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LiBRARY
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L'ANNÉE
PHILOSOPHIQUE
XXII
FELIX ALCAN ÉDITEUR
L'A NNEE PHILOSOPHIQUE
Publiée sous la ijiRKcriON de F. PILLON
Ancien rédacteur Ho la Critique philosophique.
Chaque année forme un volume in-S" de 320 pages environ 5 fr.
1" Annék (1890). — Renouvier : De l'accord de la niétliodo phénoméniste avec les docliiues de
la création et de la rcaliln de la iialure. — F. Pillon : La première preuve cartésienne de
l'existence de Dieu et la criliquc de l'infini. — L. Dauriac : Pliilosoplics contemporains :
M. Guyau. — Bibliographie.
2' Annéi: (1891). - Renouvier ; La philosophie de la règle et du compas. Théorie logique du
Jugenienl dans ses applications aux idées géométriques et à la niPlhode des géomètres.
F. Pillon : L'évolution liistori((ue de l'alomisme. — L. Dauriac : Ou positivisme en psycho-
logie, à propos des Principes âe psyclwlogie de W. James. — Bibliographie.
3° Annéi; (1892). —Renouvier : Schopenhauer et la métaphysique du pessimisme. — L. Dau-
riac : Nature de l'émotion. — F. Pillon : L'évolution historique de lidéalisme. de Démo-
crile à Loi-ke. — Bibliographie.
4» AiN.NitE (1893). Epuisée. — 5» Année (1S!)4). Epuisée.
6» Année (1895). — Renouvier : Doute ou croyance. — L. Dauriac : Pour la philosophie de
la contingence, lîéponse à M. Fouillée. — F. Pillon : L'évolution de l'idéalisme au
xviu" siècle. L'idéalisme de Lannioii et le seplicisme de Layle. — Bibliographie.
7» Année (I89t)). — Renouvier. Les catégories de la raison et la métaphysique de l'absolu. —
L. Dauriac : La doctrine et la méthode de J. Lachelier. — F. Pillon : L'évolution de
l'idéalisme au xviu" si<-(:lc ; La ciitique de Baylc. — Biblio;;raphio.
8» Année (1897). — Renouvier : De lidée de Dieu. — L. Dauriac : La pliilosopliie de
M. l'aulJanet. — F. Pillon: La critique de Bayle : ciitique de l'atomismc épicurien. —
Bibliographie.
9' Année (1898). — Renouvier : Du principe de la rcdativilé. O. Hamelin : La philoso-
phie analytique de l'histoire de M. Renouvier. — L Dauriac : L'esthétique criticiste. —
F. Pillon : La critique de Bayle : criti((ue du panthéisme spiiioziste. — Bibliographie.
10» Année (1899). — Renouvier : La personnalité. — Hamelin : L'induction. — Pillon :
L'évolution de l'idéalisme au xviii= siècle. Bayle et le spinozisme. — Dauriac : La méthode et
la doctrine de M. Shadworth Hodgson. — Bibliographie.
Il" Année (1900). — Brochard ; Les mythes dans la philosophie de Platon. — Hamelin : Sur
une des origines du Spinozisme. — Dauriac : De la centingence des catégories. — Pillon :
L'évolution de l'idéalisme au .xviu' siècle. Bavie et le Spiritualisme cartésien. — Bibliographie.
12» Année (1901). — Brochard : L'œuvre de Socrate. — Hamelin : Sur la logique des Stoï-
ciens. — Robin : Le traité de l'âme, d'Aristote. — Dauriac : Essai sur Ta catégorie de
l'être. — Pillon : La critique de Bayle. Critique du théisme cartésien. — Bibliographie.
13« Année (1902). — Brochard : Les « lois » de Platon et la théorie des idées. — Hamelin :
Du raisonnement par analogie. - Pillon : La critique de Bayle. Critique des attributs de
Dieu ; Immensité, Unité. — Dauriac : Kssai sur la notion d'absolu dans la métaphysique
immanente. — Bibliographie.
14» Année (1903). — Brochard : La morale d'Epicure. — Pillon : La critique de Bayle. Cri-
tique des attributs di; Dieu : Simplicité. — Dauriac ; Essai sur l'instinct réaliste : Descartes
et Reid. — Hamelin : Corrections à la traduction française des Prolégomènes de Kant. —
Bibliographie. — Nf.croi.ogie : Renouvier.
15» Année (1904). — Rodier ; La cohérence de lu morale stoïcienne. — Hamelin : L'union de
l'âme et du corps, d'après Descartes. — Pillon : La critique de Bayle ; Critique des attributs
deDieu: Aséilé ou existence nécessaire. — Dauriac ; La logi(|ue du sentiment. — Bibliograplde.
16« Année (1905). — Brochard : La mor.ile de Platon. - Rodier : L'évolution de la dialec-
tique de Platon. — Hamelin ; L'opposition des concepts d'après Aristote. — Pillon : Un
ouvrage récent sur la philosophie de Renouvier. — Dauriac : La philosophie de G. Tarde.
— Bibliographie.
17» Année (1906). — "V. Brochard : Sur le Banquet de Platon. — G. Rodier : Conjecture sur
le sens de la morale d'Antislhène. — O. Hamelin : Sur un point du troisième argument de
Zenon contre le mouvement. — F, Pillon : Sur la mémoire et l'imagination affectives. —
L, Dauriac : Le crépuscule de la morale Kantienne. — Bibliographie.
ige Année (19u7). — "V. Brochard ; La théorie platonicienne de la participation d'après le Par-
m'énide et le Sophiste. — G. Rodier ; Les preuves de l'immortalité d'après le Phédon. —
G. Lechalas : Coup d'œil sur les géoniélries non métriques. — F. Pillon : Les lois de la
nature selon M. E. Boutronx. — L. Dauriac : h' Essai sur les éléments principaux de la
représentation et la philosophie d'O. Hamelin. — Bibliogr.iphie,
19= Année (1908). - G. Rodier ; Les fonctions du syllogisme. — V. Egger : Sur quelques
textes relatifs à Socrate. — L. Dauriac : Une doctrine contemporaine de psychologie. La
Psychologie de Victor Egger. — F. Pillon : Un ouvage récent sur les rapports de la science
et "de la rdigion. — Bibli')graphie. . . , ,, .
20° Année (1909). — G. Rodier: Quelques remarques sur la conception aristotélicienne de la
substance. — V. Delbos : Sur la formation de l'idée des Jugements synthétiques a priori
chez Kant. — F. Pillon : Les deux iiremières antinomies de Kant et les dilemmes de Renou-
vier. — Henri Bois ; Le finilisrao de DUrhing. — G. Lechalas : M. Duliem et la théorie
phvsique — L. Dauriac : Questions préliminaires : l'objet de la philosophie : le coraraence-
me'ut de la philosophie. — F. Pillon : Bibliographie philosophique française de l'année 1909.
21° Année (1911). — L. Robin : Les i. Mémorables » de Xénophou et notre connaissance de la
philosophie dé Socrate. — F. Pillon : La troisième antinomie de Kant et la doctrine de Scho-
penhauer — V Delbos : Les deux mémoires de Maine de Biran sur l'habitude. — L. Dauriao :
Le réalisme finitiste de F. Evcllin. — F. Pillon : Bibliographie philos ophiijuc française de
l'année 1910.
L'ANNÉE
PHILOSOPHIQUE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION
DE
F. PILLON
Ancien rédacteur de la Critique philosophique.
VINGT-DEUXIÈME ANNÉE — 1911
G. Rodier. — Xote sur la politique d'Antislhène.
G. Lechala^ — Les années d'apprentissage d'Eugène
Fromentin.
V. Delbos. — L'idéalisme et le réalisme dans la philoso-
phie de Descartes.
L. Dauriac. — Quelques réflexions sur la philosophie de
M. Henri Bergson.
F. Pillon. — La troisième antinomie de Kant, la croyance
à la liberté, le dilemme de Lequier et le primat de la
raison pratique.
Ch. Maillard. — A propos de quelques ouvrages récents
sur la philosophie allemande postérieure à Kant.
n. Bols. — L'idéalisme personnel d'Oxford : M. Hastings
Hashdall.
L. Danrlac. — Une philosophie de la religion.
V. Pillou. — Bibliographie philosophique française de
l'année 1911.
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALGAN
V
108, BOULEVARD S A INT-GERMAI\ , 108
1912
Tous droits de traduction et de reproductiou réservés.
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3
X
L'APsNÉE PHILOSOPHIQUE
1911
NOTE SUR LÀ POLITIQUE D'ANTISTHENE
Le mythe du PoiUique. —PoL, 2G8 E sqq. : Après avoir établi
par la méthode de division, que la politique est une partie de
Tart de conduire les troupeaux (£t:1 T:o'lp.vr, oi-rrooi ;jipo;
àv8poi-ovop.ixciv, 267 B-C), et remarqué que cette définition est
insuffisante parce qu'elle ne distingue pas assez l'art royal de
ceux qui s'occupent, comme lai, des soins à donner aux trou-
peaux humains (o^-ov ol ku-ozoï xal yîojpyol xal T'.TOupyol
-àvTS:;, xal ~pb; touto'.ç yjjjLvaT-ral xal to twv latpwv "j'évoç,
267 E), l'Étranger d'Elée déclare que, pour mènera bonne fin
la discussion, et obtenir un résultat dont on n'ait pas à rougir,
il faut avoir recours à un mythe : A l'origine Dieu lui-môme
présidait au gouvernement de l'univers et dirigeait le cours
de ses révolutions. Mais il n'est donné qu'aux êtres incorpo-
rels d'être éternels et immuables; l'univers est corporel et,
par suite, soumis au changement ; de plus, c'est un être
animé, c'est-à-dire capable de se m.ouvoir spontanément.
Lorsque le temps fixé est venu, le Dieu qui conduisait le
monde se retire, et le laisse livré à lui-même. Sous l'influence
de sa propre nature, il se met alors à se mouvoir dans une
direction opposée à celle que lui imprimait l'action divine, et
accomplit ainsi ~olVy.; T:$pi6o(ov uup !.àoa; (270 A). Ce chan"-e-
meut est le plus important de tous ceux auxquels il est sujet,
et provoque dans lexisteuce des êtres qui habitent ce monde
les modifications les plus importantes. Lorsqu'il est dirigé par
Dieu, les êtres vivants ne naissent pas les uns des autres; ils
sortent, tout formés, de la terre. Par suite, au lieu de croître
et de vieillir, ils rapetissent et rajeunissent. Les hommes et
les autres animaux sont sous la surveillance de démons, qui
PiLLON. - Année pliilos. 1011. 1
2 l'année l'HILOSOPHIQUE. l'Jll
les conduisent comme les pasteurs conduisent leurs trou-
peaux. Il n'y a, entre eux, ni guerres ni discussions d'aucune
sorte; les uns ne servent pas de nourriture aux autres; les
fruits que la terre produit spontanément suffisent à leurs
besoins. H n'y a ni cités, ni familles. La douceur et l'égalité
du climat permettent aux liommes de ce temps de se passer
de vêtements et de maisons. Leur bonheur est incomparable,
si du moins ils consacrent leurs loisirs, et emploient leur
commerce avec les autres animaux, à la recherche de la vérité
et de la science. Mais il en est tout autrement s'ils passent
leur temps à se rassasier de nourriture et à raconter des
fables, comme la légeude le prétend. Telle est la période que
l'on désigne, dans les mythes populaires, sous le nom de
règne de Kronos. Lorsque les temps sont accomplis, le monde
abandonné par le Dieu qui le guidait, se met, avons nous
dit, à se mouvoir dans le sens opposé à celui que l'aclion
divine le forçait de suivre. Quand les cataclysmes qui accom-
pagnent ce changement se sont apaisés, le monde, conservant
encore le souvenir delà période précédente, s'eiïorce de suivre,
le moins imparfaitement qu'il le peut, les voies du gouverne-
ment divin. Mais à mesure que ce souvenir s'affaiblit en lui,
il tend de plus en plus à revenir à l'étal de désordre qui avait
précédé l'action du démiurge, jusqu'à ce que celui-ci, crai-
gnant de le voir sombrer dans le chaos, prenne de nouveau
le gouvernail en mains. La période pendant laquelle le monde
est livré à lui même, est celle que les anciens ont appelée le
règne de Zeus. C'est dans cette période que l'univers se trouve
actuellement, et ce que nous croyons être la marche naturelle
des événements est, en réalité, le monde renversé. La généra-
tion sexuelle, le passage de la jeunesse à la vieillesse, la façon
doutnous nous procurons notre nourriture, ne sont que des
imitations, imparfaites ou à rebours, de ce qui avait lieu à
l'époque des lils de la terre. Privés de leurs divins pasteurs,
sur une terre qui ne leur fournissait plus d'elle-même de quoi
subsister, ayant à se défendre contre les attaques des autres
animaux, les hommes n'auraient pu vivre si les Dieux
n'étaient pas venus à leur secours, si ProméLhée ne leur eût
apporté le feu. Hephœstos les arts, '^fz' àvavxaiaç Wyj'/;7,i xal
Txa'.osuo-sioç (274 G).
D'après Zeller (II, l', 32o,o ; tr. fr... III, 293, 4), ce mythe
aurait, an moins en partie, pour but de critiquer les théories
d'Antislhèue : « ... les Cyniques voulaient justement réduire
NOTE SUR LA POLITIQUE D ANTISTHEiNE 3
ridée de l'État à celle d'un troupeau humaiu; uous sommes
donc amenés iramédiatemeut à penser qu'il s'agit d'eux dans
ce passage. Enfin la description de l'état de nature que donne
Platon, Rep., II, 372 A sqq., me semble également se rapporter
à Autisthèue. Sans doute Platon la présente tout d'abord en
son propre nom, mais il indique suffisamment, dans la suite,
qu'elle appartient à un autre, lorsqu'il appelle cet État naturel
un État de pourceaux. Je ne connais personne à qui elle puisse
être plus justement rapportée qu'au fondateur de la vie cyni-
que. » Zeller dit encore ailleurs (op. cit., p. 892) : D'après le
Politique, « à l'époque de l'âge d'or, l'humanité vivant sous
la protection des Dieux, dans l'abondance des biens physiques,
Déformait pas de cités, mais seulement des troupeaux; les
cités et les lois ne sont devenues nécessaires que par suite de
la décadence de l'univers. Mais Platon montre clairement
qu'il ne faut pas preudre ces idées au sérieux, car, dans la
République (II, 372 D), il présente le soi-disant état de nature
comme une cité de pourceaux et dans le Politique même
(272 B), il déclare que les hommes de l'àg.'; d'or n'ont pu jouir
d'un bonheur supérieur à celui des hommes d'à présent que
s'ils profitaient de leurs loisirs etde leurs avantages extérieurs
pour rechercher la science ». L'objection que m'adresse
Steinhart (III, 7iO sq), ajoute, en note, le savant historien, à
savoir que Platon a sérieusement admis la supériorité des
États où règne la vertu naturelle, ne porte pas. L'État dans
lequel domine, au lieu de lois, une vertu naturelle et innée
est précisément la République platonicienne, en face duquel,
ni l'État de làge d'or, ni celui qui est décrit au second livre de
(a Hépublique ne sont plus nécessaires.
Il est probable quAntisthène a, eu effet, glorifié l'état de
nature et jeté l'anathème sur la civilisation ^ Mais, la chose
fût-elle encore plus certaine quelle ne l'est, il n'en résulterait
point que le fondateur de l'h^cole Cynique soit visé dans ces
passages de la Ré})ubiique et da Politique.
Il convient d'abord d écarter une confusion : ce n'est pas
à l'État parfait, contemporain, d'après le Politique, de l'âge
d'or et du règne de Krouos que correspond la cité naturelle
fondée sur les besoins des hommes et décrite dans le second
livre de la Republique. Celte société a pour pendant exact,
1. Voir Gompcrz, Penseurs de la Grèce, ir. fr., t. IF, p. 148 sqcj, (Librairie
Félix Alcan).
4 l'aniN'êe philosophique. 1011
dans le PoUliqne, le premier des États fondés par les hommes
sous le règne de Zens, lorsque les besoins qu'ils n'avaient pas
éprouvés dans la période précédente s'imposent à eux, et qu'ils
se souviennent encore du gouvernement des divins pasteurs.
Ni dans la Hé publique, ni dans le Polilique, cette société n'est
présentée comme l'Ktat idéal. Est ce à dire que le tableau
qu'en a tracé Platon dans ces deux dialogues soit destiné à
réfuter les vues d'Antisthène ? Nous ne le pensons pas et
nous croyons qu'il suffit, pour se convaincre du contraire, de
lire le passage de la Uépuhlique (II, 372 A sqq ) dont il s'agit.
Dans ce morceau. Socrate, après avoir exposé l'origine de la
première société, fondée sur les besoins des hommes et la
division du travail, continue ainsi : Commençons par exami-
uerquel sera le régime des hommes ainsi organisés... Leurs
aliments seront de farine d'orge et de froment. Ils mangeront,
eux et leurs enfants, étendus sur des lits de feuillage d'if etde
myrte; couronnés de fleurs, ils boiront du vin en chantant
des hymnes aux Dieux et passeront agréablement leur vie
ensemble, en ayant soin que le nombre de leurs enfants
n'excède pas leurs ressources afin d'éviter la pauvreté et la
guerre. — Il me semble, remarque Glaucon, que lu ne leur
donnes rien à manger avec leur pain. — Tu dis vrai, répond
Socrate, j'avais oublié qu'ils auront aussi d'autres mets : du
sel, sans doute; des olives, du fromage, des oignons et les
autres aliments que produit la terre. Nous leur donnerons
même, pour dessert, des figues, des pois, des fèves. Ils feront
griller au feu des baies de myrte, des glands qu'ils mangeront
en buvant modérément. Passant ainsi leur existence en paix
et bien portants, ils mourront chargés d'années, laissant
comme héritage à leurs enfants une vie semblable à la leur. —
C'est alors que Glaucon s'écrie : Si tu formais un État de pour-
ceaux, les engraisserais tu autrement?
A priori, il n'est pas vraisemblable que Socrate exprime
ici l'opinion d'Antisthène, et que Platon ait mis la sienne
dans la bouche de Glaucon. A la question de Socrate : Gom-
ment faut-il donc faire, mon cher Glaucon? celui-ci répond,
en effet : Si tu veux qu'ils ne souffrent pas, fais-les manger à
table, couchés sur des lits, et donne-leur les mets et les frian-
dises qui sont en usage aujourd'hui. A quoi Socrate réplique
en maintenant, avec une insistance significative, que l'État qu'il
a décrit est l'État véritablement sain (372 E : y, ijsv o'jv àXr,0',v/|
rS/J.; oo'/.tl p.O'. îlva'. r,v o'.î).r,).'j'Ja|j.îv, oWnîo 'jy,-/;; t'.;. 373 B :
NOTE SUn L\ POLITIQUE D ANTISTHENE 5
èxÊW-/i yàp 71 uyL£t.v/î. ..), et que si l'on y introduisait tout ce que
réclame Glaucon, on en ferait un état malade et plein d'im-
meurs (cpXsY|xaivo'jT?.v tïôX'.v). Il examine ensuite en détail
quelles seraient les conséquences de l'introduction du luxe
et des plaisirs superflus daus la cité. Il nous semble résulter
de là que Platon a très sérieusement considéré cet « état de
nature », à la fois dans le Politique et daus la licpublique,
comme bon et sain.
Mais, aussi bien dans le Politique que dans la République,
Platon met encore au-dessus de cet État naturel la cité par-
faite : c'est, dans la République, celle dont les citoyens se
conforment docilement aux prescriptions des philosophes ;
daus le Politique, le troupeau idéal dont les membres obéis-
sent spontanément à la raison incarnée daus le divin pas-
teur qui les conduit, et passent leur temps à poursuivre la
vérité et la science. Au surplus, un passage des Lois confirme
qu'en décrivant dans le Politique le règne des démons, Pla-
ton n'a pas voulu tourner en dérision un idéal qu'il aurait
répudié : On raconte que,... bien longtemps avant ces gouver-
nements dont nous avons parlé, il y eut, sousKronos, un gou-
vernement et un régime parfaits, dont le meilleur de ceux
d'aujourd'hui n'est qu'une imitation. Kronos, sachant qu'il
n'est pas de nature humaine capable d'exercer un gouverne-
ment absolu sur l'ensemble des choses humaines, sans se lais-
ser envahir par la violence et par l'injustice, établit, en con-
séquence, comme rois et comme cliefs de nos cités, non point
des hommes, mais des démons d'une nature plus divine et
meilleure, comme nous faisons nous mêmes à légard des
troupeaux, soit de moutons, soit d'autres animaux domes-
tiques (IV, 713 C).
Il y a pourtant une chose à retenir de l'opinion de Zeller.
C'est que, comme il le dit dans la noie que nous avons citée,
l'État dans lequel dominent naturellement la raison et la
vertu, n'est autre que l'État parfait délini dans la République.
Mais il n'est autre aussi queVÈli\iH\&d\du Politique, débarrassé
de son enveloppe d'allégories, et réduit à son expression dog-
matique. Et cela nous met sur la voie du but que s'est proposé
Platon en écrivant le mythe dit Politique. C'est bien, comme
il l'intlique, « de nous faire mieux comprendre la nature de
celui qui seul peut prétendre au titre de pasteur des troupeaux
humains ». Mnis il faut lire entre les lignes : en faisant de
l'Étal parfait de la République un idéal qu il relègue sous le
6 l'année piiilosopfïique. 1911
règne de Kronos, Platon avoue implicitement qu'il en recon-
naît la réalisation impossible dans l'état actuel du monde, et
« pour beaucoup de myriades de périodes ». Sans doute, cette
réalisation n'est pas absolument inconcevable, mais, pour
qu'elle fût possible, il faudrait que, dans l'àme bumaine et,
par suite, dans celle de iuuivers, l'élcineut rationnel prît, plus
décidément le dessus sur l'irrationnel et la matière; que,
dans l'bomme, la sensibilité se subordonnât à la raison; que,
dans la nature, une finalité mieux réglée nous permît d orien-
ter toutes nos facultés vers leur véritable but.
Nous trouvons dans le Crilim un morceau qui vient à l'ap-
pui de notre interprétation : Platon y reproduit la description
de l'âge d'or sous Kronos ; il y reproduit aussi, en termes
d'une précision telle qu'il est impossible de s'y méprendre, les
traits essentiels de l'État parfait décrit dans la Republique, et
il déclare que l'un et l'autre sont contemporains et appartien-
nent à la même période du monde : Jadis les Dieux, pour se
partager, contrée par contrée, toute la terre, eurent recours au
sort... Ayant donc obtenu par la justice du sort la part qui
leur était chère, ils s'établirent dans ces contrées et, après s'y
être établis, ils nous élevèrent, nous qui étions leur propriété
et leurs créatures, comme les bergers élèvent leur troupeau.
Cependant, ils n'usèrent pas de contrainte corporelle, à
l'exemple des bergers qui emploient les coups pour conduire
leur troupeau. Mais sachant qu'ils avaient affaire à un animal
éminemment docile, prenant pour gouvernail de l'àme la per-
suasion, ils dirigèrent ainsi, comme le pilote du haut de la
poupe, tous les êtres mortels selon leur dessein. Cette admi-
nistration échut pour d'autres contrées à d'autres Dieux. Mais
Héphaestos et Athéné, ayant une même nature, issue d'un
même père et tendant au même but par lamour de la sagesse
et des arts, eurent à eux deux pour lot commun notre pays,
comme naturellement propre et enclin à la vertu et à la
sagesse et, ayant fait des indigènes des hommes de bien, ils
mirent dans leur esprit le désir de l'ordre politique (109 B
sqq.)... Les femmes et les hommes partageaient alors les tra-
vaux de la guerre... Les classes de citoyens adonnées aux
métiers et à l'agriculture habitaient dans ce pays-ci. Mais celle
des guerriers, séparée dès l'origine par des hommes divins,
habitait à part. Pourvue de toutes les choses utiles à la vie et
à l'éducation des enfants, aucun de ses membres ne possédait
rien en propre, et estimait que tout était commun entre eux
NOTE SUR LA POLITIQUE D AKTISTHEXE 7
tous. Ils ne pensaient pas que les autres citoyens dussent rien
leur fouruir de plus que des alimeuts suffîsauts et ils s'acquit-
taient de toutes les fouctious que nous avons déterminées hier
comme étaut celles des gardieus de l'État tels que nous les
avons supposés (110 B sqq.)-
En somme, quaud il a écrit le Politique, Platon avait com-
pris que sa constition parfaite était un idéal inaccessible ;
qu'il avait tracé, pour la période qu'on dit être sous le gou-
vernement de Zeus, un plan qui n'aurait été réalisable que
sous le règue de Krouos. Le Politique marque chez lui,
comme ou l'a, depuis longtemps, signalé', le passage de l'op-
timisme au méliorisme politique, qui s'affirme décidément
dans les Lois.
G. RODIER.
1. Voir Campbell. Ou the position of the Sophistes, l'oliticus and Phile-
busin the order of the l'intonic dialogues, Transac. of the O-xtord Philolog-
Soc, 1888-1889, pp. 23 sqq.
LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE
D'EU&ÈNE FROMENTIN
Si nous disons qu'après Malebranche l'écrivain qui a eu le
plus d'influence sur nous est peut-être Eugène Fromentin,
nous ne donnerons sans doute pas une haute idée de notre
cohérence d'esprit, mais nous ferons comprendre avec quel
intérêt nous avons lu l'ouvrage que lui a consacré M. Pierre
Blanchon (Jacques-André Mérys), sous le titre : Lettres de
jeunesse. Biographie et iSntes. Ce n'est qu'un petit volume in-16
de 371 pages S mais où l'on trouve le germe de tout ce que fut
le peintre et l'écrivain et qui conduit Fromentin de son enfance
jusqu'après son deuxième voyage en Algérie et son mariage.
Ce livre suit naturellement l'ordre chronologique; mais, dans
le coup d'œil que nous y jetterons, nous opérerons un certain
classement, en commençant naturellement par Dominique,
après avoir toutefois rappelé quelques données essentielles
sur la famille de Fromeulin.
Son père était un médecin de La Rochelle; homme de valeur,
il organisa près de cette ville un établissement d'aliénés, à
Lafond , et il le dirigea pendant trente trois ans, à partir de
1829 jusqu'à la fin de sa vie.
La femme du docteur Fromentin n'était pas une intellec-
tuelle, mais était un esprit d'une rare distinction ; très pieuse
et austère, elle était dune piété tolérante et réfléchie. Nous
verrons qu'Eugène sympathisa beaucoup plus avec elle qu'avec
son père.
Un fils aîné, Charles, naquit en 1810; Eugène vint au monde
i. Chez Pion ol Nourrit. JM. Blanclioa vi«ml de publier un nouvel ouvrage
(Corresponttance et Fragmenls inédils d'Eugène Fromentin] ([uc nous
regrettons de no pouvoir utiliser.
10 l'année philosophique. 1911
le 24 octobre 1820. Avant l'installation à Lafnnd. la famille
vécut dans un triste logis de la rue des Mnitresses (rue Dupaty
n" 9) ; mais, en dehors de ces deux résidences sncessives, elle
allait h un logis campagnard, situé à Saint-Maurice, petit vil-
lage distant seulement d'une demi-lieue de la ville. Ce lieu a
joué un grand rôle dans la vie et dans l'œuvre de Fromen-
tin : c'est lui qui, transformé, mais restant vrai d'inspiration,
apparaît dans Dominique sous le nom des Trembles.
Avant le volume de M. Blanchon, on avait un article de
M. Louis Gillet sur Eugène Fromentin cl Dominique, {vini dans
la Revue de Paris du 1"='' août 4905, article assurément fort inté-
ressant, mais où l'auteur paraît céder à une certaine vocation
pour la caricature. Plus documenté, M. Blanchon paraît aussi
de ton pins justes
On sait de reste que Dominique est loin d'être une copié delà
réalité; le héros lui-même, malgré des points de ressemblance
avec Fromentin, n'eu est point un portrait, et, il faut le dire,
Madeleine est encore plus loin d'en être un deLéocadie: nous
empruntons ce nom à M. Gillet, car M. Blanchon conserve à
l'amie de Fromentin celui sous lequel il l'a immortalisée.
Il y a d'abord un fait matériel qu'il a changé, celui de l'ûge
relatif des deux jeunes gens : Dominique a un an de moins
que Madeleine, alors qu'entre Eugène et Léocadie la distance
était de près de quatre années : M Gillet dit huit ans, mais, du
2 février 1817 au 24 octobre 1820. l'intervalle n'est pas si grand.
Où M. Gillet a-t-il pris ce chiffre de huit ans qui le divertit?
peut-être dans Dominique lui-même. Olivier d'Orsel ne dit-il
pas à son ami que le hasard l'a fait naître six ou huit ans
trop tard ?
Quoi qu'il en soit, la différence réelle n'empêcha point un
sentiment profond de naître peu à peu chez Fromentin pour
celle qui avait été sa camarade de jeu; mais il est clair qu'elle
suffit à empêcher les choses de se passer comme dans le roman :
c'est ainsi qu'il n'avait que quatorze ans lors du mariage de
Madeleine, à laquelle, comme M. Blanchon, nous aimons
mieux laisser son wai nom. et celui-ci croit qu'Eugène ne
prit conscience de son amour que deux ans plus tard.
1. Nous ne mentionnons ici que pour mémoire le beau et intéressant
volume de M. Louis Gonse, Eugène Fromentin, peintre et écrivain, qui ne
contient que des détails peu développés sur la jeunesse de son héros et est
absolument muet sur l'épisode romanesque auquel nous devons Domi-
nique.
LES ANNÉES d'aPPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 11
Occupé à donner ces faits fondamentaux, nous avons omis
de noter ce qu'était Madeleine. Née à l'île Maurice et de sang
créole par sa mère, elle était très brune, avec une blanche
carnation et un teint mat. Elle était, semble-t-il, continue
M. Blanchon, beaucoup moins romanesque que son jeune ami,
foncièrement coquette, mais de cette coquetterie naïve et sans
malice qui se résume dans le besoin d'être choyée. « C'était,
écrira plus tard Fromentin lui-même, une tête un peu vide,
avec un excellent cœur mais faible. »
c( Elle dut être flattée d'inspirer au petit camarade un senti-
ment si vif et si désintéressé. Elle le toléra, l'encouragea sans
penser à mal ; elle finit par le ressentir à son tour, mais avec
la légèreté de sa nature et une nuance de protection mater-
nelle. »
Eugène, frêle et élégant, avait de longs cheveux bruns, des
yeux profonds et doux, tel à peu près déjà qu'on le voit dans
un crayon par lui-même, datant de 1849 et reproduit en tête
du volume.
Surpris par la violence d'un amour longtemps ignoré, Fro-
mentin devint mélancolique et prit l'air fatal, faisant des vers
et se nourissaut des poètes alors à la mode. Il cherchait par-
tout Madeleine, la rencontrant à la promenade, dans le monde,
au théâtre. En l'absence de son mari, fonctionnaire des con-
tributions indirectes, avant d'être agent de change, et que son
service appelait souvent dehors, elle le recevait le soir: Eugène
jetait un petit caillou dans la vitre et attendait que la fenêtre
s'éclairât « Une sage amie, qui redoutait les dangers d'un
tête-à-tête, dit M. Blanchon, assistait à ces entrevues. Ses
enfants couchés, la jeune femme, lasse, s'étendait sur une
chaise longue. Eugène s'asseyait à ses pieds, causait, lisait des
vers Transfigurée aux yeux de son ami par le rêve de la jeu-
nesse dont elle était lincarnation, Madeleine raillait douce-
ment les ardeurs d'une passion faite pour l'amuser plus
encore qu'elle ne l'enchantait. L'amoureux restait pour elle le
petit camarade, presque legamin II en soulïrait, il s'en irritait;
la jalousie, par moments, lui déchirait le cœur Les entretiens
éclataient alors en orages, le roman prenait des .airs de mélo-
drame A onze heures, à minuit, la maternelle amie, soucieuse
plus (pjils ne l'étaient eux-mêmes des périls de la situation,
séparait ces deux enfants en congédiant Eugène »
Ces ((uelques indications, données par M Blanchon. sont
nécessaires pour lire en les comprenant avec assez de précision
12 l'aNM;K l'IllLOSUl'UKJUK. i'Jil
les lettres où il est pnrlé, ou pjiilùl f;iit alliisiou discrète à
l'amour qui remplissait rame de iMomentiu ; mais, à la vérité,
ces lettres sont postérieures au moment qui nous occupe, où
Eugène avait de quinzeà vingt ans. C'est durant ce tempsqu'il
subit répreuve inoubliable de la distribution des prix, au
moment où il achevait sa philosophie. Qui ne se souvient du
récit que fait Dominique, récit plein d'art, mais où, après
tant d'années, on sent la blessure toujours cuisante de l'amour-
propredu jeune homme?.
« De loin, je vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs
jeunes femmes de son monde en toilette d'été, habillées de
couleurs claires avec des ombrelles tendues qui se diapraieut
d'ombre et de soleil... Elle passa, riante, heureuse, le visage
animé par la marche, et se retourna pour examiner curieuse-
ment notre bataillon de collégiens réunis sur deux lignes et
maintenus en bon ordre comme de jeunes conscrits. Toutes
ces curiosités de femmes, et celle-ci surtout, rayonnaient jus-
qu'à moi comme des brûlures...
« Les préliminaires furent très longs, et je comptais les
minutes qui me séparaient encore du moment de ma déli-
vrance. Enfin le signal se fit entendre. A titre de lauréat de
philosophie, mou nom fut appelé le premier. Je montai sur
l'estrade; et quand j'eus ma couronne d'une main, mon gros
livre de l'autre, debout au bord des marches, faisant face à
l'assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux M""" Ceys-
sac (sa tante) : le premier regard que je rencontrai avec celui
de ma tante, le premier visage ami que je reconnus précisé-
ment au-dessous de moi, au premier rang, fut celui de M""^ de
Nièvres (Madeleine). Eprouva-t-elle un peu de confusion elle-
même en me voyant là dans l'attitude affreusement gauche
que j'essaye de vous peindre ? Eut-elle un contre-ioup du sai-
sissement qui m'envahit? Son amitié souffrit-elle en me trou-
vant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souf-
frir? Quels furent au juste ses sentiments pendant cette rapide
mais très cuisante épreuve qui sembla nous atteindre tous les
deux à la fois, et presque dans le même sens ? Je l'ignore ;
mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage
quand elle me vit descendre et m'approcher d'elle. Et quand
ma tante, après m'avoir embrassé, lui passa ma couronne ea
l'invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance.
Je ne suis pas bien sur de ce qu'elle me dit pour me témoi-
gner qu'elle était heureuse et me complimenter suivant
LES ANNÉES D APPRENTISSAGE D EUGÈNE FROMENTIN 13
l'usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois,
de me dire: w Je suis bien fière, mou cher Dominique », ou :
« C'est très bieii. » .
Ceci se passait eu 1838. Sorti du collège, Fromeutiu n'eut
plus de travail régulier ; dessinant, rimant beaucoup, fréquen-
tant les promenades et les salons, il se laissa absorber de plus
en plus par sou amour. Les imprudences ne se comptaient
plus. Le mari pouvait tout apprendre et faire un éclat. Si
pure, si profonde que fût cette affection, elle devenait au plus
haut point dangereuse. « Frêle, sensitif et nerveux, le jeune
homme se consumait. Il était pris de pâleurs subites, de fris-
sons. L'exaltation mystique allait-elle tarir en lui la sève
créatrice ? » Les parents, surtout sa mère, comprirent qu'il
fallait l'éloigner, et sou départ pour Paris fut décidé. Charles
se destinant à la médecine, on orienta Eugène vers le droit.
Le départ eut lieu eu novembre 1839.
Nous parlerons plus loin de son existence à Paris. Pour
l'instant, bornons-nous à noter quelques impressions de son
ami Paul Bataillard remontant à cette époque, ou plutôt au
début de l'été suivant. Ne mangeant presque pas, car dans les
préoccupatiousdeson amour éthéré, il avait pris la nourriture
en dédain, Fromentin était d'uue maigreur extrême, mais de
taille élégante, bien que les jambes fussent un peu courtes et
la tète un peu forte; son teint mat ne se colorait jamais que
d'une très légère rougeur; sa belle chevelure brune, séparée
par une raie sur le côté, tombait soyeuse et brillante presque
jusqu'aux épaules. Ses joues, notons le, étaient pleines mal-
gré sa maigreur générale; les lèvres, estompées d'une mous-
tache naissante, étaient grasses, le front haut, arrondi, très
beau. Chose remarquable, le nez, qui depuis sebusqua et prit
la forme aquiline, était parfaitement droit, plutôt grand que
petit, et d'ailleurs très bien fait. Les yeux, bruns et grands,
surmontés de beaux sourcils « étaient admirables, très doux,
beaucoup plus qu'ils ne le furent plus tard ; dans les moments
d'enthousiasme, qui lui étaient assez familiers eu ce temps-là,
et sous l'inilueuce d'un sentiment d'étonnement ou de tris-
tesse, ils se levaient au ciel avec une expression profonde. »
Cependant l'été de 1840 ramena Fromeutiu à La Rochelle,
ce qui le remit en présence de Madeleine, car elle passait l'été
dans une maison de campagne voisine de Saint-Maurice. Les
premiers temps, la présence dePaul Bataillard fut undérivatif ;
mais, quand il fut parti, Eugène retomba dans sa solitude
14 l'année philosophique. I9li
morale, entre sa mère anxieuse et austère, son père toujours
eu courses médicales et sou frère à la chasse. Il y eut alors en
lui un réveil douloureux du passé; mais Eugène lutta contre
le mal qui lavait repris, s'arrachaut au voisinage de Madeleine
et allant passer quelques jours en Vendée chez son camarade
Léon Mouliade, dont il a fait Olivier d'Orsel. Ainsi arriva le
moment de rentrer à Paris.
Aux approches des vacances de 1841, Emile Beltrémieux, son
plus ancien ami, tente de le décider à rompre définitivement
avec Madeleine. Extrayons quelques lignes de la lettre qu'il
lui adresse : « Tu ne t'appartiens plus; saus parler de la
tyrannie de cette passion, tu es tiré en tous sens par tes
regrets, tes remords, les hésitations continuelles. Cet amour,
si charmant tout d'abord, est devenu plein de troubles. Es tu
heureux?... Es-tu autre chose pour celle femme aimée qu'un
eufantconlinuellement grondé, tyrannisé par mille exigences,
aimé (j ose le dire; moins pour lui peut-être que pour elle par
elle-même ?...
« Comme corollaire, j'ajouterai un mot : ta passion a été
une des causes de l'amaigrissement et du renoncement à tous
les soins de sauté que je te reproche .. M""= *'*, un peu roma-
nesque peut être et un peu exigeante, feu voulait quelquefois
de souffrir si peu de la plaie qu'elle t'avait faite au cœur. Il
faut que lu songes à manger comme tout le monde et à prendre
de l'exercice comme tout le moude. » Mais, revenu à Saint-
Maurice, Fromeuliny ressent les mêmesénervaules langueurs
que l'année précédente. On manque de documents sur ce qui
se passa pendant ces vacances de 1841 ; mais, rentré à Paris,
Eugène épanche sa douleur endos vers dont nous donnerons
un spécimen :
Je suis triste à mourir, ô mes amis, ce soir.
Tout m'est indifférent, tant suis las de vivre.
Je suis las de moi-même et du monde; il ne reste
Que fatigue et dégoût dans ma tête et mon cœur.
J'étais aimé, mes jours coulaient sereins et cahues.
Partout où je marchais, comme autant d'arbres verts.
Des songes sur mon front faisaient llotler des palmes.
J'étais aimé, j'étais heureux : c'est être sage.
Mais tout, sagesse, amour, bonheur, s'en est allé,
LES ANNÉES d'aPPRENÏISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 15
Et sur le précipice où je tente un passage
Plus d'un pied déjeune homme a déjà chancelé.
Mon Dieu ! mou Dieu ! voilà pourquoi ma main s accruche
Aux angles émoussés de ma vertu ; pourquoi,
Dussé-je ensanglanter mes ongles sur la roche,
J'y survivrai, si vous avez pitié de moi !
9 février 1842.
On ne sait à quoi au juste font allusion ces vers ; mais évi-
demmeut les liens s'étaient distendus. Les lettres de Beltré-
mieux attestent cependant que, dans les premiers mois de
1842, Eugèue faisait encore parvenir ses versa sou amie. Mais
à ce moment la poste commit quelque erreur de transmission
qui le bouleversa. C'est dans ce trouble qu'il revint à Saint-
Maurice, pour y vivre séparé de Madeleine et étroitement sur-
veillé La mère de celle ci y vint moins assidûment que par
le passé, et enfin dans une lettre du 13 octobre à Bataillard,
nous trouvons le passage suivant :
«Vous savez que toutes uos relations d'amour, définitive-
raeut rompues, demeurent (illisible) pour cette année. J'ai vu
M'"" *** (Madeleine) trois ou quatre fois daus des occasions
sérieuses. Les circonstances nous désunissent inalgré nous.
En amour, la dette des âmes fidèles est la résigoatiou. »
Cette situation traîne, pour ainsi dire, car eu 1843, durant
les vacauces, il continue à voir Madeleine chez des amis com-
muns, jamais ailleurs. Le mari ne s'abseute paset toute entre-
vue est ajournée à l'année suivaute. « J'en suis d'ailleurs
moins préoccupé, avoue Fromentiu, depuis que je pense un
peu plus au travail. » De la fiu des mômes vacances, notons,
daus uue lettre à Bataillard: «Hier, je suis allé passer le jour
à la ville, le soir au s[)eciacle pour voir les Taigny du Vaude-
ville et surtout M"" *** qui sy trouvait tlauquée de l'époux. »
Mais voici veuir le drame : eu juin 1844, Madeleiue est à
Paris pour subir une opération redoutable. Uue amie d'enfance
cousent à introduire un soir Eugèue jusqu'au seuil de la cham-
bre où agooise la jeune femme. Il la contemple un instant
daus la péuombre, à travers une porte vitrée. Le mari est là.
Les deux hommes se serreut la main en silence. Eugène sort
en chaneelaut et court se jeter à genoux dans uue église voi-
sine, où il sanglote à son aise. Les prières et les chants
— c'était l'heure du salut — apaisent enlin sa douleur.
10 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. îiUI
Madeleine mourut quelques jours après, le 4 juillet, à viugt-
sept ans, laissant trois petits enfants. Eugène fut parmi les
rares amis de Paris qui suivirent le convoi '.
Malgré le détachement qui avait commencé, il y eut une
vive explosion de douleur et Fromentin songea à entrer dans
un monastère. Voici quelques intéressants extraits d'une lettre
de Beltrémieux, qui était à La Rochelle :
« Tout est bien pardonné, s'est écriée ta pauvre mère!...
Les larmes qu'elle verse maintenant n'ont d'autre cause que
le malheur même que lu pleures... Ecris-lui tous les jours...
dis-lui que tu as du courage... Ne te laisse pas abattre; que
cette vie nouvelle dont tu parles à ta mère et dont le malheur
présent est l'occasion soit une vie de courage et d'efforts,
soit une vie d'homme! Mais tout entier au désespoir, ne rêve
pas ce que tu condamneras plus tard et ne prends pas de
résolution impossible. «
Quelques jours après, le M juillet, le même ami lui écrit
encore : « Tu as pensé à de graves résolutions dont un souve-
nir toujours présent doit t'assurer le succès. Mais sois prudent,
il faut méditer bien longtemps sur la nature de ses efforts
avant de s'engager, parce qu'on pourrait se tromper dans un
premier mouvement et entrer dans une voie dont on ne pour-
rait sortir sans parjure et qu'on ne pourrait suivre sans
péril... Frappé d'un coup semblable, je me vouerais à une
vie austère, laborieuse, sainte aussi... C'est ce que lu as fait
certainement... Mais aurais-tu songé à aller plus loin? »
Cependant Fromentin s'est réfugié, loin de tous, dans les
bois de Meudon. Voici ce qu'il y écrit le 18 juillet :
« Je pense à loi qui dors là-bas sous l'herbe mouillée du
cimetière, pauvre tête si belle, aux yeux si doux, au teint si
blanc, aux cheveux si noirs !
« Je pense à toi qui subsistes là-haut dans l'inconnu dévoilé,
chère âme apaisée !
« Pourquoi, — si l'on parle d'un cimetière, — dit-on tou-
jours : là-bas? Le cimetière est à ma porte; je vois de ma
fenêtre le fossoyeur creuser et combler les fosses ; je puis
compter les bouquets qu'on dépose et les feuilles que l'au-
tomne fait tomber des rosiers sur les lombes, et pourtant je
dis en le montrant : là-bas. C'est qu'il y a aussi loin du cime-
tière à la cité qu'il y a loin de la mort à la vie.
1. Il est cuiicu.x que Fromentin ait dédaigné do donner à Dominique co
dénouement dramatique et facile.
LES ANNÉES d'APPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 17
« Amie, ma divine et sainte amie, je veux et vais écrire
notre histoire commune, depuis le premier jour jusqu'au der-
nier. Et chaque fois qu'un souvenir eflacé luira subitement
dans ma mémoire, chaque fois qu'un mot plus tendre et plus
ému jaillira de mou cœur, ce seront autant de marques pour
moi que tu m'entends et que tu m'assistes. »
On est en 1844, et ce n'est qu'en 1862 que Dominique verra
le jour; mais aussi quelle transformation a subie le projet
instinctif de Fromentin! A la place d'un récit prétendu
fidèle, tout rempli de déclamations inspirées par les grands
mélancoliques à la mode, nous avons une transposition origi-
nale et exquise, où le fond le meilleur de Fromentin se
montre. Cela fait songer à une phrase qu'a inspirée à M. Gillet
la vue des croquis souvent ingrats du grand artiste : « L'éloi-
gnement est pour lui la condition indispensable de la beauté. »
Cependant, septembre venu, il part pour Saint-Maurice et
écrit à Bataillard : « On m'a reçu comme je comptais l'être;
ma mère a été d'une tendresse inexprimable. Je ne puis vous
dire quel baume ces affections de famille ont mis sur mes
récentes blessures. Depuis le premier et confidentiel entre-
tien, il n'est plus guère question entre nous du sujet commun
de nos tristesses. — Je vais assidûment visiter le tombeau de
ma pauvre amie; c'est mon palladium, mon ami. — Vous
comprenez à quel point Saint-Maurice m'est cher. Je vous
reparlerai longuement de ces douces et pieuses visites. Je vois
souvent les enfants, je les adore ; je voudrais les avoir toujours
auprès de moi. »
Cependant le chagrin ne l'absorbe pas complètement, car il
parle peinture à Bataillard, en homme qui s'y intéresse.
Ecoutons-le parler au même, le 1" novembre de la même
année :
« Détaché brusquement d'un passé qui remonte à mes plus
lointaines années et qui formait uu faisceau si bien lié, il me
semble que j'ai reçu en mille endroits du cœur d'incalculables
blessures. La passion première et dominante avait poussé des
racines si profondes que l'événement qui les a tranchées a,
du même coup, bouleversé tout le reste. Je ne puis mieux
vous exprimer que par cette métaphore un peu confuse l'état
présent de mes affections. Rien n'est tué, rien ne mourra de ce
qui doit vivre, mais il y a désarroi ; une grande déceptioE
jette toujours un grand désordre. Pour m'expliquer plus clai-
rement, je crois m'apercevoir que tous mes souvenirs jusqu'au
PiLi.ox. — Année philos. 1911. 8
18 l'année PFIILOSOPHIQUE. 19H
mois de juillet dernier, de quelque uature qu'ils soient, à
quelque époque qu'ils remontent et à quelque objet qu'ils
s'adressent, ont eu le même sort, et (ju'ensevelis en commun,
ils ont l'énorme intérêt, mais aussi le peu de réalité de toutes
les choses ensevelies. Je vous ai dit, il y a trois mois, que ma
vie recommcnçriil, et c'est vrai. Je la reprends aujourd'hui
en raison de mon expérience acquise, c'est-à-dire avec plus
de sang-froid. Au lieu de dater mes souvenirs de Marennes ou
de la promenode de Saint-Cloud, je les daterai du mois de
juillet 1844. Il n'y a dans ce fait, mon ami, rien qui m'accuse
et rien qui me justifie ; vous auriez tort d'y voir un renonce-
ment à ce passé dont vous faites partie. Je n'ai rien abdiqué,
rieu sacrifié, rien oublié. »
Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas forcer les choses pour
trouver là le sentiment d'une délivrance, et c'en était bien
une; mais on n'tiimerait pus qu'elle fût trop sentie comme
telle. Aussi est-ce avec un certain bonheur qu'on voit parfois
la blessure se rouvrir. Lors(i n'arrive lepoque de la mort de
Madeleine, sa pensée envahit l'âme de Fromentin : «L'extrême
agitation de ma vie physique, écrit-il à sa mère en juillet 1845,
ne m'empêche point de penser aux choses; j'ai célébré inté-
rieurement par d'amères pensées les douloureux anniversaires
de ces jours-ci. Heure par heure, tout en marchant le long des
bois, mon lourd bagage sur le dos, j'ai repassé dans mou
cœur chaque incident de ces malheureuses journées, depuis
le dimanche où, inquiet et déjà plein d'effroi, j'entrai le soir
à la « Madeleine », assistai au Salut et entendis des chants
qui ne sortiront jamais de ma mémoire, jusqu'au samedi,
vers quatre heures, où la noire voiture, en partant au galop,
me donna dans la poitrine comme un choc dont l'ébranlement
semble durer encore... Je te remercie, ma mère bieu-aimée,
non de penser aux anniversaires, mais de me prévenir que tu
y penses^. »
Au printemps de I8i7il écrit de Saint-Maurice à Bataillard :
u Ma première visite à Saint-Maurice a été, mon ami, un reli-
gieux pèlerinage à travers tout mon passé. Mes souvenirs ont
encore une extrême vivacité; je me suis retrouvé, en présence
des lieux témoins impassibles de tant de changements, jeune
1. Dès le 30 mai, il lui avait écrit : « N'oublie pas, je te le rappellerai
d'ici là, lanniversaire du 4 juillet. Je suis depuis quelque temps obsédé de
souvenirs ».
LES ANNÉES D APPRENTISSAGE D EUGÈNE FROMENTIN 19
et amoureux comme il y a huit ans. Amoureux de quoi, je
vous le demande? Amoureux d'une ombre, de l'ombre d'une
ombre. J'ai recomposé pièce à pièce l'histoire de ma vie. J'ea
ai retrouvé les débris épars au pied de chacun de mes
arbres. »
Une chose qu'on peut aimer sans réserve, c'est l'affection
persistante de Fromentin pour les enfants de Madeleine. En
mai 1845, il écrivait à sa mère : « Parle de moi mix enfants,
quand tu les verras. Je pense bien souvent à Marie ; j'ai reporté
sur cette chère enfant une grande part de mes affections
brisées « ; puis, un peu plus tard : « Je te remercie de ce que
tu me dis des enfants; tu ne saurais croire, ou pour mieux
dire, tu sais et tu comprends à quel point j'adore celte char-
mante Marie. J'y pense bien souvent, et je revois, aussi nette-
ment que si elle était là, cette démarche gauche et déhanchée,
ce front transparent de blancheur, toujours inondé de
sueur, et ces grands yeux étonnés et souriants qui me rappe-
laient si bien ceux de sa mère. Je me fais un vrai bonheur de
la revoir et de l'embrasser. 0 superstition du cœur ! amère
volupté des souvenirs !... »
Puis il écrit à Bataillard : « Les enfants sont dans ce
moment-ci chez leur grand-mère de Saint Maurice. Marie
m'inspire un attachement qui n'est point de son âge ; il me
semble qu'en passant par elle mes tendresses vont plus droit
à sa mère absente. Un jour va venir pourtant où cette enfant
sera demoiselle, et puis femme, où il me faudra renoncer aux
caresses, au tutoiement, où nous deviendrons presque des
étrangers. Le dernier lien sera rompu. Il me semble que j'ai
quelque droit sur elle. J'ai fait son portrait hier : il est ressem-
blant, moins la gentillesse et la vivacité de l'enfance. »
L'attachement d'Eugène pour les enfants de Madeleine et
surtout pour l'aînée, dit M. Blanchon, ne se démentit jamais.
Mais Dominique est père de famille ; nous devons donc
entrevoir ce que fut le mariage de Fromentin. A Paris, il
vivait dans une grande intimité avec Armand du Mesuil,
dont nous parlerons bientôt et qui habitait avec sa mère,
laquelle élevait sa petite-fille, M"HlarieCavellet de Beaumont,
dont la mère était morte. Ou voit cette toute jeune fille appa-
raître de ten)ps à autre, par un simple mot, dans les lettres
de Fromentin, assez généralement en post-scriptum : « Mes
amitiés à M'"= Marie », et c'est tout d'ordinaire ; mais il lui
arrive d'appuyer ; « Tu sais la valeur de certains post-scrip-
20 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. l'Jll
tiim », ajoute-t-il une fois. Parfois il en parle un peu plus lon-
guement :
« Merci des souvenirs de M"" Marie ; fais-lui mes amitiés et
n'oublie pas la poignée de main que j'avais pris, soir et ma-
lin, la douce habitude de lui donner. Tu sais que c'est une
enfant que y.n du plaisir à voir et qu'elle est de ces figures
propices qui se retrouvent dans un petit coin de mon cœur à
de certains moments et y répandent une petite lumière. »
(Août 1846).
Peu après, il écrit à sa mère : « J'ai mis le plus d'économie
possible dans mes étrennes et je n'ai eu que deux ou trois
cadeaux à faire, assez insignifiants. J'ai donné, après m'en
être entendu avec M'"' du Mesiiil, à sa petite-fille, M'"' Marie,
une épingle faite avec les cheveux de sa mère, morte il y a
déjà plusieurs années. Mon intention était de donner à cette
aimable et gentille enfant une marque de ma reconnaissance
pour sa grand'mère et de mon amitié pour sou oncle Armand.
Je suis bien aise d'avoir choisi un objet qui a eu pour elle un
double prix ».
En route pour son second voyage d'Algérie, il termine ainsi
une lettre à Armand du Mesnil : « Adieu, chère bonne amie,
adieu, M '* Marie. Si vous m'aimez au point que je crois, sou-
baitez-moi de vous oublier un peu afin d'avoir le cœur et l'esprit
plus libres que je ne l'ai. Je voyage à reculons, les yeux tour-
nés vers vous ». Pour ne pas exagérer la signification de ce
passage, il faut du reste se dire qu'il s'adresse à la fois à la
grand'mère et à la petite-fille, car la « chère bonne amie »,
c'est M-'^^'^ du Mesnil.
Voici enfin un passage d'une lettre écrite au cours du séjour
à Blidah : « N'exige pas trop de ta nièce, mais continue de
diriger, de surveiller, autant que possible. La phrase citée
me plaît, mais c'est trop mûr ; pauvre enfant! N'aurait elle
pas de jeunesse ? Encore un poids sur mon cœur. — Je l'em-
brasse, si tu le permets, monsieur sou oncle, ou tout au
moins, je lui envoie une poignée de main de bien bon ami.
Chère, chère enfant !... »
Qui s'étonnerait ensuite, près de cinq ans plus tard, de les
voir s'unir, en 1852. Et il nous semble que ce mariage conve-
nait admirablement à l'ancien ami de Madeleine. Une folle
passion eût été comme un reniement de celle qui fut tant
aimée ; une froide union de convenance eût été odieuse. Et
puis, du côté de la jeune fille, ne fallait-il pas qu'elle connût
LES ANNÉES d'APPRENÏISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 21
de vieille date l'ancienne passion, la blessure sur laquelle elle
était appelée à verser le baume de son affection ? n'était-ce
pas nécessaire pour qu'auprès d'elle Fromeutin pût écrire
Dominique sans la blesser, sans manquer à aucun de ses
deux amours? Nous avons dit que Dominique parut en 1862.
Ayant ainsi achevé de résumer l'histoire de la jeunesse de
Fromentin au point de vue sentimental, nous allons aborder
le point de vue de l'art et de la critique d'art. Mais aupara-
vant il couvieut d'indiquer une particularité relative au
D"" Fromentin qui n'est pas sans avoir eu une influence sé-
rieuse sur ses rapports avec son fils. Il faisait de la peinture,
ce qui pouvait l'incliner à de la bienveillance pour la voca-
tion naissante de celui-ci ; mais, ayant fréquenté l'atelier de
Bertiu',il était resté entièrement dévoué à l'école académique
du paysage, en sorte que les tendances, nullement révolu-
tionnaires, mais cependant novatrices d'Eugène lui devaient
être profondément antipathiques, M. Louis Gillet se réjouit
beaucoup aux dépens de la peinture du D'' Fromentin, qu'il
qualifie de terrible barbouilleur ; mais M. Blanchon, sans
prendre à proprement parler la défense de celui-ci, rappelle
qu'uu jour Gustave Moreau prit pour l'original une copie
faite par lui d'un tableau de Joseph Vernet.
Tant qu'Eugène fut au collège de La Rochelle, où l'ensei-
gnement du dessin n'existait pas officiellement, il n'eut
d'autre maître que son père. Ou dit qu'il était arrivé à tracer
des figures et des paysages d'un crayon charmant et que, au
tournant de telle page de son cours dicté de logique, apparaît
un pape porté sur la sedia, une scène dramatique de nau-
frage, une Jeauue d'Arc écoutant les voix, des groupes
antiques, des portraits, des caricatures et jusqu'à l'esquisse
d'une grande composition historique dont le Premier Consul
occupe le centre. En même temps, Fromeutin s'essayait à la
poésie, ainsi que nous l'avous déjà indiqué; mais ses essais
ne uous paraissent pas avoir eu jamais un grand intérêt.
Nous avons vu qu'il partit un an après la fin de ses études
classiques, c'est-à-dire à l'automne de 1839, pour faire son
droit à Paris ; mais il emportait, plus encore que les résultats
de l'enseignement de son père, l'impression profonde de la
nature sur son âme d'artiste. Cette influence apparaît mainte
1. Les dates montrent qu'il s'agit de Léon-Victor Berlin et non d'Edouard
Berlin qui, lui aussi, fit du pa^'sage académique.
22 l'année philosophique. I9ii
fois au cours du volume que nous éludions, mais, où ou la
seul par-dessus tout, c'est dans les descriptions éparses dans
Dominique, souvent dans des notations discrètes où se marque
le retentissement des influences ambiantes.
La vocation commence à se mai-(juer au cours des prome-
nades dans les environs de Paris. Extrayons les lignes sui-
vauLes d'une lettre écrite en 1840 à un camarade rochelais :
« Rien ne peut vous donner une idée de la beauté des envi-
rons de Paris Je tombe à chaque pas d'extase en extase,
parce que les aspects changent, et une échappée de vue nou-
velle eu découvre un nouveau. Je donnerais tout au monde
pour savoir crayonner le paysage ; il y aurait de quoi se faire
un album charmant. Je m'y habitue bien un peu. mais c'est
excessivement difficile et je ne liens pas tant à un paysage
achevé dans ma chambre qu'à une élude prise à la hâte sur
les lieux, souvent lort incommodément et eu deux coups de
crayon.
« Je m'occupe toujours un peu de dessin sans ordre, faisant
de tout un peu, parce que les commodités me manquent pour
prendre un maître, et que, d'ailleurs, uu maître, quel qu'il fût,
me forcerait à travailler un genre particulier, souvent le
sien, tandis que, pour ce que je veux faire du dessin, j'aurais
le désir de faire un peu de tout. »
En somme, durant cette première année de séjour à Paris,
ce qui devait marquer le plus sur Fromentin, ce fut sa liaison
avec Emile Bellrémieux, un rochelais qui faisait sa médecine
avec Charles Fromentin, et aussi la connaissance qu'il fit de
Paul Bataillard, uu jeune charliste, au cours d'une promenade
champêtre de VInstilut Catholique, cercle religieux e.l littéraire
de jeunes geus.. dirigé par les frères de Riancey. Bataillard
devait devenir son plus cher confident.
Très différents à une foule d'égards, Emile Beltrémieux et
Paul Bataillard se ressemblaient par leur ardeur démocra-
tique.
L'année suivante, Fromentin rêve plus littérature que pein-
ture ou dessin, et il entreprend, avec Bataillard, une série
d'études sur Edgar Quinet. Il suit d'ailleurs assidûment les
cours de Mickiewicz, tout eu continuant ses études de droit.
Il compose beaucoup de vers, et son amour de la nature lui
inspire le regret de n'avoir pas le don de la peinture :
Peintre, je sentirais, quand je l'aurais touchée,
0 bonheur ! palpiter mon image ébauchée ;
LES ANNÉES D APPRENTISSAGE d'eDGÈNE FROMENTIN 23
Et d'un double instrument me servant à la fois,
Je verrais l'être entier s'éveiller sous mes doigts.
En 184"2, grâce à Bataillard, Eugène Fromentin noue avec
Armand du Mesuil cette amitié qui devait avoir des consé-
quences si décisives dans sa vie. Sans entrer dans des détails
sur l'oncle de M"^ Marie, rappelons que, employé au ministère
de l'Instruction publique, après avoir donné quelques actes à
rOdéon, avoir collaboré à de grands journaux et rédigé de
remarquables études sur des sujets touchant à l'instructioa
publique, il devint chef de division et fut, en 1870, choisi
comme directeur de l'enseignement supérieur et nommé con-
seiller d'État en 1876. II survécut à sou neveu, n'étant mort
qu'en 1903.
Nous avons dit que nous négligerions les poésies de Fro-
mentin, et cependant, au moment où le peintre va surgir et
tuer le poète, il lui arrive de s'élever au dessus de la médio-
crité dont nous nous détournions. A titre de spécimen, repro-
duisons son sonnet intitulé : Le temps s'écoute.
Si par un de ces jours de septembre où l'on doute
Que l'air ait une haleine et les champs des échos,
La barque un aviron pour secouer les fl 'is,
Le ciel un astre en feu pour éclairer sa voûte,
Jour morne et qui succède à de beaux jours sans doute,
Si vous parlez au paire, — ■ > n garilantses troupeaux.
Le naïf astrologue alors vous dii. ces mots :
« Que la biise est a i calme et que le temps s écoute. »
Mot profond qui ve ^t dire apparemment qu'après
Avoir p(^inl;nit l'été du rivage aux forêts
En mille et mille ai'deurs éparpillé sa sève.
Prise enfin de regrfts, de fatigue et d'ennui.
Comme un cœur amoureux que l'espénince a fui,
La nature un moment s ' tait, médite et rêve.
Une poésie, plus importante, que nous aimons moins, mais
où se montre une significative évolution du goùl vers la
nature sincèrement observée, a été publiée par M. Gonse dans
son livre sur Ew/èiie Fromentin'- : nous voulons parler de Un
mot sur l'art conlemimiain, adressé à sou ami Benjamin Fillon,
où ou le voit se détacher de son enthousiasme pour Victor
Hugo.
1. Page 15.
24 l'année PIlILOSOPinQUE. lilll
Pendant les vacances de 1812, il épanche dans ses lettres à
Bataillard le tourment qu'il éprouve à ne se reconnaître
aucune vocation. Ce n'est que par accès qu'il se plaît à
crayonner. « Je n'ai, dit-il, qu'une aversion : tout ce qui est
positif ; qu'une passion : tout ce qui se rattache plus ou moins
à l'art. Mais le vague môme de cette passion la condamne...
N'ayant pas de vocation, je flotterais d'un essai à un autre et ne
suivrais jamais une ligne directe, la seule qui meneau succès...
Je suis donc bien décidé à prendre un état. En cela je ne fais
que devancer les intentions inflexibles de mou père. Mais un
état qui se rapproche le plus possible du genre d'études aux-
quelles je me livre de préférence, qui, môme, me fournisse
plus ou moins l'occasion de les appliquer ; ou bien un état qui
me laisse assez de loisirs pour m'en occuper sans trop d'in-
terruption. C'est vous dire que j'hésite entre le barreau et la
magistrature. » H ajoute d'ailleurs que le droit l'ennuie à
crever : « espérons que l'application m'ennuiera moins », et
il entre dans l'étude d'avoué de M" Denormandie; mais aupa-
ravant, pendant les vacances, il écrit, en collaboration avec
Beltrémieux, une étude sur Gustave Drouineau, idéologue
enthousiaste qui prêcha l'évangile de la liberté, lutta sur
tous les terrains contre les tendances matérialistes... et finit
pensionnaire de l'asile de Lafond.
Cette étude finie, les deux amis composent ensemble une
comédie en plusieurs actes et une tragédie en un acte en vers.
Ensuite, rentré à Paris, Fromentin vit au milieu d'un Cénacle
qui entretient des relations respectueuses avec Michelet, Qui-
net et Sainte-Beuve ; mais en même temps il commence son
doctorat en droit et s'exerce au dessin sur les actes de procé-
dure et les panneaux des portes de M" Denormandie. Quand
il manque de place, il descend dans la cour décorer la remise,
l'écurie et le mur mitoyen ; puis, l'œuvre finie, il quitte l'étude
et obtient de son père l'autorisation d'entrer dans un atelier;
mais cet atelier sera celui de Rémond, le représentant le plus
marquant à cette époque de l'école académique de paysage.
Adieu les vers, qu'il détruit « comme des choses fausses ou
puériles dans le fond, prétentieuses dans la forme, où il
aurait craint de retrouver une image ridicule de lui-même ^ ».
Il en périt ainsi plus de six mille, d'après une confidence à
Jules Breton.
1. Paul Bataillaril. Notes biographiques.
LES ANNÉES d'aPPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 25
Pour compléter les leçons de Rémood par l'étude de la na-
ture, Fromentin va s'installer, en août et septembre 1843, à la
Celle-Saint-Cloud, avec Albert Aubert et Emile Augier, qui
lit à ses amis sa Ciguë, sur le point d'être jouée à l'Odéon. Ce
fut une période de travail acharné. « Après beaucoup d'essais
infructueux, parce qu'ils étaient sans doute maladroits et que
le temps me contrariait, écrit-il à du Mesnil, j'ai renoncé à
peindre pour me mettre à dessiner. Les premiers essais de
dessin n'ont guère été plus heureux ; mais depuis deux ou
trois jours, j'ai réussi à faire quatre ou cinq études de détail
dont je suis content. Je rencontre à chaque pas des difficultés
qui me désolent ; il faut que je devine, n'ayant personne pour
me donner le secret dun mécanisme que je ne connais pas.
Toutefois ce séjour et ces tentatives acharnées ne m'auront
pas été inutiles. Car. sans produire, on apprend beaucoup à
observer la nature d'aussi près ».
A la fin de l'été, il emmène Bataillard à La Rochelle et à
Saint-Maurice, où ils retrouvent Beltrémieux. Bataillard
étant reparti avant lui, il lui écrit et lui raconte ses travaux
et ses rêves artistiques. Mais, en fin de compte, il n'est pas
satisfait de son séjour au pays natal : « Je n'ai rien fait de ce
que je voulais faire, écrit-il à du Mesnil ; tout à manqué faute
d'études, de savoir, faute de tout. Je garde mon sujet qui est
fécond, et l'ajourne à la fin de cette aunée ».
Vers la fin de l'hiver 18'f3-44, Fromentin passe à l'ennemi,
quittant l'atelier de Rémond pour celui de Cabat, qu'on a
appelé « le père du paysage naturaliste ».
On se souvient que c'est au commencement de l'été de 1844
que mourut Madeleine. Peudant son séjour à Saint-Maurice
qui suivit, Fromentin entreprit uu tableau d'après la ferme
de Vauquin, c'est-à-dire des Trembles ; c'est lui qui figurera
au salon de 1847, sous le nom d'Une ferme aux environs de La
Rochelle. « Je n'ai qu'un regret, écrit-il à Bataillard, c'est
d'entreprendre trop tôt un tableau que je convoite depuis mon
enfance et dont, avec plus d'habileté, je pourrais faire une
chose excellente. »
Mais le désaccord avec son père va s'acceutuaut : « Je suis
bien peu soutenu ; mou père, loin de l'approuver, critique
amèrement tout ce que je fais. Si je n'avais pour moi la con-
science du bien et l'autorité de mou maître, je renoncerais à
peindre ; mais ne craignez pas pour moi ces influences ; j'en
soufire, voilà tout. » Puis le courage faiblit : « Je travaille
20 l'année philosophique. 1!H1
absolument à huis clos. C'est à peiue si mou père hasarde de
temps eu temps une observatiou, presque toujours défavo-
rable... Mou plus graud malheur est de sentir que je ne puis
prétendre à poursuivre une entreprise qui me serait si chère
et à laquelle je voue aveuglément tout ce (pie j'ai d'espérances
et d'énergie. Le moment est venu des grandes discussions. Il
n'y a plus moyen de les ajourner. »
Survient la mort de sou oncle Kmile Billotte, qui l'ébranlé
fortement ; puis Beltrémieux veut fonder une revue à La
Rochelle, notamment avec la collaboration de ses amis du
Cénacle, et Fromentin lui promet une série d'articles d'art.
11 se remet cependant à peindre avec ardeur ; parlant du
tableau sur le métier, il écrit à Bataillard : « Mon père y
prend intérêt, mais il trouve cela trop pénible ; il voudrait
me voir improviser et ce système de peinture extrêmement
faite, faite à tant de reprises, n'ayant pas pour lui le même
mérite de célérité que les légers frottis li((uides de lécole
Bertin, lui semble incomparablement inférieur. » Puis voici,
dans la même lettre, une notation bien curieuse d'une carac-
téristique des tendances esthétiques de Fromentin. « J'ai
besoin de calme et de solitude, un besoin incroyable; autre-
fois, il n'en était pas de même. Le vent me déplaît plus que
jamais. J'aime-peu ce qui court, ce qui coule ou ce qui vole;
toute chose immobile, toute eau stagnante, tout oiseau pla-
nant ou perché, me cause une indéfinissable émotiou. Je ren-
drai peut-être un jour cet universel sentiment de repos; eu
attendant, il m'inquiète, parce qu'il accu.se peut-être une
inertie stérile. »
Non seulement ou retrouve affirmé, de façon plus ferme
dans un de ses livres sur l'Algérie, ce goût pour le repos ;
mais il nous semble qu'il ressort de sa peinture. Certes, la
Fantasia de la collection Chauchard est à la fois une belle
œuvre et une œuvre pleiue de mouvement; mais nous lui
préférons certaines peintures plus calmes, par exemple telle
de ces Chasses au faucon dont une figure au musée Coudé et
dans lesciuelles on voit un groupe de cavaliers immobiles qui
regardent planer l'oiseau chasseur, ou encore ces Arabes en
prière, vus à nous ne savons plus quelle exposition.
Tous à Saint-Maurice reculent devant « l'explication deve-
nue imminente)). Ce qui rend faible Fromentin (ou du moins
il le croit), c'est la question d'argent. Enfin les explications
sont entamées : l'entretien a été calme, amical et franc, ou
LES ANNÉES D APPRENTISSAGE D EUGÈNE FROMENTIN 27
plutôt tout a été ajourué: Eugèue partagera sou temps entre les
couféreuces du stage et la peinture Eu traits vifs il fait res-
sortir la différence totale existant entre la manière de penser
et de sentir de sou père et la sienne, puis il ajoute : «: C'est
égal, mon père est admirablement bon. Et manière ! je crois,
mon ami, que je sacrifierais tout à leur repos, si je le voyais
trop sérieusement engagé. Si vous saviez, mon ami, les ten-
dresses croissantes que je me sens à certains moments pour
eux, vous comprendriez mieux certaines faiblesses que vous
me reprochez. »
De son côté, Armand du Mesnil écrit des lettres mélanco-
liques, et Fromentin rêve de le voir revenir à La Rochelle où
tous deux, avec Beltrémieux, bâtiraient quelque chose avec
les débris de leur fortune littéraire et artistique.
Enfin il s'arrache à cette teutaiion d'abaudonnement et
repart, navré, pour Paris.
Il rentre à l'atelier de Gabat et travaille avec des hauts et
des bas. Mais, Je priiitem|)s venu, celui-ci quitte le monde
pour aller prendre l'habit dominicain auprès de Lacordaire :
«Je m'attendais à cette résoUition, écrit Eugène à sa mère,
mais je ne la croyais pas aussi prochaine. Je m'étais attaché
vivement à lui ; de sou côté il me témoignait quelque amitié;
DOS dissentiments religieux, eu soulevant entre nous de fré-
quentes discussions, nous avaieut amenés à nue certaine
intimité de rapports et d'idées. Je lui étais surtout très
reconnaissant de l'iulérêt qu'il m'a témoigné pendant tout
cet hiver, des encouragements qu'il m'a donnés, ainsi que
de ses marques d'estime pour mes sentiments en pein-
ture. »
Peu après, il confie à sa mère sa confiance dans ses pro-
grès : « Ah ! vois tu? ma pauvre mère, je sais bien que nous
aurons beau faire, vous et moi, que la vocation qui m'en-
traîne, téméraire ou non, est plus forte que tous les conseils...
Je suis neiiitre, je le crois je le sens, on me raffirme ; pour-
quoi. uîDu Dieu ! me contraindre à n'être pas ce (|ue je puis
être, à devenir ce que je ne puis tenter ? Le départ de mon
excelh'ul et illustre maître m'a rendu toute ma liberté d'es-
prit et d'invention. Je crois pouvoir me passer de directeur.
Les influences me troublent et me jettent en dehors de mes
voies lia In relies. »
Ce|iendant, durant ce même [irintemps 1843, paraît dans la
Revue organique des départements de l'Ouest, fondée par Bel-
28 l'année philosophique. 1911
trémieux, un important compte-rendu du Salon annuel
(n** d'avril et de mai). Il y salue spécialement notre école de
paysage, la plus complète, la mieux unie, la plus forte. Avec
Cabat, Daubigny, Corot, Rousseau, Marilbat, Dupré, elle a,
en moins de dix ans, opéré une révolution complète. Notons
cette apprécialion sur un Corot : « C'est l'iieure où cbantent
les rossignols, le bois est devenu sonore, et les feuilles clair-
semées des trembles frémissent d'elles-mêmes dans l'air épuré
du soir ».
M. Blanchon résume ainsi son appréciation sur ce Salon :
« Les idées exprimées par Fromentin et les jugements qu'il
porte sur les peintres de son temps sont à la fois le pro-
gramme de sa vie d'artiste et la substance de sa critique
d'art tout entière. Il y manque, avec la maturité de la pensée,
ce qui fera l'originalité des Maîtres d'Autnfnis, l'étude des
questions de métier, le cbarme et l'éclat du style ». LeD'' Fro-
mentin lui-même fut satisfait.
De fin mai à juillet, Fromentin s'installe à Bue, près de
Versailles, chez Albert Aubert, et jouit profondément de ce
pays « dont l'aspect est délicieux, la solitude profonde » ;
mais les soucis d'argent le tourmentent encore.
Durant les vacances à SaintMaurice, les tiraillements avec
le D' Fromentin recommencent : « Egalement incapable de
comprendre la passion naissante qui m'entraîne et les pro-
messes de talent qu'il peut y avoir dans mes essais, écrit son
fils à Bataillard, il ne me donnera jamais d'adhésion formelle
et ne cédera, s'il cède, qu'à des succès devenus notoires. Seu-
lement, comme il est faible, distrait, et qu'il a peur des luttes
ouvertes, il me laissera faire, si je persiste... Si je lui avouais
le dégoût que m'inspire ma peinture, je serais à tout jamais
perdu dans son esprit, car mon père n'admet pas qu'on soit
jamais mécontent de ce qu'on fait. »
A la fin de l'automne, Eugène est furieux de n'avoir rien
fait, « moins que rien ». Après beaucoup de tiraillements, il
va regagner Paris, et il est plein de contradictions : « Ce
départ, sera plus triste que les précédents ; ce n'est pas tout
à fait une rupture, mais une émancipation » ; d'ailleurs il
écrit aussi : « J attends mercredi prochain comme un jour de
joie et de résurrection ».
De retour à Paris, il annonce à sa mère que Cabat y est
rentré également, renonçant à la vie monastique.
Rien ne marquerait particulièrement cet hiver 1845-46, s'il
LES ANNÉES d'aPPRENTISSAGE D EUGÈNE FROMENTIN 2d
ne se terminait par une équipée appelée à jouer un rôle déci-
sif dans la destinée de Fromentin.
Il s'était lié avec un peintre orientaliste de son âge, Charles
Labbé, dont la famille habitait l'Algérie : mariant sa sœur à
Blidah en mars 1846, il proposa à Fromentin et à du Mesnil
de l'accompagner. Delacroix, Decamps, Marilhat avaient
éveillé en Eugène l'ardente curiosité des pays du soleil. Il fut
donc singulièrement tenté. N'ayant que deux jours pour se
décider, il ne consulte pas ses parents et puise momentané-
ment daus la bourse de ses amis; puis il part, laissante
Bataillard le soin de transmettre à M'"'' Fromentin les lettres
banales qu'il lui ferait parvenir d'Algérie.
De Lyon à Avignon, il descend le Rhône et y éprouve un
enthousiasme facile à comprendre : « Je reviendrai dans ce
pays-ci; j'ai un pressentiment que je trouverai là une veine
originale. Je ne connais rien de plus beau dans le Poussin,
rien de plus extraordinaire dans les plus fins coloristes. »
Marseille sous la pluie lui paraît atroce et sale; Alger,
abordé par un temps sombre, produit l'effet d'un port de la
Manche. Mais bientôt le soleil et l'enthousiasme reviennent :
« C'est beau, c'est beau ! Tout est beau, même la misère, même
la boue des sandales, — oh ! les enfants ! — je vous écrirai
plus tranquillement, j'espère, par le prochain courrier. »
Les montagnes de l'Atlas ne le séduisent pas; « mais les
hommes, mais les constructions, mais les bêtes !... Et puis la
plaine immeuse, absolument nue, qui. le soir, fume au soleil
couchant et ressemble au désert! D'ailleurs tout est nouveau
pour moi, tout m'intéresse ; et plus j'étudie cette nature, plus
je crois que malgré Marilhat et Decamps, l'Orient reste encore
à faire. Pour ne parler que des hommes, ceux qu'on uous fait
sont les bourgeois. Le vrai peuple arabe, en haillons et
plein de vermine, avec ses ânes misérables et teigneux, ses
chameaux en guenilles passant, noirs et rongés par le soleil,
devant ces horizons splendides, cette grandeur daus les
attitudes, cette beauté antique daus les plis de tous ces hail-
lons, voilà ce que nous ne connaissons pas. »
Cependant ce n'est qu'une courte excursion ; le 13 avril,
Fromentin écrit de Marseille sa confession à sa mère, et il lui
écrit de nouveau, de Paris, le 19. Ce n'est qu'un mois plus
tard qu'il se hasarde à écrire à son père, et en môme temps il
lui envoie deux dessins. La réponse, modérée et indulgente,
le toucha beaucoup.
30 l'année philosophique. 19H
A Paris, lecénRcle se transporte du quartier latin aux alen-
tours delà rue Pi^alle, dont Froiiieutiu ne s'éloignera pas, et,
se resserrant autour de M""^ «lu Mesnil, il deviendra « le pha-
lanstère ». Une vieille amie, qui est comme la seconde mère
de Lal)bé, M""' Regn;uilt. veuve d'un secrétaire des comman-
dements du duc d'Anj^oulème, se conquiert le cœur de Fro-
mentin et ne contribue pas moins que M"'° du Mesnil à res-
serrer les liens du phalanstère.
Entre temps il apprend que son père a envoyé ses dessins à
l'exposition de La Rochelle, et il se montre inquiet de l'effet
qu'ils produiront. Bailleurs il travaille ferme et, dès le mois
d'août, va sMiislriller, avec Labhé et M"" Hc^naiilt, à Gom iiay-
en-Bray, où il se met sérieusen)ent à peindre d'après nature,
ce qu'il n'avait guère fait juscjue là. « Je cherche, écrit-il à
Bataillard, surtout l'exactitude du Ion, je sens qu'avec des
efforts j'y arriverai, plus même que je ne croyais Je n'ai pas
eu de peine à sortir de ma routine et de mes tous d'atelier,
tant sont vives, pressantes et claires les leçons que donne cet
admirable maître, le Soleil. »
Après un assez court séjour à Chailly, près Fontainebleau,
on rentre à Paris. Là Beltrémieux épouse M'"" Thérèse Waldor,
fille de MélanieWaldor, la muse romantique. Puis, à l'occasion
de sa fête, Fromentin reçoit du phalanstère un « charmant vol-
taire » pour compléter son mobilier. Il s'est du reste passé de
vacances afin de préparer son premier Salon, celui de 1847;
mais la grippe s'en mêle, et son grand tableau n'est pas ter-
miné à temps. Cependant il a revu Cabat, qui lui témoigne
beaucoup de satisfaction de sa peinture. Finalement, il envoie
au Salon trois petits tableaux, qui sont reçus à l'unanimité.
Deux sont des vues algériennes: « Je n'y devinai point, dit
Maxime du Camp, le futur maître des élégances orientales. La
touche était plate, sans transparence, grisâtre et tâtonnante;
néanmoins, çà et là une finesse précieuse et une sincérité
d'aspect qui me rappela les paysages que j'avais parcourus. »
Fromentin fut très flatté de la demande que lui fit Cabat de
repeindre un ciel très important qu'il avait manqué et de la
satisfaction que montra son ancien maître du résultat obtenu.
Mais, au Salon, il est humilié de l'effet que lui produit sa
peinture, dont le jour très vif et vertical met à nu les moindres
défauts. Il apprécie du reste sévèrement l'ensemble de ce
Salon, à l'exception de VOrgie romaine du jeune Thomas
Couture, que cette œuvre « place au premier rang ». Fina-
LES ANNÉES d'APPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 31
lemeut, il veodit 7o0 francs sa vue des Gorges de la Chiffa.
Pendant le mois de mai, il va voir sa famille à Lafond et en
revient satisfait des dispositions de son père ; mais, après son
retour à Paris, il est pris d'un accès de découragement et de
la nostalgie de l'Afrique. Cette fois, il s'en ouvre à sa famille
et explique à son père ce qu'il va y chercher. « Tu conviendras
qu'eu fait de nature, et quand il s'agit de l'art, il y a des
goûts déterminés : tel se consacre à la Normandie parce que
son goût l'y porte; si tel autre se tourne vers le Midi, c'est
que la Normandie ne lui aura paru qu'un agréable pays de
promenade. J'en suis là, je n'ai jamais souhaité, depuis que
je fais de la peinture, de visiter les bords du Rhin qu'on dit
magnifiques, les Pyrénées, ni la Suisse. Un natif instinct me
portait vers la nature du Midi, je l'avais en quelque sorte
devinée avant de l'avoir vue. »
Le D'' Fromentin reste indécis, et son fils fait ses préparatifs
de départ avec son ami Labbé et un autre jeune peiutre,
Saltzmanu. C'est au commencement d'octobre qu'il débarque
à Alger. Ici nous devons éviter de le suivre pas à pas, car il
faudrait sans cesse confronter les lettres écrites au jour le
jour et les lettres littéraires é'Une Amiée dans le Sahel et iVUn
Eté dans le Sahara. A vrai dire, c'est surtout avec le premier de
ces livres que nous arrivons à faire des rapprochements, car
l'expédiliim à Laghouat appartient à son troisième voyage qui
eut lieu hors des limites du livre de M. Blanchon, après le
mariage de Fromentin.
Déjà celui-ci fait volontiers des théories esthétiques. Un
sujet, par exemple, sur lequel il revient à plusieurs reprises,
est le parti que le peintre biblique peut tirer du spectacle de
l'Algérie. Dès son premier voyage, nous le voyons en parler
deux fois. La première, c'est en termes un peu énigmatiques,
mais qui semblent bien critiquer le parti qu'on eu a tiré, non
l'idée d'en tirer parti. « Ceux, dit il, qui. sous prétexte de
couleur locale, fout de la Bible avec le costume arabe, sont
des imbéciles qui n'en savent point tirer parti. Je défie qu'on
me montre un antique mieux drapé, mieux proportionné,
plus scrupuieusemeut beau, qu'un Bédouin, pris au marché,
au café, dans la rue. Malheureusement il est très difficile de les
dessiner au passage, et ils ne veulent point poser; leur Code
religieu.K le leur défend. » Uu peu plus loin, une appréciation
évidemment favorable apparaît :
« Le voyage est admirable, à mou sens, moins pour ce qu'il
32 L A.XMÏE IMIILOSOPHIQUE. 1911
ofïre de réalités nouvelles que pour les rêves qu'il éveille, les
illusions qu'il crée, les perspectives indéfinies qu'il ouvre à
l'imagination sur l'inconnu. Pour moi, le grand charme du
mien, c'est qu'il me semble avoir voyagé dans les temps
anciens et parcouru le pays de la Bible et des patriar-
ches. »
Mais c'est durant sou second voyage qu'il formulera une
opinion d'une absolue précision, en opposition d'ailleurs bien
nette avec celle qu'après réflexion il posera, avec non moins
de précision, dans Un Eté ddns le Sahara. Ecoutons d'abord le
correspondant d'Emile Bellrémieux etdesafemme. Après avoir
opposé les Arabes et les Maures, il s'exprime ainsi : « Ceux-là,
les vrais Arabes, identiques à ceux du Hedjaz, n'ont guère
changé, j'imagine, depuis Mohammed-ben-Aboubeker et peut-
être depuis Jacob-bcïi haac. Le fait est que certaines parties
de ce pays-ci, c'est la Bible en images.
« En allant, il y a quelque temps, faire une excursion au lac
Haloula, à moitié chemin du lac et de la plaine, au milieu
d'un carré d'herbe courte, semée de touffes de palmiers nains
et de tamarins, j'affirme que j'ai rencontré le vieux Isaac de
la Genèse. Ses deux fils étaient avec lui. Ils surveillaient
ensemble un troupeau de maigres brebis; ils navaient point
de burnous et pas de haïk ; une seule chemise en laine
épaisse et d'un blanc sale, serrée à la ceinture par une corde
en poilsde chameau bruns, laissant à découvert leur cou, leurs
bras jusqu'aux épaules et leurs jambes couleur de bronze flo-
rentin. Une simple calotte, en laine feutrée, garantissait le
sommet de leurs tètes rasées. Le vieillard, grave et un peu
voûté comme un patriarche de Raphaël, avait une barbe
blanche, longue et floconneuse. Il s'appuyait sur le bras de
l'un des jeunes gens ; l'autre, un long bâton recourbé à la
main, dirigeait le troupeau à travers les lataniers et le con-
duisait aux endroits plus fertiles. Le troupeau marchait tête
basse, et serré, comme ou est convenu qu'il doit marcher dans
un tableau de style. Quand notre nombreuse cavalcade passa
près d'eux, pas un des trois ne leva la tête. Le vieillard sem-
blait tenir uu discours à celui de ses fils qui lui servait d'appui ;
quant à l'autre, il s'en allait toujours à l'écart comme un
réprouvé. Lequel était Esaii, lequel Jacob? Peut être s'agis-
sait-ii du plat de lentilles. Deux ou trois chameaux bruns
paissaient au loin dans le chaume, au pied d'un groupe de
palmiers. Et le soleil descendait derrière le triple étage des
LES ANNÉES d'aPPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 33
montagnes qui nous faisaient l'année dernière nous écrier :
0 Palestine ! 0 Palestine ! »
Ce problème, qui n'est autre que celui du rôle de la couleur
locale dans l'art, hantera toujours l'esprit de Fromentin, et il
est curieux de voir combien, du point de départ que nous
venons de noter, ses réflexions ont su l'élever plus haut.
Ouvrons Un Eté dans le Sahara et lisons au cours de la longue
lettre datée de Djelfa, 31 mai :
« Un autre jour, je te parlerai de la tribu en marche, nedja ;
admirable spectacle qui renouvelle ici sous nos yeux, en plein
âge moderne, à deux pas de l'Europe, les migrations d'Israël.
« Que ce dernier mot. écrit d'enthousiasme, ne m'engage
pas surtout au delà de ce que je veux dire. Il n'est qu'à
moitié vrai. Et comme il effleure une question d'art, question
qui, selon moi, n'a pas le sens commun, mais n'importe,
question posée, discutée et toujours pendante, comme il
effleure, dis-je, une question grave après tout, celle de la
couleur locale appliquée à un certain ordre de sujets, je désire
m'expliquer sur ce qu'il y a de trop contestable dans la com-
paraison que j'ai faite.
« Voici la seconde fois que j'introduis la Bible dans ces
notes ; ce qui te laisserait croire que je voyage en vrai pays
de Chanaan, moins l'abondance, et que je rencontre à chaque
pas le riche Laban ou le généreux Booz.
« On a écrit, en eflet, bien plus, on a voulu prouver par des
essais, tu sais lesquels, que les anciens maîtres avaient défi-
guré la Bible par la peinture, qu'elle avait rendu l'àme entre
leurs mains, et que, s'il restait un moyen de ressusciter cette
chose aujourd'hui morte, c'était d'aller la contempler toute
réelle encore et dans son effigie vivante, en Orient.
« Celte opinion s'appuie sur un fait vrai en lui-même: c'est
que les Arabes, ayant à peu près conservé les habitudes des
premiers peuples, doivent aussi, mieux que personne, en
garder la ressemblance, non seulement dans leurs mœurs,
mais encore dans leur costume, costume si favorable d'ailleurs
qu'il a le double avantage d'être aussi beau que le grec et
d'être plus local. Il est certain, ajoute-t-on, que Rachel et
Lia, filles du pasteur Laban, n'étaient point habillées comme
Antigone, fille du roi Œdipe; qu'elles se présentent à notre
esprit dans un tout autre milieu, avec une forme différente,
et aussi sous un tout autre soleil ; il est non moins certain que
les patriarches devaient vivre comme vivent les Arabes,
Pii.LOv. — Année philos. 1011. 3
34 l'anniïe philosophique. 1911
comme eux gardant leurs moutons, ayant comme eux des
maisons de laine, des chameaux pour le voyage, et le reste.
« Mou opinion quant au système, la voici :
« C'est que les hommes de génie ont toujours raison, et que
les gens de talent ont souvent tort. Costumer la Bible, c'est la
détruire ; comme habiller un demi-dieu, c'est en faire un
homme. La placer en un lieu reconnaissable, c'est la faire
mentir à son esprit; c'est traduire en histoire un livre anté-
historique. Comme, à toute force, il faut vêtir l'idée, les
maîtres ont compris que dépouiller la forme et la simplifier,
c'est-à-dire supprimer toute couleur locale, c'était se tenir
aussi près que possible de la vérité... Et ego in Arcadiâ...
Sont-ce des Grecs ? est-ce l'Arcadie? Oui et nou : non pour
le drame ; oui, dans le sens de l'éternelle tragédie de la vie
humaine.
« Donc, hors du général, pas de vérité possible dans les
tableaux tirés de nos origines, et bien décidément il faut
renoncer à la Bible, ou l'exprimer comme l'ont fait Raphaël et
Poussin.
« Remarque que cette opinion se confirme à mesure que je
voyage, et précisément dans le pays qui semblerait devoir'pro-
duireen moi un entraînement contraire. N'ya-t-il donc aucun
enseignement à tirer de ce peuple qui, je le reconnais, fait
involontairement et souvent penser à la Bible? N'y a-t-il pas
en lui quelque chose qui met l'àme en mouvement, et eu quoi
l'esprit s'élève et se complaît comme en des visions d'un autre
âge? Oui, ce peuple possède une vraie grandeur. Il la possède
seul, parce que, seul au milieu des civilisés, il est demeuré
simple dans sa vie, dans ses mœurs, dans ses voyages. Il est
beau de la continuelle beauté des lieux et des saisons qui
l'environnent. Il est beau, surtout parce que, sans être nu, il
arrive à ce dépouillement presque complet des enveloppes que
les maîtres out conçu dans la simplicité de leur grande àme.
Seul, par un privilège admirable, il conserve en héritage ce
quelque chose qu'on appelle biblique, comme un parfum des
anciens jours. Mais tout cela n'apparaît que dans les côtés les
plus humbles et les plus effacés de sa vie. Et si, plus fréquem-
ment que d'autres, il approche de l'épopée, c'est alors par
l'absence même de tout costume, c'est-à-dire en quelque sorte
eu cessant dèlre Arabe pour devenir humain. Devant la demi-
nudité d'un gardeur de troupeaux je rêve assez volontiers de
Jacob. J'affirme au contraire qu'avec le burnoris saharien ou
LES ANNÉES d'APFRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 3b
le machna de Syrie, on ne représentera jamais que des
Bédouins. »
Nous ne poursuivrons par la discussion engagée par Fro-
mentin, l'ayant déjà t'ait d'ailleurs daus nos Etudes esthétiques,
mais il nous a paru singulièrement instructif de rapprocher
la première impression du jeune homme de l'opinion raison-
née de l'artiste et du penseur. On trouve aussi, dans Une
Année dans le Sahel, une discussion approfondie sur la
question du sujet, si voisin de celle de la couleur locale (sep-
tembre).
Nous avons dit que la lettre où Fromentin s'écriait avec
enthousiasme : 0 Palestine ! 0 Palestine! était adressée à son
ami Beltrémieux et à sa femme. A ce moment, cet ami si aimé
était mourant, sans que Fromentin s'en doutât, bien que le
sachant gravement atteint. Il fut atterré eu recevant de Bel-
trémieux deiix pages, d'une écriture méconnaissable, où celui-
ci s'étoune que Fromentin semble ignorer son état, et ces deux
pages sont accompagnées d'un billet très dur de M'"'' Beltré-
mieux à l'égard de celui qui seul a laissé s-ms un mot de sym-
pathie son ami mourant. Cet incident nous est une occasion
pour rectifier une opposition que nous avaient suggérée des
notes écrites durant le voyage en Egypte et qu'a publ ées
M. Gonse, rapprochées des deux livres sur l'Algérie. Nous
avions attribuée l'effet des années écoulées cette préoccupa-
tion de ceux qu'il a laissés derrière lui, cette attente des lettres
de France qui semble l'empêcher de se donner pleinement
aux spectacles qui lui sont offerts, taudis que, dans Un Eté et
dans Une Année, rien ne détourne le voyageur de sa pensée d'art.
En réalité, la différence est due à la « purification » résultant
de l'élaboration littéraire, car Fromentin tout jeune en Algérie
ne diffère guère du Fromentin arrivé presque à la cinquan-
taine et voguant sur les eaux du Nil : n'en déplaise à M»"* Bel-
trémieux que sa douleur rend injuste, la pensée de Fromentin
est loin de se détacher de ceux qu'il aime, témoin ce début
d'une lettre à Bataillard (12 novembre 1840) :
« Mon ami, je vous écris d'Alger, où je suis venu pour
affaires diverses. Je serai demain soir de retour à Blidah.
« En descendant dans la voilure les pentes boisées de Mus-
tapha, j'ai vu dans le brouillard, qui déjà tombait sur la mer,
la fumée du bateau qui m'apporte des lettres de France Elles
seront distribuées demain et me précéderont à Blidah. J'aurai
sans doute, au moins indirectement, de vos nouvelles. »
36 l'année philosophique. 1911
S'il fallait davantage, il suiïirait de citer ses lettres à
M"* Lilia Beltrémieux après la mort de son frère.
Ce second voyage en Algérie se termina par une excursion à
Biskra. Fuyant la pluie qui le persécutait à Blidah, Fromentin
se rendit par mer à Stora, dont ne parle aucun de ses livres et
dont il nous a plu de voir évoquer les rochers à pic que couron-
nentdes bouquets de chênes-lièges. Le trajetdePhilippeville à
Constantine se fait sous un peu de neige, et par un vent glacé.
Il est superflu d'insister sur les descriptions du corridor du
Rummel, sur l'accueil inespéré, « chevaleresque a, du colonel
Canrobert, à Batna. De Biskra, excursion à Sidi-Okba et à la
smala du scheik Si-Ahmet-bel-hadj-ben-Ganah. « Journée
unique dans notre voyage, et qui doit marquer dans tous nos
souvenirs ». Départ et défilé de deux smalas, — fantasia.
Rentré à Biskra, Fromentin s'inquiète de n'y trouver
aucune nouvelle. On est au 13 mars, et les journaux racon-
tent les événements de février. Enfin, le 17, il écrit à du Mes-
nil : « Dieu soit loué! mes amis, chacun de vous a fait son
devoir et vous êtes tous épargnés!... Vive la République ! 'Vive
M. de Lamartine ! » Il raconte à son ami la revue de la petite
garnison de Biskra où fut annoncée l'abdication du roi.
Cependant M"*^ Fromentin rappelle son fils à grands cris ; il
tâche de la rassurer. Puis il s'indigne : « C'est une honte que
cet empressement, que cette ardeur à la curée des places et des
emplois ».
Pêle-mêle avec ces échos de la Révolution, voici enfin un
souvenir du passage à El-Kantara : « Ce sera le rendez-vous
de tous mes souvenirs, et, quand nous causerons de
l'Afrique ensemble, dit-il à du Mesnil, je te mènerai sur ce
pont ». Il ne l'oubliera pas en effet et, au début de Un été dans
le Sahara, il tracera une merveilleuse description de cet
incomparable passage du Tell au Sahara qu'après plus de
trente-sept ans nous ne pouvons évoquer sans ressentir l'émo-
tion enthousiaste de nos jeunes ans.
Le 17 mars, la proclamation de la République est annoncée
aux troupes, en présence d'une centaine d'Arabes qui « assis-
taient à ce modeste spectacle, sans en comprendre la gran-
deur ». Cependant, l'agitation de Paris inquiète Fromentin,
plus peintre que jamais. Sa famille le rappelle anxieusement,
et il se décide au retour. Parti de Biskra le 17 avril, il voyage
avec les troupes, car le pays n'est plus aussi sûr qu'il y a deux
mois ; en route, il dîne chez le commandant des zouaves,
LES ANNÉES d'APPRENTISSAGE d'eUGÈNE FROMENTIN 37
« M. Bourbaki ». Il revient lentement et ce n'est que le 19 mai
qu'il s'embarque à Alger pour Marseille.
Il arrive en France pour voir se préparer les journées de
juin ; mais il doit se rendre auprès des siens, et c'est son frère
qui part avec les gardes nationaux de La Rochelle pour contri-
buer au rétablissement de Tordre à Paris.
Ce séjour dans sa famille fut l'occasion d'une crise définitive
au sujet de sa vocation. Ses amis étaient inquiets. M"'' Bel-
trémieux, qui n'avait pas persisté dans l'injuste impression
que nous avons mentionnée, reçut de lui une lettre datée du
4 juin, où se trouvent ces mots soulignés : « Ma vie de peintre,
par et pour la peinture, ma vie à Paris par conséquent, est im
fait accompli contre lequel rien ne peut prévaloir et rien ne pré-
vaudra. » Mais l'absence de toute personne auprès de lui en
qui il trouve quelque conformité de nature, sauf M'^'= Lilia
Beltrémieux, contribue à le jeter dans de singulières an-
goisses.
« Cher ami, je t'écris la mort dans l'àme, et je ferais mieux
de ne pas t'écrire. Je n'ai pas même la conscience distincte du
déplorable état dans lequel je suis, je sens seulement que mou
cœur et ma tète ne sont qu'une douleur, je n'exagère rien. »
Ainsi s'épanche-t-il dans une lettre à du Mesnil. Cependant
un peu de calme revient, et il trace à son ami le programme de
toute une série de tableaux ; puis le besoin d'écrire apparaît :
<( Mes impressions de voyage cessent d'être des réalités et
prennent le charme incroyable, le charme attendrissant des
souvenirs. — C'est le moment où j'aimerais à les écrire; ils se
dégagent avec une limpidité admirable de la confusion des
incidents et ne gardent que les traits essentiels à l'unité sans
rien perdre de leur vie... Si j'avais à te raconter ici tout cela,
le besoin me viendrait de lui donner sa forme, de lui restituer
sa couleur; et j'écrirais pour t'y faire participer. Mais quoi,
tout seul ! A quoi bon ? C'est cependant dommage ; si tu m'en
prieS; je l'essaierai... »
Puis, quelques jours après (1'='' septembre) : «... Je me con-
sume, cher pauvre ami, je descends de plus en plus bas dans
un ennui dont je ne vois pas l'issue... Je mène, on me fait
mener une vie propre à tuer l'esprit le plus solide ; encore un
peu et on fera de moi un idiot, si je leur en laisse le temps...
Mon père oublie qu'il a eu mon âge, et ma mère oublie qu'elle
n'a pas toujours passé sa vie entre son aiguille et le confes-
sionnal .. Je déclare que mon père et ma mère sont coupables;
38 l'année philosophique. 1911
le dire serait me donner à leurs yeux d'irréparables torts.
Je me tais encore, mais si j'éclate, il y aura un malheur dans
la famille... C'est horrible! le cœur me saigne. Le mal ne
vient pas d'eux, et pourtant il existe ; un mot de moi pour-
rait faire à ces deux cœurs, qui me chérissent après tout, de
terribles blessures. Je le contiens...
« Je ne puis dire : je veux, je fais, je vais. 11 faut dire : Vou-
lez-vous que ? Tout se réduit à des avances d'argent ; et mon
père réduit tout à un calcul. Ma vie est manquée. »
Du Mesnil prend le parti d'écrire à M"'" Fromentin
(5 octobre), et enfin elle et son mari consentent au départ de
leur fils pour Paris. Mais voici que sa grand'mère, M"* Bil-
lotte, est frappée d'une attaque d'apoplexie. Cependant elle se
remet peu à peu et Eugène expédie ses malles à Paris. Du Mes-
nil y trouve les cartons contenant ses dessins d'Algérie, et
aussitôt il réconforte son ami qui le remercie : « J'ai peur
pourtant, j'ai peur, tant ils m'ont appris que je suis infirme,
tant on m'a répété que tout cela n'était rien, j'ai peur que tu
ne t'abuses ».
Enfin sou oncle Billotte plaide sa cause auprès de ses parents
et on le laisse partir dans les premiers jours de novembre.
C'est la fin des épreuves : au Salon de 1849, Eugène obtient
une deuxième médaille, qui le consacrera aux yeux de son
père ; en 1852, il épouse M'"" Marie et va peu après faire avec
elle son troisième et dernier séjour en Algérie, où il la quitte
seulement pour l'excursion à Laghouat ; mais ce n'est qu'en
1856 que paraîtra Un été dans le Sahara, puis un peu plus tard,
en 1858, Une année danfi le Sahel. Enfin en 1862, Dominique
viendra clore la série des œuvres littéraires directement pré-
parées par les années d'apprentissage. Mais nous avons vu que
Fromentin aimait faire de la critique d'art, et ainsi s'annon-
cent les Maîtres d'autrefois. Quant au peintre, nous en avons
suivi le long et douloureux enfantement. Jamais vie ne fut
plus strictement la réalisation des rêves de la jeunesse.
Et maintenant, pour clore cette trop longue analyse où nous
avons, le plus possible, laissé au lecteur le soin de faire les
rapprochements avec les œuvres futures, évoquons l'image à
la fois comique et touchante de l'excellente M""' Fromentin
qui, lors du mariage de son fils, comme on lui demandait la
profession de celui-ci, éclata en sanglots en répondant :
« Artiste peintre ».
G. Lech.\las.
L'IDÉALISME ET LE RÉALISME
DANS Lk PHILOSOPHIE DE DESCIRTES
Descartes a été bien des fois représenté comme le fondateur,
non-seulement de la philosophie moderne, mais encore, et
plus spécialement, de l'idéalisme, qui a été en effet l'une des
tendances les plus essentielles ou des doctrines les plus pro-
fondes de cette philosophie. Il aurait fondé l'idéalisme, selon
plusieurs des sens assez divers, quoique peut-être connexes,
que le mot comporte ^ Par sa façon de poser le problème de
l'existence du monde matériel, par la nature des arguments
qu'il invoque ou qu'il invente pour écarter les solutions réa-
listes immédiates de ce problème, par le caractère laborieux et
peu homogène de sa démonstration, plus capable, semble-t-il,
de faire triompher les objections et les doutes qu'elle rencontre
que la conclusion à laquelle elle aboutit, Descartes aurait
directement ou iudirectement, mais très certainement, ouvert
la voie à la doctrine qui n'accorde au monde extérieur aucune
existence en dehors des perceptions ou des idées qui le font
connaître ^ D'autre part, en présentant le « Je pense » comme
la vérité première, modèle et condition de toute certitude, en
1. Voy. Alfred Fouillée, Descaries, Hachette, 1893, p. 81-134. M. Fouillée
dans celte partie de son ouvrage a réuni et systématisé les diverses inter-
prétations idéalistes que l'on peut donner de la philosophie cartésienne.
2. Voy. Georges Lyon, L'idéalisme en Angleterre au XVIU' siècle. Alcan,
1888, p. 17 46. M. Liard. dans son livre sur Descartes {.\lcan, 1882) ne va
pas entièrement jusque-là ; il insiste surtout sur l'essence idéale du monde
«Ttérieur, d'aprùs Descartes. « L'idéalisme est le dernier mot de son sys-
tème, non pas cet idéalisme subjectif qui lie le sort de la nature à celui de
l'esprit, mais un idéalisme objectif, qui, tout en faisant dépendre la nature
d'une cause suprême, extérieure à l'esprit humain, en i\xc l'essence dans
les idées conçues par l'entendement. » p. 268. 'Voy. p. 284, l'interprétation
idéaliste poussée peut-être un peu plus loin.
40 L AXNIÏE PHILOSOPHIQUE. 1011
considérant toutes les sciences comme de simples applica-
tions de l'humaine faculté de savoir, en soutenant que la con-
naissance de l'esprit est antérieure et indispensable à toute
autre, eu particulier à la connaissance des corps. Descartes
n'a-t-il pas préparé et même constitué le genre d'idéalisme
immauent à une critique de la connaissance^? Et même,
absolument parlant, ne peut-on pas dire ([u'il intervient, à
tous les moments importants du système de Descaries, une
conception de la pensée fortement marquée du caractère de
l'idéalisme, bien mieux, de l'idéalisme subjectif -?
Il ne sagit pas ici de rechercher si l'interprétation idéaliste
du système de Descartes n'aurait pas l'avantage de l'amener à
son plus haut degré de clarté et de cohérence, et d'élimiuer
plus d'une difficulté que soulève la lettre des textes carté-
siens : peut-être n'arriverait-elle, d'ailleurs, à élucider et à
épurer le système de la sorte qu'en le dénaturant. Il ne s'agit
pas non plus de contester qu'il n'y ait un idéalisme très
essentiel à la philosophie cartésienne. On voudrait tâcher
seulement de déterminer la signification et la portée de cet
idéalisme, d'examiner si, tel qu'il est chez Uescartes. il a
véritablement le pouvoir et le droit d'atténuer ou d'exclure
les affirmations et les vues réalistes qui, de l'aveu de tous, se
rencontrent également chez lui. La complexité et l'ambiguité
des acceptions du terme « idéalisme » imposent, au surplus,
de le définir pour chacun des usages que l'on en fait.
L'idéalisme revient-il à prétendre que lètre consiste dans
la pensée? A ce compte, le Cogita parait fournir d'abord
un type remarquable, même parfait, de la vérité conçue
d'après cette définition. Car non-seulement Descartes nous
dit que par la pensée je suis assuré de mon existence ; mais
il ajoute encore que mon existence est pleinement et suffisam-
ment déterminée par la pensée qui me la fait connaître,
autrement dit, que je suis un être dont toute l'essence est de
penser. Ainsi, c'est par la pensée que je connais que je suis;
l'être que je suis est essentiellement un être pensant : la soli-
darité intime de ces deux affirmations, uest-ce pas l'idéa-
1. Voy. Paul >'atorp, Descartes'Erkenntnisstheorie. Eine Studie zur
Vorfjeschichte des Kriticismus, Marburg. 1882.
2. Cette dernière interprétation a été soutenue par Hamelin dans les
leçons de lui (jui ont éié recueillies avec autant de soin que de piété sous
le titre Le système de Descar'lex, publié par L. Robin, avec préface d'Éni.
Durkheim, Alcan, 1911; voy. surtout les leçons IX, X, XI, et Xfl.
I
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES 41
lisme même, biea marqué ici par la suffisance de la pensée
à constituer l'être?
Mais peut-être couvre-t-on du même nom d'idéalisme deux
façons, dans le fond très difléreutes, de prononcer l'identité
de l'être et de la pensée. Autre chose est de réduire l'être à la
pensée considérée dans sa fonction et dans son contenu, de
décider que lacté de connaître est toute existence ou embrasse
en lui toute existence, autre chose, de faire de la pensée l'at-
tribut ou l'essence qui constitue totalement un genre d'être.
Cette dernière conception, non seulement n'exclut pas, mais
encore implique une position de l'être en soi ; elle objective en
quelque sorte la pensée dans l'être; taudis que la première,
au contraire, ramène lètre à la subjectivité de la pensée con-
naissante. De ces deux espèces de rapport de la pensée à l'être
quelle est celle qu'enveloppe la vérité première du cartésia-
nisme? S'il est ici permis d'user des termes et des cadres
fournis par le kantisme, le Cogito cartésien va-t-il avant tout
à afïirmerune réalité justiciable de la psychologie rationnelle,
ou bien à poser le moi de l'aperception pure, condition de
toute connaissance possible? La réponse à cette questioji n'est
pas douteuse. Dans la forte et profonde critique qu'il a pré-
sentée à maintes reprises' de l'expression cartésienne du « fait
primitif », Maine de Biran a bien marqué tout au moins la véri-
table direction de la doctrine de Descartes : Descartes, dit-il, en
allant du Cogito à la res cogitans est passé du moi, tel qu'il est
pour lui-môme dans l'expérience interne, à un objet en soi, qui
ne peut plus être un moi. Même si cette critique exagère la dis-
proportion que comporte le cartésianisme entre le Cogito et la
res cogitans, elle fait bien comprendre à quel point chez Des-
cartes la pensée ne commence à s'attribuer l'être que pour s'at-
tribuer finalement à l'être. L'acte de penser suppose une nature
d'être pensant.
Si tout en prononçant l'identité de l'être et de la pensée,
l'idéalisme implique en outre que les caractères d'objectivité
propres à 1 être se résolvent dans les conditions d'objectivité
posées à la fois et dominées par le sujet pensant, il est incou-
i, Essai SU)' les fondements de la psychologie, œuvres inédites publiées
par E. Navillc, T. I, p. 1-4S-157. Division des faits psychologiques el des
fait3 physiologiques, oeuvres pliilosopliiques publiées par V. Cousin, III,
p. 168, sq. Commentaire sur les Méditations de Descartes, nouvelles œuvres
intiiiitce publiées par M. Itertrantl, p. 78-81). \ole sur l'idce d'ejistence,
publiée par Tisserand, p. 40, etc.
42 l'année philosophique. 1911
testable que l'afTirmation de la vérité première ne répond plus
de tout point au type d'un idéalisme parfait, qu'elle enferme
comme un réalisme de l'existence, attesté déjà par l'usage de
cette formule qui a si souvent servi à interpréter le Cogito
comme un syllogisme : Pour penser il faut être. Ce réalisme.
Descartes ne cherche en aucune façon à le dissimuler, et il en
iai t, notamment dans ses réponses à Hobbes,phisieurs aveux très
caractéristiques. En voici un qui suffira sans doute : i< Certum
est cogitatiouem non posse esse sine re cogitante, nec omnino
ullum actum, sive ullum accidens, sine substantia cui insit^ »
Ce n'est point cependant qu'un certain idéalisme, même très
considérable, ne se révèle à ce moment initial du système
cartésien. Et cet idéalisme consiste d'abord à soutenir que
l'affirmation de ma pensée est la condition préalable de l'af-
firmation de mou existence, et aussi de toute existence ; il
consiste ensuite à éliminer de la res cogitans tout ce que des
préjugés d'imagination ou d'école tendraient à revendiquer
pour la res en dehors de la détermination essentielle par la
pensée. Il perce jusque dans les réponses à liobbes, lorsque
Descartes, ayant déclaré que la pensée ne peut être sans une
chose qui pense, ajoute que la substance ne nous est point
connue en général et par elle-même, mais d'une façon déter-
minée et par les actes qui lui appartiennent ^ : de telle sorte
que, lorsqu'il s'agit de l'esprit, la pensée est aussi indispen-
sable à toute affirmation sur la substance que la supposition
de l'être pensant l'est à l'action de la pensée. Dans les Principes
de la Philosophie, Descartes explique aussi que la connaissance
d'une substance n'est possible que par la connaissance de
ses attributs', qu'elle revient, au fond, à la connaissance de
son attribut principal ; et s'il s'exprime tantôt de façon à
marquer la distinction de la pensée comme attribut principal
et de la substance'', tantôt de façon à ne plus laisser paraître
ce qui peut les distinguer '', c'est qu'il est également convaincu
que la pensée, comme action du sujet, implique sans la
résoudre en elle la réalité de l'être pensant, et que la réalité
substantielle de l'être pensant ne comprend en elle rien de
1. Œuvres de Descartes, Edition Adam-Tannery, VII, p. 175-176.
2. /6irf.,p. 170.
3. I, 52, Ed. Adam-Tannery. VIII, p. 2b.
4. I, 53, Ibid.
5. I, 63, p. 30-31.
{
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES 43
plus que la pensée. Ainsi, dans l'explication que Descartes
donne du Cogito, il est nécessaire de définir la part faite à
l'idéalisme et la part faite au réalisme. La part faite à l'idéa-
lisme, c'est la priorité de l'affirmation de la pensée par rap-
port à tout objet de connaissance pris en soi, et la subordina-
tion de tout jugement sur notre existence et sur les autres
existences, sur ce que nous sommes et sur ce que sont les
autres êtres, à l'acte même de penser ; c'est encore l'impos-
sibilité d'admettre que notre existence en elle-même puisse
être constituée autrement que par la pensée ; la part du réa-
lisme, c'est la croyance à la nécessité de poser notre existence
en elle-même : d'où résulte, même quand Descartes déclare que
nous sommes des êtres dont toute la nature est de penser, une
sorte de conversion de la pensée comme sujet ou comme acte
en la pensée comme attribut principal ou comme substance.
Cependant l'idéalisme qui a ramené l'affirmation de notre
être et de ce que nous sommes à ce fait que nous pensons
paraît se prolonger et se soutenir dans le système de Descartes
par cette considération, que toute connaissance, actuelle ou
possible, vraie ou fictive, d'objets quels qa'ils soient, est une
donnée ou une opération de la pensée, qu'elle confirme la
pensée dans une immédiate et incontestable certitude d'elle-
même. La définition que donne Descartes de la pensée, et qui
revient à l'identifier avec la conscience ', justifie cette implica-
tion de la pensée dans toute connaissance. Montrer ainsi que
la pensée est présente invariablement, comme une condition
indéfectible, aux connaissances mêmes dont l'objet est le plus
hétérogène par rapport à elle, c'est sans doute de la part de
Descartes une démarche originale et profonde dont le sens
peut être bien marqué par le terme d'idéalisme. Et cette
démarche se poursuit avec autant de sûreté que de puissance
par la fameuse analyse de la connaissance du morceau de
cire dans la seconde Méditation : il apparaît là que la con-
4. a Qu'est-ce qu'une ciiose qui pense? G'esl-à-dire une chose qui doute,
qui cont^oit. qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine
aussi, et ijui sent. » 2» Médit.. Kd. Adam-Tannery, IX, p. 22. — « Par le nom
de pensée, je conqjrends tout ce qui est tellement en nous que nous en
sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les opérations de la
volimté, de l'entendement, de l'imagination et des sens sont des pensées...
Par \>' nom d'idée, j'entends cette forme de ciiacune de nos pensées, par
la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces
mômes pensées. » Réponses aux secondes objections, IX, p. li'4. Voy. éga-
lement/'rmcipes c/e la philosophie, I, 9, t. VIII, p. 7.
4i L ANNÉl: PHILOSOr'IIIQUE. 1911
naissauce des choses corporelles, loin de procéder des qua-
lités que leur prêtent les sens et l'imagination, est avant tout
une « inspection de l'esprit » : imparfaite et confuse, quand
elle s'arrête aux apparences sensibles, indéfiniment chan-
geantes; claire et distincte, quand elle porte sur la realité
substantielle et sur les propriétés qui sont véritablement
réelles. La connaissance de l'esprit est donc supposée par la
connaissance des corps, puisqu'elle en est la condition.
Mais que signifie exactement sur ce point l'idéalisme de
Descartes, et jusqu'où va-t-il? On pourrait le résumer sans
doute en disant que toute connaissance est relative à la pensée,
à la pensée conçue comme conscience. Mais ce serait l'exa-
gérer ou le fausser que de présenter cette relation, fût-ce au
nom d'une logique plus complète, comme une sorte de réduc-
tion de la réalité ou de lobjeclivité des choses à des données
ou à des conditions contenues dans l'esprit. La priorité de
l'esprit, telle que Descartes la conçoit, ce n'est point la néces-
sité d'inclure eu l'esprit les objets identifiés avec les percep-
tions, à la façon de Berkeley ; ce n'est point non plus l'a priori
de la raison législative, à la façon de Kant ou de Renouvier.
Descartes a eu surtout eu vue de relever au profit de la pensée,
comme témoignage de sa certitude immédiate, comme gage
de sa présence universelle, l'aspect de conscience que pré-
sente toute connaissance ; et cela apparaît bien dans tels pas-
sages', où il observe que la pensée est plus riche en attributs,
par conséquent plus connaissable en elle-même, que les
choses corporelles, puisqu'elle comprend, outre ses propres
déterminations, les déterminations par lesquelles elle connaît
les choses. Lïntention de Descartes revient donc à montrer
que la connaissance des choses corporelles présente ce carac-
tère, de s'apercevoir d'abord dans l'esprit comme connais-
sance, et comme connaissance indépendante de la réalité de
ces choses ; elle ne va pas jusqu'à vouloir prétendre que cette
réalité même puisse être confondue avec la connaissance que
nous en prenons, ou nécessairement posée par elle hors de
aous.
Car enfin la pensée, envisagée comme conscience, ne peut
atteindre qu'une existence : la sienne. Le fait d'avoir posé la
vérité des idées comme données de conscience dont l'affirma-
1 Réponses aux cinquièmes objections, t. VIF, p. 360. Principes de la
Philosophie, I, 11. T. YIII, p. 8. Lettre à Mersenne, de Juillet 1641, t. III,
p. 394.
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILPSOPHIE DE DESCARTES 4Î>
tion est antérieure à celle de la réalité de leurs objets suscite
d'autaut plus impérieusement le problème de cette réalité,
dès que l'on ne veut pas se borner à la simple alTirmation de
notre être. Il y a deux formes d'idéalisme, qui, quoique diffé-
rentes entre elles, pourraient sembler compléter logiquement
là-dessus la conception de Descartes, mais qui ne la complé-
teraient au fond que contre ses intentions et contre certaines
de ses théories explicites : la première, dont on peut croire
que Descartes ne l'a pas eue un seul moment en vue, est celle
qui consiste à admettre, comme dira plus tard Berkeley, que
« esse est percipi », qui fait consister toute l'existence des
choses dans les perceptions qui en sont données à notre
conscience : de diverses façons, Descartes s'est préoccupé de
rechercher comment pouvait s'opérer le passage de l'idée à
l'existence, il n'a point supposé que la difficulté d'expliquer
ce passage pût être comme préalablement supprimée par la
résolution de l'existence dans l'idée. Et comment enfin eût-il
accepté une théorie qui, en ramenant la réalité du monde
matériel aux qualités sensibles, devait, logiquement et en
fait, frapper d'interdit ou d'infériorité l'explication mathéma-
tique de la nature? La seconde forme d'idéalisme est celle
qui, ne se bornant pas à invoquer une cause transcendante
pour rendre compte de la nécessité avec laquelle nos percep-
tions s'imposent à nous, pousse beaucoup plus loin la réduc-
tion des choses à l'esprit, en admettant dans l'esprit, à la
façon de Fichte, une puissance inconsciente de produire les
perceptions que nous prenons pour des choses. Cette forme
d'idéalisme, ne semble-t-il pas que Descartes l'ait considérée,
même avec quelque complaisance, quand il a dit dans la
3'' Méditation : « peut-être qu'il y a en moi quelque faculté
ou puissance propre à produire ces idées sans l'aide d'aucune
chose extérieure, bien qu'elle ne me soit pas encore connue;
comme en effet il m'a toujours semblé jusqu ici que, lorsque
je dors, elles se forment aussi en moi sans l'aide des objets
qu'elles représentent *■ ? » Mais il faut observer que la concep-
tion ainsi introduite par Descaries ne l'est qu'hypothétique-
ment, qu'elle sert uniquement, au moment du système où
elle apparaît, à éliminer le réalisme spontané, non fondé en
raison. Descartes pouvait-il avoir à quelque degré le dessein
de la convertir en thèse positivement démontrable? Pouvait-il
1. Ed. Adam-Tannory. t. IX, p. ni.
46 l'année philosophique. l'Jll
supposer dans l'esprit une faculté inconsciente de produire,
soustraite à la connaissance par idées claires? Juste le genre
d'idéalisme qu'on lui a attribué, et qui consiste à faire de la
coDScieuce la forme générale de la pensée, s'oppose à cet
autre genre d'idéalisme qui explique la représentation des
objets par l'action occulte de facultés inconscientes.
En somme, si ou les considère dans leur rapport à notre
esprit, les idées mêmes des cboses extérieures paraissent ne
pouvoir représenter que nous-mêmes, qu'être des modalités
de la res cogitans ; et c'est ce qui rend plus malaisée pour
Descartes la recherche du moyeu par lequel, enfermé en lui-
même par ces idées autant que par rafTirmalion de sa pensée,
il pourra arriver à sortir de lui-môme et à atteindre quelque
existence hors de lui. Ou sait la marche quil a suivie. Elle a
consisté à envisager les idées, non plus dans leur rapport à
notre esprit qui les conçoit, mais dans leur rapport à ce
qu'elles représentent, à ce que Descartes appelle leur « réalité
objective »^ Si les idées qui sont eu moi sont prises seule-
ment comme de certaines façons de penser, il n'y a entre
elles aucune différence ou inégalité, et toutes procèdent de
moi de la même façon. Mais il en est tout autrement, et la
différence entre elles est très grande, si je considère en elles
la réalité qu'elles représentent ; et tout particulièrement il est
certain que l'idée par laquelle je conçois Dieu, c'est-à-dire un
Être infini et parfait, a plus de réalité objective que toutes les
idées qui me représenteut des êtres finis. C'est la considéra-
lion de la réalité objective de l'idée de Dieu qui sert de point
de départ aux diverses preuves de l'existence de Dieu.
Sans entrer ici dans le détail de ces preuves, ce qu'il
importe et ce qu'il suffit de remarquer, c'est qu'elles ont pour
principe une façon nouvelle et très générale d'envisager les
idées. Au lieu d'être prises maintenant dans leur relation au
Cogito, les idées sont considérées comme pourvues d'une
nature à elle. C'est un point sur lequel insiste déjà Descartes
et sur lequel insistera beaucoup plus encore Malebranche : du
moment qu'il y a des propriétés des idées qui sont soustraites
\. « Par la réalité objective d'une idée, j'entends l'entité ou l'être de la
chose représemée par l'idée, en tant que celte entité est dans l'idée ; et de
la ménae façon on peut dire une perfeciion objective ou un arlifico
objectif, etc .. Car tout ce que nous concevons comme étant dans les
objets des idées, tout cela est objectivement, ou par représentation, dans
les idées mêmes. » (A la suite des Réponses aux deuxièmes objections,
IX, p. i24.)
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES 47
aux variations des modalités de notre pensée, ces idées ont
par là, même si leurs objets n'existent pas en soi, une sorte
de réalité propre, tout à fait indépendante de nous : elles
ont une essence. Par exemple, comme le dit Descartes au
début de la 5^^ Méditation, lorsque j'imagine un triangle,
encore qu'il n'y ait peut-être eu aucun lieu du monde hors de
ma pensée une telle figure, « il ne laisse pas néanmoins d'y
avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de
cette ligure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai
point inventée, et qui ne dépend eu aucune façon de mou
esprit. » Ainsi « je trouve en moi une infinité d'idées de cer-
taines choses, qui ne peuvent pas être estimées un pur néant,
quoique peut-être elles n'aient aucune existence hors de ma
pensée, et qui ne sont pas feintes par moi, bien qu'il soit en
ma liberté de les penser ou ne les penser pas; mais elles ont
leurs natures vraies et immuables » ^ Cette conception d'une
nature vraie et immuable appartenant aux idées, bien
entendu, aux idées claires et distinctes, met l'esprit qui veut
connaître sous la dépendance de la nature des idées ; de telle
sorte que, si l'on peut là-dessus prêter à Descartes un idéalisme,
ce n'est point en tout cas l'idéalisme qui consiste à ramener
les choses, par la connaissance que nous en prenons, à
l'actiou de l'esprit, puisqu'au contraire ici les opérations de
l'esprit connaissant sont subordonnées à des essences intelli-
gibles autant que l'est la réalité même des choses, si les
choses existent. Idéalisme donc, si l'on veut, en ce sens que
les essences intelligibles n'ont rien d'opaque pour l'esprit et
qu'elles se laissent comprendre par l'esprit avec une clarté
comparable à celle qui accompagne l'intuition que l'esprit a
de lui-même, en ce sens encore que la récilité des choses ne
doit rien contenir qui soit irréductible à leur vérité; mais
idéalisme d'une toute autre espèce que celui qui ne veut
point soulïrir de conditions en soi de la connaissance, des
conditions dominant celles que pose par sou action subjective
une raison autonome. Idéalisme dont le type est fourni par
Platon, non par Kant. Par là s'expliquent d'ailleurs les
preuves cartésiennes de l'existence de Dieu : trop évidemment
défectueuses, si elles prétendaient conclure à l'existence de
Dieu de ce que nous, eu tant que nous, en concevons l'idée,
elles ont à coup sûr une valeur démonstrative plus grande,
1. T. IX, p. 51.
48 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. lV»ll
du moment qu'elles partent d'une réalité qui, pour être
d'abord simplement intelligible, n'en est pas moins une réalité
indépendante de nos façons de penser, du moment qu'elles
passent de l'être d'une essence à l'être d'une existence.
La garantie que l'existence et la véracité de Dieu apportent
à la permanence de la vérité représentée par les idées claires
et distinctes, en même temps qu'aux droits de la vérité sur
l'être, achèvent d'élever la doctrine de Descaries au-dessus
des limites de la conscience proprement dite et de la relation
au « Je pense », pour la suspendre à la vérité et à la réalité
souveraines. Et à supposer que le système puisse rester en
équilibre entre la conception du rôle réservé à la vérité pre-
mière pour nous, au Cogito, et la conception du rôle réservé à
la vérité première en soi, à l'existence de Dieu et à ses perfec-
tions, on conçoit aussi que cet équilibre puisse être assez
facilement compromis et détruit. Que si l'on a pu pousser
Descartes dans le sens du criticisme ou du uéo-criticicisme,
en s'appuyant sur ce que le Cogito a de fondamental, en
l'identifiant soit à l'action de poser les conditions de toute
connaissance possible, soit à la conscience, sujet de toutes les
relations, n'est-il pas tout aussi naturel, sinon plus, de pous-
ser Descartes dans le sens d'un rationalisme objectif et onto-
logique en conférant à la vérité première en soi la prépo-
tence qui doit lui revenir, de l'aveu même de Descartes, en ne
laissant au Cogito que le privilège de marquer la distinction
de l'esprit et du corps, sans prétendre en faire la base de la
doctrine? Est-ce bien la donnée de conscience, avec sa certi-
tude propre, qui peut être prise pour modèle de l'idée claire,
alors qu'elle ne peut rien nous apprendre, sinon qu'elle est
donnée et qu'elle est donnée à un esprit, alors qu'elle ne se
rapporte nécessairement par elle-même ni à un objet existant
en soi, ni à une essence intelligible, alors qu'elle peut être
claire, sans pour cela être distincte^? N'est-ce pas plutôt la
notion géométrique, puisque celle-ci représente, parmi les
diverses sortes d'idées qui sont en nous, les idées en possession
d'une nature fixe et immuable? Le type de la connaissance
parfaite ne doit plus être dès lors confusément partagéentre
conscience proprement dite et l'entendement pur : c'est l'en-
tendement pur qui seul doit l'offrir. Voilà ce que la doctrine
de Descartes, développée dans un certain sens, permet égale-
1. Principium philosopliiae, l, 45 et 46. T. VIII, p. 21-22.
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES 49
ment de dire. Est-ce la transformer? Peut-être; car elle
semble avoir tenu la clarté géométrique pour un cas parti-
culier de l'évidence dont le Cogito a révélé les caractères
et la portée. Mais il reste que celte transformation a son
principe dans la conversion qu'opère Descartes lorsque,
cessant de considérer toutes les idées dans leur relation au
« Je pense », il en considère certaines dans leur relation à
leur « réalité objective '•> et qu'il s'assure par l'idée de Dieu,
ainsi considérée, le moyen de sortir de lui-môme. Surtout
cette transformation est plus procbe de sa pensée que celle
qui lui impose plus ou moins la forme d'un idéalisme kantien
ou semi-kantien. Mettons qu'à certains égards, et en se prê-
tant à des modifications amenées par la suite ultérieure des
problèmes et des systèmes, le cartésianisme soit un antécé-
dent de l'idéalisme de Kaut ; mais admettons aussi que tout
un réalisme, tout un objectivisme rationaliste y était égale-
ment contenu, puisqu'ausi bien ceux qui ont interprété
Descartes de la sorte, ce ne sont pas ses successeurs lointains,
mais ses premiers successeurs, un Spinoza et un Malebrancbe,
d'accord en cela, quelles que soient les autres très grandes
différences qui les séparent.
En tout cas, que la rupture d'équilibre dans le système de
Descartes soit imminente, c'est ce que marque bien l'incerti-
tude qui y apparaît sur les rapports entre le rôle dévolu à
notre esprit et le rôle dévolu à Dieu dans l'explication des
idées, en particulier des idées « innées ». Le type de l'idée
innée, c'est, semble-t-il, lidée de Dieu; et dans la troisième
Méditation, où Descartes établit la fameuse distinction des
idées innées, des idées adventives et des idées factices, il
ajoute que l'idée de Dieu « est née et produite avec moi dès
lors que j'ai été créé. Et certes on ne doit pas trouver étrange
que Dieu en me créant ait mis en moi cette idée, comme la
marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage*. » L'iunéité
de l'idée lui vient donc de ce qu'elle a été imprimée par Dieu
en moi ; mon esprit l'a reçue, mais ne l'a pas lui-même pro-
duite. Conception en accord avec ce que dit Descartes de la
nature éternelle et immuable de certaines idées, laquelle
implique évidemment une préexistence de la réalité objective
de ces idées par rapport à nos âmes. Conception eu accord
également avec le caractère de passivité attribué par Descartes
1. T. IX, p. 41.
PiLLOK. — Année philos. 1911. 4
5»0 l'aNNIÎE l'HILOSOPHIQUE. 1911
à l'entenflement». Mais on sait aussi que Descartes a parfois
interprété l'iniiéité t-oinme la faculté qu'à Tesprit de produire
les idées, qu'il a déclaré ne pas vouloir distififjjuer les idées
du pouvoir même de penser-. Mais serait-ce le trahir que
tenir ces explications pour occultes, si elles visaient à autre
chose qu a marquer l'aptitude de l'esprit à se saisir des idées
par des actes qui lui sont naturels et des opérations qui lui
sont propres, sans être pour cela la cause profonde de la
vérité de ces idées? Descartes n'a-t-il pas constamment répété
que le propre des idées vraies, c'est de n'être point formées par
nous^*? Le fait même que des idées appartiennent naturelle-
ment à notre esprit décide si peu de leur portée intrinsèque
et de leurs raisons d'être vraies, que Descartes finit par
étendre l'innéilé à toutes les idées, aux idées mêmes des
figures et des mouvements, aux idées de couleurs, de sons et
de douleurs*. Ceci peut sans doute servir à montrer que
toutes nos idées, quelles qu'elles soient, quelles qu'en soient les
occasions ou les causes, ne sont nos idées que par un rapport
direct et indissoluble à notre pensée; mais comment notre
pensée pourrait-elle à ce titre produire eu certaines de ces
idées leur nature immuable et éternelle? La tendance au
réalisme géométrique, ou, si l'on aime mieux, au réalisme des
essences prévaut en tout cas, par ce qu'elle a de plus défini,
sur la tendance plus indéterminée à faire de notre esprit le
lieu de toutes nos idées. Et si ce réalisme, en mémoire de
Platon, peut être aussi bien appelé un idéalisme, rappelons
aussitôt que cet idéalisme, tout en posant la priorité du vrai
par rapport à l'être, fait du vrai une réalité à laquelle le sujet
pensant est subordonné.
Du vrai, même ainsi entendu, l'être en soi ne peut être
nécessairement déduit que lorsqu'il s'agit de Dieu. Le vrai
n'enferme pas par lui-même une exigence d'être; il ne la con-
tient que dans le cas unique où son essence constitutive la ma-
nifeste positivement et complètement. D'où résulte que l'idée
claire et distincte de l'étendue, principe de la connaissance
vraie des corps, ne permet pas de conclure directement à
1. Les Passions de l'âme, I, 17. T. XI, p. 342. Lellre du 2 mai 1644, t. lY,
p. 143.
2. Nolae in programma, t. Vllf, p. 357-338.
3. TroUième Méditation, t. YIl,p. 51. Répoîises aux premières objections
T. VII, p. 117.
4. Notae in programma, t. VIII, p. 358-359.
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES Ul
Texistence des corps eux-mêmes. L'existence des corps est un
problème, même quand on sait parfaitement quelle en est l'es-
sence. Assurément les corps ne peuvent être autre chose, s'ils
existent, que ce qu'implique l'idée claire et distincte d'éten-
due; d'autre part notre connaissance des corps, qu'elle soit
obscure avec nos sentiments ou claire avec nos idées, doit
être admise en nous avant que l'on sache si les corps existent;
ce sont là sur ce sujet dans la doctrine cartésienne des élé-
ments incontestablement idéalistes. L'idéalisme de Descartes
a donc consisté, suivant la juste remarque de Kant, à mettre
l'existence du monde en question : mais il n'a aucunement
tendu à résoudre cette existence en idées. La démonstration
même de l'existence des corps a pris pour point de départ,
non pas la conception intelligible de l'étendue, mais notre
faculté de sentir, dont les données viennent, dit Descartes, de
quelque autre chose que notre pensée ^ Une faculté de sentir,
avant tout réceptive, a conscience de subir ses modifica-
tions sans les produire; et d'autre part Tattribution directe
des idées des choses sensibles soit à notre esprit, soit à Dieu
lui même contredirait l'inclination à croire que ces idées
répondent à des choses corporelles, sans reposer sur une con-
naissance suffisamment claire et précise pour nous permettre
de rectifier celte inclination: or Dieu n'est point trompeur,
c'est-à-dire qu'il n'a pu nous donner une très grande inclina-
tion qui serait fausse en nous privant des facultés de connais-
sauce vraie qui en établiraient la fausseté; donc les corps
existent en eux-mêmes. C'est donc notre pouvoir de sentir
qui, pour s'expliquer, réclame, sous la caution de la véracité
divine, l'existence des corps. La marche même de la démons-
tration témoigne que cette existence ne saurait se ramener à
la pensée. Certes, une fois qu'elle estposée, le réalisme géomé-
trique de Descartes permet d'eu définir l'essence, d'autant
mieux que c'est un réalisme, c'est-à-dire une théorie qui
envisage l'étendue dans sa « réalité objective » et ne la réduit
pas à une pure et simple représentation de notre esprits
La véracité divine garantit, d'une façon plus générale, que la
réalité est en soi conforme aux exigences ou aux propriétés
1. Voy. Sixième Méditation et Principes de la philosophie, II, 1.
2. M. Fr. Pillon a fort bien montré l'incompatibilité de ce réalisme géo-
métrique avec une interprétation idéaliste, quasi-subjectiviste, de la pensée
cartésienne. Voy. L'Évolution historique de l'idéalisme. Année philoso-
phique, 3* année, 1892, V. Alean, 1893, p. 14'J.
'j2 l'année philosophique. 1911
des idées claires et distincl.es. Et si par là elle empéclie d'ad-
mettre que la res cogitans puisse, en tant que res, s'identifier à
la 7'es extensa, elle donne aussi à la substance étendue une réa-
lité parallèle à celle de la substance pensante. D'où l'établis-
sement définitif du dualisme. Sans doute ce dualisme parait
avoir pour conséquence la sulTisauce de la pensée et une sorte
d'innéité radicale de toutes les idées ; ainsi il présente un
aspect idéaliste ; mais il présente d'autre part un aspect fran-
chement réaliste en manifestant que la substance étendue, tout
en étant pleinement intelligible, existe plus que comme objet
de pensée, qu'elle existe eu soi. Que l'on prétende mainte-
nant que le monde matériel, par son intelligibilité radicale,
doit faire retour à la pensée et révéler la juridiction sou-
veraine du sujet pensant sur tout objet de connaissance pos-
sible, c'est là une interprétation qui, si intéressante qu'elle
soit, dénature tout de même le cartésianisme en concevant
tout autrement la puissance de l'intelligibilité et en ne tenant
pas compte de la valeur propre qu'a aux yeux de Descartes
l'existence.
Ce qu'il y a en somme de plus essentiel et de plus général
dans l'idéalisme de Descartes est fort bien exprimé dans sa
lettre au P. Gibieuf, du 19 janvier 16i2 : « Etant assuré que je
ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi
que par l'entremise des idées que j'en ai eues en moi, je me
garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux
choses et de leur rien attribuer de positif que je ne l'aper-
çoive auparavant en leurs idées ; mais je crois aussi que tout
ce qui se trouve en ces idées est nécessairement dans les
choses ^ » Il faut donc procéder de la connaissance aux
choses, non des choses à la connaissance; et si l'on peut sup-
poser dans les choses tout ce que la connaissance en comporte,
il n'y faut rien supposer de ce que la connaissance n'en com-
porte pas. Ailleurs encore Descartes a fortement exprimé
cette règle, d'un sens évidemment idéaliste, mais en mar-
quant du môme coup les limites de son idéalisme': « La
maxime quil apporte — il s'agit du P. Bourdin — . « Du con-
naître à l'être la conséquence n'est pas bonne », est entière-
ment fausse. Car quoiqu'il soit vrai que pour connaître l'es-
sence d'une chose il ne s'ensuive pas que cette chose existe et
1. T. III, p. 474.
2. T. VH, p. 519-520. Ed. Garnier, t. II, p. 469.
IDÉALISME ET RÉALISME DANS LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES ti3
que pour penser connaître une chose il ne s'ensuive pas
qu'elle soit, s'il est possible que nous soyons en cela trompés,
il est vrai néanmoins que « du connaître à l'être la consé-
quence est bonne », parce qu'il est impossible que nous con-
naissions une chose si elle n'est en effet comme nous la con-
naissons, à savoir existante si nous concevons qu'elle existe,
ou bien de telle ou telle nature s'il n'y a que sa nature qui
nous soit connue ». Si donc la connaissance détermine l'être,
c'est sans l'envelopper, sans le résoudre en elle, eu se voyant
au contraire forcé de l'affirmer ou de le supposer en soi. Du
« Je pense » à Dieu et de Dieu aux choses corporelles, il n'y
a jamais chez Descartes un idéalisme pur qui ramène soit la
vérité, soit la réalité à l'action de l'esprit, mais toujours,
comme contre-partie de l'idéalisme qu'il introduit, un certain
réalisme, qui, ou bien convertit cette action en attribut, ou la
suspend à des essences, ou la conduit à poser hors d'elle
rexisleuce. Au surplus, dans le sens idéaliste même, le progrès
accompli par Descaries est déjà assez considérable pour qu'on
ne doive pas essayer de le faire aboutir prématurément à un
terme presque extrême.
'Victor Deluos,
de rinstitul.
QUELQUES REFLEXIONS
SUR
LA PHILOSOPHiE DE M. HENRI BERGSON
Il n'est pas de philosophe coQtemporain plas célèl)re que
M. Bergson. Et le mot « célèhre » qui confine à celui a d'il-
lustre » n'est vraiment pas exagéré Les livres de VI Bergson,
n'ont point plus tôt paru, qu'ils s'enlèvent. L'Eonlation créa-
trice date de 1907. Elle en est à sa huitième édition : juste
hommage rendu par le public au talent du penseur et de
l'écrivain, d'un écrivain dont la plume sert à tout autre chose
qu'à l'embellissement de la pensée ou à sa facilité d'exporta-
tion. Otez à M. Bergsou sa manière d'écrire, et vous serez
bien près d'éteindre sa pensée. Depuis que ce philosophe a
pris rang parmi les conducteurs de l'esprit contemporain, il
a donné droit de cité à la métaphore dans le vocabulaire
philosophi(|ue. Par là — rien que par là — il rappelle le
merveilleux inventeur de mythes qui fut Platon. Platon se
servait du mythe pour exprimer ce qu'il constatait réfrac-
taire à tout essai d'expressio ndirecte, immédiate. M. Bergson,
lui, use de la métaphore non pas indiscrètement, mais inces-
samment Dans la courte préface de son premier ouvrage
paru en 1889 : les Données immédiates de la Conscience, l'au-
teur écrit : « Nous nous exprimons nécessairement par des
mots, et nous pensons le plus souvent dans lespace. En d'au-
tres termes, le langage exige que nous établissions entre nos
idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même dis-
continuité qu'entre les objets matériels. Cette assimilation est
utile dans la vie pratique, et nécessaire dans la plupart des
sciences. Mais on pourrait se demander si les difficultés insur-
montables que certains problèmes philosophiques soulèvent
56 l'anxkk philosophique, loil
ne viendrjiiont pas de ce qu'on s'obstine à juxtaposer dans
l'espace les phénomènes qui n'occupent point d'espace, et si,
en faisant abstraction des grossières images, autour des-
quelles le combat se livre, on ny mettrait pas parfois un
terme... » Lisez attentivement. Toute la méthode de Bergson
est là, et avec sa méthode, le germe de sa doctrine. Une chose
avant tout est incontestable. C'est que la langue courante
souvent impropre à la traduction des idées les plus familières,
oblige l'auteur à biaiser avec le langage commun, à ruser
avec lui. Il lui semble, tout de suite que les objets sur les-
quels va s'exercer sa pensée sont trop éloignés de l'usage
pour que le verbe les affronte. Aussi M. Bergson n'attaque,
pour ainsi dire, jamais. Il investit, il enveloppe, il enserre.
On a appelé cela de la coquetterie. Et l'on a eu tort.
M. Bergson est la sincérité même. Et, nous venons d'en avoir
la preuve. C'est parce qu'il est sincère et qu'il est convaincu
de l'inaptitude du vocabulaire usité en philosophie à Texpres-
sion de la vérité philosophique, qu'il évite les corps à corps
et leur préfère les mouvements tournants. Aussi est il devenu
un styliste incomparable. Pourtant il n'est pas certain
qu'il aime le style pour le style. Et il est on ne peut plus cer-
tain que son style est comme une tunique de Nessus, qui ne
recouvre pas seulement la pensée, mais adhère à son
essence, j'entends à la doctrine dont ce style est, malgré ses
détours, l'expression la plus exacte et la plus directe qui se
puisse concevoir.
Comment définir cette doctrine? Je la définirais volontiers
par le titre du dernier livre : « la doctrine de l'Évolution Créa-
trice. » C'est donc une philosophie de la contingence. —
Analogue, à celle de M. Boutroux ? — Analogue, sans doute,
mais autrement orientée. M. Boutroux, si j'ai bien compris
ses idées, ne serait rien moins qu'évolulionniste. M. Bergson
l'est et veut l'être. Et c'est parce qu'il veut l'être, qu'il fait
' front au déterminisme. Non seulement l'homme est libre,
mais la création est rsiliribut de tout vivant. M. Boutroux
n'admet point des catégories au sens où Kant nous invite
à en admettre II croit pourtant à une hiérarchie de lois
naturelles. Il échelonne les aspects de l'être. A chacun de ces
aspects il assigne son rang : c'est être catégoriste à sa manière.
LA PHILOSOPHIE DE M. HENUI IJERGSON 57
M. Bergson est Tadversaire des catégories, du tout fait, du
tout donné, par la même raison des cadres tracés à l'avance.
On le dirait même, parfois, ami d'un beau désordre.
M. Bergson est donc aussi résolument indéterministe qu'on
a jamais pu l'être dans Ihistoire. Il rejetterait le clinamen des
Epicuriens, lequel postule des lois : car, pour secouer un joug,
il faut d'abord qu'il y ait un joug, et l'être vivant ne porte
guère d'autres chaînes que celles par lui forgées. Ceci pour-
rait être du Boutroux. La différence existe quand même. Les
murs de la prison bâtie par nos habitudes, sont, dans la doc-
trine de Boutroux, épais, résistants, immobiles: la contingence
originelle des lois, dès que ces lois existent, ne fait nul
obstacle à leur intransigeance. Le monde de Broutroux est
pénétrable à la causalité, et, de part en part, pénétré par elle.
Le monde de Bergson est bordé par une « frange » qui limite
l'action des causes et, l'élevant au-dessus de la sphère des
causes finales, le rend partiellement indépendant de celle des
causes efficientes. Est-ce même assez dire? Non. Rappelons-
nous, eu effet, que des notious telles que les notions de cause
et de fin ont leur siège dans l'entendement : or ce qui est
exigé par l'intelligence pourrait nèlre point conforme à la
réalité. Pour le coup, Boutroux est dépassé. Ce n'est plus le
monde de la coutiugeuce que celui où nous sommes : c'est le
inonde de l'indéterminé, de l'imprévisible, de l'improvisé.
Un tel monde eût fait lever les épaules à un Aristote, à uii
Platon, à uu Socrate même. Car si Socrate ne s'intéressait
point aux choses de la nature, c'est qu'il les jugeait inconnais-
sables et, à plus forte raison, imprévisibles. Mais il est, pour
un événement, deux manières d'être imprévisible : ou bien il
l'est eu soi, et nul, pas même un Dieu, ne le saurait con-
naître qu'une fois accompli ; ou bien il échappe à notre pré-
vision, uniquement en raison de notre ignorance. L'imprévisi-
bilité ici, dérive, en partie, de notre imprévoyance, laquelle a
pour raisou, disons même pour excuse, les difficultés que la
nature oppose à nos efforts Socrate eût choisi pour le monde
actuel ce second mode, tout subjectif, d'imprédétermination.
M. Bergson, lui, préfère le premier. Aussi ferail-il la joie des
Autislliène du temps présent, si l'on était encore au temps des
Antislhène. Je me figure fort bien Antisthène haussaut les
épaules en face de Platon qui veut le gagner, à la théorie des
Idées et lui tenant à peu près ce langage : « Tu parles toujours
de l'Eternel Architecte; tu te représentes la nature à la
58 l'année philosophique. 191d
mauière d'une œuvre d'art, ce qui était aussi la teadauce de
Socrate, ton maître, si tu t'en souviens bien. Alors donne
congé aux Idées. Elles gênent l'artiste dans la liberté de son
travail. Le vrai monde s'il a un artiste pour cause, n'est pas le
tien : c'est celui d'Heraclite avec celte différence que chez
Heraclite, toutchauge conformément à une loi, et que, dans le
monde, tel qu'il m'apparjiîl, cette loi y est de trop Déplus, un
artiste ne crée ni des genres ni des espèces. Il ne met au
jour que des images d'individus... etc. » A continuer sur ce
ton, peut-être ferions nous regretter de n'avoir pas cité
Nietzsche au lieu de prêter la parole à Anlisthène. Les colères
que l'appel à l'autorité d'un Socrate excitait chez Nietzsche
prenaient leur source dans une haine d'artisie : il rendait
Socrate responsable de la mort de la tragédie et de la docilité
des hommes au joug de la raison. Vraiment quand on songe
au plaisir avec lequel Nietzsche aurait lu et, commenlél Évolu-
tion Créfitrice, ou regrette qu'il ne soit plus là pour assister
au succès de ce livre et pour constater chez nous l'existence
d'un mouvement si favorable à la diffusion des idées bergso-
niennes icela va sans dire) et... nietzschéennes.
Le monde de Bergson n'est pas, eu effet, très loin de celui
de Nietzsche II y conduit eu tout cas Et j'aperçois, visible à
l'œil nu, dans le voisinage, le monde de Gabriel Tarde, où
l'improvisation s'est taillée une part léonine. Aussi bien
Nietzsche, Bergson et Tarde, s'ils ne sont pas de la même
lamille, sont rapprochés par de très curieuses analogies. Une
idée, en tout cas, leur est comtnune, et elle est de première
importance, et elle va très loin : à savoir que le monde, au
lieu de résulter duu acte d'intelligen(;e et de raison pourrait
bien être le produit d'une activité esthétique. Aussi le mot
d'un personnage de roman nous revient-il à l'esprit quand
nous songeons h ces trois penseurs : « Est ce assez grec !» Hé !
oui c'est très grec, tout grec. Peut-être même trop grec. Et c'est
ce qui nous rend leurs livres admirables, disons plus, irrésis-
tiblement sympalhi(|iies.
Une œuvre peut être à la fois très sympa tliique et très
inquiétante. El ce n'est point toujours se contredire que de
délester (|ui Ton aime : souvenous-uous d'Ysolde, au premier
acte de Tristan. Il est donc des gens que VEcolulion Créatrice
inquiète? Oui. et jusqu'à se demander si M. Bergson n'a point
fait à la philosopliie, ce qu'au dire de Nietzsche, Richard
Wagner aurait fait à la musique : s'il ne l'a point rendue
LA PHILOSOPHIE DE M. HENRI BERGSON 59
malade, malade presque à en mourir. N'est-ce point M. Rageot
qui, après une lecture de Bergson, se demandait si la philo-
sophie est eucore possible ?
Et ceci nous invite à envisager la philosophie de M. Bergson
sous un aspect nouveau : l'aspect rét'ractaire.
Le mot étonnera. Je souhaiterais que M. Bergson attendît
nos explications avant de protester. Car s'il arrive à M Ber-
gson de chercher à se dériiiir, et cela ne peut inauquer d ar-
river à un philosophe, il n'aperçoit, il ne saurait apercevoir
rien de commun entre sa « meulalité » et celle d'un révo-
lutiouQMire. Peudaut les années où il enseigna la philosophie
aux élèves de rhétorique supérieure du lycée Henri IV, et
où sa renommée commença. M Bergson fut classé parmi
les penseurs originaux, mais au sens le plus favorable du
terme : un penseur original étant celui qui renouvelle les
questions sans se croire obligé de porter, partout où il
passe, le fer et la flamme. Nous avons eu sous les yeux, ce
mémorable cours de philosophie. Je doute que, de long-
temps, il y ait, en France un enseignement de cette valeur.
Et cet euseiguemetit ne parut « subversif » à personne. Ajou-
terai-je que dans Matière et Mémoire, le second de ses livres,
l'auteur fait plus d'une fois (horresco referens!} songer à
Thomas Reid ? Bergson affirme l'existence du mouvement,
et de la matière. Il est vrai qu'il ne s'eu tient pas à de pures
assertions. Quand il écrit (cho.se que le père de la philosophie
écossaise n'aurait jamais eu la témérité daffirmer, eucore
qu'il en eût éprouvé la tentation): « Notre perception est ori-
ginairement dans les choses, plutôt que dans uotre esprit^ »,
il met résolument l'esprit en face des choses, et satisfait les
consciences réalistes, puisqu'il est entendu que toute cons-
cience qui n'est pas celle d'un philosophe est nécessaire-
ment et invinciblement réaliste. Ce n'est pas tout encore.
Ouvrons Matière et Mémoire à la page 3 et transcrivons :
« C'est le cerveau qui fait partie du monde matériel et non le
monde matériel qui fait partie du cerveau. Supprimez (du
cerveau) l'image qui porte le uom de monde matériel, vous
anéantirez du même coup le cerveau et l'ébranlement céré-
I. Cf. Matière et Mémoire, p. 2ii.
60 L ANNÉE riilLOSOPUIQUE. i'Jll
bral qui en sont des parties. Supposez au contraire que ces
deux images, le cerveau et l'ébranlement cérébral, s'éva-
nouissent : par hypothèse vous n'effacez qu'elles, c'est-à-dire
fort peu de chose, un détail insignifiant dans un tableau. Le
tableau dans son ensemble, c'est-à-dire l'univers, subsiste
intégralement. Faire du cerveau la condition de l'image
totale, c'est véritablement se contredire soi-même, puisque le
cerveau, par hypothèse est une partie de cette image... »
Voilà certes une page qui eût réconcilié M. Bergson et
M. Nourrisson, car j'imagine que si M. Nourrisson a lu les
Données immédiates do la Conscience, il a dû, plus d'une fois,
en perdre le sommeil.
Je signale donc ce texte à ceux que la soi-disant philosophie
subversive de M. Bergson empêcherait de dormir et me
retourne vers les irréguliers de la philosophie contempo-
raine qui se réclament de Bergson. Ont ils raison de le mettre
à leur tête? Et d'abord qui sont les irréguliers dont je parle ?
Je commence par dire que ces irréguliers ne sont point des
écervelés. J'en sais plus d'un qui fait ou qui va faire honneur
à la pensée française. Parmi ces irréguliers, je connais des
croyants pour qui la philosophie de Bergson est un vrai
viatique et aussi celle de son lieutenant. — De qui? —
Devinez ! Ni M. Bergson ne s'en doute, ni le lieutenant davan-
tage. Hé bien! C'est de M. Albert Bazaillas, un professeur de
philosophie, très brillant, très écoulé, écrivain prestigieux,
philosophe plus prestigieux encore puisqu'il n'est pas exempt
d'un peu et même de beaucoup de prestidigitation. J'ai bien
peur de mourir sans avoir adhéré à la philosophie de M. Albert
Bazaillas car, pour me faire admettre à son école j'aurais vrai-
ment trop à désapprendre. Je lui sais pourtant quelque dis-
ciple. Un jeune prêtre, il y a trois ans, environ, me vantait
ses livres, et s'étonnait de mes hésitations à les admirer sans
réserve. Je ne me rendais pas. J'insistais. Je disais tout le
plaisir que j'éprouvais à lire à haute voix une page de Musique
et Inconscient. J'avouais que si j avais consacré mon activité
intellectuelle à des études différentes de la philosophie, j'au-
rais envié à M. Albert Bazaillas son talent d'écrire, mais qu'il
1. Et je n'en suis pas plus fier. Car pour ôtre capable d'apprendre, il
faut tout d'abord l'ôtre d'oublier. M. Bergson m'a souvent donné à entendre
que si je savais secouer le joug de mes vieilles iiabiludes j'adhérerais à
sa doctrine. Il est vrai que cette doctrine « me résiste », même quand je
fais efïort pour ne lui point résister.
LA PHILOSOPHIE DE M, HENRI BERGSON 61
fallait pour lire cet auteur des lunettes bleues, et qu'où se
sentait, quand même, les yeux souvent blessés par l'éclat des
images. Etpuis, contiouais-je, si encore derrière ces images...
— Mon interlocuteur sourit et m'interrompant : « iMais que
cherchez-vous derrière ces images'? Et il ne faut pas souhaiter
qu'il y ait quelque chose. Ce qui m'enchante dans M. Bazaillas
c'est la fluidité de sa doctrine, c'est l'impression du devenir
des choses et de soi-même que nul n'a su éveiller à ce degré...
même ailleurs que dans les moments où ce devenir l'obsède
et l'opprime... »
Pendant cet entretien nous avions les Alpes devant nous.
Le soleil couchant dorait et même « incendiait » — l'image
est ici de plein droit — les cimes des montagnes. Je songeais
à la dernière scène de la Walhjrie et aux adieux de Wosan,
ce qui ne m'empêchait pas de songer à M. Albert Bazaillas
dont la promotion à la dignité de lieutenant de Bergson m'in-
quiétait passablement... pour le capitaine. « Si c'est à travers
Bazaillas qu'il faut maintenant lire Bergson pour se mettre de
plain-pied avec les jeunes philosophes du temps présent, me
disais-je, le gâchis ne fait que commencer. «
J'hésitais à dire « croisade » ou simplement « réaction » :
« gâchis )) vient d'échapper à ma plume, et je ne le regrette
qu'à demi. Car enfin de ce que la manière de M. Bazaillas fait
penser — oli ! de très loin — à celle de M. Bergson, ils ne
sont certes pas de la même école. La doctrine de M. Bazaillas
est appuyée sur la psychologie de Ribot, la criminologie de
Lombroso, la métaphysique de Schopenhauer. C'est une doc-
trine à courants d'air. Quant à la philosophie de M. Bergson
elle est celle d'un penseur qui n'a jamais su ni voulu penser
autrement que par lui-même.
Et pourtant certaines pages de M. Bazaillas sur l'influence
perturbatrice de l'entendement ont rejoint dans l'esprit de
plus d'un lecteur les pages de Bergson sur le rôle de l'esprit,
la source de ses concepts, le caractère pratique et presque
pragmatique et l'intelligence. En les lisant à peu de distance,
on s'est aperçu qu'ils faisaient passer un mauvais quart
d'heure à la science et peut-être à la raison. Et les vertus
émancipatrices de la philosophie bergsonienne out été célé-
brées avec un empressement significatif. On ne loue jamais
si fort que ce pour quoi l'on redoute un succès éphémère.
Ce n'est point de la renommée de M. Bergson que je parle
en ces termes, mais du bruit fait autour des conséquences
^2 l'année philosophique. 1911
auxquelles on se plaît à dire que sa philosophie conduit et
contraint. Attribuer à M. Bergson une franche attitude de
réactionnaire contre la science c'est aller bien vite et, peut-
être aussi, voir bien gros. Je ne suis pas sûr que sa doctrine
soit la véritable et je l'ai souvent combattue. Mais il faudrait
y regarder à deux fois avant de prêter à ce philosophe, contre
la science, je ne sais quelle hostilité de parti pris. Si vous
entendez par la Science, un ensemble de thèses en vertu des-
quelles le monde n'est rien de plus qu'une géométrie en mou-
vement, passe encore. Mais il est d'autres sciences que les
sciences mathématiques et physiques. Lisez VErnlulion Créa-
trice et vous aurez l'impression que M. Bergson est très au
courant des idées directrices de la biologie contemporaine,
qu'il en a critiqué, c'est-à-dire commenté les textes les plus
autorisés ai)rès lecture attentive. Or si c'est là ce qu'on appelle
faire de la philosophie contre la science, je ne sais plus ni ce
que c'est que science ni ce que c'est que philosophie.
La vérité est que M. Bergson s'est demandé ce que serait la
philosophie appuyée non plus sur la science, mais sur les
sciences de la vie, et le livre de YÉcolution Créatrice nous
offre l'esquisse d'une philosophie de ce genre. — Ou n'y trouve
ni le déterminisme universel ni l'évolutionuisme classique! —
Précisément. Et cette philosophie est deux fois intéressante
par ce que l'on y trouve et par ce que l'on y cherche vainement.
Plus de déterminisme : d'où l'on peut conclure que le déter-
minisme biologique pourrait avoir sa source ailleurs que
chez les biologistes : n'oublions pas que le déterminisme est
l'un des noms de la nécessité, et que la nécessité mathématique
ou géométrique en est le type par excellence. Plus d'Evolu-
tion, du moins au sens de Darwin et d'Herbert Spencer : Pour-
quoi?
Ici nous touchons au centre de la doctrine. On ne s'est pas
assez aperçu qu'un évolutionnisme pénétré d'universel déter-
minisme serait un scandale pour la raison. Car si j'ai bien
compris ce que disent tous les partisans du déterminisme, il
est admis que l'univers, dans son ensemble, ou plutôt dans
son histoire, est donné depuis ses origines Dans la nébuleuse
primitive, a écrit quelque part le grand Herbert Spencer, dor-
maient, depuis des milliers de siècles, le génie des Shakespeare
et des Newton II est possible. Mais alors quelle fantaisie a
pris à l'auteur personnel ou impersonnel du monde, au Grand-
Tout, si vous y tenez, de ne pas réaliser, d'un seul coup, cette
LA PHILOSOPHIE DE M. HENRI BERGSON 63
histoire où, durât-elle indéfiDiment, nul ne saurait mettre un
mot à la place d'un autre, ni dans l'avenir, ni dans le passé?
Bref pourquoi le monde est-il dans le temps ! Mais à le bien
prendre il ne saurait y être. Qui dit : temps, dit : passé, pré-
sent, avenir. Or c'est ce qu'il est impossible que l'on dise,
pour peu que Ton serre de près ces trois expressions. Nous
avons trois mots et ces trois mots ne sont pas synonymes. Or
ils le deviennent, ou plutôt, ils deviennent hors d'usage, n'en
déplaise à Leibnitz, si Ion prétend que le « présent est plein
du passé et gros de l'avenir » — En gros seulement ! — Pas du
tout! Lorsque Dieu a créé le monde, il a été décidé que j'écri-
rais ces ligues au moment où je les écris. Lorsque Dieu a
créé le monde, il a décrété quen lau de grâce 1911 il y aurait
uû professeur de philosopliie qui lui demanderait compte des
motifs pour lesquels il l'a soumis à la loi du temps. Il a
décrété que ce professeur en conclurait contre l'opportunité
de la création, car c'est ce que je suis occupé à conclure, et
cela, sans la plus petite hésitation. Eu effet, si comme il est
chanté, dans le Faust deGounod, par Valentiu mourant, à sa
sœur Marguerite : « Ce qui doit arriver arrive à l'heure dite »
on cherche vainement pourquoi Dieu a créé le monde au lieu
de le penser, ou. simplement, de le rêver. — Pour se divertir,
va répondre un mauvais plaisant! — Alors si c'est pour voir
arriver tout ce qu'il avait prévu, c'est qu'au fond il n'était point
absolumentsûr dele voirarriver. Dans ce cas, à la bonne heure!
j'admets le divertissement. Au contraire, dans le cas d'un déter-
minisme infaillible, je n'y comprends plus rien. La création
serait inutile. Pis que cela, elle serait l'œuvre d'un méchant;
car j'existe, mes semblables aussi. Ni moi, ni mes semblables,
nous ne sommes jamais pris pour des simples moments d'une
pensée divine ou d'un rêve divin, Nos joies ne sont point des
joies rêvées, nos douleurs encore moins : et ceci devient grave
si Dieu a toutpréordouné, tout prédéterminé...
A continuer sur ce ton, nous plaiderions les thèses de
M. Bergson à l'aide d'arguments autres que les sieus, beaucoup
moins intéressants d'ailleurs. Ces arguments nous aideraient
à comprendre pourquoi tant de catholiques font profession
d'être de sou école, mais ne nous aideraient pas à comprendre
sa philosophie. Revenons à cette philosophie.
Cette philosophie repose, comme chacun sait, sur un trust:
le trust de la durée au profit des êtres vivants. Eux seuls
durent. — Mais ou dit tous les jours le contraire ! — M. Berg-
64 l'année philosophique. IDll
son le sait bien el c'est pourquoi il s'est fait l'avocat du con-
traire de ce contraire. Et s'il n'est pas allé jusqu'à nous dire :
« Philosophes détrompez-vous il n'y a que « ce qui ne dure
pas qui dure », la formule seule manque à sa philosophie.
Nest-ce point là une formule d'insurrection ou de révolution?
Je ne m'y oppose pas. Je reconnais même que l'on pourrait y voir
une déclaration de guerre à la science, s'il ne fallait en finir
avec cette idole « la Science », laquelle ne compte parmi ses
idolâtres qu'un nombre assez négligeable de savants, Mais ne
voyez-vous pas que ce trust de la durée est, dans la pensée de
M. Bergson le seul moyen de sauver la durée? Car si le temps
n'agit pas, il ne saurait être. Or il n'agit pas sur les êtres du
monde inorganique. Les comètes ont beau faire de longs
voyages autour des mondes, elles ne vieillissent pas ; leur che-
velure ne perd ni de son éclat, ni de sa longueur. « Le temps
ne mord pas sur elles », ni sur aucun des astres. Le temps
ne mord pas sur les saisons : elles se succèdent, elles ne
changent pas, car pour succéder il faut être « l'autre » de ce
qui précède, tandis que pour changer il faut être soi, autre-
ment dit être un individu, une personnalité. Et c'est pourquoi
M. Bergson ne comprend ni la durée sans la vie, ni la vie sans
la conscience. L'Evolution créatrice débute en effet comme il
suit (je transcris, en abrégeant) : Exister c'est changer. « Si
un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler.
Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle
d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même,
j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au
même jour : la vision que j'en diffère n'en diffère pas moins de
celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle
a vieilli d'un instant... Mon état d'âme en tramant sur la
route du temps s'enfle continuellement de la durée qu'il
ramasse ; il fait, pour ainsi dire, « boule de neige avec lui-
même. » — On distingue communément des états et des chan-
gements! On se trompe : « La vérité est qu'on change sans
cesse et que l'état lui-même est déjà du changement. C'est
dire qu'il n'y a pas de ditlérence essentielle entre passer d'un
étal à un autre et persister dans le même état » — Pourtant ce
sont là deux contraires! — Erreur ! si vous vous représentez
« matériellement » à l'aide d'images tirées du monde physique,
ce qui est de l'ordre psychique, si, comme Pascal le déplore,
vous parlez corporellement des choses de l'âme, sans prendre
garde à cette nécessité qui est une véritable infirmité de
LA PHILOSOPHIE DE M. HEXRI BERGSON 65
notre langage, il faudra bien vous figurer le devenir et le per-
maneot comme deux opposés. Hé bien! C'est cela qu'il ne
faut pas faire, même quand ou ne peut s'empêcher de le faire.
Il ne faut pas opposer eu juxtaposant. Il ne faut pas que ces
images d'impénétrabilité nous hantent. Car nous sommes
dans la sphère de l'esprit où l'impénétrabilité n'a plus de
sens. — Alors l'aîiY/'e et le même, l'identité et l' « altérité » n'en
auront point davantage ! — Pourquoi? Sachons lire en nous.
Ne nous apercevons-nous pas, dans les momeutsde lutte, diffé-
rents de ce que nous sommes ? — En effet le vers de Racine
l'atteste : « Je sens deux hommes en moi. » — Ce vers ne dit
point vrai, j'eotends qu'il ne dit point tout le vrai : si je sen-
tais deux hommes en moi, je me sentirais intérieurement
habité par un autre. Je ne me sentirais pas aux prises avec
moi-même Se sentir deux est une chose. Se sentir double et
même multiple en est une autre. Bref lêtre qui dure ne dure
jamais quà une condition: d'évoluer et d'être à quelque
degré témoin de son évolution. Si vous confondez inertie et
durée, oui M. Bergson a tout l'air de dire : « Il n'est que ce
qui ne dure pas qui dure ». Mais l'inerte ne saurait durer et
c'est pourquoi le temps coule au-dessus de la matière et de
l'inorganique.
Aussitôt la création prend au sens. Le inonde des êtres
vivants exige la durée. L'évolution à son tour ne se peut com-
prendre que par l'action du temps : en d'autres termes, dès
qu'un vivant passe du néant à l'être, on ne peut plus soutenir
que sa destinée est réglée. Son histoire commeuce; mais il
s'en faut que l'avenir de cette histoire soit enveloppé dans
ses premiers commencements. Dès lors, au cas où une volonté
divine aurait présidé à la formation du monde, il faudrait eu
conclure à la réalité de ce que l'on appelait jadis « les causes
secondes » et à l'essentielle spontanéité des êtres. Inutile d'in-
sister sur ce que «. spontanéité » veut dire. Si les signes exté-
rieurs de cette spontanéité ne correspondent à rien de véritable,
le mot n'est rien de plus qu'un mot. Mais si nous considérons
que l'être vivant dure « plus nous approfondirons la nature du
temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention,
création de formes, élaboration continue de l'absolument nou-
veau )). Je disais donc bien qu'en matière d'indéterminisme
M. Bergson rendrait des points à Epicure! Et je comprends
maintenant pourquoi les idées de M. Bergson sont si chères
aux croyants... Et je fais plus qu'entrevoir pourquoi les ratio-
PiLLON. ~ Année philos. 1911. 5
66 l'année philosophique. 1911
nalistes commencent à se montrer inquiets. Jusqu'à VEcolu-
lion Créatrice, le rationalisme et le spiritualisme se donnaient
la main. Depuis, on les dirait, à tout le moins, en instance de
divorce. Il y a là un nouvel état de choses dont les suites ne
peuvent laisser indilléreot.
Je n'ignore pas tout ce que l'on peut invoquer contre l'esprit
carlésieu et les résultats de sa longue domination sur les
esprits. M. Bergson fait le procès de cet intellectualisme
auquel il reproche son inaptitude foncière à l'explication des
phénomènes de la vie Un peu plus, M. Le Dantec allait s'en
fâcher. Il n'est point allé jusque là, mais il s'est étonné de la
manière dont l'auteur de ÏEcolatioti Créalnce interprétait
certaines conclusions des biologistes. On eût dit que M. Berg-
son venait de mettre en cause ce que l'on a coutume d'appe-
ler les conquêtes de la science ^
Or si ce n'est pas tout à fait cela, ce l'est bien un peu. J'en
atteste ce passage dont un Bossuet n'eût pas effacé le début.
« Notre raison incura blement présomptueuse s'imagine pos-
séder par droit de naissance ou par droit de conquête, innés
ou acquis, tous les éléments de la connaissance de la vérité.
La même où elle avoue ne pas connaître l'objet qu'on lui
présente, elle croit que son ignorance porte seulement sur la
question de savoir quelle est celle de ses catégories anciennes
qui convient à l'objet nouveau. Dans quel tiroir prêt à ouvrir
le ferons-nous entrer? De quel vêtement déjà coupé allons-
nous l'habiller ? Est-il ceci, ou cela, ou autre chose ? Et
« ceci /) et « cela » et « autre chose » sont toujours pour nous
du déjà conçu, du déjà connu. L'idée que nous pourrions
avoir à créer de toutes pièces, pour un objet nouveau, un nou-
veau concept, peut être une nouvelle méthode de penser,
nous répugne profondément. L'histoire de la philosophie est
là, cependant, que nous montre l'éternel conflit des systèmes,
l'impossibilité de faire entrer détiuitivement le réel dans ces
vêlements de confection que sont nos concepts tout faits, la
nécessité de travailler sur mesure^ ».
Il y a là une déclaration de guerre. A qui s'adresse-l elle?
A la science où à lesprit de la science ? Et si c'est à l'esprit
qui domine dans la science contemporaine n'est-il pas clair
que l'attitude de M. Bergson lui est dictée par un intérêt, con-
I. Cf. L'Évolution créatrice, p. 11, 12.
t. Cf. L'Évolution créatrice, p. 1)2
LA PHILOSOPHIE DE M. HENRI BERGSON 67
traire à cet esprit peut être, mais difficile à ne pas cooîondre
avec l'iulérêt de la vérité? M. Bergson a pu remarquer daus
l'histoire des idées certains moments de crise où l'on dirait
que la science est battue eu brèche, et elle l'est en effet, contre
ceux qui la représentent, par ceux qui la respectent. Ce n'est
pas au rationalisme que s'en prend notre philosophe, mais
aux rationalistes d'aujourd'hui, jaloux de leur œuvre d'hier
et d'avant-hier, et montant obstinément la garde autour de
leurs catégories vermoulues. Ne savons nous pas d'ailleurs
les embarras causés à la science par les phénomènes de la
vie quil faut : ou réduire au mécanisme — contre quoi l'expé"
rience. entendue largement, proleste — ; ou déclarei* inexpli-
cables ? El le problème ne fait que de petits pas, aujourd hui
en avant, demain ce sera en arrière. Et ce sera toujours à
recommencer !
On sait Ihistoire de l'œuf coupé par Christophe Colomb. La
philosophie de M Bergson m'a faitsouvent penser à cette his-
toire. Car lui aussi il a C'»iipé l'œuf par le milieu, et jetant par-
dessus bord les catégories du type géométrique, il a regardé les
phénomènes de la vie, presque comme s'il n'y eu avait pas d'au-
tres, ou du moins comme si les autres ne jouaieni à leur égard
qu'un rôle de lointain entourage, l-^n cela M Bergson a eu
des précurseurs, car on en a toujours. Mais il faudrait y
regarder à deux fois avant de les lui découvrir C'est assez
reconnaître que lavènement de sa philosophie a été une sorte
de coup de théâtre. Et comme après tous les coups de théâtre
on a quelque peine à se ressaisir, on a craint que la philoso-
sophie ne sombrât dans l'aventure et que le rêve de Nietzsche
ne devint réalité : car ou sait que Nietzsche est l'adversaire
implacable de la raison et de la science.
La vérité est que la philosophie de M Bergson est un coup
droit porté au cartésianisme. Mais si le devenir est la loi de
la vérité, il uest pas évident que le monde, tel que l'a cons-
truit Descartes, ne laisse pas échapper une grande part, et la
plus importante, de la réalité Je ne dis pas qu il en est ainsi.
Je dis qu'un philosophe peut avoir droit au nom de philo-
sophe et refuser d'aller faire ses dévotions devaut l'autel de
Descartes. Je vais plus loin encore. Et je prétends que
M Bergson pourrait bien nous avoir rendu un de ces services
dont l'histoire se souviendra toujours eu venant nous
apprendre à quelle philosophie l'on se trouverait amené eu
oubliant qu il est une physique, uue mécanique, une géomé-
6« l'a.nnée philosophique. 1911
trie. Que M. Bergsou justifie son droit eu reprochaut aux phi-
losopliies régnantes d'oublier qu'il est de par le monde des
organismes et des volontés, c'est sou affaire : et aussi la nôtre.
Examinons donc ces constatations et ces raisons, puis,
sachons-lui gré d'être venu nous réveiller d'un long sommeil.
Ce n'est pas seuleuîcnt le scepticisme ce sont tous les sys-
tèmes qu'il faudrait comparer à des oreillers. Et l'on peut
trop bien dormir sur l'oreiller du rationalisme.
Ainsi la doctrine de M. Bergson a toutes les apparences
d'une doctrine séditieuse. Elle pourrait, en son fonds, être
tout autre chose. L'avenir en décidera. Pour l'instant, il nous
plairait de finir par un paradoxe, et de présenter, très en rac-
courci, la philosophie de M. Bergson sous un aspect qui a
peut-être échappé. 11 s'agirait de la remettre — par hypothèse
— dans la tradition avec laquelle elle paraît rompre, la
tradition kantienne ni plus ni moins. Ce n'est après tout ni
impossible, ni invraisemblable. On va pouvoir en juger.
« D'une part, une science qui n'est pas vraie, de l'autre une
vérité qui n'est pas sue w; ainsi Charles Secrétan, résumait la
philosophie de Kaut, il y a plus d'un demi-siècle, dans le pre-
mier volume de sa belle Philosophie de la Liberté. La formule
est excessive peut-être, si Kant, par sa distinction des phéno-
mènes et des choses en soi, s'est montré aussi attentif à sau-
vegarder la science qu'à sauver la liberté. La science est vraie,
pourrait-on objecter à Secrétan du moment où il existe des
jugements qui fondent l'expérience, loin que celle-ci les léga-
lise : et telle est la doctrine de Kant. La doctrine de Bergson
est assurément différente puisqu'elle nous invite à voir dans
les catégories autant de cadres inutilement déformateurs de
la réalité véritable. Si nous en avions le temps et la place,
nous accentuerions l'antagonisme de l'ordre temporel et de
l'ordre spatial sur lequel l'auteur des Données immédiates de
la conscience insistait naguère avec autant d'énergie que d'ori-
ginalité, nous ferions voir que, chez Bergson, l'espace a partie
liée avec l'entendement et ses produits les plus directs, à
savoir les sciences du nombre, de l'étendue, du mouvement
de la matière. Et, par suite, l'antagonisme de l'Espace et du
Temps en appellerait un autre à titre de corollaire. Car le
Temps, affirme Bergsou, est la Durée, et la Durée est le milieu
LA PHILOSOPHIE DE M. HENRI BERGSON 69
dans lequel évoluent la Vie et la Conscience auxquelles la
matière s'oppose.
— Soit, mais nous n'avons guère jusqu'ici rencontré Kant
sur notre chemin, si même nous ne lui avons pas tourné le dos.
— Il est possible mais ayons patience. D'abord l'opposition du
Spatial et du Temporel n'est-elle point, chez Bergson, aussi
radicale que l'est, chez Kant, l'oppositiou du phénomène et
de la chose en soi ? Lisons encore à ce sujet l'uu des passages
les plus décisifs de VEcolution créatrice'. « Nous tenous l'intelli-
gence pour relative aux nécessités de l'action. Posez l'action,
la forme même de l'intelligence s'en déduit... » Car si l'on
s'attaque aux objets les plus immédiats et les plus fréquents
de l'action humaine, on constate que ces objets sont du genre
matière et, dans ce genre, de l'espèce inorganique : « Partons
donc de l'action- et posons en principe que l'intelligence vise
d'abord à fabriquer. La fabrication s'exerce exclusivement
sur la matière brute en ce sens que, même si elle emploie des
matériaux organisés, elle les traite en objets inertes, sans se
préoccuper de la vie qui les a informés. De la ma tière brute elle-
même, elle ne retient guère que le solide : le reste se dérobe
par sa fluidité même. Si donc l'intelligence tend à fabriquer,
on peut prévoir que ce qu'il y a de fluide daus le réel lui
échappe en partie et que ce qu'il y a de proprement vital dans
le vivant lui échappera tout à fait. Notre iiitelligence (elle qu'elle
sort des mains de la nature a pour objet principal le solide orga-
nisé'-' » Et l'auteur développe avec une rare maîtrise cette thèse
assurément neuve l'une des plus neuves et des plus hardies de
la philosophie contemporaine, où le pragmatisme est en germe
mais pas seulement le pragmatisme. Car pris au pied de la
lettre le pragmatisme est lié aux nécessités de l'action et il ne
se préoccupe eu rien de savoir si ces nécessités sont ou ne sont
pas constantes. Cela ne lui importe guère Le pragmatisme
s'étend à toute vérité ce qui revient à dire qu'il est non seule-
ment l'adversaire de certaines philosophies mais encore de la
philosophie. Le Don Quichotte du pragmatisme contemporain
— et en l'appelant ainsi j'entends lui faire honneur — Gio-
vanni Papiui n'a pas célébré vaiuement le Créfusculc des phi-
losophes s'il a réussi à faire voir, et il y a jusqu'à uu certain
i. P. 163.
2. Ibid., p. 166.
3. P. 167. Les soulignés sont do lautcur.
70 l'annke philosophique. 1911
point réussi, que pragmatisme et philosophie sont incompa-
tibles.
Bergson est d'un tout autre avis puisqu'il est le promoteur
(l'une phih)sophie nouvelle. Dans cette philosophie tout une
partie de la science non seulement cesse d'être vraie mais est
condamnée à ne jamais l'être, caria fonction naturelle de 1 in-
telligeuce est tout ensemble de viser et de manquer : // y
a des choses que nntelligence seule est capable de chercher, mais
que par elle-même elle ne trouvera jamais ^ « Pourquoi? Parce
qu'elle ne se représente clairement que l'immobilité. - D'où ce
corollaire : L'intelligence est caractérisée par une in^om-
préhension naturelle de la vie^ ». Mnis comment savons nous
l'incapacité foncière de l'inlelligence à comprendre la vie si
ce n'est par notre intelligence? Et voilà la contradiction à la
base de l'affirmation !
Elle y serait si l'entrée en relation de l'hommes avec le réel
avait l'inlelligeuce pour unique organe. Elle en a un autre. —
Comment le concevoir? — Nous n'avons pas le choix. Nous
devons le concevoir sur le type de l'instinct animal et
lui donner le nom d'intuttion. Or ce nom en dit beaucoup.
Et quand nous l'entendous prononcer, nous ne sommes pas
à court d'images pour mettre derrière une ombre de réalité,
si ce n'est mêine un peu plus qu'une ombre. Supposez que de
l'intuition nous ne sachions qu'une chose : c'est (ju'elle est à
l'intelligence ce que voir est à savoir; il n'y aurait là qu'une
comparaison, banale peut-être, nullement inféconde. Car si
vous remplacez voir par saisir ou prendre, ce dont vous avez
assurément le droit, vous pouvez opposer la loi de l'inlelli-
gence qui est de procéder par médiation à celle de l'intuition
qui agit soudainement et sans intermédiaire. On parle des
intuitions de l'artiste et, quand on en parle, on sait ordinaire-
ment ce que l'on dit. Hé bien! ne nous semble-t-il pas que la
doctrine de M. Bergson vienne de recevoir un surcroit d'évi-
dence? Je ne parle, bien entendu, malheureusement pas de
son évidence objective, de la quantité de vérité qu'elle nous
apporte. Je fais simplement allusion au contenu des thèses
d'où il me paraît que toute obscurité soit presque dissipée.
Si les sciences de la nature échouent devant les manifestations
i. Cf. L'Éoolution créatrice, p. 1G4. C'est encore ici l'auleur qui souligne.
2. Ibid.. p. 167, souligné par l'auteur.
3. Ibid., p. 178. Les italiques sont de M. Bergson.
LA PHILOSOPHIE DE M. HENRI BERGSON 71
de la vie, c'est que leuteudement dirige seul les démarches
du savant. Voilà ce que M. Bergson soutient depuis la première
page de sou livre jusqu'à la dernière. C'est comme s'il plaidait
en faveur de l'intuition considérée comme organe, sinon de
science, à tout le moins de vérité Et la plaidoirie mérite d'être.
Car si l'entendement procède par médiation, une méthode
s'impose, celle de la réduction de l'inconnu au connu, autre-
ment dit des phénomènes de la vie aux phénomènes de la
matière, d'où l'inévitable triomphe des explications méca-
nistes.
Nous venons d'établir deux choses : l'intelligence est liée
au spatial; la durée est le milieu de l'intuition. Une troi-
sième thèse en résulte, c est qu'étant objet d'intuition le
réel ne nous est pas inaccessible La « chose en soi », a cessé
d'être inconnaissable. Le mystère a évolué, disait ici uu adepte
de M. Meeterlinck et en évoluant il a partiellement déchiré sou
voile Ici. il va donc, comme chez Kant, deux mondes: ou deux
aspects d'un même monde sont en présence; ne disons plus le
monde des phénomènes et le monde des noumènes, mais con-
tinuons à dire : le monde du déterminisme et le monde de la
liberté. Cette fois-ci, nous sommes bien chez Bergson et chez
Kant. Et c'est en leurs parties presque essentielles que les deux
doctrines se rencontrent.
Faisons maintenant nn pas de plus. Imaginons un critique
admirateur de M. Bergson. Ce critique vient nous dire : que
M. Bergson a repris la doctrine de Kant sur l'Espace et le Temps
au point où Kant l'avait laissée Kant voubiilque le Temps fût
une intuition. Et parce qu'il le voulait, il l'affirmait mais il ne
le proumit pas Or qu'est-il arrivé? Il est arrivé que faute de
cette preuve, Renouvier a réduit le temps et l'espace, tous deux
en provinces de l'intelligence en les rangeant parmi les con-
cepts ou les pures idées. Après Renouvier ce fut le tour
d'O. Hamelin.
Ainsi Bergson a constaté, comme Renouvier et comme Hame-
lin, que Kant n'avait pas démontré ce qu'il avait voulu établir.
Mais au lieu de déclarer la preuve impossible il l'a cherciiée,
il l'a trouvée, il l'a faite. Le second chapitre des Données Inimé-
diates de la Conscience eu restera le mémorable témoignage.
C'est Kant qui a dit du temps qu'il était une intuition. Ce
sera Bergson qui l'aura fait voir. Mais en même temps qu'il
l'aura fait voir, il aura fait descendre la chose en soi du monde
intelligible en donnant pour point d appui à l'antagonisme de
72 l'année PllILOSOIMIIQCE. 1911
rEutendcineut et de la Raison (dont le vrai nom est celui d'In-
tuition), l'antagonisme de l'Espace et de la Durée. Gela équi-
vaut à une révolution peut-être mais à une révolution dans le
sens de la tradition.
Le critique qui viendrait dire cela seraitpeut être assez mal
accueilli chez les disciples de iM. Bergson. Je ne suis pas sûr
que M. Bergson lui fît le même accueil ; peut-être môme
s'étounerait-il qu'en essayant de le situer dans le voisinage de
Kent, on ait cru lui faire une surprise. Un philosophe peut
prendre et garder sans que les autres s'en aperçoivent : car
dès qu'il touche, il marque de son empreinte, ce qui lui donne
l'air de n'avoir rien gardé.
Nous en avons assez dit, croyons-nous, pour justifier la
renommée d'Henri Bergson. Quel sera l'avenir de celte renom-
mée? Nos enfants le sauront mieux que nous. Ce que nous
savons peut être, nous, mieux que ne le sauront nos enfants,
c'est le prodigieux elïort d'originalité que la philosophie de
notre collègue lui a coûté; un effort d'originalité dans l'in-
vention des thèmes philosophiques. En ce genre d'originalité
Bergson n'a point sou pareil : c'en est assez pour appartenir
à l'histoire.
Lionel Dauriac.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT
LA CROYANCE A LA LIBERTÉ, LE DILEMME DE LeQUIF.R
ET LE PRIMAT DE LA RAISON PRATIQUE
I
Il me paraît nécessaire de revenir sur la troisième antino-
mie kantienne, dont l'importance est exceptionnelle et que
l'on peut, avec Schopeuhauer, considérer comme la partie
centrale de la philosophie de Kaut C'est la troisième antino-
mie qui énouce et établit, en les liant l'une à l'autre, les deux
thèses générales qui caraclérisentcelle philosophie, la distinc-
tion du phénomène et de la chose en soi ou noumène, et la
conciliation de la liberté avec le déterminisme universel.
Comment lie-t-elle ces deux thèses 1 une à l'autre, et sup-
prime t-elle la contradiction qui existe, pour le sens commun,
entre le déterminisme universel et la liberté ? D'une manière
très simple: en mettant le déterminisme, la nécessitécausale,
dans les phénomènes, dans tous les phénomènes, dans la
représentation tout entière; la liberté dans la chose en soi
ou noumène, c'est-à-dire hors des phénomènes, hors des
données, quelles qu'elles soient, de la représentation, formes
de la sensibilité et catégories de l'entendement.
La philosophie de Kaut, l'idéalisme Iranscendantal, peut se
résumer dans les quatre idées suivantes, qui ne peuvent être
logiquement séparées :
1" Assimilation du temps à l'espace, comme forme subjec-
tive de la sensibilité;
2" Subjectivité de tous rapports de succession, et, par suite,
de tous rapports de causalité naturelle;
3° Liberté nouméuale regardée comme condition ou cause
74 l'année philosophique. 1911
intemporelle de riufinité des causes naturelles qui se sont
succédé, se succèdeul et se succéderont dans le monde phéno-
ménal ;
4° Liberté de l'homme-noumène regardée comme condition
ou cause intemporelle de tous les actes successifs, tous né -es-
saires et rigoureusement déterminés, de l'homme- phéno-
mène.
La seconde de ces idées dérive logiquement de la première,
la troisième de la seconde et la quatiième de la troisième.
Kant a dû passer très naturellement de la : remière à la der-
nière, c'est-à-dire à l'étrange et paradoxale conception par
laquelle il conciliait en l'houïme le déterminisme avec la
liberté Cette conception de deux modes absoknnent difïérents
d'activité se produisant dans la même personne, l'un occulte,
purement intelligible, intemporel et libre, l'autre sensible,
temporel et nécessaire, est la conclusion finale et comme le
dernier mol de l'idéalisme kantisle. Elle en révèle clairement
le sens et la portée; elle en fait un illusionnisme radical.
« Imaginer, dit très bien Renouvier dans son ouvrage pos-
thume, que l'action que je fais librement n'est point dans le
temps, comme réelle, car si elle était dans le temps, elle serait
nécessaire et non libre, c'est penser que les choses du temps
sont de simples apparences et que la loi de succession des
phénonjènes est une illusion. Telle est la signification de la
doctrine qui, admettant la liberté, en place le siège hors des
'phénomènes ^. »
On voit d'ailleurs aisément comment cette conception, qui
paraît obscure et mystérieuse, s'accorde avec la précédente ;
et comment elles sont nées, l'une et l'autre, de la subjectivité
ou idéalité de la succession et de la causalité naturelle. S'il
faut admettre, sous le déterminisme des causes et des effets
qui se succèdent dans le monde des phénomènes, une liberté
uouméuale intemporelle qui en est la condition incondition-
née, il faut bien admettre aussi, sous le déterminisme des
actes humains successifs, une liberté humaine nouménale
qui est la condition inconditionnée de tous ces actes. On ne
fait ainsi qu'ap|)liquer à l'homme le mode générai de concilia-
tion du déterminisme et du libre arbitre que la subjectivité
du temps a fait imaginer pour les phénomènes qui se produi-
sent dans le monde.
1. Critique de la doctrine de Kant, ]>. 60.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 75
Renouviera très bien vu et montré le lieu logique qui unit
les quatre idées maîtresses eu lesquelles se résume, comme je
lai dit. l'idéalisme transcendautal de Kant. Il s'est parfaite-
ment rendu compte que la liberté nouménale d'où procède le
monde et la liberté humaine nouménale forment une seule
et même théorie, laquelle, selon Kant, donne la solution de
la troisième antinoujie. Il indique, en quelques mots, pour-
quoi celte solution doit, tout d'abord et avant un examen
approfondi, paraître insuffisamment justifiée et ne peutdonuer
satisfaction à l'esprit. Entendons-le :
« La conciliation entre les deux thèses auxquelles Kant s'est
montré constamment attaché — l'une affirmant renchaînement
invariable des phénomènes, l'autre apportant une double
dérogation à la loi universelle pour établir un inconditionné
absolu à la tête des conditions et une liberté dans sou cours —
cette conciliation qui exige un miracle, l'intervention du
noumène agent libre hors du temps, en qualité de personne
occulte de l'homme du temps, la réalise. Elle s'ajoute, à cet
effet, au vieux concept indéfinissable de l'Un supérieur à
l'Etre; car rincouditionné n'est pas autre chose.
« La solution des deux premières antinomies s'obtenait en
déclarant la thèse et l'antithèse toutes deux fausses, par la
raison que les phénomènes n existent pas en soi ; la solution
de la troisième s'obtient en les déclarant Imites deux vraies, et
par la même raison, la série dynamique des conditions sensi-
bles permettant de recourir à une condition hétérogène, au
lieu que la série mathématique de succession, on de compo-
sition, ne comportait aucun moyen semblable d'échapper à la
difficulté de la synthèse infinie des parties à l'aide d'un
inteUigibte situé hors des séries. On ne saurait trouver dans
ce dernier cas, dit Kant. une condition générale des phéno-
mènes qui ne soit phénoménale elle-même et n'appartienne
aux séries à ce titre. La troisième antinomie est donc résolue
en acceptant les thèses opposées comme également vraies, et
il est ainsi donné satisfaction à VEntendement et à la Raison.
Vne cond\V\on intelligible est udm\se, une condition incondi-
tionnée, mais qui n'est pas un chaînon de la chaîne des phé-
nomènes, et il ne se produit ainsi aucune interru()tion dans
la série empirique.
« Si cette théorie paraît obscure, c'est que son explication
est impuissante à couvrir l'incohérence l()gi(|ue qu'elle cherche
à présenter comme une loi. Elle signifie, en effet, que la suite
76 i/année philosophique. J911
infinie des phénomènes éternellement conditionnés les uns
par les autres est suspendue tout entière à une certaine con-
dition inconditionnée, que le philosophe ne définit ni comme
ôtre ni comme cause, et à laquelle il n'attribue aucune
intluence sur le monde phénoménal. L'esprit réclame un
rapport entre le conditionnement et les conditions, et on ne
lui en fournit aucun. Nous y voyons l'application au monde
de l'idée relative à la personne, suivant laquelle un sujet nou-
ménal agit aux lieu et place du sujet phénoménal, sans que
celui-ci cesse d'être rivé à la chaîne indissoluble des effets et
des causes.
« L'explication de ce mystère est dans la formule kautiste :
« Les phénomènes ne sont rien hors de nos représentations,
c'est ce que nous appelons leur idéalité transcendantale. »
Mais la théorie proposée, elle aussi, fait partie de nos repré-
sentations, et c'est à celles de nos représentations que nous
appelons logiques qu'il faut la rendre accessible. Kanta donné
pour cela un sens nouveau à la Raison, afin de l'opposer à
l'Entendement et d'échapper à l'application des lois catégo-
riques. Il a laissé à Hegel la tache d'agrandir et de systéma-
tiser cette doctrine de la soi-disant raison, et de bannir plus
ouvertement de la métaphysique le principe de contradic-
tion ^ »
Il est certain ([ue Kant ne donne pas sur sa théorie de la
liberté nouinénale les éclaircissements que l'esprit peut
réclamer. Une première question se pose nécessairement au
sujet des deux applications qu'il fait de cette théorie. Quelle
espèce de rapport faut-il supposer entre ces deux applications,
entre la liberté nonménale intemporelle, condition incondi-
tionnée de toutes les séries diverses de phénomènes cosmiques,
etla liberté nonménale intemporelle, condition inconditionnée,
pour chaque homme, de la suite de ses volitions et de ses
actes? Faut il les confondre eu faisant rentrer la seconde dans
la première? Faut-il mettre entre elles une réelle différence?
On ne voit pas que le philosophe ait exprimé nettement sa
pensée sur ce point. S'il faut admettre l'unité du uoumène et
ramener la liberté nonménale qui produit les actes hnmainsà
celle d'où procède l'intinité des causes et des effets naturels,
on ne peut évidemment parler, comme le fait Renouvier, de
l'intervention du sujet nouménal, agent libre hors du temps, en
1. Critique de la doctrine de Kant. p. 6S et suiv.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KÂNT 77
qualité de personne occulte de l'homme du temps; ou lie peut
même plus, à vrai dire, parler de la liberté humaine, cette
expression devenant, dans l'hypothèse, ahsolument vide de
sens. Mais Kaut voulait, eu invoquant la raison pratique, cou-
server à cette expression un sens moral, le sens que lui
paraissait impliquer limpératif catégorique. De là l'obscurité
qu'il a laissée dans l'idée qu'il donnait du noumèue. S'il eût
été plus conséquent aux principes qu'il avait posés dans son
Esthétique transcendantale, le noumèue auquel il eût conclu
aurait été celui même de Schopenhaner : une Liberté ou
Volonté intemporelle unique qui produit tous les êtres parti-
culiers, minéraux, végétaux, animaux, hommes, dont se
compose le monde phénoménal et tous les rapports de causa-
lité naturelle que présentent ces êtres particuliers.
II
Il n'y a pas lieu de s'étonner que la logique illusionniste de
Schopenhaner ait repoussé l'interprétation morale du nou-
mèue, telle que l'euteudail Kant. La volonté, à laquelle
s'adresse et commande le devoir, et dont la liberté est impli-
quée par la définition même de l'impératif catégorique, ne
peut être que temporelle et phénoménale. Elle ne saurait avoir
rien de commun avec la volonté intemporelle et impersonnelle
que Schopenhaner met dans son noumèue, en dépouillant le
mot volonté de toute espèce de sens. Devoir et libre vouloir
n'ont d'objet, d'application concevable que dans le temps,
dans le monde de la représentation et de l'expérience. Ils
n'ont en vue que des actes futurs ^ N'est-ce pas tel ou tel acte,
envisagé dans l'avenir, qu'impose ou interdit la conscience
morale? Si la réalité objective doit être refusée au temps, ce
n'est pas seulement à la causalité naturelle qu'il faut la refuser
également; c'est encore à la fiDalilé, à la personnalité et au
devoir. Le devoir ramène la liberté sur la terre, dans le monde
des phénomènes, d'où l'idéalisme trauscendantal prétendait
la bannir.
Mais est-il nécessaire de croire à la réalité du devoir pour
reconnaître celle de la liberté? Si le sentiment du devoir ne
se distinguait pas par son caractère d'impératif absolu des
autres motifs et mobiles de l'activité humaine, faudrait-il
tenir que toutes nos volontés et tous nos actes sont soumis à
un inflexible déterminisme? L'impératif moral est-il la seule
78 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
raison sérieuse que nous ayons d'admettre, de voir dans la
nature, une autre espèce de causes (^ue celles dont les elTels
sont nécessaires? Est-il la seule objection que l'on puisse
élever contre l'explication de tons les phénomènes, aussi bien
psychiques que piiysi(jues, par le môme principe de causalité,
c'est-à-dire contre l'universelle nécessité causale?
C'est peut-être ce que pensent la plupart des disciples du
moralisme kautiste, lesquels se soucient médiocrement de la
cohérence logique du criticisme, et dont l'attention, attachée
à la Critique de la raison pratique, se détourne volontiers de
l'esthétique transcendautale et de la troisième antinomie. Ils
inclinent à voir dans limpératif moral l'unique et vraie
garantie de la liberté, sans faire réflexion que cette garantie,
dans la doctrine qui nous l'offre, tout en considérant le temps
comme sul)jectif et le noumène comme intemporel, ne peut
concerner la liberté phénoménale, la seule qui puisse être
prise au sérieux, et ne peut donc être qu'illusoire.
Renouvier avait, en 1868. cru pouvoir signaler, dans l'his-
toire de la pensée léfléchie, deux grandes exceptions aux
doctrines déterministes : Aristote, dans la philosophie de
l'antiquité; Rant, dans la philosophie moderne ^ L'exception
ancfeune n'est pas unique; il y en a une seconde très impor-
tante que l'on ne saurait contester; le nom d Epicure, l'au-
teur de clinamen, doit être mis à côté de celui d'Aristote-.
Quant à l'exception moderne, elle n'est qu'apparente ; Pt cette
apparence s'explique très naturellement par l'opinion fausse
qu'un examen superficiel a fait longtemps régner sur la signi-
fication et la portée de la Critique de la raison pratique dans
l'œuvre philosophique de Kant.
A aucun degré le criticisme kantiste n'est une exception aux
doctrines déterministes delà philosophie moderne. Kant est
absolument déterministe; il lest autant que Leibniz et Spi-
noza . — Mais il a, le premier, caractérisé et détini le devoir
avec précision, en le distinguant comme impératif catégo-
rique, des divers mobiles et motifs des actions humaines, des
impératifs hypothétiques. — Oui, sans doute; et. à ce titre,
il peut être considéré comme le fondateur de la morale ratio-
nelle. Aucun philosophe, avant lui, n avait mis en lumière ce
•!. Voir dans l'Année philosophique de 1868 [in-12], l'étude intitulée
V Infini, la Substance et la Liberté, p. 2 i et 94.
2. Voyez VAnnée philosophique de 18'J7, p 8 -i47.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KAXT 79
qui constitue essentiellement l'idée de devoir ou d'obligation
morale et ne permet de confondre cette idée avec une autre.
Son impératif catégorique devait le conduire à la liberté, à la
liberté réelle, à la liberté phénoménale. Malheureusement la
liberté réelle qu'implique l'impératif catégorique ne s'ac-
cordait pas avec 1 esthétique transcendantale, avec la doc-
trine illusionniste, conséquence logique de l'assimilation du
temps à l'espace comme forme subjective de la sensibilité. La
liberté fut, par suite, renvoyée au noumème intemporel; et le
rapport qui la lie à limpératif catégorique, en donnant à ce
dernier un sens positif, donc l'impératif catégorique lui-même
se trouva, en fait, sacrifié. Schopenhauer avait très bien vu
que limpératif catégorique, la grande découverte de Kant en
psychologie rationnelle et en éthique, est en contradiction
avec la solution de la troisième antinomie, avec les principes
fondamentaux du criticistne kantiste ; qu'on ne peut sy
attacher, sans abandonner ces principes et sans réformer la
Critique de la raison pure où ils sont posés; qu'on ne peut
maintenir ces principes et les suivre en leurs conséquences,
sans voir dans limpératif catégorique une erreur et sans
réformer la Critique de la raison pratique.
Il est un philosophe qui, pour de meilleures raisons que
Kant, pouvait, semble t il. être choisi comme présentant une
exception aux doctrines déterministes modernes : c'est l'au-
teur du Discours de la méthode. Rappelons-nous ce passage des
Principes :
« Il est si évident que nous avons une volonté libre qui
peut donner son consentement ou ne le pas donner quand bon
lui semble que cela peut être compté pour une de nos plus com-
munes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien
claire; car. en même temps que nous doutions du tout et
que nous supposions même que celui qui nous a créés emplo-
yait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous aperce-
vions en nous une liberté si grande que nous pouvions nous
empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore
parfaitement bien. Or ce que nous apercevions distinctement,
et dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si
générale, est aussi certain qu'aucune autre chose que nous
puissions jamais counnître ^. »
Il ressort de ce passage que Descaries faisait reposer sa
I. Principes de la philosophie, première partie, 31).
80 l'année philosophique. 1911
méthode de rénovation intellectuelle sur la possibilité du
doute, et que la liberté était, à ses yeux, inséparablement liée
à cette possibilité, évidente comme cette possibilité. Le prin-
cipe qui dominait sa psycliolosie était la distinction de l'idée
et du jngcmcnl. Il tenait que, dans le jugement, un acte, une
décision de la volonté se joint nécessairement à l'idée ; que la
volonté se mauifeste non seulement par des actes bous ou
mauvais, mais encore par des jugements vrais ou faux ; que
sou premier olTice est de s'appliquer à l'idée pour la trans-
former en jugement, attendu que les actes bons ou mauvais
résultent des jugemenls vrais ou faux; qu'en s'appliquaat à
ridée, elle peut suspendre son action, positive ou négative,
son consentement ou son refus de consentement, si l'idée n'est
pas claire et distincte, et tant qu'elle ne l'est pas devenue, par
l'examen et la réflexion, au degré qui impose la certitude.
La méthode cartésienne, remarquons-le, est née d'une psy-
chologie où tout se tient. Le doute sur lequel se fonde cette
méthode suppose la liberté. C'est à la liberté que l'on s'adresse
pour instituer le doute en méthode; et, pour demander le
doute méthodique à la liberté, il faut bien admettre qu'elle le
rend possible. Mais le doute ne saurait être le produit de la
liberté, si la volonté n'agit pas dans le jugement, si son action
ne met pas une ditïérence essentielle entre le jugement et
l'idée. Il est clair que, si la volonté n'était pour rien dans le
jugement et s'il ne différait pas spécifiquement de l'idée, il la
suivrait nécessairement, qu'elle fût claire et distincte, ou
confuse et obscure, et ne pourrait donc être suspendu pour
un acte de volonté. Le doute, dans ce cas, serait impossible.
Il le serait également, si l'acte de volonté, qui se joint à l'idée
pour former le jugement, ne pouvait en aucun cas être libre,
quelle que fut l'idée.
En résumé, la méthode de Descartes part du doute, appliqué
librement à nos préjugés, c'est-à dire aux jugements vrais ou
faux que notre esprit a reçus depuis notre enfance, sans les
examiner; elle part du doute libre pour aller à l'évidence
déterminante, nécessitante, au discernement des idées claires
qui apportent et imposent la certitude : d'abord, à l'idée
claire du lait de la pensée (Cogilo) ; puis à l'idée claire de
l'existence du moi (Sum). Supprimez le libre arbitre et
faites régner le déterminisme, un déterminisme rigoureux,
dans la psychologie de Descaries, et vous ôtez toute espèce de
sens à sa méthode.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 81
C'est précisément ce que fait Spinoza, dont la doctrine est,
par là même, absolument opposée à ce qui caractérise la psy-
chologie et la méthode cartésiennes. Dans la psychologie spi-
noziste le jugement dépend immédiatement et uniquement de
l'idée; il est impliqué par l'idée, ou plutôt sy réduit et n'est à
vrai dire, que l'idée même. Les jugements vrais nous viennent
des idées adéquates, lesquelles représentent exactement les
réalités correspondantes. Les jugements faux viennent des
idées inadéquates, imparfaitement représentatives. Faux ou
vrais, les jugements sont également nécessaires. L'esprit
humain est ainsi considéré comme une sorte de miroir où se
peignent nécessairement les choses, ou telles qu'elles sont,
ou déformées, selon que les images qui s'y produisent sont
claires et distinctes ou confuses et obscures. Ce que l'on
appelle la suspension du jugement vient d'idées inadéquates
que l'on est conduit à reconnaître telles. Pas plus que le ju-
gement vrai, pas plus que l'erreur, le doute ne saurait être
libre.
III
Par sa méthode du doute et du Cogilo, la doctrine carté-
sienne est incontestablement une philosophie de la liberté.
Spinoza, qui niait la liberté, devait naturellement rejeter
cette méthode et les principes de psychologie sur lesquels
Descartes l'appuyait. En simplifiant et appauvrissant ainsi le
cartésianisme et eu le développant à sa manière, il eu faisait
le type le plus parfait de philosophie déterministe.
Il est vrai que Descaries a paru quelquefois, comme bien
d'autres philosophes, trahir la liberté, tout en l'aflu-mant.
C'est que les mots liberté et indifférence peuvent recevoir et
ont reçu plusieurs sens, et qu'il n'a pas toujours pris soin, en
les employant, de les définir avec assez de précision pour n'y
laisser aucune équivoque. Dans son ouvrage posthume sur le
Système de Descartes, Hamelin soutient que Descartes a tou-
jours entendu donner un sens positif à son affirmation de la
liberté ; et il me paraît avoir fort bien compris les textes qu'il
rappelle à ce sujet :
« Sur le terrain psychologique, dit-il, Descartes a paru ren-
verser la liberté après l'avoir admise. Il s'agit de cette asser-
tion célèbre de la 4" Méditation que l'iudifférence est le
plus bas degré de la liberté et que, plus on est porté vers le
PiLi.ox. — Année philos. 1911. t)
82 l'année philosophique. 1911
parti qu'on prend, plus on est libre ; ce qui paraît réduire
la liberté à l'absence de coutraiule ou, autrement dit, à la
spontanéité. Mais Descartes s'est expliqué ailleurs avec une
parfaite clarté. D'abord, quaud on parle de riudilïéreuce de
l'acte, il faut distinguer entre l'acte dans le futur et l'acte eu
train de s'accomplir. Dans ce dernier cas, il est clair que
l'acte, bien que libre, ne peut plus être autre qu'il est, et dès
lors la liberté ne peut plus être manifestée que par le fait
qu'on l'accomplit volontiers. En second lieu, il faut distinguer
entre l'indifïérence qui est une pure négation, à savoir une
absence de raison de peucher vers le oui plutôt que vers le
non, et rindilïéreuce qui est uu pouvoir positif de faire ou de
ne pas faire, même quand les raisous sont données. Ce pouvoir
positif est toujours inhérent à la liberté, et lorsque l'existence
des plus fortes raisous semble faire que moralement nous
ne puissions pas nous décider autrement que nous nous déci-
dons, métaphysiquemeot parlant nous ne laissons pas de
pouvoir uous décider autrement. Il est vrai que nous ne pou-
vons directement cbauger notre décision quaud une raison
d'agir se présente à nous claire et distincte, c'est-à dire avec
toute la force de la vérité. Mais il suflfit de laisser notre atten-
tion se détourner un moment, pour qu'une demi ignorance
remplace en uous la lumière de la vérité, et alors nous pou-
vons agir coutrairement à la vérité, que nous ue voyons plus
dans tout son éclat, et c'est pourquoi on a raisou de dire :
omnis peccans est ignoram^. Corrélativement, il dépend de
nous de nous ouvrir à l'illumiuatiou de la vérité, et c'est pour-
quoi le fait d'être déterminé par cette lumière n'empêche pas
le mérite.
« Descartes, s'il n'a eu qu'uoe faible notion du déterminisme
psychologique en général, a très bien compris l'actiou déter-
miuaute du vrai, parce que c'est là uu détermiuisme logique.
Mais il est loin de croire, comme ou voit, que ce détermi-
nisme envahisse toute l'àme et rende impossible l'existeuce de
la liberté à côté de lui. Sou aflfirmatiou de la liberté parait
avoir été, en détiuitive, aussi couséquente qu'expresse ^ »
L'affirmation de la liberté par Descartes ne renfermait cer-
tainement pas à ses yeux, ni aux yeux des contemporains, les
inconséquences que l'on a pu relever dans les termes mal
définis qui l'exprimaient et l'expliquaient. Ce qui le prouve,
1. 0. Hamelin. Le Système de Descuirles,, p. 273. (F. Alcan).
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 83
c'est qu'elle trouve aussitôt devant elle, au xvii" siècle, l'oppo-
sition fortement accusée du déterminisme leibnizien aussi
bien que du déterminisme spinoziste. Spinoza la repousse
comme incompatible avec les rapports nécessaires qu'établit
son système entre les deux attributs pensée et étendue, avec
la subordination nécessaire de l'attribut représentatif à l'attri-
but représenté. Leibniz lui oppose l'application, étendue aux
phénomènes de l'esprit et, par suite, tenue pour universelle,
du principe de causalité déterminante qui règne dans le
monde de la matière et du mouvement, l'assimilation aux
causes physiques des motifs et mobiles de la volonté, des fins
en vue desquelles elle agit ou se refuse à agir ; en quoi il
s'accorde parfaitement avec le spinozisme, méconnaissant, au
point de lui tourner le dos, la logique de sa propre doctrine,
de son idéalisme mouadiste.
« On nous demandera, dit Spinoza, et c'est à la fois une
question et une objection, ce qui arrivera, supposé que
l'homme n'agisse point en vertu de la liberté de sa volonté,
dans le cas de l'équilibre absolu de l'àne de Buridan. Périra-
t-il de faim et de soif? Si nous l'accordons, on nous dira que
l'être dont nous parlons n'est point un homme, mais un âue,
ou la statue d'un homme ; si nous le nions, voilà l'homme qui
se détermine soi-même et a par conséquent le pouvoir de se
mettre en mouvement et de faire ce qui lui plaît
« J'ai à dire que j'accorde parfaitement qu'un homme,
placé dans cet équilibre absolu qu'où suppose (c'est-à-dire
qui, n'ayant d'autre appétit que la faim et la soif, ne perçoit
que deux objets, la nourriture et la boisson, également éloi-
gnés de lui), j'accorde, dis-je, que cet homme périra de faim
et de soif. Ou me demandera sans doute quel cas il faut faire
d'un tel homme, et si ce n'est pas plutôt un âne qu'un
homme Je répondrai que je ne sais pas non plus, et vérita-
blemeut je ne le sais pas, quel cas il faut faire d'un homme
qui se pend, d'un enfant, d'un idiot, d'un fou, etc !^ »
Leibniz examine et discute à son tour le cas supposé d'un
parfait équilibre entre désirs opposés ; et, comme Spinoza, il
défeud le déterminisme contre l'objection tirée de celle hypo-.
thèse, qu'il faut, selon lui, écarter comme impossible :
« Le cas de l'âne de Buridan, entre deux prés, également
porté à l'un et à l'autre, est une fiction qui ne saurait avoir
i. Spinoza. Ethique, trad. Saisset, p. 94-97.
84 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
lieu daus l'univers, dans l'ordre de la nature, quoique
M. Bayle soit dans un autre sentiment. Il est vrai, si le cas
était possible, qu'il faudrait dire qu'il se laisserait mourir de
faim ; mais dans le fond, la question est sur l'impossible, à
moins que Dieu ne produise la cbose exprès. Car l'univers ne
saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l'âne,
coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout
soit égal et semblable de part et d'autre, comme une ellipse
et toute figure dans le plan du nombre de celles que j'appelle
amphidexlres, pour être mi-partie ainsi, par quelque ligue
droite que ce soit qui passe par son centre ; car ni les parties
de l'univers, ni les viscères de l'animal ne sont pas semblables,
ni également situés des deux côtés du plan vertical. Il y aura
donc toujours bien des choses dans l'àne et hors de l'âne,
quoiqu'elles ne nous le paraissent pas, qui le détermineront
à aller d'un côté plutôt que de l'autre. Et il est vrai, par la
même raison, que dans l'homme encore le cas d'un parfait
équilibre entre deux partis est impossible, et qu'un auge, ou
Dieu au moins pourrait toujours rendre raison du parti que
riiomme a pris, en assignant une cause ou une raison incli-
nante qui l'a porté véritablement à le prendre, quoique cette
raison serait souvent bien composée et inconcevable à nous-
mêmes, parce que l'enchainement des causes liées les unes
avec les autres va loin.
« C'est pourquoi la raison que M. Descartes a alléguée, pour
prouver l'indépendance de nos actions libres par un prétendu
sentiment vif interne, n'a point de force. Nous ne pouvons
pas sentir proprement notre indépendance, et nous ne nous
apercevons pas toujours des causes, souvent imperceptibles,
dont notre résolution dépend. C'est comme si l'aiguille
aimantée prenait plaisir de se tourner vers le nord ; car elle
croirait tourner indépendamment de quelque autre cause, ne i
s'apercevant pas des mouvements insensibles de la matière 1
magnétique ^ »
Plus loin, dans le même ouvrage, Leibniz explique com-
ment les mobiles et motifs des actes humains peuvent, à son
jugement, être comparés à des causes physiques, à des forces
motrices :
« M. Bayle fait voir assez amplement qu'on peut comparer
l'âme à une balance, où les raisons et les inclinations tiennent
1. Leibniz. Théodicée, 1" parLic, 41). 50.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 85
lieu de poids. Et, selon lui, on peut expliquer ce qui se passe
dans nos résolutions, par l'hypothèse que la volonté de
l'homme est comme une balance qui se tient en repos, quand
les poids de ses deux bassins sont égaux, et qui penche tou-
jours ou d'un côté ou de l'autre, selon que l'un des bassins est
plus chargé. Une nouvelle raison fait un poids supérieur, une
nouvelle idée rayonne plus vivement que la veille, la crainte
d'une grosse peine l'emporte sur quelque plaisir ; quand deux
passions se disputent le terrain, c'est toujours la plus forte
qui demeure la maîtresse, à moins que l'autre ne soit aidée
par la raison ou par quelque autre passion combinée... L'on
a d'autant plus de peine à se déterminer, que les raisons oppo-
sées approchent plus de légalité, comme l'on voit que la
balance se détermine plus promptement quand il y a une
grande différence entre les poids.
« Cependant, comme bien souvent il y a plusieurs partis à
prendre, on pourrait, au lieu de la balance, comparer l'àme
avec une force qui fait effort en même temps de plusieurs
côtés, mais qui n'agit que là où elle trouve le plus de facilité
ou le moins de résistance. Par exemple, l'air étant comprimé
trop fortement dans un récipient de verre, le cassera pour
sortir. 11 fait effort sur chaque partie, mais il se jette enfin
sur la plus faible. C'est ainsi que les inclinations de l'àme
vont sur tous les biens qui se présentent : ce sont des volon-
tés antécédentes ; mais la volonté conséquente, qui en est le
résultat, se détermine vers ce qui touche le plus ^. »
J'ai tenu à rapprocher ces deux passages de la Théodicée, eu
raison du rapport qui existe entre eux. Ils montrent que
Bayle et Leibniz, également déterministes, assimilent complè-
tement, aussi bien l'un que l'autre, aux causes d'ordre phy-
sique les raisons et causes d'ordre moral, mais qu'ils dif-
fèrent dans leurs vues sur le cas hypothétique d'un parfait
équilibre entre deux partis. Bayle estime que ce cas peut
très bien être supposé, et que, lorsqu'un tel équilibre se pro-
duit en l'àme, elle ne saurait prendre parti et demeure forcé-
ment en repos. Leibniz déclare l'hypothèse impossible : il
lient que la multiplicité des inclinations et tendances diverses,
lesquelles peuvent échapper à la conscience, ne permet pas
d'admettre un état d'équilibre psychique absolu doù résulte-
rait l'inaction de l'ame. De là la diiléreuce curieuse des com-
i. Id. Ibid., 3« partie, 324, 325.
80 r.'AXNlÎE PHILOSOPHIQUE. IfiH
paraisons qu'ils établissent entre le déterminisme psycholo-
gique et le déterminisme mécanique. Bayle conclut à la
possibilité d'une indiflérence d'équilibre qui exclut toute
action de l'âme et n'a donc rien de commun avec le libre
arbitre. Leibniz nie l'existence possible des conditions qui
produiraient cette indifférence négative ; il croit que l'àme est
toujours active et toujours déterminée en ses actions. « Tout
est certain, dit-il, et déterminé d'avance dans l'homme,
comme partout ailleurs, et l'àme humaine est une sorte cVau-
tomate spirituel^. » Il parle, cependant, d'actions contingentes
et libres, comme s'il laissait à la liberté une certaine place
dans sa doctrine. Mais c'est vraiment à cette doctrine, comme
à celle de Kant, non à celle de Descaries, que l'on peut
reprocher de trahir la liberté, par la place môme qu'elle lui
assigne et qui la réduit à une appparence.
IV
Sur un autre terrain, le déterminisme de Leibniz s'affirme
avec la même force que celui de Spinoza, en s'opposant à l'af-
firmalioi) cartésienne de la liberté; et il s'y oppose avec une
certitude qui, au point de vue de la science positive, paraît
triomphante La constance de la quantité de mouvement
dans le monde est un principe de la physique cartésienne.
Dfescartes ne pensait pas que ce principe lût inconciliable
avec le pouvoir exercé librement par l'àme sur le mouvement
du corps. Un moyen très simple de les concilier s'olïre au
sens commun : c'est de distinguer entre le mouvement et la
direction du mouvement : la volonté libre ne peut-elle pas
changer la direction du mouvement sans en ciianger la quan-
tité? Descartes s'est trompé s'il s'est arrêté à cette distinc-
tion, s'il a cru que ce moyen allait au but. Pour changer ia
direction d'un mouvement, il faut faire intervenir un mouve-
ment nouveau ou supprimer l'un des mouvements compo-
sants. C'est ce que Leibniz a reconnu et montré eu substituant
au principe cartésien de ia constance de la quantité de mou-
vement celui de la constance de la quantité de force :
« M. Descartes a voulu faire dépendre de l'àme une partie de
l'action du corps. Il croyait savoir une règle de la nature qui
porte, selon lui, que la même quantité de mouvement secon-
1. Théodicée, 1'" partie, o2.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 87
serve dans les corps II n'a pas jugé possible que l'influence de
l'âme violât cette loi des corps, mais il a cru pourtant que
lame pourrait pourtant avoir le pouvoir de changer la direc-
tion des mouvements qui se font dans le corps, à peu près
comme un cavalier, quoiqu'il ne donne pas de force au che-
val qu'il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant
cette force du côté que bon lui semble. Mais comme cela se
fait par le moyeu du frein, des mors, des éperons et d'autres
aides matériels, on conçoit comment cela se peut; mais il n'y
a point d'instruments dont Tâme puisse se servir pour cet
effet, rien enfin, ni dans l'âme ni dans le corps, c'est-à-dire
ni dans la pensée ni dans la masse, qui puisse servir à expli-
quer ce changement de l'un par l'autre. En un mot, que
l'âme change la quantité de la force et qu'elle change la ligne
de la direction, ce sont deux choses également inexplicables.
« Outre qu'on a découvert deux vérités importantes sur ce
sujet depuis M. Descartes : la première est que la quantité de
la force absolue qui se conserve en effet est différente de la
quantité de mouvement ; la seconde découverte est qu'il se
conserve encore la môme direction dans tous les corps
ensemble qu'on suppose agir entre eux de quelque manière
qu'ils se choquent. Si cette règle avait été connue de M. Des-
cartes, il aurait rendu la direction des corps aussi indépen-
dante de l'âme que leur force, et je crois que cela l'aurait
mené tout droit à l'hypothèse de l'harmonie préétablie où ces
mêmes règles m'ont mené. Car, outre que l'influence de l'une
de ces substances sur l'autre est inexplicable, j'ai considéré
que, sans un dérangement entier de la nature, l'âme ne pou-
vait agir physiquenif^nt sur le corps Et je n'ai pas cru qu'on
pût écouter ici des philosophes très habiles d'ailleurs, qui sou-
tiennent que Dieu s'emploie tout exprès pour remuer les corps
comme l'âme le veut, et pour donner des perceptions à l'âme
comme le corps le demande; d'autant que ce système, qu'on
appelle celui des omises occasionnelles, outre qu'il introduit
des miracles perpétuels pour faire le commerce de ces deux
substances ne sauve pas le dérangement des lois naturelles
étahlies dans chacune de ces mêmes substances, que leur
influence mutuelle causerait dans l'opinion commune ^ »
Nous voyons, en ce passage important, la théorie Leibai-
zieune de l'harmonie préétablie appuyer sur le principe de la
i. Théodicée, 1" partie, GO, 01.
88 l'anxke philosophique, l'^li
conservalioii do la force, contre la doctrine de Descartes et
contre celle de Malebranche, les deux déterniinismes paral-
lèles et correspondants de l'âme (phénomènes psychiques)
et du corps (phénomènes physiques) en lesquels on peut dire
qu'elle consiste. Ce double déterminisme, conforme à la
volonté divine qui l'a préordonné, rappelle celui des modes
successifs des deux attributs, pensée et étendue, que Spinoza,
lui aussi, fait venir directement de Dieu, léteruelle et unique
Substance. Avant Leibniz, Spinoza avait dit qu'on ne saurait
admettre l'action de l'àme sur le corps, ni celle du corps sur
rame. Dans l'un des théorèmes de V Ethique, il démontre que
ni le corps ne peut déterminer l'âme à la pensée, ni l'âme le
corps au mouvement et au repos. « Tous les modes de la pen-
sée, dit-il, ont pour cause Dieu, en tant que chose pensante,
et non en tant qu'il se développe par un autre attribut; par
conséquent, ce qui détermine l'âme à la pensée, c'est un
mode de la pensée, et non un mode de l'étendue ; en d'autres
termes, ce n'est pas le corps. Voilà le premier point. De plus,
le mouvement et le repos doivent provenir d'un autre corps
qui, lui-même, est déterminé par un autre corps au mouve-
ment et au repos; et, en un mot, tout ce qui se produit dans
un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu'affecté d'un certain
mode de retendue, et non d'un certain mode de la pensée ;
en d'autres termes, tout cela ne peut provenir de l'âme, qui
est un mode de la pensée. Voilà le second point '. »
Il est possible que Descartes ait méconnu le principe de la
conservation de la force, ou n'en ait pas bien saisi la portée
déterministe. Il est possil)le aussi qu'il ait, comme le dit
Hamelin, « admis héroïquement la création d'une petite quan-
tité de mouvement en conséquence des volitions de l'âme - ».
Il n'aurait vu dans cette création de mouvement par le libre
arbitre qu'une exception insignifiante à ce qu'il considérait
comme la loi générale des corps. Si telle a été sur ce point la
pensée de Descartes, nous devons remarquer que Renouvier
n'a fait que la reproduire, en la développant et l'expliquant
à sa manière :
« Le moindre mouvement su f lit, on le sait, pour causer
une détente, et de plus grands efïets que tous ceux dont un
organisme est capable se produisent dans les explosions,
1. Ethique, trad. Saisset, 3° partie, p. lûG.
2. Le système de Descartes, p. 373.
L.V TROISIÈME ANTIXÛIIIE DE KÂNT 89-
dans les avalanches, etc., à la suite de faibles ébranlements.
Mais quelque petite que soit la force nécessaire, encore en
laul-il une. C'est là que nous apercevons le mode d'action du
libre arbitre daus le mécauisme de la nature : il nous paraît
tout semblable à ces mouvements, de peu d'importance en
eux-mêmes, d'où résultent des eiïets de décrochement et de
précipitation qui peuvent aller très loin, et qui surtout lais-
sent dans le monde, uue fois produits, certaines suites consi-
dérables de faits accomplis, sur lesquels nulle puissance
désormais n'est apte à revenir. Les développements et trans-
formations de mouvements qui naissent d'un premier ébran-
lement spontané, et qui correspondeut, soit à des translations
et à des révolutions de masses, soit à des vibrations calori-
fiques, lumineuses, etc , une fois entrés dans la circulation
générale, pour ainsi dire, y observent les lois de la dyna-
mique, et en premier lieu celle de la conservation. L?s mou-
vements imprimés, les transformations faites, et tous leurs
efïets nécessaires ont leur cours, et rien ne se perd. Il n'est
pas moins vrai qu'il a fallu pour certains de ces effets, pour
la détente qu'ils ont exigée, un mouvement spontaué qui
n'était point nécessaire eu vertu des antécédents et de ce qui
était acquis. Là est la place des mouvements libres, des chocs
initiateurs. L'analogie avec 1 ordre moral est d'ailleurs sen-
sible. Dans l'ordre moral aussi, il ne faut qu'une modifica-
tion de volonté, de peu d'importance, en elle-même à ce qu'il
semble, pour amener tantôt brusquement, tantôt par des
effets de composition qui prennent plus de temps, de grands
changements, de grandes révolutions, soit dans l'enceinte de
l'individu, soit dans la vaste enceinte de moude. Tout ce qui
est produit, tout ce qui est acquis se conserve eu se transfor-
mant et ne peut être retiré. Cest la loi de la constance des
mouvements dans cet ordre ; et toutefois'il y a eu des résolu-
lions initiatrices, des décisions libres à l'origine, et il en sur-
vient encore de telles dans le cours des événements ^ »
Renouvier est revenu plus tard sur cette explication, qu'il
jugeait, après réflexion, insuffisante dans les termes où elle
était présentée. Elle avait besoin, pensait-il, d'être complétée et
même rectifiée, parce qu'elle ne tenait pas compte de la diffé-
rence qu'il faut mettre entre les deux sens, psychique et phy-
sique, de la force, et qu'elle semblait accorder, par exception,
i. La Critique philosophique. \"> série, t. V, p. 173.
90 I.'aNNKE PlffLOSOPHIQUE. 1911
■k la force psychique un pouvoir, une action causale d'ordre
mécanique qui ne peut lui appartenir. Il n'y avait pas à parler
des mouvements de peu (V importance produits par cette force
psychique, la volonté lihre :
« Non, dit -il, la force psychique ne crée pas, à proprement
parler, des forces mécaniques, c'est-à-dire des mouvements,
soit actuels pour opérer des détentes, soit de tension parmi
ceux qui maintiennent des états d'équilihre. Il résulterait de
cette hypothèse uue véritable confusion entre la force comme
cause psychique et le mouvement, deux choses dont les re-
présentations sont tout à fait différentes. Mais alors, encore
une fois, comment les détentes s'opèrent-elles sans l'introduc-
tion de mouvements nouveaux, si petits soient-ils? La ques-
tion se résout par la méthode des limites. Dès que la moindre
force suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathé-
matique et mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité
quelconque de force vive et accomplir un travail aussi grand
qu'on peut l'imaginer, il s'ensuit que le rapport de la force
causant la détente à la force déployée par l'effet de la rupture,
peut être supposé aussi petit qu'on le veut, descendre au-des-
sous d'une quantité assignée, quelque petite quelle soit. On
peut donc affirmer, passant à la limite, que la détente est pos-
sible sans qu'aucune force sensible, aucun mouvement sen-
sible, s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin, le
principe de la conservation de la force mécanique peut être
maintenu sans que l'on renonce à considérer la force psychique
comme la cause du passage de certaines forces de tension de
l'organisme à des forces actuelles' ».
C'est ainsi que, selon Renouvier. le libre arbitre peut se
concilier avec le principe de la conservation de la force. Telle
est la solution qu'il donne, en cette question, à la difficulté
qui lui avait d'abord échappé, comme à Descartes, ou qui lui
avait paru négligeable, mais qu'il a, plus tard, reconnue lui-
même et signalée avec une entière bonne foi.
Le problème mécanique est-il ainsi résolu, comme il le
croyait et le disait, « d'une manière satisfaisante » ? Je ne le
crois pas. Si l'on tient que les deux forces, psychique et phy-
1. La Critique philosophique, l" série, t. XIV, p. 18:i.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 91
sique, sont aussi réelles l'ime que l'autre, et si Ton veut main-
tenir le libre arbitre et le défendre contre le déterminisme
leibuizieu de l'harmonie préétablie, il faut bien admettre que
la force psychique n'est pas sans rapport avec la force phy-
sique ; qu'elle peut avoir une action mécanique, produire un
efïet mécanique ; qu'elle peut donc créer une certaine quan-
tité de force mécanique et de mouvement ; qu'on a beau faire
descendre la quautilé de cette nouvelle force mécanique au-
dessous d'une quantité assignée, quelque petite qu'elle soit;
qu'on a beau déclarer insensible le mouvement qui s'intro-
duit ainsi dans le système mécanique ; il faut bien admettre,
dis je, que la quantité de force mécanique créée par la vo-
lonté libre ne se réduit pas à zéro, puisque son inierveutioa
est nécessaire pour faire passer certaines forces de tension de
l'organisme à des forces actuelles.
Avec toute raison, Renouvier entend distinguer et séparer
l'une de l'autre la force psychique et la force physique. Il
faut éviter avec soin de les confondre : soit. Mais, en dépit de
la méthode des limites, la conciliation du libre arbitre avec
le principe de la conservation de la force physique, s'accom-
mode mal de la distinction absolue dont il s'agit, s'il faut
attribuer la même réalité aux deux espèces de force « dont la
représentation est tout à fait différente ».
Faut-il la leur attribuer? Voilà la question à laquelle oa
est très naturellement conduit par cette distinction même
des deux forces psychique et physique qui. maintenue abso-
lument, comme l'entend Renouvier, oblige à nier toute action
de lune sur lautre, toute transformation de l'une en l'autre.
A cette question on ne peut répondre que négativement : il
faut oser dire, sans se soucier des protestations du sens com-
mun et de la science proprement dite, que l'idée de la force
physique ne représente pas une craie vén\ï\é, pus plus que celles
de la matière, de l'espace et du mouvement, auxquelles
elle est inséparablement liée. La critique des diverses catégo-
ries de la raison et de leur valeur représentative ne laisse
sur ce point aucun doute à qui l'a comprise. On peut ici,
contre le réalisme de l'étendue corporelle, de l'étendue spa-
tiale, du mouvement et de la force ou causalité mé(tani(|ue,
contre le déterminisme leibnizien de l'harmonie préélnblie,
contre le déterminisme universel des phénomènes auquel
conclut la troisième antinomie kantienne, invoquer l'idéa-
lisme monadiste, poussé à ses conséquences logiques et l'idéa-
92 l'année niILOSOPHIQUE. 1011
lisme kanliste rationnellement borné à la subjectivité de
l'idée d'espace et des idées connexes.
La monadologie de Leibniz établit que l'étendue des corps
est chose imaginaire, pure apparence, et que, sous cette espèce
de voile dont l'imagination les couvre, existent réellement
des individualités douées de perception et d'appétitiou, c'est-
à-dire d'un certain degré de conscience. Mais si cet attribut
cartésien de la substance corporelle, l'étendue, n'est qu'appa-
rence, il en est nécessairement de môme de l'étendue spa-
tiale, et, si l'on doit refuser à l'espace toute réalité, quelle
réalité peut-on accorder au mouvement qui suppose l'espace
et qui change les rapports spatiaux, à la direction et à la
vitesse du mouvement produit, à la force ou causalité méca-
nique qui produit le mouvement et qui en change la direction
et la vitesse ?
L'esthétique transceudantale de Kant établit que l'espace
est une forme subjective de la sensibilité. Mais on ne peut
admettre la subjectivité, l'irréalité de l'espace, sans admettre
celle de tout ce que l'espace renferme, de tout ce que la sen-
sibilité y situe, donc celle du mouvement et de la force ou
causalité motrice, celle de tous les phénomènes physiques et
de leurs rapports. Malheureusement, l'esthétique transceu-
dantale, — c'est là l'erreur fondamentale du criticisme kan-
liste, sur laquelle j'ai bien souvent déjà appelé l'attention, —
l'esthétique transceudantale joint à la subjectivité de l'espace,
celle du temps, qu'elle considère et présente comme une
seconde forme de la sensibilité. La subjectivité du temps
entraîne la subjectivité, l'irréalité de tous les phénomènes
psychiques, de la représeutalion tout entière. Phénomènes
physiques et phénomènes psychiques deviennent également
illusoires. La chose eu soi, vraie réalité se trouve mise hors
de la connaissance.
Selon moi, la vraie réalité est connaissable : elle est propre-
ment l'objet, non delà science positive, mais de la philosophie.
Elle n'est pas dans les phénomènes physiques, dans leurs
rapports, dans les catégories qui régissent exclusivement ces
rapports, espace, mouvement, force physique. Sur ce point,
je suis d'accord avec Kant, et je m'éloigne de Renouvier. Mais
elle est dans les phénomènes psychiques et dans toutes les
catégories qui s'y appliquent, qualité, nombre, temps, cau-
salité déterminante, finalité, personnalité, liberté, obliga-
tion. Sur ce point, l'idéalisme néo-criticiste et uéo-monadiste,
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 93
tel que je rentends, est absolument opposé à l'idéalisme
Irausceudautal de Kaut et de son disciple Schopeuhauer.
Au nombre des notions premières ou catégories qui s'ap-
pliquent aux phénomènes psychiques je n'hésite pas à mettre
la liberté. « La prétention de démontrer la liberté, a dit Re-
nouvier, est insoutenable; ou ne démontre pas la liberté ^ »
Il est certain qu'on ne démontre pas que telle volition a été
libre, parce qu'on peut toujours supposer qu'elle a été l'effet
d'une causalité nécessitante que la conscience n'a pas aperçue.
Il reste vrai cependant que, si l'on croit à la liberté, ce n'est
pas uniquement parce qu'on veut y croire de parti pris, ou
parce qu'on s'oblige à y croire. La raison théorique ne sau-
rait renoncer à l'examen de cette question, où elle peut, me
semble-t-il, porter une lumière qui aurait bien son prix.
La liberté se démontre indirectement — autant qu'une
notion première peut se démontrer — par ses rapports avec
d'autres catégories. D'abord la catégorie de nombre nous con-
vainc que la liberté, si l'on ne considère que son caractère de
contingence, qui l'oppose à la causalité dite naturelle, ne peut
soulever aucune objection. Le principe du fini nous porte à
la tenir pour admissible, en établissant l'impossibilité d'une
série infinie des phénomènes successifs, causes et effets néces-
saires les uns des autres. L'universelle nécessité causale
rejetée, il nous faut poser le dilemme suivant : — Ou le pre-
mier terme de la série causale qui devait être suivi de cette
série, a paru, a surgi, sans aucune espèce de cause; — ou il
a été le produit d'une espèce de cause différente de celle dont
les effets sont nécessaires. Or, la première proposition du
dilemme fait une sorte de violence à la pensée; le principe de
causalité, pris en général, domine la raison à ce point qu'il
nous paraît absurde de ne pas associer l'idée de cause à celle
de commencement ; il nous répugne de dire qu'une chose a
commencé sans cause presque autant que s'il y avait quelque
chose de contradictoire en cette assertion. Nous inclinons
donc naturellement à nous prononcer pour la seconde propo-
sition du dilemme, à voir dans l'espèce de cause appelée cau-
salité libre le principe explicatif du commencement de la
série causale.
Cette série a commencé, nous en sommes certains : le prin-
cipe du fini ne nous permet pas d'en douter. Pourquoi nous
1. Ch. Renouvicr. Les Derniers Entretiens, recueillis par L. Pral. p. 89.
9i l'année philosophique. 1911
est-il Dciturel d'en attribuer le commeDcement à une volonté
libre, de mettre la liberté à l'origine du monde ? Parce que la
la série causale aboutit à la production d'êtres dont la cons-
cience se manifeste de plus en plus, s'élève de plus en plus
et présente ainsi un ordre évident de finalité. Remarquons
que, pour qui a compris la critique idéaliste de la matière et
de l'espace, il n'existe d'autres réalités vraies que des monades
c'est à-dire que des individualités conscientes à divers degrés,
et donc que l'idéalisme mouadiste ne laisse à la disposition de
l'atliéisme d'autres causes premières que des monades-con-
sciences de l'ordre le plus inférieur.
Je rappellerai ici ce que j'ai écrit, il y a quelques années,
sur les hypotbèses que le principe du fini impose aux idéa-
listes athées :
« L'atiièisme monadiste est obligé d'admettre — c'est l'ex-
périence même, c'est la science de l'organisation et de la vie,
de l'évolution vitale et psychique qui l'y oblige, — que les
monades auxquelles il attribue l'origiue du monde étaient
des consciences obscures ; que ces consciences ont pu d'elles-
mêmes s'unir entre elles en associations diverses; que
quelques-unes, par un développement que favorisaient ces
associations, ont pu acquérir la sensibilité visuelle et tactile
et, avec cette sensibilité, la même idée subjective de l'espace;
que cette loi mentale commune aux monades supérieures a
pu, des associations diverses de monades, entre lesquelles elle
établissait un lien de solidarité, former le système unique
qu'il nous faut reconnaître dans le cosmos.
« Telles sont les hypothèses qui s'imposent aux idéalistes
athées ^ La logique formelle est certainement impuissante
contre ces hypothèses, où elle ne peut montrer rien de contra-
dictoire Mais la logique induclive ne permet pas, croyons-
nous, de les juger satisfaisantes, ni même de s'arrêter au
doute sur le sujet. Aux individualités subcouscientes que sont
les monades inférieures il semble naturel d'appliquer l'induc-
tion qu'ont suggérée a J. -F. -W Herschell les atonies delà phy-
sico-chimie, c'est à-dire de les considérer comme des objets
fabriqués et des agents subordonnés. Est-il possible, en effet,
de leur refuser le second de ces caractères? Et comment ne
1. Je coinprenfls que Renouvier n'ait pas. après mûre réflexion, trouvé
ces hypothèses satisfaisantes, et qu'il ait flni par admettre et soutenir la
doctrine de la création, qu'il avait d'abord et longtemps repoussce.
LA TROISIÈME ANTINOMIK DE KAXï 95
pas conclure du second au premier f Nexisteut-elles pas pour
la formation et le développement des monades supérieures ou
à conscience claire? N'est-ce pas là une finalité, une destination
qu'elles ne connaissent pas, qu'elles n'ont pas déterminée et
qui, cependant, ne peut pas ne pas avoir été conçue et déter-
minée par quelque esprit ^ ? »
VI
La question n'est pas encore résolue. Si le principe du fini
exige que la série causale ait commencé, n'exige-t-il pas éga-
lement, peut-on dire, que l'être auquel on attribue l'acte libre
qui a créé le monde ait commencé lui-même? S'il n'a pas com-
mencé, sou éternité a parte ante ne réalise- telle pas l'infini
numérique actuel, aussi bien que la série causale sans com-
mencement? S'il a dû commencer avec ses attributs, lesquels
constituent aussi un ordre de finalité, allons-nous être obligés
d'admettre que son existence est due à une autre Liberté créa-
trice, à une autre Volonté diviue, puis celle ci à une autre, et
ainsi de suite, sans que cette régression puisse avoir un
terme? Dans les deux cas que devient le principe du fini?
Que devient la liberté que, par une induction naturelle, il
nous faisait mettre à lorigine du monde? 11 faut : ou rejeter
absolument le principe du fini et les conséquences qui en
sont logiquement tirées; ou reconnaître que la contingence
initiale exigée par le principe du fini, à quelque cbose, à
quelque être qu'elle s'applique, n'est pas une liberté. Dans la
première hypoLbèse le déterminisme universel, reprend, avec
l'infinitisme triomphant, sou ancien empire sur la pensée.
Dans la seconde, on peut, sans doute, admettre encore que la
liberté a sa place dans le cours des phénomènes ; on peut
encore parler de la liberté humaine, mais non de celle d'où
serait sorti le monde. Le monde a commencé, peut-on dire,
il n'est pas le produit éternel d'une éternelle nécessité ; mais
il n'est pas non plus le produit d'une volonté libre. Bref, à
cette question : Pourquoi le monde existe t-il, et pourquoi
exisle-t-il quelque chose plutôt que rien? il n'y a qu une
réponse : Le hasard est au cœur des choses, à l'origine de ce
tout qu'est le monde ; le monde vient du hasard, repose sur
1. L'Année philosophique de 1904, p. 130.
96 l'ax.née philosophique. 1911
ce vide infini; si quelque chose existe plutôt que rien, c'est
par accident, par hasard '. »
L'opposition qui existe entre les deux catégories de nombre
et de causalité, la nécessité logique qui en résulte, de choisir
entre le premier commencement sans cause et l'iulinité des
phénomènes et des êtres successivement causés, la difficulté
de ce choix pour l'esprit, qui semble également dominé par
le principe du fini et par le principe de causalité : voilà, ou
ne doit pas hésiter à le dire, le premier et le plus important
problème de la philosophie. C'est le problème que Kant avait
posé par ses antinomies et par son noumèue inconnaissable et
sur lequel Reuouvier, depuis 1854, n'a cessé d'appeler l'atten-
tion en tous ses écrits. Dans un article très intéressant du
journal Le Siècle, publié en 1908, un professeur de philosophie
qui ne manque pas de pénétration, M. G. Cantecor, s'est
trouvé conduit à dire quelques mots de ce problème, en par-
lant de l'étude que j'ai consacrée, en 1907, aux ouvrages de
M. Boutroux sur les lois de la nature. 11 se prononce, en con-
clusion, pour l'affirmation du déterminisme qu'impose le prin-
cipe de causalité, donc contre toute idée de contingence, sans
se laisser arrêter par le principe du fini, quoiqu'il soit loin
semble-t-il, de nier ou de mettre en doute la force de ce prin-
cipe :
« Il paraît à M. Pillou, dit-il, que si l'empirisme tolère la
contingence, il n'en saurait garantir la réalité. Mais lui-même
que propose-t-il? Il admet que le principe de causalité, fon-
dement du déterminisme, est bien une exigence naturelle de
la raison et doit exactement s'appliquer aux choses; mais
cette application en est limitée par un autre principe non
moins nécessaire, la loi du nombre, qui déclare impossible
l'infini actuel. Le nombre des causes qui précèdent un effet
1. « Si le nom de hasard, dit Renouvier, est tout négatif, si la formule
consacrée : par hasard (casu) signifie simplement sans j)récédent, il n'est
pas douteu.x qu'une force première soit par hasard. Les difficultés qu'on
peut se faire ici proviennent de l'illusion par laquelle on érige en façon
d'antécédent et de cause cela même qu'on pose et qu'on emploie dans les
discours pour exclure tout antécédent, toute cause; comme si l'on char-
geait de la production de A, phénomène, cela même qui pose A non pro-
duit... D'autre part, un fait non précédé, en tant que tel est sans raison, et
le nommant pour cela fortuit, ou encore arbitraire en soi, nous ne faisons
rien de plus que le poser, comme quand nous l'appelons nécessaire. Je dis
qu'un fait non précédé est sans raison, car s'il avait sa raison en soi, à
cet égard il se précéderait lui-mOme, ce qui est contre l'hypothèse. » (Pre-
mier Essai de Critique générale, 1" édit., p. 31o; S» édit., t. III, p. 184.)
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 97
donné doit être limité. Il y a donc, à l'origine de toutes les
séries causales, des commencements absolus, des faits pre-
miers qui se posent eux-mêmes. Or, ce que nous appelons
liberté, qu'est-ce autre chose que la mise en train d'une de
ces séries limitées par l'opposition d'un premier fait — à
savoir une décision — qui est parce qu'il est et dont toute la
raison est l'acte même par lequel il se pose?
« A la bonne heure ! Mais si la loi du nombre fait échec à la
causalité et la limite, ou pourrait dire tout aussi bien que la
causalité fait échec à la loi du nombre, puisque, en exigeant
que tout fait ait une cause, elle prolonge toute série causale à
l'infini. Comment choisir entre ces deux principes ? Ce sont
deux puissants dieux, redoutables à l'esprit qui les nierait.
— Au surplus, s'il fallait choisir, comme la raison ne conçoit
certainement pas un fait que rien ne susciterait et n'explique-
rait, tandis que, grâce à l'infini du temps qu'elle lui donne
pour se dérouler, une série infinie de causes ne la trouble pas
autrement, encore qu'elle soit incapable de la dominer, c'est
à la loi de causalité, encore plus immédiatement impérieuse,
qu'il faudrait se rendre, et c'est le déterminisme qu'il fau-
drait aflirmer^ »
S'il fallait choisir! Eh 1 oui, certes, il faut choisir, si l'un
des deux principes nie absolument ce que l'autre affirme
absolument. S'il n'est aucun accord possible entre ces deux
puissants dieux, il faut bien croire que l'un d'eux est un faux
dieu. M. Cantecor finit par choisir, presque à regret, dirait-on,
et provisoirement, mais il choisit : il se rend à la loi de cau-
salité et affirme le déterminisme. L'explication qu'il donne
de ce choix est suggestive ; elle fait comprendre la force des
doctrines déterministes et infinitistes. C'est, dit-il, que la loi
de causalité est plus immédiatement impérieuse que la loi du
nombre. Cela est vrai. La loi de causalité domine le sens
commun et la science proprement dite, parce qu'elle se pré-
sente spontanément et répond aussitôt aux besoins de la
raison, qui l'appelle sans cesse, qui ne peut se passer d'elle,
qui semble n'agir et ne vivre que par elle. La loi du nombre
ne joue qu'un rôle négatif ; elle n'intervient pas à chaque
instant; elle se laisse aisément oublier. Il faut quelque
réflexion pour se sendre compte du veto absolu qu'elle oppose
à l'infinité contradictoire des causes. D'ailleurs cette série
1 Voir le n" du Siècle du 14 novembre 1908.
PiM.ON. — Année philos. 1911. 7
^8 l'année philosophique. 1!)H
infiuie de causes se préseute à l'imagiualion avec un autre
iiifiui, le temps, qui en est le conteuaDt ou le support, et
qu'on ne songe certainement pas à limiter. Les deux infinis
sont, pour l'imagination, inséparablement liés; et ce n'est
jpas sans quelque effort que la raison peut les séparer l'un de
(l'autre. Rappelons nous que, selon Schopeuhauer, il est impos-
sible de nier l'infinité du contenu sans nier celle du conte-
nant. « Si l'on admet comme valable, dit-il, la preuve de la
thèse dans la pren)ière antinomie, elle prouverait trop, car
elle s'appliquerait aussi bien au temps lui-même qu'au chan-
gement dans le temps, et elle prouverait par conséquent que
Je temps lui même doit avoir eu un commencement, ce qui
est absurde '. »
Pour se refuser à tenir compte de la loi du nombre, dirai-je
à M. Gaulecor, il faut, ou bien oublier que le temps n'est
qu'un ordre de succession et lui alti ibuer la même réalité
objective qu'à la série des causes qui s'y déroule, ou bien,
comme Schopeuhauer, attribuer aux causes successives la
même subjectivité qu'au temps. « Il n'y a rien d'absurde, ai-je
Tépondu à la critique de Schopeuhauer, à dire que le temps,
succession réelle de phénomènes réels, a commencé, tant s'en
faut qu'au contraire Userait absurde de nier la nécessité
logique de ce commencement. Ce qu'on ne pourrait dire sans
absurdité, c'est que le temps vide qui précède cette succession
a commencé, attendu que ce temps vide n'est qu'une série
purement 7)05s«6ii9 de rapports purement possibles de succes-
sion, et que rien ne limite, pour l'imagination, cette série
dans le passé-. »
IN'est-il vraiment aucune conciliation possible entre le
principe du fini et le principe de causalité? C'est la question
à résoudre. Je tiens, quanta moi, que ces deux principes sont
conciliables, qu'il n'est donc pas logiquement nécessaire de
choisir entre eux, et que c'est précisément la liberté — la
liberté divine créatrice — qui, en les conciliant, permet à la
raison de les maintenir l'un et l'autre. Je liens que l'on peut
et que l'on doit nier tout à la fois, et l'infini réalisé par une
sériecausale sans commencement, et le commencement absolu
et sans cause d'une série causale. — Mais la négation de l infini ,
1. Ctitiquede la philosophie kantienne, trad. par J. A. Cantacuzène, p. 138
(■t sniv.
2, L'Année philosophique de 1907, p. H9.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 99
eût dit Renouvier n'implique-t-elle pas l'affirmation du com-
meDcemeut absolu, et peut-ou nier le commencement absolu
sans affirmer l'infinité des successifs? — Je réponds que le prin-
cipe du fini ne fait nullement échec au principe de causalité, si
l'on donne à ce dernier un sens général, eu y comprenant deux
espèces de causalité, la causalité libre et la causalité natu-
relle, c'est-à-dire à effet nécessaire, eu subordonnant celle-ci
à celle-là, et en faisant de la causalité libre un attribut de
Dieu. Et j'ajoute qu'en mettant la causalité libre au nombre
des attributs divins, on n'est pas obligé de penser que raction
de la libre volonté divine, la création, soit éternelle, c'estnà-
dire composée de volitious successives en nombre infini. Sans
quoi il faudrait dire — et c'était la pensée de Renouvier —
que, si le monde a commencé par la volonté divine, le créa-
teur a dû commencer absolument. Mais on peut, il me semble
concevoir en Dieu une éternité a parte ante qui serait un
présent éternel et immuable et qui, ne renfermant aucune
succession, ne réaliserait pas l'infini numérique. Daus l'esprit
suprême auquel serait attribuée cette éternité qui, avant la
création, n'aurait pas été successive, la liberté aurait existé
•en puUsance et serait passée à VacU par la création Dieu, en
créaut le monde, serait sorti de son immutabilité et se serait
fait temporeP. Ou ne peut objecter sérieusement à cette con-
ception que, la durée n'étant pas autre chose que la succes-
sion du même au même, la durée immuable et éternelle de
Dieu, quoiqu'elle ne reuferme pas de successifs, ne laisse pas
d'être une succession infinie ; car à cette durée pure que
notre imagination spatiale nous représente continue et
qu'elle divise eu parties égales; aux unités qu'elle y dis-
tingue et dont elle forme un nombre infini, la philosophie
idéaliste, — la vraie philosophie, — ne saurait accorder
aucune réalité objective ^
1. Je rȔviendrai sui' cette quostion du premier et absolu coraraeiiceaienl
daas l'article que jeiue propose de consacrer Tannée prochaine à l'examen
. de 3a quatrième antinomie de Kant.
2. Cette objection que me paraît écarter la critique id<^aliste du continu
est préci9<5ment celle que Renouvier a opposée à l'éternité de la force pre-
mière. « Devons-nous, dit-il. recourir à cette formule : La force existait,
c"est-èi-dire a existé de tout temps et n'a point commencé ? Ce serait
admettre qu'elle s'est indéfiniment succédé à, elle-même, quoique sans
chanizemont Nous prolongerions ainsi le temps la série des durées, au 'delà
d'une limite que nous avons posée, et nou.s croirions éviter la contradiction
parée que nous envisagerions dans ces durées .successives un contenu tou-
jours le même, illusion! le nombre des durées, dès que nous les posons
100 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1011
VII
Ne peut-oii pas, dira-t-on, rapporter la création des êtres
divers dont se compose le monde à une volonté intelli-
gente, à une volonté unique, en raison de l'unité d'ordre qui
résulte de leurs rapports, sans croire que cette volonté créa-
trice soit une causalité dont les eftets ne sont pas nécessaires,
ce qu'on appelle une causalité libre? — L'idée d'une volonté
où le libre arbitre n'aurait aucune place n'a certainement rien
qui puisse sembler étrange : elle doit naturellement se pré-
senter à l'esprit des spiritualistes qui sont en môme temps
déterministes. C'est précisément cette idée qui caractérise le
théisme leibnizien. Pour Leibniz, ni la volonté divine, ni la
volonté humaine ne sont des libertés au sens véritable de ce
mot. Elles sont dans tous leurs actes déterminées, nécessitées.
Elles sont entièrement dominées par le principe de raison
suffisante, qui explique à la fois l'infinitisme et le détermi-
nisme leibniziens. Le principe de raison suffisante explique
l'infinitisme leibnizien, en montrant l'infini sous le plein ou
continu, — continu détendue et continu de durée, — qui en
est le symbole, l'expression sensible. Remarquons, en passant
l'opposition curieuse qui existe sur ce point entre la doctrine
de Leibniz et notre idéalisme : tandis que, selon Leibniz, la
réalité de l'infini est révélée et démontrée par le continu qui
le symbolise et l'exprime confusément, nous alléguons l'impos-
sibilité de l'infini pour démontrer la subjectivité, l'irréalité
du continu, du tout continu.
Le principe de raison suffisante explique le déterminisme
leibnizien. L'idée de finalité et celle de causalité à effet néces-
dislinctes, ce nombre sans fin actuellement écoulé, nombre, fini, est une
contradiction palpable, de quelque uuilc de temps que nous fassions usage. »
{Premier Essai de Critique çjénérale, 1"= édit., p. 517 ; 2» édit., t. IH, p. 183).
Ce qui nous permet de penser, remarquerai-jc, que nous évitons la con-
tradiction, c'est que les durées successives, dont le contenu ne change pas,
ne sont posées distinctes et nombrées que par notre imagination. L'illusion
serait de ne pas se rendre compte que ces durées distinctes, qui formeraient
un nombre infini, sont vraiment imaginaires, c'est-à-dire purement subjec-
tives.
J'ai cru longtemps, comme Renouvier, que l'idée de durée renferme l'idée
de la succession du même au même, et qu'il est, par suite, Impossible,
d'attribuer à la force ou cause première une éternité qui ne serait pas suc-
cessive et qui ne formerait pas un nombre infini. Je n'avais pas suffisam-
ment réfléchi à la portée qu'il faut reconnaître en cette question à la critique
idéaliste du continu de durée.
LA TROISIEME ANTINOMIE DE KANT JOl
saire sout inséparablement unies dans le principe de raison
suffisante, tel que le pose et le soutient Leibniz, ou plutôt ce
principe n'est, au fond, que l'idée de finalité transformée en
celle de causalité à eiïet nécessaire. C'est pourquoi il lui paraît
très naturel, on l'a vu plus baut, d'assimiler complètement
à des causes physiques les motifs et mobiles de nos actes. Il
ne fait d'ailleurs que se conformer ainsi aux babiludes de la
pensée et du langage ordinaires. « Presque tous les philo-
sophes, a dit Pascal, confondent les idées des choses, et
parlent des choses corporelles spirituellement et des choses
spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les
corps tendent en bas, qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils
fuient leur destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont
des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont
toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits, et en parlant
des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attri-
buent le mouvement d'une place à une autre, qui sont choses
qui n'appartiennent qu'aux corps. Au lieu de recevoir les
idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités et
empreignons de notre être composé toutes les choses simples
que nous contemplons'. »
C'est parce que les philosophes parlent des choses spiri-
tuelles corporellement, qu'ils assimilent spontanément les
motifs et mobiles aux causes physiques. Et ce ne sont pas
seulement les philosophes qui confondent ainsi les idées des
choses spirituelles et celles des choses corporelles ; c'est tout
le monde, c'est le langage de tout le monde qui ne met aucune
différence entre causes physiques et causes psychiques. La
révolution cartésienne, avec sa métaphysique des deux subs-
tances, a mis en vive lumière le dualisme psychologique
d'imagination qui a introduit dans le langage, comme je lai
remarqué autrefois-, deux espèces de mélapliores : les unes
psychologiques, et les autres géométrico-mécaniques. Ce
dualisme et l'usage continuel des deux espèces de métaphores
s'expliquent et se justifient : pour les métaphores psycholo-
giques, par la nature même des choses dites corporelles, que
l'idéalisme nous fait reconnaître essentiellement analogue à
notre propre nature; pour les métaphores géométrico-méca-
niques, par la coexistence en notre esprit, dont elle carac-
1. Pensées, édit. Havet, t. I, p. 8.
2. L'Année philosophique de 1800, p, i23-13:j.
102 l'année philosophique. 1011
térise la couslilutioij, des deux catégories opposées d'espace
et de personnalité. Reûouvier parle de ce dualisme d'imagi-
uatioQ, dans sou Quatrième Essai de Critique générale^, mais
sans indiquer, sans voir, semble-t-il, qu'il a sa source dans
l'oppositiou qui existe entre deux catégories fondamentales
de l'entendement ; que cette opposition est essentielle à notre
nature mentale, telle qu'elieestconstituéedans la vie préseule;
que le langHge. avec ses métaphores et sa mythologie, le lan-
gage, tel que l'a formé l'effort primitif et spontané de la
pensée, devait nécessairement sortir de cette opposition et la
refléter.
Le déterminisme leibnizien, qui compare motifs'et mobiles
à'des forces motrices, est certainement conforme aux habi-
tudes de la pensée et du langage, comme le montre assez
clairement l'étymologie des mots motif et mobile. Mais il con-
vient d'ajouter que la réflexion personnelle d'où il procède
lui a douné une signification et une portée philosophiques
spéciales, par lesquelles, il est, au fond, très différent du
déterminisme spiuoziste, quoiqu'il paraisse lui ressembler
entièrement.
Dans la doctrine spinoziste, le déterminisme psychique des
motifs et mobiles d'action est au déterminisme physique des
mouvements corporels, ce qu'est l'attribut pensée, à l'attribut
étendue, l'âme au corps, l'idée à l'idéat. Ou pourrait, en;
appliquant ici le langage de certains physiologistes de notre
temps, dire que, pour Spinoza, le déterminisme psychique
n'est qu'un épiphéuomèue, simple reflet du déterminisme phy-
sique. — Mais ne semble-t-il pas qu'il en est absolument de
même daus la doctrine leibuizienue? Na-t-ou pas vu plus
haut que la théorie de l'harmonie préétablie, telle que la
présente Leibniz, en l'opposant aux vues de Descartes, établit
les mêmes rapports que VEthique entre lame et le corps, le
même parallélisme, la même correspondance entre la suite
desphénomènes spirituels et celle des phénomènes corporels?
Celte théorie n'est-elle pas d'esprit tout spinoziste ? —
C'est l'aspect sous lequel, sans doute, Leibniz l'a d'abord
envisagée, et qu'il lui a conservé devaut le public pour la
rendre accessible et acceptable à tous ceux qui philosophaient
de son temps et qui n'étaient certainement pas tous disposés
1. Quatrième Essai de Critique générale, l'*édii.,]}. 355 et suiv. ; 2»édit.,
p. 302.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 103'
à admettre son idéalisme monadiste. Or, c'est cet idéalismev
ne Toublious pas, qui fait rorigiualité philosophique de
Leibniz et qui est sa grande découverte. Cet idéalisme réduit^
à une apparence Tattribut cartésien et spinoziste étendue, et'
ne laisse de place dans le monde qu'à une seule espèce de
substance. S'il n'existe qu'une seule espèce de substance, il
ne peut exister également qu'un seul déterminisme réel^
celui qui régit les actions de la substance spirituelle. On a'
peiûe à croire que cette conséquence ait échappé à la pensée
de Leibniz.
La monadologie, qui le mettait en opposition radicale avec
le spiuozisme, devait également le mettre en opposition avec
les vues de Spiuoza sur les rapports des deux déterminismes,
psychique et physique. Quoi qu'il ne doutât pas du détermi-
nisme physique, scientifiquement fondé, à ses yeux, sur le
priucipe de la couservation de la force, quoi qu'il l'affirmât
hautement contre Descartes, eu même temps que ce principe,
il devait le considérer comme l'expression externe, seusible,
j'allais dire imaginaire du déterminisme des perceptions,
appélitious et volitions de ses monades. Les motifs, mobiles el
principes d'action psychique apparaissaient ainsi comme les
vraies causes déterminantes, nécessitantes. On ne pouvait
leur refuser ce caractère, dont témoignaient les causes phy-
siques, comme l'image témoigne des propriétés de l'objet
qu'elle représente. Kt il devait donc parnître légitime de les
comparer aux causes physiques Le rapport des deux espèces
de causes, psychiqueset physiques, était, dans cetteconceplion
à peu près inverse de celui qu'avait établi Spinoza Le déter-
minisme était, au foud, pour Leibniz, un déterminisme de
finalité.
Ce déterminisme a été très exactement désigné par le mot'
optimisme La volonté divine d'après la doctrine leibnizieune,
ne peut pas ne pas agir nécessairement, toujours déterminée
par les fins les meilleures. Dieu étant indui, éternel, l'action
de cette volonté ne saurait avoir de bornes dans le passé;
elle n'a pas eu de commencement. La logique de l'infinitisme
et de l'optimisme exige que la création du meilleur des
mondes possible soit éternelle parce que nécessaire. Leibniz'
n"a pas, semble-t il, exprimé clairement sa pensée sur ce
point; des raisons qui n'ét;iient pas purement philosophiques
l'en ont sans doute empêché ; mais elle u'est pas douteuse.
Il est vrai de dire, cependant, que, par le déterminisme,
10* l'année philosophique. 1911
môme ainsi compris, Leibniz tournait le dos à sou monadisme.
La doctrine leibuizieinie ne peut vraiment se défendre contre le
reproche d'incohérence et d'illogisme. Leibniz n'a pas poussé
l'idéalisme monadisle à toutes ses conséquences : ce n'est
pas seulement à la substance corporelle, c'est encore à l'es-
pace, au mouvement, à la force physique, donc au détermi-
nisme physique et au principe de la conservation de la force,
qu'il eût, en opposant le point de vue de la philosophie à celui
de la science proprement dite, dû refuser hardiment toute
vraie réalité.
VIII
Si la pensée de Leibniz eût été complètement dégagée et
affranchie du réalisme des rapports spatiaux et dynamiques,
il n'eut certainement pas transformé en causes nécessitantes,
comparables en leur action aux causes physiques, les idées
des fins diverses qui se présentent à l'esprit et sollicitent la
volonté. Il est clair que celte transformation est incompatible
avec le libre arbitre. Mais elle n'a aucuu sens qui puisse
satisfaire la raison : l'idéalisme mouadiste ne permet pas
d'identifier l'idée de causalité mécanique ou motrice qui, par
sa nature, est subjective comme celles de mouvement et
d'espace, avec l'idée de finalité qui ne l'est pas, pas plus que
celle de personnalité à laquelle elle est liée. Si tous, esprits
incultes ou cultivés, nous croyons spontanément au libre
arbitre, c'est précisément parce que nous ne saurions sans
parti pris, sans nous faire une sorte de violence, voir des
causes à effets nécessaires dans les fins sur lesquelles nous
délibérons, dont nous examinons et jugeons la valeur, avant
de choisir entre elles.
Si les fins en vue desquelles nous agissons, peuvent et
doivent être regardées comme causes nécessitantes, il n'est
de liberté concevnble pour la volonté que si elle peut, en
certains cas, agir sans aucune fin, ou si, en d'autres cas qui
se ramènent aux premiers, les fins opposées qui la poussent
à l'action, se trouvent d'égale force, se font contre poids et
s'annullenl mutuellement On ne peut, en un mot, la conce-
voir libre, que si Ion suppose son action indépendante de
toutes fins. C'est ce qu'on a appelé la liberté d'indifférence.
Renouvier a très bien montré que la liberté d'iudifïérence
ne s'accorde ni avec la raison, ni avec la conscience morale ;
L.V TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT lOo
« Les partisans de la nécessité, dit-il, renversent aisément
le système de la liberté d'indifférence : ils ont moins de peine
à réfuter la thèse de leurs adversaires qu'à répondre aux
objections dirigées contre la leur.
« En effet, dès que la volonté, principe indifférent, produit
d'elle-même des actes, c'est au hasard qu'elle les produit ; et
dès que l'homme agit différemment dans le cas où son juge-
ment est identique et identiquement dans ceux où son juge-
ment varie, l'homme n'est plus un être raisonnable. La
volonté qui donnerait de tels résultats est une déraison. Mais
celte volonté n'existe pas. Tout homme qui a conscience d'un
sien acte, a en même temps conscience d'une fin, et se propose
d'obtenir un bien qu'il regarde actuellement comme préfé-
rable à tout autre. En tant que l'agent concevrait actuellement
un doute à cet égard, l'acte est suspendu comme le jugement.
Un être intelligent qui ne poursuivrait pas son bien, c'est-à-
dire ce qui lui paraît bien maintenant, est étranger à notre
expérience...
« L'objection morale n'est pas moins saisissante : une
volonté qui agit comme indifférente ne saurait douner que
des actes arbitraires. Un homme ainsi détermiué au hasard
n'acquiert point par ce fait un mérite quelconque, et n'assume
aucuae responsabilité. Que lui imputous-nous, eu effet? De
s'être ou de ne s'être pas réglé sur certain motif que nous
jugeons véritablement bon. Or, s'il a fait usage de sa liberté
d'indifféreuce, il a dû se déterminer sans motif, ou pour un
motif insuffisant à ses propres yeux, ou enfin indépendam-
ment de tout motif présent. Ces conditions sont équivalentes.
Donc nous l'approuvons ou le blàmoi.s au fond de s'être
déterminé indifféremment ; c'est à dire que pour ce seul et
môme acte nous l'approuvons, si la détermination est par
hasard conforme à notre motif, nous le blâmons si elle y est
contraire. Peut-on imaginer rien de plus absurde?...
(( Quand nous consultons l'esprit des lois pénales de tous
les peuples, la même objection se présente. La loi qui con-
damne une action accuse le coupable comme ayant méprisé cer-
tains motifs pour en suivre d'autres, et non parce qu'il aurait
agi avec indifférence Sans cela, ce n'est pas l'usage de la liberté
qu'elle accuserait (l'usage en tant qu'indifférent est irrespon-
sable); mais cest la liberté elle-même, ce qui est ridicule ^ »
\. Deuxième Essai de Critique rjcnérale, 1-° cilit., p. 331; 2» cdit., t. II,
p. ol.
lOti l'année philosophique. 1911
La question de la liberté d'iDdifférence n'est pas difficile à
résoudre, si on ne laisse en celte expression aucune équivoque
Si indi/férence (non-différence) signifie choix également possible
entre tels et tels motifs et mobiles, toute liberté est liberté
d'indiiïérence. Si indifférence s\QnH\e égalité Aq grandeur mathé-
?«rt/i^«<? attribuée aux motifs et mobiles opposés, considérés
comme des forces, lexpression liberté d'indilïéreuce est vide
de sens, par la raison toute simple que les motifs et mobiles
ne doivent pas être cousidérés comme des forces et que l'idée de
l^randeur mathématique ne s'y applique pas. C'est de l'assi-
milation des fins à des causes physiques que naît l'idée de la'
liberté d'indilTérence. Si celle assimilation n'est que métapho'
rique, on ne peut évidemment parler de l'indiffereuce (non-
différence), c'est-à-dire de l'égalilé de grandeur malhémalique
des motifs et mobiles opposés : le prétendu choix libre ne
serait, eu ce cas, qu'un choix de pur hasard, et la liberté
d'iudifïérence ne mériterait pas le nom de liberté. On ne peut;
d'autre part, entendre cette assimilation au sens propre, que
si Ton preud parti sans restriction pour la nécessité causale,
eu écartant le point de vue mouadiste et en subordonnant
l'ordre psychique de finalité à l'ordre physique de causalité,
envisagé comme le fond réel des choses.
Mais l'idéalisme monadisle ne se laisse pas écarter : par la
différence qu'il met entre les diverses catégories, il nous
oblige à condamner également la nécessité causale et la
liberté dite d'indifférence. Comme les fins ne peuvent jouer
dans leurs rapports avec la volonté le rôle de causes nécessi-
tantes, l'idée de liberté s'accorde fort bien avec celle de fina-
lité qui ne la menace en aucune façon. Il n'est pas besoin de
l'en séparer et d'y joindre l'idée d'indifférence, pour que la
réflexion lui conserve en notre esprit la grande place que
nous lui donnons spontanément.
La liberté se démontre indirectement, ai je dit plus haut,
par ses rapports avec les autres idées fondamentales. Ou est
conduit à la mettre à l'origine des choses par la catégorie de
Bombre. On est conduit à la mettre au cours des phénomènes
par la subjectivité démontrée du coutiuu, de tout continu,
donc par la subjectivité de l'espace, du mouvement et de la
force, doucpar la subjectivitéde toutdélerminisme mécanique.
Le partisan de la nécessité, spinozisle ou matérialiste, voit
dans les fins, dans les motifs et mobiles qu'elles forment, nue
apparence qui a sa source eu des rapports de causalité méca-
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KAXT 107
nique, et qui s'y ramèue-, et il applique le même jugement
aux actes libres : les actes libres, dit-il. ne sont qu'une appa-
rence illusoire qui a sa source dans le déterminisme méca-
nique. Je réponds que le réel est précisément là où le par-
tisan de la nécessité voit et montre l'apparence, et l'apparence
précisément là où il voit et montre le réel ; et que le détermi-
nisme mécanique, dont la subjectivité ne peut être mise en
doute, et qui n'est donc vraimeut qu'une apparence, peut se
ramener à des fins, à des motifs ou mobiles, et à de premiers
actes libres, où il a sa source.
J'ai rappelé, dans V Année philosophique de 1910, le jugement
de Tolstoï sur l'idée du libre arbitre, cousidérée comme inhé-
rente à la raison pratique, comme la forme même de la rai-
son pratique '. Je rappellerai aujourd'hui les vues qu'a expri-
mées Edmond Schérer sur les conséquences d'uue foi-
détermiuiste sincère et assurée, qui serait entrée assez pro-
fondément dans l'esprit pour y devenir une habitude de
penser, de seutir et de vivre :
« Tout le monde sait ce qu'on entend depuis quelques
années par un mouvement réflexe : l'actiou d'un nerf moteur
sous l'excitation d'un nerf seusitif correspondant, le mouve-
ment en retour provoqué par uue cause extérieure et étrangère
à la volonté ou même à la conscieuce... Ne s'est-ou pas avisé de
faire rentrer toute l'activité de l'homme dans cet ordre de phé-
nomènes ? Le mouvement réflexe ne s'entendait à l'origine que
du mouvement inconscieut ou involontaire : ou supprime;
maintenant celte distinction et l'on n'est pas éloigné de faire
de la vie entière, y compris l'intelligence et la conduite, un
système d'actions et de réactions nerveuses. Kt, en effet, une
fois le principe posé, on arrive par des transitions insensibles
aux conséquences les plus inattendues... La volonté elle-
même, dans cette suite de déductions, n'est plus qu un mot
pour désigner le caractère spécial de ce mécanisme compliqué,
ou même seulement la conscience de ce qui se passe au sein
de l'organisme...
« On ne peut se figurer un renversement plus complet des
notions qui passaient jusiju'ici pour élémentaires La cons-
cience humaine en serait altérée daus son fond même, dans
son principe. L'homme moral, l'être responsable aurait dis-
paru pour faire place à un produit de la nature. 11 ne serait
1. L'An7iée philosophique do 1910, p. 113.
108 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
plus ce qu'il doit, mais ce qu'il peut. Il n'agirait plus, il se
regarderait agir. Il ne voudrait plus, il se verrait vouloir. La
seule différeuce eutre lui et l'animal serait qu'il se sent vivre,
aimer, souffrir et qu'il sait qu'il le sent. Là, et non plus,
ainsi qu'on l'avait pensé jusqu'ici, dans l'activité libre, rési-
derait cet élément irréductible de la personne humaine qu'il
faut bien placer quelque part, et qu'on ne saurait expliquer
parce qu'on ne saurait le comparer à rien d'autre. Mais qui ne
voit qu'ainsi entendue, la personnalité humaine est sur le
point de s'évanouir ? Elle n'a plus que la valeur d'une impres-
sion. L'unité humaine, le moi substance, Vego a disparu. La
vie ressemble à une tlamme qui se saurait lumineuse et
ardente, mais on souffle la bougie et où est la flamme^ ? »
Ces réflexions de Schérer sur les progrès de l'esprit déter-
ministe dus aux progrès de la biologie me paraissent très
propres à faire comprendre les rapports qui unissent l'idée de
liberté à la catégorie de personnalité et, par suite aussi, à
celle de finalité et qui opposent ces trois concepts de la
psychologie, de la morale et de la métaphysique à ceux de
la science proprement dite.
Les concepts que Ton peut appeler scientifiques tendent à
affaiblir et à ruiner, par la réflexion, la croyance libertiste et
à la remplacer par la croyance déterministe. Les deux
croyances peuvent coexister et se combattre, elles coexistent
et se combattent à l'ordinaire en la pensée réfléchie de
l'homme cultivé. Leur présence et leur lutte dans le même
esprit nous obligent à distinguer deux raisons humaines qui
se contredisent absolument : l'une pratique, préexistante,
spontanément libertiste; l'autre, théorique, de formation
secondaire, dominée par l'esprit déterministe qui tire sa
force de la culture scientifique.
En suite de perceptions et d'idées-images, la raison pra-
tique, examine et compare dillérentes fins et les divers
moyens qui peuvent les atteindre; elle les présente, avec les
sentiments opposés qui en naissent, au choix de la volonté;
elle croit à la liberté de ce choix ; elle y croit à ce point qu'elle
prédit et promet sans cesse avec assurance telles volitioDS
futures, non comme elTets nécessaires de causes intérieures et
extérieures qu'elle aurait pénétrées et qu'elle connaîtrait
i. EàmondScYiérer. Études sur la l'Ulérature contemporaine, l- VIII, p. 162
et Buiv,
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 109
parfaitement, mais comme déterminations simplement pos-
s'.hles, vraiment possibles en elles-mêmes, c'est-à-dire dont
elle croit pouvoir nier avec une entière certitude à la fois
limpossibilité et la nécessité. La raison pratique prépare
l'homme à l'action ; c'est à l'action que se rapporte sa vue.
Par la raison pratique, l'homme se sent et se sait vouloir et
agir librement; il sent et sait qu'il a voulu et agi librement,
qu'il voudra et agira librement.
Derrière cette raison pratique, tournée vers l'aclioû,
s'affirme la raison théorique, appuyée sur les généralisations
de la science proprement dite, dont elle invoque fièrement le
témoignage. Par la raison théorique, qui assiste à l'action,
qui en est spectatrice sans y participer en rien, l'homme se
tient assuré d'avoir voulu et agi nécessairement, de vouloir et
d'agir nécessairement, aussi nécessairement qu'agissent les
causes physiques. Il se tient assuré qu'il voudra et agira tou-
jours nécessairement à l'avenir, que ses actes futurs quel-
conques seront nécessités, et qu'il pourrait les annoncer
d'avance avec la certitude qu'apporte un astronome dans la
prévision et la prédiction d'une éclipse, si son intelligence
était assez parfaite pour reconnaître dans leur enchaînement,
toutes les causes diverses et successives qui doivent les pro-
duire.
Il faut logiquement qu'il n'y ait qu'une apparence illusoire
dans l'un ou l'autre des jugements contradictoires que portent
ces deux raisons. Si l'apparence illusoire est dans le premier
de ces jugements, dans l'affirmation du libre arbitre, il faut
admettre qu'elle s'étend de la liberté à la personnalité et à la
finalité, lesquelles appartiennent ainsi à la raison pratique,
comme la liberté. La raison pratique ne peut séparer la per-
sonnalité de la liberté. Comme l'a dit Schérer, sans la liberté,
la personnalité s'évanouit, avec ses conditions d'existence et
d'action.
^^jais — on me pardonnera de le répéter — la critique
idéaliste et finitiste des concepts de la science proprement
dite, et par conséquent du mouvement réflexe nécessaire,
auquel le second des deux jugements ramène la volition,
envisagée comme épiphénomène nécessaire, nous conduit et
nous oblige à penser que l'apparence illusoire est dans la
nécessité universelle des volitions, et que la liberté fait
partie, comme la personnalité et la finalité, des principes
posés et soutenus par la raison théorique. L'accord de la rai-
ilO l'année philosophique, l'.ill
son pratique et de la raison tli(^orique sur la réalité objective
elles rapports des trois concepts est, pour le philosophe idéa-
liste, incontestable. La personnalité sans la liberté, comme
î'entend l'optimisme leibnizien, est aussi inconcevable que la
liberté sans la personnalité, comme la suppose possible dans
l'inconnaissable nouméme l'idéalisme transceudantal de Kant
«t de Schopenhauer.
IX
On a vu comment se démontre indirectement la liberté par
ses rapports avec d'autres catégories : avec celle de nombre,
d'abord ; puis, avec celles de mouvement et de causalité
motrice, d'une part, avec celles de finalité et de personnalité,
d'autre part. Une autre preuve indirecte, bien connue depuis
Kant, se tire du rapport de l'idée de liberté avec celle d'obli-
gation morale. J'ai eu très souvent l'occasion d'appeler
l'attention des lecteurs sur ce rapport et sur cette preuve, !a
seule, peut-être, que les partisans du déterminisme con-
sentent, en une certaine mesure, à prendre au sérieux, la
seule dont puisse se satisfaire, jusqu'à un certain point, la
raison de ceux qui se refusent à élever la nécessité causale
des étages inférieurs de la connaissance aux étages supé-
rieurs.
Obscurcie par le principe de causalité, disent les disciples
du criticisme kantiste, tel qu'il se présente dans la Critique
de ta raison pratique, l'idée de liberté retrouve dans l'idée
d'obligation toute sa clarté et sa force. Considérée comme pos-
tulat de la loi morale, la réalité du libre arbitre cesse d'être
douteuse. On ne peut être obligé, si l'on n'est //6r^. Ces mots :
vous decez perdent tout sens, si ces mots : cous poit^ez n'en
ont pas. Si la liberté n'est qu'une illusion psychologique,
l'obligation ne peut être une réalité, sa force impérative
s'évanouit. Elles doivent subsister inséparables dans l'esprit
ou en disparaître ensemble. Or, si la raison spéculative n'ex-
clut pas le doute sur la liberté ; la raison pratique exclut le
doute sur l'obligation. Donc, la liberté qui, pratiquement, est
liée à l'obligation, impliquée par l'obligation, est affirmée
indirectement par îa raison pratique, comme l'obligalioa
l'est directement. C'est au déterminisme de la nature de s'en
accommoder, de lui faire une place, de souffrir cette excep-
tion.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 111
Les disciples de Maine de Biran et de Cousiû reprochent à
cette démonstration de la liberté de tourner dans un cercle
vicieux. Le libre arbitre, selon eux, n'est pas un simple pos-
tulat de la loi morale; c'est un fait d'observation intérieure
que suffit à établir et qu'établit directement le témoignage de
la couscience psychologique :
« Eu lisant la Critique de la Raison pratique, dit Vacherot,
on voit avec quelle sécurité Kant se repose sur sa démonstra-
tion de la liberté. Nous n'avons jamais pu partager cette con-
fiance du grand moraliste. La logique la plus simple ne dit-
elle pas qu'une déduction rigoureuse ne vaut véritablement
qu'autant que le principe d'où l'on tire la conséquence est
absolument vrai? Or d'où Kant dérive-t-il l'existence même
de la liberté? De la loi morale, qu'il semble poser comme une
vérité a priori indépendante de toute autre. Nous en sommes
encore à comprendre comment Kant n'a pas vu que la concep-
tion d'une loi morale, toute nécessaire qu'elle soit, suppose
deux faits de conscience parfaitemeut indépendants l'un de
l'autre, une raison qui ne comprend pas seulement l'utile,
mais comprend aussi le bien, une volonté libre pour le réali-
ser. L'homme pourrait concevoir le bien sans avoir la liberté
de le faire. Il pourrait avoir la liberté de le faire sans le con-
cevoir. C'est la réunion de ces deux choses, raison et volonté
libre, qui constitue la loi morale, c'est-à-dire robligation
absolue sans conditions et sans restrictions, de faire le bien.
Que si par hasard l'une de ces conditions vient à manquer,
soit la raison, soit la volonté libre, toute notion de loi morale
disparaît. Quand donc notre profond moraliste fait de l'exis-
tence de la liberté un simple postulat de la loi morale, il ne
voit pas que cette loi elle-même n'est qu'une hypothèse subor-
donnée à deux faits dout l'un est précisément l'objet du pos-
.tulaten question. Oui sans doute, le concept de la loi morale,
.pour emprunter le langajie de Kant, implique l'existence
réelle de la liberté; mais ce concept lui-même repose sur le
sentiment de cette liberté. Si le sentiment ue prouve rien, si
la conscience est impuissante à saisir la réalité elle-même,
l'homme perd ou voit s'affaiblir sa notion d'être moral. C'est
ce que l'expérience démontre par des faits constants. Qu'ar-
rive-t il chez les âmes qui doutent de leur libre arbitre? Que
le sentiment moral reçoit le contre-coup de cette disposition
de leur esprit. Du moment qu'on ne croit plus à la liberté, on
ne croit plus au devoir. Il ne faut donc pas dire que la notion
112 l'année philosophique. l!ill
du devoir implique l'existence de la liberté. La vérité est que
le fait simple ici, le fait principe, c'est le sentiment invincible
de la liberté. Si l'on en conteste la réalité objective, ou ruine
le concept de la loi morale, qui n'en est (jue la conséquence;
c'est à-dire que la grande démonstration de Kant tourne dans
un cercle vicieux. Il faut donc en revenir au témoignage de la
conscience comme au seul moyen possible de prouver la
liberté ^ »
Kant était loin de donner à sa démonstration de la liberté
la même signification et la même portée que Vachcrot dans le
passage que Ton vient de lire. La li])erté qu'il déduisait de
l'impératif catégorique était exclue du mondedes phénomènes,
entraînant, pour ainsi dire à, sa suite, hors de ce monde,
l'impératif catégorique lui-même Mais les disciples du mora-
lisme kantiste, en exposant cette déduction et en l'appliquant
aux actes humains successifs, sans s'occuper de la troisième
antinomie et de la distinction des phénomènes et des nou-
mènes, en faisaient une preuve dout on pouvait aisément
défendre la valeur et la force contre les critiques des spiritua-
listes biraniens et cousiniens.
M. Vacherot, disaient-ils, ne parait pas s'être bien rendu
compte de la méthode criticiste en philosophie morale. Il est
très vrai que le concept d'obligation est plus complexe que
celui de liberté; mais c'est précisément pour cela qu'il n'y est
pas renfermé. L'obligation suit la liberté daus Tordre des
idées fondamentales, mais elle n'est pas la conséquence de la
liberté. La liberté n'est pas le fait principe d'où se déduit la
loi morale. On pourrait être libre sans être obligé ; et de fait,
on se croit libre en des actes où la loi morale n'intervient pas
et n'a rieu à commander, c'est-à-dire que le jugement de
liberté dépasse en étendue dans l'esprit humain celui d'obli-
gation. Il n'est pas même sûr qu'il faille refuser aux animaux,
c'est-à-dire à des agents non moraux, nou responsables, une
certaine liberté au sens métaphysique de ce mot. Le concept
d'obligation est donc parfaitement original. D'autre part, qu'il
se présente à lesprit avec un caractère particulier de force et
d'autorité qui exclut le doute, et qu'on ne trouve pas dans la
liberté, lorsqu'on la considère isolée, et qu'on se met à en
approfondir les conditions réelles, c'est ce qui ne peut être
méconnu par personne. Nous en appelons à l'expérience psy-
1. K. Vacherot. La Science el la Conscience, p. 163.
LA TROISIÈME AJSTINOMIE OE KANÏ 113
clîologique du lecteur. Loin que ce soit le sentiment invin-
cible de la liberté qui fonde la loi morale, c'est au contraire
le sentiment impérieux du devoir qui raffermit, qui peut seul
aujourd'hui raffermir la foi vacillante et ébranlée à la liberté.
Le monde de la liberté nous est véritablement révélé dans la
distinction et l'opposition qu'établit la conscience morale, la
raison pratique entre la loi morale et les lois fatales de
la nature.
Telle est la réponse que j'ai faite, en 1872, aux vues expri-
mées par Vacherot, sur le rapport de la liberté et de l'obliga-
tion morale*. Je n'en modifierai aujourd'hui que fort peu les
termes. Je ferai remarquer que, pour Kant, le fait principe
qui s'imposait à la pensée et qu'on ne saurait mettre en
doute, c'était précisément et uniquement l'impératif moral ;
attendu qu'il était impossible, pensait-il, non seulement de
voir dans la liberté un fait de conscience psychologique, mais
de lui donner une place quelconque en nos déterminations et
en général dans le cours des phénomènes. La liberté n'était
donc et ne pouvait être, à ses yeux, qu'un simple postulat;
c'est de l'impératif moral qu'il fallait bien la déduire, — de
l'impératif moral posé comme absolu et inconditionnel, et,
par ce caractère, distingué des impératifs hypothétiques, de
toutes fins, de tous motifs et mobiles. Ainsi déduite, ou était
sans doute obligé de l'admettre ; mais les conditions en
étaient inconnaissables, et comme elles n'existaient certaine-
ment pas dans le monde phénoménal, ou devait nécessaire-
ment, comme le faisait la solution de la troisième antinomie,
la renvoyer au monde mystérieux des noumènes.
C'est contre cette conception kautiste de la liberté noumé-
nale qu'aurait pu s'élever le spiritualisme de Vacherot, et
parce qu'elle est inintelligible en elle-même, et parce que,
n'étant pas applicable aux actes humains successifs, elle
rend par là même inconcevable toute application réelle de
l'impératif moral à ces mêmes actes. Mais, si l'on s'en tient à
la doctrine de Kant sur le rapport des idées d'obligation et de
liberté, telle qu'elle est généralement comprise, telle qu'elle
est ordinairement présentée par les disciples et les critiques
de la morale kantiste, on peut soutenir que cette doctrine a
apporté un argument très précis et très solide en faveur du
libre arbitre. 11 faut ou nier franchement ce qu'on appelle le
1. Voir la Critique philosophique, 1" série, l. I, p. 351 cl suiv.
PiLLOs. — Année philos. 1011. 8
114 l'année philosophique. 1911
devoir, ou donner à ce mot le sens que l'analyse de Kant a mis
en lumière. Défini parcelle analyse, qui en marque les carac-
tères spécifiques, le devoir suppose libres, c'est-à-dire pos-
sibles, vraiment possibles, les actions et les abstentions
futures auxquelles il s'applique; il ne permet pas de juger
nécessaires les volitions qui lui sont opposées.
Ce qu'il importe de remarquer à ce sujet, c'est qu'eu nous
imposant la croyance à la liberté pour certains actes, la
croyance au devoir confirme et justifie notre croyance spon-
tanée à la liberté pour les autres actes, ordinaires et très
nombreux, qui sont bors de son autorité. Il est clair, me
semble-t il. que si nous sommes libres, nous ne le sommes
pas seulement dans les cas exceptionnels où la conscience
morale nous fait entendre sa voix. Nous le restons lorsque le
devoir n'a rien à prescrire à la volonté et que d'autres mobiles
la soUicileut eu divers sens Nous le restons, bien couvaincus,
— et c'est précisément l'idée de l'obligation morale qui
imprime définitivement en nous celte conviction, — que les
motifs et mobiles quelconques ne sont pas, ne peuvent pas
être des causes nécessitantes. L'idée de l'obligation morale
nous révèle ainsi la vraie nature de la personnalité humaine.
En nous assurant du grand rôle qu'y joue la liberté, elle fait
un heureux contre-poids aux catégories de la science qui nous
portaient à le méconnaître et joint sou témoignage aux induc-
tions qui se tirent de la critique idéaliste et finitiste.
L'idée de l'obligation et de ses caractères spécifiques ne
permet de conserver aucun doute sur le lien qui unit, en
l'homme, la liberté à la personnalité. Ce lien reconnu et com-
pris, nous sommes parfaitement fondés à étendre le domaine de
la liberté au delà de celui de l'obligation. Nous sommes fondésà
tenir que la liberté n'a pas toujours et nécessairement un sens
moral, une portée morale ; quelle peut très bieu s'accorder
avec la finalité, avec l'existence de motifs et de mobiles
quelconques; qu'elle peut agir et qu'elle agita l'ordinaire, sans
que l'impératif catégorique nous en donne le vif sentiment ;
que des actes humains libres très nombreux peuvent être et
sont produits, auxquels ne s'applique aucune idée d'obligation
morale; que les actes libres sont donc loin d'être rares, et
qu'ils le sont certainement beaucoup moins que ne le pensait
Renouvier K J'ajoute — et c'est sur ce point que je n'hésiterais
1. Renouvier disait volontiers que les partisans du libre arbitre se font
L\ TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 115
pas à modifier quelques termes de ma réponse de 1872 à
Vacherot, — qu'une certaine liberté métaphysique, dont le
champ d'action est saus doute très limité, de plus en plus limité
à mesure que l'on descend l'échelle des êtres, peut et doit être
attribuée non seulement aux animaux, mais encore à toutes les
individualités conscientes, plus ou moins conscientes, dont
se compose le monde. Il y a d'excellentes raisous pour ac-
corder cette place à lindéterminisme dans les phénomènes de
la nature.
X
Si le libre arbitre était un fait de conscience psychologique,
les philosophes n'en disputeraient pas. L'accord sur les faits
d'observation externe ou intérieure ne présente pas de sérieuses
difficultés. Ce qui est un fait de conscience psychologique,
c'est l'idée de la liberté, la croyance spontanée à la liberté.
C'est sur la valeur de ce fait, diversement comprise, que se
divisent les esprits. Nombre de philosophes, généralisant l'ap-
plication du principe de causalité qui règne dans les sciences
physiques, soutiennent que cette croyance spontanée à la
liberté est illusoire, tout eu accordant sans doute — il est bien
difficile qu'ils ne s'en rendent pas compte — que c'est là une
illusion pratiquement nécessaire, une illusion sans laquelîe
louteactivitéhumaine serait impossible. La liberté, objet d'une
croyance que manifestent tous nos actes, toutes nos paroles,
est-elle réelle ou illusoire? Il est très naturel que ce problème
occupe la pensée rétléchie, qu'elle se tourne de tous côtés pour
en chercher hi solution, qu'elle se demandesi, comme le disent
les déterministes, la réalité de libre arbitre n'a aucun fonde-
ment rationnel, ou si elle s'appuie sur quelque argument qui
puisse résister aux objections. Reuouvier n'a-t-il pas, lui-
même, à la suite de Jules Lequier, cru voir dans les condi-
tions de la certitude, non sans doute une démonstration réelle-
ment satisfaisante du 1 bre arbitre, mais une raison snlfisaute
de l'admettre sans avoir besoin d'une telle démonstration?
Rappelons les vues de Lequier sur les rapports de la liberté
avec la certitude, de la nécessité avec le scepticisme :
La thèse de la nécessité, dit-il, si elle est admise, interdit
illusion en croyant que les actes liûres sont fort conmiuns. Il pensait, et
c'était aussi l'opinion de Le(iuier, qu'ils sont, dans la vie de chacun, très
clairsemés, ou même rares.
116 l'année philosophique. 1911
d'aspirer à la possession d'un critérium de certitude. Eu effet,
si tout est nécessaire, les erreurs aussi sont nécessaires, iné-
vitables et indiscernables ; la distinction du vrai et du faux
manque de fondement, et l'affirmation même que tout est
nécessaire ne peut se faire, parce qu'il n'y a point de moyen
de la distinguer de toute autre, en tant que certaine. « Les
vérités primitives ne peuvent s'établir par l'évidence, puisque
l'évidence est déductive. S'il y a liberté, l'opposition du libre
et du nécessaire nous donne un moyen d'établir les vérités pri-
mitives. Mais s'il n'y a point de liberté, tout est nécessaire, et
cette opposition n'existant plus, ce moyen n'existe plus d'éta-
blir les vérités primitives. »
Ainsi la tbèse de la nécessité conduit au scepticisme. Mais
le scepticisme absolu provoque définitivement une « révolte
de l'être entier ».
« Cet affreux dogme de la nécessité ne saurait se démon-
trer : c'est une chimère qui renferme le doute absolu dans ses
entrailles. Il s'anéantit devant un examen sérieux et attentif,
comme ces fantômes formés d'uu mélange de lumière et
d'ombre qui n'épouvantent que la peur, et que la main dis-
sipe en les touchant. Mais ce qu'on ne remarque pas assez,
c'est que la liberté, si réelle qu'elle soit, ne saurait se démon-
trer davantage; elle est la condition nécessaire qui rend pos-
sible l'œuvre à la fois imparfaite et admirable de la connais-
sance humaine et l'œuvre du Devoir qui en découle, et c'est
assez peut-être pour nous assurer qu'elle n'est pas une vaine
conception de notre orgueil. On la sent en soi-même sans
doute ; mais non pas de la façon dont on sent sa pensée et sa
volonté. On aurait beau la chercher dans la conscience des
psychologues : si on la sent quelque part, c'est au fond de
cette autre conscience plus clairvoyante qui ne confond jamais
le bien avec le mal et nous crie sans hésiter de faire ou de ne
pas faire. »
Dans l'impuissance de rien démonlrer, il reste une grande
ressource; c'est d'affirmer la liberté à titre de postidatum, et
cela non pas seulement pour la morale, mais encore pour la con-
naissance elle-même, qui ne s'en peut passer. La vérité digne
d'être choisie pour un tel postulatum, dès qu'il en faut un,
« doit résoudre cette question mathématique : un maximum
et un minimum à la fois, la plus petite dépense de croyance
pour le plus grand résultat ». L'affirmation delà réalité du
libre arbitre a éminemment ce caractère. Une fois ce point de
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 117
vue adopté, on répondra aux objections, on résoudra les
« contradictions ».
On peut même essayer de justifier le postulatum par un
dilemme ;
Ou c'est la nécessité qui est vraie, ou c'est la liberté :
Dans la première hypothèse, si j'affirme la nécessité, je
l'affirme nécessairement, mais sans être en état d'en garantir
la réalité, et voilà le doute qui revient ; si, au contraire,
j'affirme la liberté, je l'affirme encore nécessairement, et de
plus je trouve dans le parti que je prends l'avantage d'affer-
mir en moi les fondements de la connaissance et de lamorale.
Dans la seconde hypothèse, celle de la réalité de la liberté,
si j'affirme la nécessité, je l'affirme librement, je suis dans
l'erreur au fond, et je ne me sauve même pas du doute, taudis
qu'en affirmant la liberté, je suis à la fois dans le vrai et je
recueille les mérites et les avantages de mon affirmation libre.
« Conclusion : la croyance est ici nécessaire : et y ayant
doute, puisque Tévideuce manque « , et que, en lui-même, « le di-
lemme suppose le doute, il faudrait conclure à la liberté, mais:
« Aussitôt que le principe de la liberté est posé, le prin-
cipe de la causalité apparaît ; et le principe de causalité est
blessé, se retourne sur lui-même dans l'affirmation de la
liberté. Et je roule dans un cercle dout je ne peux pas sortir. »
Il faut en sortir pourtant. Ce sera par l'affirmation résolue
de la liberté, et par la soumission, par la réduction de la
causalité à la liberté. « Première fois : cette notion de la cause
maîtrise tout dans l'esprit. Seconde fois : cette notion de cause
maîtrise l'esprit, mais la notion de la cause libre l'afïranchit. »
Définitivement : « je ne puis affirmer l'une ou l'autre (la liber-
té, la nécessité) que par le moyen de l'une ou de l'autre. » Je pré-
fère affirmer la liberté, et affirmer que je l'affirme au moyen de
la liberté. Mon affirmation me sauve, m'afïranchit. Je renonce
à poursuivre l'œuvre d'une connaissance qui ne serait pas
la mienne. J'embrasse la certitude dont je suis l'auteur ^
Ce sont ces vues de Jules Lequier sur la question de la
liberté que Renouvier a adoptées et qu'il a développées dans
son Deuxième Essai de Critique générale. Comme Lequier,
d. Jules Lequier. La recherche d'une première vérité : fragments pos~
thumes, p. SI cl suiv. — Cet ouvrage n'avait pas élé achevé par l'auteur.
ïl a liié publié d'après ses manuscrits à, un petit nombre d'exemplaires, qui
n'ont pas été mis en vente. Les fragments dont il se compose sont du plus
haut intérêt.
118 l'année philosophique. 19U
Renouvier voit dans la liberté un postulat de la connaissance
etde lacertitude Pour lui comme pour Leqnier, les jugements
sont tous également incertains, s'ils sont tous également
nécessaires. Sans la liberté, la distinction, l'opposition du vrai
et du faux est impossible ; le scepticisme est impliqué par le
déterminisme :
« Dans le système de la nécessité, dit-il, l'erreur est néces-
saire ; dans le système de la liberté, elle dépend de jugements
dont nous pouvons toujours suspendre l'arrêt, et ainsi n'a
rien de fatal. H suit de là que la nécessité n'accorde pas de
moyens sûrs de discerner le vrai du faux : cbacun de nous
pense etjuge comme il doit penser et juger ; les erreurs, comme
les maux, sont partie intégrante de Tordre éternel ; enfin à cet
égard, toute erreur est aussi une vérité. Le nécessitai re con-
séquent regardera donc comme un fait inéluctable, établi avec
toute la force de ce qui est et doit être, le partage de l'hu-
manité entre des masses vouées à la damuation de lillusion
et du mensonge, et un petit nombre d élus de la science et de
la vérité. C'est la doctrine que nous voyous régner le plus ordi-
nairement dans le passé. Or, il faut bien avouer que l'élu n'a
pour lui, et pour s'assurer de sou élection, que sa propre
affirmation, sa foi et celle de quelques autres hommes. Aux
yeux des autres, à nos yeux, cette science est illusion pure,
et cette illusion science possible. L'erreur, déjà vraie, en ce
sens qu'elle est inévitable, essentiellement liée à l'ordre du
monde, pourrait même n'être l'erreur en aucun sens, et être la
vérité véritable. Eu eiïet. qui décidera, au milieu des contra-
dictions croisées, dans le flux et le reflux des affirmations et des
doctrines, quand chacun n'a dans sa pensée qu'une sorte de
phéuomène réfléchi nécessairement, un certaiu ordre apparent
pour lui, propre à lui, qui décidera de la conformité de cet
ordre avec les lois réelles ? Celles ci ne se manifestant d'au-
cune autre manière à aucun de nous, sont soustraites par le
fait à tonte vérilication commune '. »
Ou pourrait objecter que le système de la liberté ne uous
donne pis plus que celui de la nécessiié le moyen de vérifier
si nos affirni'rttions sont ou non conformes aux lois réelles, le
critérium inéluctable de certitude qui nous permettrait de
discerner sûrement le vrai du faux.
1. Deuxième Essai de Critique générale, 1" édit.. p. 468; 2« édit., t. II,
p. 343.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 119
Renouvier le reconnnît. « Mais, répond-il. la liberté préci-
sément le veut ainsi ; et le moyen n'existant pas et ne pouvant
pas exister tout trouvé, du moins une méthode existe pour y
suppléer. Celte méthode, c'est la réflexion soutenue, la
recherche constante, la science criti(jue, léliniination des
pnssious nuisibles, la satisfaction des justes instincts, l'équi-
libre observé entre la conuaissanc qui souvent nous fuit, et la
volonté prête à supposer ou à feindre la connaissance ; c'est.
en un mot, le sage exercice de la liberté Avec cela, nous n'évi-
tons pas toujours Terreur, mais toujours nous pouvons l'éviter,
ce qui est le grand point et le point moral, si bien confirmé en
toule occasion pour la raison pratique des hommes appelés à
contrôler muluelleinent leurs jugements Chacun de nous est
responsable de ses opinions, comme il lest de ses actes
moraux; ou plutôt l'opinion même est ou doit être un acte
moral Nous taisons l'erreur et la vérité en nous, nous mettant,
après libre examen, en contradiction ou en accord avec des
réalités extérieures dont l'aflirmation ne s'impose pas néces-
sairement à la conscience ^ »
XI
Selon Lequier et Renouvier, la nécessité des jugements
implique leur équivalence Si tous les jugements sont néces-
saires, disent-ils, ils ne sont et ne peuvent être ni plus ni
moins vrais les uns que les autres. Donc ils sont tous incer-
tains et le scepticisme s'impose, donc la liberté est le pos-
tulat de la connaissance et de la certitude. L'équivalence des
jugements supposés nécessaires est le point essentiel de la
thèse, celui sur lequel tout repose et qui appelle l'attention
et l'examen. Il s'agit de savoir si cette équivalence est logi-
quement renfermée dans le déterminisme intellectuel. C'est
ce que Lequier a essayé d'établir.
Dun curieux passage des Fragmenis posthumes de Lequier
il résulte que ce philosophe rattachait sa doctrine des rap-
ports de la liberté et de la connaissance à la méthode carté-
sienne du doute et du Cogito. renouvelée et approfondie. Reli-
sons ce passage.
« A qui entreprend d'affirmer, par le seul moyen des idées,
celte simple proposition : Je pense, qui est, on ne saurait en
1. Ibid., l»édit., p. 473 ; 2» cdit , t. II, p. 349.
120 l'année philosophique. 1911
discouveuir, émiuemmeDt certaine pour l'homme, qui n'est
(|ue son propre être occupé à se contempler, il faut, et ce
n'est pas une petite tâche, il faut à toute force joindre, de
manière à n'en former qu'une, une action présente et une
actiou passée ; une action présente qui nomme l'action pas-
sée, une action passée qui est l'objet de renonciation pré-
sente ; une action f|ui exprime et une action qui est exprimée,
chacune attestant l'autre pour justifier son existence, mais
chacune toute seule impuissante à l'établir : premièrement,
un fait qui s'ignore, ensuite une parole qui ne s'entend pas.
Entre ce qui est représenté et ce qui représente, peut-on nier
la différence? La différence est manifeste : l'un n'est pas
l'autre, et l'un vient après l'autre. J'ai beau me retourner, je
retrouve invariablement ces deux pôles contraires aux deux
bouts de la moindre parcelle de ma pensée, n'eût-elle que
moi-même pour objet. L'objet, l'idée, deux termes toujours
distincts, toujours successifs... Ils sont deux principes de la
connaissance, l'objet et son idée, également insuffisants pour
la certitude, que rien ne peut confondre sans détruire dans
ses racines la notion même de la vérité, que l'on ne peut dis-
tinguer sans se préparer 1 embarras de les réunir. Pourtant
ils sont unis, puisque j'existe. J'existe et je ne saurais sans
les unir affirmer ma seule existence. Quel est cet intervalle
de moi à moi que j'enferme en moi-même? Quel efïort dissi-
pera ces ténèbres qui me divisent au cœur de mon être ? Eh
bien, puisque ni l'objet ni l'idée ne me livrent ce lieu de l'un
à l'autre qu'en vain je cherche et qu'il me faut, je vais le
trouver en le formant, et puisqu'il est nécessaire pour m'af-
firmer, je m'affirme pour le produire. J'existe; voilà une cer-
titude où sera bien forcée de prendre appui celle qui s'y pré-
tendra supérieure. Me fùt-il impossible de m'expliquer
l'union en moi-même de moi qui suis et de moi qui me con-
temple, je me sens vivre, ils sont unis, il n'importe de savoir
comment. Comment ils sont unis ? Mais je le sais, je viens de
l'apprendre. Tous deux, par l'irrésistible besoin de croire en
mon être, par la mémoire naissante, par la vie, par l'amour
de la vie qui s'indigne de tant de discours, sont pris dans un
nœud et assemblés dans un sentiment victorieux qui est moi
aussi bien que mon être et ma pensée. Sans doute c'est moi,
c'est ce que proprement j'appelle moi-même : moi vivant, moi
qui dois agir, moi qui de mon chef interviens entre moi et
l'idée de moi pour consommer mon existence en la voulant,
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 121
en l'affirmant, en m'en faisant jouir, impatient toutefois d'en
faire un usage meilleur : et à présent je possède, désonmais
je tiens sous ma garde, les plus certaines des vérités et les
premières en ordre : je suis libre : je suis par delà ma dépen-
dance indépendant, et dépendant par delà mon indépendance ;
je suis une indépendance dépendante ; je suis une personne
responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m'a créé
créateur de moi-môme.
a Enfin je respire. Je l'ai trouvée cette première vérité ^ »
Si je comprends bien cette subtile analyse, Lequier dé-
couvre dans le moi pensant une sorte de trinité - : d'abord un
moi-objet, puis un moi-pensée qui représente le moi-objet,
enfin un moi-volonté ou moi-liberté qui unit les deux pre-
miers, et qui, par cette synthèse qu'il opère, constitue, crée,
pour ainsi dire, le moi complet, le moi vivant. Dans ce troi-
sième moi, qui manque à l'analyse cartésienne du Cogito, il
voit le principe fondamental de la connaissance, la première
vérité. Il est, selon lui, impossible de sortir du doute univer-
sel par le simple Cogito; la liberté peut seule fonder et assu-
rer le Siim ; elle est la condition de la première des connais-
sances, qui est celle de l'e.xisteuce du moi ; elle est partant la
condition de toute connaissance qui prend appui sur celle du
moi, bref, la condition de la connaissance.
Ce raisonnement suppose la critique de l'évidence carté-
sienne. Pourquoi ne peut-on sortir du doute par le simple
Cogito? Lequier nous le dit en quelques phrases d'où sa pen-
sée se dégage aisément. On ne sort du doute que par l'évi-
dence ou par la liberté. Or, on n'y échappe pas par l'évidence,
attendu qu'il n'est, selon lui, de réelle évidence que celle du
raisonnement déductif, lequel demande des prémisses non
déduites, par conséquent non évidentes. On sait que Condil-
lac distinguait trois espèces d'évidence : l'évidence de raison
ou celle des principes d'identité et de contradiction, l'évi-
dence de sentiment ou de conscience ou d'observation inté-
rieure, l'évidence de fait ou d'observation extérieure. Lequier
ne connaît, n'admet que la première. L'évidence, dit-il, ne
peut éta'olir les vérités primitives, parce qu'elle est déductive.
Cela veut dire qu'elle ne s'applique pas aux jugements syn-
^. La Recherche d'une première vérité : fragments posthumes, p. 87 et
suiv.
2. ri ne faut pas oublier que Lequier était attaché à la foi catholique.
i22 1,'anxf.e philosophique. 19H
thétiques, quels qu'ils soieut, ni aux jugements synthétiques
a posteriori ou. jugements d'expérience physique et d'expé-
rience psychologique, ni à ces principes premiers et univer-
sels de la raison que Kaut a appelés jugements synthétiques
a priori .
Voilà le domaine de l'évidence singulièrement réduit, et
par suite celui du doute singulièrement agrandi. Car le doute
envahit tout le terrain que celte critique enlève à l évidence ;
il s'étend à tous les jugements synthétiques, donc même à
l'existence du moi, vu que l'existence du moi ne peut être
affirmée que par uu jugement synthétique qui unit le moi-
objet au moi qui le contemple, le moi pensée au moi pensaut.
La pauvre évidence de Lequier peut développer une connais-
sance préexistante ; elle n'y ajoute rien. Elle est absolument
stérile, si aucune connaissance, aucune certitude ne préexiste.
Les vérités qu'elle nous donne ne sont nécessaires que condi-
tionneUement, c'est-à dire que si les prémisses dont elles se
déduisent sont d'abord posées. Leur certitude est suspendue
à celle de ces prémisses.
Ainsi, il n'y a pas à compter sur l'évidence pour sortir du
doute. Reste la liberté. Tous les jugements synthétiques — y
compris celui qui afTirme l'existence du moi et celui qui
afTirme la liberté même — sont des croyances que la liberté
forme en notre esprit, qu'elle embrasse pour satisfaire à
l'amour de la vie, au besoin d'agir, au devoir de bieu agir, et
sur lesquelles elle élève, à l'aide du raisonnement déductif
qui en tire les conséquences, l'édifice entier de la connais-
sance humaine. C'est une base fuléiate que Lequier donne à
cet édifice. La croyance, grâce à la liberté, la croyance de
libre parti pris, prend la place du doute, qui avait lui-même
remplacé l'évidence cartésienne.
Comme les vérités premières ne sont pas évidentes, préci-
sément parce qu'elles sont premières, c'est-à-dire indémon-
trables, elles ne peuvent être, en réalité que des croyances
libres. La nécessité du jugement ne peut s'appliquer qu'aux
conséquences qui en sont déduites. Supposons cependant,
que, la nécessité régissant tout et la liberté n étant pour riea
dans nos affirmations et dans nos actes, les vérités premières
soient affirmées nécessairement aussi bieu que les consé-
quences que nous en tirons : alors toutes les affirmations sont
nécessaires au même titre, parce que. I opposition du libre et
du nécessaire disparaissant, on ne peut plus alléguer l'évi-
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 123
dence des unes et rioévideuce des autres pour dire que celles-
là sout uécessaires et que celles-ci ue le sont pas. Mais si
toutes les aiïirmatioQS sont nécessaires, elles se confondent,
vraies et fausses, dans l'ordre de la nature, dont, vraies ou
fausses, elles sout également les produits, dont elles font éga-
lement partie II n'y a pas à se préoccuper d'établir entre
elles une distinction que leur caractère commun rend impos-
sible. Et si cette distinction est impossible, l'usage des mots
vrais et faux n'a plus de raison d être : ils deviennent vides
de sens.
Tel est l'euchainemeut logique des idées qui forment la
doctrine de Lequier. Il y a là une philosophie originale qui a
sou point de départ dans la méthode de Descartes, qui pose
son premier principe — premier, par cela même indémon-
trable — la liberté, par une option libre rappelant le pari de
Pascal, et sur longue de laquelle l'analyse kautiste de notre
faculté et de nos moyens de connaître, la Critique de la Raison
pure, n'a certainement eu aucune iutlueuce.
Philosophie originale, ai-je dit. Originale, elle l'est, certes,
curieusement par le genre de négation et d'affirmation qui la
caractérise, et qui lui mériterait le nom de philosophie sui-
cide. Ce nom la désigne exactement et la juge. Elle est, en
effet, la négation de tous les principes de la raison spécula-
tive, c'est-à-dire la négation même de la philosophie, de toute
philosophie. L'affirmation qu'elle met à la place des évi-
dences ou demi-évidences que paraissent nous apporter ces
principes est celle de la liberté. Mais cette affirmation se pré-
seule comme libre et prétend se suffire à elle-même. C'est la
liberté qui affirme la liberté, et qui n'appuie sur rien, ne jus-
tifie par rien cette affirmation : sic volo, sit nro rntione volun-
tas. Cette libre affirmation de la liberté n'est donc, à son tour,
et ne peut être qu'une négation Cette prétendue condition de
la certitude et de la connaissance, est, par sa nature, et s'avoue
inévideute, indémoutrée, incertaine Elle ne nous donne
aucune connaissance assurée, car elle ne peut nous donner
celle de sa réalité d'où les autres dépendent. Celte prétendue
vérité première ne fonde son droit à cette qualification que
sur le désir intéressé de la lui reconnaître, en mettant fin à
une recherche qui d'avance a été déclarée inutile.
Je vois bien que Lequier montre la liberté postulée par le
devoir, par la morale, aussi bien (|ue par la certitude et la
connaissance. Je vois bien qu'il ue méconnaît pas le premier
12i l'année philosophique. l'JiJ
de ces postulats, tout en jugeant bon et nécessaire de le forti-
fier et de le compléter par le second. Je vois bien qu'il distingue
avec toute raison de la conscience des psychologueswcetteautre
conscience plus clairvoyante qui ne confond jamais le bien
avec le mal et nous crie sans cesse de faire ou de ne pas faire ».
Mais il n'ignorait pas sans doute que le rapport qui lie la
liberté au devoir, est, depuis Kaiit, qui l'a établi avec préci-
sion, considéré comme un argument très sérieux en faveur
de la liberté. Il aurait dû se rendre compte que, si ce rapport
fournit un argument qui n'est pas sans valeur, ce n'est pas la
liberté qui le pose et le fait connaître, c'est le devoir qui l'im-
pose à la pensée et lui donne toute sa force.
J'ai peine à comprendre que Renouvier ait pu être séduit
par une doctrine avec laquelle sont en contradiction — il
serait facile de le prouver — les belles et fortes analyses du
Premier Essai de Critique générale. Il n'avait nullement besoin
de combattre l'universelle nécessité causale, en lui opposant
une croyance de libre option, de libre pari à la liberté. Le
principe du fini, par lequel il réformait le criticisme de Kant
et se dégageait des systèmes déterministes et panthéistes des
successeurs de Kant, atteignait suffisamment ce but, et l'at-
teignait beaucoup mieux que le dilemme de Lequier.
XII
Descaries eut sans doute trouvé fort étrange l'idée d'intro-
duire en sa méthode une croyance d'option libre, de pari
libre, pour sortir du doute ; car il se fût demandé quelle dif-
férence pouvait exister entre une croyance de ce genre et le
pur scepticisme. Ce n'est pas par une croyance de libre
option que l'on peut, selon lui, sortir du doute ; c'est par une
croyance qui s'impose à l'esprit ; c'est par l'évidence, c'est-à-
dire par la nécessité. Evidence et nécessité, l'affirmation Co-
gito ; évidence et nécessité, l'affirmation Suui.
Descaries discernait peut-être assez mal les différentes
espèces d'évidence : évidence déductive, évidence d'observa-
tion physique et d'observation psychologique, évidence inhé-
rente aux jugements synthétiques a priori. Mais c'était à une
évidence qui déterminât, qui forçât l'adhésion intellectuelle,
qu'il demandait, lui, la première vérité. Eu quoi sa pensée
était bien éloignée de celle de Lequier, qui prétendait « créer
en quelque façon » celte vérité d'où toutes les autres déri-
L\ TROISIEME ANTINOMIE DE KANT 125
vent et dépendent, « faire en lui-même cette lumière, non la
tirer d'une autre lumière, mais la faire en effet ^ ».
Lequier a résumé lui-même son dilemme dans les termes
suivants : « Deux hypothèses : la liberté ou la nécessité, à
choisir entre l'une et l'autre avec l'une ou avec l'autre-». C'est
avec la liberté, au moyen de la liberté, qu'il lie le moi-idée
au moi-objet, et qu'il peut, dit-il, atfirmer : d'abord, en rai-
son de ce lieu, l'existence réelle du moi; puis, la liberté, con-
sidérée comme le principe du vrai moi, et donc comme la pre-
mière vérité, objet de sa recherche.
Ce n'est pas avec la liberté, c'est avec la nécessité, c'est au
moyen de l'évidence qui contraint l'adhésion de son esprit,
que Descartes affirme et tient pour première et indubitable
vérité l'existence de son être pensant. Cogilo, évidence de
conscience psychologique ; Sum, évidence résultant de la caté-
gorie de personnalité. Pourquoi Descartes, avant l'actiou sur
sa pensée de ces évidences nécessitantes, s'est-il senti libre de
mettre en doute les jugements divers qu'il avait formés et
exprimés jusqu'alors? C'est parce qu'il avait formé ou plu-
tôt reçu ces jugements pêle-mêle et au hasard, qu'il les avait
conservés, et qu'il continuait de les exprimer par habitude et
sans eu examiner la valeur, sans qu'aucune preuve, aucune
évidence y fît le triage des vérités et des erreurs. Son doute
était libre, précisément parce que ses jugements antérieurs
(préjugés), n'étant pas fondés sur un examen rationnel, ne
s'imposaient pas à l'esprit. Ce sont ces premiers jugements qu'il
écarte par sa méthode de doute provisoire à la recherche
de vérités certaines.
La certitude consiste dans raffirmatiou nécessaire résul-
tant de l'une des différentes espèces d'évidence. Le rôle que
la méthode cartésienne assigne à la liberté est de séparer, de
dégager cette évidence nécessitante des divers éléments de la
représentation avec lesquels elle est confondue, de faire écla-
ter sa lumière en dissipant les nuages dont la couvrent nos
préjugés et les sentiments où nos préjugés ont leur source.
Y a-t-il rien de plus contraire à cette méthode que de mettre
à l'origine des certitudes assurées qu'elle a pour but d'établir
un acte de foi libre à la liberté?
Lequier était-il vraiment convaincu — aussi convaincu
1. La Rec/ie>'che d'une première vérité, p. 47.
2. loid., p. 91.
126 l'année philosophique, mil
qu'a voulu le croire Renouvier — de la valeur philosophique
de son dilemme? Il est permis, semble t-il, d'eu douter. Je
remarque qu'il a fort bleu vu le cercle vicieux qu'il fallait se
décider à franchir par le choix libre du système de la liberté,
et qu'il a compris toute la force de l'objecliou à laquelle se
heurtait le poiut de départ paradoxal qu'il donnait à la certi-
tude et à la conuaissance.
« La liberté sans l'arbitraire, lisons-nous dans ses Fragments
posthumes, est la chose sans le mot, ou le mot sans la chose.
Avec la liberté, le jortuit et l'arbitraire sont au cœur de nos
actes les plus excellents. Quels postulats pour la doctrine des
mœurs, et quels points de départ pour la mélhode' ? »
On voit qu'il n'a pas aflaibli l'objection qu'il se faisait à lui-
même. La liberté n'est certainement qn'un autre nom de l'ar-
bitraire et du fortuit, si l'action de la volonté ne peut être
libre qu'à la condition de n'avoir aucun but. C'est ce que l'on
peut dire de la liberté d'indifïéreuce. El peut on dire autre
chose de la liberté qui prend le parti eu quelque sorte déses-
péré de s'affirmer elle-mên)e? Mais la liberté suppose la fina-
lité, au lieu de l'exclure. Uue volonté qui n'agit pas en vue
de quelque fiu ne peut être dite libre, car elle cesse par cela
même d'être une volonté. Tous les actes possibles que l'enten-
denienl se représente et qu'il propose au choix de la volonté
ont des buts qui les caractérisent et qui les mettent en oppo-
sition les uns avec les autres; et c'est entre ces buts différents
et opposés que se fait le choix.
Est il vrai que la nécessité psychologique de tous nos juge-
ments impliquerait leur équivalence? Est il vrai que, si tous
nos jugements sont nécessaires, ils n'ont ni plus ni moins de
valeur les uns que les autres, par cette raison, qu'ils entrent
les uns aussi bien que les autres, dans l'ordre de la nature?
Voilà uue raisou qu'il est difficile d'estimer suffisante. De
quel ordre de la nature veut-on parler? Il y a un ordre de
causalité; et il y a un ordre de finalité et d'harmonie. Dire
que tous nos jugements entrent dans l'ordre de causalité
naturelle, c'est répéter simplement qu'ils sont tous néces-
saires. Afiirmer deux fois en termes différents, la même pro-
position, ce n'est pas rétablir.
Lequier et Renouvier n ont pas distingué de la nécessité
psychologique résultant des causes, quelles qu'elles soient,
1. La Recherche d'une première vérité, p. 68.
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KAXT 127
qui produisent nos jugements, la nécessité logique fondée sur
les évidences, quelles qu'elles soient, qui eu démontrent la
vérité ou l'erreur. Ils u'oot pas fait attention aux sens différents
que reçoivent les mots nécessaire et nécessité. La nécessité
psychologique, qui. selou les déterministes, doit être attribuée
à tous nos jugements, laisse subsister entière la différence
qu'ils peuvent présenter quand ou envisage uniquement leur
rapport avec la réalité, leur valeur représentative. Spinoza,
pour qui tout jugement était psychologiquement nécessaire,
comme dépendant immédiatement de l'idée, ne confondait
nullement les jugements vrais résultant des idées adéquates,
avec les jugements faux produits par les idées inadéquates*.
Fort opposés à la doctrine spinoziste, Lequier et Renouvier
voyaient avec raison, dans les jugements, — en quoi ils sui-
vaient Descartes, — un acte de volonté qui s'ajoute à l'idée.
II5 tenaient, comme Descartes, que l'idée est purement repré-
sentative; qu'elle est en quelque sorte la matière que l'enten-
dement, qui est réceptif et passif, fournit à l'affirmation et à la
négation, qui sont actives et volitives D'après cette doctrine, la
distinction des jugements vrais et des jugements faux rentre
dans celle des actes bons et des actes mauvais. Dans les actes
bons et mauvais, la volonté est mue par des sentiments, par
des passions diverses et opposées. C'est aussi sous l'impulsion
de mobiles passionnels, qu'elle intervient dans lesjugemeuts
vrais et faux. Parmi ces mobiles se trouvent l'amour de la
vérité, et, en lutte avec cet amour, des sentiments égoïstes,
altruistes et esthétiques, qui sont, selou l'énergique expres-
sion de Pascal, de merveilleux iustrumeuts pour se crever les
yeux agréablement. Mais volonté ne signifie pas liberté. On
peut admettre que tout jugement procède du vouloir, tout eu
rejetant la liberté de ce vouloir qui affirme et qui nie, tout
en le faisant résulter de mobiles nécessitants. Quoique néces-
sitants, ces mobiles n'en restent pss moins ce qu'ils sont :
divers et opposés; et quoique nécessaire, le jugement n'en
reste pas moins ce qu'il est, vrai ou faux, selon les mobiles
prévalents dont il est, dans l'hypothèse déterministe, l'effet
psychologique.
Descaries ne croyait pas que la volonté pût intervenir dans
le jugement sans que la liberté y eût par là même sa place et
son rôle. C'est que le sentiment vif interne que nous avons
1. Voyez l'Année philosophique de 1899, p. 11^-121.
128 l'année philosophique. I'ju
du libre arbitre était, à ses yeux, comme aux yeux des dis-
ciples de Maine de Biran, une évidence psycbologique qui
nous le garantit. Selon lui, le libre arbitre n'avait nullement
besoin d'être prouvé; et comme les jugements étaient des
actes de volonté, on devait lui accorder la même place, le
même rôle dans les jugements que dans les autres volitions.
Mais entre les volitions libres qui constituent les jugements et
les autres volitions libres, il y a, dans la doctrine cartésienne,
une différence essentielle. Les premières n'usent, en quelque
sorte, de la liberté que pour en faire le sacrifice : elles
appellent, elles chercbent la certitude, c'est-à-dire la néces-
sité intellectuelle, la nécessité d'évidence, la nécessité logique,
La liberté n'étant pas, comme le voulait Descartes, un fait
de conscience psycbologique, il faut, quoiquen disent Lequier
et Renouvier, qu'elle cherche elle-même une garantie de cer-
titude hors d'elle-même, dans quelque nécessité intellectuelle,
dans quelque évidence. Celte garantie, elle la trouve, d'abord
dans ce grand principe de la raison pratique qui peut s asso-
cier ou s'opposer à d'autres motifs et mobiles, mais qui
s'élève au-dessus de toutes fins : le devoir. En pénétrant dans
la sphère intellectuelle, la passion et la volonté y introduisent
avec elles la régie des volitions et des actes, l'obligation, dont
la liberté est inséparable. Dans les jugements, comme dans
les autres volitions, la présence et l'action de la liberté sont
postulées par la conscience morale.
En raison de la nature du jugement, du caractère voli-
tionuel que lui donne notre constitution mentale, on peut
bien dire que la certitude des vérités philosophiques relève
et dépend, eu partie, de ces deux idées innées à l'esprit
humain : l'obligation et la liberté ; mais ce n'est pas la liberté,
c'est l'obligation qu'il faut considérer, en bonne méthode,
comme le fondement psychologique immédiat de cette certi-
tude : c'est le devoir d'examen, de recherche ; c'est l'amour de
la vérité, envisagé, non plus seulement comme sentiment
spontané et naturel, mais comme objet de Vimpératif catégo-
rique.
Ici d'autres questions se posent. L'obligation et la liberté,
que je n'hésite pas à mettre au nombre des catégories, doivent-
elles être rapportées uniquement à la raison pratique? Peut-
on et doit-on admettre deux espèces de catégories, distinctes
et opposées : les unes, celles de la raison pratique, objets de
croyance, représentant une réalité mystérieuse et profonde
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 129
que u'alleignent pas les autres, celles de la raison théorique,
principes de la scieuce ? Les disciples du crilicisme kautiste
répondent aflîrmalivement à ces questions. Ils fondent la
distinction des deux espèces de catégories, la ^distinction des
deux raisons, théorique et pratique, et ce qu'ils appellent le
primat de la raison pratique sur la distinction du phénomène
et du noumène, logiquement impliquée, selon eux, par la
subjectivité des catégories de la raison théorique (formes de
la sensibilité et concepts de l'entendement) qui régissent le
monde phénoménal.
J'ai été amené par la réflexion à me séparer, sur ces ques-
tions fondamentales, et de la Critique de Kant et de la Nou-
velle Critique de Reuouvier. Je rejette, et la distinction du
phénomène et du noumène au sens où l'entendait Kant, et le
réalisme des rapports spatiaux et dynamiques que maintenait
le phéuoménisme de Renouvier. Je rejette l'opposition des
deux raisons, théorique et pratique, et, par suite, le primat
de la raison pratique, qui, pour Kant et pour Renouvier, était
une sorte de pragmatisme, j'allais dire d'utilitarisme, moral
et religieux, que justifiaient, en le rendant nécessaire, les
contradictions des systèmes métaphysiques et l'impuissance
de la philosophie.
11 me paraît clair, d'une part, que la finalité et la personna-
lité appartiennent à la raison pratique aussi bien que l'obli-
gation et la liberté, et, d'autre part, que l'obligation et la
liberté appartiennent à la raison théorique aussi bien que la
finalité et la personnalité. Est-ce que l'obligation n'est pas
une espèce du genre finalité, comme la liberté est une espèce
du genre causalité? N'est-ce pas par la liberté et par l'obliga-
tion, — par la liberté, liberté du Créateur et liberté des êtres
créés, et par l'obligation, qui achève de constituer la personne,
en lui assignant une fin supérieure, — que le monde nous
devient intelligible ? La catégorie de nombre ne nous mène-t-
elle pas tout droit à celle de liberté, en démontrant la contin-
gence par la contradiction inhérente à l'infini actuel? Et si la
contingence est démontrée, ne faut-il pas, reconnaître que la
liberté, espèce du genre contingence, est au moins possible ?
Mais le rapport de la liberté à la contingence n'est-il que
celui de l'espèce au genre? La contingence peut-elle se con-
cevoir si elle ne s'explique par la liberté, si elle n'est li-
berté ?
J'estime, en résumé, qu'il faut rendre au dogmatisme méta-
PiLLON. — Année philos. 1911. 9
130 L'ANNÉK milLOSOPIlIQUE. 1911
physique ses droits méconnus par Kant et par Renouvier ;
qu'il n'est nullement besoin de faire appel, en matière morale
et reli<,Meuse, à une espèce quelconque de pragmatisme ; que
la raison théorique suilit à défendre la lii)erlé contre l'esprit
déterministe de la science proprement dite; que la philoso-
phie peut résister à cet esprit et le combattre victorieusement
en lui opposant la critique idéaliste des catégories d'où il
tire toute sa force; que cette critique permet d'accorder à ce
qu'on a appelé le pragmatisme ce qui seul lui appartient à
à juste titre, en établissant clairement une distinction néces-
saire entre la connaissance qui représente vraiment la réalité
(psychologie, morale, métaphysique) et celle qui, d'après le
rôle qu'y jouent les catégories d'espace, de mouvement et de
causalité motrice, ne peut avoir qu'une valeur relative et
symbolique (sciences physiques).
J'ai expliqué, dans V Année philosophique de 1909, la trans-
formation logiquement nécessaire des deux premières anti-
nomies kantiennes en ces deux dilemmes; Infini-Fini et Chose
ou Matière ou Substance — Conscience ou Personne. J'ai montré
comment on passe du premier au second par la critique du
continu spatial. La troisième antinomie doit, à sou tour, —
c'est la conclusion de cette étude, — se transformer eu un
troisième et dernier dilemme: Nécessite universelle ou Détermi-
nisme— Liberté, qui se joint aux deux premiers et fornie avec
eux un système complet. Des trois antinomies kantiennes
sortent ainsi trois dilemmes bien distincts, les seuls que pose
la métaphysique, les seuls auxquels elle demande ses prin-
cipes. Renouvier a cru, à tort, que l'on en devait distinguer
deux autres, qu'il énonce ainsi : Inconditionné • Condiftonné et
Substance - Loi. Mais on se rend aisément compte qu'ils peu-
vent se ramener à ceux qui remjdacent les deux premières
antinomies'. Je remarque dans l'un des dernieis ouvrages de
Renouvier une autre vue que je ne puis admettre. Il pensait
que tous les dilemmes sont subordonnés, pour le philosophe,
à celui du Déterminisme et de la Liberté, c'est-à-dire qu'il faut
1. L'Infini et la Substance sont-ils autre chose que des Inconditionnés,
des Absjlus? La Loi prise au sens général de rapport des phénomènes,
est elle philosophiquemeni différenie de la Chose et, si elle n'en dilTère pas,
ptut-ellc (Hre mise en opposition avec la Substance ? Les mots Chose. Ma-
tière, Substance ne sont-ils pas, au point de vue métaphysique, des syno-
nymes qui peuvent également servir à désigner le terme opposé à Per-
sonne ?
LA TROISIÈME ANTINOMIE DE KANT 131
partir de ce dernier pour se prononcer sur les propositions
contradictoires qui forment les autres '■. C'est, au contraire le
dilemme Déterminisme-Liberté qui est lié et subordonné logi-
quement aux deux premiers : à celui de l'Infini et du Fini,
d'abord ; puis à celui de la Substance et de la Personne. Il
n'y a pas à parler d'option libre, c'est-à-dire arbitraire, pour
la Liberté. L'option pour la Liberté est logiquement nécessaire,
comme le sont l'option pour le Fini et l'option pour la
Personne, auxquelles elle se rattache. L'erreur de Renouvier
sur les rapports des dilemmes était d'abaisser devant une
fausse découverte, devant un faux postulat de la certitude et
de la connaissance, le principe du fini sur lequel il avait fondé
la réforme du criticisme kantiste et dont il avait, le premier,
hardiment affirmé, contre une tradition puissante, l'autorité
souveraine en philosophie.
F. PiLLON.
1. Les Dilemmes de la métaphysique pure, p. 262 ; voir aussi V Année phi-
losophique de 1900, p. 177-180.
I
A PROPOS DE QUELQUES OUVRAGES RÉGENTS
SUR LA
PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE
A KANT'
Depuis quelques années, la philosophie allemande de la
période posl-kantienne a été l'objet de travaux importants.
Après avoir, il y a un demi siècle environ, excité une curio-
sité, aussi vive, d'ailleurs, que superficielle, elle semblait avoir
disparu dans un oubli profond, quand elle a de nouveau attiré
l'attention des spécialistes. L'ouvrage de M. Xavier Léon sur
Fichte, ceux de iMM. Noël et Benedetto Croce sur Hegel ont
ravivé des controverses qui paraissaient éteintes. Il est toute-
fois regrettables que, à rencontre de M. Croce, les deux autres
auteurs n'aient pas songé à profiter des ressources offertes par
les système nouveaux pour critiquer les doctrines des succes-
seurs de Kant. Et, cependant, cette tâche, qui est essentielle
pour la philosophie et qui seule l'empêche de dégénérer en
une vaine érudition, aurait dû de tou te nécessité, êire abordée,
aumoinsenpriocipe ; nous sommes les premiers à reconnaître
que les contemporains de Victor Cousin n en avaient guère la
possibilité; mais, aujourd'hui, grâce aux développements de
l'esprit philosophique, il était à souhaiter que les auteurs sor-
tissent du rôle modeste de simple exposition. Car il importe
de le remarquer; les systèmes de philosophie spéculative ne
sont pas susceptibles d'être réfutés, eu quelque sorte, par pré-
1. Xavier Léon. La Philosophie de Fichte (Paris, F. Alcan, 1902, 1 vol.
in-S"). Benedetto Croce. Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philoso-
phie de Hegel. Trad. Buriol (Paris, Giard et Brière, 1911), 1 vol. in-8'. G.
Noël. La Logique de Hegel (Paris, F. Alcan, 1897, 1 vol. g^in-S»).
134 l'année philosophique. 191i
téritiou. Ne demandant rien à l'expérience, mais prétendant
s'appuyer sur la seule raison, ils ne peuvent être combattus
comme insuffisamment justifiés par la connaissance expéri-
mentale ; il faut absolument, dans cet enchaînement de preuves
logiques, trouver le point faible, le paralogisme qui a égaré le
philosophe — ou bien il ne reste plus qu'à faire amende hono-
rable et à passer avec armes et bagages dans le parti de l'idéa-
lisme transcendantal. — Aussi nous sera-t-il sans doute par-
donné en raison de l'importance du but à atteindre, d'avoir
essayé de réfuter dans leurs principes les raisonnements de
la Théorie de la Science et de la Loffiqae héffélienne.
Dans la Critique de la Raison Pure, Kant explique que la
conscience, dont la caractéristique est l'unité, trouve en elle-
même un divers, l'intuition dans le temps et dans l'espace,
produit par l'action sur la Sensibilité passive d'une réalité
transcendante qu'il appelle la chose en soi. A l'aide d'un
système de catégories logiques, qui, par l'intermédiaire des
schèmes de l'imagination, ramènent cette diversité à l'unité
de l'aperception, l'entendement rend possible la conscience.
Celle ci se caractérise immédiatement par l'opposition du
sujet à l'objet et, par là, la Science entière se trouve expli-
quée. Mais une faculté supérieure, la Raison, intervient; elle
veut s'élever au-dessus du monde restreint de l'expérience
actuelle pour synthétiser le contenu de l'expérience possible
et crée ainsi les trois idées de l'àine, du monde et de Dieu ;
mais cette synthèse est irréalisable, parce qu'elle prend pour
des absolus les rapports de conscience, sujet, objet et cause
commune de leur accord : elle transforme en choses en soi des
termes qui ne valent que pour les phénomènes et qui expri-
ment seulement les lois de leur appréhension par l'esprit. De
là les paralogismes de la psychologie rationnelle, les antino-
mies de la Raison, les démonstrations sophistiques de l'exis-
tence de Dieu. Il est vrai que ces trois idées ne sont pas pour
cela dépourvues de toute valeur ; elles constituent des idéaui
que l'expérience et la science tendent à atteindre, sans toute-
fois y parvenir jamais et, par ailleurs, il existe dans l'homme
deux facultés, la Raison pratique et le Jugement ré fléchi ssant,
dont l'une exprime en lui l'action du monde supra-sensible et
dont la seconde lui permet de concevoir l'union du savoir
absolu et la connaissance empirique. Tout se passe, dans
la nature, comme si l'idée des archétypes déterminait la pro-
ductivité du réel, comme si le Tout idéal préexistait à ses
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 135
parties constituaates dans l'ordre de la réalité ; telle était
déjà la couclusion dernière de la Dialectique Trauscendan-
tale et telle est aussi celle de la Critique du Jugement K L'on
peut dire que pour Kant la connaissance empirique est assu-
rée et définitive, mais que Tesprit teute de la dépasser pour
arriver à la subsumer tout entière sous les idées de la Raison.
La métaphysique est vaine en tant qu'elle transformerait ces
idées en êtres réels, mais non en tant qu'elle y voit les proto-
types fondamentciux, les fins dernières, encore qu'inaccessibles
du système du Savoir.
Celte théorie nous paraît bien supérieure à toutes celles
qui l'out précédée et constitue à nos yeux un ensemble qui
appelle peu de retouches; malheureusement, il faut recon-
naître que Kant a plutôt évité en fait les erreurs où devaient
après lui tomber ses disciples qu'il ne leur a fourni les moyens
d'y échapper. La dualité delà Sensibilité et de l'entendement,
leur commune opposition au jugement réfléchissant et à la
Raison, la distinction de la Raison théorique et de la Raison
pratique sont posées par lui sans motif logique et sans justi-
fication. Sou système, malgré sa rigueur systématique, est un
pluralisme de principes et devait, à ce titre, apparaître
comme factice, arbitraire et condamnable aux philosophes,
toujours imbus, consciemment ou non. du besoin de tout
ramener à l'unité. — Que l'on suppose les divisions de la
théorie kantienne supprimées, la réduction de tout le Savoir
à un principe unique sensuivra aussitôt de la manière sui-
vante ;
a. L'abolition de la distinction de l'Entendement et de la
Sensibilité, autrement dit de l'élément passif et de l'élément
actif dans la connaissance, entraînera avec elle la négation de
la chose en soi, dont la seule raison d'être était la réceptivité
de la faculté intuitive. Eu d'autres termes l'objet sera posé
par lactivilé propre du Moi.
h. L'unification de lEntendement et de la Raison se fera en
niant la synthèse partielle au profit de la synthèse totale de la
connaissance ; l'on n'aura plus, d'une part, les catégories qui
unifient le divers de la sensibilité et, de l'autre, les idées qui
essaient en vain de totaliser l'ensemble des expériences pos-
sibles; la synthèse intellectuelle ne sera qu'un moment provi-
i. Sur cette identité de la Raison et du Jugement, voir Basch. Essai cri-
tique sur l'EHliétique de Kant (l'aris, F. Alcan, 1896, chap. m).
136 l'année rilILOSOPHIQUE. 1911
soire, nécessaire et inachevé de la synthèse rationnelle.
c. La raison théorique et la raison pratique s'unifieront au
sein de la Raison pure et simple, laquelle ayant déjà absorbé
l'entendement, prendra la place du Jugement réfléchissant ;
elle ne fournira plus seulement un système idéal de concep-
tion de la Nature, mais une norme d'intelligibilité pour en
déterminer apodictiqucmeut le cours. — L'impératif catégo-
rique ne sera, à son tour, qu'un moment du devoir — être
universel qui pousse l'esprit delà sensibilité à l'entendement
et de l'entendement à la Raison \
d. Kant expliquait la synthèse intellectuelle par l'action des
douze catégories sur l'intuition sensible. Mais il ne justifiait
ni le nombre ni l'existence de ces concepts fondamentaux ; il
les calquait sur la division classique des Jugements et
empruntait celle-ci à la Logique traditionnelle, sans la criti-
quer. — Ses successeurs ne pouvaient, à moins de retomber
dans le pluralisme, conserver sur ce point son enseignement .
L'entendement ramenait, d'après l'analytique, un divers à
l'unité. Or, la diversité ou la multiplicité n'est-elle pas l'op-
posé de l'un? Qu'est-ce à dire, sinon que Kant concevait l'opé-
ration comme une conciliation de contradictoires. D'ailleurs
chaque catégorie n'est, à l'analyser de près, qu'une concilia-
tion analogue. La totalité unit la multiplicité et l'unité ; la
limitation se pense par la synthèse de l'affirmation et de la
négation, etc. — Il en sera de même pour la Raison en géné-
ral ; elle cherchera l'un à travers le multiple.
e. Mais ÏUnité que Kant avait posée comme la caractéris-
tique de la Conscience, ne saurait appartenir qu'au premier
principe, au Moi ; — la sensibilité lui a opposé un objet ; tout
le cours de la Dialectique consistera à faire comprendre le
retour de cette dualité à l'Unité primordiale.
f. Ce retour est impossible parce qu'il suppose l'anéantis-
sement du non moi, et, par suite de la connaissance elle-
même, qui n'existe que par l'opposition de l'objet et du sujet
et il s'agit de comprendre la connaissance, de la rendre intel-
ligible, non de la supprimer. La raison, comme l'enseignait
Kant, n'aboutira donc pas à une synthèse réelle de l'expé-
rience totale ; elle poursuivra l'unification du moi et elle y
1. Aussi Fichte fait-il iionneur à son système d'avoir fait perdre à l'Impé-
ratif catégorique le caractère do qualité oculte qu'il avait conservé chez
Kant {Syst. de la Morale, éd. de 17'J3. p. oiJ).
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 137
tendra, suivant une approximation indéfinie, mais sans
jamais atteindre ce but inaccessible.
Telles sont, à notre avis, les thèses auxquelles devait con-
duire la simplification du kantisme. Elles résument, prises-
dans leur ensemble, le système de Fichte. Que faut-il en pen-
ser?
A notre avis, la réponse n'est pas douteuse. Ce système, en
dépit de ses prétentions dialectiques, n'a pas de valeur lo-
gique. Il repose sur une confusion d'idées et de notions dis-
tinctes et loin de constituer un progrès sur la pensée de Kant,
il dénote chez son auteur un abandon des principes du criti-
cisme même. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que Kant
n'a jamais prétendu construire un système spéculatif tiré de
données uniquement philosophiques. Il a pris comme point
de départ la science de sou époque, dans l'état où l'avaient
amenée les travaux de Newton et c'est ce qui explique la plu-
ralité des principes où Fichte voyait une faiblesse et un choix
arbitraire et où nous plaçons, au contraire, la force princi-
pale de la philosophie kantienne.
Le criticisrae est l'exposé de l'ensemble des principes qui
rendent les sciences possibles et dont la réalité se déduit de
l'existence même de la connaissance scientifique, envisagée
comme un fait irréductible. L'esthétique transcendentale, en
faisant abstraction de l'adjonction malheureuse du Temps à
l'Espace, explique la possibilité de la géométrie euclidienne.
L'analytique, celle de la physique pure et des principes fon-
damentaux des scieuces expérimentales, [substance, causa-
lité, réciprocité d'action, etc]. Mais Kant a très bien vu que la
distinction de l'entendement et de la sensibilité n'est pas une
simple affaire de point de vue. Il y a là une différence très nette
et basée sur une dualité véritable de la faculté de connaître.
Puisque la géométrie estpossible par la méthode démonstra-
tive, c'est que l'intuition de l'espace est nécessaire, et, par
suite, à priori. Si, par contre, elle se prêle à l'application des
symboles algébriques, c'est que la sensibilité est harmonique
à l'entendement, dont le nombre est une forme. Mais, et, sur
ce point, la science contemporaine a confirmé singulièrement
le pressentiment de Kant, l'algèbre permet de construire les
coordonnées numériques d'espaces autres que celui de l'es-
thétique transcendentale, disons le mot, d'espaces non-eucli-
diens. Ainsi, la géométrie devra apparaître à la fois comme
nécessaire à un point de vue et comme contingente à un
138 L ANNEE PïriLOSOPHIQUE. 1911
autre, puisque l'espace d'Eiiclide n'est plus qu'un cas parti-
culier de la spalialité eu général. Qu'est-ce à dire sinon,
comme l'enseignait déjà Kant, que reutendement est plus
grand que la sensibilité et que, si les catégories sont les con-
ditions de la Pensée universelle, la forme spatiale de la sen-
sibilité n'est peut-être qu'une particularité intellectuelle de
certains seulement des êtres conscients * ?
Plus grave encore, parce qu'elle aboutit à des conséquences
bien autrement critiquables, est la suppression de la distinc-
tion entre l'entendement et la raison. Les concepts intellec-
tuels, les catégories, revêlent la forme ternaire, et, à ce point
de vue, ils ne dilTèrent pas, d'ailleurs, de la forme de la sensi-
bilité. Nous prendrons à ce sujet deux exemples, non pas
dans la Critique de la Raison pure, dont l'analytique est loin
de constituer la meilleure partie, mais dans les Essais de Cri-
tique Générale, où la doctrine est exposée avec une clarté et
une précision bien supérieures. Nous raisonnerons sur les
concepts de position - et de personnalité. Le premier n'est
concevable que par la synthèse du point et de l'intervalle
étendue ; le second, que par celle du moi et du non-moi. L'on
peut prendre la position comme le scbème de l'existence
externe et la personnalité comme le prototype de l'existence
en général. Quelle est donc la nature réelle de ces con-
cepts ? Faut il dire qu'ils consistent essentiellement dans
une union de termes contradictoires, ce qui donnerait tort à
la logique classique et bannirait le principe d'identité à la
fois de la nature et de l'esprit ? L'on a peine à croire qu'une
pareille aberration de jugement ail été possible et que des
philosophes aient prétendu sérieusement faire reposer l'ex-
périence tout entière sur des idées impHusables. Le principe
de contradiction veut que deux attributs différents ne puis-
sent être affirmés d'un seul et même sujet sous le même rap-
port ^ Or, en quoi l'espace et la conscience seraient-ils en
1. Ce point a été déjà mis en lumière par M. Pillon [Année Philosophique
1904. p. 104).
2. Kn remarquant ici. ce que nous avons dit plus liaut, que, au point de
vue de la loi du ternaire, il n'y a pas de distinction à faire entre l'Espace
et les catégories proprement intclieciuelles.
3. L'on ajoute quelquefois à cette fo'mule dans le même temps, mais
cette addition nous paraît inutile, la diiférenre de temps introduisant ipso
facto une dilTérence de rapport, ce qui suffît à montrer, contrairement à
l'opinion de Hegel, que le devenir na rien d'nuo synthèse de contradic-
toires.
LA. PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 139
opposition avec cette formule ? Le poi)it n'est pas l'intervalle,
l'intervalle n'est pas le point ; et de même dans l'acte d'aper-
ception, le sujet et l'objet ne sont pas attribués au même être ;
ce qui est vrai, c'est que, l'objet, séparé de son sujet n'est
plus qu'une abstraction vide et inversement que le sujet pur
se perd dans l'idéalité; ce qui est vrai aussi, c'est qu'il est
impossible de concevoir une étendue qui serait réduite à un
pur point, que tout espace, si petit qu'on le suppose, est
encore une synthèse de termes multiples; que, d'autre part,
il est également inadmissible d'imaginer des étendues sans
points, et,, par suite, indécomposables bien que séparables en
éléments idéaux; en d'autres termes, une analyse correcte
des catégories démontre l'inanité du réalisme matérialiste et
du subjectivisme absolu et ruine les théories de Boscowich
et de Spinoza sur les atomes et l'étendue indivisible, mais
elle ne nous oblige en aucune façon à penser la contradiction,
c'est-à-dire à renoncer à nous comprendre nous-mêmes quand
nous voulons réfléchir sur notre propre conscience. Les deux
termes de la synthèse catégorique sont, en réalité, des rela-
tifs, seulement, leur relation présente un double caractère
qui la distingue des relations contingentes que nous ofïre
l'expérience : 1° elle est nécessaire et indissoluble, en sorte
que le terme ne peut ni être pensé eu dehors de la synthèse,
sinon par abstraction, ni être engagé dans une synthèse d une
autre espèce ; 2° la relation est réciproque ; chacun des
termes appelle l'autre et n'est intelligible que par lui L'on
ne saurait définir l'objet autrement que par sa relation au
sujet ni le sujet autrement que par sa relation à l'objet. Si
l'on aime mieux, la définition de chaque catégorie se com-
pose de deux jugements synthéti(|ues à priori où chacun des
termes joue alternativement le rôle de sujet et d'attribut. Le
point, dira-ton, est la limite des intervalles ; l'intervalle est
ce que limitent les points. L'objet est ce que voit le sujet; le
sujet est ce qui contemple l'objet. F^es deux premiers juge-
ments définissent l'Espace et les deux derniers la Conscience.
A cette détermination réciproque des termes irréductibles de
chaque catégorie, il faut donner, avec Hamelin'.le nom de
corréldtion mais il faut lui refuser celui de contradiction, car,
précisément les principes d'identité et de contradiction n'ont
rien à voir avec la synthèse, et gouvernent exclusivement les
1. Essai sur les éléments principaux de la représenlalion, p. .ju-oG.
140 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
jugements analytiques : si le sujet est posé, du même coup
l'objet l'est aussi, voilà une proposition synthétique au pre-
mier chef; le principe de contradiction, lui, exigerait sim-
plement ceci : si le sujet est posé, il n'est pas nié ; s'il est posé
en relation avec l'objet, il n'est pas en même temps affirmé
comme absolu.
Les vérités que nous venons de parcourir ont été entière-
ment méconnues de Fichte; constamment, ce philosophe est
parti de l'idée que la Conscience consistait à unir des contra-
dictions ; confondant d'une part, dans sou ardeur de simplifi-
cation, la synthèse intellectuelle de l'analytique transcenden-
tale où Kant ne distingue les catégories entre elles et le divers
de l'objet de l'unité du moi que provisoirement et par
abstraction, pour aboutir à concentrer toute la réalité dans
l'acte concret de connaissance et, de l'autre, la solution des
antinomies où il s'agit de démontrer l'idéalité du monde par
la méthode indirecte en établissant que l'hypothèse réaliste
aboutit à des propositions contradictoires, Fichte a cru les
deux problèmes absolument identiques et il a imposé à la
dialectique de la raison la tâche aussi absurde qu'inexécu-
table de lever les contradictions introduites par la relation
dans l'essence une et indéfectible de l'esprit absolu. Seule-
ment, faute d'avoir expliqué à quelle théorie il entendait se
tenir, et s'il prenait pour modèle la déduction des catégories
de Kant ou sa solution du conflit des idées cosmologiques, il
s'est exposé, sans s'en rendre compte très probablement, à
laisser la porte ouverte à deux interprétations possibles de
son système : Ou bien en effet l'on considère le moi empi-
rique et limité, la conscience avec la relation réciproque du
sujet et de l'objet comme seul réel, et alors, le moi absolu du
premier principe de la Théorie de la Science, n'a plus aucune
existence propre ; c'est un terme abstrait, l'un des éléments
de la loi de personnalité, tout au plus un idéal que la raison
conçoit comme supérieur au monde, à la façon du Dieu de
Vacherot^ — ou bien, au contraire, le moi-absolu est toute la
1. « Dans raction. dit Fichte, l'inteution ou le concept vise à se détacher
complètetnenl de la na'ure; que l'action est et œste conforme au penchant
naturel, ce n'est jamais la suite de notre concept librement formé mais
la suite de notre limitation. L'uniijue principe de détermination de la
matière de nos actions est de nous affz'anchir de notre dépendance au
regard de la Nature, bien que 1 Indépendance que nous poursuivons n'ar-
rive jamais Le penchant pur est dirigé vers l'indépendance absolue ; l'action
y est conforme, si elle cherche le môme but, cesl-à-dire si elle se place
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉKIEURE A KANT 141
réalité; les consciences empiriques sont des apparences con-
tradictoires, des fantômes d'être, qui imitent vaguement la
perfection de l'unité fondamentale et le monde se dissout
immédiatement dans un système d'illusionnisme universel
non moins radical que ceux de Schopenhauer et de Spir K
Sans vouloir prendre ici parti dans une discussion qui a,
dès l'origine, divisé les spécialistes, à savoir si Fichte a eu
deux philosophies différentes ou s'il s'est contenté de déve-
lopper toujours les mêmes principes, nous croyons pouvoir
dire que, à notre avis, il a cru rester fidèle à sa pensée origi-
naire, mais qu'il a cessé progressivement de se placer au
point de vue de la corrélation pour évoluer vers celui de la
contradiction, s'éloignaut ainsi de plus en plus de l'esprit du
kantisme et finissant presque par confondre ses principes avec
ceux de la philosophie de la nature de Schelliug. C'est qu'en
efïet— et ceci est encore une nouvelle illogicité à la charge
de Fichte — l'auteur de la Théorie de la Science, eu hésitant
entre les deux interprétations possibles du système, a laissé
place à une troisième manière de comprendre les choses, à
un mode à peu près purement naturaliste d'explication de la
connaissance. Les lois de corrélation et de contradiction,
comme d'ailleurs toutes celles de la logique ont pour carac-
tère d'exclure la considération du temps. Dans la synthèse
dans une série par le progrès de laquelle le Moi devrait devenir indépeii-
dant. Mais le moi, on en a eu la preuve, ne peut jamais devenir indépen-
dant, aussi longtemps qu'il doit ftre un Moi ; par suite, la lin dernière de
l'Etre raisonnable est nécessairement reculée à l'iniini ; elle ne peut être
atteinte, mais elle est telle que l'Etre raisonnable doive s'en approcher sans
cesse conformément à sa nature spirituelle [Système de la Morale, éd. de
1798, p. 192).
Le Moi total est une Idée impossible à penser et qui n'a d'autre rôle que
de nous fournir un mode de conception du devoir, à la façon des Idées de
Kant {ibid., p. 43, o7-o8 et 74) (Cf. Doctrine de la Science, trad. Grimblot,.
p. loi).
1. "Voici deux passages de Fichte qu'il est intéressant d'opposer à celui
du Système de la Morale cité à la note précédente et qui exposent le point
de vue absolutiste du système ; « Il n'existe absolument que l'Un. l'Inva-
riable, l'Eternel et rien en dehors de lui ; tout ce qui est contingent et
variable n'existe par là même certainement pas et la manifestation n'est
qu'une vide apparence. » (Méthode pour arriver à la Vie bienheureuse, trad.
Bouillier, p. 127). Plus loin Fichte ajoute : « Ce que tu vois, tu l'es toi-
même éternellement, mais tu ne l'es pas tel que tu le vois ni tu ne le vois
tel que tu l'es. Tu l'es invariable, pur, sans couleur, sans forme ; c'est la
Réflexion, qui est aussi loi-même et dont tu ne peux en conséquence te
séparer, qui le réfracte à tes yeux sous des rayons et des formt s infinis.
Sache donc que ce que tu vois n'est pas divers, divisé, brisé en lui-même,
mais seulement dans la Réflexion, qui est l'œil de l'Esprit. » (Ibid., p. 140).
142 L ANNKE PHILOSOPIIIOUlî. 1911
catégorique, le troisième terme existe seul et les deux com-
posantes n'ont jamais eu de réalité; dans l'ideiitilé, l'un des
termes est posé et l'autre est nié purement et simplement.
La synthèse est élernelle dans le premier cas, impossible
dans le second. — Mais Fichte ne pouvait, à moins de renon-
cer à sa théorie moniste de la connaissance, se satisfaire de
cette conception, parce qu'avec elle, la philosophie théorique,
pouvait bien se fonder, niais que la pratique soumise à la loi
du devoir, ne s'accommodait pas facilement de principes
purement statiques touchant la relation des êtres. C'est alors
que. par une confusion nouvelle, après avoir assimilé la cor-
rélation et la contradiction, il en vint à transformer les prin-
cipes logiques en lois naturelles et à prendre comme moyen
terme entre l'exclusion des contradictoires et la synthèse des
corrélatifs l'hypothèse de la composition physique des forces.
L'expérience nous montre à cet égard, et la mécanique nous
explique des cas où un même point est soumis à la fois à l'ac-
tion décomposantes diverses : il en résulte un effet unique,
comme dans l'exemple bien connu du parallélogramme. Ici,
les choses se passent autrement qu'en logique, où un seul
terme, thèse ou synthèse, possède la réalité; — les deux forces
originaires sont réelles et la résultante l'est aussi. Nous avons,
non plus une connexion réciproque indissoluble mais une
union contingente de principes indépendants dans leur
essence. El cette résultante peut être tantôt stable, si les forces
antagonisles se balancent exactement, tantôt instable, si l'une
finit par l'emporter sur l'autre. Ne peut-on comparer l'équi-
libre dans le premier cas à la corrélation; dans le second, à
la coulradiclion ? Ces imaginations d origine empirique et
spatiale semblent avoir exercé une influence profonde sur
l'esprit de Fichte, qne ses prétentions à l'idéalisme absolu
auraient dû mellreen garde contre les comparaisons pure-
ment snperlicielles entre la physique et la logifjue dont Hegel
allait faire par la suite un si regrettable abus. Fichte, au
fond, a considéré le moi comme une espèce dètre vivant dans
l'organisme duquel un élément étranger se serait introduit et
qui réagirait pour l'expulser; le non-moi n'est plus, comme
1 était pour Kanl l'objet de la connaissance, le corrélatif du
sujet; il en est l'antagoniste au sens matériel du mot; les deux
adversaires s'attaquent, la victoire balance uu instant entre
les deux, et le premier principe l'emporte sur le secoud,
mais non pas entièrement; il reste blessé et tâche par une
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 143
convalesceûce dont l'eusemble constitue la dialectique de
recouvrer la santé perdue ^ 11 est difficile de commettre une
erreur plus considérable que celle d'assimiler ainsi aux forces
de la nature l'union des concepts dans la pensée et, à cet
éf^ard, l'on ne saurait s'étonner d'avoir vu le matérialisme
sortir en fin de compte de l'idéalisme Fichléo-Hégélien. Si
les lois logiques ne sont qu'un cas particulier des lois natu-
relles, l'on devait facilement aboutir à tirer la conscience de
la Matière. Les successeurs de Kant ont trahi la pensée de
leur maître sous prétexte de l'améliorer ; le grand principe
du criticisme avait été dès l'origine de séparer la nature de
l'Esprit et de faire le départ entre le Rationnel et l'Empi-
rique ; la Philosophie de Fichte, au contraire, brasse tous les
i. Par suite de celte confusion, les post-Kantiens se sont trouvés en pré-
sence de problèmes qu'une position correcte de la question n aurait pas
soulevée. Fichte [Doctrine de la Science, trad. Grimblot, p. iJ04 et H31) et
surtout SchcUing, dans son système de l'Idéalisme Transcendental, partant
de cette idée que le non-mo liimite le Moi, commencent par exposer la
limitation du point de vue d un observateur placé en dehors de la Cons-
cience, puis ils y substituent le Moi et veulent expliquer comment il s'aper-
çoit lui-même comme borné. Mais ils ne peuvent manquer de signaler que
la Conscience de la limitation exige que le Moi franchisse la limite; autre-
ment, en effet, le Sujet n'aurait pas d'Objet pour lui servir de corrélatif; au
contraire, pour un observateur indépendant, le Moi se trouve limité bien
qu'il reste en-dc<;à du point de contact avec le Non-Moi. Ne pouvant rendre
compte de cette particularité, les deux philosophes imaginent alors que la
limitation est contradictoire avec l'essence inliniment active de lEsprit
absolu et que, pour lever cette contradiction, le Moi recule sans cesse les
bornes de sa sphère, réduisant p'Ogtcssivement le Non-Moi au Non-Etre è
travers les différents moment-; de la Dialectiiiue. Ils ne s'aperçoivent pas
qu'une contradiction ne saurait subsister un seul instant et que la diiïiculté
vient uniquement de leurs suppositions urbitrair s. La Conscience étant
une synthèse catégorique, comme l'ont bien vu Renouvier {Nouvelle Mona-
dologie, p. 111) et Hamelin {Essai, etc.. p. 330 331) s'il est clair que le Sujet
et rObjf^t doivent être inclus logiquement, dans la compréhension du troi-
sième terme, l'^n se plaçant dans l'hypothèse d'un moi vu par un spectateur,
ce qui est d'ailleurs, inintelligible. Fichte et Schelling en font une force
naturille, opposée à l'activité antagoniste du non-moi et à laqu' Ile devraient
s'appliquer les principes de composition de toutes les autres forces phy-
siques; la sensation, qui est, pour eux, la limite commune du sujet et de
l'objet, serait alors comme la surface de l'Océan dans uric marée de quadra-
ture, où l'attraction du soleil limite celle de lalune d'une miini-Te purement
externe. — Aussi bien la Théorie de la Science fait-elle constamment usage
d'expressions comme l'activité et la passivité dans le Moi et le Non-Moi
(trad. Grimblot p. 70 et suiv.) ; elle suppose (p. '^Iw, 220 et 22!) que l'acti-
vité inflnie du Moi a reçu un choc, qu'elle remplit une sphère qu'elle se
réfléchit sur elle-même . en un mot Ls mélaphures mécaniques et maté-
rielles s'y rencontrent à chaque page; mais comnn; Fichte ne jicut en pro-
fiter pour appliquer les malhémaliques aux soi-disant activités qu'il étudie,
tout reste dans le vague et c'est ce qui rend la lecture du livre si rebu-
tante.
144 L ANNKIÎ PFriLOSOPniQUE. 1911
éléments du Savoir eu un tout où la Physique, la Logique de
la Morale s'empruntent l'une à l'autre leurs règles et leurs
caractères. Sou moi pur est une chimère de l'imagination,
une déformation malheureuse de laperceptiou de Kant et,
parti des confins de l'acosmisme éléatique, le système aboutit
à un naturalisme évolutiouuiste à la manière de Spencer \
Après cette critique de Fichte, il nous restera peu de chose
à ajouter en ce qui concerne Hegel. Fichte, selon Scho-
penhauer, est le miroir grossissant des défauts de Kant ^ ; l'on
peut ajouter que L'Encyclopédie des sciences philosophiques exa-
gère eucore les erreurs de la Théorie de la Science. La déviation
de la pensée critique s'y accentue d'une manière de plus en plus
marquée. Le devoir-être est éliminé, l'idéal se réalise dans l'es-
prit absolu, mais 1 interprétation du système n'eu devient ni
plus claire ui plus facile. Et non seulement, la question se
pose en théorie de savoir quelle a été la pensée véritable de
Hegel ; mais, historiquement, diverses explications ont été
proposées et l'on a eu ce spectacle d'une doctrine dont les dis-
ciples se distinguaient en droite, centre, gauche et extrême
gauche à l'imitation des assemblées politiques. Encore est-il
bon de remarquer que les parlementaires ne se sont jamais
targués de principes identiques el qu'un Socialiste est excu-
sable de ne pas se rencontrer sur tel ou tel point particulier
avec un monarchiste ou un plébiscitaire, attendu qu'il part
de conceptions diamétralement opposées aux leurs; les sec-
tateurs de Hegel, au contraire, interprétant les formules du
Maître, se retrouvaient à tous les points cardinaux de la
pensée philosophique, et cette divergence, n'est pas faite pour
inspirer confiance en une doctrine que chacun reste libre de
comprendre à sa façon. — Si on le rapproche des théories
fichtéennes, l'hélégianisme apparaît surtout comme une com-
plication. Au lieu de partir du moi pur, Hegel se place d'abord
en face de l'être, puis arrive à l'essence et à la notion, dont
l'idée absolue clôt le dialectique en opérant le passage de la
logique à la nature. Celle-ci, comme élément irrationnel,
s'oppose à ridée, la nie et se concilie avec elle dans l'esprit
1. Il est bon de remarquer que l'évolution, chez Ficlile, est toute pénétrée
de moralité, ce qui rapproche son système de celui de Socrétan; mais, pour
notre objet, peu importe, les lois morales n'étant pas moins a-logiques que
les lois physiques.
2. Essai sur le fondement de la Morale. Trad. Burdeau p. 80 et suiv. F.
Alcan.
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 145
dont le dernier terme est l'esprit absolu, la réalisation de
l'idée pour soi. Naturellement, la marche progressive se fait
par thèse, antithèse et synthèse à partir des deux premiers
termes, l'être et le non-être qui se cumbioeut dans le devenir ;
mais, pas plus que Fichte, Hegel n'a songé un seul instant à
distinguer les concepts de contradiction, de corrélation et de
composition. Sa philosophie de la nature n'est qu'une série
de sopbismes, par lesquels il veut forcer les lois de la logique
à régenter les phénomènes matériels. Nous n'insisterons pas
sur ce point, qui a été mis pleinement en lumière par M. Ben,
Croce ' ; le savant auteur italien n'a eu aucune peine à démon-
trer l'inanité de la tentative d'assimiler aux moments abstraits
de la dialectique les degrés, tous réels et tous subsistants, de
la réalité sensible. Mais il n'a pas, semble-t-il, suffisamment
échappé aux prestiges et aux fausses clartés de la logique
transcende?itale et il a persisté bien à tort à voir dans les
catégories une union de contradictoires; par suite, à faire
honneur à Hegel de la découverte d'un principe logique
nouveau, capable de révolutionner la philosophie. Nous
croyons, bien au contraire, que la soi-disant dialectique est
une pure fantasmagorie et que Hegel a reculé au-delà même
de Fichte. Celui-ci avait évité de donner de trop longs déve-
loppements sur le premier et le second principes de la Théorie
de la Science, de manière à arriver rapidement au troisième,
c'est-à-dire à la synthèse du sujet et de l'objet ; avec elle l'on
entrait dans la sphère des réalités empiriques, et, à partir de
ce moment. Ion pouvait à la rigueur, interpréter le système
en un sens naturaliste qui le mettait en posture relativement
satisfaisante. La doctrine de Hegel est plus scrabreuse; la
logique nous oblige à subir toutes les métamorphoses de l'être
en essence et de l'essence en notion, avant de nous trouver en
face de la nature et la question se pose inévitablement de
déterminer la valeur de ces concepts incomplets. M. Noël et
M. Benedetto Croce s'accordent à voir dans l'hégélianisme un
idéalisme où la nature n'existe que par et pour la connais-
sance, n'osant pas imputer à l'auteur d'avoir repris le réa-
lisme de la période anté-kantienne. Nous avouons ne pas être
absolument de leur avis. Sans doute, cette manière de com-
prendre Hegel est admissible, mais il faut avouer qu'elle con-
1. Benedbtlo Croce, Ce qui eal vivant et ce qui est mort de la philosophie
de Hegel. Trad. Buriot, p. 122 et suiv., principalement p. 155.
P1U.0N, - Année philos. 1911, tO
146 L ANNEE PHILOSOPHIQUE, i9H
duit à des conséquonces bien inacceptables, L'Idmtisinc absolu
ne serait, sous cette forme, qu'une réédition du système de
Fichte sous le point de vue de la corrélation, c'est-à-dire que
le dernier terme de la synthèse intellectuelle, l'esprit absolu,
existerait seul et que l'idée et les consciences empiriques,
avec tous les êtres réels seraient réduits à l'état de pures
abstractions. L'acosmisme s'installerait en maître dans la
philosophie, les réalités de la science et de la connaissance
vulgaire n'étant pas suffisamment concrètes. — Pour éviter
cette conclusion, il ne servirait de rien de se réfugier au sein
de l'interprétation absolutiste, déjà rencontrée quand nous
avons examiné la doctrine de Fichte sous le point de vue de
la contradiction, et de faire de l'idée la seule réalité ; les êtres
contingents ne seraient toujours que de vaines apparences, à
cela près toutefois qu'ils ne seraient plus assez universels; de
rechef, la raison sombrerait dans le néant de l'existence phé-
noménale. — La seule interprétation qui ne serait pas exposée
à la même critique consisterait à comprendre Hegel, comme
Fichte, dans le sens évolutionniste. L'idée serait, malgré son
nom un principe physique d'explication des choses; Hegel
rejoindrait Spencer comme le prétendait M. Renouvier* et la
logique, la nature et lesprit ne présenteraient plus qu'un
tableau empirique des développements de l'esseni 'uiver-
gelle. — Nous n'avons pas la prétention de choi.sir e ces
trois explications. Chacune peut se soutenir avec des appa-
rences de raison et aucune ne répond pleinement, sans doute
à l'opinion de lauteur. Comme Fichte, il a oscillé entre les
interprétations possibles, passant de l'une à l'autre suivant la
partie de son système qu'il élaborait tour à tour. Fichte,
cependant avait eu le mérite d'éviter en parole la restauration
du monisme naturaliste et avait essayé de maintenir malgré
tout le principe de Kant, la réduction du monde à la cou-
science, la négation du réalisme physique et spatial; s il a,
finalement sombré dans la philosophie de Schelling, il est
remarquable que Hegel, suivant l'opinion de MM. Noël et
Croce, ait tenté de faire en sens inverse le chemin qu'il avait
parcouru. Sa doctrine serait partie de Schelling pour revenir
tant bien que mal à l idéalisme kantien; mais, en vérité, ni
M. NoëL ni M. Ben. Croce ni M. Reuouvier n'ont réussi, à nos
yeux, à pénétrer la signification véritable de l'hégélianisme,
1. Les principes de la Nature, S» édit., II, p. 133 et suiv.
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE POSTÉRIEURE A KANT 147
et nul ne pourra se flatter d'y parveoir parce que ce système
est, au sens vrai du mot, iuiutelligible. Confusion et Syncré-
tisme de tous lespoiuts de vue, la pensée hégélienne flotte,
au gré de l'interprète, d'Heraclite à Parméuide, de Berkeley à
Spinoza; sans aller jusqu'à dire avec Schopeuhauer que
chacun peut trouver dans ce fatras tout ce dont il a besoin S
il sera bien permis de conclure que, si Hegel a prétendu
donner à l'esprit humain une règle pour s'élever à l'intelli-
gence du monde, il aurait sagement agi en commençant par
lui en fournir une qui permît d'entendre sans conteste les
ouvrages mêmes où la méthode devait se révéler.
Ch. Maillard.
1. Philosophie et philosophes (Parerga e* paralipomena). Trad. Dietrich,
p. 183 (F. Alcan).
L IDÉALISME PERSONNEL D'OXFORD
M. HASTINGS RASHDALL
En 1902 paraissait à Londres un livre intitulé : Idéalisme
personnel, essais philosophiques par huit membres de l'Univer-
sité d'Oxford^. Dans la préface qui ouvre le volume, M. Henry
Sturt explique que ce recueil doit son origine aux conversa-
tions et discussions d'un groupe d'amis attirés tout d'abord
les uns vers les autres par leur qualité commune de mem-
bres de la Société philosophique d'Oxford. Cette Société avait
été fondée au printemps de 1898, et parmi quelques-uns des
membres les plus assidus aux séances une certaine sympathie
de vues s'était très vite manifestée. Au bout de deux ans, le
courant d'opinion était devenu assez défini pour suggérer à
M. Sturt l'idée d'un volume d'essais. Parmi ceux qui sem-
blaient susceptibles d'y collaborer, il fit circuler un pro-
gramme qui formulait en ces termes l'objet du futur ouvrage :
« représenter une tendance de la pensée contemporaine,
signaler une phase ou un aspect du développement de lidéa-
lisme d'Oxford. » Cette tendance fut résumée dans une expres-
sion que M. Sturt croyait créer à l'époque où il rédigea le
programme, quoique, confesse-t-il, l'étiquette semble être
venue d'une manière indépendante à l'esprit d'autres auteurs^
C'est la rubrique qui a été choisie pour titre du volume :
Idéalisme personnel.
1. Personal Idealism. Philosophical Essaysby eight inembers of Ihe Uni-
versity of Oxford. Edited by Henry Sturt. London. Macmillan and Go,
1902.
2. M. Sturt note que le professeur Howison l'emploie pour caractériser
la théorie métaphysique do ses Limites de l'Evolution, ouvrage publié en
1901.
ilJO L ANNÉE PHILOSOPHFQUE. 1911
Les adeptes de l'Idéalisme personnel anglais eslimeut que
le principe de la personnalité a besoin d'être défendu et
affirmé et développé — même dans un pays anglo-saxon. Et
c'est ce qu'ils se sont proposé de faire en cet intéressant
ouvrage. Négligée par quelques-uns des principaux penseurs
de nos jours, la personnalité a été attaquée par d'autres. Ces
attaques sont venues de deux côtés dilïérents : du côté du
naturalisme qui nous dit : vous n'êtes qu'une résultante tran-
sitoire de processus physiques, et du côté de l'absolutisme qui
nous dit : vous êtes une apparence irréelle de l'Absolu. Natu-
ralisme et Absolutisme, voilà les adversaires contre lesquels
l'idéalisme personnel doit lutter.
Pour le naturalisme, cela va de soi. L'idéalisme personnel
n'est qu'un développement du mode de pensée qui a dominé
à Oxford pendant les trente dernières années*, et ainsi il
continue la polémique de la philosophie d'Oxford contre le
naturalisme. L'absolutisme est nu adversaire plus insidieux,
peut être plus dangereux, parce qu'il a en commun avec
l'idéalisme personnel la conviction fondamentale que l'uni-
vers est en sou fond uliime spirituel — assertion qui doit
précisément être maintenue contre le naturalisme.
Tandis que les idéalistes personnels prennent une attitude
agressive et polémique contre le naturalisme, ils estiment
que le meilleur moyen de combattre l'absolutisme, c'est de
lui opposer une construction rivale. H y a longtemps que
l'absolutisme a présenté au inontle sa théorie de la connais-
sance, de la morale et de l'art Cette théorie, si suggestive
qu elle soit, n'a pas sati-fait la généralité des hommes qui
pensent, parce qu'elle ne s'accorde pas avec les faits. « Au
lieu de nous imposer la tâche compliquée de réfuter l'absolu-
tisme, nous nous sommes sentis libres d'adopter nu autre
plan, plus séduisant, qui consiste à ollrir des spécimens d'un
travail construclif fondé sur un principe susceptible de
rendre mieux justice à lexpérieuce. »
Il est à remarquer qu'au bas de la table des matières du
livre publié par M Slurt nue note avertit le lecteur que
cha(|ue auteur n est res|)onsable que de son propre essai.
Malgré leur accord foncier, il y a eu effet entre les collabora-
1. Vî. Hôff'iin^n'a pas l'air biea sûr de l'esactitude de cette prétention :
« Ce dernier courant, écrit il. croit être un prol"ngt»tiieat du courant de
pensée ijui règne depuis trente ans à O.îford. h (Philosophes contemporains,
p. 64).
l'idéalisme personnel d'oxford loi
leurs dont les travaux se Irouveut groupés, des divergences
importantes. Parmi eux figure M. Hastiugs Rashdall, fellow
et tuteur du New Collège, qui a écrit le huitièuie essai sur la
Personnalité humaine et divine : c'est lui que nous choisirons
dans ce groupe de philosophes d'Oxford, pour exposer avec
quelque détail et apprécier ses vues. Il a du reste publié
d'autres travaux encore que l'étude recueillie par M. Sturt.
On lui doit un Essai sur la base uUime du théisme \ un gros
ouvrage en deux volumes intitulé : Théorie du bien et du mal^,
un petit volume sur la philosophie et la religion^, diverses con-
tributions aux procès-verbaux de la Société Aristotélicienne
(Vobjecticité morale cl ses postulats. — La Causalité et les
principes de la preuve historique — Nicholas de Ultricuria, un
Hume du moyen 'îge\) enfin divers articles dans le Mind, dans
le Hibbcrt Journal-
Dans sou étudesur la philosophie coutemporaine en Grande-
Bretague, M J. S Mackenzie, professeurà l'Université de Gar-
dilï, écrivait naguère : « On s'est beaucoup servi, dans ces der-
nières années du ternie « Méalistne personnel » pour délinir
l'attitude de ceux qui attachent une importance spéciale à la
réalité irréductible de 1 individu. Presque tous les écrivains
de celte école ont été plus ou moius iufluencés par Lotze... Un
des écrivains les plus caractéristi(]ues de cette école est
M. le docteur Hastiugs Rashdall qui a développé sa philoso-
phie et plus particulièrement les conséquences morales de sa
philosophie dans un livre très étudié sur la « Théorie du Bien
et du Mal ». M. Hastiugs Rashdall se rapproche de Berkeley
plus qu'aucun de ses prédécesseurs... Tout ce que je puis
1. The Ultiraale Basis of Theisni. Essai publié dans un volume inlitulé :
Conlentio Verilalis. Fssays in conslructive theology, by six Oxfoi'd Tutors
London. John Murray, l'JOf.
2. Tlie Theory ofGood and Evil. A treatise on moral philosophy. Oxford,
At the Clarendon Press . 4907.
3. Philosophy and Religion. Six lectures deliverod at Cambridge. Lon-
don, Duckworth et Co, 1909. — M. Rashdall déclare lui-môrae que les
conférences dont le groupement forme ce petit volume peuvent être legar-
dées comme étant tantôt une condensation, tantôt un développement de
i'Essai sur la base ullime du Ihéisme, et que plusieurs des problèmes dis-
cutés dans les conférences ont été traités plus sysiématiquemont dans l'Es-
sai sur la personnalité et d »ns la Théorie du bien et du mal [Philosophy and
Religion, préface, p. ix-x.)
4. Procceilings of the Aristotflian Society. London, Wt//mn!.s and Nor-
gale. New Séries: Moral objertivity and ils postulâtes (vol. V, 1!)05), Gau-
sality and the principles of hislorical évidence (vol. VI, 1906). Nicholas de
Ultricuria. A Mediœval Hume (vol. VII, 1907).
J52 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 19H
iaire, c'est de renvoyer le lecteur à la « Théorie du Bien et du
Mal » par Rashdall, l'ouvrage le plus considérable qui ait été
écrit au point de vue de l'école en question '. »
I
M. Rashdall revendique catégoriquement pour lui-même le
litre d'idéaliste personnel : « La conception de l'Univers que j'ai
tâché très inadéquatement d'exposer, déclare- t-il , est une forme
d'Idéalisme'-. De plus, en tant qu'elle reconnaît l'existence —
quoique non séparée ni indépendante — de plusieurs personnes,
en tant qu'elle regarde à la fois Dieu et l'homme comme des
personnes, sans essayer de submerger l'existence d'aucune
d'elles dans une conscience qui enferme tout, comprennetout,
on peut l'appeler une forme d'Idéalisme personnel'. »
D'après M. Rashdall, il n'y a pas de chose telle que la
matière en dehors et à part de l'esprit. Les choses ne sont pas
des réalités existant par elles-mêmes, elles ne sont réelles que
lorsqu'elles sont prises dans leur relation avec l'esprit. Elles
existent pour l'esprit, non pour elles-mêmes. Elles existent
pour l'esprit, puisque les choses, telles qu'elles nous sont
connues, sont constituées : 1° par des expériences (sentiments,
feelings) réelles ou par un contenu idéal dérivé du sentiment
réel ; 2' par des expériences conçues comme possibles; 3° par
des relations. Aucun de ces éléments ne peut exister à part
de l'esprit. En particulier, une relation n'existe pas indépen-
damment de l'esprit qui la conçoit, qui tient ensemble les
deux termes et saisit le rapport entre eux. Tout ce que nous
connaissons, tout ce dont nous pouvons intelligiblement affir-
mer l'existence doit être, soit un sentiment, soit une qualité
susceptible d'être sentie, soit une relation, soit quelque com-
binaison de ces trois termes ^
Les choses hors de notre esprit ne peuvent pas être sem-
blables aux choses dans l'esprit. L'impossibilité de choses
matérielles existant eu elles mêmes ressort spécialement du
caractère subjectif ou idéal de l'espace. L'espace est fait de
relations ; l'espace doit donc être « subjectif » dans ce sens
1. Revue de métaphysique et de morale, t. XVI, 1908, n» y, p. 593-695.
2. Cf. Personality, p. 370. Vltimate Basis, p. 7.
3. Philosophy and Religion, p. 120-121.
i. Vltimate Basis, p. 13. 15.
l'idéalisme personnel d'oxford 153
qu'il est fait par l'esprit, qu'il existe seulement par rapport au
sujet qui le saisit. Et la subjectivité de l'espace emporte avec
elle la subjectivité de tout ce qui est daus l'espace '.
M. Rashdall se réfère souvent à Berkeley comme au pen-
seur dont il relève le plus immédiatement : « Ses écrits,
déclare-t-il, demeurent l'expression classique de l'opinion que
tous les idéalistes conséquents s'accordent à accepter comme
la base d'une vraie théorie de l'Univers — 1 opinion que la
« matière » ou les « choses » existent seulement dans l'esprit
ou « pour l'esprit, que l'idée de matière sans esprit est une
absurdité impensable- «. Toutefois notre auteur se défend, et
avec raison, d'être un berkeleyiste pur. A l'un de ses cri-
tiques qui l'en avait accusé, il réplique avec décision : « Le
professeur Watson semble admettre que, parce que j'ai plus
de respect pour Berkeley que quelques autres idéalistes, je
suis tenu d'endosser toutes les erreurs sensationnistes de
Berkeley ^^ ». M. Rashdall estime que Berkeley a besoin d'être
corrigé par Kant*. « Berkeley, explique-t-il, est sans aucun
doute tombé dans l'erreur de traiter notre connaissance
comme si elle était une pure succession de sentiments : il a
ignoré beaucoup trop — quoiqu'il ne l'ait pas ignoré complè-
tement — cet autre élément de notre connaissance, la relation
intellectuelle, ici sans doute il a été corrigé par Kant, et à
peu près tous les idéalistes modernes doivent avouer qu'ils
sont sur ce .point redevables à Kant. Même dans l'acte de
saisir une succession d'idées, daus le simple fait de recon-
naître que telle sensation vient après telle autre, il y a un élé-
ment qui ne peut pas être expliqué par la pure sensation. La
perception du fait que telle sensation est venue après telle
sensation n'est pas elle-même une sensation ))^ Ailleurs
encore M. Rashdall reproche à Berkeley de « chercher à
1. Ibid.
2. Ullimale Dasis, p. 8. — Si c'est Berkeley qui a fait la vraie découverte
de l'imniatOrialisme, il y a eu un penseur au moyen-àgo. presque ignoré
des historiens de la philosophie, Nicolas d'Autrecourt, doyen de Metz, qui a
devancé Berkeley au .xiv» siècle iPhUosophy and Relir/ion, p 11-li). M. Rash-
dall a consacré à cet idéaliste ignoré une étude dans un discours présiden-
tiel à la société aristolélicienne (discours publié dans les Proceedings de
cette société, volume de 1907).
3. Prof. Watson on Personal Idcalism. A Reply (dans le Mlnd. New
Set-ies, vol. XVIII. 1909, p. 107 note).
4. UUhnale Basis, p. 8. Philosophy and Religion, p. 27.
5. Philosophy and Religion, p. 27.
Ibi l'année l'HILOSOl'HIQUK. 1911
expliquer l'espace en le réduisant à de pures sensations subjec-
tives : à cet égard et à plusieurs autres il a été corrigé par
Kunt et les idéalistes post-kantiens... Il faut ajouter aux sen-
sations ce que Kaut appelait les « catégories » intellectuelles
de Substance, de Quantité, de Qualité, etc. » K
On voit que, quelle que soit la dette de M. Raslidall à l'égard
de Berkeley et de toute l'école einpiriste anglaise, il n'en est
pas moins un rationaliste très convaincu. A plusieurs
reprises il repousse la méprise, trop répandue, qui consiste à
réduire la raison au simple rôle de tirer des inférences à par-
tir de certaines prémisses -. Il tient que l'espace ne dérive pas
« du pur sens » (from mère seuse), mais qu' « il est une
forme de noire pensée, ou, en langage k;iutien, uue forme de
notre sensibilité » ^. 11 estime que la causalité ne se réduit pas
à la pure succession, ni à la succession uniforme qu'on ne
peut <> tirer cette idée de l'expérience comprise dans le sens
de l'empirisme seusationnisie », mais que c'est « une catégo-
rie ultime, purement a priori^ qui ne peut être définie »'.
« Nous avons la conviction a priori — aussi claire et aussi
forte que notre conviction a priori que deux et deux font
quatre et ne peuvent faire six — que les événements ne
peuvent arriver sans cnuse »^ « Nous n'avons pas besoin,
déc!are-t il d'ailleurs, d'examiner des milliers de cas où deux
s'ajoutent à deux pour être tout à fait sûrs que le résultat est
toujours (jualre. et en faisant (tette inférence nous ne faisons
pas ap[)el à une loi plus générale d unifoiniilé. Nous voyons
simplement (|ne cebi est et doit toujours être. Stuart Mill
sans doule nous dit qu il n'a aucune diirii'uilé à supposer que
dans la région des étoiles lixes deux et deux puissent faire
cinq, mais personne ne le croit. En tout cas il en est peu
parmi nous qui puissent [)rétendre à de tels exploits d'élasti-
cité iutellectnelle Aucune accuinnlalion de témoignages pro-
duits par des voyageurs revenus des étoiles fixes, quand bien
même ce ser-aient des évêijues du caracière le plus élevé ou de
savants professeurs de sciences physi(|ues, ne nous induirait
à donner créance un seul momeui à un tel récit. Nous voyons
i. Philosophy and Rfligion, p. la-16.
2 l'hi!ns)pln/ and Religion, p. llfi. — Art. sur uu livre de M. Galloway
dans le Hibbert Journal di^ janvier 190fi. p. 440.
3. U tiniale Rasis. pp l'J 2 >. Pliilosophy and Religion, p. 51.
4. Ullimafe Basis. p. 29. Personality, p. 3Ty-;{80.
5. VltJmale Basis, p. al.
L IDEALISME PERSONNEL D OXFORD 15b
simplement que deux et deux doivent faire quatre, et qu'il est
inconcevable qu'ils fassent jamais cinq, même exceptionnel-
lement » ^
L'idéalisme de Berkeley était tout entier suspendu à l'exis-
tence de Dieu. M Rashdall ne répudie pas celte partie de la
doctrine. Bien au contraire, il la reproduit et y insiste. Le
monde doit exister dans un esprit. Mais son esse ne peut rési-
der uniquement dans des esprits tels que les nôtres. « Ma
propre raison, faisant des inféreuces à partir de ma propre
expérience, m'assure que le monde existait alors que je
n'étais pas — lorsqu'aucun ancêtre humain ou infra-humain
n'était là pour contempler la planète en fusion ou la nébuleuse
en train de se contracter. Je ne puis pas comprendre mon
expérience présente sans faire cette supposition. Il doit donc
y avoir eu une conscience pour laquelle le monde a toujours
existé. Le fait même que je sais qu'il y a des choses que je ne
connais pas, et que ce que je connais, je ne le connais qu'im-
parfaitement, prouve l'existence d'une intelligence univer-
selle qui connaît parfaitement, si le mot être (quand il est
appliqué à une chose) signifie être expérimenté, éprouvé.
L'idéalisme prouve donc l'existence d'un Penseur universel » ".
Il la prouve d une façon « absolument couvaiucante et logi-
quement irréfutable ». « L'existence de Dieu est une absolue
nécessité de la pensée. Elle n'est pas prouvée à la façon où
une vérité particulière de science peut être démontrée, comme
découlant logiquement de quelque autre vérité particulière.
Et il ne me paraît pas non plus, à moi du moins, que lexis-
tence de Dieu soit évidente par elle-même dans le sens où les
axiomes des mathématiques sont évidents par soi. Mais c'est
une croyance qui est nécessaire pour expliquer notre expé-
rieuce. On s'aperçoit à la réflexion qu'elle est nécessairement
impliquée ou enveloppée dans toute notre expérience » ^.
Le Penseur universel auquel l'idéalisme nous conduit doit
être non seulement raison, intelligence, connaissance, mais
encore sentiment et volonté, car psychologiquement nous ne
pouvons concevoir ce que pourrait bien être cette abstraction :
une pensée pure, séparée de toute connexion avec le sentiment
et la volonté. Dans toutes les consciences que nous connais-
1. Philosophy and Religion, p. 33.
2. Personalily. p. 376. Cf. Vltimate Basis, p. 20-21.
3. L'itimate Basis, p. 20-il.
156 l'année philosophique. 1911
sons, dans chaque moment de notre propre conscience immé-
diate claire, nous trouvons pensée, sentiment, volonté *.
Ainsi bien peut-on arriver à établir l'existence de la
Volonté divine par une autre voie, par l'étude de l'idée de
causalité. Dans nos expériences de la nature externe, nous ne
rencontrons rien que succession, jamais causalité. L'unifor-
mité de la nature est un postulat de la science physique, non
une nécessité de la pensée. L'idée de la causalité est dérivée
de notre conscience de la volition. Causalité = activité. C'est
en vain que l'on essaie parfois, comme l'a fait Hume, de
détruire en l'expliquant cette conscience immédiate de la
volition, en disant que tout ce que je connais immédiatement
se réduite la succession de mes expériences subjectives ^ La
causalité vraie et intégrale implique à la fois la cause finale
et la cause efficiente. Nous savons pourquoi une chose est
arrivée quand nous savons : 1° qu'elle a réalisé une fin à
laquelle la raison attribue de la valeur, et 2° quelle a été la
force ou plutôt (pour éviter les abus dont le mot est suscep-
tible) l'être réel qui a changé cette fin de pure idée en actua-
lité, c'est à-dire en expérience actuelle de quelque âme^
D'une telle activité nous avons conscience en nous mêmes. La
volition nous présente l'union de la force ou pouvoir avec
une fin consciemment saisie. L'idée de cause et l'idée de
volonté s'impliquent l'une l'autre mutuellement. Cela posé,
de quelques-unes de ses expériences l'homme trouve la cause
en lui-même. Il a conscience d'être la cause de ses propres
actions, c'est-à-dire il a conscience de déterminer ses propres
volitions, et en de certaines limites il trouve que cesvolitions
produisent des effets dans le monde de son expérience. Il veut
manger, et, si son organisme est dans un état de santé, si la
nourriture est à sa portée, il mange eu effet. Mais là où
aucune volition semblable ne s'est produite, les expériences
qui lui arrivent ne sont pas, il lèsent, causées par lui-même;
plusieurs d'entre elles sont imprévues, plusieurs même sont
peu bienvenues. Il ne les cause pas : pourtant sa raison lui dit
qu'elles doivent avoir une cause. Si la seule cause dont j'ai
immédiatement conscience est la volonté d'un être rationnel
conscient, n'est-il pas raisonnable d'inférer que quelque acti-
1. Philosophy and Religion, p. 44. Vllimale Basis, p. 23-25, 31-32. Perso-
nality, p. 380.
2. Philosophy and Religion, p. 40.
3. Personaiity, p. 380. Ultimale Basis, p. 30.
l'idéalisme personnel d'oxford 157
vite analogue est à l'œuvre dans le cas de ces phénomènes que
nous ne voyous aucune raison d'attribuer aux actions volon-
taires des hommes et des animaux^? Si les évéuements
doivent avoir une cause — et nous ne connaissons aucune
autre cause que la volonté — il est raisonnable d'inférer que
les événements que nous ne causous pas doivent être causés
par quelque autre volonté, et l'unité systématique de la nature
implique que cette cause doit être une volonté. Ainsi, c'est
une nécessité de la pensée de supposer que rien de ce qui
commence ne peut commencer sans une cause pour laquelle
il commence à être. L'unité de la nature réclame une cause
unique, une Cause Universelle, une Volonté universelle qui
s'est proposé une fin -.
La réalité ultime, le fondement ou la source ou la cause de
tout ce qui arrive doit être une volonté rationnelle. Si l'on
admet un Penseur universel en le concevant comme une
volonté, il faudra le concevoir comme voulant tout, comme
voulant au moins tout ce qui n'est pas voulu par quelque
volonté moindre. Nous sommes conscients d'objets que nous
connaissons et voulons, et d'autres que nous connaissons, mais
que nous ne voulons pas. Dieu doit vouloir tous les objets
de sa propre pensée, c'est-à-dire le monde ^.
Nous sommes ainsi conduits par la spéculation idéaliste à
attribuer à Dieu dans leur perfection tous les traits caracté-
ristiques qui sont impliqués dans l'idée de personnalité, et
qu'aucune personne humaine ne réalise jamais en entier. Le
Dieu qui connaît parfaitement le monde imparfaitement
connu de nous, possède de même parfaitement la personnalité
que nous ne possédons qu'approximativement. Dieu est un
être qui persiste à travers ses expériences successives, qui se
distingue lui-même des objets de sa pensée, qui se distingue
lui-même de toutes les autres consciences, et qui veut en har-
monie avec la conception d'une fin ou d'un bien idéaP. Il y a
des personnes qui hésitent à lui attribuer la personnalité,
parce que la personnalité semble porter avec elle les limita-
tions de la personnalité humaine. Si tout ce que l'on entend
par de tels scrupules, c'est que Dieu ne peut pas être conçu
1. Philosophy and Religion, p. 41.
■2. UUimate Basis, p. 26-27.
3. Persoiiality, p. 377. UUimale Basis, p. U.
i. Personality, p. 376.
158 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
comme sujet aux mêmes limitalious de puissance et de cou-
naissance que les personnes humaines, il pourrait être fait
droit à l'objection en disant que Dieu doit être conçu comme
supra personnel. « Après tout, nous pouvons dire avec Lotze
que lidéal de la personnalité est un idéal qui n'est jamais
pleinement réalisé par la conscience humaine, et que Dieu est
le seul être qui soit dans le sens le plus plein et le plus com-
plet une personne ^ »
II
Le monde doit être conçu comme étant en dernière analyse
une expérience dans l'esprit de Dieu, expérience dont cer-
taines parties sont communiquées progressivement aux
esprits inférieurs tels que nous. Et cetie expérience — à la
fois l'expérience complète qui est dans son propre esprit et
aussi la partie qui eu est communiquée aux esprits inférieurs
— doit être conçue comme voulue par Dieu. Cette expérience
— le monde tel que nous le connaissons — consiste dans un
certain nombre de changements qui se produisent dans le
temps. Devons-nous concevoir la série des événements dans
le temps comme ayant un commencement et comme devant
avoir peut être une fin, ou comme étant sans commencement
ni lin ? Que faut-il penser de lidée théologique de création,
qui a été souvent définie comme création de rien ? On a par-
fois prétendu que l'idée de création ou de commencement
absolu du monde était impensable. C'est une assertion a
priori, injustifiée — tout aussi peu justifiée que l'idée connexe
d'après laquelle l'uniformité de la nature serait une nécessité
afrioriAe la pensée. Sans doute la notion d'un absolu com-
mencement de toutes choses est assez impensable : si nous
concevons Dieu comme ayant créé le monde à un point défini
du temps, nous devons supposer que Dieu lui-même a existé
avant celte création. Nous ne pouvons pas concevoir un
événement dans le temps sans concevoir un temps avant lui,
et le temps ne peut pas être conçu comme un temps purement
vide. Il doit nécessairement y avoir eu des événements de
quelque espèce, quand bien môme ces événements seraient
conçus comme des expériences purement subjectives n'impli-
quant aucune relation à l'espace. Un commencement de l'exis-
1. Ultimaie Basis, p. 32-33.
l'idéalisme personnel d oxford 159
tence est à vrai dire impensable. Mais il n'y a aucune difficulté
à supposer que cette série particulière de phéuomèDes qui
constitue notre Univers physique peut avoir eu un commen-
cement dans le temps. D'un autre côté, il n'y a pas de preuve
positive qu'elle ait eu un tel commeucemeut ^ En dernière
analyse, la question de savoir si notre univers matériel, con-
sidéré comme l'objet de l'esprit, a eu un commencement et
aura une fin, est une question que nous u'avons aucune
donnée pour décider-. Il est sans doute plus difficile de nous
représenter un commeucement de l'espace ; et la notion d'un
espace vide, éternellement pensé, mais nou éternellement
rempli par une série quelconque de phénomènes de lespèce
de ceux qui occupent présentement l'espace, est uue concep-
tion plutôt difficile, quoiqu'elle ne soit pas absolument
impossible. La question, par conséquent, de savoir s'il y a eu
un commencement de la série des événements qui constituent
l'histoire de notre monde physique doit rester ouverte.
Naturellement si l'argument de lord Kelvin est accepté, s'il
est justifié à prétendre en se fondant sur des motifs purement
physiques que la distribution présente de l'énergie dans
l'univers est telle qu'elle ne peut être résultée d'une série
infinie de changements physiques antérieurs, si la science
peut prouver que la série est finie, les conclusious de la science
doivent être acceptées. La métaphysique n'a rien à dire pour
ou contre une telle opinion. C'est une question de physique
sur laquelle M. Rashdall déclare ne pas se risquera exprimer
une opinion quelconque".
On ne s'explique pas bien la timidité de l'analyse du philo-
sophe d'Oxford. La conception qu'il se fait de l'idée de la cau-
salité et la preuve qu'il a tirée de cette idée même eu faveur
de l'existence de Dieu devraient le conduire plus loin, semble-
t-il. Il est assez curieux qu'il ne voie pas que si le monde est
subordonné à la volonté de Dieu, est voulu par Dieu, s'il est
un produit de la volonté de Dieu, il résulte inévitablement
d'un acte, et suppose par conséquent un temps où il u'était
pas et un temps où il a commencé d'être. La question du
commencement de notre univers ne peut rester une question
ouverte pour qui croit à un Dieu cause.
1. Philosophy and Religion, p. S7-89.
-2. Philosophy and Religion, p. l'.'O. Personalili/. p. 393.
3. Philosophy and Religion, p. 89-00.
460 l'année l'IIir.OSOPHIQUE. 1911
La difficulté du commencement de l'espace n'eu est une que
pour les réalistes M. Rashdall concède que ce n'est pas une
conception absolument impossible, mais il tient à ce qu'elle
soit un peu difficile. Ou ne voit pas bien cette difficulté dans
le point de vue idéaliste intégral, qui n'admet pas la réalité
vraie de l'espace et proclame la contingence de l'espace par
rapport à l'esprit. Il faut toutefois remarquer que si notre
auteur aboutit eu somme à concevoir l'éternité a parte ante
comme une succession infinie, et à éterniser la succession
dans le passé, il ne semble pas éterniser de la môme façon
l'espace, puisque, au cas où on admettrait le commencement
du monde pbysique, il se borne à postuler auparavant des
événements qui n'impliquent pas de relation au lieu.
Toute la discussion sur le temps et le commencement
manque de la clarté et de la précision qu'y eût introduites la
critique de linfîni. Indépendamment des données et des
résultats de la science, la métaphysique a parfaitement son
mot à dire dans le problème. Car la critique de l'infini la
concerne très directement. M. Rashdall paraît mettre sur le
même plan les deux idées de commencement et de fin, mais
la situation est bien différente. 11 n'y a aucune contradiction
logique dans l'idée d'un monde qui ne finira pas ^ il y en a
une au contraire dans l'idée d'une série d'événements passés
qui n'aurait pas commencé. M. Rashdall semble vouloir faire
de l'existence de Dieu avant la création (au cas où l'on admet-
trait une création temporelle), une existence de tout temps
successive, et ainsi il se heurte sans paraître y prendre garde
à la contradiction du nombre infini -. Il est inférieur à
Dùhring à cet égards Mais cette dernière réflexion doit nous
conduire à étudier de plus près les idées de M. Rashdall sur
le temps.
L'idéaliste d'Oxford se pose la question suivante : Est-ce que
1. Si on croit pouvoir ou devoir affirmer la fin de l'univers matériel,
spatial, c'est pour des raisons différentes, et cette fin n'implique pas celle
do tous les esprits.
2. On peut s'étonner que M. Rashdall ne songe pas à appliquer au pro-
blème du temps la négation si nette, qu'il fait ailleurs, de l'infini de quan-
tité : « L'idée d'un univers dans lequel il y aurait une quantité infinie de
bien contient une contradictio in adjecto. Quelque quantité de bien qu'il y
ait dans le monde, nous pourrions toujours demander : « Pourquoi pas plus
de bien? » et ainsi de suite ad inpniium. L'ôtre réel doit être un être
d'une quantité définie. >; (Theory of Good and Evil., t. Il, p. 344-345.)
3. Cf. notre étude sur Diihring. Année philosophique de 1909 (20« année,
p. 105 et suiv.)
l'idéalisme personnel d'oxford 161
la série de tous les événements ou de toutes les expériences,
physiques ou psychiques (non pas uniquement la série parti-
culière qui constitue notre univers physique) doit être conçue
comme finie ou infinie? Et il répond : d'un côté, il implique
contradiction de parler d'une succession temporelle qui aurait
un commencement : un temps qui n'a pas de temps avant lui
n'est pas un temps du tout, pas plus qu'un espace limité ne
serait l'espace. D'autre part, nous trouvons également ou
jDresque également inconcevable l'hypothèse d'une série
infinie d'événements dans le temps : une série d'événements,
qu'aucune énumération possible de ses membres ne rendra
plus petite en rien, est pour nous impensable, dès que nous
la regardons comme exprimant la vraie nature d'une réalité
positive, et non pas comme un simple résultat de l'abstraction
mathématique. Ici donc nous sommes en présence d'une anti-
nomie — une apparente contradiction dans notre pensée —
que nous ne pouvons ni éviter ni surmonter. C'est une des
antinomies classiques reconnues parla philosophie kantienne
— la seule, peut-on ajouter, que ni Kant lui-même ni aucun
de ses successeurs n'ait rien fait pour atténuer ou pour
écarter. L'échappatoire familière aux idéalistes post-kantiens
consiste à dire que Dieu est lui-même hors du temps, et voit
éternellement la série entière en même temps. Mais d'abord
on ne triomphe pas par là de la difficulté : même si Dieu voit
la série entière tout d'un coup, il doit la voir comme limitée
ou comme infinie, et la vieille antinomie perce de nouveau
lorsque nous essayons de penser l'un ou l'autre terme de
l'alternative. Et secondement quand vous essayez de conce-
voir Dieu comme contemplant simultanément une série tem-
porelle tout entière qui lui est réellement présente dans son
ensemble, la série n'est plus une série temporelle. Vous l'avez
changée en quelque autre espèce de série — en une série spa-
tiale, en définitive. Vous avez coupé le nœud, au lieu de le
dénouer. « Je n'ai aucun doute que l'existence de cette antino-
mie n'indique le fait qu'il y a quelque façon de penser le
temps qui supprime la difticulté; mais nous sommes, pour
autant que je puis le voir, incompétents pour la trouver. Les
philosophes répugnent à l'idée d'un problème insoluble.
Qu'ils continuent donc à essayer de le résoudre. Je puis seu-
lement dire que je ne trouve aucune difficulté à montrer la
futilité des solutions, quelles qu'elles soient, de la question du
temps que j'aie rencontrées jusqu'à présent. Pour le présent
PiLLO.N. — Année philos. 1911. H
162 l'année philosophique. 1911
au moins — je soupçonne fortement pour jamais — nous
devons adhérer en cette matière à un respectueux agnosti-
cisme. Nous pouvons montrer l'absurdité qu'il y a à regarder
le temps comme simplement subjectif ; nous pouvons mon-
trer que le temps appartient à l'essence même de l'univers
que nous connaissons; nous pouvons montrer qu'il est aussi
« objectif )) que n'importe quoi d'autre à notre connaissance.
Mais comment concilier cette objectivité avec la difTiculté de
concevoir une succession sans fin, aucun philosophe n'a beau-
coup fait pour l'expliquer ^ » Dieu demeure d'ailleurs, d'après
M. Rashdall, un Dieu créateur, que l'acte de création soit
dans le temps, ou qu'il soit éternellement continu, ou qu'il
soit entièrement hors du temps (s'il y a quelque signification
dans ces termes) -.
Comme ces derniers mots le montrent, la question que
M. Rashdall discute est celle de savoirnonpass'ilyaeuels'ily
a création du monde par Dieu, mais si cette création a été tem-
porelle ou si elle est éternelle — sans commencement dans le
temps — ou si elle est hors du temps. Sur quoi on peut faire
observer qu'il est contradictoire de parler de causalité intem-
porelle : M. Rashdall déclare lui-même que « le temps est
essentiel à l'idée de causalité ^ « L'idée d'une causalité éter-
nelle sans commencement n'est guère plus concevable. En
revanche l'antinomie à laquelle M. Rashdall nous laisse
acculés est, quoi qu'il en dise, susceptible d'une très ration-
nelle solution. Le néo-criticisme français a montré depuis
longtemps qu'une succession infinie passée est positivement
contradictoire : même dans l'abstraction mathématique l'infini
de quantité conçu comme réalisé est contradictoire, tandis
qu'il n'y a — Dûhring l'a fort bien vu — aucune contradiction
à parler d'une succession qui aurait commencé.
On peut regretter que M. Rashdall n'ait pas mieux senti,
avec la nécessité de faire droit à la critique rationnelle de
l'infini, la nécessité de dégager le temps vrai du temps spatial.
Il répugne aux tentatives faites pour afïrauchir les réalités
spirituelles et intellectuelles de l'enveloppe spatiale dont
l'imagination les revêt. Il se refuse à ramener l'intensité à la
qualité, comme M. M. Pillon et Bergson. Il a besoin, pour sa
1. Philosophy and Religion, p. 91-92.
2. Ibid., p. 92.
3. Ibid., p. 41, note.
l'idéalisme personnel d'oxford 163
construction morale, que l'on puisse comparer et évaluer
quantitativement les plaisirs ^ 11 considère le temps comme
continu (en quoi il ne diffère pas sans doute de M. Bergson
qui se fait encore du temps une notion spatiale à ce point de
vue, mais en quoi il diffère très nettement de M. Pillou) : « Il
est quelquefois admis, écrit-il, que nous ne pouvons pas addi-
tionner le plaisir à moins de supposer que le plaisir soit fait
d'un certain nombre de plaisirs isolés, comme si la quantité
était nécessairement discrète. Mais l'espace et le temps et tout
ce qui occupe de l'espace et tout ce qui occupe du temps
possède de la quantité et pourtant l'espace n'est pas constitué
de points ni le temps de moments-. >^ Le caractère spatial du
temps tel que le conçoit M. Rashdall se montre encore dans
ces lignes : « Le plaisir le plus bref occupe un temps sensible :
et il n'y a pas de temps dont on ne puisse concevoir qu'il soit
subdivisé en deux moitiés. Le plaisir doit être dans le temps,
et le temps ou l'état temporel qui est incapable d'être divisé
n'est pas du temps ou dans le temps ^ » Enfin, à propos de
l'ouvrage de M. Bergson, VEssai sur les données immédiates de
la conscience, M. Rashdall formule ses réserves en ces termes :
« Je ne puis le suivre dans sa tentative de montrer qu'il est
absurde de dire qu'un état psychique est plus intense qu'un
autre — que les états psychiques diRéreni seulement qualitati-
vement, et qu'il n'y a pas de chose telle qu'une quantité inten-
sive... M. Bergson me parait encore plus échouer dans sa
tentative de montrer qu'il n'y a pas de quantité même dans la
durée réelle (la durée telle qu'elle est expérimentée réelle-
ment). Il indique d'une manière instructive bien des erreurs
qui ont pris naissance dans le transport au temps des traits
caractéristiques de l'espace : il est moins convaincant quand
il affirme que le temps et l'espace n'ont absolument rien de
commun, et que l'application de l'idée de quantité à des états
mentaux naît non seulement d'un transport, mais d'un trans-
port illégitime d'idées spatiales au temps *. »
Si on dégage le temps vrai du temps spatial, la critique de
l'infini conduit forcément à admettre que le nombre des rap-
ports de succession relatifs au passé est fini, qu'il y a donc eu
1. Tkeory of Good and Evil., t. II, pp. 16, 17, 22, 23, 2o, 27-28.
2. Ibid., t. II, p. 28.
3. Ibid., p. U.
4. Ibid., p. 26.
164 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
un premier rapport de succession, que ce rapport n'a existé
comme tel qu'avec le second terme (le premier étant en
dehors de la succession elle-même) et donc que la succession
a commencé, ayant derrière elle un terme non-successif,
quoique non-intemporel, car on doit y mettre la simulta-
néité. Une fois eu possession de ce résultat, on concevra la
création comme un acte qui ne peut pas ne pas impliquer la
succession ainsi que tout acte, soit que Ton veuille faire com-
mencer la succession avec ou qu'on veuille la faire commen-
cer avant l'acte créateur.
Et une fois qu'où a fait droit à la critique de l'infini et qu'on
a dégagé le temps vrai du temps spatial et continu, on
n'éprouve plus les surprenantes timidités de M. Rashdall en
présence de la question de savoir si oui ou non le temps est
réel pour Dieu, si oui ou non Dieu est temporel. Visiblement
M. Rashdall incline vers le oui. Mais il n'ose pas le prononcer
avec toute la vigueur que Ion attendrait et que l'on souhaite-
rait. Il reproche à M. Galloway de concevoir son Dieu comme
intemporel et d'accepter ainsi une opinion qui, «à moins d'être
sérieusement modifiée et expliquée », appartient plutôt au
panthéisme de Hegel ou de M. Bradley qu'au monothéisme
de Lotze '■. Mais pourquoi la réserve mise entre guillemets ? Il
n'y a pas de « modification » ni d' « explication » qui serve.
C'est absolument et catégoriquement qu'il faut rejeter l'idée du
Dieu intemporel. De même M. Rashdall écrit : « Le temps est-
il objectif ou subjectif ? Est-ce que l'Absolu est dans le temps,
ou est-ce que le temps est dans l'Absolu ?... J'ai essayé, tout
en admettant que le moi individuel est dans le temps, d'éviter
un langage qui fût nécessaiî'einent inconciliable avec la thèse
que Dieu est « hors du temps ». J'ajouterai seulement ici qu'un
examen complet de cette question pourrait nous conduire à la
conclusion que, comme il nous a paru légitime d'insister sur
ce que tout sens dans lequel la connaissance divine pénètre
la conscience individuelle doit être un sens qui laisse à l'indi-
vidu sa pleine individualité, sa pleine personnalité, sa pleine
réalité, ainsi tout sens dans lequel nous pourrions trouver
nécessaire d'admettre que la connaissance divine dépasse les
distinctions du passé, du présent et du futur, tout sens dans
lequel Dieu serait, pour employer l'expression du moyen âge,
supra tempus, doit être un sens qui permette de maintenir à
1. Hibberl Journal, ia,n\iGV 1906, p. 441.
L IDÉALISME PERSONNEL d'oXFORD 165
la conscience temporelle dans laquelle les individus vivent
sans aucun doute, une réalité également vraie, quoiqu'il
puisse et qu'il doive .sans aucun doute y avoir des aspects de
cette réalité que nous ne comprenons pas pleinement K » De
même enfin, lorsque M. Rashdall s'élève contre l'identification
de Dieu et de l'Absolu philosophique-, lorsqu'il déclare que
Dieu n'est pas l'Absolu, et que, si l'on tient à conserver le
mot, « dont on pourrait bien se passer », il faut concevoir
l'Absolu comme une société qui comprend Dieu et tous les
autres esprits ensemble, donnés non seulement avec ce qui
les caractérise individuellement, mais avec toutes les rela-
tions qui les relient, il conclut : « L'Absolu éternellement est
un Dieu qui persiste à travers le temps (ou, s'il en est ainsi, un
Dieu qui est supra tempus) en même temps que des moi qui
sont éternellement présents à l'esprit de Dieu, mais qui com-
mencent à avoir leur être réel, en accord avec sa volonté, à
des moments particuliers du temps ^. »
Comment, demanderons-nous, pourrait-on sans contradic-
tion affirmer un Dieu qui aurait été supra tempus avant 'd'être
in tempore et qui serait encore supra tempus en même temps
qu'm temporel. Que notre idée actuelle du temps, voilée et
souvent défigurée par l'espace ne soit pas entièrement adé-
quate, il ne faut pas songer à le constester. Si déjà sans sor-
tir de l'humanité le temps ne fait pas sur l'adulte la même
impression psychologique que sur l'enfant, à combien plus
forte raison le temps fera-t-il, si l'on peut s'exprimer ainsi,
une impression différente sur Dieu, d'autant que Dieu est
affranchi des voiles de l'espace et de la matière. Mais les con-
sidérations de cet ordre ne vont pas à prouver que Dieu est
en dehors ou au-dessus du temps : le temps fait partie de sa
nature, seulement il le connaît tel qu'il est et il en possède la
connaissance et le sentiment normaux. M. Rashdall n'a nulle
part indiqué avec la précision qu'il eût fallu les rapports du
temps avec la personnalité, et avec la moralité, l'action *. On
ne voit pas plus de raison de dire que Dieu est supra tempus,
ou de dire qu'il est supra personalitatem que de dire qu'il est
supra moralilatem. M. Rashdall aurait bien dii s'apercevoir
1. Personalily, p. 392.
2. Ibid., p. 392-3'J3.
3. IbicL, p. 393.
4. Il y a sans doute fait allusion dans son Essai sur l'objectivité morale
et ses postulats, p. 27-28.
166 l'année philosophique. 1911
que supra -personnel, supra- temporel, supra -moral, sont
trois termes connexes qui subsistent ou tombent ensemble, et
puisque avec toute raison il repousse énergiquement le Dieu
supra-moral ', il aurait bien dû écarter avec la même décision
les épithètes de supra-personnel et de supra-temporel.
Nous avons vu comment, d'après M. Rashdall, l'idéalisme
conduit à penser que le monde matériel ne peut être expliqué
sans l'hypotbèse d'une Conscience universelle qui à la fois le
pense et le veut. Mais qu'en est-il des esprits inférieurs en qui
l'expérience divine est partiellement reproduite ? Sont-ils
aussi produits et conservés par la même volonté divine? Ne
pourraient-ils pas avoir existé avant la naissance des orga-
nismes avec lesquels sur cette planète ils se trouvent liés?
Les considérations qui nous défendent de concevoir la matière
comme quelque chose qui soit capable d'exister par soi-
même, ne s'appliquent pas aux esprits. Une conscience
existe « pour elle-même ». Elle est ce qu'elle est pour elle-
même. Il est sans aucun doute impossible de réfuter positi-
vement l'hypothèse d'âmes éternellement préexistantes. Cette
hypothèse, désignée quelquefois par le terme de pluralisme,
peut être combinée avec le théisme. On suppose alors que
Dieu est l'Esprit suprême et incomparablement le plus puis-
sant, mais qu'il n'est pas le seul esprit existant par lui-
même et éternel. Une conception semblable est exposée
par M. Schiller dans ses Riddles ofthe Sphinx et par le pro-
fesseur Howison dans ses Limits of Evolution. Le « penseur
français très distingué », Ch. Renouvier, croyait comme Ori-
gèue que les âmes étaient préexistantes, mais créées. Depuis
Origène jusqu'à nos jours, l'idée de préexistence a paru à plu-
sieurs penseurs faciliter l'explication du mal en rendant pos-
sible de regarder les souffrances de notre état présent comme
une discipline, une épreuve morale destinée à débarrasser
l'homme d'une culpabilité originelle ou prénatale. D'autres
fois le pluralisme est combiné avec un franc athéisme, comme
c'est le cas pour M. Mac Taggart. Mais M. Rashdall repousse
toute conception de préexistence comme opposée aux indica-
tions manifestes de l'expérience ^. La connexion entre l'àme
1. Moral Objectivity, p. 12 et suiv.
2. M. Rashdall montre très judicieusement les difficultés de la préexis-
tence sous la forme de la doctrine de M. Schiller et surtout sous la forme
de la doctrine de M. Mac Taggart {Philosophy and Religion, p. 94-96, 97-101,
123-123. Versonality , p. 380-382.) Et il conclut: La préexistence n'est pas
L IDEALISME PERSONNEL D OXFORD 167
et le corps est telle que les lois du développement de l'âme
forment manifestement une partie du même système que les
lois de la nature physique. Si une partie de ce système est
rapportée à la Volonté divine, le tout doit l'être également. Si
la partie physique de l'ordre du monde est rapportée à la
Volonté divine, la partie psychique doit être également rap-
portée à cette Volonté. Les esprits qui ont eu apparemment un
commencement, qui se développent lentement et graduelle-
ment et en étroite relation avec certains processus physiques,
doivent leur origine à ce qui est la source ultime des proces-
sus physiques eux-mêmes. Voilà comment, de quelle façon
indirecte, M. Rashdall prouve la création par Dieu des
esprits ^
Dieu est le créateur des esprits qui lui ressemblent, qui
tout en dépendant de lui sont distincts de lui. Il serait vide
de sens de prétendre que l'esprit de Dieu enferme en soi les
esprits créés, les contient, M. Rashdall le montre avec forcée
« Il est à la mode en quelques milieux, écrit-il, de ridiculiser
l'idée d'âmes « impénétrables ». Si impénétrable signifie
qu'une autre âme ne peut pas connaître ce qui se passe dans
mou âme, je n'affirme pas que l'âme est impénétrable. Je crois
que Dieu connaît ce qui se passe dans mon âme d'une façon
infiniment plus complète que ne le peut un être humain quel
qu'il soit. De plus, je crois que chaque âme est conservée dans
l'existence de moment en moment par un acte continu de la
Volonté divine, et ainsi dépend entièrement de cette Volonté,
et forme partie d'un même système avec Dieu. D'autre part,
je crois que, par l'analogie de mon propre esprit et par l'ins-
piration de ma conscience morale, je connais imparfaitement
et iuadéquatement, comme dans un miroir, obscurément, ce
qui se passe dans l'esprit de Dieu. Mais si la pénétrabilité
doit signifier l'identité, la théorie que les [âmes sont péné-
trables me paraît surtout inintelligible. La faveur qu'elle ren-
contre dans certains milieux est due, je crois, entièrement à
requise pour expliquer les faits, il n'y a rien dans notre expérience pour
la suggérer, et il y a au contraire bien des faits qui lui sont opposés, prima
facie. Elle n'écarte réellement pas une seule diiOculté : pour une difficulté
qu'elle peut sembler écarter, elle en suscite une douzaine de plus grandes.
C'est une hypothèse que nous ferons bien d'éliminer comme vaine (Philoso-
phy and Religion, p. 96).
1. Philosophy and Religion, p. 93-95, (Cf. p. 18.20). llltimate Basis, p. 34.
2. Ultimate Basis, p. 34-36. Personality, p. 382-390. Philosophy and Reli-
gion, p. 101-102.
168 l'année philosophique. 1911
l'influence de cette source très fertile de confusion philoso-
phique — les métaphores spatialesmal appliquées ^ Il paraît
aisé de parler d'un esprit comme étant quelque chose en lui-
même et comme faisant pourtant partie d'un autre esprit, parce
que nous sommes familiarisés avec l'idée de choses dans l'es-
pace qui forment partie de choses plus vastes dans.l'espace —
les boîtes chinoises, par exemple, qui sont enfermées les plus
petites dans les plus grandes. Un tel mode de pensée est tota-
lement inapplicable à des esprits qui ne sont pas du tout
dans l'espace. L'espace est dans l'esprit : l'esprit n'est pas
dans l'espace. Un esprit n'est pas une chose qui puisse être
ronde ou carrée : vous ne pouvez pas dire que l'intellect de
Kant ou de Lord Kelvin mesure tant de pouces sur tant de
pouces : également impossible est-il de parler d'un tel être
comme étant une partie d'un intellectuel plus extensif'. »
M. Rashdall proteste qu'il n'a aucun désir de rien enlever
à l'intimité de la communion que l'on peut supposer entre
l'esprit divin et l'esprit humain ; mais la communion implique
l'existence de deux esprits, et est détruite quand l'union
devient une identité. Parler du cœur humain comme aspirant
à une union avec Dieu telle qu'elle détruise la distinction per-
sonnelle est peut-être une exagération naturelle de la poésie
religieuse ou delà rhétorique religieuse, mais quand on veut
voir dans ce langage l'énoncé d'un fait littéral, la philosophie
rompt la barrière qui sépare la pensée sobre du pur
mysticisme ^
Dira-t-on que si Dieu ne contient pas, n'est pas l'âme
humaine dont il est néanmoins la cause, il en résulte que
Dieu est « limité », « fini » ? Soit, si l'on veut. Tout ce qui est
réel est dans ce sens fini. Dieu est certainement limité par
tous les autres êtres dans l'Univers, c'est-à-dire par d'autres
moi, puisqu'il n'est pas ces moi. Mais il n'est pas limité par
quoi que ce soit qui ne procède pas en dernière analyse de sa
propre nature ou volonté ou puissance : en ce sens Dieu pour-
rait être dit infini \
1. Dans le même ordre d'idées, M. Rashdall écrit fort bien : « Je n'ob-
jecte pas à ce que Ion soutienne qu'il n'y a qu'une substance dans l'uni-
vers, si seulement on veut se tenir en garde contre les associations maté-
rialistes et spatiales du mot substance : mais c'est une substance qui se
révèle en plusieurs consciences différentes » [Philosophy and Religion, p. lOo).
2. Philosophy and Religion, p. 102-103.
3. Ullimate Ba&is, p. 36.
4. Ultimate Basis, p. 36-37. Personality, p. 391.
l'idéalisme personnel d'oxford 169
III
Il est intéressant de noter que M. Rashdall prend une posi-
tion intermédiaire entre Berlveley et Leibniz dans la question
de la réalité et de la nature du monde extérieur. Berkeley ne
s'arrête nulle part à la question de l'existence des animaux.
Il semble avoir rangé, avec Descartes, les animaux parmi les
choses sensibles et ne leur avoir accordé qu'une réalité
dépendante de l'esprit. En somme, dans le système de Ber-
keley, seuls existent pour soi Dieu et les hommes. Pour ces
êtres seuls, le esse est un percipere. Tout le reste n'est qu'idées
dont le seul esse est un percipi. M. Rashdall ne croit pas pou-
voir en rester à un spiritualisme aussi restreint. Il croit à
l'existence d'âmes animales. Il va même jusqu'à soutenir que
nous avons des devoirs envers les animaux ^ Il est donc bien
convaincu qu'il y a chez les animaux une vie psychique,
réelle, pour soi : aussi bien déclare-t-il que dans la conscience
des animaux il semble y avoir quelque chose d'analogue à
ces trois côtés ou aspects de la conscience humaine : pensée,
sentiment, volonté". Mais il se refuse à admettre avec Leibniz
que semblable existence psychique progressivement diminuée
se trouve aussi dans la plante, à plus forte raison dans le
minéral. Dans ses ouvrages et essais, il n'envisage pas de front
la question, et l'on ne rencontre guère que de brèves allusions
à ce sujet. C'est ainsi que dans l'essai sur la Personnalité, il
trouve f( contestable d'attribuer une activité téléologique, et
avec elle sans doute la conscience, à la vie de la plante^»,
ainsi que le fait le professeur Ward.
Au reste, dans ses ouvrages et essais, M. Rashdall ne s'étend
jamais bien longuement sur la manière dont il arrive à l'affir-
mation de l'existence des esprits humains. Il part de cette
affirmation comme d'une donnée première évidente par elle-
même. A plusieurs reprises, dans la Personnalité, il écarte la
question : « Beaucoup de problèmes difficiles et intéressants,
écrit-il, peuvent être soulevés au sujet de la connaissance que
nous avons des autres esprits, mais ces problèmes ne peuvent
être traités maintenant*. » Plus loin, après avoir dit que « la
1. Theory of Good and Evil., t. I. p. 2J3-215, 239.
2. Philosophy and Religion, p. 44,
3. Personalily, p. 373.
4. Ibid., p. 383-384.
470 l'année philosophique. 1911
vie intérieure d'un autre être est pour toujours une chose
tout à fait distincte du moi qui la connaît », il ajoute en note :
« Je ne puis pas ici analyser davantage comment nous obte-
nons cette connaissance*. » De même, dans la Base Ultime du
théisme, il remarque : « Jusqu'ici j'ai admis que ma conscience
était la seule de l'univers. Je n'entrerai pas maintenant dans
la question du processus intellectuel par lequel nous arrivons
à croire qu'il y a d'autres esprits que les nôtres dans le
monde. J'admets que, de quelque façon, nous avons pris
conscience de ce fait-. »
Cependant, en quelques lignes très brèves, il ne laisse pas
d'indiquer, quoique presque dédaigneusement, la façon dont
il conçoit ce « processus intellectuel » : « Comment un moi
peut-il connaître un autre moi non pas seulement tel qu'il est
pour autrui, mais tel qu'il est pour soi-même? Je ne peux pas
réellement professer beaucoup de sympathie pour la difficulté
supposée d'expliquer comment nous connaissons d'autres
moi. Cela me paraît être une partie ultime de notre expé-
rience que, par induction, nous inférons de notre connais-
sauce de nous-mêmes l'existence d'autres moi qui sont pour
eux-mêmes aussi bien que pour nous. Naturellement il est
possible de nier la validité des inférences par lesquelles j'ob-
tiens ce résultat. Je ne me propose pas de discuter cette ques-
tion plus longtemps... Comme le septicisme, le solipsisme
n'admet aucune réfutation décisive, mais il n'emporte aucune
conviction ^ »
M. Rashdall a fini par s'exprimer d'une manière plus expli-
cite dans un article du Mind : « Je soutiens certainement que
c'est par inférence ou analogie que l'individu atteint la con-
naissance d'autres êtres. Je ne veux pas dire que psychologi-
quement l'enfant débute avec une conscience pleinement
développée de la distinction entre le moi et le non-moi, ou
entre le moi et d'autres moi. La distinction entre le moi et le
non-moi, entre sujet et objet, émerge graduellement dans le
développement de la conscience, et il en est de même pour la
distinction entre le moi et d'autres moi. L'inférence est sans
aucun doute une inférence inconsciente dans ce sens que l'in-
dividu n'analyse pas — et souvent il ne le pourrait pas — le
1. Personality, p. 371.
2. Ultimate Basis, p. 18.
3. Personality, p. 388-389.
l'idéalisme personnel d'oxford 171
processus. Mais il n'est pas nécessaire pour notre but présent
d'entrer dans ces questions de psycliologie. La vraie question
est de savoir si l'individu qui réflécliit peut à l'instant présent
justifier sa croyance à l'existence d'autres personnes autre-
ment que par un processus d'inférences à partir des faits de
sa propre conscience... Si dans mon expérience je découvre
des objets qui ressemblent à mon propre organisme, qui se
comportent d'une façon semblable à la façon dont le fait mon
propre organisme, n'est-ce pas une inférence parfaitement
raisonnable que de conclure qu'il existe une autre conscience
semblable à la mienne, qui est pour elle-même (avec des diffé-
rences de détail que très souvent je ne connais pas et ne puis
pas connaître pleinement) ce que je suis pour moi-même ? Si
je trouve un autre objet de connaissance qui, se retirant, se
remuant, se tord et crie comme cet objet de connaissance que
j'appelle mon organisme le fait lorsque je suis dans la souf-
france, pourquoi ne puis-je pas inférer que c'est parce qu'il y
a une autre conscience qui souffre d'une souffrance plus ou
moins semblable à la mienne? Aucune différence d'opinion
quant au sens dans lequel chacun des deux organismes existe
indépendamment de la connaissance ou de la sensation de
quelqu'un ne peut affecter la validité de cette inférence ^ »
Et enfin, dans Philosophie et Religion, après avoir répété som-
mairement que c'est à partir de l'existence de mon propre
moi que j'infère l'existence d'autres moi, il ajoute en note :
« Ceci est quelquefois nié par des philosophes, mais je n'ai
jamais été capable de comprendre pour quels motifs. Si je
connais a priori l'existence d'autres hommes, je dois être
capable de dire a priori quel est leur nombre et de dire
quelque chose à leur sujet. Et c'est plus que personne ne pré-
tend^ ».
Mais alors on ne voit plus très bien pourquoi M. Rashdall
se refuse au spiritualisme universel de Leibniz. Sans doute il
a déclaré péremptoirement : « Aucune différence d'opinion
quant au sens dans lequel chacun des deux organismes existe
indépendamment de la connaissance ou de la sensation de
quelqu'un ne peut affecter la validité de cette inférence. »
Mais a-t-il le droit de tenir ce langage? Quand on a tant fait
que d'admettre l'existence d'âmes humaines multiples, et,
1. Mind. Neiv Séries, vol. XVIII, 1900, p. 109.
2. Philosophy and Religion, p. 110.
172 l'année philosophique. 191 i
qui plus est, d'ànies animales, n'est-il pas arbitraire de nier
l'existence d'aucune réalité psychique derrière les apparences
végétales, et même derrière les apparences minérales? Où
et pourquoi mettez-vous une limite? peut-on demander à
M. Rashdall, En la mettant, ne craignez-vous donc pas d'af-
faiblir l'argument pour l'existence objective des animaux et
même de vos semblables ? La situation déjà difficile pour
Berkeley ne devient-elle pas encore plus intenable pour vous
après la concession que vous avez été forcé de faire au spiri-
tualisme universel en admettant l'existence de consciences
animales ? En somme l'induction à laquelle vous avez recours
pour établir l'existence de vos semblables est-elle autre chose
qu'une application particulière d'une induction générale qui
démontre qu'il y a des réalités, c'est-à-dire des esprits diffé-
rents du nôtre et indépendants de nos idées derrière nos
représentations? Est-il logique d'admettre quelques applica-
tions de cette inférence et de récuser les autres? Vous ter-
minez l'un des chapitres de Philosophie et Religion, par ces
paroles : « Le plus grand service qu'une connaissance même
légère de la philosophie puisse rendre à plusieurs de ceux qui
n'ont pas le temps d'en faire une étude plus approfondie,
sera de leur donner une plus grande hardiesse et une plus
grande confiance pour accepter une vue de l'Univers qui
satisfait les réclamations instinctives, spontanées, de leur
nature morale intellectuelle et spirituelle ^ » Est-ce que la
vue de l'univers que représente le spiritualisme restreint de
M. Rashdall ne fait pas violence à ces exigences de la pensée
instinctive qui place de l'être derrière les phénomènes sen-
sibles en général, quel que soit le règne auquel ils appar-
tiennent, minéral et végétal aussi bien qu'animal et humain?
C'est dans le compte rendu d'un ouvrage de M. Galloway,
publié dans le Hibbert Journal-, que nous devons aller cher-
cher la réponse de notre auteur à ces questions et son argu-
mentation contre le monadisme.
Dans sou quatrième essai sur « la distinction de l'expé-
rience intérieure et extérieure^ », M. Galloway a affirmé que
cette distinction ne peut être expliquée adéquatement que si
1. Philosophy and Religion, p. 122.
2. Hibbert JowrnaZ, janvier 1906, p. 436-438.
3. L'ouvrage total de M. Galloway est intitulé : Sludies in the Philosophy
of Religion. (William Black wood and Sons, London, 1904).
l'idéalisme personnel d'oxford 173
l'on admet des « réalités indépendantes ». Il se rend compte
pourtant qu' « il est absurde de supposer que l'objet tel qu'il
existe pour une conscience développée ait la même significa-
tion abstraction faite de la conscience », et il voit très bien
les difficultés de la « chose en soi » kantienne. « Nous admet-
tons, explique-t-il, que les objets de l'expérience extérieure
sont des constructions idéales, mais les faits nous forcent à
ajouter que ces constructions ne peuvent être que des inter-
prétations valides d'une réalité située au delà. Et en ce qui
concerne la distinction entre expérience intérieure et exté-
rieure, nous concluons que l'expérience extérieure a le carac-
tère spécial qui s'attache à elle, parce qu'elle implique direc-
tement que le sujet est influencé par des réalités autres que
lui-même... On pourrait croire qu'en essayant de rendre jus-
tice aux faits de l'expérience extérieure, nous avons atteint
une impasse. D'un côté il paraît impossible d'expliquer les
faits de la perception sensible si l'objet n'existe qu'en tant
qu'expérimenté. D'un autre côté, si nous postulons une réa-
lité inconnaissable derrière les choses sensibles, l'unité de
l'expérience devient inexplicable. » Telle est l'impasse où
nous semblons être acculés : il doit y avoir une réalité exté-
rieure qui est par delà et derrière notre pensée, et pourtant
l'idée des choses telles que nous les pensons — objets ina-
nimés dans l'espace — est une absurdité. Le chemin qui
conduit hors de ïimpasse, suivant M. Galloway, consiste à
dire que les réalités « transsubjectives » sont elles-mêmes des
êtres conscients qui existent pour eux-mêmes. « Il ne semble
y avoir aucune raison valide pour que nous n'admettions pas
que ce que nous appelons notre expérience extérieure im-
plique la présence, à notre conscience, de diverses substances
spirituelles qui sont des sujets à des plans inférieurs de déve-
loppement. » La conclusion, fait observer M. Rashdall, est
substantiellement celle de Lotzedans le Microcosmus, sauf que
M. Galloway ne suit, pas cet écrivain en réclamant qu'il y ait
des réalités spirituelles pour correspondre à chacun des
atomes ultimes postulés par le physicien — position que les
récentes découvertes et spéculations physiques ont naturelle-
ment rendue particulièrement difficile. M. Rashdall estime
nécessaire de présenter une critique spéciale de ces vues de
M, Galloway, d'abord parce que c'est en somme la doctrine
la plus caractéristique exposée dans le livre de cet auteur,
ensuite parce que cette conception paraît devenir à la mode
174 l'année philosophique. 1911
en plusieurs quartiers : ne la retrouve-t-on pas dans l'In-
troduction à la Métaphysique du professeur A. E. Taylor.
Voici les trois contre-arguments de M. Rasbdall :
1. Une grande partie de la démonstration de M. Galloway
va simplement à montrer l'impossibilité de réduire l'univers à
la pensée. 11 insiste avec le professeur \Yard et M. Bradley sur
l'absurdité de rapports... sans rien à rapporter. « La pensée
affirme-t-il, ne peut tirer d'elle-même le contenu de l'expé-
rience. Quelque chose doit être donné... » Les réalités indivi-
duelles que M. Galloway postule « ne sont pas dues à une
construction idéale, mais sont présupposées par elle, car sans
elles la pensée n'aurait pas de faits sur lesquels travailler. »
Mais toutes les considérations de ce genre aboutissent unique-
ment à montrer que la réalité doit être quelque chose à côté
de la pensée. M. Galloway ne paraît jamais se demander si le
sentiment et la volonté immédiats des sujets qui nous sont
connus dans l'expérience actuelle (hommes et animaux), pris
avec l'expérience plus parfaite que la métaphysique nous
enseigne à attribuer à un sujet universel (Dieu), ne sont pas
suffisants pour constituer cette réalité que tous les jugements
et toutes les relations intellectuelles impliquent : est-il donc
vraiment nécessaire d'appeler à l'existence une légion d'es-
prits pour être les « réalités » dont les rochers et les pierres et
les autres objets dans l'espace seraient les représentants phé-
noménaux pour notre conscience?
Ce premier argument est-il décisif? Accordons que l'exis-
tence de Dieu soit démontrée : comment affirmerai-je l'exis-
tence de mes semblables et des âmes animales ? Est-ce que
mon expérience individuelle, prise avec l'expérience plus
parfaite que la métaphysique nous enseigne à attribuer à un
sujet universel, ne suffirait pas à la rigueur pour tout expli-
quer ? Qu'est-ce qui m'empêcherait d'admettre que les esprits
de mes prétendus semblables ne sont rien d'autre en défini-
tive que de simples possibilités d'expérience pour le mien?
Je veux bien qu'il y ait, pour affirmer l'existence de mes sem-
blables, des raisons morales qui n'existent pas pour affirmer
l'existence de monades végétales, minérales. Mais ces raisons
morales diminuent quand je passe de l'existence de mes sem-
blables à celle des animaux, et quand je descends l'échelle de la
vie animale jusqu'à ces représentants du règne animal que l'on
peut à peine distinguer du règne végétal. Eu somme des rai-
sons morales directes viennent confirmer le penchant intellec-
l'idéalisme personnel d'oxford 175
tuel spontané que je constate en moi et qui me pousse à ad-
mettre la légitimité de certaines inductions par lesquelles
j'affirme l'existence de réalités psychiques analogues à ma
conscience en sus de moi et de Dieu. Ne puis-je pas, ne dois-je
pas dire que les mêmes raisons morales m'engagent indirecte-
ment à admettre la légitimité de l'extension de cette iuférence
au monde végétal et minéral? Car, si je l'arrête arbitraire-
ment, ne pourrais-je pas l'arrêter plus tôt ? Et alors l'induction
en elle-même conserve-t-elle un caractère vraiment probant,
même quand elle s'applique aux animaux, même quand elle
s'applique aux individus humains? Comme l'ont fort bien dit
à maintes reprises MM. Renouvier et Pillon, il est impossible
d'admettre une nature animale en dehors de nos propres
représentations et de n'admettre pas une nature végétale, et,
de proche en proche, tout le système du monde dit matériel,
tant les liens sont serrés et les transitions indéniables entre
toutes ces choses qui s'impliquent.
2. M. Galloway insiste beaucoup sur 1' « inévitabilité « de
nos expériences, de ce que nous appelons « objets exté-
rieurs » : il y voit l'indication d'une réalité autre que le sujet
lui-même. Il insiste beaucoup aussi sur l'harmonie (au milieu
de la diversité due aux différences de nature ou de situation)
entre les expériences des différents sujets. « La manifestation
soudaine à différents esprits, la consistance, l'inévitabilité de
l'expérieuce que nous appelons X devient tout à fait inintelli-
gible )) sans l'admission d'une réalité qui est autre que l'ex-
périence elle-même. — Sans aucun doute, réplique M. Rash-
dall, l'inévitabilité de ces expériences implique qu'elles ont
une cause en dehors du sujet, et la similitude des expériences
de différents sujets implique que le monde n'est pas simple-
ment l'expérience de tel sujet particulier, ou d'une collection
de sujets séparés et hétérogènes qui ne formeraient pas une
sorte de tout ou n'y participeraient pas. « Mais je n'ai jamais
pu comprendre pourquoi la cause « extérieure » demandée
ne serait pas la volonté de Dieu, ou pourquoi l'élément d'iden-
tité dans les expériences de différents sujets ne serait pas
simplement une identité dans le contenu des expériences di-
verses, qui toutes sont en un certain sens des reproductions
partielles de l'expérience de cette « universelle conscience de
soi » qui est le fond ultime de l'être de tous les sujets infé-
rieurs. Sûrement mon mal aux dents est tout aussi « inévi-
table » que le seau à charbon sur lequel je bronche, et je
176 l'ankék philosophique. 1911
suis même fondé à croire que pour d'autres sujets le mal aux
deuts est très semblable à ce qu'il est pour moi. Pourquoi
devrais-je appeler à l'existence un seau à charbon spirituel
pour expliquer le phénomène ultime, et ne pas évoquer un
mal aux dents en soi, extérieur, pour expliquer la naissance
en moi et en d'autres de ce mal si désagréable ? Certainement
mon mal aux dents doit avoir une cause en dehors de lui-
même, et M. Galloway admet que les réalités ultimes sont
spirituelles ; mais je ne vois pas de nécessité à inventer une
substance spirituelle spéciale et à déclarer qu'elle est la cause
du seau à charbon dans un cas et de mon mal aux dents dans
l'autre. Je puis ajouter que Lotze, qui jadis adopta cette posi-
tion, a admis dans la Métaphysique qu'elle n'était pas stricte-
ment réclamée par ses prémisses, et que, pour satisfaire au
besoin que nous éprouvons d'un objet autre que les états sub-
jectifs d'un sujet même universel, il suffisait de recourir à la
distincticn entre Dieu et ses états changeants. Je puis obser-
ver que M. Galloway ne fait aucun usage subséquent de son
hypothèse, et que la conception générale qu'il se fait de l'uni-
vers n'en paraît pas le moins du monde affectée. »
Quel que soit le jugement qu'on doive porter sur la méta-
physique particulière de Lotze et de M. Galloway, on peut se
demander si 1' « illustration » empruntée par M. Rashdall au
mal de dents et au seau de charbon est tout-à-fait concluante.
Le parallélisme ne serait-il pas plutôt celui-ci :
Sensation pénible de choc — douleur du mal aux dents.
Seau à charbon — nerfs altérés, lésés.
Si M. Galloway admet un « seau spirituel », il admettra
aussi des « nerfs spirituels »... Ou plutôt il dira — du moins
il pourra et devra dire — qu'on ne doit pas représenter la
théorie du spiritualisme universel comme impliquant l'ad-
mission d'àmes distinctes derrière chaque partie des appa-
rences matérielles qu'il nous aura plu de séparer par un
morcelage artificiel. Le monadisme n'implique pas que je
doive croire à l'existence d'une âme de mon porte-plume,
d'une âme de mon encrier, etc.
3. La considération principale qui a conduit Lotze à sa
théorie des réalités spirituelles a été le sentiment que, sans
une telle hypothèse, le monde serait en quelque façon irréel
et notre connaissance un faux-semblant ou une illusion :
dans l'hypothèse qu'il adopte, le monde de la matière et du
mouvement est la représentation, dans l'espace, du monde
l'idéalisme personnel d'oxford ^^7
des réalités spirituelles et non-spatiales agissant l'une sur
l'autre et produisant l'une dans l'autre des changements
internes d'état. « Mon propre sentiment au sujet de cette con-
ception, déclare M. Rashdall, c'est que nos jugements ne
sont pas rendus plus objectivement valides par l'adoption
d'une telle hypothèse. La proposition que l'atome spatial A
meut l'atome spatial B, serait, nous assure-t-on, une illusion
dans 1 hypothèse idéaliste ordinaire, mais je ne puis pas voir
comment elle pourrait devenir moins illusoire parce que, en
fait, un atome non-spatial produirait quelque changement
interne d'état dans un autre atome non-spatial. Vous pouvez
appeler l'atome spatial « apparence « de l'atome non-spatial ;
mais dans quel seus est-ce nue apparence? Un atome dans
l'espace poussant un autre atome a sûrement assez peu en
commun avec une âme influençant une autre âme : mon juge-
ment échoue donc entièrement à correspondre d'une façon
quelconque à la réalité Une bonne part du langage de
M. Galloway semble exposée au même genre de critique. Il
admet que les objets de l'expérience extérieure sont des
« constructions idéales », mais il affirme qu'ils sont « des
interprétations valides d'une réalité au-delà ». Pourquoi (^ va-
lides » ? J'échoue à percevoir comment une pierre frappant
une autre pierre peut-être une représentation valide d'un état
de conscience dans un autre esprit qui ne connaît rien de ce
que j'appelle pierre, mouvement, choc. Les qualités sensibles
des objets extérieurs sont décrites comme des « représenta-
tions dans la conscience de l'interaction entre des substances
spirituelles ». J'aurais été enclin à dire : représentations erro-
nées (misrepresentations) ».
Ne pourrait-on pas se servir de ces remarques spécieuses
de M. Rashdall pour ébranler l'affirmation de l'existence des
consciences animales et des consciences humaines en dehors
de Dieu et de moi ? S'il n'y a pas identité réelle entre la
monade et son « apparence », y a-t-il identité réelle entre
mes semblables humains et leurs apparences physiques? La
situation est au fond la même. Un mouvement du bras de
mon prochain me donnant un coup d'épée au travers du
corps, pourrait-on dire, a sûrement assez peu en commun
avec une àme influençant une autre âme. Douterai-je cepen-
dant que ce mouvement ne soit la traduction d'un état de
conscience d'autrui se rapportant au mien état de conscience ?
Daus le cas de l'animal et de l'homme, des mouvements, des
PiLLON. — Année philos. 1911. 12
178 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
chocs, sont pour moi lindice de la présence et de l'action
d'êtres spirituels semblables à moi. Or ces mouvements, —ces
chocs, cesidées, dirait Berkeley, —sontau fond de même nature
partout, lorsqu'il s'agit de la plante comme lorsqu'il s'agit de
l'animal. Si je devais cesser d'interpréter des indices ana-
logues d'une façon analogue quand je passe de l'animal au
végétal, cette renonciation arbitraire à un mode d'inférence
que j'avais jugé valide jusqu'alors m'obligerait a reviser ma
croyance et à douter de l'existence des animaux et des
hommes. Comment pourrais-je admettre que les mêmes
sortes d'indices qui, dans le cas des hommes et des animaux
m'amènent à situer derrière eux non seulement la pensée et
la volonté de Dieu, mais des réalités spirituelles distinctes
et indépendantes, ne m'autorisent plus à placer derrière eux,
dans le cas des végétaux et des minéraux, de semblables
réalités pour soi ? Il serait assez naturel alors que je parle
d'illusion, de tromperie, de mensonge. Le vice, pour ne pas
dire le sophisme de toute cette argumentation de M. Rash-
dall, c'est qu'il y passe prudemment sous silence sa foi en
l'existence des âmes humaines et animales, ou du moins
c'est qu'il ne nous dit pas — mais il l'a dit ailleurs — com-
ment et pourquoi il y arrive, c'est qu'il ne nous dit pas com-
ment il croit pouvoir les affimer tout en niant les monades
végétales et minérales.
« Quand on me dit, objecte M. Rashdall, que ce que je con-
sidère comme étant une pierre, est en réalité une âme qui est
« représentée » par la pierre, je suis enclin à dire : « mal
représentée » (misrepresented). Assurément il n'y a aucun
rapport nécessaire entre les monades cachées sous le voile
matériel de l'apparence pierre et cet ensemble de phénomènes
sensibles dont le groupement constitue ce que nous appelons
pierre. Mais il n y a non plus aucune ressemblance intrin-
sèque, aucun rapport nécessaire, entre telle idée, tel senti"
ment, telle décision de mes semblables ou de moi-même et
tel ensemble de phénomènes sensibles qui coustituent telles
modifications et tels mouvements des organismes. Si l'absence
de ce rapport nécessaire, de cette ressemblance intrinsèque
n'empêche pas les phénomèues sensibles de signifier dans
le second cas des réalités spirituelles pour soi, cette absence
ne saurait non plus empêcher des phénomènes sensibles ana-
logues d'avoir la même signification dans le premier cas.
Berkeley se fondait sur le caractère arbitraire, contingent,
L IDÉALISME PERSONNEL D OXFORD 179
des rapports de ce genre pour établir l'existence de Dieu. Il y
voyait quelque chose d'analogue au langage qui exprime la
pensée au moyen de mots qui n'ont ni ressemblance ni rap-
port nécessaire avec elle. Que le mouvement musculaire par
lequel s'accuse la volonté de mes semblables suggère à mon
esprit l'idée qu'un autre homme est devant moi, cette con-
nexion contingente comporte une explication unique : la
volonté constante du Créateur. G"est un symbolisme arbi-
traire, un langage. Mais si Dieu se sert de signes arbitraires
qui n'ont aucune ressemblance ni aucun rapport nécessaire
avec les choses qu'ils représentent, pour me suggérer et me
révéler l'existence et l'action de mes semblables, n'est-il pas
raisonnable d'admettre que là où je ne puis décidément trou-
ver des êtres humains derrière les signes sensibles, je dois
croire néanmoins que Dieu emploie ces signes sensibles pour
me suggérer et me révéler encore des êtres analogues à moi,
des esprits, dont la différence avec mon esprit correspond à
la différence qui existe entre leur traduction sensible et la
traduction seasible des êtres humains ?
« Quand on dit qu'une âme est représentée par la pierre,
je suis enclin à dire : mal représentée. « Le terme tnal repré-
senté est exact, il l'est peut-être plus encore que ne le croit
M. Rashdall, et, sans y voir aucune objection sérieuse contre
le monadisme, nous pouvons bien l'accepter non seulement
pour la pierre, mais pour la plante, pour l'animal, et pour
l'homme lui-même, s'il est vrai, comme nous le croyons, que
la forme de sensibilité qui est l'espace, altère et fausse notre
connaissance et notre aperception des réalités spirituelles. Il
se peut bien certes que M. Galloway ait tort de soutenir que
les représentations spatiales sont des représentations « va-
lides » : tout dépend du sens que l'on donne à ce mot.
M. Rashdall reconnaît qu'il serait possible d'avouer que
notre connaissance est une « misrepreseutation » partielle de
la réalité située au delà, et de maintenir l'inévitabilité de la
division entre 1' « apparence » et la « réalité ». Telle est,
remarque-t-il, la position de M. Bradley. Mais une conception
de cette sorte emporterait M. Galloway bien loin, sur un che-
min où il n'a aucun désir d'entrer, car elle préparerait les
voies à la conclusion que même les monades spirituelles,
malgré qu'elles aient l'air de se suffire à elles-mêmes, ne
sont qu'une représentation plus ou moins fausse et irréelle,
une « misrepresentalion » d'une réalité autre qu'elles-mêmes.
180 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
— On peut répondre à M. Rashdall que la conséquence n'est
pas forcée. Il m'est loisible de croire que ma connaissance de
la réalité en tant qu'elle est conditionnée par l'espace est une
« misrepresentation » partielle, et que je dois distinguer
entre l'apparence spatiale et la réalité spirituelle — sans me
trouver contraint d'admettre que les réalités spirituelles qui
n'ont rien à voir avec l'espace soient des représentations
vraies ou fausses d'autre chose que d'elles-mêmes. Je puis
très bien admettre par exemple que si je dis : Dieu est un
rocher, le mot rocher est une métaphore inadéquate pour
exprimer certaines qualités spirituelles (fermeté de caractère,
permanence, immutabilité, etc.) sans être obligé de penser
que ces qualités spirituelles elles-mêmes soient le symbole
de je ne sais quelles qualités occultes, nouméuales, le
symbole de je ne sais quel X. Le monadisme de Leibniz,
de Lotze, de M. Galloway ne conduit pas forcément à
l'agnosticisme du kantisme orthodoxe ou à l'absolutisme de
M. Bradley.
Naturellement si on accepte une sorte de néo-monadisme,
l'argument idéaliste en faveur de l'existence de Dieu paraît
compromis, du moins sous la forme que lui donnait Berkeley.
Si la nature physique est en son fond un ensemble de cons-
ciences, il n'est pas nécessaire de recourir à un esprit divin
pour donner à la nature une existence indépendante de moi
ou indépendante du genre humain. Le monde que je vois
n'existe que si je le vois, mais le monde que je vois n'est que
la traduction mécanique, pour moi, de réalités psychiques qui
existent sans moi, qui existaient avant moi et qui existeront
après moi. Il n'est donc plus nécessaire, semble-t-il, de recou-
rir à l'existence de Dieu. Le genre humain peut disparaître
sans que disparaisse le monde. Le monde existait bien avant
qu'existât le genre humain.
Mais si l'argument de Berkeley reproduit par M. Rashdall
se trouve ébranlé, on peut lui substituer l'argument, égale-
ment idéaliste, présenté du point de vue rationaliste, apriori-
que, par Renouvier et fondé sur la multiplicité et l'harmonie
des lois qui régissent les êtres spirituels dont l'ensemble com-
pose l'univers. Les lois n'étant pas des êtres, mais des idées
doivent être pensées par un esprit, leur multiplicité et leur
harmonie réclament une conscience une où elles se rejoignent
et se groupent dans leur unité synthétique. Les êtres inférieurs
existent pour eux-mêmes, ils existent, que ma pensée s'y
l'idéalisme personnel d'oxford 181
applique ou qu'elle s'en détourne. Ils se perçoivent. Mais
autre chose est de percevoir son être, autre chose de percevoir
les rapports universels et constitutifs de tout être. D'une telle
perception qui est une véritable connaissance et qui suppose
une intelligence non pas virtuelle, mais pleinement actuelle
et développée, les esprits humains sont incapables. Comment
serait-il possible d'attribuer à des demi-consciences la con-
naissance des rapports et des lois auxquels manque le support
de notre propre pensée? Si nous pouvons supposer que des
phénomènes correspondant à nos sensations possibles se
déroulent en dehors de notre conscience dans des monades
étrangères, et assurent ainsi la réalité du monde extérieur,
pouvons-nous attribuer à ces mêmes monades la connaissance
des rapports et lois de l'univers et garantir ainsi à ces rap-
ports et à ces lois une existence indépendante de la nôtre ?
Aussi bien, sans la croyance en Dieu, les faits nous contrain-
draient à supposer en tout état de cause un temps où les cons-
ciences inférieures, seules et sans l'homme, auraient suffi à
cette énorme tâche qui déconcerte aujourd'hui notre pensée.
L'homme n'est apparu qu'au terme d'une longue évolution.
Ce sont les consciences rudimentaires qui ont précédé les
consciences plus développées, et l'évolution coïncide avec un
progrès dans la netteté et la force des consciences échelonnées.
Il faudrait donc bien que les consciences les plus basses aient
pensé les lois de l'univers longtemps avant l'apparition de
l'homme. Est-ce leur faire injure que de les en soupçonner
incapables ? Pour assurer la réalité des lois et des rapports
étrangers et antérieurs à toute conscience humaine, pour
empêcher que la nature s'en aille en poussière, pour faire que
l'univers soit vraiment un, ce n'est pas assez de compléter les
esprits humains par des consciences inférieures ; il faut
subordonner l'ensemble des consciences cosmiques à un
esprit supérieur, conscience assez parfaite pour n'avoir pas
besoin de dépendre d'une autre conscience.
M. Rashdall lui-même a entretenu assez nettement ce
genre d'argument qui subsiste intact après correction de
l'étroitesse excessive de son spiritualisme cosmique : « Il est
impossible, a-t-il écrit par exemple, de concevoir les lois de la
nature comme ayant leur existence simplement dans nos
esprits transitoires ou comme des propriétés d'une matière
existant par elle-même. L'objectivité de nos jugements ordi-
naires sur les faits impliquent pour leur justification l'exis-
182 l'année philosophique. 1911
tence d'un Esprit Universel » ^ Et ailleurs, réfutant la doc-
trine pluraliste de M. Mac Taggartqui admet une multiplicité
d'àmes coéternelles lesquelles, s'incarnant, deviendraient les
individus humains, M. Rashdall écrit : « Le monde doit être
une unité; il ne comprend pas simplement des âmes, mais
des âmes eu relation et rattachées ensemhle qui forment un
système. Mais un système... pour qui? L'idée d'un système
qui n'est pas pour un esprit quelconque n'est pas ouverte à un
idéaliste ; et l'idée d'un monde dont chaque partie est connue
à quelque esprit, mais qui n'est pas connue comme un tout à
un esprit, est presque aussi difîicile. Où donc est l'Esprit qui
connaît le tout, c'est-à-dire tout le système d'âmes avec le
contenu de chacune? On ne pourrait lever la difiiculté qu'en
attribuant à chaque âme l'omniscience, et peut-être est-ce là
réellement la pensée de M. Mac Taggart. Mais alors surgit la
difficulté d'attribuer à chaque âme en tant qu'elle est extra-
temporelle l'omniscience, et en même temps l'ignorance en
tant qu'elle occupe une position dans la série du temps ^ ».
On voit quelle est la situation métaphysique de l'Idéalisme
personnel d'Oxford tel qu'il est brillamment représenté par
M. Hastings Rashdall. Il a pour ancêtre immédiat l'immaté-
rialisme de Berkeley, mais il corrige et complète l'empirisme
anglais par le rationalisme allemand. M. Rashdall affirme
l'activité propre de l'esprit. Il admet avec Kant des catégories
de l'entendement. Rejetant d'autre part l'inconnaissable nou-
mène, il élargit partiellement, quoique insuffisamment
encore, le spiritualisme si réduit de Berkeley, en ajoutant
à Dieu et aux âmes humaines des âmes animales qui leur
sont analogues et en se plaçant ainsi à mi-chemin entre
Berkeley et Leibniz vers lequel il tend malgré lui. Enfin, tout
en reproduisant la démonstration proprement berkeleyistede
l'existence de Dieu, démonstration qui est de tendance plutôt
empiriste, il pressent l'argument renouviériste fondé sur la
multiplicité et l'uuité des lois, qui est de tendance plutôt
rationaliste.
Pour compléter l'esquisse de cette synthèse métaphysique
intéressante et originale, il faudrait — ce que nous espérons
pouvoir faire dans une seconde étude — définir la position de
1. Vltimaie Basis, p. 40-
2. Personality, p. 393, note
l'idéalisme personnel d'oxford 183
M. Rashdall eu morale et en théodicée, apprécier les motifs
qui poussent ce partisan de la morale rationnelle du devoir à
rejeter avec décision la croyance à la liberté, et discuter la
solution que ce théiste déterministe croit pouvoir donner au
problème du mal en renouvelant à sa manière les théories
hypothétiques de Stuart Mill sur l'impuissance d'un Dieu
dont la bonté est absolue, mais dont la volonté se heurte à
d'infranchissables limites.
Henri Bois.
UNE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION'
On se rappelle les nombreux moments où Ch. Renouvier,
en souvenir du célèbre Pari de Pascal, tentait d'ériger en
attitude constante ce qui ne fut, chez l'auteur des Pensées.
qu'un moment tragique. Parier pour ou contre Dieu est un
geste tragique, attendu qu'il équivaut, dans l'esprit de Pascal,
à jouer notre salut ou notre damnation. Le pari constant de
Ch. Renouvier est d'une importance capitale, quelques-uns
iraient peut-être jusqu'à dire : d'une gravité souveraine. Mais
de gagner le ciel ou de se vouer à l'enfer, il n'est pas question.
Il s'agit simplement de faire son métier d'homme et de le
faire selon la vérité de la vie. 11 s'agit dès lors, d'atteindre
cette vérité.
Or, pour l'atteindre, le pari est-il inévitable? Le pari du
joueur certes, on peut l'éviter. On doit même l'éviter si le
joueur ne parie qu'en vertu de raisons injustifiables et sur des
indices dont la signification, à beaucoup d'égards, dépend
exclusivement de son bon plaisir. Il est un superstitieux au
fond de tout parieur. Et en fait de superstition, chaque indi-
vidu a les siennes. Le pari du philosophe est d'une tout autre
nature. Il reste pari cependant. Et nul penseur n'y échappe.
Car pour ce qui^est de la notion et des fondements du pari,
son objet véritable n'est pas un événement futur. Il ne s'agit
pas de savoir quelle boule sortira de l'urne : sera-ce la noire,
la blanche ou la rouge? Il s'agit de savoir si les différentes
« valeurs » de la vie ont droit, de notre part, à une égale con-
fiance. Une réponse catégorique à la question impliquerait
une omniscience assurément interdite à l'homme, à supposer
1. Philosophie de la Religion par J.-J. Gourd, 1 vol. in-8 (306 p.) de la
Bibliolhèque de Philosophie Contemporaine, Paris, F. Alcan, 1911.
186 l'année philosophique. 1911
même que dans la compréhension de l'idée d'omniscience
aucun élément contradictoire ne se laissât glisser : et de cela,
rien ne nous assure. Le pari du philosophe a donc pour
matière une façon de concevoir la vie et de la vivre. Et le
ferme propos de parier sous-entend qu'il est une droite manière
de vivre ; celle-ci ou celle-là, mais non indifféremment.
Cette attitude de parieur en face d'une vie dont on ignore
le dernier et le premier mot — le dernier est celui qui, tout
d'abord, inquiète, — n'est point sans analogie avec celle des
sceptiques. Elle est, en sou fond, sceptique, s'il n'est pas
contradictoire d'aimer la vérité de toutes ses forces et, dans
l'impossibilité de la voir venir à soi, d'aller vers elle, en déci-
dant à l'avance du signe auquel on la reconnaîtra.
C'est précisément cette décision qui fait le pari. Nous la
jugeons inévitable si des cas se présentent où l'abstention
équivaut à un vote. Et il s'en présente de tels. L'homme qui
ne veut rien ni savoir ni conjecturer, ni présumer en dehors
de ce qui est wa/Zero/'/ac? est un votant par abstention. Il parie
contre Pascal. Mais, comme Pascal, il parie. Il tient pour non
avenues les valeurs morales et, à plus forte raison, les valeurs
religieuses de la vie. Qu'il vive comme s'il les respectait et
cela, sans le moindre désir de feindre, il est possible. Le
nombre de ceux qui agissent et se passent de justifier leurs
actes est plus que légion. Le nombre est considérable des
gens honnêtes auxquels il n'arrive guère d'affirmer le devoir,
si ce n'est occasionnellement, du bout des lèvres, et par esprit
de conservation sociale.
Nous n'avons pas encore prononcé le nom de J.-J. Gourd.
Ce n'en est pas moins à lui que, dès les premières lignes, nous
pensions. Que Pascal ait été son modèle, on en pourrait
douter. Mais s'il nous remémore Pascal, ce n'est point seule-
ment par sa doctrine des trois dialectiques, si voisine de la
théorie des « différents ordres ». Cette théorie éloquemment
résumée naguère par M. Fouillée dans son Histoire de la Phi-
losophie, autorise l'attribution éventuelle à Pascal d'une phi-
losophie orientée vers le kantisme, encore qu'on puisse se
demander si véritablement Pascal eut une philosophie. C'est
là d'ailleurs une question réservée. Rappelons seulement la
différence, esquissée par nous, entre le pari de Pascal et celui
de Renouvier. Ajoutons que, s'il faut inscrire le nom de
J.-J. Gourd — et il le faut — sur la liste des « parieurs », c'est
assez loin du nom de Pascal, et beaucoup plus près du nom
UNE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 187
de Renouvier. M, Boutroux n'a décidément pas eu tort, dans
sa préface à la Philosophie de la Religion, de rapprocher
J.-.T. Gourd de Pascal. Aux raisons d'un tel rapprochement
invoquées par M. Boutroux nous avons cru devoir en ajouter
d'autres. Et nous les avons tirées d'une thèse très ancienne
sur la Foi en Dieu soutenue devant la Faculté de Théologie de
Genève pour l'obtention du grade de licencié. Là, J.-J. Gourd,
devançant W. James, affirmait « l'expérience religieuse ».
Mais au lieu de l'établir par des témoignages de conversions,
d'événements instantanés, presque de catastrophes, il s'ap-
puyait sur sa propre expérience et il dotait l'homme d'une
faculté de perception ayant le divin pour objet. Nous n'avons
point à juger la doctrine. En omettant de le constater, nous
présenterions sous un faux jour cette philosophie de la reli-
gion, dont le mouvement pragmatiste contemporain a pu
renouveler les énergies, mais qui n'en est point, tant s'en faut,
une émanation directe. Et donc, si l'on veut lire La Philosophie
de la Religion comme elle doit être lue, on fera bien de lire,
tout d'abord, la Foi en Dieu. Cette dissertation n'est intéres-
sante que pour l'histoire des idées de l'auteur. Elle est quand
même, pour cette histoire, de première importance. Là est
l'origine du « pari » dont nous parlions en commençant. —
Où est le pari, nous sera-t-il objecté? Celui qui s'appuie sur
la perception de l'exterue pour affirmer le monde « ne joue
pas )) l'existence de ce monde. Il se déclare subjugué par son
évidence. Pareille à cette évidence est celle de la perception
du divin dans l'écrit sur la Foi en Dieul — D'accord. On
n'aurait guère à nous prier longtemps pour nous faire con-
sentir à juger cet écrit comme le jugèrent, sans doute, et les
juges de l'auteur et l'auteur lui-même : c'est l'œuvre d'un
étudiant en théologie, au courant des travaux de son époque
en matière de métaphysique religieuse, indépendant d'esprit,
capable de critique, sans doute, dogmatique néanmoins par
ses conclusions et par son attitude. Le philosophe que sera
plus tard J.-J. Gourd pourra se dispenser de démentir ces
conclusions. Toutefois, s'il paraît ne plus se ressouvenir de son
premier ouvrage, c'est que le passage de l'attitude dogmatique
à l'attitude critique, et de celle-ci à l'attitude pragmatiste des
dernières années, presque des dernières heures, ne dut s'ac-
complir, ni sans secousse, ni sans rupture apparente avec un
passé dont, si l'attention se détourne, les traces et les effets
subsistent. Il y eut là un de ces curieux et féconds exemples
188 l'année philosophique. 1911
de solidarité personnelle comme, pour en trouver dans la vie
de tout penseur, il n'y aurait vraisemblablement qu'à se mettre
en quête. L'auteur de la Foi en Dieu eût jugé contradictoire
de parier pour une vérité dont il s'affirmait certain : il était
alors à l'apogée de son dogmatisme. Mais, dès ce temps-là, le
théisme et, l'on peut ajouter le christianisme de J.-J. Gourd
avait poussé des racines indestructibles. Un jour allait venir
où il trouverait place dans une philosophie animée de l'esprit
kantien. Là, au lieu de « s'imposer » comme naguère, il se
« proposerait » en affectant les allures d'un objet de croyance
ou de dilemme, ou d' « option ». Les croyances de J.-J. Gourd
ont changé de forme, elles ont à peine changé de matière.
Si nous avions à étudier l'ensemble de son œuvre, nous insis-
terions sur les rapports étroits qui unissent les tendances
dogmatiques de la première philosophie aux tendances
nettement criticistes de la seconde période, à laquelle nous
devons le Phénomène, œuvre d'une rare vigueur, difficile à
pénétrer, mais aussi profonde que vigoureuse, et où sont posés
les fondements d'un dualisme radical. Cette philosophie « phé-
noméniste », en un sens tout nouveau, il est vrai, attestait
l'influence de Kant, de sa discipline, oserai-je dire, plus encore
que de sa doctrine. Elle n'était que le prélude de démarches
futures dont les Trois Dialectiques devaient, sensiblement plus
tard, résumer les résultats. Ce n'allait être, encore, que l'avant
dernière étape, s'il convient d'attribuer à la Philosophie de la
Religion la valeur et les caractères d'une synthèse générale ;
et tel est assez notre avis. Mais pour se rendre cette philoso-
phie familière, s'il convient de s'arrêter devant Kant, il nous
paraît indispensable de s'élever jusqu'à Platon, car l'idéa-
lisme de Gourd est aussi rigoureux que celui du Parménide
et du Sophiste : avec cette différence toutefois, qu'on peut
attribuer à Platon un idéalisme radical attesté par l'impor-
tance assignée dans le Sophiste à l'idée de V Autre, laquelle se
présente coordonnée à l'idée du Même. Dans la doctrine de
Gourd, si je l'ai bien comprise, l'individu est incoordonnable,
il est hors la science, « hors la loi ».
L'idée de l'iucoordonnable domine la Philosophie de la Reli-
gion comme elle dominait naguère les Trois Dialectiques.
Cette idée n'est peut-être pas nouvelle ; elle est même
d'une ancienneté fort reculée, si l'on est en droit de nommer
« incoordonnable » la matière du Timée, source du dualisme
platonicien. Dans la pensée de Gourd, l'incoordonnable est le
UNE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 189
fondement de la philosophie morale et, après elle, de la reli-
gion. Il diffère profondément, par suite, de l'incoordonnable
platonicien élément rebelle, indiscipliné, ennemi de l'ordre,
élément qui tire de son infériorité les motifs de sa rébellion.
L'incoordonnable de J.-J. Gourd — et là est l'originalité de la
doctrine — n'est tel qu'en raison de sa supériorité. Le monde
de la science redevient ainsi que chez Platon celui de la
Siavoi'a, mais au sommet de la dialectique s'il faut faire une
place à l'àvuTrôesxov, il faut renoncer à voir dans cet absolu le
suprême intelligible objet de la véritable science. L'absolu
n'est pas inconnaissable, et notre philosophe n'est guère ami
de l'agnosticisme mais il étend bien au delà du savoir positif
la sphère de la connaissance. Nous connaissons plus de
choses que nous n'en pouvons coordonner; et le positivisme,
selon J.-J. Gourd, est deux fois dans l'erreur: une première
fois, car il identifie le « connaître » au « savoir » ; une
deuxième fois, car il traite d'illusoires des objets de connais-
sance distincte sous le seul prétexte qu'ils feraient éclater les
cadres de la science s'ils tentaient de s'y faire une place. La
réalité des incoordonnables, le droit de les affirmer et de les
maintenir hors du plan de la science, telle est la première
thèse de Gourd.
Ces incoordonnables resteront-ils dans notre esprit à l'état
d'archipel ? A côté des connaissances scientifiques faudra-t-il
doter la pensée de notions, en quelque sorte, « marginales »
distantes les unes des autres ? L'impossibilité d'en former un
« continent » n'équivaudrait-elle pas à leur dénier toute
valeur, toute objectivité éventuelle? Ce que l'on ne peut
coordonner, ce qui reste à letat de « cause errante » — ainsi
Platon appelait-il la matière — peut toujours être taxé d'illu-
sion. J.-J. Gourd n'a eu garde de négliger l'action. D'où sa
seconde thèse : les éléments réfractaires à la dialectique théo-
rique comme à la dialectique pratique sont précisément
coordonnables entre eux, en tant qu'ils participent de l'absolu.
Peut-être vaudrait-il mieux dire « participables » que
« coordonnables ». Ils ne rentrent pas, à proprement parler,
les uns dans les autres. Ils se correspondent. Ils correspondent
à l'absolu; ils l'environnent à distance; ils lui font cortège.
Ainsi présentée, la doctrine de J.-J. Gourd fait de nouveau
songer à celle de Platon chez qui l'idée du Bien, élevée
au-dessus de toutes les autres, en admet au-dessous d'elles qui
la séparent du monde géométrique et du monde sensible,
190 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
dans lesquelles on dirait qu'elle se réfléchit directement et se
reconnaît.
J.-J. Gourd ne s'est pourtant jamais apparu sous les traits
d'un pur platonicien. Il nomme, il est vrai, Platon et Parmé-
nide. Je ne me souviens pas avoir souvent rencontré dans ses
hores, le nom de Kant. C'est pourtant de Kant qu'il procède.
Car la doctrine qui distingue entre la Raison Pure et la Rai-
son Pratique ouvre la porte à celle des incoordonnables.
J.-J Gourd peut bien rappeler Pascal. C'est toujours à la con-
dition préalable de faire graviter la philosophie de Pascal
vers la doctrine de Kant. — J.-J. Gourd dira-t-on trouve dès
la dialectique théorique, un objet susceptible de devenir celui
de la Religion : l'Infini, l'Absolu. Pareillement Kant prépare
une philosophie éventuelle de la liberté dès la discussion des
antinomies. —J.-J. Gourd, toutefois, s'il ne renouvelle pas cette
discussion, laisse entendre qu'il n'accepterait ni la manière
dont Kant la dirige, ni la manière dont il la termine. A la
conception d'un infini extensif dont il ne conteste pas le carac-
tère antinomique, J.-J. Gourd substitue celle d'un infini
intensif. On ne parvient pas à réaliser l'infini. Maison peut
faire effort pour embrasser la totalité. Et c'est l'énergie, l'in-
tensité de l'émotion dont cet effort s'accompagne, qui donne
à la notion d'infini sa valeur. Que l'infini soit incoordonnable
par essence : il se peut. L'ordre de la connaissance exteusive
lui est fermé. Reste la connaissance intensive à laquelle ou ne
saurait refuser tout contenu, et qu'il faudrait se garder de con-
fondre avec lémotion ambiante. Le trouble dans lequel l'idée
de l'absolu jette l'âme religieuse n'empêche point notre pen-
sée de s'y appliquer et d'eu entamer l'élaboration, si l'on
peut ainsi dire. J'aperçois, néanmoins, un tributaire de Kant
dans cet autre philosophe de Genève moins glorieux qu'Ernest
Naville, plus profond néanmoins et plus indiscutablement
original qui fut J.-J. Gourd. Mais c'est uu tributaire d'avant-
garde et qui est l'unique architecte de sa philosophie.
En voulez-vous une preuve nouvelle, plus décisive encore
que les précédentes ? Je la trouve dans le caractère franche-
ment pragmalistede la méthode. Pragmatisme et dogmatisme
s'excluent, on le sait; mais non criticisme et pragmatisme.
Le criticisme qui se retire devant le pragmatisme rend inévi-
table, à notre avis du moins, l'abdication de la philosophie.
Tel n'est point le pragmatisme de J.-J. Gourd dans sa philo-
sophie religieuse. Il se greffe sur une doctrine d'esprit criti-
UNE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 191
ciste : il en est l'aboutissant, non le substitut. L'idée de
valeur apparaît au sommet de la doctrine pour se subordon-
ner celles de « fonction « et « d'être », non pour les remplacer.
Ce qui légitime la religion, du point de vue de la valeur, c'est
« l'agrandissement de l'esprit», cequila justifie du point de vue
de l'être, c'est l'idée de l'absolu, dont la réalité inconditionnée
plane au-dessus des catégories. Une valeur créatrice de son
propre objet aurait peut-être droite Tépithète de « fiduciaire ».
Elle vaudrait exclusivement par la confiance inspirée à ses
possesseurs, confiance dont il ne serait que sage de la recon-
naître indigne. Un Dieu étranger à la raison théorique ne
mériterait pas d'être appelé le vrai Dieu. Nous voici déjà à
quelque distance du kantisme orthodoxe.
Et ce n'est pas sur le terrain de la Dialectique pratique, qu'il
faut s'attendre à un rapprochement. La Religion dans les
limites de la Raison est une œuvre de « critique » au pre-
mier chef. Kant ne l'en a pas moins laissée en marge de sa
philosophie. Songeait-il, en l'écrivant, à prolonger la doctrine
de la Raison Pratique, ou simplement, à la transposer ? Nul ne
s'étonnera que les commentateurs postkantiens ne soient
guère parvenus à se mettre d'accord. Je serais surpris que la
doctrine de J.-J. Gourd donnât lieu, sur ce point, à des indéci-
sions. La Dialectique religieuse ne se meut point chez lui dans
le plan de la Dialectique Pratique. La vie religieuse, certes,
implique la vie morale. Elle la surpasse, cependant, et, avant
de la surpasser, la dépasse. Elle transforme le lien social en
substituant « l'Église » où l'amour rapproche et unit, à
la société proprement dite, laquelle, souvenons-nous de
Renouvier, implique entre ses membres un état de défensive
toujours prêt à passer à l'acte. Elle transforme l'esthétique,
en justifiant l'émotion du sublime, et en la dotant d'une
valeur qui l'élève au-dessus du sentiment de la pure beauté.
Enfin elle engendre la vertu du sacrifice par où l'absolu s'in-
troduit véritablement dans notre vie intérieure. Il faut lire les
pages originales et d'une éloquence discrète consacrées par
J.-J. Gourd à l'analyse de cette vertu et à la démonstration de
ce qui la rend essentiellement incoordonnable. J.-J. Gourd n'en
a jamais écrit de plus belles. Je ne puis les transcrire. J'espère
en les abrégeant n'en point amoindrir la portée. Dans la pensée
de J.-J. Gourd, il est des actes moralement obligatoires, où le
degré d'obligation varie en fonction de l'urgence. 11 est d'au-
tres actes où l'excellence passe l'urgence et dont elle appa-
192 l'anniîe philosophique. 1911
raît, en dernière analyse, l'unique raison de les accomplir. Ce
sont des actes exceptionnels, hors la loi morale, qui ne sau-
raient être, sans contradiction, moralement exigibles. N'est-il
pas à peu près universellement admis que les paroles de Jésus
prêchant les huit béatitudes excèdent de l'infini les bornes
de la « sagesse humaine ^ ». Essayez de vivre en pratiquant le
pardon des injures, en rendant le bien pour le mal, en don-
nant aux pauvres tout ce qui est à vous, en ne résistant pas
au mal... etc. vous vivrez « en dehors de la morale sociale
aussi bien que de la morale individuelle. L'apôtre Paul n'a
point célébré vainement la folie de la croix ». Et donc il
a compris le caractère profondément incoordonnable du
sacrifice. La tradition chrétienne, nous dira-t-on, n'a jamais
séparé le sacrifice de l'ordre moral. Elle a eu tort. Elle a nui
à l'intelligence du sacrifice et à celle de l'action morale elle-
même. « Car enfin si le sacrifice perd son caractère en se rap-
prochant de la loi, l'action morale perd également le sien en
se rapprochant du sacrifice. La vie de chaque jour est
dominée par l'idée d'un héroïsme qui ne peut s'y réaliser. Et
devant un tel commandement, on écoute, on n'agit pas. En
vérité, c'est le plus clair de ce qu'obtiennent les prédications
qui coofondent ainsi les genres » (p. 135). Ne confondons
point les genres et, pour commencer, maintenons la dialec-
tique religieuse hors des limites de la dialectique pratique,
et le sacrifice hors de la morale. En nous élevant au-dessus
de la loi, le sacrifice nous fait entrevoir un monde affranchi
de toute causalité, de toute durée, où l'on échappe à la
solidarité du présent avec le passé et l'avenir, où l'on petit
faire que ce qui fut n'ait pas été. La rédemption n'a pas un
autre but : elle ne vise à rien de moins qu'à l'annulation de la
causalité. Et c'est par où il est permis, quand on parle de
rédemption, de s'incliner comme devant un mystère. Ne
disons point toutefois que les sources du sacrifice rédempteur
sont impénétrables et que les « racines de la noble tige » nous
demeurent éternellement cachées. Loin de contredire la
nature humaine le sacrifice en est l'expression la plus haute.
Telles sont les idées directrices et curieusement originales
de ce livre qui honore grandement la philosophie française.
Lionel Dauriag.
BIBLIOGRAPHIE l'HILOSOPHIQUE FRANÇAISE
DE L'ANNÉE 1 91 1 '
I
MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE
ET
PHILOSOPHIE DES SCIENCES
ABRAMOWSKI (Edouard). — L'analyse physiologique de la per-
ception (in-12, Bloud, Collection de psychologie expérimentale et
de métapsychie ; 120 p.).
L'auteur de cet ouvrage a pris soin de résumer lui-même les prin-
cipales thèses qui y sont exposées ; nous ne saurions mieux faire
que de le citer :
« L'activité nerveuse qui constitue le corrélatif de la conscience
n'ont autre chose que la réaction chimique des éléments nerveux
avec leur milieu nutritif de la lymphe, réaction dont le résultat est
l'assimilation et la désassimilation c'est-à-dire l'acte de nutrition de
ces éléments.
« L'activité nutritive des éléments nerveux entraîne aussi l'activité
nutritive des autres éléments histologiques de l'organisme, qui leur
sont contigus, en produisent ainsi les divers phénomènes moteurs,
secrétoires, etc.
« A chacun des états de conscience correspond la formation d'un
groupe d'éléments actifs nerveux et autres qui lui est propre ; toute
modification d'un état de conscience présente, du côté physiologique,
1. Un certain nombre de notices bibliographiques de VAîinée philoso-
phique de 1911 sont de la plume de notre collaborateur et ami, M. L. Dau-
riac. Les initiales de son nom se trouvent au bas de chacune de celles dont
il a bien voulu se charger.
PiLLON. — Année philos. 1911. 13
194 l'année philosophique. 1911
une modification qualitative du groupe actif, l'adjonction au groupe
de certains éléments nouveaux et la sortie de certains autres.
0 Au corrélatif physiologique d'un état de conscience appartient
tout ce qui vit dans l'organisme à ce moment, c'est-à-dire tous ses
éléments actifs ; tous les autres éléments qui sont en dehors du cor-
rélatif, présentent à ce moment l'état de repos chimique, de vie
latente. Ce dédoublement de l'organisme en partie vivante et en
partie endormie est sujet à des variations continuelles concomittantes
des variations continuelles de la conscience, suivant que des groupes
nouveaux se réveillent et que certains groupes précédemment actifs
rentrent dans l'état de repos.
« Le corrélatif physiologique d'une perception contient toujours
les quatre groupes suivants : 1° le groupe des éléments sensoriels
périphériques et corticaux, dont l'activité conditionne les qualités
sensibles de la perception, en tant que signe réel; 2*^ le groupe
des éléments mnésiques des lobes frontaux, dont l'activité condi-
tionne la reconnaissance de la sensation, en tant qu'objet concret;
3° le groupe des éléments cénesthésiques, présidant aux fonctions
organiques, circulatoires et autres, qui influent sur le ton émotionnel
de la perception ; et 4° le groupe des éléments soumis aux exci-
tations des autres sens restées à ce moment inconscientes, dont l'acti-
vité influe néanmoins sur notre manière de sentir la perception
consciente. A ce complexus physiologique correspond, du côté sub-
jectif, un seul état de conscience, la perception d'un objet, c'est-à-
dire une connaissance sentie dans l'impression. Sa composition et
son hétérogénéité psychique n'apparaît que dans l'acte de la pensée,
dans les jugements, qui différencient la perception en une série de
concepts qualitatifs, tandis que le point de départ de cette différen-
ciation, l'expérience subjective elle-même, reste toujours simple,
tout en exprimant une diversité objective.
« La variation successive des états de conscience correspond aux
quatre types de changement physiologique du groupe actif : 1° un
nouveau groupe d'éléments s'associe au groupe précédent lequel
continue à persister; c'est le changement qui correspond aux varia-
tions subjectives d'une perception et aux jugements; 2° une partie
du groupe actif passe à l'état de repos, tandis que l'autre partie
seule continue à fonctionner, c'est le cas des dysgnosies pathologi-
ques ou normales provenant de la fatigue de l'attention ; 3° au
groupe actif s'associe un nouveau groupes d'éléments, et en même
temps une partie du groupe précédent cesse de fonctionner; ce
changement correspond aux associations des idées ; 4° un groupe
actif s'associe au nouveau groupe d'éléments et arrête tout à fait le
fonctionnement de ce groupe; c'est le cas des émotions brusques et
des suggestions (p. 118 et suiv.). »
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 195
BAJENOFF et OSSIPOFF. — La suggestion et ses limites (in-i2,
Bloud, Collection de psychologie expérimentale et de métapsychie;
117 p.).
L'objet de ce petit livre est d'établir : 1° que la susceptibilité à
la suggestion d'un sujet en état de somnambulisme non seulement
n'est pas illimitée, mais, au contraire, est très différente selon les
cas; 2" que la susceptibilité à la suggestion est un phénomène
psycho-physiologique très répandu en dehors des états de l'hypnose
et du somnambulisme. Ces deux propositions s'appuient sur un
grand nombre de faits intéressants qu'exposent les auteurs.
« Tout le monde, disent-ils en conclusion, n'est pas également
facile à hypnotiser, et même les degrés de l'hypnotisme et du som-
nambulisme sont bien différents selon les individus. Avec beaucoup
de personnes on ne peut réussir à revenir à l'état de somnam-
bulisme qu'après la répétition de longs essais ovi l'on atteint à peine
un léger assoupissement...
« On sait aussi, d'un autre côté, que les phénomènes de la sugges-
tion peuvent se constater avec la même évidence aussi bien à l'état
de veille que pendant l'hypnose. En dehors des névropathes, la sug-
gestion est un phénomène psychologique bien répandu, si répandu
même qu'on en fait maintenant la base entière de tous les systèmes
sociologiques et historiques...
« Un homme dont les facultés psychiques se trouvent en complète
harmonie réunit tous les éléments de son psychisme en une puis-
sante synthèse psychique. Un esprit pauvre, au contraire, a une vie
psychique caractérisée par le défaut de liaison, par une coordi-
nation insuffisante de ses éléments. Entre ces deux types extrêmes,
on peut placer toute l'humanité.
<< Plus l'horizon de la conscience est large, plus solidement se tient
la synthèse entre les éléments isolés de la vie psychique, plus l'at-
tention, l'activité consciente et la volonté sont fortes, plus il est dif-
ficile d'obtenir les phénomènes du somnambulisme et de la sugges-
tion; tandis qu'au contraire plus l'horizon de la conscience est étroit,
plus la liaison se dissout facilement entre ses éléments, plus ses
coordinations sont faibles, plus aisément se détachent et se forment
les groupes d'idées et de représentations indépendantes de la cons-
cience, plus complet est l'automatisme du sujet...
« Il est désormais facile de comprendre pourquoi et comment la
suggestion, l'imitation et la soumission automatique sont des phéno-
mènes si communs et si répandus...
« Tous les faibles mentaux, — et combien nombreux ils sont ! — peu-
vent subir ces suggestions à l'état de veille et les concrétiser en des
actes criminels. Par contre, sauf des cas d'entraînement fort longs
et très exceptionnels, il nous a toujours paru qu'il était bien difficile,
196 l'année philosophique. \9H
sous l'influence d'une ou plusieurs séances d'hypnose, de faire com-
mettre par un sujet des actes contre lesquels se révoltent ses ten-
dances profondes (p. 111 etsuiv.). »
BALDWIN (James-Mark). — Le darwinisme dans les sciences mo-
rales traduit de la 2" édition anglaise, par G.-L. Duprat (in-12,
F. Alcan, bibliothèque de philosophie contemporaine ; VII-163p.).
L'objet de ce livre est d'indiquer les relations qu'ont les sciences
de l'esprit avec le point de vue propre au darwinisme. Il est divisé en
six chapitres : i. Le darwinisme et la psychologie ; — ii. Le darwinisme
et les sciences sociales; — m. Le darwinisme et V éthique; iv. — Le dar-
winisme et la logique ; — v. Le darwinisme et la philosophie ; —
VI. Darwinisme et religion.
M. Baldwin expose brièvement, en ces six chapitres, l'influence
que lui paraît avoir exercée le développement du darwinisme sur les
sciences de l'esprit. Nous regrettons de ne pouvoir ici passer en revue
ces six chapitres. Nous signalerons, comme particulièrement dignes
d'attention, le chapitre m et le chapitre iv; — le chapitre m, où l'au-
teur combat cette opinion de Huxley, que notre sens moral enveloppe
un principe d'altruisme et une règle de conduite en opposition
directe avec le principe de la lutte pour l'existence; où il montre
qu'en étendant l'application de la sélection naturelle aux groupes,
au lieu de la restreindre aux individus, on peut aisément rendre
compte de la naissance de la morale, et sauvegarder le principe dar-
winien; — le chapitre IV, où il se refuse à admettre celte thèse du
pragmatisme, que la réalité n'est que l'objet d'un ensemble de
croyances jugées utiles pour nous guider dans la vie ; où il explique
la nécessité d'écarter cette thèse pour conserver les avantages du
principe darwinien de l'adaptation aux situations affectives, physi-
siques et sociales.
M. Baldwin résume lui-même, en quelques lignes, l'idée générale
qu'il s'est faite de^l'influence exercée par Darwin sur la pensée philo-
sophique :
« Nous disons que Darwin a porté un coup mortel au vitalisme
sans critique, en biologie; à l'occultisme en psychologie ; au mysti-
cisme et au formalisme en philosophie. En corroborant, au point de
vue scientifique, la réforme métaphysique entreprise par Kant dans
chacun de ces domaines, l'obscurantisme né de la pensée dogma-
tique a été éliminé, la notion de loi naturelle, d'ordre naturel, est
devenue prédominante. En retour il a fallu accepter radicalement
une conception génétique ou dynamique de l'univers et une philo-
sophie qui l'englobe avec le darwinisme...
« Le principe de la sélection naturelle doit donc être reconnu non
seulement comme formule d'une loi biologique, mais comme for-
mule d'un principe universel de la nature, applicable, après adapta-
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 197
tion à chaque domaine, à toutes les sciences de la vie et de l'esprit
(p. 122). »
Nous croyons volontiers que la sélection naturelle ne s'applique
pas seulement à la biologie, mais qu'elle a sa place et son rôle, comme
principe explicatif, dans la psychologie, la science des mœurs et la
sociologie. Mais nous ne saurions, comme M. Baldwin, attribuer aux
principes darwiniens, une portée qui tend à réduire la philosophie cà
ces principes, c'est-à-dire à la supprimer. Nous ne voyons pas que la
réforme philosophique entreprise par Kant eût besoin d'être « corro-
borée »; et nous ne voyons pas comment elle l'a été par Darwin.
Les explications darwiniennes, si intéressantes et importantes qu'elles
paraissent au point de vue de la science proprement dite, n'ont en
réalité rien à faire avec le problème philosophique.
BLARINGHEM (L.). — Les transformations brusques des êtres vivants
(in-12, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique
353 p.).
L'auteur de cet ouvrage en indique l'objet dans une courte intro-
duction :
« Ce livre confirme l'exposé de quelques preuves en faveur de la
mutation ou théorie de la variation brusque des espèces, soutenue
dans ces dix dernières années par Hugo de Vriès et ses élèves. J'ai
cru devoir rappeler quelques-unes des expériences les plus con-
cluantes du professeur hollandais...
« J'ai surtout voulu donner sur le sujet une opinion personnelle,
exposant fréquemment mes propres observations et mes expériences,
pour montrer que tout naturaliste peut se rendre compte, avec des
matériaux très divers, de l'importance de la nouvelle théorie au point
de vue de la transformation des espèces...
« De Vriès a insisté longuement sur la périodicité des mutations, sur
l'indépendance des mutations et du milieu extérieur; tout mon effort
porte à faire prévaloir une opinion contraire. Les preuves réunies en
faveur de la possibilité de modifier artificiellement l'hérédité des
animaux et des plantes sont, pour la plupart, favorables à la théorie
de la variation brusque des caractères de variétés, d'espèces ou de
genres; mais elles établissent aussi que les changements résultent de
l'intervention active des agents externes, des facteurs primaires de
révolution, selon l'expression de Giard. Des changements brusques
dans la nutrition des cellules sexuelles, des œufs, des bourgeons, des
larves, surtout pendant la période de métamorphose ou de croissance
rapide, entraînent des variations brusques et héréditaires de carac-
tères spécifiques dans le sens propre du mot.
« Il ne paraît pas, à vrai dire, y avoir de relation directe entre les
changements de caractères et les causes extérieures qui les détermi-
nent. J'ai l'impression que chaque espèce, chaque famille possède,
198 l'année philosophique. ■lOll
en plus de ses caractères visibles, une série d'autres caractères
latents ou une série d'autres combinaisons équilibrées de caractères;
les mutations nous présentent quelques termes de la série qui ne
sont pas tout à fait inattendus pour ceux qui ont étudié les affinités
des familles mutantes (p. 1 et suiv,). »
11 appartient aux naturalistes d'apprécier la portée des observations
et des expériences que M. Blaringham expose dans les 24 chapitres
très intéressants de son ouvrage. Nous nous bornerons à faire remar-
quer ici l'importance philosophique de la théorie des mutations
ou variations brusques au point de vue de la conception du trans-
formisme. Il paraît nécessaire de la faire entrer dans cette concep-
tion, car elle peut seule expliquer l'évolution naturelle des êtres
vivants, l'origine naturelle et l'apparition successive des espèces. La
doctrine évolutionniste de Darwin, qui n'admet que de petits chan-
gements, des modifications légères, successivement accumulées, une
évolution lente et graduelle, soulève des objections sérieuses sur les-
quelles nous avons autrefois appelé l'attention'.
BERTHELOT (René). — Un romantisme utilitaire, étude sur le mou-
vement pragmatiste (in-8°, F. Alcan, Bibliothèque de philosophie
contemporaine, 416 p.).
Cet ouvrage comprend une Introduction et deux parties. Dans
l'introduction, l'auteur fait connaître les divers sens qu'a reçus le
mot pragmatisme et donne une esquisse de l'histoire des théories
auxquelles est appliqué ce mot. La première partie est consacrée au
pragmatisme intégral et radical de Nietzsche; la seconde, au prag-
matisme fragmentaire et mitigé de M. Henri Poincaré.
Dans la première partie, l'auteur recherche les origines du prag-
matisme artistique de Nietszche. Il voit et montre ces origines : d'a-
bord, dans le romantisme germanique, dans l'idée de vie que le
romantisme concevait comme le principe de toute réalité et qu'il
opposait à la conception mécaniste et intellectualiste qui avait dominé
la pensée du xviii^ siècle ; puis dans l'utilitarisme français du
xvHi" siècle et dans l'utilitarisme anglais du xix°, dans la notion
d'utilité vitale et d'utilité sociale que l'étude de la biologie darwi-
nienne et de la philosophie spencérienne introduisit en l'esprit de
Nietszche.
Après avoir établi, en deux chapitres fort intéressants, les origines
du pragmatisme de Nietzsche (influences romantiques et influences
utilitaires), lesquelles, selon lui, peuvent être considérées comme
les origines même du mouvement pragmatiste, M. R. Berthelot exa-
mine la valeur de la doctrine nietzschéenne.
1. Voyez la Critique philosophique, 1" série, t. XIV, p. 407-421 ; et la
Critique philosophique, S» série, t. IV, p. 217.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 199
La conclusion de cet examen critique se résume dans les termes
suivants, qui nous paraissent fort bien justifiés :
« Qu'il s'agisse des explications biologiques ou des explications
sociologiques que Nietzsche nous donne de notre croyance à cer-
taines vérités ou de notre affirmation de certaines erreurs, les prin-
cipes mêmes de sa doctrine biologique et de sa doctrine sociale étant
antagoniques, il est impossible d'envisager sa doctrine dans son
ensemble, comme une interprétation légitime des faits (p. Hl) ».
Dans la seconde partie de l'ouvrage, M. Berthelot expose et
apprécie le pragmatisme partiel que constituent les vues de
M. H. Poincaré sur la philosophie des sciences mathématiques et
physiques. Nous ne saurions analyser ici les neuf chapitres dont
elle se compose. Tous méritent l'attention des savants et des philo-
sophes. Nous devons signaler particulièrement le chapitre i {Les
principes de la géométrie selon Poincaré), le chapitre iv {Examen de
l'idée de commodité dans les sciences physiques selon Poincaré), et le
chapitre viii {Examen des théories de Poincaré sur les principes de la
géométrie). Nous citerons la conclusion de ce dernier chapitre :
« Ainsi on ne saurait réduire la vérité delà géométrie aune simple
convention plus commode qu'une autre ; mais la nécessité des prin-
cipes de la géométrie ne nous est pas imposée non plus comme une
fatalité inintelligible, comme un fait brut, à la façon dont Kant l'en-
tendait encore; ils expriment à leur façon la loi même des mouve-
ments de la pensée. L'espace métrique des géomètres n'est compa-
rable ni à un cadre donné où nous rangeons nos sensations, ni à un
édifice tardivement construit par l'association des sensations entre
elles. Ces métaphores, qui au fond assimilent l'espace à un objet situé
dans l'espace, ne sont guère plus satisfaisantes l'une que l'autre. L'idée
de l'espace mathématique est le produit de la réflexion guidée par une
logique interne dont elle prend graduellement conscience (p. 401). »
Du passage que l'on vient de lire, nous ne voulons retenir que cette
proposition qui nous paraît incontestable : On ne saurait réduire la
vérité de la géométrie à une simple convention plus commode qu'une
autre. Nous n'accordons aucune valeur au reproche que M. Berthe-
lot croit pouvoir faire à Kant de nous imposer « la nécessité des prin-
cipes de la géométrie comme une fatalité inintelligible ». Les juge-
ments synthétiques a priori qui forment ces principes ne sont pas
moins intelligibles que les jugements synthétiques a priori sur les-
quels se fondent les autres sciences. Or, si la géométrie n'est pas une
science purement empirique, il faut bien y admettre des jugements
synthétiques «p/'ion, quoi qu'on pense d'ailleurs de la valeur repré-
sentative de ces jugements ; et Kant, en considérant l'espace comme
une forme a priori de la sensibilité, nous a appris ce qu'il en faut
penser^.
i. 'Voyez l'Année philosophique de 1907, p. 129-134.
200 l'année philosophique. 1911
BONNEFON (Charles). — Dialogue sur la vie et sur la mort, suivi
de quelques méditations sur le même sujet (in-12, Fischbacher;
XIII-H5 p.).
M. Gh. Bonnefon expose, en ce petit livre, le sésultat de ses médi-
tations sur Dieu, l'âme et le corps, la mort et la naissance, l'individu,
le devoir etc. Nous citerons quelques-unes des propositions qui
résument sa doctrine sur ces divers sujets, en laissant au lecteur le
soin de les apprécier :
« Dieu existe en nous et hors de nous. Dieu en nous, c'est la vie
supérieure. En dehors de nous, en dehors des hommes, c'est l'in-
connaissable, Dieu existe, et c'est nous qui n'existons pas (p. 3). »
« L'âme ne peut pas vivre sans le corps. Le corps ne peut pas
vivre sans l'âme. Ce qu'on appelle âme et corps est une unité
vivante et indissoluble qui ne se sépare jamais (p. 6). »
« Il n'y a ni naissance ni mort: ce sont des apparences. Il y a
seulement une vie pensante qui ne peut naître ni mourir et dont
nous sommes partie (p. 7). »
« Comme la naissance, comme lamort, l'individualité est une appa-
rence, Je ne suis pas : Nous sommes, ou mieux encore : Il est en nous
(p. 8). »
« Le moi dont nous avons immédiatement conscience, qui donne
l'unité à notre vie, qui nous fait dire Je, c'est précisément ce que
nous avons en nous de moins individuel, ce qui nous appartient le
moins en propre, ce qui relève du domaine de l'humanité (p. 20). »
« 11 nous faut vivre non comme des individus que nous ne sommes
pas, mais comme parties de l'humanité pensante (p. 25). »
« Le devoir est d'agir en toutes circonstances comme partie de
l'humanité qui a été, qui est et qui sera nous-mêmes depuis le com-
mencement du monde. C'est ainsi que sont réconciliés, dans le
domaine moral, l'égoïsme et l'altruisme (p. 30). »
« Le monde est le corps de Dieu. Il n'est pas distinct de lui, pas
plus que notre corps n'est distinct de l'âme. 11 n'a pas été créé par lui
par conséquent, et si, par une hypothèse incompréhensible, on
pouvait imaginer la cessation du monde, Dieu finirait avec lui. Dire
qu'ils sont coéternels, c'est prêter à l'inexactitude, puisque c'est
supposer qu'on peut les distinguer autrement que par l'abstrac-
tion. Dieu et le monde sont la même Pensée vivante (p. 94). »
Nous n'avons pas besoin de dire combien est éloigné du pan-
théisme très logiquement exprimé en ces formules paradoxales le
théisme personnaliste auquel nous paraît conclure la critique idéa-
liste et flnitiste de la matière, de l'espace et du mouvement.
PILLON. — REVUE BILLIOGRAPHIQDE 201
CASTEL (J.-B.). — Nouveau recueil de dissertations philosophiques
(in-8°, Paulin; 402 p.).
Ce recueil est fait avec soin : peut-être pas assez de critique. Il
eût été intéressant et profitable de montrer comment la rédaction
d'un sujet doit influer sur son développement. On peut donner à
traiter deux sujets qui se ressemblent, mais qui posés différemment
comportent une façon de traiter différente. 11 est assez probable
qu'un candidat qui ferait une bonne composition sur Vidée de cause
serait reçu avec la même composition dans le cas où il aurait eu à
traiter « de la valeur du principe de causalité ». Et pourtant il
encourrait le reproche de « n'avoir pas traité le sujet », reproche
qui souvent entraîne l'échec. Je ne trouve pas que M. Castel manque
de netteté, ni d'ordonnance, ni d'a-propos dans ses esquisses. J'au-
rais aimé qu'il eût touché à la difficulté dont je parle, une difïiculté
qui arrête souvent de bons élèves et qui tient à la façon par trop
« mécanique » dont ils se préparent, dont beaucoup trop de maîtres,
et non des moindres, se résignent à les préparer. L. D.
COURNOT (A.) — Traité de l'enchaînement des idées fondamen-
tales dans les sciences et dans l'histoire, nouvelle édition publiée
avec un avertissement par M. Lévy-Bruhl (in-8°, Hachette ;
XVIII-712p.).
Il faut remercier M. Lévy-Bruhl d'avoir publié cette nouvelle
édition d'un ouvrage que les étudiants et les professeurs de philo-
sophie ne sauraient trop méditer. Dans V Avertissement dont il l'a fait
précéder, il rappelle et explique la fortune singulière de Cournot et
de ses œuvres proprement philosophiques:
« Cournot, de son vivant, est resté méconnu, presque inconnu.
Aucune partie de son œuvre n'a d'abord trouvé grâce. C'est peu à
peu que les lecteurs et les admirateurs sont venus à ce géomètre
philosophe, après sa mort. Insensiblement, leur petite troupe a
grossi, et maintenant elle comprend sans doute la pluplart de ceux
qui portent un intérêt actif à la philosophie. Aujourd'hui, Cournot
est mis à son rang, c'est-à-dire à l'un des premiers parmi les philo-
sophes français du xix*^ siècle...
« L'indifférence où tombèrent les œuvres de Cournot, lors de leur
apparition, s'explique par un ensemble de conditions générales,
dont d'autres que lui ont pâti également, par exemple Auguste
Comte et Uenouvier. Elle tient aussi à d'autres conditions particu-
lières, spécialement défavorables à Cournot. Comte, ignoré de parti
pris par la philosophie officielle, avait trouvé en Littré, au moins
pour sa philosophie, sinon pour sa religion de l'humanité, un dis-
ciple enthousiaste, infatigable et capable de se faire écouter ; il
202 l'année philosophique. 1911
avait su se former un groupe restreint, mais ardent, de positivistes.
Renouvier, soigneusement tenu, lui aussi, sous le boisseau, avait
néanmoins sa petite cohorte de disciples et d'admirateurs, et il
savait, dans ses livres comme dans sa Revue, soutenir la lutte contre
ses adversaires. Cournot, haut fonctionnaire, inspecteur général de
l'Instruction publique, était surtout connu et considé comme tel. On
le savait sans doute occupé de philosophie ; mais il semblait que ce
fût, chez ce mathématicien d'origine, une sorte de divertissement,
comme s'il avait donné ses heures de liberté à l'aquarelle ou à la
musique...
« Cournot trouvait devant lui un public nourri par ses philo-
sophes favoris de psychologie à la mode écossaise, de métaphysique
plus ou moins hâtivement bâtie sur un dogme spiritualiste accepté
d'avance et de dialectique morale apparentée à la critique littéraire.
Comment ce public aurait-i! pu ne pas être rebuté, dès les pre-
mières pages, par les gros livres de Cournot bourrés de faits et de
références perpétuelles à des théories scientifiques?
« Jamais peut-être, depuis la Renaissance, la philosophie ne s'est
tenue plus éloignée des sciences que dans le second tiers du
xix^ siècle, en France. Attachée encore, sur ce point, à la tradition
des Écossais, l'École éclectique s'était persuadé que la psychologie,
complétée par l'histoire de la philosophie el par une vue générale
des sciences morales, fournit une base suffisante à une doctrine
philosophique... Si les philosophes de cette école avaient consenti à
étudier les Comte, les Renouvier, les Cournot, qu'ils croyaient
devoir ignorer, leur conception des problèmes à poser se serait
nécessairement modifiée, leur idée de la philosophie se serait élargie
et approfondie, et sans doute leur mémoire n'y eût rien perdu.
« Aujourd'hui, sous l'action de causes multiples, personne n'ima-
gine plus que le philosophe puisse ainsi se tenir à l'écart, et procéder
à son œuvre propre sans tenir compte de celle des savants. Entre la
philosophie et les sciences un commerce actif et fécond s'est établi.
Savants et philosophes viennent au-devant les uns des autres. Ils
s'attaquent solidairement, pour ainsi dire, aux problèmes qui leur
sont communs : valeur et portée de la science en général, principes
des mathématiques et logistique, interprétation des théories phy-
sique, néo-vitalisme, principes et méthode de la sociologie, etc. »
0 Ainsi, autant les conditions ambiantes étaient peu propices à
l'œuvre de Cournot, il y a un demi-siècle, autant elles lui sont favo-
rables à présent. Tandis que les discussions qui passionnaient l'École
éclectique n'ont plus pour nous qu'un intérêt historique, la plupart
des problèmes où Cournot a porté son effort sont devenus des pro-
blèmes actuels (p. v-ix). »
Nous aurions des réserves à faire sur la fécondité du commerce
actif que M. Lévy-Bruhl voit aujourd'hui s'établir entre la philosophie
et les sciences positives, sur les résultats heureux que promet, selon
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 203
lui, la collaboration des savants avec les philosophes. On peut se
demander si la philosophie scientifique qui est aujourd'hui à la mode
satisfait beaucoup mieux une raison exigeante que la philosophie
oratoire de Cousin et de ses disciples. Le géomètre philosophe
Cournot n'a pas toujours été bien inspiré dans lapplication qu'il a
faite de l'observation et de l'induction scientifiques aux problèmes
que pose l'étude analytique et critique des idées fondamentales. Il
ne faut pas oublier la solution malheureuse que dans son Traité ',
d'ailleurs plein de considérations intéressantes et suggestives, il a
cru pouvoir donner, au nom de la Science, à la question de l'infinité
du monde dans l'espace et dans le temps ^.
DROMARD (Gabriel). — Essai sur la sincérité (in-8°, F. Alcan,
Bibliothèque de philosophie contemporaine ; 242 p.).
L'ouvrage est d'un genre où, pour réussir, il faut à la fois dire
des choses neuves, sans quoi l'on ne se ferait pas lire, et des choses
justes sans quoi l'on risquerait de désorienter le lecteur en donnant
à ses paradoxes un faux air de vérité. M. Dromard est assez bon
psychologue pour observer la réalité sans la déguiser et assez fin
psychologue pour en rajeunir l'expression. 11 voit bien les dililcultés
du sujet, et ses définitions, « généralement » exactes, ne l'empêchent
point d'aller glaner aux alentours, afin de les illustrer, sans aller
toutefois jusqu'à les compromettre.
La sincérité, nous est-il dit, est rare, non seulement envers les
autres, mais envers soi-même. Il faut la vouloir pour l'atteindre. Il
faut aussi savoir la chercher. L'indépendance d'esprit en est la con-
dition essentielle. Encore est-il que cette indépendance a ses
moments de fragilité. Dès que l'on est tenté de s'en glorifier, fût-ce
simplement dans son for intérieur, on risque de la mettre au rang
des vertus de façade. Et alors on se préoccupe moins de ce que l'on
est que de ce que l'on paraît. Le souci de la réputation expose à sacri-
fier sa personne à son personnage, même quand il s'agit d'une réputa-
tion de sincérité. Tout changement d'opinion diminue. Le monde
n'aime pas les renégats. Le courage inséparable de toute conversion
publiquement affichée ne reçoit qu'une faible partie des louanges
dont il est digne. La société, pour se maintenir, a besoin de traditions
et de sens commun : et toute conversion est une insurrection du
sens propre. Ainsi la morale sociale tend à nous « désindividualiser ».
N'y parvient-elle pas, elle nous sait gré d'une conduite qui sauve
les apparences. Elle n'est donc point amie de la sincérité. M. Dromard
1. Traité de l'enchaînement des idées fondamentales, Uv. II, eh. xi,
p. 213-218.
2. Nous rappellerons l'article important que Renouvier a consacré dans
la Critique philosophique (1" série, t. XI, p. 260-269) aux vues de Cournot
sur l'infini et le continu.
204 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
le constate non sans un peu ni même beaucoup d'amertume, car il
est moraliste en même temps que psychologue ; moraliste mais pas
jusqu'à l'intransigeance, il a trop d'expérience de la vie pour cela.
Je ne suis pas sûr que le lecteur trouve ses conclusions en parfait
rapport avec ses observations. Elles sont optimistes, ces conclusions,
puisqu'elles nous encouragent à demeurer sincères et nous assurent
qu'en dépit de tous les obstacles la sincérité est possible. Le mal-
heur est que ces obstacles viennent d'être passés en revue : et la
liste en est longue.
Je relève vers la fin du livre de justes et sages remarques sur le
mensonge des enfants et sur la lenteur avec laquelle les enfants se
rendent compte de ce qu'est la vérité. Les parents font bien de sur-
veiller la tendance au mensonge et de la réprimer. Encore est-il
parfois opportun de la réprimer sans excès de rigueur. Pour que
l'enfant prenne le goût de la vérité, évitons de la lui rendre haïs-
sable ; n'abusons pas du « bon Dieu qui voit tout » et ne faisons point
appel à ces témoins imaginaires dont le soi-disant témoignage risque
trop souvent d'aboutir à un nouveau mensonge. L. D.
EMERSON. — Essais choisis, traduits de l'anglais par Henriette Mira-
baud^Thorens, Préface de M. Henri Lichtenberger (in-12, F. Alcan,
Bibliothèque de philosophie contemporaine; xvi-156 p.).
Les Essais réunis en ce volume sont au nombre de cinq : Expé-
rience ; Héroïsme ; L'Amour; L'Histoire; Dons. Ils ont été choisis parm
ceux où se trouve ce qu'offre de plus original, dans les vues et l'esprit
qui la caractérisent, la doctrine d'Emerson. M. H. Lichtenberger les
présente au lecteur français dans une Préface fort intéressante, où il
met en parallèle la pensée d'Emerson et celle de Nietzsche et dont
nous détachons le passage suivant :
« On a, en lisant Emerson le sentiment que l'énigme du monde
n'est point un Sphinx redoutable et peut-être cruel, mais une Divi-
nité resplendissante de Beauté et de Sagesse. Il incline les âmes à
l'effort soutenu et confiant, au respect de soi, à l'acceptation coura-
geuse de la destinée, à l'adoration pieuse de la vie. Cet Américain
allègre et vaillant, sans rudesse ni grossièreté, hautement cultivé,
sans raffinement morbide ni exaltation malsaine, est, au total, un
bel exemplaire d'humanité. Et il me semble que le lecteur français
d'aujourd'hui suivra avec intérêt, dans les Essais que groupe ce petit
volume, le développement d'une pensée nullement systématique,
exempte de tout dogmatisme et de toute pédanterie, un peu diffuse
même parfois et prolixe, mais toujours ingénieuse et alerte, d'une
savoureuse originalité et, ça et là, d'un lyrisme ému sans emphase,
éloquent sans déclamation (p. xv). »
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 205
EYMIEU (Antonin). — Le naturalisme devant la science
(in-12, Perrin; XI-365 p. ).
L'auteur indique, dans une courte Préface, l'objet de cet ouvrage :
« Ces études ont d'abord fourni la matière de conférences... Ayant
à présenter la synthèse de la doctrine catholique, il nous a paru
qu'avant de construire, avant même de creuser les fondations, il
fallait déblayer le terrain. Or, en ce moment, à cette date de l'histoire
où nous sommes placés, il se trouve encombré devant nous par une
doctrine très répandue, qui pénètre plus ou moins la plupart des
esprits, notamment dans ce qu'on appelle le grand public, et qui tend
à supplanter les croyances chrétiennes par une autre interprétation
de l'Univers : c'est le naturalisme (p. ix) ».
Le naturalisme, que M. A. Eymieu a entrepris de réfuter, n'est pas
autre chose, dit-il, que « le vieux matérialisme « qui « a pu, en
changeant de nom et en se déguisant sous le masque de la science,
espérer un instant conquérir l'élite du monde civilisé » : qui « a
suggestionné sa clientèle et s'est fait prendre pour ce qu'il n'est pas » ;
qui, en un mot, « bénéficie de l'admiration que la science inspire
(p. 5) ».
M. Eymieu réfute le naturalisme en neuf chapitres : i. Le natura-
lisme et l'origine de l'homme; — ii. L'origine de l'instinct, de la cons-
cience, de la vie; — m. L'origine de l'univers; — iv. Qu'est-ce que
l'homme ? — v. Qu'est-ce que la vie ? — vi. Qu'est-ce que l'univers? —
vil. La destinée; — viii. La morale individuelle; — ix. La morale
sociale. La conclusion générale de cette réfutation est que les affir-
mations et les négations du naturalisme ne peuvent s'appuyer sur la
science, et que ce n'est pas la science, mais le naturalisme, qui a
fait faillite.
« Non, dit l'auteur, la science n'a pas fait faillite. Elle a tenu au
delà de ce qu'elle avait promis. Son capital est solide, son crédit est
mérité, l'avenir s'annonce prospère : honneur à la science !
« Mais le failli, c'est le naturalisme. C'est lui qui a compromis la
science en prenant son nom, en s'affublant de son masque pour
s'élancer vers les chimères. 11 a fait de la science, — de sa science à
lui, la contrefaçon, la falsification de l'autre, — il a fait une méta-
physique échevelée, avalant toutes les contradictions au service d'un
credo monstrueux, sonnant à pleines fanfares pour remplacer par le
bruit les bonnes raisons, faisant de mirifiques promesses et ne dis-
tribuant que des drogues empoisonnés (p. 352). »
Non certes, dirons-nous, ce n'est pas la science qui a fait faillite,
c'est le sciencisme, c'est-à-dire la science érigée en philosophie ; c'est
toute philosophie, quel qu'en soit le nom, qui prétend se fonder uni-
quement sur les catégories ou concepts des sciences positives et
réaliser ainsi l'homogénéité et l'unification du savoir. Et pour recon-
206 l'année philosophique. 1911
naître cette faillite, il n'est pas nécessaire de se placer au même
point de vue que M. Eymieu.
FAGUET (Emile). — Les préjugés nécessaires
(in-12, Société française d'imprimerie et de librairie; 375p.).
11 est une définition provisoire de ces préjugés nécessaires qu'il
est inutile de justifier : a préjugés ; car on juge non point en vertu
d'un raisonnement ni d'un axiome ; on ne prouve pas, on affirme
et l'on est sûr de ce qu'on affirme; b nécessaires ; car, si l'on révo-
quait en doute l'un ou l'autre de ces préjugés, la société des hommes
fléchirait sur ses bases. La réfutation de certaines doctrines par leurs
conséquences n'a jamais rien valu logiquement. Les vérités soi-
disant dangereuses n'en subsistent pas moins. Et pourtant nul ne
saurait rester indilTérent aux conséquences de telle ou telle généra-
lisation scientifique ou philosophique ou simplement psychologique.
Dès lors il convient de faire au pragmatisme sa part. Autrement
il se la ferait lui-même et ce pourrait être une part léonine.
Quelle est la matière de ces préjugés? On le devine : c'est l'affir-
mation d'un Dieu, d'une vie future, d'une volonté libre. C'est aussi
l'atiirmation que la vie mérite d'être vécue, qu'une société a besoin
d'hommes forts qui la protègent, d'une élite qui la dirige... Mais là
n'est point l'intérêt du livre. Certes le détail de chacun des chapitres
atteste la richesse d'idées bien connue de l'écrivam. L'importance
de l'œuvre, car je crois que M. Faguet a fait là un ouvrage de la plus
sérieuse valeur, est dans l'idée qui la domine et dans la manière
dont elle se subordonne les idées dérivées ou adjacentes, ou même
simplement accessoires.
Aristote a défini l'homme : un vivant social. Platon l'a défini : un
vivant bipède et privé d'ailes. Je suis persuadé que, des deux défini-
tions, c'est la seconde que M. Faguet choisirait. La première n'est pas
vraie sans réserve. L'homme est devenu social. Naturellement il ne
l'était pas. 11 était bon qu'il le devînt. Peut-être, à la rigueur, les
choses se seraient-elles autrement passées qu'elles seraient allées
quand même... si la terre avait été plus grande et les familles
humaines plus distantes. La Société est un état dérivé de la guerre :
la Société est un accident. De cet accident résultent certains biens.
Mais l'homme n'étant point social par nature, il ne lui suffit pas
d'être homme pour être sensible à ces biens. L'individualisme en
est la preuve, dont la corruption, ainsi parlerait un aristotélicien,
est l'anarchisme. Comment contenir la tendance individualiste? En
essayant d'imposer et d'entretenir les préjugés que l'on sait. Ces
préjugés ne sont pas, tous, l'œuvre de l'instinct social, — instinct
acquis, ne l'oublions pas , — mais l'instinct social en a créé quelques-
uns et s'est assimilé les autres en les transformant. On devine les
prodiges d'adresse et d'ingéniosité de l'auteur avide d'assister à ces
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 207
transformations et de nous en rendre témoins à sa suite. Les para-
doxes ne sont pas toujours évités^, sans doute, mais à défaut du pro-
bable, c'est beaucoup de rencontrer le plausible, lequel, j'imagine,
est sensiblement plus que le simple possible. Mais arrivons à l'idée
centrale.
Cette idée n'est autre que l'idée initiale mais vue sous un angle
nouveau et comme à travers un lieu réfringent. Du moment où
l'homme n'est un être social que par accident, les bases de l'insti-
tution sociale ne sauraient être invinciblement résistantes. Ainsi s'ex-
pliquent les « préjugés ». Vainement essaierait-on de les promouvoir
à la dignité de « principes ». Ils ne se laisseraient pas conduire. Et
pourquoi ne se laisseraient-ils pas conduire ? Parce que la réalité
sociale, cette idole de la sociologie contemporaine, est, elle aussi, une
idole et que la matière en est fragile. Dans le membre du corps social
il y a un individu. Neuf fois sur dix, cet individu s'oublie en faveur du
corps dont il est membre. Gare donc à la dixième ! Et le jour fatal
est assuré de venir, le jour où l'homme, né pour la vérité, pour
une vérité qui s'impose, non pas en raison des passions qu'elle flatte,
mais en raison des clartés qui l'inondent, s'apercevra que cette
vérité ne permet pas aux préjugés nécessaires de prétendre au
rang de principes. La critique dissout ces préjugés : elle dissout
l'instinct social. — Guerre à la critique, alors ! — Prenez-y garde !
L'homme ne critique pas pour détruire. Il critique pour examiner.
Tant pis pour les erreurs qui ont usurpé sa confiance ! On les dit
irréfutables, ces erreurs. Et donc il ne perdra point son temps à les
réfuter. Il se contentera de les exiler de sa créance.
Et quand la sentence d'exil aura été prononcée, que deviendra la
société des hommes *? Elle ne se dissoudra pas. Elle dépérira. L'hu-
manité n'aura que de l'indifférence pour les illusions dont elle a été
dupe même après les avoir reconnues nécessaires. Elle traînera son
boulet, s'acheminant d'une marche lente à un état pire que la mort,
peut-être.
Mais ce qu'elle paiera de sa vie ne sera, peut-être point, payé
trop cher. Le serpent de la Genèse avait dit cà Adam: « Tu ne mourras
point ! ». Il s'était trompé. Il avait dit aussi : « Tu seras semblable à
Dieu sachant le bien et le mal ». Et cette fois il avait dit vrai.
C'est là une conclusion passablement... satanique Elle se dégage
des Préjugés nécessaires ainsi que jadis du beau livre de Benjamin Kidd
sur l'Evolution sociale se dégageait une conclusion toute pareille.
M. Emile Faguet n'a peut-être pas lu VÉvolution sociale. Il en a
quand même repris le motif conducteur et l'on peut applaudir à la
« grande variation » qu'il vient d'en essayera L. D.
1. Ce motif conducteur n'est autre que celui de l'antagonisme entre la
raison proprement dite et l'instinct social. Coque l'instinct social proclame
vrai parce qu'utile à l'institution, la raison le reconnaît, en effet, sociale-
ment utile, mais dénué de vérité.
208 l'année philosophique. 1911
FLAMANT (A.). — Mécanique générale. Cours professé à l'École
centrale des arts et manufactures (in-S», librairie polytechnique,
Th. Déranger ; xii-620 p. ).
Ce qui fait l'intérêt philosophique de cet ouvrage, c'est que les
principes généraux de la mécanique y sont établis, d'une façon très
simple et très rigoureuse, par des démonstrations purement géomé-
triques. L'auteur tient que la force, envisagée comme cause du mou-
vement, doit être bannie de l'exposition de ces principes. Il indique
lui-même, dans un court Avant-propos, le mode d'exposition qu'il a
adopté et dont l'utilité est aujourd'hui généralement reconnue :
« De même qu'on a conservé dans la science le nom de force vive
produit d'une masse par le carré d'une vitesse, sans y attacher aucune
des idées métaphysiques qui ont donné lieu, dans le cours du
XVIII*' siècle, à tant de disputes, j'ai maintenu, comme l'avait fait de
Saint-Venant (dans ses Principes de mécanique de 1851), pour la com-
modité du langage, en lui ôtant toute signification de cause, le mot de
force défini simplement comme le produit de quantités mesurables :
une masse et une accélération. J'ai conservé aussi le nom d'inertie ou
de force d'inertie sans y attacher en rien l'idée d'une propriété de la
matière ; je n'ai même pas hésité à employer l'expression bizarre de
travail de l'inertie, définie par le produit de quantités mesurables,
malgré ce que présenterait de contradictoire cette alliance de mots,
si on leur donnait la même signification que dans le langage usuel
(p. IX). »
Il faut lire le chapitre viii, où sont définis les mots force, quantité
du mouvement, force vive, impulsion, travail, inertie, et oîi le sens
purement géométrique de ces définitions est clairement expliqué.
Nous citerons le passage suivant sur l'inertie :
« En désignant par le nom de force motrice d'un corps le produit
de la masse de ce corps par l'accélération qu'il prend vers un autre,
nous n'avons en vue que ce produit envisagé comme une quantité
purement géométrique. Il y a une autre manière de voir qui est
encore très répandue et que nous devons signaler ici parce qu'elle a
été l'origine de la plupart des dénominations adoptées en mécanique
et qu'elle justifie ainsi le langage usuel. Elle consiste à regarder la
force comme une sorte de cause physique réellement productrice du
mouvement, en supposant alors que cette force ou cause réside, non
pas dans le corps en mouvement, mais dans celui vers lequel il se
meut. Ainsi le poids d'un corps est attribué à l'attraction du globe
terrestre sur les molécules de ce corps. La cause du mouvement, dans
cette hypothèse, est donc hors du corps mobile. Quant à celui-ci, on
le suppose incapable de changer son état de repos ou de mouvement :
on lui accorde seulement en partage la propriété de rester en repos
s'il est en repos et de conserver sa vitesse uniforme s'il en a une,
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 209
tant qu'une force émanant d'autres corps ne vient pas changer cet
état. Cette prétendue propriété s'appelle l'inertie. On voit qu'elle
repose sur une hypothèse gratuite, car a priori, il paraît tout aussi
rationnel d'attribuer au corps en mouvement la cause de son mouve-
ment que de le faire résider en dehors de lui (p. 358). »
FLOURNOY (Th.), CLAPARÈDE (Ed.). — Archives de psychologie,
t. X (in-8°, Genève, Kundig; 441 p.).
Ce volume contient, comme les précédents, des articles originaux,
des recueils de faits, documents et discussions, des notes diverses et
des analyses bibliographiques.
Les articles originaux sont au nombre de 11 : Vodorat, revue géné-
rale et critique, par J. Larguier des Bancels ; — Conception psycholo-
gique de l'origine des psychopathies, par Paul Dubois ; — Mélancolie et
psychothérapie, par le D'" F. Ruch; — L'originalité et la banalité dans les
expériences collectives d'association, par Pierre Bovet; — Les céphalo-
podes ont-ils une mémoire ? par Osv. Polimanti ; — Etude expérimentale
sur le choix volontaire et ses antécédents immédiats, par A. Michotte et
E. Prûm ; — Le sommeil d'un petit enfant, par Edmond Cramausset ;
— Dessins d'enfant et dessin préhistorique, par A. von Gennep ; —
Etude expérimentale sur l'association de ressemblance, par Marcel Fou-
cault ; — La question de la mémoire affective, par Ed. Claparède ; —
Observations sur un enfant sourd, par M"° Julie Degand.
Tous ces articles sont intéressants et instructifs ; tous méritent
l'attention des psychologues. Nous regrettons de ne pouvoir dire ici
quelques mots de chacun d'eux. Nous nous bornerons à signaler
particulièrement, en raison de leur portée philosophique : celui de
M. Paul Dubois sur l'origine des psychopathies ; l'étude de MM. Michotte
et Prûm sur le choix volontaire ; celle de Marcel Foucault sur l'asso-
ciation de ressemblance ; celle de M. Claparède sur la question de la
mémoire affective. La conclusion de cette dernière étude est que
l'existence de la mémoire affective peut être contestée, si l'on tient
pour vraie la théorie James-Lange de l'émotion. Nous avons montré
dans ['Année philosophique de 1906, p. 90-96 que cette théorie ne
résiste pas à l'examen. Nous écartons donc cette théorie, que nous
considérons comme une fausse découverte, et nous écartons par suite
en même temps les objections que l'on croit pouvoir opposer à la
réalité de la mémoire affective.
FOUILLÉE (Alfred). — La pensée et les nouvelles écoles anti-intel-
lectualistes (in-S", F. Alcan, bibliothèque de philosophie contem-
poraine ; xvi-415 p.).
Cet ouvrage, un des plus importants et des plus remarquables qui
soient sortis de la plume de M. Fouillée, est consacré à l'exposition
PiLLO.N. — Année philos. 1911. 14
210 - L ANNEE PPILOSOPHIQUE. 1911
des principes généraux de la doctrine des idées-forces ; mais il pré-
sente aussi une partie critique fort intéressante, où sont examinées
et appréciées, d'après ces principes, les théories anti-intellectualistes
qui sont aujourd'hui à. la mode. Il est divisé en trois livres : I. Nature
de la pensée : La pensée comme volonté de conscience; — II. L'origine de
la pensée et des idées ; — III. Valeur théorique et pratique de la pensée
comme conscience du réel et production du réel : Les nouvelles écoles
anti-intellectualistes .
Nous regrettons de ne pouvoir suivre la pensée de l'auteur dans les
divers chapitres dont se composent ces trois livres; de ne pouvoir
indiquer, même brièvement, en une notice telle que celles de
V Année philosophique, ce qui, à notre jugement est admissible ou con-
testable dans les idées qui y sont soutenues. Nous nous bornerons
à signaler au lecteur les chapitres qui nous paraissent mériter parti-
culièrement l'attention. Dans le livre II, le chapitre vi [La pensée
et le principe de contradiction selon l'école hégélienne] ; le chapitre x
(La causalité) ; le chapitre xi [La logique est-elle une matérialisation de
V esprit ?) ; le chapitre xii {Les idées d'unité, de multiplicité, de nombre et
d'ordre, l'anlhmétique et la géométrie) ; — Dans le livre III, le chapitre ii
{Les paralogismes de la nouvelle philosophie des sciences) ; le chapitre iv
[La néo-sophistique pragmatiste) , le chapitre v {L'intuitionnisme) .
Dans ces chapitres, que nous avons lus et relus avec un vif intérêt,
se trouvent des vues et des raisonnements que nous goûtons et approu-
vons fort, notamment sur la logique hégélienne, sur la logique des
solides, sur la nature spatiale du nombre, sur la ligne droite, sur les
conventions commodes de M. H. Poincaré, sur la définition pragmatiste
de la vérité, sur la méthode bergsonienne de l'intuition. Nous sommes,
comme M. Fouillée, très opposé aux théories anti-intellectualistes
dont il fait la critique. Mais nous ne le sommes pas moins à un intel-
lectualisme qui, méconnaissant le principe du fini et accordant aux
idées d'espace et de mouvement la même valeur représentative qu'à
celle de personnalité, soumet tous les phénomènes à un inflexible
déterminisme et exclut entièrement de la nature la contingence et la
causalité libre. Nous ajouterons que l'on peut, semble-t-il, considérer
comme une réaction naturelle et légitime contre cet intellectualisme
déterministe, qui vient de la science proprement dite, la faveur avec
laquelle sont accueillis de nos jours le commodisme de M. H. Poincaré,
le pragmatisme de W, James et l'intuitionnisme de M. Bergson.
HOFFDING (Harald). — La pensée humaine, ses formes et ses pro-
blèmes (in-8^ F. Alcan, Bibliothèque de philosophie contempo-
raine ; 396 p.).
Le profond philosophe de Copenhague dont on sait l'originalité
d'esprit, la vigueur de pensée, dont on a éprouvé l'aptitude à se
mouvoir de tout côté où se pose un problème, non pas seulement
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 211
psychologique, mais philosophique, nous donne aujourd'hui les
résultats de ses longues réflexions sur la « philosophie » propre-
ment dite. Il étudie la Pensée : 1° dans ses fonctions ; 2° dans son
histoire ; 3" dans ses formes : 4° dans les problèmes généraux qu'elle
fait surgir.
Et d'abord qu'est-ce que la Pensée ? Elle est une énergie : une
énergie de réflexion ; une énergie de réaction. Penser c'est réagir
contre « la vie de l'àme spontanée » : c'est faire effort pour décou-
vrir des ressemblances et des différences. Penser c'est comparer.
L'énergie psychique rapproche ce qui est lointain, unit ce qui est
divers et multiple. Elle travaille sur une base d'appui qu'elle trouve
dans la vie spontanée de l'âme, vie spontanée et involontaire. Son
travail réussit, d'où la nécessité d'admettre une « parenté entre la vie
de l'âme spontanée et la réflexion ». Il faut déjà que, dans la
donnée immédiate, des ressemblances et des différences émergent
et qu'apparaisse « un effort involontaire pour mettre de l'harmonie
entre les diverses tendances » . La donnée immédiate est-elle vierge de
tout travail psychique ? Pouvons-nous la saisir « à l'état naissant ? »
Rien ne le prouve et on ne le saurait prouver.
Aussi la vie de l'âme spontanée « telle qu'elle se déroule avant
l'éveil « de la pensée ne peut être éclairée et désignée qu'au moyen
de l'analogie ». Ce qu'on appelle le sens commun est déjà de la
réflexion. La synthèse est donc la forme essentielle de la vie spontanée
de l'âme. L'élément simple nous fuit. Tout est un et multiple. La
synthèse, si bas que l'on descende, se retrouve toujours. Et si haut que
l'on monte, elle ne s'achève pas; toujours de nouvelles synthèse plus
grandes, plus intérieures sollicitent notre effort. Et donc la nais-
sance de la vie psychique est difficile à comprendre : « dès le pre-
mier moment elle se meut dans un rythme ayant cela de propre
qu'aucun des éléments ne peut avoir une priorité sur l'autre ».
D'où cela vient-il ? Comment se fait-il que les notions de synthèse,
d'unité de multiplicité, s'appliquent partout, s'adaptent à tous les
thèmes et toutes ensemble, inséparablement? Parce qu'elles « expri-
ment les formes que prend nécessairement la vie de l'âme et en
particulier la connaissance ». On a pu être tenté de se représenter
la vie psychique à la manière des corps de la chimie dont les atomes
se retrouveraient toujours et partout, dans toutes les combinaisons.
M. Hôffding, ici, fait remarquer que cette façon de concevoir ou de
se représenter les corps n'est qu'une autre façon de reconnaître la
permanence des quantités pondérables. Rien de pareil ne peut être
établi en psychologie. Aussi la continuité et la discontinuité nous y
apparaissent-elles à tous les degrés possibles. C'est la réflexion qui
la première oppose le continu au discontinu. Aussitôt une double
nécessité se fait jour à découvrir la diversité où l'immédiat a donné
la continuité et le lien là où l'immédiat a donné la discontinuité.
C'est la discontinuité, ce sont les différences qualitatives qui ren-
212 l'année philosophique. 1911
dent la psychologie diilicile ; n'en pas conclure que la discontinuité
caractérise les phénomènes de conscience. Car plus on s'enfonce
dans la conscience plus de nouvelles connexités se découvrent, plus
la vie intérieure apparaît «comme une totalité, comme un fleuve»,
ajoutons sans craindre d'altérer la pensée de l'auteur, plus la « diffé-
rence de nature » cède devant la « différence de degré ». Il faut
donc, en psychologie, faire usage des mots tels que « aptitude »,
« disposition », tendances ». « vestiges ». Mais qui ne voit que ces
mots correspondent au terme a d'énergie potentielle ». Et par consé-
quent l'énergie psychique peut se concevoir sur le type de l'énergie
physique.
Nous tenions à mettre le lecteur au courant de la « manière » de
M. Hôffding. C'est une manière des plus riches car, on sent très
bien chez le penseur cette constante surveillance de soi-même
qui le retient sur la pente sans jamais lui faire rebrousser chemin.
Avoir de l'élan, et, dans l'élan, de la mesure, se donner sans s'aban-
donner sont choses assez rares ; faire le geste de jeter à pleines mains
et quand même savoir à une unité près combien de pièces vont
rouler sur le sol, ce sont là qualités qu'un philosophe ne possède
qu'à la condition d'être entré dans la philosophie par la psychologie.
J'entends que l'on réplique et que l'on m'avertit que de telles
qualités se paient.Soit ! Je dirai donc, si l'on y tient, qu'elles se paient
ou plutôt qu'elles se paieraient peut-être par un excès de la sou-
plesse sur la rigueur. En sa qualité de psychologue d'origine,
M. H. Hôffding a le sentiment du perpétuel devenir de la pensée,
de son renouvellement incessant dans l'insaisissable. Si donc il croit
aux formes de la pensée, il se les figurera malléables, accessibles au
devenir, à l'évolution. M. Hôffding est un croyant à la pensée, par où
il diffère de Bergson, mais, au même degré que Bergson il a l'horreur
du tout fait.
Si doue M. Hôffding consent à une table de catégories, il ne permet-
tra jamais qu'à cette « table » se substitue un « système ». 11 faut
que le devenir ait prise sur tout et que les profondeurs de la pensée
lui soient ouvertes.
Voici les catégories proposées par M. Hôffding. Nous aurons en
premier lieu: les fondamentales : synthèse; relation; continuité;
discontinuité ; en second lieu, les réelles : causalité ; totalité ; évolu-
tion. Les catégories idéales formeront une classe nouvelle. Elles
seront relatives à la ra/eur. On y distinguera: des valeurs immé-
diates ; des valeurs médiates ; des valeurs intellectuelles, esthétiques,
morales, biologiques, religieuses. A ce propos enregistrons un décès
qui nous fait plaisir, celui de la substance. A force de mener un
convoi, on finit donc toujours par enterrer son mort. On va donc
pouvoir être ou n'être pas phénoraéniste sans craindre de voir res-
susciter la vieille idole? Oui, si la thèse de l'universel devenir est au
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 213
bout de tout phénoménisme. Et il y aurait peut-être, dès maintenant,
quelque témérité à le prétendre.
Voilà donc un grand livre de philosophie qui fait honneur à la
pensée du xx® siècle. L. D.
JA3fES (William). — Le pragmatisme, traduit par Z,e B/'z//i, avec une
Introduction par H. Bergson (in-i2, Flammarion, Bibliothèque de
philosophie scientifique; 312 p.).
Cet ouvrage se compose de huit leçons faites, sous forme de confé-
rences, à l'Institut Lowell, de Boston, en novembre et décembre 1906,
puis à New-York, à l'Université de Colombie, en janvier 1907. Les
sujets de ces leçons sont indiqués par les titres suivants : I. Le
dilemme de la philosophie moderne; — II. Ce qu'est le pragmatisme ; —
III. Trois problèmes métaphyiques ; — IV. Vun et le multiple ; — V. Le
pragmatisme et le sens commun; — VI. Théorie pragmatiste de la vérité ;
— VII. Le pragmatisme et Vhumanisme; — VIII. Le pragmatisme et la
religion.
Dans V Introduction dont ces leçons sont précédées, M. Bergson
résume en termes clairs et précis la conception pragmatiste de la
vérité qui y est exposée et soutenue. Nous citerons le passage sui-
vant qui fait comprendre et permet d'apprécier le pragmatisme de
W. James :
«Nous définissons d'ordinaire le vrai, dit M. Bergson, par sa con-
formité à ce qui existe déjà : James le définit par sa relation à ce qui
n'existe pas encore. Le vrai, selon William James, ne copie pas
quelque chose qui a été ou qui est : il avance ce qui sera, ou plutôt
il prépare notre action sur ce qui va être. La philosophie a une ten-
dance naturelle à vouloir que la vérité regarde en arrière : pour
James elle regarde en avant.
« Plus précisément les autres doctrines font de la vérité quelque
chose d'antérieur à l'acte bien déterminé de l'homme qui la formule
pour la première fois. 11 a été le premier à la voir, disons-nous, mais
elle l'attendait, comme l'Amérique attendait Christophe Colomb.
Quelque chose la cachait à tous les regards et pour ainsi dire la cou-
vrait : il l'a découverte. — Tout autre est la conception de W. James.
Il ne nie pas que la réalité soit indépendante, en grande partie au
moins, de ce que nous disons ou pensons d'elle ; mais la vérité, qui
ne peut s'attacher qu'à ce que nous affirmons de la réalité, lui paraît
créée par notre affirmation. Nous inventons la vérité pour utiliser la
réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser
les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout
l'essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule
telle que celle-ci ; tandis que pour les autres doctrines une vérité nou-
velle est une découverte, pour le pragmatisme c'est une invention (p. 10) »•
Nous nous bornerons à faire remarquer que, d'après cette concep-
214 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
tion, rinvention de vérités nouvelles ressemble complètement à celles
d'hypothèses sur lesquelles doit prononcer rexpérience vérificatrice.
Ainsi peut-on dire que, pour le pragmatisme, la vérité regarde en
avant, tandis que, pour la doctrine traditionnelle elle regarde en
arrière. Mais les hypothèses sont des questions posées à l'expérience,
et ces questions supposent des vérités dont l'affirmation regardait en
arrière, des vérités représentatives de ce qui a été ou qui est, des
vérités découvertes. Nous ne voyons pas que la conception pragma-
tiste de la vérité, telle que l'entendait James, puisse s'appliquer aux
vérités d'observation externe pure et simple, aux vérités astronomi-
ques et géographiques, aux vérités de Ihistoire naturelle, aux vérités
historiques, aux vérités d'observation psychologique.
S'applique-t-elle mieux aux vérités que l'expérimentation nous
fait connaître en vérifiant telle ou telle hypothèse? On le dirait, à
première vue ; mais ce n'est qu'une apparence. L'affirmation de ces
vérités n'est possible qu'apj-és la vérification expérimentale. C'est donc
en arrière que ces vérités regardent quand il est réellement permis
de les affirmer. On peut dire que jusqu'à ce moment elles restent
cachées aux regards, attendant l'expérience qui les a découvertes.
Ce qui, dans cette conception de la vérité qui regarde en avant, a
pu, croyons-nous, séduire W. James, c'est qu'elle lui a paru s'accorder
parfaitement avec la religion, avec la croyance en Dieu et en la vie
future. Mais on peut aisément se rendre compte que, même en ce
domaine de la métaphysique et de la religion, la doctrine tradition-
nelle a grand besoin d'intervenir par l'affirmation de vérités qui
regardent en arrière (Personnalité divine créatrice, Monde composé
d'individualités conscientes), pour justifier l'affirmation de vérités
qui regardent en avant (Vie future, Règne final du bien).
Entre les huit leçons que renferme le volume, et qui toutes méri-
tent l'attention des philosophes, nous devons signaler la troisième,
où l'éminent psychologue examine en les considérant au point de vue
de la doctrine traditionnelle et au point de vue pragmatiste, les
trois problèmes métaphysiques de la Susbtance, du Dessein réalisé
dans la nature et du Libre arbitre . Nous retrouvons, avec plaisir, l'es-
prit du phénoménisme néo-criticiste dans les pages consacrées au
problème de la Subtance.
].E BON (D"" Gustave). — Les opinions et les croyances (in-12, Flam-
marion, Bibliothèque de philosophie scientifique ; 340 p.)
Cet ouvrage important sur la genèse et l'évolution des opinions et
des croyances est divisé en neuf livres où sont abordés des problèmes
d'un haut intérêt philosophique ; I. Les problèmes de la croyance et de
la connaissance; — II. Le terrain ■psychologique des opinions et des
croyances; — III. Les formes diverses de logique régaisantles opinions et
les croyances ; — IV. Les conflits des diverses formes de logique; — V. Les
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 215
opinions et les croyances individuelles ; — VI. Les opinions et les croyances
collectives ; — VII. Propagation des opinions et des croyances ; — VIII. La
vie des croyances ; — IX. Recherches expérimentales sur la formation des •
croyances.
Nous regrettons de ne pouvoir analyser ici ces neufs livres. Il faut
lire les divers chapitres dont ils se composent, et qui tous sont pleins
d'observations suggestives. Nous signalerons particulièrement les
cinq chapitres du livre III sur les diverses formes de logique^qui régis-
sent les opinions et les croyances et les trois chapitres du livre IV sur
les conflits de ces logiques.
M. G. Le Bon a pris soin de résumer lui-même ses conclusions sur
le sujet traité. Nous citons :
« Un des problèmes fondamentaux indiqués au début de cet
ouvrage était de rechercher comment des croyances, qu'aucun argu-
ment rationnel ne saurait défendre, furent admises sans difficulté
par les esprits les plus éclairés de tous les âges...
« Dissocier les éléments générateurs de la croyance, prouver qu'elle
est inconsciente et formée sous l'intluence d'éléments mystiques et
affectifs indépendants de la raison et de la volonté, c'était donner dans
ses grandes lignes la solution cherchée.
Mais cette explication restait incomplète. Si la raison ne crée pas
la croyance, elle peut au moins la discuter et en découvrir les côtés
erronés. Pourquoi, cependant, malgré les démonstrations les plus
claires, une croyance réussit-elle à s'imposer?
« Nous l'avons expliqué en prouvant le rôle fondamental exercé sur
l'inconscient par certains facteurs : prestige, affirmation, répétition,
suggestion et contagion. Indépendants de la raison, ils agissent faci-
lement et l'empêchent de reconnaître l'évidence même.
« Le pouvoir de ces iniluences dans la genèse des croyances a été
prouvé par les effets deleur action sur les hommes les plus cultivés...
«La seule différence réelle entre une croyance scientifique,
imposée par les facteurs décrits et les croyances religieuses, poli-
tiques ou spirites imposées par le même mécanisme, est qu'en
matière scientifique l'erreur s'élimine assez vite par substitution de
la connaissance à la croyance. Pour les certitudes basées sur des
éléments affectifs ou mystiques, et où aucune vérification immédiate
n'est possible, l'observation, la raison, l'expérience même, restent au
contraire à peu près sans action...
«En démontrant au moyen de faits précis comment des esprits
éminents se convertissent à des croyances d'un niveau rationnel éga-
lant celui des plus fabuleuses fictions mythologiques, j'ai réussi, j e l'es-
père, à mettre en évidence ce mécanisme mental que les recherches
de la psychologie avaient laissé inexpliqué jusqu'ici.
« Nous sommes arrivés ainsi à cette loi philosophique importante :
Loin de présenter une origine intellectuelle commune, nos concep-
tions ont des sources mentales fort distinctes, et sont régies par des
216 l'année philosophique. 1911
formes de logique très différentes. De la prédominance de chacune
d'elles et de leurs conflits naquirent les grands événements de l'his-
toire (p. 330 et suiv.). »
Nous devons rappeler que dans un ouvrage intitulé : La logique des
sentiments (in-8°, F. Alcan, 1904), M. Ribota montré, en termes précis,
la différence, l'opposition de nature qui existe entre la logique intel-
lectuelle et la logique affective, et que, dans la notice bibliographique
consacrée à cet ouvrage par VAnnée philosophique de 1904 (p. 193-
195), nous avons indiqué quelques-uns des problèmes philo>*ophiques
que soulèvent les rapports des deux logiques. Nous nous bornerons
à faire remarquer qu'en raison de la nature du jugement, où la
volonté a sa place et son rôle, et où, par suite, le sentiment s'intro-
duit avec la volonté, la logique intellectuelle et la logique affective
ne peuvent être entièrement séparées l'une de l'autre. Nous ajoute-
rons qu'il nous est impossible de considérer la logique mystique
comme une forme de logique spéciale et distincte des deux autres,
précisément parce que les deux autres ont entre elles des rapports
nécessaires. Il nous paraît clair que la logique mystique, telle que la
définit l'auteur, contient des éléments intellectuels et des éléments
affectifs. Des trois espèces de logiques qu'il distingue, M. Le Bon tire
la distinction de trois ordres de vérités, qui n'ont pas, dit-il, « de
commune mesure » : vérités affectives, vérités mystiques, vérités
rationnelles. Nous n'admettons pas cette distinction. La logique
affective et la logique intellectuelle concourent à l'acquisition de
toutes vérités, quelque différence que l'on puisse mettre entre les
vérités des sciences d'observation, les vérités philosophiques et les
vérités religieuses.
LE DANTEC (Félix). — Le chaos et l'harmonie universelle (in-12,
F. Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporaine; 196 p.)
Je regrette que le livre soit si court. Je ne crois pas qu'il soit
facile à un auteur d'en écrire de plus riches. C'est toute une philo-
sophie qui s'ébauche. Et cette philosophie de « philistins », dont
M. Le Dantec a multiplié les esquisses depuis qu'il a commencé
d'écrire, est pleine d'attraits. Ceux qu'elle ne satisfait pas, dont nous
sommes, car nous nous rangeons, nous aussi, parmi les « philistins »,
de l'autre bord, se plaisent à rendre hommage aux belles qualités
de philosophe qui s'épanouissent chez cet adversaire de la philosophie.
La science positive le conduit à deux thèses, contradictoires, si on
les prend universellement; mais, comme il les prend « limitative-
ment -), elles deviennent plausibles. Il y a du chaos dans l'univers:
tout n'est pas ordonné. 11 y a aussi de l'harmonie. Il y a de l'har-
monie dans la structure d'un cristal. Mais les agrégats de cristaux
sont ce qu'ils sont : leur juxtaposition, leur nombre résultent d'un
ensemble de circonstances étrangères à leur nature. On ne doit donc
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 217
pas dire qu'à mesure que les cadres s'agrandissent on s'élève d'un
chaos relatif à une harmonie relative. Non. A une échelle inférieure
l'harmonie se constate. Au-dessus elle disparaît. Peut-être ai-je mal
compris : mais si tel est l'enseignement que vient nous donner
M. Le Dantec, on peut l'en remercier. Car les conclusions auxquelles
il incline ne sont point les seules que cet enseignement comporte.
Et ces conclusions donnent un démenti à la thèse déterministe. Le
déterminisme unilatéral deviendrait en effet « scientifiquement »
improbable. Et c'est pourquoi nous disions jadis c'est-à-dire, il y a
vingt-cinq ans environ, que la doctrine déterministe impliquait le
prédétermiiiisme.
Je signale aux curieux des problèmes touchant la probabilité le
chapitre m où M. Le Dantec discute contre les partisans de la « loi
des grands nombres « et les malmène vigoureusement. Je crains qu'au
lieu d'un malentendu en voie de se dissiper nous ne nous trouvions
en face d'un malentendu nouveau. Il en est souvent ainsi chez les phi-
losophes. On écarte rarement un nuage sans en apercevoir, derrière,
de plus gros et de plus menaçants. Disons seulement que M. Le
Dantec est convaincu de la réalité objective du hasard, de l'inutilité,
en de certains cas, de réitérer les expériences attendu qu'il est des
phénomènes qui « n'obéissent à aucune loi » (p. 113). L'idée est assu-
rément neuve, à moins qu'il n'y ait de nouveauté que dans la for-
mule. N'oublions point, toutefois, que M. Le Dantec ne formule
jamais au hasard. Quand il change une manière de dire, c'est qu'il
pense d'une façon à peu près inédite.
Nous avons retrouvé avec plaisir la thèse favorite de M. Le Dantec
sur l'individu. Elle est une reprise de la thèse stoïcienne. Il n'y a dans
le règne des vivants que des individus, car tout ce qui est dans
l'organisme de Pierre porte l'empreinte et comme la signature de
Pierre. Si pas une de mes cellules n'est identique à l'une ou l'autre
des cellules de mon voisin, c'est que l'individualité est irréductible.
J'étonnerais fort M. Le Dantec, si je lui disais qu'entre sa thèse et la
thèse vitaliste dont les défenseurs se rencontrent, aujourd'hui encore,
à la Faculté de Médecine de Montpellier, j'aperçois de curieuses ana-
logies. Car si l'individu est irréductible, les troubles auxquels un
organisme est sujet, eux aussi, portent la marque de cette irréducti-
bilité. Chacun est bien portant à sa manière; chacun a sa façon
d'être malade. Exprimez la même idée dans un langage métaphysique
et substantialiste, c'est comme si vous disiez : « Chacun a son prin-
cipe vital ». Sic vos non vobis, dirons-nous donc en terminant à M. Le
Dantec. Et M. Le Dantec me répliquera qu'il ne saurait prêcher pour
aucun saint, car, encore qu'il soit né sur les côtes de Bretagne en
pleine terre catholique, il a cessé de croire aux Saints et à bien
d'autres choses encore. Il a pourtant gardé beaucoup de son pays
d'origine : une grande puissance de travail et une robuste bonne foi,
une bonne foi presque granitique. L. D.
218 l'année philosophique. 1911
LE DANTEC (Félix). — L'égoïsme seule base de toute société,
(in-12, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique;
327 p.)
Ce livre riche d'idées et de faits est né de la grève des cheminots
en 1910. Invité à prendre parti dans la question, M. Le Dantec
s'aperçut, et il nous l'avoue, dans sa Préface « qu'il n'y voyait pas
clair ». Et il chercha une solution. Il demanda cette solution à la
Biologie, ou plutôt, afin d'y parvenir, se résolut de rester fidèle à ses
« habitudes de biologiste positif ». On sait d'ailleurs à quel point ce
philosophe se défie des notions métaphysiques. « Elles lui font peur :
il ne peut se les assimiler»; à ses yeux, les métaphysiciens sont des
artistes. Il n'y a de vérité que scientifique. Et il n'y a qu'une science :
celle des savants.
Or cette science nous apprend que l'idée de lutte est inséparable
de l'idée de vie. L'être vit de son milieu. Dans ce milieu vivent d'autres
êtres. Et M. Le Dantec recommence à démontrer, vingt-cinq siècles
après Heraclite, que la guerre « est le père de toutes choses ». Et
donc la première sentence de morale fut « chacun pour soi ». Mais
il advient, ou il peut advenir que, dans cette société de vivants, le
travail accompli par l'un d'eux soit utile à tous. Des cellules ne peu-
vent vivre qu'en « se défendant contre un ennemi commun. Et cet
ennemi commun, c'est le milieu, un milieu que l'on peut dire hostile,
attendu que, pour le faire servir à nos besoins, il faut nous l'assi-
miler. Ainsi toute assimilation est une victoire. Là où cette victoire
résulted'une collaboration, on constate toujours un excès de processus
défensif. C'est d'ailleurs là un presque truisme. Qui dit victoire, dit
supériorité: l'expérience confirme le sens commun. Nous ne suivrons
pas l'auteur dans le développement de sa thèse. Il est d'ailleurs aisé
de le prévoir. Elle n'est ni plus ni moins qu'un essai de fonder en
biologie nos idées morales. Exemple : nous admettons les droits de
l'homme: pourquoi? Parce que homo honiini lupus. Le droit ne se
reconnaît que sous l'empire d'une nécessité. C'est donc à l'être que
l'on redoute, et parce qu'on le redoute, que l'on reconnaît des droits.
Il n'y a de droit qu'en vue de consacrer un état de choses inéluctable.
Je ne fais qu'indiquer la direction dans laquelle se meuvent les
idées de M. Le Dantec ; elles ne sont pas neuves, prises en elles-
mêmes. Et des « métaphysiciens se sont faits forts de les défendre.
Spinoza professait à l'égard du soi-disant « droit naturel » des idées
analogues. Il n'en est pas moins curieux de lire la défense d'un avocat
qui ne veut penser qu'en lace des réalités de l'expérience, qui leur
emprunte ses prémisses et qui, dans la mesure de l'humainement
possible, a su résister à la contagion du livre. Et c'est par où M. Le
Dantec, lui arrivât-il de s'embarquer dans un lieu commun, n'aura
jamais rien à craindre. Il sera toujours original.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 219
Et la grève des cheminots? M. Le Dantec ne l'oublie point. Son
livre se termine par une franche capitulation. Pacifiste et ami de la
justice, M. Le Dantec ne trouve nulle part que l'hypocrisie ou la
haine, génératrice de la guerre. 11 se résigne donc à l'état de guerre.
11 va même jusqu'à se résigner à la lutte des classes. J'en atteste ce
qui suit : « Notre égoïsme doit redouter les terribles convulsions
populaires et choisir des gens qui soient capables d'en retarder
l'échéance. Je dis : retarder. Je ne crois pas que l'on puisse dire :
éviter. » Quelques lignes plus loin, nous lisons : « Tant qu'il y aura
des hommes, les hommes seront des concurrents, des rivaux, des
ennemis : mais ils seront aussi des hypocrites, et grâce à l'hypocrisie,
la société durera, je le pense, aussi longtemps que l'humanité »
(p. 290). Renan, s'il faut en croire M. Le Dantec, avait donc raison,
quand il soupçonnait la vérité d'être triste. L. D.
MIÉVILLE (Henri L). —Le relativisme en matière de connaissance et
la foi religieuse (broch. in-8°, Montbéliard, Société d'imprimerie
montbéliardaise ; 18 p.).
L'objet de cette brochure est d'examiner si et jusqu'à quel point le
relativisme en matière de connaissance est compatible avec la foi
religieuse. M. Miéville tient que l'absolutisme intellectuel est con-
damné par la philosophie moderne, c'est-à-dire que nos connaissances
nepeuventavoirune wedenr absolue, que la vérité aôso/we nous échappe.
Il ne met pas en doute le relativisme intellectuel, et il l'applique à
tous nos moyens de connaître.
« En résumé, dit-il, notre situation est la suivante : nous ne saisis-
sons directement que des états de nousmême, perceptions, images,
idées; un certain nombre de ces états intérieurs nous révèlent la
présence d'un monde du dehors — telle est du moins notre convic-
tion irrésistible — nous ne saurions faire dans nos perceptions et
nos idées le départ exact de ce qui vient de nous et de ce qui vient
d'ailleurs. Entre l'image et l'idée que nous avons d'une chose et cette
chose elle-même, il y a un rapport impossible à définir. La consé-
quence, c'est que nulle part nous ne pouvons nous flatter d'em-
brasser la vérité absolue (p. 4). »
D'après celte définition, nous pouvons bien croire qu'il existe dans
les objets de nos connaissances quelque chose qui ne vient pas de
nous, qui vient d'ailleurs. Mais ce quelque chose qui ne vient pas de
nous, qui existe absolument, nous ne pouvons le distinguer, le
séparer de ce qui vient de nous. L'auteur n'a pas de peine à montrer
que le relativisme ainsi compris est très compatible avec le sentiment
religieux, mais que, s'il n'implique pas «une religion sans pensée,
sans idées directrices, sans traduction intellectuelle d'aucune sorte »,
il exclut nécessairement « le dogmatisme sous toutes ses formes
(p. 17)».
220 L ANNÉE niILOSOPHIQUE. l'Jll
Nous ne saurions admettre l'extension que M. Miéville donne à la
relativité de nos connaissances, au relativisme intellectuel, tel qu'il
l'entend. Il ne nous paraît nullement inipossible de distinguer dans
nos perceptions et nos idées ce qui vient de nous et ce qui est réalité
objective, extérieure à nous, différente de nous; nullement impas-
sible, quoi qu'aient dit à ce sujet Royer-Collard et les disciples de
Reid, d'une part, et, d'autre part, les deux disciples de Kant, Fichte
et Schopenhauer, de faire au subjectivisme sa part dans la représen-
tation et de sortir, par l'étude analytique des catégories et de leurs
rapports, de l'idéalisme égoïste. 11 y a un absolutisme intellectuel,
donc un dogmatisme philosophique et religieux, dont la légitimité
ne peut être sérieusement contestée.
MORTON (Prince. — La dissociation d'une personnalité, trad. de l'an-
glais par Renée J. Ray et Jean Ray (in-S*^, F. Alcan, Bibliothèque de
philosophie contemporaine ; 526 p.)
Cet ouvrage contient l'étude intéressante etcurieuse d'un cas remar-
quable de personnalité dissociée. Il s'agit d'une personne chez laquelle
se sont développées plusieurs personnalités, c'est-à-dire qui peut
changer de personnalité de moment en moment, souvent d'heure en
heure, dont le caractère se transforme, dont les souvenirs changent
avec chacune de ces personnalités. Outre le moi réel, original, normal,
qui était naturellement destiné à exister, le sujet étudié par M. Morton
Prince peut revêtir trois autres personnalités distinctes. Ces trois
personnalités se servent du même corps, mais chacune d'entre elles
est nettement caractérisée; cette différence se manifeste par une
manière de voir, des idées, des croyances, des idéaux et un tempé-
rament distincts, et aussi par des acquisitions, goûts, habitudes, expé-
riences et souvenirs distincts.
L'auteur indique lui-même, dans une courte Préface, Tobjet de son
travail :
« Dans cette étude, dit-il, j'ai retracé le développement des person-
nalités qui prirent naissance par suite de la désintégration du moi
normal et j'ai montré leurs relations réciproques ainsi que leurs rela-
tions avec le moi normal. En donnant un compte rendu détaillé de
la vie quotidienne des personnalités, j'ai cherché à montrer quelle
était leur conduite par rapport à leur entourage, et dans quelle
mesure une personnalité désintégrée peut ou ne peut pas s'adapter
aux circonstances de la vie.
« Au lieu d'étudier ces phénomènes comme on le fait d'habitude,
j'en ai traité au cours d'une biographie, et cela m'a permis de ne pas
les détacher de leur cadre psychologique. Cette méthode m'a non
seulement donné plus de latitude, mais encore elle donne un sens
plus profond aux phénomènes eux-mêmes, et permet de mieux
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 221
appécierles altérrations normales et anormales que nous sommes
appelés à rencontrer dans l'esprit humain.
« J'ai essayé d'interpréter les phénomènes divers que j'avais observés,
d'une façon qui me semble être la suite logique des observations
rapportées ici, et conformément aux données bien étabhes de la
psychologie pathologique ; mais mon principal objet a été de m'as-
surer de l'exactitude des observations elles-mêmes (p. 1). »
OSTWALD (W.). — Esquisse dune philosophie des sciences, traduit
de l'allemand par Derolle (in-12, F. Alcan, Bibliothèque de philo-
sophie contemporaine, iv-i84 p.).
« Le présent travail, lisons-nous dans la Préface, se propose de
donner une direction, ainsi que les premiers moyens d'acquérir les
idées d'ensemble, en ce qui concerne le monde extérieur, aussi
bien que l'expérience interne... Il plaidera la cause d'une méthode
définie : la méthode scientifique (ou, si l'on veut, la méthode de la
science positive), qui prend ses problèmes et tire ses solutions de
l'expérience, pour l'expérience (p. 321). »
Cette Esquisse d'une philosophie des sciences comprend quatre livres :
I. Théories générales de la connaissance ; II. — Logique, science de la com-
plexité et nvahématiques ; — III. Les sciences physiques ; — IV. Les
sciences biologiques. Dans les divers chapitres qui forment ces quatre
livres, M. Ostwald expose, en termes clairs et précis, des vues intéres-
santes et suggestives surles sujets qui y sont traités. Nous signalerons
comme particulièrement dignes d'attention ; — dans le premier livre,
les pages 37-38 sur le principe de causalité ; les pages 47-53 sur le
déterminisme et le libre arbitre; les pages 54-57 sur la division des
sciences ; — dans le livre II, les pages 74-76 sur la mise en série des
termes ; les pages 116-121 sur le temps et l'espace ; — dans le livre m,
les pages 138-144 sur les théories mécanistes et les domaines com-
plémentaires de la mécanique; les pages 156-lo9 sur l'énergie chi-
mique; — dans le livre IV, les pages 172-179 sur la sensation et la
pensée.
Nous citerons la note suivante où se trouve exprimée sur la théorie
de l'espace à quatre dimensions une opinion qui ne manque pas
d'originalité :
« Les mathématiciens qui se sont beaucoup occupés de la théorie
formelle de l'espace à quatre dimensions, acquièrent par rapport
à ce système un pouvoir de représentation qui paraît tout à fait ana-
logue à celui que nous avons tous couramment sur l'espace à trois
dimensions. Il n'y a donc d'aucune façon impossibilité de se repré-
senter l'espace à quatre dimensions, il faut le dire contre des affir-
mations souvent répétées. Seulement on ne doit certes pas chercher
à se représenter les quatre dimensions dans un espace à trois dimen-
222 l'année philosophique. 1911
sions, et encore moins faut-il essayer de le faire sans en connaître
les propriétés (p. 75). »
Nous sommes de ceux qui mettent en doute ce pouvoir de se
représenter l'espace à quatre dimensions ; et nous nous demandons
si l'auteur ne confond pas avec ce prétendu pouvoir la faculté de
concevoir une autre constitution de la sensibilité que celle qui nous
donne l'espace euclidien (Voyez YAmiée philosophique de 1904,
p. 176).
PACHEU (Jules). — L'expérience mystique et l'activité subconsciente
(in-12, Perrin; vh-314 p.).
Ce volume est le second d'une série intitulée : Psychologie des mys-
tiques chrétiens. Le premier avait exposé les faits de conscience mys-
tique. Celui-ci aborde la critique proprement scientifique et philoso-
phique de ces faits, en se bornant aux phénomènes d'ordre mystique,
au sens le plus étroit du mot, c'est-à-dire oii les sujets se disent en
relations immédiates avec Dieu. Il s'attache surtout à celui que l'on
appelle r «union avec Dieu». II rencontre la théorie psychologique
de l'activité subconsciente qui a été proposée pour en rendre
compte : toute activité qui s'offre à la conscience personnelle comme
étrangère s'explique par une dissociation mentale et un apparent
dédoublement de la personnalité. M. Pacheu essaie de critiquer
l'application de cette théorie aux faits étudiés; de préciser le méca-
nisme de ces faits (p. 87-200), de déterminer s'ils sont affectifs
(p. 89-121), cognitifs (p. 122-160), morbides (p. 161-200) et de quelle
manière, de marquer leur valeur éthico-religieuse (p. 201-269), de
fixer l'utilité, les déficits et les limites de la doctrine qui les réduit
à des automatismes subconscients (p. 274-304). La discussion, tou-
jours conduite en termes courtois et mesurés, est parfois superfi-
cielle. Elle est intéressante surtout pour faire voir quelques-unes
des raisons invoquées par les mystiques eux-mêmes — ou par l'auto-
rité religieuse — pour admettre, au-dessus des causes purement
psychologique, une intervention de la Divinité.
PÉRÈS (J.). — L Individualité et la Destinée (in-12,
Félix Alcan ; 36 p.).
M. J. Pérès exprime, en ces quelques pages, ses réflexions sur la
destinée de l'individualité. Et l'on voit tout d'abord qu'il écarte
l'idée de l'immortalité personnelle et consciente. Nous mettrons sous
les yeux du lecteur quelques passages très caractéristiques, qui nous
présentent, sous forme de conjecture, sa pensée sur ce point.
« En même temps qu'elle est un éparpillement de molécules et de
tout ce qui s'est condensé de notre activité autour de nous et dans
l'opinion de nos semblables, la mort ne serait-elle pas une simplifi-
PILLON. — BEVUE BIBLIOGRAPHIQUE 223
cation nous permettant de nous intégrer comme élément en quelque
existence supérieure à l'existence personnelle? Une immortalité dont
nous n'aurions pas conscience, qu'est-ce que cela? Mais cela est sans
doute mieux ainsi, et les lois de la nature sont les plus sages. Les
meilleures choses de la vie et de l'àme, la conscience ne s'y ajoute
pas nécessairement. A-t-on conscience du bonheur? Une nature
morale supérieure serait-elle vraiment telle si elle avait conscience
de sa supériorité ? Elle en fait la preuve par des victoires sur soi et
sur la destinée dont à peine se doute-t-elle qu'elle sont des victoires
(p. 6).))
« Qu'adviendra-t-il de notre moi ? Songeons combien peu de chose
suffit pour nous en séparer : l'effort de parler une langue étrangère.
Si peu de chose chez l'animal, lequel instinctivement consent à faire
nombre, l'individualité n'est plus forte chez l'homme que par des
sentiments, des faits dévie intérieure pouvant être battus en brèche
par d'autres sentiments à l'aide d'un entraînement particulier : chez
les Japonais, l'absence du je dans le discours, les exagérations de la
politesse, une soumission d'insecte social à l'âme de la ruche, à
l'abeille reine, l'orgueilleux mépris de la mort du Samouraï, privi-
lège de caste revendiqué par quiconque porte les armes, la doctrine
du flux universel des choses (p. 16). »
« Nousavons pourtant la perception de l'au-delà! Dans l'individu que
nous ne sommes pas, dansl'impénétralité mutuelle des consciences,
dans l'animalité dont notre type spécifique nous sépare autant que
la vie est séparée de la mort. S'échapper de son individualité par la
dissolution de l'être, c'est peut-être s'évader de son type d'existence.
Nous sommes enfermés dans notre nature, l'animal de même. La per-
sonnalité, la vie contemplative de la pensée lui sont étrangères. De
même nous ne concevons que comme une métaphore ce qui sera peut-
être une réalité dans l'au-delà: la vie en autrui, la vie de l'homme
dans ses œuvres, dans ses aspirations réalisée. L'au-delà est peut-être
précisément une abolition consentie de l'individualité, une libéra-
tion de notre type actuel d'existence, aussi distincte de notre
condition actuelle que la vie personnelle peut l'être de l'animalité
(p. 33). »
Ce n'est pas seulement pour lui-même, c'est aussi pour les autres
que le moi se refuse à consentir l'abolition de l'individualité, à consi-
dérer la vie en autrui, si elle doit être inconsciente, comme un type
d'existence supérieure à la vie personnelle. Il s'y refuse avec raison
en s'appuyant sur l'étude analytique et critique des catégories, de
leurs rapports et de leur valeur représentative, et en opposant aux
sciences physiques l'idéalisme monadiste qui endémonire la subjec-
tivité et qui ne connaît dans le monde d'autres vraies réalités que
des individualités conscientes.
224 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
PIAT (C). — La destinée de 1 homme, 2'^ édition, revue (in-8,
F. Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporative; vii-248 p.)
La première, édition de cet ouvrage a paru en 1898. Nous en avons
rendu compte dans VAnnée philosophique de 1898, p. 185-187. La
nouvelle édition est précédée d'une Préface, où l'auteur rappelle la
méthode téléologique qu'il a suivie et dont l'importance lui paraît
mise eu lumière par l'orientation actuelle de la psychologie.
« Le sujet de ce livre, dit-il, n'a fait que gagner en actualité ; et la
manière dont je l'entendais dans ma première édition n'a rien perdu
de son elïïcace. 11 reste vrai que, lorsqu'il s'agit du problème de la
destinée humaine, il vaut mieux se placer au point de vue des fins
qu'à celui des causes; il reste vrai que, en cette matière, la méthode
téléologique est à la fois plus accessible, plus directe et plus décisive
que la méthode ontologique... La métaphysique de l'âme a fait peu
de progrès depuis un certain nombre d'années ; au contraire, la loi
de finalité est allée sans cesse étendant son domaine et précisant ses
contours : c'est ce qui se révèle surtout dans le développement des
sciences de la vie.
<( Je défendais, dans ma première édition, l'originalité des faits de
conscience, l'irréductibilité de la pensée au mouvement et son essen-
tielle simplicité ; j'y soutenais, à rencontre des physiologues, que le
moi est un, qu'il est identique, qu'il est actif de sa nature, et qu'il
se révèle immédiatement à nous dans chacun des modes de là per-
ception. Aujourd'hui, ces vues, alors si généralement abandonnées,
ont repris le dessus dans la lutte... On accepte à nouveau les princi-
pales données de la vieille psychologie ; c'est de là que Ion part pour
édifier le reste (p. IV). »
Nous n'avons rien à changer aux remarques que nous avons faites
sur la loi de finalité, dans la notice consacrée à la première édition
du livre de M. Piat.
RIGNANO (E.). — L'attention (broch. iii-8^ F. Alcan; 28 p.).
L'objet de cette brochure fort intéressante est d'expliquer l'origine
et la nature de l'attention.
Selon l'auteur, l'attention est née avec les sens à distance (vue, odo-
rat, ouïe) ; elle est constituée « par le contraste de deux tendances
affectives dont la seconde, déclanchée par la première, en arrête
pour un certain temps l'activation complète, et la maintient ainsi en
suspens ». L'état d'attention est formé non par une affectivité unique,
« mais par une affectivité double et par un antagonisme affectif cor-
respondant (p. 9) ».
Cette définition de l'attention nous paraît justifiée par les exemples
que cite M. Rignano. On ne saurait donc, remarque-t-il, admettre
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 225
celle qu'en donne M. Ribot quand il l'appelle un état de monoïdéisme
relatif. « Elle pourrait se nommer un état de monoaffectivité en sus-
pens, mais d'après ce qui précède, il vaut encore mieux la définir
comme un état de double affectivité en contraste (p. 15). »
M. Rignano tient également qu'il faut rejeter la théorie de l'origine
motrice ou périphérique de l'attention, d'après laquelle les mouve-
ments de la face, du corps, des membres, seraient les conditions
nécessaires, les éléments constitutifs, et non simplement des effets,
des signes de l'attention. « L'attention, dit-il, est un phénomène psy-
chologique central, entant que tel est l'éveil de l'affectivité primaire
ou active ainsi que le contre-éveil de l'affectivité secondaire ou sus-
pensive. Elle est donc avant tout un phénomène essentiellement
affectif, et elle ne devient qu'indirectement et d'une manière subor-
donnée un phénomène moteur par ce fait que l'éveil d'une affecti-
vité quelconque donne toujours lieu à des phénomènes moteurs et
périphériques qui pour cela ne sont que concomitants et dérivés
(p. 15 et 16). »
Il nous semble que la théorie de l'origine centrale de l'attention
ne peut être sérieusement contestée. Ce ne sont pas, comme le dit
très bien M. Rignano, « les éléments moteurs qui constituent à eux
seuls toute l'essence des tendances affectives; ce sont ces tendances
qui se trouvent au contraire à la base des éléments moteurs, et non
l'inverse (p. 16). »
RIGNANO (E.). — De l'origine et de la nature mnémoniques
des tendances affectives (broch. in-8°, F. Alcan ; 38 p.).
L'objet de cette brochure, qui reproduit une étude publiée dans
la revue Seientia, a pour objet d'étabhr que les tendances affectives
dérivent toutes de la tendance générale de chaque état physiolo-
gique à rester invariable et que cette tendance générale se rattache
à la propriété mnémonique fondamentale de toute la substance
vivante.
M. E. Rignano résume lui-même ainsi qu'il suit ses vues sur l'ori-
gine et la nature des tendances affectives :
« Chaque organisme est un système physiologique en état station-
naire et tend à s'y maintenir ou à y revenir, toutes les fois que cet
étatstationnaire vient à être troublé par quelque changement sur-
venu dans son milieu externe ou interne. Cette propriété forme la
base et l'essence de tous les besoins, de tous les appétits organiques
les plus essentiels...
« Cette seule tendance physiologique d'ordre général suffit pour
donner lieu à toute une série de tendances affectives particulières
des plus variées. Ainsi chaque cause spéciale de perturbation pro-
voquera une tendance correspondante de répulsion avec des carac-
téristiques propres, déterminés par la nature de la perturbation,
Pii-LON. — Année pliilos. 1911. IS
226 l'année philosophique. 1911
par son degré d'intensité, par les modalités aptes à éviter l'élément
perturbateur; et pour chaque facteur éventuel de conservation ou
de retour h l'état physiologique normal on aura pareillement une
tendance correspondante bien distincte de convoitise, de désir, d'at-
traction...
« A cette propriété fondamentale que possède chaque organisme
de tendre à conserver invarié son propre état physiologique nor-
mal ou à le rétablir dès qu'il a été troublé, s'en ajoute une autre
qui, à son tour, devient la source de nouvelles affectivités.
« Quand l'ancien état stationnaire ne peut plus en aucune façon,
c'est-à-dire par aucune sorte de mouvements ou de déplacements,
être rétabli, l'organisme tend à passer dans un nouvel état station-
naire compatible avec le nouveau milieu externe ou interne. On a
ainsi toute une nouvelle série de phénomènes, dits d'adaptation...
« Le nouvel état physiologique constituant l'adaptation au nouveau
milieu, lorsqu'il s'est produit et qu'il a duré un certain temps dans
l'organisme, tend à se renouveler. Cette tendance à sa propre repro-
duction, ainsi possédée par tel état physiologique passé, n'est que
la tendance à sa propre évocation que possède chaque accumulation
mnémonique en général. Elle est donc une tendance de nature pure-
ment mnémonique. Mais alors une même nature mnémonique devra
être attribuée à cette tendance à l'invariabilité physiologique d'où
nous vîmes dériver les tendances organiques fondamentales de tous
les organismes sans exception...
« Ceci implique pour les divers états physiologiques élémentaires.
qui sont actifs, chacun en un point déterminé de l'organisme, et qui
forment dans leur ensemble l'état physiologique général, la faculté
de laisser d'eux-mêmes une accumulation spécifique, comme tout
porte à supposer qu'agissent dans le cerveau les courants nerveux
constituant les diverses sensations qui laissent un résidu mnémo-
nique propre, susceptible de reviviscence ou de réveil...
« Avec cette extension de la faculté mnémonique à tous les pro-
cessus physiologiques élémentaires, nous avons donc maintenant une
théorie somatique ou viscérale des tendances affectives fondamentales,
en ce sens que la tendance soit à l'invariabilité physiologique, soit
au rétablissement de tel ou tel état physiologique ancien, corres-
pondant à tel ou tel milieu d'autrefois, serait due à une inlinité d'ac-
cumulations spécifiques élémentaires, variant d'un point du corps à
l'autre, et dont la somme d'énergie potentielle constituerait comme
une force de gravitation vers ce milieu ou ces rapports ambiants qui
permettent le maintien ou le rétablissement de l'ensemble du sys-
tème physiologique représenté par toutes ces accumulations élémen-
taires.
« Naturellement, dans les organismes doués de système nerveux,
à côté de chacune de ces tendances affectives dont l'origine et le
siège sont purement somaliques, aurait pris place et se serait peu à
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 227
peu développée, en qualité de coopératrice, la tendance représentée
par les accumulations mnémoniques correspondantes déposées dans
cette zone particulière du système nerveux lui-même, qui serait en
communication directe avec les points respectifs du corps (p. 9 et
suiv.). »
La conclusion de l'auteur est que, si nous voyons naître de l'habi-
tude les affectivités les plus diverses, ce qui justifie ce jugement
populaire, que Vhahitude est une seconde nature, nous sommes fondés
à attribuer une origine mnémonique de même espèce à toutes les
tendances affectives et à compléter l'aphorisme populaire d'après la
doctrine lamarckienne de l'évolution, en ajoutant « qu'inverse-
ment la nature n'est pas autre chose qu'une première habitude
(p. 22). .)
ROGUES DE FURSAC (J). — L'avarice (in-12, F. Alcan, Bibliothèque
de philosophie contemporaine; (188 p.)
Il y a deux méthodes pour étudier les passions. Celle des obser-
vateurs qui constatent, celle des romanciers qui construisent. Il va
sans dire que l'observation, là où elle prédomine, n'aboutit qu'à la
condition d'enchaîner les faits. La méthode de construction, à son
tour, reste vaine si elle ne prend pied dans l'observation. M. Rognes
de Fursac s'est aidé des écrivains, mais pour vérifier ses témoignages.
Et il a donné raison, d'une manière générale, à l'auteur de Y Avare et
d'Eugénie Grandet. Mais ce qui fait l'intérêt du livre, c'est la méthode.
L'auteur a étudié un certain nombre de cas pathologiques d'avarice
et s'est appliqué à montrer ce que l'avarice comporte d'égoïsme,
d'inintelligence, de méconnaissance de la vie. L'avare ne sait pas
jouir de l'argent puisqu'il ne sait pas s'en servir. Il aime empiler,
mais il ne sait pas s'enrichir. Pour augmenter son avoir, il s'applique
à vivre comme s'il n'avait rien. Il vit en se privant et en imposant
des privations à ceux qui l'entourent. Il est des passions dévelop-
pantes. Il en est de déprimantes, d'atrophiantes. L'avarice est atro-
phiante, au premier chef. L'avare est indifférent au confortable. Il
se nourrit mal, se loge mal. Et pourtant il n'est pas à plaindre. En
réalité, il ne se prive pas, ne faisant que suivre son goût. C'est un
faux malheureux. Deuxième raison pour ne pas le plaindre : à force
d'épargner, il se donne un genre de vie répondant à ses besoins, il
équilibre les recettes et les dépenses de son organisme et sa santé ne
s'en trouve que meilleure.
Pour n'être pas à plaindre l'avare n'en est pas moins répugnant et
presque à tous égards. Il perd progressivement le sentiment de sa
dignité, sordide dans son costume, affectant une fausse misère. Un
banquier, avare possesseur de plusieurs centaines de mille francs,
transporte lui-même ses bagages sur une brouette pour s'éviter des
frais de commissionnaire. On serait tenté par cet exemple et d'autres
228 l'année philosophique. 1911
semblables d'attribuer à l'avare ua certain degré d'humilité. Tel n'est
point l'avis de M. Rogues de Fursac. A ses yeux l'avare n'est pas
exempt d'amour-propre : mais son amour-propre est « déformé, rape-
tissé». Il prend l'apparence de la vanité. Il est même intéressant
d'observer chez un avare la lutte de la vanité et de l'avarice. Par vanité,
il garnira sa cave de bons vins. Par avarice, il laissera son domes-
tique remplacer par de l'eau une partie du vin extrait des bar-
riques...
On voit quel observateur attentif et scrupuleux est M. R. de Fursac.
Il parle d'expérience et ne parle que d'expérience. J'appelle, en ter-
minant l'attention du lecteur sur le premier chapitre du livre où il
est question de la racine biologique de l'avarice, autrement dit, de
l'instinct d'épargne. L- D-
SCHOPENHAUER (Arthur). — Parerga et Paralipomana. Philosophie
et science de la nature, première traduction française avec préface
et notes par Auguste Dietrich (in-12, F. Alcan, Bibliothèque de
Philosophie contemporaine; 193 p.).
En ce volume. M. A. Dietrich nous donne la traduction française
de cinq études intéressantes et curieuses qui font partie des Parerga
et Paralipomana de Schopenhauer. Voici les titres de ces études :
1° Philosophie et science de la nature ; 2° Sur la philosophie et sa
mèhode; 3" Logique et dialectique; 4° Sur la théorie des couleurs;
b° De la phrjsionomie. La première jest la plus importante, celle qui
nous paraît surtout mériter l'attention. Elle se résume dans le pas-
sage suivant, très caractéristique, où Schopenhauer repousse,
comme radicalement fausse, l'opposition cartésienne de l'esprit et de
la matière, et soutient qu'elle doit faire place à celle de la volonté et
de la représentation.
« Les matérialistes affirment que la matière, par sa forme et son
mélange, produit tout chez l'homme, conséquemment aussi lapensée
et la volonté : ce qui fait jeter les grands cris aux spiritualistes. En
réalité il n'y a ni esprit ni matière, mais beaucoup de sottise et
d'extravagance dans le monde. L'effort de la pesanteur dans la
pierre est tout aussi inexplicable que la pensée dans le cerveau et
permettrait de conclure à un esprit dans la pierre. Je dirai donc à
ces ergoteurs : vous croyez reconnaître une matière morte, c'est-à-
dire complètement passive et privée de propriétés, parce que vous
vous imaginez comprendre réellement tout ce que vous pouvez
ramènera une action mécanique. Mais de même que les effets phy-
siques et chimiques sont, de votre propre aveu, incompréhensibles
pour vous, aussi longtemps que vous ne savez pas les ramener aux
effets mécaniques, ainsi, de la même façon, ces effets mécaniques,
c'est-à-dire la manifestation de la pesanteur, de l'impénétrabilité,
de la cohésion, de la dureté, de l'électricité, de la fluidité, etc., sont
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 229
aussi mystérieux que ceux-là, voire que la pensée dans la tète
humaine. Si la matière, vous ne savez pourquoi, peut tomber à
terre, elle peut aussi penser, vous ne savez pourquoi. Ce qu'il y a
dans la mécanique de vraiment pur, et d'absolument compréhen-
sible jusqu'au bout, ne va pas plus loin que la pure mathématique
dans chaque explication, et est en conséquence limité aux détermi-
nations d'espace et de temps. Or ceux-ci, avec leurs lois, nous sont
connus à priori, ne sont donc que des formes de notre connaissance,
et appartiennent tout seuls à notre représentation. Leurs détermi-
nations sont donc au fond subjectives et ne concernent pas ce qui
est purement objectif, indépendant de notre connaissance, la chose
en soi. Mais dès que, même en mécanique, nous dépassons la mathé-
matique pure, dès que nous arrivons à l'impénétrabilité, à la pesan-
teur, à la fixité, à la fluidité, à la gazéité, nous nous trouvons déjà
en face de manifestations aussi mystérieuses pour nous que la pen-
sée et la volonté de l'homme, c'est-à-dire de l'insondable : c'est le
caractère de toute force naturelle...
« Cette division cartésienne de toutes les choses en esprit et en
matière n'est donc pas philosophiquement exacte; la seule vraie est
celle en volonté et en représentation, qui ne marche aucunement en
ligne parallèle avec celle-là. Car elle spiritualise tout, en transpor-
tant, d'une part, dans la représentation, le réel et l'objectif, — le
corps, la matière, — et en ramenant, d'autre part, la chose en soi de
chaque phénomène à la volonté (p. 32 et suiv.). »
Rappelons que, d'après la doctrine métaphysique de Schopenhauer,
la représentation, toute la représentation est subjective, tandis que
la réalité objective, indépendante de notre connaissance, la chose en
soi, doit être mise dans la volonté. Cette doctrine, comme nous
l'avons dit dans V Année philosophique de 1910, est tirée logiquement
de l'esthétique transcendantale de Kant. Est-il besoin de faire remar-
quer que cette volonté, qui ne peut être opposée à la représentation
qu'à la condition d'être séparée de toute intelligence et de toute pen-
sée, se réduit à un mot vide de sens, à un mot qui laisse la chose en
soi absolument inconnaissable et insondable, aussi insondable que la
matière passive et privée de propriété; que, pour sortir de cet agnos-
ticisme, pour rendre intelligible la chose en soi, ce qui existe
objectivement, indépendemment de notre connaissance, il faut la
faire entrer dans la représentation, en y réunissant à la volonté l'in-
telligence, c'est-à-dire distinguer, dans la représentation même, dan-
les phénomènes, un domaine de la réalité objective régi par les lois
de finalité et de personnalité, et un domaine subjectif, — le seul
auquel convienne ce nom — où régnent les lois de l'espace, du mou-
vement et de la causalité mécaaique; que, par celte distinction, dont
la nécessité est, à nos yeux, depuis longtemps démontrée, l'idéa-
lisme néo-criticiste et néo-monadisle, tel que nous l'entendons,
s'éloigne singulièrement de l'idéalisme transcendantal, et peut, —
230 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. VJ\i
pour de meilleures raisons assurément que Tidéalisme transcendant
ta), — se flatter de spiritualiser toutes choses.
THIAUDIÈRE (Edmond). — L'Ecole du Bonisme, notes d'un pessi-
miste, avec une Préface doctrinale (in-32, Fischbacher, xxii-
321 p.)
Ce nouveau recueil de notes pessimistes comprend dix cliapilres :
I. Parmi les hommes; — ii. Au-dessus des hommes ; — m. Ainsi vont
les choses ; — iv. Chapitre de l'amour; — v. Catégorie du devoir ; —
VI. Catégorie de l'art ; — vu. La part du diable; — viu. Section poli-
tique ; — IX. Vie et mort ; — x. Pour la religion. Il est précédé d'une
Préface intéressante qui se termine par ces mots : « Somme toute,
le système définitif de l'auteur est que la bonté doit être révérée
dans les choses et pratiquée envers les êtres, jusqu'à devenir le Bo-
nisme, philosophie des philosophies , religion des religions (p.
XXII.) »
Les pensées que renferme ce petit volume se rapportent à des
sujets divers; nous en citerons quelques-unes où nous paraît se
résumer la philosophie de l'auteur :
« La Nature paraissant complètement dénuée de sens moral, celui
qui se montre généralement chez l'homme ne saurait lui venir de
la Nature, mais d'un être supérieur, à la fois, à la Nature et à l'homme.
Mais alors on peut se demander pourquoi cet être, en possession du
sens moral générateur, n'en a point gratifié la Nature, dans laquelle
l'homme tient la place d'un grain de poussière sur le globe ter-
restre (p. 54). rt
« La question qui domine de très haut toutes les autres est celle-
ci : « Sous l'injustice apparente de la nature, y a-t il une justice
occulte ? « Et qui la résoudra cette question ? Personne, personne,
personne, jamais, au grand jamais (p. 61) ! »
« La doctrine du transformisme, qui peut passer pour vérifiée, et
réalise elle-même une transformation des anciennes données de l'es-
prit humain, infirme certainement la légende biblique, mais elle ne
saurait contredire à l'existence, soit d'une force génératrice unique,
soit d'une double force génératrice, l'une bonne et l'autre mauvaise
d'oii procède l'évolution de la matière de plus en plus animée. Or,
cette force génératrice unique, c'est ce que nous appelons Dieu, ou
bien ces deux forces génératrices, sont Tune le bon génie, et l'autre
le mauvais génie de la Nature ; c'est la monade ou la duade initiale,
de laquelle tout a découlé, découle et découlera à jamais (p. 84). »
« De l'existence même de Dieu il n'est guère possible de douter.
Oiî le doute se peut établir, c'est sur la triple question de savoir si
Dieu a créé l'Univers, s'il en est tout l'esprit incréé et agissant,
1. \oyezV Année philosophique de 1909. p. 215,
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 231
s'il ne représente qu'une moitié de cet esprit, celle qui correspond
au Bien (p. 272). »
« Il est raisonnable d'estimer produit par une mystérieuse divinité
ce qui, dans la Nature, est bon d'une bonté absolue, c'est-à-dire sans
préjudice pour aucun être contingent, et de se persuader que
l'homme ne peut mieux travailler à son évolution sur la Terre, et à
sa promotion dans un au-delà possible, qu'en pratiquant la bonté
sous toutes les formes (p. 283). »
TROUVEREZ (Emile). — Leibniz. Discours de métaphysique et
Lettres à Arnauld, avec introduction, notes et extraits (in-12,
Belin ; cxlv-158 p.)
Nous signalons à l'attention des professeurs et des étudiants en
philosophie, cette excellente édition classique du Discours de méta-
physique de Leibniz et de ses Lettres à Arnauld. Dans une très intéres-
sante introduction sur la vie et l'œuvre de Leibniz, M. E. Thouverez
explique en quoi, selon lui, Leibniz s'oppose àDescartes, à Locke, à
Spinoza, à Malebranche, à Newton, à Bayle, à Toland, à Cudworth, à
Fénelon, à Bossuet. Nous citerons le passage suivant sur l'opposition
qui existe en philosophie entre Leibniz et Descartes.
« Leibniz arrive après Descartes, à une époque où l'on ne peut pas
philosopher sans prendre parti pour ou contre lui, et il se pose en
adversaire résolu des cartésiens qui imitent, dit-il, les aristotéliciens
tant décriés par eux, parce qu'il ne font que copier leur maître et
non plus interroger la nature : le cartésianisme est pour lui l'anti-
chambre de la philosophie. U reproche à Descartes d'avoir fait l'éten-
due inerte et passive ; de s'être trompé trop souvent dans les sciences
mécaniques et physiques ; de n'avoir pas démontré avant toute autre
chose que Dieu est possible et supprimé ainsi par la base les objec-
tions de l'athéisme ; il croit le cartésianisme responsable du déve-
loppement postérieur de la philosophie profane et naturaliste. Des-
cartes s'en est trop tenu en matière morale à la coutume, en
matière religieuse à la foi ; Leibniz prétend tirer de Texamen appro-
fondi de la conscience humaine, la vraie morale et la vraie religion :
les faire rentrer l'une et l'autre dans la philosophie d'où Descartes
paraît les exclure (p. cxn). »
VASCHIDE (N.). — Le sommeil et les rêves (in-d2, Flammarion, Bi-
bliothèque de philosophie scientifique; 305 p.).
Cet ouvrage comprend trois livres : I. Le sommeil; — IL Historique
de la psychologie du rêve ; — 111. La psychologie du rêve.
Le premier livre est divisé en trois chapitres, qui sont consacrés
le premier, à l'exposition et à la critique des diverses théories du
sommeil ; le second, aux travaux de MM. Berger et Robert Lœwy et
232 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1011
aux recherches personnelles de l'auteur sur la psycho-physiologie du
sommeil ; le troisième, à l'étude de l'attention pendant le sommeil.
Le livre II se compose de cinq chapitres où M. Vaschide passe en
revue les diverses méthodes qui ont été appliquées à l'étude des
rêves, les recherches et les théories d'Alfred :\Iaury, de M. d'Hervey de
Saint-Denis, de Freud et de Mourly Yold sur la psychologie du rêve.
Dans les deux chapitres qui forment le livre III, .M. Vaschide traite de
la mémoire des rêves, fondement nécessaire de la psychologie du rêve.
Après avoir exposé divers travaux à ce sujet, il nous fait connaître ses
observations personnelles, qui nous paraissent fort intéressantes.
« Les rêves de toute nature, dit-il, en conclusion, ont, au point
de vue psychologique, un élément commun, une sorte de qualité
première, indubitable pour tous ceux qui se sont occupés de la ques-
tion et que nous avons toujours retrouvée dans toutes nos recherches
dans toutes nos observations, sur tous les esprits possibles, du rêve
et du sommeil. Cette qualité première est l'émotivité qui accompagne
toujours les hallucinations hypnagogiques, les images et les évolu-
tions de notre vie onirique ; émotivité intense et pouvant revêtir un
caractère de spiritualité inconnu à l'état de veille. Nos rêves, — au
moins dans la mesure où nos recherches nous ont permis de préciser
les faits, — ne sont jamais ternes, purement idéologiques et concrets
ils n'existent qu'en tant que l'élément émotion est capable d'aug-
menter l'intensité de l'image. Leurs sensations, quoi qu'on en ait
dit, présentent un enchaînement logique, réel en tant que données
immédiates de faits, données qui ne deviennent oniriques que
lorsque l'émotion les accompagne, vient éclairer et caractériser les
processus encore obscurs de l'activité mentale après l'occlusion des
paupières. C'est donc seulement l'émotion qui distingue l'image du
rêve de l'image mentale telle qu'elle s'offre à la conscience éveillée, et
la croyance à la nature divine du rêve, aux rêves envoyés par Dieu,
que l'on retrouve si fréquemment dans les vies des saints et les
mythologies, se fonde certainement sur le caractère intensif et spiri-
tuel de cette émotion (p. 283). »
II
MORALE, PHILOSOPHIE
ET
HISTOIRE RELIGIEUSES
ARNAL (André). — La folie de Jésus et le témoignage de Marc
(broch. in-8°, Fischbacher; 24 p.)
L'objet de cette brochure est de signaler une erreur fort grave
dans l'interprétation traditionnelle du verset 21, III, de l'Évangile de
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 233
Marc. D'après cette interprétation, la phrase de Marc est traduite dans
les termes suivants : « Quand ses parents l'eurent appris, ils vinrent
pour se saisir de Jésus; car ils disaient que Jésus était hors de sens. »
M. A. Arnal n'hésite pas à soutenir et s'applique à montrer que cette
traduction, jusqu'ici acceptée comme exacte, ne peut être prise au
sérieux ; que, dans le verset dont il s'agit, il n'est question ni des
parents de Jésus, ni de se saisir de Jésus, ni d'un jugement se rap-
portant à Jésus ; que le véritable sens du verset est celui-ci : « Infor-
més, les disciples sortirent pour contenir le peuple, car ils disaient
que le peuple était hors de sens. » Et cette version hardiment nou-
velle du texte évangélique, si différente de celle qui était universel-
lement admise, s'appuie, dans l'explication qu'en donne M. Arnal,
sur des raisons qui nous paraissent très plausibles.
ARNAL (André). — La personnalité humaine dans les Evangiles
(in-8°, Fischbacher ; 124 p.)
Rechercher dans les Évangiles les éléments de psychologie, de mo-
rale, de métaphysique, d'expérience, qui s'unissent pour indiquer
ce qu'est la personne humaine, ce qu'elle vaut, ce qu'elle devient :
tel est l'objet de cette intéressante étude. Elle est divisée en trois
parties : I. La nature de la personne humaine ; — II. La valeur de la
personne humaine ; — III. La destinée de la personne humaine.
Dans la première partie, l'auteur examine ce qu'est, d'après l'en-
seignement évangélique, la personne humaine considérée au point
de vue psychologique et au point de vue moral. Les pages sur la
nature morale de la personne humaine, nous paraissent mériter par-
ticulièrement l'attention. M. A. Arnal, fait observer : 1° que « l'on
ne trouve dans les Evangiles ni les mots ni les idées de corruption
totale, de radicale souillure, ni même une base légitime pour éta-
blir ces concepts qui, quelques siècles plus tard, envahirent le dog-
matique (p. 26) » ; 2° que Jésus a repoussé formellement « la liaison
de cause à effet établie entre le péché et la souffrance (p. 29) ».
Dans la seconde partie, M. ArnaJ, expose ce qui ressort des ensei-
gnements de Jésus, sur l'autonomie de la personne et sur l'égalité
des personnes. Il rappelle en quels termes l'égalité religieuse est
affirmée par Jésus et montre très bien qu'elle impliquait et devait
produire l'égalité sociale.
« Jésus, dit-il, ne s'est pas explicitement élevé contre les castes,
les classes, les privilèges, mais il a donné à la société normale un fon-
dement spirituel tel qu'en elle ces survivances du passé sont désor-
mais condamnées. Le levain de l'Évangile jeté dans le vieux monde
la pénétré lentement, produisant ses effets multiples en des époques
différentes. Jésus n'a pas, même d'un mot, tourné les regards de
l'esclave vers l'affranchissement matériel ; il n'est question, dans
son enseignement, que d'une libération, celle du péché, que d'une
234 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. JOU
<5galité, celle de la grâce. Malgré ce silence, dès le milieu du pre-
mier siècle, l'apôtre Paul rappelait aux chrétiens d'Ephèse que leurs
esclaves et eux avaient un même Maître dans les cieux et que devant
ce maître il n'est point fait acception de personnes. Il invitait un
chrétien de Colosse, Philémon, non seulement à pardonner une
faute rigoureusement punie d'ordinaire, mais à recevoir l'esclave
coupable comme un frère, à parachever une bonne œuvre, laquelle
ne saurait être dans la pensée de l'apôtre, exprimée avec une déli-
catesse infinie, que la libération. Par la suite, les Eglises et les chré-
tiens considérèrent le rachat des esclaves, leur affranchissement
comme un acte élémentaire de charité (p. 80). »
Dans la troisième partie, l'auteur interroge les Évangiles sur la
destinée de la personne humaine ; et voici la réponse qu'il y trouve :
« L'identité persistante du 7noi dans la vie éternelle n'implique pas
la conservation intégrale de la personne terrestre. Celle-ci, qui
nécessairement se transforme au point de vue moral pour entrer
dans le royaume de la sainteté, se transforme non moins nécessaire-
ment au point de vue physique pour entrer dans le royaume de l'es-
prit. Le corps, la matière subissent un changement radical, ou plutôt
il n'y a plus de matière, plus de chair, plus de corps. Affranchie de
son organisme terrestre, son asservissement spatial ayant pris fin, la
personne humaine devient purement spirituelle, toute la personne
est esprit.
« Les Sadducéens, invoquant la loi du lévirat, exposent à Jésus
une difficulté touchant la vie future, et qui sans doute était une
variante d'une habituelle objection. Une femme a eu plusieurs maris.
De quel mari sera-t-elle la femme dans l'au-delà. Vous errez gran-
dement, répond Jésus, et il distingue formellement la résurrection
qu'il enseigne, de la résurrection matérielle qu'enseignaient les Pha-
risiens. La vie future ne comporte pas la rénovation du corps ; ceux
qui sont jugés dignes d'entrer dans le ciel sont désormais fils de
Dieu et semblables aux anges ; ils ne se marient pas et ils ne donnent
pas en mariage ; les relations de l'existence dans le ciel ne sont plus
celles de la terre : elles sont spiritualisées, comme sont spiritualisées
les personnes (p. 100). »
A la fin de cette excellente étude sur la persotmalité humaine dans
îes Évangiles, M. Arnal explique comment il faut entendre, d'après
l'enseignement de Jésus, les moyens de réaliser le Royaume de Dieu
sur la terre. Le passage est important et mérite d'être cité :
« Réaliser sur la terre le Royaume de Dieu, c'était révolutionner la
terre; pour réaliser le royaume, Jésus a uniquement travaillé à la
régénération des individus. Il ne s'est occupé d'aucun des problèmes
qui absorbaient les esprits de son temps, pas même de ceux qui
étaient en relation étroite avec ses commandements, comme l'escla-
vage, la guerre, le paupérisme... Ce qui constitue la crise sociale
moderne : conditions matérielles de la vie, diiiicultés économiques.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 235
rapports du capital et du travail, rivalités internationales, conflits
armés et conquêtes, n'a pas plus de place dans son enseignement
que ce qui constituait la crise sociale de l'ère naissante.
« Par suite il serait vain de chercher dans les Évangiles les
membra disjecta d'une théorie économique ou d'un système politique
tout autant qu'il le serait d'y chercher des notions d'astronomie. Et
il serait dangereux de rendre les Évangiles solidaires d'une théorie
économique ou d'un système politique, quels qu'ils soient. Théories
et systèmes sociaux varient ; les Évangiles ont proclamé une vérité
qui domine tous les temps et tous les milieux... Jésus a conduit
l'àme à la source divine de la lumière d'où vient toujours un peu de
clarté sur les heures et sur les choses les plus obscures de l'exis-
tence humaine.. . S'il n'y a pas de théories sociales chrétiennes, quand
on entend par là des théories tirées de l'enseignement même de
Jésus, il y a cependand des théories sociales chrétiennes quand on
entend par là des théories inspirées par l'esprit du Christ (p. 118). »
BERNARD (A.) — Agnosticisme et catholicisme (broch. in-8°
Montauban, Orphelins imprimeurs ; 120 p.)
Cette thèse de baccalauréat en théologie est consacrée à l'étude
critique du rapprochement que l'esprit traditionaliste a opéré de
nos jours entre l'agnosticisme de quelques écrivains et hommes
politiques et le calholicisme ultramontain. Elle est divisée en deux
parties. Dans la première, M. A Bernard fait connaître, par de nom-
breuses et curieuse citations, l'attitude morale, politique, sociale et
religieuse du traditionalisme, telle qu'elle se présente dans les écrits
de Brunetière, Maurras, Bourget, Lemaître, Barrés. La vie, la philo-
sophie et le traditionalisme de J. Soury sont l'objet de la seconde
partie.
Des divers chapitres dont se compose cette étude, celui que nous
avons lu avec le plus d'intérêt est le chapitre ii de la première partie.
L'auteur y explique clairement pourquoi et comment l'école tradi-
tionaliste accepte et défend le catholicisme. 11 remarque qu'elle est
devenue catholique dans la mesure où elle a adopté les idées d'Au-
guste Comte en sociologie et en politique.
« Le comtisme elle catholicisme, dit-il avec raison, ne vont pas sans
quelques liens de parenté et ils se trouvent d'accord sur bien des
points. Le fondateur du positivisme ne cachait pas sa profonde sym-
pathie pour l'Église romaine dont il admirait la cohésion, l'unité,
l'organisation puissante, et il lui emprunta beaucoup...
« Aussi bien, c'est chez Auguste Comte que nos traditionalistes
ont rencontré le catholicisme ; c'est par l'intermédiaire du premier
qu'ils sont allés au second.
0 Partout, dans la sociologie et la politique comtiennes, il y a la
préoccupation d'établir un gouvernement un et fort, une hiérarchie
236 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
dans laquelle le groupe social trouve son unité ; partout il y a le
besoin de l'ordre, la haine de tout ce qui peut rompre cette unité,
cet ordre, c'est-à-dire la haine de l'individualisme, quel qu1l soit.
Ces vues, Auguste Comte les avait prises au catholicisme.
« Nous avons retrouvé les mêmes préoccupations chez nos tradi-
tionalistes, et c'est précisément parce que le catholicisme leur paraît
répondre à ces préoccupations qu'ils l'adoptent et lui réservent une
place à part dans leur système. Ils voient en lui l'image parfaite de
la société qu'ils rêvent d'établir et l'un des moyens les plus efficaces
pour l'édifier (p. 32). »
Il n'y a pas lieu de s'étonner, dirons-nous, que les positivistes,
déterministes et athées de l'école traditionaliste soutiennent le
catholicisme en lequel ils voient un allié, qu'ils repoussent et com-
battent l'individualisme protestant et se montrent très opposés à
l'idée d'une religion personnelle. Ce qui, à leurs yeux, est excellent
et qu'ils défendent dans le catholicisme, c'est l'autorité de l'Église ;
ils se soucient fort peu de l'Évangile et du messianisme de Jésus.
Pour eux, positivisme comtiste et catholicisme s'accordent et se con-
fondent en ce qu'il faut considérer comme essentiel. Le catholicisme
n'est-il pas, par sa morale sociale, sa politique, la distinction et les
rapports qu'il établit entre les deux pouvoirs, temporel et spirituel,
une sorte de positivisme qui s'est élevé sur une base chrétienne? Et
le positivisme comtiste est-il autre chose qu'un catholicisme qui ne
garde ni le fond, ni la forme du christianisme? Pourquoi ne leur
paraîtrait-il pas conforme à l'esprit traditionaliste d'utiliser la force
sociale du catholicisme, en lui laissant la forme chrétienne sous
laquelle il s'est organisé, conservé et développé, au lieu de l'en
dépouiller, comme le voulait Auguste Comte ?
BOIS (Henri). — L'expérience religieuse [in- 12, Fédération française
des étudiants chrétiens, 401, rue de Vaugirard ; 42 p.).
L'objet de cette brochure est de répondre à ces questions : Que
faut-il entendre par l'expérience religieuse? et y a-t-il au monde
une chose telle que l'expérience religieuse?
Selon M. H. Bois, l'expérience religieuse peut être comparée cà
l'expérience sensible et à l'expérience sociale ; il faut lui reconnaître
la même nature et la même réalité qu'à ces deux espèces d'expé-
rience. Il faut y distinguer, comme dans l'expérience sensible et
dans l'expérience sociale, deux éléments : un élément subjectif,-
l'impression éprouvée, et un élément objectif auquel on rapporte
cette impression par une interprétation inductive. Ou doit convenir
sans doute, remarque-t-il, que c'est par une induction seulement
que l'homme peut de l'impression éprouvée dans l'expérience reli-
gieuse s'élever aux facteurs divins qui produisent cette modification
de l'âme. Mais il n'en est pas autrement dans l'expérience sensible
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 237
et dans rexpérience sociale. Nous n'éprouvons pas Dieu lui-même,
nous n'avons pas conscience de Dieu ; mais pas plus que de Dieu,
nous n'avons proprement conscience du monde extérieur et des
âmes de nos semblables. C'est toujours et uniquement par une
induction que nous pouvons dépasser et interpréter les apparences
pour affirmer l'existence d'une réalité qui ne se confond pas avec
nous. Eh bien, de même que l'expérience sensible et l'expérience
sociale nous révèlent l'existence de réalités véritables distinctes de
nous, grâce à l'induction qui se mêle à la constatation brute des faits,
l'expérience religieuse nous révèle l'existence de la Divinité, par la
foi qui s'y joint pour interpréter et dépasser les faits bruts.
On peut répondre à l'auteur que, s'il est fondé à rapprocher l'ex-
périence religieuse de l'expérience sensible et de l'expérience sociale,
la force de l'induction qui, dans l'expérience religieuse, révèle à
l'homme religieux des facteurs divins, est singulièrement inférieure
à celle qui, par l'expérience sensible et l'expérience sociale, déter-
mine en chacun de nous la croyance à l'existence du monde extérieur
et à l'existence de nos semblables; qu'en raison de cette différence,
l'interprétation inductive dont il s'agit peut, dans l'expérience reli-
gieuse, être mise en doute et que l'impression éprouvée par le
croyant peut recevoir une interprétation tout autre.
M. Bois ne conteste nullement la valeur de cette observation ;
mais il soutient avec raison que ceux qui se refusent à l'induction
par laquelle l'homme religieux affirme l'existence et l'action de
Dieu n'ont pas le droit logique de la lui interdire.
« Certes, dit-il, l'homme religieux, se rend bien compte que, dans
la grande rigueur logique, il n'y a rien à répondre à ceux qui pré-
tendent interpréter les phénomènes religieux comme dus exclusi-
vement à des rêves ou à des hallucinations ou à des auto-suggestions
et qui s'efforcent de les réduire à des phénomènes purement sociaux
ou individuels. Toutefois, l'homme religieux passe outre, et, n'ayant
pas de démonstration logique contraignante, c'est vrai, mais pourtant
ne se sentant pas absolument dépourvu de tout motif raisonnable,
trouvant surtout en soi des puissants motifs de conscience, il se
risque à croire à l'existence et à l'action de facteurs transcendants
tels que Dieu, le Christ. Il étend à ces facteurs transcendants le
raisonnement par analogie qui nous réussit à tous à l'égard de nos
semblables. Et le raisonnement par analogie qui réussit à l'homme
social à l'égard de ses semblables, réussit à l'homme religieux à
l'égard de Dieu. Il accumule dans sa vie tant de vérifications de son
hypothèse, que cette hypothèse finit par prendre la force et l'aspect
d'une conscience immédiate et instinctive, et que le doute n'est plus
tenable pour lui (p. 10). ».
Plus loin, il reconnaît et déclare nettement « qu'il est impossible
de prouver par raisons démonstratives l'existence et la valeur de
l'expérience religieuse, impossible de contraindre qui que ce soit
238 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1911
par la seule force de la logique à croire à Texpérience religieuse
(p. 39) ».
La conviclion que donne l'expérience religieuse, dirons-nous en
terminant cette notice, n'est pas, si assurée qu'elle soit, une certi-
tude de l'ordre rationnel ; mais elle se légitime par les prémisses
morales et métaphysiques d'où elle tire son origine et sa force. Quoi-
qu'elle ne puisse se communiquer par le raisonnement, par les pro-
cédés logiques, elle n'est pas condamnée à rester enfermée dans
l'individu ; fortement sentie, fortement affirmée, elle peut passer
d'une âme à d'autres et devenir un bien commun et un lien, spiri-
tuel.
COUISSIN (Pierre). — De la Philosophie à la Religion
(broch. in-8°, chez l'auteur, à Lille, rue du Marché, 16; 18 p.).
L'auteur de cette brochure est, en philosophie, disciple de M. Berg-
son. Comme M. Bergson, qu'il se plaît à citer, il tient que l'entende-
ment a pour objet l'action, non la spéculation et que sa valeur est
purement utilitaire; que, loin de connaître le vrai, il le déforme en
l'adaptant à l'action ; que l'intuition est l'instrument qui atteint
directement le vrai, l'absolu, objet de la spéculation métaphysique.
Par ces vues sur l'opposition de l'entendement et de l'intuition,
M. P. Couissin est conduit à distinguer trois expériences : l'expé-
rience du monde matériel, l'expérience du moi et l'expérience du
transcendant, c'est à-dire d'une réalité supérieure qui nous est plus
intérieure que nous-même, d'une Éternité mouvante et vivante, agis-
sante et libre (p. H). Il passe ainsi de la philosophie à la religion.
Mais l'expérience mystique du transcendant, du divin, bien qu'elle
soit tout aussi véritable que l'expérience physique, s'impose à nous
avec beaucoup moins de force contraignante, et elle est beaucoup
plus difficile à faire correctement. Chez l'individu livré à lui seul,
l'entendement altère l'intuition du divin, qui risque d'être vu à tra-
vers un prisme déformateur (p. 13). Il faut que l'individu s'insère
dans une Société destinée à organiser l'expérience religieuse (p. 14).
Partis de la doctrine philosophique de M. Bergson, nous voilà amenés
au collectivisme religieux réalisé par l'Église catholique. M. Couissin
expose en conclusion sa conception de l'autorité de l'Église et des
dogmes catholiques, conception toute moderniste, qui ressemble
fort à celle de M. Edouard Le Roy.
11 est inutile de dire que nous n'admettons ni les prémisses philoso-
phiques, ni la conclusion religieuse de M. P. Couissin. Il faut, d'ail-
leurs convenir que cette conclusion moderniste ne paraît pas logi-
quement insoutenable, si l'on admet les prémisses bergsoniennes.
Que ne peut-on pas faire sortir de ce mystère psychologique, l'intui-
tion supra-intellectuelle?
riLLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 23î>
CROCE (Benedetto). — Philosophie de la Pratique. Economie et
Ethique, traduit de l'italien par MM. Buriot et Jankelevitch (in-8°,
F. Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporaine ; 371
p.).
M. Benedetto Croce est-il hégélien de doctrine? Bien peu le pour-
raient dire parmi nous, Français. Georges Noël et 0. Hamelinne sont
plus. Seuls à notre connaissance ils l'auraient pu dire.,. J'allais oublier
Lucien Herr dont on nous promettait, naguère, un livre sur Hegel. S'il
ne nous donne pas ce livre, pourquoi n'en écrirait-il pas un autre,
dût-il le réduire aux proportions d'un article sur Benedetto Croce'?
Le sujet en vaut la peine. Le nom du directeur de la Critica est plus
que le nom d'un auteur. C'est le nom d'un mouvement qui, par cet
auteur, se continue et, vraisemblablement, se renouvelle. Car si
nous n'avons pas affaire à un hégélien de doctrine, nous sommes cer-
tainement en présence d'un hégélien de méthode et aussi de langage.
J'ai peur que ce langage ne trouble le lecteur. On est désorienté
d'entendre parler d'un universel qui n'est pas un concept et qui n'est
point une abstraction, d'un esprit qui n'est pas une personne. On n'est
guère plus à l'aise quand on assiste à la guerre faite par M. B. Croce
aux concepts d'origine empirique, lesquels concepts, devraient, selon
le vœu de l'auteur, être retranchés à la philosophie.
Nous sommes donc et, de notre part, l'aveu ne surprendra per-
sonne, assez mal préparé pour rendre compte de ce livre. Du moins
nous sera-t-il permis d'en constater l'importance, et de rendre hom-
mage à cet attrait qui, presque à chaque page, nous prend et nous
captive et qui est inséparable de l'impression d'originalité. M. Bene-
detto Croce appuie son hégélianisme sur une expérience personnelle
et l'on peut dire, au sens le plus profond du mot, qu'il n'a jamais
cessé de vivre sa philosophie. Ainsi, pour justifierla réalité, non point
d'une « Philosophie pratique », mais d'une Philosophie de la Pratique
distincte de la Gnoséologie, il invoque l'existence des hommes d'ac-
tion et celle des penseurs. Puis, après avoir constaté qu'il entre de
la volonté dans tout exercice de la pensée, comme il entre de la
pensée dans toute application du vouloir, après avoir noté chez cer-
tains penseurs un regret d'être restés, leur vie durant, étrangers à
toute existence véritablement active, il remarque que ce regret risque
de nous valoir. . . un changement d'existence ? non, mais un livre écrit
en l'honneur des hommes d'action. La Philosophie de l'Esprit
implique donc, en regard de la Gnoséologie, une «philosophie de la
pratique >».
Celle-ci à son tour se divise. Elle est : 1° Économie, 2° Éthique. On
doit même reconnaître que ceLt distinction et les motifs qui la fon-
dent sont la raison d'être de l'ouvrage. L'originalité de M. Croce se
montre à plein dans l'alignement, dans la discussion et l'illustration
240 l'année philosophique. l'Jil
de sa thèse. Il admet donc l'utilitarisme, mais il limite cet utilitarisme
à l'individu. La conception économique de la vie consiste à faire pré-
dominer l'utilité personnelle sur ce que l'on pourrait appeler, en
vieux langage, le motif moral. L'Éthique se distingue donc de l'Éco-
nomie. « L'activité économique est celle qui veut et réalise ce qui se
rapporte seulement aux conditions de fait dans lesquelles l'homme
se trouve ; l'activité éthique est celle qui veut et réalise ce qui se rap-
porte, en même temps qu'à ces conditions, à quelque chose qui les
dépasse. A la première répondent les fins dites individuelles, à la
seconde les fins universelles » (p. 193). Et cesdeuxformes de la vie ont
leur valeur chacune. Elles s'opposent, mais, du point de vue hégélien,
par cela seul, elles s'expliquent. D'une part, nous ne voulons que
notre plaisir, nous ne suivons que notre penchant, mais, d'autre part,
ce plaisir et ce penchant, pour les satisfaire, il faut s'y livrer avec
suite et non osciller entre plusieurs décisions simultanées. Alors, si
nous nous sommes montrés habiles, même si populus non plaudit,
pour notre compte, « nos nobis plaudimus (p. 194). Il y a là une satis-
faction légitime. On aurait tort de la proscrire. Cette satisfaction
n'en est pas moins éphémère. Tôt ou tard, on a beau réaliser son
rêve, si l'on n'a fait que réaliser son rêve, une sorte d'amertume
progressivement nous envahit. Il faut, dès lors, dans le contingent,
insérer l'éternel. La paix intérieure est à ce prix. La vie nous incite
au renouvellement incessant de nos actes. Mais ces actes, si nous les
accomplissons avec une âme élevée, avec un cœur pur, « en y cher-
chant ce qui les dépasse, nous posséderons chaque fois le tout ». Ici
se place une fort belle sentence : « C'est dans l'instant qu'est l'éter-
nité pour celui qui saitl'y situer ». Du reste, ce chapitre consacré aux
« deux formes pratiques de l'Activité de l'Esprit » est d'une beauté de
pensée qui engendre la beauté du style, à la fois éloquente et poé-
tique. Avec quelle joie navons-nous pas retrouvé le mot d'Aristote
sur « la Justice plus admirable qu'Hespérus et que l'Étoile du Matin » !
Et nous l'avons retrouvé à sa vraie place, tout à côté de la mémorable
pensée de Kant : « Deux choses remplissent l'âme d'une admiration
et d'une vénération toujours nouvelles et croissantes : le ciel étoile
au-dessus de nos têtes et la loi morale dans nos cœurs». La pensée
est la même. L'effet esthétique que suffit à produire chez un Aristote
la vue d'une seule étoile ne se produit, chez un Kant, qu'à la vue d'un
infini étoile. En d'autres termes, si l'émotion d'un grec se satisfait
en présence d'une beauté limitée, l'émotion d'un chrétien n'arrive à
son plus haut point d'intensité que devant l'illimité, c'est-à-dire
devant le sublime.
J'appelle l'attention du lecteur sur la critique de l'utilitarisme faite
par M. B. Croce, non pour le rejeter, mais pour l'admettre et le con-
tenir dans ses justes bornes. Il y a là les germes et, à mon avis, beau-
coup plus que les germes d'une morale des plus neuves. Il se peut
que sa nouveauté m'en dissimule, au moment où j'écris, l'éventuelle
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 241
fragilité. Mais cette nouveauté me frappe et peu s'en faut qu'elle ne
me séduise.
Pareillement j'ai été séduit par le chapitre où l'auteur pose à nou-
veau le problème de la liberté et fait voir que, sans la nécessité, la
liberté serait inconcevable. On ne veut que dans une situation donnée
et définie, laquelle détermine le vouloir : mais la volition produit
quelque chose de nouveau : elle est initiative, création et, par là,
acte de liberté (p. 107). L- D.
JALAGNIER (André). — La conversion des adolescents, essai de
pédagogie psychique (in-S", Montauban, imprimerie coopérative,
274 p.).
Cette thèse de baccalauréat en théologie contient d'intéressantes
observations de psychologie et de pédagogie religieuse. Nous citerons
quelques passages sur l'orientation que l'éducateur peut et doit
donner aux passions de l'adolescent.
(( Il y a, dans chaque garçon, une inclination dominante, un sen-
timent plus impérieux que les autres, qui appellent à eux les ten-
dances diverses de l'âme. Ce qui rend aujourd'hui l'éducation parti-
culièrement difffcile, c'est la facilité avec laquelle, grâce au milieu,
se développent les passions dans le cœur des enfants...
« Or, il ne faut pas que l'éducateur, de parti pris, condamne la
passion en elle-même... S'il y a de grandes passions dans la jeune
génération, c'est une preuve qu'il y a en elle de puissantes ressour-
ces... Caria passion est comme un réservoir d'énergie qui coule à
gros bouillons et se remplit sans cesse...
« Notre tâche consiste ici en un déplacement des forces passionnelles
à opérer chez l'adolescent...
« Il y a un défaut capital chez tout enfant, un péché favori, la forme
même de son égoïsme, la direction générale de son plaisir. C'est
ce qu'il faut découvrir. Une fois cela fait, il faudra diriger tous ses
efforts contre cette place forte : prise, elle déterminera un change-
ment, en tout cas une faiblesse des autres défauts de l'adolescent,
faiblesse momentanée qui sera suivie d'une recrudescence des vices
restant dans le cœur et dont l'un s'efforcera de substituer son empire
à la passion disparue. Ce sera l'instant alors d'introduire dans l'âme
du garçon la passion bonne, ou plutôt, si elle a été assez fortement
enracinée dans l'esprit, d'elle-même elle prendra la place et l'édu-
cateur aura dès lors une alliée solide pour réduire les défauts récal-
citrants qui restent.
» Donc, la lutte contre les passions mauvaises doit s'entreprendre
d'une manière positive, dans l'ordre de la grâce, dirions-nous, pour
employer une expression évangélique, c'est-à-dire qu'il faut devant
l'adolescent évoquer, non des devoirs restrictifs, ou de justice, mais
l'idéal de charité dans toute sa force et sa plénitude ; et d'une manière
PiLLOS. — Année philos. 1911. 16
242 l'année philosophique. 19H
indirecte, c'est-à-dire en fortifiant, à côté ou en dessous du moi mau-
vais, le moi bon de jour en jour plus conscient, qui fera explosion
à temps et ruinera la passion malsaine.
« C'est qu'en effet, si le subliminal ne donne pas asile au bien
seulement, si, partie intégrante de l'être psychique, il renferme des
éléments hétérogènes qui sans doute combattent dans l'ombre, il est
important de le meubler de sentiments moraux qui, faisant un jour
irruption dans la conscience claire, aideront à leur tour le nouveau
moi à triompher. Ainsi rien ne se perd, ou très peu de chose, dans
le domaine de l'éducation. Que de paroles crues inutiles, que d'heures
crues gaspillées, qui dorment à l'état de souvenir dans le mystérieux
tréfonds de l'être! (p. 118 et suiv.). »
JEUDON (L). — La morale de l'honneur (in-S^, F. Alcan, Bibliothèque
de philosophie contemporaine; 243 p.).
« La pure conscience morale est identique au sentiment de l'hon-
neur. L'honneur est la synthèse des phénomènes moraux normaux. »
Telle est l'idée du livre. Un livre n'est pas fait par cela seul que les
éléments pour le faire se trouvent réunis et à peu près ordonnés.
Voilà ma remarque générale. A cette réserve près, l'auteur a fait des
recherches, ou plutôt des lectures, et, s'il en a consigné les résultats,
peut-être avec un excès de complaisance, on doit lui rendre cette jus-
tice qu'il a su en tirer parti. Quand il cherche, dans la nature ani-
male, des témoignages favorables à la présence du sentiment de
l'honneur, c'est qu'il lui importe de justifier la supériorité de « la
morale de l'honneur » par ses titres d'ancienneté. — Si le livre avait
été un peu plus travaillé, il eût été plus court et son « contenu réel y
aurait gagné. Je ne vois pas l'utilité d'interroger tous les grands phi-
losophes un à un pour savoir comment résoudre un problème : à
s'interdire ce vieil usage, on s'épargnerait maint chapitre inutile. Je
n'en sais pas moins gré à M. Jeudon de ce qu'il nous dit du De Officiis
de Ciéron, dont l'esprit ne lui a point échappé. Remercions-le de
s'être souvenu des pages de MM. Renouvier et L. Prat sur l'honneur
{Nouvelle Monadologie) ; d'avoir compris le caractère nettement laïque
de la morale de Descartes et fait ressortir l'importance qu'il attache
au sentiment d'honneur. Je suis si loin de regretter l'entreprise de
M. Jeudon et son effort pour rapprocher la « morale de l'honneur»
de la « morale naturelle », celle « de nos pères », que j'aurais souhaité,
sur le sujet, un livre plus longuement médité. Le sujet en valait la
peine. L. D.
LABERTHONNIÈRE (L.). — Positivisme et catholicisme à propos de
L'Action française (in-13, Bloud; 430. p.).
Dans ce livre, M. Laberthonnière s'élève avec force contre l'idée
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 243
d'une alliance des catholiques avec le positivisme des écrivains de
l'Action française. Il y fait une vive critique des articles où M. Pedro
Descoqs, dans la revue catholique les Études, avait essayé de montrer
qu'une telle alliance était légitime et en principe devait être féconde.
Ce qui, dans cette critique, est, à nos yeux, d'un haut intérêt, c'est
le jugement que porte l'auteur sur le droit direct ou indirect de
coercition et de contrainte physique attribué à l'Église par la plupart
des théologiens catholiques. Il déclare nettement — à quoi nous
applaudissons — que l'Église ne possède ce prétendu droit, ni direc-
tement à titre de société parfaite, ni indirectement en vertu des
devoirs de l'État résultant de l'union considérée comme obligatoire
des deux pouvoirs temporel et spirituel. Nous citerons les termes
mêmes en lesquels est exprimé ce jugement remarquable avec toute
la clarté et toute la précision que l'on peut désirer :
« Si ce n'est pas uniquement avec des moyens spirituels que le
Christ a envoyé ses disciples à la conquête du monde, si ce n'est pas
uniquement avec de tels moyens et de la manière la plus consciente
et la plus décidée, que l'Église a entrepiis et fait cette conquête, les
apologistes de tous les temps, qui n'ont cessé de lui en faire gloire
et de montrer qu'en cela se manifestait splendidement son caractère
divin, nous auraient donc abusés en s'abusant eux-mêmes. Qui ose-
rait le dire? Et si, à travers certaines contingences historiques, cette
vérité a pu comme s'éclipser partiellement dans les esprits, elle n'en
a pas moins toujours continué de projeter sa lumière dans leurs
ténèbres. Et toujours on a dit, même en faisant la théorie de l'In-
quisition, que l'Évangile n'est pas une loi de sang...
« Mais on me répondra sans doute que cela ne tranche pas la ques-
tion. Car, à part ceux qui prétendent tirer du caractère de société
parfaite, tel qu'ils l'attribuent à l'Église, le droit pour elle d'exercer
la coercition et la contrainte physiques, les autres, qui tiennent éga-
lement à cette coercition et à cette contrainte en matière d'hérésie,
font bon marché de ce droit pour l'Église elle-même. Ils reconnaissent
même volontiers qu'il ne lui convient pas, puisque le Christ en effet
na institué ni gendarmes ni bourreaux, de s'en donner ensuite pour
défendre ses dogmes par la force. Seulement, d'après eux, c'est à
l'État qu'en principe et qu'en thèse, incombe ce mode de défense.
Et ils se félicitent qu'ainsi tout s'arrangerait : la spiritualité de
l'Eglise serait sauvegardée et la protection du dogme solidement
assurée.
« Eh bien! non, je ne puis m'arrêter à une telle réponse. Ce n'est
là purement et simplement qu'un artifice. Et, pour s'en rendre compte,
ceux qui arrangent les choses de la sorte n'ont qu'à se poser la ques-
tion de savoir si l'État, afin de remplir la fonction dont ils le char-
gent, agira en son nom, de par son initiative propre et en se dirigeant
d'après ses lumières, ou s'il agira au nom de l'Église, commandé et
dirigé par elle à la façon d'un soldat qui obéit à son chef. Dans le
244 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. lOH
premier cas en effet, c'est l'État se faisant juge du dogme et l'impo-
sant par lui-même, pour ses fins propres, indépendamment des fins
de l'Église; et ce qui en résulterait, c'est que l'Église serait absorbée
par l'État et qu'elle deviendrait son instrument. Mais dans le second
cas au contraire, c'est l'État qui deviendrait l'instrument de l'Église;
et on serait ramené au droit direct de coercition et de contrainte
physiques dont justement on voulait se débarrasser pour n'en pas
avoir l'odieux.
« Car, si ce que l'Église ne peut pas faire par elle-même, il lui
appartenait de le faire faire par l'État, et si l'État ne pouvait être
pénétré des maximes chrétiennes sans être à ses ordres pour cette
tâche, il ne serait plus que son prolongement. Et par suite, ce serait
elle qui, agissant en lui et par lui, aurait la pleine et totale respon-
sabilité de ce qu'il ferait. On affirmerait donc fièrement le caractère
spirituel de l'Église et on ne se féliciterait qu'elle n'ait ni gendarmes
ni bourreaux, que pour aboutir à charger l'État tout entier d'en
remplir les fonctions. Et puisque l'État alors agirait commandé et
dirigé par elle, c'est lui qui serait absorbé en elle; et elle aurait vrai-
ment des gendarmes et des bourreaux (p. 320-324). »
Nous goûtons fort la logique vigoureuse de M. Laberthonnière, qui
ose rompre avec une puissante tradition théologique, en faisant
justice d'évidents sophismes. Mais nous ne savons s'il est disposé
à suivre cette logique jusqu'au bout, c'est-à-dire à admettre, sans
reculer devant l'accusation de modernisme, toutes les conséquences
de la condamnation qu'elle mène à prononcer contre l'esprit théo-
cratique. C'est, on peut le dire, presque dès l'origine que l'esprit
théocratique s'est introduit dans la religion chrétienne à l'esprit de
laquelle il était opposé. 11 y a régné si longtemps, sans trouver d'obs-
tacles dans la conscience de ceux qui la représentaient, qu'on ne
peut vraiment parler à ce sujet de contingences historiques. Ne
voit-on pas que, même aujourd'hui, les théologiens catholiques, qui
peuvent se croire et se dire les plus autorisés, entendent le conserver
fidèlement, malgré les contradictions qui en résultent, dans la con-
ception et l'enseignement catholiques de la morale politique et so-
ciale? Leur distinction de la thèse et de l'hypothèse, que repousse
M. Laberthonnière, correspond à celle d'un antilibéralisme de prin-
cipes et d'un libéralisme purement opportuniste. Espère-t-il que son
libéralisme de charité finira par prévaloir sur l'antilibéralisme de prin-
cipe qu'ils soutiennent et qui jusqu'ici a toujours été, selon la thèse,
enseigné dans l'Église catholique ?
Nous aurions, peut-être, dirons-nous en terminant cette notice,
des réserves à faire ou des précisions à désirer sur les deux libéra-
lismes qu'il oppose l'un à l'autre, libéralisme de neutralité, libéra-
lisme de charité, sans justifier sufllsamment, il nous semble, l'idée
qu'il donne et la critique qu'il croit pouvoir faire du premier, et sans
s'expliquer suffisamment sur les conséquences à tirer du second
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 245
concernant les attributions, droits et devoirs de l'État en matière
religieuse.
LAHY (J.-M). - La morale de Jésus {in-12, F. Alcan, Bibliothèque
de philosophie contemporaine; t96 p.)-
C'est là un livre écrit par un auteur qui, très probablement, s'est
instruit lui-même de ce dont il voulait nous instruire : ou plutôt,
l'auteur, en s'instruisant, est arrivé à des résultats assez nettement
et méthodiquement groupés pour en faire profiter un grand nombre
de lecteurs. Chose assez rare, il a réussi à donner de Jésus, des
sources juives de la morale chrétienne, des changements apportés
par saint Paul à la doctrine de Jésus un exposé des plus clairs, des
plus brefs, des plus heureusement objectifs. M. Lahy est vraisembla-
blement un libre penseur dressé à la pratique des méthodes expé-
rimentales. Il n'en est pas moins un esprit très ouvert et un esprit
très libre. On sait assez, ou Ton devrait savoir qu'entre un libre pen-
seur et un esprit à la fois penseur et libre la différence est parfois
considérable. De cette différence, chez M. Lahy, je n'ai pas trouvé le
moindre indice. La chose est assez rare pour que je l'en félicite. J'ai
donc lu son livre avec plaisir, et non sans profit. L. D.
MARCHAND (Léon). — L'évangélisation des indigènes par les indi-
gènes dans les îles centrales du Pacifique ^broch. in-S', Orphelins
imprimeurs ; 212 p.).
L'objet que s'est proposé M. Marchand dans cette thèse de bacca-
lauréat en théologie est d'établir par des faits « que chaque race
doit être amenée à l'Évangile par des agents sortis de son sein; que,
comme l'a dit T. Fallot, la formation d'Églises indigènes capables
de se suffire entièrement à elles-mêmes, d'églises autonomes, est le
but suprême que poursuivent les missions évangéliques, et que le
pastoral indigène est la clef de voûte de cette émancipation maté-
rielle et spirituelle (p. 9) ». Elle comprend une introduction et trois
chapitres, qui traitent, le premier, de la naissance des églises indi-
gènes ; le second, de la préparation pédagogique de ces églises ;
le troisième, de leur acheminement vers leur émancipation, leur
autonomie.
La conclusion de l'auteur se résume dans les propositions sui-
vantes, qui lui paraissent clairement démontrées par les faits qu'il
expose.
\" Il est sur la surface du globe des églises indigènes complète-
ment parvenues à leur autonomie (Association évangélique de Havaï).
2° Les sociétés qui ont voulu compter sans l'élément indigène ont
été convaincues d'erreur par l'expérience et sont obligées de modi
246 L ANNÉK PHILOSOPHIQUE, 1911
fier leurs méthodes (l^xemple : les sociétés allemandes du sud de
l'Afrique et les missions saxonnes).
3° On peut dire, en thèse générale, que la mission ne peut prospé-
rer rapidement que dans les pays où des travailleurs indigènes sont
à l'œuvre (en Polynésie par exemple), et qu'une race ne peut être
profondément évangélisée que par des hommes de cette race
(Exemple : les Nouvelles Hébrides).
Nous ne savons pas si la démonstration expérimentale apportée
par les faits que cite M. L. Marchand peut être tenue pour décisive.
Mais nous estimons que, du point de vue psychologique, on doit
comprendre et admettre sans peine le rôle important, nécessaire, du
pastorat indigène dans l'œuvre des missions.
NEESER (Maubice). — La religion hors des limites delà raison : traits
principaux d'une philosophie de la religion sur les bases du Kan-
tisme (in-8'', Saint-Biaise, foyer solidariste; 322 p.).
Cet ouvrage, où M. Neeser montre comment, selon lui, la vraie
philosophie de la religion se fonde sur la distinction kantiste du phé-
nomène et du noumène, comprend quatre chapitres d'un haut inté-
rêt philosophique : I. Religion et certitude historique; ii. Religion et
psychologie ; m. A la recherche de la religion dans les limites de la rai-
son; IV. ha religion liors des limites de la raison.
L'auteur indique lui-même, dans une brève introduction, l'objet
et le plan de son travail :
« Nous entendons, dit-il, suivre la voie frayée par Kant, parce
qu'elle seule nous paraît pouvoir conduire au but. Nous croyons
déduire les conséquences mêmes de ses prémisses, conséquences
qu'il n'a pas toutes exprimées avec la clarté désirable, ou qu'il n'a pas
exprimées du tout, parce que, sans doute, il ne les pressentit pas.
Ainsi guidé de plus ou moins loin par le grand philosophe, et pour
suivre les lignes impliquées plutôt encore que marquées par son
œuvre, une première démarche consistera pour nous à nous libérer,
autant que possible, des liens de la tradition, pour considérer le
fait religieux dans son existence autonome actuelle (ch. i). — Une
seconde à déterminer, parmi les éléments du présent, les conditions
spéciales de la religion, ou plutôt la place qu'elle y occupe et les
moyens de la reconnaître (ch. ii). — Amené parla à l'examen de la
théorie de la connaissance, nous nous livrerons à une étude appro-
fondie de la solution kantienne, telle qu'elle ressort, moins du livre
sur la religion, que de l'œuvre entière du maître (ch. m). — Suivra
enfin, dans un dernier chapitre (ch. iv), essai de la modifier assez
profondément et de conclure (p. 13). »
Nous regrettons de ne pouvoir analyser ici ces quatre chapitres.
Toutes les pages dont ils se composent méritent la plus sérieuse
attention. Nous devons signaler particulièrement dans le chapitre m,
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 247
les pages 199-215 sur le noumène et sur l'expérience pratique; dans
le chapitre iv, les pages 266-305 sur le mysticisme religieux. Nous
nous bornerons à citer le passage suivant, oiiM. Neeser a résumé en
termes clairs et précis sa pensée sur l'essence et le vrai domaine de
la religion :
« L'erreur de Kant, c'est son obstination à ne point passer les
limites du domaine que l'exploration analytique fixait à la raison.
En théorie, il fallait s'y tenir ; pour vivre la vie pratique, il fallait
les franchir. Kant a conservé jusqu'au bout la maîtrise parfaite de
la théorie, il n'a pas dissipé l'illusion de sa vie intime. Il a vécu, et
on a pu voir dans sa vie le modèle du saint laïc, mais il paraît avoir
vécu malgré lui, en dépit de sa théorie, sans se rendre un compte
suffisamment exact des éléments de sa vie. Inconsciemment, il a
tiré du substrat intelligible du monde la sève nourricière dont il
niait qu'elle pût monter jusqu'à nous et que, le pût-elle, on dût en
accepter l'apport...
« Ce n'est là d'ailleurs de sa part — il faut y insister — qu'er-
reur à demi-consciente. L'inconséquence finale de sa pensée ne doit
pas empêcher le lecteur averti d'en retrouver les lignes et d'en pour-
suivre l'essor original. S'il reste dans les limites de la simple raison,
qu'il a eu l'inappréciable mérite de fixer dans leur contour général,
et précisément par la manière dont il les a fixées, il conduit l'esprit
au contact du noumène ; il lui en fait entrevoir l'importance vitale,
il l'émeut et le distend dans l'attente. Il s'arrête à ce point où l'ont
amené les lois de la raison : mais il a montré la voie, et sa timidité
ne doit pas empêcher une dernière victoire de l'élan qui le portait
malgré lui et qui est l'irrésistible élan de l'évolution humaine volon-
taire. Il portait au hors de la raison pure, où la religion trouve le
domaine qu'on lui a vainement cherché jusqu'ici (p. 304j. »
Nous ne saurions accorder à M. Neeser, ni que le domaine de la
religion puisse et doive être placé hors des limites de la raison, ni
que Kant ait fixé exactement, par la distinction du phénomène et
du noumène, les limites du connaissable et du rationnel. Nous
admettons sans peine que le noumène auquel conclut l'idéalisme
kantiste doit logiquement conduire l'esprit au mysticisme religieux,
mais à un mysticisme religieux qui ne peut être que stérile, parce
qu'il ne repose sur aucun principe concevable. Ce mysticisme, qui
est hors la raison, disons même hors la pensée, et qui ne permet
aucune aflirmation religieuse, pas même celle de la personnalité
divine, ne peut être considéré comme la vraie philosophie de la reli-
gion.
PALHORIÈS (F.), — Nouvelles orientations en morale
(in-12°, Bloud; 162 p.).
Ce volume contient trois études reliées entre elles par un même
248 l'année philosophique. 1911
esprit : i. Féminisme et morale ; ii. Nietzsche et la morale de la force;
m. Le problème moral et la sociologie.
Dans la première, lauleur examine quel est l'élément de vérité
sociale que contient le féminisme. Il tient et s'applique à montrer
qu'il n'y a aucune objection sérieuse à élever contre le féminisme,
si on l'entend avec sagesse et pondération, c'est-à-dire si l'on
repousse « des doctrines et des mœurs qui enlèvent à la femme le
goût des devoirs familiaux (p. 39) ». 11 discute et réfute les raisons
sur lesquelles on se fonde pour refuser aux femmes le droit de vote.
« La femme, dit-il, a, en général, un sentiment très juste de tout
ce qui regarde l'éducation des enfants, leur préservation, la sauve-
garde des intérêts domestiques : quel appoint ce serait pour un pays
si les femmes qui forment la moitié de la population, étaient appe-
lées à émettre leur avis et à l'appuyer dun bulletin de vote! Dans
l'état actuel de la société. Ion peut aisément conjecturer qu'elles se
porteraient en grande majorité vers le maintien de l'ordre, le respect
des mœurs et des croyances...
« La femme, objecte-t-on, est par tempérament conservatrice,
réfractaire aux idées nouvelles, attachée obstinément aux traditions
en politique, aux coutumes enreligion. Il y a là, d'abord, une inexac-
titude suffisamment mise en lumière par le mouvement féministe
lui-même qui, à bien des égards, est une rupture avec le passé; et,
quand il serait vrai que les femmes sont moins empressées que
l'homme à s'attacher aux mouvements, loin de nous en plaindre,
nous devrions nous féliciter de trouver là un utile contrepoids à
l'ardeur parfois bien irréfléchie avec laquelle certains politiciens
jettent la société dans des voies inconnues, inexpérimentées
encore, et dont l'issue inspire les craintes les mieux fondées
(p. 40). »
Il y a une objection contre laquelle l'égalité politique des deux
sexes aurait besoin d'être défendue et à laquelle M. Palhoriès n'a pas
répondu : c'est que la constitution physique de la femme, liée à
sa fonction sexuelle et maternelle, lui ôte l'espèce de capacité
qu'exige, à ce qu'il semble, la souveraineté politique. Le sexemasculin
possède, en raison de sa force supérieure, la capacité de défendre et
de protéger. Le sexe féminin, à cause de sa faiblesse, a besoin d'être
protégé et défendu. Le droit de commandement correspond au devoir
de protection ; le devoir d'obéissance au droit à la protection. Le
problème est de concilier, dans la société conjugale et dans la société
civile et politique, la parfaite égalité des devoirs et droits inhérents
à la personne, à toute personne, avec la différence et la corrélation
nécessaires des devoirs et des droits fonctionnels résultant de la dif-
férence des sexes.
La seconde étude est consacrée à la morale nietzschéenne de la
force. L'auteur la définit et la caractérise dans les termes suivants :
« La morale de Nietzsche n'est pas normative. Elle bannit toute
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 249
idée d'obligation et en cela elle se sépare radicalement de la morale
traditionnelle; mais ce n'est pas non plus une morale sociologique ;
elle ne se targue pas d'être scientifique et le nietzschéen s'embar-
rasse fort peu de procurer le bien-être de la collectivité.
« Tout en étant la négation même de la morale, ce n'est pas non
plus une morale de vulgaire jouisseur et de satisfait. Car la vie, pour
Nietzsche, est chose austère, douloureuse, tragique... Sa théorie
constitue une utile réaction contre cette vague sentimentalité que
toute une littérature a mise à la mode aujourd'hui; elle est une
sévère leçon d'énergie, et, au milieu du nivellement général des
caractères, elle présente une opportune affirmation de vivante per-
sonnalité (p. 80). »
M. Palhoriès remarque, en note, que la morale de Nietzsche peut
être dite scientifique, si l'on veut la rattacher à la théorie de Dar-
win sur la sélection et la lutte pour la vie. Mais c'est bien certaine-
ment à cette théorie, dirons-nous, que doit être rattachée cette
morale nietzschéenne de la force, négation systématique de la jus-
tice et de la charité, c'est-à-dire de ce qui seul constitue vraiment et
peut s'appeler la morale.
L'objet de la troisième étude est la morale sociologique exposée
et soutenue aujourd'hui par quelques professeurs distingués de la
Sorbonne. On sait que cette morale positive se présente comme
un art fondé sur la connaissance des lois sociologiques, de même que
la mécanique et la médecine sont fondées sur la science des lois
mathématiques, physiques, chimiques et biologiques. M. Palhoriès
en fait une critique qui, dans les principes généraux sur lesquels
elle s'appuie, nous paraît très juste. Il montre que les questions de
valeur ne se tranchent pas par la simple constatation de ce qui est,
mais qu'elles relèvent de la raison, et non de l'expérience. « Du point
de vue de la raison, dit-il, nous concevons un type de moralité supé-
rieure qui, bien loin d'être une traduction pure et simple de la réa-
lité donnée, nous sert au contraire de règle pour l'apprécier en
même temps qu'il constitue le terme vers lequel doit se diriger et,
en fait, se dirige, bien qu'avec une excessive lenteur, l'évolution de
la conscience morale (p. 139). » 11 faut reconnaître, ajoute-t-il, que
le milieu exerce une pression considérable sur la vie morale des
individus, et que les faits moraux rentrent par tout un côté dans les
faits sociaux et en subissent le contre-coup. Mais il s'agit de savoir
d'où dérive précisément cette conscience morale commune. » Cette
conscience réagit, sans doute, sur les consciences individuelles;
mais c'est parce que les consciences individuelles présentent déjà
les mêmes besoins, les mêmes tendances, la môme conception fon-
damentale du bien et du devoir que se peut constituer une cons-
cience collective : la conscience commune entretient les consciences
individuelles, mais il est encore plus vrai de dire qu'elle-même est
entretenue et formée par elles (p. 141). »
250 l'année philosophique. 1911
PETAVEL-OLLIFF (E.). — Les bases logiques dun néo-calvinisme,
avec une préface de Paul Vallotton (brochure in-8^ Montbéliard.
Société anonyme de rimprimerie montbéliardaise ; 32 p.).
Cette brochure, publiée après la mort du regretté Pétavel-OUiff,
contient ce qu'il appelait la synthèse de ses travaux et de ses recher-
ches théologiques. On sait avec quelle ardeur de conviction il s'est
constamment appliqué à défendre et à répandre la doctrine de l'im-
mortalité conditionnelle. Celte doctrine, qu'il appuyait sur la raison
et sur l'Écriture, était, à ses yeux, fondamentale en théologie.
Dans cette dernière étude, formée de deux articles de la Revue
chrétienne, il les présente comme un principe de rénovation néces-
saire pour le dogmatisme calviniste. La grande erreur qui a, selon
lui, faussé la dogmatique de Calvin est la notion d'une immortalité
native et indéfectible. « Cette notion, dit-il, conduit forcément à trois
doctrines rivales, et toutes trois également pernicieuses, à savoir la
doctrine traditionnelle des peines éternelles, ïuniversalisme et l'agnos-
ticisme eschatologique (p. 20). » Cette notion, que Calvin a eu le tort
d'emprunter à Augustin, doit être éliminée de la théologie calviniste.
Et cette théologie par là renouvelée s'accordera parfaitement avec la
logique, avec la conscience morale, avec l'exégèse biblique. « La
prédestination divine perdïa son caractère sombre et révoltant. Elle
s'explique par le fait que Dieu a voulu à l'avance, d'une volonté
absolue et expresse, toute la liberté essentielle du mal (qui se détruit
lui-même), dans le but d'assurer, d'autre part, toute la liberté du
bien, qui seule a la perspective d'une existence impérissable. Bien loin
d'être arbitraire, la prédestination est au fond la consécration divine
de la liberté d'option laissée à la créature. Les méchants sont pré-
destinés à se prédestiner eux-mêmes; c'est l'auto-sélection du libre
arbitre individuel; mais l'ordre des sanctions divines écarte absolu-
ment la perspective odieuse de tourments interminables. Tout
arrive, directement ou indirectement, parla volonté de Dieu, parce
que la magnificence divine veut que chaque homme soit libre de
choisir sa propre voie, mais le pouvoir d'agir sera finalement retiré
à ceux qui en feront un mauvais usage ; cela s'opérera par le jeu des
lois qui établissent les conséquences fatalement délétères de la
révolte (p. 32). »
Cette étude sur les bases logiques d'un néo-calvinisme est précédée
d'une préface où M. Vallotton, pasteur à Lausanne, fait connaître la
vie et les écrits de Pétavel-Ollifî. Nous rappelons que des notices ont
été consacrées dans la Critique philosophique et dans l'Année philoso-
phique, à presque tous ces écrits.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 251
FIEPENBRING (G.)- — Jésus et les apôtres (in-12, E. Nourry,
VIII-329p.).
Ce volume fait suite à un ouvrage précédent du même auteur,
Jésus historique, dont nous avons parlé dans V Année philosophique
de 4909 (p. 239). Il a pour objet de montrer que « déjà les premiers
temps apostoliques ont produit plusieurs types doctrinaux, différant
à la fois entre eux et de l'Évangile de Jésus » ; qu'il est impossible,
en allant au fond des choses, « de confondre cet Évangile avec la
théologie apostolique » ; que « le premier nous est assez bien connu
pour que le scepticisme radical de certains écrivains à cet égard soit
une faiblesse, qu'il faut se hâter de signaler et de redresser {Pré-
face, p. vi). » Il comprend deux parties, qui sont consacrées, la pre-
mière à l'examen critique du judéo-christianisme, la seconde à celui
du paulinisme.
L'auteur tient et s'applique à établir que des différences nom-
breuses et essentielles existent entre l'Évangile primitif et ces deux
courants ou systèmes apostoliques; que nous avons dans les Logia
une source très importante qui nous fait connaître l'enseignement
réel de Jésus ; que c'est ce document qui sert le mieux de critérium
pour distinguer dans les Évangiles ce qui est primitif et ce qui ne
l'est pas. Il fait remarquer que le recueil des Logia ne parle nulle-
ment de la passion, de la mort, de la résurrection de Jésus. D'où il
conclut que, dans certains milieux chrétiens, les disciples de Jésus
ont accordé l'importance majeure aux souvenirs exacts qu'ils avaient
conservés de lui, et non aux réflexions ou spéculations qu'on pouvait
faire et qu'on n'a pas manqué de faire sur sa personne et sur sa vie;
qu'il faut considérer les Logia et les éléments similaires des Évan-
giles comme des documents originaux qui proviennent d'une date où
l'influence judéo-chrétienne et l'influence pauliniste n'ont encore pu
s'exercer ; qu'on se trouve là en face de l'Évangile primitif, en face
du Jésus historique et de sa prédication authentique.
Il nous paraît que M. Piepenbring simplifie beaucoup trop l'Evan-
gile authentique de Jésus quand il le réduit à cette conclusion :
« que Dieu est le bien suprême et que la piété doit consister à faire
le bien (p. 316) ».
RAUH (F.). — Études de morale (in-8^ F. Alcan, Bibliothèque de
philosophie contemporaine; 505 p.).
Frédéric Rauh qu'une mort prématurée enleva à la philosophie, il
y a juste trois ans, — le jour même où mourut Egger, — était un
homme d'action morale et qui de l'enseignement avait fait un apos-
tolat. Était-il né pour l'action? 11 avait attesté, dès son premier
ouvrage sur les Fondements métaphysiques de la morale, des aptitudes
252 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
de métaphysicien fort au-dessus de l'ordinaire : un second livre sur
la Méthode dans la pnycholoijie de.i sentiments, paru sensiblement plus
tard, portait les traces de préoccupations nouvelles. Le jeune philo-
sophe pressentait un désaccord possible entre les leçons que l'on
lire des livres et celles que, directement, l'on extrait de la vie. Le
souci de l'expérience, du contact avec les choses, lui était venu :
« voir avant de savoir et pour savoir » allait devenir sa devise. Et le
moment était proche où, dans un très curieux livre sur l'Expérience
morale, il allait, résolument, se détacher de la métaphysique pour
se rapprocher de l'expérience. Gela ne veut point dire que Uauh passa
du rationalisme à l'empirisme, pas plus qu'il ne descendit du kan-
tisme à l'utilitarisme. Il avait sur l'expérience morale et sur l'expé-
rience intellectuelle des idées siennes, absolument et exclusivement
siennes. Plus soucieux de les appliquer que de les aligner en théorie,
il encourut mainte fois le reproche de laisser ses idées à la place où
elles se situaient d'elles-mêmes aussitôt écloses sans assez se préoc-
cuper de composer et d'ordonner. En fait il écrivait clairement et
formulait avec profondeur. Il n'en exposait pas moins ceux qui vou-
laient le résumer à des diiiicuUés invincibles. Quand on le priait
d'élucider, au lieu d'une lampe, il prenait la pioche et creusait plus
avant. Cet écrivain, trop souvent obscur par excès de probité, et par
l'effet d'une originalité de pensée impérieuse, était un professeur
des plus entraînants et des plus agissants, un improvisateur d'idées
contagieuses et presque soudainement fécondes. C'est qu'il impro-
visait après avoir longuement préparé. 11 était de ceux qui pensaient
toujours. Jl écoutait rarement sans froncer le sourcil, comme si, pour
donner accès à la pensée dautrui, il lui fallait, au préalable, faire
effort pour écarter la sienne. Dur à la tâche quotidienne, il ne ten-
tait rien pour s'en alléger le poids, et l'effort qu'il dépensait à la
recherche prenait sa source dans une ardente passion pour la vérité,
pour une vérité, redisons-le, qu'après avoir vainement demandéeaux
livres, entendons aux grands livres, à ceux des maîtres de l'esprit
humain, il ne voulait obtenir que de la vie elle-même.
De là résultait une conception originale du métier de philosophe.
Il s'était fait du philosophe une idée renouvelée des grecs. Il identi-
fiait la philosophie à la sagesse. Mais il voulait que cette sagesse, au
lieu de rester à domicile, dans l'âme où elle a pris naissance, se mît
au service de tous et contribuât à l'émancipation des esprits, surtout
à celle des consciences.
Le recueil qui paraissait en octobre dernier est un résumé de
leçons de morale faites à l'École normale supérieure et en Sorbonne.
Quatre problèmes y sont abordés : 1° La Critique des systèmes de mo-
rale; 2° la Patrie; 3° la Justice; 4° sous le titre de Questions de phylo-
sophie morale, les auteurs du recueil, anciens élèves de Rauh et qui
ont formé le livre, en s'aidant de notes prises aux leçons de leur
maître, ont réuni divers sujets d'une portée générale. Tout est à lire
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 253
et à bien lire. J'entends que pour bien lire on doit s'épargner au
sujet de Rauh les questions ordinaires. On serait par exemple,
curieux de savoir ce qu'il pense sur tel ou tel point d'histoire ou de
théorie. Il ne faut pas en être curieux. Rauh s'est tracé son pro-
gramme, et il n'a rien emprunté aux programmes courants. Et il est
l'auteur de son programme, parce qu'il est l'auteur, l'unique auteur
de sa méthode, qui est avant tout une méthode d'enquête contempo-
raine où les journaux, les brochures, tiennent autant de place que
les ouvrages proprement dits. Soit, par exemple, le problème du
devoir envers la patrie. Rauh ne va pas questionner les grands
hommes. Ils sont morts. Et ce qui méritait de vivre, dans leur œuvre,
a passé dans l'esprit des générations suivantes. Rauh va interroger
ses contemporains. Écoutons-les. Écoutons-les tous, ceux de droite
comme ceux de gauche et confrontons les réponses. Nous nous aper-
cevrons que les façons de répondre dénotent au fond un état de
l'esprit public d'une complexité, qu'à première vue, l'on ne soup-
çonnerait guère. A droite, dirions-nous volontiers, on est patriote et
monarchiste. A gauche c'est le contraire. Au fond il n'en est rien.
On se trompe chez les monarchistes et l'on y oublie que l'idée de
« la nation » est d'origine républicaine et révolutionnaire. On se
trompe du côté opposé quand on se figure que le pacifisme et la
démocratie marchent de pair. En 1870 les patriotes étaient du côté
des partisans de la Commune. En d'autres termes, il faut faire table
rase des déductions nationalistes et des déductions internationa-
listes.
Une fois le terrain déblayé, on s'aperçoit d'une chose : c'est qu'à
l'heure actuelle les sentiments nationalistes et les sentiments inter-
nationalistes ne sont étrangers à nul d'entre nous et qu'à certains
jours ils pourraient, sans contradiction, se prêter un appui mutuel.
Le temps n'est pas très éloigné où l'on faisait honneur à Napoléon
d'avoir répandu en Europe les idées de la Révolution française. Vraie
ou fausse, cette manière de penser, de noter des sentiments « euro-
péens )),donc internationalistes, dont la conscience, à mesure qu'elle
s'exalte, réagit sur l'amour des idées françaises et donc sur l'amour
de la patrie. Saint-Simon et Auguste Comte parlaient d'une « répu-
blique occidentale », mais Auguste Comte entendait bien que Paris
devint la « capitale de l'Occident régénéra ». N'oublions pas que le
souvenir de Waterloo obsédait Armand Carrel... Défions-nous des
conclusions globales, rien n'est « vrai en gros ». N'allons pas nous
figurer que l'avenir est au nationalisme pas plus qu'il n'est à l'inter-
nationalisme. Ne rattachons pas le nationalisme à de prétendues
traditions, car ces traditions évoluent; et ne nous laissons pas tou-
cher davantage par des arguments d'origine historique ou géogra-
phique. Car il n'en est pas un qui ne puisse être tenu en échec. Quant
au grand argument soi-disant favorable à l'internationalisme tiré du
contact des nations les unes avec les autres, lequel contact, chaque
254 l'année philosophique. 1011
jour, gagnerait en fréquence et en étendue, prenez-y garde! En
s'opposant on se pose, au mouvement d'expansion peut succéder un
mouvement de concentration qui aiguise la conscience du moi
national. La multiplication des voies d'échange ne prouve décidé-
ment rien contre la durée et la vitalité du sentiment patriotique. En
définitive, l'appel à la conscience collective ne suffit pas pour dicter
à une conscience individuelle son devoir présent, puisque le contenu
de cette conscience collective est en dernière analyse dépourvu
d'unanimité véritable.
Pareillement, un rapide et superficiel regard sur l'esprit public
contemporain autoriserait les inductions favorables au socialisme.
Après enquête (p. 368) Rauh conclut : « Rien ne montre que l'ave-
nir ne soit pas au capitalisme. On dit bien que le socialisme est
inscrit dans la société actuelle, que la nécessité d'une démocratie
économique est impliquée par notre régime électif à base large :
mais on ne se pose pas la question de date, on ne cherche pas
quand ces nécessités logiques se réaliseront... » Les faits ne per-
mettent pas d'augurer l'avènement prochain d'une démocratie
sociale. Il est vrai qu'à « la conscience sincère, la suppression de
l'oppression économique s'impose », comme un idéal, sans doute,
mais à ne pas renvoyer au pays des chimères. Seulement la question
est complexe : si en droit l'idéal s'impose, il s'agit de discuter les
moyens de l'application. Et ils sont variables et ils ne sont pas immé-
diatement efficaces...
En général, les problèmes que Rauh examine attestent plus qu'un
désir de s'éclairer et de s'instruire sur les conditions ambiantes de sa
solution. Rauh était capable à la fois d'inquiéter et d'éclairer sa
conscience. Et à la manière dont il concevait et conduisait les en-
quêtes, il faisait preuve d'une qualité rare, celle de faire rendre aux
faits ce qu'ils contiennent, sans permettre à l'imagination d'inter-
venir et d'ajouter, soit à leur quantité, soit à leur qualité. Sa méthode
d'enquête était prudente et sûre. Autant qu'il m'est permis d'en
juger elle était communicable et elle excellait à tenir les jeunes
esprits en garde contre les revues incomplètes et les conclusions pré-
maturées. Je devine que si ce beau recueil d'études attire et attache
par l'abondance, la richesse et la sincérité de l'information, il cau-
sera quelque surprise désagréable. L'enquête presque partout aboutit
à une conclusion « problématique ». L'auteur pose et dispose des
prémisses : au moment de conclure, il se tait. Telle est l'apparence,
convenons-en. Au fond, Rauh savait conclure et Rauh savait agir.
Seulement, quand il s'adressait à la conscience d'autrui, et qu'il y
avait porté la lumière, il ne voulait pas décider en son nom. Rauh
était donc passionnément individualiste. Et il se savait tel. Et parce
qu'il se savait tel, il s'était fait une loi de réagir contre les erreurs
inévitables auxquelles s'exposerait une conscience soucieuse de
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 255
n'écouter qu'elle-même et dont les verdicts devanceraient l'instruc-
tion. « S'instruire avant de conclure : mais une fois instruit, con-
clure en son nom et sous sa seule responsabilité ». Telle est l'une
des maximes constantes de notre collègue. Rauh, d'ailleurs, croyait
aux « vocations morales individuelles » (p. 33). En un temps où l'on
invite la morale à s'incliner devant la sociologie, l'attitude de Rauh,
ce philosophe épris d'actualité, ne manque ni d'une belle audace, ni
d'un franc anachronisme. Je n'en recommanderais pas une autre
aux jeunes gens préoccupés de l'esprit de leur temps et pénétrés de
la nécessité de vivre en communion avec cet esprit. L. D.
III
PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE,
SOCIOLOGIE ET PÉDAGOGIE
BIERVLIET (J.-J. Van). — Premiers éléments de pédagogie expéri-
mentale (in-8'^, F. Alcan ; 335 p.).
M. Gabriel Compayré a fait pour ce livre une excellente préface.
M. Biervliet, professeur à l'Université de Gand, ancien élève de
J. Delbœuf, si j'ai bonne mémoire, et on ne peut plus estimé de ce
maître, a fait pour les inspecteurs primaires de Belgique des confé-
rences qu'il a recueillies et imprimées. Ces conférences ont pour
objet la « pédagogie expérimentale ». Qu'est-ce à dire ? la pédagogie
expérimentale consiste à entreprendre la culture des fonctions men-
tales de l'enfant après en avoir « vérifié », les organes et le fonc-
tionnement. L'ouvrage de notre auteur a pour objet de nous faire
connaître ces moyens de vérification. M. Biervliet a le don d'être
clair, de communiquer ce qu'il sait et de n'en communiquer que le
strict nécessaire. Ai-je besoin de dire qu'en dehors des instituteurs
et des inspecteurs de l'enseignement primaire de Belgique et de
France, les profanes y apprendront beaucoup? Nous sommes de ces
profanes. M. Biervliet nous a nettement résumé ce que Fechner
avait entrepris, et par quelles méthodes il nous a fait comprendre
ce que c'est au juste que la psychophysique. Elle n'est pas morte, ni
d'une indigestion de faits ni d'une indigence d'idées, comme cer-
tains le prétendent. Elle est issue, en grande partie, d'une suite
d'idées très bien liées, mais décidément préconçues, touchant l'une
des propriétés essentielles de l'activité psychique qui serait de
réduire les sensations au logarithme des excitations, d'idées que
l'expérience était appelée à démentir. La psychophysique de Fechner
est morte de ses erreurs. Elle est donc morte de mort naturelle... à
la supposer morte. Elle est morte d'inanition, quand les services
236 l'année philosophique. 1911
qu'elle pouvait nous rendre se sont trouvés épuisés. Car elle nous a
rendu des services. Elle a frayé la voie, nous dit M. Biervliet, à la
psycho-physiologie, ou du moins lui a permis de gagner en précision
objective. Elle a donc bien mérité de la science. L. D.
BOUCHÉ-LECLERCQ (A.). — L'intolérance religieuse et la politique
(in-12, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique;
XIl-370p.).
L'objet de cet ouvrage est d'expliquer pourquoi dans l'empire
romain, où toutes les religions étaient tolérées, le christianisme seul
fut persécuté. Selon l'auteur, ce que la politique impériale a persécuté
dans le christianisme, c'est l'intolérance religieuse qui caractérisait le
monothéisme judaïque, intolérance que le prosélytisme des premiers
chrétiens s'efforçait de répandre dans le monde.
« J'ai voulu, dit-il dans un court Avant-propos, dégager des faits
connus et mettre en lumière, au premier plan, comme raison d'État
unique et suffisant à motiver les persécutions, une idée simple, qui
pût être constamment présente à l'esprit des chefs de l'État romain.
Ils n'ont pas eu besoin de connaître à fond le christianisme pour
l'apprécier assez bien, au point de vue politique, en le tenant pour
une secte à la fois juive et cosmopolite. Ils ont toléré le judaïsme
dans les limites de la race, mais ils se sont donné pour tâche de ne
pas laisser les « coutumes juives » envahir la société des Gentils.
« C'est là, l'idée maîtresse que j'ai développée. De là la place que
j'ai faite dans le livre aux troubles et aux guerres de Judée, où les
empereurs trouvèrent à tout moment l'occasion de se confirmer
dans leur opinion. On croit généralement que l'État romain a toléré
le prosélytisme juif pendant qu'il persécutait les chrétiens. C'est
cependant le prosélytisme juif que Domitien a traqué tout d'abord,
lui qu'ont visé tout particulièrement Hadrien^ Antonin et S. Sévère,
Si on l'a oublié, c'est que la propagande judaïque a fait peu de résis-
tance et que l'héroïsme chrétien a occupé toute l'attention.
« Ainsi comprise, la raison d'État impose une conclusion para-
doxale en apparence et surtout malsonnante : à savoir, que l'intolé-
rance religieuse importée dans le monde antique par le judaïsme,
grosse de discordes passées, présentes et futures, était ce que les
empereurs redoutaient et persécutaient dans le christianisme. Il n'y
a ici de choquant que le nom, contraire à nos habitudes de lan-
gage : ce que j'appelle intolérance, on l'appelle d'ordinaire zèle
religieux et on l'admire chez Polyeucte. J'ai dû constater dans
l'œuvre même des apologistes, et plus encore dans la polémique
entre chrétiens, l'énergie de ce sentiment, refoulé et tenu en échec
par les circonstances, mais qui devait plus tard se donner libre
carrière {Avant-propos, p. x). »
Telle est la solution que M. Bouché-Leclercq donne au problème
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 257
de philosophie de l'histoire qu'il s'est proposé d'étudier. Cette solu-
tion se fonde sur la difFérence incontestable qui existe entre l'intolé-
rance inspirée à la conscience morale des individus et des associations
par la foi religieuse, et l'intolérance purement politique résultant du
patriotisme et du rôle que remplit l'État comme défenseur de l'ordre
social, de la paix publique et du droit établi.
L'ouvrage de M. Bouché-Leclercq nous fait connaître la lutte qui
s'est engagée entre ces deux intolérances dans les premiers siècles
de notre ère, et qui s'est terminée par la défaite de la politique
romaine, attachée à la tradition polythéiste, et par le triomphe du
monothéisme judaïque, sous la forme chrétienne. Il comprend onze
chapitres : i. La religion et les religions à Rome ; — n. Les réformes
d'Auguste; — m. Le gouvernement de Tibère; — iv. La principat de
Caligula; — v. Le principat de Claude ; — vi. Le principat de Néron;
— VII. La dynastie des Flaviens; — viii. Néron et Trajan ; — ix. Le
siècle des Antonins; — x. L'apologétique chrétienne; — xi. Le christia-
nisme aux ui« et iv^ siècles. Il n'est aucun de ces chapitres qui ne
mérite d'être lu avec la plus sérieuse attention. Le grand intérêt
qu'offre l'érudition indépendante, mais, semble-t-il, judicieuse et
impartiale dont ils témoignent, est de donner un aspect nouveau à
cette partie importante de l'histoire, en faisant mieux comprendre la
nature des causes qui en ont déterminé le cours.
BOUGLÉ (C). — La sociologie de Proudhon (in-12, Armand
Colin; 333 p.).
Voilà un ouvrage dont les conclusions, paraît-il, sont de nature à
surprendre. Les sociologues du temps présent se mettent en garde
contre ce précurseur que M. Bougie vient de leur découvrir. On ne
saurait, paraît-il encore, être sociologue et adversaire d'Auguste
Comte. Or Proudhon combattit Auguste Comte dont les allures, plus
que les idées, lui déplaisaient peut-être. Il lutta contre le Grand
Être de la religion positive avec une énergie presque égale à celle
qu'il déployait contre le Dieu de l'Église chrétienne. Bien falote,
pourtant, cette divinité en comparaison avec l'idole qu'elle remplace,
Le Dieu d'Auguste Comte n'était pas éternel, c'était un Dieu hebdo-
madaire et qui n'existait que par le bon plaisir de ses adorateurs.
L'anti théisme de Proudhon ne lui fit point grâce. D'autre part, le sen-
timent de l'individualité, chez Proudhon, d'un bout à l'autre de sa
vie, demeura indestructible. Proudhon, malgré qu'il en ait, relève de
Kant. Il le combat sans merci, chaque fois qu'il se souvient du Dieu
de la Raison Pratique. L'auteur de la Justice n'en a pas moins donné
à la France une morale du type kantien, la première de ce type qui
ait paru en notre pays, puisqu'elle devance la Science de la Morale
et la devance de pas mal d'années. Or, si l'on peut tenter une inter-
prétation sociologique de la morale kantienne, nul n'oserait attri-
PiLLON. — Année philos. 1911. 17
258 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 19H
buer à Kant une sociologie proprement dite. Dans ces conditions un
livre tel que celui de M. Bougie tient de la gageure, ou, tout au moins
du paradoxe.
Telle est l'opinion de quelques lecteurs. Et je ne suis pas certain
que les jeunes sociologues français d'aujourd'hui ne se montrent
empressés à la défendre. Et si M. Bougie leur oppose des textes, ils
sont près de soutenir que l'on trouve toujours des textes pour y
appuyer toutes les thèses. D'où l'on devrait conclure que, si Proudhon
est sociologue, il ne l'est pas « à la mode de chez nous ». M. Bougie
n'a jamais dit le contraire.
Ce qu'il prétend et qu'il fonde sur des textes importants, textes
présents à un grand nombre de vieilles et aussi de jeunes mémoires,
c'est que la notion de réalité sociale fut presque constamment pré-
sente à la pensée proudhonienne et qu'elle lui inspira la plupart de
ses idées fondamentales et directrices : « Jusqu'au bout Proudhon
reste sociologue, et jusqu'au bout individualiste. Jusqu'au bout
encore il prétend justifier son individualisme par sa sociologie. Nul
n'a eu un sens plus vif de la réalité et de la logique propres à l'être
collectif. Nul non plus n'a été plus fermement attaché au droit égal
des individus. Un effort obstiné pour fonder ceci sur cela explique
la complexité de ses théories, qui les expose à tant d'interprétations
divergentes. Dans l'histoire de cette pré-sociologie qui constitue
les systèmes des Bonald et des Saint-Simon, des Fourier et des
Auguste Comte, sa place à part est marquée par cet audacieux pro-
gramme : forcer la raison collective à consacrer le droit per-
sonnel » (p. 329).
Oui certes, Proudhon est un « rural », un « comptable ». D'autres
l'ont dit. Ce que l'on n'a point assez dit, c'est qu'il admet une force
collective : c'est qu'il croit à la réalité du « groupe *, en tant que
distincte de la somme de ses individus. Deux cents grenadiers ont
dressé l'obélisque de la place de la Concorde parce qu'ils ont mis
leur force en commun. Remplacez cet effort collectif par sa mon-
naie en faisant travailler un à un chacun de ces deux cents soldats :
le résultat sera nul. Quand Proudhoa affirme que l'appropriation
privée implique la confiscation d'une valeur qui ne saurait être
individuelle, quand il combat « l'atomisme » que tout système de
suffrage sous entend, quand il nie qu'une somme de bulletins de
vote ne représente pas l'opinion de la masse des électeurs, il atteste
une foi robuste dans l'efficacité et surtout dans l'originalité de la
force collective.
Ajouterai -je que, dans son livre, M. Bougie ne « plaide «nullement?
Il expose, il aligne, il constate et il conclut. Et je n'hésiterais pas,
pour mon propre compte, à lui donner raison, si j'étais de ceux dont
l'opinion en ces matières a quelque valeur. Mais je ne suis pas un
sociologue pratiquant — Chacun le sait et je le sais avant tous les
autres — Cela ne m'a pas empêché de lire avec profit et plaisir cet
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 259
ouvrage très réfléchi, très bien ordonné, d'un écrivain dont les
idées percent et portent. Il m'a appris beaucoup de choses sans
me contraindre à en désapprendre dautres, ce dont je lui suis fort
reconnaissant. Quand on arrive à la vieillesse, on est jaloux de
tout ce que la vie vous permet de garder, car on sait fort bien que
ce qu'il faut se résigner à perdre est plus que difficile à rem-
placer. L. D.
BRIDOU (D'V.). —L'éducation des sentiments (in-12, Doin ; 400 p.).
il y a beaucoup de faits dans ce livre. Mais les faits manquent de
lien et le sujet, dont la matière est riche, n'y est que touché. Il l'est
très souvent, avouons-le, et le bon sens de l'auteur s'y montre, un
bon sens qui n'a rien de gros et que pas mal de sagacité assaisonne.
Peut-être les généralisations y sont-elles rapides et, par là même,
insuffisamment probantes. A la page 45 il nous est parlé d'une
névralgie faciale gagnée par un élève de Charlemagne grâce aux éloges
disproportionnés qu'il recevait de son maître. C'était du moins l'opi-
nion de l'élève, et voici comment, malgré sa bizarrerie apparente,
l'élève, devenu homme, la justifiait. Il réussissait en vers latins, et
pour y réussir encore davantage, comme il avait le travail lent il
profitait des veillées facultatives pour augmenter sa provision d'hexa-
mètres. Moralité, selon M. Bridou : Ne flattons pas trop les élèves.
D'autre part, notre auteur, qui a lu l'Enfant de Jules Vallès, nous
avertit des dangers de l'éducation donnée au collège quand les
maîtres y sont ennuyeux et durs. C'est pour s'être morfondu au col-
lège que Jules Vallès, selon M. Bridou, aurait fait partie de la Com"
mune. On pourrait répliquer à M. Bridou qu'il y eut dans la Com-
mune des gens fort bien doués ayant réussi dans leurs classes et
mérité les éloges de leurs maîtres. Décidément il faudrait éviter de
tirer des conclusions générales de prémisses particulières. Le péché
est d'ailleurs fréquent et de l'apercevoir chez les autres n'en garan-
tit pas toujours. L. D.
DEPLOIGE (Simon).— Le conflit de la morale et de la sociologie (in-
8«; Paris, Félix Alcan; 424 p.).
M. Deploige étudie dans cet ouvrage un conflit qui n'est peut-être
pas celui que le titre ci-dessus semble indiquer. En dépit d'une
phrase de M. Lévy-Buhl à laquelle l'auteur s'attache, qu'il prend
pour point de départ de sa critique et dont il exagère la portée, il
est douteux qu'il y ait un conflit réel entre ces deux disciplines qui
s'appellent, l'une la morale, et l'autre la sociologie. Ce qu'il s'agirait
de savoir — et ce serait vraiment très important — c'est dans quelle
mesure et comment la méthode sociologique contredit, en morale, la
260 l'année philosophique. 1191
méthode soit utilitaire, soit sentimentale, soit kantienne ou néo-cri-
ticiste.
Cette réserve faite, le livre de M. Deploige, malgré un certain parti
pris d'opposition à M. Durkheim, n'est pas sans contenir quelques
critiques très sérieuses de cette école sociologique. 11 la suit dans
son essai pour dissoudre et écarter une discipline ancienne qu'on
remplacera par la science des mœurs et un art moral rationnel (p. 6-
18), puis dans la construction du système propre à son chef princi-
pal (p. 19-93), enfin dans sa détermination de la science des mœurs
(p. 94-122). 11 s'efforce de reconstituer la genèse du système de
M. Durkheim (p. 122-151), expose ce qu'est, d'après lui, la notion
allemande du réalisme social qu'il veut retrouver dans les formules
du sociologue français (p. 152-195), et consacre ses derniers cha-
pitres à une critique du conflit, tel qu'il se le représente, de la morale
et de la sociologie.
Nous avouons qu'il nous importe assez peu que les idées de
M. Durkheim soient d'origine allemande ou d'origine française : c'est
la vérité ou la fausseté des idées, et non leur nationalité qui nous
préoccupe. Mais les affirmations de M. Deploige ont amené entre lui
et le professeur de la Sorbonne, une discussion qui, sans nous
apprendre rien sur le conflit en question, est intéressante pour l'his-
toire de la philosophie. Les lettres et les réponses publiées dans un
appendice n'aideront pas à la solution du problème moral, mais sont
à consulter pour ceux qui veulent se rendre compte de la genèse
d'un système en vue et même à la mode. Sur le fond des choses,
nous sommes souvent tenté de donner raison à M. Deploige dans
bien des objections qu'il oppose à M. Durkheim ; mais nous sommes
loin de partager ses illusions quand il croit que rien n'est plus fort
contre la morale sociologique que le thomisme et qu'il faut en reve-
nir à la néo-scolastique.
DUGAS (L.) — L'éducation du caractère (in-8°, F. Alcan, Biblio-
thèque de Philosophie contemporaine ; 258 p.).
Cet ouvrage est la rédaction d'un cours fait à l'Université de
Rennes. 11 conclut en faveur d'une éducation possible et même
nécessaire de la personne. Mais l'auteur veut que la personne se
développe en raison de ce qu'elle est ; qu'elle s'adapte au milieu
social, qu'elle se plie aux circonstances tout en restant ce que la
nature l'a faite. Il y a là un équilibre difficile à réaliser : assurer la
liberté du vouloir tout en essayant d'imprimer à la volonté une direc-
tion contraire aux penchants. « L'éducation du caractère est donc à
la fois négative et positive : elle consiste à ménager la volonté, à res-
pecter son indépendance, à ne pas forcer son adhésion et à l'as-
treindre ou à obtenir qu'elle s'astreigne d'elle-même à l'obéissance,
à la règle, à la discipline de l'action » p. 242. Tout est vrai dans ce
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 261
passage. Et presque tout est vrai clans ce livre. L'ouvrage est d'un,
homme de bon sens, de juste mesure, qui sait les diflicultés et se
prépare aies combattre, tout en s'attendant à la rencontre d'obstacles
nombreux et souvent insurmontables. Comme « introduction » à
l'éducation du caractère l'ouvrage est donc à recommander. Ce n'est
pourtant qu'une introduction. Nous ne sortons pas des généralités
et les éducateurs qui ont de l'expérience se défient des généralités :
je ne suis pas sûr qu'ils aient tort. L. D.
GOYAU (Georges). — Bismarck et l'Église. —Le Culturkampf, 1870-
1878 (2 vol. in-12, Perrin ; XXXIV-487 et 435 p.).
M. Goyau, continuant ses études sur l'Allemagne religieuse, expose
dans ces deux volumes, la grande lutte du vainqueur de 1870 contre
lÉglise romaine. Cette œuvre, tout en étant toujours d'inspiration
très catholique (et Fauteur ne dissimule jamais ses convictions), est
marquée par un grand effort d'impartialité et d'objectivité. En tout
cas, l'érudition en est extrêmement riche; et s'il est prudent de
compléter et, au besoin, de corriger cette histoire par d'autres récits
ou documents d'une origine différente, il est impossible de ne pas la
consulter pour se faire une idée exacte des événements qui ont agité
les années 1870 à 1878.
Il est clair que l'auteur n'a pas vu ce qui. dans les théories les plus
authentiques de l'ultramontanisme, peut et doit inquiéter les esprits
les plus libéraux. Il n'est pas aussi simple qu'il le croit de détermi-
ner quelle tolérance est due à ceux qui proclament à leur profit le
dogme de l'intolérance. C'est là le trait — et il n'est pas secondaire
— qui manque à une analyse souvent très fouillée des sentiments
politiques en Allemagne et ailleurs. Notons, en passant, une lacune
analogue sur les raisons profondes de l'anticléricalisme auquel le
parti républicain était contraint en France dans la même période.
Ces réserves faites — et nous estimons qu'elles sont de conséquence
— l'histoire racontée par M. Goyau montre à merveille combien,
dans les sociétés modernes, la lutte contre les prétentions abusives
d'une Église devient inefficace et même dangereuse, quand elle sort
du droit et qu'elle se transforme peu à peu en une lutte contre les
consciences religieuses. L'expérience faite par l'Allemagne est déci-
sive. L'échec des vieux-catholiques est également très instructif.
L'État n'est pas de force à créer des schismes ou à prendre en main
les destinées de ceux qui peuvent se dessiner; sortant alors de son
rôle, il compromet ce à quoi il a l'air de s'intéresser.
L'ouvrage de M. Goyau n'est pas seulement une contribution
importante à la philosophie de la politique religieuse. Les curieux
de psychologie y trouveront à glaner. Nous leur signalons, en parti-
culier, le chapitre i'^'' sur la religion de Bismarck et, dans ce cha-
pitre, ce qui est relatif à la conversion du futur chancelier (p. 1-10)
262 l'année philosophique. 1911
et à l'évolution de la religiosité dans cette âme éprise de force
(p. 18-20).
GRASSERIE (Raoul de la). — De l'objectif et du subjectif dans
la Société (in-8o, F. Alcan, 75 p.).
Cette dissertation de soixante-quinze pages compactes a dû amuser
son auteur pendant qu'il l'écrivait. Le sujet en est assez imprécis. On
suitles idées avec peine. L'auteurne manque pas d'esprit. Mais il abuse
des remarques de détail. Et la raison qui lui a mis la plume en main
est souvent insaisissable. Ses définitions nons semblent justes. L'ap-
plication qu'il en fait nous cause de trop fréquentes surprises. On
serait tenté de reprocher à l'auteur d'avoir pensé trop vite et d'avoir
écrit plus rapidement encore. Çà et là quelques remarques assez
fines sur les hommes du temps présent. L. D.
HARM.\ND (Jules). — Domination et colonisation (in-12, Flamma-
rion, Bibliothèque de philosophie scientifique; 370 p.).
L'auteur de cet ouvrage y expose, en quatorze chapitres, ses vues,
qui nous paraissent mériter la plus sérieuse attention, sur le régime
qu'il faudrait, selon lui, appliquer aux colonies. Ce régime est celui
de l'autonomie dont il donne cette définition : la plus grande somme
d'indépendance administrative, économique et financière, qui soit com-
patible avec la plus grande dépendance politique possible.
« Par dépendance politique, dit-il, nous n'entendons pas du tout
l'asservissement des colonies à leur métropole. Au contraire, nous
considérons comme nécessaire à leurs fins de leur accorder, avec un
statut intérieur quasi-indépendant, une personnalité administrative
et législative que les nôtres n'ont jamais connue. Ce que nous vou-
lons, précisément, c'est les soustraire à l'incompétence et aux défauts
constitutifs de l'administration métropolitaine, aux abus et aux maux
qu'ils entraînent.
« Mais, par contre, ce que nous voulons aussi, non moins soucieux
du bien delà Métropole, c'est que ses dépendances coloniales, mises
en situation de développer, de la manière originale qui convient à
chacune d'elles, leur vitalité économique et leur force de résistance,
soient hors d'état d'intervenir d'une manière quelconque dans la
politique et les finances de la nation souveraine (p. 24). »
Le régime de l'autonomie coloniale, tel que le comprend M. J. Har-
mand, appelle et exige la suppression de la représentation parle-
mentaire des colonies. Il tient — avec toute raison, croyons-nous,
— que cette représentation « est incompatible avec les besoins d'in-
dépendance de la Métropole, avec la justice que le conquérant doit
à ses sujets » ; que cette institution « est impraticable, ainsi que le
suffrage politique d'où elle émane partout ailleurs qu'en des sociétés
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 263
homogènes et naturelles » ; qu'elle doit être « remplacée par des
conseillers ou commissaires, les uns nommés par le Gouvernement,
les autres élus par les corps constitués — municipalités, Chambres
de commerce et d'agriculture, syndicats professionnels, délégations
financières, etc. (p. 26) ».
Tous les chapitres de cet ouvrage sont intéressants et instructifs.
Nous signalerons surtout le chapitre xiv, où l'auteur examine et dis-
cute la question de la représentation parlementaire coloniale. Le
grand argument sur lequel il se fonde pour la condamner, c'est que
les dépendances coloniales n'ont pas le droit et ne doivent pas avoir
le moyen d'influencer la vie nationale et la politique générale dans
la Métropole.
LEGENDRE (Maurice). — Le problème de l'Education (in-12,
Bloud; 262 p.).
« Regardez-les tous les deux, le vieillard et l'enfant, par un beau
soir de fin d'été, dans un jardin. Lassé de la journée qui fut encore
chaude, mais plus facilement glacé par la fraîcheur du crépuscule
presque automnal, le vieillard s'appuie sur son petit-fils. Mais s'il lui
emprunte la vigueur, il lui communique la sérénité. A l'occident les
derniers feux étincelants s'évanouissent en une pâleur verte, puis
violette, tandis qu'à l'orient la nuit monte de la terre et déferle de
l'horizon comme une marée. Les formes fantastiques évoquées par
l'ombre, et le vol des phalènes qui traverse en dansant les dernières
lueurs font frisonner l'enfant : rien n'est plein de mystère comme un
jardin le soir. Seul, celui qui est au soir de sa vie a dans le cœur
un calme égal à la sérénité des choses... » La page est jolie. L'auteur
est un poète. Il parle de l'enfant comme un poète en parle. Il voit
dans l'enfant un être mystérieux, plus près du ciel que de la terre,
un créateur en son genre, qui crée par le sentiment et sur la foi
d'intuitions mystérieuses, un éducateur dont il faut que les parents
devinent les leçons, pour lui rendre sous une autre forme ce qu'ils
ont reçu de lui. Je ne suis pas sur que ce soit là le livre d'un péda-
gogue, mais c'est le livre d'un écrivain distingué, cœur tendre, âme
religieuse, attachée à la tradition, esprit qui sait méditer et se
recueillir.
Le livre de M. Legendre a été couronné par l'Institut en même
temps que celui de son concurrent M. Rœhrich, Les deux œuvres
sont assez distantes. M. Rœhrich est un homme de métier, de savoir,
d'expérience, et son livre est un livre d'étude. L'ouvrage de M. Le-
gendre n'est pas très loin d'être quelque chose comme un « livre des
pères », un manuel de piété paternelle, écrit avec charme et souvent
avec onction. L'homme y fait oublier l'auteur, et je ne suis pas très
sûr que les mérites de l'écrivain ne fassent, de temps à autre, oublier
le sujet. C'est que, peut-être, l'unité de ces pages toujours délicates
26i l'année philosophique. 1911
et souvent émues, prend sa source dans le sentiment, plus encore
que dans la pensée. L. D.
NOVICOW (J). — La morale et l'intérêt dans les rapports indivi-
duels et internationaux (in-8", F. Alcan, bibliothèque de philoso-
sophie contemporaine ; 241 p.).
L'objet de cet ouvrage est de démontrer qu'il n'existe aucun anta-
gonisme entre la morale et l'intérêt individuel, que l'idée de ce pré-
tendu antagonisme est une des plus grandes erreurs de l'esprit
humain, que la morale et l'intérêt sont des termes complètement
synonymes. Il comprend quatre livres, subdivisés en dix-huit cha-
pitres. Dans les quatre chapitres du livre premier, l'auteur établit
l'identité de la morale et de l'intérêt. Dans les quatre chapitres du
livre II, il réfute les objections que l'on oppose à cette identité. Dans
les quatre chapitres du livre III, il explique la genèse de l'antago-
nisme, entre la morale et l'intérêt et montre les désastreux effets de
l'enseignement altruiste de la morale. Dans les six chapitres du
livre IV, il traite de la morale internationale.
La thèse paradoxale soutenue par l'auteur est que la morale peut
être fondée uniquement sur l'égo'isme. Voici en quels termes il le
démontre :
« Dès qu'on veut fonder la morale sur l'altruisme, on tombe immé-
diatement dans la contradiction. Si l'altruisme est la base de la
morale, X doit sacrifier ses intérêts aux intérêts de Z, mais Z aussi
aux intérêts de X. Or lorsque X accepte que Z sacrifie ses intérêts
pour lui, X est immoral puisque, dans ce moment, il devient égo'ïste.
Il faut, pour que X reste moral, qu'il refuse les sacrifices de Z, quïl
empêche donc Z de pratiquer l'altruisme. Mais si Z cesse de pratiquer
l'altruisme, il cesse d'être moral. Alors pour que X soit moral (qu'il
refuse les sacrifices de Z), il doit empêcher Z d'être moral. Considé-
rez les deux actions dans le même temps, mettez partout X au lieu
de Z, et Z au lieu de X, vous aboutissez directement aux inconsé-
quences les plus manifestes.
« Au contraire, dès qu'on rentre dans le domaine de l'égoïsme, on
retourne du coup dans la réalité et la logique. Lorsqu'on affirme
que, pour être moral, on n'a pas besoin de se préoccuper des inté-
rêts du prochain, mais seulement des siens propres, on pose d'em-
blée le pied sur le roc le plus solide. L'altruisme est une véritable
abstraction. Si l'homme songeait plus aux autres qu'à soi-même, son
existence serait impossible. L'altruisme complet sort du domaine des
faits positifs (p. 21). »
Nous accordons sans peine à M. Novicow que l'altruisme, au sens
absolu qu'il donne à ce mot, l'altruisme qu'il appelle complet, l'al-
truisme qui impose à chacun la préférence d'autrui à soi en toute
occasion, le sacrifice entier et constant de sa personne, ne saurait
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 265
être considéré comme le fondement de la morale. Pour être con-
forme à la morale, l'altruisme doit être réglé, limité par la justice,
soumis à la justice. Mais ne peut-on pas dire qu'il en est de même
de l'égoïsme, et ne doit-on pas le dire à plus forte raison? La cons-
cience humaine prononce que l'égoïsme qui n'est pas limité, dominé
par la justice, l'égoïsme qui veut ignorer les droits d'autrui et ne
s'en préoccuper en rien, que l'indifférence à ces droits dispose aies
violer sans scrupule, l'égoïsme complet, en un mot, est la négation
même de toute morale. Nous ajouterons que nous croyons, en fait,
la justice sans cesse méconnue, atteinte, blessée par l'égoïsme, et
non certes par l'altruisme complet; que l'altruisme complet est trop
rare pour être réputé bien dangereux ; qu'un certain degré d'al-
truisme est nécessaire pour que l'égoïsme accepte les limites que lui
impose la justice, pour qu'il consente, en ses mouvements toujours
passionnés, à reconnaître et à prendre en considération les droits
d'autrui.
Les chapitres de l'ouvrage de M. Novicow que nous avons lus avec
le plus d'intérêt et qui nous paraissent mériter particulièrement
l'attention sont ceux du livre IV sur la morale internationale.
RICHARD (Gaston). — La pédagogie expérimentale
(in-i2, Doin; 332 p.). .
Livre complet, riche d'idées et de faits, excellent répertoire que je
recommande aux professeurs de science de l'éducation, aux inspec-
teurs de l'enseignement primaire. Je ne conseillerais point à tout
instituteur de s'en servir sans précautions. Car pour profiter de cet
excellent recueil méthodique, il faut être capable de lire et de com-
prendre la psychologie. Tous nos instituteurs français en sont
capables, dira-t-on, car ils ont le brevet supérieur, et qu'à l'examen
du brevet supérieur, on est interrogé sur la psychologie. Je répli-
querai que j'ai interrogé sur la psychologie au brevet supérieur et
que je sais à quoi m'en tenir.
L'idée dominante du livre est celle-ci. L'éducation a pour objet
de rendre obéissant. L'obéissance a pour effet de rendre passif. Dès
lors l'éducation est l'ennemie de la personnalité. Voilà le raisonne-
ment à combattre.
M. Richard n'a pas de peine à montrer qu'entre l'éducation de
l'habitude et celle de la volonté, l'antagonisme est loin d'être de tous
les instants. Il touche à un problème des plus délicats, celui de
savoir si la volonté, en tant que volonté, est ou n'est pas apte à rece-
voir des habitudes. Parlons autrement si notre façon de parler
déplaît, et disons qu'on peut s'habituer à être attentif. Et ceci est
d'expérience, quelles que soient, d'ailleurs les théories philoso-
phiques de l'un ou de l'autre sur la volonté, l'habitude, l'atten-
tion..., etc.
266 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
« La pédagogie expérimentale, écrit M. Gaston Richard, réhabilite
l'effort, surtout l'effort conscient et volontaire. Elle tend à former
l'homme civilisé à l'aide des procédés les plus expéditifs que puisse
tolérer un développement cérébral et organique qu'il est absurde et
criminel d'accélérer. Si elle récapitule le processus de la civilisation
au bénéfice de l'individu, l'abréviation consiste surtout à lui épargner
les erreurs et les tâtonnements qui ont accompagné le développe-
ment de l'espèce. L'art éducatif ne se flatte pas d'épargner à l'enfant
toute fatigue cérébrale et tout effort mental, car la civilisation a con-
sisté à substituer l'effort mental et le travail aux efforts musculaires
et aux adaptations organiques qui accompagnaient la lutte pour la
vie chez les animaux et chez les plus lointains ancêtres de l'huma-
nité. L'art éducatif se propose seulement d'exercer l'enfant à l'effort
mental de telle façon que la fatigue cérébrale soit de moins en moins
à craindre, l'organe se fortifiant avec l'activité de la fonction,
(p. 312). »
L'auteur constate qu'en France ou se défie de la pédagogie expé-
rimentale, qu'on lui oppose son a origine étrangère », qu'une partie
de la Société française « animée d'un esprit étroitement traditiona-
liste » lui est hostile, qu'il en résulte un apparent désaccord entre
les prescriptions de cette pédagogie expérimentale et les exigences
temporaires de l'éducation sociale... etc. Il est possible que tout
n'aille point, de ce côté, pour le mieux. M. Gaston Richard n'en a
que plus de mérite à savoir le chemin hérissé d'obstacles et à y mar-
cher d'un pied ferme. L. D.
SABATIER (Paul). — L'orientation religieuse de la France actuelle
(in-12, Armand Colin ; 320 p.).
Le nouvel ouvrage de M. Paul Sabatier a ce même charme qui
caractérise ses autres livres et qui est fait d'une intelligence rare des
phénomènes religieux, d'une sympathie toujours en éveil pour toutes
les formes de la vie spirituelle, d'une politesse infinie à l'égard de
ceux dont il ne partage pas les opinions, d'un art exquis dans l'érein-
teraent aimable. Il touche à tous les aspects de la vie intellectuelle et
morale dans notre pays. Il traite donc de philosophie, et il est vrai-
ment très curieux de noter les combinaisons parfois étranges que
des doctrines très différentes peuvent donner dans un esprit qui les
regarde d'assez loin. La documentation sur les faits proprement
religieux est plus riche ; elle est très personnelle et révèle bien
l'homme mêlé de très près aux mouvements qu'il raconte. Mais, ici
encore, nous aurions bien des réserves à faire. Le catholicisme qui,
pour M. Sabatier, est le plus réel, c'est celui qui subit tous les jours
une nouvelle défaite dans l'Église, qui n'arrive jamais à se formuler
et qui ne réussit qu'à provoquer des coups d'État de l'autorité et des
organisations inédites de compression dans l'Église. Dans le protes-
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 267
tantisme, il relève avec soin les griefs que quelques publicistes pro-
testants se plaisent, avec une sorte de manie fatigante, à diriger sans
cesse contre eux-mêmes et contre leurs Églises, et il ne voit plus
tout ce qu'il y a de protestantisme agissant dans ces mêmes Églises
beaucoup plus intéressantes qu'il ne le dit, dans ce que la France
libre-penseuse a de meilleur et même dans ce modernisme qui doit
tant aux infiltrations désavouées par lui. Ce qu'il faut chercher dans
cet ouvrage, qui se présente comme une enquête sur des phéno-
mènes actuels, ce n'est pas précisément une objectivité rigoureuse ;
c'est à côté d'une documentation très utile à consulter, le rêve ori-
ginal, paradoxal et charmant d'un homme qui se représente avec
une précision de poète ce que l'orientation religieuse de la France
pourrait être. Ce qu'il y faut chercher — et la chose en vaut la
peine — c'est surtout la psychologie de l'auteur, protestant de nais-
sance et d'éducation, artiste de tempérament, catholique par senti-
ment esthétique, accueillant à toutes les formes de la vie spirituelle,
hostile, même avec parti pris, à tous les dogmatismes, aisément
sévère aux religions qui sont, attentif et sympathique à celles qui
viennent ou qui semblent venir, en quête d'une cathédrale où un
prêtre très libre-penseur et très mystique célébrera les ofRces d'un
christianisme purement symbolique.
IV
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
ESTHÉTIQUE ET CRITIQUE
ARCHAMBAULT (P.). — Renouvier (in-16, Bloud ; 60 p.).
Ce petit livre sur Renouvier et sa doctrine est divisé en trois cha-
pitres : I. La jeunesse de Renouvier : premiers travaux ; ii. Les Essais
de critique générale; ni. La dernière philosophie: le Personnalisme . On
y trouve une analyse qui nous paraît très exacte des ouvrages de
Renouvier, notamment des Essais de Critique générale et de la Science
de la morale.
« La néo-criticisme, dit l'auteur, dans une brève Conclusion, tient
en ces deux idées essentielles : application universelle de la loi de
contradiction, affirmation résolue et conséquente de laliberté, — deux
idées qui se tiennent intimement d'ailleurs, car on ne peut poser la
liberté sans poser aussi des commencements absolus qui limitent la
série des causes, et, inversement, si tout phénomène avait dans les
antécédents donnés une raison déterminante, il faudrait remonter
à l'infini de cause en cause, sans jamais pouvoir s'arrêter, pour abou-
tir enfin à l'absurdité d'une série infinie, d'un nombre qui n'est pas
nombre (p. 58). »
268 L ANNÉE PHILOSOPHIQUE. 1011
M. P. Archambault ajoute que « la philosophie contemporaine se
trouve à bien des égards engagée sur des voies différentes de celles
tracées par Renouvier » ; que « la plupart des théories récentes de la
liberté sont résolument anti-intellectualistes » ; que, d'après ces
théories, <• l'activité et la causalité véritables transcendent les caté-
gories et leur déterminisme », et que, par suite, « l'acte libre cesse
d'être un coup d'Etat et l'homme libre un empire dans un empire » ;
que, d'autre part, « le principe de contradiction et la loi du nombre
n'ont pas échappé plus que les autres formes intellectuelles à la cri-
tique ». Il donne raison, contre la doctrine de Renouvier, à ces théo-
ries anti-intellectualistes qui sont aujourd'hui à la mode, et à cette
critique de la loi du nombre, qui lui paraît « établir victorieusement
que l'esprit doit renoncer à toute certitude logique dans le domaine
du réel, qu'on ne la trouve que dans l'ordre des concepts, du cons-
truit, et que notamment c'est une illusion de prétendre résoudre
les antinomies kantiennes au nom du principe de contradiction
(p. 59) ».
Il est inutile de dire que, sur la liberté et sur le principe du fini,
sur les catégories ou concepts et sur la solution des antinomies kan-
tiennes, nous sommes très loin de suivre les voies sur lesquelles
s'engagent quelques philosophes contemporains. La philosophie de
Renouvier a besoin d'être rectifiée et complétée en quelques points
que nous tenons pour essentiels ; mais les principes sur lesquels elle
se fonde peuvent, selon nous, résister sans peine aux théories anti-
intellectualistes qui séduisent M. Archambault. Nous ne voyons
dans ces vagues théories rien de satisfaisant pour la raison. Nous ne
voyons ni quelle idée précise peuvent se faire et donner de la liberté
ceux qui les soutiennent, ni ce que peut être dans leur pensée, com-
ment peut leur sembler intelligible ce prétendu domaine du réel
auquel ils n'admettent pas que le concept du nombre et la logique
finitiste soient applicables.
BOUTROUX (É.MILE). — William James (in-12, A. Colin ; 142 p.).
L'objet de cette belle étude est de faire connaître la vie, la person-
nalité et l'œuvre philosophique de William James. Tous ceux qui,
comme nous, ont connu l'éminent psychologue et philosophe amé-
ricain, applaudiront à ce passage de la courte biographie que lui a
consacrée M. E. Boutroux :
« "William James apportait à l'étude des problèmes de la vie une
virilité et une hauteur de vues peu communes. Il avait l'âme fière et
vaillante ; et cette fierté se fondait sur une confiance candide dans les
commandements de la morale et dans les élans généreux de la reli-
gion. 11 avait le sens de la sympathie et de l'amour, du sacrifice, de
l'ascétisme qui trempe la volonté, de l'héroïsme dévoué à l'idéal
(p. 19).»
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 269
M. Boutroux étudie la philosophie de William James en cinq cha-
pitres : I. La psychologie ; ii . La psychologie religieuse; m. Le prag-
matisme ; IV. Les vues métaphyiques ; v. Pédagogie. Le chapitre m est
celui que nous avons lu avec le plus d'intérêt. M. Boutroux y fait
admirablement comprendre l'importance de l'expérience religieuse
dans la philosophie de James. Il y montre très bien, en quelques
pages qui témoignent d'une rare pénétration, comment cette phi-
losophie, par ses principes et sa méthode, se rapproche de celle
d'Henri Bergson; comment elle s'en éloigne par le rapport qu'elle
établit entre les autres expériences et l'expérience religieuse; com-
ment, selon James, l'objectivité des sciences et celle de la psychologie
dépendent de l'objectivité de l'expérience religieuse, considérée
comme la plus profonde et la plus riche des expériences, comme
celle qui nous fait voir le monde réel sous son aspect véritable.
'William James et Henri Bergson, dirons-nous en terminant cette
notice, professent également que le réel ne peut être représenté
adéquatement par les concepts intellectuels. Cette idée est fonda-
mentale dans les deux doctrines. Nous la repoussons, en faisant
remarquer qu'il entre nécessairement des concepts en toute expé-
rience, et qu'il s'agit de comparer les concepts mis en œuvre sous le
rapport de leur valeur représentative, c'est-à-dire de distinguer ceux
qui déforment le réel et ceux qui le représentent tel qu'il existe, ceux
qu'il faut tenir pour subjectifs et ceux dont il faut reconnaître l'objec-
tivité. A l'empirisme qui caractérise les deux doctrines nous croyons
pouvoir opposer notre rationalisme idéaliste et finitiste. Ajoutons
que ce rationalisme, par le rôle et la portée qu'il attribue, dans la
représentation, aux catégories supérieures (personnalité, liberté),
rejoint, en un sens général, les conclusions du pragmatisme de
W. James. L'idée qu'il nous donne de la vraie et ultime réalité du
monde n'est pas conforme à celle que s'en font les sciences dites
positives ; et elle n'a rien de contraire aux croyances qui ont leur
source dans la vie morale et religieuse des âmes.
DELVAILLE (Jules). — Essai sur l'histoire de l'idée de progrès jus-
qu'à la fin du xviu" siècle (in-8'', F. Alcan, Collection historique
des grands philosophes; xii-161 p.).
L'objet de cet important ouvrage est indiqué par l'auteur dans une
brève Introduction :
« Nous n'avons pas l'intention, dit-il, d'aborder ici le grave pro-
blème qui porte sur la nature, le sens et la valeur du Progrès. Notre
but est plus modeste : nous voudrions simplement considérer les
difTérents points de vue auxquels s'est placée la pensée quand elle
a rédéchi sur l'histoire de l'humanité et sur sa propre histoire. Nous
demanderons aux textes eux-mêmes ce que les philosophes ont
pensé des faits sociaux et du Progrès, sans nous préoccuper de
270 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
savoir si telle civilisation constitue ou non une amélioration relati-
vement à telle autre (p. xi). »
Il s'agit, comme on le voit, d'une étude historique de l'idée du
progrès, telle qu'elle s'est manilestée aux diverses époques. Cette
étude comprend neuf livres, qui témoignent d'une très riche et très
judicieuse érudition, et qui sont d'une lecture aussi attrayante
qu'instructive : I. L'Antiquité ; — II. Le Moyen âge; — III. La Renais-
sance; — IV. Le dix-septième siècle; — V. Les débuts du dlv-huitième
siècle; — VI. Le dix-huitième siècle; — VII. La philoso]/hie anglaise du
dix-huitième siècle ; — VIII. La philosophie allemande du dix-huitième
siècle ; — IX. La philosophie de la Révolution .
Le livre premier est celui qui nous a paru le plus intéressant. Les
pages qu'il contient sur l'idéalisme juif méritent particulièrement
l'attention. M. Delvaille y fait remarquer que l'idée du progrès n'est
pas, comme l'a écrit Pierre Leroux, une idée moderne. Il montre
très bien que cette idée caractérise le prophétisme juif, qu'elle en
fait l'originalité, qu'elle contraste avec l'optimisme stoïcien, résigné
au développement éternel et fatal des événements du monde.
« L'hébraïsme, dit-il, dans la Conclusion du livre premier est
synonyme d'Idéal social, de réforme sociale ; et ses conceptions
tranchent au milieu des théories philosophiques des anciens. C'est
le caractère du prophétisme. On a parfois soutenu que l'idéal pro-
phétique aurait été plutôt un recul de la civilisation ; les prophètes
auraient demandé, pour leur peuple, non pas la gloire des armes ni
les plaisirs d'une civilisation compliquée, mais plutôt l'existence
paisible d'une nation exclusivement agricole et la pureté des mœurs
rustiques. Peu importe ; il ont toujours apporté au monde des idées
nouvelles : celle de justice sociale, de droit et d'un avenir meilleur.
Ils furent des idéalistes, non pas des rêveurs, mais des esprits son-
geant à réformer le monde. L'histoire des idées nous montrerait
plus tard les vestiges de cet esprit des prophètes chez les héritiers de
leur religion. Au xix° siècle, quand l'esprit de réforme groupa
autour de Saint-Simon de nombreux disciples, il y eut des Israélites
qui propagèrent ses idées ou s'inspirèrent de ses doctrines. On sait
quel rôle jouèrent dans l'école saint-simonienne Olinde Rodrigues et
Isaac Péreire (p. 92). »
Nous devons signaler également aux lecteurs de V Année philoso-
phique les sept chapitres dont se compose le livre IV sur l'idée de
progrès au xvn'' siècle, notamment le chapitre m {Une philosophie
nouvelle : Descartes), le chapitre v {Un événement littéraire : la querelle
des anciens et des modernes), et le chapitre vi [Fontenellc). M. Del-
vaille ne se trompe nullement quand il voit dans la philosophie car-
tésienne, dans la méthode du Cogito, dans la confiance de la raison
en elle-même, qu'implique cette méthode, l'origine des doctrines de
progrès qui se produisirent au xviii° siècle. Descartes n'entendait
certainement pas confondre l'idée de progrès avec celle d'évolution
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 271
continue et nécessaire. Mais les deux idées sont bien distinctes aux
yeux de M. Delvaille : le rapport de la seconde à la première, tel
qu'il l'envisage dans son étude historique, est celui de l'espèce au
genre. Et ce n'est pas à l'idée du progrès, considéré comme évolu-
tion continue et nécessaire, qu'il faut, selon lui, attribuer une valeur
historiquement et philosophiquement démontrée ; c'est à l'idée du
progrès conçu comme œuvre possible de la raison, de la conscience
morale et de la liberté.
DELVAILLE (Jules). — La Chalotais éducateur (in-8°, F. Alcan;
xi-223 p.).
L'objet de cet ouvrage fort bien documenté est de faire connaître
l'œuvre pédagogique de La Chalotais, les idées qu'il fut conduit à
exprimer sur l'éducation nationale par l'étude des Constitutions des
Jésuites et par la critique de leur système d'enseignement. « Notre
dessein dit l'auteur, est de raconter l'histoire pédagogique des
années 1761-1763 en parlant de La Chalotais, et en rattachant ses
actes, ses idées et ses projets à ce qui se passait autour de lui et
aux événements auxquels il prit part [Introduction^ p. xi). »
Cette étude forme une contribution importante à l'histoire des
idées pédagogiques au xvni^ siècle. Elle comprend dix chapitres :
I. Les Comptes rendus des Constitutions des Jésuites ; — ii. La question
pédagogique dans les Comptes rendus des Constitutions des Jésuites ; —
m. Les projets de réorganisation des études; iv. L'Essai d'Éducation
nationale ; — v . Les idées directrices du livre ; — vi . Les principes d'un Plan
d'études et V éducation jusqu à dix ans; — vu. V éducation depuis dix ans;
— viii. La Critique et la Logique, V Esprit philosophique, la Morale et la
Religion ; — ix. Conséquences du plan proposé et moyens de l'exécuter ; —
X. L'Essai d'Éducation nationale jugé par les contemporains. Tous ces
chapitres sont d'une lecture attrayante et instructive. Ceux qui nous
ont offert le plus d'intérêt et qui nous paraissent surtout dignes d'at-
tention sont le chapitre v sur les idées directrices de l'éducation
nationale, telle que l'entendait La Chalotais, et le chapitre vni sur
l'esprit philosophique et sur les rapports de la morale et de la reli-
gion dans l'éducation.
Dans le chapitre v sont exposées les vues de La Chalotais sur la
valeur de l'éducation et de la science. Ces vues qui se rapprochent
de celles d'IIelvétius, sont absolument opposées à celles de Rousseau.
« La Chalotais, dit M. Delvaille, réfute, en passant le paradoxe de
I^QUsseau sur l'inutilité ou le danger des sciences ; il le traite un
peu par le mépris, et se contente d'affirmer que le peuple le plus
éclairé aura de l'avantage sur ceux qui le seront moins; l'instruc-
tion le rendra meilleur pour l'industrie, peut-être même à la guerre
par son administration et sa discipline. Il y a concordance entre
l'ignorance et le vice, comme le prouve l'expérience des siècles ; au
272 l'année philosophique. 1911
contraire la science doit mener les hommes à la vertu. C'était le
problème qui était discuté depuis le premier Discours de Rousseau,
et nous trouvons des allusions qui y sont faites autour même de La
Chalotais. Celui-ci prit position dans l'Essai, et il montra la valeur
de l'exercice, de l'application, de l'apprentissage. Il juge bon d'in-
sister, pour ne pas produire le découragement qui menace d'envahir
même les bons esprits. L'expérience démontre la valeur de l'éduca-
tion ; et puisqu'il y a un art de changer la race des animaux, on
doit soutenir, par analogie, qu'il doit y en avoir un pour perfec-
tionner celle des hommes ; c'est cette institution qui peut nous con-
duire à la perfection (p. 107). »
Dans le chapitre vni, nous voyons que, selon La Chalotais, la
morale doit être considérée comme indépendante de la religion. Il
faisait remarquer que « au-dessus des différences de religions, il
y a une loi générale de justice qui permet entre les fidèles de ces
religions un commerce de mœurs ». « La Révélation, disait-il, est un
fait ; la Morale gît toute en droit. La Révélation est un droit divin
positif; la Morale est un droit divin éternel et immuable ; et si la
Révélation ajoute des motifs surnaturels pour que l'homme fasse
encore mieux la distinction du bien et du mal, cette distinction
même vient de la raison et de la nature des choses (p. 162). »
DUPUY (Paul). — Le positivisme d'Auguste Comte
(in-8°, F. Alcan; 353 p.).
Cet ouvrage contient une critique sévère, très sévère de l'œuvre
d'Auguste Comte. Use compose de quatre chapitres : i. Comte savant;
— II. Comte philosophe; — m. Comte sociologue ; — iv. Unité du système.
Il est précédé d'une Préface où M. P. Dupuy n'a pas de peine à
montrer qu'Auguste Comte doit à Saint-Simon les plus importantes
de ses idées générales.
Il établit ensuite, que, comme savant. Comte a repoussé les idées
les plus fécondes du siècle : utilité du calcul des probabilités, possi-
bilité de l'astrochimie, doctrines transformistes (ch. i) ; — qu'en
refusant toute valeur à l'observation de conscience, il supprimait le
véritable domaine de la philosophie (ch. ii) ; — que sa sociologie est
caractérisée par la négation de l'individu et du droit individuel et,
par suite, radicalement opposée au libéralisme politique et écono-
mique (ch. [Il); — enfin, que son système, où sont appliquées suc-
cessivement la méthode objective et la méthode subjective manque
absolument d'unité (ch. iv).
Nous citerons le passage suivant qui résume le jugement de
M. P. Dupuy sur le positivisme comtiste :
« Comte tenait essentiellement à lunité de son système et il a
maintenu cette assertion, malgré toutes les preuves du contraire.
Dans sa philosophie, il y a évidemment deux choses à distinguer :
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 273
le but et le moyen : le but, qui est de réformer, de régénérer la
société, et le moyen, ou la science, qui doit être refondue elle-même
pour donner à la politique cherchée, ou physique sociale, une base
inébranlable. Cela étant, parti du monde pour aller à l'homme, il a
dû faire et a fait de la méthode objective. C'était son idée première,
après avoir été celle de son maître Saint-Simon, et il s'y est con-
formé. Mais une fois arrivé à l'homme, pendant le cours de son
premier grand ouvrage, il comprend la nécessité de descendre de
l'homme au monde, ce qu'il appelle faire réagir la sociologie sur
les sciences naturelles. Alors il a recours à une méthode subjective,
complément indispensable, dit-il, de la méthode objective.
n Je crois avoir démontré qu'il y avait eu là un véritable défaut
de logique, puisque le positivisme, en poursuivant son but de cons-
tituer la physique sociale, devait y arriver précisément par l'emploi
de la méthode objective, la seule appropriée pour une physique
méritant son nom. Or, c'est tout le contraire qui est arrivé. Puis, la
sociologie, obtenue par la méthode subjective, étant devenue une
religion, s'assimile si bien les sciences naturelles, en les régénérant,
mathématiques comprises, qu'elles deviennent toutes des œuvres
d'amour, dont les lois constituent la dogmatique de la religion nou-
velle (p. 323). »
Le défaut d'unité du positivisme comtiste ne peut vraiment être
contesté. Il y a, peut-on dire, deux philosophies dans l'œuvre de
Comte. La seconde, celle de la. Politique positive et de la. Synthèse sub-
jective, est, par le pragmatisme moral et religieux qui la caractérise,
en contradiction avec la méthode et les principes généraux de la
première, tels qu'Auguste Comte les avait d'arbord compris, en sui-
vant et appliquant dans son Cours de philosophie positive, les vues de
son maître Saint-Simon. Nous ajouterons qu'elle est en contradic-
tion avec toute idée de fonder la philosophie morale et sociale sur
les sciences d'observation ; que son originalité est précisément de
mettre en lumière l'impossibilité d'une telle construction, l'impos-
sibilité d'une philosophie qui ne se composerait que de généralités
scientifiques ; qu'elle peut ainsi faire comprendre la nécessité de
distinguer, de séparer la philosophie de la science proprement
dite; que, par là, malgré les absurdités qu'il est facile d'y relever,
elle ne laisse pas d'offrir un réel intérêt et de mériter l'attention
des philosophes.
FAGUET (Emile). — L'art délire (in-12, Hachette).
J'ai pour ce livre une prédilection invincible et il ne faudrait pas
me prier beaucoup pour me le faire déclarer un chef-d'œuvre. L'au-
teur n'a rien écrit de plus soutenu, de mieux distribué : et la
richesse des idées y est constante, leur justesse aussi, leur origina-
lité pareillement. Cet « art de lire » n'est, en son fond, qu'un art de
PrLi.oN. — Année pliilos. 1911. 18
274 l'année philosophique, daii
penser en s'aidant des maîtres. Et c'est un art véritable dont les
préceptes peuvent s'apprendre, mais ne s'appliquent point d'eux-
mêmes tant s'en faut. Nous ne saurions entrer dans le détail de ces
préceptes. U en est qui concernent la lecture des « livres d'idées » ;
d'autres se rapportent aux « livres de sentiment ». Puis l'auteur
s'interroge sur la meilleure façon de lire les poètes. Il n'a pas tort
quand il juge que la poésie n'est parfaitement comprise qu'à une
condition : c'est que l'on s'y soit exercé soi-même. Bref, M. Faguet
entend la lecture au sens plein du mot. Ainsi entendue, la lecture
devient une collaboration véritable.
Je signale au passage de curieuses et fécondes réflexions sur le
profit dont peuvent nous être les écrivains obscurs et les écrivains
médiocres, même si nous ne parvenons pas à les éclaircir ni à nous
faire de leurs talents une opinion moins défavorable. L. D.
GAULTIER (Paul). — La pensée contemporaine.
Les grands problèmes (in-i2, Hachette ; vui-312 p.).
L'objet de cet ouvrage est indiqué par l'auteur dans un court
Avertissement :
« J'ai pris prétexte, dit-il, de quelques-uns des travaux les plus
marquants de notre époque pour étudier les principaux problèmes
qui se présentent aujourd'hui avec plus d'acuité que jamais. Sous
laforme la plus claire, la plus vivante, et la plus concise que j'ai pu,
j'ai tâché, sinon d'apporter des solutions, du moins d'indiquer des
voies (p. vu). »
M. P. Gaultier expose et examine en douze chapitres, qui se lisent
tous avec intérêt, quelques-unes des doctrines où se manifestent,
en notre temps et dans notre pays, les tendances des esprits philo-
sophiques. Il interroge tour à tour la pensée contemporaine sur la Co7i-
vention dans les Sciences (ch. i); — sur la Réalité du monde sensible
(oh. Il) ; — Sur la Vie intérieure (ch. m) ; — sur ['Originalité du Sen-
timent (ch. iv) ; — sur le Règne de la Liberté (ch. v) ; — sur la
Beauté de lArt (ch. vi) ; — sur la Vérité de la Morale (ch. vu) ; — sur
la Réforme sociale (ch. viii) ; — sur les Nécessités politiques (ch. ix) ;
— sur la Fin du Monisme (ch. x) ; — sur ï Avènement du Pluralisme
(ch. xi); — sur la Valeur de l'Action (ch. xii).
Nous signalerons, comme appelant particulièrement l'attention des
philosophes, les chapitres i, ii, iv, v, x et xi. Les conclusions de
M. Gaultier sur l'originalité du sentiment, sur le règne de la liberté,
sur le monisme et le pluralisme nous paraissent judicieuses et
bien motivées. Quant aux vues qu'il exprime sur les conventions
dans les sciences et sur la réalité du monde sensible, et qui, si nous
ne nous trompons, s'accordent entièrement avec celles de M. Henri
Poincaré et celles de M. H. Bergson, elles ne peuvent être admises
sans réserves.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 275
Il n'est pas nécessaire dirons-nous, pour nier la réalité du monde
sensible, la réalité non seulement des qualités secondaires, mais
encore des qualités primaires des corps, la réalité de l'étendue
pleine et de l'étendue vide, de faire appel au commodisme du. premier
et à Vintuitionm'sme du second. On peut très bien, avec Kant, voir
dans l'espace euclidien la forme apriorique de notre sensibilité, tout
en lui refusant la réalité objective ; et l'on peut très bien le tenir
pour subjectif et irréel, sans être obligé de penser, avec M. H. Poin-
caré, qu'il « n'est pas autre chose qu'un cadre utile fabriqué par
nous, que nous pourrions, à la rigueur échanger contre un autre
(p. 10) », et, avec M. H. Bergson, que cette construction dans
notre esprit « repose sur une qualité réelle : l'extensité, propriété
elle-même du mouvement (p. 46) ». Nous ne saurions partager l'ad-
miration de notre auteur pour cette idée qui lui paraît profonde et
qui est assurément nouvelle et originale : que « le mouvement n'est
plus le transport d'un mobile sur un parcours en quelque façon
préexistant » ; qu'il est « moins le transport d'une chose que d'un
état » ; que, « réel et indivisible à titre de qualité pure, il est un
absolu qu'il faut prendre tel que nos sens, dépouillés des percep-
tions acquises, nous l'offrent » ; que « c'est de lui, au vrai, que pro-
cède l'étendue qu'il semble parcourir».
Bref, M. Gaultier suivant la doctrine bergsonienne, veut que
l'étendue spatiale soit produite, créée, non supposée par le mouve-
ment; c'est-à-dire que les rapports établis (nécessairement, semble-
t-il), parla pensée, entre le mouvement et l'étendue, soient, dans la
réalité, intervertis. Il n'hésite pas à admettre cette interversion,
sans se demander si elle n'ôte pas toute espèce de sens aux mots
étendue et mouvement, et s'il est vraiment possible de la concevoir.
Il y a une doctrine philosophique contemporaine que M. Gaultier
n'a pas cru devoir interroger sur les grands problèmes : l'idéalisme
néo-criticiste et néo-monadiste. Cette doctrine n'est pas anti-intel-
lectualiste comme l'intuitionnisme bergsonien ; mais il ne devait
pas ignorer qu'elle est, par ses principes, absolument opposée aux
formes nouvelles qu'a prises le vieux matérialisme sous les noms de
naturalisme, de positivisme, d'évolutionnisme. Peut-être aurait-il pu
lui accorder une certaine importance et lui consacrer quelques
pages de son livre.
HÉMON (Félix). — Bersot et ses amis (in-12. Hachette; 356 p.).
Bersot fut le moraliste par excellence, ami des sages et de la sagesse,
mais non d'une sagesse silencieuse et rentrée en elle-même. Il aimait
à regarder vivre et à vivre les yeux ouverts sur ses semblables et
sur lui-même. Il enseigna tant qu'il crut pouvoir se le permettre. Il
eût enseigné vraisemblablement jusqu'à la vieillesse, sans une cons-
cience dont il savait écouter la voix et qui lui fît quitter la chaire de
276 l'année philosophique. 1911
philosophie du lycée de Versailles, après les événements de 18ol.
Élève et disciple de Cousin, il resta fidèle à la personne et même
aux idées de son maître. Il fut quand même un disciple personnel
capable doser déplaire sans trembler à l'avance devant un fronce-
ment de sourcil possible ou un geste de mauvaise humeur. Quand
on a feuilleté la correspondance de Cousin on est confondu du pou-
voir souverain qu'exerçait cet homme sur les esprits et, chose plus
grave, sur les caractères. Ernest Bersot eut l'art d'être à la fois très
déférent et très indépendant. On sait qu'il dirigea l'École Normale
de 1871 à 1880, avec quelle rare maîtrise il la dirigea, comment ily
mourut, après de longues années de lutte contre le mal, et avec quel
héroïsme il reçut le coup de la mort.
La partie la plus intéressante du livre de M. Hémon est celle où il
nous montre Bersot luttant contre l'autorité ecclésiastique, contre le
proviseur du lycée de Bordeaux, contre le recteur de l'Académie.
On eût voulu la destitution de ce profeseur coupable de n'avoir point
assez admiré Lacordaire. Bersot combattit de pied ferme, ardent à
la riposte. Il fut déplacé. On l'envoya à Dijon suppléer à la Faculté
des Lettres le professeur de philosophie. Il ne semble pas avoir
goûté ce genre d'enseignement auquel ses don? d'observateur et de
psychologue pratiquant le prédisposaient. Mais il était plus avide de
former de jeunes esprits que de distraire un public de curieux et
de désœuvrés. Il rentra dans l'enseignement secondaire, au lycée de
Versailles. C'est à Versailles qu'il vécut tant que dura le second
Empire. C'est à Versailles que Jules Simon vint le chercher pour le
conduire, rue d'Ulm, à la direction de l'École Normale Supérieure.
Ily avait beaucoup ànous apprendre, non point sur ceux dont Ber-
sot était l'ami, car ils ont, tous ou presque tous, des noms illustres,
mais sur le prix que ces hommes illustres attachaient à l'amitié d'un
homme tel que Bersot. On l'écoutait toujours et on le consultait sou-
vent. Il acceptait d'être mêlé à la vie publique, mais il entendait
rester en dehors de la vie politique. Un ami dont les circonstances
ne feront jamais un compétiteur ni même un émule ne se ren-
contre pas tous les jours. Bersot était cet ami-là. — Le livre de
M. Hémon est donc le bienvenu à tous égards. Il est d'un écrivain
pénétrant et d'un observateur avisé. J'en ai rarement lu, du même
genre qui m'aient fait autant de plaisir. L. D.
HERBIGNY (Michel d). — Un Newman russe. Vladimir Soloviev
(in-12, G. Beauchesne, xvi-336 p.).
M. Michel d'Herbigny nous fait connaître, dans les onze chapitres
dont se compose cet ouvrage, la vie et l'œuvre d'un écrivain russe,
philosophe et théologien, que ses réflexions conduisirent à prêcher
l'union de son Église avec l'Église catholique et que l'on a pu com-
parer à Newman. Voici les titres de ces onze chapitres : i. Newman
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 277
et Soloviev : contrastes et analogies; — ii. Le milieu russe ; — m. La for-
mation ; — IV. Le professeur ; — v. L'écrivain; — vi. Le philosophe :
le logicien ; — vu. Le philosophe : le moraliste ; — viii. Les débuts du
théologien ; — ix. L'évolution du théologien ; — x. Les conclusions du
théologien; — xi. L'ascète. Ceux que nous avons lus avec le plus d'in-
térêt et qui nous paraissent mériter particulièrement l'attention
sont les chapitres vi et vu, où l'auteur analyse deux ouvrages philo-
sophiques importants de Soloviev : Les principes philosophiques d'une
science intégrale et La Jusification du Bien. Nous citerons le passage
suivant sur le premier de ces ouvrages :
« Ce traité {Les Principes philosophiques d'une science intégrale) où
les idées s'entassent avec une densité qui déconcerte, ressemble à
un Discours de la Méthode qui poursuivrait son enquête et dévelop-
perait ses conclusions dans tous les domaines de l'activité humaine :
nature et théorie de la connaissance, sa valeur logique et métaphy-
sique, ses conditions et ses conséquences psychologiques, son
influence sur l'action individuelle et sur tous les genres de cohésion
sociale.
« Empirique ou scientifique, la connaissance qui se limite aux
faits, aux phénomènes du monde extérieur, sera utilitaire; elle ser-
vira les intérêts matériels de l'humanité et développera la société
économique. Si elle remonte aux idées générales, aux principes et à
leur rapport logique, la connaissance devient philosophie. La phi-
losophie mène la raison plus haut que ne faisait la science utili-
taire des faits; mais si elle ne tend pas à se surpasser elle-même,
si elle refuse toute autre lumière, elle s'arrête en des jeux tout sub-
jectifs de l'esprit, elle s'amuse au côté formel des idées et des
vérités; l'esprit repoussera logiquement la valeur objective des
idées tant quil refusera de demander à la théologie s'il existe une
essence absolue et ce qu'elle est.
« Les tendances de l'homme correspondent à ces trois degrés de
connaissance. Dans l'ordre social les appétits organisent les rapports
économiques pour un rendement toujours plus intensif du travail ;
un certain attrait idéal vers l'ordre détermine entre les travailleurs
un ordre juridique et légal, il soumet à un gouvernement cette
société policée ; enfin l'aspiration, d'ordre fhéologique, vers une
existence éternelle et absolue oriente l'homme vers une société reli-
gieuse.
« L'activité sensible elle-même manifeste la même gradation : elle
peut s'enlizer dans les jouissances matérielles et ne demander que
le progrès technique des métiers pour accroître son bien-être ; elle
peut souhaiter et favoriser l'expression esthétique de l'idée par les
beaux-arts ; elle peut enfin se prêter à une communication mys-
tique avec le monde transcendant (p. 111 etsuiv.). »
278 L ANNEE PHILOSOPHIQUE. 1911
JACOB. (B). — Lettres dun philosophe (in-12, Cornély ; 214 p.).
M. Beuglé, ami de B. Jacob, Breton comme lui, a fait précéder le
recueil d'une fort jolie étude. Il a ressemblé ses souvenirs et nous a
laissé de celui dont, môme les plus vieux, parmi nous, vénèrent la
mémoire, un portrait des plus vivants. Ce qui caractérisait Jacob
c'était une rare aptitude à convertir en viatique les réflexions qu'il
glanait dans les livres et qui séjournaient dans son esprit. Il avait le
don de tirer parti du moindre événement, du moindre incident. Les
philologues se plaisent à dire qu'en philologie il n'est point de
« petits laits ». En morale, pas davantage, pour qui sait voir et penser
tout à la fois.
Quand des hommes de cette nature enseignent, ils agissent bien
plus par ce qui émane de leur personne que par ce qui sort de leur
lèvres. On est avide de les voir autant que de les entendre.
Les voir suffit parfois, pour ranimer la volonté de vivre là où elle
est défaillante. Quand des hommes de cette nature écrivent des
lettres et aiment à en écrire, c'est surtout dans leur correspondance
qu'ils se montrent tout entiers. Il n'est pas loin d'en être ainsi de
Jacob. Ses lettres nous en apprennent, sur son esprit et sur sa per-
sonne, beaucoup plus que ses deux livres, dont l'un, Devoirs, pour-
tant est de premier ordre, dont l'autre, Potir lÉcole laïque, est un
chef-d'œuvre. Jacob était socialiste de tendances et de conscience.
Mais il avait le sentiment des difficultés presque invicibles que sou-
lèverait une application hâtive du régime socialiste. Et plus il reflé-
chissait sur ces difficultés, plus il s'inquiétait. Mais il était de ceux
qui savent s'inquiéter sans faiblir et ralentir leur démarche sans
faire le moindre pas en arrière.
Les lettres de Jacob sont adressées : à M. Le Gai la Salle, ancien
député des Côtes du Nord, ami de J, Lequier et de Renouvier ; à
M. Mongin professeur de l'Université mort un an après Jacob, esprit
des plus distingués, nature des plus hautes. Une lettre à l'amiral
Réveillère équivaut à une seconde préface au livre : Devoirs. Deux
autres, les dernières du recueil, sont écrites à d'anciennes élèves de
Sèvres et de Fontenay, Voici comment se termine la lettre à la
Sévrienne : « Vous avez raison de penser du mal de la maladie. Les
chrétiens l'ont vantée et c'est, ce me semble, une de leurs erreurs.
La maladie est mauvaise, non seulement par elle-même, mais par
ses conséquences naturelles; elle tend à renverser l'échelle normale
des valeurs. Lorsqu'on a passé, comme moi, quinze jours sans
manger, on n'a piesque plus qu'un désir animal, celui de s'éveiller
un matin avec de l'appétit.,, » (p. 207),
Voici un jugement bien personnel sur Renan ^ : « Il nous a beau-
1. La lettre est écrite à la suite d'un banquet en l'honneur de Renan.
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 279
coup parlé de ses souvenirs d'enfance à Brébat, de ses rapports avec
le curé d'alors, qui était très bon parleur, mais qui s'inquiétait de le
voir si absorbé dans des études inutiles... Notre sympathie, dit-il,
lui fait un vif plaisir, car elle le rassure contre les contradictions
qu'il a rencontrées. L'homme le plus savant sait bien peu de choses,
après tout, et nul n'est infaillible même lorsqu'il a pris les plus
grandes précautions pour ne se point tromper... Y avait-il dans ces
paroles dites en passant comme l'indice d'une hésitation dans sa
conscience de savant etde penseur?.. Ce qui me paraît certain, c'est
que la liberté intellectuelle qu'il a appliquée à tout ordre de sujets
et de questions, l'a conduit à un scepticisme sans limites, et peut-être
n'est-il pas impossible qu'en avançant en âge, il éprouve le besoin
de se rattacher à quelque certitude. S'il en était ainsi, je ne serais
pas étonné d'un retour à la foi religieuse qui aboutirait à cette con-
version finale tant souhaitée par ses adversaires. Je m'aperçois que,
depuis quelque temps, les souvenirs d'enfance l'obsèdent de plus en
plus ,: parmi ces souvenirs les plus vifs sont sans doute les impressions
reUgieuses ; et pourquoi leur énergie croissante ne finirait-elle pas
par l'emporter dans une âme fatiguée, sur les clartés palissantes de
la science et de la critique. Autant que je puis le juger d'après ses
livres, je suis disposé à croire que l'idée d'infliger un éclatant
démenti à l'œuvre de toute sa vie ne l'arrêterait pas une minute. Il
n'est pas orgueilleux. Il est resté très simple » (p. 12-14).
Voici comment il nous est parlé de Bergson : « Le philosophe
auquel je m'attaque est d'une extrême originalité. Il croit que tous
ses prédécesseurs, et entr'autres Descartes, se sont trompés en vou-
lant concevoir le monde par idées claires et distinctes... L'Univers
c'est une sorte de masse indistincte, indéfiniment mobile et fuyante,
où nous ne marquons de limites et ne posons de barrières que par
une abstraction illégitime : au fond, il n'y a pas d'êtres distincts,
mais un Etre continu que nos besoins pratiques nous invitent à
morceler : dans la réalité, tout s'amalgame, se pénètre, se fond et se
confond. Par nature et éducation je répugne absolument a cette phi-
losophie de la confusion universelle : et cependant, lorsque j'aban-
donne mes préoccupations de critique, je dois reconnaître qu'elle a
inspiré à son auteur de très jolis aperçus sur la nature humaine »
(p. 18). Quelques lignes plus loin : « Nous nous entendons très sou-
vent dans le détail, Bergson et moi; mais où notre accord cesse,
c'est quand il s'agit de nos vues d'ensemble sur la nature. D'après
Bergson, le monde est illogique, d'après moi il est d'une logique
très complexe. Les choses, dit-il, sont inintelligibles, le réel com-
mence où nous cessons de comprendre ; à mon gré, les choses sont
plus intelligibles que nous ne sommes intelligents et ce n'est jamais
parce que les raisons sont absentes, mais toujours parce que les rai-
sons nous échappent en totalité ou en partie que nous ne compre-
nons pas un événement ou une chose » (p. 20).
280 l'année philosophique. 1911
Voici pour finir une opinion que Jacob m'a exprimée plus d'une
fois et à laquelle j'ai toujours donné mon plein assentiment : « Je
juge avec vous, écrit B. Jacob à M. Le Gai la Salle, que Renouvier
est trop modeste, qu'il réduit à l'excès au profit de Lequier, sa part
de création philosophique. Il doit certainement à son ami un senti-
ment très vif de la liberté, mais il a constitué par son effort propre
une doctrine dont Lequier n'a jamais eu la moindre idée, un « phé-
noménisme » moral... Je crois à la sincérité profonde de Renouvier,
mais non à celle de Lequier. Lequier avait trop le souci de la
forme pour aimer la vérité absolument. « La littérature implique
toujours un peu de péché. » Ce mot de Renan me revient toujours
à l'esprit chaque fois que je songe aux efforts que Lequier s'est im-
posés pour « faire de l'effet ». Lequier a voulu être admiré, et il a
cherché à donner à sa pensée de philosophe l'attitude la plus dra-
matique. Il y a chez lui une sorte de tension vers le sublime qui
souvent m'agace : il éprouve le besoin de dresser son moi sur les
plus hauts sommets en créateur et presque en Dieu. « En faisant,
se faire », voilà sa devise, très noble sans doute, mais très orgueil-
leuse : dans la vie pratique, il a été victime de cette haute préten-
tion » (p. 47-48). Ce jugement sur Lequier manque d'indulgence.
Mais M. Le Gai La Salle n'était pas loin de penser comme Jacob. Et la
postérité se prépare à penser comme eux. L. D.
LÉVY (Louis-Germain). — Maïmonide (in-8°, F. Alcan,
Collection des grands philosophes ; 284 p.).
L'objet de cet ouvrage est de faire connaître la vie, les œuvres et
la doctrine philosophique de Maïmonide. Il comprend douze cha-
pitres : ï.Vieet Œuvres de Maïmonide ; — ii. Sources; — m. Prépara-
tion à la philosophie ; — iv. L'être et le devenir ; — v. Le monde supé-
rieur et le monde inférieur ; — vi. Lame ; — vu. La connaissance ; —
vin. Existence et nature de Dieu; — ix. Omniscience et providence
divines; — x. Morale théorique ; — xi. Morale appliquée; — xii. Sanc-
tion. Dans une conc/usion fort intéressante, l'auteur résume les idées
caractéristiques de la doctrine de Maïmonide et marque l'étendue
et la nature de l'influence exercée par cette doctrine, par l'ouvrage
célèbre (le Guide des indécis) où elle est exposée.
Nous citerons le jugement que porte M. L.-G. Lévy sur le philo-
sophe juif :
« Maïmonide est-il un penseur original? Non, sans doute, si l'on
entend par originalité invention d'idée neuve. Maïmonide, en effet,
n'a apporté aucune de ces vues géniales qui découvrent à l'esprit
des horizons ou des problèmes jusqu'alors inaperçus. Il emprunte
ses idées philosophiques aux commentateurs grecs et aux interprêtes
arabes d'Aristotc.
« Cependant Maïmonide n'est pas un simple écho, ni un pur com-
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 281
pilateur, ni un plus ou moins habile ajusteur. Maïmonide est remar-
quable pour la lucidité et la fermeté du jugement, la rare robus-
tesse de bon sens qui lui fait rejeter les croyances grossières où
versaient les esprits les plus éclairés. Il est personnel dans sa
méthode. Au moyen de l'interprétation allégorique, qui chez lui
devient une exégèse rationnelle singulièrement hardie, il s'applique
à résoudre des difficultés en apparence invincibles et de la sorte à
concilier le judaïsme avec la philosophie. Il est personnel dans sa
critique. Il est personnel aussi en ce qu'il ne suit pas aveuglément
les penseurs qu'il a pris pour guides; il n'hésite pas à les combattre;
il s'en sépare sur des questions de première importance, témoin son
altitude envers Aristote qu'il déclare impeccable en physique, mais
sujet à caution en métaphysique. Il est personnel pour son indépen-
dance à l'égard de la tradition dont il s'écarte quelquefois. Maïmo-
nide ne se borne pas à reproduire simplement l'opinion d'autrui, il
la repense et la fait sienne, et la développe. Il dégage avec force et
pénétration les grands problèmes, il en poursuit la solution avec une
logique serrée et systématique.
« Il unit la finesse déliée de l'analyse et la force organisatrice de
la synthèse. 11 sait aussi bien disloquer une argumentation qu'or-
donner en un tout cohérent les matériaux épars, multiples et
divers. Il débute souvent par des remarques qui semblent épiso-
diques, il a l'air de s'égarer dans les digressions ; en réalité, ces
réflexions servent à éclairer le sujet. Il varie les aspects d'une
même question, divise et subdivise, énumère les raisons et les pro-
positions. Il se rend compte des difficultés. Sa pensée est riche de
densité substantielle et son érudition encyclopédique. Il est clair,
précis, concis. Exposition et dialectiques sont vivantes, relevées
d'images, nourries d'exemples. Il sacrifie peu aux grâces ; pourtant,
à travers certaines pages circule une émotion spirituelle qui met
une touche de grave poésie (p. 228). »
LICHTENBERGER (Ernest). — Le Faust de Goethe (in-12, Bibliothèque
de philosophie contemporaine, F. Alcan ; 224 p.).
M. Lichtenberger nous donne ici le résumé d'un travail considé-
rable. Il a lu les critiques du Faust, les a comparées entre elles, a
pesé les témoignages et a condensé en quelques brèves et denses for-
mules les opinions très diverses et, on le devine, très souvent con-
tradictoires de ces critiques. Ici l'on nous assure que le Faust est
une œuvre d'inspiration lyrique où Gœthe s'est mis en scène.
Ailleurs on sera du même avis, mais on hésitera sur un point : est-ce
dans Faust qu'il s'est mis en scène ? Ne pourrait-on pas reconnaître
Gœthe dans Méphistophélès? Un troisième dira oui, puis il fera
remarquer que tout ce que Gœthe fait dire à Méphistophélès peut
être pensé pour lui sans avoir été, nécessairement, pensé par lui-
282 l'année philosophique. 1911
Goethe a aimé. Laquelle des femmes aimées par Gœthe devons-nous
reconnaître dans Marguerite? Celle-ci ou celle-là? Ce pourrait être
celle-ci et celle-là. Ce n'est pas tout encore. Gœthe a-t-il voulu créer
des personnages ? Animer des symboles ? A-t-il eu un dessein? N'en
a-t-il pas changé en cours de route ? Il y a un plan de Faust anté-
rieur au Poème. Jusqu'à quel point Gœlhe lui est-il resté fidèle?
Chacun peut répondre à sa manière, et les différentes manières de
répondre sont assez loin de concorder.
Mais quelle est sur ces opinions si multiples et si curieusement
divergentes l'opinion de M. Lichtenberger? Il nous la dira peut-être
un jour. Pour le moment, il n'a voulu jouer qu'un rôle : le rôle mo-
deste de » rapporteur ». Il s'en est d'ailleurs acquitté avec une rare
conscience. A. D.
PELLISSON (Maurice). — Les hommes de lettres au XVIIP siècle
(in-12, A. Colin; 311 p.).
M. Pellisson vient de nous apprendre, dans un livre d'une infor-
mation alerte et sûre, bien ordonné etrichementdocumenté, comment
s'émancipèrent les écrivains au xviii® siècle, comment ils parvinrent
à secouer le joug des libraires, et à faire reconnaître la valeur des
ouvrages de l'esprit. Prenez le substantif « valeur » au sens écono-
mique. Nous n'avons pas à résumer ce livre qui a trait, par son
objet, à l'histoire littéraire. Nous le recommanderons néanmoins,
et on ne ^saurait plus instamment, aux juristes et aux philosophes.
L'intérêt philosophique d'un pareil livre ne sera contesté de per-
sonne quand nous aurons dit l'événement rare dont il nous consti-
tue les témoins et qui n'est rien de moins que la naissance d'un
droit.
Le droit dont il s'agit est le droit de propriété littéraire. — Droit
éternel! droitimprescriptible ! — Doucement ! répliquerons-nous. Il
se peut que ce droit ait été inscrit de tout temps dans l'intelligence
divine, mais nous n'en savons rien. Ce que nous savons, c'est qu'il
sommeilla dans l'intelligence humaine tant que l'imprimerie ne fut
pas découverte, tant que les produits de la pensée n'entrèrent point
dans le commerce. A partir de ce moment la question se posa. Et
elle se posa entre les éditeurs et les auteurs. Et le droit des auteurs
ne fut point reconnu d'emblée. La foi des auteurs en leur droit ne
fut point non plus partout unanime ; du moins elle fut loin d'exci-
ter, chez tous, la même ardeur et le même zèle. — Ce sont là des
faits et ils sont de nature à rendre modestes les partisans des vieux
droits naturels, des vieilles lois « non écrites ». Signalons, à ce pro-
pos un contre-sens fréquent. Le mot de « lois non écrites » est
d'origine grecque et désigne un ensemble de mesures auxquelles les
citoyens se conformaient encore qu'il n'en fût fait mention dans
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 283
aucun recueil de lois. Les lois non écrites sont des coutumes. Leur
existence à priori est donc passablement chimérique. L. D.
PICAVET (F.). — Roscelin philosophe et théologien d'après la
légende et d'après l'histoire, sa place dans l'histoire générale et
comparée des philosophies médiévales (iu-8°,F. Alcan ; xv-i57 p.).
Cette monographie intéressante et curieuse est le développement
d'un Mémoire que l'auteur avait publié sous le même titre en 1896.
Elle a pour objet de rétablir la vérité historique sur Roscelin et de
démolir la légende qui a fait de ce philosophe nominaliste du moyen
âge un hérétique trithéiste condamné par un concile. Elle com-
prend quatre chapitres : i. Roscelin philosophe et théologien d'après la
légende; — ii. Documents historiques relatifs à Roscelin philosophe et
théologien; — m. Roscelin philosophe et théologien d'après l'histoire; —
IV. La place de Roscelin dans l'histoire générale et comparée des philo-
sophies médiévales. L'ouvrage se termine par un Appendice où se trou-
vent tous les textes qui se rapportent au sujet.
Le chapitre m sur la théologie de Roscelin nous paraît mériter
particulièrement l'attention. Selon M. F. Picavet, Roscelin n'a pas
transporté le nominalisme en théologie : il n'a pas dit de la Trinité
qu'elle n'est qu'un mot. « Ce qui explique son embarras à propos de
l'Incarnation et de la Trinité, c'est que sa pensée a été formée par
l'étude des catégories péripatéticiennes dominées par le principe de
contradiction (p. vu). » Eh! oui, c'est avec ces catégories, c'est avec
ce principe qu'il aborde l'examen des mystères de la Trinité et de
l'Incarnation. Nous voyons que ce qui le préoccupe et l'embarrasse,
c'est la difficulté de concilier avec l'unité de Dieu, du Dieu que for-
ment les trois Personnes divines, llncarnation du Fils à l'exclusion
du Père et du Saint-Esprit. Il repousse le sabellianisme, mais il sait
très bien qu'il ne peut logiquement le repousser sans atteindre
l'unité positive et réelle de Dieu, sans transformer en identité pure-
ment spécifique l'identité substantielle des trois Personnes divines,
c'est-à-dire sans détruire le mystère de la Trinité, sans conclure à
un trithéisme qui n'aurait rien de contradictoire et qui ne serait
plus un mystère'.
« Pour la Trinité, dit M. Picavet, Roscelin s'attache à l'unité de
ressemblance et d'égalité, mais il tient surtout à éviter le sabellia-
nisme qui le rendrait hérétique à propos de l'Incarnation, et l'aria-
nismequi le conduirait à mettre la pluralité en Dieu. 11 reste embar-
rassé : il ne voit pas comment plusieurs choses égales peuvent être
une chose une et unique ; il laisse à qui le pourra le soin de dire
mieux que lui. Surtout il veut rester orthodoxe et, en tout, se sou-
met au jugement de l'Église.
1. Voyez l'Année philosophique de 1902, p. 89-96.
284 l'année philosophique. 1911
« L'incarnalion l'a inquiété peut-être plus encore que la Trinité.
Pourquoi soulève-t-il la question? C'est que si les trois personnes
sont seulement une chose, le Père et le Saint-Esprit ont été incarnés
avec le Fils. C'est donc pour éviter, sur l'Incarnation, une hérésie à
laquelle Tertullien a attaché l'épithète de Patripassianisme, que Ros-
celin suppose, dans les trois personnes, trois choses en soi, comme
trois anges ou trois âmes, identiques toutefois par la volonté et la
puissance (p. 75). »
Il résulte clairement de ce passage que, si Roscelin était opposé
à la pluralité divine, telle que l'entendait l'arianisme, il ne laissait
pas de mettre en Dieu, lui aussi, une réelle pluralité. N'est-ce pas
une pluralité que cette unité de ressemblance et d'égalité qu'il attri-
buait aux trois Personnes divines ? En supposant que les trois Per-
sonnes, identiques par la volonté et la puissance, sont trois choses
en soi, comme trois anges ou trois âmes, ne revenait-il pas à Vho-
moiousie, c'est-à-dire à l'identité purement spécifique, condamnée au
Concile de Nicée? Et l'homoiousie est-elle autre chose que le tri-
théisme? Si la légende a prêté à Roscelin des sentiments et une
attitude de libre penseur qu'il n'a pas eus, il ne nous paraît pas
qu'elle se soit trompée sur l'esprit de sa doctrine philosophique et
théologique.
Roscelin prétendait être et voulait rester orthodoxe : voilà qui est
entendu. Mais, comme il voulait en même temps tenir compte, en ses
vues sur le dogme de la Trinité, du principe de contradiction ;
comme il estimait, sans doute, — en quoi, dirons-nous, il n'avait
pas tort, — que ce principe domine la pensée, qu'il s'applique
nécessairement à toute question, de quelque ordre de connaissance
qu'il s'agisse, et qu'il ne doit être sacrifié à aucun autre principe,
on ne peut s'étonner que son orthodoxie ait paru suspecte et qu'il
ait été accusé d'hérésie.
RÉMOND (A.) et VOIVENEL (Paul). — Le Génie littéraire (in-SS
Bibliothèque de philosophie contemporaine, F. Alcan; 303 p.).
Les auteurs de ce travail essentiellement probe sont de bons
esprits. Tous deux médecins, ils ne semblent pas avoir cédé aux pré-
jugés du matérialisme médical : ils ne confondent pas l'homme
supérieur et le monstre, le génie et la dégénérescence. Ils cherchent
les preuves du génie dans l'excellence des œuvres et non dans l'ex-
centricité des gestes et des habitudes. Voilà qui nous change. — On
doit aussi savoir gré à nos auteurs du soin avec lequel ils ont recueilli
leurs informations. Le malheur est que s'ils en ont dans la mesure
souhaitable, ils ne sont pas en mesure de les contrôler. Et donc leurs
conclusions tremblent un peu sur leurs bases. Elles sont d'ailleurs
admissibles. Elles ne bouleversent rien de ce que nous savions ou
étions censés savoir. Mais elles ne seraient pas très loin de réhabili-
PILLON. — RE\TJE BIBLIOGRAPHIQUE 285
ter le génie au cas où le besoin d'une telle réhabilitation se ferait
sentir. Il n'est pas malheureux d'apprendre que Musset ne devait
point ses beaux vers à l'absinthe, ni Flaubert ses belles pages à
l'épilepsie, encore que par exception il lui en ait dû d'admirables,
dans sa Tentation. Peut-être n'aurait-il pas fait ce beau livre s'il
n'avait été malade. Il ne l'aurait pas fait davantage s'il n'avait été
capable de décrire son mal avec sa génialité coutumière. Ceci est
donc fort bien vu.
Quant à ce qui nous est dit à la dernière page à savoir que le génie
littéraire « est la manifestation intellectuelle la plus haute de la pro-
générescencé verbale et sexuelle de l'homme ». Il est à peu près
inutile de mettre en doute la première partie de la formule : le
génie littéraire ne pouvait se passer d'invention verbale. Quant à la
seconde partie de la définition, les auteurs l'appuient sur cette
remarque générale : « La poésie, chez le mâle, prend les caractères
« généraux d'un instrument de conquête, d'une parure ; il semble
« au contraire, chez la femelle, ne traduire que l'aspiration géné-
« raie à une eurythmie plus complète ». L. D.
RUYSSEN (Th.) — Schopenhauer (in-8°, F. Alcan, Collection des
grands philosophes ; xii-396 p.)
Cet ouvrage consacré à la vie et à la doctrine de Schopenhauer
comprend onze chapitres : i. La tradition intellectualiste et la phi-
losophie de la volonté ; — ii. La vie de Schopenhauer ; — m. Le carac-
tère ; — IV. Les sources; — v. Le problème philosophique; — vi. La
représentation; — vu. La volonté; — viii. Lobjectivation de la vo-
lonté; — IX. Le pessimisme ; — x. L'art libérateur, l'esthétique ; —
XI. La morale.
M. Ruyssen oppose la doctrine de Schopenhauer, comme philoso-
phie de la volonté, à l'intellectualisme philosophique traditionnel. Il
tient qu'elle peut être rapprochée des doctrines anti-intellectualistes
qui sont aujourd'hui à la mode. Nous citerons le passage suivant de
la Conclusion :
« 11 est telle doctrine récente à laquelle le volontarisme schopen-
hauérien peut ofl'rir une métaphysique commode et l'appoint d'ob-
servations psychologiques durables. Toute philosophie qui mettra
l'accent sur le rôle de l'action ou du vouloir dans la formation de la
connaissance, pragmatisme de tout ordre, philosophies de l'action et
de l'intuition, appartiennent à la même lignée ; car, toutes séparées
qu'elles sont par de profondes divergences de méthode ou même
de principes, elles s'accordent tout au moins à affirmer que la vérité
n'est pas toute faite dans l'objet, mais qu'elle est créée par la spiri-
tualité de l'esprit comme un instrument d'action sur les choses et
que son objectivité se mesure au succès même des adaptations qu'elle
rend possibles. En ce qui concerne, surtout, la connaissance Intel-
286 l'année philosophique. lOll
lectuelle, schopenhauérisme, pragmatisme et intuitionnisme s'unis-
sent dans la mesure où ils définissent cette connaissance, non pas
comme une activité grâce à laquelle l'esprit, sans sortir de lui-même
pourrait tracer a priori des cadres susceptibles de rejoindre et d'or-
donner le réel, mais comme un simple extrait de l'expérience même,
élaboré par l'activité du sujet, mais sans cesse corrigé par des expé-
riences nouvelles et permettant l'action prochaine ou la prévision
lointaine...
« ... La doctrine scbopenhauérienne est même, croyons-nous, en
face de la longue lignée des philosophies intellectualistes, le type le
plus outrancier et, en son genre, le plus achevé, de l'irrationalisme
systématique. Or, s'il est vrai, — et comment en douter? — que la
pensée moderne soit traversée par un puissant courant d'irrationa-
lisme, dont les philosophies de la liberté et de la contingence, le
moralisme, le pragmatisme, le bergsonisme, lesmysticismes de tout
genre sont comme autant de canaux, il faut avouer que le volonta-
risme schopenhauérien reste l'une des philosophies du présent, et
que le penseur francfortois voyait juste quand il disait que son heure
viendrait... Quoi qu'on pense de l'hypothèse scbopenhauérienne, que
l'on prête à la spontanéité volontaire etalogique, le pouvoir d'engen-
drer la vie, la raison, la beauté, et l'amour, ou qu'on pose, au con-
traire, à l'origine même du devenir, l'indissoluble synthèse de la
raison et de la liberté, force sera de maintenir Schopenhauer au pre-
mier rang des philosophes modernes de la liberté, à côté de Secrétan,
de Renouvier, de Wundt, de Boutrouxet de Bergson (p. 374 et suiv.) »
Nous ne saurions accorder à M. Buyssen, ni que toutes les philoso-
phies modernes de la libeité, puissent être considérées comme
autant de canaux d'un courant d'irrationalisme, ni que la Volonté de
Schopenhauer, volonté nouménale, créatrice impersonnelle des phé-
nomènes, et, par là même, de la vie et de l'intelligence, puisse être
assimilée à la liberté, telle que l'entendaient Secrétan et Renouvier.
Mais il nous paraît qu'on peut très bien la mettre à côté de l'Elan
vital de M. Bergson.
SECRÉTAN (L.) — Charles Secrétan, sa vie et son œuvre (in-12,
Fischbecher, 538 p.)
11 faut remercier et féliciter M"^ L. Secrétan de nous avoir donné,
dans ce livre, des détails fort intéressants sur la carrière de Charles
Secrétan, sur sa jeunesse et son caractère, sur les circonstances dans
lesquelles s'est développée sa pensée.
L'objet que s'est proposé l'auteur nous est indiqué en quelques
lignes : — « Nous avons cherché à faire revivre la personnalité
de Charles Secrétan, à raconter les événements auxquels il a été
mêlé, sans avoir eu le dessein d'étudier sa philosophie d'une manière
systématique. Notre seule ambition serait de tracer un portrait
PILLON. — REVUE BIBLIOGRAPHIQUE 287
fidèle de l'homme, le tableau exact de son milieu [Avant-propos). »
Le portrait de l'homme et le tableau du milieu font grand honneur
à celle qui les a tracés : ils ont rappelé vivement à notre mémoire
le profond philosophe que nous avons pu voir et entendre à diverses
époques de sa vie.
Cette belle étude biographique est divisée en trois parties : La
première partie nous conduit de la naissance de Secrétan (1815) à
l'année 1850; la seconde, de l'année 1850 à l'année 1866; la troi-
sième, de l'année 1866 à l'année de sa mort (1895). Les sept chapitres
dont se compose la première nous font connaître : Les premières
années de Secrétan et sa vie d'étudiant à Lausanne (ch. i) ; — son
séjour à Munich où il suivit le cours de Schelling (ch. n) ; — ses rap-
ports avec Juste Olivier, avec Sainte-Beuve, avec Vinet (ch. m) ; —
sa collaboration à la Revue Suisse, ses premières leçons de philoso-
phie à l'Académie de Lausanne où il avait d'abord été appelé provi-
soirement, son mariage avec une allemande catholique (ch. iv) ; —
les examens qu'il subit pour la chaire de philosophie, sa nomination
à cette chaire, la dissertation remarquable qu'il fit à cette occasion et
qui a pour titre : De l'âme et du corps, sa révocation comprise dans
celle de tous les professeurs de l'Académie de Lausanne, à la suite
de la Révolution de 1845 (ch. v.) ; — la publication des leçons sur
la Philosophie de la liberté qu'il avait professées en 1845 dans l'Aca-
démie de Lausanne, puis répétées en 1847, devant les élèves des
cours libres organisés à la suite de la Révolution vaudoise (ch. vi) ;
— son séjour à Paris en 1850 et ses rapports avec quelques philo-
sophes universitaires, notamment avec Saisset et Rémusat (ch. vu).
Entre ces chapitres, nous devons signaler à l'attention des philo-
sophes le chapitre vi, qui, comme nous le dit l'auteur dans \'Ava7it-
propos, est dû à la plume de M. Philippe Bridel, et qui contient une
pénétrante analyse du principal ouvrage de Secrétan, La philosophie
de la liberté.
Dans la seconde et dans la troisième partie de l'ouvrage, nous
voyons Secrétan s'installer en 1850 à Neuchatel, où il demeura jus-
qu'en 1866, puis revenir à Lausanne, où il retrouve sa chaire de pro-
fesseur de philosophie. Nous le suivons dans ses voyages en Italie et
en France. Nous prenons connaissance de ses travaux et des ouvrages,
qu'il publie successivement. C'est d'abord le volume qui contient
ses leçons de morale au cours de l'hiver 1855-1856 et qu'il publie
en 1857 sous le titre de Recherches de la méthode qui conduit à la
vérité sur nos plus grands intérêts. Puis viennent successivement : une
brochure politique intitulée : Quel par li prendre ? Opinion d'un libé-
ral (1860) ; — La Raison et le Christianisme (1863) ; — Précis élémen-
taire de philosophie (1868) ; — Discours laïques (1871) ; — Le Principe
de la Morale (1883) ; — Le droit de la Femme (1886) ; — La Civilisation
et la Croyance (1887) ; — Etudes sociales (1889) ; — Les droits de l'hu-
manité (1890); — Mon utopie (1892).
288 l'année philosophique. 1911
Deux chapitres de la troisième partie nous ont particulièrement
intéressé : le chapitre i et le chapitre rn, qui nous apprennent com-
ment s'établirent les rapports de Secrétan avec Renouvier ; comment
les deux philosophes commencèrent et continuèrent à échanger
leurs idées dans une correspondance suivie pendant plus de vingt-
cinq ans.
SECOND (J.) — Cournot et la psychologie vitaliste (in-12, F. Alcan,
Bibliothèque de philosophie contemporaine ; 169 p.)
Cet ouvrage sur la psychologie de Cournot comprend une Intro-
duction et huit chapitres : i. Le vitalisme ; — ii. La j^sychologie ani-
male; — m. La continuité des phénomènes psychologiques ; — iv. Psy-
chologie et sociologie ; — V. La psychologie philosophique;— vi. La
psychologie empirique ; — vu. La psychologie rationnelle ; viii. Le
transrationalisme. L'auteur montre que la psychologie de Cournot
procède, d'une part, du vitalisme et, d'autre part, du mécanisme
social, et que, par un vitalisme supérieur, elle aboutit à une théorie
transrationaliste de l'âme, du point de vue des instincts religieux
et moraux. Dans les huit chapitres que renferme le volume, les
vues de Cournot sur les rapports de la psychologie avec la physiolo-
gie et avec la sociologie sont exposées le plus souvent dans les termes
mêmes employés par l'auteur du Traité de Venchainement des idées
fondamentales. Ceux que nous avons lus avec le plus d'intérêt sont
le chapitre ii (La psychologie animale) et le chapitre viii (Le transra-
tionalisme). Nous signalerons dans le chapitre ii les notes des pages
55-60, où M. Segond fait remarquer les affinités de la psychologie de
Cournot avec la doctrine de Ravaisson et avec celle de M. Bergson.
Cournot n'admettait pas que la psychologie pût se fonder, comme
science indépendante, sur l'observation intérieure. Il s'accordait, en
cette négation, avec Auguste Comte ..t se séparait par là des spiri-
tualistes de l'école de Maine de Biran et de Cousin. Son erreur était
précisément, selon nous, de repousser et de condamner l'introspec-
tion sans la soumettre à une critique sérieuse, et, par suite, de
subordonner entièrement la psychologie à la biologie et à la science
sociale.
TABLE DES MATIÈRES
G. Rodier. — Note sur la politique d'Antisthéne 1
G. Lechalas. — Les années d'apprentissage d'Eugène Fromentin. 9
V. Delbos. — L'idéalisme et le réalisme dans la philosophie de
Descartes 39
L. Dauriac. — Quelques réflexions sur la philosophie de
M. Henri Bergson 55
F. Pillon. — La troisième antinomie de Kant, la croyance a la
liberté, le dilemme de Lequier et le primat de la raison pra-
tique 73
Ch. Maillard. — A propos de quelques ouvrages récents sur la
philosophie allemande postérieure a Kant 133
H. Bois. — L'idéalisme personnel d'Oxford: M. Hastings Rash-
DALL 149
L. Dauriac. — Une philosophie de la religion 185
F. Pillon. — Bibliographie philosophique française de l'année
19H '. 193
TABLE ALPHABÉTIQUE PAR NOMS D'AUTEURS
DE LA BIBLIOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE
I.
Métaphysique, psychologie et philosophie des sciences.
Abramowski (Ed.). — L'analyse pliysio-
logique (le la perceplion 193
Bajenoff et OssipoFF. — La suggestion
et ses limites 195
Baldwin (J.-M.). — Le darwinisme
dans les sciences morales 190
Blaringham (L.). — Les transformations
brusques des êtres vivants 197
Bebthelqt (Rk.né). — Un romantisme
utilitaire, étude sur le mouvement
pragmatiste
Bo.NNEFON (Cbari.fs). — Dialogue sur la
vie et sur la mort
Castel (J.-B.). — Nouveau recueil de
dissertations philosophiques ....
CouRNOT (A.). — Traité de l'enchatne-
ment des idées fondamentales . . .
Dromabd (Gabriel). — Essai sur la sin-
cérité
Emerson. — Essais choisis
198
200
2ul
201
203
204
EvMiEu (Antonin). — Le naturalisme
devant la science 205
Faguet (Emile). — Les préjugés né-
cessaires 206
Flamant (A.). — Mécanique générale . 208
Fi.ouRNOY (Th.) et Clapabêde (Ed.). —
Archives de psychologie (l. X) . . . 209
FoLiLLÉE (Alfred). — La pensée et les
nouvelles écoles anti-intellectualistes. Î09
HôFFDiNG (Harald). — La pensée hu-
maine, ses formes et ses problèmes. 210
James (William). — Le pragmatisme . 213
Le Bon (Gustave). — Les opinions et
les croyances 214
Le Dantec (Félix). — Le chaos et
l'harmonie universelle 210
Le Daniec (Félix). — L'égoïsme, seule
base de toute société 218
MiÉvii.LE (Henri, L.). — Le relativisme
en matière de connaissance et de foi
religieuse 219
Pillon. — Année philos. 1911.
19
290
TABLE ALPHABETIQUE DES NOMS U AUTEURS
MoRTON (Prince). — La ilissociation
(l'une personnaliti'' 22C
OsTWALD (W.). — Esquisse d'une plii-
losopliie des sciences 221
pACHF.L" (Jl'i.es). — L'cxpérionco mys-
tique el l'activité subconscicnlc. . . 222
Pérès (J.). — L'indiviiliialili;' el la des-
tinée 222
PiAT (C). — La destiiii'-e de l'honime. 22i
RiGNANo (E.). — L'attention 224
RictiANo (E.). — De l'origine el de la
nature mnémonique des tendances
affectives
KoGUEs DK Fl'bsac (J.). — L'avarïce .
ScHopENHAUER (Arthl'h). — Philosophie
et science de la nalure
Thiaudière (E.). — L'école du bonisme.
Thouvbhez (E.). — Leibniz : Discouis de
métaphysique el lettres à Arnauld .
Vaschiue (N.). — Le sommeil el les
rêves
II. — Morale, philosophie et histoire religieuses.
Abnai, (André). — La folie de Jésus el
le témoignage de Marc 232
Armai, (André). — La personnalité
humaine dans les Evangiles .... 233
Bernard (A.). — Agnosticisme el catho-
licisme 235
Bois (Henri). — L'expérience religieuse. 236
CouissiN (Pierre). — De la philosophie
à la religion 238
Croce (Benedetto). — Philosophie de
la pratique 239
Jai.agnier (André). — La conversion
des adolescents 2U
Jel'don (L.). — La morale de l'hon-
neur 242
LAiiEiniioNNiKiiK. (L.). — l'obilivisnie et
calholicisme
Lahy (J.-M.). — La morale de Jésus .
Mabcba.nd (L.). — L'évangélisation des
indigènes par les indigènes ....
Neeser (M.). — La religion hors des
limites de la raison
Pai.horiès (F.). — Nouvelles orienta-
lions en morale
Pétavel-Oli.iff (E.). — Les bases logi-
ques d'un néo-calvinisme
Piepenbring (T.). — Jésus el les apô-
tres
Rauh (F.). — Etudes de morale . . .
III. — Philosophie de 1 histoire, sociologie et pédagogie.
BiERVi.iET (J.-J. tan). — Premiers élé-
ments de pédagogie expérimentale . 235
Bouché-Leclebcq (,\.). — L'intolérance
religieuse et la politique 236
Bouglé (E.). — La sociologie de Prou-
dhon 237
Bridou (V.). — L'éducation des senti-
ments 239
Deploige (Simon). — Les conflits de la
morale et de la sociologie 239
Dlgas (L.). — L'éducation du carac-
tère 2GU
GoYAu (Georges). — Bismarck el l'é-
glise 201
Grassebir (Ra&il de i.a). — De l'ob-
jectif el du subjectif dans la société.
Harmand iJl'les). — Domination el
colonisation
Legendbk (Maurice). — Le problème de
l'éducation
Novicow (0.). — La morale el l'intérêt
dans les rapports individuels el inter-
nationaux
Richard (Gaston). — La pédagogie ex-
périmentale
Sabatier (Paul). — L'orientation reli-
gieuse de la France actuelle ....
IV. — Histoire de la philosophie, esthétique et critique.
Archaubault (P.). — Renouvier . . . 2C7
BouTBOux (Emile). — William James . 268
Delvaille (Jules). — Essai sur l'his-
toire de l'idée de progrès 269
Dei.vaille (Jules). — La Chalotais édu-
cateur 271
DuPUY (Paul). — Le positivisme d'.\u-
guste Comte 272
F.AGUET (Emile). - L'art de lire ... 273
Gaultier (Paul). — La pensée contem-
poraine 274
Hémon (Félix). — Bersol el ses amis. 273
Herbigny (MiicHEL d'). — Un Newman
russe 270
Jacob (B.). — Lettres d'un philosophe. 278
Lévy (Louis-Germain). — Ma'imonide .
LicHTENBEBGER (Ernest). — Le Faust
de Goethe
Pellisson (Maurice). — Les hommes de
lettres au xviii" siècle
PicAVBT (F.). — Roscelin philosophe et
théologien
Rémomd (A.) et Voivenel (Paul). — Le
génie littéraire
Royssen (Th.). — Schopenhauer . . .
Secrétan (L.). — Charles Secrétan, sa
vie et son œuvre
Segond (G.). — Cournot el la psycho-
logie vitaliste
223
227
228
230
231
231
242
243
245
240
247
230
251
231
202
262
263
264
263
266
280
281
282
283
284
283
286
288
EVREUX, IlIPRtMERIE CH. HERISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCC
B
2
A$
année
22
L'Année philosophique
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