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Full text of "L'Année philosophique"

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L'ANNÉE 


PHILOSOPHIQUE 


XXII 


FELIX   ALCAN   ÉDITEUR 


L'A  NNEE     PHILOSOPHIQUE 

Publiée  sous  la  ijiRKcriON  de  F.  PILLON 

Ancien  rédacteur  Ho  la  Critique  philosophique. 

Chaque  année  forme  un  volume  in-S"  de  320  pages  environ 5  fr. 

1"  Annék  (1890).  —  Renouvier  :  De  l'accord  de  la  niétliodo  phénoméniste  avec  les  docliiues  de 
la  création  et  de  la  rcaliln  de  la  iialure.  —  F.  Pillon  :  La  première  preuve  cartésienne  de 
l'existence  de  Dieu  et  la  criliquc  de  l'infini.  —  L.  Dauriac  :  Pliilosoplics  contemporains  : 
M.  Guyau.  —  Bibliographie. 

2'  Annéi:  (1891).    -    Renouvier  ;     La  philosophie  de  la  règle  et  du  compas.  Théorie  logique  du 

Jugenienl    dans   ses    applications  aux  idées  géométriques  et   à    la  niPlhode   des   géomètres.    

F.  Pillon  :  L'évolution  liistori((ue  de  l'alomisme.  —  L.  Dauriac  :  Ou  positivisme  en  psycho- 
logie, à  propos  des  Principes  âe  psyclwlogie  de  W.  James.  —  Bibliographie. 

3°  Annéi;  (1892).  —Renouvier  :  Schopenhauer  et  la  métaphysique  du  pessimisme.  —  L.  Dau- 
riac :  Nature  de  l'émotion.  —  F.  Pillon  :  L'évolution  historique  de  lidéalisme.  de  Démo- 
crile  à  Loi-ke.  —  Bibliographie. 

4»  AiN.NitE  (1893).  Epuisée.   —  5»  Année  (1S!)4).   Epuisée. 

6»  Année  (1895).  —  Renouvier  :  Doute  ou  croyance.  —  L.  Dauriac  :  Pour  la  philosophie  de 
la  contingence,  lîéponse  à  M.  Fouillée.  —  F.  Pillon  :  L'évolution  de  l'idéalisme  au 
xviu"  siècle.  L'idéalisme  de  Lannioii  et  le  seplicisme  de  Layle.  —  Bibliographie. 

7»  Année  (I89t)).  —  Renouvier.  Les  catégories  de  la  raison  et  la  métaphysique  de  l'absolu.  — 
L.  Dauriac  :  La  doctrine  et  la  méthode  de  J.  Lachelier.  —  F.  Pillon  :  L'évolution  de 
l'idéalisme  au  xviu"  si<-(:lc  ;  La  ciitique  de  Baylc.  —  Biblio;;raphio. 

8»  Année  (1897).  —  Renouvier  :  De  lidée  de  Dieu.  —  L.  Dauriac  :  La  pliilosopliie  de 
M.  l'aulJanet.  —  F.  Pillon:  La  critique  de  Bayle  :  ciitique  de  l'atomismc  épicurien.  — 
Bibliographie. 

9'  Année  (1898).  —  Renouvier  :  Du  principe  de  la  rcdativilé.  O.  Hamelin  :  La  philoso- 
phie analytique  de  l'histoire   de  M.    Renouvier.     —    L     Dauriac  :    L'esthétique   criticiste.    — 

F.  Pillon  :  La   critique    de  Bayle  :    criti((ue  du  panthéisme  spiiioziste.    —    Bibliographie. 
10»  Année  (1899).   —    Renouvier  :    La  personnalité.    —    Hamelin  :    L'induction.    —    Pillon  : 

L'évolution  de  l'idéalisme  au  xviii=  siècle.  Bayle  et  le  spinozisme.  —  Dauriac  :  La  méthode  et 
la  doctrine  de  M.  Shadworth  Hodgson.  —  Bibliographie. 

Il"  Année  (1900).  —  Brochard  ;  Les  mythes  dans  la  philosophie  de  Platon.  —  Hamelin  :  Sur 
une  des  origines  du  Spinozisme.  —  Dauriac  :  De  la  centingence  des  catégories.  —  Pillon  : 
L'évolution  de  l'idéalisme  au  .xviu'  siècle.  Bavie  et  le  Spiritualisme  cartésien.    —  Bibliographie. 

12»  Année  (1901).  —  Brochard  :  L'œuvre  de  Socrate.  —  Hamelin  :  Sur  la  logique  des  Stoï- 
ciens. —  Robin  :  Le  traité  de  l'âme,  d'Aristote.  —  Dauriac  :  Essai  sur  Ta  catégorie  de 
l'être.  —  Pillon  :  La  critique  de  Bayle.  Critique  du  théisme  cartésien.  —  Bibliographie. 

13«  Année  (1902).  —  Brochard  :  Les  «  lois  »  de  Platon  et  la  théorie  des  idées.  —  Hamelin  : 
Du  raisonnement  par  analogie.  -  Pillon  :  La  critique  de  Bayle.  Critique  des  attributs  de 
Dieu  ;  Immensité,  Unité.  —  Dauriac  :  Kssai  sur  la  notion  d'absolu  dans  la  métaphysique 
immanente.  —  Bibliographie. 

14»  Année  (1903).  —  Brochard  :  La  morale  d'Epicure.  —  Pillon  :  La  critique  de  Bayle.  Cri- 
tique des  attributs  di;  Dieu  :  Simplicité.  —  Dauriac  ;  Essai  sur  l'instinct  réaliste  :  Descartes 
et  Reid.  —  Hamelin  :  Corrections  à  la  traduction  française  des  Prolégomènes  de  Kant.  — 
Bibliographie.  —  Nf.croi.ogie  :  Renouvier. 

15»  Année  (1904).  —  Rodier  ;  La  cohérence  de  lu  morale  stoïcienne.  —  Hamelin  :  L'union  de 
l'âme  et  du  corps,  d'après  Descartes.  —  Pillon  :  La  critique  de  Bayle  ;  Critique  des  attributs 
deDieu:  Aséilé  ou  existence  nécessaire.  — Dauriac  ;  La  logi(|ue  du  sentiment.  —  Bibliograplde. 

16«  Année  (1905).  —  Brochard  :  La  mor.ile  de  Platon.  -  Rodier  :  L'évolution  de  la  dialec- 
tique de  Platon.  —  Hamelin  ;  L'opposition  des  concepts  d'après  Aristote.  —  Pillon  :  Un 
ouvrage  récent  sur  la  philosophie  de  Renouvier.  —  Dauriac  :  La  philosophie  de  G.  Tarde. 
—  Bibliographie. 

17»  Année  (1906).  —  "V.  Brochard  :  Sur  le  Banquet  de  Platon.  —  G.  Rodier  :  Conjecture  sur 
le  sens  de  la  morale  d'Antislhène.  —  O.  Hamelin  :  Sur  un  point  du  troisième  argument  de 
Zenon  contre  le  mouvement.  —  F,  Pillon  :  Sur  la  mémoire  et  l'imagination  affectives.  — 
L,  Dauriac  :  Le  crépuscule  de  la  morale  Kantienne.  —  Bibliographie. 

ige  Année  (19u7).  —  "V.  Brochard  ;  La  théorie  platonicienne  de  la  participation  d'après  le  Par- 
m'énide  et  le  Sophiste.  —  G.  Rodier  ;   Les  preuves  de  l'immortalité  d'après    le    Phédon.    — 

G.  Lechalas  :  Coup  d'œil  sur  les  géoniélries  non  métriques.  —  F.  Pillon  :  Les  lois  de  la 
nature  selon  M.  E.  Boutronx.  —  L.  Dauriac  :  h' Essai  sur  les  éléments  principaux  de  la 
représentation  et  la  philosophie  d'O.  Hamelin.  —  Bibliogr.iphie, 

19=  Année  (1908).  -  G.  Rodier  ;  Les  fonctions  du  syllogisme.  —  V.  Egger  :  Sur  quelques 
textes  relatifs  à  Socrate.  —  L.  Dauriac  :  Une  doctrine  contemporaine  de  psychologie.  La 
Psychologie  de  Victor  Egger.  —  F.  Pillon  :  Un  ouvage  récent  sur  les  rapports  de  la  science 
et  "de  la  rdigion.  —  Bibli')graphie.  .  .  ,     ,,    . 

20°  Année  (1909).  —  G.  Rodier:  Quelques  remarques  sur  la  conception  aristotélicienne  de  la 
substance.  —  V.  Delbos  :  Sur  la  formation  de  l'idée  des  Jugements  synthétiques  a  priori 
chez  Kant.  —  F.  Pillon  :  Les  deux  iiremières  antinomies  de  Kant  et  les  dilemmes  de  Renou- 
vier. —  Henri  Bois  ;  Le  finilisrao  de  DUrhing.  —  G.  Lechalas  :  M.  Duliem  et  la  théorie 
phvsique  —  L.  Dauriac  :  Questions  préliminaires  :  l'objet  de  la  philosophie  :  le  coraraence- 
me'ut  de  la  philosophie.  —  F.   Pillon  :   Bibliographie  philosophique  française  de  l'année    1909. 

21°  Année  (1911).  —  L.  Robin  :  Les  i.  Mémorables  »  de  Xénophou  et  notre  connaissance  de  la 
philosophie  dé  Socrate.  —  F.  Pillon  :  La  troisième  antinomie  de  Kant  et  la  doctrine  de  Scho- 
penhauer  —  V  Delbos  :  Les  deux  mémoires  de  Maine  de  Biran  sur  l'habitude.  —  L.  Dauriao  : 
Le  réalisme  finitiste  de  F.  Evcllin.  —  F.  Pillon  :  Bibliographie  philos ophiijuc  française  de 
l'année  1910. 


L'ANNÉE 


PHILOSOPHIQUE 


PUBLIÉE  SOUS  LA  DIRECTION 


DE 


F.   PILLON 

Ancien  rédacteur  de  la  Critique  philosophique. 


VINGT-DEUXIÈME   ANNÉE  —  1911 


G.  Rodier.  —  Xote  sur  la  politique  d'Antislhène. 

G.  Lechala^  —  Les  années  d'apprentissage  d'Eugène 
Fromentin. 

V.  Delbos.  —  L'idéalisme  et  le  réalisme  dans  la  philoso- 
phie de  Descartes. 

L.  Dauriac.  —  Quelques  réflexions  sur  la  philosophie  de 
M.  Henri  Bergson. 

F.  Pillon.  —  La  troisième  antinomie  de  Kant,  la  croyance 
à  la  liberté,  le  dilemme  de  Lequier  et  le  primat  de  la 
raison  pratique. 

Ch.  Maillard.  —  A  propos  de  quelques  ouvrages  récents 
sur  la  philosophie  allemande  postérieure  à  Kant. 

n.  Bols.  —  L'idéalisme  personnel  d'Oxford  :  M.  Hastings 
Hashdall. 

L.  Danrlac.  —  Une  philosophie  de  la  religion. 
V.   Pillou.  —    Bibliographie  philosophique  française    de 
l'année  1911. 


PARIS 
LIBRAIRIE   FÉLIX  ALGAN 


V 


108,    BOULEVARD    S  A  INT-GERMAI\ ,     108 


1912 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproductiou  réservés. 


■4 


3 
X 


L'APsNÉE   PHILOSOPHIQUE 

1911 


NOTE  SUR  LÀ  POLITIQUE  D'ANTISTHENE 


Le  mythe  du  PoiUique.  —PoL,  2G8  E  sqq.  :  Après  avoir  établi 
par  la  méthode  de  division,  que  la  politique  est  une  partie  de 
Tart   de    conduire   les   troupeaux   (£t:1  T:o'lp.vr,   oi-rrooi    ;jipo; 
àv8poi-ovop.ixciv,  267  B-C),  et  remarqué  que  cette  définition  est 
insuffisante  parce  qu'elle  ne  distingue  pas  assez  l'art  royal  de 
ceux  qui  s'occupent,  comme  lai,  des  soins  à  donner  aux  trou- 
peaux  humains   (o^-ov    ol    ku-ozoï  xal   yîojpyol  xal  T'.TOupyol 
-àvTS:;,    xal   ~pb;   touto'.ç  yjjjLvaT-ral  xal  to  twv   latpwv  "j'évoç, 
267  E),  l'Étranger  d'Elée  déclare  que,  pour  mènera  bonne  fin 
la  discussion,  et  obtenir  un  résultat  dont  on  n'ait  pas  à  rougir, 
il  faut  avoir  recours  à  un  mythe  :  A  l'origine  Dieu  lui-môme 
présidait  au  gouvernement  de  l'univers  et  dirigeait  le  cours 
de  ses  révolutions.  Mais  il  n'est  donné  qu'aux  êtres  incorpo- 
rels d'être  éternels  et  immuables;  l'univers  est  corporel  et, 
par  suite,  soumis  au  changement  ;  de  plus,   c'est  un  être 
animé,   c'est-à-dire  capable   de  se  m.ouvoir  spontanément. 
Lorsque  le  temps  fixé  est  venu,   le  Dieu  qui  conduisait  le 
monde  se  retire,  et  le  laisse  livré  à  lui-même.  Sous  l'influence 
de  sa  propre  nature,  il  se  met  alors  à  se  mouvoir  dans  une 
direction  opposée  à  celle  que  lui  imprimait  l'action  divine,  et 
accomplit  ainsi  ~olVy.;  T:$pi6o(ov  uup !.àoa;  (270  A).  Ce  chan"-e- 
meut  est  le  plus  important  de  tous  ceux  auxquels  il  est  sujet, 
et  provoque  dans  lexisteuce  des  êtres  qui  habitent  ce  monde 
les  modifications  les  plus  importantes.  Lorsqu'il  est  dirigé  par 
Dieu,  les  êtres  vivants  ne  naissent  pas  les  uns  des  autres;  ils 
sortent,  tout  formés,  de  la  terre.  Par  suite,  au  lieu  de  croître 
et  de  vieillir,  ils  rapetissent  et  rajeunissent.  Les  hommes  et 
les  autres  animaux  sont  sous  la  surveillance  de  démons,  qui 

PiLLON.   -  Année  pliilos.  1011.  1 


2  l'année    l'HILOSOPHIQUE.    l'Jll 

les  conduisent  comme  les  pasteurs  conduisent  leurs  trou- 
peaux. Il  n'y  a,  entre  eux,  ni  guerres  ni  discussions  d'aucune 
sorte;  les  uns  ne  servent  pas  de  nourriture  aux  autres;  les 
fruits  que  la  terre  produit  spontanément  suffisent  à  leurs 
besoins.  H  n'y  a  ni  cités,  ni  familles.  La  douceur  et  l'égalité 
du  climat  permettent  aux  liommes  de  ce  temps  de  se  passer 
de  vêtements  et  de  maisons.  Leur  bonheur  est  incomparable, 
si  du  moins  ils  consacrent  leurs  loisirs,  et  emploient  leur 
commerce  avec  les  autres  animaux,  à  la  recherche  de  la  vérité 
et  de  la  science.  Mais  il  en  est  tout  autrement  s'ils  passent 
leur  temps  à  se  rassasier  de  nourriture  et  à  raconter  des 
fables,  comme  la  légeude  le  prétend.  Telle  est  la  période  que 
l'on  désigne,  dans  les  mythes  populaires,  sous  le  nom  de 
règne  de  Kronos.  Lorsque  les  temps  sont  accomplis,  le  monde 
abandonné  par  le  Dieu  qui  le  guidait,  se  met,  avons  nous 
dit,  à  se  mouvoir  dans  le  sens  opposé  à  celui  que  l'aclion 
divine  le  forçait  de  suivre.  Quand  les  cataclysmes  qui  accom- 
pagnent ce  changement  se  sont  apaisés,  le  monde,  conservant 
encore  le  souvenir  delà  période  précédente,  s'eiïorce  de  suivre, 
le  moins  imparfaitement  qu'il  le  peut,  les  voies  du  gouverne- 
ment divin.  Mais  à  mesure  que  ce  souvenir  s'affaiblit  en  lui, 
il  tend  de  plus  en  plus  à  revenir  à  l'étal  de  désordre  qui  avait 
précédé  l'action  du  démiurge,  jusqu'à  ce  que  celui-ci,  crai- 
gnant de  le  voir  sombrer  dans  le  chaos,  prenne  de  nouveau 
le  gouvernail  en  mains.  La  période  pendant  laquelle  le  monde 
est  livré  à  lui  même,  est  celle  que  les  anciens  ont  appelée  le 
règne  de  Zeus.  C'est  dans  cette  période  que  l'univers  se  trouve 
actuellement,  et  ce  que  nous  croyons  être  la  marche  naturelle 
des  événements  est,  en  réalité,  le  monde  renversé.  La  généra- 
tion sexuelle,  le  passage  de  la  jeunesse  à  la  vieillesse,  la  façon 
doutnous  nous  procurons  notre  nourriture,  ne  sont  que  des 
imitations,  imparfaites  ou  à  rebours,  de  ce  qui  avait  lieu  à 
l'époque  des  lils  de  la  terre.  Privés  de  leurs  divins  pasteurs, 
sur  une  terre  qui  ne  leur  fournissait  plus  d'elle-même  de  quoi 
subsister,  ayant  à  se  défendre  contre  les  attaques  des  autres 
animaux,  les  hommes  n'auraient  pu  vivre  si  les  Dieux 
n'étaient  pas  venus  à  leur  secours,  si  ProméLhée  ne  leur  eût 
apporté  le  feu.  Hephœstos  les  arts,  '^fz'  àvavxaiaç  Wyj'/;7,i  xal 
Txa'.osuo-sioç  (274  G). 

D'après  Zeller  (II,  l',  32o,o  ;  tr.  fr...  III,  293,  4),  ce  mythe 
aurait,  an  moins  en  partie,  pour  but  de  critiquer  les  théories 
d'Antislhèue  :  «  ...  les  Cyniques  voulaient  justement  réduire 


NOTE    SUR    LA   POLITIQUE   D  ANTISTHEiNE  3 

ridée  de  l'État  à  celle  d'un  troupeau  humaiu;  uous  sommes 
donc  amenés  iramédiatemeut  à  penser  qu'il  s'agit  d'eux  dans 
ce  passage.  Enfin  la  description  de  l'état  de  nature  que  donne 
Platon,  Rep.,  II,  372  A  sqq.,  me  semble  également  se  rapporter 
à  Autisthèue.  Sans  doute  Platon  la  présente  tout  d'abord  en 
son  propre  nom,  mais  il  indique  suffisamment,  dans  la  suite, 
qu'elle  appartient  à  un  autre,  lorsqu'il  appelle  cet  État  naturel 
un  État  de  pourceaux.  Je  ne  connais  personne  à  qui  elle  puisse 
être  plus  justement  rapportée  qu'au  fondateur  de  la  vie  cyni- 
que. »  Zeller  dit  encore  ailleurs  (op.  cit.,  p.  892)  :  D'après  le 
Politique,  «  à  l'époque  de  l'âge  d'or,  l'humanité  vivant  sous 
la  protection  des  Dieux,  dans  l'abondance  des  biens  physiques, 
Déformait  pas  de  cités,  mais  seulement  des  troupeaux;  les 
cités  et  les  lois  ne  sont  devenues  nécessaires  que  par  suite  de 
la  décadence  de  l'univers.  Mais  Platon  montre  clairement 
qu'il  ne  faut  pas  preudre  ces  idées  au  sérieux,  car,  dans  la 
République  (II,  372  D),  il  présente  le  soi-disant  état  de  nature 
comme  une  cité  de  pourceaux  et  dans  le  Politique  même 
(272  B),  il  déclare  que  les  hommes  de  l'àg.';  d'or  n'ont  pu  jouir 
d'un  bonheur  supérieur  à  celui  des  hommes  d'à  présent  que 
s'ils  profitaient  de  leurs  loisirs  etde  leurs  avantages  extérieurs 
pour  rechercher  la  science  ».  L'objection  que  m'adresse 
Steinhart  (III,  7iO  sq),  ajoute,  en  note,  le  savant  historien,  à 
savoir  que  Platon  a  sérieusement  admis  la  supériorité  des 
États  où  règne  la  vertu  naturelle,  ne  porte  pas.  L'État  dans 
lequel  domine,  au  lieu  de  lois,  une  vertu  naturelle  et  innée 
est  précisément  la  République  platonicienne,  en  face  duquel, 
ni  l'État  de  làge  d'or,  ni  celui  qui  est  décrit  au  second  livre  de 
(a  Hépublique  ne  sont  plus  nécessaires. 

Il  est  probable  quAntisthène  a,  eu  effet,  glorifié  l'état  de 
nature  et  jeté  l'anathème  sur  la  civilisation  ^  Mais,  la  chose 
fût-elle  encore  plus  certaine  quelle  ne  l'est,  il  n'en  résulterait 
point  que  le  fondateur  de  l'h^cole  Cynique  soit  visé  dans  ces 
passages  de  la  Ré})ubiique  et  da  Politique. 

Il  convient  d'abord  d  écarter  une  confusion  :  ce  n'est  pas 
à  l'État  parfait,  contemporain,  d'après  le  Politique,  de  l'âge 
d'or  et  du  règne  de  Krouos  que  correspond  la  cité  naturelle 
fondée  sur  les  besoins  des  hommes  et  décrite  dans  le  second 
livre  de  la  Republique.  Celte  société  a  pour  pendant  exact, 


1.  Voir  Gompcrz,  Penseurs  de  la  Grèce,  ir.  fr.,  t.  IF,  p.  148  sqcj,  (Librairie 
Félix  Alcan). 


4  l'aniN'êe  philosophique.   1011 

dans  le  PoUliqne,  le  premier  des  États  fondés  par  les  hommes 
sous  le  règne  de  Zens,  lorsque  les  besoins  qu'ils  n'avaient  pas 
éprouvés  dans  la  période  précédente  s'imposent  à  eux,  et  qu'ils 
se  souviennent  encore  du  gouvernement  des  divins  pasteurs. 
Ni  dans  la  Hé  publique,  ni  dans  le  Polilique,  cette  société  n'est 
présentée  comme  l'Ktat  idéal.  Est  ce  à  dire  que  le  tableau 
qu'en  a  tracé  Platon  dans  ces  deux  dialogues  soit  destiné  à 
réfuter  les  vues  d'Antisthène  ?  Nous  ne  le  pensons  pas  et 
nous  croyons  qu'il  suffit,  pour  se  convaincre  du  contraire,  de 
lire  le  passage  de  la  Uépuhlique  (II,  372  A  sqq  )  dont  il  s'agit. 

Dans  ce  morceau.  Socrate,  après  avoir  exposé  l'origine  de  la 
première  société,  fondée  sur  les  besoins  des  hommes  et  la 
division  du  travail,  continue  ainsi  :  Commençons  par  exami- 
uerquel  sera  le  régime  des  hommes  ainsi  organisés...  Leurs 
aliments  seront  de  farine  d'orge  et  de  froment.  Ils  mangeront, 
eux  et  leurs  enfants,  étendus  sur  des  lits  de  feuillage  d'if  etde 
myrte;  couronnés  de  fleurs,  ils  boiront  du  vin  en  chantant 
des  hymnes  aux  Dieux  et  passeront  agréablement  leur  vie 
ensemble,  en  ayant  soin  que  le  nombre  de  leurs  enfants 
n'excède  pas  leurs  ressources  afin  d'éviter  la  pauvreté  et  la 
guerre.  —  Il  me  semble,  remarque  Glaucon,  que  lu  ne  leur 
donnes  rien  à  manger  avec  leur  pain.  —  Tu  dis  vrai,  répond 
Socrate,  j'avais  oublié  qu'ils  auront  aussi  d'autres  mets  :  du 
sel,  sans  doute;  des  olives,  du  fromage,  des  oignons  et  les 
autres  aliments  que  produit  la  terre.  Nous  leur  donnerons 
même,  pour  dessert,  des  figues,  des  pois,  des  fèves.  Ils  feront 
griller  au  feu  des  baies  de  myrte,  des  glands  qu'ils  mangeront 
en  buvant  modérément.  Passant  ainsi  leur  existence  en  paix 
et  bien  portants,  ils  mourront  chargés  d'années,  laissant 
comme  héritage  à  leurs  enfants  une  vie  semblable  à  la  leur.  — 
C'est  alors  que  Glaucon  s'écrie  :  Si  tu  formais  un  État  de  pour- 
ceaux, les  engraisserais  tu  autrement? 

A  priori,  il  n'est  pas  vraisemblable  que  Socrate  exprime 
ici  l'opinion  d'Antisthène,  et  que  Platon  ait  mis  la  sienne 
dans  la  bouche  de  Glaucon.  A  la  question  de  Socrate  :  Gom- 
ment faut-il  donc  faire,  mon  cher  Glaucon?  celui-ci  répond, 
en  effet  :  Si  tu  veux  qu'ils  ne  souffrent  pas,  fais-les  manger  à 
table,  couchés  sur  des  lits,  et  donne-leur  les  mets  et  les  frian- 
dises qui  sont  en  usage  aujourd'hui.  A  quoi  Socrate  réplique 
en  maintenant,  avec  une  insistance  significative,  que  l'État  qu'il 
a  décrit  est  l'État  véritablement  sain  (372 E  :  y,  ijsv  o'jv  àXr,0',v/| 
rS/J.;  oo'/.tl  p.O'.  îlva'.  r,v  o'.î).r,).'j'Ja|j.îv,  oWnîo  'jy,-/;;  t'.;.  373  B  : 


NOTE    SUn    L\    POLITIQUE    D  ANTISTHENE  5 

èxÊW-/i  yàp  71  uyL£t.v/î. ..),  et  que  si  l'on  y  introduisait  tout  ce  que 
réclame  Glaucon,  on  en  ferait  un  état  malade  et  plein  d'im- 
meurs  (cpXsY|xaivo'jT?.v  tïôX'.v).  Il  examine  ensuite  en  détail 
quelles  seraient  les  conséquences  de  l'introduction  du  luxe 
et  des  plaisirs  superflus  daus  la  cité.  Il  nous  semble  résulter 
de  là  que  Platon  a  très  sérieusement  considéré  cet  «  état  de 
nature  »,  à  la  fois  dans  le  Politique  et  daus  la  licpublique, 
comme  bon  et  sain. 

Mais,  aussi  bien  dans  le  Politique  que  dans  la  République, 
Platon  met  encore  au-dessus  de  cet  État  naturel  la  cité  par- 
faite :  c'est,  dans  la  République,  celle  dont  les  citoyens  se 
conforment  docilement  aux  prescriptions  des  philosophes  ; 
daus  le  Politique,  le  troupeau  idéal  dont  les  membres  obéis- 
sent spontanément  à  la  raison  incarnée  daus  le  divin  pas- 
teur qui  les  conduit,  et  passent  leur  temps  à  poursuivre  la 
vérité  et  la  science.  Au  surplus,  un  passage  des  Lois  confirme 
qu'en  décrivant  dans  le  Politique  le  règne  des  démons,  Pla- 
ton n'a  pas  voulu  tourner  en  dérision  un  idéal  qu'il  aurait 
répudié  :  On  raconte  que,...  bien  longtemps  avant  ces  gouver- 
nements dont  nous  avons  parlé,  il  y  eut,  sousKronos,  un  gou- 
vernement et  un  régime  parfaits,  dont  le  meilleur  de  ceux 
d'aujourd'hui  n'est  qu'une  imitation.  Kronos,  sachant  qu'il 
n'est  pas  de  nature  humaine  capable  d'exercer  un  gouverne- 
ment absolu  sur  l'ensemble  des  choses  humaines,  sans  se  lais- 
ser envahir  par  la  violence  et  par  l'injustice,  établit,  en  con- 
séquence, comme  rois  et  comme  cliefs  de  nos  cités,  non  point 
des  hommes,  mais  des  démons  d'une  nature  plus  divine  et 
meilleure,  comme  nous  faisons  nous  mêmes  à  légard  des 
troupeaux,  soit  de  moutons,  soit  d'autres  animaux  domes- 
tiques (IV,  713  C). 

Il  y  a  pourtant  une  chose  à  retenir  de  l'opinion  de  Zeller. 
C'est  que,  comme  il  le  dit  dans  la  noie  que  nous  avons  citée, 
l'État  dans  lequel  dominent  naturellement  la  raison  et  la 
vertu,  n'est  autre  que  l'État  parfait  délini  dans  la  République. 
Mais  il  n'est  autre  aussi  queVÈli\iH\&d\du  Politique,  débarrassé 
de  son  enveloppe  d'allégories,  et  réduit  à  son  expression  dog- 
matique. Et  cela  nous  met  sur  la  voie  du  but  que  s'est  proposé 
Platon  en  écrivant  le  mythe  dit  Politique.  C'est  bien,  comme 
il  l'intlique,  «  de  nous  faire  mieux  comprendre  la  nature  de 
celui  qui  seul  peut  prétendre  au  titre  de  pasteur  des  troupeaux 
humains  ».  Mnis  il  faut  lire  entre  les  lignes  :  en  faisant  de 
l'Étal  parfait  de  la  République  un  idéal  qu  il  relègue  sous  le 


6  l'année  piiilosopfïique.  1911 

règne  de  Kronos,  Platon  avoue  implicitement  qu'il  en  recon- 
naît la  réalisation  impossible  dans  l'état  actuel  du  monde,  et 
«  pour  beaucoup  de  myriades  de  périodes  ».  Sans  doute,  cette 
réalisation  n'est  pas  absolument  inconcevable,  mais,  pour 
qu'elle  fût  possible,  il  faudrait  que,  dans  l'àme  bumaine  et, 
par  suite,  dans  celle  de  iuuivers,  l'élcineut  rationnel  prît,  plus 
décidément  le  dessus  sur  l'irrationnel  et  la  matière;  que, 
dans  l'bomme,  la  sensibilité  se  subordonnât  à  la  raison;  que, 
dans  la  nature,  une  finalité  mieux  réglée  nous  permît  d  orien- 
ter toutes  nos  facultés  vers  leur  véritable  but. 

Nous  trouvons  dans  le  Crilim  un  morceau  qui  vient  à  l'ap- 
pui de  notre  interprétation  :  Platon  y  reproduit  la  description 
de  l'âge  d'or  sous  Kronos  ;  il  y  reproduit  aussi,  en  termes 
d'une  précision  telle  qu'il  est  impossible  de  s'y  méprendre,  les 
traits  essentiels  de  l'État  parfait  décrit  dans  la  Republique,  et 
il  déclare  que  l'un  et  l'autre  sont  contemporains  et  appartien- 
nent à  la  même  période  du  monde  :  Jadis  les  Dieux,  pour  se 
partager,  contrée  par  contrée,  toute  la  terre,  eurent  recours  au 
sort...  Ayant  donc  obtenu  par  la  justice  du  sort  la  part  qui 
leur  était  chère,  ils  s'établirent  dans  ces  contrées  et,  après  s'y 
être  établis,  ils  nous  élevèrent,  nous  qui  étions  leur  propriété 
et  leurs  créatures,  comme  les  bergers  élèvent  leur  troupeau. 
Cependant,  ils  n'usèrent  pas  de  contrainte  corporelle,  à 
l'exemple  des  bergers  qui  emploient  les  coups  pour  conduire 
leur  troupeau.  Mais  sachant  qu'ils  avaient  affaire  à  un  animal 
éminemment  docile,  prenant  pour  gouvernail  de  l'àme  la  per- 
suasion, ils  dirigèrent  ainsi,  comme  le  pilote  du  haut  de  la 
poupe,  tous  les  êtres  mortels  selon  leur  dessein.  Cette  admi- 
nistration échut  pour  d'autres  contrées  à  d'autres  Dieux.  Mais 
Héphaestos  et  Athéné,  ayant  une  même  nature,  issue  d'un 
même  père  et  tendant  au  même  but  par  lamour  de  la  sagesse 
et  des  arts,  eurent  à  eux  deux  pour  lot  commun  notre  pays, 
comme  naturellement  propre  et  enclin  à  la  vertu  et  à  la 
sagesse  et,  ayant  fait  des  indigènes  des  hommes  de  bien,  ils 
mirent  dans  leur  esprit  le  désir  de  l'ordre  politique  (109  B 
sqq.)...  Les  femmes  et  les  hommes  partageaient  alors  les  tra- 
vaux de  la  guerre...  Les  classes  de  citoyens  adonnées  aux 
métiers  et  à  l'agriculture  habitaient  dans  ce  pays-ci.  Mais  celle 
des  guerriers,  séparée  dès  l'origine  par  des  hommes  divins, 
habitait  à  part.  Pourvue  de  toutes  les  choses  utiles  à  la  vie  et 
à  l'éducation  des  enfants,  aucun  de  ses  membres  ne  possédait 
rien  en  propre,  et  estimait  que  tout  était  commun  entre  eux 


NOTE    SUR    LA    POLITIQUE   D  AKTISTHEXE  7 

tous.  Ils  ne  pensaient  pas  que  les  autres  citoyens  dussent  rien 
leur  fouruir  de  plus  que  des  alimeuts  suffîsauts  et  ils  s'acquit- 
taient de  toutes  les  fouctious  que  nous  avons  déterminées  hier 
comme  étaut  celles  des  gardieus  de  l'État  tels  que  nous  les 
avons  supposés  (110  B  sqq.)- 

En  somme,  quaud  il  a  écrit  le  Politique,  Platon  avait  com- 
pris que  sa  constition  parfaite  était  un  idéal  inaccessible  ; 
qu'il  avait  tracé,  pour  la  période  qu'on  dit  être  sous  le  gou- 
vernement de  Zeus,  un  plan  qui  n'aurait  été  réalisable  que 
sous  le  règue  de  Krouos.  Le  Politique  marque  chez  lui, 
comme  ou  l'a,  depuis  longtemps,  signalé',  le  passage  de  l'op- 
timisme au  méliorisme  politique,  qui  s'affirme  décidément 
dans  les  Lois. 

G.    RODIER. 

1.  Voir  Campbell.  Ou  the  position  of  the  Sophistes,  l'oliticus  and  Phile- 
busin  the  order  of  the  l'intonic  dialogues,  Transac.  of  the  O-xtord  Philolog- 
Soc,  1888-1889,  pp.  23  sqq. 


LES  ANNÉES  D'APPRENTISSAGE 

D'EU&ÈNE  FROMENTIN 


Si  nous  disons  qu'après  Malebranche  l'écrivain  qui  a  eu  le 
plus  d'influence  sur  nous  est  peut-être  Eugène  Fromentin, 
nous  ne  donnerons  sans  doute  pas  une  haute  idée  de  notre 
cohérence  d'esprit,  mais  nous  ferons  comprendre  avec  quel 
intérêt  nous  avons  lu  l'ouvrage  que  lui  a  consacré  M.  Pierre 
Blanchon  (Jacques-André  Mérys),  sous  le  titre  :  Lettres  de 
jeunesse.  Biographie  et  iSntes.  Ce  n'est  qu'un  petit  volume  in-16 
de  371  pages  S  mais  où  l'on  trouve  le  germe  de  tout  ce  que  fut 
le  peintre  et  l'écrivain  et  qui  conduit  Fromentin  de  son  enfance 
jusqu'après  son  deuxième  voyage  en  Algérie  et  son  mariage. 
Ce  livre  suit  naturellement  l'ordre  chronologique;  mais,  dans 
le  coup  d'œil  que  nous  y  jetterons,  nous  opérerons  un  certain 
classement,  en  commençant  naturellement  par  Dominique, 
après  avoir  toutefois  rappelé  quelques  données  essentielles 
sur  la  famille  de  Fromeulin. 

Son  père  était  un  médecin  de  La  Rochelle;  homme  de  valeur, 
il  organisa  près  de  cette  ville  un  établissement  d'aliénés,  à 
Lafond  ,  et  il  le  dirigea  pendant  trente  trois  ans,  à  partir  de 
1829  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

La  femme  du  docteur  Fromentin  n'était  pas  une  intellec- 
tuelle, mais  était  un  esprit  d'une  rare  distinction  ;  très  pieuse 
et  austère,  elle  était  dune  piété  tolérante  et  réfléchie.  Nous 
verrons  qu'Eugène  sympathisa  beaucoup  plus  avec  elle  qu'avec 
son  père. 

Un  fils  aîné,  Charles,  naquit  en  1810;  Eugène  vint  au  monde 

i.  Chez  Pion  ol  Nourrit.  JM.  Blanclioa  vi«ml  de  publier  un  nouvel  ouvrage 
(Corresponttance  et  Fragmenls  inédils  d'Eugène  Fromentin]  ([uc  nous 
regrettons  de  no  pouvoir  utiliser. 


10  l'année  philosophique.  1911 

le  24  octobre  1820.  Avant  l'installation  à  Lafnnd.  la  famille 
vécut  dans  un  triste  logis  de  la  rue  des  Mnitresses  (rue  Dupaty 
n"  9)  ;  mais,  en  dehors  de  ces  deux  résidences  sncessives,  elle 
allait  h  un  logis  campagnard,  situé  à  Saint-Maurice,  petit  vil- 
lage distant  seulement  d'une  demi-lieue  de  la  ville.  Ce  lieu  a 
joué  un  grand  rôle  dans  la  vie  et  dans  l'œuvre  de  Fromen- 
tin :  c'est  lui  qui,  transformé,  mais  restant  vrai  d'inspiration, 
apparaît  dans  Dominique  sous  le  nom  des  Trembles. 

Avant  le  volume  de  M.  Blanchon,  on  avait  un  article  de 
M.  Louis  Gillet  sur  Eugène  Fromentin  cl  Dominique,  {vini  dans 
la  Revue  de  Paris  du  1"=''  août  4905,  article  assurément  fort  inté- 
ressant, mais  où  l'auteur  paraît  céder  à  une  certaine  vocation 
pour  la  caricature.  Plus  documenté,  M.  Blanchon  paraît  aussi 
de  ton  pins  justes 

On  sait  de  reste  que  Dominique  est  loin  d'être  une  copié  delà 
réalité;  le  héros  lui-même,  malgré  des  points  de  ressemblance 
avec  Fromentin,  n'eu  est  point  un  portrait,  et,  il  faut  le  dire, 
Madeleine  est  encore  plus  loin  d'en  être  un  deLéocadie:  nous 
empruntons  ce  nom  à  M.  Gillet,  car  M.  Blanchon  conserve  à 
l'amie  de  Fromentin  celui  sous  lequel  il  l'a  immortalisée. 

Il  y  a  d'abord  un  fait  matériel  qu'il  a  changé,  celui  de  l'ûge 
relatif  des  deux  jeunes  gens  :  Dominique  a  un  an  de  moins 
que  Madeleine,  alors  qu'entre  Eugène  et  Léocadie  la  distance 
était  de  près  de  quatre  années  :  M  Gillet  dit  huit  ans,  mais,  du 
2  février  1817  au  24  octobre  1820.  l'intervalle  n'est  pas  si  grand. 
Où  M.  Gillet  a-t-il  pris  ce  chiffre  de  huit  ans  qui  le  divertit? 
peut-être  dans  Dominique  lui-même.  Olivier  d'Orsel  ne  dit-il 
pas  à  son  ami  que  le  hasard  l'a  fait  naître  six  ou  huit  ans 
trop  tard  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  différence  réelle  n'empêcha  point  un 
sentiment  profond  de  naître  peu  à  peu  chez  Fromentin  pour 
celle  qui  avait  été  sa  camarade  de  jeu;  mais  il  est  clair  qu'elle 
suffit  à  empêcher  les  choses  de  se  passer  comme  dans  le  roman  : 
c'est  ainsi  qu'il  n'avait  que  quatorze  ans  lors  du  mariage  de 
Madeleine,  à  laquelle,  comme  M.  Blanchon,  nous  aimons 
mieux  laisser  son  wai  nom.  et  celui-ci  croit  qu'Eugène  ne 
prit  conscience  de  son  amour  que  deux  ans  plus  tard. 


1.  Nous  ne  mentionnons  ici  que  pour  mémoire  le  beau  et  intéressant 
volume  de  M.  Louis  Gonse,  Eugène  Fromentin,  peintre  et  écrivain,  qui  ne 
contient  que  des  détails  peu  développés  sur  la  jeunesse  de  son  héros  et  est 
absolument  muet  sur  l'épisode  romanesque  auquel  nous  devons  Domi- 
nique. 


LES    ANNÉES    d'aPPRENTISSAGE   d'eUGÈNE   FROMENTIN  11 

Occupé  à  donner  ces  faits  fondamentaux,  nous  avons  omis 
de  noter  ce  qu'était  Madeleine.  Née  à  l'île  Maurice  et  de  sang 
créole  par  sa  mère,  elle  était  très  brune,  avec  une  blanche 
carnation  et  un  teint  mat.  Elle  était,  semble-t-il,  continue 
M.  Blanchon,  beaucoup  moins  romanesque  que  son  jeune  ami, 
foncièrement  coquette,  mais  de  cette  coquetterie  naïve  et  sans 
malice  qui  se  résume  dans  le  besoin  d'être  choyée.  «  C'était, 
écrira  plus  tard  Fromentin  lui-même,  une  tête  un  peu  vide, 
avec  un  excellent  cœur  mais  faible.  » 

c(  Elle  dut  être  flattée  d'inspirer  au  petit  camarade  un  senti- 
ment si  vif  et  si  désintéressé.  Elle  le  toléra,  l'encouragea  sans 
penser  à  mal  ;  elle  finit  par  le  ressentir  à  son  tour,  mais  avec 
la  légèreté  de  sa  nature  et  une  nuance  de  protection  mater- 
nelle. » 

Eugène,  frêle  et  élégant,  avait  de  longs  cheveux  bruns,  des 
yeux  profonds  et  doux,  tel  à  peu  près  déjà  qu'on  le  voit  dans 
un  crayon  par  lui-même,  datant  de  1849  et  reproduit  en  tête 
du  volume. 

Surpris  par  la  violence  d'un  amour  longtemps  ignoré,  Fro- 
mentin devint  mélancolique  et  prit  l'air  fatal,  faisant  des  vers 
et  se  nourissaut  des  poètes  alors  à  la  mode.  Il  cherchait  par- 
tout Madeleine,  la  rencontrant  à  la  promenade,  dans  le  monde, 
au  théâtre.  En  l'absence  de  son  mari,  fonctionnaire  des  con- 
tributions indirectes,  avant  d'être  agent  de  change,  et  que  son 
service  appelait  souvent  dehors,  elle  le  recevait  le  soir:  Eugène 
jetait  un  petit  caillou  dans  la  vitre  et  attendait  que  la  fenêtre 
s'éclairât  «  Une  sage  amie,  qui  redoutait  les  dangers  d'un 
tête-à-tête,  dit  M.  Blanchon,  assistait  à  ces  entrevues.  Ses 
enfants  couchés,  la  jeune  femme,  lasse,  s'étendait  sur  une 
chaise  longue.  Eugène  s'asseyait  à  ses  pieds,  causait,  lisait  des 
vers  Transfigurée  aux  yeux  de  son  ami  par  le  rêve  de  la  jeu- 
nesse dont  elle  était  lincarnation,  Madeleine  raillait  douce- 
ment les  ardeurs  d'une  passion  faite  pour  l'amuser  plus 
encore  qu'elle  ne  l'enchantait.  L'amoureux  restait  pour  elle  le 
petit  camarade,  presque  legamin  II  en  soulïrait,  il  s'en  irritait; 
la  jalousie,  par  moments,  lui  déchirait  le  cœur  Les  entretiens 
éclataient  alors  en  orages,  le  roman  prenait  des  .airs  de  mélo- 
drame A  onze  heures,  à  minuit,  la  maternelle  amie,  soucieuse 
plus  (pjils  ne  l'étaient  eux-mêmes  des  périls  de  la  situation, 
séparait  ces  deux  enfants  en  congédiant  Eugène    » 

Ces  ((uelques  indications,  données  par  M  Blanchon.  sont 
nécessaires  pour  lire  en  les  comprenant  avec  assez  de  précision 


12  l'aNM;K    l'IllLOSUl'UKJUK.    i'Jil 

les  lettres  où  il  est  pnrlé,  ou  pjiilùl  f;iit  alliisiou  discrète  à 
l'amour  qui  remplissait  rame  de  iMomentiu  ;  mais,  à  la  vérité, 
ces  lettres  sont  postérieures  au  moment  qui  nous  occupe,  où 
Eugène  avait  de  quinzeà  vingt  ans.  C'est  durant  ce  tempsqu'il 
subit  répreuve  inoubliable  de  la  distribution  des  prix,  au 
moment  où  il  achevait  sa  philosophie.  Qui  ne  se  souvient  du 
récit  que  fait  Dominique,  récit  plein  d'art,  mais  où,  après 
tant  d'années,  on  sent  la  blessure  toujours  cuisante  de  l'amour- 
propredu  jeune  homme?. 

«  De  loin,  je  vis  entrer  Madeleine  en  compagnie  de  plusieurs 
jeunes  femmes  de  son  monde  en  toilette  d'été,  habillées  de 
couleurs  claires  avec  des  ombrelles  tendues  qui  se  diapraieut 
d'ombre  et  de  soleil...  Elle  passa,  riante,  heureuse,  le  visage 
animé  par  la  marche,  et  se  retourna  pour  examiner  curieuse- 
ment notre  bataillon  de  collégiens  réunis  sur  deux  lignes  et 
maintenus  en  bon  ordre  comme  de  jeunes  conscrits.  Toutes 
ces  curiosités  de  femmes,  et  celle-ci  surtout,  rayonnaient  jus- 
qu'à moi  comme  des  brûlures... 

«  Les  préliminaires  furent  très  longs,  et  je  comptais  les 
minutes  qui  me  séparaient  encore  du  moment  de  ma  déli- 
vrance. Enfin  le  signal  se  fit  entendre.  A  titre  de  lauréat  de 
philosophie,  mou  nom  fut  appelé  le  premier.  Je  montai  sur 
l'estrade;  et  quand  j'eus  ma  couronne  d'une  main,  mon  gros 
livre  de  l'autre,  debout  au  bord  des  marches,  faisant  face  à 
l'assemblée  qui  applaudissait,  je  cherchai  des  yeux  M"""  Ceys- 
sac  (sa  tante)  :  le  premier  regard  que  je  rencontrai  avec  celui 
de  ma  tante,  le  premier  visage  ami  que  je  reconnus  précisé- 
ment au-dessous  de  moi,  au  premier  rang,  fut  celui  de  M""^  de 
Nièvres  (Madeleine).  Eprouva-t-elle  un  peu  de  confusion  elle- 
même  en  me  voyant  là  dans  l'attitude  affreusement  gauche 
que  j'essaye  de  vous  peindre  ?  Eut-elle  un  contre-ioup  du  sai- 
sissement qui  m'envahit?  Son  amitié  souffrit-elle  en  me  trou- 
vant risible,  ou  seulement  en  devinant  que  je  pouvais  souf- 
frir? Quels  furent  au  juste  ses  sentiments  pendant  cette  rapide 
mais  très  cuisante  épreuve  qui  sembla  nous  atteindre  tous  les 
deux  à  la  fois,  et  presque  dans  le  même  sens  ?  Je  l'ignore  ; 
mais  elle  devint  très  rouge,  elle  le  devint  encore  davantage 
quand  elle  me  vit  descendre  et  m'approcher  d'elle.  Et  quand 
ma  tante,  après  m'avoir  embrassé,  lui  passa  ma  couronne  ea 
l'invitant  à  me  féliciter,  elle  perdit  entièrement  contenance. 
Je  ne  suis  pas  bien  sur  de  ce  qu'elle  me  dit  pour  me  témoi- 
gner  qu'elle   était   heureuse   et  me   complimenter   suivant 


LES    ANNÉES    D  APPRENTISSAGE    D  EUGÈNE    FROMENTIN  13 

l'usage.  Sa  main  tremblait  légèrement.  Elle  essaya,  je  crois, 
de  me  dire:  w  Je  suis  bien  fière,  mou  cher  Dominique  »,  ou  : 
«  C'est  très  bieii.  »  . 

Ceci  se  passait  eu  1838.  Sorti  du  collège,  Fromeutiu  n'eut 
plus  de  travail  régulier  ;  dessinant,  rimant  beaucoup,  fréquen- 
tant les  promenades  et  les  salons,  il  se  laissa  absorber  de  plus 
en  plus  par  sou  amour.  Les  imprudences  ne  se  comptaient 
plus.  Le  mari  pouvait  tout  apprendre  et  faire  un  éclat.  Si 
pure,  si  profonde  que  fût  cette  affection,  elle  devenait  au  plus 
haut  point  dangereuse.  «  Frêle,  sensitif  et  nerveux,  le  jeune 
homme  se  consumait.  Il  était  pris  de  pâleurs  subites,  de  fris- 
sons. L'exaltation  mystique  allait-elle  tarir  en  lui  la  sève 
créatrice  ?  »  Les  parents,  surtout  sa  mère,  comprirent  qu'il 
fallait  l'éloigner,  et  sou  départ  pour  Paris  fut  décidé.  Charles 
se  destinant  à  la  médecine,  on  orienta  Eugène  vers  le  droit. 
Le  départ  eut  lieu  eu  novembre  1839. 

Nous  parlerons  plus  loin  de  son  existence  à  Paris.  Pour 
l'instant,  bornons-nous  à  noter  quelques  impressions  de  son 
ami  Paul  Bataillard  remontant  à  cette  époque,  ou  plutôt  au 
début  de  l'été  suivant.  Ne  mangeant  presque  pas,  car  dans  les 
préoccupatiousdeson  amour  éthéré,  il  avait  pris  la  nourriture 
en  dédain,  Fromentin  était  d'uue  maigreur  extrême,  mais  de 
taille  élégante,  bien  que  les  jambes  fussent  un  peu  courtes  et 
la  tète  un  peu  forte;  son  teint  mat  ne  se  colorait  jamais  que 
d'une  très  légère  rougeur;  sa  belle  chevelure  brune,  séparée 
par  une  raie  sur  le  côté,  tombait  soyeuse  et  brillante  presque 
jusqu'aux  épaules.  Ses  joues,  notons  le,  étaient  pleines  mal- 
gré sa  maigreur  générale;  les  lèvres,  estompées  d'une  mous- 
tache naissante,  étaient  grasses,  le  front  haut,  arrondi,  très 
beau.  Chose  remarquable,  le  nez,  qui  depuis  sebusqua  et  prit 
la  forme  aquiline,  était  parfaitement  droit,  plutôt  grand  que 
petit,  et  d'ailleurs  très  bien  fait.  Les  yeux,  bruns  et  grands, 
surmontés  de  beaux  sourcils  «  étaient  admirables,  très  doux, 
beaucoup  plus  qu'ils  ne  le  furent  plus  tard  ;  dans  les  moments 
d'enthousiasme,  qui  lui  étaient  assez  familiers  eu  ce  temps-là, 
et  sous  l'inilueuce  d'un  sentiment  d'étonnement  ou  de  tris- 
tesse, ils  se  levaient  au  ciel  avec  une  expression  profonde.  » 

Cependant  l'été  de  1840  ramena  Fromeutiu  à  La  Rochelle, 
ce  qui  le  remit  en  présence  de  Madeleine,  car  elle  passait  l'été 
dans  une  maison  de  campagne  voisine  de  Saint-Maurice.  Les 
premiers  temps,  la  présence  dePaul  Bataillard  fut  undérivatif  ; 
mais,  quand  il  fut  parti,  Eugène  retomba  dans  sa  solitude 


14  l'année  philosophique.  I9li 

morale,  entre  sa  mère  anxieuse  et  austère,  son  père  toujours 
eu  courses  médicales  et  sou  frère  à  la  chasse.  Il  y  eut  alors  en 
lui  un  réveil  douloureux  du  passé;  mais  Eugène  lutta  contre 
le  mal  qui  lavait  repris,  s'arrachaut  au  voisinage  de  Madeleine 
et  allant  passer  quelques  jours  en  Vendée  chez  son  camarade 
Léon  Mouliade,  dont  il  a  fait  Olivier  d'Orsel.  Ainsi  arriva  le 
moment  de  rentrer  à  Paris. 

Aux  approches  des  vacances  de  1841,  Emile  Beltrémieux,  son 
plus  ancien  ami,  tente  de  le  décider  à  rompre  définitivement 
avec  Madeleine.  Extrayons  quelques  lignes  de  la  lettre  qu'il 
lui  adresse  :  «  Tu  ne  t'appartiens  plus;  saus  parler  de  la 
tyrannie  de  cette  passion,  tu  es  tiré  en  tous  sens  par  tes 
regrets,  tes  remords,  les  hésitations  continuelles.  Cet  amour, 
si  charmant  tout  d'abord,  est  devenu  plein  de  troubles.  Es  tu 
heureux?...  Es-tu  autre  chose  pour  celle  femme  aimée  qu'un 
eufantconlinuellement  grondé,  tyrannisé  par  mille  exigences, 
aimé  (j  ose  le  dire;  moins  pour  lui  peut-être  que  pour  elle  par 
elle-même  ?... 

«  Comme  corollaire,  j'ajouterai  un  mot  :  ta  passion  a  été 
une  des  causes  de  l'amaigrissement  et  du  renoncement  à  tous 
les  soins  de  sauté  que  je  te  reproche  ..  M""=  *'*,  un  peu  roma- 
nesque peut  être  et  un  peu  exigeante,  feu  voulait  quelquefois 
de  souffrir  si  peu  de  la  plaie  qu'elle  t'avait  faite  au  cœur.  Il 
faut  que  lu  songes  à  manger  comme  tout  le  monde  et  à  prendre 
de  l'exercice  comme  tout  le  moude.  »  Mais,  revenu  à  Saint- 
Maurice,  Fromeuliny  ressent  les  mêmesénervaules  langueurs 
que  l'année  précédente.  On  manque  de  documents  sur  ce  qui 
se  passa  pendant  ces  vacances  de  1841  ;  mais,  rentré  à  Paris, 
Eugène  épanche  sa  douleur  endos  vers  dont  nous  donnerons 
un  spécimen  : 

Je  suis  triste  à  mourir,  ô  mes  amis,  ce  soir. 
Tout  m'est  indifférent,  tant  suis  las  de  vivre. 

Je  suis  las  de  moi-même  et  du  monde;  il  ne  reste 
Que  fatigue  et  dégoût  dans  ma  tête  et  mon  cœur. 

J'étais  aimé,  mes  jours  coulaient  sereins  et  cahues. 
Partout  où  je  marchais,  comme  autant  d'arbres  verts. 
Des  songes  sur  mon  front  faisaient  llotler  des  palmes. 

J'étais  aimé,  j'étais  heureux  :  c'est  être  sage. 
Mais  tout,  sagesse,  amour,  bonheur,  s'en  est  allé, 


LES   ANNÉES   d'aPPRENÏISSAGE   d'eUGÈNE    FROMENTIN  15 

Et  sur  le  précipice  où  je  tente  un  passage 
Plus  d'un  pied  déjeune  homme  a  déjà  chancelé. 

Mon  Dieu  !  mou  Dieu  !  voilà  pourquoi  ma  main  s  accruche 
Aux  angles  émoussés  de  ma  vertu  ;  pourquoi, 
Dussé-je  ensanglanter  mes  ongles  sur  la  roche, 
J'y  survivrai,  si  vous  avez  pitié  de  moi  ! 

9  février  1842. 


On  ne  sait  à  quoi  au  juste  font  allusion  ces  vers  ;  mais  évi- 
demmeut  les  liens  s'étaient  distendus.  Les  lettres  de  Beltré- 
mieux  attestent  cependant  que,  dans  les  premiers  mois  de 
1842,  Eugèue  faisait  encore  parvenir  ses  versa  sou  amie.  Mais 
à  ce  moment  la  poste  commit  quelque  erreur  de  transmission 
qui  le  bouleversa.  C'est  dans  ce  trouble  qu'il  revint  à  Saint- 
Maurice,  pour  y  vivre  séparé  de  Madeleine  et  étroitement  sur- 
veillé La  mère  de  celle  ci  y  vint  moins  assidûment  que  par 
le  passé,  et  enfin  dans  une  lettre  du  13  octobre  à  Bataillard, 
nous  trouvons  le  passage  suivant  : 

«Vous  savez  que  toutes  uos  relations  d'amour,  définitive- 
raeut  rompues,  demeurent  (illisible)  pour  cette  année.  J'ai  vu 
M'""  ***  (Madeleine)  trois  ou  quatre  fois  daus  des  occasions 
sérieuses.  Les  circonstances  nous  désunissent  inalgré  nous. 
En  amour,  la  dette  des  âmes  fidèles  est  la  résigoatiou.  » 

Cette  situation  traîne,  pour  ainsi  dire,  car  eu  1843,  durant 
les  vacauces,  il  continue  à  voir  Madeleine  chez  des  amis  com- 
muns, jamais  ailleurs.  Le  mari  ne  s'abseute  paset  toute  entre- 
vue est  ajournée  à  l'année  suivaute.  «  J'en  suis  d'ailleurs 
moins  préoccupé,  avoue  Fromentiu,  depuis  que  je  pense  un 
peu  plus  au  travail.  »  De  la  fiu  des  mômes  vacances,  notons, 
daus  uue  lettre  à  Bataillard:  «Hier,  je  suis  allé  passer  le  jour 
à  la  ville,  le  soir  au  s[)eciacle  pour  voir  les  Taigny  du  Vaude- 
ville et  surtout  M""  ***  qui  sy  trouvait  tlauquée  de  l'époux.  » 

Mais  voici  veuir  le  drame  :  eu  juin  1844,  Madeleiue  est  à 
Paris  pour  subir  une  opération  redoutable.  Uue  amie  d'enfance 
cousent  à  introduire  un  soir  Eugèue  jusqu'au  seuil  de  la  cham- 
bre où  agooise  la  jeune  femme.  Il  la  contemple  un  instant 
daus  la  péuombre,  à  travers  une  porte  vitrée.  Le  mari  est  là. 
Les  deux  hommes  se  serreut  la  main  en  silence.  Eugène  sort 
en  chaneelaut  et  court  se  jeter  à  genoux  dans  uue  église  voi- 
sine, où  il  sanglote  à  son  aise.  Les  prières  et  les  chants 
—  c'était  l'heure  du  salut  —  apaisent  enlin  sa  douleur. 


10  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.     îiUI 

Madeleine  mourut  quelques  jours  après,  le  4  juillet,  à  viugt- 
sept  ans,  laissant  trois  petits  enfants.  Eugène  fut  parmi  les 
rares  amis  de  Paris  qui  suivirent  le  convoi  '. 

Malgré  le  détachement  qui  avait  commencé,  il  y  eut  une 
vive  explosion  de  douleur  et  Fromentin  songea  à  entrer  dans 
un  monastère.  Voici  quelques  intéressants  extraits  d'une  lettre 
de  Beltrémieux,  qui  était  à  La  Rochelle  : 

«  Tout  est  bien  pardonné,  s'est  écriée  ta  pauvre  mère!... 
Les  larmes  qu'elle  verse  maintenant  n'ont  d'autre  cause  que 
le  malheur  même  que  lu  pleures...  Ecris-lui  tous  les  jours... 
dis-lui  que  tu  as  du  courage...  Ne  te  laisse  pas  abattre;  que 
cette  vie  nouvelle  dont  tu  parles  à  ta  mère  et  dont  le  malheur 
présent  est  l'occasion  soit  une  vie  de  courage  et  d'efforts, 
soit  une  vie  d'homme!  Mais  tout  entier  au  désespoir,  ne  rêve 
pas  ce  que  tu  condamneras  plus  tard  et  ne  prends  pas  de 
résolution  impossible.  « 

Quelques  jours  après,  le  M  juillet,  le  même  ami  lui  écrit 
encore  :  «  Tu  as  pensé  à  de  graves  résolutions  dont  un  souve- 
nir toujours  présent  doit  t'assurer  le  succès.  Mais  sois  prudent, 
il  faut  méditer  bien  longtemps  sur  la  nature  de  ses  efforts 
avant  de  s'engager,  parce  qu'on  pourrait  se  tromper  dans  un 
premier  mouvement  et  entrer  dans  une  voie  dont  on  ne  pour- 
rait sortir  sans  parjure  et  qu'on  ne  pourrait  suivre  sans 
péril...  Frappé  d'un  coup  semblable,  je  me  vouerais  à  une 
vie  austère,  laborieuse,  sainte  aussi...  C'est  ce  que  lu  as  fait 
certainement...  Mais  aurais-tu  songé  à  aller  plus  loin?  » 

Cependant  Fromentin  s'est  réfugié,  loin  de  tous,  dans  les 
bois  de  Meudon.  Voici  ce  qu'il  y  écrit  le  18  juillet  : 

«  Je  pense  à  loi  qui  dors  là-bas  sous  l'herbe  mouillée  du 
cimetière,  pauvre  tête  si  belle,  aux  yeux  si  doux,  au  teint  si 
blanc,  aux  cheveux  si  noirs  ! 

«  Je  pense  à  toi  qui  subsistes  là-haut  dans  l'inconnu  dévoilé, 
chère  âme  apaisée  ! 

«  Pourquoi,  —  si  l'on  parle  d'un  cimetière,  —  dit-on  tou- 
jours :  là-bas?  Le  cimetière  est  à  ma  porte;  je  vois  de  ma 
fenêtre  le  fossoyeur  creuser  et  combler  les  fosses  ;  je  puis 
compter  les  bouquets  qu'on  dépose  et  les  feuilles  que  l'au- 
tomne fait  tomber  des  rosiers  sur  les  lombes,  et  pourtant  je 
dis  en  le  montrant  :  là-bas.  C'est  qu'il  y  a  aussi  loin  du  cime- 
tière à  la  cité  qu'il  y  a  loin  de  la  mort  à  la  vie. 

1.  Il  est  cuiicu.x  que  Fromentin  ait  dédaigné  do  donner  à  Dominique  co 
dénouement  dramatique  et  facile. 


LES   ANNÉES   d'APPRENTISSAGE    d'eUGÈNE   FROMENTIN  17 

«  Amie,  ma  divine  et  sainte  amie,  je  veux  et  vais  écrire 
notre  histoire  commune,  depuis  le  premier  jour  jusqu'au  der- 
nier. Et  chaque  fois  qu'un  souvenir  eflacé  luira  subitement 
dans  ma  mémoire,  chaque  fois  qu'un  mot  plus  tendre  et  plus 
ému  jaillira  de  mou  cœur,  ce  seront  autant  de  marques  pour 
moi  que  tu  m'entends  et  que  tu  m'assistes.  » 

On  est  en  1844,  et  ce  n'est  qu'en  1862  que  Dominique  verra 
le  jour;  mais  aussi  quelle  transformation  a  subie  le  projet 
instinctif  de  Fromentin!  A  la  place  d'un  récit  prétendu 
fidèle,  tout  rempli  de  déclamations  inspirées  par  les  grands 
mélancoliques  à  la  mode,  nous  avons  une  transposition  origi- 
nale et  exquise,  où  le  fond  le  meilleur  de  Fromentin  se 
montre.  Cela  fait  songer  à  une  phrase  qu'a  inspirée  à  M.  Gillet 
la  vue  des  croquis  souvent  ingrats  du  grand  artiste  :  «  L'éloi- 
gnement  est  pour  lui  la  condition  indispensable  de  la  beauté.  » 

Cependant,  septembre  venu,  il  part  pour  Saint-Maurice  et 
écrit  à  Bataillard  :  «  On  m'a  reçu  comme  je  comptais  l'être; 
ma  mère  a  été  d'une  tendresse  inexprimable.  Je  ne  puis  vous 
dire  quel  baume  ces  affections  de  famille  ont  mis  sur  mes 
récentes  blessures.  Depuis  le  premier  et  confidentiel  entre- 
tien, il  n'est  plus  guère  question  entre  nous  du  sujet  commun 
de  nos  tristesses.  —  Je  vais  assidûment  visiter  le  tombeau  de 
ma  pauvre  amie;  c'est  mon  palladium,  mon  ami.  —  Vous 
comprenez  à  quel  point  Saint-Maurice  m'est  cher.  Je  vous 
reparlerai  longuement  de  ces  douces  et  pieuses  visites.  Je  vois 
souvent  les  enfants,  je  les  adore  ;  je  voudrais  les  avoir  toujours 
auprès  de  moi.  » 

Cependant  le  chagrin  ne  l'absorbe  pas  complètement,  car  il 
parle  peinture  à  Bataillard,  en  homme  qui  s'y  intéresse. 
Ecoutons-le  parler  au  même,  le  1"  novembre  de  la  même 
année  : 

«  Détaché  brusquement  d'un  passé  qui  remonte  à  mes  plus 
lointaines  années  et  qui  formait  uu  faisceau  si  bien  lié,  il  me 
semble  que  j'ai  reçu  en  mille  endroits  du  cœur  d'incalculables 
blessures.  La  passion  première  et  dominante  avait  poussé  des 
racines  si  profondes  que  l'événement  qui  les  a  tranchées  a, 
du  même  coup,  bouleversé  tout  le  reste.  Je  ne  puis  mieux 
vous  exprimer  que  par  cette  métaphore  un  peu  confuse  l'état 
présent  de  mes  affections.  Rien  n'est  tué,  rien  ne  mourra  de  ce 
qui  doit  vivre,  mais  il  y  a  désarroi  ;  une  grande  déceptioE 
jette  toujours  un  grand  désordre.  Pour  m'expliquer  plus  clai- 
rement, je  crois  m'apercevoir  que  tous  mes  souvenirs  jusqu'au 

PiLi.ox.  —  Année  philos.  1911.  8 


18  l'année   PFIILOSOPHIQUE.    19H 

mois  de  juillet  dernier,  de  quelque  uature  qu'ils  soient,  à 
quelque  époque  qu'ils  remontent  et  à  quelque  objet  qu'ils 
s'adressent,  ont  eu  le  même  sort,  et  (ju'ensevelis  en  commun, 
ils  ont  l'énorme  intérêt,  mais  aussi  le  peu  de  réalité  de  toutes 
les  choses  ensevelies.  Je  vous  ai  dit,  il  y  a  trois  mois,  que  ma 
vie  recommcnçriil,  et  c'est  vrai.  Je  la  reprends  aujourd'hui 
en  raison  de  mon  expérience  acquise,  c'est-à-dire  avec  plus 
de  sang-froid.  Au  lieu  de  dater  mes  souvenirs  de  Marennes  ou 
de  la  promenode  de  Saint-Cloud,  je  les  daterai  du  mois  de 
juillet  1844.  Il  n'y  a  dans  ce  fait,  mon  ami,  rien  qui  m'accuse 
et  rien  qui  me  justifie  ;  vous  auriez  tort  d'y  voir  un  renonce- 
ment à  ce  passé  dont  vous  faites  partie.  Je  n'ai  rien  abdiqué, 
rieu  sacrifié,  rien  oublié.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  faudrait  pas  forcer  les  choses  pour 
trouver  là  le  sentiment  d'une  délivrance,  et  c'en  était  bien 
une;  mais  on  n'tiimerait  pus  qu'elle  fût  trop  sentie  comme 
telle.  Aussi  est-ce  avec  un  certain  bonheur  qu'on  voit  parfois 
la  blessure  se  rouvrir.  Lors(i n'arrive  lepoque  de  la  mort  de 
Madeleine,  sa  pensée  envahit  l'âme  de  Fromentin  :  «L'extrême 
agitation  de  ma  vie  physique,  écrit-il  à  sa  mère  en  juillet  1845, 
ne  m'empêche  point  de  penser  aux  choses;  j'ai  célébré  inté- 
rieurement par  d'amères  pensées  les  douloureux  anniversaires 
de  ces  jours-ci.  Heure  par  heure,  tout  en  marchant  le  long  des 
bois,  mon  lourd  bagage  sur  le  dos,  j'ai  repassé  dans  mou 
cœur  chaque  incident  de  ces  malheureuses  journées,  depuis 
le  dimanche  où,  inquiet  et  déjà  plein  d'effroi,  j'entrai  le  soir 
à  la  «  Madeleine  »,  assistai  au  Salut  et  entendis  des  chants 
qui  ne  sortiront  jamais  de  ma  mémoire,  jusqu'au  samedi, 
vers  quatre  heures,  où  la  noire  voiture,  en  partant  au  galop, 
me  donna  dans  la  poitrine  comme  un  choc  dont  l'ébranlement 
semble  durer  encore...  Je  te  remercie,  ma  mère  bieu-aimée, 
non  de  penser  aux  anniversaires,  mais  de  me  prévenir  que  tu 
y  penses^.  » 

Au  printemps  de  I8i7il  écrit  de  Saint-Maurice  à  Bataillard  : 
u  Ma  première  visite  à  Saint-Maurice  a  été,  mon  ami,  un  reli- 
gieux pèlerinage  à  travers  tout  mon  passé.  Mes  souvenirs  ont 
encore  une  extrême  vivacité;  je  me  suis  retrouvé,  en  présence 
des  lieux  témoins  impassibles  de  tant  de  changements,  jeune 

1.  Dès  le  30  mai,  il  lui  avait  écrit  :  «  N'oublie  pas,  je  te  le  rappellerai 
d'ici  là,  lanniversaire  du  4  juillet.  Je  suis  depuis  quelque  temps  obsédé  de 
souvenirs  ». 


LES    ANNÉES   D  APPRENTISSAGE   D  EUGÈNE    FROMENTIN  19 

et  amoureux  comme  il  y  a  huit  ans.  Amoureux  de  quoi,  je 
vous  le  demande?  Amoureux  d'une  ombre,  de  l'ombre  d'une 
ombre.  J'ai  recomposé  pièce  à  pièce  l'histoire  de  ma  vie.  J'ea 
ai  retrouvé  les  débris  épars  au  pied  de  chacun  de  mes 
arbres.  » 

Une  chose  qu'on  peut  aimer  sans  réserve,  c'est  l'affection 
persistante  de  Fromentin  pour  les  enfants  de  Madeleine.  En 
mai  1845,  il  écrivait  à  sa  mère  :  «  Parle  de  moi  mix  enfants, 
quand  tu  les  verras.  Je  pense  bien  souvent  à  Marie  ;  j'ai  reporté 
sur  cette  chère  enfant  une  grande  part  de  mes  affections 
brisées  «  ;  puis,  un  peu  plus  tard  :  «  Je  te  remercie  de  ce  que 
tu  me  dis  des  enfants;  tu  ne  saurais  croire,  ou  pour  mieux 
dire,  tu  sais  et  tu  comprends  à  quel  point  j'adore  celte  char- 
mante Marie.  J'y  pense  bien  souvent,  et  je  revois,  aussi  nette- 
ment que  si  elle  était  là,  cette  démarche  gauche  et  déhanchée, 
ce  front  transparent  de  blancheur,  toujours  inondé  de 
sueur,  et  ces  grands  yeux  étonnés  et  souriants  qui  me  rappe- 
laient si  bien  ceux  de  sa  mère.  Je  me  fais  un  vrai  bonheur  de 
la  revoir  et  de  l'embrasser.  0  superstition  du  cœur  !  amère 
volupté  des  souvenirs  !...  » 

Puis  il  écrit  à  Bataillard  :  «  Les  enfants  sont  dans  ce 
moment-ci  chez  leur  grand-mère  de  Saint  Maurice.  Marie 
m'inspire  un  attachement  qui  n'est  point  de  son  âge  ;  il  me 
semble  qu'en  passant  par  elle  mes  tendresses  vont  plus  droit 
à  sa  mère  absente.  Un  jour  va  venir  pourtant  où  cette  enfant 
sera  demoiselle,  et  puis  femme,  où  il  me  faudra  renoncer  aux 
caresses,  au  tutoiement,  où  nous  deviendrons  presque  des 
étrangers.  Le  dernier  lien  sera  rompu.  Il  me  semble  que  j'ai 
quelque  droit  sur  elle.  J'ai  fait  son  portrait  hier  :  il  est  ressem- 
blant, moins  la  gentillesse  et  la  vivacité  de  l'enfance.  » 

L'attachement  d'Eugène  pour  les  enfants  de  Madeleine  et 
surtout  pour  l'aînée,  dit  M.  Blanchon,  ne  se  démentit  jamais. 

Mais  Dominique  est  père  de  famille  ;  nous  devons  donc 
entrevoir  ce  que  fut  le  mariage  de  Fromentin.  A  Paris,  il 
vivait  dans  une  grande  intimité  avec  Armand  du  Mesuil, 
dont  nous  parlerons  bientôt  et  qui  habitait  avec  sa  mère, 
laquelle  élevait  sa  petite-fille,  M"HlarieCavellet  de  Beaumont, 
dont  la  mère  était  morte.  Ou  voit  cette  toute  jeune  fille  appa- 
raître de  ten)ps  à  autre,  par  un  simple  mot,  dans  les  lettres 
de  Fromentin,  assez  généralement  en  post-scriptum  :  «  Mes 
amitiés  à  M'"=  Marie  »,  et  c'est  tout  d'ordinaire  ;  mais  il  lui 
arrive  d'appuyer  ;  «  Tu  sais  la  valeur  de  certains  post-scrip- 


20  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    l'Jll 

tiim  »,  ajoute-t-il  une  fois.  Parfois  il  en  parle  un  peu  plus  lon- 
guement : 

«  Merci  des  souvenirs  de  M""  Marie  ;  fais-lui  mes  amitiés  et 
n'oublie  pas  la  poignée  de  main  que  j'avais  pris,  soir  et  ma- 
lin, la  douce  habitude  de  lui  donner.  Tu  sais  que  c'est  une 
enfant  que  y.n  du  plaisir  à  voir  et  qu'elle  est  de  ces  figures 
propices  qui  se  retrouvent  dans  un  petit  coin  de  mon  cœur  à 
de  certains  moments  et  y  répandent  une  petite  lumière.  » 
(Août  1846). 

Peu  après,  il  écrit  à  sa  mère  :  «  J'ai  mis  le  plus  d'économie 
possible  dans  mes  étrennes  et  je  n'ai  eu  que  deux  ou  trois 
cadeaux  à  faire,  assez  insignifiants.  J'ai  donné,  après  m'en 
être  entendu  avec  M'"'  du  Mesiiil,  à  sa  petite-fille,  M'"'  Marie, 
une  épingle  faite  avec  les  cheveux  de  sa  mère,  morte  il  y  a 
déjà  plusieurs  années.  Mon  intention  était  de  donner  à  cette 
aimable  et  gentille  enfant  une  marque  de  ma  reconnaissance 
pour  sa  grand'mère  et  de  mon  amitié  pour  sou  oncle  Armand. 
Je  suis  bien  aise  d'avoir  choisi  un  objet  qui  a  eu  pour  elle  un 
double  prix  ». 

En  route  pour  son  second  voyage  d'Algérie,  il  termine  ainsi 
une  lettre  à  Armand  du  Mesnil  :  «  Adieu,  chère  bonne  amie, 
adieu,  M  '*  Marie.  Si  vous  m'aimez  au  point  que  je  crois,  sou- 
baitez-moi  de  vous  oublier  un  peu  afin  d'avoir  le  cœur  et  l'esprit 
plus  libres  que  je  ne  l'ai.  Je  voyage  à  reculons,  les  yeux  tour- 
nés vers  vous  ».  Pour  ne  pas  exagérer  la  signification  de  ce 
passage,  il  faut  du  reste  se  dire  qu'il  s'adresse  à  la  fois  à  la 
grand'mère  et  à  la  petite-fille,  car  la  «  chère  bonne  amie  », 
c'est  M-'^^'^  du  Mesnil. 

Voici  enfin  un  passage  d'une  lettre  écrite  au  cours  du  séjour 
à  Blidah  :  «  N'exige  pas  trop  de  ta  nièce,  mais  continue  de 
diriger,  de  surveiller,  autant  que  possible.  La  phrase  citée 
me  plaît,  mais  c'est  trop  mûr  ;  pauvre  enfant!  N'aurait  elle 
pas  de  jeunesse  ?  Encore  un  poids  sur  mon  cœur.  —  Je  l'em- 
brasse, si  tu  le  permets,  monsieur  sou  oncle,  ou  tout  au 
moins,  je  lui  envoie  une  poignée  de  main  de  bien  bon  ami. 
Chère,  chère  enfant  !...  » 

Qui  s'étonnerait  ensuite,  près  de  cinq  ans  plus  tard,  de  les 
voir  s'unir,  en  1852.  Et  il  nous  semble  que  ce  mariage  conve- 
nait admirablement  à  l'ancien  ami  de  Madeleine.  Une  folle 
passion  eût  été  comme  un  reniement  de  celle  qui  fut  tant 
aimée  ;  une  froide  union  de  convenance  eût  été  odieuse.  Et 
puis,  du  côté  de  la  jeune  fille,  ne  fallait-il  pas  qu'elle  connût 


LES    ANNÉES    d'APPRENÏISSAGE   d'eUGÈNE    FROMENTIN  21 

de  vieille  date  l'ancienne  passion,  la  blessure  sur  laquelle  elle 
était  appelée  à  verser  le  baume  de  son  affection  ?  n'était-ce 
pas  nécessaire  pour  qu'auprès  d'elle  Fromeutin  pût  écrire 
Dominique  sans  la  blesser,  sans  manquer  à  aucun  de  ses 
deux  amours?  Nous  avons  dit  que  Dominique  parut  en  1862. 

Ayant  ainsi  achevé  de  résumer  l'histoire  de  la  jeunesse  de 
Fromentin  au  point  de  vue  sentimental,  nous  allons  aborder 
le  point  de  vue  de  l'art  et  de  la  critique  d'art.  Mais  aupara- 
vant il  couvieut  d'indiquer  une  particularité  relative  au 
D""  Fromentin  qui  n'est  pas  sans  avoir  eu  une  influence  sé- 
rieuse sur  ses  rapports  avec  son  fils.  Il  faisait  de  la  peinture, 
ce  qui  pouvait  l'incliner  à  de  la  bienveillance  pour  la  voca- 
tion naissante  de  celui-ci  ;  mais,  ayant  fréquenté  l'atelier  de 
Bertiu',il  était  resté  entièrement  dévoué  à  l'école  académique 
du  paysage,  en  sorte  que  les  tendances,  nullement  révolu- 
tionnaires, mais  cependant  novatrices  d'Eugène  lui  devaient 
être  profondément  antipathiques,  M.  Louis  Gillet  se  réjouit 
beaucoup  aux  dépens  de  la  peinture  du  D''  Fromentin,  qu'il 
qualifie  de  terrible  barbouilleur  ;  mais  M.  Blanchon,  sans 
prendre  à  proprement  parler  la  défense  de  celui-ci,  rappelle 
qu'uu  jour  Gustave  Moreau  prit  pour  l'original  une  copie 
faite  par  lui  d'un  tableau  de  Joseph  Vernet. 

Tant  qu'Eugène  fut  au  collège  de  La  Rochelle,  où  l'ensei- 
gnement du  dessin  n'existait  pas  officiellement,  il  n'eut 
d'autre  maître  que  son  père.  Ou  dit  qu'il  était  arrivé  à  tracer 
des  figures  et  des  paysages  d'un  crayon  charmant  et  que,  au 
tournant  de  telle  page  de  son  cours  dicté  de  logique,  apparaît 
un  pape  porté  sur  la  sedia,  une  scène  dramatique  de  nau- 
frage, une  Jeauue  d'Arc  écoutant  les  voix,  des  groupes 
antiques,  des  portraits,  des  caricatures  et  jusqu'à  l'esquisse 
d'une  grande  composition  historique  dont  le  Premier  Consul 
occupe  le  centre.  En  même  temps,  Fromeutin  s'essayait  à  la 
poésie,  ainsi  que  nous  l'avous  déjà  indiqué;  mais  ses  essais 
ne  uous  paraissent  pas  avoir  eu  jamais  un  grand  intérêt. 

Nous  avons  vu  qu'il  partit  un  an  après  la  fin  de  ses  études 
classiques,  c'est-à-dire  à  l'automne  de  1839,  pour  faire  son 
droit  à  Paris  ;  mais  il  emportait,  plus  encore  que  les  résultats 
de  l'enseignement  de  son  père,  l'impression  profonde  de  la 
nature  sur  son  âme  d'artiste.  Cette  influence  apparaît  mainte 

1.  Les  dates  montrent  qu'il  s'agit  de  Léon-Victor  Berlin  et  non  d'Edouard 
Berlin  qui,  lui  aussi,  fit  du  pa^'sage  académique. 


22  l'année  philosophique.  I9ii 

fois  au  cours  du  volume  que  nous  éludions,  mais,  où  ou  la 
seul  par-dessus  tout,  c'est  dans  les  descriptions  éparses  dans 
Dominique,  souvent  dans  des  notations  discrètes  où  se  marque 
le  retentissement  des  influences  ambiantes. 

La  vocation  commence  à  se  mai-(juer  au  cours  des  prome- 
nades dans  les  environs  de  Paris.  Extrayons  les  lignes  sui- 
vauLes  d'une  lettre  écrite  en  1840  à  un  camarade  rochelais  : 

«  Rien  ne  peut  vous  donner  une  idée  de  la  beauté  des  envi- 
rons de  Paris  Je  tombe  à  chaque  pas  d'extase  en  extase, 
parce  que  les  aspects  changent,  et  une  échappée  de  vue  nou- 
velle eu  découvre  un  nouveau.  Je  donnerais  tout  au  monde 
pour  savoir  crayonner  le  paysage  ;  il  y  aurait  de  quoi  se  faire 
un  album  charmant.  Je  m'y  habitue  bien  un  peu.  mais  c'est 
excessivement  difficile  et  je  ne  liens  pas  tant  à  un  paysage 
achevé  dans  ma  chambre  qu'à  une  élude  prise  à  la  hâte  sur 
les  lieux,  souvent  lort  incommodément  et  eu  deux  coups  de 
crayon. 

«  Je  m'occupe  toujours  un  peu  de  dessin  sans  ordre,  faisant 
de  tout  un  peu,  parce  que  les  commodités  me  manquent  pour 
prendre  un  maître,  et  que,  d'ailleurs,  uu  maître,  quel  qu'il  fût, 
me  forcerait  à  travailler  un  genre  particulier,  souvent  le 
sien,  tandis  que,  pour  ce  que  je  veux  faire  du  dessin,  j'aurais 
le  désir  de  faire  un  peu  de  tout.  » 

En  somme,  durant  cette  première  année  de  séjour  à  Paris, 
ce  qui  devait  marquer  le  plus  sur  Fromentin,  ce  fut  sa  liaison 
avec  Emile  Bellrémieux,  un  rochelais  qui  faisait  sa  médecine 
avec  Charles  Fromentin,  et  aussi  la  connaissance  qu'il  fit  de 
Paul  Bataillard,  uu  jeune  charliste,  au  cours  d'une  promenade 
champêtre  de  VInstilut  Catholique,  cercle  religieux  e.l  littéraire 
de  jeunes  geus..  dirigé  par  les  frères  de  Riancey.  Bataillard 
devait  devenir  son  plus  cher  confident. 

Très  différents  à  une  foule  d'égards,  Emile  Beltrémieux  et 
Paul  Bataillard  se  ressemblaient  par  leur  ardeur  démocra- 
tique. 

L'année  suivante,  Fromentin  rêve  plus  littérature  que  pein- 
ture ou  dessin,  et  il  entreprend,  avec  Bataillard,  une  série 
d'études  sur  Edgar  Quinet.  Il  suit  d'ailleurs  assidûment  les 
cours  de  Mickiewicz,  tout  eu  continuant  ses  études  de  droit. 
Il  compose  beaucoup  de  vers,  et  son  amour  de  la  nature  lui 
inspire  le  regret  de  n'avoir  pas  le  don  de  la  peinture  : 

Peintre,  je  sentirais,  quand  je  l'aurais  touchée, 
0  bonheur  !  palpiter  mon  image  ébauchée  ; 


LES   ANNÉES   D  APPRENTISSAGE   d'eDGÈNE    FROMENTIN  23 

Et  d'un  double  instrument  me  servant  à  la  fois, 
Je  verrais  l'être  entier  s'éveiller  sous  mes  doigts. 

En  184"2,  grâce  à  Bataillard,  Eugène  Fromentin  noue  avec 
Armand  du  Mesuil  cette  amitié  qui  devait  avoir  des  consé- 
quences si  décisives  dans  sa  vie.  Sans  entrer  dans  des  détails 
sur  l'oncle  de  M"^  Marie,  rappelons  que,  employé  au  ministère 
de  l'Instruction  publique,  après  avoir  donné  quelques  actes  à 
rOdéon,  avoir  collaboré  à  de  grands  journaux  et  rédigé  de 
remarquables  études  sur  des  sujets  touchant  à  l'instructioa 
publique,  il  devint  chef  de  division  et  fut,  en  1870,  choisi 
comme  directeur  de  l'enseignement  supérieur  et  nommé  con- 
seiller d'État  en  1876.  II  survécut  à  sou  neveu,  n'étant  mort 
qu'en  1903. 

Nous  avons  dit  que  nous  négligerions  les  poésies  de  Fro- 
mentin, et  cependant,  au  moment  où  le  peintre  va  surgir  et 
tuer  le  poète,  il  lui  arrive  de  s'élever  au  dessus  de  la  médio- 
crité dont  nous  nous  détournions.  A  titre  de  spécimen,  repro- 
duisons son  sonnet  intitulé  :  Le  temps  s'écoute. 

Si  par  un  de  ces  jours  de  septembre  où  l'on  doute 
Que  l'air  ait  une  haleine  et  les  champs  des  échos, 
La  barque  un  aviron  pour  secouer  les  fl  'is, 
Le  ciel  un  astre  en  feu  pour  éclairer  sa  voûte, 

Jour  morne  et  qui  succède  à  de  beaux  jours  sans  doute, 
Si  vous  parlez  au  paire,  — ■  >  n  garilantses  troupeaux. 
Le  naïf  astrologue  alors  vous  dii.  ces  mots  : 
«  Que  la  biise  est  a  i  calme  et  que  le  temps  s  écoute.  » 

Mot  profond  qui  ve  ^t  dire  apparemment  qu'après 
Avoir  p(^inl;nit  l'été  du  rivage  aux  forêts 
En  mille  et  mille  ai'deurs  éparpillé  sa  sève. 

Prise  enfin  de  regrfts,  de  fatigue  et  d'ennui. 
Comme  un  cœur  amoureux  que  l'espénince  a  fui, 
La  nature  un  moment  s  '  tait,  médite  et  rêve. 

Une  poésie,  plus  importante,  que  nous  aimons  moins,  mais 
où  se  montre  une  significative  évolution  du  goùl  vers  la 
nature  sincèrement  observée,  a  été  publiée  par  M.  Gonse  dans 
son  livre  sur  Ew/èiie  Fromentin'-  :  nous  voulons  parler  de  Un 
mot  sur  l'art  conlemimiain,  adressé  à  sou  ami  Benjamin  Fillon, 
où  ou  le  voit  se  détacher  de  son  enthousiasme  pour  Victor 
Hugo. 


1.  Page  15. 


24  l'année    PIlILOSOPinQUE.    lilll 

Pendant  les  vacances  de  1812,  il  épanche  dans  ses  lettres  à 
Bataillard  le  tourment  qu'il  éprouve  à  ne  se  reconnaître 
aucune  vocation.  Ce  n'est  que  par  accès  qu'il  se  plaît  à 
crayonner.  «  Je  n'ai,  dit-il,  qu'une  aversion  :  tout  ce  qui  est 
positif  ;  qu'une  passion  :  tout  ce  qui  se  rattache  plus  ou  moins 
à  l'art.  Mais  le  vague  môme  de  cette  passion  la  condamne... 
N'ayant  pas  de  vocation,  je  flotterais  d'un  essai  à  un  autre  et  ne 
suivrais  jamais  une  ligne  directe,  la  seule  qui  meneau  succès... 
Je  suis  donc  bien  décidé  à  prendre  un  état.  En  cela  je  ne  fais 
que  devancer  les  intentions  inflexibles  de  mou  père.  Mais  un 
état  qui  se  rapproche  le  plus  possible  du  genre  d'études  aux- 
quelles je  me  livre  de  préférence,  qui,  môme,  me  fournisse 
plus  ou  moins  l'occasion  de  les  appliquer  ;  ou  bien  un  état  qui 
me  laisse  assez  de  loisirs  pour  m'en  occuper  sans  trop  d'in- 
terruption. C'est  vous  dire  que  j'hésite  entre  le  barreau  et  la 
magistrature.  »  H  ajoute  d'ailleurs  que  le  droit  l'ennuie  à 
crever  :  «  espérons  que  l'application  m'ennuiera  moins  »,  et 
il  entre  dans  l'étude  d'avoué  de  M"  Denormandie;  mais  aupa- 
ravant, pendant  les  vacances,  il  écrit,  en  collaboration  avec 
Beltrémieux,  une  étude  sur  Gustave  Drouineau,  idéologue 
enthousiaste  qui  prêcha  l'évangile  de  la  liberté,  lutta  sur 
tous  les  terrains  contre  les  tendances  matérialistes...  et  finit 
pensionnaire  de  l'asile  de  Lafond. 

Cette  étude  finie,  les  deux  amis  composent  ensemble  une 
comédie  en  plusieurs  actes  et  une  tragédie  en  un  acte  en  vers. 
Ensuite,  rentré  à  Paris,  Fromentin  vit  au  milieu  d'un  Cénacle 
qui  entretient  des  relations  respectueuses  avec  Michelet,  Qui- 
net  et  Sainte-Beuve  ;  mais  en  même  temps  il  commence  son 
doctorat  en  droit  et  s'exerce  au  dessin  sur  les  actes  de  procé- 
dure et  les  panneaux  des  portes  de  M"  Denormandie.  Quand 
il  manque  de  place,  il  descend  dans  la  cour  décorer  la  remise, 
l'écurie  et  le  mur  mitoyen  ;  puis,  l'œuvre  finie,  il  quitte  l'étude 
et  obtient  de  son  père  l'autorisation  d'entrer  dans  un  atelier; 
mais  cet  atelier  sera  celui  de  Rémond,  le  représentant  le  plus 
marquant  à  cette  époque  de  l'école  académique  de  paysage. 

Adieu  les  vers,  qu'il  détruit  «  comme  des  choses  fausses  ou 
puériles  dans  le  fond,  prétentieuses  dans  la  forme,  où  il 
aurait  craint  de  retrouver  une  image  ridicule  de  lui-même  ^  ». 
Il  en  périt  ainsi  plus  de  six  mille,  d'après  une  confidence  à 
Jules  Breton. 

1.  Paul  Bataillaril.  Notes  biographiques. 


LES    ANNÉES   d'aPPRENTISSAGE    d'eUGÈNE    FROMENTIN  25 

Pour  compléter  les  leçons  de  Rémood  par  l'étude  de  la  na- 
ture, Fromentin  va  s'installer,  en  août  et  septembre  1843,  à  la 
Celle-Saint-Cloud,  avec  Albert  Aubert  et  Emile  Augier,  qui 
lit  à  ses  amis  sa  Ciguë,  sur  le  point  d'être  jouée  à  l'Odéon.  Ce 
fut  une  période  de  travail  acharné.  «  Après  beaucoup  d'essais 
infructueux,  parce  qu'ils  étaient  sans  doute  maladroits  et  que 
le  temps  me  contrariait,  écrit-il  à  du  Mesnil,  j'ai  renoncé  à 
peindre  pour  me  mettre  à  dessiner.  Les  premiers  essais  de 
dessin  n'ont  guère  été  plus  heureux  ;  mais  depuis  deux  ou 
trois  jours,  j'ai  réussi  à  faire  quatre  ou  cinq  études  de  détail 
dont  je  suis  content.  Je  rencontre  à  chaque  pas  des  difficultés 
qui  me  désolent  ;  il  faut  que  je  devine,  n'ayant  personne  pour 
me  donner  le  secret  dun  mécanisme  que  je  ne  connais  pas. 
Toutefois  ce  séjour  et  ces  tentatives  acharnées  ne  m'auront 
pas  été  inutiles.  Car.  sans  produire,  on  apprend  beaucoup  à 
observer  la  nature  d'aussi  près  ». 

A  la  fin  de  l'été,  il  emmène  Bataillard  à  La  Rochelle  et  à 
Saint-Maurice,  où  ils  retrouvent  Beltrémieux.  Bataillard 
étant  reparti  avant  lui,  il  lui  écrit  et  lui  raconte  ses  travaux 
et  ses  rêves  artistiques.  Mais,  en  fin  de  compte,  il  n'est  pas 
satisfait  de  son  séjour  au  pays  natal  :  «  Je  n'ai  rien  fait  de  ce 
que  je  voulais  faire,  écrit-il  à  du  Mesnil  ;  tout  à  manqué  faute 
d'études,  de  savoir,  faute  de  tout.  Je  garde  mon  sujet  qui  est 
fécond,  et  l'ajourne  à  la  fin  de  cette  aunée  ». 

Vers  la  fin  de  l'hiver  18'f3-44,  Fromentin  passe  à  l'ennemi, 
quittant  l'atelier  de  Rémond  pour  celui  de  Cabat,  qu'on  a 
appelé  «  le  père  du  paysage  naturaliste  ». 

On  se  souvient  que  c'est  au  commencement  de  l'été  de  1844 
que  mourut  Madeleine.  Peudant  son  séjour  à  Saint-Maurice 
qui  suivit,  Fromentin  entreprit  uu  tableau  d'après  la  ferme 
de  Vauquin,  c'est-à-dire  des  Trembles  ;  c'est  lui  qui  figurera 
au  salon  de  1847,  sous  le  nom  d'Une  ferme  aux  environs  de  La 
Rochelle.  «  Je  n'ai  qu'un  regret,  écrit-il  à  Bataillard,  c'est 
d'entreprendre  trop  tôt  un  tableau  que  je  convoite  depuis  mon 
enfance  et  dont,  avec  plus  d'habileté,  je  pourrais  faire  une 
chose  excellente.  » 

Mais  le  désaccord  avec  son  père  va  s'acceutuaut  :  «  Je  suis 
bien  peu  soutenu  ;  mou  père,  loin  de  l'approuver,  critique 
amèrement  tout  ce  que  je  fais.  Si  je  n'avais  pour  moi  la  con- 
science du  bien  et  l'autorité  de  mou  maître,  je  renoncerais  à 
peindre  ;  mais  ne  craignez  pas  pour  moi  ces  influences  ;  j'en 
soufire,  voilà  tout.  »  Puis  le  courage  faiblit  :  «  Je  travaille 


20  l'année  philosophique.  1!H1 

absolument  à  huis  clos.  C'est  à  peiue  si  mou  père  hasarde  de 
temps  eu  temps  une  observatiou,  presque  toujours  défavo- 
rable... Mou  plus  graud  malheur  est  de  sentir  que  je  ne  puis 
prétendre  à  poursuivre  une  entreprise  qui  me  serait  si  chère 
et  à  laquelle  je  voue  aveuglément  tout  ce  (pie  j'ai  d'espérances 
et  d'énergie.  Le  moment  est  venu  des  grandes  discussions.  Il 
n'y  a  plus  moyen  de  les  ajourner.  » 

Survient  la  mort  de  sou  oncle  Kmile  Billotte,  qui  l'ébranlé 
fortement  ;  puis  Beltrémieux  veut  fonder  une  revue  à  La 
Rochelle,  notamment  avec  la  collaboration  de  ses  amis  du 
Cénacle,  et  Fromentin  lui  promet  une  série  d'articles  d'art. 

11  se  remet  cependant  à  peindre  avec  ardeur  ;  parlant  du 
tableau  sur  le  métier,  il  écrit  à  Bataillard  :  «  Mon  père  y 
prend  intérêt,  mais  il  trouve  cela  trop  pénible  ;  il  voudrait 
me  voir  improviser  et  ce  système  de  peinture  extrêmement 
faite,  faite  à  tant  de  reprises,  n'ayant  pas  pour  lui  le  même 
mérite  de  célérité  que  les  légers  frottis  li((uides  de  lécole 
Bertin,  lui  semble  incomparablement  inférieur.  »  Puis  voici, 
dans  la  même  lettre,  une  notation  bien  curieuse  d'une  carac- 
téristique des  tendances  esthétiques  de  Fromentin.  «  J'ai 
besoin  de  calme  et  de  solitude,  un  besoin  incroyable;  autre- 
fois, il  n'en  était  pas  de  même.  Le  vent  me  déplaît  plus  que 
jamais.  J'aime-peu  ce  qui  court,  ce  qui  coule  ou  ce  qui  vole; 
toute  chose  immobile,  toute  eau  stagnante,  tout  oiseau  pla- 
nant ou  perché,  me  cause  une  indéfinissable  émotiou.  Je  ren- 
drai peut-être  un  jour  cet  universel  sentiment  de  repos;  eu 
attendant,  il  m'inquiète,  parce  qu'il  accu.se  peut-être  une 
inertie  stérile.  » 

Non  seulement  ou  retrouve  affirmé,  de  façon  plus  ferme 
dans  un  de  ses  livres  sur  l'Algérie,  ce  goût  pour  le  repos  ; 
mais  il  nous  semble  qu'il  ressort  de  sa  peinture.  Certes,  la 
Fantasia  de  la  collection  Chauchard  est  à  la  fois  une  belle 
œuvre  et  une  œuvre  pleiue  de  mouvement;  mais  nous  lui 
préférons  certaines  peintures  plus  calmes,  par  exemple  telle 
de  ces  Chasses  au  faucon  dont  une  figure  au  musée  Coudé  et 
dans  lesciuelles  on  voit  un  groupe  de  cavaliers  immobiles  qui 
regardent  planer  l'oiseau  chasseur,  ou  encore  ces  Arabes  en 
prière,  vus  à  nous  ne  savons  plus  quelle  exposition. 

Tous  à  Saint-Maurice  reculent  devant  «  l'explication  deve- 
nue imminente)).  Ce  qui  rend  faible  Fromentin  (ou  du  moins 
il  le  croit),  c'est  la  question  d'argent.  Enfin  les  explications 
sont  entamées  :  l'entretien  a  été  calme,  amical  et  franc,  ou 


LES   ANNÉES    D  APPRENTISSAGE    D  EUGÈNE    FROMENTIN  27 

plutôt  tout  a  été  ajourué:  Eugèue  partagera  sou  temps  entre  les 
couféreuces  du  stage  et  la  peinture  Eu  traits  vifs  il  fait  res- 
sortir la  différence  totale  existant  entre  la  manière  de  penser 
et  de  sentir  de  sou  père  et  la  sienne,  puis  il  ajoute  :  «:  C'est 
égal,  mon  père  est  admirablement  bon.  Et  manière  !  je  crois, 
mon  ami,  que  je  sacrifierais  tout  à  leur  repos,  si  je  le  voyais 
trop  sérieusement  engagé.  Si  vous  saviez,  mon  ami,  les  ten- 
dresses croissantes  que  je  me  sens  à  certains  moments  pour 
eux,  vous  comprendriez  mieux  certaines  faiblesses  que  vous 
me  reprochez.  » 

De  son  côté,  Armand  du  Mesnil  écrit  des  lettres  mélanco- 
liques, et  Fromentin  rêve  de  le  voir  revenir  à  La  Rochelle  où 
tous  deux,  avec  Beltrémieux,  bâtiraient  quelque  chose  avec 
les  débris  de  leur  fortune  littéraire  et  artistique. 

Enfin  il  s'arrache  à  cette  teutaiion  d'abaudonnement  et 
repart,  navré,  pour  Paris. 

Il  rentre  à  l'atelier  de  Gabat  et  travaille  avec  des  hauts  et 
des  bas.  Mais,  Je  priiitem|)s  venu,  celui-ci  quitte  le  monde 
pour  aller  prendre  l'habit  dominicain  auprès  de  Lacordaire  : 
«Je  m'attendais  à  cette  résoUition,  écrit  Eugène  à  sa  mère, 
mais  je  ne  la  croyais  pas  aussi  prochaine.  Je  m'étais  attaché 
vivement  à  lui  ;  de  sou  côté  il  me  témoignait  quelque  amitié; 
DOS  dissentiments  religieux,  eu  soulevant  entre  nous  de  fré- 
quentes discussions,  nous  avaieut  amenés  à  nue  certaine 
intimité  de  rapports  et  d'idées.  Je  lui  étais  surtout  très 
reconnaissant  de  l'iulérêt  qu'il  m'a  témoigné  pendant  tout 
cet  hiver,  des  encouragements  qu'il  m'a  donnés,  ainsi  que 
de  ses  marques  d'estime  pour  mes  sentiments  en  pein- 
ture. » 

Peu  après,  il  confie  à  sa  mère  sa  confiance  dans  ses  pro- 
grès :  «  Ah  !  vois  tu?  ma  pauvre  mère,  je  sais  bien  que  nous 
aurons  beau  faire,  vous  et  moi,  que  la  vocation  qui  m'en- 
traîne, téméraire  ou  non,  est  plus  forte  que  tous  les  conseils... 
Je  suis  neiiitre,  je  le  crois  je  le  sens,  on  me  raffirme  ;  pour- 
quoi. uîDu  Dieu  !  me  contraindre  à  n'être  pas  ce  (|ue  je  puis 
être,  à  devenir  ce  que  je  ne  puis  tenter  ?  Le  départ  de  mon 
excelh'ul  et  illustre  maître  m'a  rendu  toute  ma  liberté  d'es- 
prit et  d'invention.  Je  crois  pouvoir  me  passer  de  directeur. 
Les  influences  me  troublent  et  me  jettent  en  dehors  de  mes 
voies  lia  In  relies.  » 

Ce|iendant,  durant  ce  même  [irintemps  1843,  paraît  dans  la 
Revue  organique  des  départements  de  l'Ouest,  fondée  par  Bel- 


28  l'année  philosophique.  1911 

trémieux,  un  important  compte-rendu  du  Salon  annuel 
(n**  d'avril  et  de  mai).  Il  y  salue  spécialement  notre  école  de 
paysage,  la  plus  complète,  la  mieux  unie,  la  plus  forte.  Avec 
Cabat,  Daubigny,  Corot,  Rousseau,  Marilbat,  Dupré,  elle  a, 
en  moins  de  dix  ans,  opéré  une  révolution  complète.  Notons 
cette  apprécialion  sur  un  Corot  :  «  C'est  l'iieure  où  cbantent 
les  rossignols,  le  bois  est  devenu  sonore,  et  les  feuilles  clair- 
semées des  trembles  frémissent  d'elles-mêmes  dans  l'air  épuré 
du  soir  ». 

M.  Blanchon  résume  ainsi  son  appréciation  sur  ce  Salon  : 
«  Les  idées  exprimées  par  Fromentin  et  les  jugements  qu'il 
porte  sur  les  peintres  de  son  temps  sont  à  la  fois  le  pro- 
gramme de  sa  vie  d'artiste  et  la  substance  de  sa  critique 
d'art  tout  entière.  Il  y  manque,  avec  la  maturité  de  la  pensée, 
ce  qui  fera  l'originalité  des  Maîtres  d'Autnfnis,  l'étude  des 
questions  de  métier,  le  cbarme  et  l'éclat  du  style  ».  LeD''  Fro- 
mentin lui-même  fut  satisfait. 

De  fin  mai  à  juillet,  Fromentin  s'installe  à  Bue,  près  de 
Versailles,  chez  Albert  Aubert,  et  jouit  profondément  de  ce 
pays  «  dont  l'aspect  est  délicieux,  la  solitude  profonde  »  ; 
mais  les  soucis  d'argent  le  tourmentent  encore. 

Durant  les  vacances  à  SaintMaurice,  les  tiraillements  avec 
le  D'  Fromentin  recommencent  :  «  Egalement  incapable  de 
comprendre  la  passion  naissante  qui  m'entraîne  et  les  pro- 
messes de  talent  qu'il  peut  y  avoir  dans  mes  essais,  écrit  son 
fils  à  Bataillard,  il  ne  me  donnera  jamais  d'adhésion  formelle 
et  ne  cédera,  s'il  cède,  qu'à  des  succès  devenus  notoires.  Seu- 
lement, comme  il  est  faible,  distrait,  et  qu'il  a  peur  des  luttes 
ouvertes,  il  me  laissera  faire,  si  je  persiste...  Si  je  lui  avouais 
le  dégoût  que  m'inspire  ma  peinture,  je  serais  à  tout  jamais 
perdu  dans  son  esprit,  car  mon  père  n'admet  pas  qu'on  soit 
jamais  mécontent  de  ce  qu'on  fait.  » 

A  la  fin  de  l'automne,  Eugène  est  furieux  de  n'avoir  rien 
fait,  «  moins  que  rien  ».  Après  beaucoup  de  tiraillements,  il 
va  regagner  Paris,  et  il  est  plein  de  contradictions  :  «  Ce 
départ,  sera  plus  triste  que  les  précédents  ;  ce  n'est  pas  tout 
à  fait  une  rupture,  mais  une  émancipation  »  ;  d'ailleurs  il 
écrit  aussi  :  «  J  attends  mercredi  prochain  comme  un  jour  de 
joie  et  de  résurrection  ». 

De  retour  à  Paris,  il  annonce  à  sa  mère  que  Cabat  y  est 
rentré  également,  renonçant  à  la  vie  monastique. 

Rien  ne  marquerait  particulièrement  cet  hiver  1845-46,  s'il 


LES   ANNÉES   d'aPPRENTISSAGE   D  EUGÈNE    FROMENTIN  2d 

ne  se  terminait  par  une  équipée  appelée  à  jouer  un  rôle  déci- 
sif dans  la  destinée  de  Fromentin. 

Il  s'était  lié  avec  un  peintre  orientaliste  de  son  âge,  Charles 
Labbé,  dont  la  famille  habitait  l'Algérie  :  mariant  sa  sœur  à 
Blidah  en  mars  1846,  il  proposa  à  Fromentin  et  à  du  Mesnil 
de  l'accompagner.  Delacroix,  Decamps,  Marilhat  avaient 
éveillé  en  Eugène  l'ardente  curiosité  des  pays  du  soleil.  Il  fut 
donc  singulièrement  tenté.  N'ayant  que  deux  jours  pour  se 
décider,  il  ne  consulte  pas  ses  parents  et  puise  momentané- 
ment daus  la  bourse  de  ses  amis;  puis  il  part,  laissante 
Bataillard  le  soin  de  transmettre  à  M'"''  Fromentin  les  lettres 
banales  qu'il  lui  ferait  parvenir  d'Algérie. 

De  Lyon  à  Avignon,  il  descend  le  Rhône  et  y  éprouve  un 
enthousiasme  facile  à  comprendre  :  «  Je  reviendrai  dans  ce 
pays-ci;  j'ai  un  pressentiment  que  je  trouverai  là  une  veine 
originale.  Je  ne  connais  rien  de  plus  beau  dans  le  Poussin, 
rien  de  plus  extraordinaire  dans  les  plus  fins  coloristes.  » 

Marseille  sous  la  pluie  lui  paraît  atroce  et  sale;  Alger, 
abordé  par  un  temps  sombre,  produit  l'effet  d'un  port  de  la 
Manche.  Mais  bientôt  le  soleil  et  l'enthousiasme  reviennent  : 
«  C'est  beau,  c'est  beau  !  Tout  est  beau,  même  la  misère,  même 
la  boue  des  sandales,  —  oh  !  les  enfants  !  —  je  vous  écrirai 
plus  tranquillement,  j'espère,  par  le  prochain  courrier.  » 

Les  montagnes  de  l'Atlas  ne  le  séduisent  pas;  «  mais  les 
hommes,  mais  les  constructions,  mais  les  bêtes  !...  Et  puis  la 
plaine  immeuse,  absolument  nue,  qui.  le  soir,  fume  au  soleil 
couchant  et  ressemble  au  désert!  D'ailleurs  tout  est  nouveau 
pour  moi,  tout  m'intéresse  ;  et  plus  j'étudie  cette  nature,  plus 
je  crois  que  malgré  Marilhat  et  Decamps,  l'Orient  reste  encore 
à  faire.  Pour  ne  parler  que  des  hommes,  ceux  qu'on  uous  fait 
sont  les  bourgeois.  Le  vrai  peuple  arabe,  en  haillons  et 
plein  de  vermine,  avec  ses  ânes  misérables  et  teigneux,  ses 
chameaux  en  guenilles  passant,  noirs  et  rongés  par  le  soleil, 
devant  ces  horizons  splendides,  cette  grandeur  daus  les 
attitudes,  cette  beauté  antique  daus  les  plis  de  tous  ces  hail- 
lons, voilà  ce  que  nous  ne  connaissons  pas.  » 

Cependant  ce  n'est  qu'une  courte  excursion  ;  le  13  avril, 
Fromentin  écrit  de  Marseille  sa  confession  à  sa  mère,  et  il  lui 
écrit  de  nouveau,  de  Paris,  le  19.  Ce  n'est  qu'un  mois  plus 
tard  qu'il  se  hasarde  à  écrire  à  son  père,  et  en  môme  temps  il 
lui  envoie  deux  dessins.  La  réponse,  modérée  et  indulgente, 
le  toucha  beaucoup. 


30  l'année  philosophique.  19H 

A  Paris,  lecénRcle  se  transporte  du  quartier  latin  aux  alen- 
tours delà  rue  Pi^alle,  dont  Froiiieutiu  ne  s'éloignera  pas,  et, 
se  resserrant  autour  de  M""^  «lu  Mesnil,  il  deviendra  «  le  pha- 
lanstère ».  Une  vieille  amie,  qui  est  comme  la  seconde  mère 
de  Lal)bé,  M""'  Regn;uilt.  veuve  d'un  secrétaire  des  comman- 
dements du  duc  d'Anj^oulème,  se  conquiert  le  cœur  de  Fro- 
mentin et  ne  contribue  pas  moins  que  M"'°  du  Mesnil  à  res- 
serrer les  liens  du  phalanstère. 

Entre  temps  il  apprend  que  son  père  a  envoyé  ses  dessins  à 
l'exposition  de  La  Rochelle,  et  il  se  montre  inquiet  de  l'effet 
qu'ils  produiront.  Bailleurs  il  travaille  ferme  et,  dès  le  mois 
d'août,  va  sMiislriller,  avec  Labhé  et  M""  Hc^naiilt,  à  Gom  iiay- 
en-Bray,  où  il  se  met  sérieusen)ent  à  peindre  d'après  nature, 
ce  qu'il  n'avait  guère  fait  juscjue  là.  «  Je  cherche,  écrit-il  à 
Bataillard,  surtout  l'exactitude  du  Ion,  je  sens  qu'avec  des 
efforts  j'y  arriverai,  plus  même  que  je  ne  croyais  Je  n'ai  pas 
eu  de  peine  à  sortir  de  ma  routine  et  de  mes  tous  d'atelier, 
tant  sont  vives,  pressantes  et  claires  les  leçons  que  donne  cet 
admirable  maître,  le  Soleil.  » 

Après  un  assez  court  séjour  à  Chailly,  près  Fontainebleau, 
on  rentre  à  Paris.  Là  Beltrémieux  épouse  M'""  Thérèse  Waldor, 
fille  de  MélanieWaldor,  la  muse  romantique.  Puis,  à  l'occasion 
de  sa  fête,  Fromentin  reçoit  du  phalanstère  un  «  charmant  vol- 
taire »  pour  compléter  son  mobilier.  Il  s'est  du  reste  passé  de 
vacances  afin  de  préparer  son  premier  Salon,  celui  de  1847; 
mais  la  grippe  s'en  mêle,  et  son  grand  tableau  n'est  pas  ter- 
miné à  temps.  Cependant  il  a  revu  Cabat,  qui  lui  témoigne 
beaucoup  de  satisfaction  de  sa  peinture.  Finalement,  il  envoie 
au  Salon  trois  petits  tableaux,  qui  sont  reçus  à  l'unanimité. 
Deux  sont  des  vues  algériennes:  «  Je  n'y  devinai  point,  dit 
Maxime  du  Camp,  le  futur  maître  des  élégances  orientales.  La 
touche  était  plate,  sans  transparence,  grisâtre  et  tâtonnante; 
néanmoins,  çà  et  là  une  finesse  précieuse  et  une  sincérité 
d'aspect  qui  me  rappela  les  paysages  que  j'avais  parcourus.  » 

Fromentin  fut  très  flatté  de  la  demande  que  lui  fit  Cabat  de 
repeindre  un  ciel  très  important  qu'il  avait  manqué  et  de  la 
satisfaction  que  montra  son  ancien  maître  du  résultat  obtenu. 

Mais,  au  Salon,  il  est  humilié  de  l'effet  que  lui  produit  sa 
peinture,  dont  le  jour  très  vif  et  vertical  met  à  nu  les  moindres 
défauts.  Il  apprécie  du  reste  sévèrement  l'ensemble  de  ce 
Salon,  à  l'exception  de  VOrgie  romaine  du  jeune  Thomas 
Couture,  que  cette  œuvre  «  place  au  premier  rang  ».  Fina- 


LES    ANNÉES    d'APPRENTISSAGE   d'eUGÈNE    FROMENTIN  31 

lemeut,  il  veodit  7o0  francs  sa  vue  des  Gorges  de  la  Chiffa. 

Pendant  le  mois  de  mai,  il  va  voir  sa  famille  à  Lafond  et  en 
revient  satisfait  des  dispositions  de  son  père  ;  mais,  après  son 
retour  à  Paris,  il  est  pris  d'un  accès  de  découragement  et  de 
la  nostalgie  de  l'Afrique.  Cette  fois,  il  s'en  ouvre  à  sa  famille 
et  explique  à  son  père  ce  qu'il  va  y  chercher.  «  Tu  conviendras 
qu'eu  fait  de  nature,  et  quand  il  s'agit  de  l'art,  il  y  a  des 
goûts  déterminés  :  tel  se  consacre  à  la  Normandie  parce  que 
son  goût  l'y  porte;  si  tel  autre  se  tourne  vers  le  Midi,  c'est 
que  la  Normandie  ne  lui  aura  paru  qu'un  agréable  pays  de 
promenade.  J'en  suis  là,  je  n'ai  jamais  souhaité,  depuis  que 
je  fais  de  la  peinture,  de  visiter  les  bords  du  Rhin  qu'on  dit 
magnifiques,  les  Pyrénées,  ni  la  Suisse.  Un  natif  instinct  me 
portait  vers  la  nature  du  Midi,  je  l'avais  en  quelque  sorte 
devinée  avant  de  l'avoir  vue.  » 

Le  D''  Fromentin  reste  indécis,  et  son  fils  fait  ses  préparatifs 
de  départ  avec  son  ami  Labbé  et  un  autre  jeune  peiutre, 
Saltzmanu.  C'est  au  commencement  d'octobre  qu'il  débarque 
à  Alger.  Ici  nous  devons  éviter  de  le  suivre  pas  à  pas,  car  il 
faudrait  sans  cesse  confronter  les  lettres  écrites  au  jour  le 
jour  et  les  lettres  littéraires  é'Une  Amiée  dans  le  Sahel  et  iVUn 
Eté  dans  le  Sahara.  A  vrai  dire,  c'est  surtout  avec  le  premier  de 
ces  livres  que  nous  arrivons  à  faire  des  rapprochements,  car 
l'expédiliim  à  Laghouat  appartient  à  son  troisième  voyage  qui 
eut  lieu  hors  des  limites  du  livre  de  M.  Blanchon,  après  le 
mariage  de  Fromentin. 

Déjà  celui-ci  fait  volontiers  des  théories  esthétiques.  Un 
sujet,  par  exemple,  sur  lequel  il  revient  à  plusieurs  reprises, 
est  le  parti  que  le  peintre  biblique  peut  tirer  du  spectacle  de 
l'Algérie.  Dès  son  premier  voyage,  nous  le  voyons  en  parler 
deux  fois.  La  première,  c'est  en  termes  un  peu  énigmatiques, 
mais  qui  semblent  bien  critiquer  le  parti  qu'on  eu  a  tiré,  non 
l'idée  d'en  tirer  parti.  «  Ceux,  dit  il,  qui.  sous  prétexte  de 
couleur  locale,  fout  de  la  Bible  avec  le  costume  arabe,  sont 
des  imbéciles  qui  n'en  savent  point  tirer  parti.  Je  défie  qu'on 
me  montre  un  antique  mieux  drapé,  mieux  proportionné, 
plus  scrupuieusemeut  beau,  qu'un  Bédouin,  pris  au  marché, 
au  café,  dans  la  rue.  Malheureusement  il  est  très  difficile  de  les 
dessiner  au  passage,  et  ils  ne  veulent  point  poser;  leur  Code 
religieu.K  le  leur  défend.  »  Uu  peu  plus  loin,  une  appréciation 
évidemment  favorable  apparaît  : 

«  Le  voyage  est  admirable,  à  mou  sens,  moins  pour  ce  qu'il 


32  L  A.XMÏE   IMIILOSOPHIQUE.    1911 

ofïre  de  réalités  nouvelles  que  pour  les  rêves  qu'il  éveille,  les 
illusions  qu'il  crée,  les  perspectives  indéfinies  qu'il  ouvre  à 
l'imagination  sur  l'inconnu.  Pour  moi,  le  grand  charme  du 
mien,  c'est  qu'il  me  semble  avoir  voyagé  dans  les  temps 
anciens  et  parcouru  le  pays  de  la  Bible  et  des  patriar- 
ches. » 

Mais  c'est  durant  sou  second  voyage  qu'il  formulera  une 
opinion  d'une  absolue  précision,  en  opposition  d'ailleurs  bien 
nette  avec  celle  qu'après  réflexion  il  posera,  avec  non  moins 
de  précision,  dans  Un  Eté  ddns  le  Sahara.  Ecoutons  d'abord  le 
correspondant  d'Emile  Bellrémieux  etdesafemme.  Après  avoir 
opposé  les  Arabes  et  les  Maures,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Ceux-là, 
les  vrais  Arabes,  identiques  à  ceux  du  Hedjaz,  n'ont  guère 
changé,  j'imagine,  depuis  Mohammed-ben-Aboubeker  et  peut- 
être  depuis  Jacob-bcïi  haac.  Le  fait  est  que  certaines  parties 
de  ce  pays-ci,  c'est  la  Bible  en  images. 

«  En  allant,  il  y  a  quelque  temps,  faire  une  excursion  au  lac 
Haloula,  à  moitié  chemin  du  lac  et  de  la  plaine,  au  milieu 
d'un  carré  d'herbe  courte,  semée  de  touffes  de  palmiers  nains 
et  de  tamarins,  j'affirme  que  j'ai  rencontré  le  vieux  Isaac  de 
la  Genèse.  Ses  deux  fils  étaient  avec  lui.  Ils  surveillaient 
ensemble  un  troupeau  de  maigres  brebis;  ils  navaient  point 
de  burnous  et  pas  de  haïk  ;  une  seule  chemise  en  laine 
épaisse  et  d'un  blanc  sale,  serrée  à  la  ceinture  par  une  corde 
en  poilsde  chameau  bruns,  laissant  à  découvert  leur  cou,  leurs 
bras  jusqu'aux  épaules  et  leurs  jambes  couleur  de  bronze  flo- 
rentin. Une  simple  calotte,  en  laine  feutrée,  garantissait  le 
sommet  de  leurs  tètes  rasées.  Le  vieillard,  grave  et  un  peu 
voûté  comme  un  patriarche  de  Raphaël,  avait  une  barbe 
blanche,  longue  et  floconneuse.  Il  s'appuyait  sur  le  bras  de 
l'un  des  jeunes  gens  ;  l'autre,  un  long  bâton  recourbé  à  la 
main,  dirigeait  le  troupeau  à  travers  les  lataniers  et  le  con- 
duisait aux  endroits  plus  fertiles.  Le  troupeau  marchait  tête 
basse,  et  serré,  comme  ou  est  convenu  qu'il  doit  marcher  dans 
un  tableau  de  style.  Quand  notre  nombreuse  cavalcade  passa 
près  d'eux,  pas  un  des  trois  ne  leva  la  tête.  Le  vieillard  sem- 
blait tenir  uu  discours  à  celui  de  ses  fils  qui  lui  servait  d'appui  ; 
quant  à  l'autre,  il  s'en  allait  toujours  à  l'écart  comme  un 
réprouvé.  Lequel  était  Esaii,  lequel  Jacob?  Peut  être  s'agis- 
sait-ii  du  plat  de  lentilles.  Deux  ou  trois  chameaux  bruns 
paissaient  au  loin  dans  le  chaume,  au  pied  d'un  groupe  de 
palmiers.  Et  le  soleil  descendait  derrière  le  triple  étage  des 


LES    ANNÉES   d'aPPRENTISSAGE    d'eUGÈNE    FROMENTIN  33 

montagnes  qui  nous  faisaient  l'année  dernière  nous  écrier  : 
0  Palestine  !  0  Palestine  !  » 

Ce  problème,  qui  n'est  autre  que  celui  du  rôle  de  la  couleur 
locale  dans  l'art,  hantera  toujours  l'esprit  de  Fromentin,  et  il 
est  curieux  de  voir  combien,  du  point  de  départ  que  nous 
venons  de  noter,  ses  réflexions  ont  su  l'élever  plus  haut. 
Ouvrons  Un  Eté  dans  le  Sahara  et  lisons  au  cours  de  la  longue 
lettre  datée  de  Djelfa,  31  mai  : 

«  Un  autre  jour,  je  te  parlerai  de  la  tribu  en  marche,  nedja  ; 
admirable  spectacle  qui  renouvelle  ici  sous  nos  yeux,  en  plein 
âge  moderne,  à  deux  pas  de  l'Europe,  les  migrations  d'Israël. 
«  Que  ce  dernier  mot.  écrit  d'enthousiasme,  ne  m'engage 
pas  surtout  au  delà  de  ce  que  je  veux  dire.  Il  n'est  qu'à 
moitié  vrai.  Et  comme  il  effleure  une  question  d'art,  question 
qui,  selon  moi,  n'a  pas  le  sens  commun,  mais  n'importe, 
question  posée,  discutée  et  toujours  pendante,  comme  il 
effleure,  dis-je,  une  question  grave  après  tout,  celle  de  la 
couleur  locale  appliquée  à  un  certain  ordre  de  sujets,  je  désire 
m'expliquer  sur  ce  qu'il  y  a  de  trop  contestable  dans  la  com- 
paraison que  j'ai  faite. 

«  Voici  la  seconde  fois  que  j'introduis  la  Bible  dans  ces 
notes  ;  ce  qui  te  laisserait  croire  que  je  voyage  en  vrai  pays 
de  Chanaan,  moins  l'abondance,  et  que  je  rencontre  à  chaque 
pas  le  riche  Laban  ou  le  généreux  Booz. 

«  On  a  écrit,  en  eflet,  bien  plus,  on  a  voulu  prouver  par  des 
essais,  tu  sais  lesquels,  que  les  anciens  maîtres  avaient  défi- 
guré la  Bible  par  la  peinture,  qu'elle  avait  rendu  l'àme  entre 
leurs  mains,  et  que,  s'il  restait  un  moyen  de  ressusciter  cette 
chose  aujourd'hui  morte,  c'était  d'aller  la  contempler  toute 
réelle  encore  et  dans  son  effigie  vivante,  en  Orient. 

«  Celte  opinion  s'appuie  sur  un  fait  vrai  en  lui-même:  c'est 
que  les  Arabes,  ayant  à  peu  près  conservé  les  habitudes  des 
premiers  peuples,  doivent  aussi,  mieux  que  personne,  en 
garder  la  ressemblance,  non  seulement  dans  leurs  mœurs, 
mais  encore  dans  leur  costume,  costume  si  favorable  d'ailleurs 
qu'il  a  le  double  avantage  d'être  aussi  beau  que  le  grec  et 
d'être  plus  local.  Il  est  certain,  ajoute-t-on,  que  Rachel  et 
Lia,  filles  du  pasteur  Laban,  n'étaient  point  habillées  comme 
Antigone,  fille  du  roi  Œdipe;  qu'elles  se  présentent  à  notre 
esprit  dans  un  tout  autre  milieu,  avec  une  forme  différente, 
et  aussi  sous  un  tout  autre  soleil  ;  il  est  non  moins  certain  que 
les  patriarches  devaient  vivre   comme  vivent  les   Arabes, 

Pii.LOv.  —  Année  philos.  1011.  3 


34  l'anniïe  philosophique.  1911 

comme  eux  gardant  leurs  moutons,  ayant  comme  eux  des 
maisons  de  laine,  des  chameaux  pour  le  voyage,  et  le  reste. 

«  Mou  opinion  quant  au  système,  la  voici  : 

«  C'est  que  les  hommes  de  génie  ont  toujours  raison,  et  que 
les  gens  de  talent  ont  souvent  tort.  Costumer  la  Bible,  c'est  la 
détruire  ;  comme  habiller  un  demi-dieu,  c'est  en  faire  un 
homme.  La  placer  en  un  lieu  reconnaissable,  c'est  la  faire 
mentir  à  son  esprit;  c'est  traduire  en  histoire  un  livre  anté- 
historique.  Comme,  à  toute  force,  il  faut  vêtir  l'idée,  les 
maîtres  ont  compris  que  dépouiller  la  forme  et  la  simplifier, 
c'est-à-dire  supprimer  toute  couleur  locale,  c'était  se  tenir 
aussi  près  que  possible  de  la  vérité...  Et  ego  in  Arcadiâ... 
Sont-ce  des  Grecs  ?  est-ce  l'Arcadie?  Oui  et  nou  :  non  pour 
le  drame  ;  oui,  dans  le  sens  de  l'éternelle  tragédie  de  la  vie 
humaine. 

«  Donc,  hors  du  général,  pas  de  vérité  possible  dans  les 
tableaux  tirés  de  nos  origines,  et  bien  décidément  il  faut 
renoncer  à  la  Bible,  ou  l'exprimer  comme  l'ont  fait  Raphaël  et 
Poussin. 

«  Remarque  que  cette  opinion  se  confirme  à  mesure  que  je 
voyage,  et  précisément  dans  le  pays  qui  semblerait  devoir'pro- 
duireen  moi  un  entraînement  contraire.  N'ya-t-il  donc  aucun 
enseignement  à  tirer  de  ce  peuple  qui,  je  le  reconnais,  fait 
involontairement  et  souvent  penser  à  la  Bible?  N'y  a-t-il  pas 
en  lui  quelque  chose  qui  met  l'àme  en  mouvement,  et  eu  quoi 
l'esprit  s'élève  et  se  complaît  comme  en  des  visions  d'un  autre 
âge?  Oui,  ce  peuple  possède  une  vraie  grandeur.  Il  la  possède 
seul,  parce  que,  seul  au  milieu  des  civilisés,  il  est  demeuré 
simple  dans  sa  vie,  dans  ses  mœurs,  dans  ses  voyages.  Il  est 
beau  de  la  continuelle  beauté  des  lieux  et  des  saisons  qui 
l'environnent.  Il  est  beau,  surtout  parce  que,  sans  être  nu,  il 
arrive  à  ce  dépouillement  presque  complet  des  enveloppes  que 
les  maîtres  out  conçu  dans  la  simplicité  de  leur  grande  àme. 
Seul,  par  un  privilège  admirable,  il  conserve  en  héritage  ce 
quelque  chose  qu'on  appelle  biblique,  comme  un  parfum  des 
anciens  jours.  Mais  tout  cela  n'apparaît  que  dans  les  côtés  les 
plus  humbles  et  les  plus  effacés  de  sa  vie.  Et  si,  plus  fréquem- 
ment que  d'autres,  il  approche  de  l'épopée,  c'est  alors  par 
l'absence  même  de  tout  costume,  c'est-à-dire  en  quelque  sorte 
eu  cessant  dèlre  Arabe  pour  devenir  humain.  Devant  la  demi- 
nudité  d'un  gardeur  de  troupeaux  je  rêve  assez  volontiers  de 
Jacob.  J'affirme  au  contraire  qu'avec  le  burnoris  saharien  ou 


LES    ANNÉES   d'APFRENTISSAGE    d'eUGÈNE    FROMENTIN  3b 

le  machna  de   Syrie,    on  ne  représentera  jamais   que  des 

Bédouins.  » 

Nous  ne  poursuivrons  par  la  discussion  engagée  par  Fro- 
mentin, l'ayant  déjà  t'ait  d'ailleurs  daus  nos  Etudes  esthétiques, 
mais  il  nous  a  paru  singulièrement  instructif  de  rapprocher 
la  première  impression  du  jeune  homme  de  l'opinion  raison- 
née  de  l'artiste  et  du  penseur.  On  trouve  aussi,  dans  Une 
Année  dans  le  Sahel,  une  discussion  approfondie  sur  la 
question  du  sujet,  si  voisin  de  celle  de  la  couleur  locale  (sep- 
tembre). 

Nous  avons  dit  que  la  lettre  où  Fromentin  s'écriait  avec 
enthousiasme  :  0  Palestine  !  0  Palestine!  était  adressée  à  son 
ami  Beltrémieux  et  à  sa  femme.  A  ce  moment,  cet  ami  si  aimé 
était  mourant,  sans  que  Fromentin  s'en  doutât,  bien  que  le 
sachant  gravement  atteint.  Il  fut  atterré  eu  recevant  de  Bel- 
trémieux deiix  pages,  d'une  écriture  méconnaissable,  où  celui- 
ci  s'étoune  que  Fromentin  semble  ignorer  son  état,  et  ces  deux 
pages  sont  accompagnées  d'un  billet  très  dur  de  M'"''  Beltré- 
mieux à  l'égard  de  celui  qui  seul  a  laissé  s-ms  un  mot  de  sym- 
pathie son  ami  mourant.  Cet  incident  nous  est  une  occasion 
pour  rectifier  une  opposition  que  nous  avaient  suggérée  des 
notes  écrites  durant  le  voyage  en  Egypte  et  qu'a  publ  ées 
M.  Gonse,  rapprochées  des  deux  livres  sur  l'Algérie.  Nous 
avions  attribuée  l'effet  des  années  écoulées  cette  préoccupa- 
tion de  ceux  qu'il  a  laissés  derrière  lui,  cette  attente  des  lettres 
de  France  qui  semble  l'empêcher  de  se  donner  pleinement 
aux  spectacles  qui  lui  sont  offerts,  taudis  que,  dans  Un  Eté  et 
dans  Une  Année,  rien  ne  détourne  le  voyageur  de  sa  pensée  d'art. 
En  réalité,  la  différence  est  due  à  la  «  purification  »  résultant 
de  l'élaboration  littéraire,  car  Fromentin  tout  jeune  en  Algérie 
ne  diffère  guère  du  Fromentin  arrivé  presque  à  la  cinquan- 
taine et  voguant  sur  les  eaux  du  Nil  :  n'en  déplaise  à  M»"*  Bel- 
trémieux que  sa  douleur  rend  injuste,  la  pensée  de  Fromentin 
est  loin  de  se  détacher  de  ceux  qu'il  aime,  témoin  ce  début 
d'une  lettre  à  Bataillard  (12  novembre  1840)  : 

«  Mon  ami,  je  vous  écris  d'Alger,  où  je  suis  venu  pour 
affaires  diverses.  Je  serai  demain  soir  de  retour  à  Blidah. 

«  En  descendant  dans  la  voilure  les  pentes  boisées  de  Mus- 
tapha, j'ai  vu  dans  le  brouillard,  qui  déjà  tombait  sur  la  mer, 
la  fumée  du  bateau  qui  m'apporte  des  lettres  de  France  Elles 
seront  distribuées  demain  et  me  précéderont  à  Blidah.  J'aurai 
sans  doute,  au  moins  indirectement,  de  vos  nouvelles.  » 


36  l'année  philosophique.  1911 

S'il  fallait  davantage,  il  suiïirait  de  citer  ses  lettres  à 
M"*  Lilia  Beltrémieux  après  la  mort  de  son  frère. 

Ce  second  voyage  en  Algérie  se  termina  par  une  excursion  à 
Biskra.  Fuyant  la  pluie  qui  le  persécutait  à  Blidah,  Fromentin 
se  rendit  par  mer  à  Stora,  dont  ne  parle  aucun  de  ses  livres  et 
dont  il  nous  a  plu  de  voir  évoquer  les  rochers  à  pic  que  couron- 
nentdes  bouquets  de  chênes-lièges.  Le  trajetdePhilippeville  à 
Constantine  se  fait  sous  un  peu  de  neige,  et  par  un  vent  glacé. 
Il  est  superflu  d'insister  sur  les  descriptions  du  corridor  du 
Rummel,  sur  l'accueil  inespéré,  «  chevaleresque  a,  du  colonel 
Canrobert,  à  Batna.  De  Biskra,  excursion  à  Sidi-Okba  et  à  la 
smala  du  scheik  Si-Ahmet-bel-hadj-ben-Ganah.  «  Journée 
unique  dans  notre  voyage,  et  qui  doit  marquer  dans  tous  nos 
souvenirs  ».  Départ  et  défilé  de  deux  smalas,  —  fantasia. 

Rentré  à  Biskra,  Fromentin  s'inquiète  de  n'y  trouver 
aucune  nouvelle.  On  est  au  13  mars,  et  les  journaux  racon- 
tent les  événements  de  février.  Enfin,  le  17,  il  écrit  à  du  Mes- 
nil  :  «  Dieu  soit  loué!  mes  amis,  chacun  de  vous  a  fait  son 
devoir  et  vous  êtes  tous  épargnés!...  Vive  la  République  !  'Vive 
M.  de  Lamartine  !  »  Il  raconte  à  son  ami  la  revue  de  la  petite 
garnison  de  Biskra  où  fut  annoncée  l'abdication  du  roi. 

Cependant  M"*^  Fromentin  rappelle  son  fils  à  grands  cris  ;  il 
tâche  de  la  rassurer.  Puis  il  s'indigne  :  «  C'est  une  honte  que 
cet  empressement,  que  cette  ardeur  à  la  curée  des  places  et  des 
emplois  ». 

Pêle-mêle  avec  ces  échos  de  la  Révolution,  voici  enfin  un 
souvenir  du  passage  à  El-Kantara  :  «  Ce  sera  le  rendez-vous 
de  tous  mes  souvenirs,  et,  quand  nous  causerons  de 
l'Afrique  ensemble,  dit-il  à  du  Mesnil,  je  te  mènerai  sur  ce 
pont  ».  Il  ne  l'oubliera  pas  en  effet  et,  au  début  de  Un  été  dans 
le  Sahara,  il  tracera  une  merveilleuse  description  de  cet 
incomparable  passage  du  Tell  au  Sahara  qu'après  plus  de 
trente-sept  ans  nous  ne  pouvons  évoquer  sans  ressentir  l'émo- 
tion enthousiaste  de  nos  jeunes  ans. 

Le  17  mars,  la  proclamation  de  la  République  est  annoncée 
aux  troupes,  en  présence  d'une  centaine  d'Arabes  qui  «  assis- 
taient à  ce  modeste  spectacle,  sans  en  comprendre  la  gran- 
deur ».  Cependant,  l'agitation  de  Paris  inquiète  Fromentin, 
plus  peintre  que  jamais.  Sa  famille  le  rappelle  anxieusement, 
et  il  se  décide  au  retour.  Parti  de  Biskra  le  17  avril,  il  voyage 
avec  les  troupes,  car  le  pays  n'est  plus  aussi  sûr  qu'il  y  a  deux 
mois  ;  en  route,  il  dîne  chez  le  commandant  des  zouaves, 


LES    ANNÉES   d'APPRENTISSAGE    d'eUGÈNE   FROMENTIN  37 

«  M.  Bourbaki  ».  Il  revient  lentement  et  ce  n'est  que  le  19  mai 
qu'il  s'embarque  à  Alger  pour  Marseille. 

Il  arrive  en  France  pour  voir  se  préparer  les  journées  de 
juin  ;  mais  il  doit  se  rendre  auprès  des  siens,  et  c'est  son  frère 
qui  part  avec  les  gardes  nationaux  de  La  Rochelle  pour  contri- 
buer au  rétablissement  de  Tordre  à  Paris. 

Ce  séjour  dans  sa  famille  fut  l'occasion  d'une  crise  définitive 
au  sujet  de  sa  vocation.  Ses  amis  étaient  inquiets.  M"''  Bel- 
trémieux,  qui  n'avait  pas  persisté  dans  l'injuste  impression 
que  nous  avons  mentionnée,  reçut  de  lui  une  lettre  datée  du 
4  juin,  où  se  trouvent  ces  mots  soulignés  :  «  Ma  vie  de  peintre, 
par  et  pour  la  peinture,  ma  vie  à  Paris  par  conséquent,  est  im 
fait  accompli  contre  lequel  rien  ne  peut  prévaloir  et  rien  ne  pré- 
vaudra. »  Mais  l'absence  de  toute  personne  auprès  de  lui  en 
qui  il  trouve  quelque  conformité  de  nature,  sauf  M'^'=  Lilia 
Beltrémieux,  contribue  à  le  jeter  dans  de  singulières  an- 
goisses. 

«  Cher  ami,  je  t'écris  la  mort  dans  l'àme,  et  je  ferais  mieux 
de  ne  pas  t'écrire.  Je  n'ai  pas  même  la  conscience  distincte  du 
déplorable  état  dans  lequel  je  suis,  je  sens  seulement  que  mou 
cœur  et  ma  tète  ne  sont  qu'une  douleur,  je  n'exagère  rien.  » 
Ainsi  s'épanche-t-il  dans  une  lettre  à  du  Mesnil.  Cependant 
un  peu  de  calme  revient,  et  il  trace  à  son  ami  le  programme  de 
toute  une  série  de  tableaux  ;  puis  le  besoin  d'écrire  apparaît  : 
<(  Mes  impressions  de  voyage  cessent  d'être  des  réalités  et 
prennent  le  charme  incroyable,  le  charme  attendrissant  des 
souvenirs.  —  C'est  le  moment  où  j'aimerais  à  les  écrire;  ils  se 
dégagent  avec  une  limpidité  admirable  de  la  confusion  des 
incidents  et  ne  gardent  que  les  traits  essentiels  à  l'unité  sans 
rien  perdre  de  leur  vie...  Si  j'avais  à  te  raconter  ici  tout  cela, 
le  besoin  me  viendrait  de  lui  donner  sa  forme,  de  lui  restituer 
sa  couleur;  et  j'écrirais  pour  t'y  faire  participer.  Mais  quoi, 
tout  seul  !  A  quoi  bon  ?  C'est  cependant  dommage  ;  si  tu  m'en 
prieS;  je  l'essaierai...  » 

Puis,  quelques  jours  après  (1'=''  septembre)  :  «...  Je  me  con- 
sume, cher  pauvre  ami,  je  descends  de  plus  en  plus  bas  dans 
un  ennui  dont  je  ne  vois  pas  l'issue...  Je  mène,  on  me  fait 
mener  une  vie  propre  à  tuer  l'esprit  le  plus  solide  ;  encore  un 
peu  et  on  fera  de  moi  un  idiot,  si  je  leur  en  laisse  le  temps... 
Mon  père  oublie  qu'il  a  eu  mon  âge,  et  ma  mère  oublie  qu'elle 
n'a  pas  toujours  passé  sa  vie  entre  son  aiguille  et  le  confes- 
sionnal ..  Je  déclare  que  mon  père  et  ma  mère  sont  coupables; 


38  l'année  philosophique.  1911 

le  dire  serait  me  donner  à  leurs  yeux  d'irréparables  torts. 
Je  me  tais  encore,  mais  si  j'éclate,  il  y  aura  un  malheur  dans 
la  famille...  C'est  horrible!  le  cœur  me  saigne.  Le  mal  ne 
vient  pas  d'eux,  et  pourtant  il  existe  ;  un  mot  de  moi  pour- 
rait faire  à  ces  deux  cœurs,  qui  me  chérissent  après  tout,  de 
terribles  blessures.  Je  le  contiens... 

«  Je  ne  puis  dire  :  je  veux,  je  fais,  je  vais.  11  faut  dire  :  Vou- 
lez-vous que  ?  Tout  se  réduit  à  des  avances  d'argent  ;  et  mon 
père  réduit  tout  à  un  calcul.  Ma  vie  est  manquée.  » 

Du  Mesnil  prend  le  parti  d'écrire  à  M"'"  Fromentin 
(5  octobre),  et  enfin  elle  et  son  mari  consentent  au  départ  de 
leur  fils  pour  Paris.  Mais  voici  que  sa  grand'mère,  M"*  Bil- 
lotte,  est  frappée  d'une  attaque  d'apoplexie.  Cependant  elle  se 
remet  peu  à  peu  et  Eugène  expédie  ses  malles  à  Paris.  Du  Mes- 
nil y  trouve  les  cartons  contenant  ses  dessins  d'Algérie,  et 
aussitôt  il  réconforte  son  ami  qui  le  remercie  :  «  J'ai  peur 
pourtant,  j'ai  peur,  tant  ils  m'ont  appris  que  je  suis  infirme, 
tant  on  m'a  répété  que  tout  cela  n'était  rien,  j'ai  peur  que  tu 
ne  t'abuses  ». 

Enfin  sou  oncle  Billotte  plaide  sa  cause  auprès  de  ses  parents 
et  on  le  laisse  partir  dans  les  premiers  jours  de  novembre. 

C'est  la  fin  des  épreuves  :  au  Salon  de  1849,  Eugène  obtient 
une  deuxième  médaille,  qui  le  consacrera  aux  yeux  de  son 
père  ;  en  1852,  il  épouse  M'""  Marie  et  va  peu  après  faire  avec 
elle  son  troisième  et  dernier  séjour  en  Algérie,  où  il  la  quitte 
seulement  pour  l'excursion  à  Laghouat  ;  mais  ce  n'est  qu'en 
1856  que  paraîtra  Un  été  dans  le  Sahara,  puis  un  peu  plus  tard, 
en  1858,  Une  année  danfi  le  Sahel.  Enfin  en  1862,  Dominique 
viendra  clore  la  série  des  œuvres  littéraires  directement  pré- 
parées par  les  années  d'apprentissage.  Mais  nous  avons  vu  que 
Fromentin  aimait  faire  de  la  critique  d'art,  et  ainsi  s'annon- 
cent les  Maîtres  d'autrefois.  Quant  au  peintre,  nous  en  avons 
suivi  le  long  et  douloureux  enfantement.  Jamais  vie  ne  fut 
plus  strictement  la  réalisation  des  rêves  de  la  jeunesse. 

Et  maintenant,  pour  clore  cette  trop  longue  analyse  où  nous 
avons,  le  plus  possible,  laissé  au  lecteur  le  soin  de  faire  les 
rapprochements  avec  les  œuvres  futures,  évoquons  l'image  à 
la  fois  comique  et  touchante  de  l'excellente  M""'  Fromentin 
qui,  lors  du  mariage  de  son  fils,  comme  on  lui  demandait  la 
profession  de  celui-ci,  éclata  en  sanglots  en  répondant  : 
«  Artiste  peintre  ». 

G.  Lech.\las. 


L'IDÉALISME  ET  LE  RÉALISME 

DANS  Lk  PHILOSOPHIE   DE  DESCIRTES 


Descartes  a  été  bien  des  fois  représenté  comme  le  fondateur, 
non-seulement  de  la  philosophie  moderne,  mais  encore,  et 
plus  spécialement,  de  l'idéalisme,  qui  a  été  en  effet  l'une  des 
tendances  les  plus  essentielles  ou  des  doctrines  les  plus  pro- 
fondes de  cette  philosophie.  Il  aurait  fondé  l'idéalisme,  selon 
plusieurs  des  sens  assez  divers,  quoique  peut-être  connexes, 
que  le  mot  comporte  ^  Par  sa  façon  de  poser  le  problème  de 
l'existence  du  monde  matériel,  par  la  nature  des  arguments 
qu'il  invoque  ou  qu'il  invente  pour  écarter  les  solutions  réa- 
listes immédiates  de  ce  problème,  par  le  caractère  laborieux  et 
peu  homogène  de  sa  démonstration,  plus  capable,  semble-t-il, 
de  faire  triompher  les  objections  et  les  doutes  qu'elle  rencontre 
que  la  conclusion  à  laquelle  elle  aboutit,  Descartes  aurait 
directement  ou  iudirectement,  mais  très  certainement,  ouvert 
la  voie  à  la  doctrine  qui  n'accorde  au  monde  extérieur  aucune 
existence  en  dehors  des  perceptions  ou  des  idées  qui  le  font 
connaître  ^  D'autre  part,  en  présentant  le  «  Je  pense  »  comme 
la  vérité  première,  modèle  et  condition  de  toute  certitude,  en 

1.  Voy.  Alfred  Fouillée,  Descaries,  Hachette,  1893,  p.  81-134.  M.  Fouillée 
dans  celte  partie  de  son  ouvrage  a  réuni  et  systématisé  les  diverses  inter- 
prétations idéalistes  que  l'on  peut  donner  de  la  philosophie  cartésienne. 

2.  Voy.  Georges  Lyon,  L'idéalisme  en  Angleterre  au  XVIU'  siècle.  Alcan, 
1888,  p.  17  46.  M.  Liard.  dans  son  livre  sur  Descartes  {.\lcan,  1882)  ne  va 
pas  entièrement  jusque-là  ;  il  insiste  surtout  sur  l'essence  idéale  du  monde 
«Ttérieur,  d'aprùs  Descartes.  «  L'idéalisme  est  le  dernier  mot  de  son  sys- 
tème, non  pas  cet  idéalisme  subjectif  qui  lie  le  sort  de  la  nature  à  celui  de 
l'esprit,  mais  un  idéalisme  objectif,  qui,  tout  en  faisant  dépendre  la  nature 
d'une  cause  suprême,  extérieure  à  l'esprit  humain,  en  i\xc  l'essence  dans 
les  idées  conçues  par  l'entendement.  »  p.  268.  'Voy.  p.  284,  l'interprétation 
idéaliste  poussée  peut-être  un  peu  plus  loin. 


40  L  AXNIÏE   PHILOSOPHIQUE.    1011 

considérant  toutes  les  sciences  comme  de  simples  applica- 
tions de  l'humaine  faculté  de  savoir,  en  soutenant  que  la  con- 
naissance de  l'esprit  est  antérieure  et  indispensable  à  toute 
autre,  eu  particulier  à  la  connaissance  des  corps.  Descartes 
n'a-t-il  pas  préparé  et  même  constitué  le  genre  d'idéalisme 
immauent  à  une  critique  de  la  connaissance^?  Et  même, 
absolument  parlant,  ne  peut-on  pas  dire  ([u'il  intervient,  à 
tous  les  moments  importants  du  système  de  Descaries,  une 
conception  de  la  pensée  fortement  marquée  du  caractère  de 
l'idéalisme,  bien  mieux,  de  l'idéalisme  subjectif  -? 

Il  ne  sagit  pas  ici  de  rechercher  si  l'interprétation  idéaliste 
du  système  de  Descartes  n'aurait  pas  l'avantage  de  l'amener  à 
son  plus  haut  degré  de  clarté  et  de  cohérence,  et  d'élimiuer 
plus  d'une  difficulté  que  soulève  la  lettre  des  textes  carté- 
siens :  peut-être  n'arriverait-elle,  d'ailleurs,  à  élucider  et  à 
épurer  le  système  de  la  sorte  qu'en  le  dénaturant.  Il  ne  s'agit 
pas  non  plus  de  contester  qu'il  n'y  ait  un  idéalisme  très 
essentiel  à  la  philosophie  cartésienne.  On  voudrait  tâcher 
seulement  de  déterminer  la  signification  et  la  portée  de  cet 
idéalisme,  d'examiner  si,  tel  qu'il  est  chez  Uescartes.  il  a 
véritablement  le  pouvoir  et  le  droit  d'atténuer  ou  d'exclure 
les  affirmations  et  les  vues  réalistes  qui,  de  l'aveu  de  tous,  se 
rencontrent  également  chez  lui.  La  complexité  et  l'ambiguité 
des  acceptions  du  terme  «  idéalisme  »  imposent,  au  surplus, 
de  le  définir  pour  chacun  des  usages  que  l'on  en  fait. 

L'idéalisme  revient-il  à  prétendre  que  lètre  consiste  dans 
la  pensée?  A  ce  compte,  le  Cogita  parait  fournir  d'abord 
un  type  remarquable,  même  parfait,  de  la  vérité  conçue 
d'après  cette  définition.  Car  non-seulement  Descartes  nous 
dit  que  par  la  pensée  je  suis  assuré  de  mon  existence  ;  mais 
il  ajoute  encore  que  mon  existence  est  pleinement  et  suffisam- 
ment déterminée  par  la  pensée  qui  me  la  fait  connaître, 
autrement  dit,  que  je  suis  un  être  dont  toute  l'essence  est  de 
penser.  Ainsi,  c'est  par  la  pensée  que  je  connais  que  je  suis; 
l'être  que  je  suis  est  essentiellement  un  être  pensant  :  la  soli- 
darité intime  de  ces  deux  affirmations,  uest-ce  pas  l'idéa- 


1.  Voy.  Paul  >'atorp,  Descartes'Erkenntnisstheorie.  Eine  Studie  zur 
Vorfjeschichte  des  Kriticismus,  Marburg.  1882. 

2.  Cette  dernière  interprétation  a  été  soutenue  par  Hamelin  dans  les 
leçons  de  lui  (jui  ont  éié  recueillies  avec  autant  de  soin  que  de  piété  sous 
le  titre  Le  système  de  Descar'lex,  publié  par  L.  Robin,  avec  préface  d'Éni. 
Durkheim,  Alcan,  1911;  voy.  surtout  les  leçons  IX,  X,  XI,  et  Xfl. 


I 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  41 

lisme  même,  biea  marqué  ici  par  la  suffisance  de  la  pensée 
à  constituer  l'être? 

Mais  peut-être  couvre-t-on  du  même  nom  d'idéalisme  deux 
façons,  dans  le  fond  très  difléreutes,  de  prononcer  l'identité 
de  l'être  et  de  la  pensée.  Autre  chose  est  de  réduire  l'être  à  la 
pensée  considérée  dans  sa  fonction  et  dans  son  contenu,  de 
décider  que  lacté  de  connaître  est  toute  existence  ou  embrasse 
en  lui  toute  existence,  autre  chose,  de  faire  de  la  pensée  l'at- 
tribut ou  l'essence  qui  constitue  totalement  un  genre  d'être. 
Cette  dernière  conception,  non  seulement  n'exclut  pas,  mais 
encore  implique  une  position  de  l'être  en  soi  ;  elle  objective  en 
quelque  sorte  la  pensée  dans  l'être;  taudis  que  la  première, 
au  contraire,  ramène  lètre  à  la  subjectivité  de  la  pensée  con- 
naissante. De  ces  deux  espèces  de  rapport  de  la  pensée  à  l'être 
quelle  est  celle  qu'enveloppe  la  vérité  première  du  cartésia- 
nisme? S'il  est  ici  permis  d'user  des  termes  et  des  cadres 
fournis  par  le  kantisme,  le  Cogito  cartésien  va-t-il  avant  tout 
à  afïirmerune  réalité  justiciable  de  la  psychologie  rationnelle, 
ou  bien  à  poser  le  moi  de  l'aperception  pure,  condition  de 
toute  connaissance  possible?  La  réponse  à  cette  questioji  n'est 
pas  douteuse.  Dans  la  forte  et  profonde  critique  qu'il  a  pré- 
sentée à  maintes  reprises'  de  l'expression  cartésienne  du  «  fait 
primitif  »,  Maine  de  Biran  a  bien  marqué  tout  au  moins  la  véri- 
table direction  de  la  doctrine  de  Descartes  :  Descartes,  dit-il,  en 
allant  du  Cogito  à  la  res  cogitans  est  passé  du  moi,  tel  qu'il  est 
pour  lui-môme  dans  l'expérience  interne,  à  un  objet  en  soi,  qui 
ne  peut  plus  être  un  moi.  Même  si  cette  critique  exagère  la  dis- 
proportion que  comporte  le  cartésianisme  entre  le  Cogito  et  la 
res  cogitans,  elle  fait  bien  comprendre  à  quel  point  chez  Des- 
cartes la  pensée  ne  commence  à  s'attribuer  l'être  que  pour  s'at- 
tribuer finalement  à  l'être.  L'acte  de  penser  suppose  une  nature 
d'être  pensant. 

Si  tout  en  prononçant  l'identité  de  l'être  et  de  la  pensée, 
l'idéalisme  implique  en  outre  que  les  caractères  d'objectivité 
propres  à  1  être  se  résolvent  dans  les  conditions  d'objectivité 
posées  à  la  fois  et  dominées  par  le  sujet  pensant,  il  est  incou- 


i,  Essai  SU)'  les  fondements  de  la  psychologie,  œuvres  inédites  publiées 
par  E.  Navillc,  T.  I,  p.  1-4S-157.  Division  des  faits  psychologiques  el  des 
fait3  physiologiques,  oeuvres  pliilosopliiques  publiées  par  V.  Cousin,  III, 
p.  168,  sq.  Commentaire  sur  les  Méditations  de  Descartes,  nouvelles  œuvres 
intiiiitce  publiées  par  M.  Itertrantl,  p.  78-81).  \ole  sur  l'idce  d'ejistence, 
publiée  par  Tisserand,  p.  40,  etc. 


42  l'année  philosophique.  1911 

testable  que  l'afTirmation  de  la  vérité  première  ne  répond  plus 
de  tout  point  au  type  d'un  idéalisme  parfait,  qu'elle  enferme 
comme  un  réalisme  de  l'existence,  attesté  déjà  par  l'usage  de 
cette  formule  qui  a  si  souvent  servi  à  interpréter  le  Cogito 
comme  un  syllogisme  :  Pour  penser  il  faut  être.  Ce  réalisme. 
Descartes  ne  cherche  en  aucune  façon  à  le  dissimuler,  et  il  en 
iai  t, notamment  dans  ses  réponses  à  Hobbes,phisieurs  aveux  très 
caractéristiques.  En  voici  un  qui  suffira  sans  doute  :  i<  Certum 
est  cogitatiouem  non  posse  esse  sine  re  cogitante,  nec  omnino 
ullum  actum,  sive  ullum  accidens,  sine  substantia  cui  insit^  » 
Ce  n'est  point  cependant  qu'un  certain  idéalisme,  même  très 
considérable,  ne  se  révèle  à  ce  moment  initial  du  système 
cartésien.  Et  cet  idéalisme  consiste  d'abord  à  soutenir  que 
l'affirmation  de  ma  pensée  est  la  condition  préalable  de  l'af- 
firmation de  mou  existence,  et  aussi  de  toute  existence  ;  il 
consiste  ensuite  à  éliminer  de  la  res  cogitans  tout  ce  que  des 
préjugés  d'imagination  ou  d'école  tendraient  à  revendiquer 
pour  la  res  en  dehors  de  la  détermination  essentielle  par  la 
pensée.  Il  perce  jusque  dans  les  réponses  à  liobbes,  lorsque 
Descartes,  ayant  déclaré  que  la  pensée  ne  peut  être  sans  une 
chose  qui  pense,  ajoute  que  la  substance  ne  nous  est  point 
connue  en  général  et  par  elle-même,  mais  d'une  façon  déter- 
minée et  par  les  actes  qui  lui  appartiennent  ^  :  de  telle  sorte 
que,  lorsqu'il  s'agit  de  l'esprit,  la  pensée  est  aussi  indispen- 
sable à  toute  affirmation  sur  la  substance  que  la  supposition 
de  l'être  pensant  l'est  à  l'action  de  la  pensée.  Dans  les  Principes 
de  la  Philosophie,  Descartes  explique  aussi  que  la  connaissance 
d'une  substance  n'est  possible  que  par  la  connaissance  de 
ses  attributs',  qu'elle  revient,  au  fond,  à  la  connaissance  de 
son  attribut  principal  ;  et  s'il  s'exprime  tantôt  de  façon  à 
marquer  la  distinction  de  la  pensée  comme  attribut  principal 
et  de  la  substance'',  tantôt  de  façon  à  ne  plus  laisser  paraître 
ce  qui  peut  les  distinguer  '',  c'est  qu'il  est  également  convaincu 
que  la  pensée,  comme  action  du  sujet,  implique  sans  la 
résoudre  en  elle  la  réalité  de  l'être  pensant,  et  que  la  réalité 
substantielle  de  l'être  pensant  ne  comprend  en  elle  rien  de 

1.  Œuvres  de  Descartes,  Edition  Adam-Tannery,  VII,  p.  175-176. 

2.  /6irf.,p.  170. 

3.  I,  52,  Ed.  Adam-Tannery.  VIII,  p.  2b. 

4.  I,  53,  Ibid. 

5.  I,  63,  p.  30-31. 


{ 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  43 

plus  que  la  pensée.  Ainsi,  dans  l'explication  que  Descartes 
donne  du  Cogito,  il  est  nécessaire  de  définir  la  part  faite  à 
l'idéalisme  et  la  part  faite  au  réalisme.  La  part  faite  à  l'idéa- 
lisme, c'est  la  priorité  de  l'affirmation  de  la  pensée  par  rap- 
port à  tout  objet  de  connaissance  pris  en  soi,  et  la  subordina- 
tion de  tout  jugement  sur  notre  existence  et  sur  les  autres 
existences,  sur  ce  que  nous  sommes  et  sur  ce  que  sont  les 
autres  êtres,  à  l'acte  même  de  penser  ;  c'est  encore  l'impos- 
sibilité d'admettre  que  notre  existence  en  elle-même  puisse 
être  constituée  autrement  que  par  la  pensée  ;  la  part  du  réa- 
lisme, c'est  la  croyance  à  la  nécessité  de  poser  notre  existence 
en  elle-même  :  d'où  résulte,  même  quand  Descartes  déclare  que 
nous  sommes  des  êtres  dont  toute  la  nature  est  de  penser,  une 
sorte  de  conversion  de  la  pensée  comme  sujet  ou  comme  acte 
en  la  pensée  comme  attribut  principal  ou  comme  substance. 
Cependant  l'idéalisme  qui  a  ramené  l'affirmation  de  notre 
être  et  de  ce  que  nous  sommes  à  ce  fait  que  nous  pensons 
paraît  se  prolonger  et  se  soutenir  dans  le  système  de  Descartes 
par  cette  considération,  que  toute  connaissance,  actuelle  ou 
possible,  vraie  ou  fictive,  d'objets  quels  qa'ils  soient,  est  une 
donnée  ou  une  opération  de  la  pensée,  qu'elle  confirme  la 
pensée  dans  une  immédiate  et  incontestable  certitude  d'elle- 
même.  La  définition  que  donne  Descartes  de  la  pensée,  et  qui 
revient  à  l'identifier  avec  la  conscience  ',  justifie  cette  implica- 
tion de  la  pensée  dans  toute  connaissance.  Montrer  ainsi  que 
la  pensée  est  présente  invariablement,  comme  une  condition 
indéfectible,  aux  connaissances  mêmes  dont  l'objet  est  le  plus 
hétérogène  par  rapport  à  elle,  c'est  sans  doute  de  la  part  de 
Descartes  une  démarche  originale  et  profonde  dont  le  sens 
peut  être  bien  marqué  par  le  terme  d'idéalisme.  Et  cette 
démarche  se  poursuit  avec  autant  de  sûreté  que  de  puissance 
par  la  fameuse  analyse  de  la  connaissance  du  morceau  de 
cire  dans  la  seconde  Méditation  :  il  apparaît  là  que  la  con- 


4.  a  Qu'est-ce  qu'une  ciiose  qui  pense?  G'esl-à-dire  une  chose  qui  doute, 
qui  cont^oit.  qui  affirme,  qui  nie,  qui  veut,  qui  ne  veut  pas,  qui  imagine 
aussi,  et  ijui  sent.  »  2»  Médit..  Kd.  Adam-Tannery,  IX,  p.  22.  —  «  Par  le  nom 
de  pensée,  je  conqjrends  tout  ce  qui  est  tellement  en  nous  que  nous  en 
sommes  immédiatement  connaissants.  Ainsi  toutes  les  opérations  de  la 
volimté,  de  l'entendement,  de  l'imagination  et  des  sens  sont  des  pensées... 
Par  \>'  nom  d'idée,  j'entends  cette  forme  de  ciiacune  de  nos  pensées,  par 
la  perception  immédiate  de  laquelle  nous  avons  connaissance  de  ces 
mômes  pensées.  »  Réponses  aux  secondes  objections,  IX,  p.  li'4.  Voy.  éga- 
lement/'rmcipes  c/e  la  philosophie,  I,  9,  t.  VIII,  p.  7. 


4i  L  ANNÉl:    PHILOSOr'IIIQUE.    1911 

naissauce  des  choses  corporelles,  loin  de  procéder  des  qua- 
lités que  leur  prêtent  les  sens  et  l'imagination,  est  avant  tout 
une  «  inspection  de  l'esprit  »  :  imparfaite  et  confuse,  quand 
elle  s'arrête  aux  apparences  sensibles,  indéfiniment  chan- 
geantes; claire  et  distincte,  quand  elle  porte  sur  la  realité 
substantielle  et  sur  les  propriétés  qui  sont  véritablement 
réelles.  La  connaissance  de  l'esprit  est  donc  supposée  par  la 
connaissance  des  corps,  puisqu'elle  en  est  la  condition. 

Mais  que  signifie  exactement  sur  ce  point  l'idéalisme  de 
Descartes,  et  jusqu'où  va-t-il?  On  pourrait  le  résumer  sans 
doute  en  disant  que  toute  connaissance  est  relative  à  la  pensée, 
à  la  pensée  conçue  comme  conscience.  Mais  ce  serait  l'exa- 
gérer ou  le  fausser  que  de  présenter  cette  relation,  fût-ce  au 
nom  d'une  logique  plus  complète,  comme  une  sorte  de  réduc- 
tion de  la  réalité  ou  de  lobjeclivité  des  choses  à  des  données 
ou  à  des  conditions  contenues  dans  l'esprit.  La  priorité  de 
l'esprit,  telle  que  Descartes  la  conçoit,  ce  n'est  point  la  néces- 
sité d'inclure  eu  l'esprit  les  objets  identifiés  avec  les  percep- 
tions, à  la  façon  de  Berkeley  ;  ce  n'est  point  non  plus  l'a  priori 
de  la  raison  législative,  à  la  façon  de  Kant  ou  de  Renouvier. 
Descartes  a  eu  surtout  eu  vue  de  relever  au  profit  de  la  pensée, 
comme  témoignage  de  sa  certitude  immédiate,  comme  gage 
de  sa  présence  universelle,  l'aspect  de  conscience  que  pré- 
sente toute  connaissance  ;  et  cela  apparaît  bien  dans  tels  pas- 
sages', où  il  observe  que  la  pensée  est  plus  riche  en  attributs, 
par  conséquent  plus  connaissable  en   elle-même,    que   les 
choses  corporelles,  puisqu'elle  comprend,  outre  ses  propres 
déterminations,  les  déterminations  par  lesquelles  elle  connaît 
les  choses.  Lïntention  de  Descartes  revient  donc  à  montrer 
que  la  connaissance  des  choses  corporelles  présente  ce  carac- 
tère, de  s'apercevoir  d'abord  dans  l'esprit  comme  connais- 
sance, et  comme  connaissance  indépendante  de  la  réalité  de 
ces  choses  ;  elle  ne  va  pas  jusqu'à  vouloir  prétendre  que  cette 
réalité  même  puisse  être  confondue  avec  la  connaissance  que 
nous  en  prenons,  ou  nécessairement  posée  par  elle  hors  de 
aous. 

Car  enfin  la  pensée,  envisagée  comme  conscience,  ne  peut 
atteindre  qu'une  existence  :  la  sienne.  Le  fait  d'avoir  posé  la 
vérité  des  idées  comme  données  de  conscience  dont  l'affirma- 

1  Réponses  aux  cinquièmes  objections,  t.  VIF,  p.  360.  Principes  de  la 
Philosophie,  I,  11.  T.  YIII,  p.  8.  Lettre  à  Mersenne,  de  Juillet  1641,  t.  III, 
p.  394. 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILPSOPHIE  DE  DESCARTES  4Î> 

tion  est  antérieure  à  celle  de  la  réalité  de  leurs  objets  suscite 
d'autaut  plus  impérieusement  le  problème  de  cette  réalité, 
dès  que  l'on  ne  veut  pas  se  borner  à  la  simple  alTirmation  de 
notre  être.  Il  y  a  deux  formes  d'idéalisme,  qui,  quoique  diffé- 
rentes entre  elles,  pourraient  sembler  compléter  logiquement 
là-dessus  la  conception  de  Descartes,  mais  qui  ne  la  complé- 
teraient au  fond  que  contre  ses  intentions  et  contre  certaines 
de  ses  théories  explicites  :  la  première,  dont  on  peut  croire 
que  Descartes  ne  l'a  pas  eue  un  seul  moment  en  vue,  est  celle 
qui  consiste  à  admettre,  comme  dira  plus  tard  Berkeley,  que 
«  esse  est  percipi  »,  qui  fait  consister  toute  l'existence  des 
choses  dans  les  perceptions   qui   en  sont  données  à  notre 
conscience  :  de  diverses  façons,  Descartes  s'est  préoccupé  de 
rechercher  comment  pouvait  s'opérer  le  passage  de  l'idée  à 
l'existence,  il  n'a  point  supposé  que  la  difficulté  d'expliquer 
ce  passage  pût  être  comme  préalablement  supprimée  par  la 
résolution  de  l'existence  dans  l'idée.  Et  comment  enfin  eût-il 
accepté  une  théorie  qui,  en  ramenant  la  réalité  du  monde 
matériel  aux  qualités  sensibles,  devait,  logiquement  et  en 
fait,  frapper  d'interdit  ou  d'infériorité  l'explication  mathéma- 
tique de  la  nature?  La  seconde  forme  d'idéalisme  est  celle 
qui,  ne  se  bornant  pas  à  invoquer  une  cause  transcendante 
pour  rendre  compte  de  la  nécessité  avec  laquelle  nos  percep- 
tions s'imposent  à  nous,  pousse  beaucoup  plus  loin  la  réduc- 
tion des  choses  à  l'esprit,  en  admettant  dans  l'esprit,  à  la 
façon  de  Fichte,  une  puissance  inconsciente  de  produire  les 
perceptions  que  nous  prenons  pour  des  choses.  Cette  forme 
d'idéalisme,  ne  semble-t-il  pas  que  Descartes  l'ait  considérée, 
même  avec   quelque  complaisance,  quand  il  a  dit  dans  la 
3''  Méditation  :  «  peut-être  qu'il  y  a  en  moi  quelque  faculté 
ou  puissance  propre  à  produire  ces  idées  sans  l'aide  d'aucune 
chose  extérieure,  bien  qu'elle  ne  me  soit  pas  encore  connue; 
comme  en  effet  il  m'a  toujours  semblé  jusqu  ici  que,  lorsque 
je  dors,  elles  se  forment  aussi  en  moi  sans  l'aide  des  objets 
qu'elles  représentent  *■  ?  »  Mais  il  faut  observer  que  la  concep- 
tion ainsi  introduite  par  Descaries  ne  l'est  qu'hypothétique- 
ment,  qu'elle  sert  uniquement,  au  moment  du  système  où 
elle  apparaît,  à  éliminer  le  réalisme  spontané,  non  fondé  en 
raison.  Descartes  pouvait-il  avoir  à  quelque  degré  le  dessein 
de  la  convertir  en  thèse  positivement  démontrable?  Pouvait-il 

1.  Ed.  Adam-Tannory.  t.  IX,  p.  ni. 


46  l'année  philosophique.  l'Jll 

supposer  dans  l'esprit  une  faculté  inconsciente  de  produire, 
soustraite  à  la  connaissance  par  idées  claires?  Juste  le  genre 
d'idéalisme  qu'on  lui  a  attribué,  et  qui  consiste  à  faire  de  la 
coDScieuce  la  forme  générale  de  la  pensée,  s'oppose  à  cet 
autre  genre  d'idéalisme  qui  explique  la  représentation  des 
objets  par  l'action  occulte  de  facultés  inconscientes. 

En  somme,  si  ou  les  considère  dans  leur  rapport  à  notre 
esprit,  les  idées  mêmes  des  cboses  extérieures  paraissent  ne 
pouvoir  représenter  que  nous-mêmes,  qu'être  des  modalités 
de  la  res  cogitans  ;  et  c'est  ce  qui  rend  plus  malaisée  pour 
Descartes  la  recherche  du  moyeu  par  lequel,  enfermé  en  lui- 
même  par  ces  idées  autant  que  par  rafTirmalion  de  sa  pensée, 
il  pourra  arriver  à  sortir  de  lui-môme  et  à  atteindre  quelque 
existence  hors  de  lui.  Ou  sait  la  marche  quil  a  suivie.  Elle  a 
consisté  à  envisager  les  idées,  non  plus  dans  leur  rapport  à 
notre  esprit  qui  les  conçoit,  mais  dans  leur  rapport  à  ce 
qu'elles  représentent,  à  ce  que  Descartes  appelle  leur  «  réalité 
objective  »^  Si  les  idées  qui  sont  eu  moi  sont  prises  seule- 
ment comme  de  certaines  façons  de  penser,  il  n'y  a  entre 
elles  aucune  différence  ou  inégalité,  et  toutes  procèdent  de 
moi  de  la  même  façon.  Mais  il  en  est  tout  autrement,  et  la 
différence  entre  elles  est  très  grande,  si  je  considère  en  elles 
la  réalité  qu'elles  représentent  ;  et  tout  particulièrement  il  est 
certain  que  l'idée  par  laquelle  je  conçois  Dieu,  c'est-à-dire  un 
Être  infini  et  parfait,  a  plus  de  réalité  objective  que  toutes  les 
idées  qui  me  représenteut  des  êtres  finis.  C'est  la  considéra- 
lion  de  la  réalité  objective  de  l'idée  de  Dieu  qui  sert  de  point 
de  départ  aux  diverses  preuves  de  l'existence  de  Dieu. 

Sans  entrer  ici  dans  le  détail  de  ces  preuves,  ce  qu'il 
importe  et  ce  qu'il  suffit  de  remarquer,  c'est  qu'elles  ont  pour 
principe  une  façon  nouvelle  et  très  générale  d'envisager  les 
idées.  Au  lieu  d'être  prises  maintenant  dans  leur  relation  au 
Cogito,  les  idées  sont  considérées  comme  pourvues  d'une 
nature  à  elle.  C'est  un  point  sur  lequel  insiste  déjà  Descartes 
et  sur  lequel  insistera  beaucoup  plus  encore  Malebranche  :  du 
moment  qu'il  y  a  des  propriétés  des  idées  qui  sont  soustraites 

\.  «  Par  la  réalité  objective  d'une  idée,  j'entends  l'entité  ou  l'être  de  la 
chose  représemée  par  l'idée,  en  tant  que  celte  entité  est  dans  l'idée  ;  et  de 
la  ménae  façon  on  peut  dire  une  perfeciion  objective  ou  un  arlifico 
objectif,  etc  ..  Car  tout  ce  que  nous  concevons  comme  étant  dans  les 
objets  des  idées,  tout  cela  est  objectivement,  ou  par  représentation,  dans 
les  idées  mêmes.  »  (A  la  suite  des  Réponses  aux  deuxièmes  objections, 
IX,  p.  i24.) 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  47 

aux  variations  des  modalités  de  notre  pensée,  ces  idées  ont 
par  là,  même  si  leurs  objets  n'existent  pas  en  soi,  une  sorte 
de  réalité  propre,  tout  à  fait  indépendante  de  nous  :  elles 
ont  une  essence.  Par  exemple,  comme  le  dit  Descartes  au 
début  de  la  5^^  Méditation,  lorsque  j'imagine  un  triangle, 
encore  qu'il  n'y  ait  peut-être  eu  aucun  lieu  du  monde  hors  de 
ma  pensée  une  telle  figure,  «  il  ne  laisse  pas  néanmoins  d'y 
avoir  une  certaine  nature,  ou  forme,  ou  essence  déterminée  de 
cette  ligure,  laquelle  est  immuable  et  éternelle,  que  je  n'ai 
point  inventée,  et  qui  ne  dépend  eu  aucune  façon  de  mou 
esprit.  »  Ainsi  «  je  trouve  en  moi  une  infinité  d'idées  de  cer- 
taines choses,  qui  ne  peuvent  pas  être  estimées  un  pur  néant, 
quoique  peut-être  elles  n'aient  aucune  existence  hors  de  ma 
pensée,  et  qui  ne  sont  pas  feintes  par  moi,  bien  qu'il  soit  en 
ma  liberté  de  les  penser  ou  ne  les  penser  pas;  mais  elles  ont 
leurs  natures  vraies  et  immuables  »  ^  Cette  conception  d'une 
nature    vraie    et    immuable    appartenant    aux    idées,    bien 
entendu,  aux  idées  claires  et  distinctes,  met  l'esprit  qui  veut 
connaître  sous  la  dépendance  de  la  nature  des  idées  ;  de  telle 
sorte  que,  si  l'on  peut  là-dessus  prêter  à  Descartes  un  idéalisme, 
ce  n'est  point  en  tout  cas  l'idéalisme  qui  consiste  à  ramener 
les  choses,  par  la  connaissance  que  nous    en  prenons,    à 
l'actiou  de  l'esprit,  puisqu'au  contraire  ici  les  opérations  de 
l'esprit  connaissant  sont  subordonnées  à  des  essences  intelli- 
gibles autant  que  l'est  la  réalité   même  des  choses,  si  les 
choses  existent.  Idéalisme  donc,  si  l'on  veut,  en  ce  sens  que 
les  essences  intelligibles  n'ont  rien  d'opaque  pour  l'esprit  et 
qu'elles  se  laissent  comprendre  par  l'esprit  avec  une  clarté 
comparable  à  celle  qui  accompagne  l'intuition  que  l'esprit  a 
de  lui-même,  en  ce  sens  encore  que  la  récilité  des  choses  ne 
doit  rien  contenir  qui  soit  irréductible  à  leur  vérité;  mais 
idéalisme  d'une  toute  autre  espèce  que  celui  qui    ne  veut 
point  soulïrir  de  conditions  en  soi  de  la  connaissance,  des 
conditions  dominant  celles  que  pose  par  sou  action  subjective 
une  raison  autonome.  Idéalisme  dont  le  type  est  fourni  par 
Platon,    non    par  Kant.    Par  là    s'expliquent  d'ailleurs   les 
preuves  cartésiennes  de  l'existence  de  Dieu  :  trop  évidemment 
défectueuses,  si  elles  prétendaient  conclure  à  l'existence  de 
Dieu  de  ce  que  nous,  eu  tant  que  nous,  en  concevons  l'idée, 
elles  ont  à  coup  sûr  une  valeur  démonstrative  plus  grande, 

1.  T.  IX,  p.  51. 


48  L  ANNEE   PHILOSOPHIQUE.    lV»ll 

du  moment  qu'elles  partent  d'une  réalité  qui,  pour  être 
d'abord  simplement  intelligible,  n'en  est  pas  moins  une  réalité 
indépendante  de  nos  façons  de  penser,  du  moment  qu'elles 
passent  de  l'être  d'une  essence  à  l'être  d'une  existence. 

La  garantie  que  l'existence  et  la  véracité  de  Dieu  apportent 
à  la  permanence  de  la  vérité  représentée  par  les  idées  claires 
et  distinctes,  en  même  temps  qu'aux  droits  de  la  vérité  sur 
l'être,  achèvent  d'élever  la  doctrine  de  Descaries  au-dessus 
des  limites  de  la  conscience  proprement  dite  et  de  la  relation 
au  «  Je  pense  »,  pour  la  suspendre  à  la  vérité  et  à  la  réalité 
souveraines.  Et  à  supposer  que  le  système  puisse  rester  en 
équilibre  entre  la  conception  du  rôle  réservé  à  la  vérité  pre- 
mière pour  nous,  au  Cogito,  et  la  conception  du  rôle  réservé  à 
la  vérité  première  en  soi,  à  l'existence  de  Dieu  et  à  ses  perfec- 
tions, on  conçoit  aussi  que  cet  équilibre  puisse  être  assez 
facilement  compromis  et  détruit.  Que  si  l'on  a  pu  pousser 
Descartes  dans  le  sens  du  criticisme  ou  du  uéo-criticicisme, 
en  s'appuyant  sur  ce  que  le  Cogito  a  de  fondamental,  en 
l'identifiant  soit  à  l'action  de  poser  les  conditions  de  toute 
connaissance  possible,  soit  à  la  conscience,  sujet  de  toutes  les 
relations,  n'est-il  pas  tout  aussi  naturel,  sinon  plus,  de  pous- 
ser Descartes  dans  le  sens  d'un  rationalisme  objectif  et  onto- 
logique en  conférant  à  la  vérité  première  en  soi  la  prépo- 
tence qui  doit  lui  revenir,  de  l'aveu  même  de  Descartes,  en  ne 
laissant  au  Cogito  que  le  privilège  de  marquer  la  distinction 
de  l'esprit  et  du  corps,  sans  prétendre  en  faire  la  base  de  la 
doctrine?  Est-ce  bien  la  donnée  de  conscience,  avec  sa  certi- 
tude propre,  qui  peut  être  prise  pour  modèle  de  l'idée  claire, 
alors  qu'elle  ne  peut  rien  nous  apprendre,  sinon  qu'elle  est 
donnée  et  qu'elle  est  donnée  à  un  esprit,  alors  qu'elle  ne  se 
rapporte  nécessairement  par  elle-même  ni  à  un  objet  existant 
en  soi,  ni  à  une  essence  intelligible,  alors  qu'elle  peut  être 
claire,  sans  pour  cela  être  distincte^?  N'est-ce  pas  plutôt  la 
notion  géométrique,  puisque  celle-ci  représente,  parmi  les 
diverses  sortes  d'idées  qui  sont  en  nous,  les  idées  en  possession 
d'une  nature  fixe  et  immuable?  Le  type  de  la  connaissance 
parfaite  ne  doit  plus  être  dès  lors  confusément  partagéentre 
conscience  proprement  dite  et  l'entendement  pur  :  c'est  l'en- 
tendement pur  qui  seul  doit  l'offrir.  Voilà  ce  que  la  doctrine 
de  Descartes,  développée  dans  un  certain  sens,  permet  égale- 

1.  Principium  philosopliiae,  l,  45  et  46.  T.  VIII,  p.  21-22. 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  49 

ment  de  dire.  Est-ce  la  transformer?  Peut-être;  car  elle 
semble  avoir  tenu  la  clarté  géométrique  pour  un  cas  parti- 
culier de  l'évidence  dont  le  Cogito  a  révélé  les  caractères 
et  la  portée.  Mais  il  reste  que  celte  transformation  a  son 
principe  dans  la  conversion  qu'opère  Descartes  lorsque, 
cessant  de  considérer  toutes  les  idées  dans  leur  relation  au 
«  Je  pense  »,  il  en  considère  certaines  dans  leur  relation  à 
leur  «  réalité  objective  '•>  et  qu'il  s'assure  par  l'idée  de  Dieu, 
ainsi  considérée,  le  moyen  de  sortir  de  lui-môme.  Surtout 
cette  transformation  est  plus  procbe  de  sa  pensée  que  celle 
qui  lui  impose  plus  ou  moins  la  forme  d'un  idéalisme  kantien 
ou  semi-kantien.  Mettons  qu'à  certains  égards,  et  en  se  prê- 
tant à  des  modifications  amenées  par  la  suite  ultérieure  des 
problèmes  et  des  systèmes,  le  cartésianisme  soit  un  antécé- 
dent de  l'idéalisme  de  Kaut  ;  mais  admettons  aussi  que  tout 
un  réalisme,  tout  un  objectivisme  rationaliste  y  était  égale- 
ment contenu,  puisqu'ausi  bien  ceux  qui  ont  interprété 
Descartes  de  la  sorte,  ce  ne  sont  pas  ses  successeurs  lointains, 
mais  ses  premiers  successeurs,  un  Spinoza  et  un  Malebrancbe, 
d'accord  en  cela,  quelles  que  soient  les  autres  très  grandes 
différences  qui  les  séparent. 

En  tout  cas,  que  la  rupture  d'équilibre  dans  le  système  de 
Descartes  soit  imminente,  c'est  ce  que  marque  bien  l'incerti- 
tude qui  y  apparaît  sur  les  rapports  entre  le  rôle  dévolu  à 
notre  esprit  et  le  rôle  dévolu  à  Dieu  dans  l'explication  des 
idées,  en  particulier  des  idées  «  innées  ».  Le  type  de  l'idée 
innée,  c'est,  semble-t-il,  lidée  de  Dieu;  et  dans  la  troisième 
Méditation,  où  Descartes  établit  la  fameuse  distinction  des 
idées  innées,  des  idées  adventives  et  des  idées  factices,  il 
ajoute  que  l'idée  de  Dieu  «  est  née  et  produite  avec  moi  dès 
lors  que  j'ai  été  créé.  Et  certes  on  ne  doit  pas  trouver  étrange 
que  Dieu  en  me  créant  ait  mis  en  moi  cette  idée,  comme  la 
marque  de  l'ouvrier  empreinte  sur  son  ouvrage*.  »  L'iunéité 
de  l'idée  lui  vient  donc  de  ce  qu'elle  a  été  imprimée  par  Dieu 
en  moi  ;  mon  esprit  l'a  reçue,  mais  ne  l'a  pas  lui-même  pro- 
duite. Conception  en  accord  avec  ce  que  dit  Descartes  de  la 
nature  éternelle  et  immuable  de  certaines  idées,  laquelle 
implique  évidemment  une  préexistence  de  la  réalité  objective 
de  ces  idées  par  rapport  à  nos  âmes.  Conception  eu  accord 
également  avec  le  caractère  de  passivité  attribué  par  Descartes 

1.  T.  IX,  p.  41. 

PiLLOK.  —  Année  philos.  1911.  4 


5»0  l'aNNIÎE    l'HILOSOPHIQUE.    1911 

à  l'entenflement».  Mais  on  sait  aussi  que  Descartes  a  parfois 
interprété  l'iniiéité  t-oinme  la  faculté  qu'à  Tesprit  de  produire 
les  idées,  qu'il  a  déclaré  ne  pas  vouloir  distififjjuer  les  idées 
du  pouvoir  même  de  penser-.  Mais  serait-ce  le  trahir  que 
tenir  ces  explications  pour  occultes,  si  elles  visaient  à  autre 
chose  qu  a  marquer  l'aptitude  de  l'esprit  à  se  saisir  des  idées 
par  des  actes  qui  lui  sont  naturels  et  des  opérations  qui  lui 
sont  propres,  sans  être  pour  cela  la  cause  profonde  de  la 
vérité  de  ces  idées?  Descartes  n'a-t-il  pas  constamment  répété 
que  le  propre  des  idées  vraies,  c'est  de  n'être  point  formées  par 
nous^*?  Le  fait  même  que  des  idées  appartiennent  naturelle- 
ment à  notre  esprit  décide  si  peu  de  leur  portée  intrinsèque 
et  de  leurs  raisons  d'être  vraies,  que  Descartes  finit  par 
étendre  l'innéilé  à  toutes  les  idées,  aux  idées  mêmes  des 
figures  et  des  mouvements,  aux  idées  de  couleurs,  de  sons  et 
de  douleurs*.  Ceci  peut  sans  doute  servir  à  montrer  que 
toutes  nos  idées,  quelles  qu'elles  soient,  quelles  qu'en  soient  les 
occasions  ou  les  causes,  ne  sont  nos  idées  que  par  un  rapport 
direct  et  indissoluble  à  notre  pensée;  mais  comment  notre 
pensée  pourrait-elle  à  ce  titre  produire  eu  certaines  de  ces 
idées  leur  nature  immuable  et  éternelle?  La  tendance  au 
réalisme  géométrique,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  au  réalisme  des 
essences  prévaut  en  tout  cas,  par  ce  qu'elle  a  de  plus  défini, 
sur  la  tendance  plus  indéterminée  à  faire  de  notre  esprit  le 
lieu  de  toutes  nos  idées.  Et  si  ce  réalisme,  en  mémoire  de 
Platon,  peut  être  aussi  bien  appelé  un  idéalisme,  rappelons 
aussitôt  que  cet  idéalisme,  tout  en  posant  la  priorité  du  vrai 
par  rapport  à  l'être,  fait  du  vrai  une  réalité  à  laquelle  le  sujet 
pensant  est  subordonné. 

Du  vrai,  même  ainsi  entendu,  l'être  en  soi  ne  peut  être 
nécessairement  déduit  que  lorsqu'il  s'agit  de  Dieu.  Le  vrai 
n'enferme  pas  par  lui-même  une  exigence  d'être;  il  ne  la  con- 
tient que  dans  le  cas  unique  où  son  essence  constitutive  la  ma- 
nifeste positivement  et  complètement.  D'où  résulte  que  l'idée 
claire  et  distincte  de  l'étendue,  principe  de  la  connaissance 
vraie  des  corps,  ne  permet  pas  de  conclure  directement  à 

1.  Les  Passions  de  l'âme,  I,  17.  T.  XI,  p.  342.  Lellre  du  2  mai  1644,  t.  lY, 
p. 143. 

2.  Nolae  in  programma,  t.  Vllf,  p.  357-338. 

3.  TroUième  Méditation,  t.  YIl,p.  51.  Répoîises  aux  premières  objections 
T.  VII,  p.  117. 

4.  Notae  in  programma,  t.  VIII,  p.  358-359. 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  Ul 

Texistence  des  corps  eux-mêmes.  L'existence  des  corps  est  un 
problème,  même  quand  on  sait  parfaitement  quelle  en  est  l'es- 
sence. Assurément  les  corps  ne  peuvent  être  autre  chose,  s'ils 
existent,  que  ce  qu'implique  l'idée  claire  et  distincte  d'éten- 
due; d'autre  part  notre  connaissance  des  corps,  qu'elle  soit 
obscure  avec  nos  sentiments  ou  claire  avec  nos  idées,  doit 
être  admise  en  nous  avant  que  l'on  sache  si  les  corps  existent; 
ce  sont  là  sur  ce  sujet  dans  la  doctrine  cartésienne  des  élé- 
ments incontestablement  idéalistes.  L'idéalisme  de  Descartes 
a  donc  consisté,  suivant  la  juste  remarque  de  Kant,  à  mettre 
l'existence  du  monde  en  question  :  mais  il  n'a  aucunement 
tendu  à  résoudre  cette  existence  en  idées.  La  démonstration 
même  de  l'existence  des  corps  a  pris  pour  point  de  départ, 
non  pas  la  conception  intelligible  de  l'étendue,  mais  notre 
faculté  de  sentir,  dont  les  données  viennent,  dit  Descartes,  de 
quelque  autre  chose  que  notre  pensée  ^  Une  faculté  de  sentir, 
avant  tout  réceptive,    a  conscience  de  subir  ses   modifica- 
tions sans  les  produire;  et  d'autre  part  Tattribution  directe 
des  idées  des  choses  sensibles  soit  à  notre  esprit,  soit  à  Dieu 
lui  même  contredirait   l'inclination  à  croire  que  ces   idées 
répondent  à  des  choses  corporelles,  sans  reposer  sur  une  con- 
naissance suffisamment  claire  et  précise  pour  nous  permettre 
de  rectifier  celte  inclination:  or  Dieu  n'est  point  trompeur, 
c'est-à-dire  qu'il  n'a  pu  nous  donner  une  très  grande  inclina- 
tion qui  serait  fausse  en  nous  privant  des  facultés  de  connais- 
sauce  vraie  qui  en  établiraient  la  fausseté;  donc  les  corps 
existent  en  eux-mêmes.  C'est  donc  notre  pouvoir  de  sentir 
qui,  pour  s'expliquer,  réclame,  sous  la  caution  de  la  véracité 
divine,  l'existence  des  corps.  La  marche  même  de  la  démons- 
tration témoigne  que  cette  existence  ne  saurait  se  ramener  à 
la  pensée.  Certes,  une  fois  qu'elle  estposée,  le  réalisme  géomé- 
trique de  Descartes  permet  d'eu  définir  l'essence,  d'autant 
mieux  que  c'est  un  réalisme,  c'est-à-dire  une  théorie  qui 
envisage  l'étendue  dans  sa  «  réalité  objective  »  et  ne  la  réduit 
pas  à  une  pure  et  simple  représentation  de  notre  esprits 

La  véracité  divine  garantit,  d'une  façon  plus  générale,  que  la 
réalité  est  en  soi  conforme  aux  exigences  ou  aux  propriétés 

1.  Voy.  Sixième  Méditation  et  Principes  de  la  philosophie,  II,  1. 

2.  M.  Fr.  Pillon  a  fort  bien  montré  l'incompatibilité  de  ce  réalisme  géo- 
métrique avec  une  interprétation  idéaliste,  quasi-subjectiviste,  de  la  pensée 
cartésienne.  Voy.  L'Évolution  historique  de  l'idéalisme.  Année  philoso- 
phique, 3*  année,  1892,  V.  Alean,  1893,  p.  14'J. 


'j2  l'année  philosophique.  1911 

des  idées  claires  et  distincl.es.  Et  si  par  là  elle  empéclie  d'ad- 
mettre que  la  res  cogitans  puisse,  en  tant  que  res,  s'identifier  à 
la  7'es  extensa,  elle  donne  aussi  à  la  substance  étendue  une  réa- 
lité parallèle  à  celle  de  la  substance  pensante.  D'où  l'établis- 
sement définitif  du  dualisme.  Sans  doute  ce  dualisme  parait 
avoir  pour  conséquence  la  sulTisauce  de  la  pensée  et  une  sorte 
d'innéité  radicale  de  toutes  les  idées  ;  ainsi  il  présente  un 
aspect  idéaliste  ;  mais  il  présente  d'autre  part  un  aspect  fran- 
chement réaliste  en  manifestant  que  la  substance  étendue,  tout 
en  étant  pleinement  intelligible,  existe  plus  que  comme  objet 
de  pensée,  qu'elle  existe  eu  soi.  Que  l'on  prétende  mainte- 
nant que  le  monde  matériel,  par  son  intelligibilité  radicale, 
doit  faire  retour  à  la  pensée  et  révéler  la  juridiction  sou- 
veraine du  sujet  pensant  sur  tout  objet  de  connaissance  pos- 
sible, c'est  là  une  interprétation  qui,  si  intéressante  qu'elle 
soit,  dénature  tout  de  même  le  cartésianisme  en  concevant 
tout  autrement  la  puissance  de  l'intelligibilité  et  en  ne  tenant 
pas  compte  de  la  valeur  propre  qu'a  aux  yeux  de  Descartes 
l'existence. 

Ce  qu'il  y  a  en  somme  de  plus  essentiel  et  de  plus  général 
dans  l'idéalisme  de  Descartes  est  fort  bien  exprimé  dans  sa 
lettre  au  P.  Gibieuf,  du  19  janvier  16i2  :  «  Etant  assuré  que  je 
ne  puis  avoir  aucune  connaissance  de  ce  qui  est  hors  de  moi 
que  par  l'entremise  des  idées  que  j'en  ai  eues  en  moi,  je  me 
garde  bien  de  rapporter  mes  jugements  immédiatement  aux 
choses  et  de  leur  rien  attribuer  de  positif  que  je  ne  l'aper- 
çoive auparavant  en  leurs  idées  ;  mais  je  crois  aussi  que  tout 
ce  qui  se  trouve  en  ces  idées  est  nécessairement  dans  les 
choses  ^  »  Il  faut  donc  procéder  de  la  connaissance  aux 
choses,  non  des  choses  à  la  connaissance;  et  si  l'on  peut  sup- 
poser dans  les  choses  tout  ce  que  la  connaissance  en  comporte, 
il  n'y  faut  rien  supposer  de  ce  que  la  connaissance  n'en  com- 
porte pas.  Ailleurs  encore  Descartes  a  fortement  exprimé 
cette  règle,  d'un  sens  évidemment  idéaliste,  mais  en  mar- 
quant du  môme  coup  les  limites  de  son  idéalisme':  «  La 
maxime  quil  apporte  —  il  s'agit  du  P.  Bourdin  — .  «  Du  con- 
naître à  l'être  la  conséquence  n'est  pas  bonne  »,  est  entière- 
ment fausse.  Car  quoiqu'il  soit  vrai  que  pour  connaître  l'es- 
sence d'une  chose  il  ne  s'ensuive  pas  que  cette  chose  existe  et 


1.  T.  III,  p.  474. 

2.  T.  VH,  p.  519-520.  Ed.  Garnier,  t.  II,  p.  469. 


IDÉALISME  ET  RÉALISME  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  DESCARTES  ti3 

que  pour  penser  connaître  une  chose  il  ne  s'ensuive  pas 
qu'elle  soit,  s'il  est  possible  que  nous  soyons  en  cela  trompés, 
il  est  vrai  néanmoins  que  «  du  connaître  à  l'être  la  consé- 
quence est  bonne  »,  parce  qu'il  est  impossible  que  nous  con- 
naissions une  chose  si  elle  n'est  en  effet  comme  nous  la  con- 
naissons, à  savoir  existante  si  nous  concevons  qu'elle  existe, 
ou  bien  de  telle  ou  telle  nature  s'il  n'y  a  que  sa  nature  qui 
nous  soit  connue  ».  Si  donc  la  connaissance  détermine  l'être, 
c'est  sans  l'envelopper,  sans  le  résoudre  en  elle,  eu  se  voyant 
au  contraire  forcé  de  l'affirmer  ou  de  le  supposer  en  soi.  Du 
«  Je  pense  »  à  Dieu  et  de  Dieu  aux  choses  corporelles,  il  n'y 
a  jamais  chez  Descartes  un  idéalisme  pur  qui  ramène  soit  la 
vérité,  soit  la  réalité  à  l'action  de  l'esprit,  mais  toujours, 
comme  contre-partie  de  l'idéalisme  qu'il  introduit,  un  certain 
réalisme,  qui,  ou  bien  convertit  cette  action  en  attribut,  ou  la 
suspend  à  des  essences,  ou  la  conduit  à  poser  hors  d'elle 
rexisleuce.  Au  surplus,  dans  le  sens  idéaliste  même,  le  progrès 
accompli  par  Descaries  est  déjà  assez  considérable  pour  qu'on 
ne  doive  pas  essayer  de  le  faire  aboutir  prématurément  à  un 
terme  presque  extrême. 

'Victor  Deluos, 

de  rinstitul. 


QUELQUES  REFLEXIONS 

SUR 

LA  PHILOSOPHiE  DE  M.  HENRI  BERGSON 


Il  n'est  pas  de  philosophe  coQtemporain  plas  célèl)re  que 
M.  Bergson.  Et  le  mot  «  célèhre  »  qui  confine  à  celui  a  d'il- 
lustre »  n'est  vraiment  pas  exagéré  Les  livres  de  VI  Bergson, 
n'ont  point  plus  tôt  paru,  qu'ils  s'enlèvent.  L'Eonlation  créa- 
trice date  de  1907.  Elle  en  est  à  sa  huitième  édition  :  juste 
hommage  rendu  par  le  public  au  talent  du  penseur  et  de 
l'écrivain,  d'un  écrivain  dont  la  plume  sert  à  tout  autre  chose 
qu'à  l'embellissement  de  la  pensée  ou  à  sa  facilité  d'exporta- 
tion. Otez  à  M.  Bergsou  sa  manière  d'écrire,  et  vous  serez 
bien  près  d'éteindre  sa  pensée.  Depuis  que  ce  philosophe  a 
pris  rang  parmi  les  conducteurs  de  l'esprit  contemporain,  il 
a  donné  droit  de  cité  à  la  métaphore  dans  le  vocabulaire 
philosophi(|ue.  Par  là  —  rien  que  par  là  —  il  rappelle  le 
merveilleux  inventeur  de  mythes  qui  fut  Platon.  Platon  se 
servait  du  mythe  pour  exprimer  ce  qu'il  constatait  réfrac- 
taire  à  tout  essai  d'expressio  ndirecte,  immédiate.  M.  Bergson, 
lui,  use  de  la  métaphore  non  pas  indiscrètement,  mais  inces- 
samment Dans  la  courte  préface  de  son  premier  ouvrage 
paru  en  1889  :  les  Données  immédiates  de  la  Conscience,  l'au- 
teur écrit  :  «  Nous  nous  exprimons  nécessairement  par  des 
mots,  et  nous  pensons  le  plus  souvent  dans  lespace.  En  d'au- 
tres termes,  le  langage  exige  que  nous  établissions  entre  nos 
idées  les  mêmes  distinctions  nettes  et  précises,  la  même  dis- 
continuité qu'entre  les  objets  matériels.  Cette  assimilation  est 
utile  dans  la  vie  pratique,  et  nécessaire  dans  la  plupart  des 
sciences.  Mais  on  pourrait  se  demander  si  les  difficultés  insur- 
montables que  certains  problèmes  philosophiques  soulèvent 


56  l'anxkk  philosophique,  loil 

ne  viendrjiiont  pas  de  ce  qu'on  s'obstine  à  juxtaposer  dans 
l'espace  les  phénomènes  qui  n'occupent  point  d'espace,  et  si, 
en  faisant  abstraction  des  grossières  images,  autour  des- 
quelles le  combat  se  livre,  on  ny  mettrait  pas  parfois  un 
terme...  »  Lisez  attentivement.  Toute  la  méthode  de  Bergson 
est  là,  et  avec  sa  méthode,  le  germe  de  sa  doctrine.  Une  chose 
avant  tout  est  incontestable.  C'est  que  la  langue  courante 
souvent  impropre  à  la  traduction  des  idées  les  plus  familières, 
oblige  l'auteur  à  biaiser  avec  le  langage  commun,  à  ruser 
avec  lui.  Il  lui  semble,  tout  de  suite  que  les  objets  sur  les- 
quels va  s'exercer  sa  pensée  sont  trop  éloignés  de  l'usage 
pour  que  le  verbe  les  affronte.  Aussi  M.  Bergson  n'attaque, 
pour  ainsi  dire,  jamais.  Il  investit,  il  enveloppe,  il  enserre. 
On  a  appelé  cela  de  la  coquetterie.  Et  l'on  a  eu  tort. 
M.  Bergson  est  la  sincérité  même.  Et,  nous  venons  d'en  avoir 
la  preuve.  C'est  parce  qu'il  est  sincère  et  qu'il  est  convaincu 
de  l'inaptitude  du  vocabulaire  usité  en  philosophie  à  Texpres- 
sion  de  la  vérité  philosophique,  qu'il  évite  les  corps  à  corps 
et  leur  préfère  les  mouvements  tournants.  Aussi  est  il  devenu 
un  styliste  incomparable.  Pourtant  il  n'est  pas  certain 
qu'il  aime  le  style  pour  le  style.  Et  il  est  on  ne  peut  plus  cer- 
tain que  son  style  est  comme  une  tunique  de  Nessus,  qui  ne 
recouvre  pas  seulement  la  pensée,  mais  adhère  à  son 
essence,  j'entends  à  la  doctrine  dont  ce  style  est,  malgré  ses 
détours,  l'expression  la  plus  exacte  et  la  plus  directe  qui  se 
puisse  concevoir. 


Comment  définir  cette  doctrine?  Je  la  définirais  volontiers 
par  le  titre  du  dernier  livre  :  «  la  doctrine  de  l'Évolution  Créa- 
trice. »  C'est  donc  une  philosophie  de  la  contingence.  — 
Analogue,  à  celle  de  M.  Boutroux  ?  —  Analogue,  sans  doute, 
mais  autrement  orientée.  M.  Boutroux,  si  j'ai  bien  compris 
ses  idées,  ne  serait  rien  moins  qu'évolulionniste.  M.  Bergson 
l'est  et  veut  l'être.  Et  c'est  parce  qu'il  veut  l'être,  qu'il  fait 
'  front  au  déterminisme.  Non  seulement  l'homme  est  libre, 
mais  la  création  est  rsiliribut  de  tout  vivant.  M.  Boutroux 
n'admet  point  des  catégories  au  sens  où  Kant  nous  invite 
à  en  admettre  II  croit  pourtant  à  une  hiérarchie  de  lois 
naturelles.  Il  échelonne  les  aspects  de  l'être.  A  chacun  de  ces 
aspects  il  assigne  son  rang  :  c'est  être  catégoriste  à  sa  manière. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    M.    HENUI    IJERGSON  57 

M.  Bergson  est  Tadversaire  des  catégories,  du  tout  fait,  du 
tout  donné,  par  la  même  raison  des  cadres  tracés  à  l'avance. 
On  le  dirait  même,  parfois,  ami  d'un  beau  désordre. 

M.  Bergson  est  donc  aussi  résolument  indéterministe  qu'on 
a  jamais  pu  l'être  dans  Ihistoire.  Il  rejetterait  le  clinamen  des 
Epicuriens,  lequel  postule  des  lois  :  car,  pour  secouer  un  joug, 
il  faut  d'abord  qu'il  y  ait  un  joug,  et  l'être  vivant  ne  porte 
guère  d'autres  chaînes  que  celles  par  lui  forgées.  Ceci  pour- 
rait être  du  Boutroux.  La  différence  existe  quand  même.  Les 
murs  de  la  prison  bâtie  par  nos  habitudes,  sont,  dans  la  doc- 
trine de  Boutroux,  épais,  résistants,  immobiles:  la  contingence 
originelle  des  lois,  dès  que  ces  lois  existent,  ne  fait  nul 
obstacle  à  leur  intransigeance.  Le  monde  de  Broutroux  est 
pénétrable  à  la  causalité,  et,  de  part  en  part,  pénétré  par  elle. 
Le  monde  de  Bergson  est  bordé  par  une  «  frange  »  qui  limite 
l'action  des  causes  et,  l'élevant  au-dessus  de  la  sphère  des 
causes  finales,  le  rend  partiellement  indépendant  de  celle  des 
causes  efficientes.  Est-ce  même  assez  dire?  Non.  Rappelons- 
nous,  eu  effet,  que  des  notious  telles  que  les  notions  de  cause 
et  de  fin  ont  leur  siège  dans  l'entendement  :  or  ce  qui  est 
exigé  par  l'intelligence  pourrait  nèlre  point  conforme  à  la 
réalité.  Pour  le  coup,  Boutroux  est  dépassé.  Ce  n'est  plus  le 
monde  de  la  coutiugeuce  que  celui  où  nous  sommes  :  c'est  le 
inonde  de  l'indéterminé,  de  l'imprévisible,  de  l'improvisé. 

Un  tel  monde  eût  fait  lever  les  épaules  à  un  Aristote,  à  uii 
Platon,  à  uu  Socrate  même.  Car  si  Socrate  ne  s'intéressait 
point  aux  choses  de  la  nature,  c'est  qu'il  les  jugeait  inconnais- 
sables et,  à  plus  forte  raison,  imprévisibles.  Mais  il  est,  pour 
un  événement,  deux  manières  d'être  imprévisible  :  ou  bien  il 
l'est  eu  soi,  et  nul,  pas  même  un  Dieu,  ne  le  saurait  con- 
naître qu'une  fois  accompli  ;  ou  bien  il  échappe  à  notre  pré- 
vision, uniquement  en  raison  de  notre  ignorance.  L'imprévisi- 
bilité ici,  dérive,  en  partie,  de  notre  imprévoyance,  laquelle  a 
pour  raisou,  disons  même  pour  excuse,  les  difficultés  que  la 
nature  oppose  à  nos  efforts  Socrate  eût  choisi  pour  le  monde 
actuel  ce  second  mode,  tout  subjectif,  d'imprédétermination. 
M.  Bergson,  lui,  préfère  le  premier.  Aussi  ferail-il  la  joie  des 
Autislliène  du  temps  présent,  si  l'on  était  encore  au  temps  des 
Antislhène.  Je  me  figure  fort  bien  Antisthène  haussaut  les 
épaules  en  face  de  Platon  qui  veut  le  gagner,  à  la  théorie  des 
Idées  et  lui  tenant  à  peu  près  ce  langage  :  «  Tu  parles  toujours 
de   l'Eternel    Architecte;  tu  te   représentes  la  nature  à  la 


58  l'année  philosophique.   191d 

mauière  d'une  œuvre  d'art,  ce  qui  était  aussi  la  teadauce  de 
Socrate,  ton  maître,  si  tu  t'en  souviens  bien.  Alors  donne 
congé  aux  Idées.  Elles  gênent  l'artiste  dans  la  liberté  de  son 
travail.  Le  vrai  monde  s'il  a  un  artiste  pour  cause,  n'est  pas  le 
tien  :  c'est  celui  d'Heraclite  avec  celte  différence  que  chez 
Heraclite,  toutchauge  conformément  à  une  loi,  et  que,  dans  le 
monde,  tel  qu'il  m'apparjiîl,  cette  loi  y  est  de  trop  Déplus,  un 
artiste  ne  crée  ni  des  genres  ni  des  espèces.  Il  ne  met  au 
jour  que  des  images  d'individus...  etc.  »  A  continuer  sur  ce 
ton,  peut-être  ferions  nous  regretter  de  n'avoir  pas  cité 
Nietzsche  au  lieu  de  prêter  la  parole  à  Anlisthène.  Les  colères 
que  l'appel  à  l'autorité  d'un  Socrate  excitait  chez  Nietzsche 
prenaient  leur  source  dans  une  haine  d'artisie  :  il  rendait 
Socrate  responsable  de  la  mort  de  la  tragédie  et  de  la  docilité 
des  hommes  au  joug  de  la  raison.  Vraiment  quand  on  songe 
au  plaisir  avec  lequel  Nietzsche  aurait  lu  et,  commenlél  Évolu- 
tion Créfitrice,  ou  regrette  qu'il  ne  soit  plus  là  pour  assister 
au  succès  de  ce  livre  et  pour  constater  chez  nous  l'existence 
d'un  mouvement  si  favorable  à  la  diffusion  des  idées  bergso- 
niennes  icela  va  sans  dire)  et...  nietzschéennes. 

Le  monde  de  Bergson  n'est  pas,  eu  effet,  très  loin  de  celui 
de  Nietzsche  II  y  conduit  eu  tout  cas  Et  j'aperçois,  visible  à 
l'œil  nu,  dans  le  voisinage,  le  monde  de  Gabriel  Tarde,  où 
l'improvisation  s'est  taillée  une  part  léonine.  Aussi  bien 
Nietzsche,  Bergson  et  Tarde,  s'ils  ne  sont  pas  de  la  même 
lamille,  sont  rapprochés  par  de  très  curieuses  analogies.  Une 
idée,  en  tout  cas,  leur  est  comtnune,  et  elle  est  de  première 
importance,  et  elle  va  très  loin  :  à  savoir  que  le  monde,  au 
lieu  de  résulter  duu  acte  d'intelligen(;e  et  de  raison  pourrait 
bien  être  le  produit  d'une  activité  esthétique.  Aussi  le  mot 
d'un  personnage  de  roman  nous  revient-il  à  l'esprit  quand 
nous  songeons  h  ces  trois  penseurs  :  «  Est  ce  assez  grec  !»  Hé  ! 
oui  c'est  très  grec,  tout  grec.  Peut-être  même  trop  grec.  Et  c'est 
ce  qui  nous  rend  leurs  livres  admirables,  disons  plus,  irrésis- 
tiblement sympalhi(|iies. 

Une  œuvre  peut  être  à  la  fois  très  sympa tliique  et  très 
inquiétante.  El  ce  n'est  point  toujours  se  contredire  que  de 
délester  (|ui  Ton  aime  :  souvenous-uous  d'Ysolde,  au  premier 
acte  de  Tristan.  Il  est  donc  des  gens  que  VEcolulion  Créatrice 
inquiète?  Oui.  et  jusqu'à  se  demander  si  M.  Bergson  n'a  point 
fait  à  la  philosopliie,  ce  qu'au  dire  de  Nietzsche,  Richard 
Wagner  aurait  fait  à  la  musique  :  s'il  ne  l'a  point  rendue 


LA    PHILOSOPHIE   DE   M.    HENRI    BERGSON  59 

malade,  malade  presque  à  en  mourir.  N'est-ce  point  M.  Rageot 
qui,  après  une  lecture  de  Bergson,  se  demandait  si  la  philo- 
sophie est  eucore  possible  ? 

Et  ceci  nous  invite  à  envisager  la  philosophie  de  M.  Bergson 
sous  un  aspect  nouveau  :  l'aspect  rét'ractaire. 


Le  mot  étonnera.  Je  souhaiterais  que  M.  Bergson  attendît 
nos  explications  avant  de  protester.  Car  s'il  arrive  à  M  Ber- 
gson de  chercher  à  se  dériiiir,  et  cela  ne  peut  inauquer  d  ar- 
river à  un  philosophe,  il  n'aperçoit,  il  ne  saurait  apercevoir 
rien  de  commun  entre  sa  «  meulalité  »  et  celle  d'un  révo- 
lutiouQMire.  Peudaut  les  années  où  il  enseigna  la  philosophie 
aux  élèves  de  rhétorique  supérieure  du  lycée  Henri  IV,  et 
où  sa  renommée  commença.  M  Bergson  fut  classé  parmi 
les  penseurs  originaux,  mais  au  sens  le  plus  favorable  du 
terme  :  un  penseur  original  étant  celui  qui  renouvelle  les 
questions  sans  se  croire  obligé  de  porter,  partout  où  il 
passe,  le  fer  et  la  flamme.  Nous  avons  eu  sous  les  yeux,  ce 
mémorable  cours  de  philosophie.  Je  doute  que,  de  long- 
temps, il  y  ait,  en  France  un  enseignement  de  cette  valeur. 
Et  cet  euseiguemetit  ne  parut  «  subversif  »  à  personne.  Ajou- 
terai-je  que  dans  Matière  et  Mémoire,  le  second  de  ses  livres, 
l'auteur  fait  plus  d'une  fois  (horresco  referens!}  songer  à 
Thomas  Reid  ?  Bergson  affirme  l'existence  du  mouvement, 
et  de  la  matière.  Il  est  vrai  qu'il  ne  s'eu  tient  pas  à  de  pures 
assertions.  Quand  il  écrit  (cho.se  que  le  père  de  la  philosophie 
écossaise  n'aurait  jamais  eu  la  témérité  daffirmer,  eucore 
qu'il  en  eût  éprouvé  la  tentation):  «  Notre  perception  est  ori- 
ginairement dans  les  choses,  plutôt  que  dans  uotre  esprit^  », 
il  met  résolument  l'esprit  en  face  des  choses,  et  satisfait  les 
consciences  réalistes,  puisqu'il  est  entendu  que  toute  cons- 
cience qui  n'est  pas  celle  d'un  philosophe  est  nécessaire- 
ment et  invinciblement  réaliste.  Ce  n'est  pas  tout  encore. 
Ouvrons  Matière  et  Mémoire  à  la  page  3  et  transcrivons  : 
«  C'est  le  cerveau  qui  fait  partie  du  monde  matériel  et  non  le 
monde  matériel  qui  fait  partie  du  cerveau.  Supprimez  (du 
cerveau)  l'image  qui  porte  le  uom  de  monde  matériel,  vous 
anéantirez  du  même  coup  le  cerveau  et  l'ébranlement  céré- 

I.  Cf.  Matière  et  Mémoire,  p.  2ii. 


60  L  ANNÉE   riilLOSOPUIQUE.    i'Jll 

bral  qui  en  sont  des  parties.  Supposez  au  contraire  que  ces 
deux  images,  le  cerveau  et  l'ébranlement  cérébral,  s'éva- 
nouissent :  par  hypothèse  vous  n'effacez  qu'elles,  c'est-à-dire 
fort  peu  de  chose,  un  détail  insignifiant  dans  un  tableau.  Le 
tableau  dans  son  ensemble,  c'est-à-dire  l'univers,  subsiste 
intégralement.  Faire  du  cerveau  la  condition  de  l'image 
totale,  c'est  véritablement  se  contredire  soi-même,  puisque  le 
cerveau,  par  hypothèse  est  une  partie  de  cette  image...  » 
Voilà  certes  une  page  qui  eût  réconcilié  M.  Bergson  et 
M.  Nourrisson,  car  j'imagine  que  si  M.  Nourrisson  a  lu  les 
Données  immédiates  do  la  Conscience,  il  a  dû,  plus  d'une  fois, 
en  perdre  le  sommeil. 

Je  signale  donc  ce  texte  à  ceux  que  la  soi-disant  philosophie 
subversive  de  M.  Bergson  empêcherait  de  dormir  et  me 
retourne  vers  les  irréguliers  de  la  philosophie  contempo- 
raine qui  se  réclament  de  Bergson.  Ont  ils  raison  de  le  mettre 
à  leur  tête?  Et  d'abord  qui  sont  les  irréguliers  dont  je  parle  ? 

Je  commence  par  dire  que  ces  irréguliers  ne  sont  point  des 
écervelés.  J'en  sais  plus  d'un  qui  fait  ou  qui  va  faire  honneur 
à  la  pensée  française.  Parmi  ces  irréguliers,  je  connais  des 
croyants  pour  qui  la  philosophie  de  Bergson  est  un  vrai 
viatique  et  aussi  celle  de  son  lieutenant.  —  De  qui?  — 
Devinez  !  Ni  M.  Bergson  ne  s'en  doute,  ni  le  lieutenant  davan- 
tage. Hé  bien!  C'est  de  M.  Albert  Bazaillas,  un  professeur  de 
philosophie,  très  brillant,  très  écoulé,  écrivain  prestigieux, 
philosophe  plus  prestigieux  encore  puisqu'il  n'est  pas  exempt 
d'un  peu  et  même  de  beaucoup  de  prestidigitation.  J'ai  bien 
peur  de  mourir  sans  avoir  adhéré  à  la  philosophie  de  M.  Albert 
Bazaillas  car,  pour  me  faire  admettre  à  son  école  j'aurais  vrai- 
ment trop  à  désapprendre.  Je  lui  sais  pourtant  quelque  dis- 
ciple. Un  jeune  prêtre,  il  y  a  trois  ans,  environ,  me  vantait 
ses  livres,  et  s'étonnait  de  mes  hésitations  à  les  admirer  sans 
réserve.  Je  ne  me  rendais  pas.  J'insistais.  Je  disais  tout  le 
plaisir  que  j'éprouvais  à  lire  à  haute  voix  une  page  de  Musique 
et  Inconscient.  J'avouais  que  si  j  avais  consacré  mon  activité 
intellectuelle  à  des  études  différentes  de  la  philosophie,  j'au- 
rais envié  à  M.  Albert  Bazaillas  son  talent  d'écrire,  mais  qu'il 


1.  Et  je  n'en  suis  pas  plus  fier.  Car  pour  ôtre  capable  d'apprendre,  il 
faut  tout  d'abord  l'ôtre  d'oublier.  M.  Bergson  m'a  souvent  donné  à  entendre 
que  si  je  savais  secouer  le  joug  de  mes  vieilles  iiabiludes  j'adhérerais  à 
sa  doctrine.  Il  est  vrai  que  cette  doctrine  «  me  résiste  »,  même  quand  je 
fais  efïort  pour  ne  lui  point  résister. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    M,    HENRI    BERGSON  61 

fallait  pour  lire  cet  auteur  des  lunettes  bleues,  et  qu'où  se 
sentait,  quand  même,  les  yeux  souvent  blessés  par  l'éclat  des 
images.  Etpuis,  contiouais-je,  si  encore  derrière  ces  images... 
—  Mon  interlocuteur  sourit  et  m'interrompant  :  «  iMais  que 
cherchez-vous  derrière  ces  images'?  Et  il  ne  faut  pas  souhaiter 
qu'il  y  ait  quelque  chose.  Ce  qui  m'enchante  dans  M.  Bazaillas 
c'est  la  fluidité  de  sa  doctrine,  c'est  l'impression  du  devenir 
des  choses  et  de  soi-même  que  nul  n'a  su  éveiller  à  ce  degré... 
même  ailleurs  que  dans  les  moments  où  ce  devenir  l'obsède 
et  l'opprime...  » 

Pendant  cet  entretien  nous  avions  les  Alpes  devant  nous. 
Le  soleil  couchant  dorait  et  même  «  incendiait  »  —  l'image 
est  ici  de  plein  droit  —  les  cimes  des  montagnes.  Je  songeais 
à  la  dernière  scène  de  la  Walhjrie  et  aux  adieux  de  Wosan, 
ce  qui  ne  m'empêchait  pas  de  songer  à  M.  Albert  Bazaillas 
dont  la  promotion  à  la  dignité  de  lieutenant  de  Bergson  m'in- 
quiétait passablement...  pour  le  capitaine.  «  Si  c'est  à  travers 
Bazaillas  qu'il  faut  maintenant  lire  Bergson  pour  se  mettre  de 
plain-pied  avec  les  jeunes  philosophes  du  temps  présent,  me 
disais-je,  le  gâchis  ne  fait  que  commencer.  « 

J'hésitais  à  dire  «  croisade  »  ou  simplement  «  réaction  »  : 
«  gâchis  ))  vient  d'échapper  à  ma  plume,  et  je  ne  le  regrette 
qu'à  demi.  Car  enfin  de  ce  que  la  manière  de  M.  Bazaillas  fait 
penser  —  oli  !  de  très  loin  —  à  celle  de  M.  Bergson,  ils  ne 
sont  certes  pas  de  la  même  école.  La  doctrine  de  M.  Bazaillas 
est  appuyée  sur  la  psychologie  de  Ribot,  la  criminologie  de 
Lombroso,  la  métaphysique  de  Schopenhauer.  C'est  une  doc- 
trine à  courants  d'air.  Quant  à  la  philosophie  de  M.  Bergson 
elle  est  celle  d'un  penseur  qui  n'a  jamais  su  ni  voulu  penser 
autrement  que  par  lui-même. 

Et  pourtant  certaines  pages  de  M.  Bazaillas  sur  l'influence 
perturbatrice  de  l'entendement  ont  rejoint  dans  l'esprit  de 
plus  d'un  lecteur  les  pages  de  Bergson  sur  le  rôle  de  l'esprit, 
la  source  de  ses  concepts,  le  caractère  pratique  et  presque 
pragmatique  et  l'intelligence.  En  les  lisant  à  peu  de  distance, 
on  s'est  aperçu  qu'ils  faisaient  passer  un  mauvais  quart 
d'heure  à  la  science  et  peut-être  à  la  raison.  Et  les  vertus 
émancipatrices  de  la  philosophie  bergsonienne  out  été  célé- 
brées avec  un  empressement  significatif.  On  ne  loue  jamais 
si  fort  que  ce  pour  quoi  l'on  redoute  un  succès  éphémère. 

Ce  n'est  point  de  la  renommée  de  M.  Bergson  que  je  parle 
en  ces  termes,  mais  du  bruit  fait  autour  des  conséquences 


^2  l'année  philosophique.  1911 

auxquelles  on  se  plaît  à  dire  que  sa  philosophie  conduit  et 
contraint.  Attribuer  à  M.  Bergson  une  franche  attitude  de 
réactionnaire  contre  la  science  c'est  aller  bien  vite  et,  peut- 
être  aussi,  voir  bien  gros.  Je  ne  suis  pas  sûr  que  sa  doctrine 
soit  la  véritable  et  je  l'ai  souvent  combattue.  Mais  il  faudrait 
y  regarder  à  deux  fois  avant  de  prêter  à  ce  philosophe,  contre 
la  science,  je  ne  sais  quelle  hostilité  de  parti  pris.  Si  vous 
entendez  par  la  Science,  un  ensemble  de  thèses  en  vertu  des- 
quelles le  monde  n'est  rien  de  plus  qu'une  géométrie  en  mou- 
vement, passe  encore.  Mais  il  est  d'autres  sciences  que  les 
sciences  mathématiques  et  physiques.  Lisez  VErnlulion  Créa- 
trice et  vous  aurez  l'impression  que  M.  Bergson  est  très  au 
courant  des  idées  directrices  de  la  biologie  contemporaine, 
qu'il  en  a  critiqué,  c'est-à-dire  commenté  les  textes  les  plus 
autorisés  ai)rès  lecture  attentive.  Or  si  c'est  là  ce  qu'on  appelle 
faire  de  la  philosophie  contre  la  science,  je  ne  sais  plus  ni  ce 
que  c'est  que  science  ni  ce  que  c'est  que  philosophie. 

La  vérité  est  que  M.  Bergson  s'est  demandé  ce  que  serait  la 
philosophie  appuyée  non  plus  sur  la  science,  mais  sur  les 
sciences  de  la  vie,  et  le  livre  de  YÉcolution  Créatrice  nous 
offre  l'esquisse  d'une  philosophie  de  ce  genre.  —  Ou  n'y  trouve 
ni  le  déterminisme  universel  ni  l'évolutionuisme classique!  — 
Précisément.  Et  cette  philosophie  est  deux  fois  intéressante 
par  ce  que  l'on  y  trouve  et  par  ce  que  l'on  y  cherche  vainement. 
Plus  de  déterminisme  :  d'où  l'on  peut  conclure  que  le  déter- 
minisme biologique  pourrait  avoir  sa  source  ailleurs  que 
chez  les  biologistes  :  n'oublions  pas  que  le  déterminisme  est 
l'un  des  noms  de  la  nécessité,  et  que  la  nécessité  mathématique 
ou  géométrique  en  est  le  type  par  excellence.  Plus  d'Evolu- 
tion, du  moins  au  sens  de  Darwin  et  d'Herbert  Spencer  :  Pour- 
quoi? 

Ici  nous  touchons  au  centre  de  la  doctrine.  On  ne  s'est  pas 
assez  aperçu  qu'un  évolutionnisme  pénétré  d'universel  déter- 
minisme serait  un  scandale  pour  la  raison.  Car  si  j'ai  bien 
compris  ce  que  disent  tous  les  partisans  du  déterminisme,  il 
est  admis  que  l'univers,  dans  son  ensemble,  ou  plutôt  dans 
son  histoire,  est  donné  depuis  ses  origines  Dans  la  nébuleuse 
primitive,  a  écrit  quelque  part  le  grand  Herbert  Spencer,  dor- 
maient, depuis  des  milliers  de  siècles,  le  génie  des  Shakespeare 
et  des  Newton  II  est  possible.  Mais  alors  quelle  fantaisie  a 
pris  à  l'auteur  personnel  ou  impersonnel  du  monde,  au  Grand- 
Tout,  si  vous  y  tenez,  de  ne  pas  réaliser,  d'un  seul  coup,  cette 


LA    PHILOSOPHIE   DE    M.    HENRI   BERGSON  63 

histoire  où,  durât-elle  indéfiDiment,  nul  ne  saurait  mettre  un 
mot  à  la  place  d'un  autre,  ni  dans  l'avenir,  ni  dans  le  passé? 
Bref  pourquoi  le  monde  est-il  dans  le  temps  !  Mais  à  le  bien 
prendre  il  ne  saurait  y  être.  Qui  dit  :  temps,  dit  :  passé,  pré- 
sent, avenir.  Or  c'est  ce  qu'il  est  impossible  que  l'on  dise, 
pour  peu  que  Ton  serre  de  près  ces  trois  expressions.  Nous 
avons  trois  mots  et  ces  trois  mots  ne  sont  pas  synonymes.  Or 
ils  le  deviennent,  ou  plutôt,  ils  deviennent  hors  d'usage,  n'en 
déplaise  à  Leibnitz,  si  Ion  prétend  que  le  «  présent  est  plein 
du  passé  et  gros  de  l'avenir  »  —  En  gros  seulement  !  —  Pas  du 
tout!  Lorsque  Dieu  a  créé  le  monde,  il  a  été  décidé  que  j'écri- 
rais ces  ligues  au  moment  où  je  les  écris.  Lorsque  Dieu  a 
créé  le  monde,  il  a  décrété  quen  lau  de  grâce  1911  il  y  aurait 
uû  professeur  de  philosopliie  qui  lui  demanderait  compte  des 
motifs  pour  lesquels  il  l'a  soumis  à  la  loi  du  temps.  Il  a 
décrété  que  ce  professeur  en  conclurait  contre  l'opportunité 
de  la  création,  car  c'est  ce  que  je  suis  occupé  à  conclure,  et 
cela,  sans  la  plus  petite  hésitation.  Eu  effet,  si  comme  il  est 
chanté,  dans  le  Faust  deGounod,  par  Valentiu  mourant,  à  sa 
sœur  Marguerite  :  «  Ce  qui  doit  arriver  arrive  à  l'heure  dite  » 
on  cherche  vainement  pourquoi  Dieu  a  créé  le  monde  au  lieu 
de  le  penser,  ou.  simplement,  de  le  rêver.  —  Pour  se  divertir, 
va  répondre  un  mauvais  plaisant!  —  Alors  si  c'est  pour  voir 
arriver  tout  ce  qu'il  avait  prévu,  c'est  qu'au  fond  il  n'était  point 
absolumentsûr  dele  voirarriver.  Dans  ce  cas,  à  la  bonne  heure! 
j'admets  le  divertissement.  Au  contraire,  dans  le  cas  d'un  déter- 
minisme infaillible,  je  n'y  comprends  plus  rien.  La  création 
serait  inutile.  Pis  que  cela,  elle  serait  l'œuvre  d'un  méchant; 
car  j'existe,  mes  semblables  aussi.  Ni  moi,  ni  mes  semblables, 
nous  ne  sommes  jamais  pris  pour  des  simples  moments  d'une 
pensée  divine  ou  d'un  rêve  divin,  Nos  joies  ne  sont  point  des 
joies  rêvées,  nos  douleurs  encore  moins  :  et  ceci  devient  grave 
si  Dieu  a  toutpréordouné,  tout  prédéterminé... 

A  continuer  sur  ce  ton,  nous  plaiderions  les  thèses  de 
M.  Bergson  à  l'aide  d'arguments  autres  que  les  sieus,  beaucoup 
moins  intéressants  d'ailleurs.  Ces  arguments  nous  aideraient 
à  comprendre  pourquoi  tant  de  catholiques  font  profession 
d'être  de  sou  école,  mais  ne  nous  aideraient  pas  à  comprendre 
sa  philosophie.  Revenons  à  cette  philosophie. 

Cette  philosophie  repose,  comme  chacun  sait,  sur  un  trust: 
le  trust  de  la  durée  au  profit  des  êtres  vivants.  Eux  seuls 
durent.  —  Mais  ou  dit  tous  les  jours  le  contraire  !  —  M.  Berg- 


64  l'année  philosophique.  IDll 

son  le  sait  bien  el  c'est  pourquoi  il  s'est  fait  l'avocat  du  con- 
traire de  ce  contraire.  Et  s'il  n'est  pas  allé  jusqu'à  nous  dire  : 
«  Philosophes  détrompez-vous  il  n'y  a  que  «  ce  qui  ne  dure 
pas  qui  dure  »,  la  formule  seule  manque  à  sa  philosophie. 
Nest-ce  point  là  une  formule  d'insurrection  ou  de  révolution? 
Je  ne  m'y  oppose  pas.  Je  reconnais  même  que  l'on  pourrait  y  voir 
une  déclaration  de  guerre  à  la  science,  s'il  ne  fallait  en  finir 
avec  cette  idole  «  la  Science  »,  laquelle  ne  compte  parmi  ses 
idolâtres  qu'un  nombre  assez  négligeable  de  savants,  Mais  ne 
voyez-vous  pas  que  ce  trust  de  la  durée  est,  dans  la  pensée  de 
M.  Bergson  le  seul  moyen  de  sauver  la  durée?  Car  si  le  temps 
n'agit  pas,  il  ne  saurait  être.  Or  il  n'agit  pas  sur  les  êtres  du 
monde  inorganique.  Les  comètes  ont  beau  faire  de  longs 
voyages  autour  des  mondes,  elles  ne  vieillissent  pas  ;  leur  che- 
velure ne  perd  ni  de  son  éclat,  ni  de  sa  longueur.  «  Le  temps 
ne  mord  pas  sur  elles  »,  ni  sur  aucun  des  astres.  Le  temps 
ne  mord  pas  sur  les  saisons  :  elles  se  succèdent,  elles  ne 
changent  pas,  car  pour  succéder  il  faut  être  «  l'autre  »  de  ce 
qui  précède,  tandis  que  pour  changer  il  faut  être  soi,  autre- 
ment dit  être  un  individu,  une  personnalité.  Et  c'est  pourquoi 
M.  Bergson  ne  comprend  ni  la  durée  sans  la  vie,  ni  la  vie  sans 
la  conscience.  L'Evolution  créatrice  débute  en  effet  comme  il 
suit  (je  transcris,  en  abrégeant)  :  Exister  c'est  changer.  «  Si 
un  état  d'âme  cessait  de  varier,  sa  durée  cesserait  de  couler. 
Prenons  le  plus  stable  des  états  internes,  la  perception  visuelle 
d'un  objet  extérieur  immobile.  L'objet  a  beau  rester  le  même, 
j'ai  beau  le  regarder  du  même  côté,  sous  le  même  angle,  au 
même  jour  :  la  vision  que  j'en  diffère  n'en  diffère  pas  moins  de 
celle  que  je  viens  d'avoir,  quand  ce  ne  serait  que  parce  qu'elle 
a  vieilli  d'un  instant...  Mon  état  d'âme  en  tramant  sur  la 
route  du  temps  s'enfle  continuellement  de  la  durée  qu'il 
ramasse  ;  il  fait,  pour  ainsi  dire,  «  boule  de  neige  avec  lui- 
même.  »  —  On  distingue  communément  des  états  et  des  chan- 
gements! On  se  trompe  :  «  La  vérité  est  qu'on  change  sans 
cesse  et  que  l'état  lui-même  est  déjà  du  changement.  C'est 
dire  qu'il  n'y  a  pas  de  ditlérence  essentielle  entre  passer  d'un 
étal  à  un  autre  et  persister  dans  le  même  état  »  —  Pourtant  ce 
sont  là  deux  contraires!  —  Erreur  !  si  vous  vous  représentez 
«  matériellement  »  à  l'aide  d'images  tirées  du  monde  physique, 
ce  qui  est  de  l'ordre  psychique,  si,  comme  Pascal  le  déplore, 
vous  parlez  corporellement  des  choses  de  l'âme,  sans  prendre 
garde  à  cette  nécessité  qui  est  une  véritable  infirmité  de 


LA    PHILOSOPHIE    DE    M.    HEXRI    BERGSON  65 

notre  langage,  il  faudra  bien  vous  figurer  le  devenir  et  le  per- 
maneot  comme  deux  opposés.  Hé  bien!  C'est  cela  qu'il  ne 
faut  pas  faire,  même  quand  ou  ne  peut  s'empêcher  de  le  faire. 
Il  ne  faut  pas  opposer  eu  juxtaposant.  Il  ne  faut  pas  que  ces 
images  d'impénétrabilité   nous  hantent.  Car  nous  sommes 
dans  la  sphère  de  l'esprit  où  l'impénétrabilité  n'a  plus  de 
sens.  —  Alors  l'aîiY/'e  et  le  même,  l'identité  et  l'  «  altérité  »  n'en 
auront  point  davantage  !  —  Pourquoi?  Sachons  lire  en  nous. 
Ne  nous  apercevons-nous  pas,  dans  les  momeutsde  lutte,  diffé- 
rents de  ce  que  nous  sommes  ?  —  En  effet  le  vers  de  Racine 
l'atteste  :  «  Je  sens  deux  hommes  en  moi.  »  —  Ce  vers  ne  dit 
point  vrai,  j'eotends  qu'il  ne  dit  point  tout  le  vrai  :  si  je  sen- 
tais deux  hommes  en   moi,  je   me  sentirais  intérieurement 
habité  par  un  autre.  Je  ne  me  sentirais  pas  aux  prises  avec 
moi-même  Se  sentir  deux  est  une  chose.  Se  sentir  double  et 
même  multiple  en  est  une  autre.  Bref  lêtre  qui  dure  ne  dure 
jamais    quà  une  condition:   d'évoluer  et  d'être  à  quelque 
degré  témoin  de  son  évolution.  Si  vous  confondez  inertie  et 
durée,  oui  M.  Bergson  a  tout  l'air  de  dire  :  «  Il  n'est  que  ce 
qui  ne  dure  pas  qui  dure  ».  Mais  l'inerte  ne  saurait  durer  et 
c'est  pourquoi  le  temps  coule  au-dessus  de  la  matière  et  de 
l'inorganique. 

Aussitôt  la  création  prend  au  sens.  Le  inonde  des  êtres 
vivants  exige  la  durée.  L'évolution  à  son  tour  ne  se  peut  com- 
prendre que  par  l'action  du  temps  :  en  d'autres  termes,  dès 
qu'un  vivant  passe  du  néant  à  l'être,  on  ne  peut  plus  soutenir 
que  sa  destinée  est  réglée.  Son  histoire  commeuce;  mais  il 
s'en  faut  que  l'avenir  de  cette  histoire  soit  enveloppé  dans 
ses  premiers  commencements.  Dès  lors,  au  cas  où  une  volonté 
divine  aurait  présidé  à  la  formation  du  monde,  il  faudrait  eu 
conclure  à  la  réalité  de  ce  que  l'on  appelait  jadis  «  les  causes 
secondes  »  et  à  l'essentielle  spontanéité  des  êtres.  Inutile  d'in- 
sister sur  ce  que  «.  spontanéité  »  veut  dire.  Si  les  signes  exté- 
rieurs de  cette  spontanéité  ne  correspondent  à  rien  de  véritable, 
le  mot  n'est  rien  de  plus  qu'un  mot.  Mais  si  nous  considérons 
que  l'être  vivant  dure  «  plus  nous  approfondirons  la  nature  du 
temps,  plus  nous  comprendrons  que  durée  signifie  invention, 
création  de  formes,  élaboration  continue  de  l'absolument  nou- 
veau )).  Je  disais  donc  bien  qu'en  matière  d'indéterminisme 
M.  Bergson  rendrait  des  points  à  Epicure!  Et  je  comprends 
maintenant  pourquoi  les  idées  de  M.  Bergson  sont  si  chères 
aux  croyants...  Et  je  fais  plus  qu'entrevoir  pourquoi  les  ratio- 

PiLLON.  ~  Année  philos.  1911.  5 


66  l'année  philosophique.  1911 

nalistes  commencent  à  se  montrer  inquiets.  Jusqu'à  VEcolu- 
lion  Créatrice,  le  rationalisme  et  le  spiritualisme  se  donnaient 
la  main.  Depuis,  on  les  dirait,  à  tout  le  moins,  en  instance  de 
divorce.  Il  y  a  là  un  nouvel  état  de  choses  dont  les  suites  ne 
peuvent  laisser  indilléreot. 

Je  n'ignore  pas  tout  ce  que  l'on  peut  invoquer  contre  l'esprit 
carlésieu  et  les  résultats  de  sa  longue  domination  sur  les 
esprits.  M.  Bergson  fait  le  procès  de  cet  intellectualisme 
auquel  il  reproche  son  inaptitude  foncière  à  l'explication  des 
phénomènes  de  la  vie  Un  peu  plus,  M.  Le  Dantec  allait  s'en 
fâcher.  Il  n'est  point  allé  jusque  là,  mais  il  s'est  étonné  de  la 
manière  dont  l'auteur  de  ÏEcolatioti  Créalnce  interprétait 
certaines  conclusions  des  biologistes.  On  eût  dit  que  M.  Berg- 
son venait  de  mettre  en  cause  ce  que  l'on  a  coutume  d'appe- 
ler les  conquêtes  de  la  science  ^ 

Or  si  ce  n'est  pas  tout  à  fait  cela,  ce  l'est  bien  un  peu.  J'en 
atteste  ce  passage  dont  un  Bossuet  n'eût  pas  effacé  le  début. 
«  Notre  raison  incura blement  présomptueuse  s'imagine  pos- 
séder par  droit  de  naissance  ou  par  droit  de  conquête,  innés 
ou  acquis,  tous  les  éléments  de  la  connaissance  de  la  vérité. 
La  même  où  elle  avoue  ne  pas  connaître  l'objet  qu'on  lui 
présente,  elle  croit  que  son  ignorance  porte  seulement  sur  la 
question  de  savoir  quelle  est  celle  de  ses  catégories  anciennes 
qui  convient  à  l'objet  nouveau.  Dans  quel  tiroir  prêt  à  ouvrir 
le  ferons-nous  entrer?  De  quel  vêtement  déjà  coupé  allons- 
nous  l'habiller  ?  Est-il  ceci,  ou  cela,  ou  autre  chose  ?  Et 
«  ceci  /)  et  «  cela  »  et  «  autre  chose  »  sont  toujours  pour  nous 
du  déjà  conçu,  du  déjà  connu.  L'idée  que  nous  pourrions 
avoir  à  créer  de  toutes  pièces,  pour  un  objet  nouveau,  un  nou- 
veau concept,  peut  être  une  nouvelle  méthode  de  penser, 
nous  répugne  profondément.  L'histoire  de  la  philosophie  est 
là,  cependant,  que  nous  montre  l'éternel  conflit  des  systèmes, 
l'impossibilité  de  faire  entrer  détiuitivement  le  réel  dans  ces 
vêlements  de  confection  que  sont  nos  concepts  tout  faits,  la 
nécessité  de  travailler  sur  mesure^  ». 

Il  y  a  là  une  déclaration  de  guerre.  A  qui  s'adresse-l  elle? 
A  la  science  où  à  lesprit  de  la  science  ?  Et  si  c'est  à  l'esprit 
qui  domine  dans  la  science  contemporaine  n'est-il  pas  clair 
que  l'attitude  de  M.  Bergson  lui  est  dictée  par  un  intérêt,  con- 

I.  Cf.  L'Évolution  créatrice,  p.  11,  12. 
t.  Cf.  L'Évolution  créatrice,  p.  1)2 


LA    PHILOSOPHIE   DE    M.    HENRI    BERGSON  67 

traire  à  cet  esprit  peut  être,  mais  difficile  à  ne  pas  cooîondre 
avec  l'iulérêt  de  la  vérité?  M.  Bergson  a  pu  remarquer  daus 
l'histoire  des  idées  certains  moments  de  crise  où  l'on  dirait 
que  la  science  est  battue  eu  brèche,  et  elle  l'est  en  effet,  contre 
ceux  qui  la  représentent,  par  ceux  qui  la  respectent.  Ce  n'est 
pas  au  rationalisme  que  s'en  prend  notre  philosophe,  mais 
aux  rationalistes  d'aujourd'hui,  jaloux  de  leur  œuvre  d'hier 
et  d'avant-hier,  et  montant  obstinément  la  garde  autour  de 
leurs  catégories  vermoulues.  Ne  savons  nous  pas  d'ailleurs 
les  embarras  causés  à  la  science  par  les  phénomènes  de  la 
vie  quil  faut  :  ou  réduire  au  mécanisme  —  contre  quoi  l'expé" 
rience.  entendue  largement,  proleste  — ;  ou  déclarei*  inexpli- 
cables ?  El  le  problème  ne  fait  que  de  petits  pas,  aujourd  hui 
en  avant,  demain  ce  sera  en  arrière.  Et  ce  sera  toujours  à 
recommencer  ! 

On  sait  Ihistoire  de  l'œuf  coupé  par  Christophe  Colomb.  La 
philosophie  de  M  Bergson  m'a  faitsouvent  penser  à  cette  his- 
toire. Car  lui  aussi  il  a  C'»iipé  l'œuf  par  le  milieu,  et  jetant  par- 
dessus bord  les  catégories  du  type  géométrique,  il  a  regardé  les 
phénomènes  de  la  vie,  presque  comme  s'il  n'y  eu  avait  pas  d'au- 
tres, ou  du  moins  comme  si  les  autres  ne  jouaieni  à  leur  égard 
qu'un  rôle  de  lointain  entourage,  l-^n  cela  M  Bergson  a  eu 
des  précurseurs,  car  on  en  a  toujours.  Mais  il  faudrait  y 
regarder  à  deux  fois  avant  de  les  lui  découvrir  C'est  assez 
reconnaître  que  lavènement  de  sa  philosophie  a  été  une  sorte 
de  coup  de  théâtre.  Et  comme  après  tous  les  coups  de  théâtre 
on  a  quelque  peine  à  se  ressaisir,  on  a  craint  que  la  philoso- 
sophie  ne  sombrât  dans  l'aventure  et  que  le  rêve  de  Nietzsche 
ne  devint  réalité  :  car  ou  sait  que  Nietzsche  est  l'adversaire 
implacable  de  la  raison  et  de  la  science. 

La  vérité  est  que  la  philosophie  de  M  Bergson  est  un  coup 
droit  porté  au  cartésianisme.  Mais  si  le  devenir  est  la  loi  de 
la  vérité,  il  uest  pas  évident  que  le  monde,  tel  que  l'a  cons- 
truit Descartes,  ne  laisse  pas  échapper  une  grande  part,  et  la 
plus  importante,  de  la  réalité  Je  ne  dis  pas  qu  il  en  est  ainsi. 
Je  dis  qu'un  philosophe  peut  avoir  droit  au  nom  de  philo- 
sophe et  refuser  d'aller  faire  ses  dévotions  devaut  l'autel  de 
Descartes.  Je  vais  plus  loin  encore.  Et  je  prétends  que 
M  Bergson  pourrait  bien  nous  avoir  rendu  un  de  ces  services 
dont  l'histoire  se  souviendra  toujours  eu  venant  nous 
apprendre  à  quelle  philosophie  l'on  se  trouverait  amené  eu 
oubliant  qu  il  est  une  physique,  uue  mécanique,  une  géomé- 


6«  l'a.nnée  philosophique.  1911 

trie.  Que  M.  Bergsou  justifie  son  droit  eu  reprochaut  aux  phi- 
losopliies  régnantes  d'oublier  qu'il  est  de  par  le  monde  des 
organismes  et  des  volontés,  c'est  sou  affaire  :  et  aussi  la  nôtre. 
Examinons  donc  ces  constatations  et  ces  raisons,  puis, 
sachons-lui  gré  d'être  venu  nous  réveiller  d'un  long  sommeil. 
Ce  n'est  pas  seuleuîcnt  le  scepticisme  ce  sont  tous  les  sys- 
tèmes qu'il  faudrait  comparer  à  des  oreillers.  Et  l'on  peut 
trop  bien  dormir  sur  l'oreiller  du  rationalisme. 


Ainsi  la  doctrine  de  M.  Bergson  a  toutes  les  apparences 
d'une  doctrine  séditieuse.  Elle  pourrait,  en  son  fonds,  être 
tout  autre  chose.  L'avenir  en  décidera.  Pour  l'instant,  il  nous 
plairait  de  finir  par  un  paradoxe,  et  de  présenter,  très  en  rac- 
courci, la  philosophie  de  M.  Bergson  sous  un  aspect  qui  a 
peut-être  échappé.  11  s'agirait  de  la  remettre  —  par  hypothèse 
—  dans  la  tradition  avec  laquelle  elle  paraît  rompre,  la 
tradition  kantienne  ni  plus  ni  moins.  Ce  n'est  après  tout  ni 
impossible,  ni  invraisemblable.  On  va  pouvoir  en  juger. 

«  D'une  part,  une  science  qui  n'est  pas  vraie,  de  l'autre  une 
vérité  qui  n'est  pas  sue  w;  ainsi  Charles  Secrétan,  résumait  la 
philosophie  de  Kaut,  il  y  a  plus  d'un  demi-siècle,  dans  le  pre- 
mier volume  de  sa  belle  Philosophie  de  la  Liberté.  La  formule 
est  excessive  peut-être,  si  Kant,  par  sa  distinction  des  phéno- 
mènes et  des  choses  en  soi,  s'est  montré  aussi  attentif  à  sau- 
vegarder la  science  qu'à  sauver  la  liberté.  La  science  est  vraie, 
pourrait-on  objecter  à  Secrétan  du  moment  où  il  existe  des 
jugements  qui  fondent  l'expérience,  loin  que  celle-ci  les  léga- 
lise :  et  telle  est  la  doctrine  de  Kant.  La  doctrine  de  Bergson 
est  assurément  différente  puisqu'elle  nous  invite  à  voir  dans 
les  catégories  autant  de  cadres  inutilement  déformateurs  de 
la  réalité  véritable.  Si  nous  en  avions  le  temps  et  la  place, 
nous  accentuerions  l'antagonisme  de  l'ordre  temporel  et  de 
l'ordre  spatial  sur  lequel  l'auteur  des  Données  immédiates  de 
la  conscience  insistait  naguère  avec  autant  d'énergie  que  d'ori- 
ginalité, nous  ferions  voir  que,  chez  Bergson,  l'espace  a  partie 
liée  avec  l'entendement  et  ses  produits  les  plus  directs,  à 
savoir  les  sciences  du  nombre,  de  l'étendue,  du  mouvement 
de  la  matière.  Et,  par  suite,  l'antagonisme  de  l'Espace  et  du 
Temps  en  appellerait  un  autre  à  titre  de  corollaire.  Car  le 
Temps,  affirme  Bergsou,  est  la  Durée,  et  la  Durée  est  le  milieu 


LA   PHILOSOPHIE   DE    M.    HENRI    BERGSON  69 

dans  lequel  évoluent  la  Vie  et  la  Conscience  auxquelles  la 
matière  s'oppose. 

—  Soit,  mais  nous  n'avons  guère  jusqu'ici  rencontré  Kant 
sur  notre  chemin,  si  même  nous  ne  lui  avons  pas  tourné  le  dos. 

—  Il  est  possible  mais  ayons  patience.  D'abord  l'opposition  du 
Spatial  et  du  Temporel  n'est-elle  point,  chez  Bergson,  aussi 
radicale  que  l'est,  chez  Kant,  l'oppositiou  du  phénomène  et 
de  la  chose  en  soi  ?  Lisons  encore  à  ce  sujet  l'uu  des  passages 
les  plus  décisifs  de  VEcolution  créatrice'.  «  Nous  tenous  l'intelli- 
gence pour  relative  aux  nécessités  de  l'action.  Posez  l'action, 
la  forme  même  de  l'intelligence  s'en  déduit...  »  Car  si  l'on 
s'attaque  aux  objets  les  plus  immédiats  et  les  plus  fréquents 
de  l'action  humaine,  on  constate  que  ces  objets  sont  du  genre 
matière  et,  dans  ce  genre,  de  l'espèce  inorganique  :  «  Partons 
donc  de  l'action-  et  posons  en  principe  que  l'intelligence  vise 
d'abord  à  fabriquer.  La  fabrication  s'exerce  exclusivement 
sur  la  matière  brute  en  ce  sens  que,  même  si  elle  emploie  des 
matériaux  organisés,  elle  les  traite  en  objets  inertes,  sans  se 
préoccuper  de  la  vie  qui  les  a  informés.  De  la  ma  tière  brute  elle- 
même,  elle  ne  retient  guère  que  le  solide  :  le  reste  se  dérobe 
par  sa  fluidité  même.  Si  donc  l'intelligence  tend  à  fabriquer, 
on  peut  prévoir  que  ce  qu'il  y  a  de  fluide  daus  le  réel  lui 
échappe  en  partie  et  que  ce  qu'il  y  a  de  proprement  vital  dans 
le  vivant  lui  échappera  tout  à  fait.  Notre  iiitelligence  (elle  qu'elle 
sort  des  mains  de  la  nature  a  pour  objet  principal  le  solide  orga- 
nisé'-' »  Et  l'auteur  développe  avec  une  rare  maîtrise  cette  thèse 
assurément  neuve  l'une  des  plus  neuves  et  des  plus  hardies  de 
la  philosophie  contemporaine,  où  le  pragmatisme  est  en  germe 
mais  pas  seulement  le  pragmatisme.  Car  pris  au  pied  de  la 
lettre  le  pragmatisme  est  lié  aux  nécessités  de  l'action  et  il  ne 
se  préoccupe  eu  rien  de  savoir  si  ces  nécessités  sont  ou  ne  sont 
pas  constantes.  Cela  ne  lui  importe  guère  Le  pragmatisme 
s'étend  à  toute  vérité  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  est  non  seule- 
ment l'adversaire  de  certaines  philosophies  mais  encore  de  la 
philosophie.  Le  Don  Quichotte  du  pragmatisme  contemporain 

—  et  en  l'appelant  ainsi  j'entends  lui  faire  honneur  —  Gio- 
vanni Papiui  n'a  pas  célébré  vaiuement  le  Créfusculc  des  phi- 
losophes s'il  a  réussi  à  faire  voir,  et  il  y  a  jusqu'à  uu  certain 

i.  P.  163. 

2.  Ibid.,  p.  166. 

3.  P.  167.  Les  soulignés  sont  do  lautcur. 


70  l'annke  philosophique.  1911 

point  réussi,  que  pragmatisme  et  philosophie  sont  incompa- 
tibles. 

Bergson  est  d'un  tout  autre  avis  puisqu'il  est  le  promoteur 
(l'une  phih)sophie  nouvelle.  Dans  cette  philosophie  tout  une 
partie  de  la  science  non  seulement  cesse  d'être  vraie  mais  est 
condamnée  à  ne  jamais  l'être,  caria  fonction  naturelle  de  1  in- 
telligeuce  est  tout  ensemble  de  viser  et  de  manquer  :  //  y 
a  des  choses  que  nntelligence  seule  est  capable  de  chercher,  mais 
que  par  elle-même  elle  ne  trouvera  jamais  ^  «  Pourquoi?  Parce 
qu'elle  ne  se  représente  clairement  que  l'immobilité.  -  D'où  ce 
corollaire  :  L'intelligence  est  caractérisée  par  une  in^om- 
préhension  naturelle  de  la  vie^  ».  Mnis  comment  savons  nous 
l'incapacité  foncière  de  l'inlelligence  à  comprendre  la  vie  si 
ce  n'est  par  notre  intelligence?  Et  voilà  la  contradiction  à  la 
base  de  l'affirmation  ! 

Elle  y  serait  si  l'entrée  en  relation  de  l'hommes  avec  le  réel 
avait  l'inlelligeuce  pour  unique  organe.  Elle  en  a  un  autre.  — 
Comment  le  concevoir?  —  Nous  n'avons  pas  le  choix.  Nous 
devons  le  concevoir  sur  le  type  de  l'instinct  animal  et 
lui  donner  le  nom  d'intuttion.  Or  ce  nom  en  dit  beaucoup. 
Et  quand  nous  l'entendous  prononcer,  nous  ne  sommes  pas 
à  court  d'images  pour  mettre  derrière  une  ombre  de  réalité, 
si  ce  n'est  mêine  un  peu  plus  qu'une  ombre.  Supposez  que  de 
l'intuition  nous  ne  sachions  qu'une  chose  :  c'est  (ju'elle  est  à 
l'intelligence  ce  que  voir  est  à  savoir;  il  n'y  aurait  là  qu'une 
comparaison,  banale  peut-être,  nullement  inféconde.  Car  si 
vous  remplacez  voir  par  saisir  ou  prendre,  ce  dont  vous  avez 
assurément  le  droit,  vous  pouvez  opposer  la  loi  de  l'inlelli- 
gence qui  est  de  procéder  par  médiation  à  celle  de  l'intuition 
qui  agit  soudainement  et  sans  intermédiaire.  On  parle  des 
intuitions  de  l'artiste  et,  quand  on  en  parle,  on  sait  ordinaire- 
ment ce  que  l'on  dit.  Hé  bien!  ne  nous  semble-t-il  pas  que  la 
doctrine  de  M.  Bergson  vienne  de  recevoir  un  surcroit  d'évi- 
dence? Je  ne  parle,  bien  entendu,  malheureusement  pas  de 
son  évidence  objective,  de  la  quantité  de  vérité  qu'elle  nous 
apporte.  Je  fais  simplement  allusion  au  contenu  des  thèses 
d'où  il  me  paraît  que  toute  obscurité  soit  presque  dissipée. 
Si  les  sciences  de  la  nature  échouent  devant  les  manifestations 

i.  Cf.  L'Éoolution créatrice,  p.  1G4.  C'est  encore  ici  l'auleur  qui  souligne. 

2.  Ibid..  p.  167,  souligné  par  l'auteur. 

3.  Ibid.,  p.  178.  Les  italiques  sont  de  M.  Bergson. 


LA    PHILOSOPHIE   DE   M.    HENRI    BERGSON  71 

de  la  vie,  c'est  que  leuteudement  dirige  seul  les  démarches 
du  savant.  Voilà  ce  que  M.  Bergson  soutient  depuis  la  première 
page  de  sou  livre  jusqu'à  la  dernière.  C'est  comme  s'il  plaidait 
en  faveur  de  l'intuition  considérée  comme  organe,  sinon  de 
science,  à  tout  le  moins  de  vérité  Et  la  plaidoirie  mérite  d'être. 
Car  si  l'entendement  procède  par  médiation,  une  méthode 
s'impose,  celle  de  la  réduction  de  l'inconnu  au  connu,  autre- 
ment dit  des  phénomènes  de  la  vie  aux  phénomènes  de  la 
matière,  d'où  l'inévitable  triomphe  des  explications  méca- 
nistes. 

Nous  venons  d'établir  deux  choses  :  l'intelligence  est  liée 
au  spatial;  la  durée  est  le  milieu  de  l'intuition.  Une  troi- 
sième thèse  en  résulte,  c  est  qu'étant  objet  d'intuition  le 
réel  ne  nous  est  pas  inaccessible  La  «  chose  en  soi  »,  a  cessé 
d'être  inconnaissable.  Le  mystère  a  évolué,  disait  ici  uu  adepte 
de  M.  Meeterlinck  et  en  évoluant  il  a  partiellement  déchiré  sou 
voile  Ici.  il  va  donc, comme  chez Kant,  deux  mondes:  ou  deux 
aspects  d'un  même  monde  sont  en  présence;  ne  disons  plus  le 
monde  des  phénomènes  et  le  monde  des  noumènes,  mais  con- 
tinuons à  dire  :  le  monde  du  déterminisme  et  le  monde  de  la 
liberté.  Cette  fois-ci,  nous  sommes  bien  chez  Bergson  et  chez 
Kant.  Et  c'est  en  leurs  parties  presque  essentielles  que  les  deux 
doctrines  se  rencontrent. 

Faisons  maintenant  nn  pas  de  plus.  Imaginons  un  critique 
admirateur  de  M.  Bergson.  Ce  critique  vient  nous  dire  :  que 
M.  Bergson  a  repris  la  doctrine  de  Kant  sur  l'Espace  et  le  Temps 
au  point  où  Kant  l'avait  laissée  Kant  voubiilque  le  Temps  fût 
une  intuition.  Et  parce  qu'il  le  voulait,  il  l'affirmait  mais  il  ne 
le  proumit  pas  Or  qu'est-il  arrivé?  Il  est  arrivé  que  faute  de 
cette  preuve,  Renouvier  a  réduit  le  temps  et  l'espace,  tous  deux 
en  provinces  de  l'intelligence  en  les  rangeant  parmi  les  con- 
cepts ou  les  pures  idées.  Après  Renouvier  ce  fut  le  tour 
d'O.  Hamelin. 

Ainsi  Bergson  a  constaté,  comme  Renouvier  et  comme  Hame- 
lin, que  Kant  n'avait  pas  démontré  ce  qu'il  avait  voulu  établir. 
Mais  au  lieu  de  déclarer  la  preuve  impossible  il  l'a  cherciiée, 
il  l'a  trouvée,  il  l'a  faite.  Le  second  chapitre  des  Données  Inimé- 
diates  de  la  Conscience  eu  restera  le  mémorable  témoignage. 
C'est  Kant  qui  a  dit  du  temps  qu'il  était  une  intuition.  Ce 
sera  Bergson  qui  l'aura  fait  voir.  Mais  en  même  temps  qu'il 
l'aura  fait  voir,  il  aura  fait  descendre  la  chose  en  soi  du  monde 
intelligible  en  donnant  pour  point  d  appui  à  l'antagonisme  de 


72  l'année   PllILOSOIMIIQCE.    1911 

rEutendcineut  et  de  la  Raison  (dont  le  vrai  nom  est  celui  d'In- 
tuition), l'antagonisme  de  l'Espace  et  de  la  Durée.  Gela  équi- 
vaut à  une  révolution  peut-être  mais  à  une  révolution  dans  le 
sens  de  la  tradition. 

Le  critique  qui  viendrait  dire  cela  seraitpeut  être  assez  mal 
accueilli  chez  les  disciples  de  iM.  Bergson.  Je  ne  suis  pas  sûr 
que  M.  Bergson  lui  fît  le  même  accueil  ;  peut-être  môme 
s'étounerait-il  qu'en  essayant  de  le  situer  dans  le  voisinage  de 
Kent,  on  ait  cru  lui  faire  une  surprise.  Un  philosophe  peut 
prendre  et  garder  sans  que  les  autres  s'en  aperçoivent  :  car 
dès  qu'il  touche,  il  marque  de  son  empreinte,  ce  qui  lui  donne 
l'air  de  n'avoir  rien  gardé. 

Nous  en  avons  assez  dit,  croyons-nous,  pour  justifier  la 
renommée  d'Henri  Bergson.  Quel  sera  l'avenir  de  celte  renom- 
mée? Nos  enfants  le  sauront  mieux  que  nous.  Ce  que  nous 
savons  peut  être,  nous,  mieux  que  ne  le  sauront  nos  enfants, 
c'est  le  prodigieux  elïort  d'originalité  que  la  philosophie  de 
notre  collègue  lui  a  coûté;  un  effort  d'originalité  dans  l'in- 
vention des  thèmes  philosophiques.  En  ce  genre  d'originalité 
Bergson  n'a  point  sou  pareil  :  c'en  est  assez  pour  appartenir 
à  l'histoire. 

Lionel  Dauriac. 


LA  TROISIÈME  ANTINOMIE  DE  KANT 

LA    CROYANCE    A    LA    LIBERTÉ,    LE    DILEMME    DE    LeQUIF.R 
ET    LE    PRIMAT    DE    LA    RAISON    PRATIQUE 


I 

Il  me  paraît  nécessaire  de  revenir  sur  la  troisième  antino- 
mie kantienne,  dont  l'importance  est  exceptionnelle  et  que 
l'on  peut,  avec  Schopeuhauer,  considérer  comme  la  partie 
centrale  de  la  philosophie  de  Kaut  C'est  la  troisième  antino- 
mie qui  énouce  et  établit,  en  les  liant  l'une  à  l'autre,  les  deux 
thèses  générales  qui  caraclérisentcelle  philosophie,  la  distinc- 
tion du  phénomène  et  de  la  chose  en  soi  ou  noumène,  et  la 
conciliation  de  la  liberté  avec  le  déterminisme  universel. 
Comment  lie-t-elle  ces  deux  thèses  1  une  à  l'autre,  et  sup- 
prime t-elle  la  contradiction  qui  existe,  pour  le  sens  commun, 
entre  le  déterminisme  universel  et  la  liberté  ?  D'une  manière 
très  simple:  en  mettant  le  déterminisme,  la  nécessitécausale, 
dans  les  phénomènes,  dans  tous  les  phénomènes,  dans  la 
représentation  tout  entière;  la  liberté  dans  la  chose  en  soi 
ou  noumène,  c'est-à-dire  hors  des  phénomènes,  hors  des 
données,  quelles  qu'elles  soient,  de  la  représentation,  formes 
de  la  sensibilité  et  catégories  de  l'entendement. 

La  philosophie  de  Kaut,  l'idéalisme  Iranscendantal,  peut  se 
résumer  dans  les  quatre  idées  suivantes,  qui  ne  peuvent  être 
logiquement  séparées  : 

1"  Assimilation  du  temps  à  l'espace,  comme  forme  subjec- 
tive de  la  sensibilité; 

2"  Subjectivité  de  tous  rapports  de  succession,  et,  par  suite, 
de  tous  rapports  de  causalité  naturelle; 

3°  Liberté  nouméuale  regardée  comme  condition  ou  cause 


74  l'année  philosophique.  1911 

intemporelle  de  riufinité  des  causes  naturelles  qui  se  sont 
succédé,  se  succèdeul  et  se  succéderont  dans  le  monde  phéno- 
ménal ; 

4°  Liberté  de  l'homme-noumène  regardée  comme  condition 
ou  cause  intemporelle  de  tous  les  actes  successifs,  tous  né -es- 
saires  et  rigoureusement  déterminés,  de  l'homme- phéno- 
mène. 

La  seconde  de  ces  idées  dérive  logiquement  de  la  première, 
la  troisième  de  la  seconde  et  la  quatiième  de  la  troisième. 
Kant  a  dû  passer  très  naturellement  de  la  :  remière  à  la  der- 
nière, c'est-à-dire  à  l'étrange  et  paradoxale  conception  par 
laquelle  il  conciliait  en  l'houïme  le  déterminisme  avec  la 
liberté  Cette  conception  de  deux  modes  absoknnent  difïérents 
d'activité  se  produisant  dans  la  même  personne,  l'un  occulte, 
purement  intelligible,  intemporel  et  libre,  l'autre  sensible, 
temporel  et  nécessaire,  est  la  conclusion  finale  et  comme  le 
dernier  mol  de  l'idéalisme  kantisle.  Elle  en  révèle  clairement 
le  sens  et  la  portée;  elle  en  fait  un  illusionnisme  radical. 
«  Imaginer,  dit  très  bien  Renouvier  dans  son  ouvrage  pos- 
thume, que  l'action  que  je  fais  librement  n'est  point  dans  le 
temps,  comme  réelle,  car  si  elle  était  dans  le  temps,  elle  serait 
nécessaire  et  non  libre,  c'est  penser  que  les  choses  du  temps 
sont  de  simples  apparences  et  que  la  loi  de  succession  des 
phénonjènes  est  une  illusion.  Telle  est  la  signification  de  la 
doctrine  qui,  admettant  la  liberté,  en  place  le  siège  hors  des 
'phénomènes  ^.  » 

On  voit  d'ailleurs  aisément  comment  cette  conception,  qui 
paraît  obscure  et  mystérieuse,  s'accorde  avec  la  précédente  ; 
et  comment  elles  sont  nées,  l'une  et  l'autre,  de  la  subjectivité 
ou  idéalité  de  la  succession  et  de  la  causalité  naturelle.  S'il 
faut  admettre,  sous  le  déterminisme  des  causes  et  des  effets 
qui  se  succèdent  dans  le  monde  des  phénomènes,  une  liberté 
uouméuale  intemporelle  qui  en  est  la  condition  incondition- 
née, il  faut  bien  admettre  aussi,  sous  le  déterminisme  des 
actes  humains  successifs,  une  liberté  humaine  nouménale 
qui  est  la  condition  inconditionnée  de  tous  ces  actes.  On  ne 
fait  ainsi  qu'ap|)liquer  à  l'homme  le  mode  générai  de  concilia- 
tion du  déterminisme  et  du  libre  arbitre  que  la  subjectivité 
du  temps  a  fait  imaginer  pour  les  phénomènes  qui  se  produi- 
sent dans  le  monde. 

1.  Critique  de  la  doctrine  de  Kant,  ]>.  60. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  75 

Renouviera  très  bien  vu  et  montré  le  lieu  logique  qui  unit 
les  quatre  idées  maîtresses  eu  lesquelles  se  résume,  comme  je 
lai  dit.  l'idéalisme  transcendautal  de  Kant.  Il  s'est  parfaite- 
ment rendu  compte  que  la  liberté  nouménale  d'où  procède  le 
monde  et  la  liberté  humaine  nouménale  forment  une  seule 
et  même  théorie,  laquelle,  selon  Kant,  donne  la  solution  de 
la  troisième  antinoujie.  Il  indique,  en  quelques  mots,  pour- 
quoi celte  solution  doit,  tout  d'abord  et  avant  un  examen 
approfondi,  paraître  insuffisamment  justifiée  et  ne  peutdonuer 
satisfaction  à  l'esprit.  Entendons-le  : 

«  La  conciliation  entre  les  deux  thèses  auxquelles  Kant  s'est 
montré  constamment  attaché  —  l'une  affirmant  renchaînement 
invariable  des  phénomènes,  l'autre  apportant  une  double 
dérogation  à  la  loi  universelle  pour  établir  un  inconditionné 
absolu  à  la  tête  des  conditions  et  une  liberté  dans  sou  cours  — 
cette  conciliation  qui  exige  un  miracle,  l'intervention  du 
noumène  agent  libre  hors  du  temps,  en  qualité  de  personne 
occulte  de  l'homme  du  temps,  la  réalise.  Elle  s'ajoute,  à  cet 
effet,  au  vieux  concept  indéfinissable  de  l'Un  supérieur  à 
l'Etre;  car  rincouditionné  n'est  pas  autre  chose. 

«  La  solution  des  deux  premières  antinomies  s'obtenait  en 
déclarant  la  thèse  et  l'antithèse  toutes  deux  fausses,  par  la 
raison  que  les  phénomènes  n  existent  pas  en  soi  ;  la  solution 
de  la  troisième  s'obtient  en  les  déclarant  Imites  deux  vraies,  et 
par  la  même  raison,  la  série  dynamique  des  conditions  sensi- 
bles permettant  de  recourir  à  une  condition  hétérogène,  au 
lieu  que  la  série  mathématique  de  succession,  on  de  compo- 
sition, ne  comportait  aucun  moyen  semblable  d'échapper  à  la 
difficulté  de  la  synthèse  infinie  des  parties  à  l'aide  d'un 
inteUigibte  situé  hors  des  séries.  On  ne  saurait  trouver  dans 
ce  dernier  cas,  dit  Kant.  une  condition  générale  des  phéno- 
mènes qui  ne  soit  phénoménale  elle-même  et  n'appartienne 
aux  séries  à  ce  titre.  La  troisième  antinomie  est  donc  résolue 
en  acceptant  les  thèses  opposées  comme  également  vraies,  et 
il  est  ainsi  donné  satisfaction  à  VEntendement  et  à  la  Raison. 
Vne  cond\V\on  intelligible  est  udm\se,  une  condition  incondi- 
tionnée, mais  qui  n'est  pas  un  chaînon  de  la  chaîne  des  phé- 
nomènes, et  il  ne  se  produit  ainsi  aucune  interru()tion  dans 
la  série  empirique. 

«  Si  cette  théorie  paraît  obscure,  c'est  que  son  explication 
est  impuissante  à  couvrir  l'incohérence  l()gi(|ue  qu'elle  cherche 
à  présenter  comme  une  loi.  Elle  signifie,  en  effet,  que  la  suite 


76  i/année  philosophique.  J911 

infinie  des  phénomènes  éternellement  conditionnés  les  uns 
par  les  autres  est  suspendue  tout  entière  à  une  certaine  con- 
dition inconditionnée,  que  le  philosophe  ne  définit  ni  comme 
ôtre  ni  comme  cause,  et  à  laquelle  il  n'attribue  aucune 
intluence  sur  le  monde  phénoménal.  L'esprit  réclame  un 
rapport  entre  le  conditionnement  et  les  conditions,  et  on  ne 
lui  en  fournit  aucun.  Nous  y  voyons  l'application  au  monde 
de  l'idée  relative  à  la  personne,  suivant  laquelle  un  sujet  nou- 
ménal  agit  aux  lieu  et  place  du  sujet  phénoménal,  sans  que 
celui-ci  cesse  d'être  rivé  à  la  chaîne  indissoluble  des  effets  et 
des  causes. 

«  L'explication  de  ce  mystère  est  dans  la  formule  kautiste  : 
«  Les  phénomènes  ne  sont  rien  hors  de  nos  représentations, 
c'est  ce  que  nous  appelons  leur  idéalité  transcendantale.  » 
Mais  la  théorie  proposée,  elle  aussi,  fait  partie  de  nos  repré- 
sentations, et  c'est  à  celles  de  nos  représentations  que  nous 
appelons  logiques  qu'il  faut  la  rendre  accessible.  Kanta  donné 
pour  cela  un  sens  nouveau  à  la  Raison,  afin  de  l'opposer  à 
l'Entendement  et  d'échapper  à  l'application  des  lois  catégo- 
riques. Il  a  laissé  à  Hegel  la  tache  d'agrandir  et  de  systéma- 
tiser cette  doctrine  de  la  soi-disant  raison,  et  de  bannir  plus 
ouvertement  de  la  métaphysique  le  principe  de  contradic- 
tion ^  » 

Il  est  certain  ([ue  Kant  ne  donne  pas  sur  sa  théorie  de  la 
liberté  nouinénale    les    éclaircissements    que  l'esprit   peut 
réclamer.  Une  première  question  se  pose  nécessairement  au 
sujet  des  deux  applications  qu'il  fait  de  cette  théorie.  Quelle 
espèce  de  rapport  faut-il  supposer  entre  ces  deux  applications, 
entre  la  liberté  nonménale  intemporelle,  condition  incondi- 
tionnée de  toutes  les  séries  diverses  de  phénomènes  cosmiques, 
etla  liberté  nonménale  intemporelle, condition  inconditionnée, 
pour  chaque  homme,  de  la  suite  de  ses  volitions  et  de  ses 
actes?  Faut  il  les  confondre  eu  faisant  rentrer  la  seconde  dans 
la  première?  Faut-il  mettre  entre  elles  une  réelle  différence? 
On  ne  voit  pas  que  le  philosophe  ait  exprimé  nettement  sa 
pensée  sur  ce  point.  S'il  faut  admettre  l'unité  du  uoumène  et 
ramener  la  liberté  nonménale  qui  produit  les  actes  hnmainsà 
celle  d'où  procède  l'intinité  des  causes  et  des  effets  naturels, 
on  ne  peut  évidemment  parler,  comme  le  fait  Renouvier,  de 
l'intervention  du  sujet  nouménal,  agent  libre  hors  du  temps,  en 

1.  Critique  de  la  doctrine  de  Kant.  p.  6S  et  suiv. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KÂNT  77 

qualité  de  personne  occulte  de  l'homme  du  temps;  ou  lie  peut 
même  plus,  à  vrai  dire,  parler  de  la  liberté  humaine,  cette 
expression  devenant,  dans  l'hypothèse,  ahsolument  vide  de 
sens.  Mais  Kaut  voulait,  eu  invoquant  la  raison  pratique,  cou- 
server  à  cette  expression  un  sens  moral,  le  sens  que  lui 
paraissait  impliquer  limpératif  catégorique.  De  là  l'obscurité 
qu'il  a  laissée  dans  l'idée  qu'il  donnait  du  noumèue.  S'il  eût 
été  plus  conséquent  aux  principes  qu'il  avait  posés  dans  son 
Esthétique  transcendantale,  le  noumèue  auquel  il  eût  conclu 
aurait  été  celui  même  de  Schopenhaner  :  une  Liberté  ou 
Volonté  intemporelle  unique  qui  produit  tous  les  êtres  parti- 
culiers, minéraux,  végétaux,  animaux,  hommes,  dont  se 
compose  le  monde  phénoménal  et  tous  les  rapports  de  causa- 
lité naturelle  que  présentent  ces  êtres  particuliers. 

II 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  la  logique  illusionniste  de 
Schopenhaner  ait  repoussé  l'interprétation  morale  du  nou- 
mèue, telle  que  l'euteudail  Kant.  La  volonté,  à  laquelle 
s'adresse  et  commande  le  devoir,  et  dont  la  liberté  est  impli- 
quée par  la  définition  même  de  l'impératif  catégorique,  ne 
peut  être  que  temporelle  et  phénoménale.  Elle  ne  saurait  avoir 
rien  de  commun  avec  la  volonté  intemporelle  et  impersonnelle 
que  Schopenhaner  met  dans  son  noumèue,  en  dépouillant  le 
mot  volonté  de  toute  espèce  de  sens.  Devoir  et  libre  vouloir 
n'ont  d'objet,  d'application  concevable  que  dans  le  temps, 
dans  le  monde  de  la  représentation  et  de  l'expérience.  Ils 
n'ont  en  vue  que  des  actes  futurs ^  N'est-ce  pas  tel  ou  tel  acte, 
envisagé  dans  l'avenir,  qu'impose  ou  interdit  la  conscience 
morale?  Si  la  réalité  objective  doit  être  refusée  au  temps,  ce 
n'est  pas  seulement  à  la  causalité  naturelle  qu'il  faut  la  refuser 
également;  c'est  encore  à  la  fiDalilé,  à  la  personnalité  et  au 
devoir.  Le  devoir  ramène  la  liberté  sur  la  terre,  dans  le  monde 
des  phénomènes,  d'où  l'idéalisme  trauscendantal  prétendait 
la  bannir. 

Mais  est-il  nécessaire  de  croire  à  la  réalité  du  devoir  pour 
reconnaître  celle  de  la  liberté?  Si  le  sentiment  du  devoir  ne 
se  distinguait  pas  par  son  caractère  d'impératif  absolu  des 
autres  motifs  et  mobiles  de  l'activité  humaine,  faudrait-il 
tenir  que  toutes  nos  volontés  et  tous  nos  actes  sont  soumis  à 
un  inflexible  déterminisme?  L'impératif  moral  est-il  la  seule 


78  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    1911 

raison  sérieuse  que  nous  ayons  d'admettre,  de  voir  dans  la 
nature,  une  autre  espèce  de  causes  (^ue  celles  dont  les  elTels 
sont  nécessaires?  Est-il  la  seule  objection  que  l'on  puisse 
élever  contre  l'explication  de  tons  les  phénomènes,  aussi  bien 
psychiques  que  piiysi(jues,  par  le  môme  principe  de  causalité, 
c'est-à-dire  contre  l'universelle  nécessité  causale? 

C'est  peut-être  ce  que  pensent  la  plupart  des  disciples  du 
moralisme  kautiste,  lesquels  se  soucient  médiocrement  de  la 
cohérence  logique  du  criticisme,  et  dont  l'attention,  attachée 
à  la  Critique  de  la  raison  pratique,  se  détourne  volontiers  de 
l'esthétique  transcendautale  et  de  la  troisième  antinomie.  Ils 
inclinent  à  voir  dans  limpératif  moral  l'unique  et  vraie 
garantie  de  la  liberté,  sans  faire  réflexion  que  cette  garantie, 
dans  la  doctrine  qui  nous  l'offre,  tout  en  considérant  le  temps 
comme  sul)jectif  et  le  noumène  comme  intemporel,  ne  peut 
concerner  la  liberté  phénoménale,  la  seule  qui  puisse  être 
prise  au  sérieux,  et  ne  peut  donc  être  qu'illusoire. 

Renouvier  avait,  en  1868.  cru  pouvoir  signaler,  dans  l'his- 
toire de  la  pensée  léfléchie,  deux  grandes  exceptions  aux 
doctrines  déterministes  :  Aristote,  dans  la  philosophie  de 
l'antiquité;  Rant,  dans  la  philosophie  moderne ^  L'exception 
ancfeune  n'est  pas  unique;  il  y  en  a  une  seconde  très  impor- 
tante que  l'on  ne  saurait  contester;  le  nom  d  Epicure,  l'au- 
teur de  clinamen,  doit  être  mis  à  côté  de  celui  d'Aristote-. 
Quant  à  l'exception  moderne,  elle  n'est  qu'apparente  ;  Pt  cette 
apparence  s'explique  très  naturellement  par  l'opinion  fausse 
qu'un  examen  superficiel  a  fait  longtemps  régner  sur  la  signi- 
fication et  la  portée  de  la  Critique  de  la  raison  pratique  dans 
l'œuvre  philosophique  de  Kant. 

A  aucun  degré  le  criticisme  kantiste  n'est  une  exception  aux 
doctrines  déterministes  delà  philosophie  moderne.  Kant  est 
absolument  déterministe;  il  lest  autant  que  Leibniz  et  Spi- 
noza .  —  Mais  il  a,  le  premier,  caractérisé  et  détini  le  devoir 
avec  précision,  en  le  distinguant  comme  impératif  catégo- 
rique, des  divers  mobiles  et  motifs  des  actions  humaines,  des 
impératifs  hypothétiques.  —  Oui,  sans  doute;  et.  à  ce  titre, 
il  peut  être  considéré  comme  le  fondateur  de  la  morale  ratio- 
nelle.  Aucun  philosophe,  avant  lui,  n  avait  mis  en  lumière  ce 


•!.  Voir  dans  l'Année  philosophique  de  1868  [in-12],  l'étude  intitulée 
V Infini,  la  Substance  et  la  Liberté,  p.  2 i  et  94. 
2.  Voyez  VAnnée  philosophique  de  18'J7,  p   8 -i47. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KAXT  79 

qui  constitue  essentiellement  l'idée  de  devoir  ou  d'obligation 
morale  et  ne  permet  de  confondre  cette  idée  avec  une  autre. 
Son  impératif  catégorique  devait  le  conduire  à  la  liberté,  à  la 
liberté  réelle,  à  la  liberté  phénoménale.  Malheureusement  la 
liberté  réelle  qu'implique  l'impératif  catégorique  ne  s'ac- 
cordait pas  avec  1  esthétique  transcendantale,  avec  la  doc- 
trine illusionniste,  conséquence  logique  de  l'assimilation  du 
temps  à  l'espace  comme  forme  subjective  de  la  sensibilité.  La 
liberté  fut,  par  suite,  renvoyée  au  noumème  intemporel;  et  le 
rapport  qui  la  lie  à  limpératif  catégorique,  en  donnant  à  ce 
dernier  un  sens  positif,  donc  l'impératif  catégorique  lui-même 
se  trouva,  en  fait,  sacrifié.  Schopenhauer  avait  très  bien  vu 
que  limpératif  catégorique,  la  grande  découverte  de  Kant  en 
psychologie  rationnelle  et  en  éthique,  est  en  contradiction 
avec  la  solution  de  la  troisième  antinomie,  avec  les  principes 
fondamentaux  du  criticistne  kantiste  ;  qu'on  ne  peut  sy 
attacher,  sans  abandonner  ces  principes  et  sans  réformer  la 
Critique  de  la  raison  pure  où  ils  sont  posés;  qu'on  ne  peut 
maintenir  ces  principes  et  les  suivre  en  leurs  conséquences, 
sans  voir  dans  limpératif  catégorique  une  erreur  et  sans 
réformer  la  Critique  de  la  raison  pratique. 

Il  est  un  philosophe  qui,  pour  de  meilleures  raisons  que 
Kant,  pouvait,  semble  t  il.  être  choisi  comme  présentant  une 
exception  aux  doctrines  déterministes  modernes  :  c'est  l'au- 
teur du  Discours  de  la  méthode.  Rappelons-nous  ce  passage  des 
Principes  : 

«  Il  est  si  évident  que  nous  avons  une  volonté  libre  qui 
peut  donner  son  consentement  ou  ne  le  pas  donner  quand  bon 
lui  semble  que  cela  peut  être  compté  pour  une  de  nos  plus  com- 
munes notions.  Nous  en  avons  eu  ci-devant  une  preuve  bien 
claire;  car.  en  même  temps  que  nous  doutions  du  tout  et 
que  nous  supposions  même  que  celui  qui  nous  a  créés  emplo- 
yait son  pouvoir  à  nous  tromper  en  toutes  façons,  nous  aperce- 
vions en  nous  une  liberté  si  grande  que  nous  pouvions  nous 
empêcher  de  croire  ce  que  nous  ne  connaissions  pas  encore 
parfaitement  bien.  Or  ce  que  nous  apercevions  distinctement, 
et  dont  nous  ne  pouvions  douter  pendant  une  suspension  si 
générale,  est  aussi  certain  qu'aucune  autre  chose  que  nous 
puissions  jamais  counnître  ^.  » 

Il  ressort  de  ce  passage  que  Descaries  faisait  reposer  sa 

I.  Principes  de  la  philosophie,  première  partie,  31). 


80  l'année  philosophique.  1911 

méthode  de  rénovation  intellectuelle  sur  la  possibilité  du 
doute,  et  que  la  liberté  était,  à  ses  yeux,  inséparablement  liée 
à  cette  possibilité,  évidente  comme  cette  possibilité.  Le  prin- 
cipe qui  dominait  sa  psycliolosie  était  la  distinction  de  l'idée 
et  du  jngcmcnl.  Il  tenait  que,  dans  le  jugement,  un  acte,  une 
décision  de  la  volonté  se  joint  nécessairement  à  l'idée  ;  que  la 
volonté  se  mauifeste  non  seulement  par  des  actes  bous  ou 
mauvais,  mais  encore  par  des  jugements  vrais  ou  faux  ;  que 
sou  premier  olTice  est  de  s'appliquer  à  l'idée  pour  la  trans- 
former en  jugement,  attendu  que  les  actes  bons  ou  mauvais 
résultent  des  jugemenls  vrais  ou  faux;  qu'en  s'appliquaat  à 
ridée,  elle  peut  suspendre  son  action,  positive  ou  négative, 
son  consentement  ou  son  refus  de  consentement,  si  l'idée  n'est 
pas  claire  et  distincte,  et  tant  qu'elle  ne  l'est  pas  devenue,  par 
l'examen  et  la  réflexion,  au  degré  qui  impose  la  certitude. 

La  méthode  cartésienne,  remarquons-le,  est  née  d'une  psy- 
chologie où  tout  se  tient.  Le  doute  sur  lequel  se  fonde  cette 
méthode  suppose  la  liberté.  C'est  à  la  liberté  que  l'on  s'adresse 
pour  instituer  le  doute  en  méthode;  et,  pour  demander  le 
doute  méthodique  à  la  liberté,  il  faut  bien  admettre  qu'elle  le 
rend  possible.  Mais  le  doute  ne  saurait  être  le  produit  de  la 
liberté,  si  la  volonté  n'agit  pas  dans  le  jugement,  si  son  action 
ne  met  pas  une  ditïérence  essentielle  entre  le  jugement  et 
l'idée.  Il  est  clair  que,  si  la  volonté  n'était  pour  rien  dans  le 
jugement  et  s'il  ne  différait  pas  spécifiquement  de  l'idée,  il  la 
suivrait  nécessairement,  qu'elle  fût  claire  et  distincte,  ou 
confuse  et  obscure,  et  ne  pourrait  donc  être  suspendu  pour 
un  acte  de  volonté.  Le  doute,  dans  ce  cas,  serait  impossible. 
Il  le  serait  également,  si  l'acte  de  volonté,  qui  se  joint  à  l'idée 
pour  former  le  jugement,  ne  pouvait  en  aucun  cas  être  libre, 
quelle  que  fut  l'idée. 

En  résumé,  la  méthode  de  Descartes  part  du  doute,  appliqué 
librement  à  nos  préjugés,  c'est-à  dire  aux  jugements  vrais  ou 
faux  que  notre  esprit  a  reçus  depuis  notre  enfance,  sans  les 
examiner;  elle  part  du  doute  libre  pour  aller  à  l'évidence 
déterminante,  nécessitante,  au  discernement  des  idées  claires 
qui  apportent  et  imposent  la  certitude  :  d'abord,  à  l'idée 
claire  du  lait  de  la  pensée  (Cogilo)  ;  puis  à  l'idée  claire  de 
l'existence  du  moi  (Sum).  Supprimez  le  libre  arbitre  et 
faites  régner  le  déterminisme,  un  déterminisme  rigoureux, 
dans  la  psychologie  de  Descaries,  et  vous  ôtez  toute  espèce  de 
sens  à  sa  méthode. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  81 

C'est  précisément  ce  que  fait  Spinoza,  dont  la  doctrine  est, 
par  là  même,  absolument  opposée  à  ce  qui  caractérise  la  psy- 
chologie et  la  méthode  cartésiennes.  Dans  la  psychologie  spi- 
noziste  le  jugement  dépend  immédiatement  et  uniquement  de 
l'idée;  il  est  impliqué  par  l'idée,  ou  plutôt  sy  réduit  et  n'est  à 
vrai  dire,  que  l'idée  même.  Les  jugements  vrais  nous  viennent 
des  idées  adéquates,  lesquelles  représentent  exactement  les 
réalités  correspondantes.  Les  jugements  faux  viennent  des 
idées  inadéquates,  imparfaitement  représentatives.  Faux  ou 
vrais,  les  jugements  sont  également  nécessaires.  L'esprit 
humain  est  ainsi  considéré  comme  une  sorte  de  miroir  où  se 
peignent  nécessairement  les  choses,  ou  telles  qu'elles  sont, 
ou  déformées,  selon  que  les  images  qui  s'y  produisent  sont 
claires  et  distinctes  ou  confuses  et  obscures.  Ce  que  l'on 
appelle  la  suspension  du  jugement  vient  d'idées  inadéquates 
que  l'on  est  conduit  à  reconnaître  telles.  Pas  plus  que  le  ju- 
gement vrai,  pas  plus  que  l'erreur,  le  doute  ne  saurait  être 
libre. 

III 

Par  sa  méthode  du  doute  et  du  Cogilo,  la  doctrine  carté- 
sienne est  incontestablement  une  philosophie  de  la  liberté. 
Spinoza,  qui  niait  la  liberté,  devait  naturellement  rejeter 
cette  méthode  et  les  principes  de  psychologie  sur  lesquels 
Descartes  l'appuyait.  En  simplifiant  et  appauvrissant  ainsi  le 
cartésianisme  et  eu  le  développant  à  sa  manière,  il  eu  faisait 
le  type  le  plus  parfait  de  philosophie  déterministe. 

Il  est  vrai  que  Descaries  a  paru  quelquefois,  comme  bien 
d'autres  philosophes,  trahir  la  liberté,  tout  en  l'aflu-mant. 
C'est  que  les  mots  liberté  et  indifférence  peuvent  recevoir  et 
ont  reçu  plusieurs  sens,  et  qu'il  n'a  pas  toujours  pris  soin,  en 
les  employant,  de  les  définir  avec  assez  de  précision  pour  n'y 
laisser  aucune  équivoque.  Dans  son  ouvrage  posthume  sur  le 
Système  de  Descartes,  Hamelin  soutient  que  Descartes  a  tou- 
jours entendu  donner  un  sens  positif  à  son  affirmation  de  la 
liberté  ;  et  il  me  paraît  avoir  fort  bien  compris  les  textes  qu'il 
rappelle  à  ce  sujet  : 

«  Sur  le  terrain  psychologique,  dit-il,  Descartes  a  paru  ren- 
verser la  liberté  après  l'avoir  admise.  Il  s'agit  de  cette  asser- 
tion célèbre  de  la  4"  Méditation  que  l'iudifférence  est  le 
plus  bas  degré  de  la  liberté  et  que,  plus  on  est  porté  vers  le 

PiLi.ox.  —  Année  philos.  1911.  t) 


82  l'année  philosophique.  1911 

parti  qu'on  prend,  plus  on  est  libre  ;  ce  qui  paraît  réduire 
la  liberté  à  l'absence  de  coutraiule  ou,  autrement  dit,  à  la 
spontanéité.  Mais  Descartes  s'est  expliqué  ailleurs  avec  une 
parfaite  clarté.  D'abord,  quaud  on  parle  de  riudilïéreuce  de 
l'acte,  il  faut  distinguer  entre  l'acte  dans  le  futur  et  l'acte  eu 
train  de  s'accomplir.  Dans  ce  dernier  cas,  il  est  clair  que 
l'acte,  bien  que  libre,  ne  peut  plus  être  autre  qu'il  est,  et  dès 
lors  la  liberté  ne  peut  plus  être  manifestée  que  par  le  fait 
qu'on  l'accomplit  volontiers.  En  second  lieu,  il  faut  distinguer 
entre  l'indifïérence  qui  est  une  pure  négation,  à  savoir  une 
absence  de  raison  de  peucher  vers  le  oui  plutôt  que  vers  le 
non,  et  rindilïéreuce  qui  est  uu  pouvoir  positif  de  faire  ou  de 
ne  pas  faire,  même  quand  les  raisous  sont  données.  Ce  pouvoir 
positif  est  toujours  inhérent  à  la  liberté,  et  lorsque  l'existence 
des  plus  fortes  raisous  semble  faire  que  moralement  nous 
ne  puissions  pas  nous  décider  autrement  que  nous  nous  déci- 
dons, métaphysiquemeot  parlant  nous  ne  laissons  pas  de 
pouvoir  uous  décider  autrement.  Il  est  vrai  que  nous  ne  pou- 
vons directement  cbauger  notre  décision  quaud  une  raison 
d'agir  se  présente  à  nous  claire  et  distincte,  c'est-à  dire  avec 
toute  la  force  de  la  vérité.  Mais  il  suflfit  de  laisser  notre  atten- 
tion se  détourner  un  moment,  pour  qu'une  demi  ignorance 
remplace  en  uous  la  lumière  de  la  vérité,  et  alors  nous  pou- 
vons agir  coutrairement  à  la  vérité,  que  nous  ue  voyons  plus 
dans  tout  son  éclat,  et  c'est  pourquoi  on  a  raisou  de  dire  : 
omnis  peccans  est  ignoram^.  Corrélativement,  il  dépend  de 
nous  de  nous  ouvrir  à  l'illumiuatiou  de  la  vérité,  et  c'est  pour- 
quoi le  fait  d'être  déterminé  par  cette  lumière  n'empêche  pas 
le  mérite. 

«  Descartes,  s'il  n'a  eu  qu'uoe  faible  notion  du  déterminisme 
psychologique  en  général,  a  très  bien  compris  l'actiou  déter- 
miuaute  du  vrai,  parce  que  c'est  là  uu  détermiuisme  logique. 
Mais  il  est  loin  de  croire,  comme  ou  voit,  que  ce  détermi- 
nisme envahisse  toute  l'àme  et  rende  impossible  l'existeuce  de 
la  liberté  à  côté  de  lui.  Sou  aflfirmatiou  de  la  liberté  parait 
avoir  été,  en  détiuitive,  aussi  couséquente  qu'expresse  ^  » 

L'affirmation  de  la  liberté  par  Descartes  ne  renfermait  cer- 
tainement pas  à  ses  yeux,  ni  aux  yeux  des  contemporains,  les 
inconséquences  que  l'on  a  pu  relever  dans  les  termes  mal 
définis  qui  l'exprimaient  et  l'expliquaient.  Ce  qui  le  prouve, 

1.  0.  Hamelin.  Le  Système  de  Descuirles,,  p.  273.  (F.  Alcan). 


LA    TROISIÈME   ANTINOMIE   DE    KANT  83 

c'est  qu'elle  trouve  aussitôt  devant  elle,  au  xvii"  siècle,  l'oppo- 
sition fortement  accusée  du  déterminisme  leibnizien  aussi 
bien  que  du  déterminisme  spinoziste.  Spinoza  la  repousse 
comme  incompatible  avec  les  rapports  nécessaires  qu'établit 
son  système  entre  les  deux  attributs  pensée  et  étendue,  avec 
la  subordination  nécessaire  de  l'attribut  représentatif  à  l'attri- 
but représenté.  Leibniz  lui  oppose  l'application,  étendue  aux 
phénomènes  de  l'esprit  et,  par  suite,  tenue  pour  universelle, 
du  principe  de  causalité  déterminante  qui  règne  dans  le 
monde  de  la  matière  et  du  mouvement,  l'assimilation  aux 
causes  physiques  des  motifs  et  mobiles  de  la  volonté,  des  fins 
en  vue  desquelles  elle  agit  ou  se  refuse  à  agir  ;  en  quoi  il 
s'accorde  parfaitement  avec  le  spinozisme,  méconnaissant,  au 
point  de  lui  tourner  le  dos,  la  logique  de  sa  propre  doctrine, 
de  son  idéalisme  mouadiste. 

«  On  nous  demandera,  dit  Spinoza,  et  c'est  à  la  fois  une 
question  et  une  objection,  ce  qui  arrivera,  supposé  que 
l'homme  n'agisse  point  en  vertu  de  la  liberté  de  sa  volonté, 
dans  le  cas  de  l'équilibre  absolu  de  l'àne  de  Buridan.  Périra- 
t-il  de  faim  et  de  soif?  Si  nous  l'accordons,  on  nous  dira  que 
l'être  dont  nous  parlons  n'est  point  un  homme,  mais  un  âue, 
ou  la  statue  d'un  homme  ;  si  nous  le  nions,  voilà  l'homme  qui 
se  détermine  soi-même  et  a  par  conséquent  le  pouvoir  de  se 
mettre  en  mouvement  et  de  faire  ce  qui  lui  plaît 

«  J'ai  à  dire  que  j'accorde  parfaitement  qu'un  homme, 
placé  dans  cet  équilibre  absolu  qu'où  suppose  (c'est-à-dire 
qui,  n'ayant  d'autre  appétit  que  la  faim  et  la  soif,  ne  perçoit 
que  deux  objets,  la  nourriture  et  la  boisson,  également  éloi- 
gnés de  lui),  j'accorde,  dis-je,  que  cet  homme  périra  de  faim 
et  de  soif.  Ou  me  demandera  sans  doute  quel  cas  il  faut  faire 
d'un  tel  homme,  et  si  ce  n'est  pas  plutôt  un  âne  qu'un 
homme  Je  répondrai  que  je  ne  sais  pas  non  plus,  et  vérita- 
blemeut  je  ne  le  sais  pas,  quel  cas  il  faut  faire  d'un  homme 
qui  se  pend,  d'un  enfant,  d'un  idiot,  d'un  fou,  etc  !^  » 

Leibniz  examine  et  discute  à  son  tour  le  cas  supposé  d'un 
parfait  équilibre  entre  désirs  opposés  ;  et,  comme  Spinoza,  il 
défeud  le  déterminisme  contre  l'objection  tirée  de  celle  hypo-. 
thèse,  qu'il  faut,  selon  lui,  écarter  comme  impossible  : 

«  Le  cas  de  l'âne  de  Buridan,  entre  deux  prés,  également 
porté  à  l'un  et  à  l'autre,  est  une  fiction  qui  ne  saurait  avoir 

i.  Spinoza.  Ethique,  trad.  Saisset,  p.  94-97. 


84  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

lieu  daus  l'univers,  dans  l'ordre  de  la  nature,  quoique 
M.  Bayle  soit  dans  un  autre  sentiment.  Il  est  vrai,  si  le  cas 
était  possible,  qu'il  faudrait  dire  qu'il  se  laisserait  mourir  de 
faim  ;  mais  dans  le  fond,  la  question  est  sur  l'impossible,  à 
moins  que  Dieu  ne  produise  la  cbose  exprès.  Car  l'univers  ne 
saurait  être  mi-parti  par  un  plan  tiré  par  le  milieu  de  l'âne, 
coupé  verticalement  suivant  sa  longueur,  en  sorte  que  tout 
soit  égal  et  semblable  de  part  et  d'autre,  comme  une  ellipse 
et  toute  figure  dans  le  plan  du  nombre  de  celles  que  j'appelle 
amphidexlres,  pour  être  mi-partie  ainsi,  par  quelque  ligue 
droite  que  ce  soit  qui  passe  par  son  centre  ;  car  ni  les  parties 
de  l'univers,  ni  les  viscères  de  l'animal  ne  sont  pas  semblables, 
ni  également  situés  des  deux  côtés  du  plan  vertical.  Il  y  aura 
donc  toujours  bien  des  choses  dans  l'àne  et  hors  de  l'âne, 
quoiqu'elles  ne  nous  le  paraissent  pas,  qui  le  détermineront 
à  aller  d'un  côté  plutôt  que  de  l'autre.  Et  il  est  vrai,  par  la 
même  raison,  que  dans  l'homme  encore  le  cas  d'un  parfait 
équilibre  entre  deux  partis  est  impossible,  et  qu'un  auge,  ou 
Dieu  au  moins  pourrait  toujours  rendre  raison  du  parti  que 
riiomme  a  pris,  en  assignant  une  cause  ou  une  raison  incli- 
nante qui  l'a  porté  véritablement  à  le  prendre,  quoique  cette 
raison  serait  souvent  bien  composée  et  inconcevable  à  nous- 
mêmes,  parce  que  l'enchainement  des  causes  liées  les  unes 
avec  les  autres  va  loin. 

«  C'est  pourquoi  la  raison  que  M.  Descartes  a  alléguée,  pour 
prouver  l'indépendance  de  nos  actions  libres  par  un  prétendu 
sentiment  vif  interne,  n'a  point  de  force.  Nous  ne  pouvons 
pas  sentir  proprement  notre  indépendance,  et  nous  ne  nous 
apercevons  pas  toujours  des  causes,  souvent  imperceptibles, 
dont  notre  résolution  dépend.  C'est  comme  si  l'aiguille 
aimantée  prenait  plaisir  de  se  tourner  vers  le  nord  ;  car  elle 
croirait  tourner  indépendamment  de  quelque  autre  cause,  ne  i 

s'apercevant  pas  des  mouvements  insensibles  de  la  matière  1 

magnétique  ^  » 

Plus  loin,  dans  le  même  ouvrage,  Leibniz  explique  com- 
ment les  mobiles  et  motifs  des  actes  humains  peuvent,  à  son 
jugement,  être  comparés  à  des  causes  physiques,  à  des  forces 
motrices  : 

«  M.  Bayle  fait  voir  assez  amplement  qu'on  peut  comparer 
l'âme  à  une  balance,  où  les  raisons  et  les  inclinations  tiennent 

1.  Leibniz.  Théodicée,  1"  parLic,  41).  50. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  85 

lieu  de  poids.  Et,  selon  lui,  on  peut  expliquer  ce  qui  se  passe 
dans  nos  résolutions,  par  l'hypothèse  que  la  volonté  de 
l'homme  est  comme  une  balance  qui  se  tient  en  repos,  quand 
les  poids  de  ses  deux  bassins  sont  égaux,  et  qui  penche  tou- 
jours ou  d'un  côté  ou  de  l'autre,  selon  que  l'un  des  bassins  est 
plus  chargé.  Une  nouvelle  raison  fait  un  poids  supérieur,  une 
nouvelle  idée  rayonne  plus  vivement  que  la  veille,  la  crainte 
d'une  grosse  peine  l'emporte  sur  quelque  plaisir  ;  quand  deux 
passions  se  disputent  le  terrain,  c'est  toujours  la  plus  forte 
qui  demeure  la  maîtresse,  à  moins  que  l'autre  ne  soit  aidée 
par  la  raison  ou  par  quelque  autre  passion  combinée...  L'on 
a  d'autant  plus  de  peine  à  se  déterminer,  que  les  raisons  oppo- 
sées approchent  plus  de  légalité,  comme  l'on  voit  que  la 
balance  se  détermine  plus  promptement  quand  il  y  a  une 
grande  différence  entre  les  poids. 

«  Cependant,  comme  bien  souvent  il  y  a  plusieurs  partis  à 
prendre,  on  pourrait,  au  lieu  de  la  balance,  comparer  l'àme 
avec  une  force  qui  fait  effort  en  même  temps  de  plusieurs 
côtés,  mais  qui  n'agit  que  là  où  elle  trouve  le  plus  de  facilité 
ou  le  moins  de  résistance.  Par  exemple,  l'air  étant  comprimé 
trop  fortement  dans  un  récipient  de  verre,  le  cassera  pour 
sortir.  11  fait  effort  sur  chaque  partie,  mais  il  se  jette  enfin 
sur  la  plus  faible.  C'est  ainsi  que  les  inclinations  de  l'àme 
vont  sur  tous  les  biens  qui  se  présentent  :  ce  sont  des  volon- 
tés antécédentes  ;  mais  la  volonté  conséquente,  qui  en  est  le 
résultat,  se  détermine  vers  ce  qui  touche  le  plus  ^.  » 

J'ai  tenu  à  rapprocher  ces  deux  passages  de  la  Théodicée,  eu 
raison  du  rapport  qui  existe  entre  eux.  Ils  montrent  que 
Bayle  et  Leibniz,  également  déterministes,  assimilent  complè- 
tement, aussi  bien  l'un  que  l'autre,  aux  causes  d'ordre  phy- 
sique les  raisons  et  causes  d'ordre  moral,  mais  qu'ils  dif- 
fèrent dans  leurs  vues  sur  le  cas  hypothétique  d'un  parfait 
équilibre  entre  deux  partis.  Bayle  estime  que  ce  cas  peut 
très  bien  être  supposé,  et  que,  lorsqu'un  tel  équilibre  se  pro- 
duit en  l'àme,  elle  ne  saurait  prendre  parti  et  demeure  forcé- 
ment en  repos.  Leibniz  déclare  l'hypothèse  impossible  :  il 
lient  que  la  multiplicité  des  inclinations  et  tendances  diverses, 
lesquelles  peuvent  échapper  à  la  conscience,  ne  permet  pas 
d'admettre  un  état  d'équilibre  psychique  absolu  doù  résulte- 
rait l'inaction  de  l'ame.  De  là  la  diiléreuce  curieuse  des  com- 

i.  Id.  Ibid.,  3«  partie,  324,  325. 


80  r.'AXNlÎE   PHILOSOPHIQUE.    IfiH 

paraisons  qu'ils  établissent  entre  le  déterminisme  psycholo- 
gique et  le  déterminisme  mécanique.  Bayle  conclut  à  la 
possibilité  d'une  indiflérence  d'équilibre  qui  exclut  toute 
action  de  l'âme  et  n'a  donc  rien  de  commun  avec  le  libre 
arbitre.  Leibniz  nie  l'existence  possible  des  conditions  qui 
produiraient  cette  indifférence  négative  ;  il  croit  que  l'àme  est 
toujours  active  et  toujours  déterminée  en  ses  actions.  «  Tout 
est  certain,  dit-il,  et  déterminé  d'avance  dans  l'homme, 
comme  partout  ailleurs,  et  l'àme  humaine  est  une  sorte  cVau- 
tomate spirituel^.  »  Il  parle,  cependant,  d'actions  contingentes 
et  libres,  comme  s'il  laissait  à  la  liberté  une  certaine  place 
dans  sa  doctrine.  Mais  c'est  vraiment  à  cette  doctrine,  comme 
à  celle  de  Kant,  non  à  celle  de  Descaries,  que  l'on  peut 
reprocher  de  trahir  la  liberté,  par  la  place  môme  qu'elle  lui 
assigne  et  qui  la  réduit  à  une  appparence. 

IV 

Sur  un  autre  terrain,  le  déterminisme  de  Leibniz  s'affirme 
avec  la  même  force  que  celui  de  Spinoza,  en  s'opposant  à  l'af- 
firmalioi)  cartésienne  de  la  liberté;  et  il  s'y  oppose  avec  une 
certitude  qui,  au  point  de  vue  de  la  science  positive,  paraît 
triomphante  La  constance  de  la  quantité  de  mouvement 
dans  le  monde  est  un  principe  de  la  physique  cartésienne. 
Dfescartes  ne  pensait  pas  que  ce  principe  lût  inconciliable 
avec  le  pouvoir  exercé  librement  par  l'àme  sur  le  mouvement 
du  corps.  Un  moyen  très  simple  de  les  concilier  s'olïre  au 
sens  commun  :  c'est  de  distinguer  entre  le  mouvement  et  la 
direction  du  mouvement  :  la  volonté  libre  ne  peut-elle  pas 
changer  la  direction  du  mouvement  sans  en  ciianger  la  quan- 
tité? Descartes  s'est  trompé  s'il  s'est  arrêté  à  cette  distinc- 
tion, s'il  a  cru  que  ce  moyen  allait  au  but.  Pour  changer  ia 
direction  d'un  mouvement,  il  faut  faire  intervenir  un  mouve- 
ment nouveau  ou  supprimer  l'un  des  mouvements  compo- 
sants. C'est  ce  que  Leibniz  a  reconnu  et  montré  eu  substituant 
au  principe  cartésien  de  ia  constance  de  la  quantité  de  mou- 
vement celui  de  la  constance  de  la  quantité  de  force  : 

«  M.  Descartes  a  voulu  faire  dépendre  de  l'àme  une  partie  de 
l'action  du  corps.  Il  croyait  savoir  une  règle  de  la  nature  qui 
porte,  selon  lui,  que  la  même  quantité  de  mouvement  secon- 

1.  Théodicée,  1'"  partie,  o2. 


LA    TROISIÈME   ANTINOMIE   DE    KANT  87 

serve  dans  les  corps  II  n'a  pas  jugé  possible  que  l'influence  de 
l'âme  violât  cette  loi  des  corps,  mais  il  a  cru  pourtant  que 
lame  pourrait  pourtant  avoir  le  pouvoir  de  changer  la  direc- 
tion des  mouvements  qui  se  font  dans  le  corps,  à  peu  près 
comme  un  cavalier,  quoiqu'il  ne  donne  pas  de  force  au  che- 
val qu'il  monte,  ne  laisse  pas  de  le  gouverner  en  dirigeant 
cette  force  du  côté  que  bon  lui  semble.  Mais  comme  cela  se 
fait  par  le  moyeu  du  frein,  des  mors,  des  éperons  et  d'autres 
aides  matériels,  on  conçoit  comment  cela  se  peut;  mais  il  n'y 
a  point  d'instruments  dont  Tâme  puisse  se  servir  pour  cet 
effet,  rien  enfin,  ni  dans  l'âme  ni  dans  le  corps,  c'est-à-dire 
ni  dans  la  pensée  ni  dans  la  masse,  qui  puisse  servir  à  expli- 
quer ce  changement  de  l'un  par  l'autre.  En  un  mot,  que 
l'âme  change  la  quantité  de  la  force  et  qu'elle  change  la  ligne 
de  la  direction,  ce  sont  deux  choses  également  inexplicables. 

«  Outre  qu'on  a  découvert  deux  vérités  importantes  sur  ce 
sujet  depuis  M.  Descartes  :  la  première  est  que  la  quantité  de 
la  force  absolue  qui  se  conserve  en  effet  est  différente  de  la 
quantité  de  mouvement  ;  la  seconde  découverte  est  qu'il  se 
conserve  encore  la  môme  direction  dans  tous  les  corps 
ensemble  qu'on  suppose  agir  entre  eux  de  quelque  manière 
qu'ils  se  choquent.  Si  cette  règle  avait  été  connue  de  M.  Des- 
cartes, il  aurait  rendu  la  direction  des  corps  aussi  indépen- 
dante de  l'âme  que  leur  force,  et  je  crois  que  cela  l'aurait 
mené  tout  droit  à  l'hypothèse  de  l'harmonie  préétablie  où  ces 
mêmes  règles  m'ont  mené.  Car,  outre  que  l'influence  de  l'une 
de  ces  substances  sur  l'autre  est  inexplicable,  j'ai  considéré 
que,  sans  un  dérangement  entier  de  la  nature,  l'âme  ne  pou- 
vait agir  physiquenif^nt  sur  le  corps  Et  je  n'ai  pas  cru  qu'on 
pût  écouter  ici  des  philosophes  très  habiles  d'ailleurs,  qui  sou- 
tiennent que  Dieu  s'emploie  tout  exprès  pour  remuer  les  corps 
comme  l'âme  le  veut,  et  pour  donner  des  perceptions  à  l'âme 
comme  le  corps  le  demande;  d'autant  que  ce  système,  qu'on 
appelle  celui  des  omises  occasionnelles,  outre  qu'il  introduit 
des  miracles  perpétuels  pour  faire  le  commerce  de  ces  deux 
substances  ne  sauve  pas  le  dérangement  des  lois  naturelles 
étahlies  dans  chacune  de  ces  mêmes  substances,  que  leur 
influence  mutuelle  causerait  dans  l'opinion  commune  ^  » 

Nous  voyons,  en  ce  passage  important,  la  théorie  Leibai- 
zieune  de  l'harmonie  préétablie  appuyer  sur  le  principe  de  la 

i.  Théodicée,  1"  partie,  GO,  01. 


88  l'anxke  philosophique,  l'^li 

conservalioii  do  la  force,  contre  la  doctrine  de  Descartes  et 
contre  celle  de  Malebranche,  les  deux  déterniinismes  paral- 
lèles et  correspondants  de  l'âme  (phénomènes  psychiques) 
et  du  corps  (phénomènes  physiques)  en  lesquels  on  peut  dire 
qu'elle  consiste.  Ce  double  déterminisme,  conforme  à  la 
volonté  divine  qui  l'a  préordonné,  rappelle  celui  des  modes 
successifs  des  deux  attributs,  pensée  et  étendue,  que  Spinoza, 
lui  aussi,  fait  venir  directement  de  Dieu,  léteruelle  et  unique 
Substance.  Avant  Leibniz,  Spinoza  avait  dit  qu'on  ne  saurait 
admettre  l'action  de  l'àme  sur  le  corps,  ni  celle  du  corps  sur 
rame.  Dans  l'un  des  théorèmes  de  V Ethique,  il  démontre  que 
ni  le  corps  ne  peut  déterminer  l'âme  à  la  pensée,  ni  l'âme  le 
corps  au  mouvement  et  au  repos.  «  Tous  les  modes  de  la  pen- 
sée, dit-il,  ont  pour  cause  Dieu,  en  tant  que  chose  pensante, 
et  non  en  tant  qu'il  se  développe  par  un  autre  attribut;  par 
conséquent,  ce  qui  détermine  l'âme  à  la  pensée,  c'est  un 
mode  de  la  pensée,  et  non  un  mode  de  l'étendue  ;  en  d'autres 
termes,  ce  n'est  pas  le  corps.  Voilà  le  premier  point.  De  plus, 
le  mouvement  et  le  repos  doivent  provenir  d'un  autre  corps 
qui,  lui-même,  est  déterminé  par  un  autre  corps  au  mouve- 
ment et  au  repos;  et,  en  un  mot,  tout  ce  qui  se  produit  dans 
un  corps  a  dû  provenir  de  Dieu,  en  tant  qu'affecté  d'un  certain 
mode  de  retendue,  et  non  d'un  certain  mode  de  la  pensée  ; 
en  d'autres  termes,  tout  cela  ne  peut  provenir  de  l'âme,  qui 
est  un  mode  de  la  pensée.  Voilà  le  second  point  '.  » 

Il  est  possible  que  Descartes  ait  méconnu  le  principe  de  la 
conservation  de  la  force,  ou  n'en  ait  pas  bien  saisi  la  portée 
déterministe.  Il  est  possil)le  aussi  qu'il  ait,  comme  le  dit 
Hamelin,  «  admis  héroïquement  la  création  d'une  petite  quan- 
tité de  mouvement  en  conséquence  des  volitions  de  l'âme  -  ». 
Il  n'aurait  vu  dans  cette  création  de  mouvement  par  le  libre 
arbitre  qu'une  exception  insignifiante  à  ce  qu'il  considérait 
comme  la  loi  générale  des  corps.  Si  telle  a  été  sur  ce  point  la 
pensée  de  Descartes,  nous  devons  remarquer  que  Renouvier 
n'a  fait  que  la  reproduire,  en  la  développant  et  l'expliquant 
à  sa  manière  : 

«  Le  moindre  mouvement  su f lit,  on  le  sait,  pour  causer 
une  détente,  et  de  plus  grands  efïets  que  tous  ceux  dont  un 
organisme  est  capable  se  produisent  dans   les  explosions, 

1.  Ethique,  trad.  Saisset,  3°  partie,  p.  lûG. 

2.  Le  système  de  Descartes,  p.  373. 


L.V    TROISIÈME    ANTIXÛIIIE    DE    KÂNT  89- 

dans  les  avalanches,  etc.,  à  la  suite  de  faibles  ébranlements. 
Mais  quelque  petite  que  soit  la  force  nécessaire,  encore  en 
laul-il  une.  C'est  là  que  nous  apercevons  le  mode  d'action  du 
libre  arbitre  daus  le  mécauisme  de  la  nature  :  il  nous  paraît 
tout  semblable  à  ces  mouvements,  de  peu  d'importance  en 
eux-mêmes,  d'où  résultent  des  eiïets  de  décrochement  et  de 
précipitation  qui  peuvent  aller  très  loin,  et  qui  surtout  lais- 
sent dans  le  monde,  uue  fois  produits,  certaines  suites  consi- 
dérables de  faits  accomplis,  sur  lesquels  nulle  puissance 
désormais  n'est  apte  à  revenir.  Les  développements  et  trans- 
formations de  mouvements  qui  naissent  d'un  premier  ébran- 
lement spontané,  et  qui  correspondeut,  soit  à  des  translations 
et  à  des  révolutions  de  masses,  soit  à  des  vibrations  calori- 
fiques, lumineuses,  etc  ,  une  fois  entrés  dans  la  circulation 
générale,  pour  ainsi  dire,  y  observent  les  lois  de  la  dyna- 
mique, et  en  premier  lieu  celle  de  la  conservation.  L?s  mou- 
vements imprimés,  les  transformations  faites,  et  tous  leurs 
efïets  nécessaires  ont  leur  cours,  et  rien  ne  se  perd.  Il  n'est 
pas  moins  vrai  qu'il  a  fallu  pour  certains  de  ces  effets,  pour 
la  détente  qu'ils  ont  exigée,  un  mouvement  spontaué  qui 
n'était  point  nécessaire  eu  vertu  des  antécédents  et  de  ce  qui 
était  acquis.  Là  est  la  place  des  mouvements  libres,  des  chocs 
initiateurs.  L'analogie  avec  1  ordre  moral  est  d'ailleurs  sen- 
sible. Dans  l'ordre  moral  aussi,  il  ne  faut  qu'une  modifica- 
tion de  volonté,  de  peu  d'importance,  en  elle-même  à  ce  qu'il 
semble,  pour  amener  tantôt  brusquement,  tantôt  par  des 
effets  de  composition  qui  prennent  plus  de  temps,  de  grands 
changements,  de  grandes  révolutions,  soit  dans  l'enceinte  de 
l'individu,  soit  dans  la  vaste  enceinte  de  moude.  Tout  ce  qui 
est  produit,  tout  ce  qui  est  acquis  se  conserve  eu  se  transfor- 
mant et  ne  peut  être  retiré.  Cest  la  loi  de  la  constance  des 
mouvements  dans  cet  ordre  ;  et  toutefois'il  y  a  eu  des  résolu- 
lions  initiatrices,  des  décisions  libres  à  l'origine,  et  il  en  sur- 
vient encore  de  telles  dans  le  cours  des  événements  ^  » 

Renouvier  est  revenu  plus  tard  sur  cette  explication,  qu'il 
jugeait,  après  réflexion,  insuffisante  dans  les  termes  où  elle 
était  présentée.  Elle  avait  besoin,  pensait-il,  d'être  complétée  et 
même  rectifiée,  parce  qu'elle  ne  tenait  pas  compte  de  la  diffé- 
rence qu'il  faut  mettre  entre  les  deux  sens,  psychique  et  phy- 
sique, de  la  force,  et  qu'elle  semblait  accorder,  par  exception, 

i.  La  Critique  philosophique.  \">  série,  t.  V,  p.  173. 


90  I.'aNNKE    PlffLOSOPHIQUE.    1911 

■k  la  force  psychique  un  pouvoir,  une  action  causale  d'ordre 
mécanique  qui  ne  peut  lui  appartenir.  Il  n'y  avait  pas  à  parler 
des  mouvements  de  peu  (V importance  produits  par  cette  force 
psychique,  la  volonté  lihre  : 

«  Non,  dit -il,  la  force  psychique  ne  crée  pas,  à  proprement 
parler,  des  forces  mécaniques,  c'est-à-dire  des  mouvements, 
soit  actuels  pour  opérer  des  détentes,  soit  de  tension  parmi 
ceux  qui  maintiennent  des  états  d'équilihre.  Il  résulterait  de 
cette  hypothèse  uue  véritable  confusion  entre  la  force  comme 
cause  psychique  et  le  mouvement,  deux  choses  dont  les  re- 
présentations sont  tout  à  fait  différentes.  Mais  alors,  encore 
une  fois,  comment  les  détentes  s'opèrent-elles  sans  l'introduc- 
tion de  mouvements  nouveaux,  si  petits  soient-ils?  La  ques- 
tion se  résout  par  la  méthode  des  limites.  Dès  que  la  moindre 
force  suffit  pour  rompre  un  état  d'équilibre  parfait  ou  mathé- 
matique et  mettre  en  liberté,  pour  ainsi  dire,  une  quantité 
quelconque  de  force  vive  et  accomplir  un  travail  aussi  grand 
qu'on  peut  l'imaginer,  il  s'ensuit  que  le  rapport  de  la  force 
causant  la  détente  à  la  force  déployée  par  l'effet  de  la  rupture, 
peut  être  supposé  aussi  petit  qu'on  le  veut,  descendre  au-des- 
sous d'une  quantité  assignée,  quelque  petite  quelle  soit.  On 
peut  donc  affirmer,  passant  à  la  limite,  que  la  détente  est  pos- 
sible sans  qu'aucune  force  sensible,  aucun  mouvement  sen- 
sible, s'introduise  dans  le  système  mécanique.  Donc  enfin,  le 
principe  de  la  conservation  de  la  force  mécanique  peut  être 
maintenu  sans  que  l'on  renonce  à  considérer  la  force  psychique 
comme  la  cause  du  passage  de  certaines  forces  de  tension  de 
l'organisme  à  des  forces  actuelles'  ». 


C'est  ainsi  que,  selon  Renouvier.  le  libre  arbitre  peut  se 
concilier  avec  le  principe  de  la  conservation  de  la  force.  Telle 
est  la  solution  qu'il  donne,  en  cette  question,  à  la  difficulté 
qui  lui  avait  d'abord  échappé,  comme  à  Descartes,  ou  qui  lui 
avait  paru  négligeable,  mais  qu'il  a,  plus  tard,  reconnue  lui- 
même  et  signalée  avec  une  entière  bonne  foi. 

Le  problème  mécanique  est-il  ainsi  résolu,  comme  il  le 
croyait  et  le  disait,  «  d'une  manière  satisfaisante  »  ?  Je  ne  le 
crois  pas.  Si  l'on  tient  que  les  deux  forces,  psychique  et  phy- 


1.  La  Critique  philosophique,  l"  série,  t.  XIV,  p.  18:i. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  91 

sique,  sont  aussi  réelles  l'ime  que  l'autre,  et  si  Ton  veut  main- 
tenir le  libre  arbitre  et  le  défendre  contre  le  déterminisme 
leibuizieu  de  l'harmonie  préétablie,  il  faut  bien  admettre  que 
la  force  psychique  n'est  pas  sans  rapport  avec  la  force  phy- 
sique ;  qu'elle  peut  avoir  une  action  mécanique,  produire  un 
efïet  mécanique  ;  qu'elle  peut  donc  créer  une  certaine  quan- 
tité de  force  mécanique  et  de  mouvement  ;  qu'on  a  beau  faire 
descendre  la  quautilé  de  cette  nouvelle  force  mécanique  au- 
dessous  d'une  quantité  assignée,  quelque  petite  qu'elle  soit; 
qu'on  a  beau  déclarer  insensible  le  mouvement  qui  s'intro- 
duit ainsi  dans  le  système  mécanique  ;  il  faut  bien  admettre, 
dis  je,  que  la  quantité  de  force  mécanique  créée  par  la  vo- 
lonté libre  ne  se  réduit  pas  à  zéro,  puisque  son  inierveutioa 
est  nécessaire  pour  faire  passer  certaines  forces  de  tension  de 
l'organisme  à  des  forces  actuelles. 

Avec  toute  raison,  Renouvier  entend  distinguer  et  séparer 
l'une  de  l'autre  la  force  psychique  et  la  force  physique.  Il 
faut  éviter  avec  soin  de  les  confondre  :  soit.  Mais,  en  dépit  de 
la  méthode  des  limites,  la  conciliation  du  libre  arbitre  avec 
le  principe  de  la  conservation  de  la  force  physique,  s'accom- 
mode mal  de  la  distinction  absolue  dont  il  s'agit,  s'il  faut 
attribuer  la  même  réalité  aux  deux  espèces  de  force  «  dont  la 
représentation  est  tout  à  fait  différente  ». 

Faut-il  la  leur  attribuer?  Voilà  la  question  à  laquelle  oa 
est  très  naturellement  conduit  par  cette  distinction  même 
des  deux  forces  psychique  et  physique  qui.  maintenue  abso- 
lument, comme  l'entend  Renouvier,  oblige  à  nier  toute  action 
de  lune  sur  lautre,  toute  transformation  de  l'une  en  l'autre. 

A  cette  question  on  ne  peut  répondre  que  négativement  :  il 
faut  oser  dire,  sans  se  soucier  des  protestations  du  sens  com- 
mun et  de  la  science  proprement  dite,  que  l'idée  de  la  force 
physique  ne  représente  pas  une  craie  vén\ï\é,  pus  plus  que  celles 
de  la  matière,  de  l'espace  et  du  mouvement,  auxquelles 
elle  est  inséparablement  liée.  La  critique  des  diverses  catégo- 
ries de  la  raison  et  de  leur  valeur  représentative  ne  laisse 
sur  ce  point  aucun  doute  à  qui  l'a  comprise.  On  peut  ici, 
contre  le  réalisme  de  l'étendue  corporelle,  de  l'étendue  spa- 
tiale, du  mouvement  et  de  la  force  ou  causalité  mé(tani(|ue, 
contre  le  déterminisme  leibnizien  de  l'harmonie  préélnblie, 
contre  le  déterminisme  universel  des  phénomènes  auquel 
conclut  la  troisième  antinomie  kantienne,  invoquer  l'idéa- 
lisme monadiste,  poussé  à  ses  conséquences  logiques  et  l'idéa- 


92  l'année   niILOSOPHIQUE.    1011 

lisme  kanliste  rationnellement  borné   à   la   subjectivité  de 
l'idée  d'espace  et  des  idées  connexes. 

La  monadologie  de  Leibniz  établit  que  l'étendue  des  corps 
est  chose  imaginaire,  pure  apparence,  et  que,  sous  cette  espèce 
de  voile  dont  l'imagination  les  couvre,  existent  réellement 
des  individualités  douées  de  perception  et  d'appétitiou,  c'est- 
à-dire  d'un  certain  degré  de  conscience.  Mais  si  cet  attribut 
cartésien  de  la  substance  corporelle,  l'étendue,  n'est  qu'appa- 
rence, il  en  est  nécessairement  de  môme  de  l'étendue  spa- 
tiale, et,  si  l'on  doit  refuser  à  l'espace  toute  réalité,  quelle 
réalité  peut-on  accorder  au  mouvement  qui  suppose  l'espace 
et  qui  change  les  rapports  spatiaux,  à  la  direction  et  à  la 
vitesse  du  mouvement  produit,  à  la  force  ou  causalité  méca- 
nique qui  produit  le  mouvement  et  qui  en  change  la  direction 
et  la  vitesse  ? 

L'esthétique  transceudantale  de  Kant  établit  que  l'espace 
est  une  forme  subjective  de  la  sensibilité.  Mais  on  ne  peut 
admettre  la  subjectivité,  l'irréalité  de  l'espace,  sans  admettre 
celle  de  tout  ce  que  l'espace  renferme,  de  tout  ce  que  la  sen- 
sibilité y  situe,  donc  celle  du  mouvement  et  de  la  force  ou 
causalité  motrice,  celle  de  tous  les  phénomènes  physiques  et 
de  leurs  rapports.  Malheureusement,  l'esthétique  transceu- 
dantale, —  c'est  là  l'erreur  fondamentale  du  criticisme  kan- 
liste, sur  laquelle  j'ai  bien  souvent  déjà  appelé  l'attention,  — 
l'esthétique  transceudantale  joint  à  la  subjectivité  de  l'espace, 
celle  du  temps,  qu'elle  considère  et  présente  comme  une 
seconde  forme  de  la  sensibilité.  La  subjectivité  du  temps 
entraîne  la  subjectivité,  l'irréalité  de  tous  les  phénomènes 
psychiques,  de  la  représeutalion  tout  entière.  Phénomènes 
physiques  et  phénomènes  psychiques  deviennent  également 
illusoires.  La  chose  eu  soi,  vraie  réalité  se  trouve  mise  hors 
de  la  connaissance. 

Selon  moi,  la  vraie  réalité  est  connaissable  :  elle  est  propre- 
ment l'objet,  non  delà  science  positive,  mais  de  la  philosophie. 
Elle  n'est  pas  dans  les  phénomènes  physiques,  dans  leurs 
rapports,  dans  les  catégories  qui  régissent  exclusivement  ces 
rapports,  espace,  mouvement,  force  physique.  Sur  ce  point, 
je  suis  d'accord  avec  Kant,  et  je  m'éloigne  de  Renouvier.  Mais 
elle  est  dans  les  phénomènes  psychiques  et  dans  toutes  les 
catégories  qui  s'y  appliquent,  qualité,  nombre,  temps,  cau- 
salité déterminante,  finalité,  personnalité,  liberté,  obliga- 
tion. Sur  ce  point,  l'idéalisme  néo-criticiste  et  uéo-monadiste, 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  93 

tel  que  je  rentends,  est  absolument  opposé  à  l'idéalisme 
Irausceudautal  de  Kaut  et  de  son  disciple  Schopeuhauer. 

Au  nombre  des  notions  premières  ou  catégories  qui  s'ap- 
pliquent aux  phénomènes  psychiques  je  n'hésite  pas  à  mettre 
la  liberté.  «  La  prétention  de  démontrer  la  liberté,  a  dit  Re- 
nouvier,  est  insoutenable;  ou  ne  démontre  pas  la  liberté ^  » 
Il  est  certain  qu'on  ne  démontre  pas  que  telle  volition  a  été 
libre,  parce  qu'on  peut  toujours  supposer  qu'elle  a  été  l'effet 
d'une  causalité  nécessitante  que  la  conscience  n'a  pas  aperçue. 
Il  reste  vrai  cependant  que,  si  l'on  croit  à  la  liberté,  ce  n'est 
pas  uniquement  parce  qu'on  veut  y  croire  de  parti  pris,  ou 
parce  qu'on  s'oblige  à  y  croire.  La  raison  théorique  ne  sau- 
rait renoncer  à  l'examen  de  cette  question,  où  elle  peut,  me 
semble-t-il,  porter  une  lumière  qui  aurait  bien  son  prix. 

La  liberté  se  démontre  indirectement  —  autant  qu'une 
notion  première  peut  se  démontrer  —  par  ses  rapports  avec 
d'autres  catégories.  D'abord  la  catégorie  de  nombre  nous  con- 
vainc que  la  liberté,  si  l'on  ne  considère  que  son  caractère  de 
contingence,  qui  l'oppose  à  la  causalité  dite  naturelle,  ne  peut 
soulever  aucune  objection.  Le  principe  du  fini  nous  porte  à 
la  tenir  pour  admissible,  en  établissant  l'impossibilité  d'une 
série  infinie  des  phénomènes  successifs,  causes  et  effets  néces- 
saires les  uns  des  autres.  L'universelle  nécessité  causale 
rejetée,  il  nous  faut  poser  le  dilemme  suivant  :  —  Ou  le  pre- 
mier terme  de  la  série  causale  qui  devait  être  suivi  de  cette 
série,  a  paru,  a  surgi,  sans  aucune  espèce  de  cause;  —  ou  il 
a  été  le  produit  d'une  espèce  de  cause  différente  de  celle  dont 
les  effets  sont  nécessaires.  Or,  la  première  proposition  du 
dilemme  fait  une  sorte  de  violence  à  la  pensée;  le  principe  de 
causalité,  pris  en  général,  domine  la  raison  à  ce  point  qu'il 
nous  paraît  absurde  de  ne  pas  associer  l'idée  de  cause  à  celle 
de  commencement  ;  il  nous  répugne  de  dire  qu'une  chose  a 
commencé  sans  cause  presque  autant  que  s'il  y  avait  quelque 
chose  de  contradictoire  en  cette  assertion.  Nous  inclinons 
donc  naturellement  à  nous  prononcer  pour  la  seconde  propo- 
sition du  dilemme,  à  voir  dans  l'espèce  de  cause  appelée  cau- 
salité libre  le  principe  explicatif  du  commencement  de  la 
série  causale. 

Cette  série  a  commencé,  nous  en  sommes  certains  :  le  prin- 
cipe du  fini  ne  nous  permet  pas  d'en  douter.  Pourquoi  nous 

1.  Ch.  Renouvicr.  Les  Derniers  Entretiens,  recueillis  par  L.  Pral.  p.  89. 


9i  l'année  philosophique.  1911 

est-il  Dciturel  d'en  attribuer  le  commeDcement  à  une  volonté 
libre,  de  mettre  la  liberté  à  l'origine  du  monde  ?  Parce  que  la 
la  série  causale  aboutit  à  la  production  d'êtres  dont  la  cons- 
cience se  manifeste  de  plus  en  plus,  s'élève  de  plus  en  plus 
et  présente  ainsi  un  ordre  évident  de  finalité.  Remarquons 
que,  pour  qui  a  compris  la  critique  idéaliste  de  la  matière  et 
de  l'espace,  il  n'existe  d'autres  réalités  vraies  que  des  monades 
c'est  à-dire  que  des  individualités  conscientes  à  divers  degrés, 
et  donc  que  l'idéalisme  mouadiste  ne  laisse  à  la  disposition  de 
l'atliéisme  d'autres  causes  premières  que  des  monades-con- 
sciences de  l'ordre  le  plus  inférieur. 

Je  rappellerai  ici  ce  que  j'ai  écrit,  il  y  a  quelques  années, 
sur  les  hypotbèses  que  le  principe  du  fini  impose  aux  idéa- 
listes athées  : 

«  L'atiièisme  monadiste  est  obligé  d'admettre  —  c'est  l'ex- 
périence même,  c'est  la  science  de  l'organisation  et  de  la  vie, 
de  l'évolution  vitale  et  psychique  qui  l'y  oblige,  —  que  les 
monades  auxquelles  il  attribue  l'origiue  du  monde  étaient 
des  consciences  obscures  ;  que  ces  consciences  ont  pu  d'elles- 
mêmes  s'unir  entre  elles  en  associations  diverses;  que 
quelques-unes,  par  un  développement  que  favorisaient  ces 
associations,  ont  pu  acquérir  la  sensibilité  visuelle  et  tactile 
et,  avec  cette  sensibilité,  la  même  idée  subjective  de  l'espace; 
que  cette  loi  mentale  commune  aux  monades  supérieures  a 
pu,  des  associations  diverses  de  monades,  entre  lesquelles  elle 
établissait  un  lien  de  solidarité,  former  le  système  unique 
qu'il  nous  faut  reconnaître  dans  le  cosmos. 

«  Telles  sont  les  hypothèses  qui  s'imposent  aux  idéalistes 
athées ^  La  logique  formelle  est  certainement  impuissante 
contre  ces  hypothèses,  où  elle  ne  peut  montrer  rien  de  contra- 
dictoire Mais  la  logique  induclive  ne  permet  pas,  croyons- 
nous,  de  les  juger  satisfaisantes,  ni  même  de  s'arrêter  au 
doute  sur  le  sujet.  Aux  individualités  subcouscientes  que  sont 
les  monades  inférieures  il  semble  naturel  d'appliquer  l'induc- 
tion qu'ont  suggérée  a  J. -F. -W  Herschell  les  atonies  delà  phy- 
sico-chimie, c'est  à-dire  de  les  considérer  comme  des  objets 
fabriqués  et  des  agents  subordonnés.  Est-il  possible,  en  effet, 
de  leur  refuser  le  second  de  ces  caractères?  Et  comment  ne 


1.  Je  coinprenfls  que  Renouvier  n'ait  pas.  après  mûre  réflexion,  trouvé 
ces  hypothèses  satisfaisantes,  et  qu'il  ait  flni  par  admettre  et  soutenir  la 
doctrine  de  la  création,  qu'il  avait  d'abord  et  longtemps  repoussce. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIK   DE    KAXï  95 

pas  conclure  du  second  au  premier  f  Nexisteut-elles  pas  pour 
la  formation  et  le  développement  des  monades  supérieures  ou 
à  conscience  claire?  N'est-ce  pas  là  une  finalité,  une  destination 
qu'elles  ne  connaissent  pas,  qu'elles  n'ont  pas  déterminée  et 
qui,  cependant,  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  été  conçue  et  déter- 
minée par  quelque  esprit  ^  ?  » 


VI 


La  question  n'est  pas  encore  résolue.  Si  le  principe  du  fini 
exige  que  la  série  causale  ait  commencé,  n'exige-t-il  pas  éga- 
lement, peut-on  dire,  que  l'être  auquel  on  attribue  l'acte  libre 
qui  a  créé  le  monde  ait  commencé  lui-même?  S'il  n'a  pas  com- 
mencé, sou  éternité  a  parte  ante  ne  réalise- telle  pas  l'infini 
numérique  actuel,  aussi  bien  que  la  série  causale  sans  com- 
mencement? S'il  a  dû  commencer  avec  ses  attributs,  lesquels 
constituent  aussi  un  ordre  de  finalité,  allons-nous  être  obligés 
d'admettre  que  son  existence  est  due  à  une  autre  Liberté  créa- 
trice, à  une  autre  Volonté  diviue,  puis  celle  ci  à  une  autre,  et 
ainsi  de  suite,  sans  que  cette  régression  puisse  avoir  un 
terme?  Dans  les  deux  cas  que  devient  le  principe  du  fini? 
Que  devient  la  liberté  que,  par  une  induction  naturelle,  il 
nous  faisait  mettre  à  lorigine  du  monde?  11  faut  :  ou  rejeter 
absolument  le  principe  du  fini  et  les  conséquences  qui  en 
sont  logiquement  tirées;  ou  reconnaître  que  la  contingence 
initiale  exigée  par  le  principe  du  fini,  à  quelque  cbose,  à 
quelque  être  qu'elle  s'applique,  n'est  pas  une  liberté.  Dans  la 
première  hypoLbèse  le  déterminisme  universel,  reprend,  avec 
l'infinitisme  triomphant,  sou  ancien  empire  sur  la  pensée. 
Dans  la  seconde,  on  peut,  sans  doute,  admettre  encore  que  la 
liberté  a  sa  place  dans  le  cours  des  phénomènes  ;  on  peut 
encore  parler  de  la  liberté  humaine,  mais  non  de  celle  d'où 
serait  sorti  le  monde.  Le  monde  a  commencé,  peut-on  dire, 
il  n'est  pas  le  produit  éternel  d'une  éternelle  nécessité  ;  mais 
il  n'est  pas  non  plus  le  produit  d'une  volonté  libre.  Bref,  à 
cette  question  :  Pourquoi  le  monde  existe  t-il,  et  pourquoi 
exisle-t-il  quelque  chose  plutôt  que  rien?  il  n'y  a  qu  une 
réponse  :  Le  hasard  est  au  cœur  des  choses,  à  l'origine  de  ce 
tout  qu'est  le  monde  ;  le  monde  vient  du  hasard,  repose  sur 

1.  L'Année  philosophique  de  1904,  p.  130. 


96  l'ax.née  philosophique.  1911 

ce  vide  infini;  si  quelque  chose  existe  plutôt  que  rien,  c'est 
par  accident,  par  hasard  '.  » 

L'opposition  qui  existe  entre  les  deux  catégories  de  nombre 
et  de  causalité,  la  nécessité  logique  qui  en  résulte,  de  choisir 
entre  le  premier  commencement  sans  cause  et  l'iulinité  des 
phénomènes  et  des  êtres  successivement  causés,  la  difficulté 
de  ce  choix  pour  l'esprit,  qui  semble  également  dominé  par 
le  principe  du  fini  et  par  le  principe  de  causalité  :  voilà,  ou 
ne  doit  pas  hésiter  à  le  dire,  le  premier  et  le  plus  important 
problème  de  la  philosophie.  C'est  le  problème  que  Kant  avait 
posé  par  ses  antinomies  et  par  son  noumèue  inconnaissable  et 
sur  lequel  Reuouvier,  depuis  1854,  n'a  cessé  d'appeler  l'atten- 
tion en  tous  ses  écrits.  Dans  un  article  très  intéressant  du 
journal  Le  Siècle,  publié  en  1908,  un  professeur  de  philosophie 
qui  ne  manque  pas  de  pénétration,  M.  G.  Cantecor,  s'est 
trouvé  conduit  à  dire  quelques  mots  de  ce  problème,  en  par- 
lant de  l'étude  que  j'ai  consacrée,  en  1907,  aux  ouvrages  de 
M.  Boutroux  sur  les  lois  de  la  nature.  11  se  prononce,  en  con- 
clusion, pour  l'affirmation  du  déterminisme  qu'impose  le  prin- 
cipe de  causalité,  donc  contre  toute  idée  de  contingence,  sans 
se  laisser  arrêter  par  le  principe  du  fini,  quoiqu'il  soit  loin 
semble-t-il,  de  nier  ou  de  mettre  en  doute  la  force  de  ce  prin- 
cipe : 

«  Il  paraît  à  M.  Pillou,  dit-il,  que  si  l'empirisme  tolère  la 
contingence,  il  n'en  saurait  garantir  la  réalité.  Mais  lui-même 
que  propose-t-il?  Il  admet  que  le  principe  de  causalité,  fon- 
dement du  déterminisme,  est  bien  une  exigence  naturelle  de 
la  raison  et  doit  exactement  s'appliquer  aux  choses;  mais 
cette  application  en  est  limitée  par  un  autre  principe  non 
moins  nécessaire,  la  loi  du  nombre,  qui  déclare  impossible 
l'infini  actuel.  Le  nombre  des  causes  qui  précèdent  un  effet 


1.  «  Si  le  nom  de  hasard,  dit  Renouvier,  est  tout  négatif,  si  la  formule 
consacrée  :  par  hasard  (casu)  signifie  simplement  sans  j)récédent,  il  n'est 
pas  douteu.x  qu'une  force  première  soit  par  hasard.  Les  difficultés  qu'on 
peut  se  faire  ici  proviennent  de  l'illusion  par  laquelle  on  érige  en  façon 
d'antécédent  et  de  cause  cela  même  qu'on  pose  et  qu'on  emploie  dans  les 
discours  pour  exclure  tout  antécédent,  toute  cause;  comme  si  l'on  char- 
geait de  la  production  de  A,  phénomène,  cela  même  qui  pose  A  non  pro- 
duit... D'autre  part,  un  fait  non  précédé,  en  tant  que  tel  est  sans  raison,  et 
le  nommant  pour  cela  fortuit,  ou  encore  arbitraire  en  soi,  nous  ne  faisons 
rien  de  plus  que  le  poser,  comme  quand  nous  l'appelons  nécessaire.  Je  dis 
qu'un  fait  non  précédé  est  sans  raison,  car  s'il  avait  sa  raison  en  soi,  à 
cet  égard  il  se  précéderait  lui-mOme,  ce  qui  est  contre  l'hypothèse.  »  (Pre- 
mier Essai  de  Critique  générale,  1"  édit.,  p.  31o;  S»  édit.,  t.  III,  p.  184.) 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE   DE   KANT  97 

donné  doit  être  limité.  Il  y  a  donc,  à  l'origine  de  toutes  les 
séries  causales,  des  commencements  absolus,  des  faits  pre- 
miers qui  se  posent  eux-mêmes.  Or,  ce  que  nous  appelons 
liberté,  qu'est-ce  autre  chose  que  la  mise  en  train  d'une  de 
ces  séries  limitées  par  l'opposition  d'un  premier  fait  —  à 
savoir  une  décision  —  qui  est  parce  qu'il  est  et  dont  toute  la 
raison  est  l'acte  même  par  lequel  il  se  pose? 

«  A  la  bonne  heure  !  Mais  si  la  loi  du  nombre  fait  échec  à  la 
causalité  et  la  limite,  ou  pourrait  dire  tout  aussi  bien  que  la 
causalité  fait  échec  à  la  loi  du  nombre,  puisque,  en  exigeant 
que  tout  fait  ait  une  cause,  elle  prolonge  toute  série  causale  à 
l'infini.  Comment  choisir  entre  ces  deux  principes  ?  Ce  sont 
deux  puissants  dieux,  redoutables  à  l'esprit  qui  les  nierait. 
—  Au  surplus,  s'il  fallait  choisir,  comme  la  raison  ne  conçoit 
certainement  pas  un  fait  que  rien  ne  susciterait  et  n'explique- 
rait, tandis  que,  grâce  à  l'infini  du  temps  qu'elle  lui  donne 
pour  se  dérouler,  une  série  infinie  de  causes  ne  la  trouble  pas 
autrement,  encore  qu'elle  soit  incapable  de  la  dominer,  c'est 
à  la  loi  de  causalité,  encore  plus  immédiatement  impérieuse, 
qu'il  faudrait  se  rendre,  et  c'est  le  déterminisme  qu'il  fau- 
drait aflirmer^  » 

S'il  fallait  choisir!  Eh  1  oui,  certes,  il  faut  choisir,  si  l'un 
des  deux  principes  nie  absolument  ce  que  l'autre  affirme 
absolument.  S'il  n'est  aucun  accord  possible  entre  ces  deux 
puissants  dieux,  il  faut  bien  croire  que  l'un  d'eux  est  un  faux 
dieu.  M.  Cantecor  finit  par  choisir,  presque  à  regret,  dirait-on, 
et  provisoirement,  mais  il  choisit  :  il  se  rend  à  la  loi  de  cau- 
salité et  affirme  le  déterminisme.  L'explication  qu'il  donne 
de  ce  choix  est  suggestive  ;  elle  fait  comprendre  la  force  des 
doctrines  déterministes  et  infinitistes.  C'est,  dit-il,  que  la  loi 
de  causalité  est  plus  immédiatement  impérieuse  que  la  loi  du 
nombre.  Cela  est  vrai.  La  loi  de  causalité  domine  le  sens 
commun  et  la  science  proprement  dite,  parce  qu'elle  se  pré- 
sente spontanément  et  répond  aussitôt  aux  besoins  de  la 
raison,  qui  l'appelle  sans  cesse,  qui  ne  peut  se  passer  d'elle, 
qui  semble  n'agir  et  ne  vivre  que  par  elle.  La  loi  du  nombre 
ne  joue  qu'un  rôle  négatif  ;  elle  n'intervient  pas  à  chaque 
instant;  elle  se  laisse  aisément  oublier.  Il  faut  quelque 
réflexion  pour  se  sendre  compte  du  veto  absolu  qu'elle  oppose 
à  l'infinité  contradictoire  des  causes.  D'ailleurs  cette  série 

1    Voir  le  n"  du  Siècle  du  14  novembre  1908. 

PiM.ON.  —  Année  philos.  1911.  7 


^8  l'année  philosophique.  1!)H 

infiuie  de  causes  se  préseute  à  l'imagiualion  avec  un  autre 
iiifiui,  le  temps,  qui  en  est  le  conteuaDt  ou  le  support,  et 
qu'on  ne  songe  certainement  pas  à  limiter.  Les  deux  infinis 
sont,  pour  l'imagination,  inséparablement  liés;  et  ce  n'est 
jpas  sans  quelque  effort  que  la  raison  peut  les  séparer  l'un  de 
(l'autre.  Rappelons  nous  que,  selon  Schopeuhauer,  il  est  impos- 
sible de  nier  l'infinité  du  contenu  sans  nier  celle  du  conte- 
nant. «  Si  l'on  admet  comme  valable,  dit-il,  la  preuve  de  la 
thèse  dans  la  pren)ière  antinomie,  elle  prouverait  trop,  car 
elle  s'appliquerait  aussi  bien  au  temps  lui-même  qu'au  chan- 
gement dans  le  temps,  et  elle  prouverait  par  conséquent  que 
Je  temps  lui  même  doit  avoir  eu  un  commencement,  ce  qui 
est  absurde  '.  » 

Pour  se  refuser  à  tenir  compte  de  la  loi  du  nombre,  dirai-je 
à  M.  Gaulecor,  il  faut,  ou  bien  oublier  que  le  temps  n'est 
qu'un  ordre  de  succession  et  lui  alti  ibuer  la  même  réalité 
objective  qu'à  la  série  des  causes  qui  s'y  déroule,  ou  bien, 
comme  Schopeuhauer,  attribuer  aux  causes  successives  la 
même  subjectivité  qu'au  temps.  «  Il  n'y  a  rien  d'absurde,  ai-je 
Tépondu  à  la  critique  de  Schopeuhauer,  à  dire  que  le  temps, 
succession  réelle  de  phénomènes  réels,  a  commencé,  tant  s'en 
faut  qu'au  contraire  Userait  absurde  de  nier  la  nécessité 
logique  de  ce  commencement.  Ce  qu'on  ne  pourrait  dire  sans 
absurdité,  c'est  que  le  temps  vide  qui  précède  cette  succession 
a  commencé,  attendu  que  ce  temps  vide  n'est  qu'une  série 
purement 7)05s«6ii9  de  rapports  purement  possibles  de  succes- 
sion, et  que  rien  ne  limite,  pour  l'imagination,  cette  série 
dans  le  passé-.  » 

IN'est-il  vraiment  aucune  conciliation  possible  entre  le 
principe  du  fini  et  le  principe  de  causalité?  C'est  la  question 
à  résoudre.  Je  tiens,  quanta  moi,  que  ces  deux  principes  sont 
conciliables,  qu'il  n'est  donc  pas  logiquement  nécessaire  de 
choisir  entre  eux,  et  que  c'est  précisément  la  liberté  —  la 
liberté  divine  créatrice  —  qui,  en  les  conciliant,  permet  à  la 
raison  de  les  maintenir  l'un  et  l'autre.  Je  liens  que  l'on  peut 
et  que  l'on  doit  nier  tout  à  la  fois,  et  l'infini  réalisé  par  une 
sériecausale  sans  commencement,  et  le  commencement  absolu 
et  sans  cause  d'une  série  causale.  —  Mais  la  négation  de  l  infini , 

1.  Ctitiquede  la  philosophie  kantienne,  trad.  par  J.  A.  Cantacuzène,  p.  138 
(■t  sniv. 

2,  L'Année  philosophique  de  1907,  p.  H9. 


LA   TROISIÈME    ANTINOMIE   DE   KANT  99 

eût  dit  Renouvier  n'implique-t-elle  pas  l'affirmation  du  com- 
meDcemeut  absolu,  et  peut-ou  nier  le  commencement  absolu 
sans  affirmer  l'infinité  des  successifs?  —  Je  réponds  que  le  prin- 
cipe du  fini  ne  fait  nullement  échec  au  principe  de  causalité,  si 
l'on  donne  à  ce  dernier  un  sens  général,  eu  y  comprenant  deux 
espèces  de  causalité,  la  causalité  libre  et  la  causalité  natu- 
relle, c'est-à-dire  à  effet  nécessaire,  eu  subordonnant  celle-ci 
à  celle-là,  et  en  faisant  de  la  causalité  libre  un  attribut  de 
Dieu.  Et  j'ajoute  qu'en  mettant  la  causalité  libre  au  nombre 
des  attributs  divins,  on  n'est  pas  obligé  de  penser  que  raction 
de  la  libre  volonté  divine,  la  création,  soit  éternelle,  c'estnà- 
dire  composée  de  volitious  successives  en  nombre  infini.  Sans 
quoi  il  faudrait  dire  —  et  c'était  la  pensée  de  Renouvier  — 
que,  si  le  monde  a  commencé  par  la  volonté  divine,  le  créa- 
teur a  dû  commencer  absolument.  Mais  on  peut,  il  me  semble 
concevoir  en  Dieu  une  éternité  a  parte  ante  qui  serait  un 
présent  éternel  et  immuable  et  qui,  ne  renfermant  aucune 
succession,  ne  réaliserait  pas  l'infini  numérique.  Daus  l'esprit 
suprême  auquel  serait  attribuée  cette  éternité  qui,  avant  la 
création,  n'aurait  pas  été  successive,  la  liberté  aurait  existé 
•en  puUsance  et  serait  passée  à  VacU  par  la  création  Dieu,  en 
créaut  le  monde,  serait  sorti  de  son  immutabilité  et  se  serait 
fait  temporeP.  Ou  ne  peut  objecter  sérieusement  à  cette  con- 
ception que,  la  durée  n'étant  pas  autre  chose  que  la  succes- 
sion du  même  au  même,  la  durée  immuable  et  éternelle  de 
Dieu,  quoiqu'elle  ne  reuferme  pas  de  successifs,  ne  laisse  pas 
d'être  une  succession  infinie  ;  car  à  cette  durée  pure  que 
notre  imagination  spatiale  nous  représente  continue  et 
qu'elle  divise  eu  parties  égales;  aux  unités  qu'elle  y  dis- 
tingue et  dont  elle  forme  un  nombre  infini,  la  philosophie 
idéaliste,  —  la  vraie  philosophie,  —  ne  saurait  accorder 
aucune  réalité  objective  ^ 

1.  Je  rȔviendrai  sui' cette  quostion  du  premier  et  absolu  coraraeiiceaienl 
daas  l'article  que  jeiue  propose  de  consacrer  Tannée  prochaine  à  l'examen 

.  de  3a  quatrième  antinomie  de  Kant. 

2.  Cette  objection  que  me  paraît  écarter  la  critique  id<^aliste  du  continu 
est  préci9<5ment  celle  que  Renouvier  a  opposée  à  l'éternité  de  la  force  pre- 
mière. «  Devons-nous,  dit-il.  recourir  à  cette  formule  :  La  force  existait, 
c"est-èi-dire  a  existé  de  tout  temps  et  n'a  point  commencé  ?  Ce  serait 
admettre  qu'elle  s'est  indéfiniment  succédé  à,  elle-même,  quoique  sans 
chanizemont  Nous  prolongerions  ainsi  le  temps  la  série  des  durées,  au  'delà 
d'une  limite  que  nous  avons  posée,  et  nou.s  croirions  éviter  la  contradiction 
parée  que  nous  envisagerions  dans  ces  durées  .successives  un  contenu  tou- 
jours le  même,  illusion!  le  nombre  des  durées,  dès  que  nous  les  posons 


100  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    1011 


VII 


Ne  peut-oii  pas,  dira-t-on,  rapporter  la  création  des  êtres 
divers  dont  se  compose  le  monde  à  une  volonté  intelli- 
gente, à  une  volonté  unique,  en  raison  de  l'unité  d'ordre  qui 
résulte  de  leurs  rapports,  sans  croire  que  cette  volonté  créa- 
trice soit  une  causalité  dont  les  eftets  ne  sont  pas  nécessaires, 
ce  qu'on  appelle  une  causalité  libre?  —  L'idée  d'une  volonté 
où  le  libre  arbitre  n'aurait  aucune  place  n'a  certainement  rien 
qui  puisse  sembler  étrange  :  elle  doit  naturellement  se  pré- 
senter à  l'esprit  des  spiritualistes  qui  sont  en  môme  temps 
déterministes.  C'est  précisément  cette  idée  qui  caractérise  le 
théisme  leibnizien.  Pour  Leibniz,  ni  la  volonté  divine,  ni  la 
volonté  humaine  ne  sont  des  libertés  au  sens  véritable  de  ce 
mot.  Elles  sont  dans  tous  leurs  actes  déterminées,  nécessitées. 
Elles  sont  entièrement  dominées  par  le  principe  de  raison 
suffisante,  qui  explique  à  la  fois  l'infinitisme  et  le  détermi- 
nisme leibniziens.  Le  principe  de  raison  suffisante  explique 
l'infinitisme  leibnizien,  en  montrant  l'infini  sous  le  plein  ou 
continu,  —  continu  détendue  et  continu  de  durée,  —  qui  en 
est  le  symbole,  l'expression  sensible.  Remarquons,  en  passant 
l'opposition  curieuse  qui  existe  sur  ce  point  entre  la  doctrine 
de  Leibniz  et  notre  idéalisme  :  tandis  que,  selon  Leibniz,  la 
réalité  de  l'infini  est  révélée  et  démontrée  par  le  continu  qui 
le  symbolise  et  l'exprime  confusément,  nous  alléguons  l'impos- 
sibilité de  l'infini  pour  démontrer  la  subjectivité,  l'irréalité 
du  continu,  du  tout  continu. 

Le  principe  de  raison  suffisante  explique  le  déterminisme 
leibnizien.  L'idée  de  finalité  et  celle  de  causalité  à  effet  néces- 

dislinctes,  ce  nombre  sans  fin  actuellement  écoulé,  nombre,  fini,  est  une 
contradiction  palpable,  de  quelque  uuilc  de  temps  que  nous  fassions  usage.  » 
{Premier  Essai  de  Critique  çjénérale,  1"=  édit.,  p.  517  ;  2»  édit.,  t.  IH,  p.  183). 

Ce  qui  nous  permet  de  penser,  remarquerai-jc,  que  nous  évitons  la  con- 
tradiction, c'est  que  les  durées  successives,  dont  le  contenu  ne  change  pas, 
ne  sont  posées  distinctes  et  nombrées  que  par  notre  imagination.  L'illusion 
serait  de  ne  pas  se  rendre  compte  que  ces  durées  distinctes,  qui  formeraient 
un  nombre  infini,  sont  vraiment  imaginaires,  c'est-à-dire  purement  subjec- 
tives. 

J'ai  cru  longtemps,  comme  Renouvier,  que  l'idée  de  durée  renferme  l'idée 
de  la  succession  du  même  au  même,  et  qu'il  est,  par  suite,  Impossible, 
d'attribuer  à  la  force  ou  cause  première  une  éternité  qui  ne  serait  pas  suc- 
cessive et  qui  ne  formerait  pas  un  nombre  infini.  Je  n'avais  pas  suffisam- 
ment réfléchi  à  la  portée  qu'il  faut  reconnaître  en  cette  question  à  la  critique 
idéaliste  du  continu  de  durée. 


LA    TROISIEME    ANTINOMIE    DE    KANT  JOl 

saire  sout  inséparablement  unies  dans  le  principe  de  raison 
suffisante,  tel  que  le  pose  et  le  soutient  Leibniz,  ou  plutôt  ce 
principe  n'est,  au  fond,  que  l'idée  de  finalité  transformée  en 
celle  de  causalité  à  eiïet  nécessaire.  C'est  pourquoi  il  lui  paraît 
très  naturel,  on  l'a  vu  plus  baut,  d'assimiler  complètement 
à  des  causes  physiques  les  motifs  et  mobiles  de  nos  actes.  Il 
ne  fait  d'ailleurs  que  se  conformer  ainsi  aux  babiludes  de  la 
pensée  et  du  langage  ordinaires.  «  Presque  tous  les  philo- 
sophes, a  dit  Pascal,  confondent  les  idées  des  choses,  et 
parlent  des  choses  corporelles  spirituellement  et  des  choses 
spirituelles  corporellement.  Car  ils  disent  hardiment  que  les 
corps  tendent  en  bas,  qu'ils  aspirent  à  leur  centre,  qu'ils 
fuient  leur  destruction,  qu'ils  craignent  le  vide,  qu'ils  ont 
des  inclinations,  des  sympathies,  des  antipathies,  qui  sont 
toutes  choses  qui  n'appartiennent  qu'aux  esprits,  et  en  parlant 
des  esprits,  ils  les  considèrent  comme  en  un  lieu,  et  leur  attri- 
buent le  mouvement  d'une  place  à  une  autre,  qui  sont  choses 
qui  n'appartiennent  qu'aux  corps.  Au  lieu  de  recevoir  les 
idées  de  ces  choses  pures,  nous  les  teignons  de  nos  qualités  et 
empreignons  de  notre  être  composé  toutes  les  choses  simples 
que  nous  contemplons'.  » 

C'est  parce  que  les  philosophes  parlent  des  choses  spiri- 
tuelles corporellement,  qu'ils  assimilent  spontanément  les 
motifs  et  mobiles  aux  causes  physiques.  Et  ce  ne  sont  pas 
seulement  les  philosophes  qui  confondent  ainsi  les  idées  des 
choses  spirituelles  et  celles  des  choses  corporelles  ;  c'est  tout 
le  monde,  c'est  le  langage  de  tout  le  monde  qui  ne  met  aucune 
différence  entre  causes  physiques  et  causes  psychiques.  La 
révolution  cartésienne,  avec  sa  métaphysique  des  deux  subs- 
tances, a  mis  en  vive  lumière  le  dualisme  psychologique 
d'imagination  qui  a  introduit  dans  le  langage,  comme  je  lai 
remarqué  autrefois-,  deux  espèces  de  mélapliores  :  les  unes 
psychologiques,  et  les  autres  géométrico-mécaniques.  Ce 
dualisme  et  l'usage  continuel  des  deux  espèces  de  métaphores 
s'expliquent  et  se  justifient  :  pour  les  métaphores  psycholo- 
giques, par  la  nature  même  des  choses  dites  corporelles,  que 
l'idéalisme  nous  fait  reconnaître  essentiellement  analogue  à 
notre  propre  nature;  pour  les  métaphores  géométrico-méca- 
niques, par  la  coexistence  en  notre  esprit,  dont  elle  carac- 

1.  Pensées,  édit.  Havet,  t.  I,  p.  8. 

2.  L'Année  philosophique  de  1800,  p,  i23-13:j. 


102  l'année  philosophique.  1011 

térise  la  couslilutioij,  des  deux  catégories  opposées  d'espace 
et  de  personnalité.  Reûouvier  parle  de  ce  dualisme  d'imagi- 
uatioQ,  dans  sou  Quatrième  Essai  de  Critique  générale^,  mais 
sans  indiquer,  sans  voir,  semble-t-il,  qu'il  a  sa  source  dans 
l'oppositiou  qui  existe  entre  deux  catégories  fondamentales 
de  l'entendement  ;  que  cette  opposition  est  essentielle  à  notre 
nature  mentale,  telle  qu'elieestconstituéedans  la  vie  préseule; 
que  le  langHge.  avec  ses  métaphores  et  sa  mythologie,  le  lan- 
gage, tel  que  l'a  formé  l'effort  primitif  et  spontané  de  la 
pensée,  devait  nécessairement  sortir  de  cette  opposition  et  la 
refléter. 

Le  déterminisme  leibnizien,  qui  compare  motifs'et  mobiles 
à'des  forces  motrices,  est  certainement  conforme  aux  habi- 
tudes de  la  pensée  et  du  langage,  comme  le  montre  assez 
clairement  l'étymologie  des  mots  motif  et  mobile.  Mais  il  con- 
vient d'ajouter  que  la  réflexion  personnelle  d'où  il  procède 
lui  a  douné  une  signification  et  une  portée  philosophiques 
spéciales,  par  lesquelles,  il  est,  au  fond,  très  différent  du 
déterminisme  spiuoziste,  quoiqu'il  paraisse  lui  ressembler 
entièrement. 

Dans  la  doctrine  spinoziste,  le  déterminisme  psychique  des 
motifs  et  mobiles  d'action  est  au  déterminisme  physique  des 
mouvements  corporels,  ce  qu'est  l'attribut  pensée,  à  l'attribut 
étendue,  l'âme  au  corps,  l'idée  à  l'idéat.  Ou  pourrait,  en; 
appliquant  ici  le  langage  de  certains  physiologistes  de  notre 
temps,  dire  que,  pour  Spinoza,  le  déterminisme  psychique 
n'est  qu'un  épiphéuomèue,  simple  reflet  du  déterminisme  phy- 
sique. —  Mais  ne  semble-t-il  pas  qu'il  en  est  absolument  de 
même  daus  la  doctrine  leibuizienue?  Na-t-ou  pas  vu  plus 
haut  que  la  théorie  de  l'harmonie  préétablie,  telle  que  la 
présente  Leibniz,  en  l'opposant  aux  vues  de  Descartes,  établit 
les  mêmes  rapports  que  VEthique  entre  lame  et  le  corps,  le 
même  parallélisme,  la  même  correspondance  entre  la  suite 
desphénomènes  spirituels  et  celle  des  phénomènes  corporels? 
Celte  théorie  n'est-elle  pas  d'esprit  tout  spinoziste  ?  — 

C'est  l'aspect  sous  lequel,  sans  doute,  Leibniz  l'a  d'abord 
envisagée,  et  qu'il  lui  a  conservé  devaut  le  public  pour  la 
rendre  accessible  et  acceptable  à  tous  ceux  qui  philosophaient 
de  son  temps  et  qui  n'étaient  certainement  pas  tous  disposés 


1.  Quatrième  Essai  de  Critique  générale,  l'*édii.,]}.  355  et  suiv.  ;  2»édit., 
p.  302. 


LA    TROISIÈME   ANTINOMIE    DE    KANT  103' 

à  admettre  son  idéalisme  monadiste.  Or,  c'est  cet  idéalismev 
ne   Toublious  pas,   qui    fait   rorigiualité   philosophique  de 
Leibniz  et  qui  est  sa  grande  découverte.  Cet  idéalisme  réduit^ 
à  une  apparence  Tattribut  cartésien  et  spinoziste  étendue,  et' 
ne  laisse  de  place  dans  le  monde  qu'à  une  seule  espèce  de 
substance.  S'il  n'existe  qu'une  seule  espèce  de  substance,  il 
ne  peut  exister  également  qu'un  seul    déterminisme   réel^ 
celui  qui  régit  les  actions  de  la  substance  spirituelle.  On  a' 
peiûe  à  croire  que  cette  conséquence  ait  échappé  à  la  pensée 
de  Leibniz. 

La  monadologie,  qui  le  mettait  en  opposition  radicale  avec 
le  spiuozisme,  devait  également  le  mettre  en  opposition  avec 
les  vues  de  Spiuoza  sur  les  rapports  des  deux  déterminismes, 
psychique  et  physique.  Quoi  qu'il  ne  doutât  pas  du  détermi- 
nisme physique,  scientifiquement  fondé,  à  ses  yeux,  sur  le 
priucipe  de  la  couservation  de  la  force,  quoi  qu'il  l'affirmât 
hautement  contre  Descartes,  eu  même  temps  que  ce  principe, 
il  devait  le  considérer  comme  l'expression  externe,  seusible, 
j'allais  dire  imaginaire  du  déterminisme  des  perceptions, 
appélitious  et  volitions  de  ses  monades.  Les  motifs,  mobiles  el 
principes  d'action  psychique  apparaissaient  ainsi  comme  les 
vraies  causes  déterminantes,  nécessitantes.  On  ne  pouvait 
leur  refuser  ce  caractère,  dont  témoignaient  les  causes  phy- 
siques, comme  l'image  témoigne  des  propriétés  de  l'objet 
qu'elle  représente.  Kt  il  devait  donc  parnître  légitime  de  les 
comparer  aux  causes  physiques  Le  rapport  des  deux  espèces 
de  causes,  psychiqueset  physiques,  était, dans  cetteconceplion 
à  peu  près  inverse  de  celui  qu'avait  établi  Spinoza  Le  déter- 
minisme était,  au  foud,  pour  Leibniz,  un  déterminisme  de 
finalité. 

Ce  déterminisme  a  été  très  exactement  désigné  par  le  mot' 
optimisme  La  volonté  divine  d'après  la  doctrine  leibnizieune, 
ne  peut  pas  ne  pas  agir  nécessairement,  toujours  déterminée 
par  les  fins  les  meilleures.  Dieu  étant  indui,  éternel,  l'action 
de  cette  volonté  ne  saurait  avoir  de  bornes  dans  le  passé; 
elle  n'a  pas  eu  de  commencement.  La  logique  de  l'infinitisme 
et  de  l'optimisme  exige  que  la  création  du  meilleur  des 
mondes  possible  soit  éternelle  parce  que  nécessaire.  Leibniz' 
n"a  pas,  semble-t  il,  exprimé  clairement  sa  pensée  sur  ce 
point;  des  raisons  qui  n'ét;iient  pas  purement  philosophiques 
l'en  ont  sans  doute  empêché  ;  mais  elle  u'est  pas  douteuse. 

Il  est  vrai  de  dire,  cependant,  que,  par  le  déterminisme, 


10*  l'année    philosophique.    1911 

môme  ainsi  compris,  Leibniz  tournait  le  dos  à  sou  monadisme. 
La  doctrine  leibuizieinie  ne  peut  vraiment  se  défendre  contre  le 
reproche  d'incohérence  et  d'illogisme.  Leibniz  n'a  pas  poussé 
l'idéalisme  monadisle  à  toutes  ses  conséquences  :  ce  n'est 
pas  seulement  à  la  substance  corporelle,  c'est  encore  à  l'es- 
pace, au  mouvement,  à  la  force  physique,  donc  au  détermi- 
nisme physique  et  au  principe  de  la  conservation  de  la  force, 
qu'il  eût,  en  opposant  le  point  de  vue  de  la  philosophie  à  celui 
de  la  science  proprement  dite,  dû  refuser  hardiment  toute 
vraie  réalité. 

VIII 

Si  la  pensée  de  Leibniz  eût  été  complètement  dégagée  et 
affranchie  du  réalisme  des  rapports  spatiaux  et  dynamiques, 
il  n'eut  certainement  pas  transformé  en  causes  nécessitantes, 
comparables  en  leur  action  aux  causes  physiques,  les  idées 
des  fins  diverses  qui  se  présentent  à  l'esprit  et  sollicitent  la 
volonté.  Il  est  clair  que  celte  transformation  est  incompatible 
avec  le  libre  arbitre.  Mais  elle  n'a  aucuu  sens  qui  puisse 
satisfaire  la  raison  :  l'idéalisme  mouadiste  ne  permet  pas 
d'identifier  l'idée  de  causalité  mécanique  ou  motrice  qui,  par 
sa  nature,  est  subjective  comme  celles  de  mouvement  et 
d'espace,  avec  l'idée  de  finalité  qui  ne  l'est  pas,  pas  plus  que 
celle  de  personnalité  à  laquelle  elle  est  liée.  Si  tous,  esprits 
incultes  ou  cultivés,  nous  croyons  spontanément  au  libre 
arbitre,  c'est  précisément  parce  que  nous  ne  saurions  sans 
parti  pris,  sans  nous  faire  une  sorte  de  violence,  voir  des 
causes  à  effets  nécessaires  dans  les  fins  sur  lesquelles  nous 
délibérons,  dont  nous  examinons  et  jugeons  la  valeur,  avant 
de  choisir  entre  elles. 

Si  les  fins  en  vue  desquelles  nous  agissons,  peuvent  et 
doivent  être  regardées  comme  causes  nécessitantes,  il  n'est 
de  liberté  concevnble  pour  la  volonté  que  si  elle  peut,  en 
certains  cas,  agir  sans  aucune  fin,  ou  si,  en  d'autres  cas  qui 
se  ramènent  aux  premiers,  les  fins  opposées  qui  la  poussent 
à  l'action,  se  trouvent  d'égale  force,  se  font  contre  poids  et 
s'annullenl  mutuellement  On  ne  peut,  en  un  mot,  la  conce- 
voir libre,  que  si  Ion  suppose  son  action  indépendante  de 
toutes  fins.  C'est  ce  qu'on  a  appelé  la  liberté  d'indifférence. 

Renouvier  a  très  bien  montré  que  la  liberté  d'iudifïérence 
ne  s'accorde  ni  avec  la  raison,  ni  avec  la  conscience  morale  ; 


L.V    TROISIÈME   ANTINOMIE    DE    KANT  lOo 

«  Les  partisans  de  la  nécessité,  dit-il,  renversent  aisément 
le  système  de  la  liberté  d'indifférence  :  ils  ont  moins  de  peine 
à  réfuter  la  thèse  de  leurs  adversaires  qu'à  répondre  aux 
objections  dirigées  contre  la  leur. 

«  En  effet,  dès  que  la  volonté,  principe  indifférent,  produit 
d'elle-même  des  actes,  c'est  au  hasard  qu'elle  les  produit  ;  et 
dès  que  l'homme  agit  différemment  dans  le  cas  où  son  juge- 
ment est  identique  et  identiquement  dans  ceux  où  son  juge- 
ment varie,  l'homme  n'est  plus  un  être  raisonnable.  La 
volonté  qui  donnerait  de  tels  résultats  est  une  déraison.  Mais 
celte  volonté  n'existe  pas.  Tout  homme  qui  a  conscience  d'un 
sien  acte,  a  en  même  temps  conscience  d'une  fin,  et  se  propose 
d'obtenir  un  bien  qu'il  regarde  actuellement  comme  préfé- 
rable à  tout  autre.  En  tant  que  l'agent  concevrait  actuellement 
un  doute  à  cet  égard,  l'acte  est  suspendu  comme  le  jugement. 
Un  être  intelligent  qui  ne  poursuivrait  pas  son  bien,  c'est-à- 
dire  ce  qui  lui  paraît  bien  maintenant,  est  étranger  à  notre 
expérience... 

«  L'objection  morale  n'est  pas  moins  saisissante  :  une 
volonté  qui  agit  comme  indifférente  ne  saurait  douner  que 
des  actes  arbitraires.  Un  homme  ainsi  détermiué  au  hasard 
n'acquiert  point  par  ce  fait  un  mérite  quelconque,  et  n'assume 
aucuae  responsabilité.  Que  lui  imputous-nous,  eu  effet?  De 
s'être  ou  de  ne  s'être  pas  réglé  sur  certain  motif  que  nous 
jugeons  véritablement  bon.  Or,  s'il  a  fait  usage  de  sa  liberté 
d'indifféreuce,  il  a  dû  se  déterminer  sans  motif,  ou  pour  un 
motif  insuffisant  à  ses  propres  yeux,  ou  enfin  indépendam- 
ment de  tout  motif  présent.  Ces  conditions  sont  équivalentes. 
Donc  nous  l'approuvons  ou  le  blàmoi.s  au  fond  de  s'être 
déterminé  indifféremment  ;  c'est  à  dire  que  pour  ce  seul  et 
môme  acte  nous  l'approuvons,  si  la  détermination  est  par 
hasard  conforme  à  notre  motif,  nous  le  blâmons  si  elle  y  est 
contraire.  Peut-on  imaginer  rien  de  plus  absurde?... 

((  Quand  nous  consultons  l'esprit  des  lois  pénales  de  tous 
les  peuples,  la  même  objection  se  présente.  La  loi  qui  con- 
damne une  action  accuse  le  coupable  comme  ayant  méprisé  cer- 
tains motifs  pour  en  suivre  d'autres,  et  non  parce  qu'il  aurait 
agi  avec  indifférence  Sans  cela,  ce  n'est  pas  l'usage  de  la  liberté 
qu'elle  accuserait  (l'usage  en  tant  qu'indifférent  est  irrespon- 
sable); mais  cest  la  liberté  elle-même,  ce  qui  est  ridicule ^  » 

\.  Deuxième  Essai  de  Critique  rjcnérale,  1-°  cilit.,  p.  331;  2»  cdit.,  t.  II, 
p.  ol. 


lOti  l'année  philosophique.  1911 

La  question  de  la  liberté  d'iDdifférence  n'est  pas  difficile  à 
résoudre,  si  on  ne  laisse  en  celte  expression  aucune  équivoque 
Si  indi/férence  (non-différence)  signifie  choix  également  possible 
entre  tels  et  tels  motifs  et  mobiles,  toute  liberté  est  liberté 
d'indiiïérence.  Si  indifférence s\QnH\e  égalité  Aq  grandeur  mathé- 
?«rt/i^«<?  attribuée  aux  motifs  et  mobiles  opposés,  considérés 
comme  des  forces,  lexpression  liberté  d'indilïéreuce  est  vide 
de  sens,  par  la  raison  toute  simple  que  les  motifs  et  mobiles 
ne  doivent  pas  être  cousidérés  comme  des  forces  et  que  l'idée  de 
l^randeur  mathématique  ne  s'y  applique  pas.  C'est  de  l'assi- 
milation des  fins  à  des  causes  physiques  que  naît  l'idée  de  la' 
liberté  d'indilTérence.  Si  celle  assimilation  n'est  que  métapho' 
rique,  on  ne  peut  évidemment  parler  de  l'indiffereuce  (non- 
différence),  c'est-à-dire  de  l'égalilé  de  grandeur  malhémalique 
des  motifs  et  mobiles  opposés  :   le  prétendu  choix  libre  ne 
serait,  eu  ce  cas,  qu'un  choix  de  pur  hasard,  et  la  liberté 
d'iudifïérence  ne  mériterait  pas  le  nom  de  liberté.  On  ne  peut; 
d'autre  part,  entendre  cette  assimilation  au  sens  propre,  que 
si  Ton  preud  parti  sans  restriction  pour  la  nécessité  causale, 
eu  écartant  le  point  de  vue  mouadiste  et  en  subordonnant 
l'ordre  psychique  de  finalité  à  l'ordre  physique  de  causalité, 
envisagé  comme  le  fond  réel  des  choses. 

Mais  l'idéalisme  monadisle  ne  se  laisse  pas  écarter  :  par  la 
différence  qu'il  met  entre  les  diverses  catégories,  il  nous 
oblige  à  condamner  également  la  nécessité  causale  et  la 
liberté  dite  d'indifférence.  Comme  les  fins  ne  peuvent  jouer 
dans  leurs  rapports  avec  la  volonté  le  rôle  de  causes  nécessi- 
tantes, l'idée  de  liberté  s'accorde  fort  bien  avec  celle  de  fina- 
lité qui  ne  la  menace  en  aucune  façon.  Il  n'est  pas  besoin  de 
l'en  séparer  et  d'y  joindre  l'idée  d'indifférence,  pour  que  la 
réflexion  lui  conserve  en  notre  esprit  la  grande  place  que 
nous  lui  donnons  spontanément. 

La  liberté  se  démontre  indirectement,  ai  je  dit  plus  haut, 
par  ses  rapports  avec  les  autres  idées  fondamentales.  Ou  est 
conduit  à  la  mettre  à  l'origine  des  choses  par  la  catégorie  de 
Bombre.  On  est  conduit  à  la  mettre  au  cours  des  phénomènes 
par  la  subjectivité  démontrée  du  coutiuu,  de  tout  continu, 
donc  par  la  subjectivité  de  l'espace,  du  mouvement  et  de  la 
force, doucpar  la  subjectivitéde  toutdélerminisme  mécanique. 
Le  partisan  de  la  nécessité,  spinozisle  ou  matérialiste,  voit 
dans  les  fins,  dans  les  motifs  et  mobiles  qu'elles  forment,  nue 
apparence  qui  a  sa  source  eu  des  rapports  de  causalité  méca- 


LA    TROISIÈME   ANTINOMIE   DE   KAXT  107 

nique,  et  qui  s'y  ramèue-,  et  il  applique  le  même  jugement 
aux  actes  libres  :  les  actes  libres,  dit-il.  ne  sont  qu'une  appa- 
rence illusoire  qui  a  sa  source  dans  le  déterminisme  méca- 
nique. Je  réponds  que  le  réel  est  précisément  là  où  le  par- 
tisan de  la  nécessité  voit  et  montre  l'apparence,  et  l'apparence 
précisément  là  où  il  voit  et  montre  le  réel  ;  et  que  le  détermi- 
nisme mécanique,  dont  la  subjectivité  ne  peut  être  mise  en 
doute,  et  qui  n'est  donc  vraimeut  qu'une  apparence,  peut  se 
ramener  à  des  fins,  à  des  motifs  ou  mobiles,  et  à  de  premiers 
actes  libres,  où  il  a  sa  source. 

J'ai  rappelé,  dans  V Année  philosophique  de  1910,  le  jugement 
de  Tolstoï  sur  l'idée  du  libre  arbitre,  cousidérée  comme  inhé- 
rente à  la  raison  pratique,  comme  la  forme  même  de  la  rai- 
son pratique  '.  Je  rappellerai  aujourd'hui  les  vues  qu'a  expri- 
mées Edmond  Schérer  sur  les  conséquences  d'uue  foi- 
détermiuiste  sincère  et  assurée,  qui  serait  entrée  assez  pro- 
fondément dans  l'esprit  pour  y  devenir  une  habitude  de 
penser,  de  seutir  et  de  vivre  : 

«  Tout  le  monde  sait  ce  qu'on  entend  depuis  quelques 
années  par  un  mouvement  réflexe  :  l'actiou  d'un  nerf  moteur 
sous  l'excitation  d'un  nerf  seusitif  correspondant,  le  mouve- 
ment en  retour  provoqué  par  uue  cause  extérieure  et  étrangère 
à  la  volonté  ou  même  à  la  conscieuce...  Ne  s'est-ou  pas  avisé  de 
faire  rentrer  toute  l'activité  de  l'homme  dans  cet  ordre  de  phé- 
nomènes ?  Le  mouvement  réflexe  ne  s'entendait  à  l'origine  que 
du  mouvement  inconscieut  ou  involontaire  :  ou  supprime; 
maintenant  celte  distinction  et  l'on  n'est  pas  éloigné  de  faire 
de  la  vie  entière,  y  compris  l'intelligence  et  la  conduite,  un 
système  d'actions  et  de  réactions  nerveuses.  Kt,  en  effet,  une 
fois  le  principe  posé,  on  arrive  par  des  transitions  insensibles 
aux  conséquences  les  plus  inattendues...  La  volonté  elle- 
même,  dans  cette  suite  de  déductions,  n'est  plus  qu  un  mot 
pour  désigner  le  caractère  spécial  de  ce  mécanisme  compliqué, 
ou  même  seulement  la  conscience  de  ce  qui  se  passe  au  sein 
de  l'organisme... 

«  On  ne  peut  se  figurer  un  renversement  plus  complet  des 
notions  qui  passaient  jusiju'ici  pour  élémentaires  La  cons- 
cience humaine  en  serait  altérée  daus  son  fond  même,  dans 
son  principe.  L'homme  moral,  l'être  responsable  aurait  dis- 
paru pour  faire  place  à  un  produit  de  la  nature.  11  ne  serait 

1.  L'An7iée  philosophique  do  1910,  p.  113. 


108  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    1911 

plus  ce  qu'il  doit,  mais  ce  qu'il  peut.  Il  n'agirait  plus,  il  se 
regarderait  agir.  Il  ne  voudrait  plus,  il  se  verrait  vouloir.  La 
seule  différeuce  eutre  lui  et  l'animal  serait  qu'il  se  sent  vivre, 
aimer,  souffrir  et  qu'il  sait  qu'il  le  sent.  Là,  et  non  plus, 
ainsi  qu'on  l'avait  pensé  jusqu'ici,  dans  l'activité  libre,  rési- 
derait cet  élément  irréductible  de  la  personne  humaine  qu'il 
faut  bien  placer  quelque  part,  et  qu'on  ne  saurait  expliquer 
parce  qu'on  ne  saurait  le  comparer  à  rien  d'autre.  Mais  qui  ne 
voit  qu'ainsi  entendue,  la  personnalité  humaine  est  sur  le 
point  de  s'évanouir  ?  Elle  n'a  plus  que  la  valeur  d'une  impres- 
sion. L'unité  humaine,  le  moi  substance,  Vego  a  disparu.  La 
vie  ressemble  à  une  tlamme  qui  se  saurait  lumineuse  et 
ardente,  mais  on  souffle  la  bougie  et  où  est  la  flamme^  ?  » 

Ces  réflexions  de  Schérer  sur  les  progrès  de  l'esprit  déter- 
ministe dus  aux  progrès  de  la  biologie  me  paraissent  très 
propres  à  faire  comprendre  les  rapports  qui  unissent  l'idée  de 
liberté  à  la  catégorie  de  personnalité  et,  par  suite  aussi,  à 
celle  de  finalité  et  qui  opposent  ces  trois  concepts  de  la 
psychologie,  de  la  morale  et  de  la  métaphysique  à  ceux  de 
la  science  proprement  dite. 

Les  concepts  que  Ton  peut  appeler  scientifiques  tendent  à 
affaiblir  et  à  ruiner,  par  la  réflexion,  la  croyance  libertiste  et 
à  la  remplacer  par  la  croyance  déterministe.  Les  deux 
croyances  peuvent  coexister  et  se  combattre,  elles  coexistent 
et  se  combattent  à  l'ordinaire  en  la  pensée  réfléchie  de 
l'homme  cultivé.  Leur  présence  et  leur  lutte  dans  le  même 
esprit  nous  obligent  à  distinguer  deux  raisons  humaines  qui 
se  contredisent  absolument  :  l'une  pratique,  préexistante, 
spontanément  libertiste;  l'autre,  théorique,  de  formation 
secondaire,  dominée  par  l'esprit  déterministe  qui  tire  sa 
force  de  la  culture  scientifique. 

En  suite  de  perceptions  et  d'idées-images,  la  raison  pra- 
tique, examine  et  compare  dillérentes  fins  et  les  divers 
moyens  qui  peuvent  les  atteindre;  elle  les  présente,  avec  les 
sentiments  opposés  qui  en  naissent,  au  choix  de  la  volonté; 
elle  croit  à  la  liberté  de  ce  choix  ;  elle  y  croit  à  ce  point  qu'elle 
prédit  et  promet  sans  cesse  avec  assurance  telles  volitioDS 
futures,  non  comme  elTets  nécessaires  de  causes  intérieures  et 
extérieures  qu'elle  aurait  pénétrées   et  qu'elle   connaîtrait 


i.  EàmondScYiérer.  Études  sur  la  l'Ulérature  contemporaine,  l-  VIII,  p.  162 
et  Buiv, 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  109 

parfaitement,  mais  comme  déterminations  simplement  pos- 
s'.hles,  vraiment  possibles  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire  dont 
elle  croit  pouvoir  nier  avec  une  entière  certitude  à  la  fois 
limpossibilité  et  la  nécessité.  La  raison  pratique  prépare 
l'homme  à  l'action  ;  c'est  à  l'action  que  se  rapporte  sa  vue. 
Par  la  raison  pratique,  l'homme  se  sent  et  se  sait  vouloir  et 
agir  librement;  il  sent  et  sait  qu'il  a  voulu  et  agi  librement, 
qu'il  voudra  et  agira  librement. 

Derrière  cette  raison  pratique,  tournée  vers  l'aclioû, 
s'affirme  la  raison  théorique,  appuyée  sur  les  généralisations 
de  la  science  proprement  dite,  dont  elle  invoque  fièrement  le 
témoignage.  Par  la  raison  théorique,  qui  assiste  à  l'action, 
qui  en  est  spectatrice  sans  y  participer  en  rien,  l'homme  se 
tient  assuré  d'avoir  voulu  et  agi  nécessairement,  de  vouloir  et 
d'agir  nécessairement,  aussi  nécessairement  qu'agissent  les 
causes  physiques.  Il  se  tient  assuré  qu'il  voudra  et  agira  tou- 
jours nécessairement  à  l'avenir,  que  ses  actes  futurs  quel- 
conques seront  nécessités,  et  qu'il  pourrait  les  annoncer 
d'avance  avec  la  certitude  qu'apporte  un  astronome  dans  la 
prévision  et  la  prédiction  d'une  éclipse,  si  son  intelligence 
était  assez  parfaite  pour  reconnaître  dans  leur  enchaînement, 
toutes  les  causes  diverses  et  successives  qui  doivent  les  pro- 
duire. 

Il  faut  logiquement  qu'il  n'y  ait  qu'une  apparence  illusoire 
dans  l'un  ou  l'autre  des  jugements  contradictoires  que  portent 
ces  deux  raisons.  Si  l'apparence  illusoire  est  dans  le  premier 
de  ces  jugements,  dans  l'affirmation  du  libre  arbitre,  il  faut 
admettre  qu'elle  s'étend  de  la  liberté  à  la  personnalité  et  à  la 
finalité,  lesquelles  appartiennent  ainsi  à  la  raison  pratique, 
comme  la  liberté.  La  raison  pratique  ne  peut  séparer  la  per- 
sonnalité de  la  liberté.  Comme  l'a  dit  Schérer,  sans  la  liberté, 
la  personnalité  s'évanouit,  avec  ses  conditions  d'existence  et 
d'action. 

^^jais  —  on  me  pardonnera  de  le  répéter  —  la  critique 
idéaliste  et  finitiste  des  concepts  de  la  science  proprement 
dite,  et  par  conséquent  du  mouvement  réflexe  nécessaire, 
auquel  le  second  des  deux  jugements  ramène  la  volition, 
envisagée  comme  épiphénomène  nécessaire,  nous  conduit  et 
nous  oblige  à  penser  que  l'apparence  illusoire  est  dans  la 
nécessité  universelle  des  volitions,  et  que  la  liberté  fait 
partie,  comme  la  personnalité  et  la  finalité,  des  principes 
posés  et  soutenus  par  la  raison  théorique.  L'accord  de  la  rai- 


ilO  l'année  philosophique,  l'.ill 

son  pratique  et  de  la  raison  tli(^orique  sur  la  réalité  objective 
elles  rapports  des  trois  concepts  est,  pour  le  philosophe  idéa- 
liste, incontestable.  La  personnalité  sans  la  liberté,  comme 
î'entend  l'optimisme  leibnizien,  est  aussi  inconcevable  que  la 
liberté  sans  la  personnalité,  comme  la  suppose  possible  dans 
l'inconnaissable  nouméme  l'idéalisme  transceudantal  de  Kant 
«t  de  Schopenhauer. 

IX 

On  a  vu  comment  se  démontre  indirectement  la  liberté  par 
ses  rapports  avec  d'autres  catégories  :  avec  celle  de  nombre, 
d'abord  ;  puis,  avec  celles  de  mouvement  et  de  causalité 
motrice,  d'une  part,  avec  celles  de  finalité  et  de  personnalité, 
d'autre  part.  Une  autre  preuve  indirecte,  bien  connue  depuis 
Kant,  se  tire  du  rapport  de  l'idée  de  liberté  avec  celle  d'obli- 
gation morale.  J'ai  eu  très  souvent  l'occasion  d'appeler 
l'attention  des  lecteurs  sur  ce  rapport  et  sur  cette  preuve,  !a 
seule,  peut-être,  que  les  partisans  du  déterminisme  con- 
sentent, en  une  certaine  mesure,  à  prendre  au  sérieux,  la 
seule  dont  puisse  se  satisfaire,  jusqu'à  un  certain  point,  la 
raison  de  ceux  qui  se  refusent  à  élever  la  nécessité  causale 
des  étages  inférieurs  de  la  connaissance  aux  étages  supé- 
rieurs. 

Obscurcie  par  le  principe  de  causalité,  disent  les  disciples 
du  criticisme  kantiste,  tel  qu'il  se  présente  dans  la  Critique 
de  ta  raison  pratique,  l'idée  de  liberté  retrouve  dans  l'idée 
d'obligation  toute  sa  clarté  et  sa  force.  Considérée  comme  pos- 
tulat de  la  loi  morale,  la  réalité  du  libre  arbitre  cesse  d'être 
douteuse.  On  ne  peut  être  obligé,  si  l'on  n'est  //6r^.  Ces  mots  : 
vous  decez  perdent  tout  sens,  si  ces  mots  :  cous  poit^ez  n'en 
ont  pas.  Si  la  liberté  n'est  qu'une  illusion  psychologique, 
l'obligation  ne  peut  être  une  réalité,  sa  force  impérative 
s'évanouit.  Elles  doivent  subsister  inséparables  dans  l'esprit 
ou  en  disparaître  ensemble.  Or,  si  la  raison  spéculative  n'ex- 
clut pas  le  doute  sur  la  liberté  ;  la  raison  pratique  exclut  le 
doute  sur  l'obligation.  Donc,  la  liberté  qui,  pratiquement,  est 
liée  à  l'obligation,  impliquée  par  l'obligation,  est  affirmée 
indirectement  par  îa  raison  pratique,  comme  l'obligalioa 
l'est  directement.  C'est  au  déterminisme  de  la  nature  de  s'en 
accommoder,  de  lui  faire  une  place,  de  souffrir  cette  excep- 
tion. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE   KANT  111 

Les  disciples  de  Maine  de  Biran  et  de  Cousiû  reprochent  à 
cette  démonstration  de  la  liberté  de  tourner  dans  un  cercle 
vicieux.  Le  libre  arbitre,  selon  eux,  n'est  pas  un  simple  pos- 
tulat de  la  loi  morale;  c'est  un  fait  d'observation  intérieure 
que  suffit  à  établir  et  qu'établit  directement  le  témoignage  de 
la  couscience  psychologique  : 

«  Eu  lisant  la  Critique  de  la  Raison  pratique,  dit  Vacherot, 
on  voit  avec  quelle  sécurité  Kant  se  repose  sur  sa  démonstra- 
tion de  la  liberté.  Nous  n'avons  jamais  pu  partager  cette  con- 
fiance du  grand  moraliste.  La  logique  la  plus  simple  ne  dit- 
elle  pas  qu'une  déduction  rigoureuse  ne  vaut  véritablement 
qu'autant  que  le  principe  d'où  l'on  tire  la  conséquence  est 
absolument  vrai?  Or  d'où  Kant  dérive-t-il  l'existence  même 
de  la  liberté?  De  la  loi  morale,  qu'il  semble  poser  comme  une 
vérité  a  priori  indépendante  de  toute  autre.  Nous  en  sommes 
encore  à  comprendre  comment  Kant  n'a  pas  vu  que  la  concep- 
tion d'une  loi  morale,  toute  nécessaire  qu'elle  soit,  suppose 
deux  faits  de  conscience  parfaitemeut  indépendants  l'un  de 
l'autre,  une  raison  qui  ne  comprend  pas  seulement  l'utile, 
mais  comprend  aussi  le  bien,  une  volonté  libre  pour  le  réali- 
ser. L'homme  pourrait  concevoir  le  bien  sans  avoir  la  liberté 
de  le  faire.  Il  pourrait  avoir  la  liberté  de  le  faire  sans  le  con- 
cevoir. C'est  la  réunion  de  ces  deux  choses,  raison  et  volonté 
libre,  qui  constitue  la  loi  morale,  c'est-à-dire  robligation 
absolue  sans  conditions  et  sans  restrictions,  de  faire  le  bien. 
Que  si  par  hasard  l'une  de  ces  conditions  vient  à  manquer, 
soit  la  raison,  soit  la  volonté  libre,  toute  notion  de  loi  morale 
disparaît.  Quand  donc  notre  profond  moraliste  fait  de  l'exis- 
tence de  la  liberté  un  simple  postulat  de  la  loi  morale,  il  ne 
voit  pas  que  cette  loi  elle-même  n'est  qu'une  hypothèse  subor- 
donnée à  deux  faits  dout  l'un  est  précisément  l'objet  du  pos- 
.tulaten  question.  Oui  sans  doute,  le  concept  de  la  loi  morale, 
.pour  emprunter  le  langajie  de  Kant,  implique  l'existence 
réelle  de  la  liberté;  mais  ce  concept  lui-même  repose  sur  le 
sentiment  de  cette  liberté.  Si  le  sentiment  ue  prouve  rien,  si 
la  conscience  est  impuissante  à  saisir  la  réalité  elle-même, 
l'homme  perd  ou  voit  s'affaiblir  sa  notion  d'être  moral.  C'est 
ce  que  l'expérience  démontre  par  des  faits  constants.  Qu'ar- 
rive-t  il  chez  les  âmes  qui  doutent  de  leur  libre  arbitre?  Que 
le  sentiment  moral  reçoit  le  contre-coup  de  cette  disposition 
de  leur  esprit.  Du  moment  qu'on  ne  croit  plus  à  la  liberté,  on 
ne  croit  plus  au  devoir.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  que  la  notion 


112  l'année  philosophique.  l!ill 

du  devoir  implique  l'existence  de  la  liberté.  La  vérité  est  que 
le  fait  simple  ici,  le  fait  principe,  c'est  le  sentiment  invincible 
de  la  liberté.  Si  l'on  en  conteste  la  réalité  objective,  ou  ruine 
le  concept  de  la  loi  morale,  qui  n'en  est  (jue  la  conséquence; 
c'est  à-dire  que  la  grande  démonstration  de  Kant  tourne  dans 
un  cercle  vicieux.  Il  faut  donc  en  revenir  au  témoignage  de  la 
conscience  comme  au  seul  moyen  possible  de  prouver  la 
liberté  ^  » 

Kant  était  loin  de  donner  à  sa  démonstration  de  la  liberté 
la  même  signification  et  la  même  portée  que  Vachcrot  dans  le 
passage  que  Ton  vient  de  lire.  La  li])erté  qu'il  déduisait  de 
l'impératif  catégorique  était  exclue  du  mondedes  phénomènes, 
entraînant,  pour  ainsi  dire  à,  sa  suite,  hors  de  ce  monde, 
l'impératif  catégorique  lui-même  Mais  les  disciples  du  mora- 
lisme kantiste,  en  exposant  cette  déduction  et  en  l'appliquant 
aux  actes  humains  successifs,  sans  s'occuper  de  la  troisième 
antinomie  et  de  la  distinction  des  phénomènes  et  des  nou- 
mènes,  en  faisaient  une  preuve  dout  on  pouvait  aisément 
défendre  la  valeur  et  la  force  contre  les  critiques  des  spiritua- 
listes  biraniens  et  cousiniens. 

M.  Vacherot,  disaient-ils,  ne  parait  pas  s'être  bien  rendu 
compte  de  la  méthode  criticiste  en  philosophie  morale.  Il  est 
très  vrai  que  le  concept  d'obligation  est  plus  complexe  que 
celui  de  liberté;  mais  c'est  précisément  pour  cela  qu'il  n'y  est 
pas  renfermé.  L'obligation  suit  la  liberté  daus  Tordre  des 
idées  fondamentales,  mais  elle  n'est  pas  la  conséquence  de  la 
liberté.  La  liberté  n'est  pas  le  fait  principe  d'où  se  déduit  la 
loi  morale.  On  pourrait  être  libre  sans  être  obligé  ;  et  de  fait, 
on  se  croit  libre  en  des  actes  où  la  loi  morale  n'intervient  pas 
et  n'a  rieu  à  commander,  c'est-à-dire  que  le  jugement  de 
liberté  dépasse  en  étendue  dans  l'esprit  humain  celui  d'obli- 
gation. Il  n'est  pas  même  sûr  qu'il  faille  refuser  aux  animaux, 
c'est-à-dire  à  des  agents  non  moraux,  nou  responsables,  une 
certaine  liberté  au  sens  métaphysique  de  ce  mot.  Le  concept 
d'obligation  est  donc  parfaitement  original.  D'autre  part,  qu'il 
se  présente  à  lesprit  avec  un  caractère  particulier  de  force  et 
d'autorité  qui  exclut  le  doute,  et  qu'on  ne  trouve  pas  dans  la 
liberté,  lorsqu'on  la  considère  isolée,  et  qu'on  se  met  à  en 
approfondir  les  conditions  réelles,  c'est  ce  qui  ne  peut  être 
méconnu  par  personne.  Nous  en  appelons  à  l'expérience  psy- 

1.  K.  Vacherot.  La  Science  el  la  Conscience,  p.  163. 


LA    TROISIÈME    AJSTINOMIE    OE    KANÏ  113 

clîologique  du  lecteur.  Loin  que  ce  soit  le  sentiment  invin- 
cible de  la  liberté  qui  fonde  la  loi  morale,  c'est  au  contraire 
le  sentiment  impérieux  du  devoir  qui  raffermit,  qui  peut  seul 
aujourd'hui  raffermir  la  foi  vacillante  et  ébranlée  à  la  liberté. 
Le  monde  de  la  liberté  nous  est  véritablement  révélé  dans  la 
distinction  et  l'opposition  qu'établit  la  conscience  morale,  la 
raison  pratique  entre  la  loi  morale  et  les  lois  fatales  de 
la  nature. 

Telle  est  la  réponse  que  j'ai  faite,  en  1872,  aux  vues  expri- 
mées par  Vacherot,  sur  le  rapport  de  la  liberté  et  de  l'obliga- 
tion morale*.  Je  n'en  modifierai  aujourd'hui  que  fort  peu  les 
termes.  Je  ferai  remarquer  que,  pour  Kant,  le  fait  principe 
qui  s'imposait  à  la  pensée  et  qu'on  ne  saurait  mettre  en 
doute,  c'était  précisément  et  uniquement  l'impératif  moral  ; 
attendu  qu'il  était  impossible,  pensait-il,  non  seulement  de 
voir  dans  la  liberté  un  fait  de  conscience  psychologique,  mais 
de  lui  donner  une  place  quelconque  en  nos  déterminations  et 
en  général  dans  le  cours  des  phénomènes.  La  liberté  n'était 
donc  et  ne  pouvait  être,  à  ses  yeux,  qu'un  simple  postulat; 
c'est  de  l'impératif  moral  qu'il  fallait  bien  la  déduire,  —  de 
l'impératif  moral  posé  comme  absolu  et  inconditionnel,  et, 
par  ce  caractère,  distingué  des  impératifs  hypothétiques,  de 
toutes  fins,  de  tous  motifs  et  mobiles.  Ainsi  déduite,  ou  était 
sans  doute  obligé  de  l'admettre  ;  mais  les  conditions  en 
étaient  inconnaissables,  et  comme  elles  n'existaient  certaine- 
ment pas  dans  le  monde  phénoménal,  ou  devait  nécessaire- 
ment, comme  le  faisait  la  solution  de  la  troisième  antinomie, 
la  renvoyer  au  monde  mystérieux  des  noumènes. 

C'est  contre  cette  conception  kautiste  de  la  liberté  noumé- 
nale  qu'aurait  pu  s'élever  le  spiritualisme  de  Vacherot,  et 
parce  qu'elle  est  inintelligible  en  elle-même,  et  parce  que, 
n'étant  pas  applicable  aux  actes  humains  successifs,  elle 
rend  par  là  même  inconcevable  toute  application  réelle  de 
l'impératif  moral  à  ces  mêmes  actes.  Mais,  si  l'on  s'en  tient  à 
la  doctrine  de  Kant  sur  le  rapport  des  idées  d'obligation  et  de 
liberté,  telle  qu'elle  est  généralement  comprise,  telle  qu'elle 
est  ordinairement  présentée  par  les  disciples  et  les  critiques 
de  la  morale  kantiste,  on  peut  soutenir  que  cette  doctrine  a 
apporté  un  argument  très  précis  et  très  solide  en  faveur  du 
libre  arbitre.  11  faut  ou  nier  franchement  ce  qu'on  appelle  le 

1.  Voir  la  Critique  philosophique,  1"  série,  l.  I,  p.  351  cl  suiv. 

PiLLOs.  —  Année  philos.  1011.  8 


114  l'année  philosophique.  1911 

devoir,  ou  donner  à  ce  mot  le  sens  que  l'analyse  de  Kant  a  mis 
en  lumière.  Défini  parcelle  analyse,  qui  en  marque  les  carac- 
tères spécifiques,  le  devoir  suppose  libres,  c'est-à-dire  pos- 
sibles, vraiment  possibles,  les  actions  et  les  abstentions 
futures  auxquelles  il  s'applique;  il  ne  permet  pas  de  juger 
nécessaires  les  volitions  qui  lui  sont  opposées. 

Ce  qu'il  importe  de  remarquer  à  ce  sujet,  c'est  qu'eu  nous 
imposant  la  croyance  à  la  liberté  pour  certains  actes,  la 
croyance  au  devoir  confirme  et  justifie  notre  croyance  spon- 
tanée à  la  liberté  pour  les  autres  actes,  ordinaires  et  très 
nombreux,  qui  sont  bors  de  son  autorité.  Il  est  clair,  me 
semble-t  il.  que  si  nous  sommes  libres,  nous  ne  le  sommes 
pas  seulement  dans  les  cas  exceptionnels  où  la  conscience 
morale  nous  fait  entendre  sa  voix.  Nous  le  restons  lorsque  le 
devoir  n'a  rien  à  prescrire  à  la  volonté  et  que  d'autres  mobiles 
la  soUicileut  eu  divers  sens  Nous  le  restons,  bien  couvaincus, 
—  et  c'est  précisément  l'idée  de  l'obligation  morale  qui 
imprime  définitivement  en  nous  celte  conviction,  —  que  les 
motifs  et  mobiles  quelconques  ne  sont  pas,  ne  peuvent  pas 
être  des  causes  nécessitantes.  L'idée  de  l'obligation  morale 
nous  révèle  ainsi  la  vraie  nature  de  la  personnalité  humaine. 
En  nous  assurant  du  grand  rôle  qu'y  joue  la  liberté,  elle  fait 
un  heureux  contre-poids  aux  catégories  de  la  science  qui  nous 
portaient  à  le  méconnaître  et  joint  sou  témoignage  aux  induc- 
tions qui  se  tirent  de  la  critique  idéaliste  et  finitiste. 

L'idée  de  l'obligation  et  de  ses  caractères  spécifiques  ne 
permet  de  conserver  aucun  doute  sur  le  lien  qui  unit,  en 
l'homme,  la  liberté  à  la  personnalité.  Ce  lien  reconnu  et  com- 
pris, nous  sommes  parfaitement  fondés  à  étendre  le  domaine  de 
la  liberté  au  delà  de  celui  de  l'obligation.  Nous  sommes  fondésà 
tenir  que  la  liberté  n'a  pas  toujours  et  nécessairement  un  sens 
moral,  une  portée  morale  ;  quelle  peut  très  bieu  s'accorder 
avec  la  finalité,  avec  l'existence  de  motifs  et  de  mobiles 
quelconques;  qu'elle  peut  agir  et  qu'elle  agita  l'ordinaire,  sans 
que  l'impératif  catégorique  nous  en  donne  le  vif  sentiment  ; 
que  des  actes  humains  libres  très  nombreux  peuvent  être  et 
sont  produits,  auxquels  ne  s'applique  aucune  idée  d'obligation 
morale;  que  les  actes  libres  sont  donc  loin  d'être  rares,  et 
qu'ils  le  sont  certainement  beaucoup  moins  que  ne  le  pensait 
Renouvier  K  J'ajoute  —  et  c'est  sur  ce  point  que  je  n'hésiterais 

1.  Renouvier  disait  volontiers  que  les  partisans  du  libre  arbitre  se  font 


L\    TROISIÈME   ANTINOMIE    DE    KANT  115 

pas  à  modifier  quelques  termes  de  ma  réponse  de  1872  à 
Vacherot,  —  qu'une  certaine  liberté  métaphysique,  dont  le 
champ  d'action  est  saus  doute  très  limité,  de  plus  en  plus  limité 
à  mesure  que  l'on  descend  l'échelle  des  êtres,  peut  et  doit  être 
attribuée  non  seulement  aux  animaux,  mais  encore  à  toutes  les 
individualités  conscientes,  plus  ou  moins  conscientes,  dont 
se  compose  le  monde.  Il  y  a  d'excellentes  raisous  pour  ac- 
corder cette  place  à  lindéterminisme  dans  les  phénomènes  de 
la  nature. 

X 

Si  le  libre  arbitre  était  un  fait  de  conscience  psychologique, 
les  philosophes  n'en  disputeraient  pas.  L'accord  sur  les  faits 
d'observation  externe  ou  intérieure  ne  présente  pas  de  sérieuses 
difficultés.  Ce  qui  est  un  fait  de  conscience  psychologique, 
c'est  l'idée  de  la  liberté,  la  croyance  spontanée  à  la  liberté. 
C'est  sur  la  valeur  de  ce  fait,  diversement  comprise,  que  se 
divisent  les  esprits.  Nombre  de  philosophes,  généralisant  l'ap- 
plication du  principe  de  causalité  qui  règne  dans  les  sciences 
physiques,  soutiennent  que  cette  croyance  spontanée  à  la 
liberté  est  illusoire,  tout  eu  accordant  sans  doute  —  il  est  bien 
difficile  qu'ils  ne  s'en  rendent  pas  compte  —  que  c'est  là  une 
illusion  pratiquement  nécessaire,  une  illusion  sans  laquelîe 
louteactivitéhumaine  serait  impossible.  La  liberté,  objet  d'une 
croyance  que  manifestent  tous  nos  actes,  toutes  nos  paroles, 
est-elle  réelle  ou  illusoire? Il  est  très  naturel  que  ce  problème 
occupe  la  pensée  rétléchie,  qu'elle  se  tourne  de  tous  côtés  pour 
en  chercher  hi  solution,  qu'elle  se  demandesi,  comme  le  disent 
les  déterministes,  la  réalité  de  libre  arbitre  n'a  aucun  fonde- 
ment rationnel,  ou  si  elle  s'appuie  sur  quelque  argument  qui 
puisse  résister  aux  objections.  Reuouvier  n'a-t-il  pas,  lui- 
même,  à  la  suite  de  Jules  Lequier,  cru  voir  dans  les  condi- 
tions de  la  certitude,  non  sans  doute  une  démonstration  réelle- 
ment satisfaisante  du  1  bre  arbitre,  mais  une  raison  snlfisaute 
de  l'admettre  sans  avoir  besoin  d'une  telle  démonstration? 

Rappelons  les  vues  de  Lequier  sur  les  rapports  de  la  liberté 
avec  la  certitude,  de  la  nécessité  avec  le  scepticisme  : 

La  thèse  de  la  nécessité,  dit-il,  si  elle  est  admise,  interdit 

illusion  en  croyant  que  les  actes  liûres  sont  fort  conmiuns.  Il  pensait,  et 
c'était  aussi  l'opinion  de  Le(iuier,  qu'ils  sont,  dans  la  vie  de  chacun,  très 
clairsemés,  ou  même  rares. 


116  l'année  philosophique.  1911 

d'aspirer  à  la  possession  d'un  critérium  de  certitude.  Eu  effet, 
si  tout  est  nécessaire,  les  erreurs  aussi  sont  nécessaires,  iné- 
vitables et  indiscernables  ;  la  distinction  du  vrai  et  du  faux 
manque  de  fondement,  et  l'affirmation  même  que  tout  est 
nécessaire  ne  peut  se  faire,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  moyen 
de  la  distinguer  de  toute  autre,  en  tant  que  certaine.  «  Les 
vérités  primitives  ne  peuvent  s'établir  par  l'évidence,  puisque 
l'évidence  est  déductive.  S'il  y  a  liberté,  l'opposition  du  libre 
et  du  nécessaire  nous  donne  un  moyen  d'établir  les  vérités  pri- 
mitives. Mais  s'il  n'y  a  point  de  liberté,  tout  est  nécessaire,  et 
cette  opposition  n'existant  plus,  ce  moyen  n'existe  plus  d'éta- 
blir les  vérités  primitives.  » 

Ainsi  la  tbèse  de  la  nécessité  conduit  au  scepticisme.  Mais 
le  scepticisme  absolu  provoque  définitivement  une  «  révolte 
de  l'être  entier  ». 

«  Cet  affreux  dogme  de  la  nécessité  ne  saurait  se  démon- 
trer :  c'est  une  chimère  qui  renferme  le  doute  absolu  dans  ses 
entrailles.  Il  s'anéantit  devant  un  examen  sérieux  et  attentif, 
comme  ces  fantômes  formés  d'uu  mélange  de  lumière  et 
d'ombre  qui  n'épouvantent  que  la  peur,  et  que  la  main  dis- 
sipe en  les  touchant.  Mais  ce  qu'on  ne  remarque  pas  assez, 
c'est  que  la  liberté,  si  réelle  qu'elle  soit,  ne  saurait  se  démon- 
trer davantage;  elle  est  la  condition  nécessaire  qui  rend  pos- 
sible l'œuvre  à  la  fois  imparfaite  et  admirable  de  la  connais- 
sance humaine  et  l'œuvre  du  Devoir  qui  en  découle,  et  c'est 
assez  peut-être  pour  nous  assurer  qu'elle  n'est  pas  une  vaine 
conception  de  notre  orgueil.  On  la  sent  en  soi-même  sans 
doute  ;  mais  non  pas  de  la  façon  dont  on  sent  sa  pensée  et  sa 
volonté.  On  aurait  beau  la  chercher  dans  la  conscience  des 
psychologues  :  si  on  la  sent  quelque  part,  c'est  au  fond  de 
cette  autre  conscience  plus  clairvoyante  qui  ne  confond  jamais 
le  bien  avec  le  mal  et  nous  crie  sans  hésiter  de  faire  ou  de  ne 
pas  faire.  » 

Dans  l'impuissance  de  rien  démonlrer,  il  reste  une  grande 
ressource;  c'est  d'affirmer  la  liberté  à  titre  de  postidatum,  et 
cela  non  pas  seulement  pour  la  morale,  mais  encore  pour  la  con- 
naissance elle-même,  qui  ne  s'en  peut  passer.  La  vérité  digne 
d'être  choisie  pour  un  tel  postulatum,  dès  qu'il  en  faut  un, 
«  doit  résoudre  cette  question  mathématique  :  un  maximum 
et  un  minimum  à  la  fois,  la  plus  petite  dépense  de  croyance 
pour  le  plus  grand  résultat  ».  L'affirmation  delà  réalité  du 
libre  arbitre  a  éminemment  ce  caractère.  Une  fois  ce  point  de 


LA    TROISIÈME   ANTINOMIE    DE    KANT  117 

vue  adopté,  on   répondra   aux  objections,  on    résoudra  les 
«  contradictions  ». 

On  peut  même  essayer  de  justifier  le  postulatum  par  un 
dilemme  ; 

Ou  c'est  la  nécessité  qui  est  vraie,  ou  c'est  la  liberté  : 

Dans  la  première  hypothèse,  si  j'affirme  la  nécessité,  je 
l'affirme  nécessairement,  mais  sans  être  en  état  d'en  garantir 
la  réalité,  et  voilà  le  doute  qui  revient  ;  si,  au  contraire, 
j'affirme  la  liberté,  je  l'affirme  encore  nécessairement,  et  de 
plus  je  trouve  dans  le  parti  que  je  prends  l'avantage  d'affer- 
mir en  moi  les  fondements  de  la  connaissance  et  de  lamorale. 

Dans  la  seconde  hypothèse,  celle  de  la  réalité  de  la  liberté, 
si  j'affirme  la  nécessité,  je  l'affirme  librement,  je  suis  dans 
l'erreur  au  fond,  et  je  ne  me  sauve  même  pas  du  doute,  taudis 
qu'en  affirmant  la  liberté,  je  suis  à  la  fois  dans  le  vrai  et  je 
recueille  les  mérites  et  les  avantages  de  mon  affirmation  libre. 

«  Conclusion  :  la  croyance  est  ici  nécessaire  :  et  y  ayant 
doute,  puisque  Tévideuce  manque  « ,  et  que,  en  lui-même,  «  le  di- 
lemme suppose  le  doute,  il  faudrait  conclure  à  la  liberté,  mais: 

«  Aussitôt  que  le  principe  de  la  liberté  est  posé,  le  prin- 
cipe de  la  causalité  apparaît  ;  et  le  principe  de  causalité  est 
blessé,  se  retourne  sur  lui-même  dans  l'affirmation  de  la 
liberté.  Et  je  roule  dans  un  cercle  dout  je  ne  peux  pas  sortir.  » 

Il  faut  en  sortir  pourtant.  Ce  sera  par  l'affirmation  résolue 
de  la  liberté,  et  par  la  soumission,  par  la  réduction  de  la 
causalité  à  la  liberté.  «  Première  fois  :  cette  notion  de  la  cause 
maîtrise  tout  dans  l'esprit.  Seconde  fois  :  cette  notion  de  cause 
maîtrise  l'esprit,  mais  la  notion  de  la  cause  libre  l'afïranchit.  » 

Définitivement  :  «  je  ne  puis  affirmer  l'une  ou  l'autre  (la  liber- 
té, la  nécessité)  que  par  le  moyen  de  l'une  ou  de  l'autre.  »  Je  pré- 
fère affirmer  la  liberté,  et  affirmer  que  je  l'affirme  au  moyen  de 
la  liberté.  Mon  affirmation  me  sauve,  m'afïranchit.  Je  renonce 
à  poursuivre  l'œuvre  d'une  connaissance  qui  ne  serait  pas 
la  mienne.  J'embrasse  la  certitude  dont  je  suis  l'auteur  ^ 

Ce  sont  ces  vues  de  Jules  Lequier  sur  la  question  de  la 
liberté  que  Renouvier  a  adoptées  et  qu'il  a  développées  dans 
son  Deuxième  Essai  de   Critique  générale.  Comme  Lequier, 

d.  Jules  Lequier.  La  recherche  d'une  première  vérité  :  fragments  pos~ 
thumes,  p.  SI  cl  suiv.  —  Cet  ouvrage  n'avait  pas  élé  achevé  par  l'auteur. 
ïl  a  liié  publié  d'après  ses  manuscrits  à,  un  petit  nombre  d'exemplaires,  qui 
n'ont  pas  été  mis  en  vente.  Les  fragments  dont  il  se  compose  sont  du  plus 
haut  intérêt. 


118  l'année  philosophique.  19U 

Renouvier  voit  dans  la  liberté  un  postulat  de  la  connaissance 
etde  lacertitude  Pour  lui  comme  pour  Leqnier,  les  jugements 
sont  tous  également  incertains,  s'ils  sont  tous  également 
nécessaires.  Sans  la  liberté,  la  distinction,  l'opposition  du  vrai 
et  du  faux  est  impossible  ;  le  scepticisme  est  impliqué  par  le 
déterminisme  : 

«  Dans  le  système  de  la  nécessité,  dit-il,  l'erreur  est  néces- 
saire ;  dans  le  système  de  la  liberté,  elle  dépend  de  jugements 
dont  nous  pouvons  toujours  suspendre  l'arrêt,  et  ainsi  n'a 
rien  de  fatal.  H  suit  de  là  que  la  nécessité  n'accorde  pas  de 
moyens  sûrs  de  discerner  le  vrai  du  faux  :  cbacun  de  nous 
pense  etjuge  comme  il  doit  penser  et  juger  ;  les  erreurs,  comme 
les  maux,  sont  partie  intégrante  de  Tordre  éternel  ;  enfin  à  cet 
égard,  toute  erreur  est  aussi  une  vérité.  Le  nécessitai re  con- 
séquent regardera  donc  comme  un  fait  inéluctable,  établi  avec 
toute  la  force  de  ce  qui  est  et  doit  être,  le  partage  de  l'hu- 
manité entre  des  masses  vouées  à  la  damuation  de  lillusion 
et  du  mensonge,  et  un  petit  nombre  d  élus  de  la  science  et  de 
la  vérité.  C'est  la  doctrine  que  nous  voyous  régner  le  plus  ordi- 
nairement dans  le  passé.  Or,  il  faut  bien  avouer  que  l'élu  n'a 
pour  lui,  et  pour  s'assurer  de  sou  élection,  que  sa  propre 
affirmation,  sa  foi  et  celle  de  quelques  autres  hommes.  Aux 
yeux  des  autres,  à  nos  yeux,  cette  science  est  illusion  pure, 
et  cette  illusion  science  possible.  L'erreur,  déjà  vraie,  en  ce 
sens  qu'elle  est  inévitable,  essentiellement  liée  à  l'ordre  du 
monde,  pourrait  même  n'être  l'erreur  en  aucun  sens,  et  être  la 
vérité  véritable.  Eu  eiïet.  qui  décidera,  au  milieu  des  contra- 
dictions croisées,  dans  le  flux  et  le  reflux  des  affirmations  et  des 
doctrines,  quand  chacun  n'a  dans  sa  pensée  qu'une  sorte  de 
phéuomène  réfléchi  nécessairement,  un  certaiu  ordre  apparent 
pour  lui,  propre  à  lui,  qui  décidera  de  la  conformité  de  cet 
ordre  avec  les  lois  réelles  ?  Celles  ci  ne  se  manifestant  d'au- 
cune autre  manière  à  aucun  de  nous,  sont  soustraites  par  le 
fait  à  tonte  vérilication  commune  '.  » 

Ou  pourrait  objecter  que  le  système  de  la  liberté  ne  uous 
donne  pis  plus  que  celui  de  la  nécessiié  le  moyen  de  vérifier 
si  nos  affirni'rttions  sont  ou  non  conformes  aux  lois  réelles,  le 
critérium  inéluctable  de  certitude  qui  nous  permettrait  de 
discerner  sûrement  le  vrai  du  faux. 


1.  Deuxième  Essai  de  Critique  générale,  1"  édit..  p.  468;  2«  édit.,  t.  II, 
p.  343. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  119 

Renouvier  le  reconnnît.  «  Mais,  répond-il.  la  liberté  préci- 
sément le  veut  ainsi  ;  et  le  moyen  n'existant  pas  et  ne  pouvant 
pas  exister  tout  trouvé,  du  moins  une  méthode  existe  pour  y 
suppléer.  Celte  méthode,  c'est  la  réflexion  soutenue,  la 
recherche  constante,  la  science  criti(jue,  léliniination  des 
pnssious  nuisibles,  la  satisfaction  des  justes  instincts,  l'équi- 
libre observé  entre  la  conuaissanc  qui  souvent  nous  fuit,  et  la 
volonté  prête  à  supposer  ou  à  feindre  la  connaissance  ;  c'est. 
en  un  mot,  le  sage  exercice  de  la  liberté  Avec  cela,  nous  n'évi- 
tons pas  toujours  Terreur,  mais  toujours  nous  pouvons  l'éviter, 
ce  qui  est  le  grand  point  et  le  point  moral,  si  bien  confirmé  en 
toule  occasion  pour  la  raison  pratique  des  hommes  appelés  à 
contrôler  muluelleinent  leurs  jugements  Chacun  de  nous  est 
responsable  de  ses  opinions,  comme  il  lest  de  ses  actes 
moraux;  ou  plutôt  l'opinion  même  est  ou  doit  être  un  acte 
moral  Nous  taisons  l'erreur  et  la  vérité  en  nous,  nous  mettant, 
après  libre  examen,  en  contradiction  ou  en  accord  avec  des 
réalités  extérieures  dont  l'aflirmation  ne  s'impose  pas  néces- 
sairement à  la  conscience  ^  » 

XI 

Selon  Lequier  et  Renouvier,  la  nécessité  des  jugements 
implique  leur  équivalence  Si  tous  les  jugements  sont  néces- 
saires, disent-ils,  ils  ne  sont  et  ne  peuvent  être  ni  plus  ni 
moins  vrais  les  uns  que  les  autres.  Donc  ils  sont  tous  incer- 
tains et  le  scepticisme  s'impose,  donc  la  liberté  est  le  pos- 
tulat de  la  connaissance  et  de  la  certitude.  L'équivalence  des 
jugements  supposés  nécessaires  est  le  point  essentiel  de  la 
thèse,  celui  sur  lequel  tout  repose  et  qui  appelle  l'attention 
et  l'examen.  Il  s'agit  de  savoir  si  cette  équivalence  est  logi- 
quement renfermée  dans  le  déterminisme  intellectuel.  C'est 
ce  que  Lequier  a  essayé  d'établir. 

Dun  curieux  passage  des  Fragmenis  posthumes  de  Lequier 
il  résulte  que  ce  philosophe  rattachait  sa  doctrine  des  rap- 
ports de  la  liberté  et  de  la  connaissance  à  la  méthode  carté- 
sienne du  doute  et  du  Cogito.  renouvelée  et  approfondie.  Reli- 
sons ce  passage. 

«  A  qui  entreprend  d'affirmer,  par  le  seul  moyen  des  idées, 
celte  simple  proposition  :  Je  pense,  qui  est,  on  ne  saurait  en 

1.  Ibid.,  l»édit.,  p.  473  ;  2»  cdit  ,  t.  II,  p.  349. 


120  l'année  philosophique.   1911 

discouveuir,  émiuemmeDt  certaine  pour  l'homme,  qui  n'est 
(|ue  son  propre  être  occupé  à  se  contempler,  il  faut,  et  ce 
n'est  pas  une  petite  tâche,  il  faut  à  toute  force  joindre,  de 
manière  à  n'en  former  qu'une,  une  action  présente  et  une 
actiou  passée  ;  une  action  présente  qui  nomme  l'action  pas- 
sée, une  action  passée  qui  est  l'objet  de  renonciation  pré- 
sente ;  une  action  f|ui  exprime  et  une  action  qui  est  exprimée, 
chacune  attestant  l'autre  pour  justifier  son  existence,  mais 
chacune  toute  seule  impuissante  à  l'établir  :  premièrement, 
un  fait  qui  s'ignore,  ensuite  une  parole  qui  ne  s'entend  pas. 
Entre  ce  qui  est  représenté  et  ce  qui  représente,  peut-on  nier 
la  différence?  La  différence  est  manifeste  :  l'un  n'est  pas 
l'autre,  et  l'un  vient  après  l'autre.  J'ai  beau  me  retourner,  je 
retrouve  invariablement  ces  deux  pôles  contraires  aux  deux 
bouts  de  la  moindre  parcelle  de  ma  pensée,  n'eût-elle  que 
moi-même  pour  objet.  L'objet,  l'idée,  deux  termes  toujours 
distincts,  toujours  successifs...  Ils  sont  deux  principes  de  la 
connaissance,  l'objet  et  son  idée,  également  insuffisants  pour 
la  certitude,  que  rien  ne  peut  confondre  sans  détruire  dans 
ses  racines  la  notion  même  de  la  vérité,  que  l'on  ne  peut  dis- 
tinguer sans  se  préparer  1  embarras  de  les  réunir.  Pourtant 
ils  sont  unis,  puisque  j'existe.  J'existe  et  je  ne  saurais  sans 
les  unir  affirmer  ma  seule  existence.  Quel  est  cet  intervalle 
de  moi  à  moi  que  j'enferme  en  moi-même?  Quel  efïort  dissi- 
pera ces  ténèbres  qui  me  divisent  au  cœur  de  mon  être  ?  Eh 
bien,  puisque  ni  l'objet  ni  l'idée  ne  me  livrent  ce  lieu  de  l'un 
à  l'autre  qu'en  vain  je  cherche  et  qu'il  me  faut,  je  vais  le 
trouver  en  le  formant,  et  puisqu'il  est  nécessaire  pour  m'af- 
firmer,  je  m'affirme  pour  le  produire.  J'existe;  voilà  une  cer- 
titude où  sera  bien  forcée  de  prendre  appui  celle  qui  s'y  pré- 
tendra supérieure.  Me  fùt-il  impossible  de  m'expliquer 
l'union  en  moi-même  de  moi  qui  suis  et  de  moi  qui  me  con- 
temple, je  me  sens  vivre,  ils  sont  unis,  il  n'importe  de  savoir 
comment.  Comment  ils  sont  unis  ?  Mais  je  le  sais,  je  viens  de 
l'apprendre.  Tous  deux,  par  l'irrésistible  besoin  de  croire  en 
mon  être,  par  la  mémoire  naissante,  par  la  vie,  par  l'amour 
de  la  vie  qui  s'indigne  de  tant  de  discours,  sont  pris  dans  un 
nœud  et  assemblés  dans  un  sentiment  victorieux  qui  est  moi 
aussi  bien  que  mon  être  et  ma  pensée.  Sans  doute  c'est  moi, 
c'est  ce  que  proprement  j'appelle  moi-même  :  moi  vivant,  moi 
qui  dois  agir,  moi  qui  de  mon  chef  interviens  entre  moi  et 
l'idée  de  moi  pour  consommer  mon  existence  en  la  voulant, 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  121 

en  l'affirmant,  en  m'en  faisant  jouir,  impatient  toutefois  d'en 
faire  un  usage  meilleur  :  et  à  présent  je  possède,  désonmais 
je  tiens  sous  ma  garde,  les  plus  certaines  des  vérités  et  les 
premières  en  ordre  :  je  suis  libre  :  je  suis  par  delà  ma  dépen- 
dance indépendant,  et  dépendant  par  delà  mon  indépendance  ; 
je  suis  une  indépendance  dépendante  ;  je  suis  une  personne 
responsable  de  moi  qui  suis  mon  œuvre,  à  Dieu  qui  m'a  créé 
créateur  de  moi-môme. 

a  Enfin  je  respire.  Je  l'ai  trouvée  cette  première  vérité  ^  » 
Si  je  comprends  bien  cette  subtile  analyse,  Lequier  dé- 
couvre dans  le  moi  pensant  une  sorte  de  trinité  -  :  d'abord  un 
moi-objet,  puis  un  moi-pensée  qui  représente  le  moi-objet, 
enfin  un  moi-volonté  ou  moi-liberté  qui  unit  les  deux  pre- 
miers, et  qui,  par  cette  synthèse  qu'il  opère,  constitue,  crée, 
pour  ainsi  dire,  le  moi  complet,  le  moi  vivant.  Dans  ce  troi- 
sième moi,  qui  manque  à  l'analyse  cartésienne  du  Cogito,  il 
voit  le  principe  fondamental  de  la  connaissance,  la  première 
vérité.  Il  est,  selon  lui,  impossible  de  sortir  du  doute  univer- 
sel par  le  simple  Cogito;  la  liberté  peut  seule  fonder  et  assu- 
rer le  Siim  ;  elle  est  la  condition  de  la  première  des  connais- 
sances, qui  est  celle  de  l'e.xisteuce  du  moi  ;  elle  est  partant  la 
condition  de  toute  connaissance  qui  prend  appui  sur  celle  du 
moi,  bref,  la  condition  de  la  connaissance. 

Ce  raisonnement  suppose  la  critique  de  l'évidence  carté- 
sienne. Pourquoi  ne  peut-on  sortir  du  doute  par  le  simple 
Cogito?  Lequier  nous  le  dit  en  quelques  phrases  d'où  sa  pen- 
sée se  dégage  aisément.  On  ne  sort  du  doute  que  par  l'évi- 
dence ou  par  la  liberté.  Or,  on  n'y  échappe  pas  par  l'évidence, 
attendu  qu'il  n'est,  selon  lui,  de  réelle  évidence  que  celle  du 
raisonnement  déductif,  lequel  demande  des  prémisses  non 
déduites,  par  conséquent  non  évidentes.  On  sait  que  Condil- 
lac  distinguait  trois  espèces  d'évidence  :  l'évidence  de  raison 
ou  celle  des  principes  d'identité  et  de  contradiction,  l'évi- 
dence de  sentiment  ou  de  conscience  ou  d'observation  inté- 
rieure, l'évidence  de  fait  ou  d'observation  extérieure.  Lequier 
ne  connaît,  n'admet  que  la  première.  L'évidence,  dit-il,  ne 
peut  éta'olir  les  vérités  primitives,  parce  qu'elle  est  déductive. 
Cela  veut  dire  qu'elle  ne  s'applique  pas  aux  jugements  syn- 

^.  La  Recherche  d'une  première  vérité  :  fragments  posthumes,  p.  87  et 
suiv. 
2.  ri  ne  faut  pas  oublier  que  Lequier  était  attaché  à  la  foi  catholique. 


i22  1,'anxf.e  philosophique.  19H 

thétiques,  quels  qu'ils  soieut,  ni  aux  jugements  synthétiques 
a  posteriori  ou.  jugements  d'expérience  physique  et  d'expé- 
rience psychologique,  ni  à  ces  principes  premiers  et  univer- 
sels de  la  raison  que  Kaut  a  appelés  jugements  synthétiques 
a  priori . 

Voilà  le  domaine  de  l'évidence  singulièrement  réduit,  et 
par  suite  celui  du  doute  singulièrement  agrandi.  Car  le  doute 
envahit  tout  le  terrain  que  celte  critique  enlève  à  l  évidence  ; 
il  s'étend  à  tous  les  jugements  synthétiques,  donc  même  à 
l'existence  du  moi,  vu  que  l'existence  du  moi  ne  peut  être 
affirmée  que  par  uu  jugement  synthétique  qui  unit  le  moi- 
objet  au  moi  qui  le  contemple,  le  moi  pensée  au  moi  pensaut. 
La  pauvre  évidence  de  Lequier  peut  développer  une  connais- 
sance préexistante  ;  elle  n'y  ajoute  rien.  Elle  est  absolument 
stérile,  si  aucune  connaissance,  aucune  certitude  ne  préexiste. 
Les  vérités  qu'elle  nous  donne  ne  sont  nécessaires  que  condi- 
tionneUement,  c'est-à  dire  que  si  les  prémisses  dont  elles  se 
déduisent  sont  d'abord  posées.  Leur  certitude  est  suspendue 
à  celle  de  ces  prémisses. 

Ainsi,  il  n'y  a  pas  à  compter  sur  l'évidence  pour  sortir  du 
doute.  Reste  la  liberté.  Tous  les  jugements  synthétiques  —  y 
compris  celui  qui  afTirme  l'existence  du  moi  et  celui  qui 
afTirme  la  liberté  même  —  sont  des  croyances  que  la  liberté 
forme  en  notre  esprit,  qu'elle  embrasse  pour  satisfaire  à 
l'amour  de  la  vie,  au  besoin  d'agir,  au  devoir  de  bieu  agir,  et 
sur  lesquelles  elle  élève,  à  l'aide  du  raisonnement  déductif 
qui  en  tire  les  conséquences,  l'édifice  entier  de  la  connais- 
sance humaine.  C'est  une  base  fuléiate  que  Lequier  donne  à 
cet  édifice.  La  croyance,  grâce  à  la  liberté,  la  croyance  de 
libre  parti  pris,  prend  la  place  du  doute,  qui  avait  lui-même 
remplacé  l'évidence  cartésienne. 

Comme  les  vérités  premières  ne  sont  pas  évidentes,  préci- 
sément parce  qu'elles  sont  premières,  c'est-à-dire  indémon- 
trables, elles  ne  peuvent  être,  en  réalité  que  des  croyances 
libres.  La  nécessité  du  jugement  ne  peut  s'appliquer  qu'aux 
conséquences  qui  en  sont  déduites.  Supposons  cependant, 
que,  la  nécessité  régissant  tout  et  la  liberté  n  étant  pour  riea 
dans  nos  affirmations  et  dans  nos  actes,  les  vérités  premières 
soient  affirmées  nécessairement  aussi  bieu  que  les  consé- 
quences que  nous  en  tirons  :  alors  toutes  les  affirmations  sont 
nécessaires  au  même  titre,  parce  que.  I  opposition  du  libre  et 
du  nécessaire  disparaissant,  on  ne  peut  plus  alléguer  l'évi- 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE   DE    KANT  123 

dence  des  unes  et  rioévideuce  des  autres  pour  dire  que  celles- 
là  sout  uécessaires  et  que  celles-ci  ue  le  sont  pas.  Mais  si 
toutes  les  aiïirmatioQS  sont  nécessaires,  elles  se  confondent, 
vraies  et  fausses,  dans  l'ordre  de  la  nature,  dont,  vraies  ou 
fausses,  elles  sout  également  les  produits,  dont  elles  font  éga- 
lement partie  II  n'y  a  pas  à  se  préoccuper  d'établir  entre 
elles  une  distinction  que  leur  caractère  commun  rend  impos- 
sible. Et  si  cette  distinction  est  impossible,  l'usage  des  mots 
vrais  et  faux  n'a  plus  de  raison  d  être  :  ils  deviennent  vides 
de  sens. 

Tel  est  l'euchainemeut  logique  des  idées  qui  forment  la 
doctrine  de  Lequier.  Il  y  a  là  une  philosophie  originale  qui  a 
sou  point  de  départ  dans  la  méthode  de  Descartes,  qui  pose 
son  premier  principe  —  premier,  par  cela  même  indémon- 
trable —  la  liberté,  par  une  option  libre  rappelant  le  pari  de 
Pascal,  et  sur  longue  de  laquelle  l'analyse  kautiste  de  notre 
faculté  et  de  nos  moyens  de  connaître,  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  n'a  certainement  eu  aucune  iutlueuce. 

Philosophie  originale,  ai-je  dit.  Originale,  elle  l'est,  certes, 
curieusement  par  le  genre  de  négation  et  d'affirmation  qui  la 
caractérise,  et  qui  lui  mériterait  le  nom  de  philosophie  sui- 
cide. Ce  nom  la  désigne  exactement  et  la  juge.  Elle  est,  en 
effet,  la  négation  de  tous  les  principes  de  la  raison  spécula- 
tive, c'est-à-dire  la  négation  même  de  la  philosophie,  de  toute 
philosophie.  L'affirmation  qu'elle  met  à  la  place  des  évi- 
dences ou  demi-évidences  que  paraissent  nous  apporter  ces 
principes  est  celle  de  la  liberté.  Mais  cette  affirmation  se  pré- 
seule  comme  libre  et  prétend  se  suffire  à  elle-même.  C'est  la 
liberté  qui  affirme  la  liberté,  et  qui  n'appuie  sur  rien,  ne  jus- 
tifie par  rien  cette  affirmation  :  sic  volo,  sit  nro  rntione  volun- 
tas.  Cette  libre  affirmation  de  la  liberté  n'est  donc,  à  son  tour, 
et  ne  peut  être  qu'une  négation  Cette  prétendue  condition  de 
la  certitude  et  de  la  connaissance,  est,  par  sa  nature,  et  s'avoue 
inévideute,  indémoutrée,  incertaine  Elle  ne  nous  donne 
aucune  connaissance  assurée,  car  elle  ne  peut  nous  donner 
celle  de  sa  réalité  d'où  les  autres  dépendent.  Celte  prétendue 
vérité  première  ne  fonde  son  droit  à  cette  qualification  que 
sur  le  désir  intéressé  de  la  lui  reconnaître,  en  mettant  fin  à 
une  recherche  qui  d'avance  a  été  déclarée  inutile. 

Je  vois  bien  que  Lequier  montre  la  liberté  postulée  par  le 
devoir,  par  la  morale,  aussi  bien  (|ue  par  la  certitude  et  la 
connaissance.  Je  vois  bien  qu'il  ue  méconnaît  pas  le  premier 


12i  l'année  philosophique.  l'JiJ 

de  ces  postulats,  tout  en  jugeant  bon  et  nécessaire  de  le  forti- 
fier et  de  le  compléter  par  le  second.  Je  vois  bien  qu'il  distingue 
avec  toute  raison  de  la  conscience  des  psychologueswcetteautre 
conscience  plus  clairvoyante  qui  ne  confond  jamais  le  bien 
avec  le  mal  et  nous  crie  sans  cesse  de  faire  ou  de  ne  pas  faire  ». 
Mais  il  n'ignorait  pas  sans  doute  que  le  rapport  qui  lie  la 
liberté  au  devoir,  est,  depuis  Kaiit,  qui  l'a  établi  avec  préci- 
sion, considéré  comme  un  argument  très  sérieux  en  faveur 
de  la  liberté.  Il  aurait  dû  se  rendre  compte  que,  si  ce  rapport 
fournit  un  argument  qui  n'est  pas  sans  valeur,  ce  n'est  pas  la 
liberté  qui  le  pose  et  le  fait  connaître,  c'est  le  devoir  qui  l'im- 
pose à  la  pensée  et  lui  donne  toute  sa  force. 

J'ai  peine  à  comprendre  que  Renouvier  ait  pu  être  séduit 
par  une  doctrine  avec  laquelle  sont  en  contradiction  —  il 
serait  facile  de  le  prouver  —  les  belles  et  fortes  analyses  du 
Premier  Essai  de  Critique  générale.  Il  n'avait  nullement  besoin 
de  combattre  l'universelle  nécessité  causale,  en  lui  opposant 
une  croyance  de  libre  option,  de  libre  pari  à  la  liberté.  Le 
principe  du  fini,  par  lequel  il  réformait  le  criticisme  de  Kant 
et  se  dégageait  des  systèmes  déterministes  et  panthéistes  des 
successeurs  de  Kant,  atteignait  suffisamment  ce  but,  et  l'at- 
teignait beaucoup  mieux  que  le  dilemme  de  Lequier. 

XII 

Descaries  eut  sans  doute  trouvé  fort  étrange  l'idée  d'intro- 
duire en  sa  méthode  une  croyance  d'option  libre,  de  pari 
libre,  pour  sortir  du  doute  ;  car  il  se  fût  demandé  quelle  dif- 
férence pouvait  exister  entre  une  croyance  de  ce  genre  et  le 
pur  scepticisme.  Ce  n'est  pas  par  une  croyance  de  libre 
option  que  l'on  peut,  selon  lui,  sortir  du  doute  ;  c'est  par  une 
croyance  qui  s'impose  à  l'esprit  ;  c'est  par  l'évidence,  c'est-à- 
dire  par  la  nécessité.  Evidence  et  nécessité,  l'affirmation  Co- 
gito  ;  évidence  et  nécessité,  l'affirmation  Suui. 

Descaries  discernait  peut-être  assez  mal  les  différentes 
espèces  d'évidence  :  évidence  déductive,  évidence  d'observa- 
tion physique  et  d'observation  psychologique,  évidence  inhé- 
rente aux  jugements  synthétiques  a  priori.  Mais  c'était  à  une 
évidence  qui  déterminât,  qui  forçât  l'adhésion  intellectuelle, 
qu'il  demandait,  lui,  la  première  vérité.  Eu  quoi  sa  pensée 
était  bien  éloignée  de  celle  de  Lequier,  qui  prétendait  «  créer 
en  quelque  façon  »  celte  vérité  d'où  toutes  les  autres  déri- 


L\    TROISIEME    ANTINOMIE    DE    KANT  125 

vent  et  dépendent,  «  faire  en  lui-même  cette  lumière,  non  la 
tirer  d'une  autre  lumière,  mais  la  faire  en  effet  ^  ». 

Lequier  a  résumé  lui-même  son  dilemme  dans  les  termes 
suivants  :  «  Deux  hypothèses  :  la  liberté  ou  la  nécessité,  à 
choisir  entre  l'une  et  l'autre  avec  l'une  ou  avec  l'autre-».  C'est 
avec  la  liberté,  au  moyen  de  la  liberté,  qu'il  lie  le  moi-idée 
au  moi-objet,  et  qu'il  peut,  dit-il,  atfirmer  :  d'abord,  en  rai- 
son de  ce  lieu,  l'existence  réelle  du  moi;  puis,  la  liberté,  con- 
sidérée comme  le  principe  du  vrai  moi,  et  donc  comme  la  pre- 
mière vérité,  objet  de  sa  recherche. 

Ce  n'est  pas  avec  la  liberté,  c'est  avec  la  nécessité,  c'est  au 
moyen  de  l'évidence  qui  contraint  l'adhésion  de  son  esprit, 
que  Descartes  affirme  et  tient  pour  première  et  indubitable 
vérité  l'existence  de  son  être  pensant.  Cogilo,  évidence  de 
conscience  psychologique  ;  Sum,  évidence  résultant  de  la  caté- 
gorie de  personnalité.  Pourquoi  Descartes,  avant  l'actiou  sur 
sa  pensée  de  ces  évidences  nécessitantes,  s'est-il  senti  libre  de 
mettre  en  doute  les  jugements  divers  qu'il  avait  formés  et 
exprimés  jusqu'alors?  C'est  parce  qu'il  avait  formé  ou  plu- 
tôt reçu  ces  jugements  pêle-mêle  et  au  hasard,  qu'il  les  avait 
conservés,  et  qu'il  continuait  de  les  exprimer  par  habitude  et 
sans  eu  examiner  la  valeur,  sans  qu'aucune  preuve,  aucune 
évidence  y  fît  le  triage  des  vérités  et  des  erreurs.  Son  doute 
était  libre,  précisément  parce  que  ses  jugements  antérieurs 
(préjugés),  n'étant  pas  fondés  sur  un  examen  rationnel,  ne 
s'imposaient  pas  à  l'esprit.  Ce  sont  ces  premiers  jugements  qu'il 
écarte  par  sa  méthode  de  doute  provisoire  à  la  recherche 
de  vérités  certaines. 

La  certitude  consiste  dans  raffirmatiou  nécessaire  résul- 
tant de  l'une  des  différentes  espèces  d'évidence.  Le  rôle  que 
la  méthode  cartésienne  assigne  à  la  liberté  est  de  séparer,  de 
dégager  cette  évidence  nécessitante  des  divers  éléments  de  la 
représentation  avec  lesquels  elle  est  confondue,  de  faire  écla- 
ter sa  lumière  en  dissipant  les  nuages  dont  la  couvrent  nos 
préjugés  et  les  sentiments  où  nos  préjugés  ont  leur  source. 
Y  a-t-il  rien  de  plus  contraire  à  cette  méthode  que  de  mettre 
à  l'origine  des  certitudes  assurées  qu'elle  a  pour  but  d'établir 
un  acte  de  foi  libre  à  la  liberté? 

Lequier   était-il   vraiment  convaincu  —  aussi  convaincu 

1.  La  Rec/ie>'che  d'une  première  vérité,  p.  47. 

2.  loid.,  p.  91. 


126  l'année  philosophique,  mil 

qu'a  voulu  le  croire  Renouvier  —  de  la  valeur  philosophique 
de  son  dilemme?  Il  est  permis,  semble  t-il,  d'eu  douter.  Je 
remarque  qu'il  a  fort  bleu  vu  le  cercle  vicieux  qu'il  fallait  se 
décider  à  franchir  par  le  choix  libre  du  système  de  la  liberté, 
et  qu'il  a  compris  toute  la  force  de  l'objecliou  à  laquelle  se 
heurtait  le  poiut  de  départ  paradoxal  qu'il  donnait  à  la  certi- 
tude et  à  la  conuaissance. 

«  La  liberté  sans  l'arbitraire,  lisons-nous  dans  ses  Fragments 
posthumes,  est  la  chose  sans  le  mot,  ou  le  mot  sans  la  chose. 
Avec  la  liberté,  le  jortuit  et  l'arbitraire  sont  au  cœur  de  nos 
actes  les  plus  excellents.  Quels  postulats  pour  la  doctrine  des 
mœurs,  et  quels  points  de  départ  pour  la  mélhode'  ?  » 

On  voit  qu'il  n'a  pas  aflaibli  l'objection  qu'il  se  faisait  à  lui- 
même.  La  liberté  n'est  certainement  qn'un  autre  nom  de  l'ar- 
bitraire et  du  fortuit,  si  l'action  de  la  volonté  ne  peut  être 
libre  qu'à  la  condition  de  n'avoir  aucun  but.  C'est  ce  que  l'on 
peut  dire  de  la  liberté  d'indifïéreuce.  El  peut  on  dire  autre 
chose  de  la  liberté  qui  prend  le  parti  eu  quelque  sorte  déses- 
péré de  s'affirmer  elle-mên)e?  Mais  la  liberté  suppose  la  fina- 
lité, au  lieu  de  l'exclure.  Uue  volonté  qui  n'agit  pas  en  vue 
de  quelque  fiu  ne  peut  être  dite  libre,  car  elle  cesse  par  cela 
même  d'être  une  volonté.  Tous  les  actes  possibles  que  l'enten- 
denienl  se  représente  et  qu'il  propose  au  choix  de  la  volonté 
ont  des  buts  qui  les  caractérisent  et  qui  les  mettent  en  oppo- 
sition les  uns  avec  les  autres;  et  c'est  entre  ces  buts  différents 
et  opposés  que  se  fait  le  choix. 

Est  il  vrai  que  la  nécessité  psychologique  de  tous  nos  juge- 
ments impliquerait  leur  équivalence?  Est  il  vrai  que,  si  tous 
nos  jugements  sont  nécessaires,  ils  n'ont  ni  plus  ni  moins  de 
valeur  les  uns  que  les  autres,  par  cette  raison,  qu'ils  entrent 
les  uns  aussi  bien  que  les  autres,  dans  l'ordre  de  la  nature? 
Voilà  uue  raisou  qu'il  est  difficile  d'estimer  suffisante.  De 
quel  ordre  de  la  nature  veut-on  parler?  Il  y  a  un  ordre  de 
causalité;  et  il  y  a  un  ordre  de  finalité  et  d'harmonie.  Dire 
que  tous  nos  jugements  entrent  dans  l'ordre  de  causalité 
naturelle,  c'est  répéter  simplement  qu'ils  sont  tous  néces- 
saires. Afiirmer  deux  fois  en  termes  différents,  la  même  pro- 
position, ce  n'est  pas  rétablir. 

Lequier  et  Renouvier  n  ont  pas  distingué  de  la  nécessité 
psychologique  résultant  des  causes,  quelles  qu'elles  soient, 

1.  La  Recherche  d'une  première  vérité,  p.  68. 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE   DE    KAXT  127 

qui  produisent  nos  jugements,  la  nécessité  logique  fondée  sur 
les  évidences,  quelles  qu'elles  soient,  qui  eu  démontrent  la 
vérité  ou  l'erreur.  Ils  u'oot  pas  fait  attention  aux  sens  différents 
que  reçoivent  les  mots  nécessaire  et  nécessité.  La  nécessité 
psychologique,  qui.  selou  les  déterministes,  doit  être  attribuée 
à  tous  nos  jugements,  laisse  subsister  entière  la  différence 
qu'ils  peuvent  présenter  quand  ou  envisage  uniquement  leur 
rapport  avec  la  réalité,  leur  valeur  représentative.  Spinoza, 
pour  qui  tout  jugement  était  psychologiquement  nécessaire, 
comme  dépendant  immédiatement  de  l'idée,  ne  confondait 
nullement  les  jugements  vrais  résultant  des  idées  adéquates, 
avec  les  jugements  faux  produits  par  les  idées  inadéquates*. 

Fort  opposés  à  la  doctrine  spinoziste,  Lequier  et  Renouvier 
voyaient  avec  raison,  dans  les  jugements,  —  en  quoi  ils  sui- 
vaient Descartes,  —  un  acte  de  volonté  qui  s'ajoute  à  l'idée. 
II5  tenaient,  comme  Descartes,  que  l'idée  est  purement  repré- 
sentative; qu'elle  est  en  quelque  sorte  la  matière  que  l'enten- 
dement, qui  est  réceptif  et  passif,  fournit  à  l'affirmation  et  à  la 
négation,  qui  sont  actives  et  volitives  D'après  cette  doctrine,  la 
distinction  des  jugements  vrais  et  des  jugements  faux  rentre 
dans  celle  des  actes  bons  et  des  actes  mauvais.  Dans  les  actes 
bons  et  mauvais,  la  volonté  est  mue  par  des  sentiments,  par 
des  passions  diverses  et  opposées.  C'est  aussi  sous  l'impulsion 
de  mobiles  passionnels,  qu'elle  intervient  dans  lesjugemeuts 
vrais  et  faux.  Parmi  ces  mobiles  se  trouvent  l'amour  de  la 
vérité,  et,  en  lutte  avec  cet  amour,  des  sentiments  égoïstes, 
altruistes  et  esthétiques,  qui  sont,  selou  l'énergique  expres- 
sion de  Pascal,  de  merveilleux  iustrumeuts  pour  se  crever  les 
yeux  agréablement.  Mais  volonté  ne  signifie  pas  liberté.  On 
peut  admettre  que  tout  jugement  procède  du  vouloir,  tout  eu 
rejetant  la  liberté  de  ce  vouloir  qui  affirme  et  qui  nie,  tout 
en  le  faisant  résulter  de  mobiles  nécessitants.  Quoique  néces- 
sitants, ces  mobiles  n'en  restent  pss  moins  ce  qu'ils  sont  : 
divers  et  opposés;  et  quoique  nécessaire,  le  jugement  n'en 
reste  pas  moins  ce  qu'il  est,  vrai  ou  faux,  selon  les  mobiles 
prévalents  dont  il  est,  dans  l'hypothèse  déterministe,  l'effet 
psychologique. 

Descaries  ne  croyait  pas  que  la  volonté  pût  intervenir  dans 
le  jugement  sans  que  la  liberté  y  eût  par  là  même  sa  place  et 
son  rôle.  C'est  que  le  sentiment  vif  interne  que  nous  avons 

1.  Voyez  l'Année  philosophique  de  1899,  p.  11^-121. 


128  l'année  philosophique.   I'ju 

du  libre  arbitre  était,  à  ses  yeux,  comme  aux  yeux  des  dis- 
ciples de  Maine  de  Biran,  une  évidence  psycbologique  qui 
nous  le  garantit.  Selon  lui,  le  libre  arbitre  n'avait  nullement 
besoin  d'être  prouvé;  et  comme  les  jugements  étaient  des 
actes  de  volonté,  on  devait  lui  accorder  la  même  place,  le 
même  rôle  dans  les  jugements  que  dans  les  autres  volitions. 
Mais  entre  les  volitions  libres  qui  constituent  les  jugements  et 
les  autres  volitions  libres,  il  y  a,  dans  la  doctrine  cartésienne, 
une  différence  essentielle.  Les  premières  n'usent,  en  quelque 
sorte,  de  la  liberté  que  pour  en  faire  le  sacrifice  :  elles 
appellent,  elles  chercbent  la  certitude,  c'est-à-dire  la  néces- 
sité intellectuelle,  la  nécessité  d'évidence,  la  nécessité  logique, 

La  liberté  n'étant  pas,  comme  le  voulait  Descartes,  un  fait 
de  conscience  psycbologique,  il  faut,  quoiquen  disent  Lequier 
et  Renouvier,  qu'elle  cherche  elle-même  une  garantie  de  cer- 
titude hors  d'elle-même,  dans  quelque  nécessité  intellectuelle, 
dans  quelque  évidence.  Celte  garantie,  elle  la  trouve,  d'abord 
dans  ce  grand  principe  de  la  raison  pratique  qui  peut  s  asso- 
cier ou  s'opposer  à  d'autres  motifs  et  mobiles,  mais  qui 
s'élève  au-dessus  de  toutes  fins  :  le  devoir.  En  pénétrant  dans 
la  sphère  intellectuelle,  la  passion  et  la  volonté  y  introduisent 
avec  elles  la  régie  des  volitions  et  des  actes,  l'obligation,  dont 
la  liberté  est  inséparable.  Dans  les  jugements,  comme  dans 
les  autres  volitions,  la  présence  et  l'action  de  la  liberté  sont 
postulées  par  la  conscience  morale. 

En  raison  de  la  nature  du  jugement,  du  caractère  voli- 
tionuel  que  lui  donne  notre  constitution  mentale,  on  peut 
bien  dire  que  la  certitude  des  vérités  philosophiques  relève 
et  dépend,  eu  partie,  de  ces  deux  idées  innées  à  l'esprit 
humain  :  l'obligation  et  la  liberté  ;  mais  ce  n'est  pas  la  liberté, 
c'est  l'obligation  qu'il  faut  considérer,  en  bonne  méthode, 
comme  le  fondement  psychologique  immédiat  de  cette  certi- 
tude :  c'est  le  devoir  d'examen,  de  recherche  ;  c'est  l'amour  de 
la  vérité,  envisagé,  non  plus  seulement  comme  sentiment 
spontané  et  naturel,  mais  comme  objet  de  Vimpératif  catégo- 
rique. 

Ici  d'autres  questions  se  posent.  L'obligation  et  la  liberté, 
que  je  n'hésite  pas  à  mettre  au  nombre  des  catégories,  doivent- 
elles  être  rapportées  uniquement  à  la  raison  pratique?  Peut- 
on  et  doit-on  admettre  deux  espèces  de  catégories,  distinctes 
et  opposées  :  les  unes,  celles  de  la  raison  pratique,  objets  de 
croyance,  représentant  une  réalité  mystérieuse  et  profonde 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  129 

que  u'alleignent  pas  les  autres,  celles  de  la  raison  théorique, 
principes  de  la  scieuce  ?  Les  disciples  du  crilicisme  kautiste 
répondent  aflîrmalivement  à  ces  questions.  Ils  fondent  la 
distinction  des  deux  espèces  de  catégories,  la  ^distinction  des 
deux  raisons,  théorique  et  pratique,  et  ce  qu'ils  appellent  le 
primat  de  la  raison  pratique  sur  la  distinction  du  phénomène 
et  du  noumène,  logiquement  impliquée,  selon  eux,  par  la 
subjectivité  des  catégories  de  la  raison  théorique  (formes  de 
la  sensibilité  et  concepts  de  l'entendement)  qui  régissent  le 
monde  phénoménal. 

J'ai  été  amené  par  la  réflexion  à  me  séparer,  sur  ces  ques- 
tions fondamentales,  et  de  la  Critique  de  Kant  et  de  la  Nou- 
velle Critique  de  Reuouvier.  Je  rejette,  et  la  distinction  du 
phénomène  et  du  noumène  au  sens  où  l'entendait  Kant,  et  le 
réalisme  des  rapports  spatiaux  et  dynamiques  que  maintenait 
le  phéuoménisme  de  Renouvier.  Je  rejette  l'opposition  des 
deux  raisons,  théorique  et  pratique,  et,  par  suite,  le  primat 
de  la  raison  pratique,  qui,  pour  Kant  et  pour  Renouvier,  était 
une  sorte  de  pragmatisme,  j'allais  dire  d'utilitarisme,  moral 
et  religieux,  que  justifiaient,  en  le  rendant  nécessaire,  les 
contradictions  des  systèmes  métaphysiques  et  l'impuissance 
de  la  philosophie. 

11  me  paraît  clair,  d'une  part,  que  la  finalité  et  la  personna- 
lité appartiennent  à  la  raison  pratique  aussi  bien  que  l'obli- 
gation et  la  liberté,  et,  d'autre  part,  que  l'obligation  et  la 
liberté  appartiennent  à  la  raison  théorique  aussi  bien  que  la 
finalité  et  la  personnalité.  Est-ce  que  l'obligation  n'est  pas 
une  espèce  du  genre  finalité,  comme  la  liberté  est  une  espèce 
du  genre  causalité?  N'est-ce  pas  par  la  liberté  et  par  l'obliga- 
tion, —  par  la  liberté,  liberté  du  Créateur  et  liberté  des  êtres 
créés,  et  par  l'obligation,  qui  achève  de  constituer  la  personne, 
en  lui  assignant  une  fin  supérieure,  —  que  le  monde  nous 
devient  intelligible  ?  La  catégorie  de  nombre  ne  nous  mène-t- 
elle  pas  tout  droit  à  celle  de  liberté,  en  démontrant  la  contin- 
gence par  la  contradiction  inhérente  à  l'infini  actuel?  Et  si  la 
contingence  est  démontrée,  ne  faut-il  pas,  reconnaître  que  la 
liberté,  espèce  du  genre  contingence,  est  au  moins  possible  ? 
Mais  le  rapport  de  la  liberté  à  la  contingence  n'est-il  que 
celui  de  l'espèce  au  genre?  La  contingence  peut-elle  se  con- 
cevoir si  elle  ne  s'explique  par  la  liberté,  si  elle  n'est  li- 
berté ? 

J'estime,  en  résumé,  qu'il  faut  rendre  au  dogmatisme  méta- 

PiLLON.  —  Année  philos.  1911.  9 


130  L'ANNÉK   milLOSOPIlIQUE.    1911 

physique  ses  droits  méconnus  par  Kant  et  par  Renouvier  ; 
qu'il  n'est  nullement  besoin  de  faire  appel,  en  matière  morale 
et  reli<,Meuse,  à  une  espèce  quelconque  de  pragmatisme  ;  que 
la  raison  théorique  suilit  à  défendre  la  lii)erlé  contre  l'esprit 
déterministe  de  la  science  proprement  dite;  que  la  philoso- 
phie peut  résister  à  cet  esprit  et  le  combattre  victorieusement 
en  lui  opposant  la  critique  idéaliste  des  catégories  d'où  il 
tire  toute  sa  force;  que  cette  critique  permet  d'accorder  à  ce 
qu'on  a  appelé  le  pragmatisme  ce  qui  seul  lui  appartient  à 
à  juste  titre,  en  établissant  clairement  une  distinction  néces- 
saire entre  la  connaissance  qui  représente  vraiment  la  réalité 
(psychologie,  morale,  métaphysique)  et  celle  qui,  d'après  le 
rôle  qu'y  jouent  les  catégories  d'espace,  de  mouvement  et  de 
causalité  motrice,  ne  peut  avoir  qu'une  valeur  relative  et 
symbolique  (sciences  physiques). 

J'ai  expliqué,  dans  V Année  philosophique  de  1909,  la  trans- 
formation logiquement  nécessaire  des  deux  premières  anti- 
nomies kantiennes  en  ces  deux  dilemmes;  Infini-Fini  et  Chose 
ou  Matière  ou  Substance  —  Conscience  ou  Personne.  J'ai  montré 
comment  on  passe  du  premier  au  second  par  la  critique  du 
continu  spatial.  La  troisième  antinomie  doit,  à  sou  tour,  — 
c'est  la  conclusion  de  cette  étude,  —  se  transformer  eu  un 
troisième  et  dernier  dilemme:  Nécessite  universelle  ou  Détermi- 
nisme—  Liberté,  qui  se  joint  aux  deux  premiers  et  fornie  avec 
eux  un  système  complet.  Des  trois  antinomies  kantiennes 
sortent  ainsi  trois  dilemmes  bien  distincts,  les  seuls  que  pose 
la  métaphysique,  les  seuls  auxquels  elle  demande  ses  prin- 
cipes. Renouvier  a  cru,  à  tort,  que  l'on  en  devait  distinguer 
deux  autres,  qu'il  énonce  ainsi  :  Inconditionné  •  Condiftonné  et 
Substance  -  Loi.  Mais  on  se  rend  aisément  compte  qu'ils  peu- 
vent se  ramener  à  ceux  qui  remjdacent  les  deux  premières 
antinomies'.  Je  remarque  dans  l'un  des  dernieis  ouvrages  de 
Renouvier  une  autre  vue  que  je  ne  puis  admettre.  Il  pensait 
que  tous  les  dilemmes  sont  subordonnés,  pour  le  philosophe, 
à  celui  du  Déterminisme  et  de  la  Liberté,  c'est-à-dire  qu'il  faut 

1.  L'Infini  et  la  Substance  sont-ils  autre  chose  que  des  Inconditionnés, 
des  Absjlus?  La  Loi  prise  au  sens  général  de  rapport  des  phénomènes, 
est  elle  philosophiquemeni  différenie  de  la  Chose  et,  si  elle  n'en  dilTère  pas, 
ptut-ellc  (Hre  mise  en  opposition  avec  la  Substance  ?  Les  mots  Chose.  Ma- 
tière, Substance  ne  sont-ils  pas,  au  point  de  vue  métaphysique,  des  syno- 
nymes qui  peuvent  également  servir  à  désigner  le  terme  opposé  à  Per- 
sonne ? 


LA    TROISIÈME    ANTINOMIE    DE    KANT  131 

partir  de  ce  dernier  pour  se  prononcer  sur  les  propositions 
contradictoires  qui  forment  les  autres  '■.  C'est,  au  contraire  le 
dilemme  Déterminisme-Liberté  qui  est  lié  et  subordonné  logi- 
quement aux  deux  premiers  :  à  celui  de  l'Infini  et  du  Fini, 
d'abord  ;  puis  à  celui  de  la  Substance  et  de  la  Personne.  Il 
n'y  a  pas  à  parler  d'option  libre,  c'est-à-dire  arbitraire,  pour 
la  Liberté.  L'option  pour  la  Liberté  est  logiquement  nécessaire, 
comme  le  sont  l'option  pour  le  Fini  et  l'option  pour  la 
Personne,  auxquelles  elle  se  rattache.  L'erreur  de  Renouvier 
sur  les  rapports  des  dilemmes  était  d'abaisser  devant  une 
fausse  découverte,  devant  un  faux  postulat  de  la  certitude  et 
de  la  connaissance,  le  principe  du  fini  sur  lequel  il  avait  fondé 
la  réforme  du  criticisme  kantiste  et  dont  il  avait,  le  premier, 
hardiment  affirmé,  contre  une  tradition  puissante,  l'autorité 
souveraine  en  philosophie. 

F.  PiLLON. 


1.  Les  Dilemmes  de  la  métaphysique  pure,  p.  262  ;  voir  aussi  V Année  phi- 
losophique de  1900,  p.  177-180. 


I 


A  PROPOS  DE  QUELQUES  OUVRAGES  RÉGENTS 

SUR   LA 

PHILOSOPHIE  ALLEMANDE  POSTÉRIEURE 

A  KANT' 


Depuis  quelques  années,  la  philosophie  allemande  de  la 
période  posl-kantienne  a  été  l'objet  de  travaux  importants. 
Après  avoir,  il  y  a  un  demi  siècle  environ,  excité  une  curio- 
sité, aussi  vive,  d'ailleurs,  que  superficielle,  elle  semblait  avoir 
disparu  dans  un  oubli  profond,  quand  elle  a  de  nouveau  attiré 
l'attention  des  spécialistes.  L'ouvrage  de  M.  Xavier  Léon  sur 
Fichte,  ceux  de  iMM.  Noël  et  Benedetto  Croce  sur  Hegel  ont 
ravivé  des  controverses  qui  paraissaient  éteintes.  Il  est  toute- 
fois regrettables  que,  à  rencontre  de  M.  Croce,  les  deux  autres 
auteurs  n'aient  pas  songé  à  profiter  des  ressources  offertes  par 
les  système  nouveaux  pour  critiquer  les  doctrines  des  succes- 
seurs de  Kant.  Et,  cependant,  cette  tâche,  qui  est  essentielle 
pour  la  philosophie  et  qui  seule  l'empêche  de  dégénérer  en 
une  vaine  érudition,  aurait  dû  de  tou  te  nécessité,  êire  abordée, 
aumoinsenpriocipe  ;  nous  sommes  les  premiers  à  reconnaître 
que  les  contemporains  de  Victor  Cousin  n  en  avaient  guère  la 
possibilité;  mais,  aujourd'hui,  grâce  aux  développements  de 
l'esprit  philosophique,  il  était  à  souhaiter  que  les  auteurs  sor- 
tissent du  rôle  modeste  de  simple  exposition.  Car  il  importe 
de  le  remarquer;  les  systèmes  de  philosophie  spéculative  ne 
sont  pas  susceptibles  d'être  réfutés,  eu  quelque  sorte,  par  pré- 

1.  Xavier  Léon.  La  Philosophie  de  Fichte  (Paris,  F.  Alcan,  1902,  1  vol. 
in-S").  Benedetto  Croce.  Ce  qui  est  vivant  et  ce  qui  est  mort  de  la  philoso- 
phie de  Hegel.  Trad.  Buriol  (Paris,  Giard  et  Brière,  1911),  1  vol.  in-8'.  G. 
Noël.  La  Logique  de  Hegel  (Paris,  F.  Alcan,  1897,  1  vol.  g^in-S»). 


134  l'année  philosophique.  191i 

téritiou.  Ne  demandant  rien  à  l'expérience,  mais  prétendant 
s'appuyer  sur  la  seule  raison,  ils  ne  peuvent  être  combattus 
comme  insuffisamment  justifiés  par  la  connaissance  expéri- 
mentale ;  il  faut  absolument,  dans  cet  enchaînement  de  preuves 
logiques,  trouver  le  point  faible,  le  paralogisme  qui  a  égaré  le 
philosophe  —  ou  bien  il  ne  reste  plus  qu'à  faire  amende  hono- 
rable et  à  passer  avec  armes  et  bagages  dans  le  parti  de  l'idéa- 
lisme transcendantal.  —  Aussi  nous  sera-t-il  sans  doute  par- 
donné en  raison  de  l'importance  du  but  à  atteindre,  d'avoir 
essayé  de  réfuter  dans  leurs  principes  les  raisonnements  de 
la  Théorie  de  la  Science  et  de  la  Loffiqae  héffélienne. 

Dans  la  Critique  de  la  Raison  Pure,  Kant  explique  que  la 
conscience,  dont  la  caractéristique  est  l'unité,  trouve  en  elle- 
même  un  divers,  l'intuition  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 
produit  par  l'action  sur  la  Sensibilité  passive  d'une  réalité 
transcendante  qu'il  appelle  la  chose  en  soi.  A  l'aide  d'un 
système  de  catégories  logiques,  qui,  par  l'intermédiaire  des 
schèmes  de  l'imagination,  ramènent  cette  diversité  à  l'unité 
de  l'aperception,  l'entendement  rend  possible  la  conscience. 
Celle  ci  se  caractérise  immédiatement  par  l'opposition  du 
sujet  à  l'objet  et,  par  là,  la  Science  entière  se  trouve  expli- 
quée. Mais  une  faculté  supérieure,  la  Raison,  intervient;  elle 
veut  s'élever  au-dessus  du  monde  restreint  de  l'expérience 
actuelle  pour  synthétiser  le  contenu  de  l'expérience  possible 
et  crée  ainsi  les  trois  idées  de  l'àine,  du  monde  et  de  Dieu  ; 
mais  cette  synthèse  est  irréalisable,  parce  qu'elle  prend  pour 
des  absolus  les  rapports  de  conscience,  sujet,  objet  et  cause 
commune  de  leur  accord  :  elle  transforme  en  choses  en  soi  des 
termes  qui  ne  valent  que  pour  les  phénomènes  et  qui  expri- 
ment seulement  les  lois  de  leur  appréhension  par  l'esprit.  De 
là  les  paralogismes  de  la  psychologie  rationnelle,  les  antino- 
mies de  la  Raison,  les  démonstrations  sophistiques  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Il  est  vrai  que  ces  trois  idées  ne  sont  pas  pour 
cela  dépourvues  de  toute  valeur  ;  elles  constituent  des  idéaui 
que  l'expérience  et  la  science  tendent  à  atteindre,  sans  toute- 
fois y  parvenir  jamais  et,  par  ailleurs,  il  existe  dans  l'homme 
deux  facultés,  la  Raison  pratique  et  le  Jugement  ré  fléchi  ssant, 
dont  l'une  exprime  en  lui  l'action  du  monde  supra-sensible  et 
dont  la  seconde  lui  permet  de  concevoir  l'union  du  savoir 
absolu  et  la  connaissance  empirique.  Tout  se  passe,  dans 
la  nature,  comme  si  l'idée  des  archétypes  déterminait  la  pro- 
ductivité du  réel,  comme  si  le  Tout  idéal  préexistait  à   ses 


LA   PHILOSOPHIE    ALLEMANDE    POSTÉRIEURE    A    KANT  135 

parties  constituaates  dans  l'ordre  de  la  réalité  ;  telle  était 
déjà  la  couclusion  dernière  de  la  Dialectique  Trauscendan- 
tale  et  telle  est  aussi  celle  de  la  Critique  du  Jugement  K  L'on 
peut  dire  que  pour  Kant  la  connaissance  empirique  est  assu- 
rée et  définitive,  mais  que  Tesprit  teute  de  la  dépasser  pour 
arriver  à  la  subsumer  tout  entière  sous  les  idées  de  la  Raison. 
La  métaphysique  est  vaine  en  tant  qu'elle  transformerait  ces 
idées  en  êtres  réels,  mais  non  en  tant  qu'elle  y  voit  les  proto- 
types fondamentciux, les  fins  dernières, encore  qu'inaccessibles 

du  système  du  Savoir. 

Celte  théorie  nous  paraît  bien  supérieure  à  toutes  celles 
qui  l'out  précédée  et  constitue  à  nos  yeux  un  ensemble  qui 
appelle  peu  de  retouches;  malheureusement,  il  faut  recon- 
naître que  Kant  a  plutôt  évité  en  fait  les  erreurs  où  devaient 
après  lui  tomber  ses  disciples  qu'il  ne  leur  a  fourni  les  moyens 
d'y  échapper.  La  dualité  delà  Sensibilité  et  de  l'entendement, 
leur  commune  opposition  au  jugement  réfléchissant  et  à  la 
Raison,  la  distinction  de  la  Raison  théorique  et  de  la  Raison 
pratique  sont  posées  par  lui  sans  motif  logique  et  sans  justi- 
fication. Sou  système,  malgré  sa  rigueur  systématique,  est  un 
pluralisme  de  principes  et  devait,  à  ce  titre,  apparaître 
comme  factice,  arbitraire  et  condamnable  aux  philosophes, 
toujours  imbus,  consciemment  ou  non.  du  besoin  de  tout 
ramener  à  l'unité.  —  Que  l'on  suppose  les  divisions  de  la 
théorie  kantienne  supprimées,  la  réduction  de  tout  le  Savoir 
à  un  principe  unique  sensuivra  aussitôt  de  la  manière  sui- 
vante ; 

a.  L'abolition  de  la  distinction  de  l'Entendement  et  de  la 
Sensibilité,  autrement  dit  de  l'élément  passif  et  de  l'élément 
actif  dans  la  connaissance,  entraînera  avec  elle  la  négation  de 
la  chose  en  soi,  dont  la  seule  raison  d'être  était  la  réceptivité 
de  la  faculté  intuitive.  Eu  d'autres  termes  l'objet  sera  posé 
par  lactivilé  propre  du  Moi. 

h.  L'unification  de  lEntendement  et  de  la  Raison  se  fera  en 
niant  la  synthèse  partielle  au  profit  de  la  synthèse  totale  de  la 
connaissance  ;  l'on  n'aura  plus,  d'une  part,  les  catégories  qui 
unifient  le  divers  de  la  sensibilité  et,  de  l'autre,  les  idées  qui 
essaient  en  vain  de  totaliser  l'ensemble  des  expériences  pos- 
sibles; la  synthèse  intellectuelle  ne  sera  qu'un  moment  provi- 


i.  Sur  cette  identité  de  la  Raison  et  du  Jugement,  voir  Basch.  Essai  cri- 
tique sur  l'EHliétique  de  Kant  (l'aris,  F.  Alcan,  1896,  chap.  m). 


136  l'année    rilILOSOPHIQUE.    1911 

soire,    nécessaire  et  inachevé  de  la  synthèse    rationnelle. 

c.  La  raison  théorique  et  la  raison  pratique  s'unifieront  au 
sein  de  la  Raison  pure  et  simple,  laquelle  ayant  déjà  absorbé 
l'entendement,  prendra  la  place  du  Jugement  réfléchissant  ; 
elle  ne  fournira  plus  seulement  un  système  idéal  de  concep- 
tion de  la  Nature,  mais  une  norme  d'intelligibilité  pour  en 
déterminer  apodictiqucmeut  le  cours.  —  L'impératif  catégo- 
rique ne  sera,  à  son  tour,  qu'un  moment  du  devoir  —  être 
universel  qui  pousse  l'esprit  delà  sensibilité  à  l'entendement 
et  de  l'entendement  à  la  Raison  \ 

d.  Kant  expliquait  la  synthèse  intellectuelle  par  l'action  des 
douze  catégories  sur  l'intuition  sensible.  Mais  il  ne  justifiait 
ni  le  nombre  ni  l'existence  de  ces  concepts  fondamentaux  ;  il 
les  calquait  sur  la  division  classique  des  Jugements  et 
empruntait  celle-ci  à  la  Logique  traditionnelle,  sans  la  criti- 
quer. —  Ses  successeurs  ne  pouvaient,  à  moins  de  retomber 
dans  le  pluralisme,  conserver  sur  ce  point  son  enseignement . 
L'entendement  ramenait,  d'après  l'analytique,  un  divers  à 
l'unité.  Or,  la  diversité  ou  la  multiplicité  n'est-elle  pas  l'op- 
posé de  l'un?  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  Kant  concevait  l'opé- 
ration comme  une  conciliation  de  contradictoires.  D'ailleurs 
chaque  catégorie  n'est,  à  l'analyser  de  près,  qu'une  concilia- 
tion analogue.  La  totalité  unit  la  multiplicité  et  l'unité  ;  la 
limitation  se  pense  par  la  synthèse  de  l'affirmation  et  de  la 
négation,  etc.  —  Il  en  sera  de  même  pour  la  Raison  en  géné- 
ral ;  elle  cherchera  l'un  à  travers  le  multiple. 

e.  Mais  ÏUnité  que  Kant  avait  posée  comme  la  caractéris- 
tique de  la  Conscience,  ne  saurait  appartenir  qu'au  premier 
principe,  au  Moi  ;  —  la  sensibilité  lui  a  opposé  un  objet  ;  tout 
le  cours  de  la  Dialectique  consistera  à  faire  comprendre  le 
retour  de  cette  dualité  à  l'Unité  primordiale. 

f.  Ce  retour  est  impossible  parce  qu'il  suppose  l'anéantis- 
sement du  non  moi,  et,  par  suite  de  la  connaissance  elle- 
même,  qui  n'existe  que  par  l'opposition  de  l'objet  et  du  sujet 
et  il  s'agit  de  comprendre  la  connaissance,  de  la  rendre  intel- 
ligible, non  de  la  supprimer.  La  raison,  comme  l'enseignait 
Kant,  n'aboutira  donc  pas  à  une  synthèse  réelle  de  l'expé- 
rience totale  ;  elle  poursuivra  l'unification  du  moi  et  elle  y 


1.  Aussi  Fichte  fait-il  iionneur  à  son  système  d'avoir  fait  perdre  à  l'Impé- 
ratif catégorique  le  caractère  do  qualité  oculte  qu'il  avait  conservé  chez 
Kant  {Syst.  de  la  Morale,  éd.  de  17'J3.  p.  oiJ). 


LA    PHILOSOPHIE    ALLEMANDE    POSTÉRIEURE    A    KANT  137 

tendra,    suivant    une    approximation    indéfinie,   mais  sans 
jamais  atteindre  ce  but  inaccessible. 

Telles  sont,  à  notre  avis,  les  thèses  auxquelles  devait  con- 
duire la  simplification  du  kantisme.  Elles  résument,  prises- 
dans  leur  ensemble,  le  système  de  Fichte.  Que  faut-il  en  pen- 


ser? 


A  notre  avis,  la  réponse  n'est  pas  douteuse.  Ce  système,  en 
dépit  de  ses  prétentions  dialectiques,  n'a  pas  de  valeur  lo- 
gique. Il  repose  sur  une  confusion  d'idées  et  de  notions  dis- 
tinctes et  loin  de  constituer  un  progrès  sur  la  pensée  de  Kant, 
il  dénote  chez  son  auteur  un  abandon  des  principes  du  criti- 
cisme  même.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  en  effet,  que  Kant 
n'a  jamais  prétendu  construire  un  système  spéculatif  tiré  de 
données  uniquement  philosophiques.  Il  a  pris  comme  point 
de  départ  la  science  de  sou  époque,  dans  l'état  où  l'avaient 
amenée  les  travaux  de  Newton  et  c'est  ce  qui  explique  la  plu- 
ralité des  principes  où  Fichte  voyait  une  faiblesse  et  un  choix 
arbitraire  et  où  nous  plaçons,  au  contraire,  la  force  princi- 
pale de  la  philosophie  kantienne. 

Le  criticisrae  est  l'exposé  de  l'ensemble  des  principes  qui 
rendent  les  sciences  possibles  et  dont  la  réalité  se  déduit  de 
l'existence  même  de  la  connaissance  scientifique,  envisagée 
comme  un  fait  irréductible.  L'esthétique  transcendentale,  en 
faisant  abstraction  de  l'adjonction  malheureuse  du  Temps  à 
l'Espace,  explique  la  possibilité  de  la  géométrie  euclidienne. 
L'analytique,  celle  de  la  physique  pure  et  des  principes  fon- 
damentaux des  scieuces  expérimentales,  [substance,  causa- 
lité, réciprocité  d'action,  etc].  Mais  Kant  a  très  bien  vu  que  la 
distinction  de  l'entendement  et  de  la  sensibilité  n'est  pas  une 
simple  affaire  de  point  de  vue.  Il  y  a  là  une  différence  très  nette 
et  basée  sur  une  dualité  véritable  de  la  faculté  de  connaître. 
Puisque  la  géométrie  estpossible  par  la  méthode  démonstra- 
tive, c'est  que  l'intuition  de  l'espace  est  nécessaire,  et,  par 
suite,  à  priori.  Si,  par  contre,  elle  se  prêle  à  l'application  des 
symboles  algébriques,  c'est  que  la  sensibilité  est  harmonique 
à  l'entendement,  dont  le  nombre  est  une  forme.  Mais,  et,  sur 
ce  point,  la  science  contemporaine  a  confirmé  singulièrement 
le  pressentiment  de  Kant,  l'algèbre  permet  de  construire  les 
coordonnées  numériques  d'espaces  autres  que  celui  de  l'es- 
thétique transcendentale,  disons  le  mot,  d'espaces  non-eucli- 
diens. Ainsi,  la  géométrie  devra  apparaître  à  la  fois  comme 
nécessaire  à  un  point  de  vue  et  comme  contingente  à  un 


138  L  ANNEE    PïriLOSOPHIQUE.    1911 

autre,  puisque  l'espace  d'Eiiclide  n'est  plus  qu'un  cas  parti- 
culier de  la  spalialité  eu  général.  Qu'est-ce  à  dire  sinon, 
comme  l'enseignait  déjà  Kant,  que  reutendement  est  plus 
grand  que  la  sensibilité  et  que,  si  les  catégories  sont  les  con- 
ditions de  la  Pensée  universelle,  la  forme  spatiale  de  la  sen- 
sibilité n'est  peut-être  qu'une  particularité  intellectuelle  de 
certains  seulement  des  êtres  conscients  *  ? 

Plus  grave  encore,  parce  qu'elle  aboutit  à  des  conséquences 
bien  autrement  critiquables,  est  la  suppression  de  la  distinc- 
tion entre  l'entendement  et  la  raison.  Les  concepts  intellec- 
tuels, les  catégories,  revêlent  la  forme  ternaire,  et,  à  ce  point 
de  vue,  ils  ne  dilTèrent  pas,  d'ailleurs,  de  la  forme  de  la  sensi- 
bilité. Nous  prendrons  à  ce  sujet  deux  exemples,  non  pas 
dans  la  Critique  de  la  Raison  pure,  dont  l'analytique  est  loin 
de  constituer  la  meilleure  partie,  mais  dans  les  Essais  de  Cri- 
tique Générale,  où  la  doctrine  est  exposée  avec  une  clarté  et 
une  précision  bien  supérieures.  Nous  raisonnerons  sur  les 
concepts  de  position  -  et  de  personnalité.  Le  premier  n'est 
concevable  que  par  la  synthèse  du  point  et  de  l'intervalle 
étendue  ;  le  second,  que  par  celle  du  moi  et  du  non-moi.  L'on 
peut  prendre  la  position  comme  le  scbème  de  l'existence 
externe  et  la  personnalité  comme  le  prototype  de  l'existence 
en  général.  Quelle  est  donc  la  nature  réelle  de  ces  con- 
cepts ?  Faut  il  dire  qu'ils  consistent  essentiellement  dans 
une  union  de  termes  contradictoires,  ce  qui  donnerait  tort  à 
la  logique  classique  et  bannirait  le  principe  d'identité  à  la 
fois  de  la  nature  et  de  l'esprit  ?  L'on  a  peine  à  croire  qu'une 
pareille  aberration  de  jugement  ail  été  possible  et  que  des 
philosophes  aient  prétendu  sérieusement  faire  reposer  l'ex- 
périence tout  entière  sur  des  idées  impHusables.  Le  principe 
de  contradiction  veut  que  deux  attributs  différents  ne  puis- 
sent être  affirmés  d'un  seul  et  même  sujet  sous  le  même  rap- 
port ^  Or,  en  quoi  l'espace  et  la  conscience  seraient-ils  en 

1.  Ce  point  a  été  déjà  mis  en  lumière  par  M.  Pillon  [Année  Philosophique 
1904.  p.  104). 

2.  Kn  remarquant  ici.  ce  que  nous  avons  dit  plus  liaut,  que,  au  point  de 
vue  de  la  loi  du  ternaire,  il  n'y  a  pas  de  distinction  à  faire  entre  l'Espace 
et  les  catégories  proprement  intclieciuelles. 

3.  L'on  ajoute  quelquefois  à  cette  fo'mule  dans  le  même  temps,  mais 
cette  addition  nous  paraît  inutile,  la  diiférenre  de  temps  introduisant  ipso 
facto  une  dilTérence  de  rapport,  ce  qui  suffît  à  montrer,  contrairement  à 
l'opinion  de  Hegel,  que  le  devenir  na  rien  d'nuo  synthèse  de  contradic- 
toires. 


LA.   PHILOSOPHIE    ALLEMANDE    POSTÉRIEURE    A    KANT  139 

opposition  avec  cette  formule  ?  Le  poi)it  n'est  pas  l'intervalle, 
l'intervalle  n'est  pas  le  point  ;  et  de  même  dans  l'acte  d'aper- 
ception,  le  sujet  et  l'objet  ne  sont  pas  attribués  au  même  être  ; 
ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  l'objet,  séparé  de  son  sujet  n'est 
plus  qu'une  abstraction  vide  et  inversement  que  le  sujet  pur 
se  perd  dans  l'idéalité;  ce  qui  est  vrai  aussi,  c'est  qu'il  est 
impossible  de  concevoir  une  étendue  qui  serait  réduite  à  un 
pur  point,  que  tout  espace,  si  petit  qu'on  le  suppose,  est 
encore  une  synthèse  de  termes  multiples;  que,  d'autre  part, 
il  est  également  inadmissible  d'imaginer  des  étendues  sans 
points,  et,,  par  suite,  indécomposables  bien  que  séparables  en 
éléments  idéaux;  en  d'autres  termes,  une  analyse  correcte 
des  catégories  démontre  l'inanité  du  réalisme  matérialiste  et 
du  subjectivisme  absolu  et  ruine  les  théories  de  Boscowich 
et  de  Spinoza  sur  les  atomes  et  l'étendue  indivisible,  mais 
elle  ne  nous  oblige  en  aucune  façon  à  penser  la  contradiction, 
c'est-à-dire  à  renoncer  à  nous  comprendre  nous-mêmes  quand 
nous  voulons  réfléchir  sur  notre  propre  conscience.  Les  deux 
termes  de  la  synthèse  catégorique  sont,  en  réalité,  des  rela- 
tifs, seulement,  leur  relation  présente  un  double  caractère 
qui  la  distingue  des  relations  contingentes  que  nous  ofïre 
l'expérience  :  1°  elle  est  nécessaire  et  indissoluble,  en  sorte 
que  le  terme  ne  peut  ni  être  pensé  eu  dehors  de  la  synthèse, 
sinon  par  abstraction,  ni  être  engagé  dans  une  synthèse  d  une 
autre  espèce  ;  2°  la  relation  est  réciproque  ;  chacun  des 
termes  appelle  l'autre  et  n'est  intelligible  que  par  lui  L'on 
ne  saurait  définir  l'objet  autrement  que  par  sa  relation  au 
sujet  ni  le  sujet  autrement  que  par  sa  relation  à  l'objet.  Si 
l'on  aime  mieux,  la  définition  de  chaque  catégorie  se  com- 
pose de  deux  jugements  synthéti(|ues  à  priori  où  chacun  des 
termes  joue  alternativement  le  rôle  de  sujet  et  d'attribut.  Le 
point,  dira-ton,  est  la  limite  des  intervalles  ;  l'intervalle  est 
ce  que  limitent  les  points.  L'objet  est  ce  que  voit  le  sujet;  le 
sujet  est  ce  qui  contemple  l'objet.  F^es  deux  premiers  juge- 
ments définissent  l'Espace  et  les  deux  derniers  la  Conscience. 
A  cette  détermination  réciproque  des  termes  irréductibles  de 
chaque  catégorie,  il  faut  donner,  avec  Hamelin'.le  nom  de 
corréldtion  mais  il  faut  lui  refuser  celui  de  contradiction,  car, 
précisément  les  principes  d'identité  et  de  contradiction  n'ont 
rien  à  voir  avec  la  synthèse,  et  gouvernent  exclusivement  les 

1.  Essai  sur  les  éléments  principaux  de  la  représenlalion,  p.  .ju-oG. 


140  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

jugements  analytiques  :  si  le  sujet  est  posé,  du  même  coup 
l'objet  l'est  aussi,  voilà  une  proposition  synthétique  au  pre- 
mier chef;  le  principe  de  contradiction,  lui,  exigerait  sim- 
plement ceci  :  si  le  sujet  est  posé,  il  n'est  pas  nié  ;  s'il  est  posé 
en  relation  avec  l'objet,  il  n'est  pas  en  même  temps  affirmé 
comme  absolu. 

Les  vérités  que  nous  venons  de  parcourir  ont  été  entière- 
ment méconnues  de  Fichte;  constamment,  ce  philosophe  est 
parti  de  l'idée  que  la  Conscience  consistait  à  unir  des  contra- 
dictions ;  confondant  d'une  part,  dans  sou  ardeur  de  simplifi- 
cation, la  synthèse  intellectuelle  de  l'analytique  transcenden- 
tale  où  Kant  ne  distingue  les  catégories  entre  elles  et  le  divers 
de  l'objet  de  l'unité  du  moi  que  provisoirement  et  par 
abstraction,  pour  aboutir  à  concentrer  toute  la  réalité  dans 
l'acte  concret  de  connaissance  et,  de  l'autre,  la  solution  des 
antinomies  où  il  s'agit  de  démontrer  l'idéalité  du  monde  par 
la  méthode  indirecte  en  établissant  que  l'hypothèse  réaliste 
aboutit  à  des  propositions  contradictoires,  Fichte  a  cru  les 
deux  problèmes  absolument  identiques  et  il  a  imposé  à  la 
dialectique  de  la  raison  la  tâche  aussi  absurde  qu'inexécu- 
table de  lever  les  contradictions  introduites  par  la  relation 
dans  l'essence  une  et  indéfectible  de  l'esprit  absolu.  Seule- 
ment, faute  d'avoir  expliqué  à  quelle  théorie  il  entendait  se 
tenir,  et  s'il  prenait  pour  modèle  la  déduction  des  catégories 
de  Kant  ou  sa  solution  du  conflit  des  idées  cosmologiques,  il 
s'est  exposé,  sans  s'en  rendre  compte  très  probablement,  à 
laisser  la  porte  ouverte  à  deux  interprétations  possibles  de 
son  système  :  Ou  bien  en  effet  l'on  considère  le  moi  empi- 
rique et  limité,  la  conscience  avec  la  relation  réciproque  du 
sujet  et  de  l'objet  comme  seul  réel,  et  alors,  le  moi  absolu  du 
premier  principe  de  la  Théorie  de  la  Science,  n'a  plus  aucune 
existence  propre  ;  c'est  un  terme  abstrait,  l'un  des  éléments 
de  la  loi  de  personnalité,  tout  au  plus  un  idéal  que  la  raison 
conçoit  comme  supérieur  au  monde,  à  la  façon  du  Dieu  de 
Vacherot^  —  ou  bien,  au  contraire,  le  moi-absolu  est  toute  la 

1.  «  Dans  raction.  dit  Fichte,  l'inteution  ou  le  concept  vise  à  se  détacher 
complètetnenl  de  la  na'ure;  que  l'action  est  et  œste  conforme  au  penchant 
naturel,  ce  n'est  jamais  la  suite  de  notre  concept  librement  formé  mais 
la  suite  de  notre  limitation.  L'uniijue  principe  de  détermination  de  la 
matière  de  nos  actions  est  de  nous  affz'anchir  de  notre  dépendance  au 
regard  de  la  Nature,  bien  que  1  Indépendance  que  nous  poursuivons  n'ar- 
rive jamais  Le  penchant  pur  est  dirigé  vers  l'indépendance  absolue  ;  l'action 
y  est  conforme,  si  elle  cherche  le  môme  but,  cesl-à-dire  si  elle  se  place 


LA    PHILOSOPHIE    ALLEMANDE    POSTÉKIEURE    A    KANT  141 

réalité;  les  consciences  empiriques  sont  des  apparences  con- 
tradictoires, des  fantômes  d'être,  qui  imitent  vaguement  la 
perfection  de  l'unité  fondamentale  et  le  monde  se  dissout 
immédiatement  dans  un  système  d'illusionnisme  universel 
non  moins  radical  que  ceux  de  Schopenhauer  et  de  Spir  K 

Sans  vouloir  prendre  ici  parti  dans  une  discussion  qui  a, 
dès  l'origine,  divisé  les  spécialistes,  à  savoir  si  Fichte  a  eu 
deux  philosophies  différentes  ou  s'il  s'est  contenté  de  déve- 
lopper toujours  les  mêmes  principes,  nous  croyons  pouvoir 
dire  que,  à  notre  avis,  il  a  cru  rester  fidèle  à  sa  pensée  origi- 
naire, mais  qu'il  a  cessé  progressivement  de  se  placer  au 
point  de  vue  de  la  corrélation  pour  évoluer  vers  celui  de  la 
contradiction,  s'éloignaut  ainsi  de  plus  en  plus  de  l'esprit  du 
kantisme  et  finissant  presque  par  confondre  ses  principes  avec 
ceux  de  la  philosophie  de  la  nature  de  Schelliug.  C'est  qu'en 
efïet—  et  ceci  est  encore  une  nouvelle  illogicité  à  la  charge 
de  Fichte  —  l'auteur  de  la  Théorie  de  la  Science,  eu  hésitant 
entre  les  deux  interprétations  possibles  du  système,  a  laissé 
place  à  une  troisième  manière  de  comprendre  les  choses,  à 
un  mode  à  peu  près  purement  naturaliste  d'explication  de  la 
connaissance.  Les  lois  de  corrélation  et  de  contradiction, 
comme  d'ailleurs  toutes  celles  de  la  logique  ont  pour  carac- 
tère d'exclure  la  considération  du  temps.  Dans  la  synthèse 


dans  une  série  par  le  progrès  de  laquelle  le  Moi  devrait  devenir  indépeii- 
dant.  Mais  le  moi,  on  en  a  eu  la  preuve,  ne  peut  jamais  devenir  indépen- 
dant, aussi  longtemps  qu'il  doit  ftre  un  Moi  ;  par  suite,  la  lin  dernière  de 
l'Etre  raisonnable  est  nécessairement  reculée  à  l'iniini  ;  elle  ne  peut  être 
atteinte,  mais  elle  est  telle  que  l'Etre  raisonnable  doive  s'en  approcher  sans 
cesse  conformément  à  sa  nature  spirituelle  [Système  de  la  Morale,  éd.  de 
1798,  p.  192). 

Le  Moi  total  est  une  Idée  impossible  à  penser  et  qui  n'a  d'autre  rôle  que 
de  nous  fournir  un  mode  de  conception  du  devoir,  à  la  façon  des  Idées  de 
Kant  {ibid.,  p.  43,  o7-o8  et  74)  (Cf.  Doctrine  de  la  Science,  trad.  Grimblot,. 
p.  loi). 

1.  "Voici  deux  passages  de  Fichte  qu'il  est  intéressant  d'opposer  à  celui 
du  Système  de  la  Morale  cité  à  la  note  précédente  et  qui  exposent  le  point 
de  vue  absolutiste  du  système  ;  «  Il  n'existe  absolument  que  l'Un.  l'Inva- 
riable, l'Eternel  et  rien  en  dehors  de  lui  ;  tout  ce  qui  est  contingent  et 
variable  n'existe  par  là  même  certainement  pas  et  la  manifestation  n'est 
qu'une  vide  apparence.  »  (Méthode  pour  arriver  à  la  Vie  bienheureuse,  trad. 
Bouillier,  p.  127).  Plus  loin  Fichte  ajoute  :  «  Ce  que  tu  vois,  tu  l'es  toi- 
même  éternellement,  mais  tu  ne  l'es  pas  tel  que  tu  le  vois  ni  tu  ne  le  vois 
tel  que  tu  l'es.  Tu  l'es  invariable,  pur,  sans  couleur,  sans  forme  ;  c'est  la 
Réflexion,  qui  est  aussi  loi-même  et  dont  tu  ne  peux  en  conséquence  te 
séparer,  qui  le  réfracte  à  tes  yeux  sous  des  rayons  et  des  formt  s  infinis. 
Sache  donc  que  ce  que  tu  vois  n'est  pas  divers,  divisé,  brisé  en  lui-même, 
mais  seulement  dans  la  Réflexion,  qui  est  l'œil  de  l'Esprit.  »  (Ibid.,  p.  140). 


142  L  ANNKE   PHILOSOPIIIOUlî.    1911 

catégorique,  le  troisième  terme  existe  seul  et  les  deux  com- 
posantes n'ont  jamais  eu  de  réalité;  dans  l'ideiitilé,  l'un  des 
termes  est  posé  et  l'autre  est  nié  purement  et  simplement. 
La  synthèse  est  élernelle  dans  le  premier  cas,  impossible 
dans  le  second.  —  Mais  Fichte  ne  pouvait,  à  moins  de  renon- 
cer à  sa  théorie  moniste  de  la  connaissance,  se  satisfaire  de 
cette  conception,  parce  qu'avec  elle,  la  philosophie  théorique, 
pouvait  bien  se  fonder,  niais  que  la  pratique  soumise  à  la  loi 
du   devoir,   ne   s'accommodait  pas  facilement  de  principes 
purement  statiques  touchant  la  relation  des  êtres.  C'est  alors 
que.  par  une  confusion  nouvelle,  après  avoir  assimilé  la  cor- 
rélation et  la  contradiction,  il  en  vint  à  transformer  les  prin- 
cipes logiques  en  lois  naturelles  et  à  prendre  comme  moyen 
terme  entre  l'exclusion  des  contradictoires  et  la  synthèse  des 
corrélatifs  l'hypothèse  de  la  composition  physique  des  forces. 
L'expérience  nous  montre  à  cet  égard,  et  la  mécanique  nous 
explique  des  cas  où  un  même  point  est  soumis  à  la  fois  à  l'ac- 
tion décomposantes  diverses  :  il  en  résulte  un  effet  unique, 
comme  dans  l'exemple  bien  connu  du  parallélogramme.  Ici, 
les  choses  se  passent  autrement  qu'en  logique,  où  un  seul 
terme,  thèse  ou  synthèse,  possède  la  réalité;  —  les  deux  forces 
originaires  sont  réelles  et  la  résultante  l'est  aussi.  Nous  avons, 
non    plus   une  connexion  réciproque  indissoluble  mais  une 
union    contingente    de    principes    indépendants  dans    leur 
essence. El  cette  résultante  peut  être  tantôt  stable,  si  les  forces 
antagonisles  se  balancent  exactement,  tantôt  instable,  si  l'une 
finit  par  l'emporter  sur  l'autre.  Ne  peut-on  comparer  l'équi- 
libre dans  le  premier  cas  à  la  corrélation;  dans  le  second,  à 
la  coulradiclion  ?  Ces  imaginations  d  origine  empirique  et 
spatiale  semblent  avoir  exercé   une  influence  profonde  sur 
l'esprit  de  Fichte,  qne  ses  prétentions  à  l'idéalisme  absolu 
auraient  dû  mellreen  garde  contre  les  comparaisons  pure- 
ment snperlicielles  entre  la  physique  et  la  logifjue  dont  Hegel 
allait  faire  par   la  suite  un   si  regrettable  abus.  Fichte,   au 
fond,  a  considéré  le  moi  comme  une  espèce  dètre  vivant  dans 
l'organisme  duquel  un  élément  étranger  se  serait  introduit  et 
qui  réagirait  pour  l'expulser;  le  non-moi  n'est  plus,  comme 
1  était  pour  Kanl  l'objet  de  la  connaissance,  le  corrélatif  du 
sujet;  il  en  est  l'antagoniste  au  sens  matériel  du  mot;  les  deux 
adversaires  s'attaquent,  la  victoire  balance  uu  instant  entre 
les  deux,  et  le  premier  principe  l'emporte  sur  le  secoud, 
mais  non  pas  entièrement;  il  reste  blessé  et  tâche  par  une 


LA    PHILOSOPHIE   ALLEMANDE   POSTÉRIEURE    A    KANT  143 

convalesceûce  dont  l'eusemble  constitue  la  dialectique  de 
recouvrer  la  santé  perdue  ^  11  est  difficile  de  commettre  une 
erreur  plus  considérable  que  celle  d'assimiler  ainsi  aux  forces 
de  la  nature  l'union  des  concepts  dans  la  pensée  et,  à  cet 
éf^ard,  l'on  ne  saurait  s'étonner  d'avoir  vu  le  matérialisme 
sortir  en  fin  de  compte  de  l'idéalisme  Fichléo-Hégélien.  Si 
les  lois  logiques  ne  sont  qu'un  cas  particulier  des  lois  natu- 
relles, l'on  devait  facilement  aboutir  à  tirer  la  conscience  de 
la  Matière.  Les  successeurs  de  Kant  ont  trahi  la  pensée  de 
leur  maître  sous  prétexte  de  l'améliorer  ;  le  grand  principe 
du  criticisme  avait  été  dès  l'origine  de  séparer  la  nature  de 
l'Esprit  et  de  faire  le  départ  entre  le  Rationnel  et  l'Empi- 
rique ;  la  Philosophie  de  Fichte,  au  contraire,  brasse  tous  les 

i.  Par  suite  de  celte  confusion,  les  post-Kantiens  se  sont  trouvés  en  pré- 
sence de  problèmes  qu'une  position  correcte  de  la  question  n  aurait  pas 
soulevée.   Fichte   [Doctrine  de  la  Science,  trad.  Grimblot,  p.  iJ04  et  H31)  et 
surtout  SchcUing,  dans  son  système  de  l'Idéalisme  Transcendental,  partant 
de  cette  idée  que  le  non-mo  liimite  le  Moi,  commencent  par  exposer  la 
limitation  du  point  de  vue  d  un  observateur  placé  en  dehors  de  la  Cons- 
cience, puis  ils  y  substituent  le  Moi  et  veulent  expliquer  comment  il  s'aper- 
çoit lui-même  comme  borné.  Mais  ils  ne  peuvent  manquer  de  signaler  que 
la  Conscience  de  la  limitation  exige  que  le  Moi  franchisse  la  limite;  autre- 
ment, en  effet,  le  Sujet  n'aurait  pas  d'Objet  pour  lui  servir  de  corrélatif;  au 
contraire,  pour  un  observateur  indépendant,  le  Moi  se  trouve  limité  bien 
qu'il  reste  en-dc<;à  du  point  de  contact  avec  le  Non-Moi.  Ne  pouvant  rendre 
compte  de  cette  particularité,  les  deux  philosophes  imaginent  alors  que  la 
limitation  est  contradictoire  avec  l'essence   inliniment  active  de  lEsprit 
absolu  et  que,  pour  lever  cette  contradiction,  le  Moi  recule  sans  cesse  les 
bornes  de  sa  sphère,  réduisant  p'Ogtcssivement  le  Non-Moi  au  Non-Etre  è 
travers  les  différents  moment-;  de  la  Dialectiiiue.  Ils  ne  s'aperçoivent  pas 
qu'une  contradiction  ne  saurait  subsister  un  seul  instant  et  que  la  diiïiculté 
vient  uniquement  de  leurs  suppositions  urbitrair  s.  La  Conscience  étant 
une  synthèse  catégorique,  comme  l'ont  bien  vu  Renouvier  {Nouvelle  Mona- 
dologie,  p.  111)  et  Hamelin  {Essai,  etc..  p.  330  331)  s'il  est  clair  que  le  Sujet 
et  rObjf^t  doivent  être  inclus  logiquement,  dans  la  compréhension  du  troi- 
sième terme,  l'^n  se  plaçant  dans  l'hypothèse  d'un  moi  vu  par  un  spectateur, 
ce  qui  est    d'ailleurs,  inintelligible.  Fichte  et  Schelling  en  font  une  force 
naturille,  opposée  à  l'activité  antagoniste  du  non-moi  et  à  laqu'  Ile  devraient 
s'appliquer  les  principes  de  composition  de  toutes  les  autres  forces  phy- 
siques; la  sensation,  qui  est,  pour  eux,  la  limite  commune  du  sujet  et  de 
l'objet,  serait  alors  comme  la  surface  de  l'Océan  dans  uric  marée  de  quadra- 
ture, où  l'attraction  du  soleil  limite  celle  de  lalune  d'une  miini-Te  purement 
externe.  —  Aussi  bien  la  Théorie  de  la  Science  fait-elle  constamment  usage 
d'expressions  comme  l'activité  et  la  passivité  dans  le  Moi  et  le  Non-Moi 
(trad.  Grimblot   p.  70  et  suiv.)  ;  elle  suppose  (p.  '^Iw,  220  et  22!)  que  l'acti- 
vité inflnie  du  Moi  a  reçu  un  choc,  qu'elle  remplit  une  sphère    qu'elle  se 
réfléchit  sur  elle-même  .  en  un  mot  Ls  mélaphures  mécaniques  et  maté- 
rielles s'y  rencontrent  à  chaque  page;  mais  comnn;  Fichte  ne  jicut  en  pro- 
fiter pour  appliquer  les  malhémaliques  aux  soi-disant  activités  qu'il  étudie, 
tout  reste  dans  le  vague  et  c'est  ce  qui  rend  la  lecture  du  livre  si  rebu- 
tante. 


144  L  ANNKIÎ    PFriLOSOPniQUE.    1911 

éléments  du  Savoir  eu  un  tout  où  la  Physique,  la  Logique  de 
la  Morale  s'empruntent  l'une  à  l'autre  leurs  règles  et  leurs 
caractères.  Sou  moi  pur  est  une  chimère  de  l'imagination, 
une  déformation  malheureuse  de  laperceptiou  de  Kant  et, 
parti  des  confins  de  l'acosmisme  éléatique,  le  système  aboutit 
à  un  naturalisme  évolutiouuiste  à  la  manière  de  Spencer  \ 

Après  cette  critique  de  Fichte,  il  nous  restera  peu  de  chose 
à  ajouter  en  ce  qui  concerne  Hegel.  Fichte,  selon  Scho- 
penhauer,  est  le  miroir  grossissant  des  défauts  de  Kant  ^  ;  l'on 
peut  ajouter  que  L'Encyclopédie  des  sciences  philosophiques  exa- 
gère eucore  les  erreurs  de  la  Théorie  de  la  Science.  La  déviation 
de  la  pensée  critique  s'y  accentue  d'une  manière  de  plus  en  plus 
marquée.  Le  devoir-être  est  éliminé,  l'idéal  se  réalise  dans  l'es- 
prit absolu,  mais  1  interprétation  du  système  n'eu  devient  ni 
plus  claire  ui  plus  facile.  Et  non  seulement,  la  question  se 
pose  en  théorie  de  savoir  quelle  a  été  la  pensée  véritable  de 
Hegel  ;  mais,  historiquement,  diverses  explications  ont  été 
proposées  et  l'on  a  eu  ce  spectacle  d'une  doctrine  dont  les  dis- 
ciples se  distinguaient  en  droite,  centre,  gauche  et  extrême 
gauche  à  l'imitation  des  assemblées  politiques.  Encore  est-il 
bon  de  remarquer  que  les  parlementaires  ne  se  sont  jamais 
targués  de  principes  identiques  el  qu'un  Socialiste  est  excu- 
sable de  ne  pas  se  rencontrer  sur  tel  ou  tel  point  particulier 
avec  un  monarchiste  ou  un  plébiscitaire,  attendu  qu'il  part 
de  conceptions  diamétralement  opposées  aux  leurs;  les  sec- 
tateurs de  Hegel,  au  contraire,  interprétant  les  formules  du 
Maître,  se  retrouvaient  à  tous  les  points  cardinaux  de  la 
pensée  philosophique,  et  cette  divergence,  n'est  pas  faite  pour 
inspirer  confiance  en  une  doctrine  que  chacun  reste  libre  de 
comprendre  à  sa  façon.  —  Si  on  le  rapproche  des  théories 
fichtéennes,  l'hélégianisme  apparaît  surtout  comme  une  com- 
plication. Au  lieu  de  partir  du  moi  pur,  Hegel  se  place  d'abord 
en  face  de  l'être,  puis  arrive  à  l'essence  et  à  la  notion,  dont 
l'idée  absolue  clôt  le  dialectique  en  opérant  le  passage  de  la 
logique  à  la  nature.  Celle-ci,  comme  élément  irrationnel, 
s'oppose  à  ridée,  la  nie  et  se  concilie  avec  elle  dans  l'esprit 


1.  Il  est  bon  de  remarquer  que  l'évolution,  chez  Ficlile,  est  toute  pénétrée 
de  moralité,  ce  qui  rapproche  son  système  de  celui  de  Socrétan;  mais,  pour 
notre  objet,  peu  importe,  les  lois  morales  n'étant  pas  moins  a-logiques  que 
les  lois  physiques. 

2.  Essai  sur  le  fondement  de  la  Morale.  Trad.  Burdeau  p.  80  et  suiv.  F. 
Alcan. 


LA   PHILOSOPHIE   ALLEMANDE   POSTÉRIEURE   A   KANT  145 

dont  le  dernier  terme  est  l'esprit  absolu,  la  réalisation  de 
l'idée  pour  soi.  Naturellement,  la  marche  progressive  se  fait 
par  thèse,  antithèse  et  synthèse  à  partir  des  deux  premiers 
termes,  l'être  et  le  non-être  qui  se  cumbioeut  dans  le  devenir  ; 
mais,  pas  plus  que  Fichte,  Hegel  n'a  songé  un  seul  instant  à 
distinguer  les  concepts  de  contradiction,  de  corrélation  et  de 
composition.  Sa  philosophie  de  la  nature  n'est  qu'une  série 
de  sopbismes,  par  lesquels  il  veut  forcer  les  lois  de  la  logique 
à  régenter  les  phénomènes  matériels.  Nous  n'insisterons  pas 
sur  ce  point,  qui  a  été  mis  pleinement  en  lumière  par  M.  Ben, 
Croce  '  ;  le  savant  auteur  italien  n'a  eu  aucune  peine  à  démon- 
trer l'inanité  de  la  tentative  d'assimiler  aux  moments  abstraits 
de  la  dialectique  les  degrés,  tous  réels  et  tous  subsistants,  de 
la  réalité  sensible.  Mais  il  n'a  pas,  semble-t-il,  suffisamment 
échappé  aux  prestiges  et  aux  fausses  clartés  de  la  logique 
transcende?itale  et  il  a  persisté  bien  à  tort  à  voir  dans  les 
catégories  une  union  de  contradictoires;  par  suite,  à  faire 
honneur  à  Hegel  de  la  découverte  d'un  principe  logique 
nouveau,  capable  de  révolutionner  la  philosophie.  Nous 
croyons,  bien  au  contraire,  que  la  soi-disant  dialectique  est 
une  pure  fantasmagorie  et  que  Hegel  a  reculé  au-delà  même 
de  Fichte.  Celui-ci  avait  évité  de  donner  de  trop  longs  déve- 
loppements sur  le  premier  et  le  second  principes  de  la  Théorie 
de  la  Science,  de  manière  à  arriver  rapidement  au  troisième, 
c'est-à-dire  à  la  synthèse  du  sujet  et  de  l'objet  ;  avec  elle  l'on 
entrait  dans  la  sphère  des  réalités  empiriques,  et,  à  partir  de 
ce  moment.  Ion  pouvait  à  la  rigueur,  interpréter  le  système 
en  un  sens  naturaliste  qui  le  mettait  en  posture  relativement 
satisfaisante.  La  doctrine  de  Hegel  est  plus  scrabreuse;  la 
logique  nous  oblige  à  subir  toutes  les  métamorphoses  de  l'être 
en  essence  et  de  l'essence  en  notion,  avant  de  nous  trouver  en 
face  de  la  nature  et  la  question  se  pose  inévitablement  de 
déterminer  la  valeur  de  ces  concepts  incomplets.  M.  Noël  et 
M.  Benedetto  Croce  s'accordent  à  voir  dans  l'hégélianisme  un 
idéalisme  où  la  nature  n'existe  que  par  et  pour  la  connais- 
sance, n'osant  pas  imputer  à  l'auteur  d'avoir  repris  le  réa- 
lisme de  la  période  anté-kantienne.  Nous  avouons  ne  pas  être 
absolument  de  leur  avis.  Sans  doute,  cette  manière  de  com- 
prendre Hegel  est  admissible,  mais  il  faut  avouer  qu'elle  con- 


1.  Benedbtlo  Croce,  Ce  qui  eal  vivant  et  ce  qui  est  mort  de  la  philosophie 
de  Hegel.  Trad.  Buriot,  p.  122  et  suiv.,  principalement  p.  155. 

P1U.0N,   -    Année  philos.  1911,  tO 


146  L  ANNEE   PHILOSOPHIQUE,    i9H 

duit  à  des  conséquonces  bien  inacceptables,  L'Idmtisinc  absolu 
ne  serait,  sous  cette  forme,  qu'une  réédition  du  système  de 
Fichte  sous  le  point  de  vue  de  la  corrélation,  c'est-à-dire  que 
le  dernier  terme  de  la  synthèse  intellectuelle,  l'esprit  absolu, 
existerait  seul  et  que  l'idée  et  les  consciences  empiriques, 
avec  tous  les  êtres  réels  seraient  réduits  à  l'état  de  pures 
abstractions.  L'acosmisme  s'installerait  en   maître  dans  la 
philosophie,  les  réalités  de  la  science  et  de  la  connaissance 
vulgaire  n'étant  pas  suffisamment  concrètes.  —  Pour  éviter 
cette  conclusion,  il  ne  servirait  de  rien  de  se  réfugier  au  sein 
de  l'interprétation  absolutiste,  déjà  rencontrée  quand  nous 
avons  examiné  la  doctrine  de  Fichte  sous  le  point  de  vue  de 
la  contradiction,  et  de  faire  de  l'idée  la  seule  réalité  ;  les  êtres 
contingents  ne  seraient  toujours  que  de  vaines  apparences,  à 
cela  près  toutefois  qu'ils  ne  seraient  plus  assez  universels;  de 
rechef,  la  raison  sombrerait  dans  le  néant  de  l'existence  phé- 
noménale. —  La  seule  interprétation  qui  ne  serait  pas  exposée 
à  la  même  critique  consisterait  à  comprendre  Hegel,  comme 
Fichte,  dans  le  sens  évolutionniste.  L'idée  serait,  malgré  son 
nom  un  principe  physique  d'explication  des  choses;  Hegel 
rejoindrait  Spencer  comme  le  prétendait  M.  Renouvier*  et  la 
logique,  la   nature  et  lesprit  ne  présenteraient  plus  qu'un 
tableau  empirique  des  développements  de  l'esseni      'uiver- 
gelle.  —  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  choi.sir         e  ces 
trois  explications.  Chacune  peut  se  soutenir  avec  des  appa- 
rences de  raison  et  aucune  ne  répond  pleinement,  sans  doute 
à  l'opinion  de  lauteur.  Comme  Fichte,  il  a  oscillé  entre  les 
interprétations  possibles,  passant  de  l'une  à  l'autre  suivant  la 
partie  de  son  système  qu'il  élaborait  tour   à  tour.  Fichte, 
cependant  avait  eu  le  mérite  d'éviter  en  parole  la  restauration 
du  monisme  naturaliste  et  avait  essayé  de  maintenir  malgré 
tout  le  principe  de  Kant,  la  réduction  du  monde  à  la  cou- 
science,  la  négation  du  réalisme  physique  et  spatial;  s  il  a, 
finalement  sombré  dans  la  philosophie  de  Schelling,  il  est 
remarquable  que  Hegel,  suivant  l'opinion  de  MM.  Noël  et 
Croce,  ait  tenté  de  faire  en  sens  inverse  le  chemin  qu'il  avait 
parcouru.  Sa  doctrine  serait  partie  de  Schelling  pour  revenir 
tant  bien  que  mal  à  l  idéalisme  kantien;  mais,  en  vérité,  ni 
M.  NoëL  ni  M.  Ben.  Croce  ni  M.  Reuouvier  n'ont  réussi,  à  nos 
yeux,  à  pénétrer  la  signification  véritable  de  l'hégélianisme, 

1.  Les  principes  de  la  Nature,  S»  édit.,  II,  p.  133  et  suiv. 


LA    PHILOSOPHIE    ALLEMANDE    POSTÉRIEURE    A    KANT  147 

et  nul  ne  pourra  se  flatter  d'y  parveoir  parce  que  ce  système 
est,  au  sens  vrai  du  mot,  iuiutelligible.  Confusion  et  Syncré- 
tisme de  tous  lespoiuts  de  vue,  la  pensée  hégélienne  flotte, 
au  gré  de  l'interprète,  d'Heraclite  à  Parméuide,  de  Berkeley  à 
Spinoza;  sans  aller  jusqu'à  dire  avec  Schopeuhauer  que 
chacun  peut  trouver  dans  ce  fatras  tout  ce  dont  il  a  besoin  S 
il  sera  bien  permis  de  conclure  que,  si  Hegel  a  prétendu 
donner  à  l'esprit  humain  une  règle  pour  s'élever  à  l'intelli- 
gence du  monde,  il  aurait  sagement  agi  en  commençant  par 
lui  en  fournir  une  qui  permît  d'entendre  sans  conteste  les 
ouvrages  mêmes  où  la  méthode  devait  se  révéler. 

Ch.  Maillard. 


1.  Philosophie  et  philosophes  (Parerga  e*  paralipomena).  Trad.  Dietrich, 
p.  183  (F.  Alcan). 


L IDÉALISME  PERSONNEL  D'OXFORD 

M.  HASTINGS  RASHDALL 


En  1902  paraissait  à  Londres  un  livre  intitulé  :  Idéalisme 
personnel,  essais  philosophiques  par  huit  membres  de  l'Univer- 
sité d'Oxford^.  Dans  la  préface  qui  ouvre  le  volume,  M.  Henry 
Sturt  explique  que  ce  recueil  doit  son  origine  aux  conversa- 
tions et  discussions  d'un  groupe  d'amis  attirés  tout  d'abord 
les  uns  vers  les  autres  par  leur  qualité  commune  de  mem- 
bres de  la  Société  philosophique  d'Oxford.  Cette  Société  avait 
été  fondée  au  printemps  de  1898,  et  parmi  quelques-uns  des 
membres  les  plus  assidus  aux  séances  une  certaine  sympathie 
de  vues  s'était  très  vite  manifestée.  Au  bout  de  deux  ans,  le 
courant  d'opinion  était  devenu  assez  défini  pour  suggérer  à 
M.  Sturt  l'idée  d'un  volume  d'essais.  Parmi  ceux  qui  sem- 
blaient susceptibles  d'y  collaborer,  il  fit  circuler  un  pro- 
gramme qui  formulait  en  ces  termes  l'objet  du  futur  ouvrage  : 
«  représenter  une  tendance  de  la  pensée  contemporaine, 
signaler  une  phase  ou  un  aspect  du  développement  de  lidéa- 
lisme  d'Oxford.  »  Cette  tendance  fut  résumée  dans  une  expres- 
sion que  M.  Sturt  croyait  créer  à  l'époque  où  il  rédigea  le 
programme,  quoique,  confesse-t-il,  l'étiquette  semble  être 
venue  d'une  manière  indépendante  à  l'esprit  d'autres  auteurs^ 
C'est  la  rubrique  qui  a  été  choisie  pour  titre  du  volume  : 
Idéalisme  personnel. 


1.  Personal  Idealism.  Philosophical  Essaysby  eight  inembers  of  Ihe  Uni- 
versity  of  Oxford.  Edited  by  Henry  Sturt.  London.  Macmillan  and  Go, 
1902. 

2.  M.  Sturt  note  que  le  professeur  Howison  l'emploie  pour  caractériser 
la  théorie  métaphysique  do  ses  Limites  de  l'Evolution,  ouvrage  publié  en 
1901. 


ilJO  L  ANNÉE   PHILOSOPHFQUE.    1911 

Les  adeptes  de  l'Idéalisme  personnel  anglais  eslimeut  que 
le  principe  de  la  personnalité  a  besoin  d'être  défendu  et 
affirmé  et  développé  —  même  dans  un  pays  anglo-saxon.  Et 
c'est  ce  qu'ils  se  sont  proposé  de  faire  en  cet  intéressant 
ouvrage.  Négligée  par  quelques-uns  des  principaux  penseurs 
de  nos  jours,  la  personnalité  a  été  attaquée  par  d'autres.  Ces 
attaques  sont  venues  de  deux  côtés  dilïérents  :  du  côté  du 
naturalisme  qui  nous  dit  :  vous  n'êtes  qu'une  résultante  tran- 
sitoire de  processus  physiques,  et  du  côté  de  l'absolutisme  qui 
nous  dit  :  vous  êtes  une  apparence  irréelle  de  l'Absolu.  Natu- 
ralisme et  Absolutisme,  voilà  les  adversaires  contre  lesquels 
l'idéalisme  personnel  doit  lutter. 

Pour  le  naturalisme,  cela  va  de  soi.  L'idéalisme  personnel 
n'est  qu'un  développement  du  mode  de  pensée  qui  a  dominé 
à  Oxford  pendant  les  trente  dernières  années*,  et  ainsi  il 
continue  la  polémique  de  la  philosophie  d'Oxford  contre  le 
naturalisme.  L'absolutisme  est  nu  adversaire  plus  insidieux, 
peut  être  plus  dangereux,  parce  qu'il  a  en  commun  avec 
l'idéalisme  personnel  la  conviction  fondamentale  que  l'uni- 
vers est  en  sou  fond  uliime  spirituel  —  assertion  qui  doit 
précisément  être  maintenue  contre  le  naturalisme. 

Tandis  que  les  idéalistes  personnels  prennent  une  attitude 
agressive  et  polémique  contre  le  naturalisme,  ils  estiment 
que  le  meilleur  moyen  de  combattre  l'absolutisme,  c'est  de 
lui  opposer  une  construction  rivale.  H  y  a  longtemps  que 
l'absolutisme  a  présenté  au  inontle  sa  théorie  de  la  connais- 
sance, de  la  morale  et  de  l'art  Cette  théorie,  si  suggestive 
qu  elle  soit,  n'a  pas  sati-fait  la  généralité  des  hommes  qui 
pensent,  parce  qu'elle  ne  s'accorde  pas  avec  les  faits.  «  Au 
lieu  de  nous  imposer  la  tâche  compliquée  de  réfuter  l'absolu- 
tisme,  nous  nous  sommes  sentis  libres  d'adopter  nu  autre 
plan,  plus  séduisant,  qui  consiste  à  ollrir  des  spécimens  d'un 
travail  construclif  fondé  sur  un  principe  susceptible  de 
rendre  mieux  justice  à  lexpérieuce.  » 

Il  est  à  remarquer  qu'au  bas  de  la  table  des  matières  du 
livre  publié  par  M  Slurt  nue  note  avertit  le  lecteur  que 
cha(|ue  auteur  n  est  res|)onsable  que  de  son  propre  essai. 
Malgré  leur  accord  foncier,  il  y  a  eu  effet  entre  les  collabora- 

1.  Vî.  Hôff'iin^n'a  pas  l'air  biea  sûr  de  l'esactitude  de  cette  prétention  : 
«  Ce  dernier  courant,  écrit  il.  croit  être  un  prol"ngt»tiieat  du  courant  de 
pensée  ijui  règne  depuis  trente  ans  à  O.îford.  h  (Philosophes  contemporains, 
p.  64). 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  loi 

leurs  dont  les  travaux  se  Irouveut  groupés,  des  divergences 
importantes.  Parmi  eux  figure  M.  Hastiugs  Rashdall,  fellow 
et  tuteur  du  New  Collège,  qui  a  écrit  le  huitièuie  essai  sur  la 
Personnalité  humaine  et  divine  :  c'est  lui  que  nous  choisirons 
dans  ce  groupe  de  philosophes  d'Oxford,  pour  exposer  avec 
quelque  détail  et  apprécier  ses  vues.  Il  a  du  reste  publié 
d'autres  travaux  encore  que  l'étude  recueillie  par  M.  Sturt. 
On  lui  doit  un  Essai  sur  la  base  uUime  du  théisme  \  un  gros 
ouvrage  en  deux  volumes  intitulé  :  Théorie  du  bien  et  du  mal^, 
un  petit  volume  sur  la  philosophie  et  la  religion^,  diverses  con- 
tributions aux  procès-verbaux  de  la  Société  Aristotélicienne 
(Vobjecticité  morale  cl  ses  postulats.  —  La  Causalité  et  les 
principes  de  la  preuve  historique  —  Nicholas  de  Ultricuria,  un 
Hume  du  moyen  'îge\)  enfin  divers  articles  dans  le  Mind,  dans 
le  Hibbcrt  Journal- 

Dans  sou  étudesur  la  philosophie  coutemporaine  en  Grande- 
Bretague,  M  J.  S  Mackenzie,  professeurà  l'Université  de  Gar- 
dilï,  écrivait  naguère  :  «  On  s'est  beaucoup  servi,  dans  ces  der- 
nières années  du  ternie  «  Méalistne  personnel  »  pour  délinir 
l'attitude  de  ceux  qui  attachent  une  importance  spéciale  à  la 
réalité  irréductible  de  1  individu.  Presque  tous  les  écrivains 
de  celte  école  ont  été  plus  ou  moius  iufluencés  par  Lotze...  Un 
des  écrivains  les  plus  caractéristi(]ues  de  cette  école  est 
M.  le  docteur  Hastiugs  Rashdall  qui  a  développé  sa  philoso- 
phie et  plus  particulièrement  les  conséquences  morales  de  sa 
philosophie  dans  un  livre  très  étudié  sur  la  «  Théorie  du  Bien 
et  du  Mal  ».  M.  Hastiugs  Rashdall  se  rapproche  de  Berkeley 
plus  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs...  Tout  ce  que  je  puis 

1.  The  Ultiraale  Basis  of  Theisni.  Essai  publié  dans  un  volume  inlitulé  : 
Conlentio  Verilalis.  Fssays  in  conslructive  theology,  by  six  Oxfoi'd  Tutors 
London.  John  Murray,  l'JOf. 

2.  Tlie  Theory  ofGood  and  Evil.  A  treatise  on  moral  philosophy.  Oxford, 
At  the  Clarendon  Press  .  4907. 

3.  Philosophy  and  Religion.  Six  lectures  deliverod  at  Cambridge.  Lon- 
don, Duckworth  et  Co,  1909.  —  M.  Rashdall  déclare  lui-môrae  que  les 
conférences  dont  le  groupement  forme  ce  petit  volume  peuvent  être  legar- 
dées  comme  étant  tantôt  une  condensation,  tantôt  un  développement  de 
i'Essai  sur  la  base  ullime  du  Ihéisme,  et  que  plusieurs  des  problèmes  dis- 
cutés dans  les  conférences  ont  été  traités  plus  sysiématiquemont  dans  l'Es- 
sai sur  la  personnalité  et  d  »ns  la  Théorie  du  bien  et  du  mal  [Philosophy  and 
Religion,  préface,  p.  ix-x.) 

4.  Procceilings  of  the  Aristotflian  Society.  London,  Wt//mn!.s  and  Nor- 
gale.  New  Séries:  Moral  objertivity  and  ils  postulâtes  (vol.  V,  1!)05),  Gau- 
sality  and  the  principles  of  hislorical  évidence  (vol.  VI,  1906).  Nicholas  de 
Ultricuria.  A  Mediœval  Hume  (vol.  VII,  1907). 


J52  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    19H 

iaire,  c'est  de  renvoyer  le  lecteur  à  la  «  Théorie  du  Bien  et  du 
Mal  »  par  Rashdall,  l'ouvrage  le  plus  considérable  qui  ait  été 
écrit  au  point  de  vue  de  l'école  en  question  '.  » 

I 

M.  Rashdall  revendique  catégoriquement  pour  lui-même  le 
litre  d'idéaliste  personnel  :  «  La  conception  de  l'Univers  que  j'ai 
tâché  très  inadéquatement  d'exposer,  déclare- t-il ,  est  une  forme 
d'Idéalisme'-.  De  plus,  en  tant  qu'elle  reconnaît  l'existence  — 
quoique  non  séparée  ni  indépendante — de  plusieurs  personnes, 
en  tant  qu'elle  regarde  à  la  fois  Dieu  et  l'homme  comme  des 
personnes,  sans  essayer  de  submerger  l'existence  d'aucune 
d'elles  dans  une  conscience  qui  enferme  tout,  comprennetout, 
on  peut  l'appeler  une  forme  d'Idéalisme  personnel'.  » 

D'après  M.  Rashdall,  il  n'y  a  pas  de  chose  telle  que  la 
matière  en  dehors  et  à  part  de  l'esprit.  Les  choses  ne  sont  pas 
des  réalités  existant  par  elles-mêmes,  elles  ne  sont  réelles  que 
lorsqu'elles  sont  prises  dans  leur  relation  avec  l'esprit.  Elles 
existent  pour  l'esprit,  non  pour  elles-mêmes.  Elles  existent 
pour  l'esprit,  puisque  les  choses,  telles  qu'elles  nous  sont 
connues,  sont  constituées  :  1°  par  des  expériences  (sentiments, 
feelings)  réelles  ou  par  un  contenu  idéal  dérivé  du  sentiment 
réel  ;  2'  par  des  expériences  conçues  comme  possibles;  3°  par 
des  relations.  Aucun  de  ces  éléments  ne  peut  exister  à  part 
de  l'esprit.  En  particulier,  une  relation  n'existe  pas  indépen- 
damment de  l'esprit  qui  la  conçoit,  qui  tient  ensemble  les 
deux  termes  et  saisit  le  rapport  entre  eux.  Tout  ce  que  nous 
connaissons,  tout  ce  dont  nous  pouvons  intelligiblement  affir- 
mer l'existence  doit  être,  soit  un  sentiment,  soit  une  qualité 
susceptible  d'être  sentie,  soit  une  relation,  soit  quelque  com- 
binaison de  ces  trois  termes  ^ 

Les  choses  hors  de  notre  esprit  ne  peuvent  pas  être  sem- 
blables aux  choses  dans  l'esprit.  L'impossibilité  de  choses 
matérielles  existant  eu  elles  mêmes  ressort  spécialement  du 
caractère  subjectif  ou  idéal  de  l'espace.  L'espace  est  fait  de 
relations  ;  l'espace  doit  donc  être  «  subjectif  »  dans  ce  sens 

1.  Revue  de  métaphysique  et  de  morale,  t.  XVI,  1908,  n»  y,  p.  593-695. 

2.  Cf.  Personality,  p.  370.   Vltimate  Basis,  p.  7. 

3.  Philosophy  and  Religion,  p.  120-121. 
i.  Vltimate  Basis,  p.  13.  15. 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  153 

qu'il  est  fait  par  l'esprit,  qu'il  existe  seulement  par  rapport  au 
sujet  qui  le  saisit.  Et  la  subjectivité  de  l'espace  emporte  avec 
elle  la  subjectivité  de  tout  ce  qui  est  daus  l'espace  '. 

M.  Rashdall  se  réfère  souvent  à  Berkeley  comme  au  pen- 
seur dont  il  relève  le  plus  immédiatement  :  «  Ses  écrits, 
déclare-t-il,  demeurent  l'expression  classique  de  l'opinion  que 
tous  les  idéalistes  conséquents  s'accordent  à  accepter  comme 
la  base  d'une  vraie  théorie  de  l'Univers  —  1  opinion  que  la 
«  matière  »  ou  les  «  choses  »  existent  seulement  dans  l'esprit 
ou  «  pour  l'esprit,  que  l'idée  de  matière  sans  esprit  est  une 
absurdité  impensable-  «.  Toutefois  notre  auteur  se  défend,  et 
avec  raison,  d'être  un  berkeleyiste  pur.  A  l'un  de  ses  cri- 
tiques qui  l'en  avait  accusé,  il  réplique  avec  décision  :  «  Le 
professeur  Watson  semble  admettre  que,  parce  que  j'ai  plus 
de  respect  pour  Berkeley  que  quelques  autres  idéalistes,  je 
suis  tenu  d'endosser  toutes  les  erreurs  sensationnistes  de 
Berkeley  ^^  ».  M.  Rashdall  estime  que  Berkeley  a  besoin  d'être 
corrigé  par  Kant*.  «  Berkeley,  explique-t-il,  est  sans  aucun 
doute  tombé  dans  l'erreur  de  traiter  notre  connaissance 
comme  si  elle  était  une  pure  succession  de  sentiments  :  il  a 
ignoré  beaucoup  trop  —  quoiqu'il  ne  l'ait  pas  ignoré  complè- 
tement —  cet  autre  élément  de  notre  connaissance,  la  relation 
intellectuelle,  ici  sans  doute  il  a  été  corrigé  par  Kant,  et  à 
peu  près  tous  les  idéalistes  modernes  doivent  avouer  qu'ils 
sont  sur  ce  .point  redevables  à  Kant.  Même  dans  l'acte  de 
saisir  une  succession  d'idées,  daus  le  simple  fait  de  recon- 
naître que  telle  sensation  vient  après  telle  autre,  il  y  a  un  élé- 
ment qui  ne  peut  pas  être  expliqué  par  la  pure  sensation.  La 
perception  du  fait  que  telle  sensation  est  venue  après  telle 
sensation  n'est  pas  elle-même  une  sensation  ))^  Ailleurs 
encore   M.  Rashdall   reproche  à   Berkeley  de  «  chercher  à 


1.  Ibid. 

2.  Ullimale  Dasis,  p.  8.  —  Si  c'est  Berkeley  qui  a  fait  la  vraie  découverte 
de  l'imniatOrialisme,  il  y  a  eu  un  penseur  au  moyen-àgo.  presque  ignoré 
des  historiens  de  la  philosophie,  Nicolas  d'Autrecourt,  doyen  de  Metz,  qui  a 
devancé  Berkeley  au  .xiv»  siècle  iPhUosophy  and  Relir/ion,  p  11-li).  M.  Rash- 
dall a  consacré  à  cet  idéaliste  ignoré  une  étude  dans  un  discours  présiden- 
tiel à  la  société  aristolélicienne  (discours  publié  dans  les  Proceedings  de 
cette  société,  volume  de  1907). 

3.  Prof.  Watson  on  Personal  Idcalism.  A  Reply  (dans  le  Mlnd.  New 
Set-ies,  vol.  XVIII.  1909,  p.  107  note). 

4.  UUhnale  Basis,  p.  8.  Philosophy  and  Religion,  p.  27. 

5.  Philosophy  and  Religion,  p.  27. 


Ibi  l'année   l'HILOSOl'HIQUK.    1911 

expliquer  l'espace  en  le  réduisant  à  de  pures  sensations  subjec- 
tives :  à  cet  égard  et  à  plusieurs  autres  il  a  été  corrigé  par 
Kunt  et  les  idéalistes  post-kantiens...  Il  faut  ajouter  aux  sen- 
sations ce  que  Kaut  appelait  les  «  catégories  »  intellectuelles 
de  Substance,  de  Quantité,  de  Qualité,  etc.  »  K 

On  voit  que,  quelle  que  soit  la  dette  de  M.  Raslidall  à  l'égard 
de  Berkeley  et  de  toute  l'école  einpiriste  anglaise,  il  n'en  est 
pas  moins  un  rationaliste  très  convaincu.  A  plusieurs 
reprises  il  repousse  la  méprise,  trop  répandue,  qui  consiste  à 
réduire  la  raison  au  simple  rôle  de  tirer  des  inférences  à  par- 
tir de  certaines  prémisses  -.  Il  tient  que  l'espace  ne  dérive  pas 
«  du  pur  sens  »  (from  mère  seuse),  mais  qu'  «  il  est  une 
forme  de  noire  pensée,  ou,  en  langage  k;iutien,  uue  forme  de 
notre  sensibilité  »  ^.  11  estime  que  la  causalité  ne  se  réduit  pas 
à  la  pure  succession,  ni  à  la  succession  uniforme  qu'on  ne 
peut  <>  tirer  cette  idée  de  l'expérience  comprise  dans  le  sens 
de  l'empirisme  seusationnisie  »,  mais  que  c'est  «  une  catégo- 
rie ultime,  purement  a  priori^  qui  ne  peut  être  définie  »'. 
«  Nous  avons  la  conviction  a  priori  —  aussi  claire  et  aussi 
forte  que  notre  conviction  a  priori  que  deux  et  deux  font 
quatre  et  ne  peuvent  faire  six  —  que  les  événements  ne 
peuvent  arriver  sans  cnuse  »^  «  Nous  n'avons  pas  besoin, 
déc!are-t  il  d'ailleurs,  d'examiner  des  milliers  de  cas  où  deux 
s'ajoutent  à  deux  pour  être  tout  à  fait  sûrs  que  le  résultat  est 
toujours  (jualre.  et  en  faisant  (tette  inférence  nous  ne  faisons 
pas  ap[)el  à  une  loi  plus  générale  d  unifoiniilé.  Nous  voyons 
simplement  (|ne  cebi  est  et  doit  toujours  être.  Stuart  Mill 
sans  doule  nous  dit  qu  il  n'a  aucune  diirii'uilé  à  supposer  que 
dans  la  région  des  étoiles  lixes  deux  et  deux  puissent  faire 
cinq,  mais  personne  ne  le  croit.  En  tout  cas  il  en  est  peu 
parmi  nous  qui  puissent  [)rétendre  à  de  tels  exploits  d'élasti- 
cité iutellectnelle  Aucune  accuinnlalion  de  témoignages  pro- 
duits par  des  voyageurs  revenus  des  étoiles  fixes,  quand  bien 
même  ce  ser-aient  des  évêijues  du  caracière  le  plus  élevé  ou  de 
savants  professeurs  de  sciences  physi(|ues,  ne  nous  induirait 
à  donner  créance  un  seul  momeui  à  un  tel  récit.  Nous  voyons 

i.  Philosophy  and  Rfligion,  p.  la-16. 

2    l'hi!ns)pln/  and  Religion,  p.  llfi.  —  Art.  sur  uu  livre  de  M.  Galloway 
dans  le  Hibbert  Journal   di^  janvier  190fi.  p.  440. 

3.  U  tiniale  Rasis.  pp    l'J  2  >.  Pliilosophy  and  Religion,  p.  51. 

4.  Ullimafe  Basis.  p.  29.  Personality,  p.  3Ty-;{80. 

5.  VltJmale  Basis,  p.  al. 


L  IDEALISME   PERSONNEL    D  OXFORD  15b 

simplement  que  deux  et  deux  doivent  faire  quatre,  et  qu'il  est 
inconcevable  qu'ils  fassent  jamais  cinq,  même  exceptionnel- 
lement »  ^ 

L'idéalisme  de  Berkeley  était  tout  entier  suspendu  à  l'exis- 
tence de  Dieu.  M  Rashdall  ne  répudie  pas  celte  partie  de  la 
doctrine.  Bien  au  contraire,  il  la  reproduit  et  y  insiste.  Le 
monde  doit  exister  dans  un  esprit.  Mais  son  esse  ne  peut  rési- 
der uniquement  dans  des  esprits  tels  que  les  nôtres.  «  Ma 
propre  raison,  faisant  des  inféreuces  à  partir  de  ma  propre 
expérience,  m'assure  que  le  monde  existait  alors  que  je 
n'étais  pas  —  lorsqu'aucun  ancêtre  humain  ou  infra-humain 
n'était  là  pour  contempler  la  planète  en  fusion  ou  la  nébuleuse 
en  train  de  se  contracter.  Je  ne  puis  pas  comprendre  mon 
expérience  présente  sans  faire  cette  supposition.  Il  doit  donc 
y  avoir  eu  une  conscience  pour  laquelle  le  monde  a  toujours 
existé.  Le  fait  même  que  je  sais  qu'il  y  a  des  choses  que  je  ne 
connais  pas,  et  que  ce  que  je  connais,  je  ne  le  connais  qu'im- 
parfaitement, prouve  l'existence  d'une  intelligence  univer- 
selle qui  connaît  parfaitement,  si  le  mot  être  (quand  il  est 
appliqué  à  une  chose)  signifie  être  expérimenté,  éprouvé. 
L'idéalisme  prouve  donc  l'existence  d'un  Penseur  universel  »  ". 
Il  la  prouve  d  une  façon  «  absolument  couvaiucante  et  logi- 
quement irréfutable  ».  «  L'existence  de  Dieu  est  une  absolue 
nécessité  de  la  pensée.  Elle  n'est  pas  prouvée  à  la  façon  où 
une  vérité  particulière  de  science  peut  être  démontrée,  comme 
découlant  logiquement  de  quelque  autre  vérité  particulière. 
Et  il  ne  me  paraît  pas  non  plus,  à  moi  du  moins,  que  lexis- 
tence  de  Dieu  soit  évidente  par  elle-même  dans  le  sens  où  les 
axiomes  des  mathématiques  sont  évidents  par  soi.  Mais  c'est 
une  croyance  qui  est  nécessaire  pour  expliquer  notre  expé- 
rieuce.  On  s'aperçoit  à  la  réflexion  qu'elle  est  nécessairement 
impliquée  ou  enveloppée  dans  toute  notre  expérience  »  ^. 

Le  Penseur  universel  auquel  l'idéalisme  nous  conduit  doit 
être  non  seulement  raison,  intelligence,  connaissance,  mais 
encore  sentiment  et  volonté,  car  psychologiquement  nous  ne 
pouvons  concevoir  ce  que  pourrait  bien  être  cette  abstraction  : 
une  pensée  pure,  séparée  de  toute  connexion  avec  le  sentiment 
et  la  volonté.  Dans  toutes  les  consciences  que  nous  connais- 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  33. 

2.  Personalily.  p.  376.  Cf.  Vltimate  Basis,  p.  20-21. 

3.  L'itimate  Basis,  p.  20-il. 


156  l'année  philosophique.  1911 

sons,  dans  chaque  moment  de  notre  propre  conscience  immé- 
diate claire,  nous  trouvons  pensée,  sentiment,  volonté  *. 

Ainsi  bien  peut-on  arriver  à  établir  l'existence  de  la 
Volonté  divine  par  une  autre  voie,  par  l'étude  de  l'idée  de 
causalité.  Dans  nos  expériences  de  la  nature  externe,  nous  ne 
rencontrons  rien  que  succession,  jamais  causalité.  L'unifor- 
mité de  la  nature  est  un  postulat  de  la  science  physique,  non 
une  nécessité  de  la  pensée.  L'idée  de  la  causalité  est  dérivée 
de  notre  conscience  de  la  volition.  Causalité  =  activité.  C'est 
en  vain  que  l'on  essaie  parfois,  comme  l'a  fait  Hume,  de 
détruire  en  l'expliquant  cette  conscience  immédiate  de  la 
volition,  en  disant  que  tout  ce  que  je  connais  immédiatement 
se  réduite  la  succession  de  mes  expériences  subjectives ^  La 
causalité  vraie  et  intégrale  implique  à  la  fois  la  cause  finale 
et  la  cause  efficiente.  Nous  savons  pourquoi  une  chose  est 
arrivée  quand  nous  savons  :  1°  qu'elle  a  réalisé  une  fin  à 
laquelle  la  raison  attribue  de  la  valeur,  et  2°  quelle  a  été  la 
force  ou  plutôt  (pour  éviter  les  abus  dont  le  mot  est  suscep- 
tible) l'être  réel  qui  a  changé  cette  fin  de  pure  idée  en  actua- 
lité, c'est  à-dire  en  expérience  actuelle  de  quelque  âme^ 
D'une  telle  activité  nous  avons  conscience  en  nous  mêmes.  La 
volition  nous  présente  l'union  de  la  force  ou  pouvoir  avec 
une  fin  consciemment  saisie.  L'idée  de  cause  et  l'idée  de 
volonté  s'impliquent  l'une  l'autre  mutuellement.  Cela  posé, 
de  quelques-unes  de  ses  expériences  l'homme  trouve  la  cause 
en  lui-même.  Il  a  conscience  d'être  la  cause  de  ses  propres 
actions,  c'est-à-dire  il  a  conscience  de  déterminer  ses  propres 
volitions,  et  en  de  certaines  limites  il  trouve  que  cesvolitions 
produisent  des  effets  dans  le  monde  de  son  expérience.  Il  veut 
manger,  et,  si  son  organisme  est  dans  un  état  de  santé,  si  la 
nourriture  est  à  sa  portée,  il  mange  eu  effet.  Mais  là  où 
aucune  volition  semblable  ne  s'est  produite,  les  expériences 
qui  lui  arrivent  ne  sont  pas,  il  lèsent,  causées  par  lui-même; 
plusieurs  d'entre  elles  sont  imprévues,  plusieurs  même  sont 
peu  bienvenues.  Il  ne  les  cause  pas  :  pourtant  sa  raison  lui  dit 
qu'elles  doivent  avoir  une  cause.  Si  la  seule  cause  dont  j'ai 
immédiatement  conscience  est  la  volonté  d'un  être  rationnel 
conscient,  n'est-il  pas  raisonnable  d'inférer  que  quelque  acti- 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  44.  Vllimale  Basis,  p.  23-25,  31-32.  Perso- 
nality,  p.  380. 

2.  Philosophy  and  Religion,  p.  40. 

3.  Personaiity,  p.  380.  Ultimale  Basis,  p.  30. 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  157 

vite  analogue  est  à  l'œuvre  dans  le  cas  de  ces  phénomènes  que 
nous  ne  voyous  aucune  raison  d'attribuer  aux  actions  volon- 
taires des  hommes  et  des  animaux^?  Si  les  évéuements 
doivent  avoir  une  cause  —  et  nous  ne  connaissons  aucune 
autre  cause  que  la  volonté  —  il  est  raisonnable  d'inférer  que 
les  événements  que  nous  ne  causous  pas  doivent  être  causés 
par  quelque  autre  volonté,  et  l'unité  systématique  de  la  nature 
implique  que  cette  cause  doit  être  une  volonté.  Ainsi,  c'est 
une  nécessité  de  la  pensée  de  supposer  que  rien  de  ce  qui 
commence  ne  peut  commencer  sans  une  cause  pour  laquelle 
il  commence  à  être.  L'unité  de  la  nature  réclame  une  cause 
unique,  une  Cause  Universelle,  une  Volonté  universelle  qui 
s'est  proposé  une  fin  -. 

La  réalité  ultime,  le  fondement  ou  la  source  ou  la  cause  de 
tout  ce  qui  arrive  doit  être  une  volonté  rationnelle.  Si  l'on 
admet  un  Penseur  universel  en  le  concevant  comme  une 
volonté,  il  faudra  le  concevoir  comme  voulant  tout,  comme 
voulant  au  moins  tout  ce  qui  n'est  pas  voulu  par  quelque 
volonté  moindre.  Nous  sommes  conscients  d'objets  que  nous 
connaissons  et  voulons,  et  d'autres  que  nous  connaissons,  mais 
que  nous  ne  voulons  pas.  Dieu  doit  vouloir  tous  les  objets 
de  sa  propre  pensée,  c'est-à-dire  le  monde  ^. 

Nous  sommes  ainsi  conduits  par  la  spéculation  idéaliste  à 
attribuer  à  Dieu  dans  leur  perfection  tous  les  traits  caracté- 
ristiques qui  sont  impliqués  dans  l'idée  de  personnalité,  et 
qu'aucune  personne  humaine  ne  réalise  jamais  en  entier.  Le 
Dieu  qui  connaît  parfaitement  le  monde  imparfaitement 
connu  de  nous,  possède  de  même  parfaitement  la  personnalité 
que  nous  ne  possédons  qu'approximativement.  Dieu  est  un 
être  qui  persiste  à  travers  ses  expériences  successives,  qui  se 
distingue  lui-même  des  objets  de  sa  pensée,  qui  se  distingue 
lui-même  de  toutes  les  autres  consciences,  et  qui  veut  en  har- 
monie avec  la  conception  d'une  fin  ou  d'un  bien  idéaP.  Il  y  a 
des  personnes  qui  hésitent  à  lui  attribuer  la  personnalité, 
parce  que  la  personnalité  semble  porter  avec  elle  les  limita- 
tions de  la  personnalité  humaine.  Si  tout  ce  que  l'on  entend 
par  de  tels  scrupules,  c'est  que  Dieu  ne  peut  pas  être  conçu 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  41. 

■2.  UUimate  Basis,  p.  26-27. 

3.  Persoiiality,  p.  377.  UUimale  Basis,  p.  U. 

i.  Personality,  p.  376. 


158  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

comme  sujet  aux  mêmes  limitalious  de  puissance  et  de  cou- 
naissance  que  les  personnes  humaines,  il  pourrait  être  fait 
droit  à  l'objection  en  disant  que  Dieu  doit  être  conçu  comme 
supra  personnel.  «  Après  tout,  nous  pouvons  dire  avec  Lotze 
que  lidéal  de  la  personnalité  est  un  idéal  qui  n'est  jamais 
pleinement  réalisé  par  la  conscience  humaine,  et  que  Dieu  est 
le  seul  être  qui  soit  dans  le  sens  le  plus  plein  et  le  plus  com- 
plet une  personne  ^  » 

II 

Le  monde  doit  être  conçu  comme  étant  en  dernière  analyse 
une  expérience  dans  l'esprit  de  Dieu,  expérience  dont  cer- 
taines parties  sont  communiquées  progressivement  aux 
esprits  inférieurs  tels  que  nous.  Et  cetie  expérience  —  à  la 
fois  l'expérience  complète  qui  est  dans  son  propre  esprit  et 
aussi  la  partie  qui  eu  est  communiquée  aux  esprits  inférieurs 

—  doit  être  conçue  comme  voulue  par  Dieu.  Cette  expérience 

—  le  monde  tel  que  nous  le  connaissons  —  consiste  dans  un 
certain  nombre  de  changements  qui  se  produisent  dans  le 
temps.  Devons-nous  concevoir  la  série  des  événements  dans 
le  temps  comme  ayant  un  commencement  et  comme  devant 
avoir  peut  être  une  fin,  ou  comme  étant  sans  commencement 
ni  lin  ?  Que  faut-il  penser  de  lidée  théologique  de  création, 
qui  a  été  souvent  définie  comme  création  de  rien  ?  On  a  par- 
fois prétendu  que  l'idée  de  création  ou  de  commencement 
absolu  du  monde  était  impensable.  C'est  une  assertion  a 
priori,  injustifiée  —  tout  aussi  peu  justifiée  que  l'idée  connexe 
d'après  laquelle  l'uniformité  de  la  nature  serait  une  nécessité 
afrioriAe  la  pensée.  Sans  doute  la  notion  d'un  absolu  com- 
mencement de  toutes  choses  est  assez  impensable  :  si  nous 
concevons  Dieu  comme  ayant  créé  le  monde  à  un  point  défini 
du  temps,  nous  devons  supposer  que  Dieu  lui-même  a  existé 
avant  celte  création.  Nous  ne  pouvons  pas  concevoir  un 
événement  dans  le  temps  sans  concevoir  un  temps  avant  lui, 
et  le  temps  ne  peut  pas  être  conçu  comme  un  temps  purement 
vide.  Il  doit  nécessairement  y  avoir  eu  des  événements  de 
quelque  espèce,  quand  bien  môme  ces  événements  seraient 
conçus  comme  des  expériences  purement  subjectives  n'impli- 
quant aucune  relation  à  l'espace.  Un  commencement  de  l'exis- 

1.  Ultimaie  Basis,  p.  32-33. 


l'idéalisme  personnel  d  oxford  159 

tence  est  à  vrai  dire  impensable.  Mais  il  n'y  a  aucune  difficulté 
à  supposer  que  cette  série  particulière  de  phéuomèDes  qui 
constitue  notre  Univers  physique  peut  avoir  eu  un  commen- 
cement dans  le  temps.  D'un  autre  côté,  il  n'y  a  pas  de  preuve 
positive  qu'elle  ait  eu  un  tel  commeucemeut  ^  En  dernière 
analyse,  la  question  de  savoir  si  notre  univers  matériel,  con- 
sidéré comme  l'objet  de  l'esprit,  a  eu  un  commencement  et 
aura  une  fin,  est  une  question  que  nous  u'avons  aucune 
donnée  pour  décider-.  Il  est  sans  doute  plus  difficile  de  nous 
représenter  un  commeucement  de  l'espace  ;  et  la  notion  d'un 
espace  vide,  éternellement  pensé,  mais  nou  éternellement 
rempli  par  une  série  quelconque  de  phénomènes  de  lespèce 
de  ceux  qui  occupent  présentement  l'espace,  est  uue  concep- 
tion plutôt  difficile,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  absolument 
impossible.  La  question,  par  conséquent,  de  savoir  s'il  y  a  eu 
un  commencement  de  la  série  des  événements  qui  constituent 
l'histoire  de  notre  monde  physique  doit  rester  ouverte. 
Naturellement  si  l'argument  de  lord  Kelvin  est  accepté,  s'il 
est  justifié  à  prétendre  en  se  fondant  sur  des  motifs  purement 
physiques  que  la  distribution  présente  de  l'énergie  dans 
l'univers  est  telle  qu'elle  ne  peut  être  résultée  d'une  série 
infinie  de  changements  physiques  antérieurs,  si  la  science 
peut  prouver  que  la  série  est  finie,  les  conclusious  de  la  science 
doivent  être  acceptées.  La  métaphysique  n'a  rien  à  dire  pour 
ou  contre  une  telle  opinion.  C'est  une  question  de  physique 
sur  laquelle  M.  Rashdall  déclare  ne  pas  se  risquera  exprimer 
une  opinion  quelconque". 

On  ne  s'explique  pas  bien  la  timidité  de  l'analyse  du  philo- 
sophe d'Oxford.  La  conception  qu'il  se  fait  de  l'idée  de  la  cau- 
salité et  la  preuve  qu'il  a  tirée  de  cette  idée  même  eu  faveur 
de  l'existence  de  Dieu  devraient  le  conduire  plus  loin,  semble- 
t-il.  Il  est  assez  curieux  qu'il  ne  voie  pas  que  si  le  monde  est 
subordonné  à  la  volonté  de  Dieu,  est  voulu  par  Dieu,  s'il  est 
un  produit  de  la  volonté  de  Dieu,  il  résulte  inévitablement 
d'un  acte,  et  suppose  par  conséquent  un  temps  où  il  u'était 
pas  et  un  temps  où  il  a  commencé  d'être.  La  question  du 
commencement  de  notre  univers  ne  peut  rester  une  question 
ouverte  pour  qui  croit  à  un  Dieu  cause. 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  S7-89. 

-2.  Philosophy  and  Religion,  p.  l'.'O.  Personalili/.  p.  393. 

3.  Philosophy  and  Religion,  p.  89-00. 


460  l'année   l'IIir.OSOPHIQUE.    1911 

La  difficulté  du  commencement  de  l'espace  n'eu  est  une  que 
pour  les  réalistes  M.  Rashdall  concède  que  ce  n'est  pas  une 
conception  absolument  impossible,  mais  il  tient  à  ce  qu'elle 
soit  un  peu  difficile.  Ou  ne  voit  pas  bien  cette  difficulté  dans 
le  point  de  vue  idéaliste  intégral,  qui  n'admet  pas  la  réalité 
vraie  de  l'espace  et  proclame  la  contingence  de  l'espace  par 
rapport  à  l'esprit.  Il  faut  toutefois  remarquer  que  si  notre 
auteur  aboutit  eu  somme  à  concevoir  l'éternité  a  parte  ante 
comme  une  succession  infinie,  et  à  éterniser  la  succession 
dans  le  passé,  il  ne  semble  pas  éterniser  de  la  môme  façon 
l'espace,  puisque,  au  cas  où  on  admettrait  le  commencement 
du  monde  pbysique,  il  se  borne  à  postuler  auparavant  des 
événements  qui  n'impliquent  pas  de  relation  au  lieu. 

Toute  la  discussion  sur  le  temps  et  le  commencement 
manque  de  la  clarté  et  de  la  précision  qu'y  eût  introduites  la 
critique  de  linfîni.  Indépendamment  des  données  et  des 
résultats  de  la  science,  la  métaphysique  a  parfaitement  son 
mot  à  dire  dans  le  problème.  Car  la  critique  de  l'infini  la 
concerne  très  directement.  M.  Rashdall  paraît  mettre  sur  le 
même  plan  les  deux  idées  de  commencement  et  de  fin,  mais 
la  situation  est  bien  différente.  11  n'y  a  aucune  contradiction 
logique  dans  l'idée  d'un  monde  qui  ne  finira  pas  ^  il  y  en  a 
une  au  contraire  dans  l'idée  d'une  série  d'événements  passés 
qui  n'aurait  pas  commencé.  M.  Rashdall  semble  vouloir  faire 
de  l'existence  de  Dieu  avant  la  création  (au  cas  où  l'on  admet- 
trait une  création  temporelle),  une  existence  de  tout  temps 
successive,  et  ainsi  il  se  heurte  sans  paraître  y  prendre  garde 
à  la  contradiction  du  nombre  infini  -.  Il  est  inférieur  à 
Dùhring  à  cet  égards  Mais  cette  dernière  réflexion  doit  nous 
conduire  à  étudier  de  plus  près  les  idées  de  M.  Rashdall  sur 

le  temps. 
L'idéaliste  d'Oxford  se  pose  la  question  suivante  :  Est-ce  que 

1.  Si  on  croit  pouvoir  ou  devoir  affirmer  la  fin  de  l'univers  matériel, 
spatial,  c'est  pour  des  raisons  différentes,  et  cette  fin  n'implique  pas  celle 
do  tous  les  esprits. 

2.  On  peut  s'étonner  que  M.  Rashdall  ne  songe  pas  à  appliquer  au  pro- 
blème du  temps  la  négation  si  nette,  qu'il  fait  ailleurs,  de  l'infini  de  quan- 
tité :  «  L'idée  d'un  univers  dans  lequel  il  y  aurait  une  quantité  infinie  de 
bien  contient  une  contradictio  in  adjecto.  Quelque  quantité  de  bien  qu'il  y 
ait  dans  le  monde,  nous  pourrions  toujours  demander  :  «  Pourquoi  pas  plus 
de  bien?  »  et  ainsi  de  suite  ad  inpniium.  L'ôtre  réel  doit  être  un  être 
d'une  quantité  définie.  >;  (Theory  of  Good  and  Evil.,  t.  Il,  p.  344-345.) 

3.  Cf.  notre  étude  sur  Diihring.  Année  philosophique  de  1909  (20«  année, 
p.  105  et  suiv.) 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  161 

la  série  de  tous  les  événements  ou  de  toutes  les  expériences, 
physiques  ou  psychiques  (non  pas  uniquement  la  série  parti- 
culière qui  constitue  notre  univers  physique)  doit  être  conçue 
comme  finie  ou  infinie?  Et  il  répond  :  d'un  côté,  il  implique 
contradiction  de  parler  d'une  succession  temporelle  qui  aurait 
un  commencement  :  un  temps  qui  n'a  pas  de  temps  avant  lui 
n'est  pas  un  temps  du  tout,  pas  plus  qu'un  espace  limité  ne 
serait  l'espace.  D'autre  part,  nous  trouvons  également  ou 
jDresque  également  inconcevable  l'hypothèse  d'une  série 
infinie  d'événements  dans  le  temps  :  une  série  d'événements, 
qu'aucune  énumération  possible  de  ses  membres  ne  rendra 
plus  petite  en  rien,  est  pour  nous  impensable,  dès  que  nous 
la  regardons  comme  exprimant  la  vraie  nature  d'une  réalité 
positive,  et  non  pas  comme  un  simple  résultat  de  l'abstraction 
mathématique.  Ici  donc  nous  sommes  en  présence  d'une  anti- 
nomie —  une  apparente  contradiction  dans  notre  pensée  — 
que  nous  ne  pouvons  ni  éviter  ni  surmonter.  C'est  une  des 
antinomies  classiques  reconnues  parla  philosophie  kantienne 
—  la  seule,  peut-on  ajouter,  que  ni  Kant  lui-même  ni  aucun 
de  ses  successeurs  n'ait  rien  fait  pour  atténuer  ou  pour 
écarter.  L'échappatoire  familière  aux  idéalistes  post-kantiens 
consiste  à  dire  que  Dieu  est  lui-même  hors  du  temps,  et  voit 
éternellement  la  série  entière  en  même  temps.  Mais  d'abord 
on  ne  triomphe  pas  par  là  de  la  difficulté  :  même  si  Dieu  voit 
la  série  entière  tout  d'un  coup,  il  doit  la  voir  comme  limitée 
ou  comme  infinie,  et  la  vieille  antinomie  perce  de  nouveau 
lorsque  nous  essayons  de  penser  l'un  ou  l'autre  terme  de 
l'alternative.  Et  secondement  quand  vous  essayez  de  conce- 
voir Dieu  comme  contemplant  simultanément  une  série  tem- 
porelle tout  entière  qui  lui  est  réellement  présente  dans  son 
ensemble,  la  série  n'est  plus  une  série  temporelle.  Vous  l'avez 
changée  en  quelque  autre  espèce  de  série  —  en  une  série  spa- 
tiale, en  définitive.  Vous  avez  coupé  le  nœud,  au  lieu  de  le 
dénouer.  «  Je  n'ai  aucun  doute  que  l'existence  de  cette  antino- 
mie n'indique  le  fait  qu'il  y  a  quelque  façon  de  penser  le 
temps  qui  supprime  la  difticulté;  mais  nous  sommes,  pour 
autant  que  je  puis  le  voir,  incompétents  pour  la  trouver.  Les 
philosophes  répugnent  à  l'idée  d'un  problème  insoluble. 
Qu'ils  continuent  donc  à  essayer  de  le  résoudre.  Je  puis  seu- 
lement dire  que  je  ne  trouve  aucune  difficulté  à  montrer  la 
futilité  des  solutions,  quelles  qu'elles  soient,  de  la  question  du 
temps  que  j'aie  rencontrées  jusqu'à  présent.  Pour  le  présent 

PiLLO.N.  —  Année  philos.  1911.  H 


162  l'année  philosophique.  1911 

au  moins  —  je  soupçonne  fortement  pour  jamais  —  nous 
devons  adhérer  en  cette  matière  à  un  respectueux  agnosti- 
cisme. Nous  pouvons  montrer  l'absurdité  qu'il  y  a  à  regarder 
le  temps  comme  simplement  subjectif  ;  nous  pouvons  mon- 
trer que  le  temps  appartient  à  l'essence  même  de  l'univers 
que  nous  connaissons;  nous  pouvons  montrer  qu'il  est  aussi 
«  objectif  ))  que  n'importe  quoi  d'autre  à  notre  connaissance. 
Mais  comment  concilier  cette  objectivité  avec  la  difTiculté  de 
concevoir  une  succession  sans  fin,  aucun  philosophe  n'a  beau- 
coup fait  pour  l'expliquer  ^  »  Dieu  demeure  d'ailleurs,  d'après 
M.  Rashdall,  un  Dieu  créateur,  que  l'acte  de  création  soit 
dans  le  temps,  ou  qu'il  soit  éternellement  continu,  ou  qu'il 
soit  entièrement  hors  du  temps  (s'il  y  a  quelque  signification 
dans  ces  termes)  -. 

Comme  ces  derniers  mots  le  montrent,  la  question  que 
M.  Rashdall  discute  est  celle  de  savoirnonpass'ilyaeuels'ily 
a  création  du  monde  par  Dieu,  mais  si  cette  création  a  été  tem- 
porelle ou  si  elle  est  éternelle  —  sans  commencement  dans  le 
temps  —  ou  si  elle  est  hors  du  temps.  Sur  quoi  on  peut  faire 
observer  qu'il  est  contradictoire  de  parler  de  causalité  intem- 
porelle :  M.  Rashdall  déclare  lui-même  que  «  le  temps  est 
essentiel  à  l'idée  de  causalité  ^  «  L'idée  d'une  causalité  éter- 
nelle sans  commencement  n'est  guère  plus  concevable.  En 
revanche  l'antinomie  à  laquelle  M.  Rashdall  nous  laisse 
acculés  est,  quoi  qu'il  en  dise,  susceptible  d'une  très  ration- 
nelle solution.  Le  néo-criticisme  français  a  montré  depuis 
longtemps  qu'une  succession  infinie  passée  est  positivement 
contradictoire  :  même  dans  l'abstraction  mathématique  l'infini 
de  quantité  conçu  comme  réalisé  est  contradictoire,  tandis 
qu'il  n'y  a  —  Dûhring  l'a  fort  bien  vu  —  aucune  contradiction 
à  parler  d'une  succession  qui  aurait  commencé. 

On  peut  regretter  que  M.  Rashdall  n'ait  pas  mieux  senti, 
avec  la  nécessité  de  faire  droit  à  la  critique  rationnelle  de 
l'infini,  la  nécessité  de  dégager  le  temps  vrai  du  temps  spatial. 
Il  répugne  aux  tentatives  faites  pour  afïrauchir  les  réalités 
spirituelles  et  intellectuelles  de  l'enveloppe  spatiale  dont 
l'imagination  les  revêt.  Il  se  refuse  à  ramener  l'intensité  à  la 
qualité,  comme  M.  M.  Pillon  et  Bergson.  Il  a  besoin,  pour  sa 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  91-92. 

2.  Ibid.,  p.  92. 

3.  Ibid.,  p.  41,  note. 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  163 

construction  morale,  que  l'on  puisse  comparer  et  évaluer 
quantitativement  les  plaisirs  ^  11  considère  le  temps  comme 
continu  (en  quoi  il  ne  diffère  pas  sans  doute  de  M.  Bergson 
qui  se  fait  encore  du  temps  une  notion  spatiale  à  ce  point  de 
vue,  mais  en  quoi  il  diffère  très  nettement  de  M.  Pillou)  :  «  Il 
est  quelquefois  admis,  écrit-il,  que  nous  ne  pouvons  pas  addi- 
tionner le  plaisir  à  moins  de  supposer  que  le  plaisir  soit  fait 
d'un  certain  nombre  de  plaisirs  isolés,  comme  si  la  quantité 
était  nécessairement  discrète.  Mais  l'espace  et  le  temps  et  tout 
ce  qui  occupe  de  l'espace  et  tout  ce  qui  occupe  du  temps 
possède  de  la  quantité  et  pourtant  l'espace  n'est  pas  constitué 
de  points  ni  le  temps  de  moments-.  >^  Le  caractère  spatial  du 
temps  tel  que  le  conçoit  M.  Rashdall  se  montre  encore  dans 
ces  lignes  :  «  Le  plaisir  le  plus  bref  occupe  un  temps  sensible  : 
et  il  n'y  a  pas  de  temps  dont  on  ne  puisse  concevoir  qu'il  soit 
subdivisé  en  deux  moitiés.  Le  plaisir  doit  être  dans  le  temps, 
et  le  temps  ou  l'état  temporel  qui  est  incapable  d'être  divisé 
n'est  pas  du  temps  ou  dans  le  temps  ^  »  Enfin,  à  propos  de 
l'ouvrage  de  M.  Bergson,  VEssai  sur  les  données  immédiates  de 
la  conscience,  M.  Rashdall  formule  ses  réserves  en  ces  termes  : 
«  Je  ne  puis  le  suivre  dans  sa  tentative  de  montrer  qu'il  est 
absurde  de  dire  qu'un  état  psychique  est  plus  intense  qu'un 
autre — que  les  états  psychiques  diRéreni  seulement  qualitati- 
vement, et  qu'il  n'y  a  pas  de  chose  telle  qu'une  quantité  inten- 
sive... M.  Bergson  me  parait  encore  plus  échouer  dans  sa 
tentative  de  montrer  qu'il  n'y  a  pas  de  quantité  même  dans  la 
durée  réelle  (la  durée  telle  qu'elle  est  expérimentée  réelle- 
ment). Il  indique  d'une  manière  instructive  bien  des  erreurs 
qui  ont  pris  naissance  dans  le  transport  au  temps  des  traits 
caractéristiques  de  l'espace  :  il  est  moins  convaincant  quand 
il  affirme  que  le  temps  et  l'espace  n'ont  absolument  rien  de 
commun,  et  que  l'application  de  l'idée  de  quantité  à  des  états 
mentaux  naît  non  seulement  d'un  transport,  mais  d'un  trans- 
port illégitime  d'idées  spatiales  au  temps  *.  » 

Si  on  dégage  le  temps  vrai  du  temps  spatial,  la  critique  de 
l'infini  conduit  forcément  à  admettre  que  le  nombre  des  rap- 
ports de  succession  relatifs  au  passé  est  fini,  qu'il  y  a  donc  eu 

1.  Tkeory  of  Good  and  Evil.,  t.  II,  pp.  16,  17,  22,  23,  2o,  27-28. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  28. 

3.  Ibid.,  p.  U. 

4.  Ibid.,  p.  26. 


164  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

un  premier  rapport  de  succession,  que  ce  rapport  n'a  existé 
comme  tel  qu'avec  le  second  terme  (le  premier  étant  en 
dehors  de  la  succession  elle-même)  et  donc  que  la  succession 
a  commencé,  ayant  derrière  elle  un  terme  non-successif, 
quoique  non-intemporel,  car  on  doit  y  mettre  la  simulta- 
néité. Une  fois  eu  possession  de  ce  résultat,  on  concevra  la 
création  comme  un  acte  qui  ne  peut  pas  ne  pas  impliquer  la 
succession  ainsi  que  tout  acte,  soit  que  Ton  veuille  faire  com- 
mencer la  succession  avec  ou  qu'on  veuille  la  faire  commen- 
cer avant  l'acte  créateur. 

Et  une  fois  qu'où  a  fait  droit  à  la  critique  de  l'infini  et  qu'on 
a  dégagé  le  temps  vrai  du  temps  spatial  et  continu,  on 
n'éprouve  plus  les  surprenantes  timidités  de  M.  Rashdall  en 
présence  de  la  question  de  savoir  si  oui  ou  non  le  temps  est 
réel  pour  Dieu,  si  oui  ou  non  Dieu  est  temporel.  Visiblement 
M.  Rashdall  incline  vers  le  oui.  Mais  il  n'ose  pas  le  prononcer 
avec  toute  la  vigueur  que  Ion  attendrait  et  que  l'on  souhaite- 
rait. Il  reproche  à  M.  Galloway  de  concevoir  son  Dieu  comme 
intemporel  et  d'accepter  ainsi  une  opinion  qui,  «à  moins  d'être 
sérieusement  modifiée  et  expliquée  »,  appartient  plutôt  au 
panthéisme  de  Hegel  ou  de  M.  Bradley  qu'au  monothéisme 
de  Lotze  '■.  Mais  pourquoi  la  réserve  mise  entre  guillemets  ?  Il 
n'y  a  pas  de  «  modification  »  ni  d'  «  explication  »  qui  serve. 
C'est  absolument  et  catégoriquement  qu'il  faut  rejeter  l'idée  du 
Dieu  intemporel.  De  même  M.  Rashdall  écrit  :  «  Le  temps  est- 
il  objectif  ou  subjectif  ?  Est-ce  que  l'Absolu  est  dans  le  temps, 
ou  est-ce  que  le  temps  est  dans  l'Absolu  ?...  J'ai  essayé,  tout 
en  admettant  que  le  moi  individuel  est  dans  le  temps,  d'éviter 
un  langage  qui  fût  nécessaiî'einent  inconciliable  avec  la  thèse 
que  Dieu  est  «  hors  du  temps  ».  J'ajouterai  seulement  ici  qu'un 
examen  complet  de  cette  question  pourrait  nous  conduire  à  la 
conclusion  que,  comme  il  nous  a  paru  légitime  d'insister  sur 
ce  que  tout  sens  dans  lequel  la  connaissance  divine  pénètre 
la  conscience  individuelle  doit  être  un  sens  qui  laisse  à  l'indi- 
vidu sa  pleine  individualité,  sa  pleine  personnalité,  sa  pleine 
réalité,  ainsi  tout  sens  dans  lequel  nous  pourrions  trouver 
nécessaire  d'admettre  que  la  connaissance  divine  dépasse  les 
distinctions  du  passé,  du  présent  et  du  futur,  tout  sens  dans 
lequel  Dieu  serait,  pour  employer  l'expression  du  moyen  âge, 
supra  tempus,  doit  être  un  sens  qui  permette  de  maintenir  à 

1.  Hibberl  Journal,  ia,n\iGV  1906,  p.  441. 


L  IDÉALISME    PERSONNEL    d'oXFORD  165 

la  conscience  temporelle  dans  laquelle  les  individus  vivent 
sans  aucun  doute,  une  réalité  également  vraie,  quoiqu'il 
puisse  et  qu'il  doive  .sans  aucun  doute  y  avoir  des  aspects  de 
cette  réalité  que  nous  ne  comprenons  pas  pleinement  K  »  De 
même  enfin,  lorsque  M.  Rashdall  s'élève  contre  l'identification 
de  Dieu  et  de  l'Absolu  philosophique-,  lorsqu'il  déclare  que 
Dieu  n'est  pas  l'Absolu,  et  que,  si  l'on  tient  à  conserver  le 
mot,  «  dont  on  pourrait  bien  se  passer  »,  il  faut  concevoir 
l'Absolu  comme  une  société  qui  comprend  Dieu  et  tous  les 
autres  esprits  ensemble,  donnés  non  seulement  avec  ce  qui 
les  caractérise  individuellement,  mais  avec  toutes  les  rela- 
tions qui  les  relient,  il  conclut  :  «  L'Absolu  éternellement  est 
un  Dieu  qui  persiste  à  travers  le  temps  (ou,  s'il  en  est  ainsi,  un 
Dieu  qui  est  supra  tempus)  en  même  temps  que  des  moi  qui 
sont  éternellement  présents  à  l'esprit  de  Dieu,  mais  qui  com- 
mencent à  avoir  leur  être  réel,  en  accord  avec  sa  volonté,  à 
des  moments  particuliers  du  temps  ^.  » 

Comment,  demanderons-nous,  pourrait-on  sans  contradic- 
tion affirmer  un  Dieu  qui  aurait  été  supra  tempus  avant  'd'être 
in  tempore  et  qui  serait  encore  supra  tempus  en  même  temps 
qu'm  temporel.  Que  notre  idée  actuelle  du  temps,  voilée  et 
souvent  défigurée  par  l'espace  ne  soit  pas  entièrement  adé- 
quate, il  ne  faut  pas  songer  à  le  constester.  Si  déjà  sans  sor- 
tir de  l'humanité  le  temps  ne  fait  pas  sur  l'adulte  la  même 
impression  psychologique  que  sur  l'enfant,  à  combien  plus 
forte  raison  le  temps  fera-t-il,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi, 
une  impression  différente  sur  Dieu,  d'autant  que  Dieu  est 
affranchi  des  voiles  de  l'espace  et  de  la  matière.  Mais  les  con- 
sidérations de  cet  ordre  ne  vont  pas  à  prouver  que  Dieu  est 
en  dehors  ou  au-dessus  du  temps  :  le  temps  fait  partie  de  sa 
nature,  seulement  il  le  connaît  tel  qu'il  est  et  il  en  possède  la 
connaissance  et  le  sentiment  normaux.  M.  Rashdall  n'a  nulle 
part  indiqué  avec  la  précision  qu'il  eût  fallu  les  rapports  du 
temps  avec  la  personnalité,  et  avec  la  moralité,  l'action  *.  On 
ne  voit  pas  plus  de  raison  de  dire  que  Dieu  est  supra  tempus, 
ou  de  dire  qu'il  est  supra  personalitatem  que  de  dire  qu'il  est 
supra  moralilatem.  M.  Rashdall  aurait  bien  dii  s'apercevoir 

1.  Personalily,  p.  392. 

2.  Ibid.,  p.  392-3'J3. 

3.  IbicL,  p.  393. 

4.  Il  y  a  sans  doute  fait  allusion  dans  son  Essai  sur  l'objectivité  morale 
et  ses  postulats,  p.  27-28. 


166  l'année  philosophique.  1911 

que  supra -personnel,  supra- temporel,  supra -moral,  sont 
trois  termes  connexes  qui  subsistent  ou  tombent  ensemble,  et 
puisque  avec  toute  raison  il  repousse  énergiquement  le  Dieu 
supra-moral  ',  il  aurait  bien  dû  écarter  avec  la  même  décision 
les  épithètes  de  supra-personnel  et  de  supra-temporel. 

Nous  avons  vu  comment,  d'après  M.  Rashdall,  l'idéalisme 
conduit  à  penser  que  le  monde  matériel  ne  peut  être  expliqué 
sans  l'hypotbèse  d'une  Conscience  universelle  qui  à  la  fois  le 
pense  et  le  veut.  Mais  qu'en  est-il  des  esprits  inférieurs  en  qui 
l'expérience  divine  est  partiellement  reproduite  ?  Sont-ils 
aussi  produits  et  conservés  par  la  même  volonté  divine?  Ne 
pourraient-ils  pas  avoir  existé  avant  la  naissance  des  orga- 
nismes avec  lesquels  sur  cette  planète  ils  se  trouvent  liés? 
Les  considérations  qui  nous  défendent  de  concevoir  la  matière 
comme  quelque  chose  qui  soit  capable  d'exister  par  soi- 
même,  ne  s'appliquent  pas  aux  esprits.  Une  conscience 
existe  «  pour  elle-même  ».  Elle  est  ce  qu'elle  est  pour  elle- 
même.  Il  est  sans  aucun  doute  impossible  de  réfuter  positi- 
vement l'hypothèse  d'âmes  éternellement  préexistantes.  Cette 
hypothèse,  désignée  quelquefois  par  le  terme  de  pluralisme, 
peut  être  combinée  avec  le  théisme.  On  suppose  alors  que 
Dieu  est  l'Esprit  suprême  et  incomparablement  le  plus  puis- 
sant, mais  qu'il  n'est  pas  le  seul  esprit  existant  par  lui- 
même  et  éternel.  Une  conception  semblable  est  exposée 
par  M.  Schiller  dans  ses  Riddles  ofthe  Sphinx  et  par  le  pro- 
fesseur Howison  dans  ses  Limits  of  Evolution.  Le  «  penseur 
français  très  distingué  »,  Ch.  Renouvier,  croyait  comme  Ori- 
gèue  que  les  âmes  étaient  préexistantes,  mais  créées.  Depuis 
Origène  jusqu'à  nos  jours,  l'idée  de  préexistence  a  paru  à  plu- 
sieurs penseurs  faciliter  l'explication  du  mal  en  rendant  pos- 
sible de  regarder  les  souffrances  de  notre  état  présent  comme 
une  discipline,  une  épreuve  morale  destinée  à  débarrasser 
l'homme  d'une  culpabilité  originelle  ou  prénatale.  D'autres 
fois  le  pluralisme  est  combiné  avec  un  franc  athéisme,  comme 
c'est  le  cas  pour  M.  Mac  Taggart.  Mais  M.  Rashdall  repousse 
toute  conception  de  préexistence  comme  opposée  aux  indica- 
tions manifestes  de  l'expérience  ^.  La  connexion  entre  l'àme 

1.  Moral  Objectivity,  p.  12  et  suiv. 

2.  M.  Rashdall  montre  très  judicieusement  les  difficultés  de  la  préexis- 
tence sous  la  forme  de  la  doctrine  de  M.  Schiller  et  surtout  sous  la  forme 
de  la  doctrine  de  M.  Mac  Taggart  {Philosophy  and  Religion,  p.  94-96,  97-101, 
123-123.  Versonality ,  p.  380-382.)  Et  il  conclut:  La  préexistence  n'est  pas 


L  IDEALISME    PERSONNEL    D  OXFORD  167 

et  le  corps  est  telle  que  les  lois  du  développement  de  l'âme 
forment  manifestement  une  partie  du  même  système  que  les 
lois  de  la  nature  physique.  Si  une  partie  de  ce  système  est 
rapportée  à  la  Volonté  divine,  le  tout  doit  l'être  également.  Si 
la  partie  physique  de  l'ordre  du  monde  est  rapportée  à  la 
Volonté  divine,  la  partie  psychique  doit  être  également  rap- 
portée à  cette  Volonté.  Les  esprits  qui  ont  eu  apparemment  un 
commencement,  qui  se  développent  lentement  et  graduelle- 
ment et  en  étroite  relation  avec  certains  processus  physiques, 
doivent  leur  origine  à  ce  qui  est  la  source  ultime  des  proces- 
sus physiques  eux-mêmes.  Voilà  comment,  de  quelle  façon 
indirecte,  M.  Rashdall  prouve  la  création  par  Dieu  des 
esprits  ^ 

Dieu  est  le  créateur  des  esprits  qui  lui  ressemblent,  qui 
tout  en  dépendant  de  lui  sont  distincts  de  lui.  Il  serait  vide 
de  sens  de  prétendre  que  l'esprit  de  Dieu  enferme  en  soi  les 
esprits  créés,  les  contient,  M.  Rashdall  le  montre  avec  forcée 
«  Il  est  à  la  mode  en  quelques  milieux,  écrit-il,  de  ridiculiser 
l'idée  d'âmes  «  impénétrables  ».  Si  impénétrable  signifie 
qu'une  autre  âme  ne  peut  pas  connaître  ce  qui  se  passe  dans 
mou  âme,  je  n'affirme  pas  que  l'âme  est  impénétrable.  Je  crois 
que  Dieu  connaît  ce  qui  se  passe  dans  mon  âme  d'une  façon 
infiniment  plus  complète  que  ne  le  peut  un  être  humain  quel 
qu'il  soit.  De  plus,  je  crois  que  chaque  âme  est  conservée  dans 
l'existence  de  moment  en  moment  par  un  acte  continu  de  la 
Volonté  divine,  et  ainsi  dépend  entièrement  de  cette  Volonté, 
et  forme  partie  d'un  même  système  avec  Dieu.  D'autre  part, 
je  crois  que,  par  l'analogie  de  mon  propre  esprit  et  par  l'ins- 
piration de  ma  conscience  morale,  je  connais  imparfaitement 
et  iuadéquatement,  comme  dans  un  miroir,  obscurément,  ce 
qui  se  passe  dans  l'esprit  de  Dieu.  Mais  si  la  pénétrabilité 
doit  signifier  l'identité,  la  théorie  que  les  [âmes  sont  péné- 
trables  me  paraît  surtout  inintelligible.  La  faveur  qu'elle  ren- 
contre dans  certains  milieux  est  due,  je  crois,  entièrement  à 

requise  pour  expliquer  les  faits,  il  n'y  a  rien  dans  notre  expérience  pour 
la  suggérer,  et  il  y  a  au  contraire  bien  des  faits  qui  lui  sont  opposés,  prima 
facie.  Elle  n'écarte  réellement  pas  une  seule  diiOculté  :  pour  une  difficulté 
qu'elle  peut  sembler  écarter,  elle  en  suscite  une  douzaine  de  plus  grandes. 
C'est  une  hypothèse  que  nous  ferons  bien  d'éliminer  comme  vaine  (Philoso- 
phy  and  Religion,  p.  96). 

1.  Philosophy  and  Religion,  p.  93-95,  (Cf.  p.  18.20).  llltimate  Basis,  p.  34. 

2.  Ultimate  Basis,  p.  34-36.  Personality,  p.  382-390.  Philosophy  and  Reli- 
gion, p.  101-102. 


168  l'année  philosophique.  1911 

l'influence  de  cette  source  très  fertile  de  confusion  philoso- 
phique —  les  métaphores  spatialesmal  appliquées ^  Il  paraît 
aisé  de  parler  d'un  esprit  comme  étant  quelque  chose  en  lui- 
même  et  comme  faisant  pourtant  partie  d'un  autre  esprit,  parce 
que  nous  sommes  familiarisés  avec  l'idée  de  choses  dans  l'es- 
pace qui  forment  partie  de  choses  plus  vastes  dans.l'espace  — 
les  boîtes  chinoises,  par  exemple,  qui  sont  enfermées  les  plus 
petites  dans  les  plus  grandes.  Un  tel  mode  de  pensée  est  tota- 
lement inapplicable  à  des  esprits  qui  ne  sont  pas  du  tout 
dans  l'espace.  L'espace  est  dans  l'esprit  :  l'esprit  n'est  pas 
dans  l'espace.  Un  esprit  n'est  pas  une  chose  qui  puisse  être 
ronde  ou  carrée  :  vous  ne  pouvez  pas  dire  que  l'intellect  de 
Kant  ou  de  Lord  Kelvin  mesure  tant  de  pouces  sur  tant  de 
pouces  :  également  impossible  est-il  de  parler  d'un  tel  être 
comme  étant  une  partie  d'un  intellectuel  plus  extensif'.  » 

M.  Rashdall  proteste  qu'il  n'a  aucun  désir  de  rien  enlever 
à  l'intimité  de  la  communion  que  l'on  peut  supposer  entre 
l'esprit  divin  et  l'esprit  humain  ;  mais  la  communion  implique 
l'existence  de  deux  esprits,  et  est  détruite  quand  l'union 
devient  une  identité.  Parler  du  cœur  humain  comme  aspirant 
à  une  union  avec  Dieu  telle  qu'elle  détruise  la  distinction  per- 
sonnelle est  peut-être  une  exagération  naturelle  de  la  poésie 
religieuse  ou  delà  rhétorique  religieuse,  mais  quand  on  veut 
voir  dans  ce  langage  l'énoncé  d'un  fait  littéral,  la  philosophie 
rompt  la  barrière  qui  sépare  la  pensée  sobre  du  pur 
mysticisme  ^ 

Dira-t-on  que  si  Dieu  ne  contient  pas,  n'est  pas  l'âme 
humaine  dont  il  est  néanmoins  la  cause,  il  en  résulte  que 
Dieu  est  «  limité  »,  «  fini  »  ?  Soit,  si  l'on  veut.  Tout  ce  qui  est 
réel  est  dans  ce  sens  fini.  Dieu  est  certainement  limité  par 
tous  les  autres  êtres  dans  l'Univers,  c'est-à-dire  par  d'autres 
moi,  puisqu'il  n'est  pas  ces  moi.  Mais  il  n'est  pas  limité  par 
quoi  que  ce  soit  qui  ne  procède  pas  en  dernière  analyse  de  sa 
propre  nature  ou  volonté  ou  puissance  :  en  ce  sens  Dieu  pour- 
rait être  dit  infini  \ 

1.  Dans  le  même  ordre  d'idées,  M.  Rashdall  écrit  fort  bien  :  «  Je  n'ob- 
jecte pas  à  ce  que  Ion  soutienne  qu'il  n'y  a  qu'une  substance  dans  l'uni- 
vers, si  seulement  on  veut  se  tenir  en  garde  contre  les  associations  maté- 
rialistes et  spatiales  du  mot  substance  :  mais  c'est  une  substance  qui  se 
révèle  en  plusieurs  consciences  différentes  »  [Philosophy  and  Religion,  p.  lOo). 

2.  Philosophy  and  Religion,  p.  102-103. 

3.  Ullimate  Ba&is,  p.  36. 

4.  Ultimate  Basis,  p.  36-37.  Personality,  p.  391. 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  169 

III 

Il  est  intéressant  de  noter  que  M.  Rashdall  prend  une  posi- 
tion intermédiaire  entre  Berlveley  et  Leibniz  dans  la  question 
de  la  réalité  et  de  la  nature  du  monde  extérieur.  Berkeley  ne 
s'arrête  nulle  part  à  la  question  de  l'existence  des  animaux. 
Il  semble  avoir  rangé,  avec  Descartes,  les  animaux  parmi  les 
choses  sensibles  et  ne  leur  avoir  accordé  qu'une  réalité 
dépendante  de  l'esprit.  En  somme,  dans  le  système  de  Ber- 
keley, seuls  existent  pour  soi  Dieu  et  les  hommes.  Pour  ces 
êtres  seuls,  le  esse  est  un  percipere.  Tout  le  reste  n'est  qu'idées 
dont  le  seul  esse  est  un  percipi.  M.  Rashdall  ne  croit  pas  pou- 
voir en  rester  à  un  spiritualisme  aussi  restreint.  Il  croit  à 
l'existence  d'âmes  animales.  Il  va  même  jusqu'à  soutenir  que 
nous  avons  des  devoirs  envers  les  animaux ^  Il  est  donc  bien 
convaincu  qu'il  y  a  chez  les  animaux  une  vie  psychique, 
réelle,  pour  soi  :  aussi  bien  déclare-t-il  que  dans  la  conscience 
des  animaux  il  semble  y  avoir  quelque  chose  d'analogue  à 
ces  trois  côtés  ou  aspects  de  la  conscience  humaine  :  pensée, 
sentiment,  volonté".  Mais  il  se  refuse  à  admettre  avec  Leibniz 
que  semblable  existence  psychique  progressivement  diminuée 
se  trouve  aussi  dans  la  plante,  à  plus  forte  raison  dans  le 
minéral.  Dans  ses  ouvrages  et  essais,  il  n'envisage  pas  de  front 
la  question,  et  l'on  ne  rencontre  guère  que  de  brèves  allusions 
à  ce  sujet.  C'est  ainsi  que  dans  l'essai  sur  la  Personnalité,  il 
trouve  f(  contestable  d'attribuer  une  activité  téléologique,  et 
avec  elle  sans  doute  la  conscience,  à  la  vie  de  la  plante^», 
ainsi  que  le  fait  le  professeur  Ward. 

Au  reste,  dans  ses  ouvrages  et  essais,  M.  Rashdall  ne  s'étend 
jamais  bien  longuement  sur  la  manière  dont  il  arrive  à  l'affir- 
mation de  l'existence  des  esprits  humains.  Il  part  de  cette 
affirmation  comme  d'une  donnée  première  évidente  par  elle- 
même.  A  plusieurs  reprises,  dans  la  Personnalité,  il  écarte  la 
question  :  «  Beaucoup  de  problèmes  difficiles  et  intéressants, 
écrit-il,  peuvent  être  soulevés  au  sujet  de  la  connaissance  que 
nous  avons  des  autres  esprits,  mais  ces  problèmes  ne  peuvent 
être  traités  maintenant*.  »  Plus  loin,  après  avoir  dit  que  «  la 

1.  Theory  of  Good  and  Evil.,  t.  I.  p.  2J3-215,  239. 

2.  Philosophy  and  Religion,  p.  44, 

3.  Personalily,  p.  373. 

4.  Ibid.,  p.  383-384. 


470  l'année  philosophique.  1911 

vie  intérieure  d'un  autre  être  est  pour  toujours  une  chose 
tout  à  fait  distincte  du  moi  qui  la  connaît  »,  il  ajoute  en  note  : 
«  Je  ne  puis  pas  ici  analyser  davantage  comment  nous  obte- 
nons cette  connaissance*.  »  De  même,  dans  la  Base  Ultime  du 
théisme,  il  remarque  :  «  Jusqu'ici  j'ai  admis  que  ma  conscience 
était  la  seule  de  l'univers.  Je  n'entrerai  pas  maintenant  dans 
la  question  du  processus  intellectuel  par  lequel  nous  arrivons 
à  croire  qu'il  y  a  d'autres  esprits  que  les  nôtres  dans  le 
monde.  J'admets  que,  de  quelque  façon,  nous  avons  pris 
conscience  de  ce  fait-.  » 

Cependant,  en  quelques  lignes  très  brèves,  il  ne  laisse  pas 
d'indiquer,  quoique  presque  dédaigneusement,  la  façon  dont 
il  conçoit  ce  «  processus  intellectuel  »  :  «  Comment  un  moi 
peut-il  connaître  un  autre  moi  non  pas  seulement  tel  qu'il  est 
pour  autrui,  mais  tel  qu'il  est  pour  soi-même?  Je  ne  peux  pas 
réellement  professer  beaucoup  de  sympathie  pour  la  difficulté 
supposée  d'expliquer  comment  nous  connaissons  d'autres 
moi.  Cela  me  paraît  être  une  partie  ultime  de  notre  expé- 
rience que,  par  induction,  nous  inférons  de  notre  connais- 
sauce  de  nous-mêmes  l'existence  d'autres  moi  qui  sont  pour 
eux-mêmes  aussi  bien  que  pour  nous.  Naturellement  il  est 
possible  de  nier  la  validité  des  inférences  par  lesquelles  j'ob- 
tiens ce  résultat.  Je  ne  me  propose  pas  de  discuter  cette  ques- 
tion plus  longtemps...  Comme  le  septicisme,  le  solipsisme 
n'admet  aucune  réfutation  décisive,  mais  il  n'emporte  aucune 
conviction  ^  » 

M.  Rashdall  a  fini  par  s'exprimer  d'une  manière  plus  expli- 
cite dans  un  article  du  Mind  :  «  Je  soutiens  certainement  que 
c'est  par  inférence  ou  analogie  que  l'individu  atteint  la  con- 
naissance d'autres  êtres.  Je  ne  veux  pas  dire  que  psychologi- 
quement l'enfant  débute  avec  une  conscience  pleinement 
développée  de  la  distinction  entre  le  moi  et  le  non-moi,  ou 
entre  le  moi  et  d'autres  moi.  La  distinction  entre  le  moi  et  le 
non-moi,  entre  sujet  et  objet,  émerge  graduellement  dans  le 
développement  de  la  conscience,  et  il  en  est  de  même  pour  la 
distinction  entre  le  moi  et  d'autres  moi.  L'inférence  est  sans 
aucun  doute  une  inférence  inconsciente  dans  ce  sens  que  l'in- 
dividu n'analyse  pas  —  et  souvent  il  ne  le  pourrait  pas  —  le 

1.  Personality,  p.  371. 

2.  Ultimate  Basis,  p.  18. 

3.  Personality,  p.  388-389. 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  171 

processus.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  pour  notre  but  présent 
d'entrer  dans  ces  questions  de  psycliologie.  La  vraie  question 
est  de  savoir  si  l'individu  qui  réflécliit  peut  à  l'instant  présent 
justifier  sa  croyance  à  l'existence  d'autres  personnes  autre- 
ment que  par  un  processus  d'inférences  à  partir  des  faits  de 
sa  propre  conscience...  Si  dans  mon  expérience  je  découvre 
des  objets  qui  ressemblent  à  mon  propre  organisme,  qui  se 
comportent  d'une  façon  semblable  à  la  façon  dont  le  fait  mon 
propre  organisme,  n'est-ce  pas  une  inférence  parfaitement 
raisonnable  que  de  conclure  qu'il  existe  une  autre  conscience 
semblable  à  la  mienne,  qui  est  pour  elle-même  (avec  des  diffé- 
rences de  détail  que  très  souvent  je  ne  connais  pas  et  ne  puis 
pas  connaître  pleinement)  ce  que  je  suis  pour  moi-même  ?  Si 
je  trouve  un  autre  objet  de  connaissance  qui,  se  retirant,  se 
remuant,  se  tord  et  crie  comme  cet  objet  de  connaissance  que 
j'appelle  mon  organisme  le  fait  lorsque  je  suis  dans  la  souf- 
france, pourquoi  ne  puis-je  pas  inférer  que  c'est  parce  qu'il  y 
a  une  autre  conscience  qui  souffre  d'une  souffrance  plus  ou 
moins  semblable  à  la  mienne?  Aucune  différence  d'opinion 
quant  au  sens  dans  lequel  chacun  des  deux  organismes  existe 
indépendamment  de  la  connaissance  ou  de  la  sensation  de 
quelqu'un  ne  peut  affecter  la  validité  de  cette  inférence  ^  » 
Et  enfin,  dans  Philosophie  et  Religion,  après  avoir  répété  som- 
mairement que  c'est  à  partir  de  l'existence  de  mon  propre 
moi  que  j'infère  l'existence  d'autres  moi,  il  ajoute  en  note  : 
«  Ceci  est  quelquefois  nié  par  des  philosophes,  mais  je  n'ai 
jamais  été  capable  de  comprendre  pour  quels  motifs.  Si  je 
connais  a  priori  l'existence  d'autres  hommes,  je  dois  être 
capable  de  dire  a  priori  quel  est  leur  nombre  et  de  dire 
quelque  chose  à  leur  sujet.  Et  c'est  plus  que  personne  ne  pré- 
tend^ ». 

Mais  alors  on  ne  voit  plus  très  bien  pourquoi  M.  Rashdall 
se  refuse  au  spiritualisme  universel  de  Leibniz.  Sans  doute  il 
a  déclaré  péremptoirement  :  «  Aucune  différence  d'opinion 
quant  au  sens  dans  lequel  chacun  des  deux  organismes  existe 
indépendamment  de  la  connaissance  ou  de  la  sensation  de 
quelqu'un  ne  peut  affecter  la  validité  de  cette  inférence.  » 
Mais  a-t-il  le  droit  de  tenir  ce  langage?  Quand  on  a  tant  fait 
que  d'admettre  l'existence  d'âmes  humaines  multiples,  et, 

1.  Mind.  Neiv  Séries,  vol.  XVIII,  1900,  p.  109. 

2.  Philosophy  and  Religion,  p.  110. 


172  l'année  philosophique.  191  i 

qui  plus  est,  d'ànies  animales,  n'est-il  pas  arbitraire  de  nier 
l'existence  d'aucune  réalité  psychique  derrière  les  apparences 
végétales,  et  même  derrière  les  apparences  minérales?  Où 
et  pourquoi  mettez-vous  une  limite?  peut-on  demander  à 
M.  Rashdall,  En  la  mettant,  ne  craignez-vous  donc  pas  d'af- 
faiblir l'argument  pour  l'existence  objective  des  animaux  et 
même  de  vos  semblables  ?  La  situation  déjà  difficile  pour 
Berkeley  ne  devient-elle  pas  encore  plus  intenable  pour  vous 
après  la  concession  que  vous  avez  été  forcé  de  faire  au  spiri- 
tualisme universel  en  admettant  l'existence  de  consciences 
animales  ?  En  somme  l'induction  à  laquelle  vous  avez  recours 
pour  établir  l'existence  de  vos  semblables  est-elle  autre  chose 
qu'une  application  particulière  d'une  induction  générale  qui 
démontre  qu'il  y  a  des  réalités,  c'est-à-dire  des  esprits  diffé- 
rents du  nôtre  et  indépendants  de  nos  idées  derrière  nos 
représentations?  Est-il  logique  d'admettre  quelques  applica- 
tions de  cette  inférence  et  de  récuser  les  autres?  Vous  ter- 
minez l'un  des  chapitres  de  Philosophie  et  Religion,  par  ces 
paroles  :  «  Le  plus  grand  service  qu'une  connaissance  même 
légère  de  la  philosophie  puisse  rendre  à  plusieurs  de  ceux  qui 
n'ont  pas  le  temps  d'en  faire  une  étude  plus  approfondie, 
sera  de  leur  donner  une  plus  grande  hardiesse  et  une  plus 
grande  confiance  pour  accepter   une  vue  de    l'Univers   qui 
satisfait  les  réclamations   instinctives,  spontanées,   de  leur 
nature  morale  intellectuelle  et  spirituelle  ^  »  Est-ce  que  la 
vue  de  l'univers  que  représente  le  spiritualisme  restreint  de 
M.  Rashdall  ne  fait  pas  violence  à  ces  exigences  de  la  pensée 
instinctive  qui  place  de  l'être  derrière  les  phénomènes  sen- 
sibles en  général,  quel  que  soit  le  règne  auquel  ils  appar- 
tiennent, minéral  et  végétal  aussi  bien  qu'animal  et  humain? 

C'est  dans  le  compte  rendu  d'un  ouvrage  de  M.  Galloway, 
publié  dans  le  Hibbert  Journal-,  que  nous  devons  aller  cher- 
cher la  réponse  de  notre  auteur  à  ces  questions  et  son  argu- 
mentation contre  le  monadisme. 

Dans  sou  quatrième  essai  sur  «  la  distinction  de  l'expé- 
rience intérieure  et  extérieure^  »,  M.  Galloway  a  affirmé  que 
cette  distinction  ne  peut  être  expliquée  adéquatement  que  si 


1.  Philosophy  and  Religion,  p.  122. 

2.  Hibbert  JowrnaZ,  janvier  1906,  p.  436-438. 

3.  L'ouvrage  total  de  M.  Galloway  est  intitulé  :  Sludies  in  the  Philosophy 
of  Religion.  (William  Black wood  and  Sons,  London,  1904). 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  173 

l'on  admet  des  «  réalités  indépendantes  ».  Il  se  rend  compte 
pourtant  qu'  «  il  est  absurde  de  supposer  que  l'objet  tel  qu'il 
existe  pour  une  conscience  développée  ait  la  même  significa- 
tion abstraction  faite  de  la  conscience  »,  et  il  voit  très  bien 
les  difficultés  de  la  «  chose  en  soi  »  kantienne.  «  Nous  admet- 
tons, explique-t-il,  que  les  objets  de  l'expérience  extérieure 
sont  des  constructions  idéales,  mais  les  faits  nous  forcent  à 
ajouter  que  ces  constructions  ne  peuvent  être  que  des  inter- 
prétations valides  d'une  réalité  située  au  delà.  Et  en  ce  qui 
concerne  la  distinction  entre  expérience  intérieure  et  exté- 
rieure, nous  concluons  que  l'expérience  extérieure  a  le  carac- 
tère spécial  qui  s'attache  à  elle,  parce  qu'elle  implique  direc- 
tement que  le  sujet  est  influencé  par  des  réalités  autres  que 
lui-même...  On  pourrait  croire  qu'en  essayant  de  rendre  jus- 
tice aux  faits  de  l'expérience  extérieure,  nous  avons  atteint 
une  impasse.  D'un  côté  il  paraît  impossible  d'expliquer  les 
faits  de  la  perception  sensible  si  l'objet  n'existe  qu'en  tant 
qu'expérimenté.  D'un  autre  côté,  si  nous  postulons  une  réa- 
lité inconnaissable  derrière  les  choses  sensibles,  l'unité  de 
l'expérience  devient  inexplicable.  »  Telle  est  l'impasse  où 
nous  semblons  être  acculés  :  il  doit  y  avoir  une  réalité  exté- 
rieure qui  est  par  delà  et  derrière  notre  pensée,  et  pourtant 
l'idée  des  choses  telles  que  nous  les  pensons  —  objets  ina- 
nimés dans  l'espace  —  est  une  absurdité.  Le  chemin  qui 
conduit  hors  de  ïimpasse,  suivant  M.  Galloway,  consiste  à 
dire  que  les  réalités  «  transsubjectives  »  sont  elles-mêmes  des 
êtres  conscients  qui  existent  pour  eux-mêmes.  «  Il  ne  semble 
y  avoir  aucune  raison  valide  pour  que  nous  n'admettions  pas 
que  ce  que  nous  appelons  notre  expérience  extérieure  im- 
plique la  présence,  à  notre  conscience,  de  diverses  substances 
spirituelles  qui  sont  des  sujets  à  des  plans  inférieurs  de  déve- 
loppement. »  La  conclusion,  fait  observer  M.  Rashdall,  est 
substantiellement  celle  de  Lotzedans  le  Microcosmus,  sauf  que 
M.  Galloway  ne  suit,  pas  cet  écrivain  en  réclamant  qu'il  y  ait 
des  réalités  spirituelles  pour  correspondre  à  chacun  des 
atomes  ultimes  postulés  par  le  physicien  —  position  que  les 
récentes  découvertes  et  spéculations  physiques  ont  naturelle- 
ment rendue  particulièrement  difficile.  M.  Rashdall  estime 
nécessaire  de  présenter  une  critique  spéciale  de  ces  vues  de 
M,  Galloway,  d'abord  parce  que  c'est  en  somme  la  doctrine 
la  plus  caractéristique  exposée  dans  le  livre  de  cet  auteur, 
ensuite  parce  que  cette  conception  paraît  devenir  à  la  mode 


174  l'année  philosophique.  1911 

en  plusieurs  quartiers  :  ne  la  retrouve-t-on  pas  dans  l'In- 
troduction à  la  Métaphysique  du  professeur  A.  E.  Taylor. 
Voici  les  trois  contre-arguments  de  M.  Rasbdall  : 

1.  Une  grande  partie  de  la  démonstration  de  M.  Galloway 
va  simplement  à  montrer  l'impossibilité  de  réduire  l'univers  à 
la  pensée.  11  insiste  avec  le  professeur  \Yard  et  M.  Bradley  sur 
l'absurdité  de  rapports...  sans  rien  à  rapporter.  «  La  pensée 
affirme-t-il,  ne  peut  tirer  d'elle-même  le  contenu  de  l'expé- 
rience. Quelque  chose  doit  être  donné...  »  Les  réalités  indivi- 
duelles que  M.  Galloway  postule  «  ne  sont  pas  dues  à  une 
construction  idéale,  mais  sont  présupposées  par  elle,  car  sans 
elles  la  pensée  n'aurait  pas  de  faits  sur  lesquels  travailler.  » 
Mais  toutes  les  considérations  de  ce  genre  aboutissent  unique- 
ment à  montrer  que  la  réalité  doit  être  quelque  chose  à  côté 
de  la  pensée.  M.  Galloway  ne  paraît  jamais  se  demander  si  le 
sentiment  et  la  volonté  immédiats  des  sujets  qui  nous  sont 
connus  dans  l'expérience  actuelle  (hommes  et  animaux),  pris 
avec  l'expérience  plus  parfaite  que  la  métaphysique  nous 
enseigne  à  attribuer  à  un  sujet  universel  (Dieu),  ne  sont  pas 
suffisants  pour  constituer  cette  réalité  que  tous  les  jugements 
et  toutes  les  relations  intellectuelles  impliquent  :  est-il  donc 
vraiment  nécessaire  d'appeler  à  l'existence  une  légion  d'es- 
prits pour  être  les  «  réalités  »  dont  les  rochers  et  les  pierres  et 
les  autres  objets  dans  l'espace  seraient  les  représentants  phé- 
noménaux pour  notre  conscience? 

Ce  premier  argument  est-il  décisif?  Accordons  que  l'exis- 
tence de  Dieu  soit  démontrée  :  comment  affirmerai-je  l'exis- 
tence de  mes  semblables  et  des  âmes  animales  ?  Est-ce  que 
mon  expérience  individuelle,  prise  avec  l'expérience  plus 
parfaite  que  la  métaphysique  nous  enseigne  à  attribuer  à  un 
sujet  universel,  ne  suffirait  pas  à  la  rigueur  pour  tout  expli- 
quer ?  Qu'est-ce  qui  m'empêcherait  d'admettre  que  les  esprits 
de  mes  prétendus  semblables  ne  sont  rien  d'autre  en  défini- 
tive que  de  simples  possibilités  d'expérience  pour  le  mien? 
Je  veux  bien  qu'il  y  ait,  pour  affirmer  l'existence  de  mes  sem- 
blables, des  raisons  morales  qui  n'existent  pas  pour  affirmer 
l'existence  de  monades  végétales,  minérales.  Mais  ces  raisons 
morales  diminuent  quand  je  passe  de  l'existence  de  mes  sem- 
blables à  celle  des  animaux,  et  quand  je  descends  l'échelle  de  la 
vie  animale  jusqu'à  ces  représentants  du  règne  animal  que  l'on 
peut  à  peine  distinguer  du  règne  végétal.  Eu  somme  des  rai- 
sons morales  directes  viennent  confirmer  le  penchant  intellec- 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  175 

tuel  spontané  que  je  constate  en  moi  et  qui  me  pousse  à  ad- 
mettre la  légitimité  de  certaines  inductions  par  lesquelles 
j'affirme  l'existence  de  réalités  psychiques  analogues  à  ma 
conscience  en  sus  de  moi  et  de  Dieu.  Ne  puis-je  pas,  ne  dois-je 
pas  dire  que  les  mêmes  raisons  morales  m'engagent  indirecte- 
ment à  admettre  la  légitimité  de  l'extension  de  cette  iuférence 
au  monde  végétal  et  minéral?  Car,  si  je  l'arrête  arbitraire- 
ment, ne  pourrais-je  pas  l'arrêter  plus  tôt  ?  Et  alors  l'induction 
en  elle-même  conserve-t-elle  un  caractère  vraiment  probant, 
même  quand  elle  s'applique  aux  animaux,  même  quand  elle 
s'applique  aux  individus  humains?  Comme  l'ont  fort  bien  dit 
à  maintes  reprises  MM.  Renouvier  et  Pillon,  il  est  impossible 
d'admettre  une  nature  animale  en  dehors  de  nos  propres 
représentations  et  de  n'admettre  pas  une  nature  végétale,  et, 
de  proche  en  proche,  tout  le  système  du  monde  dit  matériel, 
tant  les  liens  sont  serrés  et  les  transitions  indéniables  entre 
toutes  ces  choses  qui  s'impliquent. 

2.  M.  Galloway  insiste  beaucoup  sur  1'  «  inévitabilité  «  de 
nos  expériences,  de  ce  que  nous  appelons  «  objets  exté- 
rieurs »  :  il  y  voit  l'indication  d'une  réalité  autre  que  le  sujet 
lui-même.  Il  insiste  beaucoup  aussi  sur  l'harmonie  (au  milieu 
de  la  diversité  due  aux  différences  de  nature  ou  de  situation) 
entre  les  expériences  des  différents  sujets.  «  La  manifestation 
soudaine  à  différents  esprits,  la  consistance,  l'inévitabilité  de 
l'expérieuce  que  nous  appelons  X  devient  tout  à  fait  inintelli- 
gible ))  sans  l'admission  d'une  réalité  qui  est  autre  que  l'ex- 
périence elle-même.  —  Sans  aucun  doute,  réplique  M.  Rash- 
dall,  l'inévitabilité  de  ces  expériences  implique  qu'elles  ont 
une  cause  en  dehors  du  sujet,  et  la  similitude  des  expériences 
de  différents  sujets  implique  que  le  monde  n'est  pas  simple- 
ment l'expérience  de  tel  sujet  particulier,  ou  d'une  collection 
de  sujets  séparés  et  hétérogènes  qui  ne  formeraient  pas  une 
sorte  de  tout  ou  n'y  participeraient  pas.  «  Mais  je  n'ai  jamais 
pu  comprendre  pourquoi  la  cause  «  extérieure  »  demandée 
ne  serait  pas  la  volonté  de  Dieu,  ou  pourquoi  l'élément  d'iden- 
tité dans  les  expériences  de  différents  sujets  ne  serait  pas 
simplement  une  identité  dans  le  contenu  des  expériences  di- 
verses, qui  toutes  sont  en  un  certain  sens  des  reproductions 
partielles  de  l'expérience  de  cette  «  universelle  conscience  de 
soi  »  qui  est  le  fond  ultime  de  l'être  de  tous  les  sujets  infé- 
rieurs. Sûrement  mon  mal  aux  dents  est  tout  aussi  «  inévi- 
table »  que  le  seau  à  charbon  sur  lequel  je  bronche,  et  je 


176  l'ankék  philosophique.  1911 

suis  même  fondé  à  croire  que  pour  d'autres  sujets  le  mal  aux 
deuts  est  très  semblable  à  ce  qu'il  est  pour  moi.  Pourquoi 
devrais-je  appeler  à  l'existence  un  seau  à  charbon  spirituel 
pour  expliquer  le  phénomène  ultime,  et  ne  pas  évoquer  un 
mal  aux  dents  en  soi,  extérieur,  pour  expliquer  la  naissance 
en  moi  et  en  d'autres  de  ce  mal  si  désagréable  ?  Certainement 
mon  mal  aux  dents  doit  avoir  une  cause  en  dehors  de  lui- 
même,  et  M.  Galloway  admet  que  les  réalités  ultimes  sont 
spirituelles  ;  mais  je  ne  vois  pas  de  nécessité  à  inventer  une 
substance  spirituelle  spéciale  et  à  déclarer  qu'elle  est  la  cause 
du  seau  à  charbon  dans  un  cas  et  de  mon  mal  aux  dents  dans 
l'autre.  Je  puis  ajouter  que  Lotze,  qui  jadis  adopta  cette  posi- 
tion, a  admis  dans  la  Métaphysique  qu'elle  n'était  pas  stricte- 
ment réclamée  par  ses  prémisses,  et  que,  pour  satisfaire  au 
besoin  que  nous  éprouvons  d'un  objet  autre  que  les  états  sub- 
jectifs d'un  sujet  même  universel,  il  suffisait  de  recourir  à  la 
distincticn  entre  Dieu  et  ses  états  changeants.  Je  puis  obser- 
ver que  M.  Galloway  ne  fait  aucun  usage  subséquent  de  son 
hypothèse,  et  que  la  conception  générale  qu'il  se  fait  de  l'uni- 
vers n'en  paraît  pas  le  moins  du  monde  affectée.  » 

Quel  que  soit  le  jugement  qu'on  doive  porter  sur  la  méta- 
physique particulière  de  Lotze  et  de  M.  Galloway,  on  peut  se 
demander  si  1'  «  illustration  »  empruntée  par  M.  Rashdall  au 
mal  de  dents  et  au  seau  de  charbon  est  tout-à-fait  concluante. 
Le  parallélisme  ne  serait-il  pas  plutôt  celui-ci  : 

Sensation  pénible  de  choc  —  douleur  du  mal  aux  dents. 

Seau  à  charbon  —  nerfs  altérés,  lésés. 

Si  M.  Galloway  admet  un  «  seau  spirituel  »,  il  admettra 
aussi  des  «  nerfs  spirituels  »...  Ou  plutôt  il  dira  —  du  moins 
il  pourra  et  devra  dire  —  qu'on  ne  doit  pas  représenter  la 
théorie  du  spiritualisme  universel  comme  impliquant  l'ad- 
mission d'àmes  distinctes  derrière  chaque  partie  des  appa- 
rences matérielles  qu'il  nous  aura  plu  de  séparer  par  un 
morcelage  artificiel.  Le  monadisme  n'implique  pas  que  je 
doive  croire  à  l'existence  d'une  âme  de  mon  porte-plume, 
d'une  âme  de  mon  encrier,  etc. 

3.  La  considération  principale  qui  a  conduit  Lotze  à  sa 
théorie  des  réalités  spirituelles  a  été  le  sentiment  que,  sans 
une  telle  hypothèse,  le  monde  serait  en  quelque  façon  irréel 
et  notre  connaissance  un  faux-semblant  ou  une  illusion  : 
dans  l'hypothèse  qu'il  adopte,  le  monde  de  la  matière  et  du 
mouvement  est  la  représentation,  dans  l'espace,  du  monde 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  ^^7 

des  réalités  spirituelles  et  non-spatiales  agissant  l'une  sur 
l'autre  et  produisant  l'une  dans  l'autre  des  changements 
internes  d'état.  «  Mon  propre  sentiment  au  sujet  de  cette  con- 
ception, déclare  M.  Rashdall,  c'est  que  nos  jugements  ne 
sont  pas  rendus  plus  objectivement  valides  par  l'adoption 
d'une  telle  hypothèse.  La  proposition  que  l'atome  spatial  A 
meut  l'atome  spatial  B,  serait,  nous  assure-t-on,  une  illusion 
dans  1  hypothèse  idéaliste  ordinaire,  mais  je  ne  puis  pas  voir 
comment  elle  pourrait  devenir  moins  illusoire  parce  que,  en 
fait,  un  atome  non-spatial  produirait  quelque  changement 
interne  d'état  dans  un  autre  atome  non-spatial.  Vous  pouvez 
appeler  l'atome  spatial  «  apparence  «  de  l'atome  non-spatial  ; 
mais  dans  quel  seus  est-ce  nue  apparence?  Un  atome  dans 
l'espace  poussant  un  autre  atome  a  sûrement  assez  peu  en 
commun  avec  une  âme  influençant  une  autre  âme  :  mon  juge- 
ment échoue  donc  entièrement  à  correspondre  d'une  façon 
quelconque  à  la  réalité  Une  bonne  part  du  langage  de 
M.  Galloway  semble  exposée  au  même  genre  de  critique.  Il 
admet  que  les  objets  de  l'expérience  extérieure  sont  des 
«  constructions  idéales  »,  mais  il  affirme  qu'ils  sont  «  des 
interprétations  valides  d'une  réalité  au-delà  ».  Pourquoi  (^  va- 
lides »  ?  J'échoue  à  percevoir  comment  une  pierre  frappant 
une  autre  pierre  peut-être  une  représentation  valide  d'un  état 
de  conscience  dans  un  autre  esprit  qui  ne  connaît  rien  de  ce 
que  j'appelle  pierre,  mouvement,  choc.  Les  qualités  sensibles 
des  objets  extérieurs  sont  décrites  comme  des  «  représenta- 
tions dans  la  conscience  de  l'interaction  entre  des  substances 
spirituelles  ».  J'aurais  été  enclin  à  dire  :  représentations  erro- 
nées (misrepresentations)  ». 

Ne  pourrait-on  pas  se  servir  de  ces  remarques  spécieuses 
de  M.  Rashdall  pour  ébranler  l'affirmation  de  l'existence  des 
consciences  animales  et  des  consciences  humaines  en  dehors 
de  Dieu  et  de  moi  ?  S'il  n'y  a  pas  identité  réelle  entre  la 
monade  et  son  «  apparence  »,  y  a-t-il  identité  réelle  entre 
mes  semblables  humains  et  leurs  apparences  physiques?  La 
situation  est  au  fond  la  même.  Un  mouvement  du  bras  de 
mon  prochain  me  donnant  un  coup  d'épée  au  travers  du 
corps,  pourrait-on  dire,  a  sûrement  assez  peu  en  commun 
avec  une  àme  influençant  une  autre  âme.  Douterai-je  cepen- 
dant que  ce  mouvement  ne  soit  la  traduction  d'un  état  de 
conscience  d'autrui  se  rapportant  au  mien  état  de  conscience  ? 
Daus  le  cas  de  l'animal  et  de  l'homme,  des  mouvements,  des 

PiLLON.  —  Année  philos.  1911.  12 


178  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

chocs,  sont  pour  moi  lindice  de  la  présence  et  de  l'action 
d'êtres  spirituels  semblables  à  moi.  Or  ces  mouvements,  —ces 
chocs,  cesidées,  dirait  Berkeley, —sontau  fond  de  même  nature 
partout,  lorsqu'il  s'agit  de  la  plante  comme  lorsqu'il  s'agit  de 
l'animal.  Si  je  devais  cesser  d'interpréter  des  indices  ana- 
logues d'une  façon  analogue  quand  je  passe  de  l'animal  au 
végétal,  cette  renonciation  arbitraire  à  un  mode  d'inférence 
que  j'avais  jugé  valide  jusqu'alors  m'obligerait  a  reviser  ma 
croyance  et  à  douter  de  l'existence  des  animaux  et  des 
hommes.  Comment  pourrais-je  admettre  que  les  mêmes 
sortes  d'indices  qui,  dans  le  cas  des  hommes  et  des  animaux 
m'amènent  à  situer  derrière  eux  non  seulement  la  pensée  et 
la  volonté  de  Dieu,  mais  des  réalités  spirituelles  distinctes 
et  indépendantes,  ne  m'autorisent  plus  à  placer  derrière  eux, 
dans  le  cas  des  végétaux  et  des  minéraux,  de  semblables 
réalités  pour  soi  ?  Il  serait  assez  naturel  alors  que  je  parle 
d'illusion,  de  tromperie,  de  mensonge.  Le  vice,  pour  ne  pas 
dire  le  sophisme  de  toute  cette  argumentation  de  M.  Rash- 
dall,  c'est  qu'il  y  passe  prudemment  sous  silence  sa  foi  en 
l'existence  des  âmes  humaines  et  animales,  ou  du  moins 
c'est  qu'il  ne  nous  dit  pas  —  mais  il  l'a  dit  ailleurs  —  com- 
ment et  pourquoi  il  y  arrive,  c'est  qu'il  ne  nous  dit  pas  com- 
ment il  croit  pouvoir  les  affimer  tout  en  niant  les  monades 
végétales  et  minérales. 

«  Quand  on  me  dit,  objecte  M.  Rashdall,  que  ce  que  je  con- 
sidère comme  étant  une  pierre,  est  en  réalité  une  âme  qui  est 
«  représentée  »  par  la  pierre,  je  suis  enclin  à  dire  :  «  mal 
représentée  »  (misrepresented).    Assurément  il  n'y  a  aucun 
rapport  nécessaire  entre  les  monades  cachées  sous  le  voile 
matériel  de  l'apparence  pierre  et  cet  ensemble  de  phénomènes 
sensibles  dont  le  groupement  constitue  ce  que  nous  appelons 
pierre.  Mais  il  n  y  a  non  plus  aucune  ressemblance  intrin- 
sèque, aucun  rapport  nécessaire,  entre  telle  idée,  tel  senti" 
ment,  telle  décision  de  mes  semblables  ou  de  moi-même  et 
tel  ensemble  de  phénomènes  sensibles  qui  coustituent  telles 
modifications  et  tels  mouvements  des  organismes.  Si  l'absence 
de  ce  rapport  nécessaire,  de  cette  ressemblance  intrinsèque 
n'empêche  pas  les  phénomèues  sensibles  de  signifier  dans 
le  second  cas  des  réalités  spirituelles  pour  soi,  cette  absence 
ne  saurait  non  plus  empêcher  des  phénomènes  sensibles  ana- 
logues d'avoir  la  même  signification  dans  le  premier  cas. 
Berkeley  se  fondait  sur  le  caractère  arbitraire,   contingent, 


L IDÉALISME   PERSONNEL   D OXFORD  179 

des  rapports  de  ce  genre  pour  établir  l'existence  de  Dieu.  Il  y 
voyait  quelque  chose  d'analogue  au  langage  qui  exprime  la 
pensée  au  moyen  de  mots  qui  n'ont  ni  ressemblance  ni  rap- 
port nécessaire  avec  elle.  Que  le  mouvement  musculaire  par 
lequel  s'accuse  la  volonté  de  mes  semblables  suggère  à  mon 
esprit  l'idée  qu'un  autre  homme  est  devant  moi,  cette  con- 
nexion contingente  comporte  une  explication  unique  :  la 
volonté  constante  du  Créateur.  G"est  un  symbolisme  arbi- 
traire, un  langage.  Mais  si  Dieu  se  sert  de  signes  arbitraires 
qui  n'ont  aucune  ressemblance  ni  aucun  rapport  nécessaire 
avec  les  choses  qu'ils  représentent,  pour  me  suggérer  et  me 
révéler  l'existence  et  l'action  de  mes  semblables,  n'est-il  pas 
raisonnable  d'admettre  que  là  où  je  ne  puis  décidément  trou- 
ver des  êtres  humains  derrière  les  signes  sensibles,  je  dois 
croire  néanmoins  que  Dieu  emploie  ces  signes  sensibles  pour 
me  suggérer  et  me  révéler  encore  des  êtres  analogues  à  moi, 
des  esprits,  dont  la  différence  avec  mon  esprit  correspond  à 
la  différence  qui  existe  entre  leur  traduction  sensible  et  la 
traduction  seasible  des  êtres  humains  ? 

«  Quand  on  dit  qu'une  âme  est  représentée  par  la  pierre, 
je  suis  enclin  à  dire  :  mal  représentée.  «  Le  terme  tnal  repré- 
senté est  exact,  il  l'est  peut-être  plus  encore  que  ne  le  croit 
M.  Rashdall,  et,  sans  y  voir  aucune  objection  sérieuse  contre 
le  monadisme,  nous  pouvons  bien  l'accepter  non  seulement 
pour  la  pierre,  mais  pour  la  plante,  pour  l'animal,  et  pour 
l'homme  lui-même,  s'il  est  vrai,  comme  nous  le  croyons,  que 
la  forme  de  sensibilité  qui  est  l'espace,  altère  et  fausse  notre 
connaissance  et  notre  aperception  des  réalités  spirituelles.  Il 
se  peut  bien  certes  que  M.  Galloway  ait  tort  de  soutenir  que 
les  représentations  spatiales  sont  des  représentations  «  va- 
lides »  :  tout  dépend  du  sens  que  l'on  donne  à  ce  mot. 

M.  Rashdall  reconnaît  qu'il  serait  possible  d'avouer  que 
notre  connaissance  est  une  «  misrepreseutation  »  partielle  de 
la  réalité  située  au  delà,  et  de  maintenir  l'inévitabilité  de  la 
division  entre  1'  «  apparence  »  et  la  «  réalité  ».  Telle  est, 
remarque-t-il,  la  position  de  M.  Bradley.  Mais  une  conception 
de  cette  sorte  emporterait  M.  Galloway  bien  loin,  sur  un  che- 
min où  il  n'a  aucun  désir  d'entrer,  car  elle  préparerait  les 
voies  à  la  conclusion  que  même  les  monades  spirituelles, 
malgré  qu'elles  aient  l'air  de  se  suffire  à  elles-mêmes,  ne 
sont  qu'une  représentation  plus  ou  moins  fausse  et  irréelle, 
une  «  misrepresentalion  »  d'une  réalité  autre  qu'elles-mêmes. 


180  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    1911 

—  On  peut  répondre  à  M.  Rashdall  que  la  conséquence  n'est 
pas  forcée.  Il  m'est  loisible  de  croire  que  ma  connaissance  de 
la  réalité  en  tant  qu'elle  est  conditionnée  par  l'espace  est  une 
«  misrepresentation  »  partielle,  et  que  je  dois  distinguer 
entre  l'apparence  spatiale  et  la  réalité  spirituelle  —  sans  me 
trouver  contraint  d'admettre  que  les  réalités  spirituelles  qui 
n'ont  rien  à  voir  avec  l'espace  soient  des  représentations 
vraies  ou  fausses  d'autre  chose  que  d'elles-mêmes.  Je  puis 
très  bien  admettre  par  exemple  que  si  je  dis  :  Dieu  est  un 
rocher,  le  mot  rocher  est  une  métaphore  inadéquate  pour 
exprimer  certaines  qualités  spirituelles  (fermeté  de  caractère, 
permanence,  immutabilité,  etc.)  sans  être  obligé  de  penser 
que  ces  qualités  spirituelles  elles-mêmes  soient  le  symbole 
de  je  ne  sais  quelles  qualités  occultes,  nouméuales,  le 
symbole  de  je  ne  sais  quel  X.  Le  monadisme  de  Leibniz, 
de  Lotze,  de  M.  Galloway  ne  conduit  pas  forcément  à 
l'agnosticisme  du  kantisme  orthodoxe  ou  à  l'absolutisme  de 
M.  Bradley. 

Naturellement  si  on  accepte  une  sorte  de  néo-monadisme, 
l'argument  idéaliste  en  faveur  de  l'existence  de  Dieu  paraît 
compromis,  du  moins  sous  la  forme  que  lui  donnait  Berkeley. 
Si  la  nature  physique  est  en  son  fond  un  ensemble  de  cons- 
ciences, il  n'est  pas  nécessaire  de  recourir  à  un  esprit  divin 
pour  donner  à  la  nature  une  existence  indépendante  de  moi 
ou  indépendante  du  genre  humain.  Le  monde  que  je  vois 
n'existe  que  si  je  le  vois,  mais  le  monde  que  je  vois  n'est  que 
la  traduction  mécanique,  pour  moi,  de  réalités  psychiques  qui 
existent  sans  moi,  qui  existaient  avant  moi  et  qui  existeront 
après  moi.  Il  n'est  donc  plus  nécessaire,  semble-t-il,  de  recou- 
rir à  l'existence  de  Dieu.  Le  genre  humain  peut  disparaître 
sans  que  disparaisse  le  monde.  Le  monde  existait  bien  avant 
qu'existât  le  genre  humain. 

Mais  si  l'argument  de  Berkeley  reproduit  par  M.  Rashdall 
se  trouve  ébranlé,  on  peut  lui  substituer  l'argument,  égale- 
ment idéaliste,  présenté  du  point  de  vue  rationaliste,  apriori- 
que,  par  Renouvier  et  fondé  sur  la  multiplicité  et  l'harmonie 
des  lois  qui  régissent  les  êtres  spirituels  dont  l'ensemble  com- 
pose l'univers.  Les  lois  n'étant  pas  des  êtres,  mais  des  idées 
doivent  être  pensées  par  un  esprit,  leur  multiplicité  et  leur 
harmonie  réclament  une  conscience  une  où  elles  se  rejoignent 
et  se  groupent  dans  leur  unité  synthétique.  Les  êtres  inférieurs 
existent  pour  eux-mêmes,  ils  existent,  que  ma  pensée  s'y 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  181 

applique  ou  qu'elle  s'en  détourne.  Ils  se  perçoivent.  Mais 
autre  chose  est  de  percevoir  son  être,  autre  chose  de  percevoir 
les  rapports  universels  et  constitutifs  de  tout  être.  D'une  telle 
perception  qui  est  une  véritable  connaissance  et  qui  suppose 
une  intelligence  non  pas  virtuelle,  mais  pleinement  actuelle 
et  développée,  les  esprits  humains  sont  incapables.  Comment 
serait-il  possible  d'attribuer  à  des  demi-consciences  la  con- 
naissance des  rapports  et  des  lois  auxquels  manque  le  support 
de  notre  propre  pensée?  Si  nous  pouvons  supposer  que  des 
phénomènes    correspondant  à    nos  sensations  possibles  se 
déroulent  en  dehors  de  notre  conscience  dans  des  monades 
étrangères,  et  assurent  ainsi  la  réalité  du  monde  extérieur, 
pouvons-nous  attribuer  à  ces  mêmes  monades  la  connaissance 
des  rapports  et  lois  de  l'univers  et  garantir  ainsi  à  ces  rap- 
ports et  à  ces  lois  une  existence  indépendante  de  la  nôtre  ? 
Aussi  bien,  sans  la  croyance  en  Dieu,  les  faits  nous  contrain- 
draient à  supposer  en  tout  état  de  cause  un  temps  où  les  cons- 
ciences inférieures,  seules  et  sans  l'homme,  auraient  suffi  à 
cette  énorme  tâche  qui  déconcerte  aujourd'hui  notre  pensée. 
L'homme  n'est  apparu  qu'au  terme  d'une  longue  évolution. 
Ce  sont  les  consciences  rudimentaires  qui  ont  précédé  les 
consciences  plus  développées,  et  l'évolution  coïncide  avec  un 
progrès  dans  la  netteté  et  la  force  des  consciences  échelonnées. 
Il  faudrait  donc  bien  que  les  consciences  les  plus  basses  aient 
pensé  les  lois  de  l'univers  longtemps  avant  l'apparition  de 
l'homme.  Est-ce  leur  faire  injure  que  de  les  en  soupçonner 
incapables  ?  Pour  assurer  la  réalité  des  lois  et  des  rapports 
étrangers  et  antérieurs  à  toute  conscience  humaine,   pour 
empêcher  que  la  nature  s'en  aille  en  poussière,  pour  faire  que 
l'univers  soit  vraiment  un,  ce  n'est  pas  assez  de  compléter  les 
esprits    humains    par  des   consciences  inférieures  ;   il  faut 
subordonner   l'ensemble   des   consciences  cosmiques   à   un 
esprit  supérieur,  conscience  assez  parfaite  pour  n'avoir  pas 
besoin  de  dépendre  d'une  autre  conscience. 

M.  Rashdall  lui-même  a  entretenu  assez  nettement  ce 
genre  d'argument  qui  subsiste  intact  après  correction  de 
l'étroitesse  excessive  de  son  spiritualisme  cosmique  :  «  Il  est 
impossible,  a-t-il  écrit  par  exemple,  de  concevoir  les  lois  de  la 
nature  comme  ayant  leur  existence  simplement  dans  nos 
esprits  transitoires  ou  comme  des  propriétés  d'une  matière 
existant  par  elle-même.  L'objectivité  de  nos  jugements  ordi- 
naires sur  les  faits  impliquent  pour  leur  justification  l'exis- 


182  l'année  philosophique.  1911 

tence  d'un  Esprit  Universel  »  ^  Et  ailleurs,  réfutant  la  doc- 
trine pluraliste  de  M.  Mac  Taggartqui  admet  une  multiplicité 
d'àmes  coéternelles  lesquelles,  s'incarnant,  deviendraient  les 
individus  humains,  M.  Rashdall  écrit  :  «  Le  monde  doit  être 
une  unité;  il  ne  comprend  pas  simplement  des  âmes,  mais 
des  âmes  eu  relation  et  rattachées  ensemhle  qui  forment  un 
système.  Mais  un  système...  pour  qui?  L'idée  d'un  système 
qui  n'est  pas  pour  un  esprit  quelconque  n'est  pas  ouverte  à  un 
idéaliste  ;  et  l'idée  d'un  monde  dont  chaque  partie  est  connue 
à  quelque  esprit,  mais  qui  n'est  pas  connue  comme  un  tout  à 
un  esprit,  est  presque  aussi  difîicile.  Où  donc  est  l'Esprit  qui 
connaît  le  tout,  c'est-à-dire  tout  le  système  d'âmes  avec  le 
contenu  de  chacune?  On  ne  pourrait  lever  la  difiiculté  qu'en 
attribuant  à  chaque  âme  l'omniscience,  et  peut-être  est-ce  là 
réellement  la  pensée  de  M.  Mac  Taggart.  Mais  alors  surgit  la 
difficulté  d'attribuer  à  chaque  âme  en  tant  qu'elle  est  extra- 
temporelle l'omniscience,  et  en  même  temps  l'ignorance  en 
tant  qu'elle  occupe  une  position  dans  la  série  du  temps  ^  ». 

On  voit  quelle  est  la  situation  métaphysique  de  l'Idéalisme 
personnel  d'Oxford  tel  qu'il  est  brillamment  représenté  par 
M.  Hastings  Rashdall.  Il  a  pour  ancêtre  immédiat  l'immaté- 
rialisme  de  Berkeley,  mais  il  corrige  et  complète  l'empirisme 
anglais  par  le  rationalisme  allemand.  M.  Rashdall  affirme 
l'activité  propre  de  l'esprit.  Il  admet  avec  Kant  des  catégories 
de  l'entendement.  Rejetant  d'autre  part  l'inconnaissable  nou- 
mène,  il  élargit  partiellement,  quoique  insuffisamment 
encore,  le  spiritualisme  si  réduit  de  Berkeley,  en  ajoutant 
à  Dieu  et  aux  âmes  humaines  des  âmes  animales  qui  leur 
sont  analogues  et  en  se  plaçant  ainsi  à  mi-chemin  entre 
Berkeley  et  Leibniz  vers  lequel  il  tend  malgré  lui.  Enfin,  tout 
en  reproduisant  la  démonstration  proprement  berkeleyistede 
l'existence  de  Dieu,  démonstration  qui  est  de  tendance  plutôt 
empiriste,  il  pressent  l'argument  renouviériste  fondé  sur  la 
multiplicité  et  l'uuité  des  lois,  qui  est  de  tendance  plutôt 
rationaliste. 

Pour  compléter  l'esquisse  de  cette  synthèse  métaphysique 
intéressante  et  originale,  il  faudrait  —  ce  que  nous  espérons 
pouvoir  faire  dans  une  seconde  étude  —  définir  la  position  de 

1.  Vltimaie  Basis,  p.  40- 

2.  Personality,  p.  393,  note 


l'idéalisme  personnel  d'oxford  183 

M.  Rashdall  eu  morale  et  en  théodicée,  apprécier  les  motifs 
qui  poussent  ce  partisan  de  la  morale  rationnelle  du  devoir  à 
rejeter  avec  décision  la  croyance  à  la  liberté,  et  discuter  la 
solution  que  ce  théiste  déterministe  croit  pouvoir  donner  au 
problème  du  mal  en  renouvelant  à  sa  manière  les  théories 
hypothétiques  de  Stuart  Mill  sur  l'impuissance  d'un  Dieu 
dont  la  bonté  est  absolue,  mais  dont  la  volonté  se  heurte  à 
d'infranchissables  limites. 

Henri  Bois. 


UNE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION' 


On  se  rappelle  les  nombreux  moments  où  Ch.  Renouvier, 
en  souvenir  du  célèbre  Pari  de  Pascal,  tentait  d'ériger  en 
attitude  constante  ce  qui  ne  fut,  chez  l'auteur  des  Pensées. 
qu'un  moment  tragique.  Parier  pour  ou  contre  Dieu  est  un 
geste  tragique,  attendu  qu'il  équivaut,  dans  l'esprit  de  Pascal, 
à  jouer  notre  salut  ou  notre  damnation.  Le  pari  constant  de 
Ch.  Renouvier  est  d'une  importance  capitale,  quelques-uns 
iraient  peut-être  jusqu'à  dire  :  d'une  gravité  souveraine.  Mais 
de  gagner  le  ciel  ou  de  se  vouer  à  l'enfer,  il  n'est  pas  question. 
Il  s'agit  simplement  de  faire  son  métier  d'homme  et  de  le 
faire  selon  la  vérité  de  la  vie.  11  s'agit  dès  lors,  d'atteindre 
cette  vérité. 

Or,  pour  l'atteindre,  le  pari  est-il  inévitable?  Le  pari  du 
joueur  certes,  on  peut  l'éviter.  On  doit  même  l'éviter  si  le 
joueur  ne  parie  qu'en  vertu  de  raisons  injustifiables  et  sur  des 
indices  dont  la  signification,  à  beaucoup  d'égards,  dépend 
exclusivement  de  son  bon  plaisir.  Il  est  un  superstitieux  au 
fond  de  tout  parieur.  Et  en  fait  de  superstition,  chaque  indi- 
vidu a  les  siennes.  Le  pari  du  philosophe  est  d'une  tout  autre 
nature.  Il  reste  pari  cependant.  Et  nul  penseur  n'y  échappe. 

Car  pour  ce  qui^est  de  la  notion  et  des  fondements  du  pari, 
son  objet  véritable  n'est  pas  un  événement  futur.  Il  ne  s'agit 
pas  de  savoir  quelle  boule  sortira  de  l'urne  :  sera-ce  la  noire, 
la  blanche  ou  la  rouge?  Il  s'agit  de  savoir  si  les  différentes 
«  valeurs  »  de  la  vie  ont  droit,  de  notre  part,  à  une  égale  con- 
fiance. Une  réponse  catégorique  à  la  question  impliquerait 
une  omniscience  assurément  interdite  à  l'homme,  à  supposer 


1.   Philosophie  de  la  Religion  par  J.-J.  Gourd,  1  vol.  in-8  (306  p.)  de  la 
Bibliolhèque  de  Philosophie  Contemporaine,  Paris,  F.  Alcan,  1911. 


186  l'année  philosophique.  1911 

même  que  dans  la  compréhension  de  l'idée  d'omniscience 
aucun  élément  contradictoire  ne  se  laissât  glisser  :  et  de  cela, 
rien  ne  nous  assure.  Le  pari  du  philosophe  a  donc  pour 
matière  une  façon  de  concevoir  la  vie  et  de  la  vivre.  Et  le 
ferme  propos  de  parier  sous-entend  qu'il  est  une  droite  manière 
de  vivre  ;  celle-ci  ou  celle-là,  mais  non  indifféremment. 

Cette  attitude  de  parieur  en  face  d'une  vie  dont  on  ignore 
le  dernier  et  le  premier  mot —  le  dernier  est  celui  qui,  tout 
d'abord,  inquiète,  —  n'est  point  sans  analogie  avec  celle  des 
sceptiques.  Elle  est,  en  sou  fond,  sceptique,  s'il  n'est  pas 
contradictoire  d'aimer  la  vérité  de  toutes  ses  forces  et,  dans 
l'impossibilité  de  la  voir  venir  à  soi,  d'aller  vers  elle,  en  déci- 
dant à  l'avance  du  signe  auquel  on  la  reconnaîtra. 

C'est  précisément  cette  décision  qui  fait  le  pari.  Nous  la 
jugeons  inévitable  si  des  cas  se  présentent  où  l'abstention 
équivaut  à  un  vote.  Et  il  s'en  présente  de  tels.  L'homme  qui 
ne  veut  rien  ni  savoir  ni  conjecturer,  ni  présumer  en  dehors 
de  ce  qui  est  wa/Zero/'/ac?  est  un  votant  par  abstention.  Il  parie 
contre  Pascal.  Mais,  comme  Pascal,  il  parie.  Il  tient  pour  non 
avenues  les  valeurs  morales  et,  à  plus  forte  raison,  les  valeurs 
religieuses  de  la  vie.  Qu'il  vive  comme  s'il  les  respectait  et 
cela,  sans  le  moindre  désir  de  feindre,  il  est  possible.  Le 
nombre  de  ceux  qui  agissent  et  se  passent  de  justifier  leurs 
actes  est  plus  que  légion.  Le  nombre  est  considérable  des 
gens  honnêtes  auxquels  il  n'arrive  guère  d'affirmer  le  devoir, 
si  ce  n'est  occasionnellement,  du  bout  des  lèvres,  et  par  esprit 
de  conservation  sociale. 

Nous  n'avons  pas  encore  prononcé  le  nom  de  J.-J.  Gourd. 
Ce  n'en  est  pas  moins  à  lui  que,  dès  les  premières  lignes,  nous 
pensions.  Que  Pascal  ait  été  son  modèle,  on  en  pourrait 
douter.  Mais  s'il  nous  remémore  Pascal,  ce  n'est  point  seule- 
ment par  sa  doctrine  des  trois  dialectiques,  si  voisine  de  la 
théorie  des  «  différents  ordres  ».  Cette  théorie  éloquemment 
résumée  naguère  par  M.  Fouillée  dans  son  Histoire  de  la  Phi- 
losophie, autorise  l'attribution  éventuelle  à  Pascal  d'une  phi- 
losophie orientée  vers  le  kantisme,  encore  qu'on  puisse  se 
demander  si  véritablement  Pascal  eut  une  philosophie.  C'est 
là  d'ailleurs  une  question  réservée.  Rappelons  seulement  la 
différence,  esquissée  par  nous,  entre  le  pari  de  Pascal  et  celui 
de  Renouvier.  Ajoutons  que,  s'il  faut  inscrire  le  nom  de 
J.-J.  Gourd  —  et  il  le  faut  —  sur  la  liste  des  «  parieurs  »,  c'est 
assez  loin  du  nom  de  Pascal,  et  beaucoup  plus  près  du  nom 


UNE    PHILOSOPHIE    DE    LA    RELIGION  187 

de  Renouvier.  M,  Boutroux  n'a  décidément  pas  eu  tort,  dans 
sa  préface  à  la  Philosophie  de  la  Religion,  de  rapprocher 
J.-.T.  Gourd  de  Pascal.  Aux  raisons  d'un  tel  rapprochement 
invoquées  par  M.  Boutroux  nous  avons  cru  devoir  en  ajouter 
d'autres.  Et  nous  les  avons  tirées  d'une  thèse  très  ancienne 
sur  la  Foi  en  Dieu  soutenue  devant  la  Faculté  de  Théologie  de 
Genève  pour  l'obtention  du  grade  de  licencié.  Là,  J.-J.  Gourd, 
devançant  W.  James,  affirmait  «  l'expérience  religieuse  ». 
Mais  au  lieu  de  l'établir  par  des  témoignages  de  conversions, 
d'événements  instantanés,  presque  de  catastrophes,  il  s'ap- 
puyait sur  sa  propre  expérience  et  il  dotait  l'homme  d'une 
faculté  de  perception  ayant  le  divin  pour  objet.  Nous  n'avons 
point  à  juger  la  doctrine.  En  omettant  de  le  constater,  nous 
présenterions  sous  un  faux  jour  cette  philosophie  de  la  reli- 
gion, dont  le  mouvement  pragmatiste  contemporain  a  pu 
renouveler  les  énergies,  mais  qui  n'en  est  point,  tant  s'en  faut, 
une  émanation  directe.  Et  donc,  si  l'on  veut  lire  La  Philosophie 
de  la  Religion  comme  elle  doit  être  lue,  on  fera  bien  de  lire, 
tout  d'abord,  la  Foi  en  Dieu.  Cette  dissertation  n'est  intéres- 
sante que  pour  l'histoire  des  idées  de  l'auteur.  Elle  est  quand 
même,  pour  cette  histoire,  de  première  importance.  Là  est 
l'origine  du  «  pari  »  dont  nous  parlions  en  commençant.  — 
Où  est  le  pari,  nous  sera-t-il  objecté?  Celui  qui  s'appuie  sur 
la  perception  de  l'exterue  pour  affirmer  le  monde  «  ne  joue 
pas  ))  l'existence  de  ce  monde.  Il  se  déclare  subjugué  par  son 
évidence.  Pareille  à  cette  évidence  est  celle  de  la  perception 
du  divin  dans  l'écrit  sur  la  Foi  en  Dieul  —  D'accord.  On 
n'aurait  guère  à  nous  prier  longtemps  pour  nous  faire  con- 
sentir à  juger  cet  écrit  comme  le  jugèrent,  sans  doute,  et  les 
juges  de  l'auteur  et  l'auteur  lui-même  :  c'est  l'œuvre  d'un 
étudiant  en  théologie,  au  courant  des  travaux  de  son  époque 
en  matière  de  métaphysique  religieuse,  indépendant  d'esprit, 
capable  de  critique,  sans  doute,  dogmatique  néanmoins  par 
ses  conclusions  et  par  son  attitude.  Le  philosophe  que  sera 
plus  tard  J.-J.  Gourd  pourra  se  dispenser  de  démentir  ces 
conclusions.  Toutefois,  s'il  paraît  ne  plus  se  ressouvenir  de  son 
premier  ouvrage,  c'est  que  le  passage  de  l'attitude  dogmatique 
à  l'attitude  critique,  et  de  celle-ci  à  l'attitude  pragmatiste  des 
dernières  années,  presque  des  dernières  heures,  ne  dut  s'ac- 
complir, ni  sans  secousse,  ni  sans  rupture  apparente  avec  un 
passé  dont,  si  l'attention  se  détourne,  les  traces  et  les  effets 
subsistent.  Il  y  eut  là  un  de  ces  curieux  et  féconds  exemples 


188  l'année  philosophique.  1911 

de  solidarité  personnelle  comme,  pour  en  trouver  dans  la  vie 
de  tout  penseur,  il  n'y  aurait  vraisemblablement  qu'à  se  mettre 
en  quête.  L'auteur  de  la  Foi  en  Dieu  eût  jugé  contradictoire 
de  parier  pour  une  vérité  dont  il  s'affirmait  certain  :  il  était 
alors  à  l'apogée  de  son  dogmatisme.  Mais,  dès  ce  temps-là,  le 
théisme  et,  l'on  peut  ajouter  le  christianisme  de  J.-J.  Gourd 
avait  poussé  des  racines  indestructibles.  Un  jour  allait  venir 
où  il  trouverait  place  dans  une  philosophie  animée  de  l'esprit 
kantien.  Là,  au  lieu  de  «  s'imposer  »  comme  naguère,  il  se 
«  proposerait  »  en  affectant  les  allures  d'un  objet  de  croyance 
ou  de  dilemme,  ou  d'  «  option  ».  Les  croyances  de  J.-J.  Gourd 
ont  changé  de  forme,  elles  ont  à  peine  changé  de  matière. 

Si  nous  avions  à  étudier  l'ensemble  de  son  œuvre,  nous  insis- 
terions sur  les  rapports  étroits  qui  unissent  les  tendances 
dogmatiques  de  la  première  philosophie  aux  tendances 
nettement  criticistes  de  la  seconde  période,  à  laquelle  nous 
devons  le  Phénomène,  œuvre  d'une  rare  vigueur,  difficile  à 
pénétrer,  mais  aussi  profonde  que  vigoureuse,  et  où  sont  posés 
les  fondements  d'un  dualisme  radical.  Cette  philosophie  «  phé- 
noméniste  »,  en  un  sens  tout  nouveau,  il  est  vrai,  attestait 
l'influence  de  Kant,  de  sa  discipline,  oserai-je  dire,  plus  encore 
que  de  sa  doctrine.  Elle  n'était  que  le  prélude  de  démarches 
futures  dont  les  Trois  Dialectiques  devaient,  sensiblement  plus 
tard,  résumer  les  résultats.  Ce  n'allait  être,  encore,  que  l'avant 
dernière  étape,  s'il  convient  d'attribuer  à  la  Philosophie  de  la 
Religion  la  valeur  et  les  caractères  d'une  synthèse  générale  ; 
et  tel  est  assez  notre  avis.  Mais  pour  se  rendre  cette  philoso- 
phie familière,  s'il  convient  de  s'arrêter  devant  Kant,  il  nous 
paraît  indispensable  de  s'élever  jusqu'à  Platon,  car  l'idéa- 
lisme de  Gourd  est  aussi  rigoureux  que  celui  du  Parménide 
et  du  Sophiste  :  avec  cette  différence  toutefois,  qu'on  peut 
attribuer  à  Platon  un  idéalisme  radical  attesté  par  l'impor- 
tance assignée  dans  le  Sophiste  à  l'idée  de  V Autre,  laquelle  se 
présente  coordonnée  à  l'idée  du  Même.  Dans  la  doctrine  de 
Gourd,  si  je  l'ai  bien  comprise,  l'individu  est  incoordonnable, 
il  est  hors  la  science,  «  hors  la  loi  ». 

L'idée  de  l'iucoordonnable  domine  la  Philosophie  de  la  Reli- 
gion comme  elle  dominait  naguère  les  Trois  Dialectiques. 
Cette  idée  n'est  peut-être  pas  nouvelle  ;  elle  est  même 
d'une  ancienneté  fort  reculée,  si  l'on  est  en  droit  de  nommer 
«  incoordonnable  »  la  matière  du  Timée,  source  du  dualisme 
platonicien.  Dans  la  pensée  de  Gourd,  l'incoordonnable  est  le 


UNE   PHILOSOPHIE    DE    LA    RELIGION  189 

fondement  de  la  philosophie  morale  et,  après  elle,  de  la  reli- 
gion. Il  diffère  profondément,  par  suite,  de  l'incoordonnable 
platonicien  élément  rebelle,  indiscipliné,  ennemi  de  l'ordre, 
élément  qui  tire  de  son  infériorité  les  motifs  de  sa  rébellion. 
L'incoordonnable  de  J.-J.  Gourd  —  et  là  est  l'originalité  de  la 
doctrine  —  n'est  tel  qu'en  raison  de  sa  supériorité.  Le  monde 
de  la  science  redevient  ainsi  que  chez  Platon  celui  de  la 
Siavoi'a,  mais  au  sommet  de  la  dialectique  s'il  faut  faire  une 
place  à  l'àvuTrôesxov,  il  faut  renoncer  à  voir  dans  cet  absolu  le 
suprême  intelligible  objet  de  la  véritable  science.  L'absolu 
n'est  pas  inconnaissable,  et  notre  philosophe  n'est  guère  ami 
de  l'agnosticisme  mais  il  étend  bien  au  delà  du  savoir  positif 
la  sphère  de  la  connaissance.  Nous  connaissons  plus  de 
choses  que  nous  n'en  pouvons  coordonner;  et  le  positivisme, 
selon  J.-J.  Gourd,  est  deux  fois  dans  l'erreur:  une  première 
fois,  car  il  identifie  le  «  connaître  »  au  «  savoir  »  ;  une 
deuxième  fois,  car  il  traite  d'illusoires  des  objets  de  connais- 
sance distincte  sous  le  seul  prétexte  qu'ils  feraient  éclater  les 
cadres  de  la  science  s'ils  tentaient  de  s'y  faire  une  place.  La 
réalité  des  incoordonnables,  le  droit  de  les  affirmer  et  de  les 
maintenir  hors  du  plan  de  la  science,  telle  est  la  première 
thèse  de  Gourd. 

Ces  incoordonnables  resteront-ils  dans  notre  esprit  à  l'état 
d'archipel  ?  A  côté  des  connaissances  scientifiques  faudra-t-il 
doter  la  pensée  de  notions,  en  quelque  sorte,  «  marginales  » 
distantes  les  unes  des  autres  ?  L'impossibilité  d'en  former  un 
«  continent  »  n'équivaudrait-elle  pas  à  leur  dénier  toute 
valeur,  toute  objectivité  éventuelle?  Ce  que  l'on  ne  peut 
coordonner,  ce  qui  reste  à  letat  de  «  cause  errante  »  —  ainsi 
Platon  appelait-il  la  matière  —  peut  toujours  être  taxé  d'illu- 
sion. J.-J.  Gourd  n'a  eu  garde  de  négliger  l'action.  D'où  sa 
seconde  thèse  :  les  éléments  réfractaires  à  la  dialectique  théo- 
rique comme  à  la  dialectique  pratique  sont  précisément 
coordonnables  entre  eux,  en  tant  qu'ils  participent  de  l'absolu. 
Peut-être  vaudrait-il  mieux  dire  «  participables  »  que 
«  coordonnables  ».  Ils  ne  rentrent  pas,  à  proprement  parler, 
les  uns  dans  les  autres.  Ils  se  correspondent.  Ils  correspondent 
à  l'absolu;  ils  l'environnent  à  distance;  ils  lui  font  cortège. 

Ainsi  présentée,  la  doctrine  de  J.-J.  Gourd  fait  de  nouveau 
songer  à  celle  de  Platon  chez  qui  l'idée  du  Bien,  élevée 
au-dessus  de  toutes  les  autres,  en  admet  au-dessous  d'elles  qui 
la  séparent  du  monde  géométrique  et  du  monde  sensible, 


190  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

dans  lesquelles  on  dirait  qu'elle  se  réfléchit  directement  et  se 
reconnaît. 

J.-J.  Gourd  ne  s'est  pourtant  jamais  apparu  sous  les  traits 
d'un  pur  platonicien.  Il  nomme,  il  est  vrai,  Platon  et  Parmé- 
nide.  Je  ne  me  souviens  pas  avoir  souvent  rencontré  dans  ses 
hores,  le  nom  de  Kant.  C'est  pourtant  de  Kant  qu'il  procède. 
Car  la  doctrine  qui  distingue  entre  la  Raison  Pure  et  la  Rai- 
son Pratique  ouvre  la  porte  à  celle  des  incoordonnables. 
J.-J  Gourd  peut  bien  rappeler  Pascal.  C'est  toujours  à  la  con- 
dition préalable  de  faire  graviter  la  philosophie  de  Pascal 
vers  la  doctrine  de  Kant.  —  J.-J.  Gourd  dira-t-on  trouve  dès 
la  dialectique  théorique,  un  objet  susceptible  de  devenir  celui 
de  la  Religion  :  l'Infini,  l'Absolu.  Pareillement  Kant  prépare 
une  philosophie  éventuelle  de  la  liberté  dès  la  discussion  des 
antinomies.  —J.-J.  Gourd,  toutefois,  s'il  ne  renouvelle  pas  cette 
discussion,  laisse  entendre  qu'il  n'accepterait  ni  la  manière 
dont  Kant  la  dirige,  ni  la  manière  dont  il  la  termine.  A  la 
conception  d'un  infini  extensif  dont  il  ne  conteste  pas  le  carac- 
tère antinomique,  J.-J.  Gourd  substitue  celle  d'un  infini 
intensif.  On  ne  parvient  pas  à  réaliser  l'infini.  Maison  peut 
faire  effort  pour  embrasser  la  totalité.  Et  c'est  l'énergie,  l'in- 
tensité de  l'émotion  dont  cet  effort  s'accompagne,  qui  donne 
à  la  notion  d'infini  sa  valeur.  Que  l'infini  soit  incoordonnable 
par  essence  :  il  se  peut.  L'ordre  de  la  connaissance  exteusive 
lui  est  fermé.  Reste  la  connaissance  intensive  à  laquelle  ou  ne 
saurait  refuser  tout  contenu,  et  qu'il  faudrait  se  garder  de  con- 
fondre avec  lémotion  ambiante.  Le  trouble  dans  lequel  l'idée 
de  l'absolu  jette  l'âme  religieuse  n'empêche  point  notre  pen- 
sée de  s'y  appliquer  et  d'eu  entamer  l'élaboration,  si  l'on 
peut  ainsi  dire.  J'aperçois,  néanmoins,  un  tributaire  de  Kant 
dans  cet  autre  philosophe  de  Genève  moins  glorieux  qu'Ernest 
Naville,  plus  profond  néanmoins  et  plus  indiscutablement 
original  qui  fut  J.-J.  Gourd.  Mais  c'est  uu  tributaire  d'avant- 
garde  et  qui  est  l'unique  architecte  de  sa  philosophie. 

En  voulez-vous  une  preuve  nouvelle,  plus  décisive  encore 
que  les  précédentes  ?  Je  la  trouve  dans  le  caractère  franche- 
ment pragmalistede  la  méthode.  Pragmatisme  et  dogmatisme 
s'excluent,  on  le  sait;  mais  non  criticisme  et  pragmatisme. 
Le  criticisme  qui  se  retire  devant  le  pragmatisme  rend  inévi- 
table, à  notre  avis  du  moins,  l'abdication  de  la  philosophie. 
Tel  n'est  point  le  pragmatisme  de  J.-J.  Gourd  dans  sa  philo- 
sophie religieuse.  Il  se  greffe  sur  une  doctrine  d'esprit  criti- 


UNE    PHILOSOPHIE    DE    LA   RELIGION  191 

ciste  :  il  en  est  l'aboutissant,  non  le  substitut.  L'idée  de 
valeur  apparaît  au  sommet  de  la  doctrine  pour  se  subordon- 
ner celles  de  «  fonction  «  et  «  d'être  »,  non  pour  les  remplacer. 
Ce  qui  légitime  la  religion,  du  point  de  vue  de  la  valeur,  c'est 
«  l'agrandissement  de  l'esprit»,  cequila  justifie  du  point  de  vue 
de  l'être,  c'est  l'idée  de  l'absolu,  dont  la  réalité  inconditionnée 
plane  au-dessus  des  catégories.  Une  valeur  créatrice  de  son 
propre  objet  aurait  peut-être  droite  Tépithète  de  «  fiduciaire  ». 
Elle  vaudrait  exclusivement  par  la  confiance  inspirée  à  ses 
possesseurs,  confiance  dont  il  ne  serait  que  sage  de  la  recon- 
naître indigne.  Un  Dieu  étranger  à  la  raison  théorique  ne 
mériterait  pas  d'être  appelé  le  vrai  Dieu.  Nous  voici  déjà  à 
quelque  distance  du  kantisme  orthodoxe. 

Et  ce  n'est  pas  sur  le  terrain  de  la  Dialectique  pratique,  qu'il 
faut  s'attendre  à  un  rapprochement.  La  Religion  dans  les 
limites  de  la  Raison  est  une  œuvre  de  «  critique  »  au  pre- 
mier chef.  Kant  ne  l'en  a  pas  moins  laissée  en  marge  de  sa 
philosophie.  Songeait-il,  en  l'écrivant,  à  prolonger  la  doctrine 
de  la  Raison  Pratique,  ou  simplement,  à  la  transposer  ?  Nul  ne 
s'étonnera  que  les  commentateurs  postkantiens  ne  soient 
guère  parvenus  à  se  mettre  d'accord.  Je  serais  surpris  que  la 
doctrine  de  J.-J. Gourd  donnât  lieu,  sur  ce  point,  à  des  indéci- 
sions. La  Dialectique  religieuse  ne  se  meut  point  chez  lui  dans 
le  plan  de  la  Dialectique  Pratique.  La  vie  religieuse,  certes, 
implique  la  vie  morale.  Elle  la  surpasse,  cependant,  et,  avant 
de  la  surpasser,  la  dépasse.  Elle  transforme  le  lien  social  en 
substituant  «  l'Église  »  où  l'amour  rapproche  et  unit,  à 
la  société  proprement  dite,  laquelle,  souvenons-nous  de 
Renouvier,  implique  entre  ses  membres  un  état  de  défensive 
toujours  prêt  à  passer  à  l'acte.  Elle  transforme  l'esthétique, 
en  justifiant  l'émotion  du  sublime,  et  en  la  dotant  d'une 
valeur  qui  l'élève  au-dessus  du  sentiment  de  la  pure  beauté. 
Enfin  elle  engendre  la  vertu  du  sacrifice  par  où  l'absolu  s'in- 
troduit véritablement  dans  notre  vie  intérieure.  Il  faut  lire  les 
pages  originales  et  d'une  éloquence  discrète  consacrées  par 
J.-J.  Gourd  à  l'analyse  de  cette  vertu  et  à  la  démonstration  de 
ce  qui  la  rend  essentiellement  incoordonnable.  J.-J.  Gourd  n'en 
a  jamais  écrit  de  plus  belles.  Je  ne  puis  les  transcrire.  J'espère 
en  les  abrégeant  n'en  point  amoindrir  la  portée.  Dans  la  pensée 
de  J.-J.  Gourd,  il  est  des  actes  moralement  obligatoires,  où  le 
degré  d'obligation  varie  en  fonction  de  l'urgence.  11  est  d'au- 
tres actes  où  l'excellence  passe  l'urgence  et  dont  elle  appa- 


192  l'anniîe  philosophique.  1911 

raît,  en  dernière  analyse,  l'unique  raison  de  les  accomplir.  Ce 
sont  des  actes  exceptionnels,  hors  la  loi  morale,  qui  ne  sau- 
raient être,  sans  contradiction,  moralement  exigibles.  N'est-il 
pas  à  peu  près  universellement  admis  que  les  paroles  de  Jésus 
prêchant  les  huit  béatitudes  excèdent  de  l'infini  les  bornes 
de  la  «  sagesse  humaine  ^  ».  Essayez  de  vivre  en  pratiquant  le 
pardon  des  injures,  en  rendant  le  bien  pour  le  mal,  en  don- 
nant aux  pauvres  tout  ce  qui  est  à  vous,  en  ne  résistant  pas 
au  mal...  etc.  vous  vivrez  «  en  dehors  de  la  morale  sociale 
aussi  bien  que  de  la  morale  individuelle.  L'apôtre  Paul  n'a 
point  célébré  vainement  la  folie  de  la  croix  ».  Et  donc  il 
a  compris  le  caractère  profondément  incoordonnable  du 
sacrifice.  La  tradition  chrétienne,  nous  dira-t-on,  n'a  jamais 
séparé  le  sacrifice  de  l'ordre  moral.  Elle  a  eu  tort.  Elle  a  nui 
à  l'intelligence  du  sacrifice  et  à  celle  de  l'action  morale  elle- 
même.  «  Car  enfin  si  le  sacrifice  perd  son  caractère  en  se  rap- 
prochant de  la  loi,  l'action  morale  perd  également  le  sien  en 
se  rapprochant  du  sacrifice.  La  vie  de  chaque  jour  est 
dominée  par  l'idée  d'un  héroïsme  qui  ne  peut  s'y  réaliser.  Et 
devant  un  tel  commandement,  on  écoute,  on  n'agit  pas.  En 
vérité,  c'est  le  plus  clair  de  ce  qu'obtiennent  les  prédications 
qui  coofondent  ainsi  les  genres  »  (p.  135).  Ne  confondons 
point  les  genres  et,  pour  commencer,  maintenons  la  dialec- 
tique religieuse  hors  des  limites  de  la  dialectique  pratique, 
et  le  sacrifice  hors  de  la  morale.  En  nous  élevant  au-dessus 
de  la  loi,  le  sacrifice  nous  fait  entrevoir  un  monde  affranchi 
de  toute  causalité,  de  toute  durée,  où  l'on  échappe  à  la 
solidarité  du  présent  avec  le  passé  et  l'avenir,  où  l'on  petit 
faire  que  ce  qui  fut  n'ait  pas  été.  La  rédemption  n'a  pas  un 
autre  but  :  elle  ne  vise  à  rien  de  moins  qu'à  l'annulation  de  la 
causalité.  Et  c'est  par  où  il  est  permis,  quand  on  parle  de 
rédemption,  de  s'incliner  comme  devant  un  mystère.  Ne 
disons  point  toutefois  que  les  sources  du  sacrifice  rédempteur 
sont  impénétrables  et  que  les  «  racines  de  la  noble  tige  »  nous 
demeurent  éternellement  cachées.  Loin  de  contredire  la 
nature  humaine  le  sacrifice  en  est  l'expression  la  plus  haute. 
Telles  sont  les  idées  directrices  et  curieusement  originales 
de  ce  livre  qui  honore  grandement  la  philosophie  française. 

Lionel  Dauriag. 


BIBLIOGRAPHIE  l'HILOSOPHIQUE  FRANÇAISE 
DE  L'ANNÉE  1  91  1  ' 


I 


MÉTAPHYSIQUE,  PSYCHOLOGIE 

ET 

PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES 

ABRAMOWSKI  (Edouard).  —  L'analyse  physiologique  de  la  per- 
ception (in-12,  Bloud,  Collection  de  psychologie  expérimentale  et 
de  métapsychie  ;  120  p.). 

L'auteur  de  cet  ouvrage  a  pris  soin  de  résumer  lui-même  les  prin- 
cipales thèses  qui  y  sont  exposées  ;  nous  ne  saurions  mieux  faire 
que  de  le  citer  : 

«  L'activité  nerveuse  qui  constitue  le  corrélatif  de  la  conscience 
n'ont  autre  chose  que  la  réaction  chimique  des  éléments  nerveux 
avec  leur  milieu  nutritif  de  la  lymphe,  réaction  dont  le  résultat  est 
l'assimilation  et  la  désassimilation  c'est-à-dire  l'acte  de  nutrition  de 
ces  éléments. 

«  L'activité  nutritive  des  éléments  nerveux  entraîne  aussi  l'activité 
nutritive  des  autres  éléments  histologiques  de  l'organisme,  qui  leur 
sont  contigus,  en  produisent  ainsi  les  divers  phénomènes  moteurs, 
secrétoires,  etc. 

«  A  chacun  des  états  de  conscience  correspond  la  formation  d'un 
groupe  d'éléments  actifs  nerveux  et  autres  qui  lui  est  propre  ;  toute 
modification  d'un  état  de  conscience  présente,  du  côté  physiologique, 


1.  Un  certain  nombre  de  notices  bibliographiques  de  VAîinée  philoso- 
phique de  1911  sont  de  la  plume  de  notre  collaborateur  et  ami,  M.  L.  Dau- 
riac.  Les  initiales  de  son  nom  se  trouvent  au  bas  de  chacune  de  celles  dont 
il  a  bien  voulu  se  charger. 

PiLLON.  —  Année  philos.  1911.  13 


194  l'année  philosophique.  1911 

une  modification  qualitative  du  groupe  actif,  l'adjonction  au  groupe 
de  certains  éléments  nouveaux  et  la  sortie  de  certains  autres. 

0  Au  corrélatif  physiologique  d'un  état  de  conscience  appartient 
tout  ce  qui  vit  dans  l'organisme  à  ce  moment,  c'est-à-dire  tous  ses 
éléments  actifs  ;  tous  les  autres  éléments  qui  sont  en  dehors  du  cor- 
rélatif, présentent  à  ce  moment  l'état  de  repos  chimique,  de  vie 
latente.  Ce  dédoublement  de  l'organisme  en  partie  vivante  et  en 
partie  endormie  est  sujet  à  des  variations  continuelles  concomittantes 
des  variations  continuelles  de  la  conscience,  suivant  que  des  groupes 
nouveaux  se  réveillent  et  que  certains  groupes  précédemment  actifs 
rentrent  dans  l'état  de  repos. 

«  Le  corrélatif  physiologique  d'une  perception  contient  toujours 
les  quatre  groupes  suivants  :  1°  le  groupe  des  éléments  sensoriels 
périphériques  et  corticaux,  dont  l'activité  conditionne  les  qualités 
sensibles  de  la  perception,  en  tant  que  signe  réel;  2*^  le  groupe 
des  éléments  mnésiques  des  lobes  frontaux,  dont  l'activité  condi- 
tionne la  reconnaissance  de  la  sensation,  en  tant  qu'objet  concret; 
3°  le  groupe  des  éléments  cénesthésiques,  présidant  aux  fonctions 
organiques,  circulatoires  et  autres,  qui  influent  sur  le  ton  émotionnel 
de  la  perception  ;  et  4°  le  groupe  des  éléments  soumis  aux  exci- 
tations des  autres  sens  restées  à  ce  moment  inconscientes,  dont  l'acti- 
vité influe  néanmoins  sur  notre  manière  de  sentir  la  perception 
consciente.  A  ce  complexus  physiologique  correspond,  du  côté  sub- 
jectif, un  seul  état  de  conscience,  la  perception  d'un  objet,  c'est-à- 
dire  une  connaissance  sentie  dans  l'impression.  Sa  composition  et 
son  hétérogénéité  psychique  n'apparaît  que  dans  l'acte  de  la  pensée, 
dans  les  jugements,  qui  différencient  la  perception  en  une  série  de 
concepts  qualitatifs,  tandis  que  le  point  de  départ  de  cette  différen- 
ciation, l'expérience  subjective  elle-même,  reste  toujours  simple, 
tout  en  exprimant  une  diversité  objective. 

«  La  variation  successive  des  états  de  conscience  correspond  aux 
quatre  types  de  changement  physiologique  du  groupe  actif  :  1°  un 
nouveau  groupe  d'éléments  s'associe  au  groupe  précédent  lequel 
continue  à  persister;  c'est  le  changement  qui  correspond  aux  varia- 
tions subjectives  d'une  perception  et  aux  jugements;  2°  une  partie 
du  groupe  actif  passe  à  l'état  de  repos,  tandis  que  l'autre  partie 
seule  continue  à  fonctionner,  c'est  le  cas  des  dysgnosies  pathologi- 
ques ou  normales  provenant  de  la  fatigue  de  l'attention  ;  3°  au 
groupe  actif  s'associe  un  nouveau  groupes  d'éléments,  et  en  même 
temps  une  partie  du  groupe  précédent  cesse  de  fonctionner;  ce 
changement  correspond  aux  associations  des  idées  ;  4°  un  groupe 
actif  s'associe  au  nouveau  groupe  d'éléments  et  arrête  tout  à  fait  le 
fonctionnement  de  ce  groupe;  c'est  le  cas  des  émotions  brusques  et 
des  suggestions  (p.  118  et  suiv.).  » 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  195 


BAJENOFF  et  OSSIPOFF.  —  La  suggestion  et  ses  limites  (in-i2, 
Bloud,  Collection  de  psychologie  expérimentale  et  de  métapsychie; 
117  p.). 

L'objet  de  ce  petit  livre  est  d'établir  :  1°  que  la  susceptibilité  à 
la  suggestion  d'un  sujet  en  état  de  somnambulisme  non  seulement 
n'est  pas  illimitée,  mais,  au  contraire,  est  très  différente  selon  les 
cas;  2"  que  la  susceptibilité  à  la  suggestion  est  un  phénomène 
psycho-physiologique  très  répandu  en  dehors  des  états  de  l'hypnose 
et  du  somnambulisme.  Ces  deux  propositions  s'appuient  sur  un 
grand  nombre  de  faits  intéressants  qu'exposent  les  auteurs. 

«  Tout  le  monde,  disent-ils  en  conclusion,  n'est  pas  également 
facile  à  hypnotiser,  et  même  les  degrés  de  l'hypnotisme  et  du  som- 
nambulisme sont  bien  différents  selon  les  individus.  Avec  beaucoup 
de  personnes  on  ne  peut  réussir  à  revenir  à  l'état  de  somnam- 
bulisme qu'après  la  répétition  de  longs  essais  ovi  l'on  atteint  à  peine 
un  léger  assoupissement... 

«  On  sait  aussi,  d'un  autre  côté,  que  les  phénomènes  de  la  sugges- 
tion peuvent  se  constater  avec  la  même  évidence  aussi  bien  à  l'état 
de  veille  que  pendant  l'hypnose.  En  dehors  des  névropathes,  la  sug- 
gestion est  un  phénomène  psychologique  bien  répandu,  si  répandu 
même  qu'on  en  fait  maintenant  la  base  entière  de  tous  les  systèmes 
sociologiques  et  historiques... 

«  Un  homme  dont  les  facultés  psychiques  se  trouvent  en  complète 
harmonie  réunit  tous  les  éléments  de  son  psychisme  en  une  puis- 
sante synthèse  psychique.  Un  esprit  pauvre,  au  contraire,  a  une  vie 
psychique  caractérisée  par  le  défaut  de  liaison,  par  une  coordi- 
nation insuffisante  de  ses  éléments.  Entre  ces  deux  types  extrêmes, 
on  peut  placer  toute  l'humanité. 

<<  Plus  l'horizon  de  la  conscience  est  large,  plus  solidement  se  tient 
la  synthèse  entre  les  éléments  isolés  de  la  vie  psychique,  plus  l'at- 
tention, l'activité  consciente  et  la  volonté  sont  fortes,  plus  il  est  dif- 
ficile d'obtenir  les  phénomènes  du  somnambulisme  et  de  la  sugges- 
tion; tandis  qu'au  contraire  plus  l'horizon  de  la  conscience  est  étroit, 
plus  la  liaison  se  dissout  facilement  entre  ses  éléments,  plus  ses 
coordinations  sont  faibles,  plus  aisément  se  détachent  et  se  forment 
les  groupes  d'idées  et  de  représentations  indépendantes  de  la  cons- 
cience, plus  complet  est  l'automatisme  du  sujet... 

«  Il  est  désormais  facile  de  comprendre  pourquoi  et  comment  la 
suggestion,  l'imitation  et  la  soumission  automatique  sont  des  phéno- 
mènes si  communs  et  si  répandus... 

«  Tous  les  faibles  mentaux,  —  et  combien  nombreux  ils  sont  !  —  peu- 
vent subir  ces  suggestions  à  l'état  de  veille  et  les  concrétiser  en  des 
actes  criminels.  Par  contre,  sauf  des  cas  d'entraînement  fort  longs 
et  très  exceptionnels,  il  nous  a  toujours  paru  qu'il  était  bien  difficile, 


196  l'année  philosophique.  \9H 

sous  l'influence  d'une  ou  plusieurs  séances  d'hypnose,  de  faire  com- 
mettre par  un  sujet  des  actes  contre  lesquels  se  révoltent  ses  ten- 
dances profondes  (p.  111  etsuiv.).  » 


BALDWIN  (James-Mark).  —  Le  darwinisme  dans  les  sciences  mo- 
rales traduit  de  la  2"  édition  anglaise,  par  G.-L.  Duprat  (in-12, 
F.  Alcan,  bibliothèque  de  philosophie  contemporaine  ;  VII-163p.). 

L'objet  de  ce  livre  est  d'indiquer  les  relations  qu'ont  les  sciences 
de  l'esprit  avec  le  point  de  vue  propre  au  darwinisme.  Il  est  divisé  en 
six  chapitres  :  i.  Le  darwinisme  et  la  psychologie  ;  —  ii.  Le  darwinisme 
et  les  sciences  sociales;  —  m.  Le  darwinisme  et  V éthique;  iv.  —  Le  dar- 
winisme et  la  logique  ;  —  v.  Le  darwinisme  et  la  philosophie  ;  — 
VI.  Darwinisme  et  religion. 

M.  Baldwin  expose  brièvement,  en  ces  six  chapitres,  l'influence 
que  lui  paraît  avoir  exercée  le  développement  du  darwinisme  sur  les 
sciences  de  l'esprit.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  ici  passer  en  revue 
ces  six  chapitres.  Nous  signalerons,  comme  particulièrement  dignes 
d'attention,  le  chapitre  m  et  le  chapitre  iv;  —  le  chapitre  m,  où  l'au- 
teur combat  cette  opinion  de  Huxley,  que  notre  sens  moral  enveloppe 
un  principe  d'altruisme  et  une  règle  de  conduite  en  opposition 
directe  avec  le  principe  de  la  lutte  pour  l'existence;  où  il  montre 
qu'en  étendant  l'application  de  la  sélection  naturelle  aux  groupes, 
au  lieu  de  la  restreindre  aux  individus,  on  peut  aisément  rendre 
compte  de  la  naissance  de  la  morale,  et  sauvegarder  le  principe  dar- 
winien; —  le  chapitre  IV,  où  il  se  refuse  à  admettre  celte  thèse  du 
pragmatisme,  que  la  réalité  n'est  que  l'objet  d'un  ensemble  de 
croyances  jugées  utiles  pour  nous  guider  dans  la  vie  ;  où  il  explique 
la  nécessité  d'écarter  cette  thèse  pour  conserver  les  avantages  du 
principe  darwinien  de  l'adaptation  aux  situations  affectives,  physi- 
siques  et  sociales. 

M.  Baldwin  résume  lui-même,  en  quelques  lignes,  l'idée  générale 
qu'il  s'est  faite  de^l'influence  exercée  par  Darwin  sur  la  pensée  philo- 
sophique : 

«  Nous  disons  que  Darwin  a  porté  un  coup  mortel  au  vitalisme 
sans  critique,  en  biologie;  à  l'occultisme  en  psychologie  ;  au  mysti- 
cisme et  au  formalisme  en  philosophie.  En  corroborant,  au  point  de 
vue  scientifique,  la  réforme  métaphysique  entreprise  par  Kant  dans 
chacun  de  ces  domaines,  l'obscurantisme  né  de  la  pensée  dogma- 
tique a  été  éliminé,  la  notion  de  loi  naturelle,  d'ordre  naturel,  est 
devenue  prédominante.  En  retour  il  a  fallu  accepter  radicalement 
une  conception  génétique  ou  dynamique  de  l'univers  et  une  philo- 
sophie qui  l'englobe  avec  le  darwinisme... 

«  Le  principe  de  la  sélection  naturelle  doit  donc  être  reconnu  non 
seulement  comme  formule  d'une  loi  biologique,  mais  comme  for- 
mule d'un  principe  universel  de  la  nature,  applicable,  après  adapta- 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  197 

tion  à  chaque  domaine,  à  toutes  les  sciences  de  la  vie  et  de  l'esprit 

(p.  122).  » 

Nous  croyons  volontiers  que  la  sélection  naturelle  ne  s'applique 
pas  seulement  à  la  biologie,  mais  qu'elle  a  sa  place  et  son  rôle,  comme 
principe  explicatif,  dans  la  psychologie,  la  science  des  mœurs  et  la 
sociologie.  Mais  nous  ne  saurions,  comme  M.  Baldwin,  attribuer  aux 
principes  darwiniens,  une  portée  qui  tend  à  réduire  la  philosophie  cà 
ces  principes,  c'est-à-dire  à  la  supprimer.  Nous  ne  voyons  pas  que  la 
réforme  philosophique  entreprise  par  Kant  eût  besoin  d'être  «  corro- 
borée »;  et  nous  ne  voyons  pas  comment  elle  l'a  été  par  Darwin. 
Les  explications  darwiniennes,  si  intéressantes  et  importantes  qu'elles 
paraissent  au  point  de  vue  de  la  science  proprement  dite,  n'ont  en 
réalité  rien  à  faire  avec  le  problème  philosophique. 

BLARINGHEM  (L.).  —  Les  transformations  brusques  des  êtres  vivants 
(in-12,  Flammarion,  Bibliothèque  de  philosophie  scientifique 
353  p.). 

L'auteur  de  cet  ouvrage  en  indique  l'objet  dans  une  courte  intro- 
duction : 

«  Ce  livre  confirme  l'exposé  de  quelques  preuves  en  faveur  de  la 
mutation  ou  théorie  de  la  variation  brusque  des  espèces,  soutenue 
dans  ces  dix  dernières  années  par  Hugo  de  Vriès  et  ses  élèves.  J'ai 
cru  devoir  rappeler  quelques-unes  des  expériences  les  plus  con- 
cluantes du  professeur  hollandais... 

«  J'ai  surtout  voulu  donner  sur  le  sujet  une  opinion  personnelle, 
exposant  fréquemment  mes  propres  observations  et  mes  expériences, 
pour  montrer  que  tout  naturaliste  peut  se  rendre  compte,  avec  des 
matériaux  très  divers,  de  l'importance  de  la  nouvelle  théorie  au  point 
de  vue  de  la  transformation  des  espèces... 

«  De  Vriès  a  insisté  longuement  sur  la  périodicité  des  mutations,  sur 
l'indépendance  des  mutations  et  du  milieu  extérieur;  tout  mon  effort 
porte  à  faire  prévaloir  une  opinion  contraire.  Les  preuves  réunies  en 
faveur  de  la  possibilité  de  modifier  artificiellement  l'hérédité  des 
animaux  et  des  plantes  sont,  pour  la  plupart,  favorables  à  la  théorie 
de  la  variation  brusque  des  caractères  de  variétés,  d'espèces  ou  de 
genres;  mais  elles  établissent  aussi  que  les  changements  résultent  de 
l'intervention  active  des  agents  externes,  des  facteurs  primaires  de 
révolution,  selon  l'expression  de  Giard.  Des  changements  brusques 
dans  la  nutrition  des  cellules  sexuelles,  des  œufs,  des  bourgeons,  des 
larves,  surtout  pendant  la  période  de  métamorphose  ou  de  croissance 
rapide,  entraînent  des  variations  brusques  et  héréditaires  de  carac- 
tères spécifiques  dans  le  sens  propre  du  mot. 

«  Il  ne  paraît  pas,  à  vrai  dire,  y  avoir  de  relation  directe  entre  les 
changements  de  caractères  et  les  causes  extérieures  qui  les  détermi- 
nent. J'ai  l'impression  que  chaque  espèce,  chaque  famille  possède, 


198  l'année  philosophique.  ■lOll 

en  plus  de  ses  caractères  visibles,  une  série  d'autres  caractères 
latents  ou  une  série  d'autres  combinaisons  équilibrées  de  caractères; 
les  mutations  nous  présentent  quelques  termes  de  la  série  qui  ne 
sont  pas  tout  à  fait  inattendus  pour  ceux  qui  ont  étudié  les  affinités 
des  familles  mutantes  (p.  1  et  suiv,).  » 

11  appartient  aux  naturalistes  d'apprécier  la  portée  des  observations 
et  des  expériences  que  M.  Blaringham  expose  dans  les  24  chapitres 
très  intéressants  de  son  ouvrage.  Nous  nous  bornerons  à  faire  remar- 
quer ici  l'importance  philosophique  de  la  théorie  des  mutations 
ou  variations  brusques  au  point  de  vue  de  la  conception  du  trans- 
formisme. Il  paraît  nécessaire  de  la  faire  entrer  dans  cette  concep- 
tion, car  elle  peut  seule  expliquer  l'évolution  naturelle  des  êtres 
vivants,  l'origine  naturelle  et  l'apparition  successive  des  espèces.  La 
doctrine  évolutionniste  de  Darwin,  qui  n'admet  que  de  petits  chan- 
gements, des  modifications  légères,  successivement  accumulées,  une 
évolution  lente  et  graduelle,  soulève  des  objections  sérieuses  sur  les- 
quelles nous  avons  autrefois  appelé  l'attention'. 

BERTHELOT  (René).  —  Un  romantisme  utilitaire,  étude  sur  le  mou- 
vement pragmatiste  (in-8°,  F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philosophie 
contemporaine,  416  p.). 

Cet  ouvrage  comprend  une  Introduction  et  deux  parties.  Dans 
l'introduction,  l'auteur  fait  connaître  les  divers  sens  qu'a  reçus  le 
mot  pragmatisme  et  donne  une  esquisse  de  l'histoire  des  théories 
auxquelles  est  appliqué  ce  mot.  La  première  partie  est  consacrée  au 
pragmatisme  intégral  et  radical  de  Nietzsche;  la  seconde,  au  prag- 
matisme fragmentaire  et  mitigé  de  M.  Henri  Poincaré. 

Dans  la  première  partie,  l'auteur  recherche  les  origines  du  prag- 
matisme artistique  de  Nietszche.  Il  voit  et  montre  ces  origines  :  d'a- 
bord, dans  le  romantisme  germanique,  dans  l'idée  de  vie  que  le 
romantisme  concevait  comme  le  principe  de  toute  réalité  et  qu'il 
opposait  à  la  conception  mécaniste  et  intellectualiste  qui  avait  dominé 
la  pensée  du  xviii^  siècle  ;  puis  dans  l'utilitarisme  français  du 
xvHi"  siècle  et  dans  l'utilitarisme  anglais  du  xix°,  dans  la  notion 
d'utilité  vitale  et  d'utilité  sociale  que  l'étude  de  la  biologie  darwi- 
nienne et  de  la  philosophie  spencérienne  introduisit  en  l'esprit  de 
Nietszche. 

Après  avoir  établi,  en  deux  chapitres  fort  intéressants,  les  origines 
du  pragmatisme  de  Nietzsche  (influences  romantiques  et  influences 
utilitaires),  lesquelles,  selon  lui,  peuvent  être  considérées  comme 
les  origines  même  du  mouvement  pragmatiste,  M.  R.  Berthelot  exa- 
mine la  valeur  de  la  doctrine  nietzschéenne. 


1.  Voyez  la  Critique  philosophique,  1"  série,  t.  XIV,  p.  407-421  ;  et  la 
Critique  philosophique,  S»  série,  t.  IV,  p.  217. 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  199 

La  conclusion  de  cet  examen  critique  se  résume  dans  les  termes 
suivants,  qui  nous  paraissent  fort  bien  justifiés  : 

«  Qu'il  s'agisse  des  explications  biologiques  ou  des  explications 
sociologiques  que  Nietzsche  nous  donne  de  notre  croyance  à  cer- 
taines vérités  ou  de  notre  affirmation  de  certaines  erreurs,  les  prin- 
cipes mêmes  de  sa  doctrine  biologique  et  de  sa  doctrine  sociale  étant 
antagoniques,  il  est  impossible  d'envisager  sa  doctrine  dans  son 
ensemble,  comme  une  interprétation  légitime  des  faits  (p.  Hl)  ». 

Dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage,  M.  Berthelot  expose  et 
apprécie  le  pragmatisme  partiel  que  constituent  les  vues  de 
M.  H.  Poincaré  sur  la  philosophie  des  sciences  mathématiques  et 
physiques.  Nous  ne  saurions  analyser  ici  les  neuf  chapitres  dont 
elle  se  compose.  Tous  méritent  l'attention  des  savants  et  des  philo- 
sophes. Nous  devons  signaler  particulièrement  le  chapitre  i  {Les 
principes  de  la  géométrie  selon  Poincaré),  le  chapitre  iv  {Examen  de 
l'idée  de  commodité  dans  les  sciences  physiques  selon  Poincaré),  et  le 
chapitre  viii  {Examen  des  théories  de  Poincaré  sur  les  principes  de  la 
géométrie).  Nous  citerons  la  conclusion  de  ce  dernier  chapitre  : 

«  Ainsi  on  ne  saurait  réduire  la  vérité  delà  géométrie  aune  simple 
convention  plus  commode  qu'une  autre  ;  mais  la  nécessité  des  prin- 
cipes de  la  géométrie  ne  nous  est  pas  imposée  non  plus  comme  une 
fatalité  inintelligible,  comme  un  fait  brut,  à  la  façon  dont  Kant  l'en- 
tendait encore;  ils  expriment  à  leur  façon  la  loi  même  des  mouve- 
ments de  la  pensée.  L'espace  métrique  des  géomètres  n'est  compa- 
rable ni  à  un  cadre  donné  où  nous  rangeons  nos  sensations,  ni  à  un 
édifice  tardivement  construit  par  l'association  des  sensations  entre 
elles.  Ces  métaphores,  qui  au  fond  assimilent  l'espace  à  un  objet  situé 
dans  l'espace,  ne  sont  guère  plus  satisfaisantes  l'une  que  l'autre.  L'idée 
de  l'espace  mathématique  est  le  produit  de  la  réflexion  guidée  par  une 
logique  interne  dont  elle  prend  graduellement  conscience  (p.  401).  » 

Du  passage  que  l'on  vient  de  lire,  nous  ne  voulons  retenir  que  cette 
proposition  qui  nous  paraît  incontestable  :  On  ne  saurait  réduire  la 
vérité  de  la  géométrie  à  une  simple  convention  plus  commode  qu'une 
autre.  Nous  n'accordons  aucune  valeur  au  reproche  que  M.  Berthe- 
lot croit  pouvoir  faire  à  Kant  de  nous  imposer  «  la  nécessité  des  prin- 
cipes de  la  géométrie  comme  une  fatalité  inintelligible  ».  Les  juge- 
ments synthétiques  a  priori  qui  forment  ces  principes  ne  sont  pas 
moins  intelligibles  que  les  jugements  synthétiques  a  priori  sur  les- 
quels se  fondent  les  autres  sciences.  Or,  si  la  géométrie  n'est  pas  une 
science  purement  empirique,  il  faut  bien  y  admettre  des  jugements 
synthétiques  «p/'ion,  quoi  qu'on  pense  d'ailleurs  de  la  valeur  repré- 
sentative de  ces  jugements  ;  et  Kant,  en  considérant  l'espace  comme 
une  forme  a  priori  de  la  sensibilité,  nous  a  appris  ce  qu'il  en  faut 
penser^. 

i.  'Voyez  l'Année  philosophique  de  1907,  p.  129-134. 


200  l'année  philosophique.  1911 


BONNEFON  (Charles).  —  Dialogue  sur  la  vie  et  sur  la  mort,  suivi 
de  quelques  méditations  sur  le  même  sujet  (in-12,  Fischbacher; 
XIII-H5  p.). 

M.  Gh.  Bonnefon  expose,  en  ce  petit  livre,  le  sésultat  de  ses  médi- 
tations sur  Dieu,  l'âme  et  le  corps,  la  mort  et  la  naissance,  l'individu, 
le  devoir  etc.  Nous  citerons  quelques-unes  des  propositions  qui 
résument  sa  doctrine  sur  ces  divers  sujets,  en  laissant  au  lecteur  le 
soin  de  les  apprécier  : 

«  Dieu  existe  en  nous  et  hors  de  nous.  Dieu  en  nous,  c'est  la  vie 
supérieure.  En  dehors  de  nous,  en  dehors  des  hommes,  c'est  l'in- 
connaissable, Dieu  existe,  et  c'est  nous  qui  n'existons  pas  (p.  3).  » 

«  L'âme  ne  peut  pas  vivre  sans  le  corps.  Le  corps  ne  peut  pas 
vivre  sans  l'âme.  Ce  qu'on  appelle  âme  et  corps  est  une  unité 
vivante  et  indissoluble  qui  ne  se  sépare  jamais  (p.  6).  » 

«  Il  n'y  a  ni  naissance  ni  mort:  ce  sont  des  apparences.  Il  y  a 
seulement  une  vie  pensante  qui  ne  peut  naître  ni  mourir  et  dont 
nous  sommes  partie  (p.  7).  » 

«  Comme  la  naissance,  comme  lamort,  l'individualité  est  une  appa- 
rence, Je  ne  suis  pas  :  Nous  sommes,  ou  mieux  encore  :  Il  est  en  nous 
(p.  8).  » 

«  Le  moi  dont  nous  avons  immédiatement  conscience,  qui  donne 
l'unité  à  notre  vie,  qui  nous  fait  dire  Je,  c'est  précisément  ce  que 
nous  avons  en  nous  de  moins  individuel,  ce  qui  nous  appartient  le 
moins  en  propre,  ce  qui  relève  du  domaine  de  l'humanité  (p.  20).  » 

«  11  nous  faut  vivre  non  comme  des  individus  que  nous  ne  sommes 
pas,  mais  comme  parties  de  l'humanité  pensante  (p.  25).  » 

«  Le  devoir  est  d'agir  en  toutes  circonstances  comme  partie  de 
l'humanité  qui  a  été,  qui  est  et  qui  sera  nous-mêmes  depuis  le  com- 
mencement du  monde.  C'est  ainsi  que  sont  réconciliés,  dans  le 
domaine  moral,  l'égoïsme  et  l'altruisme  (p.  30).  » 

«  Le  monde  est  le  corps  de  Dieu.  Il  n'est  pas  distinct  de  lui,  pas 
plus  que  notre  corps  n'est  distinct  de  l'âme.  11  n'a  pas  été  créé  par  lui 
par  conséquent,  et  si,  par  une  hypothèse  incompréhensible,  on 
pouvait  imaginer  la  cessation  du  monde,  Dieu  finirait  avec  lui.  Dire 
qu'ils  sont  coéternels,  c'est  prêter  à  l'inexactitude,  puisque  c'est 
supposer  qu'on  peut  les  distinguer  autrement  que  par  l'abstrac- 
tion. Dieu  et  le  monde  sont  la  même  Pensée  vivante  (p.  94).  » 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  combien  est  éloigné  du  pan- 
théisme très  logiquement  exprimé  en  ces  formules  paradoxales  le 
théisme  personnaliste  auquel  nous  paraît  conclure  la  critique  idéa- 
liste et  flnitiste  de  la  matière,  de  l'espace  et  du  mouvement. 


PILLON.    —   REVUE    BILLIOGRAPHIQDE  201 


CASTEL  (J.-B.).  —  Nouveau  recueil  de  dissertations  philosophiques 

(in-8°,  Paulin;  402  p.). 

Ce  recueil  est  fait  avec  soin  :  peut-être  pas  assez  de  critique.  Il 
eût  été  intéressant  et  profitable  de  montrer  comment  la  rédaction 
d'un  sujet  doit  influer  sur  son  développement.  On  peut  donner  à 
traiter  deux  sujets  qui  se  ressemblent,  mais  qui  posés  différemment 
comportent  une  façon  de  traiter  différente.  11  est  assez  probable 
qu'un  candidat  qui  ferait  une  bonne  composition  sur  Vidée  de  cause 
serait  reçu  avec  la  même  composition  dans  le  cas  où  il  aurait  eu  à 
traiter  «  de  la  valeur  du  principe  de  causalité  ».  Et  pourtant  il 
encourrait  le  reproche  de  «  n'avoir  pas  traité  le  sujet  »,  reproche 
qui  souvent  entraîne  l'échec.  Je  ne  trouve  pas  que  M.  Castel  manque 
de  netteté,  ni  d'ordonnance,  ni  d'a-propos  dans  ses  esquisses.  J'au- 
rais aimé  qu'il  eût  touché  à  la  difficulté  dont  je  parle,  une  difïiculté 
qui  arrête  souvent  de  bons  élèves  et  qui  tient  à  la  façon  par  trop 
«  mécanique  »  dont  ils  se  préparent,  dont  beaucoup  trop  de  maîtres, 
et  non  des  moindres,  se  résignent  à  les  préparer.  L.  D. 

COURNOT  (A.)  —  Traité  de  l'enchaînement  des  idées  fondamen- 
tales dans  les  sciences  et  dans  l'histoire,  nouvelle  édition  publiée 
avec  un  avertissement  par  M.  Lévy-Bruhl  (in-8°,  Hachette  ; 
XVIII-712p.). 

Il  faut  remercier  M.  Lévy-Bruhl  d'avoir  publié  cette  nouvelle 
édition  d'un  ouvrage  que  les  étudiants  et  les  professeurs  de  philo- 
sophie ne  sauraient  trop  méditer.  Dans  V Avertissement  dont  il  l'a  fait 
précéder,  il  rappelle  et  explique  la  fortune  singulière  de  Cournot  et 
de  ses  œuvres  proprement  philosophiques: 

«  Cournot,  de  son  vivant,  est  resté  méconnu,  presque  inconnu. 
Aucune  partie  de  son  œuvre  n'a  d'abord  trouvé  grâce.  C'est  peu  à 
peu  que  les  lecteurs  et  les  admirateurs  sont  venus  à  ce  géomètre 
philosophe,  après  sa  mort.  Insensiblement,  leur  petite  troupe  a 
grossi,  et  maintenant  elle  comprend  sans  doute  la  pluplart  de  ceux 
qui  portent  un  intérêt  actif  à  la  philosophie.  Aujourd'hui,  Cournot 
est  mis  à  son  rang,  c'est-à-dire  à  l'un  des  premiers  parmi  les  philo- 
sophes français  du  xix*^  siècle... 

«  L'indifférence  où  tombèrent  les  œuvres  de  Cournot,  lors  de  leur 
apparition,  s'explique  par  un  ensemble  de  conditions  générales, 
dont  d'autres  que  lui  ont  pâti  également,  par  exemple  Auguste 
Comte  et  Uenouvier.  Elle  tient  aussi  à  d'autres  conditions  particu- 
lières, spécialement  défavorables  à  Cournot.  Comte,  ignoré  de  parti 
pris  par  la  philosophie  officielle,  avait  trouvé  en  Littré,  au  moins 
pour  sa  philosophie,  sinon  pour  sa  religion  de  l'humanité,  un  dis- 
ciple enthousiaste,  infatigable  et  capable  de  se  faire  écouter  ;  il 


202  l'année  philosophique.  1911 

avait  su  se  former  un  groupe  restreint,  mais  ardent,  de  positivistes. 
Renouvier,  soigneusement  tenu,  lui  aussi,  sous  le  boisseau,  avait 
néanmoins  sa  petite  cohorte  de  disciples  et  d'admirateurs,  et  il 
savait,  dans  ses  livres  comme  dans  sa  Revue,  soutenir  la  lutte  contre 
ses  adversaires.  Cournot,  haut  fonctionnaire,  inspecteur  général  de 
l'Instruction  publique,  était  surtout  connu  et  considé  comme  tel.  On 
le  savait  sans  doute  occupé  de  philosophie  ;  mais  il  semblait  que  ce 
fût,  chez  ce  mathématicien  d'origine,  une  sorte  de  divertissement, 
comme  s'il  avait  donné  ses  heures  de  liberté  à  l'aquarelle  ou  à  la 
musique... 

«  Cournot  trouvait  devant  lui  un  public  nourri  par  ses  philo- 
sophes favoris  de  psychologie  à  la  mode  écossaise,  de  métaphysique 
plus  ou  moins  hâtivement  bâtie  sur  un  dogme  spiritualiste  accepté 
d'avance  et  de  dialectique  morale  apparentée  à  la  critique  littéraire. 
Comment  ce  public  aurait-i!  pu  ne  pas  être  rebuté,  dès  les  pre- 
mières pages,  par  les  gros  livres  de  Cournot  bourrés  de  faits  et  de 
références  perpétuelles  à  des  théories  scientifiques? 

«  Jamais  peut-être,  depuis  la  Renaissance,  la  philosophie  ne  s'est 
tenue  plus  éloignée  des  sciences  que  dans  le  second  tiers  du 
xix^  siècle,  en  France.  Attachée  encore,  sur  ce  point,  à  la  tradition 
des  Écossais,  l'École  éclectique  s'était  persuadé  que  la  psychologie, 
complétée  par  l'histoire  de  la  philosophie  el  par  une  vue  générale 
des  sciences  morales,  fournit  une  base  suffisante  à  une  doctrine 
philosophique...  Si  les  philosophes  de  cette  école  avaient  consenti  à 
étudier  les  Comte,  les  Renouvier,  les  Cournot,  qu'ils  croyaient 
devoir  ignorer,  leur  conception  des  problèmes  à  poser  se  serait 
nécessairement  modifiée,  leur  idée  de  la  philosophie  se  serait  élargie 
et  approfondie,  et  sans  doute  leur  mémoire  n'y  eût  rien  perdu. 

«  Aujourd'hui,  sous  l'action  de  causes  multiples,  personne  n'ima- 
gine plus  que  le  philosophe  puisse  ainsi  se  tenir  à  l'écart,  et  procéder 
à  son  œuvre  propre  sans  tenir  compte  de  celle  des  savants.  Entre  la 
philosophie  et  les  sciences  un  commerce  actif  et  fécond  s'est  établi. 
Savants  et  philosophes  viennent  au-devant  les  uns  des  autres.  Ils 
s'attaquent  solidairement,  pour  ainsi  dire,  aux  problèmes  qui  leur 
sont  communs  :  valeur  et  portée  de  la  science  en  général,  principes 
des  mathématiques  et  logistique,  interprétation  des  théories  phy- 
sique, néo-vitalisme,  principes  et  méthode  de  la  sociologie,  etc.  » 

0  Ainsi,  autant  les  conditions  ambiantes  étaient  peu  propices  à 
l'œuvre  de  Cournot,  il  y  a  un  demi-siècle,  autant  elles  lui  sont  favo- 
rables à  présent.  Tandis  que  les  discussions  qui  passionnaient  l'École 
éclectique  n'ont  plus  pour  nous  qu'un  intérêt  historique,  la  plupart 
des  problèmes  où  Cournot  a  porté  son  effort  sont  devenus  des  pro- 
blèmes actuels  (p.  v-ix).  » 

Nous  aurions  des  réserves  à  faire  sur  la  fécondité  du  commerce 
actif  que  M.  Lévy-Bruhl  voit  aujourd'hui  s'établir  entre  la  philosophie 
et  les  sciences  positives,  sur  les  résultats  heureux  que  promet,  selon 


PILLON.    —    REVUE   BIBLIOGRAPHIQUE  203 

lui,  la  collaboration  des  savants  avec  les  philosophes.  On  peut  se 
demander  si  la  philosophie  scientifique  qui  est  aujourd'hui  à  la  mode 
satisfait  beaucoup  mieux  une  raison  exigeante  que  la  philosophie 
oratoire  de  Cousin  et  de  ses  disciples.  Le  géomètre  philosophe 
Cournot  n'a  pas  toujours  été  bien  inspiré  dans  lapplication  qu'il  a 
faite  de  l'observation  et  de  l'induction  scientifiques  aux  problèmes 
que  pose  l'étude  analytique  et  critique  des  idées  fondamentales.  Il 
ne  faut  pas  oublier  la  solution  malheureuse  que  dans  son  Traité  ', 
d'ailleurs  plein  de  considérations  intéressantes  et  suggestives,  il  a 
cru  pouvoir  donner,  au  nom  de  la  Science,  à  la  question  de  l'infinité 
du  monde  dans  l'espace  et  dans  le  temps  ^. 

DROMARD  (Gabriel).  —  Essai  sur  la  sincérité  (in-8°,  F.  Alcan, 
Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine  ;  242  p.). 

L'ouvrage  est  d'un  genre  où,  pour  réussir,  il  faut  à  la  fois  dire 
des  choses  neuves,  sans  quoi  l'on  ne  se  ferait  pas  lire,  et  des  choses 
justes  sans  quoi  l'on  risquerait  de  désorienter  le  lecteur  en  donnant 
à  ses  paradoxes  un  faux  air  de  vérité.  M.  Dromard  est  assez  bon 
psychologue  pour  observer  la  réalité  sans  la  déguiser  et  assez  fin 
psychologue  pour  en  rajeunir  l'expression.  11  voit  bien  les  dililcultés 
du  sujet,  et  ses  définitions,  «  généralement  »  exactes,  ne  l'empêchent 
point  d'aller  glaner  aux  alentours,  afin  de  les  illustrer,  sans  aller 
toutefois  jusqu'à  les  compromettre. 

La  sincérité,  nous  est-il  dit,  est  rare,  non  seulement  envers  les 
autres,  mais  envers  soi-même.  Il  faut  la  vouloir  pour  l'atteindre.  Il 
faut  aussi  savoir  la  chercher.  L'indépendance  d'esprit  en  est  la  con- 
dition essentielle.  Encore  est-il  que  cette  indépendance  a  ses 
moments  de  fragilité.  Dès  que  l'on  est  tenté  de  s'en  glorifier,  fût-ce 
simplement  dans  son  for  intérieur,  on  risque  de  la  mettre  au  rang 
des  vertus  de  façade.  Et  alors  on  se  préoccupe  moins  de  ce  que  l'on 
est  que  de  ce  que  l'on  paraît.  Le  souci  de  la  réputation  expose  à  sacri- 
fier sa  personne  à  son  personnage,  même  quand  il  s'agit  d'une  réputa- 
tion de  sincérité.  Tout  changement  d'opinion  diminue.  Le  monde 
n'aime  pas  les  renégats.  Le  courage  inséparable  de  toute  conversion 
publiquement  affichée  ne  reçoit  qu'une  faible  partie  des  louanges 
dont  il  est  digne.  La  société,  pour  se  maintenir,  a  besoin  de  traditions 
et  de  sens  commun  :  et  toute  conversion  est  une  insurrection  du 
sens  propre.  Ainsi  la  morale  sociale  tend  à  nous  «  désindividualiser  ». 
N'y  parvient-elle  pas,  elle  nous  sait  gré  d'une  conduite  qui  sauve 
les  apparences.  Elle  n'est  donc  point  amie  de  la  sincérité.  M.  Dromard 

1.  Traité  de  l'enchaînement  des  idées  fondamentales,  Uv.  II,  eh.  xi, 
p.  213-218. 

2.  Nous  rappellerons  l'article  important  que  Renouvier  a  consacré  dans 
la  Critique  philosophique  (1"  série,  t.  XI,  p.  260-269)  aux  vues  de  Cournot 
sur  l'infini  et  le  continu. 


204  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

le  constate  non  sans  un  peu  ni  même  beaucoup  d'amertume,  car  il 
est  moraliste  en  même  temps  que  psychologue  ;  moraliste  mais  pas 
jusqu'à  l'intransigeance,  il  a  trop  d'expérience  de  la  vie  pour  cela. 

Je  ne  suis  pas  sûr  que  le  lecteur  trouve  ses  conclusions  en  parfait 
rapport  avec  ses  observations.  Elles  sont  optimistes,  ces  conclusions, 
puisqu'elles  nous  encouragent  à  demeurer  sincères  et  nous  assurent 
qu'en  dépit  de  tous  les  obstacles  la  sincérité  est  possible.  Le  mal- 
heur est  que  ces  obstacles  viennent  d'être  passés  en  revue  :  et  la 
liste  en  est  longue. 

Je  relève  vers  la  fin  du  livre  de  justes  et  sages  remarques  sur  le 
mensonge  des  enfants  et  sur  la  lenteur  avec  laquelle  les  enfants  se 
rendent  compte  de  ce  qu'est  la  vérité.  Les  parents  font  bien  de  sur- 
veiller la  tendance  au  mensonge  et  de  la  réprimer.  Encore  est-il 
parfois  opportun  de  la  réprimer  sans  excès  de  rigueur.  Pour  que 
l'enfant  prenne  le  goût  de  la  vérité,  évitons  de  la  lui  rendre  haïs- 
sable ;  n'abusons  pas  du  «  bon  Dieu  qui  voit  tout  »  et  ne  faisons  point 
appel  à  ces  témoins  imaginaires  dont  le  soi-disant  témoignage  risque 
trop  souvent  d'aboutir  à  un  nouveau  mensonge.  L.  D. 

EMERSON.  —  Essais  choisis,  traduits  de  l'anglais  par  Henriette  Mira- 
baud^Thorens,  Préface  de  M.  Henri  Lichtenberger  (in-12,  F.  Alcan, 
Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine;  xvi-156  p.). 

Les  Essais  réunis  en  ce  volume  sont  au  nombre  de  cinq  :  Expé- 
rience ;  Héroïsme  ;  L'Amour;  L'Histoire;  Dons.  Ils  ont  été  choisis  parm 
ceux  où  se  trouve  ce  qu'offre  de  plus  original,  dans  les  vues  et  l'esprit 
qui  la  caractérisent,  la  doctrine  d'Emerson.  M.  H.  Lichtenberger  les 
présente  au  lecteur  français  dans  une  Préface  fort  intéressante,  où  il 
met  en  parallèle  la  pensée  d'Emerson  et  celle  de  Nietzsche  et  dont 
nous  détachons  le  passage  suivant  : 

«  On  a,  en  lisant  Emerson  le  sentiment  que  l'énigme  du  monde 
n'est  point  un  Sphinx  redoutable  et  peut-être  cruel,  mais  une  Divi- 
nité resplendissante  de  Beauté  et  de  Sagesse.  Il  incline  les  âmes  à 
l'effort  soutenu  et  confiant,  au  respect  de  soi,  à  l'acceptation  coura- 
geuse de  la  destinée,  à  l'adoration  pieuse  de  la  vie.  Cet  Américain 
allègre  et  vaillant,  sans  rudesse  ni  grossièreté,  hautement  cultivé, 
sans  raffinement  morbide  ni  exaltation  malsaine,  est,  au  total,  un 
bel  exemplaire  d'humanité.  Et  il  me  semble  que  le  lecteur  français 
d'aujourd'hui  suivra  avec  intérêt,  dans  les  Essais  que  groupe  ce  petit 
volume,  le  développement  d'une  pensée  nullement  systématique, 
exempte  de  tout  dogmatisme  et  de  toute  pédanterie,  un  peu  diffuse 
même  parfois  et  prolixe,  mais  toujours  ingénieuse  et  alerte,  d'une 
savoureuse  originalité  et,  ça  et  là,  d'un  lyrisme  ému  sans  emphase, 
éloquent  sans  déclamation  (p.  xv).  » 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  205 


EYMIEU  (Antonin).  —  Le  naturalisme  devant  la  science 
(in-12,  Perrin;  XI-365  p.      ). 

L'auteur  indique,  dans  une  courte  Préface,  l'objet  de  cet  ouvrage  : 

«  Ces  études  ont  d'abord  fourni  la  matière  de  conférences...  Ayant 
à  présenter  la  synthèse  de  la  doctrine  catholique,  il  nous  a  paru 
qu'avant  de  construire,  avant  même  de  creuser  les  fondations,  il 
fallait  déblayer  le  terrain.  Or,  en  ce  moment,  à  cette  date  de  l'histoire 
où  nous  sommes  placés,  il  se  trouve  encombré  devant  nous  par  une 
doctrine  très  répandue,  qui  pénètre  plus  ou  moins  la  plupart  des 
esprits,  notamment  dans  ce  qu'on  appelle  le  grand  public,  et  qui  tend 
à  supplanter  les  croyances  chrétiennes  par  une  autre  interprétation 
de  l'Univers  :  c'est  le  naturalisme  (p.  ix)  ». 

Le  naturalisme,  que  M.  A.  Eymieu  a  entrepris  de  réfuter,  n'est  pas 
autre  chose,  dit-il,  que  «  le  vieux  matérialisme  «  qui  «  a  pu,  en 
changeant  de  nom  et  en  se  déguisant  sous  le  masque  de  la  science, 
espérer  un  instant  conquérir  l'élite  du  monde  civilisé  »  :  qui  «  a 
suggestionné  sa  clientèle  et  s'est  fait  prendre  pour  ce  qu'il  n'est  pas  »  ; 
qui,  en  un  mot,  «  bénéficie  de  l'admiration  que  la  science  inspire 
(p.  5)  ». 

M.  Eymieu  réfute  le  naturalisme  en  neuf  chapitres  :  i.  Le  natura- 
lisme et  l'origine  de  l'homme;  —  ii.  L'origine  de  l'instinct,  de  la  cons- 
cience, de  la  vie;  —  m.  L'origine  de  l'univers;  —  iv.  Qu'est-ce  que 
l'homme  ?  —  v.  Qu'est-ce  que  la  vie  ?  —  vi.  Qu'est-ce  que  l'univers?  — 
vil.  La  destinée;  —  viii.  La  morale  individuelle;  —  ix.  La  morale 
sociale.  La  conclusion  générale  de  cette  réfutation  est  que  les  affir- 
mations et  les  négations  du  naturalisme  ne  peuvent  s'appuyer  sur  la 
science,  et  que  ce  n'est  pas  la  science,  mais  le  naturalisme,  qui  a 
fait  faillite. 

«  Non,  dit  l'auteur,  la  science  n'a  pas  fait  faillite.  Elle  a  tenu  au 
delà  de  ce  qu'elle  avait  promis.  Son  capital  est  solide,  son  crédit  est 
mérité,  l'avenir  s'annonce  prospère  :  honneur  à  la  science  ! 

«  Mais  le  failli,  c'est  le  naturalisme.  C'est  lui  qui  a  compromis  la 
science  en  prenant  son  nom,  en  s'affublant  de  son  masque  pour 
s'élancer  vers  les  chimères.  11  a  fait  de  la  science,  —  de  sa  science  à 
lui,  la  contrefaçon,  la  falsification  de  l'autre,  —  il  a  fait  une  méta- 
physique échevelée,  avalant  toutes  les  contradictions  au  service  d'un 
credo  monstrueux,  sonnant  à  pleines  fanfares  pour  remplacer  par  le 
bruit  les  bonnes  raisons,  faisant  de  mirifiques  promesses  et  ne  dis- 
tribuant que  des  drogues  empoisonnés  (p.  352).  » 

Non  certes,  dirons-nous,  ce  n'est  pas  la  science  qui  a  fait  faillite, 
c'est  le  sciencisme,  c'est-à-dire  la  science  érigée  en  philosophie  ;  c'est 
toute  philosophie,  quel  qu'en  soit  le  nom,  qui  prétend  se  fonder  uni- 
quement sur  les  catégories  ou  concepts  des  sciences  positives  et 
réaliser  ainsi  l'homogénéité  et  l'unification  du  savoir.  Et  pour  recon- 


206  l'année  philosophique.  1911 

naître  cette  faillite,  il  n'est  pas  nécessaire  de  se  placer  au  même 
point  de  vue  que  M.  Eymieu. 

FAGUET  (Emile).  —  Les  préjugés  nécessaires 
(in-12,  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie;  375p.). 

11  est  une  définition  provisoire  de  ces  préjugés  nécessaires  qu'il 
est  inutile  de  justifier  :  a  préjugés  ;  car  on  juge  non  point  en  vertu 
d'un  raisonnement  ni  d'un  axiome  ;  on  ne  prouve  pas,  on  affirme 
et  l'on  est  sûr  de  ce  qu'on  affirme;  b  nécessaires  ;  car,  si  l'on  révo- 
quait en  doute  l'un  ou  l'autre  de  ces  préjugés,  la  société  des  hommes 
fléchirait  sur  ses  bases.  La  réfutation  de  certaines  doctrines  par  leurs 
conséquences  n'a  jamais  rien  valu  logiquement.  Les  vérités  soi- 
disant  dangereuses  n'en  subsistent  pas  moins.  Et  pourtant  nul  ne 
saurait  rester  indilTérent  aux  conséquences  de  telle  ou  telle  généra- 
lisation scientifique  ou  philosophique  ou  simplement  psychologique. 
Dès  lors  il  convient  de  faire  au  pragmatisme  sa  part.  Autrement 
il  se  la  ferait  lui-même  et  ce  pourrait  être  une  part  léonine. 

Quelle  est  la  matière  de  ces  préjugés?  On  le  devine  :  c'est  l'affir- 
mation d'un  Dieu,  d'une  vie  future,  d'une  volonté  libre.  C'est  aussi 
l'atiirmation  que  la  vie  mérite  d'être  vécue,  qu'une  société  a  besoin 
d'hommes  forts  qui  la  protègent,  d'une  élite  qui  la  dirige...  Mais  là 
n'est  point  l'intérêt  du  livre.  Certes  le  détail  de  chacun  des  chapitres 
atteste  la  richesse  d'idées  bien  connue  de  l'écrivam.  L'importance 
de  l'œuvre,  car  je  crois  que  M.  Faguet  a  fait  là  un  ouvrage  de  la  plus 
sérieuse  valeur,  est  dans  l'idée  qui  la  domine  et  dans  la  manière 
dont  elle  se  subordonne  les  idées  dérivées  ou  adjacentes,  ou  même 
simplement  accessoires. 

Aristote  a  défini  l'homme  :  un  vivant  social.  Platon  l'a  défini  :  un 
vivant  bipède  et  privé  d'ailes.  Je  suis  persuadé  que,  des  deux  défini- 
tions, c'est  la  seconde  que  M.  Faguet  choisirait.  La  première  n'est  pas 
vraie  sans  réserve.  L'homme  est  devenu  social.  Naturellement  il  ne 
l'était  pas.  11  était  bon  qu'il  le  devînt.  Peut-être,  à  la  rigueur,  les 
choses  se  seraient-elles  autrement  passées  qu'elles  seraient  allées 
quand  même...  si  la  terre  avait  été  plus  grande  et  les  familles 
humaines  plus  distantes.  La  Société  est  un  état  dérivé  de  la  guerre  : 
la  Société  est  un  accident.  De  cet  accident  résultent  certains  biens. 
Mais  l'homme  n'étant  point  social  par  nature,  il  ne  lui  suffit  pas 
d'être  homme  pour  être  sensible  à  ces  biens.  L'individualisme  en 
est  la  preuve,  dont  la  corruption,  ainsi  parlerait  un  aristotélicien, 
est  l'anarchisme.  Comment  contenir  la  tendance  individualiste?  En 
essayant  d'imposer  et  d'entretenir  les  préjugés  que  l'on  sait.  Ces 
préjugés  ne  sont  pas,  tous,  l'œuvre  de  l'instinct  social,  —  instinct 
acquis,  ne  l'oublions  pas ,  —  mais  l'instinct  social  en  a  créé  quelques- 
uns  et  s'est  assimilé  les  autres  en  les  transformant.  On  devine  les 
prodiges  d'adresse  et  d'ingéniosité  de  l'auteur  avide  d'assister  à  ces 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  207 

transformations  et  de  nous  en  rendre  témoins  à  sa  suite.  Les  para- 
doxes ne  sont  pas  toujours  évités^,  sans  doute,  mais  à  défaut  du  pro- 
bable, c'est  beaucoup  de  rencontrer  le  plausible,  lequel,  j'imagine, 
est  sensiblement  plus  que  le  simple  possible.  Mais  arrivons  à  l'idée 

centrale. 

Cette  idée  n'est  autre  que  l'idée  initiale  mais  vue  sous  un  angle 
nouveau  et  comme  à  travers  un  lieu  réfringent.  Du  moment  où 
l'homme  n'est  un  être  social  que  par  accident,  les  bases  de  l'insti- 
tution sociale  ne  sauraient  être  invinciblement  résistantes.  Ainsi  s'ex- 
pliquent les  «  préjugés  ».  Vainement  essaierait-on  de  les  promouvoir 
à  la  dignité  de  «  principes  ».  Ils  ne  se  laisseraient  pas  conduire.  Et 
pourquoi  ne  se  laisseraient-ils  pas  conduire  ?  Parce  que  la  réalité 
sociale,  cette  idole  de  la  sociologie  contemporaine,  est,  elle  aussi,  une 
idole  et  que  la  matière  en  est  fragile.  Dans  le  membre  du  corps  social 
il  y  a  un  individu.  Neuf  fois  sur  dix,  cet  individu  s'oublie  en  faveur  du 
corps  dont  il  est  membre.  Gare  donc  à  la  dixième  !  Et  le  jour  fatal 
est  assuré  de  venir,  le  jour  où  l'homme,  né  pour  la  vérité,  pour 
une  vérité  qui  s'impose,  non  pas  en  raison  des  passions  qu'elle  flatte, 
mais  en  raison  des  clartés  qui  l'inondent,  s'apercevra  que  cette 
vérité  ne  permet  pas  aux  préjugés  nécessaires  de  prétendre  au 
rang  de  principes.  La  critique  dissout  ces  préjugés  :  elle  dissout 
l'instinct  social.  —  Guerre  à  la  critique,  alors  !  —  Prenez-y  garde  ! 
L'homme  ne  critique  pas  pour  détruire.  Il  critique  pour  examiner. 
Tant  pis  pour  les  erreurs  qui  ont  usurpé  sa  confiance  !  On  les  dit 
irréfutables,  ces  erreurs.  Et  donc  il  ne  perdra  point  son  temps  à  les 
réfuter.  Il  se  contentera  de  les  exiler  de  sa  créance. 

Et  quand  la  sentence  d'exil  aura  été  prononcée,  que  deviendra  la 
société  des  hommes  *?  Elle  ne  se  dissoudra  pas.  Elle  dépérira.  L'hu- 
manité n'aura  que  de  l'indifférence  pour  les  illusions  dont  elle  a  été 
dupe  même  après  les  avoir  reconnues  nécessaires.  Elle  traînera  son 
boulet,  s'acheminant  d'une  marche  lente  à  un  état  pire  que  la  mort, 
peut-être. 

Mais  ce  qu'elle  paiera  de  sa  vie  ne  sera,  peut-être  point,  payé 
trop  cher.  Le  serpent  de  la  Genèse  avait  dit  cà  Adam:  «  Tu  ne  mourras 
point  !  ».  Il  s'était  trompé.  Il  avait  dit  aussi  :  «  Tu  seras  semblable  à 
Dieu  sachant  le  bien  et  le  mal  ».  Et  cette  fois  il  avait  dit  vrai. 

C'est  là  une  conclusion  passablement...  satanique  Elle  se  dégage 
des  Préjugés  nécessaires  ainsi  que  jadis  du  beau  livre  de  Benjamin  Kidd 
sur  l'Evolution  sociale  se  dégageait  une  conclusion  toute  pareille. 
M.  Emile  Faguet  n'a  peut-être  pas  lu  VÉvolution  sociale.  Il  en  a 
quand  même  repris  le  motif  conducteur  et  l'on  peut  applaudir  à  la 
«  grande  variation  »  qu'il  vient  d'en  essayera  L.  D. 

1.  Ce  motif  conducteur  n'est  autre  que  celui  de  l'antagonisme  entre  la 
raison  proprement  dite  et  l'instinct  social.  Coque  l'instinct  social  proclame 
vrai  parce  qu'utile  à  l'institution,  la  raison  le  reconnaît,  en  effet,  sociale- 
ment utile,  mais  dénué  de  vérité. 


208  l'année  philosophique.  1911 


FLAMANT  (A.).  —  Mécanique  générale.  Cours  professé  à  l'École 
centrale  des  arts  et  manufactures  (in-S»,  librairie  polytechnique, 
Th.  Déranger  ;  xii-620  p.      ). 

Ce  qui  fait  l'intérêt  philosophique  de  cet  ouvrage,  c'est  que  les 
principes  généraux  de  la  mécanique  y  sont  établis,  d'une  façon  très 
simple  et  très  rigoureuse,  par  des  démonstrations  purement  géomé- 
triques. L'auteur  tient  que  la  force,  envisagée  comme  cause  du  mou- 
vement, doit  être  bannie  de  l'exposition  de  ces  principes.  Il  indique 
lui-même,  dans  un  court  Avant-propos,  le  mode  d'exposition  qu'il  a 
adopté  et  dont  l'utilité  est  aujourd'hui  généralement  reconnue  : 

«  De  même  qu'on  a  conservé  dans  la  science  le  nom  de  force  vive 
produit  d'une  masse  par  le  carré  d'une  vitesse,  sans  y  attacher  aucune 
des  idées  métaphysiques  qui  ont  donné  lieu,  dans  le  cours  du 
XVIII*'  siècle,  à  tant  de  disputes,  j'ai  maintenu,  comme  l'avait  fait  de 
Saint-Venant  (dans  ses  Principes  de  mécanique  de  1851),  pour  la  com- 
modité du  langage,  en  lui  ôtant  toute  signification  de  cause,  le  mot  de 
force  défini  simplement  comme  le  produit  de  quantités  mesurables  : 
une  masse  et  une  accélération.  J'ai  conservé  aussi  le  nom  d'inertie  ou 
de  force  d'inertie  sans  y  attacher  en  rien  l'idée  d'une  propriété  de  la 
matière  ;  je  n'ai  même  pas  hésité  à  employer  l'expression  bizarre  de 
travail  de  l'inertie,  définie  par  le  produit  de  quantités  mesurables, 
malgré  ce  que  présenterait  de  contradictoire  cette  alliance  de  mots, 
si  on  leur  donnait  la  même  signification  que  dans  le  langage  usuel 
(p.  IX).  » 

Il  faut  lire  le  chapitre  viii,  où  sont  définis  les  mots  force,  quantité 
du  mouvement,  force  vive,  impulsion,  travail,  inertie,  et  oîi  le  sens 
purement  géométrique  de  ces  définitions  est  clairement  expliqué. 
Nous  citerons  le  passage  suivant  sur  l'inertie  : 

«  En  désignant  par  le  nom  de  force  motrice  d'un  corps  le  produit 
de  la  masse  de  ce  corps  par  l'accélération  qu'il  prend  vers  un  autre, 
nous  n'avons  en  vue  que  ce  produit  envisagé  comme  une  quantité 
purement  géométrique.  Il  y  a  une  autre  manière  de  voir  qui  est 
encore  très  répandue  et  que  nous  devons  signaler  ici  parce  qu'elle  a 
été  l'origine  de  la  plupart  des  dénominations  adoptées  en  mécanique 
et  qu'elle  justifie  ainsi  le  langage  usuel.  Elle  consiste  à  regarder  la 
force  comme  une  sorte  de  cause  physique  réellement  productrice  du 
mouvement,  en  supposant  alors  que  cette  force  ou  cause  réside,  non 
pas  dans  le  corps  en  mouvement,  mais  dans  celui  vers  lequel  il  se 
meut.  Ainsi  le  poids  d'un  corps  est  attribué  à  l'attraction  du  globe 
terrestre  sur  les  molécules  de  ce  corps.  La  cause  du  mouvement,  dans 
cette  hypothèse,  est  donc  hors  du  corps  mobile.  Quant  à  celui-ci,  on 
le  suppose  incapable  de  changer  son  état  de  repos  ou  de  mouvement  : 
on  lui  accorde  seulement  en  partage  la  propriété  de  rester  en  repos 
s'il  est  en  repos  et  de  conserver  sa  vitesse  uniforme  s'il  en  a  une, 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  209 

tant  qu'une  force  émanant  d'autres  corps  ne  vient  pas  changer  cet 
état.  Cette  prétendue  propriété  s'appelle  l'inertie.  On  voit  qu'elle 
repose  sur  une  hypothèse  gratuite,  car  a  priori,  il  paraît  tout  aussi 
rationnel  d'attribuer  au  corps  en  mouvement  la  cause  de  son  mouve- 
ment que  de  le  faire  résider  en  dehors  de  lui  (p.  358).  » 

FLOURNOY  (Th.),  CLAPARÈDE  (Ed.).  —  Archives  de  psychologie, 
t.  X  (in-8°,  Genève,  Kundig;  441  p.). 

Ce  volume  contient,  comme  les  précédents,  des  articles  originaux, 
des  recueils  de  faits,  documents  et  discussions,  des  notes  diverses  et 
des  analyses  bibliographiques. 

Les  articles  originaux  sont  au  nombre  de  11  :  Vodorat,  revue  géné- 
rale et  critique,  par  J.  Larguier  des  Bancels  ;  —  Conception  psycholo- 
gique de  l'origine  des  psychopathies,  par  Paul  Dubois  ;  —  Mélancolie  et 
psychothérapie,  par  le  D'"  F.  Ruch;  — L'originalité  et  la  banalité  dans  les 
expériences  collectives  d'association,  par  Pierre  Bovet;  —  Les  céphalo- 
podes ont-ils  une  mémoire  ?  par  Osv.  Polimanti  ;  —  Etude  expérimentale 
sur  le  choix  volontaire  et  ses  antécédents  immédiats,  par  A.  Michotte  et 
E.  Prûm  ;  —  Le  sommeil  d'un  petit  enfant,  par  Edmond  Cramausset  ; 
—  Dessins  d'enfant  et  dessin  préhistorique,  par  A.  von  Gennep  ;  — 
Etude  expérimentale  sur  l'association  de  ressemblance,  par  Marcel  Fou- 
cault ;  —  La  question  de  la  mémoire  affective,  par  Ed.  Claparède  ;  — 
Observations  sur  un  enfant  sourd,  par  M"°  Julie  Degand. 

Tous  ces  articles  sont  intéressants  et  instructifs  ;  tous  méritent 
l'attention  des  psychologues.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  dire  ici 
quelques  mots  de  chacun  d'eux.  Nous  nous  bornerons  à  signaler 
particulièrement,  en  raison  de  leur  portée  philosophique  :  celui  de 
M.  Paul  Dubois  sur  l'origine  des  psychopathies  ;  l'étude  de  MM.  Michotte 
et  Prûm  sur  le  choix  volontaire  ;  celle  de  Marcel  Foucault  sur  l'asso- 
ciation de  ressemblance  ;  celle  de  M.  Claparède  sur  la  question  de  la 
mémoire  affective.  La  conclusion  de  cette  dernière  étude  est  que 
l'existence  de  la  mémoire  affective  peut  être  contestée,  si  l'on  tient 
pour  vraie  la  théorie  James-Lange  de  l'émotion.  Nous  avons  montré 
dans  ['Année  philosophique  de  1906,  p.  90-96  que  cette  théorie  ne 
résiste  pas  à  l'examen.  Nous  écartons  donc  cette  théorie,  que  nous 
considérons  comme  une  fausse  découverte,  et  nous  écartons  par  suite 
en  même  temps  les  objections  que  l'on  croit  pouvoir  opposer  à  la 
réalité  de  la  mémoire  affective. 

FOUILLÉE  (Alfred).  —  La  pensée  et  les  nouvelles  écoles  anti-intel- 
lectualistes (in-S",  F.  Alcan,  bibliothèque  de  philosophie  contem- 
poraine ;  xvi-415  p.). 

Cet  ouvrage,  un  des  plus  importants  et  des  plus  remarquables  qui 
soient  sortis  de  la  plume  de  M.  Fouillée,  est  consacré  à  l'exposition 

PiLLO.N.  —  Année  philos.  1911.  14 


210  -  L  ANNEE    PPILOSOPHIQUE.    1911 

des  principes  généraux  de  la  doctrine  des  idées-forces  ;  mais  il  pré- 
sente aussi  une  partie  critique  fort  intéressante,  où  sont  examinées 
et  appréciées,  d'après  ces  principes,  les  théories  anti-intellectualistes 
qui  sont  aujourd'hui  à.  la  mode.  Il  est  divisé  en  trois  livres  :  I.  Nature 
de  la  pensée  :  La  pensée  comme  volonté  de  conscience;  —  II.  L'origine  de 
la  pensée  et  des  idées  ;  —  III.  Valeur  théorique  et  pratique  de  la  pensée 
comme  conscience  du  réel  et  production  du  réel  :  Les  nouvelles  écoles 
anti-intellectualistes . 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  suivre  la  pensée  de  l'auteur  dans  les 
divers  chapitres  dont  se  composent  ces  trois  livres;  de  ne  pouvoir 
indiquer,  même  brièvement,  en  une  notice  telle  que  celles  de 
V Année  philosophique,  ce  qui,  à  notre  jugement  est  admissible  ou  con- 
testable dans  les  idées  qui  y  sont  soutenues.  Nous  nous  bornerons 
à  signaler  au  lecteur  les  chapitres  qui  nous  paraissent  mériter  parti- 
culièrement l'attention.  Dans  le  livre  II,  le  chapitre  vi  [La  pensée 
et  le  principe  de  contradiction  selon  l'école  hégélienne]  ;  le  chapitre  x 
(La  causalité)  ;  le  chapitre  xi  [La  logique  est-elle  une  matérialisation  de 
V esprit  ?)  ;  le  chapitre  xii  {Les  idées  d'unité,  de  multiplicité,  de  nombre  et 
d'ordre,  l'anlhmétique  et  la  géométrie)  ;  —  Dans  le  livre  III,  le  chapitre  ii 
{Les  paralogismes  de  la  nouvelle  philosophie  des  sciences)  ;  le  chapitre  iv 
[La  néo-sophistique  pragmatiste) ,  le  chapitre  v  {L'intuitionnisme) . 

Dans  ces  chapitres,  que  nous  avons  lus  et  relus  avec  un  vif  intérêt, 
se  trouvent  des  vues  et  des  raisonnements  que  nous  goûtons  et  approu- 
vons fort,  notamment  sur  la  logique  hégélienne,  sur  la  logique  des 
solides,  sur  la  nature  spatiale  du  nombre,  sur  la  ligne  droite,  sur  les 
conventions  commodes  de  M.  H.  Poincaré,  sur  la  définition  pragmatiste 
de  la  vérité,  sur  la  méthode  bergsonienne  de  l'intuition.  Nous  sommes, 
comme  M.  Fouillée,  très  opposé  aux  théories  anti-intellectualistes 
dont  il  fait  la  critique.  Mais  nous  ne  le  sommes  pas  moins  à  un  intel- 
lectualisme qui,  méconnaissant  le  principe  du  fini  et  accordant  aux 
idées  d'espace  et  de  mouvement  la  même  valeur  représentative  qu'à 
celle  de  personnalité,  soumet  tous  les  phénomènes  à  un  inflexible 
déterminisme  et  exclut  entièrement  de  la  nature  la  contingence  et  la 
causalité  libre.  Nous  ajouterons  que  l'on  peut,  semble-t-il,  considérer 
comme  une  réaction  naturelle  et  légitime  contre  cet  intellectualisme 
déterministe,  qui  vient  de  la  science  proprement  dite,  la  faveur  avec 
laquelle  sont  accueillis  de  nos  jours  le  commodisme  de  M.  H.  Poincaré, 
le   pragmatisme  de  W,  James  et  l'intuitionnisme  de  M.   Bergson. 

HOFFDING  (Harald).  —  La  pensée  humaine,  ses  formes  et  ses  pro- 
blèmes (in-8^  F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philosophie  contempo- 
raine ;  396  p.). 

Le  profond  philosophe  de  Copenhague  dont  on  sait  l'originalité 
d'esprit,  la  vigueur  de  pensée,  dont  on  a  éprouvé  l'aptitude  à  se 
mouvoir  de  tout  côté  où  se  pose  un  problème,  non  pas  seulement 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  211 

psychologique,  mais  philosophique,  nous  donne  aujourd'hui  les 
résultats  de  ses  longues  réflexions  sur  la  «  philosophie  »  propre- 
ment dite.  Il  étudie  la  Pensée  :  1°  dans  ses  fonctions  ;  2°  dans  son 
histoire  ;  3"  dans  ses  formes  :  4°  dans  les  problèmes  généraux  qu'elle 
fait  surgir. 

Et  d'abord  qu'est-ce  que  la  Pensée  ?  Elle  est  une  énergie  :  une 
énergie  de  réflexion  ;  une  énergie  de  réaction.  Penser  c'est  réagir 
contre  «  la  vie  de  l'àme  spontanée  »  :  c'est  faire  effort  pour  décou- 
vrir des  ressemblances  et  des  différences.  Penser  c'est  comparer. 
L'énergie  psychique  rapproche  ce  qui  est  lointain,  unit  ce  qui  est 
divers  et  multiple.  Elle  travaille  sur  une  base  d'appui  qu'elle  trouve 
dans  la  vie  spontanée  de  l'âme,  vie  spontanée  et  involontaire.  Son 
travail  réussit,  d'où  la  nécessité  d'admettre  une  «  parenté  entre  la  vie 
de  l'âme  spontanée  et  la  réflexion  ».  Il  faut  déjà  que,  dans  la 
donnée  immédiate,  des  ressemblances  et  des  différences  émergent 
et  qu'apparaisse  «  un  effort  involontaire  pour  mettre  de  l'harmonie 
entre  les  diverses  tendances  » .  La  donnée  immédiate  est-elle  vierge  de 
tout  travail  psychique  ?  Pouvons-nous  la  saisir  «  à  l'état  naissant  ?  » 
Rien  ne  le  prouve  et  on  ne  le  saurait  prouver. 

Aussi  la  vie  de  l'âme  spontanée  «  telle  qu'elle  se  déroule  avant 
l'éveil  «  de  la  pensée  ne  peut  être  éclairée  et  désignée  qu'au  moyen 
de  l'analogie  ».  Ce  qu'on  appelle  le  sens  commun  est  déjà  de  la 
réflexion.  La  synthèse  est  donc  la  forme  essentielle  de  la  vie  spontanée 
de  l'âme.  L'élément  simple  nous  fuit.  Tout  est  un  et  multiple.  La 
synthèse,  si  bas  que  l'on  descende,  se  retrouve  toujours.  Et  si  haut  que 
l'on  monte, elle  ne  s'achève  pas;  toujours  de  nouvelles  synthèse  plus 
grandes,  plus  intérieures  sollicitent  notre  effort.  Et  donc  la  nais- 
sance de  la  vie  psychique  est  difficile  à  comprendre  :  «  dès  le  pre- 
mier moment  elle  se  meut  dans  un  rythme  ayant  cela  de  propre 
qu'aucun  des  éléments  ne  peut  avoir  une  priorité  sur  l'autre  ». 

D'où  cela  vient-il  ?  Comment  se  fait-il  que  les  notions  de  synthèse, 
d'unité  de  multiplicité,  s'appliquent  partout,  s'adaptent  à  tous  les 
thèmes  et  toutes  ensemble,  inséparablement?  Parce  qu'elles  «  expri- 
ment les  formes  que  prend  nécessairement  la  vie  de  l'âme  et  en 
particulier  la  connaissance  ».  On  a  pu  être  tenté  de  se  représenter 
la  vie  psychique  à  la  manière  des  corps  de  la  chimie  dont  les  atomes 
se  retrouveraient  toujours  et  partout,  dans  toutes  les  combinaisons. 
M.  Hôffding,  ici,  fait  remarquer  que  cette  façon  de  concevoir  ou  de 
se  représenter  les  corps  n'est  qu'une  autre  façon  de  reconnaître  la 
permanence  des  quantités  pondérables.  Rien  de  pareil  ne  peut  être 
établi  en  psychologie.  Aussi  la  continuité  et  la  discontinuité  nous  y 
apparaissent-elles  à  tous  les  degrés  possibles.  C'est  la  réflexion  qui 
la  première  oppose  le  continu  au  discontinu.  Aussitôt  une  double 
nécessité  se  fait  jour  à  découvrir  la  diversité  où  l'immédiat  a  donné 
la  continuité  et  le  lien  là  où  l'immédiat  a  donné  la  discontinuité. 

C'est  la  discontinuité,  ce  sont  les  différences  qualitatives  qui  ren- 


212  l'année  philosophique.  1911 

dent  la  psychologie  diilicile  ;  n'en  pas  conclure  que  la  discontinuité 
caractérise  les  phénomènes  de  conscience.  Car  plus  on  s'enfonce 
dans  la  conscience  plus  de  nouvelles  connexités  se  découvrent,  plus 
la  vie  intérieure  apparaît  «comme  une  totalité,  comme  un  fleuve», 
ajoutons  sans  craindre  d'altérer  la  pensée  de  l'auteur,  plus  la  «  diffé- 
rence de  nature  »  cède  devant  la  «  différence  de  degré  ».  Il  faut 
donc,  en  psychologie,  faire  usage  des  mots  tels  que  «  aptitude  », 
«  disposition  »,  tendances  ».  «  vestiges  ».  Mais  qui  ne  voit  que  ces 
mots  correspondent  au  terme  a  d'énergie  potentielle  ».  Et  par  consé- 
quent l'énergie  psychique  peut  se  concevoir  sur  le  type  de  l'énergie 
physique. 

Nous  tenions  à  mettre  le  lecteur  au  courant  de  la  «  manière  »  de 
M.  Hôffding.  C'est  une  manière  des  plus  riches  car,  on  sent  très 
bien  chez  le  penseur  cette  constante  surveillance  de  soi-même 
qui  le  retient  sur  la  pente  sans  jamais  lui  faire  rebrousser  chemin. 
Avoir  de  l'élan,  et,  dans  l'élan,  de  la  mesure,  se  donner  sans  s'aban- 
donner sont  choses  assez  rares  ;  faire  le  geste  de  jeter  à  pleines  mains 
et  quand  même  savoir  à  une  unité  près  combien  de  pièces  vont 
rouler  sur  le  sol,  ce  sont  là  qualités  qu'un  philosophe  ne  possède 
qu'à  la  condition  d'être  entré  dans  la  philosophie  par  la  psychologie. 

J'entends  que  l'on  réplique  et  que  l'on  m'avertit  que  de  telles 
qualités  se  paient.Soit  !  Je  dirai  donc,  si  l'on  y  tient,  qu'elles  se  paient 
ou  plutôt  qu'elles  se  paieraient  peut-être  par  un  excès  de  la  sou- 
plesse sur  la  rigueur.  En  sa  qualité  de  psychologue  d'origine, 
M.  H.  Hôffding  a  le  sentiment  du  perpétuel  devenir  de  la  pensée, 
de  son  renouvellement  incessant  dans  l'insaisissable.  Si  donc  il  croit 
aux  formes  de  la  pensée,  il  se  les  figurera  malléables,  accessibles  au 
devenir,  à  l'évolution.  M.  Hôffding  est  un  croyant  à  la  pensée,  par  où 
il  diffère  de  Bergson,  mais,  au  même  degré  que  Bergson  il  a  l'horreur 

du  tout  fait. 

Si  doue  M.  Hôffding  consent  à  une  table  de  catégories,  il  ne  permet- 
tra jamais  qu'à  cette  «  table  »  se  substitue  un  «  système  ».  11  faut 
que  le  devenir  ait  prise  sur  tout  et  que  les  profondeurs  de  la  pensée 
lui  soient  ouvertes. 

Voici  les  catégories  proposées  par  M.  Hôffding.  Nous  aurons  en 
premier  lieu:  les  fondamentales  :  synthèse;  relation;  continuité; 
discontinuité  ;  en  second  lieu,  les  réelles  :  causalité  ;  totalité  ;  évolu- 
tion. Les  catégories  idéales  formeront  une  classe  nouvelle.  Elles 
seront  relatives  à  la  ra/eur.  On  y  distinguera:  des  valeurs  immé- 
diates ;  des  valeurs  médiates  ;  des  valeurs  intellectuelles,  esthétiques, 
morales,  biologiques,  religieuses.  A  ce  propos  enregistrons  un  décès 
qui  nous  fait  plaisir,  celui  de  la  substance.  A  force  de  mener  un 
convoi,  on  finit  donc  toujours  par  enterrer  son  mort.  On  va  donc 
pouvoir  être  ou  n'être  pas  phénoraéniste  sans  craindre  de  voir  res- 
susciter la  vieille  idole?  Oui,  si  la  thèse  de  l'universel  devenir  est  au 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  213 

bout  de  tout  phénoménisme.  Et  il  y  aurait  peut-être,  dès  maintenant, 
quelque  témérité  à  le  prétendre. 

Voilà  donc  un  grand  livre  de  philosophie  qui  fait  honneur  à  la 
pensée  du  xx®  siècle.  L.  D. 

JA3fES  (William).  —  Le  pragmatisme,  traduit  par  Z,e  B/'z//i,  avec  une 
Introduction  par  H.  Bergson  (in-i2,  Flammarion,  Bibliothèque  de 
philosophie  scientifique;  312  p.). 

Cet  ouvrage  se  compose  de  huit  leçons  faites,  sous  forme  de  confé- 
rences, à  l'Institut  Lowell,  de  Boston,  en  novembre  et  décembre  1906, 
puis  à  New-York,  à  l'Université  de  Colombie,  en  janvier  1907.  Les 
sujets  de  ces  leçons  sont  indiqués  par  les  titres  suivants  :  I.  Le 
dilemme  de  la  philosophie  moderne;  —  II.  Ce  qu'est  le  pragmatisme  ;  — 
III.  Trois  problèmes  métaphyiques  ;  —  IV.  Vun  et  le  multiple  ;  — V.  Le 
pragmatisme  et  le  sens  commun;  —  VI.  Théorie pragmatiste  de  la  vérité  ; 
—  VII.  Le  pragmatisme  et  Vhumanisme;  —  VIII.  Le  pragmatisme  et  la 
religion. 

Dans  V Introduction  dont  ces  leçons  sont  précédées,  M.  Bergson 
résume  en  termes  clairs  et  précis  la  conception  pragmatiste  de  la 
vérité  qui  y  est  exposée  et  soutenue.  Nous  citerons  le  passage  sui- 
vant qui  fait  comprendre  et  permet  d'apprécier  le  pragmatisme  de 
W.  James  : 

«Nous  définissons  d'ordinaire  le  vrai,  dit  M.  Bergson,  par  sa  con- 
formité à  ce  qui  existe  déjà  :  James  le  définit  par  sa  relation  à  ce  qui 
n'existe  pas  encore.  Le  vrai,  selon  William  James,  ne  copie  pas 
quelque  chose  qui  a  été  ou  qui  est  :  il  avance  ce  qui  sera,  ou  plutôt 
il  prépare  notre  action  sur  ce  qui  va  être.  La  philosophie  a  une  ten- 
dance naturelle  à  vouloir  que  la  vérité  regarde  en  arrière  :  pour 
James  elle  regarde  en  avant. 

«  Plus  précisément  les  autres  doctrines  font  de  la  vérité  quelque 
chose  d'antérieur  à  l'acte  bien  déterminé  de  l'homme  qui  la  formule 
pour  la  première  fois.  11  a  été  le  premier  à  la  voir,  disons-nous,  mais 
elle  l'attendait,  comme  l'Amérique  attendait  Christophe  Colomb. 
Quelque  chose  la  cachait  à  tous  les  regards  et  pour  ainsi  dire  la  cou- 
vrait :  il  l'a  découverte.  —  Tout  autre  est  la  conception  de  W.  James. 
Il  ne  nie  pas  que  la  réalité  soit  indépendante,  en  grande  partie  au 
moins,  de  ce  que  nous  disons  ou  pensons  d'elle  ;  mais  la  vérité,  qui 
ne  peut  s'attacher  qu'à  ce  que  nous  affirmons  de  la  réalité,  lui  paraît 
créée  par  notre  affirmation.  Nous  inventons  la  vérité  pour  utiliser  la 
réalité,  comme  nous  créons  des  dispositifs  mécaniques  pour  utiliser 
les  forces  de  la  nature.  On  pourrait,  ce  me  semble,  résumer  tout 
l'essentiel  de  la  conception  pragmatiste  de  la  vérité  dans  une  formule 
telle  que  celle-ci  ;  tandis  que  pour  les  autres  doctrines  une  vérité  nou- 
velle est  une  découverte,  pour  le  pragmatisme  c'est  une  invention  (p.  10)  »• 

Nous  nous  bornerons  à  faire  remarquer  que,  d'après  cette  concep- 


214  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

tion,  rinvention  de  vérités  nouvelles  ressemble  complètement  à  celles 
d'hypothèses  sur  lesquelles  doit  prononcer  rexpérience  vérificatrice. 
Ainsi  peut-on  dire  que,  pour  le  pragmatisme,  la  vérité  regarde  en 
avant,  tandis  que,  pour  la  doctrine  traditionnelle  elle  regarde  en 
arrière.  Mais  les  hypothèses  sont  des  questions  posées  à  l'expérience, 
et  ces  questions  supposent  des  vérités  dont  l'affirmation  regardait  en 
arrière,  des  vérités  représentatives  de  ce  qui  a  été  ou  qui  est,  des 
vérités  découvertes.  Nous  ne  voyons  pas  que  la  conception  pragma- 
tiste  de  la  vérité,  telle  que  l'entendait  James,  puisse  s'appliquer  aux 
vérités  d'observation  externe  pure  et  simple,  aux  vérités  astronomi- 
ques et  géographiques,  aux  vérités  de  Ihistoire  naturelle,  aux  vérités 
historiques,  aux  vérités  d'observation  psychologique. 

S'applique-t-elle  mieux  aux  vérités  que  l'expérimentation  nous 
fait  connaître  en  vérifiant  telle  ou  telle  hypothèse?  On  le  dirait,  à 
première  vue  ;  mais  ce  n'est  qu'une  apparence.  L'affirmation  de  ces 
vérités  n'est  possible  qu'apj-és  la  vérification  expérimentale.  C'est  donc 
en  arrière  que  ces  vérités  regardent  quand  il  est  réellement  permis 
de  les  affirmer.  On  peut  dire  que  jusqu'à  ce  moment  elles  restent 
cachées  aux  regards,  attendant  l'expérience  qui  les  a  découvertes. 

Ce  qui,  dans  cette  conception  de  la  vérité  qui  regarde  en  avant,  a 
pu,  croyons-nous,  séduire  W.  James,  c'est  qu'elle  lui  a  paru  s'accorder 
parfaitement  avec  la  religion,  avec  la  croyance  en  Dieu  et  en  la  vie 
future.  Mais  on  peut  aisément  se  rendre  compte  que,  même  en  ce 
domaine  de  la  métaphysique  et  de  la  religion,  la  doctrine  tradition- 
nelle a  grand  besoin  d'intervenir  par  l'affirmation  de  vérités  qui 
regardent  en  arrière  (Personnalité  divine  créatrice,  Monde  composé 
d'individualités  conscientes),  pour  justifier  l'affirmation  de  vérités 
qui  regardent  en  avant  (Vie  future,  Règne  final  du  bien). 

Entre  les  huit  leçons  que  renferme  le  volume,  et  qui  toutes  méri- 
tent l'attention  des  philosophes,  nous  devons  signaler  la  troisième, 
où  l'éminent  psychologue  examine  en  les  considérant  au  point  de  vue 
de  la  doctrine  traditionnelle  et  au  point  de  vue  pragmatiste,  les 
trois  problèmes  métaphysiques  de  la  Susbtance,  du  Dessein  réalisé 
dans  la  nature  et  du  Libre  arbitre .  Nous  retrouvons,  avec  plaisir,  l'es- 
prit du  phénoménisme  néo-criticiste  dans  les  pages  consacrées  au 
problème  de  la  Subtance. 

].E  BON  (D""  Gustave).  —  Les  opinions  et  les  croyances  (in-12,  Flam- 
marion, Bibliothèque  de  philosophie  scientifique  ;  340  p.) 

Cet  ouvrage  important  sur  la  genèse  et  l'évolution  des  opinions  et 
des  croyances  est  divisé  en  neuf  livres  où  sont  abordés  des  problèmes 
d'un  haut  intérêt  philosophique  ;  I.  Les  problèmes  de  la  croyance  et  de 
la  connaissance;  —  II.  Le  terrain  ■psychologique  des  opinions  et  des 
croyances;  —  III.  Les  formes  diverses  de  logique  régaisantles  opinions  et 
les  croyances  ;  —  IV.  Les  conflits  des  diverses  formes  de  logique;  — V.  Les 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  215 

opinions  et  les  croyances  individuelles  ;  —  VI.  Les  opinions  et  les  croyances 
collectives  ;  —  VII.  Propagation  des  opinions  et  des  croyances  ;  —  VIII.  La 
vie  des  croyances  ;  —  IX.  Recherches  expérimentales  sur  la  formation  des  • 
croyances. 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  analyser  ici  ces  neufs  livres.  Il  faut 
lire  les  divers  chapitres  dont  ils  se  composent,  et  qui  tous  sont  pleins 
d'observations  suggestives.  Nous  signalerons  particulièrement  les 
cinq  chapitres  du  livre  III  sur  les  diverses  formes  de  logique^qui  régis- 
sent les  opinions  et  les  croyances  et  les  trois  chapitres  du  livre  IV  sur 
les  conflits  de  ces  logiques. 

M.  G.  Le  Bon  a  pris  soin  de  résumer  lui-même  ses  conclusions  sur 
le  sujet  traité.  Nous  citons  : 

«  Un  des  problèmes  fondamentaux  indiqués  au  début  de  cet 
ouvrage  était  de  rechercher  comment  des  croyances,  qu'aucun  argu- 
ment rationnel  ne  saurait  défendre,  furent  admises  sans  difficulté 
par  les  esprits  les  plus  éclairés  de  tous  les  âges... 

«  Dissocier  les  éléments  générateurs  de  la  croyance,  prouver  qu'elle 
est  inconsciente  et  formée  sous  l'intluence  d'éléments  mystiques  et 
affectifs  indépendants  de  la  raison  et  de  la  volonté,  c'était  donner  dans 
ses  grandes  lignes  la  solution  cherchée. 

Mais  cette  explication  restait  incomplète.  Si  la  raison  ne  crée  pas 
la  croyance,  elle  peut  au  moins  la  discuter  et  en  découvrir  les  côtés 
erronés.  Pourquoi,  cependant,  malgré  les  démonstrations  les  plus 
claires,  une  croyance  réussit-elle  à  s'imposer? 

«  Nous  l'avons  expliqué  en  prouvant  le  rôle  fondamental  exercé  sur 
l'inconscient  par  certains  facteurs  :  prestige,  affirmation,  répétition, 
suggestion  et  contagion.  Indépendants  de  la  raison,  ils  agissent  faci- 
lement et  l'empêchent  de  reconnaître  l'évidence  même. 

«  Le  pouvoir  de  ces  iniluences  dans  la  genèse  des  croyances  a  été 
prouvé  par  les  effets  deleur  action  sur  les  hommes  les  plus  cultivés... 

«La  seule  différence  réelle  entre  une  croyance  scientifique, 
imposée  par  les  facteurs  décrits  et  les  croyances  religieuses,  poli- 
tiques ou  spirites  imposées  par  le  même  mécanisme,  est  qu'en 
matière  scientifique  l'erreur  s'élimine  assez  vite  par  substitution  de 
la  connaissance  à  la  croyance.  Pour  les  certitudes  basées  sur  des 
éléments  affectifs  ou  mystiques,  et  où  aucune  vérification  immédiate 
n'est  possible,  l'observation,  la  raison,  l'expérience  même,  restent  au 
contraire  à  peu  près  sans  action... 

«En  démontrant  au  moyen  de  faits  précis  comment  des  esprits 
éminents  se  convertissent  à  des  croyances  d'un  niveau  rationnel  éga- 
lant celui  des  plus  fabuleuses  fictions  mythologiques,  j'ai  réussi,  j  e  l'es- 
père, à  mettre  en  évidence  ce  mécanisme  mental  que  les  recherches 
de  la  psychologie  avaient  laissé  inexpliqué  jusqu'ici. 

«  Nous  sommes  arrivés  ainsi  à  cette  loi  philosophique  importante  : 
Loin  de  présenter  une  origine  intellectuelle  commune,  nos  concep- 
tions ont  des  sources  mentales  fort  distinctes,  et  sont  régies  par  des 


216  l'année  philosophique.  1911 

formes  de  logique  très  différentes.  De  la  prédominance  de  chacune 
d'elles  et  de  leurs  conflits  naquirent  les  grands  événements  de  l'his- 
toire (p.  330  et  suiv.).  » 

Nous  devons  rappeler  que  dans  un  ouvrage  intitulé  :  La  logique  des 
sentiments  (in-8°,  F.  Alcan,  1904),  M.  Ribota  montré,  en  termes  précis, 
la  différence,  l'opposition  de  nature  qui  existe  entre  la  logique  intel- 
lectuelle et  la  logique  affective,  et  que,  dans  la  notice  bibliographique 
consacrée  à  cet  ouvrage  par  VAnnée  philosophique  de  1904  (p.  193- 
195),  nous  avons  indiqué  quelques-uns  des  problèmes  philo>*ophiques 
que  soulèvent  les  rapports  des  deux  logiques.  Nous  nous  bornerons 
à  faire  remarquer  qu'en  raison  de  la  nature  du  jugement,  où  la 
volonté  a  sa  place  et  son  rôle,  et  où,  par  suite,  le  sentiment  s'intro- 
duit avec  la  volonté,  la  logique  intellectuelle  et  la  logique  affective 
ne  peuvent  être  entièrement  séparées  l'une  de  l'autre.  Nous  ajoute- 
rons qu'il  nous  est  impossible  de  considérer  la  logique  mystique 
comme  une  forme  de  logique  spéciale  et  distincte  des  deux  autres, 
précisément  parce  que  les  deux  autres  ont  entre  elles  des  rapports 
nécessaires.  Il  nous  paraît  clair  que  la  logique  mystique,  telle  que  la 
définit  l'auteur,  contient  des  éléments  intellectuels  et  des  éléments 
affectifs.  Des  trois  espèces  de  logiques  qu'il  distingue,  M.  Le  Bon  tire 
la  distinction  de  trois  ordres  de  vérités,  qui  n'ont  pas,  dit-il,  «  de 
commune  mesure  »  :  vérités  affectives,  vérités  mystiques,  vérités 
rationnelles.  Nous  n'admettons  pas  cette  distinction.  La  logique 
affective  et  la  logique  intellectuelle  concourent  à  l'acquisition  de 
toutes  vérités,  quelque  différence  que  l'on  puisse  mettre  entre  les 
vérités  des  sciences  d'observation,  les  vérités  philosophiques  et  les 
vérités  religieuses. 

LE  DANTEC  (Félix).  —  Le  chaos  et  l'harmonie  universelle  (in-12, 
F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine;  196  p.) 

Je  regrette  que  le  livre  soit  si  court.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
facile  à  un  auteur  d'en  écrire  de  plus  riches.  C'est  toute  une  philo- 
sophie qui  s'ébauche.  Et  cette  philosophie  de  «  philistins  »,  dont 
M.  Le  Dantec  a  multiplié  les  esquisses  depuis  qu'il  a  commencé 
d'écrire,  est  pleine  d'attraits.  Ceux  qu'elle  ne  satisfait  pas,  dont  nous 
sommes,  car  nous  nous  rangeons,  nous  aussi,  parmi  les  «  philistins  », 
de  l'autre  bord,  se  plaisent  à  rendre  hommage  aux  belles  qualités 
de  philosophe  qui  s'épanouissent  chez  cet  adversaire  de  la  philosophie. 
La  science  positive  le  conduit  à  deux  thèses,  contradictoires,  si  on 
les  prend  universellement;  mais,  comme  il  les  prend  «  limitative- 
ment  -),  elles  deviennent  plausibles.  Il  y  a  du  chaos  dans  l'univers: 
tout  n'est  pas  ordonné.  11  y  a  aussi  de  l'harmonie.  Il  y  a  de  l'har- 
monie dans  la  structure  d'un  cristal.  Mais  les  agrégats  de  cristaux 
sont  ce  qu'ils  sont  :  leur  juxtaposition,  leur  nombre  résultent  d'un 
ensemble  de  circonstances  étrangères  à  leur  nature.  On  ne  doit  donc 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  217 

pas  dire  qu'à  mesure  que  les  cadres  s'agrandissent  on  s'élève  d'un 
chaos  relatif  à  une  harmonie  relative.  Non.  A  une  échelle  inférieure 
l'harmonie  se  constate.  Au-dessus  elle  disparaît.  Peut-être  ai-je  mal 
compris  :  mais  si  tel  est  l'enseignement  que  vient  nous  donner 
M.  Le  Dantec,  on  peut  l'en  remercier.  Car  les  conclusions  auxquelles 
il  incline  ne  sont  point  les  seules  que  cet  enseignement  comporte. 
Et  ces  conclusions  donnent  un  démenti  à  la  thèse  déterministe.  Le 
déterminisme  unilatéral  deviendrait  en  effet  «  scientifiquement  » 
improbable.  Et  c'est  pourquoi  nous  disions  jadis  c'est-à-dire,  il  y  a 
vingt-cinq  ans  environ,  que  la  doctrine  déterministe  impliquait  le 
prédétermiiiisme. 

Je  signale  aux  curieux  des  problèmes  touchant  la  probabilité  le 
chapitre  m  où  M.  Le  Dantec  discute  contre  les  partisans  de  la  «  loi 
des  grands  nombres  «  et  les  malmène  vigoureusement.  Je  crains  qu'au 
lieu  d'un  malentendu  en  voie  de  se  dissiper  nous  ne  nous  trouvions 
en  face  d'un  malentendu  nouveau.  Il  en  est  souvent  ainsi  chez  les  phi- 
losophes. On  écarte  rarement  un  nuage  sans  en  apercevoir,  derrière, 
de  plus  gros  et  de  plus  menaçants.  Disons  seulement  que  M.  Le 
Dantec  est  convaincu  de  la  réalité  objective  du  hasard,  de  l'inutilité, 
en  de  certains  cas,  de  réitérer  les  expériences  attendu  qu'il  est  des 
phénomènes  qui  «  n'obéissent  à  aucune  loi  »  (p.  113).  L'idée  est  assu- 
rément neuve,  à  moins  qu'il  n'y  ait  de  nouveauté  que  dans  la  for- 
mule. N'oublions  point,  toutefois,  que  M.  Le  Dantec  ne  formule 
jamais  au  hasard.  Quand  il  change  une  manière  de  dire,  c'est  qu'il 
pense  d'une  façon  à  peu  près  inédite. 

Nous  avons  retrouvé  avec  plaisir  la  thèse  favorite  de  M.  Le  Dantec 
sur  l'individu.  Elle  est  une  reprise  de  la  thèse  stoïcienne.  Il  n'y  a  dans 
le  règne  des  vivants  que  des  individus,  car  tout  ce  qui  est  dans 
l'organisme  de  Pierre  porte  l'empreinte  et  comme  la  signature  de 
Pierre.  Si  pas  une  de  mes  cellules  n'est  identique  à  l'une  ou  l'autre 
des  cellules  de  mon  voisin,  c'est  que  l'individualité  est  irréductible. 
J'étonnerais  fort  M.  Le  Dantec,  si  je  lui  disais  qu'entre  sa  thèse  et  la 
thèse  vitaliste  dont  les  défenseurs  se  rencontrent,  aujourd'hui  encore, 
à  la  Faculté  de  Médecine  de  Montpellier,  j'aperçois  de  curieuses  ana- 
logies. Car  si  l'individu  est  irréductible,  les  troubles  auxquels  un 
organisme  est  sujet,  eux  aussi,  portent  la  marque  de  cette  irréducti- 
bilité. Chacun  est  bien  portant  à  sa  manière;  chacun  a  sa  façon 
d'être  malade.  Exprimez  la  même  idée  dans  un  langage  métaphysique 
et  substantialiste,  c'est  comme  si  vous  disiez  :  «  Chacun  a  son  prin- 
cipe vital  ».  Sic  vos  non  vobis,  dirons-nous  donc  en  terminant  à  M.  Le 
Dantec.  Et  M.  Le  Dantec  me  répliquera  qu'il  ne  saurait  prêcher  pour 
aucun  saint,  car,  encore  qu'il  soit  né  sur  les  côtes  de  Bretagne  en 
pleine  terre  catholique,  il  a  cessé  de  croire  aux  Saints  et  à  bien 
d'autres  choses  encore.  Il  a  pourtant  gardé  beaucoup  de  son  pays 
d'origine  :  une  grande  puissance  de  travail  et  une  robuste  bonne  foi, 
une  bonne  foi  presque  granitique.  L.  D. 


218  l'année  philosophique.  1911 


LE  DANTEC  (Félix).  —  L'égoïsme  seule  base  de  toute  société, 
(in-12,  Flammarion,  Bibliothèque  de  philosophie  scientifique; 
327  p.) 

Ce  livre  riche  d'idées  et  de  faits  est  né  de  la  grève  des  cheminots 
en  1910.  Invité  à  prendre  parti  dans  la  question,  M.  Le  Dantec 
s'aperçut,  et  il  nous  l'avoue,  dans  sa  Préface  «  qu'il  n'y  voyait  pas 
clair  ».  Et  il  chercha  une  solution.  Il  demanda  cette  solution  à  la 
Biologie,  ou  plutôt,  afin  d'y  parvenir,  se  résolut  de  rester  fidèle  à  ses 
«  habitudes  de  biologiste  positif  ».  On  sait  d'ailleurs  à  quel  point  ce 
philosophe  se  défie  des  notions  métaphysiques.  «  Elles  lui  font  peur  : 
il  ne  peut  se  les  assimiler»;  à  ses  yeux,  les  métaphysiciens  sont  des 
artistes.  Il  n'y  a  de  vérité  que  scientifique.  Et  il  n'y  a  qu'une  science  : 
celle  des  savants. 

Or  cette  science  nous  apprend  que  l'idée  de  lutte  est  inséparable 
de  l'idée  de  vie.  L'être  vit  de  son  milieu.  Dans  ce  milieu  vivent  d'autres 
êtres.  Et  M.  Le  Dantec  recommence  à  démontrer,  vingt-cinq  siècles 
après  Heraclite,  que  la  guerre  «  est  le  père  de  toutes  choses  ».  Et 
donc  la  première  sentence  de  morale  fut  «  chacun  pour  soi  ».  Mais 
il  advient,  ou  il  peut  advenir  que,  dans  cette  société  de  vivants,  le 
travail  accompli  par  l'un  d'eux  soit  utile  à  tous.  Des  cellules  ne  peu- 
vent vivre  qu'en  «  se  défendant  contre  un  ennemi  commun.  Et  cet 
ennemi  commun,  c'est  le  milieu,  un  milieu  que  l'on  peut  dire  hostile, 
attendu  que,  pour  le  faire  servir  à  nos  besoins,  il  faut  nous  l'assi- 
miler. Ainsi  toute  assimilation  est  une  victoire.  Là  où  cette  victoire 
résulted'une  collaboration,  on  constate  toujours  un  excès  de  processus 
défensif.  C'est  d'ailleurs  là  un  presque  truisme.  Qui  dit  victoire,  dit 
supériorité:  l'expérience  confirme  le  sens  commun.  Nous  ne  suivrons 
pas  l'auteur  dans  le  développement  de  sa  thèse.  Il  est  d'ailleurs  aisé 
de  le  prévoir.  Elle  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'un  essai  de  fonder  en 
biologie  nos  idées  morales.  Exemple  :  nous  admettons  les  droits  de 
l'homme:  pourquoi?  Parce  que  homo  honiini  lupus.  Le  droit  ne  se 
reconnaît  que  sous  l'empire  d'une  nécessité.  C'est  donc  à  l'être  que 
l'on  redoute,  et  parce  qu'on  le  redoute,  que  l'on  reconnaît  des  droits. 
Il  n'y  a  de  droit  qu'en  vue  de  consacrer  un  état  de  choses  inéluctable. 

Je  ne  fais  qu'indiquer  la  direction  dans  laquelle  se  meuvent  les 
idées  de  M.  Le  Dantec  ;  elles  ne  sont  pas  neuves,  prises  en  elles- 
mêmes.  Et  des  «  métaphysiciens  se  sont  faits  forts  de  les  défendre. 
Spinoza  professait  à  l'égard  du  soi-disant  «  droit  naturel  »  des  idées 
analogues.  Il  n'en  est  pas  moins  curieux  de  lire  la  défense  d'un  avocat 
qui  ne  veut  penser  qu'en  lace  des  réalités  de  l'expérience,  qui  leur 
emprunte  ses  prémisses  et  qui,  dans  la  mesure  de  l'humainement 
possible,  a  su  résister  à  la  contagion  du  livre.  Et  c'est  par  où  M.  Le 
Dantec,  lui  arrivât-il  de  s'embarquer  dans  un  lieu  commun,  n'aura 
jamais  rien  à  craindre.  Il  sera  toujours  original. 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  219 

Et  la  grève  des  cheminots?  M.  Le  Dantec  ne  l'oublie  point.  Son 
livre  se  termine  par  une  franche  capitulation.  Pacifiste  et  ami  de  la 
justice,  M.  Le  Dantec  ne  trouve  nulle  part  que  l'hypocrisie  ou  la 
haine,  génératrice  de  la  guerre.  11  se  résigne  donc  à  l'état  de  guerre. 
11  va  même  jusqu'à  se  résigner  à  la  lutte  des  classes.  J'en  atteste  ce 
qui  suit  :  «  Notre  égoïsme  doit  redouter  les  terribles  convulsions 
populaires  et  choisir  des  gens  qui  soient  capables  d'en  retarder 
l'échéance.  Je  dis  :  retarder.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  dire  : 
éviter.  »  Quelques  lignes  plus  loin,  nous  lisons  :  «  Tant  qu'il  y  aura 
des  hommes,  les  hommes  seront  des  concurrents,  des  rivaux,  des 
ennemis  :  mais  ils  seront  aussi  des  hypocrites,  et  grâce  à  l'hypocrisie, 
la  société  durera,  je  le  pense,  aussi  longtemps  que  l'humanité  » 
(p.  290).  Renan,  s'il  faut  en  croire  M.  Le  Dantec,  avait  donc  raison, 
quand  il  soupçonnait  la  vérité  d'être  triste.  L.  D. 

MIÉVILLE  (Henri  L).  —Le  relativisme  en  matière  de  connaissance  et 
la  foi  religieuse  (broch.  in-8°,  Montbéliard,  Société  d'imprimerie 
montbéliardaise  ;  18  p.). 

L'objet  de  cette  brochure  est  d'examiner  si  et  jusqu'à  quel  point  le 
relativisme  en  matière  de  connaissance  est  compatible  avec  la  foi 
religieuse.  M.  Miéville  tient  que  l'absolutisme  intellectuel  est  con- 
damné par  la  philosophie  moderne,  c'est-à-dire  que  nos  connaissances 
nepeuventavoirune  wedenr  absolue,  que  la  vérité  aôso/we  nous  échappe. 
Il  ne  met  pas  en  doute  le  relativisme  intellectuel,  et  il  l'applique  à 
tous  nos  moyens  de  connaître. 

«  En  résumé,  dit-il,  notre  situation  est  la  suivante  :  nous  ne  saisis- 
sons directement  que  des  états  de  nousmême,  perceptions,  images, 
idées;  un  certain  nombre  de  ces  états  intérieurs  nous  révèlent  la 
présence  d'un  monde  du  dehors  —  telle  est  du  moins  notre  convic- 
tion irrésistible  —  nous  ne  saurions  faire  dans  nos  perceptions  et 
nos  idées  le  départ  exact  de  ce  qui  vient  de  nous  et  de  ce  qui  vient 
d'ailleurs.  Entre  l'image  et  l'idée  que  nous  avons  d'une  chose  et  cette 
chose  elle-même,  il  y  a  un  rapport  impossible  à  définir.  La  consé- 
quence, c'est  que  nulle  part  nous  ne  pouvons  nous  flatter  d'em- 
brasser la  vérité  absolue  (p.  4).  » 

D'après  celte  définition,  nous  pouvons  bien  croire  qu'il  existe  dans 
les  objets  de  nos  connaissances  quelque  chose  qui  ne  vient  pas  de 
nous,  qui  vient  d'ailleurs.  Mais  ce  quelque  chose  qui  ne  vient  pas  de 
nous,  qui  existe  absolument,  nous  ne  pouvons  le  distinguer,  le 
séparer  de  ce  qui  vient  de  nous.  L'auteur  n'a  pas  de  peine  à  montrer 
que  le  relativisme  ainsi  compris  est  très  compatible  avec  le  sentiment 
religieux,  mais  que,  s'il  n'implique  pas  «une  religion  sans  pensée, 
sans  idées  directrices,  sans  traduction  intellectuelle  d'aucune  sorte  », 
il  exclut  nécessairement  «  le  dogmatisme  sous  toutes  ses  formes 
(p.  17)». 


220  L  ANNÉE    niILOSOPHIQUE.    l'Jll 

Nous  ne  saurions  admettre  l'extension  que  M.  Miéville  donne  à  la 
relativité  de  nos  connaissances,  au  relativisme  intellectuel,  tel  qu'il 
l'entend.  Il  ne  nous  paraît  nullement  inipossible  de  distinguer  dans 
nos  perceptions  et  nos  idées  ce  qui  vient  de  nous  et  ce  qui  est  réalité 
objective,  extérieure  à  nous,  différente  de  nous;  nullement  impas- 
sible, quoi  qu'aient  dit  à  ce  sujet  Royer-Collard  et  les  disciples  de 
Reid,  d'une  part,  et,  d'autre  part,  les  deux  disciples  de  Kant,  Fichte 
et  Schopenhauer,  de  faire  au  subjectivisme  sa  part  dans  la  représen- 
tation et  de  sortir,  par  l'étude  analytique  des  catégories  et  de  leurs 
rapports,  de  l'idéalisme  égoïste.  11  y  a  un  absolutisme  intellectuel, 
donc  un  dogmatisme  philosophique  et  religieux,  dont  la  légitimité 
ne  peut  être  sérieusement  contestée. 


MORTON  (Prince.  —  La  dissociation  d'une  personnalité,  trad.  de  l'an- 
glais par  Renée  J.  Ray  et  Jean  Ray  (in-S*^,  F.  Alcan,  Bibliothèque  de 
philosophie  contemporaine  ;  526  p.) 

Cet  ouvrage  contient  l'étude  intéressante  etcurieuse  d'un  cas  remar- 
quable de  personnalité  dissociée.  Il  s'agit  d'une  personne  chez  laquelle 
se  sont  développées  plusieurs  personnalités,  c'est-à-dire  qui  peut 
changer  de  personnalité  de  moment  en  moment,  souvent  d'heure  en 
heure,  dont  le  caractère  se  transforme,  dont  les  souvenirs  changent 
avec  chacune  de  ces  personnalités.  Outre  le  moi  réel,  original,  normal, 
qui  était  naturellement  destiné  à  exister,  le  sujet  étudié  par  M.  Morton 
Prince  peut  revêtir  trois  autres  personnalités  distinctes.  Ces  trois 
personnalités  se  servent  du  même  corps,  mais  chacune  d'entre  elles 
est  nettement  caractérisée;  cette  différence  se  manifeste  par  une 
manière  de  voir,  des  idées,  des  croyances,  des  idéaux  et  un  tempé- 
rament distincts,  et  aussi  par  des  acquisitions,  goûts,  habitudes,  expé- 
riences et  souvenirs  distincts. 

L'auteur  indique  lui-même,  dans  une  courte  Préface,  Tobjet  de  son 
travail  : 

«  Dans  cette  étude,  dit-il,  j'ai  retracé  le  développement  des  person- 
nalités qui  prirent  naissance  par  suite  de  la  désintégration  du  moi 
normal  et  j'ai  montré  leurs  relations  réciproques  ainsi  que  leurs  rela- 
tions avec  le  moi  normal.  En  donnant  un  compte  rendu  détaillé  de 
la  vie  quotidienne  des  personnalités,  j'ai  cherché  à  montrer  quelle 
était  leur  conduite  par  rapport  à  leur  entourage,  et  dans  quelle 
mesure  une  personnalité  désintégrée  peut  ou  ne  peut  pas  s'adapter 
aux  circonstances  de  la  vie. 

«  Au  lieu  d'étudier  ces  phénomènes  comme  on  le  fait  d'habitude, 
j'en  ai  traité  au  cours  d'une  biographie,  et  cela  m'a  permis  de  ne  pas 
les  détacher  de  leur  cadre  psychologique.  Cette  méthode  m'a  non 
seulement  donné  plus  de  latitude,  mais  encore  elle  donne  un  sens 
plus  profond  aux  phénomènes    eux-mêmes,  et  permet  de  mieux 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  221 

appécierles  altérrations  normales  et  anormales  que  nous  sommes 
appelés  à  rencontrer  dans  l'esprit  humain. 

«  J'ai  essayé  d'interpréter  les  phénomènes  divers  que  j'avais  observés, 
d'une  façon  qui  me  semble  être  la  suite  logique  des  observations 
rapportées  ici,  et  conformément  aux  données  bien  étabhes  de  la 
psychologie  pathologique  ;  mais  mon  principal  objet  a  été  de  m'as- 
surer  de  l'exactitude  des  observations  elles-mêmes  (p.  1).  » 


OSTWALD  (W.).  —  Esquisse  dune  philosophie  des  sciences,  traduit 
de  l'allemand  par  Derolle  (in-12,  F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philo- 
sophie contemporaine,  iv-i84  p.). 

«  Le  présent  travail,  lisons-nous  dans  la  Préface,  se  propose  de 
donner  une  direction,  ainsi  que  les  premiers  moyens  d'acquérir  les 
idées  d'ensemble,  en  ce  qui  concerne  le  monde  extérieur,  aussi 
bien  que  l'expérience  interne...  Il  plaidera  la  cause  d'une  méthode 
définie  :  la  méthode  scientifique  (ou,  si  l'on  veut,  la  méthode  de  la 
science  positive),  qui  prend  ses  problèmes  et  tire  ses  solutions  de 
l'expérience,  pour  l'expérience  (p.  321).  » 

Cette  Esquisse  d'une  philosophie  des  sciences  comprend  quatre  livres  : 
I.  Théories  générales  de  la  connaissance  ;  II.  —  Logique,  science  de  la  com- 
plexité et  nvahématiques  ;  —  III.  Les  sciences  physiques  ;  —  IV.  Les 
sciences  biologiques.  Dans  les  divers  chapitres  qui  forment  ces  quatre 
livres,  M.  Ostwald  expose,  en  termes  clairs  et  précis,  des  vues  intéres- 
santes et  suggestives  surles  sujets  qui  y  sont  traités.  Nous  signalerons 
comme  particulièrement  dignes  d'attention  ;  —  dans  le  premier  livre, 
les  pages  37-38  sur  le  principe  de  causalité  ;  les  pages  47-53  sur  le 
déterminisme  et  le  libre  arbitre;  les  pages  54-57  sur  la  division  des 
sciences  ;  —  dans  le  livre  II,  les  pages  74-76  sur  la  mise  en  série  des 
termes  ;  les  pages  116-121  sur  le  temps  et  l'espace  ;  —  dans  le  livre  m, 
les  pages  138-144  sur  les  théories  mécanistes  et  les  domaines  com- 
plémentaires de  la  mécanique;  les  pages  156-lo9  sur  l'énergie  chi- 
mique; —  dans  le  livre  IV,  les  pages  172-179  sur  la  sensation  et  la 

pensée. 

Nous  citerons  la  note  suivante  où  se  trouve  exprimée  sur  la  théorie 
de  l'espace  à  quatre  dimensions  une  opinion  qui  ne  manque  pas 
d'originalité  : 

«  Les  mathématiciens  qui  se  sont  beaucoup  occupés  de  la  théorie 
formelle  de  l'espace  à  quatre  dimensions,  acquièrent  par  rapport 
à  ce  système  un  pouvoir  de  représentation  qui  paraît  tout  à  fait  ana- 
logue à  celui  que  nous  avons  tous  couramment  sur  l'espace  à  trois 
dimensions.  Il  n'y  a  donc  d'aucune  façon  impossibilité  de  se  repré- 
senter l'espace  à  quatre  dimensions,  il  faut  le  dire  contre  des  affir- 
mations souvent  répétées.  Seulement  on  ne  doit  certes  pas  chercher 
à  se  représenter  les  quatre  dimensions  dans  un  espace  à  trois  dimen- 


222  l'année  philosophique.  1911 

sions,  et  encore  moins  faut-il  essayer  de  le  faire  sans  en  connaître 
les  propriétés  (p.  75).  » 

Nous  sommes  de  ceux  qui  mettent  en  doute  ce  pouvoir  de  se 
représenter  l'espace  à  quatre  dimensions  ;  et  nous  nous  demandons 
si  l'auteur  ne  confond  pas  avec  ce  prétendu  pouvoir  la  faculté  de 
concevoir  une  autre  constitution  de  la  sensibilité  que  celle  qui  nous 
donne  l'espace  euclidien  (Voyez  YAmiée  philosophique  de  1904, 
p.  176). 

PACHEU  (Jules).  —  L'expérience  mystique  et  l'activité  subconsciente 

(in-12,  Perrin;  vh-314  p.). 

Ce  volume  est  le  second  d'une  série  intitulée  :  Psychologie  des  mys- 
tiques chrétiens.  Le  premier  avait  exposé  les  faits  de  conscience  mys- 
tique. Celui-ci  aborde  la  critique  proprement  scientifique  et  philoso- 
phique de  ces  faits,  en  se  bornant  aux  phénomènes  d'ordre  mystique, 
au  sens  le  plus  étroit  du  mot,  c'est-à-dire  oii  les  sujets  se  disent  en 
relations  immédiates  avec  Dieu.  Il  s'attache  surtout  à  celui  que  l'on 
appelle  r  «union  avec  Dieu».  II  rencontre  la  théorie  psychologique 
de  l'activité  subconsciente  qui  a  été  proposée  pour  en  rendre 
compte  :  toute  activité  qui  s'offre  à  la  conscience  personnelle  comme 
étrangère  s'explique  par  une  dissociation  mentale  et  un  apparent 
dédoublement  de  la  personnalité.  M.  Pacheu  essaie  de  critiquer 
l'application  de  cette  théorie  aux  faits  étudiés;  de  préciser  le  méca- 
nisme de  ces  faits  (p.  87-200),  de  déterminer  s'ils  sont  affectifs 
(p.  89-121),  cognitifs  (p.  122-160),  morbides  (p.  161-200)  et  de  quelle 
manière,  de  marquer  leur  valeur  éthico-religieuse  (p.  201-269),  de 
fixer  l'utilité,  les  déficits  et  les  limites  de  la  doctrine  qui  les  réduit 
à  des  automatismes  subconscients  (p.  274-304).  La  discussion,  tou- 
jours conduite  en  termes  courtois  et  mesurés,  est  parfois  superfi- 
cielle. Elle  est  intéressante  surtout  pour  faire  voir  quelques-unes 
des  raisons  invoquées  par  les  mystiques  eux-mêmes  —  ou  par  l'auto- 
rité religieuse  —  pour  admettre,  au-dessus  des  causes  purement 
psychologique,  une  intervention  de  la  Divinité. 

PÉRÈS  (J.).  —  L  Individualité  et  la  Destinée  (in-12, 
Félix  Alcan  ;  36  p.). 

M.  J.  Pérès  exprime,  en  ces  quelques  pages,  ses  réflexions  sur  la 
destinée  de  l'individualité.  Et  l'on  voit  tout  d'abord  qu'il  écarte 
l'idée  de  l'immortalité  personnelle  et  consciente.  Nous  mettrons  sous 
les  yeux  du  lecteur  quelques  passages  très  caractéristiques,  qui  nous 
présentent,  sous  forme  de  conjecture,  sa  pensée  sur  ce  point. 

«  En  même  temps  qu'elle  est  un  éparpillement  de  molécules  et  de 
tout  ce  qui  s'est  condensé  de  notre  activité  autour  de  nous  et  dans 
l'opinion  de  nos  semblables,  la  mort  ne  serait-elle  pas  une  simplifi- 


PILLON.    —   BEVUE   BIBLIOGRAPHIQUE  223 

cation  nous  permettant  de  nous  intégrer  comme  élément  en  quelque 
existence  supérieure  à  l'existence  personnelle?  Une  immortalité  dont 
nous  n'aurions  pas  conscience,  qu'est-ce  que  cela?  Mais  cela  est  sans 
doute  mieux  ainsi,  et  les  lois  de  la  nature  sont  les  plus  sages.  Les 
meilleures  choses  de  la  vie  et  de  l'àme,  la  conscience  ne  s'y  ajoute 
pas  nécessairement.  A-t-on  conscience  du  bonheur?  Une  nature 
morale  supérieure  serait-elle  vraiment  telle  si  elle  avait  conscience 
de  sa  supériorité  ?  Elle  en  fait  la  preuve  par  des  victoires  sur  soi  et 
sur  la  destinée  dont  à  peine  se  doute-t-elle  qu'elle  sont  des  victoires 
(p.  6).)) 

«  Qu'adviendra-t-il  de  notre  moi  ?  Songeons  combien  peu  de  chose 
suffit  pour  nous  en  séparer  :  l'effort  de  parler  une  langue  étrangère. 
Si  peu  de  chose  chez  l'animal,  lequel  instinctivement  consent  à  faire 
nombre,  l'individualité  n'est  plus  forte  chez  l'homme  que  par  des 
sentiments,  des  faits  dévie  intérieure  pouvant  être  battus  en  brèche 
par  d'autres  sentiments  à  l'aide  d'un  entraînement  particulier  :  chez 
les  Japonais,  l'absence  du  je  dans  le  discours,  les  exagérations  de  la 
politesse,  une  soumission  d'insecte  social  à  l'âme  de  la  ruche,  à 
l'abeille  reine,  l'orgueilleux  mépris  de  la  mort  du  Samouraï,  privi- 
lège de  caste  revendiqué  par  quiconque  porte  les  armes,  la  doctrine 
du  flux  universel  des  choses  (p.  16).  » 

«  Nousavons  pourtant  la  perception  de  l'au-delà!  Dans  l'individu  que 
nous  ne  sommes  pas,  dansl'impénétralité  mutuelle  des  consciences, 
dans  l'animalité  dont  notre  type  spécifique  nous  sépare  autant  que 
la  vie  est  séparée  de  la  mort.  S'échapper  de  son  individualité  par  la 
dissolution  de  l'être,  c'est  peut-être  s'évader  de  son  type  d'existence. 
Nous  sommes  enfermés  dans  notre  nature,  l'animal  de  même.  La  per- 
sonnalité, la  vie  contemplative  de  la  pensée  lui  sont  étrangères.  De 
même  nous  ne  concevons  que  comme  une  métaphore  ce  qui  sera  peut- 
être  une  réalité  dans  l'au-delà:  la  vie  en  autrui,  la  vie  de  l'homme 
dans  ses  œuvres,  dans  ses  aspirations  réalisée.  L'au-delà  est  peut-être 
précisément  une  abolition  consentie  de  l'individualité,  une  libéra- 
tion de  notre  type  actuel  d'existence,  aussi  distincte  de  notre 
condition  actuelle  que  la  vie  personnelle  peut  l'être  de  l'animalité 
(p.  33).  » 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  lui-même,  c'est  aussi  pour  les  autres 
que  le  moi  se  refuse  à  consentir  l'abolition  de  l'individualité,  à  consi- 
dérer la  vie  en  autrui,  si  elle  doit  être  inconsciente,  comme  un  type 
d'existence  supérieure  à  la  vie  personnelle.  Il  s'y  refuse  avec  raison 
en  s'appuyant  sur  l'étude  analytique  et  critique  des  catégories,  de 
leurs  rapports  et  de  leur  valeur  représentative,  et  en  opposant  aux 
sciences  physiques  l'idéalisme  monadiste  qui  endémonire  la  subjec- 
tivité et  qui  ne  connaît  dans  le  monde  d'autres  vraies  réalités  que 
des  individualités  conscientes. 


224  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 


PIAT  (C).  —  La  destinée  de  1  homme,  2'^  édition,  revue  (in-8, 
F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philosophie  contemporative;  vii-248  p.) 

La  première,  édition  de  cet  ouvrage  a  paru  en  1898.  Nous  en  avons 
rendu  compte  dans  VAnnée  philosophique  de  1898,  p.  185-187.  La 
nouvelle  édition  est  précédée  d'une  Préface,  où  l'auteur  rappelle  la 
méthode  téléologique  qu'il  a  suivie  et  dont  l'importance  lui  paraît 
mise  eu  lumière  par  l'orientation  actuelle  de  la  psychologie. 

«  Le  sujet  de  ce  livre,  dit-il,  n'a  fait  que  gagner  en  actualité  ;  et  la 
manière  dont  je  l'entendais  dans  ma  première  édition  n'a  rien  perdu 
de  son  elïïcace.  11  reste  vrai  que,  lorsqu'il  s'agit  du  problème  de  la 
destinée  humaine,  il  vaut  mieux  se  placer  au  point  de  vue  des  fins 
qu'à  celui  des  causes;  il  reste  vrai  que,  en  cette  matière,  la  méthode 
téléologique  est  à  la  fois  plus  accessible,  plus  directe  et  plus  décisive 
que  la  méthode  ontologique...  La  métaphysique  de  l'âme  a  fait  peu 
de  progrès  depuis  un  certain  nombre  d'années  ;  au  contraire,  la  loi 
de  finalité  est  allée  sans  cesse  étendant  son  domaine  et  précisant  ses 
contours  :  c'est  ce  qui  se  révèle  surtout  dans  le  développement  des 
sciences  de  la  vie. 

<(  Je  défendais,  dans  ma  première  édition,  l'originalité  des  faits  de 
conscience,  l'irréductibilité  de  la  pensée  au  mouvement  et  son  essen- 
tielle simplicité  ;  j'y  soutenais,  à  rencontre  des  physiologues,  que  le 
moi  est  un,  qu'il  est  identique,  qu'il  est  actif  de  sa  nature,  et  qu'il 
se  révèle  immédiatement  à  nous  dans  chacun  des  modes  de  là  per- 
ception. Aujourd'hui,  ces  vues,  alors  si  généralement  abandonnées, 
ont  repris  le  dessus  dans  la  lutte...  On  accepte  à  nouveau  les  princi- 
pales données  de  la  vieille  psychologie  ;  c'est  de  là  que  Ion  part  pour 
édifier  le  reste  (p.  IV).  » 

Nous  n'avons  rien  à  changer  aux  remarques  que  nous  avons  faites 
sur  la  loi  de  finalité,  dans  la  notice  consacrée  à  la  première  édition 
du  livre  de  M.  Piat. 

RIGNANO  (E.).  —  L'attention  (broch.  iii-8^  F.  Alcan;  28  p.). 

L'objet  de  cette  brochure  fort  intéressante  est  d'expliquer  l'origine 
et  la  nature  de  l'attention. 

Selon  l'auteur,  l'attention  est  née  avec  les  sens  à  distance  (vue,  odo- 
rat, ouïe)  ;  elle  est  constituée  «  par  le  contraste  de  deux  tendances 
affectives  dont  la  seconde,  déclanchée  par  la  première,  en  arrête 
pour  un  certain  temps  l'activation  complète,  et  la  maintient  ainsi  en 
suspens  ».  L'état  d'attention  est  formé  non  par  une  affectivité  unique, 
«  mais  par  une  affectivité  double  et  par  un  antagonisme  affectif  cor- 
respondant (p.  9)  ». 

Cette  définition  de  l'attention  nous  paraît  justifiée  par  les  exemples 
que  cite  M.  Rignano.   On  ne  saurait  donc,  remarque-t-il,  admettre 


PILLON.    —   REVUE   BIBLIOGRAPHIQUE  225 

celle  qu'en  donne  M.  Ribot  quand  il  l'appelle  un  état  de  monoïdéisme 
relatif.  «  Elle  pourrait  se  nommer  un  état  de  monoaffectivité  en  sus- 
pens, mais  d'après  ce  qui  précède,  il  vaut  encore  mieux  la  définir 
comme  un  état  de  double  affectivité  en  contraste  (p.  15).  » 

M.  Rignano  tient  également  qu'il  faut  rejeter  la  théorie  de  l'origine 
motrice  ou  périphérique  de  l'attention,  d'après  laquelle  les  mouve- 
ments de  la  face,  du  corps,  des  membres,  seraient  les  conditions 
nécessaires,  les  éléments  constitutifs,  et  non  simplement  des  effets, 
des  signes  de  l'attention.  «  L'attention,  dit-il,  est  un  phénomène  psy- 
chologique central,  entant  que  tel  est  l'éveil  de  l'affectivité  primaire 
ou  active  ainsi  que  le  contre-éveil  de  l'affectivité  secondaire  ou  sus- 
pensive. Elle  est  donc  avant  tout  un  phénomène  essentiellement 
affectif,  et  elle  ne  devient  qu'indirectement  et  d'une  manière  subor- 
donnée un  phénomène  moteur  par  ce  fait  que  l'éveil  d'une  affecti- 
vité quelconque  donne  toujours  lieu  à  des  phénomènes  moteurs  et 
périphériques  qui  pour  cela  ne  sont  que  concomitants  et  dérivés 
(p.  15  et  16).  » 

Il  nous  semble  que  la  théorie  de  l'origine  centrale  de  l'attention 
ne  peut  être  sérieusement  contestée.  Ce  ne  sont  pas,  comme  le  dit 
très  bien  M.  Rignano,  «  les  éléments  moteurs  qui  constituent  à  eux 
seuls  toute  l'essence  des  tendances  affectives;  ce  sont  ces  tendances 
qui  se  trouvent  au  contraire  à  la  base  des  éléments  moteurs,  et  non 
l'inverse  (p.  16).  » 

RIGNANO  (E.).  —  De  l'origine  et  de  la  nature  mnémoniques 
des  tendances  affectives  (broch.  in-8°,  F.  Alcan  ;  38  p.). 

L'objet  de  cette  brochure,  qui  reproduit  une  étude  publiée  dans 
la  revue  Seientia,  a  pour  objet  d'étabhr  que  les  tendances  affectives 
dérivent  toutes  de  la  tendance  générale  de  chaque  état  physiolo- 
gique à  rester  invariable  et  que  cette  tendance  générale  se  rattache 
à  la  propriété  mnémonique  fondamentale  de  toute  la  substance 
vivante. 

M.  E.  Rignano  résume  lui-même  ainsi  qu'il  suit  ses  vues  sur  l'ori- 
gine et  la  nature  des  tendances  affectives  : 

«  Chaque  organisme  est  un  système  physiologique  en  état  station- 
naire  et  tend  à  s'y  maintenir  ou  à  y  revenir,  toutes  les  fois  que  cet 
étatstationnaire  vient  à  être  troublé  par  quelque  changement  sur- 
venu dans  son  milieu  externe  ou  interne.  Cette  propriété  forme  la 
base  et  l'essence  de  tous  les  besoins,  de  tous  les  appétits  organiques 
les  plus  essentiels... 

«  Cette  seule  tendance  physiologique  d'ordre  général  suffit  pour 
donner  lieu  à  toute  une  série  de  tendances  affectives  particulières 
des  plus  variées.  Ainsi  chaque  cause  spéciale  de  perturbation  pro- 
voquera une  tendance  correspondante  de  répulsion  avec  des  carac- 
téristiques propres,  déterminés  par  la  nature  de  la  perturbation, 

Pii-LON.  —  Année  pliilos.   1911.  IS 


226  l'année  philosophique.  1911 

par  son  degré  d'intensité,  par  les  modalités  aptes  à  éviter  l'élément 
perturbateur;  et  pour  chaque  facteur  éventuel  de  conservation  ou 
de  retour  h  l'état  physiologique  normal  on  aura  pareillement  une 
tendance  correspondante  bien  distincte  de  convoitise,  de  désir,  d'at- 
traction... 

«  A  cette  propriété  fondamentale  que  possède  chaque  organisme 
de  tendre  à  conserver  invarié  son  propre  état  physiologique  nor- 
mal ou  à  le  rétablir  dès  qu'il  a  été  troublé,  s'en  ajoute  une  autre 
qui,  à  son  tour,  devient  la  source  de  nouvelles  affectivités. 

«  Quand  l'ancien  état  stationnaire  ne  peut  plus  en  aucune  façon, 
c'est-à-dire  par  aucune  sorte  de  mouvements  ou  de  déplacements, 
être  rétabli,  l'organisme  tend  à  passer  dans  un  nouvel  état  station- 
naire compatible  avec  le  nouveau  milieu  externe  ou  interne.  On  a 
ainsi  toute  une  nouvelle  série  de  phénomènes,  dits  d'adaptation... 

«  Le  nouvel  état  physiologique  constituant  l'adaptation  au  nouveau 
milieu,  lorsqu'il  s'est  produit  et  qu'il  a  duré  un  certain  temps  dans 
l'organisme,  tend  à  se  renouveler.  Cette  tendance  à  sa  propre  repro- 
duction, ainsi  possédée  par  tel  état  physiologique  passé,  n'est  que 
la  tendance  à  sa  propre  évocation  que  possède  chaque  accumulation 
mnémonique  en  général.  Elle  est  donc  une  tendance  de  nature  pure- 
ment mnémonique.  Mais  alors  une  même  nature  mnémonique  devra 
être  attribuée  à  cette  tendance  à  l'invariabilité  physiologique  d'où 
nous  vîmes  dériver  les  tendances  organiques  fondamentales  de  tous 
les  organismes  sans  exception... 

«  Ceci  implique  pour  les  divers  états  physiologiques  élémentaires. 
qui  sont  actifs,  chacun  en  un  point  déterminé  de  l'organisme,  et  qui 
forment  dans  leur  ensemble  l'état  physiologique  général,  la  faculté 
de  laisser  d'eux-mêmes  une  accumulation  spécifique,  comme  tout 
porte  à  supposer  qu'agissent  dans  le  cerveau  les  courants  nerveux 
constituant  les  diverses  sensations  qui  laissent  un  résidu  mnémo- 
nique propre,  susceptible  de  reviviscence  ou  de  réveil... 

«  Avec  cette  extension  de  la  faculté  mnémonique  à  tous  les  pro- 
cessus physiologiques  élémentaires,  nous  avons  donc  maintenant  une 
théorie  somatique  ou  viscérale  des  tendances  affectives  fondamentales, 
en  ce  sens  que  la  tendance  soit  à  l'invariabilité  physiologique,  soit 
au  rétablissement  de  tel  ou  tel  état  physiologique  ancien,  corres- 
pondant à  tel  ou  tel  milieu  d'autrefois,  serait  due  à  une  inlinité  d'ac- 
cumulations spécifiques  élémentaires,  variant  d'un  point  du  corps  à 
l'autre,  et  dont  la  somme  d'énergie  potentielle  constituerait  comme 
une  force  de  gravitation  vers  ce  milieu  ou  ces  rapports  ambiants  qui 
permettent  le  maintien  ou  le  rétablissement  de  l'ensemble  du  sys- 
tème physiologique  représenté  par  toutes  ces  accumulations  élémen- 
taires. 

«  Naturellement,  dans  les  organismes  doués  de  système  nerveux, 
à  côté  de  chacune  de  ces  tendances  affectives  dont  l'origine  et  le 
siège  sont  purement  somaliques,  aurait  pris  place  et  se   serait  peu  à 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  227 

peu  développée,  en  qualité  de  coopératrice,  la  tendance  représentée 
par  les  accumulations  mnémoniques  correspondantes  déposées  dans 
cette  zone  particulière  du  système  nerveux  lui-même,  qui  serait  en 
communication  directe  avec  les  points  respectifs  du  corps  (p.  9  et 

suiv.).  » 

La  conclusion  de  l'auteur  est  que,  si  nous  voyons  naître  de  l'habi- 
tude les  affectivités  les  plus  diverses,  ce  qui  justifie  ce  jugement 
populaire,  que  Vhahitude  est  une  seconde  nature,  nous  sommes  fondés 
à  attribuer  une  origine  mnémonique  de  même  espèce  à  toutes  les 
tendances  affectives  et  à  compléter  l'aphorisme  populaire  d'après  la 
doctrine  lamarckienne  de  l'évolution,  en  ajoutant  «  qu'inverse- 
ment la  nature  n'est  pas  autre  chose  qu'une  première  habitude 
(p.  22).  .) 

ROGUES  DE  FURSAC  (J).  —  L'avarice  (in-12,  F.  Alcan,  Bibliothèque 
de  philosophie  contemporaine;  (188  p.) 

Il  y  a  deux  méthodes  pour  étudier  les  passions.  Celle  des  obser- 
vateurs qui  constatent,  celle  des  romanciers  qui  construisent.  Il  va 
sans  dire  que  l'observation,  là  où  elle  prédomine,  n'aboutit  qu'à  la 
condition  d'enchaîner  les  faits.  La  méthode  de  construction,  à  son 
tour,  reste  vaine  si  elle  ne  prend  pied  dans  l'observation.  M.  Rognes 
de  Fursac  s'est  aidé  des  écrivains,  mais  pour  vérifier  ses  témoignages. 
Et  il  a  donné  raison,  d'une  manière  générale,  à  l'auteur  de  Y  Avare  et 
d'Eugénie  Grandet.  Mais  ce  qui  fait  l'intérêt  du  livre,  c'est  la  méthode. 
L'auteur  a  étudié  un  certain  nombre  de  cas  pathologiques  d'avarice 
et  s'est  appliqué  à  montrer  ce  que  l'avarice  comporte  d'égoïsme, 
d'inintelligence,  de  méconnaissance  de  la  vie.  L'avare  ne  sait  pas 
jouir  de  l'argent  puisqu'il  ne  sait  pas  s'en  servir.  Il  aime  empiler, 
mais  il  ne  sait  pas  s'enrichir.  Pour  augmenter  son  avoir,  il  s'applique 
à  vivre  comme  s'il  n'avait  rien.  Il  vit  en  se  privant  et  en  imposant 
des  privations  à  ceux  qui  l'entourent.  Il  est  des  passions  dévelop- 
pantes. Il  en  est  de  déprimantes,  d'atrophiantes.  L'avarice  est  atro- 
phiante, au  premier  chef.  L'avare  est  indifférent  au  confortable.  Il 
se  nourrit  mal,  se  loge  mal.  Et  pourtant  il  n'est  pas  à  plaindre.  En 
réalité,  il  ne  se  prive  pas,  ne  faisant  que  suivre  son  goût.  C'est  un 
faux  malheureux.  Deuxième  raison  pour  ne  pas  le  plaindre  :  à  force 
d'épargner,  il  se  donne  un  genre  de  vie  répondant  à  ses  besoins,  il 
équilibre  les  recettes  et  les  dépenses  de  son  organisme  et  sa  santé  ne 
s'en  trouve  que  meilleure. 

Pour  n'être  pas  à  plaindre  l'avare  n'en  est  pas  moins  répugnant  et 
presque  à  tous  égards.  Il  perd  progressivement  le  sentiment  de  sa 
dignité,  sordide  dans  son  costume,  affectant  une  fausse  misère.  Un 
banquier,  avare  possesseur  de  plusieurs  centaines  de  mille  francs, 
transporte  lui-même  ses  bagages  sur  une  brouette  pour  s'éviter  des 
frais  de  commissionnaire.  On  serait  tenté  par  cet  exemple  et  d'autres 


228  l'année  philosophique.  1911 

semblables  d'attribuer  à  l'avare  ua  certain  degré  d'humilité.  Tel  n'est 
point  l'avis  de  M.  Rogues  de  Fursac.  A  ses  yeux  l'avare  n'est  pas 
exempt  d'amour-propre  :  mais  son  amour-propre  est  «  déformé,  rape- 
tissé». Il  prend  l'apparence  de  la  vanité.  Il  est  même  intéressant 
d'observer  chez  un  avare  la  lutte  de  la  vanité  et  de  l'avarice.  Par  vanité, 
il  garnira  sa  cave  de  bons  vins.  Par  avarice,  il  laissera  son  domes- 
tique remplacer  par  de  l'eau  une  partie  du  vin  extrait  des  bar- 
riques... 

On  voit  quel  observateur  attentif  et  scrupuleux  est  M.  R.  de  Fursac. 
Il  parle  d'expérience  et  ne  parle  que  d'expérience.  J'appelle,  en  ter- 
minant l'attention  du  lecteur  sur  le  premier  chapitre  du  livre  où  il 
est  question  de  la  racine  biologique  de  l'avarice,  autrement  dit,  de 
l'instinct  d'épargne.  L-  D- 

SCHOPENHAUER  (Arthur).  —  Parerga  et  Paralipomana.  Philosophie 
et  science  de  la  nature,  première  traduction  française  avec  préface 
et  notes  par  Auguste  Dietrich  (in-12,  F.  Alcan,  Bibliothèque  de 
Philosophie  contemporaine;  193  p.). 

En  ce  volume.  M.  A.  Dietrich  nous  donne  la  traduction  française 
de  cinq  études  intéressantes  et  curieuses  qui  font  partie  des  Parerga 
et  Paralipomana  de  Schopenhauer.  Voici  les  titres  de  ces  études  : 
1°  Philosophie  et  science  de  la  nature  ;  2°  Sur  la  philosophie  et  sa 
mèhode;  3"  Logique  et  dialectique;  4°  Sur  la  théorie  des  couleurs; 
b°  De  la  phrjsionomie.  La  première  jest  la  plus  importante,  celle  qui 
nous  paraît  surtout  mériter  l'attention.  Elle  se  résume  dans  le  pas- 
sage suivant,  très  caractéristique,  où  Schopenhauer  repousse, 
comme  radicalement  fausse,  l'opposition  cartésienne  de  l'esprit  et  de 
la  matière,  et  soutient  qu'elle  doit  faire  place  à  celle  de  la  volonté  et 
de  la  représentation. 

«  Les  matérialistes  affirment  que  la  matière,  par  sa  forme  et  son 
mélange,  produit  tout  chez  l'homme,  conséquemment  aussi  lapensée 
et  la  volonté  :  ce  qui  fait  jeter  les  grands  cris  aux  spiritualistes.  En 
réalité  il  n'y  a  ni  esprit  ni  matière,  mais  beaucoup  de  sottise  et 
d'extravagance  dans  le  monde.  L'effort  de  la  pesanteur  dans  la 
pierre  est  tout  aussi  inexplicable  que  la  pensée  dans  le  cerveau  et 
permettrait  de  conclure  à  un  esprit  dans  la  pierre.  Je  dirai  donc  à 
ces  ergoteurs  :  vous  croyez  reconnaître  une  matière  morte,  c'est-à- 
dire  complètement  passive  et  privée  de  propriétés,  parce  que  vous 
vous  imaginez  comprendre  réellement  tout  ce  que  vous  pouvez 
ramènera  une  action  mécanique.  Mais  de  même  que  les  effets  phy- 
siques et  chimiques  sont,  de  votre  propre  aveu,  incompréhensibles 
pour  vous,  aussi  longtemps  que  vous  ne  savez  pas  les  ramener  aux 
effets  mécaniques,  ainsi,  de  la  même  façon,  ces  effets  mécaniques, 
c'est-à-dire  la  manifestation  de  la  pesanteur,  de  l'impénétrabilité, 
de  la  cohésion,  de  la  dureté,  de  l'électricité,  de  la  fluidité,  etc.,  sont 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  229 

aussi  mystérieux  que  ceux-là,  voire  que  la  pensée  dans  la  tète 
humaine.  Si  la  matière,  vous  ne  savez  pourquoi,  peut  tomber  à 
terre,  elle  peut  aussi  penser,  vous  ne  savez  pourquoi.  Ce  qu'il  y  a 
dans  la  mécanique  de  vraiment  pur,  et  d'absolument  compréhen- 
sible jusqu'au  bout,  ne  va  pas  plus  loin  que  la  pure  mathématique 
dans  chaque  explication,  et  est  en  conséquence  limité  aux  détermi- 
nations d'espace  et  de  temps.  Or  ceux-ci,  avec  leurs  lois,  nous  sont 
connus  à  priori,  ne  sont  donc  que  des  formes  de  notre  connaissance, 
et  appartiennent  tout  seuls  à  notre  représentation.  Leurs  détermi- 
nations sont  donc  au  fond  subjectives  et  ne  concernent  pas  ce  qui 
est  purement  objectif,  indépendant  de  notre  connaissance,  la  chose 
en  soi.  Mais  dès  que,  même  en  mécanique,  nous  dépassons  la  mathé- 
matique pure,  dès  que  nous  arrivons  à  l'impénétrabilité,  à  la  pesan- 
teur, à  la  fixité,  à  la  fluidité,  à  la  gazéité,  nous  nous  trouvons  déjà 
en  face  de  manifestations  aussi  mystérieuses  pour  nous  que  la  pen- 
sée et  la  volonté  de  l'homme,  c'est-à-dire  de  l'insondable  :  c'est  le 
caractère  de  toute  force  naturelle... 

«  Cette  division  cartésienne  de  toutes  les  choses  en  esprit  et  en 
matière  n'est  donc  pas  philosophiquement  exacte;  la  seule  vraie  est 
celle  en  volonté  et  en  représentation,  qui  ne  marche  aucunement  en 
ligne  parallèle  avec  celle-là.  Car  elle  spiritualise  tout,  en  transpor- 
tant, d'une  part,  dans  la  représentation,  le  réel  et  l'objectif,  —  le 
corps,  la  matière,  —  et  en  ramenant,  d'autre  part,  la  chose  en  soi  de 
chaque  phénomène  à  la  volonté  (p.  32  et  suiv.).  » 

Rappelons  que,  d'après  la  doctrine  métaphysique  de  Schopenhauer, 
la  représentation,  toute  la  représentation  est  subjective,  tandis  que 
la  réalité  objective,  indépendante  de  notre  connaissance,  la  chose  en 
soi,  doit  être  mise  dans  la  volonté.  Cette  doctrine,  comme  nous 
l'avons  dit  dans  V Année  philosophique  de  1910,  est  tirée  logiquement 
de  l'esthétique  transcendantale  de  Kant.  Est-il  besoin  de  faire  remar- 
quer que  cette  volonté,  qui  ne  peut  être  opposée  à  la  représentation 
qu'à  la  condition  d'être  séparée  de  toute  intelligence  et  de  toute  pen- 
sée, se  réduit  à  un  mot  vide  de  sens,  à  un  mot  qui  laisse  la  chose  en 
soi  absolument  inconnaissable  et  insondable,  aussi  insondable  que  la 
matière  passive  et  privée  de  propriété;  que,  pour  sortir  de  cet  agnos- 
ticisme, pour  rendre  intelligible  la  chose  en  soi,  ce  qui  existe 
objectivement,  indépendemment  de  notre  connaissance,  il  faut  la 
faire  entrer  dans  la  représentation,  en  y  réunissant  à  la  volonté  l'in- 
telligence, c'est-à-dire  distinguer,  dans  la  représentation  même,  dan- 
les  phénomènes,  un  domaine  de  la  réalité  objective  régi  par  les  lois 
de  finalité  et  de  personnalité,  et  un  domaine  subjectif,  —  le  seul 
auquel  convienne  ce  nom  —  où  régnent  les  lois  de  l'espace, du  mou- 
vement et  de  la  causalité  mécaaique;  que,  par  celte  distinction,  dont 
la  nécessité  est,  à  nos  yeux,  depuis  longtemps  démontrée,  l'idéa- 
lisme néo-criticiste  et  néo-monadisle,  tel  que  nous  l'entendons, 
s'éloigne  singulièrement  de  l'idéalisme  transcendantal,  et  peut,  — 


230  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    VJ\i 

pour  de  meilleures  raisons  assurément  que  Tidéalisme  transcendant 
ta),  —  se  flatter  de  spiritualiser  toutes  choses. 

THIAUDIÈRE  (Edmond).  —  L'Ecole  du  Bonisme,  notes  d'un  pessi- 
miste, avec  une  Préface  doctrinale  (in-32,  Fischbacher,  xxii- 
321  p.) 

Ce  nouveau  recueil  de  notes  pessimistes  comprend  dix  cliapilres  : 
I.  Parmi  les  hommes;  —  ii.  Au-dessus  des  hommes  ;  —  m.  Ainsi  vont 
les  choses  ;  —  iv.  Chapitre  de  l'amour;  —  v.  Catégorie  du  devoir  ;  — 
VI.  Catégorie  de  l'art  ;  —  vu.  La  part  du  diable;  —  viu.  Section  poli- 
tique ;  —  IX.  Vie  et  mort  ;  —  x.  Pour  la  religion.  Il  est  précédé  d'une 
Préface  intéressante  qui  se  termine  par  ces  mots  :  «  Somme  toute, 
le  système  définitif  de  l'auteur  est  que  la  bonté  doit  être  révérée 
dans  les  choses  et  pratiquée  envers  les  êtres,  jusqu'à  devenir  le  Bo- 
nisme,   philosophie    des    philosophies ,    religion     des    religions    (p. 

XXII.)  » 

Les  pensées  que  renferme  ce  petit  volume  se  rapportent  à  des 
sujets  divers;  nous  en  citerons  quelques-unes  où  nous  paraît  se 
résumer  la  philosophie  de  l'auteur  : 

«  La  Nature  paraissant  complètement  dénuée  de  sens  moral,  celui 
qui  se  montre  généralement  chez  l'homme  ne  saurait  lui  venir  de 
la  Nature,  mais  d'un  être  supérieur,  à  la  fois,  à  la  Nature  et  à  l'homme. 
Mais  alors  on  peut  se  demander  pourquoi  cet  être,  en  possession  du 
sens  moral  générateur,  n'en  a  point  gratifié  la  Nature,  dans  laquelle 
l'homme  tient  la  place  d'un  grain  de  poussière  sur  le  globe  ter- 
restre (p.  54).  rt 

«  La  question  qui  domine  de  très  haut  toutes  les  autres  est  celle- 
ci  :  «  Sous  l'injustice  apparente  de  la  nature,  y  a-t  il  une  justice 
occulte  ?  «  Et  qui  la  résoudra  cette  question  ?  Personne,  personne, 
personne,  jamais,  au  grand  jamais  (p.  61)  !  » 

«  La  doctrine  du  transformisme,  qui  peut  passer  pour  vérifiée,  et 
réalise  elle-même  une  transformation  des  anciennes  données  de  l'es- 
prit humain,  infirme  certainement  la  légende  biblique,  mais  elle  ne 
saurait  contredire  à  l'existence,  soit  d'une  force  génératrice  unique, 
soit  d'une  double  force  génératrice,  l'une  bonne  et  l'autre  mauvaise 
d'oii  procède  l'évolution  de  la  matière  de  plus  en  plus  animée.  Or, 
cette  force  génératrice  unique,  c'est  ce  que  nous  appelons  Dieu,  ou 
bien  ces  deux  forces  génératrices,  sont  Tune  le  bon  génie,  et  l'autre 
le  mauvais  génie  de  la  Nature  ;  c'est  la  monade  ou  la  duade  initiale, 
de  laquelle  tout  a  découlé,  découle  et  découlera  à  jamais  (p.  84).  » 

«  De  l'existence  même  de  Dieu  il  n'est  guère  possible  de  douter. 
Oiî  le  doute  se  peut  établir,  c'est  sur  la  triple  question  de  savoir  si 
Dieu  a  créé   l'Univers,  s'il  en    est  tout  l'esprit  incréé  et  agissant, 

1.  \oyezV Année  philosophique  de  1909.  p.  215, 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  231 

s'il  ne  représente  qu'une  moitié  de  cet  esprit,  celle  qui  correspond 
au  Bien  (p.  272).  » 

«  Il  est  raisonnable  d'estimer  produit  par  une  mystérieuse  divinité 
ce  qui,  dans  la  Nature,  est  bon  d'une  bonté  absolue,  c'est-à-dire  sans 
préjudice  pour  aucun  être  contingent,  et  de  se  persuader  que 
l'homme  ne  peut  mieux  travailler  à  son  évolution  sur  la  Terre,  et  à 
sa  promotion  dans  un  au-delà  possible,  qu'en  pratiquant  la  bonté 
sous  toutes  les  formes  (p.  283).  » 

TROUVEREZ  (Emile).  —  Leibniz.  Discours  de  métaphysique  et 
Lettres  à  Arnauld,  avec  introduction,  notes  et  extraits  (in-12, 
Belin  ;  cxlv-158  p.) 

Nous  signalons  à  l'attention  des  professeurs  et  des  étudiants  en 
philosophie,  cette  excellente  édition  classique  du  Discours  de  méta- 
physique de  Leibniz  et  de  ses  Lettres  à  Arnauld.  Dans  une  très  intéres- 
sante introduction  sur  la  vie  et  l'œuvre  de  Leibniz,  M.  E.  Thouverez 
explique  en  quoi,  selon  lui,  Leibniz  s'oppose  àDescartes,  à  Locke,  à 
Spinoza,  à  Malebranche,  à  Newton,  à  Bayle,  à  Toland,  à  Cudworth,  à 
Fénelon,  à  Bossuet.  Nous  citerons  le  passage  suivant  sur  l'opposition 
qui  existe  en  philosophie  entre  Leibniz  et  Descartes. 

«  Leibniz  arrive  après  Descartes,  à  une  époque  où  l'on  ne  peut  pas 
philosopher  sans  prendre  parti  pour  ou  contre  lui,  et  il  se  pose  en 
adversaire  résolu  des  cartésiens  qui  imitent,  dit-il,  les  aristotéliciens 
tant  décriés  par  eux,  parce  qu'il  ne  font  que  copier  leur  maître  et 
non  plus  interroger  la  nature  :  le  cartésianisme  est  pour  lui  l'anti- 
chambre de  la  philosophie.  U  reproche  à  Descartes  d'avoir  fait  l'éten- 
due inerte  et  passive  ;  de  s'être  trompé  trop  souvent  dans  les  sciences 
mécaniques  et  physiques  ;  de  n'avoir  pas  démontré  avant  toute  autre 
chose  que  Dieu  est  possible  et  supprimé  ainsi  par  la  base  les  objec- 
tions de  l'athéisme  ;  il  croit  le  cartésianisme  responsable  du  déve- 
loppement postérieur  de  la  philosophie  profane  et  naturaliste.  Des- 
cartes s'en  est  trop  tenu  en  matière  morale  à  la  coutume,  en 
matière  religieuse  à  la  foi  ;  Leibniz  prétend  tirer  de  Texamen  appro- 
fondi de  la  conscience  humaine,  la  vraie  morale  et  la  vraie  religion  : 
les  faire  rentrer  l'une  et  l'autre  dans  la  philosophie  d'où  Descartes 
paraît  les  exclure  (p.  cxn).  » 

VASCHIDE  (N.).  —  Le  sommeil  et  les  rêves  (in-d2,  Flammarion,  Bi- 
bliothèque de  philosophie  scientifique;  305  p.). 

Cet  ouvrage  comprend  trois  livres  :  I.  Le  sommeil;  —  IL  Historique 
de  la  psychologie  du  rêve  ;  —  111.  La  psychologie  du  rêve. 

Le  premier  livre  est  divisé  en  trois  chapitres,  qui  sont  consacrés 
le  premier,  à  l'exposition  et  à  la  critique  des  diverses  théories  du 
sommeil  ;  le  second,  aux  travaux  de  MM.  Berger  et  Robert  Lœwy  et 


232  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1011 

aux  recherches  personnelles  de  l'auteur  sur  la  psycho-physiologie  du 
sommeil  ;  le  troisième,  à  l'étude  de  l'attention  pendant  le  sommeil. 

Le  livre  II  se  compose  de  cinq  chapitres  où  M.  Vaschide  passe  en 
revue  les  diverses  méthodes  qui  ont  été  appliquées  à  l'étude  des 
rêves,  les  recherches  et  les  théories  d'Alfred  :\Iaury,  de  M.  d'Hervey  de 
Saint-Denis,  de  Freud  et  de  Mourly  Yold  sur  la  psychologie  du  rêve. 

Dans  les  deux  chapitres  qui  forment  le  livre  III,  .M.  Vaschide  traite  de 
la  mémoire  des  rêves,  fondement  nécessaire  de  la  psychologie  du  rêve. 
Après  avoir  exposé  divers  travaux  à  ce  sujet,  il  nous  fait  connaître  ses 
observations  personnelles,  qui  nous  paraissent  fort  intéressantes. 

«  Les  rêves  de  toute  nature,  dit-il,  en  conclusion,  ont,  au  point 
de  vue  psychologique,  un  élément  commun,  une  sorte  de  qualité 
première,  indubitable  pour  tous  ceux  qui  se  sont  occupés  de  la  ques- 
tion et  que  nous  avons  toujours  retrouvée  dans  toutes  nos  recherches 
dans  toutes  nos  observations,  sur  tous  les  esprits  possibles,  du  rêve 
et  du  sommeil.  Cette  qualité  première  est  l'émotivité  qui  accompagne 
toujours  les  hallucinations  hypnagogiques,  les  images  et  les  évolu- 
tions de  notre  vie  onirique  ;  émotivité  intense  et  pouvant  revêtir  un 
caractère  de  spiritualité  inconnu  à  l'état  de  veille.  Nos  rêves,  —  au 
moins  dans  la  mesure  où  nos  recherches  nous  ont  permis  de  préciser 
les  faits,  —  ne  sont  jamais  ternes,  purement  idéologiques  et  concrets 
ils  n'existent  qu'en  tant  que  l'élément  émotion  est  capable  d'aug- 
menter l'intensité  de  l'image.  Leurs  sensations,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  présentent  un  enchaînement  logique,  réel  en  tant  que  données 
immédiates  de  faits,  données  qui  ne  deviennent  oniriques  que 
lorsque  l'émotion  les  accompagne,  vient  éclairer  et  caractériser  les 
processus  encore  obscurs  de  l'activité  mentale  après  l'occlusion  des 
paupières.  C'est  donc  seulement  l'émotion  qui  distingue  l'image  du 
rêve  de  l'image  mentale  telle  qu'elle  s'offre  à  la  conscience  éveillée,  et 
la  croyance  à  la  nature  divine  du  rêve,  aux  rêves  envoyés  par  Dieu, 
que  l'on  retrouve  si  fréquemment  dans  les  vies  des  saints  et  les 
mythologies,  se  fonde  certainement  sur  le  caractère  intensif  et  spiri- 
tuel de  cette  émotion  (p.  283).  » 


II 
MORALE,    PHILOSOPHIE 

ET 

HISTOIRE   RELIGIEUSES 

ARNAL  (André).  —  La  folie  de  Jésus  et  le  témoignage  de  Marc 

(broch.  in-8°,  Fischbacher;  24  p.) 

L'objet  de  cette  brochure  est  de  signaler  une  erreur  fort  grave 
dans  l'interprétation  traditionnelle  du  verset  21,  III,  de  l'Évangile  de 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  233 

Marc.  D'après  cette  interprétation,  la  phrase  de  Marc  est  traduite  dans 
les  termes  suivants  :  «  Quand  ses  parents  l'eurent  appris,  ils  vinrent 
pour  se  saisir  de  Jésus;  car  ils  disaient  que  Jésus  était  hors  de  sens.  » 
M.  A.  Arnal  n'hésite  pas  à  soutenir  et  s'applique  à  montrer  que  cette 
traduction,  jusqu'ici  acceptée  comme  exacte,  ne  peut  être  prise  au 
sérieux  ;  que,  dans  le  verset  dont  il  s'agit,  il  n'est  question  ni  des 
parents  de  Jésus,  ni  de  se  saisir  de  Jésus,  ni  d'un  jugement  se  rap- 
portant à  Jésus  ;  que  le  véritable  sens  du  verset  est  celui-ci  :  «  Infor- 
més, les  disciples  sortirent  pour  contenir  le  peuple,  car  ils  disaient 
que  le  peuple  était  hors  de  sens.  »  Et  cette  version  hardiment  nou- 
velle du  texte  évangélique,  si  différente  de  celle  qui  était  universel- 
lement admise,  s'appuie,  dans  l'explication  qu'en  donne  M.  Arnal, 
sur  des  raisons  qui  nous  paraissent  très  plausibles. 

ARNAL  (André).  —  La  personnalité  humaine  dans  les  Evangiles 

(in-8°,  Fischbacher  ;  124  p.) 

Rechercher  dans  les  Évangiles  les  éléments  de  psychologie,  de  mo- 
rale, de  métaphysique,  d'expérience,  qui  s'unissent  pour  indiquer 
ce  qu'est  la  personne  humaine,  ce  qu'elle  vaut,  ce  qu'elle  devient  : 
tel  est  l'objet  de  cette  intéressante  étude.  Elle  est  divisée  en  trois 
parties  :  I.  La  nature  de  la  personne  humaine  ;  —  II.  La  valeur  de  la 
personne  humaine  ;  —  III.  La  destinée  de  la  personne  humaine. 

Dans  la  première  partie,  l'auteur  examine  ce  qu'est,  d'après  l'en- 
seignement évangélique,  la  personne  humaine  considérée  au  point 
de  vue  psychologique  et  au  point  de  vue  moral.  Les  pages  sur  la 
nature  morale  de  la  personne  humaine,  nous  paraissent  mériter  par- 
ticulièrement l'attention.  M.  A.  Arnal,  fait  observer  :  1°  que  «  l'on 
ne  trouve  dans  les  Evangiles  ni  les  mots  ni  les  idées  de  corruption 
totale,  de  radicale  souillure,  ni  même  une  base  légitime  pour  éta- 
blir ces  concepts  qui,  quelques  siècles  plus  tard,  envahirent  le  dog- 
matique (p.  26)  »  ;  2°  que  Jésus  a  repoussé  formellement  «  la  liaison 
de  cause  à  effet  établie  entre  le  péché  et  la  souffrance  (p.  29)  ». 

Dans  la  seconde  partie,  M.  ArnaJ,  expose  ce  qui  ressort  des  ensei- 
gnements de  Jésus,  sur  l'autonomie  de  la  personne  et  sur  l'égalité 
des  personnes.  Il  rappelle  en  quels  termes  l'égalité  religieuse  est 
affirmée  par  Jésus  et  montre  très  bien  qu'elle  impliquait  et  devait 
produire  l'égalité  sociale. 

«  Jésus,  dit-il,  ne  s'est  pas  explicitement  élevé  contre  les  castes, 
les  classes,  les  privilèges,  mais  il  a  donné  à  la  société  normale  un  fon- 
dement spirituel  tel  qu'en  elle  ces  survivances  du  passé  sont  désor- 
mais condamnées.  Le  levain  de  l'Évangile  jeté  dans  le  vieux  monde 
la  pénétré  lentement,  produisant  ses  effets  multiples  en  des  époques 
différentes.  Jésus  n'a  pas,  même  d'un  mot,  tourné  les  regards  de 
l'esclave  vers  l'affranchissement  matériel  ;  il  n'est  question,  dans 
son  enseignement,  que  d'une  libération,  celle  du  péché,  que  d'une 


234  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    JOU 

<5galité,  celle  de  la  grâce.  Malgré  ce  silence,  dès  le  milieu  du  pre- 
mier siècle,  l'apôtre  Paul  rappelait  aux  chrétiens  d'Ephèse  que  leurs 
esclaves  et  eux  avaient  un  même  Maître  dans  les  cieux  et  que  devant 
ce  maître  il  n'est  point  fait  acception  de  personnes.  Il  invitait  un 
chrétien  de  Colosse,  Philémon,  non  seulement  à  pardonner  une 
faute  rigoureusement  punie  d'ordinaire,  mais  à  recevoir  l'esclave 
coupable  comme  un  frère,  à  parachever  une  bonne  œuvre,  laquelle 
ne  saurait  être  dans  la  pensée  de  l'apôtre,  exprimée  avec  une  déli- 
catesse infinie,  que  la  libération.  Par  la  suite,  les  Eglises  et  les  chré- 
tiens considérèrent  le  rachat  des  esclaves,  leur  affranchissement 
comme  un  acte  élémentaire  de  charité  (p.  80).  » 

Dans  la  troisième  partie,  l'auteur  interroge  les  Évangiles  sur  la 
destinée  de  la  personne  humaine  ;  et  voici  la  réponse  qu'il  y  trouve  : 

«  L'identité  persistante  du  7noi  dans  la  vie  éternelle  n'implique  pas 
la  conservation  intégrale  de  la  personne  terrestre.  Celle-ci,  qui 
nécessairement  se  transforme  au  point  de  vue  moral  pour  entrer 
dans  le  royaume  de  la  sainteté,  se  transforme  non  moins  nécessaire- 
ment au  point  de  vue  physique  pour  entrer  dans  le  royaume  de  l'es- 
prit. Le  corps,  la  matière  subissent  un  changement  radical,  ou  plutôt 
il  n'y  a  plus  de  matière,  plus  de  chair,  plus  de  corps.  Affranchie  de 
son  organisme  terrestre,  son  asservissement  spatial  ayant  pris  fin,  la 
personne  humaine  devient  purement  spirituelle,  toute  la  personne 
est  esprit. 

«  Les  Sadducéens,  invoquant  la  loi  du  lévirat,  exposent  à  Jésus 
une  difficulté  touchant  la  vie  future,  et  qui  sans  doute  était  une 
variante  d'une  habituelle  objection.  Une  femme  a  eu  plusieurs  maris. 
De  quel  mari  sera-t-elle  la  femme  dans  l'au-delà.  Vous  errez  gran- 
dement, répond  Jésus,  et  il  distingue  formellement  la  résurrection 
qu'il  enseigne,  de  la  résurrection  matérielle  qu'enseignaient  les  Pha- 
risiens. La  vie  future  ne  comporte  pas  la  rénovation  du  corps  ;  ceux 
qui  sont  jugés  dignes  d'entrer  dans  le  ciel  sont  désormais  fils  de 
Dieu  et  semblables  aux  anges  ;  ils  ne  se  marient  pas  et  ils  ne  donnent 
pas  en  mariage  ;  les  relations  de  l'existence  dans  le  ciel  ne  sont  plus 
celles  de  la  terre  :  elles  sont  spiritualisées,  comme  sont  spiritualisées 
les  personnes  (p.  100).  » 

A  la  fin  de  cette  excellente  étude  sur  la  persotmalité  humaine  dans 
îes  Évangiles,  M.  Arnal  explique  comment  il  faut  entendre,  d'après 
l'enseignement  de  Jésus,  les  moyens  de  réaliser  le  Royaume  de  Dieu 
sur  la  terre.  Le  passage  est  important  et  mérite  d'être  cité  : 

«  Réaliser  sur  la  terre  le  Royaume  de  Dieu,  c'était  révolutionner  la 
terre;  pour  réaliser  le  royaume,  Jésus  a  uniquement  travaillé  à  la 
régénération  des  individus.  Il  ne  s'est  occupé  d'aucun  des  problèmes 
qui  absorbaient  les  esprits  de  son  temps,  pas  même  de  ceux  qui 
étaient  en  relation  étroite  avec  ses  commandements,  comme  l'escla- 
vage, la  guerre,  le  paupérisme...  Ce  qui  constitue  la  crise  sociale 
moderne  :  conditions  matérielles  de  la  vie,  diiiicultés  économiques. 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  235 

rapports  du  capital  et  du  travail,  rivalités  internationales,  conflits 
armés  et  conquêtes,  n'a  pas  plus  de  place  dans  son  enseignement 
que  ce  qui  constituait  la  crise  sociale  de  l'ère  naissante. 

«  Par  suite  il  serait  vain  de  chercher  dans  les  Évangiles  les 
membra  disjecta  d'une  théorie  économique  ou  d'un  système  politique 
tout  autant  qu'il  le  serait  d'y  chercher  des  notions  d'astronomie.  Et 
il  serait  dangereux  de  rendre  les  Évangiles  solidaires  d'une  théorie 
économique  ou  d'un  système  politique,  quels  qu'ils  soient.  Théories 
et  systèmes  sociaux  varient  ;  les  Évangiles  ont  proclamé  une  vérité 
qui  domine  tous  les  temps  et  tous  les  milieux...  Jésus  a  conduit 
l'àme  à  la  source  divine  de  la  lumière  d'où  vient  toujours  un  peu  de 
clarté  sur  les  heures  et  sur  les  choses  les  plus  obscures  de  l'exis- 
tence humaine.. .  S'il  n'y  a  pas  de  théories  sociales  chrétiennes,  quand 
on  entend  par  là  des  théories  tirées  de  l'enseignement  même  de 
Jésus,  il  y  a  cependand  des  théories  sociales  chrétiennes  quand  on 
entend  par  là  des  théories  inspirées  par  l'esprit  du  Christ  (p.  118).  » 

BERNARD  (A.)  —  Agnosticisme  et  catholicisme  (broch.  in-8° 
Montauban,  Orphelins  imprimeurs  ;  120  p.) 

Cette  thèse  de  baccalauréat  en  théologie  est  consacrée  à  l'étude 
critique  du  rapprochement  que  l'esprit  traditionaliste  a  opéré  de 
nos  jours  entre  l'agnosticisme  de  quelques  écrivains  et  hommes 
politiques  et  le  calholicisme  ultramontain.  Elle  est  divisée  en  deux 
parties.  Dans  la  première,  M.  A  Bernard  fait  connaître,  par  de  nom- 
breuses et  curieuse  citations,  l'attitude  morale,  politique,  sociale  et 
religieuse  du  traditionalisme,  telle  qu'elle  se  présente  dans  les  écrits 
de  Brunetière,  Maurras,  Bourget,  Lemaître,  Barrés.  La  vie,  la  philo- 
sophie et  le  traditionalisme  de  J.  Soury  sont  l'objet  de  la  seconde 
partie. 

Des  divers  chapitres  dont  se  compose  cette  étude,  celui  que  nous 
avons  lu  avec  le  plus  d'intérêt  est  le  chapitre  ii  de  la  première  partie. 
L'auteur  y  explique  clairement  pourquoi  et  comment  l'école  tradi- 
tionaliste accepte  et  défend  le  catholicisme.  11  remarque  qu'elle  est 
devenue  catholique  dans  la  mesure  où  elle  a  adopté  les  idées  d'Au- 
guste Comte  en  sociologie  et  en  politique. 

«  Le  comtisme  elle  catholicisme,  dit-il  avec  raison,  ne  vont  pas  sans 
quelques  liens  de  parenté  et  ils  se  trouvent  d'accord  sur  bien  des 
points.  Le  fondateur  du  positivisme  ne  cachait  pas  sa  profonde  sym- 
pathie pour  l'Église  romaine  dont  il  admirait  la  cohésion,  l'unité, 
l'organisation  puissante,  et  il  lui  emprunta  beaucoup... 

«  Aussi  bien,  c'est  chez  Auguste  Comte  que  nos  traditionalistes 
ont  rencontré  le  catholicisme  ;  c'est  par  l'intermédiaire  du  premier 
qu'ils  sont  allés  au  second. 

0  Partout,  dans  la  sociologie  et  la  politique  comtiennes,  il  y  a  la 
préoccupation  d'établir  un  gouvernement  un  et  fort,  une  hiérarchie 


236  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

dans  laquelle  le  groupe  social  trouve  son  unité  ;  partout  il  y  a  le 
besoin  de  l'ordre,  la  haine  de  tout  ce  qui  peut  rompre  cette  unité, 
cet  ordre,  c'est-à-dire  la  haine  de  l'individualisme,  quel  qu1l  soit. 
Ces  vues,  Auguste  Comte  les  avait  prises  au  catholicisme. 

«  Nous  avons  retrouvé  les  mêmes  préoccupations  chez  nos  tradi- 
tionalistes, et  c'est  précisément  parce  que  le  catholicisme  leur  paraît 
répondre  à  ces  préoccupations  qu'ils  l'adoptent  et  lui  réservent  une 
place  à  part  dans  leur  système.  Ils  voient  en  lui  l'image  parfaite  de 
la  société  qu'ils  rêvent  d'établir  et  l'un  des  moyens  les  plus  efficaces 
pour  l'édifier  (p.  32).  » 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner,  dirons-nous,  que  les  positivistes, 
déterministes  et  athées  de  l'école  traditionaliste  soutiennent  le 
catholicisme  en  lequel  ils  voient  un  allié,  qu'ils  repoussent  et  com- 
battent l'individualisme  protestant  et  se  montrent  très  opposés  à 
l'idée  d'une  religion  personnelle.  Ce  qui,  à  leurs  yeux,  est  excellent 
et  qu'ils  défendent  dans  le  catholicisme,  c'est  l'autorité  de  l'Église  ; 
ils  se  soucient  fort  peu  de  l'Évangile  et  du  messianisme  de  Jésus. 
Pour  eux,  positivisme  comtiste  et  catholicisme  s'accordent  et  se  con- 
fondent en  ce  qu'il  faut  considérer  comme  essentiel.  Le  catholicisme 
n'est-il  pas,  par  sa  morale  sociale,  sa  politique,  la  distinction  et  les 
rapports  qu'il  établit  entre  les  deux  pouvoirs,  temporel  et  spirituel, 
une  sorte  de  positivisme  qui  s'est  élevé  sur  une  base  chrétienne?  Et 
le  positivisme  comtiste  est-il  autre  chose  qu'un  catholicisme  qui  ne 
garde  ni  le  fond,  ni  la  forme  du  christianisme?  Pourquoi  ne  leur 
paraîtrait-il  pas  conforme  à  l'esprit  traditionaliste  d'utiliser  la  force 
sociale  du  catholicisme,  en  lui  laissant  la  forme  chrétienne  sous 
laquelle  il  s'est  organisé,  conservé  et  développé,  au  lieu  de  l'en 
dépouiller,  comme  le  voulait  Auguste  Comte  ? 

BOIS  (Henri).  —  L'expérience  religieuse  [in- 12,  Fédération  française 
des  étudiants  chrétiens,  401,  rue  de  Vaugirard  ;  42  p.). 

L'objet  de  cette  brochure  est  de  répondre  à  ces  questions  :  Que 
faut-il  entendre  par  l'expérience  religieuse?  et  y  a-t-il  au  monde 
une  chose  telle  que  l'expérience  religieuse? 

Selon  M.  H.  Bois,  l'expérience  religieuse  peut  être  comparée  cà 
l'expérience  sensible  et  à  l'expérience  sociale  ;  il  faut  lui  reconnaître 
la  même  nature  et  la  même  réalité  qu'à  ces  deux  espèces  d'expé- 
rience. Il  faut  y  distinguer,  comme  dans  l'expérience  sensible  et 
dans  l'expérience  sociale,  deux  éléments  :  un  élément  subjectif,- 
l'impression  éprouvée,  et  un  élément  objectif  auquel  on  rapporte 
cette  impression  par  une  interprétation  inductive.  Ou  doit  convenir 
sans  doute,  remarque-t-il,  que  c'est  par  une  induction  seulement 
que  l'homme  peut  de  l'impression  éprouvée  dans  l'expérience  reli- 
gieuse s'élever  aux  facteurs  divins  qui  produisent  cette  modification 
de  l'âme.  Mais  il  n'en  est  pas  autrement  dans  l'expérience  sensible 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  237 

et  dans  rexpérience  sociale.  Nous  n'éprouvons  pas  Dieu  lui-même, 
nous  n'avons  pas  conscience  de  Dieu  ;  mais  pas  plus  que  de  Dieu, 
nous  n'avons  proprement  conscience  du  monde  extérieur  et  des 
âmes  de  nos  semblables.  C'est  toujours  et  uniquement  par  une 
induction  que  nous  pouvons  dépasser  et  interpréter  les  apparences 
pour  affirmer  l'existence  d'une  réalité  qui  ne  se  confond  pas  avec 
nous.  Eh  bien,  de  même  que  l'expérience  sensible  et  l'expérience 
sociale  nous  révèlent  l'existence  de  réalités  véritables  distinctes  de 
nous,  grâce  à  l'induction  qui  se  mêle  à  la  constatation  brute  des  faits, 
l'expérience  religieuse  nous  révèle  l'existence  de  la  Divinité,  par  la 
foi  qui  s'y  joint  pour  interpréter  et  dépasser  les  faits  bruts. 

On  peut  répondre  à  l'auteur  que,  s'il  est  fondé  à  rapprocher  l'ex- 
périence religieuse  de  l'expérience  sensible  et  de  l'expérience  sociale, 
la  force  de  l'induction  qui,  dans  l'expérience  religieuse,  révèle  à 
l'homme  religieux  des  facteurs  divins,  est  singulièrement  inférieure 
à  celle  qui,  par  l'expérience  sensible  et  l'expérience  sociale,  déter- 
mine en  chacun  de  nous  la  croyance  à  l'existence  du  monde  extérieur 
et  à  l'existence  de  nos  semblables;  qu'en  raison  de  cette  différence, 
l'interprétation  inductive  dont  il  s'agit  peut,  dans  l'expérience  reli- 
gieuse, être  mise  en  doute  et  que  l'impression  éprouvée  par  le 
croyant  peut  recevoir  une  interprétation  tout  autre. 

M.  Bois  ne  conteste  nullement  la  valeur  de  cette  observation  ; 
mais  il  soutient  avec  raison  que  ceux  qui  se  refusent  à  l'induction 
par  laquelle  l'homme  religieux  affirme  l'existence  et  l'action  de 
Dieu  n'ont  pas  le  droit  logique  de  la  lui  interdire. 

«  Certes,  dit-il,  l'homme  religieux,  se  rend  bien  compte  que,  dans 
la  grande  rigueur  logique,  il  n'y  a  rien  à  répondre  à  ceux  qui  pré- 
tendent interpréter  les  phénomènes  religieux  comme  dus  exclusi- 
vement à  des  rêves  ou  à  des  hallucinations  ou  à  des  auto-suggestions 
et  qui  s'efforcent  de  les  réduire  à  des  phénomènes  purement  sociaux 
ou  individuels.  Toutefois,  l'homme  religieux  passe  outre,  et,  n'ayant 
pas  de  démonstration  logique  contraignante,  c'est  vrai,  mais  pourtant 
ne  se  sentant  pas  absolument  dépourvu  de  tout  motif  raisonnable, 
trouvant  surtout  en  soi  des  puissants  motifs  de  conscience,  il  se 
risque  à  croire  à  l'existence  et  à  l'action  de  facteurs  transcendants 
tels  que  Dieu,  le  Christ.  Il  étend  à  ces  facteurs  transcendants  le 
raisonnement  par  analogie  qui  nous  réussit  à  tous  à  l'égard  de  nos 
semblables.  Et  le  raisonnement  par  analogie  qui  réussit  à  l'homme 
social  à  l'égard  de  ses  semblables,  réussit  à  l'homme  religieux  à 
l'égard  de  Dieu.  Il  accumule  dans  sa  vie  tant  de  vérifications  de  son 
hypothèse,  que  cette  hypothèse  finit  par  prendre  la  force  et  l'aspect 
d'une  conscience  immédiate  et  instinctive,  et  que  le  doute  n'est  plus 
tenable  pour  lui  (p.  10).  ». 

Plus  loin,  il  reconnaît  et  déclare  nettement  «  qu'il  est  impossible 
de  prouver  par  raisons  démonstratives  l'existence  et  la  valeur  de 
l'expérience  religieuse,  impossible  de  contraindre  qui  que  ce  soit 


238  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

par  la  seule  force  de  la  logique  à  croire  à  Texpérience  religieuse 
(p.  39)  ». 

La  conviclion  que  donne  l'expérience  religieuse,  dirons-nous  en 
terminant  cette  notice,  n'est  pas,  si  assurée  qu'elle  soit,  une  certi- 
tude de  l'ordre  rationnel  ;  mais  elle  se  légitime  par  les  prémisses 
morales  et  métaphysiques  d'où  elle  tire  son  origine  et  sa  force.  Quoi- 
qu'elle ne  puisse  se  communiquer  par  le  raisonnement,  par  les  pro- 
cédés logiques,  elle  n'est  pas  condamnée  à  rester  enfermée  dans 
l'individu  ;  fortement  sentie,  fortement  affirmée,  elle  peut  passer 
d'une  âme  à  d'autres  et  devenir  un  bien  commun  et  un  lien,  spiri- 
tuel. 


COUISSIN  (Pierre).  —  De  la  Philosophie  à  la  Religion 
(broch.  in-8°,  chez  l'auteur,  à  Lille,  rue  du  Marché,  16;  18  p.). 

L'auteur  de  cette  brochure  est,  en  philosophie,  disciple  de  M.  Berg- 
son. Comme  M.  Bergson,  qu'il  se  plaît  à  citer,  il  tient  que  l'entende- 
ment a  pour  objet  l'action,  non  la  spéculation  et  que  sa  valeur  est 
purement  utilitaire;  que,  loin  de  connaître  le  vrai,  il  le  déforme  en 
l'adaptant  à  l'action  ;  que  l'intuition  est  l'instrument  qui  atteint 
directement  le  vrai,  l'absolu,  objet  de  la  spéculation  métaphysique. 

Par  ces  vues  sur  l'opposition  de  l'entendement  et  de  l'intuition, 
M.  P.  Couissin  est  conduit  à  distinguer  trois  expériences  :  l'expé- 
rience du  monde  matériel,  l'expérience  du  moi  et  l'expérience  du 
transcendant,  c'est  à-dire  d'une  réalité  supérieure  qui  nous  est  plus 
intérieure  que  nous-même,  d'une  Éternité  mouvante  et  vivante,  agis- 
sante et  libre  (p.  H).  Il  passe  ainsi  de  la  philosophie  à  la  religion. 
Mais  l'expérience  mystique  du  transcendant,  du  divin,  bien  qu'elle 
soit  tout  aussi  véritable  que  l'expérience  physique,  s'impose  à  nous 
avec  beaucoup  moins  de  force  contraignante,  et  elle  est  beaucoup 
plus  difficile  à  faire  correctement.  Chez  l'individu  livré  à  lui  seul, 
l'entendement  altère  l'intuition  du  divin,  qui  risque  d'être  vu  à  tra- 
vers un  prisme  déformateur  (p.  13).  Il  faut  que  l'individu  s'insère 
dans  une  Société  destinée  à  organiser  l'expérience  religieuse  (p.  14). 
Partis  de  la  doctrine  philosophique  de  M.  Bergson,  nous  voilà  amenés 
au  collectivisme  religieux  réalisé  par  l'Église  catholique.  M.  Couissin 
expose  en  conclusion  sa  conception  de  l'autorité  de  l'Église  et  des 
dogmes  catholiques,  conception  toute  moderniste,  qui  ressemble 
fort  à  celle  de  M.  Edouard  Le  Roy. 

11  est  inutile  de  dire  que  nous  n'admettons  ni  les  prémisses  philoso- 
phiques, ni  la  conclusion  religieuse  de  M.  P.  Couissin.  Il  faut,  d'ail- 
leurs convenir  que  cette  conclusion  moderniste  ne  paraît  pas  logi- 
quement insoutenable,  si  l'on  admet  les  prémisses  bergsoniennes. 
Que  ne  peut-on  pas  faire  sortir  de  ce  mystère  psychologique,  l'intui- 
tion supra-intellectuelle? 


riLLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  23î> 


CROCE  (Benedetto).  —  Philosophie  de  la  Pratique.  Economie  et 
Ethique,  traduit  de  l'italien  par  MM.  Buriot  et  Jankelevitch  (in-8°, 
F.  Alcan,  Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine  ;  371 
p.). 

M.  Benedetto  Croce  est-il  hégélien  de  doctrine?  Bien  peu  le  pour- 
raient dire  parmi  nous,  Français.  Georges  Noël  et  0.  Hamelinne  sont 
plus.  Seuls  à  notre  connaissance  ils  l'auraient  pu  dire.,.  J'allais  oublier 
Lucien  Herr  dont  on  nous  promettait,  naguère,  un  livre  sur  Hegel.  S'il 
ne  nous  donne  pas  ce  livre,  pourquoi  n'en  écrirait-il  pas  un  autre, 
dût-il  le  réduire  aux  proportions  d'un  article  sur  Benedetto  Croce'? 
Le  sujet  en  vaut  la  peine.  Le  nom  du  directeur  de  la  Critica  est  plus 
que  le  nom  d'un  auteur.  C'est  le  nom  d'un  mouvement  qui,  par  cet 
auteur,  se  continue  et,  vraisemblablement,  se  renouvelle.  Car  si 
nous  n'avons  pas  affaire  à  un  hégélien  de  doctrine,  nous  sommes  cer- 
tainement en  présence  d'un  hégélien  de  méthode  et  aussi  de  langage. 
J'ai  peur  que  ce  langage  ne  trouble  le  lecteur.  On  est  désorienté 
d'entendre  parler  d'un  universel  qui  n'est  pas  un  concept  et  qui  n'est 
point  une  abstraction,  d'un  esprit  qui  n'est  pas  une  personne.  On  n'est 
guère  plus  à  l'aise  quand  on  assiste  à  la  guerre  faite  par  M.  B.  Croce 
aux  concepts  d'origine  empirique,  lesquels  concepts,  devraient,  selon 
le  vœu  de  l'auteur,  être  retranchés  à  la  philosophie. 

Nous  sommes  donc  et,  de  notre  part,  l'aveu  ne  surprendra  per- 
sonne, assez  mal  préparé  pour  rendre  compte  de  ce  livre.  Du  moins 
nous  sera-t-il  permis  d'en  constater  l'importance,  et  de  rendre  hom- 
mage à  cet  attrait  qui,  presque  à  chaque  page,  nous  prend  et  nous 
captive  et  qui  est  inséparable  de  l'impression  d'originalité.  M.  Bene- 
detto Croce  appuie  son  hégélianisme  sur  une  expérience  personnelle 
et  l'on  peut  dire,  au  sens  le  plus  profond  du  mot,  qu'il  n'a  jamais 
cessé  de  vivre  sa  philosophie.  Ainsi,  pour  justifierla  réalité,  non  point 
d'une  «  Philosophie  pratique  »,  mais  d'une  Philosophie  de  la  Pratique 
distincte  de  la  Gnoséologie,  il  invoque  l'existence  des  hommes  d'ac- 
tion et  celle  des  penseurs.  Puis,  après  avoir  constaté  qu'il  entre  de 
la  volonté  dans  tout  exercice  de  la  pensée,  comme  il  entre  de  la 
pensée  dans  toute  application  du  vouloir,  après  avoir  noté  chez  cer- 
tains penseurs  un  regret  d'être  restés,  leur  vie  durant,  étrangers  à 
toute  existence  véritablement  active,  il  remarque  que  ce  regret  risque 
de  nous  valoir. . .  un  changement  d'existence  ?  non,  mais  un  livre  écrit 
en  l'honneur  des  hommes  d'action.  La  Philosophie  de  l'Esprit 
implique  donc,  en  regard  de  la  Gnoséologie,  une  «philosophie  de  la 
pratique  >». 

Celle-ci  à  son  tour  se  divise.  Elle  est  :  1°  Économie,  2°  Éthique.  On 
doit  même  reconnaître  que  ceLt  distinction  et  les  motifs  qui  la  fon- 
dent sont  la  raison  d'être  de  l'ouvrage.  L'originalité  de  M.  Croce  se 
montre  à  plein  dans  l'alignement,  dans  la  discussion  et  l'illustration 


240  l'année  philosophique.  l'Jil 

de  sa  thèse.  Il  admet  donc  l'utilitarisme,  mais  il  limite  cet  utilitarisme 
à  l'individu.  La  conception  économique  de  la  vie  consiste  à  faire  pré- 
dominer l'utilité  personnelle  sur  ce  que  l'on  pourrait  appeler,  en 
vieux  langage,  le  motif  moral.  L'Éthique  se  distingue  donc  de  l'Éco- 
nomie. «  L'activité  économique  est  celle  qui  veut  et  réalise  ce  qui  se 
rapporte  seulement  aux  conditions  de  fait  dans  lesquelles  l'homme 
se  trouve  ;  l'activité  éthique  est  celle  qui  veut  et  réalise  ce  qui  se  rap- 
porte, en  même  temps  qu'à  ces  conditions,  à  quelque  chose  qui  les 
dépasse.  A  la  première  répondent  les  fins  dites  individuelles,  à  la 
seconde  les  fins  universelles  »  (p.  193).  Et  cesdeuxformes  de  la  vie  ont 
leur  valeur  chacune.  Elles  s'opposent,  mais,  du  point  de  vue  hégélien, 
par  cela  seul,  elles  s'expliquent.  D'une  part,  nous  ne  voulons  que 
notre  plaisir,  nous  ne  suivons  que  notre  penchant,  mais,  d'autre  part, 
ce  plaisir  et  ce  penchant,  pour  les  satisfaire,  il  faut  s'y  livrer  avec 
suite  et  non  osciller  entre  plusieurs  décisions  simultanées.  Alors,  si 
nous  nous  sommes  montrés  habiles,  même  si  populus  non  plaudit, 
pour  notre  compte,  «  nos  nobis  plaudimus  (p.  194).  Il  y  a  là  une  satis- 
faction légitime.  On  aurait  tort  de  la  proscrire.  Cette  satisfaction 
n'en  est  pas  moins  éphémère.  Tôt  ou  tard,  on  a  beau  réaliser  son 
rêve,  si  l'on  n'a  fait  que  réaliser  son  rêve,  une  sorte  d'amertume 
progressivement  nous  envahit.  Il  faut,  dès  lors,  dans  le  contingent, 
insérer  l'éternel.  La  paix  intérieure  est  à  ce  prix.  La  vie  nous  incite 
au  renouvellement  incessant  de  nos  actes.  Mais  ces  actes,  si  nous  les 
accomplissons  avec  une  âme  élevée,  avec  un  cœur  pur,  «  en  y  cher- 
chant ce  qui  les  dépasse,  nous  posséderons  chaque  fois  le  tout  ».  Ici 
se  place  une  fort  belle  sentence  :  «  C'est  dans  l'instant  qu'est  l'éter- 
nité pour  celui  qui  saitl'y  situer  ».  Du  reste,  ce  chapitre  consacré  aux 
«  deux  formes  pratiques  de  l'Activité  de  l'Esprit  »  est  d'une  beauté  de 
pensée  qui  engendre  la  beauté  du  style,  à  la  fois  éloquente  et  poé- 
tique. Avec  quelle  joie  navons-nous  pas  retrouvé  le  mot  d'Aristote 
sur  «  la  Justice  plus  admirable  qu'Hespérus  et  que  l'Étoile  du  Matin  »  ! 
Et  nous  l'avons  retrouvé  à  sa  vraie  place,  tout  à  côté  de  la  mémorable 
pensée  de  Kant  :  «  Deux  choses  remplissent  l'âme  d'une  admiration 
et  d'une  vénération  toujours  nouvelles  et  croissantes  :  le  ciel  étoile 
au-dessus  de  nos  têtes  et  la  loi  morale  dans  nos  cœurs».  La  pensée 
est  la  même.  L'effet  esthétique  que  suffit  à  produire  chez  un  Aristote 
la  vue  d'une  seule  étoile  ne  se  produit,  chez  un  Kant,  qu'à  la  vue  d'un 
infini  étoile.  En  d'autres  termes,  si  l'émotion  d'un  grec  se  satisfait 
en  présence  d'une  beauté  limitée,  l'émotion  d'un  chrétien  n'arrive  à 
son  plus  haut  point  d'intensité  que  devant  l'illimité,  c'est-à-dire 
devant  le  sublime. 

J'appelle  l'attention  du  lecteur  sur  la  critique  de  l'utilitarisme  faite 
par  M.  B.  Croce,  non  pour  le  rejeter,  mais  pour  l'admettre  et  le  con- 
tenir dans  ses  justes  bornes.  Il  y  a  là  les  germes  et,  à  mon  avis,  beau- 
coup plus  que  les  germes  d'une  morale  des  plus  neuves.  Il  se  peut 
que  sa  nouveauté  m'en  dissimule,  au  moment  où  j'écris,  l'éventuelle 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  241 

fragilité.  Mais  cette  nouveauté  me  frappe  et  peu  s'en  faut  qu'elle  ne 

me  séduise. 

Pareillement  j'ai  été  séduit  par  le  chapitre  où  l'auteur  pose  à  nou- 
veau le  problème  de  la  liberté  et  fait  voir  que,  sans  la  nécessité,  la 
liberté  serait  inconcevable.  On  ne  veut  que  dans  une  situation  donnée 
et  définie,  laquelle  détermine  le  vouloir  :  mais  la  volition  produit 
quelque  chose  de  nouveau  :  elle  est  initiative,  création  et,  par  là, 
acte  de  liberté  (p.  107).  L-  D. 

JALAGNIER  (André).  —  La  conversion  des  adolescents,  essai  de 
pédagogie  psychique  (in-S",  Montauban,  imprimerie  coopérative, 
274  p.). 

Cette  thèse  de  baccalauréat  en  théologie  contient  d'intéressantes 
observations  de  psychologie  et  de  pédagogie  religieuse.  Nous  citerons 
quelques  passages  sur  l'orientation  que  l'éducateur  peut  et  doit 
donner  aux  passions  de  l'adolescent. 

((  Il  y  a,  dans  chaque  garçon,  une  inclination  dominante,  un  sen- 
timent plus  impérieux  que  les  autres,  qui  appellent  à  eux  les  ten- 
dances diverses  de  l'âme.  Ce  qui  rend  aujourd'hui  l'éducation  parti- 
culièrement difffcile,  c'est  la  facilité  avec  laquelle,  grâce  au  milieu, 
se  développent  les  passions  dans  le  cœur  des  enfants... 

«  Or,  il  ne  faut  pas  que  l'éducateur,  de  parti  pris,  condamne  la 
passion  en  elle-même...  S'il  y  a  de  grandes  passions  dans  la  jeune 
génération,  c'est  une  preuve  qu'il  y  a  en  elle  de  puissantes  ressour- 
ces... Caria  passion  est  comme  un  réservoir  d'énergie  qui  coule  à 
gros  bouillons  et  se  remplit  sans  cesse... 

«  Notre  tâche  consiste  ici  en  un  déplacement  des  forces  passionnelles 
à  opérer  chez  l'adolescent... 

«  Il  y  a  un  défaut  capital  chez  tout  enfant,  un  péché  favori,  la  forme 
même  de  son  égoïsme,  la  direction  générale  de  son  plaisir.  C'est 
ce  qu'il  faut  découvrir.  Une  fois  cela  fait,  il  faudra  diriger  tous  ses 
efforts  contre  cette  place  forte  :  prise,  elle  déterminera  un  change- 
ment, en  tout  cas  une  faiblesse  des  autres  défauts  de  l'adolescent, 
faiblesse  momentanée  qui  sera  suivie  d'une  recrudescence  des  vices 
restant  dans  le  cœur  et  dont  l'un  s'efforcera  de  substituer  son  empire 
à  la  passion  disparue.  Ce  sera  l'instant  alors  d'introduire  dans  l'âme 
du  garçon  la  passion  bonne,  ou  plutôt,  si  elle  a  été  assez  fortement 
enracinée  dans  l'esprit,  d'elle-même  elle  prendra  la  place  et  l'édu- 
cateur aura  dès  lors  une  alliée  solide  pour  réduire  les  défauts  récal- 
citrants qui  restent. 

»  Donc,  la  lutte  contre  les  passions  mauvaises  doit  s'entreprendre 
d'une  manière  positive,  dans  l'ordre  de  la  grâce,  dirions-nous,  pour 
employer  une  expression  évangélique,  c'est-à-dire  qu'il  faut  devant 
l'adolescent  évoquer,  non  des  devoirs  restrictifs,  ou  de  justice,  mais 
l'idéal  de  charité  dans  toute  sa  force  et  sa  plénitude  ;  et  d'une  manière 

PiLLOS.  —  Année  philos.  1911.  16 


242  l'année  philosophique.  19H 

indirecte,  c'est-à-dire  en  fortifiant,  à  côté  ou  en  dessous  du  moi  mau- 
vais, le  moi  bon  de  jour  en  jour  plus  conscient,  qui  fera  explosion 
à  temps  et  ruinera  la  passion  malsaine. 

«  C'est  qu'en  effet,  si  le  subliminal  ne  donne  pas  asile  au  bien 
seulement,  si,  partie  intégrante  de  l'être  psychique,  il  renferme  des 
éléments  hétérogènes  qui  sans  doute  combattent  dans  l'ombre,  il  est 
important  de  le  meubler  de  sentiments  moraux  qui,  faisant  un  jour 
irruption  dans  la  conscience  claire,  aideront  à  leur  tour  le  nouveau 
moi  à  triompher.  Ainsi  rien  ne  se  perd,  ou  très  peu  de  chose,  dans 
le  domaine  de  l'éducation.  Que  de  paroles  crues  inutiles,  que  d'heures 
crues  gaspillées,  qui  dorment  à  l'état  de  souvenir  dans  le  mystérieux 
tréfonds  de  l'être!  (p.  118  et  suiv.).  » 

JEUDON  (L).  —  La  morale  de  l'honneur  (in-S^,  F.  Alcan,  Bibliothèque 
de  philosophie  contemporaine;  243  p.). 

«  La  pure  conscience  morale  est  identique  au  sentiment  de  l'hon- 
neur. L'honneur  est  la  synthèse  des  phénomènes  moraux  normaux.  » 
Telle  est  l'idée  du  livre.  Un  livre  n'est  pas  fait  par  cela  seul  que  les 
éléments  pour  le  faire  se  trouvent  réunis  et  à  peu  près  ordonnés. 
Voilà  ma  remarque  générale.  A  cette  réserve  près,  l'auteur  a  fait  des 
recherches,  ou  plutôt  des  lectures,  et,  s'il  en  a  consigné  les  résultats, 
peut-être  avec  un  excès  de  complaisance,  on  doit  lui  rendre  cette  jus- 
tice qu'il  a  su  en  tirer  parti.  Quand  il  cherche,  dans  la  nature  ani- 
male, des  témoignages  favorables  à  la  présence  du  sentiment  de 
l'honneur,  c'est  qu'il  lui  importe  de  justifier  la  supériorité  de  «  la 
morale  de  l'honneur  »  par  ses  titres  d'ancienneté.  —  Si  le  livre  avait 
été  un  peu  plus  travaillé,  il  eût  été  plus  court  et  son  «  contenu  réel  y 
aurait  gagné.  Je  ne  vois  pas  l'utilité  d'interroger  tous  les  grands  phi- 
losophes un  à  un  pour  savoir  comment  résoudre  un  problème  :  à 
s'interdire  ce  vieil  usage,  on  s'épargnerait  maint  chapitre  inutile.  Je 
n'en  sais  pas  moins  gré  à  M.  Jeudon  de  ce  qu'il  nous  dit  du  De  Officiis 
de  Ciéron,  dont  l'esprit  ne  lui  a  point  échappé.  Remercions-le  de 
s'être  souvenu  des  pages  de  MM.  Renouvier  et  L.  Prat  sur  l'honneur 
{Nouvelle  Monadologie)  ;  d'avoir  compris  le  caractère  nettement  laïque 
de  la  morale  de  Descartes  et  fait  ressortir  l'importance  qu'il  attache 
au  sentiment  d'honneur.  Je  suis  si  loin  de  regretter  l'entreprise  de 
M.  Jeudon  et  son  effort  pour  rapprocher  la  «  morale  de  l'honneur» 
de  la  «  morale  naturelle  »,  celle  «  de  nos  pères  »,  que  j'aurais  souhaité, 
sur  le  sujet,  un  livre  plus  longuement  médité.  Le  sujet  en  valait  la 
peine.  L.  D. 

LABERTHONNIÈRE  (L.).  —  Positivisme  et  catholicisme  à  propos  de 
L'Action  française  (in-13,  Bloud;  430.  p.). 

Dans  ce  livre,  M.  Laberthonnière  s'élève  avec  force  contre  l'idée 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  243 

d'une  alliance  des  catholiques  avec  le  positivisme  des  écrivains  de 
l'Action  française.  Il  y  fait  une  vive  critique  des  articles  où  M.  Pedro 
Descoqs,  dans  la  revue  catholique  les  Études,  avait  essayé  de  montrer 
qu'une  telle  alliance  était  légitime  et  en  principe  devait  être  féconde. 
Ce  qui,  dans  cette  critique,  est,  à  nos  yeux,  d'un  haut  intérêt,  c'est 
le  jugement  que  porte  l'auteur  sur  le  droit  direct  ou  indirect  de 
coercition  et  de  contrainte  physique  attribué  à  l'Église  par  la  plupart 
des  théologiens  catholiques.  Il  déclare  nettement  —  à  quoi  nous 
applaudissons  —  que  l'Église  ne  possède  ce  prétendu  droit,  ni  direc- 
tement à  titre  de  société  parfaite,  ni  indirectement  en  vertu  des 
devoirs  de  l'État  résultant  de  l'union  considérée  comme  obligatoire 
des  deux  pouvoirs  temporel  et  spirituel.  Nous  citerons  les  termes 
mêmes  en  lesquels  est  exprimé  ce  jugement  remarquable  avec  toute 
la  clarté  et  toute  la  précision  que  l'on  peut  désirer  : 

«  Si  ce  n'est  pas  uniquement  avec  des  moyens  spirituels  que  le 
Christ  a  envoyé  ses  disciples  à  la  conquête  du  monde,  si  ce  n'est  pas 
uniquement  avec  de  tels  moyens  et  de  la  manière  la  plus  consciente 
et  la  plus  décidée,  que  l'Église  a  entrepiis  et  fait  cette  conquête,  les 
apologistes  de  tous  les  temps,  qui  n'ont  cessé  de  lui  en  faire  gloire 
et  de  montrer  qu'en  cela  se  manifestait  splendidement  son  caractère 
divin,  nous  auraient  donc  abusés  en  s'abusant  eux-mêmes.  Qui  ose- 
rait le  dire?  Et  si,  à  travers  certaines  contingences  historiques,  cette 
vérité  a  pu  comme  s'éclipser  partiellement  dans  les  esprits,  elle  n'en 
a  pas  moins  toujours  continué  de  projeter  sa  lumière  dans  leurs 
ténèbres.  Et  toujours  on  a  dit,  même  en  faisant  la  théorie  de  l'In- 
quisition, que  l'Évangile  n'est  pas  une  loi  de  sang... 

«  Mais  on  me  répondra  sans  doute  que  cela  ne  tranche  pas  la  ques- 
tion. Car,  à  part  ceux  qui  prétendent  tirer  du  caractère  de  société 
parfaite,  tel  qu'ils  l'attribuent  à  l'Église,  le  droit  pour  elle  d'exercer 
la  coercition  et  la  contrainte  physiques,  les  autres,  qui  tiennent  éga- 
lement à  cette  coercition  et  à  cette  contrainte  en  matière  d'hérésie, 
font  bon  marché  de  ce  droit  pour  l'Église  elle-même.  Ils  reconnaissent 
même  volontiers  qu'il  ne  lui  convient  pas,  puisque  le  Christ  en  effet 
na  institué  ni  gendarmes  ni  bourreaux,  de  s'en  donner  ensuite  pour 
défendre  ses  dogmes  par  la  force.  Seulement,  d'après  eux,  c'est  à 
l'État  qu'en  principe  et  qu'en  thèse,  incombe  ce  mode  de  défense. 
Et  ils  se  félicitent  qu'ainsi  tout  s'arrangerait  :  la  spiritualité  de 
l'Eglise  serait  sauvegardée  et  la  protection  du  dogme  solidement 
assurée. 

«  Eh  bien!  non,  je  ne  puis  m'arrêter  à  une  telle  réponse.  Ce  n'est 
là  purement  et  simplement  qu'un  artifice.  Et,  pour  s'en  rendre  compte, 
ceux  qui  arrangent  les  choses  de  la  sorte  n'ont  qu'à  se  poser  la  ques- 
tion de  savoir  si  l'État,  afin  de  remplir  la  fonction  dont  ils  le  char- 
gent, agira  en  son  nom,  de  par  son  initiative  propre  et  en  se  dirigeant 
d'après  ses  lumières,  ou  s'il  agira  au  nom  de  l'Église,  commandé  et 
dirigé  par  elle  à  la  façon  d'un  soldat  qui  obéit  à  son  chef.  Dans  le 


244  L  ANNÉE    PHILOSOPHIQUE.    lOH 

premier  cas  en  effet,  c'est  l'État  se  faisant  juge  du  dogme  et  l'impo- 
sant par  lui-même,  pour  ses  fins  propres,  indépendamment  des  fins 
de  l'Église;  et  ce  qui  en  résulterait,  c'est  que  l'Église  serait  absorbée 
par  l'État  et  qu'elle  deviendrait  son  instrument.  Mais  dans  le  second 
cas  au  contraire,  c'est  l'État  qui  deviendrait  l'instrument  de  l'Église; 
et  on  serait  ramené  au  droit  direct  de  coercition  et  de  contrainte 
physiques  dont  justement  on  voulait  se  débarrasser  pour  n'en  pas 
avoir  l'odieux. 

«  Car,  si  ce  que  l'Église  ne  peut  pas  faire  par  elle-même,  il  lui 
appartenait  de  le  faire  faire  par  l'État,  et  si  l'État  ne  pouvait  être 
pénétré  des  maximes  chrétiennes  sans  être  à  ses  ordres  pour  cette 
tâche,  il  ne  serait  plus  que  son  prolongement.  Et  par  suite,  ce  serait 
elle  qui,  agissant  en  lui  et  par  lui,  aurait  la  pleine  et  totale  respon- 
sabilité de  ce  qu'il  ferait.  On  affirmerait  donc  fièrement  le  caractère 
spirituel  de  l'Église  et  on  ne  se  féliciterait  qu'elle  n'ait  ni  gendarmes 
ni  bourreaux,  que  pour  aboutir  à  charger  l'État  tout  entier  d'en 
remplir  les  fonctions.  Et  puisque  l'État  alors  agirait  commandé  et 
dirigé  par  elle,  c'est  lui  qui  serait  absorbé  en  elle;  et  elle  aurait  vrai- 
ment des  gendarmes  et  des  bourreaux  (p.  320-324).  » 

Nous  goûtons  fort  la  logique  vigoureuse  de  M.  Laberthonnière,  qui 
ose  rompre  avec  une  puissante  tradition  théologique,  en  faisant 
justice  d'évidents  sophismes.  Mais  nous  ne  savons  s'il  est  disposé 
à  suivre  cette  logique  jusqu'au  bout,  c'est-à-dire  à  admettre,  sans 
reculer  devant  l'accusation  de  modernisme,  toutes  les  conséquences 
de  la  condamnation  qu'elle  mène  à  prononcer  contre  l'esprit  théo- 
cratique.  C'est,  on  peut  le  dire,  presque  dès  l'origine  que  l'esprit 
théocratique  s'est  introduit  dans  la  religion  chrétienne  à  l'esprit  de 
laquelle  il  était  opposé.  11  y  a  régné  si  longtemps,  sans  trouver  d'obs- 
tacles dans  la  conscience  de  ceux  qui  la  représentaient,  qu'on  ne 
peut  vraiment  parler  à  ce  sujet  de  contingences  historiques.  Ne 
voit-on  pas  que,  même  aujourd'hui,  les  théologiens  catholiques,  qui 
peuvent  se  croire  et  se  dire  les  plus  autorisés,  entendent  le  conserver 
fidèlement,  malgré  les  contradictions  qui  en  résultent,  dans  la  con- 
ception et  l'enseignement  catholiques  de  la  morale  politique  et  so- 
ciale? Leur  distinction  de  la  thèse  et  de  l'hypothèse,  que  repousse 
M.  Laberthonnière,  correspond  à  celle  d'un  antilibéralisme  de  prin- 
cipes et  d'un  libéralisme  purement  opportuniste.  Espère-t-il  que  son 
libéralisme  de  charité  finira  par  prévaloir  sur  l'antilibéralisme  de  prin- 
cipe qu'ils  soutiennent  et  qui  jusqu'ici  a  toujours  été,  selon  la  thèse, 
enseigné  dans  l'Église  catholique  ? 

Nous  aurions,  peut-être,  dirons-nous  en  terminant  cette  notice, 
des  réserves  à  faire  ou  des  précisions  à  désirer  sur  les  deux  libéra- 
lismes  qu'il  oppose  l'un  à  l'autre,  libéralisme  de  neutralité,  libéra- 
lisme de  charité,  sans  justifier  sufllsamment,  il  nous  semble,  l'idée 
qu'il  donne  et  la  critique  qu'il  croit  pouvoir  faire  du  premier,  et  sans 
s'expliquer  suffisamment  sur  les  conséquences  à  tirer  du  second 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  245 

concernant  les  attributions,  droits  et  devoirs  de  l'État  en  matière 
religieuse. 

LAHY  (J.-M).  -  La  morale  de  Jésus  {in-12,  F.  Alcan,  Bibliothèque 
de  philosophie  contemporaine;  t96  p.)- 

C'est  là  un  livre  écrit  par  un  auteur  qui,  très  probablement,  s'est 
instruit  lui-même  de  ce  dont  il  voulait  nous  instruire  :  ou  plutôt, 
l'auteur,  en  s'instruisant,  est  arrivé  à  des  résultats  assez  nettement 
et  méthodiquement  groupés  pour  en  faire  profiter  un  grand  nombre 
de  lecteurs.  Chose  assez  rare,  il  a  réussi  à  donner  de  Jésus,  des 
sources  juives  de  la  morale  chrétienne,  des  changements  apportés 
par  saint  Paul  à  la  doctrine  de  Jésus  un  exposé  des  plus  clairs,  des 
plus  brefs,  des  plus  heureusement  objectifs.  M.  Lahy  est  vraisembla- 
blement un  libre  penseur  dressé  à  la  pratique  des  méthodes  expé- 
rimentales. Il  n'en  est  pas  moins  un  esprit  très  ouvert  et  un  esprit 
très  libre.  On  sait  assez,  ou  Ton  devrait  savoir  qu'entre  un  libre  pen- 
seur et  un  esprit  à  la  fois  penseur  et  libre  la  différence  est  parfois 
considérable.  De  cette  différence,  chez  M.  Lahy,  je  n'ai  pas  trouvé  le 
moindre  indice.  La  chose  est  assez  rare  pour  que  je  l'en  félicite.  J'ai 
donc  lu  son  livre  avec  plaisir,  et  non  sans  profit.  L.  D. 

MARCHAND  (Léon).  —  L'évangélisation  des  indigènes  par  les  indi- 
gènes dans  les  îles  centrales  du  Pacifique  ^broch.  in-S',  Orphelins 
imprimeurs  ;  212  p.). 

L'objet  que  s'est  proposé  M.  Marchand  dans  cette  thèse  de  bacca- 
lauréat en  théologie  est  d'établir  par  des  faits  «  que  chaque  race 
doit  être  amenée  à  l'Évangile  par  des  agents  sortis  de  son  sein;  que, 
comme  l'a  dit  T.  Fallot,  la  formation  d'Églises  indigènes  capables 
de  se  suffire  entièrement  à  elles-mêmes,  d'églises  autonomes,  est  le 
but  suprême  que  poursuivent  les  missions  évangéliques,  et  que  le 
pastoral  indigène  est  la  clef  de  voûte  de  cette  émancipation  maté- 
rielle et  spirituelle  (p.  9)  ».  Elle  comprend  une  introduction  et  trois 
chapitres,  qui  traitent,  le  premier,  de  la  naissance  des  églises  indi- 
gènes ;  le  second,  de  la  préparation  pédagogique  de  ces  églises  ; 
le  troisième,  de  leur  acheminement  vers  leur  émancipation,  leur 
autonomie. 

La  conclusion  de  l'auteur  se  résume  dans  les  propositions  sui- 
vantes, qui  lui  paraissent  clairement  démontrées  par  les  faits  qu'il 
expose. 

\"  Il  est  sur  la  surface  du  globe  des  églises  indigènes  complète- 
ment parvenues  à  leur  autonomie  (Association  évangélique  de  Havaï). 

2°  Les  sociétés  qui  ont  voulu  compter  sans  l'élément  indigène  ont 
été  convaincues  d'erreur  par  l'expérience  et  sont  obligées  de  modi 


246  L  ANNÉK    PHILOSOPHIQUE,    1911 

fier  leurs  méthodes  (l^xemple  :  les  sociétés  allemandes  du  sud  de 
l'Afrique  et  les  missions  saxonnes). 

3°  On  peut  dire,  en  thèse  générale,  que  la  mission  ne  peut  prospé- 
rer rapidement  que  dans  les  pays  où  des  travailleurs  indigènes  sont 
à  l'œuvre  (en  Polynésie  par  exemple),  et  qu'une  race  ne  peut  être 
profondément  évangélisée  que  par  des  hommes  de  cette  race 
(Exemple  :  les  Nouvelles  Hébrides). 

Nous  ne  savons  pas  si  la  démonstration  expérimentale  apportée 
par  les  faits  que  cite  M.  L.  Marchand  peut  être  tenue  pour  décisive. 
Mais  nous  estimons  que,  du  point  de  vue  psychologique,  on  doit 
comprendre  et  admettre  sans  peine  le  rôle  important,  nécessaire,  du 
pastorat  indigène  dans  l'œuvre  des  missions. 

NEESER  (Maubice).  — La  religion  hors  des  limites  delà  raison  :  traits 
principaux  d'une  philosophie  de  la  religion  sur  les  bases  du  Kan- 
tisme (in-8'',  Saint-Biaise,  foyer  solidariste;  322  p.). 

Cet  ouvrage,  où  M.  Neeser  montre  comment,  selon  lui,  la  vraie 
philosophie  de  la  religion  se  fonde  sur  la  distinction  kantiste  du  phé- 
nomène et  du  noumène,  comprend  quatre  chapitres  d'un  haut  inté- 
rêt philosophique  :  I.  Religion  et  certitude  historique;  ii.  Religion  et 
psychologie  ;  m.  A  la  recherche  de  la  religion  dans  les  limites  de  la  rai- 
son; IV.  ha  religion  liors  des  limites  de  la  raison. 

L'auteur  indique  lui-même,  dans  une  brève  introduction,  l'objet 
et  le  plan  de  son  travail  : 

«  Nous  entendons,  dit-il,  suivre  la  voie  frayée  par  Kant,  parce 
qu'elle  seule  nous  paraît  pouvoir  conduire  au  but.  Nous  croyons 
déduire  les  conséquences  mêmes  de  ses  prémisses,  conséquences 
qu'il  n'a  pas  toutes  exprimées  avec  la  clarté  désirable,  ou  qu'il  n'a  pas 
exprimées  du  tout,  parce  que,  sans  doute,  il  ne  les  pressentit  pas. 

Ainsi  guidé  de  plus  ou  moins  loin  par  le  grand  philosophe,  et  pour 
suivre  les  lignes  impliquées  plutôt  encore  que  marquées  par  son 
œuvre,  une  première  démarche  consistera  pour  nous  à  nous  libérer, 
autant  que  possible,  des  liens  de  la  tradition,  pour  considérer  le 
fait  religieux  dans  son  existence  autonome  actuelle  (ch.  i).  —  Une 
seconde  à  déterminer,  parmi  les  éléments  du  présent,  les  conditions 
spéciales  de  la  religion,  ou  plutôt  la  place  qu'elle  y  occupe  et  les 
moyens  de  la  reconnaître  (ch.  ii).  — Amené  parla  à  l'examen  de  la 
théorie  de  la  connaissance,  nous  nous  livrerons  à  une  étude  appro- 
fondie de  la  solution  kantienne,  telle  qu'elle  ressort,  moins  du  livre 
sur  la  religion,  que  de  l'œuvre  entière  du  maître  (ch.  m).  —  Suivra 
enfin,  dans  un  dernier  chapitre  (ch.  iv),  essai  de  la  modifier  assez 
profondément  et  de  conclure  (p.  13).  » 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  analyser  ici  ces  quatre  chapitres. 
Toutes  les  pages  dont  ils  se  composent  méritent  la  plus  sérieuse 
attention.  Nous  devons  signaler  particulièrement  dans  le  chapitre  m, 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  247 

les  pages  199-215  sur  le  noumène  et  sur  l'expérience  pratique;  dans 
le  chapitre  iv,  les  pages  266-305  sur  le  mysticisme  religieux.  Nous 
nous  bornerons  à  citer  le  passage  suivant,  oiiM.  Neeser  a  résumé  en 
termes  clairs  et  précis  sa  pensée  sur  l'essence  et  le  vrai  domaine  de 
la  religion  : 

«  L'erreur  de  Kant,  c'est  son  obstination  à  ne  point  passer  les 
limites  du  domaine  que  l'exploration  analytique  fixait  à  la  raison. 
En  théorie,  il  fallait  s'y  tenir  ;  pour  vivre  la  vie  pratique,  il  fallait 
les  franchir.  Kant  a  conservé  jusqu'au  bout  la  maîtrise  parfaite  de 
la  théorie,  il  n'a  pas  dissipé  l'illusion  de  sa  vie  intime.  Il  a  vécu,  et 
on  a  pu  voir  dans  sa  vie  le  modèle  du  saint  laïc,  mais  il  paraît  avoir 
vécu  malgré  lui,  en  dépit  de  sa  théorie,  sans  se  rendre  un  compte 
suffisamment  exact  des  éléments  de  sa  vie.  Inconsciemment,  il  a 
tiré  du  substrat  intelligible  du  monde  la  sève  nourricière  dont  il 
niait  qu'elle  pût  monter  jusqu'à  nous  et  que,  le  pût-elle,  on  dût  en 
accepter  l'apport... 

«  Ce  n'est  là  d'ailleurs  de  sa  part  —  il  faut  y  insister  —  qu'er- 
reur à  demi-consciente.  L'inconséquence  finale  de  sa  pensée  ne  doit 
pas  empêcher  le  lecteur  averti  d'en  retrouver  les  lignes  et  d'en  pour- 
suivre l'essor  original.  S'il  reste  dans  les  limites  de  la  simple  raison, 
qu'il  a  eu  l'inappréciable  mérite  de  fixer  dans  leur  contour  général, 
et  précisément  par  la  manière  dont  il  les  a  fixées,  il  conduit  l'esprit 
au  contact  du  noumène  ;  il  lui  en  fait  entrevoir  l'importance  vitale, 
il  l'émeut  et  le  distend  dans  l'attente.  Il  s'arrête  à  ce  point  où  l'ont 
amené  les  lois  de  la  raison  :  mais  il  a  montré  la  voie,  et  sa  timidité 
ne  doit  pas  empêcher  une  dernière  victoire  de  l'élan  qui  le  portait 
malgré  lui  et  qui  est  l'irrésistible  élan  de  l'évolution  humaine  volon- 
taire. Il  portait  au  hors  de  la  raison  pure,  où  la  religion  trouve  le 
domaine  qu'on  lui  a  vainement  cherché  jusqu'ici  (p.  304j.  » 

Nous  ne  saurions  accorder  à  M.  Neeser,  ni  que  le  domaine  de  la 
religion  puisse  et  doive  être  placé  hors  des  limites  de  la  raison,  ni 
que  Kant  ait  fixé  exactement,  par  la  distinction  du  phénomène  et 
du  noumène,  les  limites  du  connaissable  et  du  rationnel.  Nous 
admettons  sans  peine  que  le  noumène  auquel  conclut  l'idéalisme 
kantiste  doit  logiquement  conduire  l'esprit  au  mysticisme  religieux, 
mais  à  un  mysticisme  religieux  qui  ne  peut  être  que  stérile,  parce 
qu'il  ne  repose  sur  aucun  principe  concevable.  Ce  mysticisme,  qui 
est  hors  la  raison,  disons  même  hors  la  pensée,  et  qui  ne  permet 
aucune  aflirmation  religieuse,  pas  même  celle  de  la  personnalité 
divine,  ne  peut  être  considéré  comme  la  vraie  philosophie  de  la  reli- 
gion. 

PALHORIÈS  (F.),  —  Nouvelles  orientations  en  morale 
(in-12°,  Bloud;  162  p.). 

Ce  volume  contient  trois  études  reliées  entre  elles  par  un  même 


248  l'année  philosophique.  1911 

esprit  :  i.  Féminisme  et  morale  ;  ii.  Nietzsche  et  la  morale  de  la  force; 
m.  Le  problème  moral  et  la  sociologie. 

Dans  la  première,  lauleur  examine  quel  est  l'élément  de  vérité 
sociale  que  contient  le  féminisme.  Il  tient  et  s'applique  à  montrer 
qu'il  n'y  a  aucune  objection  sérieuse  à  élever  contre  le  féminisme, 
si  on  l'entend  avec  sagesse  et  pondération,  c'est-à-dire  si  l'on 
repousse  «  des  doctrines  et  des  mœurs  qui  enlèvent  à  la  femme  le 
goût  des  devoirs  familiaux  (p.  39)  ».  11  discute  et  réfute  les  raisons 
sur  lesquelles  on  se  fonde  pour  refuser  aux  femmes  le  droit  de  vote. 

«  La  femme,  dit-il,  a,  en  général,  un  sentiment  très  juste  de  tout 
ce  qui  regarde  l'éducation  des  enfants,  leur  préservation,  la  sauve- 
garde des  intérêts  domestiques  :  quel  appoint  ce  serait  pour  un  pays 
si  les  femmes  qui  forment  la  moitié  de  la  population,  étaient  appe- 
lées à  émettre  leur  avis  et  à  l'appuyer  dun  bulletin  de  vote!  Dans 
l'état  actuel  de  la  société.  Ion  peut  aisément  conjecturer  qu'elles  se 
porteraient  en  grande  majorité  vers  le  maintien  de  l'ordre,  le  respect 
des  mœurs  et  des  croyances... 

«  La  femme,  objecte-t-on,  est  par  tempérament  conservatrice, 
réfractaire  aux  idées  nouvelles,  attachée  obstinément  aux  traditions 
en  politique,  aux  coutumes  enreligion.  Il  y  a  là,  d'abord,  une  inexac- 
titude suffisamment  mise  en  lumière  par  le  mouvement  féministe 
lui-même  qui,  à  bien  des  égards,  est  une  rupture  avec  le  passé;  et, 
quand  il  serait  vrai  que  les  femmes  sont  moins  empressées  que 
l'homme  à  s'attacher  aux  mouvements,  loin  de  nous  en  plaindre, 
nous  devrions  nous  féliciter  de  trouver  là  un  utile  contrepoids  à 
l'ardeur  parfois  bien  irréfléchie  avec  laquelle  certains  politiciens 
jettent  la  société  dans  des  voies  inconnues,  inexpérimentées 
encore,  et  dont  l'issue  inspire  les  craintes  les  mieux  fondées 
(p.  40).  » 

Il  y  a  une  objection  contre  laquelle  l'égalité  politique  des  deux 
sexes  aurait  besoin  d'être  défendue  et  à  laquelle  M.  Palhoriès  n'a  pas 
répondu  :  c'est  que  la  constitution  physique  de  la  femme,  liée  à 
sa  fonction  sexuelle  et  maternelle,  lui  ôte  l'espèce  de  capacité 
qu'exige,  à  ce  qu'il  semble,  la  souveraineté  politique.  Le  sexemasculin 
possède,  en  raison  de  sa  force  supérieure,  la  capacité  de  défendre  et 
de  protéger.  Le  sexe  féminin,  à  cause  de  sa  faiblesse,  a  besoin  d'être 
protégé  et  défendu.  Le  droit  de  commandement  correspond  au  devoir 
de  protection  ;  le  devoir  d'obéissance  au  droit  à  la  protection.  Le 
problème  est  de  concilier,  dans  la  société  conjugale  et  dans  la  société 
civile  et  politique,  la  parfaite  égalité  des  devoirs  et  droits  inhérents 
à  la  personne,  à  toute  personne,  avec  la  différence  et  la  corrélation 
nécessaires  des  devoirs  et  des  droits  fonctionnels  résultant  de  la  dif- 
férence des  sexes. 

La  seconde  étude  est  consacrée  à  la  morale  nietzschéenne  de  la 
force.  L'auteur  la  définit  et  la  caractérise  dans  les  termes  suivants  : 

«  La  morale  de  Nietzsche  n'est  pas  normative.  Elle  bannit  toute 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  249 

idée  d'obligation  et  en  cela  elle  se  sépare  radicalement  de  la  morale 
traditionnelle;  mais  ce  n'est  pas  non  plus  une  morale  sociologique  ; 
elle  ne  se  targue  pas  d'être  scientifique  et  le  nietzschéen  s'embar- 
rasse fort  peu  de  procurer  le  bien-être  de  la  collectivité. 

«  Tout  en  étant  la  négation  même  de  la  morale,  ce  n'est  pas  non 
plus  une  morale  de  vulgaire  jouisseur  et  de  satisfait.  Car  la  vie,  pour 
Nietzsche,  est  chose  austère,  douloureuse,  tragique...  Sa  théorie 
constitue  une  utile  réaction  contre  cette  vague  sentimentalité  que 
toute  une  littérature  a  mise  à  la  mode  aujourd'hui;  elle  est  une 
sévère  leçon  d'énergie,  et,  au  milieu  du  nivellement  général  des 
caractères,  elle  présente  une  opportune  affirmation  de  vivante  per- 
sonnalité (p.  80).  » 

M.  Palhoriès  remarque,  en  note,  que  la  morale  de  Nietzsche  peut 
être  dite  scientifique,  si  l'on  veut  la  rattacher  à  la  théorie  de  Dar- 
win sur  la  sélection  et  la  lutte  pour  la  vie.  Mais  c'est  bien  certaine- 
ment à  cette  théorie,  dirons-nous,  que  doit  être  rattachée  cette 
morale  nietzschéenne  de  la  force,  négation  systématique  de  la  jus- 
tice et  de  la  charité,  c'est-à-dire  de  ce  qui  seul  constitue  vraiment  et 
peut  s'appeler  la  morale. 

L'objet  de  la  troisième  étude  est  la  morale  sociologique  exposée 
et  soutenue  aujourd'hui  par  quelques  professeurs  distingués  de  la 
Sorbonne.  On  sait  que  cette  morale  positive  se  présente  comme 
un  art  fondé  sur  la  connaissance  des  lois  sociologiques,  de  même  que 
la  mécanique  et  la  médecine  sont  fondées  sur  la  science  des  lois 
mathématiques,  physiques,  chimiques  et  biologiques.  M.  Palhoriès 
en  fait  une  critique  qui,  dans  les  principes  généraux  sur  lesquels 
elle  s'appuie,  nous  paraît  très  juste.  Il  montre  que  les  questions  de 
valeur  ne  se  tranchent  pas  par  la  simple  constatation  de  ce  qui  est, 
mais  qu'elles  relèvent  de  la  raison,  et  non  de  l'expérience.  «  Du  point 
de  vue  de  la  raison,  dit-il,  nous  concevons  un  type  de  moralité  supé- 
rieure qui,  bien  loin  d'être  une  traduction  pure  et  simple  de  la  réa- 
lité donnée,  nous  sert  au  contraire  de  règle  pour  l'apprécier  en 
même  temps  qu'il  constitue  le  terme  vers  lequel  doit  se  diriger  et, 
en  fait,  se  dirige,  bien  qu'avec  une  excessive  lenteur,  l'évolution  de 
la  conscience  morale  (p.  139).  »  11  faut  reconnaître,  ajoute-t-il,  que 
le  milieu  exerce  une  pression  considérable  sur  la  vie  morale  des 
individus,  et  que  les  faits  moraux  rentrent  par  tout  un  côté  dans  les 
faits  sociaux  et  en  subissent  le  contre-coup.  Mais  il  s'agit  de  savoir 
d'où  dérive  précisément  cette  conscience  morale  commune.  »  Cette 
conscience  réagit,  sans  doute,  sur  les  consciences  individuelles; 
mais  c'est  parce  que  les  consciences  individuelles  présentent  déjà 
les  mêmes  besoins,  les  mêmes  tendances,  la  môme  conception  fon- 
damentale du  bien  et  du  devoir  que  se  peut  constituer  une  cons- 
cience collective  :  la  conscience  commune  entretient  les  consciences 
individuelles,  mais  il  est  encore  plus  vrai  de  dire  qu'elle-même  est 
entretenue  et  formée  par  elles  (p.  141).  » 


250  l'année  philosophique.  1911 

PETAVEL-OLLIFF  (E.).  —  Les  bases  logiques  dun  néo-calvinisme, 
avec  une  préface  de  Paul  Vallotton  (brochure  in-8^  Montbéliard. 
Société  anonyme  de  rimprimerie  montbéliardaise  ;  32  p.). 

Cette  brochure,  publiée  après  la  mort  du  regretté  Pétavel-OUiff, 
contient  ce  qu'il  appelait  la  synthèse  de  ses  travaux  et  de  ses  recher- 
ches théologiques.  On  sait  avec  quelle  ardeur  de  conviction  il  s'est 
constamment  appliqué  à  défendre  et  à  répandre  la  doctrine  de  l'im- 
mortalité conditionnelle.  Celte  doctrine,  qu'il  appuyait  sur  la  raison 
et  sur  l'Écriture,  était,  à  ses  yeux,  fondamentale  en  théologie. 

Dans  cette  dernière  étude,  formée  de  deux  articles  de  la  Revue 
chrétienne,  il  les  présente  comme  un  principe  de  rénovation  néces- 
saire pour  le  dogmatisme  calviniste.  La  grande  erreur  qui  a,  selon 
lui,  faussé  la  dogmatique  de  Calvin  est  la  notion  d'une  immortalité 
native  et  indéfectible.  «  Cette  notion,  dit-il,  conduit  forcément  à  trois 
doctrines  rivales,  et  toutes  trois  également  pernicieuses,  à  savoir  la 
doctrine  traditionnelle  des  peines  éternelles,  ïuniversalisme  et  l'agnos- 
ticisme eschatologique  (p.  20).  »  Cette  notion,  que  Calvin  a  eu  le  tort 
d'emprunter  à  Augustin,  doit  être  éliminée  de  la  théologie  calviniste. 
Et  cette  théologie  par  là  renouvelée  s'accordera  parfaitement  avec  la 
logique,  avec  la  conscience  morale,  avec  l'exégèse  biblique.  «  La 
prédestination  divine  perdïa  son  caractère  sombre  et  révoltant.  Elle 
s'explique  par  le  fait  que  Dieu  a  voulu  à  l'avance,  d'une  volonté 
absolue  et  expresse,  toute  la  liberté  essentielle  du  mal  (qui  se  détruit 
lui-même),  dans  le  but  d'assurer,  d'autre  part,  toute  la  liberté  du 
bien,  qui  seule  a  la  perspective  d'une  existence  impérissable.  Bien  loin 
d'être  arbitraire,  la  prédestination  est  au  fond  la  consécration  divine 
de  la  liberté  d'option  laissée  à  la  créature.  Les  méchants  sont  pré- 
destinés à  se  prédestiner  eux-mêmes;  c'est  l'auto-sélection  du  libre 
arbitre  individuel;  mais  l'ordre  des  sanctions  divines  écarte  absolu- 
ment la  perspective  odieuse  de  tourments  interminables.  Tout 
arrive,  directement  ou  indirectement,  parla  volonté  de  Dieu,  parce 
que  la  magnificence  divine  veut  que  chaque  homme  soit  libre  de 
choisir  sa  propre  voie,  mais  le  pouvoir  d'agir  sera  finalement  retiré 
à  ceux  qui  en  feront  un  mauvais  usage  ;  cela  s'opérera  par  le  jeu  des 
lois  qui  établissent  les  conséquences  fatalement  délétères  de  la 
révolte  (p.  32).  » 

Cette  étude  sur  les  bases  logiques  d'un  néo-calvinisme  est  précédée 
d'une  préface  où  M.  Vallotton,  pasteur  à  Lausanne,  fait  connaître  la 
vie  et  les  écrits  de  Pétavel-Ollifî.  Nous  rappelons  que  des  notices  ont 
été  consacrées  dans  la  Critique  philosophique  et  dans  l'Année  philoso- 
phique, à  presque  tous  ces  écrits. 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  251 


FIEPENBRING   (G.)-    —  Jésus  et   les    apôtres   (in-12,   E.    Nourry, 

VIII-329p.). 

Ce  volume  fait  suite  à  un  ouvrage  précédent  du  même  auteur, 
Jésus  historique,  dont  nous  avons  parlé  dans  V Année  philosophique 
de  4909  (p.  239).  Il  a  pour  objet  de  montrer  que  «  déjà  les  premiers 
temps  apostoliques  ont  produit  plusieurs  types  doctrinaux,  différant 
à  la  fois  entre  eux  et  de  l'Évangile  de  Jésus  »  ;  qu'il  est  impossible, 
en  allant  au  fond  des  choses,  «  de  confondre  cet  Évangile  avec  la 
théologie  apostolique  »  ;  que  «  le  premier  nous  est  assez  bien  connu 
pour  que  le  scepticisme  radical  de  certains  écrivains  à  cet  égard  soit 
une  faiblesse,  qu'il  faut  se  hâter  de  signaler  et  de  redresser  {Pré- 
face, p.  vi).  »  Il  comprend  deux  parties,  qui  sont  consacrées,  la  pre- 
mière à  l'examen  critique  du  judéo-christianisme,  la  seconde  à  celui 
du  paulinisme. 

L'auteur  tient  et  s'applique  à  établir  que  des  différences  nom- 
breuses et  essentielles  existent  entre  l'Évangile  primitif  et  ces  deux 
courants  ou  systèmes  apostoliques;  que  nous  avons  dans  les  Logia 
une  source  très  importante  qui  nous  fait  connaître  l'enseignement 
réel  de  Jésus  ;  que  c'est  ce  document  qui  sert  le  mieux  de  critérium 
pour  distinguer  dans  les  Évangiles  ce  qui  est  primitif  et  ce  qui  ne 
l'est  pas.  Il  fait  remarquer  que  le  recueil  des  Logia  ne  parle  nulle- 
ment de  la  passion,  de  la  mort,  de  la  résurrection  de  Jésus.  D'où  il 
conclut  que,  dans  certains  milieux  chrétiens,  les  disciples  de  Jésus 
ont  accordé  l'importance  majeure  aux  souvenirs  exacts  qu'ils  avaient 
conservés  de  lui,  et  non  aux  réflexions  ou  spéculations  qu'on  pouvait 
faire  et  qu'on  n'a  pas  manqué  de  faire  sur  sa  personne  et  sur  sa  vie; 
qu'il  faut  considérer  les  Logia  et  les  éléments  similaires  des  Évan- 
giles comme  des  documents  originaux  qui  proviennent  d'une  date  où 
l'influence  judéo-chrétienne  et  l'influence  pauliniste  n'ont  encore  pu 
s'exercer  ;  qu'on  se  trouve  là  en  face  de  l'Évangile  primitif,  en  face 
du  Jésus  historique  et  de  sa  prédication  authentique. 

Il  nous  paraît  que  M.  Piepenbring  simplifie  beaucoup  trop  l'Evan- 
gile authentique  de  Jésus  quand  il  le  réduit  à  cette  conclusion  : 
«  que  Dieu  est  le  bien  suprême  et  que  la  piété  doit  consister  à  faire 
le  bien  (p.  316)  ». 

RAUH  (F.).  —  Études  de  morale  (in-8^  F.  Alcan,  Bibliothèque  de 
philosophie  contemporaine;  505  p.). 

Frédéric  Rauh  qu'une  mort  prématurée  enleva  à  la  philosophie,  il 
y  a  juste  trois  ans,  —  le  jour  même  où  mourut  Egger,  —  était  un 
homme  d'action  morale  et  qui  de  l'enseignement  avait  fait  un  apos- 
tolat. Était-il  né  pour  l'action?  11  avait  attesté,  dès  son  premier 
ouvrage  sur  les  Fondements  métaphysiques  de  la  morale,  des  aptitudes 


252  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

de  métaphysicien  fort  au-dessus  de  l'ordinaire  :  un  second  livre  sur 
la  Méthode  dans  la  pnycholoijie  de.i  sentiments,  paru  sensiblement  plus 
tard,  portait  les  traces  de  préoccupations  nouvelles.  Le  jeune  philo- 
sophe pressentait  un  désaccord  possible  entre  les  leçons  que  l'on 
lire  des  livres  et  celles  que,  directement,  l'on  extrait  de  la  vie.  Le 
souci  de  l'expérience,  du  contact  avec  les  choses,  lui  était  venu  : 
«  voir  avant  de  savoir  et  pour  savoir  »  allait  devenir  sa  devise.  Et  le 
moment  était  proche  où,  dans  un  très  curieux  livre  sur  l'Expérience 
morale,  il  allait,  résolument,  se  détacher  de  la  métaphysique  pour 
se  rapprocher  de  l'expérience.  Gela  ne  veut  point  dire  que  Uauh  passa 
du  rationalisme  à  l'empirisme,  pas  plus  qu'il  ne  descendit  du  kan- 
tisme à  l'utilitarisme.  Il  avait  sur  l'expérience  morale  et  sur  l'expé- 
rience intellectuelle  des  idées  siennes,  absolument  et  exclusivement 
siennes.  Plus  soucieux  de  les  appliquer  que  de  les  aligner  en  théorie, 
il  encourut  mainte  fois  le  reproche  de  laisser  ses  idées  à  la  place  où 
elles  se  situaient  d'elles-mêmes  aussitôt  écloses  sans  assez  se  préoc- 
cuper de  composer  et  d'ordonner.  En  fait  il  écrivait  clairement  et 
formulait  avec  profondeur.  Il  n'en  exposait  pas  moins  ceux  qui  vou- 
laient le  résumer  à  des  diiiicuUés  invincibles.  Quand  on  le  priait 
d'élucider,  au  lieu  d'une  lampe,  il  prenait  la  pioche  et  creusait  plus 
avant.  Cet  écrivain,  trop  souvent  obscur  par  excès  de  probité,  et  par 
l'effet  d'une  originalité  de  pensée  impérieuse,  était  un  professeur 
des  plus  entraînants  et  des  plus  agissants,  un  improvisateur  d'idées 
contagieuses  et  presque  soudainement  fécondes.  C'est  qu'il  impro- 
visait après  avoir  longuement  préparé.  11  était  de  ceux  qui  pensaient 
toujours. Jl  écoutait  rarement  sans  froncer  le  sourcil,  comme  si,  pour 
donner  accès  à  la  pensée  dautrui,  il  lui  fallait,  au  préalable,  faire 
effort  pour  écarter  la  sienne.  Dur  à  la  tâche  quotidienne,  il  ne  ten- 
tait rien  pour  s'en  alléger  le  poids,  et  l'effort  qu'il  dépensait  à  la 
recherche  prenait  sa  source  dans  une  ardente  passion  pour  la  vérité, 
pour  une  vérité,  redisons-le,  qu'après  avoir  vainement  demandéeaux 
livres,  entendons  aux  grands  livres,  à  ceux  des  maîtres  de  l'esprit 
humain,  il  ne  voulait  obtenir  que  de  la  vie  elle-même. 

De  là  résultait  une  conception  originale  du  métier  de  philosophe. 
Il  s'était  fait  du  philosophe  une  idée  renouvelée  des  grecs.  Il  identi- 
fiait la  philosophie  à  la  sagesse.  Mais  il  voulait  que  cette  sagesse,  au 
lieu  de  rester  à  domicile,  dans  l'âme  où  elle  a  pris  naissance,  se  mît 
au  service  de  tous  et  contribuât  à  l'émancipation  des  esprits,  surtout 
à  celle  des  consciences. 

Le  recueil  qui  paraissait  en  octobre  dernier  est  un  résumé  de 
leçons  de  morale  faites  à  l'École  normale  supérieure  et  en  Sorbonne. 
Quatre  problèmes  y  sont  abordés  :  1°  La  Critique  des  systèmes  de  mo- 
rale; 2°  la  Patrie;  3°  la  Justice;  4°  sous  le  titre  de  Questions  de  phylo- 
sophie  morale,  les  auteurs  du  recueil,  anciens  élèves  de  Rauh  et  qui 
ont  formé  le  livre,  en  s'aidant  de  notes  prises  aux  leçons  de  leur 
maître,  ont  réuni  divers  sujets  d'une  portée  générale.  Tout  est  à  lire 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  253 

et  à  bien  lire.  J'entends  que  pour  bien  lire  on  doit  s'épargner  au 
sujet  de  Rauh  les  questions  ordinaires.  On  serait  par  exemple, 
curieux  de  savoir  ce  qu'il  pense  sur  tel  ou  tel  point  d'histoire  ou  de 
théorie.  Il  ne  faut  pas  en  être  curieux.  Rauh  s'est  tracé  son  pro- 
gramme, et  il  n'a  rien  emprunté  aux  programmes  courants.  Et  il  est 
l'auteur  de  son  programme,  parce  qu'il  est  l'auteur,  l'unique  auteur 
de  sa  méthode,  qui  est  avant  tout  une  méthode  d'enquête  contempo- 
raine où  les  journaux,  les  brochures,  tiennent  autant  de  place  que 
les  ouvrages  proprement  dits.  Soit,  par  exemple,  le  problème  du 
devoir  envers  la  patrie.  Rauh  ne  va  pas  questionner  les  grands 
hommes.  Ils  sont  morts.  Et  ce  qui  méritait  de  vivre,  dans  leur  œuvre, 
a  passé  dans  l'esprit  des  générations  suivantes.  Rauh  va  interroger 
ses  contemporains.  Écoutons-les.  Écoutons-les  tous,  ceux  de  droite 
comme  ceux  de  gauche  et  confrontons  les  réponses.  Nous  nous  aper- 
cevrons que  les  façons  de  répondre  dénotent  au  fond  un  état  de 
l'esprit  public  d'une  complexité,  qu'à  première  vue,  l'on  ne  soup- 
çonnerait guère.  A  droite,  dirions-nous  volontiers,  on  est  patriote  et 
monarchiste.  A  gauche  c'est  le  contraire.  Au  fond  il  n'en  est  rien. 
On  se  trompe  chez  les  monarchistes  et  l'on  y  oublie  que  l'idée  de 
«  la  nation  »  est  d'origine  républicaine  et  révolutionnaire.  On  se 
trompe  du  côté  opposé  quand  on  se  figure  que  le  pacifisme  et  la 
démocratie  marchent  de  pair.  En  1870  les  patriotes  étaient  du  côté 
des  partisans  de  la  Commune.  En  d'autres  termes,  il  faut  faire  table 
rase  des  déductions  nationalistes  et  des  déductions  internationa- 
listes. 

Une  fois  le  terrain  déblayé,  on  s'aperçoit  d'une  chose  :  c'est  qu'à 
l'heure  actuelle  les  sentiments  nationalistes  et  les  sentiments  inter- 
nationalistes ne  sont  étrangers  à  nul  d'entre  nous  et  qu'à  certains 
jours  ils  pourraient,  sans  contradiction,  se  prêter  un  appui  mutuel. 
Le  temps  n'est  pas  très  éloigné  où  l'on  faisait  honneur  à  Napoléon 
d'avoir  répandu  en  Europe  les  idées  de  la  Révolution  française.  Vraie 
ou  fausse,  cette  manière  de  penser,  de  noter  des  sentiments  «  euro- 
péens )),donc  internationalistes,  dont  la  conscience,  à  mesure  qu'elle 
s'exalte,  réagit  sur  l'amour  des  idées  françaises  et  donc  sur  l'amour 
de  la  patrie.  Saint-Simon  et  Auguste  Comte  parlaient  d'une  «  répu- 
blique occidentale  »,  mais  Auguste  Comte  entendait  bien  que  Paris 
devint  la  «  capitale  de  l'Occident  régénéra  ».  N'oublions  pas  que  le 
souvenir  de  Waterloo  obsédait  Armand  Carrel...  Défions-nous  des 
conclusions  globales,  rien  n'est  «  vrai  en  gros  ».  N'allons  pas  nous 
figurer  que  l'avenir  est  au  nationalisme  pas  plus  qu'il  n'est  à  l'inter- 
nationalisme. Ne  rattachons  pas  le  nationalisme  à  de  prétendues 
traditions,  car  ces  traditions  évoluent;  et  ne  nous  laissons  pas  tou- 
cher davantage  par  des  arguments  d'origine  historique  ou  géogra- 
phique. Car  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  puisse  être  tenu  en  échec.  Quant 
au  grand  argument  soi-disant  favorable  à  l'internationalisme  tiré  du 
contact  des  nations  les  unes  avec  les  autres,  lequel  contact,  chaque 


254  l'année  philosophique.  1011 

jour,  gagnerait  en  fréquence  et  en  étendue,  prenez-y  garde!  En 
s'opposant  on  se  pose,  au  mouvement  d'expansion  peut  succéder  un 
mouvement  de  concentration  qui  aiguise  la  conscience  du  moi 
national.  La  multiplication  des  voies  d'échange  ne  prouve  décidé- 
ment rien  contre  la  durée  et  la  vitalité  du  sentiment  patriotique.  En 
définitive,  l'appel  à  la  conscience  collective  ne  suffit  pas  pour  dicter 
à  une  conscience  individuelle  son  devoir  présent,  puisque  le  contenu 
de  cette  conscience  collective  est  en  dernière  analyse  dépourvu 
d'unanimité  véritable. 

Pareillement,  un  rapide  et  superficiel  regard  sur  l'esprit  public 
contemporain  autoriserait  les  inductions  favorables  au  socialisme. 
Après  enquête  (p.  368)  Rauh  conclut  :  «  Rien  ne  montre  que  l'ave- 
nir ne  soit  pas  au  capitalisme.  On  dit  bien  que  le  socialisme  est 
inscrit  dans  la  société  actuelle,  que  la  nécessité  d'une  démocratie 
économique  est  impliquée  par  notre  régime  électif  à  base  large  : 
mais  on  ne  se  pose  pas  la  question  de  date,  on  ne  cherche  pas 
quand  ces  nécessités  logiques  se  réaliseront...  »  Les  faits  ne  per- 
mettent pas  d'augurer  l'avènement  prochain  d'une  démocratie 
sociale.  Il  est  vrai  qu'à  «  la  conscience  sincère,  la  suppression  de 
l'oppression  économique  s'impose  »,  comme  un  idéal,  sans  doute, 
mais  à  ne  pas  renvoyer  au  pays  des  chimères.  Seulement  la  question 
est  complexe  :  si  en  droit  l'idéal  s'impose,  il  s'agit  de  discuter  les 
moyens  de  l'application.  Et  ils  sont  variables  et  ils  ne  sont  pas  immé- 
diatement efficaces... 

En  général,  les  problèmes  que  Rauh  examine  attestent  plus  qu'un 
désir  de  s'éclairer  et  de  s'instruire  sur  les  conditions  ambiantes  de  sa 
solution.  Rauh  était  capable  à  la  fois  d'inquiéter  et  d'éclairer  sa 
conscience.  Et  à  la  manière  dont  il  concevait  et  conduisait  les  en- 
quêtes, il  faisait  preuve  d'une  qualité  rare,  celle  de  faire  rendre  aux 
faits  ce  qu'ils  contiennent,  sans  permettre  à  l'imagination  d'inter- 
venir et  d'ajouter,  soit  à  leur  quantité,  soit  à  leur  qualité.  Sa  méthode 
d'enquête  était  prudente  et  sûre.  Autant  qu'il  m'est  permis  d'en 
juger  elle  était  communicable  et  elle  excellait  à  tenir  les  jeunes 
esprits  en  garde  contre  les  revues  incomplètes  et  les  conclusions  pré- 
maturées. Je  devine  que  si  ce  beau  recueil  d'études  attire  et  attache 
par  l'abondance,  la  richesse  et  la  sincérité  de  l'information,  il  cau- 
sera quelque  surprise  désagréable.  L'enquête  presque  partout  aboutit 
à  une  conclusion  «  problématique  ».  L'auteur  pose  et  dispose  des 
prémisses  :  au  moment  de  conclure,  il  se  tait.  Telle  est  l'apparence, 
convenons-en.  Au  fond,  Rauh  savait  conclure  et  Rauh  savait  agir. 
Seulement,  quand  il  s'adressait  à  la  conscience  d'autrui,  et  qu'il  y 
avait  porté  la  lumière,  il  ne  voulait  pas  décider  en  son  nom.  Rauh 
était  donc  passionnément  individualiste.  Et  il  se  savait  tel.  Et  parce 
qu'il  se  savait  tel,  il  s'était  fait  une  loi  de  réagir  contre  les  erreurs 
inévitables  auxquelles  s'exposerait  une   conscience  soucieuse   de 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  255 

n'écouter  qu'elle-même  et  dont  les  verdicts  devanceraient  l'instruc- 
tion. «  S'instruire  avant  de  conclure  :  mais  une  fois  instruit,  con- 
clure en  son  nom  et  sous  sa  seule  responsabilité  ».  Telle  est  l'une 
des  maximes  constantes  de  notre  collègue.  Rauh,  d'ailleurs,  croyait 
aux  «  vocations  morales  individuelles  »  (p.  33).  En  un  temps  où  l'on 
invite  la  morale  à  s'incliner  devant  la  sociologie,  l'attitude  de  Rauh, 
ce  philosophe  épris  d'actualité,  ne  manque  ni  d'une  belle  audace,  ni 
d'un  franc  anachronisme.  Je  n'en  recommanderais  pas  une  autre 
aux  jeunes  gens  préoccupés  de  l'esprit  de  leur  temps  et  pénétrés  de 
la  nécessité  de  vivre  en  communion  avec  cet  esprit.        L.  D. 


III 

PHILOSOPHIE  DE  L'HISTOIRE, 
SOCIOLOGIE  ET  PÉDAGOGIE 


BIERVLIET  (J.-J.  Van).  —  Premiers  éléments  de  pédagogie  expéri- 
mentale (in-8'^,  F.  Alcan  ;  335  p.). 

M.  Gabriel  Compayré  a  fait  pour  ce  livre  une  excellente  préface. 
M.  Biervliet,  professeur  à  l'Université  de  Gand,  ancien  élève  de 
J.  Delbœuf,  si  j'ai  bonne  mémoire,  et  on  ne  peut  plus  estimé  de  ce 
maître,  a  fait  pour  les  inspecteurs  primaires  de  Belgique  des  confé- 
rences qu'il  a  recueillies  et  imprimées.  Ces  conférences  ont  pour 
objet  la  «  pédagogie  expérimentale  ».  Qu'est-ce  à  dire  ?  la  pédagogie 
expérimentale  consiste  à  entreprendre  la  culture  des  fonctions  men- 
tales de  l'enfant  après  en  avoir  «  vérifié  »,  les  organes  et  le  fonc- 
tionnement. L'ouvrage  de  notre  auteur  a  pour  objet  de  nous  faire 
connaître  ces  moyens  de  vérification.  M.  Biervliet  a  le  don  d'être 
clair,  de  communiquer  ce  qu'il  sait  et  de  n'en  communiquer  que  le 
strict  nécessaire.  Ai-je  besoin  de  dire  qu'en  dehors  des  instituteurs 
et  des  inspecteurs  de  l'enseignement  primaire  de  Belgique  et  de 
France,  les  profanes  y  apprendront  beaucoup?  Nous  sommes  de  ces 
profanes.  M.  Biervliet  nous  a  nettement  résumé  ce  que  Fechner 
avait  entrepris,  et  par  quelles  méthodes  il  nous  a  fait  comprendre 
ce  que  c'est  au  juste  que  la  psychophysique.  Elle  n'est  pas  morte,  ni 
d'une  indigestion  de  faits  ni  d'une  indigence  d'idées,  comme  cer- 
tains le  prétendent.  Elle  est  issue,  en  grande  partie,  d'une  suite 
d'idées  très  bien  liées,  mais  décidément  préconçues,  touchant  l'une 
des  propriétés  essentielles  de  l'activité  psychique  qui  serait  de 
réduire  les  sensations  au  logarithme  des  excitations,  d'idées  que 
l'expérience  était  appelée  à  démentir.  La  psychophysique  de  Fechner 
est  morte  de  ses  erreurs.  Elle  est  donc  morte  de  mort  naturelle...  à 
la  supposer  morte.   Elle   est  morte  d'inanition,  quand  les  services 


236  l'année  philosophique.  1911 

qu'elle  pouvait  nous  rendre  se  sont  trouvés  épuisés.  Car  elle  nous  a 
rendu  des  services.  Elle  a  frayé  la  voie,  nous  dit  M.  Biervliet,  à  la 
psycho-physiologie,  ou  du  moins  lui  a  permis  de  gagner  en  précision 
objective.  Elle  a  donc  bien  mérité  de  la  science.  L.  D. 

BOUCHÉ-LECLERCQ  (A.).  —  L'intolérance  religieuse  et  la  politique 
(in-12,  Flammarion,  Bibliothèque  de  philosophie  scientifique; 
XIl-370p.). 

L'objet  de  cet  ouvrage  est  d'expliquer  pourquoi  dans  l'empire 
romain,  où  toutes  les  religions  étaient  tolérées,  le  christianisme  seul 
fut  persécuté.  Selon  l'auteur,  ce  que  la  politique  impériale  a  persécuté 
dans  le  christianisme,  c'est  l'intolérance  religieuse  qui  caractérisait  le 
monothéisme  judaïque,  intolérance  que  le  prosélytisme  des  premiers 
chrétiens  s'efforçait  de  répandre  dans  le  monde. 

«  J'ai  voulu,  dit-il  dans  un  court  Avant-propos,  dégager  des  faits 
connus  et  mettre  en  lumière,  au  premier  plan,  comme  raison  d'État 
unique  et  suffisant  à  motiver  les  persécutions,  une  idée  simple,  qui 
pût  être  constamment  présente  à  l'esprit  des  chefs  de  l'État  romain. 
Ils  n'ont  pas  eu  besoin  de  connaître  à  fond  le  christianisme  pour 
l'apprécier  assez  bien,  au  point  de  vue  politique,  en  le  tenant  pour 
une  secte  à  la  fois  juive  et  cosmopolite.  Ils  ont  toléré  le  judaïsme 
dans  les  limites  de  la  race,  mais  ils  se  sont  donné  pour  tâche  de  ne 
pas  laisser  les  «  coutumes  juives  »  envahir  la  société  des  Gentils. 

«  C'est  là,  l'idée  maîtresse  que  j'ai  développée.  De  là  la  place  que 
j'ai  faite  dans  le  livre  aux  troubles  et  aux  guerres  de  Judée,  où  les 
empereurs  trouvèrent  à  tout  moment  l'occasion  de  se  confirmer 
dans  leur  opinion.  On  croit  généralement  que  l'État  romain  a  toléré 
le  prosélytisme  juif  pendant  qu'il  persécutait  les  chrétiens.  C'est 
cependant  le  prosélytisme  juif  que  Domitien  a  traqué  tout  d'abord, 
lui  qu'ont  visé  tout  particulièrement  Hadrien^  Antonin  et  S.  Sévère, 
Si  on  l'a  oublié,  c'est  que  la  propagande  judaïque  a  fait  peu  de  résis- 
tance et  que  l'héroïsme  chrétien  a  occupé  toute  l'attention. 

«  Ainsi  comprise,  la  raison  d'État  impose  une  conclusion  para- 
doxale en  apparence  et  surtout  malsonnante  :  à  savoir,  que  l'intolé- 
rance religieuse  importée  dans  le  monde  antique  par  le  judaïsme, 
grosse  de  discordes  passées,  présentes  et  futures,  était  ce  que  les 
empereurs  redoutaient  et  persécutaient  dans  le  christianisme.  Il  n'y 
a  ici  de  choquant  que  le  nom,  contraire  à  nos  habitudes  de  lan- 
gage :  ce  que  j'appelle  intolérance,  on  l'appelle  d'ordinaire  zèle 
religieux  et  on  l'admire  chez  Polyeucte.  J'ai  dû  constater  dans 
l'œuvre  même  des  apologistes,  et  plus  encore  dans  la  polémique 
entre  chrétiens,  l'énergie  de  ce  sentiment,  refoulé  et  tenu  en  échec 
par  les  circonstances,  mais  qui  devait  plus  tard  se  donner  libre 
carrière  {Avant-propos,  p.  x).  » 

Telle  est  la  solution  que  M.  Bouché-Leclercq  donne  au  problème 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  257 

de  philosophie  de  l'histoire  qu'il  s'est  proposé  d'étudier.  Cette  solu- 
tion se  fonde  sur  la  difFérence  incontestable  qui  existe  entre  l'intolé- 
rance inspirée  à  la  conscience  morale  des  individus  et  des  associations 
par  la  foi  religieuse,  et  l'intolérance  purement  politique  résultant  du 
patriotisme  et  du  rôle  que  remplit  l'État  comme  défenseur  de  l'ordre 
social,  de  la  paix  publique  et  du  droit  établi. 

L'ouvrage  de  M.  Bouché-Leclercq  nous  fait  connaître  la  lutte  qui 
s'est  engagée  entre  ces  deux  intolérances  dans  les  premiers  siècles 
de  notre  ère,  et  qui  s'est  terminée  par  la  défaite  de  la  politique 
romaine,  attachée  à  la  tradition  polythéiste,  et  par  le  triomphe  du 
monothéisme  judaïque,  sous  la  forme  chrétienne.  Il  comprend  onze 
chapitres  :  i.  La  religion  et  les  religions  à  Rome  ;  —  n.  Les  réformes 
d'Auguste;  —  m.  Le  gouvernement  de  Tibère;  —  iv.  La  principat  de 
Caligula;  —  v.  Le  principat  de  Claude  ;  —  vi.  Le  principat  de  Néron; 
—  VII.  La  dynastie  des  Flaviens;  —  viii.  Néron  et  Trajan  ;  —  ix.  Le 
siècle  des  Antonins;  —  x.  L'apologétique  chrétienne;  —  xi.  Le  christia- 
nisme aux  ui«  et  iv^  siècles.  Il  n'est  aucun  de  ces  chapitres  qui  ne 
mérite  d'être  lu  avec  la  plus  sérieuse  attention.  Le  grand  intérêt 
qu'offre  l'érudition  indépendante,  mais,  semble-t-il,  judicieuse  et 
impartiale  dont  ils  témoignent,  est  de  donner  un  aspect  nouveau  à 
cette  partie  importante  de  l'histoire,  en  faisant  mieux  comprendre  la 
nature  des  causes  qui  en  ont  déterminé  le  cours. 

BOUGLÉ    (C).    —    La    sociologie    de    Proudhon    (in-12,    Armand 

Colin;  333  p.). 

Voilà  un  ouvrage  dont  les  conclusions,  paraît-il,  sont  de  nature  à 
surprendre.  Les  sociologues  du  temps  présent  se  mettent  en  garde 
contre  ce  précurseur  que  M.  Bougie  vient  de  leur  découvrir.  On  ne 
saurait,  paraît-il  encore,  être  sociologue  et  adversaire  d'Auguste 
Comte.  Or  Proudhon  combattit  Auguste  Comte  dont  les  allures,  plus 
que  les  idées,  lui  déplaisaient  peut-être.  Il  lutta  contre  le  Grand 
Être  de  la  religion  positive  avec  une  énergie  presque  égale  à  celle 
qu'il  déployait  contre  le  Dieu  de  l'Église  chrétienne.  Bien  falote, 
pourtant,  cette  divinité  en  comparaison  avec  l'idole  qu'elle  remplace, 
Le  Dieu  d'Auguste  Comte  n'était  pas  éternel,  c'était  un  Dieu  hebdo- 
madaire et  qui  n'existait  que  par  le  bon  plaisir  de  ses  adorateurs. 
L'anti théisme  de  Proudhon  ne  lui  fit  point  grâce.  D'autre  part,  le  sen- 
timent de  l'individualité,  chez  Proudhon,  d'un  bout  à  l'autre  de  sa 
vie,  demeura  indestructible.  Proudhon,  malgré  qu'il  en  ait,  relève  de 
Kant.  Il  le  combat  sans  merci,  chaque  fois  qu'il  se  souvient  du  Dieu 
de  la  Raison  Pratique.  L'auteur  de  la  Justice  n'en  a  pas  moins  donné 
à  la  France  une  morale  du  type  kantien,  la  première  de  ce  type  qui 
ait  paru  en  notre  pays,  puisqu'elle  devance  la  Science  de  la  Morale 
et  la  devance  de  pas  mal  d'années.  Or,  si  l'on  peut  tenter  une  inter- 
prétation sociologique  de  la  morale  kantienne,  nul  n'oserait  attri- 

PiLLON.  —  Année  philos.  1911.  17 


258  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    19H 

buer  à  Kant  une  sociologie  proprement  dite.  Dans  ces  conditions  un 
livre  tel  que  celui  de  M.  Bougie  tient  de  la  gageure,  ou,  tout  au  moins 
du  paradoxe. 

Telle  est  l'opinion  de  quelques  lecteurs.  Et  je  ne  suis  pas  certain 
que  les  jeunes  sociologues  français  d'aujourd'hui  ne  se  montrent 
empressés  à  la  défendre.  Et  si  M.  Bougie  leur  oppose  des  textes,  ils 
sont  près  de  soutenir  que  l'on  trouve  toujours  des  textes  pour  y 
appuyer  toutes  les  thèses.  D'où  l'on  devrait  conclure  que,  si  Proudhon 
est  sociologue,  il  ne  l'est  pas  «  à  la  mode  de  chez  nous  ».  M.  Bougie 
n'a  jamais  dit  le  contraire. 

Ce  qu'il  prétend  et  qu'il  fonde  sur  des  textes  importants,  textes 
présents  à  un  grand  nombre  de  vieilles  et  aussi  de  jeunes  mémoires, 
c'est  que  la  notion  de  réalité  sociale  fut  presque  constamment  pré- 
sente à  la  pensée  proudhonienne  et  qu'elle  lui  inspira  la  plupart  de 
ses  idées  fondamentales  et  directrices  :  «  Jusqu'au  bout  Proudhon 
reste  sociologue,  et  jusqu'au  bout  individualiste.  Jusqu'au  bout 
encore  il  prétend  justifier  son  individualisme  par  sa  sociologie.  Nul 
n'a  eu  un  sens  plus  vif  de  la  réalité  et  de  la  logique  propres  à  l'être 
collectif.  Nul  non  plus  n'a  été  plus  fermement  attaché  au  droit  égal 
des  individus.  Un  effort  obstiné  pour  fonder  ceci  sur  cela  explique 
la  complexité  de  ses  théories,  qui  les  expose  à  tant  d'interprétations 
divergentes.  Dans  l'histoire  de  cette  pré-sociologie  qui  constitue 
les  systèmes  des  Bonald  et  des  Saint-Simon,  des  Fourier  et  des 
Auguste  Comte,  sa  place  à  part  est  marquée  par  cet  audacieux  pro- 
gramme :  forcer  la  raison  collective  à  consacrer  le  droit  per- 
sonnel »  (p.  329). 

Oui  certes,  Proudhon  est  un  «  rural  »,  un  «  comptable  ».  D'autres 
l'ont  dit.  Ce  que  l'on  n'a  point  assez  dit,  c'est  qu'il  admet  une  force 
collective  :  c'est  qu'il  croit  à  la  réalité  du  «  groupe  *,  en  tant  que 
distincte  de  la  somme  de  ses  individus.  Deux  cents  grenadiers  ont 
dressé  l'obélisque  de  la  place  de  la  Concorde  parce  qu'ils  ont  mis 
leur  force  en  commun.  Remplacez  cet  effort  collectif  par  sa  mon- 
naie en  faisant  travailler  un  à  un  chacun  de  ces  deux  cents  soldats  : 
le  résultat  sera  nul.  Quand  Proudhoa  affirme  que  l'appropriation 
privée  implique  la  confiscation  d'une  valeur  qui  ne  saurait  être 
individuelle,  quand  il  combat  «  l'atomisme  »  que  tout  système  de 
suffrage  sous  entend,  quand  il  nie  qu'une  somme  de  bulletins  de 
vote  ne  représente  pas  l'opinion  de  la  masse  des  électeurs,  il  atteste 
une  foi  robuste  dans  l'efficacité  et  surtout  dans  l'originalité  de  la 
force  collective. 

Ajouterai -je  que,  dans  son  livre,  M.  Bougie  ne  «  plaide  «nullement? 
Il  expose,  il  aligne,  il  constate  et  il  conclut.  Et  je  n'hésiterais  pas, 
pour  mon  propre  compte,  à  lui  donner  raison,  si  j'étais  de  ceux  dont 
l'opinion  en  ces  matières  a  quelque  valeur.  Mais  je  ne  suis  pas  un 
sociologue  pratiquant  —  Chacun  le  sait  et  je  le  sais  avant  tous  les 
autres  —  Cela  ne  m'a  pas  empêché  de  lire  avec  profit  et  plaisir  cet 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  259 

ouvrage  très  réfléchi,  très  bien  ordonné,  d'un  écrivain  dont  les 
idées  percent  et  portent.  Il  m'a  appris  beaucoup  de  choses  sans 
me  contraindre  à  en  désapprendre  dautres,  ce  dont  je  lui  suis  fort 
reconnaissant.  Quand  on  arrive  à  la  vieillesse,  on  est  jaloux  de 
tout  ce  que  la  vie  vous  permet  de  garder,  car  on  sait  fort  bien  que 
ce  qu'il  faut  se  résigner  à  perdre  est  plus  que  difficile  à  rem- 
placer. L.  D. 


BRIDOU  (D'V.).  —L'éducation  des  sentiments  (in-12,  Doin  ;  400  p.). 

il  y  a  beaucoup  de  faits  dans  ce  livre.  Mais  les  faits  manquent  de 
lien  et  le  sujet,  dont  la  matière  est  riche,  n'y  est  que  touché.  Il  l'est 
très  souvent,  avouons-le,  et  le  bon  sens  de  l'auteur  s'y  montre,  un 
bon  sens  qui  n'a  rien  de  gros  et  que  pas  mal  de  sagacité  assaisonne. 
Peut-être  les  généralisations  y  sont-elles  rapides  et,  par  là  même, 
insuffisamment  probantes.  A  la  page  45  il  nous  est  parlé  d'une 
névralgie  faciale  gagnée  par  un  élève  de  Charlemagne  grâce  aux  éloges 
disproportionnés  qu'il  recevait  de  son  maître.  C'était  du  moins  l'opi- 
nion de  l'élève,  et  voici  comment,  malgré  sa  bizarrerie  apparente, 
l'élève,  devenu  homme,  la  justifiait.  Il  réussissait  en  vers  latins,  et 
pour  y  réussir  encore  davantage,  comme  il  avait  le  travail  lent  il 
profitait  des  veillées  facultatives  pour  augmenter  sa  provision  d'hexa- 
mètres. Moralité,  selon  M.  Bridou  :  Ne  flattons  pas  trop  les  élèves. 
D'autre  part,  notre  auteur,  qui  a  lu  l'Enfant  de  Jules  Vallès,  nous 
avertit  des  dangers  de  l'éducation  donnée  au  collège  quand  les 
maîtres  y  sont  ennuyeux  et  durs.  C'est  pour  s'être  morfondu  au  col- 
lège que  Jules  Vallès,  selon  M.  Bridou,  aurait  fait  partie  de  la  Com" 
mune.  On  pourrait  répliquer  à  M.  Bridou  qu'il  y  eut  dans  la  Com- 
mune des  gens  fort  bien  doués  ayant  réussi  dans  leurs  classes  et 
mérité  les  éloges  de  leurs  maîtres.  Décidément  il  faudrait  éviter  de 
tirer  des  conclusions  générales  de  prémisses  particulières.  Le  péché 
est  d'ailleurs  fréquent  et  de  l'apercevoir  chez  les  autres  n'en  garan- 
tit pas  toujours.  L.  D. 


DEPLOIGE  (Simon).—  Le  conflit  de  la  morale  et  de  la  sociologie  (in- 
8«;  Paris,  Félix  Alcan;  424  p.). 

M.  Deploige  étudie  dans  cet  ouvrage  un  conflit  qui  n'est  peut-être 
pas  celui  que  le  titre  ci-dessus  semble  indiquer.  En  dépit  d'une 
phrase  de  M.  Lévy-Buhl  à  laquelle  l'auteur  s'attache,  qu'il  prend 
pour  point  de  départ  de  sa  critique  et  dont  il  exagère  la  portée,  il 
est  douteux  qu'il  y  ait  un  conflit  réel  entre  ces  deux  disciplines  qui 
s'appellent,  l'une  la  morale,  et  l'autre  la  sociologie.  Ce  qu'il  s'agirait 
de  savoir  —  et  ce  serait  vraiment  très  important  —  c'est  dans  quelle 
mesure  et  comment  la  méthode  sociologique  contredit,  en  morale,  la 


260  l'année  philosophique.  1191 

méthode  soit  utilitaire,  soit  sentimentale,  soit  kantienne  ou  néo-cri- 

ticiste. 

Cette  réserve  faite,  le  livre  de  M.  Deploige,  malgré  un  certain  parti 
pris  d'opposition  à  M.  Durkheim,  n'est  pas  sans  contenir  quelques 
critiques  très  sérieuses  de  cette  école  sociologique.  11  la  suit  dans 
son  essai  pour  dissoudre  et  écarter  une  discipline  ancienne  qu'on 
remplacera  par  la  science  des  mœurs  et  un  art  moral  rationnel  (p.  6- 
18),  puis  dans  la  construction  du  système  propre  à  son  chef  princi- 
pal (p.  19-93),  enfin  dans  sa  détermination  de  la  science  des  mœurs 
(p.  94-122).  11  s'efforce  de  reconstituer  la  genèse  du  système  de 
M.  Durkheim  (p.  122-151),  expose  ce  qu'est,  d'après  lui,  la  notion 
allemande  du  réalisme  social  qu'il  veut  retrouver  dans  les  formules 
du  sociologue  français  (p.  152-195),  et  consacre  ses  derniers  cha- 
pitres à  une  critique  du  conflit,  tel  qu'il  se  le  représente,  de  la  morale 
et  de  la  sociologie. 

Nous  avouons  qu'il  nous  importe  assez  peu  que  les  idées  de 
M.  Durkheim  soient  d'origine  allemande  ou  d'origine  française  :  c'est 
la  vérité  ou  la  fausseté  des  idées,  et  non  leur  nationalité  qui  nous 
préoccupe.  Mais  les  affirmations  de  M.  Deploige  ont  amené  entre  lui 
et  le  professeur  de  la  Sorbonne,  une  discussion  qui,  sans  nous 
apprendre  rien  sur  le  conflit  en  question,  est  intéressante  pour  l'his- 
toire de  la  philosophie.  Les  lettres  et  les  réponses  publiées  dans  un 
appendice  n'aideront  pas  à  la  solution  du  problème  moral,  mais  sont 
à  consulter  pour  ceux  qui  veulent  se  rendre  compte  de  la  genèse 
d'un  système  en  vue  et  même  à  la  mode.  Sur  le  fond  des  choses, 
nous  sommes  souvent  tenté  de  donner  raison  à  M.  Deploige  dans 
bien  des  objections  qu'il  oppose  à  M.  Durkheim  ;  mais  nous  sommes 
loin  de  partager  ses  illusions  quand  il  croit  que  rien  n'est  plus  fort 
contre  la  morale  sociologique  que  le  thomisme  et  qu'il  faut  en  reve- 
nir à  la  néo-scolastique. 

DUGAS  (L.)  —  L'éducation  du  caractère  (in-8°,  F.  Alcan,  Biblio- 
thèque de  Philosophie  contemporaine  ;  258  p.). 

Cet  ouvrage  est  la  rédaction  d'un  cours  fait  à  l'Université  de 
Rennes.  11  conclut  en  faveur  d'une  éducation  possible  et  même 
nécessaire  de  la  personne.  Mais  l'auteur  veut  que  la  personne  se 
développe  en  raison  de  ce  qu'elle  est  ;  qu'elle  s'adapte  au  milieu 
social,  qu'elle  se  plie  aux  circonstances  tout  en  restant  ce  que  la 
nature  l'a  faite.  Il  y  a  là  un  équilibre  difficile  à  réaliser  :  assurer  la 
liberté  du  vouloir  tout  en  essayant  d'imprimer  à  la  volonté  une  direc- 
tion contraire  aux  penchants.  «  L'éducation  du  caractère  est  donc  à 
la  fois  négative  et  positive  :  elle  consiste  à  ménager  la  volonté,  à  res- 
pecter son  indépendance,  à  ne  pas  forcer  son  adhésion  et  à  l'as- 
treindre ou  à  obtenir  qu'elle  s'astreigne  d'elle-même  à  l'obéissance, 
à  la  règle,  à  la  discipline  de  l'action  »  p.  242.  Tout  est  vrai  dans  ce 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  261 

passage.  Et  presque  tout  est  vrai  clans  ce  livre.  L'ouvrage  est  d'un, 
homme  de  bon  sens,  de  juste  mesure,  qui  sait  les  diflicultés  et  se 
prépare  aies  combattre,  tout  en  s'attendant  à  la  rencontre  d'obstacles 
nombreux  et  souvent  insurmontables.  Comme  «  introduction  »  à 
l'éducation  du  caractère  l'ouvrage  est  donc  à  recommander.  Ce  n'est 
pourtant  qu'une  introduction.  Nous  ne  sortons  pas  des  généralités 
et  les  éducateurs  qui  ont  de  l'expérience  se  défient  des  généralités  : 
je  ne  suis  pas  sûr  qu'ils  aient  tort.  L.  D. 

GOYAU  (Georges).  —  Bismarck  et  l'Église.  —Le  Culturkampf,  1870- 
1878  (2  vol.  in-12,  Perrin  ;  XXXIV-487  et  435  p.). 

M.  Goyau,  continuant  ses  études  sur  l'Allemagne  religieuse,  expose 
dans  ces  deux  volumes,  la  grande  lutte  du  vainqueur  de  1870  contre 
lÉglise  romaine.  Cette  œuvre,  tout  en  étant  toujours  d'inspiration 
très  catholique  (et  Fauteur  ne  dissimule  jamais  ses  convictions),  est 
marquée  par  un  grand  effort  d'impartialité  et  d'objectivité.  En  tout 
cas,  l'érudition  en  est  extrêmement  riche;  et  s'il  est  prudent  de 
compléter  et,  au  besoin,  de  corriger  cette  histoire  par  d'autres  récits 
ou  documents  d'une  origine  différente,  il  est  impossible  de  ne  pas  la 
consulter  pour  se  faire  une  idée  exacte  des  événements  qui  ont  agité 
les  années  1870  à  1878. 

Il  est  clair  que  l'auteur  n'a  pas  vu  ce  qui.  dans  les  théories  les  plus 
authentiques  de  l'ultramontanisme,  peut  et  doit  inquiéter  les  esprits 
les  plus  libéraux.  Il  n'est  pas  aussi  simple  qu'il  le  croit  de  détermi- 
ner quelle  tolérance  est  due  à  ceux  qui  proclament  à  leur  profit  le 
dogme  de  l'intolérance.  C'est  là  le  trait  —  et  il  n'est  pas  secondaire 

—  qui  manque  à  une  analyse  souvent  très  fouillée  des  sentiments 
politiques  en  Allemagne  et  ailleurs.  Notons,  en  passant,  une  lacune 
analogue  sur  les  raisons  profondes  de  l'anticléricalisme  auquel  le 
parti  républicain  était  contraint  en  France  dans  la  même  période. 
Ces  réserves  faites  —  et  nous  estimons  qu'elles  sont  de  conséquence 

—  l'histoire  racontée  par  M.  Goyau  montre  à  merveille  combien, 
dans  les  sociétés  modernes,  la  lutte  contre  les  prétentions  abusives 
d'une  Église  devient  inefficace  et  même  dangereuse,  quand  elle  sort 
du  droit  et  qu'elle  se  transforme  peu  à  peu  en  une  lutte  contre  les 
consciences  religieuses.  L'expérience  faite  par  l'Allemagne  est  déci- 
sive. L'échec  des  vieux-catholiques  est  également  très  instructif. 
L'État  n'est  pas  de  force  à  créer  des  schismes  ou  à  prendre  en  main 
les  destinées  de  ceux  qui  peuvent  se  dessiner;  sortant  alors  de  son 
rôle,  il  compromet  ce  à  quoi  il  a  l'air  de  s'intéresser. 

L'ouvrage  de  M.  Goyau  n'est  pas  seulement  une  contribution 
importante  à  la  philosophie  de  la  politique  religieuse.  Les  curieux 
de  psychologie  y  trouveront  à  glaner.  Nous  leur  signalons,  en  parti- 
culier, le  chapitre  i'^''  sur  la  religion  de  Bismarck  et,  dans  ce  cha- 
pitre, ce  qui  est  relatif  à  la  conversion  du  futur  chancelier  (p.  1-10) 


262  l'année  philosophique.  1911 

et  à  l'évolution  de  la    religiosité  dans  cette  âme  éprise  de  force 
(p.  18-20). 

GRASSERIE  (Raoul  de  la).  —  De  l'objectif  et  du  subjectif  dans 
la  Société  (in-8o,  F.  Alcan,  75  p.). 

Cette  dissertation  de  soixante-quinze  pages  compactes  a  dû  amuser 
son  auteur  pendant  qu'il  l'écrivait.  Le  sujet  en  est  assez  imprécis.  On 
suitles  idées  avec  peine.  L'auteurne  manque  pas  d'esprit.  Mais  il  abuse 
des  remarques  de  détail.  Et  la  raison  qui  lui  a  mis  la  plume  en  main 
est  souvent  insaisissable.  Ses  définitions  nons  semblent  justes.  L'ap- 
plication qu'il  en  fait  nous  cause  de  trop  fréquentes  surprises.  On 
serait  tenté  de  reprocher  à  l'auteur  d'avoir  pensé  trop  vite  et  d'avoir 
écrit  plus  rapidement  encore.  Çà  et  là  quelques  remarques  assez 
fines  sur  les  hommes  du  temps  présent.  L.  D. 

HARM.\ND  (Jules).  —  Domination  et  colonisation    (in-12,  Flamma- 
rion, Bibliothèque  de  philosophie  scientifique;  370  p.). 

L'auteur  de  cet  ouvrage  y  expose,  en  quatorze  chapitres,  ses  vues, 
qui  nous  paraissent  mériter  la  plus  sérieuse  attention,  sur  le  régime 
qu'il  faudrait,  selon  lui,  appliquer  aux  colonies.  Ce  régime  est  celui 
de  l'autonomie  dont  il  donne  cette  définition  :  la  plus  grande  somme 
d'indépendance  administrative,  économique  et  financière,  qui  soit  com- 
patible avec  la  plus  grande  dépendance  politique  possible. 

«  Par  dépendance  politique,  dit-il,  nous  n'entendons  pas  du  tout 
l'asservissement  des  colonies  à  leur  métropole.  Au  contraire,  nous 
considérons  comme  nécessaire  à  leurs  fins  de  leur  accorder,  avec  un 
statut  intérieur  quasi-indépendant,  une  personnalité  administrative 
et  législative  que  les  nôtres  n'ont  jamais  connue.  Ce  que  nous  vou- 
lons, précisément,  c'est  les  soustraire  à  l'incompétence  et  aux  défauts 
constitutifs  de  l'administration  métropolitaine,  aux  abus  et  aux  maux 
qu'ils  entraînent. 

«  Mais,  par  contre,  ce  que  nous  voulons  aussi,  non  moins  soucieux 
du  bien  delà  Métropole,  c'est  que  ses  dépendances  coloniales,  mises 
en  situation  de  développer,  de  la  manière  originale  qui  convient  à 
chacune  d'elles,  leur  vitalité  économique  et  leur  force  de  résistance, 
soient  hors  d'état  d'intervenir  d'une  manière  quelconque  dans  la 
politique  et  les  finances  de  la  nation  souveraine  (p.  24).  » 

Le  régime  de  l'autonomie  coloniale,  tel  que  le  comprend  M.  J.  Har- 
mand,  appelle  et  exige  la  suppression  de  la  représentation  parle- 
mentaire des  colonies.  Il  tient  —  avec  toute  raison,  croyons-nous, 
—  que  cette  représentation  «  est  incompatible  avec  les  besoins  d'in- 
dépendance de  la  Métropole,  avec  la  justice  que  le  conquérant  doit 
à  ses  sujets  »  ;  que  cette  institution  «  est  impraticable,  ainsi  que  le 
suffrage  politique  d'où  elle  émane  partout  ailleurs  qu'en  des  sociétés 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  263 

homogènes  et  naturelles  »  ;  qu'elle  doit  être  «  remplacée  par  des 
conseillers  ou  commissaires,  les  uns  nommés  par  le  Gouvernement, 
les  autres  élus  par  les  corps  constitués  —  municipalités,  Chambres 
de  commerce  et  d'agriculture,  syndicats  professionnels,  délégations 
financières,  etc.  (p.  26)  ». 

Tous  les  chapitres  de  cet  ouvrage  sont  intéressants  et  instructifs. 
Nous  signalerons  surtout  le  chapitre  xiv,  où  l'auteur  examine  et  dis- 
cute la  question  de  la  représentation  parlementaire  coloniale.  Le 
grand  argument  sur  lequel  il  se  fonde  pour  la  condamner,  c'est  que 
les  dépendances  coloniales  n'ont  pas  le  droit  et  ne  doivent  pas  avoir 
le  moyen  d'influencer  la  vie  nationale  et  la  politique  générale  dans 
la  Métropole. 

LEGENDRE  (Maurice).  —  Le  problème  de  l'Education  (in-12, 

Bloud;  262  p.). 

«  Regardez-les  tous  les  deux,  le  vieillard  et  l'enfant,  par  un  beau 
soir  de  fin  d'été,  dans  un  jardin.  Lassé  de  la  journée  qui  fut  encore 
chaude,  mais  plus  facilement  glacé  par  la  fraîcheur  du  crépuscule 
presque  automnal,  le  vieillard  s'appuie  sur  son  petit-fils.  Mais  s'il  lui 
emprunte  la  vigueur,  il  lui  communique  la  sérénité.  A  l'occident  les 
derniers  feux  étincelants  s'évanouissent  en  une  pâleur  verte,  puis 
violette,  tandis  qu'à  l'orient  la  nuit  monte  de  la  terre  et  déferle  de 
l'horizon  comme  une  marée.  Les  formes  fantastiques  évoquées  par 
l'ombre,  et  le  vol  des  phalènes  qui  traverse  en  dansant  les  dernières 
lueurs  font  frisonner  l'enfant  :  rien  n'est  plein  de  mystère  comme  un 
jardin  le  soir.  Seul,  celui  qui  est  au  soir  de  sa  vie  a  dans  le  cœur 
un  calme  égal  à  la  sérénité  des  choses...  »  La  page  est  jolie.  L'auteur 
est  un  poète.  Il  parle  de  l'enfant  comme  un  poète  en  parle.  Il  voit 
dans  l'enfant  un  être  mystérieux,  plus  près  du  ciel  que  de  la  terre, 
un  créateur  en  son  genre,  qui  crée  par  le  sentiment  et  sur  la  foi 
d'intuitions  mystérieuses,  un  éducateur  dont  il  faut  que  les  parents 
devinent  les  leçons,  pour  lui  rendre  sous  une  autre  forme  ce  qu'ils 
ont  reçu  de  lui.  Je  ne  suis  pas  sur  que  ce  soit  là  le  livre  d'un  péda- 
gogue, mais  c'est  le  livre  d'un  écrivain  distingué,  cœur  tendre,  âme 
religieuse,  attachée  à  la  tradition,  esprit  qui  sait  méditer  et  se 
recueillir. 

Le  livre  de  M.  Legendre  a  été  couronné  par  l'Institut  en  même 
temps  que  celui  de  son  concurrent  M.  Rœhrich,  Les  deux  œuvres 
sont  assez  distantes.  M.  Rœhrich  est  un  homme  de  métier,  de  savoir, 
d'expérience,  et  son  livre  est  un  livre  d'étude.  L'ouvrage  de  M.  Le- 
gendre n'est  pas  très  loin  d'être  quelque  chose  comme  un  «  livre  des 
pères  »,  un  manuel  de  piété  paternelle,  écrit  avec  charme  et  souvent 
avec  onction.  L'homme  y  fait  oublier  l'auteur,  et  je  ne  suis  pas  très 
sûr  que  les  mérites  de  l'écrivain  ne  fassent,  de  temps  à  autre,  oublier 
le  sujet.  C'est  que,  peut-être,  l'unité  de  ces  pages  toujours  délicates 


26i  l'année  philosophique.  1911 

et  souvent  émues,  prend  sa  source  dans  le  sentiment,  plus  encore 
que  dans  la  pensée.  L.  D. 


NOVICOW  (J).  —  La  morale  et  l'intérêt  dans  les  rapports  indivi- 
duels et  internationaux  (in-8",  F.  Alcan,  bibliothèque  de  philoso- 
sophie  contemporaine  ;  241  p.). 

L'objet  de  cet  ouvrage  est  de  démontrer  qu'il  n'existe  aucun  anta- 
gonisme entre  la  morale  et  l'intérêt  individuel,  que  l'idée  de  ce  pré- 
tendu antagonisme  est  une  des  plus  grandes  erreurs  de  l'esprit 
humain,  que  la  morale  et  l'intérêt  sont  des  termes  complètement 
synonymes.  Il  comprend  quatre  livres,  subdivisés  en  dix-huit  cha- 
pitres. Dans  les  quatre  chapitres  du  livre  premier,  l'auteur  établit 
l'identité  de  la  morale  et  de  l'intérêt.  Dans  les  quatre  chapitres  du 
livre  II,  il  réfute  les  objections  que  l'on  oppose  à  cette  identité.  Dans 
les  quatre  chapitres  du  livre  III,  il  explique  la  genèse  de  l'antago- 
nisme, entre  la  morale  et  l'intérêt  et  montre  les  désastreux  effets  de 
l'enseignement  altruiste  de  la  morale.  Dans  les  six  chapitres  du 
livre  IV,  il  traite  de  la  morale  internationale. 

La  thèse  paradoxale  soutenue  par  l'auteur  est  que  la  morale  peut 
être  fondée  uniquement  sur  l'égo'isme.  Voici  en  quels  termes  il  le 
démontre  : 

«  Dès  qu'on  veut  fonder  la  morale  sur  l'altruisme,  on  tombe  immé- 
diatement dans  la  contradiction.  Si  l'altruisme  est  la  base  de  la 
morale,  X  doit  sacrifier  ses  intérêts  aux  intérêts  de  Z,  mais  Z  aussi 
aux  intérêts  de  X.  Or  lorsque  X  accepte  que  Z  sacrifie  ses  intérêts 
pour  lui,  X  est  immoral  puisque,  dans  ce  moment,  il  devient  égo'ïste. 
Il  faut,  pour  que  X  reste  moral,  qu'il  refuse  les  sacrifices  de  Z,  quïl 
empêche  donc  Z  de  pratiquer  l'altruisme.  Mais  si  Z  cesse  de  pratiquer 
l'altruisme,  il  cesse  d'être  moral.  Alors  pour  que  X  soit  moral  (qu'il 
refuse  les  sacrifices  de  Z),  il  doit  empêcher  Z  d'être  moral.  Considé- 
rez les  deux  actions  dans  le  même  temps,  mettez  partout  X  au  lieu 
de  Z,  et  Z  au  lieu  de  X,  vous  aboutissez  directement  aux  inconsé- 
quences les  plus  manifestes. 

«  Au  contraire,  dès  qu'on  rentre  dans  le  domaine  de  l'égoïsme,  on 
retourne  du  coup  dans  la  réalité  et  la  logique.  Lorsqu'on  affirme 
que,  pour  être  moral,  on  n'a  pas  besoin  de  se  préoccuper  des  inté- 
rêts du  prochain,  mais  seulement  des  siens  propres,  on  pose  d'em- 
blée le  pied  sur  le  roc  le  plus  solide.  L'altruisme  est  une  véritable 
abstraction.  Si  l'homme  songeait  plus  aux  autres  qu'à  soi-même,  son 
existence  serait  impossible.  L'altruisme  complet  sort  du  domaine  des 
faits  positifs  (p.  21).  » 

Nous  accordons  sans  peine  à  M.  Novicow  que  l'altruisme,  au  sens 
absolu  qu'il  donne  à  ce  mot,  l'altruisme  qu'il  appelle  complet,  l'al- 
truisme qui  impose  à  chacun  la  préférence  d'autrui  à  soi  en  toute 
occasion,  le  sacrifice  entier  et  constant  de  sa  personne,  ne  saurait 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  265 

être  considéré  comme  le  fondement  de  la  morale.  Pour  être  con- 
forme à  la  morale,  l'altruisme  doit  être  réglé,  limité  par  la  justice, 
soumis  à  la  justice.  Mais  ne  peut-on  pas  dire  qu'il  en  est  de  même 
de  l'égoïsme,  et  ne  doit-on  pas  le  dire  à  plus  forte  raison?  La  cons- 
cience humaine  prononce  que  l'égoïsme  qui  n'est  pas  limité,  dominé 
par  la  justice,  l'égoïsme  qui  veut  ignorer  les  droits  d'autrui  et  ne 
s'en  préoccuper  en  rien,  que  l'indifférence  à  ces  droits  dispose  aies 
violer  sans  scrupule,  l'égoïsme  complet,  en  un  mot,  est  la  négation 
même  de  toute  morale.  Nous  ajouterons  que  nous  croyons,  en  fait, 
la  justice  sans  cesse  méconnue,  atteinte,  blessée  par  l'égoïsme,  et 
non  certes  par  l'altruisme  complet;  que  l'altruisme  complet  est  trop 
rare  pour  être  réputé  bien  dangereux  ;  qu'un  certain  degré  d'al- 
truisme est  nécessaire  pour  que  l'égoïsme  accepte  les  limites  que  lui 
impose  la  justice,  pour  qu'il  consente,  en  ses  mouvements  toujours 
passionnés,  à  reconnaître  et  à  prendre  en  considération  les  droits 
d'autrui. 

Les  chapitres  de  l'ouvrage  de  M.  Novicow  que  nous  avons  lus  avec 
le  plus  d'intérêt  et  qui  nous  paraissent  mériter  particulièrement 
l'attention  sont  ceux  du  livre  IV  sur  la  morale  internationale. 

RICHARD  (Gaston).  —  La  pédagogie  expérimentale 
(in-i2,  Doin;  332  p.).       . 

Livre  complet,  riche  d'idées  et  de  faits,  excellent  répertoire  que  je 
recommande  aux  professeurs  de  science  de  l'éducation,  aux  inspec- 
teurs de  l'enseignement  primaire.  Je  ne  conseillerais  point  à  tout 
instituteur  de  s'en  servir  sans  précautions.  Car  pour  profiter  de  cet 
excellent  recueil  méthodique,  il  faut  être  capable  de  lire  et  de  com- 
prendre la  psychologie.  Tous  nos  instituteurs  français  en  sont 
capables,  dira-t-on,  car  ils  ont  le  brevet  supérieur,  et  qu'à  l'examen 
du  brevet  supérieur,  on  est  interrogé  sur  la  psychologie.  Je  répli- 
querai que  j'ai  interrogé  sur  la  psychologie  au  brevet  supérieur  et 
que  je  sais  à  quoi  m'en  tenir. 

L'idée  dominante  du  livre  est  celle-ci.  L'éducation  a  pour  objet 
de  rendre  obéissant.  L'obéissance  a  pour  effet  de  rendre  passif.  Dès 
lors  l'éducation  est  l'ennemie  de  la  personnalité.  Voilà  le  raisonne- 
ment à  combattre. 

M.  Richard  n'a  pas  de  peine  à  montrer  qu'entre  l'éducation  de 
l'habitude  et  celle  de  la  volonté,  l'antagonisme  est  loin  d'être  de  tous 
les  instants.  Il  touche  à  un  problème  des  plus  délicats,  celui  de 
savoir  si  la  volonté,  en  tant  que  volonté,  est  ou  n'est  pas  apte  à  rece- 
voir des  habitudes.  Parlons  autrement  si  notre  façon  de  parler 
déplaît,  et  disons  qu'on  peut  s'habituer  à  être  attentif.  Et  ceci  est 
d'expérience,  quelles  que  soient,  d'ailleurs  les  théories  philoso- 
phiques de  l'un  ou  de  l'autre  sur  la  volonté,  l'habitude,  l'atten- 
tion..., etc. 


266  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 

«  La  pédagogie  expérimentale,  écrit  M.  Gaston  Richard,  réhabilite 
l'effort,  surtout  l'effort  conscient  et  volontaire.  Elle  tend  à  former 
l'homme  civilisé  à  l'aide  des  procédés  les  plus  expéditifs  que  puisse 
tolérer  un  développement  cérébral  et  organique  qu'il  est  absurde  et 
criminel  d'accélérer.  Si  elle  récapitule  le  processus  de  la  civilisation 
au  bénéfice  de  l'individu,  l'abréviation  consiste  surtout  à  lui  épargner 
les  erreurs  et  les  tâtonnements  qui  ont  accompagné  le  développe- 
ment de  l'espèce.  L'art  éducatif  ne  se  flatte  pas  d'épargner  à  l'enfant 
toute  fatigue  cérébrale  et  tout  effort  mental,  car  la  civilisation  a  con- 
sisté à  substituer  l'effort  mental  et  le  travail  aux  efforts  musculaires 
et  aux  adaptations  organiques  qui  accompagnaient  la  lutte  pour  la 
vie  chez  les  animaux  et  chez  les  plus  lointains  ancêtres  de  l'huma- 
nité. L'art  éducatif  se  propose  seulement  d'exercer  l'enfant  à  l'effort 
mental  de  telle  façon  que  la  fatigue  cérébrale  soit  de  moins  en  moins 
à  craindre,  l'organe  se  fortifiant  avec  l'activité  de  la  fonction, 
(p.  312).  » 

L'auteur  constate  qu'en  France  ou  se  défie  de  la  pédagogie  expé- 
rimentale, qu'on  lui  oppose  son  a  origine  étrangère  »,  qu'une  partie 
de  la  Société  française  «  animée  d'un  esprit  étroitement  traditiona- 
liste »  lui  est  hostile,  qu'il  en  résulte  un  apparent  désaccord  entre 
les  prescriptions  de  cette  pédagogie  expérimentale  et  les  exigences 
temporaires  de  l'éducation  sociale...  etc.  Il  est  possible  que  tout 
n'aille  point,  de  ce  côté,  pour  le  mieux.  M.  Gaston  Richard  n'en  a 
que  plus  de  mérite  à  savoir  le  chemin  hérissé  d'obstacles  et  à  y  mar- 
cher d'un  pied  ferme.  L.  D. 

SABATIER  (Paul).  —  L'orientation  religieuse  de  la  France  actuelle 
(in-12,  Armand  Colin  ;  320  p.). 

Le  nouvel  ouvrage  de  M.  Paul  Sabatier  a  ce  même  charme  qui 
caractérise  ses  autres  livres  et  qui  est  fait  d'une  intelligence  rare  des 
phénomènes  religieux,  d'une  sympathie  toujours  en  éveil  pour  toutes 
les  formes  de  la  vie  spirituelle,  d'une  politesse  infinie  à  l'égard  de 
ceux  dont  il  ne  partage  pas  les  opinions,  d'un  art  exquis  dans  l'érein- 
teraent  aimable.  Il  touche  à  tous  les  aspects  de  la  vie  intellectuelle  et 
morale  dans  notre  pays.  Il  traite  donc  de  philosophie,  et  il  est  vrai- 
ment très  curieux  de  noter  les  combinaisons  parfois  étranges  que 
des  doctrines  très  différentes  peuvent  donner  dans  un  esprit  qui  les 
regarde  d'assez  loin.  La  documentation  sur  les  faits  proprement 
religieux  est  plus  riche  ;  elle  est  très  personnelle  et  révèle  bien 
l'homme  mêlé  de  très  près  aux  mouvements  qu'il  raconte.  Mais,  ici 
encore,  nous  aurions  bien  des  réserves  à  faire.  Le  catholicisme  qui, 
pour  M.  Sabatier,  est  le  plus  réel,  c'est  celui  qui  subit  tous  les  jours 
une  nouvelle  défaite  dans  l'Église,  qui  n'arrive  jamais  à  se  formuler 
et  qui  ne  réussit  qu'à  provoquer  des  coups  d'État  de  l'autorité  et  des 
organisations  inédites  de  compression  dans  l'Église.  Dans  le  protes- 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  267 

tantisme,  il  relève  avec  soin  les  griefs  que  quelques  publicistes  pro- 
testants se  plaisent,  avec  une  sorte  de  manie  fatigante,  à  diriger  sans 
cesse  contre  eux-mêmes  et  contre  leurs  Églises,  et  il  ne  voit  plus 
tout  ce  qu'il  y  a  de  protestantisme  agissant  dans  ces  mêmes  Églises 
beaucoup  plus  intéressantes  qu'il  ne  le  dit,  dans  ce  que  la  France 
libre-penseuse  a  de  meilleur  et  même  dans  ce  modernisme  qui  doit 
tant  aux  infiltrations  désavouées  par  lui.  Ce  qu'il  faut  chercher  dans 
cet  ouvrage,  qui  se  présente  comme  une  enquête  sur  des  phéno- 
mènes actuels,  ce  n'est  pas  précisément  une  objectivité  rigoureuse  ; 
c'est  à  côté  d'une  documentation  très  utile  à  consulter,  le  rêve  ori- 
ginal, paradoxal  et  charmant  d'un  homme  qui  se  représente  avec 
une  précision  de  poète  ce  que  l'orientation  religieuse  de  la  France 
pourrait  être.  Ce  qu'il  y  faut  chercher  —  et  la  chose  en  vaut  la 
peine  —  c'est  surtout  la  psychologie  de  l'auteur,  protestant  de  nais- 
sance et  d'éducation,  artiste  de  tempérament,  catholique  par  senti- 
ment esthétique,  accueillant  à  toutes  les  formes  de  la  vie  spirituelle, 
hostile,  même  avec  parti  pris,  à  tous  les  dogmatismes,  aisément 
sévère  aux  religions  qui  sont,  attentif  et  sympathique  à  celles  qui 
viennent  ou  qui  semblent  venir,  en  quête  d'une  cathédrale  où  un 
prêtre  très  libre-penseur  et  très  mystique  célébrera  les  ofRces  d'un 
christianisme  purement  symbolique. 


IV 

HISTOIRE  DE  LA  PHILOSOPHIE, 
ESTHÉTIQUE  ET   CRITIQUE 

ARCHAMBAULT  (P.).  —  Renouvier  (in-16,  Bloud  ;  60  p.). 

Ce  petit  livre  sur  Renouvier  et  sa  doctrine  est  divisé  en  trois  cha- 
pitres :  I.  La  jeunesse  de  Renouvier  :  premiers  travaux  ;  ii.  Les  Essais 
de  critique  générale;  ni.  La  dernière  philosophie:  le  Personnalisme .  On 
y  trouve  une  analyse  qui  nous  paraît  très  exacte  des  ouvrages  de 
Renouvier,  notamment  des  Essais  de  Critique  générale  et  de  la  Science 
de  la  morale. 

«  La  néo-criticisme,  dit  l'auteur,  dans  une  brève  Conclusion,  tient 
en  ces  deux  idées  essentielles  :  application  universelle  de  la  loi  de 
contradiction,  affirmation  résolue  et  conséquente  de  laliberté, —  deux 
idées  qui  se  tiennent  intimement  d'ailleurs,  car  on  ne  peut  poser  la 
liberté  sans  poser  aussi  des  commencements  absolus  qui  limitent  la 
série  des  causes,  et,  inversement,  si  tout  phénomène  avait  dans  les 
antécédents  donnés  une  raison  déterminante,  il  faudrait  remonter 
à  l'infini  de  cause  en  cause,  sans  jamais  pouvoir  s'arrêter,  pour  abou- 
tir enfin  à  l'absurdité  d'une  série  infinie,  d'un  nombre  qui  n'est  pas 
nombre  (p.  58).  » 


268  L  ANNÉE   PHILOSOPHIQUE.    1011 

M.  P.  Archambault  ajoute  que  «  la  philosophie  contemporaine  se 
trouve  à  bien  des  égards  engagée  sur  des  voies  différentes  de  celles 
tracées  par  Renouvier  »  ;  que  «  la  plupart  des  théories  récentes  de  la 
liberté  sont  résolument  anti-intellectualistes  »  ;  que,  d'après  ces 
théories,  <•  l'activité  et  la  causalité  véritables  transcendent  les  caté- 
gories et  leur  déterminisme  »,  et  que,  par  suite,  «  l'acte  libre  cesse 
d'être  un  coup  d'Etat  et  l'homme  libre  un  empire  dans  un  empire  »  ; 
que,  d'autre  part,  «  le  principe  de  contradiction  et  la  loi  du  nombre 
n'ont  pas  échappé  plus  que  les  autres  formes  intellectuelles  à  la  cri- 
tique ».  Il  donne  raison,  contre  la  doctrine  de  Renouvier,  à  ces  théo- 
ries anti-intellectualistes  qui  sont  aujourd'hui  à  la  mode,  et  à  cette 
critique  de  la  loi  du  nombre,  qui  lui  paraît  «  établir  victorieusement 
que  l'esprit  doit  renoncer  à  toute  certitude  logique  dans  le  domaine 
du  réel,  qu'on  ne  la  trouve  que  dans  l'ordre  des  concepts,  du  cons- 
truit, et  que  notamment  c'est  une  illusion  de  prétendre  résoudre 
les  antinomies  kantiennes  au  nom  du  principe  de  contradiction 
(p.  59)  ». 

Il  est  inutile  de  dire  que,  sur  la  liberté  et  sur  le  principe  du  fini, 
sur  les  catégories  ou  concepts  et  sur  la  solution  des  antinomies  kan- 
tiennes, nous  sommes  très  loin  de  suivre  les  voies  sur  lesquelles 
s'engagent  quelques  philosophes  contemporains.  La  philosophie  de 
Renouvier  a  besoin  d'être  rectifiée  et  complétée  en  quelques  points 
que  nous  tenons  pour  essentiels  ;  mais  les  principes  sur  lesquels  elle 
se  fonde  peuvent,  selon  nous,  résister  sans  peine  aux  théories  anti- 
intellectualistes qui  séduisent  M.  Archambault.  Nous  ne  voyons 
dans  ces  vagues  théories  rien  de  satisfaisant  pour  la  raison.  Nous  ne 
voyons  ni  quelle  idée  précise  peuvent  se  faire  et  donner  de  la  liberté 
ceux  qui  les  soutiennent,  ni  ce  que  peut  être  dans  leur  pensée,  com- 
ment peut  leur  sembler  intelligible  ce  prétendu  domaine  du  réel 
auquel  ils  n'admettent  pas  que  le  concept  du  nombre  et  la  logique 
finitiste  soient  applicables. 

BOUTROUX  (É.MILE).  —  William  James  (in-12,  A.  Colin  ;  142  p.). 

L'objet  de  cette  belle  étude  est  de  faire  connaître  la  vie,  la  person- 
nalité et  l'œuvre  philosophique  de  William  James.  Tous  ceux  qui, 
comme  nous,  ont  connu  l'éminent  psychologue  et  philosophe  amé- 
ricain, applaudiront  à  ce  passage  de  la  courte  biographie  que  lui  a 
consacrée  M.  E.  Boutroux  : 

«  "William  James  apportait  à  l'étude  des  problèmes  de  la  vie  une 
virilité  et  une  hauteur  de  vues  peu  communes.  Il  avait  l'âme  fière  et 
vaillante  ;  et  cette  fierté  se  fondait  sur  une  confiance  candide  dans  les 
commandements  de  la  morale  et  dans  les  élans  généreux  de  la  reli- 
gion. 11  avait  le  sens  de  la  sympathie  et  de  l'amour,  du  sacrifice,  de 
l'ascétisme  qui  trempe  la  volonté,  de  l'héroïsme  dévoué  à  l'idéal 
(p.  19).» 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  269 

M.  Boutroux  étudie  la  philosophie  de  William  James  en  cinq  cha- 
pitres :  I.  La  psychologie  ;  ii .  La  psychologie  religieuse;  m.  Le  prag- 
matisme ;  IV.  Les  vues  métaphyiques  ;  v.  Pédagogie.  Le  chapitre  m  est 
celui  que  nous  avons  lu  avec  le  plus  d'intérêt.  M.  Boutroux  y  fait 
admirablement  comprendre  l'importance  de  l'expérience  religieuse 
dans  la  philosophie  de  James.  Il  y  montre  très  bien,  en  quelques 
pages  qui  témoignent  d'une  rare  pénétration,  comment  cette  phi- 
losophie, par  ses  principes  et  sa  méthode,  se  rapproche  de  celle 
d'Henri  Bergson;  comment  elle  s'en  éloigne  par  le  rapport  qu'elle 
établit  entre  les  autres  expériences  et  l'expérience  religieuse;  com- 
ment, selon  James,  l'objectivité  des  sciences  et  celle  de  la  psychologie 
dépendent  de  l'objectivité  de  l'expérience  religieuse,  considérée 
comme  la  plus  profonde  et  la  plus  riche  des  expériences,  comme 
celle  qui  nous  fait  voir  le  monde  réel  sous  son  aspect  véritable. 

'William  James  et  Henri  Bergson,  dirons-nous  en  terminant  cette 
notice,  professent  également  que  le  réel  ne  peut  être  représenté 
adéquatement  par  les  concepts  intellectuels.  Cette  idée  est  fonda- 
mentale dans  les  deux  doctrines.  Nous  la  repoussons,  en  faisant 
remarquer  qu'il  entre  nécessairement  des  concepts  en  toute  expé- 
rience, et  qu'il  s'agit  de  comparer  les  concepts  mis  en  œuvre  sous  le 
rapport  de  leur  valeur  représentative,  c'est-à-dire  de  distinguer  ceux 
qui  déforment  le  réel  et  ceux  qui  le  représentent  tel  qu'il  existe,  ceux 
qu'il  faut  tenir  pour  subjectifs  et  ceux  dont  il  faut  reconnaître  l'objec- 
tivité. A  l'empirisme  qui  caractérise  les  deux  doctrines  nous  croyons 
pouvoir  opposer  notre  rationalisme  idéaliste  et  finitiste.  Ajoutons 
que  ce  rationalisme,  par  le  rôle  et  la  portée  qu'il  attribue,  dans  la 
représentation,  aux  catégories  supérieures  (personnalité,  liberté), 
rejoint,  en  un  sens  général,  les  conclusions  du  pragmatisme  de 
W.  James.  L'idée  qu'il  nous  donne  de  la  vraie  et  ultime  réalité  du 
monde  n'est  pas  conforme  à  celle  que  s'en  font  les  sciences  dites 
positives  ;  et  elle  n'a  rien  de  contraire  aux  croyances  qui  ont  leur 
source  dans  la  vie  morale  et  religieuse  des  âmes. 

DELVAILLE  (Jules).  —  Essai  sur  l'histoire  de  l'idée  de  progrès  jus- 
qu'à la  fin  du  xviu"  siècle  (in-8'',  F.  Alcan,  Collection  historique 
des  grands  philosophes;  xii-161  p.). 

L'objet  de  cet  important  ouvrage  est  indiqué  par  l'auteur  dans  une 
brève  Introduction  : 

«  Nous  n'avons  pas  l'intention,  dit-il,  d'aborder  ici  le  grave  pro- 
blème qui  porte  sur  la  nature,  le  sens  et  la  valeur  du  Progrès.  Notre 
but  est  plus  modeste  :  nous  voudrions  simplement  considérer  les 
difTérents  points  de  vue  auxquels  s'est  placée  la  pensée  quand  elle 
a  rédéchi  sur  l'histoire  de  l'humanité  et  sur  sa  propre  histoire.  Nous 
demanderons  aux  textes  eux-mêmes  ce  que  les  philosophes  ont 
pensé  des  faits  sociaux  et  du   Progrès,  sans  nous  préoccuper  de 


270  L  ANNEE   PHILOSOPHIQUE.    1911 

savoir  si  telle  civilisation  constitue  ou  non  une  amélioration  relati- 
vement à  telle  autre  (p.  xi).  » 

Il  s'agit,  comme  on  le  voit,  d'une  étude  historique  de  l'idée  du 
progrès,  telle  qu'elle  s'est  manilestée  aux  diverses  époques.  Cette 
étude  comprend  neuf  livres,  qui  témoignent  d'une  très  riche  et  très 
judicieuse  érudition,  et  qui  sont  d'une  lecture  aussi  attrayante 
qu'instructive  :  I.  L'Antiquité  ;  —  II.  Le  Moyen  âge;  —  III.  La  Renais- 
sance; —  IV.  Le  dix-septième  siècle;  —  V.  Les  débuts  du  dlv-huitième 
siècle;  —  VI.  Le  dix-huitième  siècle;  —  VII.  La philoso]/hie  anglaise  du 
dix-huitième  siècle  ;  —  VIII.  La  philosophie  allemande  du  dix-huitième 
siècle  ;  —  IX.  La  philosophie  de  la  Révolution . 

Le  livre  premier  est  celui  qui  nous  a  paru  le  plus  intéressant.  Les 
pages  qu'il  contient  sur  l'idéalisme  juif  méritent  particulièrement 
l'attention.  M.  Delvaille  y  fait  remarquer  que  l'idée  du  progrès  n'est 
pas,  comme  l'a  écrit  Pierre  Leroux,  une  idée  moderne.  Il  montre 
très  bien  que  cette  idée  caractérise  le  prophétisme  juif,  qu'elle  en 
fait  l'originalité,  qu'elle  contraste  avec  l'optimisme  stoïcien,  résigné 
au  développement  éternel  et  fatal  des  événements  du  monde. 

«  L'hébraïsme,  dit-il,  dans  la  Conclusion  du  livre  premier  est 
synonyme  d'Idéal  social,  de  réforme  sociale  ;  et  ses  conceptions 
tranchent  au  milieu  des  théories  philosophiques  des  anciens.  C'est 
le  caractère  du  prophétisme.  On  a  parfois  soutenu  que  l'idéal  pro- 
phétique aurait  été  plutôt  un  recul  de  la  civilisation  ;  les  prophètes 
auraient  demandé,  pour  leur  peuple,  non  pas  la  gloire  des  armes  ni 
les  plaisirs  d'une  civilisation  compliquée,  mais  plutôt  l'existence 
paisible  d'une  nation  exclusivement  agricole  et  la  pureté  des  mœurs 
rustiques.  Peu  importe  ;  il  ont  toujours  apporté  au  monde  des  idées 
nouvelles  :  celle  de  justice  sociale,  de  droit  et  d'un  avenir  meilleur. 
Ils  furent  des  idéalistes,  non  pas  des  rêveurs,  mais  des  esprits  son- 
geant à  réformer  le  monde.  L'histoire  des  idées  nous  montrerait 
plus  tard  les  vestiges  de  cet  esprit  des  prophètes  chez  les  héritiers  de 
leur  religion.  Au  xix°  siècle,  quand  l'esprit  de  réforme  groupa 
autour  de  Saint-Simon  de  nombreux  disciples,  il  y  eut  des  Israélites 
qui  propagèrent  ses  idées  ou  s'inspirèrent  de  ses  doctrines.  On  sait 
quel  rôle  jouèrent  dans  l'école  saint-simonienne  Olinde  Rodrigues  et 
Isaac  Péreire  (p.  92).  » 

Nous  devons  signaler  également  aux  lecteurs  de  V Année  philoso- 
phique les  sept  chapitres  dont  se  compose  le  livre  IV  sur  l'idée  de 
progrès  au  xvn''  siècle,  notamment  le  chapitre  m  {Une  philosophie 
nouvelle  :  Descartes),  le  chapitre  v  {Un  événement  littéraire  :  la  querelle 
des  anciens  et  des  modernes),  et  le  chapitre  vi  [Fontenellc).  M.  Del- 
vaille ne  se  trompe  nullement  quand  il  voit  dans  la  philosophie  car- 
tésienne, dans  la  méthode  du  Cogito,  dans  la  confiance  de  la  raison 
en  elle-même,  qu'implique  cette  méthode,  l'origine  des  doctrines  de 
progrès  qui  se  produisirent  au  xviii°  siècle.  Descartes  n'entendait 
certainement  pas  confondre  l'idée  de  progrès  avec  celle  d'évolution 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  271 

continue  et  nécessaire.  Mais  les  deux  idées  sont  bien  distinctes  aux 
yeux  de  M.  Delvaille  :  le  rapport  de  la  seconde  à  la  première,  tel 
qu'il  l'envisage  dans  son  étude  historique,  est  celui  de  l'espèce  au 
genre.  Et  ce  n'est  pas  à  l'idée  du  progrès,  considéré  comme  évolu- 
tion continue  et  nécessaire,  qu'il  faut,  selon  lui,  attribuer  une  valeur 
historiquement  et  philosophiquement  démontrée  ;  c'est  à  l'idée  du 
progrès  conçu  comme  œuvre  possible  de  la  raison,  de  la  conscience 
morale  et  de  la  liberté. 

DELVAILLE  (Jules).  —  La  Chalotais  éducateur  (in-8°,  F.  Alcan; 

xi-223  p.). 

L'objet  de  cet  ouvrage  fort  bien  documenté  est  de  faire  connaître 
l'œuvre  pédagogique  de  La  Chalotais,  les  idées  qu'il  fut  conduit  à 
exprimer  sur  l'éducation  nationale  par  l'étude  des  Constitutions  des 
Jésuites  et  par  la  critique  de  leur  système  d'enseignement.  «  Notre 
dessein  dit  l'auteur,  est  de  raconter  l'histoire  pédagogique  des 
années  1761-1763  en  parlant  de  La  Chalotais,  et  en  rattachant  ses 
actes,  ses  idées  et  ses  projets  à  ce  qui  se  passait  autour  de  lui  et 
aux  événements  auxquels  il  prit  part  [Introduction^  p.  xi).  » 

Cette  étude  forme  une  contribution  importante  à  l'histoire  des 
idées  pédagogiques  au  xvni^  siècle.  Elle  comprend  dix  chapitres  : 
I.  Les  Comptes  rendus  des  Constitutions  des  Jésuites  ;  —  ii.  La  question 
pédagogique  dans  les  Comptes  rendus  des  Constitutions  des  Jésuites  ;  — 
m.  Les  projets  de  réorganisation  des  études;  iv.  L'Essai  d'Éducation 
nationale  ;  —  v .  Les  idées  directrices  du  livre  ;  —  vi .  Les  principes  d'un  Plan 
d'études  et  V  éducation  jusqu  à  dix  ans; —  vu.  V  éducation  depuis  dix  ans; 
—  viii.  La  Critique  et  la  Logique,  V  Esprit  philosophique,  la  Morale  et  la 
Religion  ;  —  ix.  Conséquences  du  plan  proposé  et  moyens  de  l'exécuter  ;  — 
X.  L'Essai  d'Éducation  nationale  jugé  par  les  contemporains.  Tous  ces 
chapitres  sont  d'une  lecture  attrayante  et  instructive.  Ceux  qui  nous 
ont  offert  le  plus  d'intérêt  et  qui  nous  paraissent  surtout  dignes  d'at- 
tention sont  le  chapitre  v  sur  les  idées  directrices  de  l'éducation 
nationale,  telle  que  l'entendait  La  Chalotais,  et  le  chapitre  vni  sur 
l'esprit  philosophique  et  sur  les  rapports  de  la  morale  et  de  la  reli- 
gion dans  l'éducation. 

Dans  le  chapitre  v  sont  exposées  les  vues  de  La  Chalotais  sur  la 
valeur  de  l'éducation  et  de  la  science.  Ces  vues  qui  se  rapprochent 
de  celles  d'IIelvétius,  sont  absolument  opposées  à  celles  de  Rousseau. 
«  La  Chalotais,  dit  M.  Delvaille,  réfute,  en  passant  le  paradoxe  de 
I^QUsseau  sur  l'inutilité  ou  le  danger  des  sciences  ;  il  le  traite  un 
peu  par  le  mépris,  et  se  contente  d'affirmer  que  le  peuple  le  plus 
éclairé  aura  de  l'avantage  sur  ceux  qui  le  seront  moins;  l'instruc- 
tion le  rendra  meilleur  pour  l'industrie,  peut-être  même  à  la  guerre 
par  son  administration  et  sa  discipline.  Il  y  a  concordance  entre 
l'ignorance  et  le  vice,  comme  le  prouve  l'expérience  des  siècles  ;  au 


272  l'année  philosophique.  1911 

contraire  la  science  doit  mener  les  hommes  à  la  vertu.  C'était  le 
problème  qui  était  discuté  depuis  le  premier  Discours  de  Rousseau, 
et  nous  trouvons  des  allusions  qui  y  sont  faites  autour  même  de  La 
Chalotais.  Celui-ci  prit  position  dans  l'Essai,  et  il  montra  la  valeur 
de  l'exercice,  de  l'application,  de  l'apprentissage.  Il  juge  bon  d'in- 
sister, pour  ne  pas  produire  le  découragement  qui  menace  d'envahir 
même  les  bons  esprits.  L'expérience  démontre  la  valeur  de  l'éduca- 
tion ;  et  puisqu'il  y  a  un  art  de  changer  la  race  des  animaux,  on 
doit  soutenir,  par  analogie,  qu'il  doit  y  en  avoir  un  pour  perfec- 
tionner celle  des  hommes  ;  c'est  cette  institution  qui  peut  nous  con- 
duire à  la  perfection  (p.  107).  » 

Dans  le  chapitre  vni,  nous  voyons  que,  selon  La  Chalotais,  la 
morale  doit  être  considérée  comme  indépendante  de  la  religion.  Il 
faisait  remarquer  que  «  au-dessus  des  différences  de  religions,  il 
y  a  une  loi  générale  de  justice  qui  permet  entre  les  fidèles  de  ces 
religions  un  commerce  de  mœurs  ».  «  La  Révélation,  disait-il,  est  un 
fait  ;  la  Morale  gît  toute  en  droit.  La  Révélation  est  un  droit  divin 
positif;  la  Morale  est  un  droit  divin  éternel  et  immuable  ;  et  si  la 
Révélation  ajoute  des  motifs  surnaturels  pour  que  l'homme  fasse 
encore  mieux  la  distinction  du  bien  et  du  mal,  cette  distinction 
même  vient  de  la  raison  et  de  la  nature  des  choses  (p.  162).  » 

DUPUY  (Paul).  —  Le  positivisme  d'Auguste  Comte 
(in-8°,  F.  Alcan;  353  p.). 

Cet  ouvrage  contient  une  critique  sévère,  très  sévère  de  l'œuvre 
d'Auguste  Comte.  Use  compose  de  quatre  chapitres  :  i.  Comte  savant; 
—  II.  Comte  philosophe;  —  m.  Comte  sociologue  ;  —  iv.  Unité  du  système. 
Il  est  précédé  d'une  Préface  où  M.  P.  Dupuy  n'a  pas  de  peine  à 
montrer  qu'Auguste  Comte  doit  à  Saint-Simon  les  plus  importantes 
de  ses  idées  générales. 

Il  établit  ensuite,  que,  comme  savant.  Comte  a  repoussé  les  idées 
les  plus  fécondes  du  siècle  :  utilité  du  calcul  des  probabilités,  possi- 
bilité de  l'astrochimie,  doctrines  transformistes  (ch.  i)  ;  —  qu'en 
refusant  toute  valeur  à  l'observation  de  conscience,  il  supprimait  le 
véritable  domaine  de  la  philosophie  (ch.  ii)  ;  —  que  sa  sociologie  est 
caractérisée  par  la  négation  de  l'individu  et  du  droit  individuel  et, 
par  suite,  radicalement  opposée  au  libéralisme  politique  et  écono- 
mique (ch.  [Il);  —  enfin,  que  son  système,  où  sont  appliquées  suc- 
cessivement la  méthode  objective  et  la  méthode  subjective  manque 
absolument  d'unité  (ch.  iv). 

Nous  citerons  le  passage  suivant  qui  résume  le  jugement  de 
M.  P.  Dupuy  sur  le  positivisme  comtiste  : 

«  Comte  tenait  essentiellement  à  lunité  de  son  système  et  il  a 
maintenu  cette  assertion,  malgré  toutes  les  preuves  du  contraire. 
Dans  sa  philosophie,  il  y  a  évidemment  deux  choses  à  distinguer  : 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  273 

le  but  et  le  moyen  :  le  but,  qui  est  de  réformer,  de  régénérer  la 
société,  et  le  moyen,  ou  la  science,  qui  doit  être  refondue  elle-même 
pour  donner  à  la  politique  cherchée,  ou  physique  sociale,  une  base 
inébranlable.  Cela  étant,  parti  du  monde  pour  aller  à  l'homme,  il  a 
dû  faire  et  a  fait  de  la  méthode  objective.  C'était  son  idée  première, 
après  avoir  été  celle  de  son  maître  Saint-Simon,  et  il  s'y  est  con- 
formé. Mais  une  fois  arrivé  à  l'homme,  pendant  le  cours  de  son 
premier  grand  ouvrage,  il  comprend  la  nécessité  de  descendre  de 
l'homme  au  monde,  ce  qu'il  appelle  faire  réagir  la  sociologie  sur 
les  sciences  naturelles.  Alors  il  a  recours  à  une  méthode  subjective, 
complément  indispensable,  dit-il,  de  la  méthode  objective. 

n  Je  crois  avoir  démontré  qu'il  y  avait  eu  là  un  véritable  défaut 
de  logique,  puisque  le  positivisme,  en  poursuivant  son  but  de  cons- 
tituer la  physique  sociale,  devait  y  arriver  précisément  par  l'emploi 
de  la  méthode  objective,  la  seule  appropriée  pour  une  physique 
méritant  son  nom.  Or,  c'est  tout  le  contraire  qui  est  arrivé.  Puis,  la 
sociologie,  obtenue  par  la  méthode  subjective,  étant  devenue  une 
religion,  s'assimile  si  bien  les  sciences  naturelles,  en  les  régénérant, 
mathématiques  comprises,  qu'elles  deviennent  toutes  des  œuvres 
d'amour,  dont  les  lois  constituent  la  dogmatique  de  la  religion  nou- 
velle (p.  323).  » 

Le  défaut  d'unité  du  positivisme  comtiste  ne  peut  vraiment  être 
contesté.  Il  y  a,  peut-on  dire,  deux  philosophies  dans  l'œuvre  de 
Comte.  La  seconde,  celle  de  la.  Politique  positive  et  de  la.  Synthèse  sub- 
jective, est,  par  le  pragmatisme  moral  et  religieux  qui  la  caractérise, 
en  contradiction  avec  la  méthode  et  les  principes  généraux  de  la 
première,  tels  qu'Auguste  Comte  les  avait  d'arbord  compris,  en  sui- 
vant et  appliquant  dans  son  Cours  de  philosophie  positive,  les  vues  de 
son  maître  Saint-Simon.  Nous  ajouterons  qu'elle  est  en  contradic- 
tion avec  toute  idée  de  fonder  la  philosophie  morale  et  sociale  sur 
les  sciences  d'observation  ;  que  son  originalité  est  précisément  de 
mettre  en  lumière  l'impossibilité  d'une  telle  construction,  l'impos- 
sibilité d'une  philosophie  qui  ne  se  composerait  que  de  généralités 
scientifiques  ;  qu'elle  peut  ainsi  faire  comprendre  la  nécessité  de 
distinguer,  de  séparer  la  philosophie  de  la  science  proprement 
dite;  que,  par  là,  malgré  les  absurdités  qu'il  est  facile  d'y  relever, 
elle  ne  laisse  pas  d'offrir  un  réel  intérêt  et  de  mériter  l'attention 
des  philosophes. 

FAGUET  (Emile).  —  L'art  délire  (in-12,  Hachette). 

J'ai  pour  ce  livre  une  prédilection  invincible  et  il  ne  faudrait  pas 
me  prier  beaucoup  pour  me  le  faire  déclarer  un  chef-d'œuvre.  L'au- 
teur n'a  rien  écrit  de  plus  soutenu,  de  mieux  distribué  :  et  la 
richesse  des  idées  y  est  constante,  leur  justesse  aussi,  leur  origina- 
lité pareillement.  Cet  «  art  de  lire  »  n'est,  en  son  fond,  qu'un  art  de 

PrLi.oN.  —  Année  pliilos.  1911.  18 


274  l'année  philosophique,  daii 

penser  en  s'aidant  des  maîtres.  Et  c'est  un  art  véritable  dont  les 
préceptes  peuvent  s'apprendre,  mais  ne  s'appliquent  point  d'eux- 
mêmes  tant  s'en  faut.  Nous  ne  saurions  entrer  dans  le  détail  de  ces 
préceptes.  U  en  est  qui  concernent  la  lecture  des  «  livres  d'idées  »  ; 
d'autres  se  rapportent  aux  «  livres  de  sentiment  ».  Puis  l'auteur 
s'interroge  sur  la  meilleure  façon  de  lire  les  poètes.  Il  n'a  pas  tort 
quand  il  juge  que  la  poésie  n'est  parfaitement  comprise  qu'à  une 
condition  :  c'est  que  l'on  s'y  soit  exercé  soi-même.  Bref,  M.  Faguet 
entend  la  lecture  au  sens  plein  du  mot.  Ainsi  entendue,  la  lecture 
devient  une  collaboration  véritable. 

Je  signale  au  passage  de  curieuses  et  fécondes  réflexions  sur  le 
profit  dont  peuvent  nous  être  les  écrivains  obscurs  et  les  écrivains 
médiocres,  même  si  nous  ne  parvenons  pas  à  les  éclaircir  ni  à  nous 
faire  de  leurs  talents  une  opinion  moins  défavorable.  L.  D. 

GAULTIER  (Paul).  —  La  pensée  contemporaine. 
Les  grands  problèmes  (in-i2,  Hachette  ;  vui-312  p.). 

L'objet  de  cet  ouvrage  est  indiqué  par  l'auteur  dans  un  court 
Avertissement  : 

«  J'ai  pris  prétexte,  dit-il,  de  quelques-uns  des  travaux  les  plus 
marquants  de  notre  époque  pour  étudier  les  principaux  problèmes 
qui  se  présentent  aujourd'hui  avec  plus  d'acuité  que  jamais.  Sous 
laforme  la  plus  claire,  la  plus  vivante,  et  la  plus  concise  que  j'ai  pu, 
j'ai  tâché,  sinon  d'apporter  des  solutions,  du  moins  d'indiquer  des 
voies  (p.  vu).  » 

M.  P.  Gaultier  expose  et  examine  en  douze  chapitres,  qui  se  lisent 
tous  avec  intérêt,  quelques-unes  des  doctrines  où  se  manifestent, 
en  notre  temps  et  dans  notre  pays,  les  tendances  des  esprits  philo- 
sophiques. Il  interroge  tour  à  tour  la  pensée  contemporaine  sur  la  Co7i- 
vention  dans  les  Sciences  (ch.  i);  —  sur  la  Réalité  du  monde  sensible 
(oh.  Il)  ;  —  Sur  la  Vie  intérieure  (ch.  m)  ;  —  sur  ['Originalité  du  Sen- 
timent (ch.  iv)  ;  —  sur  le  Règne  de  la  Liberté  (ch.  v)  ;  —  sur  la 
Beauté  de  lArt  (ch.  vi)  ;  —  sur  la  Vérité  de  la  Morale  (ch.  vu)  ;  —  sur 
la  Réforme  sociale  (ch.  viii)  ;  —  sur  les  Nécessités  politiques  (ch.  ix)  ; 
—  sur  la  Fin  du  Monisme  (ch.  x)  ;  —  sur  ï Avènement  du  Pluralisme 
(ch.  xi);  —  sur  la  Valeur  de  l'Action  (ch.  xii). 

Nous  signalerons,  comme  appelant  particulièrement  l'attention  des 
philosophes,  les  chapitres  i,  ii,  iv,  v,  x  et  xi.  Les  conclusions  de 
M.  Gaultier  sur  l'originalité  du  sentiment,  sur  le  règne  de  la  liberté, 
sur  le  monisme  et  le  pluralisme  nous  paraissent  judicieuses  et 
bien  motivées.  Quant  aux  vues  qu'il  exprime  sur  les  conventions 
dans  les  sciences  et  sur  la  réalité  du  monde  sensible,  et  qui,  si  nous 
ne  nous  trompons,  s'accordent  entièrement  avec  celles  de  M.  Henri 
Poincaré  et  celles  de  M.  H.  Bergson,  elles  ne  peuvent  être  admises 
sans  réserves. 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  275 

Il  n'est  pas  nécessaire  dirons-nous,  pour  nier  la  réalité  du  monde 
sensible,  la  réalité  non  seulement  des  qualités  secondaires,  mais 
encore  des  qualités  primaires  des  corps,  la  réalité  de  l'étendue 
pleine  et  de  l'étendue  vide,  de  faire  appel  au  commodisme  du.  premier 
et  à  Vintuitionm'sme  du  second.  On  peut  très  bien,  avec  Kant,  voir 
dans  l'espace  euclidien  la  forme  apriorique  de  notre  sensibilité,  tout 
en  lui  refusant  la  réalité  objective  ;  et  l'on  peut  très  bien  le  tenir 
pour  subjectif  et  irréel,  sans  être  obligé  de  penser,  avec  M.  H.  Poin- 
caré,  qu'il  «  n'est  pas  autre  chose  qu'un  cadre  utile  fabriqué  par 
nous,  que  nous  pourrions,  à  la  rigueur  échanger  contre  un  autre 
(p.  10)  »,  et,  avec  M.  H.  Bergson,  que  cette  construction  dans 
notre  esprit  «  repose  sur  une  qualité  réelle  :  l'extensité,  propriété 
elle-même  du  mouvement  (p.  46)  ».  Nous  ne  saurions  partager  l'ad- 
miration de  notre  auteur  pour  cette  idée  qui  lui  paraît  profonde  et 
qui  est  assurément  nouvelle  et  originale  :  que  «  le  mouvement  n'est 
plus  le  transport  d'un  mobile  sur  un  parcours  en  quelque  façon 
préexistant  »  ;  qu'il  est  «  moins  le  transport  d'une  chose  que  d'un 
état  »  ;  que,  «  réel  et  indivisible  à  titre  de  qualité  pure,  il  est  un 
absolu  qu'il  faut  prendre  tel  que  nos  sens,  dépouillés  des  percep- 
tions acquises,  nous  l'offrent  »  ;  que  «  c'est  de  lui,  au  vrai,  que  pro- 
cède l'étendue  qu'il  semble  parcourir». 

Bref,  M.  Gaultier  suivant  la  doctrine  bergsonienne,  veut  que 
l'étendue  spatiale  soit  produite,  créée,  non  supposée  par  le  mouve- 
ment; c'est-à-dire  que  les  rapports  établis  (nécessairement,  semble- 
t-il),  parla  pensée,  entre  le  mouvement  et  l'étendue,  soient,  dans  la 
réalité,  intervertis.  Il  n'hésite  pas  à  admettre  cette  interversion, 
sans  se  demander  si  elle  n'ôte  pas  toute  espèce  de  sens  aux  mots 
étendue  et  mouvement,  et  s'il  est  vraiment  possible  de  la  concevoir. 

Il  y  a  une  doctrine  philosophique  contemporaine  que  M.  Gaultier 
n'a  pas  cru  devoir  interroger  sur  les  grands  problèmes  :  l'idéalisme 
néo-criticiste  et  néo-monadiste.  Cette  doctrine  n'est  pas  anti-intel- 
lectualiste comme  l'intuitionnisme  bergsonien  ;  mais  il  ne  devait 
pas  ignorer  qu'elle  est,  par  ses  principes,  absolument  opposée  aux 
formes  nouvelles  qu'a  prises  le  vieux  matérialisme  sous  les  noms  de 
naturalisme,  de  positivisme,  d'évolutionnisme.  Peut-être  aurait-il  pu 
lui  accorder  une  certaine  importance  et  lui  consacrer  quelques 
pages  de  son  livre. 

HÉMON  (Félix).  — Bersot  et  ses  amis  (in-12.  Hachette;  356  p.). 

Bersot  fut  le  moraliste  par  excellence,  ami  des  sages  et  de  la  sagesse, 
mais  non  d'une  sagesse  silencieuse  et  rentrée  en  elle-même.  Il  aimait 
à  regarder  vivre  et  à  vivre  les  yeux  ouverts  sur  ses  semblables  et 
sur  lui-même.  Il  enseigna  tant  qu'il  crut  pouvoir  se  le  permettre.  Il 
eût  enseigné  vraisemblablement  jusqu'à  la  vieillesse,  sans  une  cons- 
cience dont  il  savait  écouter  la  voix  et  qui  lui  fît  quitter  la  chaire  de 


276  l'année  philosophique.  1911 

philosophie  du  lycée  de  Versailles,  après  les  événements  de  18ol. 
Élève  et  disciple  de  Cousin,  il  resta  fidèle  à  la  personne  et  même 
aux  idées  de  son  maître.  Il  fut  quand  même  un  disciple  personnel 
capable  doser  déplaire  sans  trembler  à  l'avance  devant  un  fronce- 
ment de  sourcil  possible  ou  un  geste  de  mauvaise  humeur.  Quand 
on  a  feuilleté  la  correspondance  de  Cousin  on  est  confondu  du  pou- 
voir souverain  qu'exerçait  cet  homme  sur  les  esprits  et,  chose  plus 
grave,  sur  les  caractères.  Ernest  Bersot  eut  l'art  d'être  à  la  fois  très 
déférent  et  très  indépendant.  On  sait  qu'il  dirigea  l'École  Normale 
de  1871  à  1880,  avec  quelle  rare  maîtrise  il  la  dirigea,  comment  ily 
mourut,  après  de  longues  années  de  lutte  contre  le  mal,  et  avec  quel 
héroïsme  il  reçut  le  coup  de  la  mort. 

La  partie  la  plus  intéressante  du  livre  de  M.  Hémon  est  celle  où  il 
nous  montre  Bersot  luttant  contre  l'autorité  ecclésiastique,  contre  le 
proviseur  du  lycée  de  Bordeaux,  contre  le  recteur  de  l'Académie. 
On  eût  voulu  la  destitution  de  ce  profeseur  coupable  de  n'avoir  point 
assez  admiré  Lacordaire.  Bersot  combattit  de  pied  ferme,  ardent  à 
la  riposte.  Il  fut  déplacé.  On  l'envoya  à  Dijon  suppléer  à  la  Faculté 
des  Lettres  le  professeur  de  philosophie.  Il  ne  semble  pas  avoir 
goûté  ce  genre  d'enseignement  auquel  ses  don?  d'observateur  et  de 
psychologue  pratiquant  le  prédisposaient.  Mais  il  était  plus  avide  de 
former  de  jeunes  esprits  que  de  distraire  un  public  de  curieux  et 
de  désœuvrés.  Il  rentra  dans  l'enseignement  secondaire,  au  lycée  de 
Versailles.  C'est  à  Versailles  qu'il  vécut  tant  que  dura  le  second 
Empire.  C'est  à  Versailles  que  Jules  Simon  vint  le  chercher  pour  le 
conduire,  rue  d'Ulm,  à  la  direction  de  l'École  Normale  Supérieure. 

Ily  avait  beaucoup  ànous  apprendre,  non  point  sur  ceux  dont  Ber- 
sot était  l'ami,  car  ils  ont,  tous  ou  presque  tous,  des  noms  illustres, 
mais  sur  le  prix  que  ces  hommes  illustres  attachaient  à  l'amitié  d'un 
homme  tel  que  Bersot.  On  l'écoutait  toujours  et  on  le  consultait  sou- 
vent. Il  acceptait  d'être  mêlé  à  la  vie  publique,  mais  il  entendait 
rester  en  dehors  de  la  vie  politique.  Un  ami  dont  les  circonstances 
ne  feront  jamais  un  compétiteur  ni  même  un  émule  ne  se  ren- 
contre pas  tous  les  jours.  Bersot  était  cet  ami-là.  —  Le  livre  de 
M.  Hémon  est  donc  le  bienvenu  à  tous  égards.  Il  est  d'un  écrivain 
pénétrant  et  d'un  observateur  avisé.  J'en  ai  rarement  lu,  du  même 
genre  qui  m'aient  fait  autant  de  plaisir.  L.  D. 

HERBIGNY  (Michel  d).  —  Un  Newman russe.  Vladimir  Soloviev 
(in-12,  G.  Beauchesne,  xvi-336  p.). 

M.  Michel  d'Herbigny  nous  fait  connaître,  dans  les  onze  chapitres 
dont  se  compose  cet  ouvrage,  la  vie  et  l'œuvre  d'un  écrivain  russe, 
philosophe  et  théologien,  que  ses  réflexions  conduisirent  à  prêcher 
l'union  de  son  Église  avec  l'Église  catholique  et  que  l'on  a  pu  com- 
parer à  Newman.  Voici  les  titres  de  ces  onze  chapitres  :  i.  Newman 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  277 

et  Soloviev  :  contrastes  et  analogies; —  ii.  Le  milieu  russe  ;  —  m.  La  for- 
mation ;  —  IV.  Le  professeur  ;  —  v.  L'écrivain;  —  vi.  Le  philosophe  : 
le  logicien  ;  —  vu.  Le  philosophe  :  le  moraliste  ;  —  viii.  Les  débuts  du 
théologien  ;  —  ix.  L'évolution  du  théologien  ;  —  x.  Les  conclusions  du 
théologien;  — xi.  L'ascète.  Ceux  que  nous  avons  lus  avec  le  plus  d'in- 
térêt et  qui  nous  paraissent  mériter  particulièrement  l'attention 
sont  les  chapitres  vi  et  vu,  où  l'auteur  analyse  deux  ouvrages  philo- 
sophiques importants  de  Soloviev  :  Les  principes  philosophiques  d'une 
science  intégrale  et  La  Jusification  du  Bien.  Nous  citerons  le  passage 
suivant  sur  le  premier  de  ces  ouvrages  : 

«  Ce  traité  {Les  Principes  philosophiques  d'une  science  intégrale)  où 
les  idées  s'entassent  avec  une  densité  qui  déconcerte,  ressemble  à 
un  Discours  de  la  Méthode  qui  poursuivrait  son  enquête  et  dévelop- 
perait ses  conclusions  dans  tous  les  domaines  de  l'activité  humaine  : 
nature  et  théorie  de  la  connaissance,  sa  valeur  logique  et  métaphy- 
sique, ses  conditions  et  ses  conséquences  psychologiques,  son 
influence  sur  l'action  individuelle  et  sur  tous  les  genres  de  cohésion 
sociale. 

«  Empirique  ou  scientifique,  la  connaissance  qui  se  limite  aux 
faits,  aux  phénomènes  du  monde  extérieur,  sera  utilitaire;  elle  ser- 
vira les  intérêts  matériels  de  l'humanité  et  développera  la  société 
économique.  Si  elle  remonte  aux  idées  générales,  aux  principes  et  à 
leur  rapport  logique,  la  connaissance  devient  philosophie.  La  phi- 
losophie mène  la  raison  plus  haut  que  ne  faisait  la  science  utili- 
taire des  faits;  mais  si  elle  ne  tend  pas  à  se  surpasser  elle-même, 
si  elle  refuse  toute  autre  lumière,  elle  s'arrête  en  des  jeux  tout  sub- 
jectifs de  l'esprit,  elle  s'amuse  au  côté  formel  des  idées  et  des 
vérités;  l'esprit  repoussera  logiquement  la  valeur  objective  des 
idées  tant  quil  refusera  de  demander  à  la  théologie  s'il  existe  une 
essence  absolue  et  ce  qu'elle  est. 

«  Les  tendances  de  l'homme  correspondent  à  ces  trois  degrés  de 
connaissance.  Dans  l'ordre  social  les  appétits  organisent  les  rapports 
économiques  pour  un  rendement  toujours  plus  intensif  du  travail  ; 
un  certain  attrait  idéal  vers  l'ordre  détermine  entre  les  travailleurs 
un  ordre  juridique  et  légal,  il  soumet  à  un  gouvernement  cette 
société  policée  ;  enfin  l'aspiration,  d'ordre  fhéologique,  vers  une 
existence  éternelle  et  absolue  oriente  l'homme  vers  une  société  reli- 
gieuse. 

«  L'activité  sensible  elle-même  manifeste  la  même  gradation  :  elle 
peut  s'enlizer  dans  les  jouissances  matérielles  et  ne  demander  que 
le  progrès  technique  des  métiers  pour  accroître  son  bien-être  ;  elle 
peut  souhaiter  et  favoriser  l'expression  esthétique  de  l'idée  par  les 
beaux-arts  ;  elle  peut  enfin  se  prêter  à  une  communication  mys- 
tique avec  le  monde  transcendant  (p.  111   etsuiv.).  » 


278  L  ANNEE    PHILOSOPHIQUE.    1911 


JACOB.  (B).  —  Lettres  dun  philosophe  (in-12,  Cornély  ;  214  p.). 

M.  Beuglé,  ami  de  B.  Jacob,  Breton  comme  lui,  a  fait  précéder  le 
recueil  d'une  fort  jolie  étude.  Il  a  ressemblé  ses  souvenirs  et  nous  a 
laissé  de  celui  dont,  môme  les  plus  vieux,  parmi  nous,  vénèrent  la 
mémoire,  un  portrait  des  plus  vivants.  Ce  qui  caractérisait  Jacob 
c'était  une  rare  aptitude  à  convertir  en  viatique  les  réflexions  qu'il 
glanait  dans  les  livres  et  qui  séjournaient  dans  son  esprit.  Il  avait  le 
don  de  tirer  parti  du  moindre  événement,  du  moindre  incident.  Les 
philologues  se  plaisent  à  dire  qu'en  philologie  il  n'est  point  de 
«  petits  laits  ».  En  morale,  pas  davantage,  pour  qui  sait  voir  et  penser 
tout  à  la  fois. 

Quand  des  hommes  de  cette  nature  enseignent,  ils  agissent  bien 
plus  par  ce  qui  émane  de  leur  personne  que  par  ce  qui  sort  de  leur 
lèvres.  On  est  avide  de  les  voir  autant  que  de  les  entendre. 
Les  voir  suffit  parfois,  pour  ranimer  la  volonté  de  vivre  là  où  elle 
est  défaillante.  Quand  des  hommes  de  cette  nature  écrivent  des 
lettres  et  aiment  à  en  écrire,  c'est  surtout  dans  leur  correspondance 
qu'ils  se  montrent  tout  entiers.  Il  n'est  pas  loin  d'en  être  ainsi  de 
Jacob.  Ses  lettres  nous  en  apprennent,  sur  son  esprit  et  sur  sa  per- 
sonne, beaucoup  plus  que  ses  deux  livres,  dont  l'un,  Devoirs,  pour- 
tant est  de  premier  ordre,  dont  l'autre,  Potir  lÉcole  laïque,  est  un 
chef-d'œuvre.  Jacob  était  socialiste  de  tendances  et  de  conscience. 
Mais  il  avait  le  sentiment  des  difficultés  presque  invicibles  que  sou- 
lèverait une  application  hâtive  du  régime  socialiste.  Et  plus  il  reflé- 
chissait sur  ces  difficultés,  plus  il  s'inquiétait.  Mais  il  était  de  ceux 
qui  savent  s'inquiéter  sans  faiblir  et  ralentir  leur  démarche  sans 
faire  le  moindre  pas  en  arrière. 

Les  lettres  de  Jacob  sont  adressées  :  à  M.  Le  Gai  la  Salle,  ancien 
député  des  Côtes  du  Nord,  ami  de  J,  Lequier  et  de  Renouvier  ;  à 
M.  Mongin  professeur  de  l'Université  mort  un  an  après  Jacob,  esprit 
des  plus  distingués,  nature  des  plus  hautes.  Une  lettre  à  l'amiral 
Réveillère  équivaut  à  une  seconde  préface  au  livre  :  Devoirs.  Deux 
autres,  les  dernières  du  recueil,  sont  écrites  à  d'anciennes  élèves  de 
Sèvres  et  de  Fontenay,  Voici  comment  se  termine  la  lettre  à  la 
Sévrienne  :  «  Vous  avez  raison  de  penser  du  mal  de  la  maladie.  Les 
chrétiens  l'ont  vantée  et  c'est,  ce  me  semble,  une  de  leurs  erreurs. 
La  maladie  est  mauvaise,  non  seulement  par  elle-même,  mais  par 
ses  conséquences  naturelles;  elle  tend  à  renverser  l'échelle  normale 
des  valeurs.  Lorsqu'on  a  passé,  comme  moi,  quinze  jours  sans 
manger,  on  n'a  piesque  plus  qu'un  désir  animal,  celui  de  s'éveiller 
un  matin  avec  de  l'appétit.,,  »  (p.  207), 

Voici  un  jugement  bien  personnel  sur  Renan  ^  :  «  Il  nous  a  beau- 

1.  La  lettre  est  écrite  à  la  suite  d'un  banquet  en  l'honneur  de  Renan. 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  279 

coup  parlé  de  ses  souvenirs  d'enfance  à  Brébat,  de  ses  rapports  avec 
le  curé  d'alors,  qui  était  très  bon  parleur,  mais  qui  s'inquiétait  de  le 
voir  si  absorbé  dans  des  études  inutiles...  Notre  sympathie,  dit-il, 
lui  fait  un  vif  plaisir,  car  elle  le  rassure  contre  les  contradictions 
qu'il  a  rencontrées.  L'homme  le  plus  savant  sait  bien  peu  de  choses, 
après  tout,  et  nul  n'est  infaillible  même  lorsqu'il  a  pris  les  plus 
grandes  précautions  pour  ne  se  point  tromper...  Y  avait-il  dans  ces 
paroles  dites  en  passant  comme  l'indice  d'une  hésitation  dans  sa 
conscience  de  savant  etde  penseur?..  Ce  qui  me  paraît  certain,  c'est 
que  la  liberté  intellectuelle  qu'il  a  appliquée  à  tout  ordre  de  sujets 
et  de  questions,  l'a  conduit  à  un  scepticisme  sans  limites,  et  peut-être 
n'est-il  pas  impossible  qu'en  avançant  en  âge,  il  éprouve  le  besoin 
de  se  rattacher  à  quelque  certitude.  S'il  en  était  ainsi,  je  ne  serais 
pas  étonné  d'un  retour  à  la  foi  religieuse  qui  aboutirait  à  cette  con- 
version finale  tant  souhaitée  par  ses  adversaires.  Je  m'aperçois  que, 
depuis  quelque  temps,  les  souvenirs  d'enfance  l'obsèdent  de  plus  en 
plus  ,:  parmi  ces  souvenirs  les  plus  vifs  sont  sans  doute  les  impressions 
reUgieuses  ;  et  pourquoi  leur  énergie  croissante  ne  finirait-elle  pas 
par  l'emporter  dans  une  âme  fatiguée,  sur  les  clartés  palissantes  de 
la  science  et  de  la  critique.  Autant  que  je  puis  le  juger  d'après  ses 
livres,  je  suis  disposé  à  croire  que  l'idée  d'infliger  un  éclatant 
démenti  à  l'œuvre  de  toute  sa  vie  ne  l'arrêterait  pas  une  minute.  Il 
n'est  pas  orgueilleux.  Il  est  resté  très  simple  »  (p.  12-14). 

Voici  comment  il  nous  est  parlé  de  Bergson  :  «  Le  philosophe 
auquel  je  m'attaque  est  d'une  extrême  originalité.  Il  croit  que  tous 
ses  prédécesseurs,  et  entr'autres  Descartes,  se  sont  trompés  en  vou- 
lant concevoir  le  monde  par  idées  claires  et  distinctes...  L'Univers 
c'est  une  sorte  de  masse  indistincte,  indéfiniment  mobile  et  fuyante, 
où  nous  ne  marquons  de  limites  et  ne  posons  de  barrières  que  par 
une  abstraction  illégitime  :  au  fond,  il  n'y  a  pas  d'êtres  distincts, 
mais  un  Etre  continu  que  nos  besoins  pratiques  nous  invitent  à 
morceler  :  dans  la  réalité,  tout  s'amalgame,  se  pénètre,  se  fond  et  se 
confond.  Par  nature  et  éducation  je  répugne  absolument  a  cette  phi- 
losophie de  la  confusion  universelle  :  et  cependant,  lorsque  j'aban- 
donne mes  préoccupations  de  critique,  je  dois  reconnaître  qu'elle  a 
inspiré  à  son  auteur  de  très  jolis  aperçus  sur  la  nature  humaine  » 
(p.  18).  Quelques  lignes  plus  loin  :  «  Nous  nous  entendons  très  sou- 
vent dans  le  détail,  Bergson  et  moi;  mais  où  notre  accord  cesse, 
c'est  quand  il  s'agit  de  nos  vues  d'ensemble  sur  la  nature.  D'après 
Bergson,  le  monde  est  illogique,  d'après  moi  il  est  d'une  logique 
très  complexe.  Les  choses,  dit-il,  sont  inintelligibles,  le  réel  com- 
mence où  nous  cessons  de  comprendre  ;  à  mon  gré,  les  choses  sont 
plus  intelligibles  que  nous  ne  sommes  intelligents  et  ce  n'est  jamais 
parce  que  les  raisons  sont  absentes,  mais  toujours  parce  que  les  rai- 
sons nous  échappent  en  totalité  ou  en  partie  que  nous  ne  compre- 
nons pas  un  événement  ou  une  chose  »  (p.  20). 


280  l'année  philosophique.  1911 

Voici  pour  finir  une  opinion  que  Jacob  m'a  exprimée  plus  d'une 
fois  et  à  laquelle  j'ai  toujours  donné  mon  plein  assentiment  :  «  Je 
juge  avec  vous,  écrit  B.  Jacob  à  M.  Le  Gai  la  Salle,  que  Renouvier 
est  trop  modeste,  qu'il  réduit  à  l'excès  au  profit  de  Lequier,  sa  part 
de  création  philosophique.  Il  doit  certainement  à  son  ami  un  senti- 
ment très  vif  de  la  liberté,  mais  il  a  constitué  par  son  effort  propre 
une  doctrine  dont  Lequier  n'a  jamais  eu  la  moindre  idée,  un  «  phé- 
noménisme  »  moral...  Je  crois  à  la  sincérité  profonde  de  Renouvier, 
mais  non  à  celle  de  Lequier.  Lequier  avait  trop  le  souci  de  la 
forme  pour  aimer  la  vérité  absolument.  «  La  littérature  implique 
toujours  un  peu  de  péché.  »  Ce  mot  de  Renan  me  revient  toujours 
à  l'esprit  chaque  fois  que  je  songe  aux  efforts  que  Lequier  s'est  im- 
posés pour  «  faire  de  l'effet  ».  Lequier  a  voulu  être  admiré,  et  il  a 
cherché  à  donner  à  sa  pensée  de  philosophe  l'attitude  la  plus  dra- 
matique. Il  y  a  chez  lui  une  sorte  de  tension  vers  le  sublime  qui 
souvent  m'agace  :  il  éprouve  le  besoin  de  dresser  son  moi  sur  les 
plus  hauts  sommets  en  créateur  et  presque  en  Dieu.  «  En  faisant, 
se  faire  »,  voilà  sa  devise,  très  noble  sans  doute,  mais  très  orgueil- 
leuse :  dans  la  vie  pratique,  il  a  été  victime  de  cette  haute  préten- 
tion »  (p.  47-48).  Ce  jugement  sur  Lequier  manque  d'indulgence. 
Mais  M.  Le  Gai  La  Salle  n'était  pas  loin  de  penser  comme  Jacob.  Et  la 
postérité  se  prépare  à  penser  comme  eux.  L.  D. 

LÉVY  (Louis-Germain).  —  Maïmonide  (in-8°,  F.  Alcan, 
Collection  des  grands  philosophes  ;  284  p.). 

L'objet  de  cet  ouvrage  est  de  faire  connaître  la  vie,  les  œuvres  et 
la  doctrine  philosophique  de  Maïmonide.  Il  comprend  douze  cha- 
pitres :  ï.Vieet  Œuvres  de  Maïmonide  ;  —  ii.  Sources;  —  m.  Prépara- 
tion à  la  philosophie  ;  —  iv.  L'être  et  le  devenir  ;  —  v.  Le  monde  supé- 
rieur et  le  monde  inférieur  ;  —  vi.  Lame  ;  —  vu.  La  connaissance  ;  — 
vin.  Existence  et  nature  de  Dieu;  — ix.  Omniscience  et  providence 
divines;  —  x.  Morale  théorique  ;  —  xi.  Morale  appliquée;  —  xii.  Sanc- 
tion. Dans  une  conc/usion  fort  intéressante,  l'auteur  résume  les  idées 
caractéristiques  de  la  doctrine  de  Maïmonide  et  marque  l'étendue 
et  la  nature  de  l'influence  exercée  par  cette  doctrine,  par  l'ouvrage 
célèbre  (le  Guide  des  indécis)  où  elle  est  exposée. 

Nous  citerons  le  jugement  que  porte  M.  L.-G.  Lévy  sur  le  philo- 
sophe juif  : 

«  Maïmonide  est-il  un  penseur  original?  Non,  sans  doute,  si  l'on 
entend  par  originalité  invention  d'idée  neuve.  Maïmonide,  en  effet, 
n'a  apporté  aucune  de  ces  vues  géniales  qui  découvrent  à  l'esprit 
des  horizons  ou  des  problèmes  jusqu'alors  inaperçus.  Il  emprunte 
ses  idées  philosophiques  aux  commentateurs  grecs  et  aux  interprêtes 
arabes  d'Aristotc. 

«  Cependant  Maïmonide  n'est  pas  un  simple  écho,  ni  un  pur  com- 


PILLON.    —    REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  281 

pilateur,  ni  un  plus  ou  moins  habile  ajusteur.  Maïmonide  est  remar- 
quable pour  la  lucidité  et  la  fermeté  du  jugement,  la  rare  robus- 
tesse de  bon  sens  qui  lui  fait  rejeter  les  croyances  grossières  où 
versaient  les  esprits  les  plus  éclairés.  Il  est  personnel  dans  sa 
méthode.  Au  moyen  de  l'interprétation  allégorique,  qui  chez  lui 
devient  une  exégèse  rationnelle  singulièrement  hardie,  il  s'applique 
à  résoudre  des  difficultés  en  apparence  invincibles  et  de  la  sorte  à 
concilier  le  judaïsme  avec  la  philosophie.  Il  est  personnel  dans  sa 
critique.  Il  est  personnel  aussi  en  ce  qu'il  ne  suit  pas  aveuglément 
les  penseurs  qu'il  a  pris  pour  guides;  il  n'hésite  pas  à  les  combattre; 
il  s'en  sépare  sur  des  questions  de  première  importance,  témoin  son 
altitude  envers  Aristote  qu'il  déclare  impeccable  en  physique,  mais 
sujet  à  caution  en  métaphysique.  Il  est  personnel  pour  son  indépen- 
dance à  l'égard  de  la  tradition  dont  il  s'écarte  quelquefois.  Maïmo- 
nide ne  se  borne  pas  à  reproduire  simplement  l'opinion  d'autrui,  il 
la  repense  et  la  fait  sienne,  et  la  développe.  Il  dégage  avec  force  et 
pénétration  les  grands  problèmes,  il  en  poursuit  la  solution  avec  une 
logique  serrée  et  systématique. 

«  Il  unit  la  finesse  déliée  de  l'analyse  et  la  force  organisatrice  de 
la  synthèse.  11  sait  aussi  bien  disloquer  une  argumentation  qu'or- 
donner en  un  tout  cohérent  les  matériaux  épars,  multiples  et 
divers.  Il  débute  souvent  par  des  remarques  qui  semblent  épiso- 
diques,  il  a  l'air  de  s'égarer  dans  les  digressions  ;  en  réalité,  ces 
réflexions  servent  à  éclairer  le  sujet.  Il  varie  les  aspects  d'une 
même  question,  divise  et  subdivise,  énumère  les  raisons  et  les  pro- 
positions. Il  se  rend  compte  des  difficultés.  Sa  pensée  est  riche  de 
densité  substantielle  et  son  érudition  encyclopédique.  Il  est  clair, 
précis,  concis.  Exposition  et  dialectiques  sont  vivantes,  relevées 
d'images,  nourries  d'exemples.  Il  sacrifie  peu  aux  grâces  ;  pourtant, 
à  travers  certaines  pages  circule  une  émotion  spirituelle  qui  met 
une  touche  de  grave  poésie  (p.  228).  » 

LICHTENBERGER  (Ernest).  — Le  Faust  de  Goethe  (in-12,  Bibliothèque 
de  philosophie  contemporaine,  F.  Alcan  ;  224  p.). 

M.  Lichtenberger  nous  donne  ici  le  résumé  d'un  travail  considé- 
rable. Il  a  lu  les  critiques  du  Faust,  les  a  comparées  entre  elles,  a 
pesé  les  témoignages  et  a  condensé  en  quelques  brèves  et  denses  for- 
mules les  opinions  très  diverses  et,  on  le  devine,  très  souvent  con- 
tradictoires de  ces  critiques.  Ici  l'on  nous  assure  que  le  Faust  est 
une  œuvre  d'inspiration  lyrique  où  Gœthe  s'est  mis  en  scène. 
Ailleurs  on  sera  du  même  avis,  mais  on  hésitera  sur  un  point  :  est-ce 
dans  Faust  qu'il  s'est  mis  en  scène  ?  Ne  pourrait-on  pas  reconnaître 
Gœthe  dans  Méphistophélès?  Un  troisième  dira  oui,  puis  il  fera 
remarquer  que  tout  ce  que  Gœthe  fait  dire  à  Méphistophélès  peut 
être  pensé  pour  lui  sans  avoir  été,  nécessairement,  pensé  par  lui- 


282  l'année  philosophique.  1911 

Goethe  a  aimé.  Laquelle  des  femmes  aimées  par  Gœthe  devons-nous 
reconnaître  dans  Marguerite?  Celle-ci  ou  celle-là?  Ce  pourrait  être 
celle-ci  et  celle-là.  Ce  n'est  pas  tout  encore.  Gœthe  a-t-il  voulu  créer 
des  personnages  ?  Animer  des  symboles  ?  A-t-il  eu  un  dessein?  N'en 
a-t-il  pas  changé  en  cours  de  route  ?  Il  y  a  un  plan  de  Faust  anté- 
rieur au  Poème.  Jusqu'à  quel  point  Gœlhe  lui  est-il  resté  fidèle? 
Chacun  peut  répondre  à  sa  manière,  et  les  différentes  manières  de 
répondre  sont  assez  loin  de  concorder. 

Mais  quelle  est  sur  ces  opinions  si  multiples  et  si  curieusement 
divergentes  l'opinion  de  M.  Lichtenberger?  Il  nous  la  dira  peut-être 
un  jour.  Pour  le  moment,  il  n'a  voulu  jouer  qu'un  rôle  :  le  rôle  mo- 
deste de  »  rapporteur  ».  Il  s'en  est  d'ailleurs  acquitté  avec  une  rare 
conscience.  A.  D. 


PELLISSON  (Maurice).  —  Les  hommes  de  lettres  au  XVIIP  siècle 

(in-12,  A.  Colin;  311  p.). 

M.  Pellisson  vient  de  nous  apprendre,  dans  un  livre  d'une  infor- 
mation alerte  et  sûre,  bien  ordonné  etrichementdocumenté,  comment 
s'émancipèrent  les  écrivains  au  xviii®  siècle,  comment  ils  parvinrent 
à  secouer  le  joug  des  libraires,  et  à  faire  reconnaître  la  valeur  des 
ouvrages  de  l'esprit.  Prenez  le  substantif  «  valeur  »  au  sens  écono- 
mique. Nous  n'avons  pas  à  résumer  ce  livre  qui  a  trait,  par  son 
objet,  à  l'histoire  littéraire.  Nous  le  recommanderons  néanmoins, 
et  on  ne  ^saurait  plus  instamment,  aux  juristes  et  aux  philosophes. 
L'intérêt  philosophique  d'un  pareil  livre  ne  sera  contesté  de  per- 
sonne quand  nous  aurons  dit  l'événement  rare  dont  il  nous  consti- 
tue les  témoins  et  qui  n'est  rien  de  moins  que  la  naissance  d'un 
droit. 

Le  droit  dont  il  s'agit  est  le  droit  de  propriété  littéraire.  —  Droit 
éternel!  droitimprescriptible  !  — Doucement  !  répliquerons-nous.  Il 
se  peut  que  ce  droit  ait  été  inscrit  de  tout  temps  dans  l'intelligence 
divine,  mais  nous  n'en  savons  rien.  Ce  que  nous  savons,  c'est  qu'il 
sommeilla  dans  l'intelligence  humaine  tant  que  l'imprimerie  ne  fut 
pas  découverte,  tant  que  les  produits  de  la  pensée  n'entrèrent  point 
dans  le  commerce.  A  partir  de  ce  moment  la  question  se  posa.  Et 
elle  se  posa  entre  les  éditeurs  et  les  auteurs.  Et  le  droit  des  auteurs 
ne  fut  point  reconnu  d'emblée.  La  foi  des  auteurs  en  leur  droit  ne 
fut  point  non  plus  partout  unanime  ;  du  moins  elle  fut  loin  d'exci- 
ter, chez  tous,  la  même  ardeur  et  le  même  zèle.  —  Ce  sont  là  des 
faits  et  ils  sont  de  nature  à  rendre  modestes  les  partisans  des  vieux 
droits  naturels,  des  vieilles  lois  «  non  écrites  ».  Signalons,  à  ce  pro- 
pos un  contre-sens  fréquent.  Le  mot  de  «  lois  non  écrites  »  est 
d'origine  grecque  et  désigne  un  ensemble  de  mesures  auxquelles  les 
citoyens  se   conformaient  encore   qu'il  n'en  fût  fait  mention  dans 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  283 

aucun  recueil  de  lois.  Les  lois  non  écrites  sont  des  coutumes.  Leur 
existence  à  priori  est  donc  passablement  chimérique.        L.  D. 

PICAVET  (F.).  —  Roscelin  philosophe  et  théologien  d'après  la 
légende  et  d'après  l'histoire,  sa  place  dans  l'histoire  générale  et 
comparée  des  philosophies  médiévales  (iu-8°,F.  Alcan  ;  xv-i57  p.). 

Cette  monographie  intéressante  et  curieuse  est  le  développement 
d'un  Mémoire  que  l'auteur  avait  publié  sous  le  même  titre  en  1896. 
Elle  a  pour  objet  de  rétablir  la  vérité  historique  sur  Roscelin  et  de 
démolir  la  légende  qui  a  fait  de  ce  philosophe  nominaliste  du  moyen 
âge  un  hérétique  trithéiste  condamné  par  un  concile.  Elle  com- 
prend quatre  chapitres  :  i.  Roscelin  philosophe  et  théologien  d'après  la 
légende;  —  ii.  Documents  historiques  relatifs  à  Roscelin  philosophe  et 
théologien; —  m.  Roscelin  philosophe  et  théologien  d'après  l'histoire;  — 
IV.  La  place  de  Roscelin  dans  l'histoire  générale  et  comparée  des  philo- 
sophies médiévales.  L'ouvrage  se  termine  par  un  Appendice  où  se  trou- 
vent tous  les  textes  qui  se  rapportent  au  sujet. 

Le  chapitre  m  sur  la  théologie  de  Roscelin  nous  paraît  mériter 
particulièrement  l'attention.  Selon  M.  F.  Picavet,  Roscelin  n'a  pas 
transporté  le  nominalisme  en  théologie  :  il  n'a  pas  dit  de  la  Trinité 
qu'elle  n'est  qu'un  mot.  «  Ce  qui  explique  son  embarras  à  propos  de 
l'Incarnation  et  de  la  Trinité,  c'est  que  sa  pensée  a  été  formée  par 
l'étude  des  catégories  péripatéticiennes  dominées  par  le  principe  de 
contradiction  (p.  vu).  »  Eh!  oui,  c'est  avec  ces  catégories,  c'est  avec 
ce  principe  qu'il  aborde  l'examen  des  mystères  de  la  Trinité  et  de 
l'Incarnation.  Nous  voyons  que  ce  qui  le  préoccupe  et  l'embarrasse, 
c'est  la  difficulté  de  concilier  avec  l'unité  de  Dieu,  du  Dieu  que  for- 
ment les  trois  Personnes  divines,  llncarnation  du  Fils  à  l'exclusion 
du  Père  et  du  Saint-Esprit.  Il  repousse  le  sabellianisme,  mais  il  sait 
très  bien  qu'il  ne  peut  logiquement  le  repousser  sans  atteindre 
l'unité  positive  et  réelle  de  Dieu,  sans  transformer  en  identité  pure- 
ment spécifique  l'identité  substantielle  des  trois  Personnes  divines, 
c'est-à-dire  sans  détruire  le  mystère  de  la  Trinité,  sans  conclure  à 
un  trithéisme  qui  n'aurait  rien  de  contradictoire  et  qui  ne  serait 
plus  un  mystère'. 

«  Pour  la  Trinité,  dit  M.  Picavet,  Roscelin  s'attache  à  l'unité  de 
ressemblance  et  d'égalité,  mais  il  tient  surtout  à  éviter  le  sabellia- 
nisme qui  le  rendrait  hérétique  à  propos  de  l'Incarnation,  et  l'aria- 
nismequi  le  conduirait  à  mettre  la  pluralité  en  Dieu.  11  reste  embar- 
rassé :  il  ne  voit  pas  comment  plusieurs  choses  égales  peuvent  être 
une  chose  une  et  unique  ;  il  laisse  à  qui  le  pourra  le  soin  de  dire 
mieux  que  lui.  Surtout  il  veut  rester  orthodoxe  et,  en  tout,  se  sou- 
met au  jugement  de  l'Église. 

1.  Voyez  l'Année  philosophique  de  1902,  p.  89-96. 


284  l'année  philosophique.  1911 

«  L'incarnalion  l'a  inquiété  peut-être  plus  encore  que  la  Trinité. 
Pourquoi  soulève-t-il  la  question?  C'est  que  si  les  trois  personnes 
sont  seulement  une  chose,  le  Père  et  le  Saint-Esprit  ont  été  incarnés 
avec  le  Fils.  C'est  donc  pour  éviter,  sur  l'Incarnation,  une  hérésie  à 
laquelle  Tertullien  a  attaché  l'épithète  de  Patripassianisme,  que  Ros- 
celin  suppose,  dans  les  trois  personnes,  trois  choses  en  soi,  comme 
trois  anges  ou  trois  âmes,  identiques  toutefois  par  la  volonté  et  la 
puissance  (p.  75).  » 

Il  résulte  clairement  de  ce  passage  que,  si  Roscelin  était  opposé 
à  la  pluralité  divine,  telle  que  l'entendait  l'arianisme,  il  ne  laissait 
pas  de  mettre  en  Dieu,  lui  aussi,  une  réelle  pluralité.  N'est-ce  pas 
une  pluralité  que  cette  unité  de  ressemblance  et  d'égalité  qu'il  attri- 
buait aux  trois  Personnes  divines  ?  En  supposant  que  les  trois  Per- 
sonnes, identiques  par  la  volonté  et  la  puissance,  sont  trois  choses 
en  soi,  comme  trois  anges  ou  trois  âmes,  ne  revenait-il  pas  à  Vho- 
moiousie,  c'est-à-dire  à  l'identité  purement  spécifique,  condamnée  au 
Concile  de  Nicée?  Et  l'homoiousie  est-elle  autre  chose  que  le  tri- 
théisme?  Si  la  légende  a  prêté  à  Roscelin  des  sentiments  et  une 
attitude  de  libre  penseur  qu'il  n'a  pas  eus,  il  ne  nous  paraît  pas 
qu'elle  se  soit  trompée  sur  l'esprit  de  sa  doctrine  philosophique  et 
théologique. 

Roscelin  prétendait  être  et  voulait  rester  orthodoxe  :  voilà  qui  est 
entendu.  Mais,  comme  il  voulait  en  même  temps  tenir  compte,  en  ses 
vues  sur  le  dogme  de  la  Trinité,  du  principe  de  contradiction  ; 
comme  il  estimait,  sans  doute,  —  en  quoi,  dirons-nous,  il  n'avait 
pas  tort,  —  que  ce  principe  domine  la  pensée,  qu'il  s'applique 
nécessairement  à  toute  question,  de  quelque  ordre  de  connaissance 
qu'il  s'agisse,  et  qu'il  ne  doit  être  sacrifié  à  aucun  autre  principe, 
on  ne  peut  s'étonner  que  son  orthodoxie  ait  paru  suspecte  et  qu'il 
ait  été  accusé  d'hérésie. 

RÉMOND  (A.)  et  VOIVENEL  (Paul).  —  Le  Génie  littéraire  (in-SS 
Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine,  F.  Alcan;  303  p.). 

Les  auteurs  de  ce  travail  essentiellement  probe  sont  de  bons 
esprits.  Tous  deux  médecins,  ils  ne  semblent  pas  avoir  cédé  aux  pré- 
jugés du  matérialisme  médical  :  ils  ne  confondent  pas  l'homme 
supérieur  et  le  monstre,  le  génie  et  la  dégénérescence.  Ils  cherchent 
les  preuves  du  génie  dans  l'excellence  des  œuvres  et  non  dans  l'ex- 
centricité des  gestes  et  des  habitudes.  Voilà  qui  nous  change.  —  On 
doit  aussi  savoir  gré  à  nos  auteurs  du  soin  avec  lequel  ils  ont  recueilli 
leurs  informations.  Le  malheur  est  que  s'ils  en  ont  dans  la  mesure 
souhaitable,  ils  ne  sont  pas  en  mesure  de  les  contrôler.  Et  donc  leurs 
conclusions  tremblent  un  peu  sur  leurs  bases.  Elles  sont  d'ailleurs 
admissibles.  Elles  ne  bouleversent  rien  de  ce  que  nous  savions  ou 
étions  censés  savoir.  Mais  elles  ne  seraient  pas  très  loin  de  réhabili- 


PILLON.    —   RE\TJE   BIBLIOGRAPHIQUE  285 

ter  le  génie  au  cas  où  le  besoin  d'une  telle  réhabilitation  se  ferait 
sentir.  Il  n'est  pas  malheureux  d'apprendre  que  Musset  ne  devait 
point  ses  beaux  vers  à  l'absinthe,  ni  Flaubert  ses  belles  pages  à 
l'épilepsie,  encore  que  par  exception  il  lui  en  ait  dû  d'admirables, 
dans  sa  Tentation.  Peut-être  n'aurait-il  pas  fait  ce  beau  livre  s'il 
n'avait  été  malade.  Il  ne  l'aurait  pas  fait  davantage  s'il  n'avait  été 
capable  de  décrire  son  mal  avec  sa  génialité  coutumière.  Ceci  est 
donc  fort  bien  vu. 

Quant  à  ce  qui  nous  est  dit  à  la  dernière  page  à  savoir  que  le  génie 
littéraire  «  est  la  manifestation  intellectuelle  la  plus  haute  de  la  pro- 
générescencé  verbale  et  sexuelle  de  l'homme  ».  Il  est  à  peu  près 
inutile  de  mettre  en  doute  la  première  partie  de  la  formule  :  le 
génie  littéraire  ne  pouvait  se  passer  d'invention  verbale.  Quant  à  la 
seconde  partie  de  la  définition,  les  auteurs  l'appuient  sur  cette 
remarque  générale  :  «  La  poésie,  chez  le  mâle,  prend  les  caractères 
«  généraux  d'un  instrument  de  conquête,  d'une  parure  ;  il  semble 
«  au  contraire,  chez  la  femelle,  ne  traduire  que  l'aspiration  géné- 
«  raie  à  une  eurythmie  plus  complète  ».  L.  D. 

RUYSSEN  (Th.)  —    Schopenhauer   (in-8°,    F.  Alcan,   Collection  des 
grands  philosophes  ;  xii-396  p.) 

Cet  ouvrage  consacré  à  la  vie  et  à  la  doctrine  de  Schopenhauer 
comprend  onze  chapitres  :  i.  La  tradition  intellectualiste  et  la  phi- 
losophie de  la  volonté  ;  —  ii.  La  vie  de  Schopenhauer  ;  —  m.  Le  carac- 
tère ;  —  IV.  Les  sources;  —  v.  Le  problème  philosophique;  —  vi.  La 
représentation;  —  vu.  La  volonté;  —  viii.  Lobjectivation  de  la  vo- 
lonté; —  IX.  Le  pessimisme  ;  —  x.  L'art  libérateur,  l'esthétique  ;  — 
XI.  La  morale. 

M.  Ruyssen  oppose  la  doctrine  de  Schopenhauer,  comme  philoso- 
phie de  la  volonté,  à  l'intellectualisme  philosophique  traditionnel.  Il 
tient  qu'elle  peut  être  rapprochée  des  doctrines  anti-intellectualistes 
qui  sont  aujourd'hui  à  la  mode.  Nous  citerons  le  passage  suivant  de 
la  Conclusion  : 

«  11  est  telle  doctrine  récente  à  laquelle  le  volontarisme  schopen- 
hauérien  peut  ofl'rir  une  métaphysique  commode  et  l'appoint  d'ob- 
servations psychologiques  durables.  Toute  philosophie  qui  mettra 
l'accent  sur  le  rôle  de  l'action  ou  du  vouloir  dans  la  formation  de  la 
connaissance,  pragmatisme  de  tout  ordre,  philosophies  de  l'action  et 
de  l'intuition,  appartiennent  à  la  même  lignée  ;  car,  toutes  séparées 
qu'elles  sont  par  de  profondes  divergences  de  méthode  ou  même 
de  principes,  elles  s'accordent  tout  au  moins  à  affirmer  que  la  vérité 
n'est  pas  toute  faite  dans  l'objet,  mais  qu'elle  est  créée  par  la  spiri- 
tualité de  l'esprit  comme  un  instrument  d'action  sur  les  choses  et 
que  son  objectivité  se  mesure  au  succès  même  des  adaptations  qu'elle 
rend  possibles.  En  ce  qui  concerne,  surtout,  la  connaissance  Intel- 


286  l'année  philosophique.  lOll 

lectuelle,  schopenhauérisme,  pragmatisme  et  intuitionnisme  s'unis- 
sent dans  la  mesure  où  ils  définissent  cette  connaissance,  non  pas 
comme  une  activité  grâce  à  laquelle  l'esprit,  sans  sortir  de  lui-même 
pourrait  tracer  a  priori  des  cadres  susceptibles  de  rejoindre  et  d'or- 
donner le  réel,  mais  comme  un  simple  extrait  de  l'expérience  même, 
élaboré  par  l'activité  du  sujet,  mais  sans  cesse  corrigé  par  des  expé- 
riences nouvelles  et  permettant  l'action  prochaine  ou  la  prévision 
lointaine... 

«  ...  La  doctrine  scbopenhauérienne  est  même,  croyons-nous,  en 
face  de  la  longue  lignée  des  philosophies  intellectualistes,  le  type  le 
plus  outrancier  et,  en  son  genre,  le  plus  achevé,  de  l'irrationalisme 
systématique.  Or,  s'il  est  vrai,  —  et  comment  en  douter?  —  que  la 
pensée  moderne  soit  traversée  par  un  puissant  courant  d'irrationa- 
lisme,  dont  les  philosophies  de  la  liberté  et  de  la  contingence,  le 
moralisme,  le  pragmatisme,  le  bergsonisme,  lesmysticismes  de  tout 
genre  sont  comme  autant  de  canaux,  il  faut  avouer  que  le  volonta- 
risme schopenhauérien  reste  l'une  des  philosophies  du  présent,  et 
que  le  penseur  francfortois  voyait  juste  quand  il  disait  que  son  heure 
viendrait...  Quoi  qu'on  pense  de  l'hypothèse  scbopenhauérienne,  que 
l'on  prête  à  la  spontanéité  volontaire  etalogique,  le  pouvoir  d'engen- 
drer la  vie,  la  raison,  la  beauté,  et  l'amour,  ou  qu'on  pose,  au  con- 
traire, à  l'origine  même  du  devenir,  l'indissoluble  synthèse  de  la 
raison  et  de  la  liberté,  force  sera  de  maintenir  Schopenhauer  au  pre- 
mier rang  des  philosophes  modernes  de  la  liberté,  à  côté  de  Secrétan, 
de  Renouvier,  de  Wundt,  de  Boutrouxet  de  Bergson  (p.  374  et  suiv.)  » 

Nous  ne  saurions  accorder  à  M.  Buyssen,  ni  que  toutes  les  philoso- 
phies modernes  de  la  libeité,  puissent  être  considérées  comme 
autant  de  canaux  d'un  courant  d'irrationalisme,  ni  que  la  Volonté  de 
Schopenhauer,  volonté  nouménale,  créatrice  impersonnelle  des  phé- 
nomènes, et,  par  là  même,  de  la  vie  et  de  l'intelligence,  puisse  être 
assimilée  à  la  liberté,  telle  que  l'entendaient  Secrétan  et  Renouvier. 
Mais  il  nous  paraît  qu'on  peut  très  bien  la  mettre  à  côté  de  l'Elan 
vital  de  M.  Bergson. 

SECRÉTAN  (L.)  —  Charles  Secrétan,  sa  vie  et  son  œuvre  (in-12, 

Fischbecher,  538  p.) 

11  faut  remercier  et  féliciter  M"^  L.  Secrétan  de  nous  avoir  donné, 
dans  ce  livre,  des  détails  fort  intéressants  sur  la  carrière  de  Charles 
Secrétan,  sur  sa  jeunesse  et  son  caractère,  sur  les  circonstances  dans 
lesquelles  s'est  développée  sa  pensée. 

L'objet  que  s'est  proposé  l'auteur  nous  est  indiqué  en  quelques 
lignes  :  —  «  Nous  avons  cherché  à  faire  revivre  la  personnalité 
de  Charles  Secrétan,  à  raconter  les  événements  auxquels  il  a  été 
mêlé,  sans  avoir  eu  le  dessein  d'étudier  sa  philosophie  d'une  manière 
systématique.   Notre   seule  ambition  serait  de  tracer  un  portrait 


PILLON.    —   REVUE    BIBLIOGRAPHIQUE  287 

fidèle  de  l'homme,  le  tableau  exact  de  son  milieu  [Avant-propos).  » 
Le  portrait  de  l'homme  et  le  tableau  du  milieu  font  grand  honneur 
à  celle  qui  les  a  tracés  :  ils  ont  rappelé  vivement  à  notre  mémoire 
le  profond  philosophe  que  nous  avons  pu  voir  et  entendre  à  diverses 
époques  de  sa  vie. 

Cette  belle  étude  biographique  est  divisée  en  trois  parties  :  La 
première  partie  nous  conduit  de  la  naissance  de  Secrétan  (1815)  à 
l'année  1850;  la  seconde,  de  l'année  1850  à  l'année  1866;  la  troi- 
sième, de  l'année  1866  à  l'année  de  sa  mort  (1895).  Les  sept  chapitres 
dont  se  compose  la  première  nous  font  connaître  :  Les  premières 
années  de  Secrétan  et  sa  vie  d'étudiant  à  Lausanne  (ch.  i)  ;  —  son 
séjour  à  Munich  où  il  suivit  le  cours  de  Schelling  (ch.  n)  ; —  ses  rap- 
ports avec  Juste  Olivier,  avec  Sainte-Beuve,  avec  Vinet  (ch.  m)  ;  — 
sa  collaboration  à  la  Revue  Suisse,  ses  premières  leçons  de  philoso- 
phie à  l'Académie  de  Lausanne  où  il  avait  d'abord  été  appelé  provi- 
soirement, son  mariage  avec  une  allemande  catholique  (ch.  iv)  ;  — 
les  examens  qu'il  subit  pour  la  chaire  de  philosophie,  sa  nomination 
à  cette  chaire,  la  dissertation  remarquable  qu'il  fit  à  cette  occasion  et 
qui  a  pour  titre  :  De  l'âme  et  du  corps,  sa  révocation  comprise  dans 
celle  de  tous  les  professeurs  de  l'Académie  de  Lausanne,  à  la  suite 
de  la  Révolution  de  1845  (ch.  v.)  ;  —  la  publication  des  leçons  sur 
la  Philosophie  de  la  liberté  qu'il  avait  professées  en  1845  dans  l'Aca- 
démie de  Lausanne,  puis  répétées  en  1847,  devant  les  élèves  des 
cours  libres  organisés  à  la  suite  de  la  Révolution  vaudoise  (ch.  vi)  ; 
—  son  séjour  à  Paris  en  1850  et  ses  rapports  avec  quelques  philo- 
sophes universitaires,  notamment  avec  Saisset  et  Rémusat  (ch.  vu). 

Entre  ces  chapitres,  nous  devons  signaler  à  l'attention  des  philo- 
sophes le  chapitre  vi,  qui,  comme  nous  le  dit  l'auteur  dans  \'Ava7it- 
propos,  est  dû  à  la  plume  de  M.  Philippe  Bridel,  et  qui  contient  une 
pénétrante  analyse  du  principal  ouvrage  de  Secrétan,  La  philosophie 
de  la  liberté. 

Dans  la  seconde  et  dans  la  troisième  partie  de  l'ouvrage,  nous 
voyons  Secrétan  s'installer  en  1850  à  Neuchatel,  où  il  demeura  jus- 
qu'en 1866,  puis  revenir  à  Lausanne,  où  il  retrouve  sa  chaire  de  pro- 
fesseur de  philosophie.  Nous  le  suivons  dans  ses  voyages  en  Italie  et 
en  France.  Nous  prenons  connaissance  de  ses  travaux  et  des  ouvrages, 
qu'il  publie  successivement.  C'est  d'abord  le  volume  qui  contient 
ses  leçons  de  morale  au  cours  de  l'hiver  1855-1856  et  qu'il  publie 
en  1857  sous  le  titre  de  Recherches  de  la  méthode  qui  conduit  à  la 
vérité  sur  nos  plus  grands  intérêts.  Puis  viennent  successivement  :  une 
brochure  politique  intitulée  :  Quel  par li  prendre  ?  Opinion  d'un  libé- 
ral (1860)  ;  —  La  Raison  et  le  Christianisme  (1863)  ;  —  Précis  élémen- 
taire de  philosophie  (1868)  ;  —  Discours  laïques  (1871)  ;  —  Le  Principe 
de  la  Morale  (1883)  ;  —  Le  droit  de  la  Femme  (1886)  ;  —  La  Civilisation 
et  la  Croyance  (1887)  ;  —  Etudes  sociales  (1889)  ;  —  Les  droits  de  l'hu- 
manité (1890);  —  Mon  utopie  (1892). 


288  l'année  philosophique.  1911 

Deux  chapitres  de  la  troisième  partie  nous  ont  particulièrement 
intéressé  :  le  chapitre  i  et  le  chapitre  rn,  qui  nous  apprennent  com- 
ment s'établirent  les  rapports  de  Secrétan  avec  Renouvier  ;  comment 
les  deux  philosophes  commencèrent  et  continuèrent  à  échanger 
leurs  idées  dans  une  correspondance  suivie  pendant  plus  de  vingt- 
cinq  ans. 

SECOND  (J.)  —  Cournot  et  la  psychologie  vitaliste  (in-12,  F.  Alcan, 
Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine  ;  169  p.) 

Cet  ouvrage  sur  la  psychologie  de  Cournot  comprend  une  Intro- 
duction et  huit  chapitres  :  i.  Le  vitalisme  ;  —  ii.  La  j^sychologie  ani- 
male; —  m.  La  continuité  des  phénomènes  psychologiques  ;  —  iv.  Psy- 
chologie et  sociologie  ;  —  V.  La  psychologie  philosophique;—  vi.  La 
psychologie  empirique  ;  —  vu.  La  psychologie  rationnelle  ;  viii.  Le 
transrationalisme.  L'auteur  montre  que  la  psychologie  de  Cournot 
procède,  d'une  part,  du  vitalisme  et,  d'autre  part,  du  mécanisme 
social,  et  que,  par  un  vitalisme  supérieur,  elle  aboutit  à  une  théorie 
transrationaliste  de  l'âme,  du  point  de  vue  des  instincts  religieux 
et  moraux.  Dans  les  huit  chapitres  que  renferme  le  volume,  les 
vues  de  Cournot  sur  les  rapports  de  la  psychologie  avec  la  physiolo- 
gie et  avec  la  sociologie  sont  exposées  le  plus  souvent  dans  les  termes 
mêmes  employés  par  l'auteur  du  Traité  de  Venchainement  des  idées 
fondamentales.  Ceux  que  nous  avons  lus  avec  le  plus  d'intérêt  sont 
le  chapitre  ii  (La  psychologie  animale)  et  le  chapitre  viii  (Le  transra- 
tionalisme). Nous  signalerons  dans  le  chapitre  ii  les  notes  des  pages 
55-60,  où  M.  Segond  fait  remarquer  les  affinités  de  la  psychologie  de 
Cournot  avec  la  doctrine  de  Ravaisson  et  avec  celle  de  M.  Bergson. 

Cournot  n'admettait  pas  que  la  psychologie  pût  se  fonder,  comme 
science  indépendante,  sur  l'observation  intérieure.  Il  s'accordait,  en 
cette  négation,  avec  Auguste  Comte  ..t  se  séparait  par  là  des  spiri- 
tualistes  de  l'école  de  Maine  de  Biran  et  de  Cousin.  Son  erreur  était 
précisément,  selon  nous,  de  repousser  et  de  condamner  l'introspec- 
tion sans  la  soumettre  à  une  critique  sérieuse,  et,  par  suite,  de 
subordonner  entièrement  la  psychologie  à  la  biologie  et  à  la  science 
sociale. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


G.  Rodier.  —  Note  sur  la  politique  d'Antisthéne 1 

G.  Lechalas.  —  Les  années  d'apprentissage  d'Eugène  Fromentin.        9 

V.  Delbos.  —  L'idéalisme  et  le  réalisme  dans  la  philosophie  de 
Descartes 39 

L.  Dauriac.  —  Quelques  réflexions  sur  la  philosophie  de 
M.  Henri  Bergson 55 

F.  Pillon.  —  La  troisième  antinomie  de  Kant,  la  croyance  a  la 
liberté,  le  dilemme  de  Lequier  et  le  primat  de  la  raison  pra- 
tique         73 

Ch.  Maillard.  —  A  propos  de  quelques  ouvrages  récents  sur  la 
philosophie  allemande  postérieure  a  Kant 133 

H.  Bois.  —  L'idéalisme  personnel  d'Oxford:  M.  Hastings  Rash- 
DALL 149 

L.  Dauriac.  —  Une  philosophie  de  la  religion 185 

F.  Pillon.  —  Bibliographie  philosophique  française  de  l'année 
19H '. 193 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  PAR  NOMS  D'AUTEURS 

DE  LA  BIBLIOGRAPHIE  PHILOSOPHIQUE 


I. 


Métaphysique,  psychologie  et  philosophie  des  sciences. 


Abramowski  (Ed.).  —  L'analyse  pliysio- 
logique  (le  la  perceplion 193 

Bajenoff  et  OssipoFF.  —  La  suggestion 
et  ses  limites 195 

Baldwin  (J.-M.).  —  Le  darwinisme 
dans  les  sciences  morales 190 

Blaringham  (L.).  —  Les  transformations 
brusques  des  êtres  vivants 197 

Bebthelqt  (Rk.né).  —  Un  romantisme 
utilitaire,  étude  sur  le  mouvement 
pragmatiste 


Bo.NNEFON  (Cbari.fs).  —  Dialogue  sur  la 
vie  et  sur  la  mort 

Castel  (J.-B.).  —  Nouveau  recueil  de 
dissertations  philosophiques  .... 

CouRNOT  (A.).  —  Traité  de  l'enchatne- 
ment  des  idées  fondamentales   .    .    . 

Dromabd  (Gabriel).  —  Essai  sur  la  sin- 
cérité     

Emerson.  —  Essais  choisis 


198 

200 

2ul 

201 

203 
204 


EvMiEu  (Antonin).  —  Le  naturalisme 
devant  la  science 205 

Faguet  (Emile).  —  Les  préjugés  né- 
cessaires   206 

Flamant  (A.).  —  Mécanique  générale  .     208 

Fi.ouRNOY  (Th.)  et  Clapabêde  (Ed.).  — 
Archives  de  psychologie  (l.  X)  .    .    .     209 

FoLiLLÉE  (Alfred).  —  La  pensée  et  les 
nouvelles  écoles  anti-intellectualistes.     Î09 

HôFFDiNG  (Harald).  —  La  pensée  hu- 
maine, ses  formes  et  ses  problèmes.     210 

James  (William).  —  Le  pragmatisme  .     213 

Le  Bon  (Gustave).  —  Les  opinions  et 
les  croyances 214 

Le  Dantec  (Félix).  —  Le  chaos  et 
l'harmonie  universelle 210 

Le  Daniec  (Félix).  —  L'égoïsme,  seule 
base  de  toute  société 218 

MiÉvii.LE  (Henri,  L.).  —  Le  relativisme 
en  matière  de  connaissance  et  de  foi 
religieuse 219 


Pillon.   —  Année  philos.   1911. 


19 


290 


TABLE  ALPHABETIQUE  DES  NOMS  U  AUTEURS 


MoRTON  (Prince).  —  La  ilissociation 
(l'une  personnaliti'' 22C 

OsTWALD  (W.).  —  Esquisse  d'une  plii- 
losopliie  des  sciences 221 

pACHF.L"  (Jl'i.es).  —  L'cxpérionco  mys- 
tique el  l'activité  subconscicnlc.   .    .     222 

Pérès  (J.).  —  L'indiviiliialili;'  el  la  des- 
tinée  222 

PiAT  (C).  —  La  destiiii'-e  de  l'honime.     22i 

RiGNANo  (E.).   —  L'attention 224 

RictiANo  (E.).  —  De  l'origine  el  de  la 


nature   mnémonique    des    tendances 

affectives 

KoGUEs  DK  Fl'bsac  (J.).  —  L'avarïce  . 
ScHopENHAUER  (Arthl'h).  —  Philosophie 

et  science  de  la  nalure 

Thiaudière  (E.).  —  L'école  du  bonisme. 
Thouvbhez  (E.).  —  Leibniz  :  Discouis  de 

métaphysique  el  lettres  à  Arnauld  . 
Vaschiue  (N.).   —    Le  sommeil  el  les 

rêves 


II.  —  Morale,  philosophie  et  histoire  religieuses. 


Abnai,  (André).  —  La  folie  de  Jésus  el 
le  témoignage  de  Marc 232 

Armai,  (André).  —  La  personnalité 
humaine  dans  les  Evangiles  ....     233 

Bernard  (A.).  —  Agnosticisme  el  catho- 
licisme   235 

Bois  (Henri).  —  L'expérience  religieuse.     236 

CouissiN  (Pierre).  —  De  la  philosophie 
à  la  religion 238 

Croce  (Benedetto).  —  Philosophie  de 
la  pratique 239 

Jai.agnier  (André).  —  La  conversion 
des  adolescents 2U 

Jel'don  (L.).  —  La  morale  de  l'hon- 
neur   242 


LAiiEiniioNNiKiiK.  (L.).  —  l'obilivisnie  et 
calholicisme 

Lahy  (J.-M.).  —  La  morale  de  Jésus  . 

Mabcba.nd  (L.).  —  L'évangélisation  des 
indigènes  par  les  indigènes    .... 

Neeser  (M.).  —  La  religion  hors  des 
limites  de  la  raison 

Pai.horiès  (F.).  —  Nouvelles  orienta- 
lions  en  morale 

Pétavel-Oli.iff  (E.).  —  Les  bases  logi- 
ques d'un  néo-calvinisme 

Piepenbring  (T.).  —  Jésus  el  les  apô- 
tres   

Rauh  (F.).  —  Etudes  de  morale  .    .    . 


III.  —  Philosophie  de  1  histoire,  sociologie  et  pédagogie. 


BiERVi.iET  (J.-J.  tan).  —  Premiers  élé- 
ments de  pédagogie  expérimentale  .     235 

Bouché-Leclebcq  (,\.).  —  L'intolérance 
religieuse  et  la  politique 236 

Bouglé  (E.).  —  La  sociologie  de  Prou- 
dhon 237 

Bridou  (V.).  —  L'éducation  des  senti- 
ments   239 

Deploige  (Simon).  —  Les  conflits  de  la 
morale  et  de  la  sociologie 239 

Dlgas  (L.).  —  L'éducation  du  carac- 
tère     2GU 

GoYAu  (Georges).  —  Bismarck  el  l'é- 
glise   201 


Grassebir  (Ra&il  de  i.a).  —  De  l'ob- 
jectif el  du  subjectif  dans  la  société. 

Harmand  iJl'les).  —  Domination  el 
colonisation 

Legendbk  (Maurice).  —  Le  problème  de 
l'éducation 

Novicow  (0.).  —  La  morale  el  l'intérêt 
dans  les  rapports  individuels  el  inter- 
nationaux  

Richard  (Gaston).  —  La  pédagogie  ex- 
périmentale     

Sabatier  (Paul).  —  L'orientation  reli- 
gieuse de  la  France  actuelle  .... 


IV.  —  Histoire  de  la  philosophie,  esthétique  et  critique. 


Archaubault  (P.).  —  Renouvier  .    .    .  2C7 
BouTBOux  (Emile).  —  William  James  .  268 
Delvaille    (Jules).    —   Essai  sur  l'his- 
toire de  l'idée  de  progrès 269 

Dei.vaille  (Jules).  —  La  Chalotais  édu- 
cateur    271 

DuPUY  (Paul).  —  Le  positivisme  d'.\u- 

guste  Comte 272 

F.AGUET  (Emile).   -  L'art  de  lire   ...  273 
Gaultier  (Paul).  —  La  pensée  contem- 
poraine      274 

Hémon  (Félix).  —  Bersol  el  ses  amis.  273 
Herbigny  (MiicHEL  d').  —  Un  Newman 

russe 270 

Jacob  (B.).  —  Lettres  d'un  philosophe.  278 


Lévy  (Louis-Germain).  —  Ma'imonide  . 

LicHTENBEBGER  (Ernest).  —  Le  Faust 
de  Goethe 

Pellisson  (Maurice).  —  Les  hommes  de 
lettres  au  xviii"  siècle 

PicAVBT  (F.).  —  Roscelin  philosophe  et 
théologien 

Rémomd  (A.)  et  Voivenel  (Paul).  —  Le 
génie  littéraire 

Royssen  (Th.).  —  Schopenhauer  .    .   . 

Secrétan  (L.).  —  Charles  Secrétan,  sa 
vie  et  son  œuvre 

Segond  (G.).  —  Cournot  el  la  psycho- 
logie vitaliste 


223 

227 

228 
230 

231 

231 


242 
243 

245 

240 

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251 
231 

202 
262 
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263 
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280 

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282 

283 

284 
283 

286 

288 


EVREUX,    IlIPRtMERIE    CH.    HERISSEY,    PAUL    HÉRISSEY,    SUCC 


B 

2 

A$ 

année 
22 


L'Année  philosophique 


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