage 
pâle,  amaigri,  garda  toujours  une  grâce  ineffable,  une  se- 


m 


VOCATION    DES    FEMMES.  183 

rénité  pleine  de  charmes  et  de  modestie  et  une  dignité  qui 
la  faisait  aimer  de  tous  les  bons  et  craindre  de  tous  les  mé- 
chants. Elle  grandit  dans  la  maison  paternelle,  aidant  ses 
parents  dans  leurs  travaux  ;  et  lorsque  son  père  mourut 
elle  put  déjà  conduire  la  maison,  quoiqu'elle  n'eût  que  six 
ans.  Ses  parents,  ignorants  eux-mêmes,  étaient  incapables 
de  lui  apprendre  les  premiers  éléments  de  la  doctrine  chré- 
tienne. Elle  apprit  le  Pater  et  le  Credo  en  l'entendant  ré- 
citer au  prêtre  à  la  messe,  et  l'Aie,  Maria,  en  partie  de 
son  père,  et  en  partie  d'un  autre  enfant  du  voisinage. 
Comme  elle  avait  toujours  à  la  bouche  les  prières  qu'elle 
savait,  elle  devint  tellement  intérieure  qu'elle  fut  favorisée 
de  visions  et  d'inspirations  qui  lui  apprirent  ce  qui  man- 
quait à  son  instruction. 

Déjà  à  l'âge  de  quatre  ans,  pendant  qu'elle  était  abîmée 
dans  la  prière  au  pied  de  son  lit,  elle  avait  vu  la  sainte 
Vierge  avec  l'enfant  Jésus,  entourée  d'anges  et  environnée 
de  lumière.  Ravie  de  ce  spectacle,  elle  ne  pouvait  se  lasser 
de  le  contempler^  et  lorsque  l'apparition  eut  cessé  elle  se 
mit  à  chercher  dans  sa  simplicité  comment  elle  ferait  pour 
revoir  de  si  belles  choses.  Elle  s'adressa  donc  à  Dieu ,  ne 
cessant  de  le  prier  qu'il  voulût  bien  lui  montrer  où  elles 
étaient.  Une  voix  lui  répondit  :  Ce  n'est  pas  sur  la  terre, 
mais  au  ciel.  Attirez-moi  donc  au  ciel,  dit-elle.  La  voix  lui 
répondit  qu'il  n'était  pas  encore  temps,  et  lui  apprit  ce 
qu'elle  devait  faire  pour  y  arriver.  Les  visions  devinrent 
plus  fréquentes,  et  la  science  de  cet  enfant  dans  les  choses 
spirituelles  augmentait  de  jour  en  jour  à  cette  école.  Un 
jour  que  sa  sœur  aînée  la  lavait  et  l'habillait ,  il  lui  vint  à 
l'esprit  que  son  âme  pouvait  bien  aussi  avoir  besoin  d'être 
lavée,  ne  fût-ce  qu'avec  ses  larmes.  Lorsqu'elle  fut  tout 


184  VOCATIOIN    DES    FEMMES. 

habillée,  elle  se  retira  donc  dans  sa  chambre,  se  jeta  à  ge- 
noux devant  une  image  de  l'enfant  Jésus  et  de  la  sainte 
Vierge ,  et  pria  Dieu  de  lui  montrer  son  âme  pour  qu'elle 
pût  la  purifier  avec  ses  larmes.  La  bonté  divine  répondit  à 
sa  foi,  et  forma  dans  son  cœur  un  mouvement  qui  lui  fit  voir 
son  âme  sous  l'image  d'un  petit  enfant  qui  la  regardait  en 
souriant;  de  sorte  que  le  ravissement  qu'elle  éprouva  à 
cette  vue  tira  de  ses  yeux  des  ruisseaux  de  larmes.  Elle  les 
recueillit  dans  un  mouchoir,  et  lorsqu'il  fut  tout  trempé 
elle  s'en  lava  le  cœur,  croyant  dans  sa  naïveté  enfantine 
laver  ainsi  son  âme.  Or,  pendant  qu'elle  faisait  cela.  Dieu 
lui  montra  son  âme  planant  dans  l'air  sous  la  forme  d'une 
petite  fille  gracieuse  et  souriante,  avec  laquelle  elle  eut  l'en- 
tretien suivant  :  Mon  âme ,  fuis  de  ce  monde,  et  retourne 
à  ton  créateur;  je  te  suivrai.  —  Je  ne  le  puis.  Quoique  tu 
me  voies  bien  loin  de  toi  dans  les  airs ,  j'habite  cependant 
ton  corps.  Je  suis  intimement  unie  à  la  volonté  divine ,  et 
il  faut  que  je  reste  avec  toi,  et  que  j'attende  le  moment  où 
Dieu  veut  que  je  te  quitte.  Dès  qu'il  le  voudra,  je  partirai 
pour  aller  me  reposer  en  lui  ;  et  à  la  fin  du  monde  ton 
corps  viendra  me  trouver  pour  vivre  éternellement  dans  le 
paradis.  Puis  l'image  disparut,  et  Dominique  pensa  que  son 
âme  était  rentrée  dans  son  sein.  Elle  pratiqua  plusieurs 
années  cette  manière  simple  et  naïve  de  se  laver  avec  ses 
larmes,  afin  de  purifier  son  âme.  Beaucoup  de  mystères 
divins  lui  furent  aussi  révélés,  et  elle  reçut  des  grâces  sans 
nombre  dans  les  apparitions  merveilleuses  dont  Dieu  la 
favorisa. 

Un  jour,  voyant  sa  sœur  aînée  qui  lui  préparait  à  sou- 
per, elle  se  mit  à  penser  à  ce  qu'elle  devait  faire  pour  pré- 
parer une  nourriture  solide  à  son  âme.  Elle  s'adressa  donc 


VOCATION    DES    FEMMES.  185 

à  Dieu  dans  la  prière,  comme  elle  avait  coutume  de  le  faire 
toutes  les  fois  qu'elle  voulait  entreprendre  quelque  chose , 
et  elle  entendit  son  âme  qui  lui  disait  :  Cherche-moi  pour 
aliment  l'amour  divin;  j'aime  à  me  reposer  dans  ses 
flammes.  —  Pourquoi,  lui  répondit  l'enfant,  ne  cries-tu  pas 
vers  le  ciel ,  de  sorte  que  mon  cœur  se  brise ,  et  que  le 
divin  amour  soit  forcé  de  venir  pour  le  remettre  en  son 
état?  —  Je  suis  en  toi  pour  f animer;  c'est  à  toi  de  crier 
et  de  briser  ton  cœur  par  tes  cris.  —  L'enfant  :  Dieu  aime 
l'àme;  c'est  pour  la  racheter  qu'il  est  descendu  sur  la  terre 
et  qu'il  est  mort;  tu  sens  tout  cela  bien  mieux  que  moi. — 
L'âme  :  Il  est  vrai  que  Dieu  m'a  rachetée  sur  la  croix; 
mais  il  a  aussi  racheté  le  corps,  et  c'est  pour  cela  que  celui 
qui  pèche  nuit  à  l'âme  et  au  corps,  et  que  celui  qui  vit 
saintement  les  sauve  tous  les  deux.  Ce  n'est  donc  pas  à  moi 
seulement  de  crier  vers  le  ciel,  mais  c'est  à  nous  deux. 
Crions  donc  ensemble,  et  Dieu,  ayantpitiédenous,  nous  en- 
verra du  ciel  un  aliment  délicieux.  Pendant  cet  entretien, 
l'enfant  entendit Notre-Seigneur  qui  lui  disait  :  Ma  fille,  la 
nourriture  de  l'âme ,  c'est  mon  amour,  qui  fait  oublier  le 
monde  et  toutes  les  choses  terrestres ,  et  ne  s'occupe  que 
de  moi.  Cet  éveil  de  toutes  les  pensées  dirigées  vers  moi, 
c'est  le  vrai  sommeil  et  le  repos  de  l'âme.  —  Oh  !  dit  l'en- 
fant, si  j'avais  le  bonheur  de  reposer  toujours  près  de 
vous  !  —  Je  vois  avec  plaisir,  lui  répondit  le  Seigneur, 
que  tu  sais  profiter  de  toutes  les  choses  sensibles  pour 
penser  toujours  à  moi.  Tu  peux  encore,  avec  le  secours 
de  ma  grâce,  acquérir  d'autres  mérites  et  de  nouvelles 
consolations. 

Elle  se  servait,  en  effet,  de  tout  ce  qu'elle  voyait  comme 
d'un  moven  de  s'élever  à  Dieu.  Si  un  oiseau  volait  vers  le 


186  VOCATION    DES    FEMMES. 

ciel,  elle  pensait  qu'elle  devait  aussi  prendre  son  vol  de 
ce  côté.  Si  sa  mère  préparait  de  la  laine  pour  tisser,  elle 
voyait  là  une  image  de  ce  qu'elle  devait  faire  elle-même 
dans  son  intérieur.  Les  arbres  avec  leurs  fruits ,  le  ciel 
avec  ses  étoiles,  les  troupeaux  qui  paissaient,  tout  lui 
fournissait  une  occasion  de  penser  à  Dieu  et  à  son  inté- 
rieur. Et  lorsqu'elle  eut  ainsi  travaillé  pendant  dix  ans, 
son  âme  lui  fut  montrée  entièrement  purifiée,  éclatante  de 
beauté,  et  blanche  comme  la  neige.  Elle  sut  garder  tou- 
jours, au  milieu  de  ses  faveurs,  la  simplicité  d'un  enfant. 
Tous  les  dimanches  elle  parait  de  nouvelles  fleurs  les 
images  de  sa  chambre,  et  croyait,  comme  le  peuple  à  cette 
époque,  que  ces  fleurs  seraient  conservées,  et  la  suivraient 
après  sa  mort  dans  son  tombeau.  Dans  sa  naïveté,  elle  fit 
devant  ces  images  sa  première  confession,  parce  qu'ayant 
vu  dans  l'église  des  femmes  prier  devant  des  images,  elle 
avait  cru  qu'elles  se  confessaient  à  elles.  Elle  avait  à  peine 
dix  ans  lorsqu'elle  fut  fiancée  à  Notre  -  Seigneur  par  une 
faveur  spéciale,  pour  lui  être  unie  plus  tard  d'une  manière 
plus  intime  encore  par  le  mariage ,  comme  la  chose  est 
arrivée  pour  plusieurs  autres  saintes.  On  peut  consulter 
la  Vie  de  la  sœur  Dominique  de  Paradis,  de  l'ordre  de 
Saint- Dominique,  composée  en  italien  par  le  P.  Ig.  del 
Nente,  du  même  ordre. 

„,  .  ..     ,        Parmi  les  vierges  qui  ont  été  ainsi  favorisées  du  Sei- 
Christme  de  '        ^ 

stumbelen.  gueur,  plusieurs  ont  eu  à  lutter  aussi  contre  les  puissances 
infernales  ;  et  souvent  ces  terribles  épreuves  se  sont  pro- 
duites dès  leur  plus  tendre  enfance,  troublant  la  sérénité 
de  cet  âge,  ordinairement  si  pur  et  si  paisible.  Il  en  fut 
ainsi  de  Christine  de  Stumbelen,  née  en  1233  entre  Co- 
logne et  Neuss ,  d'un  cultivateur  aisé  nommé  Pierre  Bru- 


i 


VOCATION    DES    FEMMES.  187 

rori ,  morte  en  1312,  et  dont  la  vie  a  été  écrite  par  Pierre 
de  Danemark,  son  contîdent.  Le  curé  de  son  village  nous 
a  conservé,  d'après  ce  qu'il  avait  appris  d'elle,  les  détails 
suivants  sur  les  premières  années  de  sa  jeunesse.  A  l'âge 
de  onze  ans,  elle  vit  pendant  la  nuit  un  homme  qui  bril- 
lait d'un  tel  éclat  qu'elle  fut  ravie  hors  d'elle-même.  Ma 
fille,  lui  dit-il,  je  suis  Jésus-Christ;  promets-moi  de  me 
servir  toujours;  et  si  quelqu'un  te  demande  ta  foi ,  dis-lui 
que  tu  me  l'as  engagée.  Elle  fit  la  promesse  qu'on  lui 
demandait,  et  à  partir  de  ce  moment  elle  fut  toujours 
occupée  du  projet  d'aller  chez  les  Béguines.  Toutes  les  fois 
qu'elle  récitait  le  psautier,  il  lui  semblait  entendre  la  voix 
de  Celui  à  qui  elle  s'était  donnée,  et  elle  était  inondée 
d'une  douceur  ineffable,  quoiqu'elle  fût  très -ignorante 
des  choses  divines  et  humaines.  A  l'âge  de  treize  ans  elle 
s'en  alla  à  Cologne,  accompagnée  d'une  autre  femme, 
malgré  les  larmes  de  sa  mère.  Arrivée  dans  cette  ville, 
elle  y  souffrit  plusieurs  jours  de  la  faim.  Les  Béguines 
cherchèrent  à  lui  persuader  de  retourner  chez  elle  ;  mais 
elle  leur  dit  qu'elle  aimait  mieux  vivre  avec  Dieu  dans 
la  pauvreté  que  chez  elle  dans  l'abondance.  Admise  parmi 
elles ,  elle  était  toujours  seule,  adonnée  à  la  prière,  se  pri- 
vant des  consolations  qu'elle  aurait  pu  trouver  dans  le  com- 
merce des  autres  sœurs,  pratiquant  des  jeûnes  rigoureux, 
dormant  sur  des  pierres  ou  sur  du  bois,  et  se  mortifiant 
en  toute  manière.  Elle  méditait  continuellement  la  Pas- 
sion du  Sauveur,  et  souvent  alors  elle  avait  des  ravisse- 
ments qui  duraient  trois  jours.  Les  autres  béguines  ne 
comprenaient  rien  à  son  état ,  et  la  croyaient  tantôt  folle , 
tantôt  épileptique. 

Elle  vécut  deux  ans  de  cette  manière;  et  c'est  ainsi  que 


488  VOCATION    DES    FEMMES. 

commencèrent  pour  elle  des  visions  d'un  genre  bien  diffé- 
rent. Une  nuit  qu'elle  était  en  prière,  quelqu'un  lui  ap- 
parut sous  la  forme  de  l'apôtre  saint  Barthélémy  et  lui 
dit  :  «Ma  fille,  tu  pries  beaucoup,  et  tu  voudrais  bien  aller 
au  ciel  ;  rien  n'est  plus  facile;  tu  n'as  qu'à  te  tuer  pour  cela.» 
A  partir  de  ce  moment ,  elle  fut  pendant  six  mois  conti- 
nuellement tourmentée  par  la  pensée  de  se  donner  la  mort. 
Si  elle  passait  près  d'un  puits,  elle  voulait  s'y  jeter.  Un  jour 
qu'on  l'avait  saignée,  elle  ôta  l'appareil;  mais,  voyant  que 
son  bras  devenait  noir,   elle  eut  peur,  et  il  lui  sembla 
qu'elle  avait  mal  fait.  Souvent  la  nuit  elle  entendait  une 
voix  qui  lui  disait  :  «  Lève -toi  vite;  Dieu  veut  que  tu  te 
tues  :  si  tu  ne  le  fais  pas,  tu  seras  étranglée  et  damnée.  » 
Elle  luttait  de  toutes  manières  contre  la  tentation,  toujours 
persuadée  cependant  que  c'était  Dieu  qui  voulait  l'éprou- 
ver. Après  cela  elle  eut  des  doutes  à  propos  du  sacrement 
de  l'eucharistie  et  d'autres  articles  de  la  foi.  Elle  ne  pou- 
vait  faire  aucune   bonne  œuvre,  ni  prier,   ni  aller  à 
l'église  ;  et  elle  fut  plus  de  quatre  mois  sans  aller  à  con- 
fesse. Enfin,  un  jour  à  la  messe,  elle  demanda  à  Dieu  un 
signe  qui  pût  l'assurer  de  la  présence  réelle  de  son  corps 
sur  l'autel  :  elle  vit  alors  pendant  l'élévation  un  enfant  en- 
tre les  mains  du  prêtre,  ce  qui  la  consola  grandement,  et 
le  lendemain  la  tentation  disparut  pendant  sa  communion. 
Mais  il  en  vint  une  autre  plus  terrible  encore.  Tous  les  ali- 
ments qu'elle  voulait  prendre  lui  paraissaient  ou  des  cra- 
pauds, ou  des  serpents,  ou  des  araignées,  de  sorte  qu'elle 
ne  pouvait  se  résoudre  à  manger.  Lorsque ,  pressée  par  la 
faim  et  par  les  instances  de  son  confesseur,  elle  se  déci- 
dait à  les  mettre  dans  sa  bouche ,  elle  était  bientôt  con- 
trainte de  les  vomir,  par  l'impression  que  lui  causait  le 


VOCATION    DES    FEMMES.  189 

froid  de  ces  bêtes  hideuses.  Tout  ce  qu'elle  voulait  boire 
lui  paraissait  plein  de  vers,  et  elle  entendait  sortir  de  sa 
coupe  ces  paroles  :  «  Si  tu  me  bois,  tu  vas  boire  le  diable. )> 
Puis  elle  voyait  toutes  ces  betes  la  regarder.  Si  elle  voulait 
aller  communier,  elle  était  obligée  de  soutenir  des  luttes 
terribles ,  parce  qu'il  lui  semblait  qu'on  allait  lui  donner 
un  crapaud.  Ces  tentations  durèrent  six  mois  chacune. 

Ce  qui  ajoutait  encore  à  ses  peines,  c'est  que  les  bé- 
guines se  moquaient  d'elle,  et  que  ses  parents  ne  pou- 
vaient lui  pardonner  de  les  avoir  quittés  sans  leur  consen- 
tement ;  de  sorte  qu'elle  n'avait  aucune  consolation 
extérieure.  Tous  lui  reprochaient  de  vouloir  se  faire  passer 
pour  une  sainte;  et  elle  fut  à  la  fin  obligée  de  retourner  dans 
sa  famille.  Là  les  épreuves  continuèrent.  Tantôt  il  lui  sem- 
blait voir,  quand  elle  priait,  un  coq  auprès  d'elle,  qui 
battait  des  ailes,  chantait,  et  lui  déchirait  les  pieds  jus- 
qu'au sang;  puis,  c'était  un  chien  qui  aboyait  et  la  mor- 
dait. Lorsqu'elle  était  au  lit,  on  lui  ôtait  son  traversin  de 
dessous  la  tête,  pour  l'empêcher  de  dormir.  D'autres  fois, 
une  main  invisible  lui  donnait  des  coups  de  verges.  Pen- 
dant quatre  semaines  elle  fut  troublée  continuellement 
par  le  mugissement  d'un  taureau  qui  la  poursuivait  par- 
tout. Quelquefois,  quand  elle  voulait  prier,  elle  devenait 
muette  tout  à  coup ,  ou  elle  avait  des  maux  de  tête  intolé- 
rables; ou  bien  encore,  on  lui  soufflait  à  l'oreille  les  pé- 
chés les  plus  abominables,  en  lui  disant  :  Un  tel  a  volé, 
un  tel  a  fait  telle  chose,  etc.  Une  fois,  pendant  qu'elle 
priait,  son  livre  lui  parut  en  feu.  D'autres  fois,  lorsqu'elle 
allait  à  la  communion,  le  prêtre  lui  paraissait  en  flammes, 
ou  il  lui  semblait  qu'elle  devait  passer  à  travers  un  four 
embrasé. 


190  DES    RAPPORTS    DE    l' HOMME   MYSTIQUE. 

CHAPITRE   IV 

Rapports  de  l'homme  mystique ,  à  l'égard  do  Dieu ,  du  monde 
et  de  soi-même. 

L'àme,  une  fois  initiée,  doit  marcher  d'un  pas  ferme 
\  ers  le  but  de  la  vie  mystique,  qui  est  la  transformation  en 
Dieu  et  l'union  avec  lui.  On  pourrait  croire  au  premier 
abord  que  la  nature  humaine  n'a  aucun  besoin  d'être  trans- 
formée, puisqu'elle  a  été  créée  à  l'image  de  Dieu;  et  qu'il 
est  inutile  de  chercher  à  s'unir  à  lui  par  une  vie  pénible  et 
laborieuse,  puisque  toute  créature  vient  de  Dieu,  subsiste 
en  lui,  doit  retourner  à  lui,  et  ne  peut  pas  plus  échapper 
à  son  attrait  divin  qu'un  corps  ne  peut  se  soustraire  aux 
lois  de  la  pesanteur;  mais,  au  fond,  il  n'en  est  pas  ainsi. 
De  même  que  le  ciel  ne  peut  se  réfléchir  dans  une  mer 
bouleversée  par  la  tempête,  ainsi  l'image  de  Dieu  ne  peut 
briller  dans  la  nature  humaine  telle  qu'elle  est  aujourd'hui, 
agitée  par  mille  passions,milleafrections  déréglées .  L'homme 
n'est  nulle  part  moins  que  là  où  est  le  centre  des  esprits, 
car  le  cœur  est  là  où  penche  son  amour  ;  et  depuis  la  chute 
chacun  s'aime  d'abord  soi-même ,  puis  il  aime  le  monde 
qui  l'entoure.  Chacun  est  donc  en  soi  d'abord  et  dans  le 
monde,  dont  les  charmes  trompeurs  le  séduisent.  Il  y  a 
entre  Dieu  et  nous  un  double  abîme ,  le  monde  et  nous- 
mêmes.  L'union  légitime  qui  existait  avant  le  péché  entre 
Dieu  et  nous  a  été  remplacée  par  une  union  fausse,  d'où 
il  est  résulté  une  diiformité  dans  notre  nature;  et,  avant 
que  nous  puissions  revenir  à  notre  premier  état  par  une 
Iransformation  divine,  il  faut  que  cette  difformité  soit  en- 
levée par  une  réformation  profonde.  Or  ce  travail  est 


DES    RAPPORTS    DE    l'hOMME    MYSTIQUE.  191 

l'œuvre  à  la  fois  et  de  la  grâce  et  de  notre  volonté,  et  le 
rapport  de  ces  deux  éléments  essentiels  dans  cette  œuvre 
capitale  en  détermine  la  forme  et  la  loi.  Cette  œuvre  com- 
prend une  triple  restauration,  celle  de  la  volonté,  celle 
de  l'esprit  et  celle  du  corps.  Pour  bien  comprendre  quel 
doit  être  le  remède  il  faut  connaître  d'abord  l'état  du 
malade;  et,  d'un  autre  côté,  pour  connaître  cet  état,  il  faut 
que  nous  ayons  des  idées  bien  claires  sur  celui  qui  l'a  pré- 
cédé. 

Dieu  a  créé  trois  sortes  d'êtres  ou  trois  natures,  la  na- 
ture physique ,  la  nature  spirituelle  et  la  nature  humaine, 
dans  laquelle  les  deux  premières  se  rencontrent,  s'unissent 
et  s'embrassent.  Mais  l'homme,  étant ^ué  d'une  volonté 
libre,  devait  accepter  librement  les  liens  d'amour  et  de  sou- 
mission par  lesquels  Dieu  voulait  l'attacher  à  lui,  et  rendre 
ainsi  en  quelque  sorte  son  œuvre  propre  les  rapports  que 
Dieu  avait  établis  entre  nous  et  lui.  L'homme  devait  donc 
être  soumis  à  une  épreuve;  on  sait  quelle  en  a  été  l'issue. 
La  foi  nous  apprend  aussi  en  partie  ce  qui  serait  arrivé  si 
notre  premier  père  avait  été  fidèle.  Les  rapports  les  plus  in- 
times et  la  familiarité  la  plus  douce  auraient  existé  entre 
Dieu  et  nous;  et,  par  suite,  l'harmonie  la  plus  parfaite 
aurait  régné  entre  l'àme  et  le  corps,  entre  l'homme  et  la 
nature  extérieure.  Le  corps  aurait  participé  à  la  nature 
de  l'àme ,  de  même  que  celle  -  ci  serait  entrée  en  partici- 
pation de  la  nature  divine.  La  loi  des  membres  ne  se  serait 
point  élevée  contre  la  loi  de  l'esprit,  parce  que  l'une  et 
l'autre  se  seraient  embrassées  en  quelque  sorte  dans  les 
liens  de  l'amour.  Au  lieu  de  cela,  qu'est-il  avenu?  Le 
mal  est  entré  dans  notre  nature  comme  un  principe  con- 
tagieux. Un  abîme  profond  s'est  ouvert  entre  Dieu  et  nous 


192  DES    RAPPORTS    DE    l'hOMME    MYSTIQUE. 

d'abord;  puis  entre  l'âme  et  le  corps ^  puis  enfin  entre 
riiomme  et  la  nature.  L'homme  n'est  plus,  pour  ainsi  dire, 
chez  soi  dans  son  propre  corps  :  il  y  trouve  des  résistances 
qui  l'avertissent  qu'il  n'y  est  plus  le  maître  absolu.  11  n'oc- 
cupe pluS;,  comme  autrefois,  le  milieu  de  la  création;  mais 
il  a  comme  perdu  son  centre,  et  il  est  devenu  excentri- 
que. S'il  était  resté  uni  à  Dieu,  il  se  serait  spirituaUsé 
sans  pour  cela  se  détacher  de  la  nature,  et  il  aurait  en 
quelque  façon  spirituaUsé  avec  lui  cette  dernière.  Il  serait 
devenu  l'ami,  le  frère  des  esprits  bienheureux;  il  aurait 
vécu  dans  leur  familiarité;  son  action  se  serait  jointe  à  leur 
action ,  et  tous  auraient  marché  dans  un  parfait  accord 
vers  un  but  comftun. 

Mais  le  péché  a  rompu  les  liens  qui  devaient  unir  le 
monde  des  esprits  supérieurs  et  le  monde  des  esprits  vi- 
vant dans  la  chair.  Le  premier  est  devenu  invisible  pour 
nous,  et  tout  rapport  mtime  a  cessé  entre  nous  et  lui.  Le 
péché  ne  nous  a  pas  seulement  séparés  du  monde  des  esprits 
célestes  ;  il  nous  a  encore  rapprochés  de  ces  esprits  mauvais 
et  ténébreux  qui  ne  sont  pas  restés  dans  la  vérité,  et  ont  été 
précipités  dans  l'abîme  éternel.  11  nous  a  en  môme  temps 
rapprochés  de  la  nature  extérieure;  de  sorte  qu'au  lieu  de 
la  dominer,  comme  nous  devions  le  faire  d'après  notre  des- 
tination primitive,  nous  sommes  dominés  par  elle;  et  elle 
s'est  soulevée  contre  nous,  par  une  réaction  terrible,  avec 
]a  même  force  que  nous  nous  sommes  soulevés  nous-mêmes 
contre  Dieu.  Mais  c'est  surtout  au  dedans  de  son  être  que 
l'homme  sent  davantage  cette  réaction  incessante  et  cette 
huniilianlc  domination  de  la  nature.  En  se  détournant  de 
Dieu  ,  il  a  perdu  extérieurement  de  sa  spiritualité,  et  s'est 
comme  naturaUsé  et  matériahsé.  L'àme  est  devenue  plus 


DES    RAPPORTS    DE    l'HOMME    MYSTIQUE.  193 

faible^  et  le  corps  est  devenu  plus  fort  clans  la  même  pro- 
portion. Ce  lien  mystérieux,  dont  le  nœud  devait  être  in- 
dissolublement rattaché  à  une  loi  supérieure  et  divine^  a, 
depuis  la  chute^  son  nœud  dans  la  loi  de  la  nature,  et  c'est 
pour  cela  qu'il  est  si  fragile.  Tous  les  rapports  ont  été 
comme  bouleversés  :  ce  qui  était  et  devait  rester  en  bas 
semble  avoir  pris  le  dessus;  l'extérieur  gouverne  et  do- 
mine l'intérieur;  et  la  vie  tout  entière,  troublée  dans  son 
ordre  et  ébranlée  jusque  dans  ses  fondements,  est  pré- 
parée à  tous  les  égarements  et  à  tous  les  excès. 

Lorsque  Dieu,  voulant  appeler  un  homme  à  la  vie  mys- 
tique, le  trouve  dans  ce  malheureux  état,  il  faut  d'abord 
qu'il  le  change,  qu'il  le  réforme,  qu'il  le  convertisse  en  un 
mot.  Or  nous  ne  comprenons  point  assez,  ordinairement, 
la  force  et  l'étendue  de  ce  mot.  Se  convertir,  c'est  tourner 
le  dos  aux  choses  que  l'on  avait  regardées,  et  regarder  celles 
auxquelles  on  avait  tourné  le  dos.  L'homme  doit  donc 
commencer  par  tendre  en  haut,  afin  de  s'élever  peu  à  peu 
vers  Dieu  dans  la  liberté  de  l'amour,  au  lieu  de  tendre  en 
bas  et  de  descendre  vers  l'abîme,  comme  il  le  faisait  au- 
paravant. Les  rapports  qui  existent  entre  lui  et  la  nature, 
soit  dans  son  être,  soit  au  dehors,  doivent  être  complète- 
ment changés;  c'est  en  quelque  sorte  une  nouvelle  exis- 
tence qui  commence  pour  lui.  Sa  position,  la  direction 
habituelle  de  ses  pensées  et  de  ses  désirs ,  tout  doit  être 
nouveau.  Pour  acquérir  ainsi  un  nouvel  être,  il  doit,  pour 
ainsi  dire,  changer  le  centre  de  gravité  de  sa  vie  tout  en- 
tière. Son  amour,  au  lieu  de  se  porter  vers  les  choses  ex- 
térieures et  visibles ,  doit  tendre  vers  Dieu ,  et  il  doit  se 
faire  comme  une  nouvelle  patrie  parmi  le  monde  des  es- 
prits célestes  :  tel  est  l'objet  et  le  but  de  la  mystique  pur- 


194  LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPÉTIT   ÎSUTRITIF. 

gative.  Or,  si  la  naissance  et  la  production  de  tout  ce  qui 
vit  sur  la  terre  est  quelque  chose  de  subit  et  d'inopiné 
comme  l'éclair,  son  développement  est  soumis  aux  con- 
ditions du  temps.  L'œuvre  de  la  mystique  en  ce  genre 
est  donc  une  œuvre  lente ^  qui  a  son  point  de  départ,  ses 
degrés  et  son  terme ,  et  qui  dépend  à  la  fois  et  de  la  grâce 
et  de  la  volonté  humaine.  Nous  allons  étudier  dans  les 
chapitres  suivants  ces  degrés  par  lesquels  l'homme,  au 
moyen  de  la  vie  ascétique,  s'élève  ainsi  jusqu'à  Dieu. 


CHAPITRE  V 

Comment  la  mystique  règle  et  purifie  l'appétit  nutritif.  Sainte  Rose. 
Liduine.  Saint  Joseph  de  Coperlino.  Nicolas  de  Flue.  Sainte  Cathe- 
rine de  Sienne. 

L'homme,  par  la  chute,  est  tombé  du  royaume  des  es- 
prits dans  celui  de  la  nature;  la  partie  spirituelle  de  son 
être  est  comprimée  et  comme  surchargée  au  dedans  et  au 
dehors  par  la  masse  corporelle  de  son  enveloppe  exté- 
rieure. Cette  masse  est  devenue  en  même  temps  d'une  na- 
ture plus  grossière,  plus  pesante;  et  ce  rapport,  au  lieu 
de  diminuer,  est  continuellement  entretenu,  au  contraire, 
par  la  triste  nécessité  où  nous  sommes  de  puiser  chaque 
jour  dans  la  nature  extérieure  de  nouveaux  éléments,  que 
nous  nous  assimilons,  afin  de  réparer  nos  pertes  inces- 
santes. La  mystique,  dont  le  but  est  de  purifier  l'àme  et  de 
la  dégager  du  corps,  doit  doue  exercer  une  surveillance 
sévère  sur  ce  commerce  journalier  entre  l'homme  et  l;i 
nature.  Or  ce  commerce  s'accomplit  par  un  double  pro- 
cédé :  celui  de  la  nutrition  cl  celui  de  la  rcspiratiou.  Par 


LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPÉTIT    NUTRITIF.  193 

le  moyen  du  premier^  nous  nous  assimilons  l'eau  et  la 
terre,  et  par  le  second  l'air  et  le  feu,  et  comme  les  deux 
premiers  éléments  sont  les  plus  grossiers,  et  qu'ils  sont  in- 
troduits le  plus  souvent  dans  l'organisme  sous  la  forme  de 
nourriture  et  de  breuvage,  c'est  particulièrement  sur  ces 
deux  choses  que  la  mystique  doit  toujours  avoir  l'œil  ou- 
vert. Les  aliments  par  lesquels  nous  réparons  nos  pertes 
doivent  avoir  subi  une  certaine  préparation,  et  c'est  dans 
le  règne  organique  que  Dieu  veut  que  nous  allions  cher- 
cher notre  nourriture.  L'eau  seule  fait  exception  sous  ce 
rapport;  aussi  est-elle  considérée  moins  comme  un  aliment 
que  comme  un  dissolvant,  qui  hâte  et  favorise  la  digestion 
des  substances  que  nous  ingérons  dans  notre  organisme. 
Tout  ce  qui  appartient  au  règne  organique  peut  donc  ser- 
vir à  notre  alimentation. 

Mais  l'homme,  qui  se  sent  appelé  à  une  vie  supérieure, 
ne  croit  pas  pouvoir  faire  usage  de  cette  permission  divine 
dans  toute  son  étendue.  Et  d'abord  il  s'interdit  toutes  les 
substances  animales,  quoiqu'au  fond,  dans  l'échelle  de  la 
création,  les  animaux  soient  placés  plus  haut  que  les  végé- 
taux. La  mystique  exclut  donc  tout  ce  qui  appartient  de 
près  ou  de  loin  au  règne  animal;  et,  lorsque  l'on  considère 
les  choses  de  plus  près,  on  voit  qu'elle  est  en  cela  dirigée 
par  un  instinct  vrai  et  supérieur.  En  effet,  l'animal  vit  d'une 
vie  qui  lui  est  propre,  il  a  une  individualité  très-pronon- 
cée, et  cette  vie  propre  ne  peut  lui  être  enlevée  que  par  le 
coup  de  la  mort,  qui  est  toujours  accompagné  de  souf- 
frances. La  conscience  des  peuples  de  l'antiquité  sentait 
déjà  ce  qu'il  y  a  d'inconvenant  dans  cet  acte,  par  lequel 
l'homme  ôte  à  l'animal  une  vie  qu'il  a  reçue  de  Dieu;  et 
pour  calmer  leurs  scrupules  sous  ce  rapport  ils  supposaient 


196  LA    MYSTIQUE    RÈGLE    L  APPÉTIT    ^LTR1TIF. 

une  permission  des  dieux.  Les  Athéniens  racontaient  que 
le  taureau  avait  mangé  sacrilégement  les  pains  qui  devaient 
être  offerts  à  Zeus  Polios,  et  qui  étaient  placés  sur  son  au- 
tel, et  que  c'est  pour  cela  qu'il  avait  été  tué  par  Taulon, 
qui,  après  l'avoir  frappé,  s'était  enfui;  mais  le  taureau  sa- 
crilège avait  expié  son  crime  par  la  mort,  et  il  avait  été 
condamné  depuis  ce  temps  à  servir  de  nourriture  aux 
hommes.  Tous  les  ans,  la  faute  commise  par  Taulon  était 
vengée  sur  l'instrument  dont  il  s'était  servi  pour  la  com- 
mettre, et  chaque  année  on  jetait  dans  la  mer  la  hache 
avec  laquelle  il  avait  tué  le  taureau. 

Cette  permission  divine,  toutefois,  n'a  lieu  que  pour 
ceux  qui  sont  appelés  à  une  vie  commune  et  ordinaire;  et 
il  semble  convenable  que  celui  qui  veut  vivre  d'une  vie 
supérieure  ait  horreur  du  sang,  et  ne  fasse  pas  de  la  mort 
son  pourvoyeur.  Il  est  encore  un  autre  rapport  sous 
lequel  il  ne  lui  convient  pas  de  se  nourrir  de  chair.  La 
chair ,  en  effet,  a  pris  dans  la  vie ,  dont  elle  a  été  le  siège 
et  le  véhicule,  une  direction  et  comme  un  caractère  qui  lui 
est  propre;  et  ce  caractère  est  l'expression  naturelle  et  ex- 
térieure de  l'ensemble  des  appétits,  des  passions  et  des 
instincts  particuliers  qui  l'ont  distinguée  pendant  la  vie. 
Ces  instincts  sont  devenus  chair  en  quelque  sorte  dans 
l'animal.  Introduits  dans  une  autre  vie,  ils  y  trouvent 
un  noyau  auquel  ils  peuvent  s'attacher,  et  par  le  moyen 
duquel  ils  peuvent  prendre  un  corps  et  une  forme  dans 
l'organisme.  Ce  droit  de  domicile  accordé  en  quelque 
façon  par  l'homme  aux  appétits  de  la  brute  n'a  pas  de 
graves  inconvénients  dans  la  vie  ordinaire,  parce  que 
l'honmic  alors  possède  une  force  physique  qui  leur  est  su- 
périeure, et  qui  lui  permet  de  les  dominer  et  de  les  absor- 


LA    mSTIQLE    RÈGLE    l" APPÉTIT    rsUTBlTlF.  197 

ber.  Mais  celui  que  Dieu  appelle  à  une  vie  plus  dégagée  du 
corps  doit  avoir  déjà  par  lui-même  une  nature  plus  tendre^, 
plus  délicate,  plus  accessible  aux  impressions  extérieures 
et  dont  le  moindre  choc  peut  troubler  l'harmonie  ;  une  na- 
ture qui  ressent  les  nuances  les  plus  déliées  de  cette  sym- 
boUque  naturelle  que  les  autres  ne  soupçonnent  même  pas. 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'une  nourriture  trop  substan- 
tielle ou  trop  abondante  produise  en  elle  des  effets  qui  sont 
inconnus  aux  premiers. 

C'est  donc  dans  le  règne  végétal  que  la  mystique  va 
chercher  l'ahment  qui  convient  à  l'homme  ;  elle  ne  connaît 
sous  ce  rapport  que  deux  exceptions,  que  nous  retrouvons 
déjà  dès  la  plus  haute  antiquité,  et  c'est  en  faveur  du  lait 
et  du  miel.  Le  lait  a  mérité  ce  privilège,  premièrement 
parce  qu'il  est  un  don  volontaire  de  l'animal  à  l'homme, 
et  que  celui-ci  peut  l'ôter  au  premier  sans  troubler  pour 
cela  l'économie  de  sa  vie  et  de  son  organisme;  et  en  second 
lieu,  parce  que  le  lait  est  comme  l'eau  vivante  de  l'animal, 
et  qu'il  participe  à  la  nature  et  aux  qualités  de  l'eau,  qui 
n'a  aucune  direction  fixe.  Il  peut,  à  cause  de  cela,  nourrir 
sans  surcharger,  et  prend  le  caractère  de  celui  qu'il  nour- 
rit plutôt  qu'il  ne  lui  donne  le  sien.  Quant  au  miel,  que 
l'abeille  laborieuse  va  puiser  dans  le  calice  des  fleurs,  et 
qu'elle  ne  fait,  pour  ainsi  dire,  que  toucher  légèrement  sans 
le  souiller,  il  a  toujours  été  considéré  comme  un  aliment 
innocent  et  pur.  A  ces  deux  aliments  mystiques,  puisés  à 
l'extrême  limite  du  règne  animal,  viennent  s'adjoindre  le 
blé  et  le  vin,  fournis  par  le  règne  végétal,  et  qui  ont  tou- 
jours été  considérés  comme  parfaitement  adaptés  au  besoin 
d'une  vie  supérieure.  Le  blé  semble  absorber  la  moelle  de 
la  terre,  et  convenir  mieux,  à  cause  de  cela,  pour  fournir  à 


198  LA    MYSTIQUE    RÉGLK    l'aPPÉTIT    NUTRITIF. 

la  vie  animale  une  chair  saine  et  pure.  Dans  la  vigne,  d'un 
autre  côté ,  la  nature  semble  avoir  versé  son  sang  le  pins 
pur,  qui,  par  une  sorte  de  procédé  mystique,  devient  dans 
le  vin  le  principe  d'une  certaine  inspiration  naturelle.  Le 
vin,  qui  est  comme  le  sang  et  l'esprit  nerveux  de  la  terre, 
est  donc  congénial,  pour  ainsi  dire,  au  sang  et  aux  esprits 
nerveux  de  l'organisme  humain  ;  et  de  même  que  la  lumière 
du  soleil  et  l'humidité  de  la  terre  concourent  à  la  produc- 
tion du  pain  et  du  vin,  et  semblent  se  reproduire  en  eux, 
ainsi  ces  deux  substances,  reçues  dans  le  corps  de  l'homme, 
y  introduisent  avec  elles  les  deux  principes  qui  leur  ont 
donné  naissance.  Aussi  le  pain  et  le  vin,  déjà  choisis  de 
Dieu  dans  l'institution  de  l'eucharistie,  comme  symboles  de 
l'union  la  plus  intime  que  nous  puissions  avoir  avec  lui, 
ont  été  considérés  par  la  mystique  chrétienne  comme  le 
principal  aliment  de  l'homme  appelé  à  une  vie  supérieure, 
tandis  que  le  lait  et  le  miel  semblent  plus  particulière- 
ment réservés  pour  ceux  qui  commencent. 

Cependant,  de»même  que  la  terre  n'entre  pas  immédia- 
tement comme  nourriture  dans  l'organisme,  mais  seule- 
ment élevée  à  une  plus  haute  puissance,  et  tempérée  dans 
l'eau  par  le  moyen  de  la  végétation,  ainsi  le  feu  ne  pénètre 
pas  en  nous  dans  sa  nature  primitive  et  dévorante,  mais  af- 
faibli et  adouci  dans  l'air  par  le  procédé  de  la  respiration. 
Et  de  même  que  tout  dans  la  nature  extérieure  est  le  pro- 
duit de  la  lutte  de  l'air  et  du  feu  contre  l'eau  et  la  terre, 
ainsi  arrive-t-il  dans  un  certain  sens  et  à  un  certain  degré 
dans  la  vie  organique.  Et  comme  le  procédé  de  la  respira- 
tion et  celui  de  la  nutrition  sont  les  actes  fondamentaux 
de  la  vie  corporelle,  par  lesquels  elle  se  renouvelle  sans 
cesse,  ils  sont  aussi  tous  les  deux  l'objet  de  la  dicte  mys- 


LA    MYSTIQUE    RÈGLE    LAPPÉTIT    NUTRITIF.  199 

tique.  Mais  la  respiration,  de  même  que  la  combustion^  a 
un  côté  qui  échappe  davantage  à  l'observation  de  l'esprit 
et  à  l'influence  de  la  volonté.  Il  ne  faut  pas  s'imaginer 
qu'il  soit  le  même  partout  et  toujours.  Chaque  corps  parti- 
culier a  sa  flamme,  qui  se  distingue  de  celle  des  autres 
par  la  lumière,  la  couleur,  la  diffraction  et  le  rayonne- 
ment du  calorique,  et  par  tous  les  autres  rapports  de  ce 
genre.  Il  en  est  de  même  pour  la  vie  organique  :  à  chaque 
aliment  correspond  une  respiration  particulière.  Un  ali- 
ment plus  pur  a  pour  effet  une  respiration  plus  douce, 
plus  fine,  plus  délicate,  plus  spirituelle,  si  l'on  peut  parler 
ainsi.  Cependant,  comme  la  transparence  de  l'air  lui  donne 
un  aspect  uniforme,  qui  ne  permet  guère  de  distinguer 
quel  est  l'air  qui  convient  le  mieux  au  développement 
régulier  de  la  vie,  il  n'y  a  guère  lieu  au  choix  pour  la 
mystique  sous  ce  rapport.  Nous  devons  cependant  consta- 
ter ici  la  préférence  des  ordres  contemplatifs  et  des  soli- 
taires pour  les  collines  et  les  montagnes  d'une  hauteur 
moyenne.  Si  l'air  des  vallées,  plus  terrestre  et  plus  gros- 
sier, amollit  souvent  le  corps  et  la  vie,  celui  que  l'on  res- 
pire sur  les  hautes  montagnes  les  excite  trop  quelquefois , 
tandis  que  les  régions  moyennes  fournissent  à  la  respira- 
tion des  matériaux  plus  tempérés. 

La  mystique  ne  s'occupe  pas  seulement  de  la  qualité  des 
aliments,  mais  encore  de  leur  mesure  et  de  leur  quantité. 
Le  corps  de  l'homme,  par  la  chute,  n'est  pas  devenu  seu- 
lement excentrique,  plus  grossier  dans  sa  composition, 
moins  libre  et  moins  agile  sous  le  rapport  dynamique  ; 
mais  sa  masse  et  son  poids  ont  encore  augmenté.  Or  c'est 
une  loi  générale,  qu'à  mesure  que  l'activité  de  l'esprit  di- 
minue, la  masse  du  corps  augmente;  et  qu'au  contraire. 


200  LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l" APPÉTIT    NUTRITIF. 

lorsqu'une  discipline  sévère  diminue  la  niasse  du  corps, 
l'esprit  est  plus  libre  et  plus  dégagé.  Lorsque  l'homme 
impose  des  limites  toujours  plus  étroites  à  la  nature  sous 
ce  rapport,  ne  se  permettant  que  la  quantité  de  nourri- 
ture qui  est  absolument  nécessaire  pour  rétablir  l'équi- 
libre dans  l'organisme,  il  en  résulte  d'abord  une  modi- 
fication plus  ou  moins  profonde  dans  le  procédé  de  la 
respiration.  De  plus,  toutes  les  fonctions  de  la. vie  infé- 
rieure ,  provoquées  plus  rarement  par  les  excitations  exté- 
rieures, se  ralentissent  de  plus  en  plus,  et  les  organes  des 
fonctions  purement  végétales  ou  animales  s'afi^iiblissent, 
ayant  moins  de  matériaux  à  s'assimiler.  Mais,  à  mesure 
que  la  contexture  de  la  chair  devient  plus  fine  et  plus  déli- 
cate, celle-ci  se  dématérialise  en  quelque  sorte,  et,  s' éle- 
vant au-dessus  de  ses  organes,  elle  se  rapproche  pour 
ainsi  dire  de  l'âme,  et  se  met  à  sa  disposition.  D'un  autre 
côté,  l'appétit  de  la  nourriture  décroît  de  plus  en  plus,  et 
la  capacité  de  l'organe  lui-même  diminue  dans  une  égale 
proportion.  Et  souvent  les  choses  arrivent  à  un  tel  point 
sous  ce  rapport,  que  l'homme  peut  rester  un  temps  plus 
ou  moins  long  sans  boire  ni  manger,  comme  le  prouvent 
de  nombreux  exemples,  non-seulement  parmi  les  Pères  du 
désert ,  mais  encore  dans  les  temps  les  plus  rapprochés  de 
nous. 

Sainte  Rose  de  Lima  s'était  interdit,  dès  la  plus  tendre 
enfance,  tous  les  fruits,  dont  la  saveur  est,  on  le  sait,  si 
agréable  au  Pérou.  A  l'âge  de  six  ans,  trois  fois  par  se- 
maine, elle  ne  prenait  que  du  pain  et  de  l'eau;  et  depuis 
l'âge  de  quinze  ans  elle  renonça  entièrement  à  l'usage  de 
la  chair.  Elle  s'était  tellement  accoutumée  à  ce  genre  de 
vie  que,  lorsque  dans  ses  maladies  on  lui  donnait  quelque 


LA    iMYSTIQL'E    RÈGLE    l' APPÉTIT    NUTRITIF.  201 

nourriture  recherchée  pour  la  soutenir,  son  état  empirait, 
au  contraire,  d'une  manière  très-grave,  tandis  qu'un  mor- 
ceau de  pain  trempé  dans  l'eau  lui  rendait  quelquefois 
subitement  la  santé.  Plus  tard,  à  partir  de  l'Exaltation  de  la 
sainte  croix  jusqu'à  Pâques,  elle  ne  prenait  qu'une  fois  le 
jour  un  peu  de  pain  et  d'eau  ;  encore,  pendant  tout  le  ca- 
rême, renonçait-elle  au  pain,  pour  ne  vivre  que  de  pépins 
d'orange.  Le  vendredi,  elle  n'en  mangeait  que  cinq,  et  le 
reste  du  temps  elle  en  prenait  si  peu  que  ce  qu'elle  con- 
sommait en  huit  jours  paraissait  à  peine  suffisant  pour  un 
seul.  Une  fois,  un  petit  pain  et  une  bouteille  d'eau  lui  suf- 
firent pendant  cinquante  jours;  une  autre  fois,  elle  passa 
tout  ce  temps  sans  boire  une  goutte  d'eau.  Dans  les  der- 
niers temps  de  sa  vie,  elle  avait  coutume  de  s'enfermer  le 
jeudi  dans  son  oratoire,  et  d'y  rester  jusqu'au  dimanche 
sans  manger,  ni  boire,  ni  dormir,  mais  continuellement 
occupée  à  prier.  Non  contente  de  s'être  bornée  ainsi  à  ce 
qui  était  indispensable  pour  l'empêcher  de  mourir,  elle 
voulut  étouffer  le  plaisir  qu'elle  goûtait  dans  les  aliments 
qu'elle  prenait.  Elle  employait  pour  cela  des  herbes  amères 
de  toute  sorte .  Elle  buvait  presque  toujours  de  l'eau  chaude  ; 
et  cependant  elle  semblait  puiser  dans  le  jeûne  plus  de 
force  que  dans  les  aliments  les  plus  substantiels. 

Il  en  était  ainsi  de  Liduine  de  Schiedam.  Elle  tomba  Liduine. 
malade  en  1395,  et  resta  en  cet  état  pendant  trente-trois 
ans,  jusqu'à  sa  mort.  Pendant  les  dix-neuf  premières  an- 
'  nées,  elle  ne  mangeait  dans  le  jour  qu'une  petite  tranche 
de  pomme ,  grosse  comme  une  hostie ,  ou  un  peu  de  pain 
avec  une  gorgée  de  bière ,  ou  quelquefois  un  peu  de  lait 
doux.  Plus  tard,  ne  pouvant  digérer  la  bière  ni  le  lait, 
elle  prit  un  peu  de  vin  mêlé  avec  de  l'eau.  Plus  tard  en- 


202  L\    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPETIT    NUTRITIF. 

core,  elle  fut  obligée  de  se  réduire  à  l'eau,  comme  breu- 
vage et  nourriture.  Elle  en  prenait  et  en  buvait  le  quart 
d'une  mesure  par  semaine^,  et  la  faisait  prendre  à  la  Meuse. 
.  Son  goût  avait  acquis  une  telle  délicatesse  qu'elle  sentait 
les  moindres  altérations  de  ce  fleuve,  dont  l'eau,  du  reste, 
lui  paraissait  plus  savoureuse  que  le  meilleur  vin.  Mais 
au  bout  de  dix- neuf  ans,  elle  ne  prit  plus  rien  ,  et  elle 
avoua  elle-même,  en  1422,  à  quelques  frères  qui  la  visi- 
taient, que  depuis  huit  ans  elle  n'avait  pris  aucune  nourri- 
ture, et  que  depuis  vingt  ans  elle  n'avait  vu  ni  le  soleil  ni 
la  lune,  et  n'avait  pas  foulé  la  terre  de  son  pied.  {Acta  S. 
2  Apr.) 
S.  Joseph  de      Saint  Joseph  de  Copertino,  étant  devenu  prêtre,  resta 
Copertuio.   ci^q  ^ns  sans  manger  de  pain ,  et  dix  ans  sans  boire  de 
vin ,  se  contentant  d'herbes ,  de  fruits  secs  ou  de  fèves 
qu'il  mêlait  à  des  poudres  d'une  amertume  insupportable. 
L'herbe  dont  il  se  nourrissait  le  vendredi  avait  un  goût  si 
affreux  qu'un  des  frères  ayant  voulu  y  toucher  seulement 
du  bout  de  la  langue,  son  estomac  se  souleva,  et  que,  pen- 
dant plusieurs  jours,  tout  ce  qu'il  prenait  le  dégoûtait. 
Ses  jeûnes  étaient  à  peu  près  continuels;  car,  à  l'exemple 
de  saint  François,  il  faisait  sept  carêmes  de  quarante  jours 
dans  l'année ,  et  pendant  tout  ce  temps  il  ne  prenait  rien  , 
si  ce  n'est  le  dimanche  et  le  jeudi.  Son  estomac  atVaibli 
avait  fini  par  ne  plus  pouvoir  supporter  la  viande  ;  de  sorte 
qu'obligé  une  fois  d'en  manger  par  obéissance  ;  il  ne  put 
la  garder.  Bien  plus ,  l'œsophage  chez  lui  se  rétrécissait 
tellement  quelquefois  que  la  nourriture  avait  beaucoup 
de  peine  à  passer.  Nous  pourrions  citer  beaucoup  d'autres 
exemples  de  ce  genre,  quoiqu'on  ne  puisse  nier  que  la  faci- 
lité chez  certaines  personnes  d'en  imposer  aux  autres  peu- 


LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPÉTIT    NUTRITIF.  203 

dant  quelque  temps  sous  ce  rapport,  afin  de  se  faire 
passer  pour  saintes^  ait  pu  donner  lieu  à  plus  d'une  super- 
cherie. 

Souvent  l'eucharistie  a  remplacé  chez  les  saints  la  nour- 
riture corporelle.  La  nourriture  ordinaire  produit  une 
union  intime  entre  la  nature  extérieure  et  le  corps  de 
l'homme  :  de  même  aussi  l'eucharistie^  nous  introduisant 
dans  une  région  supérieure ,  unit  ceux  qui  la  reçoivent 
avec  Dieu,  et  les  fait  participer  à  sa  vie.  Dans  la  nourri- 
ture ordinaire,  celui  qui  mange,  étant  supérieur  à  ce  qui 
est  mangé,  s'assimile  les  aliments  qu'il  prend,  et  leur 
communique  sa  propre  nature.  Mais,  dans  l'eucharistie, 
l'ahment  est  plus  puissant  que  celui  qui  le  mange  :  ce  n'est 
plus  la  nourriture  qui  est  assimilée;  c'est  elle,  au  con- 
traire, qui  s'assimile  l'homme,  et  l'introduit  dans  une 
sphère  supérieure.  Il  se  produit  alors  comme  un  change- 
ment complet  de  la  vie  tout  entière.  La  vie  surnaturelle 
absorbe  en  quelque  sorte  la  vie  naturelle  j  et  Thomme,  au 
lieu  de  vivre  de  la  terre ,  vit  désormais  de  la  grâce  et  du 
ciel.  Les  aliments  qui  lui  semblaient  autrefois  les  plus  dé- 
licieux n'excitent  plus  en  lui  que  le  dégoût,  et  l'estomac 
se  refuse  à  les  prendre  ou  à  les  garder.  Nicolas  de  Flue ,  Nicolas  de 
depuis  qu'il  eut  embrassé  la  vie  solitaire,  ne  vécut  que  de 
la  sainte  eucharistie.  Bientôt  le  bruit  de  ce  miracle  se  ré- 
pandit dans  le  canton  d'Underwald,  et  on  n'y  ajouta  d'abord 
aucune  foi.  Beaucoup  s'imaginent  qu'autrefois  toutes  les 
nouvelles  de  ce  genre  étaient  accueillies  avec  une  crédulité 
qu'ils  attribuent  à  l'ignorance  de  cette  époque  ;  c'est  une 
erreur.  De  tout  temps,  les  événements  de  ce  genre  ont  ex- 
cité d'abord  le  douté  et  le  besoin  d'en  constater  la  vérité 
par  tous  les  moyens  que  Dieu  nous  a  donnés  pour  cela  ;  et 


204  LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPÉTIT    NUTRITIF. 

de  tout  temps  aussi  l'esprit  humain  n'a  cru  ces  faits  mer- 
veilleux que  convaincu  par  révidcnce.  Ainsi,  en  1225, 
Hugues,  évêque  de  Lincoln,  ayant  appris  qu'il  y  avait  à 
Leicester  une  religieuse  qui  n'avait  pris  aucune  nourriture 
depuis  sept  ans ,  et  qui  vivait  seulement  de  l'eucharistie 
qu'elle  prenait  tous  les  dimanches,  n'ajouta  d'abord  au- 
cune foi  à  ce  récit.  Il  envoya  d'abord  à  cette  femme  quinze 
clercs  qui  devaient  l'observer  attentivement  pendant  quinze 
jours,  sans  la  perdre  de  vue  un  seul  instant;  et  comme, 
pendant  tout  ce  temps ,  elle  conserva  ses  forces  et  sa  santé, 
quoiqu'elle  n'eût  pris  aucune  nourriture,  il  se  déclara 
convaincu,  comme  il  convient  à  un  homme  intelUgent. 
Les  habitants  d'Underwald  firent  la  même  chose  avec 
Nicolas  de  Flue.  Pendant  un  mois  ils  occupèrent  tous  les 
passages  qui  conduisaient  à  sa  cabane,  et  furent  enfin 
convaincus  que  non  -  seulement  on  ne  lui  avait  porté  au- 
cune nourriture  pendant  ce  temps,  mais  qu'aucun  homme 
n'avait  pu  arriver  jusqu'à  lui.   Cependant  l' évêque  de 
Constance,  ne  se  trouvant  pas  encore  satisfait,  envoya  près 
du  solitaire  son  évêque  suflragant.  Celui-ci ,  étonné  de  le 
trouver  si  vigoureux  après  une  si  longue  abstinence, 
lui  ayant  demandé  quelle  vertu  il  préférait  à  toutes  les 
autres,  Nicolas  lui  répondit  que  c'était  l'obéissance  :  sur 
quoi  r évêque  lui  ordonna  aussitôt  de  manger  un  pain  qu'il 
lui  présenta.  Le  solitaire  obéit;  mais  à  peine  avait-il  mangé 
la  première  bouchée  qu'il  éprouva  des  vomissements  très- 
violents,  et  il  lui  fut  impossible  de  continuer  à  manger. 
L'évêque  de  Constance,  ne  croyant  pas  encore  au  récit  de 
son  suffragant,  voulut  s'assurer  par  lui-même  de  la  vérité 
des  faits.  Il  se  rendit  donc  auprès  de  Nicolas,  et  il  lui 
demanda  comment  il  pouvait  vivre  ainsi  sans  manger.  Le 


LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l'aPPÉTIT   NUTRITIF.  205 

frère  lui  répondit  que  lorsqu'il  assistait  à  la  messe^,  ou  qu'il 
prenait  la  sainte  eucharistie,  il  sentait  une  force  et  une 
douceur  qui  le  rassasiaient  et  lui  tenaient  lieu  de  nour- 
riture. Il  avait  plus  d'une  fois  avoué  à  ses  amis  les  plus 
intimes  que  la  méditation  toute  seule  produisait  en  lui 
ces  effets j  de  sorte  que,  lorsqu'il  contemplait  la  passion 
du  Sauveur,  et  qu'il  recevait  clans  son  sein  le  souffle  de 
Jésus  mourant,  ce  souffle  pénétrait  son  intérieur,  et  le 
fortifiait  pour  longtemps.  [A.  S.  Mart.) 

Il  en  fut  de  même  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  Dès   S»=  Cathe- 
rine de 
son  enfance,  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans,  elle  ne  prenait     sienne. 

que  du  vin  rouge  mêlé  avec  beaucoup  d'eau ,  et  un  peu 
de  nourriture;  mais  depuis  cet  âge  elle  se  contenta  de  ne 
prendre  que  de  l'eau,  du  pain  et  des  herbes.  A  vingt  ans 
elle  s'abstint  de  pain,  puis  de  toute  nourriture  extérieure, 
sans  que  sa  santé  en  fût  le  moins  du  monde  altérée  ;  elle 
ne  fit  qu'en  éprouver  un  besoin  plus  grand  de  recevoir 
souvent  la  sainte  eucharistie.  Cet  aliment  divin  ,  en  même 
temps  qu'il  augmentait  les  flammes  de  son  amour,  lui  ren- 
dait toujours  plus  douloureuse  aussi  cette  vie  qui  la  séparait 
de  son  bien -aimé;  de  sorte  que,  toutes  les  fois  qu'elle 
communiait,  elle  était  accablée  d'une  grande  tristesse. 
Cependant  elle  recevait  en  même  temps  d'ineffables  con- 
solations, qui  lui  étaient  non -seulement  le  désir,  mais 
encore  la  possibilité  de  prendre  aucune  nourriture  exté- 
rieure; et  lorsqu'elle  voulait  essayer  de  manger  quelque 
chose  elle  éprouvait  de  grandes  douleurs ,  et  ne  pouvait 
rien  garder.  Cette  disposition  extraordinaire  occupa  beau- 
coup ,  comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas ,  les  parents 
et  les  amis  de  la  sainte.  Ils  s'adressèrent  à  plusieurs  re- 
prises à  ses  confesseurs  ;  et  ceux  -  ci ,  ne  sachant  eux- 


206  LA    MYSTIQUE    REGLE    l'aITETIT    MTKITII'. 

mêmes  que  penser,  lui  ordonnèrent  plus  d'une  fois  de 
manger  quelque  chose;  mais  à  chaque  fois  elle  courut 
risque  de  la  vie.  Elle  essaya  de  temps  en  temps  de  se  mettre 
à  table  avec  les  autres ,  s'efTorçant  de  manger  comme  eux  ^ 
mais  à  peine  avait- elle  la  nourriture  dans  la  bouche  qu'elle 
était  obhgée  de  la  rejeter  avec  d'horribles  souffrances, 
qui  excitaient  la  compassion  de  tous  les  assistants.  Après 
bien  des  essais,  on  la  laissa  enfin  tranquille,  et  elle  ne 
prit  plus  que  de  l'eau  pure.  Devant  les  autres,  elle  attri- 
buait cette  disposition  extraordinaire  à  ses  péchés;  mais 
à  chaque  fois  aussi  qu'elle  recevait  l'eucharistie,  elle  y 
puisait  une  force  incroyable.  Souvent  la  vue  seule  de  la 
sainte  hostie ,  ou  même  d'un  prêtre  qui  avait  dit  la  messe 
le  matin,  produisait  en  elle  le  même  effet.  Et  plus  d'une 
fois,  lorsqu'elle  était  près  de  succomber  à  l'épuisement, 
on  la  vit  reprendre  subitement  ainsi  des  forces ,  et  accom- 
plir sans  fatigue  les  œuvres  de  charité  les  plus  pénibles. 
Sainte  Rose  de  Lima  imita  aussi  sous  ce  rapport  sainte 
Catherine,  qu'elle  avait  prise  pour  modèle.  Lorsqu'elle 
allait  à  la  communion,  elle  avait  la  figure  d'un  ange;  de 
sorte  que  le  prêtre  était  comme  frappé  de  stupeur.  Si  on 
lui  demandait  quel  effet  l'eucharistie  produisait  en  elle, 
elle  balbutiait,  disant  qu'elle  ne  trouvait  point  de  mots 
pour  exprimer  ce  qu'elle  pensait;  qu'au  reste  tout  ce  qu'elle 
pouvait  dire,  c'est  qu'elle  passait  alors  tout  entière  en 
Dieu,  et  qu'elle  était  inondée  d'une  telle  joie  que  rien 
dans  la  vie  ordinaire  ne  pouvait  lui  être  comparé.  Cette 
divine  nourriture  la  rassasiait  et  la  fortifiait  tellement 
que,  lorsqu'elle  revenait  de  l'église,  elle  marchait  d'un 
pas  ferme  et  agile,  tandis  que,  lorsqu'elle  y  allait  au  con- 
traire, elle  était  souvent  obligée  de  s'arrêter  pour  respirer, 


LA    MYSTIQUE    RÈGLE    l' APPÉTIT    NUTRITIF.  207 

tant  elle  était  épuisée  par  le  jeûne ,  les  veilles  et  les  mor- 
tifications. Ses  parents  s'apercevaient  facilement  alors  des 
effets  que  l'eucharistie  produisait  en  elle;  car,  à  peine 
revenue  chez  elle,  elle  entrait  dans  sa  chambre,  et  y  res- 
tait jusqu'à  la  nuit.  Et  lorsque  le  soir  on  l'engageait  à 
manger  quelque  chose ,  elle  répondait  qu'elle  était  telle- 
ment rassasiée  qu'il  lui  était  impossible  de  rien  prendre. 
Elle  passa  ainsi  une  fois  huit  jours  sans  manger  ;  et  toutes 
les  fois  que  le  saint  sacrement  était  exposé  aux  quarante 
heures,  elle  passait  tout  ce  temps  à  genoux  en  sa  pré- 
sence. 

Quand  on  demandait  à  la  bienheureuse  Liduine  d'où 
lui  venait  son  sang,  puisqu'elle  ne  mangeait  rien  :  «  D'où 
vient,  répondait -elle,  au  cep  sa  sève  au  printemps, 
puisque  l'hiver  il  sèche  et  dépérit?  »  Et  elle  ajouta  qu'elle 
puisait  plus  de  force  dans  une  bonne  méditation  que  d'au- 
tres dans  les  mets  les  plus  recherchés.  Sainte  Angèle  de 
Foligno  trouva  pendant  douze  ans  dans  l'eucharistie  des 
forces  suffisantes  pour  pouvoir  se  passer  de  toute  autre 
nourriture.  Il  en  fut  ainsi  de  sainte  Colombe  de  Rieti,  de 
Dominica  de  Paradis,  qui  ne  prenait  rien  autre  chose 
pendant  tout  le  carême;  de  l'évêque  saint  Mocdoc,  qui, 
une  fois  pendant  quarante  jours ,  vécut  seulement  de  la 
sainte  eucharistie,  et  qui,  après  ce  temps,  parut  à  ses 
disciples  plus  fort  qu'auparavant.  A  Norfolk ,  dans  le  nord 
de  l'Angleterre,  vivait  une  sainte  fille,  que  le  peuple  avait 
nommée  Jeanne  Maltes,  c'est-à-dire  sans  nourriture,  parce 
que,  pendant  quinze  ans,  elle  n'avait  pris  que  l'eucha- 
ristie. La  sœur  Louise  de  la  Résurrection,  en  Espagne, 
vécut  ainsi  pendant  plusieurs  années.  Il  en  fut  de  même 
de  sainte  Colette,  d'Hélène  Encelmine,  qui  rendait  par 


208  LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES. 

le  nez  toute  autre  nourriture  ;  des  abbés  Ebrulph  et  Fantin, 
de  Pierre  d'Alcantara  et  de  beaucoup  d'autres,  particu- 
lièrement chez  les  Pères  du  désert. 


CHAPITRE   VI 

Comment  la  mystique  règle  les  rapports  entre  la  veille  et  le  sommeil. 
Comment  elle  fait  supporter  avec  patience  les  maladies,  ou  inspire 
la  pensée  d'en  demander  à  Dieu  de  nouvelles.  Marie  Bagnésie.  Li- 
duine.  Colette  de  Gand.  Sainte  Rose. 

La  mystique  purgative  ne  règle  pas  seulement  l'instinct 
qui  porte  l'homme  à  chercher  la  nourriture  dont  il  a  besoin 
pour  vivre ,  mais  elle  soumet  encore  à  sa  discipline  une 
autre  nécessité  corporelle  non  moins  impérieuse,  à  savoir 
le  sommeil.  La  vie  de  l'homme  ici- bas  est  placée  entre  le 
moudre  spirituel  et  le  monde  physique.  Bien  plus,  l'homme 
réunit  en  soi  ces  deux  mondes  dans  l'àme  et  le  corps  dont 
son  être  se  compose.  Or,  de  même  que  le  monde  spirituel, 
relativement  au  monde  extérieur,  est  comme  le  jour,  et 
celui-ci  comme  la  nuit,  ainsi  notre  être  peut-il  être  consi- 
déré comme  étant  divisé  en  deux  parties,  un  côté  lumi- 
neux et  un  côté  ténébreux:  l'âme  est  le  premier,  et  le  se- 
cond consiste  dans  le  corps.  On  peut  donc  dire  en  un  certain 
sens  qu'il  fait  jour  en  nous  lorsque,  s' élevant  au-dessus 
du  corps  et  de  la  nature ,  notre  âme  entre  en  Dieu  et  dans 
le  monde  des  esprits  et  qu'elle  se  réchauffe  à  sa  lumière, 
tandis  qu'il  fait  nuit  chez  nous,  au  contraire,  lorsque  notre 
âme ,  se  détournant  du  monde  spirituel ,  descend  dans  le 
monde  visible.  On  peut  dire  encore  que,  sous  ce  rapport, 
l'état  de  l'homme  avant  la  chute  était  une  veille  continuelle, 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  209 

et  que  T homme  alors  marchait  toujours  à  la  lumière  du 
monde  spirituel,  tandis  que  depuis  le  péché,  son  œil  se 
fermant  à  cette  lumière  supérieure,  il  est  descendu  dans  le 
monde  inférieur,  qui,  comparé  au  premier,  est  comme  un 
monde  de  songes  et  d'illusions.  Or  la  mystique,  s' efforçant 
de  rétablir  autant  qu'il  est  possible  ici-bas  l'état  primitif  de 
l'homme,  doit  s'appliquera  faire  prédominer  en  lui  le  côté 
lumineux,  et  à  diminuer  autant  qu'il  est  possible  le  temps 
que  nous  sommes  obligés  de  donner  au  sommeil,  et  qui  est 
un  temps  perdu  pour  l'âme  et  les  fonctions  de  l'intelli- 
gence. 

Les  suites  de  cette  abstinence  d'un  autre  genre  sont  ana- 
logues à  celles  qui  résultent  d'un  jeûne  prolongé.  Les  forces 
vitales,  entretenues  dans  une  activité  continuelle,  surexci- 
tées d'ailleurs  par  le  travail  corporel,  doivent  à  la  longue, 
redoublant  d'énergie,  devenir  comme  des  flammes  dévo- 
rantes pour  l'organisme,  dont  elles  se  sont  en  quelque 
sorte  affranchies.  Tendues  par  un  effort  persévérant, 
qu'interrompt  rarement  l'apaisement  du  sommeil;  ne  se 
retirant  qu'à  de  longs  intervalles  dans  la  masse  du  corps 
pour  s'y  rafraîchir,  elles  doivent  acquérir  une  disposition 
habituelle  à  se  dégager  de  cette  masse,  qui  est  devenue  im- 
puissante à  les  contenir  et  à  les  satisfaire.  Le  système  ner- 
veux ,  de  son  côté ,  par  suite  de  la  même  cause,  se  dégage 
de  plus  en  plus  du  système  sanguin  qui  l'enveloppe  en 
quelque  sorte  et  lui  fait  équilibre.  L'àme,  affranchie  de 
cette  manière  du  poids  accablant  du  corps,  peut  se  mou- 
voir facilement  dans  toutes  les  directions,  et  s'élever  sans 
peine  dans  ces  régions  supérieures  qui  sont  sa  véritable 
patrie. 

La  mystique  peut  bien  aider  par  sa  discipline  l'homme 


210  LA    VIE    MYSTIQUE   DAKS    LES    MALADIES. 

intérieur  à  se  dégager  de  son  enveloppe  ;  mais  quand  elle 
obtient  ce  résultat^  c'est  presque  toujours  au  détriment  de 
r homme  extérieur.  En  effet,  la  santé  repose  sur  le  triple 
accord  de  la  vie  du  sang  avec  la  nature  extérieure^  de  la  vie 
des  nerfs  avec  la  nature  spirituelle,  et  enfin  de  l'esprit  avec 
la  nature.  Tous  ces  rapports  ont  depuis  le  péché  acquis  un 
certain  équilibre  dans  une  sorte  de  température  moyenne 
qu'ils  gardent  tant  bien  que  mal^  jusqu'à  ce  qu'une  force 
étrangère  vienne  le  rompre.  Or  la  vie  mystique  introduit 
l'homme  dans  des  régions  supérieures,  où  les  rapports  or- 
dinaires perdent  leur  valeur  ;  où ,  par  conséquent,  l'accord 
qui  existait  auparavant  ne  suffit  plus.  De  là  résulte  un  état 
de  maladie  ou  de  souffrance  qui  dure  jusqu'à  ce  qu'une 
harmonie  nouvelle  et  d'un  ordre  supérieur  se  soit  établie. 
Et  d'abord,  la  vie  du  sang  est  troublée  par  la  pauvreté  des 
matériaux  qui  doivent  l'entretenir.  La  vie,  ou  plutôt  l'âme 
qui  est  dans  le  sang,  est  comme  la  reine  dans  une  ruche  d'a- 
beilles :  c'est  elle  qui,  dans  l'économie  animale,  est  char- 
gée de  fournir  les  aliments  nécessaires.  Or  ces  aliments, 
il  faut  qu'elle  les  cherche  au  dehors,  et  que,  renouvelant 
le  sang  par  eux ,  elle  le  rende  propre  à  être  assimilé  par 
l'organisme.  Si,  par  une  cause  quelconque,  elle  ne  peut 
se  procurer  ces  matériaux  en  quantité  suffisante,  le  sang 
appauvri  est  contraint  de  se  tourner  contre  les  organes, 
pour  y  chercher  l'aliment  qui  lui  manque.  De  cette  lutte 
du  sang  contre  la  chair  résulte  une  guerre  générale  de 
tous  les  organes  les  uns  contre  les  autres ,  laquelle , 
commen(;ant  par  l'estomac,  s'étend  bientôt  à  l'organisme 
entier. 

La  privation  du  sommeil,  quand  elle  est  portée  à  un  cer- 
tain degré ,  produit  les  mêmes  désordres  dans  le  système 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  211 

nerveux.  L'àme^  toujours  active  et  éveillée,  est  obligée  de 
tenir  continuellement  en  mouvement  le  fluide  nerveux,  par 
le  moyen  duquel  elle  accomplit  ses  opérations.  La  flamme 
consume  sans  cesse  l'huile  de  la  vie;  et  jusqu'à  ce  qu'un 
nouvel  équilibre  se  soit  établi,  jusqu'à  ce  que  la  flamme  de 
la  vie  se  soit  clarifiée  et  que  l'huile  qui  l'entretient  se  soit 
éthérisée,  ce  manque  de  proportion  doit  produire  des  effets 
plus  ou  moins  fâcheux  ;,  qui  se  manifestent  au  dehors  par 
des  crampes  et  des  convulsions,  indice  certain  d'une  guerre 
terrible  entre  les  nerfs  et  les  muscles.  Le  renouvellement  et 
la  reproduction  des  matériaux  nécessaires  à  l'entretien  de 
la  vie  s'arrêtent  ou  sont  retardés.  L'homme,  il  est  vrai, 
puise  alors  dans  les  régions  supérieures  où  Dieu  l'a  intro- 
duit des  forces  qui  l'aident  à  soutenir  la  lutte.  Mais  comme 
la  nature  continue  toujours  de  faire  valoir  ses  droits,  ce 
combat  se  prolonge  souvent  jusqu'à  la  mort.  Et  dans  ces 
circonstances  il  ne  reste  à  l'homme  d'autre  parti  à  prendre 
que  d'accepter  volontairement  ses  souffrances,  ou  même 
d'en  demander  à  Dieu  de  nouvelles,  afin  qu'elles  puissent 
lui  servir  de  moyen  pour  discipliner  la  vie  intérieure.  On 
voit  par  là  combien  cet  état  est  différent  de  celui  des  hommes 
qui  vivent  de  la  vie  extérieure.  Chez  eux,  l'instinct  vital 
se  met  aussitôt  en  garde  contre  le  mal  physique  qui  essaie 
de  pénétrer  dans  leur  organisme,  et  commence  une  lutte 
sérieuse,  dont  les  conditions  sont  réglées  par  une  sorte 
de   gymnastique  instinctive  ,    et  dont  l'issue   est   d'une 
suprême  importance,  parce  qu'elle  doit  décider  de  la 
l)onne  disposition  du  corps  et  de  la  vie  physique. 

Celui-là  seul  vaut  quelque  chose  dans  le  monde  exté- 
rieur qui  sort  victorieux  de  ce  combat.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  chez  ceux  qui  veulent  se  préparer  à  une  vie  inté- 


212  LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES. 

rieure  et  recueillie  en  Dieu.  Ils  savent  que  tous  ces  maux 
sont  les  avant-coureurs  de  la  mort  que  nous  ne  pouvons 
éviter^  ou  plutôt  qu'ils  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  qu'une  sorte 
de  mort  répandue  çà  et  là  dans  la  vie  et  luttant  contre  elle. 
Lorsqu'ils  voient  la  maladie  approcher^  ils  ne  se  déconcer- 
tent point;,  car  ils  savent  qu'ils  ne  peuvent  se  dégager  des 
conditions  ordinaires  de  l'humanité,  pour  entrer  dans  de 
nouveaux  rapports,  que  par  la  lutte  et  les  contradictions. 
Loin  de  se  laisser  aller  à  l'impatience ,  ils  acceptent  leurs 
maux  comme  une  épreuve],  qui,  courageusement  sup- 
portée ,  hâtera  leurs  progrès  dans  les  voies  où  ils  se  sont 
proposé  de  marcher.  Ils  ne  se  laissent  point  guider  par  cet 
instinct  naturel  de  la  conservation,  qui  gît  au  fond  de  tous 
les  hommes;  car  ils  savent  qu'il  doit  être  discipliné  et 
dompté  comme  tous  les  autres.  La  lutte  chez  eux  a  pris 
une  autre  direction;  ce  n'est  pas  contre  le  monde  exté- 
rieur, mais  contre  eux-mêmes  qu'ils  combattent.  La 
guerre  qu'entreprennent  ces  héros  spirituels  est  bien  autre 
que  celle  qui  exerce  les  hommes  ordinaires.  Et  si,  chez 
ces  derniers,  l'effet  dramatique  est  plus  grand,  les  pre- 
miers sont  bien  dédommagés  par  les  avantages  que  leur 
procure  la  victoire.  Car  tout  leur  profite  dans  cette  lutte, 
les  pertes  aussi  bien  que  le  gain,  et  chaque  défaite  qui 
diminue  les  forces  du  corps  augmente  d'autant  celles  de 
l'âme  et  la  puissance  de  la  volonté. 

Parmi  le  grand  nombre  de  héros  qui  se  sont  distingués 
dans  cette  guerre  mystérieuse ,  et  qui  ont  su  trouver  la 
santé  spirituelle  dans  les  maladies  du  corps,,  nous  citerons 
d'abord  Marie  Bagnésie,  née  à  Florence  en  1514  ,  dont  la 
vie  a  été  écrite  par  Campi  de  Pontremoli,  moine  augustin, 
qui  avait  été  son  confesseur  pendant  vingt-deux  ans.  Ses 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  213 

parents  l'avaient  confiée  après  sa  naissance  à  une  pauvre 
nourrice ,  qui  n'avait  pas  osé  leur  dire  qu'elle  n'avait  point 
de  lait  ;  de  sorte  que  la  pauvre  petite  serait  morte  de  faim 
si  les  voisins  de  sa  nourrice  ne  lui  avaient  apporté  de  temps 
en  temps  un  œuf  pour  la  soutenir^  et  si  elle  n'avait  elle- 
même^  une  fois  devenue  plus  grande,  ramassé  par  terre  les 
miettes  de  pain  qu'elle  trouvait.  Elle  devint  bientôt  remar- 
quablement belle.  Elle  visitait  quelquefois  sa  sœur  aînée, 
qui  était  au  couvent.  Les  religieuses  lui  faisaient  chanter 
alors  les  petites  chansons  qu'elle  avait  apprises  par  cœur  : 
«  Chante,  Mariette,  lui  disaient-elles  après  lui  avoir  mis  un 
voile  sur  la  tête;  personne  ne  te  voit.  »  Et  elle  se  mettait 
aussitôt  à  chanter  d'une  voix  angélique,  qui  ravissait  tout 
le  monde.  Elle  se  sentit  dès  l'enfance  attirée  vers  la  vie  in- 
térieure, quoique  la  mauvaise  santé  de  sa  mère  la  forçât 
de  conduire  la  maison.  Et  lorsque,  étant  devenue  nubile, 
son  frère  lui  proposa  de  la  marier,  elle  fut  saisie  d'une 
telle  horreur  que  tout  son  sang  en  fut  bouleversé,  et  qu'elle 
contracta  à  l'instant  même  le  germe  d'une  maladie  qui  ne 
la  quitta  plus.  Son  père  employa  tous  les  moyens  pour  la 
guérir;  mais  les  remèdes  dont  il  avait  fait  usage  ne  firent 
qu'empirer  le  mal;  de  sorte  qu'on  dut  lui  administrer  l'ex- 
trême-onction.  Il  consulta  une  femme  de  Lombardie,  qui 
prescrivit  un  emplâtre  composé  de  sel  et  d'une  multitude 
d'ingrédients  très-actifs;  puis  on  étendit  l'emplâtre  sur  un 
drap,  dont  on  enveloppa  le  corps  nu  de  Marie.  On  fut 
bientôt  obhgé  de  l'ôter  à  demi  morte,  et  la  peau  resta  sur 
l'emplâtre;  de  sorte  qu'elle  était  tout  écorchée. 

Son  père,  espérant  lui  procurer  quelque  soulagement, 
lui  proposa  de  prendre  l'habit  de  Saint-Dominique  ;  et  elle 
fit  ses  vœux  comme  tertiaire.  Sa  joie  en  fut  si  grande 


214  LA    ME    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES. 

qu'elle  put  se  lever  de  son  lit,  et  parcourir  la  ville  pour 
aller  visiter  les  églises  et  les  couvents  au  milieu  d'un  grand 
concours  de  peuple  que  l'étonnement  et  l'admiration  ame- 
naient autour  d'elle.  Mais  ce  fut  la  dernière  fois  qu'elle 
sortit  pendant  sa  vie.  Quelques  jours  après  elle  se  remit 
au  lit  pour  ne  plus  se  relever  pendant  quarante-cinq  ans. 
Elle  souffrit  pendant  ce  temps  des  maux  de  toutes  sortes, 
des  fièvres  violentes,  un  mal  de  tète  continuel,  des  élance- 
ments dans  les  côtés,  et  un  asthme  si  violent  qu'elle  n'osait 
rester  la  nuit  sans  lumière,  et  qu'elle  était  près  d'étoufTer 
lorsque  celle-ci  s'éteignait.  Tantôt  elle  devenait  sourde, 
tantôt  muette.  Elle  souffrait  aussi  de  la  pierre;  en  un  mot 
il  n'y  eut  pas  un  seul  membre  de  son  corps  qui  n'eût  quel- 
que maladie  particulière  ;  et  on  fut  obligé  de  lui  donner 
r extrême-onction.  Mais  bientôt  son  état  offrit  certains  rap- 
ports avec  l'année  ecclésiastique.  Ordinairement,  chaque 
vendredi,  de  nouvelles  soutTrances  apparaissaient.  Il  en 
était  ainsi  de  la  semaine  sainte  et  du  temps  pascal,  de 
l'Ascension,  des  fêtes  de  la  sainte  Vierge  et  des  autres 
saints,  particulièrement  de  ceux  qu'elle  invoquait  comme 
ses  patrons.  Ceux  qui  vivaient  avec  elle  le  savaient  très- 
bien  ;  et  lorsqu'elle  se  trouvait  plus  mal  ils  se  disaient  : 
Ce  n'est  pas  étonnant,  telle  ou  telle  fêle  approche.  Mais 
plus  son  corps  était  abattu  dans  ces  occasions,  plus  elle 
se  sentait  fortifiée  et  consolée  dans  son  intérieur.  Sa  vie 
avec  cela  était  un  jeûne  continuel,  et  ce  qu'elle  mangeait 
aurait  à  peine  suffi  pour  nourrir  un  oiseau.  Deux  bou- 
chées de  pain,  quelques  baies  et  une  gorgée  d'eau  fai- 
saient tout  son  repas.  Quelquefois  elle  se  contentait  de 
mâcher  quelques  câpres,  ou  des  pépins  de  pomme,  ou 
un  peu  d'herbe^  ou  une  olive,  et  malgré  cela  elle  s' accu- 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  215 

sait  encore  de  gourmandise.  L'eucharistie  seule  la  forti- 
fiait; et  lorsqu'elle  était  obligée  de  s'en  passer  pendant 
deux  ou  trois  jours  ^  à  cause  de  quelque  médecine  qu'il 
lui  fallait  prendre ,  elle  devenait  tellement  faible  que  les 
médecins  craignaient  qu'elle  ne  mourût. 

Aux  maux  corporels  dont  elle  était  affligée  vinrent  se 
joindre  ceux  que  lui  firent  souffrir  les  hommes^  et  parti- 
culièrement une  servante  qui  était  depuis  vingt-quatre  ans 
dans  la  maison.  Si  Marie  pouvait  se  lever  un  instant,  elle 
se  mettait  aussitôt  à  la  tourmenter,  lui  commandant  tan- 
tôt ceci,  tantôt  cela.  Encore  bien  souvent,  la  pauvre  ma- 
lade devait-elle  deviner  à  moitié  les  ordres  qu'on  lui 
donnait.  Lorsque  cette  servante  impitoyable  rentrait, 
et  que  ses  ordres  n'avaient  pas  été  exécutés,  parce  que 
la  douleur  ou  la  faiblesse  n'avait  pas  permis  à  Marie 
de  le  faire,  elle  remplissait  la  maison  de  ses  cris,  mettait 
tout  sens  dessus  dessous,  et  devenait  d'autant  plus  fu- 
rieuse que  la  malade  cherchait  davantage  à  l'adoucir. 
D'autres  quelquefois  venaient  jusqu'à  son  lit  de  douleur,  et 
la  rendaient  témoin  de  la  haine  et  de  la  fureur  réciproque 
dont  ils  étaient  transportés;  jusqu'à  ce  que,  sortant  de  son 
lit  et  se  jetant  à  leurs  pieds,  elle  les  suppliât  de  se  récon- 
cilier. Ces  scènes  augmentaient  presque  toujours  son  mal; 
de  sorte  que  son  lit  tremblait  sous  elle ,  et  que  la  sonnette 
qui  était  au-dessus  de  sa  tête  était  mise  en  mouvemenL 
D'autres  \enaient  lui  confier  leur  désespoir,  afin  de  trouver 
auprès  d'elle  quelques  consolations.  Si  la  douleur  ou  fé- 
puisement  l'empêchait  de  parler,  elle  recevait  d  en  haut 
la  force  nécessaire;  et,  assise  dans  son  lit,  le  visage  en- 
flammé par  le  zèle  et  la  charité,  elle  parlait  comme  si  rien 
ne  lui  eut  manqué. 


216  LA    VIE    MYSTIQUE    DA^S    LES    MALADIES. 

Au  milieu  de  ces  souffrances  de  toute  sorte,  elle  gardait 
une  patience  et  une  résignation  admirables.  «  Si  je  ne 
souffre  pas  assez,  disait-elle  à  Dieu,  faites-moi  souffrir  da- 
vantage; mais  augmentez  aussi  en  moi  la  patience,  pour 
que  je  ne  vous  offense  pas.  »  Elle  avait  fait  vœu  d'obéis- 
sance à  son  confesseur.  Un  jour  qu'on  était  allé  le  chercher, 
parce  que  ses  douleurs  semblaient  intolérables ,  il  la  con- 
sola et  lui  dit  en  s'en  allant  :  «  Allons,  ma  sœur,  écoutez  et 
reposez-vous.  »  A  partir  de  ce  moment,  elle  resta  depuis  le 
soir  jusqu'au  matin  dans  la  même  position,  sans  bouger: 
de  sorte  que  ses  parents  furent  obligés  d'envoyer  chercher 
de  bonne  heure  le  confesseur,  pour  qu'il  lui  permît  de  se 
remuer.  Elle  avait  de  fréquentes  extases  :  on  la  vit  souvent 
élevée  au-dessus  de  son  lit.  Son  âme  semblait  alors  se  dis- 
soudre dans  les  larmes.  Elle  avait  soin  de  cacher  aux 
hommes  ses  ravissements ,  et  cherchait  à  les  faire  passer 
pour  des  défaillances.  Mais  ceux  qui  étaient  autour  d'elle 
savaient  bien  à  quoi  s'en  tenir;  car  dans  ses  évanouisse- 
ments elle  pâlissait,  tandis  que  dans  l'extase  elle  sem- 
blait fleurir  comme  une  rose.  Toujours  gaie  au  milieu  de 
ses  douleurs,  elle  ne  pouvait  souffrir  que  quelqu'un  de 
triste  l'approchât.  «Venez,  lui  disait-elle  alors;  qu'avez- 
vous?  Ne  soyez  pas  ainsi  :  donnez-vous  à  Jésus,  qui  est  la 
véritable  joie  des  âmes  ;  il  descendra  dans  votre  cœur  et 
vous  consolera.  »  Elle  avait  été  avertie  pendant  sa  vie  de 
chaque  mal  particulier  qui  devait  l'affliger;  sa  mort  lui  fut 
aussi  montrée  dans  une  vision ,  et  elle  l'accepta  avec  la 
même  résignation  qu'elle  avait  accepté  tous  ses  maux. 
Dans  sa  dernière  maladie,  un  ulcère  se  forma  dans  sa 
gorge,  et  l'empêcha  de  communier.  Mais  son  visage  de- 
meura toujours  aussi  serein  que  si  elle  eût  vu  le  ciel  ou- 


LA    VIK    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  '2[~ 

vert.  Elle  persévéra  dans  ses  dispositions  jusqu'à  la  fui  ;  et 
lorsque  déjà  le  pouls  cessait  de  battre,  et  que  son  confes- 
seur lui  mit  à  la  main  le  cierge  des  mourants ,  elle  ouvrit 
encore  une  fois  les  yeux;  et  l'expression  de  son  visage 
était  si  joyeuse  qu'elle  remplit  d'une  ineffable  allégresse  le 
cœur  de  tous  les  assistants.  (A.  S.  28  mai.) 

Nous  pouvons  ajouter  à  cet  exemple  celui  de  la  bienheu-  Liduine. 
reuse  Liduine.  Elle  avait  joui  d'une  santé  parfaite  jusqu'à 
l'âge  de  quinze  ans,  et  s'était  senti  jusque-là  peu  d'attraits 
pour  la  vie  intérieure  ;  mais  arrivée  à  cet  âge,  comme  elle 
était  allée  un  jour  sur  la  glace,  selon  la  coutume  des  jeunes 
filles  en  Hollande,  une  de  ses  compagnes,  passant  près 
d'elle  en  patinant,  chercha  à  s'appuyer  sur  elle  pour  éviter 
une  chute.  Liduine  fut  jetée  par  le  choc  contre  un  tas  de 
glace,  et  se  brisa  une  des  petites  côtes.  Il  se  forma  aussitôt 
un  ulcère  intérieur  qui  résista  à  tous  les  remèdes  ;  de  sorte 
qu'on  crut  qu'elle  allait  mourir.  Mais  un  jour,  s'étant  jetée 
dans  les  bras  de  son  père  par  un  mouvement  très-rapide,  * 
l'abcès  creva,  et  elle  répandit  par  la  bouche  une  grande 
quantité  de  pus.  A  partir  de  ce  moment,  elle  resta  infirme 
pendant  trente-trois  ans,  c'est-à-dire  jusqu'à  sa  mort.  Elle 
fut,  pendant  ce  temps,  accablée  d'une  foule  de  maladies 
diverses.  D'abord,  elle  fut  dans  l'impossibilité  de  se  mou- 
voir; et,  lorsqu'on  voulait  la  remuer,  il  fallait  lui  passer 
un  lien  sous  les  épaules,  pour  qu'elle  ne  se  défît  pas  quel- 
que membre.  De  1414  à  1421,  elle  resta  couchée  sur  le 
dos  sans  pouvoir  remuer,  si  ce  n'est  la  tête ,  l'épaule  et  le 
bras  gauche.  Elle  perdit  en  même  temps  beaucoup  de  sang 
par  la  bouche,  le  nez  et  les  oreilles,  et  souffrit  continuelle- 
ment d'une  fièvre  tierce  très-violente  qui,  après  avoir  brûlé 
ses  os  par  des  ardeurs  intolérables,  lui  causait  des  frissons 
I.  7 


218  LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES. 

non  moins  pénibles  ;  après  quoi  elle  tombait  dans  une  espèce 
de  syncope  où  elle  ne  pouvait  ni  parler  ni  entendre.  Trois 
ouvertures  s'étaient  formées  dans  son  corps,  et  par  elles 
sortaient  des  vers  d'une  couleur  verte  de  la  longueur 
d'un  pouce  et  gros  comme  un  fuseau.  Pour  les  attirer,  on 
plaçait  sur  ces  ouvertures  des  cataplasmes  de  farine  et 
de  miel. 

Bientôt  elle  fut  attaquée  d'une  hydropisie  qui  dura  dix- 
neuf  ans.  Elle  rejeta  peu  à  peu  le  foie  et  les  poumons.  Elle 
ne  pouvait  ni  boire,  ni  manger,  ni  dormir;  et  cependant 
on  ne  sentait  auprès  d'elle  aucune  mauvaise  odeur.  Elle 
était  continuellement  tourmentée  par  des  maux  de  tête  et 
de  dents  très-violents.  Les  deux  moitiés  de  son  corps  sem- 
blaient vouloir  se  détacher.  Elle  avait  au  front  une  fente 
qui  allait  jusqu'au  milieu  du  nez;  il  en  était  de  même  pour 
la  lèvre  inférieure  et  le  menton,  et  ces  deux  fentes  étaient 
toujours  arrosées  de  sang.  Elle  ne  voyait  point  de  l'œil 
droit,  et  l'œil  gauche  était  si  délicat  qu'il  ne  pouvait  sup- 
porter la  lumière,  ni  le  jour  ni  la  nuit.  Il  n'était  pas  un 
membre  dans  son  corps  qui  ne  fût  touraienté  de  quelque 
mal.  Et  lorsque  la  peste  éclata  à  Schiedam,  elle  en  fut  atta- 
quée elle-même  et  en  souffrit  pendant  longtemps. 

Au  milieu  de  toutes  ces  infirmités,  elle  conserva  toujours 
sa  mémoire  et  toute  la  force  de  son  esprit,  de  sorte  qu'elle 
pouvait  consoler  tous  ceux  qui  venaient  la  voir,  leur  donner 
secours  et  conseils,  môme  dans  leurs  maladies  corporelles. 
Elle  était  dans  la  plus  profonde  indigence.  Elle  avait  pour 
demeure  une  chambre  étroile  et  obscure,  et  pour  lit  de  la 
paille,  et  môme  pendant  trois  ans  elle  coucha  sur  une 
planche.  C'est  en  cet  état  que  la  trouva  l'hiver  épouvan- 
table de  l'an  1408,  où  les  poissons  gelèrent  dans  l'eau.  Bien 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  219 

souvent,  pendant  ce  temps,  on  la  trouva  roidie  par  le  froid 
dans  son  lit.  Ses  membres  étaient  tout  noirs,  ses  larmes 
étaient  gelées  dans  ses  yeux,  et  il  fallait  le  matin  les  dége- 
ler avec  de  l'eau  chaude;  de  sorte  que  sa  vie  était  un  vé- 
ritable miracle.  Les  riches  l'avaient  complètement  oubliée. 
Beaucoup  la  regardaient  comme  folle ,  et  se  moquaient  de 
ses  ravissements.  Pour  elle,  elle  avait  vendu  tout  ce  que 
ses  parents  lui  avaient  laissé,  pour  en  distribuer  le  prix  aux 
pauvres  ;  de  sorte  qu'elle  était  réduite  à  un  dénûment  com- 
plet. Malgré  cela,  elle  trouvait  encore  le  moyen  de  donner 
à  de  plus  pauvres  qu'elle  les  aumônes  qu'elle  recevait;  et 
elle  remerciait  Dieu  alors  de  l'avoir  mise  en  état  de  se- 
courir les  malheureux.  Au  milieu  de  toutes  ses  misères, 
elle  avait  le  courage  de  demander  à  Dieu  de  nouvelles 
souffrances,  et  pour  son  propre  bien  et  pour  celui  des 
autres,  et  sa  prière  fut  plus  d'une  fois  exaucée.  Ainsi, 
en  1425,  elle  aperçut  dans  une  vision  la  couronne  qu'elle 
devait  recevoir  après  sa  mort  ;  mais  il  y  manquait  encore 
quelque  chose.  Elle  pria  donc  le  Seigneur  de  lui  permettre 
de  marcher  sur  ses  traces ,  et  de  la  laisser  ensuite  fouler 
aux  pieds,  s'il  le  voulait.  Il  lui  arriva  comme  elle  l'avait 
désiré. 

Phihppe,  duc  de  Bourgogne,  étant  entré  en  Hollande 
avec  une  armée  de  Picards,  vint  à  Schiedam,  où  il  fut  reçu 
avec  honneur  par  la  bourgeoisie  de  cette  ville.  Quelques 
personnes  de  sa  cour,  entre  autres  un  médecin  et  un  chi- 
rurgien, prirent  fantaisie  d'aller  voir  Liduine,  dont  ils 
avaient  entendu  parler.  Ils  s'adressèrent  donc  au  curé,  et 
le  prièrent  de  les  conduire  chez  elle.  Celui-ci,  ne  soupçon- 
nant point  leurs  desseins,  y  consentit.  Mais  lorsqu'ils  furent 
arrivés,  comme  il  voulait  empêcher  d'entrer  les  dômes- 


220  LA    VIE    MYSTIQUE    DA^S    LES    MALADIES. 

tiques  qui  insistaient  avec  grand  bruit  pour  être  admis,  ils 
répondirent  à  ces  démonstrations  par  des  coups  et  des  in- 
jures. Ces  barbareS;,  une  fois  entrés,  allumèrent  un  cierge, 
tirèrent  les  rideaux  du  lit  de  Liduine ,  et  même  la  couver- 
ture ;  de  sorte  que  le  corps  de  la  malade  fut  ainsi  exposé  à 
leurs  regards.  Une  petite  nièce  qu'elle  avait  souvent  avec 
elle,  voulant  s'opposer  à  cette  inconvenance,  fut  jetée 
contre  le  lit,  et  resta  boiteuse  le  reste  de  ses  jours.  Ils  acca- 
blèrent alors  la  malade  de  toutes  sortes  d'affronts,  palpèrent 
son  corps  et  le  percèrent  en  trois  endroits  avec  leurs  épées, 
et,  comme  elle  était  hydropique,  il  en  sortit  beaucoup  de 
sang.  Puis  i-ls  s'en  allèrent  après  avoir  essuyé  le  sang  de 
leurs  mains.  Liduine  avait  tout  souffert  avec  patience  ;  mais 
un  plus  fort  qu'elle  s'était  chargé  de  la  venger.  Les  quatre 
scélérats  moururent  tous  de  mort  violente  dans  le  même 
hiver  en  divers  lieux. 
S»«  Colette       Nous  pouvons  ajouter  à  ces  deux  noms  celui  de  sainte 
de  Gand.   (^Qiette  de  Gand.  Elle  avait  cela  de  particuHer  que  c'était 
la  nuit  que  ses  souffrances  la  prenaient  :  elles  duraient  jus- 
qu'au matin,  ou  souvent  jusqu'à  midi;  elles  redoublaient 
le  dimanche,  commençaient  la  veille  au  soir,  et  duraient 
quelquefois  jusqu'aux  matines  du  lundi.  Il  en  était  de 
même  de  toutes  les  fêtes,  de  celles  de  Noël,  de  Pâques  et 
de  Pentecôte,  où  ses  douleurs  augmentaient  d'intensité 
et  de  durée,  selon  la  solennité  de  la  fête.  Ce  qu'il  y  avait 
de  surnaturel  dans  ses  états  se  trahit  en  ce  que ,  au  miheu 
même  de  ses  plus  grandes  douleurs,  si  elle  recevait  une 
visite  qu'elle  ne  pouvait  refuser,  elles  disparaissaient  à 
l'instant  même  pendant  tout  le  temps  que  durait  l'entre- 
tien, et  elle  en  gardait  à  peine  un  souvenir.  Mais  elle  payait 
cher  ces  moments  de  répit;  car  à  peine  la  visite  était-elle 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  221 

finie  que  ses  douleurs  revenaient  plus  violentes  qu'aupa- 
ravant; de  sorte  que  souvent  elle  vomissait  le  sang.  Elle 
souffrait  aux  fêtes  des  martyrs  les  mêmes  supplices  qu'ils 
avaient  endurés  ;  et  il  ne  se  passait  point  de  semaine  où  elle 
n'eût  àrenouveler  ainsi  dans  son  propre  corpsl'histoired'un 
ou  de  deux  martyrs.  Le  jour  de  la  Saint-Laurent,  elle  était 
brûlée  dans  le  feu  ;  elle  était  écorchée  avec  saint  Barthélémy, 
et  crucifiée  avec  saint  Pierre.  Il  lui  semblait  quelquefois 
que  ses  yeux  étaient  dévorés  par  des  charbons  ardents ,  et 
d'autres  fois  que  tous  ses  membres  étaient  brisés  par  des 
barres  de  fer.  Souvent  aussi  il  lui  semblait  qu'elle  avait 
dans  les  yeux  deux  lampes  brûlantes  qui  se  remuaient  à 
chaque  mouvement  qu'elle  faisait.  Une  autre  fois,  sa  langue 
rentrait  dans  le  gosier,  de  sorte  qu'elle  pouvait  à  peine 
respirer.  Il  est  vrai  qu'elle  était  alors  consolée  par  des  es- 
prits invisibles;  mais,  malgré  cela,  elle  avait  coutume  de 
dire  à  son  confesseur  :  «  Le  combat  des  martyrs  qui  sont 
glorifiés  maintenant  dans  le  ciel  a  été  facile,  car  il  durait 
peu.  »  Mais  son  martyre  à  elle  dura  cinquante  années  en- 
tières. (A.  S.,  6  mart.) 

Quelquefois  la  souffrance  semble  faire  un  dernier  effort  s»"  Rose, 
sur  les  limites  de  cette  vie,  afin  d'achever  de  purifier  les 
âmes  que  Dieu  veut  glorifier.  Il  en  fut  ainsi  pour  sainte 
Rose  de  Lima.  Après  avoir  beaucoup  souffert  pendant 
trente  et  un  ans ,  se  trouvant  en  parfaite  santé ,  elle  dit  un 
jour  à  son  amie,  la  femme  de  Gonzalve  :  «  Savez-vous,  ma 
mère,  que  dans  quatre  mois  je  m'en  irai  de  ce  monde?  Mais 
les  souffrances  de  ma  dernière  maladie  seront  terribles, 
et  la  plus  grande  de  toutes  sera  une  soif  inextinguible.  Ne 
m'abandonnez  donc  pas  alors,  je  vous  en  supplie,  et  ne  re- 
fusez pas  à  mon  palais  desséché  et  à  mes  entrailles  em- 


222  LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES. 

brasées  le  rafraîchissement  dont  j'aurai  besoin.  »  Elle  ve- 
nait, en  effet,  d'avoir  une  vision  où  il  lui  avait  été  prédit  que 
les  douleurs  qui  lui  étaient  réservées  surpasseraient  de  beau- 
coup tout  ce  qu'elle  avait  souffert  jusque-là;  que  chaque 
membre  de  son  corps  épuisé  aurait  son  supplice  particulier, 
qu'elle  endurerait  la  même  soif  que  le  Sauveur  avait  souf- 
ferte sur  la  croix,  et  que  ses  os  seraient  pénétrés  jusqu'à  la 
moelle  d'ardeurs  intolérables.  Trois  jours  avant  l'époque 
qui  lui  avait  été  fixée,  elle  voulut  visiter  encore  une  fois  le 
petit  oratoire  qui  était  dans  le  jardin  de  ses  parents,  et  qui 
lui  était  devenu  si  cher.  Là,  croyant  être  seule,  elle  chanta 
son  chant  du  cygne  avec  une  voix  d'une  inexprimable  dou- 
ceur, et  dans  des  paroles  d'un  rhythme  admirable  recom- 
manda sa  mère  à  la  protection  du  Ciel;  de  sorte  que  celle-ci, 
qui  écoutait  en  secret,  ressentit  comme  un  frisson  jusqu'au 
fond  de  son  être.  La  veille  du  l^raoût,  elle  s'était  couchée 
très -bien  portante  encore;  mais,  à  minuit,  on  l'entendit 
pousser  des  plaintes  lamentables.  Son  amie  et  ses  parents, 
étant  accourus,  la  trouvèrent  étendue  par  terre,  les  mem- 
bres roides  et  immobiles.  Sa  respiration  haletante  et  un 
faible  reste  de  voix  annonçaient  seuls  qu'il  y  avait  encore 
en  elle  une  étincelle  de  vie.  On  lui  demanda  ce  qu'elle 
avait;  elle  put  à  peine  répondre  avec  des  paroles  entrecou- 
pées qu'elle  n'avait  aucun  mal  particulier,  mais  qu'elle 
sentait  que  la  mort  s'était  emparée  de  ses  entrailles.  On  lui 
demanda  si  elle  voulait  le  médecin  :  Le  médecin  céleste, 
répondit-elle.  On  la  mit  au  lit;  mais  elle  ne  pouvait  ni  se 
remuer  ni  rester  tranquille.  De  son  front  pâle  coulait  une 
sueur  froide ,  son  souffle  semblait  comprimé  par  un  poids 
accablant.  Toutes  ses  artères  luttaient  de  vitesse  dans 
leurs  mouvements.  De  temps  en  temps,  son  corps  presque 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  223 

vide  de  sang  s'enflait,  et  était  ébranlé  par  d'affreuses  con- 
vulsions, et  elle  ne  paraissait  trouver  de  soulagement  qu'en 
prononçant  doucement  le  nom  de  Jésus.  Le  matin,  les 
médecins  furent  effrayés  de  l'état  de  la  malade ,  et  décla- 
rèrent que  ses  souffrances  dépassaient  l'ordre  naturel  et  le 
cercle  de  leur  art. 

Un  de  ses  confesseurs  l'engagea  à  découvrir  au  médecin 
ce  qu'elle  souffrait;  et,  comme  elle  hésitait,  il  le  lui  or- 
donna en  vertu  de  la  sainte  obéissance.  Elle  recueillit  ses 
forces  :  «  Je  sais  que  je  mérite  ce  que  je  souffre ,  dit-elle; 
((  mais  je  ne  savais  pas  que  tant  de  souffrances  pussent 
«  accabler  le  corps  humain,  et  se  partager  ainsi  entre  tous 
«  ses  membres.  11  me  semble  qu'une  boule  de  fer  rougie 
«  au  feu  me  traverse  les  tempes,  qu'une  pique  embrasée 
«  me  va  de  la  tête  aux  pieds,  et  qu'un  poignard  brûlant 
«  allant  de  droite  à  gauche  me  perce  le  cœur,  tandis  que 
«  ma  tête  est  comme  serrée  par  un  casque  tout  en  feu , 
ft  et  frappée  continuellement  de  coups  de  marteau.  Mes 
«  os  tombent  lentement  en  poussière;  leur  moelle  est 
«  desséchée  et  s'en  va  en  cendre,  tandis  que  de  temps  en 
((  temps  un  froid  aigu  me  pénètre  toutes  les  fibres.  Chaque 
«  articulation  souffre  un  supplice  particulier,  pour  lequel 
«  je  ne  trouve  aucun  nom  ni  aucune  comparaison.  Une 
«  seule  chose  m'est  évidente  ,  c'est  qu'avec  tout  cela 
«  j'avance  peu  à  peu  vers  le  terme  de  ma  vie.  Mes  souf- 
«  frances  doivent  durer  encore  plusieurs  jours;  et  ce  qui 
((  m'afflige,  c'est  d'être  à  charge  plus  longtemps  que  je 
«  ne  voudrais  à  ceux  qui  m'entourent.  Au  reste,  que  Dieu 
«  accomplisse  en  moi  sa  sainte  volonté  ;  je  ne  refuse  ni  la 
«  mort  ni  ces  douleurs ,  plus  cruelles  que  la  mort  même.  » 
Les  médecins  furent  frappés  de  cette  déclaration.  Ils  ne 


224  LA    ME    MVSTIQUK    DANS    LES    .MALADIES. 

pouvaient  douter  de  la  vérité  des  paroles  de  Rose  ;  et  ce- 
pendant aucun  signe  ne  trahissait  un  mal  mortel ,  et  le 
pouls  n'annonçait  point  de  lièvre.  La  vierge  avait  toute- 
fois déjà  confié  à  son  confesseur  que  les  médecins  s'eflbr- 
çaient  en  vain  de  connaître  la  nature  de  sa  maladie,  qu'il 
n'y  avait  de  remède  que  la  patience  ;  et  elle  le  pria  qu'on 
la  laissât  tranquille  pendant  quelques  jours. 

Elle  passa  le  6  août,  jour  de  la  Transfiguration,  non 
sur  le  Thabor,  mais  sur  le  Calvaire.   D'autres  souffrances 
naturelles   vinrent   s'ajouter    à    celles   qui   l'accablaient 
déjà.  Et  d'abord,  tout  le  côté  gauche  de  son  corps  fut 
paralysé,  et  elle  ne  pouvait  se  servir  que  de  sa  langue. 
Elle  ne  sentait  la  présence  de  ses  membres  que  par  leur 
poids.  Elle  fut  ensuite  attaquée  d'une  péripneumonie,  puis 
d'un  asthme,  d'une  sciatique,  puis  d'une  colique  atTreuse, 
d'une  goutte  au  pied  droit,  et  enfin  d'une  fièvre  inflam- 
matoire continue.  Au  miUeu  de  tous  ces  suppUces,  elle 
conserva  le  calme  et  la  confiance.  Elle  soupirait  quelque- 
fois ,  mais  sans  se  plaindre  ;  elle  demandait  même  de  souf- 
frir davantage  encore ,  et  plaisanta  une  fois  sur  son  état. 
Elle  n'avait  demandé  qu'une  chose  à  Dieu,  c'est  que  les 
douleurs  dont  elle  soutirait  à  la  tête  ne  lui  ôtassent  pas 
l'usage  de  la  raison,  ce  en  quoi   elle    fut  exaucée.   La 
soif  vint  s'ajouter  à  tous  ces  maux  ,  et  leur  donner  un 
nouvel  aiguillon.  Elle  regarde  alors  d'un  œil  voilé  par  les 
larmes  son  amie,  lui  demandant  un  peu  d'eau,  et  disant 
que  du  fiel  et  du  vinaigre  lui  paraîtraient  doux ,  si  elle 
en  pouvait  avoir.  Mais  son  amie  refusa  de  lui  en  donner, 
parce  que  les  médecins  l'avaient  défendu.  Rose  lui  rap- 
pela la  promesse  qu'elle  lui  avait  faite  quatre  mois  aupa- 
ravant. Mais  son  amie  persista  dans  son  refus;  et  il  ne 


LA    VIE    MYSTIQUE    DANS    LES    MALADIES.  223 

lui  resta  plus  qu'à  s'écrier  comme  le  Sauveur  :  J'ai  soif. 
Cependant  les  signes  de  la  mort  se  déclarèrent,  et  on  lui 
administra  les  derniers  sacrements.  Elle  eut  encore  assez 
de  force  pour  faire  une  ct)nfession  générale  de  toute  sa  vie. 
Lorsqu'elle  apprit  qu'on  lui  apportait  le  saint  viatique , 
elle  sembla  se  reprendre  à  la  vie  ;  et,  incapable  de  contenir 
sa  joie^  elle  tomba  dans  une  profonde  extase,  pendant 
laquelle  cependant ,  au  grand  étonnement  des  assistants, 
elle  put  répondre  au  prêtre  qui  lui  présentait  l'hostie. 
Lorsqu'elle  l'eut  reçue,  elle  resta  pâle  et  sans  mouvement; 
et  son  confesseur  fut  obligé  de  la  rappeler  à  elle-même 
pour  s'assurer  qu'elle  l'avait  avalée.  Elle  reçut  l'extrême- 
onction  avec  une  grande  joie,  comme  si  elle  allait  au 
triomphe,  et  non  à  la  mort.  On  voyait  qu'à  mesure  que  son 
corps  affaibli  approchait  de  sa  dissolution ,  son  âme  deve- 
nait plus  forte  et  plus  joyeuse.  Les  ravissements  devinrent 
aussi  plus  fréquents  et  plus  doux;  et  quelques  heures 
avant  sa  mort,  revenant  d'une  de  ses  extases,  elle  dit  à  son 
confesseur  qu'elle  regrettait  d'avoir  si  peu  de  temps  de 
reste,  parce  qu'elle  aurait  pu  lui  raconter  des  choses  inef- 
fables de  l'éternité  et  de  la  bonté  de  Dieu.  Elle  prit  ensuite 
congé  de  la  manière  la  plus  touchante  de  tous  ceux  qu'elle 
aimait,  et  mourut  le  jour  de  la  Saint-Barthélémy,  à  minuit, 
avec  une  pleine  connaissance,  sans  manifester  la  moindre 
crainte,  les  yeux  levés  vers  le  ciel,  et  en  prononçant  ces 
paroles  :  Jésus,  Jésus,  Jésus,  soyez  avec  moi. 


226  DES    MORTIFICATIONS. 

CHAPITRE   VII 

Comment  la  mystique  purifie  et  discipliuc  la  vie  moyenne.  Des  péni- 
tences et  des  mortifications.  Suso.  Sainte  Rose,  Saint  Dominique 
l'Encuirassé.  François  de  la  Croix.  Françoise  du  Saint-Sacrement. 

La  mystique,  après  avoir  discipliné  la  vie  inférieure, 
s'attache  à  la  partie  moyenne  de  l'homme,  à  cette  partie 
où  convergent  en  quelque  sorte  les  rayons  des  deux  autres 
parties,  entre  lesquelles  elle  est  située.  Les  instincts  or- 
ganiques une  fois  réglés  ,  elle  attaque  les  penchants  et  les 
inclinations  de  l'appétit  concupiscible  et  irascible,  et 
cherche  à  s'emparer  de  tous  leurs  mouvements,  compri- 
mant les  instincts  qui  veulent  éclater  d'une  manière  vio- 
lente, étouffant  ceux  qui  ne  veulent  connaître  aucune 
mesure,  mettant  un  frein  à  ceux  qui  veulent  aller  trop  vite, 
et  éperonnant  au  contraire  ceux  qui  marchent  trop  lente- 
ment; recueillant  ceux  qui  sont  dispersés,  assouplissant 
ceux  qui  sont  indociles,  rabaissant  ceux  qui  veulent  s'éle- 
ver, élevant  ceux  qui  se  tiennent  trop  bas,  et  exerçant 
sur  tous  la  surveillance  la  plus  sévère.  Elle  se  sert  pour 
cela  des  mêmes  moyens  dont  elle  s'est  servie  pour  assujettir 
les  instincts  de  la  vie  inférieure.  Ces  moyens  sont  de  deux 
sortes  :  les  uns  volontaires,  tels  que  les  mortifications  et 
les  pénitences  ;  tandis  que  les  autres  sont  l'effet  de  quelque 
disposition  particulière  de  la  providence.  Nous  étudierons 
dans  ce  chapitre  les  premiers. 

La  mystique,  à  son  premier  degré,  a  cherché  à  dégager, 
autant  que  cela  peut  se  faire ,  la  vie  organique  des  liens 
(]ui  la  tenaient  comme  enfermée  dans  le  cercle  de  la  nature, 
qu'elle  devait  au  contraire ,  avant  la  chute  ^  contenir  et 


DES    MORTIFICATIONS.  227 

dominer.  Elle  a  obtenu  ce  résultat  par  l'abstinence,  en 
réduisant  au  plus  strict  nécessaire  les  matériaux  indis- 
pensables à  l'entretien  du  corps ,  et  de  plus  en  tenant  tou- 
jours éveillée  et  tendue ,  par  la  privation  du  sommeil,  la 
force  vitale  cachée  au  dedans  ;  de  sorte  que  celle-ci,  devenue 
plus  élastique,  plus  électrique,  et  s' arrachant,  pour  ainsi 
dire,  à  ses  organes  devenus  eux-mêmes  plus  déliés,  a  repris 
ainsi  en  partie  l'empire  qu'elle  devait  à  l'origine  exercer 
sur  eux  et  sur  elle-même.  Les  puissances  de  cette  région 
inférieure  se  sont  ainsi  rapprochées  de  celles  de  la  région 
moyenne  de  l'homme ,  de  même  que  ses  organes,  prenant 
un  caractère  plus  nerveux ,  se  sont  rapprochés  aussi  des 
organes  qui  servent  aux  opérations  de  l'âme.  Mais  ceux- 
ci  sont  eux-mêmes  captifs  et  grossiers  encore,  jusqu'à 
ce  que  la  vie  ascétique  les  ait  disciphnés.  Il  s'agit  de  les 
convertir  à  leur  tour,  et  de  leur  imprimer  une  autre  direc- 
tion que  celle  qu'ils  ont  prise  jusque-là.  Se  détournant  de 
leur  but  primitif,  ils  se  sont  laissé  égarer  par  les  objets 
extérieurs  qui  flattent  les  sens.  Il  faut  donc  les  accoutumer 
maintenant  à  mépriser  ces  plaisirs  bas  et  sensibles,  et  à 
aimer  ce  qui  déplaît  aux  sens.  Par  cet  exercice,  je  dirais 
presque  par  cette  gymnastique ,  continuée  pendant  long- 
temps ,  les  courants  des  affections  humaines  changent  peu 
à  peu  de  direction ,  de  même  que  les  pôles  de  l'aimant  le 
plus  fort  par  un  frottement  répété.  Et,  comme  cet  exercice 
brise  et  fait  mourir  la  puissance  des  appétits  dans  les  ré- 
gions inférieures  oii  ils  se  sont  tenus  jusque-là,  pour  les 
faire  revivre  dans  un  domaine  plus  élevé ,  on  l'appelle  du 
jiom  de  mortification.  Les  vies  des  saints  sont  remplies  du 
récit  de  ces  mortifiations  ;  nous  nous  contenterons  d'en 
citer  ici  quelques  exemples. 


228  ors  MORTIFICATlo^s. 

Suso  nous  raconte^  avec  le  langage  naïf  de  son  temps, 
comment  il  châtiait  sa  nature  vive  et  impétueuse,  et  quelles 
ruses  il  inventait  pour  soumettre  le  corps  à  l'esprit.  Il  por- 
tait une  chemise  de  crin  et  une  chaîne  de  fer,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  le  sang  qui  coulait  de  son  corps  le  força  d'ôter  l'une 
et  l'autre.  Il  se  fit  faire  ensuite  un  vêtement  composé  de 
cent  cinquante  épingles  pointues ,  dont  les  pointes  étaient 
tournées  en  dedans,  et  qui  étaient  attachées  à  des  courroies. 
Il  le  portait  la  nuit  même,  par  le  plus  grand  froid  ou  par  la 
plus  grande  chaleur.  Puis  il  se  fit  une  croix  de  bois  de  la 
longueur  d'une  palme,  et  large  dans  la  même  proportion.  Il 
y  enfonça  trente  clous  dont  les  pointes  ressortaient  ;  puis  il 
se  la  mit  sur  le  dos  nu  entre  les  épaules,  et  la  porta  ainsi 
jour  et  nuit  pendant  dix- huit  ans.  A  chaque  mouvement 
qu'il  faisait,  ou  quand  il  se  couchait  le  soir,  il  devenait  tout 
ensanglanté  ;  et  la  douleur  était  si  grande  qu'au  commen- 
cement sa  nature  délicate  en  fut  épouvantée.  Il  n'avait  be- 
soin que  de  frapper  cette  croix  avec  le  poing  quand  il  vou- 
lait se  donner  une  discipline  plus  forte.  Pour  qu'il  ne  pût 
la  nuit  s'aider  sans  le  vouloir,  il  s'était  fait  faire  un  gant 
de  cuir,  auquel  étaient  attachées  partout  des  pointes  de 
laiton ,  qui  le  blessaient  toutes  les  fois  qu'il  portait  la  main 
quelque  part  pour  s'aider.  Il  endura  ce  supplice  pendant 
seize  ans,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  parvenu  à  briser  sa  nature. 
Un  ange  lui  apparut  alors  dans  une  vision  ,  et  lui  annonça 
que  Dieu  ne  voulait  pas  qu'il  continuât  plus  longtemps. 
Sa  couche  était  une  vieille  porte  de  rebut,  sur  laquelle 
il  étendait  une  nappe  de  jonc  très-mince,  qui  n'allait  que 
jusqu'aux  genoux.  Le  jour,  il  s'enveloppait  dans  un  man- 
teau grossier,  mais  qui  était  aussi  trop  court;  de  sorte 
que  les  pieds  lui  gelaient  quand  il  voulait  les  étendre.  Ses 


DES    MORTIFICATIOISS.  229 

disciplines  étaient  fréquentes  et  terribles.  11  n'accordait  à 
son  corps  aucune  satisfaction ,  ni  pour  la  température ,  ni 
pour  le  boire ^  ni  pour  le  manger.  Souvent  il  était  dévoré 
d'une  telle  soif  que  ;,  lorsqu'après  compiles  le  prieur  jetait, 
selon  la  coutume,  de  l'eau  bénite  sur  les  frères ,  il  ouvrait 
la  bouche  vers  le  goupillon,  pour  qu'une  goutte  d'eau 
vînt  rafraîchir  sa  langue  embrasée. 

Sainte  Rose  de  Lima  l'emporta  encore  sur  lui  par  les  S'«  Rose. 
inventions  qu'elle  sut  trouver  pour  châtier  son  corps. 
Lorsqu'elle  prit  l'habit  de  Saint-Dominique,  elle  se  fit  avec 
des  chaînes  une  discipline ,  dont  elle  se  frappait  sans  misé- 
ricorde, de  sorte  que  chaque  coup  atteignît  une  autre  partie 
du  corps.  Cette  mortification  lui  ayant  été  interdite,  elle  se 
ceignit  les  reins  d'une  triple  chaîne  de  fer,  dont  elle  fixa  les 
deux  bouts  avec  un  cadenas;  puis,  après  favoir  fermée,  elle 
jeta  la  clef.  La  peau  fut  bientôt  enlevée,  et  la  chaîne  s'en- 
fonça si  avant  dans  la  chair  qu'elle  disparut  presque  entiè- 
rement, et  pénétra  jusqu'aux  nerfs  de  cette  région.  Aussi 
ressentit-elle  une  nuit  une  douleur  très-violente  aux  han- 
ches; et  comme  elle  ne  pouvait  ouvrir  la  chaîne,  parce 
qu'elle  n'avait  pas  la  clef,  elle  crut  qu'elle  allait  mourir. 
Après  de  longs  et  vains  efforts,  elle  eut  recours  à  la  prière 
qui  ouvre  les  cieux.  Le  cadenas  s'ouvrit  aussitôt  de  lui- 
même  ,  et  la  chaîne  céda  ;  mais  il  fallut  de  grands  efforts 
pour  l'arracher  des  chairs ,  de  sorte  que  la  peau  y  resta  at- 
tachée et  que  le  sang  coula  en  abondance.  Lorsque  la  plaie 
fut  guérie,  elle  reprit  sa  ceinture;  mais  son  confesseur  la 
força  à  la  lui  remettre.  Elle  porta  aussi  pendant  plusieurs 
années  un  cilice  fait  avec  des  crins  de  cheval  et  garni  de 
pointes;  mais  on  le  lui  ôta  aussi.  A  peine  sortie  de  l'en- 
fance ,  elle  s'était  fait  une  couronne  d'étain  ,  garnie  inté- 


230  des;  mortificatioiss. 

rieurement  de  pointes^  et  qu'elle  porta  longtemps  en  secret 
sur  sa  tête.  Puis,  les  dix  dernières  années  de  sa  vie,  elle 
en  porta  une  autre  composée  d'un  cercle  d'argent,  garni 
intérieurement  de  quatre-vingt-dix-neuf  pointes,  formant 
trois  lignes,  et  placées  en  cercle.  Elle  la  portait  en  secret 
sous  son  voile;  de  sorte  qu'au  moindre  mouvement  qu'elle 
taisait  les  pointes  entraient  dans  sa  tête,  et  qu'elle  finit 
par  ne  presque  plus  pouvoir  parler  sans  douleur,  bien  moins 
encore  tousser  ou  éternuer.  Lorsqu'elle  était  tentée,  elle 
frappait  dessus  un  ou  deux  coups,  et  repoussait  ainsi  la 
tentation.  Elle  avait  pour  lit  une  table  composée  de  sept 
morceaux  de  bois  noueux,  dont  les  intervalles  étaient  rem- 
plis par  trois  cents  morceaux  de  pots  cassés;  de  sorte  que 
les  pointes  lui  causaient  une  telle  douleur  que ,  malgré  son 
héroïque  patience ,  la  seule  pensée  de  cette  couche ,  sur 
laquelle  elle  avait  dormi  pendant  quinze  ans ,  la  faisait  fré- 
mir. Ce  ne  fut  que  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
lorsque  ses  infirmités  eurent  augmenté ,  qu'elle  passa  les 
nuits  assise  sur  une  chaise  et  tremblante  de  froid. 

Dès  le  commencement  du  xi^  siècle,  on  considérait  la 
discipUne  comme  un  moyen  ascétique  excellent.  La  fla- 
gellation avait  été  d'ailleurs  sanctifiée  par  Notre-Seigneur 
lui-même  dans  sa  passion ,  et  la  mystique  ne  pouvait  man- 
quer de  saisir  ce  rapport.  Elle  a  le  double  avantage  d'af- 
faiblir les  forces  de  la  vie  inférieure  par  le  sang  qu'elle 
fait  perdre,  et  celles  de  la  vie  supérieure  par  les  douleurs 
qu'elle  cause.  Elle  devait  donc  paraître  à  l'austérité  exces- 
sive de  cette  époque  comme  le  moyen  le  plus  puissant  de 
dompter  la  chair,  et  d'expier  non-seulement  ses  propres  pé- 
chés, mais  encore  ceux  des  autres.  Ce  moyen,  embrassé 
avec  ardeur  par  une  génération  énergique,  ne  pouvait  man- 


DES    MORTIFICATIONS.  231 

quer  d'être  bientôt  poussé  à  l'extrême.  Déjà^,  au  temps  de 
saint  Grégoire  VII  et  de  Pierre  Damien,  Dominique  l'Encui-  s.  Domini- 
rassé  avait  pratiqué  à  Font-Avellane  cette  mortification  à  ^"^^as^r"^' 
un  degré  qui  semble  toucher  aux  limites  du  possible.  Il 
avait  passé  sa  jeunesse  dans  la  solitude  de  Luceoli ,  sous  la 
conduite  de  Jean  de  Fereti,  et  il  s'était  mis  plus  tard  sous 
celle  de  Pierre  Damien,  qui  nous  a  raconté  sa  vie.  Son  sur- 
nom d'Encuirassé  lui  était  venu  de  la  cuirasse  de  fer  qu'il 
porta  longtemps  sur  la  chair  nue.  Il  désignait  très -bien 
d'ailleurs  le  caractère  de  cet  homme  qui  semblait  être 
d'acier,  tant  il  était  devenu  insensible  à  la  douleur.  On 
s'était  formé  à  cette  époque  toute  une  théorie  sur  la  disci- 
phne  ,  et  l'on  avait  cherché  à  calculer  d'une  manière  pré- 
cise le  rapport  qui  devait  exister  entre  le  nombre  des  coups 
que  l'on  se  donnait  et  le  nombre  des  jours  de  pénitence 
publique  que  l'Église  a  assignés  pour  les  différents  crimes. 
Ainsi,  on  était  persuadé  que  mille  coups  de  discipline 
équivalent  aune  année  de  pénitence  publique.  On  récitait 
des  psaumes  pendant  la  flagellation,  et  l'on  se  donnait 
cent  coups  par  psaume ,  de  sorte  que  les  cent  cinquante 
psaumes  récités  de  cette  manière  équivalaient  à  cinq  an- 
nées de  pénitence. 

Dominique  en  était  venu  à  ce  point  qu'il  récitait  inté- 
rieurement deux  ps^tiers  par  jour  dans  les  temps  ordi- 
naires, en  se  donnant  la  discipline  ;  mais  il  en  récitait  trois 
les  jours  de  jeûne.  Il  ajoutait  souvent  aussi  mille  génu- 
flexions à  chaque  psautier.  Il  put  même  vingt-six  fois  réci- 
ter douze  psaumes  de  suite ,  les  mains  étendues  en  croix.  Il 
parvint  à  réciter  dans  une  nuit  dix  psautiers  avec  la  disci- 
pline, ce  qui  suppose  à  peu  près  deux  coups  par  seconde. 
On  serait  porté  à  regarder  la  chose  comme  impossible  si  elle 


232  DES    MORTIFICATIONS. 

n'était  attestée  par  un  homme  comme  saint  Pierre  Damien, 
qui  écrivait  du  vivant  même  de  ceux  qui  avaient  été  té- 
moins de  ces  macérations  effrayantes.  Ce  qui  étonne,  c'est 
que  la  nature  de  ce  pénitent  extraordinaire  ne  se  soit  pas 
soulevée,  pendant  qu'elle  était  encore  dans  sa  force,  contre 
un  traitement  si  cruel  et  si  prolongé,  ou  que,  plus  tard, 
elle  ne  soit  pas  tombée  d'épuisement.  Mais  les  Pères  du 
désert,  et  saint  Siméon  Stylite  en  particulier,  avaient  déjà 
révélé  au  monde  la  puissance  de  la  nature  humaine  sous 
ce  rapport,  et  montré  jusqu'à  quel  point  l'homme  peut  par 
l'habitude,  et  en  suivantun  certain  progrès  lent  et  continu, 
arriver  à  faire  ou  à  souffrir  des  choses  qui ,  au  premier 
abord ,  paraissent  tout  à  fait  impossibles.  Pierre  Damien 
rapporte  que  la  peau  de  Dominique  était  devenue  noire 
comme  celle  d'un  Maure,  ce  qui  semble  indiquer  qu'elle 
avait  acquis  l'insensibilité  du  bronze.  Il  est  à  regretter 
qu'il  ne  nous  ait  rien  dit  de  la  réaction  que  produisit 
sur  son  caractère  et  sur  son  âme  cette  mortification  exces- 
sive. Au  reste,  la  manière  dont  il  parle  de  lui  prouve  que 
le  résultat,  loin  d'avoir  été  funeste  sous  ce  rapport,  avait 
été  au  contraire  utile  et  avantageux. 

Mais  ce  genre  de  mortification,  poussé  ay^^i  à  l'extrême, 
pouvait  conduire  à  des  excès  déplorables,  et  c'est  ce  qui  ar- 
riva en  effet  dans  les  Flagellants.  Piei'H^  Cérébrosus  en  par- 
ticulier, et  le  cardinal  Etienne,  qui  avait  vécu  d'abord  au 
montCassin,  s'élevèrent  les  premiers  contre  cette  pratique, 
cherchant  à  faire  remarquer  les  dangers  qui  pouvaient  pro- 
venir de  son  excès  ;  et  ils  décidèrent  enfin  Pierre  Damien 
à  recommander  lui-même  la  modération  en  ce  genre  aux 
moines  qui  vivaient  à  Font-Avellane  sous  sa  direction.  Au 
reste,  Dominique  l'ut  imité,  deux  siècles  plus  tard,  par  le 


DES    MORTIFICATIOINS.  233 

carme  Franc.;,  et  mèine  par  sainte  Colombe  de  Rieti^  qui 
eurent  comme  lui  le  courage  de  porter  sur  leur  corps  une 
cuirasse  de  fer. 

C'est  afin  de  faire  aussi  pénitence  pour  ses  péchés  et  pour  François  de 
ceux  des  autres  qu'au  xvn^  siècle  un  carme ,  frère  lai , 
nommé  François  de  la  Croix,  fit  le  voyage  de  la  terre 
sainte  et  en  revint  en  portant  une  croix  de  bois  sur  les 
épaules.  Parti  le  16  mars  1643^  à  l'âge  de  cinquante-sept 
ans,  de  Vallisolet,  en  Espagne,  il  vint  en  France,  passa 
par  la  Savoie,  Gênes,  Milan,  Parme,  Florence,  Rome  et 
Venise,  d'oii  il  s'embarqua  pour  Alexandrie,  et  il  arriva 
enfin  à  Jérusalem  en  passant  par  Joppé.  Lorsqu'il  fut  aux 
portes  de  la  ville ,  il  chanta  le  Te  Deum ,  visita  avec  une 
grande  dévotion  tous  les  saints  lieux,  planta  sa  croix  sur 
le  Calvaire,  au  lieu  même  où  avait  été  celle  de  Notre-Sei- 
gneur,  et  passa  là  trois  heures  dans  la  prière  et  la  médi- 
tation. Puis  il  repartit  de  là  pour  le  Jourdain ,  toujours 
sa  croix  sur  les  épaules,  visita  Bethléem,  Nazareth,  le 
Thabor  et  le  Carmel,  s'embarqua  pour  Trieste,  en  com- 
pagnie d'un  rabbin  juif  qu'il  convertit ,  retourna  à  Rome, 
passa  par  Lucques,  Gênes,  Nice,  la  Provence  et  le  Lan- 
guedoc, traversa  au  milieu  de  l'hiver  les  Pyrénées,  et 
revint  à  Vallisolet  et  à  Madrid ,  où  sa  croix ,  qui  avait  été 
bénie  à  Rome  sur  l'ordre  du  pape,  fut  placée,  en  présence 
d'une  foule  immense,  sur  l'autel  de  l'église  des  Carmes, 
Il  avait  rencontré  les  plus  grandes  difficultés  dans  son 
voyage.  La  police,  qui  déjà  commençait  à  se  montrer,  lui 
avait  fait  sentir  partout ,  mais  surtout  en  France ,  ses  tra- 
casseries ,  et  lui  avait  même  fait  passer  plusieurs  mois  en 
prison.  A  Rome,  on  ne  voulait  pas  le  laisser  partira  cause 
de  la  singularité  de  cette  conduite.  Le  gouvernement  véni- 


234  DES    MORTIFICATIONS. 

tien ,  toujours  ombrageux ,  l'avait  retenu  longtemps.  Il 
avait  eu  beaucoup  à  souffrir  de  la  part  des  mahométans  et 
des  Juifs,  et  il  avait  manqué  d'être  lapidé  lorsqu'il  visitait 
le  lieu  où  saint  Etienne  était  mort.  Mais  rien  ne  put  lui 
faire  perdre  courage  ni  l'ébranler  dans  sa  résolution.  A  son 
retour,  le  vaisseau  sur  lequel  il  était  ayant  été  assailli 
par  une  tempête ,  et  le  mât  ayant  été  brisé ,  il  mit  sa 
croix  à  la  place ,  et  pria  Dieu  ;  et  aussitôt  la  tempête  se 
calma. 

Un  grand  nombre  d'autres  ont  imité  ces  exemples,  trai- 
tant leur  corps  comme  des  maîtres  impitoyables,  jusqu'à  ce 
qu'ils  l'eussent  dompté.  Mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'ils 
obtinssent  facilement  ce  résultat ,  même  avec  ces  moyens 
extrêmes.  Tous  ont  senti  plus  ou  moins  les  réactions  et  les 
soulèvements  de  la  chair;  et  ce  n'était  pas  là  la  moindre 
partie  de  leur  pénitence.  Cette  région  inférieure  de  l'àme, 
qui  est  chargée  de  vaquer  aux  fonctions  les  plus  basses  de 
la  vie,  peut  bien  être,  jusqu'à  un  certain  point,  purifiée, 
dégagée  et  élevée  par  la  mortification  de  la  chair  ;  mais  les 
pénitences  les  plus  rudes  ne  peuvent  jamais  étouffer  com- 
plètement sa  voix,  et  elle  sait  toujours  de  temps  en  temps 
réclamer  plus  ou  moins  impérieusement  ses  droits.  C'est 
une  loi  de  la  nature  organique ,  que  la  mobiUté  d'un  or- 
gane augmente  à  proportion  que  son  énergie  diminue ,  et 
que  le  cercle  des  excitations  dont  il  est  susceptible  s'élargit 
dans  la  même  proportion.  Lorsque  celles-ci  se  sont  accu- 
mulées dans  un  certain  degré,  elles  produisent  un  retour 
ou  une  réaction  qui  fait  succéder  à  l'épuisement  une 
énergie  fiévreuse,  laquelle  dure  jusqu'à  ce  qu'elle  se  soit 
dévorée,  pour  ainsi  dire,  elle-même  par  son  propre  excès. 
De  plus,  le  péché  originel  ne  cesse  jamais  de  nous  faire 


DES   M0RT1FICATI0^•S.  233 

sentir  sa  puissance^  et  il  arrête  ainsi  le  vol  de  l'àme  prête 
à  s'élancer  clans  les  cieux.  La  paresse  naturelle  à  l'homme 
agit  aussi  de  son  côté;  et  plus  l'effort  pour  s'élever  est 
grande  plus  la  résistance  qu'il  rencontre  est  considérable j, 
parce  que  Fàme,  ne  posant  plus  en  quelque  sorte  sur  le  sol, 
n'est  plus  soutenue  que  par  elle-même.  A  mesure  donc 
que  l'esprit  se  dégage  davantage  de  la  chair,  celle-ci  con- 
centre ses  forces,  qui  ne  sont  plus  divisées  comme  autre- 
fois par  la  multiplicité  des  objets  auxquels  elle  s'applique, 
et  s'oppose  ainsi  de  tout  son  pouvoir  aux  progrès  de  l'àme 
que  Dieu  attire  à  la  perfection,  ou  essaie  même  de  la  faire 
retomber  dans  ses  pièges.  De  même  que  l'homme  qui  a 
laissé  prédominer  en  lui  par  l'habitude  du  vice  la  nature 
animale  sent  encore  parfois  la  voix  de  sa  conscience,  ainsi 
la  nature,  maltraitée  et  épuisée  par  la  mortification,  fait 
encore  sentir  de  temps  en  temps  sa  puissance  par  les  sol- 
licitations de  la  chair.  Ces  tentations  sont  même  quelque- 
fois excitées  par  ce  genre  de  mortification ,  comme  on  le 
voit  par  les  exemples  de  plusieurs  saints,  qui,  pour  les 
combattre,  ont  été  obligés  de  se  rouler  dans  les  épines 
ou  de  se  plonger  dans  l'eau  froide.  Car  la  flagellation  et 
l'excitation  des  sens  sont  assez  souvent  Uées  entre  elles  par 
un  certain  rapport  mystérieux,  comme  la  mort  et  la  géné- 
tion,  la  cruauté  et  le  libertinage,  l'effusion  du  sang  et 
l'orgie.  Et  lorsque  l'on  considère  les  dangers  qui  peuvent 
résulter  en  ce  genre  d'une  mortification  excessive  et  con- 
tinuelle, on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  le  courage 
héroïque  de  ces  hommes ,  qui  ont  su  persévérer  avec  fruit 
dans  une  voie  où  l'action  des  puissances  infernales  peut 
facilement  trouver  accès.  Une  constance  inébranlable, 
jointe  à  l'humilité  et  à  la  discrétion,  peuvent  seules,  avec 


236  DES    MORTIFICATIONS. 

le  secours  d'en  haut;,  mener  à  des  résultats  avantageux. 
Mais^  dira-t-oU;,  n^est-ce  pas  faire  injure  à  la  bonté  de 
Dieu  que  de  s'imaginer  qu'on  puisse  lui  être  agréable  par 
de  telles  pratiques?  N'est-ce  pas  se  le  représenter  comme 
ces  dieux  cruels  du  paganisme,  qui  ne  pouvaient  être 
apaisés  ni  réjouis  que  par  le  sang  et  le  spectacle  des  sup- 
plices infligés  à  la  nature  humaine  en  leur  honneur?  Voici 
ce  que  pourraient  répondre  ceux  qui^  à  une  autre  époque, 
ont  pratiqué  ces  mortifications  :  «  Rien  ne  vous  oblige  à 
nous  imiter.  Appelés  à  vivre  dans  le  monde,  vous  avez  reçu 
de  Dieu  pour  cela  les  vertus  qui  conviennent  à  ce  genre  de 
vie.  Vous  avez  vos  peines,  supportez-les  avec  patience  ;  vous 
avez  vos  joies,  jouissez-en  avec  mesure  et  discrétion.  Votre 
corps  vous  a  été  donné,  à  vous,  non  comme  un  esclave, 
mais  comme  un  serviteur;  traitez -le  donc  avec  douceur, 
et  non  d'une  manière  tyrannique.  Il  doit  porter  les  signes 
de  Jésus-Christ;  mais  la  mesure  et  la  discrétion  sont  néces- 
saires en  toutes  choses.  Vous  devez  vous  défier  de  lui  ; 
mais  il  ne  vous  est  pas  permis  de  lui  refuser  le  nécessaire. 
C'est  ainsi  que  nous  avons  agi  pendant  que  nous  étions  sur 
la  terre,  et  c'est  là  une  règle  qui  convient  à  tous  les 
temps  :  la  société  sans  cela  serait  impossible.  Mais  il  ne 
faut  point  juger  d'après  les  règles  ordinaires  de  ces  hommes 
privilégiés  que  Dieu  appelle  à  des  voies  inaccoutumées. 
Nous  devons  admirer  ce  qu'ils  ont  fait,  sans  prétendre  en 
faire  une  obhgation  pour  tous.  L'exception  que  nous  offre 
leur  vie  confirme  elle-même  la  règle  à  laquelle  elle  semble 
déroger.  Ce  sont  des  hommes  privilégiés,  parce  que  ce 
n'est  point  d'eux-mêmes  qu'ils  se  sont  engagés  dans  cette 
voie,  mais  par  une  inspiration  d'en  haut.  Ils  avaient  la 
même  nature  que  nous,  et  la  nature  n'incline  point  d'elle- 


DES    MORTIFICATIONS.  237 

même  vers  ces  austérités.  Toujours  portée  au  plaisir,  elle  a 
l'horreur  de  tout  ce  qui  la  mortifie,  et  ne  sait  que  trop  bien  y 
échapper  par  tous  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir.  Si 
donc  sa  voix  est  étouffée  dans  l'homme,  ce  ne  peut  être  que 
par  un  plus  fort  qu'elle,  c'est-à-dire  par  l'esprit  d'en  haut.» 
«  C'est  lui  qui  les  a  appelés  à  être  à  la  fois  et  les  témoins 
vivants  du  grand  sacrifice  qui  s'est  accompli  sur  le  Cal- 
vaire, et  les  organes  par  lesquels  il  se  continue  et  par  les- 
quels en  même  temps  le  genre  humain  racheté  témoigne 
à  Dieu  sa  reconnaissance  pour  le  bienfait  de  la  Rédemption . 
Et  lorsque  le  Christ,  dont  ils  ont  pris  sur  eux  la  croix, 
les  voit  ainsi  du  haut  du  ciel  marcher  sur  ses  traces ,  ce 
qui  lui  plaît,  ce  n'est  pas  la  vue  du  sang  qu'ils  répandent, 
ni  des  supplices  qu'ils  s'infligent,  mais  c'est  le  spectacle 
de  leur  dévouement  héroïque ,  de  leur  courage  et  de  leur 
persévérance.  Et  vous-même  vous  ne  pouvez  vous  empê- 
cher d'admirer  ceux  qui  sacrifient  leur  repos  et  leur  vie 
pour  une  idée  noble  et  généreuse.  Mais  bien  loin  de  se  pro- 
poser au  monde  comme  un  objet  d'admiration,  ou  comme 
un  modèle  à  suivre,  ils  ont  toujours,  au  contraire,  recom- 
mandé à  chacun  avecle  plus  grand  soin  de  ne  jamais  s'en- 
gager dans  ces  voies  sans  un  guide,  et  de  se  renfermer  dans 
le  cercle  de  sa  vocation.  Suivez  donc  les  voies  où  Dieu 
vous  appelle;  mais  laissez  aussi  les  autres  suivre  celles  qui 
leur  sont  tracées.  Ils  ont  cherché  avant  toutes  choses  l'har- 
monie et  la  paix  avec  Dieu,  et  ils  retrouveront  sûrement 
un  jour  l'harmonie  avec  le  monde  qu'ils  ont  sacrifiée  pen- 
dant leur  vie.  Votre  vocation,  à  vous,  est  de  chercher  par 
des  voies  justes  l'harmonie  avec  le  monde,  au  fond  de  la- 
quelle est  cachée  l'harmonie  avec  Dieu;  et  il  faut  espérer 
que  vous  trouverez  aussi  cette  dernière.  » 


238  DES    MORTIFICATIONS. 

On  ne  peut  nier  cependant  qu'il  ne  soit  quelquefois  très- 
difficile  de  garder  une  juste  mesure  une  fois  que  Ton  a 
mis  le  pied  hors  de  la  sphère  des  états  ordinaires  de  la 
vie,  et  de  bien  distinguer  le  mouvement  de  l'esprit  supé- 
rieur des  inspirations  d'un  zèle  exagéré.  Le  corps  nous  a 
été  donné  non  comme  un  bien  allodial^  mais  comme  un 
fief.  Nous  ne  pouvons  disposer  du  fonds,  mais  seulement 
des  revenus  de  ce  bien  ;  et  encore  devons-nous  observer 
pour  ceux-ci  certaines  règles.  Plusieurs,  il  faut  l'avouer, 
se  sont  laissé  emporter  par  un  zèle  qui  n'était  pas  selon  la 
science  ;  et  l'on  croit  reconnaître  quelquefois  dans  ces  excès 
comme  un  reflet  du  manichéisme,  qui,  voyant  exclusive- 
ment dans  le  corps  le  principe  de  tout  mal,  travaillait 
non-seulement  à  le  dompter,  mais  encore  à  le  détruire. 
Aussi  plusieurs  saints  se  sont  reproché  à  eux-mêmes  les 
excès  de  leur  zèle  sous  ce  rapport.  Cependant  il  est  impos- 
sible d'établir  une  règle  générale,  soit  pour  la  pratique 
de  ces  sortes  de  pénitences ,  soit  pour  leur  appréciation  ; 
car  tout  en  ce  point  dépend  de  la  constitution  de  chacun, 
et  ce  qui  peut  détruire  un  corps  faible  ou  malade  suffit  à 
peine  quelquefois  pour  dompter  une  chair  plus  vigou- 
reuse. 
Françoise       La  vie  de  la  sœur  Françoise  du  Saint-Sacrement,  con- 

duS.-Sacre-  temporaine  de  sainte  Thérèse,  écrite  par  M.  B.  de  Lanura, 
ment. 

est  très-instructive  sous  ce  rapport.  Douée  d'un  naturel 

impétueux,  sauvage  et  bouillant  comme  un  Africain,  elle 

avait  formé  à  l'âge  de  dix- sept  ans  une  liaison  criminelle 

avec  un  jeune  homme  de  sa  famille,  et  il  fallut  pour  la 

retirer  de  cet  abîme  une  apparition  miraculeuse.  Un  jour, 

il  lui  sembla  voir  la  terre  s'ouvrir  sous  ses  pieds,  et  son 

regard  put  plonger  avec  un  indicible  effroi  jusqu'au  fond 


DES   M0RT1FICATI0^•S.  239 

de  l'enfer.  Elle  entra  aussitôt  chez  les  carmélites  dé- 
chaussées de  Soria,  y  fit  une  confession  générale,  et  com- 
mença son  noviciat.  Elle  y  eut  à  soutenir  une  lutte  ter- 
rible et  contre  sa  propre  nature  et  contre  les  démons, 
qui  cherchaient  à  la  pousser  au  désespoir  par  le  souvenir 
de  ses  péchés;  mais  consolée  de  temps  en  temps  par 
d'autres  visions,  elle  sortit  enfin  victorieuse  du  combat,  et 
fit  sa  profession.  De  nouvelles  luttes  plus  terribles  encore 
l'attendaient.  Elle  était  naturellement  portée  à  l'impatience 
et  à  la  colère.  Le  plus  petit  tort  qu'on  lui  faisait  la  rendait 
haineuse  et  jalouse,  et  il  suffisait  de  la  regarder  de  tra- 
vers pour  exciter  sa  colère.  Cette  disposition  lui  attirait 
de  fréquentes  pénitences  ;  mais  malgré  ses  bonnes  résolu- 
tions elle  retombait  toujours.  Toutes  ses  autres  passions 
avaient  le  même  caractère  d'impétuosité.  Ses  sens  étaient 
indomptables;  elle  ne  pouvait  ni  se  recueillir  ni  goûter 
les  consolations  de  la  piété.  Mais  elle  résolut  de  lutter  jus- 
qu'à ce  qu'elle  eût  remporté  la  victoire.  Un  travail  et  une 
prière  continuels,  le  jeûne,  la  mortification,  les  péni- 
tences, de  longues  et  cruelles  disciphnes,  le  cilice,  etc., 
rien  ne  fut  néghgé  par  elle  pour  arriver  à  ce  but.  Le  Sei- 
gneur lui  apparut  un  jour,  et  lui  dit  :  «  Tu  me  plais,  en 
t'efforçant  de  marcher  en  ma  présence;  mais  tu  n'obtien- 
dras point  ce  résultat  par  la  force  et  la  violence.  Marche 
donc  devant  moi  dans  la  douceur  et  la  bonne  conscience, 
et  tu  seras  soulagée.  »  En  effet,  les  mortifications  exces- 
sives auxquelles  elle  s'était  condamnée  purent  à  peine 
briser  sa  nature,  contre  laquelle  elle  eut  à  lutter  jusque 
dans  sa  vieillesse. 

Simple  d'esprit  et  incapable  de  comprendre  les  grandes 
choses,  elle  était  méprisée  des  autres  sœurs.  De  plus,  comme 


240  DES    MOHÏIFICATIO.NS. 

elle  était  laide  et  diflbrme,  qu'elle  parlait  d'une  manière 
désagréable,  que  son  maintien  et  sa  démarche  avaient  quel- 
que chose  de  choquant,  tout  le  monde  l'évitait.  Elle  était 
punie  sévèrement  presque  à  chaque  chapitre  par  ses  supé- 
rieures, grondée  par  ses  confesseurs  et  accusée  par  sa  propre 
conscience.  Jamais  elle  ne  s'excusait;  elle  ne  se  plaignait 
qu'à  Dieu  dans  la  prière  et  dans  les  larmes.  Dieu  lui  dit  un 
jour  :  «  Je  veux  que  tu  luttes  contre  ton  naturel;  ne  pleure 
donc  point,  mais  corrige-toi.  »  Lorsqu'elle  était  sur  le  point 
de  céder  à  la  violence  de  son  caractère,  le  Seigneur  lui  ap- 
paraissait avec  un  visage  irrité,  et  lui  faisait  d'amers  re- 
proches; de  sorte  que,  toutes  les  fois  qu'il  se  présentait  à 
elle,  elle  était  effrayée,  et  que,  pour  la  rassurer,  il  lui  di- 
sait :  «  Je  viens  en  paix.  »  Cependant  ses  rapports  pé- 
nibles avec  ses  sœurs  duraient  toujours,  et  le  Provincial 
étant  venu  visiter  le  couvent,  toutes,  comme  poussées  par 
le  démon,  se  mirent  à  l'accuser.  Elle  reçut  une  forte  ré- 
primande, et  fut  condamnée  à  sept  mois  de  pénitence,  sé- 
parée pendant  trois  mois  de  la  communauté  et  privée  de 
la  communion.  On  lui  ôta  même  son  confesseur,  qui  avait 
été  jusque-là  son  unique  consolation.  Trois  fois  de  suite, 
à  la  visite  du  Provincial,  cette  épreuve  se  renouvela.  Plon- 
gée dans  la  désolation  la  plus  profonde,  elle  ne  perdit 
point  cependant  le  calme  et  la  résignation,  quoiqu'elle  fût 
troublée  outre  cela  par  les  démons,  qui  ne  cessaient  de  lui 
apparaître  et  de  la  tourmenter  jusqu'aux  quatre  dernières 
années  de  sa  vie.  Les  flammes  de  la  concupiscence  s'allu- 
mèrent en  elle  avec  une  incroyable  violence;  tous  les 
membres  de  son  corps  semblaient  embrasés  du  feu  de 
l'enfer.  Cet  état  durait  encore  dans  sa  soixante -deuxième 
année,  et  les  tentations  dont  elle  était  assiégée  ne  cessèrent 


COURAGE    DES    SAl.NTS    DANS    I.ADVERSITÉ.  241 

qu'après  une  lutte  de  quarante-six  ans,  peu  de  jours  avant 
sa  mort,  qui  arriva  en  1629,  dans  la  soixante-huitième 
année  de  son  âge. 


CHAPITRE  VIII 

Courage  et  résignation  dans  l'adversité  des  âmes  que  Dieu  appelle  à  la 
vie  mystique.  Agathe  de  la  Croix.  Jeanne  Rodriguez.  Colombe  de 
Rieti.  Liduine.  Colette  de  Gand.  Ursule  de  Parme.  Pierre  de  Milan. 

Outre  les  combats  intérieurs  que  l'homme  a  quelquefois 
à  soutenir  en  cette  vie,  il  en  est  d'autres  non  moins  pé- 
nibles, par  lesquels  Dieu  permet  que  sa  patience  soit  exer- 
cée. A  côté  de  la  nature  extérieure  qui  nous  entoure,  il  y 
a  encore  la  société  dont  nous  faisons  partie.  Les  âmes  que 
Dieu  appelle  à  des  voies  supérieures,  étant  élevées  au-des- 
sus de  la  nature  et  de  la  société,  dans  une  troisième  région 
supérieure  et  invisible,  se  trouvent  par  là  même,  vis-à-vis 
des  deux  premières ,  dans  un  tout  autre  rapport  que  ceux 
qui  appartiennent  soit  à  la  nature  par  tout  leur  corps,  soit 
à  la  société  par  toute  leur  âme.  La  nature,  de  son  côté, 
suit  ses  voies,  sans  aucun  égard  pour  la  mystique.  La  so- 
ciété elle-  même  n'entend  pas  grand'chose  à  ces  rapports 
mystérieux  et  intimes  qui  unissent  l'àme  à  Dieu.  Tous  ceux 
qui  suivent  le  train  ordinaire  de  la  vie  prospèrent  dans 
le  monde,  au  physique  comme  au  moral;  mais  ceux 
que  Dieu  veut  conduire  par  ses  voies  particulières  appa- 
raissent comme  des  étrangers ,  comme  des  météores  d'un 
monde  supérieur  au  milieu  de  la  société,  dont  l'ordre  est 
un  désordre  pour  eux,  comme  ils  sont  pour  elle  un  objet 
de  scandale  ;  aussi  ne  trouvent-ils  point  de  place  pour  eux 
dans  ce  monde.  La  terre  n'étant  point  leur  centre  de  gra- 


242  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ. 

vite,  ils  ne  peuvent  en  quelque  sorte  y  poser  le  pied.  Plus 
accoutuQiés  à  voler  qu'à  marcher,  ils  se  sentent  bientôt 
comme  enlevés  et  jetés  çà  et  là,  semblables  à  des  oiseaux 
assaillis  par  la  tempête,  et  emportés  par  les  éléments  dé- 
chaînés. Leur  âme,  accordée  d'après  un  autre  tonique  que 
les  âmes  vulgaires,  ne  rencontre  partout  que  dissonnances  ; 
et  ce  qu'il  y  a  en  eux  d'étrange  ne  peut  s'accorder  avec 
quoi  que  ce  soit.  La  nature  et  la  société  se  sentent  trop  puis- 
santes et  trop  fortes  pour  se  laisser  détourner  par  eux  de 
leurs  voies  ordinaires.  C'est  donc  à  eux  qu'il  appartient  de 
subir  toutes  les  conséquences  de  ce  désaccord  entre  eux  et 
elles,  et  ces  conséquences  se  produisent,  dans  le  domaine 
physique,  par  les  maladies,  les  infirmités  et  les  douleurs  de 
toute  sorte,  et  dans  le  domaine  moral  par  des  épreuves 
continuelles,  qui  servent  à  dompter  complètement  leur  na- 
ture et  à  exercer  leur  patience.  Quelques  exemples  nous 
feront  mieux  comprendre  que  tout  ce  que  nous  pour- 
rions dire  des  avantages  immenses  que  l'âme  retire  de  ces 
épreuves. 
Agathe  de  la  Agathe  de  la  Croix,  née  dansl'évêché  de  Tolède,  près  de 
Croix.  Madrid,  fut,  à  l'âge  de  six  ans,  jetée  du  haut  en  bas  d'un 
rocher  par  une  de  ses  camarades,  et  ne  fut  sauvée  que  par 
un  miracle.  Plus  tard,  ses  parents,  voulant  se  défaire  d'elle, 
la  jetèrent  dans  un  précipice.  Puis,  irrités  contre  elle  à  cause 
de  sa  libéralité  envers  les  pauvres,  ils  la  chassèrent  de  chez 
eux  en  l'accablant  de  coups;  de  sorte  qu'elle  fut  contrainte 
d'entrer  au  service  d'un  paysan  pour  garder  ses  troupeaux. 
Là,  de  nouveaux  dangers  l'attendaient  :  de  mauvaises  gens 
lui  tendirent  des  pièges;  un  brigand  voulut  la  tuer;  le  mur 
d'un  grenier  tomba  sur  elle  et  l'ensevelit  sous  ses  débris; 
mais  toujours  elle  fut  sauvée  par  une  proteclion  du  Ciel. 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ.  243 

Elle  répandit  tant  de  larmes  dans  ses  méditations  qu'elle 
devint  aveugle.  Elle  recouvra  cependant  la  vue,  et  entra 
dans  un  couvent,  où,  après  avoir  passé  un  an  d'épreuve 
dans  des  mortifications  inouïes,  elle  fut  enlln  renvoyée. 
Elle  supporta  cet  affront  avec  patience,  fut  reçue  dans  un 
autre  couvent  d'Alcala;  mais  là  elle  devint  également  pour 
les  sœurs  un  objet  de  risée  et  de  mépris.  Le  Seigneur  lui 
apparut  pendant  celle  persécution,  portant  sa  croix  et  l'en- 
courageant à  le  suivre.  Chassée  de  nouveau  de  cette  mai- 
son ,  elle  tombe  gravement  malade  de  chagrin  ;  puis  elle 
est  consolée  par  des  apparitions  célestes,  et  poussée  à  em- 
brasser le  tiers-ordre  de  Saint-Dominique.  Elle  suit  l'in- 
piration  divine;  mais  une  nouvelle  tempête  s'élève  contre 
elle.  On  l'accuse  devant  le  Provincial  d'entretenir  un  com- 
merce illicite.  On  l'interroge;  on  lui  ôte  l'habit  de  l'ordre; 
on  la  livre  à  l'inquisition,  et  elle  traverse  ainsi  ignomi- 
nieusement les  rues  de  la  ville.  L'enquête  se  poursuit  : 
on  épluche  toute  sa  vie,  toutes  ses  actions;  le  pouvoir 
spirituel  et  le  pouvoir  temporel  s'unissent  dans  ce  but,  et 
enfin,  après  un  examen  long  et  attentif,  elle  est  déclarée 
iimocente  et  mise  en  liberté.  Elle  avait  supporté  toutes 
ces  épreuves  avec  une  patience  et  une  douceur  admirables, 
observant  toujours  exactement  sa  règle  :  aussi  était -elle 
parvenue  à  une  haute  sainteté  ;  et  elle  fut  consolée  par  un 
grand  nombre  d'apparitions.  Elle  passa  les  huit  dernières 
années  de  sa  vie  sans  dormir.  Quatre  ans  avant  sa  mort, 
elle  en  prédit  le  temps  et  l'heure;  et  elle  mourut  en  effet, 
comme  elle  l'avait  annoncé,  le  20  avril  1621.  (Steill, 
Ephem.,  p.  336.) 

Pour  d'autres,  c'est  le  mariage  qui  s'ert  d'école  à  une  vie 
supérieure.  Lorsque  Jeanne  Rodriguez  de  Burgos,  dont 


244  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ. 

nous  avons  parlé  plus  haut,  fut  âgée  de  treize  ans,  elle  fut 
recherchée  par  beaucoup  de  prétendants  à  cause  de  sa 
noblesse,  de  sa  richesse  et  de  sa  beauté.  Ses  parents  accor- 
dèrent sa  main  à  Mathias  Ortiz.  Saisie  d'horreur  à  cette 
nouvelle^  elle  implora  vainement  et  ses  parents  et  son  con- 
fesseur. Celui  -  ci  lui  dit  que  toutes  ses  apparitions  pou- 
vaient n'être  que  des  illusions,  tandis  qu'elle  ne  pouvait 
jamais  se  tromper  en  suivant  le  précepte  qui  nous  oblige 
d'obéir  à  nos  parents.  Elle  alla  donc  se  jeter,  dans  sa 
chambre,  aux  pieds  de  l'enfant  Jésus,  à  qui  elle  s'était 
fiancée  ;  mais  il  lui  répondit  :  «  Fais  ce  que  veulent  tes 
parents;  la  protection  du  Ciel  ne  te  manquera  jamais.  » 
Elle  se  résigna  donc,  et  devint  la  femme  d'Ortiz.  Elle  vit 
bientôt  que  ce  mariage  devait  être  son  cilice  et  sa  disci- 
pline pendant  presque  toute  sa  vie.  Ortiz,  en  effet,  ne  put 
consommer  son  mariage  avec  elle.  C'était  un  Espagnol 
d'un  tempérament  de  feu,  d'un  caractère  colère  et  vio- 
lent. Que  l'on  juge  de  ce  qu'il  dut  ressentir  dans  cette 
lutte  entre  sa  passion  et  l'obstacle  inattendu  qu'elle  ren- 
contrait. Et,  comme  les  mœurs  du  pays  lui  donnaient  un 
pouvoir  absolu  sur  sa  femme,  il  se  porta  bientôt  à  son 
égard  aux  plus  terribles  excès.  Les  deux  époux  demeurè- 
rent d'abord  chez  les  parents  de  Jeanne  :  la  haine  d'Ortiz 
contre  sa  femme  était  par  là  tenue  en  bride ,  et  ne  pouvait 
se  manifester  que  par  des  reproches,  que  la  mère  de  Jeanne 
croyait  toujours  légitimes  et  qui  lui  attiraient  ainsi  de  la 
part  de  cette  dernière  beaucoup  de  mauv<vis  traitements. 
Le  père  enfin ,  pour  ne  pas  avoir  toujours  sous  les  yeux  le 
spectacle  des  chagrins  de  sa  fille ,  donna  au  jeune  couple 
une  maison  particulière.  C'est  alors  que  commencèrent 
proprement  les  malheurs  de  Jeanne. 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITE.  24 O 

Sa  mère  l'avait  déjà  initiée  à  cette  vie  nouvelle  par  une 
scène  horrible.  Comme  sa  fille  prenait  congé  d'elle,  em- 
portée par  la  douleur  et  la  colère  en  même  temps ,  elle  se 
jeta  sur  elle  comme  une  folle  en  criant  qu'elle  allait  la 
tuer;  puis  elle  la  déchira  et  la  frappa  si  violemment  que, 
pendant  trois  semaines,  elle  ne  put  voir  personne.  Mais  la 
séparation  la  plus  douloureuse  pour  elle ,  ce  fut  de  quitter 
cet  oratoire  où  elle  avait  passé  les  jours  heureux  de  sa 
jeunesse  ,  et  cet  enfant  Jésus  qui  s'était  fait  le  compagnon 
de  ses  jeux.  Il  lui  parut  alors  non  plus  avec  des  fleurs 
sur  sa  robe  de  couleur  violette ,  mais  avec  la  croix  sur  ses 
épaules.  Jeanne  cependant,  quoique  accablée  de  douleur, 
courut  vers  lui  pour  lui  ôter  le  fardeau  sous  lequel  il  chan- 
celait. Il  lui  dit  :  «  Prends-la,  puisque  tu  le  veux;  tu  la 
porteras  longtemps  ;  mais  le  courage  ni  la  force  ne  te  man- 
queront; car  je  serai  ton  soutien.  »  Les  premières  paroles 
que  sort  mari  lui  adressa  dès  qu'ils  furent  seuls  dans  la 
maison  furent  celles-ci  :  «  Tu  es  maintenant  tout  à  fait  en 
«  ma  puissance ,  et  tu  n'as  plus  d'autre  recours  qu'à  Dieu; 
«  car  qui  dans  le  monde    pourrait  t'arracher  de   mes 
{(  mains?  Eh  bien!  aie  soin  de  m'obéir  en  tout,  même 
«  dans  les  plus  petites  choses,  et  de  ne  jamais  faire  ta 
«  volonté.  Fais  comme  si  tous  tes  parents  et  tous  tes  amis 
«  étaient  morts.  A  partir  de  ce  moment,  tu  ne  meth-as 
«  plus  jamais  le  pied  dans  la  maison  de  tes  parents,  et  tu 
«  ne  leur  adresseras  jamais  la  parole.  Quand  même  tu 
«  rencontrerais  ta  mère  à  l'église  ou  dans  la  rue ,  je  te 
«  défends  de  lui  parler;  et  je  te  jure  par  Dieu  que,  si  tu 
«  t'écartes  le  moins  du  monde  de  mes  prescriptions,  je 
«  serai  pour  toi  un  bourreau  impitoyable ,  et  que  je  me 
«  vengerai  sur  ton  corps.  »  Jeanne  entendit  avec  effroi  ces 


246  COURAGE    DES    SAIISTS    DANS    L  ADVERSITÉ. 

paroles,  et  se  contenta  de  répondre  humblement  :  «  Sei- 
«  gneur,  je  ferai  ce  que  vous  commandez,  et  je  m'appli- 
«  querai  à  vous  obéir  en  tout.  » 

L'occasion  se  présenta  bientôt  pour  Ortiz  de  mettre  ses 
menaces  à  exécution.  Un  jour,  Jeanne  rencontra  sa  mère  à 
l'église  pendant  la  messe  ;  elle  chercha  à  l'éviter,  se  souve- 
nant de  la  défense  de  son  mari.  Mais,  comme  elle  était  à 
genoux,  sa  mère  vint  à  elle,  la  salua  ;  et  Jeanne  se  contenta 
de  la  remercier.  Quelqu'un,  l'a^fant  vue,  le  rapporta  indis- 
crètement au  mari.  Celui  -  ci  mit  à  tremper  dans  du  sel  et 
du  vinaigre  de  grosses  cordes  qui  servaient  à  lier  des  bal- 
lots. Quand  il  fit  nuit  et  que  tout  fut  tranquille  dans  la 
maison,  il  ordonna  à  sa  femme,  alors  âgée  de  quinze  ans, 
de  le  suivre,  et  il  la  conduisit  dans  le  portique  de  la  mai- 
son où  était  un  bois  de  lit ,  aux  quatre  colonnes  duquel  il 
l'attacha  nue  par  les  mains  et  les  pieds;  puis  il  la  frappa  si 
violemment  avec  ces  cordes  qu'elle  fut  bientôt  hiondée  de 
sang.  La  vue  du  sang  ne  fit  qu'exciter  davantage  encore  la 
fureur  de  ce  tigre  ;  et ,  prenant  un  flambeau ,  il  en  faisait 
couler  la  cire  fondue  dans  les  plaies  de  Jeanne.  Elle  ne  pro- 
nonça aucune  plainte.  Cependant  le  bruit  des  coups  avait 
réveillé  les  servantes,  qui  avaient  appelé  un  autre  habitant 
de  la  maison .  Ortiz,  s' étant  aperçu  de  la  chose,  délia  promp- 
tement  sa  femme,  la  porta  demi -morte  sur  son  lit,  et  la 
menaça,  elle  et  les  servantes,  de  leur  percer  le  cœur  d'un 
poignard  si  elles  disaient  un  mot  de  ce  qui  venait  de  se 
passer.  Sa  guérision  fut  longue  et  difficile.  A  peine  était- 
elle  rétablie  qu'elle  eut  à  souilrir  d'autres  mauvais  traite- 
ments, plus  cruels  encore. 

Ln  jour,  un  enfant,  cousin  de  son  mari,  jouant  avec 
quelques  serins  que  celui-ci  avait  à  sa  fenêtre,  fit  tomber 


COURAGE    DES   SAINTS   DANS    l' ADVERSITÉ.  247 

une  des  cages.  Ortiz,  étant  arrivé  sur  ces  entrefaites  et 
voyant  la  cage  par  terre,  se  mit  à  rugir  comme  un  lion, 
reprochant  à  sa  femme  de  l'avoir  jetée  exprès  pour  le  nai'- 
guer,  ou  de  l'avoir  fait  jeter  par  les  servantes.  Tout  ce 
qu'elle  put  dire  pour  s'excuser  fut  inutile  ;  car  il  ne  cher- 
chait qu'un  prétexte.  Il  la  conduisit  donc  dans  le  portique, 
où  était  un  puits,  et  là  lui  ordonna  de  quitter  ses  vête- 
ments. Comme  elle  refusait  de  le  faire  par  pudeur,  il  lui 
déchira  sa  ceinture  et  ses  habits  en  la  frappant.  Puis,  l'at- 
tachant à  la  corde  du  puits ,  il  la  plongea  dans  l'eau  jus- 
qu'au cou.  Il  avait  d'abord  enfermé  les  servantes,  afin  que 
personne  ne  pût  venir  à  son  secours,  et  il  la  laissa  ainsi  en 
plein  hiver  vingt-quatre  heures  dans  l'eau,  où  elle  aurait 
infailliblement  péri  si  elle  n'eût  été  soutenue  miraculeu- 
sement par  la  charité  dont  elle  était  embrasée.  Puis  il  la 
retira  avec  le  secours  de  son  cousin,  et  elle  resta  deux  mois 
entiers  au  lit ,  semblable  à  un  morceau  de  marbre ,  sans 
pouvoir  bouger.  Au  milieu  de  toutes  ses  afflictions,  elle 
resta  toujours  douce  et  humble  ;  et,  lorsque  son  mari  l'avait 
ainsi  tourmentée,  elle  se  prosternait  devant  lui,  et  lui  de- 
mandait pardon,  disant  qu'elle  méritait  bien  les  châtiments 
qu'il  lui  infligeait.  Son  mari  lui  répondait  par  de  nouveaux 
affronts,  et  lui  disait  qu'il  ne  se  payait  pas  de  belles 
paroles. 

Ses  parents  apprirent  bientôt  les  mauvais  traitements 
([u'elle  avait  à  souffrir,  et  l'engagèrent  à  demander  une  sé- 
paration. Mais  elle  s'y  refusa  constamment;  et  elle  fut  dès 
lors  abandonnée  des  siens,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  s'ima- 
giner qu'elle  fût  traitée  aussi  mal  qu'on  le  disait  sans  don- 
ner un  seul  signe  de  mécontentement.  Il  arriva  bientôt  que 
les  parents  de  Jeanne  perdirent  toute  leur  fortune.  Son 


248  COURAGE    DES    SAINTS    DANS   l' ADVERSITÉ. 

mari  lui-même,  qui  d'abord  avait  été  riche,  ayant  dissipé 
tous  ses  biens  et  se  voyant  sans  ressource ,  lui  dit  un  jour  : 
«  Je  veux  vendre  le  peu  qui  nous  reste,  jusqu'à  tes  habits, 
et  te  conduire  en  un  lieu  où  ta  famille  n'entendra  plus 
jamais  parler  de  toi.  »  Jeanne  ne  lui  répondit  rien.  Il  se  dé- 
cida enfin  à  entrer  au  service  d'un  noble,  et  ordonna  à  sa 
femme  de  retourner  chez  ses  parents ,  parce  qu'il  ne  pou- 
vait plus  la  nourrir.  Comme  elle  s'y  refusait,  il  lui  jeta  son 
manteau  sur  les  épaules  et  la  chassa  de  la  maison.  Dans  sa 
tristesse  et  son  abandon,  Jeanne  s'assit  sur  une  pierre, 
près  d'une  rivière.  Elle  fut  violemment  tentée  de  s'y  jeter; 
mais  elle  triompha  de  la  tentation,  et,  fortifiée  par  une  voix 
intérieure,  elle  retourna  pour  se  glisser  dans  la  maison, 
pendant  qu'elle  croyait  son  mari  occupé  dans  son  cabinet. 
Mais  il  avait  épié  tous  ses  pas;  il  la  suivit  dans  l'escalier, 
et  quand  elle  fut  en  haut  il  la  jeta  en  bas.  La  chute  fut  si 
terrible  qu'elle  resta  pendant  trente  jours  sans  connais- 
sance. La  femme  du  gentilhomme  au  service  de  qui  était 
Mathias  eut  pitié  d'elle,  et  lui  procura  un  médecin  qui  la 
guérit. 

Son  mari ,  fatigué  de  son  service ,  s'en  alla  avec  elle  à 
Calatayud,  dans  l' Aragon,  et  ils  y  restèrent  une  année  seu- 
lement; puis  ils  retournèrent  à  Burgos.  Pendant  la  route, 
il  l'enferma  une  nuit  dans  une  étable  avec  les  animaux , 
attachée  à  une  crèche,  et  ne  la  détacha  que  le  matin,  afin 
qu'elle  fît  les  préparatifs  nécessaires  pour  continuer  la 
route.  De  retour  à  Burgos,  il  reprit  le  service  qu'il  avait 
quitté ,  et  fut  placé  comme  receveur  dans  un  vieux  château 
de  son  maître.  Là  elle  le  servit  avec  bonté,  comme  une 
domestique,  ne  recevant  pour  récompense  que  des  mauvais 
traitements  de  toute  sorte.  Un  soir  qu'elle  l'attendait  et 


1 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ.  249 

qu'elle  s'était  endormie  de  fatigue,  elle  n'entendit  pas  le 
premier  coup  qu'il  frappa  à  la  porte.  Pour  la  punir,  il  lui 
traversa  le  bras  avec  son  épée  ;  puis  il  pressa  dans  la  plaie 
un  linge  trempé  dans  l'huile  bouillante.  Plus  tard,  il  se 
mit  à  l'agriculture,  et  Jeanne  fut  obligée  de  travailler 
comme  une  paysanne ,  ayant  à  peine  de  quoi  manger.  Elle 
n'avait  que  dix -huit  ans,  et  quoiqu'elle  eût  à  peine  la 
force  de  vivre,  elle  avait  toujours  la  force  de  souffrir.  Il  la 
renvoya  une  seconde  fois  de  chez  lui,  l'attacha  nue  à  un 
arbre  et  la  mit  en  sang  à  force  de  coups.  Elle  resta  ensuite 
huit  jours  dans  une  église  sans  rien  prendre.  Personne 
n'osait  rien  lui  donner,  parce  qu'il  avait  menacé  de  sa 
vengeance  quiconque  aurait  pitié  d'elle.  Or  c'était  un 
homme  gi'and  et  fort  comme  un  géant  et  cruel  comme 
une  bête  fauve. 

Il  reprit  une  troisième  fois  son  ancien  service  à  Burgos , 
et  sa  femme  dut  entreprendre  le  voyage  au  milieu  de  l'hi- 
ver, dans  des  chemins  couverts  de  neige.  Le  soir,  à  un 
mille  de  Burgos,  transie  de  froid  et  épuisée,  elle  dit  à  son 
mari  :  «  Je  me  meurs,  et  je  ne  puis  faire  un  pas  de  plus. 
—  Eh  bien,  descends  et  marche  à  pied,  »  lui  dit-il.  Elle 
obéit;  mais  fatiguée,  gênée  par  son  manteau,  ayant  de  la 
neige  jusqu'aux  genoux,  elle  ne  put  avancer.  Quand  il  la 
vit  ainsi,  la  colère  l'emporta.  Il  l'attacha  sur  son  mulet,  et 
la  traîna  un  mille  de  chemin,  en  lui  frappant  la  tête  avec 
la  bride .  Des  visions  célestes  la  fortifièrent  et  l'empêchèrent 
de  mourir  pendant  la  route.  Elle  arriva  enfin  près  d'une 
chapelle,  non  loin  de  Burgos,  n'en  pouvant  plus  d'épuise- 
ment. Le  sang  lui  sortait  par  le  nez  et  les  oreilles,  et  son 
cœur  était  plongé  dans  une  angoisse  indicible.  Dans  cet 
état,  elle  dit  à  son  mari  :  «  Si  vous  me  le  permettez,  je 


2i>0  COUHAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITE. 

passerai  ici  la  nuit,  car  il  m'est  impossible  d'aller  plus 
loin.  »  La  femme  du  sacristain  intercéda  aussi  pour  elle; 
mais  il  lui  répondit  :  «  Je  jure  que  ce  soir  même  elle  ar- 
rivera à  Burgos  morte  ou  vive.  »  Fortifiée  intérieurement, 
elle  put  monter  un  petit  cheval.  Le  chemin  traversait  un 
ruisseau  que  les  neiges  avaient  enflé.  Remplie  d'effroi, 
elle  s'écria  :  «  0  Jésus!  que  ce  ruisseau  est  profond.  »  Son 
mari ,  l'ayant  entendue,  entra  dans  un  accès  de  colère,  et, 
lui  donnant  un  coup  sur  la  tête,  il  la  jeta  dans  le  ruisseau, 
où  elle  eut  plus  à  lutter  encore  avec  l'eau  qu'avec  la  mort. 
Elle  en  fut  retirée  à  demi  morte ,  fut  obligée  de  remonter 
à  cheval  et  de  promettre  qu'elle  ne  dirait  rien  à  personne 
de  ce  qui  s'était  passé,  si  elle  ne  voulait  être  coupée  par 
morceaux. 

Les  choses  durèrent  ainsi  longtemps  encore,  lui  tou- 
jours féroce  et  violent,  elle  toujours  résignée,  interprétant 
tout  en  bien,  intercédant  pour  lui  lorsque  les  autres  le 
blâmaient  ou  le  menaçaient ,  ou  lorsque  son  caractère  em- 
porté lui  avait  attiré  quelque  fâcheuse  affaire.  Elle  dit  elle- 
même  dans  une  esquisse  de  sa  vie ,  écrite  de  sa  main  :  «  Je 
«  puis  dire  en  toute  vérité  que,  malgré  tous  les  mauvais 
«  traitements  de  mon  mari ,  il  ne  m'a  jamais  semblé  qu'il 
«  agissait  ainsi  sans  motif,  et  que  j'ai  toujours  reconnu , 
«  au  contraire,  que  je  lui  avais  donné  l'occasion  de  me 
((  traiter  bien  plus  mal  encore;  aussi  n'ai-je  jamais  eu 
«  aucun  ressentiment  contre  lui ,  mais  seulement  contre 
«  moi.  Plus  il  me  traitait  mal,  plus  je  désirais  revenir  avec 
«  lui  pour  lui  demander  pardon  ;  et  je  le  faisais  en  me 
«  jetant  à  ses  pieds  et  me  prosternant  à  terre,  comme  j'ai 
«  coutume  de  le  faire  avec  tous  ceux  qui  me  font  du  mal. 
((  Loin  de  leur  en  vouloir,  mon  seul  désir  est  de  leur 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    LADVERSITÉ.  251 

«  parler  avec  bienveillance^  et  cela  par  la  grande  misé- 
«  ricorde  de  Dieu.  »  Elle  vécut  ainsi  jusqu'à  l'âge  de 
vingt -trois  ans.  Son  mari  obtint  alors  une  place  dans 
la  cathédrale  de  Burgos,  et  son  caractère  s'adoucit  peu 
à  peu.  Il  se  révélait  bien  encore  de  temps  en  temps  dans 
les  commencements  ;,  et  Jeanne  avait  ainsi  beaucoup 
à  souffrir;  mais  ses  emportements  devinrent  moins  fré- 
quents, et  cessèrent  enfin  tout  à  fait.  Au  reste,  cet 
homme,  qui  se  conduisait  à  l'égard  de  sa  femme  comme 
une  bête  féroce,  était  irréprochable  sous  tous  les  autres 
rapports.  On  n'entendit  jamais  dire  qu'il  entretînt  de 
commerce  avec  d'autres  femmes.  11  était  compatissant 
et  généreux  envers  les  pauvres  ;  et  il  disait  souvent  à  sa 
femme  qu'il  aimait  mieux  qu'elle  le  laissât  manquer  en 
quelque  chose  que  les  pauvres  qui  venaient  à  elle.  Après 
quarante  ans  de  mariage  ;,  il  fut  attaqué  d'une  maladie 
cruelle,  et  Jeanne  ne  le  quitta  plus.  Quoique  les  médecins 
n'y  vissent  d'abord  aucun  danger,  elle  avait  reconnu  que 
le  mal  était  mortel,  et  le  décida  à  recevoir  les  sacrements. 
Lorsqu'il  eut  perdu  la  parole,  elle  ne  quitta  pas  son  lit 
pendant  quatre  jours  et  quatre  nuits,  le  consolant,  le  for- 
tifiant de  ses  paroles  ;  et  il  mourut  ainsi  assisté  par  elle  en 
i  622.  Elle  ne  doutait  point  de  son  salut  ;  et  sainte  Thérèse 
lui  avait  annoncé,  après  une  vision,  qu'elle  avait  par  sa 
patience  héroïque  gagné  l'àme  de  son  mari. 

11  ne  faut  pas  croire  que  Jeanne  se  soit  contentée  des 
épreuves  terribles  dont  la  main  de  Dieu  l'accablait. 
Comme  si  ce  n'eût  pas  été  assez  pour  elle,  elle  ne  mettait 
aucunes  bornes  à  ses  mortifications  volontaires.  Elle  ne 
prenait ,  dans  l'espace  de  vingt-quatre  jours ,  qu'une  écorce 
de  poire,  une  feuille  de  chou,  une  laitue  ou  des  cih'ons, 


252  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ. 

selon  la  saison .  Quelquefois  son  mari  la  forçait  à  prendre 
quelque  chose  ,  ne  fût-ce  qu'autant  que  peut  contenir  le 
bec  d'une  tourterelle.  Elle  se  faisait  alors  violence  ;  mais  à 
peine  avait -elle  avalé  si  peu  que  ce  fût  que  son  estomac 
se  soulevait  :  elle  vomissait  le  sang,  et  était  assaillie  d'an- 
goisses mortelles;  de  sorte  que  les  médecins  déclarèrent 
qu'on  exposait  sa  vie  en  la  forçant  ainsi  à  manger.  Elle 
avait  de  plus  le  corps  garni  de  ceintures^  de  cilices,  de 
chaînes  de  fer  et  d'instruments  de  pénitence  de  toute  sorte. 
Elle  passait  les  nuits  à  prier,  transie  de  froid,  souvent  dans 
la  neige  et  la  glace ,  et  gagnait  à  son  mari  par  son  travail 
assidu  environ  vingt  francs  par  semaine.  Le  reste  du  temps 
était  consacré  à  visiter  les  hôpitaux ,  les  malades  les  plus 
dégoûtants,  les  pauvres  et  les  nécessiteux.  Lorsque  son 
mari  devint  plus  doux  à  son  égard,  elle  se  mit  sous  l'obéis- 
sance d'une  servante  à  moitié  folle ,  qui  la  traitait  comme 
une  esclave,  l'accablait  à  chaque  instant  de  reproches  et 
d'injures,  et  allait  jusqu'à  lui  donner  des  soufflets,  lui  cra- 
cher au  visage  et  la  traîner  par  les  cheveux.  Elle  faisait 
faire  à  Jeanne  tout  ce  qui  lui  passait  par  l'esprit.  Ainsi , 
elle  la  faisait  s'étendre  par  terre,  puis  elle  lui  donnait  des 
coups  de  pied  sur  la  bouche;  ou  bien  elle  la  conduisait 
dans  un  lieu  écarté,  lui  ordonnait  de  quitter  ses  vêtements, 
et  la  flagellait  de  la  manière  la  plus  atroce.  Sa  patience  ne 
se  démentit  point  non  plus  dans  cette  nouvelle  épreuve. 
Aussi  ne  faut -il  pas  s'étonner  que  cette  femme  héroïque 
soit  parvenue  à  un  empire  sur  soi-même  qui  n'eut  peut- 
être  jamais  d'exemple. 

Outre  ces  épreuves,  que  la  Providence  envoie  directe- 
ment à  ses  élus,  afin  d'achever  de  purifier  leur  âme ,  il  en 
est  d'autres  qui  viennent  de  la  société,  et  qui,  quoique 


COURAGE    DES    SAINTS    DAiNS    L  ADVERSITE.  2o3 

moins  pénibles  en  apparence,  ont  le  même  résultat.  On 
raconte  que  plus  d'une  fois,  dans  la  mer  du  Sud,  lorsque 
des  voyageurs  abordaient  dans  une  île  que  le  pied  de 
l'homme  n'avait  encore  jamais  foulée,  les  animaux  qu'elle 
renfermait ,  frappés  de  cette  apparition  inaccoutumée ,  ac- 
couraient poussés  par  Fétonnement  et  la  curiosité.  Les 
oiseaux,  sortant  de  l'épaisseur  des  forêts,  volaient  autour 
des  étrangers,  et  se  posaient  sur  leurs  épaules.  Les  habi- 
tants de  l'abîme  eux-mêmes,  les  chiens  de  mer,  par 
exemple,  montaient  sur  le  rivage,  et  regardaient  d'un  œil 
stupéfait  la  nouvelle  merveille.  Il  en  est  ainsi  pour  ceux 
qui  marchent  par  des  sentiers  solitaires ,  et  dont  la  vie  se 
distingue  de  la  vie  commune  et  vulgaire.  Pendant  quelque 
temps  ils  restent  ignorés;  mais  lorsqu'on  les  découvre  en- 
fin, aux  traces  lumineuses  que  laissent  après  eux  leurs 
pas,  tous  alors  accourent  autour  d'eux.  On  les  regarde, 
on  les  examine  ;  chacun  veut  sonder  l'esprit  qui  les  pousse  : 
chacun  explique  à  sa  manière  le  mystère  qu'il  a  sous  les 
yeux.  C'est  de  la  folie,  de  la  supercherie,  de  l'illusion, 
de  la  magie  naturelle,  du  magnétisme.  En  un  mot,  on 
cherche  la  cause  de  ces  phénomènes  partout ,  excepté  où 
elle  est.  Aussi,  après  tous  ces  essais  et  toutes  ces  investi- 
gations, le  mystère  échappe  à  cette  sagesse  mondaine,  qui 
semble  craindre  d'apercevoir  ici-bas  l'intervention  de  Dieu. 
Pour  ceux  qui  sont  soumis  à  ces  sortes  d'examens,  ce  sont 
des  victimes  qu'on  étend  comme  des  cadavres  que  l'on 
veut  disséquer,  et  à  qui  l'on  permet  à  peine  de  tressaillir 
sous  le  scalpel  qu'on  enfonce  en  leur  sein.  Conduits  par 
des  voies  inaccoutumées,  il  faut  qu'ils  se  résignent  à  être 
pour  le  monde  un  objet  de  scandale;  et  ils  ne  peuvent 
même  pas  essayer  de  se  justifier.  C'est  déjà  un  dur  supplice 
I.  8 


254  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    LADVERSITÉ. 

pour  eux  que  de  voir  accourir  autour  d'eux  la  foule  ;  que  de 
se  voir  arrachés  tout  à  coup  à  leur  douce  solitude^  et  trans- 
portés au  milieu  du  tumulte  du  monde  qui  leur  est  insup- 
portable. Mais  le  plus  grand  danger  pour  eux,  c'est  le  con- 
cours du  peuple,  qui,  dans  sa  foi  et  sa  simplicité,  approche 
d'eux  avec  respect,  et  s'adresse  à  eux  comme  à  des  saints. 
Ils  se  trouvent  ainsi  sur  le  bord  d'un  abîme,  où  une  seule 
pensée  de  vanité  peut  leur  faire  perdre  les  fruits  de  plu- 
sieurs années  de  lutte.  Les  vies  des  saints  mystiques  sont 
pleines  du  récit  de  ces  périls.  Nous  citerons  ici  comme 
exemple  sainte  Colombe  de  Rieti. 

Colombe  naquit  à  Rieti  en  1467.  L'esprit  de  Dieu  s'é- 
tait reposé  sur  elle  dès  sa  plus  tendre  enfance  ,  et  lui  avait 
inspiré  des  mortifications  et  des  pénitences  qui  l'avaient 
fait  mûrir  avant  l'âge.  Dans  sa  douzième  année,  elle  avait 
été  fiancée  miraculeusement  à  Notre-Seigneur,  après  avoir 
refusé,  au  grand  déplaisir  de  sa  famille,  tous  les  partis  qui 
s'étaient  présentés.  C'est  alors  que  les  extases  commencè- 
rent chez  elle ,  et ,  à  partir  de  ce  moment ,  elles  devinrent 
toujours  plus  fréquentes.  A  l'âge  de  vingt  ans,  elle  entra 
dans  le  Tiers -Ordre  de  Saint -Dominique,  sans  faire  de 
vœux,  et  vécut  dans  le  monde  avec  d'autres  Tertiaires, 
sous  la  direction  spirituelle  d'un  Dominicain.  Elle  eut  un 
jour  une  vision,  où  elle  se  vit  dans  le  baptistère  de  la  ca- 
thédrale de  Rieti.  A  ses  côtés  élaientson  patron  de  religion 
et  sainte  Catherine,  qui  lui  montraient  un  chemin  large  et 
droit ,  lequel  conduisait  à  une  égUse  des  Dominicains  ;  et 
elle  entendit  en  même  temps  ces  paroles:  «  Sors  d'ici,  pour 
n'y  plus  revenir,  et  viens  à  mon  église  que  voici.  »  Elle 
regarda,  remplie  d'élonnement,  les  saints  qui  étaient  près 
d'elle ,  s'inclina  devant  eux ,  timide  et  ne  sachant  que  faire. 


COURAGE    DES    SAINTS    DA.NS    l' ADVERSITE.  255 

«  Ne  craignez  rien,  lui  dirent-ils,  le  Seigneur  vous  attend 
là;  ne  tardez  pas,  car  c'est  pour  votre  bien;  et  nous  serons 
avec  vous.  »  Elle  prit  courage,  et  se  mit  en  route;  mais 
bientôt  elle  ne  vit  plus  rien  que  deux  dragons  qui  lui  bar- 
raient le  chemin.  Elle  invoqua  le  secours  du  Seigneur,  et 
les  dragons  la  laissèrent  passer.  Elle  continua  sa  route,  et 
bientôt  elle  vit  accourir  à  elle  de  la  forêt  une  multitude  de 
bêtes  sauvages  qu'elle  n'avait  jamais  vues;  mais  un  gros 
chien  les  mit  en  fuite  par  son  seul  regard.  Comme  elle 
commençait  à  chanceler  à  la  vue  de  tant  de  périls,  les  deux 
saints  lui  apparurent  et  la  fortifièrent.  Et,  pendant  qu'elle 
allait  vers  l'église  entre  eux  deux,  des  oiseaux  de  proie 
s'abattirent  sur  elle  comme  pour  lui  arracher  les  yeux; 
mais,  pleine  de  courage,  elle  ne  fit  aucun  mouvement  pour 
les  éloigner,  et  les  invitait  plutôt  à  venir  vers  elle.  Comme 
ils  approchaient  de  l'église,  elle  vit  aux  portes  une  grande 
foule  d'hommes  et  de  femmes  qui  se  querellaient,  et  la 
regardaient  avec  des  yeux  terribles,  comme  s'ils  eussent 
voulu  l'empêcher  d'entrer.  Elle  entra  malgré  eux,  et  vit 
l'église  toute  pleine  d'anges  et  de  saints,  qui  se  proster- 
naient devant  l'enfant  Jésus. 

Cette  vision  lui  présentait  l'image  de  sa  vie  tout  entière. 
Elle  comprit  qu'il  lui  fallait  quitter  sa  famille  et  sa  patrie 
pour  suivre  la  voix  de  Dieu  ;  elle  prépara  sa  mère  à  son  dé- 
part. Celle-ci  fut  effrayée  de  ce  que  lui  disait  sa  fille,  croyant 
qu'elle  voulait  parler  de  sa  mort  prochaine.  Lorsque  l'é- 
poque fut  arrivée,  elle  fit  préparer,  la  veille  de  son  départ, 
un  agneau,  et  invita  douze  de  ses  meilleures  amies  à  venir 
le  manger  avec  elle.  Après  le  repas,  qui  fut  saintement 
joyeux,  elle  leur  lava  les  pieds  en  méditant  les  mystères  du 
Sauveur,  puis  elle  leur  fit  ses  adieux  en  se  recommandant  à 


2o6  COURAGE    DES    SAINTS    DANS   l' ADVERSITÉ. 

leurs  prières.  Le  lendemain,  sa  mère,  ne  la  voyant  point 
paraître  à  l'heure  accoutumée,  conçut  quelque  inquiétude. 
Elle  attendit  cependant  jusqu'à  midi,  puis  elle  alla  douce- 
ment à  sa  porte,  et  l'appela.  ÎSe  recevant  point  de  réponse, 
elle  monta  au  grenier,  et  leva  une  planche  qui  lui  permit 
de  voir  dans  l'intérieur  de  la  chambre  de  sa  fille.  Elle  la 
trouva  vide  et  la  porte  fermée.  Celle-ci  ayant  été  forcée, 
on  trouva  les  vêtements  de  Colombe  rangés  sur  le  plan- 
cher, en  forme  de  croix,  comme  une  peau  qu'un  serpent 
aurait  déposée;  mais  on  n'aperçut  d'elle  aucune  trace. 

La  nouvelle  de  cet  événement  se  répandit  bientôt  dans  la 
ville.  Le  peuple  accourut  en  foule,  et  tous  mêlaient  leurs 
larmes  à  celles  des  parents  de  Colombe.  Personne  ne  pou- 
vait comprendre  comment  elle  était  ainsi  sortie  nue ,  les 
portes  de  la  maison  et  celles  de  la  ville  étant  fermées  ;  d'au- 
tant plus  qu'on  ne  trouvait  d'elle  aucune  trace.  On  disait 
qu'elle  avait  été  transportée  en  esprit  à  l'ermitage  d'un 
saint  homme  près  de  Spolette,  et  qu'après  s'être  entre- 
tenue avec  lui  elle  s'était  éloignée.  On  se  perdait  en  con- 
jectures. Elle-même  raconta  dans  la  suite  à  son  confesseur 
que,  s' étant  mise  en  prière  selon  sa  coutume,  elle  s'était 
trouvée  dans  la  rue  sans  savoir  comment  cela  lui  était  ar- 
rivé, dépouillée  de  ses  vêtements  et  revêtue  d'autres  ha- 
bits. Puis  elle  avait  rencontré  près  d'une  ville,  c'était 
probablement  Spolette,  un  homme  qui  l'avait  invitée  à 
venir  trouver  sa  femme  et  ses  enfants  dans  sa  maison, 
près  de  la  grande  route.  Cet  homme  la  conduisit  dans  un 
bâtiment  qui  était  vide,  où  il  l'enferma  en  lui  promettant 
de  revenir  bientôt.  Or  il  se  trouva  que,  précisément  à  cette 
époque,  un  ecclésiastique  du  royaume  de  Naples  avait  en- 
levé la  fille  unique  d'un  personnage  considérable.  Celui-ci 


COVRAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ.  2o7 

avait  envoyé  aussitôt  le  signalement  de  sa  fille ,  avec  pro- 
messe d'une  grande  récompense  pour  celui  qui  la  trouve- 
rait; ce  qui  avait  paru  à  quelques  jeunes  débauchés  une 
excellente  occasion  de  satisfaire  en  même  temps  leur  li- 
bertinage et  leur  cupidité.  Ils  avaient  donc  choisi  cette 
maison  comme  leur  refuge,  et  cet  homme  comme  leur 
espion. 

Colombe,  se  trouvant  seule,  se  mit  en  prière,  espérant 
que  le  secours  d'en  haut  ne  lui  manquerait  pas.  L'homme 
arriva  bientôt  avec  tous  les  apprêts  d'un  festin.  Il  était  suivi 
de  ces  jeunes  gens,  qui,  à  la  vue  de  cette  jeune  tille  d'une 
beauté  remarquable,  crurent  avoir  trouvé  celle  qu'ils  cher- 
chaient. Ils  lui  adressèrent  quelques  paroles  flatteuses,  lui 
demandèrent  le  nom  de  son  pays,  le  but  de  son  voyage,  et 
si  elle  était  Clairette,  du  royaume  de  >'aples.  Elle  se  tut 
quelque  temps;  mais  comme  ils  insistaient,  elle  leur  dit  : 
«  Je  suis  Claire,  il  est  vrai,  du  grand  royaume,  et  je  vais  où 
mon  maître  m'appelle.  «  Ces  jeunes  gens  lui  firent  alors  les 
propositions  les  plus  criminelles.  L'expression  de  modestie 
et  de  dignité  qui  était  empreinte  sur  son  visage  leur  inspi- 
rait cependant  un  certain  effroi,  dont  ils  ne  pouvaient  se 
rendre  compte;  et  ils  l'écoutèrent  pendant  quelque  temps 
en  silence  parler  des  peines  de  l'enfer,  de  la  brièveté  des 
plaisirs  de  cette  vie,  et  des  supplices  dont  ils  sont  punis  dans 
l'autre.  Mais  bientôt,  ne  pouvant  plus  se  retenir,  ils  cher- 
chèrent à  lui  faire  violence.  Comme  elle  se  défendait  contre 
leurs  efforts,  elle  devint  entre  leurs  mains  comme  une  pierre, 
et  ils  ne  purent  jamais  la  faire  bouger  de  place.  Aveuglés 
cependant  par  la  passion ,  ils  voulurent  lui  arracher  ses 
habits.  Ayant  entendu  sonner  quelque  chose,  ils  crurent 
que  c'était  de  l'argent,  ce  qui  excita  encore  leur  empresse- 


258  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

ment  ;  mais  ayant  ouvert  le  mouchoir  qui  couvrait  sa  poi- 
trine, ils  trouvèrent  un  crucifix,  des  reliques  et  une  disci- 
pline. Renversés  à  cette  vue^  ils  lui  déchirèrent  ses  autres 
vêtements,  et  trouvèrent  qu'elle  avait  un  cilice,  deux  liens 
de  fer  larges  de  trois  doigts  autour  des  reins,  et  deux 
chaînes  de  fer  qui  se  croisaient  sur  sa  poitrine  et  entraient 
dans  la  chair.  Frappés  d'épouvante,  ils  prirent  la  fuite  et 
moururent  tous  peu  de  temps  après.  Quant  au  malheureux 
qui  l'avait  amenée  dans  ce  lieu,  il  se  jeta  à  ses  pieds,  lui 
demanda  pardon,  et  l'accompagna  jusqu'au  faubourg  de 
Trevi,  où  il  lui  donna  des  femmes  qui  la  conduisirent  à 
Foligno  ;  et  il  se  convertit  dans  la  suite. 

Arrivée  dans  cette  ville ,  elle  entra  dans  le  couvent  des 
Clarisses.  Celles-ci  lui  demandèrent  qui  elle  était  et  d'où 
elle  venait  ;  elle  répondit  simplement  qu'elle  était  religieuse, 
et  cacha  tout  le  reste.  Ce  silence  augmenta  leur  étonne- 
ment;  et  ce  fut  bien  autre  chose  encore  lorsqu'elles  virent 
qu'elle  ne  prenait  aucune  nourriture.  Pensant  que  peut- 
être  elle  avait  quelque  affection  secrète,  elles  cherchèrent 
à  gagner  sa  confiance  par  des  paroles  bienveillantes.  Voyant 
qu'elles  n'obtenaient  rien  de  cette  manière,  elles  es- 
sayèrent de  la  forcer  à  manger;  et,  lui  renversant  la  tête, 
elles  cherchèrent  à  lui  mettre  dans  la  bouche,  avec  une 
cuiller,  un  peu  de  bonbons  d'anis,  qu'elle  cracha  aussitôt. 
Cependant,  un  jour,  pour  leur  faire  plaisir,  elle  prit  un 
peu  de  légumes  et  d'eau.  Du  reste,  elle  s'entretenait  avec 
elles  des  choses  divines,  et  toutes,  en  fentendant,  fondaient 
en  larmes.  Cependant  le  podestat  de  la  ville,  ayant  appris 
son  arrivée,  envoya  quelqu'un  lui  demander  si  elle  était 
cette  Clairette  qu'on  cherchait.  Elle  répondit  en  souriant 
qu'elle  était  bien  Claire,  mais  non  celle  qu'on  cherchait; 


I 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITE.  2h9 

que  son  vrai  nom  était  Colombe  de  Rieti,  et  qu'elle  allait 
où  l'appelait  son  maitre.  On  écrivit  à  Rieti^  et  son  frère 
aîné  vint  à  Foligno  avec  quelques  hommes  armés,  dans 
l'intention  de  la  tuer.  Mais  il  revint  à  Rieti  après  l'avoir 
beaucoup  maltraitée,  et  Colombe  devint  bientôt  la  mer- 
veille de  Foligno.  Les  sœurs  T  observèrent  jour  et  nuit,  et 
la  trouvèrent  toujours  veillant,  priant  ou  châtiant  son 
corps.  L'une  d'elles,  qui  l'avait  prise  dans  sa  cellule,  assura 
qu'elle  l'avait  vue  plusieurs  fois  élevée  en  l'air  de  deux 
pieds.  Les  Dominicains  envoyèrent  quelques  frères  à  Fo- 
ligno; et  le  Prieur  qui  lui  avait  donné  l'habit  la  conduisit, 
en  compagnie  de  quelques  femmes  respectables,  par  le 
chemin  qu'elle  indiqua  elle-même  ;  car  on  était  convenu 
de  suivre  la  vocation  de  Dieu.  Ils  vinrent  ainsi  à  Assise, 
puis  enfin  à  Pérouse.  Là  ils  trouvèrent  tout  le  peuple  dans 
une  émotion  indicible;  tous  étaient  accom'us  à  sa  ren- 
contre, comme  poussés  par  l'esprit  de  Dieu,  en  criant  :  La 
sainte  !  voilà  la  sainte  qui  arrive  !  Hommes,  femmes  et  en- 
fants, tous  l'emmenèrent  en  triomple.  Là  elle  fut,  par  sa 
simplicité,  sa  piété  et  ses  extases,  un  sujet  continuel  d'ad- 
miration ;  et  pour  l'y  fixer  on  résolut  de  lui  bâtir  un  mo- 
nastère, car  d'autres  villes  encore  se  disputaient  l'honneur 
de  la  posséder.  Elle  se  trouva  bientôt  à  la  tête  de  cinquante 
sœurs,  qui  s'étaient  réunies  à  elle  après  qu'elle  eut  fait  ses 
vœux,  en  1490,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans. 

Sa  vision  se  trouva  donc  accomplie  de  cette  manière  par 
l'enthousiasme  du  peuple  de  Pérouse;  mais  l'approbation 
des  habiles,  même  dans  son  ordre,  fut  plus  difficile  à  ob- 
tenir. Une  jeune  fille  de  vingt  ans  qui,  dans  un  temps  comme 
celui  où  die  vivait,  c'est-à-dire  dans  un  temps  de  dissolu- 
tion morale ,  politique  et  religieuse ,  parcourait  seule  les 


260  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

grandes  routes,  entrait  dans  des  maisons  suspectes,  et  ne 
donnait  pour  motifs  de  ces  singularités  que  l'impulsion  de 
l'esprit  de  Dieu,  pouvait  bien  inspirer  quelques  soupçons  à 
ceux  qui,  considérant  de  plus  près  les  choses,  ne  se  lais- 
saient point  entraîner  par  l'enthousiasme  irréfléchi  des 
masses,  surtout  chez  un  peuple  aussi  prudent  et  aussi  cir- 
conspect que  sont  les  Italiens.  Les  ecclésiastiques  les  plus 
graves  et  les  plus  grands  théologiens  la  virent  donc  avec  dé- 
fiance. Trompés  déjà  plus  d'une  fois,  ils  ne  se  hâtèrent 
point  de  donner  leur  assentiment  à  une  manière  de  vivre 
quileur  paraissait  dangereuse .  Ils  prirent  Colombe  pour  une 
vagabonde  et  une  hypocrite,  qui  courait  le  monde  afin  de 
gagner  de  l'argent ,  et  n'ajoutèrent  aucune  foi  à  ses  absti- 
nences ;  de  sorte  que  son  ordre  chercha  à  se  défaire  d'elle, 
persuadé  qu'elle  le  déshonorait.  Parmi  ceux  qui  doutaient 
de  sa  sincérité  se  trouvait  Sébastien  de  Pérouse,  qui  fut 
plus  tard  son  confesseur  et  son  biographe.  Il  avait  été  té- 
moin en  même  temps  que  César  Borgia,  encore  jeune  alors, 
d'un  miracle  qu'avait  fait  la  sainte,  lorsqu'elle  avait  rendu 
la  santé  et  la  vue  à  un  enfant  aveugle  qui  allait  mourir. 
César,  frappé  d'admiration,  ayant  voulu  faire  sonner  les 
cloches,  Sébastien  l'en  avait  empêché  en  lui  disant  :  «  Ar- 
«  rêtez;  cette  femme  est  une  étrangère,  et  nous  ne  savons 
«  pas  si  c'est  une  sainte,  malgré  tout  ce  qu'on  dit  de  son 
«  abstinence.  La  malice  de  l'homme  est  grande,  et  celle 
«  de  la  femme  plus  grande  encore.  Il  faut  donc  l'éprouver 
«  au  moins  pendant  dix  ans ,  pour  porter  un  jugement 
«  certain  sur  sa  vertu  et  sa  sainteté.  » 

Conformément  à  cet  avis,  on  exerça  sur  Colombe  la  sur- 
veillance la  plus  minutieuse.  On  lui  envoya  des  hommes  de 
toute  sorte  pour  l'éprouver  et  sonder  son  intérieur.  Sébas- 


COURAGE    DES    SAIMS    DANS    l' ADVERSITE.  261 

tien ,  entre  autres ,  lui  représenta  les  suites  funestes  qu'au- 
rait pour  l'honneur  de  son  ordre  et  pour  son  propre  salut 
sa  dissimulation  et  sa  légèreté.  Mais  elle  répondait  à  tout 
avec  une  simplicité  parfaite.  Il  arriva  que,  le  confesseur  or- 
dinaire du   couvent  étant  tombé  malade,  Sébastien  dut 
prendre  sa  place.  Il  pensa  trouver  là  une  occasion  favo- 
rable de  dissiper  tous  ses  doutes,  et  il  se  croyait  assez  ha- 
bile pour  la  surprendre,  s' il  y  avait  quelque  chose  de  louche 
dans  sa  conduite,  quoiqu'il  fût  bien  décidé,  d'un  autre 
côté,  à  reconnaître  tout  le  bien  qu'il  trouverait  en  elle. 
Après  avoir  entendu  sa  première  confession ,  il  la  laissa 
parler  quelque  temps,  et  lui  dit  :  «  Ce  que  vous  venez  de  me 
«  dire  est  bien  simple,  et  ce  sont  de  ces  choses  comme  il  en 
«  arrive  souvent.  Soyons  donc  sur  nos  gardes  pour  ne  point 
«  tomber  dans  le  précipice.  Je  ne  sais  comment  mes  pré- 
ce  décesseurs  ont  agi  ;  il  est  donc  utile  que  j'aie  une  con- 
«  naissance  parfaite  de  toute  votre  vie,  depuis  votre  pre- 
«  mière  enfance,  afin  que  je  sois  en  état  de  porter  un 
«  jugement  sûr  pour  l'avenir.  »  Elle  lui  répondit  qu'elle 
suivrait  son  conseil  avec  joie;  et,  après  s'être  préparée  le 
temps  nécessaire,  elle  lui  dévoila  sa  vie  tout  entière.  Il 
examina  tout  dans  le  plus  grand  détail  et  avec  le  soin  le 
plus  minutieux,  lui  parlant  tantôt  avec  douceur,  afin  de 
gagner  sa  confiance,  tantôt  avec  sévérité,  afin  de  l'ébranler 
par  la  crainte  des  jugements  de  Dieu.  Mais  plus  il  pénétrait 
dans  son  intérieur,  plus  il  se  sentait  forcé  d'admirer  son 
innocence  et  sa  pureté.  Il  n'avait  pas  trouvé  un  seul  péché 
dans  toute  sa  vie.  Il  ne  se  contenta  pas  toutefois  des  ouver- 
tures qu'elle  lui  avait  faites;  et  lorsque  son  confesseur  fut 
guéri,  il  le  consulta,  ainsi  que  les  prêtres  qui  l'avaient  con- 
fessée auparavant,  et  ils  convinrent  ensemble  d'envoyer 


262  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l'aDVERSITÉ. 

partout  des  hommes  prudents  s'enquérir  de  toute  sa  vie 
anprès  de  ceux  qui  l'avaient  connue.  Leurs  témoignages 
se  trouvèrent  parfaitement  d'accord  avec  ses  propres  aveux . 
11  observa  de  plus  toute  sa  manière  de  vivre,  et  l'obligea  à 
lui  découvrir  les  pénitences  qu'elle  faisait  et  à  lui  permettre 
de  les  régler  d'après  ce  qu'il  croirait  convenable.  Il  avait 
fait  tout  ce  que  peut  faire  un  homme  prudent  en  pareille 
circonstance,  et  si  malgré  cela  il  fut  trompé;,  il  n'y  a  plus 
rien  de  certain  sur  la  terre. 

Colombe  cependant  continuait  de  vivre  à  Pérouse,  ho- 
norée par  le  peuple  comme  une  sainte,  enseignant,  édi- 
fiant, priant,  annonçant  d'avance  les  dangers  dont  on 
était  menacé ,  et  quelquefois  même  le  triomphe  et  la  vic- 
toire. Plusieurs  villes  d'Italie  cherchaient  alors  à  attirer 
quelques  sibylles  de  ce  genre,  afin  de  se  ménager  un  ap- 
pui dans  ces  temps  de  trouble  et  de  confusion.  De  même 
que  Pérouse,  Narni  avait  aussi  la  sienne,  nommée  sainte 
Lucie;  Mantoue,  sainte  Ozanna.  Or  il  arriva  qu'en  1495 
le  pape  Alexandre  VI ,  fuyant  de  Rome  par  crainte  du  roi 
Charles,  vint  à  Pérouse.  Il  entendit  parler,  comme  on  le 
pense  bien,  de  sainte  Colombe;  et,  un  jour  qu'il  avait  cé- 
lébré le  service  divin  dans  l'église  des  Frères  Prêcheurs, 
il  l'envoya  chercher.  Elle  vint  à  la  tête  de  ses  sœurs.  Les 
liallebardiers  du  pape  purent  à  peine  lui  frayer  un  passage 
jusqu'à  son  trône,  au  milieu  de  la  foule  qui  se  pressait 
autour  d'elle.  Lorsqu'elle  fut  enfin  devant  le  souverain 
pontife,  entouré  des  cardinaux,  elle  se  mit  à  genoux,  puis 
saisit  le  bord  de  sa  soutane  pour  la  baiser;  mais  elle  devint 
à  l'instant  même  immobile  comme  une  pierre.  Toutes  ses 
sœurs  furent  présentées  au  pape,  et  s'en  allèrent  ensuite 
dans  le  même  ordre  où  elles  étaient  venues.  Colombe  ce- 


COURAGE    DES    SAIMS    DANS    L  ADVERSITE.  263 

pendant  restait  toujours  dans  la  même  position.  On  inter- 
rogea à  son  sujet  sa  mère,  qu'on  avait  fait  venir  également . 
La  sainte  tenait  toujours  le  bord  de  la  soutane  du  pape,  et 
on  lui  aurait  plutôt  brisé  les  doigts  qu'on  ne  lui  eût  fait 
lâcher  prise.  Le  pape  fut  donc  obligé  d'attendre  qu'elle 
revînt  de  son  extase.  Elle  se  leva  enfin  ;  et  le  pape  l'inter- 
rogea dans  le  plus  grand  détail.  Elle  répondit  à  toutes  ses 
questions  avec  prudence,  discrétion  et  simplicité.  Le  pape 
ayant  touché  des  choses  plus  intimes,  elle  retomba  en 
extase,  et  resta  debout  immobile,  semblable  à  une  colonne 
de  marbre.  Alexandre  étonné  se  tourna  d'un  air  menaçant 
vers  son  confesseur,  qui  était  là  tout  près  à  genoux,  et  lui 
dit  :  «  Prenez  garde  à  vous,  et  sachez  que  je  suis  le  pape  : 
je  vous  commande  de  me  dire  la  vérité  sur  cette  fille.  » 
Sébastien  dit  au  pape  tout  ce  qu'il  savait  sur  son  sujet; 
et  César  Borgia,  qui  était  présent,  confirma  son  témoi- 
gnage en  racontant  à  Alexandre  le  fait  dont  il  avait  été 
témoin,  et  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Colombe, 
revenue  à  elle-même,  répondit  de  nouveau  aux  questions 
qu'on  lui  fit,  et  le  pape  la  congédia  après  l'avoir  louée  et 
comblée  de  faveurs  spirituelles. 

Colombe  devint  bientôt  l'objet  de  toutes  les  conversa- 
tions de  la  cour  pontificale.  Chacun  faisait  là -dessus  ses 
conjectures.  Us  avaient  tous  été  témoins  oculaires  de  ses 
extases,  et  ne  pouvaient  par  conséquent  les  nier.  Mais  ce 
qui  leur  paraissait  surtout  impossible,  c'était  son  absti- 
nence; et  cela  était  naturel  de  la  part  de  gens  qui  atta- 
chaient une  importance  souveraine  aux  choses  de  ce  genre. 
Cette  abstinence  toutefois  n'était  pas  complète;  car  la 
sainte,  afin  de  dérouter  l'opinion,  avait  bien  soin  de  boire 
de  temps  en  temps  devant  les  autres,  et  de  manger  quelques 


264  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

baies.  Les  philosophes  arrivèrent,  selon  leur  coutume, 
avec  leur  bagage  de  science  et  de  sagesse ,  et  déclarèrent 
Colombe  lunatique;  d'autres  prétendirent  qu'elle  était  pos- 
sédée. Puis,  ce  fut  le  tour  des  médecins,  qui  s'occupèrent 
principalement  de  ses  extases,  et  constatèrent  que,  pen- 
dant qu'elles  duraient,  le  pouls  et  le  souffle  s'arrêtaient. 
Ils  se  cassèrent  la  tête  pour  expliquer  ces  phénomènes ,  et 
firent  là-dessus  des  hypothèses  les  plus  saugrenues,  plutôt 
que  d'attribuer  directement  à  Dieu  ces  choses  extraordi- 
naires. Quant  à  son  abstinence,  afin  de  se  faire  sur  ce  point 
une  opinion  éclairée,  ils  examinèrent  l'état  de  ses  cheveux, 
de  ses  ongles,  la  couleur  de  son  visage,  l'odeur  de  sa 
transpiration,  etc.  L'un  d'eux  enfin,  plus  habile  que  les 
autres,  eut  l'idée  d'examiner  l'état  de  ses  dents,  et  jugea 
par  leur  inspection  qu'elle  devait  avoir  passé  toute  sa  vie 
dans  une  grande  abstinence.  Les  religieuses,  de  leur  côté, 
se  scandalisèrent  de  sa  manière  de  vivre;  de  ce  qu'elle 
permettait  au  peuple  de  couper  des  morceaux  de  ses  vête- 
ments; de  ce  que  tous  les  jours,  par  le  plus  grand  froid  et 
contre  la  coutume  de  son  ordre,  elle  marchait  nu-pieds 
jusqu'au  souper;  de  ce  que,  malgré  la  défense  pour  les 
femmes  d'enseigner  dans  l'église,  elle  parlait  au  peuple 
assemblé  autour  d'elle.  En  un  mot,  on  parla,  on  se  que- 
rella beaucoup;  et  de  tout  ce  bruit  il  ne  résulta  rien. 
C'était  alors  comme  c'est  aujourd'hui,  et  comme  ce  sera 
toujours. 

Pour  elle,  rentrée  dans  son  repos,  elle  continua  sa  ma- 
nière de  vivre,  opéra  beaucoup  de  guérisons  miraculeuses, 
prédit  beaucoup  d'événements  futurs,  et  voyait  à  distance 
par  la  lumière  intérieure  qui  éclairait  son  esprit.  De  Rome, 
où  Ton  flottait  toujours  entre  la  foi  et  le  doute  à  son  sujet, 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ.  26 O 

on  la  consultait  de  temps  en  temps  sm*  ce  qui  devait  arri- 
ver. Un  jour  que  le  trésorier  du  pape  la  questionnait  dans 
la  chapelle  de  Saint-Pierre,   à  l'occasion  du  souverain 
pontife,   elle  lui  exposa,  assise  à  terre,  en  présence  de 
Sébastien ,  les  visions  qu'elle  avait  eues,  parlant  et  mena- 
çant avec  une  telle  force  que  les  assistants  furent  saisis 
d'effroi  à  l'annonce  des  terribles  jugements  de  Dieu  qui 
allaient  éclater.  Jamais  on  n'avait  vu  en  cet  état  cette  vierge 
si  douce  et  si  bonne.  C'était  précisément  à  l'époque  où 
l'Espagne  et  le  Portugal  envoyèrent  à  Rome  des  ambassa- 
deurs pour  sommer  le  pape  de  réformer  sa  vie  et  sa  cour, 
peu  de  temps  avant  ces  jours  de  deuil  et  de  confusion  où 
la  guerre  et  l'assassinat  se  répandirent  par  toute  l'Italie 
et  où  le  pape  lui-même  fut  sauvé  comme  par  un  miracle, 
lorsque  le  plancher  de  son  appartement  s'affaissa  sous 
lui ,  au  milieu  des  éclairs  et  du  tonnerre.  C'était  aussi 
l'époque  où  Savonarole  s'élevait  à  Florence  contre  les  dé- 
sordres du  temps  avec  une  énergie  qui  dépassa  quelque- 
fois les  bornes  de  la  discrétion.  La  cour  du  pape  devait 
être,  on  le  pense,  peu  favorablement  disposée  à  l'égard  de 
Colombe  et  des  autres  sibylles  que  Dieu  ^'était  choisies. 
Aussi  eut -on  des  soupçons  sur  elle,  et  particulièrement 
sur  son  confesseur,  qui  fut  obligé  de  venir  à  Rome  rendre 
compte  de  vive  voix  et  par  écrit  de  tout  ce  qu'il  savait 
sur  elle,  et  de  la  conduite  qu'il  avait  tenue  à  son  égard,  et 
des  principes  qui  l'avaient  dirigé.  Il  le  fit  avec  franchise 
et  habileté  en  même  temps;  et  le  pape,  en  le  congédiant, 
le  combla  de  présents. 

On  ne  laissa  pas  la  sainte  tranquille  pour  cela.  On  lui 
envoya  de  Rome  des  femmes  chargées  de  l'espionner  ;  mais 
elle  les  reconnut  aussitôt  par  l'esprit  de  Dieu.  De  faux 


266  COURAGE    DE!?    SAINTS    DANS    l' ADVERSITE. 

malades  se  glissèrent  près  d'elle,  sous  prétexte  de  cher- 
cher leur  guérison.  Comme  tout  cela  ne  menait  point  au 
but  qu'on  se  proposait,  ses  supérieurs  la  déposèrent  et  lui 
infligèrent  des  peines  spirituelles.  On  lui  ôta  son  confes- 
seur, et  on  lui  donna  à  sa  place  Pierre  Michel  de  Gênes, 
un  des  meilleurs  prédicateurs  et  des  théologiens  les  plus 
distingués  de  cette  époque.  11  avait  été  prévenu  contre 
Colombe,  et  se  proposa  de  prendre  tous  les  moyens  pour 
s'éclairer  en  cette  affaire.  Il  se  prépara  de  son  mieux  à  ses 
nouvelles  fonctions  par  une  confession  générale,  par  la 
prière,  le  jeûne  et  la  mortification,  de  sorte  que  son  corps 
en  fut  aftaibli,  et  qu'il  paraissait  tout  autre  qu'il  n'était 
auparavant.  Colombe,  toujours  gaie  et  sereine,  avait  vu  en 
esprit  tout  ce  qu'il  faisait,  et  l'avertit  un  jour,  vers  Noël, 
d'éviter  tout  excès.  Étonné  de  ce  qu'il  entendait,  il  cher- 
cha à  lui  cacher  ce  qu'il  faisait;  mais  elle  lui  raconta  com- 
ment elle  avait  connu  son  dessein,  et  ajouta  :  «  Mon  père, 
votre  prudence  me  plaît  :  je  sais  certainement  qu'avant 
la  nouvelle  année  vous  aurez  acquis  la  certitude  que  vous 
désirez,  et  je  prierai  Dieu  pour  cela.  »  Il  ne  parut  pas 
faire  attention  à  ses  paroles,  mais  il  les  renferma  dans 
son  cœur.  La  nuit  de  Noël ,  lorsqu'il  eut  fini  sa  messe,  il 
eut  une  extase,  et  une  voix  lui  dit  qu'aujourd'hui  il  aurait 
la  certitude  qu'il  cherchait.  Le  matin,  il  monta  k  l'autel, 
et  à  peine  eut -il  fini  l'introït  qu'il  se  sentit  consumé 
par  le  feu  de  la  charité  et  fondit  en  larmes.  Arrivé  à  la 
communion,  il  fut  inondé  d'une  telle  suavité  qu'il  ne 
pouvait  plus  se  contenir;  de  sorte  qu'il  entra  dans  sa  cel- 
lule, et  conçut  un  dégoût  insurmontable  pour  toute  autre 
nourriture.  Le  lendemain.  Colombe  lui  dit  en  souriant  ; 
«  Je  suis  heureuse,  mon  père,  que  vous  goûtiez  ma  nour- 


COURAGE    DES    SAIMS    DA?sS    l'aDVERSITÉ.  267 

riture;  persévérez,,  elle  vous  sera  toujours  plus  agréable.  » 
Il  était  désormais  guéri  de  tous  ses  doutes.  Pour  elle^ 
elle  supporta  avec  une  patience  admirable^  pendant  toute 
sa  vie ,  les  examens  et  les  investigations  auxquels  elle  fut 
soumise. 

Elle  avait  déjà  prédit  depuis  longtemps  qu'elle  mour- 
rait peu  de  temps  après  sa  trente -troisième  année.  Lors- 
que cette  époque  fut  arrivée,  en  1501  ,  elle  fut  avertie 
qu'elle  mourrait  le  jour  de  l'Ascension.  Elle  se  prépara 
donc  à  la  mort  pendant  le  carême,  toujours  favorisée  ce- 
pendant de  visions  et  d'extases.  Elle  alla  pour  la  dernière 
fois  à  la  sainte  table  le  jour  de  Pâques ,  et  se  mit  au  lit 
peu  de  jours  après,  pour  n'en  plus  sortir.  Vers  le  milieu 
de  la  semaine  de  Pâques ,  elle  fut  surprise  pendant  la  nuit 
d'un  vomissement  violent.  Elle  vomit  d'abord  du  sang  pur 
en  très-grande  abondance,  puis  du  sang  caillé, ""puis  enfin 
du  sang  mêlé  de  pus.  Les  médecins  ne  purent  s'entendre 
ni  sur  le  caractère  de  sa  maladie  ni  sur  les  remèdes  qu'il 
fallait  employer.  Pour  elle,  parfaitement  résignée,  elle 
demanda  les  sacrements,  eut  des  extases  et  des  visions, 
dont  elle  expliqua  quelques-unes  à  ceux  qui  l'entouraient. 
Elle  dit  entre  autres  choses  :  «  Seigneur,  vous  daignez  re- 
présenter dans  mon  sang  les  signes  futurs  qui  doivent 
paraître  au  ciel,  c'est-à-dire  dans  l'Église;  car  la  diffé- 
rence de  mon  sang  signifie  les  diverses  verges  dont  vous 
allez  bientôt  la  frarpper,  à  savoir  :  le  meurtre  parmi  les 
chrétiens,  la  peste,  la  mortel  la  ruine  d'un  grand  nombre 
de  peuples.  »  Elle  n'avait  que  trop  bien  vu;  car  peu  de 
temps  après  la  mort  d'Alexandre,  César  Borgia  mit  toute 
ritaUe  supérieure  en  flamme;  et  Jules  II  ne  put  éteindre 
cet  incendie  que  dans  des  fleuves  de  sang.   Elle  resta 


268  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

pendant  trente-trois  jours  couchée  sur  des  planches  nues, 
revêtue  de  son  clUce^,  et  sans  rien  prendre,  pendant  tout 
ce  temps,  que  de  l'eau.  Une  seule  fois  elle  goûta  d'un 
sirop  qu'on  lui  présenta.  Quelquefois  aussi  elle  suçait 
une  orange  ou  une  cerise.  L'Eucharistie  seule  la  fortifiait, 
et  elle  était  consolée  par  de  douces  visions.  Pendant  sa 
maladie,  il  sortit  du  plancher  de  sa  chambre,  et  entre  les 
planches  de  son  lit,  des  troupes  de  fourmis  qui  avaient 
la  tête  rouge  et  se  promenaient  autour  d'elle.  Elle  dit 
elle-même  que  ces  fourmis  signifiaient  l'armée  française 
qui  devait  opprimer  l'Église  et  être  chassée  ensuite.  Ses 
visions  augmentaient  à  mesure  qu'elle  approchait  de  sa 
fin.  Sa  lutte  avec  le  tentateur  fut  courte,  et  elle  mourut 
visitée  par  son  bien-aimé,  à  minuit  du  jour  de  l'Ascension. 
Ses  yeux  restèrent  ouverts  et  son  visage  coloré,  comme  si 
elle  eût  dormi.  Tous  ses  membres  étaient  souples,  comme 
si  elle  eût  été  en  extase.  On  l'ouvrit  quatre  jours  après 
sa  mort,  et  l'on  ne  trouva  dans  les  intestins  que  de  l'air. 
Il  y  avait  un  peu  d'eau  dans  l'estomac  et  dans  la  vessie, 
et  quelques  excréments,  en  très-petite  quantité,  dans  les 
gros  intestins.  Le  cœur  était  desséché;  mais  autour  le 
sang  était  encore  liquide,  pur  et  clair,  comme  le  sang 
d'une  personne  vivante.  (A.  S.,  20  mai.) 

Sainte  Colombe  eut  du  moins  1q  bonheur  de  rencontrer 
des  confesseurs  éclairés  et  prudents,  et  d'échapper  ainsi  à 
l'épreuve  la  plus  pénible  peut-être  pour  les  âmes  de  cette 
trempe  lorsqu'elles  tombent  entre  les  mains  d'hommes 
ignorants  ou  présomptueux,  qui,  au  lieu  de  les  guider 
dans  des  voies  où  Dieu  les  appelle,  les  en  détournent,  au 
contraire,  ou  se  servent  d'elles  pour  faire  des  expériences 
maladroites  et  que  rien  ne  justifie.  C'est  ce  qui  arriva  à 


COURAGE   DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ.  269 

la  bienheureuse  Liduine.  En  1407,  elle  eut  pour  curé  un  Liduine. 
Prémontré,  nommé  André,  qui,  ne  croyant  point  à  son 
abstinence,  lui  donnait  à  contre-cœur  la  communion.  En 
i412,  il  lui  vint  en  pensée  d'éprouver  si  elle  ne  vivait 
réellement  que  de  la  grâce  de  Dieu;  et,  le  jour  de  la 
Nativité  de  la  sainte  Vierge,  comme  elle  désirait  commu- 
nier, il  lui  présenta  une  hostie  non  consacrée.  Liduine, 
ne  pouvant  l'avaler,  en  conclut  qu'elle  n'était  pas  consa- 
crée, et  la  cracha.  Il  lui  fit  à  ce  sujet  de  fortes  répri- 
mandes. «Croyez -vous,  lui  répondit-elle ,  que  je  ne  sais 
pas  distinguer  le  corps  de  Notre -Seigneur  du  pain  ordi- 
naire, puisque  je  ne  puis  manger  celui-ci,  tandis  que  j'a- 
vale sans  difficulté  la  sainte  hostie?  »  Le  curé,  troublé  par 
ces  paroles,  se  leva  et  s'en  alla,  laissant  la  vierge  dans  les 
larmes  et  désolée,  moins  peut-être  encore  d'être  privée  de 
la  sainte  communion  que  de  la  dureté  avec  laquelle  son 
curé  la  traitait.  Elle  fut  bientôt  consolée  dans  son  trouble 
par  une  vision  céleste.  Au  miheu  d'une  grande  clarté,  qui 
remplissait  sa  cellule,  elle  vit  au  pied  de  son  lit  une  croix,  t 

sur  laquelle  était  le  Sauveur,  sous  la  forme  d'un  enfant. 
Comme  elle  s'entretenait  avec  lui,  la  croix  s'éleva  jusqu'au 
plafond  de  la  chambre,  et  elle  descendit  sur  la  couverture 
de  son  lit,  réduite  aux  dimensions  d'une  hostie,  environ- 
née d'éclat,  et  portant  les  traces  de  sang  des  plaies  du  Sau- 
veur. Liduine  fut  inondée  d'une  telle  joie  qu'elle  crut 
qu'elle  allait  mourir;  et  l'une  des  femmes  qui  étaient  pré- 
sentes fut  obhgée  d'appuyer  sa  main  sur  son  cœur,  pour 
l'empêcher  de  se  rompre,  tant  il  battait  fort.  Six  autres, 
personnes  virent  comme  elle  cette  apparition.  Liduine  en- 
voya son  frère  chercher  le  curé ,  pour  qu'il  fût  témoin  de 
ce  miracle.  Il  ne  voulut  pas  y  croire  :  il  vint  cependant,  et 


270  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

le  vit  comme  les  autres  qui  étaient  dans  la  chambre.  Il 
renvoya  d'abord  ceux-ci;  puis,  s'étant  enfermé  avec  Li- 
duine,  il  la  conjura  par  le  jugement  de  Dieu  de  ne  dire  à 
personne  ce  qui  s'était  passé.  Liduine,  de  son  côté,  le  sup- 
plia de  lui  donner  l'hostie  ;  mais  le  prêtre  lui  répondit  : 
«  Si  vous  voulez  communier,  j'irai  vous  chercher  la  sainte 
Eucharistie  à  l'église  ;  car,  pour  cette  hostie,  je  ne  sais  ce 
qu'elle  est.  »  Cependant,  comme  Liduine  insistait,  il  la  lui 
donna  sans  croire  qu'elle  eût  quelque  efficacité. 

Le  lendemain  matin,  après  la  messe,  il  avertit  le  peuple 
de  prier  pour  Liduine,  qui  ne  possédait  pas,  dit-il,  sa  rai- 
son tout  entière,  et  qui,  la  nuit  dernière,  avait  été  tentée 
par  les  démons;  puis  il  prit  la  sainte  Eucharistie,  et  la  lui 
porta  accompagné  d'un  grand  nombre  de  personnes.  Ar- 
rivé chez  elle,  il  fit  mettre  à  genoux  tous  les  assistants,  en 
leur  recommandant  de  prier  pour  elle.  Il  leur  dit  ensuite 
que  cette  nuit  le  diable  était  venu,  et  avait  laissé  à  Liduine 
une  fausse  hostie,  et  qu'il  allait  lui  en  donner  une  véri- 
table pour  la  fortifier.  Elle  eut  beau  réclamer  et  supplier  le 
curé  de  changer  d'opinion,  elle  ne  put  rien  obtenir;  et  il 
retourna  à  l'éghse  après  lui  avoir  donné  la  communion. 
Cependant  ceux  qui  avaient  été  témoins  du  miracle  le  ra- 
contèrent au  peuple,  ce  qui  indisposa  tellement  contre  le 
curé  qu'il  n'osait  plus  sortir  de  l'église.  Ce  fut  bien  autre 
chose  encore  lorsqu'à  ceux  qui  lui  demandaient  ce  qu'il 
avait  fait  de  cette  hostie  il  répondit,  tantôt  qu'il  l'avait  brû- 
lée, tantôt  qu'il  l'avait  jetée  dans  l'eau.  Le  tumulte  aug- 
mentant, l'évêque  d'Utrecht  apprit  ce  qui  s'était  passé,  et 
envoya  son  suffragant  avec  quelques  autres  hommes  de 
confiance,  pour  faire  une  enquête.  Le  curé  consterné  fit 
suppher  Liduine  d'apaiser  l'afl'aire...  Des  commissaires 


COURAGE    DES    SAIMS    DANS    L  ADVERSITE.  2/1 

vinrent  chez  elle,  accompagnés  du  curé,  qui  fondait  en 
larmes.  Liduine  refusa  de  parler  si  l'évèque  ne  promettait 
que  ses  déclarations  n'auraient  aucun  résultat  fâcheux  pour 
le  curé ,  et  resteraient  un  mystère  pendant  tout  le  temps 
qu'elle  vivrait.  On  lui  promit  ce  qu'elle  demandait,  et  elle 
raconta  la  chose  comme  elle  s'était  passée.  Ceux  qui  avaient 
été  témoins  du  miracle  confirmèrent  son  récit,  et  l'affaire 
fut  ainsi  terminée  à  l'amiable.  (A.  S.,  14  avril.) 

Lorsque  Dieu  charge  quelqu'un  de  réformer  un  ordre 
dégénéré  de  sa  ferveur  primitive,  cette  mission  devient  or- 
dinairement pour  celui  à  qui  elle  est  confiée  une  source  de 
contradictions  par  la  résistance  de  ceux  qui  sont  intéres- 
sés dans  l'affaire  et  par  l'opposition  que  le  monde  a  cou- 
tume de  faire  à  toutes  les  œuvres  de  Dieu.  C'est  ce  que 
prouvent  de  nombreux  exemples;  entre  autres,  ceux  de 
sainte  Thérèse,  de  saint  Charles  Borromée  et  de  sainte  Co-  S'»  Colette, 
lette,  née  à  Corbie  en  1580,  et  morte  à  Gand  en  t646. 
Tous  les  péchés  du  monde  et  les  châtiments  qu'ils  méritent 
lui  étaient  apparus  dans  une  vision.  Dans  sa  douleur,  elle 
avait  conjuré  le  Seigneur  d'avoir  pitié  de  ceux  qu'il  voulait 
perdre,  et  de  les  convertir.  Une  voix  lui  répondit  qu'elle 
contribuerait  puissamment  à  cette  conversion  si  elle  pou- 
vait réformer  les  trois  ordres  de  Saint-François.  Elle  pria 
Dieu  d'envoyer  au  monde  un  homme  capable  d'opérer  cette 
réforme;  mais,  dans  une  autre  extase,  Dieu  lui  dit  que 
c'était  elle  qui  devait  accomphr  cette  œuvre.  Ces  paroles  la 
plongèrent  dans  un  profond  étonnement  ;  car  elle  ne  croyait 
pas  qu'il  y  eût  personne  qui  fût  moins  capable  qu'elle  de 
se  charger  de  cette  mission.  Elle  reprocha  donc  à  la  sainte 
Vierge  et  à  saint  François  d'avoir  proposé  pour  une  œuvre 
de  ce  genre  une  pauvre  fille,  simple,  sans  instruction,  sans 


272  COURAGE    DES    SAINTS    DAISS    l' ADVERSITÉ. 

éloquence  et  sans  vertu;  leur  disant  qu'elle  ne  pouvait  pas 
s'en  charger,  qu'elle  ne  s'en  chargerait  pas,  et  qu'elle  espé- 
rait bien  que  Dieu  n'exigerait  pas  d'elle  des  choses  impos- 
sibles. Elle  persista  quelques  jours  dans  cette  résolution; 
mais  elle  sentit  qu'elle  avait  perdu  le  repos.  Elle  réunit 
donc  ses  amis  et  quelques  personnes  prudentes  en  qui  elle 
avait  confiance,  et  leur  demanda  leur  avis.  Tous  lui  con- 
seillèrent d'obéir,  persuadés  que  ces  apparitions  venaient 
de  Dieu,  et  non  du  démon. 

Colette  continua  cependant  de  prier  Dieu  qu'il  lui  ôtàt 
ce  fardeau;  mais  elle  devint  muette  tout  d'un  coup,  et  ne 
pouvait  plus  prononcer  un  seul  mot  distinctement.  Elle 
resta  trois  jours  en  cet  état,  et,  craignant  de  s'opposer  à 
la  volonté  divine,  elle  promit  d'obéir.  Aussitôt  sa  langue 
fut  déliée.  Puis,  lorsqu'elle  voulut  examiner  comment  elle 
s'y  prendrait  pour  mener  la  chose  à  bon  terme,  le  fardeau 
lui  parut  si  pesant  qu'elle  recula  de  nouveau.  Mais,  à  l'ins- 
tant même,  elle  devint  aveugle,  ce  qui  dura  trois  jours  et 
trois  nuits.  Elle  demanda  pardon  à  Dieu,  lui  promettant 
de  se  conformer  à  sa  volonté.  Dieu  accepta  son  repentir, 
et  lui  rendit  la  vue.  Elle  vit  alors  pousser  du  plancher  de 
sa  cellule  un  petit  arbre,  qui  bientôt  devint  si  grand  qu'il 
la  remplissait  tout  entière.  Il  était  avec  cela  d'une  beauté 
merveilleuse.  Sous  son  vert  feuillage  étaient  cachées  des 
fleurs  odorantes,  et  à  ses  pieds  croissaient  d'autres  arbres, 
moins  grands  et  moins  beaux  que  lui  cependant.  Comme 
elle  considérait  avec  admiration  cet  arbre  qui  croissait  tou- 
jours. Dieu  lui  fit  comprendre  qu'elle  était  représentée  par 
le  plus  grand,  et  que  les  petits  signifiaient  ceux  qui  de- 
vaient être  réformés  par  elle.  Mais  son  humilité  était  si 
grande  qu'elle  ne  pouvait  ajouter  foi  à  cette  voix  inté- 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l'aDVERSITÉ.  273 

rieure^  et  qu'elle  la  prenait  pour  une  illusion  du  démon , 
qui  voulait  la  pousser  à  la  vaine  gloire.  Elle  arracha  donc 
dans  une  sainte  colère  l'arbre  le  plus  grand,  et  le  jeta  en 
morceaux  par  la  fenêtre  ;  puis  elle  en  fit  autant  des  autres. 
Quelques  jours  après,  comme  elle  était  en  prière,  ces  arbres 
se  mirent  à  croître  de  nouveau  sous  ses  yeux;  et,  après  être 
restés  quelque  temps  dans  sa  chambre,  ils  se  transportèrent 
d'eux-mêmes  d'un  lieu  à  un  autre  ,  et  finirent  par  remplir 
une  grande  partie  de  l'univers.  Elle  dut  enfin  reconnaître 
son  opiniâtreté,  et  s'abandonner  à  la  volonté  de  Dieu,  à  la 
condition  toutefois  qu'elle  ne  serait  pas  l'auteur  principal, 
mais  seulement  la  coopératrice  de  cette  réforme. 

Elle  reçut  alors  la  connaissance  claire  de  tout  ce  qui 
était  nécessaire  pour  l'exécution  de  ce  dessein  ;  et  bientôt 
Dieu  lui  donna  un  aide  dans  la  personne  du  Père  Henri  de 
Balma,  et  dans  Isabelle,  comtesse  de  Bourgogne,  une  pro- 
tectrice et  une  compagne  de  voyage  à  Rome.  Les  cardinaux 
s'opposèrent  d'abord  à  son  entreprise  ;  mais  une  peste  qui 
se  répandit  brisa  leur  résistance.  Le  pape  la  reçut  dans 
l'ordre  de  Sainte-Claire,  et  la  consacra  abbesse  ;  après  quoi 
elle  retourna  dans  son  pays.  C'est  alors  que  commencèrent 
pour  elle  les  difficultés.  Elle  eut  contre  elle  prêtres  et 
laïques,  hommes  et  femmes,  tous  les  états  et  toutes 
les  conditions.  On  la  regardait  comme  une  hypocrite, 
comme  une  magicienne,  qui  ensorcelait  les  hommes  et  les 
animaux,  et  avait  commerce  avec  le  démon.  Elle  devint 
tellement  odieuse  à  tout  le  monde  que  personne  ne  voulait 
la  recevoir,  ni  même  lui  prêter  une  maison.  Les  choses  en 
vinrent  au  point  qu'elle  fut  chassée  du  pays  avec  son  con- 
fesseur. Celui-ci  la  conduisit  d'abord  chez  son  frère,  au 
château  de  Balma,  en  Savoie.  La  comtesse  Blanche  l'invita 


27  i  COURAGE    DES    SAINTS    DANS    l' ADVERSITÉ. 

avenir  partager  avec  elle  son  château  à  Genève,  et  c'est  là 
qu'elle  construisit  son  premier  couvent.  Mais  le  pape  l'en- 
voya chez  les  Clarisses  de  Besançon ,  et  c'est  de  là  que  h. 
réforme  se  répandit  dans  une  multitude  d'autres  monas- 
tères. Cependant  les  persécutions  durèrent  pendant  toute  ?a 
vie.  Lorsqu'elle  voulait  élever  une  maison,  elle  trouvait 
une  telle  opposition  que  des  villes  et  des  pays  entiers  so. 
soulevaient  contre  elle.  Si,  à  force  de  patience  et  d'humi- 
Hté,  elle  remportait  la  victoire,  ses  ennemis,  ne  pouvant 
lui  pardonner  son  triomphe,  disaient  d'elle  toute  sorte  de 
mal.  Ses  amis  les  plus  intimes,  ses  directeurs  eux-mêmes 
changeaient  tout  à  coup  de  dispositions,  et  passaient 
brusquement  de  la  sympathie  à  la  haine,  ce  qu'ils  regret- 
taient ensuite  amèrement.  On  la  représentait  comme  une 
femme  livrée  aux  vices  les  plus  abominables.  Au  milieu  de 
toutes  ces  contradictions,  elle  ne  fitjamais  entendre  aucune 
plainte,  et  accomplit  ainsi  l'œuvre  que  Dieu  lui  avait  im- 
posée. (A.  S.,  6  mart.) 
Ursule  de  Ui'sule  de  Parme  reçoit,  dans  une  vision,  l'ordre  d'aller 
Parme,  à  Avignon  trouver  l'antipape  Clément  YII,  pour  lui  or- 
donner, au  nom  du  Seigneur,  de  rendre  la  paix  à  l'Église 
par  l'extinction  du  schisme.  Elle  obéit,  et  traverse  les  Alpes 
avec  sa  vieille  mère.  Elle  est  présentée  à  l'antipape;  elle 
j'ébranle  ,  après  un  entretien  d'une  heure  et  demie.  Clé- 
ment, effrayé,  refuse  de  la  recevoir  de  nouveau,  et  elle  est 
obligée  de  partir  sans  avoir  rien  fait.  Elle  se  rend  alors  à 
Rome,  pour  aller  trouver  le  pape  Boniface  IX,  qui,  d'abord, 
n'ajoute  aucune  foi  à  ses  discours.  Mais,  instruit  des  faits 
par  un  témoin  oculaire,  il  l'accueille  avec  bonté ,  et  la  ren- 
voie à  Avignon,  chargée  de  ses  pleins  pouvoirs.  Elle  y  va 
sans  se  laisser  arrêter  par  la  nouvelle  que  les  cardinaux  de 


COURAGE    DES    SAINTS    DANS    L  ADVERSITÉ.  275 

l'antipape  cherchent  à  la  perdre.  Introduite  devant  Clé- 
ment et  ses  cardinaux ,  elle  parle  de  telle  sorte  que  per- 
sonne n'ose  la  contredire;  et  Clément,  ébranlé,  incline  vers 
la  soumission.  Mais  les  cardinaux  s'élèvent  avec  force 
contre  elle ,  et  cherchent  à  la  surprendre  par  des  ques- 
tions insidieuses.  Elle  évite  avec  une  merveilleuse  habileté 
les  pièges  qu'on  lui  tend  ;  de  sorte  que ,  pour  se  débar- 
rasser d'elle,  ils  cherchent  à  l'effrayer  par  les  menaces.  Ils 
l'arrachent  à  sa  mère,  à  laquelle  ils  attribuent  toute  cette 
affaire,  et  la  confient  à  la  garde  d'une  femme  de  la  ville. 
Accusée  comme  sorcière  et  magicienne,  elle  est  soumise 
à  une  enquête.  On  lui  donne  de  nouveaux  vêtements,  et 
l'on  examine  scrupuleusement  ceux  qu'on  lui  a  ôtés,  pour 
voir  s'ils  ne  renferment  aucun  objet  suspect.  Comme  tous 
ces  moyens  ne  mènent  point  encore  au  but,  on  cherche  à 
lui  arracher  des  aveux  par  la  torture.  Déjà  on  lui  attachait 
les  mains  derrière  le  dos  lorsqu'un  tremblement  de  terre 
disperse  ses  bourreaux.  On  la  laisse  enfin  tranquille,  et  elle 
s'en  va  sans  avoir  pu  décider  Clément  à  abdiquer.  (A.  S., 
7  april.) 

Les  visions  elles-mêmes  sont  quelquefois,  pour  ceux  qui  s.  Pierre  de 
les  reçoivent,  un  objet  de  scandale  ou  une  cause  de  perse- 
cution  et  d'épreuves.  Saint  Pierre  de  Milan,  qui  fut,  au 
temps  d'Innocent  IV,  un  prédicateur  puissant  de  la  parole 
de  Dieu,  et  qui  mourut  martyr,  menait,  dans  un  monastère 
de  cette  ville,  une  vie  sainte,  et  était  favorisé  de  visions  fré- 
quentes. Un  jour,  sainte  Agnès,  sainte  Catherine  et  sainte 
Cécile  lui  apparurent  et  s'entretinrent  avec  lui.  Un  reli- 
gieux, passant  par  hasard  devant  sa  cellule  et  entendant 
des  voix  de  femmes,  approche,  et  voit  par  une  fente  trois 
femmes  très- belles  et  magnifiquement  parées  s'entretenir 


•276  DES    OEUVRES    DE    CHARITÉ., 

faQiilièrement  avec  Pierre.  Indigné ,  il  court  aussitôt  chez 
le  supérieur  pour  lui  raconter  ce  dont  il  vient  d'être  té- 
moin. Celui-ci;,  courroucé;,  rassemble  la  communauté  pour 
délibérer  sur  ce  qu'il  y  a  à  faire.  On  décide^,  à  l'unanimité, 
que  le  criminel  sera  mis  en  prison  pendant  quelques  jours, 
puis  envoyé  en  pénitence  à  Chim.  On  exécute  la  sentence 
sans  vouloir  même  entendre  Pierre.  Celui-ci  se  tait,  reçoit 
tout  avec  humilité  et  obéissance,  ne  se  plaignant  qu'à 
Dieu  devant  son  crucifix,  et  lui  demandant  ce  qu'il  a  fait 
pour  être  éprouvé  de  cette  manière.  «  Qu'ai-je  fait  moi- 
même,  lui  répondit  Notre -Seigneur,  pour  que  l'on  m'ait 
ainsi  crucifié  et  fait  mourir?  »  Pierre,  consolé,  ne  se  plai- 
gnit plus  jusqu'à  ce  qu'enfin  d'autres  visions  découvrirent 
son  innocence,  et  le  remirent  en  honneur.  On  a  peint  ce 
fait  à  Côme,  dans  la  chambre  où  l'apparition  eut  lieu ,  et 
on  y  a  conservé  le  crucifix  qui  avait  parlé  au  saint.  [Steil, 
t.  I",p.  668.) 


CHAPITRE  IX 

Des  œuvres  de  charité.  Sainte  Catherine  de  Sienne.  Sainte  Rose. 
Saint  Pierre  d'Alcantara. 

L'âme ,  une  fois  dégagée  des  liens  du  monde  et  de  son 
propre  corps ,  doit ,  en  triomphant  de  soi-même ,  s'appro- 
prier en  quelque  sorte  l'opération  de  Dieu,  qu'elle  a  reçue 
d'abord  d'une  manière  passive,  et  briser  ainsi  pour  tou- 
jours, par  la  charité,  le  lien  et  la  contrainte  de  la  loi.  Or 
ceci  se  fait  par  la  pratique  des  œuvres  de  miséricorde ,  par 
lesquelles  l'homme  passe  de  l'amour  du  prochain  à  l'a- 
mour de  Dieu ,  d'après  ce  principe  que  deux  choses  qui 


rine  de 
Sienne. 


DES    ŒUVRES    DE    CHARITÉ.  277 

sont  unies  dans  une  troisième  le  sont  aussi  entre  elles.  Ces 
œuvres  ont  donc  toujours  été  considérées  par  les  ascé- 
tiques comme  une  préparation  nécessaire,  comme  le 
prouve  le  nombre  immense  de  frères  et  de  sœurs  consa- 
crés d'une  manière  particulière  à  ces  sortes  d'œuvres. 
Il  nous  suffira  de  citer  ici  quelques  traits  plus  remar- 
quables sur  ce  sujet. 

Peu  de  personnes  ont  porté  plus  loin  la  charité  envers  le  s'«  Cathe- 
prochain  que  sainte  Catherine  de  Sienne.  Non-seulement, 
plus  d'une  fois,  quoiqu'elle  fût  elle-même  si  malade  qu'elle 
ne  pouvait  se  tenir  debout,  elle  se  chargea,  pour  procurer 
aux  pauvres  les  aliments  nécessaires ,  de  fardeaux  qui  au- 
raient accablé  la  femme  la  plus  forte;  mais  elle  avait  encore 
un  tel  amour  pour  les  malades  qu'elle  faisait  pour  eux  des 
choses  vraiment  incroyables.  Une  veuve,  nommée  Tecta, 
s'était  retirée,  à  cause  de  son  indigence,  dans  un  hôpital 
qui  avait  à  peine  lui-même  le  nécessaire.  Son  corps  se 
couvrit  tout  entier  d'une  lèpre  hideuse,  et  elle  devait  quitter 
non-seulement  r  hospice,  mais  encore  la  ville,  parce  qu'elle 
était  pour  tout  le  monde  un  objet  d'horreur.  Catherine  se 
chargea  d'elle,  et  la  soigna  avec  une  admirable  charité. 
Cette  femme,  enorgueillie  par  ces  services,  les  considéra 
bientôt  comme  une  dette,  et  se  permettait  de  parler  à  la 
sainte  d'une  manière  rude  et  insultante.  Celle-ci  n'y  fit  au- 
cune attention ,  et  continua  ses  soins ,  après  même  que  la 
malade  lui  eut  communiqué  aux  mains  sa  lèpre ,  comme 
l'avait  craint  sa  mère.  Elle  resta  auprès  d'elle  jusqu'à  sa 
mort,  pour  la  consoler  et  la  fortifier;  puis  elle  lava  son 
corps  et  l'ensevelit  de  ses  propres  mains ,  qui  devinrent  à 
l'instant  même  plus  saines  et  plus  pures  qu'elles  ne  l'a- 
vaient jamais  été.  Une  autre  femme  avait  au  sein  un  cancer 

8' 


27  8  DES    ŒUVRES    DE    CUAIUTÉ. 

qui  répandait  une  odeur  telle  que  personne  ne  pouvait 
rester  près  d'elle,  et  qu'elle  pouvait  trouver  à  peine  quel- 
qu'un pour  la  soigner.  Catherine  se  chargea  d'elle  encore, 
et  lui  prodigua  les  soins  les  plus  attentifs,  nettoyant  sa 
plaie  avec  un  visage  gai,  au  grand  étonnement  de  cette 
femme  elle-même.  Le  mal  empirait  cependant,  et  l'odeur 
devint  telle  qu'un  jour  le  cœur  de  Catherine  se  souleva  de 
dégoût.  Indignée  contre  elle-même,  elle  dit  à  son  corps  : 
tt  Comment!  tu  as  horreur  de  ta  sœur,  baptisée  comme  toi 
du  sang  de  Notre-Seigneur  !  tu  me  le  paieras.  »  En  même 
temps  elle  applique  sa  bouche,  son  nez  et  son  visage  tout 
entier  sur  cette  plaie  dégoûtante,  jusqu'à  ce  qu'elle  sentît 
que  l'esprit  avait  vaincu  les  répugnances  de  la  chair.  La 
malade ,  réfléchissant  sur  l'action  héroïque  de  la  vierge, 
conçut  à  son  sujet  des  soupçons  infâmes ,  comme  il  arrive 
souvent  aux  natures  communes,  incapables  de  comprendre 
un  tel  excès  de  charité.  Elle  communiqua  ses  soupçons  à 
d'autres,  et  bientôt  ils  coururent  la  ville  entière,  parvinrent 
jusqu'aux  oreilles  de  ses  sœurs  de  religion,  et  lui  attirèrent 
de  leur  part  les  plus  amers  reproches.  Elle  reçut  tout  avec 
douceur,  mais  continuases  soins  à  l'égard  de  cette  femme, 
et  la  servit  après  comme  auparavant  avec  tant  de  charité 
qu'elle  finit  par  lui  inspirer  le  repentir  de  ce  qu'elle  avait 
fait.  Cependant  la  vierge  eut  encore  un  moment  de  dé- 
goût, et  alors  elle  fit  ce  que  personne  peut-être  n'avait  fait 
avant  elle  :  elle  but  le  pus  et  les  saletés  qu'elle  avait  re- 
cueilhes  de  la  plaie  en  la  lavant.  Elle  avoua  plus  tard  à 
son  confesseur  qu'elle  n'avait  jamais  bu  dans  sa  vie  un 
breuvage  plus  agréable.  Dieu,  pour  que  la  foi  à  ce  miracle 
d'empire  sur  soi-même  ne  se  perdîtpas  à  l'avenir,  a  permis 
qu'il  se  renouvelât  deux  siècles  et  demi  après  dans  la  per- 


DES    ŒUVRES    DE    CHARITE.  279 

sonne  de  sainte  Rose  de  Lima.  Celle-ci,  en  eft'et,  éprouvant 
un  jour  un  profond  dégoût  en  voyant  le  sang  qu'on  avait 
tiré  d'une  pauvre  fille  malade,  et  qui  étaitcouvert  de  taches 
noires  et  jaunes  et  mêlé  de  pus ,  le  but ,  pour  se  punir  de 
ce  qu'elle  regardait  comme  une  délicatesse. 

Si  jamais  un  instinct  irrésistible  poussa  quelqu'un  à  se  S.  Jean  de 
livrer  aux  œuvres  de  miséricorde,  c'est  assurément  saint 
Jean  de  Dieu.  Une  tradition,  qui  n'est  peut-être  qu'une  lé- 
gende ,  raconte  ainsi  la  manière  dont  il  fut  appelé  à  celte 
mission.  Un  jour,  il  rencontra  dans  les  champs  un  très-bel 
enfant  vêtu  comme  un  petit  paysan,  qui  marchait  nu-pieds, 
ce  dont  il  paraissait  souffrir  beaucoup,  à  cause  du  chemin 
qui  était  raboteux.  Jean,  plein  de  compassion,  ôta  ses  sou- 
liers, et  dit  à  l'enfant  :  «  Pauvre  petit,  mon  cœur  saigne  de 
te  voir  ainsi  ;  prends  mes  souliers  ;  je  puis  plus  facilement 
aller  nu-pieds  que  toi.  »  L'enfant  essaya  de  les  mettre  ;  mais 
comme  ils  étaient  trop  grands ,  il  les  lui  rendit  en  disant  : 
«  Ils  ne  peuvent  m'aller;  donne-les  donc  à  un  autre  plus 
grand  et  plus  pauvre  que  moi.  »  Jean,  désolé,  lui  dit: 
«  Eh  bien  !  enfant  béni  du  bon  Dieu,  puisque  mes  souliers 
ne  peuvent  te  servir,  je  te  porterai  sur  mon  dos  pendant  la 
route.  »  Il  prit  donc  l'enfant  sur  ses  épaules.  Mais  après 
quelque  temps  l'enfant  devint  aussi  lourd  que  si  c'eût  été 
un  homme  fort  et  grand ,  de  sorte  que  saint  Jean  pliait  sous 
le  faix  et  était  inondé  de  sueur.  Cependant  il  continua  de 
marcher  du  mieux  qu'il  put,  et  l'enfant  lui  essuyait  avec  la 
main  la  sueur  du  front.  Il  arriva  enfin  près  d'une  source, 
et,  épuisé  de  fatigue  et  de  soif,  il  voulut  se  reposer  un  peu 
et  se  désaltérer.  Il  déposa  donc  l'enfant  sous  un  arbre,  et 
alla  vers  la  source.  Bientôt  il  entendit  l'enfant  qui  l'appe- 
lait; et,  comme  il  se  détournait,  il  lui  vit  dans  la  main  une 


280  DES    OEUVRES    DE    CHARITÉ 

grenade  qui  renfermait  une  petite  croix.  L'enfant  avait  le 
visage  radieux  comme  un  ange,  et  lui  dit  d'une  voix  douce: 
«  Jean .  c'est  à  Grenade  que  sera  ta  croix.  »  Aussitôt  l'en- 
fant disparut,  et  Jean  resta  quelque  temps  stupéfait;  puis  il 
se  mita  pleurer  de  n'avoir  pas  reconnu  l'enfant,  et  d'avoir 
perdu  sitôt  sa  présence.  C'était  l'image  de  toute  sa  vie  qui 
lui  avait  apparu  dans  cette  vision .  Il  se  rendit  à  Grenade , 
où  les  sermons  d'Avila  firent  sur  lui  une  profonde  impres- 
sion ,  et  il  y  contrefit  pendant  quelque  temps  le  fou  par  pé- 
nitence. On  le  renferma  dans  une  maison  d'aliénés,  et  on 
l'y  accabla  de  mauvais  traitements,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il 
crût  que  c'était  assez,  et  jeta  le  masque  qu'il  avait  pris.  Il 
servit  ensuite  les  malades  de  la  maison,  et  c'est  là  qu'il 
eut  la  pensée  de  fonder  lui-même  un  hôpital,  pour  y  vivre 
conformément  à  sa  vocation. 

Il  commença  par  aller  ramasser  des  broutilles  sur  une 
montagne  qui  était  proche,  et  il  les  vendait  dans  la  ville 
pour  se  nourrir  lui  et  les  siens.  Puis  il  put  louer  une  mai- 
son qui  était  vide,  et  il  y  réunit  autant  de  pauvres  qu'elle 
pouvait  en  contenir.  Il  leur  procurait  les  choses  nécessaires 
en  mendiant,  et  sa  parole  était  si  efficace  qu'il  savait  émou- 
voir le  cœur  des  hommes  les  plus  durs.  Dieu  bénit  son  en- 
treprise. A  mesure  que  ses  moyens  augmentaient,  il  aug- 
menta aussi  son  établissement,  et  retendit  aux  nécessités 
et  aux  misères  de  toutes  sortes.  Il  y  apportait  les  malades 
lui-même  sur  son  dos,  et  plus  d'une  fois  il  plia  sous  le  faix. 
Il  veillait  jour  et  nuit  sur  ses  chers  malades.  Ni  l'ingrati- 
tude, ni  les  mauvais  traitements,  ni  sa  propre  indigence  ne 
pouvaient  ralentir  son  zèle.  Lorsque  les  aumônes  ne  suffi- 
saient pas,  il  empruntait  de  l'argent,  et  trouvait  toujours 
quelqu'un  qui  répondait  pour  lui.  Un  jour  le  feu  prit  à 


LA    MYSTIQUE    PURIFIE    l' HOMME    SUPÉRIEUR.  284 

l'hôpital  royal,  et  l'incendie  était  tel  que  personne  n'osait 
approcher  des  hâtiments,  et  que  l'on  parlait  déjà  d'en  faire 
sauter  une  partie  pour  conserver  le  reste.  Jean  était  accouru 
des  premiers.  Quand  il  entendit  les  plaintes  que  poussaient 
les  malades  aux  fenêtres,  emporté  par  sa  charité,  il  s'élance 
à  travers  une  des  portes,  montre  le  chemin  à  ceux  qui  peu- 
vent encore  marcher,  conduit,  porte,  traîne  les  autres,  fait 
descendre  par  la  fenêtre  ceux  qui  étaient  en  bas ,  et  tout 
cela  avec  tant  de  vigueur  et  de  promptitude  que  tous  étaient 
stupéfaits,  surtout  ceux  qui  connaissaient  la  faiblesse  de  son 
corps ,  épuisé  par  les  jeûnes  et  les  veilles.  Lorsque  les  ma- 
lades furent  en  sûreté ,  il  sauva  ce  qu'il  put  du  mobilier, 
marchant  toujours  à  la  tête  des  autres  et  veillant  à  tout. 
Prenant  alors  une  hache,  il  monte  au  grenier  afin  d'arrêter 
l'incendie.  Pendant  qu'il  y  réussit  d'un  côté,  les  flammes 
s'élèvent  plus  violentes  de  l'autre.  Pendant  une  demi-heure 
on  le  perdit  de  vue,  et  l'on  croyait  déjà  qu'il  était  mort, 
lorsque  tout  à  coup  il  sort  du  milieu  des  flammes,  qui 
avaient  épargné  même  ses  vêtements  et  n'avaient  endom- 
magé que  ses  sourcils.  Soixante-dix  témoins  ont  affirmé  ce 
fait  avec  serment.  C'est  à  ces  œuvres  de  miséricorde  qu'il 
consacra  les  douze  dernières  années  de  sa  vie.  Il  mourut 
au  pied  de  son  crucillx,  en  1550,  âgé  de  cinquante-cinq 
ans.  Il  est  le  fondateur  des  Hospitaliers  qui  portent  son 
nom.  (A.  S.,  8  mart.) 

f 

CHAPITRE   X 

Comment  la  mystique  discipline  et  purifie  l'iiomme  supérieur. 

L'ascèse  chrétienne  trouve  l'homme  tel  que  le  péché  l'a 
fait.  Avant  la  chute ,  affermi  en  Dieu ,  il  devait  gouverner 


282  LA    MYSTIQUE    PURIFIK    LHOMME    SUPÉRIEUR. 

et  rattacher  à  un  centre  commun  toutes  ses  facultés  corpo- 
relles ou  spirituelles  ;,  et  de  ce  centre  dominer  la  nature 
extérieure.  Mais  le  péché,  en  le  séparant  de  Dieu,  a  déplacé, 
pour  ainsi  dire,  tous  les  centres  de  la  création,  et  produit 
comme  une  excentricité  universelle.  Le  corps  humain  a 
perdu  la  faculté  qu'il  avait  de  transsubstantier  les  éléments 
terrestres,  et  n'a  gardé  que  celle  de  les  transformer.  11  a 
continuellement  besoin  de  lanalure  extérieure,  et  est  obligé 
de  la  mettre  sans  cesse  à  contribution ,  souvent  avec  bien 
des  fatigues  et  des  peines;  et  il  ne  peut  en  opérer  la  méta- 
morphose sans  en  subir  une  semblable  lui-même .  Si  le  corps 
se  sent  partout  et  toujours  circonscrit  et  attaché  par  les 
liens  des  lois  de  la  nature,  l'esprit  aussi,  assailli  par  les 
images  que  lui  envoie  celle-ci,  sent  également  peser  sur  lui 
la  loi  de  la  nécessité,  qui  gêne  ses  mouvements  et  comprime 
son  essor.  Car  lui  aussi  a  perdu  le  secret  de  transsubstantier 
en  quelque  sorte  les  notions  en  idées,  ou  les  idées  en  no- 
tions, et  il  se  trouve  partout  enchaîné  par  l'infinie  multi- 
plicité des  choses  qui  se  pressent  sous  son  regard  et  solli- 
citent son  attention.  L'àme  enfin,  ne  reposant  plus  en  Dieu 
comme  en  son  centre;  a  perdu  aussi  le  privilège  de  mouvoir 
tout  le  reste  en  se  tenant  immobile.  Elle  est  entrée  dans  la 
région  des  choses  mobiles  et  transitoires ,  et  se  trouve  en- 
traînée dans  leurs  tourbillons,  toujours  partagée  entre  la 
génération  et  la  mort  d'un  côté,  et  de  l'autre  entre  le  de- 
'  voir  et  ses  penchants,  entre  le  plaisir  et  la  peine.  Le  but  de 
la  mystique  est  de  rétablir  les  rapports  qui  existaient  pri- 
mitivement entre  Dieu  et  l'homme  ;  mais  elle  ne  saurait 
jamais  atteindre  ce  but  sur  la  terre;  elle  ne  peut  qu'en  ap- 
procher de  plus  en  plus  par  un  eilort  lent  et  persévérant. 
L'àme  a  besoin  pour  cela  de  l'ascèse  chrétienne,  laquelle, 


LA    MYSTIQUE    PURIFIE    l'hOMME    SUPÉRIEUR.  283 

s'occupant  d'abord  des  moyens  qui  conduisent  au  but, 
prendensuite  le  but  lui-même  comme  point  de  mire  de  tous 
ses  efforts.  Son  travail  consiste  à  combler  peu  à  peu  tous 
ces  abîmes  que  le  péché  a  creusés  entre  la  créature  et  le 
créateur.  Mais  dans  cette  lutte  elle  garde  un  certain  ordre, 
et  commence  ordinairement  par  les  régions  inférieures, 
afin  de  monter  par  degrés  jusqu'à  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé 
dans  l'homme.  Nous  avons  suivi  jusqu'ici  la  mystique 
chrétienne  dans  ce  travail  de  réformation  ;  il  nous  reste 
maintenant  à  la  considérer  dans  ses  rapports  avec  les  fa- 
cultés supérieures  de  l'esprit,  et  à  étudier  les  moyens 
dont  elle  se  sert  pour  les  réformer  aussi  et  les  sanctifier. 
Ici  également  elle  procède  avec  une  certaine  méthode, 
commençant  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  facile  pour  finir  par 
ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait.  C'est  ainsi  qu'elle  cherche 
d'abord  à  détacher  les  hautes  puissances  de  l'àme  de  la 
multiplicité  des  images  au  milieu  desquelles  elles  ne  sont 
que  trop  portées  à  se  disperser,  depuis  qu'elles  ont  perdu 
leur  centre  par  le  péché.  Puis ,  après  les  avoir  recueillies, 
elle  s'efforce  de  les  rattacher  à  Dieu  et  de  les  unir  à  lui. 
Il  y  a  entre  l'esprit  et  la  nature  comme  une  limite 
extrême  qui  sépare  ces  deux  régions;  or  c'est  presque 
toujours,  on  le  sait,  sur  les  frontières  des  empires  que  la 
lutte  est  plus  acharnée  et  que  se  livrent  les  plus  sanglants 
combats.  Ou  bien ,  lorsque  la  paix  succède  à  la  guerre,  les 
rapports  continuels  qui  existent  entre  les  deux  États  limi- 
trophes amènent  des  relations  fréquentes  et  intimes,  dans 
lesquelles  chacun  des  deux  perd  un  peu  de  son  individualité 
propre,  et  reçoit  plus  ou  moins  l'empreinte  du  caractère  des 
populations  qui  le  touchent.  Il  en  est  ainsi  dans  un  certain 
sens  sur  la  limite  où  se  rencontrent  l'esprit  et  la  nature. 


284  LA    MYSTIQUE    PURIFIE    l'hOMME    SUPÉRIEUR. 

Chacun  des  deux  fait  des  excursions  fréquentes  dans  le 
domaine  de  l'autre;  car  l'esprit  aussi  se  sent  attiré  vers  la 
nature ,  et  c'est  à  peine  si  l'exercice  d'une  vertu  soutenue 
peut  réprimer  cet  attrait,  et  le  renfermer  dans  de  justes 
bornes.  C'est  là  une  des  principales  occupations  de  la  mys- 
tique chrétienne.  Et  d'abord  elle  commence  par  discipliner 
les  sens ,  qui  sont  comme  les  portes  par  lesquelles  les  im- 
pressions du  dehors  pénètrent  dans  le  sanctuaire  de  l'àme, 
et,  sollicitant  son  attention,  l'entraînent  dans  leurs  excur- 
sions vagabondes.  De  là  résultent  cette  dispersion  et  cette 
transformation  de  l'âme,  qui,  en  se  teignant,  pour  ainsi 
dire,  des  couleurs  de  tous  les  objets  qui  la  frappent,  prend 
en  quelque  sorte  leur  forme,  et  devient  en  un  certain  sens 
tout  ce  qu'ils  sont  eux-mêmes.  Or  ces  sollicitations  du 
monde  extérieur  sont  infinies ,  et  se  succèdent  sans  inter- 
ruption. Tous  les  sens  semblent  se  liguer  contre  l'àme 
dans  cette  lutte,  et  lui  susciter  de  nouveaux  dangers.  Si, 
cédant  à  leurs  séductions,  elle  devient,  pour  ainsi  dire, 
étrangère  à  elle-même ,  elle  finit  par  perdre  la  conscience 
de  son  état,  et  par  entrer  dans  une  sorte  d'extase  naturelle, 
comme  celle  qui  caractérise  notre  époque.  Aujourd'hui, 
en  effet,  les  flots  des  impressions  extérieures,  qui  frap- 
pent à  chaque  instant  l'esprit,  se  sont  tellement  accu- 
mulés que ,  dans  l'impossibilité  où  il  se  trouve  de  se  dé- 
fendre contre  leurs  débordements,  il  se  laisse  aller  à  une 
sorte  d'enivrement  funeste.  Vide  en  son  fond,  il  tourne 
toute  son  activité  et  toute  sa  force  vers  sa  surface ,  et  il 
perd,  pour  ainsi  dire,  le  sentiment  de  soi-même  dans 
cette  incessante  mobilité. 

Ce  n'est  point  là  l'excuse  que  cherche  la  mystique.  Son 
centre  n'est  point  au  dehors ,  mais  dans  le  fond  le  plus  in- 


LA    MYSTIQUE    PURIFIE    l' HOMME    SUPÉRIEUR.  285 

time  de  l'âme  :  c'est  donc  aussi  de  ce  côté  qu'elle  doit  di- 
riger tous  ses  efforts.  Et  d'abord^,  recueillant  l'esprit  perdu 
dans  la  nature,  elle  cherche  à  le  ramener  dans  ce  qu'elle 
appelle  le  désert  intérieur,  pour  qu'il  y  retrouve  le  mystère 
de  la  vie ,  pour  qu'il  y  puisse  entendre  dans  le  silence  les 
sollicitations  intérieures  de  Igi  grâce,  et,  seul  avec  soi-même 
et  avec  son  Dieu,  mener  une  vie  sublime  et  cachée.  La 
mystique  prescrit  donc  avant  tout,  à  ceux  qui  veulent  mar- 
cher dans  ses  voies ,  de  fermer  les  portes  de  leurs  sens , 
afin  de  préserver  ainsi  leur  àme  du  tumulte  des  impres- 
sions extérieures.  Aussi  trouvons -nous  cette  pratique  re- 
commandée et  soigneusement  observée  par  tous  les  mys- 
tiques. Déjàl'abstinence,  par  une  action  immédiate,  diminue 
l'énergie  des  puissances  vitales  ;  puis,  pour  réprimer  l'im- 
pétuosité ou  les  dérèglements  de  l'appétit,  les  saints  ne 
savent  qu'inventer,  afin  de  donner  aux  aliments  qu'ils  sont 
forcés  de  prendre  une  odeur  insupportable  à  la  nature,  et 
qui  puisse  lui  rendre  pénible  un  acte  où  elle  trouve  si  faci- 
lement son  compte.  Afin  que  la  nourriture  ne  chatouille 
point  agréablement  le  palais,  ils  l'assaisonnent  d'ab- 
sinthe, de  fiel  et  d'autres  choses  de  ce  genre;  de  sorte 
que  le  sens  du  goût  finit  par  s'émousser  tout  à  fait , 
et  ne  sait  plus  distinguer  ce  qui  est  agréable  de  ce  qui 
ne  l'est  pas. 

On  sait  que  saint  Bernard  avait  perdu  la  faculté  de  dis-  s.  Bernard, 
tingner  ce  qu'il  mangeait,  et  que  l'huile  et  le  vinaigre 
avaient  le  même  goût  pour  son  palais.  Il  en  était  ainsi  des 
autres  sens.  On  raconte  du  même  saint  qu'il  voyagea  un 
jour,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  le  long  du  lac  de  Ge- 
nève, sans  avoir  aperçu  ses  eaux.  Saint  Pierre  d'Alcantara  s.  Pierre 
permettait  à  peine  à  ses  yeux  d'exercer  leurs  fonctions,  ^'^^cantara. 


286  LA    MYSTIQUE    PUKIFIE    l'HOMME    SUPÉRIEUR. 

Pendant  trois  ans,  il  ne  regarda  jamais  personne  en  face 
dans  son  couvent,  et  il  ne  reconnaissait  les  frères  qu'à  leur 
voix.  A  table,  il  cherchait  les  plats  en  tàtant  comme  un 
aveugle ,  et  au  chœur  il  avait  toujours  les  yeux  fermés, 
parce  qu'il  savait  l'office  par  cœur.  Pendant  une  année  en- 
tière ,  il  n'avait  pas  regardé  une  seule  fois  le  plafond  de  sa 
cellule  ni  la  voûte  de  l'église,  et  pendant  très-longtemps 
il  ne  s'était  pas  aperçu  de  la  présence  d'un  arbre  qui  était 
à  l'entrée  du  couvent.  Aussi  marchait- il  toujours  derrière 
le  frère  qui  l'accompagnait,  parce  qu'il  ne  connaissait  point 
les  chemins  ni  la  porte  du  monastère.  Il  gardait  un  silence 
continuel ,  lors  même  qu'on  l'injuriait  ou  qu'on  le  frappait, 
et  il  ne  le  rompait  que  lorsqu'on  le  lui  ordonnait  au  nom 
de  l'obéissance.  11  parlait  alors  en  peu  de  mots  et  avec  une 
grande  modestie.  Les  couvents  qui  avaient  embrassé  sa  ré- 
forme étaient  tellement  étroits  et  pauvres  qu'ils  paraissaient 
plutôt  des  tombeaux.  L'église  était  elle-même  si  petite  que 
le  sanctuaire,  renfermé  par  une  grille,  ne  pouvait  contenir 
avec  le  prêtre  que  celui  qui  disait  la  messe  ;  le  cloître  for- 
mait un  carré  si  étroit  que  deux  frères,  placés  aux  deux 
bouts,  pouvaient  se  donner  la  main.  La  moitié  de  l'espace 
destiné  aux  cellules  des  moines  était  occupée  par  un  ht  com- 
posé de  trois  planches;  l'autre  était  vide,  et  la  porte  était 
si  étroite  et  si  basse  qu'on  ne  pouvait  entrer  que  de  côté 
et  en  se  baissant.  Sa  cellule  ne  se  distinguait  en  rien  de  celles 
des  autres  ;  elle  avait  quatre  pieds  et  demi  de  long  sur  trois 
de  large,  et  elle  était  si  basse  et  si  étroite  qu'il  ne  pouvait 
ni  s'y  tenir  debout  ni  s'y  étendre  tout  du  long.  Une  pierre 
lui  servait  de  siège  et  de  ht.  Il  n'y  avait  dedans  que  deux 
croix,  l'une  de  bois,  l'autre  de  papier;  puis,  dans  la  mu- 
raille ,  un  morceau  de  bois  pour  appuyer  sa  tète  quand  il 


LA    MYSTIQUK    PURIFIE    l'iIOMME    SIPERIEUR.  28  7 

voulait  dormir  quelques  instants,  et  avec  cela  un  vieux 
bréviaire  tout  déchiré.  Ses  habits  étaient  toujours  les  plus 
usés  et  les  plus  communs.  11  marchait  nu-pieds,  et  ne  man- 
geait que  du  pain  très-dur  et  très-noir,  et  quelquefois  un 
peu  de  soupe ,  à  laquelle  il  mêlait  tant  d'eau  froide  qu'elle 
perdait  tout  son  goût.  Et  cependant  cet  homme  si  austère 
et  si  dur  à  soi-même  était  rempli  de  bienveillance  pour  les 
autres;  il  parlait  peu,  mais  d'une  manière  agréable. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  les  sens  que  l'homme  se  dis- 
perse dans  les  puissances  extérieures  :  celles-ci  de  leur 
côté,  l'intelligence  et  la  volonté  elle-même,  contribuent 
aussi  à  leur  manière  à  cette  dispersion.  En  elTet,  l'homme 
a  perdu  depuis  le  péché  cette  science  supérieure,  intime  et 
centrale  qui  voit  et  contemple  les  objets,  de  même  que, 
dans  le  domaine  de  la  volonté,  il  a  perdu  la  faculté  d'agir 
immédiatement  sur  la  nature,  en  Dieu  et  dans  son  amour. 
Au  heu  de  cela,  il  ne  lui  est  plus  resté  qu'une  science 
discursive,  et  une  opération  lente  et  pénible,  obhgée  de 
recourir  à  des  moyens  plus  ou  moins  nombreux,  pour 
arriver  à  un  but  plus  ou  moins  éloigné.  Il  ne  voit  plus  les 
choses  d'un  seul  regard;  il  n'embrasse  plus  leur  multipli- 
cité dans  leur  ensemble  et  comme  dans  un  centre  pro- 
fond. Son  action,  paralysée  de  cette  manière,  ne  peut  plus 
dominer  les  objets  sur  lesquels  elle  se  porte  par  la  con- 
centration de  ses  forces  et  de  son  énergie.  Sollicité  de  tous 
les  côtés,  errant  et  vagabond,  poursuivant  tantôt  un  ob- 
jet, tantôt  un  autre,  il  finit  par  perdre  toute  contenance  in- 
térieure, et  est  comme  saisi  de  vertige.  La  mystique  a  donc 
encore  beaucoup  à  faire  ici.  Il  faut  qu'après  avoir  recueilli 
l'esprit  et  la  volonté  elle  les  accoutume  à  ne  plus  chercher 
au  dehors  leur  lumière  et  leur  but,  mais  dans  leur  propre 


288  LA    MYSTIQUE    PURIFIE    L  HOMME    SUPÉRIEUR. 

fonds ,  purifié  et  affermi  par  les  vertus  chrétiennes ,  pour 
s'élever  de  là  jusqu'à  la  vérité  souveraine  et  infinie.  Écou- 
lons à  ce  sujet  Thauler,  ce  grand  maître  de  la  vie  spiri- 
tuelle :  ((  Comme  l'àme  est  tellement  liée  aux  puissances 
«  qu'elle  se  répand  partout  où  elles  s'écoulent,  il  faut 
«  qu'elle  prenne  part  à  toutes  leurs  œuvres,  car  elles  ne 
«  pourraient  agir  sans  elle.  Or,  si  ses  pensées  s'écoulent 
«  dans  les  œuvres  extérieures ,  il  faut  de  toute  nécessité 
«  que  ses  opérations  intérieures  en  soient  affaiblies.  Ce  que 
a  Dieu  veut ,  c'est  une  âme  vide,  libre  de  toute  sollicitude, 
«  où  il  n'y  ait  rien  que  lui -même,  et  qui  ne  soit  occupée 
«  que  de  lui.  Si  ton  œil  veut  tout  voir,  et  ton  oreille  tout 
«  entendre,  si  ton  cœur  veut  penser  à  tout,  ton  àme  se  dis- 
«  persera  sur  tous  les  objets.  C'est  pour  cela  qu'un  doc- 
«  teur  disait  :  Quand  l'homme  veut  opérer  au  dedans,  il 
«  faut  qu'il  ramasse  toute  sa  force  comme  dans  un  coin 
((  de  l'âme,  qu'il  ferme  les  yeux  à  toutes  les  images  et  à 
«  toutes  les  formes ,  et  qu'il  oublie  et  ignore  toutes  choses: 
«  c'est  alors  qu'il  peut  agir.  C'est  dans  le  repos  et  le  si- 
ce  lence  que  le  Verbe  doit  être  entendu;  et  l'on  ne  saurait 
«  mieux  le  servir  que  par  là.  C'est  ainsi  qu'on  le  com- 
«  prend;  et  c'est  lorsqu'on  s'ignore  soi-même  qu'il  se 
«  manifeste.  Mais  cette  ignorance  est  plutôt  au  fond  une 
«  science  transcendante  qui  orne  et  ennoblit  notre  igno- 
«  rance.  » 

Cependant  tout  n'est  pas  encore  fait,  il  y  a  là  un  en- 
nemi secret  et  perfide  ,  le  plus  dangereux  de  tous  ;  c'est 
r amour-propre,  a  Otez  l'amour-propre ,  disait  saint  Ber- 
nard, il  n'y  aura  plus  d'enfer;  car  où  ses  flammes  pren- 
draient-elles un  aliment?  »  Si  l'homme,  après  s'être  déta- 
ché de  tout,  se  garde  soi-même ,  il  n'a  rien  fait  encore.  Il 


LA    MYSTIQUE    PURIFIE    l'hOMME    SUPÉRIEUR.  280 

a  évité  ce  qui  lui  paraissait  mal^  et  reste  attaché  à  ce  qui 
lui  paraît  un  bien.  Il  n'est  plus,  il  est  vrai,  dominé  par 
les  objets  extérieurs;  mais  il  l'est  par  soi-même.  Aussi  la 
mystique  chrétienne  lui  recommande  de  se  renoncer,  et 
de  se  détacher  de  tout  sentiment  déréglé  de  propriété. 
Écoutons  à  ce  sujet  Rusbroch  :  «  Si  quelqu'un  renonce 
«  à  un  grand  royaume,  ou  même  à  la  domination  du  monde 
«  entier^  et  qu'il  se  garde  soi-même ,  il  ne  sacrifie  rien  ou 
«  presque  rien.  Mais  celui  qui  se  renonce  en  son  fond , 
«  lors  même  qu'il  serait  contraint  de  garder  beaucoup 
«  d'autres  choses  ^  comme  des  richesses  ou  des  honneurs, 
«  quitte  tout  véritablement;  car  il  sait  se  servir  de  tout 
«  pour  la  stricte  satisfaction  de  ses  besoins.  Autant  tu  sors 
«  de  toi-même  en  renonçant  à  toi  et  à  tout,  autant  et  pas 
«  davantage  Dieu  entre  en  toi  avec  tous  ses  trésors  :  il  vit 
«  en  toi  selon  que  tu  meurs  à  toi-même.  Sacrifie  donc  tout 
«  ce  que  tu  as  et  tout  ce  que  tu  peux;  sacrifie -le  en  re- 
«  nonçant  à  toi  :  c'est  ainsi  seulement  que  tu  jouiras  de  la 
«  véritable  paix,  que  personne  ne  pourra  troubler,  parce 
«  qu'elle  est  appuyée  sur  Dieu.  Celui  qui  renonce  à  sa 
«  volonté  et  à  soi-même  renonce  à  tout,  comme  si  tout  lui 
«  appartenait.  On  quitte  tout  ce  qu'on  ne  désire  pas  pour 
ft  plaire  à  Dieu;  et  Dieu  n'aime  rien  tant  en  nous  que  ce 
«  perfectionnement  de  nous-mêmes  parle  détachemeni, 
c(  Mais  le  chemin  de  ce  détachement,  c'est  l'humihté  e( 
«  le  mépris  de  soi-même  ;  car  l'homme  est  son  plus  grand 
«  ennemi,  et  celui-ci  une  fois  vaincu  tous  les  autres  sont 
«  impuissants.  Or  l'humilité,  d'après  un  maître  de  la  vie 
«  spirituelle,  Gilbert,  ne  se  repose  qu'après  être  descendue 
«  au  lieu  le  plus  profond.  Or  ce  lieu,  on  le  trouve  dans 
j  «  le  renoncement  entier  à  soi-même.  Mais  comme,  pen- 
'  i.  y 


290  LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITE. 

«  dant  que  nous  sommes  sur  la  terre,  nous  avons  toujours 
«  quelque  chose  à  quitter,  F  humilité  la  plus  parfaite  ne 
<(  saurait  ijamais  en  cette  vie  trouver  le  lieu  le  plus  bas , 
«  parce  que,  à  l'exception  du  Sauveur,  l'homme  le  plus 
«  humble  peut  s'humilier  toujours  davantage.  A  cette  hu- 
t<  milité  se  joint  aussi  une  sincère  obéissance  qui  ne  dit 
«  point  :  Je  veux,  ou  je  ne  veux  point  ceci  ou  cela,  mais 
t(  qui  s'applique  uniquement  à  sortir  de  soi,  sans  jamais 
t(  chercher  à  se  satisfaire.  La  pratique  de  ce  renoncement 
«  donne  tous  les  jours  à  l'homme  de  nouvelles  forces;  de 
«  sorte  que,  libre  et  puissant,  il  a  son  àme  en  sa  main, 
«  et  la  donne  à  qui  il  veut.  » 


CHAPITRE   XI 

Kecueiliement  des  puissances  supérieures  en  Dieu  par  la  prière  et  la 
charité.  Sainte  Rose  de  Lima.  Sainte  Catherine  de  Gênes, 

Les  puissances  supérieures  une  fois  détachées  de  la 
nature  et  d'elles-mêmes,  il  faut  les  rattacher  à  un  centre 
plus  élevé,  car  elles  ne  peuvent  se  passer  d'appui.  Il  ne 
suffit  pas  que  l'homme  ne  s'appartienne  plus  à  lui-même, 
il  faut  encore  qu'il  appartienne  à  Dieu,  qu'il  pense  et  qu'il 
agisse  en  lui  et  pour  lui.  L'orgueil  une  fois  brisé,  la 
partie  haute  de  l'àme  suit  plus  facilement  ce  mouvement 
d'ascension  vers  Dieu  que  lui  imprime  la  mystique ,  parce 
que  déjà  elle  tend  d'elle-même  à  monter.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  de  la  partie  inférieure  qui  regarde  les  choses 
visibles ,  qui  recherche  les  vérités  de  l'ordre  sensible,  et  à 
qui,  par  conséquent,  le  mouvement  de  bas  en  haut  est 


LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ.  291 

antipathique.  Il  faut  donc  vaincre  son  opposition.  Il  faut 
que  tout  l'homme  intérieur  soit  en  quelque  sorte  anéanti 
pour  qu'il  acquière  en  Dieu  un  nouvel  être.  «Plus  l'homme, 
c(  nous  ditThauler^  agit  dans  le  mépris  et  le  renoncement 
«  de  soi-même,  meilleur  il  est.  Plus  il  est  bas,  plus  il  est 
((  haut;  plus  il  est  étroit,  plus  il  est  large.  C'est  le  prin- 
«  cipe  de  bien  des  imperfections,  quand  l'homme  agit 
c(  trop  par  lui-même,  comme  si  Dieu  ne  pouvait  rien 
«  faire  sans  lui.  L'homme  devrait  toujours,  recueilli  au 
«  dedans  de  soi ,  laisser  à  Dieu  la  puissance  d'agir,  et  faire 
«  ce  qu'il  peut,  doucement,  bellement  et  simplement, 
«  mais  rapporter  à  Dieu  tout  ce  qu'il  fait  et  tout  ce  qu'il 
((  dit.  Rentre  en  toi-même,  plonge  en  ton  fond,  là  où 
«  Dieu  est  présent  ;  sois  là  avec  tes  puissances ,  tes  sens , 
«  ta  volonté ,  tes  opérations ,  et  applique  -  toi  à  désirer  la 
«  très -aimable  volonté  de  Dieu.  Si  tu  n'as  pas  ce  désir, 
«  désire  du  moins  de  l'avoir;  fais  -  toi  le  captif  de  Dieu, 
«  non  à  la  manière  que  le  monde  l'entend,  mais  d'une 
«  manière  essentielle,  avec  un  abandon  et  une  résignation 
«  parfaite;  c'est  ainsi  seulement  que  l'on  prie  en  esprit.  » 
Lorsque  l'homme  marche  dans  ces  voies,  il  connaît  Dieu, 
selon  qu'il  cesse  de  se  connaître  comme  premier  principe 
de  toute  science  ;  il  vit  en  lui  selon  qu'il  meurt  à  soi.  Dieu 
règne  en  lui  dans  sa  gloire,  et  vit  en  lui  de  sa  vie  divine. 
Arrivé  à  ce  point,  il  est  saint  dans  son  être ,  et  non  plus 
seulement  dans  ses  œuvres. 

Mais  pour  que  ce  rapport  de  l'homme  à  Dieu  s'établisse, 
il  faut  que  l'homme  le  désire  vivement.  Or  ce  désir  se  ma- 
nifeste dans  la  prière.  «  Toute  prière,  dit  Rusbroch,  con- 
te siste  à  dire  à  Dieu  :  Seigneur,  mon  Dieu ,  donnez-moi 
«  ce  que  vous  voulez ,  et  agissez  avec  moi  selon  votre  bon 


292  LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ. 

«  plaisir.  »  C'est  la  prière  de  Notre-Seigneur  h  Gethsé- 
mani,  lorsqu'il  dit  à  son  Père  :  «  Père,  non  comme  je  veux, 
«  mais  comme  vous  voulez,  »  et  qu'il  établit  ainsi  le  fon- 
dement de  notre  salut.  Cette  prière  le  détache  de  la  nature 
et  du  monde,  en  soi  et  autour  de  soi;  elle  le  purifie  en 
lui  faisant  sacrifier  tout  esprit  de  propriété.  Aussi,  tous  les 
mystiques  ont  considéré  la  prière  comme  un  des  moyens 
S»«  Rose,  ascétiques  les  plus  puissants.  Sainte  Rose  de  Lima  avait  reçu 
dès  son  enfance,  comme  sainte  Catherine  de  Sienne,  le  don 
de  la  prière  ;  et  à  peine  âgée  de  douze  ans  elle  avait  poussé 
ce  saint  exercice  à  son  plus  haut  degré.  Endormie  ou  éveil- 
lée, les  yeux  de  son  âme  étaient  toujours  ouverts  sur  Dieu. 
Quand  elle  tissait,  cousait;  quand  elle  parlait,  mangeait 
ou  se  promenait;  dans  l'église,  au  jardin,  à  la  maison, 
dans  la  rue,  partout  et  toujours  ,  elle  se  tenait  en  la  pré- 
sence de  Dieu.  Et  ce  qu'il  y  avait  de  plus  étonnant,  c'est  que 
pendant  que  cette  divine  présence  occupait  toutes  ses  puis- 
sances intérieures,  ses  sens  extérieurs  restaient  libres  et 
dégagés;  et,  pendant  qu'elle  parlait  intérieurement  avec 
Dieu ,  elle  s'occupait  avec  aisance  des  détails  du  ménage 
et  des  choses  du  dehors,  répondait  patiemment  à  toutes  les 
questions  qu'on  lui  adressait,  et  vaquait  à  ses  occupations 
avec  autant  de  promptitude  et  d'attention  que  ceux  qui 
n'ont  rien  autre  chose  à  faire.  Ses  compagnes  s'aperçurent 
plus  d'une  fois  que,  lorsqu'elle  cousait  et  qu'elle  tirait  le 
fil  en  haut,  en  môme  temps  que  son  bras  s'élevait,  son 
esprit  semblait  aussi  s'élever  dans  l'extase,  pour  redes- 
cendre ensuite  à  mesure  que  le  bras  s'abaissait,  sans  que 
la  pointe  de  son  aiguille  variât  d'une  ligne.  Pendant  qu'elle 
priait,  ses  sens  extérieurs  semblaient  fermés  à  toutes  les 
choses  qui  ne  la  regardaient  pas.  On  la  vit  souvent,  dans 


LA    PRIERE    ET    LA    CHARITÉ.  293 

une  église  pleine  de  monde ,  prosternée  dans  un  coin, 
près  du  grand  autel,  rester  immobile  des  heures  entières, 
les  yeux  fixés  sur  l'autel ,  ne  voyant  point  ceux  qui  pas- 
saient près  d'elle  et  sourde  à  tous  les  bruits.  Si  quelque 
objet  extérieur  touchait  son  œil,  elle  ne  fermait  pas  même 
la  paupière;  car,  semblable  à  l'aigle,  elle  regardait  inté- 
rieurement le  soleil  divin  ,  et  était  aveugle  pour  toutes  les 
choses  extérieures.  Elle  était  en  même  temps  immobile 
comme  un  rocher;  et,  après  un  jour  entier  de  prière  et 
de  méditation,  on  la  retrouvait  dans  la  même  position 
qu'au  commencement.  Ainsi,  aux  quarante  heures,  elle 
restait  dans  l'église  comme  pétrifiée  depuis  le  matin  jus- 
qu'au soir,  sans  bouger  ni  rien  prendre. 

Elle  avait  coutume  de  s'enfermer  dans  son  oratoire 
domestique  pour  prier,  le  vendredi  matin  jusqu'au  samedi, 
quelquefois  même  jusqu'au  dimanche;  et  elle  demandait 
qu'on  la  laissât  tranquille  pendant  tout  ce  temps,  quoi 
qu'il  arrivât.  Comme  on  lui  en  demandait  le  motif,  elle 
répondit  avec  simplicité  que  ,  pendant  tout  ce  temps ,  elle 
était  comme  immobile,  et  qu'elle  ne  pourrait  se  lever  pour 
aller  ouvrir  si  quelqu'un  frappait  à  la  porte.  Elle  s'était  de 
plus  réservé  trois  heures  dans  la  journée  pour  prier  Dieuj 
pour  lui  rendre  grâces  de  ses  bienfaits,  et  honorer  l'un 
après  l'autre  ses  divins  attributs,  qu'elle  s'était  fait  expli- 
quer par  des  théologiens  habiles ,  et  dont  elle  distinguait 
cent  cinquante.  Elle  ne  cessait  de  recommander  aux  autres 
la  prière,  et  suppliait  son  confesseur  de  la  recommander 
à  ses  pénitents.  Son  amour  pour  la  prière  était  si  grand 
qu'elle  invitait  à  prier  et  à  louer  Dieu  toutes  les  créatures, 
celles  même  qui  semblaient  ne  pouvoir  l'entendre.  Dans 
la  dernière  année  de  sa  vie,  pendant  tout  le  carême,  lors- 


294  LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ. 

que  le  soleil  se  couchait ,  un  petit  oiseau  d'une  voix  ra- 
vissante volait  vers  sa  chambre;  puis,  se  plaçant  sur  un 
arbre  qui  était  proche^  il  attendait  qu'elle  lui  donnât  le 
signal  de  commencer  à  chanter.  Rose^  dès  qu'elle  avait 
aperçu  son  petit  chantre  ailé ,  se  préparait  de  son  côté  à 
entonner  les  louanges  de  Dieu,  et  défiait  l'oiseau  à  cette 
lutte  mélodieuse  dans  un  cantique  qu'elle  avait  composé 
pour  cela.  «  Commence,  cher  petit  oiseau,  lui  disait-elle , 
«  commence  tes  mélodies  ravissantes.  Que  ton  gosier  plein 
«  de  chants  les  verse  en  abondance,  afin  que  nous  louions 
«  ensemble  le  Seigneur.  Tu  loueras  ton  Créateur,  et  moi 
«  mon  bon  Sauveur;  et  tous  deux  ensemble  nous  béni- 
«  rons  notre  Dieu.  Ouvre  ton  gosier  plein  de  chants,  afin 
«  que  nos  voix  se  rencontrent  doucement  dans  un  can- 
«  tique  de  sainte  allégresse.  » 

Aussitôt  l'oiseau  se  mettait  à  chanter,  parcourant  tous 
les  tons,  montant  toujours  plus  haut  ;  puis,  se  taisant,  il  at- 
tendait que  la  vierge  chantât  à  son  tour.  Rose  chantait  alors 
les  louanges  de  Dieu  d'une  voix  ravissante.  Et,  lorsqu'elle 
avait  fini,  l'oiseau  reprenait  le  chant  à  son  tour;  puis  se 
taisait  tout  à  coup,  comme  s'il  en  avait  reçu  le  signal.  La 
vierge  recommençait  à  chanter  les  ineffables  perfections  de 
l'Être  divin,  tantôt  emportée  par  l'inspiration,  tantôt  exha- 
lant son  amour  dans  de  tendres  soupirs,  jusqu'à  ce  que  son 
silence  donnât  de  nouveau  à  l'oiseau  le  signal  du  chant. 
C'est  ainsi  que  tous  deux  célébraient  alternativement  les 
louanges  de  Dieu  pendant  une  heure  entière,  avec  un 
ordre  si  parfait  que,  quand  l'oiseau  chantait.  Rose  ne  bou- 
geait pas  ;  et  quand  elle  chantait  à  son  tour  l'oiseau  se 
taisait  et  l'écoutait  avec  une  merveilleuse  attention.  Enfin, 
vers  la  sixième  heure  du  soir  il  s'envolait,  comme  s'il 


LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ.  295 

eût  achevé  son  travail,  pour  le  reprendre  le  lendemain. 

Le  second  moyen  de  purifier  cette  haute  partie  de  l'àme, 
c'est  la  charité ,  qui  inonde  tellement  le  cœur  qu'il  semble 
quelquefois  qu'il  n'a  plus  la  force  de  se  mouvoir,  et  qu'il 
en  est  tout  consumé.  C'est  alors  qu'il  conçoit  un  dégoût 
profond  pour  tout  ce  qu'il  a  désiré  ou  aimé  d'une  manière 
déréglée  auparavant.  Il  s'élève  une  lutte  terrible  entre  lu 
charité  et  l'amour  humain,  laquelle  ne  finit  que  lors- 
que la  force  de  Dieu  s'est  emparée  pleinement  de  tout  ce 
qu'il  y  a  d'imparfait  dans  le  cœur,  lorsque  la  volonté,  pri- 
vée de  toute  jouissance  spirituelle,  même  supérieure,  se 
trouve  dans  un  délaissement  et  un  abandon  qui  la  perce  de 
douleur.  L'âme,  en  cet  état,  chancelle  comme  dans  l'ivresse, 
cherchant  de  tous  côtés  quelques  consolations  dans  ses  an- 
goisses. Mais,  trouvant  qu'elle  ne  peut  poser  le  pied  nulle 
part,  elle  prend  le  parti  de  se  renfermer  en  soi;  et  là,  dé- 
vorée de  plus  en  plus  par  les  flammes  de  l'amour  divin  , 
elle  voit  disparaître  dans  cet  immense  incendie  tous  ses 
troubles ,  ses  agitations,  ses  imperfections  ;  et  elle  sort  de 
là  purifiée  de  toutes  ses  souillures,  comme  un  métal  pré- 
cieux qui  a  perdu  dans  le  creuset  les  scories  dont  il  était 
mélangé. 

Nous  pouvons  citer  comme  un  modèle  parfait  en  ce  s'«cathe- 
genre  sainte  Catherine  de  Gênes.  Toute  sa  vie,  depuis  son 
enfance  jusqu'à  son  dernier  soupir,  cette  admirable  sainte 
brûla  des  feux  du  divin  amour  ;  les  ardeurs  dont  elle  était 
embrasée  au  dedans  s'étaient  communiquées  à  son  corps, 
et  sa  vie  tout  entière  fut  comme  celte  flamme  du  sacrifice 
qui  s'alluma  d'en  haut  sur  un  rocher  devant  Gédéon.  Efle 
dit  un  jour  à  quelques-uns  de  ses  amis  qui  avaient  été  pen- 
dant quelque  temps  les  témoins  des  ardeurs  qui  la  consu- 


nne 

de  Gênes. 


2'JO  LA    PRIÈRE    ET    l.A    CHARITÉ. 

niaient  :  «  Ah!  si  vous  saviez  ce  que  ressent  mon  cœur!  » 
Et  comme  ceux  -  ci  la  pressaient  de  s'ouvrir  à  eux  davan- 
tage :  «  Je  ne  trouve,  leur  répondit -elle,  aucune  parole 
«  pour  exprimer  un  amour  aussi  brûlant.  Tout  ce  que  je 
«  puis  dire,  c'est  que,  si  une  étincelle  des  flammes  quibrû- 
«  lent  en  mon  cœur  pouvait  tomber  en  enfer,  ce  serait  aus- 
«  sitôt  le  paradis;  les  démons  deviendraient  des  anges,  et 
«  les  supplices  d'ineffables  consolations;  car  aucune  peine 
«  n'est  compatible  avec  l'amour  de  Dieu.  »  Avec  une  telle 
expérience,  les  écrits  de  cette  sainte  doivent  être  souverai- 
nement instructifs  sous  ce  rapport.  Elle  dit  entre  autres 
choses  dans  sa  Théologie  de  l'amour,  1.  3,  ch.  4  :  «  0  feu 
«  de  l'amour!  que  fais-tu  de  l'homme?  Tu  le  purifies  de 
((  toutes  ses  souillures,  comme  le  feu  fait  pour  l'or;  et  tu 
((  le  conduis  au  ciel ,  afin  qu'il  atteigne  le  but  pour  lequel 
<(  tu  l'as  créé.  L'amour  est  un  feu  divin  qui,  comme  le 
((  feu  terrestre,  échauffe  toujours  davantage,  embrase  tout 
«  l'être  de  l'homme,  et  ne  cesse  jamais  d'agir  pour  le  bien 
«  de  l'objet  aimé.  Oh!  si  je  pouvais  une  fois  du  moins, 
«  avant  de  mourir,  exprimer  ce  que  cet  amour  me  fait 
((  ressentir,  comment  il  opère  en  moi,  et  ce  qu'il  veut  de 
«  moi  ;  comme  il  pénètre  chaque  coin  de  mon  intérieur,  et 
((  y  verse  des  joies  d'une  inefTable  suavité  I  II  pénètre  le 
«  cœur  dans  un  rayon  de  flammes;  il  y  consume  tous  les 
«  amours,  toutes  les  inclinations,  tous  les  désirs,  toutes  les 
((  jouissances  qui  l'attachaient  autrefois,  ou  qui  pourraient 
«  l'attacher  encore  aux  choses  de  la  terre.  Le  cœur,  cédant 
«  aux  mouvements  de  la  charité,  se  sépare  de  tout,  prêt  à 
«  faire  tout  ce  qu'elle  exige  de  lui,  et  se  sent  attiré  par  elle 
«  avec  une  telle  force  qu'il  s'opère  en  lui  une  transforma- 
((  tion  merveilleuse.  La  créature,  saisie  de  cette  manière, 


LA    l'RILRE    ET    LA    CHARITÉ.  297 

«  se  laisserait  volontiers  consumer  par  les  flammes  de 
«  l'amour;  car  son  zèle  ne  recule  devant  aucune  contra- 
«  diction ,  quelque  grande  qu'elle  soit.  La  vue  de  l'ardent 
«  amour  de  Dieu  pour  elle  lui  cause  d'indicibles  tour- 
«  ments ,  et  elle  ne  peut  rien  souffrir  en  soi  qui  de'plaise 
«  à  son  Dieu.  Elle  dépose  donc  non-seulement  tous  ses 
«  défauts,  même  les  plus  médiocres,  mais  encore  toutes 
«  ses  imperfections  et  ses  habitudes  inutiles,  sans  faire 
«  attention  ni  aux  objections  de  sa  nature  sensible  ni  aux 
«  oppositions  du  démon ,  du  monde  et  de  la  chair.  Elle 
«  est  protégée  et  fortifiée  contre  tout  mal  de  l'âme  et  du 
«  corps;  car  l'amour  lui  donne  et  des  armes  et  des  lu- 
«  mières  contre  les  illusions  du  démon  ,  contre  la  perfidie 
«  du  monde  et  son  moi  plein  d'amour-propre  et  de  mé- 
((  chancelé.  Aidée  de  ce  secours,  elle  est  plus  forte  que 
«  tous  ses  ennemis,  parce  qu'elle  se  tient  unie  à  Dieu, 
«  qui  est  la  force  de  tous  ceux  qui  le  craignent,  l'aiment 
«  et  le  servent;  et  sa  propre  nature  elle  -  même  ne  peut 
«  lui  nuire,  parce  qu'elle  est  en  la  main  de  Dieu  et  sou- 
«  tenue  par  sa  bonté.  » 

Sainte  Catherine,  portant  ses  regards  au  delà  de  cette  vie, 
y  contemplait  encore  l'énergie  et  les  effets  de  cet  amour 
purifiant  ;  et  c'est  sous  ce  rapport  qu'elle  considère  le  pur- 
gatoire dans  l'écrit  qu'elle  nous  a  laissé  à  ce  sujet.  «  Je 
«  vois,  dit-elle,  Dieu  tellement  disposé  à  l'égard  de  l'àme, 
«  que,  lorsqu'il  la  trouve  pure  comme  elle  était  lorsqu'il 
«  l'a  créée,  il  l'attire  à  soi  avec  un  amour  si  ardent  que, 
«  tout  immortelle  qu'elle  est,  elle  pourrait  en  être 
«  anéantie.  De  plus,  il  la  transforme  tellement  en  soi 
«  qu'elle  ne  voit  plus  rien,  ni  elle-même  ni  autre  chose, 
«  mais  seulement  Dieu,  qui  ne  cesse  de  l'attirer  et  de 


298  LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ. 

«  l'embraser^  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  ramenée  à  sa  pureté 
«  primitive  et  à  l'être  d'où  elle  est  issue.  L'àme,  sentant 
«  donc ,  dans  cette  autre  vie,  que  Dieu  l'attire  ainsi  à  elle 
«  avec  de  telles  ardeurs ,  est  d'abord  attendrie  par  cette 
«  charité  qui  l'inonde,  et  elle  s'y  écoule  tout  entière.  Mais 
«  comme  elle  voit  qu'elle  ne  peut  suivre  cet  attrait,  à 
«  cause  du  péché  qui  la  souille  encore,  et  qu'elle  com- 
«  prend  d'ailleurs  combien  il  est  affreux  de  se  trouver 
«  exclu  de  la  vision  de  Dieu ,  elle  conçoit  un  vif  désir 
«  d'être  débarrassée  de  cet  obstacle;  et  c'est  cette  vue  qui, 
{(  à  mon  avis ,  est  la  source  des  peines  que  les  âmes  en- 
«  durent  au  purgatoire.  Et  ces  peines,  quoiqu'elles  soient 
«  très-grandes ,  sont  moindres  cependant  pour  elle  que  le 
«  sentiment  pénible  qu'elle  a  des  obstacles  qui  s'opposent 
«  en  elle  à  la  volonté  de  Dieu  et  à  son  très -pur  amour. 
«  Mais  je  vois  des  rayons  et  comme  des  flammes  sortir  de 
«  cet  amour  de  Dieu,  et  pénétrer  les  âmes  avec  une  telle 
«  énergie  et  une  telle  impétuosité  qu'elles  en  seraient 
«  anéanties,  s'il  était  possible;  car  ces  rayons  ont  un 
«  double  effet  :  ils  purifient  l'âme  et  la  simplifient.  Cou- 
rt sidérez  comment  le  feu  naturel  purifie  toujours  da- 
«  vantage  ce  qu'il  consume;  de  sorte  qu'il  pourrait  arri- 
«  ver  que  toutes  les  souillures  qui  y  sont  mêlées  en  fus- 
«  sent  enlevées  complètement.  Or  l'âme  peut  bien  être 
«  anéantie  en  soi ,  mais  non  en  Dieu  ;  et  plus  elle  se  net- 
te toie ,  plus  aussi  elle  est  anéantie  en  soi,  et  pure  et  sans 
«  tache  en  Dieu.  Le  feu  ne  peut  plus  rien  sur  l'or  à  vingt- 
«  quatre  carats,  parce  qu'il  n'y  trouve  plus  rien  à  retran- 
«  cher.  Ainsi,  Dieu  tient  l'âme  dans  son  feu  divin,  jusqu'à 
«  ce  qu'il  ait  consumé  toutes  ses  fautes  et  ses  imperfections, 
«  et  qu'arrivée  elle-même  à  vingt-quatre  carats,  parfaite- 


LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITE.  299 

«  ment  pure  et  n'ayant  plus  rien  de  soi,  elle  se  trouve  toute 
«  transformée  en  Dieu.  Elle  n'est  plus  désormais  sujette  à 
a  la  souffrance ,  parce  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  consumer  en 
«  elle.  Si  en  cet  état  de  pureté  elle  restait  encore  dans 
«  le  feu,  elle  n'en  souffrirait  aucunement;  les  flammes 
«  seraient  le  ciel  pour  elle  et  la  vie  éternelle  sans  aucun 
«  mélange  de  déplaisir.  »  {Traité  du  Purgatoire.) 

Le  troisième  moyen  de  purification  pour  l'âme,  c'est  la 
lumière  supérieure  que  produit  l'amour.  Cette  lumière, 
dans  sa  plénitude  et  son  énergie ,  inonde  l'esprit  avec  une 
force  irrésistible  ;  elle  lie  les  puissances  qui  sont  tournées 
vers  le  dehors,  de  telle  sorte  que  les  sens  sont  comme  flé- 
tris, et  que  l'esprit  lui-même  semble  marcher  dans  les  té- 
nèbres; mais,  en  revanche,  il  acquiert  une  connaissance 
véritable  de  son  propre  fond;  et,  comparant  son  néant, 
son  vide,  ses  ténèbres  et  son  impureté  à  la  majesté,  aux 
richesses  inépuisables,  à  la  lumière  et  à  la  sainteté  sou- 
veraine de  Dieu ,  il  se  sent  porté  au  découragement  à  la 
vue  de  sa  misère;  de  sorte  qu'A  peut  à  peine  se  retrouver 
et  se  connaître.  «  C'est  alors  que  les  épouvantes  de  la  mort 
((  viennent  fondre  sur  l'àme  éperdue.  Un  vertige  affreux 
«  la  saisit  au  milieu  de  la  nuit  qui  l'enveloppe,  toute  sé- 
«  curité  lui  échappe  en  ce  qu'eUe  opère;  elle  perd  la  mé- 
«  moire  de  tout  le  bien  qu'elle  a  fait,  et  ne  se  souvient 
«  plus  que  des  péchés  qu'elle  a  commis.  Toute  consola- 
«  tion  lui  est  enlevée ,  et  il  ne  lui  reste  plus  que  la  crainte, 
«  l'amertume  et  la  désolation.  »  (Saint  Jean  de  la  Croix, 
la  Nuit  obscure,  1.  2,  ch.  6.  ) 

Tels  sont  les  effets  de  ceUe  lumière  que  Dieu  donne  à 
l'àme,  pour  la  purifier  par  le  feu  de  la  tribulation,  et  pour 
extirper  en  elle  jusqu'à  la  dernière  racine  du  péché.  C'est 


.■>00  LA    PRIÈRE    ET    LA    CHARITÉ. 

par  là  qu'il  opère  la  séparation  de  l'esprit  et  de  rànie,  et 
(jue  l'esprit,  devenu  plus  libre,  acquiert  la  facilité  de  se 
déprendre  de  toutes  les  formes  naturelles,  dans  lesquelles 
il  ne  trouve  rien  où  il  puisse  poser  le  pied,  a  Car,  continue 
«  saint  Jean  de  la  Croix ,  de  même  que  les  éléments,  pour 
«  qu'ils  puissent  se  communiquer  à  tous  les  corps  naturels 
('  et  composés,  ne  doivent  avoir  aucune  propriété,  aucune 
«  couleur,  aucun  goût,  aucune  odeur,  et  peuvent  ainsi  s'ac- 
«  corder  avec  toutes  les  couleurs,  toutes  les  odeurs  et  tous 
«  les  goûts,  de  même  aussi  l'esprit  doit  être  purifié,  simpli- 
('  fié,  dépouillé  de  toutes  les  inclinations  de  la  nature,  soit 
«  actuelles,  soit  habituelles,  pour  qu'il  puisse  participer 
«  à  la  plénitude  de  l'esprit  de  la  divine  sagesse,  qui  lui 
(.  donnera  certainement  un  goût  bien  plus  élevé  de  toutes 
«  choses.  Ainsi  vidé  de  tout  ce  qui  pourrait  le  troubler,  il 
«  s'accoutume  à  demeurer  dans  cette  connaissance  qui  est 
«  au-dessus  de  lui  ;  il  s'y  déploie,  et  devient  capable  de  rece- 
«  voir  les  communications  divines.  Dieu  les  lui  donne,  soit 
«  en  proportionnant  l'efTusion  de  sa  lumière  aux  facultés 
«  qui  la  reçoivent,  soit  en  adaptant  celle-  ci  à  la  première  ; 
«  et  il  transforme  ainsi  lalumièrequipurifie  danslalumière 
«  qui  illumine.  C'est  alors  que  le  soleil  de  la  vérité  dissipe, 
«  en  s' élevant,  toutes  les  ténèbres  qui  enveloppaient  l'âme 
«  auparavant.  Elle  reconnaît  maintenant  que  ses  épou- 
«  vantes  n'étaient  qae  des  ombres  et  des  fantômes  de  l'obs- 
«  en  rite  qui  devait  la  purifier,  et  que,  par  conséquent, 
«  elles  étaient  vaines.  Elle  voit  enfin  d'une  vue  claire 
«  quels  grands  biens  elle  a  acquis  par  là  et  quelle  œuvre 
«  merveilleuse  le  divin  Maître  a  faite  en  elle.  » 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  301 

CHAPITRE   XII 

Vue  rétrospective  sur  le  développement  de  la  vie  mystique. 
Marie  d'Agréda. 

Il  n'est  point  d'art  qui  n'ait  son  apprentissage  ;,  ses  de- 
grés ^  ses  progrès  et  sa  perfection.  Il  en  est  de  même  de 
cet  art  surnaturel  et  divin  où  l'homme  est  à  la  fois  et 
l'artiste  et  la  matière  dont  il  doit  faire  un  chef-d'œuvre. 
11  est  donc  utile  de  bien  saisir  dans  leur  ensemble  les  de- 
grés par  où  l'homme  peut  s'élever  en  cet  art  jusqu'à  la  per- 
fection .  A  chacun  de  ces  degrés  doit  correspondre  quelque 
forme  particulière  et  extérieure  qui  en  soit  l'expression;  et 
ces  formes  reçoivent  ordinairement  leur  empreinte  de  la 
nature  même  des  relations  habituelles  au  milieu  desquelles 
l'homme  est  placé.  La  vie  de  Marie  d'Agréda  est  on  ne  peut 
plus  intéressante  sous  ce  rapport;  car  elle  nous  permet 
de  suivre  tous  les  degrés  de  la  vie  mystique  jusqu'à  son 
entier  développement.  Sa  biographie ;,  qui  se  trouve  à  la 
fin  de  sa  Cité  de  Dieu,  a  été  écrite  par  ses  confesseurs^  en 
partie  sur  ses  manuscrits. 

Marie  d'Agréda,  abbesse  du  couvent  des  Déchaussées 
d'Agréda,  eut  cela  de  particulier  que  Dieu  l' éleva  par  de- 
grés à  la  perfection  de  la  vie  mystique,  en  lui  ménageant 
toujours  de  nouvelles  contradictions  à  mesure  qu'elle 
montait  davantage,  et  en  préparant  si  bien  les  choses  que 
presque  toujours  la  lutte  qu'elle  avait  à  soutenir  et  la 
grâce  qui  la  faisait  triompher  étaient  du  même  genre. 
Cette  particularité  s'était  déjà  produite  dès  sa  jeunesse , 
et  ses  premières  illuminations  avaient  été  suivies  de 
grandes  épreuves.  Ce  fut  bien  autre  chose  encore  lors- 


302  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

qu'elle  entra  au  couvent  avec  sa  mère  et  sa  sœur^  et  qu'elle 
voulut  embrasser  une  vie  plus  austère.  Elle  eut  à  lutter 
alors  principalement  contre  les  images  et  les  apparitions 
qui  se  présentaient  à  elle  avec  un  caractère  très -décidé. 
Elle  avait  reçu  de  la  nature  une  grande  timidité,  surtout 
dans  les  choses  du  salut  ;  et  le  démon  sembla  vouloir  mettre 
à  profit  cette  disposition,  pour  la  détourner  des  voies  où 
elle  était  entrée.  Si,  la  nuit,  elle  voulait  se  livrer  à  quel- 
que œuvre  de  dévotion,  sa  lumière  s'éteignait  tout  à  coup, 
et  elle  se  sentait  saisie  d'un  indicible  effroi.  Elle  se  voyait 
entourée  de  fantômes  terribles,  qui  prenaient  la  forme  d'ani- 
maux féroces  ;  puis  c'était  un  cadavre  enveloppé  dans  son 
suaire  qui  frappait  ses  regards;  puis  elle  entendait  comme 
des  hommes  vivants  qui  vomissaient  les  paroles  les  plus 
abominables.  Son  corps  lui-même  n'était  pas  à  l'abri  des 
attaques  du  démon,  et  elle  le  sentait  parfois  d'une  pesan- 
teur insupportable.  Effrayée  d'abord  par  ces  visions,  elle 
s'y  accoutuma  bientôt;  de  sorte  qu'elle  marchait  sans 
crainte  au  milieu  de  ces  fantômes;  et  Dieu  d'ailleurs  la 
consolait. 

Cependant  ses  tentations  et  ses  peines  augmentaient 
toujours.  Son  corps,  accablé  de  maladies,  tomba  dans  une 
faiblesse  extrême.  Dès  qu'elle  priait,  elle  ressentait  dans 
tous  ses  membres  de  telles  douleurs  qu'il  lui  semblait  que 
ses  os  se  disjoignaient  et  qu'elle  allait  mourir.  Son  imagina- 
tion était  assiégée  par  d'impurs  fantômes,  et  il  lui  semblait 
alors,  dans  son  abattement,  que  toute  consolation  lui  était 
interdite.  Une  voix  intérieure  lui  disait  que  les  voies  où  elle 
marchait  ne  conduisaient  point  à  Dieu,  mais  à  l'abîme; 
qu'après  avoir  offensé  Dieu,  elle  avait  négligé  tous  les 
moyens  de  se  réconcilier  avec  lui.  Elle  souffrait  tellement 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  303 

de  cet  état  qu'elle  dit  elle-même  qu'aucune  mesure  ni 
aucun  nombre  ne  peut  exprimer  ce  qu'il  lui  a  fallu  endurer. 
Bientôt  d'autres  peines  vinrent  s'ajouter  à  ces  misères.  Les 
combats  qu'elle  avait  eu  à  soutenir  l'avaient  épuisée  :  on  la 
voyait  dépérir,  et  son  visage  était  pâle  comme  celui  d'un 
mort.  L'attention  des  autres  religieuses  en  fut  éveillée,  et 
on  se  mit  à  l'observer  jour  et  nuit.  Comme  on  attribuait 
sa  faiblesse  à  ses  austérités,  on  résolut  de  les  modérer,  afin 
qu'elle  ne  devînt  pas  tout  à  fait  inutile  à  la  communauté. 
On  l'occupait  à  chaque  heure  du  jour  de  quelque  travail 
qu'elle  devait  faire  en  présence  des  autres.  La  nuit,  on  la 
faisait  garder  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  profondément  endor- 
mie, de  peur  qu'elle  ne  se  levât  pour  pratiquer  quelque 
mortification.  Lorsqu'il  lui  arrivait  de  se  lever,  on  la  pu- 
tiissait  en  lui  relranchant  la  communion ,  parce  qu'on  sa- 
vait que  c'était  la  peine  la  plus  sensible  pour  elle.  On  ne 
lui  permit  de  se  confesser  qu'une  ou  deux  fois  par  se- 
maine, et  un  demi-quart  d'heure  chaque  fois.  Elle  fut  en 
butte  aux  soupçons  et  aux  reproches  les  plus  pénibles.  On 
lui  disait  que,  sous  l'apparence  de  la  piété,  elle  marchait 
à  sa  ruine.  Si  la  nature,  succombant  parfois  à  la  violence 
de  la  douleur,  laissait  échapper  quelque  plainte,  les  autres 
s'indignaient  contre  elle  et  la  traitaient  d'hypocrite.  Si 
elle  se  taisait,  on  lui  en  faisait  également  un  crime;  de 
sorte  que,  quoi  qu'elle  fit,  elle  ne  pouvait  les  satisfaire. 
Dans  ce  dénûment  de  tout  secours  humain  elle  perdit 
encore  les  consolations  intérieures  :  la  prière  et  l'usage  des 
sacrements  ne  lui  furent  plus  permis  que  dans  une  certaine 
mesure.  Une  voix  intérieure  lui  disait  avec  une  sorte  de 
dérision  qu'elle  devait  bien  voir  maintenant  qu'elle  n'était 
pas  dans  le  bon  chemin,  puisqu'elle  n'était  pas  aimée  de 


304  VUE    RETROSPECTIVE. 

Dieu,  qu'elle  était  punie  par  ses  supérieurs,  un  objet 
d'horreur  pour  les  créatures ,  et  en  proie  à  toutes  les  ten- 
tations. Mais  elle  resta  inébranlable  au  milieu  de  toutes 
ces  épreuves.  Ses  faiblesses  et  ses  souffrances  corporelles, 
qui  souvent  lui  permettaient  à  peine  de  respirer,  ne  l'em- 
pêchèrentpasde  s'en  imposer  d'autres  volontairement,  et, 
opposant  ainsi  la  violence  à  la  violence,  elle  finit  par  rem- 
porter la  victoire.  Ses  peines  étaient  suivies,  il  est  vrai,  de 
grandes  consolations,  auxquelles  succédaient  à  leur  tour 
des  épreuves  plus  terribles  que  les  précédentes ,  mais  qui 
servaient  à  purifier  toujours  davantage  son  âme  de  tous  les 
sentiments  terrestres  qui  auraient  pu  arrêter  son  vol  vers 
Dieu.  Elle  écrivit  alors  un  petit  livre  qui  existe  encore 
sous  le  titre  de  V Échelle.  Jusque-là,  elle  avait  pu  cacher 
aux  hommes  les  grâces  qu'elle  avait  reçues  ;  mais  la  puis- 
sance de  l'esprit  devint  si  forte  en  elle  qu'elle  ne  put  se 
contenir  davantage.  Elle  se  trahit  bientôt  devant  les  autres 
sœurs,  et  celles  qui  avaient  blâmé  d'abord  sa  manière  de 
vivre  attribuèrent  les  choses  extraordinaires  qui  se  pas- 
saient en  elle  à  quelque  illusion,  ou  à  l'hypocrisie,  ou  à  la 
fohe.  Toutes  crurent  qu'il  fallait  la  punir  en  lui  retran- 
chant la  fréquente  communion ,  et  en  ne  lui  permettant 
plus  de  se  renfermer  dans  sa  cellule.  Elle  trouva  quelque 
consolation  dans  cette  pensée  que  le  monde,  se  méprenant 
sur  les  choses  qu'elle  ne  pouvait  cacher,  en  prenait  occa- 
sion de  la  mépriser.  Elle  n'omettait  rien  d'ailleurs  pour 
modérer  la  violence  de  l'esprit,  ou  pour  la  cacher  du 
moins,  en  allant  se  retirer  en  quelque  lieu  secret.  Elle  ne 
savait  qu'inventer  pour  empêcher  que  le  feu  intérieur  qui 
la  consumait  ne  se  manifestât  au  dehors  ;  mais  toutes  ses 
précautions  furent  inutiles.  L'esprit  croissait  toujours  en 


VUE    RETROSPECTIVE.  30o 

elle;  et  bientôt  de  fréquentes  extases  la  trahirent,  et  lui  at- 
tirèrent une  foule  de  désagréments  dont  nous  aurons  plus 
tard  occasion  de  parler.  Elles  durèrent  jusqu'à  ce  qu'elle 
eut  enfin  obtenu  de  Dieu  qu'il  lui  ôtàt  tous  ces  signes  ex- 
térieurs ;  et  ses  souffrances  prirent  une  forme  et  un  ca- 
ractère tout  opposés. 

Comme  elle  priait  Dieu  un  jour  de  lui  accorder  la  fami- 
liarité de  l'esprit,  et  de  la  détacher  de  la  partie  extérieure 
et  sensible,  d'où  elle  craignait  quelque  danger  pour  son 
âme,  il  lui  fut  dit  qu'elle  serait  conduite,  par  des  sentiers 
mystérieux,  à  un  état  lumineux,  si  elle  le  désirait  sérieu- 
sement et  si  elle  veillait  soigneusement  sur  elle-même, 
mais  à  la  condition  qu'elle  ne  révélerait  qu'à  ses  supérieurs 
ce  qui  se  passerait  en  elle.  A  partir  de  ce  moment,  un 
changement  profond  se  produisit  dans  son  intérieur.  La 
lumière  qui  l'éclairait  lui  vint  d'une  région  plus  élevée,  et 
l'esprit  l'emporta  à  une  hauteur  qu'aucune  parole  humaine 
ne  saurait  exprimer.  La  partie  supérieure  de  son  àme,  se 
détachant  de  la  partie  inférieure,  et  la  laissant  dans  le  dé- 
nùment,  prit  son  vol  vers  Dieu.  Quoiqu'elle  ne  perdît  plus 
l'usage  des  sens  extérieurs  ni  celui  des  puissances  inté- 
rieures de  l'àme  sensible,  elle  les  sentait  reposer  dans  un 
calme  et  un  recueillement  admirables.  Son  esprit  recevait 
les  illuminations  d'en  haut  d'une  manière  immédiate;  sa 
volonté  brûlait  de  l'amour  le  plus  pur,  et  tendait  unique- 
ment vers  le  bien  suprême.  Mais  tout  restait  renfermé  dans 
l'intérieur  de  l'âme  :  la  partie  sensible  n'y  avait  aucune 
part,  et  aucun  œil  mortel  n'y  pouvait  rien  voir.  Lors  même 
que  son  esprit  était  élevé  à  la  plus  grande  hauteur,  on  ne 
pouvait  apercevoir  en  elle  aucun  signe  extérieur,  si  ce 
n'est  un  maintien  pieux  et  recueilli,  qui  annonçait  une 


306  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

grande  application  intérieure.  Elle  fut  conduite  par  celte 
voie,  depuis  l'âge  de  vingt-deux  ans  jusqu'à  sa  mort,  mon-  • 
tant  toujours  par  degrés  à  une  perfection  plus  élevée,  à 
mesure  que,  plus  sévère  contre  elle-même,  elle  conformait 
davantage  sa  vie  à  celle  du  Sauveur.  Ses  progrès  dans  la 
perfection  ne  pouvaient  donc,  malgré  le  soin  qu'elle  pre- 
nait de  les  cacher,  rester  ignorés  de  ses  compagnes.  Con- 
sidérant sa  vie  irréprochable  et  son  avancement  dans  la 
vertu,  elles  sévirent  forcées  de  l'honorer  comme  une  sainte, 
quoique  ses  extases  eussent  disparu,  et  de  lui  rendre  leur 
affection.  Le  bruit  de  ses  vertus  commença  à  se  répandre, 
même  hors  du  couvent;  mais  sa  vie  intérieure  resta  cachée, 
et  il  ne  fut  permis  qu'à  ses  confesseurs  d'y  jeter  un  regard 
de  temps  en  temps.  Ceux-ci  trouvèrent  que  son  âme  était 
bien  mieux  disposée  encore  qu'auparavant  à  recevoir  de 
plus  grandes  et  de  plus  vives  lumières,  sans  que  sa  facilité 
à  vaquer  aux  occupations  extérieures  de  son  état  en  fût 
diminuée,  et  qu'au  milieu  de  ses  travaux  elle  gardait  con- 
tinuellement le  recueillement  intérieur.  L'élan  de  sonàme 
vers  Dieu  devint  habituel ,  et  il  lui  fut  donné  de  grandes 
lumières.  Elle  reçut  l'intelligence  des  mystères  de  la  foi  et 
de  la  loi  du  Seigneur ,  puis  celle  des  mystères  de  la  vie  du 
Christ  et  de  sa  mère.  Elle  se  sentait,  comme  elle  le  dit  elle- 
même,  en  tout  cela,  élevée  au-dessus  de  soi,  également 
éloignée  de  la  surabondance  et  de  la  disette  des  sens  : 
vide  de  tout  attrait  pour  les  créatures,  elle  se  trouvait 
comme  en  un  désert,  et  accessible  seulement  dans  sa  par- 
tie supérieure  aux  influences  divines. 

Mais  ces  faveurs  plus  grandes  qu'elle  avait  reçues  du  Ciel 
devaient  être  suivies  d'épreuves  plus  terribles.  Lorsque  Dieu 
rélevait  à  ces  états  sublimes,  l'inquiétude  naturelle  à  son 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  307 

caractère  n  y  pouvait  trouver  place,  parce  que  la  clarté 
de  la  lumière  dont  elle  était  inondée  excluait  tout  doute; 
mais  lorsque  ces  visions  descendaient  dans  la  partie  infé- 
rieure, et  que  l'intelligence  des  choses  qu'elle  avait  ressen- 
ties auparavant  perdait  de  sa  clarté,  ses  angoisses  recom- 
mençaient. Sa  misère  lui  était  alors  représentée  ;  et  quand 
elle  la  comparait  avec  la  grandeur  des  grâces  qu'elle  avait 
reçues ,  elle  entrait  dans  un  trouble  profond ,  et  doutait  si 
elle  ne  marchait  point  dans  une  voie  fausse,  et  si  tout  ce 
qu'elle  éprouvait  n'était  pas  le  jeu  de  son  imagination.  Son 
cai'actère  inquiet  se  réveillait  :  elle  craignait  que  ses  visions 
ne  fussent  les  inventions  de  sa  raison  naturelle,  que  sa  vie 
ne  fût  une  dissimulation  continuelle,   et  qu'après  avoir 
ainsi  trompé  ses  confesseurs  et  irrité  Dieu,  elle  ne  finît  par 
tomber  dans  l'abîme.  La  lutte  intérieure  qu'elle  éprou- 
vait devint  pour  elle  un  nouveau  sujet  d'inquiétude,  car 
elle  croyait  parfois  y  voir  une  preuve  de  sa  réprobation. 
Le  trouble,  la  désolation  et  l'abattement  qui  résultaient  de 
ces  craintes,  obscurcissant  en  elle  la  lumière  naturelle  de 
son  esprit,  l'empêchaient  d'avoir  recours  à  Dieu.  Elle  s'ai- 
mait donc  alors  de  patience  et  d'humilité,  évitait  de  scru- 
ter les  états  sublimes  où  Dieu  relevait,  s'efforçait  de  le  re- 
trouver dans  la  lumière  de  la  foi ,  allait  à  confesse  et  se 
servait  des  moyens  que  l'Église  mettait  à  sa  disposition. 
Ce  martyre,  auquel  succédaient  de  temps  en  temps  de 
grandes  grâces,  ne  cessa  plus  tout  le  reste  de  sa  vie.  Elle- 
même,  étonnée  de  se  retrouver  toujours  dans  la  dou- 
leur, sans  être  jamais  consolée  par  aucun  moment  de 
répit,  ne  pouvait  expliquer  cet  état  que  par  une  permis- 
sion divine. 

Dieu  la  conduisit  désormais  par  les  voies  de  la  charité 


308  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

envers  le  prochain,  afm  d'achever  ainsi  de  purifier  sa  vie. 
Son  couvent  avait  été  placé,  en  1623,  sous  la  règle  de  la 
stricte  observance  des  Récollets;  et  c'est  depuis  ce  temps 
que  Marie  avait  éprouvé  toutes  les  choses  que  nous  venons 
de  raconter.  Quoiqu'elle  n'eût  pas  encore  vingt-cinq  ans, 
ses  supérieurs  la  jugèrent  digne  de  conduire  les  autres.  Elle 
connut  bientôt,  par  une  révélation  intérieure,  leurs  des- 
seins. Elle  en  conçut  de  grandes  angoisses,  et  une  lutte  ter- 
rible s'engagea  entre  son  obéissance  et  son  humilité.  Elle 
pria  Dieu  instamment  de  détourner  le  danger  qui  la  mena- 
çait; mais  il  lui  fut  indiqué  qu'elle  devait  accepter  la  charge 
qui  allait  lui  être  imposée,  et  que  le  secours  d'en  haut  ne 
lui  manquerait  pas  au  milieu  des  peines  de  son  nouvel  état. 
Elle  dut  donc  se  résigner,  et  fut  choisie,  en  1627,  comme 
supérieure  du  couvent.  Toujours  élue  de  nouveau,  elle  di- 
rigea pendant  trente -cinq  ans  sa  communauté  avec  une 
grande  prudence  et  une  sévérité  tempérée  par  la  douceur. 
A  chaque  nouvelle  élection ,  ses  répugnances  et  ses  luttes 
reparaissaient;  mais  il  lui  fallut  toujours  céder.  Une  fois  seu- 
lement, par  l'entremise  du  nonce,  elle  parvint  àse  soustraire 
pendant  trois  ans  au  fardeau  que  redoutait  son  humilité  ; 
encore  ne  lui  accorda-t-on  ce  qu'elle  demandait  que  pour 
qu'elle  pût  donner  à  ses  sœurs  l'exemple  de  l'obéissance, 
comme  elle  avait  été  jusque-là  pour  elle  le  parfait  modèle 
d'une  supérieure.  La  maison  prospéra  sous  sa  direction  et 
pour  l'esprit  et  sous  le  rapport  matériel.  Lorsqu'elle  en 
prit  la  conduite ,  elle  l'avait  trouvée  dans  un  grand  dénû- 
nient,  car  elle  n'avait  pas  plus  de  cinquante  francs  à  sa  dis- 
position ;  elle  entreprit  cependant,  dès  la  première  année, 
la  construction  d'un  couvent  spacieux  et  d'une  nouvelle 
église,  et  acheva  cette  œuvre  heureusement  dans  l'espace 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  309 

de  sept  ans.  La  bénédiction  d'en  liant  reposait  sur  tout  ce 
qu'elle  faisait;  et  la  Reine  du  ciel,  qu'elle  proclamait  par- 
tout la  véritable  supérieure  de  la  maison,  avait,  disait-elle, 
pourvu  à  tout. 

Marie  cependant  avait  fait  de  nouveau  d'immenses  pro- 
grès dans  la  vie  intérieure,  et  la  lumière  céleste  dont  elle 
était  favorisée  lui  faisait  pénétrer  jusqu'à  l'essence  et  aux 
propriétés  intimes  des  choses.  Mais,  comme  l'orgueil  se  mêle 
facilement  à  de  telles  faveurs,  et  que  l'esprit  de  l'homme  ne 
peut  supporter  une  plus  grande  mesure  de  lumière,  s'il  ne  se 
purifie  davantage  du  péché  qui  l'obscurcit,  elle  dut  acheter 
ces  dons  du  Seigneur  par  de  nouvelles  peines  et  de  nouveaux 
travaux.  Dieu  l'introduisit  d'abord  dans  une  nuit  épaisse; 
les  esprits  célestes,  qui  l'avaient  protégée  jusque-là,  se  ca- 
chèrent à  elle  ;  toute  consolation,  toute  lumière  lui  fut  ôtée  ; 
et  le  recueillement  lui  était  devenu  impossible.  Elle  resta 
dans  cet  abandon  pendant  quatre-vingts  jours,  en  proie  aux 
tentations  les  plus  violentes;  ses  sens  étaient  troublés  par 
d'horribles  fantômes.  Les  objets  les  plus  abominables  lui 
étaient  représentés,  des  spectres  de  toute  sorte  la  plon- 
geaient dans  l'effroi;  des  morts  qu'elle  avait  connus  pen- 
dant leur  vie  lui  apparaissaient,  et  elle  était  forcée  d'en- 
tendre les  blasphèmes  les  plus  affreux  contre  le  Ciel.  Le 
démon  n'épargnait  pas  davantage  les  puissances  inférieures 
de  son  âme.  Il  n'y  avait  point  de  malice,  point  d'erreur, 
point  d'hérésie  qui  ne  lui  passât  par  l'esprit.  L'enfer  était 
changé  en  paradis,  le  diable  en  saint,  et  les  démons  allaient 
jusqu'à  imiter  devant  elle  les  cérémonies  de  l'Église ,  et  à 
faire  de  faux  miracles  sous  ses  yeux.  Elle  était  plongée 
dans  une  indicible  angoisse,  surtout  lorsque,  étant  déjà  ac- 
cablée d'épuisement,  elle  vit  tous  les  tourments  de  l'enfer 


310  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

représentés  à  son  imagination.  Enfin  ^  après  de  longs  com- 
bats, armée  du  casque  de  la  foi ,  elle  remporta  la  victoire, 
et  se  trouva  ainsi  préparée  à  recevoir  la  science  sublime  oii 
Dieu  voulait  l'élever. 

Elle  était  devenue  la  fiancée  du  Seigneur,  qui  se  l'était 
unie  par  une  alliance  mystique  et  merveilleuse ,  après  avoir 
éprouvé  longtemps  sa  fidélité,  et  l'avoir  purifiée  de  toute 
affection  terrestre.  Elle  reçut  alors  de  nouveaux  enseigne- 
ments, qui  lui  apprirent  ce  qu'elle  devait  faire  pour  se 
rendre  digne  de  cet  état,  en  avançant  toujours  dans  la  per- 
fection. Elle  reçut  l'ordre  d'écrire  ces  prescriptions,  afin 
qu'elles  lui  servissent  de  règle  à  l'avenir.  Elle  obéit,  se 
renferma  quelque  temps  dans  la  solitude,  et  écrivit  un 
livre  sous  ce  titre  :  Loi  de  la  fiancée  ;  sommet  de  la  chanté 
fraternelle,  et  enseignements  de  la  science  divine.  Dans  cet 
écrit ,  Dieu  demande  d'elle  qu'elle  lui  bâtisse  en  son  âme 
un  temple  mystique  digne  de  sa  majesté.  Prenant  pour 
image  le  temple  de  Salomon,  elle  partage  son  ouvrage  en 
trois  livres.  Dans  le  premier,  le  sol  est  aplani ,  les  maté- 
riaux préparés ,  triés  et  polis  ;  on  y  expose  les  lois  de  la 
mortification  des  sens  et  de  leurs  puissances,  et  les  moyens 
de  les  purifier.  Le  second  livre  traite  delà  construction  de 
l'édifice,  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  dans  les  vertus,  et 
des  moyens  de  faire  toute  chose  par  amour  de  Dieu.  On  y 
montre  comment  la  partie  supérieure  et  la  partie  inférieure 
de  la  créature  doivent  se  convertir  au  Créateur,  pour  coo- 
pérer à  la  construction  du  temple.  Le  troisième  traite  do 
la  consécration  de  celui-ci,  de  la  communauté  intime  qui 
existe  entre  Dieu  et  l'âme.  Marie,  après  avoir  écrit  ces 
choses,  se  mit  en  mesure  de  les  accomphr;  et  c'est  ainsi 
qu'après  un  travail  de  plusieurs  années  elle  éleva  eu  elle 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  3H 

un  temple  au  Seigneur.  Elle  s'appliqua  désormais  sans 
relâche  à  chercher  en  tout  son  bon  plaisir  et  le  salut  des 
âmes ,  qu'elle  s'efforçait  de  lui  gagner  par  tous  les 
moyens. 

Le  commandement  qu'elle  reçut  d'écrire  la  vie  de  la 
sainte  Vierge  fut  encore  pour  elle  l'occasion  de  nouveaux 
progrès.  Elle  avait  commencé  cet  ouvrage  en  1637,  et 
achevé  le  premier  livre  en  vingt  jours.  Les  idées  af- 
fluaient en  si  grand  nombre  dans  son  esprit  que  sa  plume 
ne  pouvait  suffire  à  les  exprimer.  Mais  elle  fut  de  nouveau 
en  butte  à  de  grandes  tentations.  Le  démon  lui  représentait 
que  c'était  présomption  de  sa  part  d'entreprendre  d'écrire 
sur  des  sujets  si  élevés;  qu'il  était  impossible  que  Dieu  se 
servît  pour  une  telle  œuvre  d'une  créature  aussi  indigne , 
et  que  ce  n'était  pas  de  lui  par  conséquent  que  pouvaient 
venir  les  lumières  qu'elle  recevait.  Ces  pensées  la  jetèrent 
dans  le  trouble.  Son  hésitation  indigna  le  Seigneur  contre 
elle^  et  l'ouvrage  resta  suspendu  quelque  temps.  Plus  tard 
cependant,  elle  reprit  courage  et  se  remit  à  l'œuvre.  Pen- 
dant qu'elle  écrivait,  son  cœur  brûlait  intérieurement,  et 
les  langues  de  feu  qui  descendirent  sur  les  apôtres  au  jour 
de  la  Pentecôte  semblaient  reposer  sur  elle.  Une  lumière 
douce  et  puissante  à  la  fois ,  soumettant  entièrement  son 
inteUigence  et  ses  sens,  l'éclaira  intérieurement,  surtout 
dans  la  dernière  partie.  Toutes  ses  inclinations  terrestres 
furent  mortifiées ,  et  elle  se  sentit  poussée  par  une  force 
irrésistible  à  faire  toujours  ce  qu'il  y  avait  de  plus  parfait. 
Lorsque  l'ouvrage  fut  achevé,  le  Seigneur  lui  apparut 
dans  une  vision  intérieure,  paré  de  nouveaux  attraits  et 
de  nouvelles  grâces.  Il  lui  sembla  qu'il  la  présentait  au  Père 
éternel,  et  elle  entendit  une  voix  qui  disait  qu'il  était  con- 


312  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

venable  qu'elle  fût  la  première  à  mettre  en  œuvre  ce 
qu'elle  avait  écrit,  afin  qu'on  en  vît  les  fruits  dès  le  com- 
mencement. Elle  y  consentit ,  et  une  voix  dit  au-dessus 
d'elle  :  «  Les  jours  de  ton  âme  sont  achevés  ;  elle  est  déjà 
«  morte  au  monde;  aujourd'hui  elle  est  renouvelée  et 
«  renaît  devant  Dieu ,  comme  celui  qui  commence  une 
«  nouvelle  vie.  »  Elle  s'humilia  et  s'anéantit  plus  encore 
qu'elle  n'avait  fait  auparavant,  et  elle  fut  à  l'égard  de  la 
sainte  Vierge  comme  un  enfant  qui  suit  en  tout  les  leçons 
de  sa  maîtresse.  Elle  recueillit  les  enseignements  qu'elle 
avait  reçus  de  cette  manière  dans  un  livre  auquel  elle  donna 
ce  titre  :  Loi  de  la  fiancée;  censées  et  soupirs  du  cœur  pour 
arriver  au  vrai  but  qui  est  le  bon  plaisir  du  Seigneur.  Elle 
y  ajouta  un  traité  Des  vertus  et  excellences  de  la  sainte 
Vierge  ;  un  autre  De  la  méditation  de  la  passion  de  Jésus- 
Christ,  et  la  suite  de  ses  Exercices  pieux  de  chaque  jour. 
Le  tout  fut  achevé  en  1641,  et  son  manuscrit  se  conserve 
encore  dans  le  couvent  où  elle  a  vécu.  Son  confesseur 
régla  désormais  sa  vie  extérieure  d'une  manière  plus  con- 
forme au  degré  de  perfection  qu'elle  avait  atteint.  Il  lui 
ordonna  de  modérer  ses  jeûnes  et  ses  mortifications  et  de 
s'accommoder  davantage  à  la  communauté.  Il  lui  ôta  la 
planche  sur  laquelle  elle  dormait ,  lui  défendit  de  porter 
le  cilice  sur  la  peau.  Il  chercha  en  général  à  la  rappeler  des 
pratiques  extérieures  à  celles  du  dedans,  et  elle  lui  obéit 
en  tout  avec  une  docilité  exemplaire. 

Un  second  confesseur  qu'elle  avait  eu  lui  avait  ordonné 
de  brûler  tous  ses  écrits,  et  elle  l'avait  fait  aussitôt.  Lorsque 
le  premier  fut  revenu,  il  lui  ordonna  de  refaire  ce  qu'elle 
avait  détruit,  autant  qu'elle  pouvait  rappeler  ses  souvenirs, 
et  d'y  ajouter  l'histoire  de  sa  vie.  Elle  obéit  encore ,  mais 


VUE    RÉTROSPECTIVE.  313 

elle  crut  devoir  cette  fois  se  préparer  sérieusement  à  cette 
œuvre.  Elle  fit  donc  en  1651  une  confession  générale  qui 
dura  trois  jours^  après  avoir  examiné  sa  conscience  pendant 
soixante-deux  jours.  Après  cela^  elle  entra  dans  une  mort 
spirituelle,  pour  commencer  une  nouvelle  vie;  de  sorte 
qu'elle  regardait  comme  peu  de  chose  tout  ce  qu'elle  avait 
fait  jusque-là  dans  le  service  de  Dieu.  Elle  avait  toujours  de 
rudes  combats  à  soutenir;  mais  les  puissances  supérieures 
de  son  âme  dominaient,  et  la  victoire  lui  fut  facile.  Il  lui 
fut  dit  qu'elle  allait  être  élevée  à  un  état  plus  parfait  encore, 
et  qu'elle  devait  être  comme  une  fille  qui  suit  sa  mère.  Elle 
y  consentit,  et  entra  dans  le  noviciat  de  ce  nouvel  état, 
qu'elle  appelait  l'état  religieux.  Prenant  d'une  manière  mys- 
tique l'habit  pur  et  blanc  du  nouvel  ordre,  elle  se  mit 
comme  novice  sous  la  direction  de  la  Reine  du  ciel,  qui  la 
prit  pour  sa  fille.  Elle  avait  commencé  son  noviciat  en  1 652, 
le  jour  de  la  Chandeleur.  Après  l'avoir  achevé,  en  s'appli- 
quant  à  imiter  les  vertus  de  la  sainte  Vierge,  elle  fut  appelée 
à  l'imitation  du  Christ  lui-même  et  à  l'observation  exacte 
de  l'Évangile  jusque  dans  les  moindres  détails.  La  mort  spi- 
rituelle qui  précéda  cette  nouvelle  vie  fut  bien  plus  pénible 
encore  que  la  première.  Ses  contemplations  devinrent  aussi 
plus  élevées,  et  son  habit  mystique  plus  pur  et  plus  blanc. 
Le  Seigneur  lui-même  fut  son  maitre  à  ce  second  degré  de 
son  noviciat.  Elle  entra  dans  le  troisième  en  1653,  le  jour 
de  l'Ascension.  Elle  n'avait  encore  rien  ressenti  de  pareil  à 
ce  qu'elle  éprouva  dans  ce  nouvel  état  d'union  intime  avec 
Dieu,  où  Dieu  vit  en  nous  et  opère  en  nous  comme  l'àme 
de  notre  àme  ;  et  il  semble  que  celle  -  ci  ne  peut  monter 
plus  haut  en  cette  vie.  Un  an  plus  tard,  dans  un  ravisse- 
ment, elle  fit  devant  le  trône  du  Très-Haut  sa  prc^ession, 

9* 


314  VUE    RÉTROSPECTIVE. 

s'engageant  à  imiter  Jésus-Christ  et  sa  mère,  et  à  vivre  en 
union  avec  Dieu.  Puis,  en  1658,  parmi  de  nombreuses^ 
extases ,  elle  donna  à  son  histoire  la  forme  qu'elle  a  encore 
aujourd'hui. 

Marie  fut  élevée  à  un  haut  degré  de  perfection.  Elle  dit 
ellemême  à  ce  sujet  :  «  Je  remarquais  en  moi  les  grands  et 
«  merveilleux  effets  de  la  lumière  qui  m'éclairait,  et  qui, 
c(  me  séparant  de  tout  le  terrestre,  me  portait  toute  à  Dieu. 
«  Et  je  sentais  que  j'étais  plus  là  où  j'aimais  que  là  où  je 
«  vivais.  Mon  corps  était  affaibli  et  épuisé;  mes  mauvaises 
«  inclinations  étaient  mortifiées,  liées  et  assujetties;  les 
«  vertus  prenaient  leur  essor,  chacune  en  son  rang. 
«  L'amour  embrasait  et  conduisait  la  partie  supérieure 
«  de  l'âme,  et  celle-ci,  de  son  côté,  rattachait  à  Dieu 
((  l'inférieure.  Toutes  les  convoitises  mauvaises,  de  même 
«  que  toutes  les  passions  de  l'appétit  irascible,  étaient  sans 
«  force;  toutes  mes  bonnes  inclinations  étaient  portées  à 
«  l'amour  de  la  vertu  ;  l'appétit  irascible  tout  entier  était 
«  armé  contre  le  mal  et  le  péché ,  et  tout  ce  que  j'avais 
«  aimé  jusque-là  m'était  devenu  un  objet  d'horreur  et 
c(  d'effroi.  » 


LIVRE  TROISIÈME 

L'âme  reçoit  par  la  mystique  un  attrait  et  des  lumières 
d'un  ordre  supérieur. 


CHAPITRE   I 

Des  phénomènes  produits  par  la  mystique  dans  les  régions  inférieures 
de  l'homme.  Saint  Philippe  de  Néri. 

La  mystique  purgative^  s'emparant  de  l'homme  tout  en- 
tier et  le  préparant  à  sa  manière ,  doit  manifester  ses  effets 
dans  tous  les  domaines  de  son  être;  mais  ses  effets  doivent 
être  plus  visibles  encore  dans  les  régions  inférieures^  où 
tout  est  saisissable  aux  sens.  C'est  donc  surtout  dans  ces 
régions  que  les  phénomènes  mystiques  doivent  être  plus 
faciles  à  constater,  et  c'est  à  l'étude  des  phénomènes  de 
ce  genre  que  nous  allons  nous  appliquer  dans  cette  partie.. 
Nous  avons  heureusement,  dans  la  personne  de  saint  Phi- 
lippe de  Néri,  un  exemple  parfait  sous  ce  rapport;  et  nous 
pouvons  le  citer  avec  d'autant  plus  de  confiance  que  les 
faits  merveilleux  qui  rempUssent  sa  vie  sont  attestés  d'une 
manière  authentique  par  des  témoins  oculaires  offrant 
toutes  les  garanties  que  l'on  peut  désirer. 

Philippe  avait  coutume  d'invoquer  tous  les  jours  l'Es-  s.  Phihppe 
prit-Saint;  et  lorsqu'il  fut  devenu  prêtre,  il  ne  manqua    *^®  ^^"' 
jamais,  lorsque  la  rubrique  le  permettait,  de  réciter  à  la 


316       LA    MYSTIQUE    DANS    LES    RÉGIOINS    INFÉR.    DE    l' HOMME. 

messe  roraison  Deus,  mi  omne  cor  patet,  etc.  Or,  comme 
il  invoquait  avec  une  grande  ferveur  le  Saint-Esprit  le  jour 
de  la  Pentecôte,  il  se  sentit  consumé  par  le  feu  de  la  cha- 
rité de  telle  sorte ,  que,  ne  pouvant  se  tenir  sur  ses  pieds , 
il  se  coucha  par  terre  et  chercha,  en  déchirant  ses  habits , 
à  rafraîchir  un  peu  son  cœur  embrasé.  Après  être  resté  ainsi 
couché  quelque  temps ,  lorsque  les  ardeurs  dont  il  était  dé- 
voré furent  apaisées,  il  se  releva;  et,  plein  d'une  allégresse 
extraordinaire,  il  sentit  tout  son  corps  trembler  sous  le 
poids  des  joies  ineffables  qui  inondaient  Son  cœur  et  ses  os. 
Puis,  devenu  plus  calme ,  il  voulut  mettre  la  main  sur  sort 
cœur,  et  trouva  sa  poitrine  soulevée  de  l'épaisseur  du  poing 
sans  qu'il  en  ressentît  aucune  douleur.  Il  avait  alors  trente 
et  un  ans.  Il  vécut  encore  cinquante-deux  ans  dans  cet  état 
sans  en  souffrir,  toujours  gai,  vif  et  plein  d'ardeur.  Mais, 
à  partir  de  ce  moment ,  il  fut  pris  de  battements  de  cœur, 
qui  se  reproduisaient  toutes  les  fois  qu'il  priait,  qu'il  disait 
la  messe ,  qu'il  prêchait,  distribuait  les  sacrements,  ou  fai- 
sait quelque  autre  chose  de  semblable.  Ils  étaient  si  violents 
que  tout  son  corps  en  était  ébranlé ,  et  qu'il  semblait  que 
son  cœur  allait  éclater.  Tout  tremblait  sous  lui  et  autour 
de  lui ,  sa  chaise ,  son  lit  et  sa  chambre  elle-même  ;  on  eût 
dit  un  tremblement  de  terre.  Un  jour  qu'il  priait  avec  une 
grande  ferveur  dans  la  basilique  de  Saint  -  Pierre ,  une 
grosse  planche  sur  laquelle  il  était  agenouillé  se  mit  à 
trembler  comme  si  elle  n'eût  eu  aucun  appui.  S'il  embras- 
sait quelqu'un  qui  lui  était  cher,  celui-ci  sentait  le  batte- 
ment de  son  cœur,  et  était  lui-même  pénétré  d'une  joie 
dont  il  ne  pouvait  se  rendre  compte.  Ce  fait  est  attesté  par 
plusieurs  qui  l'avaient  éprouvé. 

L'incroyable  activité  de  l'organe  du  cœur,  chez  notre 


LA    MYSÏIQL'E    DANS    LKS    RÉGIONS    LM-ÉR.    DE    l'hOMME.        317 

saint,  produisait  dans  tout  son  corps  une  chaleur  qui  le  dé- 
vorait; et  dans  sa  vieillesse,  quoique  épuisé  par  les  priva- 
tions de  toute  sorte,  il  était  souvent  obligé,  au  milieu  même 
de  l'hiver,  de  chercher  quelque  rafraîchissement.  Il  fallait 
souvent  la  nuit,  même  par  le  temps  le  plus  rude,  ouvrir  la 
porte  et  les  fenêtres  de  la  chambre  où  il  dormait ,  frapper 
l'air  autour  de  lui  avec  un  drap  ou  un  éventail.  Plus  d'une 
fois  il  se  vit  contraint  de  rafraîchir  avec  de  l'eau  froide  son 
palais  desséché  par  le  feu  qui  sortait  incessamment  de  ses 
poumons.  Aussi,  dans  l'automne,  tenait-il  toujours  ses  ha- 
bits ouverts  sur  la  poitrine  ;  et  lorsque  les  siens  l'avertis- 
saient de  ne  le  pas  faire,  de  peur  qu'il  n'en  éprouvât  quel- 
que incommodité,  il  répondait  qu'il  était  obligé  de  faire 
ainsi  à  cause  du  feu  qui  le  dévorait  intérieurement.  Ce  qu'il 
y  avait  de  plus  remarquable ,  c'est  que  ces  battements  de 
cœur,  qui  le  prenaient  malgré  lui ,  ne  duraient  qu'autant 
qu'il  le  voulait,  comme  il  l'assura  lui-même  au  cardinal 
Fr.  Borromée,  qu'il  aimait  tendrement.  Aussi  les  médecins 
qui  le  soignèrent  dans  ses  maladies  déclarèrent  que  ce  phé- 
nomène était  surnaturel,  et  leur  opinion  fut  partagée  par 
beaucoup  de  savants  illustres  de  cette  époque ,  qui  écri- 
virent des  dissertations  à  ce  sujet,  comme  A.  Cisalpin,  A. 
Portas  et  d'autres.  Pour  lui,  il  se  livra  toujours  à  toutes 
les  œuvres  de  charité  ;  et  son  amour  était  si  violent  quel- 
quefois qu'il  s'écriait  d'une  voix  étouffée  :  «  Laissez-moi , 
Seigneur,  laissez- moi  ;  l'homme  est  trop  faible  pour  sup- 
porter un  tel  excès  de  joie.  » 

Ses  maladies  étaient  fréquentes  ;  et  il  se  passait  rare- 
ment une  année  sans  qu'il  en  eût  quelqu'une.  Souvent  elles 
étaient  graves,  et  il  reçut  quatre  fois  l'extrême -onction. 
Mais,  lors  même  que  son  corps  semblait  succomber,  son 


318       LA    MYSTIQUE    DANS    LES    RÉGIONS    INFÉR.    DE    l'hOMME. 

esprit  était  toujours  libre ,  l'expression  de  son  visage 
pleine  de  sérénité^  elle  son  de  sa  voix  clair  comme  dans  la 
santé  la  plus  parfaite.  Jamais  aucun  signe  ne  trahissait  ses 
douleurs,  même  les  plus  violentes;  et  c'était  lui  qui  con- 
solait ceux  qui  venaient  le  consoler  lui-même.  Sa  constitu- 
tion était  tellement  forte  et  tellement  mobile  que  la  gué- 
rison  était  ordinairement  aussi  subite  que  la  maladie,  et 
qu'après  avoir  été  le  soir  à  la  mort  on  le  voyait  le  lende- 
main matin  frais  et  dispos,  aller,  marcher,  faire  ce  qu'il 
avait  à  faire,  comme  s'il  n'eût  jamais  été  malade.  La  gué- 
rison  était  ordinairement  chez  lui  surnaturelle,  et  F  effet 
ou  d'une  courte  prière,  ou  de  la  vertu  de  quelque  relique. 
Les  médecins  n'avaient  alors  rien  autre  chose  à  faire  qu'à 
lui  donner  quelques  rafraîchissements  pour  calmer  ses 
ardeurs.  Une  année  avant  sa  mort,  il  fut  pris  d'une  fièvre 
violente;  il  ne  pouvait  plus  ni  parler  ni  manger.  Les  méde- 
cins déclarèrent  que  c'était  fait  de  lui,  et  se  retirèrent  dans 
une  chambre  voisine  ;  ils  l'entendirent  s'écrier  :  «  0  ma 
bonne  et  sainte  maîtresse!  toute  belle,  toute  aimable!  » 
Ils  accoururent,  et  le  virent  élevé  en  l'air  au-dessus  de 
son  lit,  tendant  ses  mains ,  puis  les  retirant  comme  quel- 
qu'un qui  presse  quelque  chose  contre  soi,  et  continuant 
toujours  à  dire  :  «  0  ma  maîtresse  !  je  ne  suis  pas  digne, 
je  ne  suis  pas  digne.  »  La  sainte  Vierge  lui  avait  apparu  , 
et  l'avait  guéri.  Lorsque,  revenu  à  lui,  il  vit  les  nom- 
breux assistants  qui  entouraient  son  lit,  il  se  cacha  la  tête 
sous  son  drap  et  pleura  longtemps.  Les  médecins,  lui 
ayant  tàté  le  pouls,  le  trouvèrent  dans  un  état  parfait,  el 
lui-même  quitta  le  lit  le  lendemain,  comme  s'il  ne  lui 
fut  rien  arrivé. 

L'année  suivante  ,  la  fièvre  le  reprit  avec  une  égale  vio- 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    RÉGIONS    INFÉR.    DE    l' HOMME.       319 

lence ,  et  ne  le  quitta  plus  pendant  un  mois  :  mais  il  obtint 
de  Dieu  par  ses  prières  la  faveur  de  célébrer  en  pleine 
santé  à  l'autel  la  fête  des  apôtres  Philippe  et  Jacques,  pour 
lesquels  il  avait  beaucoup  de  dévotion.  Le  mois  suivant, 
une  hémorragie  le  mit  à  deux  doigts  de  la  mort;  mais 
la  sainte  eucharistie  que  lui  apporta  Baronius  lui  rendit 
le  calme  et  la  force  pour  le  reste  du  jour.  Le  soir  l'hémor- 
ragie reparut,  accompagnée  d'une  toux  violente,  qui  me- 
naçait de  l'étouffer.  Tous  les  remèdes  étant  impuissants,  le 
saint  dit  au  médecin  le  lendemain:  a  Laissez  là  vos  remèdes, 
j'en  ai  de  plus  efficaces.  J'ai  envoyé  des  aumônes  pour  que 
des  prêtres  disent  la  messe  à  mon  intention  ce  matin;  et 
depuis  ce  moment  je  me  sens  rétabli.  «  Les  médecins  éton- 
nés se  convainquirent  par  l'inspection  du  pouls  qu'il  disait 
vrai;  et  il  resta  bien  portant  jusqu'au  mois  suivant,  tl  con- 
nut alors  non-seulement  le  jour,  mais  encore  l'heure  et  le 
genre  de  sa  mort.  Il  fit  donc  toutes  ses  dispositions,  prit 
congé  de  ceux  qui  lui  étaient  chers;  et  le  jour  même  où  il 
mourut  il  vaqua  à  ses  occupations  ordinaires,  dit  la  messe, 
entendit  les  confessions  jusqu'au  soir,  soupa,  congédia  les 
siens  vers  la  troisième  heure  de  la  nuit,  après  leur  avoir 
donné  sa  bénédiction,  et  resta  seul  avec  Dieu  jusqu'à  la 
cinquième  heure.  Ceux  qui  logeaient  au-dessous  de  lui , 
l'entendant  marcher  dans  sa  chambre,  montèrent  et  le 
trouvèrent  au  lit,  rejetant  quelques  légères  mucosités.  Il 
leur  annonça  sa  mort  prochaine.  Les  médecins  furent  ap- 
pelés :  ses  disciples  étaient  à  genoux  autour  de  son  lit  ; 
mais  lui  paraissait  gai ,  et  parlait  sans  difficulté.  Cependant 
il  s'affaissa  bientôt,  et  la  vie  ne  se  manifestait  plus  en  lui 
que  par  un  peu  de  chaleur  dans  la  région  du  cœur;  il 
avait  conservé  d'ailleurs  l'usage  de  ses  sens.  Baronius  le 


320       LA    iMYSTIQLE    DANS    LES    RÉGIONS    lîSFÉR.    DE    l'hOMME. 

pria  de  leur  adresser  quelques  paroles ,  et  de  les  bénir.  Il 
leva  les  yeux  et  la  main  droite  vers  le  ciel;  puis  il  la  baissa, 
comme  s'il  eût  obtenu  ce  qu'il  demandait,  et  il  mourut 
sans  faire  un  seul  mouvement. 

Quatre  jours  après  sa  mort,  son  corps  fut  ouvert,  en  pré- 
sence d'un  grand  nombre  des  siens,  par  les  médecins  Yic- 
torius  et  Zerla.  On  trouva  au  côté  gauche  deux  fausses 
côtes,  la  quatrième  et  la  cinquième,  rompues.  La  rupture 
était  visible  à  la  partie  antérieure  de  la  poitrine,  où  les 
côtes  se  terminent  en  cartilages.  Les  côtes  brisées  étaient 
élevées  de  la  hauteur  de  plus  d'un  poing.  Les  médecins 
déclarèrent  unanimement,  et  par  serment,  que  la  rupture 
n'avait  été  produite  par  aucun  accident  extérieur,  qu'elle 
n'avait  été  accompagnée  ni  de  douleur  ni  d'inflammation,  et 
qu'elle  devait  être  par  conséquent  attribuée  à  une  cause 
purement  surnaturelle .  Ils  jugèrent  que  Dieu  pouvait  l'avoir 
permise,  d'abord  pour  que  le  saint,  lorsqu'il  se  livrait 
à  la  contemplation,  ne  succombât  pas  aux  ardeurs  qui  le 
consumaient;  en  second  lieu,  afin  que  le  cœur  enflammé  du 
feu  de  la  charité  eût  assez  d'espace  pour  se  mouvoir;  enfin 
pour  que  les  poumons  pussent  apporter  au  cœur,  du  de- 
hors, le  rafraîchissement  dont  il  avait  besoin.  Rien,  du 
reste,  dans  le  thorax,  n'annonçait  une  blessure  quel- 
conque. Le  cœur  paraissait  très-gros,  et  d'une  force  mus- 
culaire extraordinaire.  Cisalpin  et  Portas  déclarèrent  publi- 
quement que  cette  force  extraordinaire  venait  de  l'énergie 
surabondante  des  esprits  vitaux.  L'artère  pulmonaire  était 
une  fois  plus  grosse  qu'elle  ne  l'est  ordinairement.  On  ne 
trouva  point  d"eau  dans  la  péricarde;  et  les  médecins  attri- 
buèrent cet  effet  à  la  ferveur  de  la  contemplation.  On  ne 
trouva  point  de  sang  non  plus  dans  les  oreillettes  du  cœur. 


LA    31YSTIQUE    DANS    LES    RÉGIONS    INFÉR.    DE    l' HOMME.        321 

On  ne  sentit  aucune  mauvaise  odeur,  pas  même  lorsqu'on 
ôta  les  intestins,  pour  les  enterrer  à  part.  Saint  Philippe 
de  Néri  n'est  pas,  du  reste,  le  seul  chez  qui  ces  phéno- 
mènes se  soient  produits.  Ainsi  chez  Félicité  de  Siri- 
gnano ,  qui  pendant  cinquante  ans  ne  se  nourrit  que  de 
pain  et  d'eau,  le  cœur  avait  pris  une  telle  force  qu'il  avait 
élevé  considérablement  les  côtes  des  deux  côtés  du  corps. 
Ces  faits  sont  féconds  en  instruction  pour  nous.  Il  est 
évident ,  par  le  rapport  de  ces  états  extraordinaires  avec 
l'ordre  surnaturel,  qu'ils  étaient  d'une  nature  mystique, 
et  qu'ils  dépassaient  par  conséquent  le  cercle  de  la  patho- 
logie commune.  Ce  rapport  se  retrouve  en  beaucoup  d'au- 
tres cas ,  et  doit  conduire  par  conséquent  aux  mêmes  con- 
clusions, surtout  lorsque  les  symptômes  paraissent  se 
rattacher  aux  fêtes  de  l'Église,  comme  chez  saint  Herman 
Joseph  de  Steinfeld,  qui  avait  coutume  de  dire  :  Festa 
sunt  mihi  infesta.  Les  Manichéens  enseignaient  qu'à  l'ori- 
gine le  mauvais  principe  avait  préparé  la  chair  comme 
un  piège  aux  âmes  avant  qu'elles  fussent  renfermées  dans 
un  corps.  Celles-ci,  après  avoir  voltigé  pendant  quelque 
temps  avec  curiosité  autour  des  filets  qui  leur  étaient 
tendus,  avaient  tini  par  s'y  laisser  prendre,  et  s'étaient 
trouvées  ainsi  captives  dans  la  chair.  Cette  doctrine, 
fausse  en  tant  qu'elle  cherche  à  expliquer  l'origine  de 
l'union  entre  le  corps  et  l'àme ,  a  pourtant  quelque  chose 
de  vrai  en  soi  lorsqu'on  l'applique  à  l'économie  et  aux 
rapports  de  ces  deux  substances  après  leur  union.  Un 
attrait  puissant  incline  sans  cesse  l'àme  vers  le  corps;  si 
elle  y  cède,  elle  se  trouve  prise  comme  dans  un  piège,  et, 
au  lieu  d'être  la  maîtresse,  comme  elle  le  devrait,  elle 
devient  la  servante  du  corps. 


322       L\    MYSTIQUE    DANS    LES    RÉGIONS    INFÉR.    DE    l'hOMME. 

La  vie  mystique  ,  à  un  certain  degré,  rompt  ce  charme 
et  donne,  dans  toutes  les  régions  de  la  personnalité  hu- 
maine, la  prépondérance  à  l'élément  supérieur,  à  l'âme  sur 
le  corps,  au  dedans  sur  le  dehors.  Dans  ces  étais  mysti- 
ques, l'homme,  poussé  du  dehors  au  dedans,  rentre  et  se 
recueille  en  soi.  Il  y  trouve  ce  monde  invisible  et  spiri- 
tuel qu'il  ignorait  auparavant.  Or  ce  commerce  intérieur 
est  aussi  varié  dans  ses  formes  que  celui  qui  existe  au 
dehors  entre  nous  et  la  nature  qui  nous  environne.  L'âme, 
avant  la  chute,  était  dans  un  rapport  intime  avec  les  puis- 
sances spirituelles;  mais,  depuis  le  péché,  elle  leur  est  de- 
venue étrangère,  et  ne  peut  plus  lire  leurs  pensées  que  dans 
le  livre  du  monde  extérieur .  Cependant,  revenue  en  quelque 
sorte  à  son  état  primitif,  par  une  grâce  spéciale  de  Dieu , 
elle  reprend  ce  commerce  interrompu  par  le  péché.  Elle 
connaît  ce  monde  intérieur  dans  sa  source  vivante,  à  l'aide 
de  ses  sens  spirituels,  comme  elle  en  voyait  auparavant  les 
reflets  dans  le  livre  de  la  nature  à  l'aide  de  ses  sens  corpo- 
rels. A  chaque  fonction  des  sens  extérieurs  doit  donc  cor- 
respondre maintenant  une  fonction  d'un  autre  genre  et 
rattachée  à  un  centre  intérieur.  De  même  que  la  profon- 
deur du  firmament  apparaît  à  l'œil  du  corps,  ainsi  le 
monde  des  esprits,  avec  son  ciel  et  ses  étoiles,  découvre  à 
l'œil  de  l'esprit  ses  profondeurs  immenses ,  tandis  que 
l'oreille  intérieure  entend  des  voix  mystérieuses  qu'elle 
n'avait  point  connues  jusque-là,  11  en  est  de  même  du  sens 
du  goût  et  de  l'odorat  et  de  toutes  les  autres  fonctions  de 
la  vie. 

Avec  ce  changement  dans  tous  les  rapports  de  l'homme 
se  produit  une  modification  profonde  dans  toutes  les 
directions  de  son  être.  Celles  qui  le  mettent  en  relation 


LA    MYSTIQUE    DANS    LES    RÉGIONS    INFÉR.     DE    l' HOMME.        323 

avec  le  monde  extérieur  sont  affaiblies ,  et  celles ,  au  con- 
traire, qui  le  rattachent  au  monde  spirituel  deviennent 
plus  fortes  et  plus  puissantes.  Platon  a,  comme  on  le  sait, 
comparé  la  vie  et  la  vision  de  cette  terre  à  un  homme  qui 
est  dans  une  caverne  obscure,  mais  éclairée  toutefois  pai- 
les  rayons  du  soleil.  Il  tourne  le  dos  à  la  lumière,  et 
celle-ci  projette  sur  le  mur  qui  est  devant  lui  ses  ombres 
et  celles  des  objets  extérieurs.  L'homme  en  cet  état  n'aper- 
çoit donc  que  l'image  et  le  reflet  des  choses.  11  en  est  ainsi 
du  rapport  qui ,  dans  la  vie  ordinaire ,  existe  entre  nous 
et  le  monde  intérieur.  Nous  lui  tournons  le  dos  en  quel- 
que sorte ,  et  toutes  nos  puissances  sont  dirigées  vers  le 
dehors.  Tous  les  courants  de  notre  être  suivent  cette  di- 
rection. Mais  à  chacun  de  ceux  qui  nous  emportent  au 
dehors  correspond  un  autre  qui  nous  rattire  au  dedans. 
Par  la  méditation,  l'ascétisme  chrétien  et  la  grâce  d'en 
haut,  tous  ces  rapports  sont  changés.  L'âme,  se  retirant  du 
monde  extérieur,  se  recueille  au  dedans  de  soi,  et  le  mou- 
vement qui  l'entraînait  au  dehors  la  reporte  au  dedans. 
Elle  se  soustrait  ainsi  à  la  puissance  de  tous  ces  courants 
du  monde  extérieur  qui  vont  du  soleil  à  la  terre,  qui  tra- 
versent toutes  les  régions  et  tous  les  éléments,  et  empor- 
tent dans  leur  direction  tout  ce  qu'ils  rencontrent  sur  leur 
passage,  comme  le  magnétisme  de  la  terre  emporte  les  cou- 
rants de  Faiguille  aimantée.  C'est  ce  bouleversement  com- 
plet de  la  vie  tout  entière  que  la  mystique  appelle  du  nom 
de  renaissance;  et  il  ne  peut  se  produire  sans  douleur. 
En  effet,  nous  ne  pouvons  sans  souffrir  rompre  des  habi- 
tudes devenues  chez  nous  comme  partie  intégrante  do 
notre  nature.  Il  nous  semble  impossible  d'abord  de  re- 
monter le  courant,  de  nous  arracher  à  tout  ce  qui  nous 


324       TRANSFORMATION    DES   ORGANES    DE    LA    NUTRITION. 

avait  charmés  jusque-là,  de  renoncer  aux  voies  accoutumées 
pour  marcher  par  des  sentiers  inconnus.  Et  pourtant  il 
faut  qu'il  en  soit  ainsi  :  c'est  la  première  condition  de 
toute  renaissance.  De  même  que  l'aimant  plus  faible, 
quand  il  est  touché  par  un  plus  fort,  change  ses  pôles,  ainsi 
r  homme  saisi  par  la  grâce  doit  se  résigner  à  éprouver  en 
soi  une  modification  profonde  de  tout  son  être,  et  à  re- 
monter vers  les  choses  du  ciel,  au  lieu  de  s'incliner  en  bas 
vers  les  choses  de  la  terre. 


CHAPITRE    II 

Comment  la  mystique  transforme  dans  l'homme  le  système  qui  sert 
à  l'assimilation.  Marie  d'Oignies.  Bernard  de  Corléon. 

Les  basses  régions  de  l'organisme  sont  comme  la  de- 
meure étroite  et  obscure  de  l'âme.  Elle  est  là  comme  la 
maîtresse  de  la  maison,  veillant  à  ce  que  rien  n'y  manque. 
Là  elle  garde  le  foyer  de  la  vie ,  de  peur  que  la  flamme 
ne  vienne  à  s'éteindre.  Elle  est  en  même  temps  l'ouvrière 
chargée  d'entretenir  et  de  faire  manœuvrer  cette  grande 
machine  hydraulique  qui  part  du  cœur,  et  de  veiller  à  ce 
que  ses  rouages  soient  toujours  en  bon  état.  Elle  a  au-des- 
sous d'elle  des  servantes  chargées  de  lui  filer  les  fibres 
musculaires,  et  elle  maintient  toujours  tendu  le  métier  sur 
lequel  se  prépare  avec  une  infatigable  ardeur  le  tissu  cel- 
lulaire. C'est  encore  sous  sa  direction  que  sont  dressées  et 
rattachées  entre  elles  les  colonnes  qui  doivent  supporter 
l'édifice.  C'est  elle  qui  distribue  aux  esprits  vitaux  ce  dont 
ils  ont  besoin  pour  agir.  Comme  chez  les  millépores,  mille 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    NUTRITION.       325 

vies  distinctes  et  particulières  sont  réunies  en  faisceau  pour 
n'en  former  qu'une  seule;  mais,  comme  chez  les  Vestales 
aussi^  la  moindre  négligence  est  punie  de  mort.  La  vie  et  la 
santé  dépendent  de  rattention  soutenue  de  la  maîtresse  de 
la  maison.  Aussi  Dieu  a  abandonné  peu  de  chose  à  ses 
caprices,  et  lui  a  distribué  dans  une  juste  mesure  chacune 
des  choses  dont  elle  a  besoin.  Il  lui  a  compté  le  nombre  de 
fois  qu'elle  doit  respirer  et  que  son  pouls  doit  battre  :  il  a 
tracé  lui-même  autour  d'elle  tous  les  cercles  où  elle  doit  se 
mouvoir.  Si  donc  elle  est  d'un  côté  la  maîtresse  dans  la 
partie  inférieure  de  l'homme,  elle  est  en  même  temps  as- 
sujettie à  la  nature  et  à  ses  lois;  et  elle  est  toujours  sous  le 
coup  de  cette  malédiction  qui  a  été  prononcée  sur  elle  dès 
le  commencement  :  «  La  terre  te  sera  maudite  et  produira 
des  ronces  et  des  épines.  » 

Mais  la  mystique  détruit  en  partie  les  eflets  de  cette  ma- 
lédiction. Et  d'abord  elle  dégage  l'àme  des  liens  du  corps. 
Dans  l'état  ordinaire,  l'àme  se  trouve  comme  mêlée  à  la 
chair,  de  sorte  qu'elle  ne  peut  agir  dans  toute  la  pléni- 
tude de  son  énergie;  mais  dans  l'état  mystique  chacune  de 
ses  puissances  est  détachée  de  l'élément  corporel  qui  lui 
sert  d'organe.  Il  est  vrai  qu'il  résulte  de  là  comme  une 
disposition  maladive,  parce  qu'ici-bas  l'homme  ne  peut 
monter  à  un  degré  supérieur  sans  acheter  cette  faveur 
par  la  maladie  ou  même  par  la  mort.  Mais  la  dynamique 
dans  l'organisme  humain  est  devenue  par  là  plus  puissante. 
Chacune  des  forces  de  l'àme,  dégagée  de  son  organe  maté- 
riel, le  domine  et  rayonne  autour  de  lui,  au  lieu  de  lui  être 
assujettie.  Ce  qui  réduit  les  forces  de  l'àme  à  l'état  latent, 
c'est  que,  sortant  de  leur  centre,  elles  se  répandent  trop  à 
la  périphérie  :  c'est  alors  que,  leur  énergie  étant  affaiblie, 
I.  10 


;i26      TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    NUTRITION. 

les  organes  corporels  qui  leur  correspondent  s'en  em- 
parent et  les  dominent.  Elles  échappent,  au  contraire ,  à 
cette  captivité  en  se  recueillant  et  se  concentrant  davantage. 
Elle  acquiert  par  là  une  dignité  plus  haute  ;  elle  devient 
plus  intérieure,  et  se  trouve  ainsi  plus  voisine  du  monde 
spirituel,  plus  maîtresse  d'elle-même  et  plus  libre  dans  ses 
mouvements. 

Cette  élévation  des  puissances  de  l'àme  a  une  influence 
considérable  sur  tous  les  domaines  de  la  vie.  Ceux-ci  sont 
élevés  à  leur  tour  à  un  degré  supérieur;  ils  se  rapprochent 
davantage  de  l'àme  ;  ils  acquièrent  par  ce  voisinage  une 
nature  plus  délicate  et  plus  déliée ,  et  participent  jusqu'à 
un  certain  point  aux  qualités  de  l'àme  elle-même.  Les  es- 
prits nerveux  ont  plus  d'empire  sur  les  forces  delà  nature, 
qui  ont  leur  siège  dans  la  chair;  et  celles-ci,  à  leur  tour, 
tiennent  plus  fortement  la  chair  elle-même  sous  leur  dépen- 
dance. La  vie  inférieure  tout  entière,  avec  ses  fonctions  et 
ses  organes,  se  trouve  transportée  dans  une  région  plus 
haute.  Et  comme  tout  ce  qui  est  matériel  dans  l'organisme 
se  rapproche  du  monde  de  la  nature,  tandis  que  tout  ce  qui 
appartient  à  l'âme  se  rapproche  du  monde  des  esprits,  lors- 
que la  partie  spirituelle  de  l'homme  prend  le  dessus,  les 
organes  qui  sont  en  contact  avec  la  nature  et  les  fonctions 
qui  leur  correspondent  ont  un  cercle  plus  restreint,  il  est 
vrai,  mais  aussi  une  puissance  et  une  énergie  plus  grandes. 
L'esprit,  de  son  côté,  n'est  plus  comme  auparavant  enve- 
loppé dans  la  nuit  de  ces  régions  inférieures  de  la  vie.  A 
mesure  que  l'âme  se  détache  de  la  chair  et  du  monde  exté- 
rieur pour  se  rapprocher  de  celui  des  esprits,  elle  tourne 
de  ce  côté  toute  son  activité.  Et  comme  auparavant  elle 
h'ouvaittout  préparés  les  organes  extérieurs  par  le  moyen 


tra?;sfÔrmation  des  organes  de  la  nutrition.    327 

desquels  elle  pouvait  se  porter  et  agir  au  dehors,  ainsi  doit- 
elle  trouver  maintenant,  dans  son  nouvel  état,  des  organes 
qui  lui  soient  proportionnés  et  par  lesquels  elle  puisse 
accomplir  ses  nouvelles  fonctions.  Or  ces  organes,  ce  sont 
ceux  des  sens,  délivrés  des  ténèbres  qui  les  tenaient  liés  et 
obscurcis.  De  même,  en  effet,  que  l'àme  à  l'origine  était 
en  rapport  avec  Dieu  de  deux  manières ,  à  savoir  par  le 
moyen  du  monde  spirituel  et  par  celui  du  monde  corporel, 
ainsi  le  corps,  comme  serviteur  de  l'àme,  avait  aussi  deux 
côtés  ou  deux  faces  dans  chacun  des  organes  dont  il  se  com- 
pose, l'un  tourné  vers  le  dehors  et  l'autre  comme  replié  en 
dedans;  et  c'est  sous  ce  dernier  rapport  qu'il  sert  à  l'àme 
pour  l'accomplissement  de  ses  fonctions.  Or  ce  côté  inté- 
rieur des  organes  est  bien  faible  dans  l'état  ordinaire,  et 
ce  n'est  que  dans  la  vie  mystique  qu'il  reprend  la  prédo- 
minance qu'il  avait  à  l'origine. 

Cet  effet  une  fois  produit,  tous  les  organes  destinés  aux 
fonctions  de  la  vie  intérieure  se  réveillent  de  leur  assoupis- 
sement. Tout  dans  l'homme,  l'àme  et  le  corps,  devient  plus 
intérieur,  plus  libre,  plus  dégagé,  plus  spirituel  pour  ainsi 
dire.  Et  d'abord,  le  système  qui  sert  à  l'assimilation,  avec 
ses  appétits  et  ses  organes,  se  trouve  comme  transformé. 
C'est  dans  ce  système,  on  le  sait,  qu'est  préparée  la  nourri- 
ture qui  doit  entretenir  la  vie  matérielle.  Dans  l'état  ordi- 
naire, cette  nourriture  est  grossière,  et  l'homme  se  distingue 
peu  de  l'animal  sous  ce  rapport.  Mais  il  faut  à  l'abeille  mys- 
tique un  aliment  plus  pur  et  plus  délicat;  elle  va  donc 
chercher  dans  le  calice  des  fleurs  la  goutte  de  miel  que  Dieu 
y  a  cachée  pour  elle.  Ce  miel  céleste,  fermentant  doucement 
en  elle,  y  produit  comme  une  sainte  ivresse.  Les  portes 
de  la  vie  intérieure,  par  lesquelles  la  graisse  de  la  terre  pé- 


328      TRAiSSFORMATlON    DES    ORGANES    DE    LA    NUTRITION. 

nètre  dans  l'organisme  humain ,  se  ferment  ainsi  à  toute 
substance  grossière^  pour  ne  laisser  pénétrer  dans  l'orga- 
nisme ,  en  petite  quantité  encore ,  que  des  substances  plus 
déliées  et  plus  délicates.  L'esprit  divin,  qui  veut  entrer 
dans  l'âme  et  y  établir  sa  demeure,  ouvre  les  portes  qui 
conduisent  au  monde  surnaturel.  L'àme  se  sent  attirée 
désormais  vers  cette  nourriture  spirituelle  dont  elle  avait 
perdu  le  goût;  une  faim  et  une  soif  mystiques  la  poussent 
incessamment  vers  elle  ;  elle  la  savoure  avec  délices ,  s'en 
rassasie  doucement  et  se  l'assimile.  Or  cette  nourriture, 
c'est  Dieu,  c'est  aussi  tout  don  parfait  qui  vient  de  lui; 
mais  sous  le  voile  corporel  sous  lequel  elle  se  présente  à 
nous  ici-bas,  c'est  la  sainte  eucharistie,  cet  aliment  divin 
qui  entre  en  nous  parles  deux  portes  de  notre  être,  et  ré- 
conforte en  même  temps  l'àme  et  le  corps. 
Marie  d'Oi-  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  est  confirmé  par  une 
gmes.  multitude  de  faits  tirés  de  la  vie  des  saints.  Jacques  de 
Vitry  raconte  de  Marie  d'Oignies  qu'elle  ressentait  alter- 
nativement pour  Dieu  une  faim  et  une  soif  merveilleuses. 
Plus  elle  se  sentait  près  de  lui,  plus  aussi  cette  faim  et  cette 
soif  augmentaient;  et  elle  ne  pouvait  se  rassasier  que  parla 
sainte  eucharistie.  Elle  reposa  une  fois  pendant  trente-cinq 
jours  consécutifs  avec  le  Seigneur,  dans  un  doux  silence, 
sans  prendre  aucune  nourriture.  Pendant  tout  ce  temps, 
elle  ne  prononça  aucune  parole,  si  ce  n'est  de  temps  en 
temps  celle-ci  :  «  Donnez-moi  le  corps  de  Notre-Seigneur.  » 
Après  l'avoir  reçu ,  elle  se  sentit  fortifiée  ;  mais  elle  re- 
tourna bientôt  à  son  ancien  état,  et  garda  de  nouveau  un 
silence  absolu.  Revenue  à  elle  au  bout  de  cinq  semaines, 
elle  ouvrit  enfin  la  bouche,  parla  au  grand  étonnement  des 
assistants,  et  prit  quelque  nourriture;  mais  l'odeur  de  la 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    NUTRITION.      329 

chair  et  du  vin  lui  devinrent  insupportables.  Dans  sa  der- 
nière maladie,  elle  ne  pouvait  manger  ni  même  souffrir 
l'odeur  du  pain,  tandis  qu'elle  prenait  facilement  le  corps 
de  Notre-Seigneur.  Son  confesseur  voulut  essayer  une  fois 
de  lui  donner  une  hostie  non  consacrée.  Elle  frémit  aus- 
sitôt d'horreur  à  l'odeur  du  pain;  et  comme  il  s'en  était 
attaché  un  peu  à  ses  dents,  elle  se  mit  à  crier,  à  cracher 
et  à  sanglotter  avec  de  grandes  angoisses.  Sa  poitrine, 
lorsqu'elle  respirait,  semblait  vouloir  se  briser;  et  elle  ne 
put  prendre  un  peu  de  repos  que  bien  avant  dans  la  nuit , 
après  s'être  lavé  la  bouche  avec  de  l'eau. 

Il  en  était  de  même  du  frère  Bernard  de  Corléon.  Dans  Bernard  de 
,  .X  ,  ,.,  ,  ,    .     Corléon. 

les  premières  années  qu  il  passa  au  couvent,  on  ne  lui 

permettait  la  sainte  communion ,  suivant  la  coutume  de 
l'ordre,  que  deux  fois  ou  au  plus  trois  fois  par  semaine. 
Mais ,  la  faim  de  cet  aliment  céleste  ayant  augmenté ,  il 
obtint  la  permission  de  s'en  nourrir  tous  les  jours.  Plus  il 
le  recevait,  plus  il  désirait  le  recevoir;  et  ce  désir  finit 
par  devenir  une  faim  dévorante  et  insatiable.  Le  jour  du 
vendredi  saint,  où,  d'après  l'usage  de  l'ÉgUse,  l'eucha- 
ristie ne  peut  être  administrée ,  était  pour  lui  un  jour  de 
supplice  non- seulement  pour  son  âme,  mais  aussi  pour 
son  corps;  il  se  sentait  si  faible  et  si  épuisé  qu'il  pouvait  à 
peine  faire  un  pas.  Mais  à  Pâques,  lorsqu'il  avait  reçu  de 
nouveau  le  pain  de  vie,  il  était  fortifié  dans  son  âme  et  dans 
son  corps,  ce  qui  arrivait  toutes  les  fois  qu'il  allait  à  la 
communion . 

Ces  faits  nous  indiquent  la  nature  du  rapport  qui  existe 
entre  l'homme  et  l'aliment  dont  il  se  nourrit.  Dans  l'état 
ordinaire,  la  nourriture  que  la  terre  nous  fournit  est  pro- 
portionnée à  l'organisme  qu'elle  doit  entretei#i\,  et  peut 


330      TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    NUTRITION, 

ainsi  servir  de  lien  entre  l'homme  et  la  nature  extérieure  ; 
elle  met  en  rapport  la  vie  organique  inférieure  avec  la 
vie  de  la  terre.  Mais,  lorsque  la  vie  se  trouve  élevée  à  une 
plus  haute  puissance  par  la  mystique,  il  se  produit  aussitôt 
un  désaccord  entre  elle  et  la  région  où  elle  allait  aupa- 
ravant chercher  sa  nourriture,  parce  qu'elle  n'y  trouve 
plus  une  satisfaction  complète  à  ses  nouveaux  besoins.  Cet 
aliment  grossier  et  matériel  l'affecte  péniblement,  à  peu 
près  comme  la  simple  vue  de  l'eau  produit  des  convulsions 
chez  l'homme  atteint  de  la  rage;  et  c'est  à  peine  si  elle 
peut  donner  accès  en  elle  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  déhcat  et 
de  plus  fin  parmi  les  aliments  corporels.  Il  n'en  est  plus 
de  même  de  la  sainte  eucharistie  ;  car  il  y  a  alors  accord 
parfait  entre  la  vie  élevée  en  Dieu  et  l'aliment  dont  elle  se 
nourrit.  Mais  aussi,  dès  que  l'àme,  en  cet  état,  tombe  par 
quelque  négligence  de  la  hauteur  où  elle  était  montée,  il 
se  produit  aussitôt  un  désaccord  pénible  pour  elle;  et  c'est 
pour  cela  que  sainte  Colette,  lorsqu'elle  refusait  d'exécu- 
ter les  ordres  qui  lui  venaient  d'en  haut,  ne  pouvait  plus 
avaler  la  sainte  hostie.  L'homme  mystique  vit  toujours, 
il  est  vrai,  de  la  nourriture  terrestre,  puisqu'il  a  encore 
une  partie  de  ses  racines  dans  la  nature  extérieure;  mais 
il  y  a  aussi  tout  un  côté  de  son  être  qui  a  ses  racines  en 
Dieu,  et  par  lesquelles  il  se  trouve  incorporé  à  cette  orga- 
nisme surnaturel  dont  Dieu  est  le  principe.  Or,  de  ce  côté, 
il  vit  de  cet  aliment  céleste  que  Dieu  nous  a  préparé  dans 
sa  miséricorde.  Sa  vie  se  complète  et  se  reproduit  en  se 
nourrissant  de  la  vie  divine  du  Verbe  ;  car  le  premier  prin- 
cipe de  toute  mystique,  c'est  qu'elle  vit  d'une  vie  supé- 
rieure. 

t 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION.    331 


CHAPITRE  ITI 

Comment  la  mystique  transforme  la  vie  des  organes  de  la  respiration . 
Saint  Colombin.  Saint  Jérôme  de  Nami.  Jean  le  Confesseur.  Sainte 
Catherine  de  Gènes.  Saint  Stanislas  Kostka,  Sainte  Madeleine  de 
Pazzi.  Saint  Gerlach.  Félix  Barbanaria.  Pierre  d'Alcantara.  Ursule 
Benincasa.  Jacoponi  de  Todi.  Joseph  de  Copertino. 

La  flamme  de  la  vie  dépend  toujours  de  l'huile  qui  l'en- 
tretient^ et  la  respiration  dépend  du  procédé  par  lequel 
elle  s'assimile  l'atmosphère.  Lorsque  celui-ci  est  élevé  à 
une  plus  haute  puissance,  la  respiration  doit  en  être  pro- 
fondément modifiée.  Il  y  a  dans  l'air  comme  deux  élé- 
ments distincts  :  l'un  plus  grossier,  plus  dévorant,  que 
cherche  de  préférence  la  vie  enfoncée  dans  la  chair,  et 
devenue  par  là  plus  matérielle ,  et  qui ,  absorbé  par  les 
animaux  carnassiers,  s'aUie  très-bien  avec  le  feu  inté- 
rieur qui  consume  leur  sang.  Mais  il  est  aussi  dans  l'air 
que  nous  respirons  un  aliment  plus  pur  et  plus  délié,  dont 
se  nourrissent  les  organisations  plus  déUcates ,  et  qui  pré- 
pare un  sang  moins  épais  et  moins  lourd.  Ceux  que  Dieu 
élève  à  l'état  mystique  éprouvent  quelque  chose  d'ana- 
logue à  ce  que  sent  chacun  de  nous  quand  il  monte  une 
haute  montagne.  A  mesure  qu'il  s'élève,  il  respire  un  air 
plus  Ubre  et  plus  dégagé,  il  se  sent  plus  léger;  il  lui 
semble  qu'il  a  des  ailes  et  qu'il  plane  au-dessus  de  la  terre. 
Dans  l'état  mystique,  il  arrive  pour  la  respiration  la  même 
chose  que  pour  la  nourriture.  L'âme  transformée,  s' élevant 
au-dessus  du  monde  étroit  de  la  nature,  qui  comprimait 
ses  élans,  s'élève  dans  le  monde  plus  large  des  esprits,  et 
y  respire  un  air  bien  plus  pur  que  celui  que  renferme  en 


332    TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION. 

soi  ratmosphère.  C'est  une  loi  de  la  nature  extérieure 
tout  entière;,  qu'il  y  a  un  dégagement  de  chaleur  phy- 
sique partout  OÙ  un  élément  supérieur  s'attache  plus 
fortement  à  un  élément  inférieur.  Cette  loi,  nous  la  re- 
trouvons dans  le  monde  organique,  et  la  chaleur  vitale  se 
développe  par  les  mêmes  causes.  Et,  comme  le  jeu  de  la 
vie  organique  n'est  que  le  voile  de  la  vie  psychique,  la  cha- 
leur qui  se  dégage  dans  le  corps  n'est  que  le  symbole  et 
le  signe  extérieur  de  la  chaleur  spirituelle  qu'elle  recèle. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  voir  se  produire  des  ar- 
deurs extraordinaires  dans  les  organes  de  ceux  à  qui  Dieu 
s'unit  d'une  manière  plus  intime,  et  qu'il  élève  à  l'état 

&.  Colom-  mystique.  Un  des  amis  de  saint  Colombin  de  Sienne  lui 
demandait  un  jour  comment  il  pouvait,  le  corps  à  demi 
nu,  supporter  le  froid  le  plus  aigu  au  milieu  de  l'hiver  ; 
le  saint  lui  dit  d'approcher  sa  main  de  sa  poitrine ,  et  il 
sentit  alors  une  chaleur  aussi  grande  que  s'il  avait  touché 
des  charbons  allumés;  de  sorte  qu'il  ne  put  la  tenir  là 
qu'un  moment.  (A.  S.,  31  jul.) 

Jérôme  de  Le  capucin  Jérôme  de  Nami  éprouvait  un  feu  plus  vio- 
Nami.  jgj^i  encore  ;  car,  lorsque  son  cœur  était  agité ,  il  avait  le 
côté  gauche  tellement  brûlant  qu'il  consumait  le  linge 
que  l'on  mettait  dessus,  et  même  son  vêtement,  qui  était 
pourtant  d'un  drap  très -grossier.  La  nuit,  au  milieu  de 
l'hiver  et  parle  plus  grand  froid,  lorsqu'il  élevait  son  cœur 
vers  Dieu,  il  était  inondé  de  sueur,  tandis  que,  hors  de 
la  prière  ou  lorsqu'il  commençait  à  prier,  il  tremblait 
quelquefois  de  tous  ses  membres,  tant  il  avait  froid.  Le 

Jean  le  Con- bienheureux  Jean  le  Confesseur  était  tellement  embrasé 

esseur.    p^j^^jj^j^^  jg^  messe ,  qu'il  était  obhgé  d'ôter  les  vêtements 

que  d'autres  prennent  contre  le  froid.  Quand  il  était  à 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION.    333 

l'autel ,  et  qu'il  parlait  pour  ainsi  dire  des  flammes ,  ses 

yeux  semblaient  vouloir  se  dissoudre  en  larmes  et  sa.  tête 

fumait.  On  vit  aussi  monter  de  la  tête  de  la  bienheureuse 

Julienne  une  colonne  de  fumée ,  pendant  la  messe ,  après 

l'évangile.  Lorsque  sainte  Catherine  de  Gênes  plongeait  st<=  Cathe- 

les  mains  ou  les  pieds  dans  l'eau  froide,  celle-ci  devenait       '"'"^ 

^  de  Gènes. 

bouillante ,  comme  si  on  y  eût  plongé  un  fer  chaud.  On 
était  souvent  obligé  de  mettre  plusieurs  fois  de  suite  des 
compresses  d'eau  froide  sur  la  poitrine  de  saint  Stanislas  S.  Stanislas 
Kostka,  pour  l'empêcher  de  succoQiber  aux  ardeurs  qui 
le  dévoraient;  et  sainte  Madeleine  de  Pazzi  avait  coutume ,   S'«  Made- 
quand  elle  se  sentait  ainsi  embrasée,  de  plonger  les  bras    ^ç,  pg^^zi. 
dans  l'eau  froide  et  de  se  mouiller  la  poitrine.  Un  jour 
qu'au  milieu  de  l'hiver  le  bienheureux  Gerlach  traversait    Gerlach. 
nu-pieds,  avec  un  autre,  une  forêt,  et  que  son  compagnon 
ne  pouvait  plus  marcher  à  cause  du  froid,  il  lui  conseilla 
de  marcher  sur  les  traces  de  ses  pieds ,  et  celui  ■  ci  ne  res- 
sentit plus  le  froid. 

Plusieurs ,  pour  éteindre  les  flammes  dont  ils  brûlaient, 
se  sont  jetés  dans  des  étangs  ;  et  l'on  raconte  du  Minorité 
Nicolas  Fattor  que  l'eau  sifflait  alors  comme  si  on  y  eût 
jeté  un  fer  rouge.  La  vierge  Félix  Barbanaria  se  roulait  Félix  Barba- 
plusieurs  fois  de  suite  dans  la  neige ,  en  changeant  tou-  "^"^" 
jours  de  place,  sans  être  transie  par  le  froid,  comme  elle 
aurait  voulu  ;  mais  elle  sortait  toujours  de  là  brûlante.  Marie 
d'Oignies  dormait  ordinairement  dans  sa  cellule;  souvent 
néanmoins,  à  l'approche  des  grandes  fêtes,  elle  ne  pouvait 
trouver  de  repos  que  dans  le  voisinage  de  Notre-Seigneur. 
Elle  était  donc  obligée  d'y  rester  jour  et  nuit.  11  n'était 
pas  en  son  pouvoir  de  veiller  dans  sa  cellule  ou  à  l'église  • 
elle  devait  en  cela  obéir  à  son  confesseur  comme  à  son 


334    TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION. 

supérieur.  Quand  elle  était  trop  fatiguée  par  ses  veilles, 
il  l'autorisait  à  se  reposer.  D'autres  fois ,  quand  elle 
s'était  reposée  assez  longtemps,  il  la  reconduisait  de  nou- 
veau à  l'église.  Elle  resta  une  fois  comme  attachée  au  pavé 
de  l'église  depuis  la  Saint- Martin  jusqu'au  Carême.  La 
dernière  marche  de  l'autel  lui  servait  alors  d'oreiller  pour 
dormir  ;  et  pourtant  l'hiver  était  tellement  froid  cette 
année- là,  qu'au  rapport  de  son  confesseur  le  vin  gela 
plus  d'une  fois  sur  l'autel.  Mais  elle  ne  sentait  point  le 
froid,  et  ne  souffrait  pas  le  moins  du  monde  de  la  tête; 
car  un  ange  la  lui  soutenait  dans  ses  mains.  Quelquefois, 
chez  les  saints ,  la  chaleur  animale  descend  tellement  bas, 
que  saint  Jean  de  Dieu  pouvait  éteindre  des  charbons  de 
feu  embrasés  en  marchant  dessus  les  pieds  nus.  Saint 
Pierre  d'Alcantara  était  souvent  obligé  de  sortir  la  nuit 
de  sa  cellule  pour  apaiser  ses  ardeurs.  La  neige  fondait 
autour  de  lui.  Ses  soupirs  montaient  alors  vers  le  ciel ,  et 
il  s'échappait  de  sa  poitrine  un  cri  déchirant  que  per- 
sonne ne  pouvait  entendre  sans  effroi.  Un  jour  que,  se 
sentant  plus  embrasé  que  de  coutume ,  il  ne  pouvait  sup- 
porter plus  longtemps  le  feu  dont  il  était  consumé,  il 
courut  se  jeter  dans  un  étang  glacé;  il  y  resta  si  long- 
temps qu'un  autre  à  sa  place  en  serait  mort;  mais  la  glace 
fondait  autour  de  lui,  et  l'eau  bouillait  comme  dans  un 
vase  devant  un  grand  feu.  Souvent,  au  contraire  ,  la  rosée 
et  la  pluie  gelaient  sur  sa  tête  nue,  sans  qu'il  s'en  aperçût, 
pendant  qu'il  priait  la  nuit.  Un  feu  spirituel  consumait 
aussi  son  àme,  et  produisait  autour  de  lui,  dans  l'ordre 
moral,  des  effets  analogues  à  ceux  que  produit  dans 
l'ordre  physique  le  feu  matériel;  et  l'on  disait  de  lui  que, 
de  même  que  le  soleil  fait  fondre  la  glace,  ainsi  le  feu  de 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION.    333 

son  amour  faisait  fondre  le  cœur  de  tous  ceux  qui  lui 
parlaient ,  et  les  rendait  capables  de  recevoir  l'impression 
qu'il  voulait  produire  en  eux.  Quelquefois  aussi  ce  feu  de 
la  charité  se  communique  à  d'autres  par  la  prière.  Sainte 
Elisabeth  de  Hongrie  priant  un  jour  le  Seigneur  qu'il 
voulût  bien  allumer  le  feu  de  son  amour  dans  le  cœur  d'un 
jeune  mondain,  celui-ci  se  sentit  tout  à  coup  consumé  de 
teltes  ardeurs,  qu'il  s'éleva  une  fumée  de  tout  son  corps. 
Tous  ses  habits  ruisselaient  de  sueur,  et  il  se  jetait  de 
côté  et  d'autre  comme  un  fou. 

Le  cœur  est  le  centre  et  le  foyer  de  la  vie  inférieure, 
le  point  de  départ  de  tous  les  courants  qui  la  traversent, 
et  le  terme  de  tous  ceux  qui  viennent  de  plus  haut;  il  est 
donc  pour  la  mystique  d'une  souveraine  importance.  Aussi 
arrive-t-il  quelquefois  que ,  percé  tout  à  coup  par  la  cha- 
rité ,  comme  par  un  trait  enflammé ,  il  reçoit  une  blessure* 
que  rien  ne  saurait  plus  jamais  guérir,  et  sent  s'allumer 
en  lui  un  feu  qui  consume  tout  ce  qu'il  pouvait  avoir  encore 
de  terrestre  et  d'impur.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'en 
cet  état  il  soit  comme  dévoré  pai'  d'ineffables  ardeurs,  et 
que  le  redoublement  d'activité  qu'il  éprouve  se  manifeste 
par  des  mouvements  violents  qu'il  ne  peut  contenir.  On 
raconte  de  sainte  Ursule  Bénincasa,  fondatrice  des  Théa-  Ursule  Bé- 
tines,  que,  pendant  sa  vie ,  son  cœur  battait  avec  une  telle 
force  qu'on  voyait  ses  vêtements  se  soulever  et  s'abaisser 
dans  cette  partie  avec  une  incroyable  rapidité,  et  le  feu 
qui  la  brûlait  intérieurement  était  tel  qu'une  fumée  sor- 
tait de  sa  bouche.  On  ouvrit  son  corps  après  sa  mort,  et 
l'on  trouva  à  la  place  du  cœur  une  peau  médiocrement 
épaisse ,  qui  paraissait  comme  brûlée ,  et  dans  cette  peau 
quelques  gouttes  de  sang  encore  consenées.  Tous  ceux  qui 


nincasa. 


336    TRANSFORMATION    D3S    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION. 

étaient  présents  jugèrent  que  son  cœur  avait  brûlé  par  un 
excès  d'amour  pour  Dieu.  Elle  était  morte  en  effet  sans  ma- 
ladie^ et  uniquement  par  l'augmentation  de  la  chaleur  qui  la 
dévorait.  Le  cœur  de  sainte  Hélène^  avant  sa  mort^  ne  lais- 
sait apercevoir  aucun  mouvement;  et  quand  elle  fut  morte 
on  le  trouva  tout  consumé.  Henriquez  raconte^,  dans  la  vie 
de  la  bienheureuse  Béatrix  de  Nazareth ,  qu'assistant  un 
jour  au  sermon  il  lui  sembla  tout  à  coup  que  son  cefeur 
allait  se  rompre  par  la  force  de  son  amour.  Il  battait  avec 
une  extrême  violence  ;,  et  paraissait  être  monté  au  cou.  Cet 
accès  fut  suivi  d'une  longue  faiblesse. 

La  chaleur  n'est  pas  seulement  l'expression  de  l'énergie 
vitale,  mais  elle  produit  encore  quelquefois,  ou  du  moins 
elle  accompagne  cet  état  que  l'on  appelle  ivresse.  La  nour- 
riture rassasie ,  la  boisson  désaltère  ;  mais  il  est  certains 
'  breuvages  spiritueux  qui,  étant  dans  un  rapport  plus  intime 
avec  le  principe  vital,  le  surexcitent  et  le  plongent  dans 
une  ivresse  mystérieuse.  Le  cœur  en  cet  état  se  meut  plus 
rapidement  ;  le  rhythme  du  pouls  est  plus  vif,  le  sang  plus 
chaud,  le  teint  plus  coloré.  L'antiquité  connaissait  déjà, 
dans  les  cérémonies  du  culte  deBacchus,  cette  inspiration 
et  cet  enthousiasme  naturels,  produits  par  des  moyens  ou 
des  substances  qui  avaient  une  action  plus  ou  moins  pro- 
fonde sur  l'organisme.  Or  l'etTet  qu'elles  produisaient, 
ou  celui  que  produit  encore  sous  nos  yeux  le  vin  mûri 
sous  un  soleil  brûlant,  l'esprit  de  Dieu  le  produit  chaque 
jour  dans  les  âmes  qu'il  appelle  à  la  vie  mystique  ,  renou- 
velant en  elles  le  mystère  qui  s'est  accompli  au  jour  de  la 
Pentecôte  dans  la  personne  des  apôtres,  les  enivrant  de 
cette  ivresse  surnaturelle  de  la  charité  qui  rendait  quel- 
quefois les  martyrs  insensibles  aux  tourments. 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DE    LA    RESPIRATION.     337 

C'est  cette  ivresse  qui  inondait  le  cœur  de  saint  Pierre 
d' Alcantara ,  et  qui  lui  faisait  prononcer  ces  paroles  en- 
flammées :  «  Embrasez -moi,  Seigneur;  percez-moi;  con- 
«  sumez-moi  du  feu  de  la  charité,  pour  que  je  sois  en  vous 
«  et  vous  en  moi!  Cieux,  terre,  anges,  saints,  aidez-moi 
«  à  louer  le  Seigneur.  Esprits  enflammés,  séraphins,  vous 
«  qui  connaissez  l'amour  et  sa  puissance ,  venez  à  mon 
«  secours,  car  je  languis  d'amour.  0  mon  unique  espè- 
ce rance!  ma  gloire,  mon  refuge  et  ma  joie,  mon  bien- 
«  aimé,  douceur  de  mon  cœur,  beau  jour  de  l'éternité, 
«  lumière  resplendissante  de  mon  paradis  intérieur,  prin- 
ce cipe  uniquement  digned'être  aimé!  quand m'appellerez- 
«  vous?  quand  m' attire rez-vous  à  vous  pour  faire  un  seul 
«  esprit  avec  vous,  afin  que  je  ne  m'éloigne  plus  de  vous? 
«  0  bien-aimé,  bien-aimé,  bien-aimé  de  mon  être;  dou- 
ce ceur  de  ma  vie,  exaucez-moi;  ne  considérez  pas  mon 
«  indignité  ;  et  que  votre  miséricorde  soit  en  moi.  »  Jaco-  Jacoponi  de 
poni  de  Todi  était  dans  ces  dispositions  lorsque,  embrasé 
du  feu  de  l'amour  divin,  il  courait  comme  un  fou,  chan- 
tant, pleurant,  exprimant  de  temps  en  temps  ses  senti- 
ments par  des  soupirs  enflammés.  Quelquefois,  quittant 
ses  frères  et  sentant  son  cœur  s'embraser  davantage  encore 
dans  la  solitude,  il  embrassait  un  arbre,  s'imaginant  que 
c'était  le  Seigneur,  criant  tout  haut,  l'appelant  à  haute 
voix  par  les  plus  doux  noms,  ou  donnant  issue  au  feu 
qui  le  consumait  dans  les  poésies  qu'il  nous  a  laissées.  C'est 
dans  un  enthousiasme  de  ce  genre  que  saint  François 
d'Assise  a  composé  ces  cantiques  si  touchants  qui  nous 
sont  parvenus  sous  son  nom,  et  que  saint  Joseph  de  Co-  Joseph  de 
pertino  chantait  les  louanges  de  la  Reine  du  ciel  dans  les 
chants  délicieux  qui  nous  sont  restés  de  lui.  Souvent  cette 


338  TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX. 

jubilation  intérieure  résiste  aux  angoisses  de  la  mort, 
comme  on  le  voit  par  l'exemple  de  Gertrude,  religieuse 
Dominicaine  au  couvent  d'Adelhausen,  qui  riait  tout  haut 
pendant  son  agonie  et  qui  mourut  avec  le  sourire  sur  les 
lèvres. 

Cependant;,  tant  que  l'homme  est  sur  la  terre,  il  est  sujet 
aux  changements;  et  quelquefois  ces  états  extraordinaires 
sont  suivis  d'une  réaction  terrible,  qui  fait  payer  bien  cher 
à  ceux  qui  les  éprouvent  le  bonheur  dont  ils  ont  joui.  Mais 
l'œuvre  de  Dieu  continue  au  milieu  de  ces  angoisses  et  de 
ces  ténèbres,  et  c'est  ainsi  d'ailleurs  que  doit  se  former 
l'homme  nouveau. 


CHAPITRE  IV 

Comment  la  mystique  modifie  et  transforme  les  systèmes  nerveux  et 
vasculaire.  De  l'odeur  de  sainteté.  Liduine.  Venturini  de  Bergame. 
François  de  Bergame.  François  de  Paule.  Joseph  de  Copertino. 
Barthole ,  etc.  Formation  de  l'huile  mystique.  Madeleine  de  Pazzi. 
Eelix  de  Cantalice.  Fr.  Olympe.  Sainte  Ludgarde.  Agnès  de  Monle- 
Pulciano. 

C'est  l'âme  ou  le  principe  vital,  résidant  dans  le  cer- 
veau et  le  cœur,  qui  forme  le  corps,  aidée  par  la  force 
plastique  des  vaisseaux  capillaires.  Lors  donc  que  la  mys- 
tique a  transformé  le  principe  vital  dans  sa  source  et  dans 
ses  principales  ramifications,  il  est  évident  que  l'orga- 
nisme tout  entier  doit  en  éprouver  une  modification  pro- 
fonde. 

Les  organes  à  l'aide  desquels  le  corps  se  reproduit  et 
répare  ses  pertes  continuelles  participent  et  coopèrent  à 
la  fois  à  cette  transformation.  Ces  organes,  ce  sont  les  nerfs 


TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX.  339 

et  les  vaisseaux  qui  font  circuler  la  vie  dans  tout  le  corps. 
Les  systèmes  nerveux  et  vasculaire  ressentent  donc  d'une 
manière  spéciale  les  effets  de  cette  action  surnaturelle  de 
Dieu.  De  là  vient  cette  expression  familière  à  la  langue 
des  mystiques,  que  Dieu  met  dans  la  poitrine  un  autre 
cœur,  afm  de  désigner  par  là  la  naissance  du  nouvel 
homme.  Sainte  Catherine  de  Sienne  étant  un  jour  en  prière,  S"=  Cathe- 
il  lui  sembla  que  Notre-Seigneur  lui  ouvrait  le  côté ,  et  lui  ^^  gj^^ne 
emportait  son  cœur;  elle  était  persuadée  en  effet  qu'elle 
n'avait  plus  de  cœur,  et  elle  ne  pouvait  se  défendre  de  ce 
sentiment,  quoique  son  confesseur  se  moquât  d'elle.  Quel- 
ques jours  après,  Notre-Seigneur  lui  apparut  de  nouveau 
au  miUeu  d'une  grande  lumière ,  et  lui  donna  un  cœur 
plus  beau  que  le  sien ,  en  lui  disant  :  «  Tiens,  ma  fdle , 
voici  mon  cœur  au  lieu  du  tien.  »  A  partir  de  ce  moment, 
elle  garda  au  cœur  une  cicatrice  que  ses  amies  affirmèrent 
avoir  vue  souvent. 

Le  nouveau  corps  qui  se  forme  ainsi,  sous  l'action 
transcendante  de  la  grâce,  est  bien  supérieur  à  celui  que 
nous  avons  dans  l'état  ordinaire  ;  il  se  rapproche  davan- 
tage de  l'état  du  corps  avant  la  chute.  En  effet,  il  éprouve 
une  transformation  analogue  à  celle  que  l'on  remarque 
en  certains  insectes,  La  chenille,  qui  se  traîne  pénible- 
ment sur  la  terre,  après  s'être  enfermée  quelque  temps 
comme  chrysalide  dans  sa  prison ,  en  sort  sous  la  forme 
d'un  papillon  brillant,  et  va  chercher  sur  les  fleurs  le  miel 
qui  est  devenu  désormais  son  aliment.  Dès  que  l'âme  a 
déployé  ses  ailes,  et  pris  son  essor  vers  le  ciel,  l'économie 
de  la  vie  tout  entière  est  profondément  modifiée.  En  mon- 
tant dans  une  région  supérieure ,  elle  emporte  le  corps  avec 
elle  dans  une  sphère  plus  élevée.  De  nouveaux  rapports 


340  TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX. 

s'établissent  et  pour  Tàme  et  pour  le  corps.  La  vie  de  l'un 
et  de  l'autre  est  réglée  par  de  nouvelles  lois  ;  les  diverses 
fonctions  vitales  se  succèdent  dans  un  ordre  différent,  et  le 
mélange  des  éléments  qui  entrent  dans  la  composition  du 
corps  humain  s' accomplissant  d'après  d'autres  bases,  il  en 
résulte  un  changement  profond  dans  le  composé  tout  en- 
tier. Les  matériaux  qu'il  s'assimile  deviennent  plus  fins, 
plus  déliés,  plus  éthérés  que  dans  l'état  ordinaire.  Le  corps 
devient  à  la  fois  et  plus  agile,  et  plus  ferme,  et  plus  souple, 
et  plus  fort,  plus  accessible  aux  impressions  extérieures 
et  plus  calme  au  dedans.  Cette  transformation  de  la 
vie  corporelle  s'annonce  souvent  par  la  bonne  odeur 
que  le  corps  exhale.  La  mauvaise  odeur  est  ordinaire- 
ment le  signe  de  quelque  disposition  maladive  ;  il  est  donc 
naturel,  en  quelque  sorte,  que  cette  rénovation  surna- 
turelle de  la  vie  tout  entière  se  manifeste  par  un  phéno- 
mène opposé. 

Lorsqu'on  dit  de  quelqu'un  qu'il  est  en  odeur  de  sain- 
teté ,  cette  expression  n'est  pas  seulement  une  figure,  mais 
elle  est  fondée  sur  l'expérience.  La  chambre  de  la  bienheu- 
reuse Liduine  était,  au  témoignage  de  Thomas  de  Kempis , 
remplie  d'un  parfum  délicieux  qu'exhalait  sa  personne,  et 
qui  faisait  croire  à  tous  ceux  qui  entraient  qu'elle  avait  sur 
elle  quelque  aromate.  Plusieurs  personnes  pieuses,  attirées 
par  ce  parfum  et  voulant  en  jouir  davantage,  approchaient 
leur  visage  de  la  poitrine  de  la  malade ,  qui  semblait  être 
devenue  comme  une  cassette  où  le  Seigneur  avait  déposé 
ses  plus  précieux  arômes.  Cette  bonne  odeur  devenait 
plus  sensible  lorsque  Liduine  avait  reçu  la  visite  de  Notre- 
Seigneur  ou  de  son  ange,  ou  lorsqu'elle  avait  eu  quelque 
vision  qui  l'avait  transportée  au  ciel.  Elle  était  sensible 


TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX.  341 

non-seulement  à  redorât,  mais  encore  au  goût,  et  elle  lais- 
sait sur  la  langue  et  au  palais  la  même  sensation  que  l'on 
éprouve  après  avoir  mâché  de  la  cannelle.  Ce  parfum  se 
faisait  aussi  remarquer  particulièrement  sur  celle  de  ses 
mains  que  son  ange  avait  prise  pour  la  conduire  aux  joies 
célestes.  Chez  d'autres  saints,  cette  bonne  odeur  se  mani- 
festait lorsqu'ils  célébraient  les  saints  mystères.  Ainsi,  lors-  • 
que  le  bienheureux  Yenturini  de  Bergame  disait  la  messe,  Venturiai. 
le  peuple  cherchait  à  approcher  le  plus  près  possible  de 
l'autel,  pour  sentir  le  parfum  qu'il  exhalait.  Chez  saint 
Dominique ,  c'était  à  la  main  que  se  manifestait  ce  phéno- 
mène, que  remarquaient  toujours  ceux  qui  venaient  la  lui 

baiser.  Il  se  produisait  chez  saint  François  de  Paule  d'une  François  de 

,  .,  ,  1  ,  1         .        ,       .  Paule. 

manière  plus  sensible  encore  lorsqu  il  avait  achevé  ses 

jeûnes  de  trois ,  de  huit  ou  de  quarante  jours ,  accompa- 
gnés de  veilles  et  de  fréquentes  disciplines.  Chez  la  bien- 
heureuse Hélène  et  chez  Marie  Villana,  c'était  lorsqu'elles 
allaient  à  la  communion. 

Quelquefois  c'est  pendant  la  maladie  que  s'exhale  cette 
bonne  odeur.  Il  en  était  ainsi  de  la  bienheureuse  Ida  de 
Louvain.  Bien  plus,  le  pus  que  rendait  le  bienheureux 
Didée  exhalait  un  parfum  délicieux.  Celui-ci  se  commu- 
nique quelquefois  aux  vêtements  des  saints  et  aux  objets 
qu'ils  ont  touchés.  Il  en  fut  ainsi  de  sainte  Colette,  de  sainte 
Humiliane,  de  la  bienheureuse  Dominique  de  Paradis,  de 
Marie-Victoire  de  Gênes.  Après  la  mort  de  sainte  Thérèse , 
la  sœur  Marie,  sentant  une  odeur  agréable,  voulut  cher- 
cher d'où  elle  pouvait  venir,  et  elle  trouva  que  c'était  d'une 
feuille  de  papier  écrite  de  la  main  de  la  sainte.  Une  salière 
qu'on  lui  avait  apportée  sur  son  lit,  et  sur  laquelle  elle  avait 
laissé  l'empreinte  de  ses  doigts,  porta  longtemps  aussi  cette 


342  TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX. 

Joseph  de  odeur.  Mais  c'est  surtout  dans  saint  Joseph  de  Copertino 

Copertino.  ,   ,  ,         ,     ,  -r    i'   t  -^  x- 

que  ce  phénomène  s  est  manifeste  d  une  manière  particu- 
lière^ comme  en  font  foi  les  témoignages  recueillis  dans  le 
procès  de  sa  béatification.  Le  P.  François  de  Angelis  dé- 
clara qu'il  ne  pouvait  comparer  le  parfum  qu'exhalaient  et 
son  cprps  et  ses  vêtements  qu'à  celui  du  reliquaire  qui  con- 
tenait les  restes  de  saint  Antoine  de  Padoue.  Le  P.  François 
de  Levanto  le  comparait  à  celui  du  bréviaire  de  sainte  Claire 
d'Assise,  qui  est  conservé  dans  l'église  Saint -Damien. 
Tous  ceux  près  de  qui  passait  notre  saint  sentaient  cette 
odeur,  longtemps  encore  après  qu'il  s'était  éloigné.  Sa 
chambre  en  était  remplie;  elle  s'attachait  aux  meubles,  et 
pénétrait  dans  les  corridors  du  couvent;  de  sorte  que  ceux 
qui ,  voulant  le  visiter,  ne  connaissaient  pas  sa  cellule  pou- 
vaient la  distinguer  facilement  par  cette  odeur.  Elle  était 
tellement  pénétrante  qu'elle  se  communiquait  pour  long- 
temps à  ceux  qui  le  touchaient ,  ou  même  à  ceux  qui  lui 
faisaient  visite;  de  sorte  que  le  P.  de  Levanto  la  garda 
pendant  quinze  jours  après  une  visite  qu'il  avait  faite  dans 
sa  cellule,  quoiqu'il  ne  manquât  pas  chaque  jour  de  se 
laver.  La  cellule  du  saint  conserva  cette  bonne  odeur  pen- 
dant douze  ou  treize  ans ,  quoique  pendant  tout  ce  temps 
il  n'y  fût  pas  entré.  Elle  s'attachait  tellement  à  ses  habits 
que  ni  le  savon  ni  la  lessive  ne  pouvaient  l'enlever.  Elle 
se  communiquait  aux  habits  sacerdotaux  qu'il  avait  portés 
et  aux  armoires  où  ils  étaient  renfermés.  Cette  odeur 
n'avait  du  reste  aucun  effet  désagréable,  même  pour  ceux 
qui  ne  pouvaient  supporter  aucun  parfum;  elle  leur  pa- 
raissait, au  contraire,  extrêmement  suave.  Elle  persévéra 
I  pendant  sa  dernière  maladie ,  après  sa  mort  et  pendant 
son  autopsie,  comme  le  déclara  le  docteur  PierpaoU. 


TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX.  343 

Cette  bonne  odeur  se  manifeste  quelquefois  même  dans 
les  maladies  qui  ont  coutume  de  produire  des  phénomènes 
opposés.  Le  dominicain!.  Salomoni  de  Venise  fut  attaqué, 
quatre  ans  avant  sa  mort,  d'un  cancer  au  sein.  Il  supporta 
son  mal  avec  une  patience  admirable;  et  sa  plaie,  loin  de 
répandre  une  odeur  désagréable,  exhalait  au  contraire  un 
parfum  délicieux.  Le  tertiaire  Barthole,  qui  vivait  vers  l'an 
1300,  fut  attaqué  à  l'âge  de  cinquante-deux  ans  de  la  lèpre. 
Le  mal  fit  de  rapides  progrès ,  et  bientôt  de  la  tête  aux 
pieds  son  corps  ne  fut  qu'une  plaie.  Les  cheveux  et  les  on- 
gles lui  tombèrent;  son  nez  pourrit;  ses  yeux  sortirent  de 
leur  orbite  ;  ses  doigts  se  courbèrent  ;  sa  chair,  rongée  par 
les  vers ,  mettait  à  nu  les  tendons.  Il  resta  vingt  ans  dans 
cet  état  sans  jamais  prononcer  pendant  tout  ce  temps  une 
seule  parole  d'impatience,  remerciant  Dieu  au  contraire  et 
demandant  à  souffrir  davantage.  Une  foule  innombrable  de 
peuple  accourut  pour  le  voir  et  admirer  sa  patience;  mais 
c'était  lui  qui  les  consolait  bien  plus  qu'ils  ne  le  consolaient 
eux-mêmes.  De  toute  la  contrée  de  Yolaterra  et  de  Flo- 
rence ,  il  accourait  des  gens  de  tout  état ,  de  tout  âge ,  de 
tout  sexe,  de  toute  condition,  qui  s'asseyaient  près  de  lui, 
mangeaient  avec  lui  à  la  même  table ,  sans  ressentir  au- 
cune odeur  désagréable,  mais  réjouis  au  contraire  par  le 
parfum  délicieux  qu'exhalait  son  corps.  Il  mourut  enfin, 
et  un  éclat  céleste  illumina  son  corps ,  et  de  sa  chair  en 
dissolution  s'échappait  l'odeur  la  plus  agréable.  [Euher, 
Menoîogium ,  p.  2316.) 

C'est  précisément  après  la  mort  que  la  bonne  odeur  de  la 
sainteté  se  produit  le  plus  souvent,  et  quelquefois  elle  per- 
siste pendant  des  siècles.  Les  restes  du  pape  Marcel  la  gar- 
dèrent sept  cents  ans,  et  ceux  de  sainte  Aldégonde  huit 


344  TRANSFORMATION    DU    SYSTÉ3IE    NERVEUX. 

siècles.  D'après  le  témoignage  de  Bède^,  qui  était  présent, 
la  chambre  où  était  le  corps  de  sainte  Burgondefore  était 
pleine  d'un  parfum  délicieux,  et  l'église  où  l'on  fit  son  ser- 
vice trente  jours  après  sa  mort  se  remplit  du  môme  parfum. 
Lorsque  saint  Ménard  fut  assassiné  dans  sa  solitude,  il  sor- 
tit de  son  cadavre  une  odeur  très-agréable,  qui  se  répandit 
jusque  dans  la  forêt  environnante.  Le  corps  de  saint  Domi- 
nique exhalait  une  odeur  semblable,  et  elle  s'attacha  pour 
longtemps  aux  mains  de  ceux  qui  l'avaient  enseveli.  Après 
la  mort  de  saint  Gandolphe,  son  corps  répandit  aussi  un 
doux  parfum,  qui  remplit  la  maison  pendant  quinze  jours. 
Ce  même  phénomène  se  reproduisit  chez  le  frère  Robert  de 
Naples,  chez  Jeanne  de  la  Croix,  chez  François  de  Sainte- 
Marie  et  chez  François  de  la  Conception,  quoique  tous 
fussent  morts  de  maladies  qui  ont  coutume  d'être  accom- 
pagnées de  mauvaises  odeurs.  Il  faut  que  ce  parfum  de 
sainteté  soit  bien  pénétrant,  puisque  les  actes  de  saint  Tré- 
vère  rapportent  qu'on  le  sentait  à  un  mille  à  la  ronde  lors- 
qu'on ouvrit  son  tombeau. 

Tout  parfum  se  rattache  à  une  huile  volatile,  qui  en  est 
comme  le  véhicule.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que,  bien 
souvent  après  la  mort,  il  se  forme  dans  le  corps  des  saints 
une  huile  de  ce  genre.  Déjà  saint  Jean  Climaque  raconte,  au 
quatrième  degré  de  son  Échelle  du  Paradis,  que,  comme  il 
visitait  un  couvent  dans  le  désert,  un  homme  admirable, 
nommé  Menas,  mourut  peu  de  temps  avant  son  arrivée, 
après  Y  avoir  passé  cinq  ans  dans  la  pratique  de  toutes  les 
vertus.  «  Comme  nous  faisions,  dit-il,  le  service  divin  pour 
«  lui,  le  troisième  jour  après  sa  mort,  le  lieu  où  était  son 
«  corps  se  trouva  rempli  tout  à  coup  d'une  odeur  merveil- 
«  leuse.  L'abbé  permit  alors  d'ouvrir  son  cercueil,  et  nous 


TRAINSFORMATION    DU    SYSTEME    NERVEUX.  345 

tt  vîmes  couler  des  deux  plantes  de  ses  pieds ,  comme  de 
«  deux  sources^  un  baume  odorant.  »  Lorsqu'on  leva  le 
corps  de  Madeleine  de  Pazzi^  un  an  après  sa  mort,  on  le   Madeleine 
trouva  intact,  et  il  en  coula  une  huile  pendant  douze  ans,    ^®  ^^^'' 
après  quoi  la  source  s'arrêta;  mais  le  corps  resta  incor- 
ruptible. Lorsqu'on  ouvrit  la  tombe  du  bienheureux  Félix    Félix  de 

CriTltfillPP 

de  Cantalice,  quelque  temps  après  sa  mort,  on  trouva  dans 
le  cercueil  de  plomb  qui  renfermait  son  corps  une  grande 
quantité  d'une  liqueur  odorante,  dans  laquelle  les  méde- 
cins remarquèrent  beaucoup  de  propriétés  extraordinaires. 
On  trouva  également  les  os  de  l'abbesse  Franca  nageant 
dans  une  huile  de  couleur  obscure.  Toutes  les  parties 
molles  du  corps  du  bienheureux  Ange  s'étaient  dissoutes  en 
une  huile  de  cette  sorte,  lorsqu'on  le  leva  d'Oxford.  Lors- 
qu'on ouvrit  en  1649  la  tombe  du  vénérable  François  Fr.  Olympe. 
Olympe,  à  chaque  coup  de  marteau  il  s'élevait  non  une 
poussière  sèche,  mais  une  douce  vapeur  dont  le  parfum 
charma  les  assistants.  Lorsqu'on  eut  ouvert  le  cercueil,  on 
trouva  les  os  nageant  dans  un  baume,  dont  l'odeur  semblait 
composée  de  celle  de  la  rose  et  du  lis.  Le  corps  des  saints 
résiste  même  quelquefois  à  la  chaux,  comme  on  le  vit 
lorsqu'on  ouvrit  la  tombe  de  Pascase  Baylon,  huit  mois 
après  sa  mort,  et  qu'on  trouva  sous  la  chaux  son  cadavre 
intact  et  nageant  dans  l'huile. 

Dans  les  rapports  qui  nous  sont  parvenus  sur  ce  genre 
de  phénomènes,  on  donne  quelquefois  le  nom  de  manne  à 
la  substance  qui  avait  été  trouvée,  probablement  à  cause 
de  sa  solidité.  C'est  ainsi  qu'on  raconte  de  Jeanne  d'Or- 
viéto,  qu'on  trouva  sa  tête  arrosée  d'une  manne  céleste,  et 
qu'il  en  sortait  de  l'huile  ainsi  que  de  ses  pieds.  Pendant 
longtemps  aussi  il  coula  de  l'huile  et  de  la  manne  dans  le 


346  TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX. 

tombeau  de  sainte  Rose  de  Viterbe.  Ce  phénomène  se  pro- 
duit ordinairement  quelque  temps  après  la  mort.  C'est 
ainsi  qu'il  se  manifesta  le  vingtième  jour  chez  la  sœur  Eus- 
tochie,  religieuse  Minorité^  sous  la  forme  d'une  sueur  odo- 
rante qui  inondait  son  corps,  et  qui,  pendant  longtemps, 
revenait  tous  les  vendredis  et  à  toutes  les  grandes  fêtes. 
Quelquefois  cependant  il  se  manifeste  immédiatement  après 
la  mort.  Il  en  fut  ainsi  de  Pascal,  de  la  sœur  Elisabeth- 
Marie  de  la  Passion,  qui,  pendant  trois  jours,  mouilla  con- 
tinuellement son  voile  et  ses  manches;  du  bienheureux 
Alphonse,  qui,  immédiatement  après  sa  mort,  rendit  une 
huile  que  le  peuple  recueillait  avec  empressement;  de  la 
sœur  Salomée,  dont  le  corps  nagea  dans  l'huile  pendant 
les  sept  jours  qu'elle  fut  exposée  dans  le  chœur  du  mo- 
nastère. Quelquefois,  les  plaies  de  la  stigmatisation  pa- 
raissent sur  le  corps  après  la  mort.  Ainsi,  lorsqu'on  leva  le 
corps  de  la  bienheureuse  Hélène,  dix -sept  ans  après  sa 
mort,  il  se  forma  au  côté  une  plaie  d'où  s'échappait  le 
baume  le  plus  pur. 

Dans  tous  ces  cas,  la  mort  avait  déjà  trouvé  dans  le  corps 
des  défunts  une  prédisposition  à  la  formation  de  cette  huile 
mystérieuse,  et  elle  n'avait  fait  que  la  développer  plus 
ou  moins  rapidement.  Mais  ceci  suppose  que  cette  dispo- 
sition existait  déjà  et  produisait  ses  effets  pendant  la  vie, 
et  c'est  ce  que  prouvent  abondamment  les  nombreux  exem- 
5ainte  Lut-  pies  que  nous  pouvons  citer  sous  ce  rapport.  Sainte  Lut- 
^^^  ^'  garde,  étant  à  Los,  chez  une  de  ses  amies,  dans  le  couvent  du 
lieu,  se  trouva  remplie,  pendant  qu'elle  priait,  d'une  telle 
douceur  qu'elle  appela  son  amie,  et  lui  montra  ses  doigts 
en  lui  disant  :  «  Voyez,  ma  sœur,  comme  Dieu  agit  avec 
moi  :  il  fait  couler  de  mes  doigts,  comme  de  l'huile,  la  plé- 


TRANSFORMATION    DU    SYSTÈME    NERVEUX.  347 

nitude  de  grâce  dont  mon  âme  est  inonde'e.  w  En  disant 

cela,  elle  était  comme  ivre  et  parcourait  le  couvent  avec 

une  jubilation  extrême.  (A.  S.,  3  jun.)  C'est  ainsi  que  le 

sein  de  Christine  l'Admirable ,  pendant  sa  captivité,  se 

remplit  d'huile  avec  laquelle  elle  frotta  ses  plaies  et  les 

guérit.  Lorsque  Agnès  de  Monte-Pulciano  mourut,  en  1317,    Agnès  de 

les  sœurs  du  couvent  dont  elle  était  abbesse  voulurent  '    ^^^^^^^ 

garder  son  corps.  Mais  comme  on  craignait  la  putréfaction, 

on  envoya  dans  tout  le  pays,  jusqu'à  Gênes,  pour  acheter 

les  baumes  les  plus  précieux.  Mais  à  peine  ceux  qu'on  avait 

envoyés  étaient-ils  partis,  que  l'on  vit  couler  du  corps  de 

la  sainte,  de  ses  mains  et  de  ses  pieds  des  gouttes  de 

baume  que  les  sœurs  du  couvent  recueillirent  dans  des 

vases  et  qu'elles  conservèrent  longtemps  encore. 

Ces  faits  et  particulièrement  celi^i  que  nous  avons  cité 
de  sainte  Christine  nous  donnent  quelque  indication  sur  la 
nature  de  ce  phénomène.  Le  sein  de  la  femme  doit,  d'après 
les  dispositions  de  la  Providence,  sécréter  et  fournir  à  l'en- 
fant son  nouvel  aliment.  Cet  aliment  est  d'une  nature 
toute  végétale.  Le  procédé  qui  le  prépare  dans  l'organe  où 
il  est  renfermé  n'appartient  donc  point  proprement  à  la 
nature  animale,  mais  à  la  nature  végétale.  Il  ressemble  à 
celui  qui  produit  dans  le  noyau  du  fruit  l'huile  qui  doit 
servir  plus  tard  de  nourriture  au  germe  de  la  plante.  Aussi 
le  lait  est-il,  dans  sa  composition,  une  substance  toute  vé- 
gétale, puisqu'il  est  formé  d'huile,  de  mucus  et  de  sucre 
de  lait,  et  qu'il  ne  contient  relativement  qu'une  très-pe- 
tite partie  d'azote.  Or  l'azote  est,  comme  on  le  sait,  ce  qui 
caractérise  principalement  la  vie  animale.  La  vie  mystique, 
d'un  autre  côté,  dans  la  diète  qu'elle  s'impose,  préfère  les 
aliments  fournis  par  le  règne  végétal  :  elle  a  même  une 


348  DE   LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS. 

certaine  répugnance  pour  la  chair  des  animaux.  Cette  abs- 
tinence, jointe  à  réloignementde  tout  ce  qui  peut  exciter 
les  passions,  doit  à  la  longue  simplifier  merveilleusement 
les  opérations  de  la  vie,  donner  aux  produits  qui  sont  des- 
tinés à  l'entretenir  une  nature  plus  végétale,  et  favoriser 
la  formation  de  cette  huile  dont  nous  avons  constaté  la 
présence  dans  le  corps  de  plusieurs  saints.  Cette  huile, 
plus  douce  et  plus  légère ,  donne  aussi  une  flamme  plus 
pure  et  plus  claire,  et  brûle  comme  une  lampe  dans  le 
sanctuaire  de  la  vie.  Lorsque  la  mort  a  éteint  la  flamme, 
l'huile  qui  était  dans  la  lampe,  n'étant  plus  consumée,  dé- 
borde, et  toutes  les  parties  molles  du  corps  se  résolvent 
en  elle. 


CHAPITRE   V 

De  la  souplesse  et  de  l'agilité  du  corps  chez  les  saints.  Marie  d'Agréda. 
Ida  de  Louvain.  Sainte  Colette.  De  l'incorruptibilité.  Sainte  Cathe- 
rine de  Bologne. 

Une  autre  propriété  du  corps,  dans  les  états  mystiques, 
c'est  une  grande  agilité,  une  délicatesse  et  une  iînesse  mer- 
veilleuse et  une  extrême  facilité  à  recevoir  les  impressions. 
La  chair  de  Marie  d'Agréda  était  sensible  comme  celle  d'un 
petit  enfant,  et  ses  cilices  lui  déchiraient  aussitôt  la  peau. 
Cette  sensibilité  croissait  avec  sa  mortification ,  et  elle  lui 
était  parfois  si  pénible,  qu'on  ne  pouvait  la  toucher  sans 
lui  causer  une  vive  douleur.  Souvent  ses  mains  enflaient 
rien  qu'à  les  laver  dans  l'eau  froide,  et  quelquefois  le 
sang  en  sortait  lorsqu'elle  les  frottait  l'une  contre  l'autre. 
Cette  sensibilité,  jointe  à  son  extrême  modestie,  l'avait 
décidée  à  ne  se  laisser  jamais  toucher  par  personne;  c'est 


DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS.  349 

cette  mobilité  du  corps  que  nous  pouvons  rattacher  le  phé- 
nomène extraordinaire  qui  s'est  produit  chez  la  bienheu- 
reuse Ida  de  Louvain^  dans  le  couvent  de  Rosenthal,  près  ida  de  Lou- 
de  Matines.  Elle  avait  toujours  désn'é  dans  sa  jeunesse  de  ^^^"" 
présenter  d'une  manière  réelle  à  l'enfant  Jésus  ses  dons 
avec  les  Rois  Mages.  Or  il  arriva  qu'une  béguine  de  ses 
amies  vint  passer  la  nuit  avec  elle  la  veille  de  la  fête  des 
RoiS;,  afin  de  pouvoir  aller  ensemble  le  lendemain  de  très- 
bonne  heure  célébrer  cette  fête  dans  l'église  des  Francis- 
cains, qui  était  proche.  Elles  se  couchèrent  toutes  les  deux 
dans  le  même  lit,  et  la  béguine  se  disposait  à  dormir.  Mais 
Ida  s'occupait  intérieurement  du  désir  qui  la  poursuivait. 
Bientôt  elle  se  sentit  inondée  d'une  telle  douceur  que 
celle-ci  débordait  de  son  âme.  Tous  les  membres  de  son 
corps  commencèrent  à  enfler  de  telle  sorte  qu'il  prit  bien- 
tôt des  proportions  monstrueuses,  et  que  l'une  de  ses 
jambes  creva,  ce  qui  lui  laissa  encore  longtemps  après  une 
cicatrice.  La  béguine,  ne  sachant  que  penser,  s'éloignait 
toujours  d'elle,  et  finit  par  ne  plus  occuper  qu'un  petit 
coin  du  lit,  tandis  que  sa  compagne  le  prenait  presque 
tout  entier.  Mais  tout  à  coup  les  choses  changèrent.  Le 
corps  d'Ida  diminua  peu  à  peu,  laissant  vide  tout  l'espace 
qu'il  avait  occupé  dans  le  lit,  et  se  trouva  enfin  réduit  à  un 
volume  extrêmement  petit.  La  béguine  épouvantée  pous- 
sait des  cris  comme  une  folle,  n'ayant  jamais  rien  vu  de 
tel  dans  sa  vie.  Mais  Ida  avait  obtenu  ce  qu'elle  désirait;  et, 
lorsqu'elle  fut  revenue  à  elle,  elle  parut  tout  le  reste  de  la 
nuit  comme  plongée  dans  une  ivresse  ineffable.  Le  même 
phénomène  se  reproduisit  le  soir,  pendant  qu'elle  reve- 
nait de  l'église  avec  son  amie,  parce  que  son  désir  l'avait 
reprise  de  nouveau. 

10* 


350  DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS. 

Quelquefois  ce  phénomène,  au  lieu  d'être  passager, 
comme  dans  le  cas  dont  il  vient  d'être  question ,  persiste 
S"  Colette,  plus  ou  moins  longtemps.  C'est  ce  qui  arriva  à  sainte  Co- 
lette. Ses  parents  lui  avaient  laissé  dès  son  enfance  la  plus 
grande  liberté  pour  ses  exercices  de  piété.  Quelques  per- 
sonnes s'en  scandalisaient,  parce  que,  comme  elle  était 
très -petite  de  taille,  elle  paraissait  plus  jeune  encore 
qu'elle  n'était.  La  sainte  aurait  bien  voulu  être  plus 
grande.  Un  jour  donc  que,  dans  sa  douleur,  elle  était 
allée  à  l'église  pour  prier,  et  qu'elle  disait  à  Dieu  :  «  Ah 
Seigneur!  me  laisserez  -  vous  toujours  si  petite?  »  elle  se 
sentit  croître  tout  à  coup;  et,  quand  elle  fut  de  retour  à 
la  maison,  elle  était  plus  gi'ande  en  effet  que  lorsqu'elle  en 
était  partie.  Elle  était  en  même  temps  d'une  merveilleuse 
beauté,  avait  la  peau  blanche  comme  un  lis  et  colorée  d'un 
doux  incarnat.  Elle  fut  longtemps  sans  s'en  apercevoir; 
mais  l'ayant  enfin  remarqué,  elle  en  fut  inquiète.  Crai- 
gnant que  sa  beauté  ne  fût  la  cause  de  quelque  danger, 
elle  s'adressa  à  Dieu  pour  lui  demander  son  secours.  A 
peine  avait-elle  fini  sa  prière  que  la  rougeur  de  son  vi- 
sage et  de  son  corps  disparut,  et  qu'il  ne  lui  resta  que  la 
blancheur  de  sa  peau,  qu'elle  garda  toute  sa  vie. 

La  même  chose  est  arrivée  à  plusieurs  autres  saints  ;  et 
ceci  nous  conduit  à  étudier  d'autres  phénomènes  qui  se 
sont  produits  souvent  chez  les  bienheureux  après  leur 
mort.  Le  corps  de  Liduine  avait  été,  comme  nous  l'avons 
vu,  miné  pendant  trente-huit  ans  par  les  maladies  les  plus 
terribles.  Mais  lorsqu'elle  eut  rendu  son  âme  à  Dieu,  son 
visage  n'inspirait  aucun  effroi,  et  n'avait  pas  même  la  pâ- 
leur de  la  mort;  il  paraissait  plutôt  oint  d'une  huile  ou 
d'une  liqueur  aromatique,  et  brillait  d'un  tel  éclat  qu'il 


DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS.  3ol 

paraissait  comme  gloriiié.  Tous  ceux  qui  la  virent  ne  pou- 
vaient se  lasser  de  la  regarder,  et  disaient  qu'ils  n'avaient 
jamais  rien  vu  d'aussi  beau.  Tout  le  reste  de  son  corps 
brillait  du  même  éclat  :  ses  membres  étaient  ronds  et  po- 
telés comme  s'ils  n'eussent  jamais  soufferts.  Toutes  ses 
plaies  avaient  disparu,  et  il  ne  lui  était  resté  qu'une  légère 
cicatrice  des  blessures  que  lui  avaient  faites  les  Picards. 
Après  la  mort  de  sainte  Colette,  son  corps  garda  pendant 
douze  heures  la  couleur  qu'il  avait  pendant  la  vie;  puis 
il  devint  blanc  comme  la  neige  et  parsemé  de  veines  bleues 
qui  en  relevaient  la  beauté.  Tous  ses  membres  étaient  re- 
vêtus d'une  telle  grâce  que  l'état  de  l'innocence  primitive 
semblait  être  revenu  pour  elle;  et  plus  de  trente  mille 
personnes  accoururent  pour  la  voir.  Marie-Jeanne  de  Tours 
étant  morte  à  l'âge  de  quatre-vingt-douze  ans,  son  corps, 
épuisé  et  desséché  par  la  vieillesse,  les  jeûnes  et  les  mor- 
tifications, reverdit  en  un  moment,  devint  blanc  comme 
la  neige,  poli  comme  l'ivoire,  et  semblable  à  celui  d'une 
jeune  fille  de  dix- huit  ans.  Quinze  jours  après  la  mort 
d'Antoinette  de  Florence,  religieuse  Clarisse,  les  sœurs, 
ayant  ouvert  son  cercueil ,  trouvèrent  son  corps  intact  et 
rouge,  comme  s'il  avait  été  vivant.  Et  plus  tard,  toutes  les 
fois  qu'elles  allaient  le  visiter,  elles  le  trouvaient  alternati- 
vement blanc  et  rose.  Il  en  fut  de  même  de  Madeleine  de 
Pazzi,  de  Rose  de  Lima ,  de  Catherine  de  Sienne ,  de  Lut- 
garde,  de  Colombe  de  Riéti,  de  Dominique  de  Paradis, 
d'Oringa  et  de  beaucoup  d'autres  femmes. 

Parmi  les  hommes,  nous  pouvons  citer  saint  François 
d'Assise,  saint  Antoine  de  Padoue,  saint  Laurent  Justinien, 
dont  les  joues,  deux  jours  après  sa  mort,  devinrent  roses 
comme  celles  d'un  homme  vivant,  et  dont  le  corps  resta  in- 


352  DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS. 

tact  pendant  les  soixante-sept  jours  qui  s'écoulèrent  avant 
sa  sépulture.  Le  corps  de  Philippe  d'Aquério,  qui  était  au- 
paravant d'une  couleur  brune,  devint  clair  et  blanc,  et  ses 
ulcères,  qui  sentaient  très-mauvais  pendant  sa  vie,  répan- 
dirent une  odeur  agréable.  La  clarté  de  la  chair  va  quel- 
quefois jusqu'à  la  transparence.  Sulpice  raconte  de  saint 
Martin  que  son  corps,  après  sa  mort,  était  plus  pur  que 
le  cristal  et  plus  blanc  que  le  lait.  On  rapporte  la  même 
chose  de  saint  Hugues,  évêque  de  Lincoln.  Lorsque  cette 
clarté  est  jointe  à  la  délicatesse  des  tissus,  la  couleur  rose  du 
corps  semble  venir  de  la  vivacité  du  sang,  qui  se  manifeste 
quelquefois  alors  par  des  hémorragies  après  la  mort.  Sou- 
vent aussi  le  corps  des  saints  garde  après  la  mort  une  sou- 
plesse et  une  flexibilité  merveilleuse,  ou  bien  il  reste  in- 
corruptible. A  mesure,  en  effet,  que  l'esprit  s'affranchit  des 
liens  de  la  vie  inférieure  pour  s'élever  vers  Dieu,  celle-ci 
devient  moins  grossière,  moins  matérielle,  et  par  consé- 
quent moins  corruptible.  Déjà  la  tempérance  et  la  sobriété, 
en  restreignant  dans  de  justes  limites  la  jouissance  des  ali- 
ments matériels  qui  doivent  entretenir  la  vie,  diminuent 
par  là  même  la  matérialité  du  corps.  Après  la  mort  de 
Marie  d'Oignies,  lorsqu'on  voulut  laver  son  corps,  on  le 
trouva  tellement  amaigri  par  les  jeûnes  et  les  maladies, 
que  l'on  pouvait  suivre  sous  la  peau  du  ventre,  comme 
sous  un  linge  transparent,  tout  le  cours  de  l'épine  dorsale. 
Les  exemples  de  cette  incorruptibilité  sont  tellement  nom- 
breux qu'il  est  inutile  et  impossible  à  la  fois  de  les  citer 
tous.  Nous  choisirons  donc  parmi  eux  celui  de  sainte  Ca- 
therine de  Bologne,  parce  qu'il  nous  est  attesté  de  la  ma- 
nière la  plus  authentique,  et  que  ce  cas  nous  olTre  d'ailleurs 
tous  les  phénomènes  qui  se  rattachent  aux  faits  de  ce 


DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS.  353 

genre.  Nous  suivrons  le  récit  que  nous  a  laissé  à  ce  sujet 
Illuminata  Bembi^,  qui  a  été  témoin  oculaire  de  tous  les 
faits  qu'elle  raconte. 

Elle  commence  à  parler  de  la  mort  de  Catherine,  qui  ar-  g,^  ^^j. 
riva  en  1463,  dans  la  quarantième  année  de  son  âge.  A  rine  de  Bo- 
peine  avait- elle  fermé  les  yeux  que  son  visage  devint  flo-  " 
rissant  de  beauté  et  sa  chair  tendre  comme  celle  d'un  en- 
fant. En  même  temps  son  corps  et  les  draps  dans  lesquels 
elle  était  morte  répandirent  une  odeur  déhcieuse;  de  sorte 
que  tous  en  étaient  dans  l'étonnement.  On  porla  son  corps 
dans  l'église  ;  et,  comme  on  passait  devant  l'autel  du  Saint- 
Sacrement  ,  on  vit  son  visage  sourire  gracieusement  ;  sur 
quoi  tous  les  assistants  se  pressèrent  autour  d'elle,  et,  ravis 
de  son  ineffable  beauté ,  se  mirent  à  lui  baiser  les  mains , 
les  pieds  et  ses  vêtements.  On  prépara  sa  tombe,  et  l'on  des- 
cendit le  corps  en  terre  sans  cercueil.  Il  en  sortit  alors  un 
parfum  délicieux.  Les  deux  sœurs  qui  étaient  descendues 
dans  la  fosse ,  craignant  que  la  terre  ne  couvrît  et  ne  gâtât 
son  visage  si  beau  et  si  brillant,  étendirent  dessus  un  drap, 
puis  placèrent  une  planche  grossière  sur  le  corps.  Mais 
elles  s'y  étaient  prises  d'une  manière  si  maladroite  que  la 
terre  que  l'on  jeta  tomba  sur  le  visage  et  sur  le  corps  tout 
entier.  La  sépulture  une  fois  terminée,  les  sœurs,  par 
amour  et  par  dévotion  pour  elle ,  se  partagèrent  les  objets 
qui  lui  avaient  servi  pendant  sa  vie,  et  s'entretenaient  con- 
tinuellement de  ses  vertus.  Leur  vénération  pour  elle  aug- 
menta bien  davantage  encore  à  la  lecture  du  livre  qu'elle 
avait  écrit.  Elles  allaient  donc  fréquemment  au  cimetière 
visiter  sa  tombe,  pleurer,  prier  ou  lire  auprès  d'elle,  et 
toujours  elles  sentaient  un  parfum  délicieux.  Comme  il  n'y 
avait  là  ni  fleurs  ni  herbes  odorantes,  elles  finirent  par 


354  DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS. 

croire  que  cette  odeur  venait  de  la  tombe  de  Catherine. 
Bientôt  des  miracles  s'y  opérèrent;  plusieurs  malades  y 
recouvrèrent  la  santé.  Les  sœurs  commencèrent  donc  à 
regretter  de  l'avoir  enterrée  sans  cercueil,  et  elles  firent 
part  de  leurs  regrets  au  confesseur  du  couvent.  Celui-ci, 
qui  était  un  homme  intelligent,  nous  demanda,  raconte 
la  biographe,  ce  que  nous  voulions  faire.  Nous  lui  dîmes 
que  nous  voulions  lever  son  corps,  le  mettre  dans  un  cer- 
cueil de  bois,  puis  l'enterrer  de  nouveau.  Il  fut  étonné  de 
cette  demande;  car  il  y  avait  dix- huit  jours  qu'elle  était 
morte,  et  il  pensait  que  son  corps  devait  être  déjà  en 
putréfaction.  Nous,  nous  mettions  en  avant  la  bonne  odeur 
qu'il  exhalait,  et  il  nous  permit  enfin  de  le  lever,  pourvu 
qu'aucune  mauvaise  odeur  ne  se  manifestât. 

Nous  finies  préparer  un  cercueil,  et  dès  le  soir  nous  nous 
mîmes  à  l'œuvre.  Mais  il  s'éleva,  au  moment  même,  une 
tempête  accompagnée  de  grêle  et  d'éclairs.  Les  sœurs  se 
mirent  en  prière,  et  l'orage  cessa.  Le  ciel,  néanmoins,  resta 
obscur,  et  l'on  ne  voyait  pas  une  étoile.  L'une  de  nous 
sortit  dans  le  cimetière,  et  pria  Dieu  de  nous  manifester 
par  un  signe  s'il  approuvait  ce  que  nous  voulions  faire.  Le 
ciel  devint  serein  aussitôt,  et  les  étoiles  brillèrent  au-dessus 
de  la  tombe.  Toutes,  remplies  d'étonnement  et  de  joie,  se 
mirent  promptement  à  l'œuvre.  Lorsque  nous  découvrîmes 
le  visage,  nous  le  trouvâmes  meurtri  et  défiguré  par  la 
planche  qu'on  avait  mise  dessus,  et  parce  que  les*sœurs,  en 
creusant  la  terre,  l'avaient  frappé  avec  leur  pelle.  Nous 
plaçâmes  son  corps  dans  un  cerceuil ,  pour  le  remettre  en 
terre  ;  mais  un  instinct  secret  et  merveilleux  nous  poussa 
toutes  à  le  placer  pour  quelque  temps  sous  la  porte.  Là,  le 
nez  et  le  visage  reprirent  leur  forme  naturelle  ;  la  défunte 


DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS.  355 

devint  blanche  et  belle  comme  si  elle  eût  vécu  encore ,  et 
répandait  avec  cela  une  odeur  délicieuse.  Le  matin,  les 
sœurs,  allant  à  matines,  furent  remplies  d'étonnement;  et, 
ravies  par  le  parfum  qu'elle  répandait,  elles  ne  pouvaient 
se  lasser  de  la  toucher  et  de  la  baiser.  La  plupart  se  rendi- 
rent à  l'égUse,  et  quelques-unes  seulement  restèrent  près 
du  corps  pour  l'enterrer;  mais  celles-ci,  poussées  comme 
par  une  force  mystérieuse,  la  portèrent  dans  l'église  de- 
vant le  Saint-Sacrement,  à  l'endroit  où  se  trouvaient  toutes 
les  sœurs.  On  vit  alors  comme  un  éclair  de  joie  illuminer 
deux  ou  trois  fois  son  visage;  et  son  corps,  à  chaque  fois, 
exhalait  un  suave  parfum.  La  sainte  semblait  imiter  ce 
qu'elle  avait  fait  pendant  sa  vie  ;  car  lorsqu'elle  entrait  dans 
l'église  et  qu'elle  se  prosternait  devant  l'autel,  elle  ne  pou- 
vait se  rassasier  de  témoigner  à  Dieu  son  respect.  Toutes 
les  sœurs  étaient  profondément  émues.  Le  parfum  se  ré- 
pandit dans  l'église  et  le  cloître,  s'attacha  aux  mains  de 
ceux  qui  le  touchaient,  et  personne  ne  savait  ce  que  cela 
voulaitdire.  L'odeur  n'était  pas  continuelle,  mais  elle  ces- 
sait quelquefois ,  le  temps  à  peu  près  de  réciter  le  Pater. 
C'était  tantôt  l'odeur  du  musc,  tantôt  celle  de  violette  ou 
d' œillet,  ou  des  aromates  les  plus  précieux,  sans  qu'on  pût 
la  déterminer  d'une  manière  précise.  Cependant  le  corps 
avait  du  sang  à  la  tête,  à  la  gorge,  aux  jambes  et  aux  pieds, 
où  la  planche  avait  pesé  davantage. 

De  blanche  qu'elle  était  auparavant,  elle  commença  à 
devenir  rouge ,  et  une  sueur  odorante  coula  de  tous  ses 
membres.  Tantôt  elle  était  rouge  comme  un  charbon  al- 
lumé; tantôt  elle  pâlissait  et  distillait  continuellement  une 
liqueur  tantôt  pure  comme  l'eau ,  tantôt  comme  mêlée 
d'eau  et  de  sang.  Nous  finies  appeler  notre  confesseur.  Le 


356  DE    LA    SOUPLESSE    MYSTIQUE    DU    CORPS. 

bruit  de  cet  événement  s'était  déjà  répandu  dans  la  ville; 
et,  ayant  appris  la  chose  comme  les  autres,  il  venait  avec  un 
médecin  très-dislingué,  le  docteur  Marcanova.  Ils  inspec- 
tèrent le  corps  avec  la  plus  grande  attention.  Il  arriva 
bientôt  d'autres  personnes  capables  de  porter  un  jugement 
sur  cette  affaire,  des  ecclésiastiques,  des  médecins.  L'évêque 
suffraganl  assura  qu'il  avait  vu  au  moins  trois  cents  corps 
saints,  mais  qu'aucun  ne  lui  avait  paru  aussi  beau  que  celui 
de  Catherine.  Le  légat  permit  de  l'exposer  à  la  vénération 
des  fidèles  pendant  sept  jours  à  la  grille  du  chœur.  Tous 
purent  le  voir  rose,  de  belle  forme,  et  changeant  de  couleur 
de  temps  en  temps.  L'évêque  fit  construire  un  monument 
en  forme  d'autel,  et  on  l'y  mit  en  présence  des  principaux 
de  la  ville  et  de  nous  toutes,  au  miheu  des  hymnes  et  des 
chants.  Le  cercueil  fut  fermé  de  deux  clefs,  dont  l'une  fut 
donnée  au  confesseur  et  l'autre  gardée  dans  le  couvent. 
Le  vendredi  suivant,  on  nous  permit  de  visiter  le  corps. 
Lorsque  nous  eûmes  ôté  l'étoffe  de  soie  qui  le  couvrait,  nous 
le  trouvâmes  tout  inondé  de  cette  sueur  qui,  lorsqu'elle 
était  sèche,  répandait  une  odeur  délicieuse.  Une  de  nous 
ayant  détaché  des  pieds  un  peu  de  peau  à  l'endroit  où  la 
planche  avait  pesé,  il  en  coula  aussitôt  du  sang.  Cette  nuit- 
là,  ses  yeux  parurent  tellement  enfoncés  qu'on  n'en  aper- 
cevait presque  plus  aucune  trace.  Cette  circonstance  nous 
affligea.  Nous  refermâmes  le  cercueil  et  primes  avec  nous  la 
clef.  La  nuit  de  Pâques,  nous  retournâmes  à  son  tombeau; 
et  l'ayant  ouvert ,  nous  trouvâmes  un  de  ses  yeux  beau  et 
ouvert.  Quelque  temps  après,  l'autre  s'ouvrit  peu  à  peu; 
et  le  matin  de  la  fête  elle  était  si  belle  qu'elle  paraissait 
rayonnante  d'éclat.  Le  lendemain,  elle  fut  visitée  en  cet  état 
par  les  principaux  ecclésiastiques  et  laïques  de  la  ville,  qui 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DU    MOUVEMENT.  357 

n'en  revenaient  pas  d'étonnement.  Trois  mois  après  sa 
mort,  et  à  deux  fois  différentes,  il  sortit  de  son  nez  un  plat 
de  sang.  Dans  la  suite,  comme  toute  l'Italie  accourait  pour 
la  voir,  elle  fut  placée  dans  une  chapelle  particulière,  assise 
sur  un  fauteuil,  richement  vêtue  et  les  mains  appuyées  sur 
ses  genoux  ;  et  c'est  en  cet  état  qu'on  peut  la  voir  encore 
aujourd'hui.  Elle  ressemble  parfaitement  à  une  personne 
vivante,  si  ce  n'est  que  les  parties  exposées  à  l'air  ont 
noirci. 

Quelquefois  l'incorruptibilité  du  corps  se  communique 
aux  objels  qui  ont  été  en  contact  avec  lui.  En  1439,  après 
que  la  cathédrale  de  Florence  fut  bâtie  ,  lorsqu'on  voulut 
lever  le  corps  de  saint  Zénobe ,  on  trouva  ses  os  reposant 
sur  des  feuilles  et  des  fleurs  d'un  ormeau  qui  avaient 
poussé  au  mois  de  janvier,  au  moment  où  on  l'ensevelis- 
sait pour  la  première  fois ,  et  que  l'on  avait  mises  à  cause 
de  cela  dans  son  cercueil.  Elles  étaient  restées  intactes  pen- 
dant tout  ce  temps,  comme  ce  blé  qu'on  trouva  dans  les 
catacombes  de  Rome,  et  qui,  après  de  longs  siècles, 
avait  gardé  assez  de  vertu  pour  germer  encore.  (A.  S., 
25  mai.) 

CHAPITRE  VI 

Phénomènes  mystiques  dans  la  partie  moyenne  de  l'homme.  Comment 
la  mystique  modifie  les  organes  du  mouvement.  Saint  Philippe  de 
Néri.  Joseph  de  Copertino.  Sainte  Ida. 

Jusqu'ici  nous  avons  considéré  les  effets  de  la  mystique 
dans  celte  région  inférieure  de  l'organisme  humain  par  la- 
quelle il  est  mis  plus  particulièrement  en  rapport  avec  la 
nature  extérieure.  Cette  région  n'est  éclairée  que  par  une 


358        TRANSFORMATION    DES    ORGANES    BU    MOUVEMENT. 

lumière  douteuse,  qui  rend  les  perceptions  incertaines,  et 
expose  nécessairement  à  beaucoup  d'erreurs  et  d'illusions. 
C'est  dans  cette  région  aussi  qu'habitent  tous  ces  instincts 
aveugles  qui  semblent  produits  par  une  puissance  étran- 
gère; c'est  là  qu'ils  ont  leurs  racines  dans  les  passions  qui 
nous  agitent.  Toutes  les  convoitises  sensibles  sont  dans  un 
rapport  intime  avec  elle ,  mais  surtout  la  volupté ,  cette 
sirène  perfide  qui  étale  aux  yeux  le  jeu  trompeur  de  ses 
imances  variées,  qui  nous  présente  tous  les  objets  sous  un 
jour  faux  et  menteur,  et  sait  mêler  partout  ses  éléments 
impurs  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  et  de  plus  saint.  La  mys- 
tique ne  peut  donc  se  trouver  à  l'aise  en  ces  domaines  :  elle 
ne  saurait  y  poser  le  pied  avec  sécurité.  Aussi  nous  avertit- 
elle  sans  cesse  de  ne  point  nous  y  arrêter  avec  complai- 
sance, mais  d'avoir  toujours  les  yeux  ouverts,  afin  de  nous 
mettre  en  garde  contre  les  illusions  sans  nombre  qu'on  y 
rencontre;  elle  nous  recommande  de  les  considérer  seu- 
lement comme  un  lieu  de  passage  qui  doit  nous  conduire 
à  un  but  plus  élevé ,  et  de  surveiller  toujours  avec  une 
scrupuleuse  attention  les  puissances  qui  y  séjournent.  Elle 
n'attache  donc  pas  une  très- grande  importance  aux  phé- 
nomènes qui  s'y  produisent,  quelque  merveilleux  qu'ils 
paraissent  d'ailleurs,  et  elle  ne  les  considère  que  comme 
des  moyens  pour  arriver  à  quelque  chose  de  mieux.  C'est  à 
peine  si  elle  réussit  à  préserver,  de  ce  côté,  des  pièges  des 
puissances  ennemies,  l'homme  même  qui  a  atteint  le  plus 
haut  degré  de  la  sainteté.  Les  mensonges  et  les  illusions 
qui  se  produisent  dans  la  clairvoyance  magnétique,  où 
l'âme  n'est  point  contenue  par  le  frein  de  la  disciphne 
mystique ,  montrent  jusqu'à  quel  point  ces  précautions  et 
ces  avertissements  sont  fondés. 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DU    MOUVEMENT.         359 

Il  fait  un  peu  plus  clair  dans  les  régions  moyennes  de 
l'àme  et  de  l'organisme^  pas  assez  cependant  pour  que 
l'homme  puisse  s'y  abandonner  à  une  sécurité  parfaite. 
Ces  régions  consistent  principalement  dans  les  organes  des 
mouvements  volontaires^  avec  tout  ce  qui  s'y  rattache,  tels 
que  certains  instincts  et  certaines  passions  d'un  côté,  et  de 
l'autre  les  perceptions  des  sens.  La  grâce  trouve  dans  ces 
régions  ce  qu'elle  avait  déjà  trouvé  dans  les  autres;  elle  y 
trouve  toutes  les  puissances  liées  par  un  funeste  engourdis- 
sement, ou  dispersées  par  une  surexcitation  non  moins 
dangereuse.  L'habitude  du  péché,  l'entraînement  des  pas- 
sions exercent  sur  l'àme  tout  entière ,  ou  sur  les  organes 
qui  lui  servent  d'instrument,  une  influence  désastreuse, 
créent  des  mouvements  factices  qu'il  faut  réprimer,  lient  et 
concentrent  ce  qu'il  aurait  fallu  désunir,  et  dissipent  ce 
qu'il  aurait  fallu  recueillir  et  concentrer.  La  vie  mystique 
doit  donc  réparer  tous  ces  fâcheux  effets,  détourner  l'homme 
de  l'amour  des  choses  inférieures,  pour  le  porter  vers  Dieu, 
fortifier  le  dedans  aux  dépens  du  dehors.  Aussi  voyons - 
nous  que,  dans  ces  états,  la  nature  perd  [plus  ou  moins 
de  son  importance.  Le  soleil  n'a  plus  la  même  influence 
sur  l'économie  de  la  vie  tout  entière,  la  succession  des 
jours  et  des  saisons  passe  même  quelquefois  inaperçue, 
tandis  que  la  volonté  acquiert  au  contraire  plus  de  force  et 
d'énergie,  et  donne  aux  puissances  la  direction  qui  lui 
plaît.  Ce  changement  profond  une  fois  accompli,  dans 
l'angoisse  et  la  douleur,  le  retour  vers  les  choses  qu'on  a 
quittées  n'est  plus  chose  facile.  La  moindre  tentative  sous 
ce  rapport  est  sévèrement  punie,  et  la  douleur  physique 
qui  en  est  la  suite  avertit  l'homme  de  ne  pas  aller  plus 
loin. 


360        TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

Tous  les  organes  du  mouvement  subissent  une  modifi- 
cation profonde.  Dans  l'état  ordinaire,  le  but  et  le  terme  de 
leur  activité  est  placé  dans  le  monde  extérieur;  mais,  dans 
l'état  mystique ,  ce  but  est  au  dedans;  de  sorte  que  leur 
action  va  du  dehors  au  dedans.  Il  résulte  de  là  toute  une 
suite  de  nouveaux  courants  et  de  nouvelles  directions,  qui, 
partant  du  monde  sensible,  aboutissent  à  des  régions  fer- 
mées jusque-là.  Toutefois,  ces  mouvements,  qui  reportent 
l'homme  vers  le  monde  extérieur,  sont  d'une  tout  autre 
nature  que  ceux  qui  se  produisent  dans  le  somnambu- 
lisme. Si  nous  les  comparons  tous  les  deux  aux  mouve- 
ments ordinaires,  tels  qu'ils  ont  lieu  dans  l'état  de  veille 
et  dans  le  cours  habituel  de  la  vie  ,  nous  verrons  que  ces 
derniers  tiennent  le  milieu  entre  les  premiers  et  les  se- 
conds. Dans  l'état  de  veille  ordinaire,  le  mouvement  pro- 
duit par  l'organe  est  imprimé  par  la  volonté;  dans  le 
somnambulisme,  il  se  rattache  au  sommeil  et  en  dépend. 
L'âme  intelligente  se  retire  alors,  et  est  remplacée  par  cette 
partie  inférieure  et  obscure  de  l'âme  qui  a  ses  racines  dans 
la  nature,  et  qui  est  dans  un  rapport  intime  avec  ses 
puissances.  11  résulte  de  là  ce  somnambulisme  dans  les 
mouvements  qui,  soustrayant  ceux-ci  à  la  direction  et 
au  contrôle  de  la  volonté ,  les  rapproche  de  ces  mouve- 
ments aveugles  et  involontaires  qui  constituent  le  jeu  de 
la  vie  inférieure  et  organique.  Celle-ci,  en  effet,  n'est  pour 
ainsi  dire  qu'une  sorte  de  somnambulisme  renfermé  dans 
les  limites  de  l'individualité,  tandis  que  le   somnambu- 
lisme magnétique,  franchissant  ces  limites ,  met  l'homme 
dans  un  rapport  immédiat  avec  la  nature  extérieure.  Mais 
dans  le  somnambulisme  mystique,  s'il  est  permis  d'em- 
ployer ici  cette  expression,  ce  n'est  point  la  partie  basse 


TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DU    MOUVEMENT.         361 

et  obscure  de  l'àme  qui  produit  et  dirige  les  mouvements 
extraordinaires  qu'on  y  observe;  c'est  l'esprit  d'en  haut 
qui  pénètre  et  remplit  de  ses  dons  l'àme  supérieure  et  in- 
telligente. En  cet  état,  les  organes  sont  mus  par  une  puis- 
sance supérieure^  et  vers  un  but  tout  spirituel,  et  c'est  de 
là  que  résultent  ces  mouvements  surnaturels  et  mystiques 
dont  nous  trouvons  une  foule  d'exemples  dans  la  vie  des 
saints. 

C'est  ainsi  que  l'on  raconte  de  sainte  Ida  de  Louvain  S'«  Ida. 
qu'étant  malade  elle  reçut  la  visite  de  Fabbesse  d'un 
autre  couvent.  Celle-ci,  l'ayant  trouvée  guérie  comme 
par  miracle,  la  prit  dans  sa  voiture  et  l'emmena  avec 
elle  pour  quelques  jours.  Tout  à  coup,  la  sainte  se  sentit 
comme  entraînée  par  une  puissance  elrangère  qui  ne  lui 
permit  pas  d'aller  plus  loin,  mais  la  força  de  descendre 
avec  une  force  comparable  à  celle  de  deux  ou  trois 
hommes.  Elle  fit  donc  arrêter  la  voiture  et  sauta  dehors 
sans  saluer  personne,  ne  sachant  pas  où  elle  était  portée. 
Elle  fut  entraînée  dans  une  église  où  elle  avait  coutume 
de  prier  devant  un  crucifix.  Mais  cette  fois  ehe  ne  put 
s'y  arrêter,  et,  toujours  poussée  par  la  même  puissance, 
elle  ne  fit  que  la  traverser,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  fut 
déposée  chez  une  religieuse  avec  laquelle  elle  était  in- 
timement liée.  C'est  là  qu'elle  commença  de  trouver  le 
repos  ;  et ,  tout  en  causant  avec  elle ,  elle  eut  plusieurs 
visions.  {Hemiquez ,  Quinque  prudentes  virgines.  Antv., 
1630,  p.  380.) 

L'esprit  di^  in  ,  pénétrant  la  partie  supérieure  de  l'àme , 

s'empare  ainsi  de  la  faculté  motrice,  et  l'élève  à  une  plus 

haute  puissance.  L'àme,  en  cet  état,  est  intimement  unie 

à  Dieu  parles  liens  d'un  amour  réciproque,  qui  fait  qu'elle 

I.  11 


362        TRANSFORMATION    DES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

se  donne  à  lui  à  mesure  que  lui-même  se  donne  à  elle. 
Cependant,  quelque  puissante  que  soit  l'action  de  Dieu 
sur  elle,  elle  garde  toujours  sa  liberté,  soit  qu'on  la  con- 
sidère comme  faculté  affective,  soit  qu'on  l'envisage  comme 
faculté  motrice.  Considérée  sous  ce  dernier  rapport,  elle  a 
deux  sortes  de  mouvements,  l'un  qui  la  porte  au  dehors , 
et  l'autre,  au  contraire,  qui  la  reporte  au  dedans.  Or,  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  elle  reste  libre  sous  l'action  de  Dieu.  Là, 
maîtresse  de  l'organe  extérieur  par  lequel  son  action  doit 
se  produire,  elle  ne  fait  que  manifester  au  dehors  et  dans 
l'espace  les  modifications  intérieures  et  profondes  qu'elle 
a  subies.  Ici,  transportée  dans  des  régions  supérieures  et 
surnaturelles,  elle  s'y  meut  à  l'aise  et  converse  familiè- 
rement avec  les  esprits  qui  l'habitent.  Dans  le  premier 
cas,  elle  descend,  puisqu'elle  se  penche  vers  le  monde 
physique.  Cependant,  comme  elle  est  poussée  par  l'esprit 
de  Dieu ,  ses  mouvements  trahissent  au  dehors  l'enthou- 
siasme surnaturel  qui  les  produit.  L'ivresse  où  elle  est 
plongée  est  une  ivresse  sainte,  chaste  et  divine,  n'ayant 
rien  de  commun  avec  ces  transports  qui ,  dans  l'antiquité , 
emportaient  les  Ménades  à  travers  les  montagnes,  les  prai- 
ries et  les  forêts.  Quant  aux  mouvements  qui  élèvent  l'âme 
vers  le  monde  des  esprits ,  ils  ne  dépendent  point,  comme 
les  premiers,  des  organes  extérieurs.  Ceux-ci  restent,  au 
contraire,  dans  un  repos  parfait,  et  ne  servent  à  l'âme  que 
comme  une  base  terrestre ,  d'où  elle  prend  son  essor  pour 
voler  plus  haut. 


TRANSFORMATION    DES   PUISSANCES    AFFECTIVES.  363 

CHAPITRE   VII 

Comment  la  mystique  change  les  puissances  affectives  de  l'âme.  De  la 
jubilation  mystique.  Marie  d'Oignies.  Du  don  des  larmes.  Sainte 
Rose  de  Lima.  Rinlinde  de  Billingen.  Véronique  de  Binasco,  etc. 

L'esprit  de  Dieu  s'empare  non -seulement  de  la  faculté 
motrice  de  l'homme,  mais  encore  de  ses  puissances  affec- 
tives. Comme  il  est  devenu,  pour  ainsi  dire,  l'âme  de  son 
âme ,  il  doit  être  aussi  comme  le  centre  de  gravitation  de 
toutes  ses  affections.  Celles-ci,  réunies  dans  un  centre  plus 
élevé ,  acquièrent  par  là  une  nouvelle  force  et  une  dignité 
plus  grande  :  elles  agissent  par  des  motifs  plus  purs  et 
plus  saints.  Parmi  ces  affections,  la  première,  celle  qui  est 
comme  la  racine  de  toutes  les  autres ,  c'est  l'amour,  ce 
poids  des  âmes,  qui  détermine  tous  leurs  mouvements. 
L'amour  donc,  élevé  à  une  plus  haute  puissance  par  l'ac- 
tion divine,  gravite  vers  Dieu  de  toutes  ses  forces,  par  une 
inclination  qui  a  encore  ses  racines  dans  la  partie  sensible 
de  l'âme.  La  même  force  qui  l'attire  vers  le  bien  la  dé- 
tourne du  mal  par  un  mouvement  énergique  de  haine  et 
de  répulsion.  L'amour  et  la  haine  sont  donc  les  deux  affec- 
tions fondamentales  que  la  mystique  soumet  à  sa  discipline. 
L'amour  purifié,  fortifié,  élargi  par  l'action  divine  se 
porte  davantage  vers  le  bien  à  mesure  qu'il  en  approche 
de  plus  près.  La  haine,  de  son  côté,  repousse  avec  d'autant 
plus  de  force  le  mal  du  péché  que  l'âme  en  ressent  davan- 
tage les  charmes  trompeurs.  A  ces  deux  affections  se  rat- 
tachent toutes  les  autres  :  le  plaisir,  la  joie  d'un  côté  ;  le 
déplaisir,  la  douleur  et  la  tristesse  de  l'autre.  La  mystique 
discipline  toutes  ces  passions;  de  sorte  qu'elles  ne  peuvent 


364  TRANSFORMATION    DES    PUISSANCES    AFFECTIVES. 

plus  subjuguer  la  partie  supérieure  de  l'âme^  et  que,  deve- 
nues plus  dociles,  elles  n'échappent  plus  comme  autrefois 
à  ses  influences.  Détournées  des  objets  extérieurs  qui  les 
excitaient  autrefois,  dépouillées  des  motifs  sensibles  qui  les 
mettaient  en  jeu,  elles  sont  poussées  désormais  par  des 
motifs  supérieurs,  et  dirigées  vers  des  biens  plus  élevés.  La 
vie  des  saints  nous  montre  jusqu'à  quel  degré  l'âme  ani- 
mée de  l'esprit  de  Dieu  peut  dominer  ses  passions ,  les  ar- 
racher entièrement  à  tout  objet  terrestre ,  et  les  transfi- 
gurer, pour  ainsi  dire,  en  les  purifiant  toujours  davantage. 
Nous  nous  contenterons  de  citer  ici  quelques  exemples 
plus  frappants  que  les  autres ,  pris  dans  la  vie  des  saints 
qui  se  sont  fait  remarquer  par  le  don  de  la  jubilation  ou 
par  le  don  des  larmes,  afin  que  le  lecteur  puisse  avoir  une 
idée  de  ce  que  peut  devenir  la  joie  ou  la  douleur,  inspirée 
par  l'esprit  de  Dieu. 

Marie  d'Oignies  s'est  distinguée  entre  beaucoup  d'au- 
tres par  ce  don  de  jubilation ,  qui  sur  son  lit  de  mort 
remplit  son  cœur  de  joie  et  ses  lèvres  de  chant.  En  effet, 
elle  se  mit  à  chanter  d'une  voix  haute  et  claire,  et  ne 
cessa  pas  pendant  trois  jours  et  trois  nuits  de  louer  ainsi 
le  Seigneur,  de  lui  témoigner  sa  reconnaissance,  célébrant 
sa  gloire  et  celle  de  la  sainte  Vierge ,  des  anges  et  des 
saints  pour  lesquels  elle  avait  une  dévotion  particuUère , 
par  les  chants  les  plus  délicieux.  Pendant  tout  ce  temps 
elle  ne  s'arrêta  pas  un  seul  instant  pour  chercher  les  pa- 
roles ou  les  mélodies  qu'elle  devait  employer  ;  mais  c'était 
Dieu  qui  lui  mettait  tout  cela  dans  la  bouche ,  et  elle  sem- 
blait l'avoir  écrit  sous  les  yeux;  on  eût  dit  qu'un  séraphin, 
étendant  ses  ailes  sur  sa  poitrine,  lui  inspirait  ses  chants. 
Après  qu'elle  eut  ainsi  chanté  tout  le  jour,  sa  voix  devint 


TRANSFOIWÏATION    DES    PUISSANCES    AFFECTIVES.  365 

enrouée ,  de  sorte  que ,  vers  la  nuit ,  elle  pouvait  à  peine 
faire  entendre  un  son  ;  mais  le  lendemain  matin  elle  se 
remit  à  chanter  d'une  voix  plus  haute  et  plus  claire;  car 
l'ange  du  Seigneur  lui  avait  ôté  son  enrouement,  et  elle 
continua  ainsi  tout  le  jour.  Le  prieur  d'Oignies,  qui  était 
un  prêtre  fort  distingué,  avait  fermé  les  portes  de  l'église 
où  elle  était  couchée,  et  y  était  resté  seul  avec  elle;  de 
sorte  que  ceux  qui  étaient  dehors  entendaient  seulement 
des  chants  sans  comprendre  les  paroles.  Elle  avait  com- 
mencé par  célébrer  la  sainte  Trinité^  et  elle  avait  dit  sur 
ce  sujet  des  choses  merveilleuses,  prises  des  évangiles,  des 
psaumes,  des  livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
qu'elle  n'avait  jamais  lus,  donnant  sur  une  foule  de  points 
obscurs  ou  délicats  des  explications  nouvelles  et  ingé- 
nieuses. De  la  sainte  Trinité,  elle  passa  à  l'Incarnation, 
puis  à  la  sainte  Vierge ,  racontant  une  foule  de  choses  des 
anges,  des  apôtres  et  des  autres  saints.  Puis  elle  passa  aux 
personnes  qui  lui  étaient  chères  sur  la  terre ,  les  recom- 
mandant au  Seigneur,  et  tout  cela  en  vers  latins.  Elle  dit, 
entre  autres  choses,  que  les  anges  reçoivent  toute  leur  con- 
naissance de  la  lumière  de  la  sainte  Trinité,  et  que,  glorifiés 
par  la  lumière  de  Jésus-Christ,  ils  opèrent  dans  les  âmes 
saintes  des  fruits  merveilleux.  Elle  dit  aussi  que  la  sainte 
Vierge  est  déjà  glorifiée  dans  son  corps;  que  les  corps  des 
saints  qui  sont  ressuscites  à  la  mort  de  Notre-Seigneur  ne 
sont  point  retournés  au  tombeau  ;  que  le  Saint-Esprit  vi- 
siterait bientôt  son  Église,  et  lui  enverrait  des  ouvriers  en 
plus  grand  nombre  que  de  coutume,  pour  opérer  le  salut 
des  âmes  et  éclairer  le  monde.  Elle  appelait  saint  Etienne  le 
jardin  de  roses  du  paradis,  et  disait  que  c'était  lui  qui 
par  sa  prière  avait  obtenu  la  conversion  de  saint  Paul,  et 


366  TRANSFORMATION    DES    PUISSANCES    AFFECTIVES, 

que,  lorsque  celui-ci  avait  gagné  la  couronne  du  martyre, 
saint  Etienne  avait  été  présent  et  avait  offert  son  âme  à 
Dieu  en  lui  disant  :  Ce  don  précieux  que  vous  m'avez  fait, 
je  vous  le  rends  avec  tous  les  fruits  qu'il  a  rapportés.  Elle 
parla  en  outre  de  son  confesseur,  priant  Dieu  de  le  garder, 
afin  qu'elle  pût  un  jour  lui  présenter  aussi  son  âme,  et  lui 
rendre  ainsi  avec  intérêt  le  don  qu'il  lui  avait  fait.  Elle 
repassa  dans  le  plus  grand  détail  les  tentations  qu'il  avait 
éprouvées  et  les  fautes  qu'il  avait  commises,  priant  Dieu 
de  l'en  préserver  à  l'avenir.  Le  prieur,  qui  connaissait 
très-bien  la  conscience  de  son  confesseur,  puisqu'il  le  con- 
fessait lui-même,  s' approchant  de  lui,  lui  demanda  :  «Est-ce 
que  vous  lui  auriez  par  hasard  découvert  vos  péchés? 
elle  les  nomme  tous  comme  si  elle  les  avait  écrits  dans  un 
livre.  »  Elle  répéta  plusieurs  fois,  toujours  en  vers  latins,  le 
Magnificat,  et  éprouva,  en  le  chantant,  d'ineffables  délices. 
Elle  se  mita  chanter  le  cantique  de  Siméon,  et,  lorsqu'elle 
l'eut  fini,  elle  recommanda  instamment  au  Seigneur  tous 
ceux  qu'elle  aimait,  entremêlant  ses  recommandations  du 
chant  du  Nunc  dimittis.  Elle  mourut  ainsi,  après  avoir 
chanté  pendant  trois  jours. 

Il  en  est  de  même  du  don  des  larmes,  et  nous  le  retrou- 
vons dans  la  vie  d'un  grand  nombre  de  mystiques ,  soit 
qu'ils  pleurassent  leurs  propres  imperfections,  soit  qu'ils 
fussent  attendris  par  la  méditation  des  souffrances  du 
Rose  Sauveur.  Sainte  Rose  de  Lima  avait  reçu  ce  don  ;  et  elle 
croyait  que  nos  larmes  n'appartiennent  qu'à  Dieu,  et 
qu'il  ne  convient  pas  de  les  verser  pour  d'autres  que 
pour  lui.  Trouvant  donc  un  jour  sa  mère  qui  pleurait  pour 
quelque  œuvre  étrangère  à  Dieu,  elle  lui  dit  avec  feu  :  «  Ah 
ma  mère!  que  faites-vous  là?  Vous  dépensez  un  trésor  qui 


de  Lima. 


TRANSFORMATION    DES   PUISSANCES    AFFECTIVES.  367 

n'appartient  qu'à  Dieu;  car  c'est  à  lui  seul  que  nous  de- 
vons donner  cette  liqueur  précieuse  destinée  à  laver  nos 
péchés.  »  Rinlinde  de  Billingen^  au  monastère  d'Adelhau-  Rinlinde  de 
sen,  avait  aussi  reçu  ce  don,  de  même  que  le  don  de  jubi-  ^  ^"^®"" 
lation.  Celui-ci  durait  souvent  dix  jours  sans  interruption 
après  ses  communions.  Mais  aussi,  quand  elle  considérait 
la  passion  du  Sauveur,  elle  fondait  en  larmes;  de  sorte 
que  la  place  où  elle  était  agenouillée  était  toute  mouillée 
de  ses  pleurs  ;  elle  éprouvait  en  même  temps  un  désir  ar- 
dent d'être  associée  aux  souftrances  de  son  bien -aimé. 

Véronique  de  Binasco  pleurait   si  facilement  que,   dès  Véronique 

de  Binasco. 
qu'elle  priait  ou  méditait,  ou  repassait  ses  péchés  dans 

son  esprit,  les  larmes  lui  venaient  aussitôt;  et  les  autres 
sœurs  du  couvent  ne  pouvaient  assez  s'étonner  de  les  voir 
couler  ainsi  sans  qu'elle  sanglotât  ou  qu'elle  fît  entendre 
aucun  bruit.  Si  elle  voulait  se  cacher,  ou  retenir  ses 
pleurs,  elle  devenait  malade,  ou  était  prise  d'un  enroue- 
ment très- violent.  Thadane,  sa  confidente,  déclara  que, 
lorsqu'elle  était  en  contemplation,  elle  répandait  sur  le 
pavé  une  telle  quantité  de  larmes  qu'il  semblait  qu'on  y 
eût  jeté  un  vase  plein  d'eau.  Aussi  avait-elle  fini  par  avoir 
dans  sa  cellule  un  vase  de  terre  qui  pût  contenir  les  larmes 
qu'elle  versait  pendant  ses  ravissements;  et  le  poids  s'en 
éleva  quelquefois  jusqu'à  plusieurs  livres  de  Milan. 
D'autres  sœurs  assurent  aussi  que  parfois  les  pleurs  qui 
tombaient  de  ses  yeux  s'arrêtaient  sur  sa  poitrine  pendant 
ses  extases,  puis  se  mettaient  à  couler  comme  de  l'eau  or- 
dinaire lorsqu'elle  était  revenue  à  elle. 

Il  en  était  ainsi  de  Marie  d'Oignies.  Un  jour  qu'elle  Marie  d'Oi- 
considérait  les  bienfaits  de  la  rédemption,  elle  fut  telle-      ^'®^' 
ment  émue  qu'un  fleuve  de  larmes  baigna  la  place  où  elle 


?}C)H  TRANSFORMATION    DES    l'UlSSA.NCKS    AFFECTIVES. 

ctiiit  à  genoux  dans  régliso.  A  partir  de  ce  moment,  elle 
ne  pouvait  plus  regarder  une  croix ,  parler  ou  entendre 
parler  de  la  passion  du  Sauveur  sans  avoir  aussitôt  un 
ravissement.  Pour  calmer  sa  douleur  et  retenir  ses  larmes, 
elle  était  obligée  de  détourner  sa  pensée  de  l'humanité  du 
Christ  pour  la  reporter  sur  sa  divinité.  Un  jour,  vers  le 
temps  de  la  passion,  comme  elle  s'immolait  au  Seigneur, 
au  milieu  des  soupirs,  des  sanglots  et  des  larmes,  un  des 
prêtres  qui  desservaient  l'église  l'avertit  doucement  de  prier 
bas  et  de  retenir  ses  pleurs.  Timide  et  obéissante  comme 
elle  était,  mais  sachant  bien  cependant  qu'il  lui  était  im- 
possible de  faire  ce  qu'on  lui  demandait,  elle  sortit  secrè- 
tement de  l'église,  se  cacha  dans  un  lieu  éloigné,  et  pria 
le  Seigneur  de  faire  voir  à  ce  prêtre  qu'il  n'est  point  au 
pouvoir  de  l'homme  de  retenir  ses  larmes  lorsque  le 
souffle  du  Saint-Esprit  les  fait  couler.  Sa  prière  fut  exaucée 
ce  jour-là  même  ;  car,  pendant  que  ce  prêtre  disait  la 
messe,  son  Ame  fut  inondée  d'un  tel  torrent  de  larmes  qu'il 
craignit  d'étouffer.  Plus  il  s'efforçait  de  les  arrêter,  plus 
elles  coulaient  en  abondance,  non-seulement  sur  lui,  mais 
encore  sur  le  livre  et  sur  les  linges  de  l'autel.  Il  comprit 
alors,  par  sa  propre  expérience,  ce  qu'il  n'avait  pas  voulu 
apprendre  par  l'humilité.  Marie  étant  revenue  longtemps 
après  la  messe ,  le  prêtre  lui  raconta  ce  qui  venait  de  lui 
arriver.  «  Eh  bien  !  lui  dit-elle,  vous  avez  éprouvé  vous- 
même  qu'il  n'est  pas  donné  à  l'homme  de  retenir  l'esprit 
(juand  il  souffle  avec  impétuosité.  »  Comme  elle  pleurait 
ainsi  jour  et  nuit,  elle  était  obligée  de  changer  souvent  les 
draps  dont  elle  s'enveloppait  la  tête.  Jacques  de  Vitry,  son 
i)iogi-aphc,  lui  ayant  demandé  un  jour  si,  après  ses  veilles 
et  ses  jeûnes  prolongés,  les  larmes  qu'elle  répandait  en  si 


TRANSFORMATION    DES    PUISSANCES    AFFECTIVES.  360 

grande  abondance  ne  F  épuisaient  pas,  et  si  sa  tête  n'en 
était  pas  affaiblie^  elle  lui  répondit  :  «  Les  larmes  sont  ma 
force  et  ma  nourriture^  et  le  jour  et  la  nuit.  Loin  de  me 
faire  mal  à  la  tête,  elles  raniment  mon  esprit;  loin  de  me 
causer  quelque  soufl'rance ,  elles  remplissent  mon  âme  de 
joie,  parce  qu'elles  ne  coulent  point  avec  effort,  mais  que 
c'est  le  Seigneur  qui  les  donne,  w  Dans  tous  ces  phéno- 
mènes, c'est  la  septième  paire  de  nerfs  qui  sert  pour  ainsi 
dire  de  conducteur,  et  manifeste  au  dehors  les  sentiments 
intérieurs  de  l'àme. 

Mais  à  côté  de  ces  courants  qui  se  rattachent  aux  affec- 
tions de  l'appétit  concupiscible,  il  en  est  d'autres  qui  sont 
en  rapport  au  contraire  avec  les  passions  de  l'appétit  iras- 
cible. Celles-ci  se  produisent  tantôt  par  les  élans  de  l'or- 
gueil ou  de  la  présomption,  tantôt  au  contraire  par  les 
défaillances  de  la  crainte  et  du  découragement.  Mais  une 
fois  purifiées  par  la  discipline  chrétienne,  ces  passions 
rentrent  dans  leur  état  normal;  et  l'homme  est  délivré  de 
cette  mobilité  qui,  dans  l'état  ordinaire,  le  fait  passer  si  fa- 
cilement d'un  excès  à  l'excès  opposé.  Loin  d'être  un  pé- 
ril pour  lui,  elles  deviennent,  au  contraire,  sous  l'influence 
de  la  grâce,  des  moyens  d'avancer  dans  la  vertu,  et  contri- 
buent à  produire  ces  miracles  de  pureté,  de  patience, 
d'empire  sur  soi-même  que  nous  admirons  dans  la  vie  des 
saints.  N'avons-nous  pas  vu,  par  exemple,  Ignace  de 
Loyola  passer  en  peu  de  temps  de  la  vie  présomptueuse, 
grossière  et  libre  des  camps,  à  un  état  de  perfection  vrai- 
ment merveilleuse,  et  devenir  un  modèle  de  modestie, 
d'humilité,  de  douceur  et  d'égalité  d'àme?  Quel  empire 
n'a  pas  exercé  sur  soi-même  François  Borgia  son  succes- 
seur? Avec  quelle  énergie  Louis  de  Gonzague  n'a-t-il  pas 


370  TRANSFORMAÏIOIN    DES    PUISSAÎSCES    AFFECTIVES. 

SU  dompter  la  vivacité  de  son  tempérament?  Quels  efforts 
n'a  pas  dû  faire  Philippe  de  Néri  pour  acquérir  cette  par- 
faite égalité  d'âme  que  rien  ne  pouvait  troubler  ;  de  sorte 
que  ceux  qui  ne  le  connaissaient  pas  le  croyaient  insen- 
sible ?  La  sérénité  de  son  âme  était  si  grande  qu'il  était  la 
consolation  de  tous  les  affligés,  et  que  beaucoup  recou- 
vraient la  paix  et  la  joie  rien  qu'en  le  regardant.  Toujours 
bon  et  aimable,  il  savait  par  sa  douceur  assouplir  les  cœurs 
les  plus  opiniâtres,  et  attirait  par  un  charme  irrésistible 
ceux  qui  avaient  gardé  le  précieux  trésor  de  l'innocence. 
Il  avait  coutume  de  dire  que  l'homme  humble  ne  doit  mé- 
priser personne,  mais  seulement  soi-même  et  le  monde, 
et  qu'il  lui  faut  savoir  mépriser  enfin  jusqu'au  mépris 
lui-même.  Or  toute  sa  vie  n'était  que  l'accompUssement 
de  cette  parole.  Et  Marie -Elisabeth  de  Ranfain,  quel  cou- 
rage ne  lui  a-t-il  pas  fallu  pour  lutter  pendant  toute  sa 
vie  contre  l'esprit  de  l'abîme;  pour  supporter  les  mauvais 
traitements  de  sa  mère,  qui,  irritée  de  ce  qu'elle  ne  vou- 
lait pas  la  suivre  dans  sa  vie  mondaine,  l'accablait  de 
coups,  et  la  faisait  passer  pour  folle?  Quelle  force  ne  lui 
a-t-il  pas  fallu  plus  tard,  lorsqu'on  la  contraignit  d'épouser 
un  homme  méchant  et  cruel,  qui  ne  savait  qu'inventer  pour 
la  faire  souffrir?  Elle  supporta  tout  avec  douceur  et  patience 
sans  jamais  proférer  une  plainte ,  et  réussit  ainsi  à  con- 
vertir son  mari.  Avec  quelle  constance  supporta-t-elle  la 
plus  terrible  de  toutes  les  épreuves,  lorsque,  devenue 
veuve,  elle  fut  possédée  du  démon,  et  condamnée  à  une  lutte 
acharnée  contre  l'enfer?  Mais  après  être  sortie  victorieuse 
de  cette  lutte,  elle  eut  encoi'e  assez  de  courage  et  d'énergie 
pour  se  consacrer  au  service  et  à  la  conversion  des  femmes 
perdues,  et  pour  fonder  l'ordre  de  Notre-Dame  du  Refuge. 


TRANSFORMATION    DES    SE>S.  371 

CHAPITRE  VIII 

Comment  la  mystique  transforme  et  élève  les  fonctions  des  sens.  Du 
toucher.  Marie  d'Agréda.  Rose  de  Lima.  Du  goût.  Lucie  d'Adelhau- 
sen.  Angèle  de  Foligno.  Sainte  Ida. 

Les  sens  ont  été  donnés  à  la  partie  moyenne  de  l'àme, 
afin  de  la  mettre  en  rapport  avec  le  monde  extérieur.  Cha- 
cun d'eux  remplit  ce  but  par  des  moyens  différents;  mais 
tous  s'accordent  en  ce  point  qu'ils  portent  à  l'âme  les 
impressions  du  dehors.  Chaque  sens  est  doué  d'une  double 
faculté;  car  d'abord  il  met  l'àme  en  rapport  avec  les  ob- 
jets extérieurs  par  le  moyen  des  nerfs,  et  en  second  lieu 
il  s'approprie  et  s'assimile  pour  ainsi  dire  l'impression 
qu'il  reçoit  de  ces  objets.  Si  nous  voulons  fortifier  un  sens, 
celui  de  la  vue,  par  exemple,  que  faisons-nous?  Nous 
l'armons  d'un  appareil  optique,  qui  reçoit  en  plus  grande 
quantité  la  lumière,  ou  en  concentre  les  rayons.  La  lu- 
mière ainsi  concentrée  offrant  à  l'œil  une  image  plus  con- 
densée et  plus  claire  à  la  fois,  celui-ci  peut  mieux  se  l'as- 
similer, la  transformer  et  l'introduire  dans  les  régions  de 
l'esprit.  Or,  à  ce  moyen  extérieur  et  factice  doit  corres- 
pondre un  moyen  extérieur,  qui  permette  à  l'homme  d'ob- 
tenir par  un  procédé  naturel  et  organique  les  mêmes  ré- 
sultats que  l'on  obtient  dans  le  premier  cas  par  un  procédé 
factice  et  physique.  Si  l'on  parvenait  à  rendre  à  la  fois 
l'œil  et  plus  transparent  et  plus  impressionnable  à  la  lu- 
mière, on  atteindrait  par  là  le  but  auquel  on  arrive  en 
augmentant  la  masse  de  la  lumière  par  l'accroissement  de 
l'ouverture  du  télescope.  Et  si  l'on  pouvait  d'un  autre 
côté,  en  concentrant  davantage  l'organe,  augmenter  la 


372  TRANSFORMATION    DES    SENS. 

puissance  qu  il  a  reçue  de  recueillir  et  de  s'assimiler  les 
rayons  de  la  lumière,  on  produirait  aussi  les  mêmes  phé- 
nomènes qu'on  obtient  à  l'aide  de  la  lentille.  On  aurait 
une  image  plus  précise  dans  ses  contours,  plus  pleine, 
plus  concentrée;  et,  si  la  puissance  qui  réside  dans  les 
nerfs  était  accrue  dans  la  même  proportion ,  cette  image 
entrerait  sans  difficulté  dans  le  domaine  de  l'âme  ;  de  sorte 
que  celle-ci  pourrait  sans  effort  la  saisir  et  la  contempler. 
Or  ces  effets  sont  produits  souvent  par  des  moyens  phy- 
siologiques, dans  la  clairvoyance  ou  le  somnambulisme 
magnétique.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  la  mystique 
puisse  les  produire  par  des  moyens  surnaturels.  Nier  que 
la  chose  soit  possible,  ce  serait  abaisser  l'ordre  surnaturel 
au-dessous  de  la  nature. 

La  discipline  chrétienne  a  pour  résultat  de  rendre  les 
organes  corporels  plus  purs  et  plus  subtils ,  et  de  former 
ainsi  en  quelque  sorte  de  nouveaux  organes,  d'une  nature 
plus  déliée  et  plus  délicate  ;  cette  action  doit  s'étendre 
nécessairement  aux  sens.  Ceux-ci  deviennent  par  là  plus 
accessibles  aux  moindres  impressions.  Les  nerfs  portent 
celles-ci  plus  rapidement  h  l'âme.  Les  puissances  de  l'âme, 
de  leur  côté,  ayant  acquis  une  force  de  concentration  plus 
grande,  reçoivent  plus  vivement  les  impressions  du  dehors, 
et  gouvernent  avec  plus  d'empire  les  organes  qui  leur  sont 
soumis.  De  là  résultent  pour  ceux-ci  une  énergie  et  une 
activité  plus  considérables.  Les  sens  acquièrent  ainsi,  d'une 
manière  surnaturelle,  uîie  puissance  bien  plus  grande  en- 
core que  celle  qu'ils  obtiennent  par  des  moyens  extérieurs 
et  mécaniques.  On  comprend  toutefois  qu'ils  doivent  en  cet 
état  considérer  les  choses  d'une  tout  autre  manière  que 
dans  l'état  ordinaire.  Ici,  portés  en  quelque  sorte  à  la 


TRANSF0R3IATI0N    DES   SENS.  373 

périphérie  et  à  la  surface  du  corps,  ils  ne  perçoivent  aussi 
les  objets  que  par  ce  qu'ils  ont  d'extérieur.  Le  phénomène 
seul  les  frappe,  et  la  substance  leur  échappe.  Là,  au  con- 
traire, ils  acquièrent  une  concentration  plus  grande,  et 
peuvent  par  conséquent  saisir  davantage  le  centre  et  le 
fond  des  choses.  Pénétrant  au  delà  de  la  surface  extérieure, 
ils  vont  chercher  la  réalité  qu'elle  cache;  et  saisissant  ainsi 
les  objets  d'une  manière  plus  précise  et  plus  large,  non 
plus  du  dehors  au  dedans,  mais  du  dedans  au  dehors, 
ils  en  procurent  à  l'àme  une  connaissance  plus  sûre  et  plus 
profonde. 

La  même  disposition  se  fait  remarquer  dans  les  mou- 
vements par  lesquels  l'àme,  se  détournant  du  monde 
extérieur,  se  tourne  de  préférence  vers  les  régions  spiri- 
tuelles. Ces  mouvements  sont  à  la  fois  plus  vifs,  plus 
rapides  et  plus  forts.  L'âme  associe  les  sens  à  ses  dégoûts 
du  monde  sensible,  et  leur  fait  partager  son  amour  des 
biens  invisibles;  de  sorte  que,  se  fermant  comme  d'eux- 
mêmes  aux  objets  extérieurs,  ils  acquièrent  une  puissance 
et  une  énergie  intérieure  qui  leur  étaient  inconnues  au- 
paravant. Chaque  sens,  en  effet,  a  deux  parties  et  comme 
deux  éléments  bien  distincts  :  l'un  extérieur,  qui  saisit 
les  objets  du  dehors,  et  l'autre  intérieur,  correspondant 
au  premier,  mais  dans  un  rapport  plus  direct  avec  l'âme, 
à  laquelle  il  rapporte  les  impressions  reçues  du  dehors. 
Or  c'est  cet  élément  interne  qui,  purifié  et  transformé 
pour  ainsi  dire  par  la  mystique,  acquiert  souvent  une 
telle  énergie  qu'il  semble  avoir  absorbé  l'élément  exté- 
rieur, et  suffire  à  lui  seul  pour  toutes  les  opérations  des 
sens. 

Parmi  ceux-ci,  nous  trouvons  d'abord  celui  du  toucher^  Du  toucher 


374  TRANSFORMATION    DES    SENS. 

répandu  par  tout  le  corps ,  et  qui  reçoit  différents  noms 
selon  les  diverses  fonctions  qu'il  exerce.  Appliqué  à  un 
objet  résistant,  il  s'appelle  le  sens  de  l'impénétrabilité. 
Appliqué  à  un  objet  qui  pèse,  c'est  le  sens  de  la  pesanteur. 
Et  s'il  est  mis  en  rapport  avec  un  objet  qui  se  meut,  il 
s'appelle  le  sens  de  l'équilibre.  On  sait  quel  degré  de  per- 
fection le  sens  du  toucher  acquiert  quelquefois  chez  les 
aveugles ,  qui  finissent  souvent  avec  son  aide  à  distinguer 
même  les  couleurs.  On  sait  également  quelle  modification 
profonde  le  sens  de  la  pesanteur  subit  en  certaines  mala- 
dies, et  jusqu'à  quel  point  augmente  le  sentiment  de  l'équi- 
libre chez  ceux  à  qui  il  est  habituel.  Il  est  donc  facile  de 
comprendre  que  la  vie  mystique  doit  produire  aussi  des 
effets  analogues.  Dans  l'état  ordinaire ,  le  sens  du  toucher 
est  protégé  par  une  sorte  de  voile  qui  l'empêche  d'être 
blessé  trop  profondément  par  l'action  des  objets  extérieurs; 
mais  dans  la  vie  mystique  ce  voile  devient  plus  déUé  et 
plus  délicat;  de  sorte  que  les  choses  qui  autrefois  pas- 
saient inaperçues  produisent  maintenant  une  impression 
plus  ou  moins  profonde.  La  partie  interne  de  ce  sens 
subit  la  même  transformation,  et  sent  plus  vivement  aussi 
les  impressions  des  choses  spirituelles  et  surnaturelles.  Il 
se  forme  donc  peu  à  peu  à  rencontre  du  tact  corporel  un 
tact  d'un  ordre  plus  élevé,  et  qui  est  principalement  en 
rapport  avec  le  règne  invisible .  Ce  tact  se  divise ,  comme 
le  toucher  matériel  auquel  il  correspond,  en  plusieurs 
éléments  très -distincts.  L'homme,  en  cet  état,  touche  en 
quelque  sorte  les  choses  spirituelles.  L'amour,  l'attirant 
comme  par  un  poids,  lui  donne  le  sentiment  d'une  gravi- 
tation d'un  ordre  plus  élevé  :  il  acquiert  en  même  temps 
l'impression  d'une  harmonie  et  d'un  équilibre  bien  supé- 


TRANSFORMATION    DES    SENS.  375 

rieur  à  celui  dont  le  sens  extérieur  lui  donnait  la  per- 
ception. Le  centre  de  gravité  monte  dans  une  région  plus 
élevée ,  et  passe  dans  la  poitrine.  De  là  vient  cette  rapidité 
plus  grande  dan^les  mouvements ,  qui  fait  que  souvent 
l'homme^,  en  cetétat^  semble  seulement  glisser  sur  la  terre. 
L'âme,  de  son  côté;,  se  sent  comme  ailée;  il  lui  semble 
qu'elle  n'a  qu'à  étendre  ses  ailes  pour  s'élever  jusqu'aux 
régions  les  plus  hautes. 

Mais  ce  sentiment  ne  persévère  pas  toujours  :  il  éprouve 
quelquefois  des  interruptions  bien  douloureuses  pour  l'âme. 
Marie  d'Agréda  avait  acquis  une  telle  agilité  que  même 
pendant  le  sommeil  son  cœur  était  toujours  éveillé.  Mais, 
quand  venait  la  tentation,  elle  se  sentait  appesantie  par  un 
poids  si  lourd  qu'elle  était  près  de  tomber  à  terre,  et 
sur  le  point  de  mourir. 

Sainte  Rose  de  Lima  éprouva  la  même  chose  à  un  plus 
haut  degré  encore  dès  sa  première  jeunesse.  Ses  confes- 
seurs lui  avaient  conseillé  d'entrer  dans  un  couvent,  et 
lesAugustines  étaient  disposées  à  la  recevoir.  Un  dimanche 
donc  elle  se  mit  en  route  avec  son  frère ,  pour  se  rendre 
chez  elles  en  secret.  Étant  entrée  dans  l'église  des  Domi- 
nicains, qui  était  proche,  pour  prier  la  sainte  Vierge,  lors- 
qu'elle voulut  se  lever  pour  partir,  elle  se  sentit  comme 
clouée  au  sol.  Son  frère,  voyant  qu'elle  tardait,  l'avertit 
avec  impatience  qu'il  était  temps  de  partir.  La  sainte  rou- 
gissant chercha  à  se  détacher  du  sol  sans  pouvoir  y  réussir. 
Son  frère ,  après  l'avoir  avertie  trois  fois,  voulut  l'aider  à 
se  lever;  mais  leurs  efforts  réunis  n'eurent  aucun  effet. 
Rose  comprit  que  c'était  un  signe  que  la  Providence  avait 
d'autres  desseins  sur  elle;  et  à  peine  eut -elle  promis  de 
retourner  chez  sa  mère  et  de  demeurer  chez  elle  qu'elle 


376  TRANSFORMATION    DES    SENS. 

se  sentit  légère  comme  une  plume ,  put  se  lever  seule  et 
regagner  sa  maison.  On  raconte  aussi  que  plus  d'une  fois 
la  prière  d'un  saint  suffit  pour  rendre  immobiles  des  as- 
sassins ou  des  voleurs ,  comme  on  peutHB  voir  dans  la  vie 
de  Sophie ,  femme  de  Théodoric^  comte  de  Hollande;  dans 
celle  de  Philippe  Ferrari^  de  Randin  de  Sienne,  de  Cathe- 
rine de  Cordoue  et  de  plusieurs  autres.  Quelquefois,  sur- 
tout dans  les  premiers  siècles  de  l'Éghsc,  des  processions 
païennes  tout  entières  furent  arrêtées,  et  comme  fixées  au 
sol  de  cette  manière ,  comme  on  peut  le  voir  dans  la  vie 
d'Apollonius,  abbé  en  Egypte,  et  de  saint  Martin. 

Après  le  sens  du  toucher  vient  celui  du  goût ,  qui  a  un 
rapport  spécial  avec  les  organes  de  la  nutrition ,  et  est 
placé  à  la  porte  de  cette  région,  comme  un  portier  chargé 
de  surveiller  tout  ce  qui  entre.  Sa  fonction  est  d'éprouver 
le  rapport  chimique  des  aliments  avec  l'organisme  qui  doit 
se  les  assimiler.  Les  sensations  qu'ils  lui  procurent,  et  par 
le  moyen  desquelles  il  discerne  leurs  qualités  intrinsèques, 
peuvent  se  rapporter  à  deux  principales ,  à  savoir  celles 
de  l'amertume  et  de  la  douceur.  C'est  sous  ce  nom ,  en 
eifet,  que  l'on  exprime  toutes  les  autres,  de  sorte  que 
l'amertume  désigne  tout  ce  qui  déplaît  au  goût,  et  la  dou- 
ceur tout  ce  qui  lui  plaît.  Or  la  vie  mystique  purifie  et 
élève  le  sens  du  goût,  comme  tous  les  autres.  L'àme,  en  cet 
état,  savoure  intérieurement  toutes  les  choses  divines,  qui 
sont  l'unique  objet  de  ses  désirs.  Elle  goûte  même  extérieu- 
rement les  choses  saintes,  cachées  sous  une  enveloppe  cor- 
porelle. Lucie  de  Schnadelburg,  du  couvent  d'Adelhausen, 
en  Alsace,  sentait  dans  sa  bouche  une  telle  douceur  quand 
elle  priait  et  surtout  quand  elle  récitait  le  Tater  qu'elle 
avait  coutume  de  dire  que  ni  le  sucre  ,  ni  le  miel,  ni  ce 


TRANSFORMATION    DES    SENS.  377 

qu'il  y  a  de  plus  suave  au  monde  n'était  comparable  à  ce 
qu'elle  sentait.  Son  corps  tout  entier  en  était  fortifié;  et 
elle  pouvait,  malgré  sa  faiblesse^  continuer  de  prier  pen- 
dant de  longues  heures;  mais^  dès  qu'elle  se  levait  pour 
s'occuper  des  soins  du  monastère ,  dont  elle  était  prieure , 
elle  perdait  aussitôt  ce  goût  surnaturel.  Cette  douceur  se 
changeait  en  amertume  chez  un  saint  abbé  lorsqu'il  priait 
pour  quelqu'un  sans  être  exaucé.  Mais  c'est  surtout  dans 
la  sainte  communion  que  se  produisent  les  phénomènes 
de  ce  genre.  Sainte  Angèle  de  Foligno  disait  à  ce  sujet  à  Angèie  de 
son  confesseur  :  «  Lorsque  je  communie ,  la  sainte  hostie  ° 
«  s'étend  dans  ma  bouche ,  et  elle  n'a  le  goût  ni  du  pain 
«  ni  de  la  viande  ordinaire,  mais  un  goût  particulier  et 
«  délicieux j  auquel  je  ne  puis  rien  comparer  sur  cette 
«  terre.  La  sainte  hostie  ne  me  semble  point  quelque  chose 
<(  de  dur  comme  autrefois  :  elle  ne  descend  point  non  plus 
«  peu  à  peu,  comme  cela  arrive  ordinairement,  mais  tout 
«  d'un  coup,  et  avec  une  telle  suavité  que ,  s'il  n'y  avait 
«  obligation  de  l'avaler  promptement ,  je  la  garderais  le 
«  plus  longtemps  possible  dans  ma  bouche.  » 

Lorsque  sainte  Ida  de  Louvain  communiait,  il  lui  sem- 
blait que  l'hostie  était  changée  en  un  poisson  qui  avait  la 
tête  en  bas  et  qui ,  s' allongeant  depuis  le  gosier  jusqu'aux 
intestins,  attirait  à  soi  et  absorbait  avec  une  grande  avidité 
tous  ses  esprits  vitaux;  et  cette  sensation  durait  tout  le 
jour.  La  sainte  ne  faisait  en  cette  circonstance  que  trans- 
porter à  l'aliment  céleste  dont  elle  se  nourrissait  sa  propre 
avidité  ;  de  sorte  qu'au  lieu  de  se  nourrir  de  lui  elle  lui  | 

servait  de  nourriture.  Saint  Phihppe  de  Néri  sentait  une  1 

douceur  ineffable  toutes  les  fois  qu'il  communiait;  et  on  l 

le  voyait  bien  à  l'expression  de  son  visage.  Les  saints  même 


378  TRANSFORMATION    DE    l'oDORAT    ET    DE    l'oUÏE. 

pour  qui  tout  aliment  est  devenu  insupportable,  et  qui  ne 
peuvent  rien  prendre  sans  éprouver  des  crampes  doulou- 
reuseS;,  reçoivent  avec  plaisir  la  sainte  eucharistie,  comme 
on  le  voit  dans  la  vie  de  Marie  d'Oignies,  de  Liduine, 
d'Ursule  Bénincasa  et  de  Marie  de  la  Résurrection. 


CHAPITRE   IX 

Comment  la  mystique  transforme  les  sens  de  l'odorat  et  de  l'ouïe. 
Gille  de  Reggio.  Catherine  de  Sienne.  Philippe  de  Nén.  Herman 
Joseph.  Jérôme  Gratien.  Suso.  Joseph  de  Copertino,  etc. 

De  même  que  le  sens  du  goût  est  dans  un  rapport  spé- 
cial avec  les  organes  de  la  nutrition ,  l'odorat  est  plus  par- 
ticulièrement lié  à  ceux  de  la  respiration.  Il  est  placé, 
comme  un  autre  portier,  à  cette  seconde  porte  de  la  vie,  et 
chargé,  en  cette  quahté,  de  discerner  les  qualités  de  l'at- 
mosphère que  nous  respirons ,  par  la  nature  de  l'odeur 
dont  elle  est  imprégnée.  L'odorat  participe ,  comme  tous 
les  autres  sens,  aux  influences  surnaturelles  de  la  vie  mys- 
tique. Il  acquiert  par  là  quelque  chose  de  plus  intime ,  de 
plus  fin  et  de  plus  déhé ,  et  peut  ainsi  discerner,  sous  le 
voile  extérieur  qui  les  cache ,  des  qualités  qui  lui  auraient 
échappé  dans  l'état  ordinaire.  L'ordre  et  le  désordre  moral 
produisent  en  lui  les  mêmes  effets  qu'y  produisent  ordi- 
nairement les  objets  extérieurs  qui  sont  en  rapport  avec 
lui.  Si  donc  la  sainteté  et  la  vertu  savent  établir  en  toutes 
choses  un  ordre  parfait;  si  les  saints ,  trahissant  au  dehors 
l'harmonie  intérieure  de  leur  âme,  ressemblent  en  quelque 
sorte  à  un  parterre  délicieux,  d'où  s'exhalent  les  senteurs 
les  plus  agréables ,  ils  peuvent  aussi  sentir  eux-mêmes  le 


TRANSFORMATION    DE    LODORAT    ET    DE    LOUÏE.  379 

parfum  que  répandent  autour  d'eux  ceux  qui,  comme  eux, 
se  sont  donnés  tout  à  Dieu.  Et  cette  élévation  du  sens  de 
l'odorat  est  parallèle  à  la  glorification  intérieure  que  la 
sainteté  produit  dans  l'àme.  Elle  ne  se  manifeste  d'abord 
que  par  des  impressions  légères  et  incertaines;  puis,  à  me- 
sure que  l'homme  fait  de  nouveaux  progrès  dans  la  vertu, 
l'odorat  devient  plus  sûr  et  plus  subtil ,  et  il  finit  par  pé- 
nétrer jusque  dans  la  partie  la  plus  intime  des  choses,  de 
même  qu'une  oreille  bien  exercée  saisit  sans  peine  les  ac- 
cords ou  les  dissonances  les  plus  légères.  Saint  Pacôme 
distinguait  les  hérétiques  à  l'odeur.  L'abbé  Eugendis  recon- 
naissait les  vertus  ou  les  vices  de  chacun  par  l'odeur  de  sa 
transpiration.  Un  frère  nommé  Émilien  s' étant  présenté  à 
l'abbé  Euthymius  pour  recevoir  la  communion  après  avoir 
consenti  à  une  mauvaise  pensée,  celui-ci  sentit  une  odeur 
insupportable,  et  reconnut  aussitôt  l'état  de  son  âme; 
aussi  lui  adressa -t- il  une  réprimande  sévère.  Saint  Hila- 
rion,  au  rapport  de  saint  Jérôme,  distinguait  à  l'odeur  des 
vêtements  ou  des  objets  qu'on  avait  touchés  de  quel  dé- 
mon ou  de  quel  vice  on  était  l'esclave.  Toute  faute  consi- 
dérable donnait  à  l'odorat  de  sainte  Brigitte  une  sensaUon 
qu'elle  ne  pouvait  supporter. 

Plus  ce  sens  devient  subfil  et  pénétrant,  plus  aussi  il 
acquiert  d'étendue.  Un  jour,  Gille  de  Reggio  allant  au  Gillede 
monastère  où  vivait  Jean  des  Vallées ,  comme  il  en  était  a 
vingt-huit  milles,  celui-ci  annonça  aux  frères  son  arrivée 
prochaine.  Ceux-ci  lui  ayant  demandé  comment  il  le  savait, 
il  lui  répondit  que  cet  homme  de  Dieu  exhalait  une  telle 
abondance  de  parfums  que  l'odeur  en  était  venue  jusqu'à 

lui.  Sainte  Catherine  de  Sienne,  se  rendant  dans  une  ville  S'"  Cathe- 
rine 
célèbre,  sentit,  à  quarante  milles  de  distance,  une  odeur  tel-  de  Sienne. 


380  TRANSFORMATION    DE    l'oDORAT    ET    DE   l'OUÏE. 

« 

lemeiit  désagréable  qu'elle  assurait  qu'elle  n'avait  jamais 
rien  senti  de  semblable.  Lorsqu'un  homme  vicieux  appro- 
chait de  sainte  Lutgarde ,  il  lui  semblait  recevoir  le  souffle 
d'un  lépreux.  Dominique  de  Paradis ;,  passant  près  d'un 
soldat,  connut,  par  l'odeur  affreuse  qu'il  exhalait,  qu'il 
était  rempli  de  vices ,  et  ses  exhortations  finirent  par  le 
convertir.  La  bienheureuse  Gentille  de  Ravenne  ne  put  un 
jour  manger  d'un  pain  qui  lui  avait  été  présenté  par  un 
homme  vicieux.  Saint  Charles  Borromée ,  étant  venu  à  So- 
masque,  en  1566,  sentit,  en  entrant  dans  l'église,  une 
odeur  délicieuse ,  et  dit  aussitôt  à  ceux  qui  l'entouraient  : 
«  Je  sens  par  l'odorat  qu'il  y  a  dans  cette  église  le  corps 
d'un  grand  serviteur  de  Dieu.  »  C'était  celui  de  saint  Jé- 
rôme Émilien,  dont  il  trouva  facilement  le  tombeau. 
de  Chez  saint  Philippe  de  Néri,  ce  sens  avait  acquis  une 
telle  déhcatesse  qu'il  distinguait  à  l'odeur  la  chasteté, 
ainsi  que  toutes  les  vertus  qui  s'en  rapprochent,  ou  les 
vices  qui  lui  sont  contraires.  Un  grand  nombre  de  ses  pé- 
nitents ont  confirmé,  par  serment,  ce  fait  après  sa  mort, 
et  assuré  qu'ils  avaient  voulu  quelquefois  lui  cacher  les 
péchés  qu'ils  avaient  commis  en  ce  genre,  mais  qu'il  avait 
découvert  l'état  de  leur  âme,  et  leur  avait  dit  :  «  Mon  fils, 
vous  sentez  mauvais  ;  vous  êtes  tombé  dans  tel  ou  tel  pé- 
ché :  déchargez  votre  conscience,  et  rejetez  par  la  confes- 
sion le  poison  du  péché.  »  Stupéfaits  et  comme  renversés 
par  ces  paroles ,  ils  avaient  avoué  leurs  fautes  avec  un  re- 
pentir sincère.  Le  saint,  quand  il  confessait  quelqu'un  qui 
était  tombé  dans  quelque  péché  impur,  sentait  une  odeur 
tellement  insupportable  qu'il  était  contraint  de  se  cacher 
le  nez  avec  ses  mains  ou  son  mouchoir,  ou  de  se  détourner 
le  visage;  ce  qu'il  faisait  toutefois  avec  une  telle  dextérité 


TRANSFORMATION    DE    l'ODORAT    ET    DE    l'oUÏE.  381 

que  personne  ne  s'en  apercevait.  Il  disait  que  l'odeur  de 
ce  vice  est  telle  qu'il  n'en  est  aucune  qui  puisse  lui  être 
comparée.  Il  lui  vint  un  jour  une  femme  chez  qui  il  recon- 
nut la  présence  de  ce  démon.  Il  étendit  aussitôt  la  main 
vers  elle,  et  il  s'échappa  de  son  corps  une  odeur  de 
soufre  qu'il  ne  pouvait  supporter.  Cette  odeur  s'attacha  à 
son  nez  et  à  ses  mains  j  et  il  eut  beau  se  laver,  il  ne  put 
pendant  trois  jours  parvenir  à  s'en  débarrasser.  Il  assura 
plus  tard  que  cette  odeur  avait  dû  venir  du  démon  lui- 
même.  Il  reconnaissait  même  par  l'odorat  ceux  qui,  pen- 
dant la  nuit,  avaient  eu  quelque  songe  impur.  Bien  plus, 
il  discernait  l'impureté,  si  on  peut  lui  donner  ce  nom,  chez 
les  animaux  eux-mêmes.  Pour  lui,  il  était  si  pur  que  ja- 
mais la  volupté  n'approcha  de  son  âme  ;  aussi  exhalait-il 
une  odeur  déhcieuse,  que  sentaient  souvent  ceux  qui  l'ap- 
prochaient. 

Saint  Herman  Joseph  de  Steinfeld,  toutes  les  fois  qu'a-  s.  Herman. 
près  le  repas  il  récitait  le  psaume  Miserere,  en  allant  du 
réfectoire  à  l'éghse,  sentait  une  odeur  d'aromates  telle 
qu'il  lui  semblait  marcher  dans  le  paradis.  Ne  sachant  pas 
d'abord  que  c'était  un  don  particulier  dont  Dieu  l'avait 
favorisé,  il  demandait  quelquefois  aux  frères  qui  mar- 
chaient avec  lui  s'ils  ne  sentaient  pas  quelque  odeur  agréa- 
ble. Mais,  ayant  remarqué  qu'après  chaque  demande  de 
cette  sorte  il  ne  sentait  plus  rien ,  il  finit  par  comprendre 
que  c'était  une  faveur  spéciale  qu'il  devait  taire  aux  au- 
tres. Il  avait  coutume,  aux  fêtes  de  la  sainte  Vierge,  toutes 
les  fois  qu'on  prononçait  son  nom,  de  se  prosterner  à 
terre  et  d'y  rester  aussi  longtemps  qu'il  pouvait  le  faire 
sans  paraître  singulier.  Quelques-uns  de  ses  amis  les  plus 
intimes  lui  demandèrent  pourquoi  il  le  faisait,  «  C'est  que. 


382    TRANSFORMATION  DE  l/ ODORAT  ET  DE  l'OUÏE. 

leur  dit- il,  toutes  les  fois  que  je  me  prosterne  en  enten- 
dant le  nom  de  Marie,  il  m'arrive  une  senteur  qui  est 
comme  un  mélange  des  arômes  de  toutes  les  fleurs,  de 
sorte  qu'il  m'en  coûte  extrêmement  de  me  relever,  et  que 
je  resterais  prosterné  toujours,  si  je  le  pouvais.  Toutes  les 
fois  qu'on  chantait  à  matines  le  Benedictm,  il  sentait 
comme  une  odeur  d'encens  qu'on  aurait  allumé,  quoi- 
que, d'après  la  coutume  de  l'ordre,  on  n'encensât  à  matines 
qu'aux  quatre  plus  grandes  fêtes  de  l'année;  et  à  chaque 
fois  il  voyait  deux  anges  qui  portaient  un  encensoir  dans 
le  chœur  où  étaient  réunis  les  frères ,  encensant  les  uns 
avec  respect,  passant  devant  les  autres  avec  indifférence  , 
et  reculant  devant  quelques-uns  avec  horreur.  (A.  S., 
7  april.) 

On  raconte  de  sainte  Catherine  de  Gênes  que ,  lorsqu'elle 
allait  à  la  communion  ,  elle  sentait  un  parfum  si  délicieux 
qu'elle  croyait  être  dans  le  paradis.  Cette  finesse  de  l'odo- 
rat dure  quelquefois  jusqu'à  la  mort.  Nous  lisons  dans  le 
Ménologe  de  saint  François  qu'en  1234  un  frère  vit  à  son 
lit  de  mort  trois  vierges;  tirant  d'une  boîte  une  liqueur 
tellement  odorante  qu'à  partir  de  ce  moment  il  ne  put 
ni  boire  ni  manger  jusqu'à  l'heure  où  il  rendit  joyeuse- 
ment son  âme  à  Dieu. 
Du  sens  de  Le  sens  de  l'ouïe  met  en  rapport  notre  âme  avec  les 
l'ouïe,  autres  âmes  ou  avec  la  force  motrice  qui  git  dans  les  choses 
de  la  nature.  Comme  il  est,  avec  le  sens  de  la  vue,  déjà  plus 
élevé  naturellement  que  les  autres,  il  doit  participer  da- 
vantage aussi  aux  influences  surnaturelles  de  la  vie  mys- 
tique. Aussi  le  voyons-nous  souvent  acquérir  chez  les 
saints  une  telle  délicatesse  qu'il  perçoit  les  sons  les  plus 
légers,  ceux-là  même  que  l'oreille  la  plus  fine  ne  pourrait 


TRANSFORMATION    DE    l' ODORAT    ET    DE    l'OUÏE.  383 

entendre  dans  l'état  ordinaire.  Le  côté  spirituel  et  intérieur 
de  ce  sens  se  développe  et  se  perfectionne  dans  la  même 
mesure  par  le  moyen  de  la  prière.  Dans  la  prière-,  en  effet, 
l'àme  s'entretient  avec  Dieu  ;  car  Dieu  et  l'àme  ont  un  lan- 
gage par  lequel  ils  se  comprennent.  C'est  la  piété  qui  ap- 
prend à  l'homme  ce  langage  divin.  Or  la  piété  est  elle- 
même  un  don  de  Dieu,  C'est  ce  don  du  langage  dont  parle 
l'Apôtre.  L'àme  à  qui  manque  ce  don  est  muette,  et  ne 
peut  parler  à  Dieu,  de  même  qu'elle  est  sourde  lorsqu'elle 
n'entend  pas  sa  voix.  Tout  entretien  avec  un  autre  est  un 
dialogue.  Si  l'àme  parle  à  Dieu,  Dieu,  de  son  côté,  parle  à 
l'âme,  et  l'àme  entend  sa  voix  et  comprend  ce  qu'il  lui  dit. 
La  parole  que  l'àme  entend  est  une  parole  vivante.  Ce  n'est 
d'aboi d  qu'un  léger  murmure,  que  l'àme,  encore  assourdie 
par  le  bruit  du  monde,  entend  comme  un  bruit  lointain. 
Mais,  à  mesure  qu'elle  avance  dans  la  perfection,  ces  sons 
mystérieux  deviennent  plus  clairs,  et  finissent  par  des 
paroles  distinctes  et  articulées,  soit  que  l'àme  les  entende 
au  dedans  de  soi,  soit  qu'elles  lui  arrivent  du  dehors, 
prononcées  par  une  voix  extérieure,  soit  qu'elle  voie  celui 
qui  lui  parle,  soit  qu'il  se  cache  à  ses  regards.  Tantôt  c'est 
dans  le  sommeil  et  tantôt  dans  l'état  de  veille  qu'elle  en- 
tend ces  voix  surnaturelles  et  célestes. 

Quoiqu'elles  soient  perçues  par  l'imagination  ,  la  mys- 
tique reconnaît  à  certains  signes  qu'elles  viennent  d'en 
haut,  de  Dieu,  auteur  de  tout  don  parfait,  lorsque,  par 
exemple ,  il  n'est  pas  au  pouvoir  de  l'àme  de  ne  point  les 
entendre  et  de  détourner  d'elles  ses  pensées,  lorsqu'en 
peu  de  temps  et  de  mots  elle  apprend  plus  de  choses  qu'elle 
n'en  apprendrait  en  beaucoup  de  temps  et  de  paroles  dans 
l'état  ordinaire,  lorsque  ces  voix  enfin  éveillent  en  elle 


384  TRANSFORMATION    DE    l'ODORAT    ET    DE    l'OUÏE. 

des  sentiments  inaccoutumés.  Sainte  Thérèse,  dans  sa  Vie, 
dit  beaucoup  de  clioses  à  ce  sujet,  et  d'après  sa  propre 
expérience.  Elle  dit  entre  autres  choses  que  les  paroles  qui 
nous  arrivent  de  cette  manière  se  distinguent  de  toutes  les 
autres  en  ce  qu'elles  renferment  beaucoup  de  choses  en 
peu  de  mots.  L'âme  d'abord  ne  peut  se  défendre  d'un  cer- 
tain effroi  ;  mais  bientôt  elle  se  sent  attirée  et  ravie  par  les 
trésors  de  bénédiction  qu'elle  y  découvre.  Nous  traiterons 
ailleurs  des  voix  intérieures ,  parce  qu'elles  se  rattachent 
à  un  autre  ordre  de  phénomènes,  et  nous  ne  parlerons  ici 
que  de  celles  qui  sont  accessibles  au  sens  extérieur  de 
l'ouïe. 
Jérôme  Gra-  On  raconte  dans  la  vie  de  Jérôme  Gratien,  de  l'ordre  des 
tien.  Carmes,  qu'il  vit  un  jour,  pendant  l'office  du  matin  ,  un 
rayon  de  lumière  très-brillant,  sous  la  forme  d'un  globe, 
dont  la  pointe  partait  de  son  œil  et  s'étendait  jusqu'au  ciel 
en  s' élargissant  toujours  davantage.  Il  vit  clairement  alors 
dans  cette  lumière  sainte  Thérèse  resplendissante  d'un  mer- 
veilleux éclat,  et  il  l'entendit  lui  adresser  ces  paroles  : 
«  Nous  là-haut,  et  vous  en  bas,  nous  devons  être  une  seule 
c(  chose  par  la  charité  et  la  pureté  ;  nous  en  jouissant,  vous 
«  en  souffrant.  Et  ce  que  nous  faisons  avec  l'essence  divine, 
«  vous  devez  le  faire  avec  le  saint  Sacrement.  Dis  cela  à 
a  toutes  mes  tilles.  »  Cette  vision  et  ces  paroles  ne  durèrent 
qu'un  instant,  et  Jérôme,  occupé  à  chanter  avec  les  autres 
frères,  n'omit  pas  un  seul  verset  du  psaume.  11  déclara  que 
cette  lumière  qu'il  avait  vue  était  plus  claire  et  plus  pure 
que  celle  du  soleil ,  et  qu'il  l'avait  vue  aussi  bien  les  yeux 
fermés  que  les  yeux  ouverts ,  et  sans  que  son  œil  en  fût 
blessé.  Il  ne  put  jamais  oublier  les  paroles  qu'il  avait  en- 
tendues ni  la  langue  dans  laquelle  elles  lui  avaient  été  dites. 


TRANSFORMATION    DE    l'ODORAT    ET    DE    l'oUÏE.  385 

Cette  vision  une  fois  passée,  il  n'eut  pas  la  moindre  tenta- 
tion d'orgueil,  et  se  mit  aussitôt  à  examiner  si  elle  venait 
de  Dieu  ou  du  démon.  Il  entendit  alors  intérieurement  une 
voix  qui  lui  reprocha  de  perdre  le  temps  à  des  pensées 
aussi  inutiles,  et  l'avertit  d'étudier  plutôt  le  sens  des 
paroles  qu'il  avait  entendues;  après  quoi  il  se  trouva 
consolé  et  tranquille. 

Un  jour  que  Suso ,  selon  sa  coutume ,  prenait  un  peu  de  suso. 
repos  sur  sa  chaise,  après  matines,  ses  yeux  s'ouvrirent, 
et,  se  mettant  à  genoux,  il  salua  dans  l'étoile  du  matin  qui 
se  levait  la  reine  du  ciel,  avec  le  sentiment  d'une  ineflable 
consolation ,  comme  les  petits  oiseaux  saluent  les  premiers 
rayons  de  l'aurore.  Il  prononça  chaque  parole  en  son  âme 
d'un  ton  doux  et  paisible.  L'écho  lui  répondit  bientôt;  car, 
s'étant  assis  de  nouveau,  il  entendit  au  fond  de  son  cœur 
une  voix  si  délicieuse  qu'il  en  fut  tout  ému.  Cette  voix, 
pendant  que  l'étoile  du  matin  se  levait,  se  mit  à  chanter  ces 
paroles  :  Stella  maris  Maria  hodie  processif  ad  ortum. 
Une  autre  fois,  pendant  la  nuit,  il  avait  prolongé  sa  prière 
jusqu'à  ce  que  le  gardien  eût  sonné  avec  sa  trompette  le 
signal  du  matin.  11  se  dit  alors  :  Assieds-toi  un  instant  avant 
de  voir  l'étoile  du  matin.  Lorsqu'il  se  fut  reposé  ainsi  un 
peu  de  temps,  il  entendit  deux  jeunes  gens  chanter  d'une 
voix  céleste  le  beau  répons  :  Surge  et  illuminare,  Jérusa- 
lem ;  et  son  âme  en  fut  tellement  ravie  que  son  corps,  déjà 
malade,  semblait  près  de  succomber.  Une  autre  fois,  étant 
allé  se  chauffer  un  peu  après  avoir  beaucoup  souffert  du 
froid  et  de  la  faim,  il  crut  entendre  un  écolier  de  douze  ans 
passer  devant  la  fenêtre  de  sa  cellule  en  chantant  un  chant 
délicieux.  Il  se  mit  à  écouter.  La  voix  chanta  trois  chants 
lun  après  l'autre  ;  et  le  bienheureux  ayant  ouvert  sa  fenêtre, 

11* 


386  TRANSFORMATION    DE    l' ODORAT    ET    DE    l'oUÏE. 

le  chantre  monta  jusqu'à  lui,  et  lui  présenta  une  corbeille 
remplie  de  fraises  odorantes.  Une  autre  fois  encore,  les 
deux  jeunes  gens  dont  il  a  été  parlé  plus  haut  lui  apparu- 
rent sous  une  forme  visible,  conduits  par  un  musicien ,  et 
se  mirent  à  danser  en  sa  présence.  Leurs  danses  n'étaient 
point  comme  les  danses  ordinaires;  mais  il  semblait  qu'ils 
plongeaient  dans  l'abîme  des  perfections  divines,  et  qu'ils 
en  sortaient  tour  à  tour. 
s.  Joseph  de  Saint  Joseph  de  Copertino,  disant  la  messe  le  jour  de  la 
oper  in  .  ^..^^  ^^  ^^.^^  François,  en  présence  du  cardinal  Paletta  et 
du  général  de  son  ordre,  entendit  tout  d'un  coup  les  sons 
d'un  violon  qui  retentissaient  si  doucement  à  son  oreille 
qu'il  en  eut  un  ravissement.  Celui-ci  dura  si  longtemps 
qu'on  ne  put  l'en  faire  sortir  que  par  l'obéissance.  Ces  sons 
avaient  duré  jusqu'à  la  fin  de  la  communion ,  mais  aucun 
des  assistants  ne  les  avait  entendus.  Il  dit  ensuite  qu'ils 
n'étaient  point  venus  de  l'église  ni  de  la  sacristie,  mais  du 
dehors,  ce  qui  était  impossible  naturellement.  Il  raconta 
qu'une  autre  fois,  pendant  une  fête  de  la  sainte  Vierge,  il 
était  resté  pendant  trois  jours  en  union  avec  Dieu,  et  que 
pendant  tout  ce  temps  il  avait  entendu  la  plus  délicieuse 
musique.  «  La  musique  matérielle ,  disait-il,  doit  servir  à 
«  élever  l'âme  et  à  exciter  en  elle  la  charité  ;  mais  Dieu 
«  nous  touche  bien  davantage  quand  il  daigne  le  faire  im- 
«  médiatement.  Ces  sons  que  j'ai  entendus  venaient  sans 
u  doute  du  paradis,  ajoutait-il,  et  les  bienheureux  jouissent 
«  là-haut  de  ces  chants  d'une  manière  ineffable.  »  On  ra. 
conte  la  même  chose  de  Salvator  de  Tissa,  Capucin  à  Syra- 
cuse, et  de  Julien  de  Saint- Augustin.  Souvent,  lorsque  ce 
dernier  était  en  extase,  on  entendait  des  sons  merveilleux 
autour  de  lui.  C'est  surtout  au  moment  de  la  mort  que 


TUANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE.  387 

Dieu  accorde  cette  faveur  aux  saints,  même  à  ceux  souvent 
qui  n'ont  jamais  été  jusque-là  dans  un  état  mystique.  Ainsi, 
lorsque  Hélène  Riedmanin ,  abbesse  du  couvent  de  Sefflin- 
gen ,  en  Souabe,  mourut  en  1 588 ,  toutes  les  sœurs  enten- 
dirent comme  une  musique  céleste  qui  les  remplit  à  la  fois 
de  joie  et  d'effroi^  car  elles  lui  avaient  été  souvent  opposées 
pendant  sa  vie.  A  la  mort  de  Lucius  Dominique,  en  Apulie, 
cette  musique  ne  fut  entendue  que  par  des  enfants  encore 
innocents.  Le  même  phénomène  s'est  reproduit  à  la  mort 
de  Jeanne  de  Saint -Etienne,  de  Marie  de  Luner,  de  Ber- 
nardin de  Reggio  et  de  beaucoup  d'autres. 


CHAPITRE  X 

Des  phénomènes  produits  par  la  mystique  dans  le  sens  de  la  vue.  De 
la  faculté  de  lire  dans  l'âme  des  autres  hommes.  Saint  Joseph  de 
Copertino.  De  la  faculté  de  voir  Notre-Seigneur  dans  l'Eucharistie. 
Véronique  de  Binasco.  Pierre  Tolosan,  Catherine  de  Sienne.  Marie 
d'Oignies.  Métamorphose  mystique.  Catherine  de  Sienne.  Rose  de 
Lima.  Marie  Villana.  De  la  faculté  de  se  rendre  invisible,  soi  ou  les 
autres. 

Le  sens  de  la  vue  est  destiné,  dans  l'état  ordinaire,  à  pé- 
nétrer la  profondeur  de  l'espace,  et  à  nous  donner  la  per- 
ception des  objets  visibles  qu'il  renferme,  par  le  moyen 
de  la  lumière  qui,  touchant  l'organe,  et  réunissant  en  lui 
ses  rayons  dispersés,  produit  ainsi  le  phénomène  de  la  vi- 
sion. Mais,  de  même  qu'il  y  a  des  états  naturels  où  l'organe 
corporel  acquiert  un  développement  extraordinaire,  ainsi 
arrive-t-il  souvent,  dans  l'état  mystique,  que  le  côté  spiri- 
tuel de  ce  même  organe ,  étant  détaché  davantage  de  son 
élément  corporel,  se  trouve  élevé,  par  une  puissance  sur- 


388  TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

naturelle,  à  un  degré  de  perfection  que  la  nature  ne  saurait 
atteindre.  Lorsque^  après  avoir  fermé  l'œil,  nous  le  tournons 
vers  le  soleil,  quoique  nous  n'en  voyions  point  la  lumière, 
nous  en  sentons  cependant  la  chaleur,  et  pour  en  voir  les 
rayons  nous  n'avons  besoin  que  d'ouvrir  les  yeux.  Ainsi, 
lorsque  notre  œil  intérieur  s'ouvre,  l'œil  extérieur  auquel 
il  correspond,  et  qui  n'aperçoit  les  choses  que  d'une  ma- 
nière matérielle  et  grossière,  est  à  son  égard  comme  s'il 
était  fermé,  tandis  que  lui  voit  les  objets  dans  une  lumière 
supérieure  et  toute  spirituelle.  Dans  l'état  ordinaire,  l'âme 
sort  pour  ainsi  dire  de  son  sanctuaire  pour  se  répandre  au 
dehors  sur  les  objets  qu'éclaire  le  soleil;  puis  elle  traduit 
en  images  et  en  pensées  les  impressions  extérieures  qu'elle 
a  recueillies.  Le  contraire  arrive  dans  l'état  mystique. 
L'œil  intérieur,  élevé  à  une  plus  haute  puissance ,  vit  en 
quelque  sorte  dans  une  région  toute  spirituelle,  et  voit  des 
choses  qui  sont  un  mystère  pour  l'œil  extérieur;  puis  il 
traduit  en  des  images  sensibles  les  impressions  toutes  spi- 
rituelles qu'il  a  reçues;  de  sorte  que  ces  deux  sens,  ou 
plutôt  ces  deux  éléments  d'un  sens  unique ,  sont  dans  un 
rapport  opposé. 

Les  vies  des  saints  sont  pleines  de  faits  qui  nous  montrent 
jusqu'à  quel  degré  de  perfection  la  mystique  élève  quelque- 
fois le  sens  de  la  vue.  Et  d'abord,  elle  donne  souvent  à 
l'homme  la  faculté  de  pénétrer  chez  les  autres,  sous  Fen- 
*  veloppe  du  corps,  les  mystères  les  plus  profonds  de  l'âme. 
s.  Joseph  de  Saint  Joseph  de  Gopertino  avait  ce  don,  et  de  plus  celui  de 
oper  mo.  j.g(^,^jjjjltpg  p^^P  l'odorat  les  péchés  de  la  chair.  Ce  dernier 
était  développé  chez  lui  à  un  tel  point  que  les  autres  frères 
de  la  communauté,  lorsqu'un  pécheur  de  cette  sorte  l'a- 
vait approché,  le  trouvaient  souvent  dans  sa  cellule  occupé 


TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE.  389 

à  se  débarrasser  de  l'odeur  infecte  qu'il  sentait,  soit 
en  prenant  du  tabac ,  soit  en  se  lavant  et  se  frottant  avec 
un  mouchoir.  Quant  à  l'autre  don,  il  disait  à  son  supé- 
rieur que  quelques  personnes  lui  paraissaient  si  hideuses 
qu'il  ne  pouvait  ni  les  regarder  ni  leur  parler.  Il  ci- 
tait entre  autres  l'exemple  d'une  femme  qui  avait  une 
grande  réputation  de  sainteté,  et  passait  pour  avoir  des 
visions.  Mais  le  saint,  ayant  deviné  l'état  de  son  âme,  lui 
toucha  le  cœur,  et  elle  avoua  qu'elle  n'avait  jamais  été 
jusque-là  qu'une  h^^ocrite.  Un  jour,  le  cardinal  Fachonetti 
de  Sinigaglia  lui  avait  envoyé  par  un  de  ses  coureurs  une 
lettre.  A  peine  le  saint  eut-il  aperçu  ce  dernier  qu'il  lui 
dit  d'un  air  sévère  :  «  Comment,  mon  fils,  tu  sers  un  si 
noble  maître,  et  tu  n'as  pas  honte  de  sortir  avec  une  fi- 
gure aussi  sale?  Ya  donc  te  laver,  pour  que  ton  maître  ne 
se  fâche  pas  en  te  voyant  ainsi.  »  Le  pauvre  homme  ne  sa- 
vait que  penser,  car  il  s'était  lavé  le  matin,  et  n'avait  rien 
fait  depuis  qui  pût  lui  salir  le  visage.  Mais,  en  y  réfléchis- 
sant, il  pensa  que  le  saint  pouvait  bien  avoir  eu  l'intention 
de  parler  des  souillures  de  sa  conscience.  Il  fit  donc  une 
bonne  confession  générale,  et  alla  ensuite  chez  le  saint 
prendre  la  réponse  qu'il  devait  rapporter  à  son  maître.  Le 
saint  l'accueillit  avec  joie,  le  caressa  et  lui  dit  :  «  Te  voilà 
comme  tu  dois  être.  Lorsque  tu  es  venu,  tu  étais  tellement 
sale  que  je  ne  pouvais  te  regarder.  Maintenant  que  tu  es  * 
propre,  tu  peux  paraître  avec  confiance  devant  ton  maître.  » 
Pastrovicchi  raconte  de  lui,  d'après  les  actes  de  sa  canoni- 
sation, le  fait  suivant  :  Un  seigneur  lui  ayant  présenté  un 
jour  un  jeune  gentilhomme ,  le  saint  lui  demanda  :  «  Quel 
est  ce  Maure  que  vous  m'avez  amené?  Comme  il  est  noir!  » 
Puis  se  tournant  vers  le  jeune  homme,  il  lui  dit  :  «  Mon 


390  TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

fils,  allez  vous  laver  la  figure.  »  Celui-ci  comprit  bien  ce 
que  le  saint  voulait  dire,  et  suivit  son  conseil.  S'étant  pré- 
sente le  lendemain  devant  lui,  celui-ci  lui  dit  :  «  Vous  voilà 
beau  maintenant,  mon  fils;  lavez- vous  souvent,  car  hier 
vous  étiez  noir  comme  un  Maure,  w  —  «  Allez  vous  laver  le 
visage,  dit-il  à  un  autre  dans  une  pareille  circonstance;  il 
est  tout  taché  d'encre.  »  Une  autre  fois,  il  dit  encore  à  quel- 
qu'un :  «Oh!  que  vous  êtes  laid!  bandez  bien  votre  arc.  » 
C'est  ainsi  qu'il  avait  coutume  de  nommer  la  conscience. 
Si  le  sens  de  la  vue  peut,  dans  l'état  mystique ,  décou- 
vrir ainsi  les  péchés  cachés  dans  les  replis  du  cœur  hu- 
main, il  n'est  pas  étonnant  qu'il  puisse  reconnaître  ce  qui 
est  saint  devant  Dieu  sous  le  voile  extérieur  qui  le  cache. 
C'est  surtout  à  la  sainte  eucharistie  que  s'appHque  cette 
faculté  merveilleuse.  C'est  pour  cela  que  nous  lisons  si 
souvent  dans  la  Vie  des  saints  que  le  Sauveur  leur  a  ap- 
paru sous  telle  ou  telle  forme,  et  surtout  sous  la  forme 
d'un  enfant.  On  sait  qu'un  fait  de  ce  genre  arriva  du  temps 
de  saint  Louis,  et  que  le  roi  refusa  d'aller  voir  ce  miracle, 
disant  que  c'était  bon  pour  ceux  qui  ne  croyaient  pas.  Notre- 
S"=  Ida.     Seigneur  apparut  sous  cette  forme  à  sainte  Ida  trois  fois  suc- 
cessivement, à  la  fête  de  Noël,  et  à  chaque  fois  plus  grand 
qu'auparavant;  et  la  sainte  fut,  après  ce  miracle ,  inondée 
Véronique   pendant  quarante  jours  d'une  joie  ineffable.  Véronique  de 
de  Binasco.  gjnasco  le  vit  ainsi,  des  yeux  du  corps,  tout  environné 
d'anges.  Elle  voyait  en  même  temps,  au-dessus  du  calice, 
quelque  cliose  qui  brillait  d'un  éclat  merveilleux  ;  mais  elle 
ne  put  distinguer  ce  que  c'était.  Vualem,  Cistercien,  vit 
dans  l'hostie  l'enfant  Jésus,  portant  à  la  main  une  couronne 
d'or  garnie  de  pierres  précieuses.  Il  était  plus  blanc  que  la 
neige;  son  visage  était  serein  et  ses  yeux  brillants.  Pierre 


TRAxNSFORMATION    DU   SENS    DE    LA    VUE.  391 

Tolosan,  disant  la  messe,  au  moment  où  il  tenait  l'hostie  pierre Tolo- 
sur  le  calice,  l'enfant  Jésus  lui  apparut  d'une  beauté  mer-  ^^• 
veilleuse.  Effrayé  de  l'éclat  qui  frappait  ses  regards,  il 
ferma  les  yeux;  mais  la  vision  durait  toujours.  Il  voulut  dé- 
tourner la  tête,  mais  il  voyait  toujours  Notre -Seigneur, 
tantôt  sur  sa  main ,  tantôt  sur  son  bras ,  de  quelque  côté 
qu'il  regardât.  La  môme  chose  arriva  presque  tous  les 
jours  pendant  trois  ou  quatre  mois.  Un  curé  de  Moncada, 
dans  le  royaume  de  Valence,  était  tourmenté  par  des  doutes 
sur  la  validité  de  son  ordination.  Or,  un  jour  de  Noël, 
pendant  qu'il  disait  la  messe,  une  petite  fdle  de  quatre  ans 
et  demi  aperçut  dans  ses  mains,  pendant  l'élévation,  au 
lieu  de  l'hostie,  la  figure  d'un  enfant.  Il  l'avertit  donc  de 
faire  attention  le  lendemain,  et  la  même  vision  se  repro- 
duisit. Non  content  de  cela,  il  prit  avec  lui  à  l'autel  trois 
hosties,  en  consacra  deux,  communia  avec  l'une  d'elles 
et  présenta  ensuite  à  l'enfant  les  deux  autres.  L'enfant 
aperçut  la  même  forme  dans  l'hostie  qui  était  consacrée, 
et  ne  vit  rien  dans  l'autre.  (Reynaldus,  Annal,  eccles., 
an.  1392.) 

On  raconte  des  faits  semblables  de  sainte  Angèle  de  Fo- 
ligno,  de  saint  Hugues  de  Cluni,  de  saint  Ignace  de  Loyola, 
de  Liduine,  de  Dominique  de  Paradis,  et  d'une  foule 
d'autres.  Notre-Seigneur  apparut  ainsi  souvent  à  sainte  Ca-  §,6  cathe- 

therine  de  Sienne ,  mais  sous  des  formes  différentes.  Elle       ^^ 

de  Sienne, 
voyait  toujours  cependant  des  anges  qui  tenaient  un  voile 

d'or,  symbole  du  mystère,  puis,  au  milieu,  l'hostie  sous 
la  forme  d'un  enfant.  Tantôt  elle  voyait  des  anges  et  des 
saints  qui  adoraient  Notre-Seigneur  sur  l'autel.  Tantôt  ce- 
lui-ci lui  apparaissait  tout  en  feu,  et  elle  se  voyait  alors, 
elle,  le  Christ  et  le  prêtre,  au  milieu  des  flammes.  Quelque- 


392  TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

fois  une  lumière  partant  de  l'autel  éclairait  toute  l'église. 
Une  autre  fois,  pendant  que  le  prêtre  partageait  l'hostie, 
il  lui  fut  montré  comment  le  corps  entier  de  Notre-Seigneur 
est  renfermé  dans  chaque  partie.  Notre-Seigneur  ne  lui  ap- 
paraissait pas  toujours  avec  le  même  âge.  Marie  d'Oignies 
voyait  souvent  aussi,  à  l'élévation,  Notre-Seigneur  sous  la 
forme  d'un  enfant  environné  d'anges.  Lorsque  le  prêtre 
communiait,  elle  voyait  en  esprit  Notre-Seigneur  descendre 
dans  son  âme,  etla  remplir  d'un  merveilleux  éclat.  S'il  com- 
muniait indignement,  elle  voyait  Notre-Seigneur  indigné 
laisser  son  âme  dans  le  vide  et  l'obscurité.  Lors  même 
qu'elle  était  dans  sa  cellule,  on  voyait,  par  les  changements 
extraordinaires  qui  se  manifestaient  en  elle,  qu'elle  sentait 
la  présence  de  Notre-Seigneur  sur  l'autel.  Elle  le  voyait 
quelquefois  sous  la  forme  d'un  agneau  ou  d'une  colombe. 
Il  se  montrait  à  chacune  de  ses  fêtes  sous  une  forme  ana- 
logue au  mystère  que  l'on  célébrait;  ainsi,  elle  le  voyait 
à  Noël  comme  un  enfant  sur  le  sein  de  sa  mère;  à  la 
Chandeleur,  entre  les  bras  de  Siméon.  Un  jour,  à  cette 
fête,  son  cierge  s'étant  éteint,  il  se  ralluma  de  soi-même. 
Dans  le  temps  de  la  Passion ,  elle  le  voyait  sur  la  croix,  ra- 
rement néanmoins,  parce  que  cette  vue  produisait  en  elle 
des  émotions  trop  vives.  Lorsqu'on  administrait  l' extrême- 
onction  aux  malades,  elle  le  voyait  se  répandre  dans  leurs 
membres  comme  une  lumière.  Elle  priait  souvent  pour  un 
prêtre  qu'elle  connaissait.  Or  celui-ci,  disant  la  messe  en 
sa  présence,  offrit  par  reconnaissance  le  saint  sacrifice  pour  * 
elle.  Lorsqu'il  eut  fini,  elle  lui  dit  :  «  Cette  messe  était  pour 
moi.  »  Le  prêtre  étonné  lui  demandait  comment  elle  l'avait 
su  :  «J'ai  vu,  lui  répondit-elle,  une  colombe  descendre  sur 
votre  tête  à  l'autel,  et  étendre  vers  moi  ses  ailes  dans  son 


TRANSFORMATION    DU    SENS    DE   LA    VUE.  393 

vol;  et  j'ai  compris  que  c'était  le  Saint-Esprit  qui  m'appor- 
tait les  fruits  de  la  messe.  »  Ordinairement,  lorsque  la  messe 
était  dite  par  un  bon  prêtre,  elle  voyait  les  anges  tout 
joyeux.  (A.  S.) 

Quelquefois  Notre-Seigneur  est  visible  pour  tous  les  as- 
sistants. Cantinpré,  dans  son  livre  des  Abeilles,  raconte 
qu'à  Douai  en  Flandre^  dans  l'église  de  Saint-Amat,  un 
prêtre,  ayant  laissé  tomber  une  hostie,  se  mit  à  genoux 
tout  consterné  pour  la  ramasser;  mais  il  remarqua  que,  se 
levant  elle-même  de  terre,  elle  vint  s'attacher  au  purifi- 
catoire. Il  appela  aussitôt  les  autres  chanoines,  qui,  étant 
accourus,  virent  sur  le  linge  là  forme  d'un  bel  enfant.  Le 
peuple  se  pressa  pour  voir,  le  miracle,  et  tous  en  furent  té- 
moins. Cantinpré,  ayant  appris  cet  événement,  vint  à 
Douai;  et,  comme  il  connaissait  le  doyen  de  l'éghse,  il  le 
pria  de  lui  faire  voir  le  miracle.  Celui-ci  ouvrit  donc  le 
tabernacle.  La  foule  approcha,  et  tous  se  mirent  à  crier  : 
«  Ah!  voilà,  voilà  Notre-Seigneur,  je  le  vois.  »  Cantinpré 
ne  voyait  que  l'hostie,  et  pourtant  il  ne  se  reprochait  rien 
qui  pût  l'empêcher  de  voir  comme  les  autres  :  mais  voici 
que  tout  à  coup  ses  yeux  s'ouvrirent,  et  il  aperçut  le  visage 
de  Notre-Seigneur  dans  l'âge  mûr  et  de  grandeur  natu- 
relle; il  avait  une  couronne  d'épines  sur  la  tête,  et  deux 
gouttes  de  sang  coulaient  de  son  front.  Il  se  prosterna 
aussitôt,  fondant  en  larmes.  Lorsqu'il  se  releva,  il  ne  vit 
plus  ni  sang  ni  couronne,  mais  seulement  la  figure  d'un 
homme  tourné  du  côté  droit,  de  sorte  que  l'œil  droit  était 
à  peine  visible.  Il  était  beau  et  radieux;  son  front  était 
élevé,  son  nez  long  et  droit,  ses  yeux  baissés;  ses  cheveux 
flottaient  sur  les  épaules;  sa  barbe  était  longue;  ses  joues 
étaient  maigres  et  sa  tête  penchée.  Pendant  ce  temps-là. 


o!)4  TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

d'autres  le  voyaient  sous  une  autre  forme  :  les  uns,  atta- 
clié  sur  la  croix;  les  autres,  comme  souverain  juge  des 
vivants  et  des  morts  ;  la  plupart,  sous  la  forme  d'un  enfant. 
Tel  est  le  récit  d'un  homme  parfaitement  digne  de  foi,  qui 
raconte,  dans  le  plus  grand  détail,  ce  qu'il  a  vu  de  ses 
propres  yeux  et  parfaitement  éveille.  On  rapporte  encore 
beaucoup  d'autres  faits  de  ce  genre,  comme,  par  exemple, 
l'espèce  du  vin  apparaissant  sous  la  forme  de  sang,  et  celle 
du  pain  sous  la  forme  de  chair. 

D'autres  fois  le  sens  de  la  vue  est  dans  un  rapport  sur- 
naturel avec  les  images  des  saints ,  et  sainte  Rose  de  Lima 
nous  donne  à  ce  sujet  des  éclaircissements  précieux.  Il  y 
avait  à  Lima,  dans  l'église  des  Franciscains,  une  image  de 
la  Vierge  avec  l'enfant  Jésus,  de  grandeur  naturelle,  et 
faite  avec  un  bois  inconnu,  que  les  conquérants  du  Pérou 
avaient  apportée  d'Espagne.  C'est  aux  pieds  de  cette  image 
que  les  indigènes  avaient  reçu  les  premiers  enseignements 
du  christianisme  elle  sacrement  de  baptême.  C'était  de  là 
que  la  foi  s'était  répandue  dans  tout  le  pays;  de  sorte  que 
cette  statue  devint  bientôt  une  image  miraculeuse,  surtout 
après  une  grande  victoire  que  six  cents  chrétiens  rempor- 
tèrent, en  1553,  sur  plus  de  deux  cent  mille  Indiens 
païens.  C'était  là  l'aimant  qui  avait  attiré  Rose  dès  son  en- 
fance; c'était  aussi  au  pied  de  cette  statue  qu'elle  avait 
pris  l'habit  de  Saint-Dominique;  c'était  à  elle  qu'elle  venait 
confier  toutes  ses  affaires  ;  et,  les  yeux  fixés  sur  cette  image, 
elle  voyait  aussitôt  si  elle  était  exaucée  ou  non.  Elle  s'ex- 
prima de  la  manière  la  plus  claire  à  ce  sujet  avec  deux 
hommes  instruits  et  éclairés,  J.  de  Castillo  et  J.  de  Loren- 
zana,  qui  avaient  été  envoyés  pour  éprouver  son  esprit  et 
ses  voies.  Elle  répondit  à  leurs  questions  que  ses  entretiens 


TRANSFORMATION    DU    SENS    DE    LA    VUE.  393 

avec  cette  image  avaient  lieu  sans  paroles,  sans  aucun 
bruit,  sans  mouvement;  qu'ils  consistaient  dans  une  pure 
sympathie  produite  par  l'harmonie  des  sentiments;  et  que 
le  visage  de  la  statue  s'exprimait  d'une  manière  si  claire  à 
son  égard  que  les  discours  les  plus  recherchés  ne  pou- 
vaient rien  produire  de  semblable  ;  qu'il  en  était  de  même 
du  visage  de  l'enfant  Jésus,  et  qu'elle  lisait  sur  les  deux, 
comme  dans  un  livre  ouvert,  la  réponse  qu'elle  attendait 
bien  mieux  que  si  elle  avait  été  écrite.  Elle  ajoutait  que  les 
lèvres,  les  joues  et  les  yeux  de  ces  deux  figures  respiraient 
une  grâce  mystérieuse,  et  étaient  tellement  expressifs  qu'ils 
lui  donnaient  une  certitude  à  laquelle  rien  ne  pouvait  être 
comparé.  Les  signes  n'étaient  pas  toujours  favorables  d'a- 
bord :  la  sainte  Vierge  et  l'enfant  Jésus  prenaient  quelque- 
fois un  visage  sérieux  ou  même  menaçant.  Elle  s'en  allait 
alors  triste  chez  elle ,  et  ceux  qui  la  voyaient  revenir  li- 
saient aussitôt  sur  son  front  les  sentiments  dont  elle  était 
animée  ;  mais  elle  ne  se  décourageait  pas,  et  continuait  de 
prier  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  désarmé  l'enfant  par  l'inter- 
cession de  la  mère,  et  qu'elle  eût  obtenu  de  lui  un  sou- 
rire gracieux.  Dans  le  mot  sympathie,  dont  se  sert  la 
sainte,  gît  tout  le  mystère  de  ce  commerce  intime  entre 
elle  et  cette  image.  Ce  qu'elle  voyait  intérieurement  avec 
les  yeux  de  l'esprit  prenait  pour  elle  une  forme  corporelle, 
et ,  par  le  moyen  de  la  sympathie  qui  l'attirait  vers  cette 
image,  se  traduisait  dans  des  signes  extérieurement  visibles 
pour  elle. 

Si  les  objets  extérieurs  peuvent  produire  une  telle  sym- 
pathie, elle  doit  exister  bien  plus  fréquemment  encore  entre 
l'àme  et  les  sens,  et  donner  heu  alors  à  des  phénomènes 
Semblables.  Lorsque  Dieu,  en  effet,  remplit  une  âme,  il  dé- 


396  TRANSFORMATIOIS    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

borde  souvent  de  ses  profondeurs ,  et  se  répand  pour  ainsi 
dire  dans  le  corps^  en  y  formant  comme  une  image  de  soi- 
même.  Raymond  de  Capoue,  dernier  confesseur  de  sainte 
Catherine  de  Sienne^,  nous  raconte  dans  la  vie  de  celle-ci, 
qu'étant  un  jour  au  lit  malade  elle  le  tit  appeler  pour  lui 
parler  d'une  révélation  qu'elle  avait  eue.  Quoiqu'elle  fût 
agitée  par  la  fièvre,  elle  se  mit,  selon  sa  coutume,  à  parler 
de  Dieu,  et  lui  raconta  la  révélation  qu'elle  avait  eue. 
Raymond,  entendant  les  choses  extraordinaires  qu'elle  lui 
disait,  se  prit  à  douter  si  tout  cela  était  bien  vrai.  Comme 
il  roulait  ces  pensées  dans  son  esprit,  en  tenant  toujours  les 
regards  fixés  sur  la  sainte,  il  vit  tout  à  coup  le  visage  de 
celle-ci  changé  en  celui  d'un  homme  barbu,  lequel  le  re- 
gardait d'un  air  sévère  qui  remplit  son  âme  d'efïroi.  Le 
visage  était  long,  avec  une  barbe  d'une  longueur  moyenne 
et  d'un  brun  clair;  il  respirait  une  grande  majesté,  et  l'on 
reconnaissait  en  lui  Notre-Seigneur.  Saisi  d'épouvante,  Ray- 
mond s'écria  :  «  Quel  est  celui  qui  me  regarde  ainsi?  — 
C'est  celui  qui  est  là,  »  répondit  la  vierge,  et  la  vision 
disparut  aussitôt.  «  Je  pus  alors,  ajoute  Raymond,  recon- 
naître la  figure  de  la  sainte,  que  je  ne  pouvais  distinguer 
auparavant.  »  Il  finit  son  récit  par  ces  paroles  :  «  Ce  que 
je  dis  ici,  je  le  dis  devant  Dieu,  le  Père  de  Notre-Seigneur, 
car  il  sait  que  je  ne  mens  pas.  »  La  même  chose  eut  lieu 
avec  Catherine  Ricci  de  Florence,  en  1 590.  Elle  était  stig- 
matisée. Or  une  religieuse  qui  était  venue  la  voir  pendant 
une  de  ses  extases,  ayant  conçu  quelques  doutes,  le  visage 
de  la  sainte  prit  aussitôt  la  forme  de  celui  de  Notre-Sei- 
gneur, et,  se  tournant  vers  elle  d'un  air  sévère,  lui  de- 
manda :  «  Qui  crois-tu  que  je  sois?  —  Oh!  Jésus,  »  répon- 
dit-elle remplie  d'épouvante.  «  Catherine,  qu'est-ce  que 


TRA^SFORMATIO^    DU    SENS    DE    LA    VLK.  397 

cela?  »  Après  cela  le  visage  de  l'extatique  reprit  peu  à  peu 
sa  première  forme.  Le  visage  de  sainte  Rose  de  Liuia  pre- 
nait souvent  la  forme  de  celui  de  sainte  Catherine  de 
Sienne,  son  modèle. 

Dans  tous  ces  cas  nous  voyons  l'esprit  de  Dieu,  qui  ha- 
bite dans  l'àme,  prendre  une  forme  visible.  Mais  quelque- 
fois aussi  le  mal  se  présente  sous  une  forme  extérieure. 
Marie  Yillana,  morte  à  Florence  en  1360,  avait  dès  sa  pre-   Marie  Vil- 
mière  jeunesse  mené  une  vie  sainte.  Craignant  les  contra- 
dictions de  son  père,  elle  quitta  en  secret  un  soir  la  mai- 
son paternelle  pour  aller  chercher  un  refuge  dans  un 
monastère  ;  mais  son  père,  l'ayant  fait  chercher,  la  ramena 
à  la  maison,  et  la  contraignit  d'épouser  un  jeune  gentil- 
homme. Bientôt  elle  s'accoutuma  àTétatdii  mariage,  qu'elle 
avait  tant  redouté  :  elle  devint  tiède  d'abord,  et  finit  par 
se  livrer  aux  vanités  du  monde.  Un  jour  que,  magnifique- 
ment parée,  elle  se  regardait  dans  sou  miroir,  elle  aperçut 
dans  la  glace  le  visage  hideux  non  d'un  homme,  mais 
d'un  démon,  dans  les  traits  duquel  elle  reconnut  bientôt 
l'état  intérieur  de  son  âme.  Saisie  d'efîroi,  elle  fond  en 
larmes,  jette  loin  d'elle  tous  ses  ornements,  reprend  ses 
pénitences,  et  arrive  ainsi  à  un  haut  degré  de  perfection. 
(A.  S.,  26  aug.) 

Quelquefois,  au  contraire,  un  voile  épais  couvre  les  ^  eux 
et  leur  cache  ce  qu'ils  ne  doivent  pas  voir.  Les  faits  de  ce 
genre  sont  néanmoins  trop  peu  nombreux  encore,  et  ont 
été  trop  peu  étudiés  jusqu'ici  pour  que  nous  puissions 
porter  sur  eux  un  jugement  certain.  Nous  les  rapporterons 
donc  tels  que  nous  les  trouvons.  On  raconte  dans  la  vie 
de  la  bienheureuse  Liduine  que,  deux  hommes  se  querel- 
lant près  de  chez  elle,  l'un  des  deux  se  mit  à  poursuivre 
I.  12 


398  TRANbFORMATIOIS    DU    SENS    DE    LA    VUE. 

avec  une  épée  son  adversaire,  qui  se  sauva  dans  la  chambre 
de  la  malade.  Le  premier,  furieux,  demande  à  la  mère  de 
Liduine  si  l'ennemi  qu'il  poursuit  n'est  pas  là  :  celle-ci  ré- 
pond que  non;  mais  l'autre,  ne  la  croyant  pas,  s'adresse  à 
la  sainte  et  lui  fait  la  même  question.  Ne  voulant  pas  men- 
tir, elle  répond  affirmativement,  et  reçoit  comme  châtiment 
un  soufflet  de  sa  mère.  Liduine  s'excusa  en  disant  qu'elle 
avait  dit  vrai,  parce  qu'elle  avait  espéré  que  Dieu  cacherait 
celui  qui  s'était  réfugié  chez  elle.  Celui-ci,  en  effet,  ne  fui 
point  aperçu  par  son  adversaire,  qui  s'en  alla  sans  avoir 
pu  satisfaire  sa  vengeance.  Il  est  dit  de  saint  Lucien,  dans 
ses  actes,  que  lorsqu'il  parcourait  les  rues  de  la  ville  il 
était  visible  pour  ceux  dont  il  voulait  être  vu,  et  invisible 
pour  les  autres.  Le  roi  de  Naples  ayant  envoyé  soixante 
soldats  pour  s'emparer  de  saint  François  de  Paule,  celui-ci 
se  prosterna  devant  l'autel  de  son  église  afin  de  prier  Dieu. 
Les  envoyés  du  roi  vinrent  l'y  chercher,  passèrent  près  de 
lui  et  le  touchèrent,  mais  sans  le  voir.  Violante,  femme 
du  roi  Jean  d'Aragon,  voulait,  par  curiosité,  voir  l'inté- 
rieur de  la  cellule  de  saint  Vincent  Ferrier;  et  comme  le 
saint  refusait  de  se  prêtera  ses  désirs,  elle  lit  un  jour  for- 
cer la  porte.  Elle  vit  alors  !out  ce  qui  était  dans  sa  chambre, 
mais  non  le  saint  lui-même  ;  et  il  en  fut  de  même  de  ceux 
qui  l'accompagnaient.  Elle  demanda  donc  aux  frères  où 
était  Vincent;  ils  lui  répondirent  qu'il  était  devant  elle,  et 
qu'ils  étaient  surpris  qu'elle  ne  le  vit  pas.  Puis,  se  tour- 
nant vers  lui,  ils  lui  dirent  :  «  Pourquoi  donc,  mon  père, 
ne  paraissez-vous  pas  devant  la  reine,  qui  vient  vous  voir, 
et  ne  lui  parlez-vous  pas?  —  Je  n'ai  jamais  permis  à  aucune 
femme  d'entrer  dans  ma  cellule,  pas  même  à  la  reine, 
et  Dieu  ,  pour  la  punir  d'en  avoir  forcé  l'entrée,  tient  ses 


TKANSFÔUMATIOn     Di:     SK.NS    DE    L\    VLK.  iJO^) 

yeux  liés  aussi  longtemps  qu'elle  restera  ici,  pour  l'empê- 
cher de  me  voir.  »  La  reine  sortit  aussitôt.  Vincent  la 
suivit;  elle  lui  demanda  pardon  de  ce  qui  s'était  passé,  et 
s'éloigna. 

A  ce  genre  de  phénomènes  s'en  rattache  naturellement 
un  autre  qui  a  beaucoup  de  rapport  avec  lui.  Souvent,  en 
effet,  l'homme,  dans  l'état  mystique,  aperçoit  ce  qui  est 
invisible  :  il  ne  peut  être  ici  question  que  des  visions  d'un 
degré  inférieur,  où  Notre-Seigneur  elles  saints  se  montrent 
sous  une  forme  visible  à  l'œil  extérieur.  Ceci  peut  arriver 
de  deux  manières  :  ou  bien,  en  efî'et,  ces  apparitions  pren- 
nent une  forme  en  se  revêtant  d'un  corps  éthéré;  ou  elles 
ne  font  que  toucher  intérieurement  l'organe,  ety  produire 
les  mêmes  elTets  qui  résultent  de  la  vision  corporelle.  L'âme 
étant  intimement  hée  au  corps  et  en  pénétrant  tous  les 
organes,  il  ne  peut  rien  se  passer,  soit  en  elle,  soit  dans  le 
corps  qu'elle  anime,  sans  que  l'autre  partie  ne  le  ressente 
à  sa  manière.  Lors  donc  que  l'àme  touche  intérieurement 
la  faculté  de  la  vue  et  la  met  enjeu,  ce  mouvement  se  com- 
munique à  l'organe  extérieur,  et  il  arrive  alors  le  contraire 
de  ce  qui  a  lieu  dans  la  vision  corporelle.  Ici,  en  effet, 
l'impression  que  reçoit  l'organe  monte  jusqu'à  l'àme,  tan- 
dis que  là  c'est  l'impression  de  l'àme  qui  descend  vers  l'or- 
gane. De  même  donc  que,  dans  la  perception  extérieure, 
l'àme  transforme  l'image  que  lui  apportent  les  sens,  alin 
d'en  avoir  la  perception,  ainsi  l'organe,  de  son  côlé,  tra- 
vaille à  sa  manière  l'impression  qu'il  reçoit  de  l'àme,  et  lui 
donne  une  forme  extérieure;  puis  il  projette  cette  forme 
au  dehors,  et  la  présente  à  l'esprit  comme  un  objet  réel. 
C'est  ainsi  que  l'on  peut  exphquer  les  apparitions  sensibles 
que  nous  racontent  les  livres  des  mystiques,  et  se  repré- 


400  TRANSFORMATION    DV    SEN.S    DE    LA    VUE. 

senter,  jusqu'à  un  certain  point,  ce  nombre  merveilleu.v 
d'images  au  milieu  duquel  ils  vivent. 

D'ordinaire,  les  phénomènes  de  cette  sorte  ne  se  pro- 
duisent que  dans  les  commencements  de  la  vie  mystique, 
parce  que  l'homme  n'est  encore,  pour  ainsi  dire,  qu'à  l'en- 
fance ,  et  qu'il  a  besoin  que  Dieu  le  traite  comme  un  en- 
fant, [.es  apparitions  corporelles  peuvent  donc  être  consi- 
dérées en  général  comme  le  dernier  degré  dans  le  royaume 
spirituel,  de  même  que  les  sens  auxquels  elles  s'adressent 
sont  ce  qu'il  y  a  de  moins  élevé  en  lui.  Elles  ne  sont 
donc  point  un  signe  infaillible  de  sainteté,  car  le  temi)é- 
rament ,  l'imagination ,  la  maladie  ou  même  le  démon 
peuvent  y  avoir  une  grande  part.  La  mystique  ne  permet 
pas  de  désirer  ces  visions;  car  l'expérience  ayant  appris 
que,  lorsqu'elles  viennent  de  Dieu,  elles  arrivent  sans 
qu'on  les  ait  désirées,  et  sont  reçues  avec  une  sorte  de 
crainte  et  de  frayeur,  les  maîtres  de  la  vie  spirituelle  pen- 
sent avec  raison  que  les  désirer  est  le  signe  d'un  orgueil 
secret  que  Dieu  punit  quelquefois  en  accordant  à  l'homme 
la  faveur  dangereuse  qu'  il  demande.  Ceux  qui  reçoivent  avec 
plaisir  cette  faveur,  qui  veulent  la  posséder  comme  quelque 
chose  qui  leur  est  propre,  qui  en  prennent  occasion  de  s'en- 
tretenir dans  la  bonne  opinion  qu'ils  ont  d'eux-mêmes, 
ceux-là,  dit  un  ancien  mystique,  deviennent  endurcis  dans 
leur  cœur  et  enfants  du  démon.  Ces  apparitions,  selon  la 
remarque  ingénieuse  de  Richard  de  Saint- Victor,  ont  lien 
ordinairement  dans  la  vallée,  quelquefois,  mais  rarement, 
sur  le  pencliant  de  la  montagne,  et  plus  rarement  encore 
sur  le  sommet.  Il  faut  donc  les  accueillir  avec  précaution  ; 
et,  lorsque  le  Christ  lui-même  apparaît,  il  devrait  être 
toujours  accompagné  d'Élie  et  de  Moïse,  comme  témoins. 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL.  40 < 

CHAPITRE   XI 

Des  effets  produits  par  la  mystique  dans  le  sens  commun.  De  la  faculté 
de  sentir  de  loin  l'Eucharistie.  Sainte  Ida.  Julienne.  Casset.  Fr.  Bor- 
gia.  Marie  d'Oignies,  De  la  faculté  d'attirer  l'Eucharistie.  Sainte 
Thérèse.  Elisabeth  de  Jésus.  Catherine  de  Sienne.  Saint  Hippolyte. 
Véronique  Giulani.  Julienne  Falconieri.  De  la  faculté  de  pénétrer 
les  esprits.  Jean  de  Sagonte.  Julienne.  Colette.  Saint  Thomas  d'Aquin. 
Fr.  de  Paule.  Fr.  Olympe.  Joseph  de  Copertino.  De  la  faculté  de 
voir  à  distance  et  de  lire  dans  l'avenir,  Alpède  de  Cadoto.  Elisabeth 
de  Schonau.  Pie  V.  Saint  Dominique.  Saint  Antoine  de  Padoue. 
Laurent  Justinien.  Philippe  de  Néri.  Ignace  de  Loyola. 

Si  les  sens  n'aboutissaient  à  un  sens  commun,  qui  re- 
cueille leurs  impressions  pour  les  communiquer  ensuite  à 
l'âme,  leurs  fonctions  manqueraient  de  l'unité  qui  leur 
est  nécessaire.  Aucun  d'eux,  en  effet,  ne  peut  percevoir 
les  sensations  des  autres,  et  chacun  agit  en  quelque  sorte 
pour  soi,  sans  rien  savoir  de  ce  que  les  autres  font.  Il 
leur  faut  donc  un  sens  qui  leur  soit  commun  à  tous,  qui 
unisse  et  coordonne  leurs  perceptions,  et  en  fasse,  pour 
ainsi  dire,  une  perception  commune  à  tous.  Ce  sens  com- 
mun est  placé  comme  au  milieu  des  sens  particuliers,  et 
ceux-ci  sont  rangés  en  cercle  autour  de  lui,  et  divisés  par 
groupes  plus  ou  moins  éloignés  de  ce  centre.  Le  premier 
groupe,  et  le  plus  proche  du  centre,  est  formé  par  les  sens 
de  la  tête  ;  le  second  se  compose  de  ceux  qui  appartiennent 
à  la  vie  inférieure  ;  et  le  troisième  enfin,  qui  tient  le  milieu 
entre  les  deux  premiers,  occupe  la  région  moyenne.  Ces 
trois  groupes  sont  dominés  parle  sens  commun  ou  cen- 
tral, auquel  aboutissent  toutes  les  perceptions,  depuis  les 
plus  claires  jusqu'à  ce  sentiment  obscur  et  à  peine  recon- 
naissable  que  l'homme  a  de  soi-même,  et  qui  constitue  pro- 


402  TRANSFORMATION    .MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAI.. 

prement  la  vie  animale.  Or  ce  sens  commun  subit,  sous 
l'influence  de  la  vie  mystique,  la  même  transformation  que 
les  sens  particuliers  dont  il  est  le  centre.  11  est,  pour  ainsi 
dire,  déplacé  et  introduit  dans  un  milieu  plus  profond, 
(i'oii  il  peut  unir  avec  plus  de  force  encore  les  opérations 
distinctes  des  autres  sens.  Les  groupes  que  forment  ceux-ci 
Hont  rapprochés  du  centre  qui  les  domine,  et  se  laissent 
gouverner  plus  facilement  par  lui.  Us  se  trouvent  par  la 
même  raison  plus  près  les  uns  des  autres,  et  entrent  ainsi 
dans  des  rapports  plus  intimes. 

Ce  sens  commun  a  son  siège  au-dessus  du  groupe  le 
plus  élevé  des  sens  de  la  tête,  et  c'est  de  là  qu'il  règne 
sur  tous  les  autres.  Les  sens  de  la  vie  inférieure  ont  aussi 
besoin  d'un  organe  extérieur  qui  puisse  les  mettre  en  rap- 
port les  uns  avec  les  autres,  et  cet  organe,  c'est  le  milieu 
du  système  ganglionnaire,  le  cerebnim  abdominale.  C'est  là 
que  se  déploie  ce  sens  commun  de  la  vie  inférieure  :  c'est 
de  là  qu'il  domine  toutes  les  basses  régions  de  l'organisme 
Immain,  et  c'est  dans  la  fossette  du  cœur  qu'il  est  plus 
immédiatement  accessible  aux  influences  du  dehors.  Les 
sens  supérieurs,  de  leur  côté,  trouvent  le  centre  et  l'organe 
dont  ils  ont  besoin  dans  le  ganglion  central  du  cerveau  in- 
férieur, dans  la  glande  pinéale.  Or  le  sens  général,  se  trou- 
vant placé  au  milieu  de  tous  les  autres ,  peut  se  porter  de 
préférence  soit  vers  ceux  qui  forment  le  groupe  supérieur 
placé  au  sommet  de  la  tête,  soit  vers  ceux  qui  appartien- 
Jient  à  la  vie  inférieure.  11  peut  même  remplacer  un  sens 
par  un  autre,  le  sens  de  la  vue,  par  exemple,  par  celui 
de  l'ouïe;  et,  comme  il  se  trouve  élevé  à  une  plus  haute 
puissance,  il  exerce  un  empire  plus  absolu  sur  tous  les 
juitres.  Chaque  sens,  avec  la  faculté  qui  lui  correspond, 


TRAISSFORMATIO^    MYSTIQUE    DU    SEKS    GÉNÉRAL.  403 

est  attaché  à  un  courant  particulier  dans  l'organisme  vi- 
vant. Le  sens  général  ou  commun  se  trouve  donc  en  rap- 
port avec  ce  courant  général  de  la  vie,  qui,  partant  des 
régions  les  plus  hautes  de  l'homme,  pénètre  jusqu'aux  ré- 
gions les  plus  basses  et  les  plus  profondes.  Tel  est  ce  sens 
commun  qui,  déjà  dans  le  somnambulisme,  acquiert  un 
si  haut  degré  de  perfection.  Nous  le  retrouvons  plus  par- 
fait encore  chez  les  mystiques;  mais  chez  eux  il  prend  une 
direction  différente. 

Dans  le  somnambulisme  magnétique,  il  est  tourné  sur- 
tout du  côté  de  la  nature,  tandis  que  dans  l'état  mystique 
il  est  tourné  vers  Dieu  et  les  choses  saintes,  et  la  nature 
n'entre,  pour  ainsi  dire,  que  d'une  manière  accidentelle 
dans  le  cercle  de  ses  opérations.  Dans  l'un  et  dans  l'autre 
cas,  il  saisit,  par  un  procédé  d'une  nature  plus  élevée,  les 
objets  qui  lui  correspondent;  il  les  saisit  plutôt  dans  leurs 
principes  que  dans  leurs  phénomènes,  plutôt  dans  leur 
centre  qu'à  leur  surface,  plutôt  dans  leur  vie  que  dans 
leurs  opérations.  Il  n'a  donc  point  besoin,  pour  percevoir 
les  objets  corporels,  des  formes  de  l'espace,  qui  leur  sont 
inhérentes.  De  même  aussi,  il  voit  les  choses  spirituelles 
par  un  regard  simple  et  unique ,  sans  qu'il  lui  soit  néces- 
saire de  faire  un  long  circuit,  pour  aller  du  connu  à  l'in- 
connu ;  il  n'est  pas  condamné  à  les  saisir  sous  le  voile  de 
l'élément  corporel  qui  les  recouvre,  ou  dans  leurs  effets 
seulement  ;  mais  il  peut  pénétrer  les  corps  étrangers  avec 
la  même  facilité  que  le  sien  propre,  et  descendre  ainsi 
jusque  dans  cette  région  profonde  où  l'àme  prépare  ses 
opérations.  Là  il  peut  lire  les  résolutions  et  les  pensées 
avant  qu'elles  se  produisent  au  dehors.  Il  en  est  ainsi  des 
choses  saintes,  qui,  appartenant  au  monde  invisible,  échap- 


404         TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL. 

pent  aux  sens^  dans  l'état  ordinaire.  Tous  les  phénomènes 
que  nous  avons  constatés  jusqu'ici,  dans  les  divers  sens  de 
l'homme,  doivent  donc  se  reproduire  avec  bien  plus  de 
force  encore  dans  le  sens  commun  ;  on  peut  dire  même 
que  c'est  lui  qui,  dans  l'état  mystique,  prenant  la  place, 
tantôt  d'un  sens,  tantôt  d'un  autre ,  produit  tous  ces  effets 
merveilleux. 

Ainsi,  pour  commencer  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint, 
beaucoup  d'hommes,  élevés  à  l'état  mystique,  ont  eu  la  fa- 
culté de  sentir  la  présence  de  la  sainte  eucharistie,  même 
St«  Ida.     à  de  très-grandes  distances.  Ida  de  Louvain  sentait  la  pré- 
sence de  Notre-Seigneur  à  la  consécration,  au  moment  où  il 
s»«  Colette,  descendait  sur  l'autel ,  de  même  que  sainte  Colette  s'aper- 
cevait de  loin  de  l'erreur  de  celui  qui  servait  la  messe,  lors- 
qu'au lieu  de  vin  il  présentait  par  mégarde  de  l'eau  au 
prêtre,  et  que  la  consécration  ne  pouvait  avoir  lieu.  Ju- 
Julienne.    tienne,  religieuse  de  l'ordre  de  Cîteaux,  remarquait  sou- 
vent de  très -loin,  pendant  qu'Eve  son  amie  la  visitait, 
qu'on  ôtait  le  saint  Sacrement  de  l'égUse  de  Saint-Martin 
après  le  service  divin  ;  et,  à  chaque  fois,  elle  en  éprouvait 
une  grande  tristesse.  Les  Franciscains  deVillonda,  ayant  un 
Casset.     jour  invité  à  venir  les  voir  un  saint  Carme  nommé  Casset, 
ôtèrent  d'abord,  afin  de  l'éprouver,  le  saint  Sacrement  du 
tabernacle  où  il  était  ordinairement  enfermé ,  et  le  pla- 
cèrent ailleurs,  dans  un  endroit  où  il  n'y  avait  point  de  lu- 
uiière,  tandis  que  la  lampe  brûlait  comme  toujours  devant 
le  maître-autel.  Casset,  s'étant  rendu  d'abord  à  l'église, 
selon  sa  coutume,  et  voyant  son  compagnon  s'incliner  de- 
vant le  grand  autel,  lui  dit  :  «  Ce  n'est  pas  ici  qu'est  le 
corps  du  Seigneur,  mais  à  cet  endroit  où  il  n'y  a  point  de 
lampe;  car  les  frères,  qui  sont  cachés  là  derrière  la  grille. 


1 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL.  405 

en  face  du  maître-autel,  ont  ôté  d'ici  le  saint  Sacrement 
pour  le  placer  ailleurs,  afin  de  nous  éprouver,  w  Saint 
François  Borgia  avait  aussi  ce  don;  et  quand  il  entrait  dans  S.  Fr.  Bor- 
une  église,  il  allait  tout  droit  à  la  place  où  était  le  saint  Sa- 
crement, lors  même  qu'aucun  signe  n'annonçait  sa  pré- 
sence. Jeanne  Malles  de  Norfolk  pouvait  distinguer  une 
hostie  consacrée  entre  mille  autres. 

Quelquefois  le  sens  commun  passe,  comme  nous  l'avons 
dit  plus  haut;,  dans  un  sens  particulier,  et  en  remplit  les 
fonctions.  C'est  ainsi  que  Gerson  cite  un  homme  qui  sen- 
tait l'eucharistie  par  l'odorat,  tandis  que  sainte  Catherine 
de  Sienne  voyait  l'hostie  resplendissante  de  lumière.  Ca- 
therine Emmerich  distinguait  à  leur  éclat  les  reliques  des 
saints  qu'on  lui  mettait  sur  la  poitrine.  Lorsqu'une  grande 
fête  approchait,  Marie  d'Oignies  sentait  huit  jours  d'avance  Marie  d'Oi- 
une  jubilation  extraordinaire  ;  et  elle  était  ainsi  dans  une  " 
émotion  continuelle  pendant  tout  le  cours  de  la  journée. 
Lorsque  la  fête  d'un  saint  arrivait,  celui-ci  lui  apparaissait 
ordinairement  accompagné  de  plusieurs  esprits  célestes; 
et  son  àme  reposait  ainsi  près  de  lui  tout  le  reste  du  jour 
dans  l'allégresse.  Quelquefois,  un  saint  inconnu  dans  le 
pays  venait  lui  annoncer  sa  fête,  qui  était  célébrée  dans  des 
contrées  éloignées.  Elle  discernait,  comme  par  une  sorte 
de  saveur  intime,  les  fêtes  plus  grandes  de  celles  qui  l'é- 
taient moins,  et  reconnaissait  celles  qu'on  oubliait  de  cé- 
lébrer. C'est  ainsi  qu'elle  fut  avertie  de  la  fête  de  sainte 
Gertrude,  et  qu'elle  l'annonça  le  soir,  en  sonnant  la  cloche, 
au  grand  étonneinent  du  prêtre  qui  desservait  l'église. 
Elle  vit  un  jour  des  rayons  de  lumière  partir  d'un  crucifix, 
et  s'étendre  vers  elle,  comme  s'ils  eussent  pénétré  dans 
son  cœur;  elle  voyait  aussi  sortir  du  ciboire  une  grande 


406  Tr.ANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL. 

lumière,  à  l'égard  de  laquelle  celle  du  soleil  était  comme 
un  cierge  à  Tégard  de  celui-ci.  Elle  sentait  d'avance  les 
reliques  qu'on  apportait  dans  Féglise,  et  distinguait  si  elles 
étaient  véritables;  elle  vit  un  jour  un  morceau  de  la  vraie 
croix  environné  de  lumière.  Quelqu'un  lui  ayant  apporté 
des  reliques  dont  il  ne  savait  pas  le  nom ,  le  saint  à  qui 
elles  étaient  lui  apparut  pendant  sa  prière  et  se  nomma 
avec  quatre  lettres  A.  J.  0.  L.  On  crut  que  c'était  Aiol  ou 
saint  Aiulf. 

De  la  faculté      Souvent  il  existe  entre  l'àme  et  les  choses  saintes  comme 

l'eucharL  "^^"^  attraction  magnétique.  Un  jour  que  sainte  Thérèse  fut 
tie.        enlevée  de  terre  dans  une  extase,  au  moment  de  la  com- 

S'^ Thérèse,  munion ,  le  prêtre,  ne  pouvant  lui  donner  l'hostie,  vit 
celle-ci  s'échapper  de  ses  doigts,  et  aller  se  poser  sur  la 
langue  de  la  sainte.  La  même  chose  arriva  à  la  sœur  Élisa- 

Elisabeth  de  beth  de  Jésus,  à  qui  son  confesseur  avait  interdit  la  corn- 
Jésus,  niunion  afin  de  l'éprouver.  Pendant  que  le  prêtre  la  donnai! 
aux  autres  sœurs,  on  vit  une  hostie  s'échapper  de  sa  main, 
et  voler  sur  la  bouche  d'Elisabeth.  Raymond  de  Capoue  ra- 
conte qu'étant  revenu  d'un  voyage  ,  sainte  Catherine  de 
Sienne  lui  témoigna  l'immense  désir  qu'elle  avait  de  com- 
munier. Comme  il  était  très-fatigué,  il  n'avait  pas  voulu 
d'aboid  monter  à  l'autel;  mais,  cédant  aux  instances  delà 
sainte,  il  dit  la  messe.  Oi*,  lorsqu'il  lui  présenta  la  sainte 
eucharistie  ,  son  visage  devint  radieux  comme  celui  d'un 
ange.  Il  dit  intérieurement  :  «  Allez,  Seigneur,  trouvervotre 
fiancée  ;  «  et  tout  aussitôt  l'hostie  s'envola  vers  elle  avatit 
qu'il  l'eût  touchée.  Il  ajoute  qu'il  a  entendu  dire  à  beaucoup 
de  personnes  des  deux  sexes,  très-dignes  de  foi,  qu'elles 
avaient  vu  clairement  Ihostie  voler  de  la  main  du  prêtre 
dans  sa  bouche  lorsqu'elle  allait   à  la  communion.  Vn 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL.  407 

prêtre  remarqua  plus  d'une  fois^,  en  donnant  la  com- 
munion à  saint  Hippolyte,  que  Thostie  lui  échappait  des  s.Hippoîyte 
mains,  attirée  parle  saint  comme  le  fer  par  l'aimant  ;  que 
son  visage  était  resplendissant,  et  qu'à  peine  avait-il  reçu 
riiostie  qu'il  devenait  blanc  comme  la  neige.  Simon  d'Alme 
allant  un  jour  à  la  communion,  et  l'hostie  qu'il  devait  re- 
cevoir étant  tombée  par  hasard  à  terre,  le  prêtre  voulut 
la  ramasser  j  mais  il  le  pria  de  la  laisser  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  demandé  à  Dieu  dans  la  prière  si  c'était  à  cause  de 
ses  péchés  que  le  Seigneur  n'avait  pas  voulu  venir  à 
lui.  L'hostie  se  leva  de  terre  aussitôt,  et  vola  jusqu'à  sa 
bouche. 

Ceci  expUque  le  fait,  raconté  par  Rader  dans  sa  Baca- 
ria  sacra ,  de  la  princesse  Marguerite  et  de  son  chapelain . 
Pendant  que  celui-ci  lui  donnait  la  communion,  il  vit  son 
visage,  ordinairement  pâle,  briller  d'un  éclat  merveil- 
leux. Il  fut  saisi  d'ellroi;  et,  revenu  de  son  trouble,  il  ne 
trouva  plus  l'hostie  qu'il  lui  destinait.  Croyant  qu'elle  lui 
était  tombée  des  mains,  il  la  chercha  scrupuleusement  sans 
pouvoir  la  trouver.  L'éclat  du  visage  de  Mai-guerite  était 
un  signe  que  l'hostie  était  venue  la  trouver  d'elle-même. 
Cet  attrait  se  fait  sentir  quelquefois  à  de  très -grandes  dis- 
tances, surtout  dans  l'extase.  La  bienheureuse  Véronique  Véronique 
,  ,  .     .  .  ,  ,  .   .  Giuliani. 

désirait  recevoir  souvent  la  communion.  Or  voici  com- 
ment Dieu  remplit  son  désir.  Lorsque  le  prêtre  à  l'autel 
partageait  la  sainte  hostie,  il  s'en  échappait  une  particule, 
qui  venait  se  poser  sur  sa  bouche,  à  la  fenêtre  où  la  sainte 
l'attendait,  après  quoi  elle  tombait  aussitôt  en  extase.  Les 
sœurs  la  voyaient  en  cet  état  sans  en  connaître  la  cause. 
Cette  manière  de  communier  dura  pour  elle  presque  toute 
^;|  vie  ,  du  moins  tant  que  bi  messe  fut  dite  par  le  prêtre 


408  TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAI. 

Thadeo,  sans  qu'il  s'aperçût  jamais  qu'il  manquât  quelque 
chose  à  l'hostie.  Ce  ne  fut  que  plus  tard,  et  par  la  sœur 
Thadée,  que  le  fait  fut  divulgué.  Sainte  Ida  de  Louvaiu 
avait  aussi  un  ardent  désir  de  communier  souvent.  Mais, 
comme  elle  ne  voulait  pas  le  faire  sans  la  permission  de 
son  confesseur,  voici  le  moyen  qu'elle  avait  découvert. 
Lorsque  le  prêtre  communiait  à  la  messe ,  le  désir  de  la 
sainte  prenant  une  nouvelle  intensité,  elle  communiait  en 
même  temps  que  lui;  ce  dont  elle  était  clairement  assurée 
par  le  goût  et  le  sentiment  qu'elle  éprouvait,  et  qui  étaient 
les  mômes  que  dans  ses  communions  ordinaires.  Une  fois, 
l'hostie  lui  fut  apportée  par  une  colombe. 

Il  arrive  souvent  que  le  Christ  lui-même  ou  les  anges 
et  les  saints  remplacent  alors  le  prêtre.  Le  fait  le  plus  re- 
marquable en  ce  genre  est  celui  qui  nous  est  raconté  dans 
un  document  de  1341,  rédigé  dix -huit  jours  après  la 
Julienne    ^^^^^^  ^^  sainte  Julienne  Fidcoiueri  de  Florence,  fondatrice 
Falconieri.   des  Mantellates,  sur  les  circonstances  de  sa  mort,  et  que 
nous  citerons  ici  textuellement  :  «  Comme  notre  chère 
«  sœur,  âgée  de  soixante-dix  ans,  épuisée  par  les  morti- 
«  fications ,  les  jeûnes  ,  les  veilles ,  les  disciplines  et  les 
.   «  cilices,  et  souffrant  depuis  longtemps  d'une  grande  fai- 
<(  blesse  d'estomac,  ne  pouvait  prendre  aucune  nourriture, 
'         «  et  qu'elle  se  voyait  entièrement  privée  du  très-saint 
t(  corps  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ ,  elle  en  était  to- 
rt consolable  ;  elle  pleurait  et  se  plaignait  tant  que  Ton 
«  croyait  qu'elle  allait  mourir  de  douleur.  Elle  pria  enfin 
«  le  P.  Jacques  de  Campo  Regio ,  son  confesseur,  d'ap- 
«  porter  au  moins  près  d'elle  le  saint  Sacrement  dans  le 
«  ciboire,  ce  qui  lui  fut  accordé.  Dès  que  le  prêtre  parut 
«  avec  le  corps  du  Seigneur,  elle  se  prosterna  aussitôt  les  , 


I 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL.  400 

«  bras  en  croix  et  l'adora.  Son  visage  était  comme  celui 
«  d'un  ange;  elle  demanda  qu'on  lui  permît  de  s'approcher 
«  plus  près  de  lui  encore,  et  de  le  porter  à  sa  bouche. 
><  Cette  faveui'  lui  ayant  été  refusée,  elle  pria  qu'on  lui 
«  étendît  un  voile  sur  la  poitrine^  et  qu'on  y  déposât 
«  l'hostie.  Ou  fit  ce  qu'elle  désirait;  et,  chose  admirable! 
«  à  peine  l'hostie  avait-elie  touché  son  cœur  embrasé  par 
«  la  charité  qu'elle  disparut  aussitôt  sans  qu'on  pût  la 
«  retrouver.  Mais  à  ce  même  moment  Julienne  mourut 
«  dans  les  bras  de  Notre  -Seigneur  avec  un  visage  doux  , 
«  une  bouche  souriante ,  comme  dans  un  céleste  ravisse- 
«  ment,  au  grand  étonnement  de  tous  ceux  qui  étaient 
«  présents ,  entre  autres  des  sœurs  Jeanne,  Marie,  Élisa- 
«  beth ,  du  P.  Jacques  et  d'autres  personnes  de  la  mai- 
«  son.  «  (  Vita  di  S.  Jaîiana  Falconieri,  Roma,  1737.  ) 

Le  don  de  pénétrer  les  esprits  est  aussi  dans  un  rapport 
intime  avec  le  sens  commun  :  c'est  donc  ici  le  lieu  de  citer 
ceux  des  faits  de  ce  genre  que  l'on  ne  peut  attribuer  à  au- 
cun sens  particulier.  Comme  Jean  de  Sagonte ,  de  l'ordre  jean  de  Sa- 
des  Ermites,  passait  par  Salamanque,  une  femme  vint  pour  S^"^® 
lui  baiser  la  main,  selon  la  coutume  du  pays;  mais  lui  la 
retira;  et  comme  cette  femme  lui  en  demandait  la  cause,  il 
lui  dit  :  «  Parce  que  Satan  possède  ton  àme ,  et  que  tu  as 
formé  le  dessein  de  tuer  ta  tille,  qui  est  devenue  enceinte 
par  suite  d'un  crime.  «  Et  il  avait  dit  vrai.  Sainte  Julienne  S'« Julienne, 
avait  la  faculté  de  pénétrer  l'intérieur  de  tous  ceux  avec 
qui  elle  parlait,  et  de  reconnaître  leurs  péchés.  Si  quel- 
qu'un avait  un  péché  mortel  sur  la  conscience,  elle  pouvait 
à  peine  supporter  sa  vue.  Et  comme  plus  on  est  humble, 
et  plus  on  a  l'orgueil  en  horreur,  lorsqu'elle  rencontrait 
un  orgueilleux ,  elle  éprouvait  en  son  àme  un  tel  senti- 


-ilO  TRANSFORMATIOIS    MYbTIULK    DU    SENS    GÉISÉRAL. 

meut  de  répulsion  qu'elle  ne  pouvait  ni  se  contenir  ni 
rester  longtemps  avec  lui  ;  mais  elle  s'éloignait  dès  qu'elle 
en  trouvait  l'occasion.  Cependant,  lorsqu'elle  craignait  de 
scandaliser,  elle  se  faisait  violence ,  et  exhortait  du  mieux 

s>«  Colette,  qu'elle  pouvait  le  coupable  à  se  convertir.  Sainte  Colette 
lisait ,  au  moment  de  l'élévation ,  dans  la  conscience  du 
prêtre  qui  disailla  messe;  et,  lorsqu'elle  y  voyait  quelques 
fautes,  elle  les  lui  faisait  remarquer,  en  prenant  toutes 
les  précautions  que  commande  la  charité.  Sainte  Thérèse 
avait  aussi  ce  don.  L'auteur  de  sa  vie  l'avait  remarqué;  et 
comme  il  devait  avoir  un  jour  un  entretien  avec  elle,  il 
lui  dit  qu'il  voulait  d'abord  purifier  sa  conscience,  parce 
qu'il  craignait  qu'elle  n'en  découvrît  les  secrets.  La  sainte 
se  mit  à  sourire ,  confirmant  par  son  silence  ce  qu'il  avait 
dit. 

Saint  François  et  saint  Bernard  avaient  aussi  reçu  ce 
don  du  ciel.  Deux  étudiants  s'étant  recommandés  aux 
prières  de  saint  Dominique  ,  il  se  mit  aussitôt  à  prier.  Puis 
il  dit  à  l'un  d'eux  que  ses  péchés  lui  étaient  pardonnes  ,  et 
qu'il  devait  se  croire  pur  désormais.  Mais  il  dit  à  l'autre 
d'aller  à  confesse,  parce  qu'il  avait  caché  tel  péché  qu'il 
lui  nomma.  A  Naples,  un  Dominicain  qui  était  au  chœur, 

s.  Thomas  près  de  saint  Thomas  d'Aquin,  se  mit  à  penser  avec  plaisir 

-^fl'""-     .^  yj^  certain  mets  dont  il  devait  manger  après  l'office.  Saint 

Thomas  s'en  aperçut  aussitôt,  et  lui  dit  à  l'oreille  :  «  Mon 

frère,  ne  vous  occupez  pas  de  la  nourriture.  Ce  mets,  vous 

ne  le  mangerez  pas  seul;  je  vous  aiderai.  »  Quelqu'un  ap- 

s.  François  porta  uii  jour  à  saint  François  de  Paule  un  enfant  qui  était 

d(!  Pauli".    j^alade,  pour  qu'il  le  guérît  par  sa  prière  ;  et,  pour  éveillei" 

davantage  sa  compassion ,  il  lui  olVrit  des  figues  nouvelles 

qu'il  avoit  volées.  Le  saint  l'en  réprimanda  fortement,  et 


TRANSFORMATION    MYSTIULK    DL     SENS    GÉNÉRAL.  411 

lui  ordonna  d'aller  avant  tout  rendre  ce  qu'il  avait  vole, 
pour  ne  pas  faire  tort  à  son  àme  pendant  qu'il  cherchait  à 
procurer  la  santé  à  son  fils.  Il  le  fit,  et  l'enfant  fut  guéri. 
Saint  Ignace  et  saint  François  Xavier  connaissaient  parfai- 
tement tous  les  mouvements  intérieurs  du  cœur  chez  les 
autres,  et  savaient  très -bien  discerner  les  esprits.  Sainte 
Kose  de  Lima  soignant  une  pauvre  Sarrasine  malade ,  ell"  s'"  Uose. 
connut  qu'elle  restait  toujours  attachée  à  l'islamisme, 
quoiqu'elle  parût  chrétienne  au  dehors;  et  celle-ci  finit  par 
lui  avouer  que  c'était  vrai ,  et  reçut  le  baptême.  C'est  en 
vertu  de  ce  don  que  saint  Cajetan  savait  proportionner  ses 
sermons  aux  besoins  de  ses  auditeurs.  Saint  André  Avellin  , 
quand  il  écrivait  une  lettre ,  connaissait  l'état  intérieur  de 
celui  à  qui  elle  était  adressée.  Souvent  même  il  lui  décou- 
\rait  des  péchés  qu'il  avait  oubliés.  Il  en  était  de  même 
de  saint  Jean  de  Dieu,  de  Dominique  de  Paradis  et  d'L'r- 
sule  Bénincasa.  Ln  jour  que  F.  Olympe  était  sorti ,  il  ren-  Fr.  olym^ic. 
contra  des  soldats  qui  se  pressèrent  autour  de  lui  pour  lui 
baiser  la  main.  Il  la  donna  à  baiser  à  tous,  à  fexception 
d'un  seul,  à  qui  il  dit  à  l'oreille  :  «  Je  sais  que  vous  êtes 
prêtre;  ce  serait  donc  à  moi  de  vous  baiser  la  main.  Tâchez 
de  vous  réconcilier  avec  Dieu  par  une  conversion  sincère.  » 
Cet  homme  était  en  effet  un  prêtre  apostat,  et  ces  paroles 
le  convertirent.  Saint  Joseph  de  Copertino  reconnaissait  les  Joseph  de 
prêtres  qui  n'avaient  pas  dit  leur  bréviaire  dans  le  jour;  et  '''^^'^  '"'^ 
plus  d'une  fois  il  dit  à  un  prêtre  en  le  voyant  :  Brexianum 
clamât  contra  te  de  terra.  Aussi  lesh-spocrites  ne  pouvaient 
le  tromper.  Aucun  vice,  aucune  mauvaise  passion  ne  pou- 
vaient se  soustraire  à  ses  regards.  Il  ressentait  en  présence 
des  hommes  vicieux  un  trouble  intérieur,  dont  la  nature 
lui  indiquait  le  genre  de  péché  qu'ils  avaient  commis.  Aussi 


412  TRAiSSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL. 

savait-il  toujours  dire  à  chacun  de  ceux  qui  conversaient 
avec  lui  ce  qui  convenait  le  mieuxà  ses  besoins,  quoiqu'il 
ne  connût  rien  antérieurement  de  ses  relations.  B.  Mozzi, 
désirant  faire  une  confession  générale  pendant  son  noviciat, 
s'adressa  à  lui.  Le  saint  lui  ayant  conseillé  d'écrire  ses  pé- 
chés^ il  le  fit.  Mais,  arrivé  à  la  fin,  il  éprouva  de  nouveaux 
scrupules ,  et  eut  recours  à  Joseph.  Celui-ci  prit  la  feuille 
sur  laquelle  il  avait  écrit  ses  péchés,  et  la  lut  tout  entière, 
faisant  ses  remarques  et  lui  disant,  par  exemple  :  a  Mon 
tils,  ce  péché  que  vous  avez  écrit  ici  n'était  pas  de  cette  es- 
pèce, mais  de  telle  autre.  En  voici  un  que  vous  avez  omis. 
Pourquoi  n'avez-vous  pas  ajouté  tel  ou  tel  péché,  que  vous 
avez  commis  en  tel  ou  tel  lieu?  »  Il  fit  ainsi  l'examen  du 
novice,  ajoutant  ou  retranchant  selon  qu'il  en  était  besoin. 
Mozzi  alla  trouver  le  maître  des  novices,  et  lui  dit:  «  Savez- 
vous,  mon  père,  que  le  P.  Joseph  connaît  mieux  que 
moi  les  péchés  que  j'ai  commis,  et  qu'il  sait  même  en  quel 
lieu  je  les  ai  commis,  quoiqu'il  n'y  ait  jamais  été?  »  Le 
même  saint  savait  également  si  ceux  qui  l'approchaient 
avaient  pour  lui  de  l'amour  ou  de  la  haine.  Il  connaissait 
aussi  les  bonnes  actions  que  les  autres  avaient  faites ,  et  il 
aimait  à  en  parler.  Ainsi,  par  exemple,  un  jour  qu'il  sor- 
tait de  l'église ,  il  remercia  une  femme  parce  qu'elle  avait 
prié  Dieu  pour  lui.  Tous  ceux  dont  la  conscience  était  en 
mauvais  état  tremblaient  devant  lui. 

Marie  d'Oignies  pénétrait  aussi  les  pensées  des  hommes. 
Son  confesseur  s'était  adonné  à  la  prédication.  D'abord, 
manquant  d'exercice  et  de  simplicité,  il  cherchait  à  faire  de 
beaux  discours  ;  et  comme,  malgré  cela,  il  ne  réussissait 
pas,  il  en  fut  (ont  troublé.  Sa  vanité  néanmoins  fut  consolée 
par  quelques  louanges  qu'on  lui  donna.  Or  il  avait  eu  bien 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL.  4io 

soin  de  cacher  sou  état  à  Marie.  Mais  il  vit  bientôt  qu'elle 
le  connaissait ,  car  elle  lui  raconta  qu'elle  avait  vu  l'image 
d'un  homme  ayant  une  épaisse  chevelure  et  enveloppé  d'un 
nuage.  Une  courtisane  brillant  d'un  certain  éclat  avait 
regardé  cet  homme  avec  bienveillance,  et,  projetant  sur  lui 
un  de  ses  rayons ,  elle  avait  dissipé  ainsi  une  partie  du 
nuage  qui  l'enveloppait. 

A  ce  don  du  discernement  des  esprits  se  rattache  aussi 
celui  de  lire  dans  le  temps  et  l'espace.  En  toutes  choses,  le 
centre  domine  la  circonférence  tout  entière.  Quiconque  so 
lient  dans  le  centre,  non  pas  seulement  d'une  manière  géo- 
métrique, mais  d'une  manière  vivante  et  effective  ,  est  par 
là  même  présent  dans  tous  les  points  de  la  circonférence, 
et  l'éloignement  disparait  pour  lui.  Le  même  fait  se  repro- 
duit dans  le  temps.  Le  temps  est  dans  un  flux  continueL 
Or  tout  mouvement  suppose  un  point  de  départ  fixe  et  im- 
mobile. Ce  point  de  départ  domine  donc  le  cours  du  temps 
tout  entier  :  il  est  en  quelque  sorte  comme  le  temps  central , 
qui  contient  et  renferme  le  temps  mobile  ;  de  sorte  qu'ici 
encore  celui  qui  se  tient  dans  ce  milieu  embrasse  du  regard 
la  circonférence  tout  entière,  et  voit  l'avenir  et  le  passé 
comme  présents  sous  ses  yeux.  Cette  faculté  toutefois  ne 
doit  pas  être  confondue  avec  le  don  de  prophétie  propre- 
ment dite,  car  il  repose  plutôt  sur  une  inspiration  instinc- 
tive dont  l'esprit  n'a  point  la  conscience,  et  qui  se  rattache 
au  sens  général.  Il  n'a  donc  de  valeur  que  celle  de  ce  sens 
lui-même. 

On  raconte  dans  la  vie  de  sainte  Alpède  de  Cadoto  que, 
malgré  ses  maladies  continuelles  et  sa  maigreur  extraordi- 
naire ,  car  elle  ne  mangeait  presque  rien ,  son  visage  était 
beau  et  florissant,  comme  si  elle  eût  vécu  dans  les  délices. 


Hi  THA.NSFOR.MATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GÉ>ÉRAL. 

Couchée  presque  toujours  sur  le  dos,  et  ne  pouvant  remuer 
que  la  tète  et  le  bras  droit ,  elle  avait  en  cet  état  des  visions 
fréquentes.  Elle  voyait  alors  en  esprit  le  monde  et  tout  ce 
qu'il  renferme.  Etlorsqu'après  un  ou  deux  jours  elle  reve- 
nait de  ses  extase- ,  il  lui  semblait  qu'elle  passait  des  ré- 
gions de  la  plus  pure  lumière  à  celle  des  ténèbres,  et  qu'un 
voile  épais  couvrait  son  regard  intérieur.  Elle  racontait  que 
dans  ses  visions  elle  voyait  le  monde  comme  une  boule,  le 
soleil  plus  grand  que  la  terre,  et  celle-ci  flottant  comme  un 
(leuf  au  milieu  de  l'espace,  et  entourée  d'eau.  Elle  disait 
({ue  les  causes  et  les  principes  des  choses  sont  à  la  fois  si 
nombreux  et  si  cachés  qu'on  les  comprend  d'autant  moins 
qu'on  cherche  à  les  pénétrer  davantage.  C'était,  du  reste , 
une  femme  ignorante,  et  qui  avait  été  élevée  dans  les 
champs. 
t;ic Elisabeth      Sainte  Elisabeth  de  Schonau  raconta  à  son  frère  qu'elle 
de  Schonau.  ^y^jt  assisté  à  la  consécration  de  son  église  à  Bonne ,  quoi- 
qu'elle en  fût  éloignée  de  seize  lieues.  Elle  lui  rendit  un 
compte  exact  de  tout  ce  qui  s'y  était  passé  et  de  ce  qu'il  y 
avait  fait  lui-même,  et  désigna  les  chanoines  qui  y  avaient 
assisté.  Le  biographe  de  Marie  d'Oignies  ayant  été  ordonné 
loin  d'elle,  à  Paris,  elle  connut  ses  dispositions  intérieures, 
le  lieu  de  l'ordination,  etc. ,  et  lui  écrivit  qu'elle  avait  tout 
vu  ,  ajoutant  ces  paroles  :  «  Le  jeune  arbre  vient  de  fleu- 
rir, mais  Dieu  me  réserve  ses  fruits.  »  Il  ne  comprit  point 
alors  ce  qu'elle  voulait  dire,  et  ne  le  sut  que,  lorsqu'ayant 
voulu  dire  sa  première  messe  en  France,  il  en  fut  empê- 
ché, et  la  ditàOignies  en  présence  de  la  sainte.  C'est  sur- 
tout vers  le  saint  sacrifice  de  la  messe  qu'est  dirigée  cette 
clairvoyance  surnatureUe  ;  de  sorte  que  les  murs  bien  sou- 
\ent  ne  peuvent  cacher  aux  saints  le  mystère  qui  s'ac- 


TRA>>îF0RMAT10.N    MYSTIQUE    DU    SENS    GENERAL.  41  O 

complit  sur  l'autel.  C'est  ainsi  que  François  de  Duracchio 
voyait  de  sa  cuisine  tout  ce  qui  se  passait  sur  l'autel,  quoi- 
qu'il y  eût  trois  murs  entre  lui  et  l'église.  [Ménologe  de 
i^aint  François ,  p.  1 07 7 .  ' 

D'autres  fois,  Dieu  fait  voir  à  ses  saints  des  choses  qui , 
([uoique  temporelles ,  sont  dans  un  rapport  intime  avec  la 
j^loire  de  son  Église.  Saint  Pie  V.  en  lo71,  s'entretenant 
au  Vatican  avec  le  trésorier  du  palais  Bussato  et  d'autres 
personnes,  interrompt  tout  à  coup  la  conversation,  court  à 
la  fenêtre  de  son  appartement ,  reste  quelque  temps  les 
yeux  élevés  vers  le  ciel,  puis  revient  le  visage  tout  joyeux 
en  disant  :  «  Rendons  grâces  à  Dieu,  car  en  ce  moment 
notre  flotte  a  anéanti  celle  des  ennemis  de  l'Église.  »  Puis, 
se  prosternant,  il  remercia  Dien  en  fondant  en  larmes.  Or 
la  bataille  de  Lépante,  entre  la  flotte  des  chrétiens  et  celle 
des  Turcs,  venait  d'être  gagnée  par  les  premiers.  L'abbé 
Macaire  de  Vurtzbourg,  étant  à  Rome  assis  à  la  table  d'Eu- 
gène III ,  vit  la  tour  de  son  église  renversée  par  un  ouragan , 
et  poussa  un  profond  soupir.  Saint  Loup,  étant  à  table  à 
Sens,  vit  en  esprit  entrer  dans  l'église  Saint  -  Etienne 
l'homme  de  Dieu  Yinnebonde,  et,  se  levant  de  table  aussitôt, 
il  alla  à  sa  rencontre.  Gothard  vit  à  une  grande  distance 
mourir  son  ami  Meinverk,  évêque  de  Paderborn,  et  prépara 
tout  pour  le  service  des  morts.  Liduine,  quand  elle  recevait 
la  visite  d'un  supérieur  de  quelque  couvent,  lui  rapportait 
lout  ce  qui  s'y  passait,  quelque  éloigné  qa'il  fût.  Sainte 
Brigitte  de  Kildar,  se  promenant  avec  deux  évêques,  leur 
demanda  de  quel  côté  était  situé  le  pays  qu'ils  habitaient; 
et  elle  leur  raconta  alors  la  bataille  qui  s'y  livrait  en  ce 
moment.  Comme  les  évêques  étaient  grandement  étonnés, 
leurs  veux  aussi  furent  ouverts,  et  l'un  d'eux  vit  même 


il  fi         ÏRA^SFORMATIO^'     anSTlQUE    DU    SENS    GÉNÉRAL. 

loinber  pendant  la  bataille  la  tète  de  deux  de  ses  frères. 
Saint  Joseph  de  Copertino  lisait  à  distance  les  lettres  qu'on  • 
lui  écrivait.  Un  jour  que  le  cardinal  Rapaccioli  lui  écri- 
vait pour  lui  exposer  les  inquiétudes  de  sa  conscience, 
comme  il  était  sur  le  point  de  lui  envoyer  sa  lettre,  son  se- 
crétaire lui  en  rapporta  une  qui  répondait  exactement  à  îa 
sienne.  Il  raconta  une  autre  fois  à  ce  même  cardinal  tout 
ce  qu'il  avait  fait  à  une  certaine  heure,  loin  de  lui,  à 
Terni ,  dans  sa  chambre  ,  et  le  cardinal  attesta  ce  fait  avec 
serment. 

Beaucoup  de  saints  aussi  ont  reçu  le  don  de  lire  dans 
l'avenir,  quoique  cette  faculté  soit  plus  rare  que  celle  de 
voir  ce  qui  est  déjà  passé.  On  raconte^  dans  la  vie  de  saint 

S.  Doniini-  Dominique^  qu'il  vit  d'avance  la  guerre  sanglante  des  Al- 
^^  ■  bigeois  et  la  mort  dont  y  mourut  Pierre  d'Aragon.  Avant 
même  qu'on  eût  entendu  parler  dès  Albigeois  dans  le 
pays  de  Liège ,  Marie  d'Oignies  vit  la  croisade  qu'on  allait 
prêcher  contre  eux.  Elle  avait  vu,  en  effet,  beaucoup  de 
croix  descendre  du  ciel  sur  les  hommes ,  et  le  Seigneur 
lui  avait  dit  qu'il  ruinerait  presque  entièrement  ces  con- 
trées. Elle  avait  vu  aussi  d'avance  en  esprit  la  défaite  des 

s.  François  croisés  près  de  Mongausi.  Saint  François  d'Assise ,  ayant 
pris  dans  ses  bras  le  fils  de  M.  de  Rubies,  de  la  famille  des 
Ursins,  qui  venait  de  naître,  reconnut  en  lui  le  futur  pape 
Nicolas  III.  La  vierge  Oringa,  entendant  pleurer  un  en- 
fant au  berceau,  connut  qu'il  mourrait  pendu.  Saint  An- 

S.  Antoine  (oine  de  Padoue  connaissait  un  notaire  dont  la  vie  était 
de  Padoue.      ,  „  ,  , 

tres-mondauie.  Cependant,  toutes  les  fois  qu  il  le  rencon- 
trait, il  s'agenouillait  devant  lui.  Celui-ci  finit  par  se  fâ- 
cher, et  demanda  au  saint  ce  que  cela  voulait  dire.  Le  saint 
lui  répondit  :  «  Il  m'a  été  révélé  que  tu  mourras  un  jour 


TRANSFORMATION    MYSTIQUE    DU    SENS    GE^ERAI..  417 

martyr,  »  ce  qui  aiTiva  en  effet  bientôt  après,  quoiqu'en  ce 

moment  le  notaire  ne  fit  que  rire  de  la  prophétie  du  saint. 

Saint  Laurent  Justinien ,  donnant  les  cendres  à  Dandolo,  s.  Laurent 

lui  prédit  que  Tannée  suivante  il  les  donnerait  lui-même  à     "'^  '"^^"" 

d'autres.  Saint  François  de  Paule,  au  milieu  de  la  paix  la 

plus  profonde,  fit  prier  ses  frères  pour  que  Dieu  détournât 

la  guerre  des  Turcs,  qui  éclata  trois  mois  plus  tard.  Saint  S.  Philippe 

de  Néri 
Philippe  de  Néri  prédit  aussi  à  deux  de  ses  fils  spirituels  , 

qui  s'étaient  faits  Dominicains,  les  voies  bien  différentes 
qu'ils  parcourraient  tous  les  deux.  Saint  Ignace  reconnut  s.  Ignace, 
aussi  dans  le  duc  F.  Borgia  le  futur  général  de  son  ordre. 
F.  Olympe  reconnut  également,  entre  sept  fils  delà  mar- 
grave d'Antio,  celui  qui  devait  un  jour  appartenir  à  son 
ordre.  Jean  de  Sagonte,  prêchant  à  Salamanque,  commença 
son  sermon  par  ces  paroles  :  «  Je  désire ,  mes  frères ,  que 
vous  gardiez  la  paix;  car  je  sais  qu'ici  même  va  s'élever 
une  émeute  sanglante;  mais  celui  qui  commencera  la  que- 
relle en  mourra  victime.  »  Malgré  cet  avertissement,  une 
émeute  eut  lieu  en  effet  ;  on  tira  les  épées  et  les  couteaux  : 
mais  bientôt  on  entendit  crier  que  celui  qui  avait  commencé 
la  lutte  était  tué;  et  la  mêlée  finit.  Saint  Joseph  de  Copertino 
vit  d'avance  non-seulement  tout  le  cours  de  sa  vie,  mais 
encore  celui  de  beaucoup  d'autres.  Rencontrant  un  jour 
une  femme  de  mauvaise  réputation,  il  lui  dit:  «  Dieu  veut 
vous  avoir,  Madeleine;  laissez  donc  là  toutes  ces  vaines 
parures.  »  Elle  se  convertit  plus  tard,  en  effet,  et  prit  le  nom 
de  Madeleine.  Un  jour  qu'une  mère  lui  présentait  sa  tille, 
à  laquelle  il  avait  annoncé  d'avance  un  fils,  et  le  priait  de 
vouloir  bien  être  le  parrain  de  celui-ci,  le  saint  lui  répon- 
dit qu'il  ne  vivrait  plus  quand  il  viendrait  au  monde.  In 
jour,  sainte  Rose  de  Lima,  étant  assise  dans  son  jardin,  s'a- 


ilH  DES    SONS    MYSTlyllKS. 

musait  à  jeter  en  l'air  des  roses  qu'elle  otlrait  à  Dieu.  Son 
frère,  prenant  cela  pour  un  jeu  ,  voulut  y  prendre  part; 
mais  ses  roses  tombaient  à  terre ,  tandis  que  celles  de  sa 
sœur  flottaient  en  l'air,  et  prenaient  la  forme  d'une  croix 
entourée  d'un  cercle.  Elle  vit  là  l'image  des  vierges  qui 
après  sa  mort  se  réuniraient  à  Lima  dans  un  couvent  dédié 
à  sainte  Catherine  de  Sienne. 


CHAPITRE   XII 

Phénomènes  mysticfues  dans  les  régions  supérieures  et  spirituelles, 
dans  la  faculté  qui  perçoit  les  objets  et  dans  rimagination.  Des  sons 
qui  se  font  entendre  quelquefois  dans  la  région  du  cœur.  Catherine 
de  Sienne.  Stéphanie  Quinzani.  Ursule  Bénincasa.  Colombe  de 
Riéli.  Elisabeth  de  Thuringe.  De  la  langue  mystique.  Sainte  Hilde- 
garde. 

L'esprit,  avons-nous  dit,  occupe  le  somme!  de  la  nature 
humaine,  et  il  en  pénètre  en  même  temps  les  profon- 
deurs. 11  est  donc  comme  le  point  central  de  la  personna- 
lité. En  cette  qualité,  il  l'embrasse  et  la  contient  tout 
entière;  il  domine  et  règle  toutes  les  fonctions  de  la  vie, 
même  les  plus  basses.  Il  se  trouve  donc  plus  rapproché  du 
royaume  des  esprits,  et  surtout  de  Dieu.  Tout  commerce 
entre  l'homme  et  Dieu  doit  donc  prendre  son  point  de  dé- 
part dans  l'esprit,  et  se  communiquer  de  là  aux  autres 
puissances.  Or,  quoique  les  rapports  de  Dieu  à  l'égard 
de  la  créiture  soient  toujours  les  mêmes,  celle-ci  peut 
entrer  avec  lui  dans  un  commerce  plus  ou  moins  intime. 
La  créature,  il  est  vrai,  est  dans  un  rapport  nécessaire  avec 
Dieu,  tandis  (jue  les  rapports  de  Dieu  à  son  égard  sont 
tout  à  fait  libres.   Il  n'y   a  pas  entre    eux  réciprocité; 


DES    SONS    MYSTlQLEf;.  410 

et  Dieu  ne  descend  pas  vers  la  créature  à  mesure  que 
celle-ci  monte  vers  lui;  mais,  immobile  dans  son  éter- 
nité, il  la  laisse  s'approcher  de  lui,  ou  il  la  tient  pluf^ 
éloignée  selon  son  bon  plaisir.  Quoiqu'il  soit  dans  la  créa- 
ture, et  que  celle-ci,  considérée  dans  son  essence,  soit  en 
lui,  cependant  la  volonté  de  la  créature  libre  peut,  abu- 
sant de  sa  liberté,  se  placer  hors  de  lui.  L'essence  de  la 
créature  ne  vient  point  de  l'essence  divine.  Celle-ci  est  im- 
maculée, tandis  que  la  première  peut  être  souillée  par  le 
péché;  et  le  péché,  dans  ce  cas,  la  sépare  de  Dieu.  L'àme 
peut  encore,  sans  se  séparer  de  lui  complètement,  se  lais- 
ser distraire  de  son  service  par  la  dissipation  et  les  sol- 
licitudes du  siècle;  comme  elle  peut  aussi,  quand  elle  s'en 
est  éloignée  de  cette  manière,  s'en  rapprocher  par  le 
recueillement. 

Si  donc  elle  se  propose  d'entrer  dans  un  rapport  plus 
intime  avec  Dieu  ,  elle  doit  d'abord  se  purifier  de  tout  pé- 
ché, puis,  allant  plus  avant,  mettre  la  cognée  à  la  racine 
du  mal,  et  réprimer  les  inclinations  d"où  cette  racine  re- 
pousse sans  cesse.  Elle  doit  en  même  temps  arracher  par  la 
mortification  le  corps  à  la  loi  de  la  nécessité,  pour  le  faire 
participer  à  la  liberté  de  Tesprit.  Elle  doit  purifier  et  éle- 
ver ses  instincts  courbés  vers  la  terre  ,  et,  les  tenant  sous 
une  discipline  sévère,  ne  leur  permettre  aucun  mouvement 
désordonné,  mais  en  faire,  au  contraire,  des  instruments 
dociles  de  la  volonté.  Puis  elle  doit  faire  la  même  chose  à 
l'égard  des  sens ,  les  empêchant  de  se  dissiper  sur  les  ob- 
jets extérieurs,  et,  lorsqu'ils  sont  revenus  de  leurs  excur- 
sions au  dehors,  les  surveiller  attentivement  et  les  conser- 
ver dans  le  recueillement.  Après  avoir  dépouillé,  pour 
ainsi  dire  ,  les  sens  des  formes  sensibles  dont  ils  encom- 


420  DES    SOINS    MYSTIQUES. 

breiit  l'esprit ,  elle  doit  dépouiller  aussi  riaiagination  des 
fantômes  qui  le  distraient,  et  la  mémoire  des  souvenirs 
inutiles  qui  l'embarrassent.  Ce  n'est  pas  tout  encore  : 
mais,  après  que  l'esprit  a  été  ainsi  purifié  par  la  foi,  et  la 
Yolonté  par  la  justice,  il  faut  que  l'un  et  l'autre  se  dépouil- 
lent de  toutes  les  formes  intelligibles  ^  et  se  tiennent  de- 
vant Dieu  dans  une  entière  pauvreté.  Après  que  l'àme  a 
ainsi,  par  un  long  exercice,  ramené  la  partie  corporelle  de 
l'homme  à  la  partie  vitale,  celle-ci  à  la  partie  animale,  et 
l'homme  animal  à  l'homme  spirituel,  il  faut  que,  se  re- 
cueillant en  elle-même,  et  ramassant  ses  puissances  supé- 
rieures comme  en  un  foyer,  elle  contemple  Dieu  et  se  con- 
temple elle-même  dans  ses  vrais  rapports  avec  lui  et  avec 
la  nature.  L'àme  se  trouve  ainsi  préparée  à  remonter  vers 
Dieu,  et  à  rentrer  en  lui  comme  dans  sa  source.  C'est  cette 
préparation  que  la  mystique  appelle  l'entrée  dans  le  désert. 
A  cet  état  succède  le  silence  mystique,  où  l'homme  n'entend 
plus  rien  de  ce  que  dit  la  créature,  ou  de  ce  qu'il  dit  lui- 
même,  uniquement  occupé  à  parler  avec  Dieu  dans  de 
mystérieux  entretiens.  N'étant  plus,  en  eifet,  étourdi  par 
les  bruits  du  inonde,  aucune  inspiration  de  Dieu  n'est 
perdue  pour  lui. 

Lorsque  l'homme,  avec  le  secours  de  la  grâce,  est  arrivé 
à  ce  degré  d'union  avec  Dieu,  Dieu  prend  en  lui  ses  com- 
plaisances, et  se  donne  à  lui  selon  la  mesure  dont  il  s'est 
donné  lui-même  à  Dieu.  Il  est  en  lui,  non  plus  seulement 
de  cette  présence  générale  par  laquelle  son  essence  est  en 
tout  sans  être  contenue  et  renfermée  par  rien,  mais  de 
cette  présence  particulière  par  laquelle  il  éclaire  l'esprit 
de  sa  lumière,  et  l'attire  par  son  amour.  «  Celui  qui  m'aime 
et  garde  mes  commandements,  dit  Notre-Seigneur,  le  Père 


DES    SONS    MYSTIQUES.  421 

aussi  l'aimera,  et  nous  viendrons  prendre  en  lui  notre  de- 
meure. »  C'est  ce  qui  arrive,  en  effet,  dans  cette  union  mys- 
térieuse. L'homme,  en  cet  état,  n'est  plus  qu'un  seul  es- 
prit avec  Dieu,  non  d'une  manière  substantielle,  il  est  vrai, 
car  il  lui  serait  dès  lors  hvpostatiquement  uni,  mais  par 
une  transformation  intime.  Ainsi  uni  à  Celui  qui  est  l'unité 
essentielle,  il  acquiert  au  dedans  de  son  être  une  unité  et 
une  simplicité  toujours  plus  grandes.  A  mesure  qu'il  se 
simplifie,  il  monte  plus  haut;  et  dans  cette  ascension  con- 
tinuelle, plus  il  s'anéantit  en  soi-même,  plus  il  se  déve- 
loppe en  Dieu ,  et  plus  en  même  temps  il  se  purifie ,  jus- 
qu'à ce  que,  devenu  pur  comme  l'or  éprouvé  par  le  feu,  il 
n'ait  plus  rien  qui  lui  soit  propre,  mais  appartienne  à  Dieu 
tout  entier,  et,  transformé  en  lui,  repose  en  son  sein,  in- 
sensible à  toutes  les  choses  de  la  terre. 

L'esprit  de  l'homme,  quoique  simple  dans  son  essence, 
a  néanmoins,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  trois  fa- 
cultés, image  et  reflet  des  trois  personnes  divines.  La  pre- 
mière est  la  raison ,  qui  forme  les  idées  ;  la  seconde  est  le 
jugement,  qui  les  associe  et  les  compare;  et  la  troisième 
enfin  est  la  volonté,  qui  les  réalise  et  les  applique.  Et  d'a- 
bord on  peut  distinguer  dans  la  première  deux  éléments 
et  comme  deux  puissances.  L'àme,  en  effet,  perçoit  les 
images  qui  lui  sont  apportées  par  les  sens  ;  et ,  une  fois 
qu'elle  les  a  perçues,  elle  se  les  assimile  en  quelque  sorte 
par  un  certain  travail  intérieur,  et  leur  donne  son  em- 
preinte. De  là  deux  facultés  très-distinctes,  à  savoir  la  per- 
ception et  l'imagination.  Mais  la  première  se  subdivise 
elle-même  en  deux  parties,  pour  ainsi  dire  :  la  perception 
proprement  dite  et  la  mémoire ,  qui  conserve  soigneuse- 
ment les  trésors  que  l'àme  a  acquis  par  l'étude  ou  la  ré- 

12* 


Ifit  DES    SONS    .MYSTIQUES. 

flexion.  L'ànie  ne  se  borne  pas  a  percevoir  les  objets,  et  à 
transformer  en  idées  ses  perceptions  ;  elle  sent  encore  le 
besoin  de  les  exprimer  au  dehors  par  la  parole  articulée. 
Or  toutes  ces  facultés  sont  transformées  dans  la  vie  mys- 
tique par  l'action  surnaturelle  de  Dieu.  El  d'abord  l'àme, 
n'étant  plus  tournée  du  côté  du  monde  extérieur  et  sen- 
sible, mais  tenant  toujours  ses  regards  fixes  sur  les  régions 
éternelles,  a  des  perceptions  plus  pures  et  plus  saintes,  lî 
arrive  en  ce  domaine  ce  que  nous  avons  vu  déjà  dans  une 
région  inférieure.  De  môme,  en  effet,  que  le  corps,  purifie!' 
par  l'abstinence  et  les  autres  pratiques  de  la  vie  mystique, 
reçoit  des  matériaux  moins  grossiers,  et  devient  par  là 
plus  subtil  et  plus  immatériel  en  quelque  sorte,  ainsi 
l'àme,  sanctifiée  par  celte  abstinence  des  objets  extérieurs, 
reçoit  d'en  haut  des  impressions  célestes,  et  acquiert  des 
idées  plus  élevées  et  plus  claires.  A  mesure  qu'elle  s'ap- 
pauvrit du  côté  de  la  terre,  elle  s'enrichit  du  côté  du  ciel. 
L'imagination  s'élève  à  des  hauteurs  qu'elle  ne  soupçon- 
nait pas,  et  exprime  le  saint  enthousiasme  qui  l'inspire  par 
des  paroles  et  des  images  bien  supérieures  à  celles  de  la 
vie  oi'd inaire. 

Quelquefois  la  parole  s'échappe  de  la  région  du  cœur 
comme  un  son  sourd  et  inarticulé,  qui  n'est  que  l'écho  in- 
volontaire des  sentiments  dont  l'àme  est  remplie.  Lorsque 
Sainte  Ca-  sainte  Catherine  de  Sienne  approchait  de  la  sainte  table . 
son  cœur  était  inondé  d'une  joie  céleste.  Elle  sentait  dan> 
sa  poitrine  comme  un  fi'essaillenienl  subit  qui  produisait 
un  son  qu'entendaient  très-distinctemenllcs  personnes  qui 
étaient  près  d'elle.  Celles-ci  firent  part  au  frère  Thomas, 
son  confesseur,  de  ce  fait  extraordinaire.  11  prit  toutes  les 
précautions  pour  s'assurer  de  la  vérité  de  la  chose,  et  il  l'a 


therino 
de  Sienne. 


nincasa. 


DES    SONS    MYSTIQUES.  4i23 

consignée  dans  ses  Mémoires.  Ce  son  ne  ressemblait  à  au- 
cun des  bruits  qui  se  font  entendre  quelquefois  dans  l'in- 
térieur du  corps  humain^  et  sa  singularité  même  prouvait 
qu'il  était  l'indice  de  quelque  chose  qui  était  en  dehors  ou 
au-dessus  de  la  nature.  D'autres  fois  le  son  s'articule  et 
s'élève  jusqu'à  la  parole.  C'est  ainsi  que  Stéphanie  Quin-  stéphaïuo 
7.0.111,  née  à  Sonzino  en  1457^  entendait  dans  son  cŒ'ur  une 
^oix  qui  lui  criait  :  «  Amour!  amour!  amour!  »  et  qui 
enflammait  son  àme  du  feu  de  la  charité.  Chez  l'rsule  Bé-  Ursule  Bé- 
nincasa^  ces  sons  pouvaient  être  entendus  de  ceux  qui 
étaient  auprès  d'elle,  surtout  au  temps  de  Xoël,  où  l'oii 
entendait  sortir  de  son  cœur  la  voix  d'un  enfant  qui 
pleure ,  comme  le  racontent  les  actes  de  sa  vie  ;  et  Silos 
ajoute  qu'un  jour,  remplie  d'une  inetTable  joie,  elle  alla 
prier  devant  un  autel  consacré  à  la  sainte  Vierge,  et  qu'on 
entendit  alors  en  elle  des  sons  semblables  à  ceux  de 
l'orgue.  Sa  langue  était  immobile ,  et  sa  poitrine  rendait 
des  sons  harmonieux  et  cadencés.  Ce  fait  n'arriva  pas  une 
fois  seulement,  mais  il  se  reproduisit  très-souvent. 

Il  arrive  souvent  aussi  que  le  son,  montant  du  cœur  au 
gosier,  devient,  ou  une  parole  distincte,  ou  un  chant  har- 
îuonieux.  Ces  vibrations  sont  produites  alors  par  une  puis- 
sance supérieure.  Celui  qui  les  éprouve  n'y  est  pour  rien; 
car  l'organe  par  lequel  elles  se  produisent  est  au  pouvoir 
d'un  esprit  plus  élevé.  Cantinpré  connaissait  dans  le  Bra- 
bant  une  religieuse  qui,  lorsqu'elle  entendait  parler  des 
joies  du  ciel^  était  aussitôt  ravie  en  esprit;  puis,  au  bout 
dequelques  instants,  son  visage  s'enflammait,  et  il  s'échap- 
pait d'elle  des  sons  si  délicieux  qu'aucun  chant  ne  pouvait 
leur  être  comparé.  Ce  n'était  point  des  sons  articulés,  mais 
une  harmonie  merveilleuse  que  l'on  enlendail  entre  lapoi- 


424  DES    SONS    MYSTIQUFS. 

trine  et  le  gosier.  Le  même  phénomène  s'est  reproduit  chez 

Sainte  Co-  beaucoup  d'autres,  et  en  particuher  chez  sainte  Colombe 

^'"^  ^'     de  Riéti,  lorsqu'elle  allait  à  la  communion.  Il  se  manifeste 

quelquefois  au  moment  de  la  mort,  et  ces  voix  sont  alors 

comme  le  chant  du  cygne  de  l'àme  qui  va  quitter  la  terre. 

SainteÉlisa-  Les  biographes  de  sainte  Elisabeth  de  Thuringe  racontent 

Thurin-^e.    ^^^^'  ^^'^^  ^^  mourir  elle  se  tourna  du  côté  du  mur,  et  que, 

sans  remuer  les  lèvres,  elle  se  mit  à  chanter  comme  si  un 

oiseau  eût  été  renfermé  dans  son  gosier.  Elle  rendit  ainsi 

en  chantant  son  esprit  à  son  Créateur.  L'àme,  en  cet  état, 

ressemble  à  celte  colonne  mystérieuse  de  Memnon ,  qui 

rendait  des  sons  sous  les  premiers  rayons  de  l'aurore.  Elle 

est  comme  une  harpe  éolienne,  qui,  touchée  du  souffle  de 

l'esprit,  éclate  en  des  sons  célestes. 

Ces  bruits  extérieurs  n'étant  que  l'écho  d'une  parole 
intime  et  profonde,  il  doit  arriver  quelquefois  que  celle-ci 
s'exprime  par  des  mots  éh-angers  et  extraordinaires  comme 
elle-même.  Cette  parole,  en  effet,  n'est  point  destinée  à 
mettre  l'âme  en  rapport  avec  les  autres  hommes;  il  n'est 
donc  point  étonnant  qu'elle  ne  soit  pas  toujours  prise  du 
langage  ordinaire,  mais  qu'elle  semble  venir  parfois  d'un 
monde  supérieur.  L'àme,  en  effet,  lorsqu'elle  est  entrée 
dans  les  régions  spirituelles,  doit  y  rencontrer  nécessaire- 
ment tout  un  autre  ordre  de  pensées,  et  des  idiomes  inin- 
telligibles dans  l'état  ordinaire.  Si  elle  veut  alors  expri- 
mer, soit  au  dedans,  soit  au  dehors,  les  nouvelles  idées 
qu'elle  contemple,  il  n'est  pas  étonnant  qu'en  certaines 
circonstances  dont  nous  ne"  pouvons  nous  rendre  compte 
elle  soit  obligée  d'avoir  recours  aussi  à  un  langage  nou- 
veau et  inintelligible  pour  les  autres.  C'est  ce  qui  est  arrivé 

Sainte   Hil-  o         i  .,,.„. 

degardc.    pour  sainte  Hildegarde,  qui,  dans  ses  visions,  s  était  fait 


DES    SONS    MYSTIQUES.  425 

une  nouvelle  langue,  et  avait  fini  par  composer  une  espèce 
de  dictionnaire,  qui  se  trouve  dans  ses  manuscrits  conser- 
vés à  W'iesbaden.  Quoique,  dans  plusieurs  mots  de  ce  dic- 
tionnaire, il  soit  facile  de  reconnaître  une  certaine  ressem- 
blance avec  l'allemand,  qui  était  la  langue  naturelle  de 
cette  sainte,  la  plupart  cependant  trahissent  une  origine 
tout  à  fait  inconnue.  Lorsqu'on  étudie  de  plus  près  la  for- 
mation et  la  composition  de  ces  mots  étrangers,  et  que 
Ton  compare  le  procédé  de  sainte  Hildegardeavec  celui  de 
la  clairvoyante  de  Prévost,  quoique  ce  dernier  cas  soit 
d'une  tout  autre  nature  que  le  premier,  on  peut,  jusqu'à 
un  certain  point,  se  rendre  compte  de  la  manière  dont  le 
langage  s'est  formé  à  l'origine,  et  l'on  entrevoit  que  d'abord 
il  a  été  le  résultat  d'une  vision  spirituelle,  et  que,  plus 
tard,  il  a  été  altéré  par  une  sorte  de  vision  ou  d'extase 
dans  la  nature  ;  et  dans  les  deux  cas  il  a  été  l'image  fidèle 
de  l'état  intérieur  de  l'humanité. 

L'image  reçue  dans  l'àme  par  la  perception,  ou  produite 
en  elle  par  l'activité  de  l'imagination,  et  la  parole  inté- 
rieure, de  même  que  le  son  extérieur  qui  l'exprime,  sont 
comme  des  matériaux  sur  lesquels  l'imagination  agit,  qu'elle 
façonne  à  sa  manière ,  et  dont  elle  fait  pour  ainsi  dire  une 
œuvre  d'art,  d'après  les  lois  qui  lui  sont  propres.  Nous 
sommes  donc  arrivés  ici  dans  le  domaine  de  l'art.  Dans  le 
cours  ordinaire  des  choses,  l'art,  quoique  inspiré  en  partie 
par  le  génie,  suppose  cependant  un  certain  exercice  entre- 
pris librement  par  la  volonté.  Il  dépend  à  la  fois  et  de 
l'imagination  quant  à  la  forme,  et  de  la  mémoire  quant  à 
la  matière;  et  la  loi  qui  le  domine  est  celle  du  beau.  Mais 
dans  l'état  mystique  l'art  est  une  inspiration  toute  céleste. 
L'imagination,  saisie  par  l'esprit  d'en  liaut  et  transportée 


426  EFFETS    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'aRT. 

au  delà  du  cercle  ordinaire  de  son  pouvoir,  est  gouvernée 
par  la  loi  d'une  beauté  et  d'une  harmonie  supérieure.  Des 
régions  célestes  où  elle  est  entrée  il  lui  arrive  des  impres- 
sions qu'elle  ignorait  auparavant  et  des  inspirations  inac- 
coutumées. Dirigée  par  elles,  elle  accomplit  alors  des  œu- 
vres qu'elle  n'aurait  pu  faire  d'elle-même,  et  qui  portent 
le  reflet  d'une  beauté  surnaturelle.  Déjà  l'antiquité,  lors- 
qu'elle rencontrait  une  œuvre  extraordinaire,  avait  cou- 
îume  de  Tattribuerà  l'inspiration  divine.  Le  christianisme 
attribue  les  œuvres  de  ce  genre  à  Celui  qui  est  Fauteur  de 
tout  don  parfait,  sans  méconnaître  pour  cela  la  part  qui 
revient  à  l'activité  humaine.  Il  nous  reste  maintenant  à 
parcourir  les  divers  domaines  de  l'art,  afin  de  suivre  en 
chacun  d'eux  les  traces  de  l'inspiration  divine,  et  de  rendre 
sensible  par  des  faits  les  principes  que  nous  venons  d'ex- 
poser. 


CHAPITRE   XIll 

Des  influences  de  la  vie  mystique  dans  le  domaine  des  arts.  Des  arls 
plastiques.  Angélique  do  Fiésole.  Jacques  le  Teutonique.  De  la  mu- 
sique. Sainte  Catherine  de  Bologne.  Saint  Hernian  Joseph. 

Parmi  les  artistes  que  Dieu  a  élevés  à  l'état  mystique, 
et  dans  les  ouvrages  desquels  nous  pouvons  à  cause  de  cela 
reconnaître  l'effet  d'une  inspiration  céleste,  Jean  de  Fiésole 
se  présente  le  premier.  Il  était  Dominicain  et  le  plus  grand 
peintre  de  son  temps.  C'était  en  même  temps  un  saint,  et 
Angélique  (]qjjJ  j^  yjg  ^[.^^  gj  p^j.g  qu'on  lui  donna  le  nom  d'Angc- 
de  Ficsolf,  1-1  ,       .         ,,      , 

iique.  Appelé  à  Rome  pour  y  peindre  la  chapelle  du  pape, 

i!  vécut  à  la  cour  pontificale  comme  il  avait  fait  auparavant 


EFFETS    DE    LA    MYSTIQUE    DA>S    LART.  427 

dans  son  couvent  à  Florence ,  pratiquant  la  même  absti- 
tience  et  les  mêmes  mortifications.  Le  pape  Nicolas  V, 
voyant  qu'il  n'ometîait  jamais  les  jeûnes  de  son  ordre,  lui 
(lit  un  jour  :  «  Je  veux  que  tu  manges  de  la  viande  aujour- 
d'hui, parce  que  le  travail  épuise  ton  corps.  »  Jean  lui  re- 
pondit avec  courage  :  «  Très-saint  Père,  mes  supérieurs 
ne  m'ont  pas  dit  de  le  faire.  —  Eli  bien,  lui  dit  le  pape, 
je  te  le  commande,  moi,  et  je  te  dispense  de  ta  règle,  car 
Je  suis  le  supérieur  de  tous  les  supérieurs.  >> 

Jean  ne  peignait  jamais  Notre-Seigneur  sur  la  croix  sans 
^erser  des  torrents  de  larmes;  et  il  ne  peignait  qu'à  ge- 
noux les  images  de  la  sainte  Vierge  ou  le  signe  de  la  croix. 
Il  s'appliquait  à  s'approprier  les  vertus  des  saints  que  son 
pinceau  représentait;  et  les  images  qu'il  peignait  n'étaient 
elles-mêmes  que  l'expression  du  type  qu'il  avait  contemplé 
au  fond  de  son  àme.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  Mi- 
chel-Ange ait  dit  de  son  tableau  de  l'Annonciation  qu'il 
était  impossible  qu'un  homme  eût  pu  faire  humainement 
une  image  aussi  parfaite  de  la  sainte  Vierge,  et  que  le 
peintre  avait  dû  la  copier  sur  l'original  lui-même.  Dans  la 
grâce  et  le  charme  si  pur  qui  distinguent  toutes  ses  créa- 
lions  on  aperçoit  le  reflet  d'une  beauté  supérieure.  Et,  lors- 
que l'on  étudie  les  œuvres  de  beaucoup  d'autres  peintres 
italiens  ou  allemands  de  l'ancienne  école,  qui  l'ont  imité, 
on  ne  peut  y  méconnaîti-e  le  caractère  de  quelque  vision 
céleste. 

Jacques,  surnommé  le  Teutonique;  né  à  L'im  ,  était  allé  Jacques  le 

,    ,,  •    T^         1        •      1     •  ••(II-  Teutoniuue. 

u  Home  a  l  âge  de  vingt-cmq  ans  pour  visiter  les  lieux 

.saints,  puis  il  avait  pris  du  service  dans  l'armée  à  Naples  ; 

mais  dégoûté  de  la  vie  militaire,  il  l'avait  quittée  et  était 

allé  à  PiKloue.  Là  il  fut  accueilli  par  un   homme  noble 


428  EFFETS    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'aRT. 

et  savant  qui  le  traita  comme  son  fils.  Au  bout  de  cinq 
ans,  il  partit  pour  retourner  dans  son  pays,  après  avoir 
prié  Dieu  au  pied  de  son  crucifix  d'être  son  guide.  Arrivé 
à  Bologne,  la  vie  des  Dominicains  lui  plut  tellement  qu'il 
les  conjura  de  vouloir  bien  l'admettre  parmi  eux.  Il  avait 
alors  trente-quatre  ans.  Il  se  livra  à  toutes  les  pratiques 
de  la  vie  religieuse,  et  devint  bientôt  extatique  avec  toutes 
les  formes  et  tous  les  phénomènes  qui  accompagnent  ordi- 
nairement cet  état.  Il  se  distinguait  surtout  par  la  perfec- 
tion de  son  obéissance.  Un  jour  que  le  prieur  du  couvent 
montrait  le  monastère  à  un  prélat,  il  rencontra  Jacques 
par  hasard.  Voulant  donner  au  prélat  une  preuve  de  l'o- 
béissance du  saint  religieux,  il  lui  dit  :  «  Mon  fils,  allez  vite 
porter  à  Paris  une  lettre  très -importante.  —  J'y  vais,  ré- 
pondit Jacques;  mais  puis-je  d'abord  aller  prendre  mon 
chapeau  et  mon  bâton  dans  ma  cellule?  »  Or  ce  même 
Jacques  était  un  des  plus  grands  artistes  de  son  temps  dans 
la  peinture  sur  verre.  On  sait  que,  pour  donner  aux  images 
ces  belles  couleurs  que  nous  admirons  encore  aujourd'hui, 
il  fallait  les  mettre  à  cuire  dans  un  fourneau.  Un  jour  qu'il 
venait  d'y  mettre  une  vitre  magnitique,  le  prieur,  pour 
éprouver  son  obéissance,  lui  dit  d'aller  tout  de  suite  prendre 
sa  cappe  noire  et  d'aller  en  ville  pour  quêter.  Jacques , 
quoiqu'il  sût  bien  que  son  travail  allait  être  perdu  s'il  s'é- 
loignait, ne  dit  pas  un  mot,  mais  se  mit  aussitôt  en  devoir 
de  faire  ce  qu'on  lui  avaft  commandé.  Revenu  au  cou- 
vent, il  alla  bien  vile  à  son  atelier  voir  ce  qu'était  devenue 
son  image;  et  il  en  trouva  les  contours  si  bien  dessinés  et 
les  couleurs  si  brillantes  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  y  ajou- 
ter. Sa  vie  a  été  écrite  par  J.  A.  Flaminius. 
„yg   '  '      Si  l'artiste  inspiré  d'en  haut  peut  représenter  sur  la  toile 


EFFETS    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'aRT.  420 

les  visions  qu'il  a  contemplées  dans  ses  extases,  il  peut 
aussi  exprimer  dans  des  sons  terrestres  les  voix  qui  sont 
descendues  vers  lui  d'une  région  supérieure,  soit  qu'il  ait 
acquis  déjà  par  l'étude  les  connaissances  nécessaires,  soit 
que  Dieu  lui  communique  celles-ci  d'une  manière  extraor- 
dinaire. Nous  avons  à  ce  sujet  une  multitude  d'exemples 
dans  les  histoires  des  mystiques.  Sainte  Catherine  de  Bo-  sainte  Ca- 

loEjne  étant  dangereusement  malade  et  avant  déjà  reçu  Vex-  ,  ^^^""® 
^  ^  *  "^        "  de  Bologne. 

trême-onction,  comme  les  sœurs  de  son  couvent  priaient 
Dieu  qu'il  lui  rendit  la  santé,  elle  fut  tout  à  coup  ravie  en 
esprit,  et  vit  dans  une  prairie  délicieuse  le  Sauveur  assis 
sur  un  trône  resplendissant.  Devant  lui  était  quelqu'un  qui 
jouait  continuellement  sur  un  violon  ces  paroles  :  Et  glorio 
ejus  in  te  videbitur.  Ce  chant  était  si  suave  qu'il  semblait 
à  la  sainte  qu'elle  allait  mourir  dans  un  accès  de  jubilatioi) . 
Mais  celui  qui  était  sur  le  trône  la  prit  par  la  main  en  lui 
disant  :  «  Ma  fille,  remarque  bien  ce  chant,  w  Puis  il  lui  dé- 
couvrit qu'elle  ne  mourrait  pas  encore.  Elle  revint  à  elle  au 
grand  étonnement  de  toutes  les  sœurs,  et  elle  répétait  tou- 
jours avec  une  indicible  joie  les  paroles  qu'elle  avait  en- 
tendues. Elle  demanda  un  violon;  et,  comme  on  n'en  pou- 
vait trouver,  elle  tomba  dans  une  tristesse  profonde.  Elle 
répéta  sa  demande  jusqu'à  ce  qu'on  lui  en  eût  trouvé  un, 
que  l'on  conserve  encore  dans  son  couvent  à  Bologne.  Quoi- 
qu'elle n'eût  jamais  appris  à  jouer  de  cet  instrument,  elle 
put  répéter  sur  lui,  dès  qu'elle  l'eut,  le  chant  céleste  dont 
son  cœur  était  plein.  Elle  tomba  plusieurs  fois  en  extase 
pendant  qu'elle  jouait,  et  on  la  voyait  alors,  couchée  sur 
son  lit,  dans  une  insensibilité  complète,  les  yeux  fixés  vers 
le  ciel ,  et  chantant  toujours  les  paroles  mystérieuses  ;  do 
sorte  que  les  sœurs  crurent  qu'elle  allait  mourir  de  joie. 


430  filFETS    DE    LA    MYSTIQUE    DANS    l'aRT. 

Elle  vécut  encore  une  aunéc;,  et  sa  vie,  pendant  ce  temps, 
fut  plus  du  ciel  que  de  la  terre. 

Saint  Herman  Joseph  de  Steinl'eld  avait  une  grande  dé- 
votion pour  sainte  Ursule  et  ses  compagnes,  et  il  s'était 
môme  établi  entre  elles  et  lui  une  sorte  de  commerce  in- 
time, comme  il  arrive  presque  toujours  en  ces  circonstances. 
Elles  lui  apparaissaient  souvent^  se  nommaient  à  lui,  lui 
découvraient  beaucoup  de  choses  cachées,  et  venaient  sou- 
vent le  consoler  dans  ses  nécessités  et  ses  peines.  Il  voulut 
composer  en  leur  honneur  une  nouvelle  hymne,  où  il  pût 
leur  exprimer  sa  reconnaissance  et  son  amour.  C'est  celle 
qui  commence  par  ces  mots  : 

0  vernantes  Christi  rosœ. 
Supra  raodum  speciosen . 

0  puella?, 

0  agnellœ, 
Christi  charœ  colurabeliae. 

Comme  il  commençait  à  écrire  ce  chant,  une  des  vierges 
lui  apparut,  et,  se  tenant  devant  lui,  lui  communiqua  de  la 
manière  la  plus  gracieuse  ce  qu'il  devait  écrire.  Puis  il  vit 
une  belle  colombe  se  poser  sur  son  épaule,  et  il  reconnut 
en  elle  une  des  saintes  vierges.  C'est  pour  cela  que  dans 
cette  hymne  il  les  appelle  des  colombes.  Il  voulut  aussi 
trouver  une  mélodie  pour  ce  chant  ;  mais  la  chose  était  plus 
(iiflicilc.  Cependant  il  y  réussit,  et  sa  composition  se  trouva 
ainsi  achevée.  Voici  comment  s'y  prit  son  biographe,  qui  vi- 
vait avec  le  saint  dans  le  même  couvent,  pour  savoir  de  lui 
comment  la  chose  avait  eu  lieu.  «  Longtemps  après  que  le 
fait  s'était  passé,  comme  j'étais  assis  seul  avec  lui,  nous  ra- 
conte-t-il,  je  lui  dis  comme  en  plaisantant  que  je  trouvais 
que  c'avait  été  de  sa  part  une  sorte  de  présomption  d'avoii* 


KFFETS    DL    LA     MYSTIQUE    DA.NS    LAHl.  431 

osé  composer  des  mélodies,  puisque  c'est  déjà  quelque  chose 
de  très-difficile  pour  ceux  qui  ont  éîudié  l'art  de  la  compo- 
sition. »  Le  saint,  se  croyant  obligé  de  sejuslifierdelafaute 
qu'on  lui  reprochait  et  de  lever  le  scandale  de  son  frère, 
hii  découvrit  le  secret  qu'il  avait  caché  jusque-  là.  «  Ce 
n'est  pas  moi  seul,  lui  dit-il,  qui  ai  composé  ce  chant  ;  mais 
les  saintes  colombes  m'ont  beaucoup  aidé.  »  — Je  lui  de- 
mandai alors  comment  il  avait  reçu  cette  révélation,  il  me 
répondit  ;  a  Lorsque  j'ai  écrit  cette  hymne,  comme  j'étais 
embarrassé  de  la  mélodie  que  je  devais  lui  donner,  je  m'é- 
tendis sur  ma  couchette;  j'entendis  alors  un  chœur  de 
vierges  qui,  voUigeant  dans  l'air  au-dessus  de  moi,  me 
chantèrent  l'air  que  je  cherchais,  et  je  me  mis  à  le  noter 
sur  les  paroles  tel  que  je  l'avais  entendu,  o  —  «  Ceci  me 
paraît  une  fable,  lui  dis-je.  Comment  un  homme,  quelque 
habile  qu'il  soit  d'ailleurs,  peut-il  se  rappeler  et  noter  un 
chant  qu'il  n'a  entendu  qu'une  fois?  »  —  Le  saint,  ému  par 
ces  paroles  et  voulant  dissiper  mes  doutes,  excita  bien  da- 
vantage encore  mon  admiration  lorsqu'il  ajouta  :  «  Toutes 
les  fois  qu'il  m'arrivait  d'oublier  leur  chant,  et  d'écrire 
d'autres  notes,  elles  répétaient  devant  moi  les  sons  que 
j'avais  oubliés,  et  cela  bien  des  fois,  jusqu'à  ce  que  la  mé- 
lodie se  fût  parfaitement  empreinte  dans  ma  mémoire.  » 
—  Il  se  mit  alors  à  chanter  les  strophes  que  les  vierges  lui 
avaient  apprises,  et  son  visage  respirait  une  merveilleuse 
allégresse.  »  i^armi  les  vieux  chants  de  TEgUse  qui,  traver- 
sant les  siècles  pendant  que  tout  changeait  autour  d'eux, 
sont  arrivés  jusqu'à  nous,  et  dont  la  grandeur,  la  majesté, 
la  grâce  et  la  sainte  beauté  pénètrent  et  ébrap.lent  encore 
aujourd'hui  nos  âmes,  on  peut  croire  que  beaucoup  ont 
été  inspirés  de  cette  manière  par  un  esprit  supérieur. 


■i'4'2.  l)t    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTl^iLEb. 

Palestrina  lui-même  raconte  qu'il  a  écrit  une  de  ses  meil- 
leures compositions  telles  qu'il  l'avait  entendu  chanter  par 
les  anges. 

CHAPITRE  XIV 

De  la  poésie  chez  les  mystiques.  Cedmon.  Joseph  l'hymnographe. 
Jacopoiii. 

La  poésie,  comme  on  le  pense  bien ,  n'a  pu  rester  étran- 
gère aux  influences  surnaturelles  de  la  \ie  mystique.  Déjà, 
dès  les  temps  les  plus  anciens,  on  raconte  que  Cedmon  , 
Anglo-Saxon,  homme  simple  et  sans  instruction,  reçut  d'en 
haut  le  don  de  la  poésie.  11  assistait  un  jour  à  un  repas  où 
l'on  était  convenu  que  chacun  chanterait  à  son  tour  en  s'ac- 
compagnant  de  la  cithare.  Lorsqu'il  vit  que  son  tour  ap- 
prochait, il  se  leva  honteux  au  milieu  du  festin,  s'en  alla 
chez  lui,  et  s'assit  dans  l'étable,  au  milieu  du  bétail  dont  le 
soin  lui  avait  été  confié.  S' étant  endormi ,  il  vit  debout  près 
de  lui  quelqu'un  qui  lui  dit  :  «  Cedmon,  chante-moi  quel- 
que chose.  »  Il  répondit  :  «  Je  ne  puis  chanter,  et  c'est 
pour  cela  que  je  suis  parti  au  milieu  du  repas.  —  Tu  as 
pourtant,  lui  dit  la  voix,  quelque  chose  que  lu  pourrais  me 
chanter.  —  Quoi  donc? —  Chante  l'origine  des  créatures.  » 
ïl  se  mit  aussitôt  à  chanter  à  la  louange  du  Créateur  un 
cantique  qu'il  n'avait  jamais  entendu  auparavant.  A  son 
réveil,  il  se  rappela  tout  ce  qu'il  avait  chanté  pendant  son 
sommeil,  et  il  y  ajouta  d'autres  paroles.  Le  lendemain  ma- 
tin, il  vint  trouver  le  seigneur  au  service  de  qui  il  était,  et 
lui  raconta  ce  qui  lui  était  arrivé.  Celui-ci  le  fit  conduire 
chez  rab])esse  lïulda,  et  là  il  raconta  son  histoire,  et  récita 
son  poëme  en  présence  de  beaucoup  de  personnes  savantes. 


DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES.  433 

Tous  jugèrent  que  ce  don  lui  était  venu  de  Dieu.  On  lui  ra- 
conta une  histoire  pieuse,  et  le  lendemain  il  la  rapporta 
transformée  dans  une  poésie  charmante.  L'abbesse  lui  con- 
seilla de  quitter  le  monde,  et  le  reçut  parmi  les  frères  de 
son  couvent.  Il  chanta  toute  l'histoire  sainte  dans  des  vers 
ingénieux  et  mélodieux,  qui  produisaient  une  grande  im- 
pression sur  tous  ceux  qui  les  entendaient.  Ce  fait  est 
raconté  par  Bède  dans  le  quatrième  livre  de  son  histoire 
anglicane.  Les  Grecs  racontent  la  même  chose  de  Joseph  Joseph 
Thymnographe,  mort  en  883,  qui  obtint  ce  même  don  dans  ^J^J^^^^^' 
une  vision  par  l'apôtre  saint  Barthélemi,  et  qui  s'acquit 
une  grande  réputation  parmi  ses  contemporains  par  les 
chants  qu'il  composa.  (A.  S.,  april.). 

Parmi  les  modernes,  Jacoponi  mérite  une  mention  par-  jacoponi 
ticuhère.  Il  était  né  en  Ombrie,  non  loin  de  Rome,  de  la 
noble  famille  des  Benedettoni,  et  il  avait  reçu  au  baptême 
le  nom  de  Jacques,  qu'il  changea  plus  tard  en  celui  de  Ja- 
coponi, par  humilité;  car  ce  nom  en  italien  indique  quel- 
que chose  de  méprisable.  Il  exerça  longtemps  la  profession 
de  procureur.  Actif  et  ambitieux,  très-habile  d'ailleurs  dans 
sa  profession,  aimant  le  luxe  et  la  dépense,  il  s'était  livré 
au  monde  avec  toute  son  âme.  Or  un  jour  qu'il  assistait  à 
une  représentation  pubhque,  les  sièges  étant  venus  à  s'é- 
crouler, beaucoup  de  femmes,  et  entre  autres  la  sienne, 
moururent  de  cet  accident.  La  piété  de  sa  femme,  qu'il 
n'avait  pas  même  soupçonnée  d'abord,  et  qui  se  révéla  pour 
lui  en  cette  circonstance,  fit  sur  lui  une  impression  extraor- 
dinaire, et  changea  complètement  sa  vie.  Il  servit  Dieu  dé- 
sormais avec  la  même  ferveur  qu'il  avait  servi  le  monde  , 
se  retira  des  affaires,  distribua  ses  biens  aux  pauvres,  et  en- 
tra dans  le  tiers-ordre  de  Saint-François,  s'apphquant  à  se 
1.  13 


434  bE    LA    POÉSIE    CHKZ    LES    MYSTIQUES. 

vaincre  soi-même,  à  dominer  ses  penchants  et  à  expier  ses 
péchés.  Voulant  se  punir  d'avoir  cherché  autrefois  la 
gloire,  il  ne  sut  qu'inventer  pour  se  rendre  un  objet  de 
mépris  et  de  risée  aux  yeux  du  monde.  Les  représenta- 
tions de  sa  famille  ne  firent  que  le  confirmer  dans  son 
dessein.  Au  reste,  il  y  réussit  parfaitement,  car  les  enfants 
couraient  après  lui  dans  les  rues  en  se  moquant  de  lui. 
Les  bourgeois  eux  -  mômes  se  faisaient  un  plaisir  de  lui 
dire  des  injures,  les  uns  afin  de  le  pousser  à  l'impatience, 
les  autres  pour  se  venger  des  paroles  sévères  qu'il  leur 
adressait. 

Il  vécut  ainsi  dix  ans ,  pratiquant  pendant  tout  ce  temps 
des  œuvres  admirables  de  mortification  et  d'empire  sur 
soi-même.  Puis,  craignant  que  la  continuation  de  ce  genre 
de  vie  n'eût  quelque  inconvénient,  et  trouvant  plus  sûr 
d'obéir,  il  résolut  d'entrer  dans  l'ordre  de  Saint-François. 
Il  eut  beaucoup  de  peine  à  s'y  faire  admettre,  parce  que 
les  frères  craignaient  de  recevoir  un  homme  qui  passait 
pour  fou.  Mais  un  chant  qu'il  composa  sur  le  mépris  du 
monde  changea  leurs  résolutions,  et  il  fut  admis.  Toute 
son  application  fut  désormais  de  s'humilier.  Il  se  livra  en 
même  temps  à  toutes  les  pratiques  de  la  pénitence,  se  plai- 
sant aux  fonctions  les  plus  basses  dans  le  couvent,  et  con- 
sacrant à  la  prière  tout  le  temps  qu'il  avait  de  reste.  Mal- 
gré ces  progrès  cependant,  il  n'était  pas  exempt  de  tenta- 
lions.  Il  sentit  un  jour  un  désir  violent  de  manger  de  la 
chair,  et,  pour  s'en  punir,  il  suspendit  dans  sa  cellule  le 
morceau  de  chair  qui  avait  excité  en  lui  ce  désir.  Bientôt 
la  mauvaise  odeur  se  répandit  de  sa  cellule  dans  les  cham- 
l)res  voisines.  Le  gardien  l'enferma  dans  le  lieu  le  plus 
puant  du  monastère.  Mais  lui  accepta  ce  châtiment  avec 


DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES.  435 

la  joie  d'un  avare  qui  trouve  un  trésor^  et  se  mit  à  chanter 
à  haute  voix  les  louanges  de  Dieu.  C'est  là  qu'il  composa 
le  chant  qui  commence  par  ces  paroles  : 

0  guibilo  (lel  cuore 

Che  fair  cantar  di  aniore. 

et  qui  est  le  soixante -dixième  dans  la  série  de  ses  poé- 
sies. 

Comme  il  chantait  ainsi,  joyeux  d'être  en  un  heu  si  peu 
agréable  pour  la  nature,  celui  qu'il  aimait  lui  apparut ,  et 
lui  dit  :  «  Jacoponi,  je  suis  venu  pour  te  récompenser  d'avoir 
accepté  cette  punition  par  amour  pour  moi  :  demande- 
moi  la  grâce  que  tu  voudras,  et  je  te  l'accorderai.  »  Le 
serviteur  de  Dieu ,  reconnaissant  en  Celui  qui  lui  parlait 
l'unique  objet  de  son  amour,  répondit  :  «  La  grâce  que  je 
désire ,  c'est  que  vous  me  placiez  en  un  lieu  encore  plus 
horrible,  afin  que  je  puisse  y  expier  mes  péchés;  car  celui 
où  je  me  trouve  ne  l'est  pas  assez.  »  Dieu,  en  récom- 
pense de  son  humilité ,  inonda  son  àme  de  consolations 
telles  qu'il  n'en  avait  jamais  éprouvé  de  semblables;  et,  à 
partir  de  ce  moment,  il  reçut  d'en  haut  de  telles  lumières, 
qu'enivré  continuellement  d'une  suavité  toute  céleste  il 
parut  se  surpasser  soi-même;  et,  tout  plongé  dans  la  con- 
templation des  choses  divines,  il  ne  s'occupa  plus  d'autre 
chose.  Il  acquit  par  la  patience  et  l'humilité  un  tel  degré 
de  sainteté  qu'il  semblait  inaccessible  aux  maux  de  la  vie 
présente.  Sa  veine  poétique  ne  tarit  point  non  plus  pen- 
dant tout  ce  temps,  et  laissa  couler  ces  chants  brûlants 
d'amour  qui  sont  parvenus  jusqu'à  nous.  Ce  qui  touchait 
le  plus  ce  saint  homme,  c'était  de  voir  l'ingratitude  du 
monde  envers  Dieu  :  le  spectacle  des  innombrables  péchés 


i30  DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES. 

qui  olTensent  continuellement  la  majesté  divine  lui  arra- 
cbait  des  torrents  de  larmes.  Un  des  frères  lui  demandant 
un  jour  pourquoi  il  pleurait  ainsi,  il  répondit  :  «  C'est  parce 
que  l'amour  n'est  point  payé  de  retour.  » 

Dans  son  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu,  il  ne  craignait  ni 
la  peine  ni  le  danger,  lorsqu'il  s'agissait  de  la  défendre 
devant  les  hommes.  Il  attaqua  donc  avec  vigueur  les  vices 
non-seulement  de  ses  égaux,  mais  encore  de  ceux  qui  lui 
étaient  supérieurs,  et  il  ne  ménagea  pas  même  le  souve- 
rain pontife,  qui  élait  alors  le  pape  Boniface  VIII.  Celui-ci, 
au  commencement  de  son  pontificat,  lui  avait  témoigné 
des  dispositions  favorables.  Peu  de  temps  après  qu'il  fut 
monté  sur  le  saint-siége,  il  vit  en  songe  une  cloche  im- 
mense, qui  embrassait  toute  la  terre,  mais  qui  n'avait 
point  de  marteau.  Il  s'adressa  donc  à  Jacoponi  pour  avoir 
l'interprétation  de  ce  songe.  Le  moine  lui  répondit:  «  Que 
Votre  Sainteté  sache  que  c'est  vous-même  qui  êtes  la 
cloche,  dont  la  grandeur  signifie  l'autorité  du  siège  apos- 
tolique, laquelle  s'étend  jusqu'aux  confins  de  la  terre.  Si 
cette  cloche  n'a  point  de  marteau  ou  de  langue,  prenez 
garde  que  ce  ne  soit  parce  que  vous  ne  donnez  point  au 
monde  les  bons  exemples  qu'il  a  droit  d'attendre  de  vous.  » 
Celte  explication  ne  plut  point  au  pape;  cependant,  à  cause 
de  la  sainteté  du  moine,  il  attendit  pour  le  punir  une 
occasion  favorable.  Elle  ne  tarda  pas  à  se  présenter, 
lorsque  le  pape,  indigné  de  la  conduite  des  Colonnes, 
les  assiégea  dans  Préneste,  et,  après  les  avoir  forcés  à  se 
rendre,  détruisit  la  ville.  Jacoponi,  qui  y  demeurait 
depuis  six  mois,  blâma  dans  ses  poésies  la  conduite  du 
pape  pendant  ce  siège  et  la  manière  dont  il  gouvernait 
l'Église,  On  peut  citer  particulièrement  en  ce  genre  la 


DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES.  437 

pièce  cinquante-troisième j,  qui  commence  par  ces  mots: 

Piange  la  Ecclesia, 
Piange  e  dolura. 

et  la  pièce  cinquante-huitième,  qui  commence  ainsi  : 

0  papa  Bonifacio, 

Molt'  hai  giocato  al  mondo. 

Le  pape  le  fit  jeter  et  enchaîner  dans  un  cachot  à  Pré- 
neste,  pour  tout  le  reste  de  sa  vie,  le  condamnant  au  pain 
et  à  l'eau,  comme  Jacoponi  le  raconte  lui-même  dans  son 
cinquante-cinquième  chant ,  oii  il  rapporte  aussi  comment 
il  était  traité  dans  sa  prison.  Deux  autres  de  ses  poésies  ap- 
partiennent encore  à  cette  époque,  à  savoir  les  cinquante- 
sixième  et  cinquante- septième,  dont  la  première  com- 
mence ainsi  : 

0  papa  Bonifacio 

lo  porto  il  tuo  prefazio, 

et  où  il  prie  le  pape  de  lui  donner  l'absolution,  en  lui 

laissant  les  autres  châtiments.  L'autre  commence  par  ces 

paroles  : 

Lo  pastor  per  mio  peccato 
Poste  m'a  fuor  dal  ovile , 
Non  me  giova  alto  belato. 

Jacoponi  était  religieux  depuis  vingt  ans  lorsqu'il  fut 
mis  en  prison  ;  il  y  resta  pendant  toute  la  vie  de  Boniface, 
joyeux  et  content  au  miUeu  des  peines  qu'il  eut  à  y  souf- 
frir. On  raconte  que  le  pape,  passant  un  jour  devant  sa  pri- 
son, lui  demanda  quand  il  en  sortirait ,  et  que  le  moine  lui 
répondit  :  «  Quand  vous  y  entrerez  vous-même.  »  En  effet, 
lorsque  le  pape  fut  pris  à  Anagni ,  Jacoponi  fut  délivré.  A 
partir  de  ce  moment,  toutes  ses  pensées  et  tout  son  amour 


438  DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES. 

furent  uniquement  pour  Dieu;  et  c'est  alors  qu'il  com- 
posa son  soixantième  chant ,  qui  respire  la  charité  la  plus 
ardente.  Puis  vinrent  beaucoup  d'autres  poésies^  dans  les- 
([uelles,  semblable  au  cygne^  il  exhala  avant  de  mourir  les 
sentiments  qui  remplissaient  son  àme.  Us  ont  été  recueiUis 
sous  le  titre  de  :  Cantki  dd  beato  Jacopone  da  Todi,  et 
publiés  à  Rome  en  diverses  éditions  plus  ou  moins  com- 
plètes. La  plus  complète  a  paru  à  Venise  dans  un  fort 
volume  in-4°. 

Comme  par  humilité  ;,  pour  donner  à  ses  vers  une  mau- 
vaise apparence ,  il  mêlait  des  mots  de  tous  les  dialectes 
italiens^  ils  sont  quelquefois  très- difficiles  à  comprendre; 
mais  ils  respirent  tous  un  amour  semblable  à  celui  dont 
portent  l'empreinte  les  poésies  attribuées  à  saint  François , 
et  dont  la  plupart  sont  probablement  de  Jacoponi^  comme 
le  pensent  quelques  critiques  de  son  ordre.  Languissant 
d'amour  et  accablé  de  vieillesse,  plein  de  mérites,  mais 
affaibli  par  les  dures  épreuves  qu'il  avait  supportées  et 
les  mortifications  qu'il  avait  entreprises,  il  mourut  comme 
un  saint.  La  maladie  qui  mit  fin  à  ses  jours  faisant  de 
rapides  progrès,  les  frères  virent  qu'il  n'avait  plus  que 
quelques  jours  à  vivre,  et  lui  conseillèrent  de  recevoir  les 
sacrements  de  l'Eglise.  Il  leur  répondit  que  le  temps  n'était 
pas  encore  venu.  Ils  insistèrent-,  mais  lui,  de  son  côté, 
persista  dans  son  dessein.  Un  des  frères  lui  dit  alors: 
«Vous  oubliez,  mon  père,  que  si  vous  ne  recevez  les  sacre- 
ments vous  mourrez  comme  un  impie  et  un  infidèle.  »  Ja- 
coponi,  levant  les  yeux ,  fit  alors  sa  profession  de  foi  dans 
une  poésie  qui  nous  a  été  conservée.  Cependant  les  frères 
crurent  que  cela  n'était  pas  suffisant.  Le  bienheureux 
leur  répondit  qu'il  attendait  le  frère  Jean  d'Averne,  son 


DE    LA    POÉSIE    CHEZ    LES    MYSTIQUES.  439 

meilleur  ami,  pour  recevoir  de  ses  mains  les  sacrements. 
Là-dessus,  les  frères  furent  bien  plus  inquiets  encore, 
croyant  qu'il  n'était  pas  possible  qu'à  une  telle  distance  le 
frère  Jean  pût  venir  à  temps  pour  l'administrer;  encore 
moins  croyaient*- ils  avoir  le  temps  de  l'envoyer  chercher. 
Ils  le  pressèrent  donc  de  céder  à  leurs  désirs.  Mais  lui , 
qui  avait  consolé  autrefois  son  ami  dans  ses  peines,  comme 
il  le  raconte  dans  le  chant  soixante-troisième  ,  savait  qu'il 
viendrait  aussi  pour  lui  rendre  ce  même  service,  et,  au 
lieu  de  répondre  à  leurs  instances,  il  se  mit  à  chanter  à 
haute  voix  le  cantique  : 

Anima  benedetla  dall'  alto  creatore, 
Piisguarda  al  tuo  signore. 

A  peine  avait-il  fini  qu'on  vit  arriver  deux  religieux,  dont 
l'un  était  le  frère  Jean,  ce  qui  plongea  tous  les  assistants 
dans  le  plus  profond  étonnement.  Jean  courut  se  jeter  dans 
les  bras  de  son  ami,  dont  la  mort  prochaine  lui  avait  été 
révélée  dans  la  prière,  comme  Jacoponi  de  son  côté  avait 
appris  de  la  même  manière  son  arrivée.  Après  qu'ils  se 
furent  exprimé  mutuellement  la  joie  qu'ils  avaient  de  se 
revoir,  Jacoponi  reçut  de  la  main  du  frère  les  saints  mys- 
tères, en  présence  desquels  il  composa,  tout  brûlant 
d'amour,  son  beau  cantique  : 

Gesù,  nostra  fidanza, 
Del  cuor  somma  speranza. 

Lorsqu'il  eut  fini,  il  avertit  les  frères  qui  l'environnaient 
de  persévérer  dans  le  chemin  de  la  vertu  ;  puis ,  levant  les 
yeux  et  les  mains  vers  le  ciel,  il  mourut  en  prononçant 
avec  une  grande  dévotion  ces  paroles  :  «  Seigneur,  je  remets 
mon  esprit  entre  vos  mains.  «  C'était  pendant  la  nuit  de 


i 


440  DE    L  ÉLOQUENCE    CHEZ    LES    3IYSTIQUES. 

Noëlj  au  moment  où  le  prêtre  entonnait  le  Gloria.  Tous 
ceux  qui  assistaient  à  sa  mort  restèrent  convaincus  qu'elle 
avait  été  l'effet  moins  de  la  maladie  que  du  feu  de  l'amour 
dont  il  était  dévoré.  Son  corps  fut  porté  solennellement  de 
CoUazzone  à  Todi,  et  enseveli  dans  le  couvent  de  Sainte- 
Claire,  hors  de  la  ville.  Il  fut  levé  en^  1590  par  l'arche- 
vêque du  lieu,  et  mis  dans  un  tombeau  avec  cette  inscrip- 
tion : 

Ossa  beati  Jacoponi  de  Benedictis ,  Tudertini ,  fratris  or- 
dinis  Minorum,  qui  stultus  propter  Christum  nova  mundum 
arte  delusit ,  et  cœlum  rapuit. 


CHAPITRE   XV 

De  l'éloquence  chez  les  mystiques.  Saint  Vincent  Ferrier. 

L'éloquence  se  trouve  en  quelque  sorte  sur  l'extrême 
limite  qui  sépare  le  domaine  de  l'art  des  hautes  régions  de 
lànie.  Il  ne  s'agit  ici  naturellement  que  de  l'éloquence 
sacrée.  Si  les  bornes  de  cet  ouvrage  le  permettaient,  nous 
aurions  à  considérer  ici  cette  multitude  innombrable  de 
sermons  inspirés  par  la  mystique  chrétienne,  depuis  le 
temps  des  apôtres  jusqu'à  Thauler,  et  depuis  ce  grand  mys- 
tique jusqu'à  nos  jours.  Contraint  de  nous  restreindre, 
nous  nous  contenterons  de  ciler  le  fait  le  plus  saillant  en 
S.  Vincent  <û  genre,  à  savoir  celui  de  saint  Vincent  Ferrier.  De  1398 
Ferrier.  .^^  1419^  eet  homme  infatigable  parcourut  non-seulement 
presque  toutes  les  provinces  de  l'Espagne,  sa  patrie,  mais 
encore  une  grande  partie  des  contrées  de  l'Europe.  11  com- 
mença d'abord  par  le  midi  de  la  France;  puis,  traversant  la 


DE  l'Éloquence  chez  les  mystiques.  441 

Savoie^  la  Bourgogne^  la  Flandre^,  la  Picardie,  la  Norman- 
die et  la  Bretagne,  il  pénétra  en  Lombardie  et  en  Toscane, 
jusqu'à  ce  que,  rappelé  par  son  roi,  il  fut  obligé  de  re- 
tourner en  Espagne.  Henri  IV,  de  la  maison  de  Lan- 
castre,  l'ayant  invité  à  passer  en  Angleterre,  il  visita  cette 
île,  et  de  là  alla  en  Ecosse ,  puis  en  Irlande.  Partout  où  il 
allait,  les  princes,  les  évoques,  les  prélats  et  tout  le  clergé 
venaient  à  sa  rencontre  en  chantant  des  cantiques;  et  il 
marchait  humblement  au  milieu  de  ce  cortège.  Lors- 
qu'il était  dans  une  ville,  pas  un  ouvrier  ne  restait  à 
son  travail  aux  heures  où  il  prêchait.  Toutes  les  leçons 
publiques  étaient  interrompues,  et  l'on  pouvait  à  peine 
retenir  les  malades,  tant  était  grand  le  désir  de  l'en- 
tendre. 

Son  activité  était  extraordinaire;  il  ne  dormait  que  cinq 
heures,  puis  disait  la  messe,  et  se  mettait  aussitôt  au  tra- 
vail. Il  était  toujours  suivi  d'une  foule  innombrable,  qui 
venait  pour  l'entendre  ou  pour  faire  une  retraite  sous  sa 
direction.  Cette  foule  montait  quelquefois  jusqu'à  quatre- 
vingt  mille  hommes.  Afin  de  pourvoir  à  leurs  besoins, 
il  avait  choisi  des  prêtres  de  tous  les  ordres,  qui  écou- 
taient les  confessions,  célébraient  le  service  divin,  dis- 
tribuaient les  aumônes  aux  pauvres,  tandis  que  des  notaires 
étaient  chargés  de  rédiger  les  documents  nécessaires  dans 
les  réconciliations  que  produisait  la  parole  puissante  de  cet 
homme  apostohque.  Elle  avait  une  telle  efficacité  que  l'on 
porte  à  cent  mille  le  nombre  de  ceux  qu'il  convertit;  et 
beaucoup  parmi  eux,  touchés  d'un  repentir  extraordinaire, 
firent  devant  tout  le  peuple  une  confession  publique  de 
leurs  péchés.  Rien  qu'en  Espagne,  il  convertit  huit  mille 
Sarrasins  et  plus  de  vingt-cinq  mille  Juifs ,  et  changea  en 


442  DE  l'éloquence  chez  les  mystiques. 

églises  beaucoup  de  synagogues.  Un  grand  nombre  de 
couvents,  d'églises,  d'hôpitaux  et  de  ponts  s'élevèrent  par 
ses  exhortations.  Toutes  les  villes  par  où  il  passait  témoi- 
gnaient de  la  puissance  de  sa  parole.  On  ne  saurait  comp- 
ter les  cas  où  il  apaisa  des  inimitiés  invétérées,  et  mit  fin 
à  des  vengeances  sanglantes.  On  porte  à  quarante  mille  le 
nombre  des  mauvaises  femmes,  des  brigands,  des  pi- 
rates, des  usuriers  et  des  blasphémateurs  qu'il  ramena  à 
Dieu. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait  produit  tant  de  merveilles, 
car  à  la  sainteté  de  sa  vie  il  joignait  cette  éloquence  puis- 
sante qui  se  distingue  à  la  fois  et  par  l'importance  des  su- 
jets qu'elle  traite  et  par  une  exposition  brillante;  de  sorte 
que  tous,  entraînés  par  sa  parole  enflammée,  croyaient  en- 
tendre non  un  homme,  mais  un  ange  ;  et  plusieurs,  en  effet, 
virent  des  anges  autour  de  lui  pendant  qu'il  prêchait.  Ses 
sermons  étaient  appuyés  sur  l'Écriture  et  le  témoignage  des 
saints;  et  comme  il  avait  toujours  ces  témoignages  présents 
à  la  mémoire,  il  entraînait  ses  auditeurs  par  la  richesse  de 
son  exposition ,  et  les  ébranlait  par  la  puissance  qui  rési- 
dait en  lui.  Son  organe  était  d'une  souplesse  admirable  et 
prenait  tous  les  tons  qu'il  voulait  lui  donner;  de  sorte  qu'à 
peine  ouvrait-il  la  bouche  que  tousses  auditeurs  fondaient 
en  larmes.  Mais  quand  il  parlait  du  jugement  dernier,  de 
la  passion  de  Notre-Seigneui"  ou  des  peines  de  l'enfer,  tout 
le  peuple  éclatait  en  sanglots;  de  sorte  qu'il  était  souvent 
obligé  de  s'arrêter  quelque  temps.  Ce  qu'il  y  avait  encore 
d'étonnant  en  lui,  c'est  que,  quoique  la  plupart  du  temps 
ia  foule  de  ses  auditeurs  fût  si  grande  que  beaucoup  étaient 
obligés  de  se  tenir  très -loin  de  lui,  ils  l'entendaient  tout 
aussi  distinctement  que  ceux  qui  étaient  les  plus  proches. 


DE    L  ÉLOQUENCE    CHEZ    LES    MYSTIQUES.  443 

Une  autre  merveille  encore,  c'est  qiie^  comme  les  apôtres, 
il  avait  le  don  des  langues.  En  effet,  quoiqu'il  parlât  tou- 
jours le  dialecte  de  Valence,  sa  patrie,  tous  le  com- 
prenaient comme  s'il  eût  parlé  à  chacun  dans  son  propre 
idiome.  A  Gênes,  il  eut  pour  auditeurs  des  Grecs,  des 
Allemands,  des  Sardes,  des  Hongrois  et  d'autres  qui  ne 
connaissaient  que  leur  langue  maternelle,  et  qui  cepen- 
dant, à  la  fm  du  sermon,  affirmèrent  qu'ils  n'en  avaient 
pas  perdu  une  seule  parole.  En  Bretagne  même,  il  se  fit 
comprendre  des  Bretons,  qui  ne  connaissaient  pas  d'autre 
langue  que  la  leur,  et  il  produisit  dans  ces  contrées  des 
fruits  merveilleux,  d'autant  plus  que  là,  comme  partout, 
sa  parole  était  confirmée  par  d'innombrables  miracles. 

Beaucoup  d'hommes  des  plus  remarquables  parmi  ses 
contemporains,  considérant  les  dons  qu'il  avait  reçus,  la 
sainteté  de  sa  vie,  les  masses  de  peuple  qu'il  entraînait  après 
lui  et  qui  se  trouvaient  heureuses  de  pouvoir  seulement  le 
regarder,  les  œuvres  qu'il  opérait,  le  pouvoir  admirable 
qu'il  avait  sur  les  âmes  et  les  miracles  qu'il  faisait,  étaient 
d'avis  que  depuis  le  temps  des  apôtres  aucun  ne  l'avait 
égalé.  L'empjre  qu'il  exerçait  sur  les  âmes  était  si  grand 
qu'il  ne  craignit  pas  de  s'aventurer  dans  une  vallée  du 
Dauphiné  qui  n'était  habitée  que  par  des  voleurs  et  des  bri- 
gands ,  lesquels  avaient  déjà  tué  plusieurs  missionnaires 
qu'on  leur  avait  envoyés;  et  au  bout  de  quelques  jours  ils 
étaient  tous  tellement  changés  que  cette  vallée,  qui  s'appelait 
auparavant  vallon  impur,  prit  le  nom  de  Purval.  Le  Sei- 
gneur lui-même,  au  milieu  du  grand  schisme  qui  désolait 
alors  l'Église,  l'avait  choisi  pour  son  apôtre  dans  une  vision 
qu'il  eut  à  la  fin  d'une  maladie  mortelle;  et,  lui  promettant 
sa  protection,  il  lui  donna  les  dons  nécessaires  pour  accom- 


4ii       TRANSFORMAT[0?J    DES    HAUTES    FACUL1ÉS    DE    l'aME. 

plir  la  mission  dont  il  était  charge.  Le  pape  Benoît  XIII, 
après  une  longue  résistance,  la  confirma  enfin  par  son  au- 
torité. 


CHAPITRE  XYl 

Coniment  la  mystique  élève  et  transforme  les  plus  hautes  facultés 
de  l'esprit. 

La  vérité  pour  la  créature  repose  sur  la  vérité  divine. 
Or  la  vérité  en  Dieu  consiste  dans  la  conformité  parfaite  qui 
existe  entre  lui  et  son  Verbe  ou  son  image.  On  ne  saurait, 
en  effet,  se  représenter  une  conformité  plus  grande,  puis- 
qu'en  Dieu  elle  va  jusqu'à  l'identité.  Il  y  a  donc,  dans  la 
connaissance  que  Dieu  a  de  soi-même,  identité  parfaite 
entre  le  sujet  qui  connaît  et  l'objet  qui  est  connu.  Mais  il 
n'en  saurait  être  de  même  pour  la  créature  intelligente, 
dès  qu'elle  veut  connaître  quelque  objet  qui  lui  est  exté- 
rieur. La  vérité  pour  elle  consiste  dans  la  conformité  de 
l'esprit  qui  connaît  avec  l'objet  qui  est  connu.  Et  comme 
les  choses  ne  sont  au  reste  que  ce  que  Dieu  veut  qu'elles 
soient,  puisque  c'est  lui  qui  les  a  créées,  c'est  donc  en  Dieu 
qu'il  faut  chercher  la  base  de  toute  vérité.  A  mesure  donc 
que  l'homme  s'approche  de  Dieu  davantage,  il  est  moins 
sujet  à  l'erreur.  Et  lorsque,  par  l'influence  d'une  grâce 
toute  spéciale  et  par  une  longue  habitude  des  vertus  chré- 
tiennes, il  est  arrivé  à  une  union  intime  avec  Dieu,  il  s'as- 
simile en  quelque  sorte  la  science  que  Dieu  a  de  soi-même 
et  des  créatures  ;  de  même  que ,  dans  un  autre  ordre ,  la 
croissance  et  la  floraison  des  plantes  sous  les  rayons  du 
soleil  est  comme  une  assimilation  de  la  vie  végétale  avec 


TRANSFORMATION    DES    HAUTES    FACULTÉS    DE    l'aME.       445 

la  vie  générale  dont  le  soleil  est  le  principe;  ou  de  même 
encore  que  toute  vision  est  une  assimilation  de  Tobjet  vu 
à  celui  qui  le  voit. 

C'est  surtout  dans  la  sainte  eucharistie  que  s'effectue  cette 
assimilation  de  Dieu  par  l'homme.  Là,  en  effet,  il  se  fait 
comme  une  ascension  de  toutes  les  puissances  et'  de  toutes 
les  facultés  de  l'homme.  Dieu,  en  descendant  dans  notre 
chair,  la  purifie  et  l'élève,  pour  ainsi  dire,  jusque  dans  les 
régions  de  l'àme.  Puis,  prenant  l'àme  à  son  tour,  il  la 
transforme  et  l'élève  jusque  dans  le  domaine  de  l'esprit  ou 
de  l'intelligence,  et  enfin  il  attire  celle-ci  jusqu'à  lui;  de 
sorte  que  l'homme  tout  entier  se  trouve  élevé  et  trans- 
formé dans  chacune  des  parties  qui  composent  son  être. 
L'esprit,  quand  il  est  uni  intimement  à  Dieu,  se  trouve 
avec  lui  dans  le  même  rapport  où  il  était  auparavant  à  l'é- 
gard de  la  nature.  Dans  l'état  ordinaire,  en  effet,  la  faculté 
perceptive  de  l'homme  est  tournée  vers  le  monde  exté- 
rieur, et  c'est  de  là  que  lui  arrivent  à  peu  près  toutes  ses 
perceptions.  Mais  si  cette  faculté,  se  détournant  de  ce 
monde,  se  retourne  vers  Dieu  et  les  régions  spirituelles, 
il  résulte  de  là  entre  Dieu  et  Tintelligence  un  commerce 
intime,  qui  est  pour  elle  une  source  abondante  de  percep- 
tions et  de  sentiments  bien  plus  élevés  que  ceux  qui  oc- 
cupent la  plupart  des  hommes.  L'intelligence,  par  une 
sorte  d'avant -goût  de  la  vision  du  ciel,  contemple  Dieu, 
puis  elle  le  goûte  ;  elle  le  sent,  elle  entend  les  paroles  mys- 
térieuses qu'il  lui  adresse.  Elle  le  voit  non  plus  dans  des 
images  extérieures,  mais  dans  des  formes  purement  intel- 
ligibles, dans  des  idées  pures  et  claires,  qui  coulent,  pour 
ainsi  dire,  du  sein  du  Père  et  la  remplissent  d'une  lumière 
douce,  sereine,  surnaturelle,  élevée  bien  au-dessus  des 


440       TRANSFORMATION    DES    HAUTES    FACULTÉS    DE    l'aME. 

sens  extérieurs  et  de  rimagination.  Elle  éprouve  F  effet  de 
cette  parole  :  «  Goûtez,  et  voyez  combien  le  Seigneur  est 
doux.  »  Les  paroles  qu'elle  entend  ne  sont  point  des  mots 
extérieurs^  se  suivant  les  uns  les  autres  et  faisant  passer, 
pour  ainsi  dire,  la  vérité  par  parties  sous  les  regards  de  l'es- 
prit; mais  ce  sont  des  germes  de  pensées  féconds,  conte- 
nant des  trésors  de  vertu,  des  pensées  vivantes,  et  qui  pro- 
duisent aussi  la  vie.  Tels  sont  les  effets  que  la  mystique 
produit  dans  l'intelligence. 

Mais  ceux  qu'elle  opère  dans  la  volonté  ne  sont  pas 
moins  profonds.  La  volonté  est  comme  la  région  pratique 
de  l'esprit.  On  y  distingue  plusieurs  degrés,  correspondant 
aux  trois  éléments  de  la  personnalité  humaine.  Au  degré 
le  plus  haut,  correspondant  à  l'esprit,  se  trouve  la  volonté 
proprement  dite,  libre  dans  ses  déterminations  et  ses  mou- 
vements ;  puis,  dans  le  domaine  de  l'àme,  l'appétit  concu- 
piscible  avec  ses  diverses  facultés,  et  enfin  dans  l'organisme 
la  partie  instinctive,  qui  a  ses  racines  dans  le  corps  lui- 
même.  Or  la  mystique  pénètre  tous  ces  domaines  de  ses 
influences  surnaturelles.  L'homme  a  un  instinct  qui  le 
porte  à  diriger  toutes  ses  actions  vers  un  but  honnête;  et 
cet  instinct  persiste  dans  le  cœur  même  de  ceux  qui  par 
l'habitude  du  vice  semblent  avoir  pris  à  tâche  de  l'étoufïèr. 
La  lumière  de  la  raison  indique  à  la  volonté  le  but  vers 
lequel  elle  doit  tendre,  lui  montrant  à  la  fois  et  le  bien 
(ju'il  faut  faire  et  le  mal  qu'il  faut  é\iter.  Or  l'habitude  de 
suivre  cette  lumière,  qui  éclaire  tout  homme  venant  en  ce 
monde,  produit  dans  les  trois  régions  de  l'homme,  c'est-à- 
dire  dans  l'esprit,  dans  l'àme  et  dans  le  corps,  une  certaine 
aptitude  pour  le  bien  que  Fou  désigne  sous  le  nom  de 
vertu.  La  vertu,  en  général,  se  divise  en  plusieurs  vertus 


TRANSFORMATION    DES    HAUTES    FACl'LTES    DE    L  AME.       447 

particulières,  qui  sont  dans  un  rapport  plus  direct  avec 
l'une  ou  l'autre  de  ces  trois  régions.  Et  d'abord,  nous  trou- 
vons les  quatre  vertus  cardinales,  dont  la  première,  à  sa- 
voir la  prudence,  qui  sert  de  règle  à  toutes  les  autres,  a 
pour  but  de  rectifier  l'esprit,  d'éclaircir  son  regard,  de 
sorte  qu'il  indique  toujours  à  la  volonté  le  but  qu'elle  doit 
atteindre,  et  que  celle-ci  puisse  y  tendre  comme  il  faut. 
La  justice  règle  la  volonté,  de  sorte  que,  se  renfermant 
toujours  dans  son  droit  et  respectant  celui  des  autres,  elle 
évite  le  mal,  fasse  le  bien,  et  accomplisse  exactement  tous 
ses  devoirs.  La  force  s'adresse  particulièrement  à  l'âme, 
et  lui  donne  cette  fermeté  qui,  tenant  un  juste  milieu 
entre  la  roideur  et  la  mollesse,  ne  se  laisse  arrêter  par  au- 
cune difficulté.  Les  appétits  et  les  instincts  de  la  vie  infé- 
rieure sont  réglés  et  gouvernés  par  la  tempérance  qui  les 
retient  en  de  justes  bornes,  de  sorte  que,  toujours  au  ser- 
vice des  puissances  supérieures ,  ils  leur  servent  d'instru- 
ments dociles,  et  ne  dépassent  jamais  la  ligne  d'un  juste 
équilibre. 

Au-dessus  de  ces  quatre  vertus  morales  sont  les  trois 
vertus  théologiques  :  la  foi,  l'espérance  et  la  charité,  qui 
ont  Dieu  pour  objet  immédiat,  et  qui  rapportent  à  lui 
toutes  les  autres  vertus.  Elles  correspondent  aux  trois  fa- 
cultés que  nous  avons  distinguées  plus  haut  dans  la  partie 
spirituelle  de  l'homme.  La  foi  éclaire  et  affermit  l'esprit, 
de  sorte  que,  toujours  ouvert  à  la  lumière  divine  et  péné- 
tré par  elle,  il  puisse  changer,  pour  ainsi  dire,  la  direction 
qui  lui  est  naturelle ,  et  entrer  avec  Dieu  dans  les  mêmes 
rapports  où  il  était  auparavant  à  l'égard  de  la  nature.  La 
foi  donne  encore  à  l'esprit  une  assurance  et  une  fermeté 
d'iu.itant  plus  grandes  que  les  choses  surnaturelles  offrent 


448       TRANSFORMATION    DES    HAUTES    FACULTÉS    DE    l'aME. 

l)ien  plus  de  garanties  que  les  choses  sensibles  et  passa- 
gères. L'espérance,  s'appuyant  sur  l'existence  d'une  autre 
Yie^  dirige  de  ce  côte  nos  pensées  et  nos  affections,  et  nous 
donne  un  avant- goût  des  biens  éternels  qui  nous  sont  ré- 
servés. Nous  ne  pouvons  trouver  en  nous-mêmes  l'assurance 
de  notre  immortalité,  puisque  nous  avons  commencé  d'êlre. 
Cette  garantie  ne  peut  nous  être  donnée  que  par  Dieu,  qui 
est  éternel  et  la  raison  de  son  être.  Et  comme,  d'un  autre 
côté,  l'homme  ne  s'est  pas  fait  lui-même,  il  ne  peut  trou- 
ver en  soi  son  but  suprême;  mais  il  doit  le  chercher  en 
Dieu,  qui  est  la  fm  de  tous  les  êtres,  parce  qu'il  en  est  le 
principe.  Or  l'espérance  l'aide  dans  ce  mouvement  sur- 
naturel, et  tient  ses  désirs  élevés  vers  les  régions  éternelles. 
La  charité  enfin  achève  ce  que  la  foi  et  l'espérance  ont 
commencé,  et,  unissant  l'esprit  à  Dieu,  en  fait  un  seul  es- 
prit avec  lui.  Les  trois  vertus  théologiques  réagissant  à 
leur  tour  sur  les  quatre  vertus  cardinales,  les.  ennoblissent, 
les  transforment,  leur  communiquent  en  quelque  sorte 
leur  propre  nature,  et  les  élèvent  à  un  degré  héroïque, 
comme  parle  l'Église. 

Outre  le  besoin  qu'éprouve  la  volonté  de  s'affermir  en 
soi-même  et  de  se  poser  dans  un  juste  équilibre,  afin  de 
faire  un  bon  usage  de  sa  liberté,  elle  sent  encore  celui  de 
produire  au  dehors  la  puissance  qui  lui  est  inhérente ,  et 
d'agir  sur  les  choses  extérieures,  afin  de  les  régler,  et  d'y 
étabhr  l'ordre  qui  règne  en  son  propre  sein.  Elle  arrive  à 
ce  but  dans  l'ordre  naturel  par  l'énergie,  la  persévérance 
et  l'habileté.  Mais  si  elle  veut  exercer  son  pouvoir  d'une 
nianière  héroïque,  il  lui  faut  des  grâces  éminentes  d'en 
haut,  qui,  lui  donnant  une  force  surnaturelle,  la  mettent 
en  état  de  braver  toutes  les  résistances  et  de  surmonteu  sa 


DU    DO.N    DES    LANGUES.  449 

propre  paresse.  Il  lui  faut  de  plus  des  grâces  qui^  s' adres- 
sant à  l'intelligence  proprement  dite,  l'éclairé  d'une  ma- 
nière surnaturelle.  Ces  grâces  forment  une  classe  à  part  : 
car  elles  sont  accordées  moins  pour  l'avantage  de  celui  qui 
les  reçoit  que  pour  l'utilité  des  autres;  et  c'est  pour  cela 
que  les  théologiens  les  appellent  dons  gratuits.  Elles  ne 
supposent  donc  pas  toujours  la  sainteté  en  celui  chez  qui 
nous  les  voyons  briller. 


CHAPITRE   XVIi 

Des  dons  gratuits.  Du  don  de  discernement  des  esprits.  Du  don  des 
langues.  Saint  Pacôme.  Saint  Dominique.  Saint  Vincent  Ferrier. 
Saint  Antoine  de  Padoue.  Saint  François -Xavier.  Sainte  Colette. 
Sainte  Claire  de  Monte-Falcone.  Jeanne  de  la  Croix. 

L'apôtre  saint  Paul,  dans  sa  première  Épitre  aux  Corin- 
tliiens ,  chapitre  xn,  énumère  tous  les  dons  de  cette  sorte, 
et  nomme  la  sagesse,  la  connaissance,  la  foi,  le  pouvoir 
de  guérir  les  malades,  de  faire  des  miracles,  de  prédire 
l'avenir,  de  discerner  les  esprits,  le  don  des  langues  et  ce- 
lui de  les  interpréter.  Tous  ces  dons,  ayant  pour  but  de 
donner  à  celui  qui  les  reçoit  le  pouvoir  de  convertir  à  Dieu 
les  autres,  on  peut  les  classer,  d'après  saint  Thomas,  en 
trois  catégories.  L'homme,  en  effet,  ne  peut  remuer  inté- 
rieurement à  son  gré  les  autres  hommes;  il  ne  peut  agir 
sur  eux  que  d'une  manière  extérieure,  en  les  enseignant. 
Or  il  a  besoin  pour  cela  de  trois  choses.  Il  faut  d'abord 
.  qu'il  connaisse  bien  les  choses  divines,  pour  les  communi- 
quer aux  autres;  ensuite  qu'il  possède  les  moyens  néces- 
saires pour  opérer  cette  communication,  et  enfin  qu'il 


i50  DU    DON    DES    LAxXGUES. 

puisse  garantir  la  vérité  des  enseignements  qu'il  donne  et 
porter  ainsi  la  conviction  dans  les  esprits.  De  plus,  pour 
bien  connaître  les  choses  divines,  il  a  besoin  de  trois  dons 
distincts.  Il  faut  d'abord  qu'il  possède  bien  les  principes 
des  vérités  surnaturelles,  et  c'est  là  le  but  du  don  de  la  foi; 
puis  la  sagesse  lui  fait  saisir  l'ensemble  et  l'enchaînement 
des  vérités  déduites  de  ces  principes,  et  la  science  lui 
donne  les  connaissances  naturelles  nécessaires  pour  ap- 
puyer ses  enseignements  par  des  comparaisons  ou  des 
preuves  tirées  de  Tordre  de  la  nature. 

Pour  ce  qui  concerne  les  moyens  de  communiquer  aux 
autres  la  lumière  qu'on  a  reçue  de  Dieu,  trois  dons  sont 
encore  ici  nécessaires.  Le  discernement  des  esprits  donne  à 
l'homme  la  faculté  de  connaître  le  sol  auquel  il  doit  con- 
fier la  semence  divine.  Et  comme  l'esprit  de  l'homme  ne 
peut  entrer  en  rapport  avec  l'esprit  des  autres  hommes 
que  par  le  langage,  le  don  des  langues  lui  rend  ce  rapport 
plus  facile  en  lui  donnant  le  pouvoir  de  se  faire  com- 
prendre de  tous  dans  sa  propre  langue,  ou  d'entendre 
celle  de  chacun ,  ou  bien  encore  d'interpréter  les  langues. 
Pour  ce  qui  regarde  enfin  les  garanties  dont  les  manda- 
taires de  Dieu  ont  besoin  pour  accréditer  leur  mission  aux 
yeux  des  peuples,  trois  autres  dons  produisent  cet  effet: 
à  savoir,  le  don  de  prophétie ,  celui  de  guérir  les  malades 
et  celui  de  faire  des  miracles.  11  est  juste,  en  effet,  de  croire 
que  celui  qui  fait  des  choses  que  Dieu  seul  peut  faire  et  qui 
commande  à  la  nature  a  reçu  le  pouvoir  de  celui  qui  en  a 
établi  les  lois. 

Nous  avons  déjà  rapporté  plus  haut  un  grand  nombre  de  • 
faits  qui  se  rapportent  au  don  de  discerner  les  esprits  ; 
nous  n'avons  donc  point  à  nous  en  occuper  ici,  et  nous 


DU    DON    DES    LAÎNGUES.  451 

renvoyons  le  lecteur  à  ce  que  nous  en  avons  dit  déjà. 
Quant  au  double  don  du  langage,  à  savoir  celui  de  parler 
et  d'interpréter  les  langues  étrangères,  on  peut  le  consi- 
dérer sous  deux  rapports.  Quelquefois,  en  eflet,  l'homme 
est  entendu  par  les  autres  en  parlant  dans  sa  propre  langue  ; 
et  dans  ce  cas  ce  n'est  pas  sur  lui  que  repose  ce  don,  mais 
sur  ceux  qui  Técoulent.  Mais  d'autres  fois,  au  contraire, 
il  parle  à  ses  auditeurs  dans  la  langue  qui  est  propre  à 
chacun  d'eux,  et  alors  c'est  bien  lui  qui  reçoit  le  don  des 
langues. 

Ce  don ,  que  reçurent  les  apôtres  au  jour  de  la  Pente- 
côte, nous  le  retrouvons  plus  tard  parmi  les  solitaires  du 
désert.  Ainsi  on  raconte  de  saint  Pacôme  que,  voulants.  Pacôme. 
parler  avec  un  frère  qui  ne  savait  que  la  langue  romaine , 
qu'il  ignorait  lui-même,  il  en  reçut  le  pouvoir  après  avoir 
prié  pendant  trois  heures.  Ce  don  s'est  reproduit  souvent 
dans  les  temps  modernes,  quoique  bien  des  fois  on  ait  con- 
fondu avec  un  don  surnaturel  ce  qui  n'était  que  l'effet 
d'une  aptitude  naturelle.  Le  cardinal  Mezzofanti,  mort  il  y 
a  peu  de  temps,  a  été  un  des  hommes  les  plus  remar- 
quables en  ce  genre.  On  peut  citer  encore  Dominique  de 
iNeisse  en  Silésie,  qui  mourut  en  1650,  bibhothécaire  de 
TEscurial.  Outre  la  plupart  des  langues  de  l'Europe,  il  con- 
naissait encore  le  tartare,  l'indien,  le  chaldéen,  l'hébreu,  le 
syriaque,  le  japonais,  le  chinois  et  le  persan.  Mais  il  est 
impossible  d'attribuer  à  une  aptitude  naturelle  ce  que  l'on 
raconte  d'Ange  Clarénus,  qui  reçut  en  1300,  pendant  la 
nuit  de  Noël,  la  connaissance  de  la  langue  grecque.  On  ra- 
conte au  chapitre  II  du  second  livre  de  la  Vie  de  saint  Do- 
minique, que  ce  saint,  allant  de  Toulouse  à  Paris,  et  étant  S.  Domim 
arrivé  à  Pierre-d' Amour,  passa  la  nuit  en  prière  dans  Vé~ 


452  DU    DON    DES    LANGUES. 

glise  Notre-Dame  de  ce  lieu  avec  le  frère  Bertrand,  son 
compagnon  de  voyage.  Le  lendemain  matin,  comme  ils 
continuaient  ensemble  leur  route,  ils  rencontrèrent  des 
Allemands  qui  voyageaient  comme  eux.  Ceux-ci,  les  voyant 
reciter  des  psaumes  et  prier  souvent ,  se  joignirent  à  eux 
pour  prier  avec  eux;  et  pendant  quatre  jours  ils  les  invi- 
tèrent à  partager  leurs  repas,  et  eurent  pour  eux  toutes 
sortes  d'égards.  Le  quatrième  jour,  le  saint  dit  en  soupi- 
rant à  son  compagnon  :  «Frère,  je  me  reproche  vraiment 
de  recevoir  des  biens  temporels  de  ces  étrangers,  et  de  ne 
point  nous  occuper  de  leurs  intérêts  éternels.  Si  vous  le 
voulez,  nous  allons  nous  mettre  à  genoux,  et  prier  Dieu 
qu'il  nous  apprenne  leur  langue,  pour  que  nous  puissions 
leur  annoncer  le  Seigneur  Jésus.  »  Ils  se  mirent  donc  en 
prières,  et  commencèrent  aussitôt  à  parler  allemand  au 
grand  étonnement  de  ces  étrangers;  et  pendant  quatre 
jours  encore  ils  s'entretinrent  avec  eux  du  Sauveur  Jésus. 
Lorsqu'ils  furent  arrivés  à  Orléans,  les  Allemands  les  quit- 
tèrent, se  recommandant  à  leurs  prières.  Le  même  fait 
arriva  une  autre  fois  encore  au  saint  dans  une  circonstance 
semblable. 

Nous  avons  constaté  plus  haut  ce  même  don  en  saint 

3.  Antoine  Vincent  Ferrier.   Saint   Antoine  de  Padoue  prêchant  à 

e  Padoue.  wq^^^q  a^  peuple  qui  y  était  accouru  de  toutes  parts  pour 
gagner  les  indulgences,  tous  ses  auditeurs  l'entendirent 
dans  leur  propre  langue,  comme  un  grand  nombre  l'attes- 

.  François-  tèrent  plus  tard.  Saint  François-Xavier  parlait  les  langues 
dos  peuples  auxquels  il  annonçait  l'Évangile  aussi  facile- 
ment que  s'il  fût  né  parmi  eux.  Souvent,  lorsqu'il  prêchait 
en  même  temps  à  des  hommes  de  nations  différentes,  cha- 

a  cun  le  comprenait  dans  sa  langue,  ce  qui  augmentait  la 


DU    r.OxN    DES    LAiSGUES.  433 

vénération  pour  lui,  et  donnait  une  autorité  singulière  à 
sa  parole.  On  raconte  la  même  chose  de  saint  Louis -Ber- 
trand et  de  Martin  Yalentin.  Jean  de  Saint-François  obtint 
aussi  de  Dieu  dans  la  prière  la  connaissance  de  la  langue 
mexicaine,  et  se  mit  aussitôt  à  prêcher  en  cette  langue  au 
grand  étonnement  de  tous  les  assistants.  Ce  don  fut  aussi 
accordé  à  saint  Etienne  dans  ses  missions  en  Géorgie  ;  de 
sorte  qu'il  parlait  si  couramment  le  grec,  le  turc  et  l'ar- 
ménien que  les  indigènes  en  étaient  dans  l'admiration.  On 
raconte  aussi  de  sainte  Colette  qu'elle  eut  le  don  des  lan- 
gues; et  parmi  celles  qu'elle  apprit  de  cette  manière  on 
cite  le  latin  et  l'allemand.  L'abbé  Trithème  rapporte  la 
même  chose  de  i'abbesse  Elisabeth.  Une  Française  nommée 
Marguerite  étant  venue  von-  un  jour  sainte  Claire  de  claire  de 
Monte-Falcone,  celle-ci  parla  français  longtemps  avec  elle,  ^^onte  -Fal- 
quoiqu'elle  n'eût  jamais  appris  cette  langue.  La  bienheu- 
reuse Jeanne  de  la  Croix  avait  ce  don  lorsqu'elle  était  en  Jeanne  de  la 
extase;  et  elle  pouvait  alors  communiquer  en  diverses  ^''°^^- 
langues,  selon  les  besoins  de  ses  auditeurs,  les  lumières 
qu'elle  recevait  d'en  haut.  On  lui  amena  un  jour  deux  ma- 
hométanes  que  Ton  ne  pouvait  décider  à  embrasser  le 
christianisme.  Elle  eut  une  extase ,  et  parla  arabe  avec 
elles;  de  sorte  qu'elles  finirent  par  demander  le  baptême. 
Jeanne  les  instruisit  plus  tard  dans  ses  extases  des  vérités 
de  la  foi . 


454         DU    DON    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE. 

CHAPITRE  XVITI 

Des  dons  de  foi,  de  sagesse  et  de  science.  Rnpert  de  Dentz.  Dilson. 
Candide.  Albert  le  Grand.  La  Dominicaine  Marguerite.  Catherine 
de  Cardone.  Ida  de  Louvain.  Osanna  de  Manloue.  Catherine  de 
Sienne.  Rose  de  Lima.  Grégoire  Lopez.  Thomas  d'Aquin, 

Parmi  les  dons  qui  se  rapportent  aux  plus  hautes  ré- 
gions de  r esprit,  le  premier  est  celui  de  la  foi ,  par  laquelle 
l'homme,  éclairé  de  Dieu  d'une  manière  toute  spéciale,  pé- 
nètre les  plus  profonds  mystères  de  la  doctrine  révélée. 
Cette  foi  vivante  ne  saisit  pas  seulement  avec  facilité  les 
dogmes  que  l'Église  nous  enseigne,  mais  elle  sait  encore 
les  communiquer  aux  autres  sans  emphase,  sans  disserta- 
tions scientifiques,  dans  des  paroles  simples  et  claires;  de 
sorte  qu'elle  agit  à  la  manière  des  parfums,  comme  le 
prouvent  une  multitude  de  faits  incontestables.  Le  don  de 
foi  est  donc  la  base  de  tous  les  autres,  quoique  Dieu 
puisse,  quand  il  le  veut,  se  servir  de  l'homme  comme  d'un 
.simple  instrument,  comme  il  se  servirait,  par  exemple, 
d'un  agent  naturel,  et  suppléer  en  ce  cas  la  foi  qui  lui 
manque  par  une  intervention  directe  de  sa  part.  Au  don 
de  foi  se  rattache  immédiatement  celui  de  la  sagesse ,  qui 
prend  pour  base  de  ses  spéculations  les  dogmes  reçus  par 
la  foi.  Dieu  donne  donc  avec  la  sagesse  toutes  ces  idées 
supérieures  qui  servent  de  premiers  principes  dans  la  con- 
naissance scientifique  et  dans  l'exposition  des  mystères  de 
la  doctrine  chrétienne.  Il  donne  en  même  temps  la  facilité 
d'en  sonder  les  profondeurs,  d'en  comprendre  les  rapports 
et  d'en  saisir  l'enchaînement.  Enfin  le  don  de  science  donne 
à  l'homme  la  facilité  de  déduire  les  conséquences  de  ces 


I 


DU    DON    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.  455 

principes,  de  développer  d'une  manière  logique  les  idées 
fournies  par  le  don  de  sagesse,  de  les  exposer  aux  autres, 
et  de  porter  ainsi  la  conviction  dans  les  esprits.  Des  faits 
nombreux  attestent  l'existence  et  l'action  de  ces  trois  dons, 
soit  qu'ils  se  trouvent  réunis  dans  la  même  personne,  soit 
qu'ils  soient  séparés. 

Nous  les  retrouvons  déjà  chez  beaucoup  d'anciens  soli- 
taires, dans  l'abbé  Hor,  dans  saint  xVntoine,  saint  Théodore 
et  d'autres.  Rupert,  abbé  de  Deutz  vis-à-vis  de  Cologne, 
reçut  dans  une  nuit,  en  1 124  ,  après  avoir  prié  Dieu ,  la 
connaissance  des  saintes  Écritures  portée  à  un  tel  point 
qu'il  surpassait  en  ce  genre  tous  ses  contemporains.  On 
cite  encore  parmi  ceux  qui  ont  reçu  leur  science  devant  les 
autels  saint  Laurent  Justinien,  saint  Ignace  de  Loyola ,  qui 
l'obtint  de  Dieu  dans  la  solitude  de  Manrèse  ;  saint  Jean 
Capistran,  saint  François  de  Paule,  Pascal  Bailon  et  d'au- 
tres. Henri  Dilson  entra  chez  les  Jésuites.  Il  parut  d'abord 
d'un  esprit  si  lourd  et  d'une  si  pauvre  mémoire  qu'on  ne 
pouvait  rien  lui  apprendre  des  choses  qui  s'adressent  à 
l'esprit.  Un  jour  qu'il  exhalait  sa  douleur  à  ce  sujet  devant 
une  image  de  la  Vierge,  et  qu'il  consacrait  à  cette  bonne 
mère  son  corps,  son  âme  et  toutes  ses  puissances,  il  reçut 
à  l'instant  même  une  mémoire  si  puissante  qu'il  pouvait 
retenir  des  sermons  entiers  et  les  prêcher  plusieurs  années 
après.  Il  reçut  en  même  temps  une  connaissance  si  pro- 
fonde des  choses  divines  que  les  plus  grands  théologiens 
de  son  ordre  étaient  convaincus  qu'il  puisait  comme  à  leur 
source  les  explications  merveilleuses  qu'il  donnait.  La 
même  chose  arriva  pour  Charles  de  Saëta,  qui  a  écrit  beau- 
coup d'ouvrages  mystiques.  Un  frère  cistercien  nommé 
Candide,  outre  qu'il  connaissait  les  maladies  et  les  remèdes. 


456        DU    DON    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE. 

avait  aussi  la  science  infuse  des  propriétés  et  des  vertus 
des  plantes  et  des  minéraux.  Le  P.  Thomas  Madan^  dans 
les  lettres  qu'il  écrivait  à  ses  supérieurs  en  Espagne^  dit  de 
lui  qu'il  employait  contre  les  maladies  des  remèdes  tout  à 
fait  inconnus  des  médecins,  et  qu'il  n'avait  fait  pour  cela 
d'autres  études  que  dans  la  prière.  11  ne  portait  jamais  sur 
soi  que  son  bréviaire.  C'était  là  qu'il  puisait  la  science 
dont  il  avait  besoin  pour  édifier  les  catholiques,  et  réfuter 
les  hérétiques,  ou  pour  guérir  les  malades. 

Quelquefois  ce  don  paraît  attaché  à  certaines  conditions 

qui  donnent  au  récit  l'apparence  d'une  légende.  C'est  ainsi 

que  l'on  rapporte ,  dans  les  annales  de  l'ordre  des  frères 

Albert     Prêcheurs,  qu'Albert  le  Grand  avait  peu  d'ouverture  d'es- 

^  ™^  ■  prit  dans  sa  jeunesse,  ce  dont  il  était  grandement  affligé. 
Or  la  sainte  Yierge  lui  apparut  une  nuit,  et  lui  dit  de  choi- 
sir ce  qu'il  aimait  le  mieux,  des  sciences  naturelles  ou  des 
sciences  divines.  Le  jeune  homme,  qui  n'avait  pas  encore 
le  sens  de  ces  dernières,  choisit  la  philosophie.  «  Tu  auras 
ce  que  tu  demandes,  lui  répondit  la  sainte  Vierge  ;  mais , 
parce  que  tuas  préféré  cette  science  à  celle  de  mon  Fils,  tu 
la  perdras  vers  la  fin  de  ta  vie.  »  Il  en  fut  ainsi  en  efTeL 
Albert  devint  un  prodige  de  science;  mais  trois  ans  avant 
sa  mort,  pendant  qu'il  était  dans  sa  chaire  à  faire  une 
leçon,  il  perdit  tout  à  coup  la  mémoire,  et  ne  se  rappela 
plus  rien  de  ce  qu'il  avait  su.  On  proposa  aussi  à  Herman 
Contract  le  choix  entre  la  santé  du  corps  et  l'ignorance 
d'un  côté,  ou  la  sagesse  elles  infirmités  de  l'autre.  Il  choi- 
sit celles  -  ci ,  et  devint  incomparable  en  toute  espèce  de 
science. 

Marguerite.  Dieu  communique  aussi  ce  don  aux  femmes.  Marguerite, 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  avait  été  renvoyée  d'abord 


DU    DON    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.         457 

uu  couvent,  parce  qu'elle  était  aveugle.  Elle  apprit  si  par- 
faitement non -seulement  la  lettre,  mais  encore  le  sens 
et  l'explication  de  l'office  et  du  psautier  qu'elle  était 
en  état  d'examiner  sur  ce  point  les  étudiants  en  gram- 
maire. Catherine  de  Cardone  n'avait  point  appris  à  lire  dans   Catherine 

-  1      ,    11  .,  11     ^  1,  .  1-  de  Cardone. 

son  enfance  ;  cependant  elle  prenait  avec  elle  a  1  église  un 

office  de  la  Vierge,  comme  pour  lire  dedans.  Or,  comme 
elle  ne  connaissait  pas  même  ses  lettres  j,  il  lui  arriva  un 
jour  de  prendre  le  livre  la  tête  en  bas,  ce  qui  lui  attira  des 
paroles  blessantes  de  la  part  d'une  personne  de  sa  famille. 
Le  reproche  lui  alla  au  cœur.  Rougissant  de  honte,  mais 
ayant  confiance  en  Dieu,  elle  pria  le  Saint-Esprit,  dont 
on  célébrait  la  fête ,  de  la  faire  participer  au  don  des  lan- 
gues, qu'il  avait  accordé  à  ses  apôtres  en  ce  jour,  et  de  lui 
apprendre  à  lire.  Elle  fut  exaucée ,  et  à  l'instant  même 
elle  put  lire  parfaitement.  Ida  de  Louvain  obtint  de  la  S'^  Ida. 
même  manière  l'intelligence  des  Écritures,  et  le  don  d'ex- 
pliquer ce  que  l'on  chantait  en  latin,  surtout  les  Évangiles 
au  temps  de  Carême.  Un  jour  que  l'on  chantait  au  chœur 
l'antienne  :  Pot^tatem  habeo  ponendi  animam  meam,  elle 
l'entendit  chanter  au-dessus  de  sa  tèie,  dans  un  chant  bien 
plus  magnifique  encore,  et  en  expliqua  ensuite  à  son  con- 
fesseur tout  le  contenu. 

Un  des  faits  les  plus  remarquables  en  ce  genre  est  ce  qui 

arriva  à  la  bienheureuse  Osanna  de  Mantoue.  Le  fait  a  été     Osanna 

w    .1  ^.,  1    T^  1     1.      1        1      deMantoue, 

raconte  en  détail  par  Silvestre  de  Ferrare,  de  1  oixlre  des 

frères  Prêcheurs,  son  confesseur  et  son  confident,  qui  l'a- 
vait appris  d'elle-même,  et  qui  a  écrit  sa  vie  l'année  même 
où  elle  est  morte.  Elle  avait  depuis  longtemps  le  désir  d'ap- 
prendre à  lire  et  à  écrire,  afin  de  pouvoir  s'édifier  par  la 
lecture  des  écrits  des  saints.  Mais  comme  elle  avait  entendu 

13^ 


4o8  DU    DON    DU    FOI 

dire  souvent  à  son  père  que  c'était  une  chose  inconvenante 
et  dangereuse  pour  les  femmes  de  s'occuper  à  lire,  elle  n'a- 
vait jamais  osé  le  prier  de  la  faire  instruire.  Cependant^ 
remplie  de  foi  et  d'espérance,  elle  s'était  adressée  à  la  sainte 
Vierge,  et  l'avait  priée  devant  une  de  ses  images  de  lui 
apprendre  à  lire.  Elle  persévéra  plusieurs  jours  dans  sa 
pensée  sans  obtenir  ce  qu'elle  demandait.  Un  jour  cepen- 
dant elle  résolut  de  ne  pas  cesser  de  prier  jusqu'à  ce  qu'elle 
fût  exaucée.  Après  avoir  ainsi  prié  pendant  quelque  temps 
avec  une  ferveur  extraordinaire;,  elle  fut  ravie  en  extase; 
et  lorsqu'elle  fut  revenue  à  elle  elle  aperçut  écrits  dans  sa 
main,  d'une  belle  écriture,  les  mots  Jésus,  Marie,  qu'elle 
lut  très- facilement.  Mais  dès  qu'elle  les  eut  lus  ces  mots 
disparurent.  Joyeuse  d'avoir  enfin  obtenu  ce  qu'elle  dési- 
rait depuis  longtemps,  elle  remercia  la  sainte  Vierge  du 
fond  de  son  âme.  Une  fois  qu'elle  eut  ainsi  trouvé  une  maî- 
tresse pour  lui  apprendre  à  lire ,  elle  prenait  chaque  jour 
un  livre  sous  son  bras,  comme  un  enfant  qui  va  à  l'école, 
et  allait  se  prosterner  devant  l'image  de  la  Vierge  ;  puis,  sa 
prière  achevée,  elle  ouvrait  le  livre  et  lisait  sa  leçon.  Elle 
sut  bientôt  lire  parfaitement;  et  même,  lorsqu'il  lui  tom- 
bait un  livre  latin  dans  les  mains,  elle  en  expliquait  avec 
une  grande  facilité  le  sens,  quelque  obscur  qu'il  fût,  sans 
l'avoir  appris  de  personne.  Elle  apprit  aussi  à  écrire  pas- 
sablement, et  il  est  resté  d'elle  quarante  lettres  qu'elle  écri- 
vit dans  la  suite  à  son  confesseur.  Cette  histoire  peut  nous 
indiquer  jusqu'à  un  certain  point  la  manière  dont  ce  don 
est  communiqué  par  Dieu.  Ordinairement,  celui  qui  ap- 
prend à  hre  va  du  multiple  à  l'un ,  en  épelant  et  composant 
les  mots,  et  de  la  forme  au  contenu.  Il  y  a,  en  effet,  entre 
la  pensée  et  l'écriture  un  rapport  semblable  à  celui  qui 


DU  DON  DE  FOI,  DE  SAGESSE  ET  DE  SCIENCE.    439 

existe  entre  Tàme  et  le  corps  ;  et  c'est  en  déchilTrant  l'écri- 
ture que  nous  parvenons  à  découvrir  la  pensée  qui  y  est 
contenue.  Mais  dans  le  cas  dont  il  vient  d'être  question  le 
procédé  n'est  plus  le  même;  car  l'esprit  va  du  dedans  au 
dehors,  de  la  pensée  au  signe  extérieur  qui  la  représente. 
Lorsque  Osanna  se  prosternait  devant  l'image  de  la  Vierge, 
elle  lisait  d'abord  dans  l'àme  de  celle-ci  ce  qui  y  était 
écrit,  puis  elle  revêtait  des  signes  de  l'écriture  ce  qu'elle  y 
avait  lu. 

Il  en  dut  être  ainsi  de  sainte  Catherine  de  Sienne  lors-  Sainte  Ca- 
qu'elle  apprit  à  écrire,  si  nous  en  jugeons  d'après  ce  que  j  ^^|-'"^ 
Raymond  nous  raconte  à  ce  sujet.  Elle  s'était  proposé  d'ap- 
prendre à  lire  afin  de  pouvoir  réciter  les  heures  canoniales, 
et  l'une  de  ses  compagnes  lui  avait  transcrit  l'alphabet  et 
s'efforçait  de  le  lui  apprendre;  mais,  malgré  toutes  les  peines 
qu'elle  se  donnait,  elle  n'y  pouvait  réussir.  Pour  ne  pas 
perdre  le  temps  plus  longtemps,  elle  résolut  d'avoir  recours 
à  la  prière;  et,  se  prosternant  un  jour  devant  Dieu,  elle  lui 
dit  :  «  Seigneur,  si  c'est  votre  volonté  que  j'apprenne  à 
lire,  pour  que  je  puisse  chanter  vos  louanges  en  récitant  les 
heures,  daignez  m'enseigner  vous-même  ce  que  je  ne  puis 
apprendre  seule  ;  sinon,  que  votre  volonté  soit  faite;  je  res- 
terai alors  dans  ma  simphcité ,  et  emploierai  mon  temps  à 
d'autres  méditations.  «  Or,  avant  même  qu'elle  se  levât, 
elle  était  tellement  instruite  qu'elle  pouvait  lire  toute  es- 
pèce d'écriture  aussi  bien  que  le  plus  habile.  Raymond 
s'en  convainquit  par  ses  propres  yeux;  et  ce  qui  l'étonnait 
davantage,  c'est  que,  quoiqu'elle  lût  très -couramment, 
dès  qu'elle  voulait  épeler,  elle  connaissait  à  peine  ses 
lettres.  Elle  apprit  à  écrire  de  la  même  manière,  comme 
elle  l'indique  elle-même  à  la  tin  d'une  lettre  qu'elle  écri- 


460         DU    DON    DE    FOI;,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE. 

vit  à  Raymond  j  lorsqu'elle  lui  dit  :  «  J'ai  écrit  moi-même 
«  cette  lettre^  de  même  que  l'autre  que  je  vous  ai  envovée 
«  de  l'île  des  Rochers  ;  car  le  Seigneur  m'a  appris  à  écrire^ 
«  afm  que,  revenue  de  mes  extases^  je  puisse  décharger 
«  mon  cœur.  De  même  qu'un  maître  donne  à  son  élève 
«  un  modèle  pour  qu'il  le  copie ,  ainsi  le  Seigneur  a  fait 
«  avec  moi,  me  représentant  devant  les  yeux  de  Fes- 
«  prit  les  formes  des  choses  que  j'ai  écrites  dans  ces 
((  lettres.  » 
Sainte  Rose      li  en  fut  de  même  de  sainte  Rose  de  Lima.  Sa  mère  lui 

de  Lima,  ^^y.^j^  appris  à  connaître  ses  lettres,  et  voulut  la  faire  épeler. 
Elle  avait  en  même  temps  écrit  sur  une  feuille  quelques  ca- 
ractères grossiers ,  afin  qu'elle  pût  les  imiter  avec  la  plume . 
Mais  Rose  aimait  mieux  consacrer  le  temps  à  la  prière ,  et 
sa  mère  croyait  que^  comme  tous  les  enfants,  elle  crai- 
gnait la  peine  et  le  travail  que  coûte  l'étude.  Elle  avait  donc 
prié  le  confesseur  de  Rose  de  lui  faire  des  reproches  en  sa 
présence  à  ce  sujet,  et  il  s'y  était  prêté  volontiers.  Mais 
Rose  se  mit  en  prière  le  lendemain  ;  puis ,  allant  trouver 
sa  mère,  elle  lut  couramment  dans  le  livre  qu'elle  lui 
présenta,  et  lui  montra  de  plus  une  feuille  très-bien  écrite 
de  sa  main . 

Grégoire  La  vie  du  solitaire  Grégoire  Lopez  renferme  sur  le  sujet 
Lopez.  ^jj^i  j^Q^^g  occupe  des  faits  très-remarquables,  d'autant  plus 
que  nous  y  voyons  réunies  l'illumination  intérieure  et  les 
dispositions  naturelles.  Grégoire  naquit  à  Madrid  en  1542. 
Dès  sa  première  jeunesse,  il  passa  six  ans  avec  un  solitaire 
en  Navarre;  puis,  retrouvé  par  ses  parents,  il  fut  envoyé  à 
Valladolid ,  où  il  servit  comme  page  plusieurs  années  à  la 
cour.  Poussé  par  l'esprit ,  il  partit  pour  le  Mexique  à  l'âge 
de  vingt  ans,  puis  se  rendit  à  la  ville  de  Zacatécas,  et  enfin 


DU    DON    DE    FOI;,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.         461 

dans  la  vallée  d'Amajac^  où  il  se  bâtit  une  hutte  au  milieu 
de  la  tribu  sauvage  et  féroce  des  Chichimecques.  Il  y  de- 
meura trois  à  quatre  ans  dans  la  pauvreté  avec  une  ad- 
mirable patience;  puis  il  alla  dans  le  pays  de  Guasteca,  où 
il  vécut  plusieurs  années  d'herbes  et  de  racines  crues.  Il 
passa  ensuite  plusieurs  années  encore  à  l'hôpital  de  Guas- 
tepec.  Mais  une  maladie  mortelle  le  força  de  retourner  au 
Mexique  ;  et  là  il  se  fit  une  nouvelle  solitude  près  de  Sainte- 
Foi,  et  il  y  mourut  en  1  o96 .  Dans  cette  vie  de  retraite  et  de 
privations,  il  avait  acquis  un  merveilleux  empire  sur  soi- 
même,  un  recueillement  intérieur,  une  simpUcité,  un  calme 
et  une  sérénité  admirables,  qui  se  révélaient  non-seulement 
dans  son  maintien  et  dans  tout  son  être,  mais  encore  dans 
ses  discours  concis,  un  peu  épigrammatiques ,  et  qui  tou- 
jours atteignaient  leur  but.  Il  n'avait  appris  dans  sa  jeu- 
nesse ni  le  latin  ni  aucun  des  arts  libéraux;  mais  cette 
science  lui  fut  donnée  par  d'autres  voies  dans  sa  solitude. 
11  avait  dès  sa  jeunesse  ardemment  désiré  de  comprendre 
la  sainte  Écriture  ;  et,  pour  s'y  préparer  de  son  côté ,  il  avait 
pris  la  résolution  à  Guasteca  de  l'apprendre  tout  entière 
par  cœur.  Pendant  quatre  ans  il  employa  quatre  heures 
par  jour.  Toujours  uni  à  Dieu,  il  obtint  de  lui  la  connais- 
sance de  la  langue  latine,  et  acquit  ainsi  à  un  degré  ex- 
traordinaire Tintelligence  des  livres  saints.  Lorsqu'il  en 
expliquait  en  espagnol  quelques  passages,  il  semblait  à  ses 
auditeurs  que  le  texte  était  écrit  dans  cette  langue.  Il  sa- 
vait par  cœur  et  mot  à  mot  toute  l'Écriture;  de  sorte  que, 
lorsqu'il  s'agissait  de  quelque  passage ,  il  pouvait  le  citer 
aussitôt  de  mémoire,  et  il  savait  relever  sur-le-champ  la 
moindre  erreur  chez  les  autres.  Il  en  comprenait  si  bien 
avec  cela  le  sens  qu'il  en  interprétait  les  endroits  les  plus 


462  DU    DON    DE    FOI  ,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIE^CE. 

difficiles  avec  une  clarté  merveilleuse.  Aussi  beaucoup  de 
théologiens,  de  savants  jésuites  et  d'autres  venaient  le 
consulter.  Tous  le  quittaient  remplis  d'étonnement,  et 
plusieurs  renoncèrent  à  leur  propre  opinion  pour  embras- 
ser la  sienne.  Dominique  Salazar^  qui  fut  plus  tard  arche- 
vêque aux  Philippines^  disait  un  jour  à  trois  de  ses  com- 
pagnons, après  l'avoir  consulté  :  «  C'est  pourtant  bien 
étrange  qu'après  avoir  passé  toute  notre  vie  à  étudier  nous 
en  sachions  moins  que  ce  jeune  laïque.  »  Il  avait  un  jour 
dit  à  un  théologien  profond  des  choses  si  admirables  sur 
l'Apocalypse  que  celui-ci  le  pria  de  les  lui  écrire.  Il  le  fit 
en  moins  de  huit  jours,  sans  être  obligé  de  changer  une 
seule  lettre  ;  et  tous  ceux  qui  lurent  cet  écrit  en  furent 
dans  l'admiration,  et  ne  purent  s'empêcher  d'y  voir  l'effet 
d'une  science  infuse. 

Outre  la  Bible,  il  avait  lu  encore  beaucoup  d'autres 
livres  sur  l'histoire  ecclésiastique  et  profane.  Il  aimait 
beaucoup  ce  genre  d'ouvrages,  et  cherchait  à  s'en  pro- 
curer partout.  On  les  lui  prêtait  volontiers,  et  il  lisait  des 
volumes  entiers  en  trois  à  quatre  jours.  Sa  manière  de 
lire  était  très -extraordinaire ,  et  pouvait  passer  pour  sur- 
naturelle; car  il  lisait  souvent  en  dix  heures  un  livre  qui 
aurait  demandé  à  un  autre  plus  d'un  mois.  C'est  ainsi  qu'il 
lut  les  écrits  de  sainte  Thérèse  en  vingt  heures  à  peu  près; 
et  il  en  savait  le  contenu  mieux  que  qui  que  ce  fût.  Son 
biographe  fit  à  ce  sujet  plusieurs  expériences  très-curieuses. 
Un  jour  qu'il  lui  citait  quelques  passages  de  ces  écrits , 
Grégoire  continua  la  suite ,  comme  s'il  eût  eu  le  livre  sous 
les  yeux.  Il  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  et  de  vanter 
l'esprit  de  cette  sainte.  Dieu  lui  avait  donné  outre  cela  des 
connaissances  extrêmement  étendues.  Il  savait  parfaitement 


DU    DON    DE    FOI,    dp:    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.  403 

toute  l'histoire  ancienne ,  les  époques ,  les  peuples  avec 
leurs  sectes ,  leurs  coutumes  et  leurs  arts ,  leurs  rapports 
avec  le  peuple  de  Dieu,  et  parlait  de  toutes  ces  choses 
comme  s'il  les  eût  eues  présentes.  Il  connaissait  les  prophé- 
ties des  sibylles  relativement  au  Sauveur,  la  vie  des  apô- 
tres, celle  des  papes,  de  tous  les  fondateurs  d'ordres,  de 
tous  les  hérésiarques,  l'histoire  des  empereurs,  celle  de 
l'islamisme,  la  mythologie,  l'astronomie,  la  cosmogra- 
phie et  la  géographie.  Il  avait  construit  lui-même  une 
sphère,  et  dessiné  une  grande  carte  du  monde,  dont  l'exac- 
titude excitait  l'admiration  des  savants.  Après  une  discus- 
sion avec  le  pilote  d'un  vaisseau,  qui  prétendait  que  l'étoile 
polaire  est  immobile,  il  fit  un  instrument  qui  convainquit 
celui-ci  de  son  erreur.  11  était  très-savant  dans  l'anatomie, 
et  dit  plus  d'une  fois  à  son  biographe  sur  ce  sujet  des 
choses  qui  le  plongèrent  dans  l'étonnement.  La  médecine 
lui  était  aussi  familière;  et  pendant  qu'il  était  à  l'hôpital 
de  Guastepec  il  écrivit  un  livre  où  il  avait  recueilli  une 
multitude  de  recettes  très -simples  pour  les  pauvres.  Ce 
livre  existe  encore  aujourd'hui,  elles  remèdes  qu'il  con- 
tient ont  fait  dans  la  suite  bien  des  cures  vraiment  mer- 
veilleuses. Il  avait  étudié  dans  ce  but  les  propriétés  et  les 
A  ertus  des  plantes  :  il  savait  même  leur  en  communiquer 
de  nouvelles.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  le  détournait  de 
son  affaire  principale  ;  et  comme  on  lui  demandait  un  jour 
si  toutes  ces  choses  ne  lui  donnaient  pas  quelque  distrac- 
tion, il  répondit  :  «  Je  trouve  Dieu  en  tout,  dans  ce  qu'il 
y  a  de  plus  petit,  comme  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus 
grand,  w 

Ce  don,  sous  ces  trois  formes,  apparaît  d'une  manière 
bien  plus  frappante  encore  en  saint  Thomas  d'Aquin ,  ce 


40i         DU    DON    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE. 

profond  penseur,  qui,  semblable  à  Salomon,  a  tout  connu, 
depuis  le  cèdre  du  Liban  jusqu'à  l'hysope.  Lorsqu'il  dut 
passer  sa  thèse  de  docteur  en  théologie,  il  eut  une  vision 
qui  lui  fournit  le  texte  de  sa  thèse  et  comme  le  symbole 
de  toute  sa  vie,  à  savoir  le  treizième  verset  du  psaume  X  : 
Rigans  montes  de  superiunhus  tuis ,  de  fruciu  operum  tuo- 
rum  satiabitur  terra.  A  partir  de  ce  moment  jusqu'à  sa 
mort,  dans  le  cours  de  vingt  ans  à  peu  près,  il  écrivit  cette 
masse  innombrable  d'ouvrages ,  remplis  des  choses  les  plus 
profondes,  et  dont  l'étude  demanderait  aujourd'hui,  à 
l'esprit  le  plus  exercé ,  plus  de  temps  qu'il  n'en  a  mis  lui- 
même  à  les  écrire.  Pendant  qu'il  les  composait,  il  était 
presque  toujours  en  extase  ;  et  ceux  qui  vivaient  avec  lui 
savaient,  pour  ainsi  dire,  à  chaque  livre  quelles  visions  il 
avait  eues.  Souvent  il  dictait  à  trois  personnes  à  la  fois  sur 
des  sujets  différents;  de  sorte  que  l'on  voyait  bien  que  sa 
science  lui  venait  de  la  source  même  de  toute  vérité.  Un 
artiste  du  moyen  âge  l'a  représenté  dans  un  tableau  d'autel 
à  Sienne  recevant  sur  sa  tête  des  rayons  de  lumière  qui 
partent  de  Noire-Seigneur  Jésus-Christ.  D'autres  rayons  lui 
arrivent  des  deux  côtés,  des  prophètes  et  des  apôtres;  et 
d'autres  enfin  montent  d'en  bas  vers  lui,  partant  de  Platon 
ctd'Aristote.  Un  de  ses  secrétaires,  le  Breton  Événus  Ga- 
ruith,  assura  même  qu'un  jour  qu'il  lui  dictait  quelque 
chose,  à  lui  et  à  deux  autres  personnes,  il  s'endormit  de 
fatigue ,  et  qu'il  continua  de  parler,  en  dormant ,  sur  le 
sujet  qu'il  avait  commencé,  de  sorte  qu'on  pouvait  bien  lui 
appliquer  cette  parole  :  «  Je  dors,  mais  mon  cœur  veille.» 
11  possédait  à  un  degré  éminent  le  don  de  la  prière  ,  et 
c'est  surtout  devant  le  Saint-Sacrement  qu'il  avait  coutume 
de  prier.  Souvent  aussi  il  avait  des  ravissements  pendant 


DU    DON    DE    FOI^    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.  40 O 

sa  messe.  Il  donnait  très-peu  de  temps  au  sommeil  et  aux 
autres  nécessités  de  la  vie  ;  et  tout  le  reste  était  pour  la 
prière,  la  prédication,  la  réflexion ,  la  lecture  et  le  travail. 
Il  passait  très -souvent  la  nuit  dans  l'église,  prosterné 
devant  les  autels.  Le  frère  Renaud,  qui  fut  longtemps  son 
compagnon  inséparable ,  disait  souvent  aux  autres  reli- 
gieux, après  la  mort  du  saint,  en  fondant  en  larmes  : 
«  Mon  maître  m'a  défendu  pendant  sa  vie  de  révéler  les 
«  miracles  dont  j'ai  été  témoin  dans  sa  personne;  et  l'un 
«  de  ces  miracles,  c'est  que  ce  n'est  point  par  l'étude,  mais 
«  parla  prière,  qu'il  a  acquis  sa  science  merveilleuse. 
«  Toutes  les  fois  qu'il  se  proposait  d'étudier,  de  lire,  de 
«  dicter  ou  d'écrire  sur  quelque  sujet,  il  commençait  par 
«  prier,  et  il  recevait  la  lumière  dont  il  avait  besoin  ;  de 
«  sorte  qu'après  s'être  mis  à  genoux,  incertain  et  hésitant, 
«  il  se  relevait  parfaitement  instruit  de  ce  qu'il  voulait  sa- 
«  voir;  car  le  cœur  et  l'esprit  s'appuyaient  mutuellement 
«  en  lui  dans  toutes  ses  actions.  Un  jour,  continuait  le 
«  frère  Renaud,  qu'il  écrivait  sur  Isaïe,  il  arriva  à  un  pas- 
«  sage  qu'il  ne  comprenait  pas  parfaitement.  Il  eut  recours 
«  pendant  plusieurs  jours  au  jeûne  et  à  la  prière.  Une  nuit 
«  enfin  après  qu'il  se  fut  mis  au  lit,  je  l'entendis  parler 
«  sans  distinguer  avec  qui  :  j'entendais  seulement  la  voix, 
«  mais  non  les  paroles.  Lorsque  l'entretien  fut  terminé , 
«  Thomas  cria  :  Frère  Renaud,  levez-vous,  allumez  une 
a  lampe,  prenez  les  feuilles  où  vous  avez  déjà  écrit  sur 
«  Isaïe,  et  préparez- vous  de  nouveau  à  écrire.  »  Le  frère 
fit  ce  que  le  saint  lui  demandait;  et  après  qu'il  eut  écrit 
longtemps  sous  la  dictée  de  Thomas,  qui  semblait  lire  dans 
un  livre,  tant  les  choses  lui  venaient  facilement,  celui-ci 
lui  dit  au  bout  d'une  heure  environ  :  «  Allez-vous  coucher 


46G  DU    LOIS    DE    FOI,    DE    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE. 

maintenant,  mon  fils,  car  il  vous  reste  encore  beaucoup 
de  temps.  »  Renaud,  désirant  connaître  le  secret  du  saint, 
qu'il  ne  faisait  qu'entrevoir,  se  jeta  à  ses  pieds  tout  en 
pleurs,  et  lui  dit  :  «  Je  ne  me  relèverai  pas  que  vous  ne 
m'ayez  dit  avec  qui  vous  avez  parlé  cette  nuit.  »  Et  il  le 
conjurait  au  nom  de  Dieu  de  le  lui  dire.  Thomas  refusa 
longtemps  de  le  faire  en  lui  disant  :  «  Mon  fils,  cette  con- 
naissance vous  est  inutile.  »  Mais  enfin,  craignant  de  mé- 
priser le  nom  de  Dieu,  par  lequel  Renaud  le  conjurait,  il 
lui  avoua  la  vérité.  Fondant  en  larmes,  il  lui  dit  :  «  Mon 
fils,  pendant  tous  ces  jours,  vous  m'avez  vu  triste  à  cause 
de  l'incertitude  où  j'étais  sur  le  sens  de  ce  passage  d'Isaïe, 
dont  j'ai  demandé  à  Dieu  l'explication.  Il  a  bien  voulu  me 
la  donner  aujourd'hui,  et  m'a  envoyé  les  apôtres  Pierre  et 
Paul,  par  l'intercession  desquels  je  l'avais  prié,  et  qui  m'ont 
appris  ce  que  je  cherchais.  Mais  je  vous  défends,  au  nom 
de  Dieu,  de  parler  à  qui  que  ce  soit  pendant  ma  vie  de  ce 
que  je  viens  de  vous  dire. 

Une  discussion  théologique  s'était  élevée  parmi  les  pro- 
fesseurs de  l'université  de  Paris  relativement  à  l'eucha- 
ristie ,  et  tous  étaient  convenus  de  s'en  rapporter  à  la  dé- 
cision de  saint  Thomas.  Celui-ci  accepta  l'arbitrage  qu'on 
lui  proposait,  et  fit  un  travail  sur  la  question  controversée. 
Mais  avant  de  le  présenter  à  l'université  il  voulut  avoir 
l'approbation  de  Celui  dont  il  avait  parlé  dans  ce  traité. 
Il  alla  donc  à  l'église,  devant  l'autel  du  Saint  Sacrement, 
posa  dessus  son  écrit  comme  devant  son  maître,  puis, 
levant  les  mains  vers  le  crucifix,  il  dit  :  «  Seigneur,  qui 
êtes  vraiment  présent  dans  ce  sacrement,  et  qui  opérez 
d'une  manière  si  merveilleuse  les  œuvres  pour  lesquelles 
je  vous  consulte  en  ce  moment ,  je  vous  en  supplie ,  si  ce 


DU    DON    DE    FOI,    DK    SAGESSE    ET    DE    SCIENCE.  467 

que  jai  écrit  de  vous,  et  par  vous,  est  vrai,  daignez  me 
le  faire  connaître.  Que  si,  au  contraire,  il  m'est  écliappé 
quelque  chose  de  contraire  à  la  foi  et  à  la  vérité  de  ce  mys- 
tère, ne  permettez  pas  que  je  le  publie.  »  Quelques  frères, 
qui  l'avaient  suivi  en  secret  dans  l'église,  afin  d'observer 
ce  qu'il  allait  faire,  virent  tout  à  coup  Notre -Seigneur  se 
tenant  au-dessus  de  l'écrit  du  saint;  et  ils  l'entendirent  qui 
lui  disait  :  «  Ce  que  tu  as  écrit  sur  mon  sacrement  est  vrai, 
et  tu  as  résolu  le  problème  qui  t'a  été  proposé  aussi  bien 
qu'il  est  possible  de  le  faire  en  cette  vie.  «  Puis  ils  virent 
Thomas,  ravi  par  cette  vision,  s'enlever  de  terre  à  une 
coudée  de  haut.  Ils  coururent  aussitôt  appeler  le  prieur  du 
couvent  et  quelques  autres  frères,  pour  qu'ils  pussent 
être  témoins  du  miracle.  Tous  virent,  et  racontèrent  à 
beaucoup  d'autres  dans  la  suite  ce  qu'ils  avaient  vu.  Parmi 
eux  était  le  frère  Martin  Scola,  Espagnol,  qui  attesta  le  fait 
de  son  côté.  Saint  Thomas  disant  la  messe  à  Naples,  dans 
une  chapelle  du  couvent,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  y 
fut  touché  d'une  manière  singulière;  et,  à  partir  de  ce  mo- 
ment, il  interrompit  sa  Somme  théologique  à  la  question 
de  la  contrition,  Renaud  et  les  autres  en  furent  extrême- 
ment inquiets,  et  le  premier  lui  en  demanda  instamment  la 
cause,  11  refusa  longtemps  de  la  lui  dire;  mais  enfin,  après 
lui  avoir  fait  promettre  le  silence,  il  lui  dit  :  «  Tout  ce  que 
j'ai  écrit  me  parait  comme  de  la  paille,  comparé  avec  ce 
qui  m'a  été  révélé.  »  Saint  Anselme  de  Cantorbéry,  cette 
autre  lumière  de  l'Église,  dont  la  pensée  pénétrait  jusqu'au 
fond  le  plus  intime  des  choses,  était  extatique  aussi,  et  re- 
cevait dans  ses  extases  des  lumières  extraordinaires.  C'est 
à  elles  qu'il  devait  cette  subtilité  et  cette  pénétration  qui 
distinguent  ses  écrits. 


46S  nu  DON  i>E  PROPin/riE  et  de  GUÉRisor<. 

CHAPITRE   XIX 

Du  don  (le  prophétie  et  du  pouvoir  de  guérir  les  malades.  Sainte 
Hildegarde.  Saint  Sauveur  d'Horta. 

Le  don  de  prophétie  se  distingue  de  la  faculté  qu'ont 
certains  hommes  de  génie  de  pressentir  les  événements  fu- 
turs dans  les  causes  qui  les  renferment,  en  ce  que  ceux-ci 
voient  les  choses  dans  leur  propre  lumière,  tandis  que  les 
prophètes  les  voient  en  Dieu.  Aussi  leurs  visions  sont-elles 
beaucoup  plus  claires  et  plus  sûres  que  celles  des  autres; 
et  c'est  même  à  ces  deux  signes,  comparés  aux  circonstances 
dans  lesquelles  la  prophétie  a  été  faite,  et  au  degré  de  sain- 
teté de  celui  qui  l'a  faite,  que  l'on  peut  distinguer  celle-ci 
des  prévisions  du  génie.  Entre  ces  deux  sortes  de  dons  pro- 
phétiques, il  existe  un  grand  nombre  de  degrés  intermé- 
diaires. Nous  pouvons  au  reste  nous  dispenser,  après  tout 
ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  sur  ce  point,  de  rapporter 
de  nouveaux  faits.  Cependant  nous  citerons  ici  la  prophétie 
remarquable  que  sainte  Hildegarde  nous  a  laissée  dans  son 
Heptachronon ,  où  elle  annonce,  et  dans  TÉghsc  et  dans 
l'empire,  des  changements  dont  l'accomplissement  était  ré- 
servé à  nos  jours,  a  II  arrivera,  dit-elle,  à  la  fin  de  la  cin- 
«  quième  époque,  quele  clergé  et  l'Église  seront  enveloppés 
((  dans  les  filets  d'un  schisme  afiïeux  et«de  la  plus  grande 
((  confusion;  de  sorte  qu'ils  seront  chassés  des  heux  qu'ils 
«  habitent.  De  môme  que  la  foi  cathohque,  depuis  les  jours 
«  de  son  fondateur,  s'est  répaïidue  peu  à  peu  et  par  degrés, 
a  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  ait  resplendi  dans  la  justice  et  la 
«  vérité,  ainsi,  en  ces  jours  de  légèreté  et  de  faiblesse,  elle 
u  descendra  par  degrés  de  l'ordre  et  du  droit.  Les  empe- 


DU    DON    DE    PROPHÉTIE    ET    DE    GUÉRISGN.  4(39 

«  reurs  romains  perdront  aussi  la  puissance  de  la  dignité 
«  royale  par  laquelle  ils  auront  auparavant  gouverné  Teni- 
tt  pire^  et  verront  se  ternir  leur  gloire;  de  sorte  que^  par 
«  la  permission  de  Dieu^,  leur  pouvoir  diminuera  et  dégé- 
«  nèrera  peu  à  peu  dans  leurs  mains ,  à  cause  de  leur  vie 
«  tiède,  servile,  vaine,  inutile  et  impure.  Ils  voudront  en- 
«  core  être  respectés  et  honorés  par  le  peuple  ;  mais  comme 
«  ils  ne  chercheront  point  son  bonheur,  ils  ne  seront  point 
«  estimés  par  lui.  C'est  pour  cela  que  les  rois  et  les  princes 
«  d'un  grand  nombre  de  peuples  se  sépareront  de  l'empire 
«  romain  à  son  grand  détriment.  Car  chaque  pays  et  cha- 
«  que  peuple  se  choisira  un  roi  particulier,  et  dira  que 
«  l'immense  étendue  de  l'empire  romain  est  plutôt  une 
«  charge  qu'un  honneur.  Et  l'ambition  et  l'avidité  aveugle- 
ce  ront  tellement  le  cœur  de  ces  nouveaux:  princes  qu'ils 
«  refuseront  d'agir  conformément  à  la  vérité  qu'ils  ont 
«  connue,  et  ne  voudront  pas  apprendre  des  autres  les 
«  choses  qu'ils  ignorent.  Lorsque  le  sceptre  impérial  aura 
«  été  partagé  de  cette  manière,  sans  pouvoir  être  réuni, 
«  la  tiare  de  la  dignité  apostolique  sera  déchirée  aussi.  Les 
ce  princes,  de  même  que  les  autres  hommes,  ecclésiastiques 
«  ou  laïques,  ne  trouvant  plus  aucune  religion  autour 
c<  d'eux,  mépriseront  son  autorité,  et  se  choisiront  d'autres 
((  maîtres  ou  archevêques  sous  divers  titres,  dans  les  d'i- 
«  verses  provinces.  Et  le  pape  tombera  tellement  de  la 
«  haute  dignité  qu'il  avait  autrefois  qu'il  pourra  garder  à 
a  peine  sous  sa  tiare  Rome  et  quelque  coin  de  terre  aux 
«  environs.  Or  toutes  ces  choses  arriveront  en  partie  par 
ce  les  guerres,  en  partie  par  le  consentement  des  États  ec- 
<(  clésiastiques  ou  laïques;  car  tous  travailleront  à  l'envi 
«  pour  que    chaque  prince  temporel  établisse   et  gou- 


470  DU    DON    DE    PROPHÉTIE    ET    DE    GUÉRISON. 

«(  verne  son  royaume  par  sa  propre  puissance.  Beaucoup 
«  d'hommes  retourneront  alors  à  la  discipline  et  aux  cou- 
«  tûmes  des  anciens.  Mais  il  ne  s'écoulera  pas  beaucoup 
«  de  temps  jusqu'à  ce  que  paraisse  ce  fils  de  la  perdition 
H  et  de  l'infamie,  qui  s'élève  au-dessus  de  tout  ce  qui  est 
((  appelé  Dieu,  et  jusqu'à  ce  qu'enfin  Dieu  le  tue  du  souffle 
«  de  sa  bouche.  » 

Le  don  de  guérir  les  malades ,  lequel  se  produit  si  sou- 
vent chez  les  mystiques,  n'aurait  besoin  ici  d'aucune  men- 
tion particulière,  si  nous  n'avions  à  citer  un  exemple  on  ne 
peut  plus  remarquable  sous  ce  rapport.  C'est  celui  de  saint 
s.  Sauveur  Sauveur  d'Horta.  Né  en  Catalogne,  il  reçut  la  première 
moitié  de  son  nom  par  une  sorte  de  pressentiment  de  ce 
qu'il  devait  être  un  jour,  et  la  seconde  de  son  entrée 
comme  frère  lai  dans  le  couvent  des  Récollets,  à  Horta. 
Il  avait  fait  son  noviciat  avec  une  grande  ferveur,  et  s'y 
était  exercé  d'une  manière  admirable  à  la  pratique  de 
toutes  les  œuvres  de  charité  et  de  miséricorde,  soit  envers 
les  frères  du  couvent,  soit  à  l'égard  des  personnes  du 
dehors. 

Le  peuple  sembla  avoir  deviné  de  bonne  heure,  par  une 
sorte  d'instinct,  le  don  qui  résidait  en  lui;  car  peu  do 
temps  après  qu'il  eut  fini  son  noviciat,  les  malades  accou- 
raient déjà  en  foule  à  Horta;  de  sorte  qu'un  jour  il  s'en 
trouva  deux  mille  ensemble  dans  le  même  lieu  ;  et  il  les 
guérit  tous  en  les  bénissant  au  nom  de  la  sainte  Trinité, 
après  qu'ils  se  furent  confessés  et  approchés  de  la  sainte 
table.  Il  continua  de  guérir  ainsi  les  malades  pendant  plu- 
sieurs années,  et  le  nombre  en  monta  une  fois,  à  la  fête  de 
l'Annonciation,  jusqu'à  six  mille.  Bien  plus,  une  autre 
fois,  à  Valence,  sur  la  place  devant  le  couvent  de  Sainte- 


DU    DON    DE    PROPHÉTIE    ET    DE    GUÉRISON.  47  < 

Marie  de  Jésus,  il  se  trouva  plus  de  dix  mille  hommes, 
depuis  le  vice-roi  jusqu'aux  artisans,  qui  venaient  rece- 
voir sa  bénédiction  ou  chercher  la  guérison  de  quelque 
maladie. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  les  frères  de  son  ordre  vissent 
avec  plaisir  ce  grand  concours  de  peuple.  Ils  en  étaient 
très-ennuyés,  au  contraire;  et  pendant  qu'il  était  encore  à 
Horta,  le  provincial  étant  venu  visiter  le  couvent,  ils  lui 
adressèrent  leurs  plaintes  à  ce  sujet.  Celui-ci ,  n'ayant  pas 
de  son  côté  confiance  dans  la  chose,  fit  venir  le  saint  au  cha- 
pitre afin  de  l'éprouver,  et  lui  dit  d'un  ton  fâché  :  «  J'es- 
«  pérais  trouver  la  paix  dans  cette  maison,  et  je  la  vois  au 
«  contraire  dans  le  trouble  par  votre  faute.  Dites-moi  donc, 
«  frère  Sauveur,  qui  vous  a  autorisé  à  vivre  de  cette  ma- 
te nière?  N'avez-vous  pas  honte  d'entendre  dire  partout  : 
«  Allons  trouver  le  saint  à  Horta?  Ils  devraient  bien  plutôt 
«  dire  :  Allons  à  l'esprit  malin  qui  trouble  les  frères  d'Horta. 
«  Mais  vous,  mes  frères,  ne  remarquez-vous  pas  comme  il 
«  vous  fait  tort  et  vous  humilie  en  s'attribuant  exclusive- 
«  ment  le  privilège  de  faire  des  miracles,  comme  si  vous 
tt  n'étiez  pas  aussi  saints  que  lui?  Mais  je  ferai  en  sorte, 
«  mon  frère,  que  votre  nom  ne  soit  plus  cité  désormais, 
«  et  je  saurai  bien  mettre  fin  à  vos  miracles  et  à  tout  ce 
«  concours  de  peuple.  Et  d'abord,  pour  pénitence,  vous 
«  recevrez  la  discipline;  puis  vous  changerez  votre  nom 
«  en  celui  d'Alphonse,  et  à  minuit  vous  partirez  sans  rien 
«  dire,  avec  cette  lettre,  pour  le  couvent  de  Reus.  »  Sau- 
veur courut  à  l'église  sans  répondre  un  seul  mot,  et  se 
prosterna  devant  l'autel  de  la  sainte  Vierge  pour  prier; 
puis,  à  l'heure  qui  lui  avait  été  indiquée,  il  partit  nu- 
pieds  pour  Reus,  avec  un  frère  lai,  traversant  en  silence 


47  2  DU    DOiN    DE    PROPHÉTIE    ET    DE    GL'ÉRISOIN. 

la  foule  qui  était  accourue  de  nouveau  autour  du  couvent 
d'Horta.  Il  fit  tout  le  voyage  plongé  dans  une  prière  fer- 
vente. 

Arrivé  à  Reus,  il  fut  reçu  par  le  gardien,  devant  le  cha- 
pitre assemblé,  avec  ces  paroles  :  «  Pour  empêcher  ce  brouil- 
lon de  troubler  le  repos  des  frères  par  ses  miracles,  je  le 
mettrai  en  un  lieu  où  il  ne  pourra  déranger  personne.  »  Il 
le  conduisit  alors  à  la  cuisine,  et  l'y  enferma  en  lui  disant  : 
a  Faites  la  cuisine  ici  pour  les  frères ,  et  opérez  vos  mi- 
racles, si  vous  voulez,  parmi  les  assiettes  et  les  plats.»  Mais 
le  matin,  dès  qu'il  fit  jour,  le  peuple  de  l'endroit  accourut 
en  foule  au  couvent,  au  nombre  de  plus  de  deux  mille  per- 
sonnes, sans  qu'on  sût  ni  pourquoi  ni  comment.  Tous,  les 
malades  surtout,  demandaient  le  frère  Sauveur.  Les  frères, 
ne  comprenant  rien  à  la  chose,  allèrent  trouver  le  gardien. 
Celui-ci  courut  à  la  cuisine;  et  pendant  qu'il  faisait  une 
verte  réprimande  au  pauvre  frère  à  genoux  devant  lui,  la 
foule  brisa  les  portes,  et  le  gardien  fut  obligé  de  lui  amener 
Sauveur,  à  la  condition  que  tous  s'en  iraient  tranquille- 
ment à  l'église.  Le  saint  leur  adressa  quelques  paroles 
bien  simples,  les  bénit  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit,  et  retourna  à  sa  cuisine.  Le  grand  nombre 
de  béquilles,  de  ceintures,  de  bâtons  qui  furent  laissés 
dans  l'église  témoigna  de  l'efficacité  de  sa  bénédiction. 
Mais  le  gardien,  à  cette  vue,  s'écria  :  «  Voyez- vous  de 
quelles  saletés  ce  frère  remplit  l'église,  la  changeant  ainsi 
en  une  étable?  »  Le  couvent  fut  en  repos  pendant  quelque 
temps;  mais  dès  que  le  peuple  connut  le  chemin  qui  me- 
nait au  saint,  les  processions  recommencèrent.  Pour  y 
mettre  Un,  le  provincial  l'envoya  à  Barcelone,  à  Saragossc 
et  ailleurs;  mais  partout,  au  bout  de  quelque  temps,  c'était 


DL     DON    Dt    PROPHÉTIE    ET    DE    GUÉRISON .  47  3 

la  même  chose.  Les  malades  campaient  quelquefois  sous 
des  tentes  quand  ils  étaient  nombreux,  et  Daza,  qui  a  écri  t 
l'histoire  de  l'ordre,  n'ose  pas  en  fixer  le  chiffre,  dans  la 
crainte  de  ne  pas  être  cru. 

Pour  l'arracher  enfin  à  l'empressement  des  populations 
en  Espagne,  on  l'envoya  en  1565  àCagliari,  en  Sardaigne, 
avec  le  P.  Ferri,  visiteur  général  de  l'ordre.  Là  il  fut  ce 
qu'il  avait  été  en  Espagne,  simple,  ouvert  dans  ses  rap- 
ports avec  les  hommes,  austère  envers  soi-même,  n'ayant 
point  besoin  de  cellule,  parce  qu'il  passait  les  nuits  en  prière 
dans  l'église,  et  que  le  jour,  quand  il  voulait  prendre  quel- 
ques moments  de  sommeil,  il  allait  se  cacher  dans  un  coin 
du  couvent.  Tout  le  reste  du  temps,  il  le  passait  à  travailler 
à  la  cuisine,  ou  au  jardin,  ou  à  la  porte,  distribuant  des 
aumônes  et  bénissant  le  peuple.  Il  garda  la  chasteté  pen- 
dant les  quarante-sept  ans  qu'il  vécut.  Il  fut  souvent  tenté. 
Sa  patience  et  sa  résignation  ne  se  démentirent  jamais 
parmi  les  persécutions  nombreuses  auxquelles  il  fut  en 
butte.  Il  était  compatissant  pour  les  pauvres  et  pour  les 
malades,  et  plein  de  zèle  pour  la  conversion  des  pécheurs. 
Il  eut  des  extases  et  des  visions  fréquentes,  particulière- 
ment devant  l'image  de  la  sainte  Vierge;  et  souvent,  dans 
cet  état,  il  fut  élevé  en  l'air  en  présence  de  plusieurs  mil- 
liers de  témoins.  Il  eut  le  don  de  prophétie ,  celui  de  con- 
naître les  choses  secrètes  et  de  commander  aux  éléments  ; 
et  dans  sa  simplicité  il  était  la  merveille  de  son  temps.  Le 
nombre  des  malades  de  toute  sorte  qu'il  guérit  est  in- 
croyable. Il  ressuscita  même  trois  morts.  Il  mourut  enfin 
lui-même  en  1567,  après  avoir  prédit  l'heure  de  sa  mort, 
et  il  opéra  encore  de  nouveaux  miracles  du  fond  de  son 
tombeau.  (A.  S.,  18  mart.) 


474  DU    DON    DE    PROPHÉTIE    ET    DE    GUÉRISON. 

Beaucoup  d'autres  ont  eu  ce  don ,  quoiqu'aucun  peut- 
être  ne  l'ait  possédé  à  ce  degré,  ou,  ce  qui  est  plus  pro- 
bable, n'ait  osé  l'exercer  à  ce  point;  car  ici,  comme  en 
autre  chose,  le  ciel  soufîre  violence,  et  n'accorde  que  ce 
qu'on  lui  arrache  en  quelque  sorte  par  la  foi.  Ce  don,  au 
reste,  a  une  partie  de  ses  racines  dans  la  nature;  et  sous 
ce  rapport  il  forme  comme  une  sorte  de  talent  naturel 
dans  ces  hommes,  appelés  de  différents  noms,  selon  la  di- 
versité des  pays  où  ils  vivent,  qu'on  nomme  en  Espagne 
Saludadores  j  et  auxquels  le  peuple  aime  à  s'adresser.  Ces 
hommes  se  substituent  alors  aux  malades,  chez  qui  la  force 
vitale  est  trop  faible  pour  chasser  de  l'organisme  la  maladie 
qui  le  trouble.  Pour  qu'ils  puissent  produire  cet  effet,  il 
faut  qu'ils  possèdent  eux-mêmes  une  surabondance  dévie, 
qui  leur  permette  de  communiquer  aux  autres  de  leur  plé- 
nitude ;  et  c'est  en  cela  précisément  que  consiste  le  don  na- 
turel qu'ils  ont  reçu.  Mais  il  en  est  bien  autrement  du  don 
surnaturel  que  nous  trouvons  chez  les  saints.  Chez  les  pre- 
miers. Dieu  n'agit  que  d'une  manière  générale,  en  tant 
qu'il  est  le  principe  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  l'uni- 
vers; mais  la  guérison  est  l'effet  immédiat  ou  de  la  per- 
sonne qui  s'est  substituée  au  malade,  ou  de  la  nature, 
lorsqu'ils  se  servent  pour  cela  de  quelque  objet  naturel, 
dans  lequel  la  maladie  passe  comme  par  une  sorte  de  transfu- 
sion. Mais  chez  les  saints  mystiques,  l'opération  divine  est 
immédiate  :  c'est  Dieu  qui  élève  chez  eux  la  vie  à  une  plus 
haute  puissance,  et  la  rend  ainsi  plus  mobile  et  plus  éner- 
gique; ou  bien  il  se  sert  d'eux  comme  d'un  instrument, 
parle  moyen  duquel  il  verse  son  action  et  son  influence  en 
ceux  qu'il  veut  guérir.  Si  donc,  dans  le  premier  cas,  l'exer- 
cice de  ce  don  ne  dépend  point  de  l'état  intérieur  de  celui 


DU    D0>    DE    PROPHETIE    ET    DE    GUÉRISON.  47  5 

qui  le  possède ,  et  si  on  le  trouve  indistinctement  chez  les 
bons  et  les  mauvais^  il  n'en  est  pas  de  même  du  don  surna- 
turel chez  les  mystiques.  On  comprend,  en  eftet,  que,  pour 
qu'ils  puissent  servir  d'instrument  aux  opérations  divines, 
il  faut  que  rien  ne  puisse  s'interposer  entre  eux  et  Dieu. 
Aussi  l'Église,  toutes  les  fois  qu'elle  a  trouvé  l'occasion  de 
constater  ce  don  chez  les  saints,  a  usé  des  plus  grandes 
précautions,  afin  de  s'assurer  de  son  origine,  et  de  donner 
à  son  propre  témoignage  toutes  les  garanties  que  l'on  peut 
exiger  en  pareille  circonstance.  Elle  commence  donc  tou- 
jours, en  ces  cas,  par  examiner  scrupuleusement  toute  la 
vie  de  ceux  qui  ont  possédé  cette  faculté  supérieure.  Il  faut 
qu'ils  aient  pratiqué  toutes  les  vertus  morales  et  théolo- 
gales dans  un  degré  héroïque.  Il  faut  qu'il  soit  parfaite- 
ment prouvé  que  cette  faculté  n'était  point  naturelle;  que 
la  maladie  a  été  ou  sans  remède  ou  très-difficile  à  guérir; 
et  les  médecins  sont  appelés  à  donner  leurs  avis  contradic- 
toires sur  ce  point.  Il  faut  que  la  maladie  n'ait  point  été 
rendue  à  ce  point  que  la  science  appelle  acme  ou  crise, 
parce  que,  souvent  alors,  il  se  produit  dans  l'organisme  un 
retour  subit  qui  peut  opérer  la  guérison.  Il  faut  de  plus 
qu'aucun  remède  n'ait  été  employé,  ou  que  du  moins  ceux 
auxquels  on  a  eu  recours  aient  été  impuissants.  Il  faut 
que  la  guérison  ait  été  instantanée,  complète,  sans  rechute. 
On  étudie  avec  soin  toutes  les  circonstances  de  la  maladie, 
son  origine,  son  cours,  sa  durée,  le  traitement  auquel  elle 
a  été  soumise,  la  constitution  du  malade,  son  imagination. 
Tout  cela  se  fait  en  présence  des  commissions  chargées 
d'instruire  ces  sortes  de  procès  et  des  médecins  qui  leur 
sont  adjoints;  et  chaque  témoin,  avant  de  donner  son  té- 
moignage, doit  jurer  qu'il  ne  dira  que  la  vérité.  On  peut 


470  DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES. 

consulter  h  ce  sujet  l'ouvrage  de  Benoît  XIYsur  la  canoni- 
sation des  saints,  liv.  IV,  p.  1 . 


CHAPITRE   XX 

Du  pouvoir  de  faire  des  miracles.  Sainte  Rose  de  Lima.  Sainte  Ida. 
Joseph  de  Copertino.  Saint  Hugues. 

Le  pouvoir  de  faire  des  miracles  suppose  l'empire  sur  la 
nature,  par  la  puissance  de  celui  qui  l'a  créée.  Dieu  a  mis 
dans  l'homme  à  l'origine  les  premiers  germes  de  ce  pou- 
voir en  le  créant  dans  le  centre  même  de  son  royaume 
terrestre ,  et  en  lui  soumettant  ainsi  tout  ce  qui  était  à  la 
circonférence;  puis  il  lui  conféra  ce  pouvoir  d'une  ma- 
nière spéciale  en  le  plaçant  dans  le  paradis  terrestre.  Mais 
l'institution  formelle  de  l'homme  sous  ce  rapport  ne  devait 
avoir  lieu  que  plus  tard.  Il  fallait  d'abord  qu'il  prêtât 
hommage  à  son  créateur,  et  se  rendît  digne  de  l'honneur 
que  Dieu  lui  accordait.  Dieu  lui  avait  donné  l'empire  non- 
seulement  sur  la  nature  inorganique,  mais  encore  sur  les 
animaux,  qui  déjà  avaient  avec  lui  certains  rapports  plus 
étroits  par  la  vie  organique  qui  leur  est  commune.  Aussi 
les  animaux  semblent-ils  avoir  comme  un  secret  instinct 
du  pouvoir  que  Dieu  a  donné  sur  eux  à  l'homme,  et  com- 
prendre jusqu'à  un  certain  point  ses  commandements.  Us 
paraissent  reconnaître  en  lui  le  centre  auquel  Dieu  les  a 
rattachés. 

Mais  les  rapports  qui  unissent  à  l'homme  la  nature  inor- 
ganique sont  moins  intimes;  car  elle  se  rattache  à  un  autre 
centre,  et  est  gouvernée  par  d'autres  lois.  Si  donc  l'homme 


nu    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES.  477 

pouvait,  en  gardant  la  position  centrale  que  Dieu  lui  avait 
donnée,  exercer  effectivement  le  pouvoir  qu'il  avait  reçu 
sur  les  animaux ,  il  ne  pouvait  trouver  la  même  docilité 
dans  la  nature  brute  ;  mais  il  lui  fallait ,  pour  se  faire 
obéir,  ou  qu'il  armât  les  puissances  de  la  nature  contre 
elle-même,  ou  qu'il  appelât  à  son  secours  des  puissances 
supérieures.  Au  reste  l'institution  de  l'homme;,  comme  roi 
et  centre  de  la  nature  animée,  n'a  pu  avoir  lieu  à  cause 
du  péché.  Au  lieu  de  prêter  hommage  à  Dieu,  il  s'est  ré- 
volté contre  lui.  Il  a  perdu  par  là  sa  position  centrale,  et 
par  suite  le  pouvoir  qu'il  avait  sur  la  circonférence.  La 
nature  inférieure,  n'étant  plus  contenue  par  la  main  ferme 
de  son  maître,  a  débordé  pour  ainsi  dire  dans  les  sphères 
de  la  vie;  et  c'est  à  peine  si  l'homme  peut  tenir  sous  sa  dé- 
pendance ses  sujets  révoltés.  S'il  s'applique  à  dominer  la 
nature  dans  sa  propre  personne;  s'il  rend  ainsi  à  Dieu 
l'hommage  que  lui  a  refusé  le  père  delà  race  humaine,  il 
est  réintégré  par  là  dans  son  ancienne  dignité,  selon  la 
mesure  de  ses  mérites  ;  et,  plus  il  s'approche  de  Dieu,  plus 
aussi  la  nature  extérieure  lui  est  soumise  ;  les  animaux  et 
les  plantes  semblent  quelquefois  alors  reconnaître  en  lui 
l'empire  qu'il  a  conquis  sur  eux. 

Parmi  les  différents  domaines  de  la  nature  qui  for- 
maient autrefois  l'héritage  de  l'homme,  le  règne  végétal 
forme  comme  la  limite  extrême,  de  sorte  qu'on  pourrait 
écrire  en  quelque  façon  d'un  côté  :  Ici  commence  la  na- 
ture inorganique;  et  de  l'autre  :  Ici  commence  la  nature 
organique.  Quoique  la  puissance  primitive  de  l'homme 
se  fasse  moins  sentir  en  ces  domaines  que  parmi  les  ani- 
maux, nous  pouvons  néanmoins  citer  des  faits  qui  prou- 
vent que  là  encore  il  peut,  par  une  union  intime  avec  Dieu, 


1/0  DU    POUVOIR    DE    F.VIHE    DES    MIRACLES. 

reconquérir  une  partie  du  pouvoir  qu'il  avait  autrefois. 

Sainte  Rose  Ainsi  On  raconte  dans  la  vie  de  sainte  Rose  de  Lima  qu'é- 
de  Lima.     ^      ,    „  ,  .  ,  ,    ,, 

tant  allée  un  jour  au  lever  del  aurore,  selon  sa  coutume, 

dans  la  petite  solitude  qu'elle  s'était  faite  en  son  jardin , 
elle  invita  les  arbres,  les  arbrisseaux  et  les  plantes  à  s'unir 
pour  louer  ensemble  le  Seigneur,  en  leur  disant  :  «  Que 
tout  ce  qui  germe  sur  la  terre  loue  Dieu .  »  Aussitôt  toutes 
les  branches  s'agitèrent  dans  une  sorte  d'harmonie;  les 
feuilles ;,  frappant  les  unes  contre  les  autres,  firent  en- 
tendre dans  le  bosquet  un  sifflement  universel,  et  les  pe- 
tites plantes  elles-mêmes  et  les  fleurs,  penchant  leurs 
têtes,  célébrèrent  aussi  à  leur  manière  les  louanges  de  leur 
créateur.  Si  le  fait  est  arrivé  tel  qu'il  est  rapporté,  on  peut 
l'expliquer  par  cet  instinct  qui  attire  les  plantes  vers  la  lu- 
mière, et  qui  les  fait  monter  ainsi  quelquefois  à  une  hau- 
teur considérable.  Rencontrant  dans  la  sainte  une  lumière 
supérieure,  elles  se  sont  senties  attirées  vers  elle  par  un 
attrait  plus  fort  que  celui  de  la  lumière  matérielle  ;  et  c'est 
ainsi  que  s'est  produit  en  elles  ce  mouvement  et  ce  dévelop- 
pement inaccoutumé,  comme  sous  le  souffle  d'un  prin- 
temps d'une  nature  supérieure;  et  ce  développement  con- 
tinué plus  longtemps  aurait  pu  aller  jusqu'à  produire  une 
véritable  floraison.  C'est  de  cette  manière  aussi  que  l'on 
pourrait  expliquer  cet  autre  fait  raconté  dans  la  vie  de  la 
même  sainte.  Efle  avait  planté  dans  son  jardin  trois  roma- 
rins en  forme  de  croix,  et  ils  y  étaient  très-bien  venus.  Le 
vice-roi  ayant  désiré  en  faire  planter  un  dans  le  jardin  de 
la  cour,  il  se  flétrit  aussitôt  et  périt  ;  mais  replanté  dans  le 
jardin  de  Rose,  il  redevint  plus  beau  qu'auparavant.  11  en 
est  de  même  de  ces  trois  œiUets  qui  poussèrent  au  milieu 
d'un  buisson  dans  le  mois  de  mai,  qui  est  le  temps  de 


DU  POUVOIK  DE  FAIRE  DES  MIRACLES.        47  9 

l■lli^e^  au  Pérou ^  peu  de  temps  avant  la  fête  de  sainte  Ca- 
therine, afin  d'orner  son  image.  On  raconte  dans  la  Vie 
des  saints  un  grand  nombre  de  faits  de  ce  genre.  Tantôt  ce 
sont  des  tiges  desséchées  qui  reverdissent  et  deviennent 
des  arbres;  tantôt  des  troncs  vivants,  qui,  maudits  par  un 
saint,  se  dessèchent  à  l'instant  ou  perdent  leur  fécondité, 
comme  le  figuier  de  l'Évangile  ;  ou  bien  encore  des  arbres, 
qui ,  bénis  de  nouveau  après  avoir  été  maudits ,  donnent 
de  nouveau  des  fruits.  Tantôt  ce  sont  des  plantes  qui  don- 
nent des  fleurs  ou  des  fruits  hors  de  saison ,  ou  qui  ac- 
quièrent des  vertus  médicinales  qu'elles  n'avaient  point 
auparavant,  ou  qui  semblent  s'attrister  ou  pleurer  à  la 
mort  des  saints ,  ou  qui ,  au  contraire ,  reverdissent  tou- 
chées par  leur  cadavre ,  ou  bien  encore  qui  croissent  sur 
leur  tombe.  Quoique  la  légende  et  la  poésie  aient  bien  pu 
altérer  une  partie  des  récits  que  nous  trouvons  en  ce  genre 
dans  les  Vies  des  saints,  ils  sont  toutefois  si  nombreux 
qu'ils  supposent  évidemment  un  fond  de  vérité,  auquel  le 
fil  de  la  tradition  populaire  s'est  attaché  à  l'origine,  et  au- 
quel de  nouveaux  fils  sont  venus  plus  tard  se  rattacher  de 
temps  en  temps. 

Après  les  plantes,  vient  immédiatement,  dans  le  règne 
organique,  la  classe  des  animaux  inférieurs,  tels  que  les 
insectes,  les  vers,  les  araignées  et  les. autres  bêtes  de  ce 
genre.  Or  la  puissance  de  l'homme  rétabli  dans  ses  anciens 
droits  par  une  grâce  spéciale  de  Dieu  se  manifeste  aussi 
dans  ce  domaine,  comme  le  prouvent  un  grand  nombre  de 
faits.  Ainsi  l'on  raconte  de  saint  Ambroise,  de  saint  Isidore, 
de  saint  Dominique,  de  saint  Pierre  de  Nolasque,  de  Rita, 
que  des  abeilles,  poussées  comme  par  un  instinct  prophé- 
tique, ont  déposé  leur  miel  sur  leurs  lèvres,  pendant  qu'ils 


480  nu  poiivoiii  de  faire  des  miracles. 

ctaienl  ciicore  enfants.  Tous  ces  petits  animaux  suivent 
volontiers  les  saints  dans  leur  solitude,  et  obéissent  doci- 
lement à  leur  voix,  sans  jamais  leur  causer  aucun  dom- 
mage. Sainte  Rose  de  Lima  s'était  fait  dans  le  jardm  de  sa 
mère  une  petite  cellule,  où  l'ombre  des  arbres  et  l'humi- 
dité du  sol  attiraient  une  foule  de  moustics,  qui  venaient 
y  chercher  un  abri  contre  la  chaleur  du  jour  et  la  fraîcheui 
de  la  nuit.  Tous  les  murs  en  étaient  couverts;  ils  allaient 
et  venaient  continuellement  par  les  fenêtres,  et  la  cellule 
retentissait  de  leur  murmure.  Aucun  d'eux  ne  touchait  la 
vierge  quand  elle  s'y  trouvait.  Mais  si  sa  mère  ou  quelque 
autre  personne  venait  la  visiter  dans  sa  solitude,  ils  accou- 
raient à  elle,  la  mordaient,  afin  d'en  sucer  le  sang,  et  la 
laissaient  couverte  de  plaies.  Tous  étaient  étonnés  qu'ils 
ne  fissent  aucun  mal  à  la  sainte;  mais  elle  leur  disait  en 
souriant  :  «  Lorsque  je  me  suis  établie  ici,  j'ai  fait  un  pacte 
avec  ces  petits  animaux.  Nous  sommes  convenus  ensemble 
qu'ils  ne  me  feraient  aucun  mal,  et  que  je  ne  leur  en  fe- 
rais point  de  mon  côté  :  c'est  pour  cela  que  non -seule- 
ment ils  habitent  en  paix  avec  moi,  mais  qu'ils  m'aident 
encore  de  tout  leur  pouvoir  à  louer  Dieu.  »  En  effet, 
toutes  les  fois  que  la  vierge,  entrant  dans  sa  cellule,  au  le- 
ver de  l'aurore,  leur  disait  :  a  Allons,  mes  amis,  louons 
Dieu,  «  ils  venaient  aussitôt  se  placer  en  cercle  autour 
d'elle  et  commençaient  leur  petit  murmure  avec  un  ordre 
et  un  accord  tels  qu'on  aurait  dit  un  chœur  dirigé  par  un 
niaitre.  Puis  ils  s'en  allaient  chercher  leur  pâture,  et  ré- 
pétaient leurs  chants  le  soir,  sur  l'invitation  de  la  sainte, 
jusqu'à  ce  qu'elle  leur  imposât  silence.  Ce  fait  est  cité  par 
le  pape  Clément  X  dans  sa  bulle  pour  la  canonisation  de 
sainte  Rose.  11  en  était  de  même  à  peu  près  de  cette  cigale 


DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES.  481 

qui  avait  établi  sa  demeure  près  de  la  Portioncule,  devant 
la  cellule  de  saint  François  d'Assise.  Dès  que  le  saint  l'ap- 
pelait, elle  venait  se  poser  sur  sa  main  ;  et,  dès  que  le  saint 
lui  avait  dit  :  «  Chante ,  ma  sœur,  chante  les  louanges  du 
bon  Dieu,  »  elle  se  mettait  aussitôt  à  chanter  jusqu'à  ce  qu'il 
l'eut  congédiée. 

Les  animaux  incommodes  ou  nuisibles  éprouvent  aussi 
quelquefois,  mais  d'une  manière  opposée,  la  puissance  des 
saints.  Saint  Annon,  disant  la  messe,  venait  de  partager 
r  hostie  et  de  la  poser  sur  la  patène,  lorsqu'  une  grosse  mouche 
de  viande  en  mordit  et  en  emporta  une  parcelle.  L'arche- 
^êque  consterné  leva  ses  yeux  et  son  cœur  vers  Dieu,  afin 
d'implorer  son  secours.  La  mouche  aussitôt  vint  rapporter 
sur  la  patène  la  parcelle  qu'elle  avait  enlevée  ;  et  lorsqu'elle 
voulut  s'envoler,  elle  tomba  morte  sur  l'autel.  Les  guêpes, 
les  hannetons,  les  chenilles  et  surtout  les  sauterelles,  quand 
elles  viennent  par  bandes  ravager  les  campagnes,  éprouvent 
aussi  quelquefois  la  puissance  de  la  volonté  humaine  for- 
tifiée par  l'action  surnaturelle  de  Dieu.  Les  araignées 
entrent  elles-mêmes  dans  un  commerce  familier  avec 
l'homme.  C'est  ainsi  qu'elles  arrachèrent  le  martyr  saint 
Félix  à  ses  persécuteurs  en  fermant  avec  leur  toile  la  grotte 
où  il  s'était  caché.  Elles  rendirent  depuis  le  même  service 
à  Teuteria,  qui  était  venu  se  réfugier  dans  la  cellule  de  la 
bienheureuse  Tusca,  et  à  l'évêque  Cainus,  qui  s'était  caché 
dans  un  buisson.  Tantôt  ce  sont  des  abeilles  qui  servent  de 
messagers  aux  saints;  tantôt  des  papillons  qui  accourent 
en  foule  autour  du  lit  d'un  mourant ,  comme  cela  arriva 
pour  saint  Vincent  Ferrier. 

Après  les  insectes,  viennent  les  amphibies  et  les  pois- 
sons, puis  les  oiseaux;  et  ici  encore  nous  retrouvons  les 


4'82  DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    .MIRACLES. 

mêmes  phénomènes.  Jacques  de  Cerqueto^  moine  augustin, 
impose  silence  aux  grenouilles  qui  le  troublent  pendant 
qu'il  dit  la  messe.  Elles  se  taisent  également  sur  l'ordre  du 
bienheureux  Renaud ,  évêque  de  Ravenne ,  qu'elles  incom- 
modaient pendant  qu'il  prêchait.  Les  serpents  quittent  les 
lieux  où  les  saints  viennent  s'établir.  C'est  ainsi  qu'ils  aban- 
donnent l'île  où  saint  Jules  était  venu  planter  la  croix,  et 
s'enfuient  sur  la  montagne  du  Camuncino.  Ils  suivent  tous 
docilement  le  bâton  de  l'abbé  Heldrad  de  Novalèse,  qui 
les  conduit  ainsi  hors  de  la  vallée  de  Brigantino.  Le  soli- 

Godrich.  l^^ii'e  Godrich  habite  au  milieu  d'eux,  vit  dans  leur  fami- 
liarité, et  les  prend  dans  ses  mains.  Quand  il  est  assis  près 
du  feu,  ils  viennent  s'enrouler  autour  de  ses  pieds,  et 
montent  jusque  dans  ses  plats.  Ce  commerce  famiher  dura 
de  longues  années.  Mais  enfin  le  solitaire,  craignant  qu'ils 
ne  le  dérangeassent  trop  dans  sa  prière,  leur  défendit  un 
jour  d'entrer  dans  sa  cellule,  et  depuis  ce  temps  il  n'en 
vit  plus  un  seul. 

;ainte  Ida.  Samte  Ida  étant  allée  un  jour  laver  du  linge  dans  un 
étang,  des  poissons  de  toute  sorte  sortirent  du  fond  de 
l'eau,  comme  attirés  par  une  pâture.  Ils  entouraient  la 
vierge,  sautaient,  dansaient  autour  d'elle.  On  eût  dit  qu'ils 
étaient  heureux  de  la  voir,  et  qu'ils  voulaient  l'honorera 
leur  manière.  Ils  accouraient  à  F  envi  de  tous  les  côtés,  se 
succédant  sans  interruption.  Dès  que  la  sainte  mettait  les 
mains  dans  l'eau,  ils  s'attachaient  à  ses  doigts.  Elle  les  pre- 
nait l'un  après  l'autre,  les  posait  devant  elle  sur  la  planche 
où  elle  était  agenouillée;  et,  loin  de  fuir  devant  elle,  ils 
s'attachaient  à  sa  main,  comme  des  enfants  au  sein  de  leur 
mère,  et  ne  partaient  que  lorsqu'elle  leur  avait  donné 
congé.  Gondisalvo  Amaranthi,  embarrassé  un  jour  com- 


DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES.  483 

nient  il  nouiTirait  ses  domestiques,  s'en  alla  tout  troublé 
vers  la  rivière  de  Tamaco.  A  peine  avait-il  fait  le  signe  de 
la  croix  sur  celle-ci  qu'elle  se  couvrit  de  poissons.  Le  saint 
en  prit  ce  qui  lui  était  nécessaire^  et  renvoya  les  autres  au 
fond  de  l'eau.  (A.  S.,  \  9  jan.) 

Déjà  l'antiquité  reconnaissait  comme  un  instinct  prophé- 
tique dans  les  oiseaux  qui,  habitant  les  airs,  semblent 
tendre  toujours  en  haut.  Aussi,  c'est  surtout  parmi  les  oi- 
seaux que  nous  trouvons  le  plus  souvent  cette  familiarité 
mystérieuse  avec  les  hommes  qui,  se  détachant  de  la  terre, 
dirigent  toutes  leurs  pensées  vers  le  ciel.  Saint  Joseph  de  Joseph  de 
Copertino  nous  offre  sur  ce  point  un  des  exemples  les  plus  °* 
remarquables.  Comme  il  montait  quelquefois  dans  les 
arbres,  soit  pour  y  méditer  plus  à  son  aise,  soit  pour  quel- 
que autre  cause,  il  y  trouvait  souvent  des  nids,  surtout  de 
chardonnerets.  Les  oiseaux,  loin  de  s'effrayer,  se  laissaient 
prendre  par  lui,  et  il  pouvait  leur  faire  ce  qu'il  voulait. 
Lorsqu'il  allait  prier  ou  méditer  dans  le  jardin^  près  de  la 
petite  chapelle  où  il  avait  coutume  de  dire  la  messe,  ils  vo- 
laient familièrement  autour  de  lui  en  chantant.  Quelque- 
fois il  leur  disait  :  «  Allons,  petits  oiseaux,  chantez,  chan- 
tez gaiement;  ne  craignez  pas  de  me  déranger.  »  Aussitôt 
ils  se  mettaient  à  chanter  plus  haut,  et  redoublaient  d'ar- 
deur. —  Un  jour  que,  balayant  l'église  de  Grotella,  il  em- 
portait par  humilité  les  balayures  dans  sa  main ,  un  bel  oi- 
seau d'un  plumage  bleu  clair,  comme  on  n'en  avait  ja- 
mais vu  auparavant,  vola  sur  sa  main,  comme  s'il  eût 
voulu  chercher  quelque  chose  à  manger.  Le  saint,  après 
l'avoir  caressé  quelque  temps,  le  laissa  s'envoler.  Les  oi- 
seaux exécutaient  docilement  tous  ses  ordres. —  Fabiani 
Cerusico  à  Grotella ,  que  le  saint  connaissait  très-intime- 


i8i  DU    POUVOIR    DE    FAIKE    DES    MIKACI.ES. 

ment,  avait  un  linot  dans  une  cage  à  sa  fenêtre.  Un  merle 
vint  sur  la  cage.  Joseph  lui  dit  :  «  Je  t'ordonne  d'entrer 
ici  dans  cette  chambre.  «  Le  merle  vola  contre  la  fenêtre, 
et,  la  trouvant  fermée,  se  mita  frapper  les  vitres  de  son  bec 
et  de  ses  ailes.  Un  jeune  gentilhomme,  nommé  Leonelli, 
parlait  un  jour  au  saint  de  sa  chasse.  Joseph  le  pria  de  lui 
apporter  un  oiseau  qu'il  pût  garder  dans  une  cage.  Le 
jeune  homme  lui  apporta  donc  un  linot.  Mais  pendant  la 
route  il  heurta  par  hasard  contre  quelque  chose  ;  de  sorte 
que  la  porte  de  la  cage  où  était  l'oiseau  s'ouvrit,  et  celui-ci 
s'envola.  Désolé,  il  le  suivit  des  yeux;  et  l'ayant  vu  se  po- 
ser sur  un  mûrier  qui  était  tout  près  de  là,  il  mit  la  cage 
parterre,  et  dit  à  l'oiseau  en  pleurant  :  «  Reviens,  reviens 
petit  oiseau,  le  P.  Joseph  veut  t' avoir.  »  L'oiseau  aussitôt 
se  mit  à  faire  des  cercles  en  voltigeant,  et  rentra  dans  la 
cage.  Le  jeune  homme  le  porta  alors  plein  de  joie  au 
saint. 

Joseph  avait  donné  un  jour  la  liberté  à  un  pinson ,  en 
lui  disant  :  «Va  jouir  du  bien  que  Dieu  t'a  donné  :  je  ne 
demande  de  toi  qu'une  chose,  c'est  que  tu  reviennes  quand 
je  t'appellerai,  afin  de  louer  le  Seigneur  avec  moi.  »  A  par- 
tir de  ce  moment,  l'oiseau  se  tint  dans  le  jardin  qui  était 
tout  près  de  là,  et  revenait  exactement  toutes  les  fois  que 
le  saint  l'appelait.  —  Il  avait  depuis  longtemps  en  cage  un 
autre  oiseau  ,  qui  lui  chantait  dès  le  matin  :  «  Frère  Jo- 
seph, dis  ta  prière;  frère  Joseph,  dis  ta  prière.  »  Cet  oi- 
seau, que  le  saint  aimait  beaucoup ,  était  dans  une  cage 
suspendue  à  la  fenêtre  de  sa  chambre  qui  donnait  sur  un 
bois.  Un  oiseau  de  proie  accourut  un  jour  sur  la  cage.  L'oi- 
seau appela  son  maître  par  ses  cris  et  le  battement  de  ses 
ailes.  Celui-ci  accourut;  mais  il  était  trop  tard,  l'oiseau  était 


DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES.  i83 

déjà  mort.  Le  saint,  voyant  l'autre  qui  voltigeait  encore  au- 
tour de  la  cage,  lui  cria  :  «  0  voleur,  c'est  toi  qui  m'as  tué 
mon  oiseau;  viens  que  je  te  tue  à  ton  tour.  »  L'oiseau  vint 
aussitôt,  comme  contraint  par  une  puissance  supérieure, 
et  se  posa  sur  la  cage  comme  s'il  eut  été  mort.  Joseph  lui 
donna  deux  ou  trois  petits  coups  avec  la  main,  et  lui  dit 
ensuite  :  «  Ya-t'en  ;  je  te  pardonne  pour  cette  fois,  mais  ne 
recommence  pas.  —  Il  promit  un  jour  aux  religieuses  de 
Sainte-Claire  à  Copertino  de  leur  envoyer  un  oiseau  qui  les 
avertirait  de  louer  Dieu.  Toutes  les  fois,  en  effet,  qu'elles 
chantaient  les  heures ,  un  oiseau  de  la  forêt  arrivait  et  se 
mettait  à  chanter.  Bien  plus,  un  jour,  deux  novices  dis- 
putant ensemble,  l'oiseau  se  mit  à  voler  entre  elles,  faisant 
tout  son  possible  avec  ses  ailes  et  ses  griffes  pour  les  apai- 
ser. Une  des  deux  l'ayant  chassé  en  le  frappant,  il  s'envola 
et  ne  revint  plus,  après  être  venu  pendant  cinq  ans  fami- 
lièrement dans  le  monastère.  Les  sœurs  consternées  con- 
fièrent leur  peine  au  saint.  «  Vous  n'avez  que  ce  que  vous 
méritez,  leur  dit-il.  Pourquoi  avez-vous  chassé  l'oiseau?» 
11  leur  promit  cependant  de  le  leur  renvoyer.  En  effet,  au 
premier  signal  des  heures  dans  le  chœur,  l'oiseau  revint 
chanter  à  la  fenêtre,  et  fut  plus  familier  encore  qu'aupa- 
ravant. Les  religieuses,  pour  s'amuser,  lui  avaient  attaché 
une  petite  sonnette  au  pied.  L'oiseau  ne  paraissant  point 
le  jeudi  et  le  vendredi  saint,  elles  s'adressèrent  encore  au 
saint,  qui  leur  dit  :  «  Je  vous  l'ai  envoyé,  non  pour  qu'il 
sonne,  mais  pour  qu'il  chante  :  il  n'est  pas  venu  ces  jours, 
parce  qu'il  garde  le  tombeau  de  Xotre-Seigneur;  mais  je 
ferai  en  sorte  qu'il  revienne.  »  11  revint,  en  effet,  et  de- 
meura longtemps  encore  dans  le  monastère. 

Le  naturel  des  oiseaux  se  peint  ordinairement  dans  le 


186  DU    POUVUJIl    DE    FAlKt    DES    MIIIACLES. 

^ciwa  de  services  qu'ils  rendent  aux  saints.  On  aperç^oit 
même  un  certain  rapport  mystérieux  et  symbolique  entre 
leur  naturel  et  le  caractère  du  saint  avec  lequel  ils  sont  fa- 
miliers. 

Les  aigles  et  les  autres  grands  oiseaux  de  proie  rem- 
plissent ordinairement  les  fonctions  de  pourvoyeurs.  Ils 
apportent  à  l'évêque  Cuthbert,  à  saint  Corbinien,  à  saint 
ttieime  de  l'ordre  de  Cîteaux  des  poissons  dans  leurs 
voyages.  D'autres  fois,  quand  uîi  saint  est  fatigué  par  la 
marche  ou  la  prédication,  ils  le  rafraîchissent  en  battant 
des  ailes  au-dessus  de  sa  tête.  Oubliant  leur  naturel  sauvage, 
ils  l'accompagnent  dans  ses  excursions.  Un  laboureur, 
voyant  un  aigle  dans  un  champ,  le  conjura  au  nom  du  vé- 
nérable Jean  Dominicain.  L'oiseau  s'étant  laissé  prendre, 
le  paysan  en  fit  présent  à  ce  saint  homme ,  et  il  le  suivait 
dans  ses  missions,  volant  devant  lui,  assistant  tranquille- 
ment à  tous  ses  sermons,  et  battant  joyeusement  des  ailes 
quand  ils  étaient  finis.  (Cantinpré.) 

Un  jour  que  .Jacques  de  Stephano  était  allé  dans  les 
champs,  il  se  vit  tout  à  coup  environné  d'une  bande  de 
(ourterelles  sauvages.  Des  chasseurs  voulurent  tirer  de 
loin  ;  mais  il  les  en  empêcha,  disant  que  ces  oiseaux  étaient 
sous  sa  protection.  Les  tourterelles,  comme  si  elles  l'eussent 
compris ,  se  mirent  à  voler  autour  de  lui  et  à  le  caresser, 
au  grand  étonnement  de  tous  les  témoins;  et  cela  se  répéta 
plusieurs  fois.  Sur  son  ordre  elles  accouraient  aussitôt, 
venaient  se  poser  sur  ses  épaules,  et  semblaient  com- 
prendre non-seulement  sa  voix,  mais  encore  ses  moindres 
signes;  de  sorte  que  le  bruit  courut  qu'elles  lui  servaient 
de  messagers  et  lui  portaient  ses  lettres.  (Sylos.)  Plus  d'une 
fois  on  vit  des  colombes  blanches  voler  autour  de  la  tête 


DU    POLVOIIV    DE    FAIRE    DES    MIUACLES.  i»  / 

des  saints,  pendant  qu'ils  prêchaient  ou  disaient  la  messe, 
et  des  corbeaux  ou  des  pies  rapporter  ce  qu'ils  avaient 
volé.  Les  hirondelles  vivent  dans  la  plus  intime  familiarité 
avec  le  solitaire  Gutlach.  Lorsqu'elles  reviennent  au  prin- 
temps, elles  se  posent  sur  ses  épaules  et  sur  ses  bras  en 
chantant,  jusqu'à  ce  qu'il  leur  construise  une  espèce  de 
nid  ;  et  c'est  alors  seulement  qu'elles  osent  bâtir  près  de 
lui  leur  demeure.  Quelquefois  cependant  elles  troublent 
par  leur  babil  le  service  divin;  et  nous  voyons  alors  saint 
François  d'Assise  et  Gandolphe  de  Benasco  leur  imposer 
silence.  Sainte  Brigitte  de  Kildar  appelle  des  oies  sauvages 
qui  nageaient  dans  un  lac  voisin  ;  elles  accourent  aussitôt, 
se  laissent  caresser  par  elle  et  s'en  retournent.  Sainte 
Wériburge  fait  chasser  par  sa  servante  des  oiseaux  qui  ra- 
vageaient ses  moissons.  Christine  l'Admirable  appelait 
souvent  autour  d'elle  dans  les  champs  les  plus  beaux  oi- 
seaux de  toute  espèce,  et  s'asseyait  au  miheu  d'eux, 
comme  une  poule  au  miheu  de  ses  poussins,  les  caressant 
avec  la  main  et  les  baisant.  Pendant  que  sainte  Jutte  était 
sur  son  lit  de  mort,  une  bande  d'oiseaux  de  toutes  sortes 
accourut  à  sa  fenêtre,  et  ravit  de  ses  chants  tous  les  assis- 
tants, jusqu'à  ce  que  la  cloche  eût  annoncé  sa  mort.  Toutes 
les  fois  que  saint  Ubald  de  Florence  travaillait  dans  son 
jardin,  il  était  entouré  d'oiseaux  qui  venaient  se  poser  sur 
sa  tête  et  ses  mains.  On  raconte  la  même  chose  des  prêtres 
Juste  et  Aventin,  du  saint  abbé  Vital,  des  saints  Hercu- 
lan,  Maxence,  Remy,  Albert,  Malaric,  Marian,  de  Béa- 
trix  de  Nazareth  et  d'autres,  à  qui  les  oiseaux  venaient 
chanter  leurs  plus  beaux  chants  en  mangeant  dans  leurs 
mains. 

On  raconte  de  saint  Hugues,  évêque  de  Lincoln ,  que  le 


588  DU  pouvom  de  FAiRii:  des  miracles. 

jour  où  il  arriva  dans  cette  ville ^  après  sa  consécration, 
il  y  vint  en  même  temps  un  cygne  qu'on  n'avait  jamais  vu 
auparavant,  et  qui  tua  tous  les  cygnes  qu'il  trouva,  à 
l'exception  d'une  femelle.  Il  ne  se  montrait  doux  et  fami- 
lier que  pour  l'évêque;  il  venait  manger  dans  sa  main, 
cachait  sa  tête  et  son  cou  dans  ses  larges  manches,  et  res- 
tait près  de  lui  jour  et  nuit  comme  un  fidèle  gardien.  Lors- 
que l'évêque  partait  pour  quelque  voyage,  le  cygne  re- 
tournait à  son  étang;  mais  il  annonçait  trois  ou  quatre 
jours  d'avance,  par  ses  cris,  ses  allées  et  venues,  et  d'autres 
mouvements  inaccoutumés,  le  retour  du  saint;  de  sorte 
que  les  serviteurs  avaient  coutume  de  se  dire  :  «  Mettons 
tout  en  ordre,  l'évêque  va  bientôt  venir.  »  Lorsque  celui-ci 
revint  pour  la  dernière  fois ,  peu  de  temps  avant  sa  mort , 
le  cygne  n'alla  point  à  sa  rencontre;  les  serviteurs 
eurent  beaucoup  de  peine  à  le  lui  amener^  et  lorsqu'il 
le  vit  il  ne  témoigna  aucune  joie,  et  s'en  alla  aussitôt, 
triste  et  la  tête  baissée,  comme  s'il  eût  été  malade.  Il 
resta  plusieurs  années  encore  dans  le  château  après  la  mort 
du  saint. 

Parmi  les  quadrupèdes,  les  lions  surtout  ont  vécu  fami- 
lièrement avec  les  solitaires  du  désert;  et  ce  n'était  assuré- 
ment pas  la  crainte  qui  les  avait  ainsi  apprivoisés.  Plusieurs 
des  récits  qui  nous  sont  parvenus  à  ce  sujet  portent,  il  est 
vrai,  l'empreinte  de  la  légende;  mais  il  en  est  d'autres  qui 
reposent  évidemment  sur  des  faits  réels,  et  ils  nous  sont 
confirmés  d'ailleurs  par  ce  que  les  actes  des  martyrs  nous 
racontent  en  ce  genre.  Dans  le  Nord,  nous  voyons,  dès  les 
temps  les  plus  anciens ,  des  ours  se  soumettre  avec  docilité 
aux  messagers  de  la  foi ,  quand  ils  les  rencontrent  dans 
leurs  voyages,  ou  aux  ermjtes  qui  vont  s'établir  dans  les 


DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES.  489 

foiêts.  ici  c'est  un  ours  qui  dévore  le  mulet  de  saint  Cor- 
binien  allant  à  Rome,  et  qui  se  charge  de  porter  lui-même 
ses  bagages.  Là  c'en  est  un  autre  qui^  ayant  pris  un  bœuf 
attelé  au  chariot  de  saint  Ferrin,  se  laisse  atteler  à  sa  place. 
Ailleurs  c'en  est  un  troisième  que  saint  Coloniban  chasse 
de  sa  grotte.  On  cite  beaucoup  d'autres  faits  de  même 
genre  des  saints  Romède,  Mena,  Donat^  Basole,  Gai,  etc.  Ici 
ce  sont  des  loups  qui,  poursuivant  une  biche  jusque  dans 
le  voisinage  de  l'église  du  saint  abbé  Launomar,  lâchent 
leur  proie  sur  son  ordre,  ei  retournent  dans  le  désert. 
D'autres  sont  forcés  de  rapporter  les  brebis  ou  les  enfants 
qu'ils  ont  volés.  Le  loup  de  saint  Norbert  garde  lui-même 
les  troupeaux,  les  suit  jusqu'à  Tétable,  et  gratte  à  la  porte 
jusqu'à  ce  que  le  saint  lui  ait  fait  donner  un  morceau  de 
viande  pour  récompense.  Un  cerf  vient  se  coucher  aux 
pieds  de  saint  Bassien.  Un  autre,  sur  l'ordre  du  bienheu- 
reux Thomas  de  Florence,  se  laisse  mettre  la  bride  et  serl 
les  frères  du  couvent.  Des  taureaux  furieux  sont  apaisés  par 
un  seul  mot.  Saint  François  de  Paule  choisit  dans  un  trou- 
peau de  bœufs  sauvages  qui  paissait  dans  les  prairies  du 
l)aron  de  Gesaro ,  après  en  avoir  obtenu  la  permission  de 
celui-ci,  deux  de  ces  animaux,  et  les  conduit  comme  des 
agneaux  devant  lui.  Mais  de  tous  les  animaux,  celui  qui 
reçoit  le  plus  facilement  l'influence  surnaturelle  des  saints, 
c'est  le  cheval,  qui  déjà  naturellement  est  à  l'égard  de 
l'homme  dans  une  sorte  de  rapport  magnétique.  Ainsi  le 
cheval  de  saint  Walen ,  terrible  et  indomptable  pour  tous 
les  autres,  était  à  son  égard  d'une  docilité  merveilleuse; 
de  sorte  que  souvent,  lorsque  le  saint  avait  de  la  peine  à 
monter,  il  se  mettait  à  genoux  devant  lui,  et  marchait  en- 
suite comme  un  agneau,  ralentissant  sa  marche  quand  il 


490  DU    POUVOIR    DE    FAIRE    DES    MIRACLES. 

dormait,  et  la  hâtant  quand  il  était  éveillé,  afin  de  rega- 
gner ceux  qu'il  avait  laissé  prendre  les  devants.  Après  la 
mort  de  son  maître,  il  maigrit ,  devint  triste  et  ne  fut  plus 
bon  à  rien.  Il  en  était  ainsi,  au  rapport  de  saint  Bernard, 
du  cheval  de  l'évêque  Malachie,  qui  avait  d'abord  un 
pas  dur  et  fatigant,  et  qui,  une  fois  monté  par  le  saint, 
prit  une  allure  douce  et  légère.  Bien  plus,  de  noir  qu'il 
était,  il  devint  blanc,  et  garda  cette  couleur  jusqu'à  sa 
mort.  Le  cheval  du  prieur  Wéric,  quand  il  portait  son 
maître,  s'arrêtait  devant  tous  les  pauvres  gens,  tandis  qu'il 
passait  au  galop  devant  les  gens  fiers  ou  bien  mis.  La  reine 
ayant  envoyé  à  l'évêque  Samson  un  cheval  furieux,  avec 
une  mauvaise  intention,  le  prélat  se  contenta  de  faire  le 
signe  de  la  croix  sur  le  front  de  l'animal,  qui  devint  aus- 
sitôt doux  et  tremblant,  osant  à  peine  faire  un  pas,  au 
grand  étonnement  de  tous  les  témoins.  La  même  chose 
arriva,  dans  des  circonstances  semblables,  à  saint  Fortunat 
et  au  prêtre  Jean.  Il  en  est  de  même  des  chiens,  qu'une 
parole  d'un  saint  a  bien  souvent  arrêtés  tout  à  coup,  pen- 
dant qu'ils  poursuivaient  quelque  gibier,  malgré  tous  les 
eflbrts  des  chasseurs  pour  les  exciter. 


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TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS  LE  PREMIER  VOLUME 


Préface  du  traducteur i 

Introduction il 

Remarques  du  traducteur 23 


LIVRE    PREMIER. 
de  la  rase  religieuse  et  ecclésiastique  de  la  mystique. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Comment  la  mystique  a  ses  racines  dans  les  Évangiles  ...      27 
CHAPITRE  II. 

Développement  de  la  vie  chrétienne  parmi  les  moines  et  les  so- 
litaires. Saint  Paul,  premier  ermite.  Les  moines  du  désert. 
Les  moines  d'Oxyrinque.  La  règle  de  saint  Pacôme.  La  vie  des 
moines  du  désert 32 

CHAPITRE  III. 

La  mystique  dans  le  désert.  Saint  Antoine.  Du  don  des  miracles. 
Du  pouvoir  sur  les  animaux.  Du  don  de  prophétie,  de  clairvo- 
yance. Du  pouvoir  de  discerner  les  esprits ,  de  guérir  les  ma- 
lades. De  l'extase 48 

CHAPITRE  IV, 

La  mystique  considérée  dans  les  martyrs.  De  leur  impassibilité. 
Du  don  de  prophétie.  Des  visions.  Sainte  Perpétue.     .     .     .      (il 

CHAPITRE  V. 

La  mystique  spéculative  des  premiers  temps  du  christianisme. 
Les  néo-platoniciens.  Les  livres  de  Den\  s  l'Aréopagite.     .     .      73 


492  TAULE    DES    MATIERES. 

CHAPITRE   VI. 

Comment,  au  milieu  des  ruines  du  monde  antique,  l'humanité 
fut  renouvelée  par  le  christianisme.  Des  incursions  des  bar- 
bares. De  la  mystique  en  Irlande.  Saint  Ansgar.  Saint  André 
de  Sali.  Scot  Érigène  et  ses  ouvrages 80 

CHAPITRE  VIL 

Second  degré  et  développement  de  la  mystique  dans  l'histoire 
par  la  voie  illuminative.  Saint  Bernard  ;  sa  vie  et  ses  ouvrages.      93 

CHAPITRE  VIII. 

Du  troisième  degré  et  de  la  perfection  de  la  vie  mystique  dans 
son  développement  historique.  L'Église  et  l'État.  Les  corpo- 
rations. La  chevalerie.  L'islamisme  et  les  croisades.  Mystique 
de  l'art  chrétien.  Le  poème  de  Titurel  et  le  saint  Gral.  La  sco- 
lastique.  Saint  Thomas  et  le  Dante 102 

CHAPITRE  IX. 

Du  développement  de  la  mystique  parmi  les  ordres  modernes.  Ré- 
formes de  la  discipline  religieuse.  Ludolf.  Saint  Romuald.  Saint 
Alfer.  Saint  Gualbert.  Saint  Etienne.  Saint  Bruno.  Saint 
Robert.  Des  ordres  militaires.  Robert  d'Arbrissel.  Guillaume 
de  Poitiers.  Saint  Norbert.  Saint  Dominique.  Saint  François. 
Saint  Bernardin  de  Sienne.  Saint  Philppe  Benizi.  Saint  Cé- 
lestin  V.  Saint  Sylvestre.  Saint  Jean  de  Matha.  Saint  Pierre 
Nolasque 115 

CHAPITRE  X- 
Développement  delà  mystique  dans  la  solitude  du  cloître.  Sainte 
Hildegarde.    Les  monastères  d'Unterlinden,  de  Thoss ,  de 
Schonensteinbach,d'Adelhausen,  deWaldsassen.  Les  Béguines. 
Hugues  et  Richard  de  Saint-Victor 131 


LIVRE    II. 

LA    MYSTIQUE    PURGATIVE. 

CHAPITRE  PRExMIER. 

Comment  l'iiomme  entre  dans  les  voies  mystiques.  Du  choix  ,  de 
l'initiation  et  des  premiers  pas  qu'il  fait  dans  ces  voies.   .     .     ïôl^ 

CHAPITRE  II 
Vocation  des  hommes.  Saint  Joseph  de  Copertino.  Jean  d'Erfurt. 
Cille  Vailladoros.  Fr.  de  Grotti.  Am.  Sansedonio.  Hernian 
Joseph 158 


TABLE    DES    MATIERES.  4^3 

CHAPITRE  III. 

Vocation  des  femmes  à  la  vie  mystique.  Sainte  Catherine  de 
Sienne.  Sainte  Rose  de  Lima.  Osanna  Andreasi.  Jeanne  Rodri- 
guez.  Oringa.  Dominique  de  Paradis.  Christine  de  Stumbelen.    170 

CHAPITRE  IV. 

Rapports  de  l'homme  mystique  à  l'égard  de  Dieu,  du  monde 
et  de  soi-même 190 

CHAPITRE  V. 

Comment  la  mystique  règle  et  purifie  l'appétit  nutritif.  Sainte 
Rose.  Liduine.  Saint  Joseph  de  Coperlino.  Nicolas  de  Fine. 
Sainte  Catherine  de  Sienne 19'» 

CHAPITRE  VI. 

Comment  la  mystique  règle  les  rapports  entre  la  veille  et  le 
sommeil.  Comment  elle  fait  supporter  avec  patience  les  ma- 
ladies ,  ou  inspire  la  pensée  d'en  demander  à  Dieu  de  nouvelles. 
Marie  Bagnésie.  Liduine.  Colette  de  Gand.  Sainte  Rose.  .     .    208 

CHAPITRE  VII. 

Comment  la  mystique  purifie  et  discipline  la  vie  moyenne.  Des 
pénitences  et  des  mortifications.  Suso.  Sainte  Rose.  Saint 
Dominique  l'Encuirassé.  François  de  la  Croix.  Françoise  du 
Saint-Sacrement 220 

CHAPITRE  VIII. 
Courage  et  résignation  dans  l'adversité  des  âmes  que  Dieu  appelle 
à  la  vie  mystique.  Agathe  de  la  Croix.  Jeanne  Rodriguez. 
Colombe  de  Rieti.  Liduine.  Colette  de  Gand.  Ursule  de  Parme. 
Pierre  de  Milan 2^1 

CHAPITRE  IX. 

Des  œuvres  de  charité.  Sainte  Catherine  de  Sienne.  Sainte 
Rose.  Saint  Pierre  d'AIcantara 276 

CHAPITRE  X. 

Comment  la  mystique  discipline  et  purifie  l'homme  supérieur  .    281 

CHAPITRE  XI. 
Recueillement  des  puissances  supérieures  en  Dieu  par  la  prière 
et  la  charité.  Sainte  Rose  de  Lima.  Sainte  Catherine  de  Gênes.    290 

CHAPITRE  XII. 
Vue  rétrospective  sur  le  développement  de  la  vie  mystique. 
Marie  d'Agréda 301 


494  TABLE    DES    MATIÈRES. 

LIVRE   III. 

L'AME  REÇOIT  PAR  LA  MYSTIQUE  UN  ATTRAIT  ET  DES  LUMIÈRES 
d'un  ordre  SUPÉRIEUR. 

CHAPITRE   PREMIER. 

Des  phénomènes  produits  par  la  mystique  dans  les  régions  infé- 
rieures de  l'homme.  Saint  Philippe  de  Néri 315 

CHAPITRE  II. 

Comment  la  mystique  transforme  dans  l'homme  le  système  qui 
sert  à  l'assimilation.  Marie  d'Oignies.  Bernard  de  Corléon.   .    32^ 

CHAPITRE  III. 

Comment  la  mystique  transforme  la  vie  des  organes  de  la  respi- 
ration. Saint  Colombin.  Saint  Jérôme  de  Nami.  Jean  le  Con- 
fesseur. Sainte  Catherine  de  Gênes.  Saint  Stanislas  Kostka. 
Sainte  Madeleine  de  Pazzi.  Saint  Gerlach.  Félix  Barbanaria. 
Pierre  d'Alcantara.  Ursule  Benincasa.  Jacoponi  de  Todi.  Jo- 
seph de  Copertino .    331 

CHAPITRE  IV. 

Comment  la  mystique  modifie  et  transforme  les  systèmes  nerveux 
et  vasculaire.  De  l'odeur  de  sainteté.  Liduine.  Venturini  de 
Bergame.  François  de  Bergame.  François  de  Paule.  Joseph 
de  Copertino  ,  Barthole ,  etc.  Formation  de  l'huile  mystique. 
Madeleine  de  Pazzi.  Félix  de  Cantalice.  Fr.  Olympe.  Sainte 
Ludgarde.  Agnès  de  Monle-Pulciano 338 

CHAPITRE  V. 

De  la  souplesse  et  de  l'agilité  du  corps  chez  les  saints.  Marie 
d'Agréda.  Ida  de  Louvain.  Sainte  Colette.  De  l'incorruptibilité. 
Sainte  Catherine  de  Bologne 348 

CHAPITRE  YI. 

Phénomènes  mystiques  dans  la  partie  moyenne  de  l'homme. 
Comment  la  mystique  modifie  les  organes  du  mouvement. 
Saint  Philippe  de  Néri.  Joseph  de  Copertino.  Sainte  Ida .     .     357 

CHAPITRE  VII. 

Comment  la  mystique  change  les  puissances  affectives  de  l'âme. 
De  la  jubilation  mystique.  Marie  d'Oignies.  Du  don  des 
larmes.  Sainte  Rose  de  Lima.  Rinlinde  de  Billingen.  Véronique 
de  Binasco,  etc 363 


TABLE    DES    MATIÈRES.  495 

CHAPITRE  VIII. 

Comment  la  mystique  transforme  et  élève  les  fonctions  des  sens. 
Du  toucher.  Marie  d'Agréda.  Rose  de  Lima.  Du  goût.  Lucie 
d'Adelhausen.  Angèle  de  Foligno.  Sainte  Ida 371 

CHAPITRK  IX. 

Comment  la  mystique  transforme  les  sens  de  l'odorat  et  de  l'ouïe. 
Gille  de  Reggio.  Catherine  de  Sienne.  Philippe  de  Néri.  Her- 
man  Joseph.  Jérôme  Gratien.  Suso.  Joseph  de  Copertino,  etc.    378 

CHAPITRE  X. 

Des  phénomènes  produits  par  la  mystique  dans  le  sens  de  la 
vue.  De  la  faculté  de  lire  dans  l'âme  des  autres  hommes.  Saint 
Joseph  de  Copertino.  De  la  faculté  de  voir  Notre -Seigneur 
dans  l'Eucharistie.  Véronique  de  Binasco.  Pierre  Tolosan.  Ca- 
therine de  Sienne.  Marie  d'Oignies.  Métamorphose  mystique. 
Catherine  de  Sienne.  Rose  de  Lima.  Marie  Villana.  De  la  faculté 
de  se  rendre  Invisible,  soi  ou  les  autres 387 

CHAPITRE  XI. 

Des  effets  produits  par  la  mystique  dans  le  sens  commun.  De  la 
faculté  de  sentir  de  loin  l'Eucharistie.  Sainte  Ida.  Julienne. 
Casset.  Fr.  Borgia.  Marie  d'Oignies.  De  la  faculté  d'attirer 
l'Eucharistie.  Sainte  Thérèse.  Elisabeth  de  Jésus.  Catherine 
de  Sienne.  Saint  Hippolyte.  Véronique  Giulani.  Julienne  Fal- 
conieri.  De  la  faculté  de  pénétrer  les  esprits.  Jean  de  Sagonte. 
Julienne.  Colette.  Saint  Thomas  d'Aquin.  Fr.  de  Paule. 
Fr.  Olympe.  Joseph  de  Copertino.  De  la  faculté  de  voir  h 
distance  et  de  lire  dans  l'avenir.  Alpède  de  Cadoto.  Elisabeth 
de  Schonau.  Pie  V.  Saint  Dominique.  Saint  Antoine  de  Pa- 
doue.  Laurent  Justinien.  Philippe  de  Néri.  Ignace  de  Loyola.     401 

CHAPITRE  Xlt. 

Phénomènes  mystiques  dans  les  régions  supérieures  et  spiri- 
tuelles, dans  la  faculté  qui  perçoit  les  objets  et  dans  l'imagi- 
nation. Des  sons  qui  se  font  entendre  quelquefois  dans  la 
région  du  cœur.  Catherine  de  Sienne.  Stéphanie  Ouinzani. 
Ursule  Bénincasa.  Colombe  de  Riéti.  Elisabeth  de  Thuringe. 
De  la  langue  mystique.  Sainte  Hildegarde /,18 

CHAPITRE  XIII. 

Des  influences  de  la  vie  mystique  dans  le  domaine  des  arts.  Des 
arts  plastiques.  Angélique  de  Fiésole.  Jacques  le  Teuton ique. 


496  TABLE    DES    MATIÈRES. 

De  la  musique.  Sainte  Catherine  de  Bologne.  Saint  Herman 

Joseph. 426 

CHAPITRE  XIV. 

De  la  poésie  chez  les  mystiques.  Cedmou.  Joseph  l'hymno- 
graphe.  Jacoponi /»32 

CHAPITRE  XV. 

De  l'éloquence  chez  les  mystiques.  Saint  Vincent  Ferrier.    .    .    hkO 

CHAPITRE  XVI. 

Comment  la  mystique  élève  et  transforme  les  plus  hautes  fa- 
cultés de  l'esprit Ulih 

CHAPITRE  XVII. 

Des  dons  gratuits.  Du  don  de  discernement  des  esprits.  Du  don 
des  langues.  Saint  Pacôme.  Saint  Dominique.  Saint  Vincent 
Ferrier.  Saint  Antoine  de  Padoue.  Saint  François -Xavier. 
Sainte  Colette.  Sainte  Claire  de  Monte-Falcone.  Jeanne  de  la 
Croix kh^ 

CHAPITRE  XVIII. 

Des  dons  de  foi,  de  sagesse  et  de  science.  Ruperl  de  Dentz. 
Dilson.  Candide.  Albert  le  Grand.  La  Dominicaine  Marguerite. 
Catherine  de  Cardone.  Ida  de  Louvain.  Osanna  de  Mantoue. 
Catherine  de  Sienne.  Rose  de  Lima.  Grégoire  Lopez.  Thomas 
d'Aquin /45/i 

CHAPITRE  XIX. 

Du  don  de  prophétie  et  du  pouvoir  de  guérir  les  malades.  Sainte 
Hildegarde.  Saint  Sauveur  d'Horta 468 

CHAPITRE  XX. 

Du  pouvoir  de  faire  des  miracles.  Sainte  Rose  de  Lima.  Sainte 
Ida.  Joseph  de  Copertino.  Saint  Hugues 476 


FIN    DE    LA    TABLE    DU    PREMIER    VOLUME. 


To\irs.  —  Impr.  Marne. 


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