f?,^tf'55'49
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LA NOUVELLE
H Ê L O I S Er
o u
LETTRES
DE DEUX AMANS
Habitans
D'une petite Ville au pied des Alpes :
REÇU EJLLJ ES ET PUBLIÉES
Par J. J. Rousseau.
Nouvelle Edition j revue , corrigée & augmentée
de Figures en taille douce j 6" d'une Table.
des Matières,
TOME IL
^3f^^<^
A NEUCHATEL,
Et Je trouve
A PARIS,
Cher DucHESNE, Libraire , rue Saint-Jacqaes ,
au Temple du Goûr.
M, DCC, LXÏF,
LETTRES
D E
EUX AMANS
H A B I T A N s
D'UNE PETITE VILLE
x\a PIED DES Alpes,
LETTRE PREMIERE.
A JULIE (r).
J'Ai pris & quitté cent fois la plume ;
j'héfite (dès le premier mot \ je ne fais
(i) Je n'ai guèrcs befoin , je crois, d'aver-
tir que , dans cette féconde Partie & dans la
fuivante, les deux amans féparcs ne font que
déraifonner & battre la campagne j leurs pau-
y^res têtes n'y font plus.
Tome II. A
2 Lj Nouvell e
quel ton je dois prendre, je ne fais par
où commejicer ; & c'eft à Julie que je
veux écrire ! Ah ! malheureux ! que fuis-
je devenu ? Il n'efl; donc plus ce tems oii
mille fenrimens délicieux couloienc de
ma plume comme un incarilTable torrent!
Ces doux momens de confiance 5c d'é-
panchement font paffés. Nous ne fouî-
mes plus l'un à l'autre , nous ne fommes
plus les mêmes, S<. je ne fais pins à qui
j'écris ? Daignerez - vous recevoir mes
lettres ? Vos yeux daigneront-ils les par-
courir ? Les trouverez-vous affez réfer-
vées , afifez circonfpedes ? Oferois-je y
garder encore une ancienne familiarité ?
Oferois-je y parler d'un amour éteint
ou méprifé , & ne fuis-je pas plus re-
culé que le premier jour où je vous
écrivis ? Quelle différence , ô ciel ! de
ces jours (\ charmans S<. fi doux à mon
effroyable mifere ! Hélas ! je commen-
çais d'exifter , &: je fuis tombé dans l'a-
iiéantiffemenf, l'efpoîi de vivre animoir
mon cœur; je n'ai plus devant moi que
l'imase de la mort , & trois ans d'intec-
H É L O 'i s E. 5
valle ont fermé le cercle fortuné de
mes jours. Ahl que ne les ai-je terminés^
avant de me furvivre à moi-même ! Que
n'ai-je fuivi mes preflentimens après ces
rapides inftans de délices, oùjene voyois
plus rien dans la vie qui fût digne de la,
prolonger ! Sans doute , il falloir la bor-
ner à ces trois ans ou les oter de fa durée ;
il valoir mieux ne jamais goûter la féli-
tité, que la goûter & la perdre. Si ja-
vois franchi ce fatal intervalle , lî j'avois
évité ce premier regard qui me fit une
autre âme , je jouirois de ma raifon \ je
remplirois les devoirs d'un homme, «Sc
fémerois peut-être de quelques vertus
mon infipide carrière. Un moment d'er-
reur a tout changé. Mon œil ôfa contem-
pler ce qu'il ne falloir point voir. Cette
vue a produit enfin fon effet inévitable.
Après m'être égaré par degrés, je ne fuis
plus qu'un furieux dont le fens eft alié-
né, un lâche efclave fans force 8c fans
courage , qui va traînant dans l'igno-
minie fa chaîne & fon défefpoir.
Vains rêves d'un efprit qui s'éeare !
Aij ^
4 La Noufelle
denrs faux & trompeurs , défavoués ^
l'înftant par le cœur qui les a formés !
c^v\Q. ferc d'imaoiner à des maux réels de
chimériques remèdes qu'on rejerteroir,
quand ils nous feroienc offerts ? Ah ! qui
jamais connoîtra l'amour, t'aura vue , Sc
pourra le croire , qu'il y- air quelque
félicité pofîible que je vouluiTe acheter
nn prix de mes premiers feux ? Non ,
non j que le ciel 8;arde fes bienfaits Ik.
me laifle , avec ma mifere , le fouve-
nir de mon bonheur paffé. J'aime mieux
les plaifirs qui font dans ma mémoire
èc les regrets qui déchirent mon âme ,
que d'être à jamais heureux fans ma Ju-
lie. Viens , image adorée, remplir un
cfsur qui ne vit que pour toi : fuis-moi
dans mon exil , confole moi dans mes
peines , ranime & foutiens mon efpé-
rance éteinte. Toujours ce cœur infor-
tuné fera ton fandbuaire inviolable, d'où
le fort ni les hommes ne pourront jamais
t'arracher. Si je fuis mort au bonheur,
je ne le fuis point à l'amour qui m'en
sre;3tl digne. Ce: amour eft invincible ^
H É L O ï s E» 5
comme le charme qui l'a fait naître.
ÎI eft fondé fur la bafe inébranlabla
du mérite & des vertus ^ il ne peur pé-
rir dans une âme immortelle ; il n'^
plus befoin de l'appui de l'efpérance ,
ôc le paffé lui donne des forces pour un
avenir éternel.
Mais toi, Julie, ô toi qui fus aiir.-.r
une fois 1 comment ton tendre cœur a-
t-il oublié de vivre ? Comment ce feu i^-;
çré s'eft-il éteint dans ton âme pure ?
Comment as-tu perdu le goût de C'.s
plaifirs céleftes que toi feule étois capa-
ble de fentir de de rendre ? Tu n;e
chaiTes fans pitié j tu me bannis avec
opprobre j tu me livres à mon défefpoir ,
& tu ne vois pas , dans l'erreur qui t'é-
gare , qu'en me rendant miférable , tu
t'ôtes le bonheur de tes jours. Ah ! Ju-
lie ! crois-moi j tu chercheras vainemca:
un autre cœur ami du tien. Mille t'a-
doreront, fans doute j le mien feul te
favoit aimer.
Réponds-moi maintenant , amrr.te
abufée ou trompeufe j que font devenu:^
A iij
ê La Nou velle
ces projets formés avec tant de myftère ?
Où font CQS vaines efpérances dont tu
leurras Ci foiivent ma crédule fmiplicité ?
Où e!t cette union fainte & defirée , doux
objet de tant d'ardens foupirs , &: donc
ta plume & ta bouche flattoient mes
vœux ? Hcias ! fur la foi de tes jaromefTes,
j'ofois afpirer à ce nom facré d'époux ,
& me croyois déjà le plus heureux des
hommes. Dis , cruelle ! ne m'abufois-tu
que pour rendre enfin ma douleur plus
vive , & mon humiliation plus profon-
da? Ai je attiré mes malheurs par ma
faute? Ai-je manqué d'obéilTance , de
docilité , de difcrction ? M'as-tu vu de-
firer aflez foiblement pour mériter d'ê-
tre éconduit , ou préférer mes fougueux
defirs à tes volontés fuprêmes ? J'ai tout
fait pour te plaire , & tu m'abandonnes !
Tu te chargeois de mon bonheur , &
tu m'as perdu 1 Ingrate ! rends -moi
compte du dépôt que je t'ai confié ,
lends-moi compte de moi-même, après
avoir égaré mon cœur dans cette fuprc-
>iîe félicité que tu m'as montrée, & que^
N É L O ï s E, f.
tu m'enlèves. Anges du ciel , j'enfle
inéprifc votre Tort. J'enfle été le plus
heureux des êtres.... Hélas ! je ne fuis
plus rien , un inflant m'a tour ôcé. J'ai
pafle fans intervalle du comble des plai-
firs aux regrets éternels. Je touche en-
core au bonheur qui m'échappe.... J'y
touche encore, & le perds pour jamais!...
Ah ! fi je le pouvois croire ! fi les reftes
d'une efpérance vaine ne foutenoienr....
O rochers de Meillerie que mon œil
égaré mefura tant de fois , que ne fervî-
tes-vous mon défefpoir ! J'aurois moins
regretté la vie , quand je n'en a vois pas
fen ti le prix.
«i«*jrV>?
wrw
^
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A
ir
T La Novr elle
LETTRE II.
»E M Y L o R. D Edouard
A C L A I R 1.
Ous arrivons à Befancon , & mon
premier foin eft de vous donner des
nouvelles de notre voyage. 11 s'eft fair ,
finon paifiblemenc, du moins fans acci-
dent , & votre ami eft aufïî fain de corps
qu'oo peut l'être avec un cœur aufli ma-
lade. Il voudroit même affeder à l'ex-
térieur une forte de tranquilité. Il a
honte de fon état , & fe contraint beau-
coup devant moi j mais tout décèle i^z
fecrettes agitations j &, fi je feins de m'y
tromper , c'eft pour le laifler aux prifes
avec lui-même , & occuper ainfi une
partie des forces de fon âme a réprimer
l'effet de l'autre.
Il fut fort abattu la première journée :
je la fis courte , voyant que la vitefle de
notre marche irritoit fa douleur. Il ne me
H È L O ï s E. ^
parla point, ni moi à lui j les confoîations
indifcrettes ne font qu'aigrir les vioiea-
res afflictions. L'indifférence & la froi-
deur crouventaifément des paroles j mais
la triftefTe & le filence font alors le vrai
langage de l'amitié. Je commençai d'ap-
percevoir hier les premières étincelles da
la fureur qui va fuccéder infailliblemen:
à cette léthargie.: à la à,n\é.Q , à peine y
avoit-il un quart-d'heure que nous étions
arrivés , qu'il m'aborda d'unair d'impa-
tience. Que tardons -nous à partir , ma
dit-il avec un fouris amer ? pourquoi
reftons-nous un moment fi. près d'elle ?
' Le foir il affeda de parler beaucoup ,
fans dire un mot de Julie. Il recommen-
çoit des queftions auxquelles j'avois ré-
pondu dix fois. Il voulut favoir fi nous
étions déjà fur terre de France, &: pui^
il demanda fi nous arriverions bien tôt i
Vevai. La première chofe qu'il fait à
chaque ftation , c'eft de commencée
quelque lettre qu'il déchire ou chifTotîns
un moment après. J'ai fauve du feu
deux ou trois de ces brouillons fur Ijjf-
A T
lo La Nou velle
quels V017S pourrez entrevoir l'état de
fon âme. Je crois pourtant qu'il efl: par-
venu à écrire une lettre entière.
L'emportement qu'annoncent ces pre-
miers fymptômes eft facile à prévoir;
mais je ne faurois dire quel en fera l'ef-
fet & le terme ; car cela dépend d'une
combinaifon du caractère de l'homme,
du genre de fa pallîon , à^s circonftances
qui peuvent naître , de mille chofes que
nulle prudence humaine ne peut déter-
miner. Pour moi , je puis répondre de
fes fureurs , mais non pas de (on àéi^Ç-
poir^ &, quoi qu'on fafle , tout hom-
me efl: toujours maître de fa vie.
Je me flatte, cependant, qu'il refpec-
tera fa perfonne Se mes foins ; & je
compte moins pour cela fur le zèle de
l'amitié qui n'y fera pas épargné , que
i"ur le caradère de fa pallion & fur celui
<^e fa maitreiïe. L'âme ne peut guères
tî'occuper fortement &: long tems d'un
objet, fans conrrader des difpofirions
qui s'y rapportent. L'extrême douceur
de Julie doit tempérer l'âcreré du feu
H É L O ï s E. ï I
qu'elle infpiré , & je ne lîoHte pas ,
non pins , que l'amour d'un homme
aufîî vif ne lui donne à elle-même un
peu plus d'a(5tivitc qu'elle n'en auroi:
naturellement fans lui.
J'ôfe compter aufîî fur fon cœur j il
eft fait pour combattre & vaincre. Un
amour pareil au /îen n'eft pas tant une
foibleiïe qu'une force mal employée.
Une flamme ardente & malheureufe eft
capable d'abforber pour un tems , pour
toujours peut'être une partie de fes facul-
tés ; mais elle eft elle-même une preuve
de leur excellence , & du parti qu'il eu
• pourroit tirer pour cultiver la fagefle ;
car la fublime raifon ne ib foutient que
par la même vigueur de l'âme qui fait
les grandes paftions , &: l'on ne fert di-
gnement la philofophie qu'avec le mê-
me feu qu'on fent pour une m ai tréfile.
Soyez-en fûre , aimable Claire ; je ne
• m'intérelTe pas moins que vous au fort
de ce couple infortuné \ non par un fen-
timenr decommifération qui peur n'cere
qu'une foiblcfTe j mais par la confidcia-;
A vj
I i La Nouvelle
îion de la juftiee & de l'ordre, qui veu-"
ienrque chacun foit placé de la manière
la plus avarktageufe à lui-même & à la
fociété. Ces deux belles âmes fortirent
Tune pour l'autre des mains de laNaturej
c'eft dans une douce union , c'eft dans
le fein du bonheur que , libres de dé-
ployer leurs forces & d'exercer leurs
vertus , elles euîTent éclairé la terre de
leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un
infenfé préjugé vienne changer les direc-
tions éternelles, & bouleverfer Pharmo-
nie des êtres pen fans ? Pourquoi la vanité
d'un père barbare cache t-elle ainfi la
lumière fous le boifTeau , & fait-elle gé-
mir dans les larmes des cœurs tendres S<:
bienfaifans nés pour effuyer celles d'au-
trui. Le lien conjugal n'eft-il pas le plus
libre, ainfi que le plus facré des engage-
mens ? Oui , toutes les loix qui le gênent
font injuftes j tous \qs pères qui l'ôfent
former ou rompre font des tyrans. Ce
chafte nœud de la Nature n'eft fournis
ni au pouvoir fouverain , ni à l'autoriré
paternelle , mais à la feule autorité du
H È L OÏ S^ £, if
père commun qui fait commander aur
cœurs , & qui , leur ordonnant de s'unir,.
\gs peur contraindre à s'aimer (i).
Que fignifie ce facrifice des convenan-
ces de la nature aux convenances de
l'opinion ? La diverfité de fortune &:
d'état s'éclipfe & fe confond dans le
mariage , elle ne fait rien au bonheur j
(i) Il y a des pays ou cecce convenance des
conditions & de la fortune eft tellement pré-
férée à celle de la Nature & des coeurs , qu'il
fuffit que la première ne s'y trouve pas pour
empêcher ou rompre les plus heureux maria-
ges , fans égard pour l'honneur perdu des in-
fortunées ^ui font tous les jours viélimes de
ces odieux préjugés. J'ai vu plaider au Par-
lement de Paris une caufe célèbre , où l'hon-
neur du rang attaquoit infolemment & publi-
quement l'honnêteté j ie devoir, la foi con-
jugale, & où l'indigne péi^ g^gna fon procès,
©fa déshériter fon fils pour n'avoir pas voulu
être un malhonnête-homme. On ne fauroit
dire à quel point, dans ce pays C\ galant, les
femmes font tyrannifées par les loix. Faut-il
s'étonner qu'elles s'en vengent fi^cruellcmenî
j>ar leurs mœurs i
14 La Nouvelle
mais celle d'humeur & de caradère de-
meure , & c'efl: par elle qu'on eft heu-
reux ou malheureux. L'enfant qui n'a
de règle que l'amour, choifît mal j le
père qui n'a de règle que l'opinion, choi-
fît plus mal encore. Qu'une fille man-
que de raifon , d'expérience , pour Ju-
ger de la fagefiTe &: des mœurs , un bon
père y doit fuppléer fans doute. Son
droit , fon devoir même eft de dire :
ma fille, c'eft un honnète-homme, ou,
c'eft un frippon j c'eft un homme de
fens , ou , c'eft un fou. Voilà les conve-
nances dont il doit connoître; le juge-
ment de routes les autres appartient à
la fille. En criant qu'on troubleroit ainfi
l'ordre de la fociété , ces tyrans le trou-
blent eux-mêmes. Que le rang fe règle
par le mérite , & l'union des cœurs
par leur choix \ voilà le véritable or-
dre focial : ceux qui le règlent par la
naiffànce ou par les richelfes , font les
vrais perturbateurs de cet ordre ; ce
font ceux-là qu'il faut décrier ou punir.-
il eft donc de la juftiee univerfelle.
H É L O ï s E. 15
que CQS abus foienc redrefifés ; il efl cîu
devoir de l'homme de s'oppofer à la
violence , de concoiuir à l'ordre , & s'il
m'étoir poflible d'unir ces deux amans
en dépit d'un vieillard fans raifon , ne
doutez pas que je n'achevafTe, en cela,
l'ouvrage du ciel , fans m'embarralTer
de l'approbation Aqs hommes.
Vous êtes plus heureufe ; aimable
Claire \ vous avez un père qui ne pré-
rend point favoir mieux que vous en
quoi confifte votre bonheur. Ce n'eft ,
peut-être , ni par de grandes vues de
fagelTe , ni par une tendreffe exceflive
qu'il vous rend ainfi maitrefle de votre
fort; mais qu'importe la caufe , fi l'ef-
fet eft le même, & fi, dans la liberté
qu'il vous laifie, l'indolence lui tient
lieu de raifon ? Loin d'abufer de cette
liberté , le choix que vous avez fait a
vin^t ans auroit l'approbation du plus
fage père.. Votre cœur, nbforbé par une
amitié qui n'eut j'amais d'égale , a gardé
peu de place au feu de l'amour. Vous
lui fubflituez tout ce qui peut y fup-.
'i^ La Nouvelle
pléer dans le mariage : moins amante
qu'amie, fi vous n'êtes la plus tendre
époufe, vous ferez la plus vertueufe,
& cette union qu'a formé la fageffe
doit croître avec l'âge & durer autant
qu'elle. L'impulfion du cœur eft plus
aveugle , mais elle eft plus invincible :
c'eft le moyen de fe perdre que de fe
mettre dans la néceffité de lui réfifter.
Heureux ceux que l'amour affbrtit com-
me auroit fait la raifon, & qui n'ont
point d'obflacles à vaincre & de pré] iigés
à combattre ! Tels feroient nos deux
amans, fans l'injufte réfiftance d'un père
entêté. Tels , malgré lui , pourroient-iU
être encore , fi l'un des deux étoit bien
confeillé.
L'exemple de Julie 6c le vôtre mon»
tient également que c'eft aux époux
feuls à juger s'ils fe conviennent. Si l'a-
mour ne règne pas , la raifon choifira
feule j c'eft le cas oit vous êtes j fi l'a-
mour règne , la Nature a àé]^ choiiî j
c'eft celui de Julie. Telle eft la loi fa-
crée de la Nature qu'il n'eft pas permis..
H È L o ï s s. tf
k l'homme d'enfreindre , qu'il n enfreint
jamais impunément^ ^Èl^ue la confidé-
ration des états 6c des rangs ne peut
abroger qu'il n'en coûte des malheurs
& àts crimes.
Quoique l'hiver s*avance & que j'aie
à me rendre à Rome , je ne quitterai
point l'ami que j'ai fous ma garde , que
je ne voye fon âme dans un état de con-
fiftance fur lequel je paiffe compter,
C'eft un dépôt qui m'eft cher par fon
prix , & parce que vous me l'avez confié.
Si je ne puis faire qu'il foit heureux , je
tâcherai au mo/ins de faire qu'il foit fage ,
& qu'il porte en homme les maux de
r.Humanité. J!ai réfolu de pafler ici une
quinzaine de jours avec lui, durant
lefquels j'efpère que nous recevrons des
nouvelles de Julie & des vôtres, & que
vous m'aiderez toutes deux à mettre
quelque appareil fur les blefTures de ce
cœur malade , qui ne peut encore écouter
la raifon que par l'organe du fentimenr.
Je joins ici une lettre pour votre amie i
»e la confiez , je vous prie , à aucun
lî La Nou V elle
commifïîonnaire. mais remettez-la vous-
même. ^
FRAGMENS
Joints a la Lettre précédente,
I.
JrOuRQuoi n'ai-je pu vous voir avant
mon départ? Vous avez craint que je
n'expiraflTe en vous quittant? Cœur pi-
toyable! raiTurez vous. Je me porte
bien .... je ne fouffre pas. ... je vis en-
core. ... je penfe à vous. ... je penfe
au tems oii je vous fus cher j'ai le
cœur un peu ferré la voiture m'é-
tourdit. . . je ne pourrai long-tems vous
écrire aujourd'hui. Demain , peut-être,
aurai je plus de force... ou n'en aurai-je
plus befoin. ...
I I.
Où m'entraînent ces chevaux avec
fànt de vitefTe ? Où me conduit avec
H É L O ï s E. 10
fânt de zèle cet homme qui fe dit mon
ami? Eft-ce loin de toi , Julie ? Eft-ce
par ton ordre? Eft-ce en des lieux où
tu n'es pas ?. . . . Ah ! fille infenfée ! . . •
je mefure des yeux le chemin que jepar-
cours fi rapidement. D'où viens- je ? où
vais-je ? & pourquoi tant de diligence ?
Avez-vous eu peur, cruels! que je ne
coure pas alG^ez toc à ma perte? O amitié!
c amour ! cll-ce-là votre accord ? Sont-
ce là vos bienfaits ? . . . .
I I I.
As-tu bien confulré ton cœur, en më
chaflTant avec tant de violence ? As-tu
pu, dis , Julie , as-tu pu renoncer pour
jamais Non , non , ce tendre cœur
m'aime ; je le fais bien. Malgré le fort ,
malgré lui-même , il m'aimera jufqu'au
tombeau Je le vois, tu t'es laiflc
fuggérer (i) quel repentir éternel
(i) La fuite montre que ces foupçons tom-
boienc fur Mylord Edouard , & <^uc Claire les
3 pris pour ellc:
iii La Nou VELIÊ
tu te prépares ! . . . hélas ! il fera trop
tard. . . . Quoi î ru pourrois oublier. . . .
quoi ! je c'aurois mal connue !
Ah ! fonge à toi > fonge à moi , fonge
à. . . . Écoute , il en eft tems encore . . .
Tu m'as chafTé avec barbarie. Je fuis plus
Vite que le vent. . . Dis un mot , un feul
mot , & je reviens plus prompt que l'é-
clair. Dis un mot, & pour jamais nous
fommes unis. Nous devons l'être j . . .
nous le ferons... Ah! l'air emporte mes
plaintes !....& cependant je fuis j je vais
vivre & mourir loin d'elle vivre
loin d'elle !
H È L O i s E, il3
f ■ , I ■ I I I
LETTRE III.
DE MyLORD ÉdOVARD a JULIi.
Votre coufiae vous dira des noiw
velles de votre ami. Je crois d'ailleurs
qu'il vous écrit par cet ordinaire. Com-
mencez par fatisfaire là-defflis votre em-
preflemenr, pour lire enfuice pofément
cette lettre^ car je vous préviens que
fon fujet demande toute votre attention.
Je connois les hommes : j'ai vécu
beaucoup en peu d'années ^ j'ai acquis
une grande expérience à mes dépens,
ôc c'eft le chemin des partions qui m'a
conduit» la philofophie. Mais de tout
ce que j'ai obfervé J4jfqu'ici , je n'ai rien
vu de fi extraordinaire que vous ôc votre
amant. Ce n'eft pas que vous ayez ni
l'un ni l'autre un caradère marqué,
dont on puiflTe au premier coup-d'œil
afllgner les différences , & il fe pour-
roit bien que cet embarras de vous
licRnir vous fît prendre pour d-es amcs
^1 La Nouvelle
communes par un obfervaceur fuperfi-
tiel. Mais c'eft par cela même qui vous
diftingue , qu'il eft pofîible de vous dif-
tinguer, &: que les traits d'un modèle
commun , dont quelqu'un manque tou-
jours à chaque individu, brillent tous
également dans les vôtres. Ainfi chaque
épreuve d'une eftampe a fes défauts
particuliers qui lui fervent de caractère,
& s'il en vient une qui foi: parfaite,
quoiqu'on la trouve belle au premier
coap-d'œil , il faut la confidérer long-
tems pour la reconnoître. La première
fois que je vis votre amant , je fus frappé
d'un fentiment nouveau , qui n'a fait
qu'augmenter de jour en jour, à mefure
que la raifon l'a juftifié. A votre égard,
ce fut toute autre chofe encore , & ce
fentimtnt fut fi vif, que Je me trompai
fur fa nature. Ce n'étoit pas tant la
différence des fexesqui produifoir cette
impreflion, qu'un caraélère encore plus
marqué de perfedion que le cœur fent ,
même indépendamment de l'amour. Je
vois bien ce que vous feriez fans votre
H É L O î s E, 23
ami j je ne vois pas de même ce qu'il
feroit fans vous j beaucoup d'hommes
peuvent lui rellembler , mais il n'y a
qu'une Julie au monde. Après un tort
que je ne me paiconnerai jamais, votre
lettre vint m'éci^irer fur mes vrais (qw-
timens. Je connus que je n'érois point
jaloftx, ni par conféquent amoureux; je
connus que vous étiez trop aimable pour
moi ; il vous faut les prémices d'une
âme , bc la mienne ne feroit pas digne
de vous.
ï)ès ce moment je pris pour votre-
bonheur mutuel un tendre intérêt qui
ne s'éteindra point. Croyant lever routes
les difficultés, je fis auprès de votre père
une démarche indifctette , dont le mau-
vais fuccès n'eft qu'une raifon de plus
pour exciter mon zèle. Daignez m'é-
. coûter j & je puis réparer encore tout le
jnal que je vous ai fait.
Sondez -bien votre cœur, o Julie !
& voyez s'il vous efl: poffible d'étein-
dre le feu dont il eft dévoré. Il fut
-14 ^^ KoUVEtlÉ
un tems, peut-être, où vous pouviez
en arrêter le progrès j mais fi Julie pure
^ chafte a pourtant fuccombc , com-
ment fe relevera-t-elle après fa chute ?
Comment réfiftera-t-elle à l'amour vain-
queur, &:armé de la dangereufe image
de tous les plaifirs palTés ? Jeune amante ,
ne vous en impofez plus, &: renoncez
à la confiance qui^vous a féduite : vous
êtes perdue , s'il faut combattre encore :
vous ferez avilie & vaincue, & le £Qn-
timent de votre honte étouffera par
degrés toutes vos vertus. L'amour s'efl:
infinué trop avant dans la fubftance de
votre âme pour que vous puiffiez jamais
l'en chaiïer; il en renforce & pénètre
tous les traits comme une eau forte &
corrofive \ vous n'en effacerez jamais
la profonde imprefîion fans effacer à
la fois tous les fentimens exquis que
vous reçûtes de la Nature , & quand il
ne vous refiera plus d'amour , il ne vous
reftera plus rien d'eftimable. Qu'avez-
Yous donc maintenant à faire , ne pou-
van
H É L O ï s E» 15
vant plus changer l'état de votre cœur ?
Une feule chofe , Julie ; c'eft de le ren-
dre légitime. Je vais vous propofer pouf
cela l'unique moyen qui nous refte ;
profitez-en, tandis qu'il eft tems enco-
re •, rendez à l'innocence & à la vertu
cette fublime raifon dont le ciel vous
fit dépofiraire , ou craignez d'avilir à
jamais le plus précieux de fes dons.
J'ai dans le Duché d'Yorck une terre
aiïez confidérable , qui fut long-tems le
féjour de mes ancêtres. Le château eft
ancien, mais bon & commode j les en-
virons font folitaires , mais agréables S>C
variés. La rivière d'Oufe , qui palTe au
bout du parc , ofFr^ à la fois une perf-
pedive charmante à la vue , S<. un dé-
bouché facile aux denrées ; le produit
de la terre fuffit pour l'honnête entre-
tien du maître & peut doubler fous (ti
yeux. L'odieux préjugé n'a point d'accès
dans cette keureufe contrée. L'habitant
paifible y conferve encore les mœurj
fimples des premiers tems , & l'on y
trouve une image du Valais décrit avec
Tome II, B
2 6 La Nouv elle
à^s traits fi couchans par la plume cîe
votre ami. Cette terre eil à vous , Ju-
lie j fi vous daignez l'habiter avec lui j
c'eft-là que vous pourrez accomplir en-
femble tous les tendres fouhaits par où
huit la lettre dont je parle.
Venez , modèle unique èi^^ vrais
amansj venez, couple aimable & fidèle
prendre pofleflion d'un lieu fait pour
fervir d'afyleà l'amour & à l'innocence.
Venez-y ferrer , à la face du ciel & des
hommes , le doux nœud qui vous unir.
Venez honorer de l'exemple de vos ver-
tus un pays où elles feront adorées , &
des gens fimples portés à les imiter.
Puifliez-vous en ce lieu tranquile goû-
ter à jamais, dans les fentimens qui vous
unilTent, le bonheur des âmes pures;
puifTe le ciel y bénir vos chaftes feux
d'une famille qui vous reflemble ; puif-
fiez-vous y prolonger vos jours dans une
honorable vieillefle , &:les terminer en-
iîh paifiblement dans les bras de vos
enfans \ puifTent nos neveux , en par-
courant avec un charme fecret ce mo-
H È L O ï s E. 17
nument de la félicité conjugale , dire
un jour dans rattendnlfemenc de leur
coeur : ce fut ici l'afyle de l'innocence ;
ce fut ici la demeure des deux amans !
Votre fort eft entre vos mains, Julie j
pefez attentivement la propofitioji que
je vous fais , &c n'en examinez que le
fond j car d'ailleurs , je me charge d'af-
furer d'avance & irrévocablement votre
ami de l'engagement que je prends j je
me charge aufll de la fureté de votre
départ, & de veiller avec lui à celle
<le votre perfonne jufqu'à votre arrivée.
Là vous pourrez aufîî-tôt vous marier
publiquement far^s obftaclc j car parmi
nous une fille nubile n'a nul befoin du
confentement d'autrui pour difpofer
d'elle-même. Nos fages loix n'abro-
gent point ceWes de la Nature , & s'il
réfulte de cet heureux accord quelques
inconvéniens , ils font beaucoup moin-
dres que ceux qu'il prévient. J'ai lailTé
à Vevai mon valet-de-chambre , hom-
me de confiance , brave , prudent , &
d'une fidélité à toute épreuve. Vout
Bij
2^ La Nouvelle
pourrez aifément vous concerter avec
lui de bouche ou par ccric , à l'aide de
Regianino , fans que ce dernier fâche
de quoi il s'agit. Quand il fera tems ,
nous partirons pour vous aller joindre ,
& vous ne quitterez la maifon pater-
nelle que fous la conduite de votre
époux.
Je vous laiffe a vos réflexions : mais
( je vous le répète ) craignez l'erreur des
préjugés & la fédudion des fcrupules,
qui mènent fouvent au vice par le che-
min de l'honneur. Je prévois ce qui vous
arrivera , fi vous rejettez mes offres. La
tyrannie d'un père intraitable vous en-
traînera dans l'abyme que vous ne con-
noîtrez qu'après la chute. Votre extrê-
me douceur dégénère quelquefois en
timidité : vous ferez facrifiée à la chi-
mère des conditions (i). Il faudra con-
(i) La chimère des conditions! C'efl un
Pair d'Angleterre qui parle ainfi j & tout ceci -
re feroit pas une fîtlion ! Leileur , qu'en dites-
vous ?
H È LOIS Er Af
trader un engagement défavoué par lé
cœur. L'approbation publique fera dé-
mentie inceiTamment par le cri de la
confcience : vous ferez honorée & mé-
ptifablé. Il vaut mieux être oubliée Se
vertueufe.
P. S. Dans le doute de votre réfo-
Iiition , je vous écris à l'infu de
notre ami , de peur qu'un refus de
votre part ne vînt détruire en un
inftant tout l'effet de mes foins.
fi iij
§o La Nouvelle
»^— — — — — — ^M^l^—
LETTRE IV.
TE Julie a Clair i.
Ma chère ! dans quel trouble ta
m'as laififée hier au foir , & quelle nuit
j'ai palTée en rêvant à cette fatale lettre î
Non , jamais tentation plus dangereufe
ne vint aflTaillir mon cœur j jamais je
n'éprouvai de pareilles agitations , &
jamais je n'apperçus moins le moyen
de les appaifer. Autrefois une certaine
lumière de fageiïe & de raifon diri-
geoit ma volonté j dans toutes les occa*
fions embarralTantes , je difcernois d'a-
bord le par-ti le plus hojincte , & le pre-
nois à l'inftant. Maintenant avilie &
toujours vaincue , je ne fais que flotter
encre des pallions contraires : mon foible
cœur n'a plus que le choix de fes fau-
tes , &: tel eft mon déplorable aveu-
glement , que , fi je viens par hazard
à prendre le meilleur parti , la vertu
H Ê L O ï s E. $1
ne m'aura point guidée , Se je n'en
aurai pas moins de remords. Tu fais
quel époux mon père me deftine ; ru
fais quels liens l'amour m'a donnes.
Veux-je être vertueufe : l'obéilTance & la
foi m'impofent ^qs devoirs dppofés,
Veux-je fuivre le penchant de mon
cœur : qui préférer d'un amant ou d'un
père ? Hélas ! en écoutant l'Amour ou la
Nature , je ne puis éviter de mettre l'un
ou l'autre au défefpoir j en me facrifiant
au devoir, je ne puis éviter de commettre
un crime ; ^, quelque parti que je prenne
il faut que je meure à la fois malheu-
reufe & coupable.
Ah ! chère & rendre amie , toi qui
fus toujours mon unique reflource,!?^ qui
m'as tant de fois fauvée de la mort &
du dcfefpoir,confulèreaujourd'iuii l'hor-
rible état de mon âme , 6: vois fi jamais
tes fecourables foins me furent plus né-
ceiïîiires ! Tu fais fi tes avis font écoutés •
tu fais fi tes conleils font fuivis ! lu viens
de voir , au prix du bonheur de ma
vie, fi je fais déférer aux leçons de l'a-
B iv
31 La Nouv elle
fiiitié ! Prends donc pitié de l'accable-
ment où tu m'as réduite j achevé , puif-
que tu as commencé \ fupplée à mon
courage abattu, penfe pour celle qui ne
penfe plus que par toi. Enfin , tu lis
d-àns c# cœur qui t'aime j tu le connois
mieux que moi. Apprends -moi donc
ce que je veux , & choifis à ma place ,
quand je n'ai plus la force de vouloir,
ni la raifon de choifir.
Relis la lettre de ce généreux An-
glois ^ relis-la mille fois , mon ange.
Ah ! lailTe-toi toucher au tableau char-
mant du bonheur que l'amour , la paix ,
la vertu peuvent me promettre encore.
Douce &: ravifTante union des âmes ,
délices inexprimables ;, même au fein
des remords ; dieu ! que feriez-vous
pour mon cœur au fein de la foi con-
■Jugale ? Quoi l le bonheur & l'innocence
feroient encore en mon pouvoir ! Quoi !
je pourrois expirer d'amour & de joie
entre un époux adoré , & les chers gages
de fa tendrelTe! . .. • «?c j'héfîre un feul
moment , & je ne vole pas réparer ma
H È L ot s £.\ .53
faute dans les bras de celui qui me la
fît commettre ! & je ne fuis pas déjà fem*
me vertueufe & chafte mère de fa-
mille ! . . . . O que les auteurs de mes
Jours ne peuvent-ils me voir fortir de
mon avilifTement 1 Que ne peuvent-ils
être témoins de la manière dont je fau-
rai remplir à mon tour les devoirs fa^
crés qu'ils ont remplis envers moi !. . . .
Et les tiens, fille ingrate & dénaturée!
qui les rerhplira pÀçs d'çux , tai^dis que
tu les oublies ? Eft-ce en plongeant le
poignard dans le fein d'une m^re , que
tu te prépares à le devenir ? Celle qui
déshonoré fa farnille apprendra-t-elleà
fes enfans à l'honorera Digne ç>bjeî;dç
l'aveugle tendrefle d'un père & d'une
mère idolâtres , abandonne-les au re-
gret de t'avoir fait naître j couvre leurs
vieux jours de douleur & d'opprobre....
& jouis , fi tu peux, d'un bonheur ac-
quis à ce prix.
Mon Dieu ! que d'horreurs m'envi-
ronnent ! quitter furtivement fon pays j
déshonorer fa famille, abandonner à la
B y
34 ^^ Nouvelle
fois père , mère , amis , parens & toi-
ïnème ! &: toi, ma douce amie! &:coi, la
bien-aimée de mon cœut 1 toi dont à pei*
ne, des mon enfance, je puis refter éloi-
gnée un feul jourj te fuir, te quitter,
te perdre , ne te plus voir ! ah 1 non :
i^ue jamais Que de tourmens dé-
chirent ta malheureufe amie ! elle fent
à la fois tous les maux dont elle a le
choix , fans qu'aucun des biens qui lui
rediront la confole. Hélas ! je m'égare.
Tant de combats palfent ma force &
troublent ma raifon \ je perds à la fois
le courage & le fens. Je n'ai plus d'ef-
poir qu'en toi feule. Ou choifis, ou
laifle-moi mouriri-* - '-
H È L o ï s E. 35
LETTRE V.
RÉPONSE.
jl Es perplexités ne font que trop bien
fondées, ma chère Julie j je les ai pré-
vues Se n'ai pu les prévenir \ je les fens
& ne les puis appaifer ; &: ce que je
vois de pire dans ton état , c'eft que
perfonne ne t'en peut tirer que toi-
même. Quand il s'agit de prudence, l'a-
mitié vient au fecours d'une âme agitée \
s'il faut choifir le bien ou le mal , la
paflîon qui les méconnoît peut fe taire
devant un confeil défintéredé. Mais ici
quelque parti que ru prennes , la Nature
l'autorife & le condamne , la raifon le
blâme & l'approuve , le devoir fe taîc
ou s'oppofe à lui même \ les fuites font
également à craindre de part & d'au-
tre j tune peux ni refterindécife, ni bien
choifir ; tu n'as que des peines à compa-
rer , & ton cœur feul en eft le juge.
Pour moi, l'importance de la délibé-
B vj
3^ La Novvel^e
ration m'épouvante & fon effet m'at-
trifte. Quelque fort que tu préfères , il
fera toujours peu digne de toi , &: ne
pouvant ni te montrer un parti qui te
convienne , ni te conduire au vrai bon-
heur , j e n'ai pas le courage de décider de
ta deftinée. Voici le premier refus que tu
reçus jamais de ton amie , & je fens
bien , par ce qu'il me coûte , que ce
fera le dernier j mais je te trahirois en
voulant te gouverner dans un cas où la
raifon même s'impofe filence , 5c où la
feule règle à fuivre eft d'écouter ton
propre penchant.
Ne fois pas injufte envers moi, ma
douce amie, & ne me juge point avant
le tems. Je fais qu'il eft àts amitiés
circonfpedes qui , craignant de fe com-
promettre , refufent des confeils dans
les occafions difficiles , & dont la réferve
augmente avec le péril des amis. Ah !
tu vas connoîcre fi ce cœur qui t'aime
connoît ces timides précautions ! fouffre
qu'au lieu de te parler de tes affaires, je
te parle un inftant des miaines. .
H É L o ï S e7 37
N'as-Ui jamais remarqué , mon ange ,
à quel point tout ce qui t'anproche
s'attache à toi? Qu'un père & une mère
chérifTent une fille unique , il n'y a pas,
je le fais, de quoi s'en fort étonner j
qu'un jeune homme ardent s'enflamme
pour un objet aimable, cela n'eft pas
plus extraordinaire j mais qu'à l'âge mûr
un homme aufïî froid que M. de Wol-
mar s'attendrifle en te voyant , pour la
première fois de fa vie \ que toute une
famille t'idolâtre unanimement j que tu
fois chère à mon père , cet homme fi
peu fenfîble , autant & plus, peut-être,
que fes propres enfans; que les amis,
les connoilTances , les domeftiques , les
voifins & route une ville entière , t'ado-
rent de concert & prennent à toi le
plus tendre intérêt : voilà, ma chère,
un concours moins vraifemblable, &
qui n'auroit point lieu , s'il n'avoit en
ta perfonne quelque caufe particulière.
Sais-tu bien quelle eft cette caufe? Ce
n'eft ni ta beauté, ni ton efprit, ni ta
giâce, ni rien de tout ce qu'on entend
3? La Nour elle
par le don de plaire : mais c'eft cette
âme tendre &: cette douceur d'attache-
ment qui n'a point d'égale ; c'eft le don
d'aimer , mon enfant, qui te fait aimer.
On peut ré(îfter à tout, hors à la bien-
veuillance^ il n'y a point de moyen plus
sûr d'acquérir l'afFedtion des autres , que
de leur donner la fienne. Mille femmes
font plus belles que toi; plufieurs ont
autant de grâces ; roi feule as , avec les
grâces, je ne fai quoi de plus féduifant
qui ne plaît pas feulement j mais qui
touche, & qui fait voler tous les cœurs
au-devant du tien. On fent que ce ten-
dre cœur ne demande qu'à fe donner ,
& le doux fentiment qu'il cherche le va
chercher à fon tour.
Tu vois, par exemple, avec furprife l'in-
croyable affeârion.de Mylord Edouard
pour ton ami \ tu vois fon zèle pour ton
bonheur ; tu reçois avec admiration (ts
offres généreufes ', tu les attribues à la
feule vertu -, &vma Julie de s'attendrir !
Erreur, abus, charmante coufine ! A
Dieu ne piaifeqae j'exténue les bienfaits
H EL 0 ï s E. 39
«le Mylord Edouard, & que je déprife
fa grande âme. Mais crois- moi, ce zèlg
tout pur qu'il eft, feroir moins ardent, fi,
dans la même circonftance,il s'adrefloic
à d'autres perfonnes. C'eft tonafcendanc
invincible & celui de ton ami, qui, fans
même qu'il s'en apperçoive , le détermi-
nent avec tant de force, & lui font faire
par attachement ce qu'il croit ne faire
que par honnêteté.
Voilà ce qui doit arriver à toutes les
âmes d'une certaine trempe ; elles trans-
forment, pour ainlî dire, les autres en
elles-mêmes ; elles ont une fphère d'ac-
tivité dans laquelle rien ne leur réfifte :
on ne peut les connoître fans les vouloir
imiter , & , de leur fublime élévation ,
elles attirent à elles tout ce qui les envi*
ronne. C'eft pour cela, ma chère, que
ni toi ni ton ami ne connoîtrez peut-
être jamais les hommes j car vous les
verrez bien plus convne vous les ferez ,
que comme ils feront d'eux mêmes.
Vous donnerez le ton à tous ceux qui vi-
vront avec vous ; ils vous fuiront oo
40 La Nour ELLE
'vous deviendront femblables , & tout
ce que vous aurez vu n'aura peut-être
xien de pareil dans le refte du monde. '
' Venons maintenant à moi, coufine ;
à moi qu'un même fang , un même
'-âge, & fur-tout une parfaite confor-
mité de goûts Se d'humeurs avec des
tempéramens contraires , unit à toi dès
l'enfance.
Congiunti eran gl' albergki ^
Idapiu congiunti i cori :
Conforme trd L'etatc ,
Ma'lpenjîer piîi conforme.
Que penfes-tu qu'ait produit fur celle
qui a pafle fa vie avec toi, cetteichar-
mante influence qui fe fait feiîtir à- tout
ce qui t'approche ? Crois-ru qu'il puifTe
ne régner entre nous qu'une union com-r
mune? Mes yeux ne te rendent-ils pas
la douce joie que je prends chaque joiic
dans les tiens, en nous abordant ? Ne lis-r
tu pas dans mon cœur attendri le plaifit
de partager tes peines & de pleurer
5^vec toi ? Puis-je oublier que, dans les
H É L O ï s E. 41
premiers tranfports d'un amour naifTant,
l'amitié ne te fut point importune ? &
que les murmures de ton amant ne pu-
rent t'engager a m'éloigner de toi , & à
me dérober le fpedtacle de ta foiblefTe ?
Ce moment fut critique , ma Jujie j je
fais ce que vaut dans ton cœur modefte
le facrifice d'une honte qui n'eft pas ré-
ciproque. Jamais je n'eufife été ta confi-
dente , fi j'eufle été ton amie à demi ; &
nos âmes fe font trop bien fenties en
s'uniflTant , pour que rien les puifTe dé-
formais réparer.
Qu'eft-ce qui rend les amitiés fi tiè-
des& fi peu durables entre les femmes,
je dis entre celles qui fauroient aimer?
Ce font les intérêts de l'amour^ c'eft
l'empire de la beauté j c'efl la jaloufie
des conquêtes. Or , fi rien de tout cela
nous eût pu divifer , cette divifion feroit
déjà faite ^ mais quand mon cœur feroit
moins inepte à l'amour , quand j'igno-
rerois que vos feux font de nature à ne
s'éteindre qu'avec la vie, ton amant eft
mon ami, c'eft-à-dire , mon frère j ôc
4t La Nouvelle
qui vît jamais fînii- par l'amour une vé-
ritable amitié ? Pour M. d'Orbe , afTu-
rément il aura long-tems à fe louer de
tesfentimens, avant que jefongeà m'en
plaindre , & je ne fuis pas plus tentée de
le reteiur par force , que toi de me l'arra-
cher. Eh ! mon enfant ! plût au ciel
qu'au prix de fon attachement je ^e p.uiïe
guérir du tien j je le garde avec plaifi: ,
je le céderois avec joie.
A l'égard des prétentions fur la figure ,
l'en puis avoir tant qu'il me plaira, tu
n'es pas fille à me les difputer , & je fuis
bien fûie qu'il ne t'entrî^ de tes jours dans
l'efprit de.favoir qui de nous deux eft la
plus jolie. Je n'ai pas été rout-à-fait fi
indifférente ; je fais li-deffus à quoi m'en
tenir, fans en avoir le moindre chagrin.
Il me femble même que j'en fuis plus
fière que jaloufe \ car enfin les charmes
de ton vifage n'étant pas ceux qu'il fau-
droit au mien, ne m'ôtent rien de ce
que j'ai , & je me trouve encore belle
de ta beauté, aimable de tes grâces,
ornée de tes talens j je me pare de coûtes
H É L o ï s E, 45
tes perfedions, & c'eft en toi que je
place mon amour-propre mieux enten-
du. Je n'aimerois pourtant guères à faire
peur pour mon compte : mais je fuis
aiïez jolie pour le befoin que j'ai de
l'êtie. Tout le refl-e m'eft inutile , & je
n'ai pas befoin d'erre humble pour te
céder.
Tu t'impatientes de favoir à quoi j'en
veux venir. Le voici. Je ne puis te donner
le confeil que tu me demandes , je t'en ai
dit la raifon : mais le parti que tuprendras
pour toi, tu le prendras en mcme tems
pour ton amie} 5^, quel quefoittondef-
tin , je fuis déterminée à le partager. Si tu
pars , je te fuis ; fi tu reftes , je refte \ j'en
ai formé l'inébranlable réfolution , je le
dois, rien ne m'en peut détourner. Ma
fatale indulgence a caufé ta perte*, ton
fort doit être le mien ; & , puifque nous
fûmes inféparables dès l'enfance , ma
Julie , il faut l'être jufqu'au tombeau.
Tu trouveras , je le prévois , beaucoup
d'étourderiedansce projet^ mais au fond
il efi: plus feufé qu'il ne femble , <Sc je n'ai
44 La NOU VELLE
pas les mêmes motifs d'irréfolution que
toi. Premièrement, quant à'ma famille,
(i je quitte un père facile, je quitte un
père aflfez indifférent, qui laitTe faire à
fes enfans tout ce qui leur plaît , plus par
négligence que par tendrefle : car tu fais
que les affaires de l'Europe l'occupent
beaucoup plus que les fîennes , & que fa
fille lui eft bien moins chère que la prag-
matique. D'ailleurs, je ne fuis pas, com-
me toi, fille unique, & avec les enfans qui
Im refteront , à peine faura-t-il s'il lui
en manque un.
J'abandonne i\n mariage prêt à con-
clurre. Mamo maie j ma chère j c'efl à
M. d'Orbe, s*il m'aime, a s'en confoler.
Pour moi , quoique j'eftime fon carac-
tère , q'ie je ne fois pas fans attachement
pour fa perfonne , & que je regrette en
liii un fort honnête-homme, il ne m'eft
rien auprès de ma Julie. Dis-moi , mon
enfant, l'âme a-t-elle un fexe? En vérité
je ne le fens guères à la mienne. Je puis
avoir des fantaifies, mais fort peu d'a-
mour. Un mari peut m'ètre utile, mais
H É L o ï s E. 4J
il ne fera jamais pour moi qu'un mari j
& de ceux-là, libre encore, & paflable
comme je fuis, )Qn puis trouver un par
tout le monde.
Prendsbiengarde,coufine, que, quoi-
que je n'héfite point, ce n'eftpasàdire
que tu ne doives point héfiter, ni que
je veuille t'infinuer de prendre le parti
que je prendrai, fi tu pars. La différence
eft grande entre nous , & tes devoirs font
beaucoup plus rigoureux que les miens.
Tn fais encore qu'une afFedlion prefque
unique remplit mon cœur, & abîorbefi
bien tous les autres fentimens, qu'ils y
font comme anéantis. Une invincible &:
douce habitude m'attache à toi dès mon
enfance : je n'aime parfaitement que toi
feule , & fi j'ai quelque lien à rompre
en te fuivant , je m'encouragerai par ton
exemple. Je me dirai , j'imite Julie, &
me croirai juftifiée.
4^- La Nov y elle
BILLET.
DE Julie a Claire.
Je t'entends , amie incomparable , &
je te remercie. Au moins une fois j'aurai
fait mon devoir , & ne ferai pas en tout
indigne de toi.
LETTRE VL
DH Julie a Mylord- Edouard.
Otre lettre , Mylord, me pénétre
d'attendri (Te ment & d'admiration. L'ami
que vous daignez protéger n'y fera pas
moins fenfible, quand il faura tout ce
que vous avez voulu faire pour nous.
Hélas! il n'y a que les infortunés qui
lentent le prix des âmes bienfaifantes.
Nous ne favons déjà qu'à trop de titres
tout ce que vaut la vôtre , & vos vernis
héroïques nous toucheront toujours j
mais elles ne nous furprendront plus î
H É L o ï s E» 47
Qu'il me feroit doux d'èrre heureufe
fous les aufpices d'un ami fi généreux ,
te de tenir de fes bienfaits le bonheur
que la fortune m'a refufé 1 Mais, Mylord,
je le vois avec défefpoir, elle trompe
vos bons deiïeins j mon fort cruel rem-
porte fur votre zèle, & la douce image
des biens que vous m'offrez ,ne fert qu'à
m'en rendre la privation plus fenfible.
Vous donnez une retraite agréable &c
fuie à deux amans perfécutés •, vous y
rendez leurs feux légitimes, leur union
folemnelle, & je fais que fous votre gar-
de j'échappeioisaifément aux pourfuites
d'une famille irritée. C'eft beaucoup
pour l'amour , eft-ce aflez pour la fé-
licité? Non j fi vous voulez que je fois
paifible & contente, donnez-moi quel-
que afyle plus sûr encore , où l'on puilTe
échapper à la honte & au repentir. Vous
allez au-devant de nos befoins , & , pax
une génétofité fans exemple, vous vous
privez, pour notre entretien, d'une partie
ces biens deftinés au vôtre. Plus riche ,
4^ La No uvelle
plus honorée de vos bienfaits que de mon
patrimoine, je puis tout recouvrer près
de vous , & vous daignerez me tenir lieu
de père. Ah ! Mylord ! ferai-je digne d'en
trouver un , après avoir abandonné celui
que m'a donné la Nature ?
Voilà la fource des reproches d'une
confcience épouvantée, & des murmures
fecrets qui déchirent mon cœur. 11 ne
s'agit pas de fa voir (î j'ai droit de dif-
pofer de moi contre le gré des auteurs
de mes jours , mais fi j'en puis difpofer
fans les affliger mortellement, fi je puis
les fuir fans les mettre au défefpoir.
Hélas ! il vaudroit autant confulter Ç\
l'ai droit de leur ôter la vie. Depuis
quand la vertu péfe-t-elle ainfi les droits
du fang & de la nature ? Depuis quand
un cœur fenfible marque-t-il avec tant
de foin les bornes de la reconnoifiance ?
N'eft-ce pas être déjà coupable que de
vouloir aller jufqu'au point où l'on
commence à le devenir; & cherche- t-on fi
fcrupuleufement le ternie de fes devoirs,
quand
H É L O ï s E. 49
«^uand on n'eft point tenré de le pafler ?
Qui ? moi j'abandonnerois impitoyable-
ment ceux par qui je refpire , ceux qui
me confervent la vie qu'ils m'ont don-
née, & me la rendent chère \ ceux qui
n'ont d'autre efnoir , d'autre plaifir qu'en
moi feule j un père prefque fexagcnai-
re , une mère toujours languiflante !
Moi j leur unique enfant, je les laifferois
fans afiiftance dans la folitude & les
ennuis de la vieillefTe , quand il eft tems
de leur rendre les tendres foins qu'ils
m'ont prodigués î Je livrei'ois leurs der-
niers jours à la honte, aux regrets, aux
pleurs ! La terreur . le cri de ma conf-
cience agitée me peindroient fans celTe
mon père &: ma mèie expirant fans con-
folation , &: maudilTant la fille ingrate
qui les délaiife & les déshonore! Non,
Mylord \ la vertu que j'abandonnai ,
m'abandonne â fon tour di ne dit plu«
rien à mon cœur : mais cette idée hor-
rible me parle à fa place*, elle mefuivroic
pour mon tourment à chaque inftant de
mes jours , Se me rendtoic miférabie aa
Tome IL C
50 La Nouvelle
fein du bonheur. Enfin , fi tel eft mon
deftin , qu'il faille livrer le refte de ma
vie aux remords , celui-là feul eft trop
aftreux pour le lupporrer \ j'aime mieux
braver tous les aurres.
Je ne puis répondre à vos raifons ,
je l'avoue; je n'ai que trop de penchant
i les trouver bomies ; mais , Mylord ,
vous n'êtes pas marié : ne fenrcz-vous
point qu'il faut erre père , pour avoir
droit de confeiller les enfans d'autrui ?
Quant à moi , mon parti eft pris \ mes
parens me rendront malheureufe , je le
fais bien j mais il me fera moins cruel
de gémir dans mon infortune, que d'a-
voir caufé la leur , 5^ je ne déferrerai
jamais la maifon paternelle. Va donc ,
douce chimère d'une âme fenfible, fé-
licité fi charmante & iâ defirée ; va te
perdre dans la nuit des fonges , tu n'au-
ras plus de réalité pour moi. Et vous ,
ami trop généreux , oubliez vos aima-
bles projets, & qu'il n'en refte de trace
qu'au fond d'un cœur trop reconnoif-
(aiu pour en per fire le fouvenir. Si i'ex-
H É L O ï s E, 51
«ès de nos maux ne décourage point
votre grande âme , fi vos généreufes
bontés ne font point épuifées , il vous
refte de quoi les exercer avec gloire,
& celai que vous honorez du titre de
votre ami, peut, par vos foins, mériter
de le devenir. Ne jugez pas de lui par
l'état où vous le voyez : fon égarement
ne vient point de lâcheté , mais d'un
génie ardent & fier qui fe roidit contre
la fortune. Il y a fouvent plus de ftu-
pidité que de courage daiis une conf-
rance apparente j le vulgaire na connoît
point de violences douleurs, &: les gran-
des pallions ne germent guères chez les
hommes foibles. Hélas î il a mis dans
la fienne cette énergie de fentiment qui
caraétérife les âmes nobles , &: c'eft ce
qui fait aujourd'hui ma honte & mon
défefpoir. Mylord, daignez le croire j
s'il n'étoit qu'un homme ordinaire , Ju-
lie n'eut point péri.
Non , non j cette affedion fecrette
qui prévint en vous une eftime éclairée
ne vous a poiiu trompé. Il eft digne
Cij
5* La Nouvelle
de tout ce que vous avez fait pour lu^
fans le bien connoicre \ vous ferez plus
encore, s'il efl: poflible , après l'avoic
connu. Oui , foyez iow confolateur ,
fon protedeur , fon ami , fon père \
c*eft à la fois pour vous & pour lui que
je vous en conjure ; il juftifiera votre
confiance , il honorera vos bienfaits , il
pratiquera vos leçons , il imitera vos
vertus , il apprendra de vous la fagelTe.
Ah , Mylord ! s'il devient entre vos
mains tout ce qu'il peut être , que vouç
i%\QZ fier un jour de votre ouvrage |
A
H É L oï s E, 53
LETTRE VIL
DE Julie.
XîtT toi aufîîj mon doux ami ! & toi a
l'unique efpoir de mon cœur , tu viens
le percer encore , quand il fe meurt de
trifteffe ! j'étois préparée aux coups de
la fortune , de longs prelFentimens me
les avoient annoncés j je les aurois fup-
portés avec patience : mais toi , pour qui
je les fouffre! ah ! ceux qui me viennent
de toi me font feuls inrupportables j &
il m'eft affreux de voir aggraver mes
peines par celui qui devoir me les ren-
dre chères. Que de douces confolations
je m'étois promifes qui s'évanouiflenc
avec ton courage ! Combien de fois je
me flattai que ta force animeroit ma
langueur , que ton mérite effaceroit ma
faute, que tes vertus releveroient mon
âme abattue! Combien de fois J'efTuyai
mes larmes amères en me difant : je
fouffre pour lui , mais il en efl digne j
C iij
54 La Nou vELiE
je fuis coupable , mais il eft vertueux 5
mille ennuis m'a/îiègenc, mais fa conf-
iance me fourient, & je trouve an fond
de (on cœur le déJommasement de rou-
tts mes pertes ! vain efpoir que la pre-
mière épreuve a détruit ! Où eft main-
tenant cetam.our fublimequi fait élever
tous les fentimens & faire éclater la
veitu ? Où font CQS fieres maximes ?
Qu'efi; devenue cette imitation des
grands-hommes? Où eft ce philolophe
que le malheur ne peut ébranler, & qui
fuccombe au premier accident qui le fé-
pare de fa maitreiTe ? Quel prétexte ex-
cufera déformais ma honte à mes pro-
pres yeux , quand je ne vois plus dans
celui qui m'a féJuite qu'un homme fans
courage, amolli par les plaifirs j qu'un
cœur lâche , abattu par le prem.ier re-
vers j qu'un infenfé, qui renonce à la rat»
fon, fi- tôt qu'il a befoin d'elle ? o Dieu !
dans ce comble d'humiliation devois-je
me voir réduite à rougir de mon choix
autant que de ma foiblelTe ?
Regarde à quel point tu t'oublies î
H É L oï s Ë, 55
ton âme égarée & rempante s'abai(Te
jufqn'à la cruauté ! tu m'ôfes Faire des
reproches ! tu t'ôfes plaindre de moi !...,
de ta Julie !... barbare!.... Comment
tes remords n'ont-ils pas retenu ta main ?
Comment les plus doux témoignages
du plus tendre amour qui fut jamais ,
t'ont-ils laifTé le courage de m'outra2:er ?
Ah î fi tu pouvois douter de mon cœur ,
que le tien feroit méprifablc !.... mais
non , tu n'en doutes pas , tu n'en peux
douter, j'en puis défier ta fureur j &
dans cet inî^ant même où je hais ton
injuftice , tu vois trop bien la fource
du premier mouvement de colère que
j'éprouvai de ma vie.
Peux tu t'en prendre à moi , fi je me
fuis perdue par une aveugle confiance ,
& fi mes deffeins n'ont point réufli ?
Que tu rougirois de tes duretés , fi tu
connoiiïbis quel efpoir m'avoit féduite,
quels projets j'ôfai former pour ton bon-
heur & le mien , & comment ils fe font
évanouis avec toutes mes efpcrancesî
Quelque jour , ]oÇq m'en flatter encore,
C iv
5<? La Nouvelle
tu pourras en favoir davantage , &: tes
regrets me vengeront alors de tes re-
proches. Tu fais la âKèiQ\\(Q de mon
père j ni n'ignores pas les difcoars pu-
blics j j en prévis les confcquences , je
te les hs expofer , tu les fentis comme
nous , & pour nous conferver l'un a
l'autre, il fallut nous foumertre au fort
qui nous féparoir.
Je t'ai àowc cnalTi , comme tu l'ôfes.
«lire ? Mais pour qui l'ai-je fait, amant
fans délicateflfe ? Ingrat ! c'eft pour ua
cœur bien plus honnête qu'il ne croit
l'être , & qui mourroit mille fois plu-
tôt que de me voir avilir. Dis -moi >
que devicndras-tu, quand Je ferai livrée
à l'opprobre ? Efperes-tu pouvoir fup-
porter le fncclacle de mon déshonneur?
Viens , cruel ! fi tu le crois , viens rece-
voir le facrlhce de ma réputation avec
autant de courage que Je puis te l'offrir.
Viens , ne crains pas d'être défavoué de
celle à qui tu fus cher. Je fuis prête
à déclarer à la face du ciel & dç%
kommes, tout ce que nous avons ferLîi
H È L o ï s E. 57
Vmt pour l'autre j je fuis prête à te nom-
mer hautement mon amant, à mourir
dans ZQS bras d'amour &c de honte :
l'aime mieux que le monde entier con-
noiiïe ma tencIrelTe , que de t'en voir dou-
ter un moment j & tes reproches me lonc
plus amers que l'ignominie.
Finiflons pour jamais ces plaintes mu-
tuelles, je t'en conjure j elles me fonc
infupportables. O Dieu ! comment peut-
on fe quereller , quand on s'aime , &
perdre à fe tourmenter l'un l'autre des
momens où l'on a (1 grand befoin de
confolation ? Non , mon ami , que ferc
de feindre un mécontentement qui n'eft
pas ? Plaignons-nous du fort & non de
l'Amour. Jamais il ne forma d'union (î
parfaire j jamais il n'en forma de plus
durable. Nos âmes trop bien confon-
dues ne fauroient plus fe féparer , &
nous ne pouvons plus vivre éloignés l'un
de l'autre, que comme deux parties d'un
même tour. Comment peux-tu donc ne
fentir que tes peines? Comment ne fens*
tu point celles de ton amie ? Comment
C V
5? La Nouvelle
n'enrends-cn point dans ron fein fes ten-
dres gémi{remens?Combien ils font plus
douloureux que tes cris emportés î Com-
bien, fi tu parragcois mes maux, ils te
feroicnr plus cruels que les tiens mêmes !
Tu trouves i-^.>n fort déplorable ! Con-
fîdere celui de t.i Julie, & ne pleure que
fur elle. Confidere dans nos communes
infortunes l'état de mon fexe & du tien ,
& juge qui de nous eft le plus à plaindre^
Dans la force à^s pafTîons afFeder d'être
infenfibîe^ en proie à mille peines, paroî-
rre joy^eufe & contente ; avoir l'air fetein
& l'âme acritée ; dire toujours autrement
qu'on ne pen(Q\ dégnifer tout ce qu'on
fent; erre fauffe par devoir, &■ mentir par
modeftie : voilà l'état habituel de toute
fille de mon âge. On pafTe ainfi Tes beaux
Jours fous la tyrannie des bienféances
qu'aggrave enfin celle des parens dans
lin lien mal afiorti. Mais on gêne en vain
nos inclinations j le cœur ne reçoit de
loix que delui-mêmejil échappe à Tef-
tlavage; il fe donne à fon gré. Sous un
joug de fer que le ciel n'impofe pas , on
H È L O î s Ë. 0
ii*aflervit qu'un corps fans âme : la per-
sonne & la foi reftenc féparémenc enga-
gées, & l'on force au crime une malheu-
reufe victime, en la forçant de manquer,
de part ou d'autre , au devoir facré de la
fidélité.... 11 en eft de plus fages-. . ah ' je
le fais : elles n'ont point aimé. Qu'elles
font heureufes!.. Elles réfiltent.. j'ai vou-
lu réfifter... elles font plus vertueufes....
aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi ,
fans toi feul, je l'aurois toujours aimée»
Il eft donc vrai que je ne l'aime pltis ?..«
ru m'as perdue , & c'eft moi qui te con-*
foie !. . . . mais moi , que vais-je deve-
nir? . . . que les confolations de l'ami-
tié font foibles où manquent celles de
l'amour! qui me confolera donc dans
mes peines ? Quel fort affreux j'envifage,
moi qui pour avoir vécu dans le crime ne
vois plus qu'un nouveau crime dans des.
nœuds abhorrés & peut-être inévitables!
Où trouverai-je affez de larmes pour
pleurer ma faute & mon amant , fi je
cède? Où trouverai-je alTez de force
pour réfifter dans l'abattement où je
C Vj
^o La Nouvelle
fuis ? Je ciois àk.]i voir les fareiirs d'utî
père irriié. Je crois déjà fentir le cri de
la Nature émouvoir mes entrailles, ou
TAmour gémi (Tant déchirer mon cœur»
Privée de roi , je refte fans reiïburce , fans
appui , fans efpoir \ le paffé m'avilit, le
préfent m'afflige, l'avenir m'épouvante.
J'ai cru toiu hiire pour notre bonheur,
\t n'ai lien fait que nous rendre plus mi-
sérables en nous préparant une féparatioii
plus cruelle. Les vains plaifirs ne fonc
plus, fes remords demeurent, t<. la honte
q-ui m'humilieeftfansdédommagemenr^
C'eft à moi, c'eft à moi d'être foibie
& malheureufe. Laiffe-moi pleurer &
fonffrir j mes pleurs nepeuvenxnonplus
tarir que mes fautes fe réparer, & le
tems même, qui guérit tout, ne m'offre
cjue de nouveaux fujets de larmes : mais
roi qui n'as nulle violence à craindre ,
que la honte n'avilit point, que rien ne
force à déguifsr balîement tes fenti-
mens j toi qui ne fens que l'atteinte du
malheur & jouis au moins de lo.^ pre-
liiieres vertus , comment t'ôfes-ta dé-
H i L oïs E, Cl
graver au point de foupirer & gémiir
comme une femme , & de t'emportes
comme un furieux ? N'eft-ce pas aflTez du
mépris que j'ai mérité pour toi, fans
l'augmenter en te rendant méprifable
toi-même , & fans m'accabler à la fois
de mon opprobre & du tien? Rappelle
donc ta fermeté , fâche fupporter l'infor-
tune & fois homme. Sois encore, fî j'ôfe
le dire, l'amanrque Julie a choifi. Ah \Ç\
je ne fuis plus digne d'animer ton cou-
rage, fouviens-roi, du moins, de ce que
je fus un Jour \ mérite que pour toi j'aie
cefTé de l'être j ne me déshonore pas
deux fois.
Non, mon refpectable ami, ce iî'eft
point toi que je reconnois dans cette 1er-
tre efféminée que je veux à jamais ou-
blier, & que je riens déjà défavou^e par
toi même. J'efpère , toute avilie , toute
confufe que je fuis, j'ôfe efpérer que
mon fou venir n'infpire point des ienti-
mens fî bas , que mon image règne en-
core avec plus de gloire dans un cœur
que je pus enflammer , 6c que je n'aurai
6i La Nou vellë
point à me reprocher , avec ma foiblefle ,
la lâcheté de celui qui l'acaufée.
Heureux dans ta difgrace , tu trouves
le plus précieux dédominagement qui
foit connu éts âmes fenfibles. Le ciel,
dans ton malheur , te donne un ami ,
& te laifle à douter fi ce qu'il te rend ne
▼aut pas mieux que ce qu'il t'ôte. Ad-
mire & chéris cet homn^e trop généreux
qui daigne , aux dépens de fon repos,
prendre foin de tes jours & de ta raifon.
Que tu ferois ému, fi tu favois tout ce
qu'il a voulu faire pour toi! Mais que
fert d'animer ta reconnoiirance en ai-
grilTant tes douleurs ? Tu n'as pas be-
foin de favoir à quel point il t'aime ,
pour connoître tout ce qu'il vaut \ Ôc ru
ne peux l'eftimer comme il le mérite >
ians l'aimer comme tu le dois.
^1%^
JI É L 0 ï s E. 6y
^ ' 7
LETTRE VllI.
DE Claire.
V Ou s avez plus d'amour que de dé-
licateire, de favez mieux faire des facri-
£ces que les faire valoir. Y penfez-vous
d'écrire à Julie fur un ton de reproches
dans rétar où elle eft ? & parce que vous
foufFrez , faut il vois en prendre à elle
qui loufFre encore plus ? je vous l'ai dit
mille fois , je ne vis de ma vie un amanc
fi grondeur que vous j toujours pi et à
difputer fur tout , Tamour n'eft ponr
vous qu'un état de guerre, ou , fi quelque-
fois vous êtes docile, c'efl pour vous
plaindre enfuite de l'avoir éré. O que
de pareils amans font à craindre 1 ôc que
je m'eftime heureufe de n'en avoir ja-
mais voulu que de ceux qu'on peut con-
gédier quand on veut, fans qu'il erî
coûte une larme à perfonne!
Croyez - moi , changez de langage
avec Julie , fi vous voulez qu'elle vive 3
(^4 ^^ Nouvelle
c'en eft trop pour elle de fupporter a lâ
fois fa peine 8c vos mécontencemens. Ap-
prenez une fois à ménager ce cœur trop
fenlîble ; vous lui devez les plus tendres
confoiations ; craignez d'augmenter vos
maux a force de vous en plaindre , ou du
moins ne vous en plaignez qu'à moi qui
fuis l'unique auteur de votre éloigne-
ment. Oui , mon ami , vous avez deviné
jufte; je lui ai fuggéré le parti qu'exi-
geoit Con honneur en péril , ou plutôt je
l'ai forcée à le prendre en exagérant le
danger j je vous ai déterminé vous-mê-
me, & chacun a rempli fon devoir. J'ai
plus fait encore j je l'ai détournée d'ac-
cepter les offres de Mylord Edouard ^
je vous ai empêché d'être heureux : mais
le bonheur de Julie m'efl; plus cher que
îe vôtre; jefavois qu'elle ne pouvoit être
heureufe après avoir livré fes parens à la
honte & au défefpoir , & j'ai peine X
comprendre , par rapport à vous même ,
quel bonheur vous pourriez gourer aux
dépens du fien.
Quoi qu'il en foi t, voilà ma conduite
H É- L o 'î s E, <^5
'& mes torts , & pairque vous vous p:.i-
fez à quereller ceux qui vous aiment,
voilà de quoi vous en prendre à moi
feule \ (1 ce n'eft pas eefler d'ccte ingrat ,
c'eft au moins cefler d'être injufte. Pour
moi, de quelque manière que vous en
«fiez, je ferai toujours la même envers
vous j vous me ferez cher tant que Julie
vous aimera , & je dirois davantage s'il
étoit poflible. Je ne me repens d'avoir
ni favorlieni combattu votre amour. Le
pur zèledel'amirié, qui m'a toujours gui-
dée 5 me juftifie également dans ce que
j'ai fait pour & contre vous, &: fi quel-
qu.^f^is je m'intércffai pour vos feux, plus
peut-être qu il ne fembloit me convenir ,
le témoignage de mon cœur fuffit à mon
repos ; je ne rougirai jamais des fervices
que j'ai pu rendre à mon amie, & ne me
reproche que leur inutilité.
Je n'ai pas oublié ce que vous m'a-
vez appris autrefois de la confiance du
Sage dans les di fgraces, & je pourrois , ce
me femble , vous en rappeler à propos
(quelques maximes j mais l'exemple de
66 La Nouvelle
Julie m'apprend qu'une fille de mon âge
eft pour un philofophe du vôtre un aufîi
mauvais précepteur qu'un dangereux
difcipJe , &■ il ne me conviendroit pas
de donner des leçons à mon maître.
LETTRE IX.
DE Mylord Edouard a Juliî.
X'^Ous l'emportons, charmante Ju-
lie j une erreur de notre ami l'a ramené à
la raifon. La honte de s'être mis un mo-
ment dans fon tort a di(îîpé toute fa fu-
reur, & l'a rendu (î docile 5 que nous en fe-
rons déformais tout ce qu'il nous plaira.
Je vois avec plaifir que la faute qu'il fe
reproche lui laiife plus de regret que de
dépit, & je connois qu'il m'aime, en ce
qu'il eft humble &' connus en ma préfen-
ce , mais non pas embarralîé ni contraint.
Il fent trop bien fon injuftice pour que
je m'en fouvienne, &: des torts ainH re-
connus font plus d'honneur a celui qui
les répare qu'à celui qui les pardonne.
TI é L O 'i s E. 67
J'ai profité de cette révolution & d«
l'effet qu'elle a produit pour prendre
avec lui quelques arrangemens néceflai-
res avant de nous féparer : car je na
pu^s différer mon départ plus long-tems.
Comme je compte revenir l'été pro-
chain , nous fummes convenus qu'il iroit
m'artendre à Paris, & qu'enfaite nou5
irions enfemble en Angleterre. Londres
eft: le feul théâtre dicine des err.nds ta-
lens, & où leur carrière eft la plus
étendue (i). Les Tiens font fupérieurs
(1 ) C'efl: avoir uns étrange prévention pour
foiî pays ; car je n'entends pas dire qu'il y en
ait au monde où , généralement parlant , les
étrangers foienc moins bien re.çus , & trou-
vent plus d'obftacles à s'avancer ou'en Angle-
terre. Par le goût de la Nation, ils n'y font
favorifés en rien ; par la forme du gouverne-
ment , ils n'y fauroicnt parvenir à rien. Mais
convenons aurti que l'Anglois ne va guères de-
mander aux autres rhofpitalité qu'il leur refu-
fe chez lui. Dans quelle Cour, hors celle de
Londres , voit-on remper lâchement ces fiers
lufulaires ? Daus quel pays , hors le leur ,
€2 La Nouvelle'^
à bien àts égards , & je ne défefpere pas
de lui vcir faire en peu de tems , à l'aide
de quelques amis, un chemin digne de
fon mérite. Je vous expliquerai mes
vues plus en détail à mon paHage auprès
de vous. En attendant, vous fentez qu'à
force de fuccès on peut lever bien des
difficultés , àc qu'il y a àts degrés de
confidération qui peuvent compenfer la
iiaidance , même dans l'efprit de votre
père. C'eft, ce me femble, le feul ex-
pédient qui refte à tenter pour votre bon-
heur & le iien , puifque le fort bc les pré-
jugés vous ont ôté tous les autres.
J'ai écrit à Regianino de venir me
joindre en pofte pour profiter de lui
pendant huit ou dix jours que je palTe
encore avec notre ami. Sa trifteffe efl
trop profonde pourlailTer place a beau-
•vont-ils chercher à s'enrichir ? Ils font durs ,
il eft vrai: cette dureté ne me déplaît pas,
quand elle marche avec la juftice. Je trouve
beau qu'ils ne foient qu'Anglois , puifqu'ils
Bonc pas befoiii d être honames.
H È L O ï s E, ^^
coup d'entretien. La mufique remplira
les vuides du filence & le lainfera rêver ,
&: changera par degiés fa douleur en
mélancolie. J'attends cet état pour le
livrer à lui-même : je n'ôferois m'y Eer
auparavant. Pour Regianino , je vous le
rendrai en repafTant & ne le reprendrai
qu'à mon retour d'Italie , tems où , fur
les progrès que vous avez déjà faits
routes deux , je juge qu'il ne vous fera
plus nécefTaire. Quant à préfent , fCire-
ment il vous eO: inutile, & je ne vous
prive de rien , en vous l'ôt^nt pour quel»
cjues jours.
A
4^ #âi ^v^
\ W ^'*
V
70 La NouvELiE
LETTRE X.
A Claire.
OuRQuoi faut-il que J'ouvre enjfîn
les yeux fur moi? Que ne les ai-je fer-
més pour toujours, plutôt que de voir
l'aviliirement où je fuis tombé j plutôt
que de me trouver le dernier des hom-
mes , après en avoir été le plus fortu-
né ! Aimable & généreufe amie, qui
fûtes Çi fouvent mon refuge , j'ôle en-
core verfer ma honte & mes peines
dans votre cœur compatifTant^j'ôfe en-
core implorer vos confolations contre
le fentiment de ma propre indignité ^
j'ôfe recourir à vous, quand je fuis aban-
donné de moi-même. Ciel ! comment
un homme aufli méprifable a-t-il pu ja-
mais être aimé d'elle, ou comment un
feu C\ divin n'a-t-il point épuré mon
âme ? Qu'elle doit maintenant rougir
de fon choix , celle que je ne fuis pas
digne de nommer ! Qu'elle doit gémir
H É L O ï s E. 71
de voir profaner fon image dans un
cœur fî rempanc & fi bas ! Qu'elle doit
de dédain & de haîne à celui qui pue
l'aimer & n'être qu'un lâche ! Connoif-
fez routes mes erreurs, charmante cou-
fîne (1) j connoiffèz mon crime &: mon
repentir ^ foyez mon Juge & que je
meure j ou foyez mon intercefleur, &
que l'objet qui fait mon fort daigne en-
core en erre l'arbitre.
Je ne vous parlerai point de l'effet
que produifit fur moi cette féparation
imprévue j je ne vous dirai rien de ma
douleur ftupide & de mon infenfc dc-
fefpoir : vous n'en jugerez^que trop par
l'égarement inconcevable où l'un & l'au-
tre m'ont entraîné. Plus je fentois l'hor-
reur de mon état, moins j'imaginois
qu'il fût poffible de renoncer volontai-
rement à Julie j & l'amertume de ce
fentiment, jointe à l'étonnante gcnéio-
» ■ ■ «
(i) A l'imitation de Julie, il l'appcloit ma
coufins ; & à l'imicatioa de Julie , Claire l'ap-
f cioic mon ami.
71 La No vv elle '
fîcé de Mylord Edouard , me fit naîrre
des foiipçons que je ne me rappellerai
jamais fans hoiieur , & que je ne puis
oublier fans ingratitude envers l'ami qui
me \^^ pardonne.
En rapprochant dans mon délire tou-
tes les circonftances de mon départ , j'jr
crus reconnoître un defTein prémédité,
& j'ôfai l'attribuer au plus vertueux des
hommes. A peine ce doute affreux me
fuc-ii entré dans l'eTprit, que tout me
■fembla le confirmer. La converfation
de Mylord avec le Baron d'Etange j le
ton peu inHnuant que je l'accufois d'y
avoir affedéj la querelle qui en dériva j
la défenfede me voir j laréfolutionprife
de me faire partir \ la diligence & le
fecret des préparatifs j l'entretien qu'il
eut avec moi la veille ; enfin la rapidité
avec laquelle je fus plutôt enlevé qu'em-
mené j tout me fembloit prouver de
la parc de Mylord un projet formé de
m'écarter de Julie j & le retour que je
favois qu'il devoir faire auprès d'elle
achevoic , félon moi, de me déceler le
bue
H È L o ï s E, 75
but defes foins. Je réfolus pourtant de
m'éclaircir encore mieux avant d'écla-
rer, & dans ce deflein je me bornai à
examiner les chofes avec plus d'atten-
tion. Mais tout redoubloit mes ridicules
foupçons , & le zèle de l'Humanité ne
lui infpiroit rien d'honnête en ma faveur,
dont mon aveugle jaloufie ne tirât quel-
que indice de trahifon. A Befançon , je
fus qu'il avoit écrit à Julie fans me
communiquer fa lettre, fans m'en parler.
Je metinsalorsfufïîfamment convaincu,
te je n'attendis que la réponfe , donc
j'efpérois bien le trouver mécontent,
pour avoir avec lui l'éclairciOTementque
e méditois.
Hier au foir,nous rentrâmes afl^z tard,
& je fus qu'il y avoit un paquet venu
de Suiiïe, dont il ne me parla point en
nous féparant. Je lui laifTai le tems de
l'ouvrir \ je l'entendis de ma chambre
murmurer, en lifant , quelques mots.
Je prêtai l'oreille attentivemest. Ah !
Julie ! difoit-il en phrafes interrompuees
I* ai voulu vous rendre heureufe j©
Tome II, O
74 ^^ No UV ELLE
rerpede vorre vertu mais je
plains votre erreur. ... A ces reots &
d'autres femblables que je diftinguai
parfaitement , je ne fus plus maître de
moi; je pris mon épée fous mon brasj
j'ouvris, ou plutôt j'enfoHçai la porte;
j'entrai comme un furieux. Non, je ne
fouillerai point ce papier ni vos regards
êiQ^ injures que me didta la rage pour le
porter àfe battre avec moi furie champ.
O ma coufîne ! c'eft-là fur tout que
je pus reconnoître l'empire de la véri-
table fageffe , même fur les hommes les
plus fenfîbles , quand ils veulent écou-
ter fa voix. D'abord il ne put rien
comprendre à mes difcours, & il les prit
pour un vrai délire : mais la trahifon
dont je l'accufois, les defîèins fecrets
que je lui reprochois, cette lettre de
Julie qu'il tenoit encore , & dont je lui
parlûis fans cefTe , lui firent connoître
enfin le fujet de ma fureur. Il fourit ;
puis il me dit froidement : vous avez
perdu la raifon , & je ne me bats point
contre uti infenfé. Ouvrez les yeux»
Tciiiir.
/. U.sp.-r.tir ,.iJf-
'.yvr^s j: Xiiai? 2L ton Ibientutemi'l
H É L o ï s E, 75
aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d'un
ton plus doux j eft-ce bien moi que vou»
accufez de vous trahir ? Je fentis dans
l'accent de ce difcours je ne fais quoi
qui n'étoit pas d'un perfide \ le fon de
fa voix me remua le cœur j je n'eus pas
jeté les yeux fur les fiens, que tous mes
foupçonsfedifïiperentj&: je commençai
de voir avec effroi mon extravagance.
Il s'apperçut à l'inftant de ce change-
ment j il me tendit la main. Venez , me
dit-il , fi votre retour n'eût précédé ma
juflification , je ne vous aurois vu de ma
vie. A préfenr que vous êtes raifonna-
ble , lifez cette lettre , & connoifTez une
fois vos amis. Je voulus refufer de la
lire , mais l'afcendant que tant d'avan-
tages lui donnoient fur moi le lui fît
exiger d'un ton d'autorité , que , malgré
mes ombrages dilîipés , mon deflr fe-
cret n'appuyoit que trop.
Imaginez en quel état je me trouvai
après cette ledure, qui m'apprit \qs bien-
faits inouis de celui que j'ofois calomnier
avant tant d'indignité. Je me précipitai
7^ La Nouvelle
à Çqs pieds , &: le cœur chargé d'acîmf-
racion , de regret &de honre , je l.nrois
^QS genoux de roure ma force, fans pou-
voir proférer un feul mot, II reçut mon
repentir comme il avoir reçu mes outra-
ges, & n'exigea de moi pour prix du par-
don qu'il daigna m'accorder , que de ne
m'oppofer jamais au bien qu'il voudroit
me faire. Ah ! qu'il fafle déformais ce
qu'il lui plaira ! fon âme fublime eft au-
deflus de celle des hommes, & il n'eft
pas plus permis de réfifter à {qs bienfaits
qu'à ceux de la Divinité.
Enfuite il me remit les deux lettres
qui s'adreiïbient à moi , lefquelles il n'a-
voir pas voulu me donner avant d'avoir
lu la fienne, & d'être inftruit de la ré-
folution de votre confine. Je vis en les
îlfant quelle amante & quelle amie le
ciel m'a données j je vis combien il a
raflfemblé de fentimens &: de vertus au-
tour de moi pour rendre mes remords
plus amers & ma balTeffe plus méprifa-
ble. Dites j quelle eft donc cette mor-
telle unique dont le moindre empire
Ë É L o ï s E. 77
cft dans fa beauté , & qui , femblable aux
puiflances éternelles , le fait également
adoiei- & par les biens & par les maux
qu'elle fait ? Hélas ! elle m'a tout ravi ,
la cru-elle ! & je l'en aime davantage.
Plus elle me rend malheureux, plus je
la trouve parfaite. 11 femble que tous
les tourmensqu'ellemecaufefoientpoLir
elle un nouveau mérite auprès de moi.
Le facrilîce qu'elle vient de faire aux
fentimens de la Nature me défoie âc
m'enchante.; il augmente à mes yeux
le prix de celui qu'elle a fait à l'Amour.
Non , fon cœur ne fait rien refufer qui
ne faffe valoir ce qu'il accorde.
Et vous , digne &: charmante coui-
ne \ vous , unique & parfait modèle d'a-
mitié, qu'on citera feule entre toutes
les femmes , & que les cœurs qui ne ref-
femblent pas au votre ofercnt traiter de
chimère ; ah! ne me parlez plus de phi-
lofophïe ! je mcprife ce trompeur étalage
qui ne conllfte qu'en vains difcours; ce
fantôme qui n'eft qu'une ombre qui nous
excite à menacer de loin les payions Z\.
D iij
7^ La Nouvelle
nous laifle comme un faux brave à leur
approche. Daignez ne pas m'abandon-
ner à mes é^aremens ; daignez rendre
vos anciennes bontés à cet infortuné qui
ne les mérite plus , mais qui les defîre
plus ardemment & en a plus befoin que
jamais \ daignez me rappeller à moi-
même , & que votre douce voix fupplée
en ce cœur malade à celle de la raifon.
Non , je l'ôfe efpérer , je ne fuis point
tombé dans un abailTement éternel. Je
fens ranimer en moi ce feu pur & fain^
dont j'ai brûlé j l'exemple de tant de
"vertus ne fera point perdu pour celui
qui en fut l'objet , qui les aime , les
admire , & veux les imiter fans celTe^
O chère amante dont je dois honorer le
choix 1 ô mes amis dont je veux recou-
vrer l'eftime! mon âme fe réveille &
reprend dans les vôtres fa force & fa
vie. Le chafce amour & l'amitié fubli-
me me rendront le courage qu'un lâche
défefpoir fut prêt à m'ôter : les purs (qu.-
rimens de mon cœur me tiendront lieu
de fageHe j je ferai par v-oas tout ce que j e
H É L o ï s E. 79
^ols être , & je vous forcerai d'oublier
ma chute , fi je puis m'en relever un inf-
tanr. Je ne fais ni ne veux favoir quel
fort le ciel me réferve ; quel qu'il puilTe
être , je veux me rendre digne de celui
dont j'ai Joui. Cette immortelle image
que je porte en moi me fervira d'égide ,
& rendra mon âme invulnérable aux
coups de la fortune. N'ai - je pas aiTez
vécu pour mon bonheur ? C'eft main-
tenant pour fa gloire que je dois vivre.
Ah ! que ne puis- je étonner le monde
de mes vertus , afin qu'on pût dire un
jour en les admirant : pouvoit-il moins
faire ? il fut aimé de Julie.
p. S. Des nœuds abhorrés &: peut-
être inévitables.] Que fignifient ces
mots ? Ils font dans fa lettre. Clai-
re , je m'attends à tout \ je fuis ré-
figné , prêt à fupporter mon fort.
Mais ces m.ots... jamais , quoi qu'il
arrive , je ne partirai d'ici que je
n'aye eu l'explication de ces mots-
. \ï.
D iv
So La Nouvelle
LETTRE XI.
DE Julie.
J.L eft donc vrai que mon âme n'efc
pas fermée au plaifîr , & qu'un fenti-
ment de joie y peut pénétrer encore l
Hélas ! je croyois depuis ton départ n'être
plus fenfîble qu'à la douleur j je croyois
ne favoir que foufFrir loin de toi , & je
n'imaginois pas même des confolations
à ton abfence. Ta charmante lettre à
ma coufine efl: venue me défabufer \ je
i'ai lue & baifée avec des larmes d'at-
tendriffement j elle a répandu la fraî-
cheur d'une douce rofée fur mon cœur
féché d'ennui oc flétri de triftelTe , &:
j'ai fenti par la férénité qui m'en eft:
reftée , que tu n'as pas moins d'afcen-
dant de loin que de près fur les affec-
cions de ta Julie.
Mon ami , quel charme pour moi de
te voir reprendre cette vigueur de (en*
timent qui convient au courage d'ua
H È L o ï s E. 8l
homme ! Je c'en eftimerai davantage »
& m'en mépriferai moins de n'avoir pas
en tout avili la dignité d'un amour Kon-
nête, ni corrompu deux coeurs à la fois.
Je re dirai plus, à préfent que nous pou-
Tons parler librement de nos affaires j ce
qui aggravoit mon dcfefpoir éroit de
voir que le tien nous ôroit la feule ref-
fource qui pouvoir nous refter dans l'u-
fage de tes talens. Tu connois mainte-
nant le digne ami que le ciel t'a donné \
ce ne feroit pas trop de ta vie entière
pour mériter fes bienfaits ; ce ne fera ja-
mais alfez pour réparer l'otfenfe que tu
viens de lui faire , & j'efpere que tu
n'auras plus befnin d'autre leçon pour
contenir ton imagination fougueufe.
C'eft fous les aufpices de cet homme
refpectable que tu vas entrer dans le
monde j c'eft à l'appui de fon crédit , c'ell:
guidé par fon expérience que tu vas ten-
ter de venger le mériie oublié des ri-
gueurs de la fortune. Fais pour lui ce que
tu ne ferois pas pour toi j tâche au moins
d'honorer ies bontés, en ne les rendant
D V
Si La Nou y elle
pas imiriles. Vois quelle riante perfpec-
tive s'offre encore à roi ; vois quel fuc-
cès tu dois efpcrer dans une carrière où
tour concourt à favorifer ton zèle. Le
ciel t'a prodigué (es dons j ton heureux
naturel , cultivé par ton goût , t'a doué
de tous les talens : à moins de vingt-
quatre ans tu joins les grâces de ton
âge à la maturité qui dédommage plus
tard du progrès des ans :
Fruto fertile in fa'lgiovenil flore.
L'étude n'a point émoulTé ta vivacité ,
ni appefanti ta perfonne : la fade galan-
terie n'a point rétréci ton efprit, ni hé-
bété ta raifon. L'ardent amour, en t'inf-
pirant tous les fentimens fublimes dont
il eft le père , t'a donné cette élévation
d'idée & cette juftelfe de fens (i) qui
en font inféparables. A fa douce cha-
leur j'ai vu ton âme déployer fes bril-
(i) Jufteife de fens inféparable de l'amour?
Bonne Julie j elle ne brille pas ici dans Je vôcre.
H É L o ï s E. S 3
îantes facultés , comme une fleur s'ou-
vre aux rayons du foleil : ta as à la fois
tout ce qui mène à la fortune & tout
ce qui la fait méprifer. Il ne te maa-
quoit , pour obtenir les honneurs du
monde , que d'y daigner prétendre , ^
j'efpere qu'un objet plus cher à ton cœur
te donnera pour eux le zèle dont ils ne
font pas dignes.
O mon doux ami ! ta vas t'éloigner
de moi !.... O mon bien-aimé ! tu vas
fuir ta Julie !... 11 le faut ; il faut nous
féparer, fi nous voulons nousrevoir heu-
reux un jour , & l'effet des foins que tu
vas prendre eft notre dernier efpoir.
Puifle une (\ chère idée t'animer , te
confoler durant cette amère Se longue
réparation ! puifle-t-elle te donner cette
ardeur qui furmonte les obftacles SZ
dompte la fortune ! Hélas ! le monde
& les affaires feront pour toi des diffrac-
tions continuelles , &; feront une utile
diverfion aux peines de l'abfence ! Mais
je vais reflet abandonnée à moi feule ou
livrée aux perfécutions : Se tout me for-
D vj
§4 La Nouvelle
cera de te regretter fans celfe. Heureu»
fe au moins fi de vaines ailarmes n'as-
gravoient mes tourmens réels , & iî
avec mes propres maux je ne fentois en-
core en moi tous ceux auxquels tu vas
t'expofer !
Je frémis, en fongeant aux dangers de
mille efpèces que vont courir ta vie Si
tes mœurs. Je prends en toi toute la con-
fiance qu'un homme peut infpirer ; mais
puifque le formons fépare, ah ! mon ami!
pourquoi n'es-tu qu'un horhme ? Que-
de confeils te feroient néceffaires dans
ce monde inconnu où tu vas t'en^ager !
Ce n'eft pas à moi , jeune, fans expé-
rience , & qui ai moins d'étude & de
réflexion que toi , qu'il appartient de te
donner là-deiTus des avis ; c'eft un foin
<^ne je îaifTe à Mylord Edouard. Je me
borne à te recommander deux chofes ,
parcequ'ellestienneRtpîusaufentiment
qu'à l'expérience, & que, fi je connois
peu le monde , je crois bien connoître
ron cœur; n'abandonne jamais la vertu 3
& n'oublie jam^ais ta Julie,
H É L O ï s E. S5
Je ne te rappellerai point tous ces
argumens'fubrils que tu m'as toi-même
appris à méprifer. qui rempliffent tant
de livres, &: n'ont jamais fait un honnête-
homme. Ah, les triftesraifonneurs! quels
doux ravi(remens leurs cœurs n'ont ja-
mais fentis nidonnés! Laifle, mon ami,
ces vains moraliftes , &: rentre an fond
de ton âme j c'eft-là que tu trouveras
toujours la fource de ce feu facré qui
nous embrâfa tant de fois de l'amour des
fublimes vertus ^ c'eftlà que tu verras ce
(îmulacre éternel du vrai beau dont la
contemplation nous anime d'un faint
enrhoufiafme , & que nos paflions fouilT-
lent fans cq^q., fans pouvoir jamais l'effa-
cer (i). Souviens-toi des larmes déli-
cieufes qui coulaient de nos yeux , des
(i) La véritable philofophre des amans eu:
celle de Platon 3 durant le charme ils n'en ont
jamais d'autre. Ua homme ému ne peut quit-
ter ce philofophe j un ledteur froid ne peut te
fouffrir.
t<j La Nouvelle
palpitations qui fufFoquoient nos cœurs
agités, des tranfports qui nous éle voient
au-delTus de nous mêmes, au récit de
ces vies héroïques qui rendent le vice
inexcufable , & font l'honneur de l'Hu-
manité. Veux-tu favoir laquelle efl vrai-
ment defirable , de la fortune ou de la
vertu ? Songe à celle que le cœur pré-
fère quand fon choix eft impartial. Songe
où l'intérêt nous porte en lifant l'hiftoire.
T'avifas-tu jamais de defirer les tréfors
de Créfus , ni la gloire de Céfar , ni le
pouvoir de Néron , ni les plaifirs d'Hélio-
gabale ? Pourquoi , s'ils éroient heureux ,
tes defirs ne te mettoient-ils pas à leur
place? C'eft qu'ils ne l'étoient point , & tu
le fentois bien; c'eft qu'ils étoient vils
6c méprifables, de qu'un méchant heu-
reux ne fait envie à perfonne. Quels
hommes contemplois-tu donc avec le
plus de plaifir ? Defquels adorois-tu les
exemples ? Auxquels aurois-tu mieux
aimé refTembler ? Charme inconcevable
de la beauté qui ne périt point ! c'étoit
H È L o ï s E. Sy
l'Athénien buvant la ciguë , c'éroit Bru*
tus mourant pour fon pays , c'étoit Régu-
] us au milieu des tourmens, c'étoit Caton
déchirant fes entrailles, c'étoient tous
CQS vertueux infortunés qui te faifoient
envie, & tu fentois au fond de ton cœur
la félicité réelle que couvroient leurs
maux apparens. Ne crois pas que cefen-
timent fût particulier à toi feul j il eft ce-
lui de tous les hommes , & fouvent mê-
me en dépit d'eux. Ce divin modèle que
chacun de nous porte avec lui nous en-
chante malgré que nous en ayons j fî-tôc
que la paflion nous permet de le voir,
nous lui voulons reiTembler , & fi le plus
méchant des hommes pouvoit-être un
autre que lui-même, il voudroit être
un homme de bien.
Pardonne- moi ces tranfports, mon
aimable ami j tu fais qu'ils me viennent
de toi, & c'eft à l'amour, dont je les
tiens , à te les rendre. Je ne veux point
t'en feigner ici tes propres maximes, mais
t'en faire un moment l'application ,
pour voir ce qu'elles ont à ton ufage j
S5 La Nouvelle
car voici le teins de pratiquer tes pro-
pres leçons , ëc de montrer comment on
exécute ce que tu fais dire. S'il n'eft pas
queftion d'être un Catonni un Rcgulus,
chacun pourtant doit aimer fon pays,
être intègre & courageux , tenir fa foi,
mêm.e aux dépens de fa vie. Les vertus
privées font fouvent d'autant plus fubli-
mes qu'elles n'afpirent point à l'appro-
bation d'autrui , mais feulement au bon
témoignage de foi-mêmie, & la conf-
cience du juftc lui tient lieu des louan-
ges de l'univers. Tu fentiras donc que
la grandeur de l'homme appartient à
tous les étnts, & que nul ne peut être
heureux, s'il ne jouit de fa propre efiime j
car fi la véritable jouiffance de l'âme
eft dans la contemplation du beau ,
commentle méchant peut-ill'aimerdans
autrui , fans être forcé de fe haïr lui-
même?
Je ne crains pas que les fens Si les
plaifirs grodiers re corrompent. Ils font
despîéges peu dangereux pour un cœu?
fenfible j & il lui en faut de plus délicats ;
\
p
H É L O ï s E. î^
hiaîs je crains les maximes & les leçons
du monde j je crains cette force terrible
que doit avoir l'exemple univerfel Se
continuel du vice; je crains les fophifmes
adroits dont il fe colore : je crains , enfin ,
que ton cœur même ne t'en impofe, 8c
ne te rende moins difficile fur les moyens
d'acquérir une confidération que tu fau"
rois dédaigner, fi notre union n'en pou-
voir être le fruit.
Je t'avertis, mon ami, de cqs dan-
gers \ ta fagelfe fera le refte ; car c'eft
beaucoup pour s'en garantir que d'avoir
fu les prévoir. Je n'ajouterai qu'une
réflexion qui l'emporte à mon avis fur la
faulFeraifonduvice, fur les fières erreurs
àQS infenfés , & qui doit fnffire pour
diriger au bien la vie de l'homme fage.
C'eftque la fource du bonheur n'eft route
entière ni dans l'objet defiré , ni dans le
cœur qui le pofTède , mais dans le rapport
de l'un & de l'autre; &;que, comme tous
les objets de nos defirs ne font pas pro-
pres à produire la félicité, tous les états
du cœur ne font pas propres à la fencir.
$0 La Nouvelle
Si l'âme la plus pure ne fuffic pas feule
à fon propre bonheur , il eft plus fiir
encore que toutes les délices de la terre
ne fauroient faire celui d'un cœur dépra-
vé : car il y a, des deux côtés , une pré-
paration néceiïaire , un certain concours
dont rcfulte ce précieux fentiment re-
cherché de tout être fenfible , & toujours
ignoré du faux fage qui s'arrête au plaifi^^
du moment , faute de connoître un bon-
heur durable. Que ferviroit donc d'ac- *
quérir un de cqs avantages aux dépens
de l'autre, de gagner au-dehors pour
perdre encore plus au-dedans, & de fe
procurer les moyens d'être heureux en
perdant l'art de les employer ? Ne vaut-
il pas mieux encore , fi l'on ne peut avoir
qu'un des deux, facnfier celui que le
fort peut nous rendre à celui qu'on ne
recouvre point, quand on l'a perdu ?
Qui le doit mieux favoir que moi , qui
n'ai fait qu'empoifonner les douceurs de
ma vie , en penfant y mettre le comble ? .
Laifle donc dire les méchans qui mon-
trent leur fortune & cachent leur cœur.
H É L O ï s E. 91
&: fois fur que, s'il eft un feul exemple
du bonheur fur la terre, il fe trouve
dans un homme de bien. Tu reçus du
ciel cet heureux penchant à tout ce qui
eft bon & honnête 5 n'écoute que tes
propres defirs \ ne fuis que tes inclina-
tions naturelles j fonge fur-tout à nos
premières amours. Tancquecesmomens
purs & délicieux reviendront à ta mé-
moire, il n'eft pas poflible que ru celTes
d'aimer ce qui te les rendit fi doux ,
que le charme du beau moral s'efface
dans ton âme, ni que tu veuilles jamais
obtenir ta Julie par des moyens indignes
de toi. Comment jouir d'un bien doni
on auroit perdu le goût ? Non , pour
pouvoir pofféder ce qu'on aime , il fluic
garder le même cœur qui l'a aimé.
Me voici à mon fécond point; car,
comme tu vois , je n'ai pas oublié mon
métier. Mon ami , l'on peut fans amour
avoir les fentimens fublimes d'une âme
forte : mais un amour tel que le nôtre
l'anime & la foutient tant qu'il brûle ;
fi-iôt qu'il s'éteint , elle tombe en ian-
92 La Nouvelle
gueur, & un cœur ufé n'eft plus propre
à rien. Dis- moi , que ferioas-nous , fî
nous n'aimions plus ? Eh ! ne vaudroit-
il pas mieux cefiTer d'êcre , que d'exifter
fans rien fentir ; & pourrois-tu te réfou-
dre à traîner fur la terre l'ir'fipide vie
d'un homme ordinaire, apiès avoir goû-
té tous les tranfports qui peuvent ravir
une âme humaine ? Tu vas habiter de
grandes villes, où ta figure & ton âge,
encore plus que ton mérite , tendront
mille embûches à ta fidélité. L'infinuanfe
coquetterie afFeétera le langage de la ten-
drelTe, & te plaira fans t'abufer j tunô
chercheras point l'amour , mais les plai-
firs : tu les goûteras féparés de lui & ne
\t% pourras reçonnoître. Je ne fais fi tu
retrouveras ailleurs le cœur de Julie,
mais je te défie de jamais retrouver au-
près d'une autre ce que tu fentis auprès
d'elle. L'épuifement de ton âme t'an-
noncera le fort que je t'ai prédit j la trif-
tefle & l'ennui t'accableront au fein des
amufemens frivoles. Lefouvenir denos
premières amours te pourfuivra malgré
H È LO'l s E. <J'y
toî. Mon image cent fois plus belle
que je ne fus jamais viendra tout- à-coup
te fuirprendre. A i'inftant le voile du
dégoût couvrira tous tes plaifirs , ôc
mille regrets amers naîtront dans ton
cœur. Mon bien-aimé, mon doux ami !
ûh ! fi jamais tu m'oublies. . . . Hélas î
je ne ferai qu'en mourir ; mais toi tu
vivras vil &: malheureux, & je mourrai
trop vengée.
Ne l'oublie donc jamais cette Julie
qui fut à toi , 6c dont le cœur ne fera
point à d'autres. Je ne puis rien te dire
de plus dans la dépendance où le ciel
m'a placée : mais après t'avoir recom-
mandé la fidélité, il eft jufte de te laif-
fer de la mienne le feul gage qui foie
en mon pouvoir. J'ai confulté, non mes
devoirs \ mon efprit égaré ne les con-
iioîc plus : mais mon cœur , dernière
lègle de qui n'en fauroit plus fuivre j
& voici le réfultat de (qs infpirations.
Je ne t'épouferai jamais fans le confen-
tement de mon père \ mais je nen épou«
f^ai jamais un autre fans ton confent^'
94 La Nouvelle
ment. Je t'en donne ma parole j elle
me fera facrée , quoi «qu'il en arrive \ &
il n'y a point de force humaine qui
puilfe m'y faire manquer. Sois donc
fans inquiétude fur ce que je puis de-
venir en ton abfence. Va , mon aima-
ble ami, chercher fous les aufpices du
tendre Amour un fort digne de le cou-
ronner. Ma deftinée eft dans tes mains ,
autant qu'il a dépendu de moi de l'y
mettre , & jamais elle ne changera que
de ton aveu.
Dilllgi;
11 il 11 11
Hllllll
Sglllll'
H É L o ï s E, 95
LETTRE XII.
A Julie.
Quai fiamma di glorla ^ d'onore ,
S carrer fento per tut te le vene ,
Aima grande t parlando con te !
Julie, laifTe-moi refpirer. Tu fais
bouillonner mon fang; tu me fais cref-
faillir, tu me fais palpiter. Ta lettre
brûle comme ton cœur du faint amour
de la vertu , & tu portes au fond du
mien Ton ardeur célefte. Mais pourquoi
tant d'exhortations où il ne falloit que
des ordres ? Crois que , fî je m'oublie au
point d'avoir befoin de raifons pour bien
faire j au moins ce n'eft pas de ta part 5
ta feule volonté me fuffit. Ignores-tu
que je ferai toujours ce qu'il te plaira.
Se que je ferai le mal même , avant de
pouvoir te défobéir. Oui, j'aurois brûlé
le Capitole fi tu me l'avois commandé,
- parce que je t'aime plus que toutes cho-
$^ La Nouvelle
{es j mais fais-tu bien pourquoi je t'aimG
ainfi ? Ah , fille incomparable ! c'eft
parce que tu ne peux rien vouloir que
d'honncte , &: que l'amour de la vertu
rend plus invincible celui qae j'ai pour
tes charmes.
Je pars , encouragé par l'engagement
que tu viens de prendre , & dont tu
pouvois t'épargner le détour j car pro-
mettre de n'être à perfonne fans mon
confenrement , n'eft ce pas promettre
de n'être qu'à moi ? Pour moi , je le dis
plus librement , & je t'en donne aujour-
d'hui ma foi d'homme de bien qui ne
fera point violée ; j'ignore dans la car-
rière où je vais m'efîayer , pour te com-
plaire , à quel fort la fortune m'appelle ;
mais jamais les nœuds de l'amour ni de
l'hymen ne m'uniront à d'autre qu'a
Julie d'Étange ; je ne vis, je n'exifte
que pour elle , & mourrai libre ou fon
époux. Adieu , l'heure prelTe &c je pars
d l'inftant.
LETTRE
H È L O ï s E. 5)7
n ■
LETTRE XII L
A Julie.
ir
J'Arrivai hier aufoir à Paris, 5c celui
qui ne pouvoir vivre féparé de roi par
deux rues, en eft maintenanr à plus de
cent lieues. O Julie ! plains-moi , plair»
ton malheureux ami. Quand mon fan*
en ion^s ruifTeaux auroic tracé cerne
route immenfe , elle m'eût paru moins
longue , & je n'aurois pas fenti défaillir
mon âme avec plus de langueur. Ah ! fi
du moins je connoLfTois le moment qui
doit nous rejoindre ainfi que l'efpace qui
nous fépare , je compenferois l'cloigne-
ment des lieux par le progrès du i^ms ;
je comprerois, dans chaque jour ôté de
ma vie, les pas quim'auroient rapproché
de roi. Mais cette carrière de douleurs
ell couverte des ténèbres de l'avenir. Le
terme qui doit la borner fe dérobe à mes
foiblesyeux. O doute ! o fupplice ! mon
cœur inquiet te cherche 6c ne trouve
Tome II. E
^î La Nouvelle
rien. Le foleil fe lève, & ne me rend
plus l'efpoir de te voir j il fe couche, &:
je ne t'ai point vue j mes jours vuides de
piaifii: & de joie s'écoulent dans une lon-
gue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en
moi l'efpérance éteinte; elle ne m'offre
qu'une relfource incertaine & à^s con-
folations fufpeéles. Chère & tendre amie
de mon cœur , hélas ! à quels maux faut-
il m'attendre , s'ils doivent égaler mon
bonheur pafle ?
Que cette iriftelTt; ne t'allarme pas ,
je t'en conjure ; elle eft l'effet paffager
de la folitude & des réflexions du voya-
ge. Ne crains point le retour de mes pre-
mières foiblefles; mon cœur éft dans ta
main, ma Julie; ^Tjpuifque tu le foutiens,
il ne fe laiflfera plus abattre. Une des con-
folantes idées qui font le fruit de ta der-
nière lettre, eft que je me trouve à pré-
fent porté par une double force , &:
quand l'amour auroit anéanti la mienne,
je ne lailTerois pas d'y gagner encore \
"car le courage qui me vient de toi me
foutieut beaucoup mieux que je n auroîs
H É L o ï s E. 99
pu me foutenir moi-même. Je fuis con-
vaincu qu'il n'eft pas bon que l'homme
foit feul. Les âmes humaines veulent
erre accouplées pour valoir tout leur
prix, cc la force unie des amis , comme
celle des lames d'un aimant artificiel , eft
incomparablement plus grande que la
fomme de leurs forces particulières.
Divine amitié ! c'eft-là -ton triomphé.
Mais qu'eft-ceque îafeuleamitiéauprès
de cette union parfaite qui joint à toute
l'énergie de l'amiiié des liens cent fois
plus facrés ? Où font-ils ces hommes
groflîers qui ne prennnent les tranfports
de l'amour que pour une fièvre des fens ,
pour undefirde la Nature avilie ? Qu'ils
viennent, qu'ils obfervent, qu'ils fentent
ce qui fe paffe au fond de mon cœur ;
qu'ils voyent un anianc malheureux éloi-
gné de ce qu'il aime , incertain de le
revoir jamais , fans efpoir de recouvrer
fa félicité perdue ; mais pourtant animé
de ces feux immortels qu'il prit dans tes
yeux & qu'ont nourri tes fentimens fu-
blimes, prêt â braver la fortune , à fouf-
ICO La Nour elle
fiir fes revers , à fe voir même privé ai
toi , &: à faire , des vertus que tu lui as
infpirées , le digne ornement de cQiie
empreinte adorable qui ne s'effacera ja-
mais de fon ame. Julie, eh! qu'aurois-je
été fans toi ? La froide raifon m'eût écl ai-
ré , peut-être 5 tiède admirateur du
bien , je l'aurois du moins aimé dans
autrui. Je ferai plus ; je faurai le pra--
tiquer avec zèle, 6c, pénétre de tes fa-
ges leçons, je ferai dire un jour à ceux
qui nous auront connus ; 6 quels hom-
mes nou.-; ferions tous , fi le monde étoic
plein de Julies & de cœurs qui les fuf-
ienc aimer !
En méditant en route fur ta dernière
lettre , j'ai réfoîu de ralTembler en un
jrecueil toutes celles que tu m'as écrites,
maintenant que je ne puis plus recevoir
tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait
pas une que je ne fâche par coeur , &
bien par cœur , tu peux m'en croire ;
j'aime pourtant a les relire fans ceiïe ,
ne fût-ce que pour revoir les traits de
çetce main chérie qui feule peut faits
H È L O ï S E. loi
*ïlon bonheur. Mais infenfiblemenr le
papier s'ufe ; &, avant qu'elles foient dé-
chirées je veux les copier toutes dans un
livre blanc que je viens de choifir ex-^'
près pour cela. Il eft aflez gros : mais
je fonge à l'avenir &: j'efpere ne pas
mourir alTez jeune pour me borner à ce
volume. Je deftinc les foirées à cette
occupation charmante , & j'avancerai
lentement pour la prolonger. Ce pré-
cieux recueil ne me quittera de mes
jours ; il fera mon manuel dans le monde
oii je vais entrer ; il fera pour moi le
contrepoifon des maximes qu'on y ref-
pire j il n->e confoîera dans mes maux j
il préviendra ou corrigera mes fautes j
il m'inftruira durant ma jeuneffe , il
m'édifiera dans tous les tems , & ce fe-
ront, à mon avis , les premières lettres
d'amour dont on aura tiré cet ufage.
Quanta la dernière que j'ai préfente-
ment fous les yeux ; toute belle qu'elle
meparoîtjj'y trouve pourtant un arti-
cle à retrancher. Jugement déjà fort
(étrange j mais ce qui doit l'être encore
E iij
102 La Nouvelle
plus , c'eft que cet article eft précifé-
ment celui qui te regarde , & je te re-
proche d'avoir même fongé à l'écrire.
Que me parles-tu de fidélité, de conf-
iance ? Autrefois tu connoiffois mieux
mon amour & ton pouvoir. Ah , Julie î
infpires-ru des fentimenspériflablesj&:,
quand je ne t'aurois rien promis, pour-
rois-je celTer jamais d'être à toi ? Non ,
non ; c'eft du premier regard de tes
yeux , du premier mot de ta bouche ,
du premier tranfport de mon cœur que
s'alluma dans lui cette flamme éternelle
q^ue rien ne peut plus éteindre. Ne
t'eulTé-je vue que ce premier inftant,
c'en écoit déjà fait , il étoit trop tard
pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'ou-
blierois maintenant? Maintenant qu'eni-
vré de mon bonheur pairé,fon feul fou-
venir fuffit pour me le rendre encore ?
Maintenant qu'opprefîe du poids de tes
-charmes, ie ne refpire qu'en eux ? Main^
tenant que ma première âme eft difpa-
rue j &c que je fuis animé de celle que
tu m'as donnée? Maintenant, ô Julie! que
H È L Ol s E» 105^
je me dépite contre moi , de t'exprimer "
(î mal tour ce que je fens ? Ah ! que '
toutes les beautés de l'Univers tentent
de me fédulre j en eft-il d'autres que la
tienne à mes yeux ? Que tout confpire à
l'arracher de mon cœur 5 qu'on le perce,
qu'on le déchire, qu'on brife ce fidèle
miroirde Julie j fa pure image ne ceflera
de briller [ufauçs dajis le dernier frae-
ment j rien n'eft capable de l'y détruire.
Non , la fuprême puilTance elle-mcme
ne fauroit aller jufques-là j elle peut
anéantir mon âme j mais non pas faire
qu'elle exiile 6^ celTe de t'adorer.
Mylord Edouard s'efl: chargé de re
rendre compte à fon palTage de ce qui
me regarde Se de fes projets en ma fa-
veur : mais je crains qu'il ne s'acquitte
mal de cette promeQe par rapport à Tes
arrangemens préfens. Apprends qu'il ofe
abufer du droit que lui donnent fur moi
fes bienfaits , pour les étendre au-delà
mcme de la bjenféance. Je me vois , par
une penfion qu'il n'a pas tenu à lui de
rendre irrévocable , en état de faire une
E iv
*o4 La Nouvelle
figure fort aii-delTiis de ma nailTance ^
& c'eft peut-être ce que je ferai forcé de
faire à Londres pour fuivre (qs vues.
Pour ici , où nulle affaire ne m'attache ,
je continuerai de vivre à ma manière,
& ne ferai point tenté d'employer en
vaines dépenfes l'excédent de mon en-
tretien. Tu me l'as appris, ma Julie j
les premiers befoins ou du moins les plus
fenfi blés font ceux d'un cœur bienfai-
fant, 6c tant que quelqu'un manque du
néceffaire , quel honnête homme a da
fupei'fiu ?
H È L O ï s E, 105
t— ^— — — ^— —— — —— ^— — '^—
LETTRE XIV.
A Julie.
(i) J'Entre avec une fecrette horreur
dans ce vafte défert du monde. Ce ca-
(1) Sans prévenir le jugement du ledeur j
& celui de Julie fur ces relacions ^ je crois
pouvoir dire que^ fl j'allois à les faire & que je
ne les filfc pas meilleures , je les ferois du moins
fort différentes. J'ai été pluficurs fois fur le
point de les ôter & d'en fubftituer de ma fa-
^on j enfin je les lailTe, & je me vante de ce
courage. Je me dis qu'an jeune homme de
vingt-quatre ans entrant dans le monde ne doit
pas le voir comme le voit un homme de cin-
quante _, à qui l'expérience n'a oue trop appris
à le cohnoîue Je me dis encore que j fans y
avoir fait un fort grand .ôle, je ne fuis pour»
tant plasdans le cas d'en pouvoir parler avec im-
partialité, Laiflbns donc ces lettres comme elles
font. Qu: les lieux commrns ufés t client ; que
les obfcrvations criviaks reftent ; c'tH: un petit
mal que tout c^^Ia. Mais , il importe à Vim'x de
la vérité , que , jufqu'à la fin de fa vie , fes paf-
fions ne foaillcju point fcs écrits.
E V
io<> La Nouvelle
hos ne m'offre qu'une fol itude'atFreufé,
où règne un mcrne fiience. Mon âme
à la prefiTe cherche à s'y répandre , & fe
trouve par-rout relTerrée. Je ne fuis ja-
mais moins feu! que quand je fuis feu!
difoit un ancien j moi , je ne fuis feu!
que dans la foule , où je ne puis être ni
à roi ni aux ancres. Mon cœur voudroit
parler , il fenc qu'il n'eft point écouté ::
il voudroit répondre^ on ne lui dit rien
qui puiiTe aller jufqu'à lui. Je n'entends-
point la langue du pays > & perfonne ict
n'entend la mienne.
Ce n'eft pas qu'on ne me faffe beau-
coup d'accueil , d'amitiés , de prévenan-
ces, & que mille foins officieux n'y fem-
blent voler au-devant de moi. Mais c'eft
précifément de quoi je me plains. Le
moyen d'ctre auflî-côt l'ami de quelqu'un
qu'on n'a jamais vu ? L'honnête intérêt
de l'Humanité, l'épanchement hmple &
touchant d'une âme franche, ont un lan-
gage bien différent des fauffes démonf-
trations de la politeffe , & des dehors
trompeurs que l'ufage du monde exige.
H È L 0 ? s £. 107
y ai grand*peur que celui qui, dès la pre-
mière vue , me traite comme un ami de
vingt ans , ne me traitât au bout de vingt
ans comme un inconnu , fi j'avois quel-
que important fervice à lui demander ,
& quand je vois des hommes fi diflipés
prendre un intérêt fi tendre à tant de'
gens, je préfumerois volontiers qu'ils
n'en prennent à perfonne.
Il y a pourtant de la réalité à tout
cela j car le François eft narurellement
bon, ouvert, hofpitalier , bienfaifantj
mais il y aaufii mille manières déparier
qu'il ne faut pas prendre à la lettre j mille
offres apparentes , qui ne font faites que
pour être refufées ^ mille efpècesde piè-
ges que la politefie tend à la bonne-foi
ruftique. Je n'entendis jamais tant dire :
comptez fur moi dans l'occafion j dif-
pofez de mon crédit, de ma bourfe, de
ma maifon, de mon équipage. Si tout
cela étoit fincère & pris au mot , il n'y
auroit pas de peupie moins attaché à la
propriété , la con:munaurédes biens fe-
roit ici ptefque établie y le plus riche
E vj
loS La N ouvellë
ofFiant fans cefTe , & le plus pauvre ac-i
ceptanc toujours, tour fe mettroit natu-
relfement de niveau, & Sparte même
eût eu des parcages moins égaux qu'ils
ne feroient à Paris. Au lieu de cela , c'eft
peur-Ctre la ville du monde où les for-
tunes font les plus inégales, 5^ oii ré-
gnent à la fois la plus fomptueufe opu-
lence & la plus déplorable mifere. 11
n'en faut pas davantage pour compren-
dre ce que fignifie cqziq apparente
commifération qui femble toujours al"
1er au-devant des befoins d'autrui , ^
eette facile tendreffe de cœur qui con-
tracte en un moment des amitiés éter-
nelles.
Au lieu de tous cqs fentimens fuf-
peéts & de cette confiance trompeufe ,
veux-je chercher des lumières & de
rinftruétion ? C'en eft ici l'aimable-
fource, &" l'on eft d'abord enchanté
du fa voir ^ de la raifon qu'on trouve
dans les enrreriens, non feulement àQs
favp.ns & des gens de lettres , mais des
hommes de tous les états & même à^a
H É L 0 ï s E> ÏO^f
femmes : le ton de la converfation y
eft coulant & naturel j il n'eft ni pe-
fant ni frivole \ il eft favant fans pé-
danterie, gai fans tumulte, poli fans
afFeétion , galant fans fadeur , 1 adin
fans équivoque. Ce ne font ni des dif-
fertations ni des épigrammes j on y rai-
fonne fans argumenter j on y plaifantc
fans jeux de mors; on y aiTocie avec art
l'efprit & la raifon, les maximes & les
faillies , la fatyre aiguc , l'adroire flat-
terie & la morale auftcre. On y parle
de tout pour que chacun ait quelque
chofe à dire; on n'approfondir point les
queftions , de peur d'ennuyer ; on les
propofe comme en palT^uir, on les traite'
avec rapidité , la précifion mène à l'é-
légance \ chacun dit Ton avis &: l'appuie
en peu de mots; nul n'attaqué avec
chaleur celui d'autrui , nul ne défen(î
opiniâtrement le fien ; on difcute pour
s'éclairer , on s'arrcre av-iiu la dif-
pute ; chacun s'inftruir , chacun s'a-
mufe, tous s'en viMit contens , & le
fage même peut rapporter de ces en-
ïio La Nouvelle
tretiens des fujets dignes d'être médi-
tés en (îlence.
Mais au fond que penTes-tu qu'on ap-
prenne dans ces converfations (i char-
mantes? A juger fainement des chofes
du monde, à bien ufer de la fociété, à
connoîtie au moins les gens avec qui
l'on vit? Rien de tout cela, ma Julie.
On y apprend à plaider avec art la caufe
du menfonge, à ébranler, à force de phi»
lofophie, tous les principes de la vertH ,
à colorerde fophifmes fubtils Tes paffions
& Çqs préjugés, & à donner à l'erreur
un certain tour à la mode félon les ma-
ximes du jour II n'eft point nécelTaire
de connoître le caradere des gens , mais
feulement leurs intérêts, pour deviner à-
peu-près ce qu'ils diront de chaque cho-
fe. Quand un homme parle, c'eft, pour
ain(î dire , fon habit & non pas lui qui a
un fentiment , & il en changera fans fa-
çon tout audi fouvent que d'état. Don-
nez-lui toiir-à tour une longue perruque,
un habit d'ordonnance &: une croix pec-
torale j vous l'entendrez fuccefllvement
H È L O ï s E. 1 1 ï
jTecher av-ec le même zèle les loîx, le
defpotifme , 6c l'inquifirion. 11 y a une
raifon commune pour la robe , une au-
tre pour la finance, une autre pour l'é-
pée. Chacun prouve très-bien que les
deux autres font mauvaifes , confé-
quence facile à tirer pour les nois (i),
Aind nul ne die jamais ce qu'il penfe,
mais ce qu'il lui convient de faire pen-
fer à autrui, & le zèle apparent de la
véiité n'eft jamais en eux que le mafque
de l'intérêt.
(r) On doit pafler ce raifonnemcnt à un
SuifTe qui voit fon pays fort bien gouverné ^
fans qu'aucune des trois profeiïions y foit
établie. Quoi ! l'État peut-il fubfifter fans dc-
fenfeurs ? Non : il faut des défenfeurs à l'État,;
mais tous les Citoyens doivent être foldats
par devoir , aucun par méiier. Les mêmes
hommes chez les Romains & chez les Grecs
cioient officiers au camp , Magiftrats à la
ville , & jamais ces deux fonâ:ions ne furent
mieux remplies que quand on ne connoiïïbitpas
ces bifarres préjugés d'État <]ui les féparent 5i
ies déshonorent.
ïii La Nouvelle
, Vous croiriez que les gens ifolés qi»t
vivent dans l'indépendance ont au moins
un efpric à eux , point du tout ; autres
machiaes qui ne penfent point, & qu'on
fait penfer par reflorrs. On n'a qu'à s'in-
former de leurs fociétcs, de leurs co-
teries , de leurs amis, des femmes qu'ils
voient , des auteurs qu'ils connoiflent :
là-deiTus on peut d'avance établir leur
fentimenr futur fur un livre prêt à pa-
loîrre & qu'ils n'ont point lu, fur une
pièce prête à Jouer & qu'ils n'ont point
vue , fur tel ou tel auteur qu'ils ne
çonnoifTent point, fur tel ou tel fyftê-
me dont ils n'ont aucune idée. Et com-
me la pendule ne fe monte ordinaire-
ment que pour vingt-quatre heures,
tous ces gens-là s'en vont chaque foie
apprendre dan^ leurs fociérés ce qu'ils
ponferont le lendemain.
Il y a amfî un petit nombre d'hom-
mes & de femmes qui piMifenc pour tous
les autres , & pour Icfquels tous les au-
tres parlent & agiirenf, & , comme cha-
cun fonge à fouintéiêt, perfomie au
H È L O ï s E. IT5
l)ien commun , &; que les intérêts par-
ticuliers fonttoujoursoppofés entre eux,
e'eft un choc perpétuel de brigues & de
cabales, un flux & reflux de préjugés,
d'opinions contraires, où lesplus échauf-
fés , animés par les autres, ne favent pref-
que jamais de quoi il eft queftion. Cha-
que coterie a (qs règles , fes jugemens ,
/es principes qui ne font point admis
ailleurs.L'honnête-homme d'une maifon
cft un frippon dans la maifon voifine. Le
bon , le mauvais, le beau , lelaid,la'vé-
riré, la vertu n'ont qu'une exiftence lo-
cale &(Sc circonfcrite. Quiconque aime
à fe répandre ôc fréquente pluiieurs fo-
ciétés doit être plus flexible qu'Alcibia-
de, changer de principes comme d'a.Tem-
blées , modifier fon efprit , pour ainfî
dire, d chaque pas, & mefurer (ds maxi-
mes à la toife. Il faut qu'à chaque vilueil
quitte en entrant fon âme, s'il en a une j
qu'il en prenne une autre aux couleurs
de la maifon , comme un laquais prend
vm habit de livrée j qu'il la pofe de mè«
114 La N ou VELlË
me en fortant , & reprenne , s'il veut ,'
la iîenne jufqu'à nouvel échange.
Il y a plusj c'eft que chacun fe met
fans ct^Q en contradidion avec lui-mê-
me , fans qu'on s'avife de le trouver man»
vais. On a des principes pour laconver-
fation & d'autres pour la pratique , leur
oppofifion ne fcandalife petfonne , ôi
l'on eft convenu qu'ils ne fe reiremble-
roient point entre eux. On n'exige pas
même d'un auteur, fur-tout d'un mo-
ralifte, qu'il parle comme fes livres, ni
qu'il agifle comme il parle. Ses écrits,
ÏQS difcours, fa conduite font trois chofes
toutes différentes, qu'il n'eil point obligé
de concilier. En un mot , tout eft ab-
furde & rien ne choque , parce qu'on
y eft accoutumé, &: il y a même à cette
inconféquence une forte de bon air donc
bien des tiens fe font honneur. En effet ,
quoique tous prêchent avec zèle les ma-
ximes de leur profeûion , tous fe piquent
d'avoir le ton d'une autre. Le Robin
prend l'air cavalier j le Financier fait le
H É L O ï s E, IT5
feigneur j TÉvêque a le propos galant;
riiomme de Coiiu parle philofophie ;
l'homme d'État de bel-cfprit j il n'y a pas
jufqu'au fnnple artifan qui , ne pouvant
prendre un autre ton que le fien , fe met
en noir les dimanches pour avoir l'air
d'un homme de Palais. Les militaires
feuls, dédaignent tous les autres états,
gardent fans façon le ton du leur & font
infupportables de bonne-foi. Ce n'eft pas
que M. de Murait n'eût raifon, quand il
donnoit la préférence à leur fociété; mais
ce qui éioit vrai de fon tems ne Teft
plus aujourd'hui. Le progrès de la litté-
rature a changé en mieux le ton général j-
les militaires feuls n'en ont point voula
changer j & le leur , qui étoit le meilleur
auparavant , eft enfin devenu le pire ( 1 ).
(i) Ce jugement, vrai ou faux, ne peut
s'entendre que des fubalternes , & de ceux qui
ne vivent pas à Paris : car tout ce qu'il y a
d'illiiftre dans le Royaume eft au fcrvice, & Ja-
Cour même cfl; toute militaire. Mais il y a une
11^ La Nouv elle
Ainfî les hommes à qui l'on'parle n5
font point ceux avec qui l'on converfe ^
leurs fencimens ne partent point de leur
cœur , leurs lumières ne font point dans
leurefprit, leurs difcoursne reprélen-
tent point leurs nenfées; on n'apperçoit
d'eux que leur figure, & l'on eft dans
une affemblée à-peu-près comme de-
vant un tableau mouvant, où le fpedla-
teur paidble efi: le feul être mû par lui-
mcme.
Telle eft l'idée que je me fuis formée
de la grande fociété fur celle que j'ai vue
^ Paris. Cette idée eft peut-être plus re-
lative à m.a {î:uarion particulière qu'au,
véritable état des chofeSj&fe réformera
fans doute , fur de nouvelles lumières.
D'ailleurs , je ne fréquente que les fo-
ciétés où les amis de Mylord Edouard
m'ont introduit 5 & je fuis convaincu
grande diiFérence , pour les manières que l'on
contraâ:e , entre faire campagne en tems de
guerre , & pafler fa vie dans des garnifons.
H È L O ï s E, TI7
iqii'il faut defcendre dans d'autres états
pour connoître les véritables mœurs
d'un pays j car celles des riches font
prefque par-tout les mêmes. J^ tâcherai
de m'éclaircir hiieux dans la fuite. £n
attendant, juge fi j'ai raifon d'appeller
cette fouie un défère , & de m'effrayçr
.d'une folitude où je ne trouve qu'une
vaine apparence de fentirnens & de
vérité, qui change à chaque inftant ^ fe
détruit elle-même, où je n'npperçois
que larves & fantômes qui frappent
l'œil un moment, &: difpaioiflent auflî-
tôt qu'on les veut faiiir. Jiifqu'ici j'ai va
^beaucoup de mafques j quand verrai-je
dçs vifages d'hommes ?
1 13 La No u y elle
LETTRE XV.
DE Julie.
V/Ur, mon ami, nou"; ferons unis mal-
îrrc notre éloignenient; nous ferons heii-
reux en dépit du fort. C'efl: l'union des
cœurs qui fait leur véritable féliciré;
leur attraction ne connoîc point la loi
Aqs diftances, & les nôtres fe <ouche-
roient aux deux bouts du monde. Je
trouve, comme toi, que les amans ont
mille moyens d'adoucir le fenriment de
l'abfence , & de fe rapprocher en un
moment. Quelquefois mcme on fe voit
plus fouvent encore que quand on fe
voyoit tous les jours; car fi tôt qu'un
des deux eft feul , à l'inftant tous deux
font enfemble. Si tu "cûres ce plaihr
tous les foirs , Je le goûte cent fois
le jour; je vis plus foliraire ; je fuis
enviroiinée de tes veftiges, & je ne
faurcis iàxei les yeux fur les objets qui
H k L o ï s E, 119
m'entourent, fans te voir tout autour
de moi.
Q^uï cantb dolcemente , e qui s'ajjîfe :
Qui Jï rivolfe , e qui ritenne ilpajfo i
Q^uï co' begli occhi mi trafifi il core :
Qui dijfe una parola , e qui forrife.
Mais toi 5 fais tu t'arrèter à ces firuations
paifibles? fais -tu goûter un amour tran-
quille & tendre qui parle au cœur fans
émouvoir les fens, & tes regrets font- ils
aujourd'hui plus iages que tes defirs ne
l'étoient autrefois ? Le ton de ta pre-
mière lettre me fait trembler. Je redoute
ces emportemens trompeurs , d'autant
plus dangereux que l'imagination qui les
excite n'a point de bornes , & je crains
que tu n'outrages ta Julie à force de
l'aimer. Ah! tu ne fens pas -, non , ton
cceur peu délicat ne fent pas combien
l'amour s'offenfe d'un vain hommage^
tu ne fonges ni que ta vie eft à moi , ni
qu'on court fouvent à la morr, en croyanr
fervir la Nature. Homme fenfuel , ne fau-
120 La Noui^ elle
ras-rii jamais aimer? R"appelIe-toi, rap*
pelle-toi ce fenriment (î calme & lî doux
que tii connus une fois 6^ que tu décri-
vis d'un ton fi touchant t< fi tendre. S'il
eft le plus délicieux qu'ait jamais favou-
té l'amour heureux , il efi le feul permis
aux amans féparés^ & , quand on l'a pu
goûter un moment, on nan doit plus
regretter d'autres. Je me fouviensdes ré-
flexions que nous ï-Aûions , en lifant toa
' Plutarque , fur un goût dépravé qui ou-
trage la Nature. Quand cqs triftes plaifirs
n'auroient que de n'être pas partagés ,
c'en feroit aiïez, difions-nous, pour les
rendre infipides & raéprifables. Appli-
quons la même idée aux erreurs d'une
imagination trop aétive , elle ne leur
conviendra pas moins. Malheureux! de
quoi jouis-tu , quand tu es feul à jouir ?
Ces voluptés folitaires font des voluptés
mortes. O amour ! lestiennes font vives,
c'eft l'union des âmes qui les anime, &
'le plaifir qu'on donne à ce qu'on aime,\
fait valoir celui qu'il nous rend.
Dis-moi,
H È L o ï s E. m
Dis-moi , je te prie , mou cher ami,
en quelle langue ou plutôc en quel jar-
gon eil la relation de ta dernière let-
tre ? Ne feroit-ce point là par hafard
iiu bel-efprit ? Si tu as deflein de t'en
feryif fouvent avec moi , tu devrois
bien m'en envoyer le dictionnaire,
Qu'eft-ce, je te prie, que le fentimenc
de l'habit d'un homme ? Qu'une âme
qu'on prend comme un habit de livrée ?
Que des maximes qu'il faut mefurer a
ia toife ? Que veux-tu qu'une pauvre
SuilTelFe entende à cqs fublimes fisu-
res ? Au-lieu de prendre, comme les
autres , des âmes aux couleurs des mai-
fons, ne voudrois-tu point déjà donner
à ton efprit la teinte de celui du pays ?
Prends garde , mon bon ami j j'ai peur
qu'elle n'aille pas bien fur ce fond-là.
A ton avis , les Trajlaù du Cavalier
Marin dont tu t'es (i fouvent moqué ,
approcheront-ils jamais 'de ces méta-
phores ? & fi l'on peut faire opiner
l'habit d'un homme dans une lettre j,
Tome iL F
îiz La Nouvelle
pourquoi ne feroit-on pas fuer le feit
(i) dans un fonnet ?
Obferver en trois femaines toutes les
fociétés d'une grande ville j afligner le
caractère des propos qu'on y tient,ydif-
tinguer exadement le vrai du faux , le
réel de l'apparent , & ce qu'on y dit de
ce qu'on y penfe ; voilà ce qu'on accufe
les François de faire quelquefois chez les
autres peuples, mais ce qu'un étranger
ne doit point faire chez eux; car ils va-
lent bien la peine d'être étudiés pofé-"
ment. Je n'approuve pas non plus qu'on
dife du mal du pays où l'on vit 5c où l'on
eft bien traité ; j'aimerois mieux qu'on fe
laifsât tromper par les apparences, que
de moralifer aux dépens de {qs hôtes.
Enfin , je tiens pour fufpeâ: tout obfer-
vateur qui fe pique d'efprit : je crains;
toujours que , fans y fonger , il ne facrifie
la vérité des chofes à l'éclat des penfées.
(i) Sudate , o fochi , a preparar metalli^
Yers d'un Sonnet du Gavaliçr Marin,
H È L O ï s E, 115
6c ne faiïe jouer fa phrafe aux dépens
de la juftice.
Tu ne l'ignores pas , mon ami j l'ef-
prir , dit notre Murait , eft la manie des
François ; je te trouve du penchant à la
même manie , avec cette différence
qu elle a chez eux de la grâce , & que
de tous les peuples du monde c'eilànous
qu'elle fied le moins. Il y a de la recher-
che &: du jeu dans plufieurs de tes lettres.
Je ne parle point de ce tour vif 5»: de ces
expreffions animées qu'infpire la force
du fentiment; je parle de cette gentillelfe
de ftyle qui , n'étant point naturelle , ne
vient d'elle même à perfonne , & mar-
que la prétention de celui qui sqw fert.
Eh, Dieukles prétentions avec ce qu'on
aime , n'eft-ce pas plutôt dans l'objet
aimé qu'on les doit placer , & n'eft-on
pas glorieux foi-même de tout le mérite
qu'il a de plus que nous ? Non, h l'on ani-
me les converfations indifférentes de
quelques faillies qui paflent comme des
traits , ce n'efl: point entre deux amans
que ce langage eft de faifon , & le jargon
Fi;
Ï14 La Nouvelle
fleuri de la gaUnterie eft beaucoup plus
. éloigné du fentimenr que le ton le plus
fîmple qu'on puiffe prendre. J'en appelle
àcoi-même. L'efprit eût-il jamais le tems
de fe montrer dans nos tête-à-têtes , &
Çi le charme d'un entrerien paflîonné l'é-
çarte & l'empêche de paroître , com-
ment des lettres que l'abfence remplit
toujours d'un peu d'amertume & o\i le
cœur parle avec plus d'attendriflTemenr ,
le pourroient-elles fupporter'? Quoique
toute grande palîîon foit férieufe & que
l'exceflive joie elle même arrache des
plpurs plutôt que des ris, je ne veux pas
pour cela que l'amour foie toujours trilte-
mais je veux que fa gaieté foit fimple ,
fans ornement , fans art, nue cpmme lui ;
en un mot , qu'elle brille de Ïqs propres
grâces, & non de la parure du bel-efprir,
JL'inféparable , dans la chambre de la-
quelle je t'écris cette lettre , prétend que
j'étois, en la cqmmençant, dans eetétac
4'enjouemeutque l'amour infpire ou to-
lère; mais je ne fais ce qu'il eft devenu,
A mefure fjue j'avancois , une certaine
H É L O L s E. 125
langueur s'emparoit de mon âme , & me
îaiffbicà peine la force de t'écrire les in-
jures que la mauvaife a voulu t'adrefler î
car il efl bon de t'averrir que la critique
de ta critique eft bien plus de fa façon que
de la mienne j elle m'en a didlé fur-tout
le premier article en riant comme une
folle , & fans me permettre d'y rien
changer. Elle dit que c'eft pour t'nppren-
dre à manquer de refpeâ: au Marini
qu'elle protège & que tu plaifahtes.
Mais fais-tu bien ce qui nous met tou-
tes deux de fi bonne humeur ? C'eft fon
prochain mariage. Le contrat fut pafTé
hier au foir , &: le jour eft pris de lundi
en huit. Si jamais amour fut gai , c'eft
aflTurément le fîen \ on ne vit de la vie
une fille fibouftonnementamoureufe.Ce
bon M. d'Orbe, à qui de fon ctrié la tête
en tourne , eft enchanté d"un accueil fi
folâtre. Moins difficile que tu n'ctois
autrefois , il fe prêteavecplaifirà la plai-
fanterie, & prend pour un chef-d'œuvre
de l'amour , l'art d'égayer fa maitrefte.
Pour elle , on a beau la prêcher , lui rc-
F iij
11^ La Novv elle
préfenter la bienféance , lui dire que iî
près du terme elle doit prendre un main-
tien plus férieux , plus grave , & faire
uti peu mieux les honneurs de l'état
qu'elle eft prête à quitter. Elle traite
tout cela de forces funagrées ^ elle fou-
lient en face à M. d'Orbe que le jour
de la cérémonie elle fera de la meilleu-
re humeur du monde , & qu'on ne fau-
roit aller trop gaiement à la noce. Mais
la petite difiimulée ne dit pas tout j je
lui ai trouvé ce matin les yeux rouges ;
^ je parie bien que les pleurs de la nuit
paient les ris de la journée. Elle va for-
mer de nouvelles chaînes qui relâche-
ront les doux liens de l'amitié j elle va
commencer une manière de vivre diffé-
rente de celle qui lui fut chère \ elle
écoit contente & tranquile , elle va
courir les hafards auxquels le meilleur
mariage expofé \ & , quoi qu'elle en di-
fe , comme une eau pure & calme com-
mence à fe troubler aux approches de
l'orale , fon cœur timide & chafte ne
voit point fans quelque allarme lepro-
chain changement de fon fort.
H È L O ÏS £. Î27
O mon ami , qu'ils fonc heureux ! Ils
s^aimentj ils vont s'époufer , ils joui-
ront de leur amour fans obftacles, /ans
craintes, fans remords! Adieu, adieu, je
«'en puis dire davantage.
P. *$". Nous n'avons vu Mylord
Edouard qu'un moment , tant il
étoit preffé de continuer fa route#
Le cœur plein de ce que nous lui
devons , je voulois lui montrer
mes fentimens & les tiens ; mais
j'en ai une efpece de honte. En
vérité, c'eft faire injure à un hom-
me comme lui de le remercier de
fïr
ti5 La Nouvelle
WmmcÊ^mmÊmmmmmmmmmmmtmmmmmÊmmmmmmmmÊm.
: X E T T R E X T I.
A Julie.
%£Ue les pafîîons impétueiifes rendent
les hommes enfans ! Qu'un amour for-
cené fe nourrit aifcment de chimères,
& ou'ii ell aifé de donner le change à àQ.s
defirs extrêmes par les plus frivoles ob-
iers ! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes
rranfports que m'auroit caufé ta pré-
fence , &c dans l'emportement de ma
joie , un vain papier me tenoit lieu de
Epi. "{Jn àQS plus grands maux de l'ab-
fence , &: le feul auquel la raifon né peut
rien, c'eft l'inquiétude fur l'état aâiuel
de ce qu'on aime. Sa fanté, fa vie, fon
repos , fon amour , tout échappe à qui
craint de tout perdre j on n'eft pas plus
fur du préfent que de l'avenir , & tous
les accidens poflibles'fe réalifent fans
cefTe dans Tefprit d'un amant qui les re-
doute. Enfin je refpire, je vis , tu te por-
tes bien , tu m'aimes , ou plutôt il y a
H È L O ï s E, 119
3ix jours que tout cela étoit vrai j mais
qui me répondra d'aujourd'hui ? O ab-
fence ! ô tourment ! ô bifarre & funefte
état, où l'on ne peut jouir que du mo-
ment palTé, & où le préfentn'eft point
encore !
Quand tu ne m'aurois pas parlé de
l'inféparable , j'aurois connu fa malice
dans la critique de ma relation , &:
fa rancune dans l'apologie du Marini 5
mais s'il m'étoit permis de faire la
mienne , je ne refterois pas fans ré-
plique.
Premièrement , ma coufine, (carc'efl:
à elle qu'il faut répondre, ) quant au ll:y-
le , j'ai pris celui de la chofej j'ai tâ-
ché de vous donner à la fois l'idée &
l'exemple du ton Aqs convcrfations à
la mode j &", fuivant un ancien précep-
te, je vous ai écrit à-peu-près comme
©n parle en certaines fociétés. D'ail-
leurs , ce n'eft pas l'ufage des figures,
mais leur choix , que je blâme dans le
Cavalier Marin. Pour peu qu'on ait àt
chaleur dans l'efprit , on a befoin de
F V
ijo- La Nouvelle
métaphores &: d'exprefîions figurées
pour 'e faire entendre. Vos lettres mê-
mes eo font pleines fans que vous y
fongiez , & je foutiens qu'il n'7 a qu'un
géomètre ÔJ un fot qui puiflent parler
fans figures. En effet , un même juge-
ment n'eft-il pas fufceptible décent de-
grés de force ? Et comment déterminer
celui de ces degrés qu'il doit avoir ,
finon par le tour qu'on lui donne? Mes
proprés phrafes me font rire , je l'avoue ,
& je les trouve abfurdes , grâce au foin
que vous avez pris de les ifoler j mais
làiffez-les où je les ai mifes , vous les
trouverez claires & même énergiques.
Si ces yeux éveillés , que vous favez fi
bien faire parler , étoient féparés l'un
de l'autre , & de votre vifage ; coufine,
que penfez-vous qu'ils diroienc avec
tout leur feu ? Ma foi , rien du tout \
pas même à M. d'Orbe.
, ia première chofe qui fe préfente à
obferver dans un pays ç>\\ l'on arrive ,
rt'eft-ce pas le ton général de la fociété ?
Eh bien î c'eft aulîi la première obfer-
Z H É l OÏS E, Ï5t
Vâtion que j'ai faite dans celui - ci , &
je vous ai parlé de ce qu'on dit à Paiis ÔC
non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remar-
qué du contrafte entre les difcours , les
fentimens & les adions des honnêtes
gens , c'eft que ce contrafte faute aux
yeux au premier inftant. Quand je vois
les mêmeshommeschangerdemaximes
félon les coteries , moliniftes dans l'une,
janféniftes dans l'autre , vils courtifans
chez un Miniftre, frondeurs mutins chez
un mécontent ; quand je vois un homme
doré décrier le luxe , un financier les
impôts j un prélat le dérèglement ;
quand j'entends une femme de la cour
parler de modeftie , un grand feigneur
de vertu , un auteur de fîmplicité , un
abbc de religion , & que ces abfurdi-
tés ne choquent perfonne , ne dois -je
pas conclurre à l'inftant qu'on nefe fou-
cre pas plus ici d'entendre la vérité quer
de la dire , & que , loin de vouloir per-
fuader les autres quand on leur parle j
on ne cherche pas même à leur fahre
penfer qu'on croit ce qu'on leur dit ?
F y)
131 La Nouvelle
Mais c'eft affez plaifanter avec \s
coufine. Je lailTe un ton qui nous efl:
étranger à tous trois , & j'efpère que tu
ne me verras pas plus prendre le goût
de la faryre que celui du bel-efprir.
C'eft à roi , Julie , qu'il faut à préfent
répondre ^ car je fais diftinguer la cri-
tique badine des reproches férieux.
Je ne conçois pas comment vous avez
pu prendre toutes deux le change fur
mon objet. Ce ne font point, les Fran-
çois que je me fuis propofé d'obferver :
car fi le caraélère des nations ne peutfe
déterminer que par leurs différences >
comment moi , qui n'en connois encore
aucune autre, entreprendrois-je de pein-
dre celle-ci ? Je ne ferois pas , non plus,
fi mal-adroit que de choilîr la capitale
pour le lieu de mes obfervations. Je
n'ignore pas que les capitales diffèrent
moins entre elles que les peuples , &:
que les caraéteres nationaux s'y effa-
cent & confondent en grande partie >
tant à caufe de l'influence commune
^€S cours qui fe refTemblent toutes j, que
H È L O 'l s E. T35
par l'effet commun d'une fociété nom-
breufe & relferrée , qui eft le même
à-peu-près fur tous les hommes , &
l'emporte à la fin fur le caractère ori-
ginel.
Si je voulois étudier un peuple , c'eft
dans les provinces reculées , où les ha-
bitans ont encore leurs inclinations na-
turelles , que j'irois les obferver. Je par-
courrois lentement & avec foin plu-
fieurs de ces provinces, les plus éloi-
gnées les unes ^qs autres \ toutes les
différences que j'obferverois entre elles
me donneroient le génie particulier de
chacune j tout ce qu'elles auroient de
commun , Se que n'auroient pas les au-
tres peuples j formeroit le génie natio-
nal, & ce qui fe trouveroit par-rout, ap-
partiendroiten général à l'homme, Mais
je n'ai ni ce vafte projet, ni l'expérien-
ce néceflaire pour le fuivre. Mon ob-
jet eft de connoître l'homme, & ma
méthode de l'étudier dans fes diverfes
lelations. Je ne l'ai vu juiqa'ici qu'en
petites fociétés , épars & prefque ifolç
154' -^^ Nouvelle
fnr la terre. Je vais maintenarït le con*
fidérer entafle par multitudes dans les;
mêmes lieux , & je commencerai à ju-
ger par-là des vrais effets de la fociété y
car s'il eft confiant qu'elle rende les
hommes meilleurs, plus elle eft nom-
breufe & rapprochée , mieux ils doivent
valoir j & les mœurs, par exemple, fe-
ront beaucoup plus pures à Paris que
dans le Valais : que fi l'on trouvoit le
contraire , il faudroit tirer une confé-.
quence oppofée.
Cette méthode pourroit , j'en con-
viens , me mener encore à la connoif-
fance àQS peuples , mais par une voie fî
longue & fi détournée , que je ne ferois
peut-être de ma vie en état de pronon-
cer fur aucun d'eux. Il faut que je com-
mence par tout obferver dans le pre-
mier où je me trouve j que j'afîîgne en-
fuite les différences , à mefure que Je
parcourrai les autres pays ; que je com-
pare la France à chacun d'eux, comme
on décrit l'olivier fur un faule, ou le pal-
mier fur un fapin *, &: que j'attende à
H É L O ï s E, 155
Jnger du premier peuple obfervé, que
j'aie obfervé tous les autres.
Veuilles donc , ma charmante ptê-
cheufe, diftinguer ici robfervation phi-
lofophique de la fatyre nationale. Ce ne
font point les Parifiens que j'étudie,
mais les habitans d'une grande ville, &
je ne fais fi ce que j'en vois ne convient
pas à Rome & à Londres tout auffi bien
qu'à Paris. Les règles de la morale ne
dépendent point des ufages des peuples ;
ainfl, malgré les préjugés dominans, je
fens fort bien ce qui efl: mal en foi 5,
mais ce mal , j ignore s'il faut l'attribuer
au François ou à l'homme , & s'il eft
l'ouvraee de la coutume ou de la Na-
ture. Le tableau de vice offenfe en tous
lieux un œil impartial , 6c l'on n'efl: pas
plus blâmable de le reprendre dans un
pays où il règne, quoiqu'on y foit , que
de relever les défauts de l'Humanité,
quoiqu'on vive avec les hommes. Ne
fuis-je pas à préfent moi-même un ha-
bitant de Paris ? Peut-être , fans le fa-
voir, ai-je déjà contribué, pour ma part.
t3<5' La Nouvelle
audéfordre que j'y remarque*, peut-être
un trop long fcjoury corromproit-il ma
volonté mcine \ pciu-êrre au bout d'un
an ne ferois-je plus qu'un bourgeois ^
il , pour erre digne de toi , je ne gar-
dois l'âme d'un homme libre & les
mœurs d'un citoyen. LaifTe-moi donc te
peindre fans contrainte des objets aux-
quels je rougiiTe de relTembler , & m'a-
nimer au pur zèle de la vérité par le
tableau de la flatterie & du menfonge.
Si j'étois le maître de mes occupations
èc de mon fort, je faurois , n'en doute
pas , choifir d'autres fujets de lettres , &
tu n'étois pas mécontente de celles que
je t'écrivois de Meillerie &: du Valais j
jnais, chère amie, pour avoir la force
de fupporter le fracas du monde où je
fuis contraint de vivre , il faut bien au
moins que je me confole à te le dé-
crire , & que l'idée de te préparer des
relations m'excite à en chercher les
fujets. Autrement le découragement va
m'atteindre à chaque pas ; & il faudra
que j'abandonne tout , fi tu ne veux rien
H È L oi s E. f 37
Voîi- avec moi. Penfe que , pour vivre
d'une manière fi peu conforme à mon
goût , je fais un effort qui n'eft pas in-
digne de fa caufe j & , pour juger quels
foins me peuvent mener à toi , fouffre
que je te parle quelquefois des maxi-
mes qu'il faut connoître 2c des obflacles
qu'il faut fur monter.
Malgré ma lenteur , malgré mes dif-
traftions inévitables, mon recueil étoit
fini, quand ta lettre eft arrivée heureufe-
ment pour le prolonger , &: j'admire , en
le voyant fi court , combien de chofes
ron cœur m'a fu dire en fi peu d'efpace.
Non -, je foutiens qu'il n'y a point de
ledture aufli délieieufe , même pour qui
ne te connoîtroit pas , s'il avoir une âme
femblable aux nôtres : mais comment ne
te pas connoître en lifant tes lettres ?
Comment prêter un ton fi touchant 6c
des fentimeas fi tendres à une autre fi-
gure que la tienne ? A chaque phrafe ne
voit-on pas le doux regard de i&s yeux ?
A chaque mot n'entend-on pas ta voix
charmante ? Quelle autre que Julie a
138 La Nouvelle
jamais aimé , penfé , parlé , agi , écrit
comme elle ? Ne fois donc pas fur-
prife fi tes lettres qui te peignent fi
bien font quelquefois fur ton idolâtre
amant le même effet que ta préfence.
En les relifant , je perds la raifon , ma
tête s'égare dans un délire continuel ,
un feu dévorant me confume, mon fang
s'allume Se pétille , une fureur me fait
treflTaillir. Je crois te voir , te toucher , te
prefiTer contre mon fein...... Objet adoré,
fille enchanterefie , fource de délice 62
de volupté , comment , en te voyant , ne
pas voir les houris faites pour les bien-
heureux ? Ah ! viens 1.... je la fens......
elle m'échappe , & je n'embraife qu'u-
ne ombre Il eft vrai , chère amie,
tu es trop belle & tu fus trop tendre,
pour mon foible cœur ; il ne peut ou-
blier ni ta beauté ni tes careflTes : res
charmes triomphent de l'abfence , ils
me pourfuivenr par-tout , ils me font
craindre la folitude , & c'eft le comble
de ma mifere de n'ofer m'occuper tou-
jours de toi.
H É L O l s E, 13^
Ils feront donc unis malgré les obfta»
cles , ou plutôt ils le fonr au moment
que j'écris. Aimables & dignes époux î
Puifle le ciel les combler du bonheur
que mérite leurfac^e & paifible amour,
l'innocence de leurs moeurs, l'honnête-
té de leurs âmes ! PuifiTe le ciel les com-
bler du bonheur précieux dont il e(i Ci
avare envers les cœnus faits pour le
goûter ! Qu'ils feront heureux , s'il leur
accorde , hélas ! tout ce qu'il nous ôte :
mais pourtant ne fens-tu pas quelque
forte de confolation dans nos maux ?
Ne fens tu pas que l'excès de notre mi-
fere n'eft point non plus fans dédom-
magement , Se que , s'ils ont'^des plaifirs
dont nous fommes privés , nous en avons
auflS qu'ils ne peuvent connoîrre ? Oui,
ma douce amie , malgré l'abfence , les
privations , les allarmes ; malgré le dé-
fefpoir même , les puilTans élancemens
de deux cœurs l'un vers l'autre ont tou-
jours une volupté fecrette ignorée des
âmes tranquiles. C'efl: un des miracles
4e l'amour de nous faire trouver du
t4o La Nouvelle
plaifir à foufFrir \ de nous regarderions
comme le pire des malheurs, un état
d'indifférence 8c d'oubli qui nous ôte-
roit tout le fentiment de nos peines.
Plaignons donc notre fort , ô Julie I
mais n'envions celui de perfonne. Il
n'y a point , peut-être , à tout prendre,
d'exiftence préférable à la nôrie j Se
comme la Divinité tire tout Ton bon-
heur d'elle-même, les cœurs qu'échauf-
fe un feu célefle , trouvent dans leurs
propres fentimens une forte de jouif-
fance pure 8c délicieufe , indépendante
de la fortune &c du refte de l'Univers.
»U^'H^>?
^
C^
H É L o ï s E. I4t
LETTRE XVII.
• A Julie.
JIiNfin me voilà tout-à-fait dans le
torrent. Mon recueil fini , j'ai commen-
cé de fréquenter les fpedacles & de fou-
peren ville. Je palfe ma journée entière
dans le monde , je prOre mes oreilles &
mes yeux à tout ce qui les frappe j &c ,
n'apperçevant rien qui te relTemblejje
me recueille au milieu du bruit &c con*
verfe en fecret avec toi. Ce n'eft pas
que cette vie bruyante & tumultueufe
n'ait auffi quelque forte d'attrait, S>C que
la pfodigieufe diverfité d'objets n'offie
de certains agrém.ens à de nouveaux dé-
barquésj mais pour les fentir,il faut avoir
le cœur vuide & l'efprit ftivole j l'amour
& la raifon femblent s'unir pour m'en
dégcùter. Com.me tout n'eft qu'une vai-
ne apparence , & que tout change à
chaque inftanc , je n'ai le tems d'être
cpiu de rien, ni celui de rien examiner.
141 La Nou velle
Ainfî /ecommence à voir les difficul-
tés de l'étude du monde , & je ne fais pas
même quelle place il faut occuper pour
le bien connoître. Le philofo^^iie en eft
trop loinj l'homme du monde en eft trop
près. L'un voie trop pour pouvoir réflé-
chir ; l'autre trop peu pour juger du
tableau total. Chaque objet qui frappe
le philofophe , il le confidere à part ; &,
n'en pouvant difcerner ni \qs liaifons ni
les rapports avec d'autres objets qui font
hors de fa portée , il ne [es voit jamais
à fa place, & n'en fent ni la raifon , ni
les vrais effets. L'homme du monde
voit tout, & n'a le tems de penfer à rien.
La mobilité des objets ne lui permet
que de les appercevoir , & non de les
obferver j ils s'effacent mutuellement
avec rapidité , &C il ne lui refte du truc
que les imprefïions confiifes qui relfeni-
hl;nt au calios.
On ne peut pas , non plus , voir &
méditer alternativement , parce que le
fpeftacle exige une continuité d'atten-
tion , qui interrompt la réflexion. Ua
H É L 0 l s E. 145
homme qui voudroit divifer fon tems
par intervalles entre le monde & la fo-
litude , toujours agité dans fa retraite
& toujours étranger dans le monde, ne
feroit bien nulle part. Il n'y auroit d'au-
tre moyen que de partager fa vie en-
tière en deux gcands efpaces j l'un pour
voir , l'autre pour réfiéchir : mais cela
même eft prefqae impoflible ; car la
raifon n'eft pas un meuble qu'on pofe
& qu'on reprenne à fon gré , & quicon-
que a pu vivre dix ans fans penfer , ne
penfera de fa vie.
Je trouve aufli que c*eft une folie de
Touloir étudier le monde en fiinple fpec-
tateur. Celui qui ne prétend qu'obfer-
ver, n'obferve rien , parce qu'étant inu-
tile dans les affares & importun dans
les plaifirs , il n'eft admis nulle part.
On ne voir agir les autres qu'autant
qu'on agit foi-mème : dans l'école du
monde , comme dans celle de l'Amour,
il faut commencer par pratiquer ce
qu'on veut apprendre.
T44 ^^ ^^ U V ELLE
Quel parri prendrai -je donc, mol
étranger qui ne puis avoir aucune affaire
en ce pays > 5^ que la différence de re-
ligion empccheroir feule d'y pouvoir af-
pirer à rien ? Je fuis réduit à m'abaifTer
pour m'inftruire, & , ne pouvant jamais
être un homme utile , à tâcher de me
rendre un homme amufant. Je m'e-
xerce autant qu'il eft poflible à devenir
poli fans faufleté , complaifant fans
baiïeffe, & à prendre fi bien ce qu'il y
a de bon dans la fociété , que j'y puifle
être fouffert fans en adopter les vices,
, Tout homme oifif qui veut voir le
inonde, doit au moins en prendre les
manières jufqu'à certain point y car de
quel droit exigeroit-on d'être admis
parmi les gens à qui l'on n'eft bon à
rien , & a qui l'on n'auroit pas l'art de
plaire ? Mais auffi quand il a trouve
cet art, on ne lui en demande pas da
vanrage , fur- tout s'il eft étranger. 1
peut fe difpenfer de prendre part au
cabales , aux intrigues , aux démêlés j s\
i
H é L o ï s E, i4f
fe comporte konnêcemenc envers cka-
cun, s'il ne donne à certaines femmes ni
exclufion ni préférence , s'il garde le fe-
cret de chaque fociété où il eft reçu , s'il
n'étale point les ridicules d'une maifon
•âans une autre, s'il évite les confidenceg^
s'il fe refufe aux tracafTeries , s'il garde
par-tout une certaine dignité , il pour-
ra voir paifiblement le monde, confer-
ver fes mœurs, fa probité, fa franchifc
même, pourvu qu'elle vienne d'un efprit
de liberté Se non d'un efprit de parti.
Voilà ce que j'ai tâché de faire par l'avis
de quelques gens éclairés que j'ai choifis
pour guides parmi les connoilTances que
m'a donné Mylord Edouard. J'ai donc
commencé d'ctre admis dans des fociétés
moins nombreufes de plus choifies. Je ne
m'étois trouvé jufqu'à préfent qu'à des
dîners réglés où l'on ne voit de femme
que la maitrefle de la maifon , où tous
les défoeuvrésde Paris font reçus, pour
peu qu'on les connoilTe , où chacun paie
comme il peut fon dîner en efprit ou en
flatterie, 6c donc le ton bruyant Se con*
Tûme II, G
•14^ La No ur elle
fus ne diffère pas beaucoup de celui dèiSI
tables d'auberges.
Je fuis mainenant initié à des myftères
,plus fecrets. J'aflifte à des foupers priés
■où la porte eft fermée à tout furvenant ,
& où l'on eft fur de ne trouver que des
gens qui conviennent tous, finon les uns
aux autres, au moins à ceux qui les re-
-çoivent. C'eft-là que les femmes s'ob-
fervenr moins, & qu'on peut commencer
à les étudier j c'eft-14 que régnent plus
paifiblement des propos plus fins 5c plus
fatyriques-, c'eft-ià qu'au lieu des nou-
velles publiques, des fpedacles, despro-
moiions , des morts , des mariages donc
on a parlé le matin , on palfe difcrette-
ment en revue les anecdotes de Paris ^
qu'on dévoile tous lesévènemens fecrets
de la chronique fcandaleufe, qu'on rend
le bien & le mal également piaifans &
ridicules , &: que , peignaut avec arc ÔC
félon l'intérêt particulier les caraderes
fies perfonnages , chaque interlocuteur^
fj^iis y penfer , peint encore 'beaucoup
j>iieu3f le fien j c'efl - là qu'un reile dô
H È L 0 L s E, Î47
cîrconfpedion fait inventer devant les
laquais un certain langage entortillé,
fous lequel , feignant de rendre la fatyre
plus obfcure, on la rend Teulemenc plus
amere j c'eft-là , en un mot , qu'on afiile
avec foin le poignard , fous prétexte de
faire moins de mal , mais en eft'ec pour
l'enfoncer plus avant.
Cependant, à confîdérer ces propos fé-
lon nos idées , on auroit tort de les ap-
-peler fatyriques ; car ils font bien plus
railleurs que mordans,& tombent moins
fur Iç vice que fur le ridicule. En géné-
ral, la fatyre a peu de coms dans les gran-
des villes , où ce qui n'eft que mal eft d
fîmpleque ee n'eil pas la peine d'en par-
ler. Que refte-t-il à blâmer où la vertu
«'eft plus eftimée , &c de quoi mcdiroic-
iOn, quand on ae trouve plus de mal i
fÏQn ? A Paris, fxirrtour, où l'on ne faific
les chofes que par le coté plaifant, touc
ce qui doir allumer la coler£ & l'indi-
gnation eft toujours mal reçu , s'il n'eft
rnis en cbanfon ou çn épigranmie. Les
jolies fej^iQjçs u'aim£.nc|)oinr àfe fâcherj
Gij
14^ Là Novv elle
»u/n ne fe fâchent-elles de rien : elles ai-
ment à rire j & comme il n'y a pas le mot
pour rire au crime , les frippons font
d'honnêtes gens comme tout le monde j
mais malheur à qui prête le flanc au ri^
dicule, fa cauftique empreinte eft ineffa"
çable ; il ne déchire pas feulement les
mœurs, la vertu; il marque jufqu'au vi'
ce mcme, il fait calomnier les méchans.
Mai? revenons à nos foupers.
Ce qui m'a le plus frappé dans ces
fociétés d'élite , c'eft de voir fîx per*-
jTonnes choifies exprès pour s'entretenir
n^réablemenr enfemble , & parmi lef-
qiielles régnent mcme le plus fouvenc
des liaifons fecrettes , ne pouvoir reflet
une heure entre elles fix fans y faire
intervenir la moitié de Paris , comme
fi leurs cœurs n'avoient rien à fe dire ,
& qu'il n'y eut là perfonne qui méritâc
de les intérelfer.
Te fouvient-il , ma Julie, comment,
en foupanr chez ta confine ou chez toi ,
jjous favions , en dépit de la contrainte
1^ du niylbre , faire tomber l'encretieiî
tî È L o i s E, f 49
fur des fujets qui euflent du rapport à
nous 5 & comment, à chaque reflexion
touchanre, à chaque illufion fubtile^ un
regard plus vif qu'un éclair , un foupir
plutôt deviné qu'apperçu , en portoit le
doux fentiment d'un cœur à l'autre.
Si la converfation fe tourne par hafard
fur les convives , c'eft communément
dans un certain jargon de fociété dont il
faut avoir la clef pour l'entendre. A l'aide
de ce chiffre, on fe fait réciproquement
& félon le goût du tçms mille mauvaifes
plaifiuiteries , durant lefquelles le plus
fot n'ell pas celui qui brille le moins ,
tandis qu'un tiers mal inftruitefl: réduit à
l'ennui & au filence, ou à rire de ce
qu'il n'entend point. VoiU, hors le tête-
à-tète, qui m'eft & me fera toujours in-
connu , tout ce qu'il y a de tendre 6: d'af-
feétueux dans les liaifons de ce pays.
Au milieu de tout cela, qu'un homme
de poids avance \\n propos grave ou
agite une queftion férieufe , aulîi-tôt l'at-
tention commune fe fixe à ce nouvel
objet j hommes, femmes, vieillards, jeu-
G iij
i^o La Nouv elle
ï\QS gens , tout fe prête à le confîdéref
par tontes fes faces , ^ l'on eft étonné
dufens& de laraifonquiforrent comme
a l'envi de toutes cts têtes folâtres (i).
Un point de morale ne feroit pas mieux
difcuté dan: une fociéré de philofophes
que dans celle d'une jolie femme de
Paris j les conchifions y feroient même
fouvent moins fcveres j car le philofo-
f he qui veut agir comme il parle , y
regarde à deux fois ; mais ici , où toute
Ja morale eft un pift verbiage , on peut
tcre auftere fans conféquence , & l'on
{i) Pourvu , toutefois j qu'une plairanterie
imprévue ne vienne pas déranger cette gra-
vité 5 car alors chacun renchérit j tout part
à riuftant , & il n'y a plus moyen d« re-
prendre le ion fcrieux. Je me rappelle un
certain paquet de gimblcttes qui troubla Cx
plaifamment une repréfentation de la foire.
Les Aéleurs dérangés n'écoient que des ani-
maux j mais que des chofes font gimblcttes
pour beaucoup d'hommes J On fait qui Pon-
teneile a voulu peindre daus l'hifloire des Ty-
xinthicos.
H È L O ï s È. 151'
îfe feroit pas iaché, pour rabattre un peu
lorgiieil phibfophique , de mettre la
vertu fi haut que le fage même n'y pûc
atteindre. Au refte , hommes &: fem-
mes , tous , inftruits par l'expérience du
monde , & fur-tout par leur confcience ,
fe réuniffent pour penfer de leur efpèce
aufll mal qu'il eft pollible, toujours phi-
lofophant triftement , toujours dégra-
dant par vanité 1-a Nature humaine , tou-
jours cherchant dans quelque vice la
caufe de tout ce qui fe fait de bien , tou-
jours d'après leur propre cœur médifanc
du cœur de l'homme.
Malgré cette avili (Tante doâ:rine, un
àQS fujets favoris de ces paifibies entre-
tiens, c'eft le fenciment jmot par lequel
il ne faut pas entendre un épanchement
affectueux dans le fein de l'amour ou de
l'amitié \ cela feroit d'une fadeur à mou-
rir. C'eft lefentiment mis en grandes ma-
ximes générales & quinteHencié par tout
ce que la métaphyfique a de plus fubtil.
Je puis dire n'avoir de ma vie ouï tant
parler du fentimentj ni fi peu compris
G iv
15* ^^ NOV rELLE
ce qu'on en difoit.Ce font des rafînemefis
inconcevables. O Julie ! noseœurs grof-
fîers n'ont jdmains rien fu de toutes ces
telles maximes , & j'ai peur qu'il n'en
foit du fenriment chez les gens du monde
comme d'Homère chez les pédans , qui
lui fotgent mille beautés chimériques,
faute d'appercevoir les véritables. Ils
dépenfent ainfi tout leur fentiment en
cfprit , & il s'en exhale tant dans le dif-
cours qu'il n'en refte plus pour la pra-
lique. Heureufement , la bienféance y
fuDpîce , & l'on fait par ufage à-peu près
les mêmes chofes qu'on feroit par (tnCx-
Bilité ; du moins tant qu'il n'en coûte que
des formules, & quelques gènes pafTagè-
res, qu'on s'impofe pour faire bien parler
de foi : car, quand les facriiices vont juf-
qu'à gêner trop long-tems ou à coûter
trop cher , adieu le fentiment : la bien-
féance n'en exige pas jufques-là. A cela
près, on ne fauroit croire à quel point
tout eft compaflfé , mefuré , pefc , dans
ce qu'ils appellent des procédés j tout ce
qui n'eft plus dans \qs fentimens, ils l'ont
H É L O ï s E, 155
^s en règle , ôc tout eft règle parmi
eux. Ce peuple imitateur feioit plein
d'originaux , qu'il feroit impoffible d'en
rien favoir j car nul homme n'ôfe être
lui-même. Il faut faire comme les autres ^
c'eft la première maxime de la fagelTe
du pays. Cela fe fait ^ cela ne fe fait pas.
Voilà la décifion fuprême.
Cette apparente régularité donne aux-
ufages communs l'air du monde le plus
comique , même dans les chofes les plus
férieufes. On fait à point nomméquand
il faut envoyer chercher des nouvelles,
quand il faut fe faire écrire , c'eft-à-
dire , faire une vifite qu'on ne fait pas ;
quand il faut la faire foi-même j quand
il eft permis d'être chez foi j quand
on doit n'y pas être , quoiqu'on y foir j
quelles offres l'un doit faire ; quelles
offres l'autre doit rejeter \ quel degré
de triftelfe on doit prendre à telle ou
telle mort (i) , combien de tems on
Cl) S'affliger à la more de quelqu'un eft
un fencimsnc d'humanité & un tcinoignagc
G V
154 L^ Nouvelle
doit pleurer d la campagne ; le jonr on
l'on peut revenir fe confoler à la ville 5
l'heure & la minute où Tafflidion per-
met de donner le bal on d'aller au fpec-
tacle. Tout le monde y fait à la fois la
même chofe dans la même circonftan-
ce : tout va par tems comme les mou-
vemens d'un régiment en bataille : vous
diriez que ce font autant de marionnet-
tes clouées fur la même planche , ou
tirées par le même fil.
Or , comme il n'eft pas po(ïîble que
tous ces gens qui font exadtement la
même chofe foienr exadtement afFe(ft:és
de même ; il eft clair qu'i'I faut \q% pé-
nétrer par d'autres moyens pour les con-
noître j il eft clair que tout ce jargon
de bon naturel , mais non pas un devoir de
vertu ; ce quelqu'un fi'u-il même notre Père.
Quiconque , en pareil cas , n'a point d'afflic-
tion dans le cœur , n'en doit point montrer
au-dehors ; car il eft beaucoup plus cirentisl
de fuir la faulTeté, que de s'aflervir au« biea-
féances.
^ H È l o'i s Ê, T 5 5
ft*eft qu'un vain formulaire & ferc moins
à juger des mœurs , que du ton qui rè-
gne à Paris. On apprend ainfi les pro-
pos qu'on y tient , mais rien de ce qui
peut fervir à les apprécier. J'en dis au-
tant de la plupart des écrits nouveaux ;
j'en dis autant de la fcène même, qui, de-
puis Molière, eft bien plus un lieu où
fe débitent de jolies converfations , que
la repréfentarion de la vie civile. Il y
a ici trois théâtres, fur deux defquels
on rcpréfente des êtres chimériques :
favoir , fur l'un des Arlequins ^ des Pan-
talons , des Scaramouches \ fur l'autre
desDieux, desDiables, des Sorciers. Suc
le troifième on repréfente ces pièces im-
mortelles dont la lîdiue nous faifoic
tant de plaifir , & d'autres plus nou-
velles qui paroifTent de tems en tems
fur la fcène. Plu/îeurs de ces pièces font
tragiques , mais peu touchantes , & (l
l'on y trouve quelques fentimens natu-
rels & quelque vrai rapport au cœur
humain , elles n'offrent aucune fort©
G vj
i5<^ La No uvellé
d'ijiftniclioii fur les mœurs paiticulieres
dn peuple qu'ellesamufenr.
L'inftitution de la tragédie avoir chez;
fes inventeurs un fondement de religion
qui fuififoit pour l'autorifer. D'ailleurs,
elle offroit aux Grecs un fpedlacle inf-
trudlif & agréable dans les malheurs
des Perfes leurs ennemis , dans les cri-
mes &: les folies des Rois dont ce peu-
ple s'étoit délivré. Qu'on repréfente à
Bern, à Zurich , à la Haye l'ancienne
tyrannie de la maifon d'Autriche , l'a'
mour de la patrie & de la liberté nous
rendra ces pièces intérelTantes j mais
qu'on me dife de quel ufage font ici
les tragédies de Corneille , & ce qu'im-
porte au peuple de Paris Pompée ou
Sertorius ? Les tragédies grecques rou-
loient fur des évènemens réels ou ré-
putés tels par les fpeétateurs , & fon-
dés fur des traditions hiftoriques. Alais
que fait une flamme héroïque & pure
dans l'ame àcs Grands ? Ne diroit-on
pa$ que \^s combats de l'amour & de
H È L Oi s E. I 5f
îa vertu leur donnent fouvenr de mau-
vaifes nuits, & que le cœur a beau-
coup à faire dans les mariages des Rois ?
Juge de la vraifemblance & de l'uci-
lité de tant de pièces , qui roulent toutes
fur ce chimérique fujet l
Quant à la eomeciie , il efi: certain
qu'elle doit repréfenter au naturel les
mœurs du peuple pour lequel elle eft
faite , afin qu'il s'y corrige de (qs vices &
de (qs défauts , comme on ote devant
un miroir les taches de Ton vifage. Té-»
rence & Plaute fe trompèrent dans leur
objet i mais avant eux Ariftophane Sc
Ménandre avoient expofé aux Athé-
niens les mœurs Athéniennes^ &depuis,
le feul Molière peignit plus naïve-
ment encore celles des François du /îé-
cle dernier à leurs propres yeux. Le
tableau a changé; mais il n'eft plus re-
venu de peintre. Maintenant on copie
au théâtre les converfaticns d'une cen-
taine de maifon» de Paris. Hors cela , on
n'y apprend rien des mœurs des Fran-
çois. 11 y a dans cette grande ville cintj
155 ^^ NOU VELLE
ou lix-cent-mille âmes dont il n'eft ja-
mais queftion fur la fcène. Molière ôfa
peindre des bourgeois & à^s arrifans
aufîî bien que des Mirquis j Socrate fai-
foit parler des cochers, menuifiers, cor-
donniers, maçons. Mais les auteurs d'au-
jourd'hui, qui font des gens d'un autre
air , fe croiroient déshonorés , s'ils fa-
voicnt ce qui fe paiïe au comptoir d'un
marchand ou dans la boutique d'un ou-
vrier; il ne leur faut que des interlocu-
teurs illuftres, & ils cherchent dans le
ïang de leurs perfonnages l'élévation
qu'ils ne peuvent tirer de leur génie. Les
fpediateurs eux-mêmes font devenus fi
délicats, qu'ils craindroient de fe com-
promettre à la comédie comme en vi-
iîte, & ne daigneroient pas aller voir
en repréfcntacion des gens de moindre
condirion qu'eux. Ils font comme les
feuls habitans de la terre \ tout le telle
n'eft rien à leurs yeux. Avoir un car-
ro(re,un fuifle , un maître-d'hôiel, c'eflr
être comme tout le monde. Pour être
pomme tout le monde , il faut êtr&
H É L O ï S £, 15^
tomme très-peu de gens. Ceux qui vont
à pied ne fonr pas du monde; ce font
des bourgeois , des hommes du peu-
ple , des gens de l'autre monde, & Ton,
diroit qu'un carrofle n'eft pas tant né-
cefTaire pour fe conduire que pour exif-
ter. Il y a comme cela une poignée
d'impertinens qui ne comptent qu'eux
dans tout l'univers & ne valent guères la
peine qu'on les compte, fi ce n'eft poui
le mal qu'ils fonr. C'eftpour eux unique-
ment que font faits lesfpedlacles. Ils s'y
montrent à. la fois comme repréfentés
au milieu du théâtre, & comme repré-
fentans aux deux côtés ; ils fonr perfon*
nages fur la fcène , 8c comédiens fur les
baiics. C'eft ainfique la fphère du mon-
de & des auteurs fe rétrécir; c'eft auifi
que la fcène moderne ne quitte plus
fon ennuyeufe dignité. On n'y fait plus
montrer les hommes qu'en habit doré.
Vous diriez que la France n'eft peuplée
quedeComtes & de Chevaliers, & plus
le peuple y eft miférable & gueux , plus
le tableau du peuple y eft brillant &
1^0 La Nouvelle
magnifique. CeTa fait qu'en peignant lé
ridicule des états qui fervent d'exemple
aux autres, on le répand plutôt que de
l'éteindre , & que le peuple , toujours
fînge 6c imitateur des riches, va moins
au théâtre pour rire de leurs folies , que
pour \qs étudier & devenir encore plus
fou qu'eux en les imitant. Voilà de quoi
fut caufe A^oliere lui-même j il corrigea
la cour en infedaut la ville, & fes ridi-
cules Marquis furent le premier modèle
des petits-maîtres bourgeois qui leur
fuccé^krent.
En général, il y a beaucoup de dif-
cours & peu d'adion fur la fcène Fran-
çoife j peut-être eft-ce qu'en effet le
François parle encore plus qu'il n'a-
git, ou du moins qu'il donne un bien
plus grand prix à ce qu'on dit qu'à ce
qu'on fait. Quelqu'un difoit en fortant
d'une pièce de Denys le Tyran, je n'ai
rien vu, mais }'ai entendu force pa-
roles. Voilà ce qu'on peut dire en for-
tant des pièces françoifes. Racine &
Corneille, avec tout leur génie , ne font
H É L oï s F. itt
eux- mêmes que des parleurs, Se leur
fuccelfeur eft le premier, qui, à l'imi-
tâtion des Anglois , ait ofé mettre quel-
quefois la fcène en repréfentation. Com-
munément tout fe palTe en beaux dia-
logues bien agencés , bien ronflûns, oii
Ton voit d'abord que le premier foin de
chaque interlocuteur eft toujours celui
de briller. Prefque tout s'énonce en ma-
ximes générales. Quelque agités qu'ils,
puiflent être, ils fongent toujours plus
au public qu'àeux mêmes: une fentence
leur coûte moins qu'un fentiment, les
pièces de Racine & de Molière (i) ex-
ceptées : loje efl: prefque aufîl fcrupu-
leufement banni de la fcène Françoife
(i) Il ne faut point afTocier en ceci Mo*
liere à Racine j car le premier efi: , comme
tous les autres , plein de maximes & de Cen-,
tenccs , fur-tout dans Tes pièces en vers : mais
chez Racine tout eft fentiment ; il a fu faire
parler chacun pour foi 5 & c'cft en cela qu'il
eft vraiment unique parmi les anciens drama»
lic[ues de fa nation,
1^1 , La NovyËLLE
que des écrits de Port- Royal, & le5^
partions humaines, auffi modeftes que
l'humanité chrétienne , n'y parlent ja-
mais que pr on. Il y a encore une cer-
taine dignité maniérée dans le gefte 5^
dans le propos, qui ne permet jamais
â la paflîon de parler exadement fou
langage , ni à l'auteur de revêtir fon
perfonnage & de fe tranfporter au lieu
de la fcène , mais le rient toujours en-
chaîné fur le théâtre & fous les yeux des
/peétateuts. Auffi les fituations les plus
vives ne lui foiit-elles jamais oublier
un bel arrangement de phrafes ni des
attitudes élégantes j & , fi le défefpoir
lui plonge un poignaîd dans le cœur,
non content d'obferver la décence en
tombant comme Polixene, il ne tombe
point; la décence le maintient debout
après fa mort, &: tous ceux qui vien-
nent d'expirer s'en retournent l'inftant
d'après fur leurs, jambes.
Tout cela vient de ce que le François
Be cherche point fur la fcène le naturel.
Se riliufion j & n'y veut que de refpiit
H É L o ï s E, I <Tf
Se dès penfées j il fait cas de l'agrément
& non de l'imitation , & ne fe /ioucie pas
d^être fédiiir,poutvu qu'on Tamufe. Per-
fonne ne va au fpe<flacle pour le plaiflr.
du fpedtaclc, mais pour voir l'afTembléd ,
pour en être vu , pour amaCTer de quoi
fournir au caquet après la pièce , ôc l'on
ne fonge à ce qu'on voit que pour fa-
voir ce qu'on en dira. L'aâ:eur pour eux
cft toujours l'adleur, jamais le perfon-
nage qu'il repréfente. Cet homme qui
parle en maître du monde n'efl: point
Augufte , c'eft Baron j la veuve de Pom-
pée eft Adrienne , Alzire eft Mademoi-
felle Gauffin , & ce fier fauvac^e eft
Grandval. LesComédiens, de leur coté
négligent entièrement l'illufion , dont ils
voient que perfonne ne fe foucie. l's
placent les héros de l'antiquité entre fix
rangs de jeunes Parifiens; ils calquent
les modes françoifes fur l'habit romain;
on y voit Cornélie en pleurs avec deux
doigts de rouge , Caton poudié en hlanc,
& Brutus en panier. Tout cela ne cho-
que perfonne & nefaitrienaufaccèsdes
1^4 ^^ NovvEtlE
pièces; comme on ne voit que l'aéleur
dans le perfonnage, on ne voit, non
plus que l'auteur dans le drame *, & fi le
coftume eft négligé, cela fe pardonne
aifémenr ; car on fait bien que Corneille
n'étoit pas tailleur , ni Crcbillon per-
ruquier.
Ainfi , de quelque fens qu'on envi-
sage les chofes , tout ceci n'eft que ba-
bil , jargon , propos fans confcquence.
Sur la fcène, comme dans le monde , on
a beau écouter ce qui fe dit, on n'ap-
prend rien de ce qui fe fait, Se qu'a-t-
on befoin de l'apprendre ? Si-tqt qu'uii
homme a parlé , s'informe-t-on de fa
conduite? n'a-t il pas tout fait? n'eft-il
pas jugé? L'honncte homme d'ici n'eft
ooint celui qui fait de bonnes adions,
mais celui qui dit de belles chofes; &
un feul propos inconfidéré , lâché fans
réflexion , peut faire à celui qui le lient
nn tort irréparable que n'effaceroienc
pas quarante ans d'intégrité. En un mot,
bien que les oeuvres des hommes ne
H É L o ï s E, \G^
teuemblenc guère à leur cifcours , je
vois qu'on ne les peint que par leurs
difco;irs, fans égard à leurs œuvres j je
vois auflî que, dans une grande ville, la
fociété paroît plus douce, plus facile,
plus sûre même que parmidesgens moins
étudiés j mais les hommes y font-ils en
effet plus humains, plus modelés, plus
juftes ? Je n'en fais rien. Ce ne font ea-
core-là que des apparences; &: , fous ces
dehors fi ouverts & fi agréables , les
cœurs font peut-être plus cachés , plus
enfoncés en-dedansque les nôtres. Étran-
ger, ifolé , fans affaire, fans liaifon ,
fans plaifirs , & ne voulant m'en rappor-
ter qu'à moi, le moyen de pouvoir pro-
noncer 1
Cependant je commence à fentir l'i-
vrelfe où cette vie as[itée & tumul-
0
tueufe plonge ceux qui la mènent, & je
tombe dans un étourdiffement fembla-
ble à celui d'un homme aux yeux du-
quel on fait pafTer rapidement une mul-
..titudç d'objets. Aucim de ceux qui me
1^6 La Nouvelle
frappent n'attache mon cœur, niaistou*
enfemble en troublent ^L fuipcndent les
afFedions , au point d'en oublierj quel-
ques inftans, ce que je fuis & à qui je
fuis. Chaquejourenfortant dechezmoi
j'enferme mes fentimens fous la clef,
pour en prendre d'autres qui fe prêtent
aux frivoles objets qui m'attendent. In-
fenfiblement je juge & raifonne comme
rj'entends juger & raifonner tout le
monde. Si quelquefois j'effaie de fe-
couer les préjugés & devoir les chofes
comme elles font, à l'inftant je fuis
ëcrâfé d'un certain verbiage qui rellèm-
ble beaucoup à du raifonnement. Ou
me prouve avec évidence qu'il n'y a que
le demi-philofophe qui regarde d la
réalité des chofes j que le vrai fage ne
les confidere que par les apparences j
qu'il doit prendre les préjugés pour
principe., les bienféances pour loix , &
que la plus fublime fageife confiée à
vivre comme les foux.
Forcé de changer ainfi l'ordre de mes
H È i o'{ s E, i€y
■^ifTtscfclons morales , forcé de donner un
prix à des chimères &:d'impofer filence
à la Nature & à la raifon , fç vois ainfi
xiéfîgurer ce divin modèle que je porte
au-dedans de moi , &c qui fervoit à la
fois d'objet à mesdefirs& de règle à mes
adions j je flotte de caprice en caprice;
êc , mes goûrs étant fans cefl'e alTervis a
l'opinion j je ne puis être fur unfeul jour
de ce que j'aimerai le lendemain.
Confus, humilié, confterné, de fen-
tir dégrader en moi lanature de l'hom-»
me, Se de me voir ravalé fi bas¥de cette
grandeur intérieure où nos cœurs en-
flammés s'élevoient réciproquement, je
reviens le foir pénétré d'une fecrette
, triitefTa , accablé d'un dégoût mortel , Sc
le cœur vuide de gonflé comme un ballon
rempli d'air, O amour ! ô purs fenti-
mens que je tiens de lui!. . . avec quel
charme je rentre en moi-mcme ! avec
quel traiifport j'y retrouve encore mes
prcmièies affed:ions & ma première di-
gnité ! coinbie;i je m'applaudis d'y re-
têË I.A Nouvelle
voir briller dans tout fcn éclat l'imagÔ
de Ja vertu , d'y contempler la tienne, ô
Julie , aflîfe fur un trône de gloire &
difîipant d'un fouftle tous ces preftiges !
Je fens refpirer mon âme oppreifée, je
crois avoir recouvré mon exiftence &C
ma vie, & je reprends avec mon amour
tous les fentimens fub limes qui le reu-^
dent digne de fon objet;i
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*H' 4m
TT
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LETTRE
H É L O ï s E. I ^9
LETTRE XVIIL
p E Julie.
Je viens, mon bon ami , de jouir d'un
des plus doux fpectacles qui puilfent ja-
mais charmer mes yeux. La plus fage, la
plus aimable des filles efl: enfin devenue
Li plus digne & la meilleure des fem-
mes. L'honnête-homme dont elle a com-
blé les vœuXj plein d'eRlme & d'amour
pour elle , ne rçfpire que pour la chérir ,
l'adorer, la rendre heureufe ; & je goûce
le cKarme inexprimable d'être témoin
du bonheur de mon amie, c'eft- a-dire, de
le partager. Tu n'y feras pas moins fen-
fible, j'en fuis bien fur, toi qu'elle aima
toujours fi tendrement, toi qui lui fuf
cher prefque dès fon enfance , 6c à qui
tant de bienfaits l'ont dû rendre encore
rjus chère. Oui , tous les fentimens
qu'elle éprouve fe font fentir à nos
jcceurs comme au fien. S'ils font des
plaifirs pour elle , ils font pour nous
Tome IL H
î 70 La No uv elle
des confol.irions \ de tel eft le prix de
l'amitié qui nous joint, que la félicité
d'un des trois fufiîc pour adoucir les
maux des deux autres.
Ne nous diflimulons pas , pourtant,
que cette amie incomparable va nous
échapper en partie, La voilà dans ua
liouvel ordre de chofes, la voilà fujette
à de nouveaux engagemens , à de nou-
veaux devoirs \ & fon cœur , qui n'ctoit
qu'à nous , fe doit maintenant à d'autres
affections auxquelles il faut que l'amitié
çede le premier rang. Il y a plus , mon
ami ; nous devons de notre part devenir
plus fcrupuleux fur les témoignages de
ion zele*, nous ne devons pas feulement
çonfutter fon attachement pour nous , &
le befoin que nous avons d'elle, mais ce
qui convient à fon nouvel état , &: ce qui
peut agréer ou déplaire à foi.i mari. Nous
n'avons pas befoin de chercher ce qu'é-
xigeroit en pareil cas la vertu j les iâix
feules de l'amitié fuffifent. Celui qui,
pour fon intérêt particulier , pourroit
compromettre un ami, mériceroit-il J'en
H È L O ï s E, 171
avoir ? Quand elle écoit hlle , elle étoic
libre , elle n'avoir à répondre de Tes dé-
marches qu'à elle-même , & riionnècetc
de fes inrenrions fufHfoicpour la juftifiei:
à fes propres yeux. Elle nous regardoic
comme deux époux deftinés l'un à l'au-
tre, & fon cœur fenfible & pur alliant la
plus chafte pudeur pour elle même à la
plus tendre compaflîon pour fa coupable
amie, elle couvroic ma faute fans la par-
tager : mais à préfent tout eft: changé ;
elle doit compte de fa conduite à un au-
tre; elle n'a pas feulement engagé fa foi;
elle a aliéné fa liberté. Dcpofitaire eu
même.tems de l'honneur de deux per-
fonnes , il ne lui fuffit pas d'être honnête,
il faut encore qu'elle foit honorée \ il ne
lui fuffit pas de ne tien faire que de bien,
il faut encore qu'elle ne falTe rien qui ne
foit approuvé. Une femme vertueufe ne
doit pas feulement mériter l'eftime de
fon mari , mais l'obtenir j s'il la blâme,
elle eft blâmable j &■, fût-elle innocente,
«lie a tort, fi-tôt qu'elle eft foupçonnée j
H i]
1-7^ Ia Nouvelle
car les apparences même font au notn^
bre de Tes devoirs.
Je ne vois pas clairement {î toutes ces
raifons font bonnes , tu en feras le Juge j
mais un certain fentiment intérieur m'a-
vertit qu'il n'eft pas bien que ma cou-
fme continue d'être ma confidente , ni
qu'elle me le dife la première. Je me
fuis fouvent trouvée en faute fur mes
raifonnemens , jamais fur les mouve-
mens fecrets qui me les infpirent, &:
cela fait que j'ai plus de confiance à
mon inftinâ: qu'à ma raifon.
Sur ce principe j'ai déjà pris un pré-
texte pour retirer tes lettres , que la
crainte d'une furprife me faifoit fenir
chez elle. Elle me les a rendues avec un
ferrement de cœur que le mien m'a fait
^ppercevoir , & qui m'a trop confirmé
que j'avois fait ce qu'il falloit faire. Nous
n'avons point eu d'explication , mais nos
regards en teuoient lieu \ elle m'a em-
traifée en pleurant \ hous fentions fans
nous rien dire combien le tendre lan^se
îî È L O 'i s E. 1^3
3e ramitié a peu befoin du fecours des
paroles.
A l'égard de l'adrefTe à fubftituer à la
fîenne, j'avois fongé d'abord à celle de
Fanchon Anet, & c'efl: bien la voie la
plus fûre que nous pourrions choiflr j
mais fi cette jeune femme eft dans un
rang plus bas que ma coufine , eft ce une
raifon d'avoir moins d'égard pour elle
en ce qui concerne l'honnêtecé ? N'eft-
il pas à craindre , au contraire, que des
fencimens moins élevés ne lui rendent
mon exemple plus dangereux ; que ce
qui n'croit pour l'une que l'effort d'une
amitié fublime , ne ioit pour l'autre un
commencement de corruption \ & qu'en
abufant de fa reconnoiffance , je ne force
la vertu même à fervir d'inftrument au
vice ? Ah ! n'elt-ce pas alfez pour moi
d'être coupable fans medonnerdes com-
plices , 6v fans aggraver mes fautes du
poids de celles d'autrui ? N'y penfons
point , mon ami : j'ai imaginé un autre
expédient beaucoup moins fur, à la vé-
tité , mais auffi moins répréhenfibie , en
H iij
174 ^^ NOUV ELLE
ce qu*il ne compromet perfonne (5c ne
nous donne aucun confiJenc j c'eft de
m'écrire fous un nom en l'air , comme
par exemple , M. du Bofquet , & de
mettre une enveloppe adreflee à Regîa-
ïiino que j'aurai foin de prévenir. Ainfi
Regianino lui-même ne faura rien j il
n'aura tout au plus que des foupçons
qu'il n'oferoit vérifier j car Mylord
Edouard , de qui dépend fa fortune , m'a
répondu de lui. Tandis que notre cor-
refpondance continuera par cette voie^
)e verrai fi l'on peut reprendre celle qui
MOUS fervir dans le voyage du Valais ,
ou quelqu'autre qui foit permanente ô£
fCire.
Quand je ne connoîtrois pas l'état de
. ton cœur , je m'appercevrois par l'hu-
meur qui règne dans tes relations , que la
vie que tu menés n'eft pas de ton goût.
Les lettres de M. de Murait, dont on s'eft
plaint en France, étoient moins féveres
que les tiennes j comme un enfant qui fe
dépite contre fes maîtres , tu te venges
d'être obligé d'étudier le monde, fur les
i
H É L O ï s 1. 175
premiers qui te l'apprennent. Ce qui me
furprend lepluseftquelachofequi com-
mence par te révolter eft celle qui pré-
vient tous les étrangerSj favoir, l'accueil
des François & le ton général de leur (o^
ciété , quoique de ton propre aveu tu
doives perfonnellement t'en louer. Je
n'ai pas oublié la diflindion de Paris eiî
particulière d'une grande ville en gêné*
rai j mais je vois qu'ignorant ce qui con-
vient à l'un ou à l'autre, tu fais ta criti-
que, à bon compte , avant de favoir Ci
c'eft une médifance ou une obferva-
lion. Quoi qu'il en foit, j'aime la na-
tion françoife , & ce ;i'g[1: pas iiiV-bli-
ger que d'en mal parler. Je dois aux bons
livresqui nous viennent d'elle,laplupart
des inftrudions que nous av©ns prifes
enfemble. Si notre pays n'eft plus bar-
bare , à qui en avons-nous l'obliga-
tion ? Les deux plus grands, les deux
plus vertueux des modernes, Catinat,
Fénélon , éroient tous deux françois,
Henri IV. le Roi que j'aime , le bon
Roi , l'étoit. Si la France n'eft: pas le
H iv
17^ I^^ Nouvelle
pays des hommes libres, elle efi: celui
des hommes vrais , & cette liberté vaut
Lien l'autre aux yeux du iage. Hofpi-
taliers , protedleuis de l'étranger, les
f rançois lui paflent mcme la vérité qui
les blefle , &L l'on fe feroit lapider à Lon-
dres , fî l'on y ofoic dire àQs Anglois la
moitié du mal que les François lailTent
dire d'eux à Paris. Mon père , qui a palIé
fa vie en France, ne parle qu'avec tranf-
port de ce bon de aimable peuple. S'il
y a verfé fon fang au fervice du Prince ,
le Prince ne l'a point oublié dans fa
retraite, & l'honore encore de (es bien-
faits ; ainfi je me rec^arde comme inié-
reiTce à la gloire d'un pays où mon père
a trouvé la Tienne. Mon ami , G chaque
peuple aies bonnes Se fes mavaifes qua-
lités , honore au moins la vérité qui
]oue,auffi bien que la vérité qui blâme.
Je te dirai plus ; pourquoi perdrois-
lu en vifires oirives le tems qui te refte
à paflTer aux lieux où tu es ? Paris efl-il ,
moins que Londres, le théâtre des talens,
& les étrangers y font -ils moins aifé-
H É L O ï s E. 177
Iment leur chemin ? Crois-moi, tous les
Anglois ne fonrpas des Lords Éciouards,
ôc tous les François ne reflemblent pas
a ces beaux difeurs qui te déplaifent il
fort. Tente , eflaye , fais quelques épreu-
ves, ne fut-ce que pour approfondir les
mœurs. Se jugera l'œuvre ces gens qui
parlent fi bien. Le père de ma confine
ditque tu connois laconftitution de l'em-
pire & les intérêts des Princes. Mylord
Edouard trouve auffi que tu n'as pas mal
étudié les principes de la politique & les
divers fyftêmes de Goiivernemenr. J'ai
dans la tête que le pays du monde où le
mérite eft le plus honoré , eft celui qui te
convient le mieux , &c que tu n'as befoiii
que d'être connu pour être employé.
Quant à la religion , pourquoi la tienne
te nuiroit-elle plus qu'à un autre? La
laifon n'eft-ellepas le préfervatif de l'in-
tolérance 6c du fanatifme? Eft-on plus
; bigot en France qu'en Allemagne ? ÔC
qui t'empècheroit de pouvoir faire à
Paris le même chemin que M. de S.
Saphorina fait à Vienne? Si tuconfideres
H V
17^ La Nouvelle
le but, les plus prompts effais ne Aou
vent-ils pas accélérer les fuccès? Si tu
compares les moyens, n'eft-il pas plus
honnête encore de s'avancer par fes ta-
lens que par fes amis ? Si tu fonges...,
ah ! cette mer ! . . . . un plus long tra-
jet j'aimerois mieux l'Angleterre ,
fi Paris étoit au-delà.
A propos de cette grande ville , ofe-
rois-je relever une affectation que je re-
marque dans tes lettres ? Toi qui me par-
lois des Valaifannes avec tant de pîaifir,
pourquoi ne me dis tu rien des Parifien-
Jies ? Ces femmes galantes &: célèbres
valent-elles moins la peine d'être dé-
peintes que quelques montagnardes fim-
ples ^ grofîieres ? Crains tu peut-être de
me donner de l'inquiétude par le tableau
àes plus féduifantes perfonnes de l'Uni-
vers ? Défabufe-toi , mon ami \ ce que
tu peux faire de pis pour mon repos eft
de ne me point parler d'elles*, &, quoi
que tu m'en puiffes dire , ton fileiice à
leur égard m'eft beaucoup plus fufpeft
^ue tes éloges.
H È L O ï s E, 179
Je ferois bien aife-aufli d'avoir un pe-
tit mot fur l'Opéra de Paris dont on die
ici des merveilles (i) ; car enfin la mu-
fique peut ccre mauvaife , & le fpeétacle
avoir (qs beautés j s'i 1 n'en a pas , c'eft un
fujet pour ta médifance , & du moins
ru n'offenferas perfonne.
Je ne fçais fi c'eft la peine de te dire
qu'à l'occafion de la noce il m'eft encore
venu , ces jours pafles , deux époufeurs
comme par rendez-vous. L'un d'Yver-
dun , gîranr , chaflant de château en
château j l'autre dupays Allemand par le
coche de Bern. Le premier eft une ma-
nière de petit-maître , parlant alfez réfo-
lument pour faire trouver Tes réparties
fpirituelles à ceux qui rien, écoutent que
le ton. L'autre eft un grand nigaud ti-
(i) J'aurois bien mauvaife opinion de ceux
<]ui , connoiirant le caia<îlère &: la (îcuation de
Julie, ne devineroient pas à l'inftanc que cette
curiofîté ne vient point d'elle. On verra bien-
tôt cjae fon Amant n'y a pas hé trompe. S'il
l'eût ét(f ^ il ne l'auroit plus aimée.
H vj
iSo La Nouvelle
ir.îcie , non de cette aimable tlmiJité quî
vient de la crainte de déplaire, mais de
l'embarras d'un for qui ne fait que dire ,
^ du mal-aife d'un Hbercin qui ne fe
fent pas à fa place auprès d'une honncte
fille. Sachant rrcs-pcfirivemcnr les inten*
tions de mon père au fujet de ces deux
Meflleurs , j'ufe avec plaifir de la liberté
qu'il me lai (Te de les traitera ma fantaifie,
Si Je ne crois pas que cette fantaifie laifle
durer long-tems celle qui les amené. Je
les hais d'ôfer attaquer un cœur où tu
règnes, fans armes pour te le difputer;
s'ils en avoient , je les ha'irois davantage
encore :maisoùlesprendroient-ils, eux,
te d'autres, & tout l'univers ? Non, non y
fois tranquile,monaimabîe ami. Quand
je retrouverois un mérite égal au tierr>
quand il fe préfenteroit un autre toi-
même, encore le premier venu feroit-il
le feul écouté. Ne t'inquiète donc point
de ces deux efpeces dont je daigne à
peine te parler. Quel plaifir j'aurois à
leur mefurer deux dofes de dégoût Çi
parfaitement égales, qu'ils priflTent la
H EL Ot &E. \Û
f^roliition de partir eiifemble commcils
font venus , & que je pufTe t'apprendreà
la fois le départ de tous deux î
M. de Crouzas vient de nous donner
une réfutation des épitres de Pope que
j'ai Uie avec ennui. Je ne fais pas, aa
vrai , lequel àes deux auteurs a raifon j
mais je fais bien que le livre de M. de
Crouzas ne fera jamais faire une bonne
action , & qu'il n'y a rien de bon qu'on
ne foit tenté de faire, en quittant celui
de Pope. Je n'ai point , pour moi , d'au-
tre manière de juger de mes lectures,
que de fonder les difpofitions où elles
laifTent mon âme, & j'imagine à peine
quelle forte de bonté peut avoir un li-
vre qui ne porte point fes leûeurs aa
bien (i).
Adieu, mon trop cherami; jene vou-
drois pas finir fi-tôt j mais on m'attend y
on m'appelle. Je te quitte à regret , car
je fuis gaie , & j'aime à partager avec toi
( 1 ) Si le ledeur approuve cette règle , & qu'il
s'en ferve pour juger ce recueil , l'éditeur n'ap-
pellera pas de fon jugement.
tSi La Nouvelle
vc\QS plaifirs j ce qui les anime & les re-^
double eftque ma mère fe trouve mieux
depuis quelques jours \ elle s'eft fentt
alTez de force pour aflîfter au mariage,
& fervir de mère à fa nièce , ou plutôt
à fa féconde fille. La pauvre Claire en a
pleuré de joie. Juge de moi , qui , méri-
tant fi peu de la conferver , tremble tou-
jours de la perdre. En vérité , elle fait les
honneurs de la fête avec autant de grâce
^uedansfaplus.parfaite fantéj il femble
même qu'un refte de langueur rende fa
naïve politefie encore plus touchante.
Non , jamais cette incomparable mère
j-je fut fi bonne , fi charmante , fi digne
J'être adorée. . . . Sais tu qu'elle a de-
mandé plufieurs fois de tes nouvelles à
M. d'Orbe ? Quoiqu'elle ne me parle
point de toi , je n'ignore pas qu'elle
t'aime , & que , (\ jamais elle étoit écou-
tée, ton bonheur & le mien feroient fon
premier ouvrage. Ah ! fi ton cœur fait
être fenfible , qu'il a befoin de l'être ,
èc qu'il a de dettes à payer !
H i. L o 'i s t. \%%,
«MJJM»! I llill I lllWllf III II II MU
LETTRE XIX.
A J. U L ï E.
J. Iens , ma Julie , gronds-moi , que-
relle-moi, bacs-moi j je rouffrirai touc,
mais je ii en coiuiiuierai pas moiri,-- a te
dire ce que je penfe. Qui fera le dcpo-
fîtaire de tous mes feinmiens , {\ ce n'efl
toi qui les éclaires j t<. avec qui moa
cœur fe permerrroir-il Je parler , fi tu
refufois de lenrendre ? Quand je te
rends compte de mes obfervations & de
mes jugemens, c'ell pour que tu les cor-
riges , non pour que tu les approuves \
& plus je puis commettre d'erreurs ,
plus je dois me prelfer de t'en inftruire.
Si je blâme les abus qui me frappent
dans cette grande ville, je ne m'en ex-
cuferai point fur ce que je t'en parle en
confidence j car je ne dis jamais rien
d'un tiers, que je ne fois prêt à lui dire
en face^ & dans tout ce que je t'écris
des Parifiens , je ne fais que répéter ce
îS4 La Nouvelle
que je leur dis tous les jours à eux-mc-'
mes. Ils ne m'en favenr point mauvais
gré j ils conviennent de beaucoup de
chofes. Ils fe plaignoienc de notre Mu-
rait, je le crois bien ; on voit , on fent
combien il les haie , jufques dans les
éloges qu'il leur donne , & Je fuis bien
trompé fi , même dans ma critique , on
n'apperçoit le contraire. L'eftime & la
reconnoiffance que m'infpirent leurs
bontés ne font qu'augmenter ma fran-
chife j elle peut n'ctre pas inutile à quel-
ques-uns , &r , à la manière dont tous
fupportent la vérité dans ma bouche ,
j'ôfe croire que nous fommes dignes,
eux de l'entendre , & moi de la dire.
C'eft en cela , ma Julie , que la vérité
qui blâme eft plus honorable que la vé-
rité qui loue ; car la louange ne fert qu'à
corrompre ceux qui la goûtent , & les
plus indignes en font toujours les plus
affamés j mais la cenfure eft utile & le
mérite feul fait la fupporter. Je te le
dis du fond de mon coeur , j'honore le
François comme le feul peuple qui aime
H E L Oï s E, I§f
véritablement les hommes , &: qui foir
bienfaifant par caradère ; mais c'eft pour
Cela même que j'en fuis moins difpofc a
lui accorder cette admirarion générale a,
laquelle il prétend même pour les dé-
fauts qu'il avoue. Si les François n'a-
"Voient point de vertus , je n^n dirois
rien ^ s'ils n'avoient point de vices , ils
ne feroient pas hommes : ils ont trop de
côtés louables pour être toujours loués.
Quant aux tentatives dont ru me par-
les , elles me font impraticables, parce
qu'il faudroit employer pour les faire des
moyens. qui ne me conviennent pas &
que tu m'as interdits coi- même. L'auftc-
rité républicaine n'eft pas de mife en ce
pays; il y faut des vertus plus flexibles ,
& qui fâchent mieux fe plier aux intérêts
des amis ou des proredteurs. Le mérite
eft honoré , j'en conviens ; mais ici \qs
talens qui mènent à la réputation ne font
point ceux qui mènent à la fortune : &:
quand j'aurois le malheur ce polféder ces
derniers , Julie fe rcfoudroit elle à deve-
nir la femme d'un parvenu ? En Angle-
iS<^ Ï.A Nouvelle
terre c'eft toute autre chofe , & quoique
les mœurs y vaillent peut-être encore
moin qu'en France, cela n'empêche pas
qu'on n'y puifTe parvenir par ^qs che-
mins plus honnêtes , parce que le peu-
ple ayant plus Je part auGouvernement ,
l'eftime publique y eft un plus grand
moyen de crédit. Tu n'ignores pas que
le projet de Mylord Edouard eft d'em-
ployer cette voie en ma faveur , & le
mien de juftifier fon zèle_. Le lieu de la
terre où je fuis le plus loin de toi eft
celui où je ne puis rien faire qui m'en
rapproche. O Julie ! s'il eft difficile
d'obtenk ta main, il l'eft bien plus de
la mériter j & voilà la noble tâche que
l'amour m'impofe.
Tu m'ôtes d'une grande peine , en me
donnant de meilleures nouvelles de ta
mère. Je t'en voyois déjà fi inquiette
avant mon départ, que je ne n'ofai te dire
ce que j'en penfois \ mais je la trouvois
maigrie , changée , &: je redoutois quel-
que maladie dangereufe. Conferve-la
|ïîoi , parce qu'elle m'eil chère , parcQ
H É L O 'l 5 E, \ly
que mon cœur l'honore, parce que ïts
bontés font mon unique efpérance , &
fur- roue parce qu'elle eft mère de ma
Julie.
Je te dirai fui les deux époufeurs, que
je n'aime point ce mot, même par plai-
fanterie. Du refte le ton dont tu me par-
les d'eux m'empêche de les craindre , &
je ne hais plus ces infortunés, puifque tu
croisleshaïr. Maisj'admire ta (implicite
de penfer connoîcre la haîne. Ne vois-
tu pas que c'eft l'amour dépité que tu
prends pour elle ? Ainfi murmure la
blanche colombe dont on pourfuit le
bien-aimé. Va , Julie j va , fille incom-
parable, quand tu pourras haïr quelque
chofe , je pourrai cefiTer de t'aimer.
P. S. Que Je te plains d'être obfédée
par ces deux importuns ! Pour
l'amour de toi-même , hâte-loi de
les renvoyer.
^^
"itt La N'our'ÈLL't
LETTRE XX.
DE Julie.
IVIOn ami , j'ai remis à M. d'Orbe un
paquet qu'il s'eft chargé de t'envoyer à
l'adreife de M. Silveftre, chez qui tu
pourras ie retirer j mais je t'avertis d'at-
tendre, pour l'ouvrir , que tu fois feul Sc
dans ta chambre. Tu trouveras dans ce
paquet un petit meuble à ton ufage.
G'ei't une efpece d'amulette que les
amans portent volontiers. La manière
de s'en fervir eft bifarre : il faut la con-
templer tous les matins un quart- d'heure
jufqu'à ce qu'on fe fente pénétré d'un
certain attendrifiemenr. Alors on l'ap-
plique fur fcs yeux , fur fa bouche , & fur.
fon cœur j cela fert , dit on , de préfer-
vatif durant la journée contre le mau-
vais air du pays galant. On attribue en-
core à ces fortes de talifmans une vertu
éleâ:rique très fmguliere, mais qui n'a-
git qu'entre les amans fidèles, C'eft de
H È t o ï s E, iî^
ièommuniqaer à l'un l'impreflîon des
baifers de l'antre à plus de cent lieues
de là. Je ne garantis pas le fuccès de
l'expérience ; je fais feulement qu'il ne
tient qu'à toi de la faire.
Tranquilifc-toi fur les deux gaUns
ou prétendans , ou comme tu voudras
3es appeller : car déformais le nom ne
fait plus rien àiJa chofe. Ils font par-
tis : qu'ils aillent en paix j depuis que
je ne les vois plus , je ne les hais plus.
190 La Nouvelle
LETTRE XXI.
A J U L I E.
M. U l'as voulu , Julie ; il faut donc te
ies dépeindi-e , ces aimables Parifiea-
nes. Orgueilleufe ! cet hommage man-
quoit à tes charmes? Avec toute ta
-feinte jaloufîe. , avec ta modeftie &
ton amour , je vois plus de vanité que
de crainte cachée fous cette curiofité.
Quoi qu'il en ibit, je ferai vrai ; je
puis l'être ; je le ferois de meilleur
cœur , fi j'avois d'avantage à louer.
Que ne font-elles cent fois plus char-
mantes ? Que n'ont- elles affez d'attraits
pour rendre un nouvel honneur aux
tiens ?
Tu te plaignois de mon fîlence ? Eh ,
mon Dieu! que t'aurois je dit? En li-
fant cette lettre , tu fentiras pourquoi
j'aimois à te parler àes V'alaifanes tes
voifines j Se pourquoi je ne te parlois
point des femmes de ce pays. C'eft quô
U t L oï S E. i^r
les unes me rappeloienr à toi fans cef-
fe, & que les ancres,... lis, Se puis tu
me jugeras. Au refte , peu de gens pen-
fent comme moi des Dames Françoi-
fes , a même je ne fuis fur leur compte
tout-à-fait feu! de mon avis. C'eft fur
quoi l'équité m'oblige à te prévenir ,
afin que tu fâches que je te les repré-
fente , non peut-être comme elles font,
mais comme je les vois. Malgré cela ,
fi je fuis injufte envers elles , tu ne
manqueras pas de me cenfurer encore,
& ru feras plus injufte que moi \ car
tout le tort en eft à toi feule.
Commençons par l'extérieur. C'eft
a quoi s'en tiennent [a plupart des ob-
fervateurs. Si je les imitois en cela , les
femmes de ce pays auroient trop à s en
plnindrç^j elles ont un extérieur de ca-
ractère aulTi-biêh que de vifnge , 5C
comme l'un ne leur eft gueres plus fa-
vorable que l'autre , on leur i:\\z tort eu
ne les jugeanc que par-là. EU. s font
tout au plus palfables de figure, & gé-
néralement pluîôî ma! quebien j je lailTe
Y^i La Nou velle
à part les exceprions. Menues pliuôc
que bien faites , elles n'ont pas la taille
fine : aulîî s'attachent-elles volontiers
aux modes qui la déguifent j en quoi , je
trouve afifez fimples les femmes des au-
tres pays , de vouloir bien imiter des
modes faites pour cacher des défauts
qu'elles n'ont pas.
Leur démarche eft aifce & commune.
Leur port n'a rie;i d'afFe6té,parce qu'el les
jii'aiment point à fe gcncr ; mais elles
crut naturellement une certaine dljin.'
yoltura , qui n'efl: pas dépourvue de grâ-
ces , & qu'elles fe piquesit fouvent de
pouiïer jufqu'à l'étourderie. Elles ont le
teint médiocrement blanc , de font com-
inunément un peu maigres \ ce qui ne
contribue pas à leur embellir la peau.
A l'égard de la gorge , c'eft l'autre ex-
trémité des Valaifanes. Avecîdes corps
fortement ferrés elles tâchent d'en im-
pofer fur U confiftance j il y a d'autres
moyens d'en impofer fur la couleur.
Quoique je n'aye apperçu ces objets que
4e fo;:t loin , l'infpedion en eft fi libre
qu'il
H É L O ï s E. 195
l[u'il l'efte peu de chofes à deviner. Ces
Dames paroKTent mal entendre en cela
leurs intérêts; car, pour peu que le vî-
fage foit agréable , l'imagination du
fpeétateur les ferviroit aufurplus beau-
coup mieux que fes yeux ; &:, fuivane
le Philofophe Gafcon , la faim entière
eft bien plus âpre que celle qu'on a dé-
jà ralfanée , au moins par un fens.
Leurs traits font peu réguliers : mais Cx.
elles ne font pas belles , elles ont de la
phyfionomie qui fupplée à la beauté , &
réclipfe quelque fois. Leurs yeux vifs &:
brillans ne font pourtant ni pcnctrans ni
doux? Quoiqu'elles prétendent les ani-
mer à force de rouge, l'expreflion quel les
leur donnent par ce moyen tient plus du
feu de la colère que de celui de l'amour 5
naturellement ils n'ont que de la gaie-
té , ou s'ils femblent quelquefois de-
mander un fencimenc tendre , ils ne le
promettent jamais (î).
(i) Parlons pour nous, mon cher Philofo-
phe j pourquoi d'autres ne feroient-ils pas
Tq!r& il I
î5?4 ^ ^ Nouvelle
Elles fe meftent ii bien , ou du moiiî|
elles en ont tellement la réputation ^
qu'elles fervent en cela, comme en tour,
de modèle au refte de l'Europe. En effet,
on ne peut employer avec plus de goiîc
un habillement plus bifarre. Elles font»
de toutes les femmes, les moins aflervies
d leurs propres modes. La mode domine
les provinciales \ mais les parifiennes
dominent la mode , 8c la favent plier
chacitne à (on avantage. Les premières
font comme des copiftes ignorans &
ferviles qui copient jufqu'aux fautes
d'orthographe \ les autres font des au-
teurs qui copient en maîtres, &: favent
rétablir les mauvaifes leçons.
Leur parure eft plus recherchée que
niagnifique ; il y règne plus d'élégance
que de richelTe. La rapidité des modes ,
qui vieillit tout d'une année à l'autre j !a
propreté qui leur fart aimer à changer
plus heureux ? Il n'y a qu'une coquette qui
promette î^ tout le monde ce qu'elle ns doittcuir
qu'à un feul,
H É L O ï s E. \^^
(puventd'ajuftement les préfervçnt d'u-
ne fompciiofiré ridicule j elles n'en dépen-
fent pas moins , mais leur dépenfe eil
mieux entendue : au lieu d'habirs râpés
ScfLiperbes comme en Italie, on voit ici
des habits plus fimples &: toujours frais*
Les deux fexes ont à cet égard la même
modération, la même délicateire, <?>: c©
goût me fait grand plaifir : j'aime fort
à ne voir ni galons ni taches. Il n'y a
point de peuple , excepté le notre , où
les femmes fur tout portent moins de
dorure. On voit les mêmes étoffes dans
tous les états , & l'on auroit peine à dif-
tinguer une duclîefle d'une bourgeoife,
fi la première n'avoit l'art de trouver
des diftinélions que l'autre n'ôfcroit
imiter. Or ceci femble avoir fa diffi-
culté j car, quelque mode qu'on prenne
à la Cour , cette mode eft fuivie à l'inf-
tant à la ville ; & il n'en efi: pas des
bourgeoifes de Paris, comme des provin-
ciales & des étrangères , qui ne font ja-
mais qu'à la mode qui n'eft plus. Il n'ea
eft pas encore comme dans \q% autres
i9<5 La Nouv elle
pays, où, les plus grsnds cranc aufli les
plus riches, leurs femmes fediftinguent
par un luxe que les autres ne peuvent éga»
1er. Si les femmes de la Cour prenoienc
ici cette voie , elles feroient bien-tôt
effacées par celles àQs Financiers.
Qaont-elles donc fait ? Elles ont choi-
fi des moyens plus ims , plus adroits , &
qui marquent plus de réflexion. Elles
favent que des idées de pudeur & de mo-
delHe font profondément gravées dans
Tefpiit du peuple. C'eft-U ce qui leur
a fuggéré des modes inévitables. Elles
ont vu que le peuple avoit en horreur
le rouge , qu'il s'oblline d nommer grof-
ilèrement du fard \ elles fe font appli-
qué quatre doigts , non de fard , mais
de rouge j car , le mot changé , la chofe
neft plus la même, Elles ont vu qu'une
gorge découverte eft en fcandale au pu«
blic : elles ont largement échancré leurs
corps. Elles ont vu.... oh î bien des cho-
fes , que ma Julie , toute demoifelie
qu'elle eft , ne verra fûrement Jamais,
jllçs ont mis dans i«urs manières le
Hé L Oise: 15)7
inême efprit qui dirige leur ajuftement.
Cette pudeur charmante qui diftingue,
honore ôc embellit ton fexe , leur a paru
vile & roturière j elles ont animé leur
gefte de leur propos d'une noble impu-
dence,& il n'y a point d'honnête-homme
à qui leur regard alTuré ne faflebaifTer les
yeux. C'eft ainfi que, celTant d'être fem-
mes, de peur d'être confondues avec les
autres femmes, elles préfèrent leur rang
à leur fexe , & imitent les filles de joie
afin de n'être pas imitées.
J'ignore jufqu*où va cette imitation
de leur part j mais je fais qu'elles n'ont
pu tout -i- fait éviter celle qu'elles vou-
Joient prévenir. Quant au rouge & aux
corps échancrés, ils ont fait tout le pro-
grès qu'ils pouvoient faire. Les femmes
de la ville ont mieux aimé renoncer a
leurs couleurs naturelles & aux charmes
que pouvoir leur prêter Vamorofo pen-
Jieràes amans, que de refter mifes com-
me des bourgeoifes-, &, fi cet exemple n'a
point gagné les moindres états , c'eft
qu'une femme à pied dans un pareil équi-
1 "j
'i9^ La Nouvelle
"page, n'eftpas trop en fureté contre les
infuiresde lapopuiace.Cesinfultesfont
le cri de la pudeur révoltée j & , dans
cette occafîon , comme en beaucoup
d'autres , la brutalité du peuple , plus
honnête que la bienféance des gens po-
lis , retient peut-être ici cent-mille fem-
mes dans les bernes de la modeftie \
c'eft prccifémenr ce qu'ont prétendu les
adroites inventrices de ces modes.
Quant au maintien foldatefque & au
ton grenadier, il frappe moins, attendu
<5u'ii eft plus univerfel , & il n'eft guères
fenfible qu'aux nouveaux débarqués. De-
puis le faiixbourg Saint-Germain Juf-
qu'aux halles, il y a peu de femmes à
Paris dont l'abord , le regard ne foient
d'une hardieiïe à déconcerter quiconque
n'a rien vu de femblable dans fon pays';
& de la furprife où jettent ces nouvelles
manières 5 naît cet air gauche qu'on re-
proche aux étrangers. C'eft encore pis ,
{\ - tôt qu'elles ouvrent la bouche. Ce
n'eft point la voix douce & mignarde
de nos Vaudoifes. C'efl un certain accenc
âuf j înterrogatif, impérieux , moqueuif
& plus fort que celui d'un homme. S'il
refte dans leur ton quelque grâce de
leur fexe >, leur manière intrépide & cu-
rieufe de fixer \es gens achevé de l'é-
clipfer. Il femble qu'elles fe plaifent à
jouir de l'embarras qu'elles donnent à
ceux qui les voient pour la première
fois j mais il eft à croire que cet em-
barras leur plairoit moins , fi elles en
démêloient mieux la caufe»
Cependant, foit prévention de ma part
en faveur de la beauté, foit inftinét, de
lafienne, àfe faire valoir, les belles fem-
mes me paroiiïent en général un peu plus
modeftes , te je trouve plus de décence
dans leur maintien. Cette réferve ne
leur coûte guères j elles fentent bien
leurs avantages \ elles favent qu'elles
n'ont pas befoin d'agaceries pour nous
attirer. Peut être aufïî que l'impudence
cft plus fenfible & choquante, jointe à la
laideur ; & il eft fur qu'on couvriroit
plutôt de foufïleis que de baifers un laid
liv
ioo La Nouvelle
vifage effronté j au-lieii qu'avec la mô-
deftie il peur exciter une tendre corn-
palîion qui mène quelquefois à l'amour.
Alais quoiqu'en général on remarque
ici quelque chofe de plus doux dans le
maintien des jolies perfonnes , il y a en-
core tant de minauderies dans leurs ma-
nières, & elles font toujours fi vifible-
Bient occupées d'elles-mêmes , qu'on
n'eil jamais expofé dans ce pays cà la
tentation qu'avoir quelquefois M. de
Murait auprès des Angloifes , de dire à
une femme qu'elle eft belle pour avoir
le plaifir de le lui apprendre.
La gaieté naturelle à la nation , ni
le defir d'imiter les grands airs , ne font
pas les feules caufes de cette liberté
de propos &-de maintien qu'on remar-
que ici dans les femmes. Elle paroît
avoir une racine plus profonde dans
les mœurs , par le mélange indifcret
& continuel des deux fexes , qui fait
contracter à chacun d'eux l'air , le lan-
gage , ôc les manières de l'autre. Nos
H È L 0 'i s E» 201
^uifTefles aiment aflez à fe raiïembler
entre elles (i) ; elles y vivent dans une
douce familiarité j Se , quoiqu'apparem-
ment elles ne haïlTent pas le commerce
des hommes, il efl: certain que la préfence
de ceux-ci jette une efpece de contrainte
dans cette petite gynccocratie. A Paris,
c'eft tout le contraire , les femmes n'ai-
ment à vivre qu'avec les hommes \ elles
ne font à leur aife qu'avec eux. Dans
chaque fociété la maitrelTe de la maifon
eftprefque toujours feule au milieu d'un
cercle d'hommes. On a peine a conce-
voir d'où tant d'hommes peuvent fe ré-
pandre par -tout j mais Paris eft plein
d'aventuriers ôc de célibataires qui paf-
fent leur vie à courir de maifon en mai-
fon , & les hommes femblent , comme
ks efpèces j fe multiplier par la circula-
(i) Tout cela eft fort changé par les cir-
conftances : ces lettres ne femblent écrites
<jae depuis quelques vingtaines d'années. Aux
mœurs , au ftyle , on les croiroit de l'autre
£ècle*
ïv
201 La Nouvelle
tion. C'eft donc là qu'une femme ap»
prend à parler , agir & penfer comme
eux ^ & eux comme elle. C'eft-là qu'uni-
que objet de leurs petites galanteries, elle
jouir paifiblement de ces infultans hom-
mages auxquels on ne daigne pas même
donner un air de bonne- foi. Qu'impor-
te ? férieufement ou par plaifanterieon
s'occupe d'elle , & c'eft tout ce qu'elle
veut. Qu'une autre femme furvienne ,
à l'inftant le ton de cérémonie fuccède à
la familiarité , les grands airs commen-
cent , & l'attention des hommes fe par-
tage 3 & l'on fe tient mutuellement
dans une fecrette gêne dont on ne fort
plus qu'en fe féparant.
Les femmes de Paris aiment à voir
les fpeâ;acles , c'eft à dire , à y être vues j
mais leur embarras, chaque fois qu'elles
y veulent aller, eft de trouver une com-
pagne j car l'ufage ne permet à aucune
femme d'y aller feule en grande loge j .
pas même avec un autre homme. On ne
-fauroit dire combien, dans ce pays il
fociable, ces parties font difficiles à for-
H É L O ï s É. ÎO5
Itflfôr; de dix qu'on en projette, il en
manque neufj le defir d'aller au fpec-
tacle les fait lier, l'ennui d'y aller en-
femble les fait rompre. Je crois que les
femmes pourroient abroger aifément cet
ufage inepte; car où eft la raifon de ne
pouvoir fe montrer feule en public ?
Mais c'eft peut-être ce défaut de raifon
qui le conferve. 11 eft bon de tourner,
autant qu'on peut , les bienféances fur
des chofes oii il feroit inutile d'en man-
quer. Que gagneroit une femme au droit
d'aller fans compagne à l'opéra ? Ne
vaut-il pas mieux réferver ce droit pcmr
recevoir en particulier (es amis ?
Il eft fur que mille liai Ton s fecrettes
doivent être k fruit de leur manière de
vivre éparfes èc ifolées parmi tant d'hom-
in-es. Toat le monde en convient aujour-
d'hui , & l'expériencea détruit l'abfurde
maxime de vaincre les tentations en les
multipliant. On ne dit donc plus que
cet ufage eft plus honnête , mais qu'il
eft plus agréable, & c'eft ce que je ne
•crois pas plus vrai j car quel amouf peut
Ivj
î04 La Nouvelle
régner où la pudeur eft en dérifiort, 5i
quel charme peut avoir une vie privée
à la fois d'amour & d'honnêteté ? Aufll,
comme le grand fléau de tous ces gens 11
diflîpés eft l'ennui, les femmes fe fou-
cient-elles moins d'être aimées qu'ama-
fées; la galanterie &: les foins valent
mieux que l'amour auprès d'elles j &,
pourvu qu'on foit afîidu, peu leur im-
porte qu'on foie paffionné. Les mots mê-
me èi amour 8>c d'amans font bannis de
l'intime fociété des deux (cxes & relé-
gués avec ceux de chaîne ôc àQJîamme
dans les romans qu'on ne lit plus.
Il femble que tout l'ordre des fenti-
mens naturels foit ici renverfé. Le cœur
n'y forme aucune chaîne^ il n'eft point
permis aux iîlles d'en avoir un. Ce droit
eft réfervé aux feules femmes mariées,
& n'exclut du choix perfonne que leurs
maris. 11 vaudroit mieux qu'une mère
eût vingt amans, que fa fille un feul.
L'adultère n'y révolte point, on n'y
trouve rien de contraire à la bienféance j
les romans lesplus décens , ceux que tout
te monde lit pour s'inftruire en font
pleins , & le défordre n'eftplus blâma-
ble, fi-tôr qu'il eft joint à l'infidélité. O
Julie .' telle femme qui n'a pas craint
de fouiller cent fois le lit conjugal, ôfe-
roit d'une bouche impure accufer nos
chaftes amours, & condamner l'union de
deux cœurs finceres qui ne furent jamais
manquer de foi! Ondiroitque le mariage
n'eft pas à Paris de la mcme nature que
par- tout ailleurs. C'eft un facrement, à
ce qu'ils prétendent. Se ce facrement
n'a pas la force des moindres contrats
civils : il femble n'être que l'accord de
deux perfonnes libres qui conviennent
de demeurer enfemble , de porter le
même nom, de reconnoître les mêmes
enfans j mais qui n'ont au furplus aucune
forte de droit l'une fur l'autre ; & un
mari qui s'aviferoit de contrôler ici la
mauvaife conduite de fa femme, nexci'
teroit pas moins de murmure que celui
quifouffriroit chez nous le défordre pu-
blic de la fienne. Les femmes, de leur
jcôté j n'ufent pas de rigueur envers ieurs|
âofi' La NovrELLE
Tnaris , & l'on ne voit pas encore qu'elles
ÏGS FalTent punir d'imiter leurs infidé--
lités. Au refte , comment attendre , de
part ou d'autre, un effet plus honnête d'un
lien où le cœur n'a point été confulté ?
Qui n'époufe que la fortune ou l'état , ne
doit rien à la perfonne.
L'amour même j l'amour a perdu fes
droits, & n'eft pas moins dénaturé que
le mariage. Si les époux font ici des gar-
çons &:des filles qui demeurent enfem-
ble pour vivre avec plus de liberté, les
amans font des gens indifférens qui fe
voient par amufement, par air , par ha-
bitude, ou par le befoin du momenr„
Le cœur n'a que faire à cqs liaifons, on
n'y confulté que la commodité & cer-
taines convenances extérieures. C'eft, fi
l'on veut , fe connoître , vivre enfem-
ble , s'arranger, fe voir ; moins encore,
s'il eft poflfible. Une liaifon de galante-
rie dure un peu plus qu'une vifite ; c''eft
nn recueil de jolis entretiens & de jolies
lettres pleines de portraits, demaximes,
iie philofophie & de bel efprit. A l'égard
n ELO 'là fi, l&f
«a phyfique , il n'exige pas tant de myf»
tère j on a nès-fenfcment trouvé qu'il
•failoit régler fur i'mftant des defiis la
facilité de les fatisfaire : la première ve-
nue , le premier venu , l'amant ou un
autre , un homme eft toujours un hom-
me , tous font prefque également bons,
-& il y a du moins à cela de la confé-
quence; car pourquoi feroit-on plus
fidèle à l'amant qu'au mari ? Et puis, à
certain âge, tous les hommes font à-peu-
près le même homme , toutes les femmes
la même femme j toutes ces poupées
fortent de chez la même marchande de
modes, & il n'y a guères d'autre choix
à faire que ce qui tombe le plus com-
modément fous la main.
Comme je ne fais rien de ceci par moi-
même, on m'en a parlé fur un ton fi ex-
traordinaire , qu'il ne m'a pas été poflible
de bien entendre ce qu'on m'en a dit.
Tout ce que j'en ai conçu , c'eft que chez
la plupart des femmes l'amant eft comme
un des gens de la maifon : s'il ne fait pas
fon devoir , on le congédie &c l'on ea
-aoS La Nouvelle
prend un autre \ s'il trouve mieux ail-
leurs ou s'ennuie du rnctier , il quitte &
Von en prend un autre. Il y a, dit- on ,
des femmes affez capricieufes pour ef-
fayer même du maître de la maifon ; car
enfin, c'eft encore une efpece d'homme.
Cette fantaifie ne dure pas ; quand elle
eftpaiïee , on le chafle & l'on en prend
un autre \ ou , s'il s'obftine, on le garde
& l'on en prend un autre.
Mais , difois-je à celui qui m'expli-
quoic ces étranges ufages , comment une
femme vit-elle enfuite avec tous ces
autres-là, qui ont ainfi pris ou reçu leur
congé ? Bon ! reprit-il , elle n'y vit point.
On ne fe voit plus \ on ne fe connoît plus*
Si jamais la fantaifie prenoit de renouer,
on auroit une nouvelle connoilTance à
faire, & ce feroit beaucoup qu'on fe
fouvînt de s'être vus. Je vous entends ,
luidis-je ; mais j'ai beau réduire cqs exa-
gérations , je ne conçois pas comment ,
après une union fi tendre, on peut fe
-voir de fang-froid j comment le cœur
ne palpite pas au nom de ce qu'on a
'H É L o *i s É. loe^
Une fois aimé j Gomment on ne trefTailUc
pas à fa rencontre. Vous me faites rire,
interrompit-il , avec vos treiïaillemens î
Vous voudriez-donc que nos femmes
ne fifTent autre cliofe que tomber en
fyncope ?
Supprime une partie cîe ce tableau,
trop chargé fans doute j place Julie à
côté du refte , &: fouviens-toi de mon
cœur; je n'ai rien de plus à te dire.
Il faut cependant l'avouer; plufieurs
de ces impreflions défagrcables s'effacent
par l'habitude. Si le mal fe préfente avant
le bien, il ne l'empcche pas de fe mon-
trer à fon tour j les charmes de l'efprit ôc
du naturel font valoir ceux de la per-
fonne. La première répugnance , vain-
cue, devient bien-tôtun fentimentcon-
rraire. C'eft l'autre point de vue du
tableau, & lajuftice ne permet pas de
ne l'expofer que par le côté défavan-
tageux.
C'eft le premier inconvénient, des
grandes villes que les hommes y devien-
nent autres que ce qu'ils font, & que la
lîô La NouvtliË
fociéré leur donne , pour ainfi dire, tlff
être différent du leur. Cela eft vrai, fur-
tout à Paris , & fur tour a l'égard àes
femmes , qui tirent des regards d'autrui
la feule exiftence dont elles fe foucienr.
En abordant une Dame dans une alTem-
blée , au lieu d'une Parifienne que vous
croyez voir , vous ne voyez qu'un fimu*
lacre de la mode. Sa hauteur, fon am-
pleur, fa démarche, fa taille , fa gorge,
fes couleurs , Çon air, fon regard, i^s
propos , fes manières; rien de tout cela
n'eft à elle , & C\ vous la voyiez dans fon
état naturel, vous ne pourriez la re-
connoître. Or cet échange eft rarement
■favorable à celles qui le font, &: en géné-
ral il n'y a guère à gagner à tout ce qu'on
fubftitue à la nature : mais on ne l'efface
jamais entièrement ; elle s'échappe tou-
jours par quelque endroit, & c'eft dans
une certaine adrelfe à Ife faifir que con-
fifte l'art d'obferver. Cet art n'eft pas
difficile vis-à-visdesfemmesdece pays;
car comme elles ont plus de naturel
-qu'elles ne croient en avoir, pour peu
H h L 0 ï s E, i.ft
qu'on les fréquence aflidCiment , pour peu
qu'on les dérache de cette éternelle rè-
préfenrarion qui leur plaît fi fort, on les
voit bien-tôt comme elles font j Se c'eft
alors que toute l'aveifion qu'elles ont
d'abord infpirée , fe change en eftime ôc
en amitié.
Voila ce que j'eus occafion d'obferver
la femaine dernière dans une partie de
campagne où quelques femmes nous
avoient aiïez étourdimenr invités, moi
Se quelques autres nouveaux débarqués,
fans trop s'allurer que nous leai* conve-
nions , ou peut-être pour avoir le plaific
d'y rire de nous à leur aife. Cela ne man-
qua pas d'arriver le premier jour. Elles
nous accablèrent d'abord de traits plai-
fans &c fins , qui , tombant toujours fans
réjaillir, épuiferent bien-tôt leur car-
quois. Alors elles s'exécutèrent de bonne
glace , &c ne pouvant nous amener à leur
ton , elles furent réduites à prendre le
nôtre. Je ne fais Ci elles fe trouvèrent
bien de cet échange, pour moi je m'en
l^rouvaià merveille j je vis avec furprife
5i2 La NovvEiL^
que je m'éclaiiois plus avec elles, que ]i
n'aurois fait avec beaucoup d'hommes.
Leur efpri t ornoit fi bien le bon-fens , que
je regrettois ce qu'elles en avoient mis
à le défigurer, & je déplorois, en ju-
geant mieux des femmes de ce pays ,
que tant d'aimables perfonnes ne man-
quaflent deraifon , que parce qu'elles ne
vouloient pas en avoir. Je vis auffi que
les grâces familières & naturelles effa-
çoient infenfiblement les airs apprêtés
delà ville, car, fans y fonger jon prend
des manières alîortiflantes aux chofes
qu'on dit, & il n'y a pas moyen de
mettre à des difconrsfenfés les grimaces
de la coquetterie. Je les trouvai plus
jolies depuisqu'elles ne cherchoient plus
tantàrêtre,&jefentisqu'ellesn'avoienc
befoin , pour plaire, que de ne fe pas dé-
guifer. J'ofai foupçonner fur ce fonde-
ment, que Paris, ce prétendu fiége du
ooût , eft peut-être le lieu du monde où
il y en a le moins, puifque tous les foins
qu'on y prend pour plaire, défigurent la
véritable beauté.
H È L O ï s È. 115
Nous refilâmes ainfi quatre ou cinq
jours enfemble , conccns les uns des
autres & de nous-mêmes. Au lieu de
paiïer en revue Paris & fes folies , nous
Toubliâmes. Tout notre foin fe bornoic
à jouir entre nous d'une fociété agréable
bc douce. Nous n'eûmes befoin ni de
fatyres,ni de plaifanreries pour nous
mettre de bonne humeur , & nos ris
n'étoient pas de raillerie, mais de gaie-,
te, comme ceux de ta coufine.
Une autre chofe acheva de me faire
changer d'avis fur leur compte. Souvent
au milieu de nos entretiens les plus ani-
més , on venoit dire un mot à l'oreille
de la maitrelTe de la maifon j elle fortoit ,
alloit s'enfermer pour écrire , & ne ren-
ttoit de long-temps. 11 étoit aifé d'attri-
buer ces éclipfes à quelque correfpon-
dancede cœur, ou de celles qu'on ap-
pelle ainfi. Une autre femme en gliiTa
légèrement un mot qui fut alfez mal
reçu j ce qui me fit juger que, fi l'ab-
fcnte manquoit d'amans, elle avoir an
pipins des amis. Cependant la curiofitc
214 ^^ Nouvelle
m'ayant donné quelque attention, quelle
fut m'a fui'prife en apprenant que ces
prétendus grifons de Paris , ctoient des
payfansde laparoilTe, qui venoient dans
leurs calamités implorer la orotettion de
leur Dame ! L'un furchaigé de taille , à
la décharge d'un plus riche j l'autre
enrôlé dans la milice, fans égard pour
fon âge & pour fts enfans (i) ; l'autre
écrâfé d'un puiffant voifin , par un procès
jnjuftej l'autre ruiné par la grêle, & donc
on exi^eoit le bail à la rigueur : enfin
tous avoienr quelque giace à demander>
tous étoient patiemment écoutés j on
n'en rebutoit aucun ; & le rems attri-
bué aux billets doux , éroit employé à
écrire en faveur de ces malheureux. Je
ne faurois te dire avec quel étonnemeut
I appris , Se le plalfir que prenoic une
(i) On a V'.i cela dans l'autre guerre; mais
r,oa dans celle-ci , que je fâche. On épargne
les hommes mariés , & l'on en fait siih ma-«
rier beaucoup.
H É L O 'i s E, IX ^
femme fî jeune & lî difîipée à remplie
ces aimables devoirs, & combien peu
elley mettoit d'oftentation. Comment!
difois-je tout attendri, quand ce feroic
Julie , elle ne feroit pas autrement. Dh&
cet inftant je ne l'ai plus regardée qu'a-
vec refped , & tous fes défauts font effa-
cés à mes yeux.
Si-rot que mes recherches fefonttour'
jiées de ce côté, j'ai appris mille chofes
à l'avantage de ces mcmes femmes que
j'avois d'abord trouvé fi infuppoitables.
Tous les étrangers conviennent unani-
mement qu'en écartant les propos à U
mode , il n'y a point de pays au monde
où les femmes foient plus éclairées,
parlent en général plus fenfément , plus
judicieufement , 6c fâchent donner au
befoin de meilleurs confeils. Otor.s le
jargon de la galanterie &: du bel-efprit ,
quel parti tirerons-nous de la converfa-
tion d'une Efpagnole , d'une Italienne,
d'une Allemande? Aucun j & tu fais,
Julie, ce qu'il en eft: communément do
ii<> La Nouvelle
nos SuifTefles. Maisqii'onôfepaner poiii:
peu galant & tirer les Françoifes de cette
fortereffe, dont, à la vérité , elles n'ai-
ment guère à foî:tir, o\\ trouve encore a
qui parler en rafe campagne j & l'on croit
combattre avec un homme , tant elle fait:
s'armer de raifon & faire de nécelîicé
vertu. Quant au bon caradtere, je ne ci-
terai point le zèle avec lequel elles fer-
vent leurs amis j car il peut régner en cela
une certaine chaleur d'amour-propre qui
foit de tous les pays : mais quoiqu'ordi-
nairement elles n'aiment qu'elles-mê-
mes , une longue habitude , quand elles
ont affez de confiance pour l'acquérir,
leur tient lieu d'un fentiment affez vif:
celles qui peuvent fupporter un atta-
chementdedix ans , le gardent ordinai-
rement toute leur vie^ & elles aiment les
vieux amis plus tendrement, plus sûre-
ment au moins, que leurs jeunes amans.
Une remarque affez commune , qui
femble être à la charge des femmes , efl:
qu'elles font tout en ce pays, & par con^
féqueac
H È L O ï s B. llj
fequent plus de mal que de bien ; mais
ce qui les juftifie, eft qu'elles font le mal
pouiïees par \qs hommes, & le bieu dç
leur propre mouvement. Ceci ne contre-
dit point ce que je difois ci-devaur,quc
le cœur n'entre pour rien dans le com-
merce des deux {e\Q% \ car la galanterie
françoife a donné aux femmes un pou-
voir univerfel qui n'a befoin d'aucun ten-
dre fentiment pour fe foutenir. Tout dé-
pend d'elles \ rien ne fe fait que par elles
ou pour elles j l'Olympe & le ParnalTe,
la gloire & la fortune font également
fous leurs loix. Les livres n'ont de prix ,
les aoteurs n'ont d'eftime qu'autant qu'il
plaît aux femmes de leur en accorder ;
elles décident fouverainement à^s plus
hautes connoiflances , ainfi que des plus
agréables poésies : littérature, hiftoire,
philofophie, politique mcme, on voit
d'abord au ftyle de tous les livres qu'ils
font écrits pour amufer de jolies fem-
mes , & l'on vient de mettre la bibip
en hiftoires galantes. Dans les affaires,
filles ont, pour obtenir ce qu'elles de-
Tome IL K
ii8 La Nouvelle
mandent, un afcendant naturel jufqueS
fur leurs maris ; non parce qu'ils font
leurs maris , mais parce qu'ils font hom-
jnes , & qu'il eft convenu qu'un hom-
me ne refufera rien à aucune femme ,
fût-ce même la fienne.
Au refte , cette autorité ne fuppofe
ni attachement , ni eftime , mais feu-
lement (ie la pciiteflTe & de l'ufage du
monde ; car d'ailleurs , il n'eft pas moins
elTentiei a la galanterie françoife de mé-
prifer les femmes que de les fervir. Ce
mépris eft une forte de titre qui leur
en impofe; c'eft un témoignage qu'on
avécu aflfez avec elles pour les connoî-
tre. Quiconque les refpeéteroit , pafTe-
roit à leurs yeux pour un novice , un
paladin , un homme qui n'a connu les
femmes que dans les romans. Elles fe
jugent avec tant d'équité, que les honor
rer feroit être indigne de leur plaire , &
la première qualité de l'homme à bon-
nes fortunes, eft d'être fouverainement
impertinent.
Quoi qu'il en foit, elles ont beau (q
H É L O ï s E. 2 î ^
piquer de méclianceté; elles font bonnes
en dépit d'elles, & voici à quoi fiir-couc
leur bonté de cœur eft utile. En tout
pays les gens chargés de beaucoup d'af-
faires font toujours repouflans 3c fans
commifération , & Paris étant le centre
des affaires du plus grand peuple de TEu-
rope, ceux qui les font font aufii les plus
-durs deshommes.C'eftdonc aux femmes
qu'on s'adrelFe pour avoir des grâces ;
elles font le fecours des malheureux ,
elles ne ferment point l'oreille à leurs
plaintesj elles les écoutent, lesconfolent
& les fervent. Au milieu de la vie fri-
vole qu'elles mènent , elles favent déro-
ber des momens à leurs plaifirs pour les
donnera leur bon naturel, & fi quelques-
unes font un infâme commerce des fer-
vices qu'elles rendent, des milliers d'au-
tres s'occupent tous les jours gratuite-
ment à fecourir le pauvre de leur bourfe
bc l'opprimé de leur crédit. Il eft vrai
que leurs foins font fouvent indifcrets,
S>c qu'elles nuifent fans fcrupule au pial-
heureux qu elles ne connoiflent pas, pour
Kij
îio La Nouv elle
fervir le malheureux qu'elles connoif-»^'
fent : mais comment connoître tout le
monde dans un fi grand pays , & que
peut faire de plus la bonté d'âme fé-
pacie de la véritable vertu , dont le plus
fublime effort n'eft pas tant de faire le
bien que de ne jamais mal faire ? A cela
près, il eft certain qu'elles ont du pen*
chant au bien , & qu'elles en font beau-
coup , qu'elles le font de bon cœur , quô
ce font elles feules qui confervent dan?
Paris le peu d'humanité qu'on y voit
régner encore, & que, fans elles, on ver-
roit les hommes avides & infatiablesj
$'y dévorer comme des loups.
Voilà ce que je n'aurois point appris ,
Si je m'en étois tenu aux peintures des
faifeurs de romans & de comédies , lef-
quels voient plutôt dans les femmes des
ridicules qu'ils partagent, que les bonnes
qualités qu'ils n'ont pas j ou qui peignent
des cKef-d'œuvres de vertu qu'elles fe
difpenfent d'imiter en les traitant de
chimères , au lieu de les encourager au
bien en louant celui qu'elles fout réel-
Bel o'z s e: %zt
lemenr. Le romans font peut-être la
dernière inftriidion qu'il refte à donner
i un peuple aifez corrompu, pour que
tout autre lui foit inutile j je voudrois
qu'alors la compofirion de ces fortes de
livres ne fût permife qu'à des gens hon-
nêtes , mais fenfibles -, dont le cœur fe
peignît dans leuts écrits j à des auteurs
qui ne fuiïentpasaUrdefTusdesfoibleflcs
de l'Humanité , qui ne montraflent pas
tout d'un coup la vertu dans le ciel hors
de la portée des hommes , mais qui la
leur fiflent aimer en la peignant d'abord
moins auftere , & puis du fein du vice
\qs y fulTent conduire infenfiblement.
Je t'en ai prévenue , je ne fuis en rien
de l'opinion commune fur le compte des
femmes de ce pays. On leur trouve una-
nimement l'abord le plus enchanteur ,
les grâces les plus féduifantes, la coquet-
terie la plus rafinée , le fublime de la ga-
lanterie , ôc l'art de plaire au fouverain
degré. Moi , je trouve leur abord cho-
quant, leur coquetterie repouflTantej leurs
jnanieres fans modeftie. J'imagine que
K. iij
222 La Nou VEiLK
le cœur doit fe fermer à toutes leurs
avances , & Vow ne me perfuadera jamais
qu'elles puifTent un moment parler de
l'amour , fans fe montrer également ih-^
capables d'en infpirer Se d'en relTentir.
D'un autre côté , la renommée ap-
prend à fe défier de leur caradere, elle
les peint frivoles , rufées, artificieufes j
étourdies , volages , parlant bien , mais
ne penfant point, fentant encore moins
& dépenfant ainlî tout leur mérite en
vain babil. Tout cela me paroît à moi
leur erre extérieur, comme leurs paniers
&: leur rouge. Ce font des vices de parade
qu'il faut avoir à Paris , & qui dans le
fond couvrent en elles du fens , de la rai-
fon , de l'humanité , du bon naturel ;
elles font moins indifcrettes , moins tra-
calfieres que chez nous , moins peut-être
que par-tout ailleurs. Elles font plus fo-
lidement inftruites , & leur inftrudlion
profite mieux à leur jugement. En uii
mot , fî elles me déplaifent par tout ce
qui caradérife leur fexe qu'elles ont
défiguré , je les eftime par des rapports
H É L OÏ s È, 213
avec le nôtre, qui nous font honneur,
&: je trouve qu elles feroient cent foi?
plutôt des hommes de mérite, que d'ai-
mables femmes.
Conclufion: fi Julie n'eût point exif-
té \ fi mon cœur eût pu fouffrir quelque
autre attachement que celui pour lequel
il éroit né , je n'aurois jamais pris àParis
ma femme , encore moins ma maitreiïe j
mais je m'y ferois fait volontiers une
amie , & ce tréfor m'eût confolé , peut-
être , de n'y pas trouver les deux au-
tres (1).
(i) Je me garderai de prononcer fur cette
lettre; mais je doute cju'un jogenicnt qui don-
ne libéralement à celles qu'il regarde des qua-
lités qu'elles méprifent , & qui leur refufe les
feules dont elles font cas ^ foit fort propre à
cire bien reçu d'elles.
^lz . . s£^
K iv
an ^^ Nouvill:s
!■ . -, i !!■
LETTRE XXII.
A Julie,
Aj^Epuis ta lettre reçue , je fuis allé
tous les jours chez M. Silveftre deman-
<}er le petit paquet. 11 n'étoir toujours
point venu ; Se dévoré d'une mortelle
impatience, j'ai fait le voyage fept fois
inutilement. Enfin, la huitième, j'ai reçu
le paquet. A peine l'ai-je eu dans les
mains que, fans payer le port , fans m'en
informer , fans rien dire à perfonne , je
fuis fcrti comme un étourdi, & ne voyant
que le moment de rentrer chez moi, j'en-
filois avec tant de précipitation des rues
que je ne connoifTois point , qu'au bout
d'une demi -heure , cherchant la rue de
Tournon où je loge, je me fuis trouvé
dans le marais à l'autre extrémité de Pa-
lis. J'ai été obligé de prendre un fiacre
pour revenir plus promptement j c'eft la
première fois que cela m'eft arrivé le
matin pour mes affaires j je ne m'en fers
Il È L O'i S E. li^
inême qu'à regret Taprès - midi poar
quelques vifites j car j'ai deux jambes
fort: bonnes , donc je ferois bien fâché
qu'un peu plus d'aifance dans ma for-
tune me fît négliger i'ufage.
J'étois fort em barraiïc dans mon fiacre
avec mon paquet ; je ne voulois l'ouvrir
que chez moi , c'étoit ton ordre. D'ail-
leurs une forte de volupté qui me laiflTe
oublier la commodité dans les chofes
communes , me la fait rechercher avec
foin dans les vrais plaifirs. Je n'y puis
fouffrir aucune forte de diftradion , &
|e veux avoir du tems & mes aifes pour
favourer tout ce qui me vient de toi. Je
tenois donc ce paquet avec une inquiette
curiofité dont je n'étois pas le maître : je
m'efforçois de palper au travers les en-
veloppes ce qu'il pouvoir contenir , &
l'on eût dit qu'il me brûloir les mains , à
voir les mouvemens continuels qu'il fai-
foit de l'une à l'autre. Ce n'eft pas qu'à
fou volume, àfon poids, au ton de ta let-
tre, je n'euiïe quelque foupçon de la vé-
rité \ mais le moyen de concevoir com-.
K V
zi6 La Nouvelle
ment tu pouvois avoir trouvé Tartifte 5r
roccafion? Voilà ce que je ne conçois pas
encore j c'eft un miracle de l'amour j plus
il pafTe ma raifon , plus il enchante mon
cœur, & l'un des plaifirs qu'il me don-
ne , eft celui de n'y rien comprendre.
J'arrive enfin , je vole j.je m'enferme
dans ma chambre, je m'affieds hors d'ha-
leine , je porte une main tremblante far
Je cachet. O première intiuence du ta-
lifman ! j'ai fenti palpiter mon cœur à
chaque papier que j'ôrois , & je me fuis
bien-tôt trouvé tellement oppretTé, que
j'ai été forcé de refpirer un moment fur
la dernière enveloppe... Julie!... O ma
Julie !... le voileeft déchiré... je te vois..»
je vois tes divins attraits ! ma bouche &
mon cœur leur rendent le premier hom-
mage , mes genoux fléchiflenr.... char-
mes adorés, encore une fois vous aurez
enchanté mes yeux. Qu'il eft prompt ,
qu'il eft puiflant , le magique effet de
CCS traits chéris ! Non , il ne faut point ,
comme tu prétends, un quart-d'heure
pour le fenùr : une minute, un inftans.
H É L O ï s E» 217
îuffit pour arracher de mon feln mille
ardens foupirs , & me rappeller avec ton
image celle de mon bonheur palfé. Pour-
quoi faut-il que la joie de pofTéder un fi.
précieux tréfor foit mêlée d'une fi cruelle
amertume ? Avec quelle violence il me
rappelle des cems qui ne font plus! Je
crois , en le voyant , te revoir encore j je
crois me retrouver a ces momens déli-
cieux donc le fouvenir fait maintenant
le malheur de ma vie, & que le ciel
m'a donnés & ravis dans fa colère ! Hc-
las! un inftanr me défabufe j toute la
douleur de l'abfence fe ranime & s'ai-
grit en m'otant l'erreur qui l'a fufpen-
due, de Je fuis comme ces malheureux
dont on n'interrompt les tourmens que.
pour lesleurrendre plus fenfibles. Dieux!
quels torrens de flammes mes avides re-
gards puifent dans cet objet fi inattendu !
©comme il ranime au fond de mon cœur
tous les mouvemens impétueux que ta,
préfence y faifoit naître! ô Julie! s'il
çtoit vrai qu'il pût tranfmettre à tes fens
le délire de l'illufiondes miens!.... Mais
K vj
22S La Nouvelle
pourquoi ne le feroit-il pas? Pourquoi
Àçs impreflions que l'âme porte avec
tant d'aâ:ivité n'iroient-elles pas auflî
loin qu'elle ?Ah ! chère amante î où que
tu fois , quoi que tu fafles au moment où
j'écris cette lettre , au moment où ton
portrait reçoit tout ce que ton idolâtre
amant adreffe à ta perfonne, ne fens-
ta pas ton charmant vifage inondé des
pleurs de l'amour & de la trirtefle ? Ne
lens-tu pas tes yeux , tes Joues , ta bou-
che , ton fein , prefles , comprimes , ac-
cablés de mes ardens baifers ? Ne te fens»
tu pas embrâfer toute entière du feu de
mes lèvres brûlantes?. . . . Ciel î Qu'en-
tends-je ? quelqu'un vient . . Ah! fer-
rons , cachons mon tréfor. . . . Un im-
portun!.... Maudit foit le cruel qui
"vient troubler des tranfports fî doux /...
Puiffe-t-il ne jamais aimer. , . ou vivre
loin de ce qu'il aime 1
H É L 0 ÏS E, Xl^
LETTRE XXII I.
DE l' Amant de Julis
A Madame d'Orbe.
^'E s T à vous , charmante confine^
qu'il faut rendre coinpte de l'Opéra,
car bien que vous ne m'en parliez point
dans vos lettres, & que Julie vous air gar-
dé le fecret , je vois d'où lui vient cette
curiofité. J'y fus une fois pour contenter
la mienne j j'y fuis retourné pour vous
deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je
vous prie , après cette lettre. J'y puis re-
tourner encore, y bâiller , y fouffrir, y
périr pour votre fervice j mais y relier,
éveillé &c attentif, cela ne m'eft pas
poffible.
Avant de vous dire ce que je penfe de
ce fameux théâtre , que je vous rende
compte de ce qu'on en dit ici j le juge-
ment des connoiiïeurs pourra redrelTer
le mien , fi je m'abufe.
L'opéra de Paris palTe a Paris pour le^
îjo Lj Nouvelle
fpedacle le plus pompeux, le plus vo«
luptueux , le plus admirable qu'inventa
jamais l'acthumain. C'efl:,clit-on,leplus
fuperbe monument de la magnificence
de Louis XIV. Il n'efl: pas fi libre à cha-
cun que vous le penfez de dire fon avis
fur ce grave fujet. Ici l'on peut difputer
de tout, hors de la mufique & de l'opéra ;
il y a du danger à manquer de diflimu-
lation fur ce fsul point \ la mufique fran-
çoife fe maintient par une inquifition
très-févère, & la première chofe qu'on
infinue par forme de leçon à tous les
étrangers qui viennent dans ce pays,
c'eft que tous les étrangers conviennent
qu'il n'y a rien de (\ beau dans le refte du ,
monde, que l'opéra de Paris. En effet, la
vérité eft que les plus difcrers s'en tai-
fent 5 & n'ôfent en rire qu'entre eux.
Il faut convenir pourtant qu'on y re-
préfente à grands frais , non-feulement
toutes les merveilles de la Nature . mais
beaucoup d'autres merveilles bien plus
grandes, que perfonne n'a jamais vuesj
& fûrement Pope a voulu défigner ce bi-.
£Jélo7s£. 'ï^.
farre théâtre pnr celui où il dit qu'on
voit pêle-mêle des Dieux , des lutins,
des monftres , des Rois, des bergers,
des fées, de la fureur, de la joie, un
feu, une gigae, une bataille &c un bal.
Cet afTemblage fi magnifique &ri bien
ordonné, eft regardé comme s'il conte-
noit en etfet toutes les chofes qu'il re-
préfenre. En voyant paroître un tem-
ple , on eft faifi d'un faint refpe(5t, &
pour peu que la Déefle en foit jolie , le
parterre eft à moitié payen. On n'efl; pas
Il difficile ici qu'à la comédie françoife.
Ces mêmes fpedateurs , qui ne peuvent
revêtir un comédien de fon perfonnage,
ne peuvent à l'opéra féparer un adeur
du fien. Il femble que les efprits fe roi-
diflent contre une illufion raifonnable,
S)C ne s'y prêtent qu'autant qu'elle eft
abfurde &: grofliere; ou peut-être que
à.e^ Dieux leur coûtent moins à con-
cevoir que des Héros. Jupiter étant
d'une autre nature que nous , on en peut
penferce qu'on veut j mais Caton étoic
un homme , èc combien d'hommes on^
iji La Nouvelle
le droit de croire que Caton ait pit
exifter ?
L'opéra n'eft donc point ici comme
ailleurs une troupe de gens payés pour
fedonneren fpedacle au public j ce font,
il eft vrai , des gens que le public paie
& qui redonnent en fpedtaclej mais tout
cela change de nature, attendu que c'eft
une académie royale de mufique, une
cfpéce de cour fouveraine qui juge fans
appel dans fa propre caufe , & ne fe pi-
que pas autrement de juftice ni de fidé-
lité (i). Voilà, coufîne, comment dans
certains pays l'elTence Aqs chofes tient
aux mots , Se comment àes noms hon-
nêtes fulfifent pour honorer ce qui l'eft
le moins.
Les membres de cette noble acadé-
mie ne dérogent point. En revanchej, ils
(i) Dit en mots plus ouverts ^ cela n'en fe-
roit que plus vrai j mais ici je fuis partie , &
je dois me taire. Par-tout on l'on eft moins
fournis aux loix qu'aux hommes, on doit fa-
jroir endurer l'injufticç.
' H É L oTs E. s 53*
font excommuniés j ce qui eft précifé-
ment le contraire de l'ufage des autres
pays y mais peut-ître ayant eu le choix ,
aiment-ils mieux être nobles & damnés,
que roturiers & bénis. J'ai vu far le théâ-
tre un Chevalier moderne , auflî fier de
fon métier qu'autrefois l'infortuné La-
berius fut humilié du lien (i) , qjuoi-
(i) Forcé par le tyran de monter fur le
théâcre , il déplora fon fort par des vers très»
«ouchans , & très- capables d'allumer l'indi-
gnation de tout honnête - homme conrre ce
Céfar fi vanté. Après avoir, dit-il, vécu foi'
xante ans avec honneur , j'ai qultcé ce malin mcn
foyer , Chevalier Romain ; j'y rentrerai cefoir ^
vilHiJîrion Hélas ! j'ai trop vécu d'un jour. O
fortune ! s'iifalLoit me déshonorer une fois , que
ne m'y for f vis-tu^ quand lajeunejfe é" la vigueur
me laijfoient au moins une figure agréa'ole : mais .
maintenant quel trifte objet viens-je expofer aux
rebuts du peuple Romain? Une voix éteinte , un
corps infirme^ un cadavre , un fépulchre animé ^
qui n'a plus rien de moi que mon nom. te prolo-
gue entier qu'il récita dans cette occai:on , l'in-
juftice <\\\z liri fit Ccfar pi^ué de la nobk li-
^^4- ^^ Nouvelle
qu'il le fît par force & ne récitâr que Tes!
propres ouvrages. Aufli l'ancien Labe-
rius ne put-il reprendre fa place au cir-
que parmi les Chevaliers Romains , tan-
dis que le nouveau en trouve tous les
jours une fur les bancs de la comédie
françoife parmi la première noblefle du
pays \ & jamais on n'entendit parler à
Rome avec tant de refpedide la majefté
du peuple Romain , qu'on parle à Paris
de la majeflé de l'Opéra.
Voilà ce q{ie j'ai pu recueillir des dif-
cours d'autrui fur ce brillant fpedacle j
que je vous dife à préfent ce que j'y ai
vu moi-même.
berté avec laquelle il vengeoit Ton honneur
flétri, l'afFront qu'il reçut au cirque j la baf.
feffe qu'eut Cicéron d'infulter à fon oppro-
bre, la réponfe fine & piquante que lui fît
Laberius i tout cela nous a été confervé par
Aulu-gelle ; & c'eft, à mon gré, le morceau le
plus curieux & le plus intérelTant de fon fade
lecaeii.
Ê à L O 'i s E, 135'
Figutez-vons une gaîne large d'une
quinzaine de pieds , & longue à propor-
tion j cette gaîne eft le théâtre. Aux
deux coiés on place par intervalles des
feuilles de paravent, fur lefquelles font
groflierement peints les objets que la
fcène doit reprcfenter. Le fond eft un
grand rideau peint de même , & prefque
toujours percé ou déchiré, ce qui repré-
fente des gouffres dans la terre ou des
trous dans le ciel, félon la perfpedtive.
Chaque perfonne qui paiïe derrière je
théâtre & touche le rideau, produit en
l'ébranlant une forte de tremblement de
terre alfez plaifant à voir. Le ciel eft
repréfenté par certaines guenilles bleuâ-
tres, fufpendues à des bâtons ou à des
cordes, comme l'étendage d'une blan-
chi (feufe. Le foleil ,car on l'y voit quel-
quefois , eft un flambeau dans une lan-
terne. Les chars à^s Dietfx & des Déef-
{cs faut comporés de quatre folives enca-
drées & fufpendues à une grofte corde
^n forme d'efcarpolette j entre ces foli-
i3"5' La KourELLE
ves eft une planche en travers , fur la-
quelle le Dieu s'alîîed, & fur le devant
pend un morceau de groiïe toile bar-
bouillée , qui ferc de nuage à ce magni-
fique char. On voit vei's le bas de la
machine rillumination de deux ou trois
chandelles puantes 6i mal mouchées,
qui , tandis que le perfonnage fe démène
&c crie en branlant dans Ton efcarpolet-
le , l'enfument tout à fon aife j encens
digne de la Divinité.
Comme les chars font la partie la plus
confidérable des machines de l'opéra j
fur celle-là vous pouvez juger des au-
tres. La mer agitée eft compofée de
longues lanternes angulaires de toile ou
de carton bleu qu'on enfile à des bro-
ches parallèles, & qu'on fait tourner par
des polilTons. Le tonnerre eft une lourde
charrette qu'on promène fur le cintre ,
&C qui n'eft pas le moins touchant inf-
trument de cette agréable mufique. Les
éclairs fe font avec des pincées de poix-
réfine qu'on projette fur un flambeau j
la foudre eft un pétar-d au bout d'une
fufée.
H È i o ï s 1, ^37
Le théâtre eft garni de petites trapes
quarrées, qui, s'ouvrant au befoin, an-
noncent que les démojis vont fortir de la
cave. Quand ils doivent s'élever dans les
airs , on leur fubftitue adroitement de
petits démons de toile brune empaillée,
ou quelquefois de vrais ramoneurs qui
tranlenten l'air fufpendas à des cordes,
jufqu'à ce qu'ils Te perdent majeftueu-»
fement dans les guenilles dont j'ai par-
lé. Mais ce qu'il y a de réellement tra-
gique, c'efl: quand les cordes font mal
conduites ou viennent à rompre j car
alors les Efprits infernaux & les Dieux
immortels tombent , s'eftropient , fe
tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela
les mondres qui rendent certaines fcènes
fort pathétiques, tels que des dra-»
gons , des lézards , des tortues , àts crp-»
codiles, de gros crapauds qui fe pro-
mènent d'un air menaçant fur le thé^s
rre , & font voir à l'opéra les tentations
de Saint Antoine. Chacune de ces figu-
res eft animée par ua loiirdeaii dç h"
23S La N'ouvellk
voyard , qui n'a pas l'efpric de faire la
bère.
Voilà , ma confine , en quoi con-
/îfte, à peu-près, l'auguile appareil de
l'opéra , autant que j'ai pu robferver
du parterre à l'aide de ma lorgnette ,
car il ne faut pas vous imaginer que
CQS m.oyens foient fort cachés & pro-
duifent un effet irnoofant; je ne vous
dis en ceci que ce que j'ai apperçu de
moi même, &c ce que peiir apperce-
voir comme moi tout fpeétateur non
préoccupé. On aifùre pourtant qu'il y
a une prodigieufe quantité de machines
employées à faite mouvoir tout cela,
on m'a offert plufieurs fois de me les
montrer j mais je n'ai jamais été curieux
de voir comment on faix de petites cho-
{qs avec de grands efforts.
Le nombre des gens occupés au fer-
vice de l'opéra efl inconcevable. L'or-
cheftre & les chœurs compofent enfem-
ble près de cent perfonnes : il y a àes
multitudes de danfeurs j tous les rôleç
H È L O ï S E, 239
font doubles & triples (i) , c'eft-à-dite,
qu'il y a toujours un ou deux adteurs
fubalternes, prêts à remplacer l'adeur
principal, & payés pour ne rien faire,
j'urqu'à ce qu'il lui plaife de ne rien
faire à fon tour \ ce qui ne tarde jamais
beaucoup d'arriver. Après quelques re-
préfentacions , les premiers adleurs , qui
font d'importans perfonnages , n'hono-
rent plus le public de leur préfence; ils
abandonnent la place à leurs fubftituts ,
&c aux fubftituts de leurs fubftituts. On
reçoit toujours le même argent à la por-
te, mais on ne donne plus le mcme
fpedacle. Chacun prend fon billet com-
me à une loterie , fans favoir quel lot
il aura ; & , quel qu'il foit , perfonne n'ô-
feroit fe plaindre : car, afin que vous
le fâchiez , les nobles membres de cQtiç
(l) On ne f.tit ce que c'eft que des doubles
çn Italie j le public ne les foulïrircit pas : auffi
ie fpeclacle eft-il à beaucoup meilleur marche j
il en coucçroic trop pour être mal fervi.
t4.o La Nouvelle
académie ne doiveiir aucun refpeâ: aa
public ; c'eft le public qui leur en doir.
Je ije vous parlerai point de cette
mu.fique; vous la connoilTez. Mais ce
dont vous ne fauriez avoir d'idée, ce
font les cris affreux, les lon^s musinfè'-
mens dont retentit le théâtre durant la
repréfentation. On voit les adrices, pref-
-que en convulfion, arracher avec vio"
lence ces glapifTemens de leurs pou^-
mons, les poings fermés contre la poi-
trine, la xtiQ en arrière , le vifage en-
flammé, les vaiOTeaux gonflés, l'efto-
mac pantelant; on ne fait lequel eft le
plus défagréablement afFeéié de l'œil ou
•de l'oreille; leurs efforts font autant
fouffrir ceux qui les regardent , que leurs
chants ceux qui les écoutent \ Se ce qu'il
y a de plus inconcevable, eft que ces hûr^-
lemens font prefque la feule chofe qu'ap-
plaudiffent les fpedateurs. A leurs bat-
temens de mains , on les prendroit pout
des fourds charmés de faifir parci-par-
là quel(^ues foi;s perçans, $c qui veulent
engager
H È L O ï S E, 241
eJigagct lesadteursà les redoubler. Pour
moi , je fuis perfuadé qu'on applaudit
les cris d'usé adiice à l'opéra , comme
les tours de force d'un bareleur à la
foire j laficuationen eftdépiaifante& pé-
nible \ on foufFre tandis qu'ils durent ,
mais on eft (î aife de les voir finie fans
accident, qu'on en marque volontiers fa
joie. Concevez que cette manière de
chanter eft employée pour exprimer ce
que Quinault a jamais dit de plus ga-
lant & de plus tendre. Imaginez les Mu-
£qs^ les Grâces, les Amours, Vénus mê-
me s'exprimant avec cette délicatefle ,
& jugez de l'effet '.Pour les diables, palTe
encore : cette mufique a quelque chofe
d'infernal qui ne leur mélied pas. Auflî
les magies , les évocations , &; toutes les
fêtes du fabat font- elles toujours ce
qu'on admire le plus à l'opéra françois.
A ces beaux fons , aufiî juftes qu'ils
font doux , fe marient très-dignement
ceux de l'orcheftre. figurez-vous un
charivari fans fin d'inftrumens fans mc-
Tomc //. L
24i La No uv elle
lodie , un ronron traînant & perpétuel
de baiïes; chofe la plus lugubre, la plus
afiTommanre que j'aye entendue de ma
vie , &: que je n'ai jamais pu fupporter
une demi-heure fans gagner un violent
mal de tête. Tout cela forme une efpece
de pfalmodie à laquelle il n'y a pour
l'ordinaire ni chant ni mefure. Mais
quand par hafard il fe trouve quelque air
UJî peu Taillant , c'eft un trépignement
univerfel \ vous e])[endez tout le par-
terre en mouvement fuivre à grand'-
peine & à grand bruit un certain hom^
me de l'orcheftre (i). Charmés de feu-
tir un moment cette cadence qu'ils Ç^n'
tentfi peu , ils fe tourmentent l'oreille ,
la voix , les bras , les pieds & tout le
corps, pour courir après la mefure (i)
(i) Le Bûcheron.
(i) Je trouve qu'on n'a pas mal compaii
les airs légers de la mufique françoife à U
çourfe d'une vache qui galoppe , ou d'une oic
gr^ITe qui Viiut vôIer,
H É L O ï s E, 245
toujours prête à leur échapper- au -lieu
que l'Allemand & l'Italien , qui en font
inrimc ment affectes > la Tentent & la fui-
vent fans aucun effort , & n'ont jamais
befoin de la battre. Du moins Régianino
m'a-t-il fouvent dit que à:{r[S les opéra
d'Italie, où elle eft fi fenfible & fi vive ,
on n'entend , on ne voir jam;ns dans l'or-
cliefrre ni parmi les fpedlateurs le moin-
dre mouvement qui la marque. Mais
tout annonce en ce pays la dureté de
l'organe mufical j les voix y font rudes
& fans douceur , les indexions âpres &
fortes, les fons forcés & rraînans; nulis
cadence , nul accent mélodieux dans les
airsdu peuple: les inrtrumens militaires,
les fifres de l'infanterie, les trompeties
de la cavalerie , tous les cors , tous les
haut-bois , les chanteurs des rues , les
violons des guinguettes , tour cela eft
d'un faux à choquer l'oreille !a moins
délicate. Tous les talens ne lonx. pas
donnés aux mêmes hommes , & en gé-
néral le François paroît être de tous les
peuples de l'Europe celui qui a le moins
Lij
244 La Nouvelle
d'aptitudeà la mufique. My lord Édouarcî
prétend que \es Anglois en onr aufli
peu •, mais la différence eft que eeux-ci
le favent & ne s'en foucienc guères; au-
lieu que les François renonceroient à
rnille juftes droits , 8c pafferoient con-
damnation fur toute autre chofe , plu-
tôt que de convenir qu'ils ne font pas
les premiers muficiens du monde. Il y
en a mcme qui regarderoient volontiers
la mufique à Paris comme une affaire
d'État; peut-être, parce que c'en fut
une à Sparte de couper deux cordes à
la lyre deTimothée : à cela vous (en-
tez qu'on n'a rien à dire. Quoi qu'il en
foit, l'opéra de Paris pourroît être une
fort belle inftitucion politique, qu'il n'en
plairoit pas davantage aux gens de goût.
Revenons à ma defcription.
Les ballets , dont il me refte à vous
parler, font la partie la plus brillante de
cet opéra, &", confidérés fépaiémenr, ils
font un fpedacle agréable , magnifique
&: vraiment théâtral j mais ils fervent
çptnme partie conftitutive de la pièce, 8c
H É L O ï s E, 245
fc*eft en cette qualité qu'il les faut con*-
fidérer. Vous connoifTez les opéra de
Quinault ; vous favez comment les di-
vertifTemens y font employés \ c'efl; à-
peu-prcs de même , ou encore pis , chez
fes fuccelTeurs. Dans chaque adte l'adion
eft ordinairement coupée au moment le
plus intérelfant par une fête qu'on donne
aux aéleurs afîis , 6: que le parterre voit
debout. 11 arrive de-là que les perfon-
«ages de la pièce font entièrement ou-
bliés , ou bien que les fpeélateurs re-
gardent les auteurs qui regardent autre
chofe. La manière d'amener ces fêtes eft
fimple. Sï le Prince eft joyeux , on
prend part à fa joie , & l'on danfe : s'il
eft trifte, on veut l'égayer, & l'on danfe.
J'ignore fi c'eft la mode à la Cour de
donner le bal aux Rois, quand ils font de
mauvaife humeur :ce que je fais par rap-
porta ceux-ci, c'eft qu'on ne peut trop
admirer leur conftance ftoïque à voir des
gavottes ou écouter des chanfons , tan-
dis qu'on décide quelquefois derrière le
L iij
•24^ La Nouvelle
théâtre de leur couronne ou de lefît
fort. Mais il y a bien d'autres fujets de
dahfes ; les plus graves aétions de la
vie fe font en danfanr. Les Prêtres dan-
fentjles foldats danfent, les Dieux daii-
fenr, les diables danfent, on danfe juf-
ques dans les enterremens, & tout danfe
à propos de tour.
La danfe eft donc le quatrième des
beaux arts employés dans la conftitu-
tion de la (chne lyrique : mais les trois
autres concourent à l'imitation j & ce-
lui-là, qu'imire-t-il ? Rien. 11 eft donc
hors d'œuvre quand il n'efl employé que
comme danfe j car que font des me-
nuets , àts rigaudons , àe% chaconnes ,
dans une tragédie ? Je dis pKis , il n'y
feroir pas moins déplacé , s'il imitoic
queloue chofe, parce que, de toutes les
unités , il n'y en a point de plus indif-
penfabie , que celle du langage j & un
opéra où l'adtion fe pafferoit moitié en
chnnt, moitié en danfe , feroit plus ri-
dicule encore que celui où l'on parleroic
moitié francois , moitié italien.
H É L OÏ s É. 247
Non contens d'introduire la daiife
comme partie efifentielle de la fcène ly-
rique , ils i*e font même efforcés d'en
faire quelquefois le fujet principal , &
ils ont des opéra appelés ballets qui
remplirent fî mal leur titre, que ladanfe
n'y eft pas moins déplacée que dans tous
les autres. La plupart de ces ballets for-
ment autant de fujets féparés que d'ac-
tes , & ces fujets font liés entre eux par
de certaines relations métaphyfiques
dont le fpeclateur ne fe douteroit ja-
mais , fi l'auteur n'avoit foin de l'en aver-
tir dans un prologue. Les faifons , les
âges , les fens , les élémens j je de-
mande quel rapport ont tous ces titres
à la danfe , & ce qu'ils peuvent offrir
en ce genre à l'imagination ? Quelques-
uns même font purement allégoriques ,
comme le carnaval & la folie , & ce
font les plus infupportables de tous ;
parce qu'avec beaucoup d'efprit & dé
finefle , ils n'ont ni fentimens , ni ta-
bleaux , ni (îtuations 5 ni chaleur , ni
L iv
248 La NouviiiE
intérêt , ni rien de ee qui peut donner
prife à la mufique , flatter le cœur , 8i
nourrir rillullon. Dans cqs prétendus
ballets l'aiftion fepaiïe toujours en chant,
la danfe interrompt toujours l'adtion , ou
ne s'y trouve que paroccarion,& n'imite
rien. Tout ce qui arrive ; c'eft que cQS
fcallets ayant encore moins d'intérci que
les tragédies , cette interruption y eft
moins remarquée : s'ils étoient moins
froids , on en Teroit plus choqué , mais
un défaut couvre l'autre , & l'art des
auteurs pour empêcher que la clanfe ne
laflTe , eft de faire en forte que la pièce
ennuie.
Ceci me mène infenfiblement à des
recherches fur la véritable conftitution
du drame lyrique , trop étendues pour
entrer dans cette lettre, & qui me jette-
roient loin de mon fujet j j'en ai fait une
petite diifertation à part cjue vous trou-
verez ci -jointe , & dont vous pourrez
caufer avec Régianino. Il me refte à
vous dire fur Topera françois que le plus
H È L O'i s E. 249
^fand défaut que j'y crois remarquer, ell
xxn. faux goût de magnificence par le-
quel on a voulu mettre en repréfenra-
rion le merveilleux , qui , n'étant fait
que pour être imaginé , eft aofli bien
placé dans un poème épique , que ridi-
culement fur un théâtre. J'aurois eu
peine à croire , fi je ne l'avois vu , qu'il
fe trouvât des artiftes alTsz imbéciles
pour vouloir imiter le char du Soleil 3
ôc des fpedtateurs aflTez enfans pour al-
ler voir cette imitation. La Bruyère ne
concevoir pas comment un fpeétacle
auffi fuperbe que l'opéra pouvoir l'en-
nuyer à fi grands frais. Je le conçois
bien, moi, qui ne fuispas un la Bruyère;
& je foutiens que , pour tout homme
qui n'eft pas dépourvu du goût des beaux
arts j la mufique françoife , la danfe ôc
le merveilleux mêles enfemble, feront
toujours de Topera de Paris le plus en-
nuyeux fpedtaclequipuiffeexifter.Après
tout , peut-être n'en faut-il pas aux Fran-
çois de plus parfaits , au moins quant
L V
250 La Nouvelle
a. l'exécution ; non qu'ils ne foient trèS
en crac de connoître la bonne , mais
parce qu'en ceci le mal les amufe plus
que le bien. Ils aiment mieux railler
qu'applaudir; le plaifir de la critique les
dédommage de l'ennui du fpedtacle , Sc
il leur eft plus agréable de s'en moquer
quand ils n'y lont plus , que de s'y
plaire tandis cju'ils y font.
LETTRE XXIV.
DE Julie.
Ui , oui , je le vois bien ; l'heureufe
Julie t'eft toujours chère. Ce même feu
qui brilloit jadis dans tes yeux , fe fait
fentir dans ta dernière lettre ; j'y re--
trouve toute l'ardeur qui m'anime , &C
la mienne s'en irrite encore. Oui, mon
ami j le fort a beau nous féparer , pref-
fons pos cœurs l'un contre l'autre, con-
fervons par la communication leur cha'-
leur naturelle contre le froid de l'abfence
H É L O'i s Ei 251
Se ûu défefpoir , & que tout ce qui de-
vroit relâcher notre attachement, ne fer-
ve qu'à le refferrer fans cefl'e.
Mais j'admire ma fimplicité ; depuis
que j'ai reçu cette lettre , j'éprouve quel-
que chofe des charmans effets dont elle
parle , & ce badinage du talifman , quoi-
qu'inventé par moi-même , ne laifTepas
demeféduire & de me paroître une vé-
rité. Cent fois le jour,quand je fuis feule,
un treiraillement me faifit comme fi je
te fentois près de moî. Je m'imagine que
lu tiens mon portrait, & je fuis fi folle
que je crois fentir l'imprefiîion des ca-
refles que tn lui fiiis &: des baifers que
lu lui donnes : ma bouche croit les re-
cevoir , mon rendre cœur croit les
goûter. O douces illufions! ô chimères !
dernières relTources des malheureux!
ah ! s'il fe pfut , tenez-nous lieu dé
réalité ! Vouf, êtes quelque chofc en-
core à ceux r^jour qui le bonheur n'efl;
plus rien.
Quant à la manière dont je m'y fuis
ptife pour avoir ce portrait, c'eft bien
252 La Nouvelle
un foin de l'Amour; mais crois que, s'il
étoit vrai qu'il fîecies miracles, ce n'eft
pas celui-là qu'il auroit choifi. Voici le
mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quel-
que tems ici un peintre en miniature
Tenant d'Italie ; il avoir des lettres de
Mylord Edouard , qui peut-être en les
lui donnant avoit en vue ce qui eft ar-
rivé. M. d'Orbe voulut profiter de cette
occafion pour avoir le portrait de ma
coufme ; je voulus l'avoir auflî. Elle &
ma mère voulurent avoir le mien , & à
ma prière le peintre en fit fecrettement
une féconde copie. Enfuite fans m'em-
barraffer de copie ni d'original , je choiiis
fubtilement le plus reiTemblant des trois
pour te l'envoyer. C'efl une friponnerie
dont je ne me fuis pas fait un grand fcru-
pule y car un peu de reffemblance de plus
ou de moins n'importe guères à ma mère
& à ma coufine ; mais les hommages que
tu rendrois à une autre figure que la
mienne , feroient une efpèce d'infidélité
(d'autant plus dangereufe, que mon por-
trait feroit mieux que moi j & je ne veux
Heloise: Z5j(
)3ûînt , comme que ce foit , que tu
prennes du goût pour des charmes que
je n'ai pas. Au refte , il n'a pas dépendu
de moi d'être un peu plus foigneufe-
ment vêtue \ mais on ne m'a pas écou-
tée , & mon père lui-même a voulu que
le portrait demeurât tel qu'il eft. Je te
prie, au moins , de croire, qu'excepté
la coëfFure , cet ajuftement n'a point
été pris fur le mien , que le peintre a
tout fait de fa grâce, ôc qu'il a orné
ma perfonne des ouvrages de fon ima-
gination.
A
k'y4 La Novv"ELti
LETTRE XXV.
A Julie.
J4.L faut, chère Julie, que Je te parle
encore de ron portrait •, non plus dans
ce premier enchantement auquel tu fus
fi fenfible ; mais au contraire avec le
regret d'un homme abufé par un faux
cfpoir, & que rien ne peut dédomma-
ger de ce qu'il a perdu. Ton portrait a
de la grâce & de la beauté , même de la
tienne; il eft affez relTemblant & peint
par un habile homme \ mais pour en
être content, il faudroit ne te pas con-=
noître.
La première chofe que je lui reproche ,
efl: de te reflTembler Se de n'être pas toi \
d'avoir ta figure ôrd'être infeniîble. Vai-
nement le peintre a cru rendre exadte-
ment tes yeux &: tes traits ; il n'a point
rendu ce doux fentimentqui les vivifie,
& fans lequel, tout charmans qu'ils font ,
.ils ne feraient rien. C'eft dans ton cœur.
H È L O 'l s E. H^f
îVia Julie , qu'eft le Fard de ton vifage, &ç
celui-là ne s'imite point. Ceci tient, je
l'avoue, à rinfuffifanGe de l'art, mais c'eft
au moins la faute de l'artifte de n'avoir
pas été exaét en tout ce qui dépendoic
de lui. Par exemple , il a placé la ra-
cine des cheveux trop loin des temples,
ce qui donne au front un contour moins
agréable & moins de finelTe au regard.
Il a oublié les rameaux de pourpre
que font en cet endroit deux ou trois
petites veines fous la peau, à peu-près
comme dans ces fleurs d'iris que nous
confidérions un jour au jardin de Cla-
rens. Le coloris des joues eft trop près
des yeux , & ne fe fond pas délicieufe-
ment en couleur de rofe vers le bas
du vifage comme fur le modèle. On
diroit que c'eft du rouge artificiel pla»
que comme le carmin des femmes de
ce pays. Ce défaut n'eft pas peu de
chofe , car il te rend l'œil moins doux,
& l'air plus hardi.
Mais, dis-moi, qii'a-t-il fait de ces
nichées d'amours qui fe cachent aux deux
15^ La NouvEiiÉ
coins de ta bouche , & que dans mes joutrS
fortunés j'ôfois réchauffer quelquefois de
la mienne ? Il n'a point donné leur grâce
à ces coins , il n'a pas mis à cette bouche
ce tour agréable 6c férieux qui change
tout-à-coup à ton moindre fourire , &
porte au cœur je ne fais quel enchante-
ment inconnu , je ne fais quel foudain
raviffement que rien ne peut exprimer.
Il eft vrai que ton portrait ne peut paflTer
du férieux au fourire. Ah ! c'eft précifé-
ment de quoi je me plains : pour pouvoir
exprimer tous cqs charmes , il faudroit te
peindre dans tous les inftans de ta vie.
Paffonsau peintre d'avoir omis quel-
ques beautés \ mais en quoi il n'a pas fait
moins de tort à ton vifage, c'eft d'avoir
omis les défauts. 11 n'a point fait cette
tache prefque imperceptible que tu as
fous l'œil droit, ni celle qui eft au
cou du coté gauche. Il n'a point mis....
o Dieux! cet homme étoit-il de bron-
ze? Il a oublié la petite cica-
trice qui t'eft reftée fous la lèvre. Il
xû. fait les cheveux U les fouicils 4e
H È i o'i s r.' 157
la même couleur, ce qui n'efl; pas : les
fourcils font plus châtains , & les che-
veux plus cendrés.
Bionda tefta, occki aiari j e bruno cigîio,
11 a fait le bas du vifage exadtement
ovale. 11 n'a pas remarqué cette légère
fmuofitc qui , féparant le menton des
joues , rend leur contour moins régu-
lier & plus gracieux. Voilà les défauts
les plus fenfibles, il en a omis beaucoup
d'autres, & je lui en fais fout mauvais
gré j car ce n'eft pas feulement de tes
beautés que je fuis amoureux , mais de
toi toute entière telle que tu es. Si tu
ne veux pas que le pinceau te prête rien ,
moi je ne veux pas qu'il t'ôte rien j &
mon cœur fe foucie auflî peu des attraits
qlie tu n'as pas , qu'il eft jaloux de ce qui
tient leur place.
Quant à l'ajurtement, je le paflerai
d'autant moins, que, parée ou négligée, .
je t'ai toujours vu mife avec beaucoup
plus de goût que tu ne l'es dans ton por-
^5^ La N'ovvellé
traie. La coëffure eft trop chargée; Oïî
me dira qu'il n'y a que des fleurs : hé
bien ! ces lîeurs font de trop. Te fou-
viens-tu de ce bal où tu portois ton
Jiabic à la valaifane, & où ta coufiiie
dit que je danfois en philofophe ? Tu
n'avûis pour toute coëtFure qu'une lon-
gue treiTe de tes cheveux roulée autour
de ta tête , & rattachée avec une aiguille
d'or, à la manière des villageoifes de
Berne. Non , le foleil orné de tous Tes
rayons n'a pas l'éclat dont tu frappois
les yeux &: les cœurs \ ôc fùremenr qui-
conque te vit ce jour-là ne t'oubliera
de fa vie. C'efi: ainfi, ma Julie , que tu
dois ctre coëfFée j c'eft l'or de tes che-
veux qui doit parer ton vifage, ôc non
cette rofe qui les cache , & que ton teint
flétrit. Dis à la coufine, (carjereconnois
fes foins & fon choix,) que ces fleurs dont
elle a couvert & profané ta chevelure,
ne font pas de meilleur goût que celles
qu'elle recueille dans VAdone^ Ôc qu'on
peut leur pafler de fuppléer à la beauté,
mais non de la cacher.
H È L O î s E. 259
A l'égard du bufte, il efi: fingulier
gu'un amaiic Ibic là-deffus plus févere
cju'un père; mais en effet je ne t'y trouve
pas vécue avec alfez de foin. Le portrait
de Julie doit être modefte comme elle.
Amour 1 CQS Iccrets n'apparriennenr qu'à
roi. Tu dis que le peintre a tout tiré de
fon imagination. Je le crois, je le crois !
Ah ! s'il eût apperçu le moindre de ces
^charmes voilés, fes yeux l'eulTent dé-
voré , mais fa main n'eût point tenté de
les peindre; pourquoi faut-il que fon
art témérau-e ait tenté de les imaginer ?
Ce n'eft pas feulement un défautdebien-
féance , je fouriens que c'eft encore un
défaut de goût. Oui , ton vifage eft trop
charte pour fupporter le défordre de
ton fein : on voir que l'un de ces deux
objets doit empfcher l'autre de paroî-
tre , il n'y a que le délire de l'amour
qui puifle les accorder; &l quand fa
main ardente ôfe dévoiler celui que la
pudeur couvre , l'ivrelTe & le trouble de
tes yeux dit alors que tu l'oublies , &
non que tu l'expofcs.
'iSo La Nouvelle
Voilà la critique qu'une attention con^
tinuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai
conçu là-deflTus ledefTein de le réformer
félon mes idées. Je lésai communiquées
à un peintre habilej & fur ce^qu'iladéjà
fait, j'efpere te voir bien-tôt plus fembla-
ble à toi-même. De peur de gâter le
portrait nous eflayons les changemens
fur une copie que je lui en ai fait faire,
8c il ne les tranfporte fur l'original que
quand nous fommes bien sûrs de leur
effet. Quoique je defline affez médiocre-
ment , cet artifte ne peut fe lalfer d'ad-
mirer la fubtilité de mes obfervations 5
il ne comprend pas combien celui qui
me les di£te eft un maître plus favant
que lui. Je lui parois aulîî quelquefois
fort bifarre j il dit que je fuis le premier
amant qui s'avife de cacher des objets
qu'on n'expofe jamais alfez aux yeux
des autres j & quand je lui réponds que
c'eft pour mieux te voir toute entière
que je t'habille avec tant de foin , il me
regarde comme un fou. Ah ! que ton
portrait feroit bien plus touchant. Ci je
H É L O ï s E. 16 1
pouvois inventer des moyens d'y mon-
trer ton âme avec ton vifage , & d'y
peindre à la fois ta modeftie 6c tes at-
traits ! Je te jure , ma Julie , qu'ils ga-
gneront beaucoup à cette réforme. On
n'y voit que ceux qu'avoit fuppofé le
peintre, Se le fpeétateur ému les fuppo-
fera tels qu'ils font. Je ne fais quel en-
chantement fecret règne dans ta per-
fonne j mais tout ce qui la touche fem-
ble y participer j il ne faut qu'apperce-
voir un coin de ta robe, pour adorer celle
qui la porte. On fent , en regardant ton
ajuftemenr, que c'eft par-tout le voile
des grâces qui couvre la beauté j & le
goût de ta modcfte parure femble an-
noncer au ccpur tous les charmes qu elle
recèle.
1(3 1 La N ou i^ elle
LETTRE XXVI.
A Julie,
JUlie! ô Julie !ô toi qu'un rems j'ofois
appeler mienne , & dont je profane au-
jourd'hui le nom ! la plume échappe à
ma main tremblante; mes larmes inon-
dent le papier ; j'ai peine à former les
premiers traits d'une lettre qu'il ne fal-
loir jamais écrire \ je ne puis ni me taire
tii parler. Viens, honorable & chère
image, viens épurer & raffermir un cœur
avili par la honte & brifé par le repen-
tir. Soutiens mon courage qui s'éteint;
donne à mes remords la force d'avouer
le crime involontaire que ton abfenee
m'a lailTé commettre.
Que tu vas avoir de mépris pour un
coupable, mais bien moins que je n'en
ai moi-même! Quelque abjed: que j'aille
être à tes yeux, je le fuis ccnx. fois plus
aux miens propres j car en me voyant
tel <jae je luis , ce qui m'humilie le plus
Tc-nic JT.
/î/.'.' Q.ô'z
lalioufe r;i les x-eiaoï'il a •veii.a-eiit J'amoiir mi iragco
H É L O ï s E.. 2^5
«ncore, c'eft de ce voir, de ce feniir au
fond de mon cœur, dans un lieu défor-
tnais fi peu digne de toi, & de fon-
ger que le fouvenir des plus vrais plai-
firs de l'Amour, n'a pu garantir mes fens
d'un piège fans appas , &: d'un crime fans
charmes.
Tel eft l'excès de ma confufion , qu'en
jrecourant à ta clémence Je crains même
de fouiller tes regards fur ces lignes par
l'aveu de mon forfait. Pardonne , âmç
pure & charte, un récit que j'épargnerois
d ta modeftie, s'il étoit un moyen d'ex-
pier mes égaremens; je fuis indigne de
IQS bontés , je le fais j je fuis vil , bas,
méprifable \ mais au moins je ne fe-<-
rai ni faux ni tronipeur , & j'aime mieux
que tu m'ôtes ton cœur & la vie, que
de t'abufer un feul moment. De peur
dêtre tenté de chercher des excufes qui
ne me rendroient que plus criminel ,
je me bornerai à te faire un détail
exadfc de ce qui m'eft arrivé. Il fera
aufll fincere que mon regret j ç'eft eouc
1<34 ^^ NOU VELL'E
ce que je me permettrai de dire en ma
faveur.
J'avois fait connoiflance avec quel-
ques officiers aux Gardes (Sv: autres jeunes
gens de nos compatriotes , auxquels je
trouvois un mérite naturel, que j'avois -
regret de voir gâter par l'imitation de je
ne fais quels faux airs qui ne font pas faits
pour eux. Ils fe moquoient à leur tour
de me voirconferver dans Paris la fim-
plicitc des anciennes mœiirshelvétiques.
Ils prirent mes maximes & mes manières
pour des leçons indireâies dont ils furent
choqués, & réfolurentdeme faire chan-
ger de ton à quslque prix que ce iixt.
Après plufieurs tentatives quineréufli-
rent point, ils en firent une mieux con-
certée qui n'eut que trop de fuccès. Hier
matin, ils vinrent me propofer d'aller
fouper chez la femme d'un colonel qu'ils • -
me nommèrent, & qui, fur le bruitde. ma
fagefie, avoit, difoient-ils, envie de faire
connoiflance avec moi. AlTez fot pour
donner dans ce perfifïlage, je leur repré-
fentai
H È L O 1 s E, 2<?5
feiicai qu'il feroit mieux d'aller premiè-
rement lui faire vifite : mais ils fe mo-
quèrent de mon fcrupule , me difanc
que la franchife Suiïïe ne comportoic
pas tant de façons, &c que cqs manières
cérémonieufes ne ferviroient qu'à lui
donner mauvaife opinion de moi. A
neuf heures nous nous rendîmes donc
chez la clame. Elle vint nous recevoir
fur l'efcalier \ ce que je n'avois encore
obfervé nulle parc. En entrant , je vis a
des bras de cheminée de vieilles bou-
gies qu'on venoit d'allumer, & par-
tout un certain air d'apprêt qui ne me
plut point. La mairtefle de la maifoii
me parut jolie , quoiqu'un peu palTce ;
d'autres femmes à-peu-près du mcme
âge &C d'une femblable figure étoienc
avec elle; leur parure, aflez brillante,
avoit plus d'éclat que de goût j mais
j'ai déjà remarqué que c'efl: un point
fur lequel on ne peut guères juger eu
ce pnys de l'état d'une femme.
Les premiers complimens fe pafferenr
à-peu-près comme par-tout j l'ufage du
Tome II» M
i66 La No u vell e
monde apprend à les abréger , ou à les
touiner vers l'enjouement , avant qu'ils
ennuient. Il n'en fut: pas tout-à-fait de
iTiême, fi-tôt que la converfation devint
générale 5c férieufe. Je crus4:rouverà cqs
dames un air contraint & gcné , comme
il ce ton ne leur eût pas écé^familier , &
pour la première fois , depuis que j'étois
à Paris, je vis des femmes embarraflees
à foutenir un entretien raifonnable.Pour
trouver une matière aifée , elles fe jettè-
rent fur leurs affaires de famille , &
comme je n'en connoilTois pas une , cha-
cune dit de la fienne ce qu'elle voulut.
Jamais je n'avois tant ouï parler de M. le
Colonel \ ce qui m'étonnoit dans un pays
où l'ufage efl: d'appeller les gens par leurs
noms plus que par leurs titres , & où
ceux qui ont celui-là en portent ordi-
nairement d'autres.
Cette fauiïe dignité fit bien-tôt oLice à
des manières plus naturelles. On fe mit
à caufer tout bas , de reprenant, fans y
penfer , un ton de familiarité peu décen-
te, on chuchetoitjOnfourioit en mère-
H É L o ï s E. i6j
gardant , tandis que la dame de la maifon
me queftionnoit fur l'état de mon cœur
d'un certain ton réfolu qui a'étoir guè-
res propre à le gagner. On fcrvir , & la
liberté de la table qui femble confon-
dre tous les états, mais qui met chacun
à fa place fans qu'il y fonge, acheva de
m'apprendreen quel lieuj'étois. Ilctoic
trop tard pour m'en dédire. Tirant
donc ma fureté de ma répugnance , je
confacrai cette foirée à ma fonction
d'obfervateur , &c réfolus d'employer à
connoîrre cet ordre de femmes la feule
occafion que j'en aurois de ma vie. Je
rirai peu de fruit de mes remarques ;
elles avoient fi peu d'idée de leur état
préfent, fi peu de prévoyance pour l'a-
venir, &, hors du jargon de leur mé-
tier,elîes étoient fi llupides à tous égards,
que le mépris effaça bien- tôt la pitié
que j'avois d'abord d'elles. En parlant
du plaifir même, je vis qu'elles étoienf
incapables d'en reffenrir. Elles me pa-
rurent d'une violente avidité pour' totit
ce qui pouvoir tenter leur avarice : l
M il
a^3 La Nouvelle
cela'prèsjje n'entendis foitir de leur
bouche aucun mot qui partît du cœur.
J'admirai comment d'honnêtes gens
pouvoient fupporter une fociété fi dé-
goûtante. C'eût été leur impofer une
peine cruelle, à mon avis, que de les
condamner au genre de vie qu'ils choi-s
lîiToient eux-mêmes.
Cependant le fouper feprolongeoit6c
devenoit bruyant. Au<léfaut de l'amour,
le vin échaufFoit les convives. Les dif-
cours n'étoient pas tendres, mais déshon-»
lîêtes , ôç les femmes tâchoient d'excitef
par le défordre de leur ajuftement, les de-»
{\ïs qui l'auroient dû caufer. D'abord ,
tout cela ne fit fur moi qu'un effet con-
traire , & tous leurs efforts pour me fé-
duire ne fervirent qu'à me rebuter.
Douce pudeur ! difois-Je en moi-même,
fuprême volupté de l'Amour! que de
charmes perd une femme , au moment
qu'elle renonce à toi ! combien , fi elles
connoilToient ton empire , elles met-
troient de foins à te ccnferver, finon par
hpiinêteté j du moins par coc^uetcerie
H É L 0 Y s E. 1(j9
Mais on ne joue point la pudeur. Il n'y a
pas d'artifice plus ridicule que celui qui
la veut imiter. Quelle différence , pen-
fois-je encore, de la grollière impudence
de ces créatures ^ de leurs équivoques
licencieufeSjà ces regards timides ^ paf*
iionnés , à cqs propos pleins de modeftie,
de grâce & de feiitiment, dont.... je n'ô-^
fois achever • je rougifiTois de ces indi-
gnes comparaifons.... je me reprochois
comme autant de crimes les diarmans
fouvenirs qui nie pourfuivoient malgré
moi.... En quels lieux ôfois-je penfer ï
celle.... Hélas ! ne pouvant* écarter de
mon cœur une trop chère image , je
m'efForçois de la voiler.
Le bruit , les propos que j'entendois ,'
les objets qui frappoient mes yeux m'é-
chauffèrent infenliblement ; mes deux
voifines ne celToientde me faire des a^a-
o
ceries qui furent enfin poufiees trop loin
pour me laifTer de fang-froid. Je fentis
que ma tète s'embarrafioir', j'avois tou-
jours bu mon vin fort trempé j j'y mis
plus d'eau encore , & enfin je m'avifai
M iij
170 La Nouvelle
de la boire pure. Alors feulement je
m'apperçus que cette eau prétendue étoit
du vin blanc , & que j'avois été trompé
tout le long du repas. Je ne fis point
de plaintes , qui ne m'auroient attiré que
des railleries : je celTai de-boire. Il n'é-
toit plus tems j le mal étoit fait. L'ivrefle
ne tarda pas à m'ôter le peu de con-
lîoiflance qui me reftoir. Je fus furpris,
en revenant à moi , de me trouver dans
un cabinet reculé , entre les bras d'une
de ces créatures, & j'eus au mèmeinf-
tant le défefpoir de me fentir aufll cou-
pable que Je pouvois l'être....
J'ai fini ce récit affreux : qu'il ne fouil-
le plus tes regards ni ma mémoire. O
toi dont jattends mon jugement ! j'im-
plore ta rigueur , je la mérite. Quel que
foit mon châtiment , il me fera moins
cruel que le fouyenir de mon crime.
H É L O t S E. 271
LETTRE XXVI I.
DE Julie.
Assurez-vous fur la crainte de
m'avoir irricce ; votre lettre m'a donné
plus de douleur que de colère. Ce n'eft
pas moi , c'eft vous que vous avez of-
fenfé par un dcfordre auquel le cœur
n'eut point de part. Je n'eu fuis que
plus affligée. J'aimerois mieux vous
voir m'outrager que vous avilir , & le
mal que vous vous faites eft le fcul que
je ne puis vous pardonner.
A ne regarder que la faute dont vous
rougifTez , vous vous trouvez bien plus
coupable que vous ne l'êtes ; & fe ne
vois guère en cette occafion que de
l'imprudence à vous reprocher. Mais
ceci vient de plus loin & tient à une
plus profonde racine que vous n'apper-
cevez pas ,.^ qu'il faut que l'amicié
vous découvre.
M iv
ay* ^^ Nouvelle
Votre première erreur eft d'avoir
.pris une mauvaife roure en entrant dans
le monde \ plus vous avancez" , plus
vous vous égarez , & Je vois en ftc-
iniOTant que vous êtes perdu , fi vous ne
revenez fur vos pas. Vous vous lailTez
coiiduire infenhblement dans le piège
que j'avois craint. Les groflières amor-
ces du vice ne pouvoient d'abord vous
fcduire 5 mais la mauvaife compagnie
a commencé par abufer votre raifon
pour corrompre votre vertu , & fait dé-
jà fnr vos mœurs le premier elïài de fes
maximes.
Quoique vous ne m'ayez rien dit en
particulier des habitudes que vous vous
ctes faites à Paris . il eft aifé de juger
de ^os fociétés par vos lettres , & de
ceux qui vous montrent les objets pa-r
votre manière de les voir. Je ne vous ai
point caché combien j'étois peu con-
tente de vos relations \ vous ave? con-
tinué fur le même ton , & mon déplaifir
n'a. fait qu'augmenter. En vérité, i'ou
H É L O ï s E. 275
|>rencîroit ces lettres pour les rarcafmes
d'ua p»tit-maître (i) , plutôt que pour
les relations d'un philofophe, 5c l'on a
peine à les croire de la même main
que celle que vous m'écriviez autrefois.
Quoi ! vous penfez étudier les hommes
dans les petites manières de quelques co-
teries de prccieufes ou de gens défœu-
vrés , 5c ce vernis extérieur & changeant,
qui devoità peine frapper vos yeux j fait
le fond de toutes vos remarques! Étoic-
ce la peine de recueillir avec tant de
foin des ufages 5c des bienféances qui
lî'exi lieront plus dans dix ans d'ici , tan-
dis que les relTorts éternels du cœur hu-
main, le jeu fecret&durabledespaiîîons
échappent à vos recherches ? Prenons
votre lettre fur les femmes , qu'y tou-
(i) Douce Julie, à combien de titres vous
allez vous faire lîffli-i! Eh quoi 1 vous n'avez,
pas même le ton du jour î Vous ne favez pas
qu'il y a de pelites-maicrejfes , mais qu'il n'y a
plus dcpecits-maicres ? Bon Dieu : que favci-
Yous donc î
M V
274 ^^ NOUV ELLE
verai-je qui puiflTe m'apprendre à les con-
noitre ? Quelque defcripcioii de leur pa-
rure , donc tout le monde eft inftruit j
quelques obfervarions malignes fur leur
manière de fe mettre & de fe prefenter ,
quelque idée du défordre d'un petit nom-
bre , injuftement généralifé \ comme
fi tous \e^ fentimens honnêtes croient
éireints à Paris , &: que toutes ks femmes
y allaflent. en carrofle 6c aux premières
loges. M'avez-vous rien dit qui m'inf-
rruife folidement de leurs goûts , de
leurs maximes , de leur vrai carad:ère;
& n'eft-il pas bien étrange qu'en parlant
des femmes d'un pays , un homme fage
ait oublié ce qui regarde les foins do-'
meftiques & l'éducation des enfans (i) ?
(i) Et pourquoi ne l'auroit-il pas oublié ?
Eft-ce que ces foins les regardent ? Eh : que
dsviendroient le monde Se l'État ? Auteurs il-
luftres , brillans Académiciens , que devien-
dfiez-vous tous j fi les femmes alloient quit-
tent le gouvernement de la littérature & des af-
faires j pour prendre celui du ménage }
H É L O ï s E. 175
La feule cliofe qui femble erre de vous
dans rouce cette lettre, c'eft le plaifir
avec lequel vous louez leur bon natu-
rel &c qui fait honneur au votre. En-
core n'avcz-vous fait en cela que ren-
dre juftice au fexe en général j bc dan's
quel pays du monde la douceur & la
comniiféiation ne font-elles pas l'aima-
ble part.-nge des femmes?
Quelle différence de tableau (1 vous
m'eufliez peint ce que vous aviez vu plu-
tôt que ce qu'on vous avoit dit , ou , du.
moins, que vous n'eufliez confultc que
des gens fenfés ! Faut-il que vous, qui
avez tant pris de foin à ^onferver vo-
tre jugement , allie? le perdre comme de
propos délibéré dans le commerce*d'une
Jeunefle inconfidérée, qui ne cherche
dans la fociété des fages, qu'à les fe-
duire &: non pas à les imiter. Vous re-
gardez à de fauires convenances d'âge
qui ne vous vont point, & vous ou-
bliez celles de lumières & de raifon qui
vous font eflTentielles. Malgré tout votre
emportement, vous êtes le plus facile
M vj
2?^ -^^ Nouvelle
des hommes; & , malgré la mariirité de
votre efprir, vous vous laiflez tellement
conduire par ceux avec qui vous vi-
vez 5 que vous ne fauriez fréquenter des
gens de votre âge fans en defcendre Se
redevenir enfant. Ainfî vous vous dé-
gradez, en penfant vous aifortir; & c'eft
vous mettre au-deflous de vous-même,
que ne pas choifir des amis plusifages que
voiiy.
Je ne vous reproche-point d'avoir été
conduit fans le favoir dans une maifon
déshonncte; mais je vous reproche d'y
avoir été conduit par de jeunes officiers
que vous ne deviez pas connoîrre, ou du
moins auxquels vousne deviez pas lailTei'
diriger vos amufemens. Quant au projet
de les ramener à vos principes , j'y trou-
ve plus de zèle que de prudence : fi vous
êtes trop férlcux pour erre leur cama-
rade, vous êtes trop jeune pour être leur
mentor; &vous ne devez vous mcler de
réformer autrui, que quand vous n'aurez
plus rien à faire en vous-mcme.
Une féconde faute, plus grave encore
H È L 0 L s E, i'j'f
^beaucoup moins pardonnable, eft d'a-
voir pu paiïer volontairement la foirce
dans un lieu fi peu digne de vous , & de
n'avoir pas fui dès le premier inftant où
vousavez connu dans quelle maifon vous
étiez. Vos exGufes Udeilus font pitoya-
bles. // étoit trop tard pour s'en dédire l
Comme s'il y avait quelque efpece de
bienféance en de pareils lieux, ou que
la bienféance dût jamais l'emporter fur
la vertu , & qu'il fût jamais trop tard
pour s'empêcher de mal faire ? Quanta
la fécurité que vous tiriez de votre ré-
pugnance , je n'en dirai rien : l'événe-
ment vous a montré combien elle étoic
fondée. ParJez plus franchement à celle
qui fait lire dans votre cœur; c'eft la
honte qui vous retint. Vous craignîtes
qu'on ne fe moquât de vous en fortanr :
un moment de huée vous fit peur , &
vous aimâtes mieux vous expofer au re-
mords qu'à la raillerie. Savez- vous bien
quelle maxime vous fuivîtes en cette oc«
cafion ? Celle qui la première introduit
lyS La Nouvelle
le vice dans une âme bien née, étouffe
la voix de la confcience par la clameur
public]ue , 5c réprime l'audace de bien
faire par la crainte du blâme. Tel vain-
croit les tentations, qui luccombe aux
mauvais exemples j tel rougit d'être mo-
dèle , ôc devient effronté par honte j i^
cette mauvaife honte corrompt phis de
cœurs honnêtes, que les mauvaifes in-
clinations. Voilà fur-tout de quoi vous
avez à préferver le vôtre; car, quoi que
vous fafîiez , la crainte du tidiculp que
vous méprifez vous domine pourtant
malgré vous. Vous braveriez plurôtcent
périls qu'une raillerie , & l'on ne vit ja-
mais tant de timidité jointe à une âme
auiîi intrépide.
Sans vous étaler contre ce défaut des
préceptes de morale que vous favez
mieux que moi, je me contenterai de
vous propofer un moyen pour vous en
garantir, plus facile & plus sûr, peut-
être , que tous les raifonnemens de la
philofophie. C'eft de faire dans votre
H È L O ï S E. 27^
efprit une légère rranfporuiron de tems,
& d'anticiper fur l'avenir de quelques
minutes. Si dans ce malheureux fouper
vous vous fuffiez fortifié contre un inf-
tant de moquerie de la part des con-
vives , par l'idée de l'état où. votre, âme
alloit être, fi -tôt que vous feriez dans la
r-ue 5 Cl vous vous fuiïiez repréfenté le
contentement intérieur d'échapper aux
pièges du vice , l'avantage de prendre
d'abord cette habitude de vaincre qui etx
facilite le pouvoir , le plaifir que vous
eût donné la confcienoe de votre vic-
toire , celui de me la décrire, celui que
j'en aurois reçu moi-même j eft-il croya-r
ble que tout cela ne Teût pas emporté;
fur une répugnance d'un inftant, à la-
quelle vous n'eufliez jamais cédé, fivous
en aviez envifagé les fuites ? Encore ,
qu'eft-ce que cette répugnance, qui met
un prix aux railleries des gens dont l'ef»
rime n'en peut avoir aucun ? Infaillible-
ment c«tte réflexion vous eût fauve, pour
un moment de mauvaife honte , une
honte beaucoup plusjufte, plus durable.
'2§o La Nouvelle
les regrets , le danger j & , pour ne vons
rien difîimuler , votre amie eût verfé
quelques larmes de moins.
'Vous voulûtes, dites- vous, mettre à
profit cette foirée pour votre fondion
d obfervaieur ? Quel foin ! quel emploi !
que vos excufes me font rougir de vous !
Ne ferez-vous point aufli curieux d'ob-
ferver un jour les voleurs dans leurs ca-
vernes , & de voir comment ils s'y pren-
nentpour dévalifer les palfans ? Ignorez-
vous qu'il y a Aqs objets (î odieux , qu'il
n'eft pa: même permis à l'homme d'hon-
neur de les voir , & que l'indignation de
la vertu ne peut Aipporter le fpeâ:acle
du vice ? Le fage obferve le défordre
public qu'il ne peut arrêter; il obferve
& montre fur fon vifage attrifté la dou-
leur qu'il lui.caufe j mais, quant aux dé-
fordres particuliers , il s'y oppofe , 011
détourne les yeux, de peur qu'ils ne
s'autorifenr de fa préfence. D'ailleurs,
étoit-il befoin de voir de ppre-Ues fo-
cictés pour juger de ce qui s'y paife &
des difcours qu'on y tient ? Pour moi.
H É l O ï s E, 2S1
fur leur feul objet plus que fur le peu
que vous m'en avez dit , je devine aifé-
ment tout le refte; & l'idée dos plaifirs
qu'on y tiouve , me fait connoître aiTez
Iqs gens qui les cherchent.
Je ne fais fi votre commode philofo-
phie adopte déjà les maximes qu'on dit
établies dans les grandes villes pour to-
lérer de femblables lieux ; mais j'efpère,
au moins, que vous n'êtes pas de ceux
qui fe méprifent alTez pour s'en per-
mettre l'ufage , fous prétexte de je ne
fais quelle chimérique nécefii té quin'eft
connue que des gens de mauvaife vie j
comme fi les deux ïeyies étoient fur ce
point de nature différente , Se que, dans
l'abfence ou le célibat, il hiliiit à l'hon-
nètehomme des reflources dont l'hon-
nête femme n a pas befoin ! Si cette er-
reur ne vous mène pas chez des profti-
tuées , j'ai bien peur qu'elle ne conti-
nue à vous égarer vous même. Ah ! fi
vous voulez être niéprifable , foyez-le
au moins fans prétexte, & n'ajoutez point
le menfonge à la crapule. Tous ces pré-
iSi La Nour*ELLE
tendus befoins n'ont point leur fouice
dans la Nature, mais dans la volontaire
dépravation des fens. Les illufions mê-
mes de l'amour fe purifient dans un
cœur chafte, Se ne corrompent qu'un
cœur à.é]a. corrompu. Au contraire, la
pureté fe foutient par elle-même j les
defirs toiiiours réprimés s'accoutument à
ne plus renaître , 8c les tentations ne fe
niulciplient que par l'habitude d'y fuc-
comber. L'amitié m'a fait furmonter
deux fois ma répugnance à traiter un pa-
reil fujet , celle-ci fera la dernière j-car
à quel titre efpérerois-je obtenir de vous
ce que vous aurez refufé à l'honnêteté , à
l'amour, & à la raifon?
Je reviens au point important par le-
quel j'ai commencé cette lettre. A vingt-
on ans vous m'écriviez "du Valais des
defcriptions graves & judicieufes , à
vingt-cinq vous m'envoyez de Paris des
colifichets de lettres, où le fens & la
raifon font par-tout facrifiés à un certain
tour plaifant , fort éloigné de votre ca-
radère. Je ne fais comment vous avez
H É L O ï S E. 283
fait j mais depuis que vous vivez dans I9
féjour des talens , les vôtres paroiflent
diminués j ^^ous aviez gagné chez les
payfans , & vous perdez parmi les
beaux-efprits. Ce n'efl: pas la faute du
pays où vous vivez , mais des con-
noifTances que vous y avez faites 'y car
il n'y a rien qui demande tant de
choix , que le mélange de l'^xcelienc &
du pire. Si vous voulez étudier le mon-
de, fréquentez les gens fenfés qui le
connoiffenc par une longue expérience
& de paisibles obfervations j non de
jeunes étourdis qui n'en voient que la
fuperficie , &: des ridicules qu'ils font
eux mêmes. Paris efl: plein de favans ac-
coutumés à réfléchir, & à qui ce grand
théâtre en offre tous les jours le fujet.
Vous ne me ferez point croire que ces
hommes graves & ftudieux vont cou-
rant comme vous de maifon en mai-
fon , de coterie en coterie , pour amufer
les femmes & les jeunes gens, &: met-
tre toute la philofophie en babil. Ils
ont trop de dignité pour avilir ainfi leur
a!4 ^^ Nouvelle
état, proftituer leurs talens Se foutenir ;
par leur exemple, des mœurs qu'ils de-»
vroient corriger. Quand la plupart lé
feroienc, fûrement plulleurs ne le font
point, & c'eft ceux-là que vous devez
rechercher.
N'eft-il pas fingulier encore que vous
donniez vous-même dans le défaut que
vous reprochez aux modernes auteurs
comiques, que Paris ne foit plein pour
vous que de gens de condition ; que ceux
de votre état foient \qs feuls dont vous
ne parliez point ^ comme fi les vains pré-
jugés de la Noblefie ne vous coûtcient
pas affez cher pour les haïr, & que vous
crufliez vous" dégrader en fréquentant
d'honnêtes bourgeois, qui font peut-
être l'ordre le plus refpedabîe du pays
où vous êtes? Vous avez beau vous
excufer fur les connoiffances de Mylord
Edouard : avec cel les-là "vous en euffitz
bien-tôt fait d'autres dans un ordre in-
férieur. Tant de gens veulent monter,
qu'il efi: toujours aifé de defcendre j &,
de votre propre aveu , c'efl: le feul
H É L O ï s E. i^5
moyen de connoîrre les véritables mœurs
d'un peuple, que d'étudier fa vie privée
dans les états les plus nombreux j car
s'arrêter aux gens qui repréfentent tou-
jours , c'eft ne voir que des comédiens.
Je voudrois que votre curiofîté ailâc
plus loin encore. Pourquoi dans une ville
û riche le bas-peuple eft-il Ci mcprifable,
tandis que la mifere extrême eft fi rare
parmi nous où l'on ne voit pointde mil-
lionnaires ? Certe queftion , ce me fem-
ble, efl bien digne de vos recherches;
mais ce n'eft pas chez les gens avec qui
vous vivez que vous devez vous atten-
dre à la refondre. C'eft dans les appar-
temens dorés qu'un écolier va prendre
\qs airs du monde j mais le fage en af •»
prend les myderes dans la chaumière
du pauvre. C'eft-là qu'on voit fenfible-
ment les obfcures manœuvres du vice,
qu'il couvre de paroles fardées au mi-
lieu d'un cercle : c'eft- là qu'on s'inftruic
par quelles iniquités fecretresle puifTant
6i le riche arrachent un refte de pain
noir à l'opprimé qu'ils feignent de plaia-
l'S"^ La Nou V elle
dre en public. Ah! fi j'en crois nosvieuji
militaires, que de chofes vous appren-
driez dans les greniers d'un cinquième
étage, qu'on .'înfevelit fous un profend
fecrec dans les hôtels du fauxbourg
Saint-Germain! Se que tant de beaux
parleurs feroient confus avec leurs fein-
tes maximes d'humanité , fi tous les mal-
heureux qu'ils ont faits fe préfentoient
pour les démentir !
• Je fais qu'on n'aime pas le fpeélacle de
îamifere qu'on ne peut foulager, & que
le riche même détourne les yeux du pau-
vre qu'il refufe defecourir j maiscen'eft
pas d'argent feulement qu'ont befoin les
infortunés , & il n'y a que les parelTeux
de bien faire qui ne fâchent faire du bien
que la bourfe à la main. Les confo!a-
tions , les confeils , les foins, les amis ,
la protection font autant de reflources
que la commifération vous laifie au
défaut des richefles , pour le foulage-
ment de l'indigent. Souvent les oppri-
més ne le font , que parce qu'ils man-
quent d'organe pour faîreTentendre leurs
H É L o ï s E. iBj
plaintes. Il ne s'agit quelquefois que
d'un mot qu'ils ne peuvent dire , d'une
raifon qu'ils ne favent point expofer,
de laporxe d'un Grand qu'ils ne peuvent
franchir. L'intrépide appui de la vertu
défintéreiTée fuffit pour lever une infi-
nité d'obftacles ,' ôc l'éloquence d'un
homme de bien pour effrayer la tyran-
nie au milieu de touti^ fa pullfance.
Si vous voulez donc ccre homme en
effet, apprenez i redefcendre. L'huma-
nité coule comme une eau pure & fa-
lutaire, & va fexiilifer les lieux bas; elle
cherche toujours le niveau, elle lailTe à
fec ces rochers arides qui menacent la
campagne &c ne donnent qu'une ombrç
nuifible ou dQs éclats pour écrâfetieur^
voifins.
Voilà , mon ami , comment on tire
parti du préfent, en s'inftruifant pour l'a-
venir, &: comment la bonté met d'a-
vance à profit les leçons de la fageffe,
afin que, quand les lumières acquifes
nous refterbient inutiles , on n'ait pas
i^S La Nouvelle
pour cela perdu le tems employé à les
ax:quérif. Qui^oit vivre parmi \qs gens
en place , ne fauroic prendre trop de pré-
fervatifs contre leurs maximes empoi-
{onnées j &: il n'y a que l'exercice conti-
nuel de la bienfaifance qui garantilTe les
meilleurs cœuis de la contagion àQS
ambitieux. ElTayez, croyez-moi, de ce
nouveau genre d'études; il eft plus di-
gne de vous que ceux que vous avez
embraCTés; &, comme i'efprir s'étrécit à
mefiire que l'âme fe corrompt, vohs
fentirez bien-tôt , au contraire , com-
bien l'exercice des fublimes vertus éle-
vé & nourrit le génie , combien un ten-
dre intérêt aux malheurs d'autrui feit à
mieux en trouver la fouice, &: à nous
éloigner en tout fens des vices qui les
ont produits.
Je vous devois toute la franchife de
l'amitié dans lafituation critique où vous
me paroiflTez être ; de peur qu'un fécond
pas vers le déf^rdre ne vous y plongeât
enfin fans retour, avant que vous euiîiez
le
H É L O ï s E. 289
le tems de vous reconnoître. Mainte-
nant je ne puis vous cacher , mon ami ,
combien votre prompte & fincere cou-
feflion m'a touchée : car je Tens com-
bien vous a coûté la honte de cet aveu ,
S>c par conféquent combien celle de vo-
tre faute vous pefoit fur le cœur. Une
erreur involontaire fe pardonne Se s'ou-
blie aifément. Quant à l'avenir , retenez
bien cette maxime dont je ne me dé-
partirai point : qui peut s'abufer deux
fois en pareil cas > ne s'eft pas même
abufé la première.
Adieu , mon ami ; veille avec foin
fur ta fanté , je t'en conjure ; & foiige
qu'il ne doit refter aucune trace d'un
crime que j'ai pardonné.
P. S. Je viens de voir entre les mains
de M. d'Orbe des copies de plu-
fîeurs de vos lettres à Myîord
Edouard , qui m'obligent d rétrac-
ter une partie de mes cenfures fur
les matières Se le ftyle de vos ob-
Tpme II, N
25)0 La Nouvelle
fervations. Celles-ci traitent, j'en
conviens , de fiijets importans , ôc
me paroillent pleines de réflexions
graves & judicieufes. Mais en re-
vanche , il eft clair que vous nous
dédaignez beaucoup , ma coufine
& moi, ou que vous faites bien peu
de cas de notre eftime , en ne nous
envoyant que des relations (î pro-
pres à l'altérer , tandis que vous eft
faites pour votre ami de beaucoup
meilleures. C'eft, ce me femble,
alfez mal honorer vos leçons, que
de juger vos écolieres indignes
d'admirer vos talens ; &r vous de-
vriez feindre , au moins par va-
nité , de nous croire capables de
vous entendre.
J'avoue que la politique n'eft guères
du relTortdes femmes, & mon on-
cle nous en a tant ennuyées que je
comprends comment vous avez pu
craindre d'en faire autant. Ce n'eft
pas, non plus j à vous parler fran-
H É L O 'l s E. 291
chement,rétude à laquelle je don-
nerois la préférence j fon utilité efi:
trop loin de moi pour me toucher
beaucoup, & (qs lumières font trop
fublimes pour frapper vivement
mes yeux. Obligée d'aimer le gou-
vernement fous lequel le ciel m'a
fait naître , je me foucie peu de
favoir s'il en eil de meilleurs.
De quoi me ferviroit de les con-
noître , avec (i peu de pouvoir pour
les établir , & pourquoi contrifte-
rois-je mon âme à confidérer de fi
grands maux où je ne peux rien ,
tant que ]qu. vois d'autres autour
de moi qu'il m'eil permis de fou-
lager ? Mais je vous aimej &: l'in-
térêt que je ne prends pas aux hx^
jets , je le prends à l'auteur qui les
traite. Je recueille avec une tendie
admiration toutes les preuves de
votre génie , &, fiere d'un mérite fi
digne de mon cœur , je ne demande
i l'amour qu'autant d'efprit qu'il
ra'enfautpour fentir le vôtre. Ne
N i\
i5?i La No vvelle
me refufez donc pas le plaifir de
connoître & d'aimer tout ce que
vous faites de bien. Voulez-vous
me donner l'humiliation de croire
que , fi le ciel unilToit nos deftinées,
vous ne jugeriez pas votre compa-
gne digne de penfer avec vous ?
LETTRE XXVIII.
D E J U L I E.
A OuT eft perdu ! Tout eft découvert !
Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu
où je les avois cachées. Elles y éroienc
encore hier au foir. Elles n'ont pu être
enlevées que d'aujourd'hui. Ma mère
feule peut les avoir furprifes. Si mon
père les voit, c'eft fait de ma vie! Eh!
que ferviroit qu'il ne les vît pas , s'il faut
renoncer...... Ah Dieu ! ma mère m'en-
voie appeller. Où fuir ? Comment fou-
tenir fes regards ? Que ne puis- je me ca-
cher au fein de la terre !.... Tout mon
corps tremble , & je fuis hors d'état de
H É L O ï s E. 295
faire un pas.... la honte, l'humiliation,
les cuifans reproches... j'ai tout mérité,
je fupporterai tout. Mais la douleur ,
les larmes d'une mère éplorée!.... ô
mon cœur, quels déchiremens !.... Elle
m'attend j je ne puis tarder davantage....,
elle voudra favoir... il faudra tout dire..,
Régianino fera congédié. Ne m'écris
plus jufqu'à nouvel avis..,, qui fait Ci
jamais?... je pourrois.... quoi ! mentir!...
mentir à ma mère ! Ah ! s'il fuit
nous fauver par le menfonge , adieu ,
nous fommes perdus.
4>
% ^^ ^'^
N iij
i5)4 ^^ NouVEtLt
LETTRE XXIX.
DE Madame d'Orbe.
V^Ue de maux vous caufez à ceux qui
"roas aiment ! que de pleurs vous avez
^éja fait couler dans une famille in-
fortunée dont vous feul troublez le re-
pos ! Craignez d'ajouter te deuil à nos
larities .• craignez que la mort d'une mère
affligée ne foit le dernier effet du poifon
que vous verfez dans le cœur de fa fille ,
& qu'un amour défordonné ne devienne
•enfin pour vous même la fource d'un
lemords éternel. L'amitié m'a fait fup-
porter vos erreurs, tant qu'une ombre
d'efpoir pouvoir les nourrir j mais com-
ment tolérer une vaine confiance que
l'honneur & la raifon condamnent , 5c
qui , ne pouvant plus caufer que des
Mialheurs & des peines , ne mérite que
le nom d'obftination ?
Vous favez de quelle manière le fecret
de vos feux , dérobé fi long-tems aux
H É L 0 t s E, 1^^
foupçons de ma tante, lui fut dévoilé
par vos lettres. Quelque fenfible que foit
un tel coup à cette mère tendre de ver-
tuenfe , moins irritée contre vous que
contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à
fon aveugle négligence ; elle déplore fa
fatale illufion; fa plus cruelle peine eft
d'avoir pu trop eftimer fa fille , ôz fa
douleur eftpour Julie un châtiment cenc
fois pire que fes reproches.
L'accablement de cette pauvre cou-
fine ne fauroit s'imaginer. Il faut le voir
pour le comprendre. Son cœur femble
étouffé par l'affliétion , &c l'excès des
fentimens qui l'oppreffent lui donne un
air de ftupidité plus effrayant que des
cris aigus. Elle fe tient jour & nuit à ge-
noux au chevet de fa mère , l'air morne,
l'œil fixé en terre , gardant un profond
filence j la fervant avec plus d'attention
8c de vivacité que jamais ; puis retom-
bant à l'inftant dans un état d'anéantiffe-
menr qui la feroir prendre pour une
autre perfonne. Il eft très-clair que c'ett
la maladie de la mère qui foutien t les for-
N iv
15»^* La Nouvelle
ces de fa lîlle, 6c Çi l'ardeur de la fer-
vir n'animoit fon zèle , (qs yeux éteints ,
fa pâleur, fon extrême abattement me
feroient craindre qu'elle n'eût grand
befoin pour elle-même de tous les foins
qu'elle lui rend. Ala tante s'en apperçoic
aufîi , & je vois , à l'inquiétude avec la-
quelle elle me recommande en parti-
culier la fanté de fa fîlle , combien le
cœur combat, de part & d'autre contre
la gêne qu'elles s'impofent, &: combien
on doit vous haïr de troubler une union
fi charmante.
Cette contrainte augmente encore par
Je foin de la dérober aux yeux d'un père
emporté , auquel une mère tremblante
pour les jours de fa fille veut cacher ce
dangereux fecret. On fe fait une loi de
garder en fa préfence l'ancienne familia-
rité j mais fi la tendrefiTe maternelle pro-
fite avec plaifir de ce prétexte , une fille
confufe n'ofe livrer fon cœur à des ca-
reffes qu'elle croit feintes & qui lui font
d'autant pi us cruel les qu'elles lui feroient
■douces, li elle ôfoit y. compter. En re-
H É L O t s E, 297
cevant celles de fon père , elle regarde
fa mère d'un air fi tendre Se fi humilié,
qu'on voitfian cœur lui dire par fes yeux :
ah ! que ne fuis -je digne encore d'en
recevoir autant de vous !
Madame d'Étange m'a prife plusieurs
fois à part , & j'ai connu facilement, à
la douceur de Ces réprimandes &: au ton
dont elle m'a parlé de vous , que Julie a
fait de grands efforts pour calmer en-
vers nous fa trop jufte indignation , Se
qu'elle n'a rien épargné pour nous juf-
tifier l'un ôc l'autre à (qs dépens. Vos let-
tres mêmes portent , avec le caradère
d'un amour excefiîf , une forte d'excufî
qui ne lui a pas échappé j elle vous re-
proche moins l'abus de fa confiance qu'à
elle-même fi fimplicité à vous l'accor-
der. Elle vous elHme afiez pour croire
qu'aucun autre homme à votre place
n'eût mieux réfifté que vous j elle s'en
prend de vos fautes à la vertu même.
Elle conçoit maintenant, dit-elie, ce
que c'eft qu'une probité trop vantée qui
n'empêche point un honnête-homine
N V
apS La Nou velle
amoureux de corrompre , s'il peut, une
fille fage , & de déshonorer fans fcru-
pule toute une famille pour fatîsfaire un
moment de fureur. Mais que fert de
revenir fur le pafTé ? Il s'agit de cacher
fous un voile éternel cet odieux myftè-
re \ d'en effacer , s'il fe peut , jufqu'au
moindre veftige , & de féconder la bonté
du Ciel qui n'en a point laiflTé de té-
moignage fenfible. Le fecret eft concen-
tré entre iîx perfonnes fûres. Le repos de
tout ce que vous avez aimé , les Jours
d'une mère au défefpoir, l'honneur d'une
maifon refpeétable , votre propre ver-
tu, tout dépend de vous encore 'y tout
vous prefcrit votre devoir j vous pouvez
réparer le mal que vous avez fait ; vous
pouvez vous rendre digne de Julie , &
juftifier fa faute en renonçant à elle; &
il votre cœur ne m'a point trompé , il n'y
a plus que la grandeur d'un tel facrifice
qui puiiïe répondre à celle de l'amour
qui l'exige. Fondée fur l'eftime que
j'eus toujours pour vos fentimens, & fur
ce que la plus tendre union qui fut ja-
H É L O t s É, 19^
tuais lui doit ajouter de force , j'ai pro-
mis en votre nom tout ce que vous devez
tenir ; ôfez me démentir fi j'ai trop pré-
fumé de vous , ou foyez aujourd'hui ce
que vous devez être. Il faut immoler
votre maitrefTe ou votre amour l'un à
l'autre , Se vous montrer le plus lâche
ou le plus vertueux des hommes.
Cette mère infortunée a voulu vous
écrire j elle avoit même commence. O
Dieu ! que de coups de poignard vous
euiïènt porté fes plaintes amères ! Que
fes touchans reproches vous eufTent dé-
chiré le cœur ! Que (es humbles prières
vous eulTent pénétré de honte ! J'ai mis
en pièces cette lettre accablante que
vous n'eufliez jamais fapportée : je n'ai
pu fouffrir ce comble d'horreur de voir
une mère humiliée devant le féduéleur
de fa fille : vous êtes digne au moins
qu'on n'employé pas avec vous de pa-
reils moyens , fafits pour fléchir des
monftres 8c pour faire mourir de dou-
leur un homme fenfible.
Si c'étoic le premier effort que l'Ar
N vj
300 La Nouvelle
mour vous eût demandé , Je ponnoîî
douter du fuccès & balancer fur l'eftime
qui vous eft due : mais le facrifice que
vous avez fait à l'honneur de Julie en
quittant ce pays, m'eft garant de celui
que vous allez faire à fon repos en rom"
pant un commerce inutile. Les premiers
actes de vertu font toujours les plus pé-
nibles, & vous ne perdrez point le prix
d'un effort qui vous a tant coûté , en vous
obftinant à foutenir une vaine corref-
pondancedont les rifques font terribles
pour votre amante , les dédommage-
mens nuls pour tous les deux, & qui
ne fait que prolonger fans fruit les tour-
mens de l'un & de l'autre. N'en doutez
plus, cette Julie qui vous fut fi chère, ne
doit rien être à celui qu'elle a tant aimé;
vous vous diflimulez en vain vos mal-
heurs j vous la perdîtes au moment que
vous vous féparâtes d'elle : ou plutôt le
Ciel vous ravoitôtée,mèmeavantqu'el-
lefedonnâtà vous; car fon père la promit
dès fon retour, & vous favez trop que
la parole de cet homme inflexible eft ir-
H É L 0 ï s E. 501
révocable. De quelque manière que vous
vous comportiez , l'invincible fore s'op-
pofe à vos vœux , & vous ne la poflede-
rez jamais. L'unique choix qui vous refte
à faire efl: de la précipiter dans un abîme
de malheurs & d'opprobres, ou d'hono-
rer en elle ce que vous avez adoré , &
de lui rendre, au lieu du bonheur perdu,
la fagelTe, la paix, la fCireté du moins
dont vos fatales liaifons la privent.
. Que vous feriez attrifiié, que vous
vous confumeriez en regrets , fi vous
pouviez contempler l'étataétuel de cette
malheureufe amie, & l'avili flfement oii
la réduifent le remords & la honte ! Que
fon luftre eft terni ! que {qs grâces font
languiiïantes i^que tous (qs fentimensfi
charmans & fi doux fe fondent trifte-
mentdans le feul qui les abforbe! L'a-
mitié même en eft attiédie ; à peine par*
tage-t-elle encore le plaifir que je goûte
à la voir, &c fon cœur malade ne fait
plus rien fentir que l'amour & la dou-
leur, liélas ! qu'eft devenu ce caractère
aimant ^ ifsnfible, ce goût fi pur des
joi La Noufelle
chofes honnêtes, cet intérêt fi tendre
aux peines Se aux plaifirs d'autrui? Elle
cft encore , je l'avoue , douce , géné-
reufe, compatiflante j l'aimable habi-
tude de bien faire ne fauroit s'effacer
en ellej mais ce n'eft plus qu'une ha-
bitude aveugle, un goût fans réflexion.
Elle fait toutes les mêmes chofes, mais
elle ne les fait plus avec le même zèle;
ces fentimens fublimes fe font affoiblis,
cette flamme divine s'eft amortie , cet
ange n'eft plus qu'une femme ordinaire.
Ah ! quelle âme vous avez ôtée à la
yertu!
H È L O ï s E, 303
LETTRE XXX.
DE l' Amant deJulis
A Madame d'Etange.
Énétré d'une douleur qui doic
durer autant que moi , je me jette à vos
pieds , Madame , non pour vous mar-
quer un repentir qui ne dépend pas de
jnon cœur, mais pour expier un crime
involontaire, en renonçant à tout ce qui
pouvoir faire la douceur de ma vie-
Comme jamais fentimens humains n'ap-
prochèrent de ceux que m'infpira votre
adorable fille , il n'y eut jamais de facri-
fîce égal à celui que je viens faire à I3
plus refpedlable des mères ^ mais Julie
m'a trop appris comment il faut immo-
ler le bonheur au devoir ; elle m'en a
trop courageufement donné l'exemple,
pour qu'au moins une fois je ne fâche
pa6 l'imiter. Si mon fang fuffifoit poui
guérir vos peines, je le verferois en fi-
.304 La Nouvelle
lence & me plaindrois de ne vous don-
ner qu'une foible preuve de mon zèle :
mais brifer le plus doux , le plus pur, le
plus facré lien qui jamais ait uni deux
cœurs , ah ! c'eft un effort que l'univers
entier ne m'eût pas fait faire , 6c qu'il
n'apnartenoit qu'à vous d'obtenir.
Oui , je promets de vivre] loin d'elle
aufîl long-tems que vous l'exigerez; je
m'abftiendrai de la voir & de lui écrire ;
]Qi\ jure par vos jours précieux , fi né-
ceflaires à la confervation des (îens. Je
me foumets, non fans effroi , mais fans
murmure, à tout ce que vous daignerez
ordonner d'elle & de moi. Je dirai beau-
coup plus encore; fon bonheur peut me
confoler de ma mifere, & je mourrai
content, fi vous lui donnez un époux di-
gne d'elle. Ah ! qu'on le trouve ! & qu'il
m'ôfe dire : je faurai mieux l'aimer que
toi ! Madame, il aura vainement tout ce
qui me manque; s'il n'a mon cœur, il
n'aura rien pour Julie :fnais je n'ai que
ce cœur honnête 5c tendre. Hélas ! je
n'ai rien non plus. L'Amour, qui rappro-
H É L 0 ? s E, 30f
thetout, n'élève point la perfonnej il"
n'élève que les fencimens. Ah ! fi j'eufle
ôfé n'écourer que les miens pour vous,
combien de fois, en vous parlant, ma
bouche eût prononcé le doux nom de
mère.
Daignez vous confier à des fermens
quine feront point vains , &à un homme
qui n'eft point trompeur. Si je pus un
jour abufer de votre eftime, je m'abufai •
le premfer moi-même. Mon cœur fans
expérience ne connut le danger que
quand il n'étoit plus tems de fuir, & jô
n'avoispoint encore appris de votre fille
cet art cruel de vaincre l'amour par lui-
même, qu'elle m'a depuis fi bien enfei-
gné. Bannifiez vos craintes, je vous en
conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à
qui [on repos, fa félicité , fon honneur
foient plus chers qu'à moi? Non, ma
parole & mon cœur vous font garans de
l'engagement que je prends au nom de
mon illuftre ami comme au mien. Nulle
indifcrétion ne fera commife , foycz-eu
30^ La Nouv elle
fur, & je rendrai le dernier foiipir fnii5
qu'on fâche quelle douleur termina mes
jours. Calmez-donc celle qui vous con-
fume , & dont la mienne s'aigrit encore :
cfluyez des pleurs qui m'arrachent l'â-
jne; rétablilTez votre fantéj rendez à la
plus tendre fille qui fut jamais, le bon-
heur auquel elle a renoncé pour vous ;
fbyez vous même heureufe par elle ,
vivez enfin pour lui faire aimer la vie.
Ah! malgré les erreurs de l'amonr, être
mère de Julie eft encore un fort aflez
beau pour fe féliciter de vivre!
H É L O'i s É. 307
■»■ Il . I I ■ a
LETTRE XXXI.
D£ l' Amant de Julie
A Madame d'Orbe,
En lui envoyant la lettre précédente*
Jl Ê N E z , cruelle , voilà ma réponfe.
En la lifanc , fondez en larmes , fî vous
connoilTez mon cœur,& il le vôtre eft fen-
fîble encore \ mais fur-tout ne m'accablez
plus de CQZIQ eftime impitoyable que
vous me vendez fi cher 6c donc vous
faites le tourment de ma vie.
Votre main barbare a donc ôfé les
rompre , cts doux nœuds formés fous
vos yeux prefque dès l'enfance , & que
votre amitié fembloit partager avec tant
de plaifir ? Je fuis donc aulîî malheureux
que vous le voulez & que je puis l'être.
Ah! connoilTez-vous tout le mal que
vous faites ? Sentez-vous bien que vous
m'arrachez l'âme j que ce que vous m'ô-
5o8 La Nouvelle
tez eft fans dédommagement, & qu'il
vaut mieux cent fois mourir que ne
plus vivre l'un pour l'autre ? Que me
parlez-vous du bonheur de Julie ? En
peut-il être fans le confentement du
cœur ? Que me parlez-vous du dan-
ger de fa merel Ah ! qu'eft-ce que la
vie d'une mère, la mienne, la vôtre,
la fienne même, qu'eft-ce que l'exif-
tence du monde entier auprès du ^en-
timent délicieux qui nous unifToit? In-
fenfée & farouche vertu! j'obéis à ta
•Toix fans mérite ; je t'abhorre, en faifant
tout pour toi. Que font tes vaines con-
folations contre \qs vives douleurs de
l'âme? Va, trifte idole des malheu-
reux", tu ne fais qu'augmenter leur mi-
fere , en leur ôrant les reiïburces que la
fortune leur laifle. J'obéirai pourtant j
oui, cruelle, j'obéirai : je deviendrai,
s'il fe peut, infenfible & féroce comme
vous. J'oublierai tout ce qui me fut
cher au monde. Je ne veux plus en-
tendre ni prononcer le nom de Julie
U t L Q ï S E. 309
ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rap-
peler l'infupporrable fouvenir. Un dé-
pic, une rage inflexible m'aigrit contre
tant de revers. Une dure opiniâtreté me
tiendra lieu de courage : il m'en a trop
coûté d'être fenlîble \ il vaut mieux re-
noncer à l'humanité.
ma.iK.it.!Jij« iiuiiMW
LETTRE XXXII.
DE Madame d'Orbe
A 1' Amant de JuiIie.
y Ous m'avez écrit une lettre défo-
lantç^maisily a tant d'amour & de ver-
tu dans votre conduite, qu'elle efface
l'amertume de vos plaintes : vous ç.tQS
trop généreux pour qu'on ait le courage
de vous quereller. Quelqu'emportemeat
qu'on laifle paroître , quand on fait ainfi
s'immoler à ce qu'on aime , on mérite
plus de louanges que de reproches , &: j
malgré vos injures, vous ne me fûce«
3ÎO La Nouvelle
jamais fi cher que depuis que je connoî$
(î bien tour ce que vous valez.
Rendez grâce à cerre verru que vous
croyez haïr, & qui fait plus pour vous
que votre amour même. Il n'y a pas
jufqu'à ma tante que vous n'ayez féduite
par un facrifice dont elle fent tout le
prix. Elle n'a pu lire votre lettre fans at-
tendrilTement j elle a même eu la foi-
bleife de la laiiTer voir à fa fille , & l'ef-
fort qu'a fait la pauvre Julie pour con*
tenir , à cette ledure , (es foupirs &" fes
pleurs, l'a fait tomber évanouie.
Cette tendre mère, que vos lettres
avoient Aé]d. puifTamment émue, com-
mence à connoître, par tout ce qu'elle
voit , combien vos deux cœurs font hors
de la règle commune , &: combien votre
amour porte un caradtère naturel de
fympathie , que le tems ni les efforts hu-
mains ne fauroient effacer. Elle qui a fi
grand befoin de confolarion , confole-
roit volontiers fa fille. Ci la bienféance
ne la retenoit, &: je la vois trop près
H È L O ï s E, 3 Ttl
•d'en devenir la confidente pour qu'elle
ne me pardonne pas de l'avoir été. Elle
s'échappa hier jiifqu'à dire en fa pré-
fence , un peu indifcrettement ( i ) , peut-
crre : nh ! s'il ne dépendoit que de
moi ...quoiqu'elle fe retînt & n'achevât
pas , je vis, au baifer ardent que Julie
imprimoit fur fa main , qu'elle ne l'avoic
que trop entendue. Je fais même qu'elle
a voulu plufieurs fois parler à fon in-
flexible époux j mais , foit danger d'ex-
pofer fa fille aux fureurs d'un père irri-
té, foit crainte pour elle-même, fa timi-
dité l'a toujours retenue, àc fon affoi-
. blilTement, fes maux augmentent (\(tn'
(iblement , que j'ai peur de la voir hors
d'état d'exécuter fa réfolution avant
qu'elle l'ait bien formée.
Quoi qu'il en foit , malgré les fautes
dont vous êtes caufe , cette hoimêteté de
(i) Claire, êtes - vous ici moins indif-
«rettc ? Eft - ce la dcinicie fois^que vous le
ferez î
3iî La N ou velle
cœur qui fe fait fentir dans votre amouf
imuiiel lui a donné une telle opinion
de vous , qu'elle fe fie à la parole de tous
deux fur l'interruption de votre corref-
pondance, & qu'elle n'a pris aucune
précaution pour veiller de plus près fur
fa fille. EfFedivement, fi Julie ne ré-
pondoit pas à fa confiance , elle ne feroit
plus digne de fes foins j & il faudroic
vous étouffer l'un & l'autre , fi vous étiez
capables de tromper encore la meilleure
des mères , & d'abufer de l'eflime qu'el le
a pour vous.
Je ne cherche point à rallumer dans
votre cœur une efpérance que je n'ai
pas moi- même j mais je veux vous mon-
trer, comme il eft vrai, que le parti le
plus honnête eft a-ufii le plus fage , Se
que , s'il peut refter quelque reflource à
votre amour, elle eft dans le facrifice
que l'honneur & la raifon vous impo-
fent. Mère , pnrens , amis , tout eft
jnaintenant pour vous, hors un père
^u'on gagnera par cette voie, ou que
rien
H È L O ï s E, 315
rien ne fauroit gagner. Quelque impré-
cation qu'ait pu vous dicter un mo-
ment de dérefpoir , voas nous avez
prouvé cent fois qu'il n'eft point de
route plus fûre pour aller au bonheur »
que celle de la vertu. Si l'on y parvient ,
il eft plus pur, plus folide & plus doux
par elle j (î on le manque , elle feule peut
en dédommager. Reprenez donc cou-
rage , foyez homme , & foyez encore
vous-même. Si j'ai bien connu votre
cœur, la manière la plus cruelle pour
vous de perdre Julie feroit d'être indi-
gne de l'obtenir.
'U.
Tome IL
314 L^ Nqu V elle
LETTRE XXXIII,
DE JuL.IE A SON AmANT.
£<Lle n'eft plus. Mes yeux ont vu fer-?
tner les fîens pour jamais j ma bouche
a reçu fou dernier foupir : mon nom fut
Iç dernier mot qu'elle prononça ; foq
dernier regard fut tourné fur moi. Non ,
ce n'étoit pas la vie qu'elle fembldit quit-
ter ; j'avois rrop^peu fu la lui rendre
chère. C'étQÏt à moi feule qu'elle s'ar-
rachoit. Elle me voyoic fans guide &
fans efpérance , accablée de mes mal-
heurs tz de mes fautes : mourir ne fut
rien pour elle , & fon cœur n'a gémi
que d'abandonner fa iille dans cet état,
Eli n'eut que trop de raifons. Qu'a-
voit-elle à regretter fur la terie ? Qu'eft-
ce qui pouvoir ici bas valoir à Çqs yeux
le prix immortel de fa patience & de
{qs vertus , qui l'attendoit dans le Ciel "i
Que lui reftoit-il à faire au monde ,
(}}i9i2 d'^ pleurer mon opprobre ? Ame
H É L o ï s E. 3iJ
pure & chafte , digne époufe, & mère
incomparable , m vis mainrenanc au fé-
jour de la gloire & de la félicité • tu vis ;
^ moi , livrée au repentir & au dcief"
poir » privée à jamais de tes foins , de
tes confeils , de tes douces carefles , je
fuis morte au bonheur , à la paix , à
l'innocence : je ne fens plus que ta perce ;
je ne vois plus que ma honte \ ma vie
n'eft plus que peine &c douleur. Ma
mère , ma tendre mère , hélas ! je fuis
tien plus morte que roi !
Mon Dieu ! quel cranfport égare une
infortunée & lui fait oublier (es réfolu-
tions ! Où viens-je verfer mes pleurs &C
pouffer mes géminfemens ? C'eft le cruel
qui les a canfés que j'en rends le dépofi-
taire ! C'eft avec ceiui qui fnit les mal-
heurs de ma vie , que j'ôfe les déplorer î
Oui , oui , barbare , partagez les tour-
mens que vous me faites fonffrir. Vous
par qui je plongeai le couteau dans le
fein'maternel, gémi'lfez àss maux qui ma
viennent de vous , & fentez avec moi
i'iiûireui: d'un parricide qui fut votre
Oij
3 i(j La Nou velle
ouvrage. A quels yeux ôferois -je pa^
roître auffi méprifable que je le fuis ?
Devant qui m'avilirois-je au gré de mes
remords ? Quel autre que le complice
de mon crime pourroit aifez les coU"
noître ? C'eft mon plus infupportable
fupplice de n'être accufée que par nion
cœur 5 & de voir attribuer au bon na-
turel les larmes impures qu'un cuifant
repentir m'arrache. Je vis , je vis , en
^ frémiflTant, la douleur empoifonner, hâ-
ter les derniers jours de ma trifte mère.
En vain fa pitié pour moi l'empêcha d'en
convenir j en vain elle afFeûoit d'attri-
buer le progrès de fon mal à la caufe
qui l'avoir produit j en vain ma cou-
fine gagnée a tenu le même langage.
Rien n'a pu tromper mon cœur déchiré
de regrets ; &, pour mon tourment éter-
nel, je garderai jufqu'au tombeau l'af-
freufe idée d'avoir abrégé la vie de celle
à qui je la dois.
O vous que le Ciel fufcita dans fa
colère pour mé rendre malheureufe Si
coupable ! pour la dernière fois recevez
• H É L O t s Ec 31'^
dans votre fein Aqs larmes dont vous
êtes l'auteur. Je ne viens plus , comme
autrefois , partager avec vous des peines
qui dévoient nous être communes. C:;
font les foupirs d'un dernier adieu qui
s'échappent malgré moi. C*en eft fait ;
l'empire de l'Amour eft éteint dans uns
âme livrée au feul défefpoir. Je con-
facre le refte de mes jours à pleurer la
meilleure des mères ^ je faurai lui fa-
crifîer des fentimens qui lui ont coûté
la vie j je ferois trop heureufe qu'il m'en
coûtât affez de les vaincre, pour expier
tout ce qu'ils lui ont fait foufFrir. Ah ! C\
ion efprit immortel pénètre au fond de
mon cœur, il fait bien que la victime
que je lui facrifîe n'eft pas towt-à-fait
indigne d'elle. Partagez un effort que
vous m'avez rendu néceffaire. S'il vouî
refte quelque refpect pour la mémoiie
d'un nœud fi cher & fi funefte, c'eft pat
lui que je vous conjure de me fuir à ja-
mais , de ne plus m'écrire , de ne plus
aigrir mes remords , de me laîffer ou-
blier, s'il fe peut , ce que nous fume» .
O .;j
3i8 La No uv elle
l'un à l'autre. ;Qtie mes yeux ne vgu*
voyent plus j que je n'entende plus pro-
noncer votre nom j que votre fouvenir
ne vienne plus agiter mon cœur. YoÇq
parler encore au nom d'un amour qui
îie doit plus être ; à tant de fujets de
douleur n'ajoutez pas celui de voir foa
d-ernier vœu mcprifé. Adieu donc pour
la dernière fois, unique & cher Ahl
fille infenfée !.... adieu pour jamais.
H È L O l s E, 319
LETTRE XXXI V.
De l'Amant de Julie
A Madame d'Orbe.
XIiNfin le voile eft déchiré \ cette
longue illufion s'eft évanouie ; cet ef-
poir fi doux s'eft éteint \ il ne me refte
pour aliment d'une flamme éternelle
qu'un fouvenir amer & délicieux qut
foutient ma vie & nourrit mes tourmens
du vain fentiment d'un bonheur qui
n'eft plus.
Eft-il donc vrai que j'ai goûté la féli-
cité fuprcme ? Suis-je bien le même être
qui fut heureux un jour ? Qui peutfentir
ce que je foufFre, n'eft il pas né pour tou-
jours fouffrir ? Qui peut jouir des biens
que j'ai perdus , peur-il les perdre & vi-
vre encore , & 6.es fentimens fi contrai-
res peuvent-ils germer dans un même
cœur? Jours de plaifirs &:de gloire, non
vous n'étiez pas d'un mortel ! vous étiez
O iv
Sio La Nouvelle
iiop beaux pour devoir être périffables.
Une douce exrafe abforboit toute votre
durée , & la rafiTembloir en un point
comme celle de réternitc. Il n'y avoit
pour moi ni paflé ni avenir, ^ je goûtois
à la fois les délices de mille fiècles. Hé-
las î vous avez difparu comme un éclair !
Cette éternité de bonheur ne fut qu'un
inftantdemavie. Le temsa repris fa len-
teur dans les momens de mon défefpoir,
& l'ennui mefure par longues années le
refte infortuné de mes jours.
Pour achever de me les rendre infup-
portables , plus les afîliârions m'acca-
blent , plus tout ce qui m'étoit cher fem-
ble fe détacher de moi. Madame , il fe
peut que vous m'aimiez encore j mais
d'autres foins vous appellent , d'autres
devoirs vous occupent. Mes plaintes
que vous écoutiez avec intérêt font
maintenant indifcrettes. Julie , Julie
elle même fe décourage & m'abandon-
ne. Les triftes remords ont chaifc l'a-
mour. Tout eft changé pour moi \ mon
cœur feul eft toujours le même, & mon
fort en eft plus affreux.
H É L O L s E, ^zi
Mais qu'imporie ce que je fuis & ce
que je dois être ? Julie foufFre , çft-il
tetrïs de fonder à moi ? Ah ! ce font fes
peines qui rendent les miennes plus amè-
res. Oui , j'aimerois mieux qu'elle cefsât
de m'aimer & qu'elle fût heureufe
Ceffer de m'aimer! L'efpere-r-el-
le? Jamais , jamais. Elle a beau
me défendre de' la voir & de lui écrire.
Ce n'eft pas le tourment qu'elle s'ôte;
hélas ! c'eft le confolateur. La perte
d'une tendre mère la doit -elle priver
d'un plus tendre ami ? Croit -elle fou-
lager fes maux , eu les multipliant ? O
Amour ! eft-ce à ics dépens qu'on peu:
venger la Nature ?
Non, non ^ c'eft en vain qu'elle pré»
tend m'oublicr. Son tendre cœur pour-
ra-t-il fe féparer du mien ? Ne la retiens-
je pas en dépit d'elle ? Oublie-t-on des
fentimens tels que nous les avons éprou-
vés , & peut-on SQW fouvenir fans les
éprouver encore? L'Amour vainqueur
fitle malheiu- de fa vie ; l'Amour vain-
cu ne la rc-ndra que plus à plaindïe. EUù
322 La Nouvelle
pafTera Tes jours dans la douleur , tour-
mentée à la fois de vains regrets & de
vains defirs , fans pouvoir jamais con-
ïenter ni l'Amour ni la Vertu.
Ne croyez pas pourtant qu'en plai-
gnant (es erreurs , je me difpenfe de les
refpecler. Après tant de facrihces, il eft
trop tard , pour apprendre à défobéir.
Puifqu'elle commande , il fuffi: : elle
n'entendra plus parler de moi. Jugez fi
mon fort eft affreux 1 Mon plus grand
défefpoir n'eft pas de renoncer à elle.
Ah l c'eft dans fon.cœur que font mes
douleurs les plus vives , & je fuis plus
malheureux de fon infortune que de la
mienne. Vous qu'elle aime plus que
toute chofe, & qui feule , après moi , la
favez dignement aimer-, Claire, aimable
Claire , vous êtes l'unique bien qui lui
refte. Il eft affez précieux pour lui ren-
dre fupportable la perte de tous les au-
tres. Dédommagez la des confolations
qui lui font ôtées &c de celles qu'elle
refufe \ qu'une fainte amitié fupplée à la
fois auprès d'elle à la tendrelTe d'ufie
H É L O i s E. 325
terère, a celle d'un amant, aux char-
mes de tous les fentimens qui dévoient
la rendre heuréufe. Qu'elle le foit, s'il
eft poflible , à quelque prix que ce puilTe
être. Qu'elle recouvre la paix ôc le re-
pos dont je l'ai privée j je fentirai moins
les tourmens qu'elle m'alaifles. Puifque
je ne fuis plus rien à mes propres yeux ,
puifque c'eft mon fort de pafler ma vie
à mourir pour elle j qu'elle me regarde
comme n'étant plus : j'y confens , fi cette
idée la rend plus tranquile. Puifle-t-elle
retrouver près de vous (es premières
vertus, fon premier bonheur! PuilTe-t-
clle être encore par vos foins tout ce
qu'elle eût é'é fans moi.
Hélas ! elle étoit fille, &c n'a plus de
mère! Voilà la perte qui ne fe. répare
point, & dont on ne fe confole jamais,
quand on n pu fe la reprocher. Sa conf-
cience agitée lui redemande cette mère
tendre Se chérie, &dans une douleur (1
cruelle l'horrible remords fe joint à fon
afflidion. O Julie ! ce fentiment affreux
devoit-il être connu de toi ? Vous qui
O vj
314 ^^ Nouvelle
fûtes témoin de la maladie & des der-
niers momens de cette mère infortunée y
je vous fupplie, je vous conjure , dites-
moi ce que j'en dois croire» [Déchirez-
moi le cœur,fi je fuis coupable. Si la
douleur de nos fautes Ta fait defcendre
au tombeau, nous fommes deux monftres
indignes de vivre j c'eft un crime de (on-
ger à des liens (î funeftes , c'en eft un de
voir le jour. Non ( j'ôfe le croire ) un
feu fi pur n'a point produit de fi noirs
effets. L'Amour nous infpira des fenti-
mens trop nobles, pour en tirer les for-
faits des âmes dénaturées. Le Ciel , le
Ciel feroit-il injufte ? & celle qui fut
immoler fon bonheur aux auteurs de
{qs jours, méritoit-elle de-leur coûter
la vie ?
H É L O ï s ^, 525
LETTRE XXXV.
RÉPONSE,
^Omment pourroit-on vous aimer
moins, en vous eftimant chaque jour da-
vantage? Comment perdrois-je mes an-
ciens fentimens pour vous , tandis que
vous en méritez chaque jour de nou-
veaux ? Non , mon cher 5c digne ami 5
tour ce que nous fûmes les uns aux au-
tres dès notre première jeunefTe , nous le
ferons le refte de nos jours j & fi notre
mutuel attachement n'augmente plus,
c'eftqu'il ne peutplusaugmenter. Toute
la différence eft que je vous aimois com-
me mon frère, & qu'à préfent, je vous
aime comme mon enfant; car, quoique
nous foyons toutes deux plus jeunes que
vous , & même vos difciples , je vous re-
garde un peu comme le nôtre. En nous
apprenant à penfer, vous avez appris de
nous à être fenfible j &, quoi qu'en dife
31^ La Nouvelle
votre philofophe Anglois, cette ét^uca-
tion vaut bien l'autre j (\ c'eft la raifon
qui fait l'homme, c'eft le feiitiment qui
le conduit.
Savez-vous pourquoi je parois avoir
changé de conduite envers vous ? Ce
n'eft pas , croyez-moi , que mon cœur ne
foit toujours le même j c'eft que votre
état eft changé. Je favorifai vos feux,
tant qu'il leur reftoit un rayon d'efpéran-
ce. Depuis qu'en vous obftinant d'afpi-
rer à Julie , vous ne pouvez plus que la
rendre malheureufe , ce feroit vous nuire
que de vous complaire. J'aime mieux
vous favoir moins à plaindre, & vous
rendre plus mécontent. Qumd le bon-
heur commun devient impofîîble, cher-
cher le fien dans celui de ce qu'on aime,
n'eft- ce pas tout ce qui refte à faire à l'a-
mour fans efpoir ?
Vous faites plus que fentircela, mon
généreux ami \ vous l'exécutez dans le
plus douloureux facri^ce qu'ait jamais
fait un amant hièle. En renonçant a
Bè lois s. 317
Julie, vous achetez fon repos aux dé-
pens du vôrre, & c'eft à vous que vous
renoncez pour elle.
J'ôfe à peine vous d^re les bifarres
idées qui me viennent là-deflus j mais
elles font confolantes, èc cela m'enhar-
dit. Premièrement, je crois que le vé-
ritable amour a cet avantage, aufli-bien
que la vertu , qu'il dédommage de tout
ce qu'on lui facrifie , & qu'on jouit en
quelque forte àç.s privations qu'on
s'impofe par le fentiment même de ce
qu'il en coûte & du motif qui nous y
porte. Vous vous témoignerez que Ju-
lie a été aimée de vous comme elle
méritoit de l'être, &: vous l'en aime-
rez davantage, & vons en ferez plus
heureux. Cet amour-propre exquis,
qui fait pnyer toutes les vertus péni-
bles , mêlera fon charme à celui de l'a-
mour. Vous vous direz , je fais aimer,
avec un plaifir plus durable & plus dé-
licat que vous ^n'en goureriez à dire,
je polTè !e ce que j'aime. Car celui-ci
s'ufe à force d'en jouir j mais l'auue
32,^ La Nouvelle
demeure toujours , & vous en jouirez,
encore , quand même vous n'aimeiiez
plus.
Outre cela , s'il eft vrai , comme Julie
& vous me l'avez tant dit , que l'Amour
foit le plus délicieux fentiment qui puif-
fe entrer dans le cœur humain , tout ce
qui le prolonge & le fixe, même au prix
de mille douleurs, eft encore un bien.
Si l'Amour eft un defir qui s'irrite par les
obftacles , comme vous le difiez encore,
il n'eft pas bon qu'il foit content \ il vaut
mieux qu'il dure & foit malheureux, que
de s'éteindre au fein des plaifirs. Vos
feux , je l'avoue , ont foutenu l'épreuve
de la pofteflîîon , celle du tems, celle de
l'abfence , & des peines de toute efpèce ;
ils ont vaincu tous les obftacles hors le
plus puifTant de tous, qui eft de n'en
avoir plus à vaincre, &c de fe nourrir uni,
quement d'eux-mêmes. L'univers n'a ja-
mais vu de paftîon foiitenir cette épreu-
ve : quel droit avez-vous d'efpérer que
la vôtre l'eût foutenue ? Le tems eût joiiiE
au dégoût d'une longue poireflion le pro-
H É L o ï s E, 3î<>
grès de l'âge & le déclin de la beauté j il
femble fe fixer en votre faveur par vo-
tre féparation ; vous ferez toujours l'un
pour l'autreà la fleur des ans j vous vous
verrez fans cefTe tels que vous vous vîtes
en vous quittant \ & vos cœurs, unis juf-
qu'au tombeau, prolongeront dans une
illufion charmante votre jeunefle avec
vos amours.
Si vous n'euflîez peint été heureux,
une infurmontable inquiétude pourroit
vous tourmenter*, votre cœur regretteroit
en foupirant les biens dont il étoit digne j
votre ardente imagination vous deman-
deroit fans celTè ceux que vous n'auriez
pas obtenus. Mais l'Amour n'a point de
délices dont il ne vous ait comblé; &,
pour parler comme vous , vous avez
épuifé durant une année les plaifirs d'une
vie entière. Souvenez- vous de cette
lettre (î paffionnée, écrite le lendemain
d'un rendez-vous téméraire. Je l'ai lue
avec une émotion qui m'étoit incon-
nue : on n'y voit pas l'état permanent
d'une âme attendrie j mais le derniec
^^o La Nouvelle
délire d'un cœur brûlant d'amour, &: ivre
de volupté. Vous jugeâtes vous - ftic-
me qu'on n'éprouvoit point de pareils
tranfporrs deux fois en la vie, & qu'il
falloit mourir après les avoir fentis. Mon
ami , ce fut-là le comble j &, quoi que
la fortune & l'amour eulTent fait pour
vous , vos feux & votre bonheur ne
pouvoient plus que décliner. €et inftann
fut auffi le commencement de vos dif-
grâces, & votre amante vous fut ôtée
au moment que vous n'aviez plus de (en-
timens nouveaux à goûter auprès d'elle j
comme (î le fort eût voulu garantir vo-
tre cœur d'un épuifement inévitable, 6i
vous lailTer , dans le fouvenir de vos
plaifirs palTés , unplaifir plus doux que
tous ceux dont vous pourriez jouir en-
core.
Confolez- vous donc de la perte d'un
bien qui vous eût toujours échappé, &
vous eûtravi de plus celui qui vous refte.
Le bonheur & l'amour fe feroient éva-
I30uis à la fois j vous avez au moins con-
fervé le fentimentj on n'eft point fans
H È L o ï s E. ^3Ï
pîaifitSj quand on aime encore. L'image
de l'amour éteint: effraye plus un cœur
tendre que celle de l'amour malheureux,
& ledéçoût de ce qu'on poUcde eft un
état cent fois pire que le regrec de ce
qu'on a perdu.
Si les reproches que ma défolée cou-
fîne fe fait furla mort de fa mère étoient
fondés, ce cruel fouvenir empoifonne-
roit, je l'avone , celui de vos amours,
&: une fi funefte idée devroit à jamais
les éteindre \ mais n'en croyez pas à (qs
douleurs , elles la trompent; ou plutôt,
le chimérique motif dont elle aime à les
aggraver, n'eft qu'un prétexte pour en
juftifier l'excès. Cette âme tendre craint
toujours de ne pas s'affliger alfez , &
c'efl: une forte de plaifir pour elle d'ajou-
ter au fentiment de (qs peines tour ce
qui peut les aigrir. Elle s'en impofe ,
foyez-en fur \ elle n'eft pas fuicèie avec
elle-même. Ah ! fi elle croyoit bien fii>
cèrement avoir abrégé les jours de fa mè-
re , fon cœur en pourroit-il fupporrer
l'affreux remords ? Non , non , mon ami -,
331 La Nouv elle
elle ne la pleureroit pas, elle lauroit fui-
vie. La maladie de Madame d'Érange eft
bien connue j c'étoit une hydropifie de
poitrine dont elle ne pouvoir revenir, ôc
l'on déferpéroic de fa vie avant- même
qu'elle eût découvert votre correfpon-
dance. Ce fut un violent chagrin pour
elle 5 mais que de plaifirs réparèrent le
mal qu'il pouvoir lui faire? Qu'il fur con-
folant pour cette tendre mère de voir , en
gémilTant des fautes de fa fille , par com-
bien-devertus elles étoient rachetées, &
d'être forcée d'admirer fon âme, en pleu-
rant fa foiblelfe ! Qu'il lui fut doux de
fentir combien elle en étoit chérie! Quel
zèle infatigable ! Quels foins continuels!
Quelle a/îiduité fans relâche! Quel défef-
poir de l'avoir affligée ! Que de regrets ,
que de larmes , que de touchantes caref-
fes,quelleinépuifablefenfibiliré!C'éroit
dans les yeux de la fille qu'on lifoit tout
ce que foufFroit la mère ; c'étoit elle qui
Ja fervoit les jours, qui la veilloit les
nuits; c'étoit de fa main qu'elle recevoir
tous les fecours : vous euiîîez cru voir
H È L o ï s E, 33 5
'Une autre Julie j fa délicacelTe naturelle
avoit dJ/paru , elle étoit forte & robuf-
te : les foins les plus pénibles ne lui coû-
toient rien , & fon âme fembloit lui don-
ner un nouveau corps. Elle faifoic tout,
& paroifiToit ne rien faire; elle étoit par-
tout, & ne bougeoir d'auprès d'elle. On
la trouvoic fans cefle à genoux devant
fon lit , la bouche collée fur fa main ,
gémid^nt ou de fa faute ou du mal de
fa mère, & confondant c^s deux fenti-
ïXiQns , pour s en affliger davantage.^ Je
n'ai vu perfonne entrer les derniers jours
dans la chambre de ma tante fans être
ému jufqu'aux larmes du plus attendrif-
fant de tous les fpe(5tacles. On voyoit
Teffort que faifoient ces deux cœurs
pour fe réunir plus étroitement au mo-
ment d'une funefteféparation. On voyoit
que le feul regret de fe quitter occupoit
la mère & la fille, & que vivre ou mou-
rir n'eût été rien pour elles , fi elles
avoient pu. refter ou partir enfemble.
Bien loin d'adopter les noires idées de
Julie, foyez fur cjue tout ce qu'on peut
534 ^^ NOUV ELLE
efpérer des fecours humains & des con-î
/blatiotis du coeur a concouru de fa parc
a retarder le progrès de la maladie de
/amèrCj^»: qu'infailliblement fa tendreC-
fe &: (qs foins nous l'ont confervée plus
long-tems que nous n'euflions pu faire
fans elle. Ma tante elle-même m'a dit
.cent fois que (q.s derniers jours étoienc
les plus doux momens de fa vie , & que
le bonheur de fa fille croit la feulg chofç
qui manquoit au fien.
S'il faut attribuer fa perte au chagrin»
ce chagrin vient de plus loin , & c'eft à
fon époux feul qu'il faut s'en prendre,
Lon^-temsinconrtant& volage, il prodi-
gua les feux de faieuneffe à mille objet-s
moins dignes de plaire que fa vertueufe
compagne , &, quand l'âge le lui eut ra-
mené, il conferva près d'elle cette ru-
ât^Q inflexible dont les maris iniidèleô
ont coutume d'aggraver leurs torts. Ma
pauvre Coufine s'en eft.reflentie.Un vain
entêtement de nobleOe, & cette roideuj:
de cara(5tèue que rien n'amollir, ont fait
yo^s malheu rs & les fieiis.Sa mère, f^ui ç\\i
H È L o ï s E. 335
toujours du penchant pour vous, & qui
pénétra fou amour quand il étoit trop
tard pour l'éteindre , porta long-tems en
fecret la douleur de ne pouvoir vaincre
le goût de fa hlle , ni l'obftination de Ion
époux , & d'être la première caufe d'un
mal qu'elle ne pouvoit plus guérir.
Quand vos lettres furprifes lui eurent ap-
pris jufqu'où vous aviez abuféde fa con-
fiance , elle craignit de tout perdre en
voulant tout fauver , &: d'expofer les
jours de fa fille pour rétablir fon hon-
neur. Elle fonda plusieurs fois fon mari
fansfuccès. Elle voulut plufieurs fois ha?
farder une confidence entière, & lui mon-
trer toute l'étendue de fon devoir j la
frayeur & fa timidité la retinrent tou«
jours. Elle héfira , tant qu'elle put par-
ler j lorfqu'elle le voulut , il n'étoit plus
tems , les forces lui manquèrent-, el!e
mourut avec le fatal fecret^ &: moi , q i
connois l'humeur de cet homme fcvère,
fans favoir :ufqu'où les fentimens de la
Nature auroienc pu la tempésçr, je ref'^
3 3^ ^^ Nouvelle
pire, en voyant au moins les jours de Ju-
lie en fureté.
Elle n'ignore rien de tout cela; mais
vous dirai- Je ce que je penfe de iQS re-
mords apparens ? L'amour eft plus ingé-
nieux qu'elle. Pénétrée du regret de fa
nîère,ellevoudroit vous oublier; &•, mal-
gré qu'elle en ait , il trouble fa confcien-
ce pour la forcer de penfer à vous \ il
veut que fes pleurs aient du rapport à ce
qu'elle aime. Elle n'ôferoit plus s'en oc-
cuper direétement ; il la force de s ta
occuper encore , au moins par fon repen-
tir. Il l'abufe avec tant d'art qu'elle aime
mieux fouffrir davantage , & que vous
entriez dans le fujet de its peines. Votre
cœur n'entend pas , peut-être , ces dé-
tours du iîen ; mais ils n'en font pas
moins naturels; car votre amour à tous
deux, quoiqu'égal en force, n'eft pas
femblableeneffet.Le vôtre eft bouillant
& vif, le fien eft doux èc tendre : vos
fentimens s'exhalent au-dehors avec vé-
hémence , les fiens retournent fur elle-
même ,
H É L oï s E, 337
même , Se pénétranc la fubftaiice de fou
âme, l'alcèrent&Ia changent infenfible-
ment. L'amour àn'me &: fourient votre
cccur , il afFaiife & abbat le fien j tous
les reflorts en font relâchés , fa force eft:
nulle, fon courage ed: éteint, fa vertu
n'eft plus rien. Tant d'héroïques facultés
ne font pas anéanties, mais fufpendues :
un moment de crife peut leur rendre
toute leur vigueur, ou les effacer fans
retqui:.- Si elle fait encore un pas vers
le découragement, elleeft perdue j mais
fî cette âme excellente fe relève un inf-^-
tant, elle fera plus grande , plus forte ,
plus vertueufe que jamais, & il ne feri
plus queftionde rechute. Croyez-moi,
mon aimable ami , dans cet état péril-
leux fâchez refpeâ:er ce que vous aima-»
tes. Tout ce qui lui vient de vous , fut-
ce contre vous-même, ne lui peut être
que mortel. Si vous vous obftinez aur-
près d'elle , vous pourrez triompher ai-
fément j mais vous croirez en vain pof-
féder la même Julie j vous ne la rg-
MQUverez plus,
33S La Nouv elle
— - . r
LETTRE XXXV L
DE Mylord Edouard
A l' Amant de Julie.
I".
J 'A V o I s acquis 6.qs droits fur ton
cœur 5 tu m'étois néceflaire, j'érois prêt
à t'aller joindre. Que t'importent mes
droits , mes befoins , mon emprefTe-
ment ? Je fuis oublié de toi j tu ne dai-
gnes plus m'écrire. J'apprends ta vie
folitaire 6c farouche , je pénètre tes def-
feins fecrets. Tu t'ennuies de vivre.
Meurs donc, jeune infenfé; meurs,
homme à la fois féroce & lâche : mais
fâche, en mourant, que tu laifTes dans
l'âme d'un honnête-homme à qui tu fus"
cher , la douleur de n'avoir fervi qu'ua
ingrat.
H É L O ï s E. 339
LETTRE XXXVI L
RÉPONSE.
Enez, Mylord ; je croyois ne pou-
voir plus goûter de plaifirs fur la terre :
mi%.s nous nous reverrons. Il n'eft pas
vrai que vous puifliez me confondre
avec les ingrats : votre cœur n'eft pas
fait pour en trouver , ni le mien pour
être.
I
BILLET.
DE Julie.
xL eft tems de renoncer aux erreurs de
laljeunefTe & d'abandonner un trompeur
efpoir. Je ne ferai jamais à vous. Ren-
dez-moi donc ma liberté que je vous
ai engagée , & dont mon père veut dif-
pofer \ ou mettez le comble à mes mal-
heurs, par un refus qui nous perdra tous
deux fans vous être d'aucun ufage.
JuHE d'Étange.
Pi]
540 La Nouv elle
LETTRE XXXVIII,
DU Baron d'Étange.
Dans laquelle ètoit k précédent billets
»3>'Il peut refter dans l'âme d'un fubor-
iienr quelque fenrimenr d'honneur &
d'humanité, répondez à ce billet d'une
malheureufe dont vous avez corrompu
le cœur , & qui ne feroit plus , fi j'ôfois
foupçonner qu'elle eût porté plus loin
l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu
que la même philofophiequi lui apprit
à fe jeter à la tête du premier venu ,
lui apprenne encore à défobéir à fon
père. Penfez-y cependant. J'aime à
prendre en toutes occafions les voies de
la douceur & de l'honnêteté , quand
j'efpere qu'elles peuvent fuffire -, mais
il ]Qn veux bien ufer avec vous , ne
croyez pas que j'ignore comment fe
venge l'honneur d'un Gentilhomme of-»
fçnfé par un homme qui ne l'eft pas,
Ht L Oî s £. 341
LETTRE X X X I X. «
RÉPONSE.
XLPargnez-vous, Monfieur, des me-
naces vaines qui ne m'efFraienc point ,
& d'injuftes reproches qui ne peuvent
m'humilier. Sachez qu'entre deux per-
fonnes de même âge il n'y a d'autre
fuborneur que l'amour , & qu'il ne
vous appartiendra jamais d'avilir un
liomme que votre fille honora de fort
eftime.
Quel facrifice ôfez-vous m'impofer,
te à quel titre l'exigez-vous ? Eft-ce à
l'auteur de tous mes maux qu'il faut im-
moler mon dernier efpoir ? Je veux ref-
peder le père de Julie j mais qu'il
daigne être le mien , s'il faut que j'ap-
preniife à lui obéir. Non, non, Mon-
fîeur , quelque opinion que vous ayez
de vos procédés, ils ne m'obligejir point
i renoncer pour vous à Aqs droits fî
P iij
34^^ La NovveIlz
chers &: fi bien mérités de mon coeur.
Vous faites le malheur de ma vie. Je
ne vous dois que de la haine , 6c vous
n'avez rien à prétendre de moi. Julie
a parlé j voilà mon confentement. Ah !
■qu'elle foit toujours obéie ! Un autre
la pofréderaj mais )tn. ferai plus digne
d'elle.
Si votre fille eût ofé me confulter
fur les bornes de votre autorité , ne
doutez pas que je ne lui eufïe appris a
léfifter à vos prétentions injuftes. Quel
que foit l'empire dont vous abufez ,
mes droits font plus facrés que les vô-
ites \ la chaîne qui nous lie eft la borne
du pouvoir paternel , même devant les
tribunaux humains, & quand vous ôfez
réclamer la Nature , c'efl vous feul qui
bravez fes loix.
N'allégudz pas , non plus , ctx. hon-
neur fi bifarre & (\ délicat que vous
parlez de venger j nul ne l'ofFenfe que
vous-même. Refpedez le choix de Ju-
lie 5 6c votce honneur eft en fureté j car
H È L o i s Ê, 145
Iflôtl' cœur vous honore malgré vos ou-
trages ^ & malgré \es maximes gothi-
ques , l'alliance d'un honnête-homme
n'en déshonora Jamais un autre. Si ma
préfomption vous ofFenfe , attaquez ttia
vie , je ne la défendrai jamais contre
vous \ au fur plus , je me foueie fort
peu de favoir en quoi confifte l'hon-
Heur d'un Gentilhomme j mais quant a
celui d'un homme de bien, il m'appar-
tient , je fais -le défendre , & le con-
ferverai pur & fans tache jufqu'au der-
nier foupir.
Allez , père barbare & peu digne
d'un nom fi doux j méditez d'affreux
parricides, tandis qu'une fille tendre &
foumife immole (on bonheur à vos
préjugés. Vos regrets me vengeront un
jour des maux que vous me faites , &
vous fentirez trop tard que votre haîne
aveugle & dénaturée ne vous fut pas
moins funefte qu'à moi. Je ferai mal-
heureux , fans doute ; mais fi jamais l.a
voix du fang s'élève au fond de votre
P iv
344 ^^ Nouvelle
tœur \ combien vous le ferez plus encore
d'avoir facrifié à des chimères l'unique
fruit de vos entrailles j unique au monde
en beauté , en mérite , en vertus , Se
pour qui le ciel , prodigue de fesdons,
ji'oublia rien qu'un meilleur père.
BILLET,
Inclus dans la lettre précédente»
"v
Je rends à Julie d'Étange le droit de
difpofer d'elle-même , & de donner fa
main fans confulter fon cœur.
S, G,
^L^^>f
îî È L o ï s E, 345
LETTRE XL.
DE Julie.
E voulois vous décrire la fcène qui
vient de fe pafTer , & qui a produit le
billet que vous avez dû recevoir ; mais
mon père a pris Ces mefures fi juftes
qu'elle n'a fini qu'un moment avant le
départ du courier. Sa lettre eft fans
doute arrivée à tems à la pofte j il n'en
peut être de même de celle-ci j votre
réfolution fera prife & votre réponfe
partie avant qu'elle vous parvienne J
ainfi tout détail feroit déformais inu-
tile. J'ai fait mon devoir \ yous ferez
le ventre j mais le fort nous accable ,
l'honneur nous trahit j nous ferons fé-
parés à jamais , &: , pour comble d'hor-
reur, je vais pafler dans les.... Hélas !
l'ai pu vivre dans les tiens ! O devoir !
à quoi fers-tu ? O providence!.... il
faut gémir &: fe taire.
La plume échappe de ma main. J'é-
P y
34^ La Nouvelle
tois incommodée depuis quelques jouïs;
rentretien de ce matin m'a prodigieufe-
ment agitée la tête & le cœur ma
font mal je me fens défaillir.... le
Ciel auroit-il pitié de mes peines?....
Je ne puis me foutenir.... je fuis forcée
à me mettre au lit , &: me confole dans
l'efpoir de n'en point relever. Adieu ,
mes uniques amours. Adieu , pour la
dernière fois , cher & tendre ami de
Julie. Ah ! fi je ne dois plus vivre pour
toi 5 n'ai-je pas déjà cefle de vivre \
H È L o ï s E. 547
^mmmmmÊammmmÊtneamÊmmmmmÊmimomm^ÊmÊÊÊÊmÊtmmmmÊÊaÊmamÊm
»W^»^i II» ■■ ■p-«.».«.i-— ■■■ — ir» I .1 ■ ■■ ■■ ,1 ——MB
LETTRE XLI.
Ds Julie a Madame d'Orbe.
ÂL eft donc vrai , chère &: cruelle
amie , que tu me rappelles à la vie &C à
mes douleurs 1 J'ai vu l'inftant heureux
où j'allois rejoindre la plus tendre des
mères ^ tes foins inhumains m'ont en-
chaînée pour la pleurer plus long-tems j
&, quand le delîc de la fuivre m'arrache
à la terre, le regret de te quitter m'y
retient. Si je me confolede vivre, c'eft
par refpoir de n'avoir pas échappé toute
entière à la mort. Ils ne font plus , ces
agrémens de mon vifage que mon cœur
a payés fi cher : la maladie dont je fors
m'en a délivrée. Cette heureufe perce
ralentira l'ardeur groflière d'un homme
alTez dépourvu de délicatefle pourm'ô»
fer époufer fans mon aveu. Ne trouvant
plus en moi ce qui lui plut, il fe fou»
ciera peu du refte. Sans manquer de pa-
role à mon père , fans offenfej l'ami don:
P v]
34^ La Nov velle
il tient la vie, je faiiiai rebuter cet im-
portun : ma bouche gardera le filence,
mais mon afpeâ: parlera pour moi. Son
dégoût me garantira de fa tyrannie , Se
il me trouvera trop laide pour daigner
me rendre malheureufe.
Ah , chère coufine ! Tu connus un cœur
plus conftant & plus tendre , qui ne fe fût
pas aind rebuté. Son goût ne fe bornoic
pas aux traits & à la figure; c'étoit moi
qu'il aimoit, & non pas mon vifage : c'é-
toit par tout notre être que nous étions
unis l'un à l'autre, & tant que Julie eût
été la même , la beauté pouvoit fuir , l'a-
mour fût toujours demeuré. Cependant
il a pu confentir... l'ingrat !... Il l'a dû,
puifque j'ai pu l'exiger. Qui eft-ce qui
retient par leur parole ceux qui veulent
retirer leur cœur? Ai-je donc voulu re-
tirer le mien ? . . . . L'ai - je fait ? . . . ,
O Dieu ! faut-il que tout me rappelle in-
cefiTamment un tems qui n'eft plus, &
des feux qui ne doivent plus être ! J'ai
beau vouloir arracher de mon cœur cette
image chérie \ je l'y fens trop fortement
jReloïsé: 34^
attachée \ Je le déchire fans le dégager, 5C
mes efforts pour en effacer un fî doux fou-
venir, ne font que l'y graver davantage-
Oferai-je te dire un délire de ma fiè-
vre, qui, loin de s'éteindre avec elle, me
tourmente encore plus depuis ma guéri-
fon ? Oui, connois & plains l'égarement'
d'efprit de ta malheureufe amie , ÔC
rends grâce au ciel d'avoir préfervé ton
cœur de l'horrible pafïion qui le donne.
Dans un des momens où j'étois le plus
mal , je crus , durant l'ardeur du redou-
blement, voir à côté de mon lit cet in-?
fortuné \ non tel qu'il charmoit jadià
mes regards durant le court bonheur de
ma vie j mais pâle , défait , mal en or-
dre, & le défefpoir dans \qs yeux. Il
étoit à genoux ; il prit une de mes
mains , & , fans fe dégoûter de l'état
oii elle étoit , fans craindre la commu-
nication d'un venin fl terrible, il la
couvroit de baifers & de larmes. A fon>
afped, j'éprouvai cette vive & délicieu-
fe émotion que me donnoit quelquefois
fa préfence inattendue. Je voulus m'é-
'550 La Nouvelle
lancer vers lui; on me recinr , ru l'arra-^
chas de ma préfence \ & ce qui me tou-
cha le plus vivement , ce furent fes
gémiflemens que je crus entendre à
mefure qu'il s'éloignoir.
Je ne puis te repréfenter l'effet éton-
nanr que ce rêve a produit fur moi. Ma
fièvre a été longue Se violente; j'aiperda
la connoifTanee durant plusieurs jours ;
l'ai fouvenr rêvé à lui dans mes tranf-
ports \ mais aucun de ces rêves n'a lai(îc
dans mon imagination des impreffions
auffi profondes que celle de ce dernier.
Elle eft telle qu'il m'eft impoflîble de
l'effacer de ma mémoire & de mes (ens.
A chaque minute , à chaque inftant il
jne femble de le voir dans la même at-
titude ; fon air , fon habillement , fon
gefle, fon trifle regard frappent encore
mes yeux : je crois fentir {qs lèvres fe
preiïer fur ma main ; je la fens mouiller
de its larmes ; les fons de fa voix plain-
tive me font treffaillir ; je le vois en-
traîner loin de moi ; je fais effort pour
le retenir encore : tout me retrace une
H à L o z5 t:. 35i
fcène imaginaire avec plus de force
que \ts évènemens qui me font réelle-,
ment arrivés.
J'ai long-rems héfité à te faire cette
confidence; la honte m'empêche de te
la faire de bouche \ mais mon agitation ,
loin de fe calmer, ne fait qu'augmenter
de jouren jour, & je ne puis plus rcfifter
au befoin de t'avouer ma folie. Ah!
qu'elle s'empare de moi toute entière.
Que ne puis-je achever de perdre aiail
la raifon j puifque le peu qui m'en refte
ne fert plus qu'à me tourmenter !
Je reviens à mon rêve. Ma coufine ^
laille-moi , fi tu veux , de mafimplicité ;
mais il y a dans cette vifion je ne fais quoi
de myftérieux qui la diftingue du délire
ordinaire. Eft-ce un preflentiment de la
mort du meilleur des hommes? Eft-ce
on avertifTement qu'il n'eft déjà plus ?
Le ciel daigne-t-il me gnider au moins
une fois , & m'invite-t-il à fuivre celui
qu'il me fit aimer ? Hélas ! l'ordre de
mourir fera pour moi le premier de fes
bienfaits.
35^ ^^ Nouvelle
J'ai beau me rappeller tous ces vaîns'
difcours donc la philofophie amufe les
gens qui ne fencenc rien j ils ne m'en im-
pofenc plus , &: je Ç^ns que je les mépri-
fe. On ne voit point les efprits, je le
veux croire : mais deux âmes (i étroi-
tement unies ne fauroient-elles avoir
entre elles une communication immé-
diate, indépendante du corps & des
fens ? L'impreiîîori direéle que l'une re-
çoit" de l'autre ne peut-elle pas la tranf-
înettre au cerveau, & recevoir de lui,
par contre-coup , \qs fenfations qu'elle
lui a données ? . . . . Pauvre Julie , que
d'extravagances! Que les pafîions nous
rendent crédules j & qu'un cœur vive-
ment touché fe décache avec peine des
jerreurs mêmes qu'il apperçoit.
Tonte II
Pa.jc 3S3.
ï] uu icaîi'.iU'UTi <!'• 1 auiîG iir
H È L O 'i S E, 3 55
RSEa^macH
LETTRE XLIL
RÉPONSE.
A
Jl\ h ! fille trop malheureufe & trop
fenfible j n'es- tu donc née que pour
foufïrir ? Je voudrois en vain t'épargner
des douleurs j tu fembles les chercher
fans cqS^q , & ton afcendant eft plus fort
que tous mes foins. A tant de vrais fu-
jets de peine n'ajoute pas au moins des
chimères) & puifque madifcrction t'eft
plus nuifible qu'utile, fors d'une erreur
qui te tourmente j peut-être la trille vé-
rité te fera-r elle encore moins cruelle.
Apprends-donc que ton rêve n'eft poiuc
un rêve ; que ce n'eft point l'Ombre ds
ton ami que tu as vûe,maisfaperfonne;
& que cette touchante fcène inceiram-
ment prcfente à ton imagination s'eft
pafTée réellement dans ta chambre le fur-
lendemain du jour où tu fus le plus mal,
La veille je t'avois quittée alTez tard ,
& M. d'Orbe 3 qui voulut me relever au-
J54 ^^ Nouvelle
près de toi cette nuit-là, étoic prêt à fortirj
quand tout-à-coup nous vîmes entrer
brufquement & fe précipiter à nos pieds
ce pauvre malheureux dans un état à faire
pitié. Il avoit pris la pofte à la réception
de ta dernière lettre. Courant jour &
nuit il fit la route en trois jours , & ne
s'arrêta qu'à la dernière pofte en attendant
la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue
à ma honte , je fus moins prompte que
M. d'Orbe à lui faut'er au cou : fans fa-
voir encore la raifon de fon voyage , j'en
prévoyois la conféquence. Tant de fou-
venirs amers , ton danger , le (îen , le dé-
fordreoùjele voyois, toutempoifonnoic
une fi douce furprife , & j'étois trop faille
pour lui faire beaucoup de carelîes. Je
l'embrafTai pourtant avec un ferrement
de cœur qu'il partageoir , & qui fe fit
fentir réciproquement par de muettes
étreintes , plus éloquentes que les cris &
les pleurs. Son premier mot fut: Que fait-
elle ? Ah ! que fait-elle ? Donnez-moi la
rie ou la mort. Je compris alors qu'il étoit
inftruit de ta maladie, & , croyant qu'il
H É L o ï s E, 3 5 y
Ji*en îgnoroit pas non plus l'efpèce, j'en
parlai fans autre précaution que d'exté-
nuer le danger. Si-tôt qu'il fut que c'é-
toit la petite vérole , il fit un cri, & fe
trouva mal. La fatigue & l'infomnie,
jointes à l'inquiétude d'efpric , l'avoienc
jeté dans un tel abattement , qu'on fut
long-tems à le faire revenir. A peine
pouvoir il parler j on le fit coucher.
Vaincu par la nature, il dormitdouze
heures de fuite, mais avec tant d'agita-
tion, qu'un pareil fommeil devoir plus
épuifer que réparer fes forces. Le lende-
main , nouvel embarras j il vouloir te
voir abfolument. Je lui oppofai le danger
de te caufer une révolution; il offrit d'at-
tendre qu'il n'y eût plus de rifque; mais
fon féjour mcme en étoit un terrible j
j'e^Tayai de le lui faire fentir. Il me coupa
durement la parole. Gardez votre bar-
bare éloquence , me dit-il , d'un ton d'in-
dignation : c'eft trop l'exercera ma rui-
ne. N'efpérez-pas me chaiïer encore,
comme vous fîtes à mon exil. Je vien-
drois cent fois du bouc du monde pour
'$fS La Nouvelle
la voir un feul inftant : mais je jure par
l'auteur de mon erre , ajoûta-t-il impé-
tueufement, que je ne partirai point
d'ici fans l'avoir vue. Éprouvons une
fois fi je vous rendrai pitoyable , ou fi
vous me rendrez parjure.
Son parti étoit pris. M. d'Orbe fiit
û'avis de chercher les moyens de le fa-
tisfaircj pour le pouvoir renvoyer avant
quefon retour fût découvert : car il n'é-
roit connu dans la maifon qae du feul
Hanz dont j'étois fûre , & nous l'avions
appelé devant nos gens d'un autre nom
que le fien (i). Je lui promis qu'il te
verroit la nuit fuivante j à condition
qu'il ne refteroit qu'un inftant, qu'il ne
te parleroit point , & qu'il repartiroit
le lendemain avant le jour. J'en exi-
geai fa parole j alors je fus tranquile ,
je laiiïai mon mari avec lui , & je re-
tournai près de toi.
( i) On voir dans la quatrième partie c]ue ce
fiom fubflitué étoit celui de Saint-Preux,
H É i oï s E, 3 57
Je te trouvai fenfiblement mieux,
l'éruption étoitachevée j le médecin me
rendit le courage & i'efpoir. Je me con-
certai d'avance avec Babi , & le redou-
blement, quoique moindre, t'ayant en-
core embarraffé la tête, je pris ce tçms
pour écarter tout le monde & faire xlire
à mon mari d'amener fon hôte , jugeant
qu'avant la lin de l'accès tu ferois moins
en état de le reconnoîire. Nous eûmes
toutes les peines du monde à renvoyer
ton défolé père qui chaque nuit s'obfti-
noit à vouloir refter. Enfin , je lui dis
en colère qu'il n'épargneroit la peine de
perfonne, que j'étois également réfolue
à veiller , & qu'il favoit bien , tout
père qu'il étoit, que fa tendrefie n'étoic-
pas plus vigilante que la mienne. Il
partit à regret \ nous reftâmes feules.
M. d'Orbe aniva fur les onze heures,
& me dit qu'il avoit laiffé ton amant
dans la ruej je l'allai chercher; je le
pris par la main ; il trembloit comme
la feuille. En palfant dans l'anti-cham-»
î?re , U$ fofces lui manquèrent j il îef-»
55^ La Nouvelle
piroit avec peine , ôc fut contraint de
s'afTeoir.
Alors démêlant quelques objets a la
foible lueur d'une lumière éloignée : oui,
dit-il avec un profond foupir , je recon-
nois les mêmes lieux. Une fois en ma
vie je les ai traverfés. ... à la même
Jieure avec le même myftère
j'étois tremblant comme aujourd'hui....
le cœur me palpitoit de même. .. ô té-
méraire! j'étois mortel , & j'ôfois goû-
ter... Que vais-je voir maintenant dans
ce même afyle où tout refpiroit la vo-
lupté dont mon âme étoit enivrée , dans
ce même objet qui faifoit & partageoit
mes tranfports ? L'image du trépas, un
appareil de douleur , la vertu malhei;-
reufe, ôc la beauté mourante !
Chère coufine *, j'épargne à ton pau-
vre cœur le détail de cette attendriiïante
fcène. Il te vit & fe tut. Il l'avoit pro-
mis ; mais quel filence ! Il fe jeta à
genoux ", il baifoit les rideaux en fan-
glotant y il élevoit les mains Se les yeux ;
il poufToit de fourds gémilTemensj H
H É L o ï s E, 3 5^
avoit peine à contenir. :fe douleur & (es
cris. Sans le voir, tu fortis machina-
lement une de tes mains ; il s'en faifît
avec une efpece de fureur ; les baifers
de feu qu'il appliqi;oit„fur cette main
malade t'éveillèrent mieux que le bruit
& la voix de tout ce qui t'environnoit j
je vis que tu l'avois reconnu j & , malgré
fa réfiftance & (qs plaintes , ;e l'arra-
chai de la chambre à l'inftant , efpérant
éluder l'idée d'une fi courte apparition
par le prétexte du délire. Mais voyant
enfuite que tu ne m'en difois rien , je
crus que ru l'avois oubliée j je défendis
à Babi de t'en parler , & je fais qu'elle
m'a tenu parole. Vaine prudence que
l'amour a déconcertée, & qui n'a fait
que laifler fermenter un fouvenir qu'il
n'eft plus tems d'effacer !
Il partit comme il l'avoit promis , &
je lui fis jurer qu'il ne s'arrêteroit pas au
voifinage. Mais, ma chete , ce n'eft pas
tout \ il faut achever de te dire ce qu'auf-
Û-bien tunepourroi^ ignorer long-tems î
3^0 La Nouvelle
Mylord Edouard paffa deux jours après $
il fe preÏÏâpour l'atteindre; il le joignit
à Dijon, & le trouva malade. L'infor-
tuné avoir gagné la petite vérole. 11
m'avoit caché qu'il ne l'avoit point eue,
& je te l'avois mené fans précaution. Ne
pouvant guérir ton- rnal ,il le voulut par-
tager. En me rappéllant la manière dont
il baifoit ta main , je ne puis douter qu'il
ne fe foit inoculé volontairement. On
ne pouvoit être plus mal préparé ; mais
c'étoit l'inoculation de l'amour , elle fut
heureufe. Ce père de la vie l'a confer-
vée au plus rendre amantqui fut jamais {
il eft guéri , & , fuivant la dernière lettre
de Mylord Edouard, ils doivent être
aduellement repartis pour Paris.
Voilà , trop aimable coufine , de quoi
bannir les terreurs funèbres qui t'allar-
moient fans fujet. Depuis long-tems tu
as renoncé à la perfonne de ton ami, &
fa vie eft en fureté. Ne fonge donc qu'a
conferver la tienne, & à t'acquiter de
jjponne grâce du facrifice que ton cœur a
promi|
H È L o ï s E. y6i
promis à l'amour paternel. CelTe enfin
d'ctre le jouet: d'un vain efpoir , & de te
repaître de chimères. Tu te prellcs beau-
coup d'être fière de ta laideur ; fois plus
humble , ciois-moi ; tu n'as encore que
trop de fujetsde l'être. Tu as eiruyé une
trop cruelle atteinte \ mais ton vifage
a été épargné. Ce que tu prends pouL'
des.cicatrices, ne font que des rougeurs
qui feront bien-tôt effacées. Je fus plus;
maltraitée que cela , Bc cependant tu
vois que je ne fuis pas trop mal encore.
Mon ange , tu refteras jolie en dépit de
toi j & l'indifférent Wolmar , que trois
ans d'abfence n'ont pu guérir d'un
amour conçu dans huit jours , s'en gué-
rira-t-il, en te voyant à tonte heure? O
fi ta feule reffource eft de déplaire 3 que
ton fort eft défefpéré i
Tome IL Q
i^i La Nouvelle
LETTRE XLIII.
DE Julie,
^ 'En eft trop , c'en eft trop. Ami, tu
as \raincu. Je ne fuis point à l'épreuve
de tant d'amour ; ma réfiftance eft épui-
fee. J'ai fait ufage de toutes mes for-
ces j ma confcience m'en rend le con-
iolant témoignage. Que le ciel ne me
cemande point compte de plus qu'il ne
n)'a donné. Ce trifte cœur que tu ache-
tas tant de fois , & qui coûta fi cher au
tien ,\ t'appartient fans réferve j il fut a
toi du premier moment où mes yeux te
Airent j il te reftera jufqu'A mon der-
nier foupir. Tu Tas trop bien mérité
pour le perdre , & je fuis lafTe de fer-
vir , aux dépens de la juftice , une chi-
mérique vertu.
Oui, tendre & généreux amant, ta
Julie fera toujours tienne , elle t'aimera
toujours ; il le faut, je le veux, je le dois.
H É L O i s E, 3<^^
Je te rends l'empire que l'amour t'a don-
né j il ne re fei*a plus ôté. C'eil en vain
(ju'une voix menfongère murmure au
fond de mon âme \ elle ne m'abufera
plus. Que font les vains devoirs qu'elle
m'oppofe contre ceux d'aimer- à jamais
ce que le ciel m'a fait aimer ? Le plus
facré de tous n'eftil pas envers toi ?
N'eft ce pas à toi feul que j'ai tout pro-
mis ? Le premier vœu de mon cœur ne
fut-il pas de ne t'oublier jamais j & ton
inviolable fidélité n'eft-elle pas un nou-
veau lien pour la mienne ? Ah ! dans le
tranfport d'amour qui me rend à toi ,
mon feul regret eft d'avoir combatta
des fentimens fi chers S:i fi légitimes.
Nature , b douce Nature ! reprends donc
tes droits ! j'abjute \qs barbares vertus
qui t'anéantiirent. Les penchans que tu
m'as donnés feront-ils plus trompeurs
qu'une raifon qui m'égara tant de fois ?
Refpede ces tendres penchans , mon
aimable ami \ tu leur dois trop pour les
iiaïr j mais fouffres-en le cher & doux
Q ij
3^4 L^ Nouvelle
partage \ foufFre que les droits du fang
& de l'amitié ne foient pas éteints par
ceux de l'amour. Ne penfe point q,ue,
pourtefuivre,j'abandonnejamaisIamai.
fon paternelle. N'efpere point que je me
refufe aux liens que m'impofe une auto-
rité facrée. La cruelle perte de l'un des
auteurs de mes jours m'a rrop appris à
craindre d'afiliger l'autre. Non , celle
dont il attend déformais toute fa con-
folation , ne contriftera point fon âme
accablée d'ennuis : je n'aurai point don-
né la mort à tout ce qui me donna lau
vie. Non , non , je connois mon crime,
êc ne puis le haïr. Devoir, honneur,
vertu , tout cela ne me dit plus rien ;
mais pourtant je ne fuis point un monf-
tre; je fuis foible &: non dénaturée. Mon
parti eft pris , je ne veux défoler au-
cun de ceux que j'aime. Qu'un père,
efclave de fa parole , 6c jaloux d'un
vain titre, difpofe de ma main qu'il a
promife j que l'amour feul difpofe de
mon cœur j que mes pleurs ne c^G^Qnt
U È L O ï s E\ 3(j5
i3e couler dans le fein d'une tendre amie ;
que je fois vile & malheureufe ; mais
que tout ce qui m'eft cher foir heureux
& content, s'il eft polTible. Formez cous
trois ma feule exiftence , & que votre
bonheur me fafiTe oublier ma mifere &
mon défefpoir.
LETTRE XLIV.
RÉPONSE.
Ous renaifTons , ma Julie \ tous les
vrais ientime.ns de nos âmes reprennent
leur cours. La Nature nous a confervé
l'être, & l'amour nous rend à la vie. En
doutois-tu ? L'ôfas-tu croire, de pouvoir
m'ôter ton cœur ? Va , je le connois
mieux que toi , ce cœur que le ciel a
fait pour le mien. Je les fens joints par
une exiftence commune qu'ils ne peu-
vent perdre qu'à la mort. Dépend-il de
nous de les féparer , ni même de le vou-
loir ? Tiennent-ils l'un à l'autre par des
nœuds que les hommes aient formés, 6c
}ë6 La Nou velle
■qu'ils pniiTent rompre? Non , non , Ju-
lie, fi le fort cruel nous refufe le doux
r.©m d'époux , rien ne peut nous ôter
celui d'amans fidèles j il fera la confola-
tion de nos triftes jours , & nous rem-
porterons au rombeau.
Ainfi nous recommençons de vivre
pour recommencer de foufFrir , & le (en-
timent de notre exiftence n'eft pour nous
qu'un fenriment de douleur. Infortunés î
Que fommes-nous devenus ? Comment
^vons-nous cefie d'être ce que nous fû-
mes ? Où eft cet enchantement de bon-
heur fuprême ? Où font cqs ravifTemens
exquis dont les vertus animoient nos
feux? Il ne refte de nous que notre
amour j l'amour feul refte , & Çqs char-
jaies fe font éclipfés. Fille trop foumife,
amante fans courage \ tous nos maux nous
viennent de tes erreurs. Hélas! un cœur
moins pur t'auroic bien moins égaré î
Oui , c'eft l'honnêteté du tien qui nous
perdj les fenrimens droits qui leremplif-
fent en ont chafie la faCTelTe. Tu as vou-
lu concilier la cendrefle filiale avec l'in-
H É L o ï s E, 3 ^7
domptable amour ; en te livrant à la fois
à tous tes penchans, tu les confonds ail
lieu de les accorder, ^deviens coupable
à force de vertus. O Julie ! quel e(l ton
inconcevable empire ! Par quel étrange
pouvoir tu fafcines maraifon ! Même en
me faifant rougir de nos feux , tu te fais
encore eftimer par tes fautes j tu me for-
ces de t'admirer , en partageant tes re-
mords.... Des remords!.... étoit-ceà toi
d'en fentir?... toi que j'aimai... toi que je
ne puis celTer d'adorer... le crime pour-
roit-il approcher de ton cœur ? Cruelle î
en me le rendant , ce cœur qui m'appar-
tient, rends-le moi tel qu'il me fut donné.
Que m'as-tu dit ?... qu'ôfes-tu me
faire entendre ?... toi , pafler dans \qs
bras d'un autre !... un autre te ponTc-
der !... N'être plus à moi !... ou oour
comble d'horreur n'être pas à moi feul !
Moi ! j'éprouverois cet affreux fuppli-
ce !.... je te verrois furvivre à toi-mê-
me!... Non. J'aime mieux te perdre
que te partager.... Que le Ciel ne me
^onna-t-ilun courage digne des rran^
^Q iv
3^S La Nouvelle
ports qui m'agitenc 1 . .. Avant que ta
main fe Kit avilie dans ce nœud funefte
abborré par l'amour & réprouvé par
l'honneur 5 j'irois de la mienne replon-
ger un poignard dans le fein : j'épuife-
lois ton chafte cœur d'un fang que n'au-
roir point fouillé l'infidélité. A ce pur
Jfang je mclerois celui qui brûle dans mes
veines d'un feu que riennepeur éteindrej
je tomberois dans tes bras^ je rendrois fur
tes lèvres mon dernier foupir... je rece-
vrois le tien... Julie expirante ! . . . ces
yeux fi doux éteints par les horreurs de la
mort !,.. ce fein , ce trône de l'amour ,
déchiré par ma main , verfant à gros bouil-
lons le fang & la vie !.. Non j vis & fouf-
fre j porte la peine de ma lâcheté. Non \
je voudroisquetune fulTes plus : mais je
ne pais t'aimer aflcz pour te poignarder.
O fi tu connoilTois l'état de ce cœur
ferré de détrefle ! jamais il ne brûla d'un
feu fi facré. Jamais ton innocence & ta
vertu ne lui furentfi cheres.Je fuis amant,
je fais aimer , je le fens : mais je ne fuis
c|[u un homme , ^ il efl au-delTus de la
U È L o 'î s Ë. 3^9
Torce humaine de renoncer à la fuprème
félicité. Une nuit , une feule nuit a
changé pour jamais toute mon âme.
Ote-moi ce dangereux fouvenir, & je
fuis vertueux. Mais cette nuit fatale
règne au fond de mon cœur , & va
couvrir de fon ombre le refte de ma vie.
Ah Julie ! objet adoré ! s'il faut être à
jamais miférable, encore une heure de
bonheur , & des regrets éternels.
Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi vou-
drions-nous ctre plus fages nous feuls
que tout le refte des hommes , & fuivre
avec une {implicite d'enfans de chimiéri-
ques vertus dont tout le monde parle &
(que perfonnene pratique ? Quoi ! ferons-
nous meilleurs moraliftes que ces foules
de favans dont Londres & Paris font peu-
plés , qui tous fe raillent de la fidélité
conjugale,& regardent Tadultèrecomme
un jeu ! Les exemples n'en (om point
fcandaleux^iln'eft pas même permis d'y
trouver à redire , 8c tous les honnètes-
gens fe riroient ici de celui qui , par ref-
pedpour le mariage, réiifteroit au pea-
Or
'3 yo L A No U V ELLE
chant de Ton cœur. En effet, difent-ils,
lin tort qui n'eft que dans l'opinion, n'eft-
il pas nul, quand il eft fecret? Quel mai
reçoit un mari d'une infidélité qu'il
ignore ? De quelle complaifance une
femme ne rachete-t-elle pas (ts fautes
(i) ? Quelle douceur n'emploie-t-elle
pas à prévenir ou guérir Tes foupçons ?
Privé d'nn bien imaginaire , il vit réel-
lement plus heureux , 6c ce prétendu
crime dont on fait tant de bruit , n'eft
qu'un lien de plus dans la fociété.
A Dieu ne plaife , o chère amie de
mon cœur ! que je veuille raiïurer le tien
par ces hanteufes maximes. Je les ab-
(i) Et où le bon SiirTe avoic-il vu cela ? li
y a long-tems que les femmes galantes l'ont
pris fur un plus hast ton. Elles commencent
par établir fièrement leurs amans dans la mai-
fon j & , fi Ton daigne y foufFrir le mari , c'eft
autant qu'il fe comporte envers eux avec le
refped qu'il leur doit. Une femme qui fe ca-
cheroit d'un mauvais commerce , feroit croire
qu'elle en a honte & feroit déshonorée ; pas
«ne honiiête femme ne voudroit la voie.
H É L O ï s E, 37Ï
horre fans favoir les combattre , & ma
confcieiice y répond mieux que ma rai-
fon. Non que Je me fafTe fort d'un cou-
rage que je hais, ni que je vouluffe d'une
vertu fi coûteufe : mais je me crois moins
coupable, en me reprochant mes fautes
qu'en m'efforçant de les juftifier, & je
regarde comme le comble du crime d'en
vouloir ôter les remords.
Je ne fais ce que j'écris j je me fens"
l'âme dans un état affreux, pire que celui
même où j'étois avant d'avoir reçu ta
lettre. L'efpoir que tu me rends eft trifte
& fombre; il éteint cette lueur fi pure
qui nous guida tant de fois; tes attraits
s'en ternifient Se ne deviennent que plus
touchans; je te vois tendre & malheu-
reufe; mon cœur efl: inondé àes pleurs
qui coulent de tes yeux , & je me repro-
che avec amertume un bonheur que je ne
puis plus goûter qu'aux dépens du tien.
Je fens pourtant qu'une ardeur fecretre
m'anime encore &: me rend le courage
que veulent m'oter les remords. Chère
amie , ah î fais-tu de combien de pertes
^ Q vj
37^ La Nouv elle
un amour pareil au mien peut te dédom-
mager? Sais-tu jufqiLà quel point un
amant qui ne refpire que pour toi peut
te faire aimer la vie ? Coucois-tu bien
cjuec'eft pour roi feule que je veux vivre,
agir, penfer , fentir déformais? Non,
fourcedélicieufedemonêtre, je n'aurai
plus d'âme que ton âme, je ne ferai pluï
rien qu'une partie de toi-même, & tu
trouveras au fond de mon cœur une fi
douce exiftence ,que tu nefentiras point
ce que la tienne aura perdu de ïqs char-
mes. Hé bien ! nous ferons coupables,
mais nous ne ferons point méchansj nous
ferons coupables , mais nous aimerons
toujours la vertu; loin d'ôfer excufer nos
fautes, nous en gémirons j nous les pleu-
rerons enfemble \ nous les rachèterons ,
s'il eftpofllble, à force d'être bienfaifans
& bons. Julie ! o Julie ! queferois-tu? que
peux -tu faire? tu ne peux échapper à
mon cœvir j n'a-t-il pas époufé le tien ?
Ce.: vr;ns projets de fortune qui m'ont
fi g.oflîèrementabuféfontoubliés depuis
long-tems. Je vais m'occuper unique-
H È LO •/ S e: ijy
iiient des foins que je dois à Mylord
Edouard j il veut m'enriaîner en An-
gleterre j il prétend que je puis l'y fer-
vir. Hé bien ! je l'y fuivrai. Mais je me
déroberai tous les ans ', je me rendrai fe-
crettement près de toi. Si je ne puis te
parler, au moins je t'aurai vue ; j'aurai
du moins baifé tes pas ; un regard de
tes yeux m'aura donné dix mois de vie.
Forcé de repartir , en m'éloignant de
celle que j'aime, je compterai, pour
me confoler, les pas qui doivent m'en
rapprocher. Ces fréquens voyages don-
neront le change à ton malheureux
amant; il croira déjà jouu- de ta vue, en
partant pour t'aller voir : le fouvenir de
{es tranfports l'enchantera durant fou
retour; malgré le fort cruel, fes trifles
ans ne feront pas tout-à-fait perdus;
il n'y en aura point qui ne foienc mar-
qués par des pLiifirs, & les courts mo-
mens qu'il palTera près de toi , fe mul"
tipli'-ront fur fa vie entière.
374 L^ NOU VELLE
LETTRE XLV.
BE Madame d'Orbe
A l' Amant de Julie.
Otre amante n'eft plus, mais j'ai
retrouvé mon amie , & vous en avez ac-
quis une dont le cœur peut vous rendre
beaucoup plus que vous n'avez perdu,
Julie eft mariée, & digne de rendre heu-
reux l'honncte-homme qui vient d'unir
fon fort au fîen. Après tant d'impruden-
ces , rendez grâce au ciel qui vous a fau-
ves tous deux, elle de l'ignominie, &
vous du regret de l'avoir déshonorée.
Refpedbez fon nouvel état ; ne lui écrivez
point, elle vous en prie. Attendez qu'el-
le vous écrive \ e'eft ce qu'elle fera dans
peu. Voici le tems où je vais connoître
il vous méritez l'eftime que j'eus pour
vous , & fl votre cœur eft feniible à une
amitié pure & fans intérêt.
H È L oY s É, 375^
LETTRE XLVI.
DE Julie a son Ami.
Ous êtes depuis fi long-tems le dé-
pofiraire de tous les fecrets de mon cœur,
qu'il ne fauroit plus perdre une fi douce
habitude. Dans la plus importante occa-
fion de ma vie , il peut s'épancher avec
vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable
ami j recueillez dans votre fein les longs
difi:ours de l'amitié \ fi quelquefois elle
rend diffus l'ami qui parle, elle rend
toujours patient l'ami qui écoute.
Liée au fort d'un époux, ou plutôt
aux volontés d'un père, par une chaîne
indifloluble, j'entre dans une nouvelle
carrière qui ne doit finir qu'à la mort. En
la commençant, jetons un moment les
yeux fur celle que je quitte \ il ne nous
fera pas pénible de rappeller un tems fi
cher. Peut-être y trouverai je des leçons
pour bien ufer de celui qui me refte;
peut- être y trouverez-vous des lumières
"57^ ^^ Nouvelle
pour expliquer ce que ma conduite eut
toujours d 'obfcur à vos yeux. Au moins,
en confîdérant ce que nous fûmes l'un à
l'autre, nos cœurs n'en fentiront que
mieux ce qu'ils fe doivent jufqu'à la fin
de nos jours.
Il y a fix ans a-peu-près que je vous vis
pour la première fois. Vou^ étiez jeune ,
bien fait, aimable j d'autres jeunes gens
m'ont paru plus beaux & mieux faits que
vous j aucun ne m'a donné la moiridre
émotion , Sc mon cœur fut à vous dès la
première vue (i). Je crus voir fur votre
"vifage les traits de l'âme qu'il falloit à
la mienne. Il me fembla que mes fens
ne fervoient que d'organe à des fenti-
mens plus nobles, & j'aimai dans vous,
( I ) M. Ricli.ndfon fe moque beaucoup de
ces attachemens nés de la première vue, 5c
fondés fur des conformités inJéiîuiffablcs.
C'eft fort bien fait de s'en moquer : mais ^
comme il n'en cxifte pourtant que trop de
cette efpèce ^ au-Iieu de s'amufer à les nier , ne
fcroit-on pas mieux de nous apprendre à les
TTîklïicre î
H È L O ï s E, 377.
inoins ce que j'y voyois , que ce que je
croyois fentir en moi-même. Il n'y a pas
deux mois que je penfois encore ne rh'ê-
tre pas trompée j l'aveugle Amour, me
difois je, avoir raifon ; nous étions faits
l'un pour l'autre j je ferois à lui , fi l'ordre
humain n'tût: troublé les rapports de la
nature, & s'il étoit permis à quelqu'un
d'être heureux , nous aurions dû l'être
enfemble.
Mes fentimens nous furent com.muns ;
ils m'auroient abufée , fi je les eulfe
éprouvés feule. L'amour que j'ai connu
ne peut naître que d'une convenance
réciproque d< d'un accord des âmes. On
n'aime point, fî ion n'eft. aiméj du moins,
on n'aime pas long-tems. Ces^^afîions
fans retour qui font, dit-on, tant de
malheureux, ne font fondées que fur les
fens j fi quelques unes pénètrent jufqu'à
l'âme, c'eft par des rapports faux dont
on efl: bien-tôt détrompé. L'amour {qw-
fuel ne peut fe palTer de la poiTcflîon ,
& s'éteint par elle. Le véritable amour
aie peut fe palTer du cœur, 6c dure au-
57^ ^^ Nouvelle
tant que les rapports qui l'ont fait naî-
tre (i). Tel fut le nôtre en commen-
çant j tel il fera, j'efpère, jufqu'à la
fin de nos jours , quand nous l'aurons
mieux ordonné. Je vis, je fentis que
j'étois aimée & que je devois l'être. La
bouche étoit muette \ le regard étoit
contraint \ mais le cœur fe faifoit enten-
dre. Nous éprouvâmes bien-tôt entre
nous ce je ne fais quoi, qui rend le
filence éloquent, qui fait parler des yeux
baiiïes , qui donne unetimidité témérai-
re , qui montre les defirs par la crainte,
te dit tout ce qu'il n'ôfe exprimer.
Je fentis mon cœur , & me jugeai
perdue à votre premier mot. J'apperçus
lagênside votre réferve j j'approuvai ce
refped:, je vous en aimai davantage j je
cherchois à vous dédommager d'un fi-
lence pénible & néceflaire , fans qu'il en
coûtât à mon innocence; je forçai mon
naturel ; j'imitai ma Coufme, je devins
m II
(i) Quand ces rapports font chimériques, ils
durent autant que rillufîon qui nous les fait
imaginer.
H È L o ï s E. 379
badine &: folâtre comme elle , pour pré-
venir des explications trop graves, &C
faire pafler mille tendres careiïes à la fa-
veur de ce feint enjouement. Je voulois
vous rendre il doux votre écat préfent,
que la crainte d'en changer augmentât
votre retenue. Tout cela me réulîit mal j
on ne fort point de fon naturel impuné-
mencilnfenfée que j'étois! j'accéléraima
perte, au- lieu de la prévenir, j'employai
du poifon pour palliatif j & ce qui dévoie
vous faire taire, fut précifément ce qui
vous fit parler. J'eus beau, par une froi-
deur afFedtée , vous tenir éloigné dans le
tête-à-tête j cette contrainte même me
trahit. Vous écrivîtes : au-lieu de jetter
au feu votre première lettre, ou de la
porter à ma mère , j'ôfai l'ouvrir. Ce tut-
là mon crime, &: tout le refte fur forcé.
Je voulus m'empêcher de répondre à ces
lettres funeftes que je ne pouvois m'em-
pêcher de lire. Cet affreux combat altéra
ma fanté. Je vis l'abîme où j'allois me
précipiter. J'eus horreur de moi même,
;3cne pus me réfoudre à vous lailferpar-
3§o La Nou velle
tir. Je tombai dans une forte de défef-
poir^ j'aiirois mieux aimé que vous ne
fuffiez plus,que de n'êcre point à moi:j'eil
vinsjurqu'àfouhaiter votre mortjjufqu'à
vous la demander. Le ciel a vu mon cœurj
cet effort doit racheter quelques fautes.
Vous voyant prêt à m'obéir , il fallut
parler. J'avois reçu de la Chaillot des le-
çons qui ne me firent que mieux œnnoî-
tre les dangers de cet aveu. L'Amour, qui
me rairachoit, m'apprit à en éluder l'ef-
fet, Vous fûtes mon dernierrefuge \ j'eus
afifez de confiance en vous pour vous ar-
mer contre ma foiblelTe : Je vous crus di-
gne de me fauver de moi-mcme , & je
vous rendis juftice. En vous voyant ref-
peéter un dépôt fi cher, je connus que
ma paflion ne m'aveugloit point fur les
vertus qu'elle me faifoit trouver en vous.
Je m'y livrois avec d'autant plus de fécu-
riué, qu'il me fembla que nos cœurs fe
fuffifoient l'un à l'autre. Sûre de ne trou-
ver au fond du mien que des fentimens
honnêtes , je goûcois fans précaution les
chArn^es d'une douce familiarité. Hélas !
H É L O' ï s E, 3 ? !
je ne voyois pas que le mal s'invétéiroic
par ma négligence, & que l'habitude
-éroir plus dangereufe que l'amour. Tou-
chée de votre retenue , je crus pouvoir
^ns lifque modérer la mienne : dans l'in-
nocence de mes defirs je penfois encoa-
rager en vous la vertu même , par les ten-
dres careiïes de l'amitié. J'appris dans le
bofquet de Clarens que j'avois trop
compté fur moi , de qu'il ne faut rien
accorder aux feus, quand on veut leur re-
fufer quelque chofe. Un inftant , un
feul inftant embrâfa les miens d'un feu
que rien ne put éteindre \ ôc G. ma vo-
lonté réfiftoit encore, dès -lors moij
cœur fut corrompu.
Vous partagiez mon égarement; votre
lettre me fit trembler. Le péril étoic
double ; pour me garantir de vous Se de
moi , il fallut vous éloigner. Ce fut le
dernier effort d'une vertu mourante ; ei\
fuyant, vous achevâtes de vaincre; &:, il-
tôt que je ne vous vis plus, ma langueur
m'ôta le peu de force qui me reftoit pour
vous réfifter,
Jvlûnpere, en quittant le fervice,avoîc_
3S2 La Nouvelle
amené ehez lui M. de Wolmar \ k vie
qu'il lui devoir , & une liaifon de vingt
ans, lui rendoient cet ami fi cher qu'il n@
pouvoit fe réparer de lui. M. de Wolmar
avançoit en âge,&:, quoique riche de (fe
grande naiffance , il ne trouvoit point de
femme qui lui convînt. Mon père lui
avoit parlé de fa fille en homme qui fou-
haitoit de fe faire un gendre de i^ow ami ^
il fut queftion de la voir , & c'eft dans ce
deflein qu'ils firent le voyage enfemble.
Mon deftin voulut que je plulTe à M. de
Wolmar qui n'avoir jamais rien aimé.
Ils fe donnèrent fecrettement leur pa-
role ; &, M. de Wolmar ayant beaucoup
d'affaires à régler dans une cour du Nord
où étoient fa famille & fa fortune , il en
demanda le tems , &: partit fur cqi enga-
gement mutuel. Après fon départ, mon
père nous déclara à ma mère & à moi
qu'il me l'avoit deftiné pour époux , &:
m'ordonna d'un ton qui ne lailToit point
de réplique à ma timidité , de me difpo-
fer à recevoir fa main. Ma mère, qui
a'avoit que trop remarqué le penchant
H È L Ol s E, 383
de mon cœur, & qui fe fentoit pour vous
une inclination naturelle , elTaya plu-
fieurs fois d'ébranler cette réfolution \
fans ôfer vous propofer , elle parloir de
manière â donner à mon père de la con-
sidération pour vous , & le defir de vous
connoître j mais la qualité qui vous
manquoir, le rendit infenfible à toutes
celles que vous poflediez j & s'il conve-
noic que la naiflance ne les pouvoir
remplacer, il prétendoir qu'elle feule
pouvoir les faire valoir.
L'impoflibilité d'être heureufe irrita
des feux qu'elle eût dû éteindre. Une flat-
teufe illufion me foutenoit dans mes pei-
nes j je perdis avec elle la force de les
fupporter. Tant qu'il me i\xx. refté quel-
que efpoir d'ctre à vous, peut-être au-
rois je triomphé de moi ; il m'en eût
moins coûté de voas réfifter toute ma
vie, que de renoncer à vous pour ja-
mais j & la feule idée d'un combat éter"
nel m'ôta le courage de vaincre.
La triftelTe &: l'amour confumoient
fnon cgeur j je tombai dans un abatte-
jS4 La Nou ville
tiiem dont mes lettres fe feiitirenr. Celle
que vous m'écrivîtes de Meilicrie y mit
le comble j à mes propres douleurs fe
joignit le fentiment de votre dérerpoir.
Hélas! c'ertroujours l'âme la plus toible
qui porte les peines de toutes deux. Le
parti que vous m'ôfiez propoler mit le
comble à mes perplexités. L'mtortune
de mes jours étoic alFurée : l'mévitable
choix qui me reltoit à faire, étoit d'y
joindre celle de mes parens ou la vôtre.
Je ne pus fupporter cette horrible al-
ternative j \qs forces de la nature ont
un terme j tant d'agitations épuiferent
les miennes. Je fouhaitai d'être déli-
vrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié
de moi j mais la cruelle morp m'épar-
gna pour me perdre. Je vous vis , je h\%
guérie , & je péris.
Si je ne trouvai point le bonheur dans
mes fautes, je n'avois Jamais efperé Vy
trouver. Je fentois que mon cœur étoic
£iitpour la vertu, & qu'il ne pouvoitctre
heureux fans elle; je fuccombai par foi-
blelfe^ & non par erreutj je n'eus pas mê-
me
H É L 0 Vs ^4 385
fliel'excufe de l'aveuglement. II ne me
reftoit aucun efpoir , je ne pouvois plus
qu'être infortunée. L'innocence &: l'a-
mour m'étoient également néceflaires j
ne pouvant les confer ver enfemble, &,
voyant votre égarement , je ne c onfaltaî
que vous dans mon choix , & me pec-
àu pour vous fauver.
Mais il n'eft pas fi facile qu'on penfe
de renoncer à la vertu. Elle tourmente
long-tems ceux qui l'abandonnent^ & (qs
charmes , qui font les délices des âmes
pures , font le premier fupplice du mé-
chant , qui les aime encore & n'en fau-
roit plus jouir. Coupable & non dépra-
vée,'je ne pus échapper aux remords qui
m'attendoient; l'honnêteté me fut chè-
re , même après l'avoir perdue ; ma
lionte , pour être fecrette , ne m'en fut
pas moins amère, & quand tout l'uni-
vers en eût été témoin , je ne l'aurois pas
mieux fenrie. Je me confolois dans ma
douleur comme un blefle qui craint la
gangrené , & en qui le fentiment de
fbn mal foutient l'efpoir d'en guérir.
Tome //. ï^
3S(j La N ou r elle
Cependant cet écat d'opprobre m'étoît
odieux. A force de vouloir étouffer le
reproche fans renoncei' au crime, il m'ar-
riva ce qui arrive à coure âme honnête
qui s'égare èc qui fe ptaîcdans fon égare-
ment. Une illuiion nouvelle vint adou-
cir l'amertume du repentir ; j'efpérai ti-
rer de ma faute un moyen de la réparer,
& J'ôfai former le projet de contraindre
mon père à nous unir. Le premier fruic
de notre amour devroit ferrer ce doux
lien. Je le demandois au ciel comme
le gage de mon retour à la vertu , & de
notre bonheur commun. Je le defirois
comme un autre à ma place auroit pu
le craindre : le tendre amour, tempé-
rant par fon preftige le murmure de la
confcience, me confoloit de ma foi-
blelfe par l'effet que j'en attendois , &
faifoit d'une fi chère attente le charme
S>c l'efpoir de ma vie.
Si-tôt que j'aurois porté des marques
fenfibles de mon écat , j'avois réfola
d'en faire , en préfence de toute ma
fîiaiille , une décUxacion publique a
H É L 0 ï s E. 387
M. Perret (i). Je fuis timide» il eft
vrai j je fentois tout ce qu'il m'en de-
voit coûter : mais l'honneur même ani-
moit mon courage , & j'aimois mieux
fupporter une fois la confufion que j'a-
vois méritée, que de nourrir une honre
éternelle au fond de mon cœur. Je fa-
vois que mon père me donneroir la
mort ou mon amant \ cette alternative
n'avoir rien d'ttlrayanc pour moi ; &c ,
de manière ou d'autre , j'envifageois
dans cette démarche la fin de tous mes
malheurs.
Tel étoit , mon bon ami , le myftere
que je voulus vous dérober , & que vous
cherchiez à pénétrer avec unelicurieufe
inquiétude. Mille raifons me forçoienc
^ cette réferve avec un homme aulîi
emporté que vous j fans compter qu'il
ne falloic pas armer d'un nouveau pré-
texte votre indifcrette importunité. Il
étoit à propos fur -tout de vous éloi-
(i) Pafteur du lieu,
R ij
388 La Nouv elle
gner durant une fi périlleufe fcène \ $Z
je favois bien que vous n'auriez jamais
çonfenti à m'abandonner dans un dan-»
ger pareil , s'il vous eût écé connu.
Hélas ! je fus encore abufée par une
fi douce efpérance ! Le ciel rejetta des
projets conçus dans le crime \ je ne
inéritois pas l'Iionneur d'être mère j
mon attente refta toujours vaine , 6c
il me fut refufé d'expier ma faute aux
dépens de ma réputation. Dans le dé-
fefpoir que ]en conçus , l'imprudent
rendez-vous qui metroit votre vie en
danger , fut une témérité que mon fol
amour me voiloit d'une fi douce ex-^
çufe : je m'en prenois à moi du mau-
vais fuccès de mes vœux , & mon cœur ,
abufé par fes defirs, ne voyoit dans l'ar-
deur de les contenter que le foin de \qs
rendre un jour légitimes.
Je les crus un inftant accomplis ;
cette erreur fut la fource du plus cui^
fant de mes regrets \ & l'amour , exau-
cé par la nature , n'en fut que plus
oruellement trahi paç la deftinée, Vous
H È L O ï s E. 3S9
avez Tu (i) quel accident détruifir, avec
le germe que je portois dans mon fein ,
le dernier fondement de mes efpéran-
ces. Ce malheur m'arriva précifément
dans le tems de notre féparation ; com-
me Cl le ciel eût voulu m'accabler alors
de tous les maux que j'avois mérités ,
& couper à la fois tous les liens qui
pouvoient nous unir.
Votre départ fut la fin de mes er-
reurs ainfi que de mes plaifirs j je re-
connus, mais trop tard, les chimère?
qui m'avoient abufée. Je me vis aulTi
mépiifable que je Fctois devenue , &:
aufîi malheureufe que je devois tou-
jours l'être avec un amour fans inno-
cence 6<: des defirs fans efpoir , qu'il
m'étoit impoflîble d'éteindre. Tour-
mentée de mille vains regrets , je re-
nonçai à des réflexions aufîi douloureu-
{qs qu'inutiles \ je ne valois plus la
peine que je fongeafle à moi-même ,
(i) Ceci fuppofe d'autres lettres que nous
n'avons pas»
R iij
390 La Nouvelle
je confacrai ma vie à m'occnper de vous.
Je n'avois plus d'honneur que le votre ,
plus d'efpcrance qu'en votre bonheur^
& les fentimens qui me venoient de
vous écoient \qs feuls dont je crufTe
pouvoir être encore émue.
L'amour ne m'aveugloit poinf fur vos
défauts, mais il me les rendoit chers j
^ telle étoir fon illufion que je vous
aurois moins aimé, fi vous aviez été plus
parfait. Je connoiflois votre cœur, vos
emporremens j je favois qu'avec plus
<îe courage que moi vous aviez moins
c!e patience , & que \qs maux dont mon
ame étoic accablée mettroient la vôtre
au défefpoir. C'eft par cette raifon que
je vous cachai toujours avec foin les
cngagemens de mon père j & , à notre
ieparation , voulant profiter du zcle de
iMilord Edouard pour votre fortune. Se
vous en infpirer un pareil à vous-mê-
me , je vous flattai d'un efpoir que je
n'avois pas. Je fis plus; connoifiant le
danger qui nous menaçoit , je pris la
feule précaution qui pouvoit nous ea
■1 ^M É L Ozs e7 59 î
garantir j & vous engageant avec ma
parole ma liberté autant qu'il m'ctoit
pofîible, je tâchai d'inlpirer à vous de la
conhance, à moi de la fermeté , par une
promelTe que je n'ôfaire enfreindte &: qui
pût vous ttânquiîifer. C'étbit un devoir
puérile, j'ên-cônviens \ & cependant je
ne m'en ferois jamais départie. La vertu
<êft fi néceH'airea nos cic^urs, que, quand
i6t\ a lime fois aifiirtdônbcla véritable , on
s'en fait enfuite'uneà fa- mode , & l'on
y tient plus fortement , peut-être parce
qu'elle eft de notre choix.
■ Je ne vous dirai point combien j'é-
prouvai d'agitations depuis votre éloi-
gnement.La pire de toutes, étoit la crain-
te d'être oubliée. Le féjour où vous étiez
me faifoit trembler \ votre manière d'y
vivre augmentoit mon effroi j je croyois
déjà vous voir avilir jufqu'à n'être plus
qu'un homme d bennes fortunes. Cette
ignominie m'étoitplus cruelle que tous
mes maux; j'aurois mieux aimé vous fa-
voir malheureux que m.éprilable ; après
'tant de. peines auxquelles j'étois accou-
R iv
59 î ^-^ N.o.u veTle
fumce, votre déshonneur ëtok la feule
que je ne pou vois fiipporter.
; Je fu5 raifuiée fur des craintes que
letoftde vos lettres coinmencoit à con^
firmer^ & je le fus pa^ un moyen qiri
eik^pti .niettré)le eoiftjjble.jînx aii-^smes
d'une' autre. Je J?arje' ^Air:4éfordre. où
vous vous îaifsates entraîner, «Se dont
lepran-vpt.^;: libçe aveu .fut' de toutes
les preUyeîS de vofre frtyjjchife, celle qui
in'a le plus:.tou.ciiée.rje3you«.connpif^
fois trop pour ignorer ce qu'un pareil
aveu devoir vous ^coûter , quand même
j'aurois "cciré. d^.v^ou^ être chère j je vis
que J'afppuçij -v^jnqiie^ir de la honte ;,
avoit pxifeiil vous i'arra£jher^_,Je jugeai
qu'un cœur fi fincere é.tôit incapable
d'une infidélité cachée j je trouvai moins
de tort dans votre faute que de mérite
à la confefier • &, me rappellant vos anr
ciens engagemens , je me guéris pour
jamais de la jaloufie.
Mon ami , je n'en fus pas plus heu-
reufe \ pour un tourment de moins , fins
celle il en reo^iiroitpùU.e autre^^,& ]QnQ
H È L o i s E. 3 93
connus jamais mieux combien il eft in-
fenfé de chercher dans l'égarement de
fon cœur un repos qu'on ne trouve que
dans la fageflTe. Depuis long-tems je
pleurois en fecret la meilleure des mères
qu'une langueur mortelle con'fumoit in-
fenfiblement. Babi, à qui le fatal effet de
ma chute m'avoit forcée à me confier,
me trahit & lui découvrit nos amours &
mes fautes. A peine eus-je retiré vos let-
tres de chez ma coufine , qu'elles furent
furprifes. Le témoignage ctoit convain-
cant j la trifteffe acheva d'ôter à ma
mère le peu de forces que fon mal lui
avoir laiflees. Je faillis expirer de regrec
à fes pieds. Loin de m'expofer à la more
que je méritois , elle voila ma honte, &
fe contenta d'en gémir : vous-même, qui
l'aviez fi cruellement abufée , ne pûtes
lui devenir odieux. Je fus témoin de
l'effet que produifit votre lettre fur fon
cœur tendre Se compatiffant. Hélas î
elle defiroit votre bonheur & le mien»
Elle tenta plus d'une f»is... que fert de
rappeler une efpérance à jamais éreiiuel
R V
394 ^^ Nouvelle
Le ciel en avoitaurrementordonné. Elle
finit Tes tiiftes jours dans la douleui' de
n'avoir pu Héchir un époux févère, &de
laifTer une tille (i peu digne d'elle.
Accablée d'une fi cruelle perte , mon
âme n'eut plus de force que pour la (qh-
tir; la voix de la nature gémiffante étouffa
\qs murmures de l'amour. Je pris dans
une efpece d'horreur la caufe de tant de
maux j je voulus étouffer enfin' i'odieufe
" pafîion qui me les avoic attirés , & re-
noncer à vous pour jamais. Il le falloir,
fans doute \ n'avois-je pas affez de quoi
pleurer le refte de ma vie, fans chercher
inceflammentde nouveaux fujets de lar-
mes ? Tout fembloit favorifer ma réfo-
lution. Si la trifteffe attendrir l'âme, une
profonde afïlidion l'endurcit. Le fouve-
nir de ma mère mourante effaçoit le v6-
trej nous étions éloigncsj l'efpoir m'avoic
abandonnée; jamais mon incomparable
amie ne fut fi fublime, ni fi digne d'occu-
per feule tout mon cœur. Sa vertu , fa
raifon , fon amitié , fes tendres carefTes
fembioient l'avoir purifié j je vous crus
H È L o ï s E. 395
oublié , Je me crus guérie. Il étoit trop
tardj ce que j'avois pris pour la froideur
d'un amour éteint , n'écoit que l'abatte-
ment du dérefpoir.
Comme un malade qui cq^q de foufFrir
en tombant en fciblelfe fe ranime à de
plus vives douleurs, je fentis bien-rôt re-
naître toutes les miennes, quand mon pè-
re m'eut annoncé le prochain retour de
M. de \!^olmar. Ce fut alors que l'invin-
cible amour me rendit des forces que je
croyois n'avoir plus. Pour la première
fois de ma vie, j'ôfai réfifter en face à
mon père. Je lui proteftai nettement que
jamais M. de Wolmar ne me feroit rien j
que j'étois déterminée à mourir fille;
qu'il étoit maître de ma vie, mais non
pas de r:\o\\ cœiir , & que rien ne me fe-
roit changer de volonté. Je ne vous par-
lerai ni de fa colèce, ni <\qs traitemens
que j'eus -à foufFrir. Je fus inébranlable:
ma timidité furmontéem'avoit portée â
l'autre extrémité, & fi j'avois le ton
moins imnérieux que mon père, jel'a-
vois tout aufli réfolu.
R vj
35)^ La Nouvelle
Il vie que j'avois pris moii-parti, Zk
qu'il ne gagiieroit rien fur moi par au-
torité. Uaiijftaiit je me crus délivrée de .
ïq^ perfécutions. Mais que devins-je ,
quand touc-à-coiip je vis à m.es pieds le
plus févere des pères attendri & fondant
en larmes ? Sans me permettre de me le-
ver, il me ferroit ïf^ genoux j &, fixant
fes yeux mouillés fur les miens, il me dit
d'une voix touchante qu€ ['entends en-
core au-dedans de moi : Ma fille ! refpec-
te les cheveux bLincs de ton malheureux
père^ ne le fais pas defcendre avec dou-
leur au tombeau, comme celle qui te
porta dans fonfein. Ah! veux-tu donner
la mort à toute ta famille ?-
Concevez mon faififiemenr. Cette at-
titude, ce ton , ce gefte, ce difcours,
cette afiFreufe idée mebouleverferentau
point que je me lai(Tai aller demi-morts
entre fes bras , & ce ne fut qu'après bieia
des fanglots dont j'érois opprelTée , que
j.e pus lui répondred'une voix altérée £c
foible : ô mon père ! j'avois ïk^s armes
contre vos menaces, je n'en ai point coii-
Te me II ■
/•jjt Spff
JLa ton-ePatermetic
H É L O 'i s E. },$^
tre vos pleurs. Ceft vous qui ferez mou-
rir votre fille.
Nous étions rous deux tellement agité?,'
que nous ne pûmes de long-tems nous re-
mettre. Cependant , en repafiTant en moî-~
même fes derniers mots , je conçus qu'îl
ctoit plus inftruit que je n'avois cru y &
réfolue de me prévaloircontre lui de fes
propres connoilîànces , je me préparois à.
Jui faire, au péril de ma vie, un aveu trop
long-tems différé, qnand,m'arrètantavec
vivacité , comme s'il eût pi;évu & craiiit
ce que j'allois lui dire , il me parla ainlî»
« Je fais quelle fanraifie indigne d'uiïe
» fille bien née vous nourriflez au fond
« de votre cœur. Il eft tems de facrifiei'
« au devoir & à l'honnêteté une palîîon
» honteufe qui vous déshonore & qire
» vous ne fatisferez jamais qu'aux déperrs
» de ma vie. Écoutez une fois ce qu«
» l'honneur d'un père & le vôtre exigent
» de vous , & jugez-vous vous-même.
" M. de Wolmar eft un homme d'une
» grande naiflfànce , diftingué par toutes
a» les q_iulicés qui peuvent la fourenir^
^9? ^A NOU rËLLË
n qui jouit de la confidérarion publique
« & qui la mérite. Je lui dois la vie;
» vous favez les engagemens que )'ai pris
>} avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre
» encore, c'eft qu'étant allé dans fon pays
» pour mettre ordre à fcs affaires , il s'eft
» trouvé enveloppé dans la dernière ré-
» volution, qu'il y a perdu fes biens,
» qu'il n'a lui-même échappé à l'exil en
» Sibérie que par un bonheur fingulier,
tt 8c qu'il revient avec le trifte débris de
*> fa fortune , fur la parole de fon ami qui
9» n'en manqua jamais à perfonne. PreiÇ-
»> crivez-moi maintenant la réception
»> qu'il faut lui faire à fon retour. Lui
»> dirai-je : Monfieur, je vous promis ma
» fille, tandis que vous étiez riche : mais
âj à préfent que vous n'avez plus rien je
s> me rétrade, & ma fille ne veut point
»>de vous? Si ce n'efr pas ainfi que j'é-
» nonce mon refus , c'eft ainfi qu'on l'in-
»» terprétera : vos amours allégués feront
jj pris pour un prétexte , ou ne feront
Ȕ pour moi qu'un pfFront de plus, & nous
** pafTerons , vous pour une fille peidue ^
Hit 0 î s i. 35>f
M moi pour un malhonnèt--homme qui
»» facrifie Ton devoir & fa ïoi à un vil in-
»» térêc , & joins l'ing'atitude à l'infidé-
»» lité. Ma fille, il eft trop tard pour finit
»> dans l'opprobre une vie fans tache, &
M foixaute ans d'honneur ne s'abandon-
« nencpas en un quarc-d'heure.
» Voyez donc, continua-c il , com-
ii bien tout ce que vous pouvez me dire
s> eft à préfent hors de propos. Voyez fî
» des préférences que la pudeur défa-
w voue & quelque feu palfager de jeu-
»ï neffe peuvent Jamais être misenbabn-
» ce avec le devoir d'une fille & l'hon-
j» neur compromis d'un père. S'il n'ctoic
î> queftion pour l'un ^qs deux que d'im-
j> moler fon bonheur à l'autre, ma teu'
»j dreiïe vous difputeroit im fi doux fa-
>> crifice j mais , mon enfant , l'honneur
M a parlé , &: dans le fang dont tu fors ,
M c'eft toujours lui qui décide.
Je ne manquois pas de bonn'^ réponfe
à ce difcours ^ mais Ics préjugés de mon
père lui donnent des pri ncipes fi difrérens
des miens , que des raifons qui me fem-
400 La Nouvelle
bloient fans réplique, ne l'auroient pas
même ébranlé. D'ailleurs, ne fachaiiC
ni d'où lui venoient les lumières qu'il pa-
roilToic avoir acquifes fur ma conduite ,
ni^jufqu'où elles pouvoient aller j crai-
gnant , à (on afFedtation de m'interrom-
prCj qu'il n'eût: déjà pris fon parti fur
ce que j'avois à lui direj &, plus que
tout cela , retenue par une honte que ^e
n'ai jamais pu vaincre, j'aimai mieux
employer une excufe qui me parut plus
fûre j parce qu'elle étoit plus félon fa ma-
nière de penfer. Je lui déclarai fans dé-
tour l'engagement que j'avois pris avec
vous; je protellai que je ne vous man-
querois point de parole , & que , quoi
qu'il pût arriver , je ne me marierois ja-
mais fans votre confentement.
En eftet , je m'apperçus avec joie
que mon fcrupule ne lui déplaifoit pas j
il me fit de vifs reproches fur ma pro-
melTe, mais il n'y objeda rien; tant urï
Gentilhomme plein d'honneur a nata-
rellement une haute idée de la foi des en-
gagemens , & regarde la parole comme
H É l 0 'i s E. 40*
tlhe chofe toujours facrée ! Au-lieu donc
de s'amufer à difpurer fur la nullité de
cette promefTe, dont je ne ferois jamais
convenue , il m'obligea d'écrire un
billet auquel il joignit une lettre qu'il
fit partir fur le champ. Avec quelle agi-
tation n'attendis-je point votre réponfeî
combien je fis de vœux pour vous trouver
moins de délicatefle que vous ne deviez
€ri avoir! Mais je vous connoifibis trop
pour douter de votre obéiflance , & je
favois que, plus le facrifice exigé vous
feroit pénible, plus vous feriez prompt
a vous rimpofer. La réponfe vint •, elle
me fut cachée durant ma maladie ; après
mon rétablilTement mes craintes furent
confirmées , &: il ne me refta plus d'ex-
cufes. Au moins mon père me déclara
qu'il n'en recevroitplus, ôcavecTafcen-
<lanr que le terrible mot qu'il m'avoit die
lui donnoit fur mes volontés, il me fit
■jurer que je ne dirois rien à M. de Wol-
mar qui pût le détourner de m'époufer:
car , ajoura-t-il , cela lui paroîtroit un Jeu
concerté entre nous 3 & > à quelque prix.
4oi La Nowelle
que ce foie, il faut que ce mariage s'a-
cheve ou que je meure de douleur.
Vous le (avez , muii ami j ma fanté,
Ç\ robufte contre la fatigue & les in-
jures de l'air, ne peutréfiAer aux intem-
péries des paflions, d<. c'eft dans mon
trop fenfible cœur qu'eft la fource de
.tous les maux Se de mon corps 6c de mon
âme. Soit que de longs chagrins eulTenc
corrompu mon fang ^ foit que lail^Tature
eût pris ce tems pour l'épurer d|un 1er
vain funeile, je me fentis fort incom-
inodée à la fin de cet entretien. En for-
çant de la chambre de mon 'J)ère, j.e
m^efforçai pour vous écrire un mot,
&c me trouvai fi mal, qu'en me met-
tant au lit , j'efpérai ne m'en plus re-
lever. Tout le refle vous eft trop con-
iiu^ mon imprudence attira la votre.
Vous vîntes, je vous vis , & crus n'a*-
voir fait qu'un de ces rêves qui vous of-
froient iî fouvent à moi durant mon dé-
lire. Mais quandj'appris que vous étiez
venu, que je vous avois vu réellement,
& que, voulant partager le mal dont vous.
H É L o ï s E. 40 3
îie pouviez me guérir, vous l'aviez pris
a deffein \ je ne pus fupporter cette der-
nière épreuve j & , voyant un fi tendre
amour furvivre à l'eTpérance , le mien
que j'avois pris tant de peine à contenir
ne connut plus de frein, 6c fe ranima
bien-tôt avec plus d'ardeur que jamais.
Je vis qu'il falloir aimer malgré moi j je
fentis qu'il falloir être coupable; que je
ne pouvois rcfifter ni à mon père ni à
mon amant, &" que je n'accorderois ja-
mais les droits de l'amour & du fang
qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainfi tous
mes bons fentimens achevèrent de s'é-
teindre; toutes mes facultés s'altérèrent;
le crime perdit (on horreur à mes yeux ;
je me feinis toute autre au-dedans de
moi; enfin, les tranfports effrénés d'une
paflion rendue furieufe parles obftacles,
me jetèrent dans le plus affreux déÇe{-
poir qui puifle accabler une âme ; j'ôfai
défefpérerde la vertu. Votre lettre, plus
propre à réveiller les remords qu'à les
prévenir , acheva de m'égarer. Mon
cœur étoit fi corrompu , que ma raifon
404 La Nouvelle
ne pirt réfifteraux difcours de vos phî-
lofophes. Des horreurs dont l'idée n'a-
voir jamais fouillé mon efprit, ôferenc
s'y préfenter. La volonté les combat-
toit eriCore : mais l'imagination s'accou-
tum.oit à les voir j &, fi je ne portois pas
d'avance le crime au fond de mon cœur,
je n'y portois plus ces réfolutions gêné-
reufes qui feules peuvent lui réfifter.
J'ai peine à pourfuivre. Arrêtons un
moment. Rappellez-vous ces tems de
bonheur & d'innocence où ce feu fi vif
& fi doux dont nous étions animés épu-
roit tous nos fentimens , où fa fainte ar-
deur (î) nous rendoit la pudeur plus
chère & l'honnêteté plus aimable, où
les dcfirs mêmes ne fembloient naître
que pour nous donner l'honneur de les
vaincre &: d'en être plus dignes l'un de
l'autre. Reîifez nos premières lettres j
(O Sainte ardeur! Julie, ah! Julie! quel
mot pour une femme auiîi bien guérie que
vous croyci l'être !
H È L o ï s E. 40 5^
fongez à ces momens fi courts Se trop
peu goûtés où l'amour fe paroit à nos
yeux de tous les charmes de la vertu, Se
où nous nous aimions trop pour former
entre nous des liens défavoués par elle.
Qu'étions nous , &■ quefommes-nous
devenus ? Deux tendres amans paflferenc
enfemble une année entière dans le plus
rigoureux filence, leurs foupirsn'ôfoient
s'exhaler , mais leurs cœurs s'enten-
doient •, ils croyoient louflrir, &c ils
étoient heureux. A force de s'entendre,
ils fe parlèrent j mais contens de favoir
triompher d'eux-mèmes,&de s'en rendre
mutuellement l'honorable témoignage,
ils paflerent une autre année dans «ne
réferve non moins févere j ils fe difoienc
leurs peines &c ils étoient heureux. Ces
longs combats furent mal foutenus j un
inftant de foiblefle les égara j ils s'ou-
blièrent dans les plaifirs j mais s'ils cef-
fèrent d'être chartes, au moins il ; étoient
fidèles j au moins le Ciel & la Nature
aurorifoient les nœuds qu'ils avoient
formés j au moins la vertu leur étoit cout;
4o<j La Nouvelle
jours chère j ils l'aimoienc encore & la
favoient encore honorer j ils s'étoient
moins corrompus qu'avilis. Moins di-
gnes d'être heureux, ils i'étoienr pour-
tant encore.
Que font maintenant ces amans fi
tendres , qui briiloienc d'une flamme fl
pure , qui fentoient fi bien le prix de
i'honBeceté ? Qui l'apprendra fans gé-
mir fur eux ? Les voilà livrés au crime.
L'idée même de fouiller le lit conjugal
ne leur fait plus d'horreur. ... ils mé-
ditent des adultères ! Quoi! font-ils bien
les mêmes? Leurs âmes n'ont-elles point
changé ?Comm en r cette ravifTanteimage
que le méchant n'apperçut jamais, peut"
elle s'effacer des cœurs où elle a brillé ?
Comment l'attrait de la vertu ne dégoû-
te-t-il pas pour toujours du vice ceux qui
l'ont une fois connue ? Combien de fîè-
cles ont pu produire ce changement
étrange? Quelle longueur de tems put
détruire un fî charmant fouvenir, & faire
perdre le vrai fentiment du bonheur a
<^ui l'a pu favourer une fois ? Ah ! fi le
H É L O ï s E. 407
premier dé/ordre efl: pénible & lenr, que
tous les autres font prompts & hiciles!
Preftige des pafiîons ! tu fafcines ainfi la
rai Ton , tu trompes lafagefîe &: changes
la Nature avant qu'on s'en apperçoive^
On s'égare un feul moment de la vie;
onfe détourne d'un feul pas de la droite
route : au(fi tôt une pente inévitable
nous entraîne & nous perd j on tombe
enfin dans le gouffre, & l'on fe réveille
épouvanté de fe trouver couvert de
crimes , avec un cœur né pour la ver-
tu. Mon bon ami, laifTons retomber
ce voile. Avons-nous befoin de voir le
précipice affreux qu'il nous cache pour
éviter d'en approcher ? Je reprends mon
récit.
M. de Wolmar arriva, &: ne fe rebuta
pas du changement de mon vifage. Mon
père ne me laiffa pas refpirer. Le deuil
de ma mère alloir finir , & ma douleur
étoit à l'épreuve du rems. Je ne pouvois
alléguer ni l'un ni l'autre pour éluder
ma protncfTe ; il fallut l'accomplir. Le
^
4oS La Nov V evle
jour qui devoir m'ôter pour jamais a
vous & à moi , me parut le dernier
de ma vie. J'aurois vu les apprêts de
ma fépulture avec moins d'eftroi que
ceux de mon mariage. Plus j'approchois
du moment fatal , moins je pouvois dé-
raciner de mon cœur mes premières
afFedions j elles s'irritoient par mes ef-
foits pour les éteindre. Enfin , je me
laiïai de combattre inutilement. Dans
l'inftant même où j'étois prête à jurer
à un autre une éternelle fidélité , mon
cœur vous juroir encore un amour éter-
nel , & je fus menée au temple comme
une viétime impure qui fouille le fa-
crifice où l'on va l'immoler.
Arrivéeàl'Églifej je fentis, en entrant,
uneforte d'émotion que je n'avois jamais
éprouvée. Je ne fais quelle terreur vint
faifir mon âme dans ce lieu fimple& au-
gufte , tout rempli de la majefté de celui
qu'on y fert. Une frayeur foudaine me
fit frilfonnerj tremblante & prête à tom-
ber en défaillance , j'eus peine à me
traîner
H É L O ï s E, 409
traîner JLifqu'âu pied de la chaire. Loiîi
de me uemetcre , je feiicis mon troubla
augmenter durant la cérémonie j & s';l
me laiiToitappercevoir les objets, c'éroit
pour en être épouvantée. Le Jour fom-
i>re de l'édifice , le profond Hlence des
fpe<fbafeurs , leur maintien modefte &
recueilli , le cortège de tous mes pa-
ïens, rimpofant afpe6t de mon vénéré
père , tout donnoit à ce qui s'alloit pal-
fer un air de foiemnité qui m'excitoit
à l'attention & au rerpeci, ^ qui m'eût
fait frémir à la feule idée d'un parjure.
Je crus voir l'organe de la providence,
& entendre la voix de Dieu dans le mi-
iiiftre prononçant gravement la fain:e
liturgie. La pureté , la dignité , la,
fainteté du mariage fi vivement expo-
fées dans les paroles de l'Ecriture ^ (q%
chaftes èc fublimes devoirs fi impor-
tant au bonheur , à l'crcîre , à la paix
à la durée du genre humain , fi doux à
lemplir pour eux-mêmes; tout cela me
fit une teille imprefllon , que je crus
fentir intérieurement une 1 évolution
Tome IL S
41 o La No u F elle
fabi:e. Une puiffance inconnue fem-
bla corriger toiic-à-coup le défordre de
mes aiFed;ions & les rétablir félon la
loi du devoir & de la Nature. L'œil
éternel qui voit tour, difois-je en moi-
même , lit maintenant au fond de mon
cœur j il compare ma volonté cachée
d la réponfe de ma bouche \ le ciel &
la terre font témoins de rengagement
facré que je prends j ils le feront en-
core de ma fidélité à l'obferver. Quel
droit peut refpecter parmi les hom-
mes quiconque ôfe violer le premier
de tous ?
Un coup d'oeil jeté par hafard fur
M. & Madame d'Orbe , que je vis à
côté l'un de l'autre , & fixant fur moi
des yeux attendris, m'émut plus puif-
famment encore que n'avoient fait tous
les autres objets. Aimable & vertueux
couple , pour moins connoître l'amour
en êtes-vous moins unis ? Le devoir &:
l'honnêteté vous lient ; tendres amis ,
époux fidèles , fans brûler de ce feu
dévorant qui confume l'âme , vous vous
H É L O ï s E, 41 I
aimez d'un fentiment pur & doux qui
la nourrit , que la fageffe autorife Se
que la raifon dirige j vous n'en êtes que
plus folidement heureux. Ah ! puiflTé-
je dans un lien pareil recouvrer la mê-
me innocence & jouir du même bon-
heur ! Si je ne l'ai pas mérité comme
vous , je m'en rendrai digne à votre
exemple. Ces fenrimens réveillèrent
mon efpérance 5c mon courage. J'en-
vifageai le faim nœud que j'allois for-
mer comme un nouvel état qui devoir
purifier mon âme & la rendre à tous Çqs
devoirs. Quand lePafteur me demanda
fi je prometrois obciflance Se fidélité
parfaite à celui que j'acceptois pour
époux j ma bouche & mon cœur le pro-
mirent. Je le tiendrai jufqu'à la mort.
De retour au logis , je foupirois après
une heure de folitude & de recueille-
ment. Je l'obtins , non fans peine , Se
quelque emprefiement que j'euiTe d'en
profiter , je ne m'examinai d'abord
qu'avec répugnance , craignant de n'a-
voir éprouvé qu'une fermentation pafla-
s i/
4tî La Nouvelle
gère en changeant de condition , & àt
me retrouver aufîl peu digne époiife
que j'avois été fille peu fage. L'épreuve
étoit fûre , mais dangereufe \ je comment
çai par fonger à vous. Je me rendois
Je témoignage que nul tendre fouvenir
n'avoir profané l'engagement folemnel
que je venois de prendre. Je ne pou-
vois concevoir par quel prodige votre
opiniâtre image m'avoit pu laifTer (i
long-tems en paix avec tant de {\\]Q.i%
de me la rappeller : je me ferois défiée de
l'indifférence & de l'oubli, comme d'un
état trompeur qui m'écoit trop peu na-
turel pour être durable. Cette illufion
n'était puère à craindre : je fenris que
je vous aimois autant & plus , peut-
être , que je n'avois jamais fait \ mais je
le fentis fans rougir. Je vis que je n'a-
yois pas befoin pour penfer à vous, d'ou-
blier que j'étois la femme d'un autre. En
me difant combien vous m'étiez cher,
mon cœur étoic ému , mais ma confcien-
ce & mes fens étoient tranquiles \ & je
connus, dès ce moment, quej'étois réel-
H É L O ï s £, . 4Î3
lement changée. Quel torrent de pure
joie vint alors inonder mon âme ! Quel
fentimenc de paix effacé depuis (1 long-
tems vint ranimer ce coeur flétri par
l'ignominie , & répandue dans tout mon
être une férénité nouvelle ! Je crus me
fenrir renaîtrejje crus recommencer une
autre vie. Douce & confolanre vertu ,
je la recommence pour toi ^ c'eft toi
qui me la rendras chère ^ c'eft à roi que
;e la veux confacrer. Ah ! j'ai trop ap-
pris ce qu'il en coûte à te perdre, pour
l'abandonner une féconde fois.
Dans le raviiïement d'un chanprement
o
a grand , fi prompt , fî inefpéré , j'ôfai
conhdérer l'état oii j'crois la veille; je
frémis de l'indigne ahaifTenienr où m'a-
voit réduit l'oubli de moi-mcme , &
de tous les dangers que j'avois courus
depuis mon premier égarement. Quelle
heureufe révolution me venoit de mon-
trer l'horreur du crime qui m'avoir ten-
tée , ^ réveilloit en moi le goût de la
fageiTe ? Par quel rare bonheur avois-
je été plus fideile à l'amour qu'à Thon-
S iij
'414 J-A Nouvelle
neur qui me fut fi cher ? Par quelle fa-
veur du fort votre inconftance ou la
mienne ne m'avoit-elle point livrée à
de nouvelles inclinations ? Comment
euflTé-je oppofé à un autre amant une
réfiftance que le premier avoit déjà
vaincue , & une honte accoutumée à
céder aux defirs ? Aurois-je plus ref-
peété les droits d'un amour éteint que
je n'avois refpeâié ceux de la vertu ,
jouiffant encore de tout leur empire ?
Quelle fureté avois-je eue de n'aimer
que vous feul au monde , fi ce n'eft
un fentiment intérieur que croient avoir
tous les amans qui fe jurent une conf-
rance éternelle , & fe parjurent inno-
cemment , toutes les fois qu'il plaît an
ciel de changer leur cœur ? Chaque dé-
faite eût ainfi préparé la fuivante \ l'ha-
bitude du vice en eût effacé l'horreur à
mes yeux. Entraînée du déshonneur à
l'infamie fans trouver de prife pour m'ar-
rêter, d'une amante abufée , je devenois
une fille perdue, l'opprobre de mon fexe,
&;le défefpoir de ma famille. Qui m'a
H É L O ï s E. 415
garantie d'un efFet-d naturel de ma pre-
mière faute ? Qui m'a retenue après le
premiex pas ? Qui m'a confervc ma ré-
putation & l'eftime de ceux qui me
font chers ? Qui m'a mife fous la fau-
ve-garde d'un époux vertueux , fage , ai-
mable par fon caractère , 6<: même par
fa perfonne , 6c Templi pour moi d'un
refpeét & d'un attachement fi peu méri-
tés ? Qui me permet, enfin , d'afpirer
encore au titre d'honnête femme, & me
rend le courage d'en ctre di^ne ? Je le
vois , je le fens j la main fecourable qui
m'a conduite à travers les ténèbres eft
celle qui levé d mes yeux le voile de
l'erreur , & me rend à moi malgré moi-
même. La voix fecrette qui ne ceffoit
de murmurer au fond de mon cœur ,
s'élève & tonne avec plus de force au
moment où j'étois prête à périr. L'auteur
de toute vérité -n'a point fouffert que je
fortifie de fa préfence , coupable d'un
vil parjure ; & , prévenant mon crime
par mes remords , il m'a montré l'abî-
me oùj'allois me précipiter. Providence
S iv
4^^ La Nouvelle
éternelle, qui fais remper l'i nfeûe & ïovsr
Jer lescieux, tu veilles fur la moindre de
les œuvres : tu me rappelles au bien que
lu m'as fait aimer ; daigne accepter d'un
cœur épuré par tes foinSjl'hommage que
loi feul rends digne de t'être offert.
A rinftanr, pénétrée d'un vif fenti-
ment du danger dont j'écois délivrée, &
<ie l'état d'honneur & de fureté où je me
lentois rétablie, je me profternai coiî-
tre terre, j'élevai vers le ciel mes mains
iuppliantes , j'invoquai l'Être dont il eft
le tr6ne,&qui foutient ou détruit, quand
il lui plaît, par nos propres forces la li-
berié qu'il nous donne. Je veux , lui dis-
je , le bien que tu veux , & dont toi feul
es la fource. Je veux aimer l'époux que
lu m'as donné. Je veux être fidelle , parce
tjue c'efl- le premier devoir qui lie la fa-
mille & toute la fociété. Je veux être
chafte, parce que c'eft la première vercu:
qui nourrit toutes les autres. Je veux tour
ce qui fe rapporte à l'ordre de la nature
OU2 tu as établi , & aux régies de la rai-
f^>«i que je liens de toi. Je remecs moja
H É L 0 'l s E. 41 7
cœur fous ta garde & mes defirs en ta
main. Rends toutes mes adlions con-
formes à ma volonté confiante qui ed
la tienne, Se ne permets plus que l'er-
reur d'un moment l'emporte fur le choix
de toute ma vie.
Après cette courre prière , la première
que j'eufle faite avec un vrai zcle , je me
fentis tellement afFerm ie dans mes réfo-
lutions', ilme parut fi facile & fi deux de
les fuivre, que je vis clairement où je de-
vois chercher déformais la force donc
j'avoisbefoin pour rcfifterà mon propre
cœur. Se que je ne pouvois trouver en
inoi-même. Je tirai de cette feule décou-
verte une confiance nouvelle , ôc je dé-
plorai le trifte aveuglement qui me l'^i-
voit fait manquer f\ long-tems. Je n'a-
vois jamais été rout-à fait fans religion >
mais peut-être vaudroit-il mieux n'en
point avoir du tout , que d'en avoir une
extérieure Se maniérée, qui, fans toucher
Je cœur , ralTure la confcience ; de fe bor-
ner à des formules , & de croire exade-
ment en Dieu à certaines he ures pour n'y
S V
4i8 La Nouf elle
plus penfer le refte du tems. Scrupuîeu-
fement attachée au culte public , je n'en
favois rien tirer pour la pratique de ma
vie. Je me fentois bien née & me livrois
à mes penchans ; j'aimois à réfléchir, &C
me fiûis à ma raifon *, ne pouvant accor-
der l'efprit de l'Évangile avec celui du
monde, ni la foi avecles œuvres, j'avois
pris un milieu qui contentoit ma vaine
fageiïe j j'avois des maximes pour croire
& d'autres pour agir j j'oubliois dans
un lieu ce que j'avois penfé dans l'au-
tre; j'ctois dévote à l'Eglife & philofo-
phe au logis. Hélas ! je n'érois rien nul-
le parc, mes prières, n'étoienc que des
mots , mes raifonnemens des fophifmes,
& je fuivois pour route lumière la faufle
lueur des feux errans qui me guidoient
pour me perdre.
Je ne puis vous dire combien ce prin-
cipe intérieur qui m'avoir manqué juf-
qu'ici m'a donné de mépris pour ceux
qui m'ont fi mal conduite. Quelle étoit,
je vous prie, leur raifon première, 5: fur
quelle bafe écoient-ils fondés ? Un heu^
H É L 0 L s E, 419
reux inftin(5t me porte au bien ; une vio-
lente palîion s'élève, elle a racine dans
lemêraeinftincbrque ferai-je pour la dé-
truire ? De la conlidération de l'ordreje
tire la beauté de la vertu , d.c fa bonté de
l'utilité commune \ mais que fait tout
celacontre mon intérêt particulier, Scie-
quel au fond m'importe le plus , de mon
bonheur aux dépens du refte dçs hom-
meS, ou du bonheur des autres aux dé-
pens du mien? Si la crainte de la honte
ou du châtiment m'empcche de mal
faire pour mon profit , je n'ai qu'à m.al
faire en lecret, la vertu n'a plus rien à
médire, &fijefuisfurprifeen faute ,oti
punira comme àSparte non le délit, mais
la mal-adreiïe. Enfin que le caradère &c
l'amour du beau foit empreint par la na-
ture au fond de mon âme, j'aurai ma
règle auflî long-tems qu'il ne fera point
défiguré; mais commen: m'aiïiirer de
conferver toujours dans fa pureté cette
eiïîgie intérleurequin'a point parmi les
êtres fenfibles de modèle auquel on puilFe
la comparer ? Ne fait-on pas que les af-
Svj
4ZO La Nouvelle
fe£î:ions défordonnées corrompent îe Jtii-
gemenr ainfî que la volonté, & que la
confcience s'altère & fe modifia infenil-
blemenr dans chaque fiècle,. dans chaque
peuple, dans chaque ind4 vida félon l'in-
conftance & la variété des préjuges }
Adorez l'Etre Éternet, lïio^ digne &r
iage ami j d'unfouffle vous détruirez ces^
fantômes de raifon, qui n'ont qu'une vai-
ne apparence & fuientcommeuneombre
devant l'immuable vérité. Rien n'exifte
que par celuiqui eft. C'eft lui qui donne
un but à la juftice , une bafe à la vertu ,.
un prix à cette courte vie employée à lui
plaire; c'eft lui qui ne cefle décrier aux
coupables que leurscrimesfecretsontété
vus, & qui fait dire au jufte oublié , tes
vertus ont un témoin \ c'eft lui , c'eft fa
fubftance inaltérable cjui eft le vrai mo-
dèle des perfeélions dont nous portons
tous une image en nous-mêmes. Nos paf-
fions ont beau la défigurer ; tous fes traies
liés à l'effence infinie fe repréfentent tou-
jours à la raifon & lui fervent à rétablir
ce que l'impofture & l'erreur en ont alte-
H É L O'l s E, 41Ï
ré. Ces diftindions me femblent faci-
les ; le fens commun fuffir pour les faire*.
Tour ce qu'on ne peut féparer de l'idée
de cecteeifenceeft Dieu, tout le relie eft
^ouvrage des hommes. C'eft à la con-
templation de ce divin modèle que l'âme
s'épure Se s'élève , qu'elle apprend à mé-
prifer fes inclinations balfes & à fur-
monter (qs vils penchans. Un cœur pé-
nétré de fublimes vérités fe refufe aux
petites paflîons des hommes ^ cette gran-
deur infinie le dégoûte de leur orgueil j
le charme de la méditation l'arrache aux
defirs terreftres j & quand l'Être immen-
fe dont il s'occupe n'exifteroit pas, il fe-
roir encore bon qu'il s'en occupât fans
cefTe pour être plusmaître de lui-même,
plus fort, plus heureux & plus fage.
Cherchez-vous un exemple feiifible des
vains fophifmes d'une raifon qui ne s'ap-
puie que fur elle-même : confîdérons de
fane- froid les difcours de vos philofo-
phes , dignes apologiftes du crim^ qui
ne féduidient jamais que des cœurs àé]3L
corrompus. Ne diroit-on pas (ju'en s'aç-
4ii La Nouvelle
raquant diredlement au plus faint Srail
plus folemnel des eiigagemens, ces dan-
gereux raifonneurs ont réfolu d'anéan-
tir d'un feul coup toute la fociété humai-
ne , qui n'eft fondée que fur la fin des*
conventions ? Mais voyez , je vous prie ,
comment ils difculpent un adultère fe-
cret ! C'eft , difenn-ils, qu'il n'en réfulte
aucun mal , pas même pour l'époux qui
l'ignore. Comme s'ils pouvoient être
fûrs qu'il l'ignorera toujours j comme
s'il fuffifoit , pour autorifer le parjure &
l'infidélité , qu'ils ne nuififient pas à au-
trui j comme fi ce n'écoi t pas alTez pour
abhorrer le crime , du mal qu'il fait à
ceux qui le commettent. Quoi donc l
ce n'eft pas un mal de manquer de foi ,
d'anéantir autant qu'il eft en foi la force
du ferment & des contrats les plus invio-
lables ! Ce n'eft pas un mal de fe forcer
foi-même à devenir fourbe & menteur!
Ce n'eft pas un mal de former des liens
qui *us font défirer le mai & la mort
d'autrui ; In mort de celui- mêfne qu'on
doit le plus aimer, 6w avec qui l'on a
H É L oï s e: 415
juré de vivre î Ce n'eft pas un mal qu'un
état dont mille autres crimes font tou-
jours le fruit ! Un bien qui produireic
tant de maux , feroit par celafeul un mal
lui-même.
L'un des deux penferoit-il être inno-
cent, parce qu'il efl; libre peut-être de
fon côté , & ne manque de foi à perfon-
ne ? Il fe trompe groflièrement. Ce n'eft
pas feulement l'intérêt des époux, mais
la caufe commune de tous les hommes
que la pureté du mariage ne foit point
altérée. Chaque fois que deux époux s'u-
niiïent par un nœud folemnel, il inter-
vient un engafrement tacite de tout le
genre humain de refpeder ce lien fa-
cré , d'honorer en eux l'union conju-
gale ; &c c'eft, ce me femble , une rai-
fon très-forte contre les mariages clan-
deftins , qui , n'offrant nul figne de cette
union, expofent des coeurs innocens à
brûler d'une flamme adultère. Le public
eft en quelque forte garant d'une con-
vention paiTée en fa préfence , ôc l'on
peut dire que l'honneur d'une femme
4^4 ^^ NOUVELIÊ
pudique eft fous la protedion fpéciale
de tous les gens de bien. Ainfi quicon-
que ôfe la corrompre pèche , première-
ment parce qu'il la fait pécher , & qu'on
partage toujours les crimes qu'on fait
commettre*, il pèche encore diredement
Jui-même , parce qu'il viole la foi publi-
que & facrée du mariage , fans lequel
rien ne peut fubfîfter dans l'ordre légi-
time des chofes humaines.
Le crime eft fecret , difentils, S<. il
n'en réfulte aucun mal pour perfonne.
Si ces philofophes croient l'exiftence de
Dieu & l'immortalité de l'âme, peuvent-
ils appeller un crime fecret celui qui a
pour témoin le premier offenfé & le feul
vrai juge ? Étrange fecret que celui qu'on
dérobe à tous les yeux hors ceux à qui
Ton a le plus d'intérêt à le cacher! Quand
même ils ne reconnoîtroienr pas la pré-
fence de la divinité , comment ôfent-ils
foutenir qu'ils ne font de mal à perfon-
ne ? Comment prouvent-ils qu'il eft in-
différent à un père d'avoir des héritiers
c[ui ne foient pas de fon fang ) d'ccre
H É L O i s E, J^i^
chargé, peut-être, de plus d'enfans qu'il
n'en auroit eus , & forcé de partager fes
biens aux gages de (on déshonneur fans
fentir pour eux des entrailles de père ?
Suppofons ces raifonneu.rs matérialises,
on n'en eft que mieux fondé à leur op-
pofer la douce voix de la nature , qui
réclame au fond de tons les cœurs con-
tre une orgueilleufe philofophie , &
qu'on n'attaqua jamais par de bonnes
raifons. En effet, ïî le corps feul produit
la penfée, & que le fentimenr dépende
uniquement 6.QS organes , deux Êtres
formés d'un même fang ne doivent-ils
pas avoir entre eux une plus étroite
analogie , un attachement plus fort Tun
pour l'autre , & fe reffembler d'âme
comme de vifage ; ce qui eft une grande
raifon de s'aimer ?
N'eft-ce donc faire aucun mal , à vo-
tre avis, que d'anéantir ou troubler par
un fang étranger cette union naturelle,
& d'altérer dans fon principe l'affeârion
mutuelle qui doit lier entre eux tous les
membresd'une famille ?Ya-t-iIaumoii»
4i6 La Nouvelle
de un honnête- homme qui nQux. h orreur
de changer YQi\^z.vït d'un autre en nourri-
ce ? & le crime eft-il moindre de le
chanc^er dans le fein de la mère?
Si je conhdere mon fex« en particu-
lier , que de maux j'apperçois dans ce
défordre qu'ils prétendent ne faire aucun
mal ! Ne fût-ce que l'avilifTement d'une
femme coupable à qui la perte de l'hon-
neur ôre bien-tot toutes les autres ver-
tus : que d'indices trop fûrs pour un ten-
dre époux d'a^ie intelligence qu'ils pen-
fent juftifier par le fecret ! Ne fût-ce que
de n'être plus aimé de fa femme : que
fera-t-elle avec fes foins artificieux que
mieux prouver fon indifférence ? Eft ce
l'œil de l'amour qu' on abufe par de fein-
tes carefiTes ? & quel fupplice auprès d'un
objet chéri , de fenrir que la main nous
embrafTe Se que le cœur nous repoulTe ?
Je veux que la fortune féconde une pru-
dence qu'elle a il fouvent trompée; je,
compte un moment pour rien la réméri-
té de confier fa prétendue innocence Se
le repos d'autrui à des précautions que le
H È LOI s E. 417
ciel fe plaît à confondre : que de fauf-
fecés , que de menfonges , que de fourbe-
ries pour couvrir un mauvais commer-
ce, pour tromper un mari, pour cor-
rompre des domeftiques , pour en im-
pofer au public ! Quel fcandale pour
des complices! quel exemple pour des
enfans ! Que devient leur éducation
parmi tant de foins pour fatisfaire im-
punément de coupables feux ? Que de-
vient la paix de la maifon &c l'union
des chefs ? Quoi ! dans tout cela l'époux
n'eft point Icfé ? Mais qui le dédom-
magera donc d'un cœur qui lui écoitdu?
Qui pourra lui rendre une femme efti-
mable? Qui lui donnera le repos & la
fCireté ? Qui le guérira de fes juftesfoup-
çons ? Qui fera confier un père au Çen-
timent de la nature , en embraflant fon
propre enfant ?
A l'égard des liaifons prétendues que
l'adultère & l'infidélité peuvent former
entre les familles , c'eft moins une rai-
fon férieufe qu'une plaifanterie abfurde
ôc brutale qui ne mérite pour toute ré-^
4i8 La Nouvelle
ponfe que le mépris & l'indignation^
Les trahirons, les querelles, les coin-
bars , les meurtres , les empoifonne-
mens dont ce défordre a couvert la terre
dans tous les rems , montrent aflez ce
qu'on doit attendre pour le repos & l'u-
nion Aqs hommes, d'un attachement
formé par le crime. S'il réfulte quelque
forte de fociété de ce vil & méprifable
commerce, elle efl: femblable à celle
des brigands qu'il fiut détruire 5c
anéantir pour afTurer les fociétés légi-
times.
J'ai tâché de fufpendre l'indignation
que m'infpirent ces maximes pour les
difcuter paifiblement avec vous. Plus je
les trouve infenfées , moins je dois dé-
dnigner de les réfuter pour me faire
honre à moi même de \es avoir peut-
être écoutées avec trop peu d'éloigne-
ment. Vous voyez combien elles fup-
portent mal l'examen de la faine rai-
fon • mais où chercher la faine raifon ,
Énon dans celui qui en efl: la fource ; &
que penfer de ceux qui confacrent â
H É L O ï s E. 4z^
perdre les hommes ce flambeau divin
qu'il leur donna pour les guider ? Dé-
fions-nous d'une philofophie en paro-
les \ défions-nous d'une faufie vertu qui
fappe routes les vertus , &l s'applique à
juftifier tous les vices pour s'autorifer à
les avoir tous. Le meilleur moyen de
trouver ce qui eft: bien , eft de le cher-
cher fincèrement, ^ l'on ne peut long-
tems le chercher ainfi fans remonter a
l'auteur de tout bien. C'eft ce qu'il me
femble avoir fait, depuis que je m'oc-
cupe à reétifier mes fentimcns 5c ma rat-
ion j c'eft ce que vous ferez mieux que
moi,quand vous voudrez fuivre la même
route. Il m'eft confolant de fonger que
vou_s avez fouvent nourri mon efprit de
grandes idées de la religion. j oc vous,
dont le cœur n'eut rien de caché pour
niçvi , ne m'en euiîicz pas ainfi parlé , û
vous aviez eu d'autres fentimens. Il me
ferable mêm.e que cqs converlations a-
voient pour nous des charmes. La pré-
fence de l'Etre fuprcme ne nous fjt ja-
mais importune^ elle nous donnoir plus
'430 La N ouvelle
d'efpoii" que d'épouvante j elle n'effraya
jamais que l'âme du méchant*, nous ai-
mions à l'avoir pour témoin de nos en-
tretiens , à nous élever conjointement
jufqu'à lui. Si quelquefois nous étions
humiliés par la honte, nous nous di-
rons, en déplorant nos foiblelfes : au
moins il voit le fond de nos cœurs j &
nous en étions plus tranquiles.
Si cette fécurité nous égara , c'eft
au principe fur lequel elle étoit fondée
à nous ramener, N'eft-il pas bien in-
digne d'un homme, de ne pouvoir ja-
mais s'accorder avec lui-même j d'avoir
une règle pour Îqs aélions, une autre
pour fes fentimens j de penfer comme
s'il étoit fans corps," d'agir comme s'il
étoit fans âme, & de ne jamais appro-
prier à foi tout entier, rien de ce qu'il
fait en toute fa vie? Pour moi, je trouve
qu'on eft bien fort avec nos anciennes
maximes , quand on ne les borne pas à
de vaines fpéculations. La foibleife eft
de l'homme , & le Dieu clément qui le
fit la lui pardonnera fans doutej mais
H È L O ï s E, 431
le crime eft du méchant , &; ne refte|:a
point impuni devant l'auteur de toute
juftice. Un incrédule , d'ailleurs heureu-
fement né , fe livre aux vertus qu'il ai-
me ; il fait le bien par goût , & non par
choix. Si tous ^qs defirs font droits , il
les fuit fans contrainte j il les fuivroit de
même, s'ils ne l'étoient pas j car pour-
quoi fe gêneroit-il ? Mais celui qui re-
connoît ôc fert le père commun des
hommes , fe croit une plus haute defli-
nation j l'ardeur delà remplir animefon
zèlej &, fuivantune règle plus fûre que
fes penchans , il fait faire le bien qui lui
coûte, & facrifier les defirs de fon cœur
à la loi du devoir. Tel eft, mon ami,
le facrifice héroïque auquel nous fom«
mes tous deux appelés. L'amour qui
nous unilToit eût fait le charme de no-
tre vie. Il furvéquit à l'efpérancej il
brava le rems & l'éloignement \ il fup-
porta toutes les épreuves. Un fentiment
fi parfait ne devoit point périr de lui-
même j il étoit digne de n'être immolé
qu'à la vertu.
43* L^ Nouvelle
Je vous diiai plus. Tout efl: changé
entre nous \ il f-Aur néceirairement que
votre cœur chani^e. Julie de Wolmar
n'eft plus votre ancieime Julie, la révo-
lution de vos fenrimens pour elle eft iné-
vitable , & i! ne vous refte que le choix
de faire honneur de ce changement au
vice ou 2. la vertu. J'ai dans lajnémoire
un paflage d'un auteur que vous ne récu-
ferez pas. <» L'amour, dit-il , efl: privé de
i) fon plus grand charme, quand l'honnê-
« teté l'abandonne. Pour en fentir tout
M le prix, il faut que le cœur s'y com-
S3 plaife , &: qu'il nous élève , en élevant
M l'objet aimé. Otez l'idée de laperfec-
s> cion, vous ôtez l'enthouiiafme ; ôtez
wl'eftime, ô<: l'amour neft plus rien.
•> Comment une femme honorera-t-elle
»» un homme qu'elle doit mépriferPCom-
v> ment pourra-t-il honorer kii-même
M celle qui n'a pas craint de s'abandon-
» neràunvil corrupteur? Ainfi bien- tôt
i> ilsfe mépriferont mutuellement. L'a-
»> mour, ce fenri ment célefte, ne fera plus
i> pour eux qu'un honteux commerce. Ils
u auront
H È L o ï S E. 43 3
» auront perdu l'honneur & n'auront
3j pointtrouvé la félicité (i) ». Voilà no-
tre leçon , mon ami , c'eft vous qui l'a-
vez didée. Jamais nos cœurs s'aimerent-
ils plus délicieufemenr, & jamais l'hon-
nêteté leur fut-elle aufli chère que dans
les tems heureux où cette lettre fut
écrite ? Voyez donc à quoi nous me-
neroient aujourd'hui de coupables feux
nourris aux dépens des plus doux tranf-
ports qui ravilTent l'âme. L'horreur
du vice, qui nous eft h naturelle à tous
deux , s'étendroit bien-tôt fur le com-
plice de nos fautes j nous nous haïrions
pour nous être trop aimés , & l'amour
s'éteindroit dans les remords. Ne vaut-
il pas mieux épurer un fentiment fi cher
pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas
mieux en conferver au moins ce qui peut
s'accorder avec l'innocence ? N'eft-ce
pas conferver tout ce qu'il eut de plus
(i) Voyez la première partie , lettre XXIV,
Tome II. T
454 ^^ Nouvelle
charmant ? Oui , mon bon & cligne
ami , pour nous aimer toujours , il faut
renoncer l'un à l'autre. Oublions tout
le refte , ^ foyez l'amant de mon âme.
Cette idée eft fi douce qu'elle confole
de tout.
Voilà le fidèle tableau de ma vie, 5c
l'hiftoire naïve de tout ce qui s'eft paflé
dans mon cœur. Je vous aime toujours,
n'en doutez pas. Le fentiment qui m'at-
tache à vous eft fi tendre & Çi vif en-
core , qu'une autre en feroit peut-être
allarmée; pour moi j'en connus un trop
différent pour me défier de celui-ci.
Je fens qu'il a changé de nature ; & ,
du moins en cela , mes fautes paffées
fondent ma fécurité préfente. Je fais
que l'exade bienféance &: la vertu de
parade exigeroient davantage encore &:
ne feroient pas contentes que vous ne
fufliez tout à-fait oublié. Je crois avoir
une règle plus fûre, & je m'y tiens. J'é-
coute en fecret ma confcience \ elle ne
me reproche rien , 6c jamais elle ne
H È L o ï s E. 43 5
ttompe une âme qui la confulte (încè-
remenr. Si cela ne fufïîc pas pour me
juftifierdans le monde, cela fuffit pour
ma propre tranquillité. Comment s'eft
fait cet heureux changement ? Je l'i-
gnore. Ce que je fais, c'eft que je l'ai
vivement defiré. Dieu feul a fait le
refte. Je penferois qu'une âme une fois
corrompue l'eft pour toujours , & ne
revient plus au bien d'elle-même j à
moins que quelque révolution fubite ,
quelque brufque changement de fortune
& de fituation ne change tout-à-coup
{es rapports , & par un violent ébran-
lement ne l'aide à retrouver une bonne
afliette. Toutes fes habitudes étant rom-
pues & toutes îes pallions modifiées ,
dans ce bouleverfemenr général on re-
prend quelquefois fon caractère primi7
tif , & l'on devient comme un nouvel
être forti récemment des mains de la
Nature. Alors le fouvenir de fa pré-
cédente balfelTe peut fervir de préfer-
vatif contre une rechute. Hier on étoit
Tij
43^ La Nou V elle
abje6t & foiblej aujourd'hui on eft fort
&c magnanime. En fe contemplanc de
fî près dans deux écacs ^i difterens , on
fenc mieux le prix de celui où l'on eft
remonté , &c l'on en devient plus at-
tentifs s'y foutenir. Mon marias e m'a
fait éprouver quelque chofe de fem-
blable à ce que je tâche de vous expli-
quer. Ce lien fi redouté me délivre d'u-
ne fervitude beaucoup plus redoutable,
&: mon époux m'en devient plus cher
pour m'avoir rendue à moi-même.
Nous étions trop unis vous & moi ,
paur qu'en changeant d'efpece notre
union fe détruife. Si vous perdez une
tendre amante , vous gagnez une fîdelle
amie ', & quoi que nous en ayons pu
dire durant "nos illufions , je doute que
ce changement vous foit défavantageux.
Tirez-en le même parti que moi , je
vous en conjure , pour devenir meil-
leur & plus fage , & pour épurer , par
des mœurs chrétiennes , les leçons de
la philofophie. Je ne ferai jamais heu-
H É L o ï s E. 457
reiife que vous ne foyez heureux aulîî ,
& je fens plus que jamais qu'il n'y a
point de bonheut fans la vertu. Si vous
m'aimez véritablement, donnez- moi la
douce confolation de voir que nos cœurs
ne s'accordent pas moins dans leur re-
tour au bien qu'il s'accordèrent dans-leur
égarement.
Je ne crois pas avoir befoin d'apolo-
gie pour cette longue lettre. vSi vous
m'étiez moins cher, elle feroir plus cour-
te. Avant de la finir, il me refte une
grâce à vous demander. Un cruel far-
deau me pèfe fur le cœur. Ma conduite
paiïee ell ignorée de Al. de Wolmar j
mais une fincérité fans réferve fait par-
tie de la fidélité que je lui dois. J'au-
rois déjà cent fois tout avoué , vous feul
m'avez retenue. Quoique je connoiffe
la fageiïe S^ la modération de M. de
Wolmar , c'eft toujours vous compro-
mettre que de vous nommer, & je n'ai
point voulu le faire fans votre confen-
temenr. Seroit-ce vous déplaire que de
Tiij
43^ La Nouvelle
vous le demander, 6c aurois-je trop pré-
fumé de vous ou de moi en me flattant
de l'obtenir ? Songez , je vous fupplie
que cette réferve ne fauroit être inno-
cente, qu'elle m'eft chaque jour plus
crueUe , & que jufqu'à la réception de
votre réponfe je n'aurai pas un inftanc
de tranquillité.
H É L o ï s E. 439
LETTRE XLVII.
RÉPONSE.
^T vous ne feriez plus ma Julie ? Ah î
ne dites pas cela , digne & refpeétable
femme. Vous l'êtes plus que jamais.Vous
êtes celle qui méritez les hommages de
tout l'univers. Vous êtes celle que j'ado-
rai en commençant d'être fenfible à la
véritable beautés Vous êtes celle que je
ne ceiTerai d'adorer , même après ma
mort, s'il refte encore en mon âme quel-
que fouvenir des attraits vraiment cé-
leftes qui l'enchantèrent durant ma vie.
Cet effort de courage qui vous ramené
à toute votre vertu , ne vous rend que
plus femblable à vous-même. Non, non»
quelque fupplice que j'éprouve à le fen-
tir& le dire, jamais vous ne fûtes mieux
ma Julie qu'au moment que vous re-
noncez à moi. Hélas 1 c'eft en vous per-
dant que je vous ai retrouvée. Mais moi
T iv
440 La Noufelle
donc le cœur frémit au feul projet de
vous imiter , moi tourmenté d'une paf-
fîon criminelle que je ne puis ni fup-
porter ni vaincre , fuis-je celui que je
penfois être ? Étois-je digne de vous
plaire ? Quel droit avois-je de vous im-
portuner de mes plaintes & de mon
défefpoir ? C'étoit bien à moi d'ôfer fou-
pirer pour vous ! Eh ! qu'étois-je pour
vous aimer ?
Infenfé ! comme fî je n'éprouvois pas
afTez d'humiliations fans en rechercher
de nouvelles ! Pourquoi compter des
différences que l'amour fit difparcître ?
11 m'éîevoit , il m'égaloit à vous r fa
flamme me foutenoit j nos cœurs s'é-
toient confondus , tous leurs fentimens
nous écoient communs , & les miens par-
tageoient la grandeur des vôtres. Me
voilà donc retombé dans route ma baf-
fefle ! Doux efpoir qui nourriffois mon
âme & m'abufas fi long-tems , te voilà
donc éteint fans retour ! Elle ne fera
point à moi ! Je la perds pour toujours î
H É L O ï s E, 441
Elle fait: le bonheur d'un autre î. .. . ô
rage ! o tourment de l'enfer ! .... Infi-
delle ! ah ! devois-tu jamais... Pardon,
pardon , Madame , ayez pitié de mes fu-
reurs. O Dieu ! vous l'avez trop bien
dit, elle n'eft: plus.... elle n'eft plus cette
tendre Julie à qui je pouvois montrer
tous les mouvemens de mon cœur. Quoi!
je me trouvois malheureux , 6c je pou-
vois me plaindre !.... elle pouvoir m'é-
couter. J'étois malheureux !... que fuis-
je donc aujourd'hui ?... Non, je ne vous
ferai plus rougir de vous ni de moi.
C'en eft fait , il faut renoncer l'un à
l'autre j il faut nous quitter. La vertu
même en a didé l'arrcr j votre main l'a
pu tracer. Oublions-nous.... oubliez-
moi , du moins. Je l'ai réfolu , je le
jure , je ne vous parlerai plus de moi.
Oferaije vous parler de vous encore ;
te conferver le feul intérêt qui me refte
au monde ; celui de votre bonheur ? En
m'expofant l'état de vorre âme, vous ne
m'avez rien dit de votre fort. Ah ! pour
T v
44i ^^ Nouvelle
prix d'un facrifice qui doit être fenti de
vous , daignez me tirer de ce doute in-
fupportable. Julie , êtes-vous heureu-
fe ? Si vous l'êtes, donnez- moi dans
mon défefpoir la feule confolation dont
je fois fufceptible j fi vous ne l'êtes pas ,
par pitié daignez me le dire , j'en ferai
moins long-tems malheureux^
Plus je réfléchis fur l'aveu que vous
méditez , moins j'y puis confentir *, & le
même motif qui m'ôta toujours le cou-
rage de vous faire un refus , me doit ren-
dre inexorable fur celui-ci. Le fujet eft
de la dernière importance , Se je vous ex-
horte à bien pefer mes raifons. Première*
ment , il me femble que votre extrême
délicatelfe vous Jette à cet égard dans
l'erreur, & je ne vois point fur quel fon-
dement la plus auftere vertu pourroit
exiger une pareille confeffion. Nul enga-
gement au monde ne peut avoir un effet
rétroadtif. On ne fauroit s'obliger pour
le pafTé , ni promettre ce qu'on n'a plus
le pouvoir de tenir j pourquoi devroit-
H É L o ï s E. 443
on compte à celui à qui l'on s'engage de
l'ufage antérieur qu'on a fait de fa liber-
té &: d'une fidélité qu'on ne lui a point
promife? Ne vous y trompez pas, Julie,
ce n'eft pas à votre époux, c'eft à votre
ami que vous avez manqué de foi. Avant
la tyrannie de votre père, le ciel Se la
Nature nous avoient unis l'un à l'autre.
Vous avez fait, en formant d'autres
nœuds un crime que l'amour, ni l'iioa-
neur peut-être , ne pardonnent point , &
c'eft à moi feul de réclamer le bien que
M. de Wolmar m'a ravi.
S'il eft des cas où le devoir puilTè
exiger un pareil aveu , c'eft quand le
danger d'une rechute oblige une femme
prudente à prendre des précautions pour
s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus
éclairé que vous ne penfez fur vos vrais
fentimens. En la lifant, j'ai fenti dans
mon propre cœur combien le votre eût
abhorré de près, même au fein de l'a-
mour , un engagement criminel donc
l'éloignement nous ôtoit l'horreur,
T vj
444 ^^ Nouvelle
Dès-là que le devoir & l'honnêteté
n'exigent pas cette confidence , la fagefle
^laraifon la défendent j carc'eftrifquer
ians néceflicé ce qu'il y a de plus pré-
cieux dans le mariage , l'attachement
d'un époux, la mutuelle confiance, la
paix de la maifon. Avez-vous afTez ré-
fléchi fur une pareille démarche ? Con-
noifTez-vous alTez votre mari pour être
fûre de l'effet qu'elle produira fur lui ?
Savez-vous combien il y a d'hommes
au monde auxquels il n'en faudroit pas
davantage pour concevoir une jaloufie
effrénée , un mépris invincible , &: peut-
être attenter aux jours d'une femme ? 11
faut pour ce délicat examen avoir égard
aux tems, aux lieux, aux caradères.
Dans le pays où je fuis , de pareilles
confidences font fans aucun danger , ^
ceux qui traitent fi légèrement la foi
conjugale , ne font pas gens à faire une
fi grande affaire des fautes qui précédè-
rent l'engagement. Sans parler des rai-
fons qui rendent Quelquefois ces aveus
H È L o i s E, 445
îndifpenfables , & qui n'ont pas eu lieu
pour vous, je connois des femmes afTez
médiocrement eftimables , qui fe font
fait à peu de rifque un mérite de cette
fincérité , peut-être pour obtenir à ce
prix une confiance dont elles pulfenc
abufer au befoin. Mais dans des lieux
où la fainteté du mariage eft plus ref-
pedtée , dans des lieux où ce lien facré
forme une union folide , & où les maris
ont un véritable attachement pour leurs
femmes , ils leur demandent un compte
plus févère d'elles-mêmes j ils veulent
que leurs cœurs n'aient connu que pour
eux un fentiment rendre; ufurpant un
droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qu'el-
les foient à eux feuls avant de leur ap-
partenir , & ne pardonnent pas plus
l'abus de la liberté qu'une infidélité
réelle.
Croyez-moi, verrueufe Julie, défiez-
vous d'un zèle fans fruit & fans néceiîité.
Gardez un fecret dangereux que rien
ne vous oblige à révéler , dont la com-
munication peut vous perdre & n'eft
44^ La Nouvelle
d'aucun ufage à votre époux. S'il eft
digne de cet aveu , fon âme en fera con-
triftce , 5c vous l'aurez affligée fans rai-
fon. S'il n'en eft pas digne , pourquoi
voulez-vous donner un prétexte à fes
torts envers vous? Que favez-vous il
votre vertu, qui vous a foutenue contre
les attaques de votre cœur , vous fou-
tiendroit encore contre des chagrins
domeftiques toujours renaiflans? N'em-
pirez-point volontairement vos maux ,
de peur qu'ils ne deviennent plus forts
que votre courage , &; que vous ne re-
tombiez à force de fcrupules dans un
état pire que celui dont vous avez eu
peine à fortir. La fageflTe eft la bafe de
toute vertu; confultez la , je vous en
conjure , dans la plus importante occa-
sion de votre vie \ d>c d cq fatal fecret
vous pèfe fi cruellement, attendez du
moins, pour vous en décharger, que le
tems, les années, vous donnent une
connoidance plus parfaite de votre
époux , & ajoutent dans fon cœur a
l'effet de votre beauté, l'effet plus fur
H È L o ï s E. 447
encore des charmes de votre caradtère,
& la douce habitude de les fentir.
Enfin , quand ces raifons routes folides
qu'elles font, ne vous perfuaderoienc
pas 5 ne fermez point l'oreille à la voix
qui vous les expofe. O Julie! écoutez un
homme capable de quelque vertu, &
qui mérite au moins de vous quelque
facrifice par celui qu'il vous fait aujour-
d'hui !
Il faut finir cette Lettre. Je ne pour-
rois , je le fens , m'empêcher d'y repren-
dre un ton que vous ne devez plus en-
tendre. Julie, il faut vous quitter ! Q.
jeune encore, il faut àè]\ renoncer au
bonheur ! O rems qui ne dois plus reve-
nir l tems paiïe pour toujours, fource de
regrets éternels! plaifirs , tranfports,
douces exrafes, momens délicieux, ra-
vifiemens célefles ! mes amours, mes
uniques amours , honneur 6c charme
de ma vie! adieu pour jamais.
44^ La Nouvelle
LETTRE XLVIII.
DE Julie.
V,Ous me demandez fî je fais heureu-
fe. Cette queftion me touche, & en la
faifant vous m'aidez à y répondre ; car,
bien loin de chercher l'oubli dont vous
parlez, j'avoue que je ne faurois être
heureufe (î vous celîiez de m'aimer :
mais je le fuis à tous égards , & rien ne
manque à mon bonheur que le vôtre.
Si j'ai évité dans ma lettre précédente
de parler de M. de ^^(^''olmar, je l'ai fait
par ménagement pour vous. Je connoif-
fois trop votre fenfibilité pour ne pas
craindre d'aigrir vos peines j mais votre
inquiétude fur mon fort m'obligeant a
vous parler de celui dont il dépend , je
ne puis woi\s en parler que d'une ma-
nière di^ne de lui, comme il convient
à fon époufe & à une amie de la vérité.
M. de Wolmar a près de cinquante
H È L o i s E. 449
anSj fa vie unie, réglée , &c le calme
des paffions lui ont con(evyé une conf-
tirution Ci faine & un air fi frais , qu'il
paroîc à peine en avoir quarante, & il
n'a rien d'un âge avancé que l'expé-
rience ôc la fageffe. Sa phyfionomie efl:
noble & prévenante, (on abord fimple
ôc ouvert, fes manières font plus hon-
nêtes qu'empreffées y il parle peu &c
d'un grand fens , mais fans affecter ni
précifion ni fentences. Il efl: le même
pour tout le monde, ne cherche &: ne
fuit perfonne , 6c n'a jamais d'autre
préférence que celle de la raifon.
Malgré fa froideur naturelle , (on
cœur fécondant hs intentions de mon
' père, crut fentir que je lui convenois,
ôc pour la première fois de fa vie il prit
un attachement. Ce goût modéré, mais
durable, s'eft h bien réglé fur les bien-
féances , de s'efl: maintenu dans une telle
égalité, qu'il n'a pas eu befoin de chan-
ger de ton en changeant d'état, & que ,
fans blefTer la gravité conjugale , il con-
450 La Noufelle
ferve avec moi depuis fon mariage les
mêmes manières qu'il avoir auparavant.
Je ne l'ai jamais vu ni gai ni trille,
mais toujours content j jamais il ne me
parle de lui , rarement de moi : il ne
me cherche pas, mais il n'eft pas fâché
que je le cherche , &c me quitte peu
volontiers. Il ne rit point 5 il eft fcrieux
fans donner envie de l'être j au conrrai-
re , fon abord ferein femble m'inviter à
l'enjouement : &c comme les plailîrs
que je goûte font les feuls auxquels il
paroît fenfible, une des attentions que
je lui dois eft de chercher à m'amufer.
En un mot, il veut que je fois heureufe,
il ne me le dit pas , mais je le vois j &C
vouloir le bonheur de fa femme n'eft-
ce pas l'avoir obtenu ?
Avec quelque foin que j'aie pu l'ob-
ferver, je nai fu lui trouver de paffion
d'aucune efpece que celle qu'il a pour
moi. Encore cette paflîon eft-elle fi égale
ôc fi tempérée, qu'on diroit qu'il n'aime
qu'autantqu'il veut aimer, & qu'il ne le
H É L o ï s E. 45 î
veut qu'autant que la raifon le permet.
Il eft réellemen t ce que My lord Edouard
croit être j en quoi je le trouve bien fu-
périeur à tous nos autres gens à fenti-
inent que nous admirons tant nous-
mêmes j car le cœur nous trompe en
mille manières, & n'agit que par un
principe toujours fufpeél j mais la rai-
fon n'a d'autre fin que ce qui eft hien^
Çqs règles font fûtes, claires, faciles dans
la conduite de la vie , & jamais elle ne
s'égare que dans d'inutiles fpéculations
qui ne font pas faites pour elle.
Le plus grand goût de M. de Wol-
mar eft d'obferver. Il aime à juger des
caradères des hommes & des adions
qu'il voit faire. Il en juge avec une pro-
fonde fageiïe & la plus parfaite impar-
tialité. Si un ennemi lui faifoit du mal,
il en difcuteroit les motifs 6c les moyens
auffi paifiblement que s'il s'agiffoit d'une
chofe indifférente. Je ne fais comment
il a entendu parler de vous : mais il m'en
a parlé plufieurs fois lui-même avec
45^ La Nou V elle
beaucoup ci'eftime, &: je le connois in-
capable de ciéguifement. J'ai cru re-
marquer quelquefois qu'il m'obfervoic
durant ces entretiens , mais il y a grande
apparence que cette prétendue remar-
que n'eft que le fecret reproche d'une
confcience allarmée. Quoi qu'il en foie ,
j'ai fait en cela mon devoir-, la crainte
ni la honte ne m'ont point infpiré de
réferve injuftej &c je vous ai rendu juf-
tice auprès de lui , comme je la lui
rends auprès de vous.
J'ôubliois de vous parler de nos reve-
nus & de leur adminiftration. Le débris
des biens de M. de Wolmar joint à celui
de mon père qui ne s'eftréfervé qu'une
pendon, lui fait une fortune honnête &:
modérée , dont il ufe noblement & fage-
ment, en maintenant chez lui. non l'in-
commode ^ vain appareil du luxe , mais
l'abondance, les véritables commodités
de la vie (i) , & le néceffaire chez les
(i) Il n'y a pas d'aflociatioii plus commune
que celle du fafte & de la i"éûnc. On prend
H É L o ï s E, 453
voifins indigens. L'ordre qu'il a mis dans
fa maifon eft: l'image de celai qui régne
au fond de fon âme , &c femble imiter.
fur la Nature, fur les vrais plaifirs , fur le
befoin même, tout ce qu'on donne à l'opi-
nion. Tel homme orne fon palais aux dépens
de fa cuifinej tel autre aime mieux une belle
vaifTelle qu'un bon dîner 3 tel autre fait un
repas d appareil, & meurt de faim tout le
rcfte de l'année. Quand je vois un buffet de
vermeil j je m'attends à du vin qui m'em-
poifonne. Combien de fois dans des maifons
de campagne en refpirant le frais au matin,
J'afpedl d'un beau jardin vous tente ! On fc
lève de bonne heure, on fe promené^ on
gagne de l'appétit , on veut déjeûner. L'Of-
ficier efi: forci , ou les provilîons manquent , ou
Madame n'a pas donné fes ordres , ou l'on
nous fait ennuyer d'attendre. Quelquefois
on vous prévient , on vient magnifique-
ment vous offrir de tout, à condition que
vous n'accepterez rien. Il faut refter à jeun
jufqu'à trois heures, ou déjeuner avec des tu-
lipes. Je me fouviens de m'ècre promené dans
un très-beau parc dont oa difoit que la mai-
treflc airaoit beaucoup le cafïé & n'en pre-
454 ^^ Nour ELLE
dans un petit ménage, l'ordre établi dans
le gouvernement du monde. On n'y voit
ni cette inflexible régularité qui donne
plus de gêne que d'avantage &. n'eftTup-
portable qu'à celui qui l'impofe, ni cette
confusion mal entendue qui , pour trop
avoir, ôte l'ufage de tout. On y recon-
noîc toujours la main du maître Se l'on
ne la fent jamais ^ il a fî bien ordonné
le premier arrangement qu'à préfent
tout va tout feul , & qu'on jouit à la
fois de la règle ôc de la liberté.
Voilà, mon bon ami, une idée abré-
gée, mais fidelle du caradere de M. de
Wolmar, autantque je l'ai pu connoîcre
depuis que je vis avec lui. Tel il m'a
paru le premier jour , tel il me paroît le
dernier fans aucune altération j ce qui
noit jamais, attendu qu'il coûtoit quatre fols
la talTe j mais elle donnoit de grand cœur
mille écus à fon jardinier. Je crois que j'ai-
rnerois mieux avoir des charmilles moins bien
taillées , & prendre du cafFé plus fouvent.
H É L o ï s E. 45 5
me fait efpérer que je l'ai bien vu , &;
qu'il ne me refte plus rien à découvrir;
car je n'imagine pas qu'il pût fe mon-
tre autrement fans y perdre.
Sur ce tableau vous pouvez d'avance
vous répondre à vous-même , & il faa-
droit me méprifer beaucoup pour ne pas
me croire heureufe avec tant de fiijets de
l'être (i). Ce qui m'a long-tems abufée,
& qui peut-être vous abufe encore , c'eft
la penfée que l'amour eft néceflaire pour
former un heureux mariage. Mon ami,
c'eft une erreur*, l'honnêteté , la vertu,
de certaines convenances, moins de con-
ditions & d'âges que de caractères &
d'humeurs, fufïifent entre deux époux ;
ce qui n'empêche point qu'il ne réfulte
de cette union un attachement très-
tendre, qui , pour n'être pas précifé-
(i) Apparemment qu'elle n'avoit pas dé-
couvert encore le fatal fecretqui la tourmenta
fi fort dans la fuhe, ou qu'elle ne voulut pas
alors le confier à fon ami.
45^ ^^ NOU FELLE
ment de l'amour , n'en eft pas moins
doux 5 & n'en eft que plus durable.
L'amour eft accompagné d'une inquié-
tude continuelle de jaloufie ou de pri-
vation 5 peu convenable au mariage ,
qui eft un état de jouiftance & de paix.
On ne s'époufe point pour penfer uni-
quement l'un à l'autre , mais pour
remplir conjointement les devoirs de
la vie civile , gouverner prudemment
fa maifon , bien élever {qs enfans. Les
amans ne voient jamais qu'eux , ne
s'occupent inceffamment que d'eux ,
& la feule chofe qu'ils fâchent faire
eft de s'aimer. Ce n'eft pas aftez pour
des époux qui ont tant d'autres foins
à remplir. 11 n'y a point de paffion
qui nous fafle une fi forte illufion que
l'amour. On prend fa violence pour un
fîgne de durée j le cœur, furchargé d'un
fentiment fi doux , l'étend , pour ainfi
dire , fur l'avenir, & , tant que cet amour
dure, on croit qu'il ne finira point. Mais,
au contraire , c'eft fon ardeur même qui
le confume j il s'ufe avec la jeunefte , il
s'efface
H É L o ï s E. 457
s'efîace avec la beauté , il s'éteint fous les
glaces de l'âge, &, depuis que le monde
exifte, on n'a jamais vu deux amans en
cheveux blancs foupireu l'un pour l'autre.
On doit donc compter qu'on celfera de
s'adorer rôt ou tard j alors , l'idole qu'on
fervoit détruite , on Te voit réciproque-
ment tel qu'on eft. On cherche avec
éconnemenr l'objet qu'on aima \ ne le
trouvant plus , on fe dépite contre celui
qui relte , & fouvent l'imagination le
défigure autant qu'elle l'avoir paré. 11 y
a peu de gens> dit la Rochefoucaulc ,
qui ne foient honteux de s'être aimés ,
quand ils ne s'aiment plus (i). Coin-
bien alors il eft a craindre que l'ennui
ne fuccède à des. fentimens trop vifs ;
que leur déclin , fans s'arrêter à l'indif
f érence , ne pafTe j ufqu'au dégoût j qu'on
(i) Je ferois bien furpris que Julie eue lu
& cité la Rochefoucaulc en toute autre occa-
fion. Jamais Ton trifte livre ne fera goûté des
bonnes gens.
Tome IL V
4^^ La Nouvelle
ne fe trouve eviÇin tout- à- fait raflal'iés
l'un de l'autre j &que, pour s'être tiop
aimés amans , on n'en vienne à fe haïr
époux ! JMon cher ami , vous m'avez
toujours paru bien aimable , beaucoup
trop pour mon innocence & pour mon
repos j mais je ne vous ai jamais vu
qu'amoureux : que fais -je ce que vous
feriez devenu cefianc de l'être ? L'amour
éteint vous eût toujours kifTé la vertu,
je l'avoue j mais en eft-ce afifez pour
être heureitx dans un lien que le cœur
doit ferrer , & combien d'hommes ver-
tueux ne laifTent pas d'être des maris
infupportables ? Sur tout cela. Vous en
pouvez dire autant de moi.
• Pour M. de Wolmar, nulle illufion
ne nous prévient l'un pour l'autre; nous
nous voyons tels que nous fommes; le
fentiment qui nous joint n'ell point l'a-
veugle tranfport des cœurs palîionnés ,
mais l'immuable Se confiant attache-
pient de deux perfonnes honnêtes &c
raifonnables , qui , deftinées à palTer
H É L o ï s E. 459
enfemble le refte de leurs jours , font
contentes de leur fort & tâchent de fe
le rendre doux l'une à l'aurre. Il fem-
ble que , quand on nous eût formés ex-
près pour nous unir , on n'auroit pu
réuflîr mieux. S'il avoit le cœur au(ÏÏ
tendre que moi, il feroit impoflible que
tant de fenfibilité de part & d'autre ne
fe heurtât quelquefois , & qu'il n'en
réfultât des querelles. Si j'étois auflî
tranquile que lui , trop de froideur ré-
gneroit entre nous , & rendroit la fo-
dété moins agréable ôc moins douce.
S'il ne m'aimoit point , nous vivrions
mal enfemble j s'il m'eût trop aimée ,
il m'eût été importun. Chacun des deux
'eft précifément ce qu'il faut à l'autre ;
il m'éclaire , & je l'anime ^ nous en va-
lons mieux réunis , & il me femble que
nous foyons deftinés à ne faire entre
nous qu'une feule âme , dont il eft l'en-
tendement & moi la volonté. Il n'y a
pas jufqu'à fon âge un peu avancé qui
ne tourne au commun avantage : car
Vij
4^0 La Nou V elle
avec Li palîîon dont j'ccois tourmentée,
il eft certain que, s'il eue été plus jeu-
ne , je l'aurois époufé avec plus de pei-
ne encore, ^ cet excès de répugnance
eût peut-être empêché l'heureufe revo-
lurion qui s'eft faite en moi.
Mon ami , le ciel éclaire la bonne in-
tention des pères, & récompenfe la do-
cilité des enfans. A Dieu ne plaife que
je veuille infulter à vos déplailirs. Le
feul defir de vous raiTuseï pleinement
far mon fore , me fait ajouter ce que je
vaisvousdire.Quand, avec les fentimens
que j'eus ci-devant pour vous , & les
cennoiiïances que jai à préfent , je fe-
tois libre encore, cc maitrelfe de me
choifir un mari , je prends à témoin de
ma imcérité ce Dieu qui daigne m'é-
elairer U qui lit au fond de mon cœur,
ce n'eft pas vous que je choilîrois-c'eft
M. de Wolmar. .■
Il importe peut-être à votre entière
guérifon que j'achève de vous dire ce
qui me refte fur le cœur. M. de Wol-
H È L o ï s E. ^6\
mar eft plus âgé que moi. Si , pour me
punir de mes fautes, le ciel ïTj'ôtoit le
digne époux qye j'ai fi peu mériré , ma
ferme réfolurion eft de n'en prendre ja-
mais un autre. S'il n'a pas eu le bon-
heur de rrouver une fille chafte , il laif-
fera du moii^s utie chafte veuve. Vous
me connoiîîèz trop bien pour croire
t^u'après vous avoir fait cetre déclara-
tion ,■ je fois fêmiiiie à m'en rctradet
jamais.
Ce que j'ai dit pour lever vos dou-
tes , peut fervir encore à réfoadre en
partie vos objections contre l'aveu que
je crois devoir faire à mon mari. Il eft
trop fage pour me punir d'une démar-
clie humiliante que le repentir fèul peut
m'arracher , & je ne fuis pas plus inca-
pable d'ufer de la rufe àes Dames dont
vous parlez , qu'il l'eft de n/en foup-
^onner. Quant à la raifon fur laquelle
vous prétendez que cet aveu n'eft pas
néceffaire , elle eft certainement un fo-
phifme : car, quoiqu'on ne foie tenue à
V iij
4^i La Nouvelle
rien envers un époux qu'on n'a pas en-
core , cela n'autorife point à fe donner
à lui pour autre chofe que ce qu'on eft"
Je l'avois fenti , même avant de me ma-
rier j & fî le ferment extorqué par mon
père m'empccha de faire à cet égard
mon devoir , je n'en fus que plus cou-
pable , puifque c'eft un crime de faire
im ferment injufte , uti fécond de le te-
nir. Mais j'avois une autre raifon que
mon cœur n'ôfoit s'avouer , & qui me
lendoic beaucoup plus coupable encore.
Grâce au ciel, elle ne fubfifte plus.
Une confidération plus légitime &
d'un plus grand poids , eft le danger de
troubler inutilement le repos d'un hon-
nête-homme qui tire (on bonheur de
l'eftime qu'il a pour fa femme. 11 eft fur
qu'il ne dépend plus de lui de rompre le
jiceud qui nous unit', ni de moi d'en
avoir été plus digne. Ainfi je rifque ,
par une confidence indifcrette , de l'af-
fliger à pure perte , (^ns tirer d'autre
avantage de mafincérité , que de déchar-
H É L o ï s E. 4^î.
ger mon cœur d'un fecret fiinefte qui
me pèfe cruellemenr. J'en ferai plus
tranquile, je le fens, après le lui avoir
déclaré j mais lui, peut-être le fera-c-il
moins , & ce feroic bien mal réparer
mes torts que de préférer mon repos au
fien.
Que ferai-je donc dans le doute, où
je fuis ? En attendant que le ciel m'é-
claire mieux fur mes devoirs ,, je fuir
vrai le confeil de votre amitié j je gar-f
derai le filence \ je tairai mes faiites à
mon époux , & je tâcherai de les effa-
cer par uns conduite qui puilTe un jou4:
en mériter le pardon.
Pour commencer une réforme auili
nécelTliire , trouvez bon , mon ami , que
nous ceflions déformais tout commerce
entre nous. Si M. de Wolmar avoir reh
çu ma confeflîon , il décideroit jufqu'i
quel point nous pouvons nourrir les
fentimens de l'amitié qui nous lie, <5v;
nous en donner les innocens témoif^na-
ges \ mais puifque je n'ôfe le confultei
V iv
4^4 ^^ Nou y ELLE
là-defTus , j'ai trop appris à mes dépens
combien nous peuvent égarer les habi-
tudes les plus légitimes en apparence.
Ueft rems de devenir fa^e. Malgré la
fécurité de mon cœur , je ne veux plus
être juge en ma propre cauTe , ni me
livrer écanc femme à la même préfomp-
îion qui me perdit étant fille. Voici la
dernière lettre que vous recevrez de
moi. Je vous fupplie auiîi de ne plus
m'écrire. Cependant , comme i'e ne cef-
ferai jamais de prendre à vous le plus
tendre intéiêr, & que ce fentiment eft
auflî pur que le jour qui m'éclaire, je
ferai bien-aiie de favoir quelquefois de
vos nouvelles , & de vous voir parvenir
au bonheur que vous méritez. Vous
pourrez de tems à autre écrire à Madame
d'Orbe à^ns les occafions où vous au-
rez quelque événement intéredant à
nous apprendre. J'efpère que l'honnê-
teté de votre âme fe peindra toujours
dans vos lettres. D'ailleurs , ma coufine
eft vertueufe & fage , pour ne me coiiî-
H È L O ï s E. 465
iniiniquer que ce qu'il rne conviendra
de voir, & pour fupprimer certe corref-
poncîance , fi vous étiez capable d'en
abufer.
Adieu , mon cher & bon ami j fi je
croyois que la fortune pût vous rendre
heureux , je vous dirois : courez à la
fortune j mais peut-être avez- vous rai-
fon de la dédaigner , avec tant de né-
fors pour vous palier d'elle. J'aime
mieux vous dire : courez à la félicité ,
c'eft la fortune du fage ; nous avons
toujours fenti qu'il ny en nvoit point
fans la vertu \ mais prenez garde que
ce mot de vertu trop abftrait n'ait plus
d'éclat que de folidité , ne foit un nom
de parade qui fert plus à éblouir les
autres qu'à nous contenter nous-mêmes.
Je frémis i quand je fonge que àes gens
qui portoient l'adultère au fond de leuis
cœurs, ofoient parler de vertu. Savez-
vous bien ce que fignifioit pour nous
un terme h refpe6table & fi profané ,
tandis cjue nous étions engpgés dans u:i
' V V
^66 La Nouvelle
commerce criminel ? C'écoitcet amôut
forcené donc nous étions embrâfés l'un
& l'autre qui déguifoit (qs tranfporrs
fous ce faint enthoufîafme , pour nous
les rendre encore plus chers , 6c nous
abufer plus long-tems. Nous étions faits,
]'o(q le croire , pour fuivre 6^ chérir la
véritable vertu ; mais nous nous trom-
pions en la cherchant, &: ne fuivions
qu'un vain fantôme. Il eft tems que
rillufion ceffe j il eft tems de revenir
d'un trop long égarement. Mon ami ,
ce retour ne vous fera pas difficile. Vous
avez votre guide en vous-même ; vous
l'avez pu négliger , mais vous ne l'avez
jamais rebuté. Votre âme eft faine , elle
s'attache à tout ce qui eft bien , & fi
quelquefois il lui échappe , c'eft qu'elle
n'a pas ufé de toute la force pour s'y
tenir. Rentrez au fond de votre conf-
cience , & cherchez fi vous n'y retrou-
veriez point quelque principe oublié
qui ferviroit à mieux ordonner toutes
vos actions , à les lier plus folidemeut
H É L O ï s E. 46)7,
entre elles, & avec un objet commun.
Ce n'eft pas aflTez , croyez-moi , que u
vertu foit la bâfe de votre conduire, fi
vous n'établilTez cette bâfe mcme fur
un fondement inébranlable. Souvenez-
vous de ces Indiens qui font -porter le
monde fur un grand éléphant , & puis
l'éléphant fur une tortue; &. quand oi\
leur demande fur quci porte la tortue,
ils ne favenc plus que dire.
Je vous conjure de faire quelqu'ac^-
tention aux difcours de votre amie , &
de choilir. pour aller au bonheur, une
route plus fûre que celle qui nous a fî
lohs-tems égarés. Je ne ceflerai de de-
mander au ciel pour vous & pour mot
cette félicité pure , & ne ferai contente
qu'après l'avoir obtenue pour tous les
deux. Ah ! fi jamais nos cœurs fe rap-
pellent malgré nous les erreurs de notre
jeunelTe , faifons au moins que le retour
quelles auront produit en autorife le
fouvenir, &que nous puiflions dire avec
cet Ancien : hélas ! nous péiifiions , fi
nous n'euflions péri.
y vj
4<îS La Nouvelle ^ &c.
Ici finilfenr les fermons de la prè-
cheiife. Elle aura déformais aîTez à taire
à fe prêcher elle-mcme. Adieu , mon
aimable ami , adieu pour toujours ^
ainfi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais
croyez que le cœur de Julie ne fait point
oublier ce qui lui fut cher... mon Dieu!
que fais-je ? . . . Vous le verrez trop a
l'état de ce papier? Ah ! n'eft-il pas per-
mis de s'attendrir 3 en difant à fon ami
le dernier adieu ?
Fin du fécond Volume^
M±4^MMâ^^^mU±^±â^.^^
r****lJ k^'*^ l!i*-**:'*ill K»
+ + + +'^ e/f *\> Aj***.*
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TABLE
DES LETTRES ET MATIERES
Contenues dans ce Volume.
JL^Ettre PREMIERE^ à Julie.
Reproches que lui fait /on Amant en proie aux
peines de l'abfence. Page I
Lettre IL de Mylovd Edouard
à Claire.
// l'informe du trouble de l'Amant de Julie , fr
promet de ne point le quitter qu'il ne le voye
dans un état fur lequel il puijfe compter, 8
Fragmens joints à la lettre précédente.
L'Amant de Julie fe plaint que l'amour & l'ami-
tié le féparent de tout ce qu'il aime. Il foup~
fonne qu'on lui a confeillé de l'éloigner, i ^
LETTRlII.de Mylord Edouard à Julie.
// lui propofe de pajfer en Angleterre avec fon
Amant pour l'époufer ^ & leur offre une terre
qu'il a dans Le Duché d'YorcU^ il
470 Table.
Lettre IV. de Julie à Claire.
Perplexités de Julie incertaine fi die acceptera ,
ou non , la proposition de Mylord Edouard ,•
elle demande confeil àfon amie. 30
Lettre V. Rcponfe.
Claire témoigne a Julie le plus inviolable atta-
chement ^ & l'ajfûre quelle la fuivra par-tout^
fans lui confeillcr néanmoins d' abandonner la
mai f on paternelle. 2^
Billet de Julie à Claire.
Julie remercie fa coufine du confeil quelle a cru
entrevoir dans la lettre précédente. 46
Lettre VL de Julie
à Mylord Edouard.
Refus de la proportion qu'il lui a faite. Ibid.
Lettre VIL de Julie.
Elle relevé le courage abattu defon Amant ^f^
lui peint vivement l'injujlice de fes reproches.
Sa crainte de contracter des nœuds abhorrés ,
& peut-être inévitables. 53
Lettre VIII. de Claire.
Elle reproche à l'Amant de Julie fon ton gron-
deur & fes mccomentemens , 6" lui avoue
qu'elle a engagé fa coufine a L^ éloigner , & à
refufer les effres de Mylord Edouard» 64
Table; 471
Lettre IX. de Mylord Edouard à Julie.
L' Amant de Julie plus raifonnable. Départ de
Mylord EdouardpourRome. Il doit afonre-
tour reprendre fan ami a Paris , l' emmener en
Angleterre , &• dans quelles vues. 66
Lettre X. à Claire.
Soupçons de l'Amant de Julie contre Mylord
Edouard. Suites. Eclaircijfement. Son repen-
tir. Son inquiétude caufée par quelques mots
d'une lettre de Julie. 70
'Lettre XL de Julie.
Elle exhorte fon Amant a faire ufage de /es ta~
lens dans la carrière qu'il va courir ^ a n'aban-
donner jamais la vertu & a n'oublier jamais
Jon Amante ; elle ajoute quelle ne l'époufera.
point fans le confentement du Baron d'Etan-
ge , mais qu'elle ne fera point a un autre fans le
fien. 80
Lettre XÎL à Julie.
Son Amant lui annonce fon départ. 5^
L E T t R E XIIL à Julie.
Arrivée de fon Amant a Paris. Il* lui jure une
confiance éternelle ^ & l'informe de la généro-
fté de Mylord Edouard a fon égard. ^y
Lettre XIV. à Julie. • «-^^
Entrée de fon Amant dans le monde. Fuuffes ami'
liés. Idée du ton des ccnverfaiions a la mode,
Contrafie entre Us difcours & les uclions, loj
472. Table.
Lettre XV. de Julie.
Critique de la lettre précédente. Prochain ma-
riage de Claire. i i ^
Lettre XVL à Julie.
Son Amant répond a la critique de fa dernière
lettre. Oii , 6' comment il faut étudier un peu-
ple. Le Jentiment de fcs peines , confolatiok
dans l'abfence, lio
Lettre XVIL à Julie.
Son Amant toat-a-fait dans le torrent du monde.
Difficultés de l'étude du monde. Soupers priés.
Vifites. SpeBacles. I41
Lettre XVIIL de Julie.
Elle informe fon Amant du mariage de Claire i
prend avec lui des mefures pour continuer leur
eorrefpondance par une autre voie que celle de
fa coufine ifait l'éloge des Franfois , fe plaint
de ce qu'il ne lui dit rien des Parijiennes y in-
vite fon ami a faire ufage de fes talens a Ta-
ris y lui annonce l'arrivée de deux époufeurs ,
6" la meilleure fanté de Madame d'Etange.
l6c)
Lettre XîX. à Julie.
Motifs de la franchife de fon Amant vis -a- vis
des Parifens. Par quelle raifon il préfère
V Angleterre a. la France pour y faire valoir
fes talens, 18 5.
Table. 473
Lettre XX. de Julie.
Elle envoie fort portrait afon Amant , & lui an-
nonce le départ des deux époufeurs. 1 88
Lettre XXL à Julie.
Son Amant lui fait le portrait des Parijîennes.
150
Lettre XXÎL à Julie.
Tranfports de l'Amant de Julie h la vue du
portrait de fa Maitrejfe. iii\.
Lettre XXIIL de T Amant de Julie
à Madame d'Crbe.
Defcription critique de l'Opéra de Paris, ilçj
Lettre XXIV. de Julie.
Elle informe fon Amant de la manière dont elle
s'y eft prife pour avoir le portrait qu'elle lui
a envoyé. l^O
Lettre XXV. à Julie.
Critique de fon portrait. Son Amant le fait ré-
former, 254
Lettre XXVL à Julie.
Son Amant conduit fans le f avoir che^ desfem--
mes du monde. Suites. Aveu de fon crime. Ses
regrets. • 2^Z
Lettre XXVIL de Julie.
Elle reproche af&n Amant fes fociétés ^ famaw
vdife honte ^ comme les premières caufes de fa
474 Table.
faute } lui confeillede remplir fa fonHion d'oh-
fervateur parmi les bourgeois , 6* même le bas
peuple ; fe plaint de la différence entre les re-
lations frivoles qu'il lui envoie , 6" celles beau-
coup meilleures quil adrejfe à M. d'Orbe. Ijl
Lettre XXVIII. de Julie.
Les lettres de fon Amant furprifes par fa mère,
291
Lettre XXIX. de Madame d'Orbe.
Elle annonce à l'Amant de Julie la maladie de
Madame d'Etange _, l' accablement de fa fille ,
6" l'engage a renoncer h Julie. 294
.Lettre XXX. de TAmant de Julie
à Madame d'Etange.
Promejfe de rompre tout commerce avec Julie»
303
Lettre XXXI. de T Amant de Julie
à Madame d'Orbe _, en lui envoyant
la lettre précédente.
// lui reproche l' engagement qu'elle lui a fait
prendre de renoncer à Julie. 307
Lettre XXXII. de Madame d'Orbe
à l'Amant de Julie.
Elle lui apprend l'ejfet de fa lettre fur le cœur
de Madame d'Etange- 309
Table. 475
Lettre XXXIII. de Julie à Ton Amant.
Mort de Madame d'Étange. Défefpoir de Julie.
Son trouble en difant adieu pour jamais h fan
Amant. 314
Lettre XXXIV. de l'Amant de Julie
à Madame d'Crbe.
Il lui témoigne combien jl rejfent vivement les
peines de Julie , d' la recommande a fon ami'
tié. Ses inquiétudes fur la véritable caufe de
la mort de Madame d'Etange. 319
Lettre XXXV. Réponfe.
Madame d'Orbe félicite l'Amant de Julie dufa-
erifice qu'il a fait ; cherche h le confoler de la
perte de fon Amante , ô" dijfipe fes inquié"
tudes fur la caufe de la mort de Madame
d'Etange, 3 1$
Lettre XXXVL deMylord Edouard
à TAmant de Julie.
// lui reproche de l'oublier ; le foupçonne de
vouloir cejfer de vivre , 6' l'accufe d'ingrati"
tude. 538
Lettre XXXVII. Réponfe.
L'Amant de Julie rajfùre My lord Edouard fur
fes craintes. 359
47<^ Table.
Billet de Julie.
Elle demande a fort Amant de lui rendre fa.
liberté. ibid.
Lettre XXXVIÎI. du Baron d'Étange,
dans laquelle étoit le précédent billet.
Reproches & menaces à l'Amant de fa fille. 3 40
Lettre XXXIX. Réponfe.
L'Amant de Julie brave les menaces du Baron
d' Et ange 3 6" lui reproche fa barbarie. 341
Billet inclus dans la féconde lettre.
U Amant de Julie lui rend le droit de difpofer
de fa main. 344
Lettre XL. de Julie.
Son difefpoir de fe voir fur le point d'être fepa-
rée h jamais de fon Amant, Sa maladie, 34^
Lettre XLL de Julie à Madame d'Orbe.
Elle lui reproche les foins quelle a pris pour la
rappelier a la vie. Prétendu rêve qxti lui fait
craindre qaefon Amant ne f oit plus. 34-7
Lettre XLIL Réponfe.
Explication du ptétendu rêve de Julie. Arrivée
fubite de fon Amant. Il s'inocule volontaire-
ment en lui b-iifant la main. Son départ. U
Table. 477
tomie malade en chemin. Sa guérlfon. Sort
retour a Paris avec Mylord Edouard. j y j
Lettre XLIII. de Julie.
Nouveaux témoignages de tendrejfe pour fan
Amant. Elle ejl cependant réfolue a obéir a
fon père. ^6l
LettreXLIV. Réponfe.
Tranfports d'amour & de fureur de l'Amant de
Julie. Maximes honteufes auffî-tôt i et raclées
qu'avancées. Il Juivra Mylord Edouard en
Angleterre , & projette de fe dérober tous Us
ans t à)' defe rendre fecrettement près de fon
Amante. ^6^
Lettre X L V. de Madame d'Orbe
à TAmant de Julie.
Elle lh.i apprend U ma,riagfi de Juin. 374
Let*tre XLVL de Julie à fon Ami.
MJcapitulation de leurs Amours. ViUs de Julie
dans fes rendez-vous. Sa groffejfe. Ses efpé-
rances évanouies. Comment fa mère fut infor-
mée de tout. Elle pmtefie a fon père quelle
n'époufera jamais M. de IVolmar. Quels
moyens fon père emploie pour vaincre fa fer-
meté. Elle fe laijfe mener à l'Eglife. Chan-
gement total de fon cœur. Réfutation folide
des fophifmis qui tendent à difculper l'adul-
478 Table.
tere. Elle engage celui qui fut fon Amant a
s'en tenir y comme elle fait , aux fcntimens
d'une aminé fidellc , & lui demande fon con-
fentement -pour avouer a fon époux fa con-
duite pnjfée. 37 J
Lettre XLVIÏ. Réponfe.
Sentimens d' admiration & de fureur che[ l'Ami
de Julie. Il s'informe d'elle Jt elle eft heureu-
fe, b la dijfuade de faire l'aveu qu'elle mi-
dite. 439
Lettre XLVIII. de Julie.
Son bonjieur avec M. de Wolmar , dont elle dé'
peint a fon Ami le caractère. Ce qui fufjit en-
tre deux Epoux pour vivre heureux. Par
quelle confidération elle ne fera pas l'aveu
quelle méditoit. Elle rompt tout commerce
' avec fan Ami ; lui permet de lui donner de
fes nouvelles par Madame d'Oibe dans les oc-
caftons intérejfantes , & lui dit adieu pour
toujours, 448
Fin de la Table.