Skip to main content

Full text of "La nouvelle Héloise, ou Lettres de deux amans habitans d'une petite ville au pied des Alpes: recueillies et publiées"

See other formats


f?,^tf'55'49 


Library 

of  the 

University  of  Toronto 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/lanouvellelil02rous 


LA    NOUVELLE 

H  Ê  L  O  I  S  Er 

o  u 
LETTRES 

DE  DEUX  AMANS 
Habitans 

D'une  petite  Ville  au  pied  des  Alpes  : 
REÇU  EJLLJ  ES    ET    PUBLIÉES 

Par J.  J.  Rousseau. 

Nouvelle  Edition  j  revue  ,  corrigée  &  augmentée 

de  Figures  en  taille  douce  j  6"  d'une  Table. 

des  Matières, 

TOME    IL 


^3f^^<^ 


A    NEUCHATEL, 

Et  Je  trouve 

A    PARIS, 

Cher DucHESNE,    Libraire ,   rue  Saint-Jacqaes  , 

au  Temple  du  Goûr. 

M,  DCC,  LXÏF, 


LETTRES 

D    E 

EUX     AMANS 

H  A  B  I  T  A  N  s 
D'UNE   PETITE   VILLE 

x\a   PIED    DES   Alpes, 


LETTRE    PREMIERE. 

A      JULIE  (r). 

J'Ai  pris  &  quitté  cent  fois  la  plume  ; 
j'héfite  (dès  le  premier  mot  \  je  ne  fais 

(i)  Je  n'ai  guèrcs  befoin  ,  je  crois,  d'aver- 
tir que ,  dans  cette  féconde  Partie  &  dans  la 
fuivante,  les  deux  amans  féparcs  ne  font  que 
déraifonner  &  battre  la  campagne  j  leurs  pau- 
y^res  têtes  n'y  font  plus. 

Tome  II.  A 


2  Lj  Nouvell  e 

quel  ton  je  dois  prendre,  je  ne  fais  par 
où  commejicer  ;  &  c'eft  à  Julie  que  je 
veux  écrire  !  Ah  !  malheureux  !  que  fuis- 
je  devenu  ?  Il  n'efl;  donc  plus  ce  tems  oii 
mille  fenrimens  délicieux  couloienc  de 
ma  plume  comme  un  incarilTable  torrent! 
Ces  doux  momens  de  confiance  5c  d'é- 
panchement  font  paffés.  Nous  ne  fouî- 
mes plus  l'un  à  l'autre  ,  nous  ne  fommes 
plus  les  mêmes,  S<.  je  ne  fais  pins  à  qui 
j'écris  ?  Daignerez  -  vous  recevoir  mes 
lettres  ?  Vos  yeux  daigneront-ils  les  par- 
courir ?  Les  trouverez-vous  affez  réfer- 
vées ,  afifez  circonfpedes  ?  Oferois-je  y 
garder  encore  une  ancienne  familiarité  ? 
Oferois-je  y  parler  d'un  amour  éteint 
ou  méprifé  ,  &  ne  fuis-je  pas  plus  re- 
culé que  le  premier  jour  où  je  vous 
écrivis  ?  Quelle  différence  ,  ô  ciel  !  de 
ces  jours  (\  charmans  S<.  fi  doux  à  mon 
effroyable  mifere  !  Hélas  !  je  commen- 
çais d'exifter ,  &:  je  fuis  tombé  dans  l'a- 
iiéantiffemenf,  l'efpoîi  de  vivre  animoir 
mon  cœur;  je  n'ai  plus  devant  moi  que 
l'imase  de  la  mort ,  &  trois  ans  d'intec- 


H  É  L  O  'i  s  E.  5 

valle  ont  fermé  le  cercle  fortuné  de 
mes  jours.  Ahl  que  ne  les  ai-je  terminés^ 
avant  de  me  furvivre  à  moi-même  !  Que 
n'ai-je  fuivi  mes  preflentimens  après  ces 
rapides  inftans  de  délices,  oùjene  voyois 
plus  rien  dans  la  vie  qui  fût  digne  de  la, 
prolonger  !  Sans  doute  ,  il  falloir  la  bor- 
ner à  ces  trois  ans  ou  les  oter  de  fa  durée  ; 
il  valoir  mieux  ne  jamais  goûter  la  féli- 
tité,  que  la  goûter  &  la  perdre.  Si  ja- 
vois  franchi  ce  fatal  intervalle ,  lî  j'avois 
évité  ce  premier  regard  qui  me  fit  une 
autre  âme  ,  je  jouirois  de  ma  raifon  \  je 
remplirois  les  devoirs  d'un  homme,  «Sc 
fémerois  peut-être  de  quelques  vertus 
mon  infipide  carrière.  Un  moment  d'er- 
reur a  tout  changé.  Mon  œil  ôfa  contem- 
pler ce  qu'il  ne  falloir  point  voir.  Cette 
vue  a  produit  enfin  fon  effet  inévitable. 
Après  m'être  égaré  par  degrés,  je  ne  fuis 
plus  qu'un  furieux  dont  le  fens  eft  alié- 
né, un  lâche  efclave  fans  force  8c  fans 
courage  ,  qui  va  traînant  dans  l'igno- 
minie fa  chaîne  &  fon  défefpoir. 
Vains  rêves  d'un  efprit  qui  s'éeare  ! 

Aij    ^ 


4         La  Noufelle 

denrs  faux  &  trompeurs  ,  défavoués  ^ 
l'înftant  par  le  cœur  qui  les  a  formés  ! 
c^v\Q.  ferc  d'imaoiner  à  des  maux  réels  de 
chimériques  remèdes  qu'on  rejerteroir, 
quand  ils  nous  feroienc  offerts  ?  Ah  !  qui 
jamais  connoîtra  l'amour,  t'aura  vue ,  Sc 
pourra  le  croire  ,  qu'il  y-  air  quelque 
félicité  pofîible  que  je  vouluiTe  acheter 
nn  prix  de  mes  premiers  feux  ?  Non  , 
non  j  que  le  ciel  8;arde  fes  bienfaits  Ik. 
me  laifle  ,  avec  ma  mifere ,  le  fouve- 
nir  de  mon  bonheur  paffé.  J'aime  mieux 
les  plaifirs  qui  font  dans  ma  mémoire 
èc  les  regrets  qui  déchirent  mon  âme , 
que  d'être  à  jamais  heureux  fans  ma  Ju- 
lie. Viens  ,  image  adorée,  remplir  un 
cfsur  qui  ne  vit  que  pour  toi  :  fuis-moi 
dans  mon  exil ,  confole  moi  dans  mes 
peines ,  ranime  &  foutiens  mon  efpé- 
rance  éteinte.  Toujours  ce  cœur  infor- 
tuné fera  ton  fandbuaire  inviolable,  d'où 
le  fort  ni  les  hommes  ne  pourront  jamais 
t'arracher.  Si  je  fuis  mort  au  bonheur, 
je  ne  le  fuis  point  à  l'amour  qui  m'en 
sre;3tl  digne.  Ce:  amour  eft  invincible  ^ 


H  É  L  O  ï  s  E»  5 

comme  le  charme  qui  l'a  fait  naître. 
ÎI  eft  fondé  fur  la  bafe  inébranlabla 
du  mérite  &  des  vertus  ^  il  ne  peur  pé- 
rir dans  une  âme  immortelle  ;  il  n'^ 
plus  befoin  de  l'appui  de  l'efpérance  , 
ôc  le  paffé  lui  donne  des  forces  pour  un 
avenir  éternel. 

Mais  toi,  Julie,  ô  toi  qui  fus  aiir.-.r 
une  fois  1  comment  ton  tendre  cœur  a- 
t-il  oublié  de  vivre  ?  Comment  ce  feu  i^-; 
çré  s'eft-il  éteint  dans  ton  âme  pure  ? 
Comment  as-tu  perdu  le  goût  de  C'.s 
plaifirs  céleftes  que  toi  feule  étois  capa- 
ble de  fentir  de  de  rendre  ?  Tu  n;e 
chaiTes  fans  pitié  j  tu  me  bannis  avec 
opprobre  j  tu  me  livres  à  mon  défefpoir , 
&  tu  ne  vois  pas  ,  dans  l'erreur  qui  t'é- 
gare  ,  qu'en  me  rendant  miférable  ,  tu 
t'ôtes  le  bonheur  de  tes  jours.  Ah  !  Ju- 
lie !  crois-moi  j  tu  chercheras  vainemca: 
un  autre  cœur  ami  du  tien.  Mille  t'a- 
doreront,  fans  doute  j  le  mien  feul  te 
favoit  aimer. 

Réponds-moi  maintenant  ,  amrr.te 
abufée  ou  trompeufe  j  que  font  devenu:^ 

A  iij 


ê  La  Nou velle 

ces  projets  formés  avec  tant  de  myftère  ? 
Où  font  CQS  vaines  efpérances  dont  tu 
leurras  Ci  foiivent  ma  crédule  fmiplicité  ? 
Où  e!t  cette  union  fainte  &  defirée ,  doux 
objet  de  tant  d'ardens  foupirs  ,  &:  donc 
ta  plume  &  ta  bouche  flattoient  mes 
vœux  ?  Hcias  !  fur  la  foi  de  tes  jaromefTes, 
j'ofois  afpirer  à  ce  nom  facré  d'époux , 
&  me  croyois  déjà  le  plus  heureux  des 
hommes.  Dis ,  cruelle  !  ne  m'abufois-tu 
que  pour  rendre  enfin  ma  douleur  plus 
vive ,  &  mon  humiliation  plus  profon- 
da? Ai  je  attiré  mes  malheurs  par  ma 
faute?  Ai-je  manqué  d'obéilTance  ,  de 
docilité  ,  de  difcrction  ?  M'as-tu  vu  de- 
firer  aflez  foiblement  pour  mériter  d'ê- 
tre éconduit ,  ou  préférer  mes  fougueux 
defirs  à  tes  volontés  fuprêmes  ?  J'ai  tout 
fait  pour  te  plaire  ,  &  tu  m'abandonnes  ! 
Tu  te  chargeois  de  mon  bonheur  ,  & 
tu  m'as  perdu  1  Ingrate  !  rends -moi 
compte  du  dépôt  que  je  t'ai  confié  , 
lends-moi  compte  de  moi-même,  après 
avoir  égaré  mon  cœur  dans  cette  fuprc- 
>iîe  félicité  que  tu  m'as  montrée,  &  que^ 


N  É  L  O  ï  s  E,  f. 

tu  m'enlèves.  Anges  du  ciel  ,  j'enfle 
inéprifc  votre  Tort.  J'enfle  été  le  plus 
heureux  des  êtres....  Hélas  !  je  ne  fuis 
plus  rien  ,  un  inflant  m'a  tour  ôcé.  J'ai 
pafle  fans  intervalle  du  comble  des  plai- 
firs  aux  regrets  éternels.  Je  touche  en- 
core au  bonheur  qui  m'échappe....  J'y 
touche  encore,  &  le  perds  pour  jamais!... 
Ah  !  fi  je  le  pouvois  croire  !  fi  les  reftes 
d'une  efpérance  vaine  ne  foutenoienr.... 
O  rochers  de  Meillerie  que  mon  œil 
égaré  mefura  tant  de  fois ,  que  ne  fervî- 
tes-vous  mon  défefpoir  !  J'aurois  moins 
regretté  la  vie ,  quand  je  n'en  a  vois  pas 
fen  ti  le  prix. 


«i«*jrV>? 


wrw 


^ 


>^ 


A 


ir 


T         La  Novr elle 

LETTRE      II. 

»E    M  Y  L  o  R.  D    Edouard 

A       C  L   A  I   R  1. 


Ous  arrivons  à  Befancon  ,  &  mon 
premier  foin  eft  de  vous  donner  des 
nouvelles  de  notre  voyage.  11  s'eft  fair , 
finon  paifiblemenc,  du  moins  fans  acci- 
dent ,  &  votre  ami  eft  aufïî  fain  de  corps 
qu'oo  peut  l'être  avec  un  cœur  aufli  ma- 
lade. Il  voudroit  même  affeder  à  l'ex- 
térieur une  forte  de  tranquilité.  Il  a 
honte  de  fon  état ,  &  fe  contraint  beau- 
coup devant  moi  j  mais  tout  décèle  i^z 
fecrettes  agitations  j  &,  fi  je  feins  de  m'y 
tromper ,  c'eft  pour  le  laifler  aux  prifes 
avec  lui-même  ,  &  occuper  ainfi  une 
partie  des  forces  de  fon  âme  a  réprimer 
l'effet  de  l'autre. 

Il  fut  fort  abattu  la  première  journée  : 
je  la  fis  courte  ,  voyant  que  la  vitefle  de 
notre  marche  irritoit  fa  douleur.  Il  ne  me 


H  È  L   O  ï  s  E.  ^ 

parla  point,  ni  moi  à  lui  j  les  confoîations 
indifcrettes  ne  font  qu'aigrir  les  vioiea- 
res  afflictions.  L'indifférence  &  la  froi- 
deur crouventaifément  des  paroles  j  mais 
la  triftefTe  &  le  filence  font  alors  le  vrai 
langage  de  l'amitié.  Je  commençai  d'ap- 
percevoir  hier  les  premières  étincelles  da 
la  fureur  qui  va  fuccéder  infailliblemen: 
à  cette  léthargie.:  à  la  à,n\é.Q  ,  à  peine  y 
avoit-il  un  quart-d'heure  que  nous  étions 
arrivés  ,  qu'il  m'aborda  d'unair  d'impa- 
tience. Que  tardons -nous  à  partir  ,  ma 
dit-il  avec  un  fouris  amer  ?  pourquoi 
reftons-nous  un  moment  fi.  près  d'elle  ? 
'  Le  foir  il  affeda  de  parler  beaucoup  , 
fans  dire  un  mot  de  Julie.  Il  recommen- 
çoit  des  queftions  auxquelles  j'avois  ré- 
pondu dix  fois.  Il  voulut  favoir  fi  nous 
étions  déjà  fur  terre  de  France,  &:  pui^ 
il  demanda  fi  nous  arriverions  bien  tôt  i 
Vevai.  La  première  chofe  qu'il  fait  à 
chaque  ftation  ,  c'eft  de  commencée 
quelque  lettre  qu'il  déchire  ou  chifTotîns 
un  moment  après.  J'ai  fauve  du  feu 
deux  ou  trois  de  ces  brouillons  fur  Ijjf- 

A  T 


lo        La  Nou velle 

quels  V017S  pourrez  entrevoir  l'état  de 
fon  âme.  Je  crois  pourtant  qu'il  efl:  par- 
venu à  écrire  une  lettre  entière. 

L'emportement  qu'annoncent  ces  pre- 
miers fymptômes  eft  facile  à  prévoir; 
mais  je  ne  faurois  dire  quel  en  fera  l'ef- 
fet &  le  terme  ;  car  cela  dépend  d'une 
combinaifon  du  caractère  de  l'homme, 
du  genre  de  fa  pallîon ,  à^s  circonftances 
qui  peuvent  naître  ,  de  mille  chofes  que 
nulle  prudence  humaine  ne  peut  déter- 
miner. Pour  moi ,  je  puis  répondre  de 
fes  fureurs ,  mais  non  pas  de  (on  àéi^Ç- 
poir^  &,  quoi  qu'on  fafle  ,  tout  hom- 
me efl:  toujours  maître  de  fa  vie. 

Je  me  flatte,  cependant, qu'il  refpec- 
tera  fa  perfonne  Se  mes  foins  ;  &  je 
compte  moins  pour  cela  fur  le  zèle  de 
l'amitié  qui  n'y  fera  pas  épargné  ,  que 
i"ur  le  caradère  de  fa  pallion  &  fur  celui 
<^e  fa  maitreiïe.  L'âme  ne  peut  guères 
tî'occuper  fortement  &:  long  tems  d'un 
objet,  fans  conrrader  des  difpofirions 
qui  s'y  rapportent.  L'extrême  douceur 
de  Julie  doit  tempérer  l'âcreré  du  feu 


H  É  L  O  ï  s  E.  ï  I 

qu'elle  infpiré  ,  &  je  ne  lîoHte  pas  , 
non  pins  ,  que  l'amour  d'un  homme 
aufîî  vif  ne  lui  donne  à  elle-même  un 
peu  plus  d'a(5tivitc  qu'elle  n'en  auroi: 
naturellement  fans  lui. 

J'ôfe  compter  aufîî  fur  fon  cœur  j  il 
eft  fait  pour  combattre  &  vaincre.  Un 
amour  pareil  au  /îen  n'eft  pas  tant  une 
foibleiïe  qu'une  force  mal  employée. 
Une  flamme  ardente  &  malheureufe  eft 
capable  d'abforber  pour  un  tems  ,  pour 
toujours  peut'être  une  partie  de  fes  facul- 
tés ;  mais  elle  eft  elle-même  une  preuve 
de  leur  excellence ,  &  du  parti  qu'il  eu 

•  pourroit  tirer  pour  cultiver  la  fagefle  ; 
car  la  fublime  raifon  ne  ib  foutient  que 
par  la  même  vigueur  de  l'âme  qui  fait 
les  grandes  paftions ,  &:  l'on  ne  fert  di- 
gnement la  philofophie  qu'avec  le  mê- 
me feu  qu'on  fent  pour  une  m  ai  tréfile. 

Soyez-en  fûre  ,  aimable  Claire  ;  je  ne 

•  m'intérelTe  pas  moins  que  vous  au  fort 
de  ce  couple  infortuné  \  non  par  un  fen- 
timenr  decommifération  qui  peur  n'cere 
qu'une  foiblcfTe  j  mais  par  la  confidcia-; 

A  vj 


I  i        La  Nouvelle 

îion  de  la  juftiee  &  de  l'ordre,  qui  veu-" 
ienrque  chacun  foit  placé  de  la  manière 
la  plus  avarktageufe  à  lui-même  &  à  la 
fociété.  Ces  deux  belles  âmes  fortirent 
Tune  pour  l'autre  des  mains  de  laNaturej 
c'eft  dans  une  douce  union ,  c'eft  dans 
le  fein  du  bonheur  que  ,  libres  de  dé- 
ployer leurs  forces  &  d'exercer  leurs 
vertus  ,  elles  euîTent  éclairé  la  terre  de 
leurs  exemples.  Pourquoi  faut-il  qu'un 
infenfé préjugé  vienne  changer  les  direc- 
tions éternelles,  &  bouleverfer  Pharmo- 
nie  des  êtres  pen  fans  ?  Pourquoi  la  vanité 
d'un  père  barbare  cache  t-elle  ainfi  la 
lumière  fous  le  boifTeau  ,  &  fait-elle  gé- 
mir dans  les  larmes  des  cœurs  tendres  S<: 
bienfaifans  nés  pour  effuyer  celles  d'au- 
trui.  Le  lien  conjugal  n'eft-il  pas  le  plus 
libre,  ainfi  que  le  plus  facré  des  engage- 
mens  ?  Oui ,  toutes  les  loix  qui  le  gênent 
font  injuftes  j  tous  \qs  pères  qui  l'ôfent 
former  ou  rompre  font  des  tyrans.  Ce 
chafte  nœud  de  la  Nature  n'eft  fournis 
ni  au  pouvoir  fouverain  ,  ni  à  l'autoriré 
paternelle  ,  mais  à  la  feule  autorité  du 


H  È  L  OÏ  S^  £,  if 

père  commun  qui  fait  commander  aur 
cœurs ,  &  qui ,  leur  ordonnant  de  s'unir,. 
\gs  peur  contraindre  à  s'aimer  (i). 

Que  fignifie  ce  facrifice  des  convenan- 
ces de  la  nature  aux  convenances  de 
l'opinion  ?  La  diverfité  de  fortune  &: 
d'état  s'éclipfe  &  fe  confond  dans  le 
mariage ,  elle  ne  fait  rien  au  bonheur  j 


(i)  Il  y  a  des  pays  ou  cecce  convenance  des 
conditions  &  de  la  fortune  eft  tellement  pré- 
férée à  celle  de  la  Nature  &  des  coeurs  ,  qu'il 
fuffit  que  la  première  ne  s'y  trouve  pas  pour 
empêcher  ou  rompre  les  plus  heureux  maria- 
ges ,  fans  égard  pour  l'honneur  perdu  des  in- 
fortunées ^ui  font  tous  les  jours  viélimes  de 
ces  odieux  préjugés.  J'ai  vu  plaider  au  Par- 
lement de  Paris  une  caufe  célèbre  ,  où  l'hon- 
neur du  rang  attaquoit  infolemment  &  publi- 
quement l'honnêteté  j  ie  devoir,  la  foi  con- 
jugale, &  où  l'indigne  péi^  g^gna  fon  procès, 
©fa  déshériter  fon  fils  pour  n'avoir  pas  voulu 
être  un  malhonnête-homme.  On  ne  fauroit 
dire  à  quel  point,  dans  ce  pays  C\  galant,  les 
femmes  font  tyrannifées  par  les  loix.  Faut-il 
s'étonner  qu'elles  s'en  vengent  fi^cruellcmenî 
j>ar  leurs  mœurs  i 


14       La  Nouvelle 

mais  celle  d'humeur  &  de  caradère  de- 
meure ,  &  c'efl:  par  elle  qu'on  eft  heu- 
reux ou  malheureux.  L'enfant  qui  n'a 
de  règle  que  l'amour,  choifît  mal  j  le 
père  qui  n'a  de  règle  que  l'opinion,  choi- 
fît plus  mal  encore.  Qu'une  fille  man- 
que de  raifon  ,  d'expérience ,  pour  Ju- 
ger de  la  fagefiTe  &:  des  mœurs  ,  un  bon 
père  y  doit  fuppléer  fans  doute.  Son 
droit ,  fon  devoir  même  eft  de  dire  : 
ma  fille,  c'eft  un  honnète-homme,  ou, 
c'eft  un  frippon  j  c'eft  un  homme  de 
fens ,  ou  ,  c'eft  un  fou.  Voilà  les  conve- 
nances dont  il  doit  connoître;  le  juge- 
ment de  routes  les  autres  appartient  à 
la  fille.  En  criant  qu'on  troubleroit  ainfi 
l'ordre  de  la  fociété  ,  ces  tyrans  le  trou- 
blent eux-mêmes.  Que  le  rang  fe  règle 
par  le  mérite  ,  &  l'union  des  cœurs 
par  leur  choix  \  voilà  le  véritable  or- 
dre focial  :  ceux  qui  le  règlent  par  la 
naiffànce  ou  par  les  richelfes ,  font  les 
vrais  perturbateurs  de  cet  ordre  ;  ce 
font  ceux-là  qu'il  faut  décrier  ou  punir.- 
il  eft  donc  de  la  juftiee  univerfelle. 


H  É  L  O  ï  s  E.  15 

que  CQS  abus  foienc  redrefifés  ;  il  efl  cîu 
devoir  de  l'homme  de  s'oppofer  à  la 
violence ,  de  concoiuir  à  l'ordre  ,  &  s'il 
m'étoir  poflible  d'unir  ces  deux  amans 
en  dépit  d'un  vieillard  fans  raifon  ,  ne 
doutez  pas  que  je  n'achevafTe,  en  cela, 
l'ouvrage  du  ciel  ,  fans  m'embarralTer 
de  l'approbation  Aqs  hommes. 

Vous  êtes  plus  heureufe  ;  aimable 
Claire  \  vous  avez  un  père  qui  ne  pré- 
rend point  favoir  mieux  que  vous  en 
quoi  confifte  votre  bonheur.  Ce  n'eft  , 
peut-être  ,  ni  par  de  grandes  vues  de 
fagelTe  ,  ni  par  une  tendreffe  exceflive 
qu'il  vous  rend  ainfi  maitrefle  de  votre 
fort;  mais  qu'importe  la  caufe  ,  fi  l'ef- 
fet eft  le  même,  &  fi,  dans  la  liberté 
qu'il  vous  laifie,  l'indolence  lui  tient 
lieu  de  raifon  ?  Loin  d'abufer  de  cette 
liberté  ,  le  choix  que  vous  avez  fait  a 
vin^t  ans  auroit  l'approbation  du  plus 
fage  père..  Votre  cœur,  nbforbé  par  une 
amitié  qui  n'eut  j'amais  d'égale  ,  a  gardé 
peu  de  place  au  feu  de  l'amour.  Vous 
lui  fubflituez  tout  ce  qui  peut  y  fup-. 


'i^       La  Nouvelle 

pléer  dans  le  mariage  :  moins  amante 
qu'amie,  fi  vous  n'êtes  la  plus  tendre 
époufe,  vous  ferez  la  plus  vertueufe, 
&  cette  union  qu'a  formé  la  fageffe 
doit  croître  avec  l'âge  &  durer  autant 
qu'elle.  L'impulfion  du  cœur  eft  plus 
aveugle  ,  mais  elle  eft  plus  invincible  : 
c'eft  le  moyen  de  fe  perdre  que  de  fe 
mettre  dans  la  néceffité  de  lui  réfifter. 
Heureux  ceux  que  l'amour  affbrtit  com- 
me auroit  fait  la  raifon,  &  qui  n'ont 
point  d'obflacles  à  vaincre  &  de  pré]  iigés 
à  combattre  !  Tels  feroient  nos  deux 
amans,  fans  l'injufte  réfiftance  d'un  père 
entêté.  Tels  ,  malgré  lui ,  pourroient-iU 
être  encore  ,  fi  l'un  des  deux  étoit  bien 
confeillé. 

L'exemple  de  Julie  6c  le  vôtre  mon» 
tient  également  que  c'eft  aux  époux 
feuls  à  juger  s'ils  fe  conviennent.  Si  l'a- 
mour ne  règne  pas ,  la  raifon  choifira 
feule  j  c'eft  le  cas  oit  vous  êtes  j  fi  l'a- 
mour règne ,  la  Nature  a  àé]^  choiiî  j 
c'eft  celui  de  Julie.  Telle  eft  la  loi  fa- 
crée  de  la  Nature  qu'il  n'eft  pas  permis.. 


H  È  L  o  ï  s  s.  tf 

k  l'homme  d'enfreindre ,  qu'il  n  enfreint 
jamais  impunément^  ^Èl^ue  la  confidé- 
ration  des  états  6c  des  rangs  ne  peut 
abroger  qu'il  n'en  coûte  des  malheurs 
&  àts  crimes. 

Quoique  l'hiver  s*avance  &  que  j'aie 
à  me  rendre  à  Rome ,  je  ne  quitterai 
point  l'ami  que  j'ai  fous  ma  garde  ,  que 
je  ne  voye  fon  âme  dans  un  état  de  con- 
fiftance  fur  lequel  je  paiffe  compter, 
C'eft  un  dépôt  qui  m'eft  cher  par  fon 
prix ,  &  parce  que  vous  me  l'avez  confié. 
Si  je  ne  puis  faire  qu'il  foit  heureux ,  je 
tâcherai  au  mo/ins  de  faire  qu'il  foit  fage , 
&  qu'il  porte  en  homme  les  maux  de 
r.Humanité.  J!ai  réfolu  de  pafler  ici  une 
quinzaine  de  jours  avec  lui,  durant 
lefquels  j'efpère  que  nous  recevrons  des 
nouvelles  de  Julie  &  des  vôtres,  &  que 
vous  m'aiderez  toutes  deux  à  mettre 
quelque  appareil  fur  les  blefTures  de  ce 
cœur  malade ,  qui  ne  peut  encore  écouter 
la  raifon  que  par  l'organe  du  fentimenr. 
Je  joins  ici  une  lettre  pour  votre  amie  i 
»e  la  confiez ,  je  vous  prie ,  à  aucun 


lî       La  Nou V elle 

commifïîonnaire.  mais  remettez-la  vous- 
même.  ^ 


FRAGMENS 

Joints  a  la  Lettre  précédente, 

I. 

JrOuRQuoi  n'ai-je  pu  vous  voir  avant 
mon  départ?  Vous  avez  craint  que  je 
n'expiraflTe  en  vous  quittant?  Cœur  pi- 
toyable! raiTurez  vous.  Je  me  porte 
bien ....  je  ne  fouffre  pas. ...  je  vis  en- 
core. ...  je  penfe  à  vous. ...  je  penfe 

au  tems  oii  je  vous  fus  cher j'ai  le 

cœur  un  peu  ferré la  voiture  m'é- 
tourdit. . .  je  ne  pourrai  long-tems  vous 
écrire  aujourd'hui.  Demain  ,  peut-être, 
aurai  je  plus  de  force...  ou  n'en  aurai-je 
plus  befoin. ... 

I  I. 

Où  m'entraînent  ces  chevaux  avec 
fànt  de  vitefTe  ?  Où  me  conduit  avec 


H  É  L  O  ï  s  E.  10 

fânt  de  zèle  cet  homme  qui  fe  dit  mon 
ami?  Eft-ce  loin  de  toi ,  Julie  ?  Eft-ce 
par  ton  ordre?  Eft-ce  en  des  lieux  où 
tu  n'es  pas  ?.  . . .  Ah  !  fille  infenfée  !  . .  • 
je  mefure  des  yeux  le  chemin  que  jepar- 
cours  fi  rapidement.  D'où  viens- je  ?  où 
vais-je  ?  &  pourquoi  tant  de  diligence  ? 
Avez-vous  eu  peur,  cruels!  que  je  ne 
coure  pas  alG^ez  toc  à  ma  perte?  O  amitié! 
c  amour  !  cll-ce-là  votre  accord  ?  Sont- 
ce  là  vos  bienfaits  ?  .  .  . . 

I  I  I. 

As-tu  bien  confulré  ton  cœur,  en  më 
chaflTant  avec  tant  de  violence  ?  As-tu 
pu,  dis ,  Julie ,  as-tu  pu  renoncer  pour 

jamais Non  ,  non  ,  ce  tendre  cœur 

m'aime  ;  je  le  fais  bien.  Malgré  le  fort , 
malgré  lui-même  ,  il  m'aimera  jufqu'au 

tombeau Je  le  vois,  tu  t'es  laiflc 

fuggérer  (i) quel  repentir  éternel 

(i)  La  fuite  montre  que  ces  foupçons  tom- 
boienc  fur  Mylord  Edouard  ,  &  <^uc  Claire  les 
3  pris  pour  ellc: 


iii       La  Nou VELIÊ 

tu  te  prépares  ! . . .  hélas  !  il  fera  trop 
tard. . . .  Quoi  î  ru  pourrois  oublier. . . . 

quoi  !  je  c'aurois  mal   connue  ! 

Ah  !  fonge  à  toi  >  fonge  à  moi ,  fonge 
à.  . . .  Écoute ,  il  en  eft  tems  encore . . . 
Tu  m'as  chafTé  avec  barbarie.  Je  fuis  plus 
Vite  que  le  vent. . .  Dis  un  mot ,  un  feul 
mot ,  &  je  reviens  plus  prompt  que  l'é- 
clair. Dis  un  mot,  &  pour  jamais  nous 
fommes  unis.  Nous  devons  l'être  j  .  .  . 
nous  le  ferons...  Ah!  l'air  emporte  mes 
plaintes  !....& cependant  je  fuis  j  je  vais 

vivre  &  mourir  loin  d'elle vivre 

loin  d'elle  ! 


H  È  L  O  i  s  E,  il3 

f  ■  ,  I  ■      I  I    I 

LETTRE     III. 

DE    MyLORD    ÉdOVARD    a    JULIi. 

Votre   coufiae  vous  dira  des  noiw 
velles  de  votre  ami.  Je  crois  d'ailleurs 
qu'il  vous  écrit  par  cet  ordinaire.  Com- 
mencez par  fatisfaire  là-defflis  votre  em- 
preflemenr,  pour  lire  enfuice  pofément 
cette  lettre^  car  je  vous  préviens  que 
fon  fujet  demande  toute  votre  attention. 
Je  connois  les  hommes  :  j'ai  vécu 
beaucoup  en  peu  d'années  ^  j'ai  acquis 
une  grande  expérience  à  mes  dépens, 
ôc  c'eft  le  chemin  des  partions  qui  m'a 
conduit»  la  philofophie.  Mais  de  tout 
ce  que  j'ai  obfervé  J4jfqu'ici ,  je  n'ai  rien 
vu  de  fi  extraordinaire  que  vous  ôc  votre 
amant.  Ce  n'eft  pas  que  vous  ayez  ni 
l'un  ni   l'autre  un  caradère   marqué, 
dont  on  puiflTe  au  premier  coup-d'œil 
afllgner  les  différences ,  &  il  fe  pour- 
roit  bien   que   cet  embarras  de  vous 
licRnir  vous  fît  prendre  pour  d-es  amcs 


^1       La  Nouvelle 

communes  par  un  obfervaceur  fuperfi- 
tiel.  Mais  c'eft  par  cela  même  qui  vous 
diftingue  ,  qu'il  eft  pofîible  de  vous  dif- 
tinguer,  &:  que  les  traits  d'un  modèle 
commun ,  dont  quelqu'un  manque  tou- 
jours à  chaque  individu,  brillent  tous 
également  dans  les  vôtres.  Ainfi  chaque 
épreuve  d'une  eftampe  a  fes  défauts 
particuliers  qui  lui  fervent  de  caractère, 
&  s'il  en  vient  une  qui  foi:  parfaite, 
quoiqu'on  la  trouve  belle  au  premier 
coap-d'œil ,  il  faut  la  confidérer  long- 
tems  pour  la  reconnoître.  La  première 
fois  que  je  vis  votre  amant ,  je  fus  frappé 
d'un  fentiment  nouveau  ,  qui  n'a  fait 
qu'augmenter  de  jour  en  jour,  à  mefure 
que  la  raifon  l'a  juftifié.  A  votre  égard, 
ce  fut  toute  autre  chofe  encore ,  &  ce 
fentimtnt  fut  fi  vif,  que  Je  me  trompai 
fur  fa  nature.  Ce  n'étoit  pas  tant  la 
différence  des  fexesqui  produifoir  cette 
impreflion,  qu'un  caraélère  encore  plus 
marqué  de  perfedion  que  le  cœur  fent , 
même  indépendamment  de  l'amour.  Je 
vois  bien  ce  que  vous  feriez  fans  votre 


H  É  L  O  î  s   E,  23 

ami  j  je  ne  vois  pas  de  même  ce  qu'il 
feroit  fans  vous  j  beaucoup  d'hommes 
peuvent  lui  rellembler  ,  mais  il  n'y  a 
qu'une  Julie  au  monde.  Après  un  tort 
que  je  ne  me  paiconnerai  jamais,  votre 
lettre  vint  m'éci^irer  fur  mes  vrais  (qw- 
timens.  Je  connus  que  je  n'érois  point 
jaloftx,  ni  par  conféquent  amoureux;  je 
connus  que  vous  étiez  trop  aimable  pour 
moi  ;  il  vous  faut  les  prémices  d'une 
âme  ,  bc  la  mienne  ne  feroit  pas  digne 
de  vous. 

ï)ès  ce  moment  je  pris  pour  votre- 
bonheur  mutuel  un  tendre  intérêt  qui 
ne  s'éteindra  point.  Croyant  lever  routes 
les  difficultés,  je  fis  auprès  de  votre  père 
une  démarche  indifctette  ,  dont  le  mau- 
vais  fuccès  n'eft  qu'une  raifon  de  plus 
pour  exciter  mon  zèle.  Daignez  m'é- 
. coûter  j  &  je  puis  réparer  encore  tout  le 
jnal  que  je  vous  ai  fait. 

Sondez -bien  votre  cœur,  o  Julie  ! 
&  voyez  s'il  vous  efl:  poffible  d'étein- 
dre le  feu  dont  il  eft  dévoré.    Il  fut 


-14  ^^  KoUVEtlÉ 

un  tems,  peut-être,  où  vous  pouviez 
en  arrêter  le  progrès  j  mais  fi  Julie  pure 
^  chafte  a  pourtant  fuccombc ,  com- 
ment fe  relevera-t-elle  après  fa  chute  ? 
Comment  réfiftera-t-elle  à  l'amour  vain- 
queur, &:armé  de  la  dangereufe  image 
de  tous  les  plaifirs  palTés  ?  Jeune  amante  , 
ne  vous  en  impofez  plus,  &:  renoncez 
à  la  confiance  qui^vous  a  féduite  :  vous 
êtes  perdue ,  s'il  faut  combattre  encore  : 
vous  ferez  avilie  &  vaincue,  &  le  £Qn- 
timent  de  votre  honte  étouffera  par 
degrés  toutes  vos  vertus.  L'amour  s'efl: 
infinué  trop  avant  dans  la  fubftance  de 
votre  âme  pour  que  vous  puiffiez  jamais 
l'en  chaiïer;  il  en  renforce  &  pénètre 
tous  les  traits  comme  une  eau  forte  & 
corrofive  \  vous  n'en  effacerez  jamais 
la  profonde  imprefîion  fans  effacer  à 
la  fois  tous  les  fentimens  exquis  que 
vous  reçûtes  de  la  Nature ,  &  quand  il 
ne  vous  refiera  plus  d'amour ,  il  ne  vous 
reftera  plus  rien  d'eftimable.  Qu'avez- 
Yous  donc  maintenant  à  faire ,  ne  pou- 
van 


H  É  L   O  ï  s  E»  15 

vant  plus  changer  l'état  de  votre  cœur  ? 
Une  feule  chofe  ,  Julie  ;  c'eft  de  le  ren- 
dre légitime.  Je  vais  vous  propofer  pouf 
cela  l'unique  moyen  qui  nous  refte  ; 
profitez-en,  tandis  qu'il  eft  tems  enco- 
re •,  rendez  à  l'innocence  &  à  la  vertu 
cette  fublime  raifon  dont  le  ciel  vous 
fit  dépofiraire  ,  ou  craignez  d'avilir  à 
jamais  le  plus  précieux  de  fes  dons. 

J'ai  dans  le  Duché  d'Yorck  une  terre 
aiïez  confidérable ,  qui  fut  long-tems  le 
féjour  de  mes  ancêtres.  Le  château  eft 
ancien,  mais  bon  &  commode j  les  en- 
virons font  folitaires ,  mais  agréables  S>C 
variés.  La  rivière  d'Oufe  ,  qui  palTe  au 
bout  du  parc  ,  ofFr^  à  la  fois  une  perf- 
pedive  charmante  à  la  vue ,  S<.  un  dé- 
bouché facile  aux  denrées  ;  le  produit 
de  la  terre  fuffit  pour  l'honnête  entre- 
tien du  maître  &  peut  doubler  fous  (ti 
yeux.  L'odieux  préjugé  n'a  point  d'accès 
dans  cette  keureufe  contrée.  L'habitant 
paifible  y  conferve  encore  les  mœurj 
fimples  des  premiers  tems  ,  &  l'on  y 
trouve  une  image  du  Valais  décrit  avec 
Tome  II,  B 


2  6        La  Nouv elle 

à^s  traits  fi  couchans  par  la  plume  cîe 
votre  ami.  Cette  terre  eil  à  vous  ,  Ju- 
lie j  fi  vous  daignez  l'habiter  avec  lui  j 
c'eft-là  que  vous  pourrez  accomplir  en- 
femble  tous  les  tendres  fouhaits  par  où 
huit  la  lettre  dont  je  parle. 

Venez  ,  modèle  unique  èi^^  vrais 
amansj  venez,  couple  aimable  &  fidèle 
prendre  pofleflion  d'un  lieu  fait  pour 
fervir  d'afyleà  l'amour  &  à  l'innocence. 
Venez-y  ferrer ,  à  la  face  du  ciel  &  des 
hommes  ,  le  doux  nœud  qui  vous  unir. 
Venez  honorer  de  l'exemple  de  vos  ver- 
tus un  pays  où  elles  feront  adorées ,  & 
des  gens  fimples  portés  à  les  imiter. 
Puifliez-vous  en  ce  lieu  tranquile  goû- 
ter à  jamais,  dans  les  fentimens  qui  vous 
unilTent,  le  bonheur  des  âmes  pures; 
puifTe  le  ciel  y  bénir  vos  chaftes  feux 
d'une  famille  qui  vous  reflemble  ;  puif- 
fiez-vous  y  prolonger  vos  jours  dans  une 
honorable  vieillefle  ,  &:les  terminer  en- 
iîh  paifiblement  dans  les  bras  de  vos 
enfans  \  puifTent  nos  neveux  ,  en  par- 
courant avec  un  charme  fecret  ce  mo- 


H  È  L  O  ï  s  E.  17 

nument  de  la  félicité  conjugale ,  dire 
un  jour  dans  rattendnlfemenc  de  leur 
coeur  :  ce  fut  ici  l'afyle  de  l'innocence  ; 
ce  fut  ici  la  demeure  des  deux  amans  ! 

Votre  fort  eft  entre  vos  mains,  Julie  j 
pefez  attentivement  la  propofitioji  que 
je  vous  fais ,  &c  n'en  examinez  que  le 
fond  j  car  d'ailleurs  ,  je  me  charge  d'af- 
furer  d'avance  &  irrévocablement  votre 
ami  de  l'engagement  que  je  prends  j  je 
me  charge  aufll  de  la  fureté  de  votre 
départ,  &  de  veiller  avec  lui  à  celle 
<le  votre  perfonne  jufqu'à  votre  arrivée. 
Là  vous  pourrez  aufîî-tôt  vous  marier 
publiquement  far^s  obftaclc  j  car  parmi 
nous  une  fille  nubile  n'a  nul  befoin  du 
confentement  d'autrui  pour  difpofer 
d'elle-même.  Nos  fages  loix  n'abro- 
gent point  ceWes  de  la  Nature ,  &  s'il 
réfulte  de  cet  heureux  accord  quelques 
inconvéniens ,  ils  font  beaucoup  moin- 
dres que  ceux  qu'il  prévient.  J'ai  lailTé 
à  Vevai  mon  valet-de-chambre ,  hom- 
me de  confiance  ,  brave ,  prudent ,  & 
d'une  fidélité  à  toute  épreuve.    Vout 

Bij 


2^        La  Nouvelle 

pourrez  aifément  vous  concerter  avec 
lui  de  bouche  ou  par  ccric ,  à  l'aide  de 
Regianino  ,  fans  que  ce  dernier  fâche 
de  quoi  il  s'agit.  Quand  il  fera  tems , 
nous  partirons  pour  vous  aller  joindre  , 
&  vous  ne  quitterez  la  maifon  pater- 
nelle que  fous  la  conduite  de  votre 
époux. 

Je  vous  laiffe  a  vos  réflexions  :  mais 
(  je  vous  le  répète  )  craignez  l'erreur  des 
préjugés  &  la  fédudion  des  fcrupules, 
qui  mènent  fouvent  au  vice  par  le  che- 
min de  l'honneur.  Je  prévois  ce  qui  vous 
arrivera ,  fi  vous  rejettez  mes  offres.  La 
tyrannie  d'un  père  intraitable  vous  en- 
traînera dans  l'abyme  que  vous  ne  con- 
noîtrez  qu'après  la  chute.  Votre  extrê- 
me douceur  dégénère  quelquefois  en 
timidité  :  vous  ferez  facrifiée  à  la  chi- 
mère des  conditions  (i).  Il  faudra  con- 


(i)    La  chimère  des  conditions!  C'efl  un 
Pair  d'Angleterre  qui  parle  ainfi  j  &  tout  ceci  - 
re  feroit  pas  une  fîtlion  !  Leileur ,  qu'en  dites- 
vous  ? 


H  È  LOIS  Er  Af 

trader  un  engagement  défavoué  par  lé 
cœur.  L'approbation  publique  fera  dé- 
mentie inceiTamment  par  le  cri  de  la 
confcience  :  vous  ferez  honorée  &  mé- 
ptifablé.  Il  vaut  mieux  être  oubliée  Se 
vertueufe. 

P.  S.  Dans  le  doute  de  votre  réfo- 
Iiition  ,  je  vous  écris  à  l'infu  de 
notre  ami ,  de  peur  qu'un  refus  de 
votre  part  ne  vînt  détruire  en  un 
inftant  tout  l'effet  de  mes  foins. 


fi  iij 


§o        La  Nouvelle 

»^— — — — — — ^M^l^— 

LETTRE     IV. 
TE    Julie    a    Clair  i. 


Ma  chère  !  dans  quel  trouble  ta 
m'as  laififée  hier  au  foir ,  &  quelle  nuit 
j'ai  palTée  en  rêvant  à  cette  fatale  lettre  î 
Non  ,  jamais  tentation  plus  dangereufe 
ne  vint  aflTaillir  mon  cœur  j  jamais  je 
n'éprouvai  de  pareilles  agitations ,  & 
jamais  je  n'apperçus  moins  le  moyen 
de  les  appaifer.  Autrefois  une  certaine 
lumière  de  fageiïe  &  de  raifon  diri- 
geoit  ma  volonté  j  dans  toutes  les  occa* 
fions  embarralTantes  ,  je  difcernois  d'a- 
bord le  par-ti  le  plus  hojincte  ,  &  le  pre- 
nois  à  l'inftant.  Maintenant  avilie  & 
toujours  vaincue  ,  je  ne  fais  que  flotter 
encre  des  pallions  contraires  :  mon  foible 
cœur  n'a  plus  que  le  choix  de  fes  fau- 
tes ,  &:  tel  eft  mon  déplorable  aveu- 
glement ,  que  ,  fi  je  viens  par  hazard 
à  prendre  le  meilleur  parti  ,   la  vertu 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  $1 

ne  m'aura  point  guidée  ,  Se  je  n'en 
aurai  pas  moins  de  remords.  Tu  fais 
quel  époux  mon  père  me  deftine  ;  ru 
fais  quels  liens  l'amour  m'a  donnes. 
Veux-je  être  vertueufe  :  l'obéilTance  &  la 
foi  m'impofent  ^qs  devoirs  dppofés, 
Veux-je  fuivre  le  penchant  de  mon 
cœur  :  qui  préférer  d'un  amant  ou  d'un 
père  ?  Hélas  !  en  écoutant  l'Amour  ou  la 
Nature  ,  je  ne  puis  éviter  de  mettre  l'un 
ou  l'autre  au  défefpoir  j  en  me  facrifiant 
au  devoir,  je  ne  puis  éviter  de  commettre 
un  crime  ;  ^,  quelque  parti  que  je  prenne 
il  faut  que  je  meure  à  la  fois  malheu- 
reufe  &  coupable. 

Ah  !  chère  &  rendre  amie  ,  toi  qui 
fus  toujours  mon  unique  reflource,!?^  qui 
m'as  tant  de  fois  fauvée  de  la  mort  & 
du  dcfefpoir,confulèreaujourd'iuii  l'hor- 
rible état  de  mon  âme ,  6:  vois  fi  jamais 
tes  fecourables  foins  me  furent  plus  né- 
ceiïîiires  !  Tu  fais  fi  tes  avis  font  écoutés  • 
tu  fais  fi  tes  conleils  font  fuivis  !  lu  viens 
de  voir  ,  au  prix  du  bonheur  de  ma 
vie,  fi  je  fais  déférer  aux  leçons  de  l'a- 

B  iv 


31       La  Nouv elle 

fiiitié  !  Prends  donc  pitié  de  l'accable- 
ment où  tu  m'as  réduite  j  achevé ,  puif- 
que  tu  as  commencé  \  fupplée  à  mon 
courage  abattu,  penfe  pour  celle  qui  ne 
penfe  plus  que  par  toi.  Enfin  ,  tu  lis 
d-àns  c#  cœur  qui  t'aime  j  tu  le  connois 
mieux  que  moi.  Apprends -moi  donc 
ce  que  je  veux ,  &  choifis  à  ma  place  , 
quand  je  n'ai  plus  la  force  de  vouloir, 
ni  la  raifon  de  choifir. 

Relis  la  lettre  de  ce  généreux  An- 
glois  ^  relis-la  mille  fois  ,  mon  ange. 
Ah  !  lailTe-toi  toucher  au  tableau  char- 
mant du  bonheur  que  l'amour  ,  la  paix  , 
la  vertu  peuvent  me  promettre  encore. 
Douce  &:  ravifTante  union  des  âmes  , 
délices  inexprimables  ;,  même  au  fein 
des  remords  ;  dieu  !  que  feriez-vous 
pour  mon  cœur  au  fein  de  la  foi  con- 
■Jugale  ?  Quoi  l  le  bonheur  &  l'innocence 
feroient  encore  en  mon  pouvoir  !  Quoi  ! 
je  pourrois  expirer  d'amour  &  de  joie 
entre  un  époux  adoré  ,  &  les  chers  gages 
de  fa  tendrelTe! . ..  •  «?c  j'héfîre  un  feul 
moment ,  &  je  ne  vole  pas  réparer  ma 


H  È  L  ot  s  £.\  .53 

faute  dans  les  bras  de  celui  qui  me  la 
fît  commettre  !  &  je  ne  fuis  pas  déjà  fem* 
me  vertueufe  &  chafte  mère  de  fa- 
mille ! . . . .  O  que  les  auteurs  de  mes 
Jours  ne  peuvent-ils  me  voir  fortir  de 
mon  avilifTement  1  Que  ne  peuvent-ils 
être  témoins  de  la  manière  dont  je  fau- 
rai  remplir  à  mon  tour  les  devoirs  fa^ 
crés  qu'ils  ont  remplis  envers  moi  !. . . . 
Et  les  tiens,  fille  ingrate  &  dénaturée! 
qui  les  rerhplira  pÀçs  d'çux  ,  tai^dis  que 
tu  les  oublies  ?  Eft-ce  en  plongeant  le 
poignard  dans  le  fein  d'une  m^re  ,  que 
tu  te  prépares  à  le  devenir  ?  Celle  qui 
déshonoré  fa  farnille  apprendra-t-elleà 
fes  enfans  à  l'honorera  Digne  ç>bjeî;dç 
l'aveugle  tendrefle  d'un  père  &  d'une 
mère  idolâtres  ,  abandonne-les  au  re- 
gret de  t'avoir  fait  naître  j  couvre  leurs 
vieux  jours  de  douleur  &  d'opprobre.... 
&  jouis ,  fi  tu  peux,  d'un  bonheur  ac- 
quis à  ce  prix. 

Mon  Dieu  !  que  d'horreurs  m'envi- 
ronnent !  quitter  furtivement  fon  pays  j 
déshonorer  fa  famille,  abandonner  à  la 

B  y 


34        ^^  Nouvelle 

fois  père  ,  mère  ,  amis ,  parens  &  toi- 
ïnème  !  &:  toi,  ma  douce  amie!  &:coi,  la 
bien-aimée  de  mon  cœut  1  toi  dont  à  pei* 
ne,  des  mon  enfance,  je  puis  refter  éloi- 
gnée un  feul  jourj  te  fuir,  te  quitter, 
te  perdre  ,  ne  te  plus  voir  !  ah  1  non  : 
i^ue  jamais Que  de  tourmens  dé- 
chirent ta  malheureufe  amie  !  elle  fent 
à  la  fois  tous  les  maux  dont  elle  a  le 
choix  ,  fans  qu'aucun  des  biens  qui  lui 
rediront  la  confole.  Hélas  !  je  m'égare. 
Tant  de  combats  palfent  ma  force  & 
troublent  ma  raifon  \  je  perds  à  la  fois 
le  courage  &  le  fens.  Je  n'ai  plus  d'ef- 
poir  qu'en  toi  feule.  Ou  choifis,  ou 
laifle-moi  mouriri-*  -  '- 


H  È  L  o  ï  s  E.  35 

LETTRE     V. 

RÉPONSE. 

jl  Es  perplexités  ne  font  que  trop  bien 
fondées,  ma  chère  Julie  j  je  les  ai  pré- 
vues Se  n'ai  pu  les  prévenir  \  je  les  fens 
&  ne  les  puis  appaifer  ;  &:  ce  que  je 
vois  de  pire  dans  ton  état  ,  c'eft  que 
perfonne  ne  t'en  peut  tirer  que  toi- 
même.  Quand  il  s'agit  de  prudence,  l'a- 
mitié vient  au  fecours  d'une  âme  agitée  \ 
s'il  faut  choifir  le  bien  ou  le  mal  ,  la 
paflîon  qui  les  méconnoît  peut  fe  taire 
devant  un  confeil  défintéredé.  Mais  ici 
quelque  parti  que  ru  prennes ,  la  Nature 
l'autorife  &  le  condamne ,  la  raifon  le 
blâme  &  l'approuve  ,  le  devoir  fe  taîc 
ou  s'oppofe  à  lui  même  \  les  fuites  font 
également  à  craindre  de  part  &  d'au- 
tre j  tune  peux  ni  refterindécife,  ni  bien 
choifir  ;  tu  n'as  que  des  peines  à  compa- 
rer ,  &  ton  cœur  feul  en  eft  le  juge. 
Pour  moi,  l'importance  de  la  délibé- 

B  vj 


3^        La  Novvel^e 

ration  m'épouvante  &  fon  effet  m'at- 
trifte.  Quelque  fort  que  tu  préfères  ,  il 
fera  toujours  peu  digne  de  toi ,  &:  ne 
pouvant  ni  te  montrer  un  parti  qui  te 
convienne ,  ni  te  conduire  au  vrai  bon- 
heur ,  j  e  n'ai  pas  le  courage  de  décider  de 
ta  deftinée.  Voici  le  premier  refus  que  tu 
reçus  jamais  de  ton  amie  ,  &  je  fens 
bien ,  par  ce  qu'il  me  coûte ,  que  ce 
fera  le  dernier  j  mais  je  te  trahirois  en 
voulant  te  gouverner  dans  un  cas  où  la 
raifon  même  s'impofe  filence ,  5c  où  la 
feule  règle  à  fuivre  eft  d'écouter  ton 
propre  penchant. 

Ne  fois  pas  injufte  envers  moi,  ma 
douce  amie,  &  ne  me  juge  point  avant 
le  tems.  Je  fais  qu'il  eft  àts  amitiés 
circonfpedes  qui ,  craignant  de  fe  com- 
promettre ,  refufent  des  confeils  dans 
les  occafions  difficiles ,  &  dont  la  réferve 
augmente  avec  le  péril  des  amis.  Ah  ! 
tu  vas  connoîcre  fi  ce  cœur  qui  t'aime 
connoît  ces  timides  précautions  !  fouffre 
qu'au  lieu  de  te  parler  de  tes  affaires,  je 
te  parle  un  inftant  des  miaines.  . 


H  É  L  o  ï  S  e7         37 

N'as-Ui  jamais  remarqué ,  mon  ange , 
à  quel  point  tout  ce  qui  t'anproche 
s'attache  à  toi?  Qu'un  père  &  une  mère 
chérifTent  une  fille  unique  ,  il  n'y  a  pas, 
je  le  fais,  de  quoi  s'en  fort  étonner j 
qu'un  jeune  homme  ardent  s'enflamme 
pour  un  objet  aimable,  cela  n'eft  pas 
plus  extraordinaire  j  mais  qu'à  l'âge  mûr 
un  homme  aufïî  froid  que  M.  de  Wol- 
mar  s'attendrifle  en  te  voyant ,  pour  la 
première  fois  de  fa  vie  \  que  toute  une 
famille  t'idolâtre  unanimement  j  que  tu 
fois  chère  à  mon  père ,  cet  homme  fi 
peu  fenfîble  ,  autant  &  plus,  peut-être, 
que  fes  propres  enfans;  que  les  amis, 
les  connoilTances ,  les  domeftiques  ,  les 
voifins  &  route  une  ville  entière ,  t'ado- 
rent de  concert  &  prennent  à  toi  le 
plus  tendre  intérêt  :  voilà,  ma  chère, 
un  concours  moins  vraifemblable,  & 
qui  n'auroit  point  lieu  ,  s'il  n'avoit  en 
ta  perfonne  quelque  caufe  particulière. 
Sais-tu  bien  quelle  eft  cette  caufe?  Ce 
n'eft  ni  ta  beauté,  ni  ton  efprit,  ni  ta 
giâce,  ni  rien  de  tout  ce  qu'on  entend 


3?        La  Nour elle 

par  le  don  de  plaire  :  mais  c'eft  cette 
âme  tendre  &:  cette  douceur  d'attache- 
ment qui  n'a  point  d'égale  ;  c'eft  le  don 
d'aimer ,  mon  enfant,  qui  te  fait  aimer. 
On  peut  ré(îfter  à  tout,  hors  à  la  bien- 
veuillance^  il  n'y  a  point  de  moyen  plus 
sûr  d'acquérir  l'afFedtion  des  autres  ,  que 
de  leur  donner  la  fienne.  Mille  femmes 
font  plus  belles  que  toi;  plufieurs  ont 
autant  de  grâces  ;  roi  feule  as ,  avec  les 
grâces,  je  ne  fai  quoi  de  plus  féduifant 
qui  ne  plaît  pas  feulement  j  mais  qui 
touche,  &  qui  fait  voler  tous  les  cœurs 
au-devant  du  tien.  On  fent  que  ce  ten- 
dre cœur  ne  demande  qu'à  fe  donner , 
&  le  doux  fentiment  qu'il  cherche  le  va 
chercher  à  fon  tour. 

Tu  vois,  par  exemple,  avec  furprife  l'in- 
croyable affeârion.de  Mylord  Edouard 
pour  ton  ami  \  tu  vois  fon  zèle  pour  ton 
bonheur  ;  tu  reçois  avec  admiration  (ts 
offres  généreufes  ',  tu  les  attribues  à  la 
feule  vertu  -,  &vma  Julie  de  s'attendrir  ! 
Erreur,  abus,  charmante  coufine  !  A 
Dieu  ne piaifeqae  j'exténue  les  bienfaits 


H  EL  0  ï  s  E.  39 

«le  Mylord  Edouard,  &  que  je  déprife 
fa  grande  âme.  Mais  crois- moi,  ce  zèlg 
tout  pur  qu'il  eft,  feroir  moins  ardent,  fi, 
dans  la  même  circonftance,il  s'adrefloic 
à  d'autres  perfonnes.  C'eft  tonafcendanc 
invincible  &  celui  de  ton  ami,  qui,  fans 
même  qu'il  s'en  apperçoive ,  le  détermi- 
nent avec  tant  de  force,  &  lui  font  faire 
par  attachement  ce  qu'il  croit  ne  faire 
que  par  honnêteté. 

Voilà  ce  qui  doit  arriver  à  toutes  les 
âmes  d'une  certaine  trempe  ;  elles  trans- 
forment, pour  ainlî  dire,  les  autres  en 
elles-mêmes  ;  elles  ont  une  fphère  d'ac- 
tivité dans  laquelle  rien  ne  leur  réfifte  : 
on  ne  peut  les  connoître  fans  les  vouloir 
imiter  ,  &  ,  de  leur  fublime  élévation  , 
elles  attirent  à  elles  tout  ce  qui  les  envi* 
ronne.  C'eft  pour  cela,  ma  chère,  que 
ni  toi  ni  ton  ami  ne  connoîtrez  peut- 
être  jamais  les  hommes  j  car  vous  les 
verrez  bien  plus  convne  vous  les  ferez , 
que  comme  ils  feront  d'eux  mêmes. 
Vous  donnerez  le  ton  à  tous  ceux  qui  vi- 
vront avec  vous  ;  ils  vous  fuiront  oo 


40       La  Nour ELLE 

'vous  deviendront  femblables ,  &  tout 
ce  que  vous  aurez  vu  n'aura  peut-être 
xien  de  pareil  dans  le  refte  du  monde.  ' 
'  Venons  maintenant  à  moi,  coufine  ; 
à  moi  qu'un  même  fang ,  un  même 
'-âge,  &  fur-tout  une  parfaite  confor- 
mité de  goûts  Se  d'humeurs  avec  des 
tempéramens  contraires ,  unit  à  toi  dès 
l'enfance. 

Congiunti  eran  gl'  albergki  ^ 
Idapiu  congiunti  i  cori  : 
Conforme  trd  L'etatc  , 
Ma'lpenjîer piîi  conforme. 

Que  penfes-tu qu'ait  produit  fur  celle 
qui  a  pafle  fa  vie  avec  toi,  cetteichar- 
mante  influence  qui  fe  fait  feiîtir  à-  tout 
ce  qui  t'approche  ?  Crois-ru  qu'il  puifTe 
ne  régner  entre  nous  qu'une  union  com-r 
mune?  Mes  yeux  ne  te  rendent-ils  pas 
la  douce  joie  que  je  prends  chaque  joiic 
dans  les  tiens,  en  nous  abordant  ?  Ne  lis-r 
tu  pas  dans  mon  cœur  attendri  le  plaifit 
de  partager  tes  peines  &  de  pleurer 
5^vec  toi  ?  Puis-je  oublier  que,  dans  les 


H  É  L  O  ï  s  E.  41 

premiers  tranfports  d'un  amour  naifTant, 
l'amitié  ne  te  fut  point  importune  ?  & 
que  les  murmures  de  ton  amant  ne  pu- 
rent t'engager  a  m'éloigner  de  toi ,  &  à 
me  dérober  le  fpedtacle  de  ta  foiblefTe  ? 
Ce  moment  fut  critique ,  ma  Jujie  j  je 
fais  ce  que  vaut  dans  ton  cœur  modefte 
le  facrifice  d'une  honte  qui  n'eft  pas  ré- 
ciproque. Jamais  je  n'eufife  été  ta  confi- 
dente ,  fi  j'eufle  été  ton  amie  à  demi  ;  & 
nos  âmes  fe  font  trop  bien  fenties  en 
s'uniflTant ,  pour  que  rien  les  puifTe  dé- 
formais réparer. 

Qu'eft-ce  qui  rend  les  amitiés  fi  tiè- 
des&  fi  peu  durables  entre  les  femmes, 
je  dis  entre  celles  qui  fauroient  aimer? 
Ce  font  les  intérêts  de  l'amour^  c'eft 
l'empire  de  la  beauté  j  c'efl  la  jaloufie 
des  conquêtes.  Or ,  fi  rien  de  tout  cela 
nous  eût  pu  divifer ,  cette  divifion  feroit 
déjà  faite  ^  mais  quand  mon  cœur  feroit 
moins  inepte  à  l'amour  ,  quand  j'igno- 
rerois  que  vos  feux  font  de  nature  à  ne 
s'éteindre  qu'avec  la  vie,  ton  amant  eft 
mon  ami,  c'eft-à-dire ,  mon  frère  j  ôc 


4t        La  Nouvelle 

qui  vît  jamais  fînii-  par  l'amour  une  vé- 
ritable amitié  ?  Pour  M.  d'Orbe  ,  afTu- 
rément  il  aura  long-tems  à  fe  louer  de 
tesfentimens,  avant  que  jefongeà  m'en 
plaindre ,  &  je  ne  fuis  pas  plus  tentée  de 
le  reteiur  par  force ,  que  toi  de  me  l'arra- 
cher. Eh  !  mon  enfant  !  plût  au  ciel 
qu'au  prix  de  fon  attachement  je  ^e  p.uiïe 
guérir  du  tien  j  je  le  garde  avec  plaifi: , 
je  le  céderois  avec  joie. 

A  l'égard  des  prétentions  fur  la  figure , 
l'en  puis  avoir  tant  qu'il  me  plaira,  tu 
n'es  pas  fille  à  me  les  difputer ,  &  je  fuis 
bien  fûie  qu'il  ne  t'entrî^  de  tes  jours  dans 
l'efprit  de.favoir  qui  de  nous  deux  eft  la 
plus  jolie.  Je  n'ai  pas  été  rout-à-fait  fi 
indifférente  ;  je  fais  li-deffus  à  quoi  m'en 
tenir,  fans  en  avoir  le  moindre  chagrin. 
Il  me  femble  même  que  j'en  fuis  plus 
fière  que  jaloufe  \  car  enfin  les  charmes 
de  ton  vifage  n'étant  pas  ceux  qu'il  fau- 
droit  au  mien,  ne  m'ôtent  rien  de  ce 
que  j'ai ,  &  je  me  trouve  encore  belle 
de  ta  beauté,  aimable  de  tes  grâces, 
ornée  de  tes  talens  j  je  me  pare  de  coûtes 


H  É  L  o  ï  s  E,  45 

tes  perfedions,  &  c'eft  en  toi  que  je 
place  mon  amour-propre  mieux  enten- 
du. Je  n'aimerois  pourtant  guères à  faire 
peur  pour  mon  compte  :  mais  je  fuis 
aiïez  jolie  pour  le  befoin  que  j'ai  de 
l'êtie.  Tout  le  refl-e  m'eft  inutile  ,  &  je 
n'ai  pas  befoin  d'erre  humble  pour  te 
céder. 

Tu  t'impatientes  de  favoir  à  quoi  j'en 
veux  venir.  Le  voici.  Je  ne  puis  te  donner 
le  confeil  que  tu  me  demandes ,  je  t'en  ai 
dit  la  raifon  :  mais  le  parti  que  tuprendras 
pour  toi,  tu  le  prendras  en  mcme  tems 
pour  ton  amie}  5^,  quel  quefoittondef- 
tin  ,  je  fuis  déterminée  à  le  partager.  Si  tu 
pars ,  je  te  fuis  ;  fi  tu  reftes ,  je  refte  \  j'en 
ai  formé  l'inébranlable  réfolution  ,  je  le 
dois,  rien  ne  m'en  peut  détourner.  Ma 
fatale  indulgence  a  caufé  ta  perte*,  ton 
fort  doit  être  le  mien  ;  & ,  puifque  nous 
fûmes  inféparables  dès  l'enfance  ,  ma 
Julie ,  il  faut  l'être  jufqu'au  tombeau. 

Tu  trouveras  ,  je  le  prévois ,  beaucoup 
d'étourderiedansce  projet^  mais  au  fond 
il  efi:  plus  feufé  qu'il  ne  femble ,  <Sc  je  n'ai 


44  La  NOU  VELLE 

pas  les  mêmes  motifs  d'irréfolution  que 
toi.  Premièrement,  quant à'ma  famille, 
(i  je  quitte  un  père  facile,  je  quitte  un 
père  aflfez  indifférent,  qui  laitTe  faire  à 
fes  enfans  tout  ce  qui  leur  plaît ,  plus  par 
négligence  que  par  tendrefle  :  car  tu  fais 
que  les  affaires  de  l'Europe  l'occupent 
beaucoup  plus  que  les  fîennes ,  &  que  fa 
fille  lui  eft  bien  moins  chère  que  la  prag- 
matique. D'ailleurs,  je  ne  fuis  pas,  com- 
me toi,  fille  unique,  &  avec  les  enfans  qui 
Im  refteront ,  à  peine  faura-t-il  s'il  lui 
en  manque  un. 

J'abandonne  i\n  mariage  prêt  à  con- 
clurre.  Mamo  maie  j  ma  chère  j  c'efl  à 
M.  d'Orbe,  s*il  m'aime, a  s'en  confoler. 
Pour  moi ,  quoique  j'eftime  fon  carac- 
tère ,  q'ie  je  ne  fois  pas  fans  attachement 
pour  fa  perfonne  ,  &  que  je  regrette  en 
liii  un  fort  honnête-homme,  il  ne  m'eft 
rien  auprès  de  ma  Julie.  Dis-moi ,  mon 
enfant,  l'âme  a-t-elle  un  fexe?  En  vérité 
je  ne  le  fens  guères  à  la  mienne.  Je  puis 
avoir  des  fantaifies,  mais  fort  peu  d'a- 
mour. Un  mari  peut  m'ètre  utile,  mais 


H  É  L  o  ï  s  E.  4J 

il  ne  fera  jamais  pour  moi  qu'un  mari  j 
&  de  ceux-là,  libre  encore,  &  paflable 
comme  je  fuis,  )Qn  puis  trouver  un  par 
tout  le  monde. 

Prendsbiengarde,coufine,  que,  quoi- 
que je  n'héfite  point,  ce  n'eftpasàdire 
que  tu  ne  doives  point  héfiter,  ni  que 
je  veuille  t'infinuer  de  prendre  le  parti 
que  je  prendrai,  fi  tu  pars.  La  différence 
eft  grande  entre  nous ,  &  tes  devoirs  font 
beaucoup  plus  rigoureux  que  les  miens. 
Tn  fais  encore  qu'une  afFedlion  prefque 
unique  remplit  mon  cœur,  &  abîorbefi 
bien  tous  les  autres  fentimens,  qu'ils  y 
font  comme  anéantis.  Une  invincible  &: 
douce  habitude  m'attache  à  toi  dès  mon 
enfance  :  je  n'aime  parfaitement  que  toi 
feule  ,  &  fi  j'ai  quelque  lien  à  rompre 
en  te  fuivant ,  je  m'encouragerai  par  ton 
exemple.  Je  me  dirai ,  j'imite  Julie,  & 
me  croirai  juftifiée. 


4^-       La  Nov  y  elle 

BILLET. 

DE  Julie  a  Claire. 

Je  t'entends  ,  amie  incomparable  ,  & 
je  te  remercie.  Au  moins  une  fois  j'aurai 
fait  mon  devoir ,  &  ne  ferai  pas  en  tout 
indigne  de  toi. 

LETTRE     VL 
DH  Julie  a  Mylord-  Edouard. 


Otre  lettre  ,  Mylord,  me  pénétre 
d'attendri  (Te  ment  &  d'admiration.  L'ami 
que  vous  daignez  protéger  n'y  fera  pas 
moins  fenfible,  quand  il  faura  tout  ce 
que  vous  avez  voulu  faire  pour  nous. 
Hélas!  il  n'y  a  que  les  infortunés  qui 
lentent  le  prix  des  âmes  bienfaifantes. 
Nous  ne  favons  déjà  qu'à  trop  de  titres 
tout  ce  que  vaut  la  vôtre ,  &  vos  vernis 
héroïques  nous  toucheront  toujours  j 
mais  elles  ne  nous  furprendront  plus  î 


H  É  L  o  ï  s  E»  47 

Qu'il  me  feroit  doux  d'èrre  heureufe 
fous  les  aufpices  d'un  ami  fi  généreux  , 
te  de  tenir  de  fes  bienfaits  le  bonheur 
que  la  fortune  m'a  refufé  1  Mais,  Mylord, 
je  le  vois  avec  défefpoir,  elle  trompe 
vos  bons  deiïeins  j  mon  fort  cruel  rem- 
porte fur  votre  zèle,  &  la  douce  image 
des  biens  que  vous  m'offrez  ,ne  fert  qu'à 
m'en  rendre  la  privation  plus  fenfible. 
Vous  donnez  une  retraite  agréable  &c 
fuie  à  deux  amans  perfécutés  •,  vous  y 
rendez  leurs  feux  légitimes,  leur  union 
folemnelle,  &  je  fais  que  fous  votre  gar- 
de j'échappeioisaifément  aux  pourfuites 
d'une  famille  irritée.  C'eft  beaucoup 
pour  l'amour ,  eft-ce  aflez  pour  la  fé- 
licité? Non  j  fi  vous  voulez  que  je  fois 
paifible  &  contente,  donnez-moi  quel- 
que afyle  plus  sûr  encore  ,  où  l'on  puilTe 
échapper  à  la  honte  &  au  repentir.  Vous 
allez  au-devant  de  nos  befoins  ,  &  ,  pax 
une  génétofité  fans  exemple,  vous  vous 
privez,  pour  notre  entretien,  d'une  partie 
ces  biens  deftinés  au  vôtre.  Plus  riche , 


4^        La  No  uvelle 

plus  honorée  de  vos  bienfaits  que  de  mon 
patrimoine,  je  puis  tout  recouvrer  près 
de  vous ,  &  vous  daignerez  me  tenir  lieu 
de  père.  Ah  !  Mylord  !  ferai-je  digne  d'en 
trouver  un ,  après  avoir  abandonné  celui 
que  m'a  donné  la  Nature  ? 

Voilà  la  fource  des  reproches  d'une 
confcience  épouvantée,  &  des  murmures 
fecrets  qui  déchirent  mon  cœur.  11  ne 
s'agit  pas  de  fa  voir  (î  j'ai  droit  de  dif- 
pofer  de  moi  contre  le  gré  des  auteurs 
de  mes  jours ,  mais  fi  j'en  puis  difpofer 
fans  les  affliger  mortellement,  fi  je  puis 
les  fuir  fans  les  mettre  au  défefpoir. 
Hélas  !  il  vaudroit  autant  confulter  Ç\ 
l'ai  droit  de  leur  ôter  la  vie.  Depuis 
quand  la  vertu  péfe-t-elle  ainfi  les  droits 
du  fang  &  de  la  nature  ?  Depuis  quand 
un  cœur  fenfible  marque-t-il  avec  tant 
de  foin  les  bornes  de  la  reconnoifiance  ? 
N'eft-ce  pas  être  déjà  coupable  que  de 
vouloir  aller  jufqu'au  point  où  l'on 
commence  à  le  devenir;  &  cherche-  t-on  fi 
fcrupuleufement  le  ternie  de  fes devoirs, 

quand 


H  É  L  O  ï  s  E.  49 

«^uand  on  n'eft  point  tenré  de  le  pafler  ? 
Qui  ?  moi  j'abandonnerois  impitoyable- 
ment ceux  par  qui  je  refpire  ,  ceux  qui 
me  confervent  la  vie  qu'ils  m'ont  don- 
née,  &  me  la  rendent  chère  \  ceux  qui 
n'ont  d'autre  efnoir ,  d'autre  plaifir  qu'en 
moi  feule  j  un  père  prefque  fexagcnai- 
re  ,  une  mère  toujours  languiflante  ! 
Moi  j  leur  unique  enfant,  je  les  laifferois 
fans  afiiftance  dans  la  folitude  &  les 
ennuis  de  la  vieillefTe ,  quand  il  eft  tems 
de  leur  rendre  les  tendres  foins  qu'ils 
m'ont  prodigués  î  Je  livrei'ois  leurs  der- 
niers jours  à  la  honte,  aux  regrets,  aux 
pleurs  !  La  terreur .  le  cri  de  ma  conf- 
cience  agitée  me  peindroient  fans  celTe 
mon  père  &:  ma  mèie  expirant  fans  con- 
folation  ,  &:  maudilTant  la  fille  ingrate 
qui  les  délaiife  &  les  déshonore!  Non, 
Mylord  \   la  vertu  que  j'abandonnai  , 
m'abandonne  â  fon  tour  di  ne  dit  plu« 
rien  à  mon  cœur  :  mais  cette  idée  hor- 
rible me  parle  à  fa  place*,  elle  mefuivroic 
pour  mon  tourment  à  chaque  inftant  de 
mes  jours ,  Se  me  rendtoic  miférabie  aa 
Tome  IL  C 


50        La  Nouvelle 

fein  du  bonheur.  Enfin  ,  fi  tel  eft  mon 
deftin  ,  qu'il  faille  livrer  le  refte  de  ma 
vie  aux  remords ,  celui-là  feul  eft  trop 
aftreux  pour  le  lupporrer  \  j'aime  mieux 
braver  tous  les  aurres. 

Je  ne  puis  répondre  à  vos  raifons , 
je  l'avoue;  je  n'ai  que  trop  de  penchant 
i  les  trouver  bomies  ;  mais ,  Mylord  , 
vous  n'êtes  pas  marié  :  ne  fenrcz-vous 
point  qu'il  faut  erre  père  ,  pour  avoir 
droit  de  confeiller  les  enfans  d'autrui  ? 
Quant  à  moi ,  mon  parti  eft  pris  \  mes 
parens  me  rendront  malheureufe  ,  je  le 
fais  bien  j  mais  il  me  fera  moins  cruel 
de  gémir  dans  mon  infortune,  que  d'a- 
voir caufé  la  leur ,  5^  je  ne  déferrerai 
jamais  la  maifon  paternelle.  Va  donc  , 
douce  chimère  d'une  âme  fenfible,  fé- 
licité fi  charmante  &  iâ  defirée  ;  va  te 
perdre  dans  la  nuit  des  fonges ,  tu  n'au- 
ras plus  de  réalité  pour  moi.  Et  vous  , 
ami  trop  généreux  ,  oubliez  vos  aima- 
bles projets,  &  qu'il  n'en  refte  de  trace 
qu'au  fond  d'un  cœur  trop  reconnoif- 
(aiu  pour  en  per  fire  le  fouvenir.  Si  i'ex- 


H  É  L  O  ï  s  E,  51 

«ès  de  nos  maux  ne  décourage  point 
votre  grande  âme  ,  fi  vos  généreufes 
bontés  ne  font  point  épuifées  ,  il  vous 
refte  de  quoi  les  exercer  avec  gloire, 
&  celai  que  vous  honorez  du  titre  de 
votre  ami,  peut,  par  vos  foins,  mériter 
de  le  devenir.  Ne  jugez  pas  de  lui  par 
l'état  où  vous  le  voyez  :  fon  égarement 
ne  vient  point  de  lâcheté  ,  mais  d'un 
génie  ardent  &  fier  qui  fe  roidit  contre 
la  fortune.    Il  y  a  fouvent  plus  de  ftu- 
pidité  que  de  courage  daiis  une  conf- 
rance  apparente  j  le  vulgaire  na  connoît 
point  de  violences  douleurs,  &:  les  gran- 
des pallions  ne  germent  guères  chez  les 
hommes  foibles.  Hélas  î  il  a  mis  dans 
la  fienne  cette  énergie  de  fentiment  qui 
caraétérife  les  âmes  nobles ,  &:  c'eft  ce 
qui  fait  aujourd'hui  ma  honte  &  mon 
défefpoir.  Mylord,  daignez  le  croire  j 
s'il  n'étoit  qu'un  homme  ordinaire  ,  Ju- 
lie n'eut  point  péri. 

Non  ,  non  j  cette  affedion  fecrette 
qui  prévint  en  vous  une  eftime  éclairée 
ne  vous  a  poiiu  trompé.    Il  eft  digne 

Cij 


5*        La  Nouvelle 

de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  lu^ 
fans  le  bien  connoicre  \  vous  ferez  plus 
encore,  s'il  efl:  poflible  ,  après  l'avoic 
connu.  Oui  ,  foyez  iow  confolateur  , 
fon  protedeur  ,  fon  ami  ,  fon  père  \ 
c*eft  à  la  fois  pour  vous  &  pour  lui  que 
je  vous  en  conjure  ;  il  juftifiera  votre 
confiance  ,  il  honorera  vos  bienfaits  ,  il 
pratiquera  vos  leçons  ,  il  imitera  vos 
vertus ,  il  apprendra  de  vous  la  fagelTe. 
Ah  ,  Mylord  !  s'il  devient  entre  vos 
mains  tout  ce  qu'il  peut  être  ,  que  vouç 
i%\QZ  fier  un  jour  de  votre  ouvrage  | 


A 


H  É  L  oï  s  E,  53 

LETTRE      VIL 

DE      Julie. 

XîtT  toi  aufîîj  mon  doux  ami  !  &  toi  a 
l'unique  efpoir  de  mon  cœur ,  tu  viens 
le  percer  encore  ,  quand  il  fe  meurt  de 
trifteffe  !  j'étois  préparée  aux  coups  de 
la  fortune  ,  de  longs  prelFentimens  me 
les  avoient  annoncés  j  je  les  aurois  fup- 
portés  avec  patience  :  mais  toi ,  pour  qui 
je  les  fouffre!  ah  !  ceux  qui  me  viennent 
de  toi  me  font  feuls  inrupportables  j  & 
il  m'eft  affreux  de  voir  aggraver  mes 
peines  par  celui  qui  devoir  me  les  ren- 
dre chères.  Que  de  douces  confolations 
je  m'étois  promifes  qui  s'évanouiflenc 
avec  ton  courage  !  Combien  de  fois  je 
me  flattai  que  ta  force  animeroit  ma 
langueur  ,  que  ton  mérite  effaceroit  ma 
faute,  que  tes  vertus  releveroient  mon 
âme  abattue!  Combien  de  fois  J'efTuyai 
mes  larmes  amères  en  me  difant  :  je 
fouffre  pour  lui  ,  mais  il  en  efl  digne  j 

C  iij 


54       La  Nou  vELiE 

je  fuis  coupable ,  mais  il  eft  vertueux  5 
mille  ennuis  m'a/îiègenc,  mais  fa  conf- 
iance me  fourient,  &  je  trouve  an  fond 
de  (on  cœur  le  déJommasement  de  rou- 
tts  mes  pertes  !  vain  efpoir  que  la  pre- 
mière épreuve  a  détruit  !  Où  eft  main- 
tenant cetam.our  fublimequi  fait  élever 
tous   les  fentimens  &  faire  éclater  la 
veitu  ?  Où  font  CQS  fieres  maximes  ? 
Qu'efi;    devenue    cette    imitation    des 
grands-hommes?  Où  eft  ce  philolophe 
que  le  malheur  ne  peut  ébranler,  &  qui 
fuccombe  au  premier  accident  qui  le  fé- 
pare  de  fa  maitreiTe  ?  Quel  prétexte  ex- 
cufera  déformais  ma  honte  à  mes  pro- 
pres yeux  ,  quand  je  ne  vois  plus  dans 
celui  qui  m'a  féJuite  qu'un  homme  fans 
courage,  amolli  par  les  plaifirs  j  qu'un 
cœur  lâche  ,  abattu  par  le  prem.ier  re- 
vers j  qu'un  infenfé,  qui  renonce  à  la  rat» 
fon,  fi- tôt  qu'il  a  befoin  d'elle  ?  o  Dieu  ! 
dans  ce  comble  d'humiliation  devois-je 
me  voir  réduite  à  rougir  de  mon  choix 
autant  que  de  ma  foiblelTe  ? 

Regarde  à  quel  point  tu  t'oublies  î 


H  É  L  oï  s  Ë,  55 

ton  âme  égarée  &  rempante  s'abai(Te 
jufqn'à  la  cruauté  !  tu  m'ôfes  Faire  des 
reproches  !  tu  t'ôfes  plaindre  de  moi  !..., 
de  ta  Julie  !...  barbare!....  Comment 
tes  remords  n'ont-ils  pas  retenu  ta  main  ? 
Comment  les  plus  doux  témoignages 
du  plus  tendre  amour  qui  fut  jamais , 
t'ont-ils  laifTé  le  courage  de  m'outra2:er  ? 
Ah  î  fi  tu  pouvois  douter  de  mon  cœur  , 
que  le  tien  feroit  méprifablc  !....  mais 
non ,  tu  n'en  doutes  pas ,  tu  n'en  peux 
douter,  j'en  puis  défier  ta  fureur  j  & 
dans  cet  inî^ant  même  où  je  hais  ton 
injuftice  ,  tu  vois  trop  bien  la  fource 
du  premier  mouvement  de  colère  que 
j'éprouvai  de  ma  vie. 

Peux  tu  t'en  prendre  à  moi ,  fi  je  me 
fuis  perdue  par  une  aveugle  confiance  , 
&  fi  mes  deffeins  n'ont  point  réufli  ? 
Que  tu  rougirois  de  tes  duretés  ,  fi  tu 
connoiiïbis  quel  efpoir  m'avoit  féduite, 
quels  projets  j'ôfai  former  pour  ton  bon- 
heur &  le  mien ,  &  comment  ils  fe  font 
évanouis  avec  toutes  mes  efpcrancesî 
Quelque  jour ,  ]oÇq  m'en  flatter  encore, 

C  iv 


5<?        La  Nouvelle 

tu  pourras  en  favoir  davantage  ,  &:  tes 
regrets  me  vengeront  alors  de  tes  re- 
proches. Tu  fais  la  âKèiQ\\(Q  de  mon 
père  j  ni  n'ignores  pas  les  difcoars  pu- 
blics j  j  en  prévis  les  confcquences  ,  je 
te  les  hs  expofer  ,  tu  les  fentis  comme 
nous  ,  &  pour  nous  conferver  l'un  a 
l'autre,  il  fallut  nous  foumertre  au  fort 
qui  nous  féparoir. 

Je  t'ai  àowc  cnalTi  ,  comme  tu  l'ôfes. 
«lire  ?  Mais  pour  qui  l'ai-je  fait,  amant 
fans  délicateflfe  ?  Ingrat  !  c'eft  pour  ua 
cœur  bien  plus  honnête  qu'il  ne  croit 
l'être  ,  &  qui  mourroit  mille  fois  plu- 
tôt que  de  me  voir  avilir.  Dis -moi  > 
que  devicndras-tu,  quand  Je  ferai  livrée 
à  l'opprobre  ?  Efperes-tu  pouvoir  fup- 
porter  le  fncclacle  de  mon  déshonneur? 
Viens ,  cruel  !  fi  tu  le  crois  ,  viens  rece- 
voir le  facrlhce  de  ma  réputation  avec 
autant  de  courage  que  Je  puis  te  l'offrir. 
Viens  ,  ne  crains  pas  d'être  défavoué  de 
celle  à  qui  tu  fus  cher.  Je  fuis  prête 
à  déclarer  à  la  face  du  ciel  &  dç% 
kommes,  tout  ce  que  nous  avons  ferLîi 


H  È  L  o  ï  s  E.  57 

Vmt  pour  l'autre  j  je  fuis  prête  à  te  nom- 
mer hautement  mon  amant,  à  mourir 
dans  ZQS  bras  d'amour  &c  de  honte  : 
l'aime  mieux  que  le  monde  entier  con- 
noiiïe  ma  tencIrelTe ,  que  de  t'en  voir  dou- 
ter un  moment  j  &  tes  reproches  me  lonc 
plus  amers  que  l'ignominie. 

Finiflons  pour  jamais  ces  plaintes  mu- 
tuelles, je  t'en  conjure  j  elles  me  fonc 
infupportables.  O  Dieu  !  comment  peut- 
on  fe  quereller ,  quand  on  s'aime  ,  & 
perdre  à  fe  tourmenter  l'un  l'autre  des 
momens  où  l'on  a  (1  grand  befoin  de 
confolation  ?  Non  ,  mon  ami ,  que  ferc 
de  feindre  un  mécontentement  qui  n'eft 
pas  ?  Plaignons-nous  du  fort  &  non  de 
l'Amour.  Jamais  il  ne  forma  d'union  (î 
parfaire  j  jamais  il  n'en  forma  de  plus 
durable.  Nos  âmes  trop  bien  confon- 
dues ne  fauroient  plus  fe  féparer  ,  & 
nous  ne  pouvons  plus  vivre  éloignés  l'un 
de  l'autre,  que  comme  deux  parties  d'un 
même  tour.  Comment  peux-tu  donc  ne 
fentir  que  tes  peines?  Comment  ne  fens* 
tu  point  celles  de  ton  amie  ?  Comment 

C  V 


5?        La  Nouvelle 

n'enrends-cn  point  dans  ron  fein  fes  ten- 
dres gémi{remens?Combien  ils  font  plus 
douloureux  que  tes  cris  emportés  î  Com- 
bien, fi  tu  parragcois  mes  maux,  ils  te 
feroicnr  plus  cruels  que  les  tiens  mêmes  ! 
Tu  trouves  i-^.>n  fort  déplorable  !  Con- 
fîdere  celui  de  t.i  Julie,  &  ne  pleure  que 
fur  elle.  Confidere  dans  nos  communes 
infortunes  l'état  de  mon  fexe  &  du  tien , 
&  juge  qui  de  nous  eft  le  plus  à  plaindre^ 
Dans  la  force  à^s  pafTîons  afFeder  d'être 
infenfibîe^  en  proie  à  mille  peines,  paroî- 
rre  joy^eufe  &  contente  ;  avoir  l'air  fetein 
&  l'âme  acritée  ;  dire  toujours  autrement 
qu'on  ne  pen(Q\  dégnifer  tout  ce  qu'on 
fent;  erre  fauffe  par  devoir,  &■  mentir  par 
modeftie  :  voilà  l'état  habituel  de  toute 
fille  de  mon  âge.  On  pafTe  ainfi  Tes  beaux 
Jours  fous  la  tyrannie  des  bienféances 
qu'aggrave  enfin  celle  des  parens  dans 
lin  lien  mal  afiorti.  Mais  on  gêne  en  vain 
nos  inclinations  j  le  cœur  ne  reçoit  de 
loix  que  delui-mêmejil  échappe  à  Tef- 
tlavage;  il  fe  donne  à  fon  gré.  Sous  un 
joug  de  fer  que  le  ciel  n'impofe  pas ,  on 


H  È  L  O  î  s  Ë.  0 

ii*aflervit  qu'un  corps  fans  âme  :  la  per- 
sonne &  la  foi  reftenc  féparémenc  enga- 
gées, &  l'on  force  au  crime  une  malheu- 
reufe  victime,  en  la  forçant  de  manquer, 
de  part  ou  d'autre ,  au  devoir  facré  de  la 
fidélité....  11  en  eft  de  plus  fages-. .  ah  '  je 
le  fais  :  elles  n'ont  point  aimé.  Qu'elles 
font  heureufes!..  Elles réfiltent..  j'ai  vou- 
lu réfifter...  elles  font  plus  vertueufes.... 
aiment-elles  mieux  la  vertu  ?  Sans  toi  , 
fans  toi  feul,  je  l'aurois  toujours  aimée» 
Il  eft  donc  vrai  que  je  ne  l'aime  pltis  ?..« 
ru  m'as  perdue  ,  &  c'eft  moi  qui  te  con-* 
foie  !.  . . .  mais  moi ,  que  vais-je  deve- 
nir? . . .  que  les  confolations  de  l'ami- 
tié font  foibles  où  manquent  celles  de 
l'amour!  qui  me  confolera  donc  dans 
mes  peines  ?  Quel  fort  affreux  j'envifage, 
moi  qui  pour  avoir  vécu  dans  le  crime  ne 
vois  plus  qu'un  nouveau  crime  dans  des. 
nœuds  abhorrés  &  peut-être  inévitables! 
Où  trouverai-je  affez  de  larmes  pour 
pleurer  ma  faute  &  mon  amant ,  fi  je 
cède?  Où  trouverai-je  alTez  de  force 
pour  réfifter  dans  l'abattement  où  je 

C    Vj 


^o        La  Nouvelle 

fuis  ?  Je  ciois  àk.]i  voir  les  fareiirs  d'utî 
père  irriié.  Je  crois  déjà  fentir  le  cri  de 
la  Nature  émouvoir  mes  entrailles,  ou 
TAmour  gémi  (Tant  déchirer  mon  cœur» 
Privée  de  roi ,  je  refte  fans  reiïburce ,  fans 
appui ,  fans  efpoir  \  le  paffé  m'avilit,  le 
préfent  m'afflige,  l'avenir  m'épouvante. 
J'ai  cru  toiu  hiire  pour  notre  bonheur, 
\t  n'ai  lien  fait  que  nous  rendre  plus  mi- 
sérables en  nous  préparant  une  féparatioii 
plus  cruelle.  Les  vains  plaifirs  ne  fonc 
plus,  fes  remords  demeurent,  t<.  la  honte 
q-ui  m'humilieeftfansdédommagemenr^ 
C'eft  à  moi,  c'eft  à  moi  d'être  foibie 
&  malheureufe.  Laiffe-moi  pleurer  & 
fonffrir  j  mes  pleurs  nepeuvenxnonplus 
tarir  que  mes  fautes  fe  réparer,  &  le 
tems  même,  qui  guérit  tout,  ne  m'offre 
cjue  de  nouveaux  fujets  de  larmes  :  mais 
roi  qui  n'as  nulle  violence  à  craindre  , 
que  la  honte  n'avilit  point,  que  rien  ne 
force  à  déguifsr  balîement  tes  fenti- 
mens  j  toi  qui  ne  fens  que  l'atteinte  du 
malheur  &  jouis  au  moins  de  lo.^  pre- 
liiieres  vertus ,  comment  t'ôfes-ta  dé- 


H  i  L  oïs  E,         Cl 

graver  au  point  de  foupirer  &  gémiir 
comme  une  femme ,  &  de  t'emportes 
comme  un  furieux  ?  N'eft-ce  pas  aflTez  du 
mépris  que  j'ai  mérité  pour  toi,  fans 
l'augmenter  en  te  rendant  méprifable 
toi-même  ,  &  fans  m'accabler  à  la  fois 
de  mon  opprobre  &  du  tien?  Rappelle 
donc  ta  fermeté ,  fâche  fupporter  l'infor- 
tune &  fois  homme.  Sois  encore,  fî  j'ôfe 
le  dire,  l'amanrque  Julie  a  choifi.  Ah  \Ç\ 
je  ne  fuis  plus  digne  d'animer  ton  cou- 
rage, fouviens-roi,  du  moins,  de  ce  que 
je  fus  un  Jour  \  mérite  que  pour  toi  j'aie 
cefTé  de  l'être  j  ne  me  déshonore  pas 
deux  fois. 

Non,  mon  refpectable  ami,  ce  iî'eft 
point  toi  que  je  reconnois  dans  cette  1er- 
tre  efféminée  que  je  veux  à  jamais  ou- 
blier, &  que  je  riens  déjà  défavou^e  par 
toi  même.  J'efpère  ,  toute  avilie  ,  toute 
confufe  que  je  fuis,  j'ôfe  efpérer  que 
mon  fou  venir  n'infpire  point  des  ienti- 
mens  fî  bas ,  que  mon  image  règne  en- 
core avec  plus  de  gloire  dans  un  cœur 
que  je  pus  enflammer ,  6c  que  je  n'aurai 


6i        La  Nou vellë 

point  à  me  reprocher ,  avec  ma  foiblefle  , 
la  lâcheté  de  celui  qui  l'acaufée. 

Heureux  dans  ta  difgrace  ,  tu  trouves 
le  plus  précieux  dédominagement  qui 
foit  connu  éts  âmes  fenfibles.  Le  ciel, 
dans  ton  malheur  ,  te  donne  un  ami , 
&  te  laifle  à  douter  fi  ce  qu'il  te  rend  ne 
▼aut  pas  mieux  que  ce  qu'il  t'ôte.  Ad- 
mire &  chéris  cet  homn^e  trop  généreux 
qui  daigne  ,  aux  dépens  de  fon  repos, 
prendre  foin  de  tes  jours  &  de  ta  raifon. 
Que  tu  ferois  ému,  fi  tu  favois  tout  ce 
qu'il  a  voulu  faire  pour  toi!  Mais  que 
fert  d'animer  ta  reconnoiirance  en  ai- 
grilTant  tes  douleurs  ?  Tu  n'as  pas  be- 
foin  de  favoir  à  quel  point  il  t'aime , 
pour  connoître  tout  ce  qu'il  vaut  \  Ôc  ru 
ne  peux  l'eftimer  comme  il  le  mérite > 
ians  l'aimer  comme  tu  le  dois. 


^1%^ 


JI É  L  0  ï  s  E.  6y 

^  '  7 

LETTRE      VllI. 

DE    Claire. 

V  Ou  s  avez  plus  d'amour  que  de  dé- 
licateire,  de  favez  mieux  faire  des  facri- 
£ces  que  les  faire  valoir.  Y  penfez-vous 
d'écrire  à  Julie  fur  un  ton  de  reproches 
dans  rétar  où  elle  eft  ?  &  parce  que  vous 
foufFrez  ,  faut  il  vois  en  prendre  à  elle 
qui  loufFre  encore  plus  ?  je  vous  l'ai  dit 
mille  fois ,  je  ne  vis  de  ma  vie  un  amanc 
fi  grondeur  que  vous  j  toujours  pi  et  à 
difputer  fur  tout  ,  Tamour  n'eft  ponr 
vous  qu'un  état  de  guerre,  ou ,  fi  quelque- 
fois vous  êtes  docile,  c'efl  pour  vous 
plaindre  enfuite  de  l'avoir  éré.  O  que 
de  pareils  amans  font  à  craindre  1  ôc  que 
je  m'eftime  heureufe  de  n'en  avoir  ja- 
mais voulu  que  de  ceux  qu'on  peut  con- 
gédier quand  on  veut,  fans  qu'il  erî 
coûte  une  larme  à  perfonne! 

Croyez  -  moi ,   changez  de   langage 
avec  Julie ,  fi  vous  voulez  qu'elle  vive  3 


(^4       ^^  Nouvelle 

c'en  eft  trop  pour  elle  de  fupporter  a  lâ 
fois  fa  peine  8c  vos  mécontencemens.  Ap- 
prenez une  fois  à  ménager  ce  cœur  trop 
fenlîble  ;  vous  lui  devez  les  plus  tendres 
confoiations  ;  craignez  d'augmenter  vos 
maux  a  force  de  vous  en  plaindre ,  ou  du 
moins  ne  vous  en  plaignez  qu'à  moi  qui 
fuis  l'unique  auteur  de  votre  éloigne- 
ment.  Oui ,  mon  ami ,  vous  avez  deviné 
jufte;  je  lui  ai  fuggéré  le  parti  qu'exi- 
geoit  Con  honneur  en  péril ,  ou  plutôt  je 
l'ai  forcée  à  le  prendre  en  exagérant  le 
danger  j  je  vous  ai  déterminé  vous-mê- 
me, &  chacun  a  rempli  fon  devoir.  J'ai 
plus  fait  encore  j  je  l'ai  détournée  d'ac- 
cepter les  offres  de  Mylord  Edouard  ^ 
je  vous  ai  empêché  d'être  heureux  :  mais 
le  bonheur  de  Julie  m'efl;  plus  cher  que 
îe  vôtre;  jefavois  qu'elle  ne  pouvoit  être 
heureufe  après  avoir  livré  fes  parens  à  la 
honte  &  au  défefpoir  ,  &  j'ai  peine  X 
comprendre ,  par  rapport  à  vous  même , 
quel  bonheur  vous  pourriez  gourer  aux 
dépens  du  fien. 

Quoi  qu'il  en  foi  t,  voilà  ma  conduite 


H  É-  L  o  'î  s  E,  <^5 

'&  mes  torts ,  &  pairque  vous  vous  p:.i- 
fez  à  quereller  ceux  qui  vous  aiment, 
voilà  de  quoi  vous  en  prendre  à  moi 
feule  \  (1  ce  n'eft  pas  eefler  d'ccte  ingrat , 
c'eft  au  moins  cefler  d'être  injufte.  Pour 
moi,  de  quelque  manière  que  vous  en 
«fiez,  je  ferai  toujours  la  même  envers 
vous  j  vous  me  ferez  cher  tant  que  Julie 
vous  aimera  ,  &  je  dirois  davantage  s'il 
étoit  poflible.  Je  ne  me  repens  d'avoir 
ni  favorlieni  combattu  votre  amour.  Le 
pur  zèledel'amirié,  qui  m'a  toujours  gui- 
dée 5  me  juftifie  également  dans  ce  que 
j'ai  fait  pour  &  contre  vous,  &:  fi  quel- 
qu.^f^is  je  m'intércffai  pour  vos  feux,  plus 
peut-être  qu  il  ne  fembloit  me  convenir  , 
le  témoignage  de  mon  cœur  fuffit  à  mon 
repos  ;  je  ne  rougirai  jamais  des  fervices 
que  j'ai  pu  rendre  à  mon  amie,  &  ne  me 
reproche  que  leur  inutilité. 

Je  n'ai  pas  oublié  ce  que  vous  m'a- 
vez appris  autrefois  de  la  confiance  du 
Sage  dans  les  di  fgraces,  &  je  pourrois  ,  ce 
me  femble  ,  vous  en  rappeler  à  propos 
(quelques  maximes  j  mais  l'exemple  de 


66       La  Nouvelle 

Julie  m'apprend  qu'une  fille  de  mon  âge 
eft  pour  un  philofophe  du  vôtre  un  aufîi 
mauvais  précepteur  qu'un  dangereux 
difcipJe ,  &■  il  ne  me  conviendroit  pas 
de  donner  des  leçons  à  mon  maître. 


LETTRE     IX. 

DE   Mylord  Edouard  a  Juliî. 

X'^Ous  l'emportons,  charmante  Ju- 
lie j  une  erreur  de  notre  ami  l'a  ramené  à 
la  raifon.  La  honte  de  s'être  mis  un  mo- 
ment dans  fon  tort  a  di(îîpé  toute  fa  fu- 
reur, &  l'a  rendu  (î  docile  5  que  nous  en  fe- 
rons déformais  tout  ce  qu'il  nous  plaira. 
Je  vois  avec  plaifir  que  la  faute  qu'il  fe 
reproche  lui  laiife  plus  de  regret  que  de 
dépit,  &  je  connois  qu'il  m'aime,  en  ce 
qu'il  eft  humble  &'  connus  en  ma  préfen- 
ce ,  mais  non  pas  embarralîé  ni  contraint. 
Il  fent  trop  bien  fon  injuftice  pour  que 
je  m'en  fouvienne,  &:  des  torts  ainH  re- 
connus font  plus  d'honneur  a  celui  qui 
les  répare  qu'à  celui  qui  les  pardonne. 


TI  é  L  O  'i  s  E.  67 

J'ai  profité  de  cette  révolution  &  d« 
l'effet  qu'elle  a  produit  pour  prendre 
avec  lui  quelques  arrangemens  néceflai- 
res  avant  de  nous  féparer  :  car  je  na 
pu^s  différer  mon  départ  plus  long-tems. 
Comme  je  compte  revenir  l'été  pro- 
chain ,  nous  fummes  convenus  qu'il  iroit 
m'artendre  à  Paris,  &  qu'enfaite  nou5 
irions  enfemble  en  Angleterre.  Londres 
eft:  le  feul  théâtre  dicine  des  err.nds  ta- 
lens,  &  où  leur  carrière  eft  la  plus 
étendue  (i).  Les  Tiens  font  fupérieurs 


(1  )  C'efl:  avoir  uns  étrange  prévention  pour 
foiî  pays  ;  car  je  n'entends  pas  dire  qu'il  y  en 
ait  au  monde  où  ,  généralement  parlant  ,  les 
étrangers  foienc  moins  bien  re.çus  ,  &  trou- 
vent plus  d'obftacles  à  s'avancer  ou'en  Angle- 
terre. Par  le  goût  de  la  Nation,  ils  n'y  font 
favorifés  en  rien  ;  par  la  forme  du  gouverne- 
ment ,  ils  n'y  fauroicnt  parvenir  à  rien.  Mais 
convenons  aurti  que  l'Anglois  ne  va  guères  de- 
mander aux  autres  rhofpitalité  qu'il  leur  refu- 
fe  chez  lui.  Dans  quelle  Cour,  hors  celle  de 
Londres  ,  voit-on  remper  lâchement  ces  fiers 
lufulaires  ?  Daus  quel  pays  ,  hors   le  leur  , 


€2        La  Nouvelle'^ 

à  bien  àts  égards ,  &  je  ne  défefpere  pas 
de  lui  vcir  faire  en  peu  de  tems ,  à  l'aide 
de  quelques  amis,  un  chemin  digne  de 
fon  mérite.  Je  vous  expliquerai  mes 
vues  plus  en  détail  à  mon  paHage  auprès 
de  vous.  En  attendant,  vous  fentez  qu'à 
force  de  fuccès  on  peut  lever  bien  des 
difficultés ,  àc  qu'il  y  a  àts  degrés  de 
confidération  qui  peuvent  compenfer  la 
iiaidance ,  même  dans  l'efprit  de  votre 
père.  C'eft,  ce  me  femble,  le  feul  ex- 
pédient qui  refte  à  tenter  pour  votre  bon- 
heur &  le  iien ,  puifque  le  fort  bc  les  pré- 
jugés vous  ont  ôté  tous  les  autres. 

J'ai  écrit  à  Regianino  de  venir  me 
joindre  en  pofte  pour  profiter  de  lui 
pendant  huit  ou  dix  jours  que  je  palTe 
encore  avec  notre  ami.  Sa  trifteffe  efl 
trop  profonde  pourlailTer  place  a  beau- 


•vont-ils  chercher  à  s'enrichir  ?  Ils  font  durs , 
il  eft  vrai:  cette  dureté  ne  me  déplaît  pas, 
quand  elle  marche  avec  la  juftice.  Je  trouve 
beau  qu'ils  ne  foient  qu'Anglois  ,  puifqu'ils 
Bonc  pas  befoiii  d  être  honames. 


H  È  L  O  ï  s  E,  ^^ 

coup  d'entretien.  La  mufique  remplira 

les  vuides  du  filence  &  le  lainfera  rêver , 

&:  changera  par  degiés  fa  douleur  en 

mélancolie.  J'attends  cet  état  pour  le 

livrer  à  lui-même  :  je  n'ôferois  m'y  Eer 

auparavant.  Pour  Regianino ,  je  vous  le 

rendrai  en  repafTant  &  ne  le  reprendrai 

qu'à  mon  retour  d'Italie  ,  tems  où  ,  fur 

les  progrès  que   vous  avez  déjà   faits 

routes  deux  ,  je  juge  qu'il  ne  vous  fera 

plus  nécefTaire.  Quant  à  préfent ,  fCire- 

ment  il  vous  eO:  inutile,  &  je  ne  vous 

prive  de  rien ,  en  vous  l'ôt^nt  pour  quel» 

cjues  jours. 


A 


4^  #âi  ^v^ 
\  W  ^'* 

V 


70        La  NouvELiE 


LETTRE      X. 

A    Claire. 

OuRQuoi  faut-il  que  J'ouvre  enjfîn 
les  yeux  fur  moi?  Que  ne  les  ai-je  fer- 
més pour  toujours,  plutôt  que  de  voir 
l'aviliirement  où  je  fuis  tombé  j  plutôt 
que  de  me  trouver  le  dernier  des  hom- 
mes ,  après  en  avoir  été  le  plus  fortu- 
né !  Aimable  &  généreufe  amie,  qui 
fûtes  Çi  fouvent  mon  refuge  ,  j'ôle  en- 
core verfer   ma  honte   &  mes  peines 
dans  votre  cœur  compatifTant^j'ôfe  en- 
core implorer  vos  confolations  contre 
le  fentiment  de  ma  propre  indignité  ^ 
j'ôfe  recourir  à  vous,  quand  je  fuis  aban- 
donné de  moi-même.  Ciel  !  comment 
un  homme  aufli  méprifable  a-t-il  pu  ja- 
mais être  aimé  d'elle,  ou  comment  un 
feu  C\   divin  n'a-t-il   point  épuré  mon 
âme  ?  Qu'elle  doit   maintenant  rougir 
de  fon  choix  ,  celle  que  je  ne  fuis  pas 
digne  de  nommer  !  Qu'elle  doit  gémir 


H  É  L  O  ï  s  E.  71 

de  voir  profaner  fon  image  dans  un 
cœur  fî  rempanc  &  fi  bas  !  Qu'elle  doit 
de  dédain  &  de  haîne  à  celui  qui  pue 
l'aimer  &  n'être  qu'un  lâche  !  Connoif- 
fez  routes  mes  erreurs,  charmante  cou- 
fîne  (1)  j  connoiffèz  mon  crime  &:  mon 
repentir  ^  foyez  mon  Juge  &  que  je 
meure  j  ou  foyez  mon  intercefleur,  & 
que  l'objet  qui  fait  mon  fort  daigne  en- 
core en  erre  l'arbitre. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'effet 
que  produifit  fur  moi  cette  féparation 
imprévue  j  je  ne  vous  dirai  rien  de  ma 
douleur  ftupide  &  de  mon  infenfc  dc- 
fefpoir  :  vous  n'en  jugerez^que  trop  par 
l'égarement  inconcevable  où  l'un  &  l'au- 
tre m'ont  entraîné.  Plus  je  fentois  l'hor- 
reur de  mon  état,  moins  j'imaginois 
qu'il  fût  poffible  de  renoncer  volontai- 
rement à  Julie  j  &  l'amertume  de  ce 
fentiment,  jointe  à  l'étonnante  gcnéio- 
»  ■  ■       « 

(i)  A  l'imitation  de  Julie,  il  l'appcloit  ma 
coufins  ;  &  à  l'imicatioa  de  Julie ,  Claire  l'ap- 
f  cioic  mon  ami. 


71        La  No  vv elle  ' 

fîcé  de  Mylord  Edouard ,  me  fit  naîrre 
des  foiipçons  que  je  ne  me  rappellerai 
jamais  fans  hoiieur ,  &  que  je  ne  puis 
oublier  fans  ingratitude  envers  l'ami  qui 
me  \^^  pardonne. 

En  rapprochant  dans  mon  délire  tou- 
tes les  circonftances  de  mon  départ ,  j'jr 
crus  reconnoître  un  defTein  prémédité, 
&  j'ôfai  l'attribuer  au  plus  vertueux  des 
hommes.  A  peine  ce  doute  affreux  me 
fuc-ii  entré  dans  l'eTprit,  que  tout  me 
■fembla  le  confirmer.  La  converfation 
de  Mylord  avec  le  Baron  d'Etange  j  le 
ton  peu  inHnuant  que  je  l'accufois  d'y 
avoir  affedéj  la  querelle  qui  en  dériva  j 
la  défenfede  me  voir  j  laréfolutionprife 
de  me  faire  partir  \  la  diligence  &  le 
fecret  des  préparatifs  j  l'entretien  qu'il 
eut  avec  moi  la  veille  ;  enfin  la  rapidité 
avec  laquelle  je  fus  plutôt  enlevé  qu'em- 
mené j  tout  me  fembloit  prouver  de 
la  parc  de  Mylord  un  projet  formé  de 
m'écarter  de  Julie  j   &  le  retour  que  je 
favois  qu'il  devoir  faire  auprès  d'elle 
achevoic ,  félon  moi,  de  me  déceler  le 

bue 


H  È  L  o  ï  s  E,  75 

but  defes  foins.  Je  réfolus  pourtant  de 
m'éclaircir  encore  mieux  avant  d'écla- 
rer,  &  dans  ce  deflein  je  me  bornai  à 
examiner  les  chofes  avec  plus  d'atten- 
tion. Mais  tout  redoubloit  mes  ridicules 
foupçons ,  &  le  zèle  de  l'Humanité  ne 
lui  infpiroit  rien  d'honnête  en  ma  faveur, 
dont  mon  aveugle  jaloufie  ne  tirât  quel- 
que indice  de  trahifon.  A  Befançon  ,  je 
fus  qu'il  avoit  écrit  à  Julie  fans  me 
communiquer  fa  lettre,  fans  m'en  parler. 
Je  metinsalorsfufïîfamment  convaincu, 
te  je  n'attendis  que  la  réponfe ,  donc 
j'efpérois  bien  le  trouver  mécontent, 
pour  avoir  avec  lui  l'éclairciOTementque 
e  méditois. 

Hier  au  foir,nous  rentrâmes  afl^z  tard, 
&  je  fus  qu'il  y  avoit  un  paquet  venu 
de  Suiiïe,  dont  il  ne  me  parla  point  en 
nous  féparant.  Je  lui  laifTai  le  tems  de 
l'ouvrir  \  je  l'entendis  de  ma  chambre 
murmurer,  en  lifant ,  quelques  mots. 
Je  prêtai  l'oreille  attentivemest.  Ah  ! 
Julie  !  difoit-il  en  phrafes  interrompuees 

I*  ai  voulu  vous  rendre  heureufe j© 

Tome  II,  O 


74  ^^   No  UV ELLE 

rerpede   vorre  vertu mais   je 

plains  votre  erreur.  ...  A  ces  reots  & 
d'autres  femblables  que  je  diftinguai 
parfaitement ,  je  ne  fus  plus  maître  de 
moi;  je  pris  mon  épée  fous  mon  brasj 
j'ouvris,  ou  plutôt  j'enfoHçai  la  porte; 
j'entrai  comme  un  furieux.  Non,  je  ne 
fouillerai  point  ce  papier  ni  vos  regards 
êiQ^  injures  que  me  didta  la  rage  pour  le 
porter  àfe  battre  avec  moi  furie  champ. 
O  ma  coufîne  !  c'eft-là  fur  tout  que 
je  pus  reconnoître  l'empire  de  la  véri- 
table fageffe ,  même  fur  les  hommes  les 
plus  fenfîbles  ,  quand  ils  veulent  écou- 
ter fa  voix.  D'abord  il  ne  put  rien 
comprendre  à  mes  difcours,  &  il  les  prit 
pour  un  vrai  délire  :  mais  la  trahifon 
dont  je  l'accufois,  les  defîèins  fecrets 
que  je  lui  reprochois,  cette  lettre  de 
Julie  qu'il  tenoit  encore  ,  &  dont  je  lui 
parlûis  fans  cefTe ,  lui  firent  connoître 
enfin  le  fujet  de  ma  fureur.  Il  fourit  ; 
puis  il  me  dit  froidement  :  vous  avez 
perdu  la  raifon  ,  &  je  ne  me  bats  point 
contre  uti  infenfé.  Ouvrez  les  yeux» 


Tciiiir. 


/.   U.sp.-r.tir  ,.iJf- 


'.yvr^s  j:  Xiiai?  2L  ton  Ibientutemi'l 


H  É  L  o  ï  s  E,  75 

aveugle  que  vous  êtes,  ajouta-t-il  d'un 
ton  plus  doux  j  eft-ce  bien  moi  que  vou» 
accufez  de  vous  trahir  ?  Je  fentis  dans 
l'accent  de  ce  difcours  je  ne  fais  quoi 
qui  n'étoit  pas  d'un  perfide  \  le  fon  de 
fa  voix  me  remua  le  cœur  j  je  n'eus  pas 
jeté  les  yeux  fur  les  fiens,  que  tous  mes 
foupçonsfedifïiperentj&:  je  commençai 
de  voir  avec  effroi  mon  extravagance. 

Il  s'apperçut  à  l'inftant  de  ce  change- 
ment j  il  me  tendit  la  main.  Venez ,  me 
dit-il ,  fi  votre  retour  n'eût  précédé  ma 
juflification ,  je  ne  vous  aurois  vu  de  ma 
vie.  A  préfenr  que  vous  êtes  raifonna- 
ble ,  lifez  cette  lettre  ,  &  connoifTez  une 
fois  vos  amis.  Je  voulus  refufer  de  la 
lire ,  mais  l'afcendant  que  tant  d'avan- 
tages lui  donnoient  fur  moi  le  lui  fît 
exiger  d'un  ton  d'autorité ,  que ,  malgré 
mes  ombrages  dilîipés ,  mon  deflr  fe- 
cret  n'appuyoit  que  trop. 

Imaginez  en  quel  état  je  me  trouvai 
après  cette  ledure,  qui  m'apprit  \qs  bien- 
faits inouis  de  celui  que  j'ofois  calomnier 
avant  tant  d'indignité.  Je  me  précipitai 


7^        La  Nouvelle 

à  Çqs  pieds ,  &:  le  cœur  chargé  d'acîmf- 
racion  ,  de  regret  &de  honre  ,  je  l.nrois 
^QS  genoux  de  roure  ma  force,  fans  pou- 
voir proférer  un  feul  mot,  II  reçut  mon 
repentir  comme  il  avoir  reçu  mes  outra- 
ges, &  n'exigea  de  moi  pour  prix  du  par- 
don qu'il  daigna  m'accorder  ,  que  de  ne 
m'oppofer  jamais  au  bien  qu'il  voudroit 
me  faire.  Ah  !  qu'il  fafle  déformais  ce 
qu'il  lui  plaira  !  fon  âme  fublime  eft  au- 
deflus  de  celle  des  hommes,  &  il  n'eft 
pas  plus  permis  de  réfifter  à  {qs  bienfaits 
qu'à  ceux  de  la  Divinité. 

Enfuite  il  me  remit  les  deux  lettres 
qui  s'adreiïbient  à  moi ,  lefquelles  il  n'a- 
voir pas  voulu  me  donner  avant  d'avoir 
lu  la  fienne,  &  d'être  inftruit  de  la  ré- 
folution  de  votre  confine.  Je  vis  en  les 
îlfant  quelle  amante  &  quelle  amie  le 
ciel  m'a  données  j  je  vis  combien  il  a 
raflfemblé  de  fentimens  &:  de  vertus  au- 
tour de  moi  pour  rendre  mes  remords 
plus  amers  &  ma  balTeffe  plus  méprifa- 
ble.  Dites  j  quelle  eft  donc  cette  mor- 
telle unique  dont  le  moindre  empire 


Ë  É  L  o  ï  s  E.  77 

cft  dans  fa  beauté ,  &  qui ,  femblable  aux 
puiflances  éternelles  ,  le  fait  également 
adoiei-  &  par  les  biens  &  par  les  maux 
qu'elle  fait  ?  Hélas  !  elle  m'a  tout  ravi  , 
la  cru-elle  !  &  je  l'en  aime  davantage. 
Plus  elle  me  rend  malheureux,  plus  je 
la  trouve  parfaite.  11  femble  que  tous 
les  tourmensqu'ellemecaufefoientpoLir 
elle  un  nouveau  mérite  auprès  de  moi. 
Le  facrilîce  qu'elle  vient  de  faire  aux 
fentimens  de  la  Nature  me  défoie  âc 
m'enchante.;  il  augmente  à  mes  yeux 
le  prix  de  celui  qu'elle  a  fait  à  l'Amour. 
Non  ,  fon  cœur  ne  fait  rien  refufer  qui 
ne  faffe  valoir  ce  qu'il  accorde. 

Et  vous ,  digne  &:  charmante  coui- 
ne \  vous ,  unique  &  parfait  modèle  d'a- 
mitié, qu'on  citera  feule  entre  toutes 
les  femmes  ,  &  que  les  cœurs  qui  ne  ref- 
femblent  pas  au  votre  ofercnt  traiter  de 
chimère  ;  ah!  ne  me  parlez  plus  de  phi- 
lofophïe  !  je  mcprife  ce  trompeur  étalage 
qui  ne  conllfte  qu'en  vains  difcours;  ce 
fantôme  qui  n'eft  qu'une  ombre  qui  nous 
excite  à  menacer  de  loin  les  payions  Z\. 

D  iij 


7^        La  Nouvelle 

nous  laifle  comme  un  faux  brave  à  leur 
approche.  Daignez  ne  pas  m'abandon- 
ner  à  mes  é^aremens  ;  daignez  rendre 
vos  anciennes  bontés  à  cet  infortuné  qui 
ne  les  mérite  plus  ,  mais  qui  les  defîre 
plus  ardemment  &  en  a  plus  befoin  que 
jamais  \  daignez  me  rappeller  à  moi- 
même  ,  &  que  votre  douce  voix  fupplée 
en  ce  cœur  malade  à  celle  de  la  raifon. 
Non  ,  je  l'ôfe  efpérer ,  je  ne  fuis  point 
tombé  dans  un  abailTement  éternel.  Je 
fens  ranimer  en  moi  ce  feu  pur  &  fain^ 
dont  j'ai  brûlé  j  l'exemple  de  tant  de 
"vertus  ne  fera  point  perdu  pour  celui 
qui  en  fut  l'objet  ,  qui  les  aime  ,  les 
admire  ,  &  veux  les  imiter  fans  celTe^ 
O  chère  amante  dont  je  dois  honorer  le 
choix  1  ô  mes  amis  dont  je  veux  recou- 
vrer l'eftime!  mon  âme  fe  réveille  & 
reprend  dans  les  vôtres  fa  force  &  fa 
vie.  Le  chafce  amour  &  l'amitié  fubli- 
me  me  rendront  le  courage  qu'un  lâche 
défefpoir  fut  prêt  à  m'ôter  :  les  purs  (qu.- 
rimens  de  mon  cœur  me  tiendront  lieu 
de  fageHe  j  je  ferai  par  v-oas  tout  ce  que  j  e 


H  É  L  o  ï  s  E.  79 

^ols  être ,  &  je  vous  forcerai  d'oublier 
ma  chute ,  fi  je  puis  m'en  relever  un  inf- 
tanr.  Je  ne  fais  ni  ne  veux  favoir  quel 
fort  le  ciel  me  réferve  ;  quel  qu'il  puilTe 
être ,  je  veux  me  rendre  digne  de  celui 
dont  j'ai  Joui.  Cette  immortelle  image 
que  je  porte  en  moi  me  fervira  d'égide , 
&  rendra  mon  âme  invulnérable  aux 
coups  de  la  fortune.  N'ai  -  je  pas  aiTez 
vécu  pour  mon  bonheur  ?  C'eft  main- 
tenant pour  fa  gloire  que  je  dois  vivre. 
Ah  !  que  ne  puis- je  étonner  le  monde 
de  mes  vertus ,  afin  qu'on  pût  dire  un 
jour  en  les  admirant  :  pouvoit-il  moins 
faire  ?  il  fut  aimé  de  Julie. 

p.  S.  Des  nœuds  abhorrés  &:  peut- 
être  inévitables.]  Que  fignifient  ces 
mots  ?  Ils  font  dans  fa  lettre.  Clai- 
re ,  je  m'attends  à  tout  \  je  fuis  ré- 
figné  ,  prêt  à  fupporter  mon  fort. 
Mais  ces  m.ots...  jamais ,  quoi  qu'il 
arrive ,  je  ne  partirai  d'ici  que  je 
n'aye  eu  l'explication  de  ces  mots- 
.       \ï. 

D  iv 


So        La  Nouvelle 

LETTRE      XI. 

DE     Julie. 

J.L  eft  donc  vrai  que  mon  âme  n'efc 
pas  fermée  au  plaifîr  ,  &  qu'un  fenti- 
ment  de  joie  y  peut  pénétrer  encore  l 
Hélas  !  je  croyois  depuis  ton  départ  n'être 
plus  fenfîble  qu'à  la  douleur  j  je  croyois 
ne  favoir  que  foufFrir  loin  de  toi ,  &  je 
n'imaginois  pas  même  des  confolations 
à  ton  abfence.  Ta  charmante  lettre  à 
ma  coufine  efl:  venue  me  défabufer  \  je 
i'ai  lue  &  baifée  avec  des  larmes  d'at- 
tendriffement  j  elle  a  répandu  la  fraî- 
cheur d'une  douce  rofée  fur  mon  cœur 
féché  d'ennui  oc  flétri  de  triftelTe ,  &: 
j'ai  fenti  par  la  férénité  qui  m'en  eft: 
reftée  ,  que  tu  n'as  pas  moins  d'afcen- 
dant  de  loin  que  de  près  fur  les  affec- 
cions  de  ta  Julie. 

Mon  ami ,  quel  charme  pour  moi  de 
te  voir  reprendre  cette  vigueur  de  (en* 
timent  qui  convient  au  courage  d'ua 


H  È  L  o  ï  s  E.  8l 

homme  !  Je  c'en  eftimerai  davantage  » 
&  m'en  mépriferai  moins  de  n'avoir  pas 
en  tout  avili  la  dignité  d'un  amour  Kon- 
nête,  ni  corrompu  deux  coeurs  à  la  fois. 
Je  re  dirai  plus,  à  préfent  que  nous  pou- 
Tons  parler  librement  de  nos  affaires  j  ce 
qui  aggravoit  mon  dcfefpoir  éroit  de 
voir  que  le  tien  nous  ôroit  la  feule  ref- 
fource  qui  pouvoir  nous  refter  dans  l'u- 
fage  de  tes  talens.  Tu  connois  mainte- 
nant le  digne  ami  que  le  ciel  t'a  donné  \ 
ce  ne  feroit  pas  trop  de  ta  vie  entière 
pour  mériter  fes  bienfaits  ;  ce  ne  fera  ja- 
mais alfez  pour  réparer  l'otfenfe  que  tu 
viens  de  lui  faire  ,  &  j'efpere  que  tu 
n'auras  plus  befnin  d'autre  leçon  pour 
contenir  ton  imagination  fougueufe. 
C'eft  fous  les  aufpices  de  cet  homme 
refpectable  que  tu  vas  entrer  dans  le 
monde  j  c'eft  à  l'appui  de  fon  crédit ,  c'ell: 
guidé  par  fon  expérience  que  tu  vas  ten- 
ter de  venger  le  mériie  oublié  des  ri- 
gueurs de  la  fortune.  Fais  pour  lui  ce  que 
tu  ne  ferois  pas  pour  toi  j  tâche  au  moins 
d'honorer  ies  bontés,  en  ne  les  rendant 

D  V 


Si        La  Nou  y  elle 

pas  imiriles.  Vois  quelle  riante  perfpec- 
tive  s'offre  encore  à  roi  ;  vois  quel  fuc- 
cès  tu  dois  efpcrer  dans  une  carrière  où 
tour  concourt  à  favorifer  ton  zèle.  Le 
ciel  t'a  prodigué  (es  dons  j  ton  heureux 
naturel ,  cultivé  par  ton  goût ,  t'a  doué 
de  tous  les  talens  :  à  moins  de  vingt- 
quatre  ans  tu  joins  les  grâces  de  ton 
âge  à  la  maturité  qui  dédommage  plus 
tard  du  progrès  des  ans  : 

Fruto  fertile  in  fa'lgiovenil  flore. 

L'étude  n'a  point  émoulTé  ta  vivacité  , 
ni  appefanti  ta  perfonne  :  la  fade  galan- 
terie n'a  point  rétréci  ton  efprit,  ni  hé- 
bété ta  raifon.  L'ardent  amour,  en  t'inf- 
pirant  tous  les  fentimens  fublimes  dont 
il  eft  le  père ,  t'a  donné  cette  élévation 
d'idée  &  cette  juftelfe  de  fens  (i)  qui 
en  font  inféparables.  A  fa  douce  cha- 
leur j'ai  vu  ton  âme  déployer  fes  bril- 


(i)  Jufteife  de  fens  inféparable  de  l'amour? 
Bonne  Julie  j  elle  ne  brille  pas  ici  dans  Je  vôcre. 


H  É  L  o  ï  s  E.  S  3 

îantes  facultés ,  comme  une  fleur  s'ou- 
vre aux  rayons  du  foleil  :  ta  as  à  la  fois 
tout  ce  qui  mène  à  la  fortune  &  tout 
ce  qui  la  fait  méprifer.  Il  ne  te  maa- 
quoit ,  pour  obtenir  les  honneurs  du 
monde  ,  que  d'y  daigner  prétendre  ,  ^ 
j'efpere  qu'un  objet  plus  cher  à  ton  cœur 
te  donnera  pour  eux  le  zèle  dont  ils  ne 
font  pas  dignes. 

O  mon  doux  ami  !  ta  vas  t'éloigner 
de  moi  !....  O  mon  bien-aimé  !  tu  vas 
fuir  ta  Julie  !...  11  le  faut  ;  il  faut  nous 
féparer,  fi  nous  voulons  nousrevoir  heu- 
reux un  jour ,  &  l'effet  des  foins  que  tu 
vas  prendre  eft  notre  dernier  efpoir. 
Puifle  une  (\  chère  idée  t'animer  ,  te 
confoler  durant  cette  amère  Se  longue 
réparation  !  puifle-t-elle  te  donner  cette 
ardeur  qui  furmonte  les  obftacles  SZ 
dompte  la  fortune  !  Hélas  !  le  monde 
&  les  affaires  feront  pour  toi  des  diffrac- 
tions continuelles  ,  &;  feront  une  utile 
diverfion  aux  peines  de  l'abfence  !  Mais 
je  vais  reflet  abandonnée  à  moi  feule  ou 
livrée  aux  perfécutions  :  Se  tout  me  for- 

D  vj 


§4        La  Nouvelle 

cera  de  te  regretter  fans  celfe.  Heureu» 
fe  au  moins  fi  de  vaines  ailarmes  n'as- 
gravoient  mes  tourmens  réels  ,  &  iî 
avec  mes  propres  maux  je  ne  fentois  en- 
core en  moi  tous  ceux  auxquels  tu  vas 
t'expofer  ! 

Je  frémis,  en  fongeant  aux  dangers  de 
mille  efpèces  que  vont  courir  ta  vie  Si 
tes  mœurs.  Je  prends  en  toi  toute  la  con- 
fiance qu'un  homme  peut  infpirer  ;  mais 
puifque  le  formons  fépare,  ah  !  mon  ami! 
pourquoi  n'es-tu  qu'un  horhme  ?  Que- 
de  confeils  te  feroient  néceffaires  dans 
ce  monde  inconnu  où  tu  vas  t'en^ager  ! 
Ce  n'eft  pas  à  moi ,  jeune,  fans  expé- 
rience ,  &  qui  ai  moins  d'étude  &  de 
réflexion  que  toi ,  qu'il  appartient  de  te 
donner  là-deiTus  des  avis  ;  c'eft  un  foin 
<^ne  je  îaifTe  à  Mylord  Edouard.  Je  me 
borne  à  te  recommander  deux  chofes , 
parcequ'ellestienneRtpîusaufentiment 
qu'à  l'expérience,  &  que,  fi  je  connois 
peu  le  monde ,  je  crois  bien  connoître 
ron  cœur;  n'abandonne  jamais  la  vertu  3 
&  n'oublie  jam^ais  ta  Julie, 


H  É  L   O  ï  s  E.  S5 

Je  ne  te  rappellerai  point  tous  ces 
argumens'fubrils  que  tu  m'as  toi-même 
appris  à  méprifer.  qui  rempliffent  tant 
de  livres,  &:  n'ont  jamais  fait  un  honnête- 
homme.  Ah,  les  triftesraifonneurs!  quels 
doux  ravi(remens  leurs  cœurs  n'ont  ja- 
mais fentis  nidonnés!  Laifle,  mon  ami, 
ces  vains  moraliftes  ,  &:  rentre  an  fond 
de  ton  âme  j  c'eft-là  que  tu  trouveras 
toujours  la  fource  de  ce  feu  facré  qui 
nous  embrâfa  tant  de  fois  de  l'amour  des 
fublimes  vertus  ^  c'eftlà  que  tu  verras  ce 
(îmulacre  éternel  du  vrai  beau  dont  la 
contemplation  nous  anime  d'un  faint 
enrhoufiafme  ,  &  que  nos  paflions  fouilT- 
lent  fans  cq^q.,  fans  pouvoir  jamais  l'effa- 
cer (i).  Souviens-toi  des  larmes  déli- 
cieufes  qui  coulaient  de  nos  yeux  ,  des 


(i)  La  véritable  philofophre  des  amans  eu: 
celle  de  Platon  3  durant  le  charme  ils  n'en  ont 
jamais  d'autre.  Ua  homme  ému  ne  peut  quit- 
ter ce  philofophe  j  un  ledteur  froid  ne  peut  te 
fouffrir. 


t<j        La  Nouvelle 

palpitations  qui  fufFoquoient  nos  cœurs 
agités,  des  tranfports  qui  nous  éle voient 
au-delTus  de  nous  mêmes,  au  récit  de 
ces  vies  héroïques  qui  rendent  le  vice 
inexcufable  ,  &  font  l'honneur  de  l'Hu- 
manité. Veux-tu  favoir  laquelle  efl  vrai- 
ment defirable  ,  de  la  fortune  ou  de  la 
vertu  ?  Songe  à  celle  que  le  cœur  pré- 
fère quand  fon  choix  eft  impartial.  Songe 
où  l'intérêt  nous  porte  en  lifant  l'hiftoire. 
T'avifas-tu  jamais  de  defirer  les  tréfors 
de  Créfus  ,  ni  la  gloire  de  Céfar ,  ni  le 
pouvoir  de  Néron ,  ni  les  plaifirs  d'Hélio- 
gabale  ?  Pourquoi ,  s'ils  éroient  heureux , 
tes  defirs  ne  te  mettoient-ils  pas  à  leur 
place?  C'eft  qu'ils  ne  l'étoient  point ,  &  tu 
le  fentois  bien;  c'eft  qu'ils  étoient  vils 
6c  méprifables,  de  qu'un  méchant  heu- 
reux ne  fait  envie  à  perfonne.  Quels 
hommes  contemplois-tu  donc  avec  le 
plus  de  plaifir  ?  Defquels  adorois-tu  les 
exemples  ?  Auxquels  aurois-tu  mieux 
aimé  refTembler  ?  Charme  inconcevable 
de  la  beauté  qui  ne  périt  point  !  c'étoit 


H  È  L  o  ï  s  E.  Sy 

l'Athénien  buvant  la  ciguë  ,  c'éroit  Bru* 
tus  mourant  pour  fon  pays ,  c'étoit  Régu- 
] us  au  milieu  des  tourmens,  c'étoit  Caton 
déchirant  fes  entrailles,  c'étoient  tous 
CQS  vertueux  infortunés  qui  te  faifoient 
envie,  &  tu  fentois  au  fond  de  ton  cœur 
la  félicité  réelle  que  couvroient  leurs 
maux  apparens.  Ne  crois  pas  que  cefen- 
timent  fût  particulier  à  toi  feul  j  il  eft  ce- 
lui de  tous  les  hommes ,  &  fouvent  mê- 
me en  dépit  d'eux.  Ce  divin  modèle  que 
chacun  de  nous  porte  avec  lui  nous  en- 
chante malgré  que  nous  en  ayons  j  fî-tôc 
que  la  paflion  nous  permet  de  le  voir, 
nous  lui  voulons  reiTembler ,  &  fi  le  plus 
méchant  des  hommes  pouvoit-être  un 
autre  que  lui-même,  il  voudroit  être 
un  homme  de  bien. 

Pardonne- moi  ces  tranfports,  mon 
aimable  ami  j  tu  fais  qu'ils  me  viennent 
de  toi,  &  c'eft  à  l'amour,  dont  je  les 
tiens ,  à  te  les  rendre.  Je  ne  veux  point 
t'en  feigner  ici  tes  propres  maximes,  mais 
t'en  faire  un  moment  l'application  , 
pour  voir  ce  qu'elles  ont  à  ton  ufage  j 


S5        La  Nouvelle 

car  voici  le  teins  de  pratiquer  tes  pro- 
pres leçons ,  ëc  de  montrer  comment  on 
exécute  ce  que  tu  fais  dire.  S'il  n'eft  pas 
queftion  d'être  un  Catonni  un  Rcgulus, 
chacun  pourtant  doit  aimer  fon  pays, 
être  intègre  &  courageux  ,  tenir  fa  foi, 
mêm.e  aux  dépens  de  fa  vie.  Les  vertus 
privées  font  fouvent  d'autant  plus  fubli- 
mes  qu'elles  n'afpirent  point  à  l'appro- 
bation d'autrui ,  mais  feulement  au  bon 
témoignage  de  foi-mêmie,  &  la  conf- 
cience  du  juftc  lui  tient  lieu  des  louan- 
ges de  l'univers.  Tu  fentiras  donc  que 
la  grandeur  de  l'homme  appartient  à 
tous  les  étnts,  &  que  nul  ne  peut  être 
heureux,  s'il  ne  jouit  de  fa  propre  efiime  j 
car  fi  la  véritable  jouiffance  de  l'âme 
eft  dans  la  contemplation  du  beau  , 
commentle méchant  peut-ill'aimerdans 
autrui ,  fans  être  forcé  de  fe  haïr  lui- 
même? 

Je  ne  crains  pas  que  les  fens  Si  les 
plaifirs  grodiers  re  corrompent.  Ils  font 
despîéges  peu  dangereux  pour  un  cœu? 
fenfible  j  &  il  lui  en  faut  de  plus  délicats  ; 

\ 


p 

H  É  L   O  ï  s  E.  î^ 

hiaîs  je  crains  les  maximes  &  les  leçons 
du  monde  j  je  crains  cette  force  terrible 
que  doit  avoir  l'exemple  univerfel  Se 
continuel  du  vice;  je  crains  les  fophifmes 
adroits  dont  il  fe  colore  :  je  crains ,  enfin , 
que  ton  cœur  même  ne  t'en  impofe,  8c 
ne  te  rende  moins  difficile  fur  les  moyens 
d'acquérir  une  confidération  que  tu  fau" 
rois  dédaigner,  fi  notre  union  n'en  pou- 
voir être  le  fruit. 

Je  t'avertis,  mon  ami,  de  cqs  dan- 
gers \  ta  fagelfe  fera  le  refte  ;  car  c'eft 
beaucoup  pour  s'en  garantir  que  d'avoir 
fu  les  prévoir.  Je  n'ajouterai  qu'une 
réflexion  qui  l'emporte  à  mon  avis  fur  la 
faulFeraifonduvice,  fur  les  fières erreurs 
àQS  infenfés ,  &  qui  doit  fnffire  pour 
diriger  au  bien  la  vie  de  l'homme  fage. 
C'eftque  la  fource  du  bonheur  n'eft  route 
entière  ni  dans  l'objet  defiré ,  ni  dans  le 
cœur  qui  le  pofTède ,  mais  dans  le  rapport 
de  l'un  &  de  l'autre;  &;que,  comme  tous 
les  objets  de  nos  defirs  ne  font  pas  pro- 
pres à  produire  la  félicité,  tous  les  états 
du  cœur  ne  font  pas  propres  à  la  fencir. 


$0        La  Nouvelle 

Si  l'âme  la  plus  pure  ne  fuffic  pas  feule 
à  fon  propre  bonheur  ,  il  eft  plus  fiir 
encore  que  toutes  les  délices  de  la  terre 
ne fauroient faire  celui  d'un  cœur  dépra- 
vé :  car  il  y  a,  des  deux  côtés  ,  une  pré- 
paration néceiïaire ,  un  certain  concours 
dont  rcfulte  ce  précieux  fentiment  re- 
cherché de  tout  être  fenfible ,  &  toujours 
ignoré  du  faux  fage  qui  s'arrête  au  plaifi^^ 
du  moment ,  faute  de  connoître  un  bon- 
heur durable.  Que  ferviroit  donc  d'ac-  * 
quérir  un  de  cqs  avantages  aux  dépens 
de  l'autre,  de  gagner  au-dehors  pour 
perdre  encore  plus  au-dedans,  &  de  fe 
procurer  les  moyens  d'être  heureux  en 
perdant  l'art  de  les  employer  ?  Ne  vaut- 
il  pas  mieux  encore ,  fi  l'on  ne  peut  avoir 
qu'un  des  deux,  facnfier  celui  que  le 
fort  peut  nous  rendre  à  celui  qu'on  ne 
recouvre  point,  quand  on  l'a  perdu  ? 
Qui  le  doit  mieux  favoir  que  moi ,  qui 
n'ai  fait  qu'empoifonner  les  douceurs  de 
ma  vie ,  en  penfant  y  mettre  le  comble  ?  . 
Laifle  donc  dire  les  méchans  qui  mon- 
trent leur  fortune  &  cachent  leur  cœur. 


H  É  L  O  ï  s  E.  91 

&:  fois  fur  que,  s'il  eft  un  feul  exemple 
du  bonheur  fur  la  terre,  il  fe  trouve 
dans  un  homme  de  bien.  Tu  reçus  du 
ciel  cet  heureux  penchant  à  tout  ce  qui 
eft  bon  &  honnête  5  n'écoute  que  tes 
propres  defirs  \  ne  fuis  que  tes  inclina- 
tions naturelles  j  fonge  fur-tout  à  nos 
premières  amours.  Tancquecesmomens 
purs  &  délicieux  reviendront  à  ta  mé- 
moire, il  n'eft  pas  poflible  que  ru  celTes 
d'aimer  ce  qui  te  les  rendit  fi  doux  , 
que  le  charme  du  beau  moral  s'efface 
dans  ton  âme,  ni  que  tu  veuilles  jamais 
obtenir  ta  Julie  par  des  moyens  indignes 
de  toi.  Comment  jouir  d'un  bien  doni 
on  auroit  perdu  le  goût  ?  Non  ,  pour 
pouvoir  pofféder  ce  qu'on  aime  ,  il  fluic 
garder  le  même  cœur  qui  l'a  aimé. 

Me  voici  à  mon  fécond  point;  car, 
comme  tu  vois  ,  je  n'ai  pas  oublié  mon 
métier.  Mon  ami ,  l'on  peut  fans  amour 
avoir  les  fentimens  fublimes  d'une  âme 
forte  :  mais  un  amour  tel  que  le  nôtre 
l'anime  &  la  foutient  tant  qu'il  brûle  ; 
fi-iôt  qu'il  s'éteint ,  elle  tombe  en  ian- 


92        La  Nouvelle 

gueur,  &  un  cœur  ufé  n'eft  plus  propre 
à  rien.  Dis- moi ,  que  ferioas-nous ,  fî 
nous  n'aimions  plus  ?  Eh  !  ne  vaudroit- 
il  pas  mieux  cefiTer  d'êcre ,  que  d'exifter 
fans  rien  fentir  ;  &  pourrois-tu  te  réfou- 
dre à  traîner  fur  la  terre  l'ir'fipide  vie 
d'un  homme  ordinaire,  apiès  avoir  goû- 
té tous  les  tranfports  qui  peuvent  ravir 
une  âme  humaine  ?  Tu  vas  habiter  de 
grandes  villes,  où  ta  figure  &  ton  âge, 
encore  plus  que  ton  mérite  ,  tendront 
mille  embûches  à  ta  fidélité. L'infinuanfe 
coquetterie  afFeétera  le  langage  de  la  ten- 
drelTe,  &  te  plaira  fans  t'abufer  j  tunô 
chercheras  point  l'amour ,  mais  les  plai- 
firs  :  tu  les  goûteras  féparés  de  lui  &  ne 
\t%  pourras  reçonnoître.  Je  ne  fais  fi  tu 
retrouveras  ailleurs  le  cœur  de  Julie, 
mais  je  te  défie  de  jamais  retrouver  au- 
près d'une  autre  ce  que  tu  fentis  auprès 
d'elle.  L'épuifement  de  ton  âme  t'an- 
noncera le  fort  que  je  t'ai  prédit  j  la  trif- 
tefle  &  l'ennui  t'accableront  au  fein  des 
amufemens  frivoles.  Lefouvenir  denos 
premières  amours  te  pourfuivra  malgré 


H  È  LO'l  s  E.  <J'y 

toî.  Mon  image  cent  fois  plus  belle 
que  je  ne  fus  jamais  viendra  tout- à-coup 
te  fuirprendre.  A  i'inftant  le  voile  du 
dégoût  couvrira  tous  tes  plaifirs ,  ôc 
mille  regrets  amers  naîtront  dans  ton 
cœur.  Mon  bien-aimé,  mon  doux  ami  ! 
ûh  !  fi  jamais  tu  m'oublies.  .  .  .  Hélas  î 
je  ne  ferai  qu'en  mourir  ;  mais  toi  tu 
vivras  vil  &:  malheureux,  &  je  mourrai 
trop  vengée. 

Ne  l'oublie  donc  jamais  cette  Julie 
qui  fut  à  toi ,  6c  dont  le  cœur  ne  fera 
point  à  d'autres.  Je  ne  puis  rien  te  dire 
de  plus  dans  la  dépendance  où  le  ciel 
m'a  placée  :  mais  après  t'avoir  recom- 
mandé la  fidélité,  il  eft  jufte  de  te  laif- 
fer  de  la  mienne  le  feul  gage  qui  foie 
en  mon  pouvoir.  J'ai  confulté,  non  mes 
devoirs  \  mon  efprit  égaré  ne  les  con- 
iioîc  plus  :  mais  mon  cœur ,  dernière 
lègle  de  qui  n'en  fauroit  plus  fuivre  j 
&  voici  le  réfultat  de  (qs  infpirations. 
Je  ne  t'épouferai  jamais  fans  le  confen- 
tement  de  mon  père  \  mais  je  nen  épou« 
f^ai  jamais  un  autre  fans  ton  confent^' 


94        La  Nouvelle 

ment.  Je  t'en  donne  ma  parole  j  elle 
me  fera  facrée ,  quoi  «qu'il  en  arrive  \  & 
il  n'y  a  point  de  force  humaine  qui 
puilfe  m'y  faire  manquer.  Sois  donc 
fans  inquiétude  fur  ce  que  je  puis  de- 
venir en  ton  abfence.  Va ,  mon  aima- 
ble ami,  chercher  fous  les  aufpices  du 
tendre  Amour  un  fort  digne  de  le  cou- 
ronner. Ma  deftinée  eft  dans  tes  mains , 
autant  qu'il  a  dépendu  de  moi  de  l'y 
mettre ,  &  jamais  elle  ne  changera  que 
de  ton  aveu. 


Dilllgi; 
11  il  11  11 
Hllllll 
Sglllll' 


H  É  L  o  ï  s  E,  95 

LETTRE     XII. 
A     Julie. 


Quai  fiamma  di  glorla  ^  d'onore  , 
S  carrer  fento  per  tut  te  le  vene  , 
Aima  grande  t  parlando  con  te  ! 

Julie,  laifTe-moi  refpirer.  Tu  fais 
bouillonner  mon  fang;  tu  me  fais  cref- 
faillir,   tu  me  fais  palpiter.  Ta  lettre 
brûle  comme  ton  cœur  du  faint  amour 
de  la  vertu  ,  &  tu  portes  au  fond  du 
mien  Ton  ardeur  célefte.  Mais  pourquoi 
tant  d'exhortations  où  il  ne  falloit  que 
des  ordres  ?  Crois  que ,  fî  je  m'oublie  au 
point  d'avoir  befoin  de  raifons  pour  bien 
faire  j  au  moins  ce  n'eft  pas  de  ta  part  5 
ta  feule  volonté  me  fuffit.    Ignores-tu 
que  je  ferai  toujours  ce  qu'il  te  plaira. 
Se  que  je  ferai  le  mal  même  ,  avant  de 
pouvoir  te  défobéir.  Oui,  j'aurois  brûlé 
le  Capitole  fi  tu  me  l'avois  commandé, 
-  parce  que  je  t'aime  plus  que  toutes  cho- 


$^       La  Nouvelle 

{es  j  mais  fais-tu  bien  pourquoi  je  t'aimG 
ainfi  ?  Ah  ,  fille  incomparable  !  c'eft 
parce  que  tu  ne  peux  rien  vouloir  que 
d'honncte ,  &:  que  l'amour  de  la  vertu 
rend  plus  invincible  celui  qae  j'ai  pour 
tes  charmes. 

Je  pars ,  encouragé  par  l'engagement 
que  tu  viens  de  prendre  ,  &  dont  tu 
pouvois  t'épargner  le  détour  j  car  pro- 
mettre de  n'être  à  perfonne  fans  mon 
confenrement ,  n'eft  ce  pas  promettre 
de  n'être  qu'à  moi  ?  Pour  moi ,  je  le  dis 
plus  librement ,  &  je  t'en  donne  aujour- 
d'hui ma  foi  d'homme  de  bien  qui  ne 
fera  point  violée  ;  j'ignore  dans  la  car- 
rière où  je  vais  m'efîayer ,  pour  te  com- 
plaire ,  à  quel  fort  la  fortune  m'appelle  ; 
mais  jamais  les  nœuds  de  l'amour  ni  de 
l'hymen  ne  m'uniront  à  d'autre  qu'a 
Julie  d'Étange  ;  je  ne  vis,  je  n'exifte 
que  pour  elle ,  &  mourrai  libre  ou  fon 
époux.  Adieu  ,  l'heure  prelTe  &c  je  pars 
d  l'inftant. 


LETTRE 


H  È  L   O  ï  s  E.  5)7 

n  ■ 

LETTRE     XII  L 

A     Julie. 

ir 

J'Arrivai  hier  aufoir  à  Paris, 5c  celui 

qui  ne  pouvoir  vivre  féparé  de  roi  par 

deux  rues,  en  eft  maintenanr  à  plus  de 

cent  lieues.  O  Julie  !  plains-moi ,  plair» 

ton  malheureux  ami.  Quand  mon  fan* 

en   ion^s   ruifTeaux  auroic   tracé   cerne 

route  immenfe  ,  elle  m'eût  paru  moins 

longue  ,  &  je  n'aurois  pas  fenti  défaillir 

mon  âme  avec  plus  de  langueur.   Ah  !  fi 

du  moins  je  connoLfTois  le  moment  qui 

doit  nous  rejoindre  ainfi  que  l'efpace  qui 

nous  fépare  ,  je  compenferois  l'cloigne- 

ment  des  lieux  par  le  progrès  du  i^ms  ; 

je  comprerois,  dans  chaque  jour  ôté  de 

ma  vie,  les  pas  quim'auroient  rapproché 

de  roi.  Mais  cette  carrière  de  douleurs 

ell  couverte  des  ténèbres  de  l'avenir.  Le 

terme  qui  doit  la  borner  fe  dérobe  à  mes 

foiblesyeux.  O  doute  !  o  fupplice  !  mon 

cœur  inquiet  te  cherche  6c  ne  trouve 

Tome  II.  E 


^î        La  Nouvelle 

rien.  Le  foleil  fe  lève,  &  ne  me  rend 
plus  l'efpoir  de  te  voir  j  il  fe  couche,  &: 
je  ne  t'ai  point  vue  j  mes  jours  vuides  de 
piaifii:  &  de  joie  s'écoulent  dans  une  lon- 
gue nuit.  J'ai  beau  vouloir  ranimer  en 
moi  l'efpérance  éteinte;  elle  ne  m'offre 
qu'une  relfource  incertaine  &  à^s  con- 
folations  fufpeéles.  Chère  &  tendre  amie 
de  mon  cœur ,  hélas  !  à  quels  maux  faut- 
il  m'attendre ,  s'ils  doivent  égaler  mon 
bonheur  pafle  ? 

Que  cette  iriftelTt;  ne  t'allarme  pas , 
je  t'en  conjure  ;  elle  eft  l'effet  paffager 
de  la  folitude  &  des  réflexions  du  voya- 
ge. Ne  crains  point  le  retour  de  mes  pre- 
mières foiblefles;  mon  cœur  éft  dans  ta 
main, ma  Julie;  ^Tjpuifque  tu  le  foutiens, 
il  ne  fe  laiflfera  plus  abattre.  Une  des  con- 
folantes  idées  qui  font  le  fruit  de  ta  der- 
nière lettre,  eft  que  je  me  trouve  à  pré- 
fent  porté  par  une  double  force  ,   &: 
quand  l'amour  auroit  anéanti  la  mienne, 
je  ne  lailTerois  pas  d'y  gagner  encore  \ 
"car  le  courage  qui  me  vient  de  toi  me 
foutieut  beaucoup  mieux  que  je  n  auroîs 


H  É  L  o  ï  s  E.  99 

pu  me  foutenir  moi-même.  Je  fuis  con- 
vaincu qu'il  n'eft  pas  bon  que  l'homme 
foit  feul.    Les  âmes  humaines  veulent 
erre  accouplées  pour  valoir  tout  leur 
prix,  cc  la  force  unie  des  amis  ,  comme 
celle  des  lames  d'un  aimant  artificiel ,  eft 
incomparablement  plus  grande  que  la 
fomme   de   leurs  forces   particulières. 
Divine  amitié  !  c'eft-là -ton  triomphé. 
Mais  qu'eft-ceque  îafeuleamitiéauprès 
de  cette  union  parfaite  qui  joint  à  toute 
l'énergie  de  l'amiiié  des  liens  cent  fois 
plus  facrés  ?  Où  font-ils  ces  hommes 
groflîers  qui  ne  prennnent  les  tranfports 
de  l'amour  que  pour  une  fièvre  des  fens  , 
pour  undefirde  la  Nature  avilie  ?  Qu'ils 
viennent,  qu'ils  obfervent,  qu'ils  fentent 
ce  qui  fe  paffe  au  fond  de  mon  cœur  ; 
qu'ils  voyent  un  anianc  malheureux  éloi- 
gné de  ce  qu'il  aime  ,    incertain  de  le 
revoir  jamais ,  fans  efpoir  de  recouvrer 
fa  félicité  perdue  ;  mais  pourtant  animé 
de  ces  feux  immortels  qu'il  prit  dans  tes 
yeux  &  qu'ont  nourri  tes  fentimens  fu- 
blimes,  prêt  â  braver  la  fortune ,  à  fouf- 


ICO      La  Nour elle 

fiir  fes  revers ,  à  fe  voir  même  privé  ai 
toi ,  &:  à  faire  ,  des  vertus  que  tu  lui  as 
infpirées  ,  le  digne  ornement  de  cQiie 
empreinte  adorable  qui  ne  s'effacera  ja- 
mais de  fon  ame.  Julie,  eh!  qu'aurois-je 
été  fans  toi  ?  La  froide  raifon  m'eût  écl  ai- 
ré  ,  peut-être  5  tiède  admirateur  du 
bien  ,  je  l'aurois  du  moins  aimé  dans 
autrui.  Je  ferai  plus  ;  je  faurai  le  pra-- 
tiquer  avec  zèle,  6c,  pénétre  de  tes  fa- 
ges  leçons,  je  ferai  dire  un  jour  à  ceux 
qui  nous  auront  connus  ;  6  quels  hom- 
mes nou.-;  ferions  tous ,  fi  le  monde  étoic 
plein  de  Julies  &  de  cœurs  qui  les  fuf- 
ienc  aimer  ! 

En  méditant  en  route  fur  ta  dernière 
lettre  ,  j'ai  réfoîu  de  ralTembler  en  un 
jrecueil  toutes  celles  que  tu  m'as  écrites, 
maintenant  que  je  ne  puis  plus  recevoir 
tes  avis  de  bouche.  Quoiqu'il  n'y  en  ait 
pas  une  que  je  ne  fâche  par  coeur ,  & 
bien  par  cœur  ,  tu  peux  m'en  croire  ; 
j'aime  pourtant  a  les  relire  fans  ceiïe  , 
ne  fût-ce  que  pour  revoir  les  traits  de 
çetce  main  chérie  qui  feule  peut  faits 


H  È  L  O  ï  S  E.  loi 

*ïlon  bonheur.   Mais  infenfiblemenr  le 
papier  s'ufe  ;  &,  avant  qu'elles  foient  dé- 
chirées je  veux  les  copier  toutes  dans  un 
livre  blanc  que  je  viens  de  choifir  ex-^' 
près  pour  cela.    Il  eft  aflez  gros  :  mais 
je  fonge  à  l'avenir   &:  j'efpere  ne   pas 
mourir  alTez  jeune  pour  me  borner  à  ce 
volume.  Je  deftinc  les  foirées  à  cette 
occupation  charmante  ,  &  j'avancerai 
lentement  pour  la  prolonger.  Ce  pré- 
cieux recueil  ne  me  quittera  de  mes 
jours  ;  il  fera  mon  manuel  dans  le  monde 
oii  je  vais  entrer  ;  il  fera  pour  moi  le 
contrepoifon  des  maximes  qu'on  y  ref- 
pire  j  il  n->e  confoîera  dans  mes  maux  j 
il  préviendra  ou  corrigera  mes  fautes  j 
il   m'inftruira  durant    ma  jeuneffe  ,  il 
m'édifiera  dans  tous  les  tems  ,  &  ce  fe- 
ront, à  mon  avis ,  les  premières  lettres 
d'amour  dont  on  aura  tiré  cet  ufage. 

Quanta  la  dernière  que  j'ai  préfente- 
ment  fous  les  yeux  ;  toute  belle  qu'elle 
meparoîtjj'y  trouve  pourtant  un  arti- 
cle à  retrancher.  Jugement  déjà  fort 
(étrange  j  mais  ce  qui  doit  l'être  encore 

E  iij 


102      La  Nouvelle 

plus  ,  c'eft  que  cet  article  eft  précifé- 
ment  celui  qui  te  regarde ,  &  je  te  re- 
proche d'avoir  même  fongé  à  l'écrire. 
Que  me  parles-tu  de  fidélité,  de  conf- 
iance ?  Autrefois  tu  connoiffois  mieux 
mon  amour  &  ton  pouvoir.  Ah  ,  Julie  î 
infpires-ru  des  fentimenspériflablesj&:, 
quand  je  ne  t'aurois  rien  promis,  pour- 
rois-je  celTer  jamais  d'être  à  toi  ?  Non  , 
non  ;  c'eft   du  premier  regard  de  tes 
yeux  ,  du  premier  mot  de  ta  bouche  , 
du  premier  tranfport  de  mon  cœur  que 
s'alluma  dans  lui  cette  flamme  éternelle 
q^ue  rien    ne  peut  plus   éteindre.    Ne 
t'eulTé-je  vue  que  ce  premier  inftant, 
c'en  écoit  déjà  fait ,  il  étoit  trop  tard 
pour  pouvoir  jamais  t'oublier.  Et  je  t'ou- 
blierois  maintenant?  Maintenant  qu'eni- 
vré de  mon  bonheur  pairé,fon  feul  fou- 
venir  fuffit  pour  me  le  rendre  encore  ? 
Maintenant  qu'opprefîe  du  poids  de  tes 
-charmes,  ie  ne  refpire  qu'en  eux  ?  Main^ 
tenant  que  ma  première  âme  eft  difpa- 
rue  j  &c  que  je  fuis  animé  de  celle  que 
tu  m'as  donnée?  Maintenant,  ô  Julie!  que 


H  È  L  Ol  s  E»  105^ 

je  me  dépite  contre  moi ,  de  t'exprimer  " 
(î  mal  tour  ce  que  je  fens  ?  Ah  !  que  ' 
toutes  les  beautés  de  l'Univers  tentent 
de  me  fédulre  j  en  eft-il  d'autres  que  la 
tienne  à  mes  yeux  ?  Que  tout  confpire  à 
l'arracher  de  mon  cœur  5  qu'on  le  perce, 
qu'on  le  déchire,  qu'on  brife  ce  fidèle 
miroirde  Julie  j  fa  pure  image  ne  ceflera 
de  briller  [ufauçs  dajis  le  dernier  frae- 
ment  j  rien  n'eft  capable  de  l'y  détruire. 
Non  ,  la  fuprême  puilTance  elle-mcme 
ne  fauroit  aller  jufques-là  j  elle  peut 
anéantir  mon  âme  j  mais  non  pas  faire 
qu'elle  exiile  6^  celTe  de  t'adorer. 

Mylord  Edouard  s'efl:  chargé  de  re 
rendre  compte  à  fon  palTage  de  ce  qui 
me  regarde  Se  de  fes  projets  en  ma  fa- 
veur :  mais  je  crains  qu'il  ne  s'acquitte 
mal  de  cette  promeQe  par  rapport  à  Tes 
arrangemens  préfens.  Apprends  qu'il  ofe 
abufer  du  droit  que  lui  donnent  fur  moi 
fes  bienfaits ,  pour  les  étendre  au-delà 
mcme  de  la  bjenféance.  Je  me  vois ,  par 
une  penfion  qu'il  n'a  pas  tenu  à  lui  de 
rendre  irrévocable ,  en  état  de  faire  une 

E  iv 


*o4      La  Nouvelle 

figure  fort  aii-delTiis  de  ma  nailTance  ^ 
&  c'eft  peut-être  ce  que  je  ferai  forcé  de 
faire  à  Londres  pour  fuivre  (qs  vues. 
Pour  ici ,  où  nulle  affaire  ne  m'attache , 
je  continuerai  de  vivre  à  ma  manière, 
&  ne  ferai  point  tenté  d'employer  en 
vaines  dépenfes  l'excédent  de  mon  en- 
tretien. Tu  me  l'as  appris,  ma  Julie  j 
les  premiers  befoins  ou  du  moins  les  plus 
fenfi blés  font  ceux  d'un  cœur  bienfai- 
fant,  6c  tant  que  quelqu'un  manque  du 
néceffaire ,  quel  honnête  homme  a  da 
fupei'fiu  ? 


H  È  L  O  ï  s  E,  105 

t— ^— — — ^— —— — —— ^— — '^— 

LETTRE     XIV. 

A     Julie. 

(i)  J'Entre  avec  une  fecrette  horreur 
dans  ce  vafte  défert  du  monde.  Ce  ca- 

(1)  Sans  prévenir  le  jugement  du  ledeur  j 
&  celui  de  Julie  fur  ces  relacions  ^  je  crois 
pouvoir  dire  que^  fl  j'allois  à  les  faire  &  que  je 
ne  les  filfc  pas  meilleures  ,  je  les  ferois  du  moins 
fort  différentes.  J'ai  été  pluficurs  fois  fur  le 
point  de  les  ôter  &  d'en  fubftituer  de  ma  fa- 
^on  j  enfin  je  les  lailTe,  &  je  me  vante  de  ce 
courage.  Je  me  dis  qu'an  jeune  homme  de 
vingt-quatre  ans  entrant  dans  le  monde  ne  doit 
pas  le  voir  comme  le  voit  un  homme  de  cin- 
quante _,  à  qui  l'expérience  n'a  oue  trop  appris 
à  le  cohnoîue  Je  me  dis  encore  que  j  fans  y 
avoir  fait  un  fort  grand  .ôle,  je  ne  fuis  pour» 
tant  plasdans  le  cas  d'en  pouvoir  parler  avec  im- 
partialité, Laiflbns  donc  ces  lettres  comme  elles 
font.  Qu:  les  lieux  commrns  ufés  t client  ;  que 
les  obfcrvations  criviaks  reftent  ;  c'tH:  un  petit 
mal  que  tout  c^^Ia.  Mais  ,  il  importe  à  Vim'x  de 
la  vérité  ,  que  ,  jufqu'à  la  fin  de  fa  vie  ,  fes  paf- 
fions  ne  foaillcju  point  fcs  écrits. 

E  V 


io<>      La  Nouvelle 

hos  ne  m'offre  qu'une  fol itude'atFreufé, 
où  règne  un  mcrne  fiience.  Mon  âme 
à  la  prefiTe  cherche  à  s'y  répandre ,  &  fe 
trouve  par-rout  relTerrée.  Je  ne  fuis  ja- 
mais moins  feu!  que  quand  je  fuis  feu! 
difoit  un  ancien  j  moi ,  je  ne  fuis  feu! 
que  dans  la  foule  ,  où  je  ne  puis  être  ni 
à  roi  ni  aux  ancres.  Mon  cœur  voudroit 
parler ,  il  fenc  qu'il  n'eft  point  écouté  :: 
il  voudroit  répondre^ on  ne  lui  dit  rien 
qui  puiiTe  aller  jufqu'à  lui.  Je  n'entends- 
point  la  langue  du  pays >  &  perfonne  ict 
n'entend  la  mienne. 

Ce  n'eft  pas  qu'on  ne  me  faffe  beau- 
coup d'accueil ,  d'amitiés ,  de  prévenan- 
ces, &  que  mille  foins  officieux  n'y  fem- 
blent  voler  au-devant  de  moi.  Mais  c'eft 
précifément  de  quoi  je  me  plains.  Le 
moyen  d'ctre  auflî-côt  l'ami  de  quelqu'un 
qu'on  n'a  jamais  vu  ?  L'honnête  intérêt 
de  l'Humanité,  l'épanchement  hmple  & 
touchant  d'une  âme  franche,  ont  un  lan- 
gage bien  différent  des  fauffes  démonf- 
trations  de  la  politeffe ,  &  des  dehors 
trompeurs  que  l'ufage  du  monde  exige. 


H  È  L  0  ?  s  £.  107 

y  ai  grand*peur  que  celui  qui,  dès  la  pre- 
mière vue  ,  me  traite  comme  un  ami  de 
vingt  ans ,  ne  me  traitât  au  bout  de  vingt 
ans  comme  un  inconnu  ,  fi  j'avois  quel- 
que important  fervice  à  lui  demander , 
&  quand  je  vois  des  hommes  fi  diflipés 
prendre  un  intérêt  fi  tendre  à  tant  de' 
gens,  je  préfumerois  volontiers  qu'ils 
n'en  prennent  à  perfonne. 

Il  y  a  pourtant  de  la  réalité  à  tout 
cela  j  car  le  François  eft  narurellement 
bon,  ouvert,  hofpitalier ,  bienfaifantj 
mais  il  y  aaufii  mille  manières  déparier 
qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  j  mille 
offres  apparentes  ,  qui  ne  font  faites  que 
pour  être  refufées  ^  mille  efpècesde  piè- 
ges que  la  politefie  tend  à  la  bonne-foi 
ruftique.  Je  n'entendis  jamais  tant  dire  : 
comptez  fur  moi  dans  l'occafion  j  dif- 
pofez  de  mon  crédit,  de  ma  bourfe,  de 
ma  maifon,  de  mon  équipage.  Si  tout 
cela  étoit  fincère  &  pris  au  mot ,  il  n'y 
auroit  pas  de  peupie  moins  attaché  à  la 
propriété  ,  la  con:munaurédes  biens  fe- 
roit  ici  ptefque  établie  y  le  plus  riche 

E  vj 


loS      La  N ouvellë 

ofFiant  fans  cefTe  ,  &  le  plus  pauvre  ac-i 
ceptanc toujours,  tour  fe  mettroit  natu- 
relfement  de  niveau,  &  Sparte  même 
eût  eu  des  parcages  moins  égaux  qu'ils 
ne  feroient  à  Paris.  Au  lieu  de  cela  ,  c'eft 
peur-Ctre  la  ville  du  monde  où  les  for- 
tunes font  les  plus  inégales,  5^  oii  ré- 
gnent à  la  fois  la  plus  fomptueufe  opu- 
lence &  la  plus  déplorable  mifere.  11 
n'en  faut  pas  davantage  pour  compren- 
dre ce  que  fignifie  cqziq  apparente 
commifération  qui  femble  toujours  al" 
1er  au-devant  des  befoins  d'autrui ,  ^ 
eette  facile  tendreffe  de  cœur  qui  con- 
tracte en  un  moment  des  amitiés  éter- 
nelles. 

Au  lieu  de  tous  cqs  fentimens  fuf- 
peéts  &  de  cette  confiance  trompeufe  , 
veux-je  chercher  des  lumières  &  de 
rinftruétion  ?  C'en  eft  ici  l'aimable- 
fource,  &"  l'on  eft  d'abord  enchanté 
du  fa  voir  ^  de  la  raifon  qu'on  trouve 
dans  les  enrreriens,  non  feulement  àQs 
favp.ns  &  des  gens  de  lettres ,  mais  des 
hommes  de  tous  les  états  &  même  à^a 


H  É  L  0  ï  s  E>  ÏO^f 

femmes  :  le  ton  de  la  converfation  y 
eft  coulant  &  naturel  j  il  n'eft  ni  pe- 
fant  ni  frivole  \  il  eft  favant  fans  pé- 
danterie,  gai  fans  tumulte,  poli  fans 
afFeétion  ,  galant  fans  fadeur  ,  1  adin 
fans  équivoque.  Ce  ne  font  ni  des  dif- 
fertations  ni  des  épigrammes  j  on  y  rai- 
fonne  fans  argumenter  j  on  y  plaifantc 
fans  jeux  de  mors;  on  y  aiTocie  avec  art 
l'efprit  &  la  raifon,  les  maximes  &  les 
faillies ,  la  fatyre  aiguc  ,  l'adroire  flat- 
terie &  la  morale  auftcre.  On  y  parle 
de  tout  pour  que  chacun  ait  quelque 
chofe  à  dire;  on  n'approfondir  point  les 
queftions ,  de  peur  d'ennuyer  ;  on  les 
propofe  comme  en  palT^uir,  on  les  traite' 
avec  rapidité  ,  la  précifion  mène  à  l'é- 
légance \  chacun  dit  Ton  avis  &:  l'appuie 
en  peu  de  mots;  nul  n'attaqué  avec 
chaleur  celui  d'autrui  ,  nul  ne  défen(î 
opiniâtrement  le  fien  ;  on  difcute  pour 
s'éclairer  ,  on  s'arrcre  av-iiu  la  dif- 
pute  ;  chacun  s'inftruir  ,  chacun  s'a- 
mufe,  tous  s'en  viMit  contens ,  &  le 
fage  même  peut  rapporter  de  ces  en- 


ïio      La  Nouvelle 

tretiens  des  fujets  dignes  d'être  médi- 
tés en   (îlence. 

Mais  au  fond  que  penTes-tu  qu'on  ap- 
prenne dans  ces  converfations  (i  char- 
mantes? A  juger  fainement  des  chofes 
du  monde,  à  bien  ufer  de  la  fociété,  à 
connoîtie  au  moins  les  gens  avec  qui 
l'on  vit?  Rien  de  tout  cela,  ma  Julie. 
On  y  apprend  à  plaider  avec  art  la  caufe 
du  menfonge,  à  ébranler,  à  force  de  phi» 
lofophie,  tous  les  principes  de  la  vertH  , 
à  colorerde  fophifmes  fubtils  Tes  paffions 
&  Çqs  préjugés,  &  à  donner  à  l'erreur 
un  certain  tour  à  la  mode  félon  les  ma- 
ximes du  jour  II  n'eft  point  nécelTaire 
de  connoître  le  caradere  des  gens ,  mais 
feulement  leurs  intérêts,  pour  deviner  à- 
peu-près  ce  qu'ils  diront  de  chaque  cho- 
fe.  Quand  un  homme  parle,  c'eft,  pour 
ain(î  dire  ,  fon  habit  &  non  pas  lui  qui  a 
un  fentiment ,  &  il  en  changera  fans  fa- 
çon tout  audi  fouvent  que  d'état.  Don- 
nez-lui toiir-à  tour  une  longue  perruque, 
un  habit  d'ordonnance  &:  une  croix  pec- 
torale j  vous  l'entendrez  fuccefllvement 


H  È  L  O  ï  s  E.  1 1  ï 

jTecher  av-ec  le  même  zèle  les  loîx,  le 
defpotifme  ,  6c  l'inquifirion.  11  y  a  une 
raifon  commune  pour  la  robe  ,  une  au- 
tre pour  la  finance,  une  autre  pour  l'é- 
pée.  Chacun  prouve  très-bien  que  les 
deux  autres  font  mauvaifes ,  confé- 
quence  facile  à  tirer  pour  les  nois  (i), 
Aind  nul  ne  die  jamais  ce  qu'il  penfe, 
mais  ce  qu'il  lui  convient  de  faire  pen- 
fer  à  autrui,  &  le  zèle  apparent  de  la 
véiité  n'eft  jamais  en  eux  que  le  mafque 
de  l'intérêt. 


(r)  On  doit  pafler  ce  raifonnemcnt  à  un 
SuifTe  qui  voit  fon  pays  fort  bien  gouverné  ^ 
fans  qu'aucune  des  trois  profeiïions  y  foit 
établie.  Quoi  !  l'État  peut-il  fubfifter  fans  dc- 
fenfeurs  ?  Non  :  il  faut  des  défenfeurs  à  l'État,; 
mais  tous  les  Citoyens  doivent  être  foldats 
par  devoir  ,  aucun  par  méiier.  Les  mêmes 
hommes  chez  les  Romains  &  chez  les  Grecs 
cioient  officiers  au  camp  ,  Magiftrats  à  la 
ville  ,  &  jamais  ces  deux  fonâ:ions  ne  furent 
mieux  remplies  que  quand  on  ne  connoiïïbitpas 
ces  bifarres  préjugés  d'État  <]ui  les  féparent  5i 
ies  déshonorent. 


ïii      La  Nouvelle 

,  Vous  croiriez  que  les  gens  ifolés  qi»t 
vivent  dans  l'indépendance  ont  au  moins 
un  efpric  à  eux  ,  point  du  tout  ;  autres 
machiaes  qui  ne  penfent  point,  &  qu'on 
fait  penfer  par  reflorrs.  On  n'a  qu'à  s'in- 
former de  leurs  fociétcs,  de  leurs  co- 
teries ,  de  leurs  amis, des  femmes  qu'ils 
voient ,  des  auteurs  qu'ils  connoiflent  : 
là-deiTus  on  peut  d'avance  établir  leur 
fentimenr  futur  fur  un  livre  prêt  à  pa- 
loîrre  &  qu'ils  n'ont  point  lu,  fur  une 
pièce  prête  à  Jouer  &  qu'ils  n'ont  point 
vue  ,  fur  tel  ou  tel  auteur  qu'ils  ne 
çonnoifTent  point,  fur  tel  ou  tel  fyftê- 
me  dont  ils  n'ont  aucune  idée.  Et  com- 
me la  pendule  ne  fe  monte  ordinaire- 
ment que  pour  vingt-quatre  heures, 
tous  ces  gens-là  s'en  vont  chaque  foie 
apprendre  dan^  leurs  fociérés  ce  qu'ils 
ponferont  le  lendemain. 

Il  y  a  amfî  un  petit  nombre  d'hom- 
mes &  de  femmes  qui  piMifenc  pour  tous 
les  autres  ,  &  pour  Icfquels  tous  les  au- 
tres parlent  &  agiirenf,  & ,  comme  cha- 
cun fonge  à  fouintéiêt,  perfomie  au 


H  È  L  O  ï  s  E.  IT5 

l)ien  commun ,  &;  que  les  intérêts  par- 
ticuliers fonttoujoursoppofés  entre  eux, 
e'eft  un  choc  perpétuel  de  brigues  &  de 
cabales,  un  flux  &  reflux  de  préjugés, 
d'opinions  contraires,  où  lesplus  échauf- 
fés ,  animés  par  les  autres,  ne  favent  pref- 
que  jamais  de  quoi  il  eft  queftion.  Cha- 
que coterie  a  (qs  règles  ,  fes  jugemens  , 
/es  principes  qui  ne  font  point  admis 
ailleurs.L'honnête-homme  d'une  maifon 
cft  un  frippon  dans  la  maifon  voifine.  Le 
bon  ,  le  mauvais,  le  beau  ,  lelaid,la'vé- 
riré,  la  vertu  n'ont  qu'une  exiftence  lo- 
cale &(Sc  circonfcrite.  Quiconque  aime 
à  fe  répandre  ôc  fréquente  pluiieurs  fo- 
ciétés  doit  être  plus  flexible  qu'Alcibia- 
de,  changer  de  principes  comme  d'a.Tem- 
blées  ,  modifier  fon  efprit ,  pour  ainfî 
dire,  d chaque  pas,  &  mefurer  (ds  maxi- 
mes à  la  toife.  Il  faut  qu'à  chaque  vilueil 
quitte  en  entrant  fon  âme,  s'il  en  a  une  j 
qu'il  en  prenne  une  autre  aux  couleurs 
de  la  maifon  ,  comme  un  laquais  prend 
vm  habit  de  livrée  j  qu'il  la  pofe  de  mè« 


114      La  N ou VELlË 

me  en  fortant ,  &  reprenne ,  s'il  veut ,' 
la  iîenne  jufqu'à  nouvel  échange. 

Il  y  a  plusj  c'eft  que  chacun  fe  met 
fans  ct^Q  en  contradidion  avec  lui-mê- 
me ,  fans  qu'on  s'avife  de  le  trouver  man» 
vais.  On  a  des  principes  pour  laconver- 
fation  &  d'autres  pour  la  pratique  ,  leur 
oppofifion  ne  fcandalife  petfonne ,  ôi 
l'on  eft  convenu  qu'ils  ne  fe  reiremble- 
roient  point  entre  eux.  On  n'exige  pas 
même  d'un  auteur,  fur-tout  d'un  mo- 
ralifte,  qu'il  parle  comme  fes  livres,  ni 
qu'il  agifle  comme  il  parle.  Ses  écrits, 
ÏQS  difcours,  fa  conduite  font  trois  chofes 
toutes  différentes,  qu'il  n'eil  point  obligé 
de  concilier.  En  un  mot ,  tout  eft  ab- 
furde  &  rien  ne  choque ,  parce  qu'on 
y  eft  accoutumé,  &:  il  y  a  même  à  cette 
inconféquence  une  forte  de  bon  air  donc 
bien  des  tiens  fe  font  honneur.  En  effet , 
quoique  tous  prêchent  avec  zèle  les  ma- 
ximes de  leur  profeûion ,  tous  fe  piquent 
d'avoir   le  ton  d'une  autre.  Le  Robin 
prend  l'air  cavalier  j  le  Financier  fait  le 


H  É  L  O  ï  s  E,  IT5 

feigneur  j  TÉvêque  a  le  propos  galant; 
riiomme  de  Coiiu  parle  philofophie  ; 
l'homme  d'État  de  bel-cfprit  j  il  n'y  a  pas 
jufqu'au  fnnple  artifan  qui ,  ne  pouvant 
prendre  un  autre  ton  que  le  fien  ,  fe  met 
en  noir  les  dimanches  pour  avoir  l'air 
d'un  homme  de  Palais.  Les  militaires 
feuls,  dédaignent  tous  les  autres  états, 
gardent  fans  façon  le  ton  du  leur  &  font 
infupportables  de  bonne-foi.  Ce  n'eft  pas 
que  M.  de  Murait  n'eût  raifon,  quand  il 
donnoit  la  préférence  à  leur  fociété;  mais 
ce  qui  éioit  vrai  de  fon  tems  ne  Teft 
plus  aujourd'hui.  Le  progrès  de  la  litté- 
rature a  changé  en  mieux  le  ton  général  j- 
les  militaires  feuls  n'en  ont  point  voula 
changer  j  &  le  leur ,  qui  étoit  le  meilleur 
auparavant ,  eft  enfin  devenu  le  pire  (  1  ). 


(i)    Ce  jugement,  vrai  ou  faux,  ne  peut 
s'entendre  que  des  fubalternes  ,  &  de  ceux  qui 
ne  vivent  pas  à  Paris  :   car  tout  ce  qu'il  y  a 
d'illiiftre  dans  le  Royaume  eft  au  fcrvice,  &  Ja- 
Cour  même  cfl;  toute  militaire.  Mais  il  y  a  une 


11^      La  Nouv elle 

Ainfî  les  hommes  à  qui  l'on'parle  n5 
font  point  ceux  avec  qui  l'on  converfe  ^ 
leurs  fencimens  ne  partent  point  de  leur 
cœur ,  leurs  lumières  ne  font  point  dans 
leurefprit,  leurs  difcoursne  reprélen- 
tent  point  leurs  nenfées;  on  n'apperçoit 
d'eux  que  leur  figure,  &  l'on  eft  dans 
une  affemblée  à-peu-près  comme  de- 
vant un  tableau  mouvant,  où  le  fpedla- 
teur  paidble  efi:  le  feul  être  mû  par  lui- 
mcme. 

Telle  eft  l'idée  que  je  me  fuis  formée 
de  la  grande  fociété  fur  celle  que  j'ai  vue 
^  Paris.  Cette  idée  eft  peut-être  plus  re- 
lative à  m.a  {î:uarion  particulière  qu'au, 
véritable  état  des  chofeSj&fe  réformera 
fans  doute ,  fur  de  nouvelles  lumières. 
D'ailleurs ,  je  ne  fréquente  que  les  fo- 
ciétés  où  les  amis  de  Mylord  Edouard 
m'ont  introduit  5  &  je  fuis  convaincu 


grande  diiFérence  ,  pour  les  manières  que  l'on 
contraâ:e  ,  entre  faire  campagne  en  tems  de 
guerre  ,  &  pafler  fa  vie  dans  des  garnifons. 


H  È  L  O  ï  s  E,  TI7 

iqii'il  faut  defcendre  dans  d'autres  états 
pour  connoître  les  véritables  mœurs 
d'un  pays  j  car  celles  des  riches  font 
prefque  par-tout  les  mêmes.  J^  tâcherai 
de  m'éclaircir  hiieux  dans  la  fuite.  £n 
attendant,  juge  fi  j'ai  raifon  d'appeller 
cette  fouie  un  défère ,  &  de  m'effrayçr 
.d'une  folitude  où  je  ne  trouve  qu'une 
vaine  apparence  de  fentirnens  &  de 
vérité,  qui  change  à  chaque  inftant  ^  fe 
détruit  elle-même,  où  je  n'npperçois 
que  larves  &  fantômes  qui  frappent 
l'œil  un  moment,  &:  difpaioiflent  auflî- 
tôt  qu'on  les  veut  faiiir.  Jiifqu'ici  j'ai  va 
^beaucoup  de  mafques  j  quand  verrai-je 
dçs  vifages  d'hommes  ? 


1 13       La  No  u  y  elle 

LETTRE     XV. 

DE    Julie. 

V/Ur,  mon  ami,  nou";  ferons  unis  mal- 
îrrc  notre  éloignenient;  nous  ferons  heii- 
reux  en  dépit  du  fort.  C'efl:  l'union  des 
cœurs  qui  fait  leur  véritable  féliciré; 
leur  attraction  ne  connoîc  point  la  loi 
Aqs  diftances,  &  les  nôtres  fe  <ouche- 
roient  aux  deux  bouts  du  monde.  Je 
trouve,  comme  toi,  que  les  amans  ont 
mille  moyens  d'adoucir  le  fenriment  de 
l'abfence ,  &  de  fe  rapprocher  en  un 
moment.  Quelquefois  mcme  on  fe  voit 
plus  fouvent  encore  que  quand  on  fe 
voyoit  tous  les  jours;  car  fi  tôt  qu'un 
des  deux  eft  feul ,  à  l'inftant  tous  deux 
font  enfemble.  Si  tu  "cûres  ce  plaihr 
tous  les  foirs  ,  Je  le  goûte  cent  fois 
le  jour;  je  vis  plus  foliraire  ;  je  fuis 
enviroiinée  de  tes  veftiges,  &  je  ne 
faurcis  iàxei  les  yeux  fur  les  objets  qui 


H  k  L  o  ï  s  E,        119 

m'entourent,  fans  te  voir  tout  autour 
de  moi. 

Q^uï  cantb  dolcemente  ,  e  qui  s'ajjîfe  : 
Qui  Jï  rivolfe  ,  e  qui  ritenne  ilpajfo  i 
Q^uï  co'  begli  occhi  mi  trafifi  il  core  : 
Qui  dijfe  una  parola  ,  e  qui  forrife. 

Mais  toi  5  fais  tu  t'arrèter  à  ces  firuations 
paifibles?  fais -tu  goûter  un  amour  tran- 
quille &  tendre  qui  parle  au  cœur  fans 
émouvoir  les  fens,  &  tes  regrets  font- ils 
aujourd'hui  plus  iages  que  tes  defirs  ne 
l'étoient  autrefois  ?  Le  ton  de  ta  pre- 
mière lettre  me  fait  trembler.  Je  redoute 
ces  emportemens  trompeurs ,  d'autant 
plus  dangereux  que  l'imagination  qui  les 
excite  n'a  point  de  bornes ,  &  je  crains 
que  tu  n'outrages  ta  Julie  à  force  de 
l'aimer.  Ah!  tu  ne  fens  pas  -,  non  ,  ton 
cceur  peu  délicat  ne  fent  pas  combien 
l'amour  s'offenfe  d'un  vain  hommage^ 
tu  ne  fonges  ni  que  ta  vie  eft  à  moi ,  ni 
qu'on  court  fouvent  à  la  morr,  en  croyanr 
fervir  la  Nature.  Homme  fenfuel ,  ne  fau- 


120      La  Noui^ elle 

ras-rii  jamais  aimer?  R"appelIe-toi,  rap* 
pelle-toi  ce  fenriment  (î  calme  &  lî  doux 
que  tii  connus  une  fois  6^  que  tu  décri- 
vis d'un  ton  fi  touchant  t<  fi  tendre.  S'il 
eft  le  plus  délicieux  qu'ait  jamais  favou- 
té  l'amour  heureux  ,  il  efi  le  feul  permis 
aux  amans  féparés^  &  ,  quand  on  l'a  pu 
goûter  un  moment,  on  nan  doit  plus 
regretter  d'autres.  Je  me  fouviensdes  ré- 
flexions que  nous  ï-Aûions ,  en  lifant  toa 
'     Plutarque ,  fur  un  goût  dépravé  qui  ou- 
trage la  Nature.  Quand  cqs  triftes  plaifirs 
n'auroient  que  de  n'être  pas  partagés  , 
c'en  feroit  aiïez,  difions-nous,  pour  les 
rendre  infipides  &  raéprifables.  Appli- 
quons la  même  idée  aux  erreurs  d'une 
imagination  trop  aétive ,  elle  ne  leur 
conviendra  pas  moins.  Malheureux!  de 
quoi  jouis-tu  ,  quand  tu  es  feul  à  jouir  ? 
Ces  voluptés  folitaires  font  des  voluptés 
mortes.  O  amour  !  lestiennes  font  vives, 
c'eft  l'union  des  âmes  qui  les  anime,  & 
'le  plaifir  qu'on  donne  à  ce  qu'on  aime,\ 
fait  valoir  celui  qu'il  nous  rend. 

Dis-moi, 


H  È  L  o  ï  s  E.         m 

Dis-moi ,  je  te  prie  ,  mou  cher  ami, 
en  quelle  langue  ou  plutôc  en  quel  jar- 
gon eil  la  relation  de  ta  dernière  let- 
tre ?  Ne  feroit-ce  point  là  par  hafard 
iiu  bel-efprit  ?  Si  tu  as  deflein  de  t'en 
feryif  fouvent  avec  moi  ,  tu  devrois 
bien  m'en  envoyer  le  dictionnaire, 
Qu'eft-ce,  je  te  prie,  que  le  fentimenc 
de  l'habit  d'un  homme  ?  Qu'une  âme 
qu'on  prend  comme  un  habit  de  livrée  ? 
Que  des  maximes  qu'il  faut  mefurer  a 
ia  toife  ?  Que  veux-tu  qu'une  pauvre 
SuilTelFe  entende  à  cqs  fublimes  fisu- 
res  ?  Au-lieu  de  prendre,  comme  les 
autres ,  des  âmes  aux  couleurs  des  mai- 
fons,  ne  voudrois-tu  point  déjà  donner 
à  ton  efprit  la  teinte  de  celui  du  pays  ? 
Prends  garde  ,  mon  bon  ami  j  j'ai  peur 
qu'elle  n'aille  pas  bien  fur  ce  fond-là. 
A  ton  avis ,  les  Trajlaù  du  Cavalier 
Marin  dont  tu  t'es  (i  fouvent  moqué  , 
approcheront-ils  jamais 'de  ces  méta- 
phores ?  &  fi  l'on  peut  faire  opiner 
l'habit  d'un  homme  dans  une  lettre  j, 
Tome  iL  F 


îiz      La  Nouvelle 

pourquoi  ne  feroit-on  pas  fuer  le  feit 
(i)  dans  un  fonnet  ? 

Obferver  en  trois  femaines  toutes  les 
fociétés  d'une  grande  ville  j  afligner  le 
caractère  des  propos  qu'on  y  tient,ydif- 
tinguer  exadement  le  vrai  du  faux  ,  le 
réel  de  l'apparent ,  &  ce  qu'on  y  dit  de 
ce  qu'on  y  penfe  ;  voilà  ce  qu'on  accufe 
les  François  de  faire  quelquefois  chez  les 
autres  peuples,  mais  ce  qu'un  étranger 
ne  doit  point  faire  chez  eux;  car  ils  va- 
lent bien  la  peine  d'être  étudiés  pofé-" 
ment.  Je  n'approuve  pas  non  plus  qu'on 
dife  du  mal  du  pays  où  l'on  vit  5c  où  l'on 
eft  bien  traité  ;  j'aimerois  mieux  qu'on  fe 
laifsât  tromper  par  les  apparences,  que 
de  moralifer  aux  dépens  de  {qs  hôtes. 
Enfin ,  je  tiens  pour  fufpeâ:  tout  obfer- 
vateur  qui  fe  pique  d'efprit  :  je  crains; 
toujours  que ,  fans  y  fonger ,  il  ne  facrifie 
la  vérité  des  chofes  à  l'éclat  des  penfées. 


(i)  Sudate  ,  o  fochi  ,  a  preparar  metalli^ 
Yers  d'un  Sonnet  du  Gavaliçr  Marin, 


H  È  L  O  ï  s  E,  115 

6c  ne  faiïe  jouer  fa  phrafe  aux  dépens 
de  la  juftice. 

Tu  ne  l'ignores  pas  ,  mon  ami  j  l'ef- 
prir ,  dit  notre  Murait ,  eft  la  manie  des 
François  ;  je  te  trouve  du  penchant  à  la 
même  manie  ,  avec  cette  différence 
qu  elle  a  chez  eux  de  la  grâce  ,  &  que 
de  tous  les  peuples  du  monde  c'eilànous 
qu'elle  fied  le  moins.  Il  y  a  de  la  recher- 
che &:  du  jeu  dans  plufieurs  de  tes  lettres. 
Je  ne  parle  point  de  ce  tour  vif  5»:  de  ces 
expreffions  animées  qu'infpire  la  force 
du  fentiment;  je  parle  de  cette  gentillelfe 
de  ftyle  qui ,  n'étant  point  naturelle ,  ne 
vient  d'elle  même  à  perfonne  ,  &  mar- 
que la  prétention  de  celui  qui  sqw  fert. 
Eh,  Dieukles  prétentions  avec  ce  qu'on 
aime  ,  n'eft-ce  pas  plutôt  dans  l'objet 
aimé  qu'on  les  doit  placer ,  &  n'eft-on 
pas  glorieux  foi-même  de  tout  le  mérite 
qu'il  a  de  plus  que  nous  ?  Non,  h  l'on  ani- 
me les  converfations  indifférentes  de 
quelques  faillies  qui  paflent  comme  des 
traits  ,  ce  n'efl:  point  entre  deux  amans 
que  ce  langage  eft  de  faifon ,  &  le  jargon 

Fi; 


Ï14      La  Nouvelle 

fleuri  de  la  gaUnterie  eft  beaucoup  plus 
.     éloigné  du  fentimenr  que  le  ton  le  plus 
fîmple  qu'on  puiffe  prendre.  J'en  appelle 
àcoi-même.  L'efprit  eût-il  jamais  le  tems 
de  fe  montrer  dans  nos  tête-à-têtes ,  & 
Çi  le  charme  d'un  entrerien  paflîonné  l'é- 
çarte  &  l'empêche  de  paroître  ,  com- 
ment des  lettres  que  l'abfence  remplit 
toujours  d'un  peu  d'amertume  &  o\i  le 
cœur  parle  avec  plus  d'attendriflTemenr  , 
le  pourroient-elles  fupporter'?  Quoique 
toute  grande  palîîon  foit  férieufe  &  que 
l'exceflive  joie  elle  même  arrache  des 
plpurs  plutôt  que  des  ris,  je  ne  veux  pas 
pour  cela  que  l'amour  foie  toujours  trilte- 
mais  je  veux  que  fa  gaieté  foit  fimple  , 
fans  ornement ,  fans  art,  nue  cpmme  lui  ; 
en  un  mot ,  qu'elle  brille  de  Ïqs  propres 
grâces,  &  non  de  la  parure  du  bel-efprir, 
JL'inféparable ,  dans  la  chambre  de  la- 
quelle je  t'écris  cette  lettre ,  prétend  que 
j'étois,  en  la  cqmmençant,  dans  eetétac 
4'enjouemeutque  l'amour  infpire  ou  to- 
lère; mais  je  ne  fais  ce  qu'il  eft  devenu, 
A  mefure  fjue  j'avancois ,  une  certaine 


H  É  L  O  L  s  E.  125 

langueur  s'emparoit  de  mon  âme ,  &  me 
îaiffbicà  peine  la  force  de  t'écrire  les  in- 
jures que  la  mauvaife  a  voulu  t'adrefler  î 
car  il  efl  bon  de  t'averrir  que  la  critique 
de  ta  critique  eft  bien  plus  de  fa  façon  que 
de  la  mienne  j  elle  m'en  a  didlé  fur-tout 
le  premier  article  en  riant  comme  une 
folle  ,  &  fans  me  permettre  d'y  rien 
changer.  Elle  dit  que  c'eft  pour  t'nppren- 
dre  à  manquer  de  refpeâ:  au  Marini 
qu'elle  protège  &  que  tu  plaifahtes. 

Mais  fais-tu  bien  ce  qui  nous  met  tou- 
tes deux  de  fi  bonne  humeur  ?  C'eft  fon 
prochain  mariage.  Le  contrat  fut  pafTé 
hier  au  foir ,  &:  le  jour  eft  pris  de  lundi 
en  huit.  Si  jamais  amour  fut  gai ,  c'eft 
aflTurément  le  fîen  \  on  ne  vit  de  la  vie 
une  fille  fibouftonnementamoureufe.Ce 
bon  M.  d'Orbe,  à  qui  de  fon  ctrié  la  tête 
en  tourne ,  eft  enchanté  d"un  accueil  fi 
folâtre.    Moins  difficile  que  tu  n'ctois 
autrefois ,  il  fe  prêteavecplaifirà  la  plai- 
fanterie,  &  prend  pour  un  chef-d'œuvre 
de  l'amour  ,  l'art  d'égayer  fa  maitrefte. 
Pour  elle ,  on  a  beau  la  prêcher  ,  lui  rc- 

F  iij 


11^      La  Novv elle 

préfenter  la  bienféance  ,  lui  dire  que  iî 
près  du  terme  elle  doit  prendre  un  main- 
tien plus  férieux  ,  plus  grave  ,  &  faire 
uti  peu  mieux  les  honneurs  de  l'état 
qu'elle  eft  prête  à   quitter.    Elle  traite 
tout  cela  de  forces  funagrées  ^  elle  fou- 
lient  en  face  à  M.  d'Orbe  que  le  jour 
de  la  cérémonie  elle  fera  de  la  meilleu- 
re humeur  du  monde ,  &  qu'on  ne  fau- 
roit  aller  trop  gaiement  à  la  noce.  Mais 
la  petite  difiimulée  ne  dit  pas  tout  j  je 
lui  ai  trouvé  ce  matin  les  yeux  rouges  ; 
^  je  parie  bien  que  les  pleurs  de  la  nuit 
paient  les  ris  de  la  journée.  Elle  va  for- 
mer de  nouvelles  chaînes  qui  relâche- 
ront les  doux  liens  de  l'amitié  j  elle  va 
commencer  une  manière  de  vivre  diffé- 
rente de  celle  qui  lui  fut  chère  \  elle 
écoit    contente   &   tranquile  ,    elle   va 
courir  les  hafards  auxquels  le  meilleur 
mariage  expofé  \  & ,  quoi  qu'elle  en  di- 
fe ,  comme  une  eau  pure  &  calme  com- 
mence à  fe  troubler  aux  approches  de 
l'orale  ,  fon  cœur  timide  &  chafte  ne 
voit  point  fans  quelque  allarme  lepro- 
chain  changement  de  fon  fort. 


H  È  L  O  ÏS  £.  Î27 

O  mon  ami ,  qu'ils  fonc  heureux  !  Ils 
s^aimentj  ils  vont  s'époufer  ,  ils  joui- 
ront de  leur  amour  fans  obftacles,  /ans 
craintes,  fans  remords!  Adieu,  adieu,  je 
«'en  puis  dire  davantage. 

P.  *$".  Nous  n'avons  vu  Mylord 
Edouard  qu'un  moment ,  tant  il 
étoit  preffé  de  continuer  fa  route# 
Le  cœur  plein  de  ce  que  nous  lui 
devons  ,  je  voulois  lui  montrer 
mes  fentimens  &  les  tiens  ;  mais 
j'en  ai  une  efpece  de  honte.  En 
vérité,  c'eft  faire  injure  à  un  hom- 
me comme  lui  de  le  remercier  de 


fïr 


ti5      La  Nouvelle 

WmmcÊ^mmÊmmmmmmmmmmmtmmmmmÊmmmmmmmmÊm. 

:       X  E  T  T  R  E      X  T  I. 

A     Julie. 

%£Ue  les  pafîîons  impétueiifes  rendent 
les  hommes  enfans  !  Qu'un  amour  for- 
cené fe  nourrit  aifcment  de  chimères, 
&  ou'ii  ell  aifé  de  donner  le  change  à  àQ.s 
defirs  extrêmes  par  les  plus  frivoles  ob- 
iers !  J'ai  reçu  ta  lettre  avec  les  mêmes 
rranfports  que  m'auroit  caufé  ta  pré- 
fence  ,  &c  dans  l'emportement  de  ma 
joie  ,  un  vain  papier  me  tenoit  lieu  de 
Epi.  "{Jn  àQS  plus  grands  maux  de  l'ab- 
fence ,  &:  le  feul  auquel  la  raifon  né  peut 
rien,  c'eft  l'inquiétude  fur  l'état  aâiuel 
de  ce  qu'on  aime.  Sa  fanté,  fa  vie,  fon 
repos  ,  fon  amour  ,  tout  échappe  à  qui 
craint  de  tout  perdre  j  on  n'eft  pas  plus 
fur  du  préfent  que  de  l'avenir ,  &  tous 
les  accidens  poflibles'fe  réalifent  fans 
cefTe  dans  Tefprit  d'un  amant  qui  les  re- 
doute. Enfin  je  refpire,  je  vis ,  tu  te  por- 
tes bien ,  tu  m'aimes  ,  ou  plutôt  il  y  a 


H  È  L  O  ï  s  E,  119 

3ix  jours  que  tout  cela  étoit  vrai  j  mais 
qui  me  répondra  d'aujourd'hui  ?  O  ab- 
fence  !  ô  tourment  !  ô  bifarre  &  funefte 
état,  où  l'on  ne  peut  jouir  que  du  mo- 
ment palTé,  &  où  le  préfentn'eft  point 
encore  ! 

Quand  tu  ne  m'aurois  pas  parlé  de 
l'inféparable ,  j'aurois  connu  fa  malice 
dans  la  critique  de  ma  relation  ,  &: 
fa  rancune  dans  l'apologie  du  Marini  5 
mais  s'il  m'étoit  permis  de  faire  la 
mienne  ,  je  ne  refterois  pas  fans  ré- 
plique. 

Premièrement ,  ma  coufine,  (carc'efl: 
à  elle  qu'il  faut  répondre,  )  quant  au  ll:y- 
le  ,  j'ai  pris  celui  de  la  chofej  j'ai  tâ- 
ché de  vous  donner  à  la  fois  l'idée  & 
l'exemple  du  ton  Aqs  convcrfations  à 
la  mode  j  &",  fuivant  un  ancien  précep- 
te, je  vous  ai  écrit  à-peu-près  comme 
©n  parle  en  certaines  fociétés.  D'ail- 
leurs ,  ce  n'eft  pas  l'ufage  des  figures, 
mais  leur  choix  ,  que  je  blâme  dans  le 
Cavalier  Marin.  Pour  peu  qu'on  ait  àt 
chaleur  dans  l'efprit ,  on  a  befoin  de 

F  V 


ijo-      La  Nouvelle 

métaphores  &:  d'exprefîions  figurées 
pour 'e  faire  entendre.  Vos  lettres  mê- 
mes eo  font  pleines  fans  que  vous  y 
fongiez  ,  &  je  foutiens  qu'il  n'7  a  qu'un 
géomètre  ÔJ  un  fot  qui  puiflent  parler 
fans  figures.  En  effet  ,  un  même  juge- 
ment n'eft-il  pas  fufceptible  décent  de- 
grés de  force  ?  Et  comment  déterminer 
celui  de  ces  degrés  qu'il  doit  avoir  , 
finon  par  le  tour  qu'on  lui  donne?  Mes 
proprés  phrafes  me  font  rire ,  je  l'avoue , 
&  je  les  trouve  abfurdes  ,  grâce  au  foin 
que  vous  avez  pris  de  les  ifoler  j  mais 
làiffez-les  où  je  les  ai  mifes ,  vous  les 
trouverez  claires  &  même  énergiques. 
Si  ces  yeux  éveillés  ,  que  vous  favez  fi 
bien  faire  parler  ,  étoient  féparés  l'un 
de  l'autre  ,  &  de  votre  vifage  ;  coufine, 
que  penfez-vous  qu'ils  diroienc  avec 
tout  leur  feu  ?  Ma  foi ,  rien  du  tout  \ 
pas  même  à  M.  d'Orbe. 
,  ia  première  chofe  qui  fe  préfente  à 
obferver  dans  un  pays  ç>\\  l'on  arrive , 
rt'eft-ce  pas  le  ton  général  de  la  fociété  ? 
Eh  bien  î  c'eft  aulîi  la  première  obfer- 


Z  H  É  l  OÏS  E,  Ï5t 

Vâtion  que  j'ai  faite  dans  celui  -  ci ,  & 
je  vous  ai  parlé  de  ce  qu'on  dit  à  Paiis  ÔC 
non  pas  de  ce  qu'on  y  fait.  Si  j'ai  remar- 
qué du  contrafte  entre  les  difcours ,  les 
fentimens  &  les  adions  des  honnêtes 
gens  ,  c'eft  que  ce  contrafte  faute  aux 
yeux  au  premier  inftant.  Quand  je  vois 
les  mêmeshommeschangerdemaximes 
félon  les  coteries ,  moliniftes  dans  l'une, 
janféniftes  dans  l'autre  ,  vils  courtifans 
chez  un  Miniftre,  frondeurs  mutins  chez 
un  mécontent  ;  quand  je  vois  un  homme 
doré  décrier  le  luxe ,  un  financier  les 
impôts  j   un  prélat   le   dérèglement  ; 
quand  j'entends  une  femme  de  la  cour 
parler  de  modeftie  ,  un  grand  feigneur 
de  vertu  ,  un  auteur  de  fîmplicité  ,  un 
abbc  de  religion  ,  &  que  ces  abfurdi- 
tés  ne  choquent  perfonne  ,  ne  dois -je 
pas  conclurre  à  l'inftant  qu'on  nefe  fou- 
cre  pas  plus  ici  d'entendre  la  vérité  quer 
de  la  dire ,  &  que ,  loin  de  vouloir  per- 
fuader  les  autres  quand  on  leur  parle  j 
on  ne  cherche  pas  même  à  leur  fahre 
penfer  qu'on  croit  ce  qu'on  leur  dit  ? 

F  y) 


131      La  Nouvelle 

Mais  c'eft  affez  plaifanter  avec  \s 
coufine.  Je  lailTe  un  ton  qui  nous  efl: 
étranger  à  tous  trois ,  &  j'efpère  que  tu 
ne  me  verras  pas  plus  prendre  le  goût 
de  la  faryre  que  celui  du  bel-efprir. 
C'eft  à  roi ,  Julie ,  qu'il  faut  à  préfent 
répondre  ^  car  je  fais  diftinguer  la  cri- 
tique badine  des  reproches  férieux. 

Je  ne  conçois  pas  comment  vous  avez 
pu  prendre  toutes  deux  le  change  fur 
mon  objet.  Ce  ne  font  point,  les  Fran- 
çois que  je  me  fuis  propofé  d'obferver  : 
car  fi  le  caraélère  des  nations  ne  peutfe 
déterminer  que  par  leurs  différences  > 
comment  moi ,  qui  n'en  connois  encore 
aucune  autre,  entreprendrois-je  de  pein- 
dre celle-ci  ?  Je  ne  ferois  pas ,  non  plus, 
fi  mal-adroit  que  de  choilîr  la  capitale 
pour  le  lieu  de  mes  obfervations.  Je 
n'ignore  pas  que  les  capitales  diffèrent 
moins  entre  elles  que  les  peuples  ,  &: 
que  les  caraéteres  nationaux  s'y  effa- 
cent &  confondent  en  grande  partie  > 
tant  à  caufe  de  l'influence  commune 
^€S  cours  qui  fe  refTemblent  toutes j,  que 


H  È  L  O  'l  s  E.  T35 

par  l'effet  commun  d'une  fociété  nom- 
breufe  &  relferrée  ,  qui  eft  le  même 
à-peu-près  fur  tous  les  hommes  ,  & 
l'emporte  à  la  fin  fur  le  caractère  ori- 
ginel. 

Si  je  voulois  étudier  un  peuple  ,  c'eft 
dans  les  provinces  reculées ,  où  les  ha- 
bitans  ont  encore  leurs  inclinations  na- 
turelles ,  que  j'irois  les  obferver.  Je  par- 
courrois  lentement  &  avec  foin  plu- 
fieurs  de  ces  provinces,  les  plus  éloi- 
gnées les  unes  ^qs  autres  \  toutes  les 
différences  que  j'obferverois  entre  elles 
me  donneroient  le  génie  particulier  de 
chacune  j  tout  ce  qu'elles  auroient  de 
commun  ,  Se  que  n'auroient  pas  les  au- 
tres peuples  j  formeroit  le  génie  natio- 
nal, &  ce  qui  fe  trouveroit  par-rout,  ap- 
partiendroiten  général  à  l'homme,  Mais 
je  n'ai  ni  ce  vafte  projet,  ni  l'expérien- 
ce néceflaire  pour  le  fuivre.  Mon  ob- 
jet eft  de  connoître  l'homme,  &  ma 
méthode  de  l'étudier  dans  fes  diverfes 
lelations.  Je  ne  l'ai  vu  juiqa'ici  qu'en 
petites  fociétés ,  épars  &  prefque  ifolç 


154'     -^^  Nouvelle 

fnr  la  terre.  Je  vais  maintenarït  le  con* 
fidérer  entafle  par  multitudes  dans  les; 
mêmes  lieux  ,  &  je  commencerai  à  ju- 
ger par-là  des  vrais  effets  de  la  fociété  y 
car  s'il  eft  confiant  qu'elle  rende  les 
hommes  meilleurs,  plus  elle  eft  nom- 
breufe  &  rapprochée ,  mieux  ils  doivent 
valoir  j  &  les  mœurs,  par  exemple,  fe- 
ront beaucoup  plus  pures  à  Paris  que 
dans  le  Valais  :  que  fi  l'on  trouvoit  le 
contraire  ,  il  faudroit  tirer  une  confé-. 
quence  oppofée. 

Cette  méthode  pourroit  ,  j'en  con- 
viens ,  me  mener  encore  à  la  connoif- 
fance  àQS  peuples  ,  mais  par  une  voie  fî 
longue  &  fi  détournée  ,  que  je  ne  ferois 
peut-être  de  ma  vie  en  état  de  pronon- 
cer fur  aucun  d'eux.  Il  faut  que  je  com- 
mence par  tout  obferver  dans  le  pre- 
mier où  je  me  trouve  j  que  j'afîîgne  en- 
fuite  les  différences  ,  à  mefure  que  Je 
parcourrai  les  autres  pays  ;  que  je  com- 
pare la  France  à  chacun  d'eux,  comme 
on  décrit  l'olivier  fur  un  faule,  ou  le  pal- 
mier fur  un  fapin  *,  &:  que  j'attende  à 


H  É  L  O  ï  s  E,  155 

Jnger  du  premier  peuple  obfervé,  que 
j'aie  obfervé  tous  les  autres. 

Veuilles  donc  ,  ma  charmante  ptê- 
cheufe,  diftinguer  ici  robfervation  phi- 
lofophique  de  la  fatyre  nationale.  Ce  ne 
font  point  les  Parifiens  que  j'étudie, 
mais  les  habitans  d'une  grande  ville,  & 
je  ne  fais  fi  ce  que  j'en  vois  ne  convient 
pas  à  Rome  &  à  Londres  tout  auffi  bien 
qu'à  Paris.  Les  règles  de  la  morale  ne 
dépendent  point  des  ufages  des  peuples  ; 
ainfl,  malgré  les  préjugés  dominans,  je 
fens  fort  bien  ce  qui  efl:  mal  en  foi  5, 
mais  ce  mal ,  j  ignore  s'il  faut  l'attribuer 
au  François  ou  à  l'homme ,  &  s'il  eft 
l'ouvraee  de  la  coutume  ou  de  la  Na- 
ture.  Le  tableau  de  vice  offenfe  en  tous 
lieux  un  œil  impartial ,  6c  l'on  n'efl:  pas 
plus  blâmable  de  le  reprendre  dans  un 
pays  où  il  règne,  quoiqu'on  y  foit ,  que 
de  relever  les  défauts  de  l'Humanité, 
quoiqu'on  vive  avec  les  hommes.  Ne 
fuis-je  pas  à  préfent  moi-même  un  ha- 
bitant de  Paris  ?  Peut-être  ,  fans  le  fa- 
voir,  ai-je  déjà  contribué,  pour  ma  part. 


t3<5'      La  Nouvelle 

audéfordre  que  j'y  remarque*,  peut-être 
un  trop  long  fcjoury  corromproit-il  ma 
volonté  mcine  \  pciu-êrre  au  bout  d'un 
an  ne  ferois-je  plus  qu'un  bourgeois  ^ 
il ,  pour  erre  digne  de  toi  ,  je  ne  gar- 
dois l'âme  d'un  homme  libre  &  les 
mœurs  d'un  citoyen.  LaifTe-moi  donc  te 
peindre  fans  contrainte  des  objets  aux- 
quels je  rougiiTe  de  relTembler ,  &  m'a- 
nimer  au  pur  zèle  de  la  vérité  par  le 
tableau  de  la  flatterie  &  du  menfonge. 

Si  j'étois  le  maître  de  mes  occupations 
èc  de  mon  fort,  je  faurois ,  n'en  doute 
pas ,  choifir  d'autres  fujets  de  lettres  ,  & 
tu  n'étois  pas  mécontente  de  celles  que 
je  t'écrivois  de  Meillerie  &:  du  Valais  j 
jnais,  chère  amie,  pour  avoir  la  force 
de  fupporter  le  fracas  du  monde  où  je 
fuis  contraint  de  vivre  ,  il  faut  bien  au 
moins  que  je  me  confole  à  te  le  dé- 
crire ,  &  que  l'idée  de  te  préparer  des 
relations  m'excite  à  en  chercher  les 
fujets.  Autrement  le  découragement  va 
m'atteindre  à  chaque  pas  ;  &  il  faudra 
que  j'abandonne  tout ,  fi  tu  ne  veux  rien 


H  È  L  oi  s  E.         f  37 

Voîi-  avec  moi.  Penfe  que  ,  pour  vivre 
d'une  manière  fi  peu  conforme  à  mon 
goût ,  je  fais  un  effort  qui  n'eft  pas  in- 
digne de  fa  caufe  j  &  ,  pour  juger  quels 
foins  me  peuvent  mener  à  toi ,  fouffre 
que  je  te  parle  quelquefois  des  maxi- 
mes qu'il  faut  connoître  2c  des  obflacles 
qu'il  faut  fur  monter. 

Malgré  ma  lenteur ,  malgré  mes  dif- 
traftions  inévitables,  mon  recueil  étoit 
fini,  quand  ta  lettre  eft  arrivée  heureufe- 
ment  pour  le  prolonger ,  &:  j'admire ,  en 
le  voyant  fi  court  ,  combien  de  chofes 
ron  cœur  m'a  fu  dire  en  fi  peu  d'efpace. 
Non  -,  je  foutiens  qu'il  n'y  a  point  de 
ledture  aufli  délieieufe  ,  même  pour  qui 
ne  te  connoîtroit  pas ,  s'il  avoir  une  âme 
femblable  aux  nôtres  :  mais  comment  ne 
te  pas  connoître  en  lifant  tes  lettres  ? 
Comment  prêter  un  ton  fi  touchant  6c 
des  fentimeas  fi  tendres  à  une  autre  fi- 
gure que  la  tienne  ?  A  chaque  phrafe  ne 
voit-on  pas  le  doux  regard  de  i&s  yeux  ? 
A  chaque  mot  n'entend-on  pas  ta  voix 
charmante  ?  Quelle  autre  que  Julie  a 


138      La  Nouvelle 

jamais  aimé ,  penfé  ,  parlé  ,  agi  ,  écrit 
comme  elle  ?    Ne  fois  donc  pas   fur- 
prife  fi  tes  lettres  qui   te   peignent  fi 
bien  font  quelquefois  fur  ton  idolâtre 
amant  le  même  effet  que  ta  préfence. 
En  les  relifant  ,  je  perds  la  raifon  ,  ma 
tête  s'égare  dans  un  délire  continuel , 
un  feu  dévorant  me  confume,  mon  fang 
s'allume  Se  pétille  ,  une  fureur  me  fait 
treflTaillir.  Je  crois  te  voir ,  te  toucher ,  te 
prefiTer  contre  mon  fein......  Objet  adoré, 

fille  enchanterefie  ,  fource  de  délice  62 
de  volupté ,  comment ,  en  te  voyant ,  ne 
pas  voir  les  houris  faites  pour  les  bien- 
heureux ?  Ah  !  viens  1....  je  la  fens...... 

elle  m'échappe ,  &  je  n'embraife  qu'u- 
ne ombre Il  eft  vrai  ,  chère  amie, 

tu  es  trop  belle  &  tu  fus  trop  tendre, 
pour  mon  foible  cœur  ;  il  ne  peut  ou- 
blier ni  ta  beauté  ni  tes  careflTes  :  res 
charmes  triomphent  de  l'abfence  ,  ils 
me  pourfuivenr  par-tout ,  ils  me  font 
craindre  la  folitude ,  &  c'eft  le  comble 
de  ma  mifere  de  n'ofer  m'occuper  tou- 
jours de  toi. 


H  É  L  O  l  s  E,  13^ 

Ils  feront  donc  unis  malgré  les  obfta» 
cles ,  ou  plutôt  ils  le  fonr  au  moment 
que  j'écris.  Aimables  &  dignes  époux  î 
Puifle  le  ciel  les  combler  du  bonheur 
que  mérite  leurfac^e  &  paifible  amour, 
l'innocence  de  leurs  moeurs,  l'honnête- 
té de  leurs  âmes  !  PuifiTe  le  ciel  les  com- 
bler du  bonheur  précieux  dont  il  e(i  Ci 
avare  envers  les  cœnus  faits  pour  le 
goûter  !  Qu'ils  feront  heureux  ,  s'il  leur 
accorde ,  hélas  !  tout  ce  qu'il  nous  ôte  : 
mais  pourtant  ne  fens-tu  pas  quelque 
forte  de  confolation  dans  nos  maux  ? 
Ne  fens  tu  pas  que  l'excès  de  notre  mi- 
fere  n'eft  point  non  plus  fans  dédom- 
magement ,  Se  que ,  s'ils  ont'^des  plaifirs 
dont  nous  fommes  privés ,  nous  en  avons 
auflS  qu'ils  ne  peuvent  connoîrre  ?  Oui, 
ma  douce  amie  ,  malgré  l'abfence  ,  les 
privations ,  les  allarmes  ;  malgré  le  dé- 
fefpoir  même  ,  les  puilTans  élancemens 
de  deux  cœurs  l'un  vers  l'autre  ont  tou- 
jours une  volupté  fecrette  ignorée  des 
âmes  tranquiles.  C'efl:  un  des  miracles 
4e  l'amour  de  nous  faire  trouver  du 


t4o      La  Nouvelle 

plaifir  à  foufFrir  \  de  nous  regarderions 
comme  le  pire  des  malheurs,  un  état 
d'indifférence  8c  d'oubli  qui  nous  ôte- 
roit  tout  le  fentiment  de  nos  peines. 
Plaignons  donc  notre  fort  ,  ô  Julie  I 
mais  n'envions  celui  de  perfonne.  Il 
n'y  a  point ,  peut-être ,  à  tout  prendre, 
d'exiftence  préférable  à  la  nôrie  j  Se 
comme  la  Divinité  tire  tout  Ton  bon- 
heur d'elle-même,  les  cœurs  qu'échauf- 
fe un  feu  célefle ,  trouvent  dans  leurs 
propres  fentimens  une  forte  de  jouif- 
fance  pure  8c  délicieufe  ,  indépendante 
de  la  fortune  &c  du  refte  de  l'Univers. 


»U^'H^>? 


^ 


C^ 


H  É  L  o  ï  s  E.  I4t 

LETTRE     XVII. 
•     A     Julie. 

JIiNfin   me  voilà  tout-à-fait  dans  le 
torrent.  Mon  recueil  fini ,  j'ai  commen- 
cé de  fréquenter  les  fpedacles  &  de  fou- 
peren  ville.  Je  palfe  ma  journée  entière 
dans  le  monde  ,  je  prOre  mes  oreilles  & 
mes  yeux  à  tout  ce  qui  les  frappe  j  &c  , 
n'apperçevant  rien  qui  te  relTemblejje 
me  recueille  au  milieu  du  bruit  &c  con* 
verfe  en  fecret  avec  toi.    Ce  n'eft  pas 
que  cette  vie  bruyante  &  tumultueufe 
n'ait  auffi  quelque  forte  d'attrait,  S>C  que 
la  pfodigieufe  diverfité  d'objets  n'offie 
de  certains  agrém.ens  à  de  nouveaux  dé- 
barquésj  mais  pour  les  fentir,il  faut  avoir 
le  cœur  vuide  &  l'efprit  ftivole  j  l'amour 
&  la  raifon  femblent  s'unir  pour  m'en 
dégcùter.  Com.me  tout  n'eft  qu'une  vai- 
ne apparence  ,    &  que  tout  change  à 
chaque  inftanc ,  je  n'ai  le  tems  d'être 
cpiu  de  rien,  ni  celui  de  rien  examiner. 


141      La  Nou velle 

Ainfî  /ecommence  à  voir  les  difficul- 
tés de  l'étude  du  monde ,  &  je  ne  fais  pas 
même  quelle  place  il  faut  occuper  pour 
le  bien  connoître.  Le  philofo^^iie  en  eft 
trop  loinj  l'homme  du  monde  en  eft  trop 
près.  L'un  voie  trop  pour  pouvoir  réflé- 
chir ;  l'autre  trop  peu  pour  juger  du 
tableau  total.  Chaque  objet  qui  frappe 
le  philofophe ,  il  le  confidere  à  part  ;  &, 
n'en  pouvant  difcerner  ni  \qs  liaifons  ni 
les  rapports  avec  d'autres  objets  qui  font 
hors  de  fa  portée  ,  il  ne  [es  voit  jamais 
à  fa  place,  &  n'en  fent  ni  la  raifon ,  ni 
les  vrais  effets.  L'homme  du  monde 
voit  tout,  &  n'a  le  tems  de  penfer  à  rien. 
La  mobilité  des  objets  ne  lui  permet 
que  de  les  appercevoir  ,  &  non  de  les 
obferver  j  ils  s'effacent  mutuellement 
avec  rapidité  ,  &C  il  ne  lui  refte  du  truc 
que  les  imprefïions  confiifes  qui  relfeni- 
hl;nt  au  calios. 

On  ne  peut  pas ,  non  plus ,  voir  & 
méditer  alternativement  ,  parce  que  le 
fpeftacle  exige  une  continuité  d'atten- 
tion ,  qui  interrompt  la  réflexion.  Ua 


H  É  L  0  l  s  E.  145 

homme  qui  voudroit  divifer  fon  tems 
par  intervalles  entre  le  monde  &  la  fo- 
litude  ,  toujours  agité  dans  fa  retraite 
&  toujours  étranger  dans  le  monde,  ne 
feroit  bien  nulle  part.  Il  n'y  auroit  d'au- 
tre moyen  que  de  partager  fa  vie  en- 
tière en  deux  gcands  efpaces  j  l'un  pour 
voir  ,  l'autre  pour  réfiéchir  :  mais  cela 
même  eft  prefqae  impoflible  ;  car  la 
raifon  n'eft  pas  un  meuble  qu'on  pofe 
&  qu'on  reprenne  à  fon  gré ,  &  quicon- 
que a  pu  vivre  dix  ans  fans  penfer  ,  ne 
penfera  de  fa  vie. 

Je  trouve  aufli  que  c*eft  une  folie  de 
Touloir  étudier  le  monde  en  fiinple  fpec- 
tateur.  Celui  qui  ne  prétend  qu'obfer- 
ver,  n'obferve  rien  ,  parce  qu'étant  inu- 
tile dans  les  affares  &  importun  dans 
les  plaifirs  ,  il  n'eft  admis  nulle  part. 
On  ne  voir  agir  les  autres  qu'autant 
qu'on  agit  foi-mème  :  dans  l'école  du 
monde ,  comme  dans  celle  de  l'Amour, 
il  faut  commencer  par  pratiquer  ce 
qu'on  veut  apprendre. 


T44        ^^    ^^  U  V  ELLE 

Quel  parri   prendrai -je  donc,  mol 
étranger  qui  ne  puis  avoir  aucune  affaire 
en  ce  pays  >  5^  que  la  différence  de  re- 
ligion empccheroir  feule  d'y  pouvoir  af- 
pirer  à  rien  ?  Je  fuis  réduit  à  m'abaifTer 
pour  m'inftruire,  & ,  ne  pouvant  jamais 
être  un  homme  utile ,  à  tâcher  de  me 
rendre  un   homme  amufant.    Je  m'e- 
xerce autant  qu'il  eft  poflible  à  devenir 
poli   fans    faufleté  ,    complaifant    fans 
baiïeffe,  &  à  prendre  fi  bien  ce  qu'il  y 
a  de  bon  dans  la  fociété ,  que  j'y  puifle 
être  fouffert  fans  en  adopter  les  vices, 
,  Tout  homme    oifif  qui   veut    voir  le 
inonde,  doit  au  moins  en  prendre  les 
manières  jufqu'à  certain  point  y  car  de 
quel  droit  exigeroit-on  d'être  admis 
parmi  les  gens  à  qui  l'on  n'eft  bon  à 
rien  ,  &  a  qui  l'on  n'auroit  pas  l'art  de 
plaire  ?  Mais  auffi  quand  il  a  trouve 
cet  art,  on  ne  lui  en  demande  pas  da 
vanrage  ,  fur- tout  s'il   eft  étranger.    1 
peut  fe  difpenfer  de  prendre  part  au 
cabales ,  aux  intrigues ,  aux  démêlés  j  s\ 

i 


H  é  L  o  ï  s  E,        i4f 

fe  comporte  konnêcemenc  envers  cka- 
cun,  s'il  ne  donne  à  certaines  femmes  ni 
exclufion  ni  préférence  ,  s'il  garde  le  fe- 
cret  de  chaque  fociété  où  il  eft  reçu  ,  s'il 
n'étale  point  les  ridicules  d'une  maifon 
•âans  une  autre,  s'il  évite  les  confidenceg^ 
s'il  fe  refufe  aux  tracafTeries ,  s'il  garde 
par-tout  une  certaine  dignité  ,  il  pour- 
ra voir  paifiblement  le  monde,  confer- 
ver  fes  mœurs,  fa  probité,  fa  franchifc 
même,  pourvu  qu'elle  vienne  d'un  efprit 
de  liberté  Se  non  d'un  efprit  de  parti. 
Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  par  l'avis 
de  quelques  gens  éclairés  que  j'ai  choifis 
pour  guides  parmi  les  connoilTances  que 
m'a  donné  Mylord  Edouard.  J'ai  donc 
commencé  d'ctre  admis  dans  des  fociétés 
moins  nombreufes  de  plus  choifies.  Je  ne 
m'étois  trouvé  jufqu'à  préfent  qu'à  des 
dîners  réglés  où  l'on  ne  voit  de  femme 
que  la  maitrefle  de  la  maifon  ,  où  tous 
les  défoeuvrésde  Paris  font  reçus,  pour 
peu  qu'on  les  connoilTe ,  où  chacun  paie 
comme  il  peut  fon  dîner  en  efprit  ou  en 
flatterie,  6c  donc  le  ton  bruyant  Se  con* 
Tûme  II,  G 


•14^      La  No  ur elle 

fus  ne  diffère  pas  beaucoup  de  celui  dèiSI 
tables  d'auberges. 

Je  fuis  mainenant  initié  à  des  myftères 
,plus  fecrets.  J'aflifte  à  des  foupers  priés 
■où  la  porte  eft  fermée  à  tout  furvenant , 
&  où  l'on  eft  fur  de  ne  trouver  que  des 
gens  qui  conviennent  tous,  finon  les  uns 
aux  autres,  au  moins  à  ceux  qui  les  re- 
-çoivent.  C'eft-là  que  les  femmes  s'ob- 
fervenr  moins,  &  qu'on  peut  commencer 
à  les  étudier  j  c'eft-14  que  régnent  plus 
paifiblement  des  propos  plus  fins  5c  plus 
fatyriques-,  c'eft-ià  qu'au  lieu  des  nou- 
velles publiques,  des  fpedacles,  despro- 
moiions  ,  des  morts ,  des  mariages  donc 
on  a  parlé  le  matin  ,  on  palfe  difcrette- 
ment  en  revue  les  anecdotes  de  Paris  ^ 
qu'on  dévoile  tous  lesévènemens  fecrets 
de  la  chronique  fcandaleufe,  qu'on  rend 
le  bien  &  le  mal  également  piaifans  & 
ridicules  ,  &:  que  ,  peignaut  avec  arc  ÔC 
félon  l'intérêt  particulier  les  caraderes 
fies  perfonnages ,  chaque  interlocuteur^ 
fj^iis  y  penfer  ,  peint  encore  'beaucoup 
j>iieu3f  le  fien  j   c'efl  -  là  qu'un  reile  dô 


H  È  L  0  L  s  E,  Î47 

cîrconfpedion  fait  inventer  devant  les 
laquais  un  certain  langage  entortillé, 
fous  lequel ,  feignant  de  rendre  la  fatyre 
plus  obfcure,  on  la  rend  Teulemenc  plus 
amere  j  c'eft-là  ,  en  un  mot ,  qu'on  afiile 
avec  foin  le  poignard  ,  fous  prétexte  de 
faire  moins  de  mal ,  mais  en  eft'ec  pour 
l'enfoncer  plus  avant. 

Cependant,  à  confîdérer  ces  propos  fé- 
lon nos  idées  ,  on  auroit  tort  de  les  ap- 
-peler  fatyriques  ;  car  ils  font  bien  plus 
railleurs  que  mordans,&  tombent  moins 
fur  Iç  vice  que  fur  le  ridicule.  En  géné- 
ral, la  fatyre  a  peu  de  coms  dans  les  gran- 
des villes ,  où  ce  qui  n'eft  que  mal  eft  d 
fîmpleque  ee  n'eil  pas  la  peine  d'en  par- 
ler. Que  refte-t-il  à  blâmer  où  la  vertu 
«'eft  plus  eftimée ,  &c  de  quoi  mcdiroic- 
iOn,  quand  on  ae  trouve  plus  de  mal  i 
fÏQn  ?  A  Paris,  fxirrtour,  où  l'on  ne  faific 
les  chofes  que  par  le  coté  plaifant,  touc 
ce  qui  doir  allumer  la  coler£  &  l'indi- 
gnation eft  toujours  mal  reçu  ,  s'il  n'eft 
rnis  en  cbanfon  ou  çn  épigranmie.  Les 
jolies  fej^iQjçs  u'aim£.nc|)oinr  àfe  fâcherj 

Gij 


14^      Là  Novv elle 

»u/n  ne  fe  fâchent-elles  de  rien  :  elles  ai- 
ment à  rire  j  &  comme  il  n'y  a  pas  le  mot 
pour  rire  au  crime  ,  les  frippons  font 
d'honnêtes  gens  comme  tout  le  monde  j 
mais  malheur  à  qui  prête  le  flanc  au  ri^ 
dicule,  fa  cauftique empreinte eft  ineffa" 
çable  ;  il  ne  déchire  pas  feulement  les 
mœurs,  la  vertu;  il  marque  jufqu'au  vi' 
ce  mcme,  il  fait  calomnier  les  méchans. 
Mai?  revenons  à  nos  foupers. 

Ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans  ces 
fociétés  d'élite  ,  c'eft  de  voir  fîx  per*- 
jTonnes  choifies  exprès  pour  s'entretenir 
n^réablemenr  enfemble ,  &  parmi  lef- 
qiielles  régnent  mcme  le  plus  fouvenc 
des  liaifons  fecrettes ,  ne  pouvoir  reflet 
une  heure  entre  elles  fix  fans  y  faire 
intervenir  la  moitié  de  Paris  ,  comme 
fi  leurs  cœurs  n'avoient  rien  à  fe  dire  , 
&  qu'il  n'y  eut  là  perfonne  qui  méritâc 
de  les  intérelfer. 

Te  fouvient-il ,  ma  Julie,  comment, 
en  foupanr  chez  ta  confine  ou  chez  toi , 
jjous  favions  ,  en  dépit  de  la  contrainte 
1^  du  niylbre  ,  faire  tomber  l'encretieiî 


tî  È  L  o  i  s  E,  f  49 

fur  des  fujets  qui  euflent  du  rapport  à 
nous  5  &  comment,  à  chaque  reflexion 
touchanre,  à  chaque  illufion  fubtile^  un 
regard  plus  vif  qu'un  éclair  ,  un  foupir 
plutôt  deviné  qu'apperçu ,  en  portoit  le 
doux  fentiment  d'un  cœur  à  l'autre. 

Si  la  converfation  fe  tourne  par  hafard 
fur  les  convives  ,  c'eft  communément 
dans  un  certain  jargon  de  fociété  dont  il 
faut  avoir  la  clef  pour  l'entendre.  A  l'aide 
de  ce  chiffre,  on  fe  fait  réciproquement 
&  félon  le  goût  du  tçms  mille  mauvaifes 
plaifiuiteries ,  durant  lefquelles  le  plus 
fot  n'ell  pas  celui  qui  brille  le  moins  , 
tandis  qu'un  tiers  mal  inftruitefl:  réduit  à 
l'ennui  &  au  filence,  ou  à  rire  de  ce 
qu'il  n'entend  point.  VoiU,  hors  le  tête- 
à-tète,  qui  m'eft  &  me  fera  toujours  in- 
connu ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  tendre  6:  d'af- 
feétueux  dans  les  liaifons  de  ce  pays. 

Au  milieu  de  tout  cela,  qu'un  homme 
de  poids  avance  \\n  propos  grave  ou 
agite  une  queftion  férieufe ,  aulîi-tôt  l'at- 
tention commune  fe  fixe  à  ce  nouvel 
objet  j  hommes,  femmes,  vieillards,  jeu- 

G  iij 


i^o      La  Nouv elle 

ï\QS  gens  ,  tout  fe  prête  à  le  confîdéref 
par  tontes  fes  faces  ,  ^  l'on  eft  étonné 
dufens&  de  laraifonquiforrent  comme 
a  l'envi  de  toutes  cts  têtes  folâtres  (i). 
Un  point  de  morale  ne  feroit  pas  mieux 
difcuté  dan:  une  fociéré  de  philofophes 
que  dans  celle  d'une  jolie  femme  de 
Paris  j  les  conchifions  y  feroient  même 
fouvent  moins  fcveres  j  car  le  philofo- 
f  he  qui  veut  agir  comme  il  parle  ,  y 
regarde  à  deux  fois  ;  mais  ici ,  où  toute 
Ja  morale  eft  un  pift  verbiage  ,  on  peut 
tcre  auftere  fans  conféquence  ,  &  l'on 


{i)  Pourvu  ,  toutefois  j  qu'une  plairanterie 
imprévue  ne  vienne  pas  déranger  cette  gra- 
vité 5  car  alors  chacun  renchérit  j  tout  part 
à  riuftant  ,  &  il  n'y  a  plus  moyen  d«  re- 
prendre le  ion  fcrieux.  Je  me  rappelle  un 
certain  paquet  de  gimblcttes  qui  troubla  Cx 
plaifamment  une  repréfentation  de  la  foire. 
Les  Aéleurs  dérangés  n'écoient  que  des  ani- 
maux j  mais  que  des  chofes  font  gimblcttes 
pour  beaucoup  d'hommes  J  On  fait  qui  Pon- 
teneile  a  voulu  peindre  daus  l'hifloire  des  Ty- 
xinthicos. 


H  È  L  O  ï  s  È.  151' 

îfe  feroit  pas  iaché,  pour  rabattre  un  peu 
lorgiieil  phibfophique  ,  de  mettre  la 
vertu  fi  haut  que  le  fage  même  n'y  pûc 
atteindre.  Au  refte  ,  hommes  &:  fem- 
mes ,  tous ,  inftruits  par  l'expérience  du 
monde ,  &  fur-tout  par  leur  confcience  , 
fe  réuniffent  pour  penfer  de  leur  efpèce 
aufll  mal  qu'il  eft  pollible,  toujours  phi- 
lofophant  triftement ,  toujours  dégra- 
dant par  vanité  1-a  Nature  humaine ,  tou- 
jours cherchant  dans  quelque  vice  la 
caufe  de  tout  ce  qui  fe  fait  de  bien  ,  tou- 
jours d'après  leur  propre  cœur  médifanc 
du  cœur  de  l'homme. 

Malgré  cette  avili  (Tante  doâ:rine,  un 
àQS  fujets  favoris  de  ces  paifibies  entre- 
tiens, c'eft  le  fenciment  jmot  par  lequel 
il  ne  faut  pas  entendre  un  épanchement 
affectueux  dans  le  fein  de  l'amour  ou  de 
l'amitié  \  cela  feroit  d'une  fadeur  à  mou- 
rir. C'eft  lefentiment  mis  en  grandes  ma- 
ximes  générales  &  quinteHencié  par  tout 
ce  que  la  métaphyfique  a  de  plus  fubtil. 
Je  puis  dire  n'avoir  de  ma  vie  ouï  tant 
parler  du  fentimentj  ni  fi  peu  compris 

G   iv 


15*  ^^  NOV  rELLE 
ce  qu'on  en  difoit.Ce  font  des  rafînemefis 
inconcevables.  O  Julie  !  noseœurs  grof- 
fîers  n'ont  jdmains  rien  fu  de  toutes  ces 
telles  maximes  ,  &  j'ai  peur  qu'il  n'en 
foit  du  fenriment  chez  les  gens  du  monde 
comme  d'Homère  chez  les  pédans  ,  qui 
lui  fotgent  mille  beautés  chimériques, 
faute  d'appercevoir  les  véritables.  Ils 
dépenfent  ainfi  tout  leur  fentiment  en 
cfprit ,  &  il  s'en  exhale  tant  dans  le  dif- 
cours  qu'il  n'en  refte  plus  pour  la  pra- 
lique.  Heureufement ,  la  bienféance  y 
fuDpîce ,  &  l'on  fait  par  ufage  à-peu  près 
les  mêmes  chofes  qu'on  feroit  par  (tnCx- 
Bilité  ;  du  moins  tant  qu'il  n'en  coûte  que 
des  formules,  &  quelques  gènes  pafTagè- 
res,  qu'on  s'impofe  pour  faire  bien  parler 
de  foi  :  car,  quand  les  facriiices  vont  juf- 
qu'à  gêner  trop  long-tems  ou  à  coûter 
trop  cher  ,  adieu  le  fentiment  :  la  bien- 
féance n'en  exige  pas  jufques-là.  A  cela 
près,  on  ne  fauroit  croire  à  quel  point 
tout  eft  compaflfé  ,  mefuré  ,  pefc ,  dans 
ce  qu'ils  appellent  des  procédés  j  tout  ce 
qui  n'eft  plus  dans  \qs  fentimens,  ils  l'ont 


H  É  L  O  ï  s  E,  155 

^s  en  règle ,  ôc  tout  eft  règle  parmi 
eux.  Ce  peuple  imitateur  feioit  plein 
d'originaux ,  qu'il  feroit  impoffible  d'en 
rien  favoir  j  car  nul  homme  n'ôfe  être 
lui-même.  Il  faut  faire  comme  les  autres  ^ 
c'eft  la  première  maxime  de  la  fagelTe 
du  pays.  Cela  fe  fait  ^  cela  ne  fe  fait  pas. 
Voilà  la  décifion  fuprême. 

Cette  apparente  régularité  donne  aux- 
ufages  communs  l'air  du  monde  le  plus 
comique ,  même  dans  les  chofes  les  plus 
férieufes.  On  fait  à  point  nomméquand 
il  faut  envoyer  chercher  des  nouvelles, 
quand  il  faut  fe  faire  écrire  ,  c'eft-à- 
dire ,  faire  une  vifite  qu'on  ne  fait  pas  ; 
quand  il  faut  la  faire  foi-même  j  quand 
il  eft  permis  d'être  chez  foi  j  quand 
on  doit  n'y  pas  être ,  quoiqu'on  y  foir  j 
quelles  offres  l'un  doit  faire  ;  quelles 
offres  l'autre  doit  rejeter  \  quel  degré 
de  triftelfe  on  doit  prendre  à  telle  ou 
telle  mort  (i)  ,   combien   de  tems  on 

Cl)    S'affliger  à  la  more  de  quelqu'un  eft 
un  fencimsnc  d'humanité  &  un    tcinoignagc 

G  V 


154      L^  Nouvelle 

doit  pleurer  d  la  campagne  ;  le  jonr  on 
l'on  peut  revenir  fe  confoler  à  la  ville  5 
l'heure  &  la  minute  où  Tafflidion  per- 
met de  donner  le  bal  on  d'aller  au  fpec- 
tacle.  Tout  le  monde  y  fait  à  la  fois  la 
même  chofe  dans  la  même  circonftan- 
ce  :  tout  va  par  tems  comme  les  mou- 
vemens  d'un  régiment  en  bataille  :  vous 
diriez  que  ce  font  autant  de  marionnet- 
tes clouées  fur  la  même  planche  ,  ou 
tirées  par  le  même  fil. 

Or  ,  comme  il  n'eft  pas  po(ïîble  que 
tous  ces  gens  qui  font  exadtement  la 
même  chofe  foienr  exadtement  afFe(ft:és 
de  même  ;  il  eft  clair  qu'i'I  faut  \q%  pé- 
nétrer par  d'autres  moyens  pour  les  con- 
noître  j  il  eft  clair  que  tout  ce  jargon 


de  bon  naturel  ,  mais  non  pas  un  devoir  de 
vertu  ;  ce  quelqu'un  fi'u-il  même  notre  Père. 
Quiconque  ,  en  pareil  cas  ,  n'a  point  d'afflic- 
tion dans  le  cœur  ,  n'en  doit  point  montrer 
au-dehors  ;  car  il  eft  beaucoup  plus  cirentisl 
de  fuir  la  faulTeté,  que  de  s'aflervir  au«  biea- 
féances. 


^  H  È  l  o'i  s  Ê,         T  5  5 

ft*eft  qu'un  vain  formulaire  &  ferc  moins 
à  juger  des  mœurs  ,  que  du  ton  qui  rè- 
gne à  Paris.  On  apprend  ainfi  les  pro- 
pos qu'on  y  tient ,  mais  rien  de  ce  qui 
peut  fervir  à  les  apprécier.  J'en  dis  au- 
tant de  la  plupart  des  écrits  nouveaux  ; 
j'en  dis  autant  de  la  fcène  même,  qui,  de- 
puis Molière,  eft  bien  plus  un  lieu  où 
fe  débitent  de  jolies  converfations ,  que 
la  repréfentarion  de  la  vie  civile.  Il  y 
a  ici  trois  théâtres,  fur  deux  defquels 
on  rcpréfente  des  êtres  chimériques  : 
favoir ,  fur  l'un  des  Arlequins  ^  des  Pan- 
talons ,  des  Scaramouches  \  fur  l'autre 
desDieux,  desDiables,  des  Sorciers.  Suc 
le  troifième  on  repréfente  ces  pièces  im- 
mortelles dont  la  lîdiue  nous  faifoic 
tant  de  plaifir ,  &  d'autres  plus  nou- 
velles qui  paroifTent  de  tems  en  tems 
fur  la  fcène.  Plu/îeurs  de  ces  pièces  font 
tragiques  ,  mais  peu  touchantes  ,  &  (l 
l'on  y  trouve  quelques  fentimens  natu- 
rels &  quelque  vrai  rapport  au  cœur 
humain  ,  elles  n'offrent  aucune  fort© 

G  vj 


i5<^      La  No uvellé 

d'ijiftniclioii  fur  les  mœurs  paiticulieres 
dn  peuple  qu'ellesamufenr. 

L'inftitution  de  la  tragédie  avoir  chez; 
fes  inventeurs  un  fondement  de  religion 
qui fuififoit pour  l'autorifer.  D'ailleurs, 
elle  offroit  aux  Grecs  un  fpedlacle  inf- 
trudlif  &  agréable  dans  les  malheurs 
des  Perfes  leurs  ennemis  ,  dans  les  cri- 
mes &:  les  folies  des  Rois  dont  ce  peu- 
ple s'étoit  délivré.  Qu'on  repréfente  à 
Bern,  à  Zurich  ,  à  la  Haye  l'ancienne 
tyrannie  de  la  maifon  d'Autriche  ,  l'a' 
mour  de  la  patrie  &  de  la  liberté  nous 
rendra  ces  pièces  intérelTantes  j  mais 
qu'on  me  dife  de  quel  ufage  font  ici 
les  tragédies  de  Corneille  ,  &  ce  qu'im- 
porte au  peuple  de  Paris  Pompée  ou 
Sertorius  ?  Les  tragédies  grecques  rou- 
loient  fur  des  évènemens  réels  ou  ré- 
putés tels  par  les  fpeétateurs  ,  &  fon- 
dés fur  des  traditions  hiftoriques.  Alais 
que  fait  une  flamme  héroïque  &  pure 
dans  l'ame  àcs  Grands  ?  Ne  diroit-on 
pa$  que  \^s  combats  de  l'amour  &  de 


H  È  L  Oi  s  E.  I  5f 

îa  vertu  leur  donnent  fouvenr  de  mau- 
vaifes  nuits,  &  que  le  cœur  a  beau- 
coup à  faire  dans  les  mariages  des  Rois  ? 
Juge  de  la  vraifemblance  &  de  l'uci- 
lité  de  tant  de  pièces ,  qui  roulent  toutes 
fur  ce  chimérique  fujet  l 

Quant  à  la  eomeciie ,  il  efi:  certain 
qu'elle  doit  repréfenter  au  naturel  les 
mœurs  du  peuple  pour  lequel  elle  eft 
faite ,  afin  qu'il  s'y  corrige  de  (qs  vices  & 
de  (qs  défauts ,  comme  on  ote  devant 
un  miroir  les  taches  de  Ton  vifage.  Té-» 
rence  &  Plaute  fe  trompèrent  dans  leur 
objet i  mais  avant  eux  Ariftophane  Sc 
Ménandre  avoient  expofé  aux  Athé- 
niens les  mœurs  Athéniennes^  &depuis, 
le  feul  Molière  peignit  plus  naïve- 
ment encore  celles  des  François  du  /îé- 
cle  dernier  à  leurs  propres  yeux.  Le 
tableau  a  changé;  mais  il  n'eft  plus  re- 
venu de  peintre.  Maintenant  on  copie 
au  théâtre  les  converfaticns  d'une  cen- 
taine de  maifon»  de  Paris.  Hors  cela ,  on 
n'y  apprend  rien  des  mœurs  des  Fran- 
çois. 11  y  a  dans  cette  grande  ville  cintj 


155  ^^  NOU  VELLE 
ou  lix-cent-mille  âmes  dont  il  n'eft  ja- 
mais  queftion  fur  la  fcène.  Molière  ôfa 
peindre  des  bourgeois  &  à^s  arrifans 
aufîî  bien  que  des  Mirquis  j  Socrate  fai- 
foit  parler  des  cochers,  menuifiers,  cor- 
donniers, maçons.  Mais  les  auteurs  d'au- 
jourd'hui, qui  font  des  gens  d'un  autre 
air  ,  fe  croiroient  déshonorés ,  s'ils  fa- 
voicnt  ce  qui  fe  paiïe  au  comptoir  d'un 
marchand  ou  dans  la  boutique  d'un  ou- 
vrier; il  ne  leur  faut  que  des  interlocu- 
teurs illuftres,  &  ils  cherchent  dans  le 
ïang  de  leurs  perfonnages  l'élévation 
qu'ils  ne  peuvent  tirer  de  leur  génie.  Les 
fpediateurs  eux-mêmes  font  devenus  fi 
délicats,  qu'ils  craindroient  de  fe  com- 
promettre à  la  comédie  comme  en  vi- 
iîte,  &  ne  daigneroient  pas  aller  voir 
en  repréfcntacion  des  gens  de  moindre 
condirion  qu'eux.  Ils  font  comme  les 
feuls  habitans  de  la  terre  \  tout  le  telle 
n'eft  rien  à  leurs  yeux.  Avoir  un  car- 
ro(re,un  fuifle  ,  un  maître-d'hôiel,  c'eflr 
être  comme  tout  le  monde.  Pour  être 
pomme  tout  le  monde  ,  il  faut  êtr& 


H  É  L  O  ï  S  £,  15^ 

tomme  très-peu  de  gens.  Ceux  qui  vont 
à  pied  ne  fonr  pas  du  monde;  ce  font 
des  bourgeois  ,  des  hommes  du  peu- 
ple ,  des  gens  de  l'autre  monde,  &  Ton, 
diroit  qu'un  carrofle  n'eft  pas  tant  né- 
cefTaire  pour  fe  conduire  que  pour  exif- 
ter.  Il  y  a  comme  cela  une  poignée 
d'impertinens  qui  ne  comptent  qu'eux 
dans  tout  l'univers  &  ne  valent  guères  la 
peine  qu'on  les  compte,  fi  ce  n'eft  poui 
le  mal  qu'ils  fonr.  C'eftpour  eux  unique- 
ment que  font  faits  lesfpedlacles.  Ils  s'y 
montrent  à.  la  fois  comme  repréfentés 
au  milieu  du  théâtre,  &  comme  repré- 
fentans  aux  deux  côtés  ;  ils  fonr  perfon* 
nages  fur  la  fcène ,  8c  comédiens  fur  les 
baiics.  C'eft  ainfique  la  fphère  du  mon- 
de &  des  auteurs  fe  rétrécir;  c'eft  auifi 
que  la  fcène  moderne  ne  quitte  plus 
fon  ennuyeufe  dignité.  On  n'y  fait  plus 
montrer  les  hommes  qu'en  habit  doré. 
Vous  diriez  que  la  France  n'eft  peuplée 
quedeComtes  &  de  Chevaliers,  &  plus 
le  peuple  y  eft  miférable  &  gueux ,  plus 
le  tableau  du  peuple  y  eft  brillant  & 


1^0      La  Nouvelle 

magnifique.  CeTa  fait  qu'en  peignant  lé 
ridicule  des  états  qui  fervent  d'exemple 
aux  autres,  on  le  répand  plutôt  que  de 
l'éteindre ,  &  que  le  peuple ,  toujours 
fînge  6c  imitateur  des  riches,  va  moins 
au  théâtre  pour  rire  de  leurs  folies ,  que 
pour  \qs  étudier  &  devenir  encore  plus 
fou  qu'eux  en  les  imitant.  Voilà  de  quoi 
fut  caufe  A^oliere  lui-même  j  il  corrigea 
la  cour  en  infedaut  la  ville,  &  fes ridi- 
cules Marquis  furent  le  premier  modèle 
des  petits-maîtres  bourgeois  qui  leur 
fuccé^krent. 

En  général,  il  y  a  beaucoup  de  dif- 
cours  &  peu  d'adion  fur  la  fcène  Fran- 
çoife  j  peut-être  eft-ce  qu'en  effet  le 
François  parle  encore  plus  qu'il  n'a- 
git, ou  du  moins  qu'il  donne  un  bien 
plus  grand  prix  à  ce  qu'on  dit  qu'à  ce 
qu'on  fait.  Quelqu'un  difoit  en  fortant 
d'une  pièce  de  Denys  le  Tyran,  je  n'ai 
rien  vu,  mais  }'ai  entendu  force  pa- 
roles. Voilà  ce  qu'on  peut  dire  en  for- 
tant des  pièces  françoifes.  Racine  & 
Corneille,  avec  tout  leur  génie ,  ne  font 


H  É  L  oï  s  F.         itt 

eux- mêmes  que  des  parleurs,  Se  leur 
fuccelfeur  eft  le  premier,  qui,  à  l'imi- 
tâtion  des  Anglois ,  ait  ofé  mettre  quel- 
quefois la  fcène  en  repréfentation.  Com- 
munément tout  fe  palTe  en  beaux  dia- 
logues bien  agencés  ,  bien  ronflûns,  oii 
Ton  voit  d'abord  que  le  premier  foin  de 
chaque  interlocuteur  eft  toujours  celui 
de  briller.  Prefque  tout  s'énonce  en  ma- 
ximes générales.  Quelque  agités  qu'ils, 
puiflent  être,  ils  fongent  toujours  plus 
au  public  qu'àeux  mêmes: une fentence 
leur  coûte  moins  qu'un  fentiment,  les 
pièces  de  Racine  &  de  Molière  (i)  ex- 
ceptées :  loje  efl:  prefque  aufîl  fcrupu- 
leufement  banni  de  la  fcène  Françoife 


(i)  Il  ne  faut  point  afTocier  en  ceci  Mo* 
liere  à  Racine  j  car  le  premier  efi: ,  comme 
tous  les  autres  ,  plein  de  maximes  &  de  Cen-, 
tenccs  ,  fur-tout  dans  Tes  pièces  en  vers  :  mais 
chez  Racine  tout  eft  fentiment  ;  il  a  fu  faire 
parler  chacun  pour  foi  5  &  c'cft  en  cela  qu'il 
eft  vraiment  unique  parmi  les  anciens  drama» 
lic[ues  de  fa  nation, 


1^1  ,    La  NovyËLLE 

que  des  écrits  de  Port- Royal,  &  le5^ 
partions  humaines,  auffi  modeftes  que 
l'humanité  chrétienne  ,  n'y  parlent  ja- 
mais que  pr  on.  Il  y  a  encore  une  cer- 
taine dignité  maniérée  dans  le  gefte  5^ 
dans  le  propos,  qui  ne  permet  jamais 
â  la  paflîon  de  parler  exadement  fou 
langage  ,  ni  à  l'auteur  de  revêtir  fon 
perfonnage  &  de  fe  tranfporter  au  lieu 
de  la  fcène ,  mais  le  rient  toujours  en- 
chaîné fur  le  théâtre  &  fous  les  yeux  des 
/peétateuts.  Auffi  les  fituations  les  plus 
vives  ne  lui  foiit-elles  jamais  oublier 
un  bel  arrangement  de  phrafes  ni  des 
attitudes  élégantes  j  &  ,  fi  le  défefpoir 
lui  plonge  un  poignaîd  dans  le  cœur, 
non  content  d'obferver  la  décence  en 
tombant  comme  Polixene,  il  ne  tombe 
point;  la  décence  le  maintient  debout 
après  fa  mort,  &:  tous  ceux  qui  vien- 
nent d'expirer  s'en  retournent  l'inftant 
d'après  fur  leurs,  jambes. 

Tout  cela  vient  de  ce  que  le  François 
Be  cherche  point  fur  la  fcène  le  naturel. 
Se  riliufion  j  &  n'y  veut  que  de  refpiit 


H  É  L  o  ï  s  E,  I  <Tf 

Se  dès  penfées  j  il  fait  cas  de  l'agrément 
&  non  de  l'imitation  ,  &  ne  fe  /ioucie  pas 
d^être  fédiiir,poutvu  qu'on  Tamufe.  Per- 
fonne  ne  va  au  fpe<flacle  pour  le  plaiflr. 
du  fpedtaclc,  mais  pour  voir  l'afTembléd  , 
pour  en  être  vu ,  pour  amaCTer  de  quoi 
fournir  au  caquet  après  la  pièce ,  ôc  l'on 
ne  fonge  à  ce  qu'on  voit  que  pour  fa- 
voir  ce  qu'on  en  dira.  L'aâ:eur  pour  eux 
cft  toujours  l'adleur,  jamais  le  perfon- 
nage  qu'il  repréfente.  Cet  homme  qui 
parle  en  maître  du  monde  n'efl:  point 
Augufte ,  c'eft  Baron  j  la  veuve  de  Pom- 
pée eft  Adrienne  ,  Alzire  eft  Mademoi- 
felle   Gauffin ,  &  ce   fier   fauvac^e  eft 
Grandval.  LesComédiens,  de  leur  coté 
négligent  entièrement  l'illufion ,  dont  ils 
voient  que  perfonne  ne  fe  foucie.    l's 
placent  les  héros  de  l'antiquité  entre  fix 
rangs  de  jeunes  Parifiens;  ils  calquent 
les  modes  françoifes  fur  l'habit  romain; 
on  y  voit  Cornélie  en  pleurs  avec  deux 
doigts  de  rouge ,  Caton  poudié  en  hlanc, 
&  Brutus  en  panier.  Tout  cela  ne  cho- 
que perfonne  &  nefaitrienaufaccèsdes 


1^4      ^^  NovvEtlE 

pièces;  comme  on  ne  voit  que  l'aéleur 
dans  le  perfonnage,  on  ne  voit,  non 
plus  que  l'auteur  dans  le  drame  *,  &  fi  le 
coftume  eft  négligé,  cela  fe  pardonne 
aifémenr  ;  car  on  fait  bien  que  Corneille 
n'étoit  pas  tailleur  ,  ni  Crcbillon  per- 
ruquier. 

Ainfi ,  de  quelque  fens  qu'on  envi- 
sage les  chofes ,  tout  ceci  n'eft  que  ba- 
bil ,  jargon ,  propos  fans  confcquence. 
Sur  la  fcène,  comme  dans  le  monde ,  on 
a  beau  écouter  ce  qui  fe  dit,  on  n'ap- 
prend rien  de  ce  qui  fe  fait,  Se  qu'a-t- 
on befoin  de  l'apprendre  ?  Si-tqt  qu'uii 
homme  a  parlé ,  s'informe-t-on  de  fa 
conduite?  n'a-t  il  pas  tout  fait?  n'eft-il 
pas  jugé?  L'honncte  homme  d'ici  n'eft 
ooint  celui  qui  fait  de  bonnes  adions, 
mais  celui  qui  dit  de  belles  chofes;  & 
un  feul  propos  inconfidéré  ,  lâché  fans 
réflexion  ,  peut  faire  à  celui  qui  le  lient 
nn   tort  irréparable  que  n'effaceroienc 
pas  quarante  ans  d'intégrité.  En  un  mot, 
bien  que  les  oeuvres  des  hommes  ne 


H  É  L  o  ï  s  E,  \G^ 

teuemblenc  guère  à  leur  cifcours  ,  je 
vois  qu'on  ne  les  peint  que  par  leurs 
difco;irs,  fans  égard  à  leurs  œuvres  j  je 
vois  auflî  que,  dans  une  grande  ville,  la 
fociété  paroît  plus  douce,  plus  facile, 
plus  sûre  même  que  parmidesgens  moins 
étudiés  j  mais  les  hommes  y  font-ils  en 
effet  plus  humains,  plus  modelés,  plus 
juftes  ?  Je  n'en  fais  rien.  Ce  ne  font  ea- 
core-là  que  des  apparences;  &: ,  fous  ces 
dehors  fi  ouverts  &  fi  agréables  ,  les 
cœurs  font  peut-être  plus  cachés  ,  plus 
enfoncés  en-dedansque  les  nôtres.  Étran- 
ger, ifolé ,  fans  affaire,  fans  liaifon  , 
fans  plaifirs ,  &  ne  voulant  m'en  rappor- 
ter qu'à  moi,  le  moyen  de  pouvoir  pro- 
noncer 1 

Cependant  je  commence  à  fentir  l'i- 
vrelfe  où   cette   vie  as[itée  &  tumul- 

0 

tueufe  plonge  ceux  qui  la  mènent,  &  je 
tombe  dans  un  étourdiffement  fembla- 
ble  à  celui  d'un  homme  aux  yeux  du- 
quel on  fait  pafTer  rapidement  une  mul- 
..titudç  d'objets.  Aucim  de  ceux  qui  me 


1^6      La  Nouvelle 

frappent  n'attache  mon  cœur,  niaistou* 
enfemble  en  troublent  ^L  fuipcndent  les 
afFedions ,  au  point  d'en  oublierj  quel- 
ques inftans,  ce  que  je  fuis  &  à  qui  je 
fuis.  Chaquejourenfortant  dechezmoi 
j'enferme  mes  fentimens  fous  la  clef, 
pour  en  prendre  d'autres  qui  fe  prêtent 
aux  frivoles  objets  qui  m'attendent.  In- 
fenfiblement  je  juge  &  raifonne  comme 
rj'entends  juger    &   raifonner    tout   le 
monde.    Si  quelquefois  j'effaie  de  fe- 
couer  les  préjugés  &  devoir  les  chofes 
comme  elles   font,  à  l'inftant  je  fuis 
ëcrâfé  d'un  certain  verbiage  qui  rellèm- 
ble  beaucoup  à  du  raifonnement.   Ou 
me  prouve  avec  évidence  qu'il  n'y  a  que 
le   demi-philofophe  qui  regarde  d  la 
réalité  des  chofes  j  que  le  vrai  fage  ne 
les  confidere  que  par  les  apparences j 
qu'il  doit    prendre   les    préjugés   pour 
principe.,  les  bienféances  pour  loix ,  & 
que  la  plus  fublime  fageife  confiée  à 
vivre  comme  les  foux. 

Forcé  de  changer  ainfi  l'ordre  de  mes 


H  È  i  o'{  s  E,        i€y 

■^ifTtscfclons  morales ,  forcé  de  donner  un 
prix  à  des  chimères  &:d'impofer  filence 
à  la  Nature  &  à  la  raifon ,  fç  vois  ainfi 
xiéfîgurer  ce  divin  modèle  que  je  porte 
au-dedans  de  moi ,  &c  qui  fervoit  à  la 
fois  d'objet  à  mesdefirs&  de  règle  à  mes 
adions  j  je  flotte  de  caprice  en  caprice; 
êc  ,  mes  goûrs  étant  fans  cefl'e  alTervis  a 
l'opinion  j  je  ne  puis  être  fur  unfeul  jour 
de  ce  que  j'aimerai  le  lendemain. 

Confus,  humilié,  confterné,  de  fen- 
tir  dégrader  en  moi  lanature  de  l'hom-» 
me,  Se  de  me  voir  ravalé  fi  bas¥de  cette 
grandeur  intérieure  où  nos  cœurs  en- 
flammés s'élevoient  réciproquement,  je 
reviens  le  foir   pénétré  d'une  fecrette 
,  triitefTa ,  accablé  d'un  dégoût  mortel ,  Sc 
le  cœur  vuide  de  gonflé  comme  un  ballon 
rempli  d'air,  O  amour  !  ô  purs  fenti- 
mens  que  je  tiens  de  lui!. . .  avec  quel 
charme  je  rentre  en  moi-mcme  !  avec 
quel  traiifport  j'y  retrouve  encore  mes 
prcmièies  affed:ions  &  ma  première  di- 
gnité !  coinbie;i  je  m'applaudis  d'y  re- 


têË      I.A  Nouvelle 

voir  briller  dans  tout  fcn  éclat  l'imagÔ 
de  Ja  vertu  ,  d'y  contempler  la  tienne,  ô 
Julie  ,  aflîfe  fur  un  trône  de  gloire  & 
difîipant  d'un  fouftle  tous  ces  preftiges  ! 
Je  fens  refpirer  mon  âme  oppreifée,  je 
crois  avoir  recouvré  mon  exiftence  &C 
ma  vie,  &  je  reprends  avec  mon  amour 
tous  les  fentimens  fub limes  qui  le  reu-^ 
dent  digne  de  fon  objet;i 


TT 

'TY    ^g 

^^ 

*H'  4m 

TT 

y   V 

T 

*  -"szsza 

r  * 

LETTRE 


H  É  L  O  ï  s  E.  I  ^9 


LETTRE     XVIIL 
p  E     Julie. 

Je  viens,  mon  bon  ami ,  de  jouir  d'un 
des  plus  doux  fpectacles  qui  puilfent  ja- 
mais charmer  mes  yeux.  La  plus  fage,  la 
plus  aimable  des  filles  efl:  enfin  devenue 
Li  plus  digne  &  la  meilleure  des  fem- 
mes. L'honnête-homme  dont  elle  a  com- 
blé les  vœuXj  plein  d'eRlme  &  d'amour 
pour  elle ,  ne  rçfpire  que  pour  la  chérir , 
l'adorer,  la  rendre  heureufe  ;  &  je  goûce 
le  cKarme  inexprimable  d'être  témoin 
du  bonheur  de  mon  amie,  c'eft- a-dire,  de 
le  partager.  Tu  n'y  feras  pas  moins  fen- 
fible,  j'en  fuis  bien  fur,  toi  qu'elle  aima 
toujours  fi  tendrement,  toi  qui  lui  fuf 
cher  prefque  dès  fon  enfance  ,  6c  à  qui 
tant  de  bienfaits  l'ont  dû  rendre  encore 
rjus  chère.  Oui ,  tous  les  fentimens 
qu'elle  éprouve  fe  font  fentir  à  nos 
jcceurs  comme  au  fien.  S'ils  font  des 
plaifirs  pour  elle  ,  ils  font  pour  nous 
Tome  IL  H 


î 70      La  No uv elle 

des  confol.irions  \  de  tel  eft  le  prix  de 
l'amitié  qui  nous  joint,  que  la  félicité 
d'un  des  trois  fufiîc  pour  adoucir  les 
maux  des  deux  autres. 

Ne  nous  diflimulons  pas  ,  pourtant, 
que  cette  amie  incomparable  va  nous 
échapper  en  partie,    La  voilà  dans  ua 
liouvel  ordre  de  chofes,  la  voilà  fujette 
à  de  nouveaux  engagemens ,  à  de  nou- 
veaux devoirs  \  &  fon  cœur ,  qui  n'ctoit 
qu'à  nous ,  fe  doit  maintenant  à  d'autres 
affections  auxquelles  il  faut  que  l'amitié 
çede  le  premier  rang.  Il  y  a  plus  ,  mon 
ami  ;  nous  devons  de  notre  part  devenir 
plus  fcrupuleux  fur  les  témoignages  de 
ion  zele*,  nous  ne  devons  pas  feulement 
çonfutter  fon  attachement  pour  nous ,  & 
le  befoin  que  nous  avons  d'elle,  mais  ce 
qui  convient  à  fon  nouvel  état ,  &:  ce  qui 
peut  agréer  ou  déplaire  à  foi.i  mari.  Nous 
n'avons  pas  befoin  de  chercher  ce  qu'é- 
xigeroit  en  pareil  cas  la  vertu  j  les  iâix 
feules  de  l'amitié  fuffifent.  Celui  qui, 
pour   fon  intérêt  particulier  ,  pourroit 
compromettre  un  ami,  mériceroit-il  J'en 


H  È  L  O  ï  s  E,  171 

avoir  ?  Quand  elle  écoit  hlle  ,  elle  étoic 
libre ,  elle  n'avoir  à  répondre  de  Tes  dé- 
marches qu'à  elle-même ,  &  riionnècetc 
de  fes  inrenrions  fufHfoicpour  la  juftifiei: 
à  fes  propres  yeux.  Elle  nous  regardoic 
comme  deux  époux  deftinés  l'un  à  l'au- 
tre, &  fon  cœur  fenfible  &  pur  alliant  la 
plus  chafte  pudeur  pour  elle  même  à  la 
plus  tendre  compaflîon  pour  fa  coupable 
amie,  elle  couvroic  ma  faute  fans  la  par- 
tager :  mais  à  préfent  tout  eft:  changé  ; 
elle  doit  compte  de  fa  conduite  à  un  au- 
tre; elle  n'a  pas  feulement  engagé  fa  foi; 
elle  a  aliéné  fa  liberté.   Dcpofitaire  eu 
même.tems  de  l'honneur  de  deux  per- 
fonnes ,  il  ne  lui  fuffit  pas  d'être  honnête, 
il  faut  encore  qu'elle  foit  honorée  \  il  ne 
lui  fuffit  pas  de  ne  tien  faire  que  de  bien, 
il  faut  encore  qu'elle  ne  falTe  rien  qui  ne 
foit  approuvé.  Une  femme  vertueufe  ne 
doit  pas  feulement  mériter  l'eftime  de 
fon  mari ,  mais  l'obtenir  j  s'il  la  blâme, 
elle  eft  blâmable  j  &■,  fût-elle  innocente, 
«lie  a  tort,  fi-tôt  qu'elle  eft  foupçonnée  j 

H  i] 


1-7^      Ia  Nouvelle 

car  les  apparences  même  font  au  notn^ 
bre  de  Tes  devoirs. 

Je  ne  vois  pas  clairement  {î  toutes  ces 
raifons  font  bonnes ,  tu  en  feras  le  Juge  j 
mais  un  certain  fentiment  intérieur  m'a- 
vertit qu'il  n'eft  pas  bien  que  ma  cou- 
fme  continue  d'être  ma  confidente  ,  ni 
qu'elle  me  le  dife  la  première.  Je  me 
fuis  fouvent  trouvée  en  faute  fur  mes 
raifonnemens ,  jamais  fur  les  mouve- 
mens  fecrets  qui  me  les  infpirent,  &: 
cela  fait  que  j'ai  plus  de  confiance  à 
mon  inftinâ:  qu'à  ma  raifon. 

Sur  ce  principe  j'ai  déjà  pris  un  pré- 
texte pour  retirer  tes  lettres  ,  que  la 
crainte  d'une  furprife  me  faifoit  fenir 
chez  elle.  Elle  me  les  a  rendues  avec  un 
ferrement  de  cœur  que  le  mien  m'a  fait 
^ppercevoir  ,  &  qui  m'a  trop  confirmé 
que  j'avois  fait  ce  qu'il  falloit  faire.  Nous 
n'avons  point  eu  d'explication ,  mais  nos 
regards  en  teuoient  lieu  \  elle  m'a  em- 
traifée  en  pleurant  \  hous  fentions  fans 
nous  rien  dire  combien  le  tendre  lan^se 


îî  È  L  O  'i  s  E.  1^3 

3e  ramitié  a  peu  befoin  du  fecours  des 
paroles. 

A  l'égard  de  l'adrefTe  à  fubftituer  à  la 
fîenne,  j'avois  fongé  d'abord  à  celle  de 
Fanchon  Anet,  &  c'efl:  bien  la  voie  la 
plus  fûre  que  nous  pourrions  choiflr  j 
mais  fi  cette  jeune  femme  eft  dans  un 
rang  plus  bas  que  ma  coufine  ,  eft  ce  une 
raifon  d'avoir  moins  d'égard  pour  elle 
en  ce  qui  concerne  l'honnêtecé  ?  N'eft- 
il  pas  à  craindre  ,  au  contraire,  que  des 
fencimens  moins  élevés  ne  lui  rendent 
mon  exemple  plus  dangereux  ;  que  ce 
qui  n'croit  pour  l'une  que  l'effort  d'une 
amitié  fublime  ,  ne  ioit  pour  l'autre  un 
commencement  de  corruption  \  &  qu'en 
abufant  de  fa  reconnoiffance ,  je  ne  force 
la  vertu  même  à  fervir  d'inftrument  au 
vice  ?  Ah  !  n'elt-ce  pas  alfez  pour  moi 
d'être  coupable  fans medonnerdes com- 
plices ,  6v  fans  aggraver  mes  fautes  du 
poids  de   celles  d'autrui  ?  N'y  penfons 
point ,  mon  ami  :  j'ai  imaginé  un  autre 
expédient  beaucoup  moins  fur,  à  la  vé- 
tité ,  mais  auffi  moins  répréhenfibie  ,  en 

H  iij 


174        ^^  NOUV ELLE 

ce  qu*il  ne  compromet  perfonne  (5c  ne 
nous  donne  aucun  confiJenc  j  c'eft  de 
m'écrire  fous  un  nom  en  l'air ,  comme 
par  exemple  ,  M.  du  Bofquet ,  &  de 
mettre  une  enveloppe  adreflee  à  Regîa- 
ïiino  que  j'aurai  foin  de  prévenir.  Ainfi 
Regianino  lui-même  ne  faura  rien  j  il 
n'aura  tout  au  plus  que  des  foupçons 
qu'il  n'oferoit  vérifier  j  car  Mylord 
Edouard ,  de  qui  dépend  fa  fortune ,  m'a 
répondu  de  lui.  Tandis  que  notre  cor- 
refpondance  continuera  par  cette  voie^ 
)e  verrai  fi  l'on  peut  reprendre  celle  qui 
MOUS  fervir  dans  le  voyage  du  Valais  , 
ou  quelqu'autre  qui  foit  permanente  ô£ 
fCire. 

Quand  je  ne  connoîtrois  pas  l'état  de 
.  ton  cœur  ,  je  m'appercevrois  par  l'hu- 
meur qui  règne  dans  tes  relations ,  que  la 
vie  que  tu  menés  n'eft  pas  de  ton  goût. 
Les  lettres  de  M.  de  Murait,  dont  on  s'eft 
plaint  en  France,  étoient  moins  féveres 
que  les  tiennes  j  comme  un  enfant  qui  fe 
dépite  contre  fes  maîtres ,  tu  te  venges 
d'être  obligé  d'étudier  le  monde, fur  les 

i 


H  É  L  O  ï  s  1.  175 

premiers  qui  te  l'apprennent.  Ce  qui  me 
furprend  lepluseftquelachofequi  com- 
mence par  te  révolter  eft  celle  qui  pré- 
vient tous  les  étrangerSj  favoir,  l'accueil 
des  François  &  le  ton  général  de  leur  (o^ 
ciété  ,  quoique  de  ton  propre  aveu  tu 
doives  perfonnellement  t'en  louer.    Je 
n'ai  pas  oublié  la  diflindion  de  Paris  eiî 
particulière  d'une  grande  ville  en  gêné* 
rai  j  mais  je  vois  qu'ignorant  ce  qui  con- 
vient à  l'un  ou  à  l'autre, tu  fais  ta  criti- 
que, à  bon  compte  ,  avant  de  favoir  Ci 
c'eft  une  médifance  ou   une   obferva- 
lion.  Quoi  qu'il  en  foit,  j'aime  la  na- 
tion françoife  ,  &  ce  ;i'g[1:  pas  iiiV-bli- 
ger  que  d'en  mal  parler.  Je  dois  aux  bons 
livresqui  nous  viennent d'elle,laplupart 
des  inftrudions  que  nous  av©ns  prifes 
enfemble.  Si  notre  pays  n'eft  plus  bar- 
bare ,   à  qui    en   avons-nous   l'obliga- 
tion ?  Les  deux  plus  grands,  les  deux 
plus  vertueux  des  modernes,  Catinat, 
Fénélon  ,  éroient  tous  deux  françois, 
Henri  IV.  le  Roi  que  j'aime  ,  le   bon 
Roi ,  l'étoit.    Si  la  France  n'eft:  pas  le 

H  iv 


17^      I^^  Nouvelle 

pays  des  hommes  libres,  elle  efi:  celui 
des  hommes  vrais ,  &  cette  liberté  vaut 
Lien  l'autre  aux  yeux  du  iage.  Hofpi- 
taliers ,  protedleuis  de  l'étranger,  les 
f  rançois  lui  paflent  mcme  la  vérité  qui 
les  blefle ,  &L  l'on  fe  feroit  lapider  à  Lon- 
dres ,  fî  l'on  y  ofoic  dire  àQs  Anglois  la 
moitié  du  mal  que  les  François  lailTent 
dire  d'eux  à  Paris.  Mon  père ,  qui  a  palIé 
fa  vie  en  France,  ne  parle  qu'avec  tranf- 
port  de  ce  bon  de  aimable  peuple.  S'il 
y  a  verfé  fon  fang  au  fervice  du  Prince  , 
le  Prince  ne  l'a  point  oublié  dans  fa 
retraite,  &  l'honore  encore  de  (es  bien- 
faits ;  ainfi  je  me  rec^arde  comme  inié- 
reiTce  à  la  gloire  d'un  pays  où  mon  père 
a  trouvé  la  Tienne.  Mon  ami ,  G  chaque 
peuple  aies  bonnes  Se  fes  mavaifes  qua- 
lités ,  honore  au  moins  la  vérité  qui 
]oue,auffi  bien  que  la  vérité  qui  blâme. 

Je  te  dirai  plus  ;  pourquoi  perdrois- 
lu  en  vifires  oirives  le  tems  qui  te  refte 
à  paflTer  aux  lieux  où  tu  es  ?  Paris  efl-il , 
moins  que  Londres,  le  théâtre  des  talens, 
&  les  étrangers  y  font -ils  moins  aifé- 


H  É  L  O  ï  s  E.  177 

Iment  leur  chemin  ?  Crois-moi,  tous  les 
Anglois  ne  fonrpas  des  Lords  Éciouards, 
ôc  tous  les  François  ne  reflemblent  pas 
a  ces  beaux  difeurs  qui  te  déplaifent  il 
fort.  Tente  ,  eflaye  ,  fais  quelques  épreu- 
ves, ne  fut-ce  que  pour  approfondir  les 
mœurs.  Se  jugera  l'œuvre  ces  gens  qui 
parlent  fi  bien.  Le  père  de  ma  confine 
ditque  tu  connois  laconftitution  de  l'em- 
pire &  les  intérêts  des  Princes.  Mylord 
Edouard  trouve  auffi  que  tu  n'as  pas  mal 
étudié  les  principes  de  la  politique  &  les 
divers  fyftêmes  de  Goiivernemenr.  J'ai 
dans  la  tête  que  le  pays  du  monde  où  le 
mérite  eft  le  plus  honoré ,  eft  celui  qui  te 
convient  le  mieux  ,  &c  que  tu  n'as  befoiii 
que  d'être  connu  pour  être  employé. 
Quant  à  la  religion  ,  pourquoi  la  tienne 
te  nuiroit-elle  plus  qu'à  un  autre?  La 
laifon  n'eft-ellepas  le préfervatif  de  l'in- 
tolérance 6c  du  fanatifme?  Eft-on  plus 
;  bigot  en  France  qu'en  Allemagne  ?  ÔC 
qui  t'empècheroit  de  pouvoir  faire  à 
Paris  le  même  chemin  que  M.  de  S. 
Saphorina  fait  à  Vienne?  Si  tuconfideres 

H  V 


17^      La  Nouvelle 

le  but,  les  plus  prompts  effais  ne  Aou 
vent-ils  pas  accélérer  les  fuccès?  Si  tu 
compares  les  moyens,  n'eft-il  pas  plus 
honnête  encore  de  s'avancer  par  fes  ta- 
lens  que  par  fes  amis  ?  Si  tu  fonges..., 
ah  !  cette  mer  ! . . . .  un  plus  long  tra- 
jet  j'aimerois  mieux  l'Angleterre , 

fi  Paris  étoit  au-delà. 

A  propos  de  cette  grande  ville  ,  ofe- 
rois-je  relever  une  affectation  que  je  re- 
marque dans  tes  lettres  ?  Toi  qui  me  par- 
lois  des  Valaifannes  avec  tant  de  pîaifir, 
pourquoi  ne  me  dis  tu  rien  des  Parifien- 
Jies  ?  Ces  femmes  galantes  &:  célèbres 
valent-elles  moins  la  peine  d'être  dé- 
peintes que  quelques  montagnardes  fim- 
ples  ^  grofîieres  ?  Crains  tu  peut-être  de 
me  donner  de  l'inquiétude  par  le  tableau 
àes  plus  féduifantes  perfonnes  de  l'Uni- 
vers ?  Défabufe-toi  ,  mon  ami  \  ce  que 
tu  peux  faire  de  pis  pour  mon  repos  eft 
de  ne  me  point  parler  d'elles*,  &,  quoi 
que  tu  m'en  puiffes  dire  ,  ton  fileiice  à 
leur  égard  m'eft  beaucoup  plus  fufpeft 
^ue  tes  éloges. 


H  È  L  O  ï  s  E,  179 

Je  ferois  bien  aife-aufli  d'avoir  un  pe- 
tit mot  fur  l'Opéra  de  Paris  dont  on  die 
ici  des  merveilles (i)  ;  car  enfin  la  mu- 
fique  peut  ccre  mauvaife ,  &  le  fpeétacle 
avoir  (qs  beautés  j  s'i  1  n'en  a  pas ,  c'eft  un 
fujet  pour  ta  médifance  ,  &  du  moins 
ru  n'offenferas  perfonne. 

Je  ne  fçais  fi  c'eft  la  peine  de  te  dire 
qu'à  l'occafion  de  la  noce  il  m'eft  encore 
venu  ,  ces  jours  pafles ,  deux  époufeurs 
comme  par  rendez-vous.  L'un  d'Yver- 
dun  ,  gîranr ,  chaflant  de  château  en 
château  j  l'autre  dupays  Allemand  par  le 
coche  de  Bern.  Le  premier  eft  une  ma- 
nière de  petit-maître ,  parlant  alfez  réfo- 
lument  pour  faire  trouver  Tes  réparties 
fpirituelles  à  ceux  qui  rien,  écoutent  que 
le  ton.  L'autre  eft  un  grand  nigaud  ti- 


(i)  J'aurois  bien  mauvaife  opinion  de  ceux 
<]ui ,  connoiirant  le  caia<îlère  &:  la  (îcuation  de 
Julie,  ne  devineroient  pas  à  l'inftanc  que  cette 
curiofîté  ne  vient  point  d'elle.  On  verra  bien- 
tôt cjae  fon  Amant  n'y  a  pas  hé  trompe.  S'il 
l'eût  ét(f  ^  il  ne  l'auroit  plus  aimée. 

H  vj 


iSo      La  Nouvelle 

ir.îcie ,  non  de  cette  aimable  tlmiJité  quî 
vient  de  la  crainte  de  déplaire,  mais  de 
l'embarras  d'un  for  qui  ne  fait  que  dire , 
^  du  mal-aife  d'un  Hbercin  qui  ne  fe 
fent  pas  à  fa  place  auprès  d'une  honncte 
fille. Sachant  rrcs-pcfirivemcnr  les  inten* 
tions  de  mon  père  au  fujet  de  ces  deux 
Meflleurs  ,  j'ufe  avec  plaifir  de  la  liberté 
qu'il  me  lai  (Te  de  les  traitera  ma  fantaifie, 
Si  Je  ne  crois  pas  que  cette  fantaifie  laifle 
durer  long-tems  celle  qui  les  amené.  Je 
les  hais  d'ôfer  attaquer  un  cœur  où  tu 
règnes,  fans  armes  pour  te  le  difputer; 
s'ils  en  avoient ,  je  les  ha'irois  davantage 
encore  :maisoùlesprendroient-ils,  eux, 
te  d'autres,  &  tout  l'univers  ?  Non,  non  y 
fois  tranquile,monaimabîe ami.  Quand 
je  retrouverois  un  mérite  égal  au  tierr> 
quand  il  fe  préfenteroit  un  autre  toi- 
même,  encore  le  premier  venu  feroit-il 
le  feul  écouté.  Ne  t'inquiète  donc  point 
de  ces  deux  efpeces  dont  je  daigne  à 
peine  te  parler.  Quel  plaifir  j'aurois  à 
leur  mefurer  deux  dofes  de  dégoût  Çi 
parfaitement  égales,  qu'ils  priflTent  la 


H  EL  Ot  &E.  \Û 

f^roliition  de  partir  eiifemble  commcils 
font  venus  ,  &  que  je  pufTe  t'apprendreà 
la  fois  le  départ  de  tous  deux  î 

M.  de  Crouzas  vient  de  nous  donner 
une  réfutation  des  épitres  de  Pope  que 
j'ai  Uie  avec  ennui.  Je  ne  fais  pas,  aa 
vrai ,  lequel  àes  deux  auteurs  a  raifon  j 
mais  je  fais  bien  que  le  livre  de  M.  de 
Crouzas  ne  fera  jamais  faire  une  bonne 
action  ,  &  qu'il  n'y  a  rien  de  bon  qu'on 
ne  foit  tenté  de  faire,  en  quittant  celui 
de  Pope.  Je  n'ai  point ,  pour  moi ,  d'au- 
tre manière  de  juger  de  mes  lectures, 
que  de  fonder  les  difpofitions  où  elles 
laifTent  mon  âme,  &  j'imagine  à  peine 
quelle  forte  de  bonté  peut  avoir  un  li- 
vre qui  ne  porte  point  fes  leûeurs  aa 
bien  (i). 

Adieu,  mon  trop cherami;  jene  vou- 
drois  pas  finir  fi-tôt  j  mais  on  m'attend  y 
on  m'appelle.  Je  te  quitte  à  regret ,  car 
je  fuis  gaie  ,  &  j'aime  à  partager  avec  toi 

(  1  )  Si  le  ledeur  approuve  cette  règle ,  &  qu'il 
s'en  ferve  pour  juger  ce  recueil ,  l'éditeur  n'ap- 
pellera pas  de  fon  jugement. 


tSi      La  Nouvelle 

vc\QS  plaifirs  j  ce  qui  les  anime  &  les  re-^ 
double  eftque  ma  mère  fe  trouve  mieux 
depuis  quelques  jours  \  elle  s'eft  fentt 
alTez  de  force  pour  aflîfter  au  mariage, 
&  fervir  de  mère  à  fa  nièce ,  ou  plutôt 
à  fa  féconde  fille.  La  pauvre  Claire  en  a 
pleuré  de  joie.  Juge  de  moi ,  qui ,  méri- 
tant fi  peu  de  la  conferver ,  tremble  tou- 
jours de  la  perdre.  En  vérité ,  elle  fait  les 
honneurs  de  la  fête  avec  autant  de  grâce 
^uedansfaplus.parfaite  fantéj  il  femble 
même  qu'un  refte  de  langueur  rende  fa 
naïve  politefie  encore  plus  touchante. 
Non  ,  jamais  cette  incomparable  mère 
j-je  fut  fi  bonne  ,  fi  charmante ,  fi  digne 
J'être  adorée. . . .  Sais  tu  qu'elle  a  de- 
mandé plufieurs  fois  de  tes  nouvelles  à 
M.  d'Orbe  ?  Quoiqu'elle  ne  me  parle 
point  de  toi  ,  je  n'ignore  pas  qu'elle 
t'aime ,  &  que ,  (\  jamais  elle  étoit  écou- 
tée, ton  bonheur  &  le  mien  feroient  fon 
premier  ouvrage.  Ah  !  fi  ton  cœur  fait 
être  fenfible  ,  qu'il  a  befoin  de  l'être  , 
èc  qu'il  a  de  dettes  à  payer  ! 


H  i.  L  o  'i  s  t.         \%%, 

«MJJM»!       I       llill  I  lllWllf     III     II  II  MU 

LETTRE     XIX. 

A        J.  U    L    ï    E. 

J.  Iens  ,  ma  Julie  ,  gronds-moi ,  que- 
relle-moi, bacs-moi  j  je  rouffrirai  touc, 
mais  je  ii  en  coiuiiuierai  pas  moiri,--  a  te 
dire  ce  que  je  penfe.  Qui  fera  le  dcpo- 
fîtaire  de  tous  mes  feinmiens ,  {\  ce  n'efl 
toi  qui  les  éclaires  j  t<.  avec  qui  moa 
cœur  fe  permerrroir-il  Je  parler  ,  fi  tu 
refufois  de  lenrendre  ?    Quand  je  te 
rends  compte  de  mes  obfervations  &  de 
mes  jugemens,  c'ell  pour  que  tu  les  cor- 
riges ,  non  pour  que  tu  les  approuves  \ 
&  plus  je  puis  commettre  d'erreurs  , 
plus  je  dois  me  prelfer  de  t'en  inftruire. 
Si  je  blâme  les  abus  qui  me  frappent 
dans  cette  grande  ville,  je  ne  m'en  ex- 
cuferai  point  fur  ce  que  je  t'en  parle  en 
confidence  j  car  je  ne  dis  jamais  rien 
d'un  tiers,  que  je  ne  fois  prêt  à  lui  dire 
en  face^  &  dans  tout  ce  que  je  t'écris 
des  Parifiens ,  je  ne  fais  que  répéter  ce 


îS4      La  Nouvelle 

que  je  leur  dis  tous  les  jours  à  eux-mc-' 
mes.  Ils  ne  m'en  favenr  point  mauvais 
gré  j  ils  conviennent  de  beaucoup  de 
chofes.  Ils  fe  plaignoienc  de  notre  Mu- 
rait, je  le  crois  bien  ;  on  voit ,  on  fent 
combien  il  les  haie  ,  jufques  dans  les 
éloges  qu'il  leur  donne ,  &  Je  fuis  bien 
trompé  fi  ,  même  dans  ma  critique  ,  on 
n'apperçoit  le  contraire.  L'eftime  &  la 
reconnoiffance  que  m'infpirent  leurs 
bontés  ne  font  qu'augmenter  ma  fran- 
chife  j  elle  peut  n'ctre  pas  inutile  à  quel- 
ques-uns ,  &r  ,  à  la  manière  dont  tous 
fupportent  la  vérité  dans  ma  bouche  , 
j'ôfe  croire  que  nous  fommes  dignes, 
eux  de  l'entendre ,  &  moi  de  la  dire. 
C'eft  en  cela  ,  ma  Julie  ,  que  la  vérité 
qui  blâme  eft  plus  honorable  que  la  vé- 
rité qui  loue  ;  car  la  louange  ne  fert  qu'à 
corrompre  ceux  qui  la  goûtent ,  &  les 
plus  indignes  en  font  toujours  les  plus 
affamés  j  mais  la  cenfure  eft  utile  &  le 
mérite  feul  fait  la  fupporter.  Je  te  le 
dis  du  fond  de  mon  coeur ,  j'honore  le 
François  comme  le  feul  peuple  qui  aime 


H  E  L  Oï  s  E,  I§f 

véritablement  les  hommes  ,  &:  qui  foir 
bienfaifant  par  caradère  ;  mais  c'eft  pour 
Cela  même  que  j'en  fuis  moins  difpofc  a 
lui  accorder  cette  admirarion  générale  a, 
laquelle  il  prétend  même  pour  les  dé- 
fauts qu'il  avoue.  Si  les  François  n'a- 
"Voient  point  de  vertus  ,  je  n^n  dirois 
rien  ^  s'ils  n'avoient  point  de  vices  ,  ils 
ne  feroient  pas  hommes  :  ils  ont  trop  de 
côtés  louables  pour  être  toujours  loués. 

Quant  aux  tentatives  dont  ru  me  par- 
les ,  elles  me  font  impraticables,  parce 
qu'il  faudroit  employer  pour  les  faire  des 
moyens. qui  ne  me  conviennent  pas  & 
que  tu  m'as  interdits  coi- même.  L'auftc- 
rité  républicaine  n'eft  pas  de  mife  en  ce 
pays;  il  y  faut  des  vertus  plus  flexibles  , 
&  qui  fâchent  mieux  fe  plier  aux  intérêts 
des  amis  ou  des  proredteurs.  Le  mérite 
eft  honoré ,  j'en  conviens  ;  mais  ici  \qs 
talens  qui  mènent  à  la  réputation  ne  font 
point  ceux  qui  mènent  à  la  fortune  :  &: 
quand  j'aurois  le  malheur  ce  polféder  ces 
derniers ,  Julie  fe  rcfoudroit  elle  à  deve- 
nir la  femme  d'un  parvenu  ?  En  Angle- 


iS<^      Ï.A  Nouvelle 

terre  c'eft  toute  autre  chofe ,  &  quoique 
les  mœurs  y  vaillent  peut-être  encore 
moin  qu'en  France,  cela  n'empêche  pas 
qu'on  n'y  puifTe  parvenir  par  ^qs  che- 
mins plus  honnêtes ,  parce  que  le  peu- 
ple ayant  plus  Je  part  auGouvernement , 
l'eftime  publique  y  eft  un  plus  grand 
moyen  de  crédit.  Tu  n'ignores  pas  que 
le  projet  de  Mylord  Edouard  eft  d'em- 
ployer cette  voie  en  ma  faveur ,  &  le 
mien  de  juftifier  fon  zèle_.  Le  lieu  de  la 
terre  où  je  fuis  le  plus  loin  de  toi  eft 
celui  où  je  ne  puis  rien  faire  qui  m'en 
rapproche.  O  Julie  !  s'il  eft  difficile 
d'obtenk  ta  main,  il  l'eft  bien  plus  de 
la  mériter  j  &  voilà  la  noble  tâche  que 
l'amour  m'impofe. 

Tu  m'ôtes  d'une  grande  peine ,  en  me 
donnant  de  meilleures  nouvelles  de  ta 
mère.  Je  t'en  voyois  déjà  fi  inquiette 
avant  mon  départ,  que  je  ne  n'ofai  te  dire 
ce  que  j'en  penfois  \  mais  je  la  trouvois 
maigrie ,  changée ,  &:  je  redoutois  quel- 
que maladie  dangereufe.  Conferve-la 
|ïîoi ,  parce  qu'elle  m'eil  chère  ,  parcQ 


H  É  L  O  'l  5  E,  \ly 

que  mon  cœur  l'honore,  parce  que  ïts 
bontés  font  mon  unique  efpérance  ,  & 
fur- roue  parce  qu'elle  eft  mère  de  ma 
Julie. 

Je  te  dirai  fui  les  deux  époufeurs,  que 
je  n'aime  point  ce  mot,  même  par  plai- 
fanterie.  Du  refte  le  ton  dont  tu  me  par- 
les d'eux  m'empêche  de  les  craindre ,  & 
je  ne  hais  plus  ces  infortunés,  puifque  tu 
croisleshaïr.  Maisj'admire  ta  (implicite 
de  penfer  connoîcre  la  haîne.  Ne  vois- 
tu  pas  que  c'eft  l'amour  dépité  que  tu 
prends  pour  elle  ?  Ainfi  murmure  la 
blanche  colombe  dont  on  pourfuit  le 
bien-aimé.  Va ,  Julie  j  va ,  fille  incom- 
parable, quand  tu  pourras  haïr  quelque 
chofe ,  je  pourrai  cefiTer  de  t'aimer. 

P.  S.  Que  Je  te  plains  d'être  obfédée 
par  ces  deux  importuns  !  Pour 
l'amour  de  toi-même  ,  hâte-loi  de 
les  renvoyer. 


^^ 


"itt     La  N'our'ÈLL't 

LETTRE      XX. 
DE     Julie. 

IVIOn  ami ,  j'ai  remis  à  M.  d'Orbe  un 
paquet  qu'il  s'eft  chargé  de  t'envoyer  à 
l'adreife  de  M.  Silveftre,  chez  qui  tu 
pourras  ie  retirer  j  mais  je  t'avertis  d'at- 
tendre, pour  l'ouvrir ,  que  tu  fois  feul  Sc 
dans  ta  chambre.  Tu  trouveras  dans  ce 
paquet  un  petit  meuble  à  ton  ufage. 

G'ei't  une  efpece  d'amulette  que  les 
amans  portent  volontiers.  La  manière 
de  s'en  fervir  eft  bifarre  :  il  faut  la  con- 
templer tous  les  matins  un  quart- d'heure 
jufqu'à  ce  qu'on  fe  fente  pénétré  d'un 
certain  attendrifiemenr.  Alors  on  l'ap- 
plique fur  fcs  yeux ,  fur  fa  bouche ,  &  fur. 
fon  cœur  j  cela  fert ,  dit  on  ,  de  préfer- 
vatif  durant  la  journée  contre  le  mau- 
vais air  du  pays  galant.  On  attribue  en- 
core à  ces  fortes  de  talifmans  une  vertu 
éleâ:rique  très  fmguliere,  mais  qui  n'a- 
git qu'entre  les  amans  fidèles,  C'eft  de 


H  È  t  o  ï  s  E,        iî^ 

ièommuniqaer  à  l'un  l'impreflîon  des 
baifers  de  l'antre  à  plus  de  cent  lieues 
de  là.  Je  ne  garantis  pas  le  fuccès  de 
l'expérience  ;  je  fais  feulement  qu'il  ne 
tient  qu'à  toi  de  la  faire. 

Tranquilifc-toi  fur  les  deux  gaUns 
ou  prétendans  ,  ou  comme  tu  voudras 
3es  appeller  :  car  déformais  le  nom  ne 
fait  plus  rien  àiJa  chofe.  Ils  font  par- 
tis :  qu'ils  aillent  en  paix  j  depuis  que 
je  ne  les  vois  plus ,  je  ne  les  hais  plus. 


190      La  Nouvelle 
LETTRE     XXI. 

A       J    U    L    I     E. 

M.  U  l'as  voulu ,  Julie  ;  il  faut  donc  te 
ies  dépeindi-e  ,  ces  aimables  Parifiea- 
nes.  Orgueilleufe  !  cet  hommage  man- 
quoit  à  tes  charmes?  Avec  toute  ta 
-feinte  jaloufîe.  ,  avec  ta  modeftie  & 
ton  amour  ,  je  vois  plus  de  vanité  que 
de  crainte  cachée  fous  cette  curiofité. 
Quoi  qu'il  en  ibit,  je  ferai  vrai  ;  je 
puis  l'être  ;  je  le  ferois  de  meilleur 
cœur  ,  fi  j'avois  d'avantage  à  louer. 
Que  ne  font-elles  cent  fois  plus  char- 
mantes ?  Que  n'ont- elles  affez  d'attraits 
pour  rendre  un  nouvel  honneur  aux 
tiens  ? 

Tu  te  plaignois  de  mon  fîlence  ?  Eh  , 
mon  Dieu!  que  t'aurois  je  dit?  En  li- 
fant  cette  lettre  ,  tu  fentiras  pourquoi 
j'aimois  à  te  parler  àes  V'alaifanes  tes 
voifines  j  Se  pourquoi  je  ne  te  parlois 
point  des  femmes  de  ce  pays.  C'eft  quô 


U  t  L  oï  S  E.       i^r 

les  unes  me  rappeloienr  à  toi  fans  cef- 
fe,  &  que  les  ancres,...  lis,  Se  puis  tu 
me  jugeras.  Au  refte ,  peu  de  gens  pen- 
fent  comme  moi  des  Dames  Françoi- 
fes ,  a  même  je  ne  fuis  fur  leur  compte 
tout-à-fait  feu!  de  mon  avis.  C'eft  fur 
quoi  l'équité  m'oblige  à  te  prévenir , 
afin  que  tu  fâches  que  je  te  les  repré- 
fente  ,  non  peut-être  comme  elles  font, 
mais  comme  je  les  vois.  Malgré  cela  , 
fi  je  fuis  injufte  envers  elles  ,  tu  ne 
manqueras  pas  de  me  cenfurer  encore, 
&  ru  feras  plus  injufte  que  moi  \  car 
tout  le  tort  en  eft  à  toi  feule. 

Commençons  par  l'extérieur.  C'eft 
a  quoi  s'en  tiennent  [a  plupart  des  ob- 
fervateurs.  Si  je  les  imitois  en  cela ,  les 
femmes  de  ce  pays  auroient  trop  à  s  en 
plnindrç^j  elles  ont  un  extérieur  de  ca- 
ractère aulTi-biêh  que  de  vifnge  ,  5C 
comme  l'un  ne  leur  eft  gueres  plus  fa- 
vorable que  l'autre  ,  on  leur  i:\\z  tort  eu 
ne  les  jugeanc  que  par-là.  EU. s  font 
tout  au  plus  palfables  de  figure,  &  gé- 
néralement pluîôî  ma!  quebien  j  je  lailTe 


Y^i      La  Nou velle 

à  part  les  exceprions.  Menues  pliuôc 
que  bien  faites ,  elles  n'ont  pas  la  taille 
fine  :  aulîî  s'attachent-elles  volontiers 
aux  modes  qui  la  déguifent  j  en  quoi ,  je 
trouve  afifez  fimples  les  femmes  des  au- 
tres pays  ,  de  vouloir  bien  imiter  des 
modes  faites  pour  cacher  des  défauts 
qu'elles  n'ont  pas. 

Leur  démarche  eft  aifce  &  commune. 
Leur  port  n'a  rie;i  d'afFe6té,parce  qu'el  les 
jii'aiment  point  à  fe  gcncr  ;  mais  elles 
crut  naturellement  une  certaine  dljin.' 
yoltura  ,  qui  n'efl:  pas  dépourvue  de  grâ- 
ces ,  &  qu'elles  fe  piquesit  fouvent  de 
pouiïer  jufqu'à  l'étourderie.  Elles  ont  le 
teint  médiocrement  blanc ,  de  font  com- 
inunément  un  peu  maigres  \  ce  qui  ne 
contribue  pas  à  leur  embellir  la  peau. 
A  l'égard  de  la  gorge ,  c'eft  l'autre  ex- 
trémité des  Valaifanes.  Avecîdes  corps 
fortement  ferrés  elles  tâchent  d'en  im- 
pofer  fur  U  confiftance  j  il  y  a  d'autres 
moyens  d'en  impofer  fur  la  couleur. 
Quoique  je  n'aye  apperçu  ces  objets  que 
4e  fo;:t  loin ,  l'infpedion  en  eft  fi  libre 

qu'il 


H  É  L   O  ï  s  E.  195 

l[u'il  l'efte  peu  de  chofes  à  deviner.  Ces 
Dames  paroKTent  mal  entendre  en  cela 
leurs  intérêts;  car,  pour  peu  que  le  vî- 
fage  foit  agréable  ,  l'imagination  du 
fpeétateur  les  ferviroit  aufurplus  beau- 
coup mieux  que  fes  yeux  ;  &:,  fuivane 
le  Philofophe  Gafcon ,  la  faim  entière 
eft  bien  plus  âpre  que  celle  qu'on  a  dé- 
jà ralfanée ,  au  moins  par  un  fens. 

Leurs  traits  font  peu  réguliers  :  mais  Cx. 
elles  ne  font  pas  belles  ,  elles  ont  de  la 
phyfionomie  qui  fupplée  à  la  beauté ,  & 
réclipfe  quelque  fois.  Leurs  yeux  vifs  &: 
brillans  ne  font  pourtant  ni  pcnctrans  ni 
doux?  Quoiqu'elles  prétendent  les  ani- 
mer à  force  de  rouge,  l'expreflion  quel  les 
leur  donnent  par  ce  moyen  tient  plus  du 
feu  de  la  colère  que  de  celui  de  l'amour  5 
naturellement  ils  n'ont  que  de  la  gaie- 
té ,  ou  s'ils  femblent  quelquefois  de- 
mander un  fencimenc  tendre  ,  ils  ne  le 
promettent  jamais  (î). 

(i)  Parlons  pour  nous,  mon  cher  Philofo- 
phe  j  pourquoi  d'autres  ne  feroient-ils  pas 
Tq!r&  il  I 


î5?4      ^  ^  Nouvelle 

Elles  fe  meftent  ii  bien  ,  ou  du  moiiî| 
elles  en  ont  tellement  la  réputation  ^ 
qu'elles  fervent  en  cela,  comme  en  tour, 
de  modèle  au  refte  de  l'Europe.  En  effet, 
on  ne  peut  employer  avec  plus  de  goiîc 
un  habillement  plus  bifarre.  Elles  font» 
de  toutes  les  femmes,  les  moins  aflervies 
d  leurs  propres  modes.  La  mode  domine 
les  provinciales  \  mais  les  parifiennes 
dominent  la  mode  ,  8c  la  favent  plier 
chacitne  à  (on  avantage.  Les  premières 
font  comme  des  copiftes  ignorans  & 
ferviles  qui  copient  jufqu'aux  fautes 
d'orthographe  \  les  autres  font  des  au- 
teurs qui  copient  en  maîtres,  &:  favent 
rétablir  les  mauvaifes  leçons. 

Leur  parure  eft  plus  recherchée  que 
niagnifique  ;  il  y  règne  plus  d'élégance 
que  de  richelTe.  La  rapidité  des  modes , 
qui  vieillit  tout  d'une  année  à  l'autre  j  !a 
propreté  qui  leur  fart  aimer  à  changer 


plus  heureux  ?  Il  n'y  a  qu'une  coquette  qui 
promette  î^  tout  le  monde  ce  qu'elle  ns  doittcuir 
qu'à  un  feul, 


H  É  L   O  ï  s  E.  \^^ 

(puventd'ajuftement  les  préfervçnt  d'u- 
ne fompciiofiré  ridicule  j  elles  n'en  dépen- 
fent  pas  moins  ,  mais  leur  dépenfe  eil 
mieux  entendue  :  au  lieu  d'habirs  râpés 
ScfLiperbes  comme  en  Italie,  on  voit  ici 
des  habits  plus  fimples  &:  toujours  frais* 
Les  deux  fexes  ont  à  cet  égard  la  même 
modération,  la  même  délicateire,  <?>:  c© 
goût  me  fait  grand  plaifir  :  j'aime  fort 
à  ne  voir  ni  galons  ni  taches.    Il  n'y  a 
point  de  peuple  ,  excepté  le  notre ,  où 
les  femmes  fur  tout  portent  moins  de 
dorure.  On  voit  les  mêmes  étoffes  dans 
tous  les  états ,  &  l'on  auroit  peine  à  dif- 
tinguer  une  duclîefle  d'une  bourgeoife, 
fi  la  première  n'avoit  l'art  de  trouver 
des  diftinélions   que   l'autre    n'ôfcroit 
imiter.    Or  ceci  femble  avoir  fa  diffi- 
culté j  car,  quelque  mode  qu'on  prenne 
à  la  Cour ,  cette  mode  eft  fuivie  à  l'inf- 
tant  à  la  ville  ;   &  il  n'en  efi:  pas  des 
bourgeoifes  de  Paris,  comme  des  provin- 
ciales &  des  étrangères  ,  qui  ne  font  ja- 
mais qu'à  la  mode  qui  n'eft  plus.  Il  n'ea 
eft  pas  encore  comme  dans  \q%  autres 


i9<5      La  Nouv elle 

pays,  où,  les  plus  grsnds  cranc  aufli  les 
plus  riches,  leurs  femmes  fediftinguent 
par  un  luxe  que  les  autres  ne  peuvent  éga» 
1er.  Si  les  femmes  de  la  Cour  prenoienc 
ici  cette  voie ,  elles  feroient  bien-tôt 
effacées  par  celles  àQs  Financiers. 

Qaont-elles  donc  fait  ?  Elles  ont  choi- 
fi  des  moyens  plus  ims ,  plus  adroits  ,  & 
qui  marquent  plus  de  réflexion.  Elles 
favent  que  des  idées  de  pudeur  &  de  mo- 
delHe  font  profondément  gravées  dans 
Tefpiit  du  peuple.  C'eft-U  ce  qui  leur 
a  fuggéré  des  modes  inévitables.  Elles 
ont  vu  que  le  peuple  avoit  en  horreur 
le  rouge ,  qu'il  s'oblline  d  nommer  grof- 
ilèrement  du  fard  \  elles  fe  font  appli- 
qué quatre  doigts  ,  non  de  fard  ,  mais 
de  rouge  j  car ,  le  mot  changé  ,  la  chofe 
neft  plus  la  même,  Elles  ont  vu  qu'une 
gorge  découverte  eft  en  fcandale  au  pu« 
blic  :  elles  ont  largement  échancré  leurs 
corps.  Elles  ont  vu....  oh  î  bien  des  cho- 
fes  ,  que  ma  Julie  ,  toute  demoifelie 
qu'elle  eft  ,  ne  verra  fûrement  Jamais, 
jllçs  ont  mis  dans  i«urs  manières  le 


Hé  L  Oise:       15)7 

inême  efprit  qui  dirige  leur  ajuftement. 
Cette  pudeur  charmante  qui  diftingue, 
honore  ôc  embellit  ton  fexe ,  leur  a  paru 
vile  &  roturière  j  elles  ont  animé  leur 
gefte  de  leur  propos  d'une  noble  impu- 
dence,&  il  n'y  a  point  d'honnête-homme 
à  qui  leur  regard  alTuré  ne  faflebaifTer  les 
yeux.  C'eft  ainfi  que,  celTant  d'être  fem- 
mes, de  peur  d'être  confondues  avec  les 
autres  femmes,  elles  préfèrent  leur  rang 
à  leur  fexe ,  &  imitent  les  filles  de  joie 
afin  de  n'être  pas  imitées. 

J'ignore  jufqu*où  va  cette  imitation 
de  leur  part  j  mais  je  fais  qu'elles  n'ont 
pu  tout -i- fait  éviter  celle  qu'elles  vou- 
Joient  prévenir.  Quant  au  rouge  &  aux 
corps  échancrés,  ils  ont  fait  tout  le  pro- 
grès qu'ils  pouvoient  faire.  Les  femmes 
de  la  ville  ont  mieux  aimé  renoncer  a 
leurs  couleurs  naturelles  &  aux  charmes 
que  pouvoir  leur  prêter  Vamorofo  pen- 
Jieràes  amans,  que  de  refter  mifes  com- 
me des  bourgeoifes-,  &,  fi  cet  exemple  n'a 
point  gagné  les  moindres  états  ,  c'eft 
qu'une  femme  à  pied  dans  un  pareil  équi- 

1  "j 


'i9^      La  Nouvelle 

"page,  n'eftpas  trop  en  fureté  contre  les 
infuiresde  lapopuiace.Cesinfultesfont 
le  cri  de  la  pudeur  révoltée  j  &  ,  dans 
cette  occafîon  ,  comme  en  beaucoup 
d'autres  ,  la  brutalité  du  peuple  ,  plus 
honnête  que  la  bienféance  des  gens  po- 
lis ,  retient  peut-être  ici  cent-mille  fem- 
mes dans  les  bernes  de  la  modeftie  \ 
c'eft  prccifémenr  ce  qu'ont  prétendu  les 
adroites  inventrices  de  ces  modes. 

Quant  au  maintien  foldatefque  &  au 
ton  grenadier,  il  frappe  moins,  attendu 
<5u'ii  eft  plus  univerfel ,  &  il  n'eft  guères 
fenfible  qu'aux  nouveaux  débarqués.  De- 
puis le  faiixbourg  Saint-Germain  Juf- 
qu'aux  halles,  il  y  a  peu  de  femmes  à 
Paris  dont  l'abord  ,  le  regard  ne  foient 
d'une  hardieiïe  à  déconcerter  quiconque 
n'a  rien  vu  de  femblable  dans  fon  pays'; 
&  de  la  furprife  où  jettent  ces  nouvelles 
manières 5  naît  cet  air  gauche  qu'on  re- 
proche aux  étrangers.  C'eft  encore  pis , 
{\  -  tôt  qu'elles  ouvrent  la  bouche.  Ce 
n'eft  point  la  voix  douce  &  mignarde 
de  nos  Vaudoifes.  C'efl  un  certain  accenc 


âuf  j  înterrogatif,  impérieux  ,  moqueuif 
&  plus  fort  que  celui  d'un  homme.  S'il 
refte  dans  leur  ton  quelque  grâce  de 
leur  fexe  >,  leur  manière  intrépide  &  cu- 
rieufe  de  fixer  \es  gens  achevé  de  l'é- 
clipfer.  Il  femble  qu'elles  fe  plaifent  à 
jouir  de  l'embarras  qu'elles  donnent  à 
ceux  qui  les  voient  pour  la  première 
fois  j  mais  il  eft  à  croire  que  cet  em- 
barras leur  plairoit  moins ,  fi  elles  en 
démêloient  mieux  la  caufe» 

Cependant,  foit  prévention  de  ma  part 
en  faveur  de  la  beauté,  foit  inftinét,  de 
lafienne,  àfe  faire  valoir,  les  belles  fem- 
mes me  paroiiïent  en  général  un  peu  plus 
modeftes ,  te  je  trouve  plus  de  décence 
dans  leur  maintien.  Cette  réferve  ne 
leur  coûte  guères  j  elles  fentent  bien 
leurs  avantages  \  elles  favent  qu'elles 
n'ont  pas  befoin  d'agaceries  pour  nous 
attirer.  Peut  être  aufïî  que  l'impudence 
cft  plus  fenfible  &  choquante,  jointe  à  la 
laideur  ;  &  il  eft  fur  qu'on  couvriroit 
plutôt  de  foufïleis  que  de  baifers  un  laid 

liv 


ioo       La  Nouvelle 

vifage  effronté  j  au-lieii  qu'avec  la  mô- 
deftie  il  peur  exciter  une  tendre  corn- 
palîion  qui  mène  quelquefois  à  l'amour. 
Alais  quoiqu'en  général  on  remarque 
ici  quelque  chofe  de  plus  doux  dans  le 
maintien  des  jolies  perfonnes  ,  il  y  a  en- 
core tant  de  minauderies  dans  leurs  ma- 
nières, &  elles  font  toujours  fi  vifible- 
Bient  occupées  d'elles-mêmes  ,  qu'on 
n'eil  jamais  expofé  dans  ce  pays  cà  la 
tentation  qu'avoir  quelquefois  M.  de 
Murait  auprès  des  Angloifes  ,  de  dire  à 
une  femme  qu'elle  eft  belle  pour  avoir 
le  plaifir  de  le  lui  apprendre. 

La  gaieté  naturelle  à  la  nation  ,  ni 
le  defir  d'imiter  les  grands  airs ,  ne  font 
pas  les  feules  caufes  de  cette  liberté 
de  propos  &-de  maintien  qu'on  remar- 
que ici  dans  les  femmes.  Elle  paroît 
avoir  une  racine  plus  profonde  dans 
les  mœurs  ,  par  le  mélange  indifcret 
&  continuel  des  deux  fexes  ,  qui  fait 
contracter  à  chacun  d'eux  l'air ,  le  lan- 
gage ,  ôc  les  manières  de  l'autre.  Nos 


H  È  L  0  'i  s  E»  201 

^uifTefles  aiment  aflez  à  fe  raiïembler 
entre  elles  (i)  ;  elles  y  vivent  dans  une 
douce  familiarité  j  Se  ,  quoiqu'apparem- 
ment  elles  ne  haïlTent  pas  le  commerce 
des  hommes,  il  efl:  certain  que  la  préfence 
de  ceux-ci  jette  une  efpece  de  contrainte 
dans  cette  petite gynccocratie.  A  Paris, 
c'eft  tout  le  contraire  ,  les  femmes  n'ai- 
ment à  vivre  qu'avec  les  hommes  \  elles 
ne  font  à  leur  aife  qu'avec  eux.  Dans 
chaque  fociété  la  maitrelTe  de  la  maifon 
eftprefque  toujours  feule  au  milieu  d'un 
cercle  d'hommes.  On  a  peine  a  conce- 
voir d'où  tant  d'hommes  peuvent  fe  ré- 
pandre par -tout  j  mais  Paris  eft  plein 
d'aventuriers  ôc  de  célibataires  qui  paf- 
fent  leur  vie  à  courir  de  maifon  en  mai- 
fon ,  &  les  hommes  femblent ,  comme 
ks  efpèces  j  fe  multiplier  par  la  circula- 


(i)  Tout  cela  eft  fort  changé  par  les  cir- 
conftances  :  ces  lettres  ne  femblent  écrites 
<jae  depuis  quelques  vingtaines  d'années.  Aux 
mœurs  ,  au  ftyle  ,  on  les  croiroit  de  l'autre 
£ècle* 

ïv 


201      La  Nouvelle 

tion.  C'eft  donc  là  qu'une  femme  ap» 
prend  à  parler  ,  agir  &  penfer  comme 
eux  ^  &  eux  comme  elle.  C'eft-là  qu'uni- 
que objet  de  leurs  petites  galanteries,  elle 
jouir  paifiblement  de  ces  infultans  hom- 
mages auxquels  on  ne  daigne  pas  même 
donner  un  air  de  bonne- foi.  Qu'impor- 
te ?  férieufement  ou  par  plaifanterieon 
s'occupe  d'elle  ,  &  c'eft  tout  ce  qu'elle 
veut.  Qu'une  autre  femme  furvienne  , 
à  l'inftant  le  ton  de  cérémonie  fuccède  à 
la  familiarité  ,  les  grands  airs  commen- 
cent ,  &  l'attention  des  hommes  fe  par- 
tage 3  &  l'on  fe  tient  mutuellement 
dans  une  fecrette  gêne  dont  on  ne  fort 
plus  qu'en  fe  féparant. 

Les  femmes  de  Paris  aiment  à  voir 
les  fpeâ;acles ,  c'eft  à  dire  ,  à  y  être  vues  j 
mais  leur  embarras,  chaque  fois  qu'elles 
y  veulent  aller,  eft  de  trouver  une  com- 
pagne j  car  l'ufage  ne  permet  à  aucune 
femme  d'y  aller  feule  en  grande  loge  j  . 
pas  même  avec  un  autre  homme.  On  ne 
-fauroit  dire  combien,  dans  ce  pays  il 
fociable,  ces  parties  font  difficiles  à  for- 


H  É  L  O  ï  s  É.  ÎO5 

Itflfôr;  de  dix  qu'on  en  projette,  il  en 
manque  neufj  le  defir  d'aller  au  fpec- 
tacle  les  fait  lier,  l'ennui  d'y  aller  en- 
femble  les  fait  rompre.  Je  crois  que  les 
femmes  pourroient  abroger  aifément  cet 
ufage  inepte;  car  où  eft  la  raifon  de  ne 
pouvoir  fe  montrer  feule  en  public  ? 
Mais  c'eft  peut-être  ce  défaut  de  raifon 
qui  le  conferve.  11  eft  bon  de  tourner, 
autant  qu'on  peut ,  les  bienféances  fur 
des  chofes  oii  il  feroit  inutile  d'en  man- 
quer. Que  gagneroit  une  femme  au  droit 
d'aller  fans  compagne  à  l'opéra  ?  Ne 
vaut-il  pas  mieux  réferver  ce  droit  pcmr 
recevoir  en  particulier  (es  amis  ? 

Il  eft  fur  que  mille  liai  Ton  s  fecrettes 
doivent  être  k  fruit  de  leur  manière  de 
vivre  éparfes  èc  ifolées  parmi  tant  d'hom- 
in-es.  Toat  le  monde  en  convient  aujour- 
d'hui ,  &  l'expériencea  détruit  l'abfurde 
maxime  de  vaincre  les  tentations  en  les 
multipliant.  On  ne  dit  donc  plus  que 
cet  ufage  eft  plus  honnête  ,  mais  qu'il 
eft  plus  agréable,  &  c'eft  ce  que  je  ne 
•crois  pas  plus  vrai  j  car  quel  amouf  peut 

Ivj 


î04      La  Nouvelle 

régner  où  la  pudeur  eft  en  dérifiort,  5i 
quel  charme  peut  avoir  une  vie  privée 
à  la  fois  d'amour  &  d'honnêteté  ?  Aufll, 
comme  le  grand  fléau  de  tous  ces  gens  11 
diflîpés  eft  l'ennui,  les  femmes  fe  fou- 
cient-elles  moins  d'être  aimées  qu'ama- 
fées;  la  galanterie  &:  les  foins  valent 
mieux  que  l'amour  auprès  d'elles  j  &, 
pourvu  qu'on  foit  afîidu,  peu  leur  im- 
porte qu'on  foie  paffionné.  Les  mots  mê- 
me èi  amour  8>c  d'amans  font  bannis  de 
l'intime  fociété  des  deux  (cxes  &  relé- 
gués avec  ceux  de  chaîne  ôc  àQJîamme 
dans  les  romans  qu'on  ne  lit  plus. 

Il  femble  que  tout  l'ordre  des  fenti- 
mens  naturels  foit  ici  renverfé.  Le  cœur 
n'y  forme  aucune  chaîne^  il  n'eft  point 
permis  aux  iîlles  d'en  avoir  un.  Ce  droit 
eft  réfervé  aux  feules  femmes  mariées, 
&  n'exclut  du  choix  perfonne  que  leurs 
maris.  11  vaudroit  mieux  qu'une  mère 
eût  vingt  amans,  que  fa  fille  un  feul. 
L'adultère  n'y  révolte  point,  on  n'y 
trouve  rien  de  contraire  à  la  bienféance  j 
les  romans  lesplus  décens ,  ceux  que  tout 


te  monde  lit  pour  s'inftruire  en  font 
pleins  ,  &  le  défordre  n'eftplus  blâma- 
ble, fi-tôr  qu'il  eft  joint  à  l'infidélité.  O 
Julie .'  telle  femme  qui  n'a  pas  craint 
de  fouiller  cent  fois  le  lit  conjugal,  ôfe- 
roit  d'une  bouche  impure  accufer  nos 
chaftes  amours,  &  condamner  l'union  de 
deux  cœurs  finceres  qui  ne  furent  jamais 
manquer  de  foi!  Ondiroitque  le  mariage 
n'eft  pas  à  Paris  de  la  mcme  nature  que 
par- tout  ailleurs.  C'eft  un  facrement,  à 
ce  qu'ils  prétendent.  Se  ce  facrement 
n'a  pas  la  force  des  moindres  contrats 
civils  :  il  femble  n'être  que  l'accord  de 
deux  perfonnes  libres  qui  conviennent 
de  demeurer  enfemble ,  de  porter  le 
même  nom,  de  reconnoître  les  mêmes 
enfans  j  mais  qui  n'ont  au  furplus  aucune 
forte  de  droit  l'une  fur  l'autre  ;  &  un 
mari  qui  s'aviferoit  de  contrôler  ici  la 
mauvaife conduite  de  fa  femme,  nexci' 
teroit  pas  moins  de  murmure  que  celui 
quifouffriroit  chez  nous  le  défordre  pu- 
blic de  la  fienne.  Les  femmes,  de  leur 
jcôté  j  n'ufent  pas  de  rigueur  envers  ieurs| 


âofi'     La  NovrELLE 

Tnaris ,  &  l'on  ne  voit  pas  encore  qu'elles 
ÏGS  FalTent  punir  d'imiter  leurs  infidé-- 
lités.  Au  refte  ,  comment  attendre  ,  de 
part  ou  d'autre,  un  effet  plus  honnête  d'un 
lien  où  le  cœur  n'a  point  été  confulté  ? 
Qui  n'époufe  que  la  fortune  ou  l'état ,  ne 
doit  rien  à  la  perfonne. 

L'amour  même  j  l'amour  a  perdu  fes 
droits,  &  n'eft  pas  moins  dénaturé  que 
le  mariage.  Si  les  époux  font  ici  des  gar- 
çons &:des  filles  qui  demeurent  enfem- 
ble  pour  vivre  avec  plus  de  liberté,  les 
amans  font  des  gens  indifférens  qui  fe 
voient  par  amufement,  par  air  ,  par  ha- 
bitude, ou  par  le  befoin  du  momenr„ 
Le  cœur  n'a  que  faire  à  cqs  liaifons,  on 
n'y  confulté  que  la  commodité  &  cer- 
taines convenances  extérieures.  C'eft,  fi 
l'on  veut ,  fe  connoître  ,  vivre  enfem- 
ble  ,  s'arranger,  fe  voir  ;  moins  encore, 
s'il  eft  poflfible.  Une  liaifon  de  galante- 
rie dure  un  peu  plus  qu'une  vifite  ;  c''eft 
nn  recueil  de  jolis  entretiens  &  de  jolies 
lettres  pleines  de  portraits,  demaximes, 
iie  philofophie  &  de  bel  efprit.  A  l'égard 


n  ELO  'là  fi,  l&f 

«a  phyfique ,  il  n'exige  pas  tant  de  myf» 
tère  j  on  a  nès-fenfcment  trouvé  qu'il 
•failoit  régler  fur  i'mftant  des  defiis  la 
facilité  de  les  fatisfaire  :  la  première  ve- 
nue ,  le  premier  venu ,  l'amant  ou  un 
autre ,  un  homme  eft  toujours  un  hom- 
me ,  tous  font  prefque  également  bons, 
-&  il  y  a  du  moins  à  cela  de  la  confé- 
quence;  car  pourquoi  feroit-on  plus 
fidèle  à  l'amant  qu'au  mari  ?  Et  puis,  à 
certain  âge,  tous  les  hommes  font  à-peu- 
près  le  même  homme ,  toutes  les  femmes 
la  même  femme  j  toutes  ces  poupées 
fortent  de  chez  la  même  marchande  de 
modes,  &  il  n'y  a  guères  d'autre  choix 
à  faire  que  ce  qui  tombe  le  plus  com- 
modément fous  la  main. 

Comme  je  ne  fais  rien  de  ceci  par  moi- 
même,  on  m'en  a  parlé  fur  un  ton  fi  ex- 
traordinaire ,  qu'il  ne  m'a  pas  été  poflible 
de  bien  entendre  ce  qu'on  m'en  a  dit. 
Tout  ce  que  j'en  ai  conçu ,  c'eft  que  chez 
la  plupart  des  femmes  l'amant  eft  comme 
un  des  gens  de  la  maifon  :  s'il  ne  fait  pas 
fon  devoir ,  on  le  congédie  &c  l'on  ea 


-aoS      La  Nouvelle 

prend  un  autre  \  s'il  trouve  mieux  ail- 
leurs ou  s'ennuie  du  rnctier ,  il  quitte  & 
Von  en  prend  un  autre.  Il  y  a,  dit- on , 
des  femmes  affez  capricieufes  pour  ef- 
fayer  même  du  maître  de  la  maifon  ;  car 
enfin,  c'eft  encore  une efpece d'homme. 
Cette  fantaifie  ne  dure  pas  ;  quand  elle 
eftpaiïee  ,  on  le  chafle  &  l'on  en  prend 
un  autre  \  ou  ,  s'il  s'obftine,  on  le  garde 
&  l'on  en  prend  un  autre. 

Mais ,  difois-je  à  celui  qui  m'expli- 
quoic  ces  étranges  ufages ,  comment  une 
femme  vit-elle  enfuite  avec  tous  ces 
autres-là,  qui  ont  ainfi  pris  ou  reçu  leur 
congé  ?  Bon  !  reprit-il ,  elle  n'y  vit  point. 
On  ne  fe  voit  plus  \  on  ne  fe  connoît  plus* 
Si  jamais  la  fantaifie  prenoit  de  renouer, 
on  auroit  une  nouvelle  connoilTance  à 
faire,  &  ce  feroit  beaucoup  qu'on  fe 
fouvînt  de  s'être  vus.  Je  vous  entends  , 
luidis-je  ;  mais  j'ai  beau  réduire  cqs  exa- 
gérations ,  je  ne  conçois  pas  comment , 
après  une  union  fi  tendre,  on  peut  fe 
-voir  de  fang-froid  j  comment  le  cœur 
ne  palpite  pas  au  nom  de  ce  qu'on  a 


'H  É  L  o  *i  s  É.        loe^ 

Une  fois  aimé  j  Gomment  on  ne  trefTailUc 
pas  à  fa  rencontre.  Vous  me  faites  rire, 
interrompit-il ,  avec  vos  treiïaillemens  î 
Vous  voudriez-donc  que  nos  femmes 
ne  fifTent  autre  cliofe  que  tomber  en 
fyncope  ? 

Supprime  une  partie  cîe  ce  tableau, 
trop  chargé  fans  doute  j  place  Julie  à 
côté  du  refte ,  &:  fouviens-toi  de  mon 
cœur;  je  n'ai  rien  de  plus  à  te  dire. 

Il  faut  cependant  l'avouer;  plufieurs 
de  ces  impreflions  défagrcables  s'effacent 
par  l'habitude.  Si  le  mal  fe  préfente  avant 
le  bien,  il  ne  l'empcche  pas  de  fe  mon- 
trer à  fon  tour  j  les  charmes  de  l'efprit  ôc 
du  naturel  font  valoir  ceux  de  la  per- 
fonne.  La  première  répugnance  ,  vain- 
cue, devient  bien-tôtun  fentimentcon- 
rraire.  C'eft  l'autre  point  de  vue  du 
tableau,  &  lajuftice  ne  permet  pas  de 
ne  l'expofer  que  par  le  côté  défavan- 
tageux. 

C'eft  le  premier  inconvénient, des 
grandes  villes  que  les  hommes  y  devien- 
nent autres  que  ce  qu'ils  font,  &  que  la 


lîô      La  NouvtliË 

fociéré  leur  donne  ,  pour  ainfi  dire,  tlff 
être  différent  du  leur.  Cela  eft  vrai,  fur- 
tout  à  Paris ,  &  fur  tour  a  l'égard  àes 
femmes ,  qui  tirent  des  regards  d'autrui 
la  feule  exiftence  dont  elles  fe  foucienr. 
En  abordant  une  Dame  dans  une  alTem- 
blée  ,  au  lieu  d'une  Parifienne  que  vous 
croyez  voir ,  vous  ne  voyez  qu'un  fimu* 
lacre  de  la  mode.  Sa  hauteur,  fon  am- 
pleur, fa  démarche,  fa  taille  ,  fa  gorge, 
fes  couleurs  ,  Çon  air,  fon  regard,  i^s 
propos  ,  fes  manières;  rien  de  tout  cela 
n'eft  à  elle ,  &  C\  vous  la  voyiez  dans  fon 
état  naturel,  vous  ne  pourriez  la  re- 
connoître.  Or  cet  échange  eft  rarement 
■favorable  à  celles  qui  le  font,  &:  en  géné- 
ral il  n'y  a  guère  à  gagner  à  tout  ce  qu'on 
fubftitue  à  la  nature  :  mais  on  ne  l'efface 
jamais  entièrement  ;  elle  s'échappe  tou- 
jours par  quelque  endroit,  &  c'eft  dans 
une  certaine  adrelfe  à  Ife  faifir  que  con- 
fifte  l'art  d'obferver.  Cet  art  n'eft  pas 
difficile  vis-à-visdesfemmesdece  pays; 
car  comme  elles  ont  plus  de  naturel 
-qu'elles  ne  croient  en  avoir,  pour  peu 


H  h  L  0  ï  s  E,  i.ft 

qu'on  les  fréquence  aflidCiment ,  pour  peu 
qu'on  les  dérache  de  cette  éternelle  rè- 
préfenrarion  qui  leur  plaît  fi  fort,  on  les 
voit  bien-tôt  comme  elles  font  j  Se  c'eft 
alors  que  toute  l'aveifion  qu'elles  ont 
d'abord  infpirée ,  fe  change  en  eftime  ôc 
en  amitié. 

Voila  ce  que  j'eus  occafion  d'obferver 
la  femaine  dernière  dans  une  partie  de 
campagne  où  quelques  femmes  nous 
avoient  aiïez  étourdimenr  invités,  moi 
Se  quelques  autres  nouveaux  débarqués, 
fans  trop  s'allurer  que  nous  leai*  conve- 
nions ,  ou  peut-être  pour  avoir  le  plaific 
d'y  rire  de  nous  à  leur  aife.  Cela  ne  man- 
qua pas  d'arriver  le  premier  jour.  Elles 
nous  accablèrent  d'abord  de  traits  plai- 
fans  &c  fins ,  qui ,  tombant  toujours  fans 
réjaillir,  épuiferent  bien-tôt  leur  car- 
quois. Alors  elles  s'exécutèrent  de  bonne 
glace ,  &c  ne  pouvant  nous  amener  à  leur 
ton  ,  elles  furent  réduites  à  prendre  le 
nôtre.  Je  ne  fais  Ci  elles  fe  trouvèrent 
bien  de  cet  échange,  pour  moi  je  m'en 
l^rouvaià  merveille  j  je  vis  avec  furprife 


5i2      La  NovvEiL^ 

que  je  m'éclaiiois  plus  avec  elles,  que  ]i 
n'aurois  fait  avec  beaucoup  d'hommes. 
Leur  efpri  t  ornoit  fi  bien  le  bon-fens ,  que 
je  regrettois  ce  qu'elles  en  avoient  mis 
à  le  défigurer,  &  je  déplorois,  en  ju- 
geant mieux  des  femmes  de  ce  pays , 
que  tant  d'aimables  perfonnes  ne  man- 
quaflent  deraifon ,  que  parce  qu'elles  ne 
vouloient  pas  en  avoir.  Je  vis  auffi  que 
les  grâces  familières  &  naturelles  effa- 
çoient  infenfiblement  les  airs  apprêtés 
delà  ville,  car,  fans  y  fonger  jon  prend 
des  manières  alîortiflantes  aux  chofes 
qu'on  dit,   &  il  n'y  a  pas  moyen  de 
mettre  à  des  difconrsfenfés  les  grimaces 
de  la  coquetterie.  Je  les  trouvai  plus 
jolies  depuisqu'elles  ne  cherchoient  plus 
tantàrêtre,&jefentisqu'ellesn'avoienc 
befoin  ,  pour  plaire,  que  de  ne  fe  pas  dé- 
guifer.  J'ofai  foupçonner  fur  ce  fonde- 
ment, que  Paris,  ce  prétendu  fiége  du 
ooût ,  eft  peut-être  le  lieu  du  monde  où 
il  y  en  a  le  moins,  puifque  tous  les  foins 
qu'on  y  prend  pour  plaire,  défigurent  la 
véritable  beauté. 


H  È  L  O  ï  s  È.  115 

Nous  refilâmes  ainfi  quatre  ou  cinq 
jours  enfemble ,  conccns  les  uns  des 
autres  &  de  nous-mêmes.  Au  lieu  de 
paiïer  en  revue  Paris  &  fes  folies ,  nous 
Toubliâmes.  Tout  notre  foin  fe  bornoic 
à  jouir  entre  nous  d'une  fociété  agréable 
bc  douce.  Nous  n'eûmes  befoin  ni  de 
fatyres,ni  de  plaifanreries  pour  nous 
mettre  de  bonne  humeur ,  &  nos  ris 
n'étoient  pas  de  raillerie,  mais  de  gaie-, 
te,  comme  ceux  de  ta  coufine. 

Une  autre  chofe  acheva  de  me  faire 
changer  d'avis  fur  leur  compte.  Souvent 
au  milieu  de  nos  entretiens  les  plus  ani- 
més ,  on  venoit  dire  un  mot  à  l'oreille 
de  la  maitrelTe  de  la  maifon  j  elle  fortoit , 
alloit  s'enfermer  pour  écrire ,  &  ne  ren- 
ttoit  de  long-temps.  11  étoit  aifé  d'attri- 
buer ces  éclipfes  à  quelque  correfpon- 
dancede  cœur,  ou  de  celles  qu'on  ap- 
pelle ainfi.  Une  autre  femme  en  gliiTa 
légèrement  un  mot  qui  fut  alfez  mal 
reçu  j  ce  qui  me  fit  juger  que,  fi  l'ab- 
fcnte  manquoit  d'amans,  elle  avoir  an 
pipins  des  amis.  Cependant  la  curiofitc 


214      ^^  Nouvelle 

m'ayant  donné  quelque  attention,  quelle 
fut  m'a  fui'prife  en  apprenant  que  ces 
prétendus  grifons  de  Paris  ,  ctoient  des 
payfansde  laparoilTe,  qui  venoient  dans 
leurs  calamités  implorer  la  orotettion  de 
leur  Dame  !  L'un  furchaigé  de  taille ,  à 
la  décharge  d'un  plus  riche  j  l'autre 
enrôlé  dans  la  milice,  fans  égard  pour 
fon  âge  &  pour  fts  enfans  (i)  ;  l'autre 
écrâfé  d'un  puiffant  voifin ,  par  un  procès 
jnjuftej  l'autre  ruiné  par  la  grêle,  &  donc 
on  exi^eoit  le  bail  à  la  rigueur  :  enfin 
tous  avoienr  quelque  giace  à  demander> 
tous  étoient  patiemment  écoutés  j  on 
n'en  rebutoit  aucun  ;  &  le  rems  attri- 
bué aux  billets  doux  ,  éroit  employé  à 
écrire  en  faveur  de  ces  malheureux.  Je 
ne  faurois  te  dire  avec  quel  étonnemeut 
I  appris  ,  Se  le  plalfir  que  prenoic  une 


(i)  On  a  V'.i  cela  dans  l'autre  guerre;  mais 
r,oa  dans  celle-ci  ,  que  je  fâche.  On  épargne 
les  hommes  mariés  ,  &  l'on  en  fait  siih  ma-« 
rier  beaucoup. 


H  É  L  O  'i  s  E,  IX ^ 

femme  fî  jeune  &  lî  difîipée  à  remplie 
ces  aimables  devoirs,  &  combien  peu 
elley  mettoit  d'oftentation.  Comment! 
difois-je  tout  attendri,  quand  ce  feroic 
Julie  ,  elle  ne  feroit  pas  autrement.  Dh& 
cet  inftant  je  ne  l'ai  plus  regardée  qu'a- 
vec  refped ,  &  tous  fes  défauts  font  effa- 
cés à  mes  yeux. 

Si-rot  que  mes  recherches  fefonttour' 
jiées  de  ce  côté,  j'ai  appris  mille  chofes 
à  l'avantage  de  ces  mcmes  femmes  que 
j'avois  d'abord  trouvé  fi  infuppoitables. 
Tous  les  étrangers  conviennent  unani- 
mement  qu'en  écartant  les  propos  à  U 
mode ,  il  n'y  a  point  de  pays  au  monde 
où  les  femmes  foient  plus  éclairées, 
parlent  en  général  plus  fenfément ,  plus 
judicieufement ,  6c  fâchent  donner  au 
befoin  de  meilleurs  confeils.  Otor.s  le 
jargon  de  la  galanterie  &:  du  bel-efprit , 
quel  parti  tirerons-nous  de  la  converfa- 
tion  d'une  Efpagnole  ,  d'une  Italienne, 
d'une  Allemande?  Aucun j  &  tu  fais, 
Julie,  ce  qu'il  en  eft:  communément  do 


ii<>      La  Nouvelle 

nos  SuifTefles.  Maisqii'onôfepaner  poiii: 
peu  galant  &  tirer  les  Françoifes  de  cette 
fortereffe,  dont,  à  la  vérité  ,  elles  n'ai- 
ment guère  à  foî:tir,  o\\  trouve  encore  a 
qui  parler  en  rafe  campagne  j  &  l'on  croit 
combattre  avec  un  homme ,  tant  elle  fait: 
s'armer  de  raifon  &  faire  de  nécelîicé 
vertu.  Quant  au  bon  caradtere,  je  ne  ci- 
terai point  le  zèle  avec  lequel  elles  fer- 
vent leurs  amis  j  car  il  peut  régner  en  cela 
une  certaine  chaleur  d'amour-propre  qui 
foit  de  tous  les  pays  :  mais  quoiqu'ordi- 
nairement  elles  n'aiment  qu'elles-mê- 
mes ,  une  longue  habitude ,  quand  elles 
ont  affez  de  confiance  pour  l'acquérir, 
leur  tient  lieu  d'un  fentiment  affez  vif: 
celles  qui  peuvent  fupporter  un  atta- 
chementdedix  ans ,  le  gardent  ordinai- 
rement toute  leur  vie^  &  elles  aiment  les 
vieux  amis  plus  tendrement,  plus  sûre- 
ment au  moins,  que  leurs  jeunes  amans. 
Une  remarque  affez  commune ,  qui 
femble  être  à  la  charge  des  femmes  ,  efl: 
qu'elles  font  tout  en  ce  pays,  &  par  con^ 

féqueac 


H  È  L  O  ï  s  B.  llj 

fequent  plus  de  mal  que  de  bien  ;  mais 
ce  qui  les  juftifie,  eft  qu'elles  font  le  mal 
pouiïees  par  \qs  hommes,  &  le  bieu  dç 
leur  propre  mouvement.  Ceci  ne  contre- 
dit point  ce  que  je  difois  ci-devaur,quc 
le  cœur  n'entre  pour  rien  dans  le  com- 
merce des  deux  {e\Q%  \  car  la  galanterie 
françoife  a  donné  aux  femmes  un  pou- 
voir univerfel  qui  n'a  befoin  d'aucun  ten- 
dre fentiment  pour  fe  foutenir.  Tout  dé- 
pend d'elles  \  rien  ne  fe  fait  que  par  elles 
ou  pour  elles  j  l'Olympe  &  le  ParnalTe, 
la  gloire  &  la  fortune  font  également 
fous  leurs  loix.  Les  livres  n'ont  de  prix , 
les  aoteurs  n'ont  d'eftime  qu'autant  qu'il 
plaît  aux  femmes  de  leur  en  accorder  ; 
elles  décident  fouverainement  à^s  plus 
hautes  connoiflances ,  ainfi  que  des  plus 
agréables  poésies  :  littérature,  hiftoire, 
philofophie,  politique  mcme,  on  voit 
d'abord  au  ftyle  de  tous  les  livres  qu'ils 
font  écrits  pour  amufer  de  jolies  fem- 
mes ,  &  l'on  vient  de  mettre  la  bibip 
en  hiftoires  galantes.  Dans  les  affaires, 
filles  ont,  pour  obtenir  ce  qu'elles  de- 
Tome  IL  K 


ii8      La  Nouvelle 

mandent,  un  afcendant  naturel  jufqueS 
fur  leurs  maris  ;  non  parce  qu'ils  font 
leurs  maris ,  mais  parce  qu'ils  font  hom- 
jnes ,  &  qu'il  eft  convenu  qu'un  hom- 
me ne  refufera  rien  à  aucune  femme  , 
fût-ce  même  la  fienne. 

Au  refte  ,  cette  autorité  ne  fuppofe 
ni  attachement  ,  ni  eftime  ,  mais  feu- 
lement (ie  la  pciiteflTe  &  de  l'ufage  du 
monde  ;  car  d'ailleurs ,  il  n'eft  pas  moins 
elTentiei  a  la  galanterie  françoife  de  mé- 
prifer  les  femmes  que  de  les  fervir.  Ce 
mépris  eft  une  forte  de  titre  qui  leur 
en  impofe;  c'eft  un  témoignage  qu'on 
avécu  aflfez  avec  elles  pour  les  connoî- 
tre.  Quiconque  les  refpeéteroit ,  pafTe- 
roit  à  leurs  yeux  pour  un  novice  ,  un 
paladin  ,  un  homme  qui  n'a  connu  les 
femmes  que  dans  les  romans.  Elles  fe 
jugent  avec  tant  d'équité,  que  les  honor 
rer  feroit  être  indigne  de  leur  plaire ,  & 
la  première  qualité  de  l'homme  à  bon- 
nes fortunes,  eft  d'être  fouverainement 
impertinent. 

Quoi  qu'il  en  foit,  elles  ont  beau  (q 


H  É  L  O  ï  s  E.  2  î  ^ 

piquer  de  méclianceté;  elles  font  bonnes 
en  dépit  d'elles,  &  voici  à  quoi  fiir-couc 
leur  bonté    de  cœur  eft  utile.    En  tout 
pays  les  gens  chargés  de  beaucoup  d'af- 
faires font  toujours  repouflans  3c  fans 
commifération  ,  &  Paris  étant  le  centre 
des  affaires  du  plus  grand  peuple  de  TEu- 
rope,  ceux  qui  les  font  font  aufii  les  plus 
-durs  deshommes.C'eftdonc  aux  femmes 
qu'on  s'adrelFe  pour  avoir  des  grâces  ; 
elles  font  le  fecours  des  malheureux  , 
elles  ne  ferment  point  l'oreille  à  leurs 
plaintesj  elles  les  écoutent,  lesconfolent 
&  les  fervent.  Au  milieu  de  la  vie  fri- 
vole qu'elles  mènent ,  elles  favent  déro- 
ber des  momens  à  leurs  plaifirs  pour  les 
donnera  leur  bon  naturel,  &  fi  quelques- 
unes  font  un  infâme  commerce  des  fer- 
vices  qu'elles  rendent,  des  milliers  d'au- 
tres s'occupent  tous  les  jours  gratuite- 
ment à  fecourir  le  pauvre  de  leur  bourfe 
bc  l'opprimé  de  leur  crédit.    Il  eft  vrai 
que  leurs  foins  font  fouvent  indifcrets, 
S>c  qu'elles  nuifent  fans  fcrupule  au  pial- 
heureux  qu  elles  ne connoiflent  pas,  pour 

Kij 


îio      La  Nouv elle 

fervir  le  malheureux  qu'elles  connoif-»^' 
fent  :  mais  comment  connoître  tout  le 
monde  dans  un  fi  grand  pays  ,  &  que 
peut  faire  de  plus  la  bonté  d'âme  fé- 
pacie  de  la  véritable  vertu ,  dont  le  plus 
fublime  effort  n'eft  pas  tant  de  faire  le 
bien  que  de  ne  jamais  mal  faire  ?  A  cela 
près,  il  eft  certain  qu'elles  ont  du  pen* 
chant  au  bien  ,  &  qu'elles  en  font  beau- 
coup ,  qu'elles  le  font  de  bon  cœur  ,  quô 
ce  font  elles  feules  qui  confervent  dan? 
Paris  le  peu  d'humanité  qu'on  y  voit 
régner  encore,  &  que,  fans  elles,  on  ver- 
roit  les  hommes  avides  &  infatiablesj 
$'y  dévorer  comme  des  loups. 

Voilà  ce  que  je  n'aurois  point  appris , 
Si  je  m'en  étois  tenu  aux  peintures  des 
faifeurs  de  romans  &  de  comédies ,  lef- 
quels  voient  plutôt  dans  les  femmes  des 
ridicules  qu'ils  partagent,  que  les  bonnes 
qualités  qu'ils  n'ont  pas  j  ou  qui  peignent 
des  cKef-d'œuvres  de  vertu  qu'elles  fe 
difpenfent  d'imiter  en  les  traitant  de 
chimères ,  au  lieu  de  les  encourager  au 
bien  en  louant  celui  qu'elles  fout  réel- 


Bel  o'z  s  e:       %zt 

lemenr.  Le  romans  font  peut-être  la 
dernière  inftriidion  qu'il  refte  à  donner 
i  un  peuple  aifez  corrompu,  pour  que 
tout  autre  lui  foit  inutile  j  je  voudrois 
qu'alors  la  compofirion  de  ces  fortes  de 
livres  ne  fût  permife  qu'à  des  gens  hon- 
nêtes ,  mais  fenfibles  -,  dont  le  cœur  fe 
peignît  dans  leuts  écrits  j  à  des  auteurs 
qui  ne  fuiïentpasaUrdefTusdesfoibleflcs 
de  l'Humanité  ,  qui  ne  montraflent  pas 
tout  d'un  coup  la  vertu  dans  le  ciel  hors 
de  la  portée  des  hommes  ,  mais  qui  la 
leur  fiflent  aimer  en  la  peignant  d'abord 
moins  auftere ,  &  puis  du  fein  du  vice 
\qs  y  fulTent  conduire  infenfiblement. 

Je  t'en  ai  prévenue ,  je  ne  fuis  en  rien 
de  l'opinion  commune  fur  le  compte  des 
femmes  de  ce  pays.  On  leur  trouve  una- 
nimement l'abord  le  plus  enchanteur  , 
les  grâces  les  plus  féduifantes,  la  coquet- 
terie la  plus  rafinée ,  le  fublime  de  la  ga- 
lanterie ,  ôc  l'art  de  plaire  au  fouverain 
degré.  Moi ,  je  trouve  leur  abord  cho- 
quant, leur  coquetterie  repouflTantej  leurs 
jnanieres  fans  modeftie.  J'imagine  que 

K.  iij 


222      La  Nou VEiLK 

le  cœur  doit  fe  fermer  à  toutes  leurs 
avances ,  &  Vow  ne  me  perfuadera  jamais 
qu'elles  puifTent  un  moment  parler  de 
l'amour ,  fans  fe  montrer  également  ih-^ 
capables  d'en  infpirer  Se  d'en  relTentir. 
D'un  autre  côté  ,  la  renommée  ap- 
prend à  fe  défier  de  leur  caradere,  elle 
les  peint  frivoles  ,  rufées,  artificieufes  j 
étourdies  ,  volages ,  parlant  bien  ,  mais 
ne  penfant  point,  fentant  encore  moins 
&  dépenfant  ainlî  tout  leur  mérite  en 
vain  babil.  Tout  cela  me  paroît  à  moi 
leur  erre  extérieur,  comme  leurs  paniers 
&:  leur  rouge.  Ce  font  des  vices  de  parade 
qu'il  faut  avoir  à  Paris  ,  &  qui  dans  le 
fond  couvrent  en  elles  du  fens ,  de  la  rai- 
fon  ,  de  l'humanité  ,  du  bon  naturel  ; 
elles  font  moins  indifcrettes ,  moins  tra- 
calfieres  que  chez  nous  ,  moins  peut-être 
que  par-tout  ailleurs.  Elles  font  plus  fo- 
lidement  inftruites  ,  &  leur  inftrudlion 
profite  mieux  à  leur  jugement.    En  uii 
mot ,  fî  elles  me  déplaifent  par  tout  ce 
qui   caradérife    leur  fexe  qu'elles  ont 
défiguré  ,  je  les  eftime  par  des  rapports 


H  É  L  OÏ  s  È,  213 

avec  le  nôtre,  qui  nous  font  honneur, 
&:  je  trouve  qu  elles  feroient  cent  foi? 
plutôt  des  hommes  de  mérite,  que  d'ai- 
mables femmes. 

Conclufion:  fi  Julie  n'eût  point  exif- 
té  \  fi  mon  cœur  eût  pu  fouffrir  quelque 
autre  attachement  que  celui  pour  lequel 
il  éroit  né ,  je  n'aurois  jamais  pris  àParis 
ma  femme ,  encore  moins  ma  maitreiïe  j 
mais  je  m'y  ferois  fait  volontiers  une 
amie  ,  &  ce  tréfor  m'eût  confolé  ,  peut- 
être  ,  de  n'y  pas  trouver  les  deux  au- 
tres (1). 


(i)  Je  me  garderai  de  prononcer  fur  cette 
lettre;  mais  je  doute  cju'un  jogenicnt  qui  don- 
ne libéralement  à  celles  qu'il  regarde  des  qua- 
lités qu'elles  méprifent ,  &  qui  leur  refufe  les 
feules  dont  elles  font  cas  ^  foit  fort  propre  à 
cire  bien  reçu  d'elles. 


^lz . .  s£^ 


K  iv 


an      ^^  Nouvill:s 

!■  . -, i !!■ 

LETTRE     XXII. 

A     Julie, 

Aj^Epuis  ta  lettre  reçue  ,  je  fuis  allé 
tous  les  jours  chez  M.  Silveftre  deman- 
<}er  le  petit  paquet.  11  n'étoir  toujours 
point  venu  ;  Se  dévoré  d'une  mortelle 
impatience,  j'ai  fait  le  voyage  fept  fois 
inutilement.  Enfin,  la  huitième,  j'ai  reçu 
le  paquet.  A  peine  l'ai-je  eu  dans  les 
mains  que,  fans  payer  le  port ,  fans  m'en 
informer ,  fans  rien  dire  à  perfonne  ,  je 
fuis  fcrti  comme  un  étourdi,  &  ne  voyant 
que  le  moment  de  rentrer  chez  moi,  j'en- 
filois  avec  tant  de  précipitation  des  rues 
que  je  ne  connoifTois  point ,  qu'au  bout 
d'une  demi -heure  ,  cherchant  la  rue  de 
Tournon  où  je  loge,  je  me  fuis  trouvé 
dans  le  marais  à  l'autre  extrémité  de  Pa- 
lis. J'ai  été  obligé  de  prendre  un  fiacre 
pour  revenir  plus  promptement  j  c'eft  la 
première  fois  que  cela  m'eft  arrivé  le 
matin  pour  mes  affaires  j  je  ne  m'en  fers 


Il  È  L  O'i  S  E.  li^ 

inême  qu'à  regret  Taprès  -  midi  poar 
quelques  vifites  j  car  j'ai  deux  jambes 
fort:  bonnes  ,  donc  je  ferois  bien  fâché 
qu'un  peu  plus  d'aifance  dans  ma  for- 
tune me  fît  négliger  i'ufage. 

J'étois  fort  em  barraiïc  dans  mon  fiacre 
avec  mon  paquet  ;  je  ne  voulois  l'ouvrir 
que  chez  moi ,  c'étoit  ton  ordre.  D'ail- 
leurs une  forte  de  volupté  qui  me  laiflTe 
oublier  la  commodité  dans  les  chofes 
communes  ,  me  la  fait  rechercher  avec 
foin  dans  les  vrais  plaifirs.  Je  n'y  puis 
fouffrir  aucune  forte  de  diftradion  ,  & 
|e  veux  avoir  du  tems  &  mes  aifes  pour 
favourer  tout  ce  qui  me  vient  de  toi.  Je 
tenois  donc  ce  paquet  avec  une  inquiette 
curiofité  dont  je  n'étois  pas  le  maître  :  je 
m'efforçois  de  palper  au  travers  les  en- 
veloppes ce  qu'il  pouvoir  contenir ,  & 
l'on  eût  dit  qu'il  me  brûloir  les  mains ,  à 
voir  les  mouvemens continuels  qu'il  fai- 
foit  de  l'une  à  l'autre.  Ce  n'eft  pas  qu'à 
fou  volume,  àfon  poids,  au  ton  de  ta  let- 
tre, je  n'euiïe  quelque  foupçon  de  la  vé- 
rité \  mais  le  moyen  de  concevoir  com-. 

K  V 


zi6      La  Nouvelle 

ment  tu  pouvois  avoir  trouvé  Tartifte  5r 
roccafion?  Voilà  ce  que  je  ne  conçois  pas 
encore  j  c'eft  un  miracle  de  l'amour  j  plus 
il  pafTe  ma  raifon  ,  plus  il  enchante  mon 
cœur,  &  l'un  des  plaifirs qu'il  me  don- 
ne ,  eft  celui  de  n'y  rien  comprendre. 

J'arrive  enfin  ,  je  vole  j.je  m'enferme 
dans  ma  chambre,  je  m'affieds  hors  d'ha- 
leine ,  je  porte  une  main  tremblante  far 
Je  cachet.  O  première  intiuence  du  ta- 
lifman  !  j'ai  fenti  palpiter  mon  cœur  à 
chaque  papier  que  j'ôrois  ,  &  je  me  fuis 
bien-tôt  trouvé  tellement  oppretTé,  que 
j'ai  été  forcé  de  refpirer  un  moment  fur 
la  dernière  enveloppe...  Julie!...  O  ma 
Julie  !...  le  voileeft  déchiré...  je  te  vois..» 
je  vois  tes  divins  attraits  !  ma  bouche  & 
mon  cœur  leur  rendent  le  premier  hom- 
mage ,  mes  genoux  fléchiflenr....  char- 
mes adorés,  encore  une  fois  vous  aurez 
enchanté  mes  yeux.  Qu'il  eft  prompt  , 
qu'il  eft  puiflant  ,  le  magique  effet  de 
CCS  traits  chéris  !  Non  ,  il  ne  faut  point , 
comme  tu  prétends,  un  quart-d'heure 
pour  le  fenùr  :  une  minute,  un  inftans. 


H  É  L  O  ï  s  E»         217 

îuffit  pour  arracher  de  mon  feln  mille 
ardens  foupirs ,  &  me  rappeller  avec  ton 
image  celle  de  mon  bonheur  palfé.  Pour- 
quoi faut-il  que  la  joie  de  pofTéder  un  fi. 
précieux  tréfor  foit  mêlée  d'une  fi  cruelle 
amertume  ?  Avec  quelle  violence  il  me 
rappelle  des  cems  qui  ne  font  plus!  Je 
crois ,  en  le  voyant ,  te  revoir  encore  j  je 
crois  me  retrouver  a  ces  momens  déli- 
cieux donc  le  fouvenir  fait  maintenant 
le  malheur  de  ma  vie,  &  que  le  ciel 
m'a  donnés  &  ravis  dans  fa  colère  !  Hc- 
las!  un  inftanr  me  défabufe  j  toute  la 
douleur  de  l'abfence  fe  ranime  &  s'ai- 
grit en  m'otant  l'erreur  qui  l'a  fufpen- 
due,  de  Je  fuis  comme  ces  malheureux 
dont  on  n'interrompt  les  tourmens  que. 
pour  lesleurrendre  plus  fenfibles.  Dieux! 
quels  torrens  de  flammes  mes  avides  re- 
gards puifent  dans  cet  objet  fi  inattendu  ! 
©comme  il  ranime  au  fond  de  mon  cœur 
tous  les  mouvemens  impétueux  que  ta, 
préfence  y  faifoit  naître!  ô  Julie!  s'il 
çtoit  vrai  qu'il  pût  tranfmettre  à  tes  fens 
le  délire  de  l'illufiondes  miens!....  Mais 

K  vj 


22S      La  Nouvelle 

pourquoi  ne  le  feroit-il  pas?  Pourquoi 
Àçs  impreflions  que  l'âme  porte  avec 
tant  d'aâ:ivité  n'iroient-elles  pas  auflî 
loin  qu'elle  ?Ah  !  chère  amante  î  où  que 
tu  fois  ,  quoi  que  tu  fafles  au  moment  où 
j'écris  cette  lettre  ,  au  moment  où  ton 
portrait  reçoit  tout  ce  que  ton  idolâtre 
amant  adreffe  à  ta  perfonne,  ne  fens- 
ta  pas  ton  charmant  vifage  inondé  des 
pleurs  de  l'amour  &  de  la  trirtefle  ?  Ne 
lens-tu  pas  tes  yeux  ,  tes  Joues  ,  ta  bou- 
che ,  ton  fein  ,  prefles  ,  comprimes ,  ac- 
cablés de  mes  ardens  baifers  ?  Ne  te  fens» 
tu  pas  embrâfer  toute  entière  du  feu  de 
mes  lèvres  brûlantes?. . . .  Ciel  î  Qu'en- 
tends-je  ?  quelqu'un  vient  .  .  Ah!  fer- 
rons ,  cachons  mon  tréfor. .  . .  Un  im- 
portun!.... Maudit  foit  le  cruel  qui 
"vient  troubler  des  tranfports  fî  doux  /... 
Puiffe-t-il  ne  jamais  aimer.  ,  .  ou  vivre 
loin  de  ce  qu'il  aime  1 


H É  L  0  ÏS  E,  Xl^ 


LETTRE     XXII  I. 

DE    l'  Amant    de    Julis 
A  Madame  d'Orbe. 

^'E  s  T  à  vous  ,  charmante  confine^ 
qu'il  faut  rendre  coinpte  de  l'Opéra, 
car  bien  que  vous  ne  m'en  parliez  point 
dans  vos  lettres,  &  que  Julie  vous  air  gar- 
dé le  fecret ,  je  vois  d'où  lui  vient  cette 
curiofité.  J'y  fus  une  fois  pour  contenter 
la  mienne  j  j'y  fuis  retourné  pour  vous 
deux  autres  fois.  Tenez-m'en  quitte,  je 
vous  prie ,  après  cette  lettre.  J'y  puis  re- 
tourner encore,  y  bâiller ,  y  fouffrir,  y 
périr  pour  votre  fervice  j  mais  y  relier, 
éveillé  &c  attentif,  cela  ne  m'eft  pas 
poffible. 

Avant  de  vous  dire  ce  que  je  penfe  de 
ce  fameux  théâtre  ,  que  je  vous  rende 
compte  de  ce  qu'on  en  dit  ici  j  le  juge- 
ment des  connoiiïeurs  pourra  redrelTer 
le  mien  ,  fi  je  m'abufe. 

L'opéra  de  Paris  palTe  a  Paris  pour  le^ 


îjo      Lj  Nouvelle 

fpedacle  le  plus  pompeux,  le  plus  vo« 
luptueux  ,  le  plus  admirable  qu'inventa 
jamais l'acthumain.  C'efl:,clit-on,leplus 
fuperbe  monument  de  la  magnificence 
de  Louis  XIV.  Il  n'efl:  pas  fi  libre  à  cha- 
cun que  vous  le  penfez  de  dire  fon  avis 
fur  ce  grave  fujet.  Ici  l'on  peut  difputer 
de  tout,  hors  de  la  mufique  &  de  l'opéra  ; 
il  y  a  du  danger  à  manquer  de  diflimu- 
lation  fur  ce  fsul  point  \  la  mufique  fran- 
çoife  fe  maintient  par  une  inquifition 
très-févère,  &  la  première  chofe  qu'on 
infinue  par  forme  de  leçon  à  tous  les 
étrangers  qui  viennent  dans  ce  pays, 
c'eft  que  tous  les  étrangers  conviennent 
qu'il  n'y  a  rien  de  (\  beau  dans  le  refte  du  , 
monde,  que  l'opéra  de  Paris.  En  effet,  la 
vérité  eft  que  les  plus  difcrers  s'en  tai- 
fent  5  &  n'ôfent  en  rire  qu'entre  eux. 

Il  faut  convenir  pourtant  qu'on  y  re- 
préfente  à  grands  frais ,  non-feulement 
toutes  les  merveilles  de  la  Nature  .  mais 
beaucoup  d'autres  merveilles  bien  plus 
grandes,  que  perfonne  n'a  jamais  vuesj 
&  fûrement  Pope  a  voulu  défigner  ce  bi-. 


£Jélo7s£.        'ï^. 

farre  théâtre  pnr  celui  où  il  dit  qu'on 
voit  pêle-mêle  des  Dieux  ,  des  lutins, 
des  monftres ,  des  Rois,  des  bergers, 
des  fées,  de  la  fureur,  de  la  joie,  un 
feu,  une  gigae,  une  bataille  &c  un  bal. 
Cet  afTemblage  fi  magnifique  &ri  bien 
ordonné,  eft  regardé  comme  s'il  conte- 
noit  en  etfet  toutes  les  chofes  qu'il  re- 
préfenre.  En  voyant  paroître  un  tem- 
ple ,  on  eft  faifi  d'un  faint  refpe(5t,  & 
pour  peu  que  la  Déefle  en  foit  jolie ,  le 
parterre  eft  à  moitié  payen.  On  n'efl;  pas 
Il  difficile  ici  qu'à  la  comédie  françoife. 
Ces  mêmes  fpedateurs ,  qui  ne  peuvent 
revêtir  un  comédien  de  fon  perfonnage, 
ne  peuvent  à  l'opéra  féparer  un  adeur 
du  fien.  Il  femble  que  les  efprits  fe  roi- 
diflent  contre  une  illufion  raifonnable, 
S)C  ne  s'y  prêtent  qu'autant  qu'elle  eft 
abfurde  &:  grofliere;  ou  peut-être  que 
à.e^  Dieux  leur  coûtent  moins  à  con- 
cevoir que  des  Héros.  Jupiter  étant 
d'une  autre  nature  que  nous ,  on  en  peut 
penferce  qu'on  veut  j  mais  Caton  étoic 
un  homme ,  èc  combien  d'hommes  on^ 


iji     La  Nouvelle 

le  droit  de  croire  que  Caton  ait  pit 
exifter  ? 

L'opéra  n'eft  donc  point  ici  comme 
ailleurs  une  troupe  de  gens  payés  pour 
fedonneren  fpedacle  au  public j  ce  font, 
il  eft  vrai ,  des  gens  que  le  public  paie 
&  qui  redonnent  en  fpedtaclej  mais  tout 
cela  change  de  nature,  attendu  que  c'eft 
une  académie  royale  de  mufique,  une 
cfpéce  de  cour  fouveraine  qui  juge  fans 
appel  dans  fa  propre  caufe  ,  &  ne  fe  pi- 
que pas  autrement  de  juftice  ni  de  fidé- 
lité (i).  Voilà,  coufîne,  comment  dans 
certains  pays  l'elTence  Aqs  chofes  tient 
aux  mots ,  Se  comment  àes  noms  hon- 
nêtes fulfifent  pour  honorer  ce  qui  l'eft 
le  moins. 

Les  membres  de  cette  noble  acadé- 
mie ne  dérogent  point.  En  revanchej,  ils 


(i)  Dit  en  mots  plus  ouverts  ^  cela  n'en  fe- 
roit  que  plus  vrai  j  mais  ici  je  fuis  partie  ,  & 
je  dois  me  taire.  Par-tout  on  l'on  eft  moins 
fournis  aux  loix  qu'aux  hommes,  on  doit  fa- 
jroir  endurer  l'injufticç. 


'         H  É  L  oTs  E.  s  53* 

font  excommuniés  j  ce  qui  eft  précifé- 
ment  le  contraire  de  l'ufage  des  autres 
pays  y  mais  peut-ître  ayant  eu  le  choix , 
aiment-ils  mieux  être  nobles  &  damnés, 
que  roturiers  &  bénis.  J'ai  vu  far  le  théâ- 
tre un  Chevalier  moderne  ,  auflî  fier  de 
fon  métier  qu'autrefois  l'infortuné  La- 
berius  fut  humilié  du  lien  (i)  ,  qjuoi- 

(i)  Forcé  par  le  tyran  de  monter  fur  le 
théâcre  ,  il  déplora  fon  fort  par  des  vers  très» 
«ouchans  ,  &  très- capables  d'allumer  l'indi- 
gnation de  tout  honnête  -  homme  conrre  ce 
Céfar  fi  vanté.  Après  avoir,  dit-il,  vécu  foi' 
xante  ans  avec  honneur ,  j'ai  qultcé  ce  malin  mcn 
foyer ,  Chevalier  Romain  ;  j'y  rentrerai  cefoir  ^ 
vilHiJîrion  Hélas  !  j'ai  trop  vécu  d'un  jour.  O 
fortune  !  s'iifalLoit  me  déshonorer  une  fois  ,  que 
ne  m'y  for f  vis-tu^  quand  lajeunejfe  é"  la  vigueur 
me  laijfoient  au  moins  une  figure  agréa'ole  :  mais . 
maintenant  quel  trifte  objet  viens-je  expofer  aux 
rebuts  du  peuple  Romain?  Une  voix  éteinte  ,  un 
corps  infirme^  un  cadavre  ,  un  fépulchre  animé ^ 
qui  n'a  plus  rien  de  moi  que  mon  nom.  te  prolo- 
gue entier  qu'il  récita  dans  cette  occai:on  ,  l'in- 
juftice  <\\\z  liri  fit  Ccfar  pi^ué  de  la  nobk  li- 


^^4-      ^^  Nouvelle 

qu'il  le  fît  par  force  &  ne  récitâr  que  Tes! 
propres  ouvrages.  Aufli  l'ancien  Labe- 
rius  ne  put-il  reprendre  fa  place  au  cir- 
que parmi  les  Chevaliers  Romains ,  tan- 
dis que  le  nouveau  en  trouve  tous  les 
jours  une  fur  les  bancs  de  la  comédie 
françoife  parmi  la  première  noblefle  du 
pays  \  &  jamais  on  n'entendit  parler  à 
Rome  avec  tant  de  refpedide  la  majefté 
du  peuple  Romain  ,  qu'on  parle  à  Paris 
de  la  majeflé  de  l'Opéra. 

Voilà  ce  q{ie  j'ai  pu  recueillir  des  dif- 
cours  d'autrui  fur  ce  brillant  fpedacle  j 
que  je  vous  dife  à  préfent  ce  que  j'y  ai 
vu  moi-même. 


berté  avec  laquelle  il  vengeoit  Ton  honneur 
flétri,  l'afFront  qu'il  reçut  au  cirque  j  la  baf. 
feffe  qu'eut  Cicéron  d'infulter  à  fon  oppro- 
bre, la  réponfe  fine  &  piquante  que  lui  fît 
Laberius  i  tout  cela  nous  a  été  confervé  par 
Aulu-gelle  ;  &  c'eft,  à  mon  gré,  le  morceau  le 
plus  curieux  &  le  plus  intérelTant  de  fon  fade 
lecaeii. 


Ê  à  L  O  'i  s  E,  135' 

Figutez-vons  une  gaîne  large  d'une 
quinzaine  de  pieds ,  &  longue  à  propor- 
tion j  cette  gaîne  eft  le  théâtre.  Aux 
deux  coiés  on  place  par  intervalles  des 
feuilles  de  paravent,  fur  lefquelles  font 
groflierement  peints  les  objets  que  la 
fcène  doit  reprcfenter.  Le  fond  eft  un 
grand  rideau  peint  de  même ,  &  prefque 
toujours  percé  ou  déchiré,  ce  qui  repré- 
fente  des  gouffres  dans  la  terre  ou  des 
trous  dans  le  ciel,  félon  la  perfpedtive. 
Chaque  perfonne  qui  paiïe  derrière  je 
théâtre  &  touche  le  rideau,  produit  en 
l'ébranlant  une  forte  de  tremblement  de 
terre  alfez  plaifant  à  voir.  Le  ciel  eft 
repréfenté  par  certaines  guenilles  bleuâ- 
tres, fufpendues  à  des  bâtons  ou  à  des 
cordes,  comme  l'étendage  d'une  blan- 
chi (feufe.  Le  foleil  ,car  on  l'y  voit  quel- 
quefois ,  eft  un  flambeau  dans  une  lan- 
terne. Les  chars  à^s  Dietfx  &  des  Déef- 
{cs  faut  comporés  de  quatre  folives  enca- 
drées &  fufpendues  à  une  grofte  corde 
^n  forme  d'efcarpolette  j  entre  ces  foli- 


i3"5'     La  KourELLE 

ves  eft  une  planche  en  travers ,  fur  la- 
quelle le  Dieu  s'alîîed,  &  fur  le  devant 
pend  un  morceau  de  groiïe  toile  bar- 
bouillée ,  qui  ferc  de  nuage  à  ce  magni- 
fique char.  On  voit  vei's  le  bas  de  la 
machine  rillumination  de  deux  ou  trois 
chandelles  puantes  6i  mal  mouchées, 
qui ,  tandis  que  le  perfonnage  fe  démène 
&c  crie  en  branlant  dans  Ton  efcarpolet- 
le ,  l'enfument  tout  à  fon  aife  j  encens 
digne  de  la  Divinité. 

Comme  les  chars  font  la  partie  la  plus 
confidérable  des  machines  de  l'opéra  j 
fur  celle-là  vous  pouvez  juger  des  au- 
tres. La  mer  agitée  eft  compofée  de 
longues  lanternes  angulaires  de  toile  ou 
de  carton  bleu  qu'on  enfile  à  des  bro- 
ches parallèles,  &  qu'on  fait  tourner  par 
des  polilTons.  Le  tonnerre  eft  une  lourde 
charrette  qu'on  promène  fur  le  cintre  , 
&C  qui  n'eft  pas  le  moins  touchant  inf- 
trument  de  cette  agréable  mufique.  Les 
éclairs  fe  font  avec  des  pincées  de  poix- 
réfine  qu'on  projette  fur  un  flambeau  j 
la  foudre  eft  un  pétar-d  au  bout  d'une 
fufée. 


H  È  i  o  ï  s  1,        ^37 

Le  théâtre  eft  garni  de  petites  trapes 
quarrées,  qui,  s'ouvrant  au  befoin,  an- 
noncent que  les  démojis  vont  fortir  de  la 
cave.  Quand  ils  doivent  s'élever  dans  les 
airs ,  on  leur  fubftitue  adroitement  de 
petits  démons  de  toile  brune  empaillée, 
ou  quelquefois  de  vrais  ramoneurs  qui 
tranlenten  l'air  fufpendas  à  des  cordes, 
jufqu'à  ce  qu'ils  Te  perdent  majeftueu-» 
fement  dans  les  guenilles  dont  j'ai  par- 
lé. Mais  ce  qu'il  y  a  de  réellement  tra- 
gique, c'efl:  quand  les  cordes  font  mal 
conduites  ou  viennent  à  rompre  j  car 
alors  les  Efprits  infernaux  &  les  Dieux 
immortels  tombent ,  s'eftropient ,  fe 
tuent  quelquefois.  Ajoutez  à  tout  cela 
les  mondres  qui  rendent  certaines  fcènes 
fort  pathétiques,  tels  que  des  dra-» 
gons ,  des  lézards ,  des  tortues ,  àts  crp-» 
codiles,  de  gros  crapauds  qui  fe  pro- 
mènent d'un  air  menaçant  fur  le  thé^s 
rre  ,  &  font  voir  à  l'opéra  les  tentations 
de  Saint  Antoine.  Chacune  de  ces  figu- 
res eft  animée  par  ua  loiirdeaii  dç  h" 


23S      La  N'ouvellk 

voyard ,  qui  n'a  pas  l'efpric  de  faire  la 
bère. 

Voilà ,  ma  confine ,  en  quoi  con- 
/îfte,  à  peu-près,  l'auguile  appareil  de 
l'opéra ,  autant  que  j'ai  pu  robferver 
du  parterre  à  l'aide  de  ma  lorgnette , 
car  il  ne  faut  pas  vous  imaginer  que 
CQS  m.oyens  foient  fort  cachés  &  pro- 
duifent  un  effet  irnoofant;  je  ne  vous 
dis  en  ceci  que  ce  que  j'ai  apperçu  de 
moi  même,  &c  ce  que  peiir  apperce- 
voir  comme  moi  tout  fpeétateur  non 
préoccupé.  On  aifùre  pourtant  qu'il  y 
a  une  prodigieufe  quantité  de  machines 
employées  à  faite  mouvoir  tout  cela, 
on  m'a  offert  plufieurs  fois  de  me  les 
montrer  j  mais  je  n'ai  jamais  été  curieux 
de  voir  comment  on  faix  de  petites  cho- 
{qs  avec  de  grands  efforts. 

Le  nombre  des  gens  occupés  au  fer- 
vice  de  l'opéra  efl  inconcevable.  L'or- 
cheftre  &  les  chœurs  compofent  enfem- 
ble  près  de  cent  perfonnes  :  il  y  a  àes 
multitudes  de  danfeurs  j  tous  les  rôleç 


H  È  L  O  ï  S  E,  239 

font  doubles  &  triples  (i) ,  c'eft-à-dite, 
qu'il  y  a  toujours  un  ou  deux  adteurs 
fubalternes,  prêts  à  remplacer  l'adeur 
principal,  &  payés  pour  ne  rien  faire, 
j'urqu'à  ce  qu'il  lui  plaife  de  ne  rien 
faire  à  fon  tour  \  ce  qui  ne  tarde  jamais 
beaucoup  d'arriver.  Après  quelques  re- 
préfentacions ,  les  premiers  adleurs ,  qui 
font  d'importans  perfonnages  ,  n'hono- 
rent plus  le  public  de  leur  préfence;  ils 
abandonnent  la  place  à  leurs  fubftituts , 
&c  aux  fubftituts  de  leurs  fubftituts.  On 
reçoit  toujours  le  même  argent  à  la  por- 
te, mais  on   ne  donne  plus  le  mcme 
fpedacle.  Chacun  prend  fon  billet  com- 
me à  une  loterie  ,  fans  favoir  quel  lot 
il  aura  ;  & ,  quel  qu'il  foit ,  perfonne  n'ô- 
feroit  fe  plaindre  :  car,  afin  que  vous 
le  fâchiez  ,  les  nobles  membres  de  cQtiç 


(l)  On  ne  f.tit  ce  que  c'eft  que  des  doubles 
çn  Italie  j  le  public  ne  les  foulïrircit  pas  :  auffi 
ie  fpeclacle  eft-il  à  beaucoup  meilleur  marche  j 
il  en  coucçroic  trop  pour  être  mal  fervi. 


t4.o      La  Nouvelle 

académie  ne  doiveiir  aucun  refpeâ:  aa 
public  ;  c'eft  le  public  qui  leur  en  doir. 
Je  ije  vous  parlerai  point  de  cette 
mu.fique;  vous  la  connoilTez.  Mais  ce 
dont  vous  ne  fauriez  avoir  d'idée,  ce 
font  les  cris  affreux,  les  lon^s  musinfè'- 
mens  dont  retentit  le  théâtre  durant  la 
repréfentation.  On  voit  les  adrices,  pref- 
-que  en  convulfion,  arracher  avec  vio" 
lence  ces  glapifTemens  de  leurs  pou^- 
mons,  les  poings  fermés  contre  la  poi- 
trine, la  xtiQ  en  arrière  ,  le  vifage  en- 
flammé, les  vaiOTeaux  gonflés,  l'efto- 
mac  pantelant;  on  ne  fait  lequel  eft  le 
plus  défagréablement  afFeéié  de  l'œil  ou 
•de  l'oreille;  leurs  efforts  font  autant 
fouffrir  ceux  qui  les  regardent ,  que  leurs 
chants  ceux  qui  les  écoutent  \  Se  ce  qu'il 
y  a  de  plus  inconcevable,  eft  que  ces  hûr^- 
lemens  font  prefque  la  feule  chofe  qu'ap- 
plaudiffent  les  fpedateurs.  A  leurs  bat- 
temens  de  mains ,  on  les  prendroit  pout 
des  fourds  charmés  de  faifir  parci-par- 
là  quel(^ues  foi;s  perçans,  $c  qui  veulent 

engager 


H  È  L   O  ï  S  E,  241 

eJigagct  lesadteursà  les  redoubler.  Pour 
moi ,  je  fuis  perfuadé  qu'on  applaudit 
les  cris  d'usé  adiice  à  l'opéra ,  comme 
les   tours  de  force   d'un  bareleur  à    la 
foire  j  laficuationen  eftdépiaifante&  pé- 
nible \  on  foufFre  tandis  qu'ils  durent  , 
mais  on  eft  (î  aife  de  les  voir  finie  fans 
accident,  qu'on  en  marque  volontiers  fa 
joie.    Concevez  que  cette  manière  de 
chanter  eft  employée  pour  exprimer  ce 
que  Quinault  a  jamais  dit  de  plus  ga- 
lant &  de  plus  tendre.  Imaginez  les  Mu- 
£qs^  les  Grâces,  les  Amours,  Vénus  mê- 
me s'exprimant  avec  cette  délicatefle , 
&  jugez  de  l'effet  '.Pour  les  diables,  palTe 
encore  :  cette  mufique  a  quelque  chofe 
d'infernal  qui  ne  leur  mélied  pas.  Auflî 
les  magies  ,  les  évocations  ,  &;  toutes  les 
fêtes   du   fabat  font- elles  toujours  ce 
qu'on  admire  le  plus  à  l'opéra  françois. 
A  ces  beaux  fons  ,  aufiî  juftes  qu'ils 
font  doux  ,  fe  marient  très-dignement 
ceux  de   l'orcheftre.    figurez-vous   un 
charivari  fans  fin  d'inftrumens  fans  mc- 
Tomc  //.  L 


24i      La  No  uv elle 

lodie  ,  un  ronron  traînant  &  perpétuel 
de  baiïes;  chofe  la  plus  lugubre,  la  plus 
afiTommanre  que  j'aye  entendue   de  ma 
vie  ,  &:  que  je  n'ai  jamais  pu  fupporter 
une  demi-heure  fans  gagner  un  violent 
mal  de  tête.  Tout  cela  forme  une  efpece 
de  pfalmodie  à  laquelle  il  n'y  a  pour 
l'ordinaire  ni  chant  ni  mefure.    Mais 
quand  par  hafard  il  fe  trouve  quelque  air 
UJî  peu  Taillant  ,  c'eft  un  trépignement 
univerfel  \  vous  e])[endez  tout  le  par- 
terre en  mouvement  fuivre  à  grand'- 
peine  &  à  grand  bruit  un  certain  hom^ 
me  de  l'orcheftre  (i).  Charmés  de  feu- 
tir  un  moment  cette  cadence  qu'ils  Ç^n' 
tentfi  peu  ,  ils  fe  tourmentent  l'oreille  , 
la  voix  ,  les  bras  ,  les  pieds  &  tout  le 
corps,  pour  courir  après  la  mefure  (i) 


(i)  Le  Bûcheron. 

(i)  Je  trouve  qu'on  n'a  pas  mal  compaii 
les  airs  légers  de  la  mufique  françoife  à  U 
çourfe  d'une  vache  qui  galoppe  ,  ou  d'une  oic 
gr^ITe  qui  Viiut  vôIer, 


H  É  L  O  ï  s  E,  245 

toujours  prête  à  leur  échapper-  au -lieu 
que  l'Allemand  &  l'Italien  ,  qui  en  font 
inrimc  ment  affectes  >  la  Tentent  &  la  fui- 
vent  fans  aucun  effort  ,  &  n'ont  jamais 
befoin  de  la  battre.  Du  moins  Régianino 
m'a-t-il  fouvent  dit  que  à:{r[S  les  opéra 
d'Italie,  où  elle  eft  fi  fenfible  &  fi  vive  , 
on  n'entend  ,  on  ne  voir  jam;ns  dans  l'or- 
cliefrre  ni  parmi  les  fpedlateurs  le  moin- 
dre mouvement  qui  la  marque.    Mais 
tout  annonce  en  ce  pays  la  dureté  de 
l'organe  mufical  j  les  voix  y  font  rudes 
&  fans  douceur  ,  les  indexions  âpres  & 
fortes,  les  fons  forcés  &  rraînans;  nulis 
cadence  ,  nul  accent  mélodieux  dans  les 
airsdu  peuple:  les  inrtrumens  militaires, 
les  fifres  de  l'infanterie,  les  trompeties 
de  la  cavalerie ,  tous  les  cors  ,  tous  les 
haut-bois  ,  les  chanteurs  des  rues  ,  les 
violons  des  guinguettes ,  tour  cela   eft 
d'un  faux  à  choquer  l'oreille   !a  moins 
délicate.    Tous  les  talens  ne  lonx.  pas 
donnés  aux  mêmes  hommes ,  &  en  gé- 
néral le  François  paroît  être  de  tous  les 
peuples  de  l'Europe  celui  qui  a  le  moins 

Lij 


244      La  Nouvelle 

d'aptitudeà  la  mufique.  My  lord  Édouarcî 
prétend  que  \es  Anglois  en  onr  aufli 
peu  •,  mais  la  différence  eft  que  eeux-ci 
le  favent  &  ne  s'en  foucienc  guères;  au- 
lieu  que  les  François  renonceroient  à 
rnille  juftes  droits ,  8c  pafferoient  con- 
damnation fur  toute  autre  chofe  ,  plu- 
tôt que  de  convenir  qu'ils  ne  font  pas 
les  premiers  muficiens  du  monde.  Il  y 
en  a  mcme  qui  regarderoient  volontiers 
la  mufique  à  Paris  comme  une  affaire 
d'État;  peut-être,  parce  que  c'en  fut 
une  à  Sparte  de  couper  deux  cordes  à 
la  lyre  deTimothée  :  à  cela  vous  (en- 
tez  qu'on  n'a  rien  à  dire.  Quoi  qu'il  en 
foit,  l'opéra  de  Paris  pourroît  être  une 
fort  belle  inftitucion  politique,  qu'il  n'en 
plairoit  pas  davantage  aux  gens  de  goût. 
Revenons  à  ma  defcription. 

Les  ballets ,  dont  il  me  refte  à  vous 
parler,  font  la  partie  la  plus  brillante  de 
cet  opéra,  &",  confidérés  fépaiémenr,  ils 
font  un  fpedacle  agréable ,  magnifique 
&:  vraiment  théâtral  j  mais  ils  fervent 
çptnme  partie  conftitutive  de  la  pièce,  8c 


H  É  L  O  ï  s  E,  245 

fc*eft  en  cette  qualité  qu'il  les  faut  con*- 
fidérer.  Vous  connoifTez  les  opéra  de 
Quinault  ;  vous  favez  comment  les  di- 
vertifTemens  y  font  employés  \  c'efl;  à- 
peu-prcs  de  même ,  ou  encore  pis ,  chez 
fes  fuccelTeurs.  Dans  chaque  adte  l'adion 
eft  ordinairement  coupée  au  moment  le 
plus  intérelfant  par  une  fête  qu'on  donne 
aux  aéleurs  afîis ,  6:  que  le  parterre  voit 
debout.  11  arrive  de-là  que  les  perfon- 
«ages  de  la  pièce  font  entièrement  ou- 
bliés ,  ou  bien  que  les  fpeélateurs  re- 
gardent les  auteurs  qui  regardent  autre 
chofe.  La  manière  d'amener  ces  fêtes  eft 
fimple.  Sï  le  Prince  eft  joyeux  ,  on 
prend  part  à  fa  joie ,  &  l'on  danfe  :  s'il 
eft  trifte,  on  veut  l'égayer,  &  l'on  danfe. 
J'ignore  fi  c'eft  la  mode  à  la  Cour  de 
donner  le  bal  aux  Rois,  quand  ils  font  de 
mauvaife  humeur  :ce  que  je  fais  par  rap- 
porta ceux-ci,  c'eft  qu'on  ne  peut  trop 
admirer  leur  conftance  ftoïque  à  voir  des 
gavottes  ou  écouter  des  chanfons  ,  tan- 
dis qu'on  décide  quelquefois  derrière  le 

L  iij 


•24^      La  Nouvelle 

théâtre  de  leur  couronne  ou  de  lefît 
fort.  Mais  il  y  a  bien  d'autres  fujets  de 
dahfes  ;  les  plus  graves  aétions  de  la 
vie  fe  font  en  danfanr.  Les  Prêtres  dan- 
fentjles  foldats  danfent,  les  Dieux  daii- 
fenr,  les  diables  danfent,  on  danfe  juf- 
ques  dans  les  enterremens,  &  tout  danfe 
à  propos  de  tour. 

La  danfe  eft  donc   le  quatrième  des 
beaux  arts  employés  dans  la  conftitu- 
tion  de  la  (chne  lyrique  :  mais  les  trois 
autres  concourent  à  l'imitation  j  &  ce- 
lui-là, qu'imire-t-il  ?  Rien.  11  eft  donc 
hors  d'œuvre  quand  il  n'efl  employé  que 
comme  danfe  j  car  que  font  des  me- 
nuets ,  àts  rigaudons  ,  àe%  chaconnes  , 
dans  une  tragédie  ?  Je  dis  pKis  ,  il  n'y 
feroir  pas  moins  déplacé  ,  s'il   imitoic 
queloue  chofe,  parce  que,  de  toutes  les 
unités  ,  il  n'y  en  a  point  de  plus  indif- 
penfabie  ,  que  celle  du  langage  j  &  un 
opéra  où  l'adtion  fe  pafferoit  moitié  en 
chnnt,  moitié  en  danfe  ,  feroit  plus  ri- 
dicule encore  que  celui  où  l'on  parleroic 
moitié  francois ,  moitié  italien. 


H  É  L  OÏ  s  É.  247 

Non  contens  d'introduire  la  daiife 
comme  partie  efifentielle  de  la  fcène  ly- 
rique ,  ils  i*e  font  même  efforcés  d'en 
faire  quelquefois  le  fujet  principal  ,  & 
ils  ont  des  opéra  appelés  ballets  qui 
remplirent  fî  mal  leur  titre,  que  ladanfe 
n'y  eft  pas  moins  déplacée  que  dans  tous 
les  autres.  La  plupart  de  ces  ballets  for- 
ment autant  de  fujets  féparés  que  d'ac- 
tes ,  &  ces  fujets  font  liés  entre  eux  par 
de  certaines  relations  métaphyfiques 
dont  le  fpeclateur  ne  fe  douteroit  ja- 
mais ,  fi  l'auteur  n'avoit  foin  de  l'en  aver- 
tir dans  un  prologue.  Les  faifons  ,  les 
âges  ,  les  fens  ,  les  élémens  j  je  de- 
mande quel  rapport  ont  tous  ces  titres 
à  la  danfe  ,  &  ce  qu'ils  peuvent  offrir 
en  ce  genre  à  l'imagination  ?  Quelques- 
uns  même  font  purement  allégoriques , 
comme  le  carnaval  &  la  folie  ,  &  ce 
font  les  plus  infupportables  de  tous  ; 
parce  qu'avec  beaucoup  d'efprit  &  dé 
finefle  ,  ils  n'ont  ni  fentimens  ,  ni  ta- 
bleaux ,  ni  (îtuations  5  ni  chaleur  ,  ni 

L  iv 


248      La  NouviiiE 

intérêt  ,  ni  rien  de  ee  qui  peut  donner 
prife  à  la  mufique ,  flatter  le  cœur  ,  8i 
nourrir  rillullon.  Dans  cqs  prétendus 
ballets  l'aiftion  fepaiïe  toujours  en  chant, 
la  danfe  interrompt  toujours  l'adtion ,  ou 
ne  s'y  trouve  que  paroccarion,&  n'imite 
rien.  Tout  ce  qui  arrive  ;  c'eft  que  cQS 
fcallets  ayant  encore  moins  d'intérci  que 
les  tragédies  ,  cette  interruption  y  eft 
moins  remarquée  :  s'ils  étoient  moins 
froids  ,  on  en  Teroit  plus  choqué ,  mais 
un  défaut  couvre  l'autre  ,  &  l'art  des 
auteurs  pour  empêcher  que  la  clanfe  ne 
laflTe ,  eft  de  faire  en  forte  que  la  pièce 
ennuie. 

Ceci  me  mène  infenfiblement  à  des 
recherches  fur  la  véritable  conftitution 
du  drame  lyrique ,  trop  étendues  pour 
entrer  dans  cette  lettre,  &  qui  me  jette- 
roient  loin  de  mon  fujet  j  j'en  ai  fait  une 
petite  diifertation  à  part  cjue  vous  trou- 
verez ci -jointe  ,  &  dont  vous  pourrez 
caufer  avec  Régianino.  Il  me  refte  à 
vous  dire  fur  Topera  françois  que  le  plus 


H  È  L  O'i  s  E.  249 

^fand  défaut  que  j'y  crois  remarquer,  ell 
xxn.  faux  goût  de  magnificence  par  le- 
quel on  a  voulu  mettre  en  repréfenra- 
rion  le  merveilleux  ,  qui  ,  n'étant  fait 
que  pour  être  imaginé  ,  eft  aofli  bien 
placé  dans  un  poème  épique  ,  que  ridi- 
culement fur  un  théâtre.  J'aurois  eu 
peine  à  croire  ,  fi  je  ne  l'avois  vu  ,  qu'il 
fe  trouvât  des  artiftes  alTsz  imbéciles 
pour  vouloir  imiter  le  char  du  Soleil  3 
ôc  des  fpedtateurs  aflTez  enfans  pour  al- 
ler voir  cette  imitation.  La  Bruyère  ne 
concevoir  pas  comment  un  fpeétacle 
auffi  fuperbe  que  l'opéra  pouvoir  l'en- 
nuyer à  fi  grands  frais.  Je  le  conçois 
bien,  moi,  qui  ne  fuispas  un  la  Bruyère; 
&  je  foutiens  que  ,  pour  tout  homme 
qui  n'eft  pas  dépourvu  du  goût  des  beaux 
arts  j  la  mufique  françoife  ,  la  danfe  ôc 
le  merveilleux  mêles  enfemble,  feront 
toujours  de  Topera  de  Paris  le  plus  en- 
nuyeux fpedtaclequipuiffeexifter.Après 
tout ,  peut-être  n'en  faut-il  pas  aux  Fran- 
çois de  plus  parfaits ,  au  moins  quant 

L  V 


250      La  Nouvelle 

a.  l'exécution  ;  non  qu'ils  ne  foient  trèS 
en  crac  de  connoître  la  bonne  ,  mais 
parce  qu'en  ceci  le  mal  les  amufe  plus 
que  le  bien.  Ils  aiment  mieux  railler 
qu'applaudir;  le  plaifir  de  la  critique  les 
dédommage  de  l'ennui  du  fpedtacle  ,  Sc 
il  leur  eft  plus  agréable  de  s'en  moquer 
quand  ils  n'y  lont  plus  ,  que  de  s'y 
plaire  tandis  cju'ils  y  font. 


LETTRE     XXIV. 

DE     Julie. 

Ui ,  oui ,  je  le  vois  bien  ;  l'heureufe 
Julie  t'eft  toujours  chère.  Ce  même  feu 
qui  brilloit  jadis  dans  tes  yeux  ,  fe  fait 
fentir  dans  ta  dernière  lettre  ;  j'y  re-- 
trouve  toute  l'ardeur  qui  m'anime ,  &C 
la  mienne  s'en  irrite  encore.  Oui,  mon 
ami  j  le  fort  a  beau  nous  féparer ,  pref- 
fons  pos  cœurs  l'un  contre  l'autre,  con- 
fervons  par  la  communication  leur  cha'- 
leur  naturelle  contre  le  froid  de  l'abfence 


H  É  L  O'i  s  Ei  251 

Se  ûu  défefpoir ,  &  que  tout  ce  qui  de- 
vroit  relâcher  notre  attachement,  ne  fer- 
ve  qu'à  le  refferrer  fans  cefl'e. 

Mais  j'admire  ma  fimplicité  ;  depuis 
que  j'ai  reçu  cette  lettre ,  j'éprouve  quel- 
que chofe  des  charmans  effets  dont  elle 
parle ,  &  ce  badinage  du  talifman ,  quoi- 
qu'inventé  par  moi-même  ,  ne  laifTepas 
demeféduire  &  de  me  paroître  une  vé- 
rité. Cent  fois  le  jour,quand  je  fuis  feule, 
un  treiraillement  me  faifit  comme  fi  je 
te  fentois  près  de  moî.  Je  m'imagine  que 
lu  tiens  mon  portrait,  &  je  fuis  fi  folle 
que  je  crois  fentir  l'imprefiîion  des  ca- 
refles  que  tn  lui  fiiis  &:  des  baifers  que 
lu  lui  donnes  :  ma  bouche  croit  les  re- 
cevoir ,    mon    rendre    cœur   croit   les 
goûter.  O  douces  illufions!  ô  chimères  ! 
dernières    relTources  des  malheureux! 
ah  !  s'il  fe  pfut ,   tenez-nous  lieu  dé 
réalité  !  Vouf,  êtes  quelque  chofc  en- 
core à  ceux  r^jour  qui  le  bonheur  n'efl; 
plus  rien. 

Quant  à  la  manière  dont  je  m'y  fuis 
ptife  pour  avoir  ce  portrait,  c'eft  bien 


252      La  Nouvelle 

un  foin  de  l'Amour;  mais  crois  que,  s'il 
étoit  vrai  qu'il  fîecies  miracles,  ce  n'eft 
pas  celui-là  qu'il  auroit  choifi.  Voici  le 
mot  de  l'énigme.  Nous  eûmes  il  y  a  quel- 
que tems  ici  un  peintre  en  miniature 
Tenant  d'Italie  ;  il  avoir  des  lettres  de 
Mylord  Edouard ,  qui  peut-être  en  les 
lui  donnant  avoit  en  vue  ce  qui  eft  ar- 
rivé. M.  d'Orbe  voulut  profiter  de  cette 
occafion  pour  avoir  le  portrait  de  ma 
coufme  ;  je  voulus  l'avoir  auflî.  Elle  & 
ma  mère  voulurent  avoir  le  mien  ,  &  à 
ma  prière  le  peintre  en  fit  fecrettement 
une  féconde  copie.  Enfuite  fans  m'em- 
barraffer  de  copie  ni  d'original ,  je  choiiis 
fubtilement  le  plus  reiTemblant  des  trois 
pour  te  l'envoyer.  C'efl  une  friponnerie 
dont  je  ne  me  fuis  pas  fait  un  grand  fcru- 
pule  y  car  un  peu  de  reffemblance  de  plus 
ou  de  moins  n'importe  guères  à  ma  mère 
&  à  ma  coufine  ;  mais  les  hommages  que 
tu  rendrois  à  une  autre  figure  que  la 
mienne  ,  feroient  une  efpèce  d'infidélité 
(d'autant  plus  dangereufe,  que  mon  por- 
trait feroit  mieux  que  moi  j  &  je  ne  veux 


Heloise:       Z5j( 

)3ûînt ,  comme  que  ce  foit ,  que  tu 
prennes  du  goût  pour  des  charmes  que 
je  n'ai  pas.  Au  refte  ,  il  n'a  pas  dépendu 
de  moi  d'être  un  peu  plus  foigneufe- 
ment  vêtue  \  mais  on  ne  m'a  pas  écou- 
tée ,  &  mon  père  lui-même  a  voulu  que 
le  portrait  demeurât  tel  qu'il  eft.  Je  te 
prie,  au  moins  ,  de  croire,  qu'excepté 
la  coëfFure ,  cet  ajuftement  n'a  point 
été  pris  fur  le  mien ,  que  le  peintre  a 
tout  fait  de  fa  grâce,  ôc  qu'il  a  orné 
ma  perfonne  des  ouvrages  de  fon  ima- 
gination. 


A 


k'y4     La  Novv"ELti 

LETTRE     XXV. 

A     Julie. 

J4.L  faut,  chère  Julie,  que  Je  te  parle 
encore  de  ron  portrait  •,  non  plus  dans 
ce  premier  enchantement  auquel  tu  fus 
fi  fenfible  ;  mais  au  contraire  avec  le 
regret  d'un  homme  abufé  par  un  faux 
cfpoir,  &  que  rien  ne  peut  dédomma- 
ger de  ce  qu'il  a  perdu.  Ton  portrait  a 
de  la  grâce  &  de  la  beauté ,  même  de  la 
tienne;  il  eft  affez  relTemblant  &  peint 
par  un  habile  homme  \  mais  pour  en 
être  content,  il  faudroit  ne  te  pas  con-= 
noître. 

La  première  chofe  que  je  lui  reproche , 
efl:  de  te  reflTembler  Se  de  n'être  pas  toi  \ 
d'avoir  ta  figure  ôrd'être  infeniîble.  Vai- 
nement le  peintre  a  cru  rendre  exadte- 
ment  tes  yeux  &:  tes  traits  ;  il  n'a  point 
rendu  ce  doux  fentimentqui  les  vivifie, 
&  fans  lequel,  tout  charmans  qu'ils  font , 
.ils  ne  feraient  rien.  C'eft  dans  ton  cœur. 


H  È  L  O  'l  s  E.  H^f 

îVia  Julie ,  qu'eft  le  Fard  de  ton  vifage,  &ç 
celui-là  ne  s'imite  point.  Ceci  tient,  je 
l'avoue,  à  rinfuffifanGe  de  l'art,  mais  c'eft 
au  moins  la  faute  de  l'artifte  de  n'avoir 
pas  été  exaét  en  tout  ce  qui  dépendoic 
de  lui.   Par  exemple ,  il  a  placé  la  ra- 
cine des  cheveux  trop  loin  des  temples, 
ce  qui  donne  au  front  un  contour  moins 
agréable  &  moins  de  finelTe  au  regard. 
Il   a  oublié   les    rameaux   de   pourpre 
que  font  en  cet  endroit  deux  ou  trois 
petites  veines  fous  la  peau,  à  peu-près 
comme  dans  ces  fleurs  d'iris  que  nous 
confidérions  un  jour  au  jardin  de  Cla- 
rens.  Le  coloris  des  joues  eft  trop  près 
des  yeux ,  &  ne  fe  fond  pas  délicieufe- 
ment  en  couleur  de  rofe  vers  le  bas 
du  vifage  comme  fur  le  modèle.    On 
diroit  que  c'eft  du  rouge  artificiel  pla» 
que  comme  le  carmin  des  femmes  de 
ce  pays.    Ce  défaut   n'eft  pas  peu  de 
chofe  ,  car  il  te  rend  l'œil  moins  doux, 
&  l'air  plus  hardi. 

Mais,  dis-moi,  qii'a-t-il  fait  de  ces 
nichées  d'amours  qui  fe  cachent  aux  deux 


15^      La  NouvEiiÉ 

coins  de  ta  bouche ,  &  que  dans  mes  joutrS 
fortunés  j'ôfois  réchauffer  quelquefois  de 
la  mienne  ?  Il  n'a  point  donné  leur  grâce 
à  ces  coins ,  il  n'a  pas  mis  à  cette  bouche 
ce  tour  agréable  6c  férieux  qui  change 
tout-à-coup  à  ton  moindre  fourire ,  & 
porte  au  cœur  je  ne  fais  quel  enchante- 
ment inconnu ,  je  ne  fais  quel  foudain 
raviffement  que  rien  ne  peut  exprimer. 
Il  eft  vrai  que  ton  portrait  ne  peut  paflTer 
du  férieux  au  fourire.  Ah  !  c'eft  précifé- 
ment  de  quoi  je  me  plains  :  pour  pouvoir 
exprimer  tous  cqs  charmes ,  il  faudroit  te 
peindre  dans  tous  les  inftans  de  ta  vie. 

Paffonsau  peintre  d'avoir  omis  quel- 
ques beautés  \  mais  en  quoi  il  n'a  pas  fait 
moins  de  tort  à  ton  vifage,  c'eft  d'avoir 
omis  les  défauts.  11  n'a  point  fait  cette 
tache  prefque  imperceptible  que  tu  as 
fous  l'œil  droit,  ni  celle  qui  eft  au 
cou  du  coté  gauche.  Il  n'a  point  mis.... 
o  Dieux!  cet  homme  étoit-il  de  bron- 
ze?  Il  a  oublié  la  petite  cica- 
trice qui  t'eft  reftée  fous  la  lèvre.  Il 
xû.  fait  les  cheveux  U  les  fouicils  4e 


H  È  i  o'i  s  r.'        157 

la  même  couleur,  ce  qui  n'efl;  pas  :  les 
fourcils  font  plus  châtains ,  &  les  che- 
veux plus  cendrés. 

Bionda  tefta,  occki  aiari  j  e  bruno  cigîio, 

11  a  fait  le  bas  du  vifage  exadtement 
ovale.  11  n'a  pas  remarqué  cette  légère 
fmuofitc  qui ,  féparant  le  menton  des 
joues ,  rend  leur  contour  moins  régu- 
lier &  plus  gracieux.  Voilà  les  défauts 
les  plus  fenfibles,  il  en  a  omis  beaucoup 
d'autres,  &  je  lui  en  fais  fout  mauvais 
gré  j  car  ce  n'eft  pas  feulement  de  tes 
beautés  que  je  fuis  amoureux  ,  mais  de 
toi  toute  entière  telle  que  tu  es.  Si  tu 
ne  veux  pas  que  le  pinceau  te  prête  rien , 
moi  je  ne  veux  pas  qu'il  t'ôte  rien  j  & 
mon  cœur  fe  foucie  auflî  peu  des  attraits 
qlie  tu  n'as  pas ,  qu'il  eft  jaloux  de  ce  qui 
tient  leur  place. 

Quant  à  l'ajurtement,  je  le  paflerai 
d'autant  moins,  que,  parée  ou  négligée,  . 
je  t'ai  toujours  vu  mife  avec  beaucoup 
plus  de  goût  que  tu  ne  l'es  dans  ton  por- 


^5^      La  N'ovvellé 

traie.  La  coëffure  eft  trop  chargée;  Oïî 
me  dira  qu'il  n'y  a  que  des  fleurs  :  hé 
bien  !  ces  lîeurs  font  de  trop.  Te  fou- 
viens-tu  de  ce  bal  où  tu  portois  ton 
Jiabic  à  la  valaifane,  &  où  ta  coufiiie 
dit  que  je  danfois  en  philofophe  ?  Tu 
n'avûis  pour  toute  coëtFure  qu'une  lon- 
gue treiTe  de  tes  cheveux  roulée  autour 
de  ta  tête ,  &  rattachée  avec  une  aiguille 
d'or,  à  la  manière  des  villageoifes  de 
Berne.  Non  ,  le  foleil  orné  de  tous  Tes 
rayons  n'a  pas  l'éclat  dont  tu  frappois 
les  yeux  &:  les  cœurs  \  ôc  fùremenr  qui- 
conque te  vit  ce  jour-là  ne  t'oubliera 
de  fa  vie.  C'efi:  ainfi,  ma  Julie  ,  que  tu 
dois  ctre  coëfFée  j  c'eft  l'or  de  tes  che- 
veux qui  doit  parer  ton  vifage,  ôc  non 
cette  rofe  qui  les  cache ,  &  que  ton  teint 
flétrit.  Dis  à  la  coufine,  (carjereconnois 
fes  foins  &  fon  choix,)  que  ces  fleurs  dont 
elle  a  couvert  &  profané  ta  chevelure, 
ne  font  pas  de  meilleur  goût  que  celles 
qu'elle  recueille  dans  VAdone^  Ôc  qu'on 
peut  leur  pafler  de  fuppléer  à  la  beauté, 
mais  non  de  la  cacher. 


H  È  L  O  î  s  E.  259 

A  l'égard  du  bufte,  il   efi:  fingulier 
gu'un  amaiic  Ibic  là-deffus  plus  févere 
cju'un  père;  mais  en  effet  je  ne  t'y  trouve 
pas  vécue  avec  alfez  de  foin.  Le  portrait 
de  Julie  doit  être  modefte  comme  elle. 
Amour  1  CQS  Iccrets  n'apparriennenr  qu'à 
roi.  Tu  dis  que  le  peintre  a  tout  tiré  de 
fon  imagination.  Je  le  crois,  je  le  crois  ! 
Ah  !  s'il  eût  apperçu  le  moindre  de  ces 
^charmes  voilés,  fes  yeux  l'eulTent  dé- 
voré ,  mais  fa  main  n'eût  point  tenté  de 
les  peindre;   pourquoi  faut-il  que  fon 
art  témérau-e  ait  tenté  de  les  imaginer  ? 
Ce  n'eft  pas  feulement  un  défautdebien- 
féance ,  je  fouriens  que  c'eft  encore  un 
défaut  de  goût.  Oui ,  ton  vifage  eft  trop 
charte   pour   fupporter   le  défordre   de 
ton  fein  :  on  voir  que  l'un  de  ces  deux 
objets  doit  empfcher  l'autre  de  paroî- 
tre ,    il  n'y  a  que  le  délire  de  l'amour 
qui   puifle  les   accorder;  &l    quand  fa 
main  ardente  ôfe  dévoiler  celui  que  la 
pudeur  couvre  ,  l'ivrelTe  &  le  trouble  de 
tes  yeux  dit  alors  que  tu  l'oublies  ,  & 
non  que  tu  l'expofcs. 


'iSo      La  Nouvelle 

Voilà  la  critique  qu'une  attention  con^ 
tinuelle  m'a  fait  faire  de  ton  portrait.  J'ai 
conçu  là-deflTus  ledefTein  de  le  réformer 
félon  mes  idées.  Je  lésai  communiquées 
à  un  peintre  habilej  &  fur  ce^qu'iladéjà 
fait,  j'efpere  te  voir  bien-tôt  plus  fembla- 
ble  à  toi-même.  De  peur  de  gâter  le 
portrait  nous  eflayons  les  changemens 
fur  une  copie  que  je  lui  en  ai  fait  faire, 
8c  il  ne  les  tranfporte  fur  l'original  que 
quand  nous  fommes  bien  sûrs  de  leur 
effet.  Quoique  je  defline  affez  médiocre- 
ment ,  cet  artifte  ne  peut  fe  lalfer  d'ad- 
mirer la  fubtilité  de  mes  obfervations  5 
il  ne  comprend  pas  combien  celui  qui 
me  les  di£te  eft  un  maître  plus  favant 
que  lui.  Je  lui  parois  aulîî  quelquefois 
fort  bifarre  j  il  dit  que  je  fuis  le  premier 
amant  qui  s'avife  de  cacher  des  objets 
qu'on  n'expofe  jamais  alfez  aux  yeux 
des  autres  j  &  quand  je  lui  réponds  que 
c'eft  pour  mieux  te  voir  toute  entière 
que  je  t'habille  avec  tant  de  foin  ,  il  me 
regarde  comme  un  fou.  Ah  !  que  ton 
portrait  feroit  bien  plus  touchant.  Ci  je 


H  É  L  O  ï  s  E.  16 1 

pouvois  inventer  des  moyens  d'y  mon- 
trer ton  âme  avec  ton  vifage  ,  &  d'y 
peindre  à  la  fois  ta  modeftie  6c  tes  at- 
traits !  Je  te  jure  ,  ma  Julie  ,  qu'ils  ga- 
gneront beaucoup  à  cette  réforme.  On 
n'y  voit  que  ceux  qu'avoit  fuppofé  le 
peintre,  Se  le  fpeétateur  ému  les  fuppo- 
fera  tels  qu'ils  font.  Je  ne  fais  quel  en- 
chantement fecret  règne  dans  ta  per- 
fonne  j  mais  tout  ce  qui  la  touche  fem- 
ble  y  participer  j  il  ne  faut  qu'apperce- 
voir  un  coin  de  ta  robe,  pour  adorer  celle 
qui  la  porte.  On  fent ,  en  regardant  ton 
ajuftemenr,  que  c'eft  par-tout  le  voile 
des  grâces  qui  couvre  la  beauté  j  &  le 
goût  de  ta  modcfte  parure  femble  an- 
noncer au  ccpur  tous  les  charmes  qu  elle 
recèle. 


1(3  1      La  N ou i^ elle 


LETTRE      XXVI. 
A     Julie, 

JUlie!  ô  Julie  !ô  toi  qu'un  rems  j'ofois 
appeler  mienne  ,  &  dont  je  profane  au- 
jourd'hui le  nom  !  la  plume  échappe  à 
ma  main  tremblante;  mes  larmes  inon- 
dent le  papier  ;  j'ai  peine  à  former  les 
premiers  traits  d'une  lettre  qu'il  ne  fal- 
loir jamais  écrire  \  je  ne  puis  ni  me  taire 
tii  parler.  Viens,  honorable  &  chère 
image,  viens  épurer  &  raffermir  un  cœur 
avili  par  la  honte  &  brifé  par  le  repen- 
tir. Soutiens  mon  courage  qui  s'éteint; 
donne  à  mes  remords  la  force  d'avouer 
le  crime  involontaire  que  ton  abfenee 
m'a  lailTé  commettre. 

Que  tu  vas  avoir  de  mépris  pour  un 
coupable,  mais  bien  moins  que  je  n'en 
ai  moi-même!  Quelque  abjed:  que  j'aille 
être  à  tes  yeux,  je  le  fuis  ccnx.  fois  plus 
aux  miens  propres  j  car  en  me  voyant 
tel  <jae  je  luis ,  ce  qui  m'humilie  le  plus 


Tc-nic  JT. 


/î/.'.'   Q.ô'z 


lalioufe  r;i  les  x-eiaoï'il a  •veii.a-eiit  J'amoiir  mi  iragco 


H  É  L  O  ï  s  E..  2^5 

«ncore,  c'eft  de  ce  voir,  de  ce  feniir  au 
fond  de  mon  cœur,  dans  un  lieu  défor- 
tnais  fi  peu  digne  de  toi,  &  de  fon- 
ger  que  le  fouvenir  des  plus  vrais  plai- 
firs  de  l'Amour,  n'a  pu  garantir  mes  fens 
d'un  piège  fans  appas ,  &:  d'un  crime  fans 
charmes. 

Tel  eft  l'excès  de  ma  confufion ,  qu'en 
jrecourant  à  ta  clémence  Je  crains  même 
de  fouiller  tes  regards  fur  ces  lignes  par 
l'aveu  de  mon  forfait.  Pardonne  ,  âmç 
pure  &  charte,  un  récit  que  j'épargnerois 
d  ta  modeftie,  s'il  étoit  un  moyen  d'ex- 
pier mes  égaremens;  je  fuis  indigne  de 
IQS  bontés ,  je  le  fais  j  je  fuis  vil  ,  bas, 
méprifable  \  mais  au  moins  je  ne  fe-<- 
rai  ni  faux  ni  tronipeur ,  &  j'aime  mieux 
que  tu  m'ôtes  ton  cœur  &  la  vie,  que 
de  t'abufer  un  feul  moment.  De  peur 
dêtre  tenté  de  chercher  des  excufes  qui 
ne  me  rendroient  que  plus  criminel , 
je  me  bornerai  à  te  faire  un  détail 
exadfc  de  ce  qui  m'eft  arrivé.  Il  fera 
aufll  fincere  que  mon  regret  j  ç'eft  eouc 


1<34         ^^   NOU  VELL'E 

ce  que  je  me  permettrai  de  dire  en  ma 

faveur. 

J'avois  fait  connoiflance  avec  quel- 
ques officiers  aux  Gardes  (Sv:  autres  jeunes 
gens  de  nos  compatriotes  ,  auxquels  je 
trouvois  un  mérite  naturel,  que  j'avois  - 
regret  de  voir  gâter  par  l'imitation  de  je 
ne  fais  quels  faux  airs  qui  ne  font  pas  faits 
pour  eux.  Ils  fe  moquoient  à  leur  tour 
de  me  voirconferver  dans  Paris  la  fim- 
plicitc  des  anciennes  mœiirshelvétiques. 
Ils  prirent  mes  maximes  &  mes  manières 
pour  des  leçons  indireâies  dont  ils  furent 
choqués,  &  réfolurentdeme  faire  chan- 
ger de  ton  à  quslque  prix  que  ce  iixt. 
Après  plufieurs  tentatives  quineréufli- 
rent  point,  ils  en  firent  une  mieux  con- 
certée qui  n'eut  que  trop  de  fuccès.  Hier 
matin,  ils  vinrent  me  propofer  d'aller 
fouper  chez  la  femme  d'un  colonel  qu'ils  •  - 
me  nommèrent,  &  qui,  fur  le  bruitde.  ma 
fagefie,  avoit,  difoient-ils,  envie  de  faire 
connoiflance  avec  moi.  AlTez  fot  pour 
donner  dans  ce  perfifïlage,  je  leur  repré- 

fentai 


H  È  L  O  1  s  E,  2<?5 

feiicai  qu'il  feroit  mieux  d'aller  premiè- 
rement lui  faire  vifite  :  mais  ils  fe  mo- 
quèrent de  mon  fcrupule ,  me  difanc 
que  la  franchife  Suiïïe  ne  comportoic 
pas  tant  de  façons,  &c  que  cqs  manières 
cérémonieufes  ne  ferviroient  qu'à  lui 
donner  mauvaife  opinion  de  moi.  A 
neuf  heures  nous  nous  rendîmes  donc 
chez  la  clame.  Elle  vint  nous  recevoir 
fur  l'efcalier  \  ce  que  je  n'avois  encore 
obfervé  nulle  parc.  En  entrant ,  je  vis  a 
des  bras  de  cheminée  de  vieilles  bou- 
gies qu'on  venoit  d'allumer,  &  par- 
tout un  certain  air  d'apprêt  qui  ne  me 
plut  point.  La  mairtefle  de  la  maifoii 
me  parut  jolie  ,  quoiqu'un  peu  palTce  ; 
d'autres  femmes  à-peu-près  du  mcme 
âge  &C  d'une  femblable  figure  étoienc 
avec  elle;  leur  parure,  aflez  brillante, 
avoit  plus  d'éclat  que  de  goût  j  mais 
j'ai  déjà  remarqué  que  c'efl:  un  point 
fur  lequel  on  ne  peut  guères  juger  eu 
ce  pnys  de  l'état  d'une  femme. 

Les  premiers  complimens  fe  pafferenr 
à-peu-près  comme  par-tout  j  l'ufage  du 
Tome  II»  M 


i66      La  No  u  vell  e 

monde  apprend  à  les  abréger ,  ou  à  les 
touiner  vers  l'enjouement ,  avant  qu'ils 
ennuient.  Il  n'en  fut:  pas  tout-à-fait  de 
iTiême,  fi-tôt  que  la  converfation  devint 
générale  5c  férieufe.  Je  crus4:rouverà  cqs 
dames  un  air  contraint  &  gcné  ,  comme 
il  ce  ton  ne  leur  eût  pas  écé^familier  ,  & 
pour  la  première  fois ,  depuis  que  j'étois 
à  Paris,  je  vis  des  femmes  embarraflees 
à  foutenir  un  entretien  raifonnable.Pour 
trouver  une  matière  aifée ,  elles  fe  jettè- 
rent  fur  leurs  affaires  de  famille  ,  & 
comme  je  n'en  connoilTois  pas  une ,  cha- 
cune dit  de  la  fienne  ce  qu'elle  voulut. 
Jamais  je  n'avois  tant  ouï  parler  de  M.  le 
Colonel  \  ce  qui  m'étonnoit  dans  un  pays 
où  l'ufage  efl:  d'appeller  les  gens  par  leurs 
noms  plus  que  par  leurs  titres  ,  &  où 
ceux  qui  ont  celui-là  en  portent  ordi- 
nairement d'autres. 

Cette  fauiïe  dignité  fit  bien-tôt  oLice  à 
des  manières  plus  naturelles.  On  fe  mit 
à  caufer  tout  bas ,  de  reprenant,  fans  y 
penfer ,  un  ton  de  familiarité  peu  décen- 
te, on  chuchetoitjOnfourioit  en  mère- 


H  É  L  o  ï  s  E.  i6j 

gardant ,  tandis  que  la  dame  de  la  maifon 
me  queftionnoit  fur  l'état  de  mon  cœur 
d'un  certain  ton  réfolu  qui  a'étoir  guè- 
res  propre  à  le  gagner.  On  fcrvir ,  &  la 
liberté  de  la  table  qui  femble  confon- 
dre tous  les  états,  mais  qui  met  chacun 
à  fa  place  fans  qu'il  y  fonge,  acheva  de 
m'apprendreen  quel  lieuj'étois.  Ilctoic 
trop  tard  pour  m'en  dédire.  Tirant 
donc  ma  fureté  de  ma  répugnance  ,  je 
confacrai  cette  foirée  à  ma  fonction 
d'obfervateur  ,  &c  réfolus  d'employer  à 
connoîrre  cet  ordre  de  femmes  la  feule 
occafion  que  j'en  aurois  de  ma  vie.  Je 
rirai  peu  de  fruit  de  mes  remarques  ; 
elles  avoient  fi  peu  d'idée  de  leur  état 
préfent,  fi  peu  de  prévoyance  pour  l'a- 
venir, &,  hors  du  jargon  de  leur  mé- 
tier,elîes  étoient  fi  llupides  à  tous  égards, 
que  le  mépris  effaça  bien- tôt  la  pitié 
que  j'avois  d'abord  d'elles.  En  parlant 
du  plaifir  même,  je  vis  qu'elles  étoienf 
incapables  d'en  reffenrir.  Elles  me  pa- 
rurent d'une  violente  avidité  pour'  totit 
ce  qui  pouvoir  tenter  leur  avarice  :  l 

M  il 


a^3      La  Nouvelle 

cela'prèsjje  n'entendis  foitir  de  leur 
bouche  aucun  mot  qui  partît  du  cœur. 
J'admirai  comment  d'honnêtes  gens 
pouvoient  fupporter  une  fociété  fi  dé- 
goûtante. C'eût  été  leur  impofer  une 
peine  cruelle,  à  mon  avis,  que  de  les 
condamner  au  genre  de  vie  qu'ils  choi-s 
lîiToient  eux-mêmes. 

Cependant  le  fouper  feprolongeoit6c 
devenoit  bruyant.  Au<léfaut  de  l'amour, 
le  vin  échaufFoit  les  convives.  Les  dif- 
cours  n'étoient  pas  tendres,  mais  déshon-» 
lîêtes ,  ôç  les  femmes  tâchoient  d'excitef 
par  le  défordre  de  leur  ajuftement,  les  de-» 
{\ïs  qui  l'auroient  dû  caufer.  D'abord , 
tout  cela  ne  fit  fur  moi  qu'un  effet  con- 
traire ,  &  tous  leurs  efforts  pour  me  fé- 
duire  ne    fervirent   qu'à   me   rebuter. 
Douce  pudeur  !  difois-Je  en  moi-même, 
fuprême  volupté  de  l'Amour!  que  de 
charmes  perd  une  femme ,  au  moment 
qu'elle  renonce  à  toi  !  combien  ,  fi  elles 
connoilToient  ton  empire ,  elles  met- 
troient  de  foins  à  te  ccnferver,  finon  par 
hpiinêteté  j  du  moins  par  coc^uetcerie 


H  É  L   0  Y  s  E.  1(j9 

Mais  on  ne  joue  point  la  pudeur.  Il  n'y  a 
pas  d'artifice  plus  ridicule  que  celui  qui 
la  veut  imiter.  Quelle  différence  ,  pen- 
fois-je  encore,  de  la grollière  impudence 
de  ces  créatures  ^  de  leurs  équivoques 
licencieufeSjà  ces  regards  timides  ^  paf* 
iionnés ,  à  cqs  propos  pleins  de  modeftie, 
de  grâce  &  de  feiitiment,  dont....  je  n'ô-^ 
fois  achever  •  je  rougifiTois  de  ces  indi- 
gnes comparaifons....  je  me  reprochois 
comme  autant  de  crimes  les  diarmans 
fouvenirs  qui  nie  pourfuivoient  malgré 
moi....  En  quels  lieux  ôfois-je  penfer  ï 
celle....    Hélas  !  ne  pouvant*  écarter  de 
mon  cœur  une  trop  chère  image ,  je 
m'efForçois  de  la  voiler. 

Le  bruit ,  les  propos  que  j'entendois  ,' 
les  objets  qui  frappoient  mes  yeux  m'é- 
chauffèrent  infenliblement  ;  mes  deux 
voifines  ne  celToientde  me  faire  des  a^a- 

o 

ceries  qui  furent  enfin  poufiees  trop  loin 
pour  me  laifTer  de  fang-froid.  Je  fentis 
que  ma  tète  s'embarrafioir',  j'avois  tou- 
jours bu  mon  vin  fort  trempé  j  j'y  mis 

plus  d'eau  encore  ,  &  enfin  je  m'avifai 

M  iij 


170      La  Nouvelle 

de  la  boire  pure.  Alors  feulement  je 
m'apperçus  que  cette  eau  prétendue  étoit 
du  vin  blanc  ,  &  que  j'avois  été  trompé 
tout  le  long  du  repas.  Je  ne  fis  point 
de  plaintes ,  qui  ne  m'auroient  attiré  que 
des  railleries  :  je  celTai  de-boire.  Il  n'é- 
toit  plus  tems  j  le  mal  étoit  fait.  L'ivrefle 
ne  tarda  pas  à  m'ôter  le  peu  de  con- 
lîoiflance  qui  me  reftoir.  Je  fus  furpris, 
en  revenant  à  moi ,  de  me  trouver  dans 
un  cabinet  reculé  ,  entre  les  bras  d'une 
de  ces  créatures,  &  j'eus  au  mèmeinf- 
tant  le  défefpoir  de  me  fentir  aufll  cou- 
pable que  Je  pouvois  l'être.... 

J'ai  fini  ce  récit  affreux  :  qu'il  ne  fouil- 
le plus  tes  regards  ni  ma  mémoire.  O 
toi  dont  jattends  mon  jugement  !  j'im- 
plore ta  rigueur ,  je  la  mérite.  Quel  que 
foit  mon  châtiment ,  il  me  fera  moins 
cruel  que  le  fouyenir  de  mon  crime. 


H  É  L  O  t  S  E.  271 

LETTRE     XXVI  I. 

DE     Julie. 

Assurez-vous  fur  la  crainte  de 
m'avoir  irricce  ;  votre  lettre  m'a  donné 
plus  de  douleur  que  de  colère.  Ce  n'eft 
pas  moi ,  c'eft  vous  que  vous  avez  of- 
fenfé  par  un  dcfordre  auquel  le  cœur 
n'eut  point  de  part.  Je  n'eu  fuis  que 
plus  affligée.  J'aimerois  mieux  vous 
voir  m'outrager  que  vous  avilir  ,  &  le 
mal  que  vous  vous  faites  eft  le  fcul  que 
je  ne  puis  vous  pardonner. 

A  ne  regarder  que  la  faute  dont  vous 
rougifTez  ,  vous  vous  trouvez  bien  plus 
coupable  que  vous  ne  l'êtes  ;  &  fe  ne 
vois  guère  en  cette  occafion  que  de 
l'imprudence  à  vous  reprocher.  Mais 
ceci  vient  de  plus  loin  &  tient  à  une 
plus  profonde  racine  que  vous  n'apper- 
cevez  pas  ,.^  qu'il  faut  que  l'amicié 
vous  découvre. 

M  iv 


ay*       ^^  Nouvelle 

Votre  première  erreur  eft  d'avoir 
.pris  une  mauvaife  roure  en  entrant  dans 
le  monde  \  plus  vous  avancez" ,  plus 
vous  vous  égarez  ,  &  Je  vois  en  ftc- 
iniOTant  que  vous  êtes  perdu  ,  fi  vous  ne 
revenez  fur  vos  pas.  Vous  vous  lailTez 
coiiduire  infenhblement  dans  le  piège 
que  j'avois  craint.  Les  groflières  amor- 
ces du  vice  ne  pouvoient  d'abord  vous 
fcduire  5  mais  la  mauvaife  compagnie 
a  commencé  par  abufer  votre  raifon 
pour  corrompre  votre  vertu ,  &  fait  dé- 
jà fnr  vos  mœurs  le  premier  elïài  de  fes 
maximes. 

Quoique  vous  ne  m'ayez  rien  dit  en 
particulier  des  habitudes  que  vous  vous 
ctes  faites  à  Paris  .  il  eft  aifé  de  juger 
de  ^os  fociétés  par  vos  lettres  ,  &  de 
ceux  qui  vous  montrent  les  objets  pa-r 
votre  manière  de  les  voir.  Je  ne  vous  ai 
point  caché  combien  j'étois  peu  con- 
tente de  vos  relations  \  vous  ave?  con- 
tinué fur  le  même  ton  ,  &  mon  déplaifir 
n'a.  fait  qu'augmenter.  En  vérité,  i'ou 


H  É  L  O  ï  s  E.  275 

|>rencîroit  ces  lettres  pour  les  rarcafmes 
d'ua  p»tit-maître  (i)  ,  plutôt  que  pour 
les  relations  d'un  philofophe,  5c  l'on  a 
peine  à  les  croire  de  la  même  main 
que  celle  que  vous  m'écriviez  autrefois. 
Quoi  !  vous  penfez  étudier  les  hommes 
dans  les  petites  manières  de  quelques  co- 
teries de  prccieufes  ou  de  gens  défœu- 
vrés ,  5c  ce  vernis  extérieur  &  changeant, 
qui  devoità  peine  frapper  vos  yeux  j  fait 
le  fond  de  toutes  vos  remarques!  Étoic- 
ce  la  peine  de  recueillir  avec  tant  de 
foin  des  ufages  5c  des  bienféances  qui 
lî'exi lieront  plus  dans  dix  ans  d'ici ,  tan- 
dis que  les  relTorts  éternels  du  cœur  hu- 
main, le  jeu  fecret&durabledespaiîîons 
échappent  à  vos  recherches  ?  Prenons 
votre  lettre  fur  les  femmes ,  qu'y  tou- 


(i)  Douce  Julie,  à  combien  de  titres  vous 
allez  vous  faire  lîffli-i!  Eh  quoi  1  vous  n'avez, 
pas  même  le  ton  du  jour  î  Vous  ne  favez  pas 
qu'il  y  a  de  pelites-maicrejfes ,  mais  qu'il  n'y  a 
plus  dcpecits-maicres  ?  Bon  Dieu  :  que  favci- 
Yous  donc  î 

M  V 


274        ^^  NOUV  ELLE 

verai-je  qui  puiflTe  m'apprendre  à  les  con- 
noitre  ?  Quelque  defcripcioii  de  leur  pa- 
rure ,  donc  tout  le  monde  eft  inftruit  j 
quelques  obfervarions  malignes  fur  leur 
manière  de  fe  mettre  &  de  fe  prefenter , 
quelque  idée  du  défordre  d'un  petit  nom- 
bre ,  injuftement  généralifé  \  comme 
fi  tous  \e^  fentimens  honnêtes  croient 
éireints  à  Paris ,  &:  que  toutes  ks  femmes 
y  allaflent.  en  carrofle  6c  aux  premières 
loges.  M'avez-vous  rien  dit  qui  m'inf- 
rruife  folidement  de  leurs  goûts  ,  de 
leurs  maximes ,  de  leur  vrai  carad:ère; 
&  n'eft-il  pas  bien  étrange  qu'en  parlant 
des  femmes  d'un  pays  ,  un  homme  fage 
ait  oublié  ce  qui  regarde  les  foins  do-' 
meftiques  &  l'éducation  des  enfans  (i)  ? 


(i)  Et  pourquoi  ne  l'auroit-il  pas  oublié  ? 
Eft-ce  que  ces  foins  les  regardent  ?  Eh  :  que 
dsviendroient  le  monde  Se  l'État  ?  Auteurs  il- 
luftres  ,  brillans  Académiciens  ,  que  devien- 
dfiez-vous  tous  j  fi  les  femmes  alloient  quit- 
tent le  gouvernement  de  la  littérature  &  des  af- 
faires j  pour  prendre  celui  du  ménage  } 


H  É  L   O  ï  s  E.  175 

La  feule  cliofe  qui  femble  erre  de  vous 
dans  rouce  cette  lettre,  c'eft  le  plaifir 
avec  lequel  vous  louez  leur  bon  natu- 
rel &c  qui  fait  honneur  au  votre.  En- 
core n'avcz-vous  fait  en  cela  que  ren- 
dre juftice  au  fexe  en  général  j  bc  dan's 
quel  pays  du  monde  la  douceur  &  la 
comniiféiation  ne  font-elles  pas  l'aima- 
ble part.-nge  des  femmes? 

Quelle  différence  de  tableau  (1  vous 
m'eufliez  peint  ce  que  vous  aviez  vu  plu- 
tôt que  ce  qu'on  vous  avoit  dit ,  ou ,  du. 
moins,  que  vous  n'eufliez  confultc  que 
des  gens  fenfés  !  Faut-il  que  vous,  qui 
avez  tant  pris  de  foin  à  ^onferver  vo- 
tre jugement ,  allie?  le  perdre  comme  de 
propos  délibéré  dans  le  commerce*d'une 
Jeunefle  inconfidérée,  qui  ne  cherche 
dans  la  fociété  des  fages,  qu'à  les  fe- 
duire  &:  non  pas  à  les  imiter.  Vous  re- 
gardez à  de  fauires  convenances  d'âge 
qui  ne  vous  vont  point,  &  vous  ou- 
bliez celles  de  lumières  &  de  raifon  qui 
vous  font  eflTentielles.  Malgré  tout  votre 
emportement,  vous  êtes  le  plus  facile 

M  vj 


2?^      -^^  Nouvelle 

des  hommes;  &  ,  malgré  la  mariirité  de 
votre efprir,  vous  vous  laiflez  tellement 
conduire  par  ceux  avec  qui  vous  vi- 
vez 5  que  vous  ne  fauriez  fréquenter  des 
gens  de  votre  âge  fans  en  defcendre  Se 
redevenir  enfant.  Ainfî  vous  vous  dé- 
gradez,  en  penfant  vous  aifortir;  &  c'eft 
vous  mettre  au-deflous  de  vous-même, 
que  ne  pas  choifir  des  amis  plusifages  que 
voiiy. 

Je  ne  vous  reproche-point  d'avoir  été 
conduit  fans  le  favoir  dans  une  maifon 
déshonncte;  mais  je  vous  reproche  d'y 
avoir  été  conduit  par  de  jeunes  officiers 
que  vous  ne  deviez  pas  connoîrre,  ou  du 
moins  auxquels  vousne  deviez  pas  lailTei' 
diriger  vos  amufemens.  Quant  au  projet 
de  les  ramener  à  vos  principes ,  j'y  trou- 
ve plus  de  zèle  que  de  prudence  :  fi  vous 
êtes  trop  férlcux  pour  erre  leur  cama- 
rade, vous  êtes  trop  jeune  pour  être  leur 
mentor;  &vous  ne  devez  vous  mcler  de 
réformer  autrui,  que  quand  vous  n'aurez 
plus  rien  à  faire  en  vous-mcme. 

Une  féconde  faute,  plus  grave  encore 


H  È  L  0  L  s  E,  i'j'f 

^beaucoup  moins  pardonnable,  eft  d'a- 
voir pu  paiïer  volontairement  la  foirce 
dans  un  lieu  fi  peu  digne  de  vous ,  &  de 
n'avoir  pas  fui  dès  le  premier  inftant  où 
vousavez  connu  dans  quelle  maifon  vous 
étiez.  Vos  exGufes  Udeilus  font  pitoya- 
bles. //  étoit  trop  tard  pour  s'en  dédire  l 
Comme  s'il  y  avait  quelque  efpece  de 
bienféance  en  de  pareils  lieux,  ou  que 
la  bienféance  dût  jamais  l'emporter  fur 
la  vertu  ,  &  qu'il  fût  jamais  trop  tard 
pour  s'empêcher  de  mal  faire  ?  Quanta 
la  fécurité  que  vous  tiriez  de  votre  ré- 
pugnance ,  je  n'en  dirai  rien  :  l'événe- 
ment vous  a  montré  combien  elle  étoic 
fondée.  ParJez  plus  franchement  à  celle 
qui  fait  lire  dans  votre  cœur;  c'eft  la 
honte  qui  vous  retint.  Vous  craignîtes 
qu'on  ne  fe  moquât  de  vous  en  fortanr  : 
un  moment  de  huée  vous  fit  peur ,  & 
vous  aimâtes  mieux  vous  expofer  au  re- 
mords qu'à  la  raillerie.  Savez- vous  bien 
quelle  maxime  vous  fuivîtes  en  cette  oc« 
cafion  ?  Celle  qui  la  première  introduit 


lyS       La  Nouvelle 

le  vice  dans  une  âme  bien  née,  étouffe 
la  voix  de  la  confcience  par  la  clameur 
public]ue ,  5c  réprime  l'audace  de  bien 
faire  par  la  crainte  du  blâme.  Tel  vain- 
croit  les  tentations,  qui  luccombe  aux 
mauvais  exemples  j  tel  rougit  d'être  mo- 
dèle ,  ôc  devient  effronté  par  honte  j  i^ 
cette  mauvaife  honte  corrompt  phis  de 
cœurs  honnêtes,  que  les  mauvaifes  in- 
clinations. Voilà  fur-tout  de  quoi  vous 
avez  à  préferver  le  vôtre;  car,  quoi  que 
vous  fafîiez  ,  la  crainte  du  tidiculp  que 
vous  méprifez  vous  domine  pourtant 
malgré  vous.  Vous  braveriez  plurôtcent 
périls  qu'une  raillerie  ,  &  l'on  ne  vit  ja- 
mais tant  de  timidité  jointe  à  une  âme 
auiîi  intrépide. 

Sans  vous  étaler  contre  ce  défaut  des 
préceptes  de  morale  que  vous  favez 
mieux  que  moi,  je  me  contenterai  de 
vous  propofer  un  moyen  pour  vous  en 
garantir,  plus  facile  &  plus  sûr,  peut- 
être  ,  que  tous  les  raifonnemens  de  la 
philofophie.  C'eft  de  faire  dans  votre 


H  È  L  O  ï  S  E.  27^ 

efprit  une  légère  rranfporuiron  de  tems, 
&  d'anticiper  fur  l'avenir  de  quelques 
minutes.  Si  dans  ce  malheureux  fouper 
vous  vous  fuffiez  fortifié  contre  un  inf- 
tant  de  moquerie  de  la  part  des  con- 
vives ,  par  l'idée  de  l'état  où.  votre,  âme 
alloit  être,  fi -tôt  que  vous  feriez  dans  la 
r-ue  5  Cl  vous  vous  fuiïiez  repréfenté  le 
contentement  intérieur  d'échapper  aux 
pièges  du  vice ,  l'avantage  de  prendre 
d'abord  cette  habitude  de  vaincre  qui  etx 
facilite  le  pouvoir ,  le  plaifir  que  vous 
eût  donné  la  confcienoe  de  votre  vic- 
toire ,  celui  de  me  la  décrire,  celui  que 
j'en  aurois  reçu  moi-même  j  eft-il  croya-r 
ble  que  tout  cela  ne  Teût  pas  emporté; 
fur  une  répugnance  d'un  inftant,  à  la- 
quelle vous  n'eufliez  jamais  cédé,  fivous 
en  aviez  envifagé  les  fuites  ?  Encore  , 
qu'eft-ce  que  cette  répugnance,  qui  met 
un  prix  aux  railleries  des  gens  dont  l'ef» 
rime  n'en  peut  avoir  aucun  ?  Infaillible- 
ment c«tte  réflexion  vous  eût  fauve,  pour 
un  moment  de  mauvaife  honte  ,  une 
honte  beaucoup  plusjufte,  plus  durable. 


'2§o      La  Nouvelle 

les  regrets ,  le  danger  j  &  ,  pour  ne  vons 
rien  difîimuler  ,  votre  amie  eût  verfé 
quelques  larmes  de  moins. 

'Vous  voulûtes,  dites- vous,  mettre  à 
profit  cette  foirée  pour  votre  fondion 
d  obfervaieur  ?  Quel  foin  !  quel  emploi  ! 
que  vos  excufes  me  font  rougir  de  vous  ! 
Ne  ferez-vous  point  aufli  curieux  d'ob- 
ferver  un  jour  les  voleurs  dans  leurs  ca- 
vernes ,  &  de  voir  comment  ils  s'y  pren- 
nentpour  dévalifer  les  palfans  ?  Ignorez- 
vous  qu'il  y  a  Aqs  objets  (î  odieux  ,  qu'il 
n'eft  pa:  même  permis  à  l'homme  d'hon- 
neur de  les  voir ,  &  que  l'indignation  de 
la  vertu  ne  peut  Aipporter  le  fpeâ:acle 
du  vice  ?  Le  fage  obferve  le  défordre 
public  qu'il  ne  peut  arrêter;  il  obferve 
&  montre  fur  fon  vifage  attrifté  la  dou- 
leur qu'il  lui.caufe  j  mais,  quant  aux  dé- 
fordres  particuliers  ,  il  s'y  oppofe  ,  011 
détourne  les  yeux,  de  peur  qu'ils  ne 
s'autorifenr  de  fa  préfence.  D'ailleurs, 
étoit-il  befoin  de  voir  de  ppre-Ues  fo- 
cictés  pour  juger  de  ce  qui  s'y  paife  & 
des  difcours  qu'on  y  tient  ?  Pour  moi. 


H  É  l  O  ï  s  E,  2S1 

fur  leur  feul  objet  plus  que  fur  le  peu 
que  vous  m'en  avez  dit ,  je  devine  aifé- 
ment  tout  le  refte;  &  l'idée  dos  plaifirs 
qu'on  y  tiouve  ,  me  fait  connoître  aiTez 
Iqs  gens  qui  les  cherchent. 

Je  ne  fais  fi  votre  commode  philofo- 
phie  adopte  déjà  les  maximes  qu'on  dit 
établies  dans  les  grandes  villes  pour  to- 
lérer de  femblables  lieux  ;  mais  j'efpère, 
au  moins,  que  vous  n'êtes  pas  de  ceux 
qui  fe  méprifent  alTez   pour  s'en  per- 
mettre l'ufage ,  fous  prétexte  de  je  ne 
fais  quelle  chimérique  nécefii té  quin'eft 
connue  que  des  gens  de  mauvaife  vie  j 
comme  fi  les  deux  ïeyies  étoient  fur  ce 
point  de  nature  différente ,  Se  que,  dans 
l'abfence  ou  le  célibat,  il  hiliiit  à  l'hon- 
nètehomme  des  reflources  dont  l'hon- 
nête femme  n  a  pas  befoin  !  Si  cette  er- 
reur ne  vous  mène  pas  chez  des  profti- 
tuées ,  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne  conti- 
nue à  vous  égarer  vous  même.  Ah  !  fi 
vous  voulez  être  niéprifable ,  foyez-le 
au  moins  fans  prétexte,  &  n'ajoutez  point 
le  menfonge  à  la  crapule.  Tous  ces  pré- 


iSi      La  Nour*ELLE 

tendus  befoins  n'ont  point  leur  fouice 
dans  la  Nature,  mais  dans  la  volontaire 
dépravation  des  fens.  Les  illufions  mê- 
mes de  l'amour  fe  purifient  dans  un 
cœur  chafte,  Se  ne  corrompent  qu'un 
cœur  à.é]a.  corrompu.  Au  contraire,  la 
pureté  fe  foutient  par  elle-même  j  les 
defirs  toiiiours  réprimés  s'accoutument  à 
ne  plus  renaître ,  8c  les  tentations  ne  fe 
niulciplient  que  par  l'habitude  d'y  fuc- 
comber.  L'amitié  m'a  fait  furmonter 
deux  fois  ma  répugnance  à  traiter  un  pa- 
reil fujet ,  celle-ci  fera  la  dernière  j-car 
à  quel  titre  efpérerois-je  obtenir  de  vous 
ce  que  vous  aurez  refufé  à  l'honnêteté  ,  à 
l'amour,  &  à  la  raifon? 

Je  reviens  au  point  important  par  le- 
quel j'ai  commencé  cette  lettre.  A  vingt- 
on  ans  vous  m'écriviez  "du  Valais  des 
defcriptions  graves  &  judicieufes  ,  à 
vingt-cinq  vous  m'envoyez  de  Paris  des 
colifichets  de  lettres,  où  le  fens  &  la 
raifon  font  par-tout  facrifiés  à  un  certain 
tour  plaifant ,  fort  éloigné  de  votre  ca- 
radère.  Je  ne  fais  comment  vous  avez 


H  É  L   O  ï  S  E.  283 

fait  j  mais  depuis  que  vous  vivez  dans  I9 
féjour  des  talens  ,  les  vôtres  paroiflent 
diminués  j  ^^ous  aviez  gagné  chez  les 
payfans  ,  &  vous  perdez  parmi  les 
beaux-efprits.  Ce  n'efl:  pas  la  faute  du 
pays  où  vous  vivez  ,  mais  des  con- 
noifTances  que  vous  y  avez  faites  'y  car 
il  n'y  a  rien  qui  demande  tant  de 
choix  ,  que  le  mélange  de  l'^xcelienc  & 
du  pire.  Si  vous  voulez  étudier  le  mon- 
de, fréquentez  les  gens  fenfés  qui  le 
connoiffenc  par  une  longue  expérience 
&  de  paisibles  obfervations  j  non  de 
jeunes  étourdis  qui  n'en  voient  que  la 
fuperficie  ,  &:  des  ridicules  qu'ils  font 
eux  mêmes.  Paris  efl:  plein  de  favans  ac- 
coutumés à  réfléchir,  &  à  qui  ce  grand 
théâtre  en  offre  tous  les  jours  le  fujet. 
Vous  ne  me  ferez  point  croire  que  ces 
hommes  graves  &  ftudieux  vont  cou- 
rant comme  vous  de  maifon  en  mai- 
fon ,  de  coterie  en  coterie ,  pour  amufer 
les  femmes  &  les  jeunes  gens,  &:  met- 
tre toute  la  philofophie  en  babil.  Ils 
ont  trop  de  dignité  pour  avilir  ainfi  leur 


a!4      ^^  Nouvelle 

état,  proftituer  leurs  talens  Se  foutenir  ; 
par  leur  exemple,  des  mœurs  qu'ils  de-» 
vroient  corriger.  Quand  la  plupart  lé 
feroienc,  fûrement  plulleurs  ne  le  font 
point,  &  c'eft  ceux-là  que  vous  devez 
rechercher. 

N'eft-il  pas  fingulier  encore  que  vous 
donniez  vous-même  dans  le  défaut  que 
vous  reprochez  aux  modernes  auteurs 
comiques,  que  Paris  ne  foit  plein  pour 
vous  que  de  gens  de  condition  ;  que  ceux 
de  votre  état  foient  \qs  feuls  dont  vous 
ne  parliez  point  ^  comme  fi  les  vains  pré- 
jugés de  la  Noblefie  ne  vous  coûtcient 
pas  affez  cher  pour  les  haïr,  &  que  vous 
crufliez  vous"  dégrader  en  fréquentant 
d'honnêtes  bourgeois,  qui  font  peut- 
être  l'ordre  le  plus  refpedabîe  du  pays 
où  vous  êtes?  Vous  avez   beau  vous 
excufer  fur  les  connoiffances  de  Mylord 
Edouard  :  avec  cel  les-là  "vous  en  euffitz 
bien-tôt  fait  d'autres  dans  un  ordre  in- 
férieur. Tant  de  gens  veulent  monter, 
qu'il  efi:  toujours  aifé  de  defcendre  j  &, 
de  votre  propre  aveu ,   c'efl:  le  feul 


H  É  L  O  ï  s  E.  i^5 

moyen  de  connoîrre  les  véritables  mœurs 
d'un  peuple,  que  d'étudier  fa  vie  privée 
dans  les  états  les  plus  nombreux  j  car 
s'arrêter  aux  gens  qui  repréfentent  tou- 
jours ,  c'eft  ne  voir  que  des  comédiens. 

Je  voudrois  que  votre  curiofîté  ailâc 
plus  loin  encore.  Pourquoi  dans  une  ville 
û  riche  le  bas-peuple  eft-il  Ci  mcprifable, 
tandis  que  la  mifere  extrême  eft  fi  rare 
parmi  nous  où  l'on  ne  voit  pointde  mil- 
lionnaires ?  Certe  queftion  ,  ce  me  fem- 
ble,  efl  bien  digne  de  vos  recherches; 
mais  ce  n'eft  pas  chez  les  gens  avec  qui 
vous  vivez  que  vous  devez  vous  atten- 
dre à  la  refondre.  C'eft  dans  les  appar- 
temens  dorés  qu'un  écolier  va  prendre 
\qs  airs  du  monde  j  mais  le  fage  en  af  •» 
prend  les  myderes  dans  la  chaumière 
du  pauvre.  C'eft-là  qu'on  voit  fenfible- 
ment  les  obfcures  manœuvres  du  vice, 
qu'il  couvre  de  paroles  fardées  au  mi- 
lieu d'un  cercle  :  c'eft-  là  qu'on  s'inftruic 
par  quelles  iniquités  fecretresle  puifTant 
6i  le  riche  arrachent  un  refte  de  pain 
noir  à  l'opprimé  qu'ils  feignent  de  plaia- 


l'S"^      La  Nou V elle 

dre  en  public.  Ah!  fi  j'en  crois  nosvieuji 
militaires,  que  de  chofes  vous  appren- 
driez dans  les  greniers  d'un  cinquième 
étage,  qu'on  .'înfevelit  fous  un  profend 
fecrec  dans  les  hôtels  du  fauxbourg 
Saint-Germain!  Se  que  tant  de  beaux 
parleurs  feroient  confus  avec  leurs  fein- 
tes maximes  d'humanité ,  fi  tous  les  mal- 
heureux qu'ils  ont  faits  fe  préfentoient 
pour  les  démentir  ! 

•  Je  fais  qu'on  n'aime  pas  le  fpeélacle  de 
îamifere  qu'on  ne  peut  foulager,  &  que 
le  riche  même  détourne  les  yeux  du  pau- 
vre qu'il  refufe  defecourir  j  maiscen'eft 
pas  d'argent  feulement  qu'ont  befoin  les 
infortunés  ,  &  il  n'y  a  que  les  parelTeux 
de  bien  faire  qui  ne  fâchent  faire  du  bien 
que  la  bourfe  à  la  main.  Les  confo!a- 
tions  ,  les  confeils  ,  les  foins,  les  amis  , 
la  protection  font  autant  de  reflources 
que  la  commifération  vous  laifie  au 
défaut  des  richefles ,  pour  le  foulage- 
ment  de  l'indigent.  Souvent  les  oppri- 
més ne  le  font ,  que  parce  qu'ils  man- 
quent d'organe  pour  faîreTentendre  leurs 


H  É  L  o  ï  s  E.  iBj 

plaintes.  Il  ne  s'agit  quelquefois  que 
d'un  mot  qu'ils  ne  peuvent  dire  ,  d'une 
raifon  qu'ils  ne  favent  point  expofer, 
de  laporxe  d'un  Grand  qu'ils  ne  peuvent 
franchir.  L'intrépide  appui  de  la  vertu 
défintéreiTée  fuffit  pour  lever  une  infi- 
nité d'obftacles ,'  ôc  l'éloquence  d'un 
homme  de  bien  pour  effrayer  la  tyran- 
nie au  milieu  de  touti^  fa  pullfance. 

Si  vous  voulez  donc  ccre  homme  en 
effet,  apprenez  i  redefcendre.  L'huma- 
nité coule  comme  une  eau  pure  &  fa- 
lutaire,  &  va  fexiilifer  les  lieux  bas;  elle 
cherche  toujours  le  niveau,  elle  lailTe  à 
fec  ces  rochers  arides  qui  menacent  la 
campagne  &c  ne  donnent  qu'une  ombrç 
nuifible  ou  dQs  éclats  pour  écrâfetieur^ 
voifins. 

Voilà  ,  mon  ami ,  comment  on  tire 
parti  du  préfent,  en  s'inftruifant  pour  l'a- 
venir, &:  comment  la  bonté  met  d'a- 
vance à  profit  les  leçons  de  la  fageffe, 
afin  que,  quand  les  lumières  acquifes 
nous  refterbient  inutiles ,  on  n'ait  pas 


i^S      La  Nouvelle 

pour  cela  perdu  le  tems  employé  à  les 
ax:quérif.  Qui^oit  vivre  parmi  \qs  gens 
en  place ,  ne  fauroic  prendre  trop  de  pré- 
fervatifs  contre  leurs  maximes  empoi- 
{onnées  j  &:  il  n'y  a  que  l'exercice  conti- 
nuel de  la  bienfaifance  qui  garantilTe  les 
meilleurs   cœuis  de   la  contagion   àQS 
ambitieux.  ElTayez,  croyez-moi,  de  ce 
nouveau  genre  d'études;  il  eft  plus  di- 
gne de  vous  que  ceux  que  vous  avez 
embraCTés;  &,  comme  i'efprir  s'étrécit  à 
mefiire  que  l'âme  fe  corrompt,  vohs 
fentirez  bien-tôt ,  au  contraire  ,  com- 
bien l'exercice  des  fublimes  vertus  éle- 
vé &  nourrit  le  génie ,  combien  un  ten- 
dre intérêt  aux  malheurs  d'autrui  feit  à 
mieux  en  trouver  la  fouice,  &:  à  nous 
éloigner  en  tout  fens  des  vices  qui  les 
ont  produits. 

Je  vous  devois  toute  la  franchife  de 
l'amitié  dans  lafituation  critique  où  vous 
me  paroiflTez  être  ;  de  peur  qu'un  fécond 
pas  vers  le  déf^rdre  ne  vous  y  plongeât 
enfin  fans  retour,  avant  que  vous  euiîiez 

le 


H  É  L   O  ï  s  E.  289 

le  tems  de  vous  reconnoître.  Mainte- 
nant je  ne  puis  vous  cacher  ,  mon  ami , 
combien  votre  prompte  &  fincere  cou- 
feflion  m'a  touchée  :  car  je  Tens  com- 
bien vous  a  coûté  la  honte  de  cet  aveu , 
S>c  par  conféquent  combien  celle  de  vo- 
tre faute  vous  pefoit  fur  le  cœur.  Une 
erreur  involontaire  fe  pardonne  Se  s'ou- 
blie aifément.  Quant  à  l'avenir ,  retenez 
bien  cette  maxime  dont  je  ne  me  dé- 
partirai point  :  qui  peut  s'abufer  deux 
fois  en  pareil  cas  >  ne  s'eft  pas  même 
abufé  la  première. 

Adieu  ,  mon  ami  ;  veille  avec  foin 
fur  ta  fanté  ,  je  t'en  conjure  ;  &  foiige 
qu'il  ne  doit  refter  aucune  trace  d'un 
crime  que  j'ai  pardonné. 

P.  S.  Je  viens  de  voir  entre  les  mains 
de  M.  d'Orbe  des  copies  de  plu- 
fîeurs  de  vos  lettres  à  Myîord 
Edouard ,  qui  m'obligent  d  rétrac- 
ter une  partie  de  mes  cenfures  fur 
les  matières  Se  le  ftyle  de  vos  ob- 
Tpme  II,  N 


25)0      La  Nouvelle 

fervations.  Celles-ci  traitent,  j'en 
conviens  ,  de  fiijets  importans  ,  ôc 
me  paroillent  pleines  de  réflexions 
graves  &  judicieufes.  Mais  en  re- 
vanche ,  il  eft  clair  que  vous  nous 
dédaignez  beaucoup  ,  ma  coufine 
&  moi,  ou  que  vous  faites  bien  peu 
de  cas  de  notre  eftime  ,  en  ne  nous 
envoyant  que  des  relations  (î  pro- 
pres à  l'altérer ,  tandis  que  vous  eft 
faites  pour  votre  ami  de  beaucoup 
meilleures.  C'eft,  ce  me  femble, 
alfez  mal  honorer  vos  leçons, que 
de  juger  vos   écolieres   indignes 
d'admirer  vos  talens  ;  &r  vous  de- 
vriez feindre  ,  au   moins  par  va- 
nité ,  de  nous  croire  capables  de 
vous  entendre. 
J'avoue  que  la  politique  n'eft  guères 
du  relTortdes  femmes,  &  mon  on- 
cle nous  en  a  tant  ennuyées  que  je 
comprends  comment  vous  avez  pu 
craindre  d'en  faire  autant.  Ce  n'eft 
pas,  non  plus  j  à  vous  parler  fran- 


H  É  L  O  'l  s  E.  291 

chement,rétude  à  laquelle  je  don- 
nerois  la  préférence  j  fon  utilité  efi: 
trop  loin  de  moi  pour  me  toucher 
beaucoup,  &  (qs  lumières  font  trop 
fublimes  pour  frapper  vivement 
mes  yeux.  Obligée  d'aimer  le  gou- 
vernement fous  lequel  le  ciel  m'a 
fait  naître  ,  je  me  foucie  peu  de 
favoir   s'il    en   eil   de   meilleurs. 
De  quoi  me  ferviroit  de  les  con- 
noître ,  avec  (i  peu  de  pouvoir  pour 
les  établir  ,  &  pourquoi  contrifte- 
rois-je  mon  âme  à  confidérer  de  fi 
grands  maux  où  je  ne  peux  rien  , 
tant  que  ]qu.  vois  d'autres  autour 
de  moi  qu'il  m'eil  permis  de  fou- 
lager  ?  Mais  je  vous  aimej  &:  l'in- 
térêt que  je  ne  prends  pas  aux  hx^ 
jets  ,  je  le  prends  à  l'auteur  qui  les 
traite.  Je  recueille  avec  une  tendie 
admiration  toutes  les  preuves  de 
votre  génie ,  &,  fiere  d'un  mérite  fi 
digne  de  mon  cœur ,  je  ne  demande 
i  l'amour  qu'autant  d'efprit  qu'il 
ra'enfautpour  fentir  le  vôtre.  Ne 
N  i\ 


i5?i       La  No  vvelle 

me  refufez  donc  pas  le  plaifir  de 
connoître  &  d'aimer  tout  ce  que 
vous  faites  de  bien.  Voulez-vous 
me  donner  l'humiliation  de  croire 
que ,  fi  le  ciel  unilToit  nos  deftinées, 
vous  ne  jugeriez  pas  votre  compa- 
gne digne  de  penfer  avec  vous  ? 


LETTRE     XXVIII. 

D    E        J     U     L    I     E. 

A  OuT  eft  perdu  !  Tout  eft  découvert  ! 
Je  ne  trouve  plus  tes  lettres  dans  le  lieu 
où  je  les  avois  cachées.  Elles  y  éroienc 
encore  hier  au  foir.  Elles  n'ont  pu  être 
enlevées  que  d'aujourd'hui.  Ma  mère 
feule  peut  les  avoir  furprifes.  Si  mon 
père  les  voit,  c'eft  fait  de  ma  vie!  Eh! 
que  ferviroit  qu'il  ne  les  vît  pas ,  s'il  faut 
renoncer......  Ah  Dieu  !  ma  mère  m'en- 
voie appeller.  Où  fuir  ?  Comment  fou- 
tenir  fes  regards  ?  Que  ne  puis- je  me  ca- 
cher au  fein  de  la  terre  !....  Tout  mon 
corps  tremble ,  &  je  fuis  hors  d'état  de 


H  É  L  O  ï  s  E.  295 

faire  un  pas....  la  honte,  l'humiliation, 
les  cuifans reproches...  j'ai  tout  mérité, 
je  fupporterai  tout.  Mais  la  douleur  , 
les  larmes  d'une  mère  éplorée!....  ô 
mon  cœur,  quels  déchiremens  !....  Elle 
m'attend  j  je  ne  puis  tarder  davantage...., 
elle  voudra  favoir...  il  faudra  tout  dire.., 
Régianino  fera  congédié.  Ne  m'écris 
plus  jufqu'à  nouvel  avis..,,  qui  fait  Ci 
jamais?...  je  pourrois....  quoi  !  mentir!... 

mentir  à  ma  mère  ! Ah  !  s'il  fuit 

nous  fauver  par  le  menfonge ,  adieu , 
nous  fommes  perdus. 


4> 


%  ^^  ^'^ 


N  iij 


i5)4      ^^  NouVEtLt 


LETTRE     XXIX. 

DE  Madame  d'Orbe. 

V^Ue  de  maux  vous  caufez  à  ceux  qui 
"roas  aiment  !  que  de  pleurs  vous  avez 
^éja  fait  couler  dans  une  famille  in- 
fortunée dont  vous  feul  troublez  le  re- 
pos !  Craignez  d'ajouter  te  deuil  à  nos 
larities  .•  craignez  que  la  mort  d'une  mère 
affligée  ne  foit  le  dernier  effet  du  poifon 
que  vous  verfez  dans  le  cœur  de  fa  fille  , 
&  qu'un  amour  défordonné  ne  devienne 
•enfin  pour  vous  même  la  fource  d'un 
lemords  éternel.  L'amitié  m'a  fait  fup- 
porter  vos  erreurs,  tant  qu'une  ombre 
d'efpoir  pouvoir  les  nourrir  j  mais  com- 
ment tolérer  une  vaine  confiance  que 
l'honneur  &  la  raifon  condamnent ,  5c 
qui ,  ne  pouvant  plus  caufer  que  des 
Mialheurs  &  des  peines ,  ne  mérite  que 
le  nom  d'obftination  ? 

Vous  favez  de  quelle  manière  le  fecret 
de  vos  feux  ,  dérobé  fi  long-tems  aux 


H  É  L  0  t  s  E,  1^^ 

foupçons  de  ma  tante,  lui  fut  dévoilé 
par  vos  lettres.  Quelque  fenfible  que  foit 
un  tel  coup  à  cette  mère  tendre  de  ver- 
tuenfe  ,  moins  irritée  contre  vous  que 
contre  elle-même,  elle  ne  s'en  prend  qu'à 
fon  aveugle  négligence  ;  elle  déplore  fa 
fatale  illufion;  fa  plus  cruelle  peine  eft 
d'avoir  pu  trop  eftimer  fa  fille ,  ôz  fa 
douleur  eftpour  Julie  un  châtiment  cenc 
fois  pire  que  fes  reproches. 

L'accablement  de  cette  pauvre  cou- 
fine  ne  fauroit  s'imaginer.  Il  faut  le  voir 
pour  le  comprendre.  Son  cœur  femble 
étouffé  par  l'affliétion  ,  &c  l'excès  des 
fentimens  qui  l'oppreffent  lui  donne  un 
air  de  ftupidité  plus  effrayant  que  des 
cris  aigus.  Elle  fe  tient  jour  &  nuit  à  ge- 
noux au  chevet  de  fa  mère  ,  l'air  morne, 
l'œil  fixé  en  terre  ,  gardant  un  profond 
filence  j  la  fervant  avec  plus  d'attention 
8c  de  vivacité  que  jamais  ;  puis  retom- 
bant à  l'inftant  dans  un  état  d'anéantiffe- 
menr  qui  la  feroir  prendre  pour  une 
autre  perfonne.  Il  eft  très-clair  que  c'ett 
la  maladie  de  la  mère  qui  foutien  t  les  for- 

N  iv 


15»^*     La  Nouvelle 

ces  de  fa  lîlle,  6c  Çi  l'ardeur  de  la  fer- 
vir  n'animoit  fon  zèle ,  (qs  yeux  éteints , 
fa  pâleur,  fon  extrême  abattement  me 
feroient  craindre  qu'elle  n'eût  grand 
befoin  pour  elle-même  de  tous  les  foins 
qu'elle  lui  rend.  Ala  tante  s'en  apperçoic 
aufîi ,  &  je  vois  ,  à  l'inquiétude  avec  la- 
quelle elle  me  recommande  en  parti- 
culier la  fanté  de  fa  fîlle  ,  combien  le 
cœur  combat,  de  part  &  d'autre  contre 
la  gêne  qu'elles  s'impofent,  &:  combien 
on  doit  vous  haïr  de  troubler  une  union 
fi  charmante. 

Cette  contrainte  augmente  encore  par 
Je  foin  de  la  dérober  aux  yeux  d'un  père 
emporté ,  auquel  une  mère  tremblante 
pour  les  jours  de  fa  fille  veut  cacher  ce 
dangereux  fecret.  On  fe  fait  une  loi  de 
garder  en  fa  préfence  l'ancienne  familia- 
rité j  mais  fi  la  tendrefiTe  maternelle  pro- 
fite avec  plaifir  de  ce  prétexte  ,  une  fille 
confufe  n'ofe  livrer  fon  cœur  à  des  ca- 
reffes  qu'elle  croit  feintes  &  qui  lui  font 
d'autant  pi  us  cruel  les  qu'elles  lui  feroient 
■douces,  li  elle  ôfoit  y. compter.  En  re- 


H  É  L  O  t  s  E,  297 

cevant  celles  de  fon  père ,  elle  regarde 
fa  mère  d'un  air  fi  tendre  Se  fi  humilié, 
qu'on  voitfian  cœur  lui  dire  par  fes  yeux  : 
ah  !  que  ne  fuis -je  digne  encore  d'en 
recevoir  autant  de  vous  ! 

Madame  d'Étange  m'a  prife  plusieurs 
fois  à  part ,  &  j'ai  connu  facilement,  à 
la  douceur  de  Ces  réprimandes  &:  au  ton 
dont  elle  m'a  parlé  de  vous ,  que  Julie  a 
fait  de  grands  efforts  pour  calmer  en- 
vers nous  fa  trop  jufte  indignation  ,  Se 
qu'elle  n'a  rien  épargné  pour  nous  juf- 
tifier  l'un  ôc  l'autre  à  (qs  dépens.  Vos  let- 
tres mêmes  portent ,  avec  le  caradère 
d'un  amour  excefiîf ,  une  forte  d'excufî 
qui  ne  lui  a  pas  échappé  j  elle  vous  re- 
proche moins  l'abus  de  fa  confiance  qu'à 
elle-même  fi  fimplicité  à  vous  l'accor- 
der. Elle  vous  elHme  afiez  pour  croire 
qu'aucun  autre  homme  à  votre  place 
n'eût  mieux  réfifté  que  vous  j  elle  s'en 
prend  de  vos  fautes  à  la  vertu  même. 
Elle  conçoit  maintenant,  dit-elie,  ce 
que  c'eft  qu'une  probité  trop  vantée  qui 
n'empêche  point  un  honnête-homine 

N  V 


apS       La  Nou velle 

amoureux  de  corrompre  ,  s'il  peut,  une 
fille  fage  ,  &  de  déshonorer  fans  fcru- 
pule  toute  une  famille  pour  fatîsfaire  un 
moment  de  fureur.  Mais  que  fert  de 
revenir  fur  le  pafTé  ?  Il  s'agit  de  cacher 
fous  un  voile  éternel  cet  odieux  myftè- 
re  \  d'en  effacer  ,  s'il  fe  peut ,  jufqu'au 
moindre  veftige ,  &  de  féconder  la  bonté 
du  Ciel  qui  n'en  a  point  laiflTé  de  té- 
moignage fenfible.  Le  fecret  eft  concen- 
tré entre  iîx  perfonnes  fûres.  Le  repos  de 
tout  ce  que  vous  avez  aimé ,  les  Jours 
d'une  mère  au  défefpoir,  l'honneur  d'une 
maifon  refpeétable  ,  votre  propre  ver- 
tu, tout  dépend  de  vous  encore  'y  tout 
vous  prefcrit  votre  devoir  j  vous  pouvez 
réparer  le  mal  que  vous  avez  fait  ;  vous 
pouvez  vous  rendre  digne  de  Julie  ,  & 
juftifier  fa  faute  en  renonçant  à  elle;  & 
il  votre  cœur  ne  m'a  point  trompé ,  il  n'y 
a  plus  que  la  grandeur  d'un  tel  facrifice 
qui  puiiïe  répondre  à  celle  de  l'amour 
qui  l'exige.  Fondée  fur  l'eftime  que 
j'eus  toujours  pour  vos  fentimens,  &  fur 
ce  que  la  plus  tendre  union  qui  fut  ja- 


H  É  L   O  t  s  É,  19^ 

tuais  lui  doit  ajouter  de  force ,  j'ai  pro- 
mis en  votre  nom  tout  ce  que  vous  devez 
tenir  ;  ôfez  me  démentir  fi  j'ai  trop  pré- 
fumé  de  vous  ,  ou  foyez  aujourd'hui  ce 
que  vous  devez  être.  Il  faut  immoler 
votre  maitrefTe  ou  votre  amour  l'un  à 
l'autre ,  Se  vous  montrer  le  plus  lâche 
ou  le  plus  vertueux  des  hommes. 

Cette  mère  infortunée  a  voulu  vous 
écrire  j  elle  avoit  même  commence.  O 
Dieu  !  que  de  coups  de  poignard  vous 
euiïènt  porté  fes  plaintes  amères  !  Que 
fes  touchans  reproches  vous  eufTent  dé- 
chiré le  cœur  !  Que  (es  humbles  prières 
vous  eulTent  pénétré  de  honte  !  J'ai  mis 
en  pièces  cette  lettre  accablante  que 
vous  n'eufliez  jamais  fapportée  :  je  n'ai 
pu  fouffrir  ce  comble  d'horreur  de  voir 
une  mère  humiliée  devant  le  féduéleur 
de  fa  fille  :  vous  êtes  digne  au  moins 
qu'on  n'employé  pas  avec  vous  de  pa- 
reils moyens  ,  fafits  pour  fléchir  des 
monftres  8c  pour  faire  mourir  de  dou- 
leur un  homme  fenfible. 

Si  c'étoic  le  premier  effort  que  l'Ar 

N  vj 


300      La  Nouvelle 

mour  vous  eût  demandé  ,  Je  ponnoîî 
douter  du  fuccès  &  balancer  fur  l'eftime 
qui  vous  eft  due  :  mais  le  facrifice  que 
vous  avez  fait  à  l'honneur  de  Julie  en 
quittant  ce  pays,  m'eft  garant  de  celui 
que  vous  allez  faire  à  fon  repos  en  rom" 
pant  un  commerce  inutile.  Les  premiers 
actes  de  vertu  font  toujours  les  plus  pé- 
nibles, &  vous  ne  perdrez  point  le  prix 
d'un  effort  qui  vous  a  tant  coûté ,  en  vous 
obftinant  à  foutenir  une  vaine  corref- 
pondancedont  les  rifques  font  terribles 
pour  votre  amante  ,  les  dédommage- 
mens  nuls  pour  tous  les  deux,  &  qui 
ne  fait  que  prolonger  fans  fruit  les  tour- 
mens  de  l'un  &  de  l'autre.  N'en  doutez 
plus,  cette  Julie  qui  vous  fut  fi  chère,  ne 
doit  rien  être  à  celui  qu'elle  a  tant  aimé; 
vous  vous  diflimulez  en  vain  vos  mal- 
heurs j  vous  la  perdîtes  au  moment  que 
vous  vous  féparâtes  d'elle  :  ou  plutôt  le 
Ciel  vous  ravoitôtée,mèmeavantqu'el- 
lefedonnâtà  vous;  car  fon  père  la  promit 
dès  fon  retour,  &  vous  favez  trop  que 
la  parole  de  cet  homme  inflexible  eft  ir- 


H  É  L  0  ï  s  E.  501 

révocable.  De  quelque  manière  que  vous 
vous  comportiez ,  l'invincible  fore  s'op- 
pofe  à  vos  vœux  ,  &  vous  ne  la  poflede- 
rez  jamais.  L'unique  choix  qui  vous  refte 
à  faire  efl:  de  la  précipiter  dans  un  abîme 
de  malheurs  &  d'opprobres,  ou  d'hono- 
rer en  elle  ce  que  vous  avez  adoré ,  & 
de  lui  rendre,  au  lieu  du  bonheur  perdu, 
la  fagelTe,  la  paix,  la  fCireté  du  moins 
dont  vos  fatales  liaifons  la  privent. 
.  Que  vous  feriez  attrifiié,  que  vous 
vous  confumeriez  en  regrets ,  fi  vous 
pouviez  contempler  l'étataétuel  de  cette 
malheureufe  amie,  &  l'avili flfement  oii 
la  réduifent  le  remords  &  la  honte  !  Que 
fon  luftre  eft  terni  !  que  {qs  grâces  font 
languiiïantes  i^que  tous  (qs  fentimensfi 
charmans  &  fi  doux  fe  fondent  trifte- 
mentdans  le  feul  qui  les  abforbe!  L'a- 
mitié même  en  eft  attiédie  ;  à  peine  par* 
tage-t-elle  encore  le  plaifir  que  je  goûte 
à  la  voir,  &c  fon  cœur  malade  ne  fait 
plus  rien  fentir  que  l'amour  &  la  dou- 
leur, liélas  !  qu'eft  devenu  ce  caractère 
aimant  ^  ifsnfible,  ce  goût  fi  pur  des 


joi      La  Noufelle 

chofes  honnêtes,  cet  intérêt  fi  tendre 
aux  peines  Se  aux  plaifirs  d'autrui?  Elle 
cft  encore  ,  je  l'avoue  ,  douce  ,  géné- 
reufe,  compatiflante  j  l'aimable  habi- 
tude de  bien  faire  ne  fauroit  s'effacer 
en  ellej  mais  ce  n'eft  plus  qu'une  ha- 
bitude aveugle,  un  goût  fans  réflexion. 
Elle  fait  toutes  les  mêmes  chofes,  mais 
elle  ne  les  fait  plus  avec  le  même  zèle; 
ces  fentimens  fublimes  fe  font  affoiblis, 
cette  flamme  divine  s'eft  amortie  ,  cet 
ange  n'eft  plus  qu'une  femme  ordinaire. 
Ah  !  quelle  âme  vous  avez  ôtée  à  la 
yertu! 


H  È  L  O  ï  s  E,  303 


LETTRE    XXX. 

DE  l' Amant    deJulis 
A  Madame  d'Etange. 


Énétré  d'une  douleur  qui  doic 
durer  autant  que  moi ,  je  me  jette  à  vos 
pieds ,  Madame ,  non  pour  vous  mar- 
quer un  repentir  qui  ne  dépend  pas  de 
jnon  cœur,  mais  pour  expier  un  crime 
involontaire,  en  renonçant  à  tout  ce  qui 
pouvoir  faire  la  douceur  de  ma  vie- 
Comme  jamais  fentimens  humains  n'ap- 
prochèrent de  ceux  que  m'infpira  votre 
adorable  fille ,  il  n'y  eut  jamais  de  facri- 
fîce  égal  à  celui  que  je  viens  faire  à  I3 
plus  refpedlable  des  mères  ^  mais  Julie 
m'a  trop  appris  comment  il  faut  immo- 
ler le  bonheur  au  devoir  ;  elle  m'en  a 
trop  courageufement  donné  l'exemple, 
pour  qu'au  moins  une  fois  je  ne  fâche 
pa6  l'imiter.  Si  mon  fang  fuffifoit  poui 
guérir  vos  peines,  je  le  verferois  en  fi- 


.304      La  Nouvelle 

lence  &  me  plaindrois  de  ne  vous  don- 
ner qu'une  foible  preuve  de  mon  zèle  : 
mais  brifer  le  plus  doux  ,  le  plus  pur,  le 
plus  facré  lien  qui  jamais  ait  uni  deux 
cœurs ,  ah  !  c'eft  un  effort  que  l'univers 
entier  ne  m'eût  pas  fait  faire ,  6c  qu'il 
n'apnartenoit  qu'à  vous  d'obtenir. 

Oui ,  je  promets  de  vivre] loin  d'elle 
aufîl  long-tems  que  vous  l'exigerez;  je 
m'abftiendrai  de  la  voir  &  de  lui  écrire  ; 
]Qi\  jure  par  vos  jours  précieux  ,  fi  né- 
ceflaires  à  la  confervation  des  (îens.  Je 
me  foumets,  non  fans  effroi ,  mais  fans 
murmure,  à  tout  ce  que  vous  daignerez 
ordonner  d'elle  &  de  moi.  Je  dirai  beau- 
coup plus  encore;  fon  bonheur  peut  me 
confoler  de  ma  mifere,  &  je  mourrai 
content,  fi  vous  lui  donnez  un  époux  di- 
gne d'elle.  Ah  !  qu'on  le  trouve  !  &  qu'il 
m'ôfe  dire  :  je  faurai  mieux  l'aimer  que 
toi  !  Madame,  il  aura  vainement  tout  ce 
qui  me  manque;  s'il  n'a  mon  cœur,  il 
n'aura  rien  pour  Julie  :fnais  je  n'ai  que 
ce  cœur  honnête  5c  tendre.  Hélas  !  je 
n'ai  rien  non  plus.  L'Amour,  qui  rappro- 


H  É  L  0  ?  s  E,  30f 

thetout,  n'élève  point  la  perfonnej  il" 
n'élève  que  les  fencimens.  Ah  !  fi  j'eufle 
ôfé  n'écourer  que  les  miens  pour  vous, 
combien  de  fois,  en  vous  parlant,  ma 
bouche  eût  prononcé  le  doux  nom  de 
mère. 

Daignez  vous  confier  à  des  fermens 
quine  feront  point  vains ,  &à  un  homme 
qui  n'eft  point  trompeur.  Si  je  pus  un 
jour  abufer  de  votre  eftime,  je  m'abufai  • 
le  premfer  moi-même.  Mon  cœur  fans 
expérience  ne  connut  le  danger  que 
quand  il  n'étoit  plus  tems  de  fuir,  &  jô 
n'avoispoint  encore  appris  de  votre  fille 
cet  art  cruel  de  vaincre  l'amour  par  lui- 
même,  qu'elle  m'a  depuis  fi  bien  enfei- 
gné.  Bannifiez  vos  craintes,  je  vous  en 
conjure.  Y  a-t-il  quelqu'un  au  monde  à 
qui  [on  repos,  fa  félicité  ,  fon  honneur 
foient  plus  chers  qu'à  moi?  Non,  ma 
parole  &  mon  cœur  vous  font  garans  de 
l'engagement  que  je  prends  au  nom  de 
mon  illuftre  ami  comme  au  mien.  Nulle 
indifcrétion  ne  fera  commife ,  foycz-eu 


30^      La  Nouv elle 

fur,  &  je  rendrai  le  dernier  foiipir  fnii5 
qu'on  fâche  quelle  douleur  termina  mes 
jours.  Calmez-donc  celle  qui  vous  con- 
fume ,  &  dont  la  mienne  s'aigrit  encore  : 
cfluyez  des  pleurs  qui  m'arrachent  l'â- 
jne;  rétablilTez  votre  fantéj  rendez  à  la 
plus  tendre  fille  qui  fut  jamais,  le  bon- 
heur auquel  elle  a  renoncé  pour  vous  ; 
fbyez  vous  même  heureufe  par  elle  , 
vivez  enfin  pour  lui  faire  aimer  la  vie. 
Ah!  malgré  les  erreurs  de  l'amonr,  être 
mère  de  Julie  eft  encore  un  fort  aflez 
beau  pour  fe  féliciter  de  vivre! 


H  É  L  O'i  s  É.  307 

■»■  Il     .     I  I      ■  a 

LETTRE      XXXI. 

D£  l' Amant  de  Julie 

A  Madame  d'Orbe, 

En  lui  envoyant  la  lettre  précédente* 

Jl  Ê  N  E  z  ,  cruelle ,  voilà  ma  réponfe. 
En  la  lifanc ,  fondez  en  larmes ,  fî  vous 
connoilTez  mon  cœur,&  il  le  vôtre  eft  fen- 
fîble  encore  \  mais  fur-tout  ne  m'accablez 
plus  de  CQZIQ  eftime  impitoyable  que 
vous  me  vendez  fi  cher  6c  donc  vous 
faites  le  tourment  de  ma  vie. 

Votre  main  barbare  a  donc  ôfé  les 
rompre ,  cts  doux  nœuds  formés  fous 
vos  yeux  prefque  dès  l'enfance  ,  &  que 
votre  amitié  fembloit  partager  avec  tant 
de  plaifir  ?  Je  fuis  donc  aulîî  malheureux 
que  vous  le  voulez  &  que  je  puis  l'être. 
Ah!  connoilTez-vous  tout  le  mal  que 
vous  faites  ?  Sentez-vous  bien  que  vous 
m'arrachez  l'âme  j  que  ce  que  vous  m'ô- 


5o8      La  Nouvelle 

tez  eft  fans  dédommagement,  &  qu'il 
vaut  mieux  cent  fois  mourir  que  ne 
plus  vivre  l'un  pour  l'autre  ?  Que  me 
parlez-vous  du  bonheur  de  Julie  ?  En 
peut-il  être  fans  le  confentement   du 
cœur  ?   Que    me  parlez-vous  du  dan- 
ger de  fa  merel  Ah  !  qu'eft-ce  que  la 
vie  d'une  mère,  la  mienne,  la  vôtre, 
la  fienne  même,  qu'eft-ce  que  l'exif- 
tence  du  monde  entier  auprès  du  ^en- 
timent  délicieux  qui  nous  unifToit?  In- 
fenfée  &  farouche  vertu!  j'obéis  à  ta 
•Toix  fans  mérite  ;  je  t'abhorre,  en  faifant 
tout  pour  toi.  Que  font  tes  vaines  con- 
folations  contre  \qs  vives  douleurs  de 
l'âme?  Va,  trifte  idole  des  malheu- 
reux", tu  ne  fais  qu'augmenter  leur  mi- 
fere  ,  en  leur  ôrant  les  reiïburces  que  la 
fortune  leur  laifle.   J'obéirai  pourtant  j 
oui,  cruelle,  j'obéirai  :  je  deviendrai, 
s'il  fe  peut,  infenfible  &  féroce  comme 
vous.  J'oublierai   tout  ce  qui  me  fut 
cher  au  monde.  Je  ne  veux  plus  en- 
tendre ni  prononcer  le  nom  de  Julie 


U  t  L   Q  ï  S  E.  309 

ni  le  vôtre.  Je  ne  veux  plus  m'en  rap- 
peler l'infupporrable  fouvenir.  Un  dé- 
pic,  une  rage  inflexible  m'aigrit  contre 
tant  de  revers.  Une  dure  opiniâtreté  me 
tiendra  lieu  de  courage  :  il  m'en  a  trop 
coûté  d'être  fenlîble  \  il  vaut  mieux  re- 
noncer à  l'humanité. 


ma.iK.it.!Jij«  iiuiiMW 


LETTRE     XXXII. 

DE   Madame    d'Orbe 
A    1' Amant    de    JuiIie. 

y  Ous  m'avez  écrit  une  lettre  défo- 
lantç^maisily  a  tant  d'amour  &  de  ver- 
tu dans  votre  conduite,  qu'elle  efface 
l'amertume  de  vos  plaintes  :  vous  ç.tQS 
trop  généreux  pour  qu'on  ait  le  courage 
de  vous  quereller.  Quelqu'emportemeat 
qu'on  laifle  paroître  ,  quand  on  fait  ainfi 
s'immoler  à  ce  qu'on  aime ,  on  mérite 
plus  de  louanges  que  de  reproches ,  &:  j 
malgré  vos  injures,  vous  ne  me  fûce« 


3ÎO      La  Nouvelle 

jamais  fi  cher  que  depuis  que  je  connoî$ 
(î  bien  tour  ce  que  vous  valez. 

Rendez  grâce  à  cerre  verru  que  vous 
croyez  haïr,  &  qui  fait  plus  pour  vous 
que  votre  amour  même.  Il  n'y  a  pas 
jufqu'à  ma  tante  que  vous  n'ayez  féduite 
par  un  facrifice  dont  elle  fent  tout  le 
prix.  Elle  n'a  pu  lire  votre  lettre  fans  at- 
tendrilTement  j  elle  a  même  eu  la  foi- 
bleife  de  la  laiiTer  voir  à  fa  fille ,  &  l'ef- 
fort qu'a  fait  la  pauvre  Julie  pour  con* 
tenir ,  à  cette  ledure  ,  (es  foupirs  &"  fes 
pleurs,  l'a  fait  tomber  évanouie. 

Cette  tendre  mère,  que  vos  lettres 
avoient  Aé]d.  puifTamment  émue,  com- 
mence à  connoître,  par  tout  ce  qu'elle 
voit ,  combien  vos  deux  cœurs  font  hors 
de  la  règle  commune ,  &:  combien  votre 
amour  porte  un  caradtère  naturel  de 
fympathie ,  que  le  tems  ni  les  efforts  hu- 
mains ne  fauroient  effacer.  Elle  qui  a  fi 
grand  befoin  de  confolarion ,  confole- 
roit  volontiers  fa  fille.  Ci  la  bienféance 
ne  la  retenoit,  &:  je  la  vois  trop  près 


H  È  L  O  ï  s  E,  3  Ttl 

•d'en  devenir  la  confidente  pour  qu'elle 
ne  me  pardonne  pas  de  l'avoir  été.  Elle 
s'échappa  hier  jiifqu'à  dire  en  fa  pré- 
fence ,  un  peu  indifcrettement  (  i  ) ,  peut- 
crre  :  nh  !   s'il   ne    dépendoit  que  de 
moi  ...quoiqu'elle  fe  retînt  &  n'achevât 
pas ,  je  vis,  au  baifer  ardent  que  Julie 
imprimoit  fur  fa  main ,  qu'elle  ne  l'avoic 
que  trop  entendue.  Je  fais  même  qu'elle 
a  voulu  plufieurs  fois  parler  à  fon  in- 
flexible époux  j  mais ,  foit  danger  d'ex- 
pofer  fa  fille  aux  fureurs  d'un  père  irri- 
té, foit  crainte  pour  elle-même,  fa  timi- 
dité l'a  toujours  retenue,  àc  fon  affoi- 
.  blilTement,  fes maux  augmentent  (\(tn' 
(iblement ,  que  j'ai  peur  de  la  voir  hors 
d'état  d'exécuter    fa    réfolution   avant 
qu'elle  l'ait  bien  formée. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  malgré  les  fautes 
dont  vous  êtes caufe ,  cette  hoimêteté  de 


(i)  Claire,  êtes  -  vous  ici  moins  indif- 
«rettc  ?  Eft  -  ce  la  dcinicie  fois^que  vous  le 
ferez  î 


3iî      La  N ou velle 

cœur  qui  fe  fait  fentir  dans  votre  amouf 
imuiiel  lui  a  donné  une  telle  opinion 
de  vous ,  qu'elle  fe  fie  à  la  parole  de  tous 
deux  fur  l'interruption  de  votre  corref- 
pondance,  &  qu'elle  n'a  pris  aucune 
précaution  pour  veiller  de  plus  près  fur 
fa  fille.  EfFedivement,  fi  Julie  ne  ré- 
pondoit  pas  à  fa  confiance  ,  elle  ne  feroit 
plus  digne  de  fes  foins  j  &  il  faudroic 
vous  étouffer  l'un  &  l'autre ,  fi  vous  étiez 
capables  de  tromper  encore  la  meilleure 
des  mères ,  &  d'abufer  de  l'eflime  qu'el le 
a  pour  vous. 

Je  ne  cherche  point  à  rallumer  dans 
votre  cœur  une  efpérance  que  je  n'ai 
pas  moi-  même  j  mais  je  veux  vous  mon- 
trer, comme  il  eft  vrai,  que  le  parti  le 
plus  honnête  eft  a-ufii  le  plus  fage ,  Se 
que ,  s'il  peut  refter  quelque  reflource  à 
votre  amour,  elle  eft  dans  le  facrifice 
que  l'honneur  &  la  raifon  vous  impo- 
fent.  Mère  ,  pnrens ,  amis ,  tout  eft 
jnaintenant  pour  vous,  hors  un  père 
^u'on  gagnera  par  cette  voie,  ou  que 

rien 


H  È   L  O  ï  s  E,  315 

rien  ne  fauroit  gagner.  Quelque  impré- 
cation qu'ait  pu  vous  dicter  un  mo- 
ment de  dérefpoir  ,  voas  nous  avez 
prouvé  cent  fois  qu'il  n'eft  point  de 
route  plus  fûre  pour  aller  au  bonheur  » 
que  celle  de  la  vertu.  Si  l'on  y  parvient , 
il  eft  plus  pur,  plus  folide  &  plus  doux 
par  elle  j  (î  on  le  manque ,  elle  feule  peut 
en  dédommager.  Reprenez  donc  cou- 
rage ,  foyez  homme  ,  &  foyez  encore 
vous-même.  Si  j'ai  bien  connu  votre 
cœur,  la  manière  la  plus  cruelle  pour 
vous  de  perdre  Julie  feroit  d'être  indi- 
gne de  l'obtenir. 


'U. 


Tome  IL 


314      L^  Nqu  V elle 
LETTRE     XXXIII, 

DE    JuL.IE    A    SON    AmANT. 

£<Lle  n'eft  plus.  Mes  yeux  ont  vu  fer-? 
tner  les  fîens  pour  jamais  j  ma  bouche 
a  reçu  fou  dernier  foupir  :  mon  nom  fut 
Iç  dernier  mot  qu'elle  prononça  ;  foq 
dernier  regard  fut  tourné  fur  moi.  Non  , 
ce  n'étoit  pas  la  vie  qu'elle  fembldit  quit- 
ter ;  j'avois  rrop^peu  fu  la  lui  rendre 
chère.  C'étQÏt  à  moi  feule  qu'elle  s'ar- 
rachoit.  Elle  me  voyoic  fans  guide  & 
fans  efpérance  ,  accablée  de  mes  mal- 
heurs tz  de  mes  fautes  :  mourir  ne  fut 
rien  pour  elle  ,  &  fon  cœur  n'a  gémi 
que  d'abandonner  fa  iille  dans  cet  état, 
Eli  n'eut  que  trop  de  raifons.  Qu'a- 
voit-elle  à  regretter  fur  la  terie  ?  Qu'eft- 
ce  qui  pouvoir  ici  bas  valoir  à  Çqs  yeux 
le  prix  immortel  de  fa  patience  &  de 
{qs  vertus ,  qui  l'attendoit  dans  le  Ciel  "i 
Que  lui  reftoit-il  à  faire  au  monde  , 
(}}i9i2  d'^  pleurer  mon  opprobre  ?  Ame 


H  É  L  o  ï  s  E.  3iJ 

pure  &  chafte  ,  digne  époufe,  &  mère 
incomparable  ,  m  vis  mainrenanc  au  fé- 
jour  de  la  gloire  &  de  la  félicité  •  tu  vis  ; 
^  moi ,  livrée  au  repentir  &  au  dcief" 
poir  »  privée  à  jamais  de  tes  foins  ,  de 
tes  confeils ,  de  tes  douces  carefles ,  je 
fuis  morte  au  bonheur  ,  à  la  paix  ,  à 
l'innocence  :  je  ne  fens  plus  que  ta  perce  ; 
je  ne  vois  plus  que  ma  honte  \  ma  vie 
n'eft  plus  que  peine  &c  douleur.  Ma 
mère ,  ma  tendre  mère  ,  hélas  !  je  fuis 
tien  plus  morte  que  roi  ! 

Mon  Dieu  !  quel  cranfport  égare  une 
infortunée  &  lui  fait  oublier  (es  réfolu- 
tions  !  Où  viens-je  verfer  mes  pleurs  &C 
pouffer  mes  géminfemens  ?  C'eft  le  cruel 
qui  les  a  canfés  que  j'en  rends  le  dépofi- 
taire  !  C'eft  avec  ceiui  qui  fnit  les  mal- 
heurs de  ma  vie ,  que  j'ôfe  les  déplorer  î 
Oui  ,  oui  ,  barbare  ,  partagez  les  tour- 
mens  que  vous  me  faites  fonffrir.  Vous 
par  qui  je  plongeai  le  couteau  dans  le 
fein'maternel,  gémi'lfez  àss  maux  qui  ma 
viennent  de  vous  ,  &  fentez  avec  moi 
i'iiûireui:  d'un  parricide  qui  fut  votre 

Oij 


3  i(j      La  Nou  velle 

ouvrage.  A  quels  yeux  ôferois  -je  pa^ 
roître  auffi  méprifable  que  je  le  fuis  ? 
Devant  qui  m'avilirois-je  au  gré  de  mes 
remords  ?  Quel  autre  que  le  complice 
de  mon  crime  pourroit  aifez  les  coU" 
noître  ?  C'eft  mon  plus  infupportable 
fupplice  de  n'être  accufée  que  par  nion 
cœur  5  &  de  voir  attribuer  au  bon  na- 
turel les  larmes  impures  qu'un  cuifant 
repentir  m'arrache.  Je  vis  ,  je  vis  ,  en 
^  frémiflTant,  la  douleur  empoifonner,  hâ- 
ter les  derniers  jours  de  ma  trifte  mère. 
En  vain  fa  pitié  pour  moi  l'empêcha  d'en 
convenir  j  en  vain  elle  afFeûoit  d'attri- 
buer le  progrès  de  fon  mal  à  la  caufe 
qui  l'avoir  produit  j  en  vain  ma  cou- 
fine  gagnée  a  tenu  le  même  langage. 
Rien  n'a  pu  tromper  mon  cœur  déchiré 
de  regrets  ;  &,  pour  mon  tourment  éter- 
nel, je  garderai  jufqu'au  tombeau  l'af- 
freufe  idée  d'avoir  abrégé  la  vie  de  celle 
à  qui  je  la  dois. 

O  vous  que  le  Ciel  fufcita  dans  fa 
colère  pour  mé  rendre  malheureufe  Si 
coupable  !  pour  la  dernière  fois  recevez 


•    H  É  L  O  t  s  Ec  31'^ 

dans  votre  fein  Aqs  larmes  dont  vous 
êtes  l'auteur.  Je  ne  viens  plus ,  comme 
autrefois ,  partager  avec  vous  des  peines 
qui  dévoient  nous  être  communes.  C:; 
font  les  foupirs  d'un  dernier  adieu  qui 
s'échappent  malgré  moi.  C*en  eft  fait  ; 
l'empire  de  l'Amour  eft  éteint  dans  uns 
âme  livrée  au  feul  défefpoir.  Je  con- 
facre  le  refte  de  mes  jours  à  pleurer  la 
meilleure  des  mères  ^  je  faurai  lui  fa- 
crifîer  des  fentimens  qui  lui  ont  coûté 
la  vie  j  je  ferois  trop  heureufe  qu'il  m'en 
coûtât  affez  de  les  vaincre,  pour  expier 
tout  ce  qu'ils  lui  ont  fait  foufFrir.  Ah  !  C\ 
ion  efprit  immortel  pénètre  au  fond  de 
mon  cœur,  il  fait  bien  que  la  victime 
que  je  lui  facrifîe  n'eft  pas  towt-à-fait 
indigne  d'elle.  Partagez  un  effort  que 
vous  m'avez  rendu  néceffaire.  S'il  vouî 
refte  quelque  refpect  pour  la  mémoiie 
d'un  nœud  fi  cher  &  fi  funefte,  c'eft  pat 
lui  que  je  vous  conjure  de  me  fuir  à  ja- 
mais ,  de  ne  plus  m'écrire ,  de  ne  plus 
aigrir  mes  remords  ,  de  me  laîffer  ou- 
blier, s'il  fe  peut ,  ce  que  nous  fume»  . 

O  .;j 


3i8      La  No uv elle 

l'un  à  l'autre.  ;Qtie  mes  yeux  ne  vgu* 
voyent  plus  j  que  je  n'entende  plus  pro- 
noncer votre  nom  j  que  votre  fouvenir 
ne  vienne  plus  agiter  mon  cœur.  YoÇq 
parler  encore  au  nom  d'un  amour  qui 
îie  doit  plus  être  ;  à  tant  de  fujets  de 
douleur  n'ajoutez  pas  celui  de  voir  foa 
d-ernier  vœu  mcprifé.  Adieu  donc  pour 

la  dernière  fois,  unique  &  cher Ahl 

fille  infenfée  !....  adieu  pour  jamais. 


H  È  L  O  l  s  E,  319 


LETTRE      XXXI  V. 

De   l'Amant   de  Julie 

A  Madame   d'Orbe. 

XIiNfin  le  voile  eft  déchiré  \  cette 
longue  illufion  s'eft  évanouie  ;  cet  ef- 
poir  fi  doux  s'eft  éteint  \  il  ne  me  refte 
pour  aliment  d'une  flamme  éternelle 
qu'un  fouvenir  amer  &  délicieux  qut 
foutient  ma  vie  &  nourrit  mes  tourmens 
du  vain  fentiment  d'un  bonheur  qui 
n'eft  plus. 

Eft-il  donc  vrai  que  j'ai  goûté  la  féli- 
cité fuprcme  ?  Suis-je  bien  le  même  être 
qui  fut  heureux  un  jour  ?  Qui  peutfentir 
ce  que  je  foufFre,  n'eft  il  pas  né  pour  tou- 
jours fouffrir  ?  Qui  peut  jouir  des  biens 
que  j'ai  perdus ,  peur-il  les  perdre  &  vi- 
vre encore  ,  &  6.es  fentimens  fi  contrai- 
res peuvent-ils  germer  dans  un  même 
cœur?  Jours  de  plaifirs  &:de  gloire,  non 
vous  n'étiez  pas  d'un  mortel  !  vous  étiez 

O  iv 


Sio      La  Nouvelle 

iiop  beaux  pour  devoir  être  périffables. 
Une  douce  exrafe  abforboit  toute  votre 
durée ,  &  la  rafiTembloir  en  un  point 
comme  celle  de  réternitc.  Il  n'y  avoit 
pour  moi  ni  paflé  ni  avenir,  ^  je  goûtois 
à  la  fois  les  délices  de  mille  fiècles.  Hé- 
las î  vous  avez  difparu  comme  un  éclair  ! 
Cette  éternité  de  bonheur  ne  fut  qu'un 
inftantdemavie.  Le  temsa  repris  fa  len- 
teur dans  les  momens  de  mon  défefpoir, 
&  l'ennui  mefure  par  longues  années  le 
refte  infortuné  de  mes  jours. 

Pour  achever  de  me  les  rendre  infup- 
portables  ,  plus  les  afîliârions  m'acca- 
blent ,  plus  tout  ce  qui  m'étoit  cher  fem- 
ble  fe  détacher  de  moi.  Madame  ,  il  fe 
peut  que  vous  m'aimiez  encore  j  mais 
d'autres  foins  vous  appellent ,  d'autres 
devoirs  vous  occupent.  Mes  plaintes 
que  vous  écoutiez  avec  intérêt  font 
maintenant  indifcrettes.  Julie  ,  Julie 
elle  même  fe  décourage  &  m'abandon- 
ne. Les  triftes  remords  ont  chaifc  l'a- 
mour. Tout  eft  changé  pour  moi  \  mon 
cœur  feul  eft  toujours  le  même,  &  mon 
fort  en  eft  plus  affreux. 


H  É  L  O  L  s  E,  ^zi 

Mais  qu'imporie  ce  que  je  fuis  &  ce 
que  je  dois  être  ?  Julie  foufFre  ,  çft-il 
tetrïs  de  fonder  à  moi  ?  Ah  !  ce  font  fes 
peines  qui  rendent  les  miennes  plus  amè- 
res.  Oui ,  j'aimerois  mieux  qu'elle  cefsât 

de  m'aimer  &  qu'elle  fût  heureufe 

Ceffer  de  m'aimer! L'efpere-r-el- 

le? Jamais  ,  jamais.    Elle  a  beau 

me  défendre  de'  la  voir  &  de  lui  écrire. 
Ce  n'eft  pas  le  tourment  qu'elle  s'ôte; 
hélas  !  c'eft  le  confolateur.  La  perte 
d'une  tendre  mère  la  doit -elle  priver 
d'un  plus  tendre  ami  ?  Croit -elle  fou- 
lager  fes  maux  ,  eu  les  multipliant  ?  O 
Amour  !  eft-ce  à  ics  dépens  qu'on  peu: 
venger  la  Nature  ? 

Non,  non  ^  c'eft  en  vain  qu'elle  pré» 
tend  m'oublicr.  Son  tendre  cœur  pour- 
ra-t-il  fe  féparer  du  mien  ?  Ne  la  retiens- 
je  pas  en  dépit  d'elle  ?  Oublie-t-on  des 
fentimens  tels  que  nous  les  avons  éprou- 
vés ,  &  peut-on  SQW  fouvenir  fans  les 
éprouver  encore?  L'Amour  vainqueur 
fitle  malheiu-  de  fa  vie  ;  l'Amour  vain- 
cu ne  la  rc-ndra  que  plus  à  plaindïe.  EUù 


322      La  Nouvelle 

pafTera  Tes  jours  dans  la  douleur ,  tour- 
mentée à  la  fois  de  vains  regrets  &  de 
vains  defirs ,  fans  pouvoir  jamais  con- 
ïenter  ni  l'Amour  ni  la  Vertu. 

Ne  croyez  pas  pourtant  qu'en  plai- 
gnant (es  erreurs  ,  je  me  difpenfe  de  les 
refpecler.  Après  tant  de  facrihces,  il  eft 
trop  tard  ,  pour  apprendre  à  défobéir. 
Puifqu'elle  commande  ,  il  fuffi:  :  elle 
n'entendra  plus  parler  de  moi.  Jugez  fi 
mon  fort  eft  affreux  1  Mon  plus  grand 
défefpoir  n'eft  pas  de  renoncer  à  elle. 
Ah  l  c'eft  dans  fon.cœur  que  font  mes 
douleurs  les  plus  vives ,  &  je  fuis  plus 
malheureux  de  fon  infortune  que  de  la 
mienne.  Vous  qu'elle  aime  plus  que 
toute  chofe,  &  qui  feule  ,  après  moi ,  la 
favez  dignement  aimer-,  Claire,  aimable 
Claire  ,  vous  êtes  l'unique  bien  qui  lui 
refte.  Il  eft  affez  précieux  pour  lui  ren- 
dre fupportable  la  perte  de  tous  les  au- 
tres. Dédommagez  la  des  confolations 
qui  lui  font  ôtées  &c  de  celles  qu'elle 
refufe  \  qu'une  fainte  amitié  fupplée  à  la 
fois  auprès  d'elle  à  la  tendrelTe  d'ufie 


H  É  L  O  i  s  E.  325 

terère,  a  celle  d'un  amant,  aux  char- 
mes de  tous  les  fentimens  qui  dévoient 
la  rendre  heuréufe.  Qu'elle  le  foit,  s'il 
eft  poflible ,  à  quelque  prix  que  ce  puilTe 
être.  Qu'elle  recouvre  la  paix  ôc  le  re- 
pos dont  je  l'ai  privée  j  je  fentirai  moins 
les  tourmens  qu'elle  m'alaifles.  Puifque 
je  ne  fuis  plus  rien  à  mes  propres  yeux  , 
puifque  c'eft  mon  fort  de  pafler  ma  vie 
à  mourir  pour  elle  j  qu'elle  me  regarde 
comme  n'étant  plus  :  j'y  confens ,  fi  cette 
idée  la  rend  plus  tranquile.  Puifle-t-elle 
retrouver  près  de  vous  (es  premières 
vertus,  fon  premier  bonheur!  PuilTe-t- 
clle  être  encore  par  vos  foins  tout  ce 
qu'elle  eût  é'é  fans  moi. 

Hélas  !  elle  étoit  fille,  &c  n'a  plus  de 
mère!  Voilà  la  perte  qui  ne  fe.  répare 
point,  &  dont  on  ne  fe  confole  jamais, 
quand  on  n  pu  fe  la  reprocher.  Sa  conf- 
cience  agitée  lui  redemande  cette  mère 
tendre  Se  chérie,  &dans  une  douleur  (1 
cruelle  l'horrible  remords  fe  joint  à  fon 
afflidion.  O  Julie  !  ce  fentiment  affreux 
devoit-il  être  connu  de  toi  ?  Vous  qui 

O  vj 


314      ^^  Nouvelle 

fûtes  témoin  de  la  maladie  &  des  der- 
niers momens  de  cette  mère  infortunée  y 
je  vous  fupplie,  je  vous  conjure  ,  dites- 
moi  ce  que  j'en  dois  croire»  [Déchirez- 
moi  le  cœur,fi  je  fuis  coupable.  Si  la 
douleur  de  nos  fautes  Ta  fait  defcendre 
au  tombeau,  nous  fommes  deux  monftres 
indignes  de  vivre  j  c'eft  un  crime  de  (on- 
ger  à  des  liens  (î  funeftes ,  c'en  eft  un  de 
voir  le  jour.  Non  (  j'ôfe  le  croire  )  un 
feu  fi  pur  n'a  point  produit  de  fi  noirs 
effets.  L'Amour  nous  infpira  des  fenti- 
mens  trop  nobles,  pour  en  tirer  les  for- 
faits des  âmes  dénaturées.  Le  Ciel ,  le 
Ciel  feroit-il  injufte  ?  &  celle  qui  fut 
immoler  fon  bonheur  aux  auteurs  de 
{qs  jours,  méritoit-elle  de-leur  coûter 
la  vie  ? 


H  É  L  O  ï  s  ^,  525 

LETTRE     XXXV. 

RÉPONSE, 

^Omment  pourroit-on  vous  aimer 
moins,  en  vous  eftimant  chaque  jour  da- 
vantage? Comment  perdrois-je  mes  an- 
ciens fentimens  pour  vous ,  tandis  que 
vous  en  méritez  chaque  jour  de  nou- 
veaux ?  Non ,  mon  cher  5c  digne  ami  5 
tour  ce  que  nous  fûmes  les  uns  aux  au- 
tres dès  notre  première  jeunefTe ,  nous  le 
ferons  le  refte  de  nos  jours  j  &  fi  notre 
mutuel  attachement  n'augmente  plus, 
c'eftqu'il  ne  peutplusaugmenter. Toute 
la  différence  eft  que  je  vous  aimois  com- 
me mon  frère,  &  qu'à  préfent,  je  vous 
aime  comme  mon  enfant;  car,  quoique 
nous  foyons  toutes  deux  plus  jeunes  que 
vous ,  &  même  vos  difciples ,  je  vous  re- 
garde un  peu  comme  le  nôtre.  En  nous 
apprenant  à  penfer,  vous  avez  appris  de 
nous  à  être  fenfible  j  &,  quoi  qu'en  dife 


31^      La  Nouvelle 

votre  philofophe  Anglois,  cette  ét^uca- 
tion  vaut  bien  l'autre  j  (\  c'eft  la  raifon 
qui  fait  l'homme,  c'eft  le  feiitiment  qui 
le  conduit. 

Savez-vous  pourquoi  je  parois  avoir 
changé  de  conduite  envers  vous  ?  Ce 
n'eft  pas ,  croyez-moi ,  que  mon  cœur  ne 
foit  toujours  le  même  j  c'eft  que  votre 
état  eft  changé.  Je  favorifai  vos  feux, 
tant  qu'il  leur  reftoit  un  rayon  d'efpéran- 
ce.  Depuis  qu'en  vous  obftinant  d'afpi- 
rer  à  Julie ,  vous  ne  pouvez  plus  que  la 
rendre  malheureufe ,  ce  feroit  vous  nuire 
que  de  vous  complaire.  J'aime  mieux 
vous  favoir  moins  à  plaindre,  &  vous 
rendre  plus  mécontent.  Qumd  le  bon- 
heur commun  devient  impofîîble,  cher- 
cher le  fien  dans  celui  de  ce  qu'on  aime, 
n'eft-  ce  pas  tout  ce  qui  refte  à  faire  à  l'a- 
mour fans  efpoir  ? 

Vous  faites  plus  que  fentircela,  mon 
généreux  ami  \  vous  l'exécutez  dans  le 
plus  douloureux  facri^ce  qu'ait  jamais 
fait  un  amant  hièle.  En  renonçant  a 


Bè  lois  s.       317 

Julie,  vous  achetez  fon  repos  aux  dé- 
pens du  vôrre,  &  c'eft  à  vous  que  vous 
renoncez  pour  elle. 

J'ôfe  à  peine  vous  d^re  les  bifarres 
idées  qui  me  viennent  là-deflus  j  mais 
elles  font  confolantes,  èc  cela  m'enhar- 
dit. Premièrement,  je  crois  que  le  vé- 
ritable amour  a  cet  avantage,  aufli-bien 
que  la  vertu  ,  qu'il  dédommage  de  tout 
ce  qu'on  lui  facrifie ,  &  qu'on  jouit  en 
quelque  forte  àç.s  privations  qu'on 
s'impofe  par  le  fentiment  même  de  ce 
qu'il  en  coûte  &  du  motif  qui  nous  y 
porte.  Vous  vous  témoignerez  que  Ju- 
lie a  été  aimée  de  vous  comme  elle 
méritoit  de  l'être,  &:  vous  l'en  aime- 
rez davantage,  &  vons  en  ferez  plus 
heureux.  Cet  amour-propre  exquis, 
qui  fait  pnyer  toutes  les  vertus  péni- 
bles ,  mêlera  fon  charme  à  celui  de  l'a- 
mour. Vous  vous  direz  ,  je  fais  aimer, 
avec  un  plaifir  plus  durable  &  plus  dé- 
licat que  vous  ^n'en  goureriez  à  dire, 
je  polTè  !e  ce  que  j'aime.  Car  celui-ci 
s'ufe  à  force  d'en  jouir  j  mais  l'auue 


32,^      La  Nouvelle 

demeure  toujours ,  &  vous  en  jouirez, 
encore  ,  quand  même  vous  n'aimeiiez 
plus. 

Outre  cela ,  s'il  eft  vrai ,  comme  Julie 
&  vous  me  l'avez  tant  dit ,  que  l'Amour 
foit  le  plus  délicieux  fentiment  qui  puif- 
fe  entrer  dans  le  cœur  humain  ,  tout  ce 
qui  le  prolonge  &  le  fixe,  même  au  prix 
de  mille  douleurs,  eft  encore  un  bien. 
Si  l'Amour  eft  un  defir  qui  s'irrite  par  les 
obftacles ,  comme  vous  le  difiez  encore, 
il  n'eft  pas  bon  qu'il  foit  content  \  il  vaut 
mieux  qu'il  dure  &  foit  malheureux, que 
de  s'éteindre  au  fein  des  plaifirs.  Vos 
feux  ,  je  l'avoue ,  ont  foutenu  l'épreuve 
de  la  pofteflîîon ,  celle  du  tems,  celle  de 
l'abfence ,  &  des  peines  de  toute  efpèce  ; 
ils  ont  vaincu  tous  les  obftacles  hors  le 
plus  puifTant  de  tous,  qui  eft  de  n'en 
avoir  plus  à  vaincre,  &c  de  fe  nourrir  uni, 
quement  d'eux-mêmes.  L'univers  n'a  ja- 
mais vu  de  paftîon  foiitenir  cette  épreu- 
ve :  quel  droit  avez-vous  d'efpérer  que 
la  vôtre  l'eût  foutenue  ?  Le  tems  eût  joiiiE 
au  dégoût  d'une  longue  poireflion  le  pro- 


H  É  L  o  ï  s  E,  3î<> 

grès  de  l'âge  &  le  déclin  de  la  beauté  j  il 
femble  fe  fixer  en  votre  faveur  par  vo- 
tre féparation  ;  vous  ferez  toujours  l'un 
pour  l'autreà  la  fleur  des  ans  j  vous  vous 
verrez  fans  cefTe  tels  que  vous  vous  vîtes 
en  vous  quittant  \  &  vos  cœurs,  unis  juf- 
qu'au  tombeau,  prolongeront  dans  une 
illufion  charmante  votre  jeunefle  avec 
vos  amours. 

Si  vous  n'euflîez  peint  été  heureux, 
une  infurmontable  inquiétude  pourroit 
vous  tourmenter*,  votre  cœur  regretteroit 
en  foupirant  les  biens  dont  il  étoit  digne  j 
votre  ardente  imagination  vous  deman- 
deroit  fans  celTè  ceux  que  vous  n'auriez 
pas  obtenus.  Mais  l'Amour  n'a  point  de 
délices  dont  il  ne  vous  ait  comblé;  &, 
pour  parler  comme  vous  ,  vous  avez 
épuifé  durant  une  année  les  plaifirs  d'une 
vie  entière.  Souvenez- vous  de  cette 
lettre  (î  paffionnée,  écrite  le  lendemain 
d'un  rendez-vous  téméraire.  Je  l'ai  lue 
avec  une  émotion  qui  m'étoit  incon- 
nue :  on  n'y  voit  pas  l'état  permanent 
d'une  âme  attendrie  j   mais  le  derniec 


^^o      La  Nouvelle 

délire  d'un  cœur  brûlant  d'amour,  &:  ivre 
de  volupté.   Vous  jugeâtes  vous  -  ftic- 
me  qu'on  n'éprouvoit  point  de  pareils 
tranfporrs  deux  fois  en  la  vie,  &  qu'il 
falloit  mourir  après  les  avoir  fentis.  Mon 
ami ,  ce  fut-là  le  comble  j  &,  quoi  que 
la  fortune  &  l'amour  eulTent  fait  pour 
vous ,    vos   feux   &  votre  bonheur  ne 
pouvoient  plus  que  décliner.  €et  inftann 
fut  auffi  le  commencement  de  vos  dif- 
grâces,  &  votre  amante  vous  fut  ôtée 
au  moment  que  vous  n'aviez  plus  de  (en- 
timens  nouveaux  à  goûter  auprès  d'elle  j 
comme  (î  le  fort  eût  voulu  garantir  vo- 
tre cœur  d'un  épuifement  inévitable,  6i 
vous  lailTer  ,  dans  le  fouvenir  de  vos 
plaifirs  palTés ,  unplaifir  plus  doux  que 
tous  ceux  dont  vous  pourriez  jouir  en- 
core. 

Confolez- vous  donc  de  la  perte  d'un 
bien  qui  vous  eût  toujours  échappé,  & 
vous  eûtravi  de  plus  celui  qui  vous  refte. 
Le  bonheur  &  l'amour  fe  feroient  éva- 
I30uis  à  la  fois  j  vous  avez  au  moins  con- 
fervé  le  fentimentj  on  n'eft  point  fans 


H  È  L  o  ï  s  E.  ^3Ï 

pîaifitSj  quand  on  aime  encore.  L'image 
de  l'amour  éteint:  effraye  plus  un  cœur 
tendre  que  celle  de  l'amour  malheureux, 
&  ledéçoût  de  ce  qu'on  poUcde  eft  un 
état  cent  fois  pire  que  le  regrec  de  ce 
qu'on  a  perdu. 

Si  les  reproches  que  ma  défolée  cou- 
fîne  fe  fait  furla  mort  de  fa  mère  étoient 
fondés,  ce  cruel  fouvenir  empoifonne- 
roit,  je  l'avone  ,  celui  de  vos  amours, 
&:  une  fi  funefte  idée  devroit  à  jamais 
les  éteindre  \  mais  n'en  croyez  pas  à  (qs 
douleurs ,  elles  la  trompent;  ou  plutôt, 
le  chimérique  motif  dont  elle  aime  à  les 
aggraver,  n'eft  qu'un  prétexte  pour  en 
juftifier  l'excès.  Cette  âme  tendre  craint 
toujours  de  ne  pas  s'affliger  alfez  ,  & 
c'efl:  une  forte  de  plaifir  pour  elle  d'ajou- 
ter au  fentiment  de  (qs  peines  tour  ce 
qui  peut  les  aigrir.  Elle  s'en  impofe  , 
foyez-en  fur  \  elle  n'eft  pas  fuicèie  avec 
elle-même.  Ah  !  fi  elle  croyoit  bien  fii> 
cèrement  avoir  abrégé  les  jours  de  fa  mè- 
re ,  fon  cœur  en  pourroit-il  fupporrer 
l'affreux  remords  ?  Non ,  non ,  mon  ami  -, 


331      La  Nouv elle 

elle  ne  la  pleureroit  pas,  elle  lauroit  fui- 
vie.  La  maladie  de  Madame  d'Érange  eft 
bien  connue  j  c'étoit  une  hydropifie  de 
poitrine  dont  elle  ne  pouvoir  revenir,  ôc 
l'on  déferpéroic  de  fa  vie  avant-  même 
qu'elle  eût  découvert  votre  correfpon- 
dance.  Ce  fut  un  violent  chagrin  pour 
elle  5  mais  que  de  plaifirs  réparèrent  le 
mal  qu'il  pouvoir  lui  faire?  Qu'il  fur  con- 
folant  pour  cette  tendre  mère  de  voir ,  en 
gémilTant  des  fautes  de  fa  fille ,  par  com- 
bien-devertus  elles étoient  rachetées, & 
d'être  forcée  d'admirer  fon  âme,  en  pleu- 
rant fa  foiblelfe  !  Qu'il  lui  fut  doux  de 
fentir  combien  elle  en  étoit  chérie!  Quel 
zèle  infatigable  !  Quels  foins  continuels! 
Quelle  a/îiduité  fans  relâche! Quel  défef- 
poir  de  l'avoir  affligée  !  Que  de  regrets , 
que  de  larmes ,  que  de  touchantes  caref- 
fes,quelleinépuifablefenfibiliré!C'éroit 
dans  les  yeux  de  la  fille  qu'on  lifoit  tout 
ce  que  foufFroit  la  mère  ;  c'étoit  elle  qui 
Ja  fervoit  les  jours,  qui  la  veilloit  les 
nuits;  c'étoit  de  fa  main  qu'elle  recevoir 
tous  les  fecours  :  vous  euiîîez  cru  voir 


H  È  L  o  ï  s  E,         33  5 

'Une  autre  Julie  j  fa  délicacelTe  naturelle 
avoit  dJ/paru  ,  elle  étoit  forte  &  robuf- 
te  :  les  foins  les  plus  pénibles  ne  lui  coû- 
toient  rien ,  &  fon  âme  fembloit  lui  don- 
ner un  nouveau  corps.  Elle  faifoic  tout, 
&  paroifiToit  ne  rien  faire;  elle  étoit  par- 
tout, &  ne  bougeoir  d'auprès  d'elle.  On 
la  trouvoic  fans  cefle  à  genoux  devant 
fon  lit ,  la  bouche  collée  fur  fa  main  , 
gémid^nt  ou  de  fa  faute  ou  du  mal  de 
fa  mère,  &  confondant  c^s  deux  fenti- 
ïXiQns  ,  pour  s  en  affliger  davantage.^  Je 
n'ai  vu  perfonne  entrer  les  derniers  jours 
dans  la  chambre  de  ma  tante  fans  être 
ému  jufqu'aux  larmes  du  plus  attendrif- 
fant  de  tous  les  fpe(5tacles.  On  voyoit 
Teffort  que  faifoient  ces   deux  cœurs 
pour  fe  réunir  plus  étroitement  au  mo- 
ment d'une  funefteféparation. On  voyoit 
que  le  feul  regret  de  fe  quitter  occupoit 
la  mère  &  la  fille,  &  que  vivre  ou  mou- 
rir n'eût  été  rien  pour  elles ,  fi  elles 
avoient  pu.  refter  ou  partir  enfemble. 

Bien  loin  d'adopter  les  noires  idées  de 
Julie,  foyez  fur  cjue  tout  ce  qu'on  peut 


534  ^^  NOUV ELLE 
efpérer  des  fecours  humains  &  des  con-î 
/blatiotis  du  coeur  a  concouru  de  fa  parc 
a  retarder  le  progrès  de  la  maladie  de 
/amèrCj^»:  qu'infailliblement  fa  tendreC- 
fe  &:  (qs  foins  nous  l'ont  confervée  plus 
long-tems  que  nous  n'euflions  pu  faire 
fans  elle.  Ma  tante  elle-même  m'a  dit 
.cent  fois  que  (q.s  derniers  jours  étoienc 
les  plus  doux  momens  de  fa  vie ,  &  que 
le  bonheur  de  fa  fille  croit  la  feulg  chofç 
qui  manquoit  au  fien. 

S'il  faut  attribuer  fa  perte  au  chagrin» 
ce  chagrin  vient  de  plus  loin  ,  &  c'eft  à 
fon  époux  feul  qu'il  faut  s'en  prendre, 
Lon^-temsinconrtant&  volage, il  prodi- 
gua les  feux  de  faieuneffe  à  mille  objet-s 
moins  dignes  de  plaire  que  fa  vertueufe 
compagne  ,  &,  quand  l'âge  le  lui  eut  ra- 
mené, il  conferva  près  d'elle  cette  ru- 
ât^Q  inflexible  dont  les  maris  iniidèleô 
ont  coutume  d'aggraver  leurs  torts.  Ma 
pauvre  Coufine s'en eft.reflentie.Un  vain 
entêtement  de  nobleOe,  &  cette  roideuj: 
de  cara(5tèue  que  rien  n'amollir,  ont  fait 
yo^s  malheu  rs  &  les  fieiis.Sa  mère,  f^ui  ç\\i 


H  È  L  o  ï  s  E.         335 

toujours  du  penchant  pour  vous,  &  qui 
pénétra  fou  amour  quand  il  étoit  trop 
tard  pour  l'éteindre  ,  porta  long-tems  en 
fecret  la  douleur  de  ne  pouvoir  vaincre 
le  goût  de  fa  hlle ,  ni  l'obftination  de  Ion 
époux  ,  &  d'être  la  première  caufe  d'un 
mal    qu'elle    ne  pouvoit   plus  guérir. 
Quand  vos  lettres  furprifes  lui  eurent  ap- 
pris jufqu'où  vous  aviez  abuféde  fa  con- 
fiance ,  elle  craignit  de  tout  perdre  en 
voulant  tout  fauver  ,  &:  d'expofer  les 
jours  de  fa  fille  pour  rétablir  fon  hon- 
neur. Elle  fonda  plusieurs  fois  fon  mari 
fansfuccès.  Elle  voulut  plufieurs  fois  ha? 
farder  une  confidence  entière, &  lui  mon- 
trer toute  l'étendue  de  fon  devoir  j   la 
frayeur  &  fa  timidité  la  retinrent  tou« 
jours.  Elle  héfira  ,  tant  qu'elle  put  par- 
ler j  lorfqu'elle  le  voulut ,  il  n'étoit  plus 
tems  ,  les  forces  lui  manquèrent-,  el!e 
mourut  avec  le  fatal  fecret^  &:  moi ,  q  i 
connois  l'humeur  de  cet  homme  fcvère, 
fans  favoir  :ufqu'où  les  fentimens  de  la 
Nature  auroienc  pu  la  tempésçr,  je  ref'^ 


3  3^      ^^  Nouvelle 

pire,  en  voyant  au  moins  les  jours  de  Ju- 
lie en  fureté. 

Elle  n'ignore  rien  de  tout  cela;  mais 
vous  dirai- Je  ce  que  je  penfe  de  iQS  re- 
mords apparens  ?  L'amour  eft  plus  ingé- 
nieux qu'elle.  Pénétrée  du  regret  de  fa 
nîère,ellevoudroit  vous  oublier;  &•,  mal- 
gré qu'elle  en  ait ,  il  trouble  fa  confcien- 
ce  pour  la  forcer  de  penfer  à  vous  \  il 
veut  que  fes  pleurs  aient  du  rapport  à  ce 
qu'elle  aime.  Elle  n'ôferoit  plus  s'en  oc- 
cuper direétement  ;  il  la  force  de  s  ta 
occuper  encore ,  au  moins  par  fon  repen- 
tir. Il  l'abufe  avec  tant  d'art  qu'elle  aime 
mieux  fouffrir  davantage ,  &  que  vous 
entriez  dans  le  fujet  de  its  peines.  Votre 
cœur  n'entend  pas ,  peut-être  ,  ces  dé- 
tours du  iîen  ;  mais  ils  n'en  font  pas 
moins  naturels;  car  votre  amour  à  tous 
deux,  quoiqu'égal  en  force,  n'eft  pas 
femblableeneffet.Le  vôtre  eft  bouillant 
&  vif,  le  fien  eft  doux  èc  tendre  :  vos 
fentimens  s'exhalent  au-dehors  avec  vé- 
hémence ,  les  fiens  retournent  fur  elle- 
même  , 


H É  L  oï s  E,         337 

même ,  Se  pénétranc  la  fubftaiice  de  fou 
âme,  l'alcèrent&Ia  changent infenfible- 
ment.  L'amour  àn'me  &:  fourient  votre 
cccur  ,  il  afFaiife  &  abbat  le  fien  j  tous 
les  reflorts  en  font  relâchés ,  fa  force  eft: 
nulle,  fon  courage  ed:  éteint,  fa  vertu 
n'eft  plus  rien.  Tant  d'héroïques  facultés 
ne  font  pas  anéanties,  mais  fufpendues  : 
un  moment  de  crife  peut  leur  rendre 
toute  leur  vigueur,  ou  les  effacer  fans 
retqui:.-  Si  elle  fait  encore  un  pas  vers 
le  découragement,  elleeft  perdue  j  mais 
fî  cette  âme  excellente  fe  relève  un  inf-^- 
tant,  elle  fera  plus  grande  ,  plus  forte  , 
plus  vertueufe  que  jamais,  &  il  ne  feri 
plus  queftionde  rechute.  Croyez-moi, 
mon  aimable  ami ,  dans  cet  état  péril- 
leux fâchez  refpeâ:er  ce  que  vous  aima-» 
tes.  Tout  ce  qui  lui  vient  de  vous ,  fut- 
ce  contre  vous-même,  ne  lui  peut  être 
que  mortel.  Si  vous  vous  obftinez  aur- 
près  d'elle ,  vous  pourrez  triompher  ai- 
fément  j  mais  vous  croirez  en  vain  pof- 
féder  la  même  Julie  j  vous  ne  la  rg- 
MQUverez  plus, 


33S      La  Nouv elle 

— -  .  r 

LETTRE     XXXV L 

DE  Mylord  Edouard 

A     l' Amant     de     Julie. 

I". 

J 'A  V  o  I  s  acquis  6.qs  droits   fur  ton 

cœur  5  tu  m'étois  néceflaire,  j'érois  prêt 
à  t'aller  joindre.  Que  t'importent  mes 
droits ,  mes  befoins  ,  mon  emprefTe- 
ment  ?  Je  fuis  oublié  de  toi  j  tu  ne  dai- 
gnes plus  m'écrire.  J'apprends  ta  vie 
folitaire  6c  farouche  ,  je  pénètre  tes  def- 
feins  fecrets.  Tu  t'ennuies  de  vivre. 

Meurs  donc,  jeune  infenfé;  meurs, 
homme  à  la  fois  féroce  &  lâche  :  mais 
fâche,  en  mourant,  que  tu  laifTes  dans 
l'âme  d'un  honnête-homme  à  qui  tu  fus" 
cher ,  la  douleur  de  n'avoir  fervi  qu'ua 
ingrat. 


H  É  L  O  ï  s  E.  339 

LETTRE    XXXVI  L 

RÉPONSE. 


Enez,  Mylord  ;  je  croyois  ne  pou- 
voir plus  goûter  de  plaifirs  fur  la  terre  : 
mi%.s  nous  nous  reverrons.  Il  n'eft  pas 
vrai  que  vous  puifliez  me  confondre 
avec  les  ingrats  :  votre  cœur  n'eft  pas 
fait  pour  en  trouver ,  ni  le  mien  pour 

être. 
I 

BILLET. 

DE    Julie. 

xL  eft  tems  de  renoncer  aux  erreurs  de 
laljeunefTe  &  d'abandonner  un  trompeur 
efpoir.  Je  ne  ferai  jamais  à  vous.  Ren- 
dez-moi donc  ma  liberté  que  je  vous 
ai  engagée  ,  &  dont  mon  père  veut  dif- 
pofer  \  ou  mettez  le  comble  à  mes  mal- 
heurs, par  un  refus  qui  nous  perdra  tous 
deux  fans  vous  être  d'aucun  ufage. 

JuHE  d'Étange. 
Pi] 


540      La  Nouv elle 

LETTRE     XXXVIII, 

DU  Baron  d'Étange. 
Dans  laquelle  ètoit  k précédent  billets 

»3>'Il  peut  refter  dans  l'âme  d'un  fubor- 
iienr  quelque  fenrimenr  d'honneur  & 
d'humanité,  répondez  à  ce  billet  d'une 
malheureufe  dont  vous  avez  corrompu 
le  cœur ,  &  qui  ne  feroit  plus  ,  fi  j'ôfois 
foupçonner  qu'elle  eût  porté  plus  loin 
l'oubli  d'elle-même.  Je  m'étonnerai  peu 
que  la  même  philofophiequi  lui  apprit 
à  fe  jeter  à  la  tête  du  premier  venu  , 
lui  apprenne  encore  à  défobéir  à  fon 
père.  Penfez-y  cependant.  J'aime  à 
prendre  en  toutes  occafions  les  voies  de 
la  douceur  &  de  l'honnêteté  ,  quand 
j'efpere  qu'elles  peuvent  fuffire  -,  mais 
il  ]Qn  veux  bien  ufer  avec  vous  ,  ne 
croyez  pas  que  j'ignore  comment  fe 
venge  l'honneur  d'un  Gentilhomme  of-» 
fçnfé  par  un  homme  qui  ne  l'eft  pas, 


Ht  L  Oî  s  £.  341 


LETTRE     X  X  X  I  X.  « 

RÉPONSE. 

XLPargnez-vous,  Monfieur,  des  me- 
naces vaines  qui  ne  m'efFraienc  point , 
&  d'injuftes  reproches  qui  ne  peuvent 
m'humilier.  Sachez  qu'entre  deux  per- 
fonnes  de  même  âge  il  n'y  a  d'autre 
fuborneur  que  l'amour  ,  &  qu'il  ne 
vous  appartiendra  jamais  d'avilir  un 
liomme  que  votre  fille  honora  de  fort 
eftime. 

Quel  facrifice  ôfez-vous  m'impofer, 
te  à  quel  titre  l'exigez-vous  ?  Eft-ce  à 
l'auteur  de  tous  mes  maux  qu'il  faut  im- 
moler mon  dernier  efpoir  ?  Je  veux  ref- 
peder  le  père  de  Julie  j  mais  qu'il 
daigne  être  le  mien  ,  s'il  faut  que  j'ap- 
preniife  à  lui  obéir.  Non,  non,  Mon- 
fîeur  ,  quelque  opinion  que  vous  ayez 
de  vos  procédés,  ils  ne  m'obligejir  point 
i  renoncer  pour  vous  à  Aqs  droits  fî 

P  iij 


34^^      La  NovveIlz 

chers  &:  fi  bien  mérités  de  mon  coeur. 
Vous  faites  le  malheur  de  ma  vie.  Je 
ne  vous  dois  que  de  la  haine ,  6c  vous 
n'avez  rien  à  prétendre  de  moi.  Julie 
a  parlé  j  voilà  mon  confentement.  Ah  ! 
■qu'elle  foit  toujours  obéie  !  Un  autre 
la  pofréderaj  mais  )tn.  ferai  plus  digne 
d'elle. 

Si  votre  fille  eût  ofé  me  confulter 
fur  les  bornes  de  votre  autorité  ,  ne 
doutez  pas  que  je  ne  lui  eufïe  appris  a 
léfifter  à  vos  prétentions  injuftes.  Quel 
que  foit  l'empire  dont  vous  abufez  , 
mes  droits  font  plus  facrés  que  les  vô- 
ites  \  la  chaîne  qui  nous  lie  eft  la  borne 
du  pouvoir  paternel ,  même  devant  les 
tribunaux  humains,  &  quand  vous  ôfez 
réclamer  la  Nature  ,  c'efl  vous  feul  qui 
bravez  fes  loix. 

N'allégudz  pas ,  non  plus ,  ctx.  hon- 
neur fi  bifarre  &  (\  délicat  que  vous 
parlez  de  venger  j  nul  ne  l'ofFenfe  que 
vous-même.  Refpedez  le  choix  de  Ju- 
lie 5  6c  votce  honneur  eft  en  fureté  j  car 


H  È  L  o  i  s  Ê,        145 

Iflôtl'  cœur  vous  honore  malgré  vos  ou- 
trages ^  &  malgré  \es  maximes  gothi- 
ques ,  l'alliance  d'un  honnête-homme 
n'en  déshonora  Jamais  un  autre.  Si  ma 
préfomption  vous  ofFenfe  ,  attaquez  ttia 
vie  ,  je  ne  la  défendrai  jamais  contre 
vous  \  au  fur  plus  ,  je  me  foueie  fort 
peu  de  favoir  en  quoi  confifte  l'hon- 
Heur  d'un  Gentilhomme  j  mais  quant  a 
celui  d'un  homme  de  bien,  il  m'appar- 
tient ,  je  fais  -le  défendre ,  &  le  con- 
ferverai  pur  &  fans  tache  jufqu'au  der- 
nier foupir. 

Allez  ,  père  barbare  &  peu  digne 
d'un  nom  fi  doux  j  méditez  d'affreux 
parricides,  tandis  qu'une  fille  tendre  & 
foumife  immole  (on  bonheur  à  vos 
préjugés.  Vos  regrets  me  vengeront  un 
jour  des  maux  que  vous  me  faites  ,  & 
vous  fentirez  trop  tard  que  votre  haîne 
aveugle  &  dénaturée  ne  vous  fut  pas 
moins  funefte  qu'à  moi.  Je  ferai  mal- 
heureux ,  fans  doute  ;  mais  fi  jamais  l.a 
voix  du  fang  s'élève  au  fond  de  votre 

P   iv 


344      ^^  Nouvelle 

tœur  \  combien  vous  le  ferez  plus  encore 
d'avoir  facrifié  à  des  chimères  l'unique 
fruit  de  vos  entrailles  j  unique  au  monde 
en  beauté ,  en  mérite  ,  en  vertus ,  Se 
pour  qui  le  ciel ,  prodigue  de  fesdons, 
ji'oublia  rien  qu'un  meilleur  père. 


BILLET, 

Inclus  dans  la  lettre  précédente» 

"v 

Je  rends  à  Julie  d'Étange  le  droit  de 

difpofer  d'elle-même  ,  &  de  donner  fa 
main  fans  confulter  fon  cœur. 

S,  G, 


^L^^>f 


îî  È  L  o  ï  s  E,  345 


LETTRE     XL. 

DE     Julie. 

E  voulois  vous  décrire  la  fcène  qui 
vient  de  fe  pafTer  ,  &  qui  a  produit  le 
billet  que  vous  avez  dû  recevoir  ;  mais 
mon  père  a  pris  Ces  mefures  fi  juftes 
qu'elle  n'a  fini  qu'un  moment  avant  le 
départ  du  courier.  Sa  lettre  eft  fans 
doute  arrivée  à  tems  à  la  pofte  j  il  n'en 
peut  être  de  même  de  celle-ci  j  votre 
réfolution  fera  prife  &  votre  réponfe 
partie  avant  qu'elle  vous  parvienne  J 
ainfi  tout  détail  feroit  déformais  inu- 
tile. J'ai  fait  mon  devoir  \  yous  ferez 
le  ventre  j  mais  le  fort  nous  accable , 
l'honneur  nous  trahit  j  nous  ferons  fé- 
parés  à  jamais ,  &: ,  pour  comble  d'hor- 
reur, je  vais  pafler  dans  les....  Hélas  ! 
l'ai  pu  vivre  dans  les  tiens  !  O  devoir  ! 
à  quoi  fers-tu  ?  O  providence!....  il 
faut  gémir  &:  fe  taire. 

La  plume  échappe  de  ma  main.  J'é- 

P  y 


34^      La  Nouvelle 

tois  incommodée  depuis  quelques  jouïs; 
rentretien  de  ce  matin  m'a  prodigieufe- 

ment  agitée la  tête  &  le  cœur  ma 

font  mal je  me  fens  défaillir....  le 

Ciel  auroit-il  pitié  de  mes  peines?.... 
Je  ne  puis  me  foutenir....  je  fuis  forcée 
à  me  mettre  au  lit ,  &:  me  confole  dans 
l'efpoir  de  n'en  point  relever.  Adieu  , 
mes  uniques  amours.  Adieu ,  pour  la 
dernière  fois  ,  cher  &  tendre  ami  de 
Julie.  Ah  !  fi  je  ne  dois  plus  vivre  pour 
toi  5  n'ai-je  pas  déjà  cefle  de  vivre  \ 


H  È  L  o  ï  s  E.        547 

^mmmmmÊammmmÊtneamÊmmmmmÊmimomm^ÊmÊÊÊÊmÊtmmmmÊÊaÊmamÊm 

»W^»^i  II»  ■■    ■p-«.».«.i-—  ■■■     —     ir»     I  .1     ■  ■■     ■■  ,1  ——MB 

LETTRE     XLI. 
Ds  Julie   a  Madame   d'Orbe. 

ÂL  eft  donc  vrai  ,  chère  &:  cruelle 
amie ,  que  tu  me  rappelles  à  la  vie  &C  à 
mes  douleurs  1  J'ai  vu  l'inftant  heureux 
où  j'allois  rejoindre  la  plus  tendre  des 
mères  ^  tes  foins  inhumains  m'ont  en- 
chaînée pour  la  pleurer  plus  long-tems  j 
&,  quand  le  delîc  de  la  fuivre  m'arrache 
à  la  terre,  le  regret  de  te  quitter  m'y 
retient.  Si  je  me  confolede  vivre,  c'eft 
par  refpoir  de  n'avoir  pas  échappé  toute 
entière  à  la  mort.  Ils  ne  font  plus  ,  ces 
agrémens  de  mon  vifage  que  mon  cœur 
a  payés  fi  cher  :  la  maladie  dont  je  fors 
m'en  a  délivrée.  Cette  heureufe  perce 
ralentira  l'ardeur  groflière  d'un  homme 
alTez  dépourvu  de  délicatefle  pourm'ô» 
fer  époufer  fans  mon  aveu.  Ne  trouvant 
plus  en  moi  ce  qui  lui  plut,  il  fe  fou» 
ciera  peu  du  refte.  Sans  manquer  de  pa- 
role à  mon  père ,  fans  offenfej  l'ami  don: 

P  v] 


34^      La  Nov velle 

il  tient  la  vie,  je  faiiiai  rebuter  cet  im- 
portun :  ma  bouche  gardera  le  filence, 
mais  mon  afpeâ:  parlera  pour  moi.  Son 
dégoût  me  garantira  de  fa  tyrannie  ,  Se 
il  me  trouvera  trop  laide  pour  daigner 
me  rendre  malheureufe. 

Ah ,  chère  coufine  !  Tu  connus  un  cœur 
plus  conftant  &  plus  tendre ,  qui  ne  fe  fût 
pas  aind  rebuté.  Son  goût  ne  fe  bornoic 
pas  aux  traits  &  à  la  figure;  c'étoit  moi 
qu'il  aimoit,  &  non  pas  mon  vifage  :  c'é- 
toit par  tout  notre  être  que  nous  étions 
unis  l'un  à  l'autre,  &  tant  que  Julie  eût 
été  la  même ,  la  beauté  pouvoit  fuir ,  l'a- 
mour fût  toujours  demeuré.  Cependant 
il  a  pu  confentir...  l'ingrat  !...  Il  l'a  dû, 
puifque  j'ai  pu  l'exiger.  Qui  eft-ce  qui 
retient  par  leur  parole  ceux  qui  veulent 
retirer  leur  cœur?  Ai-je  donc  voulu  re- 
tirer le  mien  ?  . . . .  L'ai  -  je  fait  ? . .  .  , 
O  Dieu  !  faut-il  que  tout  me  rappelle  in- 
cefiTamment  un  tems  qui  n'eft  plus,  & 
des  feux  qui  ne  doivent  plus  être  !  J'ai 
beau  vouloir  arracher  de  mon  cœur  cette 
image  chérie  \  je  l'y  fens  trop  fortement 


jReloïsé:       34^ 

attachée  \  Je  le  déchire  fans  le  dégager,  5C 
mes  efforts  pour  en  effacer  un  fî  doux  fou- 
venir,  ne  font  que  l'y  graver  davantage- 
Oferai-je  te  dire  un  délire  de  ma  fiè- 
vre, qui,  loin  de  s'éteindre  avec  elle,  me 
tourmente  encore  plus  depuis  ma  guéri- 
fon  ?  Oui,  connois  &  plains  l'égarement' 
d'efprit  de  ta  malheureufe  amie  ,  ÔC 
rends  grâce  au  ciel  d'avoir  préfervé  ton 
cœur  de  l'horrible  pafïion  qui  le  donne. 
Dans  un  des  momens  où  j'étois  le  plus 
mal ,  je  crus ,  durant  l'ardeur  du  redou- 
blement, voir  à  côté  de  mon  lit  cet  in-? 
fortuné  \  non  tel  qu'il  charmoit  jadià 
mes  regards  durant  le  court  bonheur  de 
ma  vie  j  mais  pâle  ,  défait ,  mal  en  or- 
dre, &  le  défefpoir  dans  \qs  yeux.  Il 
étoit  à  genoux  ;  il  prit  une  de  mes 
mains ,  &  ,  fans  fe  dégoûter  de  l'état 
oii  elle  étoit ,  fans  craindre  la  commu- 
nication d'un  venin  fl  terrible,  il  la 
couvroit  de  baifers  &  de  larmes.  A  fon> 
afped,  j'éprouvai  cette  vive  &  délicieu- 
fe  émotion  que  me  donnoit  quelquefois 
fa  préfence  inattendue.  Je  voulus  m'é- 


'550      La  Nouvelle 

lancer  vers  lui;  on  me  recinr ,  ru  l'arra-^ 
chas  de  ma  préfence  \  &  ce  qui  me  tou- 
cha le  plus  vivement  ,  ce  furent  fes 
gémiflemens  que  je  crus  entendre  à 
mefure  qu'il  s'éloignoir. 

Je  ne  puis  te  repréfenter  l'effet  éton- 
nanr  que  ce  rêve  a  produit  fur  moi.  Ma 
fièvre  a  été  longue  Se  violente;  j'aiperda 
la  connoifTanee  durant  plusieurs  jours  ; 
l'ai  fouvenr  rêvé  à  lui  dans  mes  tranf- 
ports  \  mais  aucun  de  ces  rêves  n'a  lai(îc 
dans  mon  imagination  des  impreffions 
auffi  profondes  que  celle  de  ce  dernier. 
Elle  eft  telle  qu'il  m'eft  impoflîble  de 
l'effacer  de  ma  mémoire  &  de  mes  (ens. 
A  chaque  minute ,  à  chaque  inftant  il 
jne  femble  de  le  voir  dans  la  même  at- 
titude ;  fon  air ,  fon  habillement ,  fon 
gefle,  fon  trifle  regard  frappent  encore 
mes  yeux  :  je  crois  fentir  {qs  lèvres  fe 
preiïer  fur  ma  main  ;  je  la  fens  mouiller 
de  its  larmes  ;  les  fons  de  fa  voix  plain- 
tive me  font  treffaillir  ;  je  le  vois  en- 
traîner loin  de  moi  ;  je  fais  effort  pour 
le  retenir  encore  :  tout  me  retrace  une 


H  à  L  o  z5  t:.       35i 

fcène  imaginaire  avec  plus  de  force 
que  \ts  évènemens  qui  me  font  réelle-, 
ment  arrivés. 

J'ai  long-rems  héfité  à  te  faire  cette 
confidence;  la  honte  m'empêche  de  te 
la  faire  de  bouche  \  mais  mon  agitation  , 
loin  de  fe  calmer,  ne  fait  qu'augmenter 
de  jouren  jour,  &  je  ne  puis  plus  rcfifter 
au  befoin  de  t'avouer  ma  folie.  Ah! 
qu'elle  s'empare  de  moi  toute  entière. 
Que  ne  puis-je  achever  de  perdre  aiail 
la  raifon  j  puifque  le  peu  qui  m'en  refte 
ne  fert  plus  qu'à  me  tourmenter  ! 

Je  reviens  à  mon  rêve.  Ma  coufine  ^ 
laille-moi ,  fi  tu  veux ,  de  mafimplicité  ; 
mais  il  y  a  dans  cette  vifion  je  ne  fais  quoi 
de  myftérieux  qui  la  diftingue  du  délire 
ordinaire.  Eft-ce  un  preflentiment  de  la 
mort  du  meilleur  des  hommes?  Eft-ce 
on  avertifTement  qu'il  n'eft  déjà  plus  ? 
Le  ciel  daigne-t-il  me  gnider  au  moins 
une  fois ,  &  m'invite-t-il  à  fuivre  celui 
qu'il  me  fit  aimer  ?  Hélas  !  l'ordre  de 
mourir  fera  pour  moi  le  premier  de  fes 
bienfaits. 


35^      ^^  Nouvelle 

J'ai  beau  me  rappeller  tous  ces  vaîns' 
difcours  donc  la  philofophie  amufe  les 
gens  qui  ne  fencenc  rien  j  ils  ne  m'en  im- 
pofenc  plus ,  &:  je  Ç^ns  que  je  les  mépri- 
fe.  On  ne  voit  point  les  efprits,  je  le 
veux  croire  :  mais  deux  âmes  (i  étroi- 
tement unies  ne  fauroient-elles  avoir 
entre  elles  une  communication  immé- 
diate, indépendante  du  corps  &  des 
fens  ?  L'impreiîîori  direéle  que  l'une  re- 
çoit" de  l'autre  ne  peut-elle  pas  la  tranf- 
înettre  au  cerveau,  &  recevoir  de  lui, 
par  contre-coup  ,  \qs  fenfations  qu'elle 
lui  a  données  ?  . .  .  .  Pauvre  Julie ,  que 
d'extravagances!  Que  les  pafîions  nous 
rendent  crédules  j  &  qu'un  cœur  vive- 
ment touché  fe  décache  avec  peine  des 
jerreurs  mêmes  qu'il  apperçoit. 


Tonte  II 


Pa.jc  3S3. 


ï]  uu icaîi'.iU'UTi  <!'•  1  auiîG  iir 


H  È  L  O  'i  S  E,  3  55 


RSEa^macH 


LETTRE     XLIL 

RÉPONSE. 

A 

Jl\  h  !  fille  trop   malheureufe  &  trop 
fenfible  j  n'es- tu  donc  née   que  pour 
foufïrir  ?  Je  voudrois  en  vain  t'épargner 
des  douleurs  j  tu  fembles  les  chercher 
fans  cqS^q  ,  &  ton  afcendant  eft  plus  fort 
que  tous  mes  foins.  A  tant  de  vrais  fu- 
jets  de  peine  n'ajoute  pas  au  moins  des 
chimères)  &  puifque  madifcrction  t'eft 
plus  nuifible  qu'utile,  fors  d'une  erreur 
qui  te  tourmente  j  peut-être  la  trille  vé- 
rité te  fera-r  elle  encore  moins  cruelle. 
Apprends-donc  que  ton  rêve  n'eft  poiuc 
un  rêve  ;  que  ce  n'eft  point  l'Ombre  ds 
ton  ami  que  tu  as  vûe,maisfaperfonne; 
&  que  cette  touchante  fcène  inceiram- 
ment  prcfente  à  ton  imagination  s'eft 
pafTée  réellement  dans  ta  chambre  le  fur- 
lendemain  du  jour  où  tu  fus  le  plus  mal, 
La  veille  je  t'avois  quittée  alTez  tard , 
&  M.  d'Orbe  3  qui  voulut  me  relever  au- 


J54      ^^  Nouvelle 

près  de  toi  cette  nuit-là,  étoic  prêt  à  fortirj 
quand  tout-à-coup  nous  vîmes  entrer 
brufquement  &  fe  précipiter  à  nos  pieds 
ce  pauvre  malheureux  dans  un  état  à  faire 
pitié.  Il  avoit  pris  la  pofte  à  la  réception 
de  ta  dernière  lettre.  Courant  jour  & 
nuit  il  fit  la  route  en  trois  jours  ,  &  ne 
s'arrêta  qu'à  la  dernière  pofte  en  attendant 
la  nuit  pour  entrer  en  ville.  Je  te  l'avoue 
à  ma  honte  ,  je  fus  moins  prompte  que 
M.  d'Orbe  à  lui  faut'er  au  cou  :  fans  fa- 
voir  encore  la  raifon  de  fon  voyage  ,  j'en 
prévoyois  la  conféquence.  Tant  de  fou- 
venirs  amers ,  ton  danger ,  le  (îen ,  le  dé- 
fordreoùjele  voyois,  toutempoifonnoic 
une  fi  douce  furprife ,  &  j'étois  trop  faille 
pour  lui  faire  beaucoup  de  carelîes.  Je 
l'embrafTai  pourtant  avec  un  ferrement 
de  cœur  qu'il  partageoir ,  &  qui  fe  fit 
fentir  réciproquement  par  de  muettes 
étreintes ,  plus  éloquentes  que  les  cris  & 
les  pleurs.  Son  premier  mot  fut:  Que  fait- 
elle  ?  Ah  !  que  fait-elle  ?  Donnez-moi  la 
rie  ou  la  mort.  Je  compris  alors  qu'il  étoit 
inftruit  de  ta  maladie,  & ,  croyant  qu'il 


H  É  L  o  ï  s  E,        3  5  y 

Ji*en  îgnoroit  pas  non  plus  l'efpèce,  j'en 
parlai  fans  autre  précaution  que  d'exté- 
nuer le  danger.  Si-tôt  qu'il  fut  que  c'é- 
toit  la  petite  vérole ,  il  fit  un  cri,  &  fe 
trouva  mal.  La  fatigue  &  l'infomnie, 
jointes  à  l'inquiétude  d'efpric ,  l'avoienc 
jeté  dans  un  tel  abattement ,  qu'on  fut 
long-tems  à  le  faire  revenir.  A  peine 
pouvoir  il  parler  j  on  le  fit  coucher. 

Vaincu  par  la  nature,  il  dormitdouze 
heures  de  fuite,  mais  avec  tant  d'agita- 
tion, qu'un  pareil  fommeil  devoir  plus 
épuifer  que  réparer  fes  forces.  Le  lende- 
main ,  nouvel  embarras  j  il  vouloir  te 
voir  abfolument.  Je  lui  oppofai  le  danger 
de  te  caufer  une  révolution;  il  offrit  d'at- 
tendre qu'il  n'y  eût  plus  de  rifque;  mais 
fon  féjour  mcme  en  étoit  un  terrible  j 
j'e^Tayai  de  le  lui  faire  fentir.  Il  me  coupa 
durement  la  parole.  Gardez  votre  bar- 
bare éloquence ,  me  dit-il ,  d'un  ton  d'in- 
dignation :  c'eft  trop  l'exercera  ma  rui- 
ne. N'efpérez-pas  me  chaiïer  encore, 
comme  vous  fîtes  à  mon  exil.  Je  vien- 
drois  cent  fois  du  bouc  du  monde  pour 


'$fS      La  Nouvelle 

la  voir  un  feul  inftant  :  mais  je  jure  par 
l'auteur  de  mon  erre  ,  ajoûta-t-il  impé- 
tueufement,  que  je  ne  partirai  point 
d'ici  fans  l'avoir  vue.  Éprouvons  une 
fois  fi  je  vous  rendrai  pitoyable ,  ou  fi 
vous  me  rendrez  parjure. 

Son  parti  étoit  pris.  M.  d'Orbe  fiit 
û'avis  de  chercher  les  moyens  de  le  fa- 
tisfaircj  pour  le  pouvoir  renvoyer  avant 
quefon  retour  fût  découvert  :  car  il  n'é- 
roit  connu  dans  la  maifon  qae  du  feul 
Hanz  dont  j'étois  fûre  ,  &  nous  l'avions 
appelé  devant  nos  gens  d'un  autre  nom 
que  le  fien  (i).  Je  lui  promis  qu'il  te 
verroit  la  nuit  fuivante  j  à  condition 
qu'il  ne  refteroit  qu'un  inftant,  qu'il  ne 
te  parleroit  point ,  &  qu'il  repartiroit 
le  lendemain  avant  le  jour.  J'en  exi- 
geai fa  parole  j  alors  je  fus  tranquile  , 
je  laiiïai  mon  mari  avec  lui ,  &  je  re- 
tournai près  de  toi. 


(  i)  On  voir  dans  la  quatrième  partie  c]ue  ce 
fiom  fubflitué  étoit  celui  de  Saint-Preux, 


H  É  i  oï  s  E,        3  57 

Je  te   trouvai  fenfiblement  mieux, 
l'éruption  étoitachevée  j  le  médecin  me 
rendit  le  courage  &  i'efpoir.  Je  me  con- 
certai d'avance  avec  Babi ,  &  le  redou- 
blement, quoique  moindre,  t'ayant en- 
core embarraffé  la  tête,  je  pris  ce  tçms 
pour  écarter  tout  le  monde  &  faire xlire 
à  mon  mari  d'amener  fon  hôte  ,  jugeant 
qu'avant  la  lin  de  l'accès  tu  ferois  moins 
en  état  de  le  reconnoîire.  Nous  eûmes 
toutes  les  peines  du  monde  à  renvoyer 
ton  défolé  père  qui  chaque  nuit  s'obfti- 
noit  à  vouloir  refter.  Enfin  ,  je  lui  dis 
en  colère  qu'il  n'épargneroit  la  peine  de 
perfonne,  que  j'étois  également  réfolue 
à  veiller ,   &  qu'il  favoit  bien ,  tout 
père  qu'il  étoit,  que  fa  tendrefie  n'étoic- 
pas  plus  vigilante  que  la   mienne.   Il 
partit  à  regret  \  nous  reftâmes  feules. 
M.  d'Orbe  aniva  fur  les  onze  heures, 
&  me  dit  qu'il  avoit  laiffé  ton  amant 
dans  la  ruej  je  l'allai  chercher;  je  le 
pris  par  la  main  ;  il  trembloit  comme 
la  feuille.  En  palfant  dans  l'anti-cham-» 
î?re ,  U$  fofces  lui  manquèrent  j  il  îef-» 


55^      La  Nouvelle 

piroit  avec  peine  ,  ôc  fut  contraint  de 
s'afTeoir. 

Alors  démêlant  quelques  objets  a  la 
foible  lueur  d'une  lumière  éloignée  :  oui, 
dit-il  avec  un  profond  foupir ,  je  recon- 
nois  les  mêmes  lieux.  Une  fois  en  ma 
vie  je  les  ai  traverfés. ...  à  la  même 

Jieure avec  le  même  myftère 

j'étois  tremblant  comme  aujourd'hui.... 
le  cœur  me  palpitoit  de  même. ..  ô  té- 
méraire! j'étois  mortel ,  &  j'ôfois  goû- 
ter... Que  vais-je  voir  maintenant  dans 
ce  même  afyle  où  tout  refpiroit  la  vo- 
lupté dont  mon  âme  étoit  enivrée ,  dans 
ce  même  objet  qui  faifoit  &  partageoit 
mes  tranfports  ?  L'image  du  trépas,  un 
appareil  de  douleur ,  la  vertu  malhei;- 
reufe,  ôc  la  beauté  mourante  ! 

Chère  coufine  *,  j'épargne  à  ton  pau- 
vre cœur  le  détail  de  cette  attendriiïante 
fcène.  Il  te  vit  &  fe  tut.  Il  l'avoit  pro- 
mis ;  mais  quel  filence  !  Il  fe  jeta  à 
genoux  ",  il  baifoit  les  rideaux  en  fan- 
glotant  y  il  élevoit  les  mains  Se  les  yeux  ; 
il  poufToit  de  fourds  gémilTemensj  H 


H  É  L  o  ï  s  E,  3  5^ 

avoit  peine  à  contenir. :fe  douleur  &  (es 
cris.  Sans  le  voir,  tu  fortis  machina- 
lement une  de  tes  mains  ;  il  s'en  faifît 
avec  une  efpece  de  fureur  ;  les  baifers 
de  feu  qu'il  appliqi;oit„fur  cette  main 
malade  t'éveillèrent  mieux  que  le  bruit 
&  la  voix  de  tout  ce  qui  t'environnoit  j 
je  vis  que  tu  l'avois  reconnu  j  & ,  malgré 
fa  réfiftance  &  (qs  plaintes  ,  ;e  l'arra- 
chai de  la  chambre  à  l'inftant ,  efpérant 
éluder  l'idée  d'une  fi  courte  apparition 
par  le  prétexte  du  délire.  Mais  voyant 
enfuite  que  tu  ne  m'en  difois  rien  ,  je 
crus  que  ru  l'avois  oubliée  j  je  défendis 
à  Babi  de  t'en  parler ,  &  je  fais  qu'elle 
m'a  tenu  parole.  Vaine  prudence  que 
l'amour  a  déconcertée,  &  qui  n'a  fait 
que  laifler  fermenter  un  fouvenir  qu'il 
n'eft  plus  tems  d'effacer  ! 

Il  partit  comme  il  l'avoit  promis  ,  & 
je  lui  fis  jurer  qu'il  ne  s'arrêteroit  pas  au 
voifinage.  Mais,  ma  chete ,  ce  n'eft  pas 
tout  \  il  faut  achever  de  te  dire  ce  qu'auf- 
Û-bien  tunepourroi^  ignorer  long-tems  î 


3^0      La  Nouvelle 

Mylord  Edouard  paffa  deux  jours  après  $ 
il  fe  preÏÏâpour  l'atteindre;  il  le  joignit 
à  Dijon,  &  le  trouva  malade.  L'infor- 
tuné avoir  gagné  la  petite   vérole.   11 
m'avoit  caché  qu'il  ne  l'avoit  point  eue, 
&  je  te  l'avois  mené  fans  précaution.  Ne 
pouvant  guérir  ton- rnal  ,il  le  voulut  par- 
tager. En  me  rappéllant  la  manière  dont 
il  baifoit  ta  main ,  je  ne  puis  douter  qu'il 
ne  fe  foit  inoculé  volontairement.  On 
ne  pouvoit  être  plus  mal  préparé  ;  mais 
c'étoit  l'inoculation  de  l'amour ,  elle  fut 
heureufe.  Ce  père  de  la  vie  l'a  confer- 
vée  au  plus  rendre  amantqui  fut  jamais  { 
il  eft  guéri ,  & ,  fuivant  la  dernière  lettre 
de  Mylord  Edouard,  ils  doivent  être 
aduellement  repartis  pour  Paris. 

Voilà ,  trop  aimable  coufine ,  de  quoi 
bannir  les  terreurs  funèbres  qui  t'allar- 
moient  fans  fujet.  Depuis  long-tems  tu 
as  renoncé  à  la  perfonne  de  ton  ami,  & 
fa  vie  eft  en  fureté.  Ne  fonge  donc  qu'a 
conferver  la  tienne,  &  à  t'acquiter  de 
jjponne  grâce  du  facrifice  que  ton  cœur  a 

promi| 


H  È  L  o  ï  s  E.  y6i 

promis  à  l'amour  paternel.  CelTe  enfin 
d'ctre  le  jouet:  d'un  vain  efpoir ,  &  de  te 
repaître  de  chimères.  Tu  te  prellcs  beau- 
coup d'être  fière  de  ta  laideur  ;  fois  plus 
humble  ,  ciois-moi  ;  tu  n'as  encore  que 
trop  de  fujetsde  l'être.  Tu  as  eiruyé  une 
trop  cruelle  atteinte  \  mais  ton  vifage 
a  été  épargné.  Ce  que  tu  prends  pouL' 
des.cicatrices,  ne  font  que  des  rougeurs 
qui  feront  bien-tôt  effacées.  Je  fus  plus; 
maltraitée  que  cela  ,  Bc  cependant  tu 
vois  que  je  ne  fuis  pas  trop  mal  encore. 
Mon  ange ,  tu  refteras  jolie  en  dépit  de 
toi  j  &  l'indifférent  Wolmar ,  que  trois 
ans  d'abfence  n'ont  pu  guérir  d'un 
amour  conçu  dans  huit  jours ,  s'en  gué- 
rira-t-il,  en  te  voyant  à  tonte  heure?  O 
fi  ta  feule  reffource  eft  de  déplaire 3  que 
ton  fort  eft  défefpéré  i 


Tome  IL  Q 


i^i      La  Nouvelle 

LETTRE     XLIII. 

DE    Julie, 

^ 'En  eft  trop  ,  c'en  eft  trop.  Ami,  tu 
as  \raincu.  Je  ne  fuis  point  à  l'épreuve 
de  tant  d'amour  ;  ma  réfiftance  eft  épui- 
fee.  J'ai  fait  ufage  de  toutes  mes  for- 
ces j  ma  confcience  m'en  rend  le  con- 
iolant  témoignage.  Que  le  ciel  ne  me 
cemande  point  compte  de  plus  qu'il  ne 
n)'a  donné.  Ce  trifte  cœur  que  tu  ache- 
tas tant  de  fois ,  &  qui  coûta  fi  cher  au 
tien  ,\  t'appartient  fans  réferve  j  il  fut  a 
toi  du  premier  moment  où  mes  yeux  te 
Airent  j  il  te  reftera  jufqu'A  mon  der- 
nier foupir.  Tu  Tas  trop  bien  mérité 
pour  le  perdre ,  &  je  fuis  lafTe  de  fer- 
vir ,  aux  dépens  de  la  juftice ,  une  chi- 
mérique vertu. 

Oui,  tendre  &  généreux  amant,  ta 
Julie  fera  toujours  tienne ,  elle  t'aimera 
toujours  ;  il  le  faut,  je  le  veux,  je  le  dois. 


H  É  L  O  i  s  E,  3<^^ 

Je  te  rends  l'empire  que  l'amour  t'a  don- 
né j  il  ne  re  fei*a  plus  ôté.  C'eil  en  vain 
(ju'une  voix  menfongère  murmure  au 
fond  de  mon  âme  \  elle  ne  m'abufera 
plus.  Que  font  les  vains  devoirs  qu'elle 
m'oppofe  contre  ceux  d'aimer- à  jamais 
ce  que  le  ciel  m'a  fait  aimer  ?  Le  plus 
facré  de  tous  n'eftil  pas  envers  toi  ? 
N'eft  ce  pas  à  toi  feul  que  j'ai  tout  pro- 
mis ?  Le  premier  vœu  de  mon  cœur  ne 
fut-il  pas  de  ne  t'oublier  jamais  j  &  ton 
inviolable  fidélité  n'eft-elle  pas  un  nou- 
veau lien  pour  la  mienne  ?  Ah  !  dans  le 
tranfport  d'amour  qui  me  rend  à  toi , 
mon  feul  regret  eft  d'avoir  combatta 
des  fentimens  fi  chers  S:i  fi  légitimes. 
Nature ,  b  douce  Nature  !  reprends  donc 
tes  droits  !  j'abjute  \qs  barbares  vertus 
qui  t'anéantiirent.  Les  penchans  que  tu 
m'as  donnés  feront-ils  plus  trompeurs 
qu'une  raifon  qui  m'égara  tant  de  fois  ? 

Refpede  ces  tendres  penchans ,  mon 
aimable  ami  \  tu  leur  dois  trop  pour  les 
iiaïr  j  mais  fouffres-en  le  cher  &  doux 

Q  ij 


3^4      L^  Nouvelle 

partage  \  foufFre  que  les  droits  du  fang 
&  de  l'amitié  ne  foient  pas  éteints  par 
ceux  de  l'amour.  Ne  penfe  point  q,ue, 
pourtefuivre,j'abandonnejamaisIamai. 
fon  paternelle.  N'efpere  point  que  je  me 
refufe  aux  liens  que  m'impofe  une  auto- 
rité facrée.   La  cruelle  perte  de  l'un  des 
auteurs  de  mes  jours  m'a  rrop  appris  à 
craindre  d'afiliger  l'autre.    Non  ,  celle 
dont  il  attend  déformais  toute  fa  con- 
folation ,  ne  contriftera  point  fon  âme 
accablée  d'ennuis  :  je  n'aurai  point  don- 
né la  mort  à  tout  ce  qui  me  donna  lau 
vie.  Non ,  non  ,  je  connois  mon  crime, 
êc  ne  puis  le  haïr.    Devoir,  honneur, 
vertu  ,  tout  cela  ne  me  dit  plus  rien  ; 
mais  pourtant  je  ne  fuis  point  un  monf- 
tre;  je  fuis  foible  &:  non  dénaturée.  Mon 
parti  eft  pris  ,  je  ne  veux  défoler  au- 
cun de  ceux  que  j'aime.   Qu'un  père, 
efclave  de  fa  parole  ,   6c   jaloux  d'un 
vain  titre,  difpofe  de  ma  main  qu'il  a 
promife  j  que  l'amour  feul  difpofe  de 
mon  cœur  j  que  mes  pleurs  ne  c^G^Qnt 


U  È  L  O  ï  s  E\  3(j5 

i3e  couler  dans  le  fein  d'une  tendre  amie  ; 
que  je  fois  vile  &  malheureufe  ;  mais 
que  tout  ce  qui  m'eft  cher  foir  heureux 
&  content,  s'il  eft  polTible.  Formez  cous 
trois  ma  feule  exiftence  ,  &  que  votre 
bonheur  me  fafiTe  oublier  ma  mifere  & 
mon  défefpoir. 


LETTRE     XLIV. 

RÉPONSE. 

Ous  renaifTons  ,  ma  Julie  \  tous  les 
vrais  ientime.ns  de  nos  âmes  reprennent 
leur  cours.  La  Nature  nous  a  confervé 
l'être,  &  l'amour  nous  rend  à  la  vie.  En 
doutois-tu  ?  L'ôfas-tu  croire,  de  pouvoir 
m'ôter  ton  cœur  ?  Va  ,  je  le  connois 
mieux  que  toi ,  ce  cœur  que  le  ciel  a 
fait  pour  le  mien.  Je  les  fens  joints  par 
une  exiftence  commune  qu'ils  ne  peu- 
vent perdre  qu'à  la  mort.  Dépend-il  de 
nous  de  les  féparer  ,  ni  même  de  le  vou- 
loir ?  Tiennent-ils  l'un  à  l'autre  par  des 
nœuds  que  les  hommes  aient  formés,  6c 


}ë6      La  Nou velle 

■qu'ils  pniiTent  rompre?  Non  ,  non  ,  Ju- 
lie, fi  le  fort  cruel  nous  refufe  le  doux 
r.©m  d'époux  ,  rien  ne  peut  nous  ôter 
celui  d'amans  fidèles  j  il  fera  la  confola- 
tion  de  nos  triftes  jours ,  &  nous  rem- 
porterons au  rombeau. 

Ainfi  nous  recommençons  de  vivre 
pour  recommencer  de  foufFrir ,  &  le  (en- 
timent  de  notre  exiftence  n'eft  pour  nous 
qu'un  fenriment  de  douleur.  Infortunés  î 
Que  fommes-nous  devenus  ?  Comment 
^vons-nous  cefie  d'être  ce  que  nous  fû- 
mes ?  Où  eft  cet  enchantement  de  bon- 
heur fuprême  ?  Où  font  cqs  ravifTemens 
exquis  dont  les  vertus  animoient  nos 
feux?  Il  ne  refte  de  nous  que  notre 
amour  j  l'amour  feul  refte  ,  &  Çqs  char- 
jaies  fe  font  éclipfés.  Fille  trop  foumife, 
amante  fans  courage  \  tous  nos  maux  nous 
viennent  de  tes  erreurs.  Hélas!  un  cœur 
moins  pur  t'auroic  bien  moins  égaré  î 
Oui ,  c'eft  l'honnêteté  du  tien  qui  nous 
perdj  les  fenrimens droits  qui  leremplif- 
fent  en  ont  chafie  la  faCTelTe.  Tu  as  vou- 
lu  concilier  la  cendrefle  filiale  avec  l'in- 


H  É  L  o  ï  s  E,         3  ^7 

domptable  amour  ;  en  te  livrant  à  la  fois 
à  tous  tes  penchans,  tu  les  confonds  ail 
lieu  de  les  accorder,  ^deviens  coupable 
à  force  de  vertus.  O  Julie  !  quel  e(l  ton 
inconcevable  empire  !  Par  quel  étrange 
pouvoir  tu  fafcines  maraifon  !  Même  en 
me  faifant  rougir  de  nos  feux  ,  tu  te  fais 
encore  eftimer  par  tes  fautes  j  tu  me  for- 
ces de  t'admirer ,  en  partageant  tes  re- 
mords.... Des  remords!....  étoit-ceà  toi 
d'en  fentir?...  toi  que  j'aimai...  toi  que  je 
ne  puis  celTer  d'adorer...  le  crime  pour- 
roit-il  approcher  de  ton  cœur  ?  Cruelle  î 
en  me  le  rendant ,  ce  cœur  qui  m'appar- 
tient, rends-le  moi  tel  qu'il  me  fut  donné. 
Que  m'as-tu  dit  ?...  qu'ôfes-tu  me 
faire  entendre  ?...  toi  ,  pafler  dans  \qs 
bras  d'un  autre  !...  un  autre  te  ponTc- 
der  !...  N'être  plus  à  moi  !...  ou  oour 
comble  d'horreur  n'être  pas  à  moi  feul  ! 
Moi  !  j'éprouverois  cet  affreux  fuppli- 
ce  !....  je  te  verrois  furvivre  à  toi-mê- 
me!... Non.  J'aime  mieux  te  perdre 
que  te  partager....  Que  le  Ciel  ne  me 
^onna-t-ilun  courage  digne  des  rran^ 

^Q  iv 


3^S      La  Nouvelle 

ports  qui  m'agitenc  1 . ..  Avant  que  ta 
main  fe  Kit  avilie  dans  ce  nœud  funefte 
abborré  par  l'amour  &  réprouvé  par 
l'honneur  5  j'irois  de  la  mienne  replon- 
ger un  poignard  dans  le  fein  :  j'épuife- 
lois  ton  chafte  cœur  d'un  fang  que  n'au- 
roir  point  fouillé  l'infidélité.  A  ce  pur 
Jfang  je  mclerois  celui  qui  brûle  dans  mes 
veines  d'un  feu  que  riennepeur  éteindrej 
je  tomberois  dans  tes  bras^  je  rendrois  fur 
tes  lèvres  mon  dernier  foupir...  je  rece- 
vrois  le  tien...  Julie  expirante  ! . . .  ces 
yeux  fi  doux  éteints  par  les  horreurs  de  la 
mort  !,..  ce  fein  ,  ce  trône  de  l'amour  , 
déchiré  par  ma  main ,  verfant  à  gros  bouil- 
lons le  fang  &  la  vie  !..  Non  j  vis  &  fouf- 
fre  j  porte  la  peine  de  ma  lâcheté.  Non  \ 
je  voudroisquetune  fulTes  plus  :  mais  je 
ne  pais  t'aimer  aflcz  pour  te  poignarder. 
O  fi  tu  connoilTois  l'état  de  ce  cœur 
ferré  de  détrefle  !  jamais  il  ne  brûla  d'un 
feu  fi  facré.  Jamais  ton  innocence  &  ta 
vertu  ne  lui  furentfi  cheres.Je  fuis  amant, 
je  fais  aimer ,  je  le  fens  :  mais  je  ne  fuis 
c|[u  un  homme ,  ^  il  efl  au-delTus  de  la 


U  È  L  o  'î  s  Ë.  3^9 

Torce  humaine  de  renoncer  à  la  fuprème 
félicité.  Une  nuit ,  une  feule  nuit  a 
changé  pour  jamais  toute  mon  âme. 
Ote-moi  ce  dangereux  fouvenir,  &  je 
fuis  vertueux.  Mais  cette  nuit  fatale 
règne  au  fond  de  mon  cœur  ,  &  va 
couvrir  de  fon  ombre  le  refte  de  ma  vie. 
Ah  Julie  !  objet  adoré  !  s'il  faut  être  à 
jamais  miférable,  encore  une  heure  de 
bonheur  ,  &  des  regrets  éternels. 

Ecoute  celui  qui  t'aime. Pourquoi  vou- 
drions-nous ctre  plus  fages  nous  feuls 
que  tout  le  refte  des  hommes ,  &  fuivre 
avec  une  {implicite  d'enfans  de  chimiéri- 
ques  vertus  dont  tout  le  monde  parle  & 
(que  perfonnene  pratique  ?  Quoi  !  ferons- 
nous  meilleurs  moraliftes  que  ces  foules 
de  favans  dont  Londres  &  Paris  font  peu- 
plés ,  qui  tous  fe  raillent  de  la  fidélité 
conjugale,&  regardent  Tadultèrecomme 
un  jeu  !  Les  exemples  n'en  (om  point 
fcandaleux^iln'eft  pas  même  permis  d'y 
trouver  à  redire  ,  8c  tous  les  honnètes- 
gens  fe  riroient  ici  de  celui  qui ,  par  ref- 
pedpour  le  mariage,  réiifteroit  au  pea- 

Or 


'3 yo         L  A   No  U  V  ELLE 

chant  de  Ton  cœur.  En  effet,  difent-ils, 
lin  tort  qui  n'eft  que  dans  l'opinion,  n'eft- 
il  pas  nul,  quand  il  eft  fecret?  Quel  mai 
reçoit  un  mari  d'une  infidélité  qu'il 
ignore  ?  De  quelle  complaifance  une 
femme  ne  rachete-t-elle  pas  (ts  fautes 
(i)  ?  Quelle  douceur  n'emploie-t-elle 
pas  à  prévenir  ou  guérir  Tes  foupçons  ? 
Privé  d'nn  bien  imaginaire  ,  il  vit  réel- 
lement  plus  heureux  ,  6c  ce  prétendu 
crime  dont  on  fait  tant  de  bruit ,  n'eft 
qu'un  lien  de  plus  dans  la  fociété. 

A  Dieu  ne  plaife  ,  o  chère  amie  de 
mon  cœur  !  que  je  veuille  raiïurer  le  tien 
par  ces  hanteufes  maximes.  Je  les  ab- 


(i)  Et  où  le  bon  SiirTe  avoic-il  vu  cela  ?  li 
y  a  long-tems  que  les  femmes  galantes  l'ont 
pris  fur  un  plus  hast  ton.  Elles  commencent 
par  établir  fièrement  leurs  amans  dans  la  mai- 
fon  j  &  ,  fi  Ton  daigne  y  foufFrir  le  mari ,  c'eft 
autant  qu'il  fe  comporte  envers  eux  avec  le 
refped  qu'il  leur  doit.  Une  femme  qui  fe  ca- 
cheroit  d'un  mauvais  commerce ,  feroit  croire 
qu'elle  en  a  honte  &  feroit  déshonorée  ;  pas 
«ne  honiiête  femme  ne  voudroit  la  voie. 


H  É  L  O  ï  s  E,  37Ï 

horre  fans  favoir  les  combattre  ,  &  ma 
confcieiice  y  répond  mieux  que  ma  rai- 
fon.  Non  que  Je  me  fafTe  fort  d'un  cou- 
rage que  je  hais,  ni  que  je  vouluffe  d'une 
vertu  fi  coûteufe  :  mais  je  me  crois  moins 
coupable,  en  me  reprochant  mes  fautes 
qu'en  m'efforçant  de  les  juftifier,  &  je 
regarde  comme  le  comble  du  crime  d'en 
vouloir  ôter  les  remords. 

Je  ne  fais  ce  que  j'écris  j  je  me  fens" 
l'âme  dans  un  état  affreux,  pire  que  celui 
même  où  j'étois  avant  d'avoir  reçu  ta 
lettre.  L'efpoir  que  tu  me  rends  eft  trifte 
&  fombre;  il  éteint  cette  lueur  fi  pure 
qui  nous  guida  tant  de  fois;  tes  attraits 
s'en  ternifient  Se  ne  deviennent  que  plus 
touchans;  je  te  vois  tendre  &  malheu- 
reufe;  mon  cœur  efl:  inondé  àes  pleurs 
qui  coulent  de  tes  yeux ,  &  je  me  repro- 
che avec  amertume  un  bonheur  que  je  ne 
puis  plus  goûter  qu'aux  dépens  du  tien. 

Je  fens  pourtant  qu'une  ardeur  fecretre 
m'anime  encore  &:  me  rend  le  courage 
que  veulent  m'oter  les  remords.  Chère 
amie  ,  ah  î  fais-tu  de  combien  de  pertes 

^  Q  vj 


37^      La  Nouv elle 

un  amour  pareil  au  mien  peut  te  dédom- 
mager? Sais-tu  jufqiLà  quel  point  un 
amant  qui  ne  refpire  que  pour  toi  peut 
te  faire  aimer  la  vie  ?  Coucois-tu  bien 
cjuec'eft  pour  roi  feule  que  je  veux  vivre, 
agir,  penfer ,  fentir  déformais?  Non, 
fourcedélicieufedemonêtre,  je  n'aurai 
plus  d'âme  que  ton  âme,  je  ne  ferai  pluï 
rien  qu'une  partie  de  toi-même,  &  tu 
trouveras  au  fond  de  mon  cœur  une  fi 
douce  exiftence  ,que  tu  nefentiras  point 
ce  que  la  tienne  aura  perdu  de  ïqs  char- 
mes. Hé  bien  !  nous  ferons  coupables, 
mais  nous  ne  ferons  point  méchansj  nous 
ferons  coupables ,  mais  nous  aimerons 
toujours  la  vertu;  loin  d'ôfer  excufer  nos 
fautes,  nous  en  gémirons  j  nous  les  pleu- 
rerons enfemble  \  nous  les  rachèterons  , 
s'il  eftpofllble,  à  force  d'être  bienfaifans 
&  bons.  Julie  !  o  Julie  !  queferois-tu?  que 
peux -tu  faire?  tu  ne  peux  échapper  à 
mon  cœvir  j  n'a-t-il  pas  époufé  le  tien  ? 
Ce.:  vr;ns projets  de  fortune  qui  m'ont 
fi  g.oflîèrementabuféfontoubliés  depuis 
long-tems.  Je  vais  m'occuper  unique- 


H  È  LO  •/  S  e:       ijy 

iiient  des  foins  que  je  dois  à  Mylord 
Edouard  j  il  veut  m'enriaîner  en  An- 
gleterre j  il  prétend  que  je  puis  l'y  fer- 
vir.  Hé  bien  !  je  l'y  fuivrai.  Mais  je  me 
déroberai  tous  les  ans  ',  je  me  rendrai  fe- 
crettement  près  de  toi.  Si  je  ne  puis  te 
parler,  au  moins  je  t'aurai  vue  ;  j'aurai 
du  moins  baifé  tes  pas  ;  un  regard  de 
tes  yeux  m'aura  donné  dix  mois  de  vie. 
Forcé  de  repartir ,  en  m'éloignant  de 
celle  que  j'aime,  je  compterai,  pour 
me  confoler,  les  pas  qui  doivent  m'en 
rapprocher.  Ces  fréquens  voyages  don- 
neront le  change  à  ton  malheureux 
amant;  il  croira  déjà  jouu-  de  ta  vue,  en 
partant  pour  t'aller  voir  :  le  fouvenir  de 
{es  tranfports  l'enchantera  durant  fou 
retour;  malgré  le  fort  cruel,  fes  trifles 
ans  ne  feront  pas  tout-à-fait  perdus; 
il  n'y  en  aura  point  qui  ne  foienc  mar- 
qués par  des  pLiifirs,  &  les  courts  mo- 
mens  qu'il  palTera  près  de  toi ,  fe  mul" 
tipli'-ront  fur  fa  vie  entière. 


374        L^  NOU  VELLE 

LETTRE     XLV. 

BE    Madame     d'Orbe 

A    l'  Amant    de    Julie. 


Otre  amante  n'eft  plus,  mais  j'ai 
retrouvé  mon  amie ,  &  vous  en  avez  ac- 
quis une  dont  le  cœur  peut  vous  rendre 
beaucoup  plus  que  vous  n'avez  perdu, 
Julie  eft  mariée,  &  digne  de  rendre  heu- 
reux l'honncte-homme  qui  vient  d'unir 
fon  fort  au  fîen.  Après  tant  d'impruden- 
ces ,  rendez  grâce  au  ciel  qui  vous  a  fau- 
ves tous  deux,  elle  de  l'ignominie,  & 
vous  du  regret  de  l'avoir  déshonorée. 
Refpedbez  fon  nouvel  état  ;  ne  lui  écrivez 
point,  elle  vous  en  prie.  Attendez  qu'el- 
le vous  écrive  \  e'eft  ce  qu'elle  fera  dans 
peu.  Voici  le  tems  où  je  vais  connoître 
il  vous  méritez  l'eftime  que  j'eus  pour 
vous ,  &  fl  votre  cœur  eft  feniible  à  une 
amitié  pure  &  fans  intérêt. 


H  È  L  oY  s  É,        375^ 

LETTRE     XLVI. 
DE    Julie    a    son    Ami. 


Ous  êtes  depuis  fi  long-tems  le  dé- 
pofiraire  de  tous  les  fecrets  de  mon  cœur, 
qu'il  ne  fauroit  plus  perdre  une  fi  douce 
habitude.  Dans  la  plus  importante  occa- 
fion  de  ma  vie ,  il  peut  s'épancher  avec 
vous.  Ouvrez-lui  le  vôtre,  mon  aimable 
ami  j  recueillez  dans  votre  fein  les  longs 
difi:ours  de  l'amitié  \  fi  quelquefois  elle 
rend  diffus  l'ami  qui  parle,  elle  rend 
toujours  patient  l'ami  qui  écoute. 

Liée  au  fort  d'un  époux,  ou  plutôt 
aux  volontés  d'un  père,  par  une  chaîne 
indifloluble,  j'entre  dans  une  nouvelle 
carrière  qui  ne  doit  finir  qu'à  la  mort.  En 
la  commençant,  jetons  un  moment  les 
yeux  fur  celle  que  je  quitte  \  il  ne  nous 
fera  pas  pénible  de  rappeller  un  tems  fi 
cher.  Peut-être  y  trouverai  je  des  leçons 
pour  bien  ufer  de  celui  qui  me  refte; 
peut- être  y  trouverez-vous  des  lumières 


"57^     ^^  Nouvelle 

pour  expliquer  ce  que  ma  conduite  eut 
toujours  d 'obfcur  à  vos  yeux.  Au  moins, 
en  confîdérant  ce  que  nous  fûmes  l'un  à 
l'autre,  nos  cœurs  n'en  fentiront  que 
mieux  ce  qu'ils  fe  doivent  jufqu'à  la  fin 
de  nos  jours. 

Il  y  a  fix  ans  a-peu-près  que  je  vous  vis 
pour  la  première  fois.  Vou^  étiez  jeune , 
bien  fait,  aimable  j  d'autres  jeunes  gens 
m'ont  paru  plus  beaux  &  mieux  faits  que 
vous  j  aucun  ne  m'a  donné  la  moiridre 
émotion  ,  Sc  mon  cœur  fut  à  vous  dès  la 
première  vue  (i).  Je  crus  voir  fur  votre 
"vifage  les  traits  de  l'âme  qu'il  falloit  à 
la  mienne.  Il  me  fembla  que  mes  fens 
ne  fervoient  que  d'organe  à  des  fenti- 
mens  plus  nobles,  &  j'aimai  dans  vous, 

(  I  )  M.  Ricli.ndfon  fe  moque  beaucoup  de 
ces  attachemens  nés  de  la  première  vue,  5c 
fondés  fur  des  conformités  inJéiîuiffablcs. 
C'eft  fort  bien  fait  de  s'en  moquer  :  mais  ^ 
comme  il  n'en  cxifte  pourtant  que  trop  de 
cette  efpèce  ^  au-Iieu  de  s'amufer  à  les  nier  ,  ne 
fcroit-on  pas  mieux  de  nous  apprendre  à  les 
TTîklïicre  î 


H  È  L  O  ï  s  E,  377. 

inoins  ce  que  j'y  voyois ,  que  ce  que  je 
croyois  fentir  en  moi-même.  Il  n'y  a  pas 
deux  mois  que  je  penfois  encore  ne  rh'ê- 
tre  pas  trompée j  l'aveugle  Amour,  me 
difois  je,  avoir  raifon  ;  nous  étions  faits 
l'un  pour  l'autre  j  je  ferois  à  lui ,  fi  l'ordre 
humain  n'tût:  troublé  les  rapports  de  la 
nature,  &  s'il  étoit  permis  à  quelqu'un 
d'être  heureux  ,  nous  aurions  dû  l'être 
enfemble. 

Mes  fentimens  nous  furent  com.muns  ; 
ils  m'auroient  abufée  ,  fi  je  les  eulfe 
éprouvés  feule.  L'amour  que  j'ai  connu 
ne  peut  naître  que  d'une  convenance 
réciproque  d<  d'un  accord  des  âmes.  On 
n'aime  point,  fî  ion  n'eft.  aiméj  du  moins, 
on  n'aime  pas  long-tems.  Ces^^afîions 
fans  retour  qui  font,  dit-on,  tant  de 
malheureux,  ne  font  fondées  que  fur  les 
fens  j  fi  quelques  unes  pénètrent  jufqu'à 
l'âme,  c'eft  par  des  rapports  faux  dont 
on  efl:  bien-tôt  détrompé.  L'amour  {qw- 
fuel  ne  peut  fe  palTer  de  la  poiTcflîon  , 
&  s'éteint  par  elle.  Le  véritable  amour 
aie  peut  fe  palTer  du  cœur,  6c  dure  au- 


57^      ^^  Nouvelle 

tant  que  les  rapports  qui  l'ont  fait  naî- 
tre (i).  Tel  fut  le  nôtre  en  commen- 
çant j  tel  il  fera,  j'efpère,  jufqu'à  la 
fin  de  nos  jours ,  quand  nous  l'aurons 
mieux  ordonné.  Je  vis,  je  fentis  que 
j'étois  aimée  &  que  je  devois  l'être.  La 
bouche  étoit  muette  \  le  regard  étoit 
contraint  \  mais  le  cœur  fe  faifoit  enten- 
dre. Nous  éprouvâmes  bien-tôt  entre 
nous  ce  je  ne  fais  quoi,  qui  rend  le 
filence  éloquent,  qui  fait  parler  des  yeux 
baiiïes  ,  qui  donne  unetimidité  témérai- 
re ,  qui  montre  les  defirs  par  la  crainte, 
te  dit  tout  ce  qu'il  n'ôfe  exprimer. 

Je  fentis  mon  cœur  ,  &  me  jugeai 
perdue  à  votre  premier  mot.  J'apperçus 
lagênside  votre  réferve  j  j'approuvai  ce 
refped:,  je  vous  en  aimai  davantage  j  je 
cherchois  à  vous  dédommager  d'un  fi- 
lence  pénible  &  néceflaire ,  fans  qu'il  en 
coûtât  à  mon  innocence;  je  forçai  mon 
naturel  ;  j'imitai  ma  Coufme,  je  devins 

m  II 

(i)  Quand  ces  rapports  font  chimériques,  ils 
durent  autant  que  rillufîon  qui  nous  les  fait 
imaginer. 


H  È  L  o  ï  s  E.  379 

badine  &:  folâtre  comme  elle ,  pour  pré- 
venir des  explications  trop  graves,  &C 
faire  pafler  mille  tendres  careiïes  à  la  fa- 
veur de  ce  feint  enjouement.  Je  voulois 
vous  rendre  il  doux  votre  écat  préfent, 
que  la  crainte  d'en  changer  augmentât 
votre  retenue.  Tout  cela  me  réulîit  mal  j 
on  ne  fort  point  de  fon  naturel  impuné- 
mencilnfenfée  que  j'étois!  j'accéléraima 
perte,  au- lieu  de  la  prévenir,  j'employai 
du  poifon  pour  palliatif  j  &  ce  qui  dévoie 
vous  faire  taire,  fut  précifément  ce  qui 
vous  fit  parler.  J'eus  beau,  par  une  froi- 
deur afFedtée ,  vous  tenir  éloigné  dans  le 
tête-à-tête  j  cette  contrainte  même  me 
trahit.  Vous  écrivîtes  :  au-lieu  de  jetter 
au  feu  votre  première  lettre,  ou  de  la 
porter  à  ma  mère ,  j'ôfai  l'ouvrir.  Ce  tut- 
là  mon  crime,  &:  tout  le  refte  fur  forcé. 
Je  voulus  m'empêcher  de  répondre  à  ces 
lettres  funeftes  que  je  ne  pouvois  m'em- 
pêcher de  lire.  Cet  affreux  combat  altéra 
ma  fanté.  Je  vis  l'abîme  où  j'allois  me 
précipiter.  J'eus  horreur  de  moi  même, 
;3cne  pus  me  réfoudre  à  vous  lailferpar- 


3§o      La  Nou velle 

tir.  Je  tombai  dans  une  forte  de  défef- 
poir^  j'aiirois  mieux  aimé  que  vous  ne 
fuffiez  plus,que  de  n'êcre  point  à  moi:j'eil 
vinsjurqu'àfouhaiter  votre  mortjjufqu'à 
vous  la  demander. Le  ciel  a  vu  mon  cœurj 
cet  effort  doit  racheter  quelques  fautes. 
Vous  voyant  prêt  à  m'obéir  ,  il  fallut 
parler.  J'avois  reçu  de  la  Chaillot  des  le- 
çons qui  ne  me  firent  que  mieux  œnnoî- 
tre  les  dangers  de  cet  aveu.  L'Amour,  qui 
me  rairachoit,  m'apprit  à  en  éluder  l'ef- 
fet, Vous  fûtes  mon  dernierrefuge  \  j'eus 
afifez  de  confiance  en  vous  pour  vous  ar- 
mer contre  ma  foiblelTe  :  Je  vous  crus  di- 
gne de  me  fauver  de  moi-mcme ,  &  je 
vous  rendis  juftice.  En  vous  voyant  ref- 
peéter  un  dépôt  fi  cher,  je  connus  que 
ma  paflion  ne  m'aveugloit  point  fur  les 
vertus  qu'elle  me  faifoit  trouver  en  vous. 
Je  m'y  livrois  avec  d'autant  plus  de  fécu- 
riué,  qu'il  me  fembla  que  nos  cœurs  fe 
fuffifoient  l'un  à  l'autre.  Sûre  de  ne  trou- 
ver au  fond  du  mien  que  des  fentimens 
honnêtes  ,  je  goûcois  fans  précaution  les 
chArn^es  d'une  douce  familiarité.  Hélas  ! 


H  É  L  O'  ï  s  E,  3  ?  ! 

je  ne  voyois  pas  que  le  mal  s'invétéiroic 
par  ma  négligence,  &  que  l'habitude 
-éroir  plus  dangereufe  que  l'amour.  Tou- 
chée de  votre  retenue  ,  je  crus  pouvoir 
^ns  lifque  modérer  la  mienne  :  dans  l'in- 
nocence de  mes  defirs  je  penfois  encoa- 
rager  en  vous  la  vertu  même ,  par  les  ten- 
dres careiïes  de  l'amitié.  J'appris  dans  le 
bofquet  de  Clarens  que  j'avois  trop 
compté  fur  moi ,  de  qu'il  ne  faut  rien 
accorder  aux  feus,  quand  on  veut  leur  re- 
fufer  quelque  chofe.  Un  inftant ,  un 
feul  inftant  embrâfa  les  miens  d'un  feu 
que  rien  ne  put  éteindre  \  ôc  G.  ma  vo- 
lonté réfiftoit  encore,  dès -lors  moij 
cœur  fut  corrompu. 

Vous  partagiez  mon  égarement;  votre 
lettre  me  fit  trembler.  Le  péril  étoic 
double  ;  pour  me  garantir  de  vous  Se  de 
moi ,  il  fallut  vous  éloigner.  Ce  fut  le 
dernier  effort  d'une  vertu  mourante  ;  ei\ 
fuyant,  vous  achevâtes  de  vaincre;  &:,  il- 
tôt  que  je  ne  vous  vis  plus,  ma  langueur 
m'ôta  le  peu  de  force  qui  me  reftoit  pour 
vous  réfifter, 

Jvlûnpere,  en  quittant  le  fervice,avoîc_ 


3S2      La  Nouvelle 

amené  ehez  lui  M.  de  Wolmar  \  k  vie 
qu'il  lui  devoir ,  &  une  liaifon  de  vingt 
ans,  lui  rendoient  cet  ami  fi  cher  qu'il  n@ 
pouvoit  fe  réparer  de  lui.  M.  de  Wolmar 
avançoit  en  âge,&:,  quoique  riche  de  (fe 
grande  naiffance ,  il  ne  trouvoit  point  de 
femme  qui  lui  convînt.  Mon  père  lui 
avoit  parlé  de  fa  fille  en  homme  qui  fou- 
haitoit  de  fe  faire  un  gendre  de  i^ow  ami  ^ 
il  fut  queftion  de  la  voir  ,  &  c'eft  dans  ce 
deflein  qu'ils  firent  le  voyage  enfemble. 
Mon  deftin  voulut  que  je  plulTe  à  M.  de 
Wolmar  qui  n'avoir  jamais  rien  aimé. 
Ils  fe  donnèrent  fecrettement  leur  pa- 
role ;  &,  M.  de  Wolmar  ayant  beaucoup 
d'affaires  à  régler  dans  une  cour  du  Nord 
où  étoient  fa  famille  &  fa  fortune  ,  il  en 
demanda  le  tems  ,  &:  partit  fur  cqi  enga- 
gement mutuel.  Après  fon  départ,  mon 
père  nous  déclara  à  ma  mère  &  à  moi 
qu'il  me  l'avoit  deftiné  pour  époux  ,  &: 
m'ordonna  d'un  ton  qui  ne  lailToit  point 
de  réplique  à  ma  timidité ,  de  me  difpo- 
fer  à  recevoir  fa  main.  Ma  mère,  qui 
a'avoit  que  trop  remarqué  le  penchant 


H  È  L   Ol  s  E,  383 

de  mon  cœur,  &  qui  fe  fentoit  pour  vous 
une  inclination  naturelle  ,  elTaya  plu- 
fieurs  fois  d'ébranler  cette  réfolution  \ 
fans  ôfer  vous  propofer  ,  elle  parloir  de 
manière  â  donner  à  mon  père  de  la  con- 
sidération pour  vous ,  &  le  defir  de  vous 
connoître  j   mais   la   qualité   qui  vous 
manquoir,  le  rendit  infenfible  à  toutes 
celles  que  vous  poflediez  j  &  s'il  conve- 
noic  que   la  naiflance  ne  les  pouvoir 
remplacer,  il  prétendoir  qu'elle  feule 
pouvoir  les  faire  valoir. 

L'impoflibilité  d'être  heureufe  irrita 
des  feux  qu'elle  eût  dû  éteindre.  Une  flat- 
teufe  illufion  me  foutenoit  dans  mes  pei- 
nes j  je  perdis  avec  elle  la  force  de  les 
fupporter.  Tant  qu'il  me  i\xx.  refté  quel- 
que efpoir  d'ctre  à  vous,  peut-être  au- 
rois  je  triomphé  de  moi  ;  il  m'en  eût 
moins  coûté  de  voas  réfifter  toute  ma 
vie,  que  de  renoncer  à  vous  pour  ja- 
mais j  &  la  feule  idée  d'un  combat  éter" 
nel  m'ôta  le  courage  de  vaincre. 

La  triftelTe  &:  l'amour  confumoient 
fnon  cgeur  j  je  tombai  dans  un  abatte- 


jS4      La  Nou ville 

tiiem  dont  mes  lettres  fe  feiitirenr.  Celle 
que  vous  m'écrivîtes  de  Meilicrie  y  mit 
le  comble  j  à  mes  propres  douleurs  fe 
joignit  le  fentiment  de  votre  dérerpoir. 
Hélas!  c'ertroujours  l'âme  la  plus  toible 
qui  porte  les  peines  de  toutes  deux.  Le 
parti  que  vous  m'ôfiez  propoler  mit  le 
comble  à  mes  perplexités.  L'mtortune 
de  mes  jours  étoic  alFurée  :  l'mévitable 
choix  qui  me  reltoit  à  faire,  étoit  d'y 
joindre  celle  de  mes  parens  ou  la  vôtre. 
Je  ne  pus  fupporter  cette  horrible  al- 
ternative j  \qs  forces  de  la  nature  ont 
un  terme  j  tant  d'agitations  épuiferent 
les  miennes.  Je  fouhaitai  d'être  déli- 
vrée de  la  vie.  Le  ciel  parut  avoir  pitié 
de  moi  j  mais  la  cruelle  morp  m'épar- 
gna pour  me  perdre.  Je  vous  vis ,  je  h\% 
guérie ,  &  je  péris. 

Si  je  ne  trouvai  point  le  bonheur  dans 
mes  fautes,  je  n'avois  Jamais  efperé  Vy 
trouver.  Je  fentois  que  mon  cœur  étoic 
£iitpour  la  vertu,  &  qu'il  ne  pouvoitctre 
heureux  fans  elle;  je  fuccombai  par  foi- 
blelfe^  &  non  par  erreutj  je  n'eus  pas  mê- 
me 


H  É  L  0  Vs  ^4         385 

fliel'excufe  de  l'aveuglement.  II  ne  me 
reftoit  aucun  efpoir ,  je  ne  pouvois  plus 
qu'être  infortunée.  L'innocence  &:  l'a- 
mour m'étoient  également  néceflaires  j 
ne  pouvant  les  confer  ver  enfemble,  &, 
voyant  votre  égarement ,  je  ne  c  onfaltaî 
que  vous  dans  mon  choix  ,  &  me  pec- 
àu  pour  vous  fauver. 

Mais  il  n'eft  pas  fi  facile  qu'on  penfe 
de  renoncer  à  la  vertu.  Elle  tourmente 
long-tems  ceux  qui  l'abandonnent^  &  (qs 
charmes  ,  qui  font  les  délices  des  âmes 
pures  ,  font  le  premier  fupplice  du  mé- 
chant ,  qui  les  aime  encore  &  n'en  fau- 
roit  plus  jouir.  Coupable  &  non  dépra- 
vée,'je  ne  pus  échapper  aux  remords  qui 
m'attendoient;  l'honnêteté  me  fut  chè- 
re ,  même  après  l'avoir  perdue  ;   ma 
lionte  ,  pour  être  fecrette  ,  ne  m'en  fut 
pas  moins  amère,  &  quand  tout  l'uni- 
vers en  eût  été  témoin ,  je  ne  l'aurois  pas 
mieux  fenrie.  Je  me  confolois  dans  ma 
douleur  comme  un  blefle  qui  craint  la 
gangrené  ,  &  en  qui  le  fentiment  de 
fbn  mal  foutient  l'efpoir  d'en  guérir. 
Tome  //.  ï^ 


3S(j      La  N ou r elle 

Cependant  cet  écat  d'opprobre  m'étoît 
odieux.  A  force  de  vouloir  étouffer  le 
reproche  fans  renoncei'  au  crime,  il  m'ar- 
riva  ce  qui  arrive  à  coure  âme  honnête 
qui  s'égare  èc  qui  fe  ptaîcdans  fon  égare- 
ment. Une  illuiion  nouvelle  vint  adou- 
cir l'amertume  du  repentir  ;  j'efpérai  ti- 
rer de  ma  faute  un  moyen  de  la  réparer, 
&  J'ôfai  former  le  projet  de  contraindre 
mon  père  à  nous  unir.  Le  premier  fruic 
de  notre  amour  devroit  ferrer  ce  doux 
lien.  Je  le  demandois  au  ciel  comme 
le  gage  de  mon  retour  à  la  vertu  ,  &  de 
notre  bonheur  commun.  Je  le  defirois 
comme  un  autre  à  ma  place  auroit  pu 
le  craindre  :  le  tendre  amour,  tempé- 
rant par  fon  preftige  le  murmure  de  la 
confcience,  me  confoloit  de  ma  foi- 
blelfe  par  l'effet  que  j'en  attendois  ,  & 
faifoit  d'une  fi  chère  attente  le  charme 
S>c  l'efpoir  de  ma  vie. 

Si-tôt  que  j'aurois  porté  des  marques 
fenfibles  de  mon  écat  ,  j'avois  réfola 
d'en  faire  ,  en  préfence  de  toute  ma 
fîiaiille  ,  une  décUxacion  publique  a 


H  É  L  0  ï  s   E.  387 

M.  Perret  (i).  Je  fuis  timide»  il  eft 
vrai  j  je  fentois  tout  ce  qu'il  m'en  de- 
voit  coûter  :  mais  l'honneur  même  ani- 
moit  mon  courage ,  &  j'aimois  mieux 
fupporter  une  fois  la  confufion  que  j'a- 
vois  méritée,  que  de  nourrir  une  honre 
éternelle  au  fond  de  mon  cœur.  Je  fa- 
vois  que  mon  père  me  donneroir  la 
mort  ou  mon  amant  \  cette  alternative 
n'avoir  rien  d'ttlrayanc  pour  moi  ;  &c  , 
de  manière  ou  d'autre  ,  j'envifageois 
dans  cette  démarche  la  fin  de  tous  mes 
malheurs. 

Tel  étoit ,  mon  bon  ami ,  le  myftere 
que  je  voulus  vous  dérober ,  &  que  vous 
cherchiez  à  pénétrer  avec  unelicurieufe 
inquiétude.  Mille  raifons  me  forçoienc 
^  cette  réferve  avec  un  homme  aulîi 
emporté  que  vous  j  fans  compter  qu'il 
ne  falloic  pas  armer  d'un  nouveau  pré- 
texte votre  indifcrette  importunité.  Il 
étoit  à  propos  fur -tout  de  vous  éloi- 


(i)  Pafteur  du  lieu, 

R  ij 


388       La  Nouv elle 

gner  durant  une  fi  périlleufe  fcène  \  $Z 
je  favois  bien  que  vous  n'auriez  jamais 
çonfenti  à  m'abandonner  dans  un  dan-» 
ger  pareil ,  s'il  vous  eût  écé  connu. 

Hélas  !  je  fus  encore  abufée  par  une 
fi  douce  efpérance  !  Le  ciel  rejetta  des 
projets  conçus  dans  le  crime  \  je  ne 
inéritois  pas  l'Iionneur  d'être  mère  j 
mon  attente  refta  toujours  vaine  ,  6c 
il  me  fut  refufé  d'expier  ma  faute  aux 
dépens  de  ma  réputation.  Dans  le  dé- 
fefpoir  que  ]en  conçus  ,  l'imprudent 
rendez-vous  qui  metroit  votre  vie  en 
danger  ,  fut  une  témérité  que  mon  fol 
amour  me  voiloit  d'une  fi  douce  ex-^ 
çufe  :  je  m'en  prenois  à  moi  du  mau- 
vais fuccès  de  mes  vœux ,  &  mon  cœur , 
abufé  par  fes  defirs,  ne  voyoit  dans  l'ar- 
deur de  les  contenter  que  le  foin  de  \qs 
rendre  un  jour  légitimes. 

Je  les  crus  un  inftant  accomplis  ; 
cette  erreur  fut  la  fource  du  plus  cui^ 
fant  de  mes  regrets  \  &  l'amour  ,  exau- 
cé par  la  nature  ,  n'en  fut  que  plus 
oruellement  trahi  paç  la  deftinée,  Vous 


H  È  L  O  ï  s  E.  3S9 

avez  Tu  (i)  quel  accident  détruifir,  avec 
le  germe  que  je  portois  dans  mon  fein  , 
le  dernier  fondement  de  mes  efpéran- 
ces.  Ce  malheur  m'arriva  précifément 
dans  le  tems  de  notre  féparation  ;  com- 
me Cl  le  ciel  eût  voulu  m'accabler  alors 
de  tous  les  maux  que  j'avois  mérités , 
&  couper  à  la  fois  tous  les  liens  qui 
pouvoient  nous  unir. 

Votre  départ  fut  la  fin  de  mes  er- 
reurs ainfi  que  de  mes  plaifirs  j  je  re- 
connus, mais  trop  tard,  les  chimère? 
qui  m'avoient  abufée.  Je  me  vis  aulTi 
mépiifable  que  je  Fctois  devenue  ,  &: 
aufîi  malheureufe  que  je  devois  tou- 
jours l'être  avec  un  amour  fans  inno- 
cence 6<:  des  defirs  fans  efpoir ,  qu'il 
m'étoit  impoflîble  d'éteindre.  Tour- 
mentée de  mille  vains  regrets  ,  je  re- 
nonçai à  des  réflexions  aufîi  douloureu- 
{qs  qu'inutiles  \  je  ne  valois  plus  la 
peine  que  je  fongeafle  à  moi-même  , 

(i)  Ceci  fuppofe  d'autres  lettres  que  nous 
n'avons  pas» 

R   iij 


390      La  Nouvelle 

je  confacrai  ma  vie  à  m'occnper  de  vous. 
Je  n'avois  plus  d'honneur  que  le  votre  , 
plus  d'efpcrance  qu'en  votre  bonheur^ 
&  les  fentimens  qui  me  venoient  de 
vous  écoient  \qs  feuls  dont  je  crufTe 
pouvoir  être  encore  émue. 

L'amour  ne  m'aveugloit  poinf  fur  vos 
défauts,  mais  il  me  les  rendoit  chers  j 
^  telle  étoir  fon   illufion  que  je  vous 
aurois  moins  aimé,  fi  vous  aviez  été  plus 
parfait.  Je  connoiflois  votre  cœur,  vos 
emporremens  j  je  favois  qu'avec   plus 
<îe  courage  que  moi  vous  aviez  moins 
c!e  patience ,  &  que  \qs  maux  dont  mon 
ame  étoic  accablée  mettroient  la  vôtre 
au  défefpoir.  C'eft  par  cette  raifon  que 
je  vous  cachai  toujours  avec  foin  les 
cngagemens  de  mon  père  j  &  ,  à  notre 
ieparation  ,  voulant  profiter  du  zcle  de 
iMilord  Edouard  pour  votre  fortune.  Se 
vous  en  infpirer  un  pareil  à  vous-mê- 
me ,  je  vous  flattai  d'un  efpoir  que  je 
n'avois  pas.  Je  fis  plus;  connoifiant  le 
danger  qui  nous  menaçoit  ,  je  pris  la 
feule  précaution  qui  pouvoit  nous  ea 


■1  ^M  É  L  Ozs  e7       59 î 

garantir  j  &  vous  engageant  avec  ma 
parole  ma  liberté  autant  qu'il  m'ctoit 
pofîible,  je  tâchai  d'inlpirer  à  vous  de  la 
conhance,  à  moi  de  la  fermeté ,  par  une 
promelTe  que  je  n'ôfaire  enfreindte  &:  qui 
pût  vous  ttânquiîifer.  C'étbit  un  devoir 
puérile,  j'ên-cônviens  \  &  cependant  je 
ne  m'en  ferois  jamais  départie.  La  vertu 
<êft  fi  néceH'airea  nos  cic^urs,  que,  quand 
i6t\  a  lime  fois  aifiirtdônbcla  véritable ,  on 
s'en  fait  enfuite'uneà  fa- mode  ,  &  l'on 
y  tient  plus  fortement ,  peut-être  parce 
qu'elle  eft  de  notre  choix. 
■  Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'é- 
prouvai d'agitations  depuis  votre  éloi- 
gnement.La  pire  de  toutes,  étoit  la  crain- 
te d'être  oubliée.  Le  féjour  où  vous  étiez 
me  faifoit  trembler  \  votre  manière  d'y 
vivre  augmentoit  mon  effroi  j  je  croyois 
déjà  vous  voir  avilir  jufqu'à  n'être  plus 
qu'un  homme  d  bennes  fortunes.  Cette 
ignominie  m'étoitplus  cruelle  que  tous 
mes  maux;  j'aurois  mieux  aimé  vous  fa- 
voir  malheureux  que  m.éprilable  ;  après 
'tant  de. peines  auxquelles  j'étois  accou- 

R  iv 


59 î       ^-^  N.o.u veTle 

fumce,  votre  déshonneur  ëtok  la  feule 
que  je  ne  pou  vois  fiipporter. 
;    Je   fu5  raifuiée  fur  des  craintes  que 
letoftde  vos  lettres  coinmencoit  à  con^ 
firmer^  &  je  le  fus  pa^  un  moyen  qiri 
eik^pti  .niettré)le  eoiftjjble.jînx  aii-^smes 
d'une'  autre.    Je  J?arje'  ^Air:4éfordre.  où 
vous  vous  îaifsates  entraîner,  «Se  dont 
lepran-vpt.^;:  libçe  aveu  .fut' de  toutes 
les  preUyeîS  de  vofre  frtyjjchife,  celle  qui 
in'a  le  plus:.tou.ciiée.rje3you«.connpif^ 
fois  trop  pour  ignorer  ce  qu'un  pareil 
aveu  devoir  vous  ^coûter  ,  quand  même 
j'aurois  "cciré.  d^.v^ou^  être  chère  j  je  vis 
que  J'afppuçij -v^jnqiie^ir  de  la  honte  ;, 
avoit  pxifeiil  vous  i'arra£jher^_,Je  jugeai 
qu'un    cœur  fi  fincere   é.tôit   incapable 
d'une  infidélité  cachée  j  je  trouvai  moins 
de  tort  dans  votre  faute  que  de  mérite 
à  la  confefier  •  &,  me  rappellant  vos  anr 
ciens  engagemens  ,  je  me  guéris  pour 
jamais  de  la  jaloufie. 

Mon  ami  ,  je  n'en  fus  pas  plus  heu- 
reufe  \  pour  un  tourment  de  moins ,  fins 
celle  il  en  reo^iiroitpùU.e  autre^^,&  ]QnQ 


H  È  L  o  i  s  E.  3  93 

connus  jamais  mieux  combien  il  eft  in- 
fenfé  de  chercher  dans  l'égarement  de 
fon  cœur  un  repos  qu'on  ne  trouve  que 
dans  la  fageflTe.  Depuis  long-tems  je 
pleurois  en  fecret  la  meilleure  des  mères 
qu'une  langueur  mortelle  con'fumoit  in- 
fenfiblement.  Babi,  à  qui  le  fatal  effet  de 
ma  chute  m'avoit  forcée  à  me  confier, 
me  trahit  &  lui  découvrit  nos  amours  & 
mes  fautes.  A  peine  eus-je  retiré  vos  let- 
tres de  chez  ma  coufine  ,  qu'elles  furent 
furprifes.  Le  témoignage  ctoit  convain- 
cant j  la  trifteffe  acheva  d'ôter  à  ma 
mère  le  peu  de  forces  que  fon  mal  lui 
avoir  laiflees.  Je  faillis  expirer  de  regrec 
à  fes  pieds.  Loin  de  m'expofer  à  la  more 
que  je  méritois ,  elle  voila  ma  honte,  & 
fe  contenta  d'en  gémir  :  vous-même,  qui 
l'aviez  fi  cruellement  abufée  ,  ne  pûtes 
lui  devenir  odieux.  Je  fus  témoin  de 
l'effet  que  produifit  votre  lettre  fur  fon 
cœur  tendre  Se  compatiffant.  Hélas  î 
elle  defiroit  votre  bonheur  &  le  mien» 
Elle  tenta  plus  d'une  f»is...  que  fert  de 
rappeler  une  efpérance  à  jamais  éreiiuel 

R  V 


394      ^^  Nouvelle 

Le  ciel  en  avoitaurrementordonné.  Elle 
finit  Tes  tiiftes  jours  dans  la  douleui'  de 
n'avoir  pu  Héchir  un  époux  févère,  &de 
laifTer  une  tille  (i  peu  digne  d'elle. 

Accablée  d'une  fi  cruelle  perte  ,  mon 
âme  n'eut  plus  de  force  que  pour  la  (qh- 
tir;  la  voix  de  la  nature  gémiffante  étouffa 
\qs  murmures  de  l'amour.  Je  pris  dans 
une  efpece  d'horreur  la  caufe  de  tant  de 
maux  j  je  voulus  étouffer  enfin' i'odieufe 
"  pafîion  qui  me  les  avoic  attirés  ,  &  re- 
noncer à  vous  pour  jamais.  Il  le  falloir, 
fans  doute  \  n'avois-je  pas  affez  de  quoi 
pleurer  le  refte  de  ma  vie,  fans  chercher 
inceflammentde  nouveaux  fujets  de  lar- 
mes ?  Tout  fembloit  favorifer  ma  réfo- 
lution.  Si  la  trifteffe  attendrir  l'âme,  une 
profonde  afïlidion  l'endurcit.  Le  fouve- 
nir  de  ma  mère  mourante  effaçoit  le  v6- 
trej  nous  étions  éloigncsj  l'efpoir  m'avoic 
abandonnée;  jamais  mon  incomparable 
amie  ne  fut  fi  fublime,  ni  fi  digne  d'occu- 
per feule  tout  mon  cœur.  Sa  vertu ,  fa 
raifon  ,  fon  amitié  ,  fes  tendres  carefTes 
fembioient  l'avoir  purifié  j  je  vous  crus 


H  È  L  o  ï  s  E.         395 

oublié  ,  Je  me  crus  guérie.  Il  étoit  trop 
tardj  ce  que  j'avois  pris  pour  la  froideur 
d'un  amour  éteint ,  n'écoit  que  l'abatte- 
ment du  dérefpoir. 

Comme  un  malade  qui  cq^q  de  foufFrir 
en  tombant  en  fciblelfe  fe  ranime  à  de 
plus  vives  douleurs,  je  fentis  bien-rôt  re- 
naître toutes  les  miennes,  quand  mon  pè- 
re m'eut  annoncé  le  prochain  retour  de 
M.  de  \!^olmar.  Ce  fut  alors  que  l'invin- 
cible amour  me  rendit  des  forces  que  je 
croyois  n'avoir  plus.  Pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  j'ôfai  réfifter  en  face  à 
mon  père.  Je  lui  proteftai  nettement  que 
jamais  M.  de  Wolmar  ne  me  feroit  rien  j 
que  j'étois  déterminée  à  mourir  fille; 
qu'il  étoit  maître  de  ma  vie,  mais  non 
pas  de  r:\o\\  cœiir ,  &  que  rien  ne  me  fe- 
roit changer  de  volonté.  Je  ne  vous  par- 
lerai ni  de  fa  colèce,  ni  <\qs  traitemens 
que  j'eus -à  foufFrir.  Je  fus  inébranlable: 
ma  timidité furmontéem'avoit  portée  â 
l'autre   extrémité,  &  fi  j'avois  le  ton 

moins  imnérieux  que  mon  père,  jel'a- 
vois  tout  aufli  réfolu. 

R  vj 


35)^      La  Nouvelle 

Il  vie  que  j'avois  pris  moii-parti,  Zk 
qu'il  ne  gagiieroit  rien  fur  moi  par  au- 
torité. Uaiijftaiit  je  me  crus  délivrée  de  . 
ïq^  perfécutions.  Mais  que  devins-je , 
quand  touc-à-coiip  je  vis  à  m.es  pieds  le 
plus  févere  des  pères  attendri  &  fondant 
en  larmes  ?  Sans  me  permettre  de  me  le- 
ver, il  me  ferroit  ïf^  genoux  j  &,  fixant 
fes  yeux  mouillés  fur  les  miens,  il  me  dit 
d'une  voix  touchante  qu€  ['entends  en- 
core au-dedans  de  moi  :  Ma  fille  !  refpec- 
te  les  cheveux  bLincs  de  ton  malheureux 
père^  ne  le  fais  pas  defcendre  avec  dou- 
leur au  tombeau,  comme  celle  qui  te 
porta  dans  fonfein.  Ah!  veux-tu  donner 
la  mort  à  toute  ta  famille  ?- 

Concevez  mon  faififiemenr.  Cette  at- 
titude, ce  ton  ,  ce  gefte,  ce  difcours, 
cette  afiFreufe  idée  mebouleverferentau 
point  que  je  me  lai(Tai  aller  demi-morts 
entre  fes  bras ,  &  ce  ne  fut  qu'après  bieia 
des  fanglots  dont  j'érois  opprelTée ,  que 
j.e  pus  lui  répondred'une  voix  altérée  £c 
foible  :  ô  mon  père  !  j'avois  ïk^s  armes 
contre  vos  menaces,  je  n'en  ai  point  coii- 


Te  me  II  ■ 


/•jjt  Spff 


JLa  ton-ePatermetic 


H  É  L  O  'i  s  E.  },$^ 

tre  vos  pleurs.  Ceft  vous  qui  ferez  mou- 
rir votre  fille. 
Nous  étions  rous  deux  tellement  agité?,' 
que  nous  ne  pûmes  de  long-tems  nous  re- 
mettre. Cependant ,  en  repafiTant  en  moî-~ 
même  fes  derniers  mots  ,  je  conçus  qu'îl 
ctoit  plus  inftruit  que  je  n'avois  cru  y  & 
réfolue  de  me  prévaloircontre  lui  de  fes 
propres  connoilîànces ,  je  me  préparois  à. 
Jui  faire,  au  péril  de  ma  vie,  un  aveu  trop 
long-tems  différé,  qnand,m'arrètantavec 
vivacité ,  comme  s'il  eût  pi;évu  &  craiiit 
ce  que  j'allois  lui  dire ,  il  me  parla  ainlî» 

«  Je  fais  quelle  fanraifie  indigne  d'uiïe 
»  fille  bien  née  vous  nourriflez  au  fond 
«  de  votre  cœur.  Il  eft  tems  de  facrifiei' 
«  au  devoir  &  à  l'honnêteté  une  palîîon 
»  honteufe  qui  vous  déshonore  &  qire 
»  vous  ne  fatisferez  jamais  qu'aux  déperrs 
»  de  ma  vie.  Écoutez  une  fois  ce  qu« 
»  l'honneur  d'un  père  &  le  vôtre  exigent 
»  de  vous  ,  &  jugez-vous  vous-même. 

"  M.  de  Wolmar  eft  un  homme  d'une 
»  grande  naiflfànce  ,  diftingué  par  toutes 
a»  les  q_iulicés  qui  peuvent  la  fourenir^ 


^9?         ^A    NOU  rËLLË 

n  qui  jouit  de  la  confidérarion  publique 

«  &  qui  la  mérite.  Je  lui  dois  la  vie; 

»  vous  favez  les  engagemens  que  )'ai  pris 

>}  avec  lui.  Ce  qu'il  faut  vous  apprendre 

»  encore,  c'eft  qu'étant  allé  dans  fon  pays 

»  pour  mettre  ordre  à  fcs  affaires ,  il  s'eft 

»  trouvé  enveloppé  dans  la  dernière  ré- 

»  volution,  qu'il  y  a  perdu  fes  biens, 

»  qu'il  n'a  lui-même  échappé  à  l'exil  en 

»  Sibérie  que  par  un  bonheur  fingulier, 

tt  8c  qu'il  revient  avec  le  trifte  débris  de 

*>  fa  fortune ,  fur  la  parole  de  fon  ami  qui 

9»  n'en  manqua  jamais  à  perfonne.  PreiÇ- 

»>  crivez-moi   maintenant  la  réception 

»>  qu'il  faut  lui  faire  à  fon  retour.  Lui 

»>  dirai-je  :  Monfieur,  je  vous  promis  ma 

»  fille,  tandis  que  vous  étiez  riche  :  mais 

âj  à  préfent  que  vous  n'avez  plus  rien  je 

s>  me  rétrade,  &  ma  fille  ne  veut  point 

»>de  vous?  Si  ce  n'efr  pas  ainfi  que  j'é- 

»  nonce  mon  refus ,  c'eft  ainfi  qu'on  l'in- 

»»  terprétera  :  vos  amours  allégués  feront 

jj  pris  pour   un  prétexte ,  ou  ne  feront 

Ȕ  pour  moi  qu'un  pfFront  de  plus,  &  nous 

**  pafTerons ,  vous  pour  une  fille  peidue  ^ 


Hit  0  î  s  i.        35>f 

M  moi  pour  un  malhonnèt--homme  qui 
»»  facrifie  Ton  devoir  &  fa  ïoi  à  un  vil  in- 
»»  térêc ,  &  joins  l'ing'atitude  à  l'infidé- 
»»  lité.  Ma  fille,  il  eft  trop  tard  pour  finit 
»>  dans  l'opprobre  une  vie  fans  tache,  & 
M  foixaute  ans  d'honneur  ne  s'abandon- 
«  nencpas  en  un  quarc-d'heure. 

»  Voyez  donc,  continua-c  il ,  com- 
ii  bien  tout  ce  que  vous  pouvez  me  dire 
s>  eft  à  préfent  hors  de  propos.  Voyez  fî 
»  des  préférences  que  la  pudeur  défa- 
w  voue  &  quelque  feu  palfager  de  jeu- 
»ï  neffe  peuvent  Jamais  être  misenbabn- 
»  ce  avec  le  devoir  d'une  fille  &  l'hon- 
j»  neur  compromis  d'un  père.  S'il  n'ctoic 
î>  queftion  pour  l'un  ^qs  deux  que  d'im- 
j>  moler  fon  bonheur  à  l'autre,  ma  teu' 
»j  dreiïe  vous  difputeroit  im  fi  doux  fa- 
>>  crifice  j  mais ,  mon  enfant ,  l'honneur 
M  a  parlé ,  &:  dans  le  fang  dont  tu  fors  , 
M  c'eft  toujours  lui  qui  décide. 

Je  ne  manquois  pas  de  bonn'^  réponfe 
à  ce  difcours  ^  mais  Ics  préjugés  de  mon 
père  lui  donnent  des  pri  ncipes  fi  difrérens 
des  miens ,  que  des  raifons  qui  me  fem- 


400      La  Nouvelle 

bloient  fans  réplique,  ne  l'auroient  pas 
même  ébranlé.  D'ailleurs,  ne  fachaiiC 
ni  d'où  lui  venoient  les  lumières  qu'il  pa- 
roilToic  avoir  acquifes  fur  ma  conduite  , 
ni^jufqu'où  elles  pouvoient  aller  j  crai- 
gnant ,  à  (on  afFedtation  de  m'interrom- 
prCj  qu'il  n'eût:  déjà  pris  fon  parti  fur 
ce  que  j'avois  à  lui  direj  &,  plus  que 
tout  cela ,  retenue  par  une  honte  que  ^e 
n'ai  jamais  pu  vaincre,  j'aimai  mieux 
employer  une  excufe  qui  me  parut  plus 
fûre  j  parce  qu'elle  étoit  plus  félon  fa  ma- 
nière de  penfer.  Je  lui  déclarai  fans  dé- 
tour l'engagement  que  j'avois  pris  avec 
vous;  je  protellai  que  je  ne  vous  man- 
querois  point  de  parole ,  &  que ,  quoi 
qu'il  pût  arriver  ,  je  ne  me  marierois  ja- 
mais fans  votre  confentement. 

En  eftet ,  je  m'apperçus  avec  joie 
que  mon  fcrupule  ne  lui  déplaifoit  pas  j 
il  me  fit  de  vifs  reproches  fur  ma  pro- 
melTe,  mais  il  n'y  objeda  rien;  tant  urï 
Gentilhomme  plein  d'honneur  a  nata- 
rellement  une  haute  idée  de  la  foi  des  en- 
gagemens ,  &  regarde  la  parole  comme 


H  É  l   0   'i  s  E.  40* 

tlhe  chofe  toujours  facrée  !  Au-lieu  donc 
de  s'amufer  à  difpurer  fur  la  nullité  de 
cette  promefTe,  dont  je  ne  ferois  jamais 
convenue  ,  il  m'obligea  d'écrire  un 
billet  auquel  il  joignit  une  lettre  qu'il 
fit  partir  fur  le  champ.  Avec  quelle  agi- 
tation n'attendis-je point  votre  réponfeî 
combien  je  fis  de  vœux  pour  vous  trouver 
moins  de  délicatefle  que  vous  ne  deviez 
€ri  avoir!  Mais  je  vous  connoifibis  trop 
pour  douter  de  votre  obéiflance ,  &  je 
favois  que,  plus  le  facrifice  exigé  vous 
feroit  pénible,  plus  vous  feriez  prompt 
a  vous  rimpofer.  La  réponfe  vint  •,  elle 
me  fut  cachée  durant  ma  maladie  ;  après 
mon  rétablilTement  mes  craintes  furent 
confirmées  ,  &:  il  ne  me  refta  plus  d'ex- 
cufes.  Au  moins  mon  père  me  déclara 
qu'il  n'en  recevroitplus,  ôcavecTafcen- 
<lanr  que  le  terrible  mot  qu'il  m'avoit  die 
lui  donnoit  fur  mes  volontés,  il  me  fit 
■jurer  que  je  ne  dirois  rien  à  M.  de  Wol- 
mar  qui  pût  le  détourner  de  m'époufer: 
car ,  ajoura-t-il ,  cela  lui  paroîtroit  un  Jeu 
concerté  entre  nous  3  &  >  à  quelque  prix. 


4oi      La  Nowelle 

que  ce  foie,  il  faut  que  ce  mariage  s'a- 
cheve  ou  que  je  meure  de  douleur. 

Vous  le  (avez  ,  muii  ami  j  ma  fanté, 
Ç\  robufte  contre  la  fatigue  &  les  in- 
jures de  l'air,  ne  peutréfiAer  aux  intem- 
péries des  paflions,  d<.  c'eft  dans  mon 
trop  fenfible  cœur  qu'eft  la  fource  de 
.tous  les  maux  Se  de  mon  corps  6c  de  mon 
âme.  Soit  que  de  longs  chagrins  eulTenc 
corrompu  mon  fang  ^  foit  que  lail^Tature 
eût  pris  ce  tems  pour  l'épurer  d|un  1er 
vain  funeile,  je  me  fentis  fort  incom- 
inodée  à  la  fin  de  cet  entretien.  En  for- 
çant de  la  chambre  de  mon  'J)ère,  j.e 
m^efforçai  pour   vous  écrire  un  mot, 
&c  me  trouvai  fi  mal,  qu'en  me  met- 
tant au  lit ,  j'efpérai  ne  m'en  plus  re- 
lever. Tout  le  refle  vous  eft  trop  con- 
iiu^  mon  imprudence  attira   la  votre. 
Vous  vîntes,  je  vous  vis  ,  &  crus  n'a*- 
voir  fait  qu'un  de  ces  rêves  qui  vous  of- 
froient  iî  fouvent  à  moi  durant  mon  dé- 
lire. Mais  quandj'appris  que  vous  étiez 
venu,  que  je  vous  avois  vu  réellement, 
&  que,  voulant  partager  le  mal  dont  vous. 


H  É  L  o  ï  s  E.        40  3 

îie  pouviez  me  guérir,  vous  l'aviez  pris 
a  deffein  \  je  ne  pus  fupporter  cette  der- 
nière épreuve  j  &  ,  voyant  un  fi  tendre 
amour  furvivre  à  l'eTpérance  ,  le  mien 
que  j'avois  pris  tant  de  peine  à  contenir 
ne  connut  plus  de  frein,  6c  fe  ranima 
bien-tôt  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 
Je  vis  qu'il  falloir  aimer  malgré  moi  j  je 
fentis  qu'il  falloir  être  coupable;  que  je 
ne  pouvois  rcfifter  ni  à  mon  père  ni  à 
mon  amant,  &"  que  je  n'accorderois  ja- 
mais les  droits  de  l'amour  &  du  fang 
qu'aux  dépens  de  l'honnêteté.  Ainfi  tous 
mes  bons  fentimens  achevèrent  de  s'é- 
teindre; toutes  mes  facultés  s'altérèrent; 
le  crime  perdit  (on  horreur  à  mes  yeux  ; 
je  me  feinis  toute  autre  au-dedans  de 
moi;  enfin,  les  tranfports  effrénés  d'une 
paflion rendue  furieufe  parles  obftacles, 
me  jetèrent  dans  le  plus  affreux  déÇe{- 
poir  qui  puifle  accabler  une  âme  ;  j'ôfai 
défefpérerde  la  vertu.  Votre  lettre,  plus 
propre  à  réveiller  les  remords  qu'à  les 
prévenir  ,  acheva  de  m'égarer.  Mon 
cœur  étoit  fi  corrompu  ,  que  ma  raifon 


404      La  Nouvelle 

ne  pirt  réfifteraux  difcours  de  vos  phî- 
lofophes.  Des  horreurs  dont  l'idée  n'a- 
voir jamais  fouillé  mon  efprit,  ôferenc 
s'y  préfenter.  La  volonté  les  combat- 
toit  eriCore  :  mais  l'imagination  s'accou- 
tum.oit  à  les  voir  j  &,  fi  je  ne  portois  pas 
d'avance  le  crime  au  fond  de  mon  cœur, 
je  n'y  portois  plus  ces  réfolutions  gêné- 
reufes  qui  feules  peuvent  lui  réfifter. 

J'ai  peine  à  pourfuivre.  Arrêtons  un 
moment.  Rappellez-vous  ces  tems  de 
bonheur  &  d'innocence  où  ce  feu  fi  vif 
&  fi  doux  dont  nous  étions  animés  épu- 
roit  tous  nos  fentimens ,  où  fa  fainte  ar- 
deur (î)  nous  rendoit  la  pudeur  plus 
chère  &  l'honnêteté  plus  aimable,  où 
les  dcfirs  mêmes  ne  fembloient  naître 
que  pour  nous  donner  l'honneur  de  les 
vaincre  &:  d'en  être  plus  dignes  l'un  de 
l'autre.  Reîifez  nos  premières  lettres  j 


(O  Sainte  ardeur!  Julie,  ah!  Julie!  quel 
mot  pour  une  femme  auiîi  bien  guérie  que 
vous  croyci  l'être  ! 


H  È  L  o  ï  s  E.  40  5^ 

fongez  à  ces  momens  fi  courts  Se  trop 
peu  goûtés  où  l'amour  fe  paroit  à  nos 
yeux  de  tous  les  charmes  de  la  vertu,  Se 
où  nous  nous  aimions  trop  pour  former 
entre  nous  des  liens  défavoués  par  elle. 
Qu'étions  nous ,  &■  quefommes-nous 
devenus  ?  Deux  tendres  amans  paflferenc 
enfemble  une  année  entière  dans  le  plus 
rigoureux  filence,  leurs  foupirsn'ôfoient 
s'exhaler ,  mais  leurs  cœurs  s'enten- 
doient  •,  ils  croyoient  louflrir,  &c  ils 
étoient  heureux.  A  force  de  s'entendre, 
ils  fe  parlèrent  j  mais  contens  de  favoir 
triompher  d'eux-mèmes,&de  s'en  rendre 
mutuellement  l'honorable  témoignage, 
ils  paflerent  une  autre  année  dans  «ne 
réferve  non  moins  févere  j  ils  fe  difoienc 
leurs  peines  &c  ils  étoient  heureux.  Ces 
longs  combats  furent  mal  foutenus  j  un 
inftant  de  foiblefle  les  égara  j  ils  s'ou- 
blièrent dans  les  plaifirs  j  mais  s'ils  cef- 
fèrent  d'être  chartes,  au  moins  il  ;  étoient 
fidèles  j  au  moins  le  Ciel  &  la  Nature 
aurorifoient  les  nœuds  qu'ils  avoient 
formés  j  au  moins  la  vertu  leur  étoit  cout; 


4o<j      La  Nouvelle 

jours  chère  j  ils  l'aimoienc  encore  &  la 
favoient  encore  honorer  j  ils  s'étoient 
moins  corrompus  qu'avilis.  Moins  di- 
gnes d'être  heureux,  ils  i'étoienr  pour- 
tant encore. 

Que  font  maintenant  ces  amans  fi 
tendres  ,  qui  briiloienc  d'une  flamme  fl 
pure  ,  qui  fentoient  fi  bien  le  prix  de 
i'honBeceté  ?  Qui  l'apprendra  fans  gé- 
mir fur  eux  ?  Les  voilà  livrés  au  crime. 
L'idée  même  de  fouiller  le  lit  conjugal 
ne  leur  fait  plus  d'horreur.  ...  ils  mé- 
ditent des  adultères  !  Quoi!  font-ils  bien 
les  mêmes?  Leurs  âmes  n'ont-elles  point 
changé  ?Comm  en  r  cette  ravifTanteimage 
que  le  méchant  n'apperçut  jamais,  peut" 
elle  s'effacer  des  cœurs  où  elle  a  brillé  ? 
Comment  l'attrait  de  la  vertu  ne  dégoû- 
te-t-il  pas  pour  toujours  du  vice  ceux  qui 
l'ont  une  fois  connue  ?  Combien  de  fîè- 
cles  ont  pu  produire  ce  changement 
étrange?  Quelle  longueur  de  tems  put 
détruire  un  fî  charmant  fouvenir,  &  faire 
perdre  le  vrai  fentiment  du  bonheur  a 
<^ui  l'a  pu  favourer  une  fois  ?  Ah  !  fi  le 


H  É   L   O  ï  s  E.  407 

premier  dé/ordre  efl:  pénible  &  lenr,  que 
tous  les  autres  font  prompts  &  hiciles! 
Preftige  des  pafiîons  !  tu  fafcines  ainfi  la 
rai  Ton  ,  tu  trompes  lafagefîe  &:  changes 
la  Nature  avant  qu'on  s'en  apperçoive^ 
On  s'égare  un  feul  moment  de  la  vie; 
onfe  détourne  d'un  feul  pas  de  la  droite 
route  :  au(fi  tôt  une  pente  inévitable 
nous  entraîne  &  nous  perd  j  on  tombe 
enfin  dans  le  gouffre,  &  l'on  fe  réveille 
épouvanté  de  fe  trouver  couvert  de 
crimes  ,  avec  un  cœur  né  pour  la  ver- 
tu. Mon  bon  ami,  laifTons  retomber 
ce  voile.  Avons-nous  befoin  de  voir  le 
précipice  affreux  qu'il  nous  cache  pour 
éviter  d'en  approcher  ?  Je  reprends  mon 
récit. 

M.  de  Wolmar  arriva,  &:  ne  fe  rebuta 
pas  du  changement  de  mon  vifage.  Mon 
père  ne  me  laiffa  pas  refpirer.  Le  deuil 
de  ma  mère  alloir  finir  ,  &  ma  douleur 
étoit  à  l'épreuve  du  rems.  Je  ne  pouvois 
alléguer  ni  l'un  ni  l'autre  pour  éluder 
ma  protncfTe  ;  il  fallut  l'accomplir.  Le 


^ 


4oS      La  Nov V evle 

jour  qui  devoir  m'ôter  pour  jamais  a 
vous  &  à  moi ,  me  parut  le  dernier 
de  ma  vie.  J'aurois  vu  les  apprêts  de 
ma  fépulture  avec  moins  d'eftroi  que 
ceux  de  mon  mariage.  Plus  j'approchois 
du  moment  fatal ,  moins  je  pouvois  dé- 
raciner de  mon  cœur  mes  premières 
afFedions  j  elles  s'irritoient  par  mes  ef- 
foits  pour  les  éteindre.  Enfin  ,  je  me 
laiïai  de  combattre  inutilement.  Dans 
l'inftant  même  où  j'étois  prête  à  jurer 
à  un  autre  une  éternelle  fidélité ,  mon 
cœur  vous  juroir  encore  un  amour  éter- 
nel ,  &  je  fus  menée  au  temple  comme 
une  viétime  impure  qui  fouille  le  fa- 
crifice  où  l'on  va  l'immoler. 

Arrivéeàl'Églifej  je  fentis,  en  entrant, 
uneforte  d'émotion  que  je  n'avois  jamais 
éprouvée.  Je  ne  fais  quelle  terreur  vint 
faifir  mon  âme  dans  ce  lieu  fimple&  au- 
gufte ,  tout  rempli  de  la  majefté  de  celui 
qu'on  y  fert.  Une  frayeur  foudaine  me 
fit  frilfonnerj  tremblante  &  prête  à  tom- 
ber en  défaillance ,  j'eus  peine  à  me 

traîner 


H  É  L   O  ï  s  E,  409 

traîner  JLifqu'âu  pied  de  la  chaire.  Loiîi 
de  me  uemetcre  ,  je  feiicis  mon  troubla 
augmenter  durant  la  cérémonie  j  &  s';l 
me  laiiToitappercevoir  les  objets,  c'éroit 
pour  en  être  épouvantée.  Le  Jour  fom- 
i>re  de  l'édifice  ,  le  profond  Hlence  des 
fpe<fbafeurs  ,  leur  maintien  modefte  & 
recueilli ,  le  cortège  de  tous  mes  pa- 
ïens, rimpofant  afpe6t  de  mon  vénéré 
père  ,  tout  donnoit  à  ce  qui  s'alloit  pal- 
fer  un  air  de  foiemnité  qui  m'excitoit 
à  l'attention  &  au  rerpeci,  ^  qui  m'eût 
fait  frémir  à  la  feule  idée  d'un  parjure. 
Je  crus  voir  l'organe  de  la  providence, 
&  entendre  la  voix  de  Dieu  dans  le  mi- 
iiiftre  prononçant  gravement  la  fain:e 
liturgie.  La  pureté  ,  la  dignité  ,  la, 
fainteté  du  mariage  fi  vivement  expo- 
fées  dans  les  paroles  de  l'Ecriture  ^  (q% 
chaftes  èc  fublimes  devoirs  fi  impor- 
tant au  bonheur  ,  à  l'crcîre  ,  à  la  paix 
à  la  durée  du  genre  humain  ,  fi  doux  à 
lemplir  pour  eux-mêmes;  tout  cela  me 
fit  une  teille  imprefllon  ,  que  je  crus 
fentir  intérieurement  une  1  évolution 
Tome  IL  S 


41  o      La  No  u  F  elle 

fabi:e.  Une  puiffance  inconnue  fem- 
bla  corriger  toiic-à-coup  le  défordre  de 
mes  aiFed;ions  &  les  rétablir  félon  la 
loi  du  devoir  &  de  la  Nature.  L'œil 
éternel  qui  voit  tour,  difois-je  en  moi- 
même  ,  lit  maintenant  au  fond  de  mon 
cœur  j  il  compare  ma  volonté  cachée 
d  la  réponfe  de  ma  bouche  \  le  ciel  & 
la  terre  font  témoins  de  rengagement 
facré  que  je  prends  j  ils  le  feront  en- 
core de  ma  fidélité  à  l'obferver.  Quel 
droit  peut  refpecter  parmi  les  hom- 
mes quiconque  ôfe  violer  le  premier 
de  tous  ? 

Un  coup  d'oeil  jeté  par  hafard  fur 
M.  &  Madame  d'Orbe  ,  que  je  vis  à 
côté  l'un  de  l'autre  ,  &  fixant  fur  moi 
des  yeux  attendris,  m'émut  plus  puif- 
famment  encore  que  n'avoient  fait  tous 
les  autres  objets.  Aimable  &  vertueux 
couple  ,  pour  moins  connoître  l'amour 
en  êtes-vous  moins  unis  ?  Le  devoir  &: 
l'honnêteté  vous  lient  ;  tendres  amis  , 
époux  fidèles  ,  fans  brûler  de  ce  feu 
dévorant  qui  confume  l'âme ,  vous  vous 


H  É  L   O  ï  s  E,  41  I 

aimez  d'un  fentiment  pur  &  doux  qui 
la  nourrit ,  que  la  fageffe  autorife  Se 
que  la  raifon  dirige  j  vous  n'en  êtes  que 
plus  folidement  heureux.  Ah  !  puiflTé- 
je  dans  un  lien  pareil  recouvrer  la  mê- 
me innocence  &  jouir  du  même  bon- 
heur !  Si  je  ne  l'ai  pas  mérité  comme 
vous  ,  je  m'en  rendrai  digne  à  votre 
exemple.  Ces  fenrimens  réveillèrent 
mon  efpérance  5c  mon  courage.  J'en- 
vifageai  le  faim  nœud  que  j'allois  for- 
mer comme  un  nouvel  état  qui  devoir 
purifier  mon  âme  &  la  rendre  à  tous  Çqs 
devoirs.  Quand  lePafteur  me  demanda 
fi  je  prometrois  obciflance  Se  fidélité 
parfaite  à  celui  que  j'acceptois  pour 
époux  j  ma  bouche  &  mon  cœur  le  pro- 
mirent. Je  le  tiendrai  jufqu'à  la  mort. 

De  retour  au  logis ,  je  foupirois  après 
une  heure  de  folitude  &  de  recueille- 
ment. Je  l'obtins  ,  non  fans  peine  ,  Se 
quelque  emprefiement  que  j'euiTe  d'en 
profiter  ,  je  ne  m'examinai  d'abord 
qu'avec  répugnance  ,  craignant  de  n'a- 
voir éprouvé  qu'une  fermentation  pafla- 

s  i/ 


4tî       La  Nouvelle 

gère  en  changeant  de  condition ,  &  àt 
me  retrouver  aufîl  peu  digne  époiife 
que  j'avois  été  fille  peu  fage.  L'épreuve 
étoit  fûre ,  mais  dangereufe  \  je  comment 
çai  par  fonger  à  vous.  Je  me  rendois 
Je  témoignage  que  nul  tendre  fouvenir 
n'avoir  profané  l'engagement  folemnel 
que  je  venois  de  prendre.  Je  ne  pou- 
vois  concevoir  par  quel  prodige  votre 
opiniâtre  image  m'avoit  pu  laifTer  (i 
long-tems  en  paix  avec  tant  de  {\\]Q.i% 
de  me  la  rappeller  :  je  me  ferois  défiée  de 
l'indifférence  &  de  l'oubli,  comme  d'un 
état  trompeur  qui  m'écoit  trop  peu  na- 
turel pour  être  durable.  Cette  illufion 
n'était  puère  à  craindre  :  je  fenris  que 
je  vous  aimois  autant  &  plus  ,  peut- 
être  ,  que  je  n'avois  jamais  fait  \  mais  je 
le  fentis  fans  rougir.  Je  vis  que  je  n'a- 
yois  pas  befoin  pour  penfer  à  vous, d'ou- 
blier que  j'étois  la  femme  d'un  autre.  En 
me  difant  combien  vous  m'étiez  cher, 
mon  cœur  étoic  ému ,  mais  ma  confcien- 
ce  &  mes  fens  étoient  tranquiles  \  &  je 
connus,  dès  ce  moment,  quej'étois  réel- 


H  É  L  O  ï  s  £,  .         4Î3 

lement  changée.  Quel  torrent  de  pure 
joie  vint  alors  inonder  mon  âme  !  Quel 
fentimenc  de  paix  effacé  depuis  (1  long- 
tems  vint  ranimer  ce  coeur  flétri  par 
l'ignominie  ,  &  répandue  dans  tout  mon 
être  une  férénité  nouvelle  !  Je  crus  me 
fenrir  renaîtrejje  crus  recommencer  une 
autre  vie.  Douce  &  confolanre  vertu  , 
je  la  recommence  pour  toi  ^  c'eft  toi 
qui  me  la  rendras  chère  ^  c'eft  à  roi  que 
;e  la  veux  confacrer.  Ah  !  j'ai  trop  ap- 
pris ce  qu'il  en  coûte  à  te  perdre,  pour 
l'abandonner  une  féconde  fois. 

Dans  le  raviiïement  d'un  chanprement 

o 

a  grand  ,  fi  prompt ,  fî  inefpéré  ,  j'ôfai 
conhdérer  l'état  oii  j'crois  la  veille;  je 
frémis  de  l'indigne  ahaifTenienr  où  m'a- 
voit  réduit  l'oubli  de  moi-mcme  ,  & 
de  tous  les  dangers  que  j'avois  courus 
depuis  mon  premier  égarement.  Quelle 
heureufe  révolution  me  venoit  de  mon- 
trer l'horreur  du  crime  qui  m'avoir  ten- 
tée ,  ^  réveilloit  en  moi  le  goût  de  la 
fageiTe  ?  Par  quel  rare  bonheur  avois- 
je  été  plus  fideile  à  l'amour  qu'à  Thon- 

S  iij 


'414      J-A  Nouvelle 

neur  qui  me  fut  fi  cher  ?  Par  quelle  fa- 
veur du  fort  votre  inconftance  ou   la 
mienne  ne  m'avoit-elle  point  livrée  à 
de  nouvelles  inclinations  ?  Comment 
euflTé-je  oppofé  à  un  autre  amant  une 
réfiftance    que   le    premier   avoit  déjà 
vaincue  ,  &  une  honte  accoutumée  à 
céder  aux  defirs  ?  Aurois-je  plus  ref- 
peété  les  droits  d'un  amour  éteint  que 
je  n'avois  refpeâié  ceux  de  la  vertu  , 
jouiffant  encore  de  tout  leur  empire  ? 
Quelle  fureté  avois-je  eue  de  n'aimer 
que  vous  feul  au  monde  ,  fi  ce  n'eft 
un  fentiment  intérieur  que  croient  avoir 
tous  les  amans  qui  fe  jurent  une  conf- 
rance  éternelle  ,   &  fe  parjurent  inno- 
cemment ,  toutes  les  fois  qu'il  plaît  an 
ciel  de  changer  leur  cœur  ?  Chaque  dé- 
faite eût  ainfi  préparé  la  fuivante  \  l'ha- 
bitude du  vice  en  eût  effacé  l'horreur  à 
mes  yeux.    Entraînée  du  déshonneur  à 
l'infamie  fans  trouver  de  prife  pour  m'ar- 
rêter,  d'une  amante  abufée  ,  je  devenois 
une  fille  perdue,  l'opprobre  de  mon  fexe, 
&;le  défefpoir  de  ma  famille.  Qui  m'a 


H  É  L  O  ï  s  E.  415 

garantie  d'un  efFet-d  naturel  de  ma  pre- 
mière faute  ?  Qui  m'a  retenue  après  le 
premiex  pas  ?  Qui  m'a  confervc  ma  ré- 
putation &  l'eftime  de  ceux  qui   me 
font  chers  ?  Qui  m'a  mife  fous  la  fau- 
ve-garde d'un  époux  vertueux  ,  fage  ,  ai- 
mable par  fon  caractère ,  6<:  même  par 
fa  perfonne  ,  6c  Templi  pour  moi  d'un 
refpeét  &  d'un  attachement  fi  peu  méri- 
tés ?  Qui  me  permet,  enfin  ,  d'afpirer 
encore  au  titre  d'honnête  femme,  &  me 
rend  le  courage  d'en  ctre  di^ne  ?  Je  le 
vois ,  je  le  fens  j  la  main  fecourable  qui 
m'a  conduite  à  travers  les  ténèbres  eft 
celle  qui  levé  d  mes  yeux  le  voile  de 
l'erreur ,  &  me  rend  à  moi  malgré  moi- 
même.   La  voix  fecrette  qui  ne  ceffoit 
de  murmurer  au  fond  de  mon  cœur , 
s'élève  &  tonne  avec  plus  de  force  au 
moment  où  j'étois  prête  à  périr.  L'auteur 
de  toute  vérité  -n'a  point  fouffert  que  je 
fortifie  de  fa  préfence  ,  coupable  d'un 
vil  parjure  ;  &  ,  prévenant  mon  crime 
par  mes  remords  ,  il  m'a  montré  l'abî- 
me oùj'allois  me  précipiter.  Providence 

S  iv 


4^^      La  Nouvelle 

éternelle,  qui  fais  remper  l'i nfeûe  &  ïovsr 
Jer  lescieux,  tu  veilles  fur  la  moindre  de 
les  œuvres  :  tu  me  rappelles  au  bien  que 
lu  m'as  fait  aimer  ;  daigne  accepter  d'un 
cœur  épuré  par  tes  foinSjl'hommage  que 
loi  feul  rends  digne  de  t'être  offert. 

A  rinftanr,  pénétrée  d'un  vif  fenti- 
ment  du  danger  dont  j'écois  délivrée,  & 
<ie  l'état  d'honneur  &  de  fureté  où  je  me 
lentois  rétablie,  je  me  profternai  coiî- 
tre  terre,  j'élevai  vers  le  ciel  mes  mains 
iuppliantes  ,  j'invoquai  l'Être  dont  il  eft 
le  tr6ne,&qui  foutient  ou  détruit, quand 
il  lui  plaît,  par  nos  propres  forces  la  li- 
berié  qu'il  nous  donne.  Je  veux ,  lui  dis- 
je  ,  le  bien  que  tu  veux  ,  &  dont  toi  feul 
es  la  fource.  Je  veux  aimer  l'époux  que 
lu  m'as  donné.  Je  veux  être  fidelle ,  parce 
tjue  c'efl-  le  premier  devoir  qui  lie  la  fa- 
mille &  toute  la  fociété.    Je  veux  être 
chafte,  parce  que  c'eft  la  première  vercu: 
qui  nourrit  toutes  les  autres.  Je  veux  tour 
ce  qui  fe  rapporte  à  l'ordre  de  la  nature 
OU2  tu  as  établi  ,  &  aux  régies  de  la  rai- 
f^>«i  que  je  liens  de  toi.  Je  remecs  moja 


H  É  L  0  'l  s  E.         41  7 

cœur  fous  ta  garde  &  mes  defirs  en  ta 
main.  Rends  toutes  mes  adlions  con- 
formes à  ma  volonté  confiante  qui  ed 
la  tienne,  Se  ne  permets  plus  que  l'er- 
reur d'un  moment  l'emporte  fur  le  choix 
de  toute  ma  vie. 

Après  cette  courre  prière ,  la  première 
que  j'eufle  faite  avec  un  vrai  zcle ,  je  me 
fentis  tellement  afFerm  ie  dans  mes  réfo- 
lutions',  ilme  parut  fi  facile  &  fi  deux  de 
les  fuivre,  que  je  vis  clairement  où  je  de- 
vois  chercher  déformais  la  force  donc 
j'avoisbefoin  pour  rcfifterà  mon  propre 
cœur.  Se  que  je  ne  pouvois  trouver  en 
inoi-même.  Je  tirai  de  cette  feule  décou- 
verte une  confiance  nouvelle  ,  ôc  je  dé- 
plorai le  trifte  aveuglement  qui  me  l'^i- 
voit  fait  manquer  f\  long-tems.  Je  n'a- 
vois  jamais  été  rout-à  fait  fans  religion  > 
mais  peut-être  vaudroit-il  mieux  n'en 
point  avoir  du  tout ,  que  d'en  avoir  une 
extérieure  Se  maniérée,  qui,  fans  toucher 
Je  cœur ,  ralTure  la  confcience  ;  de  fe  bor- 
ner à  des  formules  ,  &  de  croire  exade- 
ment  en  Dieu  à  certaines  he  ures  pour  n'y 

S  V 


4i8      La  Nouf elle 

plus  penfer  le  refte  du  tems.  Scrupuîeu- 
fement  attachée  au  culte  public ,  je  n'en 
favois  rien  tirer  pour  la  pratique  de  ma 
vie.  Je  me  fentois  bien  née  &  me  livrois 
à  mes  penchans  ;  j'aimois  à  réfléchir,  &C 
me  fiûis  à  ma  raifon  *,  ne  pouvant  accor- 
der l'efprit  de  l'Évangile  avec  celui  du 
monde,  ni  la  foi  avecles  œuvres,  j'avois 
pris  un  milieu  qui  contentoit  ma  vaine 
fageiïe  j  j'avois  des  maximes  pour  croire 
&  d'autres  pour  agir  j  j'oubliois  dans 
un  lieu  ce  que  j'avois  penfé  dans  l'au- 
tre; j'ctois  dévote  à  l'Eglife  &  philofo- 
phe  au  logis.  Hélas  !  je  n'érois  rien  nul- 
le parc,  mes  prières,  n'étoienc  que  des 
mots ,  mes  raifonnemens  des  fophifmes, 
&  je  fuivois  pour  route  lumière  la  faufle 
lueur  des  feux  errans  qui  me  guidoient 
pour  me  perdre. 

Je  ne  puis  vous  dire  combien  ce  prin- 
cipe intérieur  qui  m'avoir  manqué  juf- 
qu'ici  m'a  donné  de  mépris  pour  ceux 
qui  m'ont  fi  mal  conduite.  Quelle  étoit, 
je  vous  prie,  leur  raifon  première,  5:  fur 
quelle  bafe  écoient-ils  fondés  ?  Un  heu^ 


H  É  L  0  L  s  E,  419 

reux  inftin(5t  me  porte  au  bien  ;  une  vio- 
lente palîion  s'élève,  elle  a  racine  dans 
lemêraeinftincbrque  ferai-je  pour  la  dé- 
truire ?  De  la  conlidération  de  l'ordreje 
tire  la  beauté  de  la  vertu  ,  d.c  fa  bonté  de 
l'utilité  commune  \  mais  que  fait  tout 
celacontre  mon  intérêt  particulier,  Scie- 
quel  au  fond  m'importe  le  plus ,  de  mon 
bonheur  aux  dépens  du  refte  dçs  hom- 
meS,  ou  du  bonheur  des  autres  aux  dé- 
pens du  mien?  Si  la  crainte  de  la  honte 
ou  du  châtiment  m'empcche  de  mal 
faire  pour  mon  profit ,  je  n'ai  qu'à  m.al 
faire  en  lecret,  la  vertu  n'a  plus  rien  à 
médire,  &fijefuisfurprifeen  faute  ,oti 
punira  comme  àSparte  non  le  délit,  mais 
la  mal-adreiïe.  Enfin  que  le  caradère  &c 
l'amour  du  beau  foit  empreint  par  la  na- 
ture au  fond  de  mon  âme,  j'aurai  ma 
règle  auflî  long-tems  qu'il  ne  fera  point 
défiguré;  mais  commen:  m'aiïiirer  de 
conferver  toujours  dans  fa  pureté  cette 
eiïîgie  intérleurequin'a point  parmi  les 
êtres  fenfibles  de  modèle  auquel  on  puilFe 
la  comparer  ?  Ne  fait-on  pas  que  les  af- 

Svj 


4ZO      La  Nouvelle 

fe£î:ions  défordonnées  corrompent  îe  Jtii- 
gemenr  ainfî  que  la  volonté,  &  que  la 
confcience  s'altère  &  fe  modifia  infenil- 
blemenr  dans  chaque  fiècle,. dans  chaque 
peuple,  dans  chaque  ind4 vida  félon  l'in- 
conftance  &  la  variété  des  préjuges  } 

Adorez  l'Etre  Éternet,  lïio^  digne  &r 
iage  ami  j  d'unfouffle  vous  détruirez  ces^ 
fantômes  de  raifon,  qui  n'ont  qu'une  vai- 
ne apparence  &  fuientcommeuneombre 
devant  l'immuable  vérité.  Rien  n'exifte 
que  par  celuiqui  eft.  C'eft  lui  qui  donne 
un  but  à  la  juftice  ,  une  bafe  à  la  vertu  ,. 
un  prix  à  cette  courte  vie  employée  à  lui 
plaire;  c'eft  lui  qui  ne  cefle  décrier  aux 
coupables  que  leurscrimesfecretsontété 
vus,  &  qui  fait  dire  au  jufte  oublié  ,  tes 
vertus  ont  un  témoin  \  c'eft  lui ,  c'eft  fa 
fubftance  inaltérable  cjui  eft  le  vrai  mo- 
dèle des  perfeélions  dont  nous  portons 
tous  une  image  en  nous-mêmes.  Nos  paf- 
fions  ont  beau  la  défigurer  ;  tous  fes  traies 
liés  à  l'effence  infinie  fe  repréfentent  tou- 
jours à  la  raifon  &  lui  fervent  à  rétablir 
ce  que  l'impofture  &  l'erreur  en  ont  alte- 


H  É  L  O'l  s  E,  41Ï 

ré.  Ces  diftindions  me  femblent  faci- 
les ;  le  fens  commun  fuffir  pour  les  faire*. 
Tour  ce  qu'on  ne  peut  féparer  de  l'idée 
de  cecteeifenceeft  Dieu, tout  le  relie  eft 
^ouvrage  des  hommes.  C'eft  à  la  con- 
templation  de  ce  divin  modèle  que  l'âme 
s'épure  Se  s'élève  ,  qu'elle  apprend  à  mé- 
prifer  fes  inclinations  balfes  &  à  fur- 
monter  (qs  vils  penchans.  Un  cœur  pé- 
nétré de  fublimes  vérités  fe  refufe  aux 
petites  paflîons  des  hommes  ^  cette  gran- 
deur infinie  le  dégoûte  de  leur  orgueil  j 
le  charme  de  la  méditation  l'arrache  aux 
defirs  terreftres  j  &  quand  l'Être  immen- 
fe  dont  il  s'occupe  n'exifteroit  pas,  il  fe- 
roir  encore  bon  qu'il  s'en  occupât  fans 
cefTe  pour  être  plusmaître  de  lui-même, 
plus  fort,  plus  heureux  &  plus  fage. 

Cherchez-vous  un  exemple  feiifible  des 
vains  fophifmes  d'une  raifon  qui  ne  s'ap- 
puie que  fur  elle-même  :  confîdérons  de 
fane- froid  les  difcours  de  vos  philofo- 
phes ,  dignes  apologiftes  du  crim^  qui 
ne  féduidient  jamais  que  des  cœurs  àé]3L 
corrompus.  Ne  diroit-on  pas  (ju'en  s'aç- 


4ii      La  Nouvelle 

raquant  diredlement  au  plus  faint  Srail 
plus  folemnel  des  eiigagemens,  ces  dan- 
gereux raifonneurs  ont  réfolu  d'anéan- 
tir  d'un  feul  coup  toute  la  fociété  humai- 
ne ,  qui  n'eft  fondée  que  fur  la  fin  des* 
conventions  ?  Mais  voyez ,  je  vous  prie , 
comment  ils  difculpent  un  adultère  fe- 
cret  !  C'eft ,  difenn-ils,  qu'il  n'en  réfulte 
aucun  mal ,  pas  même  pour  l'époux  qui 
l'ignore.  Comme  s'ils  pouvoient  être 
fûrs  qu'il  l'ignorera  toujours  j  comme 
s'il  fuffifoit ,  pour  autorifer  le  parjure  & 
l'infidélité ,  qu'ils  ne  nuififient  pas  à  au- 
trui j  comme  fi  ce  n'écoi  t  pas  alTez  pour 
abhorrer  le  crime  ,  du  mal  qu'il  fait  à 
ceux  qui  le  commettent.  Quoi  donc  l 
ce  n'eft  pas  un  mal  de  manquer  de  foi , 
d'anéantir  autant  qu'il  eft  en  foi  la  force 
du  ferment  &  des  contrats  les  plus  invio- 
lables !  Ce  n'eft  pas  un  mal  de  fe  forcer 
foi-même  à  devenir  fourbe  &  menteur! 
Ce  n'eft  pas  un  mal  de  former  des  liens 
qui  *us  font  défirer  le  mai  &  la  mort 
d'autrui  ;  In  mort  de  celui-  mêfne  qu'on 
doit  le  plus  aimer,  6w  avec  qui  l'on  a 


H  É  L  oï  s  e:       415 

juré  de  vivre  î  Ce  n'eft  pas  un  mal  qu'un 
état  dont  mille  autres  crimes  font  tou- 
jours le  fruit  !  Un  bien  qui  produireic 
tant  de  maux ,  feroit  par  celafeul  un  mal 
lui-même. 

L'un  des  deux  penferoit-il  être  inno- 
cent, parce  qu'il  efl;  libre  peut-être  de 
fon  côté ,  &  ne  manque  de  foi  à  perfon- 
ne  ?  Il  fe  trompe  groflièrement.  Ce  n'eft 
pas  feulement  l'intérêt  des  époux,  mais 
la  caufe  commune  de  tous  les  hommes 
que  la  pureté  du  mariage  ne  foit  point 
altérée.  Chaque  fois  que  deux  époux  s'u- 
niiïent  par  un  nœud  folemnel,  il  inter- 
vient un  engafrement  tacite  de  tout  le 
genre  humain  de  refpeder  ce  lien  fa- 
cré ,  d'honorer  en  eux  l'union  conju- 
gale ;  &c  c'eft,  ce  me  femble ,  une  rai- 
fon  très-forte  contre  les  mariages  clan- 
deftins ,  qui ,  n'offrant  nul  figne  de  cette 
union,  expofent  des  coeurs  innocens  à 
brûler  d'une  flamme  adultère.  Le  public 
eft  en  quelque  forte  garant  d'une  con- 
vention paiTée  en  fa  préfence ,  ôc  l'on 
peut  dire  que  l'honneur  d'une  femme 


4^4        ^^  NOUVELIÊ 

pudique  eft  fous  la  protedion  fpéciale 
de  tous  les  gens  de  bien.  Ainfi  quicon- 
que ôfe  la  corrompre  pèche  ,  première- 
ment parce  qu'il  la  fait  pécher ,  &  qu'on 
partage  toujours  les  crimes  qu'on  fait 
commettre*,  il  pèche  encore  diredement 
Jui-même ,  parce  qu'il  viole  la  foi  publi- 
que &  facrée  du  mariage  ,  fans  lequel 
rien  ne  peut  fubfîfter  dans  l'ordre  légi- 
time des  chofes  humaines. 

Le  crime  eft  fecret ,  difentils,  S<.  il 
n'en  réfulte  aucun  mal  pour  perfonne. 
Si  ces  philofophes  croient  l'exiftence  de 
Dieu  &  l'immortalité  de  l'âme,  peuvent- 
ils  appeller  un  crime  fecret  celui  qui  a 
pour  témoin  le  premier  offenfé  &  le  feul 
vrai  juge  ?  Étrange  fecret  que  celui  qu'on 
dérobe  à  tous  les  yeux  hors  ceux  à  qui 
Ton  a  le  plus  d'intérêt  à  le  cacher!  Quand 
même  ils  ne  reconnoîtroienr  pas  la  pré- 
fence  de  la  divinité  ,  comment  ôfent-ils 
foutenir  qu'ils  ne  font  de  mal  à  perfon- 
ne ?  Comment  prouvent-ils  qu'il  eft  in- 
différent à  un  père  d'avoir  des  héritiers 
c[ui  ne  foient  pas  de  fon  fang  )  d'ccre 


H  É  L  O  i  s  E,  J^i^ 

chargé,  peut-être,  de  plus  d'enfans  qu'il 
n'en  auroit  eus ,  &  forcé  de  partager  fes 
biens  aux  gages  de  (on  déshonneur  fans 
fentir  pour  eux  des  entrailles  de  père  ? 
Suppofons  ces  raifonneu.rs  matérialises, 
on  n'en  eft  que  mieux  fondé  à  leur  op- 
pofer  la  douce  voix  de  la  nature ,  qui 
réclame  au  fond  de  tons  les  cœurs  con- 
tre  une  orgueilleufe   philofophie  ,   & 
qu'on  n'attaqua  jamais   par  de  bonnes 
raifons.  En  effet, ïî  le  corps  feul  produit 
la  penfée,  &  que  le  fentimenr  dépende 
uniquement  6.QS  organes  ,  deux  Êtres 
formés  d'un  même  fang  ne  doivent-ils 
pas   avoir  entre  eux  une  plus   étroite 
analogie  ,  un  attachement  plus  fort  Tun 
pour    l'autre  ,  &   fe  reffembler  d'âme 
comme  de  vifage  ;  ce  qui  eft  une  grande 
raifon  de  s'aimer  ? 

N'eft-ce  donc  faire  aucun  mal ,  à  vo- 
tre avis,  que  d'anéantir  ou  troubler  par 
un  fang  étranger  cette  union  naturelle, 
&  d'altérer  dans  fon  principe  l'affeârion 
mutuelle  qui  doit  lier  entre  eux  tous  les 
membresd'une  famille  ?Ya-t-iIaumoii» 


4i6      La  Nouvelle 

de  un  honnête-  homme  qui  nQux.  h  orreur 
de  changer  YQi\^z.vït  d'un  autre  en  nourri- 
ce ?  &  le  crime  eft-il  moindre  de  le 
chanc^er  dans  le  fein  de  la  mère? 

Si  je  conhdere  mon  fex«  en  particu- 
lier ,  que  de  maux  j'apperçois  dans  ce 
défordre  qu'ils  prétendent  ne  faire  aucun 
mal  !  Ne  fût-ce  que  l'avilifTement  d'une 
femme  coupable  à  qui  la  perte  de  l'hon- 
neur ôre  bien-tot  toutes  les  autres  ver- 
tus :  que  d'indices  trop  fûrs  pour  un  ten- 
dre époux  d'a^ie  intelligence  qu'ils  pen- 
fent  juftifier  par  le  fecret  !  Ne  fût-ce  que 
de  n'être  plus  aimé  de  fa  femme  :  que 
fera-t-elle  avec  fes  foins  artificieux  que 
mieux  prouver  fon  indifférence  ?  Eft  ce 
l'œil  de  l'amour  qu'  on  abufe  par  de  fein- 
tes carefiTes  ?  &  quel  fupplice  auprès  d'un 
objet  chéri ,  de  fenrir  que  la  main  nous 
embrafTe  Se  que  le  cœur  nous  repoulTe  ? 
Je  veux  que  la  fortune  féconde  une  pru- 
dence qu'elle  a  il  fouvent  trompée;  je, 
compte  un  moment  pour  rien  la  réméri- 
té de  confier  fa  prétendue  innocence  Se 
le  repos  d'autrui  à  des  précautions  que  le 


H  È  LOI  s  E.  417 

ciel  fe  plaît  à  confondre  :  que  de  fauf- 
fecés ,  que  de  menfonges ,  que  de  fourbe- 
ries pour  couvrir  un  mauvais  commer- 
ce, pour  tromper  un  mari,  pour  cor- 
rompre des  domeftiques ,  pour  en  im- 
pofer  au  public  !  Quel  fcandale  pour 
des  complices!  quel  exemple  pour  des 
enfans  !  Que  devient  leur  éducation 
parmi  tant  de  foins  pour  fatisfaire  im- 
punément de  coupables  feux  ?  Que  de- 
vient la  paix  de  la  maifon  &c  l'union 
des  chefs  ?  Quoi  !  dans  tout  cela  l'époux 
n'eft  point  Icfé  ?  Mais  qui  le  dédom- 
magera donc  d'un  cœur  qui  lui  écoitdu? 
Qui  pourra  lui  rendre  une  femme  efti- 
mable?  Qui  lui  donnera  le  repos  &  la 
fCireté  ?  Qui  le  guérira  de  fes  juftesfoup- 
çons  ?  Qui  fera  confier  un  père  au  Çen- 
timent  de  la  nature  ,  en  embraflant  fon 
propre  enfant  ? 

A  l'égard  des  liaifons  prétendues  que 
l'adultère  &  l'infidélité  peuvent  former 
entre  les  familles  ,  c'eft  moins  une  rai- 
fon  férieufe  qu'une  plaifanterie  abfurde 
ôc  brutale  qui  ne  mérite  pour  toute  ré-^ 


4i8      La  Nouvelle 

ponfe  que  le  mépris  &  l'indignation^ 
Les  trahirons,  les  querelles,  les  coin- 
bars  ,  les  meurtres ,  les  empoifonne- 
mens  dont  ce  défordre  a  couvert  la  terre 
dans  tous  les  rems ,  montrent  aflez  ce 
qu'on  doit  attendre  pour  le  repos  &  l'u- 
nion Aqs  hommes,  d'un  attachement 
formé  par  le  crime.  S'il  réfulte  quelque 
forte  de  fociété  de  ce  vil  &  méprifable 
commerce,  elle  efl:  femblable  à  celle 
des  brigands  qu'il  fiut  détruire  5c 
anéantir  pour  afTurer  les  fociétés  légi- 
times. 

J'ai  tâché  de  fufpendre  l'indignation 
que  m'infpirent  ces  maximes  pour  les 
difcuter  paifiblement  avec  vous.  Plus  je 
les  trouve  infenfées  ,  moins  je  dois  dé- 
dnigner  de  les  réfuter  pour  me  faire 
honre  à  moi  même  de  \es  avoir  peut- 
être  écoutées  avec  trop  peu  d'éloigne- 
ment.  Vous  voyez  combien  elles  fup- 
portent  mal  l'examen  de  la  faine  rai- 
fon  •  mais  où  chercher  la  faine  raifon  , 
Énon  dans  celui  qui  en  efl:  la  fource  ;  & 
que  penfer  de  ceux  qui  confacrent  â 


H  É  L  O  ï  s  E.  4z^ 

perdre  les  hommes  ce  flambeau  divin 
qu'il  leur  donna  pour  les  guider  ?  Dé- 
fions-nous d'une  philofophie  en  paro- 
les \  défions-nous  d'une  faufie  vertu  qui 
fappe  routes  les  vertus ,  &l  s'applique  à 
juftifier  tous  les  vices  pour  s'autorifer  à 
les  avoir  tous.  Le  meilleur  moyen  de 
trouver  ce  qui  eft:  bien  ,  eft  de  le  cher- 
cher fincèrement,  ^  l'on  ne  peut  long- 
tems  le  chercher  ainfi  fans  remonter  a 
l'auteur  de  tout  bien.  C'eft  ce  qu'il  me 
femble  avoir  fait,  depuis  que  je  m'oc- 
cupe à  reétifier  mes  fentimcns  5c  ma  rat- 
ion j  c'eft  ce  que  vous  ferez  mieux  que 
moi,quand  vous  voudrez  fuivre  la  même 
route.  Il  m'eft  confolant  de  fonger  que 
vou_s  avez  fouvent  nourri  mon  efprit  de 
grandes  idées  de  la  religion. j  oc  vous, 
dont  le  cœur  n'eut  rien  de  caché  pour 
niçvi ,  ne  m'en  euiîicz  pas  ainfi  parlé  ,  û 
vous  aviez  eu  d'autres  fentimens.  Il  me 
ferable  mêm.e  que  cqs  converlations  a- 
voient  pour  nous  des  charmes.  La  pré- 
fence  de  l'Etre  fuprcme  ne  nous  fjt  ja- 
mais  importune^  elle  nous  donnoir  plus 


'430      La  N ouvelle 

d'efpoii"  que  d'épouvante  j  elle  n'effraya 
jamais  que  l'âme  du  méchant*,  nous  ai- 
mions à  l'avoir  pour  témoin  de  nos  en- 
tretiens ,  à  nous  élever  conjointement 
jufqu'à  lui.  Si  quelquefois  nous  étions 
humiliés  par  la  honte,  nous  nous  di- 
rons, en  déplorant  nos  foiblelfes  :  au 
moins  il  voit  le  fond  de  nos  cœurs  j  & 
nous  en  étions  plus  tranquiles. 

Si  cette  fécurité  nous  égara  ,  c'eft 
au  principe  fur  lequel  elle  étoit  fondée 
à  nous  ramener,  N'eft-il  pas  bien  in- 
digne d'un  homme,  de  ne  pouvoir  ja- 
mais s'accorder  avec  lui-même  j  d'avoir 
une  règle  pour  Îqs  aélions,  une  autre 
pour  fes  fentimens  j  de  penfer  comme 
s'il  étoit  fans  corps,"  d'agir  comme  s'il 
étoit  fans  âme,  &  de  ne  jamais  appro- 
prier à  foi  tout  entier,  rien  de  ce  qu'il 
fait  en  toute  fa  vie?  Pour  moi,  je  trouve 
qu'on  eft  bien  fort  avec  nos  anciennes 
maximes  ,  quand  on  ne  les  borne  pas  à 
de  vaines  fpéculations.  La  foibleife  eft 
de  l'homme ,  &  le  Dieu  clément  qui  le 
fit  la  lui  pardonnera  fans  doutej  mais 


H  È  L    O  ï  s  E,  431 

le  crime  eft  du  méchant ,  &;  ne  refte|:a 
point  impuni  devant  l'auteur  de  toute 
juftice.  Un  incrédule ,  d'ailleurs  heureu- 
fement  né ,  fe  livre  aux  vertus  qu'il  ai- 
me ;  il  fait  le  bien  par  goût ,  &  non  par 
choix.  Si  tous  ^qs  defirs  font  droits ,  il 
les  fuit  fans  contrainte  j  il  les  fuivroit  de 
même,  s'ils  ne  l'étoient  pas  j  car  pour- 
quoi fe  gêneroit-il  ?  Mais  celui  qui  re- 
connoît  ôc  fert  le  père  commun  des 
hommes  ,  fe  croit  une  plus  haute  defli- 
nation  j  l'ardeur  delà  remplir animefon 
zèlej  &,  fuivantune  règle  plus  fûre  que 
fes  penchans ,  il  fait  faire  le  bien  qui  lui 
coûte,  &  facrifier  les  defirs  de  fon  cœur 
à  la  loi  du  devoir.  Tel  eft,  mon  ami, 
le  facrifice  héroïque  auquel  nous  fom« 
mes  tous  deux  appelés.  L'amour  qui 
nous  unilToit  eût  fait  le  charme  de  no- 
tre vie.  Il  furvéquit  à  l'efpérancej  il 
brava  le  rems  &  l'éloignement  \  il  fup- 
porta  toutes  les  épreuves.  Un  fentiment 
fi  parfait  ne  devoit  point  périr  de  lui- 
même  j  il  étoit  digne  de  n'être  immolé 
qu'à  la  vertu. 


43*      L^  Nouvelle 

Je  vous  diiai  plus.   Tout  efl:  changé 
entre  nous  \  il  f-Aur  néceirairement  que 
votre  cœur  chani^e.  Julie  de  Wolmar 
n'eft  plus  votre  ancieime  Julie,  la  révo- 
lution de  vos  fenrimens  pour  elle  eft  iné- 
vitable ,  &  i!  ne  vous  refte  que  le  choix 
de  faire  honneur  de  ce  changement  au 
vice  ou  2.  la  vertu.  J'ai  dans  lajnémoire 
un  paflage  d'un  auteur  que  vous  ne  récu- 
ferez  pas.  <»  L'amour,  dit-il ,  efl:  privé  de 
i)  fon  plus  grand  charme, quand  l'honnê- 
«  teté  l'abandonne.  Pour  en  fentir  tout 
M  le  prix,  il  faut  que  le  cœur  s'y  com- 
S3  plaife ,  &:  qu'il  nous  élève  ,  en  élevant 
M  l'objet  aimé.  Otez  l'idée  de  laperfec- 
s>  cion,  vous  ôtez  l'enthouiiafme  ;  ôtez 
wl'eftime,   ô<:   l'amour  neft  plus  rien. 
•>  Comment  une  femme  honorera-t-elle 
»»  un  homme  qu'elle  doit  mépriferPCom- 
v>  ment  pourra-t-il   honorer  kii-même 
M  celle  qui  n'a  pas  craint  de  s'abandon- 
»  neràunvil  corrupteur?  Ainfi  bien- tôt 
i>  ilsfe  mépriferont  mutuellement.  L'a- 
»>  mour,  ce  fenri ment  célefte,  ne  fera  plus 
i>  pour  eux  qu'un  honteux  commerce.  Ils 

u  auront 


H  È  L  o  ï  S  E.        43  3 

»  auront  perdu  l'honneur  &  n'auront 
3j  pointtrouvé  la  félicité  (i)  ».  Voilà  no- 
tre leçon  ,  mon  ami ,  c'eft  vous  qui  l'a- 
vez didée.  Jamais  nos  cœurs  s'aimerent- 
ils  plus  délicieufemenr,  &  jamais  l'hon- 
nêteté leur  fut-elle  aufli  chère  que  dans 
les  tems  heureux  où  cette  lettre  fut 
écrite  ?  Voyez  donc  à  quoi  nous  me- 
neroient  aujourd'hui  de  coupables  feux 
nourris  aux  dépens  des  plus  doux  tranf- 
ports  qui  ravilTent  l'âme.  L'horreur 
du  vice,  qui  nous  eft  h  naturelle  à  tous 
deux  ,  s'étendroit  bien-tôt  fur  le  com- 
plice de  nos  fautes  j  nous  nous  haïrions 
pour  nous  être  trop  aimés  ,  &  l'amour 
s'éteindroit  dans  les  remords.  Ne  vaut- 
il  pas  mieux  épurer  un  fentiment  fi  cher 
pour  le  rendre  durable  ?  Ne  vaut-il  pas 
mieux  en  conferver  au  moins  ce  qui  peut 
s'accorder  avec  l'innocence  ?  N'eft-ce 
pas  conferver  tout  ce  qu'il  eut  de  plus 


(i)  Voyez  la  première  partie  ,  lettre  XXIV, 
Tome   II.  T 


454      ^^  Nouvelle 

charmant  ?  Oui  ,  mon  bon  &  cligne 
ami ,  pour  nous  aimer  toujours  ,  il  faut 
renoncer  l'un  à  l'autre.  Oublions  tout 
le  refte  ,  ^  foyez  l'amant  de  mon  âme. 
Cette  idée  eft  fi  douce  qu'elle  confole 
de  tout. 

Voilà  le  fidèle  tableau  de  ma  vie,  5c 
l'hiftoire  naïve  de  tout  ce  qui  s'eft  paflé 
dans  mon  cœur.  Je  vous  aime  toujours, 
n'en  doutez  pas.  Le  fentiment  qui  m'at- 
tache à  vous  eft  fi  tendre  &  Çi  vif  en- 
core ,  qu'une  autre  en  feroit  peut-être 
allarmée;  pour  moi  j'en  connus  un  trop 
différent  pour  me  défier  de  celui-ci. 
Je  fens  qu'il  a  changé  de  nature  ;  &  , 
du  moins  en  cela  ,  mes  fautes  paffées 
fondent  ma  fécurité  préfente.  Je  fais 
que  l'exade  bienféance  &:  la  vertu  de 
parade  exigeroient  davantage  encore  &: 
ne  feroient  pas  contentes  que  vous  ne 
fufliez  tout  à-fait  oublié.  Je  crois  avoir 
une  règle  plus  fûre,  &  je  m'y  tiens.  J'é- 
coute en  fecret  ma  confcience  \  elle  ne 
me  reproche  rien  ,  6c  jamais  elle  ne 


H  È  L  o  ï  s  E.  43  5 

ttompe  une  âme  qui  la  confulte  (încè- 
remenr.  Si  cela  ne  fufïîc  pas  pour  me 
juftifierdans  le  monde,  cela  fuffit  pour 
ma  propre  tranquillité.  Comment  s'eft 
fait  cet  heureux  changement  ?  Je  l'i- 
gnore. Ce  que  je  fais,  c'eft  que  je  l'ai 
vivement  defiré.    Dieu  feul  a  fait  le 
refte.  Je  penferois  qu'une  âme  une  fois 
corrompue  l'eft  pour  toujours  ,   &  ne 
revient  plus  au  bien  d'elle-même  j  à 
moins  que  quelque  révolution  fubite  , 
quelque  brufque  changement  de  fortune 
&  de  fituation  ne  change  tout-à-coup 
{es  rapports ,  &  par  un  violent  ébran- 
lement ne  l'aide  à  retrouver  une  bonne 
afliette.  Toutes  fes  habitudes  étant  rom- 
pues &  toutes  îes  pallions  modifiées  , 
dans  ce  bouleverfemenr  général  on  re- 
prend quelquefois  fon  caractère  primi7 
tif  ,  &  l'on  devient  comme  un  nouvel 
être  forti  récemment  des  mains  de  la 
Nature.    Alors  le  fouvenir  de  fa  pré- 
cédente balfelTe  peut  fervir  de  préfer- 
vatif  contre  une  rechute.  Hier  on  étoit 

Tij 


43^      La  Nou  V  elle 

abje6t  &  foiblej  aujourd'hui  on  eft  fort 
&c  magnanime.  En  fe  contemplanc  de 
fî  près  dans  deux  écacs  ^i  difterens ,  on 
fenc  mieux  le  prix  de  celui  où  l'on  eft 
remonté  ,  &c  l'on  en  devient  plus  at- 
tentifs s'y  foutenir.  Mon  marias e  m'a 
fait  éprouver  quelque  chofe  de  fem- 
blable  à  ce  que  je  tâche  de  vous  expli- 
quer. Ce  lien  fi  redouté  me  délivre  d'u- 
ne fervitude  beaucoup  plus  redoutable, 
&:  mon  époux  m'en  devient  plus  cher 
pour  m'avoir  rendue  à  moi-même. 

Nous  étions  trop  unis  vous  &  moi , 
paur  qu'en  changeant  d'efpece  notre 
union  fe  détruife.  Si  vous  perdez  une 
tendre  amante  ,  vous  gagnez  une  fîdelle 
amie  ',  &  quoi  que  nous  en  ayons  pu 
dire  durant  "nos  illufions  ,  je  doute  que 
ce  changement  vous  foit  défavantageux. 
Tirez-en  le  même  parti  que  moi ,  je 
vous  en  conjure  ,  pour  devenir  meil- 
leur &  plus  fage  ,  &  pour  épurer ,  par 
des  mœurs  chrétiennes ,  les  leçons  de 
la  philofophie.  Je  ne  ferai  jamais  heu- 


H  É  L  o  ï  s  E.        457 

reiife  que  vous  ne  foyez  heureux  aulîî , 
&  je  fens  plus  que  jamais  qu'il  n'y  a 
point  de  bonheut  fans  la  vertu.  Si  vous 
m'aimez  véritablement,  donnez- moi  la 
douce  confolation  de  voir  que  nos  cœurs 
ne  s'accordent  pas  moins  dans  leur  re- 
tour au  bien  qu'il  s'accordèrent  dans-leur 
égarement. 

Je  ne  crois  pas  avoir  befoin  d'apolo- 
gie pour  cette  longue  lettre.  vSi  vous 
m'étiez  moins  cher,  elle  feroir  plus  cour- 
te. Avant  de  la  finir,  il  me  refte  une 
grâce  à  vous  demander.  Un  cruel  far- 
deau me  pèfe  fur  le  cœur.  Ma  conduite 
paiïee  ell  ignorée  de  Al.  de  Wolmar  j 
mais  une  fincérité  fans  réferve  fait  par- 
tie de  la  fidélité  que  je  lui  dois.  J'au- 
rois  déjà  cent  fois  tout  avoué ,  vous  feul 
m'avez  retenue.  Quoique  je  connoiffe 
la  fageiïe  S^  la  modération  de  M.  de 
Wolmar  ,  c'eft  toujours  vous  compro- 
mettre que  de  vous  nommer,  &  je  n'ai 
point  voulu  le  faire  fans  votre  confen- 
temenr.  Seroit-ce  vous  déplaire  que  de 

Tiij 


43^      La  Nouvelle 

vous  le  demander,  6c  aurois-je  trop  pré- 
fumé de  vous  ou  de  moi  en  me  flattant 
de  l'obtenir  ?  Songez  ,  je  vous  fupplie 
que  cette  réferve  ne  fauroit  être  inno- 
cente,  qu'elle  m'eft  chaque  jour  plus 
crueUe ,  &  que  jufqu'à  la  réception  de 
votre  réponfe  je  n'aurai  pas  un  inftanc 
de  tranquillité. 


H  É  L  o  ï  s  E.        439 
LETTRE     XLVII. 

RÉPONSE. 

^T  vous  ne  feriez  plus  ma  Julie  ?  Ah  î 
ne  dites  pas  cela ,  digne  &  refpeétable 
femme.  Vous  l'êtes  plus  que  jamais.Vous 
êtes  celle  qui  méritez  les  hommages  de 
tout  l'univers.  Vous  êtes  celle  que  j'ado- 
rai en  commençant  d'être  fenfible  à  la 
véritable  beautés  Vous  êtes  celle  que  je 
ne  ceiTerai  d'adorer  ,  même  après  ma 
mort,  s'il  refte  encore  en  mon  âme  quel- 
que fouvenir  des  attraits  vraiment  cé- 
leftes  qui  l'enchantèrent  durant  ma  vie. 
Cet  effort  de  courage  qui  vous  ramené 
à  toute  votre  vertu  ,  ne  vous  rend  que 
plus  femblable  à  vous-même.  Non,  non» 
quelque  fupplice  que  j'éprouve  à  le  fen- 
tir&  le  dire,  jamais  vous  ne  fûtes  mieux 
ma  Julie  qu'au  moment  que  vous  re- 
noncez à  moi.  Hélas  1  c'eft  en  vous  per- 
dant que  je  vous  ai  retrouvée.  Mais  moi 

T  iv 


440      La  Noufelle 

donc  le  cœur  frémit  au  feul  projet  de 
vous  imiter ,  moi  tourmenté  d'une  paf- 
fîon  criminelle  que  je  ne  puis  ni  fup- 
porter  ni  vaincre  ,  fuis-je  celui  que  je 
penfois  être  ?  Étois-je  digne  de  vous 
plaire  ?  Quel  droit  avois-je  de  vous  im- 
portuner de  mes  plaintes  &  de  mon 
défefpoir  ?  C'étoit  bien  à  moi  d'ôfer  fou- 
pirer  pour  vous  !  Eh  !  qu'étois-je  pour 
vous  aimer  ? 

Infenfé  !  comme  fî  je  n'éprouvois  pas 
afTez  d'humiliations  fans  en  rechercher 
de  nouvelles  !  Pourquoi  compter  des 
différences  que  l'amour  fit  difparcître  ? 
11  m'éîevoit  ,  il  m'égaloit  à  vous  r  fa 
flamme  me  foutenoit  j  nos  cœurs  s'é- 
toient  confondus  ,  tous  leurs  fentimens 
nous  écoient  communs ,  &  les  miens  par- 
tageoient  la  grandeur  des  vôtres.  Me 
voilà  donc  retombé  dans  route  ma  baf- 
fefle  !  Doux  efpoir  qui  nourriffois  mon 
âme  &  m'abufas  fi  long-tems  ,  te  voilà 
donc  éteint  fans  retour  !  Elle  ne  fera 
point  à  moi  !  Je  la  perds  pour  toujours  î 


H  É  L  O  ï  s  E,  441 

Elle  fait:  le  bonheur  d'un  autre  î. .. .  ô 
rage  !  o  tourment  de  l'enfer  !  ....  Infi- 
delle  !  ah  !  devois-tu  jamais...  Pardon, 
pardon ,  Madame ,  ayez  pitié  de  mes  fu- 
reurs. O  Dieu  !  vous  l'avez  trop  bien 
dit,  elle  n'eft:  plus....  elle  n'eft  plus  cette 
tendre  Julie  à  qui  je  pouvois  montrer 
tous  les  mouvemens  de  mon  cœur.  Quoi! 
je  me  trouvois  malheureux  ,  6c  je  pou- 
vois me  plaindre  !....  elle  pouvoir  m'é- 
couter.  J'étois  malheureux  !...  que  fuis- 
je  donc  aujourd'hui  ?...  Non,  je  ne  vous 
ferai  plus  rougir  de  vous  ni  de  moi. 
C'en  eft  fait  ,  il  faut  renoncer  l'un  à 
l'autre  j  il  faut  nous  quitter.  La  vertu 
même  en  a  didé  l'arrcr  j  votre  main  l'a 
pu  tracer.  Oublions-nous....  oubliez- 
moi  ,  du  moins.  Je  l'ai  réfolu  ,  je  le 
jure  ,  je  ne  vous  parlerai  plus  de  moi. 

Oferaije  vous  parler  de  vous  encore  ; 
te  conferver  le  feul  intérêt  qui  me  refte 
au  monde  ;  celui  de  votre  bonheur  ?  En 
m'expofant  l'état  de  vorre  âme,  vous  ne 
m'avez  rien  dit  de  votre  fort.  Ah  !  pour 

T  v 


44i      ^^  Nouvelle 

prix  d'un  facrifice  qui  doit  être  fenti  de 
vous ,  daignez  me  tirer  de  ce  doute  in- 
fupportable.  Julie  ,  êtes-vous  heureu- 
fe  ?  Si  vous  l'êtes,  donnez- moi  dans 
mon  défefpoir  la  feule  confolation  dont 
je  fois  fufceptible  j  fi  vous  ne  l'êtes  pas , 
par  pitié  daignez  me  le  dire ,  j'en  ferai 
moins  long-tems  malheureux^ 

Plus  je  réfléchis  fur  l'aveu  que  vous 
méditez ,  moins  j'y  puis  confentir  *,  &  le 
même  motif  qui  m'ôta  toujours  le  cou- 
rage de  vous  faire  un  refus ,  me  doit  ren- 
dre inexorable  fur  celui-ci.  Le  fujet  eft 
de  la  dernière  importance ,  Se  je  vous  ex- 
horte à  bien  pefer  mes  raifons.  Première* 
ment ,  il  me  femble  que  votre  extrême 
délicatelfe  vous  Jette  à  cet  égard  dans 
l'erreur,  &  je  ne  vois  point  fur  quel  fon- 
dement la  plus  auftere  vertu  pourroit 
exiger  une  pareille  confeffion.  Nul  enga- 
gement au  monde  ne  peut  avoir  un  effet 
rétroadtif.  On  ne  fauroit  s'obliger  pour 
le  pafTé  ,  ni  promettre  ce  qu'on  n'a  plus 
le  pouvoir  de  tenir  j  pourquoi  devroit- 


H  É  L  o  ï  s  E.        443 

on  compte  à  celui  à  qui  l'on  s'engage  de 
l'ufage  antérieur  qu'on  a  fait  de  fa  liber- 
té &:  d'une  fidélité  qu'on  ne  lui  a  point 
promife?  Ne  vous  y  trompez  pas,  Julie, 
ce  n'eft  pas  à  votre  époux,  c'eft  à  votre 
ami  que  vous  avez  manqué  de  foi.  Avant 
la  tyrannie  de  votre  père,  le  ciel  Se  la 
Nature  nous  avoient  unis  l'un  à  l'autre. 
Vous  avez  fait,  en  formant  d'autres 
nœuds  un  crime  que  l'amour,  ni  l'iioa- 
neur peut-être  ,  ne  pardonnent  point ,  & 
c'eft  à  moi  feul  de  réclamer  le  bien  que 
M.  de  Wolmar  m'a  ravi. 

S'il  eft  des  cas  où  le  devoir  puilTè 
exiger  un  pareil  aveu  ,  c'eft  quand  le 
danger  d'une  rechute  oblige  une  femme 
prudente  à  prendre  des  précautions  pour 
s'en  garantir.  Mais  votre  lettre  m'a  plus 
éclairé  que  vous  ne  penfez  fur  vos  vrais 
fentimens.  En  la  lifant,  j'ai  fenti  dans 
mon  propre  cœur  combien  le  votre  eût 
abhorré  de  près,  même  au  fein  de  l'a- 
mour ,  un  engagement  criminel  donc 
l'éloignement  nous  ôtoit  l'horreur, 

T  vj 


444      ^^  Nouvelle 

Dès-là  que  le  devoir  &  l'honnêteté 
n'exigent  pas  cette  confidence ,  la  fagefle 
^laraifon  la  défendent  j  carc'eftrifquer 
ians  néceflicé  ce  qu'il  y  a  de  plus  pré- 
cieux dans  le  mariage  ,  l'attachement 
d'un  époux,  la  mutuelle  confiance,  la 
paix  de  la  maifon.  Avez-vous  afTez  ré- 
fléchi fur  une  pareille  démarche  ?  Con- 
noifTez-vous  alTez  votre  mari  pour  être 
fûre  de  l'effet  qu'elle  produira  fur  lui  ? 
Savez-vous  combien  il  y  a  d'hommes 
au  monde  auxquels  il  n'en  faudroit  pas 
davantage  pour  concevoir  une  jaloufie 
effrénée ,  un  mépris  invincible ,  &:  peut- 
être  attenter  aux  jours  d'une  femme  ?  11 
faut  pour  ce  délicat  examen  avoir  égard 
aux  tems,  aux  lieux,  aux  caradères. 
Dans  le  pays  où  je  fuis ,  de  pareilles 
confidences  font  fans  aucun  danger ,  ^ 
ceux  qui  traitent  fi  légèrement  la  foi 
conjugale  ,  ne  font  pas  gens  à  faire  une 
fi  grande  affaire  des  fautes  qui  précédè- 
rent l'engagement.  Sans  parler  des  rai- 
fons  qui  rendent  Quelquefois  ces  aveus 


H  È  L  o  i  s  E,        445 

îndifpenfables ,  &  qui  n'ont  pas  eu  lieu 
pour  vous,  je  connois  des  femmes  afTez 
médiocrement  eftimables ,  qui  fe  font 
fait  à  peu  de  rifque  un  mérite  de  cette 
fincérité  ,  peut-être  pour  obtenir  à  ce 
prix  une  confiance  dont  elles  pulfenc 
abufer  au  befoin.  Mais  dans  des  lieux 
où  la  fainteté  du  mariage  eft  plus  ref- 
pedtée ,  dans  des  lieux  où  ce  lien  facré 
forme  une  union  folide  ,  &  où  les  maris 
ont  un  véritable  attachement  pour  leurs 
femmes ,  ils  leur  demandent  un  compte 
plus  févère  d'elles-mêmes  j  ils  veulent 
que  leurs  cœurs  n'aient  connu  que  pour 
eux  un  fentiment  rendre;  ufurpant  un 
droit  qu'ils  n'ont  pas,  ils  exigent  qu'el- 
les foient  à  eux  feuls  avant  de  leur  ap- 
partenir ,  &  ne  pardonnent  pas  plus 
l'abus  de  la  liberté  qu'une  infidélité 
réelle. 

Croyez-moi,  verrueufe  Julie,  défiez- 
vous  d'un  zèle  fans  fruit  &  fans  néceiîité. 
Gardez  un  fecret  dangereux  que  rien 
ne  vous  oblige  à  révéler  ,  dont  la  com- 
munication peut  vous    perdre  &  n'eft 


44^      La  Nouvelle 

d'aucun  ufage  à  votre  époux.  S'il  eft 
digne  de  cet  aveu ,  fon  âme  en  fera  con- 
triftce ,  5c  vous  l'aurez  affligée  fans  rai- 
fon.  S'il  n'en  eft  pas  digne ,  pourquoi 
voulez-vous  donner  un  prétexte  à  fes 
torts  envers  vous?  Que  favez-vous  il 
votre  vertu,  qui  vous  a  foutenue  contre 
les  attaques  de  votre  cœur ,  vous  fou- 
tiendroit  encore  contre  des  chagrins 
domeftiques  toujours  renaiflans?  N'em- 
pirez-point volontairement  vos  maux  , 
de  peur  qu'ils  ne  deviennent  plus  forts 
que  votre  courage ,  &;  que  vous  ne  re- 
tombiez à  force  de  fcrupules  dans  un 
état  pire  que  celui  dont  vous  avez  eu 
peine  à  fortir.  La  fageflTe  eft  la  bafe  de 
toute  vertu;  confultez  la ,  je  vous  en 
conjure  ,  dans  la  plus  importante  occa- 
sion de  votre  vie  \  d>c  d  cq  fatal  fecret 
vous  pèfe  fi  cruellement,  attendez  du 
moins,  pour  vous  en  décharger,  que  le 
tems,  les  années,  vous  donnent  une 
connoidance  plus  parfaite  de  votre 
époux  ,  &  ajoutent  dans  fon  cœur  a 
l'effet  de  votre  beauté,  l'effet  plus  fur 


H  È  L  o  ï  s  E.  447 
encore  des  charmes  de  votre  caradtère, 
&  la  douce  habitude  de  les  fentir. 
Enfin  ,  quand  ces  raifons  routes  folides 
qu'elles  font,  ne  vous  perfuaderoienc 
pas  5  ne  fermez  point  l'oreille  à  la  voix 
qui  vous  les  expofe.  O  Julie!  écoutez  un 
homme  capable  de  quelque  vertu,  & 
qui  mérite  au  moins  de  vous  quelque 
facrifice  par  celui  qu'il  vous  fait  aujour- 
d'hui ! 

Il  faut  finir  cette  Lettre.  Je  ne  pour- 
rois  ,  je  le  fens ,  m'empêcher  d'y  repren- 
dre un  ton  que  vous  ne  devez  plus  en- 
tendre. Julie,  il  faut  vous  quitter  !  Q. 
jeune  encore,  il  faut  àè]\  renoncer  au 
bonheur  !  O  rems  qui  ne  dois  plus  reve- 
nir l  tems  paiïe  pour  toujours,  fource  de 
regrets  éternels!  plaifirs  ,  tranfports, 
douces  exrafes,  momens  délicieux,  ra- 
vifiemens  célefles  !  mes  amours,  mes 
uniques  amours  ,  honneur  6c  charme 
de  ma  vie!  adieu  pour  jamais. 


44^      La  Nouvelle 


LETTRE     XLVIII. 

DE     Julie. 

V,Ous  me  demandez  fî  je  fais  heureu- 
fe.  Cette  queftion  me  touche,  &  en  la 
faifant  vous  m'aidez  à  y  répondre  ;  car, 
bien  loin  de  chercher  l'oubli  dont  vous 
parlez,  j'avoue  que  je  ne  faurois  être 
heureufe  (î  vous  celîiez  de  m'aimer  : 
mais  je  le  fuis  à  tous  égards ,  &  rien  ne 
manque  à  mon  bonheur  que  le  vôtre. 
Si  j'ai  évité  dans  ma  lettre  précédente 
de  parler  de  M.  de  ^^(^''olmar,  je  l'ai  fait 
par  ménagement  pour  vous.  Je  connoif- 
fois  trop  votre  fenfibilité  pour  ne  pas 
craindre  d'aigrir  vos  peines  j  mais  votre 
inquiétude  fur  mon  fort  m'obligeant  a 
vous  parler  de  celui  dont  il  dépend  ,  je 
ne  puis  woi\s  en  parler  que  d'une  ma- 
nière di^ne  de  lui,  comme  il  convient 
à  fon  époufe  &  à  une  amie  de  la  vérité. 
M.  de  Wolmar  a  près  de  cinquante 


H  È  L  o  i  s  E.        449 

anSj  fa  vie  unie,  réglée  ,  &c  le  calme 
des  paffions  lui  ont  con(evyé  une  conf- 
tirution  Ci  faine  &  un  air  fi  frais ,  qu'il 
paroîc  à  peine  en  avoir  quarante,  &  il 
n'a  rien  d'un  âge  avancé  que  l'expé- 
rience ôc  la  fageffe.  Sa  phyfionomie  efl: 
noble  &  prévenante,  (on  abord  fimple 
ôc  ouvert,  fes  manières  font  plus  hon- 
nêtes qu'empreffées  y  il  parle  peu  &c 
d'un  grand  fens ,  mais  fans  affecter  ni 
précifion  ni  fentences.  Il  efl:  le  même 
pour  tout  le  monde,  ne  cherche  &:  ne 
fuit  perfonne  ,  6c  n'a  jamais  d'autre 
préférence  que  celle  de  la  raifon. 

Malgré  fa  froideur  naturelle ,  (on 
cœur  fécondant  hs  intentions  de  mon 
'  père,  crut  fentir  que  je  lui  convenois, 
ôc  pour  la  première  fois  de  fa  vie  il  prit 
un  attachement.  Ce  goût  modéré,  mais 
durable,  s'eft  h  bien  réglé  fur  les  bien- 
féances ,  de  s'efl:  maintenu  dans  une  telle 
égalité,  qu'il  n'a  pas  eu  befoin  de  chan- 
ger de  ton  en  changeant  d'état,  &  que , 
fans  blefTer  la  gravité  conjugale ,  il  con- 


450      La  Noufelle 

ferve  avec  moi  depuis  fon  mariage  les 
mêmes  manières  qu'il  avoir  auparavant. 
Je  ne  l'ai  jamais  vu  ni  gai  ni  trille, 
mais  toujours  content  j  jamais  il  ne  me 
parle  de  lui ,  rarement  de  moi  :  il  ne 
me  cherche  pas,  mais  il  n'eft  pas  fâché 
que  je  le  cherche  ,  &c  me  quitte  peu 
volontiers.  Il  ne  rit  point  5  il  eft  fcrieux 
fans  donner  envie  de  l'être  j  au  conrrai- 
re  ,  fon  abord  ferein  femble  m'inviter  à 
l'enjouement  :  &c  comme  les  plailîrs 
que  je  goûte  font  les  feuls  auxquels  il 
paroît  fenfible,  une  des  attentions  que 
je  lui  dois  eft  de  chercher  à  m'amufer. 
En  un  mot,  il  veut  que  je  fois  heureufe, 
il  ne  me  le  dit  pas ,  mais  je  le  vois  j  &C 
vouloir  le  bonheur  de  fa  femme  n'eft- 
ce  pas  l'avoir  obtenu  ? 

Avec  quelque  foin  que  j'aie  pu  l'ob- 
ferver,  je  nai  fu  lui  trouver  de  paffion 
d'aucune  efpece  que  celle  qu'il  a  pour 
moi.  Encore  cette  paflîon  eft-elle  fi  égale 
ôc  fi  tempérée,  qu'on  diroit  qu'il  n'aime 
qu'autantqu'il  veut  aimer,  &  qu'il  ne  le 


H  É  L  o  ï  s  E.         45 î 

veut  qu'autant  que  la  raifon  le  permet. 
Il  eft  réellemen t  ce  que  My lord  Edouard 
croit  être  j  en  quoi  je  le  trouve  bien  fu- 
périeur  à  tous  nos  autres  gens  à  fenti- 
inent  que  nous  admirons  tant  nous- 
mêmes  j  car  le  cœur  nous  trompe  en 
mille  manières,  &  n'agit  que  par  un 
principe  toujours  fufpeél  j  mais  la  rai- 
fon n'a  d'autre  fin  que  ce  qui  eft  hien^ 
Çqs  règles  font  fûtes,  claires, faciles  dans 
la  conduite  de  la  vie ,  &  jamais  elle  ne 
s'égare  que  dans  d'inutiles  fpéculations 
qui  ne  font  pas  faites  pour  elle. 

Le  plus  grand  goût  de  M.  de  Wol- 
mar  eft  d'obferver.  Il  aime  à  juger  des 
caradères  des  hommes  &  des  adions 
qu'il  voit  faire.  Il  en  juge  avec  une  pro- 
fonde fageiïe  &  la  plus  parfaite  impar- 
tialité. Si  un  ennemi  lui  faifoit  du  mal, 
il  en  difcuteroit  les  motifs  6c  les  moyens 
auffi  paifiblement  que  s'il  s'agiffoit  d'une 
chofe  indifférente.  Je  ne  fais  comment 
il  a  entendu  parler  de  vous  :  mais  il  m'en 
a  parlé  plufieurs  fois   lui-même  avec 


45^      La  Nou V elle 

beaucoup  ci'eftime,  &:  je  le  connois  in- 
capable de  ciéguifement.  J'ai  cru  re- 
marquer quelquefois  qu'il  m'obfervoic 
durant  ces  entretiens ,  mais  il  y  a  grande 
apparence  que  cette  prétendue  remar- 
que n'eft  que  le  fecret  reproche  d'une 
confcience  allarmée.  Quoi  qu'il  en  foie , 
j'ai  fait  en  cela  mon  devoir-,  la  crainte 
ni  la  honte  ne  m'ont  point  infpiré  de 
réferve  injuftej  &c  je  vous  ai  rendu  juf- 
tice  auprès  de  lui  ,  comme  je  la  lui 
rends  auprès  de  vous. 

J'ôubliois  de  vous  parler  de  nos  reve- 
nus &  de  leur  adminiftration.  Le  débris 
des  biens  de  M.  de  Wolmar  joint  à  celui 
de  mon  père  qui  ne  s'eftréfervé  qu'une 
pendon,  lui  fait  une  fortune  honnête  &: 
modérée ,  dont  il  ufe  noblement  &  fage- 
ment,  en  maintenant  chez  lui.  non  l'in- 
commode ^  vain  appareil  du  luxe ,  mais 
l'abondance,  les  véritables  commodités 
de  la  vie  (i)  ,  &  le  néceffaire  chez  les 

(i)  Il  n'y  a  pas  d'aflociatioii  plus  commune 
que  celle  du  fafte  &  de  la  i"éûnc.  On  prend 


H  É  L  o  ï  s  E,        453 

voifins  indigens.  L'ordre  qu'il  a  mis  dans 
fa  maifon  eft:  l'image  de  celai  qui  régne 
au  fond  de  fon  âme  ,  &c  femble  imiter. 


fur  la  Nature,  fur  les  vrais  plaifirs  ,  fur  le 
befoin  même,  tout  ce  qu'on  donne  à  l'opi- 
nion. Tel  homme  orne  fon  palais  aux  dépens 
de  fa  cuifinej  tel  autre  aime  mieux  une  belle 
vaifTelle  qu'un  bon  dîner  3  tel  autre  fait  un 
repas  d appareil,  &  meurt  de  faim  tout  le 
rcfte  de  l'année.  Quand  je  vois  un  buffet  de 
vermeil  j  je  m'attends  à  du  vin  qui  m'em- 
poifonne.  Combien  de  fois  dans  des  maifons 
de  campagne  en  refpirant  le  frais  au  matin, 
J'afpedl  d'un  beau  jardin  vous  tente  !  On  fc 
lève  de  bonne  heure,  on  fe  promené^  on 
gagne  de  l'appétit ,  on  veut  déjeûner.  L'Of- 
ficier efi:  forci ,  ou  les  provilîons  manquent ,  ou 
Madame  n'a  pas  donné  fes  ordres  ,  ou  l'on 
nous  fait  ennuyer  d'attendre.  Quelquefois 
on  vous  prévient  ,  on  vient  magnifique- 
ment vous  offrir  de  tout,  à  condition  que 
vous  n'accepterez  rien.  Il  faut  refter  à  jeun 
jufqu'à  trois  heures,  ou  déjeuner  avec  des  tu- 
lipes. Je  me  fouviens  de  m'ècre  promené  dans 
un  très-beau  parc  dont  oa  difoit  que  la  mai- 
treflc  airaoit  beaucoup  le  cafïé  &  n'en  pre- 


454  ^^  Nour  ELLE 
dans  un  petit  ménage,  l'ordre  établi  dans 
le  gouvernement  du  monde.  On  n'y  voit 
ni  cette  inflexible  régularité  qui  donne 
plus  de  gêne  que  d'avantage  &.  n'eftTup- 
portable  qu'à  celui  qui  l'impofe, ni  cette 
confusion  mal  entendue  qui ,  pour  trop 
avoir,  ôte  l'ufage  de  tout.  On  y  recon- 
noîc  toujours  la  main  du  maître  Se  l'on 
ne  la  fent  jamais  ^  il  a  fî  bien  ordonné 
le  premier  arrangement  qu'à  préfent 
tout  va  tout  feul ,  &  qu'on  jouit  à  la 
fois  de  la  règle  ôc  de  la  liberté. 

Voilà,  mon  bon  ami,  une  idée  abré- 
gée, mais  fidelle  du  caradere  de  M.  de 
Wolmar,  autantque  je  l'ai  pu  connoîcre 
depuis  que  je  vis  avec  lui.  Tel  il  m'a 
paru  le  premier  jour  ,  tel  il  me  paroît  le 
dernier  fans  aucune  altération j  ce  qui 


noit  jamais,  attendu  qu'il  coûtoit  quatre  fols 
la  talTe  j  mais  elle  donnoit  de  grand  cœur 
mille  écus  à  fon  jardinier.  Je  crois  que  j'ai- 
rnerois  mieux  avoir  des  charmilles  moins  bien 
taillées ,  &  prendre  du  cafFé  plus  fouvent. 


H  É  L  o  ï  s  E.        45  5 

me  fait  efpérer  que  je  l'ai  bien  vu  ,  &; 
qu'il  ne  me  refte  plus  rien  à  découvrir; 
car  je  n'imagine  pas  qu'il  pût  fe  mon- 
tre autrement  fans  y  perdre. 

Sur  ce  tableau  vous  pouvez  d'avance 
vous  répondre  à  vous-même  ,  &  il  faa- 
droit  me  méprifer  beaucoup  pour  ne  pas 
me  croire  heureufe  avec  tant  de  fiijets  de 
l'être  (i).  Ce  qui  m'a  long-tems  abufée, 
&  qui  peut-être  vous  abufe  encore ,  c'eft 
la  penfée  que  l'amour  eft  néceflaire  pour 
former  un  heureux  mariage.  Mon  ami, 
c'eft  une  erreur*,  l'honnêteté  ,  la  vertu, 
de  certaines  convenances,  moins  de  con- 
ditions &  d'âges  que  de  caractères  & 
d'humeurs,  fufïifent  entre  deux  époux  ; 
ce  qui  n'empêche  point  qu'il  ne  réfulte 
de   cette  union  un  attachement  très- 
tendre,  qui  ,  pour  n'être  pas  précifé- 


(i)  Apparemment  qu'elle  n'avoit  pas  dé- 
couvert encore  le  fatal  fecretqui  la  tourmenta 
fi  fort  dans  la  fuhe,  ou  qu'elle  ne  voulut  pas 
alors  le  confier  à  fon  ami. 


45^        ^^  NOU  FELLE 

ment  de  l'amour  ,  n'en  eft  pas  moins 
doux  5  &  n'en  eft  que  plus  durable. 
L'amour  eft  accompagné  d'une  inquié- 
tude continuelle  de  jaloufie  ou  de  pri- 
vation 5  peu  convenable  au  mariage  , 
qui  eft  un  état  de  jouiftance  &  de  paix. 
On  ne  s'époufe  point  pour  penfer  uni- 
quement   l'un  à   l'autre  ,   mais   pour 
remplir  conjointement  les  devoirs  de 
la  vie  civile  ,  gouverner  prudemment 
fa  maifon  ,  bien  élever  {qs  enfans.  Les 
amans  ne  voient   jamais  qu'eux  ,  ne 
s'occupent  inceffamment  que  d'eux  , 
&  la  feule  chofe  qu'ils  fâchent   faire 
eft  de  s'aimer.    Ce  n'eft  pas  aftez  pour 
des  époux  qui  ont  tant  d'autres  foins 
à  remplir.    11   n'y  a  point  de  paffion 
qui  nous  fafle  une  fi  forte  illufion  que 
l'amour.  On  prend  fa  violence  pour  un 
fîgne  de  durée  j  le  cœur,  furchargé  d'un 
fentiment  fi  doux ,  l'étend  ,  pour  ainfi 
dire ,  fur  l'avenir,  & ,  tant  que  cet  amour 
dure,  on  croit  qu'il  ne  finira  point.  Mais, 
au  contraire ,  c'eft  fon  ardeur  même  qui 
le  confume  j  il  s'ufe  avec  la  jeunefte  ,  il 

s'efface 


H  É  L  o  ï  s  E.  457 

s'efîace  avec  la  beauté ,  il  s'éteint  fous  les 
glaces  de  l'âge,  &,  depuis  que  le  monde 
exifte,  on  n'a  jamais  vu  deux  amans  en 
cheveux  blancs  foupireu  l'un  pour  l'autre. 
On  doit  donc  compter  qu'on  celfera  de 
s'adorer  rôt  ou  tard  j  alors  ,  l'idole  qu'on 
fervoit  détruite  ,  on  Te  voit  réciproque- 
ment tel  qu'on  eft.  On  cherche  avec 
éconnemenr  l'objet  qu'on  aima  \  ne  le 
trouvant  plus ,  on  fe  dépite  contre  celui 
qui  relte  ,  &  fouvent  l'imagination  le 
défigure  autant  qu'elle  l'avoir  paré.  11  y 
a  peu  de  gens>  dit  la  Rochefoucaulc , 
qui  ne  foient  honteux  de  s'être  aimés  , 
quand  ils  ne  s'aiment  plus  (i).  Coin- 
bien  alors  il  eft  a  craindre  que  l'ennui 
ne  fuccède  à  des.  fentimens  trop  vifs  ; 
que  leur  déclin  ,  fans  s'arrêter  à  l'indif 
f érence ,  ne  pafTe  j ufqu'au  dégoût  j  qu'on 


(i)  Je  ferois  bien  furpris  que  Julie  eue  lu 
&  cité  la  Rochefoucaulc  en  toute  autre  occa- 
fion.  Jamais  Ton  trifte  livre  ne  fera  goûté  des 
bonnes  gens. 

Tome  IL  V 


4^^      La  Nouvelle 

ne  fe  trouve  eviÇin  tout- à- fait  raflal'iés 
l'un  de  l'autre  j  &que,  pour  s'être  tiop 
aimés  amans  ,  on  n'en  vienne  à  fe  haïr 
époux  !  JMon  cher  ami  ,  vous  m'avez 
toujours  paru  bien  aimable  ,  beaucoup 
trop  pour  mon  innocence  &  pour  mon 
repos  j    mais  je  ne  vous  ai  jamais   vu 
qu'amoureux  :  que  fais -je  ce  que  vous 
feriez  devenu  cefianc  de  l'être  ?  L'amour 
éteint  vous  eût  toujours  kifTé  la  vertu, 
je  l'avoue  j  mais  en  eft-ce  afifez  pour 
être  heureitx  dans  un  lien  que  le  cœur 
doit  ferrer  ,  &  combien  d'hommes  ver- 
tueux ne  laifTent  pas  d'être  des  maris 
infupportables  ?  Sur  tout  cela.  Vous  en 
pouvez  dire  autant  de  moi. 
•    Pour  M.  de  Wolmar,  nulle  illufion 
ne  nous  prévient  l'un  pour  l'autre;  nous 
nous  voyons  tels  que  nous  fommes;  le 
fentiment  qui  nous  joint  n'ell  point  l'a- 
veugle tranfport  des  cœurs  palîionnés , 
mais  l'immuable  Se  confiant  attache- 
pient  de   deux  perfonnes  honnêtes  &c 
raifonnables ,  qui  ,  deftinées  à  palTer 


H  É  L  o  ï  s  E.        459 

enfemble  le  refte  de  leurs  jours ,  font 
contentes  de  leur  fort  &  tâchent  de  fe 
le  rendre  doux  l'une  à  l'aurre.    Il  fem- 
ble  que  ,  quand  on  nous  eût  formés  ex- 
près pour  nous  unir  ,   on  n'auroit  pu 
réuflîr  mieux.    S'il  avoit  le  cœur  au(ÏÏ 
tendre  que  moi,  il  feroit  impoflible  que 
tant  de  fenfibilité  de  part  &  d'autre  ne 
fe  heurtât  quelquefois  ,   &  qu'il  n'en 
réfultât  des  querelles.    Si  j'étois  auflî 
tranquile  que  lui ,  trop  de  froideur   ré- 
gneroit  entre  nous  ,  &  rendroit  la  fo- 
dété  moins  agréable  ôc  moins  douce. 
S'il  ne  m'aimoit  point  ,  nous  vivrions 
mal  enfemble  j  s'il  m'eût  trop  aimée  , 
il  m'eût  été  importun.  Chacun  des  deux 
'eft  précifément  ce  qu'il  faut  à  l'autre  ; 
il  m'éclaire  ,  &  je  l'anime  ^  nous  en  va- 
lons mieux  réunis  ,  &  il  me  femble  que 
nous  foyons  deftinés  à  ne  faire  entre 
nous  qu'une  feule  âme  ,  dont  il  eft  l'en- 
tendement &  moi  la  volonté.    Il  n'y  a 
pas  jufqu'à  fon  âge  un  peu  avancé  qui 
ne  tourne  au  commun  avantage  :  car 

Vij 


4^0       La  Nou V elle 

avec  Li  palîîon  dont  j'ccois  tourmentée, 
il  eft  certain  que,  s'il  eue  été  plus  jeu- 
ne ,  je  l'aurois  époufé  avec  plus  de  pei- 
ne encore,  ^  cet  excès  de  répugnance 
eût  peut-être  empêché  l'heureufe  revo- 
lurion  qui  s'eft  faite  en  moi. 

Mon  ami ,  le  ciel  éclaire  la  bonne  in- 
tention des  pères,  &  récompenfe  la  do- 
cilité des  enfans.  A  Dieu  ne  plaife  que 
je  veuille  infulter  à  vos  déplailirs.  Le 
feul  defir  de  vous  raiTuseï  pleinement 
far  mon  fore ,  me  fait  ajouter  ce  que  je 
vaisvousdire.Quand,  avec  les fentimens 
que  j'eus  ci-devant  pour  vous  ,  &  les 
cennoiiïances  que  jai  à  préfent ,  je  fe- 
tois  libre  encore,  cc  maitrelfe  de  me 
choifir  un  mari ,  je  prends  à  témoin  de 
ma  imcérité  ce  Dieu  qui  daigne  m'é- 
elairer  U  qui  lit  au  fond  de  mon  cœur, 
ce  n'eft  pas  vous  que  je  choilîrois-c'eft 
M.  de  Wolmar.  .■ 

Il  importe  peut-être  à  votre  entière 
guérifon  que  j'achève  de  vous  dire  ce 
qui  me  refte  fur  le  cœur.   M.  de  Wol- 


H  È  L  o  ï  s  E.  ^6\ 

mar  eft  plus  âgé  que  moi.  Si ,  pour  me 
punir  de  mes  fautes,  le  ciel  ïTj'ôtoit  le 
digne  époux  qye  j'ai  fi  peu  mériré  ,  ma 
ferme  réfolurion  eft  de  n'en  prendre  ja- 
mais un  autre.  S'il  n'a  pas  eu  le  bon- 
heur de  rrouver  une  fille  chafte  ,  il  laif- 
fera  du  moii^s  utie  chafte  veuve.  Vous 
me  connoiîîèz  trop  bien  pour  croire 
t^u'après  vous  avoir  fait  cetre  déclara- 
tion ,■  je  fois  fêmiiiie  à  m'en  rctradet 
jamais. 

Ce  que  j'ai  dit  pour  lever  vos  dou- 
tes ,  peut  fervir  encore  à  réfoadre  en 
partie  vos  objections  contre  l'aveu  que 
je  crois  devoir  faire  à  mon  mari.  Il  eft 
trop  fage  pour  me  punir  d'une  démar- 
clie  humiliante  que  le  repentir  fèul  peut 
m'arracher  ,  &  je  ne  fuis  pas  plus  inca- 
pable d'ufer  de  la  rufe  àes  Dames  dont 
vous  parlez  ,  qu'il  l'eft  de  n/en  foup- 
^onner.  Quant  à  la  raifon  fur  laquelle 
vous  prétendez  que  cet  aveu  n'eft  pas 
néceffaire  ,  elle  eft  certainement  un  fo- 
phifme  :  car,  quoiqu'on  ne  foie  tenue  à 

V  iij 


4^i      La  Nouvelle 

rien  envers  un  époux  qu'on  n'a  pas  en- 
core ,  cela  n'autorife  point  à  fe  donner 
à  lui  pour  autre  chofe  que  ce  qu'on  eft" 
Je  l'avois  fenti ,  même  avant  de  me  ma- 
rier j  &  fî  le  ferment  extorqué  par  mon 
père  m'empccha  de  faire  à  cet  égard 
mon  devoir  ,  je  n'en  fus  que  plus  cou- 
pable ,  puifque  c'eft  un  crime  de  faire 
im  ferment  injufte  ,  uti  fécond  de  le  te- 
nir. Mais  j'avois  une  autre  raifon  que 
mon  cœur  n'ôfoit  s'avouer ,  &  qui  me 
lendoic  beaucoup  plus  coupable  encore. 
Grâce  au  ciel,  elle  ne  fubfifte  plus. 

Une  confidération  plus  légitime  & 
d'un  plus  grand  poids  ,  eft  le  danger  de 
troubler  inutilement  le  repos  d'un  hon- 
nête-homme  qui  tire  (on  bonheur  de 
l'eftime  qu'il  a  pour  fa  femme.  11  eft  fur 
qu'il  ne  dépend  plus  de  lui  de  rompre  le 
jiceud  qui  nous  unit',  ni  de  moi  d'en 
avoir  été  plus  digne.  Ainfi  je  rifque , 
par  une  confidence  indifcrette  ,  de  l'af- 
fliger à  pure  perte  ,  (^ns  tirer  d'autre 
avantage  de  mafincérité ,  que  de  déchar- 


H  É  L  o  ï  s  E.  4^î. 

ger  mon  cœur  d'un  fecret  fiinefte  qui 
me  pèfe  cruellemenr.  J'en  ferai  plus 
tranquile,  je  le  fens,  après  le  lui  avoir 
déclaré  j  mais  lui,  peut-être  le  fera-c-il 
moins ,  &  ce  feroic  bien  mal  réparer 
mes  torts  que  de  préférer  mon  repos  au 
fien. 

Que  ferai-je  donc  dans  le  doute,  où 
je  fuis  ?  En  attendant  que  le  ciel  m'é- 
claire mieux  fur  mes  devoirs ,,  je  fuir 
vrai  le  confeil  de  votre  amitié  j  je  gar-f 
derai  le  filence  \  je  tairai  mes  faiites  à 
mon  époux  ,  &  je  tâcherai  de  les  effa- 
cer par  uns  conduite  qui  puilTe  un  jou4: 
en  mériter  le  pardon. 

Pour  commencer  une  réforme  auili 
nécelTliire ,  trouvez  bon  ,  mon  ami ,  que 
nous  ceflions  déformais  tout  commerce 
entre  nous.  Si  M.  de  Wolmar  avoir  reh 
çu  ma  confeflîon  ,  il  décideroit  jufqu'i 
quel  point  nous  pouvons  nourrir  les 
fentimens  de  l'amitié  qui  nous  lie,  <5v; 
nous  en  donner  les  innocens  témoif^na- 
ges  \  mais  puifque  je  n'ôfe  le  confultei 

V  iv 


4^4      ^^  Nou  y  ELLE 

là-defTus  ,  j'ai  trop  appris  à  mes  dépens 
combien  nous  peuvent  égarer  les  habi- 
tudes les  plus  légitimes  en  apparence. 
Ueft  rems  de  devenir  fa^e.  Malgré  la 
fécurité  de  mon  cœur  ,  je  ne  veux  plus 
être  juge  en  ma  propre  cauTe  ,  ni  me 
livrer  écanc  femme  à  la  même  préfomp- 
îion  qui  me  perdit  étant  fille.  Voici  la 
dernière  lettre  que  vous  recevrez  de 
moi.  Je  vous  fupplie  auiîi  de  ne  plus 
m'écrire.  Cependant ,  comme  i'e  ne  cef- 
ferai  jamais  de  prendre  à  vous  le  plus 
tendre  intéiêr,  &  que  ce  fentiment  eft 
auflî  pur  que  le  jour  qui  m'éclaire,  je 
ferai  bien-aiie  de  favoir  quelquefois  de 
vos  nouvelles  ,  &  de  vous  voir  parvenir 
au  bonheur  que  vous  méritez.  Vous 
pourrez  de  tems  à  autre  écrire  à  Madame 
d'Orbe  à^ns  les  occafions  où  vous  au- 
rez quelque  événement  intéredant  à 
nous  apprendre.  J'efpère  que  l'honnê- 
teté de  votre  âme  fe  peindra  toujours 
dans  vos  lettres.  D'ailleurs  ,  ma  coufine 
eft  vertueufe  &  fage  ,  pour  ne  me  coiiî- 


H  È  L  O  ï  s  E.  465 

iniiniquer  que  ce  qu'il  rne  conviendra 
de  voir,  &  pour  fupprimer  certe  corref- 
poncîance  ,  fi  vous  étiez  capable  d'en 
abufer. 

Adieu  ,  mon  cher  &  bon  ami  j  fi  je 
croyois  que  la  fortune  pût  vous  rendre 
heureux  ,  je  vous  dirois  :  courez  à  la 
fortune  j  mais  peut-être  avez- vous  rai- 
fon  de  la  dédaigner ,  avec  tant  de  né- 
fors  pour  vous  palier  d'elle.  J'aime 
mieux  vous  dire  :  courez  à  la  félicité  , 
c'eft  la  fortune  du  fage  ;  nous  avons 
toujours  fenti  qu'il  ny  en  nvoit  point 
fans  la  vertu  \  mais  prenez  garde  que 
ce  mot  de  vertu  trop  abftrait  n'ait  plus 
d'éclat  que  de  folidité  ,  ne  foit  un  nom 
de  parade  qui  fert  plus  à  éblouir  les 
autres  qu'à  nous  contenter  nous-mêmes. 
Je  frémis  i  quand  je  fonge  que  àes  gens 
qui  portoient  l'adultère  au  fond  de  leuis 
cœurs,  ofoient  parler  de  vertu.  Savez- 
vous  bien  ce  que  fignifioit  pour  nous 
un  terme  h  refpe6table  &  fi  profané  , 
tandis  cjue  nous  étions  engpgés  dans  u:i 

'  V  V 


^66      La  Nouvelle 

commerce  criminel  ?  C'écoitcet  amôut 
forcené  donc  nous  étions  embrâfés  l'un 
&  l'autre  qui  déguifoit  (qs  tranfporrs 
fous  ce  faint  enthoufîafme ,  pour  nous 
les  rendre  encore  plus  chers ,  6c  nous 
abufer  plus  long-tems.  Nous  étions  faits, 
]'o(q  le  croire  ,  pour  fuivre  6^  chérir  la 
véritable  vertu  ;  mais  nous  nous  trom- 
pions en  la  cherchant,  &:  ne  fuivions 
qu'un  vain  fantôme.  Il  eft  tems  que 
rillufion  ceffe  j  il  eft  tems  de  revenir 
d'un  trop  long  égarement.  Mon  ami  , 
ce  retour  ne  vous  fera  pas  difficile.  Vous 
avez  votre  guide  en  vous-même  ;  vous 
l'avez  pu  négliger ,  mais  vous  ne  l'avez 
jamais  rebuté.  Votre  âme  eft  faine ,  elle 
s'attache  à  tout  ce  qui  eft  bien  ,  &  fi 
quelquefois  il  lui  échappe  ,  c'eft  qu'elle 
n'a  pas  ufé  de  toute  la  force  pour  s'y 
tenir.  Rentrez  au  fond  de  votre  conf- 
cience ,  &  cherchez  fi  vous  n'y  retrou- 
veriez point  quelque  principe  oublié 
qui  ferviroit  à  mieux  ordonner  toutes 
vos  actions ,  à  les  lier  plus  folidemeut 


H  É  L  O  ï  s  E.  46)7, 

entre  elles,  &  avec  un  objet  commun. 
Ce  n'eft  pas  aflTez  ,  croyez-moi ,  que  u 
vertu  foit  la  bâfe  de  votre  conduire,  fi 
vous  n'établilTez  cette  bâfe  mcme  fur 
un  fondement  inébranlable.  Souvenez- 
vous  de  ces  Indiens  qui  font -porter  le 
monde  fur  un  grand  éléphant ,  &  puis 
l'éléphant  fur  une  tortue;  &. quand  oi\ 
leur  demande  fur  quci  porte  la  tortue, 
ils  ne  favenc  plus  que  dire. 

Je  vous  conjure  de  faire  quelqu'ac^- 
tention  aux  difcours  de  votre  amie  ,  & 
de  choilir.  pour  aller  au  bonheur,  une 
route  plus  fûre  que  celle  qui  nous  a  fî 
lohs-tems  égarés.  Je  ne  ceflerai  de  de- 
mander  au  ciel  pour  vous  &  pour  mot 
cette  félicité  pure  ,  &  ne  ferai  contente 
qu'après  l'avoir  obtenue  pour  tous  les 
deux.  Ah  !  fi  jamais  nos  cœurs  fe  rap- 
pellent malgré  nous  les  erreurs  de  notre 
jeunelTe  ,  faifons  au  moins  que  le  retour 
quelles  auront  produit  en  autorife  le 
fouvenir,  &que  nous  puiflions  dire  avec 
cet  Ancien  :  hélas  !  nous  péiifiions  ,  fi 
nous  n'euflions  péri. 

y  vj 


4<îS    La  Nouvelle  ^  &c. 

Ici  finilfenr  les  fermons  de  la  prè- 
cheiife.  Elle  aura  déformais  aîTez  à  taire 
à  fe  prêcher  elle-mcme.  Adieu  ,  mon 
aimable  ami  ,  adieu  pour  toujours  ^ 
ainfi  l'ordonne  l'inflexible  devoir.  Mais 
croyez  que  le  cœur  de  Julie  ne  fait  point 
oublier  ce  qui  lui  fut  cher...  mon  Dieu! 
que  fais-je  ? . . .  Vous  le  verrez  trop  a 
l'état  de  ce  papier?  Ah  !  n'eft-il  pas  per- 
mis de  s'attendrir 3  en  difant  à  fon  ami 
le  dernier  adieu  ? 

Fin  du  fécond  Volume^ 


M±4^MMâ^^^mU±^±â^.^^ 


r****lJ      k^'*^      l!i*-**:'*ill      K» 


+  +  +  +'^     e/f         *\>      Aj***.* 

!#**-,*lil      'W*'*^*      ïik**V 


TABLE 

DES  LETTRES  ET  MATIERES 

Contenues  dans  ce  Volume. 

JL^Ettre   PREMIERE^  à  Julie. 

Reproches  que  lui  fait  /on  Amant  en  proie  aux 
peines  de  l'abfence.  Page   I 

Lettre  IL  de  Mylovd  Edouard 
à  Claire. 
//  l'informe  du  trouble  de  l'Amant  de  Julie  ,  fr 
promet  de  ne  point  le  quitter  qu'il  ne  le  voye 
dans  un  état  fur  lequel  il  puijfe  compter,        8 

Fragmens  joints  à  la  lettre  précédente. 

L'Amant  de  Julie  fe plaint  que  l'amour  &  l'ami- 
tié le  féparent  de  tout  ce  qu'il  aime.  Il  foup~ 
fonne  qu'on  lui  a  confeillé  de  l'éloigner,     i  ^ 

LETTRlII.de  Mylord  Edouard  à  Julie. 

//  lui  propofe  de  pajfer  en  Angleterre  avec  fon 
Amant  pour  l'époufer  ^  &  leur  offre  une  terre 
qu'il  a  dans  Le  Duché  d'YorcU^  il 


470  Table. 

Lettre  IV.  de  Julie  à  Claire. 

Perplexités  de  Julie  incertaine  fi  die  acceptera  , 
ou  non  ,  la  proposition  de  Mylord  Edouard  ,• 
elle  demande  confeil  àfon  amie.  30 

Lettre  V.  Rcponfe. 
Claire  témoigne  a  Julie  le  plus  inviolable  atta- 
chement ^  &  l'ajfûre  quelle  la  fuivra  par-tout^ 
fans  lui  confeillcr  néanmoins  d' abandonner  la 
mai f on  paternelle.  2^ 

Billet  de  Julie  à  Claire. 
Julie  remercie  fa  coufine  du  confeil  quelle  a  cru 
entrevoir  dans  la  lettre  précédente.  46 

Lettre   VL   de  Julie 
à  Mylord  Edouard. 

Refus  de  la  proportion  qu'il  lui  a  faite.  Ibid. 
Lettre  VIL  de  Julie. 

Elle  relevé  le  courage  abattu  defon  Amant  ^f^ 
lui  peint  vivement  l'injujlice  de  fes  reproches. 
Sa  crainte  de  contracter  des  nœuds  abhorrés  , 
&  peut-être  inévitables.  53 

Lettre  VIII.  de  Claire. 

Elle  reproche  à  l'Amant  de  Julie  fon  ton  gron- 
deur &  fes  mccomentemens  ,  6"  lui  avoue 
qu'elle  a  engagé  fa  coufine  a  L^ éloigner ,  &  à 
refufer  les  effres  de  Mylord  Edouard»      64 


Table;  471 

Lettre  IX.  de  Mylord  Edouard  à  Julie. 

L' Amant  de  Julie  plus  raifonnable.  Départ  de 
Mylord EdouardpourRome.  Il  doit  afonre- 
tour  reprendre  fan  ami  a  Paris  ,  l' emmener  en 
Angleterre  ,  &•  dans  quelles  vues.  66 

Lettre  X.  à  Claire. 
Soupçons  de   l'Amant  de  Julie  contre  Mylord 
Edouard.  Suites.  Eclaircijfement.  Son  repen- 
tir. Son  inquiétude  caufée  par  quelques  mots 
d'une  lettre  de  Julie.  70 

'Lettre  XL  de  Julie. 
Elle  exhorte  fon  Amant  a  faire  ufage  de  /es  ta~ 
lens  dans  la  carrière  qu'il  va  courir  ^  a  n'aban- 
donner jamais  la  vertu  &  a  n'oublier  jamais 
Jon  Amante  ;  elle  ajoute  quelle  ne  l'époufera. 
point  fans  le  confentement  du  Baron  d'Etan- 
ge  ,  mais  qu'elle  ne  fera  point  a  un  autre  fans  le 

fien.  80 

Lettre  XÎL  à  Julie. 

Son  Amant  lui  annonce  fon  départ.  5^ 

L  E  T  t  R  E  XIIL  à  Julie. 

Arrivée  de  fon  Amant  a  Paris.  Il*  lui  jure  une 

confiance  éternelle  ^  &  l'informe  de  la  généro- 

fté  de  Mylord  Edouard  a  fon  égard.  ^y 

Lettre  XIV.   à  Julie.  •  «-^^ 

Entrée  de  fon  Amant  dans  le  monde.  Fuuffes  ami' 

liés.  Idée  du  ton  des  ccnverfaiions  a  la  mode, 

Contrafie  entre  Us  difcours  &  les  uclions,  loj 


472.  Table. 

Lettre  XV.  de  Julie. 

Critique  de  la  lettre  précédente.  Prochain  ma- 
riage de  Claire.  i  i  ^ 

Lettre   XVL   à  Julie. 

Son  Amant  répond  a  la  critique  de  fa  dernière 
lettre.  Oii ,  6'  comment  il  faut  étudier  un  peu- 
ple. Le  Jentiment  de  fcs  peines  ,  confolatiok 
dans  l'abfence,  lio 

Lettre  XVIL  à  Julie. 
Son  Amant  toat-a-fait  dans  le  torrent  du  monde. 
Difficultés  de  l'étude  du  monde.  Soupers  priés. 
Vifites.  SpeBacles.  I41 

Lettre  XVIIL  de  Julie. 

Elle  informe  fon  Amant  du  mariage  de  Claire  i 
prend  avec  lui  des  mefures  pour  continuer  leur 
eorrefpondance  par  une  autre  voie  que  celle  de 
fa  coufine  ifait  l'éloge  des  Franfois ,  fe  plaint 
de  ce  qu'il  ne  lui  dit  rien  des  Parijiennes  y  in- 
vite fon  ami  a  faire  ufage  de  fes  talens  a  Ta- 
ris  y  lui  annonce  l'arrivée  de  deux  époufeurs  , 
6"  la  meilleure  fanté  de  Madame   d'Etange. 

l6c) 

Lettre  XîX.  à  Julie. 

Motifs  de  la  franchife  de  fon  Amant  vis -a- vis 
des  Parifens.  Par  quelle  raifon  il  préfère 
V  Angleterre  a.  la  France  pour  y  faire  valoir 
fes  talens,  18  5. 


Table.  473 

Lettre  XX.  de  Julie. 
Elle  envoie  fort  portrait  afon  Amant ,  &  lui  an- 
nonce le  départ  des  deux  époufeurs.  1 88 

Lettre  XXL  à  Julie. 
Son  Amant  lui  fait  le  portrait  des  Parijîennes. 

150 
Lettre  XXÎL  à  Julie. 

Tranfports  de  l'Amant  de  Julie  h  la  vue  du 
portrait  de  fa  Maitrejfe.  iii\. 

Lettre  XXIIL  de  T Amant  de  Julie 

à  Madame  d'Crbe. 

Defcription  critique  de  l'Opéra  de  Paris,      ilçj 

Lettre  XXIV.  de  Julie. 
Elle  informe  fon  Amant  de  la  manière  dont  elle 
s'y  eft  prife  pour  avoir  le  portrait  qu'elle  lui 
a  envoyé.  l^O 

Lettre  XXV.  à  Julie. 
Critique  de  fon  portrait.  Son  Amant  le  fait  ré- 
former, 254 

Lettre  XXVL  à  Julie. 

Son  Amant  conduit  fans  le  f avoir  che^  desfem-- 
mes  du  monde.  Suites.  Aveu  de  fon  crime.  Ses 
regrets.  •  2^Z 

Lettre  XXVIL  de  Julie. 

Elle  reproche  af&n  Amant  fes fociétés  ^ famaw 
vdife  honte  ^  comme  les  premières  caufes  de  fa 


474  Table. 

faute  }  lui  confeillede  remplir  fa  fonHion  d'oh- 
fervateur  parmi  les  bourgeois  ,  6*  même  le  bas 
peuple  ;  fe  plaint  de  la  différence  entre  les  re- 
lations frivoles  qu'il  lui  envoie  ,  6"  celles  beau- 
coup meilleures  quil adrejfe  à  M.  d'Orbe.   Ijl 

Lettre  XXVIII.  de  Julie. 

Les  lettres  de  fon  Amant  furprifes  par  fa  mère, 

291 

Lettre  XXIX.  de  Madame  d'Orbe. 

Elle  annonce  à  l'Amant  de  Julie  la  maladie  de 
Madame  d'Etange  _,  l' accablement  de  fa  fille  , 
6"  l'engage  a  renoncer  h  Julie.  294 

.Lettre  XXX.  de  TAmant  de  Julie 
à  Madame  d'Etange. 

Promejfe  de  rompre  tout  commerce  avec  Julie» 

303 

Lettre    XXXI.  de  T Amant  de  Julie 

à  Madame  d'Orbe  _,  en  lui  envoyant 

la  lettre  précédente. 

//  lui  reproche  l' engagement  qu'elle  lui  a  fait 
prendre  de  renoncer  à  Julie.  307 

Lettre  XXXII.  de  Madame  d'Orbe 
à  l'Amant  de  Julie. 
Elle  lui  apprend  l'ejfet  de  fa  lettre  fur  le  cœur 
de  Madame  d'Etange-  309 


Table.  475 

Lettre  XXXIII.  de  Julie  à  Ton  Amant. 

Mort  de  Madame  d'Étange.  Défefpoir  de  Julie. 
Son  trouble  en  difant  adieu  pour  jamais  h  fan 
Amant.  314 

Lettre  XXXIV.  de  l'Amant  de  Julie 
à  Madame  d'Crbe. 

Il  lui  témoigne  combien  jl  rejfent  vivement  les 
peines  de  Julie  ,  d'  la  recommande  a  fon  ami' 
tié.  Ses  inquiétudes  fur  la  véritable  caufe  de 
la  mort  de  Madame  d'Etange.  319 

Lettre  XXXV.  Réponfe. 

Madame  d'Orbe  félicite  l'Amant  de  Julie  dufa- 
erifice  qu'il  a  fait  ;  cherche  h  le  confoler  de  la 
perte  de  fon  Amante  ,  ô"  dijfipe  fes  inquié" 
tudes  fur  la  caufe  de  la  mort  de  Madame 
d'Etange,  3 1$ 

Lettre  XXXVL  deMylord  Edouard 
à  TAmant  de  Julie. 

//  lui  reproche  de  l'oublier  ;  le  foupçonne  de 
vouloir  cejfer  de  vivre  ,  6'  l'accufe  d'ingrati" 
tude.  538 

Lettre  XXXVII.  Réponfe. 

L'Amant  de  Julie  rajfùre  My lord  Edouard  fur 
fes  craintes.  359 


47<^  Table. 

Billet  de  Julie. 

Elle  demande  a  fort   Amant  de  lui  rendre  fa. 
liberté.  ibid. 

Lettre  XXXVIÎI.  du  Baron  d'Étange, 
dans  laquelle  étoit  le  précédent  billet. 

Reproches  &  menaces  à  l'Amant  de  fa  fille.   3  40 

Lettre  XXXIX.  Réponfe. 
L'Amant  de  Julie  brave  les  menaces  du  Baron 
d' Et  ange  3  6"  lui  reproche  fa  barbarie.       341 

Billet  inclus  dans  la  féconde  lettre. 

U Amant  de  Julie  lui  rend  le  droit  de  difpofer 
de  fa  main.  344 

Lettre  XL.  de  Julie. 

Son  difefpoir  de  fe  voir  fur  le  point  d'être  fepa- 
rée  h  jamais  de  fon  Amant,  Sa  maladie,   34^ 

Lettre  XLL  de  Julie  à  Madame  d'Orbe. 

Elle  lui  reproche  les  foins  quelle  a  pris  pour  la 
rappelier  a  la  vie.  Prétendu  rêve  qxti  lui  fait 
craindre  qaefon  Amant  ne  f oit  plus.       34-7 

Lettre  XLIL   Réponfe. 

Explication  du  ptétendu  rêve  de  Julie.  Arrivée 
fubite  de  fon  Amant.  Il  s'inocule  volontaire- 
ment en  lui  b-iifant  la  main.  Son  départ.  U 


Table.  477 

tomie  malade  en  chemin.    Sa  guérlfon.  Sort 
retour  a  Paris  avec  Mylord  Edouard.        j  y  j 

Lettre  XLIII.  de  Julie. 
Nouveaux  témoignages  de    tendrejfe  pour  fan 
Amant.  Elle   ejl  cependant  réfolue  a  obéir  a 
fon  père.  ^6l 

LettreXLIV.  Réponfe. 

Tranfports  d'amour  &  de  fureur  de  l'Amant  de 
Julie.  Maximes  honteufes  auffî-tôt  i  et  raclées 
qu'avancées.  Il  Juivra  Mylord  Edouard  en 
Angleterre  ,  &  projette  de  fe  dérober  tous  Us 
ans  t  à)'  defe  rendre  fecrettement  près  de  fon 
Amante.  ^6^ 

Lettre  X  L  V.  de  Madame  d'Orbe 

à  TAmant  de  Julie. 

Elle  lh.i  apprend  U  ma,riagfi  de  Juin.  374 

Let*tre  XLVL  de  Julie  à  fon  Ami. 

MJcapitulation  de  leurs  Amours.  ViUs  de  Julie 
dans  fes  rendez-vous.  Sa  groffejfe.  Ses  efpé- 
rances  évanouies.  Comment  fa  mère  fut  infor- 
mée de  tout.  Elle  pmtefie  a  fon  père  quelle 
n'époufera  jamais  M.  de  IVolmar.  Quels 
moyens  fon  père  emploie  pour  vaincre  fa  fer- 
meté. Elle  fe  laijfe  mener  à  l'Eglife.  Chan- 
gement total  de  fon  cœur.  Réfutation  folide 
des  fophifmis  qui  tendent  à  difculper  l'adul- 


478  Table. 

tere.  Elle  engage  celui  qui  fut  fon  Amant  a 
s'en  tenir  y  comme  elle  fait  ,  aux  fcntimens 
d'une  aminé  fidellc  ,  &  lui  demande  fon  con- 
fentement  -pour  avouer  a  fon  époux  fa  con- 
duite pnjfée.  37  J 
Lettre  XLVIÏ.  Réponfe. 
Sentimens  d' admiration  &  de  fureur  che[  l'Ami 
de  Julie.  Il  s'informe  d'elle  Jt  elle  eft  heureu- 
fe,  b  la  dijfuade  de  faire  l'aveu  qu'elle  mi- 
dite.  439 
Lettre  XLVIII.  de  Julie. 

Son  bonjieur  avec  M.  de  Wolmar ,  dont  elle  dé' 
peint  a  fon  Ami  le  caractère.  Ce  qui  fufjit  en- 
tre deux  Epoux  pour  vivre  heureux.  Par 
quelle  confidération  elle  ne  fera  pas  l'aveu 
quelle  méditoit.  Elle  rompt  tout  commerce 

'     avec  fan  Ami  ;  lui  permet  de  lui  donner  de 

fes  nouvelles  par  Madame  d'Oibe  dans  les  oc- 

caftons  intérejfantes ,  &  lui  dit  adieu  pour 

toujours,  448 

Fin  de  la  Table.