EXEMPLAIRE SUR PAPIER DE RIVES
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MAURICE BARRES
DE l'académie française
LANGUISSE
DE PASCAL
edition suivie
d'une Étude sur les deux maisons de pascal
a clermont-ferrand
AVEC DN PORTHAIT Di: B1.AISE PASCAL GRAVÉ SUR BOIS
PARIS
GEORGES CRÈS ET C''
LES VARIÉTÉS LITTÉRAIRES
116, BOULEVARD SAIM-GERMAIN, 116
MCMXVIII
'7
3
JjZ/
Mon cher Corpechot,
/'espère écrire un jour la Tenta-
tion de Biaise Pascal et puis le
Pauvre de M. Pascal, deux études
qui, je crois, mériteront mieux votre
attention que ne peut faire, aujour-
d'hui, ce commentaire du Talis-
man. Alais enfin, ce bref commen-
taire, ce petit discours d'une heure,
vous êtes venu V entendre et vous y
-^ VI ^-
avez distingué V accent d'un profond
respect. Nous sommes d'accord, mon
cher Corpechoty pour reconnaître,
définir et servir les supériorités de
la France. Laissez-moi inscrire ici
votre nom comme un témoignage de
cette entente d'idées qui fait notre
amitié.
MAURICE BARRÉS.
L'ANGOISSE DE PASCAL
Cette conférence a été donnée
le 3 et le 8 mars 1909, à V Uni-
versité des Annales et répétée,
peu après, dans la salle de la
Société de Géographie, au pro-
fit de la Ligue des Patriotes.
Messieurs,
IL y a certains auteurs, Corneille
et Pascal, au premier rang, ([ue
nous étudions non pas seulement
})Our nous y plaire, mais pour deve-
nir meilleurs. Cela tient à la i;ran-
1
deur de leur âme. Mais, précisément
à cause de cette haute qualité, je suis
inquiet, je crains de vous fournir une
image de Pascal inférieure à celle
que vous tireriez ^ous-même de sa
lecture, je crains de diminuer la vertu
de son œuvre par une interprétation
médiocre. Aussi veux-je mettre, au
début de cette leçon, une sorte d'acte
de modestie, ne rien dire qu'en me
déclarant tout prêt à me rectifier si
l'on m'aide à mieux voir. Je suis tout
prêt à m'excuser, si j'ai fait tort, pai'
mes raisons, à ce grand homme, le
plus vénérable assurément dans toute
la suite des héros français. Je vou-
(Irais employer, au seuil de cette
causerie, la formule religieuse :
« Que ce (jui n'est pas utile à la
gloire de Pascal soit efï'acé, je le ré-
tracte. »
D'abord, posons nettement que je
ne cherche pas ici à vous donner une
idée complète de Pascal. Je veux
seulemenl vous indiquer ce ([ue,
pour ma pari, je suis capable d'y
prendre. Et, cela même, comment
vous le communiquer ? 11 nous fau-
drait un certain nombre de médita-
tions en commun que vous prolonge-
riez chez vous. Il faudrait beaucoup
de silence après mes commen-
taires et laisser Pascal s'éveiller dans
vos consciences. Ce n'est pas en trois
(juarts d'heure qu'on peut donner
rintellii^ence d'une œuvre qui est
une conception globale de la vie.
Mais peut-être qu'en trois quarts
d'heure, on peut susciter, chez quel-
ques auditeurs, le désir de Pascal,
les orienter vers sahaute religion.
Il s'agit, messieurs, devons mettre
sur le chemin de Pascal, de vous
permettre, non pas de l'accompagner
(grands dieux ! il ne s'agit pas de
cela), mais de le voir passer et de le
suivre, tant bien que mai, du regard.
Je vais donc ramasser toutes mes
remarques sur un même point, sur
un texte très bref, mais le plus si-
gui licatif, afin de vous amener aussi
près que possiljle de cette grande
âme. J'essaierai de vous conduire où
palpitent les minutes sublimes, et
cette leçon va porter tout entière sur
l'interprétation de quelques lignes
seulement, — à mon avis, les plus
importantes pour l'illumination de
Pascal.
Toutefois, avant d'en venir à ce
commentaire, apprenons un peu à
connaître l'homme que, tout à l'heure,
nous allons voir dans sa plus grande
crise morale.
Il y a beaucoup d'endroits où l'on
peut aller songer à Pascal, où l'idée
que nous nous faisons de lui prend de
la chair, redevient humaine, vivante.
« Qui veut comprendre le poète,
dit Gœthe, doit aller dans le pays du
poète. »
Vous éprouveriez ime grande émo-
lion si, après avoir lu, par exemple,
le livre très sûr et très charmant
d'André Hallays, vous vous prome-
niez quelques heures, paisiblement,
dans les fonds de Port-Royal. Mais
c'est à Glermont que Ton peut le
mieux se rendre compte des assises
humaines de ce grand chrétien, dis-
tinguer ce qu'il y a de commun entre
lui et nous, voir sa part française,
bourgeoise et provinciale.
Tous les ans, j'ai l'occasion de
passer plusieurs semaines auprès de
Glermont et de parcourir la terre
natale de Pascal. J'ai vu et décrit les
^ 8 -*
derniers vestiges de sa maison na-
tale, au moment où l'on achevait de
la démolir. Régulièrement, chaque
été. je visite le château de Bien-
Assis, qui appartenait aux Périer,
parents et amis de sa famille. Je vais
saluer, dans la salle des Actes de
l'Hôpital général, le portrait de sa
sœur Gilberte, Madame Périer. Que
ne puis-je, enfin, vous raconter la pro-
menade que j'ai faite avec le savant
M. Elie Jaloustre, dans la Limagne,
au petit village de Gerzat, patrie de
la mère de Pascal, née Bégon. Nous
avons examiné le vieux domaine de
Donas-Vignas, que possédaient les
-^ 9 -^
Bégoii, qui passa aux mains de la
nièce de Pascal, Marguerite Périer,
la miraculée, qui fut vendu par elle,
en 1714. aux hospices de Clermont
et qui leur appartient encore. Ah!
combien j'aimerais vous mener sur
tous les points de cet horizon où
Pascal se forma. Ces réalités pitto-
resques nous aideraient, je crois à
mieux fixer notre esprit sur cette
bourgeoisie de Clermont, sur ces fa-
milles Pascal et Périer, sur les senti-
ments que Biaise Pascal a reçus de
naissance. "S'oilà les lieux où ce grand
homme a hérité de sa religion et de
son Credo ; c'est là que lui et les
^ 10 ^
siens, sur une longue durée, ont reçu
l'empreinte ; c'est là qu'avant l'âge
de la réflexion critique, la foi se dé-
posa pour toujours dans sa cons-
cience. A Tombre de ces fortes
églises bâties en lave, selon le style
roman-auvergnat, qui est tout de
sincérité et de force, ses parents ont,
pour la vie, joint les mains de ce pe-
tit enfant. Ici, bien des générations
ont préparé patiemment le rêve in-
térieur qu'il a exprimé d'un coup de
génie : il a été la passion de celte pa-
tience. On s'imagine respirer encore,
à Glermont, cette atmosphère de
grande dignité bourgeoise que l'on
respirait dans la maison de Pascal.
Ce n'est pas une pure imagination.
Écoutez plutôt ce petit billet que
m'écrivait im vieux Clermontois :
«< (^uand j'étais jeune, me disait-
il, les Péghoux, qui étaient les voi-
sins des Pascal au temps de la nais-
sance de Biaise, habitaient toujours
leur vieille maison de famille. Je me
rappelle qu'en 1852, il y avait là une
vieille demoiselle. Ma mère lui ren-
dait souvent visite, et, quand j'étais
sage, — j'avais alors six ans, — elle
m'emmenait avec elle. Je garde une
impression profonde du respect dont
^ 12 --§-
était entourée Mademoiselle Pé-
ghoux. C'est ainsi que devait rece-
voir son monde Mademoiselle Périer,
qui a habité la maison de la rue des
Gras et le château de Bien-Assis. »
Sur l'éducation que Pascal reçut
dans cette maison de Glermont, nous
avons le témoignage le plus pré-
cieux : celui de sa sœur.
« Mon frère, dit Madame Périer,
voulait savoir la raison de toutes
choses, et, comme elles ne sont pas
toutes connues, lorsque mon père ne
les disait pas, ou qu'il disait celles
qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont
^ 13
pi'opreinciiL que des défaites, cela ne
le eonlenlait pas, car il a toujours eu
une netteté d'esprit admirable pour
discerner le faux. Et on peut dire que
toujours, et en toutes choses, la vé-
rité a été le seul objet de son esprit. »
La principale maxime d'Etienne
Pascal, dans cette éducation, était
de tenir toujours le jeune Biaise au-
dessus de son ouvrage, c'est-à-dire
de ne le mettre à rien dont il ne pût
entendre la raison. 11 s'appliquait à
lui donner une véritable éducation
du jugement. Ainsi, avant de lui
apprendre les langues, il lui montrait
-^ 14 ^
comment on les avait réduites en
grammaire, sous de certaines règles.
Il en allait de même pour ce qui fait
l'objet des sciences naturelles. Le
résultat de cette éducation et du gé-
nie qui était en Pascal fut que, dès
son enfance, il ne pouvait se rendre
qu'à ce qui lui paraissait vrai avec
évidence. Quand on ne lui disait pas
de bonnes raisons, il en cherchait
lui-même, et il s'attachait à cette
recherche jusqu'à ce qu'il eût trou-
vé une raison capable de le satis-
faire.
Et, maintenant, comprenez, sur
^ 15 ^-
une anecdote, à quel degré Biaise
Pascal en vint à pousser l'amour de
la vérité :
« Un jour, MM. Arnauld, Nicole,
de Sainte-Marthe et quelques autres,
s'étaient assemblés chez M. Pascal
pour y examiner une question reli-
gieuse. Chacun expliqua son senti-
timent et le soutint. Tous ceux qui
étaient présents se rendirent au sen-
timent de MM. Arnauld et Nicole.
M. Pascal, qui aimait la vérité par-
dessus toutes choses..., et qui avait
parlé très vivement pour mieux faire
sentir ce qu'il sentait lui-même, fut
-^ 16 ^
si pénétré de douleur qu'il se trouva
mal et perdit la parole et la connais-
sance... »
Après Glermont, il serait intéres-
sant de le suivre à Rouen, où lui et
les siens vécurent dans la familiarité
de Fauteur du Cid. On voit, en lisant
les Pensées, que de beaux passages
de Corneille revenaient aisément à
l'esprit de Pascal. Lun et l'autre
sont dans la lignée catholique et che-
valeresque, dans la même tradition
française. On aime à se figurer le
jeune Biaise Pascal dans une sorte
de veillée d'armes, recevant de
-i-- 17 -*
Corneille rentraîncment héroïque de
ràmc.
Au risque de trop simplifier, lais-
sez-moi dire que Biaise Pascal esl
l'élève de la grande bourgeoisie fran-
çaise, mûrie dans les études juridi-
ques et théologiques, et de la poésie
cornélienne.
Cet homme, ainsi formé, était mal-
heureux, vivait dans l'angoisse. Eh
bien ! messieurs, qu'est-ce donc que
la douleur de Pascal ?
18
On a mêlé de raisons bien mé-
diocres les explications qu'on nous
fournissait sur l'angoisse de Pascal,
angoisse poussée jusqu'à la dou-
leur. On a dit que, durant sa « pé-
riode mondaine » , il souffrait de la
médiocrité de son nom et du manque
de ses ressources, qui ne lui permet-
taient pas de traiter en égal les jeunes
grands seigneurs qu'il fréquentait.
C'est prêter à Pascal des froissements
d'honnête fonctionnaire en province.
Pascal souffrir du manque d'argent,
du manque d'égards ! Ces médio-
^ 19 ^
crités peuvent-elles loucher une âme
si forte! Elles valent pour expliquer
un Julien Sorel. Mais quoi de com-
mun, je vous prie, entre le person-
nage de Stendhal, jeune bcte de
proie, et Pascal, qui a la noblesse
ardente des archanges ? Un Pascal
se fait de l'univers une vue qui ne
lui permet pas de connaître ces
pointes et ces insolences de caste sur
lesquelles un Julien Sorel ou bien en-
core une jeune Madame Roland vont
s'ulcérer. Il ne peut pas voir les dé-
dains des gens du monde. Les na-
tures vulgaires s'écartent instincti-
vement de lui avant même qu'il ait
^ 20 =-^
enregistré leur existence. Ce n'est
pas donné à n'importe qui de prendre
rano- dans la vie intérieure de Pas-
cal. D'ailleurs où qu'il pénètre, il est
bientôt, d'une certaine manière, non
pas l'égal, mais le plus noble. D'une
noblesse qui ne se marque point par
la place que l'on occupe à tal)le. Il se
fait reconnaître comme une supério-
rité dans l'ordre de l'esprit et du
cœur ; il devient l'objet de l'attache-
ment et du respect partout où il y a
de l'humanité.
Je sais bien que Gœthe (grand
homme qui fut l'antithèse exacte de
-^ 21 -^
Pascal, cl celui qui sentirait ces deux
êtres aurait senti loute l'humanilé
supérieure), je sais bien que Gœthe
nous montre un Werther attristé par
la morgue des grands. Et l'on se rap-
pelle que Napoléon, à Erfurt, lit re-
proche au romancier d'avoii' donné à
son personnage cette suscepLibililé
mesquine. Mais Werther, au milieu
de ses effusions poétiques, demeure
un pied plat allemand. Sa sensibilité
à la nature, si belle, si touchante, est
d'un déprimé. ^^ crther n'est pas un
héros...
Croire qu'un Pascal pouvait être
^ 22 ^
humilié faute d'argent et faute de
naissance, c'est méconnaître la puis-
sance rayonnante, aussi bien que le
ressort intérieur du héros.
Au reste, faites attention qu'un
Pascal, s'il avait été froissé par
l'ordre social de son temps, il l'aurait
témoigné par de terribles coups.
L'auteur des Provinciales eût tout
pulvérisé.
La douleur de Pascal ne vient
pas du dehors. Elle ne peut naître
que de son génie. C'est une grande
tragédie intérieure, qui n'emprunte
s- 23 ^-
aucuii ressort à la comcclie bour-
geoise. Celte âme forte et frémis-
sante, quand elle se dirige vers la
solitude des sommets, ne fait qu'ac-
complir sa destinée, obéir à sa loi.
Il faut d'abord considérer que Pas-
cal a été torturé de douleurs physi-
ques, malade depuis sa plus tendre
enfance jusqu'à sa mort. C'était une
maladie mobile : il se disait sujet au
changement. A l'âge d'un an, il tomba
en langueur et présenta des phobies.
Il ne pouvait voir de l'eau sans se
livrer à des emportements très
grands. Il ne pouvait voir son père
^ 24 ^
et sa mère l'un auprès de l'autre,
sans crier et se débattre violemment.
Il faillit mourir. Sa sœur nous dit
qu'à partir de l'âge de dix-huit ans,
il n'eut pas un jour sans souffrance.
Il ne supportait de boire que du li-
quide chaud, et goutte à goutte ; il
ne cessait de ressentir de violentes
douleurs de tête et d'entrailles. A
vingt-quatre ans, il se trouva dans
une espèce de paralysie depuis la
ceinture jusqu'en bas ; il était réduit
à marcher avec des potences ; ses
membres inférieurs, ses pieds sur-
tout, étaient toujours froids comme
du marbre. On raconte, mais ce n'est
^ 25 =^
pas certain, ([u'à partir de 1654, il
croyait toujours avoir à sa gauche un
abîme, et ([ue, pour se rassurer, il
faisait mettre de ce côté une chaise.
Après trente-cin([ ans, ses quatre der-
nières années ne furent qu'une per-
pétuelle langueur. Il soulfrait de
telles douleurs qu'il ne pouvait ni
converser, ni lire, ni travailler. Ce
renouvellement de ses maux avait
commencé par un mal de dents qui
lui ôtait tout sommeil. 11 fut pris de
dégoûts qui l'empêchèrent de se
nourrir, et d'une douleur de tête qu'il
disait extraordinaire. Des convul-
sions le secouèrent et ne le (juittèrent
^ 26 ^
plus jusqu'à sa mort, qui survint en
sa trente-neuvième année.
Au milieu de ces soullrances pro-
téiformes, Descartes eut la bonté de
venir le voir pour le soigner. Des-
cartes n'était pas médecin, mais il
connaissait très bien la physiologie.
Il conseilla le lit et des bouillons.
C'est, aujourd'hui, le traitement clas-
sique des neurasthéniques.
Ces infirmités ne sont rien auprès
des sublimes tristesses dont Pascal
était la proie. Son véritable mal, l'an-
goisse de Pascal, c'est la rigueur et
l'intensité de la pensée. Entre mille
-^ 27 -r
témoignages familiers aux lecteurs
des Pensées, écoutons cette note que
Port-Royal n'avait pas osé publier
et que Faugère a mise au jour en
1844:
<< Le monde ordinaire, écrit Pas-
cal, a le pouvoir de ne pas songer.
Ne pensez pas au passage du Messie,
disait le Juif à son fils. Ainsi font les
nôtres souvent. Ainsi se conservent
les fausses religions et la vraie même,
à l'égard de beaucoup de gens. Mais
il y en a qui n'ont pas le pouvoir de
s'empêcher ainsi de songer, et qui
songent d'autant plus qu'on leur dé-
-^ 28 ^
fend. Ceux-là se défendent des
fausses religions, et de la vraie
même, s'ils ne trouvent des dis-
cours (c'est-à-dire des raisonne-
ments) solides. »
Pascal était de ceux qui ne peu-
vent s'empêcher de songer. Il vou-
lait que toutes les choses sur les-
quelles son attention s'arrêtait lui
devinssent intellioibles. Il avait be-
soin de comprendre la cause de
chaque phénomène particulier et la
cause de toutes les causes, c'est-à-
dire Dieu.
^ 29 -^
Voilà un état d'esprit dont, vous
et moi, messieurs, nous ne pouvons
pas avoir im sentiment exact. Dans
le cours ordinaire de la nature, l'ac-
tion divine, la Cause se dérobe à nos
regards. Vous et moi, nous en pre-
nons notre parti. Mais non pas un
Pascal. C'est que nous ne sommes
pas des génies scientifiques. Et lui,
ne l'oublions pas, il est avant tout
l'homme qui a fait faire des progrès
décisifs à la physique et aux mathé-
matiques.
C'est un savant. Mais qui, des mé-
ditations, passe tout droit au résul-
^ 30 ^
tat pratique. Un songeur, mais qui,
dans les songes, poursuit des instru-
ments de vie. S'il voit son père acca-
blé par des travaux de financier, il
construit la machine k calculer ; s'il
monte au puy de Dôme, il en rap-
porte le baromètre ; s'il vient à Pa-
ris, il invente l'omnibus, et, à la
campagne, la brouette. Du jour qu'il
entendra les querelles de ces Mes-
sieurs de Port- Royal, il leur fournira
cette arme : les Provinciales. Admi-
rons ce génie à la César, ce clair et
rapide conquérant. En voilà un à qui
ça ne suffit pas de reconnaître la vé-
rité, comme un astronome avec sa
lunette constate la marche des astres,
ou comme un chimiste, dans sa
cornue, distingue les éléments qui
compose les corps. Pour lui, rien ne
demeure un problème abstrait, et
chacune de ses songeries tourne droit
sur une réalité. Que sera-ce donc s'il
aborde une méditation qui intéresse
notre salut ? A la poursuite de la vé-
rité suprême, c'est un ébranlement
de tout son être.
L'angoisse de Pascal, ce n'est pas
la peur de l'enfer, comme l'a cru
Barbey d'Aurevilly ; ce n'est pas.
non plus la mélancolie d'Hamlel
-^ 32 ^
devant la tête de mort, et ce n'est
pas davantage le vertige d'un phi-
losophe qui se jette, par désespoir,
dans la solution chrétienne. Pascal
c'est un esprit scientifique qui cher-
che la vérité totale, la vérité qui
discipline le monde de l'âme, comme
elle gouverne les phénomènes phy-
siques. Il voudrait recevoir de l'u-
nivers une règle de vie, mais il
constate l'impuissance de la science
à nous livrer ce secret essentiel. Ce
qui l'effraye, l'effroi de Pascal, c'est
« le silence éternel de ces espaces
infinis ».
^- 33 -i-
Pascal a fait la critique de nos fa-
cultés. Il a reconnu leurs limites et
notre impuissance. Cet éternel igno-
rnbimus, qui fait, encore aujourd'hui,
souffrir les hommes prédisposés à la
grande curiosité, c'est proprement le
mal de Pascal.
Pour en avoir l'idée, il faudrait
participer de la puissance intellec-
tuelle et sentimentale de ce grand
homme, il faudrait être capable de
se former des images, égales en
force et en netteté à celles que son
génie se formait du clair-obscur
de l'univers et de la vie. Il fau-
drait, comme lui, être, à la fois,
-^ 34 -^
l'émule de Descartes et l'ami de Cor-
neille. Cependant, une âme moyenne,
pourvu que la sensibilité chrétienne
soit vivace en elle, peut s'émouvoir
auprès de Pascal, car le tourment
de ce grand homme a les accents
catholiques. L'auteur des Pensées
ne fait qu'animer, avec sa prodi-
gieuse imagination, des idées reli-
gieuses qui sont déposées au fond
de chacun de nous. Quand nous
croyons admirer son génie dans ce
qu'il y a de plus personnel, nous
admirons, en même temps, toute
l'architecture chrétienne. S'il avait
fallu que Pascal réinvenlât un sys-
-^' 00 ^s-
tcme de vie intérieure, comme, en-
fant, il réin\ entait la i;éométrie
d'Euclide, même avec son sens
exceptionnel du divin, il ne serait
pas allé très loin. Ce qui le porte,
c'est tout le christianisme. Ce mys-
térieux Pascal n'est un être d'ex-
ception que par son intensité : c'est
l'un de nous, mais sublime. C'est le
héros catholique.
Ardente curiosité pour les pro-
blèmes des mathématiques et de la
nature, aspirations à la Corneille,
toutes les puissances de la poésie et
de la science, toutes les grandeurs
de l'homme, voilà ce cpii se mêle en
^ 36 ^
Pascal, mais tout cela dans un rythme
catholique (1).
La Portia de Shakespeare parle,
({uelque part, d'une musique que tout
homme porte en soi. « Malheur, dit-
elle, à qui ne l'entend pas. » Pascal
aspire à vivre selon ses voix. De là,
cette exaltation perpétuelle de l'hon-
(1) 11 suit de là que, pour comprendre Pascal,
il faut s'adresser à des commentateurs chrétiens
(de même, par exemple, que s'il s'agit de com-
prendre les prophètes d'Israël, nul ne peut être
écouté avec plus de profit qu'un James Darmes-
teter). Le jour où le catéchisme ne serait plus
appris par cœur, l'intelligence de l'œuvre de
Pascal baisserait. Des âmes où la sensibilité
chrétienne est éteinte, avec toutes les éruditions
du monde, n'arriveront jamais au sentiment de
Pascal.
^ 37 -=^
neur, delà fierté, du sacrilice. De là,
cet idéal de renoncement à tout ce
qui n'est pas le plus noble. 11 rejette
tout ce qui diminue, abaisse l'ûme. lia
un préjugé contre tout ce qui est facile,
aisé, agréable. Il est le modèle achevé
de ceux qui résistent à tous les assauts
par lesquels la nature, avant de nous
anéantir, essaye, chaque jour, de
nous entamer. Il veut se contraindre
soi-même, s'imposer aux choses, ré-
sister à l'univers, ne pas se dissoudre,
durer. « Je ne veux pas construire sur
les fleuves », dit-il. Dans l'universel
écoulement, il n'entrevoit de paix et
de sécurité, de refuge qu'en Dieu.
^ 38 -^
Poursuite angoissante de la vé-
rité suprême ! Nous ne saurions
en refaire, comme autant d'étapes,
tous les raisonnements. Du moins
sommes-nous capables de saisir
l'état d'esprit de Pascal. Nous ne
pouvons pas entendre la musique
sublime qui emplissait cette âme,
mais nous pouvons retrouver le
thème, le livret de ce drame éternel
aux couleurs chrétiennes.
Ce livret, sans simplifier outre
^ 39 ^
mesure, il nous est permis de dire
que c'est le Psaume 118, un long-
psaume que Pascal méditait chaque
jour et pour lequel, nous dit sa sœur
Gilberte, il avait un amour sensible.
Il y voyait tant de choses admirables,
qu'il trouvait de la délectation à le
réciter, et quand il s'entretenait avec
ses amis de la beauté de ce psaume,
il se transportait d'une telle manière
qu'il paraissait hors de lui-même.
Gomme il sérail intéressant de
suivre, strophe par strophe, ce che-
min que parcourait quotidiennement
la pensée de Pascal ! Ce Psaume
^ 40 -^
118 — Beati immaculati in via,
(( Heureux ceux qui sont intègres
dans leur ^'oie et qui marchent dans
la loi de T Éternel » — est, dans
chacun de ses versets, une invitation
pressante et répétée, la sollicitation
d'une âme qui demande le chemin
pour rejoindre Dieu. Il commence et
finit en parlant des Voies du Sei-
gneur, du Chemin de rÉternel. C'est
cette idée indéfiniment reprise qui
fait l'unité de ce psaume, le plus
long de tous. David y répète, cent
soixante-seize fois, la voie du Sei-
gneur, la loi du Seigneur, son com-
mandement, son décret, son en-
-#- 41 ^
seignemenl, sa science. A chaque
instant, réapparaissent les mots :jus-
tifîcatioiu se justifier , être justifié,
être blanchi. Ce ne sont que reprises,
métaphores orientales : une exubé-
rante [profession de foi, un perpétuel
jaillissement. On n'y trouve pasl'unité
classique, mais l'unité tout de même,
en ce qu'il est tout entier une adju-
ration à bien vivre. Il s'accorde avec
l'appel de Pascal dans son angoisse :
« Où trouverai-je ma voie ? »
Cette préoccupation de trouver sa
voie, qui relie le roi David à Biaise
Pascal, n'est étrangère à aucun esprit
supérieur. Elle prend, chez Pascal,
^ 42 ^
une forme chrétienne et catholique ;
mais voulez-vous me permettre de
vous montrer, par une belle histoire,
quelle forme elle peut prendre chez
un Gœthe ?
Ce n'est pas m'écarter de mon su-
jet, mais vous aider, je crois, à mieux
apprécier, par un saisissant con-
traste, le génie pascalien.
En 1822, il V avait, à Weimar, un
jeune homme de dix-sept ans, qui
é tait rempli d'admirat ion pour Gœthe .
Il désirait vivement le voir. Il réus-
sit à pénétrer dans im jardin qui do-
minait celui de son grand homme, et
de là, caché derrière un buisson, il
^ 43 ^
suivait les mouvements du vieillard.
On possède une lettre de ce jeune
i^arçon.
«■ Dans toute la personne de Goe-
the, dit-il, éclate sa grandeur. Sa
démarche majestueuse, son front, la
belle forme de sa tête, son œil de
feu, tout cela rappelle Faust, Mar-
guerite, Goetz, Iphigénie, le Tasse.
Je n'ai jamais vu un homme si grand,
si robuste, et si beau, à un âge si
avancé. Je le vois, maintenant, tous
les jours, dans son jardin, et j'éprouve
autant de plaisir que d'autres en trou-
veraient à considérer des bustes ou
-#- 44 ^
à étudier de beaux portraits et de
belles gravures. Il marche, d'ordi-
naire, à pas lents, ça et là, dans les
allées du jardin, sans s'asseoir; mais
souvent, debout devant quelque pro-
duit du règne minéral, il se livre à
des réflexions qui durent une demi-
heure. Si je pouvais deviner sa pen-
sée et son langage avec lui-même,
dans de pareils moments î II joue
avec les jolis enfants de son fds, après
avoir quitté les fleurs et les plantes.
Au fond, c'est mieux que si je l'avais
approché et entretenu. Supposons
qu'il s'engage dans une conversation
véritable avec moi, que serait-ce pour
-^ A^ ^■
lui \m garçon de dix-sept ans? Mais
je me félicite beaucoup d'être au
printemps, où les boutons s'épanouis-
sent, car j'épierai assidûment les
conversations de Gœthe avec les
fleurs et les oiseaux, et je vous écri-
rai tout ce que j'en saurai, ou, du
moins, tout ce que j'en pourrai de-
viner. »
Nous ne savons pas si ce jeune en-
thousiaste a deviné la conversation
de Gœthe avec les plantes, les bêtes
et les cailloux du jardin ; mais, cette
conversation, nous la connaissons.
En eiïet, un Anglais, de passage à
-^ 46 ^
Weimar, vers 1830, parlait au grand
poète de l'émancipation des catholi-
ques en Angleterre, et celui-ci lui
déclara :
— Ces questions religieuses ne
m'intéressent pas.
L'Anglais, fort choqué, répliqua
que toute vérité vient de Dieu et par
la voie de l'Église. Goethe tenait, à
ce moment, une fleur dans la main,
et un papillon voltigeait dans la
chamhre.
— Sans doute, fit le vieillard, toute
vérité vient de Dieu, mais l'Église
^- 47 ^§-
n'a rien à y voir. Dieu nous parle par
celle fleur, parce pai)illon, seulement
ces gaillards-là ne rculendenl pas.
Vous le voyez, un Gœthe^un Pas-
cal, tous en reviennenl au problème
essenliel : par quelle voie trouver la
vérité? Pour ini Gœlhe, un homme
peut se perfectionner en jouissant de
tout ce qu'il y a de noble dans la vie.
Pour lui l-*ascal, non. Et, pourtant,
son âme, a été tentée par son génie,
qui lui montrait la volupté, la gloire
et la curiosité scientifique plus belles,
plus tentantes qu'aucun homme ne
les a vues, car, u à mesure ([u'on a
-^ 48 -^
plus d'esprit, les passions sont plus
grandes ». Il a été sollicité par tous
les grands divertissements ; il a connu
la grandeur de tout ce qu'il décidait
de rejeter, la grandeur des plaisirs
empestés, comme il appelle la gloire
et les autres délices. Ah I qui pour-
rait écrire la tentation de Pascal !
Il était tenté par l'amour, en tout
cas, touché tendrement par ses
sœurs, et il se reprochait les amitiés
particulières. Il était tenté par l'am-
bition. (( Une des choses, raconte
Nicole, sur lesquelles feu M. Pascal
avait plus de vues, était l'instruction
d'un prince que l'on tâcherait d'éle-
-^ 49 ^-
ver de la manière la plus propor-
tionnée à l'état où Dieu Tappcllc, et
la plus propre pour le rendre capable
d'en remplir tous les devoirs et d'en
éviter tous les dangers. On lui a sou-
vent ouï dire qu'il n'y avait rien à
quoi il désirât plus contribuer, s'il y
était engagé, et qu'il sacrifierait vo-
lontiers sa vie pour une chose si im-
portante. »
Quand je regarde ce liévreux Pascal
aux prises avec ces grandes sollicita-
tions, il me revient à l'esprit le beau
mot si triste et si lier qui soulève,
exalte l'àme, le mol qui fait toute
l'oraison funèbre d'un héros du Nord
4
^ oO ^
dans Shakespeare : « C'était un com-
battant. »
Pascal est malheureux; mais, aux
yeux d'un chrétien, la douleur est
précieuse. A condition, toutefois,
qu'un mouvement d'amour vienne
détendre, amollir celui qui la subit.
« Si l'amour ne se joint pas à la dou-
leur, écrit l'abbesse de Sainte-Cécile
de Solesmes, celle-ci nous entraîne
dans les sombres demeures où habite
l'esprit du mal. » Chez celui qui esl
atteint par la douleur, encore faut-il
que les sources de la tendresse, de la
bonté, de l'amour, viennent à s'ou-
vrir. Et, pour vous rendre intelli-
-^ 51 -^
<^iblc celle sulilime psyclioloi^ie des
chrélicns. \'oici un Irail (jue je me
rappelle a\ oir lu clans la règle de
saint Benoît. Ce grand homme, après
avoir ordonné d'excommunier et de
mettre à l'écart tels frères qui ont
commis de graves fautes, ajoute ceci,
c[ui est très touclianl : « L'abbé en-
verra, comme sous-main, pour con-
soler l'excommunié, des frères âgés
et sages, qui, comme à la dérobée,
réconforteront ce frère chancelant et
l'engageront à faire une humble sa-
tisfaction. Qu'ils le consolent surtout,
de peur qu'il ne soit absorbé par
l'excès de la tristesse. »
■*- 52 -4-
Evidemment, cela ne s'applique
pas tout droit à Pascal, mais je vous
le raconte pour vous aider à com-
prendre qu'il ne suffisait pas au per-
fectionnement de ce grand homme
qu'il souffrît ; il fallait encore que sa
souffrance fût attendrie par l'amour.
Qui donc a ouvert les sources de
la tendresse et de la vie du cœur chez
Pascal ? Qui donc a consolé ce héros
malheureux ? C'est ici qu'intervien-
nent ses sœurs, Jacqueline, devenue
en religion sœur sainte Euphémie,
et Gilberte, devenue Madame Périer.
Cette Jacqueline, dans sa première
jeunesse, était un type charmant de
^ 53 "^
Précieuse. A Rouen, l'auteur du Cid
s'élail amusé à lui enseigner l'art des
vers. Au couvent, elle se consacra
particulièrement aux petits enfants.
Elle écrivit un petit livre tendre et
réser\é, un Règlement pour les En-
fants, (( d'après ce qui s'est pratiqué
à Port-Royal-des-Ghamps pendant
de longues années ».
Elle avait été poussée dans les
ordres par Pascal, et, maintenant,
elle s'employait à le ramener à la re-
ligion stricte. Ce frère et cette sœur
sont des jaloux sublimes. Il déplai-
sait à Pascal que sa sœur s'enga-
geât dans le mariage, c'est-à-dire, à
^ 54 ^
son jugement, dans « la plus pénible
et la plus basse des conditions du
christianisme, condition vile et pré-
judiciable, car les maris, quoique
riches et sages, sont de vrais païens
devant Dieu ». Quant à Jacqueline,
elle voulait que Pascal eût pour prin-
cipal et unique objet Tidéal dans le-
quel elle-même s'emprisonnait. Pas-
cal ne veut pas que Jacqueline appar-
tienne au monde. 'Jacqueline ne veut
pas c[ue son frère appartienne au
monde.
Depuis une année que son angoisse
avait pris cette intensité, Pascal allait
fréquemment et de plus en plus vi-
-^ 55 -^
siter sa sœur au parloir du Port-
Royal (le Paris, et celle-ci a raconté
toute celte crise dans les termes mo-
dérés et pleins qui sont le style et
même la dignité de cette famille. Je
veux vous rappeler cette lettre, pour
({uc l'état d'esprit de Pascal soit de-
vant vous comme une chose sen-
sible :
« Vers la fin de septembre dernier
(1654), écrit Jacqueline à sa sœur
Gilberte, il me vint voir ; et, à cette
visite, il s'ouvrit à moi d'une manière
qui me fit pitié, en avouant qu'au
milieu de ses occupations qui étaient
-ê- 56 -^
grandes, et parmi toutes les choses
qui pouvaient contribuer à lui faire
aimer le monde et auxquelles on
avait raison de le croire fort attaché^
il était de telle sorte sollicité à quitter
tout cela, et par une aversion extrême
qu'il avait des folies et des amuse-
ments du monde, et par le reproche
continuel que lui faisait sa conscience ,
qu'il se trouvait détaché de toutes
choses à un point où il ne Tavait ja-
mais été ; mais que, d'ailleurs, il était
dans un si grand abandonnement du
côlé de DieUy qu'il n'éprouvait aucun
attrait j mais qu'il sentait bien que
c'était plus sa raison et son propre
^ 57 ^
esprit ({uircxcilait à ce qu'il connais-
sait de meilleur, ({ue non pas le mou-
vement de celui de Dieu...
« Cette confession me surprit au-
tant qu'elle me donna de joie. Dès
lors, je conçus des espérances ([ue je
n'avais jamais eues, et je crus vous
en devoir mander quelque chose, afin
de vous obliger à prier Dieu. Si je
racontais toutes les autres visites
aussi en particulier, il faudrait en
faire un volume, car, depuis ce temps,
elles furent si fréquentes et si lon-
gues, que je pensais n'avoir plus
d'autre ouvrage à faire. Je ne faisais
que le suivre, sans user d'aucune
^ 58 -^
sorte de persécution, et je le voyais,
peu à peu, croître de telle sorte que
je ne le connaissais plus (je crois ([ue
vous en ferez autant que moi, si Dieu
continue son ouvrage), particulière-
ment en humilité, en soumission, en
défiance, en mépris de soi-même et
en désir d'être anéanti clans l'estime
et la mémoire des hommes. Voilà ce
qu'il est, à cette heure; il n'y a que
Dieu qui sache ce qu'il sera un
jour. »
Ainsi, les deux sœurs et le frère
sont inspirés, tous les trois^ par le
même esprit. Ils ont les mêmes traits
-t- 59 -^
sur le visage el les mêmes sentiments
dans le cœur. Jacqueline et Gilberte
ont participé, en l'adoucissant, au
développement de cette longue crise
d'angoisse (cpie j'ai essayé de rendre
intelligible I, par où Pascal s'ache-
minait vers cette soirée fameuse,
vers cette veille remplie de toutes les
ardeurs mystiques où il vit face à
face la vérité sublime quil cher-
chait.
De cette veille, à laquelle nous
arrivons, de ce haut moment, il
^- 60 -^
nous reste un documeni à la fois
mystérieux et précis : c'est le papier^
je dirais le grimoire, dont vous avez
une copie dans les mains.
Ce papier fut trouvé après la mort
de Pascal dans des conditions sin-
gulières, qui semblent appartenir au
roman, et que je veux vous rappeler.
Peu de jours après la mort de
M. Pascal, un domestique de la
maison s'aperçut, par hasard, que,
dans la doublure du pourpoint de cet
illustre défunt, il y avait quelque
chose qui paraissait plus épais que le
reste . Ayant d écousu cet endroit, pour
voir ce que c'était, il y trouva un
\
^ 01 -#-
petit parchemin plié et écrit tie la
main de Pascal, et, dans ce parche-
min un papier écrit de la même main :
Tun élait une copie lidèle de Tautrc.
Ces deux pièces lurent aussitôt mises
entre les mains de Madame l^érier
(la sœur de Pascal), qui les fît voir
à plusieurs de ses amis particuliers.
Tous convinrent qu'on ne pouvait
pas douter que ce parchemin, écrit
avec tant de soin, et avec des carac-
tères si remarquables, ne fût une
espèce de Mémorial, qu'il gardait
très soigneusement, pour conserver
le souvenir d'une chose qu'il voulait
avoir toujours présente à ses yeux
^ 62 -*
el à son esprit, puisque, depuis huit
ans, il prenait soin de le coudre et le
découdre, à mesure qu'il changeait
d'habit. »
De ces deux originaux, celui sur
parchemin a disparu ; l'autre, sur pa-
pier, est à la Bibliothèque Nationale
de Paris. Il forme la première page
du manuscrit autographe des Pen-
sées. C'est une feuille in-folio, où
l'écriture de Pascal est plus soignée,
mieux lisible qu'à l'ordinaire. On y
remarque encore la trace du pliage
subi dans le pourpoint. Évidemment,
s'il tenait ainsi cette feuille sur lui,
^ 63 -^
c'esl ([u'il \'c)iilail avoir loujours à
l'cspril le l'ail qu'elle lui rappelait.
Il voulait garder toujours présents
la sensation, l'état d'àme, le senti-
ment qui avaient, décidément, trans-
figuré sa vie. Ce papier, cousu dans
son pourpoint, à la portée de sa
main, c'est cpielque chose d'ana-
logue au nœud que l'on fait à son
mouchoir.
A l'examen, cet écrit est tout pa-
reil aux autres papiers ([ue l'on a
trou^ es dans le tiroir de Pascal, et
(jui composent le manuscrit des Pen-
sées. Vous savez que Pascal jetait sur
le papier des petites phrases coupées
on de simples mots. Tel mot isolé lui
rappelait un ordre entier d'idées. Eh
bien ! les idées qu'il a jetées sur le
papier que vous avez dans les doigts,
les retrouverons-nous ?
Qu'expriment ces phrases brisées,
ces tournures elliptiques, ces méta-
phores bibliques, ces exclamations,
ces invocations, ce mot Feu, qui les
précède, ces croix latines?
Quelque temps après la mort de
Madame Périer, vingt-cinq années
environ après la mort de son frère,
ses enfants, c'est-à-dire les neveux et
^^ 65 ^-
nièces de Pascal, communiquèrent
cette pièce à im carme déchaussé,
(jui était un de leurs plus intimes
amis, homme très éclairé. Ce religieux
tira une copie de l'écrit de Pascal et
en donna une explication de vingt et
une pages in-folio... A ce commen-
taire du carme, Marguerite Périer,
la nièce de Pascal, joignit deux pages
in-cpiarto, relatives seulement aux
deux avant-dernières lignes du Mé-
morial. « Soumission totale... » Ces
commentaires sont perdus.
Nous allons essayer d'y suppléer.
En tête du papier, vous voyez une
croix. D'après la copie de Tabbé Pé-
^ 66 ^
rier, qui a été faite sur l'original dis-
paru, cette croix était entourée de
rayons de feu... Voilà déjà qui parle
à l'imagination et qui nous invite à
croire, ce que nous saurons plus
loin, que la chambre où méditait
Pascal fut éclairée par une lumière
divine.
Uan de grâce i654, lundi 23 no-
vembre...
Il n'est pas indifférent que cette
soirée soit du mois de novembre, si
grave. Les mystiques attachent beau-
coup d'importance aux dates, à mille
nuances, aux influences de la nature.
^« 67 "-^
... jour de saint Clénienl, Pape et
niartyr, et autres au martyrologey
veille de saint Chrysogone martyr
et autres...
Dans le milieu de Pascal, on
connaissait parfaitement la vie des
saints. Sa sœur Jacqueline raconte
dans le Règlement pour les Enfants
qu'elle faisait lire, durant les repas,
aux petites tilles de Port-Royal, le
martyrologe du jour. Certainement
qu'aux yeux de Pascal ce n'est pas un
hasard que ce grand événementlui soi t
arrivé en quelque sorte sous la pré-
sidence de saint Clément, le second
^^ 68 -^
pape, et de saint Ghrysogone, un des
premiers martyrs. Ces primitifs sont
au sommet de la hiérarchie sacrée.
Depuis environ dix heures et demi
du soir jusques environ minuit et
demi. Feu...
Nous sommes ici au centre du
l)roblème. Le recueil d'Utrecht dit
({ue Dieu, comme gage de sa volonté
et de ses desseins sur Pascal, lui en-
voya une vision. Nul ne peut l'affir-
mer. Ce qui se passa dans cette soirée
mémorable est resté le secret de
Pascal. A qui se serait-il confié ? A
l
-^(59^-
son directeur, peiil-èlre. Le recueil
d'Utrecht, qui le suppose, n'en peut
rien savoir. C'est une alîaire person-
nelle entre Dieu et Pascal. Jeanne
d'Arc, dans son procès, refuse de
s'expliquer sur ses voix. Il faut donc
que nous méditions sur ces deux
lignes, sans plus.
Ceux qui se placent au point de vue
physiologique appelleraient ces deux
heures du 23 novembre une halluci-
nation. Les croyants y verront une
extase miraculeuse, un fait surnatu-
rel. Ce débat ne nous arrêtera pas.
Je crois qu'il serait puéril, sans vi-
gueur et même sans franchise, de
-*- 70 ^-
contester c[u'il y eut là une vision. A
d'autres de l'expliquer par des rai-
sons naturelles ou surnaturelles. Le
certain, c'est ([ue les idées encore
mal saisissables, que Pascal portait
en lui el qui le tourmentaient, ont
pris un corps et la vision a éclaté.
Dans la vie spirituelle, ces mo-
ments d'extrême abondance, de crise
décisive sont connus. Descartes eut
une sorte d'extase lumineuse, à la
suite de laquelle il lit vœu d'un pèle-
rinage à Notre-Dame-de-Lorette. Et
pour passer à des êtres plus humbles
ou bien à des états moins extrêmes,
songez à la nuit de Jouffroy et à ce
que Secrctan raconte d'une abon-
dance d'amour divin qui transfigura
soudain sa croyance.
Ces hauts états ne sont que le déve-
loppement du christianisme dans sa
plénitude. Les Pères de l'Église ont
minutieusement décrit cette union
parfaite avec Dieu, qui est le der-
nier mot de la contemplation. Ils en
détaillent les caractères, et c'est
toujours d'un enseignement accom-
pagné de lumière qu'ils parlent,
« Les paroles de la vision, écrit la
grande prophétesse sainte Hildegar-
de, ne ressemblent pas à ce que pro-
fère la bouche des hommes ; elles
-^ 72 -f
sont comme une flamme brillante. »
Nul doute qu'ici, avec Pascal,
nous ne 'soyons montés sur le som-
met de l'extase. Ici, Pascal se parle
à lui-même. Il ne se met pas à notre
portée, à la portée des esprits infé-
rieurs. Il parle à son génie, à son
âme ; il lui parle de ce qui lui est le
plus important. Une telle page, cette
vision lyrique, cette vision divine, la
vision par excellence, il ne la destine
à aucun correspondant. C'est son
plus grand efTort d'approche devant
Dieu.
Dieu d'Ahraham, Dieu d'Isaac,
-*- 73 =^
Dieu de Jacob, non des philosophes
et des savants...
Ce titre, donné à Celui qui lui appa-
raît dans sa vision, est très clair pour
qui vient d'assisler comme nous
aux angoisses de Pascal. Celui qu'il
salue, ce n'est pas le Dieu que l'on
ne pourrait atteindre que par l'intel-
ligence, et que celle-ci, d'ailleurs, est
impuissante à saisir, mais c'est un
Dieu qui a rempli l'âme et le cœur
des justes. Cela revient à dire que
l'on n'entre dans la vérité que par
l'amour, par les mouvements du
cœur.
-^ 74 ^
Le fait de cette soirée est que le
cœur de Pascal a reconnu Dieu. La
cause dernière, la vérité, est devenue
sensible à Pascal.
Cette vision crée dans Pascal un
état nouveau, qu'il exprime par une
suite de mot elliptiques et redou-
blés :
certitude, certitude,
sentiment, joie, paix.
Ici, messieurs, j'ai une observation
à vous faire. Le texte que vous avez
dans les mains, c'est le texte auto-
graphe de Pascal, conservé à la Bi-
bliothèque Nationale en tête du ma-
nuscrit des Pensées. Je crois que c'est
un papier écrit par Pascal dans la
nuit où il eut sa vision. Peu après
il en lit une copie remarquable par le
grossissement donné à certains mots
pour en accuser la valeur. Ce second
autographe, nous ne l'avons plus,
mais nous en possédons une copie
qu'en a faite le Père Guerrier. Eh
bien ! à la ligne qui nous occupe, elle
contient une variante importante.
Au lieu de cerfilude, certitude, senti-
liment, joie, paix, nous lisons certi-
tude, joie, certitude, sentiment, vue,
joie. Qu'est-ce à dire, messieurs?
Pascal a voulu appuyer sur le sen-
-^ 76 =^
timent de joie qu'il éprouve par le
redoublement du mot joie, et par le
mot de vue, qu'il introduit dans son
MémoriaL il a voulu préciser le ca-
ractère sensible de la connaissance
qu'il vient d'avoir de la Vérité.
Ces mots isolés sont le thème sur
lequel l'âme de Pascal entonne un
chant de triomphe, que^, jusqu'à sa
mort, il poursuivra. Il est un victo-
rieux^ celui que nous avons vu lutter
si douloureusement. Il possède le
bien-être, la joie et la paix, parce
qu'il est devant le Dieu de Jésus -
Christ. Il se sentait si loin, si aban-
donné devant la cause des causes qui
^ 77 "=#-
nous échappe élernellement ! 11 lui
fallait un appui. La hauteur de son
esprit et la délicatesse de son senti-
ment exigeaient de Jésus-Christ,
c'est-à-dire le médiateur entre Dieu
et l'homme, celui qui réunit, réconci-
lie en lui les deux natures. Un Dieu
fait homme ! Quelle fraternité si le
Christ dit :
— Deiim meiim et Deum vestriim.
(Mon Dieu est votre Dieu.)
Comme on comprend l'élan avec
lequel Pascal lui répond :
— Ton Dieu sera mon Dieu.
-^ 78 ^
Mais, pour bien entendre toute
cette première partie du Mémorial,
nous disposons d'une magnifique
leçon que Pascal lui-même avait faite
à sa sœur Gilbertc :
Pascal avait remarqué que les
hommes étaient dans un aveuglement
dont ils ne pouvaient sortir que par
Jésus-Christ, hors duquel toute com-
munication avec Dieu nous est ôtée,
parce qu'il est écrit que personne ne
connaît le Père que le Fils et celui à
qui il plaît au Fils de le révéler. La
divinité des chrétiens ne consiste pas
en un Dieu simplement auteur des
-s- 79 -^
vérités géométriques et de l'ordre
des éléments. Elle ne consiste pas
dans un Dieu qui exerce sa provi-
dence sur la vie et sur les biens des
hommes... Maisle Dieu d'Abraham et
de Jacob, le Dieu des chrétiens, est
un Dieu d'amour et de consolation.
C'est un Dieu qui emplit l'âme et le
cœur de ceux qui le possèdent. C'est
un Dieu qui leur fait sentir intérieu-
rement leur misère et sa miséricorde
infmie; qui s'unit au fond de leur
âme ; qui les remplit d'humilité, de
foi, de confiance et d'amour; ([ui les
rend incapables d'autre fin que de
lui-même. Le Dieu des chrétiens est
-^ 80 ^
un Dieu qui fait sentir à l'ame qu'il
est son unique bien, que tout son
repos est en lui, qu'elle n'aura de
joie qu'à l'aimer, et qui lui fait en
même temps abhorrer les obstacles
qui la retiennent et l'empêchent de
l'aimer de toutes ses forces...
Maintenant, Pascal va prendre des
résolutions. Il fera mieux que de sur-
monter les tentations. Désormais, ce
sera F
oubli du monde
et de tout, hoï^mis Dieu.
Lui qui a tant cherché sa voie, il
sait maintenant, que Dieu
-&^ 81 ^
ne se trouve que par les
voies enseiynées dans FEvângile.
Dieu ne se trouve pas
par la mcditalion des preuves méta-
physiques, non plus que par l'exa-
men de l'univers. Il se trouve par la
diminution des passions. En se tai-
sant, celles-ci laissent parler l'àme,
enfin libérée et d'esclave devenue
une affranchie bondissant vers son
Dieu.
Ici, Pascal s'interrompt pour faire
un retour sur l'humanité en général
et pour s'émerveiller de la grandeur
de Vâme humaine^ c'est-à-dire de la
c
-^ 82 -^
pensée. Rappelez-vous les phrases
fameuses :
(( L'homme n'est qu'un roseau, le
plus faible de la nature, mais c'est un
roseau pensant... Quand l'univers
l'écraserait, l'homme serait encore
plus noble que ce qui le tue, parce
qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage
que l'univers a sur lui, l'univers n'en
sait rien... Toute notre dignité con-
siste donc en la pensée. C'est de là
qu'il faut nous relever et non de l'es-
pace et de la durée que nous ne sau-
rions remplir. Ce n'est point de l'es-
pace que je dois chercher ma dignité,
^- 83 =4-
mais c'csl du rôglemenl de ma })cn-
sée. Par l'espace, ^uIli^'ers me com-
preml elm'cngloutil comme un point.
Par la pensée, je le comprends...
Bien plus, les hommes peiivenl domp-
ter leurs passions. Quelle matière
l'a pu faire ? »
Cette supériorité de l'Ame sur le
monde, Pascal la trouve dans cette
belle formule des Écritures : « Père
juste, le monde ne Ca point connu,
mais je t'ai connu. » D'où cette eliu-
sion : Joie, joie, pleurs de joie! sorte
de « magnificat» qu'il entame. Puis un
retour, un remords : Je m'en suisse-
4- 84 -?-
paré. Dereliquerunt me fontein aquœ
vivœ. J'étais une source tarie. Pareil
malheur m'arrivera-t-il encore ?
« Mon Dieu, me qiiitterez-vous?))
Que je n'en
sois pas séparé éternellement.
Sur ce mot, éternellement, il fait
sa profession de foi. La vie éternelle,
c'est la possession de la vérité, c'est
la connaissance de la cause dernière,
et celui qui sert d'intermédiaire entre
cette cause et les hommes, c'est celui,
ne nous lassons pas de le répéter,
qui peut toucher le cœur : c'est Jésus-
-^ 85 -^
Chrisl. Avec quelle complaisance
Pascal cite ces textes des Écritures,
pleins d'une musique peut-être ou-
bliée de nous, insaisissable pour
nous, mais, pour lui, familière et
qui multipliait la force de ses
preuves :
« Cette est la vie éternelle, qu'ils
te connaissent seul vrai Dieu, et celui
que tu as envoyé, Jésus-Christ. »
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Par trois fois il répète ce grand
nom. Il se plaît k ébranler sa propre
P sensibilité, à faire jaillir de son cœur
-^ 86 ^
les effusions, les tendresses, les vé-
nérations, l'amour amassé en lui par
des milliers de parents catholiques.
On dit que, dans les réunions pu-
bliques, au pays d'Angers, le mot
Dieu ne peut être prononcé sans
faire frémir l'auditoire, sans le sou-
lever d'enthousiasme. Ces paysans se
groupent au cri saisissant de : « Vive
Dieu ! » C'est vive tout ce qu'il y a
de sacré dans les profondeurs de
chacun d'eux ; c'est le mot où ils
accumulent toutes les richesses mo-
rales de leur race. Dans une émotion
identique, Pascal dit et répète le nom
de Jésus-Christ ; il y célèbre l'hu-
^ 87 -^
manité dont il vient de dire la gran-
deur, qui est la pensée et il y célèbre
Dieu, l'auteur des vérités géomé-
triques que sa curiosité scientifique
a toujours poursuivies.
Puis, de nouveau, un remords et
une crainte :
Je m en suis séparé, je l'ai fui, re-
noncé, crucifié. Que je n'en sois ja-
mais séparé.
Gomment le garder ? Sachons qu'il
ne se conserve que par les voies en-
seignées dans r Évangile, par le re-
noncement absolu qui, cette fois, ne
4- 88 ^
lui coûtera plus d'elîort, car il pro-
clame : Renonciation totale et douce.
Cette renonciation sera facilitée
par le directeur que Pascal choisira.
Gela, c'est le suprême effort pour
dompter son amour de soi-même,
pour dompter un reste d'indépen-
dance caché dans le fond de son
cœur. Soumission totale à Jésus-
Christ et à mon directeur. Qu'im-
porte, d'ailleurs, un peu de tribula-
tion, quelques épreuves. Ne sera-t-il
pas éternellement en joie pour un jour
d'exercice sur la terre. Et il conclut
en reprenant une phrase du Psaume
118 : Non obliviscar sermones tuos.
^ 89 ^
(Je n'oublierai pas tes enseigne-
ments. M 77?e aï.
Enfin, il dessine, au bas de son
Mémorial ^ cette même croix flam-
boyante qu'il avait mise en tête, et
qui a dû présider à ces deux heures
d'illumination.
Messieurs,
Je crois que notre interprétation
ne prête pas à la critique. Ce papier,
c'est, évidemment, l'attestation de
la lumière que Pascal a reçue, le
mémorial de la réponse accordée à
^ 90 =^
son cri crangoisse, le bulletin de sa
victoire sur les ténèbres, son action
de grâce et son acte de ferme propos.
Messieurs, cette soirée du 23 no-
vembre, c'est le plus haut sommet de
la vie de Pascal, et d'où l'on em-
brasse toutes les époques de sa vie.
Jetons de là, avant de terminer cet
entretien, un regard sur la suite delà
vie de ce héros, où il n'est pas de
notre programme de le suivre.
Un mois après cette grande scène,
sa sœur Jacqueline écrivait à Ma-
dame Gilberte Périer : « Quoiqu'il se
trouve plus mal qu'il n'ait fait depuis
I
-^ 91 ^
longtemps..., je remarque en lai une
humilité et une soumission, même en-
vers moi, qui me surprennent. Enfin,
je n'ai plus rien à vous dire, sinon
qu'il paraît clairement que ce n'est
plus son esprit naturel qui agit en
lui. » Dans le môme moment, Pas-
cal quittait son cachet habituel, pour
en prendre un qui représentait un
ciel enfermé dans une couronne
d'épines avec cette devise : Scio cui
credidi. (Je sais en qui j'ai cru).
Phrase d'immense importance. Ai-jc
bien lu? Il semble déclarer que, main-
tenant, il possède la connaissance
complète ; qu'il sait, alors qu'au-
^ 92 ^
paravant il ne faisait que croire.
Dorénavant, sa vision va com-
mander sa vie. Il ne cessera pas de
la méditer en esprit et d'y conformer
sa conduite. Ces messieurs de Port-
Royal, à qui il ne veut rien refuser^
pourront bien remployer dans leurs
querelles. Pour les servir il écrira^
sur les notes qu'ils lui fourniront, les
Provinciales : mais que lui font pro-
fondément ces polémiques ? Il repense
toujours le papier cousu dans son
pourpoint, mémorial du soir oiu
dans un mouvement d'une inten-
sité surhumaine, il a découvert que
^ 93 -^
le cœur est supérieiu' à la raison.
En écrivant ses Pensées, il écrira
l'histoire de sa conversion, l'histoire
des angoisses par lesquelles il est
parvenu au repos et au bien-être de
l'àme. Une fera plus que commenter
indéfiniment son illumination de no-
vembre 1654.
Dans les (jualre dernières années
de sa vie, comme la maladie l'empê-
chait de travailler, il avait un alma-
nach qui l'instruisait des églises où
il y avait des cérémonies particu-
lières, des reliques exposées ou quel-
^ 94 ^
que solennité, et il s'y rendait. Il y
méditait indéfiniment (et sans en
épuiser le sens) tous les sentiments
qui Tavaicnt assailli dans sa vision.
Une âme religieuse dispose de deux
sortes de prières. Elle peut répéter
les prières liturgiques dont les formes
ont été fixées par l'Eglise. Elle peut
aussi laisser un filtre cours aux pen-
sées de l'esprit et aux effusions du
cœur. Dans les églises, où il suivait
les plus humbles offices, Pascal lisait
son Psaume 118 et puis il songeait.
Mais, maintenant, celui que nous
avons vu songer avec angoisse songe
avec amour. Et le recueil de ses son-
I
-^ 95 =^
geries, nous le possédons : c'est le
recueil de la Bibliothèque Nationale,
que nous appelons les 7^e/ïsee.s\ Livre
sublime où l'esprit des cloîtres réap-
paraît ai)rcsuu inlcr^'alle de plusieurs
siècles.
En suivant, à travers les paroisses
et selon les indications de son alma-
nach, tous les exercices de dévotion,
Pascal refaisait les gestes automa-
ti(pies pour mieux laisser les rêves
remontera lasurface de sa conscience.
Il s'enivrait dans cet abîme de mono-
tonie. C'est ici qu'il faudrait com-
menter son sublime (( abêtissez-
vous », puissante idée exprimée par
^ 96 ^
un trait d'humour et d'exagération
pittoresque.
Puis, il rentrait chez lui, pour soi-
gner le pauvre qu'il y avait installé.
On a raison de l'en admirer ; mais,
dans les soins qu'il lui donnait, il
a montré moins d'héroïsme que le
jour où, pour devenir le frère de cet
humble, il s'est éloigné du Dieu des
philosophes et des savants.
LES DEUX MAISONS DE PASCAL
A
CLERMONT-FERRAND
Les deux chapitres qui suivent
ont paru dans /'Écho de Paris,
l'un le li et l'autre le 18 septembre
1900. Ils portaient alors pour
titre: I. Peul-on conserver la
maison de Pascal ? II. Faut-il
sauver la maison de Pascal?
Le second chapitre a, déplus, été
reproduit, en grande partie, dans
Vouvrage suivant : Auvergne et
Limousin, par Ad. van Bever,
Paris, Devambez, s. d. [1912],
LA MAISON NATALE
DE LA
RUE DES GRAS
JE viens (le jeler à Clcrmonl-Fei-
rand, sur la maison où naquit
Biaise Pascal, un des derniers coups
d'œil qu'elle recevra. Parfaitemenl.
On va la démolir. Déjà lou( im cor[)s
^ 100 ^
de bâtiment n'a plus de toit; les pau-
vres chambres où les Pascal mirent
une si noble atmosphère d'ordre, de
discipline, bayent nues et souillées
de cette abjection particulière aux
appartements éventrés. Et malgré
les appels d'un distingué journaliste
local, M. Dumont (dans V Avenir du
Puy-de-Dôme), à qui M. André Hal-
lays fait écho, les Clermontois qui
côtoient cette vénérable condamnée,
ne se soucient, semble-t-il, que
d'éviter les matériaux descellés par
des ouvriers gais et actifs.
Ce serait agréable qu'un architecte
en vacances s'amusât, passant par
^ 101 ^
Glermont, à nous restilucr eu Ijrcf
croquis la première honuêteté de
cette bâtisse que le simple passant ne
parvient pas à se représenter sur la
triste mine qu'elle présente. Prenons
du moins une photographie in-exire-
mis. Peut-être voudrez-vouslai'lisser
dans votre bibliothèque sur le rayon
« Pascal ».
Telle que je l'ai vue ces derniers
jours, la maison natale de Pascal est
un vaste quadrilatère à quatre étages,
triste et malpropre. De ses trois
faces libres, l'une s'étend sur une
bonne voie, la rue des Gras ; la
deuxième est séparée delà cathédrale
^ 102 ^
])ar un élroit couloir et se continue
sur une place nommée « la place der-
rière Glermont » ; enfin la troisième
borde la rue des Gbaussetiers, mes-
quine et resserrée. Elle abrite dans
ses porches une dizaine de boutiques,
les unes modernes, les autres infini-
ment vieillottes. Elle est irrégulière,
bizarre, tourmentée ; ses murs font
des coudes, et des escaliers extérieurs
la flanquent. Mais sa principale sin-
gularité, c'est un passage qui la troue,
où coulent deux filets d'eau mal-
propre, où s'embranchent de nom-
breux escaliers, tous divers, tous sor-
dides, et qui débouche sur une
-^ 103 -4-
terrasse, formant une cour intérieure.
Cette cour-terrasse, grâce h la pente
du terrain qui supporte tout l'im-
meuble, se trouve au premier étage ;
on en descend par un escalier en plein
air, devant la cathédrale, ou bien,
franchissant un nouveau porche,
enfilant unnouveau boyau, on gagne,
sur la rue des Gras, un balcon qui, le
le long de la maison Pascal, au-dessus
des boutiques, s'en va desservir une
maison voisine.
Est-ce pour mon plaisir, pour le
vôtre, que j'essaie de mener à bien
cette description où Gautier et Hugo
se seraient soûlés de pittoresque ?
^ 104 ^
C'est qu'il faut cataloguer de notre
mieux une" relique qui va dispa-
raître.
Cet immense capliarnaûm, où l'on
trouve même une chapelle, appar-
tient à plusieurs propriétaires, qui
Font distribué en une infinité de lo-
gements plus que modestes. Eux-
mêmes, ils ont fui. Comme je deman-
dais, pour une raison qu'on trouvera
plus loin, à une des mercières logées
dans la maison Pascal, si M. Peghoux
habite la maison voisine.
— Non, monsieur, me répondit -
elle de son air le plus entendu, et en
personne qui connaît les rangs so-
^ 105 =-f
ciaux; il n'y a point ici de logement
pour M. Doininic[ue Peghoux.
Ces bâtiments si méprisés, sacri-
fiés, faisaient au seizième siècle, où
ils furent construits, un noble hôtel.
On le nomma hôtel Langhac. Et
cjuand le père du grand Pascall'acheta
en 1614, c'était l'hôtel de Vernines.
Déjà la propriété en était fractionnée,
et Etienne Pascal n'acheta que deux
corps de logis sur quatre qui font
l'ensemble.
Dans lequel de ces deux corps
naquit Biaise Pascal? C'est un pro-
blème et d'autant plus intéressant
qu'à l'heure où vous me lisez il ne
-^ 106 ^
subsistera plus sans doute qu'un de
ces deux bâtiments où habitèrent les
Pascal; on démolit l'un et l'autre est
marqué pour être jeté bas, dans l'en-
semble du projet voté par le conseil
municipal de Glermont.
Un mouvement de l'opinion
pourra- t-il mettre le holà ? Il y a
quelques années, on a déjà rasé un
des angles de cette maison, par où
elle s'accotait à la cathédrale : et
c'est ainsi que fut créé le passage,
le couloir, qu'il s'agit d'agrandir par
une nouvelle démolition partielle.
Depuis longtemps, d'ailleurs, tout
a été bouleversé, escaliers, fenêtres,
-^ 107 °^
cloisons, dans celle grande carcasse
déshonorée, où seuls les murs de la
cour intérieure m'ont paru garder
quelque caractère architectural du
seizième siècle. Et pour vous dire
franc, la piété ne sait trop où se
prendre dans cette masure qui pue les
misères à la Balzac plus qu'elle n'em-
baume les fortes vertus de l'incompa-
rable famille Pascal.
Si j'y trouvai quekiue plaisir, ce
fut à retrouver le soutènement du
balcon, dans la rue des Gras, et ce
dernier pilier de droite (en regardant
la maison) à propos duquel Etienne
Pascal soutint un procès, en 1614,
^ 108 ^
quand il imagina de transformer ses
écuries du rez-de-chaussée en bou-
tiques qui durèrent jusqu'à cette se-
maine. Il y a bien deux cents per-
sonnes, parmi lesquelles je me range
sans honte, qui peuvent amuser leur
imagination avec ces vestiges : mais
à chaque heure, dans ce quartier très
fréquenté de Glermont, deux cents
passants trouvent trop étroit le cou-
loir de deux mètres à peine, où
s'étrangle soudain ^la rue, entre le
perron de la cathédrale et la maison
de Pascal. Et que leur chante notre
piété littéraire ?
Les Parisiens qui détruisent féro-
^^ 109 "^
oement tous les vestiges historiques,
au point que Paris, toutes propor-
tions gardées, est peut-être la ville de
France la plus vide de souvenirs,
vont parler du vandalisme provin-
cial. Eh ! grand Dieu ! n'allez pas
croire que les Glermontois, d'une
façon générale, coupent aisément
leurs traditions. Je n'ai pas vu sans
une espèce d'émotion intellectuelle
que, dans la rue des Gras, la maison
qui touche au corps de logis d'Etienne
Pascal appartient aujourd'hui encore
à la famille ([ui l'habitait lors de la
naissance de Biaise Pascal. Oui, cette
contestation sur le pilier, dont nous
^ 110 -^
parlons plus haut, Etienne Pascal
Teut avec son voisin, Robert Pé-
ghoux, en 1614. et aujourd'hui en-
core cette maison appartient à
M. Dominique Peghoux, descendant
de l'adversaire de Pascal. On voudrait
croire que cette famille honorée par
une telle querelle, a conservé des
traditions sur l'enfant prodige, sur
l'admirable père, sur Jacqueline, sur
Marguerite. Ils ne sont pas rares, me
dit-on, les Clermontois aussi profon-
dément enracinés, et Ton me cite
une maison, celle-là même occu-
pée par V Avenir du Puy-de-Dôme.
qui depuis le quatorzième siècle.
-^ m -
est restée dans la même famille.
Est-ce donc alors qu'attaches à
leur ville, les Clermontois se désin-
téressent de sa gloire ? Non pas !
toujours ils servirent de leur mieux
les intérêts de Pascal. C'est un bi-
bliothécaire de la ville de Glermont,
M. Gonod, qui accompagna, guida
parfois M. Faugère, dans sa pour-
suite en Auvergne des manuscrits de
Pascal. C'est une communication
d'iui Clermontois, M. Bellaigue de
Bughas, à l'Académie de Clermont,
qui a déterminé en 1880 cette mai-
son oii est né Pascal ; ses recherches
me guident et je l'en remercie bien
^ 112 ^
sincèremenl . Mais on ne peut pas
raisonnablement demander au suf-
frage universel, dont le conseil muni-
cipal de Clermont est l'instrument, de
se placer au point de vue où sont tout
naturellement des lettrés.
L'Auvergne a donné Pascal à la
littérature française et à la religion.
S'il appartient à la nation entière, les
philosophes, les artistes et le clergé
sont plus immédiatement chargés de
servir son œuvre et sa mémoire. Or,
voici où j'en veux venir^ c'est l'im-
prévoyance de son monde, de ses
serviteurs responsables, qui a com-
promis pour Pascal les choses d'une
-^ 113 -^
façon irrémédiable comme nous les
voyons.
Ne vous en prenez pas an charre-
tier qui veut conduire ses chevaux
de la rue des Gras à la « place der-
rière Glermont », ni à la mère de fa-
mille qui redoute son gamin écrasé
par une automobile soudainement
surgie. Ces gens-là ont raison, après
tout! Ils font de leur cervelle, de
leur petite influence, un emploi selon
leur qualité. Mais sachez ceci :
Vers 1886, sur la sollicitation du
clergé, le ministre a attribué une
somme de 30.000 francs à la cons-
truction d'un perron, en avant de la
8
^ 114 ^-
cathédrale, sur la rue des Gras.
C'était réduire le passage de telle
manière que la démolition de la mai-
son de Pascal devait en résulter un
jour ou l'autre .
Je propose une solution, qui me
semble seule pratique. Qu'il faille
approuver ou blâmer les préoccupa-
tions utilitaires d'un conseil muni-
cipal, c'est un problème, mais nous
sommes dans l'ordre des faits et je
vous assure que, tôt ou tard, les élus
de Clermont, quand ils reviendraient
cette fois sur leur vote, seront mis en
demeure d'élargir le passage, et par
conséquent de jeter bas toute la mai-
son de Pascal, l^oiir conserver le
corj3S de logis qui est encore intact,
un seul moyen : que la cathédrale re-
nonce à son perron.
Pascal a fait d'autres sacrifices à
la religion, le clergé peut bien sacri-
fier à Pascal une commodité dont on
se passa jusqu'en 1886. (Retenez ce
dernier point, ce perron est une re-
touche toute moderne.)
Je prie André Hallays de me croire
sur parole ou plutôt de se renseigner,
d'examiner les lieux, telle est la solu-
tion — qui va peut-être mécontenter
d'abord les avocats de Pascal. Mais
quoi ! je le répète, c'est à ceux qui
L
^ 116 ^
jouissent du génie de ce grand homme
de payer leur dette, et nous sommes
sans doute quelques amis de Pascal
et des cathédrales, qui trouverions
fort noble cette amputation d'un
membre architectural — qui ne com-
promettra pas Torganisme de l'édi-
fice — par pitié envers le haut et rare
génie dea Pensées.
Au reste, j'y veux revenir, et, après
avoir dit comment on peut, selon
moi, sauver la « Maison de Pascal »,
je voudrais examiner s'il faut la sau-
ver. Gela me permettra de décrire une
seconde maison de Clermont, bien
mieux parlante, plus poétique, et
-^ 117 -4^
qui intéresse de 1res près Pascal.
Il me semble (jue ces menus ren-
seignements méritent qu'on les glisse
dans le commentaire abondant, et
jamais trop abondant, que la pensée
française a donné sur le plus sublime
de nos chefs intellectuels.
II
LE CHATEAU DE BIEN-ASSIS
Nous nous a Hachons aux lieux où
vécut le génie, autant qu'ils le
formèrent et nous aident à le com-
prendre. Lan dernier à pareille
époque, dans un entr'acte de la tra-
gédie nationale, j'allais de Rennes à
:^ 1111 -^
Gombourg où vécut le jeune René de
Chateaubriand, et, parcourant la fa-
meuse Tour du Chat, les rives de
l'étang et ce ([ui fut une lande semée
de pierres druidiques, je retrouvais
des traits nombreux qui furent trans-
portés par le père de René et de Vel-
léda dans la physionomie littéraire de
la France.
Sources modestes de lueurs ma-
gnifiques, comment supporterions-
nous que, sous d'ignobles fascines,
on vous fît disparaître ! Dans la cam-
pagne imaginaire où la gratitude
d'un romantique se plairait à grouper
l'École de Brienne (« Pour ma pen-
^ 120 ^
sée, disait Bonaparte, Brienne est ma
patrie ; c'est là que j'ai ressenti les
premières impressions de l'homme »),
lesGliarmettesde Rousseau, le Saint-
Point de Lamartine, le Gombourg
de Chateaubriand, on voudrait aussi
qu'un point du paysage évoquât la
figure passionnée de Pascal. Mais
qu'est-ce, dans la vie de l'auteur des
Pensées, que cette maison de la rue
des Gras, à Glermont ?
Il en partit à l'âge de sept ans pour
n'y plus revenir. Peut-on du moins
l'appeler sa maison de famille? Bien
qu'il n'y ait été, dans un âge si
tendre, qu'un petit animal, un véri-
-^ 121 -^
table légume, à demi insensible, elle
nous serait sacrée, certes, si elle avait
abrité le développement de la famille
Pascal, de cet arbre majestueux, la
plus puissante végétation de cette
Auvergne où l'un des plus beaux
arbres de France, le noyer, étage et
noue ses branches...
Hélas ! la maison de Glermont ne
l)cut pas être dite la maison des Pas-
cal. Ces grands bourgeois ne font
qu'un moment dans ses fortunes suc-
cessives. Pas plus qu'ils ne la bâti-
rent, ils ne la marquèrent de leurs
mœurs. Elle avait déjà une centaine
d'années, quand Etienne Pascal en
-i- 122 ^
acheta deux corps de logis, en 1(514 ;
il les revendit en 1633. Et, s'il est
vrai que Biaise Pascal naquit rue des
Gras, à Glermont, et qu'à trois ans,
il y perdit sa mère, c'est à Paris, rue
Tixeranderie, sur la paroisse de Saint-
Jean-de-Grève, où sa famille vint
s'installer dès 1631, que s'éveilla son
2fénie.
Et puis, pour tout dire, Pascal
n'est point de ceux qui reçoivent leur
génie du dehors ou qui le transpor-
tent sur les choses. Il renferme en
lui-même toutes ses puissances ; il les
lire de sa méditation, il les attribue à
l'influence directe de l'Etre Infini, et
-^ 123 -.-
pour cnlrcr en coininunication avec
l'auteur des Pensées, il n'y a pas de
Clermont ([ui nous aide : il faut que
nous nous fassions l'homme de son
livre.
Pourtant, si vous lenez à situer
dans un décor matériel la pensée
de ce grand homme, et s'il vous
faul une autre atmosphère ({ue celle
(jui, se levant de son œuvre même,
emplit votre cabinet, à deux pas de
Paris, vous trouverez le vallon de
Port-Royal-des-Champs, et, sur la
berge droite de la Seine, à cin-
quante mètres au-dessous du pont
de Neuilly, le point oii Pascal,
-^ 124 ^
en carrosse , faillit être précipité.
Lieu sacré, celui-là, qui haussa la
plus admirable folie à ses accents
désespérés! Il vaudrait alors même
que l'humanité demanderait à d'autres
doctrines qu'au catholicisme un point
de vue pour élever la nature humaine
et une force pour se soulever, au
moins de désir, hors des intelhgences
obtuses et courtes, contentes d'être,
satisfaitesdu monde et de la destinée.
M. Boutmy vient de consacrer à
Pascal une noble étude. Livre trop
apaisé pourtant, qui supprime, atté-
nue l'âpreté, et croyant épurer ce
grand malade farouche, le réduit
-^ 125 ^^
presque en galant homme. Il sup-
prime, ne mentionne même pas
r « accident du pont de Neuilly ».
C'est indirectement, j'en conviens,
cpie l'on connaîl la portée reconnue
par Madame Périer à cet accident. Et
pourtant, pour ma part, je continue
d'admetlre sa grande importance.
On sait par quels à-coups se dé-
cidait Pascal; on ne peut pas nier
([u'un soir de novembre 1634 il soit
tombé dans une sorte de ravissement,
dans une magnifique hallucination.
Sur un tel tempérament, la secousse
du })onl de Xeuillydut être féconde.
Ce n'est point d'une façon incidente
^ 126 ^
que Ton peut aborder cette question,
une des plus belles de la haute cul-
ture, mais nous sommes autorisés à
comprendre que, sous l'influence
d'un choc, des parties de nous-mêmes
entrent en activité, élaborent des
images et des sentiments que nous ne
savions pas abriter dans nos replis
profonds.
Au reste, de quelque manière que
l'esprit d'humihté, d'ascétisme et de
solitude soit né en Pascal, c'est à
Port-Royal-des-Ghamps qu'il le sa-
tisfit. A trois lieues de Versailles,
dans ce vallon légèrement maréca-
geux, où l'on distingue une sorte de
^ 127 ^
dignité morale, des sites qui n'ont
pas changé encadrèrent les impres-
sions de Pascal, des impressions
qu'ils n'avaient pas créées, certes,
mais qu'ils surent ne point lroul)ler.
Il faut accepter la mort môme des
choses. Par une jolie après-midi de
septembre, j'ai profité de la maison
de Pascal qu'on commençait à démo-
lir. J'ai jeté mon cri d'alarme. Ayant
satisfait à mon devoir de lettré, je
n'avais plus qu'à goûter la volupté de
A'oir ce t{ui va cesser. Plaisir appro-
prié aux couleurs de l'automne !
Mais si quelqu'un par la suite, en se
l)romenant à Clermont, veut rcvei-
^ 128 ^
de Pascal, je lui signale des vestiges
où il prendra mieux son imagination
qu'il n'eût fait rue des Gras.
Depuis la place d'Espagne, si l'on
se tourne vers la campagne de Cler-
mont, et si l'on parvient à orienter
son regard entre des constructions
toutes proches qui embarrassent le
panorama, on distingue, à deux cents
mètres en contre-bas, une vaste mai-
son couverte de tuiles roses et fïan-
c|uée de deux pavillons. C'est Bien-
Assis, à demi ruiné et qu'on traite
encore de château : c'est l'antique
campagne de la famille Périer.
J'y suis allé par un soir charmant.
-4- 129 "^
Ces terrains, encore peu bâtis et qui
furent le vaste parc du château, sont
divisés entre des jardiniers, ama-
teurs des plus beaux tournesols. Sous
le soleil incliné, les têtes de ces
plantes venaient par-dessus les pa-
lissades, décorer la ruelle que je sui-
vis jusqu'à une belle entrée en demi-
lune, flanquée de deux pavillons bas,
délabrés et désaffectés. Je fis vingt
mètres dans cette avenue et, fran-
chissant des restes de fossés, je pé-
nétrai par un joli arceau dans une
cour, sur le côté de la maison. Ses
deux façades régnent sur des jardins
où su])siste une large fontaine en
^ 130 ^
pierre, agréable d'abondance et de
vétusté.
Je visitai le tout fort indiscrète-
ment. Je vis dans la maison un esca-
lier de style, avec des peintures dans
le ciel, puis de l'intérieur, je passai
de plain-pied sur une terrasse qu'en-
serrent les deux ailes. Elle domine de
huit marches les jardins et prend une
belle vue sur Glermont qui, tout en
face, s'étend et allonge sa cathédrale
aur la colline.'
Ce fut assurément la plus aimable
des propriétés, bien assise, comme
son nom le dit, avec deux étages de
sept fenêtres chacun dans le corps
-^ 131 -s-
principal, et de trois fenêtres dans les
ailes. Elles sont grillées au rez-de-
chaussée. Quant au jardin, puisque
c'est déjà la Limagne, vous pensez
s'il dcA ait être bon fruitier.
Peut-être avez- vous eu l'occasion
de visiter dans l'Ouest, près de Vi-
tré, le château des Rochers, qui garde
tout intact un des décors où vécut
Mme de Sévigné. Les choses aident
à comprendre les esprits. Bien-Assis
n'eut jamais ce grand caractère sei-
gneurial, mais c'était, on s'en assure
dès l'abord, bien mieux qu'une maison
bourgeoise ; les Pascal, les Périer
étaient de condition et d'état recom-
-^ 132 ^
mandables, plutôt que de qualité, et,
faisaient partie du haut tiers-état.
Florent Perier, fils du propriétaire de
cette maison et mari de Gilberte Pas-
cal, était conseiller en la cour des
Aides, à Clermont, où son beau-père,
Etienne Pascal, le père de Biaise, avait
été second président. On prend ici
sur le vif les mœurs de ces ifamilles
([ui demeurent l'honneur de notre
société française et d'incomparables
modèles pour la modération, la di-
gnité, l'autorité morale.
Tandis que je m'attardais dans
cette maison et ces jardins, je déran-
geai des jeunes filles qui jouaient au
^ 133 -<
tonneau et qui voulurent bien ne pas
s'étonner immodérément de mon
inventaire. Elles faisaient figure utile
dans le paysage. Je pensais que le
petit Biaise, malgré son sérieux pré-
coce, avait dû, par une même soirée
d'automne, jouer à des jeux analo-
gues, sur ce même terrain, devant ce
même horizon, avec ses sœurs, Gil-
berte, Jacqueline et avec les enfants
Périer.
En vérité, peu importe qu'on jette
bas la maison natale de la rue des
Gras. Mille fois transformée, et déjà
amputée, elle n'a rien à nous dire et
n'intéresse que notre excusable féti-
+- 134 ^
chisme. C'est chez les Périer, dans
cette maison fatiguée, mais toujours
pareille à elle-même, que l'imagina-
tion, même la plus distraite, sentira
l'enfance du génie dont la maturité
demeure attachée au vallon intact de
Port-Royal.
APPENDICE
MEMORIAL
DE
BLAISE PASCAL''
L'an de grâce 1654,
luiidy 23 novembre, jour de St-Clcmenl pape et martir
et autres, au marlirologe,
Veille de Sl-Chrysogone marlir et autres,
Depuis environ dix heures et deniy du soir
Jusques environ minuit et demy,
Feu.
« Dieu d'Abraham, Dieu d'isaac, Dieu de Jacob,
non des philosophes et des scavans.
Certitude, Certitude, Sentiment, Joye, Paix
Dieu de Jesus-Chrisl.
Dcani nu'uni et Deuin vestrani.
« Ton Dieu sera mon Dieu. »
Oubly du monde et de tout, hormis Dieu.
U) Bibliothèque Nationale. Ms. Fr. 9202. Pensées de Pascal,
fol. D. — Une reproduction en fac-similé, de ce manuscrit, a été,
publiée en 1905, par M. Léon Brunschvicg (Paris, Hachette
in-folio.) Au verso du fol. D. de ce document, on lit ce qui suit:
« Je soussigné, Prestre, chanoine de l'église de Clermont, cer-
tifie que le papier de l'autre part collé sur cette feuille, est écrit
de la main de M. Pascal, mon oncle, et fut trouvé après sa
mort cousu dans son pourpoint, sous la doubleure avec une
bande de parchemin où étoient écrits les mesmes mots et en la
mesme forme qu'ils sont icy copiez. « Fait à Paris, ce 25 sepf're
mil sept cent onze. Perier. »
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Il ne se trouve que par les voyes enseignées dans
l'Evangile.
Grandeur de l'âme humaine.
« Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ay
connu. »
Joye, joye, joye, pleurs de joye.
Je m'en suis séparé...
Dereliquerunt me fontem aqiiœ vivœ.
« Mon Dieu me quitterez-vous... »
Que je n'en soyes pas séparé éternellement.
« Cette est la vie éternelle, qu'ils te connoissent seul
vray Dieu, et celuy que tu as envoyé. J.-G. »
Jesus-Christ
Jesus-Ghrist
Je- m'en suis séparé, je t'ay fuy, renoncé, crucifié.
Que je n'en soyes jamais séparé...
Il ne se conserve que par les voyes enseignées dans
l'Evangile.
Renonciation totale et douce.
[Soumission totale à Jesus-Christ et à mon directeur.]
[Eternellement en joye pour un jour d'exercice sur la
terre.]
[Non obliviscar sermones tuos. Amen.] (I).
(1) Les dernières lignes, placées entre crochets, ne figurept
pas dans l'original. Elles nous ont été fournies par une copie
insérée dans le même manuscrit des Pensées (fol. E.) et qui
porte au début cette note marginale : « C'est icy la copie figurée
d'un parchemin trouvé après la mort de M. Pascal, mon oncle,
écrit de sa main, et cousu dans la doublure de son pourpoint.
Perier, Prestre Chanoine, de lEglise Cathédrale de Glermont. »
En regard de la dernière phrase, après ces mots : sermones
tiios, l'abbé Perier a noté, en marge : « On n'a pu voir distinc-
tement que certains mots de ces deux lignes. » ,
{Note des Editew-s.)
TABLE
TABLE
L A.Î(GOISSE DE PASCAI
LES DEUX MAISONS DE PASCAL , . .
I. LA MAISON NATALE DE LA RUE DBS GRAS.
II. LE CHÂTEAU DE BIEN-ASSIS
APPENDICE : MEMORIAL DE BLAISE PASCAL
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CE LIVRE, LE CINQUIEME DE LA
COLLECTION DES « VARIÉTÉS LIT-
TÉRAIRES », A ÉTÉ ÉTABLI PAR
AD. VAN BEVER. TIRÉ A MILLE
SIX CENT DIX EXEMPLAIRES, SOIT : 30 EX. SUR
VIEUX JAPON IMPÉRIAL (DONT 8 HORS COMMERCE),
NUMÉROTÉS DE 1 à 22 ET DE 23 A 30; 30 EX.
SUR CHINE (dont 2 HORS COMMERCE), NUMÉROTÉS
DE 31 A 58 ET DE 59 A 60 ; ET 1550 EX. SUR
PAPIER VÉLIN DE RIVES, TEINTÉ (dONT 50 HORS
commerce), numérotés de 61 A 1560 et de
1561 A 1610, le présent ouvrage a été achevé
d'iMPRIAIER, ATOURS, PAR l'imprimerie ARRAULT,
LE XXV janvier MCMX VIII. LES OR-
NEMENTATIONS TYPOGRAPHIQUES
ONT ÉTÉ DESSINÉES ET GRAVÉES
SUR BOIS PAR PIERRE VIBERT.
4363
^> 1903
B27
L'angoisse de Pascal
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