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Full text of "La nouvelle revue française"

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BRAÎ?Y 


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6»  ANNÉE.  N»  69        NOUVELLE    SÉRIE  I"  JUIN   1919 

LA    NOUVELLE 

Revue  Française 

SOMMAIRE 

JACQUES       RIVIÈRE  LA    NOUVELLE     REVUE    FRANÇAISE 

PAUL      CLAUDEL  LA   MESSE    LA-BAS    (FRAGMENTS) 

ANDRÉ     GIDE  réflexions   sur   uallemagne 

PAUL      VALÉRY  palme 

LÉON-PAUL     FARGUE  VIEUX    monde 

GEORGES      DUHAMEL  le    miracle 

HENRI       GHÉON  PRIÈRE    POUR    UN    AVIATEUR 

MARCEL      PROUST  LÉGÈRE  ESQUISSE   DU  CHAGRIN  QUE 

CAUSE  UNE  SÉPARATION  et  des  PROGRÈS  IRRÉGULIERS  de  L'OUBLI 

LETTRES      OUVERTES      D'ANDRÉ      GIDE 
A    JACQUES    RIVIÈRE    -    A    JEAN    COCTEAU 

RÉFLEXIONS  SUR  LA  LITTÉRATURE  PAR  ALBERT  THIBAUDET 
ROMANS    PENDANT    LA    GUERRE 

NOTES  PAR  ALAIN  DESPORTES.  HENRI  GHÉON.  ANDRÉ  LHOTE 
JACQUES      RIVIÈRE 

NOS     MORTS  :    CHARLES     PÉGUY.     ALAIN     FOURNIER 
EMILE    VERHAEREIN.    ADRIEN     MITHOUARD    -  ^^^ 

BELPHÉGOR  PAR  JULIEN  BENDA  —  EXPOSITION  GEORGES        'Sv  ^^^ 
BRAQUE    —  PREMIER    REGARD     SUR    L'ALLEMAGNE     O-    ^.^^CTo 

RÉDACTION       &       ADMINISTRATION 
35    &   37,    RUE    MADAME.    PARIS,  VI^    FLEURUS    12-27 

LE  NUMÉRO  :    FRANCE  •  2  FR.  50.  -  ÉTRANGER  :  2  FR.  80 


LA    NOUVELLE 

REVUE    FRANÇAISE 

REVUE      MENSUELLE 
DE    LITTÉRATURE    ET    DE    CRITIQUE 

DIRECTEUR    :     JACQUES     RIVIÈRE 


CONDITIONS     DE    L'ABONNEMENT 

ÉDITION  ORDINAIRE 

FRANCE  :  UN  AN  :  25  FR.  —  SIX  MOIS  :   14  FR. 
ÉTRANGER  :  UN  AN  :  30  FR.  —  SIX  MOIS  :   17  FR. 
3LC,        ÉDITION  DE  LUXE 

UN   AN  :   FRANCE  :   60  FR.   -    ÉTRANGER  :    70  FR. 


m5 


ADRESSER  CE  QUI  CONCERNE  LA 
RÉDACTION     A    M.     JACQUES     RIVIÈRE 

ADRESSER  CE  QUI  CONCERNE 
L'ADMINISTRATION     A    L'ADMINISTRATEUR 

LE  DIRECTEUR  REÇOIT  LE  LUNDI 
ET  LE  VENDREDI  DE  4  H.  A  6  H. 
L'ADMINISTRATEUR  REÇOIT  LE  MARDI 
ET     LE     VENDREDI     DE     4     H.     A     6     H. 


LES  OUVRAGES  ENVOYÉS  POUR  COMPTE  RENDU  DOIVENT  ÊTRE  ADRESSÉS 
IMPERSONNELLEMENT    A     LA    REVUE     EN     DOUBLE     EXEMPLAIR! 

LES     MANUSCRITS     NE     SONT    PAS     RETOURNÉS 

LES  AUTEURS  NON  AVISÉS  DANS  LE  DÉLAI  DE  DEUX  MOIS  DE  L'ACCEP-^ 
TATION  DE  LEURS  OUVRAGES  PEUVENT  LES  REPRENDRE  AU  BUREAU 
DE   LA    REVUE   OU    ILS    RESTENT   A   LEUR    DISPOSITION  PENDANT   UN  AN 


LA      NOUVELLE 
REVUE  FRANÇAISE 

La  Nouvelle  Revue  Française  rompt  aujourd'hui  le 
long  silence  auquel  la  guerre,  en  dispersant  dès  le  premier 
jour  ses  collaborateurs,  l'a  forcée. 

Ce  silence,  bien  qu'elle  ne  s'y  soit  pas  délibérément 
obligée,  bien  qu'il  n'ait  pas  été  de  sa  part  une  attitude, 
elle  ne  le  regrette  pas.  Entre  autres  avantages,  il  aura  eu 
celui  de  lui  permettre  un  examen  de  conscience  approfondi 
et  une  compréhension  plus  nette  des  fins  qu'elle  avait 
jusque-là  poursuivies  peut-être  un  peu  à  tâtons. 

La  Nouvelle  Revue  Française  a  été  fondée  au  début  de 
1909  par  un  groupe  de  sept  écrivains  :  André  Gide, 
Michel  Arnauld,  Jacques  Copeau,  Henri  Ghéon,  André 
Ruyters  et  Jean  Schlumberger,  qu'unissaient,  en  même 
temps  qu'une  étroite  amitié,  de  communes  préoccupations 
esthétiques.  A  vrai  dire,  ce  ne  xut  pour  annoncer  aucun 
évangile  Httéraire  ni  pour  proclamer  l'avènement  d'au- 
cune nouvelle  école  qu'ils  sentirent  le  besoin  de  se  rap- 
procher et  de  créer  une  revue.  Ils  avaient  passé  l'âge 
des  enthousiasmes  absolus,  et  d'ailleurs  leur  tempéra- 
ment ne  les  disposait  guère  à  jamais  croire  que  le  Beau  se 
pût  enfermer  dans  une  formule  exclusive,  ni  qu'il  en  pût 
automatiquement  découler.  La  Nouvelle  Revue  Française, 


2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dans  leur  esprit,  devait  être  surtout  un  terrain  propice 
à  la  création,  qu'une  critique  intelligente  maintiendrait 
constamment  ameubli.  Plutôt  qu'à  poser  des  axiomes 
et  qu'à  prescrire  des  règles,  ils  songeaient  à  écarter  les 
broussailles  de  toute  sorte,  j 'entends  les  préoccupations 
d'ordre  utilitaire,  théorique  ou  moral,  qui  pouvaient 
gêner  ou  déformer  la  végétation  spontanée  du  génie 
ou  du  talent.  Si  l'on  préfère,  ils  rêvaient  d'établir,  dans  le 
royaume  de  la  littérature  et  des  arts,  un  climat  rigoureu- 
sement pur,  qui  permît  l'éclosion.  d'œuvres  parfaite- 
ment ingénues.. 

C'est  le  même  programme  que  se  propose  aujourd'hui 
le  groupe  considérablement  grossi,  mais  toujours  pareille- 
ment' inspiré,  des  collaborateurs  de  la-  Nouvelle  Revue 
Française. 

La  guerre  est  venue,  la  guerre  a  passé.  Elle  a  profondé- 
ment bo\ileversé  toute  chose,  et  en  particulier  nos  esprits. 
Elle  a  remis  chacun  de  nous  auicreuset  et  a.  recomposé  à 
plusieurs  d'entre  nous  une  âme  véritablement  nouvelle. 
Plus  d'un  osera  lui  rester  à  jamais  reconnaissant  de 
l'avoir  ainsi  comnœ^  recommencé  sur  un  notiveacuet  plus 
parfait  modèle. 

Et  pourtant,  malgré  cette  refonte  morale  et  psycholo- 
gique qu'elle  nous  a  fait  à  tous  subir,  nous  revenons,  plus 
délibérément  si  c'est  passible  qu'autrefois,  à  notre 
premier  dessein.  Notis  voulons  refaire  une  revue 
désintéressée,  uwe-  revue  où  l'on  continuera  de  juger 
et  de  créer  en  toute  liberté  diesprit,  non  pas  «  comme 
si  rien  ne  s'était  passé  »,  mais  en  continuant  de  n'obéir, 
dans  chaque  ordre,  qu'à  des  principes  spéci-fiques. 

Si  ron*  nous  derctande  ce  qui  peut:  bien  nous  encx)U-' 


LA    NOUVELLE    REVUE     FRANÇAISE  3 

rager  dans  une  intention  que  certains  trouveront  peut- 
être  déplacée,  c'est,  dirons-inousfranehement,  qu'une  telle 
revue  nous  apparaît  autant  que  jamais  indispensable, 
c'est  que  la  guerre  a  pu  changer  bien  des  choses,  mais 
pas  celle-ci,  qtie  lalittérature  est  la  littérature,  que  l'art 
est  l'art.  Elle  a  pu  peut-être  — '  c'est  à  voir — diminuer 
encore  leur  importance  dans  les  préoccupations  des 
homnies  ;  elle  n'a  pas  pu  modifier  leiir  essence.  Aujour- 
d'hui comme  hier,  et  malgré  des  millions  de  morts,  il 
reste  vrai  qu'une  oeuvre  est  belle  pour  des  raisons  absolu- 
ment intrinsèques,  qu'on  ne  peut  démêler  que  par  une 
étude  directe,  que  par  une  sorte  de  corps  à  corps  avec. 
elle  Aujourd'hui  comme  hier,  et  malgré  des  monceaux 
de  ruines,  il  reste  vrai  que  la  création  artistique  est  un 
acte  original,  que  créer  c'est  peut-être  avant  tout  ne  rien 
sentir,  ne  rien  vouloir  d'autre  que  ce  qu'on  fait. 
Aujourd'hui,  par  conséquent,  comme  hier,  et  malgré  les 
scrupules  qu'on  serait  tenté  d'éprouver,  il  reste  néces- 
saire de  purifier  et  de  maintenir  exempte  de  toute 
influence  étrangère,  l'atmîGsphère  esthétique. 

Et  après  tout,  est-ce  bien  là  une  entreprise  aussi  intem- 
pestive qu'il  peut  sembler  au  premier  abord  ?  Est-elle 
dans  un  antagonisme  aussi  net  qu'on  pourrait  le  croire 
avec  les  nécessités  et  les  convenances  de  notre  époque  ? 
Je  me  demande  si  l'âge  où  nous  entrons  n'a  pas  besoin 
au  contraire,  d'abord,  d'une  certaine  gratuité. 

A  côté  de  son  action  régénératrice,  il  ne  faut  pas 
en  effet  oublier  les  méfaits  immenses  de  la  guerre. 
Un  des  plus  graves  est  peut-être  d'avoir  préoccupé 
les  esprits  ;  elle  s'est  mise   à   leur  dicter  toutes  leurs 


4  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pensées  ;  ils  n'ont  plus  rien  trouvé  tout  seuls  ;  ils  ont 
cessé  de  pouvoir  même  regarder  un  objet  devant  eux  ; 
non  pas  ce  qu'il  était,  mais  ce  qu'il  devait  être  :  voilà 
seulement  ce  qu'ils  ont  vu. 

Tous  ont  subi  ce  que  Maïu-ras  appelle,  dans  im  autre 
plan,  la  «  mon-archie  »  de  la  guerre.  Bien  plus  terriblement 
que  par  l'amour,  toutes  leurs  idées  ont  été  tournées  dans 
un  seul  sens  :  celui  où  il  fallait  s'avancer  pour  vaincre. 

L'instinct  de  création  lui-même,  qui  est  pourtant  abrité 
au  plus  épais,  au  plus  résistant  de  l'esprit,  a  reçu  je  ne 
sais  quelle  obscure  déviation  ;  toutes  ses  inventions  pen- 
dant cinq  ans  ont  été  viciées  dans  leur  germe.  Qui 
pourrait  citer  une  seule  œuvre  vraiment  ingénue,  une 
seule  tige  qui  soit  montée  bien  droit  ? 

Notre  dessein  est  de  travailler  dans  la  mesure  de  nos 
moyens  à  faire  cesser  cette  contrainte  que  la  guerre  exerce 
encore  sur  les  intelligences,  et  dont  elles  ont  tant  de  mal 
à  se  débarrasser  toutes  seules. 

Notre  tempérament  tout  d'abord  nous  y  pousse. 
Dans  l'ensemble  nous  ne  sommes  pas  gens  d'action  ; 
nous  ne  nous  entendons  pas  principalement  à  vouloir 
et  à  obtenir.  Si  nous  sommes  doués  pour  quelque  chose, 
c'est  bien  plutôt  pour  penser,  pour  sentir  avec  justesse, 
pour  créer  avec  sincérité.  Nous  avons  traversé  la  guerre 
avec  un  minimum  d'ambitions  et  d'illusions.  Nous  n'avons 
jamais  été  de  ceux  qui  arrangeaient  les  événements  par 
l'esprit. 

Loin  de  nous  la  tentation  de  nous  en  vanter.  Mais  nous 
pensons  qu'une  telle  disposition  peut  devenir  précieuse 
aujourd'hui  qu'il  s'agit  non  plus  de  vaincre,  mais  de  rendre 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE  5 

à  la  pensée  sa  spontanéité  et  sa  pertinence  et  de  recons- 
truire la  vérité.  On  voit  en  tout  cas  comment  elle  nous 
dévoue  fatalement  à  lutter  contre  ce  qui  subsiste  de  l'exi- 
gence de  la  guerre  sur  les  esprits. 

Mais  si  notre  natiirel  même  ne  nous  encourageait  pas 
à  cette  œuvre  de  redressement  des  idées,  je  prétends  que 
le  plus  étroit  patriotisme  nous  en  ferait  un  devoir.  Oui, 
je  le  dis  parce  que  je  le  crois,  c'est  la  France  elle-même 
qui  appelle  de  tous  ses  vœux,  qui  réclame,  qui  nous  im- 
pose comme  premier  devoir  la  détente  de  l'obligation 
civique  dans  l'ordre  de  la  pensée.  Elle  ne  veut  plus  que 
son  prestige  soit  la  seule  raison  de  toutes  les  idées  que 
nous  formons.  Elle  ne  le  veut  plus,  pour  sauvegarder  juste- 
ment son  prestige. 

Car  de  quoi  a-t-il  toujours  dépendu  si  ce  n'est  de  sa 
faculté  de  penser  et  de  créer  avec  désintéressement  ? 
Par  quoi  la  France  a-t-elle  été  grande  jusqu'ici  dans  le 
monde,  si  ce  n'est  par  son  inégalable,  par  son  invraisem- 
blable, par  sa  paradoxale  sincérité  ? 

Nous  sommes  le  peuple  le  plus  vrai  qu'il  y  ait  sur  la 
terre.  On  peut  nous  trouver  durs  et  batailleurs,  on  peut 
nous  reprocher  notre  humeur  souvent  méprisante  ou 
agressive.  Mais  nous  restons  insurpassables  pour  la 
vérité  du  sentiment  et  pour  la  promptitude  de  l'ex- 
pression. Les  Russes  peut-être  ont  dit  des  choses  plus 
basses,  plus  secrètes  que  nous  n'avons  osé  ;  mais  toujours 
amalgamées  avec  du  mensonge,  tout  au  moins  avec 
du  rêve.  Notre  littérature  est  la  plus  pure,  la  plus 
décantée  de  toute  hypocrisie  qu'aucune  nation  puisse 
produire. 


6  LA    NOUVELLE     REVUE    FRANÇAISE 

C'est  pourquoi  le  joug  de  la  guerre,  qui,  pour  tous  les 
peuples  fut  pesant  à  porter,  n'en  a  tout  de  même  écrasé 
et  déformé  aucun  au  même  degré  que  nous.  Aucun  n'a 
été  par  la  guerre  aussi  loin  détourné  de  son  génie  que 
nous.  Et  s'il  est  vrai  qu'on  ne  prend  toute  sa  grandeur 
qu'en  '  obéissant  à  son  génie  et  qu'en  épanouissant  ses 
vertus  naturelles,  il  est  pressant,  •  pour  la  •  plus  grande 
gloire  de  la  France,  que  nous  recommencions  à  ne  plus 
penser  uniquement  à  cette  gloire,  que  nous  ne  nous 
laissions  plus  obséder  par  elle  et  que  nous  dirigions  de 
•nouveau-sur  le  monde- un  regard  parfaitement  dépouillé. 
Pour  achever  notre  triomphe,  il  importe  que  nous 'nous 
montrions  de  nouveau  capables  de  nous  écouter  nous- 
niêmies,'au  lieu  de  tout  ce  bruit  qui  se  fait  hors  de  nous, 
et  dont  le  rythme  voudrait  régler  encore  celui  de  nos 
pensées. 

La  'Nouvelle  Revue  Française  veut  devenir  l'organe 
spéculatif,  au  sens i le  plus  général jdu  mot,  dont  la  France 
a  plus  que  jamais  besoin.  'Elle  se  propose  avant  tout, 
d'attendre  et  d'accueillir  les  produits  naturels  de  notre 
inspiration.  On  trouvera  dans  ses  pages,  le  minimum  de 
volonté  et  d'intention,  le  maximum  de  réalité  et  d'évi- 
dence. 

Et  pourtant  il  ne  faut  pas  non  plus  que,  par  trop 
d'insistance  sur  ce-point,  j'aille  faire  croire  qu'elle  répudie 
'toute  règle  de  pensée  et  qu'elle  entend  s'interdire 
toute  conception  définie  et  toute  prédilection.  Des 
idées  spontanées  ne  sont  pas  forcément  des  idées  vagues. 


LA    NOUVELLE    REVUE   'FRANÇAISE  *J 

L'effort  pour  ne  pas'  se  laisser  gouverner  par  des  exigences 
extérieures  n-est  ;pas  le  (renoncement  à  toute  tendance. 

Au  contraire,  dirais-je  même.  Si  'nous  voulons  nous 
arracher  à  l'esclavage  intellectuel  où  les  événements 
tendraient  à  nous  réduire,  c'est  essentiellement  pour  pou- 
voir manifester  des  convictions,  des  aspirations  précises. 
Rien  ne  nous  est  plus  étranger  que  cette  indifférence 
qu'on  voit  à  tant  de  recueils,  qui  se  contentent  de  recevoir 
la  copie,  comme  une  citerne  reçoit  la  pluie. 

Déjà  dans  le  passé,  ce  qu^on  aimait  dans  la  Nouvelle 
Revue  Française,  c-est  qu'à  côté  d'une  parfaite  ouverture 
d'esprit  elle  savait  montrer  du  goût  et  des  préférences. 
On  lui  devinait  des  opinions.  Elle  avait  des  idées  de  derrière 
la  iête.  En  même  temps  qu'elle  savait  se  rendre  -sensible 
comme  un  microphone  aux  moindres  bruissements  de 
la  Beauté,  tout  de  même  elle  la  cherchait  dans  la  direction 
d'où  elle  devait  venir. 

Aujourd'hui,  plus  que  jamais,  nous  avons  l'intention  de 
faire  œuvre  critique,  c'est-à-dire  de  discerner,  de  choisir, 
de  recommander.  Tout  au  moins  en  ce  qui  concerne  l'art 
et  la  littérature,  nos  idées  sont  parfaitement  déterminées. 
Nous  pensons  apercevoir  une  direction  où  l'instinct 
créateur  de  notre  race,  aussi  neuf  et  aussi  hardi  que 
jamais,  est 'en  train  de  s'engager. 

Nous  tâcherons  de  définir  cette  direction.  Ce  ne  sera 
pas  l'œuvre  d'un  jour,  car,  comme  tout  ce  qui  participe 
réellement  de  la  vie,  elle  est  fort  complexe  et  ne  peut 
être  précisée  que  par  itouclïes  successives. 

Nous  essaierons  de  faire  sentir  au  lecteur  que  l'âge 
esthétique  qui  a  commencé  avec  le  Romantisme  est  au- 
jourd'hui, en  tait,  et  malgré  certaines  survivances,  com- 


8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

plètement  révolu.  Nous  ferons  apparaître  le  S3mibolisme 
et  tous  ses  dérivés  comme  de  simples  moyens,  désormais 
impuissants,  de  multiplier  in  extremis  les  chances  de  vie 
du  Romantisme  et  de  lui  procurer  encore  quelque  temps 
une  sorte  de  respiration  artificielle. 

Plus  simplement,  nous  tâcherons  de  déceler  ce  qu'il  y 
a  de  périmé  dans  la  culture  des  moyens  d'expression  pour 
eux-mêmes,  indépendamment  de  leur  valeur  signifiante, 
dans  les  recherches  purement  musicales  en  poésie,  dans  la 
présentation  l5^que  des  faits,  dans  la  fixation  directe 
des  états  de  la  sensibilité,  dans  la  manière,  si  l'on  peut  dire, 
globale  d'exprimer  la  réalité  psychologique. 

Nous  dirons  tout  ce  qui  nous  semble  faire  prévoir  une 
renaissance  classique,  non  pas  textuelle  et  de  pure  imi- 
tation, comme  les  disciples  de  Moréas  et  les  écrivains  de 
la  Revue  Critique  l'entendaient  et  la  définissaient  avant 
la  guerre,  mais  profonde  et  intérieiu-e.  Nous  accueillerons 
la  revendication  de  l'intelligence  qui  cherche  visiblement 
aujourd'hui  à  reprendre  ses  droits  en  art  ;  non  pas  pour 
supplanter  entièrement  la  sensibilité,  mais  pour  la  pé- 
nétrer, pour  l'analyser  et  pour  régner  sur  elle.  Quand  on 
songe  au  raffinement  prodigieux  que  le  Romantisme  et 
le  Symbohsme  ont  introduit  dans  nos  sensations, 
quand  on  réfléchit  à  tout  ce  dont  ils  ont  enrichi  le  cœur, 
et  quand  on  imagine  l'intelligence  venant  inventorier  ces 
richesses  et  leur  communiquer  sa  forme,  quand  on  se 
représente  l'énorme  amas  d'impressions  et  d'émotions 
accumulé  par  l'âge  précédent  peu  à  peu  soumis  à  la  pensée 
claire,  on  obtient,  nous  semble-t-il,  une  vue  vraiment 
exaltante  de  l'avenir  qui  s'offre  à  nous.  Nous  le  favorise- 
rons de  notre  attente,  nous  lui  donnerons  notre  foi  et  nous 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE  9 

l'aiderons  par  tous  les  moyens  en  notre  pouvoir  à  se 
changer  peu  à  peu  en  réalité. 


* 
*    * 


Une  dernière  indication. 

Non  seulement  en  littérature  notre  libéralisme  n'aura 
rien  de  commun  avec  l'indifférence,  mais  non  plus  en  ma- 
tière politique  notre  neutralité  ne  devra  être  confondue 
avec  un  détachement  et  un  dilettantisme  que  nous 
sommes  aujourd'hui  unanimes  à  détester  du  fond  du 
cœur.  Notre  attitude  sur  ce  point,  parce  qu'elle  sort  un 
peu  de  l'ordinaire,  a  besoin  d'être  précisée  en  quelques 
mots. 

On  voit  des  gens  qui  semblent  persuadés  que  l'énormité 
et  l'atrocité  des  événements  que  nous  venons  de  traverser 
rendent  désormais  scandaleuse  et  impossible  toute 
position  purement  spéculative  et  obligent  à  ne  plus  se 
proposer  que  des  fins  pratiques.  On  en  voit  d'autres  au 
contraire,  plus  rares,  il  est  vrai — mais  on  trouverait  parmi 
eux  plus  d'un  ancien  combattant  —  qui,  par  timidité, 
par  répugnance  pour  les  partis-pris,  par  lassitude  souvent, 
ou  par  héroïque  dédain  de  ce  qu'ils  ont  fait  de  plus  admi- 
rable, affectent  de  ne  plus  attacher  d'importance  qu'aux 
jeux  de  l'esprit  et  déclarent  ouvertement  se  désintéresser 
des  affaires  pubHques. 

Nous  n'appartenons  ni  à  l'ime  ni  à  l'autre  de  ces  deux 
catégories.  J'ai  assez  dit  plus  haut  le  prix  que  conservait 
pour  nous  l'indépendance  de  la  pensée  et  des  arts.  Je 
tiens  maintenant  à  nous  désolidariser  formellement  de 
tous  ceux  qui  considèrent  que  la  guerre  étant  finie,  il  n'y 


10  LA  'NOUVELLE  PREVUE  FRANÇAISE 

a  qu'àn'y  plus  penser,  et  qui  -croient  qu'on- peut  limiter 
de  nouveau  le  champ  de  ses  préoccupations  a  la  seule 
esthétique.  Non  seulement  un  tel  désintéressement 
nous  indigne  ;  mais  encore  il  nous  est  impraticable.  Pas 
de  tour  d'ivoire.  Et  d'abord  pour  cette  bonne  et  élémen- 
taire raison  que  nous  serions  absolument  incapables  de 
nous  en- construire  une.  Une^force  qui  dépasse  infiniment 
nos  forces  nous  tient  rivés  à  l'actualité,  nous  inspire 
même  également  à  tous  le  besoin  de  contribuer  person- 
nellement à  la  solution  des  grands  problèm«s  posés  par 
la  guerre.  Aucun  de  nous  qui  ne  sente  une  ardente  ^en vie 
de  travailler  dans  la  mesure  de  ses  moyens  à  la  reconsti- 
tution de  la  patrie  ;  certains -même,  je  le  sais,  brûlent 
de  mettre  leur  bonne  volonté  directement  au  service  de 
l'humanité  convalescente. 

■Simplement  nous  prétendons  ne  pas  tout  mélanger.  La 
vigueur  d'im  ^.esprit  se  mesure  peut-être  à  sa  capacité  de 
maintenir  entre  ses  idées  l'éeartement  qu'il  y  a  entre  les 
choses  qu'elles  représentent.  Nous  avons  l'ambition  de 
nourrir  à  la  fois,  conjointes  «mais  séparées,  des  opinions 
littéraires  et  des  croyances  pohtiques  parfaitement  -défi- 
nies. Le  seul  point  que  nous  nous  défendions,  c'est  de 
laisser  les  unes  déteindre  sur  les  autres,  pensant  que  ce 
ne  pourrait  arriver  qu'à  leur  mutuel  désavantage.  La 
seule  faute  que  prévoie  notre  programme  serait  de 
consentir  à  leur  contamination  :  mais  nous  n'y  tomberons 
pas. 

Et  si  l'on  objecte  que  nous  nous  assignons  ainsi  une 
tâche  surhumaine,  impossible,  on  verra  bien.  Qu'on  -nous 
iasse  seulement  crédit  quelque  temps.  On  verra  bien  si 
l'esprit  français  est  incapable  aujourd'hui  ide  ces  dis- 


LA    NOUVELLE    REVUE    'FRANÇAISE  ^11 

jonctions  par  lesquelles  il  a  toujours  manifesté  sa  force. 
On  verra  bien  si  nous  n'avons  pas  la  ressource  nécessaire 
pour  rester  à  la  fois  des  écrivains  sans  politique  et  des 
citoyens  sans  littérature. 

Peutrêtre  même  essaierons-nous  de  donner  dans  la 
.iT-evue  la  preuve  de  notre  double  indépendance  d'esprit. 
Jjssais  que  plusieurs  d'entre  nousTetiendront  difficilement 
leurs  réflexions  sur  les  événements  actuels,  i  sur  le  cours 
qu'ils  pensent  leur  voir  prendre,  sur  le  sens  de  la  guerre. 
Ge)ne  seront  jamais  tout  à  fait  des  professions  de  foi  poli- 
tiques: plutôt  une  sorte  de  critique  et  d'interprétation  de 
l'histoire  contemporaine,  mais  à  travers  lesquelles  forcé- 
ment s'entreverra  1  une  couleur  politique. 

Si  je  refuse  de  la  définir  ici,  comme  j'ai  défini  tout  à 
l'heure  notre  couleur  littéraire,  c'est,  il  faut  l'avouer 
;fenchement,  parce  que  je  crains  qu'elle  ne  soit  plus  indé- 
cise, ou  si  Ton  veut,  moins  uniforme.  Les  accidents  de  la 
guerre  nous  ont  assez  différemment  modifiés  et  nous  ont 
persuadés,  dans  l'ordre  dont  il  s'agit,  de  vérités  assez 
diverses.  Nous  ne  savons  pas  encore  si  elles  sont  conver- 
gentes, ou  même  simplement  conciliables.  Nous  avons 
toutefois  l'espoir  qu'elles  se  complètent  et  qu'au  fur  et 
à  mesure  que  nous  les  exposerons  ici,  elles  s'organiseront 
entre  elles,  comme  déjà  s'organisent  nos  idées  Htté- 
raires. 

A  supposer  le  pire,  on  trouvera  dans  la  Nouvelle  Revue 
Française  plusieurs  points  de  vue  sur  la  politique  qui 
pourront  se  combattre,  mais  qui  garderont  entre  eux  ce 
lien  et  cette  ressemblance  d'être  tous  également  réfléchis 
et  sincères  et  de  n'entraîner  entre  ceux  qui  les  défendront 
ni  haine,  ni  intolérance. 


12  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


♦% 


A  la  rencontre  de  l'avenir,  à  la  fois  avec  le  plus  de  liberté 
et  le  plus  de  raisonnement  possible,  à  la  rencontre  de 
l'avenir,  d'une  âme  nette  de  tout  préjugé,  mais  attentive 
aux  moindres  signes  émis  par  la  réalité,  et  les  analysant, 
et  les  interprétant  :  telle  pourrait  être  notre  devise.  Si 
elle  ne  se  laisse  pas  résumer  en  une  formule  plus  brève  et 
plus  saisissante,  ce  n'est  le  fait  d'aucune  timidité  en  nous, 
mais  plutôt  d'une  grande  ambition  :  celle  de  ne  rien 
laisser  échapper  de  la  nouveauté  infiniment  riche  et 
complexe  que  la  France,  à  peine  remise  de  son  terrible 
émoi,  déjà,  dans  le  secret,  nous  en  sommes  sûrs,  compose 
et  prémédite. 

JACQUES   RIVIÈRE 


13 


LA    MESSE    LA-BAS 

FRAGMENTS 

INTROÏT 

Une  fois  de  plus  Texil,  Tâme  toute  seule  une  fois  de 
plus  qui  remonte  à  son  château, 

Et  le  premier  rayon  du  soleil  sur  la  corne  du 
Corcovado  ! 

Tant  de  pays  derrière  moi  commencés  sans  que 
jamais  aucune  demeure  s'y  achève  ! 

Mon  mariage  est  en  deçà  de  la  mer,  une  femme  et 
ces  enfants  que  j'ai  eus  en  rêve. 

Tous  ces  yeux  où  j'ai  lu  un  instant  qu'ils  me  con- 
naissaient, tous  ces  gens,  comme  s'ils  étaient  vivants, 
que  j'ai  fréquentés, 

Tout  cela  est  pareil  une  fois  de  plus  à  ces  choses  qui 
n'ont  jamais  été. 

Ici  je  n'ai  plus  comme  compagnie  que  cette  aug- 
mentation de  la  lumière, 

La  montagne  qui  fait  un  fond  noir  étemel  et  ces 
palmiers  dessinés  comme  sur  du  verre. 


14  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  quand  la  Création  après  le  jour  sans  heures  se 
condense  une  fois  de  plus  du  néant, 

Fidèle  à  l'immense  quai  chaque  soir  je  vais  revi- 
siter r  Océan  : 

La  mer  et  c&  grand  campement  tout  autour  avec 
un  milHon  de  feux  qui  s'allument, 

L'Amérique  avec  toutes  ses  montagnes  dans  le 
vent  du  soir  comme  des  Nymphes  couronnées  de 
plumes  ! 

L' Océan  '  qui  arrive  par  cette  porte  là-bas  et  qui 
tape  contre  la  berge  haute. 

Sous  le  ciel  chargé  de  pluie  de  tbUtes  parts  ces  chan- 
delles de  cinquante  pieds  qui  sautent  ! 

Mon  esprit  n'a  pas  plus  de  repos  que  la  mer,  c'est 
la  même  douleur  démente  ! 

La  même  grande  tache  de  soleil  au  miheu  sans 
rien  !  et  cette  voix  qui  raconte  et  qui  se  lamente  ! 

Voici  la  contagion  de  la  nuit  qui  gagne  tout  le 
ciel  peu  à  peu, 

Le  jour  après  six  jours  qui  fait  sept  et  pas  un  qui 
ne  me  rapproche  de  Dieu. 

Quand  mes  pieds  connaîtront  le  repos,  quand  mon 
cœur  aura  fait  alliance  avec  la  nuit, 

Qu'est*ce  qui'Comimeîicera  pour  toujours  aussitôt 
que  tout  sera  fini  ? 


LA    MESSE    LA- BAS  15 

Est-ce  que  je  verrai  quelque  chose  pour  moi  dans 
le  ciel  se  dédoubler  comme  les  feux  qui  marquent 
l'entrée  d'un  port,. 

Ou  cette  étoile  près  de  la  Croix^du-Sud  qu'on  ap- 
pelle Alpha  du  Centaure  ?i 

Vous  aurez  beau  m' avoir  mis  près  de  Vous  pour 
toujours  d'une  manière  qui  est  au-dessus  du  sens, 

Je  ne  serai  pas  plus  sûr  de  Vous,  mon  Dieu,  que  je 
ne  le  suis  à  présent. 

En  cette  heure  vide,  où  je  suis  avec  Vous,  d'autre 
chose  que  de  sa  durée, 

Toutes  choses  dont  on  dit  qu'elles  passent,  je 
suis  Votre  témoin  qu'elles  ont  passé. 

Sans  doute  elles  ne  passent  pas  inutiles,  elles 
épuisent  jusqu'à  la<dernière  strophe  le  Poème, 

Jusqu'à  ces  palmes  dans  le  vent  du  soir  !  le 
spectacle  de  ce  qui  est  autre  chose  que  Vous* 
même. 

Ce  chaos  de  feuilles  et  de  fougères  dans  le  soleil, 
ce  séjour  de  ma  cinquantième  année, 

Ce  ne  serait  pas-plus  difficile,  rien- qu'à  l'œil  en  se 
fermant,  de  l'abohr,  que  ce  ne  fut  de  la  patrie  où  je 
suis  né. 


I.  Omnia  duplicia,  unum  contra  nnum,  et  non  fecit  quidquctn 
déesse  (Eccles.,  XLII,  25). 


l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ce  serait  ce  visage  jadis  aimé  quand  naissait  ce 
charmant  sourire, 

Que  ce  ne  serait  pas  plus  difficile  aux  yeux  en  se 
fermant  d'en  faire  pour  toujours  un  souvenir. 

Qu'est-ce  qu'elles  feraient,  mon  Dieu,  toutes  ces 
pauvres  choses  qui  ne  subsistent  pas, 

Sinon,  par  leur  nature  qui  est  de  naître  et  de  cesser, 
témoigner  que  Vous  êtes  ici  et  là  ? 

Dommage  qu'elles  ne  puissent  cesser  aux  yeux  sans 
qu'elles  déchirent  le  cœur. 

Mais  pour  ce  qui  est  de  les  voir  mourir  on  est  aussi 
bien  ici  qu'ailleurs. 

Là-bas  dans  le  pays  que  j'ai  quitté,  l'Europe,  on 
trouve  que  les  choses  n'allaient  pas  assez  vite. 

Cette  espèce  de  grande  Exposition  Universelle 
dont  ils  étaient  si  fiers,  tapageante,  point  de  cesse 
pour  eux  qu'ils  ne  l'aient  détruite. 

Cette  vie  de  soixante  minutes,  c'était  trop  long  et 
trop  ennuyeux  ! 

A  nous  cette  grande  Coopérative,  la  guerre,  pour 
détruire  toute  autre  chose  que  Dieu  ! 

Ici  je  n'entends  plus  rien,  je  suis  seul,  il  n'y  a  que 
ces  palmes  qui  se  balancent, 

Ce  jardin  mystérieux  à  Votre  image  et  ces  choses 
qui  existent  en  silence. 


LA    MESSE    LA-BAS  VJ 

Elles  existent  pour  un  moment,  mais  tout  de 
même  c'était  beau  ! 

Il  faut  ignorer  son  art  pour  trouver  au  Vôtre  quelque 
défaut. 

N'avoir  écrit  une  phrase  jamais,  l'art  pour  deux 
mots  ensemble  en  une  seule  image  de  s'éteindre, 

Pour  ignorer  que  c'est  bien,  ce  papillon  sur  la  rose 
tout-à-coup,  muet  comme  le  pinceau  du  peintre  ! 

C'est  un  mot  qu'on  nous  propose  nécessaire  et  qui 
de  lui-même  sur  la  lèvre  vient  se  placer. 

Comment  les  choses  auraient-elles  un  sens  si  leur 
sens  n'était  de  passer  ? 

Comment  seraient-elles  complètes,  si  leur  sort 
n'était  de  commencer  et  de  finir  ? 

Et  moi-même,  qui  parle,  qu'est-ce  qui  parle,  sinon 
ce  qui  est  immortel  en  nous  et  qui  demande  à 
mourir  ? 

Sinon  ce  qui  se  meurt  d'ennui  au  miheu  de  ces 
choses  si  belles  ! 

Si  le  monde  ne  parlait  tant  de  Vous,  mon  ennui  ne 
serait  pas  tel. 

Si  leur  voix  n'était  si  touchante,  si  elles  ne  parlaient 
si  bien  d'autre  chose. 

Les  créatures  n'auraient  pas  de  question  pour  nous 
et  nous  serions  en  paix  avec  la  rose. 


l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mais  les  mots,  s'ils  ne  servent  à  parler,  à  quoi  est- 
ce  qu'ils  peuvent  servir  ? 

Et  s'ils  ne  vous  restituent  ce  qui  est  en  eux,  à  quoi 
servent  le  rossignol  et  le  saphir  ? 

Pour  trouver  ce  qui  avait  besoin  d'être  dit,  pour 
nous  expliquer  de  nous-mêmes  avec  Vous  en  ce  mot 
que  nous  avons  découvert, 

Ce  n'est  pas  trop  de  fourrager  la  mer  et  le  ciel  et 
d'aller  jusqu'au  bout  de  la  terre. 

Où  est-il,  ce  mot  essentiel  enfin,  phis  précieux  que  le 
diamant, 

Cette  goutte  d'eau  pour  qu'elle  se  fonde  en  Vous, 
notre  âme,  comme  l'amante  en  son  amant  ? 

Ce  mot  qui  est  comme  le  consentement  à  la  mort. 
Votre  présence  au  delà  de  toutes  les  images  ! 

Ce  n'est  pas  payer  trop  cher  de  mourir,  mon  Dieu, 
afin  que  Vous  existiez  davantage  ! 

Mon  Dieu,  pourquoi  nCavez-vous  repoussé  ?  Mon 
âme,   pourquoi  êtes-vous  triste  ? 

Que  me  veut  cet  ennemi  en  moi  qui  s'attarde  et  qui 
résiste  ? 

Debout  !  de  ce  lieu  o^  j'étais  pour  aller  à  celui  où  je 
ne  suis  pas  encore, 

Quand  la  lampe  du  ciel  pâlit,  c'est  pour  cela  que  je 
me  suis  levé  avec  l'aurore  : 


LA    MESSE    LA'BAS  IQ 

A  l'heure  où  les  grands  palmiers  se  réveillent,  tout 
ruisselants  de  la  rosée  matinale, 

Et  l'on  voit  une  raie  d'or,  la  mer  au  bout  de  la 
chaussée  coloniale. 

De  ce  qui  n'était  que  beauté  pour  passer  à  ce  qui 
est  amour. 

Il  faut  profiter  de  cet  appel  qui  précède  celui  du 
jour. 

Le  mal  que  ce  serait  d'être  seul,  le  bonheur  que 
Vous  soyez  là. 

Si  je  n'étais  là  pour  Vous  le  dire,  peut-être  que  Vous 
ne  le  sauriez  pas. 

Pour  m'expHquer  ce  qui  fera  tout-à-l'heure  cette 
beauté  profane  et  visible. 

Il  y  a  quelqu'un  là-bas  qui  m'attend  avec  une 
suavité  indicible. 

C'est  peu  de  Vous  connaître  si  je  ne  Vous  vois, 
peu  de  Vous  voir  si  je  ne  Vous  touche. 

C'est  peu  de  m' ouvrir  les  yeux  si  je  ne  Vous  ouvre 
ma  bouche. 

Comme  le  poisson  dans  l'eau  vive  qui  avale  et 
remonte  à  contre-courant, 

Celui  qui  est  attaché  à  Vous  remonte  au  rebours 
du  temps. 


20  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  choses  me  quittent  peu  à  peu,  et  moi,  je  les 
quitte  à  mon  tour. 

On  ne  peut  entrer  que  nu  dans  les  conseils  de 
l'Amour. 

La  cloche  sonne.  Le  prêtre  est  là.  La  vie  est  loin. 
C'est  la  messe. 

a  J'entrerai  à  V autel  de  Dieu,  vers  le  Dieu  qui  réjouit 

ma  jeunesse.  • 


LA    MESSE    LA-BAS  21 


CREDO 

Celui  qui  dégageant  des  choses  temporelles  ses  sens 
et  sa  pensée  peu  à  peu, 

Refait  entre  ses  puissances  l'unité  et  se  met  en  pré- 
sence de  Dieu, 

Il  est  comme  le  commandant  d'un  bateau  de 
guerre  qui  a  pris  son  poste  dans  le  blockhaus, 

Il  écoute  et  tous  ses  moyens  sous  lui  sont  autour 
de  lui  qui  l'attendent,  lui-même  qui  est  énergie  et 
cause. 

Car,  comme  l'existence  de  l'oreille  est  d'entendre 
et  comme  celle  de  l'intelligence  est  de  savoir, 

La  fonction  de  tout  être,  qui  dans  une  autre  volonté 
que  la  sienne  se  connaît  créature,  est  de  croire. 

Au  delà  de  toute  sensation  comme  au  delà  de  toute 
connaissance, 

L'homme  fait  remise  de  lui-même  totale  à  la  chose 
dont  il  a  reçu  naissance. 

Qui  nous  attaque,  c'est  clair  !  mais  ce  n'est  pas  être 
attaqué  que  d'être  envahi  ! 

Et  quand  on  a  horreur  de  la  mort,  comment  faire 
pour  se  défendre  contre  la  vie  ? 


at  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Toutes  ces  choses  que  nous  aimons  tant  et  qui  dans 
le  fond  nous  dégoûtent, 

Quelle  joie  de  s'entendre  dire  enfin  qu'il  nous  faut 
les  abandonner  toutes  ! 

Puisqu'elles  ne  nous  permettaient  pas  de  passer 
outre  et  voici  la  vérité  qui  est  tellement  autre  et  mieux, 

La  joie  de  les  avoir,  jadis,  ne  vaudra  jamais  celle 
que  nous  avons  à  leur  dire  adieu  ! 

Autre  ?  mais  ce  que  nous  aimons  précisément, 
c'est  cet  air  de  parenté  sublime. 

De  sorte  qu'habitants  des  vallées,  cependant  nous 
ne  sommes  pas  dépaysés  sur  la  cime  ! 

A  travers  les  Articles  éternels  tout  cela  qui  nous 
est  révélé. 

Il  nous  semble  que  nous  l'avions  toujours  su,  telle- 
ment c'est  humain  et  famiher. 

Et  si  pour  tout  nous  exphquer  on  ne  nous  apporte 
que  des  mystères, 

Ce  sont  mystères  comme  entre  les  époux  et  comme 
entre  l'enfant  et  la  mère. 

Réels,  ceux  qu'il  nous  fallait,  source  d'intérêt 
dévorant,  et  de  joie  poignante,  et  de  vie  ! 

La  Foi  donne  leur  dignité  pour  toujours  à  ces 
choses  qui  seront  éternellement  comme  ici. 

Pas  de  ces  inventions^blêmes  pour  nous  et  les  mots 
faits    de    main    d'homme   de    la  philosopihie  ! 

De  quoi  est-ce  que  le  catéchisme  nous  parle  et  de 
quoi  sont  faites  nos  prières  ? 


Î.A    MESSE    LA- BAS  33 

Un  père  de  qui  sont  complètement  ses  fils,  des  en- 
fants qui  sont  complètement  à  leur  père, 

Des  frères  sous  le  même  toit  ensemble,  une  mère 
admirable  et  charmante, 

(Et  comment  parlerai- je  de  Marie  jamais  sans  que 
des  larmes  montent  à  ma  face  pénitente  ?) 

Du  pain  qui  est  vraiment  du  pain  et  qui  nourrit, 

De  l'eau  véritablement  qui  lave,  du  feu  véritable- 
ment qui  échauffe,  qui  éclaire  et  qui  détruit. 

Des  fautes  qui  sont  vraiment  péchés  et  dont  nous 
sommes  un  peu  là  pour  répondre, 

Un  Dieu  qui  s'est  fait  un  homme  pour  nous  et  qui 
est  capable  d'écouter  et  de  répondre. 

Toutes  les  possibilités  du  cœur  entte  Lui  et 
nous, 

Vivant,  Celui  qui  nous  a  aimés  pflus  que  lui-même, 
Sauveur,  ami,  médecin,  conseiller,  enfant,  frère,  père, 
époux  ! 

Et  bien  que  ce  soit  tellement  beau,  et  que  ce  soit 
vrai,  et  que  le  Paradis 

Soit  autour  de  nous  à  cette  heure  même  avec  toutes 
ses  forêts  attentives  comme  un  grand  orchestre 
in  visiblement  qui  adore  et  qui  supplie. 

Toute  cette  invention  de  l'Univers  avec  ses  notes 
vertigineusement  daiis  l'abîme  une  par  une  par  où  le 
prodige  de  nos  dimensions  est  écrit, 

Cette  préparation  à  travers  tous  les  siècles  du  corps 
et  du  sang  de  Jésus-Christ, 


24  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ce  Dieu  qui  a  réussi  enfin  à  se  faire  homme  et  le 
Verbe  à  se  faire  entendre, 

Ce  cri  d'entre  les  quatre  membres  écart elés  qui 
jaillit,  ce  cœur  sur  la  croix  qui  se  brise  dans  un  su- 
prême effort  pour  se  faire  comprendre, 

Tout  cela  pour  nous,  aux  pieds  de  notre  Néant, 
qui  lui  demande  l\  permission  d'exister. 

S'arrêterait  devant  notre  refus  et  notre  mauvaise 
volonté. 

Et  de  même  toute  la  science  et  toute  l'histoire  et 
toute  l'exégèse, 

La  machine  de  la  controverse  et  l'énorme  appareil 
de  la  catéchèse. 

L'âme  comme  par  des  mains  exquises  débridée 
et  dessinée  devant  nos  yeux  fibre  à  fibre. 

L'enfer  et  le  ciel,  tous  les  deux  étemels,  et  parfaite- 
ment nets,  et  hvrés  au  seul  choix  de  l'esprit  clair- 
voyant et  hbre. 

Tous  ces  chemins  étranges  et  bénis,  corniches,  ponts, 
défilés,  tunnels,  et  qui  mènent  tous  à  Rome, 

Ne  sont  là  que  pour  aboutir  à  notre  consentement 
gratuit  comme  la  grâce,  tel  qu'un  pacte  conclu 
d'homme  à  homme. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'aucune  preuve,  et  l'oreille 
tendue  à  ce  que  le  prêtre  récite. 

Je  crois  cela,  Seigneur,  simplement  parce  que  c'est 
Vous  qui  le  dites. 


LA    MESSE    LA-BAS  -  25 


OFFERTOIRE 

Le  Curé,  (dans  cette  église  de  Paris  que  je  sais), 
après  qu'il  a  chanté  le  Credo,  quand  il  dit  :  Dominus 
vohiscum, 

Se  retourne  vers  l'assistance  qui  est  de  femmes  et 
d'enfants  et  il  y  a  encore  pas  mal  d'hommes, 

Tout  cela  tout  de  même  qui  est  là  pour  dire  la  messe 
avec  lui  et  qui  est  son  petit  troupeau. 

L'un  fait  semblant  de  Ure  dans  un  Hvre  et  l'autre 
est  bien  embarrassé  de  son  chapeau. 

Ce  n'est  pas  que  ce  soit  intéressant,  et  ce  n'est 
pas  positivement  que  l'on  s'ennuie, 

Chacun  sait  simplement  qu'on  est  là  pour  attendre 
que  ce  soit  fini, 

Et  regarde  vaguement  le  prêtre  à  l'autel  qui  tra- 
fique on  ne  sait  pas  trop  quoi. 


«  Le  Seigneur  est  avec  vous,  mes  frères  I  Mes  frères, 
êtes-vous  avec  moi  ? 

Ce  n'est  pas  seulement  la  patène,  ce  n'est  pas 
seulement  le  calice  avec  le  vin. 


26  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  toi,  mon  petit  peuple,  tout  entier,  que  je 
voudrais  tenir  et  soulever  entre  mes  mains, 

Ces  mains,  indigne  que  je  suis,  dont  il  dit  qu'elles 
sont  saintes  et  vénérables  ! 

Voici  le  plateau  qu'on  tend,  n'as-tu  rien  que  ce 
sou  misérable  ! 

Cette  pièce  sans  nom  sous  la  crasse  à  m'ofïrir, 
et  le  seul  porte-monnaie  qui  s'ouvre  ? 

Rien  de  plus  ?  quoi,  n'y  a-t-il  personne  ici  qui 
souffre  ? 

Vraiment,  quand  je  me  retourne  vers  vous,  ô  mes 
frères  et  mes  sœurs. 

Il  n'y  a  pas  d'affligés  parmi  vous  ?  C'est  vrai,  il  n'y 
a  pas  de  péché  et  pas  de  douleur  ? 

Point  de  mère  qui  ait  perdu  son  enfant  ?  pas  de 
failli  sans  que  ce  soit  sa  faute  ? 

Point  de  jeune  fille  que  son  fiancé  a  lâchée  parce 
que  le  frère  a  mangé  sa  dot  ? 

Point  de  malade  que  le  médecin  a  jugé  et  qui  sait 
qu'il  n'y  a  plus  d'espoir  ? 

Pourquoi  donc  frustrer  votre  Dieu  de  ce  qui  est 
son  propre  et  son  avoir  ? 

Vos  larmes  et  votre  foi,  votre  sang  avec  le  Sien  dans 
le  calice, 

C'est  cela  comme  le  vin  et  l'eau  qui  est  la  matière 
de  Son  sacrifice  ! 

C'est  cela  qui  rachète  le  mcnde  avec  Lui,  c'est  cela 
dont  II  a  soif  et  faim. 


LA    MESSE    LA-BAS  27 

Ces  larmes,  comme  de  l'argent  jeté  à  l'eau,  grand 
Dieu,  tant  de  souffrances  en  vain  ! 

Ayez  pitié  de  Lui  qui  n'a  eu  que  trente-trois  ans 
à  souffrir  ! 

Joignez  votre  Passion  à  la  sienne  puisqu'on  ne  peut 
qu'une  fois  mourir  ! 

Et  ne  l'entendez-vous  pas  tout  bas  qui  vous  parle 
et  qui  vous  dit  : 

((Prœbe  mihi  cor  tuum)).  Donne-moi  ton  cœur,  ô  mon 
iils  !  )) 


28  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


PRÉFACE 

Les  deux  pieds  solidement  assurés  sur  la  base  iné- 
branlable de  la  Foi, 

Les  deux  bras  de  toute  leur  longueur  étendus  jus- 
qu'à la  mesure  de  la  Croix, 

Le  Pontife,  au  nom  de  tout  ce  peuple  derrière  lui 
qui  le  députe,  lui-même  à  son  offrande  réuni, 

L'œil  avec  tranquillité  levé  sur  Dieu,  confesse, 
chante  et  définit. 

Le  Ciel  et  la  Terre  font  silence  pour  écouter  cette 
voix  grêle 

Qui  dit  les  choses  Tune  après  l'autre  qu'elle  sait  et 
Dieu  à  la  portée  de  notre  main  devant  nous  qui  est 
réel. 

Et  si  la  Foi  encore  ne  suffit  pas  à  libérer  ce  corps 
déjà  ?  Itéré  d'une  autre  balance. 

Si,  cette  gloire  qui  empHt  l'âme,  la  chair  opaque 
encore  suffit  à  lui  opposer  résistance. 

Il  y  a  l'esprit  trois  fois  libre  déjà  qui  répète  le  mot 
trois  fois  saint. 

Il  y  a,  à  tous  les  Anges  mêlée,  la  voix  qui  chante 
Alléluia  dans  le  matin. 


LA    MESSE    LA-BAS  29 

Il  y  a  ces  larmes  solennelles  qui  coulent,  il  y  a 
cette  face  qui  se  tourne  passionnément  vers  T Aurore  ! 

Il  y  a  ces  bras  qui  suffisent  à  peine  à  soulever  cet 
immense  vêtement  d'or. 


30  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE: 


LE  PAIN  BÉNIT 

L'endroit  de  la  messe  en  France  que  les  petits 
garçons  aiment  le  mieux, 

C'est  quand  l'enfant  de  chœur  à  la  fin  se  détache 
de  l'autel  et  vient  vers  eux 

Avec  une  grande  corbeille  pleine  de  morceaux  de 
pain  oii  il  n'y  a  qu'à  prendre. 

C'est  dimanche,  quelqu'un  déjà  ouvre  1  a.  porte  pour 
sortir,  il  y  a  des  masses  d'oiseaux  qui  crient  et  la 
terre  est  grande  ! 

Mais  précisément  au  moment  où  lui  aussi  va  plonger 
la  main  dans  le  panier, 

Avant  que,  comme  Adam  dans  le  Paradis  Ter- 
restre, il  ait  mis  ce  fruit  qu'on  lui  apporte  solennelle- 
ment dans  sa  bouche  et  l'ait  mangé. 

Qui  dira  s'il  n'est  pas  un  de  ces  enfants  à  qui  d'un 
seul  coup  d'avance  vient  d'être  communiquée  toute 
la  vie. 

Et  qui  connaît  pour  la  première  fois  cet  étrange 
sentiment  fait  d'expérience  préalable  et  de  langueur 
et  d'ennui. 


LA    MESSE    LA-BAS  3I 

L'idée  de  quelque  chose  de  meilleur,  et  de  poignant, 
et  de  seul  désirable. 

Dont  il  sent  que  toutes  les  choses  autour  de  lui 
sont  essentiellement  incapables  ? 

C'est  cela  que  ce  qu'on  appelle  l'amour,  ou  tout 
simplement  le  plaisir, 

Se  charge  chez  la  plupart,  de  transformer,  et  de 
faire  semblant  de  satisfaire,  et  de  détruire. 

Mais  lui,  (pendant  qu'il  serre  ce  morceau  de  pain 
dans  sa  main  et  ne  songe  pas  à  le  porter  à  sa  bouche). 

Sent  qu'il  est  regardé  avec  attention  par  quelqu'un 
qui  est  peut-être  prêt  à  s'avancer,  mais  encore  fa- 
rouche. 

Il  sait  seulement  que  celle-ci,  parmi  les  autres  pré- 
sences, est  là,  et  rien  ne  servirait  de  lever  les  yeux 
trop  tôt. 

Mais  dans  son  cœur  déjà  se  réunit  et  se  prépare  tout 
ce  qu'il  faut 

Pour  accueiUir,  pendant  que  les  gens  déjà  se  lèvent 
en  tumulte  et  que  l'alouette  chante  éperdument  d^ns 
la  plaine, 

La  main  impérieuse  pour  un  autre  chemin  dans  la 
sienne  et  le  sourire  de  cette  soeur  soudaine  ! 


32  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


IN    PRINCIPIO   ERAT   VERBUM 

L'Océan,  comme  la  Vallée  en  mouvement  de  la 
Mort,  parcouru  par  les  suçoirs  des  trombes, 

A  vu  jadis  cet  homme  qui  portait  le  Christ  et  qui 
avait  le  nom  de  la  Colombe, 

Quand  il  tirait  à  coups  de  canon  sur  les  noires  co- 
lonnes d'eau  qui  le  pressaient  comme  des  géants, 

Et  pacifiait  la  Création  déchaînée  en  lui  faisant  du 
haut  de  la  poupe  lecture  de  l'Evangile  de  saint 
Jean. 

Et  plus  tard  pour  les  navigateurs  qui  revenaient 
de  Mozambique  et  de  Timor, 

Le  fait,  au-dessus  des  vapeurs  de  la  cuisine,  et  des 
armes  qu'on  astique,  et  des  faibles  conversations  du 
bord. 

Etait  le  craquement  d'une  poulie  ou  de  l'autre  là- 
haut,  toutes  voiles  travaillantes  dans  le  grand 
souffle   régulier, 

Jour  et  nuit  qui,  du  Pôle  jusqu'à  la  Ligne,  prend 
toute  la  largeur  de  la  Mer. 

Moi  de  même  aujourd'hui  je  suis  là,  et  pendant  que 


LA    MESSE    LA-BAS  33 

la  plume  à  la  main,  je  transforme  les  sacs  de  sucre 
et  de  café  en  milrcis  et  que  je  dépouille  la  Bible, 

Je  lève  de  temps  en  temps  la  tête  et  j'écoute,  et 
dans  les  palmes  j'entends  le  même  souffle  irrésistible, 

Celui,  le  même,  qui  jadis  précéda  le  sommeil  de 
l'Auteur  du  genre  humain  dans  le  Paradis, 

Avant  qu'Eve  lui  fût  tirée  du  flanc,  sous  les 
ombrages  de  l'Arbre  de  la  Vie. 

Pendant  que  je  dors,  ou  que  je  marche,  ou  que 
j'écris,  la  Mer  ne  cesse  pas  d'être  à  mon  côté. 

Et  je  ne  puis  rejoindre  la  Patrie  là-bas  de  nouveau 
sans  que  j'aie  à  la  traverser  ; 

Là  où  la  terre  n'existe  plus,  là  d'où  vient  ce  mouve- 
ment sur  la  forêt. 

D'une  rive  du  monde  jusqu'à  l'autre  il  n'y  a  de 
chemin  pour  moi  qu'à  travers  la  Paix, 

Cette  Paix  que  le  vent  sans  jamais  en  émouvoir  la 
source  ne  cesse  d'interroger  avec  mystère  ou  avec 
furie  ! 

Sur  les  choses  qu'il  a  créées  ne  cesse  pas  l'interroga- 
tion de  l'Esprit. 

La  mer  des  hommes  et  des  feuilles,  il  ne  cesse  de 
la  brasser  et  de  la  remuer,  la  mer  des  peuples  et  des 
eaux  ! 

C'est  de  lui  qu'il  est  écrit  :  J'ai  cherché  en  totUes 
choses  le  repos. 

Et  pourtant,  ce  souffle  impatient  du  monde  il  y  a 
quelqu'un  qui  a  su  l'emprisonner. 

3 


34  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  a  suffi  naïvement  pour  le  prendre  de  cette  Vierge 
qui  lui  dit  :  Mon  bien-aimé  ! 

Un  enfant  dort  sur  son  sein  et  la  joue  contre  sa 
joue. 

«  Et  le  Verbe ^s'est  fait  chair  et  il  a  habité  parmi 
nous.  » 

PAUL    CLAUDEL 
Rio  de  Janeiro  Mai-Décembre  igi/j 


35 


RÉFLEXIONS 
SUR   L'ALLEMAGNE 


Après  avoir  lu  le  livre  de  Jacques  Rivière  sur  l'Allemand, 
feus  la  curiosité  de  rechercher  dans  mes  cahiers  du  temps 
de  guerre  les  quelques  rares  pages  ayant  trait  à  nos  ennemis. 
Je  les  donne  sans  y  rien  changer,  bien  que  certaines  des  pen- 
sées que  j'y  exprime  aient  perdu  cet  air  de  nouveauté  qu  elles 
avaient  au  temps  où  je  les  écrivais  ;  bien  que  certaines 
autres  ne  soient  pas  encore  assez  admises  pour  avoir  cessé 
de  paraître  choquantes.  Les  considérations  d'opportunité 
qui  me  retinrent  de  les  publier  plus  tôt  sont  celles  même 
qui  me  poussent  à  les  publier  atijourd'hui. 


* 


Il  y  a  ce  que  l'on  espère  ;  et  il  y  a  ce  que  l'on  craint. 
Il  y  a  ce  que  l'on  voudrait  qu'il  arrive,  et  il  y  a  ce  que  l'on 
croit  qui  sera.  Mais  depuis  la  guerre  une  confusion  s'éta- 
blit de  l'un  à  l'autre.  Il  est  certain  que  la  valeur  d'une  ar- 
mée dépend  de  sa  confiance  en  la  victoire  ;  il  est  certain 
que  l'exigence  de  cette  guerre  a  tout  enrôlé  dans  l'armée. 
Dès  lors  on  n'admet  plus  d'autre  vérité  qu'opportune  ; 


36  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

car  il  n'est  pas  de  pire  erreur  qu'une  vérité  susceptible 
d'affaiblir  le  bras  qui  combat. 

A  la  faveur  de  cet  aphorisme,  nous  en  a-t-on  fait  voir  ! 
Comme  si  notre  cause,  pour  paraître  bonne,  avait  besoin 
d'être  fardée  !  Comme  si  la  vérité  n'était  pas  plus  encou- 
rageante, plus  probante,  plus  bienfaisante  que  tous  les 
mensonges  !  Mais  pour  peu  qu'elle  paraisse  gênante,  on 
la  contourne  ;  et  ce  faisant  on  se  l'aliène,  tandis  qu'elle 
venait  à  nous  comme  une  amie  qu'il  eût  suffi  de  mieux 
comprendre. 

Et  comment  ne  comprenez-vous  pas,  vous  qui  voulez 
rejeter  tout  de  l'Allemagne,  qu'en  rejetant  tout  de  l'Alle- 
magne vous  travaillez  à  son  unité  ? 

Quoi  !  nous  avions  un  Gœthe  en  otage,  et  vous  le  leur 
rendez  ! 

Quoi  !  Nietzsche  s'engage  dans  notre  légion  étrangère, 
et  c'est  sur  lui  que  vous  tirez  ! 

Quoi  !  vous  escamotez  les  textes  où  Wagner  marque 
son  admiration  pour  la  France  ;  vous  trouvez  plus  avan- 
tageux de  prouver  qu'il  nous  insultait  ! 

Nous  n'avons  nul  besoin,  dites-vous,  des  applaudis- 
sements d'outre-Rhin. 

Comment  ne  comprenez-vous  pas  qu'il  ne  s'agit  pas 
de  ce  que  ceux-ci  nous  apportent,  mais  bien  de  ce  que 
ceux-ci  leur  enlèvent.  Et  cela  n'est  pas  peu  de  chose,  si 
c'est  l'éhte  du  pays. 

Cela  n'est  pas  peu  de  chose,  —  tandis  que  le  meilleur 
de  la  pensée  de  la  France,  que  toute  la  pensée  de  la  France 
travaille  et  lutte  avec  la  France,  —  que  le  meilleur  de  la 
pensée  allemande  s'élève  contre  la  Prusse  qui  mène 
l'Allemagne  au  combat, 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ALLEMAGNE  37 


Nous  avons  dans  notre  jeu  les  atouts  les  plus  admi- 
rables, mais  nous  ne  savons  pas  nous  en  servir. 

Rien  ne  peut  être  plus  démoralisant  pour  la  jeunesse 
allemande  pensante  (et  tout  de  même  il  y  en  a)  que  de  ne 
pas  sentir  Gœthe  avec  soi  —  (ou  Leibniz,  ou  Nietzsche). 
—  On  se  rend  mal  compte  en  France,  où  nos  grands  écri- 
vains sont  si  nombreux  et  où  nous  les  honorons  si  mal, 
de  ce  que  peut  être  Gœthe  pour  l'Allemagne.  Rien  ne 
peut  lui  faire  plus  de  plaisir,  à  l'Allemagne,  qu'une  thèse 
comme  celle  de  M.  B...  qui  déjà  découvre  dans  le  Faust 
l'invitation  à  la  guerre  actuelle.  Ce  qu'il  y  a  de  rassurant 
pour  nous  dans  cette  thèse,  c'est  qu'elle  est  absurde.  Ce 
qui  peut,  au  contraire,  désoler  la  jeune  Allemagne  pen- 
sante, c'est  de  sentir  que  cette  guerre  monstrueuse  où  on 
l'entraîne,  Gœthe  ne  l'aurait  pas  approuvée,  non  plus 
qu'aucun  des  écrivains  d'hier  qu'elle  admire.  Il  est  sans 
doute  flatteur,  capiteux  même,  de  se  dire  et  de  s'entendre 
sans  cesse  répéter  que  le  peuple  dont  on  fait  partie  est 
désigné  pour  gouverner  la  terre  ;  mais  si  ce  sophisme  est 
par  avance  dénoncé  par  les  plus  sages  de  ce  peuple  même, 
est-il  adroit  de  notre  part  de  traiter  ces  sages  de  brigands, 
d'imposteurs  ou  de  fous  ? 

L'écrasement  de  l'Allemagne  !  J'admire  si  quelque 
esprit  sérieux  peut  le  souhaiter,  fût-ce  sans  y  croire. 
Mais  diviser  l'Allemagne,  mais  morceler  sa  masse 
énorme,  c'est,  je  crois,  le  projet  qui  ralHe  les  plus 
raisonnables,  c'est-à-dire  les  plus  Français  d'entre 
nous.   Il    n'importe   pas  de    l'empêcher    d'exister    (au 


38  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

contraire  :  il  importe,  et  même  pour  nous,  qu'elle 
existe),  il  importe  de  l'empêcher  de  nuire,  c'est-à-dire 
de  nous  manger...  Diviser  l'Allemagne  ;  et  pour  la  diviser, 
la  première  chose  à  faire,  c'est  de  ne  pas  mettre  tous 
les  Allemands  dans  le  même  sac  (et  si  vous  affirmez 
qu'au  fond  tous  se  valent,  faites  attention  qu'alors  c'est 
que  vous  croyez  le  départ  entre  eux  impossible,  et  qu'ils 
n'accepteront  pas,  eux,  si  vraiment  ils  sont  si  semblables, 
cette  division  que  vous  voudriez  leur  imposer).  Combien 
ne  sont-ils  pas  plus  habiles  ceux  qui,  dès  aujourd'hui, 
démêlant  parmi  l'Allemagne  moderne  l'idée  prussienne 
comme  un  virus  empoisonneur,  excitent  contre  cet 
élément  prussien  l'Allemagne  même  et,  au  lieu  de 
chercher  dans  Gœthe  des  armes  contre  nous,  lisent 
ceci  par  exemple  (l'a-t-on  déjà  cité  ?  je  ne  sais)  dans  ses 
Mémoires  : 

«  Au  miheu  de  ces  objets,  si  propres  à  développer  le 
sentiment  de  l'art  (il  visite  Dresde),  je  fus  attristé  plus 
d'une  fois  par  les  traces  récentes  du  bombardement. 
Une  des  rues  principales  n'était  qu'un  amas  de  décombres 
et  dans  chaque  autre  rue  on  voyait  des  maisons  écrou- 
lées. La  tour  massive  de  l'éghse  de  la  Croix  était  cre- 
vassée ;  et  quand,  du  haut  de  la  coupole  de  l'église  de 
Notre-Dame,  je  contemplais  ces  ruines,  le  sacristain 
me  disait  avec  une  fureur  concentrée  :  «  C'est  le  Prussien 
qui  a  fait  cela.  » 

Gœthe  et  Nietzsche  (et  à  de  moindres  degrés  plusieurs 
autres)  sont  nos  otages.  Je  tiens  que  la  dépréciation 
des  otages  est  une  des  plus  grandes  maladresses  à  quoi 
excelle  notre  pays. 


RÉFLEXIONS    SUR    l'ALLEMAGNE  39 


* 


Oui,  vous  l'avez  bien  dit  :  les  Germains  sont  de  piètres 
psychologues  ;  et  leurs  plus  remarquables  erreurs  dans 
cette  guerre  révélatrice  sont  des  erreurs  de  psychologie. 
Mais  il  ne  suffit  pas  de  constater  ceci  ;  il  faudrait  expli- 
quer pourquoi. 

Leur  puissance  au  contraire,  et  ce  qu'on  pourrait 
appeler  leur  vertu,  vient  d'une  extraordinaire  difficulté 
pour  l'individu  de  leur  race  à  se  détacher  du  commun, 
de  la  masse,  disons  le  mot  :  à  s'individualiser.  Il  ne  s'op- 
pose à  rien,  n'a  pour  ainsi  dire  pas  de  forme  propre,  ou 
si  l'on  préfère,  il  attend  du  cadre  sa  forme  ;  de  là  sa 
soumission  à  la  méthode,  aux  règles,  à  toutes  les  véné- 
rations ;  il  ne  trouve  pas  d'intérêt  à  désobéir  et  n'en 
éprouve  pas  le  besoin.  Il  croit  que  c'est  parce  que  sa 
règle  est  parfaite  ;  mais  c'est  aussi  bien  parce  que  lui, 
sans  règle,  est  imparfait. 

En  littérature,  leur  impuissance  à  créer  des  figures 
est  remarquable.  Ils  n'ont  ni  dramaturges,  ni  roman- 
ciers. Le  peuple  d'alentour  ne  leur  présente  pas  de  figures  ; 
en  présenterait-il,  eux  ne  sauraient  point  les  dessiner  ; 
ils  ne  savent  pas  se  dessiner  eux-mêmes  ;  et  plus  absolu- 
ment ils  ne  savent  pas  dessiner. 

C'est  là  que  fait  failHte  leur  culture.  Le  grand  instru- 
ment de  culture,  c'est  le  dessin,  non  la  musique.  Celle-ci 
déséprend  chacun  de  soi-même  ;  elle  l'épanouit  vague- 
ment. Le  dessin,  au  contraire,  exalte  le  particuHer,  il 
précise  ;  par  lui  triomphe  la  critique.  La  critique  est  à  la 
base  de  tout  art. 


40  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


* 

*       5 


Vous  allez  criant  que  les  Allemands  nous  détestent, 
et  faites  votre  possible  pour  le  mériter,  sans  comprendre 
que  tout  au  contraire  leur  secrète  faiblesse  c'est  de  ne  pas 
pouvoir  nous  détester. 

Comment  ne  comprenez- vous  pas  que  toutes  les  armes 
que  vous  enlevez  à  l'Allemagne  c'est  à  la  France  que  vous 
les  donnez  et  que  contre  l'Allemagne  nous  ne  serons 
jamais  trop  armés. 

Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  se  battre,  il  s'agit  d'être 
victorieux.  Tâchez  tout  de  même  de  ne  pas  préférer  à 
la  victoire  le  combat. 


*  * 


«  Nous  aurions  été  moins  éprouvés  si  nous  avions  été 
plus  nombreux.  »  C'est  ce  que  je  lis  au  début  d'un  article 
sur  la  diminution  de  la  natalité. 

Cette  diminution  de  la  natalité  française  est  la  preuve 
et  non  la  cause  de  la  décadence  de  notre  pays.  Que  cette 
dépopulation  progressive  soit  déplorable,  il  va  sans  dire, 
et  qu'il  faille  tenter  le  possible  et  l'impossible  pour 
l'enrayer...  Mais  l'erreur  est  de  penser  que  le  nombre 
eût  suffi  là  où  la  qualité  manque  ;  ou  que  la  qualité  suffise 
sans  l'ordre  et  la  raisonnable  disposition.  Une  semblable 
erreur  nous  a  d'abord  fait  crier  victoire,  à  l'entrée  en 
scène  de  la  Roumanie.  Avec  un  allié  de  plus,  le  triomphe 
était  assuré  !  Il  fallut  bien  se  convaincre  tout  de  même 
que  le  nombre  ne  fait  pas  la  force  ;  du  moins  pas  sans 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ALLEMAGNE  4I 

ordination.  Les  éléments  désordonnés,  plus  nombreux 
ils  sont,  plus  confuse  et  plus  vulnérable  est  la  masse. 

Nous  nous  sommes  blousés  avec  l'informité  de  l'Alle- 
magne. Parce  qu'en  France  tout  ce  qui  vit  prend  aussi- 
tôt contour,  l'absence  de  profil  des  masses  d'outre-Rhin, 
nous  a  fait  croire  à  de  l'incohésion.  L'absence  de  forme 
propre  permettait  à  cette  matière  allemande  élastique 
d'être  versée  dans  tous  les  trous.  En  temps  de  paix  déjà 
nous  avions  vu  comme  elle  pénétrait  les  spongieux  pays 
d'alentour.  Précisément  elle  doit,  l'Allemagne,  à  son 
défaut  de  contours,  sa  force  d'expansion  prodigieuse. 
Elle  est  de  la  famille  des  ficus  et  comparable  au  banian 
sans  tronc  principal,  sans  définition,  sans  axe,  mais  dont 
la  moindre  ramille  (et  même  détachée  du  tronc)  pousse 
au  plus  vite,  où  que  ce  soit,  en  haut  des  bras,  en  bas  des 
racines,  et  vit,  croît,  prospère,  s'élargit  et  devient  à  son 
tour  forêt.  L'Allemagne  se  passe  des  théories  de  Barrés  ; 
elle  s'en  rit.  J'ai  toujours  dit  qu'il  était  bien  fâcheux 
que  Barrés  ait  contre  lui  la  botanique. 


Jacques  Rivière,  lorsque  je  vais  le  voir  en  Suisse,  où 
il  achève  son  temps  de  captivité,  me  parle,  à  propos  du 
livre  qu'il  se  propose  d'écrire,  de  l'extraordinaire  vo- 
lonté allemande...  Il  me  semble  que  c'est  déprécier  quelque 
peu  ce  mot  :  volonté,  et  que  ténacité  suffirait.  Je  sais  bien 
que  les  exemples  qu'il  me  donne  tendent  à  prouver  sur- 
tout que  l'Allemand  se  donne  a  à  volonté  »  les  sentiments 
qu'il  estime  opportun  d'avoir.  Mais  pour  le  reste,  je  veux 
dire  :  cette  obstination  de  bœuf  qui  lui  permet  de  venir 


42  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  bout  de  formidables  besognes  et  d'écrire  des  livres  si 
épais  —  je  me  souviens  du  mot  de  S...  que  j'allais  vgirà 
Zurich  deux  ans  avant  la  guerre  (nous  ne  parlâmes  que 
de  la  guerre,  qu'il  prévoyait  fatale  ;  oh  !  qu'il  connaissait 
bien  les  Allemands!).  Ils  sont,  me  disait-il, «  incomparable- 
ment plus  bêtes,  plus  ififormes,  plus  inexistants  que  le 
Français  ne  peut  les  croire.  Mais,  et  à  cause  de  cela  même, 
ils  ne  sont  jamais  distraits.  Songez  à  tout  ce  qui  se  passe 
dans  la  tête  d'un  Français,  en  travers  de  son  travail, 
quel  que  soit  ce  travail.  L'Allemand,  lui,  ne  songe  à  rien  ; 
il  n'a  pas  d'existence  personnelle  ;  il  est  tout  à  sa  tâche. 
Il  est  capable  certains  soirs  de  faire  une  noce  à  tout  casser, 
de  se  saouler  comme  une  brute  ;  mais  le  lendemain  matin 
il  se  retrouvera  devant  son  comptoir,  ou  dans  son  bureau 
comme  si  de  rien  n'était.  » 

Ils  ne  sont  jamais  distraits.  Que  de  fois  je  me  suis  sou- 
venu de  ce  mot.  Il  me  paraît  qu'on  n'a  jamais  dit  sur 
l'Allemand  rien  de  plus  juste.  Et  quelle  explication, 
pour  nous  Français,  qui  sans  cesse  nous  laissons  distraire 
par  déHcatesse,  par  sensibilité,  curiosité  du  cœur,  de  la 
chair  et  de  l'esprit,  et  par  cette  générosité  native,  irré- 
pressible qui  prend  le  pas  sur  nos  intérêts. 

* 

Dans  un  fauteuil,  auprès  de  moi,  ma  vieille  chatte 
allaite  les  deux  petits  bâtards  qu'on  lui  a  laissés. 

Quand  tout  serait  remis  en  question  (et  tout  est  remis 
en  question)  mon  esprit  se  reposerait  encore  aans  la 
contemplation  des  plantes  et  des  animaux.  Je  ne  veux 
plus  connaître  rien  que  de  naturel.  Une  voiture  de  maraî- 


RÉFLEXIONS    SUR    L* ALLEMAGNE  43 

cher  charrie  plus  de  vérité  que  les  plus  belles  périodes  de 
Cicéron.  La  France  est  perdue  par  la  rhétorique  ;  peuple 
oratoire  habile  à  se  payer  de  mots,  habile  à  prendre  les 
mots  pour  des  choses  et  prompt  à  mettre  des  formules 
au-devant  de  la  réalité.  Pour  averti  que  je  sois,  je 
n'échappe  pas  à  cela  et  reste,  encore  que  le  dénonçant, 
oratoire... 

La  question  se  posait  avant  la  guerre  :  une  civilisa- 
tion, une  culture  peut-elle  prétendre  à  se  prolonger  indé- 
finiment et  selon  une  trajectoire  directe  ininterrompue  ? 
Et  comme  la  réponse  est  nécessairement  négative,  cette 
seconde  question  vient  aussitôt  en  corollaire  de  la  pre- 
mière :  notre  civilisation,  notre  culture  est-elle  encore 
prolongeable  ? 

Ce  monde  neuf  où  nous  entrons  fait-il  suite  au  précé- 
dent ?  Est-ce  que  nous  continuons  le  passé  ?  Mais  si 
nous  entrons  dans  une  ère  nouvelle,  qui  donc  saura 
prétendre  que  ce  chapitre  premier  du  nouveau  livre  n'est 
pas  un  chapitre  français  et  d'un  nouveau  Hvre  français. 

Tout  ce  qui  représente  la  tradition  est  appelé  à  être 
bousculé  et  ce  n'est  que  longtemps  après  que  l'on  pourra 
reconnaître,  à  travers  les  bouleversements,  la  continuité 
malgré  tout  de  notre  tempérament,  de  notre  histoire. 
C'est  à  ce  qui  n'a  pas  eu  de  voix  jusqu'alors  à  parler. 
C'est  une  lâche  erreur  de  croire  que  nous  ne  pouvons 
lutter  contre  l'Allemagne  qu'en  nous  retranchant  dans 
notre  passé  :  Rimbaud,  Debussy,  Cézanne  même,  peuvent 
ne  ressembler  en  rien  au  passé  de  notre  tradition  sans 
cesser  pour  cela  d'être  Français  ;  ils  peuvent  différer  de 
tout  ce  qui  a  représenté  la  France  jusqu'aujourd'hui 
et  exprimer  encore  la  France.  Si  la  France  n'est  plus 


44  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

capable  de  nouveauté,  pour  quoi  serait-ce  qu'elle  lutte  ? 
L'artiste  qui,  lorsqu'il  crée,  se  préoccupe  d'être  Fran- 
çais et  de  faire  œuvre  «  bien  française  »,  se  condamne  à  la 
non- valeur.  Il  ne  s'agit  plus  de  ce  que  nous  étions,  il 
s'agit  de  ce  que  nous  sommes. 

A  dire  vrai,  cette  culture  nouvelle  promettait  d'être 
non  tant  spécialement  française  qu'européenne,  il  semblait 
qu'elle  ne  pût  pas  se  passer  plus  longtemps  de  la  collabo- 
ration de  l'Allemagne.  Et  par  certains  côtés,  cette  guerre 
tend  à  le  prouver.  Nos  plus  beaux  dons,  peut-être  avions- 
nous  besoin  de  l'Allemagne  pour  les  mettre  en  œuvre, 
comme  elle  avait  besoin  de  notre  levain  pour  faire  lever 
sa  pâte  épaisse. 


* 


C'est  une  absurdité  que  de  rejeter  quoi  que  ce  soit 
du  concert  européen.  C'est  une  absurdité  que  de  se  figurer 
qu'on  peut  supprimer  quoi  que  ce  soit  de  ce  concert.  Je 
parle  sans  aucun  mysticisme  :  l'Allemagne  a  suffisamment 
prouvé  en  quoi  elle  pouvait  être  utile  et  nous  avons  suffi- 
samment démontré  ce  qui  nous  manquait.  L'important 
c'est  d'empêcher  qu'elle  domine  ;  on  ne  peut  laisser  cet 
instrument  de  cuivre  dominer.  Mais  il  est  mystique  de 
prétendre  que,  supprimée,  sa  voix  ne  ferait  pas  défaut 
dans  l'orchestre  ;  mystique  de  croire  que  l'on  ferait 
mieux  de  s'en  passer  — et,  par  mystique,  j'entends  :  pas 
pratique  du  tout  (c'est  vous,  je  crois, Barrés  qui,  parlant 
de  Michelet,  donniez  à  ce  mot-là  ce  sens.)  Mais  :  doit 
être  asservi  tout  ce  qui  prétendait  asservir. 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ALLEMAGNE  45 

Vous  VOUS  êtes  gaussé  de  ce  que  nous  appelions  notre 
culture  européenne,  et  faute  d'entendre  ce  que  nous  en- 
tendions par  là,  vous  avez  laissé  croire  et  fait  croire,  et 
cru  vous-même  ou  feint  de  croire,  que  nous  prétendions 
dénationaliser  les  littératures,  lorsque,  au  contraire,  nous 
ne  reconnaissions  de  valeur  qu'aux  œuvres  les  plus  pro- 
fondément lévélatrices  du  sol  et  de  la  race  qui  les  portait. 

L'étrange  c'est  que  cette  accusation  venait  de  vous 
qui  nous  reprochiez  d'autre  part  nos  tendances  individua- 
listes et  prétendiez  dégonfler  l'individu  pour  le  plus  grand 
profit  de  l'État.  Nous  avons  soutenu,  tout  au  contraire, 
que  l'œuvre  d'art  la  plus  accomplie  sera  tout  aussi  bien 
la  plus  personnelle,  et  qu'il  n'est  d'aucun  profit  pour 
l'artiste  de  chercher  à  se  résorber  dans  le  flot  ;  nous 
avons  toujours  soutenu  que  ce  n'est  pas  en  se  banalisant, 
mais  en  s'individuahsant,  si  l'on  peut  dire,  que  l'individu 
sert  l'État  ;  et  de  même  c'est  en  se  nationalisant  qu'une 
littérature  prend  place  dans  l'humanité  et  signification 
dans  le  concert.  La  méprise  vient  de  ceci  que  — convaincu 
de  la  profonde  vérité  contenue  dans  l'enseignement  du 
Christ  :  quiconque  veut  sauver  sa  vie  la  perdra,  mais 
quiconque  donnera  sa  vie  la  rendra  vraiment  vivante  — 
nous  avons  cru  que  le  sommet  de  l'individualisme  est 
dans  le  sacrifice  (mais  volontaire)  de  l'individu  ;  que 
l'œuvre  la  plus  personnelle  est  celle  qui  comporte  le  plus 
d'abnégation,  et  de  même  la  plus  profondément  natio- 
nale, la  plus  particuHère,  ethniquement  parlant,  est  aussi 
bien  la  plus  humaine  et  celle  qui  peut  toucher  le  plus 
les  peuples  les  plus  étrangers.  Quoi  de  plus  espagnol  que 
Cervantes,  de  plus  anglais  que  Shakespeare,  de  plus 
italien  que  Dante,  de  plus  français  que  Voltaire  ou  Mon- 


46  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

taigne,  que  Descartes  ou  que  Pascal,  quoi  de  plus  russe 
que  Dostoïewsky  ;  et  quoi  de  plus  universellement 
humain  que  ceux-là  ?  Je  n'ose  dire,  il  est  vrai,  quoi  de 
plus  allemand  que  Gœthe  ?  Car  à  l'endroit  de  l'Alle- 
magne, la  Prusse  est  responsable  d'un  terrible  malen- 
tendu. La  Prusse  a  si  bien  asservi  l'Allemagne  qu'elle 
nous  a  forcés  de  penser  :  Gœthe  était  le  moins  allemand 
des  Allemands. 


* 


S'il  me  fallait  indiquer,  de  toute  la  littérature  française, 
le  livre  dont  le  génie  allemand  se  montrait  le  plus  inca- 
pable, je  crois  bien  que  je  choisirais  les  Caractères  de  La 
Bruyère  1.  11  me  paraît  que  rien  n'est  plus  français,  moins 
allemand,  que  ce  que  j'appellerai:  l'esprit  de  discrimina- 
tion. N'étant  jamais  particulier  lui-même,  l'Allemand  ne 
sent  la  particularité  d'aucun  être  ni  d'aucune  chose  ;  il 
n'a  jamais  su  dessiner.  La  France  est  la  grande  école 
de  dessin  de  l'Europe  et  du  monde  entier. 

ANDRÉ    GIDE 

I.  Comme  aussi,  de  toute  notre  littérature,  il  me  semble  que 
le  livre  que  l'on  s'imaginerait  le  plus  facilement  écrit  en  Allemagne 
c'est  Jean  Christophe  et  de  là  sans  doute  son  succès  d'outre-Rhin. 

C'est  ime  profonde  erreur  de  croire  que  l'on  travaille  à  la  culture 
européenne  avec  des  œuvres  dénationalisées  ;  tout  au  contraire, 
plus  particulière  est  l'œuvre,  plus  utile  elle  devient  dans  le  concert. 
Il  importe  de  le  répéter  sans  cesse,  car  une  confusion  tend  à  s'éta- 
blir entre  culture  européenne  et  dénationalisation.  De  même  que 
l'écrivain  le  plus  individualisé  est  aussi  celui  qui  présente  l'intérêt 
le  plus  humainement  général,  l'œuvre  la  plus  digne  d'occuper  la 
culture  européenne  est  d'abord  celle  qui  représente  le  plus  spé- 
cialement son  pays  d'origine. 


47 


PALME 


A    Jeannie. 


De  sa   grâce  redoutable 
Voilant  à  peine  V  éclat, 
Un  ange  met  sur  ma  table 
Le  pain  tendre,  le  lait  plat  ; 
Il  me  fait  de  la  paupière 
Le  signe  d'une  prière 
Qui  parle  à  ma  vision  : 
—  Calme,  calme,  reste  calme  ! 
Connais  le  poids  d*une  palme 
Portant  sa  profusion  ! 


48  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Pour  autant  qu'elle  se  plie 
A  l'abondance  des  biens, 
Sa  figure  est  accomplie, 
Ses  fruits  lourds  sont  ses  liens. 
Admire  comme  elle  vibre, 
Et  comme  une  lente  fibre 
Qui  divise  le  moment, 
Départage  sans  mystère 
L'attirance  de  la  terre 
Et  le  poids  du  firmament! 

Ce  bel  arbitre  mobile 
Entre  l'ombre  et  le  soleil 
Simule  d'une  sibylle 
La  sagesse  et  le  sommeil. 
Autour  d'une  même  place 
L'ample  palme  ne  se  lasse 
Des  appels  ni  des  adieux... 
Quelle  est  noble,  quelle  est  tendre! 
Qu'elle  est  digne  de  s'attendre 
A  la  seule  main  des  dieux! 


PALMES  49 

Uor  léger  quelle  murmure 
Sonne  au  simple  doigt  de  l'air, 
Et  d'une  soyeuse  armure 
Charge  l'âme  du  désert. 
Une  voix  impérissable 
Qu'elle  rend  au  vent  de  sable 
Qui  l'arrose  de  ses  grains, 
A    soi-même    sert    d'oracle, 
Et  se  flatte  du  miracle, 
Que  se  chantent  les  chagrins. 

Cependant  qu'elle   s'ignore 
Entre  le  sable  et  le  ciel. 
Chaque  jour  qui  luit  encore 
Lui  compose  un  peu  de  miel. 
Sa  douceur  est  mesurée 
Par  la  divine  durée 
Qui  ne  compte  pas  les  jours, 
Mais  bien  qui  les  dissimule 
Dans  un  suc  oie  s'accumule 
Tout  l'arôme  des  amours. 


50  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Parfois  si. Von  désespère. 
Si  l'adorable  rigueur 
Malgré  tes  larmes   n'opère 
Que  sous  ombre  de  langueur. 
N'accuse  pas  d'être  avare 
Une    Sage    qui    prépare 
Tant  d'or  et  d'autorité  : 
Par  la  sève  solennelle 
Une    espérance    éternelle 
Monte  à  la  maturité  ! 


Ces  jours  qui  te  semblent  vides 
Et  perdus  pour  l'univers 
Ont  des  racines  avides 
Qui  travaillent  les  déserts, 
La  substance  chevelue 
Par  les  ténèbres  élue 
Ne  peut  s'arrêter  jamais 
Jusqu'aux  entrailles  du  monde 
De  poursuivre  l'eau  profonde 
Que  demandent  les  sommets. 


PALMES  51 

Patience,    patience, 
Patience   dans   l'azur  ! 
Chaque  atome  de  silence 
Est  la  chance  d'un  fruit  mûr  ! 
Viendra  V heureuse  surprise: 
Une    colombe,  la    brise. 
L'ébranlement  le  plus  doux, 
Une  femme  qui  s'appuie, 
Feront  tomber  cette  pluie 
Où  l'on  se  jette  à  genoux  ! 

Qu'un  peuple  à  présent  s'écroule. 
Palme  !  ...  irrésistiblement  ! 
Dans  la  poudre  qu'il  se  roule 
Sur  les  fruits  du  firmament  ! 
Tu  n'as  pas  perdu  ces  heures. 
Si  légère  tu  demeures 
Après    ces    beaux    abandons; 
Pareille   à   celui   qui   pense 
Et  dont  l'âme  se  dépense 
A  s'accroître  de  ses  dons  / 

PAUL    VALÉRY 


52 


VIEUX     MONDE 

(EXTRAIT    DE    JEUNESSE) 
A     VALERY    LARBAUD 

In    Sne-ffels    Yoculis    craterem    kem 

delibat    umbra    Scartaris    Julii    intra 

calendas    descende,   audas     viator,    et 

terreiitre   centrum    attinges.    Kod  fcci. 

{Parchemin  d'Arne  Saknussem.) 

...  Dans  l'immense  toupie  nébuleuse,  d'où  laTrimourti 
sortira  sa  grosse  tête  de  Cerbère  aimable,  au  centre  d'un 
grand  coquemar  cerclé  de  lumière  et  d'ombre,  le  plasma 
cosmique  se  condense  pour  sécréter  cette  sueur  noire  : 
les  Hommes. 

Les  hommes  emportés  d'étage  en  étage  par  la  cataracte 
des  périodes  vers  la  Mort,  depuis  la  première  aventure 
des  Mondes. 

Puis,  les  totons  tournèrent  moins  fort.  Les  poings  de 
ténèbres  se  détendirent,  las  de  brasser  l'or  et  le  bitume. 
La  musique  des  Sphères  leva  sa  main  blanche.  A  l'appel 
d'une  voix  insensée  et  pure,  la  vapeur  retint  sa  fusée 
terrible.  Les  fantômes  se  groupèrent,  les  figures  écou- 
tèrent, et,  sur  un  ordre  argentin,  les  soleils  qui  jouaient 
aux  grâces  avec  la  Mort  gagnèrent  d'un  bond  radieux  leur 
ordre  de  bataille  le  long  des  courbes  célestes. 

Dans  l'ombre  où  s'espaçaient  les  voix,  l'on  entendit 
sourdement  éclore,  l'un  après  l'autre,  les  archipels.  La 
Terre  entr'ouvrit  sa  grenade  ignivome.  Les  volcans  sai- 
gnèrent dans  l'eau  crissante.  Et  de  toutes  parts  tonnèrent 
les  marteaux-pilons  de  l'invisible  chantier  des  dieux. 

Puis  quand  la  douceur  se  fut  insinuée  peu  à  peu, 


VIEUX    MONDE  53 

comme  une  femme  fait  entendre  une  raison  spécieuse, 
alors  les  mers  siluriennes  cessèrent  de  valser,  s'étendirent, 
et  commencèrent  leur  sombre  grossesse. 

Un  énorme  soleil  minium  tremblotait  dans  un  ciel 
de  plomb.  La  pluie,  la  pluie.  Des  museaux  de  roc  affleu- 
raient. Les  premiers  songes  de  la  Terre  bruissaient.  Des 
lampes  muqueuses  s'allumèrent  et  commencèrent  leurs 
voyages.  Des  vagins  de  poix,  de  houille  et  de  jade 
s'entr'ouvrirent.  Des  pterichtys  pointèrent  dans  les  bas- 
fonds  de  gélatine.  Les  terrains,  les  forêts  sortaient.  Un 
crapaud  géant  sonna  du  cor  dans  le  crépuscule  des  maré- 
cages. De  longues  fumées  de  fougères  montèrent  à 
perte  de  vue,  comme  un  geyser  d'étoiles  vertes.  Les 
sigillaires  haussaient  leurs  strobiles  de  poils.  Et  des 
arbres  prodigieux  cloisonnaient  le  ciel  dans  leurs  serres, 
comme  une  verrière  enivrée  de  lumière  et  de  silence. 

...  Bientôt  les  mers  se  peuplèrent  d'une  fabuleuse  ver- 
mine, car  les  eaux  parfaisaient  les  fruits  de  la  chaleur. 
De  grands  sauriens  où  s'imbriquaient  des  émaux  crasseux, 
sautant  comme  des  marsupiaux  battus  par  l'orage,  avec 
deux  mille  dents  et  des  pieds  d'oiseaux,  se  battirent  dans 
les  grottes  sonores  en  ouvrant  d'immenses  bouches  déplai- 
santes. Les  ptérodactyles,  oiseaux  du  lac  Stymphale  et 
vampires  du  Kansas,  plantés  sur  les  rocs  comme  des 
haches  molles  ou  fendant  le  ciel  d'un  geste  croche,  frap- 
paient l'air  des  coups  secs  de  leurs  becs  de  fer.  Le  gouli- 
phon  carnassier  courait  pataudement  dans  les  forêts 
sohtaires.  L'iguanodon  l'attendait  sans  rire,  dans  quelque 
carrefour,  dressé  sur  la  lumière  pâle,  espérant  le  découdre 
avec  son  terrible  pouce  de  corne.  Des  bêtes  étranges, 
couvertes  d'une  racaille  populeuse,  écorçaient  les  arbres 


54  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

en  y  grattant  leur  dos  hérissé  d'alfanges.  Le  grand  serpent 
de  mer  venait  promener  son  interminable  mélancolie  dans 
le  tiède  bassin  de  la  Seine.  Et  la  Lune  et  Mars  étaient 
habités... 

Et  puis,  le  ciel  devint  plus  doux.  Les  pâturages  bleuirent. 
Le  mastodonte  apparut  lentement  le  long  des  mamelons, 
comme  un  immense  vaisseau  de  cuir,  secouant  dans  le 
soleil  ses  oreilles  toutes  sonores  de  parasites.  Des  potas- 
sons, des  dépotâmes  et  des  dilépothèses  sortirent  des 
fleuves  en  ouvrant  des  mâchoires  d'orgue.  L'hipparion 
bondit  sur  un  pré,  boidu  comme  un  cheval  antique,  et  les 
singes  commencèrent  à  se  dévider  le  long  des  arbres... 

Et  j'étais  averti  par  mes  sens  d'enfant,  tâtonnant  à 
travers  la  nuit  des  époques,  et  je  pressentais  que  la 
main  des  dieux  modelait  sournoisement  quelque  trem- 
blante merveille  au  milieu  des  fanons  et  des  grimaces, 
et  ferait  sortir  quelque  jour,  pour  mes  plaisirs,  d'une 
vague  vermeille,  pure  comme  une  amande  qui  sort  de 
sa  cosse,  sous  le  dais  d'une  aurore  qui  ferait  du  Monde 
une  chambre  d'amour,  et  comme  une  chose  si  parfaite 
qu'elle  fait  pleurer  nerveusement  et  vous  donne  envie 
de  l'adorer  ou  de  la  souiller...  oh  !  la  battre  et  l'em- 
brasser —  Vénus  Anadyomène  ! 

Quelles  scènes  se  sont  passées,  à  la  place  où  tu  as  ta 
chambre,  où  tu  as  songé  sous  la  lampe  et  trempé  ton 
Iront  dans  tes  mains...  Un  monstre  y  ronflait  sous  la  mer... 
Et  dans  ces  rues,  et  sur  ces  places,  tu  passes  au  bras  d'un 
ami,  vos  voix  résonnent  dans  la  nuit,  et  vous  rebâtissez 
le  monde  —  et  le  regard  des  astres  morts  ne  nous 
arrive  qu'aujourd'hui...  léon-paul  fargue 


55 


LE     MIRACLE 

C'est  peut-être  aujourd'hui  que  le  miracle  aura  lieu. 

Comme  c'est  long,  mon  Dieu  !  Comme  il  faut  attendre 
longtemps  pour  obtenir  cette  souffrance  sans  laquelle  on 
devra  rester  à  tout  jamais  privé  d'un  vrai  visage  humain  ! 

Et  ils  attendent. 

A  la  vérité,  ils  se  défendent  contre  de  telles  pensées  : 
ils  sont  fiers,  ils  ont  l'air  calme  et  détaché.  Ils  affectent 
d'espérer  la  venue  du  vaguemestre,  la  distribution  de  la 
soupe  ou  le  passage  de  l'infirmier.  Mais  tout,  en  eux, 
trahit  une  attente  infinie,  obstinée.  Ils  attendent  le  mi- 
racle qui  se  produira  sûrement  dès  que  l'on  voudra 
bien  s'occuper  d'eux. 

Et  pourquoi  le  miracle  ne  viendrait-il  pas,  dites-moi  ? 
Vous  avez  connu  Perdrizet  :  il  n'avait  que  la  moitié  d'une 
figure  ;  son  masque  s'arrêtait  au  nez,  et,  plus  bas,  il 
n'existait  plus  que  de  vagues  peaux,  avec  un  orifice 
baveur  et  bafouilleur.  Maintenant  Perdrizet  a  une  vraie 
tête  ;  il  a  une  mâchoire  et  de  la  barbe.  A  le  voir  de  loin, 
on  dirait  un  garçon  comme  les  autres. 

Et  vous  avez  connu  Louba  !  Son  visage  s'ouvrait 
comme  une  fleur  horrible  ;  au  fond,  on  apercevait  la 
langue,  qui  ressemblait  à  une  bête  vivante,  et  de  ces 
choses  rouges  qui  demeurent  toujours  cachées  au  regard 


56  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des  hommes.  Maintenant,  Louba  peut  se  montrer  dans 
la  rue  sans  effrayer  les  enfants  :  il  a  une  drôle  de  petite 
figure  plate  et  rose,  et  des  appareils  en  métal  à  la  place 
des  dents. 

Ceux-là,  ils  ont  été  favorisés  du  miracle.  Pourquoi  n'y 
aurait-il  qu'eux  ?  Ce  n'est  pas  le  courage  qui  manque, 
ni  la  patience.  La  chair  est  bonne  et  le  sang  vigoureux. 
Et  s'il  faut  subir  un  long  supplice,  eh  bien  !  eh  bien  !  on 
le  subira  ! 


La  salle  est  une  grande  salle  à  colonnettes  qu'afflige  un 
badigeon  plombé.  C'est  une  chose  dont  on  ne  peut  blâ- 
mer personne  :  si  vous  aviez  à  peindre  de  tels  murs,  vous 
seriez  vous-mêmes  fort  embarrassés.  Ce  n'est  pas  triste, 
et  ce  n'est  pas  souriant  non  plus  ;  c'est  variable  comme 
l'attente  et  comme  l'espoir.  La  fraîche  clarté  de  Mars 
n'y  peut  rien  :  elle  n'est  là  que  pour  compter  les  jours. 
Elle  vient  témoigner  avec  une  sorte  d'indifférence.  Les 
hommes  tirent  de  leur  poche  un  bout  de  miroir,  et,  fur- 
tivement, apprécient  l'injuste  laideur  qui  s'est  abattue 
sur  leur  face. 

Pourtant,  ils  ne  sont  pas  laids.  Moi  qui  les  connais,  je 
dis  qu'ils  ne  sont  pas  laids.  Ils  le  savent  aussi,  et  quand 
ils  murmurent,  avec  une  voix  qui  n'a  presque  plus  rien 
pour  s'exprimer  :  «  Je  suis  bien  moche  »,  ils  ne  font  pas 
allusion  à  ce  que  nous  appelions  la  laideur,  avant  la 
guerre. 

Ils  sont  au  delà  de  toute  laideur  et  de  toute  beauté. 
Ils  appartiennent  à  un  monde  exceptionnel.   Pour  la 


LE    MIRACLE  57 

plupart,  ils  ne  peuvent  plus  être  laids,  car  ils  n'ont  plus 
assez  de  visage. 

Les  gens  qui  possèdent  un  nez,  une  bouche,  des  mâ- 
choires, des  yeux,  des  oreilles,  peuvent  en  faire  un  usage 
indigne,  ou  souffrir  d'un  arrangement  malheureux  de  ces 
choses  précieuses.  Ils  peuvent  avoir  des  pensées  ridicules 
ou  déshonorantes  et  les  laisser  paraître.  Mais  les  hommes 
d'ici  sont  terriblement  déhvrés  de  cette  servitude  :  leur 
mutilation  les  affranchit  de  la  laideur  humaine.  Parfois, 
cependant,  elle  leur  laisse  l'inexpHcable  et  laborieuse 
splendeur  du  sourire,  car,  pour  manifester  sa  pureté,  il 
faut  à  l'âme  un  moindre  appareil  que  pour  traduire  ses 
faiblesses. 

Presque  tous  les  hommes  sont  debout.  Certains  demeu- 
rent couchés  parce  qu'ils  furent  frappés  non  seulement 
à  la  tête,  mais  en  outre  aux  jambes  ou  au  ventre.  Les 
autres  marchent,  écrivent,  lisent,  se  groupent  autour 
d'un  jeu.  Il  y  en  a  qui  fument,  et  ils  enfoncent  le  tuyau 
de  leur  pipe  dans  une  cavité  dont  on  ne  peut  pas  toujours 
dire  qu'elle  est  une  bouche. 

Les  heureux,  les  miraculés,  on  ne  les  voit  plus  souvent 
dans  ce  pavillon  ;  ils  ont  été  reprendre  leur  place  dans  la 
vie.  Ils  reviennent  de  temps  en  temps,  poussés  par  la 
gratitude,  ou  parce  qu'un  point  de  la  mystérieuse  brode- 
rie réclame  les  délicates  retouches  du  thauma- 
turge. 

Ceux  que  voici  ont  encore  tout  ou  presque  tout  à 
attendre  de  l'homme  surnaturel  qui  sculpte  dans  la  chair 
et  s'applique  aux  besognes  de  Dieu. 


58  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


La  salle  est  grande,  mais  elle  est  encombrée.  Les 
lits  s'y  pressent  et  y  forment  plusieurs  rangées.  Chaque 
lit  est  une  petite  patrie  dans  cette  cohue.  Chaque  lit 
porte  une  charge  de  bibelots,  de  souvenirs,  de  menus 
trésors.  C'est  au  pied  du  lit  que  l'on  reçoit  ses  visites. 
C'est  sur  le  lit  qu'on  rêve  à  la  figure  qu'on  pourrait  avoir 
plus  tard.  Il  est  bon  de  posséder  cette  patrie  minuscule, 
car,  en  général,  on  séjourne  ici  de  longs  mois  :  il  faut 
beaucoup  de  temps  et  d'ingéniosité  pour  mystifier  le 
malheur  et  lui  faire  lâcher  pied. 

La  porte  de  la  salle  s'ouvre  ;  un  grand  jeune  homme 
apparaît.  Il  a  l'air  affable  et  soucieux.  Il  est  escorté 
d'autres  personnes  vêtues,  comme  lui,  de  toile  écrue. 
Est-ce  un  homme  comme  les  autres  ?  En  vérité,  non  ! 
Il  n'est  pas  semblable  aux  autres  :  c'est  lui  qui  fait  les 
miracles. 

Il  se  hâte  pour  traverser  la  salle.  Il  semble  que  toutes 
les  pensées  et  tous  les  corps  qui  remuent  dans  cette 
enceinte  soient  brusquement  orientés,  comme  la  limaille 
par  un  pôle  d'aimant.  Ceux  qui  gisent  sur  leur  lit,  empa- 
quetés dans  les  pansements,  tendent  brusquement  leur 
regard  et  leur  volonté.  Les  autres  se  pressent  dans  l'allée 
centrale.  Beaucoup  contemplent  sans  rien  dire  celui 
qui  doit  les  sauver  ;  d'autres  l'abordent  et  lui  font,  à  voix 
basse,  une  petite  confidence  qui  ressemble  toujours  à 
une  supplication. 

Il  écoute,  il  répond,  il  promet,  il  passe.  Il  voudrait 
dire:  «  Allez,  et  que  votre  visage  d'autrefois  vous  soit 
rendu  !  » 


LE    MIRACLE  59 


* 
*    * 


Ce  n'est  plus  ainsi  qu'on  fait  les  miracles.  Si  la  confiance 
était  suffisante,  comme  dans  les  temps  anciens,  tous  ces 
pauvres  gens  seraient,  dans  la  même  seconde,  satisfaits, 
guéris,  sauvés.  Malheureusement  l'époque  est  dure  et  les 
hommes  sont  trop  savants.  Le  miracle  se  produit 
encore,  mais  il  est  aride,  il  est  ingrat.  Il  ne  cède  plus  au 
simple  sourire  de  l'élu.  Il  faut  le  poursuivre  à  travers 
toutes  sortes  de  souffrances  et  de  délibérations.  Il  n'éclate 
plus  :  il  vient  à  nous  en  rampant. 

Le  patient  monte  sur  la  table  avec  une  espèce  de  peur 
enthousiaste.  Il  s'étend,  il  tremble  un  peu,  bien  qu'il  soit 
résolu  et  semble  parfois  transporté.  Depuis  si  longtemps 
il  attendait  son  tour  !  Il  redoute  et  chérit  cette  minute. 
C'est  que  les  «  mutilés  de  la  face  »  ne  sont  pas  comme 
les  autres.  Ce  qui  leur  fut  ravi,  ce  n'est  pas  une  jambe, 
un  bras,  ce  n'est  pas  une  de  ces  choses  si  pré- 
cieuses et,  malgré  tout,  un  peu  étrangères  ;  c'est 
l'aspect  même  de  leur  âme,  c'est  leur  ressemblance 
à  la  divinité. 

C'est  donc  cette  ressemblance  qu'il  nous  faut  recouvrer 
à  tout  prix.  Dix  fois  déjà  nous  avons  été  attachés  sur 
cette  table  qui  ressemble  à  l'autel  d'une  idole  farouche; 
s'il  le  faut,  nous  nous  offrirons  dix  fois  encore.  La  pa- 
tience de  l'homme  savant  sera  usée  avant  la  nôtre.  Nous 
sommes  pressés,  mais  bien  davantage  résolus.  Allez-y, 
Monsieur,  et  n'ayez  pas  peur  !  Faites  tout  ce  qu'il  faut  ! 
Et  si  je  viens  à  crier,  des  fois,  prêtez  pas  attention,  sur- 
tout !  Continuez,  continuez  ! 


60  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


* 
*    * 


On  ne  peut  pas  toujours  faire  respirer  le  bon  sommeil 
libérateur  :  c'est  dans  le  nez,  c'est  dans  la  bouche  qu'il 
va  falloir  travailler.  On  se  contente  donc  d'endormir 
un  peu  la  place  où  s'évertue  l'adroit  petit  couteau. 

L'homme  est  lié  par  les  poignets.  C'est  préférable, 
car  avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  on  peut  avoir 
des  mouvements  nerveux.  Les  poignets  sont  attachés, 
mais  les  doigts  libres.  Ils  étreignent  les  bords  de  la  table 
de  fer,  et  s'il  y  a  des'moments  où  les  ongles  grattent  le 
métal,  c'est  qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  se  bien 
contenir. 

Les  gens  qui  ont  un  os  du  pied  gâté  par  la  carie  ne 
sont  pas  toujours  persévérants.  Ils  voudraient  bien  gué- 
rir, retrouver  la  marche  alerte  et  cette  gracieuse  agilité 
de  jadis.  Mais,  s'ils  souffrent  trop,  ils  ressentent  vite  à 
l'égard  de  leur  pied  une  rancune  mêlée  de  décourage- 
ment ;  ils  disent  :  «  Ah  !  non  !  Tant  pis  !  laissez  cela  ! 
j'aime  encore  mieux  mon  mal.  » 

L'homme  dont  on  sculpte  le  visage  détruit  est,  lui, 
animé  d'ime  grande  constance.  Il  gémit  à  petits  coups  ; 
il  se  donne  beaucoup  de  mal  pour  avaler  ou  cracher  le 
sang  qui  lui  rempUt  la  gorge.  Comme  il  a  peur  que  le 
chirurgien  ne  s'arrête  avant  d'avoir  parfait  sa  tâche,  il  le 
rassure,  il  le  console,  dirait-on.  Il  murmure:  «Ça  ne  me  fait 
pas  trop  mal.  Je  dois  vous  embêter,  n'est-ce  pas  ?  Ce 
n'est  pas  ma  faute  si  je...  haa...  haa...  si  je  gémis  comme 
ça.  C'est  idiot,  mais  c'est  plus  fort  que  moi.  Excusez-moi, 


LE    MIRACLE  6l 

monsieur  !  Sûrement,  ce  n'est  pas  commode  pour  vous 
de  travailler...  » 

Parfois,  il  faut  absolument  que  le  faiseur  de  miracles 
demeure  seul  en  face  de  l'argile  sanglante.  Il  faut  que  le 
patient  se  livre  sans  conditions  et  se  retire  dans  les  pro- 
fondeurs. Alors  on  lui  enfonce  dans  le  cou  un  petit  tube 
courbe  qui  ressemble  à  un  poignard.  C'est  par  là  que  le 
sonmieil  lui  sera  dispensé. 

Il  râle  un  peu,  cède  et  s'efface.  Il  tombe  dans  un  pro- 
fond oubli  du  présent.  Il  retourne  à  des  rêves  obsédants. 


Comme  elles  sont  belles,  les  femmes  d'aujourd'hui  ! 
Comme  elles  sont  plus  gracieuses,  plus  hardies,  plus  dési- 
rables que  toutes  les  femmes  de  jadis  ! 

Moi  aussi,  j'avais  une  fine  moustache  audacieuse,  et 
je  disais  de  ces  choses  qu'on  peut  dire  quand  on  a  une 
bouche  agréable  et  de  belles  dents  bien  soignées.  Moi  aussi 
j'ai  reçu  des  baisers.  Moi  aussi  je  regardais  les  femmes 
dans  les  yeux,  et  cela  me  gonflait  le  cœur  d'une  joie  sau- 
vage, que  je  ne  sentirai  peut-être  plus  jamais. 

Je  ne  suis  pas  un  aveugle.  Il  me  reste  un  œil  pour  voir 
cette  chose  difforme  et  monstrueuse  qu'est  devenue  ma 
figure. 

J'ai  connu,  il  y  a  deux  mois,  une  petite  putain.  Elle 
sortait  avec  moi  sur  le  boulevard.  Je  nouais  un  triangle 
de  drap  noir  sur  mes  cicatrices.  J'étais  fier  de  ma  blessure 
et  aussi  de  ce  bout  de  ruban  qu'on  m'a  donné.. 

La  femme  n'avait  pas  assez  d'orgueil  pour  se  plaire 
avec  moi  longtemps. 


62  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  puis,  ce  n'est  pas  cela,  pas  cela  que  je  veux.  Ni 
Berthe,  la  dactylographe,  avec  qui  je  devais  me  marier 
autrefois...  Ah  !  je  ne  sais  pas,  je  ne  sais  plus.  Et  mainte- 
nant, il  va  falloir  vieillir  avec  ça. 

Pourvu  seulement  qu'il  réussisse  !  Pourvu  seulement 
qu'il  puisse  faire  quelque  chose  ! 


* 
*  * 


Pendant  ce  temps,  le  faiseur  de  miracles  travaille.  Il 
ne  ressemble  pas  à  un  Dieu,  mais  à  un  homme,  car  il 
«  cherche  en  gémissant  ». 

Parfois,  il  est  incertain,  défiant,  mécontent  de  lui- 
même,  mécontent  de  cette  vie  qu'il  lui  faut  invoquer 
sans  cesse.  Tout  son  effort  est  une  lutte  contre  d'ironiques 
fatalités. 

Parfois,  il  est  joyeux  ;  il  se  sent  maître  de  l'avenir  ; 
il  a  l'air  inspiré.  Les  décisions  lui  sont  légères;  il  est 
l'heureux  ouvrier  du  destin  ;  rien  ne  lui  sera  refusé. 

Tout  le  corps  de  l'homme  s'offre  humblement.  Tout  le 
corps  veut  concourir  à  restaurer  cette  face  outragée. 
Tout  le  peuple  du  corps  est  là  -poui  réparer  l'insulte, 
pour  obtenir  justice. 

C'est  bon  !  Tout  le  corps  sera  donc  convié.  Les  jambes 
donneront  un  peu  d'os,  la  poitrine  un  petit  fragment  de 
côte,  comme  dans  l'histoire  de  notre  mère  Eve.  On 
cherchera  de  la  peau  au  bras,  au  sein,  partout  où  elle  est 
douce,  blanche  et  souple.  La  graisse  aussi  forme  de  pré- 
cieux petits  coussins  ;  on  la  prélève,  toute  chaude,  sur 
les  cuisses,  et  on  la  porte  au  fond  des  plaies  qu'il  faut 
combler. 


LE    MIRACLE  63 

Nous  ne  sommes  plus  accueillants  comme  les  arbres. 
Nous  sommes  trop  détachés  de  la  commune  terre  mater- 
nelle. Nous  poussons,  nous  vieillissons  dans  une  solitude 
farouche.  Même  notre  cœur  débordant  n'empêchera  pas 
la  vie  corporelle  d'être  un  exil  sans  retour.  La  chair  de 
nos  propres  enfants  s'est  à  jamais  séparée  de  la  vieille 
souche.  La  pourrait-on  maintenant  enter  sur  notre  chair 
qui  obéit,  toute  seule,  à  ses  rudes  lois  ? 

Mais  ce  qui  vient  de  moi  est  bon  pour  moi.  Si  la  peau 
de  mon  pied  est  transplantée  sur  mon  front,  elle  y  retrou- 
vera les  coutumes  du  pays  natal,  elle  acceptera  peut-être 
d'y  subsister,  d'y  prospérer. 

Tout  le  corps  veut  rendre  service  ;  la  tête  doit 
assumer  la  plus  grande  part  de  besogne.  Elle  est 
gonflée  d'un  sang  riche  et  puissant  ;  ses  tissus  sont  d'une 
étoffe  ample  et  vivace.  C'est  elle  qui  doit  payer  la  plus 
lourde  contribution.  Et  puis,  il  y  a  des  matières  rares 
qu'on  ne  saurait  trouver  que  là. 

Travaillons  !  Travaillons  !  L'obus,  d'un  seul  coup,  a 
fait  un  vide  immense.  Pour  le  combler,  il  faut  réunir 
beaucoup  de  petits  morceaux  pleins  de  vie  et  de  bonne 
volonté. 


Un  sourcil,  c'est  bien  utile  pour  celui  qui  travaille  à  de 
rudes  travaux.  Un  sourcil,  ce  n'est  pas  seulement  un 
radieux  coup  de  pinceau  sur  votre  visage,  ô  madone  ! 
Tout,  dans  l'apparence  de  l'homme,  est  un.  ornement, 
mais  tout  est  de  grand  usage.  Pouvez-vous  l'oubHer, 
âme  ingrate  ? 


64  *  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  faiseur  de  miracles  va  prendre  un  peu  de  cuir  à 
notre  tempe  et  l'étaler,  comme  ferait  un  peintre,  au-dessus 
de  notre  œil.  Cela  nous  rendra  un  sourcil  bien  marqué, 
bien  dru.  Oh  !  ce  n'est  pas  une  chose  futile  :  dans  notre 
métier,  on  transpire  abondamment,  et  les  sourcils  doivent 
être  là  pour  empêcher  la  sueur  de  glisser  dans  les  yeux. 

La  moustache  !  oui,  je  sais,  vous,  monsieiu",  vous  ne  la 
portez  pas.  C'est  que  vous  avez  une  bouche  bien  dessinée. 
Et  puis,  vous,  vous  savez  que  faire  de  vos  mains  quand 
vous  parlez  aux  fernmes.  Nous,  mon  Dieu  !  nous  aimons 
tirer  sur  une  moustache  quand  nous  sommes  embarrassés, 
ou  quand  l'heure  de  la  hberté  tarde  trop  à  tomber  de  la 
pendule  du  bureau.  D'ailleurs,  un  peu  de  moustache  est 
nécessaire  pour  cacher  toutes  ces  cicatrices. 

Alors  le  faiseur  de  miracles  cherche,'furette  de-ci,de-là. 
puis,  discrètement,  il  dérobe  au  menton  ou  au  sommet 
de  la  tête  assez  de  peau  velue  pour  faire  un  joli  brin  de 
moustache. 

—  Attendez  seulement  trois  semaines,  et  vous  pour- 
rez déjà  tirer  dessus,  mon  garçon  I 


Il  y  a  dans  Paris,  une  grande  léproserie.  Elle  est 
comme  une  citadelle  de  désolation  au  cœur  même  de 
la  ville  oubHeuse.  Là,  végètent  des  malheureux  dont  les 
maladies  hideuses  dévorent  le  visage.  Ils  ont  presque 
renoncé  au  monde  de  tous  pour  vivre  dans  leur  monde 
à  eux,  où  il  y  a  des  arbres,  des  rues,  des  places  publiques 
et  des  bâtisses  vieilles  de  trois  siècles.  Ils  se  marient  entre 
eux  ;  ils  ont  des  enfants  qui  sont  parfois  misérables  et 


LE    MIRACLE  65 

parfois  beaux,  parce  que  la  vie  a  d'imprévisibles  sursauts. 

Pour  nous,  nous  ne  sommes  pas  des  malades.  Tout  est 
sain,  dans  notre  substance,  et  c'est  justement  pourquoi 
nous  fûmes  choisis,  c'est  pourquoi  nous  fûmes  frappés. 
Il  ne  faut  pas  désespérer  de  notre  corps  :  il  y  a  quelque 
chose  à  faire  avec  lui. 

Nous,  nous  ne  voulons  pas  demeurer,  toute  une  vie, 
cloîtrés  entre  ces  grands  murs,  avec  notre  tourment.  Le 
monde  nous  connaît  encore,  et  il  nous  attend.  Dépêchez- 
vous  !  Dépêchez-vous  !  Il  ne  faut  pas  laisser  au  monde 
le  temps  de  nous  oubUer.  La  guerre  est  finie  poiu:  tous  ; 
faites,  faites,  monsieur,  que  pour  nous  aussi  elle  se  ter- 
mine un  jour. 


*  * 


Et  l'homme  est  reporté  dans  son  lit.  Ses  rêves  s'épuisent 
en  balbutiements  et  en  chansons  gémissantes.  Il  va  se 
réveiller  dans  son  nouvel  aspect,  dans  sa  peau  bien  tirée, 
bien  tendue,  cousue  de  toutes  part?  comme  une  pelote 
de  tennis. 

Voilà  notre  projet  !  Voilà  notre  vœu  !  Maintenant  il 
faut  que  ça  colle  !  Il  faut  que  le  sang  recommence  à 
passer  dans  les  petits  lambeaux  déracinés.  Il  faut  que 
toutes  les  cellules  de  la  vie  s'emparent  du  morceau  d'os 
ou  de  cartilage  et  le  colonisent,  le  séduisent,  le  persuadent. 

Après-demain,  on  enlèvera  le  pansement.  Le  faiseur  de 
miracles  aura  sa  figure  inquiète,  sérieuse  des  grands  jours. 
C'est  qu'au  fond  de  lui-même,  il  n'est  sûr  de  rien  :  trop 
de  forces  indisciplinées  travaillent  de  concert  avec  lui. 

N'en  doutons  pas,   nous   verrons  sa  longue  bouche 

5 


66  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

affectueuse  se  fendre  pour  un  sourire  content  ;  toutes  les 
petites  pièces  de  la  mosaïque  seront  roses  et  bien 
vivantes  ;  elles  auront  reçu  leurs  lettres  de  naturalisa- 
tion. 

Nous  patienterons  quelques  jours  encore,  et  le  jeune 
maître,  un  matin,  recouvrira  de  plâtre  notre  visage 
nouveau.  Nous  resterons  attentifs  et  immobiles  jusqu'à 
ce  que,  avec  des  délicatesses  de  mouleur,  il  détache  de 
notre  chair  une  empreinte  fidèle,  irrécusable,  plus  cons- 
tante mille  fois  que  notre  propre  souvenir. 


*  « 


Il  y  a,  dans  cette  grande  maison  du  miracle,  un  petit 
cabinet  où  tous  le?  moulages  de  plâtre  pendent,  accro- 
chés par  centaines  au  mur  glacé. 

C'est  dans  cette  pièce  minuscule  et  terrible  que  les 
msdtres  de  l'univers  auraient  dû  venir  discuter  les  choses 
de  la  paix. 

Blanches,  inhumainement  pâles,  ombrées  à  rebours 
par  la  poussière  des  années,  une  multitude  de  têtes  en 
plâtre  immobihsent,  pour  l'éternité,  des  grimaces  que 
l'on  ne  pourrait  pas,  que  l'on  ne  saurait  pas  ima- 
giner. 

Une  sérénité  désolée  tombe  de  ces  murs.  Parfois,  toutes 
ces  douleurs  difformes  semblent  se  résumer  en  ime  expres- 
sion unique  :  le  divin  sourire  de  la  mort. 

Il  ne  faut  pas  demeurer  là  si  l'on  tient  à  garder  son 
espoir  dans  le  monde. 


LE    MIRACLE  67 


Mais  ils  sont  peu  nombreux,  ceux  qui  doivent  pénétrer 
dans  le  cabinet  des  masques.  Bientôt,  ces  témoignages 
s'endormiront  dans  la  poussière,  plus  puissante  que 
toute  mémoire  humaine. 

La  pieuse  besogne  se  poursuit  et  le  miracle  s'accom- 
plit chaque  jour. 

Chaque  jour,  la  sollicitude  de  quelques  hommes  remporte 
de  petites  victoires,  et  beaucoup  de  petites  victoires 
vaudront  un  peu  de  soulagement  et  d'oubli.  Le  temps 
saura  sanctifier  ces  travaux.  Rien,  dans  les  œuvres  de  vie, 
ne  se  réalise  sans  le  temps  ;  il  a  des  bienveillances  qui 
font  songer  à  Dieu. 

Presque  tous  les  pauvres  gens  qui  sont  ici  s'en  iront, 
im  par  un,  pour  rechercher  leur  ancienne  route  et  pour  y 
persévérer.  Ils  regarderont  le  monde  avec  un  visage 
schématique  et  tout  neuf,  où  presque  rien  de  leur  ancien 
visage  n'aura  persisté. 

C'est  ainsi  qu'ils  auront  été  visités  par  le  miracle. 
Peut-être  pourrons-nous  les  regarder  sans  trop  de  honte. 

GEORGES    DUHAMEL 


68 


PRIERE     POUR 
UN    AVIATEUR 


A  la  mémoire  de  mon  camarade 
de  guerre,  Pierre  goutier. 


Seigneur,  le  soir  est  plein  d'abeilles  ; 
Ces  beaux  avions  murmurants 
Dans   ma    fidélité  réveillent 
L'image  d'un  de  vos  enfants. 

Il  était  gai,  pensif  et  tendre. 
Insouciant  et  généreux; 
Il  feignait  de  ne  pas  entendre 
La  secrète  invite  de  Dieu. 

Hélas  t  il  aimait  trop  la  vie. 
Celle  oti  sont  les  tentations, 
La  science,  la  poésie, 
La  volupté,  l'ambition. 

Il  prenait  à  deux  mains  la  terre; 
Elle  était  son  contentement   : 
Il  s'y  voyait  déjà,  couchant 
Près  de  son  corps,  son  âme  fière. 


PRIÈRE    POUR    UN    AVIATEUR  69 

//  se  disait  assez  payé 
De  ce  néant  par  sa  jeunesse; 
Pourtant,  dans  sa  païenne  ivresse. 
Il  tenait  son  verre  haut  levé. 


Son  âme  appelait,  malgré  elle, 
Votre  ruissellement  divin  ; 
Seigneur,  il  lui  fallait  des  ailes. 
Comme  aux  Anges  et  comme  aux  Saints. 

Mais,  tout  vain  du  peu  que  nous  sommes 
Il  avait  placé  son  désir 
Aussi  haut  que  l'aile  de  l'homme 
Sur  le  vent  se  peut  soutenir. 

Pas  plus  l  et,  lavé  de  la  houe 
Où  s'humiliaient  ses  espoirs. 
Dans  l'azur  que  fendait  sa  proue. 
Il  vous  cherchait  sans  le  savoir... 

Quitte  à  retomber,  jeune  Icare, 
Dans  un  globe  de  feu  cruel. 
Pour  avoir  effleuré  le  phare 
De  votre  inaccessible  ciel! 

—  Seigneur,    l'héroïque    envolée 
De  cet  enfant  vers  l'idéal 
Finit-elle  dans  la  fumée 
D'un  destin  précoce  et  brutal  ? 


70  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Seigneur,  ne  tiendrez-vous  pas  compte 
De  son  inconscient  amour, 
Et  la  mort  vide  qu'il  affronte 
Sera-t-elle    vide    toujours  ? 

Seigneur,  vous  voyez  ce  qu'il  quitte: 
Tout  son  bien  !  rien  n'est  excepté  ; 
Comparez  aux  siens  nos  mérites  ? 
Nous  mourons  —  pour  ressusciter. 


Mais,  Seigneur  !  tandis  que  la  terre 
Tirait  à  soi  Iç  pauvre  corps. 
L'âme  priait  et  la  prière 
Est  bond,  soulèvement,  essor. 

Au  plus  haut  point  de  son  poème 
La  ravissant  entre  vos  mains, 
Vous  l'avez  surprise  en  chenmi 
Dans  le  don  parfait  d'elle-même. 

HENRI     GHÉON 
Devant  Hangard,  5  mai  191 8. 


71 


LÉGÈRE     ESQUISSE 

DU    CHAGRIN    QUE    CAUSE    UNE 

SÉPARATION     ET    DES     PROGRÈS 

IRRÉGULIERS    DE     L'OUBLI* 


J'allais  passer  par  une  de  ces  conjonctures  difficiles  en 
face  desquelles  il  arrive  généralement  qu'on  se  trouve  à 
plusieurs  reprises  dans  la  vie  et  auxquelles,  bien  qu'on 
n'ait  pas  changé  de  caractère,  de  nature — notre  nature 
qui  crée  elle-même  nos  amours,  et  presque  les  femmes  que 
nous  aimons,  et  jusqu'à  leurs  fautes  —  on  ne  fait  pas  face 
de  la  même  manière  à  chaque  fois,  c'est-à-dire  à  tout  âge. 
A  ces  moments-là  notre  vie  est  divisée,  et  comme  distribuée 
dans  une  balance  en  deux  plateaux  opposés  où  elle  tient 
tout  entière.  Dans  l'un,  il  y  a  notre  désir  de  ne  pas  déplaire, 
de  ne  pas  paraître  trop  humble,  à  l'être  que  nous  aimons 
sans  parvenir  à  le  comprendre,  mais  que  nous  trouvons 
plus  habile  de  laisser  un  peu  de  côté  pour  qu'il  n'ait  pas 
ce  sentiment  de  se  croire  indispensable  qui  le  fatiguerait 
de  nous  ;  de  l'autre  côté,  il  y  a  une  souffrance  —  non  pas 

I.  Fragment  du  Tome  II  de  A  la  recherche  du  Temps  perdu, 
qui  paraîtra,  dans  la  première  semaine  de  Juin,  aux  éditions 
de  la  Nouvelle  Revue  Française,  sous  le  titre  de  A  l'ombre  des 
Jeunes  Filles  en  fleurs,  en  môme  temps  qu'un  volume  de  Pastiches 
et  Mélanges  et  que  la  réimpression  de  Du  côté  de  chez  Swann. 


72  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

une  souffrance  localisée  et  partielle  —  qui  ne  pourrait  au 
contraire  être  apaisée  que  si,  renonçant  à  plaire  à  cette 
femme  et  à  lui  faire  croire  que  nous  pouvons  nous  passer 
d'elle,  nous  allions  la  retrouver.  Qu'on  retire  du  plateau 
où  est  la  fierté  une  petite  quantité  de  volonté  qu'on  a  eu 
la  faiblesse  de  laisser  s'user  avec  l'âge,  qu'on  ajoute  dans 
le  plateau  où  est  le  chagrin  une  souffrance  physique 
acquise  et  à  qui  on  a  permis  de  s'aggraver,  au  lieu  de  la 
solution  courageuse  qui  l'aurait  emporté  à  vingt  ans, 
c'est  l'autre,  devenue  trop  lourde  et  sans  contre-poids 
suffisant,  qui  nous  abaisse  à  cinquante.  D'autant  plus  que 
les  situations,  tout  en  se  répétant,  changent,  et  qu'il  y  a 
chance  pour  qu'au  milieu  ou  à  la  fin  de  la  vie  on  ait  eu 
pour  soi-même  la  funeste  complaisance  de  compliquer 
l'amour  d'une  part  d'habitude  que  l'adolescence,  retenue 
par  trop  d'autres  devoirs,  moins  libre  de  soi-même,  ne 
connaît  pas. 

Après  avoir  écrit  à  Gilberte  une  lettre  où  je  laissais 
tonner  ma  fureur,  non  sans  pourtant  jeter  la  bouée 
de  quelques  mots  placés  comme  au  hasard,  et  où 
mon  amie  pourrait  accrocher  une  réconciliation,  le 
vent  ayant  tourné,  c'était  des  phrases  tendres  que  je 
lui  adressais  pour  la  douceur  de  certaines  expressions 
désolées,  de  tels  «  jamais  plus  »,  si  attendrissants  pour 
ceux  qui  les  emploient,  si  fastidieux  pour  celle  qui  les 
lira,  soit  qu'elle  les  croit  mensongers  et  traduise  «  jamais 
plus  »  par  «  ce  soir-même,  si  vous  voulez  bien  de  moi  », 
ou  qu'elle  les  croit  vrais  et  lui  annonçant  alors  une  de  ces 
séparations  définitives  qui  nous  sont  si  parfaitement 
égales  dans  la  vie  quand  il  s'agit  d'êtres  dont  nous  ne 
sommes  pas  épris.  Mais  puisque  nous  sommes  incapables, 


LE   CHAGRIN    DE   LA   SÉPARATION   ET   L  OUBLI  73 

tandis  que  nous  aimons,  d'agir  en  dignes  prédécesseurs  de 
l'être  prochain  que  nous  serons  et  qui  n'aimera  plus,  com- 
ment pourrions-nous  tout  à  fait  imaginer  l'état  d'esprit 
d'une  femme  à  qui,  même  si  nous  savions  que  nous  lui 
sommes  indifférents,  nous  avons  perpétuellement  fait 
tenir  dans  nos  rêveries,  pour  nous  bercer  d'un  beau  songe 
ou  nous  consoler  d'un  gros  chagrin,  les  mêmes  propos  que 
si  elle  nous  aimait.  Devant  les  pensées,  les  actions  d'une 
femme  que  nous  aimons,  nous  sommes  aussi  désorientés 
que  le  pouvaient  être  devant  les  phénomènes  de  la  nature, 
les  premiers  physiciens  (avant  que  la  science  fût  constituée 
et  eût  mis  un  peu  de  lumière  dans  l'inconnu).  Ou  pis 
encore  comme  un  être  pour  l'esprit  de  qui  le  principe  de 
causalité  existerait  à  peine,  un  être  qui  ne  serait  pas  ca- 
pable d'établir  un  lien  entre  un  phénomène  et  un  autre  et 
devant  qui  le  spectacle  du  monde  serait  incertain  comme 
un  rêve.  Certes  je  m'efforçais  de  sortir  de  cette  incohérence, 
de  trouver  des  causes.  Je  tâchais  même  d'être  «  objectif  » 
et  pour  cela  de  bien  tenir  compte  de  la  disproportion  qui 
existait  entre  l'importance  qu'avait  pour  moi  Gilberte 
et  celle  non  seulement  que  j'avais  pour  elle,  mais  qu'elle- 
même  avait  pour  les  autres  êtres  que  moi,  disproportion 
qui,  si  je  l'eusse  omise,  eût  risqué  de  me  faire  prendre  une 
simple  amabihté  de  mon  amie  pour  un  aveu  passionné, 
une  démarche  grotesque  et  avilissante  de  ma  part  pour 
le  naturel  et  gracieux  mouvement  qui  vous  dirige  vers  de 
beaux  yeux.  Mais  je  craignais  aussi  de  tomber  dans 
l'excès  contraire,  où  j'aurais  vu  dans  l'arrivée  inexacte 
de  Gilberte  à  un  rendez-vous,  un  mouvement  de  mau- 
vaise humeur,  une  hostihté  irrémédiable.  Je  tâchais  de 
trouver  entre  ces  deux  optiques  également  déformantes 


74  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

celle  qui  me  donnerait  la  vision  juste  des  choses  ;  les  calculs 
qu'il  me  fallait  faire  pour  cela  me  distrayaient  un  peu  de 
ma  souffrance  ;  et  soit  par  obéissance  à  la  réponse  des 
nombres,  soit  que  je  leur  eusse  fait  dire  ce  que  je  désirais, 
je  me  décidai  le  lendemain  à  aller  chez  les  Swann,  heureux, 
mais  de  la  même  façon  que  ceux  qui  s'étant  tourmentés 
longtemps  à  cause  d'un  voyage  qu'ils  ne  voulaient  pas 
faire,  ne  vont  pas  plus  loin  que  la  gare,  et  rentrent  chez 
eux  défaire  leur  malle.  Et,  comme,  pendant  qu'on  hésite, 
la  seule  idée  d'une  résolution  possible  (à  moins  d'avoir 
rendu  cette  idée  inerte  en  décidant  qu'on  ne  prendra  pas 
la  résolution)  développe,  comme  une  graine  vivace,  les 
linéaments,  tout  le  détail  des  émotions  qui  naîtraient  de 
l'acte  exécuté,  je  me  dis  que  j'avais  été  bien  absurde  de 
me  faire,  en  projetant  de  ne  plus  voir  Gilberte,  autant 
de  mal  que  si  j'eusse  dû  réaliser  ce  projet,  et  que,  puisque  au 
contraire  c'était  pour  finir  par  retourner  chez  elle,  j'aurais 
pu  faire  l'économie  de  tant  de  velléités  et  d'acceptations 
douloureuses.  Mais  cette  reprise  des  relations  d'amitié 
ne  dura  que  le  temps  d'aller  jusque  chez  les  Swann;  non 
pas  parce  que  leur  maître  d'hôtel,  lequel  m'aimait  beau- 
coup, me  dit  que  Gilberte  était  sortie  (je  sus  en  effet  dès 
le  soir  même,  que  c'était  vrai,  par  des  gens  qui  l'avaient 
rencontrée),  mais  à  cause  de  la  façon  dont  il  me  le  dit  : 
«  Monsieur,  mademoiselle  est  sortie,  je  peux  affirmer  à 
monsieur  que  je  ne  mens  pas.  Si  monsieur  veut  se  rensei- 
gner, je  peux  faire  venir  la  femme  de  chambre.  Monsieur 
pense  bien  que  je  ferais  tout  ce  que  je  pourrais  pour  lui 
faire  plaisir  et  que  si  mademoiselle  était  là,  je  mènerais 
tout  de  suite  monsieur  auprès  d'elle.  »  Ces  paroles,  de  la 
sorte  qui  est  la  seule  importante,  involontaires,  nous  don- 


LE   CHAGRIN    DE    LA    SÉPARATION    ET   l'OUBLI  75 

nant  la  radiographie  au  moins  sommaire  de  la  réalité 
insoupçonnable  que  cacherait  un  discours  étudié,  prou- 
vaient que  dans  l'entourage  de  Gilberte  on  avait  l'impres- 
sion que  je  lui  étais  importun  ;  aussi,  à  peine  le  maître 
d'hôtel  les  eut-il  prononcées,  qu'elles  engendrèrent  chez  moi 
de  la  haine  à  laquelle  je  préférai  donner  comme  objet  au  lieu 
de  Gilberte  le  maître  d'hôtel  ;  il  concentra  sur  lui  tous  les 
sentiments  de  colère  que  j'avais  pu  avoir  envers  mon  amie; 
débarrassé  d'eux  grâce  à  ces  paroles,  mon  amour  subsista 
seul  ;  mais  elles  m'avaient  montré  en  même  temps  que 
je  devais  pendant  quelque  temps  ne  pas  chercher  à  voir 
Gilberte.  Elle  allait  certainement  m'écrire  pour  s'excuser. 
Malgré  cela,  je  ne  retournerais  pas  tout  de  suite  la  voir, 
afin  de  lui  prouver  que  je  pouvais  vivre  sans  elle.  D'ail- 
leurs, une  fois  que  j 'aurais  reçu  salettre,  fréquenter  Gilberte 
serait  une  chose  dont  je  pourrais  plus  aisément  me  priver 
pendant  quelque  temps,  parce  que  je  serais  sûr  de  la 
retrouver  dès  que  je  le  voudrais.  Ce  qu'il  me  fallait 
pour  supporter  moins  tristement  l'absence  volontaire, 
c'était  sentir  mon  cœur  débarrassé  de  la  terrible  incertitude 
si  nous  n'étions  pas  brouillés  pour  toujours,  si  elle  n'était 
pas  fiancée,  partie,  enlevée.  Les  jours  qui  suivirent  res- 
semblèrent à  ceux  de  cette  ancienne  semaine  du  jour 
de  l'an  que  j'avais  dû  passer  sans  Gilberte.  Mais  cette 
semaine-là  finie,  jadis,  d'une  part  mon  amie  reviendrait 
aux  Champs-Elysées,  je  la  re verrais  comme  auparavant  ; 
j'en  étais  sûr  ;  et,  d'autre  part,  je  savais  avec  non  moins 
de  certitude  que  tant  que  dureraient  les  vacances  du  jour 
de  l'an,  ce  n'était  pas  la  peine  d'aller  aux  Champs-Elysées. 
De  sorte  que  durant  cette  triste  semaine  déjà  lointaine, 
j'avais  supporté  ma  tristesse  avec  calme  parce  qu'elle 


76  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

n'était  mêlée  ni  de  crainte  ni  d'espérance.  Maintenant,  au 
contraire,  c'était  ce  dernier  sentiment  qui  presque  autant 
que  la  crainte  rendait  ma  souffrance  intolérable.  N'ayant 
pas  eu  de  lettre  de  Gilberte  le  soir  même,  j'avais  fait  la 
part  de  sa  négligence,  de  ses  occupations,  je  ne  doutais 
pas  d'en  trouver  une  d'elle  dans  le  courrier  du  matin. 
Il  fut  attendu  par  moi,  chaque  jour,  avec  des  palpitations 
de  cœur  auxquelles  succédaitun  état  d'abattement  quand 
je  n'y  avais  trouvé  que  des  lettres  de  personnes  qui 
n'étaient  pas  Gilberte,  ou  bien  rien,  ce  qui  n'était  pas 
pire,  les  preuves  d'amitié  d'une  autre  me  rendant  plus 
cruelles  celles  de  son  indifférence.  Je  me  remettais  à 
espérer  pour  le  courrier  de  l'après-midi.  Même  entre  les 
heures  des  levées  des  lettres  je  n'osais  pas  sortir,  car  elle 
eût  pu  faire  porter  la  sienne.  Puis  le  moment  finissait  par 
arriver  où  ni  facteur,  ni  valet  de  pied  des  Swann  ne  pou- 
vant plus  venir,  il  fallait  remettre  au  lendemain  matin 
l'espoir  d'être  rassuré,  et  ainsi  parce  que  je  croyais  que 
ma  souffrance  ne  durerait  pas,  j'étais  obligé  pour  ainsi 
dire  de  la  renouveler  sans  cesse.  Le  chagrin  était  peut- 
être  le  même,  mais  au  lieu  de  ne  faire,  comme  autrefois, 
que  prolonger  uniformément  une  émotion  initiale,  re- 
commençait plusieurs  fois  par  jour  en  débutant  par  une 
émotion  si  fréquemment  renouvelée  qu'elle  finissait  — 
elle,  état  tout  physique,  si  momentané  —  par  se  stabiliser, 
si  bien  que  les  troubles  causés  par  l'attente  ayant  à  peine 
le  temps  de  se  calmer  avant  qu'une  nouvelle  raison  d'at- 
tendre survînt,  il  n'y  avait  plus  une  seule  minute  par  jour 
où  je  ne  fusse  dans  cette  anxiété  qu'il  est  pourtant  si 
difficile  de  supporter  pendant  une  heure.  Ainsi  ma  souf- 
france était  infiniment  plus  cruelle  qu'au  temps  de  cet 


LE  CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION    ET  l'OUBLI  77 

ancien  i®'  janvier  parce  que  cette  fois  il  y  avait  en  moi  au 
lieu  de  l'acceptation  pure  et  simple  de  cette  souffrance, 
l'espoir,  à  chaque  instant,  de  la  voir  cesser,  A  cette 
acceptation,  je  finis  pourtant  par  arriver  ;  alors  je  compris 
qu'elle  devait  être  définitive  et  je  renonçai  pour  toujours 
à  Gilberte,  dans  l'intérêt  même  de  mon  amoiu,  et  parce 
que  je  souhaitais  avant  tout  qu'elle  ne  conservât  pas  de 
moi  un  souvenir  dédaigneux.  Même,  à  partir  de  ce  moment- 
là,  et  pour  qu'elle  ne  pût  croire  à  tme  sorte  de  dépit 
amoureux  de  ma  part,  j'acceptai  souvent  ses  rendez- vous, 
et,  au  dernier  moment,  je  lui  écrivais  que  je  ne  pouvais 
pas  venir,  mais  en  protestant  que  j'en  étais  désolé,  comme 
j'aurais  fait  avec  quelqu'un  que  je  n'aurais  pas  désiré 
revoir.  Ces  expressions  de  regret  qu'on  réserve  d'ordinaire 
aux  indifférents,  persuaderaient  mieux  Gilberte  de  mon 
indifférence,  me  semblait-il,  que  ne  ferait  le  ton  d'indiffé- 
rence qu'on  affecte  seulement  envers  celle  qu'on  aime. 
Quand  mieux  qu'avec  des  paroles,  par  des  actions  indéfini- 
ment répétées,  je  lui  aurais  prouvé  que  je  n'avais  pas  de 
goût  à  la  voir,  peut-être  en  retrouverait-elle  pour  moi. 
Hélas  !  ce  serait  en  vain  :  chercher  en  ne  la  voyant  plus 
à  ranimer  en  elle  ce  goût  de  me  voir,  c'était  la  perdre  pour 
toujours  ;  d'abord  parce  que,  quand  il  commencerait  à 
renaître,  si  je  voulais  qu'il  durât,  il  ne  faudrait  pas  y 
céder  tout  de  suite  ;  d'ailleurs,  les  heures  les  plus  cruelles 
seraient  passées  ;  c'était  en  ce  moment  qu'elle  m'était 
indispensable  et  j'aurais  voulu  pouvoir  l'avertir  que 
bientôt  elle  ne  calmerait,  en  me  revoyant,  qu'une  douleur 
tellement  diminuée  qu'elle  ne  serait  plus,  comme  elle 
l'eût  été  encore  en  ce  moment  même,  et  pour  y  mettre 
fin,  un  motif  de  capitulation,  de  se  réconcilier  et  de  se 


78  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

revoir.  Et  enfin  plus  tard  quand  je  pourrais  enfin  avouer 
sans  péril  à  Gilberte,  tant  son  goût  pour  moi  aurait  repris 
de  force,  le  mien  pour  elle,  celui-ci  n'aurait  pu  résister 
à  une  si  longue  absence  et  n'existerait  plus  ;  Gilberte  me 
serait  devenue  indifférente.  Je  le  savais,  mais  je  ne  pouvais 
pas  le  lui  dire  ;  elle  aurait  cru  que  si  je  prétendais  que  je 
cesserais  de  l'aimer  en  restant  trop  longtemps  sans  la 
voir,  c'était  à  seule  fin  qu'elle  me  dît  de  revenir  vite 
auprès  d'elle.  En  attendant  ce  qui  me  rendait  plus  aisé 
de  me  con  'amner  à  cette  séparation,  c'est  que  (afin  qu'elle 
se  rendît  bien  compte  que  malgré  mes  affirmations  con- 
traires, c'était  ma  volonté  et  non  un  empêchement,  non 
mon  état  de  santé,  qui  me  privaient  de  la  voir)  toutes  les 
fois  où  je  savais  d'avance  que  Gilberte  ne  serait  pas  chez 
ses  parents,  devait  sortir  avec  une  amie  et  ne  rentrerait 
pas  dîner,  j'allais  voir  Mme  Swann  (laquelle  était  rede- 
venue pour  moi  ce  qu'elle  était  au  temps  où  je  voyais 
si  difficilement  sa  fille,  et  où  les  jours  où  celle-ci  ne  venait 
pas  aux  Champs-Elysées,  j'allais  me  promener  avenue 
des  Acacias).  De  cette  façon,  j'entendrais  parler  de 
Gilberte,  j'étais  sûr  qu'elle  entendrait  ensuite  parler  de 
moi  et  d'une  façon  qui  lui  montrerait  que  je  ne  tenais 
pas  à  elle.  Et  je  trouvais,  comme  tous  ceux  qui  souffrent, 
que  ma  triste  situation  aurait  pu  être  pire.  Car  ayant 
Hbre  entrée  dans  la  demeure  où  habitait  Gilberte,  je  me 
disais  toujours,  bien  que  décidé  à  ne  pas  user  de  cette 
faculté,  que  si  jamais  ma  douleur  était  trop  vive,  je  pour- 
rais la  faire  cesser.  Je  n'étais  malheureux  qu'au  jour 
le  jour.  Et  c'est  trop  dire  encore.  Combien  de  fois  par 
heure  (mais  maintenant  sans  l'anxieuse  attente  qui  m'avait 
étreint  les  premières  semaines  après  notre  brouille,  avant 


LE   CHAGRIN    DE   LA   SÉPARATION   ET   l'oUBLI  79 

d'être  retourné  chez  les  Swann)  ne  me  récitais- je  pas  la 
lettre  que  Gilberte  m'enverrait  bien  un  jour,  m'apporte- 
rait peut-être  elle-même.  La  constante  vision  de  ce 
bonheur  imaginaire  m'aidait  à  supporter  la  destruction 
du  bonheur  réel.  Pour  les  femmes  qui  ne  nous  aiment  pas, 
comme  pour  les  «  disparus  »,  savoir  qu'on  n'a  plus  rien  à 
espérer  n'empêche  pas  de  continuer  à  attendre.  On  vit 
aux  aguets,  aux  écoutes  ;  des  mères  dont  le  fils  est  parti 
en  mer  pour  une  exploration  dangereuse  se  figurent  à 
toute  minute  et  alors  que  la  certitude  qu'il  a  péri  est 
acquise  depuis  longtemps,  qu'il  va  entrer  miraculeuse- 
ment sauvé,  et  bien  portant.  Et  cette  attente,  selon  la 
force  du  souvenir  et  la  résistance  des  organes,  ou  bien  les 
aide  à  traverser  les  années  au  bout  desquelles  elles  sup- 
porteront que  leur  fils  ne  soit  plus,  d'oublier  peu  à  peu 
et  de  survivre  —  ou  bien  les  fait  mourir. 

D'autre  part,  mon  chagrin  était  un  peu  consolé  par 
l'idée  qu'il  profitait  à  mon  amour.  Chaque  visite  que  je 
faisais  à  Mme  Swann,  sans  voir  Gilberte,  m'était  cruelle, 
mais  je  sentais  qu'elle  améHorait  d'autant  l'idée  que 
Gilberte  avait  de  moi. 

D'ailleurs,  si  je  m'arrangeais  toujours,  avant  d'aller 
chez  Mme  Swann,  à  être  certain  de  l'absence  de  sa  fille, 
cela  tenait  peut-être  autant  qu'à  ma  résolution  d'être 
brouillé  avec  elle,  à  cet  espoir  de  réconciliation  qui  se 
superposait  à  ma  volonté  de  renoncement  (bien  peu  sont 
absolus,  au  moins  d'une  façon  continue,  dans  cette  âme 
himiaine  dont  une  des  lois,  fortifiée  par  les  afflux  inopinés 
de  souvenirs  différents,  est  l'intermittence)  et  me  mas- 
quait ce  qu'elle  avait  de  trop  cruel.  Cet  espoir  je  savais 
bien  ce  qu'il  avait  de  chimérique.  J'étais  comme  un  pauvre 


80  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qui  mêle  moins  de  larmes  à  son  pain  sec  s'il  se  dit  que  tout 
à  l'heure  peut-être  un  riche  étranger  va  lui  laisser  toute  sa 
fortune.  Nous  sommes  tous  obhgés  pour  rendre  la  réalité 
supportable  d'entretenir  en  nous  quelques  petites  folies. 
Or  mon  espérance  restait  plus  intacjte  —  tout  en  même 
temps  que  la  séparation  s'effectuait  mieux  —  si  je  ne 
rencontrais  pas  Gilberte.  Si  je  m'étais  trouvé  face  à  face 
avec  elle  chez  sa  mère,  nous  aurions  peut-être  échangé 
des  paroles  irréparables  qui  eussent  rendu  définitive  notre 
brouille,  tué  mon  espérance  et  d'autre  part  en  créant  une 
anxiété  nouvelle,  réveillé  mon  amour  et  rendu  plus  dif- 
ficile ma  résignation. 

Depuis  bien  longtemps  et  fort  avant  ma  brouille  avec 
sa  fille,  Mme  Swann  m'avait  dit  :  «C'est  très  bien  de  venir 
voir  Gilberte,  mais  j'aimerais  aussi  que  vous  veniez  quel- 
quefois pour  moi,  pas  à  mon  Ghoufleury  où  vous  vous 
ennuieriez  parce  que  j'ai  trop  de  monde,  mais  les  autres 
jours  où  vous  me  trouverez  toujours  un  peu  tard.  » 
J'avais  donc  l'air,  en  allant  la  voir  de  n'obéir  que  long- 
temps après  à  un  désir  anciennement  exprimé  par  elle. 
Et  très  tara,  déjà  dans  la  nuit,  presque  au  moment  où  mes 
parents  se  mettaient  à  table,  je  partais  faire  à  Mme  Swann 
une  visite  pendant  laquelle  je  savais  que  je  ne  verrais 
pas  Gilberte  et  où  pourtant  je  ne  penserais  qu'à  elle. 
Dans  ce  quartier,  considéré  alors  comme  éloigné,  d'xrn 
Paris  plus  sombre  qu'aujourd'hui,  et  qui,  même  dans  le 
centre,  n'avait  pas  d'électricité  sur  la  voie  publique  et 
bien  peu  dans  les  maisons,  les  lampes  d'un  salon  situé 
au  rez-de-chaussée  ou  à  un  entresol  très  bas  (tel  qu'était 
celui  de  ses  appartements  où  recevait  habituellement 
Mme  Swann),  suffisaient  à  illuminer  la  rue  et  à  faire  lever 


LE    CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  l'OUBLI  8i 

les  yeux  au  passant  qui  rattachait  à  leur  clarté  comme  à 
sa  cause  apparente  et  voilée  la  présence  devant  la  porte 
de  quelques  coupés  bien  attelés.  Le  passant  croyait,  et 
non  sans  un  certain  émoi,  à  une  modification  survenue 
dans  cette  cause  mystérieuse,  quand  il  voyait  l'un  de  ces 
coupés  se  mettre  en  mouvement  ;  mais  c'était  seulement 
im  cocher  qui,  craignant  que  ses  bêtes  ne  prissent  froid 
leur  faisait  faire  de  temps  à  autre  des  allées  et  venues 
d'autant  plus  impressionnantes  que  les  roues  caoutchoutées 
donnaient  au  pas  des  chevaux  un  fond  de  silence  sur 
lequel  il  se  détachait  plus  distinct  et  plus  explicite. 

Le  a  jardin  d'hiver  »,  que  dans  ces  années-là  le  passant 
apercevait  d'ordinaire,  quelle  que  fût  la  rue,  si  l'apparte- 
ment n'était  pas  à  un  niveau  trop  élevé  au-dessus  du 
trottoir,  ne  se  voit  plus  que  dans  les  héliogravures  des 
Uvres  d'étrennes  de  P.-J.  Stahl  où,  en  contraste  avec  les 
rares  ornements  floraux  des  salons  Louis  XVI  d'au- 
jourd'hui —  une  rose  ou  un  iris  du  Japon  dans  un  vase  de 
cristal  à  long  col  qui  ne  pourrait  pas  contenir  une  fleur 
de  plus  —  il  semble,  à  cause  de  la  profusion  des  plantes 
d'appartement  qu'on  avait  alors,  et  du  manque  absolu 
de  styHsation  dans  leur  arrangement,  avoir  dû,  chez  les 
maîtresses  de  maison,  répondre  plutôt  à  quelque  vivante 
et  délicieuse  passion  pour  la  botanique  qu'à  un  froid  souci 
de  morte  décoration.  Il  faisait  penser  en  plus  grand,  dans 
les  hôtels  d'alors,  à  ces  serres  minuscules  et  portatives 
posées  au  matin  du  premier  janvier  sous  la  lampe  allumée 
—  les  enfants  n'ayant  pas  eu  la  patience  d'attendre  qu'il 
fît  jour  —  parmi  les  autres  cadeaux  du  jour  de  l'an,  mais 
le  plus  beau  d'entre  eux,  consolant  avec  les  plantes  qu'on 
va  pouvoir  cultiver,  de  la  nudité  de  l'hiver  ;  plus  encore 

6 


82  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'à  ces  serres-là  elles-mêmes,  ces  jardins  d'hiver  res- 
semblaient à  celle  qu'on  voyait  tout  auprès  d'elles,  figu- 
rée dans  un  beau  livre,  autre  cadeau  de  jour  de  l'an, 
et  qui  bien  qu'elle  fût  donnée  non  aux  enfants,  mais  à 
Mlle  Lili,  l'héroïne  de  l'ouvrage,  les  enchantait  à  tel 
point  que,  devenus  maintenant  presque  vieillards,  ils  se 
demandent  si  dans  ces  années  fortunées  l'hiver  n'était  pas 
la  plus  belle  des  saisons.  Enfin  au  fond  de  ce  jardin  d'hiver, 
à  travers  les  arborescences  d'espèces  variées  qui  de  la 
rue  faisaient  ressembler  la  fenêtre  éclairée  au  vitrage  de 
ces  serres  d'enfants,  dessinées  ou  réelles,  le  passant,  se 
hissant  sur  ses  pointes,  apercevait  généralement  un 
homme  en  redingote,  un  gardénia  ou  un  œillet  à  la  bou- 
tonnière, debout  devant  ime  femme  assise,  tous  deux 
vagues,  comme  deux  intailles  dans  une  topaze,  au  fond 
de  l'atmosphère  du  salon,  ambrée  par  le  samovar  —  im- 
portation récente  alors  —  de  vapeurs  qui  s'en  échappent 
peut-être  encore  aujourd'hui,  mais  qu'à  cause  de  l'habi- 
tude personne  ne  voit  plus.  Mme  Swann  tenait  beaucoup 
à  ce  «  thé  »  ;  elle  croyait  montrer  de  l'originalité  et  dégager 
du  charme,  en  disant  à  un  homme  :  «  Vous  me  trouverez 
tous  les  jours  un  peu  tard,  venez  prendre  le  thé  »,  de  sorte 
qu'elle  accompagnait  d'un  sourire  fin  et  doux  ces  mots 
prononcés  par  elle  avec  im  accent  anglais  momentané  et 
desquels  son  interlocuteur  prenait  bonne  note  en  saluant 
d'un  air  grave,  comme  s'ils  avaient  été  quelque  chose 
d'important  et  de  singulier  qui  commandât  la  déférence 
et  exigeât  de  l'attention.  Il  y  avait  ime  autre  raison  que 
celles  données  plus  haut  et  pour  laquelle  les  fleurs  n'avaient 
pas  un  caractère  d'ornement  dans  le  salon  de  Mme  Swann 
et  cette  raison-là  ne  tenait  pas  à  l'époque,  mais  en  partie 


LE  CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  l'oUBLI  83 

à  l'existence  qu'avait  menée  jadis  Odette.  Une  grande 
cocotte,  comme  elle  avait  été,  vit  beaucoup  pour  ses 
amants,  c'est-à-dire  chez  elle,  ce  qui  peut  la  conduire  à 
vivre  pour  elle.  Les  choses  que  chez  une  honnête  femme 
on  voit  et  qui  certes  peuvent  lui  paraître,  à  elle  aussi, 
avoir  de  l'importance,  sont  celles,  en  tous  cas,  qui  pour 
la  cocotte  en  ont  le  plus.  Le  point  culminant  de  sa  journée 
est  celui  non  pas  où  elle  s'habille  pour  le  monde,  mais  où 
elle  se  déshabille  pour  un  homme.  Il  lui  faut  être  aussi 
élégante  en  robe  de  chambre,  en  chemise  de  nuit,  qu'en 
toilette  de  ville.  D'autres  femmes  montrent  leurs  bijoux, 
elle,  elle  vit  dans  l'intimité  de  ses  perles.  Odette  avait 
du  reste  l'air  bien  plus  jeune  que  vingt  ans  plus  tôt, 
car,  arrivée  au  milieu  de  la  vie,  Odette  s'était  enfin 
découvert  ou  inventé  une  physionomie  personnelle,  un 
«  caractère  »  immuable,  un  genre  de  beauté,  et,  sur  ses 
traits  décousus  qui  pendant  si  longtemps  livrés  aux 
caprices  hasardeux  et  impuissants  de  la  chair,  prenant 
à  la  moindre  fatigue,  pour  un  instant,  des  années,  une 
sorte  de  vieillesse  passagère  lui  avaient  composé  tant 
bien  que  mal,  selon  son  humeur  et  selon  sa  mine,  un 
visage  épars,  journalier,  informe  et  charmant,  avait 
appliqué  ce  t37pe  fixe,  comme  une  jeunesse  immortelle. 

Les  jours  où  Mme  Swann  n'était  pas  sortie  du  tout,  on 
la  trouvait  dans  une  robe  de  chîuiibre  de  crêpe  de  Chine, 
blanche  comme  une  première  neige,  parfois  aussi  dans  uh 
de  ces  longs  tuyautages  de  mousseline  de  soie,  qui  ne 
semblent  qu'une  jonchée  de  pétales  roses  ou  blancs  et 
qu'on  trouverait  aujourd'hui  peu  appropriés  à  i'hiver, 
et  bien  à  tort.  Car  ces  étoffes  légères  et  ces  couleurs 


84  LA    NOUVELLE    REVUE    Ï^RANÇAISE 

tendres  donnaient  à  la  femme  —  dans  la  grande  chaleur 
des  salons  d'alors  fermés  de  portières  et  desquels  ce  que 
les  romanciers  mondains  de  l'époque  trouvaient  à  dire 
de  plus  élégant,  c'est  qu'ils  étaient  «  douillettement 
capitonnés  »  —  le  même  air  frileux  qu'aux  roses  qui  pou- 
vaient y  rester  à  côté  d'elle,  malgré  l'hiver,  dans  l'incarnat 
de  leur  nudité,  comme  au  printemps.  A  cause  de  cet 
étouffement  des  sons  par  les  tapis  et  de  sa  retraite  dans 
des  enfoncements,  la  maîtresse  de  la  maison  n'étant  pas 
avertie  de  votre  entrée  comme  aujourd'hui,  continuait 
à  lire  pendant  que.  vous  étiez  déjà  presque  devant  elle, 
ce  qui  ajoutait  encore  à  cette  impression  de  romanesque, 
à  ce  charme  d'une  sorte  de  secret  surpris,  que  nous 
retrouvons  aujourd'hui  dans  le  souvenir  de  ces  robes  déjà 
démodées  alors,  que  Mme  Swann  était  peut-être  la  seule 
à  ne  pas  avoir  encore  abandonnées  et  qui  nous  donnent 
l'idée  que  la  femme  qui  les  portait  devait  être  une  héroïne 
de  roman  parce  que  nous,  pour  la  plupart,  ne  les  avons 
guère  vues  que  dans  certains  romans  d'Henry  Gréville. 

—  On  ne  peut  pas  s'en  aller  de  cette  maison,  disait 
Mme  Bontemps  à  Mme  Swann  tandis  que  Mme  Cottard, 
dans  sa  surprise  d'entendre  exprimer  sa  propre  impression, 
s'écriait  :  «  C'est  ce  que  je  me  dis  toujours,  avec  ma  petite 
jugeote,  dans  mon  for  intérieur  !  »  approuvée  par 
des  messieurs  du  Jockey  qui  s'étaient  confondus  en 
saints,  et  comme  comblés  par  tant  d'honneur,  quand 
Mme  Swann  les  avait  présentés  à  cette  petite  bourgeoise 
peu  aimable,  qui  restait  devant  les  brillants  amis  d'Odette 
sur  la  réserve  sinon  sur  ce  qu'elle  appelait  la  «  défensive  », 
car  elle   employait    toujours    un    langage    noble   pour 


LE  CHAGRIN   DE  LA   SÉPARi^TION   ET  l'oUBLI  85 

les  choses  les  plus  simples.  «  Voilà  trois  mercredis  que 
vous  me  faites  faux  bond  »,  disait  Mme  Swann  à 
Mme  Cottard.  «  C'est  vrai,  Odette,  il  y  a  des  siècles, 
des  éternités  que  je  ne  vous  ai  vue.  Vous  voyez  que 
je  plaide  coupable,  mais  il  faut  vous  dire,  ajoutait-elle 
d'un  air  pudibond  et  vague,  car  quoique  femme  de 
médecin  elle  n'aurait  pas  osé  parler  sans  périphrases  de 
rhumatisme  ou  de  coliques  néphrétiques,  que  j'ai  eu  bien 
des  petites  misères.  Chacun  a  les  siennes.  Et  puis  j'ai  eu 
une  crise  dans  ma  domesticité  mâle.  Sans  être  plus 
qu'une  autre  très  imbue  de  mon  autorité,  j'ai  dû,  pour 
faire  un  exemple,  renvoyer  mon  Vatel  qui ,  j  e  crois,  cherchait 
d'ailleurs  une  place  plus  lucrative.  Mais  son  départ  a 
failli  entraîner  la  démission  de  tout  le  ministère.  Ma  femme 
de  chambre  ne  voulait  pas  rester  non  plus,  il  y  a  eu  des 
scènes  homériques.  Malgré  tout,  j'ai  tenu  ferme  le  gou- 
vernail, et  c'est  une  véritable  leçon  de  choses  qui  n'aura 
pas  été  perdue  pour  moi.  Je  vous  ennuie  avec  ces  histoires 
de  serviteurs,  mais  vous  savez  comme  moi  quel  tracas 
c'est  d'être  obHgée  de  procéder  à  des  remaniements  dans 
son  personnel.  » 

—  Mais  vous  me  semblez  bien  belle  ?  Redfern 
fecit  ? 

—  Non,  vous  savez  que  je  suis  une  fervente  de 
Rauthnitz.  Du  reste,  c'est  un  retapage. 

—  Eh  bien  !  cela  a  un  chic  ! 

—  Combien  croj^ez-vous  ?...  Non,  changez  le  premier 
chiffre. 

—  Comment,  mais  c'est  pour  rien,  c'est  donné.  On 
m'avait  dit  trois  fois  autant.  »  «  Voilà  comme  on  écrit 
l'Histoire,  concluait  la  femme  du  docteur.  Et  montrant 


86  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  Mme  Swann  un  tour  de  cou  dont  celle-ci  lui  avait  fait 
présent  : 

—  Regardez,  Odette.  Vous  reconnaissez  ? 

—  Qui  cultivez-vous,  Odette,  pour  avoir  de  si  belles 
fleurs?  Lemaître?  J'avoue  qu^il  y  avait  l'autre  jour 
devant  chez  Lemaître  un  grand  arbuste  rose  qui  m'a 
fait  faire  une  folie, 

—  Non,  je  n'ai  de  fleuriste  attitré  que  Debac. 

—  Moi  aussi,  disait  W^^  CoUard,  mais  j'avoue  que  je 
lui  fais  des  infidélités  avec  Lachaume. 

—  Ah!  vous  le  trompez  avec  Lachaume,.  je  k  lui 
dirai,  répondait  Odette  qui  s'efforçait  de  «  conduire  la 
conversation  »,  comme  de  (c  savoir  réunir  »,  de  a  mettre 
en  valeur  »,  de  s'effacer  »,  de  k  servir  de  trait  d'union  », 
tous  ces  arts  de  la  m^tresse  de  maison  qui  sont,  à  vrai 
dire,  les  arts  du  néant. 

Cependant  MmeBontempsqui  avait  dit  cent  fois  qu'elle 
ne  voulait  pas  aller  chez  les  Verdurin,  ravie  d'être  invitée 
aux  mercredis,  était  en  train  de  calculer  comment  elle 
pourrait  s'y  rendre  le  plus  de  fois  possible.  Elle  ignorait 
que  Mme  Verdurin  souhaitait  qu'on  n'en  manquât 
aucun;  d'autre  part  elle  était  de  ces  personnes  peu 
recherchées,  qui,  quand  elles  sont  conviées  à  des  «séries» 
par  une  maîtresse  de  maison,  ne  vont  pas  chez  elle  comme 
ceux  qui  savent  faire  toujours  plaisir,  quand  ils  ont  un 
moment  et  le  désir  de  sortir  ;  elles,  au  contraire,  se  privent 
par  exemple  de  la  première  soirée  et  de  la  troisième, 
s'imaginant  que  leur  absence  sera  remarquée  et  se  ré- 
servent pour  la  deuxième  et  la  quatrième  ;  à  moins  que 
leurs  informations  ne  leur  ayant  appris  que  la  troisième 


LE   CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  l'OUBLI  8'7 

sera  paxticulièrement  brillante,  elles  ne  suivent  un  ordre 
inverse,  alléguant  que  «  malheureusement  la  dernière 
fois  elles  n'étaient  pas  libres  ».  Telle  Mme  Bontemps 
supputait  combien  il  pouvait  y  avoir  encore  de  mercredis 
avant  Pâques  et  de  quelle  façon  elle  arriverait  à  en  avoir 
un  de  plus,  sans  pourtant  paraître  s'imposer.  Elle  comptait 
sur  Mme  Cottard,  avec  laquelle  elle  allait  revenir  (elle 
était  toujours  ravie  de  trouver  une  amie  secourable 
possédant  un  «  automédon  »)  pour  lui  donner  quelques 
indications.  «  Oh  !  madatme  Bontemps,  je  vois  que 
vous  vous  levez,  c'est  très  mal  de  donner  ainsi  le  signal 
de  la  fuite.  Vous  me  devez  une  compensation  pour 
n'être  pas  venue  jeudi  dernier...  Allons,  rasseyez- vous 
un  moment.  Vous  ne  ferez  tout  de  même  plus  d'autre 
visite  avant  le  dîner.  Vraiment  vous  ne  vous  laissez  pas 
tenter,  ajoutait  Mme  Swann  et  tout  en  tendant  une 
assiette  de  gâteaux  :  vous  savez  que  ce  n'est  pas  mauvais 
du  tout  ces  petites  saletés-là.  Ça  ne  paye  pas  de  mine,  mais 
goûtez-en,  vous  m'en  direz  des  nouvelles  ».  «  Au  contraire 
ça  a  l'air  déHcieux,.  répondait  Mme  Cottard  ;  chez  vous, 
Odette,  on  n'est  jamais  à  court  de  victuailles.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  vous  demander  la  marque  de  fabrique,  je 
sais  que  vous  faites  tout  venir  de  chez  Rebattet.  » 

Le  i^^  janvier  me  fut  particulièrement  douloureux  cette 
année-là.  Tout  l'est,  sans  doute,  qui  fait  date  et  anni- 
versaire,, quand  on  est  malheureux.  Mais  si  c'est,  par 
exemple,  d'avoir  perdu  un  être  cher,  la  souffrance  consiste 
seulement  dans  une  comparaison  plus  vive  avec  le  passé. 
Il  s'y  ajoutait  dans  mon  cas  l'espoir  informulé  que  Gil- 
berte,  ayant  voulu  me  laisser  l'initiative  des  premiers  pas 


88  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  constatant  que  je  ne  les  avais  pas  faits,  n'avait  attendu 
que  le  prétexte  du  i^^  janvier,  pour  m'écrire  :  «  Enfin, 
qu'y  a-t-il,  je  suis  folle  de  vous,  venez  que  nous  nous 
expliquions  franchement,  je  ne  peux  pas  vivre  sans  vous 
voir.  »  Dès  les  derniers  jours  de  l'année  cette  lettre  me 
parut  probable.  Elle  ne  l'était  peut-être  pas,  mais,  pour 
que  nous  la  croyions  telle,  le  désir,  le  besoin  que  nous  en 
avons,  suffit.  Le  soldat  est  persuadé  qu'un  certain  délai 
indéfiniment  prolongeable  lui  sera  accordé  avant  qu'il 
soit  tué,  le  voleur  avant  qu'il  soit  pris,  les  hommes  en 
général  avant  qu'ils  aient  à  mourir.  C'est  là  l'amulette 
qui  préserve  les  individus  —  et  parfois  les  peuples  —  non 
du  danger  mais  de  la  peur  du  danger,  en  réalité  de  la 
croyance  au  danger,  ce  qui  dans  certains  cas  permet  de 
les  braver  sans  qu'il  soit  besoin  d'être  brave.  Une  confiance 
de  ce  genre,  et  aussi  peu  fondée,  soutient  l'amoureux  qui 
compte  sur  une  réconciliation,  sur  une  lettre.  Pour  que 
je  n'eusse  pas  attendu  celle-là,  il  eût  sufii  que  j'eusse 
cessé  de  la  souhaiter.  Si  indifférent  qu'on  sache  que 
l'on  est  à  celle  qu'on  aime  encore,  on  lui  prête  une  série  de 
pensées  —  fussent-elles  d'indifférence  —  une  intention 
de  les  manifester,  une  complication  de  vie  intérieure 
où  l'on  est  l'objet  peut-être  d'une  antipathie,  mais  aussi 
d'une  attention  permanentes.  Pour  imaginer  au  con- 
traire ce  qui  se  passait  en  Gilberte,  il  eût  fallu  que  je 
pusse  tout  simplement  anticiper  dès  ce  i^'  janvier-là  ce 
que  j'eusse  ressenti  celui  d'une  des  années  suivantes,  et 
où  l'attention,  ou  le  silence,  ou  la  tendresse  ou  la  froideur 
de  Gilberte  eussent  passé  à  peu  près  inaperçus  à  mes 
yeux  et  où  je  n'eusse  pas  songé,  pas  même  pu  songer  à 
chercher  la  solution  de  problèmes  qui  auraient  cessé  de 


LE   CHAGRIN   DE  LA   SÉPARATION   ET  L'OUBLI  89 

se  poser  pour  moi.  Quand  on  aime,  l'amour  est  trop  grand 
pour  pouvoir  être  contenu  tout  entier  en  nous  ;  il  irradie 
vers  la  personne  aimée  rencontre  en  elle  une  surface  qui 
l'arrête,  le  force  à  revenir  vers  son  point  de  départ  et 
c'est  ce  choc  en  retour  de  notre  propre  tendresse  que 
nous  appelons  les  sentiments  de  l'autre  et  qui  nous  charme 
plus  qu'à  l'aller,  parce  que  nous  ne  reconnaissons  pas 
qu'elle  vient  de  nous.  Le  i^r  janvier  sonna  toutes  ses 
heures  sans  qu'arrivât  cette  lettre  de  Gilberte.  Et  comme 
j'en  reçus  quelques-unes  de  vœux  tardifs  ou  retardés  par 
l'encombrement  des  courriers  à  ces  dates-là,  le  3  et  le 
4  janvier  j'espérais  encore,  de  moins  en  moins  pourtant. 
Les  jours  qui  suivirent,  je  pleurai  beaucoup.  Certes  cela 
tenait  à  ce  qu'ayant  été  moins  sincère  que  je  ne  l'avais 
cru  quand  j'avais  renoncé  à  Gilberte,  j'avais  gardé  cet 
espoir  d'une  lettre  d'elle  pour  la  nouvelle  année.  Et  le 
voyant  épuisé  avant  que  j'eusse  eu  le  temps  de  me  pré- 
cautionner d'un  autre,  je  souffrais  comme  un  malade 
qui  a  vidé  sa  fiole  de  morphine  sans  en  avoir  sous  la  main 
une  seconde.  Mais  peut-être  en  moi  —  et  ces  deux  expli- 
cations ne  s'excluent  pas,  car  un  seul  sentiment  est  quelque- 
fois fait  de  contraires  —  l'espérance  que  j 'avais  de  recevoir 
enfin  une  lettre  avait-elle  rapproché  de  moi  l'image  de 
Gilberte,  recréé  les  émotions  que  l'attente  de  me  trouver 
près  d'elle,  sa  vue,  sa  manière  d'être  avec  moi,  me  causaient 
autrefois.  La  possibiHté  immédiate  d'une  réconcihation 
avait  supprimé  cette  chose  de  l'énormité  de  laquelle 
nous  ne  nous  rendons  pas  compte  —  la  résignation.  Les 
neurasthéniques  ne  peuvent  croire  les  gens  qui  leur 
assurent  qu'ils  seront  peu  à  peu  calmés  en  restant  au 
lit  sans  recevoir  de  lettres,  sans  lire  de  journaux.  Ils  se 


90  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

figurent  que  ce  régime  ne  fera  qu'exaspérer  leur  nervosité. 
De  même  les  amoureux,  le  considérant  du  sein  d'un  état 
contraire,  n'ayant  pas  commencé  de  l'expérimenter,  ne 
peuvent  croire  à  la  puissance  bienfaisante  du  renonce- 
ment. 

A  cause  de  la  violence  de  mes  battements  de  cœur  on 
me  fit  diminuer  la  caféine,  ils  cessèrent.  Alors  je  me 
demandai  si  ce  n'était  pas  un  peu  à  elle  qu'était  due  cette 
angoisse  que  j'avais  éprouvée  quand  je  m'étais  à  peu  près 
brouillé  avec  Gilberte,  et  que*  j'avais  attribuée  chaque 
fois  qu'elle  se  renouvelait  à  la  souffrance  de  ne  plus  voir 
mon  amie,  ou  de  risquer  de  ne  la  voir  qu'en  proie  à  la  même 
mauvaise  humeur.  Mais  si  ce  médicament  avait  été  à 
l'origine  des  souffrances  que  mon  imagination  eût  alors 
faussement  interprétées  (ce  qui  n'aurait  rien  d'extraordi- 
naire, les  plus  cruelles  peines  morales  ayant  souvent  chez 
les  amants  l'habitude  physique  de  la  femme  avec  qui  ils 
vivent),  c'était  à  la  façon  du  philtre  qui  longtemps  après 
avoir  été  absorbé  continue  à  lier  Tristan  à  Yseult.  Car 
l'amélioration  physique  que  la  diminution  de  la  caféine 
amena  presque  immédiatement  chez  moi  n'arrêta  pas 
l'évolution  de  chagrin  que  l'absorption  du  toxique  avait 
peut-être  sinon  créé,  du  moins  su  rendre  plus  aigu. 

Seulement,  quand  le  milieu  du  mois  de  janvier  appro- 
cha, une  fois  déçues  mes  espérances  d'une  lettre  pour 
le  jour  de  l'an  et  la  douleur  supplémentaire  qui  avait 
accompagné  leur  déception  tme  fois  calmée,  ce  fut  mon 
chagrin  d'avant  «  les  Fêtes  n  qui  recommença.  Ce  qu'il  y 
avait  peut-être  encore  en  lui  de  plus  cruel,  c'est  que  j'en 
fusse  moi-même  l'artisan  conscient,  volontaire,  impi- 
toyable et  patient.  La  seule  chose  à  laquelle  je  tinsse. 


LE  CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  L'OUBLI  9I 

mes  relations  avec  Gilberte,  c'est  moi  qui  travaillais  à  les 
rendre  impossibles  en  créant  peu  à  peu,  par  la  séparation 
prolongée  d'avec  mon  amie,  non  pas  son  indifférence, 
mais  ce  qui  reviendrait  finalement  au  même,  la  mienne. 
C'était  à  un  long  et  cruel  suicide  du  moi  qui  en  moi-même 
aimait  Gilberte  que  je  m'acharnais  avec  continuité,  avec 
la  clairvoyance  non  seulement  de  ce  que  je  faisais  dans  le 
présent,  mais  de  ce  qui  en  résulterait  pour  l'avenir  :  je 
savais  non  pas  seulement  que  dans  un  certain  temps  je 
n'aimerais  plus  Gilberte,  mais  encore  qu'elle-même  le 
regretterait,  et  que  les  tentatives  qu'elle  ferait  alors  pour 
me  voir,  seraient  aussi  vaines  que  celles  d'aujourd'hui, 
non  plus  parce  que  je  l'aimerais  trop,  mais  parce  que 
j'aimerais  certainement  une  autre  femme  que  je  resterais 
à  désirer,  à  attendre,  pendant  des  heures  dont  je  n'oserais 
pas  distraire  une  parcelle  pour  Gilberte  qui  ne  me  serait 
plus  rien.  Et  sans  doute  en  ce  moment  même,  où  (puisque 
j'étais  résolu  à  ne  plus  la  voir,  à  moins  d'une  demande 
formelle  d'explications,  d'une  complète  déclaration  d'a- 
mour de  sa  part,  lesquelles  n'avaient  plus  aucune  chanc  e 
de  venir),  j'avais  déjà  perdu  Gilberte,  et  l'aimais  davan- 
tage, je  sentais  tout  ce  qu'elle  était  pour  moi,  mieux  que 
l'année  précédente  quand,  passant  tous  mes  après-midi 
avec  elle,  selon  que  je  voulais,  je  croyais  que  rien  ne 
menaçait  notre  amitié,  sans  doute  en  ce  moment  l'idée  que 
j'éprouverais  un  jour  les  mêmes  sentiments  pour  une 
autre  m'était  odieuse,  car  cette  idée  m'enlevait  outre 
Gilberte,  mon  amour  et  ma  souffrance.  Mon  amour, 
ma  souffrance,  où  en  pleurant  j'essayais  de  saisir  juste- 
ment ce  qu'était  Gilberte,  et  desquels  il  me  fallait  recon- 
naître qu'ils  ne  lui  appartenaient  pas  spécialement  et 


92  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

seraient,  tôt  ou  tard,  le  lot  de  telle  ou  telle  femme.  De 
sorte  —  c'était  du  moins  alors  ma  manière  de  penser  — 
qu'on  est  toujours  détaché  des  êtres;  quand  on  aime,  on 
sent  que  cet  amour  ne  porte  pas  leur  nom,  pourra  dans 
l'avenir  renaître,  aurait  même  pu,  dans  le  passé,  naître 
pour  une  autre  et  non  pour  celle-là.  Et  dans  le  temps  où 
l'on  n'aime  pas,  si  l'on  prend  philosophiquement  son 
parti  de  ce  qu'il  y  a  de  contradictoire  dans  l'amour, 
c'est  que  cet  amour  dont  on  parle  à  son  aise  on  ne  l'éprouve 
pas  alors,  donc  on  ne  le  connaît  pas,  la  connaissance  en 
ces  matières  étant  intermittente  et  ne  survivant  pas  à  la 
présence  effective  du  sentiment.  Cet  avenir  où  je  n'aime- 
rais plus  Gilberte  et  que  ma  souffrance  m'aidait  à  deviner 
sans  que  mon  imagination  pût  encore  se  le  représenter 
clairement,  certes  il  eût  été  temps  encore  d'avertir  Gil- 
berte qu'il  se  formerait  peu  à  peu,  que  sa  venue  était 
sinon  imminente,  du  moins  inéluctable,  si  elle-même, 
Gilberte,  ne  venait  pas  à  mon  aide  et  ne  détruisait  pas 
dans  son  germe  ma  future  indifférence.  Combien  de  fois 
ne  fus-je  pas  sur  le  point  d'écrire,  ou  d'aller  dire  à  Gil- 
berte :  «  Prenez  garde,  j'en  ai  pris  la  résolution,  la  dé- 
marche que  je  fais  est  une  démarche  suprême.  Je  vous  vois 
pour  la  dernière  fois.  Bientôt  je  ne  vous  aimerai  plus.  » 
A  quoi  bon  ?  De  quel  droit  eusse- je  reproché  à  Gilberte 
une  indifférence  que,  sans  me  croire  coupable  pour  cela, 
je  manifestais  à  tout  ce  qui  n'était  pas  elle  ?  La  dernière 
fois  !  A  moi,  cela  me  paraissait  quelque  chose  d'immense, 
parce  que  j'aimais  Gilberte.  A  elle  cela  lui  eût  fait  sans 
doute  autant  d'impression  que  ces  lettres  où  des  amis 
demandent  à  nous  faire  une  visite  avant  de  s'expatrier, 
visite  que,  comme  aux  ennuyeuses  femmes  qui  nous 


LE   CHAGRIN   DE  LA  SÉPARATION   ET  l'OUBLI  93 

aiment,  nous  leur  refusons  parce  que  nous  avons  des 
plaisirs  devant  nous.  Le  temps  dont  nous  disposons  chaque 
jour  est  élastique  ;  les  passions  que  nous  ressentons  le 
dilatent,  celles  que  nous  inspirons  le  rétrécissent,  et 
l'habitude  le  remplit. 

D'ailleurs,  j'aurais  eu  beau  parler  à  Gilberte,  elle  ne 
m'aurait  pas  entendu.  Nous  nous  imaginons  toujours 
quand  nous  parlons,  que  ce  sont  nos  oreilles,  notre  esprit 
qui  écoutent.  Mes  paroles  ne  seraient  parvenues  à  Gil- 
berte que  déviées,  comme  si  elles  avaient  eu  à  traverser 
le  rideau  mouvant  d'une  cataracte  avant  d'arriver  à 
mon  amie,  méconnaissables,  rendant  un  son  ridicule, 
n'ayant  plus  aucune  espèce  de  sens.  La  vérité  qu'on  met 
dans  les  mots  ne  se  fraye  pas  son  chemin  directement, 
n'est  pas  douée  d'une  évidence  irrésistible.  Il  faut  qu'assez 
de  temps  passe  pour  qu'une  vérité  de  même  ordre  ait 
pu  se  former  en  eux.  Alors  l'adversaire  politique  qui, 
malgré  tous  les  raisonnements  et  toutes  les  preuves,  tenait 
le  sectateur  de  la  doctrine  opposée  pour  un  traître, 
partage  lui-même  la  conviction  détestée  à  laquelle  celui 
qui  cherchait  inutilement  à  la  répandre  ne  tient  plus. 
Alors  le  chef-d'œuvre  qui  pour  les  admirateurs  qui  le 
lisaient  haut  semblait  montrer  en  soi  les  preuves  de 
son  excellence  et  n'offrait  à  ceux  qui  écoutaient  qu'une 
image  insane  ou  médiocre,  sera  par  eux  proclamé  chef- 
d'œuvre,  trop  tard  pour  que  l'auteur  puisse  l'apprendre. 
Pareillement  en  amour  les  barrières,  quoi  qu'on  fasse, 
ne  peuvent  être  brisées  du  dehors  par  celui  qu'elles  dé- 
sespèrent ;  et  c'est  quand  il  ne  se  souciera  plus  d'elles, 
que,  tout  à  coup,  par  l'effet  du  travail  venu  d'un  autre 
côté,  accompli  à  l'intérieur  de  celle  qui  n'aimait  pas, 


^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ces  barrières,  attaquées  jadis  sans  succès,  tomberont  sans 
utilité.  Si  j'étais  venu  annoncer  à  Gilberte  mon  indiffé- 
rence future  et  le  moyen  de  la  prévenir,  elle  aurait  induit 
de  cette  démarche  que  mon  amour  pour  elle,  le  besoin 
que  j 'avais  d'elle,  étaient  encore  plus  grands  qu'elle  n'avait 
cru,  et  son  ennui  de  me  voir  en  eût  été  augmenté.  Et  il 
est  bien  vrai,  du  reste,  que  c'est  cet  amour  qui  m'aidait, 
par  ies  états  d'esprits  disparates  qu'il  faisait  se  succéder  en 
moi,  à  prévoir,  mieux  qu'elle,  la  fin  de  cet  amour.  Pour- 
tant, un  tel  avertissement,  je  l'eusse  peut-être  adressé, 
par  lettre  ou  de  vive  voix,  à  Gilberte,  quand  assez  de 
temps  eut  passé,  me  la  rendant  ainsi,  il  est  vrai,  moins 
indispensable,  mais  aussi  ayant  pu  lui  prouver  qu'elle  ne 
me  l'était  pas.  Malheureusement,  certaines  personnes  bien 
ou  mal  intentionnées  lui  parlèrent  de  moi  d'une  façon  qui 
dut  lui  laisser  croire  qu'elles  le  faisaient  à  ma  prière. 
Chaque  fois  que  j'appris  ainsi  que  Cottard,  ma  mère  elle- 
mênae,  et  jusqu'à  M,  de  Norpois,  avaient,  par  de  mala- 
droites paroles,  rendu  inutile  tout  le  sacrifice  que  je  venais 
d'accomplir,  gâché  tout  le  résultat  de  ma  réserve  en  me 
donnant  faussement  l'air  d'en  être  sorti,  j'avais  un  double 
ennui.  D'abord  je  ne  pouvais  plus  faire  dater  que  de  ce 
jour-là  ma  pénible  et  fructueuse  abstention  que  ces 
fâcheux  avaient  à  mon  insu  interrompue  et  par  conséquent 
annihilée.  Mais,  de  plus,  j'eusse  eu  moins  de  plaisir  à  voir 
Gilberte  qui  me  croyait  maintenant  non  plus  dignement 
résigné,  mais  manœuvrant  dans  l'ombre  pour  une  entre- 
vue qu'elle  avait  dédaigné  de  m'accorder.  Je  maudissais 
ces  vains  havardages  de  gens  qui  souvent,  sans  même 
l'intention  de  nuire  ou  de  rendre  service,  pour  rien,  poor 
parler,  ^quelquefois  parce  que  nous  n'avons  pas  p«  nous 


LE   CHAGRIN   DE  LA  SÉPARATION   ET  L' OUBLI  95 

empêcher  de  le  faire  devant  eux  et  qu'ils  sont  indiscrets 
(comme  nous),  nous  causent,  à  point  nommé,  tant  de 
mal.  Il  est  vrai  que  dans  la  funeste  besogne  accomplie 
pour  la  destruction  de  notre  amour,  ils  sont  loin  de  jouer 
un  rôle  égal  à  deux  personnes  qui  ont  pour  habitude 
l'une  par  excès  de  bonté  et  l'autre  de  méchanceté  de  tout 
défaire  au  moment  que  tout  allait  s'arranger.  Mais  ces 
deux  personnes-là  nous  ne  leur  en  voulons  pas  comme  aux 
inopportuns  Cottard,  car  la  dernière  c'est  la  personne  que 
nous  aimons  et  la  première,  c'est  nous-méme. 

Cependant,  comme  presque  chaque  fois  que  j'allais  la 
voir,  Mme  Swann  m'invitait  à  venir  goûter  avec  sa  fille 
et  me  disait  de  répondre  directement  à  celle-ci,  j'écrivais 
souvent  à  Gilberte,  et  dans  cette  correspondance  je  ne 
choisissais  pas  les  phrases  qui  eussent  pu,  me  semblait-il, 
la  persuader,  je  cherchais  seulement  à  frayer  le  Ht  le  plus 
doux  au  ruissellement  de  mes  pleurs.  Car  le  regret  comme 
le  désir  lïe  cherche  pas  à  s'analyser,  mais  à  se  satisfaire  ; 
quand  on  commence  d'aimer,  on  passe  le  temps  non  à 
savoir  ce  qu'est  son  amour,  mais  à  préparer  les  possibilités 
des  rendez-vous  du  lendemain.  Quand  on  renonce,  on 
cherche  non  à  connaître  son  chagrin,  mais  à  offrir  de  lui 
à  celle  qui  le  cause  l'expression  qui  nous  paraît  la  plus 
tendre.  On  dit  des  choses  qu'on  éprouve  le  besoin  de  dire 
et  que  l'autre  ne  comprendra  pas,  on  ne  parle  que  pour 
soi-même.  J'écrivais  :  «  J'avais  cru  que  ce  ne  serait  pas 
possible.  Hélas  !  je  vois  que  ce  n'est  pas  si  difficile.  »  Je 
disais  aussi  «  je  ne  vous  verrai  probablement  plus  »,  je 
le  disais  en  continuant  à  me  garder  d'une  froideur  qu'elle 
eût  pu  croire  affectée,  et  ces  mots,  en  les  écrivant,  me 
faisaient  pleurer  parce  que  je  sentais  qu'ils  exprimaient 


9^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

non  ce  que  j'aurais  voulu  croire,  mais  ce  qui  arriverait  en 
réalité.  Car  à  la  prochaine  demande  de  rendez-vous  qu'elle 
me  ferait  adresser,  j'aurais  encore  comme  cette  fois  le 
courage  de  ne  pas  céder  et,  de  refus  en  refus,  j'arriverais 
peu  à  peu  au  moment  où  à  force  de  ne  plus  l'avoir  vue 
je  ne  désirerais  pas  la  voir.  Je  pleurais  mais  je  trouvais 
le  courage,  je  connaissais  la  douceur,  de  sacrifier  le 
bonheur  d'être  auprès  d'elle  à  la  possibilité  de  lui  paraître 
agréable  un  jour,  un  jour  où,  hélas  !  lui  paraître  agréable 
me  serait  indifférent.  L'hypothèse  même,  pourtant  si 
peu  vraisemblable,  qu'en  ce  moment,  comme  elle  l'avait 
prétendu  pendant  la  dernière  visite  que  je  lui  avais  faite, 
elle  m'aimât,  que  ce  que  je  prenais  pour  l'ennui  qu'on 
éprouve  auprès  de  quelqu'un  dont  on  est  las,  ne  fût  dû 
qu'à  une  susceptibilité  jalouse,  à  une  feinte  d'indiffé- 
rence analogue  à  la  mienne,  ne  faisait  que  rendre  ma 
résolution  moins  cruelle.  Il  me  semblait  alors  que,  dans  quel- 
ques années,  après  que  nous  nous  serions  oubliés  l'un 
l'autre,  quand  je  pourrais  rétrospectivement  lui  dire  que 
cette  lettre  qu'en  ce  moment  j'étais  entrain  de  lui  écrire 
n'avait  été  nullement  sincère,  elle  me  répondrait  :  «  Com- 
ment, vous,  vous  m'aimiez  ?  Si  vous  saviez  comme  je 
l'attendais,  cette  lettre,  comme  j'espérais  un  rendez- vous, 
comme  elle  me  fit  pleurer.  »  La  pensée,  pendant  que  je 
lui  écrivais,  aussitôt  rentré  de  chez  sa  mère,  que  j'étais 
peut-être  en  train  de  consommer  précisément  ce  malen- 
tendu-là, cette  pensée  par  sa  tristesse  même,  par  le 
plaisir  d'imaginer  que  j'étais  aimé  de  Gilberte,  me  pous- 
sait à  continuer  ma  lettre. 

Quand  Gilberte  qui  d'habitude  donnait  ses  goûters 


LE   CHAGRIN   DE  LA  SÉPARATION   ET  l'OUBLI  97 

le  jour  où  recevait  sa  mère,  devait  au  contraire  être 
absente  et  qu'à  cause  de  cela  je  pouvais  aller  au  «  Chou- 
fleury  »  de  Mme  Swann,  je  la  trouvais  vêtue  de  quelque 
belle  robe,  certaines  en  taffetas,  d'autres  en  faille,  ou  en 
velours,  ou  en  crêpe  de  Chine,  ou  en  satin,  ou  en  soie, 
et  qui,  non  point  lâches  commes  les  déshabillés  qu'elle 
revêtait  ordinairement  à  la  maison,  mais  combinées, 
comme  pour  la  sortie  au  dehors,  donnaient  cet  après- 
midi-là  à  son  oisiveté  chez  elle  quelque  chose  d'alerte 
et  d'agissant. 

Dans  la  confusion  du  salon,  venant  de  reconduire  une 
visite,  ou  prenant  une  assiette  de  gâteaux  pour  les  offrir 
à  une  autre,  Mme  Swann  en  passant  près  de  moi  me  pre- 
nait une  seconde  à  part  :  «  Je  suis  spécialement  chargée 
par  Gilberte  de  vous  inviter  à  déjeuner  pour  après-demain. 
Comme  je  n'étais  pas  certaine  de  vous  voir,  j'allais 
vous  écrire  si  vous  n'étiez  pas  venu.  »  Je  continuais  à 
résister.  Et  cette  résistance  me  coûtait  de  moins  en  moins, 
parce  qu'on  a  beau  aimer  le  poison  qui  vous  fait  du  mal, 
quand  on  en  est  privé  par  quelque  nécessité,  depuis  déjà 
un  certain  temps,  on  ne  peut  pas  ne  pas  attacher  quelque 
prix  au  repos  qu'on  ne  connaissait  plus,  à  l'absence 
d'émotions  et  de  souffrances.  Si  l'on  n'est  pas  tout  à  fait 
sincère  en  se  disant  qu'on  ne  voudra  jamais  revoir  celle 
qu'on  aime,  on  ne  le  serait  pas  non  plus  en  disant  qu'on 
veut  la  revoir.  Car,  sans  doute,  on  ne  peut  supporter  son 
absence  qu'en  se  la  promettant  courte,  en  pensant  au 
jour  où  on  se  retrouvera,  mais  d'autre  part,  on  sent  à 
quel  point  ces  rêves  quotidiens  d'une  réunion  prochaine 
et  sans  cesse  ajournée  sont  moins  douloureux  que  ne 
serait  une  entrevue  qui  pourrait  être  suivie  de  jalousie, 

7 


98  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  sorte  que  la  nouvelle  qu'on  va  revoir  celle  qu'on 
aime  donnerait  une  commotion  peu  agréable.  Ce  qu'on 
recule  maintenant  de  jour  en  jour,  ce  n'est  plus  la  fin 
de  l'intolérable  anxiété  causée  par  la  séparation  c'est 
le  recommencement  redouté  d'émotions  sans  issue.  Comme 
à  une  telle  entrevue  on  préfère  le  souvenir  docile  qu'on 
complète  à  son  gré  de  rêveries  où  celle  qui,  dans  la  réalité, 
ne  vous  aime  pas,  vous  fait  au  contraire  des  déclarations, 
quand  vous  êtes  tout  seul  ;  ce  souvenir  qu'on  peut  arriver 
en  y  mêlant  peu  à  peu  beaucoup  de  ce  qu'on  désire  à 
rendre  aussi  doux  qu'on  veut,  comme  on  le  préfère  à 
l'entretien  ajourné  où  on  aurait  affaire  à  un  être  à  qui 
on  ne  dicterait  plus  à  son  gré  les  paroles  qu'on  désire, 
mais  dont  on  subirait  les  nouvelles  froideurs,  les  violences 
inattendues.  Nous  savons  tous  quand  nous  n'aimons  plus, 
que  l'oubli,  même  le  souvenir  vague  ne  causent  pas  tant 
de  souffrances  que  l'amour  malheureux.  C'est  d'un  tel 
oubli  anticipé  que  je  préférais,  sans  me  l'avouer,  la  repo- 
sante douceur. 

D'ailleurs,  ce  qu'une  telle  cure  de  détachement  psy- 
chique et  d'isolement  peut  avoir  de  pénible,  le  devient  de 
moins  en  moins  pour  une  autre  raison,  c'est  qu'elle  afïai- 
bUt,  en  attendant  de  la  guérir,  cette  idée  fixe  qu'est  un 
amour.  Le  mien  était  encore  assez  fort  pour  que  je  tinsse 
à  reconquérir  tout  mon  prestige  aux  yeux  de  Gilberte, 
lequel,  par  ma  séparation  volontaire  devait,  me  sem- 
blait-il, grandir  progressivement,  de  sorte  que  chacune  de 
ces  calmes  et  tristes  journées  où  je  ne  la  voyais  pas, 
venant  l'une  après  l'autre,  sans  interniption,  sans 
prescription  (quand  un  fâcheux  ne  se  mêlait  pas  de  mes 
affaires),  était  une  journée  non  pas  perdue,  mais  gagnée. 


LE   CHAGRIN   DE  LA  SEPARATION   ET  L  OUBLI  99 

Inutilement  gagnée  peut-être,  car  bientôt  on  pourrait 
me  déclarer  guéri.  La  résignation,  modalité  de  l'habitude, 
permet  à  certaines  forces  de  s'accroître  indéfiniment. 
Celles,  si  infimes  que  j'avais  pour  supporter  mon  chagrin, 
le  premier  soir  de  ma  brouille  avec  Gilberte,  avaient  été 
portées  depuis  lors  à  une  puissance  incalculable.  Seule- 
ment la  tendance  de  tout  ce  qui  existe  à  se  prolonger, 
est  parfois  coupée  de  brusques  impulsions  auxquelles 
nous  nous  concédons  avec  d'autant  moins  de  scrupules 
de  nous  laisser  aller  que  nous  savons  pendant  combien 
de  jours,  de  mois,  nous  avons  pu,  nous  pourrions  encore, 
nous  priver.  Et  souvent,  c'est  quand  la  bourse  où  l'on 
épargne  va  être  pleine  qu'on  la  vide  tout  d'un  coup,  c'est 
sans  attendre  le  résultat  du  traitement  et  quand  déjà 
on  s'est  habitué  à  lui,  qu'on  le  cesse.  Et  un  jour  où 
Mme  Swann  me  redisait  ses  habituelles  paroles  sur  le 
plaisir  que  Gilberte  aurait  à  me  voir,  mettant  ainsi  le 
bonheur  dont  je  me  privais  déjà  depuis  si  longtemps 
comme  à  la  portée  de  ma  main,  je  fus  bouleversé  en  com- 
prenant qu'il  était  encore  possible  de  le  goûter  ;  et  j'eus 
peine  à  attendre  le  lendemain  ;  je  venais  de  me  résoudre 
à  aller  surprendre  Gilberte  avant  son  dîner. 

Ce  qui  m'aida  à  patienter  tout  l'espace  d'une  journée 
fut  un  projet  que  je  fis.  Du  moment  que  tout  était  oublié, 
que  j'étais  réconcilié  avec  Gilberte,  je  ne  voulais  plus  la 
voir  qu'en  amoureux.  Tous  les  jours,  elle  recevrait  de 
raioi  les  plus  belles  fleurs  qui  fussent.  Et  si  Mme  Swann, 
bien  qu'elle  n'eût  pas  le  droit  d'être  une  mère  trop  sévère 
ne  me  permettait  pas  des  envois  de  fleurs  quotidiens,  je 
trouverais  des  cadeaux  plus  précieux  et  moins  fréquents. 
Mes  parents  ne  me  donnaient  pas  assez  d'argent  pour 


100  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

acheter  des  choses  chères.  Je  songeai  à  une  grande  potiche 
de  vieux  Chine  qui  me  venait  de  ma  tante  Léonie  et 
dont  maman  prédisait  chaque  jour  que  Françoise  allait 
venir  en  lui  disant  :  «  A  s'est  décollée  »  et  qu'il  n'en  reste- 
rait rien.  Dans  ces  conditions  n'était-il  pas  plus  sage  de 
la  vendre,  de  la  vendre  pour  pouvoir  faire  tout  le  plaisir 
que  je  voudrais  à  Gilberte.  Il  me  semblait  que  je  pour- 
rais bien  en  tirer  mille  francs.  Je  la  fis  envelopper,  l'ha- 
bitude m'avait  empêché  de  jamais  la  voir  ;  m'en  séparer 
eut  au  moins  un  avantage  qui  fut  de  me  faire  faire  sa 
connaissance.  Je  l'emportai  avec  moi  avant  d'aller 
chez  les  Swann,  et  en  donnant  leur  adresse  au  cocher,  je 
lui  dis  de  prendre,  par  les  Champs-Elysées,  au  coin  des- 
quels était  le  magasin  d'un  grand  marchand  de  chinoiseries 
que  connaissait  mon  père.  A  ma  grande  surprise,  il  m'offrit 
séance  tenante  de  la  potiche,  non  pas  mille,  mais  dix 
mille  francs.  Je  pris  ces  billets  avec  ravissement  ;  pendant 
toute  une  année,  je  pourrais  combler  chaque  jour  Gilberte 
de  roses  et  de  lilas.  Quand  je  fus  remonté  dans  la  voiture 
en  quittant  le  marchand,  le  cocher,  tout  naturellement, 
comme  les  Swann  demeuraient  près  du  Bois,  se  trouva, 
au  lieu  du  chemin  habituel,  descendre  l'avenue  des 
Champs-Elysées.  Il  avait  déjà  dépassé  le  coin  de  la  rue  de 
Berri,  quand,  dans  le  crépuscule,  je  crus  reconnaître,  très 
près  de  la  maison  des  Swann  mais  allant  dans  la  direction 
inverse  et  s'en  éloignant,  Gilberte  qui  marchait  lentement 
quoique  d'un  pas  délibéré  à  côté  d'un  jeune  homme  avec 
qui  elle  causait  et  duquel  je  ne  pus  distinguer  le  visage. 
Je  me  soulevai  dans  la  voiture,  voulant  faire  arrêter, 
puis  j'hésitai.  Les  deux  promeneurs  étaient  déjà  un  peu 
loin  et  les  deux  lignes  douces  et  parallèles  que  traçait  leur 


LE   CHAGRIN   DE  LA   SÉPARATION   ET  L'OUBLI  IOI 

lente  promenade  allaient  s'estompant  dans  l'ombre 
élyséenne.  Bientôt,  j'arrivai  devant  la  maison  de  Gilberte. 
Je  fus  reçu  par  Mme  Swann  :  «  Oh  !  elle  va  être  désolée, 
me  dit-elle,  je  ne  sais  pas  comment  elle  n'est  pas  là.  Elle 
a  eu  très  chaud  tantôt  à  un  cours,  elle  m'a  dit  qu'elle  vou- 
lait aller  prendre  un  peu  l'air  avec  une  de  ses  amies.  » 
«Je  crois  que  je  l'ai  aperçue  avenue  des  Champs-Elysées.  » 
«  Je  ne  pense  pas  que  ce  fût  elle.  En  tous  cas  ne  le  dites 
pas  à  son  père,  il  n'aime  pas  qu'elle  sorte  à  ces  heures-là. 
Good  evening  ».  Je  partis,  dis  au  cocher  de  reprendre 
le  même  chemin,  mais  ne  retrouvai  pas  les  deux  prome- 
neurs. Où  avaient-ils  été  ?  Que  se  disaient-ils  dans  le  soir 
de  cet  air  confidentiel  ? 

Je  rentrai,  tenant  avec  désespoir  les  dix  mille  francs 
inespérés  qui  avaient  dû  me  permettre  de  faire  tant 
de  petits  plaisirs  à  cette  Gilberte  que,  maintenant,  j'étais 
décidé  à  ne  plus  revoir.  Sans  doute,  cet  arrêt  chez  le 
marchand  de  chinoiseries  m'avait  réjoui  en  me  faisant 
espérer  que  je  ne  verrais  plus  jamais  mon  amie  que 
contente  de  moi  et  reconnaissante.  Mais  si  je  n'avais  pas 
fait  cet  arrêt,  si  la  voiture  n'avait  pas  pris  par  l'avenue 
des  Champs-Elysées,  je  n'eusse  pas  rencontré  Gilberte 
et  ce  jeune  homme.  Ainsi  un  même  fait  porte  des 
rameaux  opposites  et  le  malheur  qu'il  engendre  annule 
le  bonheur  qu'il  avait  causé.  Il  m'était  arrivé  le  contraire 
de  ce  qui  se  produit  si  fréquemment.  On  désire  une  joie, 
et  le  moyen  matériel  de  l'atteindre  fait  défaut.  «  Il  est 
triste,  a  dit  La  Bruyère,  d'aimer  sans  une  grande  fortune  ». 
Il  ne  reste  plus  qu'à  essayer  d'anéantir  peu  à  peu  le  désir 
de  cette  joie.  Pour  moi,  au  contraire  le  moyen  matériel 
avait  été  obtenu,  mais,  au  même  moment,  sinon  par  un 


102  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

effet  logique,  du  moins  par  une  conséquence  fortuite  de 
cette  réussite  première,  la  joie  avait  été  dérobée.  Il  semble, 
d'ailleurs,  qu'elle  doive  nous  l'être  toujours.  D'ordinaire, 
il  est  vrai,  pas  dans  la  même  soirée  où  nous  avons  acquis 
ce  qui  la  rend  possible.  Le  plus  souvent  nous  continuons 
de  nous  évertuer  et  d'espérer  quelque  temps.  Mais  le 
bonheur  ne  peut  jamais  avoir  lieu.  Si  les  circonstances 
arrivent  à  être  surmontées,  la  nature  transporte  la 
lutte  du  dehors  au  dedans  et  fait  peu  à  peu  changer 
assez  notre  cœur  pour  qu'il  désire  autre  chose  que  ce  qu'il 
va  posséder.  Et  si  la  péripétie  a  été  si  rapide  que  notre 
cœur  n'a  pas  eu  le  temps  de  changer,  la  nature  ne  déses- 
père pas  pour  cela  de  nous  vaincre,  d'une  manière  plus 
tardive  il  est  vrai,  plus  subtile,  mais  aussi  efficace.  C'est 
alors  à  la  dernière  seconde  que  la  possession  du  bonheur 
nous  est  enlevée,  ou  plutôt  c'est  cette  possession  même 
que  par  une  ruse  diabolique  la  nature  charge  de  détruire 
le  bonheur.  Ayant  échoué  dans  tout  ce  qui  était  du 
domaine  des  faits  et  de  la  vie,  c'est  une  impossibilité  der- 
nière, l'impossibilité  psychologique  du  bonheur  que  la 
nature  crée.  Le  phénomène  du  bonheur  ne  se  produit 
pas  ou  donne  lieu  aux  réactions  les  plus  amères. 

Je  serrai  les  dix  mille  francs.  Mais  ils  ne  me  servaient 
plus  à  rien.  Je  les  dépensai  du  reste  encore  plus  vite  que 
si  j'eusse  envoyé  tous  les  jours  des  fleurs  à  Gilberte,  car 
quand  le  soir  venait,  j'étais  si  malhem-eux  que  je  ne  pou- 
vais rester  chez  moi  et  allais  pleurer  dans  les  bras  de 
femmes  que  je  n'aimais  pas.  Quant  à  chercher  à  faire  un 
plaisir  quelconque  à  Gilberte,  je  ne  le  souhaitais  plus  ; 
maintenant  retourner  dans  la  maison  de  Gilberte  n'eût 
pu  que  me  faire  souffrir.  Même  revoir  Gilberte  qui  m'eût 


LE   CHAGRIN   DE   LA   SEPARATION   ET  L  OUBLI  IO3 

été  si  délicieux  la  veille  ne  m'eût  plus  suffi.  Car  j'aurais 
été  inquiet  tout  le  temps  où  je  n'aurais  pas  été  près  d'elle. 
C'est  ce  qui  fait  qu'une  femme  par  toute  nouvelle  souf- 
france qu'elle  nous  inflige,  souvent  sans  le  savoir,  aug- 
mente son  pouvoir  sur  nous,  mais  aussi  nos  exigences 
envers  elle.  Par  ce  mal  qu'elle  nous  a  fait,  la  femme  nous 
cerne  de  plus  en  plus,  redouble  nos  chaînes,  mais  aussi 
celles  dont  il  nous  aurait  jusque-là  semblé  suffisant  de 
la  garrotter  pour  que  nous  nous  sentions  tranquilles.  La 
veille,  encore,  si  je  n'avais  pas  cru  ennuyer  Gilberte,  je 
me  serais  contenté  de  réclamer  de  rares  entrevues,  les- 
quelles maintenant  ne  m'eussent  plus  contenté  et  que 
j'eusse  remplacé  par  bien  d'autres  conditions.  Car  en 
amour,  au  contraire  de  ce  qui  se  passe  après  les  combats, 
on  les  fait  plus  dures,  on  ne  cesse  de  les  aggraver,  plus  on 
est  vaincu,  si  toutefois  on  est  en  situation  de  les  imposer. 
Ce  n'était  pas  mon  cas  à  l'égard  de  Gilberte.  Aussi  je 
préférai  d'abord  ne  pas  retourner  chez  sa  mère.  Je  conti- 
nuais bien  à  me  dire  que  Gilberte  ne  m'aimait  pas,  que 
je  le  savais  depuis  assez  longtemps,  que  je  pouvais  la 
revoir  si  je  voulais,  et,  si  je  ne  le  voulais  pas,  l'oublier  à 
la  longue.  Mais  ces  idées,  comme  un  remède  qui  n'agit 
pas  contre  certaines  affections,  étaient  sans  aucune  espèce 
de  pouvoir  efficace  contre  ces  deux  hgnes  parallèles  que 
je  revoyais  de  temps  à  autre,  de  Gilberte  et  du  jeune 
homme  s'enfonçant  à  petits  pas  dans  l'avenue  des  Champs- 
Elysées.  C'était  un  mal  nouveau  qui  lui  aussi  finirait  par 
s'user,  c'était  une  image  qui  un  jour  se  présenterait  à 
mon  esprit  entièrement  décantée  de  tout  ce  qu'elle  conte- 
nait de  nocif,  comme  ces  poisons  mortels  qu'on  manie  sans 
danger,  comme  un  peu  de  dynamite  à  quoi  on  peut  allumer 


104  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sa  cigarette  sans  crainte  d'explosion.  En  attendant, 
il  y  avait  en  moi  une  autre  force  qui  luttait  de  toute  sa 
puissance,  contre  cette  force  malsaine  qui  me  représentait 
sans  changement  la  promenade  de  Gilberte  dans  le 
crépuscule  :  pour  briser  les  assauts  renouvelés  de  ma 
mémoire,  travaillait  utilement  en  sens  inverse  mon  ima- 
gination. La  première  de  ces  deux  forces,  certes,  continuait 
à  me  montrer  ces  deux  promeneurs  de  l'avenue  des 
Champs-Elysées,  et  m'offrait  d'autres  images  désagréables 
tirées  du  passé,  par  exemple  Gilberte  haussant  les  épaules 
quand  sa  mère  lui  demandait  de  rester  avec  moi.  Mais  la 
seconde  force  travaillant  sur  le  canevas  de  mes  espérances, 
dessinait  un  avenir  bien  plus  complaisamment  développé 
que  ce  pauvre  passé  en  somme  si  restreint.  Pour  une 
minute  où  je  revoyais  Gilberte  maussade,  combien  n'y 
en  avait-il  pas  où  je  combinais  une  démarche  qu'elle 
ferait  faire  pour  notre  réconciliation,  pour  nos  fiançailles 
peut-être.  Il  est  vrai  que  cette  force  que  l'imagination 
dirigeait  vers  l'avenir,  elle  la  puisait  malgré  tout  dans  le 
passé.  Au  fur  et  à  mesiue  que  s'effacerait  mon  ennui  que 
Gilberte  eût  haussé  les  épaules,  diminuerait  aussi  le 
souvenir  de  son  charme,  souvenir  qui  me  faisait  souhaiter 
qu'elle  revînt  vers  moi.  Mais  j'étais  encore  bien  loin  de 
cette  mort  du  passé.  J'aimais  toujours  celle  qu'il  est  vrai 
que  je  croyais  détester.  Mais  chaque  fois  qu'on  me  trouvait 
bien  coiffé,  ayant  bonne  mine,  j'aurais  voulu  qu'elle  fût 
là.  J'étais  irrité  du  désir  que  beaucoup  de  gens  mani- 
festèrent à  cette  époque  de  me  recevoir  et  chez  lesquels 
je  refusai  d'aller.  Il  y  eut  une  scène  à  la  maison  parce  que 
je  n'accompagnai  pas  mon  père  à  un  dîner  officiel  où  il 
devait  y  avoir  les  Bontemps  avec  leur  nièce  Albertine, 


LE  CHAGRIN   DE  LA  SÉPARATION   ET  l'OUBLI  IO5 

petite  jeune  fille  presque  encore  enfant.  Les  différentes 
périodes  de  notre  vie  se  chevauchent  ainsi  l'une  l'autre. 
On  refuse  dédaigneusement  à  cause  de  ce  qu'on  aime  et 
qui  vous  sera  un  jour  si  égal,  de  voir  ce  qui  vous  est  égal 
aujourd'hui,  qu'on  aimera  demain,  qu'on  aurait  peut- 
être  pu,  si  on  avait  consenti  à  le  voir,  aimer  plus  tôt,  et 
qui  eût  ainsi  abrégé  vos  souffrances  actuelles,  pour  les 
remplacer  il  est  vrai  par  d'autres.  Les  miennes  allaient 
se  modifiant.  J'avais  l'étonnement  d'apercevoir  au  fond 
de  moi-même,  un  jour  un  sentiment,  le  jour  suivant  un 
autre,  généralement  inspirés  par  telle  espérance  ou  telle 
crainte  relatives  à  Gilberte.  A  la  Gilberte  que  je  portais 
en  moi.  J'aurais  dû  me  dire  que  l'autre,  la  réelle,  était 
peut-être  entièrement  différente  de  celle-là,  ignorait  tous 
les  regrets  que  je  lui  prêtais,  pensait  probablement  beau- 
coup moins  à  moi  non  seulement  que  moi  à  elle,  mais  que 
je  ne  la  faisais  elle-même  penser  à  moi  quand  j'étais  seul 
en  tête  à  tête  avec  ma  Gilberte  fictive,  cherchais  quelles 
pouvaient  être  ses  vraies  intentions  à  mon  égard  et  l'ima- 
ginais ainsi,  son  attention  toujours  tournée  vers  moi. 

Pendant  ces  périodes  où,  tout  en  s'affaibHssant,  per- 
siste le  chagrin,  il  faut  distinguer  entre  celui  que  nous  cause 
la  pensée  constante  de  la  personne  elle-même,  et  celui 
que  raniment  certains  souvenirs,  telle  phrase  méchante 
dite,  tel  verbe  employé  dans  une  lettre  qu'on  a  reçue. 
En  réservant  de  décrire  à  l'occasion  d'un  amour  ultérieur 
les  formes  diverses  du  chagrin,  disons  que  de  ces  deux-là, 
la  première  est  infiniment  moins  cruelle  que  la  seconde. 
Cela  tient  à  ce  que  notre  notion  de  la  personne  vivant 
toujours  en  nous,  y  est  embellie  de  l'auréole  que  nous  ne 
tardons  pas  à  lui  rendre,  et  s'empreint  sinon  des  douceurs 


I06  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fréquentes  de  l'espoir,  tout  au  moins  du  calme  d'une 
tristesse  permanente.  (D'ailleurs,  il  est  à  remarquer  que 
l'image  d'une  personne  qui  nous  fait  souffrir  tient  peu 
de  place,  dans  ces  complications  qui  aggravent  un  chagrin 
d'amour,  le  prolongent  et  l'empêchent  de  guérir,  comme 
dans  certaines  maladies  la  cause  est  hors  de  proportions 
avec  la  fièvre  consécutive  et  la  lenteur  à  entrer  en  conva- 
lescence.) Mais  si  l'idée  de  la  personne  que  nous  aimons 
reçoit  le  reflet  d'une  intelligence  généralement  optimiste, 
il  n'en  est  pas  de  même  de  ces  souvenirs  particuliers,  de 
ces  propos  méchants,  de  cette  lettre  hostile  (je  n'en  reçus 
qu'une  seule  qui  le  fût,  de  Gilberte),  on  dirait  que  la 
personne  elle-même  réside  dans  ces  fragments  pourtant 
si  restreints  et  portée  à  une  puissance  qu'elle  est  bien  loin 
d'avoir  dans  l'idée  habituelle  que  nous  formons  d'elle 
tout  entière.  C'est  que  la  lettre  nous  ne  l'avons  pas  comme 
l'image  de  l'être  aimé,  contemplé  dans  le  calme  mélan- 
colique du  regret  ;  nous  l'avons  lue,  dévorée,  dans  l'an- 
goisse aiïreuse  dont  nous  étreignait  un  malheur  inattendu. 
La  formation  de  cette  sorte  de  chagrins  est  autre  ;  ils 
nous  viennent  du  dehors  et  c'est  par  le  chemin  de  la  plus 
cruelle  souffrance  qu'ils  sont  allés  jusqu'à  notre  cœur. 
L'image  de  notre  amie  que  nous  croyons  ancienne,  au- 
thentique, a  été  en  réalité  refaite  par  nous  bien  des  fois. 
Le  souvenir  cruel  lui,  n'est  pas  contemporain  de  cette 
image  restaurée,  il  est  d'un  autre  âge,  il  est  un  des  rares 
témoins  d'un  monstrueux  passé.  Mais  comme  ce  passé 
continue  à  exister,  sauf  en  nous  à  qui  il  a  plu  de  lui  substi- 
tuer un  merveilleux  âge  d'or,  un  paradis  où  tout  le  monde 
sera  réconcihé,  ces  souvenirs,  ces  lettres,  sont  un  rappel  à 
la  réalité  et  devraient  nous  faire  sentir  par  le  brusque  mal 


LE   CHAGRIN    DE   LA   SEPARATION   ET  L  OUBLI  IO7 

qu'ils  nous  font,  combien  nous  nous  sommes  éloignés 
d'elle  dans  les  folles  espérances  de  notre  attente  quoti- 
dienne. Ce  n'est  pas  que  cette  réalité  doive  toujours 
rester  la  même,  bien  que  cela  arrive  parfois.  Il  y  a  dans 
notre  vie  bien  des  femmes  que  nous  n'avons  jamais 
cherché  à  revoir  et  qui  ont  tout  naturellement  répondu  à 
notre  silence  nullement  voulu  par  un  silence  pareil. 
Seulement  celles-là,  comme  nous  ne  les  aimions  pas,  nous 
n'avons  pas  compté  les  années  passées  loin  d'elles,  et  cet 
exemple  qui  l'infirmerait  est  néghgé  par  nous  quand 
nous  raisonnons  sur  l'efficacité  de  l'isolement,  comme  le 
sont,  par  ceux  qui  croient  aux  pressentiments,  tous  les 
cas  où  les  leiu-s  ne  furent  pas  vérifiés. 

Mais  enfin  l'éloignement  peut  être  efficace.  Le  désir, 
l'appétit  de  nous  revoir,  finissent  par  renaître  dans  le 
cœur  qui  actuellement  nous  méconnaît.  Seulement  il  y 
faut  du  temps.  Or,  nos  exigences  en  ce  qui  concerne  le 
temps  ne  sont  pas  moins  exorbitantes  que  celles  réclamées 
par  le  cœur  pour  changer.  D'abord,  du  temps,  c'est  précisé- 
ment ce  que  nous  accordons  le  moins  aisément,  car  notre 
souffrance  est  cruelle  et  nous  sommes  pressés  de  la  voir 
finir.  Ensuite,  ce  temps  dont  l'autre  cœur  aura  besoin 
pour  changer,  le  nôtre  s'en  servira  pour  changer  lui  aussi 
de  sorte  que  quand  le  but  que  nous  nous  proposions 
deviendra  accessible,  il  aura  cessé  d'être  un  but  pour  nous. 
D'ailleurs,  l'idée  même  qu'il  sera  accessible,  qu'il  n'est 
pas  de  bonheur  que,  lorsqu'il  ne  sera  plus  un  bonheur 
pour  nous,  nous  ne  finissions  par  atteindre,  cette  idée 
comporte  une  part,  mais  une  part  seulement  de  vérité. 
Il  nous  échoit  quand  nous  y  sommes  devenus  indifférents. 
Mais  précisément  cette  indifférence  nous  a  rendus  moins 


I08  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

exigeants  et  nous  permet  de  croire  rétrospectivement 
qu'il  nous  eût  ravis  à  une  époque  où  il  nous  eût  peut-être 
semblé  fort  incomplet.  On  n'est  pas  très  difficile  ni  très 
bon  juge  sur  ce  dont  on  ne  se  soucie  point.  L'amabilité 
d'im  être  que  nous  n'aimons  plus  et  qui  semble  encore 
excessive  à  notre  indifférence  eût  peut-être  été  bien  loin 
de  suffire  à  notre  amour.  Ces  tendres  paroles,  cette  offre 
d'un  rendez-vous,  nous  pensons  au  plaisir  qu'elles  nous 
auraient  causé,  non  à  toutes  celles  dont  nous  les  aurions 
voulu  voir  immédiatement  suivies  et  que  par  cette 
avidité  nous  aurions  peut-être  empêché  de  se  produire. 
De  sorte  qu'il  n'est  pas  certain  que  le  bonheur  survenu 
trop  tard,  quand  op  ne  peut  plus  en  jouir,  quand  on 
n'aime  plus,  soit  tout  à  fait  ce  même  bonheur  dont  le 
manque  nous  rendit  jadis  si  malheureux.  Une  seule  per- 
sonne pourrait  en  décider,  notre  moi  d'alors  ;  il  n'est  plus 
là  ;  et  sans  doute  suffirait-il  qu'il  revînt,  pour  que,  iden- 
tique ou  non,  le  bonheur  s'évanouît. 

Ainsi,  autant  que  (il  y  avait  quelque  temps),  de  croire 
que  j'étais  tranquillement  installé  dans  le  bonheur, 
j'avais  été  insensé,  maintenant  que  j'avais  renoncé  à 
être  heureux,  de  tenir  pour  assuré  que  du  moins  j'étais 
devenu,  je  pourrais  rester  calme.  Car  tant  que  notre 
cœur  enferme  d'une  façon  permanente  l'image  d'un  autre 
être,  ce  n'est  pas  seulement  notre  bonheur,  qui  peut  à 
tout  moment  être  détruit  ;  quand  ce  bonheur  est  évanoui, 
quand  nous  avons  souffert,  puis,  que  nous  avons  réussi 
à  endormir  notre  souffrance,  ce  qui  est  aussi  trompeur 
et  précaire  qu'avait  été  le  bonheur  même,  c'est  le  calme. 
Le  mien  finit  par  revenir,  car  ce  qui,  modifiant  notre 


LE   CHAGRIN   DE   LA  SEPARATION   ET  L  OUBLI  IO9 

état  moral,  nos  désirs,  est  entré,  à  la  faveur  d'un  rêve, 
dans  notre  esprit,  cela  aussi  peu  à  peu  se  dissipe,  la  per- 
manence et  la  durée  ne  sont  promises  à  rien,  pas  même  à 
la  douleur.  D'ailleurs,  ceux  qui  souffrent  par  l'amour 
sont,  comme  on  dit  de  certains  malades,  leur  propre  méde- 
cin. Comme  il  ne  peut  leur  venir  de  consolation  que  de 
l'être  qui  cause  leur  douleur  et  que  cette  douleur  est  une 
émanation  de  lui,  c'est  en  elle  qu'ils  finissent  par  trouver 
un  remède.  Elle  le  leur  découvre  elle-même  à  un  moment 
donné,  car  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  la  retournent  en  eux, 
cette  douleur  leur  montre  un  autre  aspect  de  la  personne 
regrettée,  tantôt  si  haïssable  qu'on  n'a  même  plus  le  désir 
de  la  revoir  parce  qu'avant  de  se  plaire  avec  elle  il  faudrait 
la  faire  souffrir,  tantôt  si  douce  que  la  douceur  qu'on  lui 
prête  on  lui  en  fait  un  mérite  et  on  en  tire  une  raison 
d'espérer.  Mais  la  souffrance  qui  s'était  renouvelée  en 
moi  eut  beau  finir  par  s'apaiser,  je  ne  voulus  plus  retourner 
que  rarement  chez  Mme  Swann.  C'est  d'abord  que  chez 
ceux  qui  aiment  et  sont  abandonnés,  le  sentiment  d'at- 
tente —  même  d'attente  inavouée  —  dans  lequel  ils 
vivent  se  transforme  de  lui-même,  et  bien  qu'en  apparence 
identique,  fait  succéder  à  un  premier  état,  un  second  exac- 
tement contraire.  Le  premier  était  la  suite,  le  reflet  des 
incidents  douloureux  qui  nous  avaient  bouleversés.  L'at- 
tente de  ce  qui  pourrait  se  produire  est  mêlée  d'effroi, 
d'autant  plus  que  nous  désirons  à  ce  moment-là,  si  rien 
de  nouveau  ne  nous  vient  du  côté  de  celle  que  nous  aimons, 
agir  nous-même,  et  nous  ne  savons  trop  quel  sera  le 
succès  d'une  démarche  après  laquelle  il  ne  sera  peut-être 
plus  possible  d'en  entamer  d'autre.  Mais  bientôt,  sans 
que  nous  nous  en  rendions  compte,  notre  attente  qui 


IIO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

continue  est  déterminée,  nous  l'avons  vu,  non  plus  par 
le  souvenir  du  passé  que  nous  avons  subi,  mais  par  l'es- 
pérance d'un  avenir  imaginaire.  Dès  lors,  elle  est  presque 
agréable.  Puis  la  première  en  durant  un  peu,  nous  a 
habitués  à  vivre  dans  l'expectative.  La  souffrance  que 
nous  avons  éprouvée,  durant  nos  derniers  rendez-vous, 
survit  encore  en  nous,  mais  déjà  ensommeillée.  Nous  ne 
sommes  pas  trop  pressés  de  la  renouveler,  d'autant  plus 
que  nous  ne  voyons  pas  bien  ce  que  nous  demanderions 
maintenant.  La  possession  d'un  peu  plus  de  la  femme  que 
nous  aimons  ne  ferait  que  nous  rendre  plus  nécessaire  ce 
que  nous  ne  possédons  pas,  et  qui  resterait  malgré  tout, 
nos  besoins  naissant  de  nos  satisfactions,  quelque  chose 
d'irréductible. 

Enfin  une  dernière  raison  s'ajouta  plus  tard  à  celle-ci 
pour  me  faire  cesser  complètement  mes  visites  à 
Mme  Swann.  Cette  raison,  plus  tardive,  n'était  pas  que 
j'eusse  encore  oublié  Gilberte,  mais  de  tâcher  de  l'oublier 
plus  vite.  Sans  doute,  depuis  que  ma  grande  souffrance 
était  finie,  mes  visites  chez  Mme  Swann  étaient  redevenues 
pour  ce  qui  me  restait  de  tristesse,  le  calmant  et  la  dis- 
traction qui  m'avaient  été  si  précieux  au  début.  Mais  la 
raison  de  l'efficacité  du  premier  faisait  aussi  l'inconvénient 
de  la  seconde,  à  savoir  qu'à  ces  visites  le  souvenir  de  Gil- 
berte était  intimement  mêlé.  La  distraction  ne  m'eût  été 
utile  que  si  elle  eût  mis  en  lutte  avec  un  sentiment  que  la 
présence  de  Gilberte  n'alimentait  plus,  des  pensées,  des 
intérêts,  des  passions  où  Gilberte  ne  fût  entrée  pour  rien. 
Ces  états  de  conscience  auxquels  l'être  qu'on  aime  reste 
étranger  occupent  alors  une  place  qui,  si  petite  qu'elle 
soit  d'abord,  est  autant  de  retranché  à  l'amour  qui  occupait 


LE   CHAGRIN   DE   LA  SÉPARATION   ET  L'OUBLI  III 

l'âme  tout  entière.  Il  faut  chercher  à  nourrir,  à  faire 
croître  ces  pensées,  cependant  que  décline  le  sentiment 
qui  n'est  plus  qu'un  souvenir,  de  façon  que  les  éléments 
nouveaux  introduits  dans  l'esprit,  lui  disputent,  lui 
arrachent  une  part  de  plus  en  plus  grande  de  l'âme,  et 
finalement  la  lui  dérobent  toute.  Je  me  rendais  compte 
que  c'était  la  seule  manière  de  tuer  un  amour  et  j'étais 
encore  assez  jeune,  assez  courageux  pour  entreprendre 
de  le  faire,  pour  assumer  la  plus  cruelle  des  douleurs  qui 
naît  de  la  certitude,  que,  quelque  temps  qu'on  doive  y 
mettre,  on  réussira.  La  raison  que  je  donnais  maintenant 
dans  mes  lettres  à  Gilberte,  de  mon  refus  de  la  voir, 
c'était  une  allusion  à  quelque  mystérieux  malentendu,  par- 
faitement fictif,  qu'il  y  aurait  eu  entre  elle  et  moi  et  sur 
lequel  j'avais  espéré  d'abord  que  Gilberte  me  demanderait 
des  explications.  Mais,  en  fait,  jamais,  même  dans  les 
relations  les  plus  insi^i fiantes  de  la  vie,  un  éclaircisse- 
ment n'est  sollicité  par  un  correspondant  qui  sait  qu'une 
phrase  obscure,  mensongère,  incriminatrice,  est  mise  à 
dessein  pour  qu'il  proteste,  et  qui  est  trop  heureux  de 
sentir  par  là  qu'il  possède  —  et  de  garder  —  la  maîtrise 
et  l'initiative  des  opérations.  A  plus  forte  raison  en  est-il 
de  même  dans  des  relations  plus  tendres,  où  l'amour  a 
tant  d'éloquence,  l'indifférence  sifpeu  de  curiosité.  Gil- 
berte n'ayant  pas  mis  en  doute  ni  cherché  à  connaître 
ce  malentendu,  il  devint  pour  moi_^quelque  chose  de  réel 
auquel  je  me  référais  dans  chaque  lettre.  Et  il  y  a  dans 
ces  situations  prises  à  faux,  dans  l'affectation  de  la  froideur, 
un  sortilège  que  vous  y  fait  persévérer.  A^ force  d'écrire  : 
«  Depuis  que  nos  cœurs  sont  désunis  »  pour  que  Gilberte 
me  répondît  :  «  Mais  ils  ne  le  sont  pas,  expliquons-nous  », 


112  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

j'avais  fini  par  me  persuader  qu'ils  l'étaient.  En  répétant 
toujours  :  «  La  vie  a  pu  changer  pour  nous,  elle  n'effacera 
pas  le  sentiment  que  nous  eûmes  »,  par  désir  de  m'entendre 
dire  enfin  :  «  Mais  il  n'y  a  rien  de  changé,  ce  sentiment  est 
plus  fort  que  jamais»,  je  vivais  avec  l'idée  que  la  vie  avait 
changé  en  effet,  que  nous  garderions  le  souvenir  du  senti- 
ment qui  n'était  plus,  comme  certains  nerveux  pour 
avoir  simulé  une  maladie  finissent  par  rester  toujours 
malades.  Maintenant  chaque  fois  que  j'avais  à  écrire  à 
Gilberte,  je  me  reportais  à  ce  changement  imaginé  et 
dont  l'existence  désormais  tacitement  reconnue  par  le 
silence  qu'elle  gardait  à  ce  sujet  dans  ses  réponses, 
subsisterait  entre  nous.  Puis  Gilberte  cessa  de  s'en  tenir 
à  la  prétention.  Elle-même  adopta  mon  point  de  vue  ;  et, 
comme  dans  les  toasts  officiels,  où  le  chef  d'Etat  qui  est 
reçu  reprend  à  peu  près  les  mêmes  expressions  dont  vient 
d'user  le  chef  d'Etat  qui  le  reçoit,  chaque  fois  que  j'écrivais 
à  Gilberte  :  «  La  vie  a  pu  nous  séparer,  le  souvenir  du 
temps  où  nous  nous  connûmes  durera  »,  elle  ne  manqua 
pas  de  répondre  :  «  La  vie.a  pu  nous  séparer,  elle  ne  pourra 
nous  faire  oublier  les  bonnes  heures  qui  nous  seront  tou- 
jours chères  »  (nous  aurions  été  bien  embarrassés  de  dire 
pourquoi  «  la  vie  »  nous  avait  séparés,  quel  changement 
s'était  produit).  Je  ne  souffrais  plus  trop.  Pourtant  un 
jour  où  je  lui  disais  dans  une  lettre  que  j'avais  appris 
la  mort  de  notre  vieille  marchande  de  sucre  d'orge  des 
Champs-Elysées,  comme  je  venais  d'écrire  ces  mots  : 
«  J'ai  pensé  que  cela  vous  a  fait  de  la  peine,  en  moi  cela 
a  remué  bien  des  souvenirs  »,  je  ne  pus  m'empêcher  de 
fondre  en  larmes  en  voyant  que  je  parlais  au  passé,  et 
conrnie  s'il  s'agissait  d'un  mort  déjà  presque  oubhé,  de 


LE  CHAGRIN   DE  LA   SÉPARATION   ET  l'OUBLI  II3 

cet  amour  auquel  malgré  moi  je  n'avais  jamais  cessé  de 
penser  comme  étant  vivant,  pouvant  du  moins  renaître. 
Rien  de  plus  tendre  que  cette  correspondance  entre  amis 
qui  ne  voulaient  plus  se  voir.  Les  lettres  de  Gilberte 
avaient  la  délicatesse  de  celles  que  j'écrivais  aux  indiffé- 
rents et  me  donnaient  les  mêmes  marques  apparentes 
d'affection  si  douces  pour  moi  à  recevoir  d'elle. 

D'ailleurs  peu  à  peu  chaque  refus  de  la  voir  me  fit 
moins  de  peine.  Et  comme  elle  me  devenait  moins  chère, 
mes  souvenirs  douloureux  n'avaient  plus  assez  de  force 
pour  détruire  dans  leur  retour  incessant  la  formation  du 
plaisir  que  j'avais  à  penser  à  Florence,  à  Venise.  Je  regret- 
tais à  ces  moments-là  d'avoir  renoncé  à  entrer  dans  la 
diplomatie  et  de  m'être  fait  une  existence  sédentaire, 
pour  ne  pas  m'éloigner  d'une  jeune  fille  que  je  ne  verrais 
plus  et  que  j'avais  déjà  presque  oubliée.  On  construit  sa 
vie  pour  une  personne  et  quand  enfin  on  peut  l'y  recevoir, 
cette  personne  ne  vient  pas,  puis  meurt  pour  nous  et  on 
vit  prisonnier,  dans  ce  qui  n'était  destiné  qu'à  elle.  Si  Venise 
semblait  à  mes  parents  bien  lointain  et  bien  fiévreux  pour 
moi,  il  était  du  moins  facile  d'aller  sans  fatigue  s'installer 
à  Balbec.  Mais  pour  cela  il  eût  fallu  quitter  Paris,  renoncer 
à  ces  visites,  grâce  auxquelles,  si  rares  qu'elles  fussent, 
j'entendais  quelquefois  Mme  Swann  me  parler  de  sa  fille. 
Je  commençais  du  reste  à  y  trouver  tel  ou  tel  plaisir  où 
Gilberte  n'était  pour  rien. 

Quand  le  printemps  approcha  ramenant  le  froid,  au 
temps  des  Saints  de  glace  et  des  giboulées  de  la  Semaine 
Sainte,  comme  Mme  Swann  trouvait  qu'on  gelait 
chez  elle,  il  m' arrivait  souvent  de  la  voir  recevant  dans 
des  fourrures,  ses  mains  et  ses  épaules  frileuses  disparais- 

8 


114  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sant  sous  le  blanc  et  brillant  tapis  d'un  immense  manchon 
plat  et  d'un  collet,  tous  deux  d'hermine,  qu'elle  n'avait 
pas  quittés  en  rentrant  et  qui  avaient  l'air  des  derniers 
carrés  des  neiges  de  l'hiver  plus  persistants  que  les  autres 
et  que  la  chaleur  du  feu  ni  le  progrès  de  la  saison  n'avaient 
réussi  à  fondre.  Et  la  vérité  totale  de  ces  semaines  gla- 
ciales mais  déjà  fleurissantes  était  suggérée  pour  moi  dans 
ce  salon,  où  bientôt  je  n'irais  plus,  par  d'autres  blancheurs 
plus  enivrantes,  celles,  par  exemple,  des  «  boules  de  neige  » 
assemblant  au  sommet  de  leurs  hautes  tiges  nues  comme 
les  arbustes  linéaires  des  préraphaélites,  leurs  globes 
parcelles  mais  unis,  blancs  comme  des  anges  annonciateurs 
et  qu'entourait  une  odeur  de  citron.  Car  la  châtelaine 
de  Tansonville  savait  qu'avril,  même  glacé,  n'est  pas 
dépourvu  de  fleurs,  que  l'hiver,  le  printemps,  l'été,  ne  sont 
pas  séparés  par  des  cloisons  aussi  hermétiques  que  tend 
à  le  croire  le  boulevardier  qui  jusqu'aux  premières  cha- 
leurs s'imagine  le  monde  comme  renfermant  seulement  des 
maisons  nues  sous  la  pluie.  Que  Mme  Swann  se  contentât 
des  envois  que  lui  faisait  son  jardinier  de  Combray,  et 
que  par  l'intermédiaire  de  sa  fleuriste  «  attitrée  »  elle  ne 
comblât  pas  les  lacunes  d'une  insuffisante  évocation  à 
l'aide  d'emprunts  faits  à  la  précocité  méditerranéenne, 
je  suis  loin  de  le  prétendre  et  je  ne  m'en  souciais  pas. 
Il  me  suffisait  pour  avoir  la  nostalgie  de  la  campagne, 
qu'à  côté  des  névés  du  manchon  que  tenait  Mme  Swann, 
les  boules  de  neige  (qui  n'avaient  peut-être  dans  la  pensée 
de  la  maîtresse  de  maison  d'autre  but  que  de  faire,  sur 
les  conseils  de  Bergotte,  «  symphonie  en  blanc  majeur  » 
avec  son  ameublement  et  sa  toilette)  me  rappelassent 
que  l'Enchantement  du  vendredi  saint  figure  un  miracle 


LE   CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  L'OUBLI  II5 

naturel  auquel  on  pourrait  assister  tous  les  ans  si  l'on 
était  plus  sage,  et  aidées  du  parfum  acide  et  capiteux  de 
corolles  d'autres  espèces  dont  j'ignorais  les  noms  et  qui 
m'avait  fait  rester  tant  de  fois  en  arrêt  dans  mes  prome- 
nades de  Combray,  rendit  le  salon  de  Mme  Swann  aussi 
virginal,  aussi  candidement  fleuri  sans  aucune  feuille, 
aussi  surchargé  d'odeurs  authentiques,  que  le  petit  rai- 
dillon de  Tansonville. 

Mais  c'était  encore  trop  que  celui-ci  me  fût  rappelé. 
Son  souvenir  risquait  d'entretenir  le  peu  qui  subsistait 
de  mon  amour  pour  Gilberte.  Aussi,  bien  que  je  ne  souf- 
frisse plus  du  tout  durant  ces  visites  à  Mme  Swann,  je 
les  espaçai  encore  et  cherchai  à  la  voir  le  moins  possible. 
Tout  au  plus,  comme  je  continuais  à  ne  pas  quitter  Paris, 
me  concédai- je  certaines  promenades  avec  elle.  Les  beaux 
jours  étaient  enfin  revenus,  et  la  chaleur.  Comme  je  savais 
qu'avant  le  déjeuner  Mme  Swann  sortait  pendant  une 
heure  et  allait  faire  quelques  pas  avenue  du  Bois,  près 
de  l'Etoile  et  de  l'endroit  qu'on  appelait  alors,  à  cause  des 
gens  qui  venaient  regarder  les  riches  qu'ils  ne  connais- 
saient que  de  nom,  le  «  Club  des  Pannes  »  —  j'obtins  de 
mes  parents  que  le  dimanche,  —  car  je  n'étais  pas  libre 
en  semaine  à  cette  heure-là,  —  je  pourrais  ne  déjeuner 
que  bien  après  eux,  à  une  heure  un  quart,  et  aller  faire 
un  tour  auparavant.  Je  n'y  manquai  jamais  pendant  ce 
mois  de  mai,  Gilberte  étant  allée  à  la  campagne  chez  des 
amies.  J'arrivais  à  1-Arc-de-Triomphe  vers  midi.  Je  faisais 
le  guet  à  l'entrée  de  l'avenue,  ne  perdant  pas  des  yeux  le 
coin  de  la  petite  rue  par  où  Mme  Swann  qui  n'avait  que 
quelques  mètres  à  franchir,  venait  de  i^  hez  elle.  Comme 
c'était  déjà  l'heure  où  beaucoup  de  promeneurs  rentraient 


Il6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

déjeuner,  ceux  qui  restaient  étaient  peu  nombreux  et 
pour  la  plus  grande  part,  des  gens  élégants.  Tout  d'un 
coup,  sur  le  sable  de  l'allée,  tardive,  alentie  et  luxuriante 
conune  la  plus  belle  fleur  et  qui  ne  s'ouvrirait  qu'à  midi, 
Mme  Swann  apparaissait,  épanouissant  autour  d'elle  une 
toilette  toujours  différente  mais  que  je  me  rappelle  sur- 
tout mauve  ;  puis  elle  hissait  et  déployait  sur  im  long 
pédoncule,  au  moment  de  sa  plus  complète  irradiation, 
le  pavillon  de  soie  d'une  large  ombrelle  de  la  même 
nuance  que  l'effeuillaison  des  pétales  de  sa  robe. 

Mme  Swann  se  tournait  vers  moi  :  «  Alors,  me  disait- 
elle,  c'est  fini  ?  Vous  ne  viendrez  plus  jamais  voir  Gil- 
berte  ?  Je  suis  contente  d'être  exceptée  et  que  vous 
ne  me  «  dropiez  »  pas  tout  à  fait.  J'aime  vous  voir,  mais 
j'aimais  aussi  l'influence  que  vous  aviez  sur  ma  fille. 
Je  crois  qu'elle  le  regrette  beaucoup  aussi.  Enfin,  je  ne 
veux  pas  vous  tyranniser  parce  que  vous  n'auriez  qu'à 
ne  plus  vouloir  me  voir  non  plus  !  »  «  Odette,  Sagan  qui 
vous  dit  bonjour  »,  faisait  remarquer  Swann  à  sa  femme. 
Et,  en  effet  le  prince  faisant  comme  dans  ime  apothéose 
de  théâtre,  de  cirque,  ou  dans  im  tableau  ancien, 
faire  front  à  son  cheval,  adressait  à  Odette  un  grand 
salut  théâtral  et  comme  allégorique  où  s'amplifiait 
toute  la  chevaleresque  courtoisie  du  grand  seigneur 
inclinant  son  respect  devant  la  Fenune,  fût-elle  incar- 
née en  une  femme  que  sa  mère  ou  sa  sœur  ne 
pourraient  pas  fréquenter.  D'ailleurs  à  tout  moment, 
reconnue  au  fond  de  la  transparence  hquide  et  du  vernis 
lumineux  de  l'ombre  que  versait  sur  elle  son  ombrelle, 
Mme  Swann  était  saluée  par  les  derniers  cavaliers  attar- 


LE   CHAGRIN   DE   LA   SÉPARATION   ET  l'OUBLI  II7 

dés,  comme  cinématographiés  au  galop  sur  l'ensoleille- 
ment blanc  de  l'avenue,  hommes  de  cercle  dont  les  noms, 
célèbres  pour  le  public  —  Antoine  de  Castellane,  Adal- 
bert  de  Montmorency  et  tant  d'autres  —  étaient  pour 
Mme  Swann  des  noms  familiers  d'amis.  Et,  comme  la 
durée  moyenne  de  la  vie,  —  la  longévité  relative,  —  est 
beaucoup  plus  grande  pour  les  souvenirs  des  sensations 
poétiques  que  pour  ceux  des  souffrances  du  cœur,  depuis 
si  longtemps  que  se  sont  évanouis  les  chagrins  que  j'avais 
alors  à  cause  de  Gilberte,  il  leur  a  survécu  le  plaisir  que 
j'éprouve,  chaque  fois  que  je  veux  lire,  en  une  sorte  de 
cadran  solaire  les  minutes  qu'il  y  a  entre  midi  un  quart 
et  une  heure,  au  mois  de  mai,  à  me  revoir  causant  ainsi 
avec  Mme  Swann,  sous  son  ombrelle,  comme  sous  le 
reflet  d'un  berceau  de  glycines. 

J'étais  arrivé  à  une  presque  complète  indifférence  à 
l'égard  de  Gilberte,  quand  deux  ans  plus  tard  je  partis 
avec  ma  grand'mère  pour  Balbec.  Quand  je  subissais  le 
charme  d'un  visage  nouveau,  quand  c'était  à  l'aide  d'une 
autre  jeune  fille  que  j'espérais  connaître  les  cathédrales 
gothiques,  les  palais  et  les  jardins  de  l'Italie,  je  me  disais 
tristement  que  notre  amour,  en  tant  qu'il  est  l'amour 
d'une  certaine  créature,  n'est  peut-être  pas  quelque  chose 
de  bien  réel,  puisque  si  des  associations  de  rêveries  agréa- 
bles ou  douloureuses  peuvent  le  lier  pendant  quelque 
temps  à  une  femme  jusqu'à  nous  faire  penser  qu'il  a  été 
inspiré  par  elle  d'une  façon  nécessaire,  en  revanche  si 
nous  nous  dégageons  volontairement  ou  à  notre  insu  de 
ces  associations,  cet  amour  comme  s'il  était  au  contraire 
spontané  et  venait  de  nous  seuls,  renaît  pour  se  donner 
à  une  autre  femme.  Pourtant  au  moment  de  ce  départ 


Il8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pour  Balbec  et  pendant  les  premiers  temps  de  mon  séjour 
mon  indifférence  n'était  encore  qu'intermittente.  Sou- 
vent (notre  vie  étant  si  peu  chronologique,  interférant 
tant  d'anachronismes  dans  la  suite  des  jours),  je  vivais 
dans  ceux,  plus  anciens  que  la  veille  ou  l'avant-veille, 
où  j'aimais  Gilberte.  Alors  ne  plus  la  voir  m'était  sou- 
dain douloureux,  comme  c'eût  été  dans  ce  temps-là.  Le 
moi  qui  l'avait  aimée  remplacé  déjà  presque  entièrement 
par  un  autre,  resurgissait,  et  il  m'était  rendu  beaucoup 
plus  fréquemment  par  une  chose  futile  que  par  une  chose 
importante.  Par  exemple,  pour  anticiper  sur  mon  séjour 
en  Normandie  j'entendis  à  Balbec  un  inconnu  que  je 
croisai  sur  la  digue  dire  :  «  La  famille  du  directeur  du 
ministère  des  Postes.  »  Or  (comme  je  ne  savais  pas  alors 
l'influence  que  cette  famille  devait  avoir  sur  ma  vie),  ce 
propos  aurait  dû  me  paraître  oiseux,  mais  il  me  causa  une 
vive  souffrance,  celle  qu'éprouvait  un  moi,  aboli  poiur  une 
grande  part  depuis  longtemps,  à  être  séparé  de  Gilberte. 
C'est  que  jamais  je  n'avais  repensé  à  une  conversation 
que  Gilberte  avait  eue  devant  moi  avec  son  père,  relative- 
ment à  la  famille  du  «  directeur  du  ministère  des  Postes  ». 
Or,  les  souvenirs  d'amour  ne  font  pas  exception  aux  lois 
générales  de  la  mémoire,  elles-mêmes  régies  par  les  lois 
plus  générales  de  l'habitude.  Comme  celle-ci  affaiblit 
tout,  ce  qui  nous  rappelle  le  mieux  un  être,  c'est  juste- 
ment ce  que  nous  avions  oublié  (parce  que  c'était  insigni- 
fiant et  que  nous  lui  avions  ainsi  laissé  toute  sa  force). 
C'est  pourquoi  la  meilleure  part  de  notre  mémoire  est 
hors  de  nous,  dans  un  souffle  pluvieux,  dans  l'odeur  de 
renfermé  d'une  chambre  ou  dans  l'odeur  d'une  première 
flambée,  partout  où  nous  retrouvons  de  nous-mêmes  ce 


LE   CHAGRIN   DE   LA   SEPARATION   ET   L  OUBLI  IIQ 

que  notre  intelligence,  n'en  ayant  pas  l'emploi,  avait 
dédaigné,  la  dernière  réserve  du  passé,  la  meilleure,  celle 
qui  quand  toutes  nos  larmes  semblent  taries,  sait  nous 
faire  pleurer  encore.  Hors  de  nous  ?  En  nous  pour  mieux 
dire,  mais  dérobée  à  nos  propres  regards,  dans  un  oubli 
plus  ou  moins  prolongé.  C'est  grâce  à  cet  oubli  seul  que 
nous  pouvons  de  temps  à  autre  retrouver  l'être  que  nous 
fûmes,  nous  placer  vis-à-vis  des  choses  comme  cet  être 
l'était,  souffrir  à  nouveau,  parce  que  nous  ne  sommes  plus 
nous,  mais  lui,  et  qu'il  aimait  ce  qui  nous  est  maintenant 
indifférent.  Au  grand  jour  de  la  mémoire  habituelle,  les 
images  du  passé  pâlissent  peu  à  peu,  s'effacent,  il  ne  reste 
plus  rien  d'elles,  nous  ne  le  retrouverons  plus.  Ou  plutôt 
nous  ne  le  retrouverions  plus,  si  quelques  mots  (comme 
«  directeur  au  ministère  des  Postes  »)  n'avaient  été  soi- 
gneusement enfermés  dans  l'oubli,  de  même  qu'on  dépose 
à  la  Bibliothèque  nationale  un  exemplaire  d'un  livre  qui 
sans  cela  risquerait  de  devenir  introuvable. 

Mais  cette  souffrance  et  ce  regain  d'amour  pour  Gilberte 
ne  furent  pas  plus  longs  que  ceux  qu'on  a  en  rêve,  et 
cette  fois  au  contraire  parce  qu'à  Balbec,  l'Habitude  an- 
cienne n'était  plus  là  pour  les  faire  durer.  Et  si  ces  effets 
de  l'Habitude  semblent  contradictoires,  c'est  qu'elle 
obéit  à  des  lois  multiples.  A  Paris  j'étais  devenu  de  plus 
en  plus  indifférent  à  Gilberte,  grâce  à  l'Habitude.  Le 
changement  d'habitude,  c'est-à-dire  la  cessation  momen- 
tanée de  l'Habitude  paracheva  l'œuvre  de  l'Habitude 
quand  je  partis  pour  Balbec.  Elle  affaiblit  mais  stabilise, 
elle  amène  la  désagrégation  mais  la  fait  durer  indéfini- 
ment. Chaque  jour  depuis  des  années  je  calquais  tant 
bien  que  mal  mon  état  d'âme  sur  celui  de  la  veille.  A 


120  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Balbec  un  lit  nouveau  à  côté  duquel  on  m'apportait  le 
matin  un  petit  déjeuner  différent  de  celui  de  Paris,  ne 
devait  plus  soutenir  les  pensées  dont  s'était  nourri  mon 
amour  pour  Gilberte  :  il  y  a  des  cas  (assez  rares  il  est  vrai), 
où  la  sédentarité  immobilisant  les  jours,  le  meilleur  moyen 
de  gagner  du  temps,  c'est  de  changer  de  place.  Mon  voyage 
à  Balbec  fut  comme  la  première  sortie  d'un  convalescent 
qui  n'attendait  plus  qu'elle  pour  s'apercevoir  qu'il  est 
guéri, 

MARCEL     PROUST. 


121 


LETTRES   OUVERTES 


A  JACQUES   RIVIÈRE 

Mon    cher    Rivière, 

Je  me  réjouis  que  tant  de  lecteurs  aient  pu  trouver 
contentement  parfait  dans  votre  livre.  Je  comprends 
de  reste  le  soulagement  qu'il  leur  donne  après  les  im- 
précations pathétiques  et  incohérentes  auxquelles  l'état 
de  guerre  nous  avait  accoutumés.  J'y  retrouve  avec 
émotion  les  qualités  exquises  de  votre  critique,  vos  scru- 
pules, votre  pertinence  et  votre  subtilité  ;  mais,  de  même 
que  vous  écriviez  ce  livre,  ainsi  que  l'annonce  votre  pré- 
face, pour  le  plus  grand  soulagement  de  votre  esprit, 
de  même,  c'est  pour  soulager  le  mien  que  je  vous  écris 
à  mon  tour,  car,  il  faut  que  je  vous  l'avoue  :  votre  livre 
m'a  laissé  mal  à  l'aise. 

Vous  y  présentez  plus  d'un  fait  que  notre  presse  pré- 
férait laisser  de  côté,  passer  sous  silence,  ou  nier,  parce 
qu'il  lui  semblait  de  nature  à  tempérer  le  sentiment  de 
haine  contre  nos  ennemis,  sentiment  que  l'on  estime 
indispensable  à  la  victoire. 


122  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cet  extrême  malaise  que  nous  causait  la  constatation 
de  certaines  manifestations  d'apparentes  vertus  chez 
ceux  que  nous  devions  et  que  nous  voulions  haïr,  vous 
l'avez  pourtant  ressenti.  Désireux  de  retrouver 
comme  vous  dites  «  l'aisance  de  votre  souffle  et  le  bon 
fonctionnement  de  votre  cerveau  »,  vous  avez  cherché  et 
vous  avez  trouvé  une  explication,  une  interprétation  de 
ces  faits  qui  les  rendît  d'autant  plus  haïssables  qu'ils 
risquaient  de  nous  apparaître,  au  premier  abord,  plus 
dignes  d'estime.  Certains  esprits  vous  en  sauront  le  plus 
grand  gré.  Mais  il  advient  parfois,  tant  votre  explication 
des  faits  est  subtile,  que  l'esprit  l'oubUe  peu  de  temps 
après  la  lecture,  pour  ne  plus  se  souvenir  que  des  faits 
eux-mêmes.  C'est  parce  que  nous  risquons  d'en  être  dupes 
que  vous  faites  bien  de  nous  avertir.  Mais  vous  ne  nierez 
point  que  votre  interprétation  ne  vous  ait  coûté  parfois 
quelque  gêne.  A  vrai  dire  je  ne  suis  même  pas  sûr  que 
vous  ayez  toujours  raison,  et  l'extrême  intérêt  que  l'on 
prend  à  vous  Hre,  vient,  sans  doute,  de  ce  que,  souvent, 
en  peignant  l'Allemand  et  en  vous  opposant  à  lui,  vous 
vous  peignez  du  même  coup  vous-même.  Ce  n'est  point 
seulement  de  l'Allemand  qu'il  s'agit  dans  votre  livre, 
c'est  aussi  de  la  réaction  française.  Vous  y  motivez 
admirablement  nos  raisons  d'inadmission  en  face  des 
vertus  allemandes. 

Me  permettrez- vous  au  surplus  de  vous  dire  que  votre 
connaissance  du  peuple  allemand  est  peut-être  encore 
un  peu  jeune  ?  Non  point  que  je  pense  que  le  nombre 
des  années  doive  vous  inviter  à  la  modifier  beaucoup 
par  la  suite  ;  mais  sans  doute  serez- vous  amené  à  retrouver 
chez  d'autres  peuples,  que  vous  ne  connaissez  encore 


LETTRES    OUVERTES  123 

qu'imparfaitement,  certains  de  ces  traits  que  vous  marquez 
dans  votre  livre  comme  particuliers  à  la  race  allemande 
et  dont  il  suffirait  sans  doute  de  dire  qu'ils  sont  particu- 
lièrement étrangers  aux  races  latines  et  à  la  française. 
Voici  ce  que  m'écrit  à  ce  sujet  un  Anglais  de  grande 
culture  qui  vient  de  lire  votre  livre  : 

«  Cette  incapacité  d'objectivité  que  signale  Jacques 
Rivière,  ne  me  paraît  point  particulièrement  propre  à  la 
race  allemande  ;  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  nous 
retrouvons  ce  défaut,  ce  malaise  dans  toutes  les  nations 
du  Nord.  J'ose  affirmer  que  l'on  peut  le  retrouver  égale- 
ment, bien  que  sous  une  tout  autre  forme,  en  Amérique 
et  s'il  ne  vous  apparaît  pas  d'abord  en  Angleterre, 
c'est  peut-être  seulement  grâce  à  cette  infime  minorité 
de  gens  qui  mènent  la  civilisation  anglaise,  mais  qui 
demeurent  en  violente  réaction  contre  les  sentiments  et 
l'attitude  de  la  masse  de  leurs  contemporains  ». 

Il  m'arriva  dans  la  seconde  année  de  cette  guerre  de 
lire  à  une  Danoise  francophile  de  mes  amies,  une  page  de 
mon  journal,  qui,  je  crois,  vous  intéressera. 

La  voici  : 

Rainer  Maria  Rilke  est  venu,  hier  matin  (26  janvier 
1914)  me  soumettre  quelques  passages  de  sa  traduction  de 
mon  Enfant  Prodigue  qui  ne  le  laissaient  pas  satisfait. 

J'ai  eu  plaisir  à  revoir  sa  délicate  figure.  Je  sais  lire  à 
présent,  à  travers  l'insignifiance  des  traits,  la  pureté  et 
la  sensibilité  de  son  âme.  Heureux  de  trouver  dans  ma 
bibliothèque  le  grand  dictionnaire  de  Grimm,  il  l'ouvrit 
à  l'article  Hand  et  se  plongea  dans  une  patiente  recherche 
oii  je  V abandonnai  quelque  temps.  S'amusant  à  traduire 
quelques  sonnets  de  Michel- Ange,  il  m'a  raconté  son  em- 


124  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

barras  devant  le  mot  palma  et  sa  surprise  de  s'apercevoir 
que  la  langue  allemande  avait  bien  un  mot  pour  désigner 
le  dos  de  la  main,  mais  nul  mot  pour  en  désigner  l'intérieur. 

—  Tout  au  plus,  peut-on  dire  Handflaechen  :  la  plaine 
de  la  main.  L'intérieur  de  la  main,  une  plaine  !  s'écria-t-il. 
Par  contre,  Handruecken  est  d'emploi  constant.  Ainsi,  ce 
qu'ils  considèrent  c'est  le  dos  de  la  main,  cette  surface  sans 
intérêt,  sans  personnalité,  sans  sensualité,  sans  douceur, 
cette  surface  qui  s'oppose,  de  préférence  à  la  paume  tiède, 
caressante,  douce,  où  se  raconte  tout  le  mystère  de  l'individu  ! 

A  force  de  fouiller  dans  le  Grimm,  il  découvrit  enfin  le 
mot  :  Handteller,  avec  quelques  exemples  empruntés  au 
xvi®  siècle. 

—  Mais,  disait-il,  c'est  la  paume  d'une  main  qui  se 
tend  pour  quêter,  pour  mendier,  qui  fait  office  de  sébile. 
Quel  aveu  dans  cette  insuffisance  de  notre  langue  ! 

Une  fois  de  plus,  je  pouvais  constater  l'irritation  si 
révélatrice  d'un  écrivain  allemand  contre  sa  propre  langue; 
irritation  que  j'ai  déjà  notée  par  ailleurs  et  que  je  ne  sache 
pas  qu'aucun  écrivain  d'aucun  autre  pays  ait  jamais 
connue.  (Il  est  bon  de  noter  ici  que  Rainer  Maria  Rilke, 
un  des  plus  grands  poètes  de  l'Allemagne  actuelle,  est 
de  race  tchèque.) 

—  Mais,  s'écria  mon  amie  danoise,  après  que  je  lui  eus 
donné  lecture  de  cette  page,  mais  nous  non  plus,  hélas  ! 
nous  n'avons  pas  de  mot...  mais  dans  aucune  des  langues 
Scandinaves  il  n'existe  de  mot  spécial  pour  désigner  la 
paume  de  la  main.  Les  remarques  philologiques  de 
Rilke  que  vous  rapportez,  sont  en  effet  révélatrices,  mais 
faites  attention  que  les  conclusions  que  vous  en  tirez, 
débordent  la  race  allemande  et  que  si  vous  prétendez  en 


LETTRES    OUVERTES  125 

faire  une  arme,  celle-ci  blessera  du  même  coup  nombre  de 
vos  amis  véritables. 

Fouillant  d'anciens  carnets,  j'ai  ressorti  pour  vous, 
quelques  notes  sur  l'Allemagne  (v,  page  35)  où  les  lec- 
teurs de  notre  revue  puissent  voir  combien  ma  pensée, 
au  cours  de  cette  guerre,  avoisina  souvent  la  vôtre.  Je 
n'ai  certes  point  la  prétention  d'y  aboutir  à  aucune  for- 
mule définitive,  mais  me  tiendrai  pour  satisfait  si,  par  elles 
et  par  cette  lettre  ouverte  que  j'y  joins,  j'invite  d'autres 
esprits,  qui  se  sont  tus  jusqu'aujourd'hui,  à  donner  enfin 
leur  avis,  ici  même  ou  ailleurs,  sur  des  questions  urgentes 
qui  méritent,  entre  toutes,  de  nous  occuper  aujourd'hui. 


Il 
A  JEAN  COCTEAU 

Mon  cher  Cocteau, 

Je  vous  ai  déjà  dit  le  plaisir  que  j'avais  pris  à  lire 
le  Cap  de  Bonne-Espérance  ;  celui  plus  vif  encore  à  vous 
l'entendre  Hre,  car  vous  le  lisez  avec  un  talent  prestigieux. 

J'attendais  le  Coq  et  l'Arlequin  avec  une  extrême 
impatience,  où  se  mêlait,  il  faut  bien  que  je  vous  l'avoue, 
une  sensible  appréhension.  Je  pressentais  que  j'allais 
trouver  la  clef,  non  de  votre  talent,  car  le  talent  est  «  de 
l'homme  même»,  mais  de  votre  esthétique  et  l'expHcation 
de  ce  qui  en  vous  me  déconcerte,  précisément  parce  que 
je  le  sens  concerté.  Ce  n'est  point  que  je  ne  reconnaisse,  et 
depuis  longtemps,  la  justesse  de  vos  maximes,  mais  cer- 


126  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

taines  d'entre  elles  me  paraissent  bien  moins  en  rapport 
avec  celui  que  vous  êtes,  qu'avec  celui  que  vous  voudriez 
qu'on  vous  crût.  Je  me  dis  bien  qu'en  vous  écrivant  ceci 
je  vais  soulever  chez  vous  une  protestation  très  vive  ; 
pourtant  je  ne  crois  pas  me  tromper.  Et  je  ne  prétends 
pas  que  vos  aphorismes  ne  soient  pas  sincères  —  non  — 
mais  que  très  sincèrement  vous  vous  trompez  sur 
vous-même. 

Je  crois,  par  exemple,  que  vous  n'avez  rien  à  gagner 
à  chercher  à  peindre  avec  peu  de  couleurs.  Les  plus  plai- 
santes lignes  de  vous  sont,  au  contraire,  celles  où 
vous  vous  abandonnez  au  charmant  démon  des  analogies, 
qui  me  semble  particuhèrement    votre  don  poétique*. 

I.  Par  exemple  :  Cette  exquise  description  d'une  danse  moderne 
que  je  ne  puis  me  retenir  de  citer,  bien  que  vous  ayez  cru  devoir 
la  reléguer  en  note,  par  raffinement  de  coquetterie  peut-être,  ou 
plutôt,  j'en  ai  peur,  parce  que  vous  craigniez  de  laisser  paraître 
avec  trop  d'évidence  vos  dons  les  plus  réels  et  c'est  là  ce  que  je 
vous  reproche  précisément  : 

«  Voilà  comment  était  cette  danse  : 

«  Le  band  américain  l'accompagnait  sur  les  banjos  et  dans  de 
grosses  pipes  de  nickel.  A  droite  de  la  petite  troupe  en  habit  noir, 
il  y  avait  un  barman  de  bruits  sous  une  pergola  dorée,  chargée  de 
grelots,  de  tringles,  de  planches,  de  trompes  de  motocyclette. 
Il  en  fabriquait  des  cocktails,  mettant  parfois  un  zeste  de  cym- 
bale, se  levant,  se  dandinant  et  souriant  aux  anges. 

»  M.  Pilcer,  en  frac,  maigre  et  maquillé  de  rouge  et  Mlle 
Gaby  Deslys,  grande  poupée  ventriloque,  la  figure  de  porce- 
laine, les  cheveux  de  maïs,  la  robe  en  plumes  d'autruche,  dansaient 
sur  cet  ouragan  de  rythmes  et  de  tambour  une  sorte  de  catas« 
trophe  apprivoisée  qui  les  laissait  tout  ivres  et  myopes  sous  une 
douche  de  six  projecteurs  contre  avions. 

»  La  salle  applaudissait  debout,  déracinée  de  sa  mollesse  par 
cet  extraordinaire  numéro  qui  est  à  la  Folie  d'Offenbach  ce  que  le 
tank  peut  être  à  une  calèche  de  70,  » 


LETTRES    OUVERTES  127 

De  même,  lorsque  vous  dites  qu'un  artiste  ne  doit 
point  «  sauter  des  marches  »,  que  prétendez-vous  et  qu'a- 
vez-vous  jamais  fait  que  cela  ?  Je  vous  l'ai  dit  souvent  : 
chaque  fois  que  je  parle  avec  vous,  je  songe  au  dialogue 
entre  l'ours  et  l'écureuil.  Où  je  me  traîne,  vous  bondissez. 
Certes,  je  ne  vous  reproche  pas  de  bondir  ;  mais  de  vou- 
loir nous  persuader  et  d'être  persuadé  vous-même  que 
vous  êtes  un  logicien.  Je  vous  reproche  de  sacrifier  vos 
qualités  les  plus  charmantes  et  les  plus  brillantes  au 
profit  d'autres  plus  pesantes  que,  peut-être,  vous  n'avez 
point. 

Il  faut  enfin  que  je  vous  avoue  la  gêne  que  j'éprouve 
à  hre  votre  «  défense  »  de  Parade.  En  général,  il  ne  me 
pardt  ni  bien  séant  ni  bien  adroit  pour  un  artiste  d'expli- 
quer son  œuvre  ;  d'abord,  parce  qu'il  la  limite  du  même 
coup,  et  que,  lorsque  cette  œuvre  est  profondément 
sincère,  elle  déborde  la  signification  que  l'auteur  lui-même 
en  peut  donner  ;  et  puis  je  tiens  que  la  meilleure  explica- 
tion d'une  œuvre  ce  doit  être  l'œuvre  suivante.  Dans  ce 
cas  particuher  de  Parade,  ma  gêne  est  augmentée  par  le 
fait  que  le  lecteur  de  vos  exphcations  ne  peut  se  reporter 
à  la  pièce,  de  sorte  que  le  plus  courtois  que  l'on  peut 
faire  c'est  de  l'acquitter  par  défaut. 

Mais  si  le  public  et  les  critiques  ont  fait  à  Parade 
l'accueil  contre  lequel  vous  protestez,  je  voudrais  être 
plus  assuré  que  c'est  à  cause  de  leur  sottise  ;  les  commen- 
taires que  vous  en  donnez  me  paraissent  justifier  moins 
votre  pièce,  que  leur  incompréhension.  Pouviez- vous 
raisonnablement  espérer  qu'ils  comprissent,  ces  specta- 
teurs, que  le  vrai  spectacle  n'était  point  celui  que  vous 
leur  présentiez  ?...  Et  même  il  me  paraît  que  votre  erreur 


128  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

n'est  point  seulement  dans  la  mise  en  valeur  d'une  donnée, 
mais  dans  cette  donnée  même  :  le  vrai  spectacle  est  à 
l'intérieur. 

Car  si,  selon  l'opinion  des  mystiques,  cela  est  vrai  de 
ce  monde  apparent  et  de  toute  la  comédie  humaine, 
l'œuvre  d'art,  par  contre,  n'a  d'autre  raison  d'être  préci- 
sément et  d'autre  but  que  de  révéler,  de  mettre  en  parade 
cette  secrète  réalité,  et  n'y  manque  point  sans  faillite. 

Mais,  sans  doute,  cette  gêne  même  que  je  vous  peins, 
aiguise  le  grand  amusement  que  je  prends  à  votre  petit 
livre,  et  puisque  «  le  pire  sort  d'une  œuvre  c'est  qu'on 
ne  lui  reproche  rien»,  ainsi  que  vous  le  dites,  je  m'assure 
que  vous  prendrez  ces  quelques  remarques  aussi  amica- 
lement que  je  vous  les  écris. 

ANDRÉ   GIDE. 


129 


REFLEXIONS       SUR 
LA     LITTÉRATURE 

ROMANS  PENDANT  LA  GUERRE 

A  l'époque  d'Agadir  je  crois,  Charles  Péguy  mettait  l'un 
de  ses  cahiers  sous  l'invocation  de  Saint  Louis  de  Gonzague 
en  souvenir  d'un  mot  qui  lui  est  attribué.  Il  jouait  à  la 
balle  dans  une  cour  de  séminaire  et  quelqu'un  demanda  : 
«  Si  nous  apprenions  que  c'est  maintenant  le  jugement 
dernier,  que  ferions-nous  ?  —  Moi,  dit  Louis  de  Gonzague, 
je  continuerais  à  jouer  à  la  balle.  >>  En  ce  temps-là,  chacun 
se  demandait  :  «  Et  si  c'était  la  guerre  ?  »  Et  Péguy  répondait  : 
«Moi,  si  c'était  la  guerre,  je  continuerais  à  faire  les  Cahiers.  » 
Evidemment  Péguy,  en  ce  qui  le  concernait,  n'était  pas 
prophète;  quand  il  y  eut  la  guerre,  le  lieutenant  Péguy  quitta 
les  Cahiers,  et  se  fit  bravement  tuer.  C'est  qu'aucune  imagi- 
nation humaine  ne  peut  égaler  cette  œuvre  de  la  nature,  la 
courbe  d'une  destinée  vivante.  Le  Saint  Louis  de  Péguy 
m'évoque  le  sort  d'un  journaliste  sportif  qui,  avant  19 14,  avait 
appelé  la  guerre  «  une  pâle  image  du  rugby  >>.  Il  fut  blessé  au 
genou  dans  l'une  des  premières  batailles,  soigné  dans  un  hôpital 
par  un  médecin  qui  adapta  à  sa  blessure  un  drain  parti- 
culièrement ingénieux.  Trop  ingénieux,  car  ce  major,  soucieux 
d'en  obtenir  la  gloire  et  le  galon,  découvrait  devant  tout 
venant  et  particulièrement  devant  les  huiles  le  malade  et 
l'appareil  auxquels  il  avait  donné  tous  ses  soins  :  le  sports- 

9 


130  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

man  allait  sans  doute  guérir,  mais,  à  force  d'être  mis  à  nu  et 
expliqué  à  des  of&ciers  considérables,  il  attrapa  une  bronchite 
dont  il  mourut. 

Aujourd'hui  cependant,  sous  un  ciel  plus  indulgent  et 
dans  le  premier  printemps  de  la  paix,  il  est  permis  peut-être 
de  le  voir  sans  nuages  et  de  le  dire  sans  remords  :  il  y  avait 
même  sous  les  obus,  les  bombes,  les  gaz  empoisonnés,  de 
Vultima  ratio  regum  et  du  jugement  dernier  des  peuples, 
un  jeu  de  balles  idéal  qui  s'accomplissait  solitairement  en 
quelques  têtes,  le  schématisme  d'un  certain  rugby  dont 
il  ne  faut  pas  médire  puisqu'il  se  confond  par  un  côté  avec 
les  valeurs  supérieures  de  la  guerre  elle-même.  Jofifre 
n'avait  pas  peut-être  un  génie  guerrier  napoléonien. 
Pourtant  après  Charleroi  il  sauva  la  situation  en  exécutant 
avec  lucidité  et  sang-froid  un  thème  classique  de  1  École  de 
guerre  sur  la  couverture  de  Paris,  il  continua  les  grandes 
manœuvres,  comme  Louis  de  Gonzague  eût  continué  à  jouer 
à  la  balle  :  le  génie  de  Galliéni,  l'allant  des  chefs  et  la  furia 
francese  firent  le  reste.  En  19 18,  Foch  dut  se  maintenir  la 
mentalité  froide  d'un  joueur  d'échecs  :  «  J'aime  mieux  jouer 
ma  partie  que  la  sienne  »,  dit-il  de  Ludendorfî  au  moment  le 
plus  critique  de  l'avance  allemande.  Peut-être  l'imagination 
est-elle  plus  frappée  par  l'élan  d'une  troupe  d'attaque  ou  par 
es  combats  singuliers  en  plein  ciel  d'un  aviateur  de  chasse 
Peut-être  aussi  vaut-il  mieux,  pour  la  majorité  d'une  troupe 
chercher  à  agir  que  «  chercher  à  comprendre  »  et  peut-être 
Péguy  a-t-il  en  effet  mieux  servi  en  se  faisant  tuer  qu'en 
continuant  les  Cahiers.  Toujours  est-il  qu'au  sommet  de  la 
guerre,  comme  au  sommet  de  quoi  que  ce  soit,  il  faut  placer 
ce  qu'Aristote  met  au  principe  des  choses,  l'intelligence 
calme,  libre  et  maîtresse  d'elle-même  qui  continue  un  jeu 
commencé,  et  comme  Archimède  jusque  dans  le  sac  de  sa 
ville  persiste  à  tracer  sur  un  sable  fragile  les  figures  d'une 
géométrie   éternelle. 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  I3I 

Nous  avons  vu,  ces  cinq  ans,  la  littérature  (puisque  c'est 
elle  qui  est  en  jeu  en  ces  lignes)  suivre  l'une  ou  l'autre  des 
deux  directions  esquissées  dans  ce  vieux  cahier  prophétique 
de  Péguy  :  ou  bien  continuer  à  jouer  à  la  balle,  ou  bien  de- 
mander, tantôt  réellement  et  tantôt  plus  métaphori- 
quement, de  la  poudre  et  d'autres  balles.  Je  crois  que  dans 
son  ensemble  elle  a  confirmé  le  mot  de  Péguy  et  la  table 
des  valeurs  à  laquelle  j'ai  fait  allusion. 

Evidemment,  il  ne  faut  pas  exagérer.  Si  nous  regardons 
la  poésie,  nous  voyons  que  MM.  de  Régnier  et  V:élc-Griffin 
s'étant  à  peu  près  tus  et  le  poète  inattendu  sur  lequel  quel- 
ques-uns comptaient  n'ayant  point  jailli  de  la  guerre, 
trois  poètes  ont  ajouté  considérablement,  sinon  en  volume 
du  moins  en  poids,  à  une  œuvre  déjà  estimée  :  Claudel, 
Gasquet,  Valéry.  (Je  n'oublie  pas  le  charmant  Paul  Fort; 
mais  il  est  moins  un  poCte  que  la  poésie  difiuse  de  ce 
temps  :  comme  la  roue  du  moulin  on  l'entendrait  s'arrêter 
mieux  qu'on  ne  l'entend  tourner,  il  se  fond  dans  l'élément, 
l'air,  le  paysage.)  Tous  trois  ont  reçu,  en  deux  sens  différents, 
leur  impulsion  de  la  guerre.  Tandis  que  Claudel  et  Gasquet 
ont  écrit  des  poèmes  de  guerre  dignes  de  ce  qu'ils  avaient 
4éjà  fait  de  plus  beau,  Valéry  a  été  pousré  par  la  guerre 
même  à  rêver  au  son  du  canon  un  Divan  oriental-occidental, 
pris  dans  le  cercle  et  les  froides  pierreries  de  l'Hérodiademal- 
larméenne,  une  épure  étoilce  de  poésie  essentielle.  Et  quand 
on  se  réfère  au  passé  de  la  poésie  lyrique,  cette  dernière  di- 
rection est  peut-être,  en  ces  circonstances,  la  plus  normale  : 
un  soleil  d'Austerlitz  reste  unique  dans  le  ciel,  où  il  n'y  a 
point  place  pour  deux  soleils,  mais  il  suscite  comme  une 
image  alternée  et  rivale  le  clair  de  lune  de  Chateaubriand, 
dont  nous  n'avons  pas  fini  d'exploiter  l'héritage  et  de  repro- 
duire les  attitudes. 

Hors  de  la  poésie  on  trouverait  encore  l'occasion  de 
rendre    diverses    sortes    d'hommages    à    la    littérature    de 


132  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

guerre.  Il  semble  qu'elle  ait  eu  surtout  une  valeur  pragma- 
tique et  documentaire.  Pragmatique  par  les  services  qu'elle 
a  rendus.  Les  articles  quotidiens  que  deux  de  nos  principaux 
chefs  de  file,  MM.  Barrés  et  Maurras,  ont  réunis  en  volumes, 
furent  comme  celui  d'un  bon  officier  ou  d'un  bon  soldat 
de  l'excellent  service  journalier,  et  même  un  beau  tour  de 
force  de  journalistes  professionnels  :  mais  ils  n'appartiennent 
pas  comme  le  Jardin  de  Bérénice  ou  l'Avenir  de  l  Intelligence 
au  monde  des  œuvres  que  l'on  relit.  (On  tirerait  pourtant, 
avec  du  soin,  de  V Ame  Française  pendant  la  guerre,  une  antho- 
logie admirable.)  Ils  nous  font  sentir  assez  bien  la  marge 
qui  sépare  le  monde  de  l'action  et  le  monde  de  l'écrit,  les 
lois  différentes  qui  régissent  l'un  et  l'autre.  Des  romans 
ont  pu  rendre  des  services  du  même  ordre  ou  d'un  autre 
ordre.  Le  succès  du  Feuqm  fut  bien  en  son  temps  le  journal 
vrai  d'une  escouade  a  contribué  lui-mêrrje  à  le  rendre  moins 
vrai,  il  a  été  certainement  pour  quelque  chose  dans  les 
améliorations  matérielles  qui  ont  rendu  plus  supportable, 
après  les  affaires  de  Champagne,  la  vie  physique  et  morale 
du  soldat  :  il  a  obligé  les  grands  chefs  à  lire  une  sorte  de 
cahiers  du  poilu  en  somme  plus  efficaces  et  plus  salutaires 
que  le  jeu  de  la  voie  hiérarchique;  il  a  travaillé  pour  sa 
part  à  la  formation  de  cette  armée  propre,  aux  joues  ver- 
meilles, bien  nourrie  et  mieux  abreuvée,  l'armée  du  roi 
pinard  et  de  la  reine  Madelon,  dans  les  bras  de  qui,  en 
novembre,  se  jetaient  les  Alsaciennes.  C'est  ainsi  que 
I3  diable  porta  sa  pierre  à  Dieu. 

Valeur  documentaire  aussi.  Mais  ici  ne  nous  pressons  pas 
et  ne  confondons  pas  documentaire  et  historique.  Nous 
avons  déjà  pu  mesurer  l'écart  énorme  entre  ce  qui  fut 
écrit  par  l'auteur  pour  être  publié  et  les  carnets  ou  les  cor- 
respondances que  les  familles  ont  divulgués  après  la  mort  de 
celui  qui  les  nota.  Le  carnet  d'Amédée  Guiard,  le  recueil  de 
lettres  sans  nom  qu'a  publiées  et  préfacées  M,  André  Che- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  I33 

vrillon  dépassent  de  beaucoup  en  accent  et  en  sincérité, 
toutes  les  œuvres  «  anthumes  »  (j 'exhume  ce  mot  d'Alphonse 
Allais,  fort  inattendu  ici,  voilà  un  cas  où  l'on  s'aperçoit 
que  le  mot  manquait  en  effet  à  la  langue).  Mais  les  œuvres 
de  notre  génération  n'ont  pas  encore  beaucoup  d'années  à 
demeurer  anthumes.  La  vraie  physionomie  morale  de  la 
guerre  ne  se  dégagera  que  dans  un  demi-siècle,  lorsque  se 
liront,  se  publieront,  se  compareront,  avec  la  masse  et  le 
recul  nécessaires,  les  milliers  de  carnets  et  de  correspondances 
conservées  dans  les  familles,  les  liasses  subsistantes  des 
cinq  ou  six  millions  de  lettres  quotidiennes  envoyées  du  front 
ou  au  front  et  d'où  sortiront  probablement  des  chefs-d'œuvre. 
Alors,  pourra  se  dresser  dans  son  ampleur,  en  dehors  de  tout 
souci  d'apologétique  et  d'action,  la  vraie  carte  des  Familles 
spirituelles  de  la  France. 

La  vraie  littérature  de  la  guerre,  on  ne  la  lira  elle  aussi  que 
dans  cinquante  ou  cent  ans.  La  grande  guerre  ne  se  conçoit  que 
comme  un  fait  historique,  et  un  fait  n'est  historique  vraiment 
que  s'il  a  un  avant  et  un  après,  s'il  possède  ses  trois  dimen- 
sions. Laissez-lui  le  temps  d'acquérir  la  troisième  et  ce  n'est 
pas  seulement  l'histoire,  c'est  le  rêve,  c'est  l'art,  c'est  la 
création  esthétique  qui  pourront  s'installer  dans  leur  domaine, 
se  sentir  les  coudées  franches,  respirer  à  pleins  poumons, 
créer  dans  l'espace  avec  les  matériaux  d'un  chantier  intégral. 


* 


Aussi,  et  sauf  quelques  exceptions  qui  confirment  la  règle, 
la  littérature  normale —  et  la  meilleure —  fut-elle,  ces  cinq 
ans,  du  côté  de  ceux  qui  continuèrent  à  jouer  à  la  balle.  J'ai 
déjà  noté  la  logique  avec  laquelle  M.  Paul  Valéry  fut  conduit 
par  l'atmosphère  même  de  ces  années  à  reprendre  dans  une 
mine  obscure  le  filon  d'or  de  la  poésie  mallarméenne.  Ainsi 
l'on  peut  dire  très  vigoureusement  et  il  semble  qu'on  pouvait 


134  LA    NOU\^LLE    REVUE    FRANÇAISE 

prévoir  a  priori  que  la  vraie  littérature  de  guerre  serait  celle 
de  la  vie  intérieure.  Un  Homme  libre  est  évidemment  une 
lecture  mieux  appropriée  à  la  vie  de  tranchée  que  l'Union 
sacrée  ou  la  Croix  de  Guerre,  et  je  sais  bien  que  dans  toute 
ma  vie  militaire  je  n'ai  fait  volontiers  que  des  lectures  de 
cet  ordre.  On  lit  pour  sortir  de  soi  ;  mais  quand  on  mène  une 
vie  dont  l'essence  est  de  vous  sortir  de  vous,  on  lit  pour 
rentrer  en  soi.  Il  y  a  peut-être  un  peu  d'intempérance  et 
pas  assez  de  paix  véritable  dans  cette  capitale  Possession 
du  Monde  qui  fourmille  d'admirables  pages,  mais  M.  Duhamel 
dont  l'œuvre  et  le  nom  vont  grandir  beaucoup  a  écrit 
vraiment  en  ce  beau  livre  de  vie  intérieure  une  œuvre  que 
lui  imposait  son  temps. 

Parmi  ces  livres  de  la  vie  intérieure,  meubles  d'art  propres 
à  une  époque  de  guerre,  je  ne  veux  retenir  aujourd'hui  que 
les  romans.  D'ailleurs  le  roman  seul  entre  dans  la  vie  inté- 
rieure avec  tout  le  recul,  l'indépendance  et  les  moyens  d'ani- 
mation nécessaires  pour  la  disposer  sur  le  plan  complet  et 
vivant  d'une  œuvre  d'art.  Quelle  marge  n'y  a-t-il  pas  entre 
la  Nouvelle  Héloîse  et  les  Rêveries  d'un  promeneur  solitaire 
et  même  les  Confessions \  J'ai  retenu,  dans  la  production 
récente,  trois  œuvres  caractéristiques,  de  premier  ordre 
toutes  trois,  et  dont  les  auteurs  ont  atteint  un  point  de  per- 
fection qui  ne  leur  était  pas  habituel.  (Mais  à  qui  la 
perfection  est-elle  habituelle  ?)  C'est  le  Justicier  de 
M.  Paul  Bourget,  Solitudes  de  M.  Edouard  Estaunié,  et 
Fumées    dans    la   campagne  de  M.    Edmond  Jaloux. 

Lorsque  je  lus  \e  Justicier,  j'avoue  que  je  ne  l'attendais  pas. 
Dès  le  début,  M.  Bourget  comme  journaliste  (c'était  son 
devoir)  et  comme  romancier  (c'était  son  droit)  s'était  mis  en 
plein  dans  la  littérature  de  guerre.  Il  était  même,  je  crois, 
arrivé  bon  premier  pour  publier  un  roman  sur  la  guerre  :  le 
Sens  de  la  Mort,  roman  à  thèse  très  artificiel  selon  une  de  ses 
vieilles  fonnules  ;  il  avait  continué  par  Lazarine  et  Némésis, 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  135 

ce  dernier  simplement  curieux,  d'une  imagination  épaisse 
et  mal  venue.  Mais  du  Justicier  l'éloge  le  plus  haut  et  le  plus 
vrai  qu'on  puisse  en  faire,  c'est  qu'il  nous  donne  une  autre 
Echéance,  cette  Echéance  qui  frappa  justement  Brunetière 
d'admiration,  d'une  admiration  dont  parlant  à  quelqu'un 
il  concluait  ainsi  les  raisons  ;  «  Car  vraiment  on  ne  peut 
savoir  la  mesure  d'un  romancier  que  lorsqu'il  a  écrit  une 
histoire  sans  amour,  tout  aussi  bien  que  l'on  ne  saurait 
obtenir  celle  d'un  critique  tant  qu'il  ne  s'est  pas  expliqué 
sur  le  xviie  siècle.  »  Si  M.  Bourget  nous  donne  une  troisième 
nouvelle  de  la  même  valeur,  leur  recueil  en  un  volume 
demeurera  classique. 

L'immense  ressource,  chez  M.  Bourget,  c'est  que,  derrière 
ses  partis  pris  rigides  et  les  manies  après  tout  un  peu  exté- 
rieures de  son  dogmatisme  étroit,  il  demeure  une  tête  par- 
faitement équilibrée  et  toujours  intelligente,  un  travailleur 
avisé,  méthodique  et  sage,  qui  jusqu'ici  n'a  donné  aucun 
signe  de  déclin  :  lorsqu'il  publie  un  roman  médiocre  ou  mau- 
vais, il  ne  tarde  pas  à  en  écrire  un  bon.  Le  public  ne  peut 
d'ailleurs  jamais  compter  sur  la  critique  pour  le  guider  dans 
cette  production  mêlée  :  tout  ce  qu'on  pourrait  faire,  ce  serait 
écrire  un  petit  indicateur,  une  sorte  de  Baedeker  qui  dési- 
gnerait les  endroits  où  l'on  est  sûr  de  trouver,  après  chaque 
roman  bon  ou  mauvais  de  M.  Bourget,  l'article  de  lancement 
et  l'article  de  dénigrement  systématique.  Pourtant  rien  ne 
serait  plus  intéressant  que  de  marquer  de  façon  désintéressée 
les  réussites  et  les  échecs  d'un  grand  travailleur,  roi  uste- 
ment  doué,  qui  occupe  aujourd'hui  la  place  centrale  du 
roman  français. 

A  quiconque  est  sensible  au  plaisir  de  l'ouvrage  bien  fait 
et  porté  à  l'estime  de  l'artiste  qui  sait  son  métier,  le  Justicier 
donne  une  satisfaction  telle  qu'on  ne  voit  pas  comment  il 
serait  possible,  dans  cet  ordre,  d'aller  plus  loin.  Le  procédé 
ordinaire  de  M.  Bourget  y  apparaît  à  plein  :  trois  enveloppes 


136  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

concentriques,  moulées  l'une  sur  l'autre  et  qui  ne  font  qu'un 
seul  être  vivant,  et  qui  sont  une  histoire  habilement  posée 
et  savamment  nouée,  un  drame  individuel  de  conscience,  une 
question  sociale.  C'est  la  construction  du  Disciple,  de  l Etape,  de 
l'Echéance.  On  aurait  profit  à  démonter  l'œuvre  de  M.  Bourget 
en  se  plaçant  à  chacun  des  trois  points  de  vue  successifs.  Dans 
le  Justicier  le  dernier  élément  occupe  en  étendue  le  moins 
de  place,  mais  vraiment  en  qualité  il  domine  et  c'est  lui 
qui  donne  à  tout  le  récit  son  allure  et  son  sens,  c'est  lui  qui 
eût  mérité  à  ce  morceau  une  place  de  choix  dans  la  biblio- 
thèque positiviste  de  Comte.  Cette  question  sociale,  cette 
thèse  est  simple.  M.  Bourget  y  renouvelle  en  somme  la  doc- 
trine de  l'Etape,  selon  laquelle  la  famille,  et  non  l'individu, 
constitue  la  réalité  sociale,  M.  Bourget  reprend  même  un 
type  de  l'Etape,  le  vieux  professeur  républicain  et  stoïcien, 
entre  deux  fils  dont  l'un  se  construit  au  delà  de  lui  et  dont 
l'autre  se  défait,  se  dégrade  en  deçà,  et  l'Etape  n'était  pas 
du  tout  un  mauvais  roman,  mais  la  courte  nouvelle  du  Jus- 
ticier dépasse  de  beaucoup  l'Etape,  d'abord  parce  que  la 
réussite  de  métier  est  meilleure,  et  ensuite,  et  surtout  pour 
deux  raisons  qu'il  importe  d'indiquer. 

La  première  est  que,  dans  son  travail  probe  et  persévérant 
pour  enrichir  son  métier  et  pour  nouixir  son  œuvre,  M.  Bour- 
get a  fait  récemment  une  découverte.  Je  ne  veux  pas  dire 
que  tout  soit  toujours  bon  dans  les  contributions  que  M.  Bour- 
get demande  incessamment  à  son  carnet  de  notes,  à  ce  que 
le  Dorsenne  de  Cosmopolis  appelle  son  crachoir;  dans 
son  beau  Démon  de  midi  n'avait-il  pas  l'idée  de  verser  tout  un 
dictionnaire  étymologique  des  noms  propres  ramassés  on 
ne  sait  où,  et  fort  déplacé?  Ce  que  M.  Bourget  paraît  avoir 
récemment  acquis,  de  beaucoup  plus  solide  et  plus  fructueux, 
c'est  le  goût  et  le  sens  du  symbole.  Il  semble  avoir  été  frappé 
au  cours  de  la  guerre  par  le  rapport  des  événements  actuels 
avec  certains  mythes  antiques,  avec  les  éléments  fondamen- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  I37 

taux  de  la  tragédie  grecque.  Il  en  a  tiré  sa  Nêmêsis,  œuvre 
assez  curieuse,  mais  où  l'architecture  symbolique  s'édifie 
bien  laborieuse  et  bien  bizarre,  et  dont  les  côtés  fâcheux 
m'ont  rappelé  parfois  le  Phalène.  Il  a  remis  ensuite  son  sym- 
bolisme sur  le  métier,  et  le  Justicier  est  né.  Au  milieu  du 
Justicier  se  pose,  comme  sa  figure  principale,  son  personnage 
le  plus  vrai,  de  la  façon  à  la  fois  la  plus  simple  et  la  plus  pro- 
fonde, un  tombeau,  celui  où  le  «justicier»  finit  par  faire  porter 
ses  deux  fils,  et  dans  lequel  se  réconcilie,  s'éclaire  et  se  dé- 
finit la  pleine  et  grave  réalité  d'une  famille  humaine.  On  a 
prononcé  à  ce  propos  le  nom  de  Fustel  de  Coulanges  et 
rappelé  la  Cité  antique  :  c'est  très  juste.  Le  tombeau  du 
Justicier  m'évoque  l'église  de  l'Annonce  faite  à  Marie 
et  le  symbolisme  de  M.  Bourget  me  paraît  ici,  par  sa  source 
traditionnelle  comme  par  le  sens  même  de  son  art,  assez 
parent  de  celui  de  Claudel. 

En  second  lieu,  la  conclusion  de  M.  Bourget,  d'une  si 
large,  abondante  et  grave  générosité,  contraste  heureusement 
avec  le  caractère  un  peu  étroitement  agressif  de  ses  romans 
analogues  qui,  malgré  leurs  tendances  très  positives,  sont 
en  somme  écrits  surtout  contre  quelque  chose  ou  contre 
quelqu'un.  L'esprit,  lancé  sur  cette  ligne,  ne  s'arrête  plus, 
et  quand  nous  avons  fermé  un  livre  qui  nous  laisse  tant 
de  profondes  pensées,  nous  allons  sur  sa  pente  plus  loin  qu'il 
ne  va  et  nous  nous  retournons  comme  pour  voir  si  M.  Bour- 
get ne  va  pas  prendre  la  même  route.  Puisque  cette  haine 
du  père  s'est  apaisée  après  la  mort  dans  l'intelligence, 
puisque  l'homme  de  colère  a  déposé  devant  la  vérité  pos- 
thume son  injurieux  fardeau,  puisque  le  même  tombeau» 
par  une  loi  supérieure  à  l'individu,  doit  réunir  ceux  que 
l'erreur  de  la  vie  sépara,  ce  qui  est  vrai  d'une  famille 
n'est-il  pas  vrai  d'une  nation,  ce  qui  est  vrai  d'une  nation 
n'est-il  pas  vrai  de  l'humanité  ?  Il  est  nécessaire  peut-être  de 
se   croire  justicier  devant  un   homme  comme  devant    un 


138  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

peuple  comme  il  était  nécessaire  que  l'abbesse  de  Jouarre 
gardât  à  la  société  la  chasteté  qu'elle  lui  avait  promise  : 
mais  l'homme  doit-il  se  coucher  dans  le  tombeau  en  serrant 
encore  sur  son  visage,  comme  les  morts  de  Mycènes,  ces 
masques  d'or  ?  Rien  ne  vaut  dans  la  nouvelle  de  M.  Bourget 
la  résonnance  infinie  qu'elle  laisse  après  elle,  et,  dans  notre 
nuit  actuelle,  la  durable  phosphorescence  de  son  symbole. 
Comme  M.  Bourget,  M.  Edouard  Estaunié  me  paraît  avoir 
écrit,  dans  les  trois  nouvelles,  reliées  par  le  même  fil,  de 
Solitudes,  son  chef-d'œuvre.  Le  cas  de  M.  Estaunié  est  fort 
intéressant.  Ingénieur,  il  n'a  cessé  de  pratiquer  scm  métier 
et  il  est  aujourd'hui,  je  crois,  directeur  général  des  Télé- 
phones ;  il  figure  dans  ces  deux  ou  trois  cents  chefs  techniques 
de  services,  signalés  par  la  parabole  saint-simonienne,  qui 
font  marcher  la  machine  matérielle  de  la  France.  Ses 
premiers  romans,  à  caractère  autobiographique,  sur  l'édu- 
cation des  collèges  de  Jésuites  et  sur  les  déboires  de  l'ingé- 
nieur pauvre,  paraissaient  l'orienter  vers  une  transposition 
littéraire  de  sa  vie  professionnelle,  mais  il  n'a  pas  tardé  à 
suivre  la  direction  inverse  et  à  faire  de  son  œuvre  littéraire 
son  alibi,  sa  seconde  nature.  Il  semble,  au  premier  abord, 
bien  bizarre  que  le  même  personnage  qui  chasse  à  coup  de 
sonneries  la  solitude  des  maisons  et  la  paix  des  cabinets  de 
travail,  nous  ait  donné  cette  analyse  parfaite  et  profonde 
de  la  solitude.  Mais,  en  ces  pages  minutieuses  et  tristes, 
en  cette  aiguille  de  glace  et  de  diamant  qui  fouille  si  loin, 
c'est  encore  l'analyse  et  l'instrument  scientifiques  que  nous 
reconnaissons,  et  ce  roman  de  M.  Estaunié  rejoint  ainsi  de 
façon  frappante  la  poésie  de  Sully-Prudhomme. 

M.  Estaunié  n'a  pas  écrit  là  une  œuvre  d'analyse  person- 
nelle, il  n'a  point  tiré  de  lui-même,  comme  Vigny,  pour  s'en 
plaindre  ou  s'y  plaire,  sa  propre  solitude.  Il  a  fait,  en  tech- 
nicien, en  psychologue,  en  connaisseur  minutieux  de  ce 
réseau  téléphonique  qu'est  le  système  nerveux,  une  étude 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  I39 

objective,  admirable  de  science  et  de  détail.  Je  ne  veux  pas 
résumer  ses  trois  nouvelles,  d'une  lecture  passionnante  et 
d'un  art  supérieur,  mais  je  puis  en  résumer  le  schème  théo- 
rique. Le  malheur  de  l'homme  est  d'être  s  seul.  Vœ  soli  ! 
Mais  la  vraie  solitude  n'est  point  l'absence  de  société  hu- 
maine. Un  être  peut  vivre  heureux  et  occupé  dans  une  soli- 
tude matérielle  complète  qu'il  peuplera  à  sa  guise  :  telle 
solitude  d'enfant,  de  vieille  fille,  de  moine,  d'artiste,  est 
une  solitude  animée,  bruissante  de  choses  et  d'êtres,  peut-être 
sur  terre  la  figure  la  plus  juste  du  bonheur  égal  et  constant. 
Cette  solitude,  M.  Estaunié  la  reconnaît  de  loin,  mais  ne 
s'en  occupe  pas.  Elle  n'intéresserait  pas  son  goût  d'analyse 
aiguë  et  cruelle,  pas  plus  qu'un  avare  pur,  vivant  seul  avec 
son  or,  n'intéresserait  la  comédie  de  Molière.  La  solitude 
dramatique,  pour  M.  Estaunié,  ne  commence  qu'avec  la 
présence  d'autrui.  La  vraie,  l'horrible  solitude,  démon 
torturant  de  l'humanité,  ne  s'installe  ni  chez  celui  qu'on 
pourrait  appeler  le  solitaire  professionnel  qui,  l'ayant  prise 
comme  vaccin,  est  immunisé  contre  son  mal,  ni  chez  l'homme 
des  sociétés  et  des  foules.  Elle  s'établit  dans  une  maison,  entre 
deux  êtres  qu'elle  repousse  chacun  en  lui-même  et  qu'elle 
crucifie.  C'est,  à  proprement  parler,  une  maladie  de  l'amour, 
comme  la  jalousie,  une  maladie  qui  d'on  ne  sait  quel  fond 
obscur  peut  apparaître  tout  à  coup  en  plein  bonheur.  Un 
lago  invisible  s'établit  à  côté  de  l'Othello  envahi  par  ce 
supplice  de  la  solitude  et  lui  peint  désormais  Desdémone  à 
sa  fantaisie.  Ce  démon  de  la  solitude  tel  que  le  suscite  M.  Es- 
taunié, nous  pouvons  aussi  le  comparer  au  démon  de  la 
perversité  d'Edgar  Poe  :  nous  sommes  sur  les  mêmes  terres 
mystérieuses  de  la  nature  humaine.  Et  l'on  n'en  sort  que 
par  la  mort,  le  crime  ou  le  suicide.  M.  Estaunié,  en  réalisant 
ce  démon,  en  lui  faisant  dévorer  lentement  ses  victimes,  a 
jeté  dans  les  abîmes  de  la  vie  intérieure  un  coup  de  sonde 
saisissant. 


140  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Fumées  dans  la  campagne,  de  M.  Edmond  Jaloux,  n'a  rien 
d'un  coup  de  sonde  et  paraît  venir  au  monde  dans  un 
paysage  harmonieux,  attendri  et  doucement  triste  de  Pro- 
vence. M.  Jaloux,  jusqu'ici,  demeurait  l'auteur  de  ce  beau 
récit  intérieur,  frémissant  et  plein,  Le  reste  est  silence,  auquel 
Fumées  dans  la  campagne,  après  dix  ans,  donne  un  admirable 
pendant.  De  l'un  à  l'autre,  M.  Jaloux,  semble-t-il,  a  perdu  et 
gagné  :  on  ne  retrouve  pas  toujours  dans  Fumées  ce  nombre 
grave,  cette  musique  extérieure  autour  d'une  intériorité 
lourde,  comme  un  bruissement  d'abeilles  autour  du  poids 
de  miel,  que  l'on  aimait  dans  Le  reste  est  silence.  Fumées, 
plus  étendu,  plus  détendu,  comporte  au  contraire  quelques 
espaces  traînants  et  quelques  négligences,  mais  il  l'emporte 
par  le  détail,  l'exactitude  et  surtout  l'intelligence  aiguë  de 
l'analyse.  Celui  qui  sait  goûter  les  pures  qualités  classiques, 
le  vrai  travail  bien  fait,  le  roman  construit,  la  savante  com- 
position dans  une  lumière  bien  comprise,  aimera  ce  livre  et  le 
relira.  L'art  de  M.  Jaloux,  dans  Fumées,  me  rappelle  d'assez 
près  celui  de  Tourguenefï,  injustement  oublié  aujourd'hui, 
dont  Taine  apparentait  l'art  à  celui  des  Grecs.  Ce  n'est  pas 
un  hasard  si  le  titre  de  Fumées,  le  motif  de  vie  et  d'art  auquel 
il  correspond  se  retrouvent  dans  un  roman  de  Tourguenefï, 
dont  le  sujet  est  d'ailleurs  tout  à  fait  différent  de  celui  de 
M.   Jaloux. 

«  Il  regardait  les  fumées  bleues  qui  montaient,  montaient 
sans  fin  dans  l'air  lourd  ;  —  On  dirait  vraiment,  dit-il, 
qu'elles  sont  alimentées  par  un  brasier  énorme.  Et  pourtant, 
si  nous  nous  approchions  de  ces  feux,  si  nous  soulevions 
les  feuilles  encore  intactes,  nous  verrions  qu'il  n'y  a,  au  fond, 
qu'un  foyer  bien  pauvre,  à  demi  éteint,  qui  consume  lente- 
ment les  dernières  fibres  sèches.  Il  en  est  ainsi  de  presque 
toutes  les  destinées  humaines.  Considérées  à  distance,  elles 
font  un  certain  effet.  On  croirait  presque,  à  notre  éclat, 
qu'il  y  a  en  nous  une  belle  flamme  dévorante,  qui  brûle 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  I4I 

notre  vie  et  fait  flamber  nos  passions  et,  dessous,  on  ne 
trouverait  rien  qu'une  cendre  à  peine  chaude,  qui  nourrit 
mal  nos  pauvres  désirs,  tout  le  reste  s'évapore  en  fumée...  » 
Hiéroglyphe  bleu,  motif  musical  sur  lequel  chacun  peut 
dép-oyer  le  roman  de  ses  destinées  et  des  destinées  du  groupe 
auquel  l'a  associé  la  vie  !  M.  Jaloux  a  fait  monter  ses  fumées 
dans  le  ciel  mélancolique  et  noble  de  la  campagne  aixoise; 
il  y  a  construit  minutieusement,  et  avec  une  science  achevée 
des  plans,  du  relief  et  de  la  vie,  les  petites  marionnettes  hu- 
maines qui  y  font  quelques  tours  et  s'en  vont.  Comme  d'ordi- 
naire, dans  tout  roman  qui  s'énonce  à  la  première  personne, 
le  personnage  le  plus  vivant  n'est  pas  celui  qui  raconte, 
Raymond.  Et  pourtant...  Plutôt,  il  nous  paraît  le  personnage  le 
moins  construit,  parce  qu'il  a  pour  fonction,  dans  la  texture  du 
roman,  non  de  se  construire,  mais  de  construire  les  autres  ; 
il  n'y  représente  pas  le  vivant,  mais  la  vie  ;  il  n'est  pas  poussé 
volontairement  en  lumière,  mais  il  fait  corps  avec  l'organi- 
sation, la  respiration  même  du  récit,  il  nous  figure  exacte- 
ment le  tas  de  bois  qui  s'échauffe  et  brûle  de  l'intérieur.  La 
plus  belle  fumée  du  livre,  c'est  ce  Provençal  traité  posément, 
discrètement,  dans  le  mode  mineur,  avec  une  mesure 
et  une  minutie  discrète  auxquelles  un  connaisseur  sourit  de 
plaisir,  Maurice  de  Cordouan.  Les  personnages  de  M.  Jaloux 
témoignent  d'une  belle  et  pleine  valeur  humaine,  mais  ils 
paraissent  garder  aussi  toute  la  valeur  de  documents  exacts 
sur  leur  milieu  local. 

*  * 

J'ai  voulu  tirer  de  la  production  de  ces  dernières  années 
trois  romans  (on  n'en  doublerait  pas  facilement  le  nombre) 
que  l'on  met  à  part  pour  les  relire,  et  dont  on  découvrira 
mieux,  à  chaque  lecture,  la  solidité.  On  ne  saurait  rien  ima- 
giner, en  apparence,  de  plus  différent  que  la  concentration 


142  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

laborieuse  et  magistrale  de  M.  Bourget;  la  percée  méthodique  » 
aiguë,  impitoyable,  de  M.  Esta  unie;  le  récit  appliqué,  spa- 
cieux, égal  et  plein  de  M.  Jaloux.  Et  pourtant,  si  je  me 
reporte  d'un  coup  d'œil  aux  épithètes  qui  sont  venues  ici 
sous  ma  plume,  je  vois  qu'elles  ont  un  trait  commun  et  qu'une 
même  racine,  sous  des  synonymes,  se  retrouve  en  les  trois 
écrivains.  C'est  de  l'art  volontairement  construit  et  char- 
penté, de  l'art  équilibré  et  prévu,  et  en  somme  et  surtout 
intelligent.  Quelles  que  soient,  dans  tous  les  ordres,  les 
valeurs  que  ces  années  tragiques  ont  pu  promouvoir  à  la 
lumière,  on  n'en  voit  pas  de  supérieures  à  cette  intelligence 
ordonnatrice,  substance  de  toute  qualité  humaine.  Je  ne 
veux  pas  dire  que  le  problème  de  l'intelligence,  de  son 
primat  ici  ou  là,  soit  résolu,  ni  surtout  qu'il  soit  simple.  Mais 
cela  c'est  une  autre  histoire,  et  je  n'ai  pas  à  sortir 
aujourd'hui  du  court  secteur  où  j'ai  essayé,  sans  vouloir 
conclure  trop  avant,  de  repérer  quelques  points. 

ALBERT    THIBAUDET 


143 


NOTES 

La  Nouvelle  Revue  Française  ne  prétend  pas  embrasser 
par  sa  critique  l'ensemble  de  la  production  contemporaine. 
Elle  y  fait  un  choix  très  réfléchi  et  ne  s'impose  aucun  compte 
rendu  de  pure  courtoisie.  Ses  notes  ont  toujours  pour  but, 
soit  de  définir  et  de  classer  brièvement  une  œuvre  que  l'actua  - 
lité  ou  sa  propre  valeur  mettent  au  premier  plan,  soit  de 
marquer,  à  propos  d'un  livre  ou  d'une  manifestation  artis  - 
tique,  qui  peuvent  être  parfois  de  second  ordre,  un  point 
de  vue  ou  une  idée  dont  ses  collaborateurs  sont  pénétrés. 

Beaucoup  de  productions  relativement  importantes  peuvent 
évidemment  de  cette  façon  échapper  à  sa  prise.  Mais  pour 
remédier  dans  la  mesure  du  possible  aux  inconvénients  d'un 
tel  système  et  pour  mieux  documenter  son  lecteur,  la  Nou- 
velle Revue  Française  se  propose  de  publier  dans  chacun  de 
ses  numéros  un  court  «  mémento  critique  »,  dans  lequel 
seront  signalés  tous  les  ouvrages  offrant  un  titre  sérieux  à 
l'attention. 

Peut-être  même  entreprendra-t-elle  de  mentionner,  au 
fur  et  à  mesure  de  ses  découvertes  rétrospectives,  tous  ceux 
des  ouvrages  parus  pendant  la  guerre  qui  lui  sembleront 
mériter  d'y  survivre. 

* 
*   * 

NOS  MORTS  :  EMILE    VERHAEREN. 

EmileVerhaerenestmortle  27novembre  1916.  Par  l'ardeur 
de  son  âme,  le  don  total  de  son  être  et  la  puissance  de  son 
verbe,  à  lui  seul  il  sut  représenter,  durant  cette  formidable 
guerre,  tout  son  pays. 


144  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

En  reprenant  sa  tâche,  la  Nouvelle  Revue  Française,  qui 
eut  l'honneur  de  le  compter  au  nombre  des  siens,  tient  à 
rendre  un  pieux  hommage  à  cette  admirable  figure  d'un 
grand  artiste  qui  sut  être  en  même  temps  un  grand  cœur. 


* 
*  * 


CHARLES  PÉGUY,  ALAIN  FOURNIER. 

La  Nouvelle  Revue  Française  donnera  bientôt  des  frag- 
ments de  la  Note  sur  Descartes,  à  laquelle  Péguy  travaillait 
d' arrache-pied  au  moment  de  la  mobilisation  et  qu'il  desti- 
nait à  notre  numéro  de  septembre  19 14.  Il  est  probable 
aussi  qu'elle  publiera  un  peu  plus  tard  des  fragments  du 
roman  et  de  la  pièce  qu'Alain  Foumier  venait  de  mettre  sur 
le  métier,  quand  la  guerre  le  prit. 

Ainsi  s'offrira  une  occasion  toute  naturelle  de  parler  de 
nos  deux  disparus.  Nous  l'attendrons;  car  seule  elle  nous 
permettra  de  pénétrer  dans  l'intimité  de  leur  talent  et  de 
faire  revivre  avec  précision  leur  mémoire. 

Mais  nous  ne  pouvons  reprendre  aujourd'hui  notre  tâche 
d'écrivains  sans  méditer  un  instant  sur  leur  sacrifice,  sans  nous 
le  représenter  par  le  dedans,  sans  comprendre  avec  le  désespoir 
qu'il  faut,  combien  toute  récompense  que  nous  y  pourrons 
imaginer  restera  à  jamais  lointaine,  impuissante,  dérisoire. 

«  Morts  pour  la  France  ».  Il  faut  ôter  à  ce  titre  splendide 
ce  qu'il  a  pris,  pour  avoir  été  mérité,  hélas  !  par  trop  de 
gens,  de  trop  courant,  de  trop  naturel.  L'ingratitude  du  cœur 
humain  est  si  profonde  et  si  active  qu'elle  a  bien  vite  rendu 
ces  quatre  mots  synonymes  des  plus  ordinaires  ;  on  ne  réalise 
plus  ce  qu'ils  contiennent  ;  on  a  mis  sous  eux  une  de  ces 
«  idées  toutes  faites  »  que  Péguy  détestait  plus  que  tout  au 
monde  ;  on  s'en  sert  même,  dans  bien  des  cas,  pour  expédier 
plus  vite  et  plus  commodément  les  mémoires  qu'on  n'a  pas 
la  force  de  soutenir. 

On  ne  se  représente  plus  assez,  déjà,  ce  que  c'est  que  de 


NOTES  145 

«mourir  pour  la  France  »,  ce  que  c'est  que  de  choisir  la  mort 
et  de  la  choisir  non  pas  par  dépression,  ni  désespoir,  mais  dans 
un  moment  où  l'on  est  en  pleine  possession  de  ses  facultés,  où 
on  les  sent  à  leur  place,  prêtes  à  s'exercer  encore.  On  ne  se 
représente  pas  ce  que  c'est  que  de  choisir  la  mort,  non  pas  en 
public  et  avec  la  perspective  d'immenses  suffrages,  mais  au 
coin  d'un  bois,  loin  des  siens,  entouré  de  quelques  hommes 
qui  ne  vous  verront  peut-être  même  pas  tomber,  qui  ne  sau- 
ront rien  redire  que  peut-être  :  «  Le  lieutenant,  j 'crois  bien 
qu'il  y  est  resté  >>,  —  de  la  choisir  avec  l'idée  que  personne 
jamais  ne  comprendra  rien  à  votre  dernière  heure,  avec 
l'idée  que  les  gens  se  rassureront  sur  ce  que  vous  êtes  «  mort 
en  gloire  >>  et  «  dans  la  furie  du  combat  ».  On  ne  se  représente 
pas  ce  que  c'est  que  de  mourir  «pour  la  France  »,  c'est-à-dire, 
si  chère  soit-elle  et  si  vivante  tant  que  nous  vivons,  pour  une 
entité  malgré  tout,  et  qui  peut-être,  chez  certains,  au  moment 
où  ils  auraient  le  plus  besoin  de  son  assistance,  parce  que  le 
cerveau  n'est  plus  libre,  se  dérobe,  se  fait  hypothétique,  les 
laisse  seuls. 

On  ne  se  représente  pas...  Et  pourtant  c'est  tout  cela  qu'il 
faut  nous  représenter,  si  nous  voulons  vraiment  comprendre 
ce  que  nos  héros  ont  fait  pour  nous  et  mesurer  à  quel  trésor 
presque  monstrueux  d'abnégation  nous  sommes  redevables 
de  vivre  encore,  de  penser,  de  juger,  de  jouir.  C'est  tout 
cela  qu'il  ne  faut  pas  que  nous  perdions  un  seul  instant  de 
vue  si  nous  voulons  rendre  à  Péguy  et  à  Alain  Fournier 
le  véritable  hommage  que  nous  leur  devons. 

JACQUES    RIVIÈRE 


* 
*   * 


ADRIEN  MITHOUARD. 

L'occasion  se  représentera  de  tracer  la  noble  et  douce 
figure  d'Adrien  Mithouard  et  de  fixer  la  place  qu'il  doit 
prendre  parmi  les  conducteurs  de  la  pensée  française,  de  la 


146  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fierté  française,  de  l'art  français,  avant  cette  guerre  qu'il 
avait  prévue.  On  montrera  comment  le  point  de  vue  de 
Mithouard  tentait  d'embrasser  le  champ  le  plus  vaste, 
soit  qu'il  mariât,  dans  son  classicisme,  la  cathédrale,  Nicolas 
Poussin  et  Renoir,  soit  qu'il  étendît  la  terre  natale  et  son 
amour  pour  elle  jusqu'aux  marches  de  l'Occident.  Catho- 
lique romain,  il  fut  l'homme  de  toute  la  France,  de  toutes  ses 
époques  et  de  tout  son  rayonnement,  il  s'efforça  de  faire  de 
sa  cause  la  cause  de  l'Europe  et  de  la  Chrétienté.  Il  semblait 
entre  tous  désigné,  durant  nos  épreuves,  pour  la  représenter 
devant  le  monde,  en  qualité  de  «  maire  de  Paris  ».  Il  le  fut.  A 
défaut  du  titre,  il  en  eut  le  prestige  et  la  force  d'âme.  Par  sa 
bouche,  Paris  parla  vraiment  français.  A  une  époque  où 
l'éloquence  eut  tant  d'occasions  de  se  montrer,  telle  de  ses 
harangues  se  place  parmi  les  plus  belles,  tout  à  côté  de  celles 
de  nos  grands  chefs  militaires,  des  ordres  du  jour  de 
Joffre,  de  Foch  et  de  Pétain,  de  l'allocution  immortelle 
du  général  FayoUe  aux  hauts  notables  de  Mayence. 
C'est  que  son  métier  n'était  pas  de  parler  ;  il  pariait 
comme  il  écrivait,  pour  agir,  dans  la  conviction  de  l'acte. 
C'est  qu'il  voyait  les  choses  de  plus  prés  et  qu'il  les 
étreignait  avec  plus  de  virilité  et  de  tendresse  que  ne  le  pourra 
jamais  faire  un  politicien  ou  un  orateur  de  métier  —  je  ne 
dis  pas  un  politique.  Laissant  de  côté  les  vertus  privées 
qu'ont  appréciées  ses  amis  et  les  talents  que  les  amis  de  l'art 
regrettent,  j'estime  qu'il  convient  de  saluer  aujourd'hui  sa 
mémoire  dans  le  rôle  civique  qu'il  tint  jusqu'à  la  mort. 
Adrien  Mithouard  se  montra  digne  de  la  France,  quand  juste- 
ment elle  atteignait  au  plus  haut  point  de  dignité. 

HENRI  GHÉON 

BELPHÉGOR  (Essai   sur    l'esthétique    de  la  présente 
société  française)  par  Julien  Benda  (Emile-Paul,  19 18). 
Nous  n'avons  pas  toujours  été  tendres  ici  pour  M.  Benda. 


NOTES  147 

Peut-être  même  avons-nous  fait  preuve  envers  lui  de  quelque 
injustice.  Pour  un  peu  son  dernier  livre  me  donnerait  des 
remords  de  la  façon  par  trop  fraîche  dont  nous  avons  accueilli 
les  précédents. 

On  ne  peut  pourtant  pas  dire  que  son  aspect  soit  beaucoup 
plus  avenant.  M.  Benda,  pas  plus  cette  fois  que  les  autres, 
ne  vient  au  lecteur  le  sourire  aux  lèvres.  Il  reste  résolument 
rechigné  et  s'occupe  de  se  montrer  sans  cesse  aussi  désobli- 
geant que  possible.  Il  a  trop  peu  de  violence  pour  faire  un 
satirique  :  il  y  a  quelque  chose  en  lui  de  trop  confortable  ; 
pour  rien  au  monde  il  ne  se  donnerait  la  peine  de  rugir. 
Et  non  plus  il  n'a  pas  la  fibre  morale  assez  sensible  pour 
s'élever  jusqu'  à  la  véritable  indignation.  Simplement  il  n'aime 
pas  ses  contemporains  et  il  s'applique  méthodiquement  à  le 
leur  faire  voir.  Une  petite  rancune  bien  logée  habite  son  cerveau 
et  lui  dicte  un  tas  de  jugements  désagréables  sur  leur  compte. 
Il  leur  revaut  en  détail  et  avec  précision  tout  ce  que  le  siècle 
lui  a  fait.  Je  ne  puis  m 'empêcher  d'apercevoir  à  la  racine  de 
toute  sa  critique  ce  «  ressentiment  »  que  Nietzsche,  en  une 
générahsation  peut-être  un  peu  hasardeuse,  dénonce  comme 
la  passion  fondamentale  de  l'âme  juive. 

Mais,  si  déplaisante  que  puisse  être  une  telle  inspiration, 
il  n'en  faut  pas  méconnaître  la  valeur  :  elle  met  M.  Benda 
sur  la  voie  de  plus  d'une  vérité  que  la  bienveillance  ne  lui 
eût  sans  doute  jamais  enseignée.  «  La  haine  donne  du  génie  », 
écrit-il  dans  Belphégor.  Et  la  mauvaise  humeur  donne  de  la 
perspicacité.  A  force  d'en  vouloir  à  son  époque,  M.  Benda 
arrive  à  distinguer  ses  tares  réelles.  Activée  et  comme  ven- 
tilée par  sa  rancune,  son  intelligence  pénètre  fortement  jus- 
qu'à l'essence  de  notre  présente  mentalité  esthétique  et  en 
saisit  d'emblée  le  défaut. 

Il  est  certain  que  la  part  faite  à  la  sensibilité,  aussi  bien 
dans  la  perception  que  dans  l'élaboration  artistique,  est 
devenue   aujourd'hui   exorbitante.    D'une   part   le   lecteur, 


148  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'auditeur,  le  spectateur  ont  pris  Thabitude  de  ne  présenter 
à  l'œuvre  d'art  que  la  surface  la  plus  susceptible  à  la  fois  et 
la  plus  informe  de  leur  âme,  de  ne  tendre  vers  elle  que  leurs 
antennes  les  plus  instinctives  et  de  ne  la  saisir  que  par  un 
quelque  chose  qui  n'est  même  plus  l'esprit  de  finesse,  mais 
une  intuition  à  peine  distincte  de  la  volupté.  On  étonnerait 
beaucoup  l'élite  du  public  .contemporain  si  on  lui  disait  qu'il 
peut  y  avoir  en  face  de  l'œuvre  d'art  une  autre  attitude  que 
de  frémir  à  son  contact,  que  de  la  deviner,  que  d'aller  la 
chercher  à  tâtons,  et  dans  un  enivrant  à  peu  près,  par  le 
cœur  et  par  les  sens. 

Mais  on  étonnerait  encore  bien  davantage  sans  doute  le 
créateur,  si  on  lui  disait  qu'il  a  à  tenir  compte  d'autres  indi- 
cations que  de  celles  que  lui  fournit  sa  sensibilité.  Il  en  est 
venu  peu  à  peu  à  penser  que  tout  son  génie  consistait  dans  la 
qualité  plus  ou  moins  originale  de  ses  sensations  ou  de  ses 
impressions.  La  façon  dont  sont  tressées  les  fibres  de  son 
nerf  optique,  ou  le  rythme  inédit 'des  battements  de  son  cœur: 
voilà  ce  qui  forme  à  son  avis  non  pas  seulement  l'essentiel,  mais 
le  tout  de  ses  dons.  Quand  il  compose,  il  croit  devoir  n'écouter 
que  cette  voix  raf&née,  capricieuse,  incohérente,  qui  monte 
des  entrailles  de  son  esprit  :  les  harmonies  éloignées,  difficiles, 
problématiques  parfois,  à  tout  prix  nouvelles  qu'elle  lui 
dicte,  s'il  parvient  à  les  noter,  il  est  content.  Suivre  son 
instinct  jusqu'où  il  voudra  bien  le  conduire,  obéir  plus  loin 
qu'on  n'a  su  faire  jusqu'à  lui  à  son  système  nerveux,  se  rendre 
sensible  à  des  rapports  qui  avaient  jusque  là  défié  l'aper- 
ception  :  voilà  toute  sa  tâche,  c'est  à  quoi  s'applique  et  se 
borne  toute  son  ambition. 

Entendons-nous  bien.  Il  ne  s'agit  pas  de  nier  que  l'art  ait 
son  origine  et  sa  fin  principales  dans  notre  sensibilité.  Malgré 
tout  c'est  bien  dans  «  le  charme  de  sentir  >>  qu'il  prend  nais- 
sance et  c'est  bien  «  le  charme  de  sentir  »  qu'il  doit  première- 
ment nous  faire  éprouver.  M.  Benda  va  trop  loin  quand  il 


NOTES  149 

affirme  que  «  l'émotion  esthétique  est  le  type  de  l'émotion 
à  base  intellectuelle  ».  Il  va  trop  loin  aussi  quand  il  introduit 
plus  ou  moins  ouvertement  cette  idée  que  l'artiste  doit  être 
d'abord  une  intelligence.  (Peut-être  est-ce  sa  cause  person- 
nelle qu'il  plaide  ici  secrètement  et  n'insiste-t-il  si  fort  sur 
ce  point  que  pour  se  prouver  à  lui-même  que  son  insuffi- 
sante sensibilité,  dont  il  ne  peut  manquer  d'avoir  conscience, 
ne  l'empêche  pas  d'être  un  artiste.) 

En  tous  cas,  même  s'il  mêle  à  sa  thèse  quelque  exagération, 
M.  Benda  a  raison  quand  il  se  scandalise  de  cette  opinion 
aujourd'hui  courante  que  l'artiste  n'a  rien  à  faire  qu'à  sentir 
avec  le  plus  d'intensité  possible  et  que  son  œuvre  n'est  rien 
déplus  que  le  prolongement,  l'épanouissement  de  son  émo- 
tion. Il  touche  vraiment  le  point  sensible  et  le  défaut 
capital  de  tout  notre  système  esthétique  actuel  quand  il 
nous  reproche  de  nous  montrer  persuadés  «  que  le  «  pur 
exercice  »  de  l'émotion  en  est  aussi  l'intellection  »  :  «  Leur 
argument,  écrit-il,  en  ce  -désir  que  la  réelle  intelligence 
d'im  sentiment  soit  prolongement  du  sentiment  lui-même, 
c'est  que  —  historiquement  —  ceux  qui  montrèrent,  sur 
tel  sentiment  humain,  les  vues  les  plus  profondes  sont  des 
êtres  qui  ont  éprouvé  ce  sentiment,  qui  l'ont  vécu.  Admettons 
le  fait.  Mais  la  vraie  question,  ici,  est  celle-ci  :  l'activité  par 
laquelle  ils  formèrent  ces  vues  profondes  sur  un  état  du  cœur 
est-elle  de  même  nature  que  celle  par  laquelle  ils  le  vécurent  ? 
Peut-on  passer  de  l'une  à  l'autre  par  «  dilatation  »,  c'est-à- 
dire  par  continuité  ?  Ou  bien  y  a-t-il  entre  elles  deux,  et 
malgré  que  la  première  requière  peut-être  la  seconde  comme 
antécédent  nécessaire,  une  dualité  d'origine,  un  hiatus  ? 
C'est  là  de  ces  questions  qu'il  suffit  qu'on  pose  pour  qu'on  les 
résolve.  J'admets  qu'une  Lespinasse  trouve  cette  vue  pro- 
fonde sur  un  mouvement  humain  :  «  La  plupart  des  femmes 
n'ont  pas  besoin  d'être  aimées  ;  elles  veulent  seulement  être 
préférées  »,  parce  qu'elle  a  vécu  le  tourment  d'aimer  sans 


I50  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

retour  ;  je  ne  crois  pourtant  pas  qu'elle  la  trouve  par  un 
pur  prolongement  de  son  action  de  soufïrir,  mais  bien  en  fai- 
sant appel  à  une  tout  autre  fonction,  qui  est  une  faculté 
singulièrement  aiguë  de  former  des  concepts  et  de  les  lier 
entre  eux  ;  j'ose  croire  (qu'on  me  pardonne  cette  lèse-démo- 
cratie) que  la  petite  ouvrière  sans  culture,  qui  n'a  pour  elle 
que  sa  douleur,  pourra  la  «  dilater  »  jusqu'à  la  fin  de  ses 
jours  sans  trouver  jamais  rien  de  pareil.  »  (Pages  94-95.) 

Un  peu  plus  loin  M. Benda remarque  la  «haine»  des  esthètes 
d'aujourd'hui  «  pour  la  transcendance  de  l'auteur  par  rapport 
à  son  sujet  ;  haine  toujours  vive,  quelque  sujet  que  traite 
l'artiste,  parce  que  toute  transcendance  implique  jugement 
et  liberté  d'esprit  ;  mais  qui  s'exaspère  tout  particulièrement 
quand  ce  sujet  est  le  cœur  humain.  C'est  ce  qui  apparaît  en 
toute  lumière  dans  leurs  sorties  contre  l'analyse,  qu'ils 
n'aiment  déjà  guère  quand  elle  s'applique  au  monde  ina- 
nimé, mais  qu'ils  poursuivent  de  leur  furie,  quand  elle 
s'attaque  à  l'âme  humaine.  »  (Page  99.) 

Ici  M.  Benda  nous  rend  un  signalé  service  en  énonçant, 
dans  son  langage  un  peu  raide  mais  au  moins  précis  de  phi- 
losophe, le  préjugé  qui  embarrasse  toute  la  création  contem- 
poraine et  qu'il  nous  faut  au  plus  tôt  secouer,  si  nous  vou- 
lons qu'elle  se  développe  harmonieusement  dans  de  nouvelles 
voies.  C'est  le  préjugé  de  l'immanence  de  l'auteur  à  son  œuvre» 
C'est  un  fait,  que  depuis  le  romantisme,  les  artistes  et  les  écri- 
vains ont  travaillé  à  se  rapprocher  de  plus  en  plus  de  la  chose 
qu'ils  avaient  à  exprimer  et  à  se  confondre  de  plus  en  plus 
avec  elle.  Ils  ont  compté  comme  un  progrès  chaque  intermé- 
diaire intellectuel  qu'ils  ont  cru  pouvoir  supprimer  entre  eux 
et  elle.  En  particulier,  quand  cette  chose  était  le  cœur  humain, 
au  lieu  d'en  entreprendre  l'étude,  comme  eût  dit  Stendhal, 
ils  se  sont  appliqués  uniquement  à  l'épouser  avec  le  plus 
d'étroitesse  et  d'aveuglement  possible.  Leur  idéal  constant 
a  été  non  pas  de  comprendre  et  de  décrire  de  mieux  en  mieux 


NOTES  151 

les  passions,  mais  de  les  subir  et  de  les  mimer  de  plus  en  plus 
près.  Le  lyrisme  a  presque  partout  remplacé  l'analyse.  Il 
est  devenu  la  forme  normale  de  l'expression  psychologique. 

Nous  avons  fait  du  chemin  depuis  Stendhal.  Le  langage 
n'est  plus  le  moyen  d'élucider  et  de  fixer  les  différents  aspects 
de  la  sensibilité.  Il  n'est  plus  un  moyen  du  tout  ;  il  est  un 
effet.  Il  résulte  directement  des  mouvements  émotionnels 
auxquels  toute  la  fonction  de  l'écrivain  consiste  désormais 
uniquement  à  se  prêter.  Il  ne  les  traduit  plus  qu'en  les  imi- 
tant. Pour  le  perfectionner,  on  cherche  non  pas  à  le  rendre 
plus  clair,  plus  explicite,  plus  logique,  mais  au  contraire  à 
l'appliquer  plus  étroitement  sur  la  chose  qu'il  a  à  exprimer 
et  à  le  faire  adhérer  plus  complètement  à  son  essence  parti- 
culière. Le  rêve,  c'est  qu'il  se  fasse  aussi  obscur  qu'elle.  On 
attend,  on  désire  qu'il  perde  toute  sa  vertu  d'abstraction  et 
qu'il  devienne  sourd  et  brut  comme  elle.  C'est  pourquoi,  à  la 
limite,  il  n'est  même  plus  nécessaire  d'employer  des 
mots  formés,  reconnaissables  ;  des  bruits,  des  cris  suffisent  ; 
ou  cette  «  onomatopée  abstraite  »  que  Marinetti  définit 
«  l'expression  sonore  et  inconsciente  des  mouvements  plus 
complexes  et  mystérieux  de  notre  sensibilité  >>  et  dont  il 
donne  cet  exemple  savoureux  :  «  Dans  mon  poème  Dunes, 
l'onomatopée  abstraite  ran  ran  ran  ne  correspond  à  aucun 
bruit  de  la  nature  ou  du  machinisme,  mais  exprime  un  état 
d'âme.  »  Le  futurisme  dans  ses  pires  extravagances  reste 
parfaitement  conséquent  avec  la  tendance  générale  de  l'art 
contemporain. 

Il  est  bien  évident  que  nous  sommes  perdus  si  nous  ne 
mettons  pas  un  terme  à  cette  tendance,  si  nous  ne  cessons  pas 
immédiatement  de  vouloir  identifier  la  parole  avec  la  chose 
qu'elle  a  à  traduire,  si  nous  ne  dégageons  pas  l'auteur  de 
cette  sorte  d'ensevelissement  dans  sa  matière  où  il  est 
tombé.  Il  faut  que  le  créateur  fasse  appel  de  nouveau  à  cette 
faculté  de  a  former  des  concepts  et  de  les  lier  entre  eux  », 


152  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  M.  Benda  a  raison  de  croire  seule  capable  de  nous  fournir 
une  haute  littérature  psychologique.  Il  faut,  au  moment  où 
lès  plus  belles  qualités  françaises  semblent  se  réveiller,  que 
nous  retrouvions  le  secret  de  la  transcendance  et  le  goût  de 
l'analyse. 

Mais  justement  je  suis  persuadé  que  ce  renouveau  est 
déjà  commencé  et  je  reproche  vivement  à  M.  Benda  d'y 
fermer  les  yeux.  C'est  ici  que  sa  misanthropie,  après  l'avoir 
servi,  le  perd.  Il  a  trop  de  désir  de  nous  surprendre  en  faute 
pour  s'apercevoir  du  moment  où  nous  n'y  sommes  plus.  Il 
est  visible  qu'il  ignore,  ou  qu'il  comprend  mal,  le  rôle  que 
tous  les  jeunes  artistes  s'accordent  aujourd'hui  pour  attri- 
buer à  l'intelligence  dans  la  composition  de  l'œuvre  d'art. 
Et  je  ne  dis  pas  d'ailleurs  que  l'emploi  qu'ils  lui  réservent  soit 
tout  à  fait  approprié.  (Il  y  aura  bien  des  choses  à  dire  là-dessus.) 
Mais  enfin  c'est  un  signe. 

C'était  un  signe  aussi,  et  que  M.  Benda  n'aurait  pas  dû 
méconnaître,  que  l'application  qu'a  toujours  montrée  la 
Nouvelle  Revue  Française^  dès  avant  la  guerre,  à  défendre 
et  à  faire  valoir  les  vertus  intellectuelles  en  art.  Sans  oser 
nous  inculper  formellement,  par  plusieurs  passages  empruntés 
à  des  collaborateurs  importants  de  notre  recueil,  M.  Benda 
semble  insinuer  que  nous  sommes  tous  ici  de  purs  «  émoti- 
vistes  ».  C'est  un  point  que  je  ne  lui  accorderai  jamais.  Sans 
doute  nous  n'avons  jamais  eu  une  doctrine  d'ensemble 
qui  fût  parfaitement  cohérente.  Nous  avons  même  refusé  d'en 
avoir  une.  Mais  enfin  si  quelqu'un  a  travaillé  à  désembourber 
la  littérature  du  Symbolisme,  à  la  faire  sortir  du  lyrisme  pur 
et  inarticulé,  à  rendre  de  la  faveur  aux  genres  qui  exigent 
du  raisonnement,  de  la  composition  et  de  l'artifice,  c'est 
bien  nous.  On  verra  peu  à  peu  l'importance  de  ce  que  nous 
avons  réalisé  dans  ce  sens.  Quand  l'art  intellectualiste, 
aujourd'hui  en  bouton,  se  sera  complètement  épanoui,  on 
s'apercevra  que  nous  en  avons  été  les  précurseurs  véritables 


NOTES  153 

et  on  reconnaîtra,. en  particulier,  j'en  suis  sûr,  dans  l'évolu- 
tion d'un  André  Gide,  un  des  plus  curieux  et  des  plus  savants 
efforts  qui  aient  jamais  été  tentés  par  un  écrivain  pour 
discipliner  sa  sensibilité  et  lui  faire  produire,  sous  l'action  de 
l'intelligence,  des  fruits  dont  elle  ne  semblait  pas  d'abord 
capable.  jacques    rivière 

EXPOSITION  BRAQUE   (Galerie   Léonce  Rosenberg). 

Aucune  œuvre  mieux  que  celle  de  M.  Braque  ne  permet  de 
comprendre  à  la  fois  l'importance  et  rinsuJB&sance  de  ce 
que  le  cubisme  nous  apporte.  Elle  constitue,  avec  celle  de 
Picasso,  une  sorte  de  «  rappel  à  l'ordre  »  et  tout  peintre,  en 
l'analysant,  doit  sentir,  s'il  est  sincère,  qu'il  lui  faut,  pour 
trouver  son  salut,  tenir  compte,  tout  au  moins  dans  une 
certaine  mesure,  des  recherches  dont  elle  témoigne  et  dont 
elle  est  le  résultat. 

L'atmosphère  de  la  galerie  L.  Rosenberg  n'est  pas  encore 
celle  d'une  crèche  où  s'ébattent  des  naissances  ;  elle  est  mo- 
rose et  pesante  comme  celle  d'un  hypogée.  On  assiste  réelle- 
ment à  la  mort  de  quelque  chose,  et  on  participe  aussi  à  ce 
gr  and  recueillement  qui  précède  les  éclosions.  Les  promesses 
spirituelles  y  sont  certes  moins  affirmées  que  les  renonce- 
ments :  «  Je  ne  sais  pas  encore  ce  qu'il  faut  faire,  dit  souvent 
l'un  des  principaux  cubistes,  mais  je  commence  à  savoir  ce 
qu'il  ne  faut  pas  faire.  »  Le  cubisme  est,  comme  toutes  les 
formules  de  transition,  autant  destructif  que  constructif. 

Qu'est-ce  que  les  cubistes,  et  en  particulier  M.  Braque,  ont 
détruit,  et  dans  quelle  mesure  ce  qu'ils  ont  supprimé  était-il 
haïssable?  L'amateur,  qui  a  dans  l'œil  les  gammes  colorées 
i  mpressionnistes  et  pcst-impressionnistes,"ainsi  que  la  facture 
lâchée  et  chanceuse  si  fort  en  honneur  de  nos  jours,  ne  man- 
quera pas  d'être  révolté,  offusqué  par  les  toiles  du  peintre 
austère  qu'est  M.  Braque.  Ici,  plus  de  ces  subtils  rapproche- 


154  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ments  de  tons  faux,  acides,  de  ces  déliquescences  colorées, 
cultivées  avec  tant  de  talent  par  les  «  fauves  »  dont  le  maître 
est  Matisse.  M.  Braque  réalise  des  harmonies  saines,  pleines, 
par  tons  rompus,  il  se  sert  d'accords- types,  empruntés  d'ail- 
leurs au  répertoire  des  peintres  en  bâtiment,  derniers  héri- 
tiers de  la  tradition  picturale,  disent  les  cubistes.  En  effet, 
ces  artisans,  mieux  que  les  peintres  de  l'Ecole,  connaissent 
les  formules,  les  procédés  élémentaires  de  la  peinture.  Leur 
demander  les  moyens  de  réintégrer  celle-ci  dans  ses  limites 
propres  est  un  acte  d'humilité  qui  commande  le  respect,  si 
on  considère  que  M.  Braque  possède  une  habileté  qui  eût 
pu  lui  permettre  d'être  un  puissant  et  charmant  peintre 
«  baroque  ». 

Mais  où  la  révolte  de  l'amateur  impressionniste  devient 
intolérable,  c'est  lorsqu'il  constate  le  renoncement  total 
de  M.  Braque  à  l'éclairaga.  La  rupture  avec  l'école  pré- 
cédente est  ici  affirmée  avec  violence.  Les  formes  baignent 
dans  une  atmosphère  idéale,  absolue.  Le  tableau  est  constitué 
par  le  développement  plastique  d'une  lumière  dont  le  cer- 
veau du  peintre  est  l'unique  foyer.  Vérité  éternelle,  enseignée 
par  les  Musées,  niée  par  l'impressionnisme  et  que  Cézanne  a 
rappelée  aux  jeunes  peintres  lassés  de  la  poursuite  de  cette 
chimère  :  la  fixation  des  phénomènes  lumineux.  Suivons 
attentivement  l'efîort  de  M.  Braque,  rejetant  l'étude  des 
propriétés  photographiques  de  la  couleur,  délivrant  le  ton 
prisonnier  de  l'accidentel  et  essayant  de  lui  donner  un  sens 
général,  une  valeur  pure. 

Mais  la  conquête  la  plus  importante  qu'aient  faite  les 
cubistes  est  la  composition.  Depuis  l'impressionnisme,  les 
plus  savants  tableaux  réalisaient  tout  au  plus  un  «  arrange- 
ment »  qu'une  fantaisie  du  peintre  ou  du  hasard  eût  pu  trans- 
former en  un  autre,  aussi  plaisant.  Ici  tous  les  éléments  sont 
réunis  avec  une  rigueur  sans  défaillances.  Un  tableau  cubiste 
est  une  véritable  conglomération  d'objets  en  un  tout  indé- 


NOTES  155 

faisable,  dont  on  ne  peut  rien  retirer  ni  à  quoi  l'on  ne  peut 
rien  ajouter  sans  le  détruire. 

Aux  qualités  essentiellement  cubistes  de  constructeur, 
M.  Braque  joint  une  adresse  singulière  à  manier  la  matière 
picturale.  Les  «  cuisines  »  de  Gustave  Moreau  broyant  des 
pierres  précieuses  sont  jeux  faciles  à  côté  de  l'extraordinaire 
raffinement  auquel  il  arrive.  Chez  lui  le  sable,  la  crasse,  le  s 
matières  les  plus  terrestres  sont  ennoblies  avec  une  science 
indépassable. 

Nous  serons  moins  satisfaits  si  nous  analysons  1'  «  écri- 
ture »  picturale  de  M.  Braque.  Si  ses  accords  de  tons  sont  les 
plus  prévus  (ce  qui  à  mon  avis  est  une  vertu),  son  dessin  est 
au  contraire  inattendu,  surprenant  :  il  le  découvre  à  neuf 
dans  chaque  toile.  J'ai  noté  autant  de  façons  de  représenter 
un  verre,  par  exemple,  que  de  tableaux.  Ceci  s'expliquerait 
si  le  but  du  peintre  était  d'analyser  difîérents  verres,  pris 
dans  la  réalité  immédiate.  Mais  il  ne  s'agit,  pour  le  cubiste 
pur,  que  d'exprimer  le  verre  «  en  soi  ».  Force  nous  est  donc 
de  constater,  chez  cet  artiste  si  soucieux  de  nécessité,  un 
curieux  relâchement  de  la  discipline,  lorsqu'il  crée  ses 
formes.  L'explication  de  cette  anomalie  n'est  pas  difficile 
à  trouver  :  les  cubistes  ont  borné  leur  effort  à  l'étude  de 
la  seule  nature-morte,  dont  on  connaît  les  sempiternels 
éléments  :  guitare,  bouteille,  verre,  pipe,  etc.  Les  motifs 
étant  limités  à  l'extrême,  force  fut,  afin  d'obtenir  la  variété 
indispensable,  de  ne  point  soumettre  le  dessin  des  objets 
à  des  lois  aussi  rigoureuses  que  la  couleur.  Donc,  point  de 
règles  fixes  pour  exprimer  la  forme  du  verre,  mais  une  liberté, 
qui,  chez  d'autres,  pourrait  être  baptisée  fantaisie,  mais  que 
l'atmosphère  disciplinée  de  l'école  nous  oblige  à  qualifier 
d'anarchie.  En  somme  les  tableaux  cubistes  sont  construits 
surtout  par  la  couleur.  La  forme  des  objets  épouse  les  con- 
tours des  nappes  colorées  qui  réagissent  les  unes  sur  les  autres 
selon  la  plus  ou  moins  grande  puissance  expansive  du  ton. 


156  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Violence  grave  :  la  forme  est  ici,  comme  dans  l'impression- 
nisme, subordonnée  à  la  couleur,  donc  détournée  de  son  rôle 
traditionnel,  qui  est  de  constituer  l'architecture  préalable 
du  tableau,  de  conserver,  malgré  ce  qu'en  disent  certains 
peintres  cézannisants,  une  relative  indépendance,  d'être 
le  support  indestructible  d'une  couleur,  hélas  !  périssable. 
Les  cubistes,  partant  d'une  conception  sans  conteste  plus 
élevée  que  celle  des  impressionnistes,  arrivent,  par  leur  renon- 
cement à  la  hiérarchie  des  valeurs  dont  l'homme  est  le 
sommet,  à  un  nivellement  des  motifs  picturaux  aussi  insup- 
portable que  la  confusion  impressionniste.  En  effet,  de 
suppressions  en  suppressions,  ils  ont  éliminé  le  portrait,  le 
nu,  le  paysage.  Obéissant  à  une  espèce  de  dialectique  néga- 
tive et  poussant  plus  loin  dans  un  autre  domaine  leurs  sacri- 
fices par  en  haut,  ils  ont  non  seulement  accordé  à  la  couleur 
la  prédominance  sur  le  dessin,  mais  aux  moyens  mêmes  la 
prédominance  sur  le  but.  Ils  ont  été  ainsi  aux  extrêmes 
limites  de  leur  hiérarchie  à  rebours  ^ 

Mais  il  ne  sied  sans  doute  pas  de  trop  s'alarmer  des  man- 
ques de  mesure  des  cubistes,  à  une  heure  où  toutes  les  lois 
picturales  sont  à  redécouvrir.  Souhaitons-leur  plus  de  santé 
morale.  Rendons  grâce  à  l'effort  d'artistes  qui  ont  donné  à 
nouveau  droit  de  cité  à  la  volonté  intelligente.  Ce  sont  presque 
les  seuls  qui  puissent  raisonner  sur  la  peinture  et  justifier 
leurs  raisonnements  par  des  œuvres  suf&santes.  Avouons 
enfin  qu'il  était  peut-être  nécessaire  qu'ils  insistassent  un 
peu  lourdement  sur  leur  langage  aux  dépens  de  la  chose  dont 
on  doit  parler.  Car  sans  leurs  sermons,  nous  eussions  certaine- 
ment mis  plus  de  temps  à  accomplir  cet  effort  vers  l'intellec- 

I.  Si  j'ai  noté  avec  sévérité  la  faute  qui  consiste  à  humilier  le 
dessin,  langage  spirituel,  devant  la  couleur,  langage  sensuel, 
c'est  que  je  ne  partage  pas  l'opinion  d'esprits  simplistes,  qui  ne 
voient  dans  l'organisation  d'un  tableau  cubiste  qu'un  jeu  déco- 
ratif, comparable  à  celui  que  réalise  un  t.ipis. 


NOTES  157 

tualisation  de  l'art,  qui  doit  faire  de  nous,  à  nouveau,  non 
les  jouets  des  phénomènes,  mais  des  législateurs,  des  classi- 
ficateurs  de  phénomènes  ;  en  un  mot  :  des  Constructeurs . 

ANDRÉ  LHOTE 
♦  ** 

PREMIER  REGARD  SUR  L'ALLEMAGNE 
C'est  une  tâche  bien  malaisée  de  reparler  de  l'Allemagne 
depuis  que,  pour  tant  de  gens,  elle  est  devenue  la  «  Bochie  ». 
Il  y  a  tout  à  parier  que  neuf  lecteurs  sur  dix  trouveront  que 
«  c'en  est  assez  comme  cela  »,  qu'on  a  eu  assez  de  mal  à  en 
finir  avec  elle,  à  la  «  retrancher  de  l'être  »,  comme  disait 
Péguy,  et  qu'il  est  au  moins  prématuré  de  rappeler  qu'elle 
vit  encore.  Et  pourtant  elle  vit  encore;  c'est  un  fait.  A  la 
place  où  était  l'Allemagne  de  19 14,  il  existe  quelque  chose, 
une  masse  nombreuse,  dense,  énorme,  avec  laquelle  il  faudra 
malgré  tout  terriblement  compter,  à  propos  de  laquelle  il  ne 
faudra  pas  un  instant  perdre  de  vue  le  mot  de  Nietzche:  «  En 
défaveur  de  la  guerre  on  peut  dire  :  elle  abêtit  le  vainqueur,  » 
qui  s'est  si  exactement  vérifié  pour  elle-même  précisément, 
après  1870.  Ce  qui  restera  de  l'Allemagne  après  la  saignée  réelle 
et  financière  de  la  guerre,  après  le  démembrement  territorial 
et  politique,  la  ruine  matérielle  que  lui  apporteront  les  con- 
ditions du  traité  de  paix,  sera  assez  existant  encore,  assez 
redoutable  pour  qu'elle  continue  à  servir  de  stimulant  à 
l'énergie,  à  la  vigilance  nationale  françaises.  Il  est  donc  néces- 
saire, plus  que  jamais,  d'ouvrir  les  yeux,  d'être  aux  écoutes, 
et  dans  tous  les  domaines,  —  spécialement  dans  celui  qui  est 
le  plus  dif&cile  à  circonscrire,  à  approcher  par  les  méthodes 
scientifiques,  celui  de  l'opinion,  des  états  d'âme,  de  l'évolu- 
tion psychologique,  de  ce  que  les  Allemands  appellent  d'un 
joli  mot  «Stimmung>>,  et  d'un  mot  pédant  «  Weltanschauung  ». 
L'un  et  l'autre  trouvent  leur  expression  malgré  tout  la  plus 
adéquate  dans  la  production  littéraire,  bonne  ou  mauvaise,  et 
dans  la  presse  quotidienne.  Etre  aux  aguets,  c'est  ce  que  nous 


158  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nous  proposons  ici;  et  si  nos  moyens  d'investigation,  dans  un 
pays  et  à  une  époque  où  les  questions  économiques  ont  une 
influence  aussi  prédominante,  nous  ouvraient  quelques  pers- 
pectives sur  cette  sphère,  jusqu'ici  en  dehors  de  s  préoccupa- 
tions de  la  Nouvelle  Revue  Française,  nous  ne  négligerions  pas 
de  signaler  ce  que  là  aussi  nous  aurions  pu  voir  ou  entendre. 

Qu'un  rapide  coup  d'œil  en  arrière  et  sur  les  quatre  années 
de  guerre,  nous  soit  d'abord  permis  pour  établir  plus  faci- 
lement la  situation  présente  : 

Le  phénomène  le  plus  frappant  est  celui-ci  :  que  dès  le 
commencement  de  la  guerre  tous  les  éléments  avancés 
jeunes,  les  seuls  qui  semblent  porter  le  peu  de  puissance  ger- 
minative  encore  constatable  dans  l'intellectualité  allemande 
des  trois  derniers  lustres  —  se  sent  résolument  détournés 
du  militarisme,  de  l'impérialisme,  qu'une  partie  d'entre  eux 
combat  ouvertement,  tels  les  groupes  de  V Action,  du 
Siurm,  des  Weisse  BlaetterK  D'autres,  et  jusqu'à  l'affectation, 
ont  ignoré  la  guerre,  la  reléguant  au  rang  des  contingences 
qui  n'influencent  en  rien  ni  l'art  ni  la  haute  intellectualité . 

Dans  les  revues  qui  correspondraient  le  plus,  comme  ton, 
comme  moyenne  d'opinion  (pour  autant  qu'on  puisse  risquer 
la  comparaison,  et  j'en  demande  d'avance  pardon  à  qui  de 
droit,  mais  il  faut  bien  donner  un  fil  indicateur)  à  ce  que  sont 
en  France  la  Revue  des  Deux  Mondes,  voire  l^Revue  de  Paris 
(ceci  indique  assez  le  côté  approximatif  de  ma  comparaison), 
telle  la  Neus  Deutsche  Rundschau,  des  opinions  souvent 
opposées  se  faisaient  jour.  Il  y  avait  même  parfois  lieu  de 
s'étonner  de  la  liberté  que  la  censure  allemande  laissait 
prendre  dans  le  domaine  de  la  spéculation,  des  considéra- 

I.  Die  weissen  Blaetter,  revue  interdite  dès  la  première  année  de 
guerre  ;  depuis  éditée  à  Zurich,  elle  est  dirigée  par  René  Schickele 
auteur  allemand-francophile  et  pacifiste,  né  à  Strasbourg,  révo. 
lutionnaire  comme  tendance,  c'est  certainement  une  des  plus 
intéressauntes  revues  littéraires  allemandes  d'aujourd'hui. 


NOTES  159 

tions  générales.  Il  est  vrai  qu'elles  étaient  le  plus  souvent 
rédigées  en  un  style  si  abstrait,  si  talmudique  qu'elles  ne 
pouvaient  aller  qu'à  un  public  extrêmement  restreint  et  que 
surtout  elles  ne  risquaient  guère  d'entraîner.  J'ai  dit  «  talmu- 
dique »  et  ceci  m'amène  à  signaler  la  proportion,  j'allais  dire 
la  prépondércLnce  de  l'élément  juif  dans  la  vie  intellectuelle 
allemande.  Cette  proportion  est  tellement  importante  qu'on 
se  l'exagérera  difficilement  ;  critique,  théâtre,  journalisme, 
production  littéraire  ( belle tristique,  proprement  dite)  sont 
envahis  par  les  Israélites  ;  ils  sont  partout,  avec  leur  esprit 
souple  tour  à  tour  et  incisif,  apportant  comme  un  levain 
indispensable  autant  que  dangereux  à  l'informe  pâte  alle- 
mande, leur  sens  critique,  le  sentiment  aigu  qu'ils  ont  du 
défaut  de  la  cuirasse,  leur  flair,  leur  don  d'insinuation,  de 
pénétration  psychologique,  leur  sensualité;  certains  traits 
de  leur  caractère  ressemblent  à  ceux  du  caractère  allemand 
et  les  renforcent  :  l'utilitarisme,  l'absence  de  tradition,  de 
convention,  d'entrave  (Vorausseizimgslosigkjù). 

Pour  ne  citer  que  les  noms  les  plus  célèbres  :  Rathenau, 
Harden,  Max  Reinhardt,  Siegfried  Jacobson,  Liebermann, 
Werfel,  K^rl  Stemheim,  Emile  Ludwig  sont  juifs.  J'en  ajou- 
terais des  douzaines  au  courant  de  la  plume.  C'est  un  cha- 
pitre sur  lequel  il  y  aura  beaucoup  à  dire  dans  la  suite. 

Rien  de  plus  frappant  que  le  contraste  de  la  littérature 
de  guerre  en  Allemagne  et  en  France.  La  médiocrité  de  la 
forme,  la  vulgarité  de  la  pensée,  l'absence  de  facultés  plas- 
tiques, autant  qu'émotives,  est  ce  qui  caractérise  le  livre  de 
guerre  allemand  en  même  temps  qu'un  manque  total  d'origi- 
nalité. Il  n'en  est  presque  pas  un  que,  même  parfaitement 
neutre  de  sympathie,  on  puisse  lire  sans  éprouver  une  sorte 
de  répugnance. 

Ce  qui  a  paru  en  France  de  plus  médiocre,  de  plus  courant,  — 
et  Dieu  sait  combien  difficilement  se  satisfont,  même  du  meil- 
leur, ceux  qui  se  sont  battus,  paraît  encore  d'une  qualité 


l60  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

exquise  en  regard  de  la  moyenne  de  la  production  allemande . 
C'est  ainsi  que  j'ai  entendu,  en  Suisse,  un  représentant  attitré 
de  ce  groupe  nombreux  d'intellectuels  de  gauche  pacifistes, 
prôner  le  livre  de  Barbusse  comme  l'un  des  plus  beaux  qui 
ait  été  jamais  écrit  et  faire  un  cas  énorme  de  son  pendant 
austro-allemind  Menschen  im  Krieg  de  Latzko,  qui  m'a 
paru  comme  une  hideuse  et  honteuse  caricature  du  Feu. 
Cependant  si  l'on  concluait  de  là  que  la  jeunesse  allemande 
est  allée  à  la  guerre  avec  moins  d'enthousiasme,  moins 
d'exaltation  et  moins  d'esprit  de  sacrifice  que  celle  des 
autres  pays,  on  risquerait  de  se  tromper  du  tout  au  tout. 

Depuis  l'armistice,  il  n'y  a  plus  aucun  groupe  qui  fasse 
noyau,  qui  reflète  une  partie  importante  et  coordonnée  de 
l'opinion.  La  déroute  est  telle,  partout,  qu'il  est  presque  im- 
possible de  parler  même  de  grands  courants,  et  ceci  est  très 
difficile  à  comprendre  pour  des  Français  habitués  à  se  sentir 
comme  une  «  nation  individu  »  ;  l'absence  de  continuité  de  la 
conscience  nationale,  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  fait 
de  l'Allemagne  un  agglomérat  plutôt  qu'un  organisme. 
«  L'Allemand,  disait  Bismarck,  qui  le  connaissait  un  peu, 
n'a  pas  de  conscience  nationale,  il  n'a  qu'un  sentiment 
dynastique».  Cela  a  pu  se  modifier  depuis  1870,  mais  cer- 
tainement beaucoup  moins  qu'on  ne  le  croit.  Or,  un  agglo- 
mérat est  à  la  fois  plus  et  moins  dangereux  qu'un  individu  ; 
en  tout  cas  il  est  beaucoup  plus  difficile  de  prévoir  et  de 
définir  ses  réactions  ? 

Nous  nous  réservons  d'entrer  par  la  suite  plus  avant  dans 
le  détail  de  la  production  littéraire  et  théâtrale  autant  qu'ar- 
tistique pendant  la  guerre,  là  où  elle  nous  en  semblera  valoir 
la  peine,  de  signaler  les  courants  d'idées  qui  nous  paraissent 
les  plus  curieux  ;  plus  d'un  se  perdra  dans  le  sable: rien  dans 
ce  pays  n'a  encore,  ou  n'a  plus  forme  assurée. 

ALAIN   DESPORTES 

LE    GÉRANT  :    GASTON    GALLIMARD. 
FONTENAY-AUX-ROSES.    IMP.    L.     BELLENAND. 


^-x 


i6i 


NOTE  CONJOINTE 
SUR     M.    DESCARTES     ET    LA 
PHILOSOPHIE   CARTÉSIENiNE 

(fragments) 

C'est  le  2  juillet  1914  que  je  vis  Péguy  pour  la  dernière 
fois.  Comme  je  l'interrogeais  sur  son  travail,  et  en  particu- 
lier sur  les  progrès  de  cette  Note  conjointe  sur  M.  Descartes 
qu'il  nous  avait  promise  pour  notre  numéro  de  septembre  : 
{(.  Il  y  a  eu  un  moment  pénible,  me  répondit-il,  et  oti  ça 
«  tirait  »  un  peu.  Mais  maintenant  ça  se  met  à  foisonner  : 
je  ne  sais  pas  jusqu'où,  ça  ira  !  » 

En  réalité,  d'après  les  renseignements  que  j'ai  pu  recueillir 
depuis,  à  ce  moment-là,  il  n'avait  pas  encore  pris  la  plume. 
Il  ne  faisait  donc  allusion  qu'au  travail  qui  se  faisait  dans 
son  esprit  et  qui  venait  d'atteindre  son  point  de  parfaite 
maturité.  Les  nombreux  soucis  que  lui  donnaient  comme 
toujours  les  Cahiers,  l'avaient  d'ailleurs  empêché  de  se 
mettre  plus  tôt  à  l'ouvrage.  Comme  pour  toutes  les  grosses 
besognes  qu'il  voulait  entreprendre,  il  avait  attendu  «  les 
vacances  ».  Ce  qu'il  nous  a  laissé  de  la  Note  sur  M.  Des- 
cartes (environ  300  pages)  fut  donc  ainsi  entièrement  rédigé 
entre  le  2  juillet  et  le  2  août  ;  il  y  travailla  encore  le  matin 
de  ce  fameux  dimanche,  «  premier  jour  de  la  mobilisation 
générale  »,  mais  s'interrompit  au  milieu  d'une  phrase  et, 
bien  que  son  livret  militaire  ne  le  convoquât  que  deux  jours 
plus  tard,  partit,  laissant  sur  sa  table  la  page  commencée. 

II 


l62  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Péguy  a  écrit  son  Descartes  sur  le  verso  des  feuilles 
d'adresse  qui  servaient  à  V envoi  des  Cahiers  aux  abonnés.  Il 
avait  un  gros  tas  de  ces  feuilles  à  sa  gauche,  oîi  il  puisait  au 
fur  et  à  mesure  de  ses  besoins,  et  il  en  formait  un  autre  à  sa 
droite  avec  les  pages  qu'il  venait  de  couvrir  de  son  écriture 
fine,  haute  et  serrée.  Sur  cette  même  table  où  s'élaborait 
ainsi  le  Descartes,  Clio,  simplement  repoussée  vers  le  bord, 
attendait  depuis  plusieurs  mois  que  revinssent  pour  son 
auteur  les  loisirs  et  l'inspiration  qui  lui  avaient  donne 
naissance  et  permettraient  de  l'achever. 

La  Note  conjointe  sur  M.  Descartes  fut  d'abord  conçue 
comme  un  simple  renvoi  de  la  Note  sur  M.  Bergson,  et  le 
manuscrit  est  en  effet  paginé  :  i  »  ,  2*  ,  3*  ,  etc.  Ce  ne  fut 
que  devant  le  flot  grandissant  de  ses  pensées  que  Péguy  se 
décida  à  leur  accorder  l'autonomie.  Mais  par  son  titre, 
l'ouvrage  trahit  encore  cette  origine  comme  latérale  et  parasite 
qu'il  a  eue  et  qui  fut  celle  de  tant  d'autres  productions  de 
son  auteur. 

Malgré  la  difficulté  qu'il  y  a  à  découper  une  œuvre  de 
Péguy,  nous  devons  nous  résigner  à  ne  donner  de  celle-ci, 
dans  cette  revue,  que  des  fragments.  Nous  tâcherons  de 
choisir  les  plus  significatifs.  Voici  d'abord  le  début,  indis- 
pensable pour  faire  assister  à  l'ébranlement  et  à  la  mise 
en  train  de  la  pensée,  qui,  chez  Péguy,  sont  toujours  si 
émouvants. 

*  * 

MAIS  L'ORDRE  QUE  J'AI  TENU  EN  CECI  A 
ÉTÉ  TEL.  Nous  verrons  plus  tard  quel  a  été  cet  ordre. 
Nous  avons  bien  le  temps  de  le  voir.  Ce  qui  importe,  ce 
qui  a  marqué  le  monde  c'est  cette  résolution  de  tenir  un 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  163 

o  dre.  Et  c'est  de  l'avoir  annoncé  en  de  tels  termes. 
Premièrement  j'ai  tâché  de  trouver  en  général'^  les  prin- 
cipes ou  premières  causes  de  tout  ce  qui  est  ou  qui  peut 
être  dans  le  monde,  sans  rien  considérer  pour  cet  effet  que 
Dieu  seul  qui  Va  créé,  ni  les  tirer  d'ailleurs  que  de  certaines 
semences  de  vérités  qui  sont  naturellement  en  nos  âmes. 
Après  cela,  j' ai  examiné  quels  étaient  les  premiers  elles  plus 
ordinaires  effets  qu'on  pouvait  déduire  de  ces  causes  ;  et  il 
me  semble  que  par  là  j'ai  trouvé  des  deux... 

Eh  bien  !  je  dis  :  qu'importe.  Nous  savons  bien  qu'il  ne 
les  a  pas  trouvés,  les  cieux.  On  les  avait  trouvés  avant 
lui.  Ou  plutôt  ils  s'étaient  trouvés  tout  seuls.  La  création 
a  eu  besoin  de  soii  Créateur,  pour  être.  Pour  devenir, 
pour  naître,  pour  être  faite.  Elle  n'a  pas  eu  besoin  de 
l'homme,  ni  pour  être,  ni  même  pour  être  connue.  Les 
cieux  se  sont  bien  trouvés  tout  seuls.  Et  ils  ne  se  sont 
jamais  perdus.  Et  ils  n'ont  pas  besoin  de  nous  pour  se 
retrouver  perpétuellement  dans  leurs  orbes. 

On  les  avait  trouvés  avant  lui.  Eux-mêmes  ils  s'étaient 
trouvés  avant  lui.  Je  dis  :  qu'importe.  L'audace  seule 
m'intéresse.  L'audace  seule  est  grande.  Y  eut-il  jamais 
audace  aussi  belle  ;  et  aussi  noblement  et  modestement 
cavalière  ;  et  aussi  décente  et  aussi  couronnée  ;  y  eut-il 
jamais  aussi  grande  audace  et  atteinte  de  fortune,  y  eut- 
il  jamais  mouvement  de  la  pensée  comparable  à  celui  de 
ce  Français  qui  a  trouvé  les  cieux.  Et  il  n'a  pas  trouvé 

I.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  cite  ce  Descartes  d'après 
l'édition  la  moins  savante  que  j'ai  pu  trouver.  Ce  n'est  pas  à  un 
vieux  typographe  comme  moi  qu'il  faut  venir  raconter  ce  que 
c'est  qu'une  édition  savante. 


l64  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

seulement  les  cieux.  Il  a  trouvé  des  astres,  une  terre. 
Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  comme  moi.  Je  trouve  prodi- 
gieux qu'il  ait  trouvé  une  terre.  Car  enfin,  s'il  ne  l'avait 
pas  trouvée.  Et  non  seulement  une  terre  mais  même  sur 
la  terre  de  l'eau,  de  l'air,  du  feu,  des  minéraux  et  quelques 
autres  telles  choses  qui  sont  les  plus  communes  de  toutes  et 
les  plus  simples,  et  par  conséquent  les  plus  aisées  à  connaître. 
Puis,  lorsque  j'ai  voulu  descendre  à  celles...,  alors,  mais 
alors  seulement  il  ne  les  a  plus  trouvées  et  il  a  eu  besoin 
que  la  discrimination  de  l'expérience  vînt  au  devant  de 
lui.  Jusqu'alors,  (dit-il)  (croit-il),  il  n'en  avait  pas  eu 
besoin.  Il  suivait  la  route  royale,  qui  ne  trompe  pas. 
C'est  seulement  en  arrivant  dans  cette  forêt  de  Fontaine- 
bleau qu'il  a  hésité  à  la  Croix  du  Grand- Veneur. 

Il  est  permis  de  se  demander,  (nous  l'avons  fait  nous- 
mêmes),  si  cette  discrimination  de  l'expérience  n'était 
pas  venue  au  devant  de  lui  et  s'il  n'avait  pas  eu  besoin 
qu'elle  vînt  au  devant  de  lui  beaucoup  plus  tôt.  Qu'im- 
porte. Il  croit,  il  veut  avoir  déduit  tout  cela,  et  de  Dieu 
même,  à  peine  en  passant  par  les  principes  ou  premières 
causes,  à  peine  en  s'aidant  des  idées  innées,  de  c&s  certaines 
semences  de  vérités  qui  sont  naturellement  en  nos  âmes,  et 
qui  elles-mêmes  sont  déduites,  ou  sensiblement,  des 
principes  et  de  Dieu.  Nous  savons  bien  qu'il  n'eût  pas 
trouvé  les  cieux  et  les  astres  et  une  terre  s'il  n'en  avait 
pas  entendu  parler.  Je  dirai  plus.  Nous  savons  bien  qu'il 
n'eût  pas  trouvé  les  principes  mêmes  ou  premières  causes 
de  tout  ce  qui  est  ou  qui  peut  être  dans  le  monde  et  qu'il 
n'eût  pas  trouvé  les  idées  innées,  ces  certaines  semences 
de  vérités  qui  sont  naturellement  en  nos  âmes  s'il  n'en  avait 
pas  aussi  entendu  parler,  c'est-à-dire  s'il  n'avait  pas  eu. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  165 

comme  tout  homme,  une  certaine  expérience  des  opé- 
rations de  la  pensée,  je  dirai  même  une  certaine  expérience 
de  l'événement  des  opérations  de  la  pensée.  Je  dirai  plus. 
Nous  savons  bien  qu'il  n'eût  pas  trouvé  Dieu  même  s'il 
n'en  avait  pas  entendu  parler,  et  s'il  ne  l'avait  pas  entendu 
parler,  c'est-à-dire  s'il  n'avait  pas  eu,  comme  tout  homme 
réellement  métaphysicien,  comme  tout  homme  né  méta- 
physique, (et  il  faut  le  dire,  comme  tout  homme  né  chrétien 
et  Français),  une  certaine  expérience  de  Dieu.  J'irai 
jusqu'à  dire  :  une  certaine  expérience  de  l'événement  de 
Dieu.  L'expérience  n'est  pas  venue  au  devant  de  lui 
seulement  jusqu'au  commencement  des  choses  qui  étaient 
plus  particulières.  Elle  est  venue  au  devant  de  lui  jus- 
qu'au commencement  du  commencement.  Qu'importe. 
Descartes,  dans  l'histoire  de  la  pensée,  ce  sera  toujours 
ce  cavalier  français  qui  partit  d'un  si  bon  pas. 

Ces  grandes  philosophies  sont  d'immenses  et  d'heureuses 
et  profondes  explorations.  Les  sots  croient  qu'entre 
elles,  elles  se  contredisent.  Les  sots  ont  raison.  Elles  se 
contredisent.  Les  sots  croient  qu'en  elles-mêmes  souvent, 
à  l'intérieur  d'elles-mêmes  elles  se  contredisent.  Les  sots 
ont  raison.  Souvent  elles-mêmes  à  l'intérieur  d'elles- 
mêmes  elles  se  contredisent.  Les  unes  disent  que  l'éléphant 
est  un  animal  énorme,  les  autres  que  l'éléphant  est  un 
animal  un  peu  moins  énorme.  Oui,  mon  ami,  car  les 
unes  parlent  de  l'éléphant  d'Afrique,  et  les  autres  de 
l'éléphant  d'Asie. 

Ces  grands  philosophes  sont  des  explorateurs.  Ceux 
qui  sont  grands  ce  sont  ceux  qui  ont  découvert  des  conti- 
nents. Ceux  qui  ne  sont  pas  grands  ce  sont  ceux  qui  n'ont 


l66  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pensé  qu'à  se  faire  recevoir  solennellement  en  Sorbonne. 

Il  y  a  un  certain  monde,  un  univers  de  la  pensée.  Sur 
la  face  de  ce  monde  peuvent  se  dessiner  des  géographies. 
Dans  la  profondeur  de  ce  monde  peuvent  s'approfondir 
et  se  graver  des  géologies.  Le  public  pour  ainsi  dire 
toujours  croit  et  les  philosophes  presque  toujours  croient 
qu'ils  se  querellent  les  mêmes  terres.  Ni  les  uns  ni  les 
autres  ils  ne  voient  pas  qu'ils  s'enfoncent  dans  des  conti- 
nents disparates. 

C'est  déjà  beaucoup  que  d'avoir  découvert  l'Amérique. 
C'est  beaucoup  que  d'avoir  pénétré  au  cœur  de  l'Afrique. 
Que  celui  qui  a  découvert  l'Amérique  soit  donc  intitulé 
Américain.  Et  que  celui  qui  a  pénétré  au  cœur  de  l'Afrique 
soit  salué  du  titre  de  deuxième,  ou  de  cinquième,  ou  de 
sixième  Africain.  Sextus  aut  septimus  ille  Africanus. 
Tandis  que  si  nous  voulons  que  l'un,  et  que  l'autre,  et 
que  chacun  de  tous  ait  découvert  «  la  terre  »,  évidemment 
nous  risquerons  de  briser  l'Américain  sur  l'Afrique,  et  sur 
l'Amérique,  l'Africain. 

Il  y  a  une  certaine  éternité  temporelle  et  spirituelle 
des  philosophies  qui  vient  de  là.  Il  faut  bien  qu'un  jour 
l'histoire  arrive  à  se  ranger  à  la  géographie,  comme  la 
géographie  s'est  rangée  à  la  géologie.  On  peut  vous 
arracher  le  temporel  que  vous  avez.  On  peut  peut-être 
vous  arracher  le  spirituel  que  vous  avez.  On  ne  peut  pas 
vous  arracher  d'avoir  eu  ni  le  temporel  ni  le  spirituel  que 
vous  avez  eu.  On  peut  abdiquer  du  temporel  et  peut-être 
du  spirituel  que  l'on  a.  On  ne  peut  pas  abdiquer  d'avoir  eu 
ni  le  temporel  ni  le  spirituel  que  l'on  a  eu.  Il  ne  peut  y  avoir 
ici  aucun  désistement.  Rien  ne  peut  ôter  à  Christophe 
Colomb   d'avoir   découvert   l'Amérique.   C'est   toujours 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  167 

l'histoire  de  ce  malheureux  garçon  qui  parlait  de  donner 
sa  démission  d'ancien  élève  de  l'École  Polytechnique. 

C'est  ce  qu'on  aime  généralement  à  nommer  la  justice 
de  l'histoire.  Je  ne  crois  pas  du  tout  à  l'histoire.  Je  crois 
peu  aux  justices  temporelles.  Et  j'ai  toujours  pensé  que 
la  meilleure  réparation  c'était  de  ne  pas  être  vaincu.  Il 
vaut  mieux  parler  d'une  sorte  de  ventilation  pour  ainsi 
dire  infaillible  qui  fait  qu'en  fin  de  compte  la  balle  est 
de  la  balle  et  l'avoine  est  de  l'avoine  : 

A  vous,  troupe  légère, 
Qui  d'aile  passagère 
Par  le  monde  volez, 
Et  d'un  sifflant  murmure 
L'ombrageuse  verdure 
Doucement  ébranlez  : 

Jeux  rustiques  d'un  Vanneur  de  Blé,  aux  Vents. 
C'est  par  de  tels  jeux  rustiques,  en  définitive,  que  les 
grandes  philosophies  reviennent  aux  grands  philosophes. 

Comme  les  continents,  comme  les  grandes  explorations 
revenaient  aux  grands  explorateurs. 

Il  y  a  des  zones  immenses  de  pensée,  il  y  a  des  climats 
de  la  pensée.  Il  y  a  un  monde,  un  univers  de  la  pensée 
et  dedans  il  y  a  des  races  de  la  pensée.  Une  grande  philo- 
sophie se  reconnaît  à  ceci,  qui  ne  va  pas  sans  un  certain 
appareil. 

Deux  amis  se  promènent.  Deux  et  non  pas  trois,  car 
à  trois  on  ne  sait  plus  ce  que  l'on  dit.  A  trois  on  est  orateur, 
on  est  sérieux,  on  est  sentencieux,  on  est  éloquent,  on 
est  prudent,  (tous  les  vices).  A  trois  on  est  circonspect  ou 


l68  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

on  fait  le  téméraire.  (Cela  revient  au  même).  On  craint  ou 
on  brave.  (C'est  le  même  sentiment).  On  fait  le  moral, 
ou  l'immoral.  (C'est  la  même  chose).  Trois,  c'est  le  com- 
mencement du  parlementarisme. 

Deux  amis  sortent  de  cette  petite  boutique.  Ils  vont 
se  promener.  L'écrasant  tracas  de  cette  vie  de  Paris, 
toute  de  labeur,  leur  laisse  le  temps  de  quelque  respiration. 
Ils  ont  trois  quarts  d'heure,  cinquante  minutes  devant 
eux.  A  trois  on  est  forcé  de  parler.  Mais  à  deux  on  peut 
causer.  Et  comme  la  tentation  de  la  philosophie  est  la 
plus  présente  pour  qui  en  a  une  fois  pris  le  goût,  ils  parle- 
ront sans  conviction  de  quelques  bas  événements  tem- 
poraires, puis  ils  seront  bien  forcés  de  causer  de  philo- 
sophie. 

Qu'ils  soient  ou  qu'ils  ne  soient  pas  du  même  tempéra- 
ment de  pensée,  cela  n'a  aucune  importance.  Evidemment 
il  vaudrait  mieux  qu'ils  fussent  de  tempéraments  adver- 
saires. Le  dialogue  en  serait  peut-être  plus  poussé.  Mais 
(en  philosophie)  on  arrive  à  s'entendre  même  avec  ses 
amis,  et  même  avec  ses  alliés. 

Voici  nos  deux  hommes  sortis  de  cette  honorable 
boutique.  Ni  l'un  ni  l'autre,  ils  n'ont  part  aux  accroisse- 
ments des  puissances  temporelles.  Ni  l'un  ni  l'autre,  ils 
n'ont  part  aux  accroissements  des  puissances  spirituelles. 
Ni  l'un  ni  l'autre  ils  n'exercent  aucunes  magistratures. 
Ils  ne  sont  que  ce  qu'ils  sont.  Ils  ne  valent  que  ce  qu'ils 
valent.  Ni  l'un  ni  l'autre  ils  n'ont  part  aux  accroisse- 
ments des  puissances  intellectuelles.  La  Sorbonne  leur 
a  conféré  une  licence  d'enseigner  dont  ils  usent  tant  qu'ils 
peuvent.  Peu.  Mais  ils  ne  s'y  sont  jamais  fait  faire 
docteurs. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  169 

Les  voilà  bien  les  hommes  dans  la  rue.  Une  pente 
fatale  leur  fait  descendre  le  boulevard  Saint-Germain. 
De  quoi  parleraient-ils  qui  fût  plus  pressant  que  le  pro- 
blème de  l'être.  L'un  est  le  seul  adversaire  de  Bergson  qui 
sache  de  quoi  on  parle.  L'autre  est,  après  Bergson,  et 
j'oserais  presque  dire  avec  Bergson,  le  seul  bergsonien 
qui  sache  aussi  de  quoi  on  parle.  Il  a  été  l'élève  et  plus 
que  l'élève  de  Bergson  à  l'École  Normale.  Il  a  gardé  pour 
Bergson  une  fidélité  filiale. 

Nous  les  supposerons  également  de  bonne  foi.  Non  par 
vertu,  mais  par  bonne  foi.  Ils  commencent  donc  par 
mettre  dans  le  même  sac  les  bergsoniens  et  les  antiberg- 
soniens.  Et  ce  n'est  pas  un  sac  de  valeurs,  je  vous  prie  de 
le  croire.  Cette  opération  faite,  ils  se  retrouvent,  ils  se 
trouvent  ce  qu'ils  sont.  L'un  est  (en  philosophie)  un 
critique  acharné  de  sévérité  absolue.  L'autre  est  un  bon 
chrétien.  Il  est  même  plus  bon  chrétien  qu'il  ne  voudrait. 
Je  veux  dire  que  ça  lui  coûte  plus  cher  qu'il  ne  voudrait, 
d'être  bon  chrétien.  Celui  qui  n'est  pas  chrétien  est  beau- 
coup plus  fort  en  mathématiques.  Celui  qui  est  chrétien 
est  malheureusement  devenu  très  fort  en  beaucoup  de 
choses  qui  ne  sont  pas  en  iques.  Celui  qui  n'est  pas  chrétien 
est  animé  contre  Bergson  d'une  véritable  animosité  per- 
sonnelle, inépuisable.  L'autre  essaie  vainement  de  l'en 
guérir.  Et  ne  s'en  console  pas.  L'autre,  (le  bergsonien),  a 
constamment  l'impression,  et  le  dit  à  l'autre,  (à  l'anti- 
bergsonien),  qui  le  sait,  et  qui  le  dit,  qu'un  homme  manque 
à  leur  entretien,  qu'il  y  faudrait  un  homme  qui  viendrait 
en  tiers,  et  que  cet  homme  est  précisément  Bergson.  Lui 
seul  préside  en  pensées  à  leur  entretien.  Lui  seul  saurait 
mesurer  le  jeu.  (Ce  jeu  grave).  Lui  seul  saurait  évaluer. 


170  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

lui  seul  saurait  goûter,  lui  seul  saurait  apprécier.  Lui  seul 
saurait  se  réjouir  de  telle  déliaison,  entrer  dans  telle  vue, 
pénétrer  dans  telle  profondeur.  Il  manque,  et  on  ne  parlera 
que  de  lui. 

On  voudrait  assez  qu'il  fût  le  juge  du  camp.  Qui  le 
voudrait.  L'un  ;  et  peut-être  encore  plus  l'autre.  Le  partisan 
peut  à  la  rigueur  se  passer  de  la  présence  du  patron.  Quoi 
de  plus  doux  pour  l'adversaire  en  pensée  que  de  sentir  la 
présence  de  l'adversaire.  Il  y  a  tel  coup,  dans  cette  par- 
faite escrime,  qui  ne  pourrait  être  démontré  que  par  lui. 

Nous  les  supposerons  quadragénaires,  (nos  deux 
hommes),  c'est-à-dire  d'im  autre  monde,  d'un  autre  uni- 
vers, d'une  autre  création  que  s'ils  ne  l'étaient  pas.  Car 
à  quarante  ans  on  sait,  depuis  cinq  ans,  qui  on  est. 
Nous  les  supposerons  débarrassés  de  tout,  ayant  com- 
plètement oublié  l'école,  sans  souci  de  la  gloire,  natu- 
rellement, sans  idée  de  briller,  sans  pensée  même  de 
paraître.  Ils  suivent  seulement  leur  pente.  Ils  aiment 
de  philosopher  comme  un  vice.  C'est  la  seule  façon 
d'aimer. 

Nous  les  supposerons  animés  de  ce  certain  sentiment 
qui  les  fait  également  et  profondément  et  pour  ainsi  dire 
mutuellement  respectueux  de  la  pensée.  Ils  auront  ce 
certain  goût  propre  à  la  pensée  sur  lequel  rien  ne  donne 
le  change  et  qui  divise  les  hommes  en  barbares  et  en  culti- 
vés. Ils  auront  ce  goût  propre  qui  est  en  même  temps  une 
gourmandise  et  une  passion  profonde,  à  nulle  autre  pareille. 
Une  passion  d'un  certain  goût  propre  sur  lequel,  et  sur 
laquelle  rien  ne  peut  tromper.  Une  passion  qui  comme  un 
vice  rassemble,  et  du  plus  loin,  les  êtres  apparemment 
les  plus  hétéroclites  ;  et  les  plus  hétérodoxes.  Mais  ils  se 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  I7I 

comprennent  à  de  certains  signes.  Et  ils  s'entendent  avant 
que  de  parler.  Et  ils  se  trouvent  avant  que  de  se  cher- 
cher. 

Un  goût  secret  les  rassemble  ou  si  vous  voulez  les 
assemble  des  coins  les  plus  secrets  et  de  préférence  des 
partis  les  plus  contraires.  Je  ne  dis  pas  seulement  des 
partis  politiques  les  plus  contraires,  je  dis  aussi  des  partis 
intellectuels  les  plus  contraires,  des  partis  spirituels  les 
plus  contraires.  Ils  aiment  les  beaux  joueurs.  Ils  aiment 
mieux  les  partenaires  que  les  partisans.  Ils  se  reconnaissent 
entre  eux  avant  que  de  s'être  dit  un  mot.  Ils  ont  un  goût 
secret  pour  l'adversaire.  Ils  ont  un  mépris  secret  pour  le 
partisan.  L'adversaire  n'est  pas  seulement  utile.  Il  n'est 
pas  seulement  le  point  d'appui  et  le  fleuret  indispensable. 
Il  n'est  pas  seulement  l'inévitable  complice.  Il  est  infi- 
niment plus  et  infiniment  mieux.  Il  n'est  pas  seulement 
l'amateur.  Les  partisans  sont  des  amateurs.  Mais  l'adver- 
saire est  le  professionnel.  Il  est  celui  qui  sait  de  quoi  on 
parle.  Il  aime  ce  que  l'on  connaît  si  bien  (  la  thèse  adverse, 
toujours  présente).  Et  il  connaît  si  bien  ce  que  l'on  aime, 
la  chère  thèse  de  pensée  infiniment  plus  profonde  que 
ce  que  l'on  en  fait  voir,  infiniment  plus  filleule  et  plus 
affectueusement  fomentée  que  ce  qu'on  en  peut  laisser 
voir.  Et  il  connaît  si  bien  les  rebords  de  la  mauvaise  foi, 
et  que  d'aimer,  c'est  de  donner  raison  à  l'être  aimé  qui  a 
tort. 

Et  que  c'est  de  défendre  ce  que  l'on  sait  bien  qui  est 
indéfendable. 

Tous  les  deux  nous  les  supposerons  éclairés  de  ce 
mutuel  regard,  entendus  de  cette  mutuelle  entente, 
animés  de  ce  mutuel  respect.  Tous  les  deux  et  l'un  vers 


172  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'autre  ils  sont  mutuellement  complices  de  ceci  :  qu'ils 
savent  l'incomparable  dignité  de  la  pensée,  qu'envers  et 
contre  tout  le  reste  du  monde,  envers  et  contre  tous 
les  barbares  ils  savent  que  rien  n'est  aussi  grave  et 
aussi  sérieux  que  la  pensée. 

Ils  ne  seront  donc  pas  émus  de  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
comique  et  d'apparemment  détaché  dans  leurs  propos. 
Tous  les  deux  classiques,  (comment  peut-on  ne  pas  être 
classique),  ils  savent  que  rien  n'est  aussi  grave  et  aussi 
sérieux  que  le  comique,  et  que  rien  n'est  aussi  parallèle 
et  aussi  apparenté  au  tragique.  D'autre  part  une  longue 
expérience  de  la  peine  et  de  la  fidélité  leur  a  de  longue 
date  enseigné  ce  qu'il  y  a  d'attachement  douloureux  et 
jaloux  sous  ces  détachements  de  circonstance.  Et  que  ce 
n'est  pas  une  élégance  et  une  politesse  mais  une  secrète 
décence  et  la  plus  grande  pureté. 

Ils  sont  mutuellement  respectueux  encore  en  un  double 
et  en  un  triple  sens.  Respectueux  de  la  pensée,  en  elle- 
même,  comme  étant  incomparablement  digne  et  d'un 
prix  incomparable.  Respectueux  de  la  pensée  comme  d'une 
sorte  d'œuvre  et  d'opération  statuaire  qu'il  faut  se  garder 
comme  d'un  crime  de  déflorer.  Respectueux  de  la  pensée 
comme  de  la  plus  belle  et  de  la  plus  chère  et  la  plus 
secrète  création.  La  saluant  partout  où  elle  est.  Non  pas 
seulement  d'un  salut  d'escrime,  mais  d'un  salut  de  culte 
et  d'estimation  singulière. 

Étant  respectueux  de  la  pensée,  ils  sont  natiu-ellement 
respectueux  des  personnes.  Ils  seraient  volontiers  kan- 
tiens sur  ce  point,  bien  qu'ils  n'aiment  pas  Kant.  Ou 
plutôt  ils  aimeraient  bien  Kant.  Mais  c'est  lui  qui  ne  se 
laisse  pas  aimer.  Et  puis  Koenigsberg  est  bien  loin. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  173 

Régis  mons.  Et  puis  Koenigsberg  est  bien  dur.  Si  encore 
il  était  né  à  Weimar. 

Ils  ont  aussi  cette  idée  que  Kant  il  ne  savait  pas.  Que 
c'est  entendu,  qu'il  s'est  bien  appliqué.  Mais  que  tout  de 
même  il  manquait  par  trop  de  ce  qu'il  faut,  d'un  certain 
temporel,  d'une  vie.  et  de  cette  fortune  et  de  cette  grâce 
qui  consiste  à  être  malheureux  d'une  certaine  sorte  inex- 
piable. 

Ils  ont  cette  idée  que  Kant  c'est  très  bien  fait  mais  que 
précisément  les  grandes  choses  du  monde  n'ont  pas  été 
des  choses  très  bien  faites.  Que  les  hautes  fortunes 
n'ont  jamais  couronné  les  parfaits  appareils  de  méca- 
nismes. Que  les  réussites  inoubliables  ne  sont  jamais 
tombées  sur  les  impeccables  serrureries.  Que  quand  c'est 
si  bien  fait  que  ça  ça  ne  réussit  jamais,  ça  ne  reçoit  jamais 
ce  gratuit  accomplissement,  ce  gracieux  couronnement 
d'une  haute  fortune.  Que  quand  c'est  si  bien  fait  que  ça 
il  manque  justement  de  ne  manquer  de  rien,  ce  on  ne  sait 
quoi,  cette  ouverture  laissée  au  destin,  ce  jeu,  cette  ouver- 
ture laissée  à  la  grâce,  ce  désistement  de  soi,  cet  aban- 
donnement  au  fil  de  l'eau,  cette  ouvertvue  laissée  à 
l'abandonnement  d'une  haute  fortune,  ce  manque  de 
surveillance,  au  fond,  ce  parfait  renseignement,  cette 
parfaite  connaissance  de  ce  que  l'on  n'est  rien,  cette 
remise  et  cette  abdication  qui  est  au  fond  de  tout  véritable- 
ment grand  homme.  Cette  remise  aux  mains  d'un  autre, 
ce  laissons  aller,  ce  et  puis  je  ne  m  en  occupe  plus  qui  est 
au  creux  des  plus  hautes  fortunes,  Kant  s'en  occupe  tout 
le  temps.  Du  kantisme.  Ce  n'est  pas  la  manière  de  réussir 
dans  le  monde.  Les  vers  les  plus  beaux  ne  sont  pas  ceux 
dont  on  s'est  occupé  tout  le  temps.  Ce  sont  ceux  qui  sont 


174  l'A    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

venus  tout  seuls.  C'est-à-dire,  en  définitive,  ceux  qui  ont 
été  abandonnés.  A  la  fortune. 

Respectueux,  épris  de  la  pensée,  respectueux  des  per- 
sonnes, nos  deux  hommes  évitent  avec  un  soin  jaloux  de 
se  blesser  l'un  l'autre.  Ils  aimeraient  mieux  peut-être  ne 
pas  s'engager  à  fond  dans  l'idée  qui  leur  est  la  plus  chère, 
masquer  jusqu'à  une  autre  fois,  remettre  à  plus  tard, 
plutôt  que  de  blesser  l'autre.  Ils  veillent  à  ceci  avec  une 
attention  scrupuleuse,  avec  une  rouerie  méticuleuse, 
avec  une  tendre  et  mélancolique,  avec  une  sournoise  et 
infaillible  habileté.  Ils  ont  quarante  ans.  Ils  savent  qu'une 
blessure  ne  se  guérit  jamais.  Et  que  la  plus  imperceptible 
est  aussi  celle  qui  ne  pardonnera  pas.  Par  ailleurs  ils 
savent  que  l'amitié  est  d'un  prix  unique,  qu'elle  est  infini- 
ment rare,  que  rien  ne  la  remplace  ;  qu'elle  est  infiniment 
sensible. 

Respectueux  de  la  pensée,  respectueux  des  personnes 
je  dirai  qu'ils  en  sont  venus  à  respecter  leur  propre  per- 
sonne. Non  point  au  sens  kantien,  naturellement.  Il 
s'agit  bien  de  Kant.  Kant  à  leurs  yeux  n'est  plus  qu'im 
officiel,  un  malheureux  professeur  attentif.  Il  s'agit  bien 
de  cela.  De  même  qu'ils  ont  une  peur  maladive  de  se 
blesser  l'un  l'autre,  ils  ont  la  même  peur  maladive  de 
se  blesser  chacun  soi-même.  Une  longue  expérience  de 
peine,  une  fièvre  incoercible,  une  incapacité  de  cicatri- 
sation, la  contusion  toujours  présente  d'une  impérissable 
meurtrissure  leur  ont  appris  que  la  blessure  que  l'on  se 
fait  soi-même  est  la  plus  inguérissable  de  toutes.  Comme 
elle  est  de  toutes  la  mieux  placée,  la  seule  bien  placée. 
Par  besoin  de  nous  mettre  au  centre  de  misère.  Et  pour 
bien  nous  placer  dans  l'axe  de  détresse.  Ils  savent  que  la 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  I75 

blessure  qu'on  se  fait  à  soi-même  est  la  seule  savante 
et  la  seule  infaillible.  Et  qu'elle  fait  mal.  Et  que  ça 
fait  mal,  d'avoir  mal.  Se  vaincre  soi-même,  disent  les 
manuels.  Se  vaincre  soi-même  ils  savent  que  c'est  la 
seule  manière  infaillible  d'être  vaincu.  La  seule  savante. 
La  seule  parfaite.  La  seule  hermétiquement  jointe,  sans  une 
cassure,  sans  un  raccord,  sans  une  échappatoire.  La  seule 
vraiment  affreuse  et  pour  tout  dire  la  seule  authentique. 

Celui  qui  est  chrétien  notamment  a  pris  au  sérieux 
tout  ce  qu'il  y  avait  dans  le  catéchisme.  Quand  il  était 
petit.  Cela  l'a  mené  loin.  Il  ne  s'est  point  servi  des  règles 
du  catéchisme  pour  vitupérer  les  autres.  Et  pour  faire 
l'examen  de  conscience  des  autres.  Il  s'en  est  servi  pour 
se  faire  beaucoup  de  mal.  Et  pour  tenir  constamment 
son  propre  examen  de  conscience.  Tout  ce  qu'il  peut 
faire  c'est  peut-être  de  ne  point  le  regretter. 

Se  vaincre  soi-même,  la  seule  défaite  qui  soit  exacte 
et  la  seule  aussi  qui  soit  totale.  La  seule  manière  irrévo- 
cable d'être  vaincu.  Quand  on  est  vaincu  par  les  autres 
ils  peuvent  se  tromper  (ils  sont  hommes).  Ils  ne  savent 
pas  bien  où  faire  mal.  Quand  on  se  vainc  soi-même,  on 
sait  où  se  faire  mal  avec  une  affreuse  exactitude. 

Se  vaincre  soi-même  :  être  vaincu  inexpiablement;  la 
pire  défaite  ;  la  seule  défaite  et  qui  compte  ;  la  seule  aussi 
dont  on  ne  se  relève  jamais. 

Nos  deux  hommes  sont  mélancohques.  Comment  ne  le 
seraient-ils  pas.  Ai- je  dit  qu'ils  avaient  passé  la  quaran- 
taine. L'un  d'un  an  et  de  quelques  mois,  l'autre  de 
quelques  emnées.  Qu'importe.  Quand  on  est  sur  la  pente 


176  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

redescendante,  quand  on  descend  sur  cette  pente  qui 
aboutit  à  un  seul  point,  qu'importe  qu'on  ait  passé  de 
quelques  mois  ou  de  quelques  années  la  ligne  de  faite, 
la  ligne  de  partage  des  jours. 

Comment  ne  seraient-ils  point  mélancoliques.  Tout  ce 
qu'ils  aiment  est  dangereusement  menacé.  Souvent  ils 
se  demandent,  non  pas  l'un  à  l'autre,  mais  chacun  à  soi- 
même,  si  tout  n'est  pas  perdu.  Ils  voient  ce  peuple  fran- 
çais menacé  de  toutes  parts,  trahi  de  toutes  mains,  se 
trahissant  soi-même.  Or  ils  savent  qu'il  n'y  a  jamais  eu 
que  deux  réussites  dans  le  monde,  et  que,  dans  le  monde 
antique  ce  fut  le  peuple  grec,  et  que  dans  le  monde 
moderne  ce  fut  le  peuple  français.  Etant  entendu  que  le 
peuple  juif  est  et  fut  et  sera  toujours  une  longue  race 
et  la  race  même  de  la  non  réussite  et  que  le  peuple  romain 
était  destiné  à  se  faire  la  voûte  d'une  immense  rotonde. 

Comment  ne  seraient-ils  point  mélancoliques.  Ils 
savent  que  rien  n'est  fragile,  que  rien  n'est  précaire  conmie 
de  telles  réussites.  Ils  voient  qu'on  en  a  fait  une.  Et  c'est 
la  Grèce.  Ils  voient  qu'on  en  a  fait  une  autre.  Et  c'est 
la  France.  Ils  se  demandent  d'où  il  en  viendrait  jamais 
une  autre.  Et  ils  savent  bien  que  de  nulle  part  il  n'en 
viendrait  jamais  une  autre. 

Ces  deux  réussites,  les  seules  qui  se  soient  jamais  pro- 
duites dans  l'histoire  du  monde,  leur  paraissent  d'un  prix 
infini.  Une  tendresse  anxieuse,  dissimulée  et  comme 
résignée  chez  le  Juif,  (résignée  à  la  dispersion),  inexpiable 
et  comme  forcenée  chez  le  chrétien,  les  groupe  autour  de 
la  culture  antique  et  française  comme  autour  d'une  sur- 
vivance tous  les  jours  plus  dangereusement  menacée. 
Ici  éclate  la  différence  internelle  de  leurs  deux  races. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  177 

Tout  Juif  procède  d'un  certain  fatalisme.  Oriental. 
Tout  chrétien  (actuel,  français)  procède  d'une  certaine 
révolte.  Occidentale.  Contrairement  à  ce  que  l'on  croit, 
contrairement  aussi  aux  plus  fausses,  aux  plus  spécieuses 
des  apparences  le  Juif,  quand  on  le  connaît  bien,  trouve 
toujours  que  c'est  encore  bien  comme  ça,  que  c'est  tou- 
jours ça  de  pris,  qu'on  est  bien  heureux  d'avoir  au  moins 
eu  ça,  et  qu'il  est  même  étonnant  qu'on  l'ait  eu.  Le  chré- 
tien, toujours  inconsolé,  n'en  a  jamais  assez.  Un  Dieu 
est  mort  pour  lui.  Il  regarde  et  trouve  toujours  qu'on  est 
bien  malheureux. 

Tous  deux  sont  fatigués,  ne  l'ai-je  point  dit.  Non  point 
tant  de  travail  peut-être  que  d'un  incurable  souci.  Le 
creusement  de  l'incurable  souci  du  peuple  d'Israël,  ce 
creux  de  moelle  qui  court  au  long  du  creux  de  la  tige  de 
cette  longue  race.  Et  par  Jésus  la  greffe  incurable  de  ce 
souci  sur  les  troncs  plus  drus  de  la  force  française.  Ainsi 
est  née  la  plus  belle  race  de  peine  qui  soit  jamais  venue 
au  monde.  Et  ceci  aussi  est  la  réussite  rare  entre  ces 
quelques  réussites.  Pour  obtenir  une  mélancolie  de  cette 
profondeur  incurable,  aussi  creuse  et  aussi  mortellement 
gravée  il  fallait  cette  greffe  et  ce  sauvageon,  il  fallait 
cette  race  et  il  fallait  cette  autre  race,  il  fallait  cette  âme 
et  il  fallait  cette  autre  âme  et  ce  corps  mortel,  il  fallait 
im  virus  aussi  antique  introduit  dans  un  corps  jeune  et 
sain  et  il  faut  le  dire  sans  défense.  Il  fallait  un  virus  aussi 
acre  et  aussi  sacré,  macéré  dans  la  seule  race  d'Orient 
qui  eût  été  créée  contre  l'Orient,  concentrée  par  une 
reconcentration  de  trente  et  de  quarante  siècles  dans  le 
secret  de  cette  race,  brusquement  inséré  dans  une  race 
neuve,  dans  tant  d'innocence  et  tant  de  pureté,  dans 

12 


178  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tant  de  grâce  et  de  désarmement,  dans  cette  moelle  et 
dans  cette  tendresse,  dans  tant  de  nouveauté,  dans 
tant  de  sève  et  tant  de  sang,  dans  un  si  beau  corps 
temporel,  dans  une  si  belle  force  matérielle,  dans  tant 
d'audace  et  aussi  tant  d'âme  inoffensive,  il  fallait  tout 
cela,  il  fallait  l'opération  de  cette  greffe  unique  pour  que 
l'unique  inquiétude  judaïque  devînt  l'unique  inquiétude 
chrétienne  et  pour  que  la  royale  sagesse  et  la  royale 
tristesse  du  roi  Salomon  devînt  la  tragique  et  plus  que 
royale  détresse  d'un  Pascal.  Il  fallait  tout  cela,  cette 
macération  trente  et  quarante  fois  séculaire  dans  le  creux 
d'une  race  graduellement  vaccinée,  ce  brusque  éclatement 
dans  une  race  saine  et  jeune  et  qui  ne  s'y  attendait  pas. 

Eh  quoi,  dira-t-on,  tout  cela  pour  ces  deux  malheureux 
qm  descendent  cette  rue  et  qui  n'ont  qu'une  manie,  celle 
de  philosopher.  Voyez-les  qui  descendent,  avec  leurs  airs 
entendus.  Regardez-les  dans  cette  rue  de  la  Sorbonne 
où  ils  ne  coudoient  bientôt  plus  que  des  étrangers.  Quoi, 
dites-vous,  tant  d'affaires  pour  ces  malheureux  honmies, 
philosophi  philosophantes,  de  l'espèce  la  plus  commune. 

Oui,  tout  cela  pour  l'un  ,  et  tout  cela  pour  l'autre. 
Pour  le  plus  commun  des  Juifs  Moïse  a  rapporté  les  tables 
de  la  loi.  Et  pour  le  chrétien  de  l'espèce  la  plus  ordinaire 
Jésus  est  mort.  Il  n'y  a  que  deux  sortes  de  juifs  :  ceux 
qui  sont  dévorés  de  l'inquiétude  judaïque  et  qui  jouent 
tant  de  pauvres  comédies  pour  le  nier;  (et  pour  se  le 
nier  à  eux-mêmes)  ;  ceux  qui  sont  dévorés  de  l'inquiétude 
judaïque  et  qui  ne  songent  pas  même  à  le  nier.  Et  il  n'y  a 
que  deux  sortes  de  chrétiens  :  ceux  qui  sont  dévorés  de 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  179 

l'inquiétude  chrétienne  et  qui  jouent  tant  de  pauvres 
comédies  pour  le  nier;  (et  pour  se  le  nier)  ;  ceux  qui 
sont  dévorés  de  l'inquiétude  chrétienne  et  qui  ne  songent 
pas  même  à  le  nier.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  fois, 
ni  la  foi  judaïque,  ni  la  foi  chrétienne  ne  sont  des  sortes 
d'apparaux  réservés  aux  êtres  extraordinaires.  Elles  sont 
en  un  sens,  et  Pascal  l'avait  fort  bien  dit,  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  commun.  Le  même  débat  étemel  et  le  même 
débat  capital  se  joue  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  dans 
l'homme  de  tous  les  jours.  Moïse  est  tous  les  jours  pour 
le  Juif.  Jésus  est  tous  les  jours  f>our  le  chrétien. 

Portant  de  si  hautes  destinées  nos  philosophes  des- 
cendent. Ici  encore  éclate  la  différence  et  la  contrariété 
de  leurs  deux  races.  Le  Juif  trouve  naturel  d'être  malade. 
Fils  et  pour  ainsi  dire  cellule  et  fibre  élémentaire  d'une 
race  qui  souffre  dans  les  siècles  des  siècles  et  qui  vaincra 
l'irnivers  à  force  d'avoir  été  malade  plus  longtemps  que 
les  autres,  il  dit,  il  sait  que  le  travail  spirituel  se  paye 
par  ime  sorte  propre  de  fatigue  inexpiable.  Il  trouve  même 
que  c'est  juste.  Il  trouve  même  que  c'est  encore  très  bien 
comme  ça.  Il  compte  les  jours  où  il  va  bien.  Il  les  admire. 
Il  trouve  qu'on  a  encore  bien  de  la  chance.  (Au  fond,  il  ne 
le  dit  pas,  mais  il  est  un  vieux  Juif,  et  il  trouve  que  le 
Seigneur  est  encore  bien  bon  comme  ça,  de  ne  pas  être 
pire).  Il  compte  les  jours  où  il  a  pu  travailler.  En  somme, 
il  y  en  a  beaucoup. 

k.  Sournois,  rebelle,  fils  de  la  terre,  le  chrétien  vit  dans  une 
révolte  constante,  dans  une  rébellion  perpétuelle.  Élevé 
dans  une  maison  où  sa  mère  a  travaillé  pendant  quarante 
et  cinquante  ans  dix-sept  heures  par  jour  à  rempailler 


l80  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des  chaises,  iJ  n'a  jamais  accepté,  il  n'a  jamais  reconnu 
que  cette  partie  de  la  carcasse  qui  se  nomme  le  cerveau 
ne  se  conduisît  pas  et  ne  fût  pas  aux  ordres  comme  cette 
partie  de  la  carcasse  qui  se  nomme  les  doigts  de  la  main. 
Comme  ses  ancêtres  (immédiats)  (anciens  et  immédiats) 
(lointains  et  immédiats)  travaillaient  dans  les  vignes  et 
dans  les  moissons  des  seize,  dix-huit  heures  par  jour, 
dans  les  pleins  jours  d'été,  dans  les  grands  jours  de  juillet, 
d'août  et  de  septembre,  de  la  première  aube  qui  est 
presque  à  deux  heures  du  matin  jusqu'au  dernier  crépus- 
cule qui  est  presque  passé  neuf  heures  du  soir,  ainsi  il 
voudrait  continuer,  il  voudrait  en  faire  autant,  lui  aussi 
il  voudrait  faire  des  coups  de  force.  De  là  les  accidents. 
Il  voudrait  faire  des  drames  et  des  tapisseries,  des  dia- 
logues et  des  notes  comme  on  rempaille  des  chaises,  et 
que  la  ligne  vînt  après  la  ligne  et  le  vers  après  le  vers 
conMne  le  cordon  venait  après  le  cordon  L'insensé.  Il 
voudrait  faire  à  sa  table  de  travail,  sur  ces  soixante-dix 
décimètres  carrés  recouverts  de  grosse  toile  verte,  ce  que 
ses  ancêtres  ont  fait  dans  les  immenses  plaines  du  Val 
et  sur  les  côtes  de  Saint- Jean-de-Braye  :  des  journées  sans 
nombre  et  des  journées  sans  limites.  Des  journées  pour 
ainsi  dire  sans  vieillissement.  Des  journées  sans  limitations 
que  les  limitations  mêmes  du  soleil.  Des  journées  où  c'était 
le  vigneron  qui  fatiguait  la  vigne,  où  l'échiné  lassait  le 
cep,  où  le  moissonneur  épuisait  la  moisson.  Je  dis  plus  : 
où  le  moissonneur  lassait  la  moisson.  Des  journées  où 
l'homme  lassait  la  terre.  Où  l'homme  lassait  l'âge,  et 
tout  ce  qu'il  y  a  d'étemel.  Voilà  ce  qu'il  voudrait  faire, 
le  sot.  Il  n'accepte  pas  sa  déchéance.  Il  sait,  mais  il  ne 
veut  pas  savoir  qu'il  y  a  dans  la  plume  un  virus  qu'il  n'y 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  l8l 

a  point  dans  la  houlette  et  la  houe.  Il  sait,  il  ne  veut  pas 
savoir,  il  se  ment,  (il  le  sait),  il  ne  veut  pas  savoir  qu'il  y  a 
dans  la  plume  un  venin,  un  mystère,  une  réprobation, 
un  épuisement  qu'il  n'y  a  point  dans  la  charrue  et  la 
herse.  Comme  ses  ancêtres  il  voudrait  être  le  roi,  et  comme 
ses  ancêtres  un  roi  absolu.  Comme  ils  commandaient  à 
leur  tête  et  aux  individus  nommés  muscles,  ainsi  il 
voudrait  commander  au  cerveau  et  aux  individus  nommés 
nerfs.  Il  y  trouve  la  différence.  Comme  ils  se  battaient 
contre  le  tour  de  reins  lui  il  se  bat  contre  son  foie.  Il  y 
trouve  la  différence.  Il  est  le  premier  de  sa  race  qui  est 
forcé  de  filer  doux.  Il  est  le  premier  de  sa  race  à  qui  la  car- 
casse n'obéit  pas.  Il  est  le  premier  de  sa  race  qui  est  vaincu. 

Le  Juif  est  vaincu  depuis  septante  et  nonante  siècles  : 
là  est  son  éternelle  force.  Et  là  aussi  sa  victoire  étemelle. 
Le  Juif  est  malheureux  depuis  Eve  et  depuis  Adam  et 
par  l'expulsion  il  a  figuré  la  dispersion  :  là  est  son  éter- 
nelle patience  et  comme  une  sorte  de  bonheur.  Le  Juif 
est  forcé  de  filer  doux  dans  les  siècles  et  dans  les  siècles  : 
de  là  le  raidissement  éternel  de  leurs  nuques.  Quand  donc 
ils  s'en  vont  tous  les  deux  le  Juif  essaie  de  calmer  le 
chrétien,  de  remontrer  tout  cela  au  chrétien,  que  c'est 
encore  très  bien  ainsi,  qu'il  faudrait  pourtant  s'y  habituer. 
(Et  le  Juif  dit  cela  au  chrétien,  mais  il  sait  très  bien  qu'il 
parle,  en  ceci,  au  chrétien  une  langue  étrangère  et  que 
le  chrétien  ne  l'entend  même  pas.)  (Mais  il  continue  tout 
de  même,  parce  qu'il  faut  bien,  parce  que  c'est  aussi 
bien  ainsi,  de  parler,  de  dire  cela,  de  parler  ainsi.)  Le 
chrétien  regarde  les  jours  où  il  va  bien  :  il  n'y  en  a  pas. 
Il  regarde  les  jours  où  il  travaille  :  quel  mince  réseau. 


l82  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

(Quand  il  aurait  tant  à  dire,  quand  il  se  sent  plein  d'œuvres 
qui  jamais  ne  seront  conduites  sur  les  cortèges,  sur  les 
zébrures  du  papier).  Il  ne  regarde  pas  les  jours  de  bonheur: 
il  n'y  en  aurait  pas  ;  ce  ne  seraient  même  pas  ces  clous 
qui  paraissaient  nombreux  le  long  du  mur  et  qui  ne  sont 
plus  rien  dans  le  creux  de  la  main.  Par  un  obscur  besoin 
de  compensation  qui  est  au  fond  de  toutes  les  morales  et 
peut-être  de  plus  que  les  morales,  par  une  sorte  de  rageuse 
et  de  sournoise  opiniâtreté  de  talion  contre  soi-même 
et  au  fond  d'apaisement  des  dieux  il  n'a  pas  cessé  d'espérer 
sourdement  qu'en  sacrifiant  le  bonheur  il  aurait  au  moins 
le  travail.  Mais  au  fond  il  sait  très  bien  que  l'on  n'a  ni 
l'un;  ni  l'autre. 

Parce  que  ça  serait  trop  beau  . 

Jésus  a  pu  greffer  l'inquiétude  juive  dans  le  corps 
chrétien.  Il  fallait  cela  pour  que  la  dévoration  de  cette 
inquiétude,  atténuée  dans  une  race  atténuée,  émoussée 
dans  une  ancienne  race,  habituée  dans  une  race  habituée, 
gagnât  dans  une  nouvelle  race,  et  presque  instantanément, 
une  profondeur  enfin  incurable.  Et  Jésus  n'a  pas  pu  (ou 
n'a  pas  voulu)  greffer  la  patience  juive  dans  le  corps  chré- 
tien. Il  fallait  cela  aussi,  il  fallait  doublement  cela  pour 
que  fût  produit  un  Pascal,  pour  que  fussent  obtenus  ce 
puits  de  détresse,  ce  désert  de  sable,  cet  abîme  de 
mélancoHe. 

Et  le  Juif  et  le  chrétien  savent  très  bien  qu'en  matière 
de  patience,  ou  plutôt  sur  le  chef  de  la  patience  le  Juif 
est  toujours  plus  chrétien  que  le  chrétien.  Les  inquiétudes 
du  Juif  sont  devenues  4  base  de  patience.  Elles  sont 
alUées,  elles  sont  en  ménage  avec  la  patience,  elles  sont 


NOTE     SUR    M.    DESCARTES  183 

conjointes  avec  la  patience.  Le  chrétien  est  dévoré 
d'une  sourde  révolte,  d'une  mauvaise  volonté  de  rural, 
d'une  rébellion  sournoise  de  paysan.  Il  est  le  paysan  qui 
regarde  la  grêle  ravager  sa  récolte  et  lui  hacher  son  blé. 
Il  veut  bien  regarder.  Il  veut  bien  que  la  grêle  tombe. 
(Surtout  parce  qu'il  ne  peut  pas  faire  autrement).  L'année 
prochaine  il  ressèmera  du  blé.  Quand  même  il  y  aurait  de 
la  grêle  tous  les  ans,  il  ressèmera  du  blé  toutes  les  années 
prochaines,  toutes  les  années  suivantes.  Seulement  il 
ne  veut  pas  être  content  : 

Nous  sommes  ces  soldats  qui  marchaient  par  le  monde 
Et  qui  grognaient  toujours  mais  n'ont  jamais  plié. 

Au  fond  il  est  permis  de  se  demander  si  cette  constante 
révolte,  si  cette  sournoise  rébeUion  paysanne  n'est  pas 
plus  dans  l'ordre  chrétien  qu'une  certaine  catégorie 
de  la  patience.  Combien  de  patiences  ne  sont  que  des 
moyens  de  ne  pas  souffrir,  patientiae  non  patiendi.  Les 
patiences  de  souffrir,  patientiae  patiendi,  les  patiences 
combattives,  les  patiences  débattues,  ies  patiences 
querellées  ne  sont-elles  pas,  n'entrent-elles  pas  infiniment 
plus  profond  dans  l'ordre  chrétien  que  tant  de  patiences 
qui  ne  sont  peut-être  qu'anesthésiques  et  que  sans  doute 
il  faut  ranger  dans  la  catégorie  de  la  paresse. 

Je  ne  dis  pas  cela  pour  les  patiences  juives.  Elles  sont 
tout  autres.  Elles  sont  trop  à  base  d'inquiétude,  elles  sont 
trop  liées  à  l'inquiétude  pour  entrer  jamais  dans  la  caté- 
gorie de  la  paresse.  D'ailleurs  les  Juifs  n'entrent  jamais 
dans  la  catégorie  du  péché.  S'ils  entraient  dans  la 
catégorie  du  péché,  ils  ne  seraient  pas  juifs,  ils  seraient 


184  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chrétiens.  Ils  ne  seraient  pas  de  l'ancienne  loi,  ils  seraient 
de  la  nouvelle.  Tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  c'est 
d'entrer  dans  la  catégorie  de  la  désobéissance  à  la  loi 
de  Moïse. 

Je  n'en  dirai  point  autant  de  la  loi  nouvelle.  Je  n'en 
dirai  point  autant  des  chrétiens.  Combien  de  patiences, 
(secrètement  orgueilleuses  d'être  des  patiences) ,  (et  d'avoir 
vaincu  l'impatience),  (et  d'avoir  vaincu  la  colère),  ne  sont 
que  des  détournements  de  l'épaule  pour  ne  pas  recevoir 
le  coup.  Combien  de  patiences  ne  sont  plus  que  la  plus 
savante,  la  plus  impeccable  tricherie  avec  la  peine,  c'est- 
à-dire  avec  l'épreuve,  c'est-à-dire  avec  le  salut,  comme  il 
y  a  une  autre  patience,  (la  même), qui  est  la  plus  savante 
et  la  plus  implacable  tricherie  contre  la  race. 

Combien  de  patiences  ne  sont  que  des  inventions 
anesthésiques,  des  gardes  tenues  infailliblement  contre 
la  peine,  contre  l'épreuve,  contre  le  salut  ;  contre  Dieu. 
De  mornes  et  sournoises  abdications  de  la  condition 
même  de  l'homme.  Des  platitudes  calculées  pour  que  le 
destin  passe  par  dessus,  ne  pouvant  nulle  part  accrocher 
sa  prise.  Des  mornes  et  des  sourds  et  des  sournois  nivelle- 
ments pratiqués  pour  que  Dieu  même  porte  à  faux. 

Des  envasements  égalitaires,  des  enhsements  démo- 
crates pour  que  nul  ne  dépasse,  pour  que  rien  ne  dépasse 
dans  personne  et  qu'ainsi  le  sort,  et  qu'ainsi  la  peine,  et 
qu'ainsi  l'épreuve,  et  qu'ainsi  le  salut  ;  et  qu'ainsi  Dieu 
ne  puisse  pas  jouer. 

Telles  sont  les  impiétés  de  toutes  ces  patiences.  Telles 
sont  les  impiétés  de  toutes  ces  prudences.  Ou  plutôt  telle 
en  est  la  centrale  impiété.  Et  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en 
ait  de  plus  grande.  Telles  sont  leurs  sagesses.  Pauvres  et 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  185 

mornes,  plates  et  sournoises  sagesses.  Ce  sont  des  patiences 
de  ne  point  patienter.  Car  patienter  c'est  souffrir,  et 
patienter  tout  de  même.  Patienter,  c'est  endurer.  Ne  pas 
souffrir,  refuser  toute  matière  à  la  souffrance,  refuser  à  la 
souffrance  ces  points  d'alignements  infaillibles  qu'elle 
prend  sur  nous,  ce  n'est  pas  seulement  tricher,  ce  n'est 
pas  seulement  se  dénaturer,  et  ce  n'est  pas  seulement  se 
disgracier  :  c'est  ne  pas  patienter.  —  Est-ce  que  tu  crois 
que  je  vais  endurer  ça  ?  disaient  les  bonnes  femmes  quand 
j'étais  petit.  Ça,  c'était  n'importe  quoi;  tout  ce  qui  n'allait 
pas;  tout  ce  qui  leur  déplaisait;  que  la  voisine  leur  avait 
dit  un  mot  de  travers  ;  que  leur  progéniture,  (elles  en 
avaient),  leur  avait  manqué  de  respect,  (ça  s'était  vu). 
Elles  étaient  dans  la  saine  tradition  française  et  je  dirai 
dans  la  saine  tradition  de  la  paroisse  française. 

Elles  ne  voulaient  pas  endurer.  C'est  qu'en  bonnes 
Françaises  elles  se  représentaient  fort  bien  ce  que  c'est 
qu'endurer.  Tolerare,  pati,  tolerare  tamen. 

Dans  le  latin,  dans  le  grec,  et  jusque  dans  l'allemand 
tolérer  c'est  porter,  supporter,  élever,  soutenir,  soulever 
un  fardeau  de  peine.  Tolerare,  tollere,  tulisse]  tuli, 
(t)  latum;  et  il  y  a,  dit  Bréal,  «  des  traces  nombreuses  d'un 
verbe  *tulo.  La  racine  correspondante  en  grec  est  zal  ou 
tXïj,  d'où  rdàdç  «  celui  qui  supporte  »,  rXvjvat  «  supporter  », 
T£T>ïjjca  «  j'ai  supporté  »,  nol<)-r\a<;  «  qui  supporte  beau- 
coup ».  —  ...  —  Tolero  ne  vient  point  directement  de 
tollo,  mais  d'un  substantif  perdu  *tolus,  *toleris.  — 
Gothique  thulan  «  supporter  »,  d'oii  l'allemand  Ge-dul-d 
0  patience  »   (sur  les   consonnes  germaniques,  v.  decem). 

Tâ^atva,  c'est  celle  qui  supporte.  Tâ),atva,  malheu- 
reuse,   répète   inlassablement    le    chœur    antique.    En 


l86  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

français,  endurer,  c'est  trouver  que  c'est  rudement  dur. 
Mais  en  français,  c'est  surtout  ne  pas  endurer.  (Je  veux 
dire  c'est  endurer  parce  qu'on  ne  peut  pas  faire  autrement 
et  en  dedans,  comme  disaient  ces  bonnes  femmes,  ne 
pas  durer,  et  comme  elles  disaient  encore  :  se  manger 
les  sangs). 

Endurer  ce  n'est  pas  ne  pas  avoir  des  dents.  C'est  en 
avoir  et  endurer  qu'on  vous  les  arrache.  Et  ensuite  ce 
n'est  pas  n'en  avoir  jamais  eu.  C'est  en  avoir  eu  et  avoir 
enduré  qu'on  vous  les  ait  arrachées.  Le  martyr  dans 
l'arène  n'est  pas  celui  qui  n'avait  pas  de  membres.  C'était 
celui  qui  en  avait  et  qui  endurait  qu'on  les  lui  arrachât. 
Et  nous  qui  n'avons  à  donner,  ou  plutôt  à  ne  nous  laisser 
prendre  que  de  misérables  jours,  endurer,  ce  n'est  pas 
ne  pas  avoir  de  ces  misérables  jours,  c'est  endurer  que, 
cela  même,  on  vous  les  arrache. 

Ainsi  semblables,  ainsi  différents  ;  ainsi  ennemis, 
mais  ainsi  amis;  ainsi  étrangers,  ainsi  compénétrés; 
ainsi  enchevêtrés  ;  ainsi  alliés  et  ainsi  fidèles  ;  ainsi  con- 
traires et  ainsi  conjoints  nos  deux  philosophes,  ces  deux 
comphces,  descendent  donc  cette  rue.  Une  autre  diffé- 
rence, profonde,  marche  entre  eux  mais  ne  les  disjoint 
pas.  C'est  une  différence  entre  deux  remontante,  une 
autre  différence  de  race,  plus  subtile,  une  scission  de  fis- 
suration peut-être  encore  plus  disjoignante.  Le  Juif  sait 
lire.  Le  chrétien,  le  catholique  ne  sait  pas  lire. 

Dans  la  catégorie  sociale  à  laquelle  ils  appartiennent 
le  Juif  peut  remonter  de  génération  en  génération  et  il 
peut  remonter  pendant  des  siècles  :  il  trouvera  toujours 
quelqu'un  qui  sait  lire.  Quand  il  remonterait  à  quelque 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  187 

marchand  de  bœufs  des  plaines  de  la  puUa  ou  à  quelque 
marchand  de  chevaux  des  immensités  du  tchernosioum, 
quand  il  remonterait  à  quelque  marchand  d'allumettes 
du  Bas-Empire  ou  d'Alexandrie  ou  de  Byzance  ou  à 
quelque  Bédouin  du  désert,  le  Juif  est  d'une  race  où 
l'on  trouve  toujours  quelqu'un  qui  sait  lire.  Et  non 
seulement  cela,  mais  hre  pour  eux  ce  n'est  pas  lire  un 
livre.  C'est  lire  le  Livre.  C'est  lire  le  Livre  et  la  Loi.  Lire, 
c'est  hre  la  parole  de  Dieu.  Les  inscriptions  mêmes  de 
Dieu  sur  les  tables  et  dans  le  hvre.  Dans  tout  cet  immense 
appareil  sacré  le  plus  antique  de  tous,  lire  est  l'opération 
sacrée  comme  elle  est  l'opération  antique.  Tous  les  Juifs 
sont  lecteurs,  tous  les  Juifs  sont  liseurs,  tous  les  Juifs 
sont  récitants.  C'est  pour  cela  que  tous  les  Juifs  sont 
visuels,  et  visionnaires.  Et  qu'ils  voient  tout.  Pour  ainsi 
dire  instantanément.  Et  que  d'un  seul  regard  ils  par- 
courent, ils  couvrent  instantanément  des  surfaces. 

Peut-être  une  pénétration  plus  profonde  et  pour  ainsi 
dire  moelleuse  est-elle  réservée  à  celui  qui  ne  sait  pas 
lire  (on  m'entend  bien)  et  peut-être  une  troisième  dimen- 
sion est-elle  accordée  à  celui  qui  n'est  pas  visuel.  Quoi 
qu'il  en  soit,  et  l'introduction  de  ce  battement,  ou  plutôt 
de  la  considération  de  ce  battement,  est  d'une  consé- 
quence presque  infinie,  dans  la  catégorie  sociale  à  laquelle 
nous  nous  référons,  et  qui  est  peut-être  la  seule  impor- 
tante, le  cathohque,  ou  plutôt  commençons  par  l'autre 
bout,  le  Juif  est  un  homme  qui  lit  depuis  toujours,  le 
protestant  est  un  homme  qui  lit  depuis  Calvin,  le  catho- 
lique est  un  homme  qui  lit  depuis  Ferry. 

Un  autre  jour,  et  que  je  ne  tiendrai  pas  à  nous  entre- 
tenir uniquement  de  Descartes,  il  faudrait  essayer  de 


l88  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

retenir  et  d'examiner  quelques  conséquences  de  ce 
classement.  Elles  me  paraissent  infinies.  Nul  peut-être 
ne  peut  le  sentir  autant  que  moi.  Quand  je  suis  en  pré- 
sence de  Pécaut,  je  suis  en  présence  d'un  homme  qui  lit 
depuis  Calvin.  Quand  je  suis  en  présence  de  M.  Benda, 
je  suis  en  présence  d'un  homme  qui  lit  depuis  toujours. 
Quand  je  suis  en  présence  de  moi,  je  suis  en  présence  d'un 
homme  qui  lit  depuis  ma  mère  et  moi. 

Quand  je  suis  en  présence  de  Pécaut  je  suis  en  présence 
d'un  homme  qui  lit  depuis  le  seizième  siècle.  Quand  je  suis 
en  présence  de  M.  Benda,  (et  peut-être  de  Bergson),  je  suis 
en  présence  d'un  homme  qui  lit  depuis  les  siècles  des 
siècles.  Quand  je  suis  en  présence  de  moi,  je  suis  en 
présence  d'un  homme  qui  lit  depuis  1880  (Voir  l'argent, 
l'argent  suite  et  surtout  voir  le  cahier  de  M.  Naudy). 

Ou  si  l'on  veut  le  Juif  est  lettré  depuis  toujours,  le 
protestant  depuis  Calvin,  le  cathoHque  depuis  Ferry. 

Ou  si  l'on  veut  le  Juif  est  alphabet  depuis  toujours,  le 
protestant  depuis  Calvin,  le  catholique  depuis  Ferry. 

Ce  que  voyant  le  catholique  fait  un  retour  sur  lui-même- 
De  quelque  côté  qu'il  remonte  il  est  inalphabet  à  la 
deuxième  génération.  Ni  ceux  du  Bourbonnais,  ni  ceux 
peut-être  de  la  Marche,  ni  ceux  du  Val  de  Loire  et  des 
premiers  coteaux  de  la  Forêt  d'Orléans,  aucun  de  ses 
grands-pères,  aucune  de  ses  grand 'mères  ne  savait  hre 
ni  écrire.  Et  ils  ne  comptaient  que  de  tête.  (C'est  dire 
qu'ils  comptaient  mieux  que  vous  et  moi).  Le  catholique, 
le  français,  le  paysan  se  retourne  vers  sa  race  et  de  quelque 
côté  qu'il  remonte  il  se  heurte,  aussitôt  après  son  père, 
aussitôt  après  sa  mère,  à  ce  quadruple  front  d'illettrés.  Ni 
son   grand-père,  ni  sa  grand 'mère  paternelle  ;   ni   son 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  189 

grand-père,  ni  sa  grand'mère  maternelle.  Il  les  reprend 
dans  l'autre  sens.  Ni  ses  deux  grands-pères  ;  ni  ses  deux 
grand'mères.  Il  les  reprend  dans  l'autre  sens.  Ni  la 
lignée  de  son  père  ;  ni  la  lignée  de  sa  mère.  Et  il  serait 
bien  embarrassé  de  remonter  plus  haut.  Étant  pauvre 
et  français,  catholique  et  paysan  il  n'a  pas  de  papiers  de 
famille.  Ses  papiers  de  famille,  ce  sont  les  registres  des 
paroisses.  Aucune  famille  discernée  dans  cette  innom- 
brable ascendance.  Aucune  tenure  dans  cette  longue  race. 
Rien  qui  laisse  trace  dans  les  papiers  des  notaires.  Ils 
n'ont  jamais  rien  possédé.  Pauvres  et  peuple  ils  ont 
laissé  aux  Juifs,  aux  protestants,  aux  cathohques  bour- 
geois d'avoir  une  généalogie  inscrite. 

L'homme  s'attarde,  il  considère  longuement  ce  classe- 
ment du  monde  et  ce  classement  du  monde  lui  parait 
nouveau.  D'un  côté  ensemble  tous  les  Juifs,  tous  les 
protestants,  toute  la  noblesse  et  bourgeoisie  catholiques 
(gens  d'épée,  gens  de  robe,  gens  des  charges,  hobereaux, 
fermiers,  tous  propriétaires,  propriétaires  de  batailles, 
propriétaires  de  charges,  propriétaires  de  terre)  qui  ont 
tous  leurs  papiers  de  famille  et  en  quelque  sorte  leurs 
titres  de  propriété, —  et  lui  qui  n'a  jamais  rien  eu,  lui 
cathohque  et  pauvre,  lui  qui  n'a  jamais  rien  été,  étant  chez 
lui,  lui  dont  tous  les  papiers  de  famille  ce  sont  les  registres 
des  paroisses,  lui  dont  les  titres  de  propriété  ce  sont  les 
registres  des  paroisses,  et  lui  qui  jusqu'au  jugement  ne 
sera  jamais  couché  que  sur  les  registres  des  paroisses. 

Il  s'arrête  un  peu  ici.  Il  aperçoit  une  grande  division 
du  monde.  D'im  côté  le  notaire  (sous  toutes  ses  formes), 
de  l'autre  ces  misérables  registres  des  paroisses.  D'un 
côté  le  notaire,  c'est-à-dire  aussi  l'ofi&cier  de  l'état-civil, 


IÇO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

le  maire,  l'échevin,  c'est-à-dire  aussi  le  greffier.  C'est- 
à-dire  aussi  l'agent  de  change.  Et  la  corbeille  et  la  coulisse. 
Et  le  grand-livre  de  la  dette  publique.  (Et  les  inscriptions 
du  Comptoir  d'Escompte).  De  l'autre  ces  misérables 
registres  des  paroisses. 

C'est-à-dire  d'un  côté  toute  l'inscription  historique. 
De  l'autre  ces  misérables  registres  des  paroisses. 

C'est-à-dire  d'un  côté  toute  l'inscription  temporelle. 
De  l'autre  ces  misérables  registres  des  paroisses.  C'est- 
à-dire  le  livre  des  baptêmes. 

L'homme  se  retourne  vers  sa  race  et  aussitôt  après  son 
père  et  sa  mère  il  voit  s'avancer  ce  front  de  quatre  et 
aussitôt  après,  aussitôt  derrière  il  ne  voit  plus  rien  qu'une 
immense  masse  et  une  innombrable  race,  aussitôt  après, 
aussitôt  derrière  il  ne  distingue  plus  rien.  Pourquoi  ne 
pas  le  dire,  il  s'enfonce  avec  orgueil  dans  cet  anonymat. 
L'anonyme  est  son  patronyme.  L'anonymat  est  son 
immense  patronymat.  Plus  la  terre  est  commune,  et  plus 
il  veut  être  poussé  de  cette  terre.  Plus  la  nuit  est  opaque, 
et  plus  il  veut  être  sorti  de  cette  ombre.  Plus  la  race  est 
commune  et  plus  il  a  de  joie  se  rète  et  il  faut  le  dire 
un  secret  orgueil  à  être  un  homme  de  cette  race.  Il  est 
bien  le  même  homme  dans  le  goût  de  sa  race  qu'il  est 
dans  le  goût  de  tout.  Il  est  bien  le  même  homme  qui  ne 
s'est  jamais  vêtu  que  d'une  étoffe  commune,  qui  n'a 
jamais  écrit  que  sur  du  papier  commun,  qui  ne  s'est 
jamais  assis  qu'à  une  table  commune.  Et  ce  goût  du 
conunun  et  du  pauvre,  qui  est  chez  nos  riches  le  crime  le 
plus  affreux,  et  la  plus  ignominieuse  indécence,  étant 
la  plus  monstrueuse  affectation,  la  plus  criminelle  et 


NOTE    SUR    M.     DESCARTES  IQI 

la  plus  monstrueuse  dérision,  la  simulation  la  plus  frau- 
duleuse et  justement  celle  à  qui  il  ne  sera  point  pardonné, 
—  n'est  pour  le  pauvre  que  la  plus  dénuée  décence.  Ce 
qui  chez  le  riche  n'est  que  la  plus  graveleuse  et  la  plus 
perverse  invention  de  l'orgueil  et  de  la  perversité, 
(Tolstoï),  n'est  chez  le  pauvre  que  la  plus  pauvre  décence. 
Ainsi  notre  homme  ne  veut  être  qu'un  arbre  dans  cette 
immense  forêt,  un  épi  commun  dans  cette  immense 
moisson. 

Un  citoyen  de  l'espèce  commune,  un  chrétien  de  la 
commune  espèce. 

Le  citoyen  dans  le  bourg  ;  le  chrétien  dans  la  paroisse. 

Et  un  pécheur  de  la  plus  commune  espèce. 

Il  regarde  vers  sa  race  et  comme  dans  le  passage  de  la 
mer  Rouge  une  muraille  de  vague  masquait  l'énorme 
Océan  suspendu  derrière,  ainsi  cette  muraille  de  quatre, 
ses  deux  grands-pères,  ses  deux  grand'mères,  lui  masque 
le  silence  d'une  innombrable  race.  C'est  comme  une 
paroi  de  l'Océan  même.  Et  comme  on  ne  sait  rien  de 
cette  énorme  masse  qui  est  derrière  la  paroi,  sinon  que 
c'est  de  l'eau,  ainsi  il  ne  sait  rien  de  cette  immense  race 
qui  est  derrière  cette  muraille  de  quatre,  sinon  que  c'est 
de  la  chrétienté. 

Et  il  s'enfonce  avec  joie  dans  cet  énorme  anonymat. 

Il  regarde  vers  sa  race.  Cette  muraille  même,  cette 
muraille  de  quatre,  elle  se  présente,  cette  muraille  d'illettrés, 
ce  rang  de  quatre,  il  se  présente  lui-même  conmie  un  mur 
de  silence.  Et  il  remonte,  et  il  se  plonge  non  pas  seule- 
ment avec  joie  dans  cet  énorme  anonymat.  Il  s'y  enfonce 


192  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

avec  une  joie  secrète.  Mais  il  s'y  enfonce  aussi  avec  une 
sorte  d'accomplissement,  de  couronnement,  de  plénitude 
d'humilité.  Et  ne  s'y  enfoncerait-il  pas  avec  un  couronne- 
ment et  une  plénitude  d'orgueil. 

Et  plus  encore  peut-être  avec  on  ne  sait  quel  goût  et 
quelle  réussite  et  quelle  plénitude  d'anéantissement. 

Quand  il  est  fatigué,  et  il  l'est  toujours,  il  se  dit  que 
le  paysan  aussi  est  toujours  courbaturé  ;  et  qu'il  n'en 
travaille  pas  moins  ;  et  qu'il  n'en  travaille  que  mieux. 
Ce  n'est  pas  seulement  une  consolation,  c'est  une  théorie. 
Il  a  inventé  cette  théorie,  qu'on  travaille  mieux  quand 
on  est  au  moins  un  peu  fatigué.  Comme  il  l'est  toujours 
beaucoup,  il  manque  un  peu  de  compétence  en  matière 
d'im  peu  de  fatigue.  Et  il  manque  tout  à  fait  de  l'autre 
terme  de  la  comparaison,  qui  est  de  savoir  ce  que  serait 
et  ce  que  ferait  quelqu'un  qui  ne  serait  pas  fatigué  du 
tout.  Il  a  exposé  longuement  sa  théorie.  Il  prétend  que 
la  fatigue  du  matin  est  la  tradition  du  travail  de  la  veille 
au  travail  du  lendemain,  que  ce  résidu  de  la  fatigue  du 
matin  est  la  légation  de  la  fatigue  et  du  travail  de  la 
veille  à  la  fatigue  et  au  travail  du  lendemain,  qu'elle 
est  comme  un  ferment  aigri,  comme  le  levain  de  la 
veille  et  qui  fera  lever  le  pain  du  jour.  C'est  une  belle 
théorie,  pour  les  gens  fatigués.  Il  prétend  que  le  paysan, 
que  le  voiturier  se  réveille  toujours  avec  les  reins  cas§és,  les 
jambes  raides,  et  des  courbatures  qui  lui  font  jurer  le 
nom^du  Seigneur,^mais^qu'il  se  lève  tout  de  même  et  qu'à 
midi  il  n'y  pense  plus.  (Ce  qui  enlève  un  peu  de  sa  raison 
à  la  comparaison,  c'est  que  lui,  à  midi,  il  y  pense  encore). 
Telle  est  sa  théorie  de  la  fatigue  et  du  travail.  Il  a  beau- 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  I93 

coup  de  théories.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  c'est  qu'avec 
tant  de  théories  il  travaille  tout  de  même,  et  beaucoup. 
Et  il  produit  tout  de  même,  et  beaucoup.  Et  quand  il 
travaille  et  quand  il  produit,  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'il 
a  des  théories.  Il  a  cette  théorie  que  ce  restant  de  la 
fatigue  de  la  veille  est  ce  qui  opère  d'un  jour  à  l'autre, 
d'un  jour  sur  l'autre,  la  continuité  de  l'œuvre. 

Quand  il  est  vraiment  fatigué,  son  appareil  mental  lui 
refuse  tout  service.  (Comme  à  tout  le  monde,  mais  il  a 
encore  cet  orgueil  de  vouloir  que  ce  soit  beaucoup  plus 
et  pour  ainsi  dire  beaucoup  plus  éminemment  qu'aux 
autres).  Et  son  appareil  d'écriture  lui  manque  le  premier, 
sa  machine  à  écrire,  et  lui  manque  carrément,  tout  ce 
qu'on  apprend  chez  Janet,  sa  machine  à  faire  la  graphie, 
ses  images  visuelles  et  appareils  moteurs.  Il  veut  y  voir 
une  rançon  justement  de  ce  que  ses  grands-pères  ne 
savaient  ni  hre  ni  écrire.  Sa  race  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  s'habituer.  Ni  les  images  visuelles  n'ont  eu  le 
temps  de  lui  entrer  dans  la  mémoire.  Ni  les  appareils 
moteurs  n'ont  eu  le  temps  de  lui  entrer  dans  la  main.  Il 
est  le  premier  de  sa  race  qui  écrit.  Comment  s'étonner 
que  sa  race  en  lui  ne  sache  pas  encore  écrire,  ou  enfin 
ne  sache  pas  bien.  Qu'elle  ait  si  souvent  et  tant  de  manques 
dans  l'écriture.  Tant  de  défaillances.  Tant  de  défauts.  Ce 
sont  les  ratés  d'une  machine  non  assouplie,  non  habituée, 
non  entraînée,  et  qui  n'est  mise  en  branle  que  depuis  une 
ou  deux  générations.  Mais  plus  affreux  sera  ce  défaut, 
plus  affreuse  sera  cette  rançon,  plus  précieuse  sans  doute 
sera  le  bien  dont  elle  sera  la  rançon,  et  ce  bien  sera  juste- 
ment d'être  sorti  d'une  race,  de  tremper  directement 

13 


194  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dans  une  race  encore  toute  plongée  dans  le  secret  de  ne 
pas  savoir  lire,  dans  le  silence  et  l'ombre  de  n'avoir  jamais 
porté  la  main  sur  une  plume. 

Mettre  la  main  à  la  plume,  ce  solennel  propos  du  troupier 
légendaire  lui  paraît  plein  d'un  sens  mystérieux.  Mes 
chers  parents,  je  mets  la  main  à  la  plume,  c'est  pour  vous 
dire  que  le  capitaine...  Il  entrevoit  à  ces  mots  un  sens  redou- 
table. Ainsi  passé  son  père,  qu'il  n'a  pas  même  connu, 
passé  sa  mère  nul  de  sa  race  n'a  jamais  mis  la  main  à  la 
plume.  Et  sa  mère  même  a  une  écriture  si  gauche,  si 
maladroite,  si  peuple  et  si  manuelle,  si  peu  écrivain.  Il 
est  le  premier,  et  comme  seul.  Lui-même  si  maladroit.  Et 
vraiment  si  peu  habitué.  Avec  ses  gros  doigts  maladroits 
où  toutes  les  engelures  de  l'enfance  ont  laissé  leurs  diffor- 
mités. 

Cette  plume,  son  instrument  propre,  elle  lui  paraît 
un  instrument  dangereux.  Il  la  découvre  un  instrument 
dangereux.  Mais  il  a  des  compensations.  Quand  ça  marche 
bien,  quand  les  mécanismes  sont  montés,  quand  il  écrit, 
il  ne  trouve  pas  que  c'est  un  instnmient  dangereux. 
Quand  ça  ne  marche  plus,  quand  les  mécanismes  sont 
démontés,  quand  il  est  sans  nerf  devant  son  papier 
commun,  il  peut  se  dire  que  c'est  très  bien  de  ne  pas 
savoir  écrire,  d'être  un  mécanisme  démonté,  parce  que 
c'est  un  brevet  d'inhabitude.  (L'habitude  étant,  dans 
ce  système,  le  plus  dangereux,  le  seul  dangereux  ennemi). 
Un  brevet  d'être  nouveau. 

Il  y  a  dans  l'écritiu-e  un  durcissement  propre.  Il  y  a 
dans  l'imprimé  un  vieillissement  propre.  Les  jours  où  il 
ne  peut  pas  travailler  l'homme  se  dit  que  c'est  la  preuve 
que  par  la  nouveauté  de  sa  race  intellectuelle  il  échappe 


NOTE     SUR    M.     DESCARTES  I95 

à  ce  durcissement,  à  ce  vieillissement.  Que  c'est  la  preuve 
qu'il  n'est  pas  un  être  habitué. 

Quoi  qu'on  écrive,  (et  ce  serait  une  autre  question),  il 
y  a  dans  l'écriture  même  un  durcissement.  Quoi  qu'on 
fasse  imprimer,  (et  ce  serait  une  autre  question),  il  y  a 
dans  l'imprimé  un  vieillissement  et  une  vulgarité.  (Le  vul- 
gaire, dans  ce  système,  étant  le  contraire  du  commun) . 
(Le  vulgaire  est  de  la  foule,  le  commun  est  au  contraire 
du  peuple).  Les  jours  où  ça  va  bien,  notre  homme  fait 
comme  tout  le  monde.  Il  écrit  et  fait  imprimer.  Les  jours 
où  ça  va  mal,  il  se  rappelle  qu'écrire  et  faire  imprimer 
sont  les  premiers  durcissements  et  vieillissements  de 
la  mort. 

Quoi  qu'on  écrive,  il  y  a  dans  l'écriture  un  durcissement 
qui  ne  sera  plus  assoupli.  Quoi  qu'on  fasse  imprimer  il  y 
a  dans  l'imprimé  un  piétinement  de  mémoire  que  nulle 
abrogation  n'effacera  jamais.  On  a  trop  foulé  ce  sentier. 
(Quand  même  ce  seraient  de  belles  traces).  On  a  trop 
marché  sur  cette  route.  (Quand  même  ce  seraient  des  armées 
victorieuses).  Quand  l'homme  était  cendre  et  poudre, 
son  néant  même  était  grand.  Son  néant  même  était  beau. 
C'était  encore  de  la  terre.  Et  même  quand  il  était  de  la 
boue  sa  bassesse  même  était  grande.  Cette  boue,  c'était 
encore  du  limon  de  la  terre.  Le  creux  même  de  la  route 
était  encore  de  la  terre  et  l'ornière  delà  route  était  comme 
un  siDon.  Nos  malheureuses  mémoires  modernes  ne  sont 
plus  que  des  macadams.  Et  toujours  les  encombrements 
de  ces  trains  de  bagages. 

Il  y  a  un  raidissement  de  l'inscription,  il  y  a  un  durcisse- 
ment de  l'écriture  ;  et  il  n'y  a  pas  seulement  une  dureté 
de  l'imprimé  :  il  y  a  les  innombrables  duretés  superposées 


196  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des  innombrables  imprimés.  Tout  homme  moderne 
est  un  misérable  journal.  Et  non  pas  même  un  misérable 
journal  d'un  jour.  D'un  seul  jour.  Mais  il  est  comme  un 
misérable  vieux  journal  d'un  jour  sur  lequel,  sur  le  même 
papier  duquel  on  aurait  tous  les  matins  imprimé  le  journal 
de  ce  jour-là.  Ainsi  nos  mémoires  modernes  ne  sont  jamais 
que  de  malheureuses  mémoires  fripées,  de  malheureuses 
mémoires  savatées. 

L'illettré  des  anciens  temps  lisait  au  livre  même  de  la 
nature.  Ou  plutôt  il  était  du  livre  même,  il  était  le  hvre 
même  de  la  création.  Le  lettré  de  tous  les  anciens  temps 
était  im  homme  de  livre(s)  et  lui-même  il  était  un  ou 
quelques  livres.  Le  moderne  est  un  journal,  et  non  pas 
seulement  un  journal  mais  nos  malheureuses  mémoires 
modernes  sont  de  malheureux  papiers  savates  sur  lesquels 
on  a,  sans  changer  le  papier,  imprimé  tous  les  jours  le 
journal  du  jour.  Et  nous  ne  sommes  plus  que  cet  affreux 
piétinement  de  lettres. 

Nos  ancêtres  étaient  du  papier  blanc  et  le  lin  même 
dont  on  fera  le  papier.  Les  lettrés  étaient  des  hvres.  Nous, 
modernes  nous  ne  sommes  plus  que  des  macules  de  jour- 
naux. 

Pris  d'une  sorte  de  profond  effroi  devant  son  métier 
propre  et  devant  ce  que  ce  métier  est  devenu  et  devant 
la  condition  faite  aux  hommes  de  son  temps,  l'homme  se 
retourne  vers  sa  race  non  plus  même  avec  cette  secrète 
joie,  non  plus  même  avec  ce  secret  orgueil,  mais  avec  ime 
peureuse,  une  timide  reconnaissance  d'avoir  au  moins 
im  peu  échappé  à  cet  avilissement,  c'est-à-dire  d'y  avoir 
si  longtemps  totalement  échappé  dans  le  passé  de  sa 


NOTE     SUR    M.    DESCARTES  I97 

race.  Et  il  a  l'impression  que  ce  qu'il  tient  de  cela,  ce 
n'est  rien  moins  que  ceci  :  c'est  d'être  récemment  sorti 
des  mains  de  son  créateur. 

Dans  le  silence  et  l'ombre  de  l'âme  illettrée  quelle  est 
donc  cette  vertu  profonde  ;  et  surtout  quelle  est  cette 
grâce  profonde.  N'est-ce  pas  la  vertu  même  et  la  grâce  du 
désarmement  de  l'ombre.  N'est-ce  pas  la  grâce  même  du 
détendement  de  la  nuit.  Les  lettres  ne  sont-elles  pas  toutes 
des  lettres  d'affiches  lumineuses.  Les  lettres  ne  sont-elles 
pas  toujours  des  rampes  de  gaz.  Les  lettres  ne  sont- 
elles  pas  toujours  alternatives.  Les  lettres  ne  sont-elles 
pas  toutes  des  enseignes  lumineuses  et  des  appareils  de 
publicité  lumineuse  et  les  lettres  ne  sont-elles  pas  toutes 
et  toujours  intermittentes.  Les  lettres  ne  sont-elles  pas 
toujours  celles  qui  brisent  et  qui  criblent  et  qui  crèvent  la 
nuit. 

Les  lettres  ne  sont-elles  pas  toujours  de  ces  lettres 
articulées  qui  découpent  dans  la  nuit  des  publicités 
monstrueuses.  L'homme  se  retourne  vers  sa  race,  vers 
cette  longue  nuit  non  troublée.  Comme  ce  silence  et  cette 
ombre  sont  plus  près  de  la  création.  Comme  ils  sont 
seuls  nobles.  Comme  ils  sont  seuls  près  de  la  création.  Tout 
le  reste  est  industrie.  Tout  le  reste  est  fatras.  Tout  le  reste 
est  alphabet. 

L'homme  se  retourne  vers  l'innombrable,  vers  le  tacite, 
vers  l'immense  océan  de  sa  silencieuse  race.  Quelle  réserve 
(Et  lui  qu'en  a-t-il  fait).  Quel  trésor  secret.  (Et  lui  ne 
l'a-t-il  pas  dilapidé).  Mais  surtout  quel  mystérieux  pro- 
longement. Comme  ces  océans  qui  se  prolongent  de  lati- 
tude en  latitude,  ainsi  le  silence  premier,  rompu  de  toute 
part  ailleurs,  s'est  prolongé  d'âge  en  âge  dans  le  silence 


igS  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  l'ignorance  de  l'âme.  Et  cette  silencieuse  race  est  le 
seul  écho  que  nous  puissions  percevoir  du  silence  premier 
de  la  création. 

Silence  de  la  prière  et  silence  du  vœu,  silence  du  repos 
et  silence  du  travail  même,  silence  du  septième  jour  mais 
silence  des  six  jours  mêmes  ;  la  voix  seule  de  Dieu  ;  silence 
de  la  peine  et  silence  de  la  mort  ;  silence  de  l'oraison  ; 
silence  de  la  contemplation  et  de  l'offrande  ;  silence  de  la 
méditation  et  du  deuil  ;  silence  de  la  solitude  ;  silence  de 
la  pauvreté  ;  silence  de  l'élévation  et  de  la  retombée, 
dans  cet  immense  parlement  du  monde  moderne  l'homme 
écoute  le  silence  immense  de  sa  race.  Pourquoi  tout  le 
monde  cause-t-il,  et  qu'est-ce  qu'on  dit.  Pourquoi  tout 
le  monde  écrit-il,  et  qu'est-ce  qu'on  publie.  L'homme  se 
tait.  L'homme  se  replonge  dans  le  silence  de  sa  race  et  de 
remontée  en  remontée  il  y  trouve  le  dernier  prolongement 
que  nous  puissions  saisir  du  silence  étemel  de  la  création 
première. 

Comme  tout  homme  de  ce  temps  et  digne  du  nom 
d'homme,  comme  tout  homme  de  ce  temps  honteux  de 
son  temps,  fier  de  sa  race,  tournant  le  dos  à  tout  un  monde 
l'honune  se  retourne  vers  sa  race.  Qu'en  reste-t-il  au 
monde.  Qu'en  reste-t-il  en  dehors  de  lui  ;  et  en  lui  qu'en 
reste-t-il.  Il  se  retourne,  il  veut  au  moins  se  retremper 
.  dans  la  mémoire  qu'il  en  a.  Derrière  sa  mère,  derrière  son 
père,  qu'il  n'a  pas  même  connu,  cette  muraille,  cette 
silencieuse  paroi,  ce  rang  de  quatre  illettrés.  Et  une  parole 
remonte  à  l'homme  du  fond  des  temps  :  La  lettre  tue. 

Littera  occidit.  Littera  necat.  Comme  tant  d'autres  i! 
savait  ce  mot  de  meurtre  et  il  ne  savait  pas  que  c'était 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  IQQ 

un  mot  de  meurtre.  Il  répétait  ce  mot  de  meurtre  et  il 
ne  voyait  pas  que  c'était  un  mot  de  meurtre.  Il  n'avait  pas 
pris  littéralement  cette  rédargumentation  de  la  lettre. 
Il  n'avait  pas  pris  au  pied  de  la  lettre  cette  rédargumen- 
tation de  la  lettre. 

Cette  parole  que  la  lettre  était  un  instrument  de  meurtre 
et  peut-être  le  seul  instrument  de  meurtre. 

Et  que  dans  la  lettre  était  l'appareil  même  de  la 
mort. 

Et  comme  échappé  d'un  immense  danger  il  considère 
ses  ancêtres  qui  ne  connaissaient  pas  la  lettre.  Un  mot 
de  sa  grand'mère,  oublié  quarante  ans,  lui  remonte  sou- 
dain :  Je  ne  sais  pas  mes  lettres,  ou  :  Je  n'ai  jamais  su  mes 
lettres,  ou  :  On  ne  m'a  jamais  appris  mes  lettres,  disait-elle 
un  peu  honteuse  (ou  animée  de  quel  secret  orgueil)  ; 
car  en  même  temps  elle  se  considérait  un  peu  (et  même 
beaucoup)  comme  une  curiosité,  comme  une  rareté, 
comme  un  être  d'un  autre  temps.  (Elle  ne  croyait  pas  si 
bien  dire.  Elle  était  rudement  d'un  autre  temps).  Elle 
était  fort  intelligente.  Elle  voyait  bien  à  quoi  elle  assistait. 
Elle  voyait  bien  toute  la  montée  de  l'enseignement  pri- 
maire. Elle  voyait  bien  que  tout  le  monde  allait  à  l'école. 

—  Je  n'ai  jamais  été  à  l'école,  disait-elle.  Ou  de  pré- 
férence : 

—  On  ne  m'a  jamais  envoyée  à  l'école.  Quelquefois  elle 
expHquait  : 

—  A  cet  âge  là  je  travaillais.  Ou  de  préférence  : 

—  A  cet  âge-là  tout  le  monde  travaillait. 

Je  voudrais  bien  savoir  s'il  y  a  un  âge,  à  présent,  où 
tout  le  monde  travaille  ;  et  à  quel  âge  tout  le  monde 
travaille. 


200  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Elle  n'avait  pas  été  à  l'école,  mais  elle  avait  été  au 
catéchisme. 

Elle  disait  encore  : 

—  On  ne  savait  même  pas  ce  que  c'était  qu'une  école. 
Elle  disait  encore. 

—  Je  ne  sais  même  pas  lire  les  noms  des  rues. 

Et  elle  disait  encore  : 

—  Je  ne  sais  pas  lire  le  journal. 

Le  journal,  la  plus  grande  invention  depuis  la  création 
du  monde  et  certainement  depuis  la  création  de  l'âme, 
car  il  touohe,  il  atteint  à  la  constitution  même  de  l'âme. 
Le  journal,  seconde  création.  Spirituelle.  Ou  plutôt 
commencement,  point  d'origine  de  la  décréation.  Spiri- 
tuelle. 

Point  d'origine  d'une  deuxième  création.  Ou  plutôt 
point  d'origine  d'ime  dégradation,  d'une  déformation,  d'une 
altération  qui  constitue  réellement  le  commencement 
de  la  décréation.  Au  moins  de  la  décréation  de  la  création 
éminente,  de  la  création  essentielle,  de  la  création  centrale, 
de  la  création  profonde  qui  est  la  création  spirituelle. 
Et  en  elle,  par  elle,  des  autres.  Et  ici  il  faut  bien  s'en- 
tendre. 

Je  suis  convaincu  qu'il  y  a  des  bons  et  des  mauvais 
journaux.  Je  suis  convaincu  surtout  qu'il  y  en  a  des  mau- 
vais. Et  il  y  a  aussi  ceux  qui  sont  bons'  et  mauvais.  Dans 
des  proportions  variées.  J'admets  qu'il  y  ait  tout  un 
échelonnement.  J'admets  que  nous  ferons  une  table  des 
valeurs.  Eh  bien  !  ce  que  je  dis,  c'est  que  ce  n'est  pas  cette 
table  des  valeurs  qui  m'intéresse. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  201 

C'est  le  registre  même  où  il  se  fait  qu'elle  est  une  table 
des  valeurs. 

Je  suis  convaincu  qu'il  y  a  des  bons  et  des  mauvais 
imprimés.  Et  peut-être  beaucoup  d'entre-deux.  Je  suis 
convaincu  qu'il  y  a  une  bonne  et  une  mauvaise  presse  ; 
et  peut-être  beaucoup  d'entre-deux.  Ce  qu'il  y  a  de  bon, 
c'est  que  la  bonne  presse  est  quelquefois  mauvaise  et 
peut-être  souvent  ;  et  que  la  mauvaise  presse  n'est 
jcimais  bonne.  C'est  toujours  le  même  système  de  l'irré- 
versibilité et  de  la  dégradation  continue.  On  perd  tou- 
jours. On  ne  gagne  jamais.  Eh  bien  !  ce  que  je  dis  c'est  que 
les  mauvais  journaux  font  infiniment  plus  de  mal  comme 
journaux  que  comme  mauvais,  la  mauvaise  presse  fait 
infînitivement  plus  de  mal  comme  presse  que  comme 
mauvaise.  Et  c'est  ici  enfin  que  nous  rejoignons  notre 
Bergson  :  une  mauvaise  idée  toute  faite  est  infiniment 
plus  pernicieuse  comme  toute  faite  que  comme  mauvaise  ; 
une  idée  fausse  toute  faite  est  infiniment  plus  fausse 
comme  toute  faite  que  comme  fausse. 

(à  suivre)  Charles  péguy 


ao2 


AMOUR  COULEUR   DE  PARIS 


Toîd  le  meilleur  de  l'azur, 
N'en  reste-t-il  quune  cendre  — 
Soir  impalpable  — 

et  des  murs  ? 

Pourtant  les  vitres  encore 
Te  font  des  sources  de  ciel, 
Tremblantes,  mais  non  taries; 

Du  ciel  pour  une  heure  encore, 

Du  bleu  qui  serre  le  cœur. 
Amour  couleur  de  Paris. 


AMOUR   COULEUR   DE    PARIS  203 


II 


Les  ombres  peuvent  descendre 
La  rue  et  Vâme  sont  prêtes. 


Mais  il  faudra  que  tes  yeux 
Me  regardent  de  tout  près 
Pour  que  je  les  reconnaisse. 

Il  faut  te  pencher  un  peu 
Maintenant  que  c'est  la  nuit 

Te  pencher  sur  mon  épaule, 
Amour  couleur  de  Paris. 


JULES   ROMAINS 


204 


EXPLICATIONS 

Une  longue  confiance  dispense  de  vieux  amis,  des  col- 
laborateurs fidèles,  de  s'expliquer  encore  entre  eux  sur 
les  termes  et  les  raisons  de  leur  accord.  Mais  essaient-ils 
de  les  expliquer  au  public  ?  Toute  formule  appellera 
complément,  ou  bien  retouche.  Plus  je  relis  le  pro- 
gramme publié  ici-même  dans  le  numéro  du  i®'*  juin, 
plus  il  me  semble  que  l'expression  dépasse  et  fausse  un 
peu  la  pensée  de  l'auteur.  Il  ne  faudraitt  pas  —  notre 
directeur  tout  le  premier  ne  voudrait  point  —  qu'elle  pût 
donner  le  change  sur  notre  pensée  à  tous.  L'occasion 
s'offre  ainsi  de  préciser  des  réflexions  générales  que  nous 
devons  retrouver  maintes  fois  sur  notre  route  :  Comment 
ne  pas  nous  demander,  d'abord,  si  r«  indépendance  »  de 
l'art  a  rien  à  faire  avec  sa  «  gratuité  »  ?  Et  comment, 
s'il  est  question  d'alléger  «  l'exigence  de  la  guerre  sur  nos 
esprits  »,  ne  pas  nous  entendre  pour  éviter  toute  attitude, 
tout  essai  d'influence  où  la  France  pourrait  perdre  sans 
que  l'art  ait  chance  d'y  rien  gagner  ? 

Tout  art  n'est  pas  gratuit,  la  chose  est  sûre.  Et  peut-il 
exister  même  un  art  Httéralement,  absolument  gratuit  ? 
On  s'entend  bien,  sans  trop  de  peine,  sur  l'indépendance 
de  l'art  :  une  œuvre  «  y  est  »  ou  «  n'y  est  pas  »;  elle  «  existe  » 
ou  «  n'existe  pas  »  ;  la  tendance  que  par  ailleurs  on  jugera 


EXPLICATIONS  205 

la  plus  fâcheuse  n'empêche  pas  une  œuvre  d'exister  ; 
et  la  tendance  réputée  la  plus  noble  ne  fera  pas,  à  elle  seule, 
qu'une  œuvre  existe.  Pourtant  nous  ne  sommes  pas 
des  êtres  sans  tendances  ;  nous  sommes  fils  de  la  terre. 
C'est  la  vie  en  nous  qui  demande  à  se  traduire  en  art 
aussi  bien  qu'en  pensée.  L'art  insatiable  se  nourrit  de 
toute  la  vie  :  de  toute  la  vie  extérieure  et  de  toute 
la  vie  intérieure  ;  de  tous  les  spectacles,  de  toutes  les 
tendances.  Ce  n'est  pas  cela  qui  dispose,  mais  c'est 
cela  seul  qui  peut  proposer.  L'art  n'est  donc  pas  «  indépen- 
dant »  en  ce  sens  qu'il  se  nourrirait  de  lui-même  ;  il  est 
«  autonome  »,  c'est-à-dire  qu'il  a  ses  lois  et  ses  exigences 
propres:  rien,  en  droit,  n'est  exclus  de  l'art;  mais  aussi 
rien  n'accède  à  l'art  sans  se  pUer  à  ses  conditions  spéci- 
fiques. Plus  la  vie  est  intense,  plus  elle  a  de  peine  à  se 
plier  :  trop  riche,  le  spectacle  trouble  la  vision  ;  trop 
forte,  la  tendance  égare  l'expression.  Mais  où  l'art  est  le 
plus  difi&cile,  c'est  là  qu'il  est  le  plus  grand,  le  plus  beau. 
Nul  artiste  ne  commence  par  jeter  sur  le  monde  un 
regard  préalablement  «  dépouillé  »  ;  ce  serait  im  regard 
terne,  indifférent,  sans  choix.  Le  regard,  qu'un  intérêt 
oriente  et  trouble  d'abord,  ne  «  se  dépouille  »  que  dans 
l'acte  même  de  la  vision,  et  pour  mieux  voir.  Une  disci- 
pUne  peut  l'y  aider  :  ce  n'est  pas  pour  rien  que,  depuis 
la  Renaissance,  on  a  tant  réfléchi  sur  l'art  ;  ce  n'est  pas 
pour  rien  que  s'est  élaborée  la  distinction  de  l'éloquence 
et  du  lyrisme,  ni  que  s'est  formée  la^notion^d'une  «  poésie 
pure  »,  ou  même  la  doctrine  de  «  l'art  pour  l'art  ».  Tout  de 
même,  la  poésie  ne  date  pas  de  Baudelaire  ;  et  l'art  ne 
date  pas  de  la  Renaissance.  Si  la  méthode  faisait  tout, 
Flaubert  n'aurait  pas  à  se  sentir  petit  devant  Homère  ou 


206  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cervantes.  La  «  pureté»  de  l'art  a  dépendu,  dépend  encore 
de  partis  pris  autrement  larges.  De  même  qu'une  grande 
âme,  tendant  au  bonheur,  ne  le  veut  pas  trouble  et  pré- 
caire, obtenu  par  chance  ou  par  fraude,  pareillement  le 
grand  artiste  ne  veut  pas  une  admiration  de  connivence 
et  de  complaisance,  une  rencontre  facile  —  soit  par  chance, 
soit  par  fraude  —  avec  un  faux  goût  que  satisferait  tout 
rappel  de  beautés  connues,  d'émotions  déjà  classées.  Il 
veut  une  puissance  honnête,  et  qui  dure.  Plus  simplement 
—  Rivière  l'a  fort  bien  dit — «  il  ne  veut  rien  d'autre  que 
ce  qu'il  fait  ».  Il  ne  louche  donc  pas  à  côté,  vers  des  res- 
sources étrangères  ;  comme  il  ne  supprime  rien  de  ce 
que  commande  son  vrai  propos.  L'exclusive  ardeur  du 
génie,  cette  «  érosion  de  l'accidentel  »  dont  parle  Nietzsche, 
a  plus  fait  qu'aucune  esthétique  et  plus  fait  qu'alicune  cri- 
tique pour  enseigner  aux  artistes  la  pureté  des  moyens.  ^ 
Telle  est  la  sincérité  de  l'art.  La  sincérité  pure  et 
simple,  la  franchise  est  autre  chose  ;  et  chacune  à  son 
tour  fait  tort  à  l'autre,  l'artiste  devant  borner  ses  aveux, 
ses  confidences,  aux  limites  de  son  propos.  Or,  dans  notre 
littérature  française,  qui  fut  une  des  plus  agissantes, 
des  plus  constamment  tendues  vers  l'action,  cette  «absence 
d'hypocrisie  »  dont  Rivière  la  loue  à  bon  droit  a-t-elle 
attendu,  pour  paraître,  le  prétexte  d'un  art  gratuit  ? 
Le  chrétien  qui  veut  s'humiUer  tel  qu'il  est,  l'antichrétien 
qui  s'accepte  et  s'af&rme  tel  qu'il  est,  sont  hommes  fort 

I.  Evidences;' mais'auxquelles  on  ne  s'ouvre  pas  vite,  quand 
à  vingt  ans,  on  a  reçu  d'abord  l'empreinte  de  Flaubert.  Il  faut 
alors  quelque  travail  pour  ajuster  ses  doctrines  aux  préférences  les 
plus  nettement  senties,  et  ne  pas  humilier  Lucien  Leuwen  ou  Le 
Lys  dans  la  Vallée  devant  Madame  Bovary  ou  Salammbô. 


EXPLICATIONS  207 

tendancieux  ;  et  c'est  leur  tendance  même  qui  les  porte 
à  la  franchise.  Notre  sincérité  leur  doit  beaucoup.  Pour 
sincèrement  se  connaître,  faudrait-il  donc  ne  tendre  à 
rien,  ne  rien  vouloir  ?  N'est-ce  pas,  encore  ici,  l'ambition 
des  conquêtes  durables  qui  se  traduit  par  une  horreur  des 
faux-semblants  ?  —  Certes,  il  n'est  pas  aisé  de  se  découvrir 
^  oi-même,  ni  comme  individu  ni  comme  peuple,  à  la  lumière 
de  fournaise  d'une  guerre  ou  d'une  révolution.  Mais, 
ainsi  que  pour  l'art,  le  résultat  vaut  bien  la  peine  :  où 
la  sincérité  coûte  le  plus,  c'est  là,  non  pas  ailleurs,  qu'elle 
a  le  plus  de  prix. 

Personne  en  cette  Revue  ne  traitera  de  gratuites  des 
œuvres  dont  la  tendance,  tout  simplement,  lui  agrée  ;  et 
le  mot  «  gratuité  »,  sous  la  plume  de  Rivière,  n'avait 
certainement  qu'un  sens  tout  relatif.  J'entre  dans  ce  sens  ; 
j'accorde  que  l'art  domine  avec  moins  d'effort  une  matière 
peu  riche  ou  d'avance  épurée  ;  j'accorde  (encore  qu'on 
puisse  le  contester)  que  sa  nature  propre  se  révèle  surtout 
dans  ses  jeux  les  plus  libres,  les  plus  légers,  et  que,  par 
leur  exemple,  le  respect  de  la  forme  se  maintient,  s'affine, 
et  profite  à  des  travaux  plus  lourds  de  vie.  La  littérature 
de  paix  —  j'entends  celle  de  tous  les  siècles  —  en  cela 
nous  offre  assez  de  modèles,  assez  de  leçons.  D'autres 
modèles  seront  les  bienvenus  ;  devons-nous  craindre  d'en 
manquer  ?  —  La  thèse  ici  soutenue  semblait  être  :  que 
l'exigence  de  la  guerre  sur  les  esprits,  appelle,  pour  contre- 
poids, la  recherche  volontaire  d'une  certaine  gratuité. 
Or,  quand  bien  même  j'accepterais  la  thèse,  je  trouverais 
à  redire  aux  considérants. 

D'abord,  je  ne  consens  point  qu'  «  un   des  méfaits 


208  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  plus  graves  de  la  guerre  soit  d'avoir  préoccupé  les 
esprits  ».  Cette  guerre  qui  nous  coûte  dix-sept  cent  mille 
hommes,  qui  a  mis  notre  avenir  en  suspens,  et  l'y  laisse, 
a  bien  fixé,  durant  cinq  ans,  toujours  sur  les  mêmes 
images,  nos  sentiments  et  nos  idées  ;  elle  a  presque 
suspendu,  pour  tout  le  reste,  le  travail  intérieur  des 
esprits.  Mais  la  véritable  «  préoccupation  »,  ce  serait,  dans 
un  même  travail  continué,  l'intervention  d'idées  étran- 
gères qui  la  faussent,  produisant  un  désarroi  des  argu- 
ments, des  habitudes,  des  principes  et  des  méthodes.  A 
ce  compte,  la  grande  guerre  a  «  préoccupé  »  la  pensée 
française  dix  fois  moins  que  la  longue  querelle  janséniste, 
et,  je  crois,  un  peu  moins  que  l'Affaire  Dreyfus.  Nous 
sommes  loin  d'y  avoir  pensé  positivement  dans  la  mesure 
de  son  importance.  Ne  risquant  pas  d'y  penser  trop, 
risquant  d'y  penser  trop  peu,  nous  devons  y  penser  bien. 
Et  je  ne  consens  donc  point  davantage  que  le 
«  détournement  »  du  génie  français,  son  absorption  dans 
une  tâche,  doive  s'appeler  une  déformation  i.  Ce  qui 
déforme  l'esprit,  c'est  de  penser  tout  ensemble  à  ce  qu'on 
fait  et  à  ce  qu'on  ne  fait  pas.  Plus  d'un  esprit  s'est  déformé 
sans  doute.  Ceux  qui  constamment  ont  pensé  en  deçà,  au 
delà  de  la  guerre,  au-dessus,  au-dessous,  à  côté,  ne  sont 
pas  les  moins  prêts  à  chercher  maintenant,  dans  l'art, 

I.  Peut-être  Rivière  en  veut-il  surtout  à  la  «  littérature  de 
guerre  ».  Ce  que  j'en  ai  lu  ne  me  rend  pas  glorieux;  ce  que  j'en 
ai  lu  ne  me  fait  pas  honte.  Même  si  l'on  met  à  part  de  beaux  livres, 
comme  ceux  de  Duhamel,  cette  littérature  apparaît  monotone, 
inégale,  bien  réduite  par  tant  d'absences  ;  mais  plus  franche,  plus 
simple  qu'on  ne  l'eût  attendue  ;  plus  pauvre,  non  plus  impure 
que  la  littérature  du  temps  de  paix.  Je  vois,  sur  une  jachère, 
quelques  essais  de  culture;  non  pas  un  vaste  champ  empoisonné. 


EXPLICATIONS  209 

autre  chose  que  l'art.  Mais  ceux  «  dont  toutes  les  idées 
ont  été  tournées  dans  un  seul  sens  »  ne  se  trouvent  point 
mal  préparés  à  ce  qu'est  pour  vous,  Rivière,  le  travail 
de  création  :  «  ne  rien  sentir,  ne  rien  vouloir  d'autre  que 
ce  qu'on  fait  ». 

Je  ne  consens  point  qu'une  pensée  que  domine  encore 
l'idée  de  la  guerre  soit  nécessairement  prise  sous  «  un 
esclavage  intellectuel  ».  Voici  justement  le  temps  où  une 
telle  pensée,  n'étant  plus  astreinte  à  l'obligation  directe 
de  servir,  peut,  comme  toute  autre  pensée,  «  pousser 
droit  ».  Voici  le  temps  où  elle  n'est  plus  arrêtée  sur  son 
objet  par  une  pression  du  dehors,  et  ne  peut  s'y 
maintenir  qu'en  vertu  d'une  exigence  intérieure  ;  où  ce 
qui  naîtra  d'elle  a  donc  chance  d'accroître  «  les  produits 
naturels  de  notre  inspiration».  Mais  c'est  aussi  le  temps  de 
l'expérience  véritable,  qui,  en  présence  de  tels  événements, 
ne  relève  pas  tant  de  la  sensation  que  de  la  mémoire  encore 
toute  chaude.  C'est  le  temps  du  témoignage,  non  pas  seule- 
ment du  témoignage  sur  ce  qu'on  a  vécu  et  sur  ce  qu'on 
a  vu,  mais  sur  ce  qu'on  a  pensé,  sur  ce  qu'on  pense,  au 
voisinage  du  fait.  Ce  temps,  il  ne  faut  pas  le  perdre,  parce 
qu'il  passera  très  vite.  Bientôt  commencera  Tère  de  la 
légende  et  de  l'histoire.  Penser  la  guerre,  alors,  sera  la 
reconstruire,  avec  une  vraisemblance  plus  ou  moins 
assurée,  selon  que  les  témoignages —  au  sens  où  je  prends 
ce  mot  —  seront  plus  ou  moins  exacts  et  complets.  Ne 
décourageons  aucun  témoignage,  et  ne  faisons  pas  exprès 
de  distraire  aucun  témoin  ! 

Car  je  ne  consens  pas,  surtout,  que  les  puissances  d'oubli 
aient  besoin  d'être  aidées.  La  vie  continue  d'elle-même  ; 
il  n'en  coûte  pas  tant  de  se  remettre  à  vivre.  Vraiment, 

14 


210  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

devant  ce  bel  été,  dans  les  rues  ou  sur  les  routes,  devant 
les  femmes  qui  passent  ou  les  enfants  qui  jouent,  et  chez 
vous,  devant  un  beau  livre  retrouvé,  vous  pensez  souvent 
à  la  guerre,  sans  vous  forcer,  malgré  vous  ?  Pour  moi, 
j'oublie,  mon  cher  Rivière  ;  vous  oubliez  ;  je  ne  vois  per- 
sonne qui  ne  soit  tenté  d'oublier.  Car  tout  agit  dans  le 
sens  de  l'oubli  :  pour  bien  sentir  et  comprendre  ce  que  la 
guerre  a  changé,  ou  bien  ce  qui  existait  avant  elle  et  tou- 
jours mais  qu'elle  nous  a  montré  sous  un  éclair  soudain, 
il  faudrait  sans  cesse  creuser  sous  l'apparence  et  rétablir 
à  grand'peine  un  enchaînement  de  rapports  secrets. 
D'un  côté,  ce  qui  a  le  plus  de  pouvoir  sur  l'homme  :  les 
sensations,  l'action  présente,  les  habitudes.  De  l'autre,  ce 
qui  n'a  nul  pouvoir,  sinon  celui  que  l'homme  veut  bien 
lui  donner  :  des  souvenirs  pâlissants,  des  idées  peu  mûres 
et  mal  affermies...  Il  est  superflu  d'accourir  au  secours 
du  parti  le  plus  fort. 

Combien  il  me  plairait  de  reconnaître,  dans  les  dernières 
pages  du  programme,  une  réponse  anticipée  à  toutes  mes 
objections!  Loin  de  se  désintéresser  des  graves  problèmes 
posés  par  la  guerre,  la  Nouvelle  Revue  Française,  il  est 
vrai,  promet  aux  discussions  politiques  et  sociales  l'accueil 
qu'une  revue  httéraire  aurait  plein  droit  de  leur  refuser. 
Pourtant  un  malentendu  reste  à  craindre  :  la  guerre,  avec 
tout  ce  qui  s'y  rattache,  c'est  «  problèmes  »  —  pourrait- 
on  croire  —  c'est  «  discussions  »,  donc  politique  et  jour- 
nalisme. Le  reste  est  «  littérature  »  ;  le  reste  appartient  à 
l'art  ;  car  l'art,  c'est  le  naturel  ;  et  le  naturel  c'est  le 
gratuit.  —  Cela,  nul  de  nous  ne  saurait  le  penser.  Vous 
ne  le  pensez  pas,  Rivière.  Je  me  garderais  de  douter, 
même  si  vous  ne  m'en  aviez  rien  dit,  de  l'accueil  que  vous 


EXPLICATIONS  211 

réservez  à  toute  belle  œuvre  inspirée  par  la  guerre.  Vous 
n'entendez  point  qu'on  en  doute.  Le  commun  souci  de  ne 
pas  tout  mélanger  nous  force  donc  à  nous  expliquer 
mieux,  afin  que  les  lignes  de  distinction  entre  les  idées 
passent  exactement  par  les  justes  points. 

Ecartons  une  fois  de  plus,  si  vous  y  tenez,  une  confusion 
dont  tout  le  passé  suf&sait  à  nous  défendre  :  on  le  sait  bien, 
que  cette  Revue  ne  confondra  point  l'art  avec  le  civisme, 
et  que  les  croyances  politiques  n'y  déteindront  point  sur 
les  opinions  littéraires.  Mais  gardons  qu'un  lecteur  mal 
averti  ne  nous  prête  une  confusion  pire  :  la  différence, 
commune  à  tous  sujets,  entre  l'art  vrai  et  l'art  faux  n'a 
rien  à  faire  avec  ime  différence  entre  des  sujets,  entre  des 
tendances,  entre  des  sources  d'inspiration  esthétiquement 
«  pures  »  ou  «  impures  ».  Il  n'y  a  point  de  source  déjà  si 
pure  que  l'art  n'ait  chaque  fois  à  la  clarifier  ;  ni  de  source 
si  trouble  qu'il  ne  la  clarifie.  On  reviendra  sans  nous  aux 
sources  éternelles.  Mais  la  source  neuve  et  qui  tarira,  nous 
n'avons  qu'un  temps  pour  y  boire  ;  et  son  eau,  trop  tard 
et  trop  loin  puisée,  n'aurait  plus  les  mêmes  vertus. 

MICHEL  ARNAULD 


212 


DIALOGUES    DES    OMBRES 
PENDANT    LE   COMBAT 

I 

SCIPION,   TÉRENCE. 

TÉRENCE.  —  Puisque  la  bataille  a  repris,  je  pensais 
bien,  Scipion,  vous  trouver  sur  cette  roche  avancée, 
contemplant  la  cohue  de  ceux  que  le  combat  fait  refluer 
vers  nous. 

Scipion. — Combien  crois-tu  qu'il  en  soit  tombé,  depuis 
le  petit  jour  ? 

TÉRENCE.  —  Je  regarde  s'écouler  ce  fleuve,  tous  ces 
visages  pareils,  ces  yeux  ouverts,  ces  bouches  qui  crient, 
ces  ennemis  mêlés  un  instant,  comme  de  l'huile  battue 
dans  de  l'eau,  et  qui  déjà  se  séparent  en  deux  courants 
hostiles... 

Scipion.  —  Combien  sont-ils  tombés,  crois-tu,  en  cette 
seule  matinée,  en  ces  sept  ou  huit  heures  qui  auront  un 
grand  nom  dans  l'histoire  ? 

TÉRENCE.  —  Ah!  Scipion,  que  peut  bien  vous  importer? 
Craignez-vous  qu'ils  ne  soient  plus  nombreux  qu'à 
Numance  et  qu'en  regard  de  ces  nouvelles  batailles,  vos 
victoires  ne  paraissent  rapetissées  ?  Je  vous  vois  ces  yeux 
durs  et  distants  que  nous  vous  connaissions  bien,  les 
jours  où  la  fortune  ne  vous  paraissait  pas  assez  docile. 

Scipion.  —  Tu  croyais  savoir  Ure  en  moi,  Térence,  et 


DIALOGUES  DES  OMBRES  PENDANT  LE  COMBAT     213 

tu  t'imaginais  grand  connaisseur  d'âmes,  parce  que  tu 
avais  placé  quelques  paroles  assez  vraisemblables  dans  la 
bouche  de  tes  marionnettes  et  que  tu  avais  joliment  dé- 
duit les  réflexions  d'un  valet  qui  va  passer  sous  les  verges. 

TÉRENCE.  —  Hé!  Scipion,  ce  peu  que  je  savais  du  cœur 
humain,  vous  éprouviez  quelque  orgueil  à  le  partager. 
Il  fut  un  temps  où  il  ne  vous  déplaisait  pas  que  l'on  vous 
crût  pour  quelque  chose  dans  l'invention  de  mes  fables 
comiques.  Et  quand  on  insinuait  que  votre  affranchi 
s'était  borné  à  mettre  en  vers  les  idées  que  vous  lui  jetiez, 
vous  protestiez  avec  un  sourire  si  détaché  que  les  gens 
se  récriaient  sur  votre  tact,  sans  croire  devoir  cesser  de 
louer  votre  bel  esprit. 

Scipion.  — Ahçà,  Grec,  oses-tu  prétendre  que  j'aurais 
été  jaloux  de  ton  écritoire  ?  Cesse  de  bourdonner  autour 
de  moi  comme  une  mouche.  Regarde  les  remous  de  ces 
ombres.  L'univers  chancelle  selon  que  grossit  l'un  de  ces 
deux  courants  et  qu'avec  lui  s'échappe  la  force  d'une  des 
armées.  Que  viens-tu  me  rappeler  tes  masques  ? 

TÉRENCE.  —  Vous  m'étonnez,  Scipion,  car  je  ne  croyais 
pas  que  l'odeur  d'une  bataille  pût  ainsi  changer  votre 
appréciation  des  hommes  ;  mais  je  reconnais  bien  votre 
promptitude  à  ressaisir  l'avantage  et  votre  passion  de 
dominer.  Maître...  s'il  vous  plaît  que  je  vous  appelle 
ainsi,  je  ne  vous  marchanderai  pas  ce  titre,  bien  que  vous 
le  réclamiez  soudain  avec  une  âpreté  qui,  pour  des  yeux 
perspicaces,  n'est  pas  trop  bon  signe.  Voulez-vous  que 
je  vous  écoute  comme  un  de  vos  centurions  qui  se  tient 
à  trois  pas,  raidi  par  la  crainte  et  le  respect  ?  Mais  quand 
je  vous  parlerais  à  genoux,  empêcherais- je  qu'il  y  ait  eu 
des  temps  où  les  copistes  de  mes  pièces  croyaient  vous 


214  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

faire  honneur  en  citant  votre  nom  dans  une  note  margi- 
nale ?  Scipion,  Scipion,  le  jour  où  l'on  n'a  plus  eu  peur 
de  Carthage  et  où  l'on  ne  s'est  même  plus  soucié  de 
Rome,  c'est  moi  qui  ai  maintenu  votre  mémoire.  Vous 
avez  marché  devant  mon  cortège  de  musiciens  et  de 
costumiers,  et  votre  souvenir  n'est  resté  vivant  que  grâce 
à  ce  doute  qui  flottait  toujovus  :  ne  serait-ce  pas  lui  qui  a 
conçu  le  Phormion  et  combiné  l'intrigue  de  l'Eunuque  ? 

Scipion.  —  Plutôt  mille  fois  disparaître  dans  la  nuit 
totale!  Ah!  tu  as  des  raffinements  dans  l'insulte  et  tu 
peux  te  vanter  d'être  le  seul  qui  m'ait  fait  monter  aux 
yeux  des  larmes  de  dépit.  Dieu  soit  loué,  je  ne  suis  jamais 
tombé  si  bas,  que  je  sois  devenu  ton  camarade  et  que  nous 
ayons  mêlé  nos  ratures  sur  un  même  texte  !  Si  une  seule 
syllabe  de  tes  pièces  est  vraiment  de  moi,  je  te  le  demande 
en  grâce  :  rejette-la  ou  crie  dans  toutes  les  oreilles  que 
j'en  suis  innocent.  Tu  me  dois  cette  réparation  ! 

TÉRENCE.  —  Tout  blessant  que  vous  vous  efforciez 
d'être,  j'aime,  Scipion,  ce  langage  orgueilleux  et  je  ne  puis 
réprimer  un  battement  de  cœm"  chaque  fois  que  j 'entends 
cette  voix  nette  et  forte.  Et  vous  le  voyez  :  malgré  le 
rang  que  quelques-uns  m'ont  concédé,  je  me  tiens  derrière 
vous,  déférent  et  docile... 

Scipion.  —  Ah  !  présomptueux  jusque  dans  ton 
humilité  !  Oublies- tu  que,  vivant,  jamais  tu  n'as  pu  sou- 
tenir mon  regard  ? 

TÉRENCE.  —  Oubliez-vous  que  vos  yeux  sont  éteints, 
Scipion,  et  qu'ils  ne  forcent  plus  personne  à  baisser  les 
paupières  ;  tandis  qu'il  me  suffit  à  moi  d'une  demi- 
douzaine  de  bateleurs  pour  que  mes  comédies,  dans  leur 
fleur  même,  toutes  riantes  et  vivantes... 


DIALOGUES  DES  OMBRES  PENDANT  LE  COMBAT    215 

SciPiON.  —  Assez  !  j'ai  appris  la  patience,  bien  qu'elle 
ne  me  fût  pas  naturelle.  Mais  parce  que  je  me  délecte 
d'un  melon  particulièrement  doux,  faut-il  que  je  m'inté- 
resse au  jardinier  et  supporte  ses  commérages  ?  Tais-toi 
et  me  laisse  en  paix  contempler  ce  grand  spectacle. 

TÉRENCE.  —  Je  ne  dirai  plus  rien,  puisque  ma  gratitude 
même  ne  parvient  qu'à  vous  offenser.  Regardez  tout  ce 
groupe  qui  a  bondi  d'un  seul  coup  dans  la  mort,  des 
enfants  presque... 

SciPiON.  —  Et  qui  vont  rentrer  dans  l'obscurité, 
comme  Scipion  et  Sylla,  c'est  bien  ce  que  tu  veux  dire  ? 
dans  les  ténèbres  où  l'on  trouve  les  fidèles  compagnons 
et  où  s'en  va  toute  grandeur  qui  n'est  pas  bavarde? 
Allons,  Grec,  tu  t'oublies.  Je  t'ai  dit  d'évaluer  le  nombre 
de  ceux  qui  tombent.  Tiens-toi  là  et  compte.  Mon  cœur 
se  serre  à  la  vue  d'une  bataille  aussi  disputée. 


II 

Arnauld,  Racine. 

Arnauld.  —  Ils  ont  pris  Fismes  et  menacent  Reims. 
Le  pays  tout  entier  monte  en  fumée  ! 

Racine.  —  Mon  Dieu,  que  vos  colères  sont  terrifiantes  ! 
«  Ils  ont  pris  Fismes  »,  dites-vous  ?  J'entends  vos  paroles 
et  n'ose  les  comprendre.  Ils  ont  pris  et  détruit  la  ville  ? 

Arnauld.  —  Ah!  cœur  trop  passionné,  que  le  chagrin 
saisit  avec  l'impétuosité  de  la  tempête  !  Les  lieux  que 
vous  aimiez  ne  sont  pas  encore  en  péril. 

Racine.  —  Hélas!  ce  n'est  pas  pour  ces  Ueux  que  je 
me  désole.  Les  maisons  devenues  la  proie  du  feu,  on  pourra 


2l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  rebâtir  ;  les  ombrages  détruits  repousseront  d'eux- 
mêmes;  mais  à  la  blessure  qui  m'est  infligée,  il  n'y  a  point 
de  remède  ! 

Arnauld.  —  Enfant  cher  entre  tous,  quel  coup  vous 
vient  frapper  dans  mes  nouvelles  ? 

Racine.  —  Puisque  le  sacrifice  avait  été  complet, 
sans  duplicité  et  sans  esprit  de  retour,  pourquoi  Dieu 
me  l'impose-t-il  une  seconde  fois  ? 

Arnauld,  —  De  quel  sacrifice  parlez- vous,  et  s'il 
était  réellement  accompli  dans  votre  cœur,  comment 
serait-il  à  recommencer  ? 

Racine.  —  Ahl  qui  peut  se  vanter  de  connaître  son 
cœur  ?  J'avais  déchiré  tous  les  hens  qui  retenaient  le 
mien  au  monde.  J'avais  brûlé  tous  ceux  de  mes  vers 
qui  peignaient  la  passion  avec  ces  mille  excuses  qu'invente 
une  âme  complice.  Vous  vous  rappelez  m' avoir  trouvé  un 
soir  devant  les  cendres  de  ma  cheminée,  dans  l'exaltation 
d'un  bonheur  qui  me  couvrait  le  visage  de  larmes.  J'ai 
cru  passer  mon  âge  mûr  dans  le  calme  port  de  la  Grâce, 
mais  maintenant  je  n'ose  plus  sonder  le  passé,  tant  j'ai 
peur  d'y  trouver  déjà  ce  désir  inquiet  qui  vient  d'être  à 
jamais  déçu  et  qui  me  jette  dans  l'aiïreuse  amertume 
où  vous  me  voyez. 

Arnauld.  —  Vous  calomniez  cette  égalité  d'âme  qui 
fut  le  triomphe  de  vos  années  vieillissantes. 

Racine.  —  Savais-je  qu'une  main  trop  zélée  avait  pris 
copie  de  ces  vers  et  que,  de  cette  Alceste  que  j'avais  cru 
détruire,  il  subsistait  des  scènes  entières,  dans  le  grenier 
d'une  humble  maison  —  hélas,  qui  ne  sont  plus  que  cendre 
à  leur  tour.  Pourquoi  Dieu  a-t-il  exigé  cela  ?  Je  n'avais 
rien  écrit  de  plus  puissant  ni  de  plus  tendre. 


DIALOGUES    DES    OMBRES    PENDANT    LE    COMBAT  217 

Arnauld.  —  Cessez,  cessez  !  Vous  allez  vous  meurtrir 
d'horribles  blasphèmes  !  Vous  étiez  un  gibier  dont  les 
chiens  ne  lâchent  plus  la  piste  et  qui  sent  venir  l'essouffle- 
ment. Toute  joie  vous  était  pleine  d'épines.  Conçoit-on 
créature  plus  misérable  et  plus  déchirée  que  vous  ne 
l'étiez  alors  ?  Etait-ce  payer  trop  cher  la  hbération  de 
votre  âme  ? 

Racine.  —  Mon  âme...  ah!  qu'allez- vous  me  faire  dire  ? 
Mon  âme  était-elle  vraiment  si  précieuse  qu'elle  valût 
un  tel  sacrifice  ? 

Arnauld.  —  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pardonnez-lui  ! 

Racine.  —  Qu'importe  aujourd'hui  que  j'aie  ou  non 
triomphé  de  ma  misère  ?  Les  hommes  ont  maudit  mon 
affreux  courage  et  c'est  au  moment  où  je  m'élevais  au 
niveau  des  grands  cœurs  que  j'ai  perdu  ma  royauté. 

Arnauld.  —  Royauté  exécrable  dont  vous-même 
vous  avez  eu  peur,  quand  vous  avez  découvert  qu'elle 
avait  conduit  vos  pieds  dans  le  crime  et  qu'elle  vous 
avait  fait  le  compagnon  d'empoisonneurs  !  Ah  !  jour 
béni  où  vous  vous  êtes  lavé  de  cette  lèpre  ! 

Racine.  —  Hélas  !  il  ne  fallait  pas  en  guérir. 


III 

Vauvenargues,  de  Seytres. 

De  Seytres.  —  As-tu  remarqué  ce  jeune  homme  à 
peine  plus  âgé  que  moi  et  dont  le  regard  est  à  la  fois  si 
charmant  et  triste  ?  Il  a  sur  la  manche  un  petit  galon 
de  sergent.  Pourquoi  est-il  affligé  ?  Je  ne  l'étais  pas,  moi. 


2l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

malgré  les  terribles  souffrances  de  ce  siège  de  Prague. 
N'avait-il  point,  pour  le  soutenir,  une  amitié  comme  la 
nôtre,  ou  bien  est-ce  déjà  plus  cruel  de  mourir  à  vingt 
ans  qu'à  dix-neuf  ? 

Vauvenargues.  —  N'as-tu  pas  prêté  attention  à  cette 
feuille  de  papier  repliée  qu'il  tient  à  la  main,  toute  couverte 
de  notes  au  crayon  ?  Peut-être  se  sentait-il  le  cœur  plein 
de  choses  que  jamais  plus  il  ne  pourra  dire. 

De  Seytres.  —  Ah!  grand  ami,  quel  chagrin  j'éprouve 
à  sa  vue  ;  il  avait  peut-être  du  génie  comme  toi. 

Vauvenargues.  —  Ou  peut-être  aurait-il  grossi  le 
nombre  des  auteurs  inutiles  et  vaniteux.  Qu'importe, 
puisqu'il  a  su  bien  se  battre. 

De  Seytres.  —  Jamais  je  ne  prendrai  mon  parti  de 
l'imaginer  méchant  écrivain.  Vois  comme  il  penche  sa 
tête  ensanglantée  d'une  manière  grave  et  touchante. 

Vauvenargues.  —  Nous  avons  conçu  de  l'admiration 
et  même  de  la  tendresse  pour  de  méchants  écrivains,  et  il 
y  en  a  d'admirables  qu'il  nous  faut  désormais  hsdr.  Cela 
est  dur  à  concevoir,  mais  ne  serait-ce  pas  qu'il  y  a  quelque 
chose  d'encore  plus  grand  que  la  pensée  ?... 

IV 

Hugo,  Péguy. 

Hugo.  —  Puisqu'ils  ont  quitté  Laon  et  qu'il  va  bien 
falloir  qu'ils  abandonnent  Lille  et  Vouziers  ;  puisque  la 
clarté  revient  dans  nos  cœurs,  laisse-moi  t'avouer,  Péguy, 
une  ombre  qui  obscurcit  un  peu  ma  joie  :  je  suis  jaloux 
de  toi,  mon  garçon,  jaloux  de  cette  mort  qui  t'immobili- 


DIALOGUES  DES  OMBRES  PENDANT  LE  COMBAT    219 

sant  au  plus  haut  que  tu  aies  jamais  atteint,  colore 
d'héroïsme  ton  œuvre  entière. 

PÉGUY.  —  Avouez  plutôt,  grand-père,  vieux  mahn 
—  vous  permettez  que  je  vous  appelle  vieux  malin,  car 
vous  savez  de  reste  en  quelle  vénération  je  vous  ai 
toujours  eu  —  avouez  que  ma  mort  vous  contrarie  quelque 
peu,  car  personne  ne  parlera  plus  de  vous  comme  il  m'est 
arrivé  de  le  faire.  Vous  voici  de  nouveau  entre  les  sacris- 
tains de  votre  église  et  les  roquets  qui  vous  sautent  aux 
jambes. 

Hugo.  —  Certes,  je  te  regrette,  car  nous  étions  du  même 
sang,  et  l'amour  te  faisait  discerner  des  beautés  qui  passent 
l'intelligence  des  déhcats.  Ils  me  méprisent  parce  qu'il 
m'arrive  de  ronfler  un  peu  quand  je  dors  et  que  j'ai  des 
mains  de  maçon...  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Oui,  mon 
ami,  je  te  disais  que  je  suis  jaloux  de  ta  mort,  car  notre 
instant  suprême  donne  un  sens  à  toute  notre  vie.  Faire 
une  bonne  mort,  tout  est  là.  C'est  une  de  ces  injustices 
contre  lesquelles  il  est  vain  de  ratiociner.  J'avais  de  mon 
mieux  préparé  la  mienne  ;  mais  cet  enterrement  m'a  peu 
profité  ;  il  ne  m'a  même  pas  profité  du  tout.  Toi,  au 
contraire,  tu  auras  éternellement  à  la  bouche  le  cri  que 
tu  as  poussé  en  entraînant  tes  hommes  contre  les  mitrail- 
leuses. Tous  tes  combats,  les  meilleurs  comme  les  moins 
bons,  participeront  à  la  sainteté  de  cet  assaut.  Et  toutes 
tes  pensées,  même  les  plus  reculées,  celles  du  petit  étu- 
diant en  Sorbonne  ou  de  l'écoher  d'Orléans,  seront  éclairées 
par  ce  soleil  de  la  Marne.  Que  sont  les  privilèges  de  la 
naissance  devant  ceux  de  la  mort  ?  C'est  ce  que  tu  as 
bien  compris,  toi,  mon  petit,  et  c'est  ce  qu'à  Paris  ils 
ignoreront  toujours. 


220  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

PÉGUY.  —  Oui,  je  me  le  redis,  grand-père,  et  c'est 
assurément  une  belle  pensée  à  remuer  dans  la  solitude 
de  son  cœur.  Mais  il  faut  bien  que  je  vous  le  confesse  : 
ce  cri  qui  part  de  toutes  les  gorges,  maintenant  qu'on  a 
les  crocs  bien  plantés  dans  leurs  chairs  et  qu'on  les  fait 
reculer  pas  à  pas  —  vous  verrez  qu'on  va  les  flanquer 
dans  la  Meuse  —  ce  merveilleux  bonheur  où  les  âmes 
déhvrées  tournoient  comme  des  brindilles  dans  un  feu  de 
la  Saint-Jean,  eh  bien!  n'est-ce  pas,  vous  le  devinez  :  il 
me  fait  chagrin  tout  de  même.  Un  arbre  a  du  moins  la 
voix  de  ses  feuillages,  et  je  donnerais  tout  l'éclat  que  la 
mienne  a  pris  dans  le  passé,  pour  pouvoir  entonner 
maintenant  le  Te  Deum.  —  Il  ne  faut  pas  être  rosse  pour 
les  confrères,  mais  enfin  il  n'y  avait  que  nous  deux  pour 
parler  dignement  de  ces  grandes  choses. 

Hugo.  —  Ceux  d'aujourd'hui  ont  la  voix  grêle.  Je  les 
trouve  un  peu  nains  dans  ce  déchaînement  de  Titans. 

PÉGUY.  —  Pour  ça,  vous  y  allez  un  peu  fort,  vieux 
burgrave.  Que  diable,  nous  ne  sommes  plus  au  temps  des 
armées  de  métier.  Tous  sont  partis,  je  veux  dire  presque 
tous.  Ils  ont  été  occupés  à  autre  chose  qu'à  composer 
des  poèmes.  Vous  savez  qu'il  y  faut  du  temps  et  du 
silence  ;  et  nous  pouvons  le  dire  entre  nous  :  l'inspiration, 
c'est  une  digestion  légère,  un  juste  équilibre  entre  le 
travail  et  le  loisir.  On  n'a  pas  tout  cela  facilement  dans  im 
gourbi.  Il  faut  être  juste,  même  envers  eux,  et  leur  faire 
encore  un  peu  de  crédit.  Mais  s'ils  ne  se  désenrouent  pas 
quand  on  sera  sur  le  Rhin... 

(Novembre-décembre  1918)  jean   schlumberger 


221 


POEMES 


CROISADE 

Et  voici  les  Américains 

croisés  aux  couleurs  de  la  terre 

qui  réveillent  V armée  dans  son  linceul  de  ciel 

Ils  ont  allié  leur  âme  au  fer  de  leurs  canons 

et  leur  or  est  fondu  avec  leur  soleil  neuf 

Amis  il  faut  sauver  le  sépulcre  du  Christ 

Holà!  ho!  du  vaisseau 
France  pays  des  tombeaux 
Et  le  bateau  de  chair  vive 
aborde  à  V aimable  rive 
Ça  de  la  tranchée  sépulcrale 
ressuscite  d'entre  tes  morts 
0  peuple-Christ 
mon  peuple  triste. 


222  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


ROMANCE 

J'avais  mêlé  la  France  aux  traits  de  son  visage. 

0  ma  patrie  !  si  je  défaille 

pardonne 

en  somme 

vaille  que  vaille 

au  long  des  ans,  au  long  des  guerres 

n'ai-je  été  un  bon  militaire  ? 

J'ai  vu  la  face  endolorie 
de  mon  aimée,  de  ma  patrie 
0  grands  yeux  que  remplit 
Quelque  larme,  eau  claire 
0  lac  comble,  urne  amère. 

Vous  Français  peuple  triste  adonné  au  désir 
j'ai  rejeté  la  femme  qui  veillait  sur  mon  cœur 
j'avais  senti  la  France  au  fond  de  la  douceur 
dont  m'accablaient  ses  bras 
0  peuple  jamais  las 
d'une  volupté  fine. 

Gloriole  cocasse  discipline 
Aujourd'hui,  je  te  soumets 
mon  regret. 


POÈMES  223 


GUERRE    FATALITÉ    DU    MODERNE 

Guerre  intrusion  de  l'âme 

La  matière  est  bousculée  par  l'âme 

L'âme  brandit  son  corps  contre  le  fer. 

J'ai  vu  le  royaume  des  hommes  entre  la  mer  du  nord 

et  les  montagnes  centrales. 

La  force  des  peuples  coulait  par  toutes  les  routes. 

Là  les  hordes  des  mâles  se  sont  exilées. 

Il  en  est  toujours  qui  se  rejettent  hors  des  villes. 

Ces  années-ci  beaucoup  encore  se  sont  arrachées  à  la 

soumission  de  la  jouissance. 

Ils  sont  venus  par  les  mers  tachées  d'huile  et  ils  poussent 

leurs  troupes  à  travers  les  décombres  de  ce  continent. 

Ce  sont  les  hommes  de  main,  les  exécuteurs  de  la  vie. 

Leur  chant  triste  et  forcené  se  lève. 

Dans  cette  aire  oîi  nous  nous  tenons  tout  a  été  abattu. 

Nos  canons  ont  nié  un  horizon  de  maisons. 

D'abord  nous  avons  enfoncé  les  toits  dans  les  murs, 

l'illusion  des  portes  a  été  soufflée  et  le  ciel  a  dilaté  les 

fenêtres  dans  une  dérision. 

La  colère  des  obus  a  fait  éclat  chez  les  épiciers  et  la 

honteuse  obésité  des  édredons  crève  par  les  brèches. 


224  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ces  maisons  avaient  assez  duré.  Les  bâtisses  maçon- 
nées sans  amour  ont  été  aplaties. 
Des  hommes  sont  restés  debout  parmi  les  gravats  avec 
leurs  canons  ardents  à  interroger  le  ciel. 
Ces  étranges  chantiers  s  étendent  aux  portes  de  la  cité 
d'Europe. 

On  trébuche  dans  la  ferraille. 

La  terre  dans  ses  remous  roule  les  cadavres  parce  qu'ils 
ne  sont  pas  voués  au  repos  et  que  la  mort  nest  pas  une  fin. 
Dans  les  coins  les  saisons  mordent  hâtivement  aux 
trophées. 

0  force  de  l'homme  dans  l'espace  épuré. 

Sous  le  ventre  de  nos  armées  qui  rampe  vite  sur  dix 

millions  de  roues,  les  villes  de  plâtre  tombent  en  poudre. 

Nous  traînons  parmi  nos  rangs  d'étonnants  équipages. 

La  terre  s'use  sous  notre  foulement  métallique. 

D'un  ongle  de  fer  nous  faisons   sauter  la   pellicule 

d'humus. 

Les  végétations  se  corrodent,  la  craie  s'aigrit,  les  chênes 

sont  des  échardes. 

Les  routes  s'effritent  sous  les  infifiis  monômes  râpeux. 

Le  pneu  coriace  et  verruqueux  échine  la  côte. 

Le  fleuve  de  stérilité  déborde  et  les  pistes  ravageuses 

effrangent  la  motte  de  la  campagne. 

Bottes  et  sabots  roulent  chaudement  et  la  roue  choie 

inépuisablement. 


POÈMES  225 

La  force  exaspérée  imprime  un  monstrueux  vestige. 

Le  corps  du  fer  pèse  et  la  courbe  de  la  terre  plie. 

Je  vous  annonce  la  venue  du  royaume  humain. 

Sous  nos  pieds  la  terre  sémacie  comme  le  corps  oublié 

dans  la  méditation. 

Il  se  confirme  que  la  tenace  usurpation  de  l'homme  sur 

les  anciens  règnes  approche  de  son  triomphe. 

Les   pierres,  les   plantes  et  les  bêtes  sombrent  dans 

le  déluge  humain. 

La  poussière  se  fait  chair  et  ne  veut  pas  retourner  en 

poussière. 

De  gros  os  de  fer^s' implantent  dans  le  ciment  impour- 

rissable. 

PIERRE  DRIEU  LA  ROCHELLE 


15 


226 


NUIT  A   CHATEAUROUX 


De  Melun  je  filai  sur  Provins.  Dans  le  périmètre  du 
Grand  Quartier  Général,  il  n'y  a  pas  de  troupes  ni  de 
convois  étrangers.  Les  routes  qui  partent  en  éventail 
de  Foch  ou  de  Pétain,  sont  pures,  pendant  quarante  kilo- 
mètres, de  toute  autre  race  que  la  française,  et  Provins 
était  ainsi  au  centre  de  la  seule  de  nos  provinces  recon- 
naissables.  Tout  un  après-midi  je  fus  dans  une  guerre  sou- 
dain française.  Quel  repos  !  J'étais  un  interprète  qui 
revient  dans  son  vrai  pays.  J'étais  un  interprète  dont  l'amie 
étrangère  parle  soudain  la  langue.  Je  n'avais  plus  à  pré- 
parer en  moi,  d'une  traînée  lointaine  de  poussière,  d'une 
foule  encore  indistincte,  la  traduction  qui  m'en  donnerait 
au  passage  une  automobile  américaine,  un  bataillon  por- 
tugais. Pour  la  première  fois  tous  les  saints  que  je  recevais 
étaient  les  mêmes  que  les  miens.  Au  lieu  des  corps  opaques 
en  Europe  —  Siamois,  Indous,  —  qui  me  renvoyaient 
rudement  mes  regards,  des  artilleurs  français,  la  capote 
en tr 'ouverte,  des  fantassins,  sous  un  sac  dont  je  connais- 
sais les  moindres  objets,  l'épaisseur  des  moindres  vête- 
ments, tous  ces  gens  pour  moi  transparents,  et  à  travers  les- 
quels —  l'auto  allait  vite  — je  pouvais  au  besoin  suivre  le 
paysage.  Je  ne  voyais  plus  le  visage  composite  de  la 
guerre,  mais  ses  traits  nets  et  simples,  et  elle  ressemblait  à 
la  paix. 


NUIT    A    CHATEAUROUX  227 

C'était  r après-midi.  L'auto  donnait  dans  l'épaisse 
chaleur  la  buée  que  font  les  hommes  dans  le  froid.  C'était 
juillet,  où  l'ombre  est  chaude  comme  une  couverture. 
Pas  de  vent.  Autour  du  soleil  naissait  parfois,  pour  dis- 
paraître, une  fumée...  comme  si  le  soleil  soudain  filait, 
comme  si  on  rabaissait  le  soleil.  C'était  l'été,  un  été 
sans  instinct,  sans  réflexe  ;  il  fallait  au  moins  des  oiseaux 
pour  remuer  les  feuilles,  des  poissons  pour  rider  l'eau,  au 
moins  une  jeime  fille  nue  pour  rider  le  cœur  ;  et  il  n'y  eut, 
dans  ces  villages  et  ces  forêts,  qu'une  nymphe  de  plâtre.  Les 
bicychstes  n'évitaient  notre  roue  qu'à  la  seconde  juste  où 
nous  étions  sur  eux  ;  le  chien  étendu  en  travers  delà  route, 
la  tête  vers  l'accotement,  se  contentait  de  ramener  sa  queue, 
puis  de  fermer  les  yeux  par  peur  de  la  poussière.  Dans  tant 
de  soHtude,  la  voiture  devait  se  frayer  un  chemin  en  tou- 
chant vraiment  chaque  être,  comme  dans  une  foule. 
Nourris  de  coulommiers  et  de  brie,  abreuvés  de  vouvray, 
les  piétons  aujourd'hui  ne  se  garaient  que  contre  la  mort, 
chacun  avec  le  geste  de  défense  qu'a  son  âge,  les  enfants 
se  protégeant  la  joue  de  leur  bras,  les  femmes  rougissant, 
et  ils  attendaient  de  l'auto  une  gifle,  une  caresse.  A  ma 
gauche,  l'attaché  mihtaire  serbe  peu  à  peu  s'assoupissait, 
puis,  au  moment  où  il  fermait  les  yeux,  piquait  du  nez, 
relevait  la  tête  en  se  tâtant  et  ne  se  garait  du  sommeil,  lui, 
qu'après  l'avoir  heurté.  Tout  ce  que  j'inventais  pour  le  dis- 
traire était  de  tendre  le  doigt  vers  les  châteaux  blancs  dans 
la  verdure.  Alors,  il  regardait  et  disait  oui.  Pas  un  qui  lui  ait 
fait  dire  non,  qui  ait  été  vert  dans  des  arbres  blancs,  violet 
dans  des  arbres  noirs.  Des  ramiers  volaient,  mais  perpen- 
diculairement aux  routes,  et  plus  lourds  sur  ces  chemins 
volants  que  n'empruntent  point  les  télégrammes...  L'at- 


228  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

taché  serbe  approuvait...  Pas  un  seul  château  argenté 
dans  des  arbres  rouges...  Le  chauffeur  bavard  conduisait 
la  tête  tournée  vers  moi,  et  il  ne  pouvait  non  plus,  car 
j 'affectais  d'être  rassuré,  lire  les  tournants  ou  les  caniveaux 
sur  mon  visage...  Parfois  il  s'inquiétait  d'un  pneu  arrière, 
et  tous  quatre  nous  nous  penchions  de  tout  le  corps  hors 
de  la  voiture  emportée  sans  maître,  comme  quatre  pou- 
pées... Le  planton  pompait  sans  relâche  à  je  ne  sais  quelle 
pompe,  aiïolé  comme  si  nous  faisions  eau...  De  sa  main 
droite,  à  bras  tendu,  car  nous  allions  droit  vers  l'ouest, 
l'attaché  serbe  projetait  sur  son  visage,  cherchant  surtout 
à  couvrir  un  de  ses  yeux,  un  tout  petit  cercle  d'ombre... 
Je  lui  montrais  les  topinambours  de  l'an  dernier,  rouilles 
par  l'automne,  les  silos  de  betteraves,  pourries  par  l'hiver  ; 
il  approuvait  :  je  ne  croyais  pas  les  Serbes  aussi  lâches 
devant  les  saisons...  Puis  vint  ce  village  où  la  fontaine  est 
surmontée  d'une  nymphe  nue,  et  une  vieille  femme  y 
lavait  un  bonnet,  une  chemise  mauve,  des  bas,  tout  le 
linge  de  la  nymphe,  des  draps  de  nymphe  avec  de  grandes 
initiales.  Puis  parut  le  poste  fixe  de  défense  contre  avion, 
et  le  potager  s'étalait  chaque  semaine  davantage  autour  de 
la  tour  de  planches...  Puis  le  poste  mobile,  où  les  observa- 
teurs n'ont  pas  la  ressource  de  planter,  et  dorment,  les 
yeux  fermés  dès  qu'ils  ne  regardent  plus  le  ciel...  Mais 
soudain  la  terre  fléchit,  l'horizon  fut  crénelé  de  tours  et 
de  dômes,  planton  et  chauffeur  ceignirent  leur  étui  vide 
de  revolver,  y  firent  disparaître  leurs  bérets,  coiffèrent 
leur  casque  comme  des  aviateurs  ;  les  autos  qui  allaient 
sur  Paris  laissaient  un  vrai  reflet  d'or,  contenaient  im 
képi  de  général  ;  c'était  le  Grand  Quartier,  c'était  Provins. 
Il  fallut  s'arrêter  aux  portes.  Nous  étions  à  la  fin  de  ce 


NUIT    A    CHATEAUROUX  229 

mois  où  un  lieutenant  italien  avait  pu  conduire,  de  Mo- 
dane  au  front  de  l'Aisne,  Lina  Pellegrini  déguisée  en 
matelot.  Il  avait  remarqué  que  les  marins,  on  ne  saura 
jamais  pourquoi,  pouvaient  sans  qu*on  leur  demandât 
aucun  permis  aller  jusqu'aux  tranchées  et,  dans  les  tran- 
chées, jusqu'aux  sapes.  Une  heure  Lina  avec  ses  jumelles  de 
théâtre  regarda  la  guerre,  vit  seulement  une  musaraigne, 
frémit,  grimpa  en  criant  sur  le  parapet  car  un  rat  passait  ; 
et  conduite  au  colonel,  éclata  de  rire  en  montrant  ses  dents 
qui  la  dénonçaient  plus  que  n'eût  fait  chez  d'autres  la 
poitrine.  Elle  avoua  qu'elle  n'était  pas  matelot,  retira 
ses  mains  de  ses  poches,  laissa  tomber  ses  cheveux, 
mit  un  corset  —  reprit  toutes  les  habitudes  qu'on  a 
sur  la  terre  et  pas  sur  la  mer  —  n'affecta  plus  de  marcher 
en  écartant  les  genoux  comme  si  elle  sentait  le  globe  rouler, 
et  fut  reconduite  en  Italie  —  la  plus  belle  Italienne  !  - — 
avec  im  papier  du  Quartier  Général  qui  la  disait  indési- 
rable. Des  officiers,  disciplinés,  se  la  passaient  dans  les 
gares  régulatrices,  sans  donc  la  vouloir,  mais  en  la  cares- 
sant —  et  l'itinéraire  capricieux  de  son  voyage,  les  cinq 
villes,  Modane,  Bourg,  Chalon-sur-Saône,  Troyes  et 
Provins,  où  l'on  ne  sait  distinguer  entre  une  Bolonaise  et 
un  marin,  —  d'ailleurs,  tout  est  logique,  les  cinq  villes  les 
plus  éloignées  de  la  mer,  —  fut  désormais  semé  de  postes 
et  de  plantons.  La  voiture  dut  suivre  un  dédale  à  angles 
droits  marqués  de  ces  flèches  tirées  du  carquois  des  gen- 
darmes, qui  ne  saluaient  qu'après  nous  avoir  inspectés  et 
reconnus  semblables   à   eux-mêmes... 

Provins  d'ailleurs  semblait  une  ville  folle.  Au  bruit  de 
notre  moteur,  chefs  et  soldats  se  dissimulaient  dans  les 
portes  cochères,  ou  cachaient  de  leur  main  sur  eux,  comme 


230  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Vénus  surprise,  je  ne  sais  quel  insigne  ou  quel  trait  dé- 
fendu, mais  pas  à  la  même  place  de  leur  corps,  et  pour 
chacun  cette  étrange  pudeur  changeait  d'objet.  Le  soleil 
était  ardent,  et  je  vis  pourtant  deux  colonels  relever  leur 
col  et  le  maintenir  avec  force.  Les  sous-intendants  ré- 
pondaient à  notre  salut  d'un  bras  court  et  sans  élan, 
comme  pour  contenir  des  cartes  cachées  dans  leurs  man- 
chettes. Les  ordonnances  couraient  avec  des  dolmans  et 
des  pantalons,  ainsi  qu'au  rugby  les  managers  quand  un 
joueur  a  déchiré  son  maillot  ou  sa  culotte.  Mais  ce  n'était 
point  que  le  Grand  Quartier  eût  dans  un  effort  craqué  sa 
casaque,  point  que  chaque  officier  d'état-major  eût  senti 
soudain  combien  artificielle  est  la  mode  qui  consiste  à  se 
couvrir,  combien  parfois  au-dessous  de  ses  vêtements  l'on 
est,  dans  l'état-major,  petit  et  nu.  Ce  n'était  pas  pour  faire 
des  mannequins,  tromper  l'ennemi,  et  laisser  rapporter 
à  l'Allemagne  atterrée  par  l'avion  qui  chaque  matin  faisait 
sa  visite  qu'au  lieu  de  douze  cents,  ils  étaient  deux  mille 
officiers,  maintenant,  occupés  malicieusement,  sur  les 
bords  de  la  Voulzie,  à  lui  vouloir  du  mal.  C'était  que  le 
général  Anthoine  arrivait,  et  qu'il  interdisait,  dans  son 
premier  ordre  du  jour,  sous  peine  d'exclusion,  d'envoi 
au  front,  de  mort,  les  cols  rabattus,  les  pantalons  relevés, 
les  manteaux  à  martingale.  Des  commandants  de  chasseurs 
à  pied  qui  n'avaient  pas  le  passepoil  jaune  réglementaire 
restaient  immobiles  à  leur  table,  comme  en  des  habits  que  le 
moindre  mouvement  découdrait  à  toutes  les  coutures.  Au 
risque  d'être  dégradés,  les  chefs  d'escadrons  s'entassaient 
dans  le  train  de  quatre  heures  pour  aller  rechercher  dans 
leur  vieille  cantine  de  Paris  un  col  en  celluloïd  et  leur  vieux 
képi  rouge,  car  le  général  avait  ordonné  le  képi  rouge  à 


NUIT    A    CHATEAUROUX  23I 

partir  de  midi,  et  l'avion  allemand  à  midi  avait  pu  voir 
Provins  subitement  fleuri  de  toutes  ses  roses.  Les  aspi- 
rants de  hussards,  dont  les  brandebourgs  sont  tressés  des 
cheveux  de  leur  bien-aimée,  les  prétendaient  à  haute  voix, 
ingrate  excuse,  tressés  en  cheveux  de  Chinoise.  Par  les 
fenêtres,  on  voyait  les  tailleurs  couper  d'un  seul  coup  de 
ciseaux  les  rebords  des  pantalons.  Le  général  Anthoine 
arrivait  ;  les  caoutchoucs  privés  de  martingale  flottaient 
autour  des  maigres  généraux  ;  dans  les  manches  des 
médecins-majors  remontaient  les  beaux  mouchoirs 
de  soie  comme  dans  les  manches  des  jeunes  filles,  ces 
longs  épis  barbus  qu'on  y  glisse  l'été.  Seul  le  colonel  Carrie 
allait  à  son  bureau  le  front  serein,  avec  des  souliers  pou- 
laine  vernis,  étreints  par  des  guêtres  patte  d'oie  bleues  à 
bandes  carmin,  avec  une  culotte  kaki  passepoil  vert, 
avec  un  dolman  noir  à  col  rouge,  écusson  mauve,  et 
à  gigantesques  crevés  bleus  garnis  de  trente  boutons 
d'or,  avec  un  fez,  un  manteau  couleur  grenade  rejeté  sur 
l'épaule  et  doublé  de  crème  ;  et  il  souriait,  et  il  marchait 
au  milieu  de  la  chaussée  ;  et  ce  n'était  pas  qu'il  fût  le 
plus  brave  ;  c'était  que  sa  tenue  était  réglementaire. 

Ainsi  se  passa  ma  soirée...  dans  les  transes.  J'avais 
im  col  rabattu,  les  sentinelles  me  rendaient  les  hon- 
neurs avec  pitié.  J'évitais  les  cours  intérieures,  les 
façades.  Je  remis  mes  ordres  par  les  fenêtres  qui  don- 
naient sur  les  routes,  sur  la  campagne.  Mes  renseignements 
sur  les  canons  portés  et  les  fourrages  américains,  je  les 
pris  par-dessus  des  barrières,  disparaissant  au  moindre 
bruit,  comme  un  espion.  A  la  direction  de  l'infanterie, 
centre  du  Grand  Quartier,  je  pénétrai,  malgré  la  canicule, 
en  manteau,  les  autres  officiers  à  cols  rabattus  m'imitaient. 


232  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  l'on  approche  avec  moins  de  précautions  du  pôle.  Sur  le 
fauteuil  à  pivot  de  Joffre,  où  Joffre  parvenait  à  ne  jamais 
tourner  et,  quel  que  fût  le  visiteur,  parlait  devant  lui, 
dans  la  glace,  et  parfois  rudement,  à  un  brave  reflet  de 
Joffre,  le  général  Anthoine  tournait  déjà  à  toute  allure, 
comme  une  loterie,  et  celui  de  nous  qui  le  gagnait  n'était 
pas  fier.  Puis  il  sortit,  pour  faire  museler  les  chiens  civils, 
et  je  regagnai  le  coiffeur  en  m' abritant  tous  les  quinze 
pas  dans  une  porte  comme  à  Paris  les  jours  de  raids. 

Enfin  le  soir  tomba,  et  nous  nous  retrouvions  dans  les 
tonnelles,  au  bord  de  la  Fausse  Voulzie.  La  journée  de 
bureau  close,  tous  les  ofiiciers  venaient  se  mettre  au  frais 
dans  les  grands  fossés  de  Provins,  au  frais  et  au  repos,  dans 
les  plus  larges  tranchées  de  France,  les  plus  tranquilles.  La 
Fausse  Voulzie  dévalait  et  l'on  entendait  un  murmure  là 
où  elle  se  heurtait  à  la  vraie  Voulzie.  L'hôteHer  plongeait 
dans  la  rivière  les  bouteilles  de  Graves  gris.  Pierrefeu, 
près  de  moi,  rédigeait  le  communiqué,  mais  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  mars  tout  sur  le  front  était  calme,  et, 
de  tant  de  téléphones,  un  seul  prévoyait  pour  la  nuit  du  " 
travail  :  une  reconnaissance  commandée  par  le  lieute- 
nant Michel...  Ainsi  nous  savions  le  nom  du  seul  officier 
qui  fût  en  guerre  aujoiurd'hui...  Ainsi,  seul,  de  tant 
d'armées,  Michel  avait  aujourd'hui  avancé  son  dîner, 
renoncé  à  sa  manille  ;  lui  seul,  assoiffé  de  vengeance, 
d'une  main  qui  jamais  ne  caresserait  plus,  ouvrait  l'étui 
de  son  revolver,  mettait  la  crosse  à  nu,  la  caressait  ; 
lui  seul,  une  minute  avant  le  coucher  du  soleil,  impatient 
de  son  dernier  jour,  fermait  les  yeux  une  minute  pour 
n'avoir  désormais  à  regarder  que  dans  la  nuit  ;  lui 
seul,  Michel,  auquel  son  colonel  enfin    a    parlé  douce- 


NUIT    A    CHATEAUROUX  233 

ment  et  comme  si  ce  nom  était  un  prénom,  voit  sa 
montre  arrêtée,  frémit,  hâtivement  la  remonte,  à 
mesure  reprenant  courage  ;  on  lui  remet  un  petit  dic- 
tionnaire de  poche,  on  lui  apprend  trois,  quatre  mots 
allemands  comme  à  ceux  qui  jadis  allaient  vraiment 
en  Allemagne  ;  lui  seul,  toute  la  nuit,  va  se  pencher 
doucement,  doucement,  sur  la  tranchée  allemande,  la 
tête  la  première,  la  bouche  ouverte,  comme  pour  boire  à 
un  gué...  Mais  Pierrefeu  refuse  de  donner  à  la  France  le 
nom  de  celui  auquel  le  général  vient  de  remettre,  avec 
mille  recommandations,  comme  si  c'était  le  flambeau 
de  la  guerre  —  attention,  qu'il  ne  la  casse  pas,  qu'il  ne  la 
casse  surtout  pas  !  —  la  meilleure  lampe  électrique  de  la 
brigade... 

* 
*  * 

Le  lendemain,  à  cinq  heures,  je  compris  pourquoi  le 
colonel  directeur  de  l'infanterie,  pendant  tout  le  dîner 
prévenant,  m'avait  soudain  demandé  à  voix  basse  si 
j'aimais  Falconnet,  m'approuvant  à  voix  haute  de  l'aimer, 
puis  à  voix  haute  si  j'aimais  Natoire,  me  blâmant  à 
voix  basse  de  le  haïr.  Je  compris  pourquoi  il  les  défen- 
dait et  louait  comme  s'ils  formaient  un  couple  inséparable, 
déjouant  les  tentatives  où  j'essayais  d'unir  Falconnet  à 
Fragonard,  et  Natoire  à  Houdon.  Son  planton  vint 
demander  si  j'emporterais  à  Limoges,  où  était  sa  femme, 
deux  objets  détournés  de  Paris  par  crainte  des  obus,  mais 
que  le  général  Anthoine  ne  tolérerait  certes  plus  dans  son 
bureau,  une  petite  Délie  de  Falconnet,  la  Découverte  de 
Moïse  enfant,  par  Natoire,  et  il  parut  lui-même  bientôt, 
portant  l'un  de  la  main  droite,  l'autre  de  la  gauche,  et  il 


234  l'A    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

venait  vers  moi,  raide  comme  un  I,  me  prouvant  que 
tous  deux  du  moins  avaient  même  poids.  Il  tint,  pour 
me  convaincre,  à  déplier  le  Moïse,  enroulé  dans  des 
cartes  de  fronts  qui  ne  servaient  plus,  et  justement  orien- 
tales, Dardanelles,  Basse-Serbie,  il  l'ajustait  dans  le 
matin,  changeant  de  hauteur  et  de  place,  quand  se 
dérobait  le  gouffre  de  lumière  qu'il  voulait  aveugler  avec 
un  Natoire.  Nous  étions  à  l'heure  exacte  où  fut  sauvé 
Moïse,  on  comparait  la  Voulzie  au  Nil,  on  voyait  que 
Natoire  utilisait  pour  son  aurore  un  vieux  coucher  de 
soleil.  Puis  je  partis,  tenant  sur  mes  genoux  la  petite 
Délie,  ainsi  qu'un  enfant  rapporte  de  la  ville  un  bocal  de 
poissons  rouges,  prenant  toute  la  journée  la  France  de 
biais,  et  gardant  sur  nos  voitures,  nos  uniformes,  les  mêmes 
écharpes  transversales  d'ombre  et  d'éclat,  jockeys  fidèles. 
Or,  le  soir  même,  j'étais  étendu  dans  un  lit,  à  l'hôpital 
de  Châteauroux,  avec  des  ballons  de  glace  sur  le  ventre, 
et  l'on  craignait  une  appendicite  aiguë.  J'étais  dans  une 
chambre  à  deux  lits,  peinte  en  blanc,  près  d'un  adjudant 
blessé  qui  s'occupait  à  tuer  les  innombrables  mouches 
avec  une  orange  en  caoutchouc.  Souvent,  et  sans  qu'on 
pût  le  prévoir,  car  la  salle  était  arrondie  aux  angles,  l'orange 
partait  par  la  fenêtre  dans  la  rue,  et  toujours,  sans  qu'il 
fût  besoin  de  sonner  ou  de  crier,  elle  revenait,  parfois  au 
bout  de  quelques  secondes  à  peine,  parfois  d'un  long  mo- 
ment. Parfois  une  main  qu'on  voyait  la  posait  sur  le 
rebord,  main  tantôt  grande,  tantôt  petite  et  comme  d'un 
être  plus  ou  moins  lointain,  et  la  balle  venait  à  nous  en 
roulant.  Vers  quatre  heures,  à  la  sortie  du  pensionnat, 
revinrent  par  des  mains  égales,  des  cerises,  des  fleurs,  des 
journaux.    Puis   l'infirmi ère-major   entra   prendre  mon 


NUIT    A    CHATEAUROUX  235 

nom  ;  son  dernier  poste  avait  été  Cognac,  garnison  des 
Tchéco-Slovaques  : 

—  Nasdar  !  dit-elle  en  entrant. 

—  Sdar  !  répondit  mon  voisin. 

Et  tous  dans  l'hôpital  étaient  ainsi  dressés  :  c'est  le  salut 
des  généraux  et  des  soldats  tchéco-slo vaques...  Elle  me  fit 
épeler  mon  nom  comme  on  l'ordonne  aux  aphasiques,  dire 
ma  naissance,  comme  aux  alcooHques,  mon  âge,  comme 
à  ceux  qui  vont  périr  de  vieillesse,  me  rassura  et  disparut. 

—  Dobra  notché,  cria-t-elle  de  la  porte,  car  elle  avait 
habité  Hyères,  garnison  des  Serbes,  qui  se  souhaitent  ainsi 
bonne  nuit. 

—  Tché,  cria  mon  voisin. 

...  Ainsi  j'étais  dans  Châteauroux,  où  je  fus  interne 
sept  ans  et  où  jamais  je  n'étais  revenu  depuis  les  prix  de 
rhétorique.  Mon  dernier  soir  dans  cette  ville,  j 'étais  coiffé 
de  neuf  couronnes.  Or...  la  fenêtre,  aujourd'hui,  donnait 
sur  le  Jardin  pubhc,  sur  les  faubourgs  et  les  prairies  de 
l'Indre,  comme  autrefois  celle  de  mon  dortoir,  et  de  Châ- 
teauroux, depuis  dix-huit  ans  inconnu,  je  reconnaissais 
chaque  bruit  :  ce  gHssement  que  je  croyais  de  la  rivière 
lointaine  et  qui  était  d'un  petit  canal  tout  proche;  cet 
ébranlement,  le  même,  quand  passait  le  train,  car  j'étais 
de  nouveau  parallèle  à  la  ligne  Paris-Montauban  ;  ces 
battoirs  là-bas  qui  battaient  autour  de  ce  que  je 
croyais  un  étang  et  qui  était,  je  le  comprenais  ce  soir,  la 
soirée  heureuse  ;  mes  amis  qui  maintenant  peuplaient  la 
ville  faisaient  juste,  juste  le  même  bruit  que  leurs  pères  ; 
ces  écoles  de  clairons,  qui  s'exerçaient  dans  le  silence  du 
crépuscule,  pour  entendre  l'écho  de  letus  fautes  ;  ce  froisse- 
ment dont  je  n'ai  jamais  trouvé  la  cause,  comme  une  lutte 


236  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  grandes  herbes,  même  l'hiver  ;  cette  voix  d'enfant, 
du  même  enfant  ;  et  cette  auto,  et  pourtant  alors  il 
n'était  pas  d'autos;  et  ce  ronflement  d'avion  en  retard; 
et  tous  ces  bruits  du  soir  résonnaient  en  moi  plus  encore, 
me  faisaient  mal,  puisque  j'avais  grandi,  grossi,  puisque 
j'étais  plus  près  d'eux  d'un  centimètre,  j'étouffais  dans 
cette  gaine  trop  étroite  ;  et  jusqu'au  pas,  jusqu'aux 
murmures  des  balayeurs  soudanais  dans  l'escalier  étaient 
pour  moi  un  souvenir  aigu,  tant  le  son  de  cette  ville  était 
resté  le  même. 

On  frappa.  La  porte  était  un  simple  battant  sans  serrure. 
Par  en  haut,  nous  apercevions  les  cheveux,  par  en  bas  les 
pieds  des  passants.  —  Voici  le  docteur,  voici  l'économe, 
disait  mon  voisin  en  voyant  les  souhers.  Il  reconnaissait 
aussi  les  nations.  Parfois  ces  pieds  étaient  de  face,  c'est 
qu'on  allait  entrer.  Seule  l'infirmière  qui  apportait  le 
dîner  entrait  à  reculons,  à  cause  du  plateau,  appuyant 
du  dos  contre  la  porte. 

—  Voici  un  Américain,  dit  mon  voisin. 

Un  Américain  en  effet  venait  à  mon  ht.  Comme  on 
découvre  parfois,  en  Amérique,  au  fond  d'ime  coque 
étrange,  une  châtaigne  semblable  aux  nôtres,  au  fond 
du  mot  qu'il  prononça,  je  reconnus  mon  nom,  et  il  me 
tendit  une  lettre  : 

—  Je  vois  votre  nom  sur  la  feuille  d'entrée,  disait  la 
lettre.  Etes-vous  l'ancien  élève  de  la  pension  Kisshng, 
à  Mxmich?  Je  suis  Pavel  Dolgorouki. 

Pavel  Dolgorouki  !  Mon  meilleur  ami  pendant  mes 
années  de  Munich.  Nous  nous  étions  rencontrés  à  la  gare 
même,  nous  heurtant  de  face,  venus  l'un  vers  l'autre 
de   Moscou   et   de  Paris  sur  le  même  axe  étroit...  Sa 


1 


NUIT    A    CHATEAUROUX  237 

valise  était  égarée,  et  toute  la  première  semaine  de  notre 
amitié,  il  porta  mes  vêtements  du  dimanche...  Déjà 
l'Américain,  voyant  ma  joie,  dégrafait  comme  une 
noiirrice  son  sein  gauche  et  en  dégageait  un  stylo... 
J'écrivis  donc  au-dessous  des  deux  lignes,  avec  la  même 
encre,  et  ma  phrase  en  paraissait  ime  traduction  : 

—  Viens  vite.  Je  ne  peux  bouger.  Depuis  seize  ans  sans 
nouvelles  de  toi,  car  tu  n'as  jamais  répondu  à  ma  carte  de 
Besançon...  quelle  joie  de  te  voir! 

L'adjudant  mon  voisin  m'expliqua  l'Amérique.  Elle  est 
le  contraire  de  la  France.  L'hôpital  avait  des  infirmières 
jusqu'à  minuit  :  l'annexe  américaine  des  infirmiers  ;  à 
partir  de  minuit,  des  infirmiers  :  l'annexe,  des  infirmières. 
On  s'y  reposait  le  samedi  et  les  hommes  s'y  promenaient 
tout  nus,  leur  serviette  à  toilette  autour  du  cou.  On  y 
demandait  aux  entrants,  non  point,  comme  aux  Français, 
au  cas  où  ils  mourraient,  le  nom  de  celui  qu'ils  aiment  le 
plus,  mais  le  nom  de  celui  qu'ils  aiment  le  moins,  pour 
qu'il  pût  avec  sang-froid  prévenir  tous  les  autres. 

Pavel  Dolgorouki  à  seize  ans  !  Je  revoyais,  toute  ronde 
et  comme  si  elle  était  seule,  sa  tête...  L'impression  que 
donne  une  main  blanche  sortant  du  vêtement,  chez  lui  sa 
têtela  donnait.  Toujours  d'ailleurs  il  tournait  cette  tête  vers 
ce  qu'il  y  avait  de  clarté  dans  la  pièce  ou  dans  le  jardin, 
vers  la  lampe  ou  vers  le  soleil,  d'un  mouvement  lent  et 
sincère,  comme  s'il  arrivait  à  une  vérité  et  non  à  la  lu- 
mière ;  s'il  avait  parfois  à  choisir  entre  deux  lampes,  deux 
rayons,  on  pouvait  être  sûr,  quand  il  s'installait  sous  l'un 
d'eux,  que  celui-là  était  le  plus  fort  ;  je  ne  vois  son  visage 
que  miroitant  et  de  plusieurs  couleurs  ;  grâce  à  lui  il 
n'est  pas  une  nuance  du  jaune  au  rouge  que  je  n'aie  vue 


238  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sur  des  joues  heureuses,  car  dans  notre  barque  du  Stern- 
bergersee,  j'ai  suivi  sur  les  siennes  à  peu  près  cent  cou- 
chers de  soleil;  toujours  sous  une  projection  de  lune, 
d'allumette;  dans  l'ombre  il  se  taisait,  attendant  un  bec 
de  gaz  pour  me  répondre;  souvent,  de  sa  main  droite,  il 
battait  un  peu  la  clarté  devant  ses  yeux,  comme  on 
essaye  un  bain... 

L'Américain  revenait  et  me  tendait  la  feuille. 

—  Cher  Jean,  disait  Pavel,  quelle  malchance  !  Je  ne 
poiurrai  te  voir.  J'ai  la  jambe  en  mauvais  état  ;  on  m'em- 
barque demain  à  six  heures  pour  Bourges,  où  l'on  m'opère. 
Mais  écris-moi,  écrivons-nous,  je  te  réponds... 

Pavel  avait  de  grands  cheveux  blonds  qu'il  gommait, 
et  il  semblait  toujours,  au  bal  ou  au  réfectoire,  arriver 
d'une  plongée.  A  chaque  instant  il  secouait  la  tête,  habi- 
tude du  temps  où  ses  cheveux  étaient  bouclés,  mais 
c'était  ses  yeux  seulement  qu'il  secouait,  et  un  peu  ses 
lèvres  ourlées,  et  un  tout  petit  peu  son  nez...  relevé  à 
peine.  Ses  jambes  ?  il  les  croisait  sans  cesse  et  frappait 
son  genou  pour  en  contrôler  le  réflexe  ;  jamais  la  jambe 
ne  remuait;  il  n'y  avait  aucun  réflexe  en  Pavel;  il  ne 
fermait  pas  les  yeux  si  on  le  menaçait  subitement  du 
poing  ;  il  ne  s'écartait  pas  si  on  feignait  de  lui  lancer  une 
pierre  ;  il  avait  passé  son  enfance  dans  un  palais,  admiré 
de  tous,  et  y  avait  pris  la  confiance  d'un  chat  couché 
dans  la  vitrine  d'un  magasin  ;  il  ne  courait  pas  en  voyant 
un  accident  ;  il  n'avait  aucune  pitié  en  voyant  un  pauvre, 
de  haine  en  voyant  un  lâche,  et  quand  ses  amis  aux 
trains  partaient  pour  toujours,  il  les  saluait  par  des  gam- 
bades, comme  s'ils  arrivaient,  tout  triste... 

Neuf  heures  avaient  sonné  ;  la  lune  se  levait,  et  tout  ce 


NUIT    A    CHATEAUROUX  239 

qu'il  y  a  d'amoureux  et  de  modeste  sur  terre,  tout  ce 
qu'écrivit  sur  le  Berry,  d'une  encre  invisible,  le  jour,  la 
nostalgie  ou  la  candeur  :  le  cours  de  l'Indre  trompeuse, 
les  bassins  ovales  du  château  Raoul,  éclatantes  voyelles, 
à  sa  lumière  devenait  soudain  visible.  L'adjudant  déjà 
dormait.  Pour  qu'il  ne  fût  point  dérangé,  je  fis  éteindre 
les  lampes,  à  part  celle  de  mon  lit,  et  apporter  un  paravent. 
C'était  le  paravent  dont  on  sépare  d'habitude,  quand 
l'agonie  approche,  le  malade  mourant  de  son  voisin.  Sur 
ime  face,  il  était  vert  avec  des  oiseaux  japonais  ;  de 
l'autre,  jaune  sans  dessin...  J'imagine  qu'on  place  les 
oiseaux  du  côté  du  mourant...  et  j'écrivis  à  Pavel... 

Mon  cher  Pavel, 

C'est  cela,  bavardons  toute  la  nuit  par  lettres.  J'ai 
déjà  fait  cela  tout  le  jour,  au  Mont  des  Oiseaux,  avec  mon 
voisin  de  Ht,  qui  était  sourd  tout  à  fait.  Nous  voilà  de- 
venus —  sale  guerre!  —  sourds  ou  invisibles.  Mais  te 
rappelles-tu  qu'à  la  pension  Kissling  nous  passions  le 
cours  de  botanique,  face  à  face,  à  nous  écrire?  En  ouvrant 
les  enveloppes,  nous  nous  collions  les  doigts  à  la  gomme 
toute  fraîche.  Tu  me  demandais,  par  le  langage  des  muets, 
l'orthographe  des  mots  français  que  tu  connaissais  mal, 
avec  le  signe  de  détresse  quand  c'était  un  nom  propre,  et 
je  savais  toujours  cinq  ou  six  mots  de  ta  lettre  (le  mot 
«parages  »  et  le  mot  «  œdème  »  entre  autres,  que  tu  t'obsti- 
nais à  employer)  avant  de  la  recevoir.  Je  t'avertis  que  tu 
commets  toujours  la  même  faute  sur  mon  nom.  Il  se  ter- 
mine par  un  x  et  non  par  un  double  z...  Te  rappelles- tu 
aussi  les  lettres  que  nous  nous  adressions  et  que  nous  al- 
lions déposer  tout  exprès,  à  la  grande  poste,  pour  l'expé- 


240  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

rience,  dans  la  boîte  de  l'étranger.  Elles  nous  revenaient 
toujours  par  la  distribution  du  soir,  glissées  sous  notre 
porte,  à  nos  pieds,  plus  infaillibles  qu'un  boomerang,  et 
sans  que  jamais  le  postier  munichois  ait  eu  soudain  cet 
éclair  qui  rend  exotique  une  ville  à  son  habitant  même  ; 
avec  je  ne  sais  quoi  pourtant  de  leur  séjour  de  quelques 
heures  parmi  ces  lettres  en  route  pour  Melbourne,  pour 
l'Ouganda  surtout  et  les  colonies  allemandes,  pour  Samoa. 
Tu  as  presque  la  même  écriture  ;  un  peu  plus  grosse 
cependant,  et  tu  mets  des  ^  sur  ton  double  n  comme  si 
tu  revenais  d'Espagne  ou  du  moyen  âge. 

Mon  infirmière  va  dans  ce  que  tu  appelais  tes 
parages.  Je  lui  donne  ce  mot.  Comment  es-tu  ?  As-tu 
changé  ?  Pourquoi  m'as-tu  laissé  partir  sans  me  dire 
adieu  ? 

Mon  cher  Jean, 

Toi,  tu  n'as  pas  changé.  Toujours  tu  me  fais  des 
reproches.  Tu  oublies  que  tu  t'amusais  à  me  donner  de 
fausses  orthographes  et  que  par  tes  conseils  j'ai  écrit  pen- 
dant dix  ans  le  mot  russe  avec  un  c.  Maintenant  encore 
je  me  retiens  difficilement  de  mettre  une  cédille  sous  l's. 
Ce  que  tu  appelles  un  double  z  est  un  x  russe.  Pour  l'affaire 
des  adieux,  apprends  que  je  suis  revenu  la  veille  de  ton 
départ,  en  cachette,  de  Garmisch,  avec  Yourf .  Je  suis  resté 
une  bonne  heure  sous  ta  fenêtre,  je  n'ai  pas  osé  monter 
à  cause  du  père  KissUng.  Moi  j'aurais  deviné  que  mon  meil- 
leur ami  était  dans  la  rue,  avec  un  chien  lapon,  dont  il 
maintenait  la  gueule,  par  crainte  des  aboiements,  chaque 
fois  que  de  ton  rez-de-chaussée,  du  café  Stéfanie,  un  des 
peintres  polonais  sortait,  craquant  des  allumettes  pour 


NUIT    A    CHATEAUROUX  24I 

son  dernier  cigare.  Yourf  détestait  les  allumettes.  J'ai 
repris  le  train  de  deux  heures  pour  Schliersee;  nous 
sommes  arrivés  sur  la  montagne  juste  pour  le  lever  du 
soleil,  et  Dieu  sait,  en  le  voyant  paraître,  ce  qu'a  pu 
aboyer  Yourf.  Je  n'ai  pas  trop  changé  ;  toi  sûrement  pas, 
je  te  vois  trop  bien  encore.  Parles-tu  toujours  en  écar- 
tant des  deux  mains  l'échancrure  de  ton  gilet,  comme 
notre  sainte  de  la  Theatinerkirche  qui  s'ouvre  ainsi  la 
poitrine  et  montre  tout  son  cœur.  On  ne  voyait  d'ailleurs 
le  tien  qu'à  moitié.  A  la  grande  poste  justement,  quand 
tu  avançais  à  petits  pas  vers  le  guichet  des  lettres 
restantes,  pris  entre  le  groom  des  Quatre-Saisons  et  une 
vendeuse  de  Wertheim  amie  des  seconds  ténors,  tu  deve- 
nais soudain  irascible,  tu  m'éloignais...  Un  vrai  œdème!... 
Ou  bien  le  dimanche,  quand  il  pleuvait  sur  la  Bavière 
et  qu'assis  à  ta  fenêtre  nous  passions  la  journée,  avec 
une  jumelle  et  im  chronomètre,  à  chercher  celui  des 
tramways  circulaires  qui  faisait  le  plus  vite  le  tour  de 
Munich,  tu  me  dictais  les  numéros  et  les  temps  d'un 
langage  si  dur  que  j'avais  envie  de  mettre  des  cédilles 
sous  chaque  chiffre.  Je  pensais  que  tu  serais  un  grand 
ministre  et  je  t'espionnais  d'après  la  Vie  de  Gladstone 
enfant  volée  au  père  Kisshng.  Mais  jamais  tu  ne  faisais 
les  choses  comme  Gladstone.  Tu  ne  préférais  pas  l'encre 
rouge  et  le  papier  oignon.  Tu  ne  te  fâchais  pas  avec  ta 
fiancée  au  sujet  des  pois  de  senteur.  Glasdtone  aimait 
scier  les  bûches,  abattre  les  arbres  ;  je  te  promenai 
dans  les  bois  de  Lockham,  sans  résultat.  Gladstone 
aimait  la  liberté,  tu  étais  un  tyran,  tu  m'éloignais 
à  ton  gré  de  la  Spatenbraù  pour  me  trainer  au 
Luitpold,   sans  voir   que  c'était  m'éloigner  de  Fanny, 

16 


242  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que    j'aimais,    pour    me    donner    à    Mitzi...    Pauvre 
Mitzi!.,. 
Ton  infirmière  repart.  A  tout  à  l'heure. 

Mon  cher  Pavel, 

Te  rappelles-tu  comme  je  t'enviais,  à  chaque  fête,  de 
partir  pour  Lucerne?  Tu  rapportais  d'ailleurs  de  la  Suisse 
tout  ce  que  les  autres  rapportent  de  la  mer,  des  coquil- 
lages, des  étoiles  sèches,  des  bérets  de  marin,  et  une  fois 
une  perle  vraie  pour  ma  cravate.  Te  rappelles-tu,  pendant 
la  guerre  japonaise,  quand  tu  restas  trois  mois  sans  rece- 
voir d'argent  de  poche  ni  de  lettres,  et  que  tu  écrivis  un 
programme  des  dix  grandes  aventures  de  ta  vie,  racon- 
tant chacune  pour  dix  sous  et  la  vendant  écrite  pour  un 
mark?  J'achetai  «Premier  Aiguillage  »,  où  ta  nourrice  te 
perd  à  la  gare  de  Berlin  et  où  tu  es  retrouvé  sous  la 
locomotive,  criant  à  cause  de  la  chaleur.  Je  désirais  «  Pre- 
mier ébat  du  cœur  »,  mais  tu  le  donnas  à  Borel.  J'ai 
toujours  cru  —  tu  disais  non  —  que  tu  avais  une 
préférence  pour  Borel.  Avoue-la  aujourd'hui.  Je  peux  te 
dire  maintenant  qu'il  te  volait.  Il  passait  la  main  sous  le 
volant  de  ton  casier,  le  soulevant  à  peine,  et  puisait  à 
ton  chocolat.  Sans  mesure  :  dans  une  seule  étude,  il  vola 
dix  tablettes  et  il  allait  les  manger  loin  de  toi  :  c'était  sa 
seule  pudeur.  Je  m'assis  à  la  dixième  sur  le  casier  ;  je 
sentis  son  poignet  craquer.  Il  ne  poussa  pas  un  cri  et  je 
n'osai  le  dénoncer... 

Que  de  progrès  tu  as  fait  en  français!  Tu  n'as  pas 
encore  employé  une  seule  fois  le  nom  des  saisons.  Te  rap- 
pelles-tu que  tu  parlais  d'elles  si  souvent,  c'était  ton 
seul    vocabulaire,   que  le  père    Kissling    te    forçait    à 


NUIT    A    CHATEAUROUX  243 

ajouter  entre  parenthèses  une  courte  description  chaque 
fois  que  tu  prononçais  le  mot  été  ou  le  mot  printemps... 
Au  printemps  (quand  les  feuilles  poussent).  En  été 
(quand  le  blé  mûrit).  Tu  affectais  de  te  tromper  et  tu 
appris  tous  les  fruits  des  tropiques  pour  les  loger  dans 
l'hiver.  C'était  justement  l'hiver,  il  te  conduisit,  furieux, 
à  la  fenêtre,  te  montra  la  neige,  te  la  fît  toucher,  tu  bondis 
et  revins  im  quart  d'heure  après,  chargé  de  bananes, 
d'ananas  et  de  mangues,  mais  enrhumé  pour  quatre 
jours.  Nous  nous  amusions  aussi  à  lui  donner  de  faux 
renseignements  sur  ces  quatre  saisons.  L'été  (quand  les 
femmes  meurent).  Le  printemps  (quand  les  enfants  nais- 
sent). 

Dis-moi  tout  ce  qui  est  arrivé  à  la  pension  après 
mon  départ.  As-tu  revu  Mimi  Eilers  ? 

Mon  cher  Jean, 

Je  ne  suis  resté  que  vingt  jours  à  Munich  après  toi. 
Voici  les  dernières  nouvelles,  elles  datent  de  seize  ans. 
Mais  cela  prolongera  ton  passé  de  trois  semaines. 
La  Vierge  forte  est  retournée  à  Halle  avec  toutes  les  pho- 
tographies des  tableaux  de  la  Pinacothèque  où  l'on  voit 
des  héros  grecs  de  face.  Tous  les  Bellérophon  et  les 
Icare  de  profil,  elle  les  a  dédaignés.  Tu  te  rappelles  d'ail- 
leurs que  dans  la  rue  elle  nous  accueillait  avec  des  clameurs 
de  joie  si  nous  marchions  droit  sur  elle,  et  nous  saluait  à 
peine  si  nous  l'effleurions  de  côté.  Les  Grizzi  devaient 
partir,  le  frère  peintre  pour  Florence,  le  frère  électricien 
pour  Fribourg,  mais  leur  mère  arriva  de  Rome,  ravis- 
sante, avec  des  malles  à  couronne  de  comtesse,  et  l'élec- 
tricien partit  pour  Florence,  le  peintre  pour  Fribourg, 


244  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

on  n'a  jamais  su  pourquoi.  Fedia  Botkine  ne  m'a  jamais 
écrit;  je  sais  que  son  père  a  été  ministre  à  Amsterdam, 
puis  à  Tokyo,  puis  à  Lisbonne  :  je  suis  ainsi  sa  trace  sur 
tant  de  mers,  sans  savoir  ce  qu'il  devient,  par  son  gros 
père,  comme  im  sous-marin  par  sa  bouée.  De  Miss  Isaacs, 
j 'ai  l'impression  parfois  de  recevoir  des  nouvelles  ;  c'est 
faux  :  c'est  sa  photographie  que  je  transmets  de  porte- 
feuille usé  en  portefeuille  neuf,  et  que  je  revois  ainsi  tous 
les  deux  ou  trois  ans  ;  elle  est  assise  sous  les  arcades 
du  Jardin  anglais;  elle  sourit,  on  ne  voit  aucune  feuille, 
aucun  arbre,  mais  on  devine  que  c'est  l'été  (quand  les 
Américaines  ont  trente-deux  dents)  et  qu'elle  suce 
de  la  glace.  Notre  maître  de  déclamation  Vogelmann- 
Vollrath,  que  tu  n'appelais  jamais  que  par  la  traduction 
française  de  son  nom  :  l'homme-oiseau  plein  de  conseils, 
était  très  malade  à  mon  départ.  J'ai  depuis  seize  ans 
l'impression  qu'il  n'a  plus  qu'un  jour  à  vivre. 

De  Mimi  Eilers  je  ne  sais  qu'une  seule  chose,  et  je 
viens  de  l'apprendre  à  la  minute  même,  car  jusqu'ici  je 
n'y  pensais  point  :  elle  a  trente  ans  aujourd'hui.  Je  me  suis 
brouillé  avec  elle  le  jour  même  où  j'ai  réussi  à  lui  parler. 
A  l'exposition  du  corps  de  l'archiduchesse  Gisèle,  je  l'avais 
aperçue,  après  moi  dans  la  file.  C'était  le  premier  cadavre 
qu'elle  voyait  ;  j'attendis  :  je  voulais  saisir  sur  son  visage 
le  premier  reflet  que  jamais  y  jeta  cette  sinistre  aventure. 
Ce  fut  un  reflet  tout  rose  :  elle  se  savait  observée  et  se 
protégea  de  la  mort  par  la  pudeur.  Je  l'approchai  à  la 
sortie,  dans  le  salon  en  papier  mâché  de  la  Résidence. 
Mais  nous  avions  eu  le  tort  de  l'accabler  toute  la  semaine 
de  ces  cartes  postales  allemandes  gaufrées,  sur  lesquelles 
elle  pouvait  reconnaître  avec  les  doigts,  même  en  refusant 


I 


NUIT    A    CHATEAUROUX  245 

de  les  lire,  des  cœurs  percés  de  flèches,  des  Tyroliens  étrei- 
gnant  des  Tyroliennes,  et  elle  m'échappa.  Je  la  rattrapai. 

—  Bonjour,  mademoiselle. 

—  Passez  votre  chemin,  monsieur. 

Elle  allait  trop  vite  pour  qu'on  la  dépassât,  et  j'étais 
pressé.  Je  marchai  donc  malgré  moi  tout  près  d'elle  : 

—  Comme  vous  êtes  jolie,  mademoiselle  ! 

—  Que  vous  l'ayez  remarqué  m'en  dégoûte,  monsieur. 
On  voyait  qu'elle  avait  pour  maîtresse  de  français, 

MUe  Kolb,  si  énergique  dans  son  vocabulaire  et  dont  cha- 
que phrase  contenait  le  mot  «  ignoble  »  ou  le  mot 
«  dégoûtant  ».  J'étais  déconcerté;  devant  la  maison  du 
vieux  Possard  je  dis,  car  je  ne  trouvais  plus  d'inspiration 
que  dans  les  objets  extérieurs,  et  rien  dans  le  mobilier  de 
mon  âme  : 

—  Tiens,  le  vieux  fou  déjeune  ! 

—  De  plus  fous  sont  en  liberté,  monsieur. 

Devant  la  fleuriste,  devant  la  brasserie,  je  lui  tendis 
ainsi  le  mot  «  fleur  »,  le  mot  «  saucisse  blanche  »  sur  les- 
quels elle  se  jetait  comme  un  serpent  qu'on  agace  d'un 
bâton.  Ou  bien,  si  ma  phrase  avait  trois  parties,  elle 
répondait  à  chacune,  et  dans  l'ordre. 

—  Qu'il  fait  beau,  quel  soleil  agréable,  mademoi- 
selle Mimi. 

—  Qu'il  fasse  beau  excite  mon  dégoût,  monsieur. 
Ce  soleil  me  fait  vomir.  Que  vous  m'appeHez  par  mon 
nom  me  rend  répugnante  à  moi-même. 

—  Au  revoir,  mademoiselle. 

—  A  ne  jamais  vous  revoir,  la  vie  serait  une 
infection  ! 

Alors,  je  m'en  repens,  je  la  pris  par  le  bras,  je  la  forçai  à 


246  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

me  regarder,  j'étais  timide,  si  timide!  mais  je  ne  sais  ce 
qu'elle  découvrit  sur  mon  visage,  le  premier  qu'elle  vit  de 
face  après  la  face  de  la  mort.  Je  la  tenais  juste  d'un  doigt  : 
elle  se  débattait  violemment  et  sans  pouvoir  se  libérer. 
Je  ne  l'effleurais  que  du  bout  de  ma  plus  faible  pensée  : 
tout  son  cœur,  tout  son  cerveau  se  révoltaient  sans  mesure 
et  en  vain.  Elle  m'entraîna  ainsi  jusqu'à  sa  porte,  comme 
un  oiseau  son  faible  piège.  Je  ne  l'ai  plus  revue. 

J'ai  demandé  à  mon  Américain  comment  tu  étais 
fait.  Il  n'a  même  pas  pu  me  dire  si  tu  avais  de  la  barbe. 
Laisse-le  te  regarder  de  près. 

...  Si  j'ai  changé?  Dis-moi  d'abord  un  peu  comment 
j'étais  à  seize  ans.  Donne-moi  un  peu  de  mes  nouvelles. 
Je  n'ai  ni  photos,  ni  lettres  de  ce  temps-là  et  tu  es,  —  avec 
moi,  que  je  ne  crois  pas,  —  le  seul  témoin  que  je  rencon- 
trerai jamais. 

Cher  Pavel. 

Comment  tu  étais  fait  ?  Te  rappelles-tu  ce  bal  masqué 
où  Julia  von  Lilienkron  me  confia  son  collier  pour  une 
semaine.  Ce  soir-là,  je  revins  seul  ;  ce  collier,  à  moi, 
me  donnait  l'humeur  vagabonde  ;  j'avais  un  peu  pressé 
Julia  sur  mon  cœur,  et  pendant  qu'elle  dansait  ses 
pyrrhiques  avec  la  marque  imprimée  de  toutes  ses  perles 
autour  de  sa  gorge,  comme  si  on  l'avait  retirée  à  temps, 
par  ses  pieds  nus,  de  la  mâchoire  d'un  monstre,  je  longeai 
risaar,  les  balustrades  du  Maximihaneum,  et  tout  chemin 
enfin  qui  me  laissait  un  côté  libre.  Je  rentrai  ;  je  déposai 
le  collier  sur  mon  bureau,  dans  une  boîte  de  verre.  La 
lune  l'inondait,  jamais  colHer  en  pension  ne  fut  nourri 
aussi  abondamment.  Je  me  mis  à  écrire;  la  boîte  était  à 


NUIT    A    CHATEAUROUX  247 

la  place  de  l'encrier,  dès  que  je  cherchais  de  l'encre,  ma 
plume  s'y  heurtait.  J'écrivis  ton  portrait,  le  dos  à  la 
fenêtre  ;  du  café  Stéphanie  sortaient  peu  à  peu  les  habi- 
tués, Wedekind  et  sa  femme,  et  j 'entendais  plus  clairement 
la  voix  de  sa  femme,  car  il  la  portait  toujours  à  caHfour- 
chon  sur  son  dos  ;  Kurt  Eisner,  qui  soufflait  pour  le  net- 
toyer dans  son  fume-cigarettes  jusqu'à  ce  qu'il  sifflât  — 
parfois,  les  jours  de  grande  fumerie,  je  n'entendais  le  sifflet 
que  de  très  loin,  près  de  l'Académie  ;  Max  Halbe  avec 
LiU  Marberg,  et  j'entendais  tout  près  la  voix  du  gros  Halbe 
comme  si  cette  fois  c'était  Lili  qui  le  portait  sur  ses 
épaules.  J'écrivais  lentement;  pour  chaque  phrase  sur  toi, 
je  devais  céder  ainsi  tout  un  écrivain  bavarois,  parfois 
avec  son  supplément.  J'écrivais  le  prologue  d'un  roman 
appelé  Pavel  et  Régina  : 

«  Pavel,  disait  le  premier  chapitre,  ne  pardonnait 
jamais  une  phrase  méchante  prononcée  devant  lui. 
Enfant,  alors  qu'il  n'avait  point  encore  le  droit  de 
parler  à  table,  si  l'un  des  convives  attaquait  un 
absent,  il  frémissait,  ses  dents  claquaient,  il  donnait 
tous  les  signes  que  provoque  le  vrai  venin.  Ses 
gouverneurs  avaient  dû  veiller  à  ne  jamais  porter  de 
jugements  siu:  ses  amis  ;  on  ne  condamnait  point,  on 
n'exécutait  point  autour  de  lui.  Les  domestiques  renvoyés 
partaient  pour  cause  d'héritage,  de  noces...  Ses  maîtres 
s'habituaient  à  lui  parler  sans  rigueur  des  défauts,  des 
crimes.  Si  l'un  d'eux  décrivait  un  péché  mortel,  il  sur- 
veillait les  yeux  de  Pavel,  excusant  le  péché  à  la  première 
larme,  à  la  première  pression  de  son  âme.  Les  méchants 
donc  y  gagnaient.  Des  travers  intolérables  vivaient  en 
paix  autour  de  lui.  En  somme  il  avait  ses  pauvres,  mais 


248  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

c'était  la  vanité,  le  vol  et  la  luxure  (feorel  en  un  mot). 
Il  était  curieux  de  l'entendre  discuter  l'histoire  avec 
Régina,  qui  ne  voulait  connaître  des  héros  et  des  rois 
que  leur  mort,  alors  que  lui  ne  les  connaissait  que  de 
leur  naissance  à  une  période  brumeuse  où  ils  disparais- 
saient sans  périr. 

«  Pavel  était  beau.  La  mode  n'y  était  pour  rien,  ni  son 
âge.  Tous  ses  portraits  d'enfant  étaient  beaux  —  ses 
portraits  de  vieillesse  aussi,  sa  mère,  son  grand-père  — 
et  Régina  ne  pouvait  éprouver  de  défiance  pour  une  beauté 
qu'il  portait  comme  on  porte  un  grand  nom.  Sa  prunelle 
surtout  était  si  large  que  Régina  n'avait  qu'à  s'asseoir  à 
peu  près  en  face,  pour  se  servir  avec  lui,  tendrement 
économe,  d'un  seul  regard. 

«  Pavel  avait  des  tics.  Il  touchait  ce  qu'il  admirait. 
Si  l'un  de  ses  amis  étrennait  une  cravate,  toute  la  journée 
il  le  tenait  par  cette  laisse  même,  l'étranglant.  Dans  les 
pinacothèques,  il  arrivait  à  toucher  du  doigt,  en  dépit  des 
gardiens,  ses  tableaux  préférés,  d'un  geste  sûr,  comme  s'ils 
avaient  vraiment  un  point  sensible.  Régina  redoutait  qu'on 
fît  devant  lui  l'éloge  de  ses  cheveux,  ou  de  ses  bottines,  car 
il  arrivait  aussitôt  et  les  touchait.  Le  pianiste  qui  jouait 
du  Mozart  avait  toutes  les  peines  à  l'empêcher  de  taper 
sur  la  note  qui  lui  avait  plu  dans  la  précédente  phrase, 
et,  ses  mains  occupées,  défendait  le  piano  des  épaules 
ou  des  avant-bras. 

«  Pavel  était  généreux  ;  il  passait  les  journées  à  main- 
tenir l'équihbre  entre  les  prévenances  du  monde  et  ses 
réponses.  Il  était  peu  d'oiseaux  qu'il  n'eût  suivi  des  yeux 
jusqu'à  ce  qu'ils  disparussent,  m'empêchant  de  parler  ;  peu 
de  petits  Turcs  bossus  rêvant  sur  les   ponts   de  l'Isar 


NUIT    A    CHATEAUROUX  249 

près  desquels  il  ne  se  fût  accoudé  une  minute,  une  seconde 
s'il  était  pressé,  composant  malgré  lui  son  corps  sur  le 
leur,  se  voûtant  ;  ou  bien  il  se  libérait  des  objets  en  pro- 
nonçant en  français  le  nom  de  leur  couleur  :  rouge,  Ten- 
tendis-je  un  jour  crier  du  haut  du  Maximilianeum  ;  bleu, 
vert!  Et  l'écho  nous  revenait.  C'était  que  Pavel  se  Hbé- 
rait,  non  pas  d'un  perroquet,  mais  de  Munich  tout 
entière,  toits,  tramways  et  arbres,  et  il  descendait  tout 
léger...  » 

Je  n'allai  pas  plus  loin  cette  nuit-là,  Pavel.  Le  jour  me 
surprit,  et  j'entrai  dans  ta  chambre.  Tu  venais  du  bal 
Goethe,  où  tu  avais  figuré  en  Goethe  centenaire.  Fauteuils, 
tables,  ht,  tout  dans  ta  chambre  était  jonché  des  défroques 
de  la  vieillesse,  de  perruques,  de  joncs  à  bec,  de  culottes 
puce,  de  tabatières...  Toi,  endormi,  tu  éclatais,  tes  yeux 
fermés  dans  de  beaux  sourcils  neufs  :  de  ce  passage  dans 
la  vieillesse,  il  ne  te  restait  qu'un  peu  de  rouge  aux  joues. 

Voilà  ton  portrait.  Et  le  mien  ? 

Cher  Jean, 

Pourquoi  me  rappelles-tu  mes  retours  du  bal  masqué  ? 
Pourquoi  étions-nous  ces  jours-là,  sous  nos  loups,  si 
graves  ?  Pourquoi  ne  me  semble-t-il  avoir  porté  les 
vérités  de  notre  enfance  que  sous  ces  déguisements  ? 
Les  balayeuses  à  jupon  vert  sous  leur  chapeau  à 
queue  de  chamois  arrosaient  déjà  à  flots  le  macadam  ; 
les  becs  de  gaz  se  reflétaient  sur  le  dernier  fond  des  rues 
inondées  et,  dans  l'avenue  des  Théatins,  copiée  sur  Venise, 
nous  paraissions  marcher  sur  les  eaux.  Un  vieux  professeur 
rentrait  à  la  dérobée,  et  ses  lunettes  flamboyaient  tout  à 
coup  —  comme  les  yeux  des  chats  qu'effraie  la  nuit  une 


250  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

auto.  A  travers  les  jardins  royaux  et  les  places  semées  de 
palais  grecs,  byzantins,  florentins,  qui  semblaient,  eux  aussi, 
déguisés  pour  la  nuit,  nous  rentrions  sous  ces  masques  que 
nous  dictait  je  ne  sais  quel  indéfinissable  contraste;  toi  en 
pâtre  suisse  et  moi  en  Bettina  Brentano  ;  toi  en  Agamem- 
non  et  moi  en  bouc  de  Goya  ;  ou,  simple  échange,  toi  en 
Russe  et  moi  enBreton  ;  chacun  agrippé  à  l'arme  ou  au  bâton 
de  l'autre,  et  nous  avions  tous  les  silences,  tous  les  attache- 
ments et  les  éloignements  subits  que  peuvent  avoir  entre 
eux  des  gens  qui  se  tiennent  par  des  épées  ou  par  des 
thyrses.  Des  mandolines  résonnaient  au  loin,  étouffées, 
car  il  gelait  et  les  musiciens  pour  rentrer  avaient  mis  leurs 
gants.  Quand  la  sentinelle  du  duc  Cari  Théodor  avait 
le  pantalon  noir  des  Prussiens,  nous  criions  :  Vive  la  Ba- 
vière, et  nous  nous  sauvions,  enjambant  les  tuyaux 
d'arrosage  en  soulevant  nos  manteaux  et  nos  traînes, 
comme  des   dames... 

Ou  bien  tu  parlais,  avec  tes  mots  français  si  purs. 
Je  te  prenais  le  bras,  car  on  ne  pense  jamais  mieux  à  toi 
que  si  l'on  te  prend  et  te  serre.  Je  me  disais  que  douce  est 
la  certitude  de  posséder  un  ami  qui,  devant  la  mort,  devant 
le  mal,  devant  un  supplice  honteux,  se  plaindrait  dans 
un  langage  noble,  ne  pourrait  appeler  à  son  secours  que 
les  dieux  honnêtes,  les  hommes  honnêtes.  Jamais  un  juron 
dans  ton  langage  ;  tu  donnais  je  ne  sais  quel  honneur  aux 
noms  propres  et  c'est  depuis  toi  qu'ils  me  laissent  dans  la 
bouche  leur  sens  ancien,  comme  un  noyau.  Aussi  je  ne 
m'étonnais  pas  de  te  voir  inspirer  tant  de  confidences  ;  moi, 
je  n'avais  pas  de  pensées  secrètes,  mais  tous  mes  mouve- 
ments secrets  arrivaient  près  de  toi  à  ma  surface.  Si 
souvent  quand  j'entrais  dans  ta  chambre,  un  visiteur 


NUIT    A    CHATEAUROUX  25 1 

OU  une  visiteuse  se  taisait  brusquement,  tendait  une  main 
vive  vers  son  chapeau  ou  son  pardessus,  comme  si  je 
l'avais  surpris  nu  ;  il  venait  de  mettre  en  gage  un  secret. 
Dès  lors,  entre  vous  deux,  se  jouait  une  intrigue  qu'il  ne 
soupçonnait  pas  toujours.  En  toi  le  secret  grandissait,  tu 
savais  par  des  phrases  hostiles  le  défendre  contre  son 
maître,  quand  il  avait  démérité.  S'il  le  négligeait,  l'oubliait, 
cela  allait  mieux  encore  ;  tu  l'adoptais  pour  toi-même. 
J'étais  irrité  de  te  voir  accepter  sans  choix  tous  ces 
dépôts  ;  de  te  voir  parler  avec  complaisance  à  des  imbé- 
ciles, à  des  inconnus,  comme  si  tu  supposais  à  leurs  actes 
vulgaires  une  raison.  En  chaque  indifférent,  en  chaque 
médiocre,  tu  respectais  un  secret  possible,  et,  moi,  tu 
semblais  me  juger  non  d'après  ce  visage,  que  toi-même 
disais  franc,  non  par  mon  langage  un  peu  simple,  ou  par 
ces  douze  aventures  de  ma  vie  qui  me  rapportèrent  douze 
marks,  mais  par  quelque  qualité  étrange,  que  tu  finirais 
bien  un  jour  par  connaître,  et  qui  était  la  clef  de  cette 
clarté,  de  cette  simphcité...  Ne  t'en  prends  qu'à  toi, 
alors  que  ma  mère  était  Russe,  si  je  t'ai  avoué  qu'elle 
était  Persane — un  jour  àTegernsee  où  tu  semblais  chercher 
des  ombres  sur  mon  visage  et  où  j'avais  honte  de  ma  peau 
blanche,  —  ce  jour-là  où  la  kronprinzessin  voulut  jouer 
avec  nous  au  tennis,  et  où  nous  relancions  la  balle  douce- 
ment, doucement,  car  elle  portait  un  fils. 

C'est  ainsi  que  s'écoula  la  première  veille.  Déjà  les 
blessés  endormis  sur  leur  côté  droit  se  tournaient  pénible- 
ment sur  le  gauche,  sur  le  cœur,  et  commençaient  la  part 
inspirée  de  leur  nuit.  C'est  ainsi  que  nous  oubHions  tous 
deux  de  nous  parler  de  la  guerre,  et  des  seize  ans  passés. 


252  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Chacun  interrogeait  avidement  ce  miroir  inespéré  qui 
lui  renvoyait  son  image,  un  miroir  ami,  une  image  jeune. 
Et  les  réponses  nous  perçaient  ou  caressaient  comme 
un  feu  de  lentille.  Tous  deux  vêtus  à  nouveau  de 
chemises  raides  de  lycéen,  tous  deux  anonymes,  rasés 
de  frais,  épurés  aussi  par  le  mal,  nous  étions  aussi 
nets  qu'il  le  faut  pour  se  renvoyer  des  souvenirs.  A  ce 
monde,  à  ce  présent  nous  appartenions  aussi  peu  que 
possible,  et  l'on  entendait  juste  les  bruits  que  fait  la 
terre  quand  le  temps  suspend  son  cours  :  les  vraies  glaces 
sur  les  commodes  craquer,  les  infirmiers  américains  poser 
des  tasses  sur  le  pavé  du  couloir...  Dans  ce  même  Ht  où 
les  enfants  berrichons  ambitieux  s'étendent  tout  droits  et 
dorment  tendus  sur  je  ne  sais  quel  méridien,  voilà  que  nous 
retrouvions,  cette  fois,  le  passé  ;  un  passé  que  nous  nous 
entendions  à  ne  pas  détruire,  à  garder  intact  en  ne 
prononçant  pas  le  nom  d'un  nouvel  ami,  à  ne  pas  décolorer 
en  disant  le  nom  d'une  nouvelle  ville  ;  en  n'y  mêlant  rien 
des  seize  autres  années  ;  en  craignant  toute  nouvelle  de 
nous-mêmes,  comme  si  elle  dût  être  décevante,  comme  s'il 
était  évident  qu'en  vieiUissant  on  démérite  ;  comme  s'il 
était  la  règle  que  deux  jeunes  gens  impétueux  et  parfaits 
devinssent,  une  fois  écoulés  dix  ans  de  paix  et  six  ans 
de  guerre,  des  hommes  paresseux  et  des  lâches... 

Minuit  sonna.  La  grande  horloge  de  l'hôpital  était  entre 
nos  deux  chambres.  Chacun,  effleuré  par  une  onde  diffé- 
rente, par  une  caresse  autre  du  temps,  se  sentit  soudain  d'un 
autre  âge  que  l'autre.  Un  long  moment  les  infirmiers  nous 
abandonnèrent,  car  c'était  leur  relève.  Nous  attendions, 
énervés,  comme  deux  amis  au  téléphone  dans  un  danger 
quand  la  demoiselle  coupe  le  fil.  Il  y  avait  aussi  à  lutter 


NUIT    A    CHATEAUROUX  253 

contre  le  sommeil  ;  je  m'endormis  ;  une  minute,  comme  si 
la  téléphoniste  s'était  trompée,  j'eus  à  parler  avec  un 
enfant  situé  juste  aux  Antipodes,  dont  le  bras  s'allongeait 
vers  moi,  s'allongeait,  un  peu  coudé  pour  épouser  la 
courbe  de  la  terre  ;  puis,  cette  fois  la  téléphoniste  s'était 
trompée  de  plusieurs  chiffres,  avec  moi-même  général 
entrant  dans  Munich  ;  sans  qu'il  y  eût  aucun  étendard 
autour  de  moi,  j'avais  le  visage  martelé  sans  répit  comme 
quand  j 'étais  soldat  près  du  porte-drapeau  et  que  le  vent  me 
poussait  dans  les  joues  les  franges  de  métal  ;  vingt  filles 
munichoises,  leurs  coques  sur  les  oreilles,  inclinaient  jusqu'à 
terre  leurs  têtes  pâles,  pâles,  et  comme  elles  restaient 
courbées  une  minute  les  relevaient  rouges,  rouges... 
Mais  jamais  ami  ne  fut  réveillé  plus  doucement  ;  l'en- 
voyé de  Pavel  était  maintenant  une  infirmière  ;  de  sa 
main  elle  ouvrit  elle-même  mes  yeux,  jamais  téléphoniste 
ne  redonna  plus  tendrement  un  fil.  Digne  de  Jackson-Ci ty, 
sa  patrie,  seule  ville  du  monde  où  la  place  publique  soit 
entourée  de  sept  temples  pour  les  sept  modes  d'amitié. 
Miss  Daniels  s'amusa  de  notre  aventure  et  s'y  engagea 
comme  esclave  ;  elle  promit  de  nous  empêcher  de  dormir; 
par  des  tisanes,  par  du  rhum  nous  drogua  comme  des 
coureurs,  et  prit  sur  elle,  voyant  ma  soif,  d'ouvrir  une 
bouteille  de  Champagne.  Le  bouchon  sauta,  et  réveillé  par 
ce  bruit  qui,  dans  les  hôpitaux,  annonce  une  mort  pro- 
chaine, derrière  le  paravent  mon  voisin  se  retourna  soudain 
comme  un  dormeur  derrière  le  bouclier  de  tranchée  sur  lequel 
une  balle  ricoche. . .  Mais  toute  femme,  mais  une  Américaine 
même,  est  trop  faible  pour  maintenir  à  leur  distance 
deux  âmes  d'hommes  qui  s'appellent  et  s'évitent.  Miss 
Daniels  me  regarda,  et  en  se  penchant,  pour  tout  rapporter 


254  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  Pavel,  elle  toucha  mes  cheveux,  mon  poignet,  regarda  ma 
feuille  de  fièvre.  Pavel  sut  que  je  n'étais  pas  chauve,  il 
sut  combien  de  fois  mes  artères  battaient  par  minute  et, 
à  un  dixième  près,  ma  chaleur  ;  elle  apporta  des  fleurs, 
remua  quelques  meubles,  installa  dans  la  chambre  je  ne 
sais  quelle  ressemblance  avec  la  chambre  de  Pavel.  Elle 
découvrit  le  Natoire,  le  déroula,  disparut  avec  lui,  et  au 
retour  étendit  près  de  moi,  sur  mon  lit  même,  tout  gon- 
flés encore  d'air  et  s'affaissant  comme  arrachés  à  im 
fantôme,  les  habits  de  Pavel. 

Un  uniforme  lamentable.  Un  vieux  pantalon,  avec 
une  jambe  coupée,  avec  des  pièces  neuves  comme  on 
en  met  aux  panneaux  dans  les  cibles,  et  l'on  devinait 
maintenant  que  les  Allemands  visaient  Pavel  aux 
jambes.  Une  capote  un  peu  plus  neuve,  mais  délabrée 
aux  coudes  :  la  guerre  usait  les  vêtements  de  Pavel 
aux  mêmes  places  que  la  pension  Kissling.  Pavel  au  com- 
bat s'accoudait,  comme  à  la  fenêtre  de  Schwabing, 
prenait  sa  tête  dans  ses  mains.  Quand  miss  Daniels 
fut  partie,  je  fouillai  cet  uniforme,  ainsi  que  je  le 
faisais  parfois  d'un  mort,  devant  les  lignes,  la  nuit, 
m'étendant  contre  lui,  parallèle,  caché  par  lui  —  et  quand 
une  douleur  traversait  mon  côté  droit,  m'arrêtant  une 
minute,  rigide  et  la  main  soudain  immobile  dans  une 
de  ses  poches,  comme  autrefois  quand  une  balle  pas- 
sait dans  le  voisinage.  Il  s'agissait,  il  s'agissait  juste- 
ment d'identifier  Pavel. 

C'était  peut-être  Pavel.  Mais  rien,  comme  d'ailleurs 
jadis  dans  ses  vestons,  qui  aidât  à  le  reconnaître.  Il  dé- 
chirait ses  lettres  dès  qu'il  les  avait  lues,  ses  photographies 
dès  qu'il  les  avait  vues  et  c'est  encore  dans  la  glace  qu'il 


NUIT    A    CHATEAUROUX  255 

se  regardait  le  plus  longuement.  Rien  qu'on  n'ait  pu  trouver 
dans  la  poche  du  premier  tué  venu,  à  part  justement  un 
petit  miroir  cerclé  d'or,  tout  ce  que  contiennent  les  poches 
d'un  soldat  :  du  côté  droit,  ce  dont  on  a  besoin  à  chaque 
heure,  ce  qu'on  atteint  facilement,  un  porte-monnaie 
décousu  dont  on  pouvait  obtenir  les  sous  en  le  secouant 
comme  une  tirelire  ;  un  gros  couteau  de  l'armée  suisse,  pays 
où  l'on  mange  ;  un  mouchoir  tout  rouillé,  rouge  et  vert, 
à  dessins  anglais,  pays  des  rhumes  ;  du  côté  gauche,  ce 
qui  n'est  nécessaire  que  toutes  les  semaines,  tous  les 
mois  :  un  jeune  porte-monnaie  en  cuir  violet  ;  un  petit 
couteau  damasquiné  de  l'armée  norvégienne,  pays  où 
l'on  sculpte  ;  un  mouchoir  de  pur  fil,  celui  que  l'on  garde 
pour  la  blessure  ou  pour  une  rencontre,  gris  sur  les  deux 
faces,  à  l'intérieur  tout  blanc  comme  un  Uvre.  J'étais 
ému  de  voir  Pavel  croire  encore,  comme  un  simple  soldat, 
malgré  l'âge,  malgré  la  guerre,  que  tout  objet  a  deux 
buts  —  couteau  ou  bourse  —  orner,  servir.  Le  tout  sau- 
poudré de  ces  grosses  miettes  de  pain,  si  dures,  de  ces 
fragments  de  chocolat,  de  ces  graines  de  riz,  qui  font  que 
des  moineaux  se  mêlent  aux  corbeaux  pour  picorer  les 
cadavres.  Le  tout  mélangé  de  ces  correspondances  du 
tramway  Montparnasse,  de  ces  bonnes  aventures  données 
par  des  sourds-muets  et  disant,  au-dessous  d'un  dessin  de 
taureau  :  Votre  caractère  est  affable...  si  tristes  quand 
on  les  retrouve  dans  sa  poche  à  l'étranger,  plus  tristes 
encore  dans  les  goussets  des  morts.  Il  manquait  seulement 
le  livret  militaire,  que  Pavel  avait  dû  déchirer  le  jour  de 
la  mobilisation  après  y  avoir  contrôlé  soigneusement  ses 
noms  et  s'il  savait  nager.  Tous  ces  objets  enfin  qui,  sur 
mon  Ht  maintenant  rassemblés  paraissaient  les  rouages 


256  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'une  horloge  démontée,  et  que  j  e  remis  chacun  dans  la  poche 
exacte,  bon  horloger  après  quatre  ans,  sans  qu'il  m'en 
restât  un  seul  inutile  et  mystérieux.  Cher  Pavel,  anonyme 
et  parfait  dans  les  combats,  ainsi  que  tous,  comme 
une  montre  ! 

La  lune  était  couchée  ;  toutes  les  lumières  étaient  mortes  ; 
il  n'y  avait  plus  de  clair,  dans  l'hôpital  et  dans  Château- 
roux,  car  miss  Daniels  ne  se  souciait  pas  de  tomber  ou  de 
se  heurter,  que  le  court  chemin  qui  menait  sinueusement, 
par  des  escaliers  et  par  des  angles  droits,  de  chacune  de 
nos  deux  chambres  à  un  ami  inaccessible... 


* 

*  * 


Une  femme  curieuse  ne  tourne  pas  en  vain  autour  de 
deux  cerveaux. 

—  Et  dans  la  vie,  qu'as-tu  fait  ?  m'écrivit  enfin  Pavel. 
Car,  un  peu  ivre  de  Champagne,  il  laissait  miss  Daniels 

faire  un  trajet  pour  une  seule  phrase. 

—  Rien  d'irrémédiable,  Pavel,  j'ai  voyagé.  Je  ne 
suis  pas  marié.  Je  travaille...  En  te  quittant  j'ai  préparé 
plusieurs  diplômes  en  Sorbonne  et  à  Harvard  ;  il  y  a 
deux  ou  trois  petits  arpents  de  science  ou  d'art  où  je 
détiens,  plus  qu'aucun  homme  au  monde,  la  vérité  et 
où  je  reçois  désormais  ceux  qui  s'y  aventurent  :  la  question 
des  salaires  agricoles  dans  l'arrondissement  de  Lapalisse, 
les  rapports  métriques  entre  les  hymnes  d'Alamanni  et 
les  odes  pindariques  de  Ronsard,  avec  une  annexe  sur 
les  rythmes  mouvants  de  Platen  ;  la  distinction  dans  les 
dialogues  de  Léon  Hébreu  entre  les  degrés  du  demi-cercle 
et  du  cercle  entier  des  choses.  Voilà  les  trois  petits  fonds 


I 


NUIT    A    CHATEAUROUX  257 

de  la  connaissance  humaine  où  je  suis  le  seul  à  avoir  pied... 
Et  toi  ? 

Miss  Daniels  courut. 

—  Je  suis  comme  quand  tu  m'as  connu.  J'ai  voyagé. 
Je  suis  célibataire...  Je  travaille. 

Ainsi  par  peur  d'être  déçus,  nous  nous  entêtions  à 
vouloir  rester  l'un  pour  l'autre  ce  que  nous  étions  autre- 
fois et  nous  avions  toujours  ce  moyen  de  nous  dire  sem- 
blables l'un  à  l'autre.  Parler  de  nos  métiers  ?  Comment 
supposer  qu'ils  soient  deux  métiers  égaux,  comme  nos 
destins  autrefois.  Pourquoi  prouver  à  l'un  qu'il  avait 
perdu  la  course  ?  Du  moins,  chacun  derrière  le  mot  céli- 
bataire et  le  mot  travail,  nous  étions  à  l'abri...  Ou  plutôt, 
je  le  compris  plus  tard,  chacun  craignait  peut-être  de 
rencontrer  en  l'autre  un  homme  mûr,  alors  que  lui-même 
ne  l'était  pas.  La  seule  ressemblance  entre  Pavel  et  moi 
était  que  le  sort  nous  avait  désignés,  avec  peu  d'autres, 
pour  une  jeunesse  vivace,  parfaite,  que  dès  dix-sept  ans 
nous  avions  reconnue,  à  ce  point  ménagée  et  soignée  que 
nos  défauts  et  nos  qualités  de  quinze  ans  n'étaient  pas 
devenus  ceux  des  hommes,  mais  de  gigantesques  défauts 
et  quaUtés  d'enfant...  Ou  plutôt...  Mais  ae  cela  je  parlerai 
un  autre  jour... 

—  Cher  Jean,  m'écrivit  Pavel,  miss  Daniels  m'avoue 
que  tu  as  fouillé  mes  poches.  Il  manquait  mon  porte- 
feuille. Je  t'envoie  le  seul  papier  qu'il  contînt.  Il  te 
renseignera  mieux  sur  moi  qu'un  éphéméride,  Mais 
envoie-moi  une  lettre  du  tien  —  tu  en  avais  toujours 
cinquante,  —  au  hasard... 

La  lettre  que  m'envoyait  Pavel  était  usée  aux  pHs  ; 
il  l'avait  recollée,  à  défaut  de  papier  gommé,  avec  de 

17 


258  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vrais  timbres  ;  l'enveloppe  était  rongée  sur  tout  son 
contour,  comme  si  l'on  avait  dû  ouvrir  au  coupe-papier 
les  quatre  tranches  pour  l'avoir. 

Pavel,  disait  la  lettre,  je  vais  ruiner  en  une  seule  fois 
«  tous  vos  projets,  je  n'irai  pas  demain  à  l'exposition  de  vos 
«  paysages  ;  je  n'irai  pas  non  plus  après-demain  voir  votre 
«  marchand  de  couleurs  ;  le  mois  prochain  je  ne  vous 
«  épouserai  pas;  je  n'aurai  pas,  le  jour  de  mon  mariage, 
«  une  robe  dessinée  par  vous  ;  je  ne  m'étendrai  pas  dans  ce 
«  lit  dont  vous  a\âez  fait  le  plan  ;  je  ne  regarderai  pas 
«  avec  vous,  d'un  balcon,  cet  horizon  de  Florence  dont  vous 
«  m'avez,  un  jour,  tracé  la  ligne  au  crayon,  ni  même  celui 
«  de  Rome,  plus  beau,  que  vous  avez  tracé  à  l'encre,  ni  cette 
«  troisième  ville  non  plus  dont  j'ai  oublié  le  nom,  la  plus 
«  belle,  dessinée  à  la  sépia.  Je  n'aurai  pas  constamment  d'un 
«  de  mes  objets,  d'un  de  mes  enfants,  ces  croquis  qui,  pour 
«  moi,  les  redressent  et  les  corrigent,  car  vous  peignez 
«  toujours  debout  et  vous  êtes  plus  haut  que  moi.  Je  ne 
«  cueillerai  jamais  ces  grosses  châtaignes  de  Russie  dont 
«  vous  m'avez  dessiné  les  coques.  Je  ne  verrai  plus  de 
«  peintres,  ni  vous,  ni  mes  amis.  Je  vais  vivre  désormais 
«  sans  être  vue,  j'épouse  im  ingénieur.  Quelquefois,  de 
«  loin  en  loin,  d'un  œil  fugitif ,  de  votre  œil,  je  regarderai 
«  ce  que  je  pourrai  voir  de  moi,  mes  genoux,  mes  mains... 
«  Pardonnez-moi.  J'étais  déjà  fiancée  et  n'ai  pas  osé 
«  vous  le  dire... 

Or  j'avais  la  même,  lettre  dans  ma  ceinture... 

—  Mon  cher  Pavel, 

Avec  quoi  m'écris-tu  ?  Est-il  possible  qu'avec  un  stylo 
tu  fasses  autant  de  pâtés  et  d'éclaboussures.  Tu  dois  être  le 


NUIT    A    CHATEAUROUX  259 

blessé  de  France  qui  a  le  plus  de  taches  d'encre  à  ses  draps. 

Ci-joint  une  lettre... 

«  Jean,  disait  la  lettre,  vous  savez  maintenant  à  quoi 
«  j'ai  employé  chaque  heure  de  ma  journée.  J'y  ai  fait 
«  tenir  un  enterrement,  un  baptême,  un  mariage.  Cela  ne 
«  vaut  évidemment  pas  une  mort,  une  naissance,  des 
«  aveux.  Mais,  même  caressée  à  travers  des  voiles  ou  des 
«  tentures,  la  vie  a  son  prix.  Entre  ces  cérémonies,  car 
«  vous  ne  supposez  pas  qu'elles  aient  eu  lieu  dans  la  même 
«  famille,  j'ai  pris  le  temps  de  songer  à  vous.  Vous  avez 
«  rendu  ma  pensée  paresseuse,  elle  ne  dépasse  plus  le  pre- 
«  mier  cercle  de  mon  cœur.  J'avais  pris  dans  la  voiture, 
«  non  pas  vos  derniers  vers,  mais  ce  cahier  de  vos  devoirs 
«  de  classe,  quand  vous  étiez  en  quatrième.  J'adore  la 
«  narration  du  petit  naufragé,  quand  le  jeune  tigre  est 
«  devenu  une  accorte  tigresse  et  s'entend  enfin  avec  le 
«  chien.  J'adore  le  discours  de  Thémistocle  aux  trirèmes, 
«  lorsqu'il  déclare  faire  plus  de  cas  de  sa  mère  la  Carienne 
«  que  de  la  belle  Léocratida.  Il  est  de  la  fin  de  juillet,  il 
«  a  toute  la  vieillesse,  toute  la  sagesse  de  la  quatrième.  Il 
«  dédaigne  les  prosopopées,  si  belles  en  janvier;  les  transi- 
«  tions  par  des  phrases  sur  la  nature,  si  neuves  au  trimestre 
«  de  la  Toussaint.  Vous  avez  eu  la  jeunesse  et  la  vieillesse 
«  de  chaque  année  d'enfant,  vous  l'aurez  de  chaque  âge. 
«  Vous  êtes  au  fond  le  seul  homme  que  j'aie  jamais  vu,  le 
«  seul  qui  me  semble  à  la  fois  achevé  et  périssable.  Jamais 
«  plus  vous  ne  serez  redistribué  aux  éléments,  vous  voulez 
«  bien,  n'est-ce  pas,  que  je  profite,  autant  que  je  le  peux, 
«  avec  un  peu  de  désespoir,  de  votre  dernière  vie...  De 
«  notre  dernier  mois  aussi,  car  —  le  saviez- vous  —  je 
«  me  marie  à  Pâques.  » 


200  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  ainsi,  par  hasard,  mai?  par  la  main  à  chacun  la 
plus  douce  et  amère,  que  le  métier  de  chacun  fut  révélé. 
Le  même,  au  fond,  pour  tous  deux.  Je  suis  certes  le 
poète  qui  ressemble  le  plus  à  un  peintre.  Je  ne  peux  écrire 
qu'au  milieu  des  champs  ;  trouver  des  rimes  qu'en  voyant 
des  objets  semblables  ;  atteindre  le  mot  qui  fuit  que  si 
un  homme  fait  un  geste,  que  si  un  arbre  s'incline.  D'un 
index  qui  laisse  les  autres  doigts  tenir  la  plume,  je  dessine 
dans  l'air,  avant  qu'elle  ait  sa  vraie  forme,  chaque  phrase  ; 
j'écris  malgré  moi  le  nom  de  chacun  de  mes  amis  avec 
son  écriture  même,  et  mes  manuscrits  semblent  pleins 
de  leurs  signatures  ;  les  jours  où  il  pleut,  je  me  sens  libre 
de  mon  métier  comme  les  aviateurs,  comme  les  peintres  ; 
j'écris  devant  les  femmes  comme  devant  un  modèle  ; 
pas  un  mot  sur  elles  que  j'aie  écrit  à  plus  de  cinq  mètres 
d'elles.  Maintenant  même,  dans  cette  chambre  dont 
on  emportait  le  paravent,  car  le  vent  de  la  mort,  c'était 
bientôt  l'aurore,  devait  souffler  dans  une  chambre  voisine, 
j'écrivais  àPavelles  yeux  fixés  sur  mon  voisin  endormi. 
Il  respirait  régulièrement,  et  ces  deux  gros  poumons 
attisaient  mon  cœur.  Il  se  découvrait  soudain  la 
poitrine,  je  voyais  une  poitrine  semblable  à  toutes  les 
autres,  des  épaules  semblables  à  toutes  les  épaules, 
il  devenait  soudain  mystérieux,  anonyme,  et  c'était 
comme  si  un  modèle  se  voile  le  visage.  Il  ridait  son  front 
une  seconde,  et  c'était  comme  si  un  modèle  prend  son 
rouge  sans  y  penser  et,  sans  qu'il  s'en  doute,  s'ajoute  une 
couleur  ;  et  dès  que  miss  Daniels  était  là,  les  mots  ne  me 
venaient  plus,  comme  les  teintes  à  celui  qui  peint  entre 
deux  lampes. 

Pavel  parut  moins  satisfait   que    moi.   II   avait   bu 


NUIT    A    CHATEAUROUX  201 

presque  à  lui  seul  la  seconde  bouteille  de  Champagne  et 
cela  aussi  expliquait  son  agitation. 

—  Ah  !  tu  es  poète  ?  m'écrivit-il.  Je  ne  sais  si  j'ensuis 
heureux  ou  déçu.  Tous  les  camarades  que  j'ai  laissés 
étudiants  en  droit,  en  pharmacie,  en  histoire,  un  sort 
veut  que  je  les  retrouve  en  architectes,  en  sculpteurs, 
en  graveurs.  A  la  seconde  rencontre,  leur  métier  est  moins 
matériel  encore,  ils  sont  musiciens,  poètes.  En  quel  élé- 
ment seront-ils  à  la  troisième  ?  Si  j'aperçois  dans  un  salon 
une  brave  tête  de  banquier,  de  secrétaire  d'ambassade, 
à  mesure  que  j'avance  vers  elle,  ses  yeux  se  voilent,  son 
menton  s'allonge,  et  j'apprends  que  c'est  une  tête  de 
peintre,  de  médailler.  Je  parle  à  mon  voisin  de  table,  c'est 
un  orateur  qui  me  répond.  Il  y  a  trop  d'écho  pour  moi 
dans  ce  monde.  Voilà  que  tu  m'obhges  aux  mêmes  pré- 
cautions ;  tu  es  poète,  je  suis  peintre,  que  d'histoires  ! 
Notre  cœur  à  tous  deux  ne  s'arrête  que  sur  les  cinq  ou  six 
mêmes  phrases  de  la  musique,  sur  les  cinq  ou  six  mêmes 
poèmes  ;  nous  nous  rencontrons  sur  une  terrasse  de  plus 
en  plus  étroite  ;  il  faut  nous  saluer  maintenant,  nous 
enlacer  avec  les  gestes  mesurés  de  deux  acrobates  qui  se 
retrouvent,  après  vingt  ans,  au  faîte  d'une  flèche  de  tour... 
D'ailleurs  je  me  console  de  ne  pouvoir  approcher  les 
hommes...  Tant  pis  ! 

Car  enfin  tu  les  as  vus  ?  Nous  avons  beau  jouer  à 
reprendre  notre  âge  blanc  de  Munich,  tu  as  appris  depuis 
comment  ils  sont  faits,  hein  ?  tu  les  as  vus  ?  Tu  as  vu  ces 
tristes  méplats  de  leurs  tempes,  ces  joues  de  pierre 
ponce,  usées  comme  s'ils  passaient  leur  vie,  depuis 
leur  naissance,  à  se  frotter  à  d'autres  méplats,  à  d'autres 
joues  ?  Du  haut  du  tramway,  tu  les  as  vus  pousser  leurs 


202  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

jambes  de  droite  et  de  gauche,  dès  qu'une  goutte  de  pluie 
les  effleure,  comme  le  protozoaire  qu'un  doigt  d'homme  a 
touché  ?  Tu  as  vu  leur  ardeur,  leurs  salutations  mutuelles, 
dès  qu'ils  se  mettent  à  vingt  dans  un  bureau  de  poste  pour 
retrouver  une  pièce  de  dix  sous  égarée  par  une  vieille 
dame  sous  la  plaque  du  guichet,  et  ces  joies  quand  on  la 
retrouve  ?  Tu  as  vu  les  groupes  d'orateurs  bruns,  sem- 
blables à  des  corbeaux  mouillés,  du  jardin  Bourbon 
surveiller  le  pont  de  la  Concorde.  Tu  as  vu  de  grands 
omnibus  combles  de  facteurs  remonter  la  rue  de  Rennes, 
et  redescendre,  inexplicable  relève,  combles  d'externes 
de  Stanislas  !  Tu  as  vu  les  trains  de  banheue  escaladés 
par  des  milliers  d'innommables  jaquettes,  fendues  en 
deux  pans  que  le  vent  écarte,  tristes  coccinelles  attirées 
par  Chat  ou.  Tu  as  vu  les  quarts  d'agent  de  change  revenir 
de  leur  sixième  de  chasse,  tout  fiers,  avec  un  merle  et 
un  écureuil  entiers.  Tu  as  vu  les  chefs  de  bureau 
sortir  du  ministère  des  Finances,  faussement  neufs, 
invraisemblablement  soustraits  à  la  dignité  d'homme, 
que  semble  toucher  pour  la  première  fois  l'air  de  la  rue, 
fragiles  comme  une  pendule  qui  se  promène  sans  son 
globe.  Tu  as  vu  ceux  qui  ont  l'index  plat  à  force  de  mettre 
leurs  souliers  sans  corne  à  chaussure,  ceux  qui  ne  savent 
que  faire  ae  leurs  mains,  de  leurs  pieds,  —  qui  voudraient 
être  des  boules,  —  qui  les  cachent  dans  leurs  poches  ou 
les  poussent  dans  l'ombre,  comme  les  mauvais  peintres 
les  mains  de  leurs  personnages.  A  l'enterrement  de  sa 
fille  chérie,  tu  as  vu,  avant  le  défilé,  le  père,  une  minute 
droit  et  digne  comme  une  statue,  dos  à  la  sacristie... 
droit  et  fier...  puis  le  premier  gagnant  de  la  course  des 
condoléances  l'atteint,  comme  l'eau  lâchée  sur  un  moulin. 


NUIT    A    CHATEAUROUX  263 

et  dès  lors,  il  se  baisse  et  se  relève  sans  arrêt.  Tu  as  vu 
les  maîtres  de  forges,  entrant  dans  leur  chapelle,  faire  un 
signe  de  croix  précis,  et  les  quatre  vis  qui  maintiennent 
le  visage  et  la  poitrine  des  maîtres  de  forges  contre  leur 
cœur  sont  resserrées  pour  une  semaine.  Tu  as  vu  les 
bugles,  dans  Tristan,  qui  soufflent  une  note  tout  d'un 
coup,  qui  sont  un  peu  plus  rouges  en  reposant  leur  bugle, 
comme  par  pudeur,  comme  un  enfant  qui  a  dans  un 
salon  voulu  dire  un  mot  sur  Yseult.  Tu  as  vu  les  violon- 
cellistes, décharnés  et  coudés  comme  une  mère  débar- 
rassée de  la  veille  d'un  fils,  qui  discutent  avec  de  grands 
gestes,  qui  hurlent,  et  c'est  qu'ils  sont  du  même  avis.  Tu 
as  vu  les  spécialistes  en  pharmacie  se  placer  juste  en  face 
des  palais  Louis  XV,  Louis  XIV,  et  les  ajuster  à  leur 
vue  comme  un  vérascope  :  alors  les  spécialistes  voient 
tout.  Avant  la  guerre,  tu  ne  les  connaissais  que  de  vue, 
tous  ceux-là,  tu  ne  les  avais  touchés  qu'aux  mains, 
mais  depuis  quatre  ans  tu  les  soulèves,  tu  les  pèses.  Tu 
les  connais  maintenant  comme  tu  connaissais  les  femmes  1 
Pas  une  part  de  toi  qui  n'ait  touché  un  homme,  tu  as 
dormi  contre  le  ventre  d'un  mineur,  ta  tête  dans  des 
granges  a  été  prise  entre  le  dos  d'un  chocolatier  et  les 
genoux  d'un  notaire  ;  tu  connais  leur  poids,  et  le  poids 
aussi  d'un  bras  ou  d'un  pied  seul,  séparé  d'eux.  Eh  bien  ? 
Au  revoir,  mon  cher  petit  Jean.  Les  coqs  chantent. 
Des  volets  s'ouvrent.  J'entends  une  seconde  par  la 
fenêtre  ces  gémissements  du  voisin  que  j'entends  le  jour 
par  la  porte.  Miss  Jackson  éteint  notre  chemin  lumineux, 
et  chaque  commutateur  craque  comme  si  elle  écrasait 
un  gros  insecte  flamboyant.  Les  amis  que  j'ai  eus 
depuis     notre    départ  ?    Pourquoi    te     les    nommer  ? 


264  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

La  plupart  sont  tués  maintenant,  et  seront  désormais 
étendus  entre  nous,  les  pieds  vers  Munich,  la  tête  vers 
Châteauroux.  Mes  amies  ?  Te  dire  que  le  mot  Pavel  a  été 
lié  syllabe  par  syllabe,  des  années,  des  mois,  au  mot 
Gilberte,  au  mot  Renée  ?  Les  Allemands  ?  La  guerre  ? 
Non.  J'ai  à  te  dire,  tout  au  plus,  les  deux  premières 
phrases  échangées  avec  celle  dont  tu  as  lu  la  lettre, 

«  —  Comme  vous  avez  l'air  belle,  Irène  ? 

«  —  Il  vous  plaît  à  penser,  petit  Pavel. 

J'ai  à  te  dire  que  je^  remue  toujours  le  petit  doigt  en 
écrivant,  mais  que  je  ne  fais  plus  craquer  mes  poignets. 
J'ai  toujours  ma  manie  de  citer  le  mot  de  Bierbaum  :  «  la 
vie  est  un  marais  »,  et  de  voir  les  hommes  peu  à  peu 
s'enlisant  ;  d'expHquer  qu'ils  mettent  des  lorgnons,  des 
monocles  pour  que  le  sable  n'entre  pas  dans  leurs  yeux, 
qu'ils  lisent  Baudelaire,  Dostoïewski,  pour  mieux  serrer 
les  mâchoires  ;  qu'ils  vont  en  auto  pour  sentir  au-dessous 
d'eux  enfin  un  sol  de  bois...  et  toutes  les  mêmes  stupides 
plaisanteries,  et  d'ailleurs  c'est  vrai.  J'ai  toujours  ma 
manie,  le  soir,  en  me  couchant,  dès  que  je  ferme  les  yeux, 
de  voir  mon  immense  tunnel.  Tu  me  questionnais  de  ton 
ht.  Des  armées  s'y  engouffraient  dont  je  te  donnais  le  chiffre 
exact  :  3  millions  561.000.  4  milliards  21.  Des  troupes 
d'oiseaux  en  sortaient,  se  heurtaient,  oiseau  par  oiseau, 
contre  d'autres  vols  qui  arrivaient  et  tombaient  morts... 
Une  lueur  blanche  apparaissait  parfois  au  fond  du  tube, 
et  devenait  une  fumée,  une  ville  grecque,  un  jour,  tu  te 
rappelles,  une  licorne.  Que  le  mot  licorne  est  sonore  dans 
un  dortoir  ! 

Au  revoir,  Jean.  Mon  électricité  brûle  toujours,  mais 
déjà  ma  veilleuse  est  éteinte,  notre  veille  est  finie.  Demain 


NUIT    A    CHATEAUROUX  265 

soir,  par  le  tunnel,  comme  ce  jour  où  Ton  nous  avait  mis 
dans  deux  cours  différentes,  et  où  je  regardai  la  tienne  par 
un  trou  de  la  porte,  je  ne  verrai  que  ton  œil.  On  me  lève. 
Je  vais  remettre  cette  capote  que  tu  as  fouillée,  ce  pan- 
talon avec  sa  jambe  invisible.  Ecris-moi  encore  puisque 
tu  ne  te  lèves  pas.  Miss  Daniels  veut  t' amener  mon 
chien.  Lui  aussi  c'est  Yourf.  Appelle-le  par  son  nom,  il 
croira  t'avoir  vu  et  te  reconnaîtra.  Adieu.  Je  pars  pour 
la  Russie  dès  ma  guérison.  Mais  nous  nous  re verrons  peut- 
être  à  mon  retour,  si  je  reviens...  au  printemps  (quand  la 
paix  tue  la  guerre  !) 

C'est  ainsi  que  se  termina  cette  nuit,  où,  plus  fortimés 
que  tous  autres  amis  au  monde,  nous  n'appartenions  point 
à  la  race  de  ceux  qui  usent  de  timbres,  de  tubes  postaux,  de 
récepteurs,  mais  à  celle  qui  correspond  par  les  mains  d'Anna- 
mites dévoués,  d'Américaines.  Tout  ce  qui  était  de  notre 
amitié  en  ce  monde  était  assemblé  autour  de  nous  ;  aucune 
lettre  de  l'un  à  l'autre  ne  circulait  bassement  dans  des 
boîtes,  pas  de  passants  pour  nous  bousculer  nous-mêmes. 
Nous  avions,  en  ce  qui  concernait  notre  aiïaire  Jean- 
Pavel,  tout  liquidé,  tout  terminé  avec  le  monde  ;  et  un 
écheveau  de  grandeur  moyenne,  un  signe  de  l'infini  à 
peine  plus  grand  que  celui  dont  se  servent  au  tableau  les 
polytechniciens  de  seconde  année,  eût  pu  nous  contenir 
tous  deux.  Ce  fut  Yourf  qui  le  traça  ;  il  aboya  tout  autour 
de  mon  lit  ;  Pavel  l'entendit  aboyer... 

Cher  Pavel, 

Il  fait  presque  jour.  Mon  Annamite  reprend  dans 
l'escalier  le  dialogue  qu'il  a  chaque  matin  avec  le  veilleur 
soudanais.  L'Afrique  dans  l'hôpital  cède  le  pas  à  l'Asie. 


266  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  moineaux  se  réveillent  dans  leurs  nids  sous  les  volets 
qu'on  ne  ferme  jamais  ;  mes  murs  sont  bourrés  de  leurs 
cris.  Le  train  de  Montauban  est  passé  ;  tu  l'as  entendu 
siffler  ;  c'est  que  le  vent  vient  de  l'est,  c'est  qu'il  est  4  h.  11 
et  qu'il  fera  beau. 

Je  me  hâte  de  t'écrire  ce  que  j'ai  oublié:  je  suis  allé  dans 
ton  pays.  On  m'a  confisqué  à  la  douane,  à  Alexandrovo, 
un  jeu  de  cartes  espagnoles,  un  Bœdeker  d'Italie,  mais 
on  m'a  laissé  passer.  J'ai  vu  Pétersbourg,  Moscou  ;  j'ai  vu, 
dans  le  hall  de  mon  hôtel,  une  petite  fille  russe  assise  au 
pied  de  l'aquariimi  où  nageaient  les  sterlets,  comme  je 
lui  souriais,  passer  derrière  et  me  faire  à  travers  l'eau  vive 
toutes  les  grimaces  des  sirènes.  J'ai  vu  Kiev,  j'habitais  le 
palais  Potemkine,  en  stuc  rouge,  crème  et  or  :  je  télépho- 
nais souvent  dans  un  cabinet  vert-pomme  et  jaune  situé 
sous  le  grand  escalier;  quand  je  sortais,  la  porte  froissait 
les  feuilles  d'un  palmier,  c'était  le  bruit  d'ime  robe  de  soie 
qui  tombe,  et  il  y  avait  en  effet,  toujours  j'eus  la  même 
surprise,  une  statue  de  Diane  devant  moi.  J'ai  vu  des  mou- 
jicks,  ils  riaient  et,  dans  chacun  de  leurs  deux  yeux  mon 
image  dansait  sur  un  petit  bûcher.  J'ai  vu  ton  été  russe,  le 
ciel  si  bleu,  la  verdure  immense  supportée  par  de  grands 
fûts  gantés  de  cuir  blanc  ;  mille  chevaux  aimables  à 
double  poitrail,  lustrés  et  bondissants,  semblables  à  des 
femmes.  Dans  la  mer  Noire  (la  nuit  si  bleue)  j'ai  voyagé  sur 
le  croiseur  Askold,  qui  avait  deux  fois  contourné  le 
monde  et  à  chaque  escale  acheté  une  tortue,  petite  ou 
gigantesque.  Elles  habitaient  le  pont,  et  dans  les  tempêtes 
on  les  entendait  rouler  d'un  bord  à  l'autre.  Te  rappelles-tu 
la  vitrine  de  Kissling,  que  nous  avions  aménagée  et 
que  nous  appelions  le  Musée  Franco-Russe,   où  nous 


NUIT    A    CHATEAUROUX  267 

rassemblions  des  oiseaux  empaillés,  des  nids,  des  œufs 
percés,  comme  si  certaines  races  d'animaux  prospéraient 
de  l'amitié  de  deux  nations,  et  que  l'union  franco-russe  fût 
salutaire  aux  oiseaux.  C'était  avant  Brest-Litovsk,  j'ai 
vu  au  Caucase  des  corbeaux  dodus,  des  hérons  avec  un 
rat  arrêté  dans  leur  cou,  des  aigles  gras  à  lard.  A  mon 
dernier  régiment,  le  colombophile  aussi  était  Russe.  Tu  sais 
le  devoir  des  colombophiles  ;  ils  ont  à  maltraiter  et  à 
affamer  les  pigeons  et  les  chiens  de  liaison,  pour  qu'ils 
retournent  plus  vite  là  où  on  gave  et  caresse.  Un  jour, 
ses  deux  chiens  furent  blessés.  Il  resta  toute  la  nuit  à  les 
soigner,  à  les  flatter.  Les  chiens  relevaient  la  tête, 
remuaient  la  queue,  pensaient  désolés  :  Nous  mourons 
le  jour  où  les  hommes  deviennent  bons...  Lui  aussi  fut 
tué...  Vivent  les  chiens  allemands  !  Vive  la  Russie  ! 
Miss  Daniels  m'arrache  ma  lettre.  Adieu  ! 

C'était  l'aube.  Par  le  tulle  de  mes  rideaux,  un  aigre 
jour  était  pris  et  pressé  comme  un  caillé.  Depuis  une 
minute  à  peine  il  était  né,  et  déjà  dans  la  rue  les  hommes 
se  hâtaient.  Des  cailloux  roulaient,  des  jurons,  l'homme 
grattait  à  nouveau  sa  pauvre  planète,  sa  pauvre  âme. 
Un  clairon  sonnait  dans  la  caserne,  une  cloche  dans  la 
pension,  soldats  et  jeunes  filles  également  peureux  d'une 
journée  nouvelle,  pour  calmer  leur  âme  des  autres  âmes 
soudain  si  différentes,  pour  devenir  vite  semblables  à 
tous,  passaient  vite  leurs  uniformes.  Puis  on  entendit  les 
coups  de  bâton  des  laitiers  sur  la  peau  de  leurs  ânes.  Un 
bruit  de  scarabée  qui  vole  indiquait  chaque  bicyclette. 
Des  hirondelles  gazouillaient  sans  répit,  sur  le  fil  du 
télégraphe,  et  le  courant  du  matin,  avec  ses  mots  de  joie 


268  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  de  deuil,  devait  traverser  vingt  jeunes  hirondelles. 
Puis,  pendant  dix  secondes  à  peine,  erreur  d'un  jour  si 
jeune,  une  ondée  ;  dans  les  gazons,  sur  les  sauges,  la 
liqueur  du  matin  fut  lavée  ;  des  sabots  tapèrent  le 
trottoir  ;  sur  le  toit  plat  de  la  maison  du  général  Ber- 
trand (construite,  colonne  par  colonne,  fronton  par 
fronton,  d'après  celle  qu'il  habitait  à  Sainte-Hélène  et 
qui  jamais  ne  reçut  une  goutte  de  pluie),  les  gouttes 
crépitèrent  ;  les  gommiers,  les  caroubiers,  les  baliviers, 
toutes  les  boutures  rapportées  de  là-bas,  par  le  bel 
Arthur  avec  le  corps  de  Napoléon,  furent  soudain  ver- 
nissés comme  dans  les  gravures.  Qu'il  eût  aimé  recevoir 
cette  averse,  lui  justement.  Napoléon,  qui  regardait  en 
vain  chaque  nuage  et,  toute  la  première  année  d'exil, 
tendait  la  main,  croyant  recevoir  une  goutte,  comme  pour 
qu'un  aigle  revînt  s'y  poser...  Elle  cessa  soudain.  Les  ânes 
abandonnés  contre  le  trottoir  laissèrent  en  repartant,  au- 
dessous  d'eux,  leur  image  sèche.  Puis  le  coq  chanta  ; 
une  eau  pénétra  la  terre,  mélange  d'eau  et  de  rosée.  Puis  un 
rayon  traversa  ma  chambre,  enveloppant  mon  lit  sans  me 
toucher,  ainsi  que  le  fait  la  foudre,  mais  je  pouvais  l'attein- 
dre de  la  main.  Puis  j'entendis  une  automobile  arriver, 
appeler  de  trois  coups  de  trompe,  comme  les  dames  qui 
viennent  prendre  un  jeune  romancier  pour  une  prome- 
nade... Puis  des  murmures  indistincts...  Puis  aboya  un 
chien,  de  qui  du  moins  je  reconnus  la  voix...  puis  le  sable 
crissa,  l'automobile  froissa  des  buis,  des  fusains...  Pavel 
était  parti. 

Alors,  mon  infirmière  de  la  nuit  entra,  toute  fraîche, 
un  peu  humide,  car  elle  avait  reçu  l'ondée,  elle  cria  à  mon 
voisin  (car  elle  avait  soigné  des  Zélandais  à  Bapaume)  : 


NUIT    A    CHATEAUROUX  269 

—  Hope  of  a  bright  day,  of  a  sweet  day  ! 

—  Day  !  hurla-t-il  ouvrant  la  bouche  avant  les  yeux. 
Et  le  Jour,  et  Day,  naquit... 


.% 


C'est  aujourd'hui  ma  première  sortie  de  l'hôpital.  Je 
pars  ce  soir  pour  Paris.  J'ai  dit  que  je  prendrais  le  train 
de  cinq  heures,  je  prendrai  celui  de  neuf.  J'ai  quatre 
heures,  j'ai  un  sixième  de  jour  pour  revoir  la  ville  où  j'ai 
passé  six  ans.  Ma  valise  est  dans  un  café  près  de  la  gare, 
mais  je  porte  le  Falconnet  et  le  Natoire,  j'évite  chaque 
bousculade,  je  laisse  une  marge  à  chaque  maison,  chaque 
passant,  je  tourne  avec  autant  de  précaution  autour  des 
places  et  des  statues  de  Châteauroux  qu'autour  des  sou- 
venirs leurs  images.  J'achète  des  cartes  postales.  J'achète 
l'Avenir  de  l'Indre.  (Vous  qui  me  lisez,  prenez  garde. 
Vous  savez  ce  qui  arrive  quand  je  débute  ainsi  par 
petites  phrases...  Vous  savez  qu'en  moi  s'agite  ce 
vocatif  que  mes  maîtres  de  grec  m'ont  transmis  et  qui 
vit  en  moi  comme  un  asthme,  que  le  moment  n'est  pas 
loin  où  je  vais  adresser  la  parole  à  un  arbre  même,  à  un 
passant,  à  une  ville...  Je  me  contiens...  je  me  contiens...) 

O  Châteauroux,  ville  la  plus  laide  de  France,  ô  tilleuls 
sur  lesquels  sont  gravés  les  premiers  prénoms  que  j'aie 
jamais  entendus,  ô  mur  derrière  ce  terrain  vague,  si  banal, 
et  que  je  reconnaîtrais  en  Chine!  O  Châteauroux,  pour  la 
première  fois  je  connais  de  toi  d'autres  rues  que  celle  qui 
te  traverse  de  bout  en  bout,  la  seule  que  nous  suivions 
pour  les  promenades.  Je  prends  toutes  tes  rues  trans- 
versales, je  te  bouscule,  je  te  décoiffe,  je  t'aime,  comme 


270  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

une  chevelure  où  la  raie  toujours  fut  au  milieu  et  dont  on 
se  venge  en  riant.  Tout  ce  que  l'on  me  défendit  enfant, 
je  me  l'accorde.  La  rue  Descente-de- Ville,  je  la  remonte. 
J'entre  au  Musée  voir  le  chien  empaillé  de  Napoléon. 
Je  tire  enfin  au  clair  tous  les  secrets  qui  m'intriguèrent 
pendant  six  ans.  La  rue  du  Gué-aux-Chevaux  aboutit 
bien  à  un  gué  ;  la  rue  des  Clercs  aboutit  à  une  planche 
sur  l'eau,  à  un  pêcheur,  à  une  ligne  aiguë,  en  ce  moment 
à  une  ablette  qui  se  débat  ;  la  rue  du  Foin  à  des  laveuses  ; 
et  j'apprends  ainsi  où  se  cachait  l'orchestre  qui  a  scandé 
mes  trois  mille  matins...  Tout  me  ramène  à  l'Indre,  chacun 
de  mes  secrets  a  des  peupliers  pour  dernière  barrière... 

Malgré  tout,  la  Grande-Rue  seule  m'attire.  Sur  ce 
trottoir  tous  mes  pas  ont  marqué  ;  voilà  que  je  reprends 
malgré  moi  une  marche  plus  courte  ou  plus  longue  selon 
les  boutiques  ;  je  dépasse  chaque  étalage  avec  le  même 
nombre  exact  d'enjambées,  qu'en  mon  temps  de  lycéen  : 
nos  traces  dans  ce  monde  sont  le  plus  lourdes  là  où  nos 
pas  furent  le  plus  légers;  chargé  de  valises  sur  tant  de 
continents,  chargé  du  sac  et  des  piquets  de  tente  sur 
tant  de  boues,  d'un  cerveau  de  plomb  dans  tant  de 
capitales,  je  n'ai  pu  marquer  sur  cette  terre,  et  ici  mes 
pieds  se  logent  dans  leurs  antiques  moules  ;  et  quelle 
surprise  de  revoir,  plus  brillantes  et  plus  fortes  qu'alors, 
ce  que  je  n'attendais  que  comme  un  écho,  un  reflet  : 
ces  superbes  enseignes.  Voici  gravés  en  mot  d'or  et  en 
lettres  rouges,  gigantesques,  les  premiers  noms,  cette 
fois,  que  j'aie  entendus  et  compris,  le  mot  «Bazar»,  le 
mot  «  Préconiseur  public  »,  le  mot  «  Phalanstère  »...  Il  est 
six  heures.  Ce  que  mon  voisin  appelle  day  ou  sdar 
devient  rose,  devient  rouge...  Pour  la  première  fois,  je 


NUIT    A    CHATEAUROUX  27I 

vois  des  lumières  s'allumer  dans  ces  boutiques  que  je  n'ai 
vues  que  de  jour,  et  il  me  semble  que  pour  la  première 
fois  je  ne  sais  quel  âge  les  touche  ;  ma  ville  retrouvée  va 
s'évanouir.  De  la  grande  terrasse  je  la  surveille,  et  je 
surveille  aussi,  avec  cette  fin  de  journée,  toute  dorée 
mais  confuse  de  sa  mort,  palpitante  (je  ne  dirai  pas  si 
tous  ces  adjectifs  s'adressent  à  journée  ou  à  jeunesse), 
ma  jeunesse. 

Dans  ces  magasins  où  pour  la  première  fois  je  vis 
les  tableaux,  le  sucre  candi,  les  bijoux,  je  regarde.  Je 
reconnais  la  plupart  des  vendeurs,  mais  tous  ceux  qui 
ont  personnifié  pour  moi  les  métiers  sont  maintenant 
blancs  et  caducs.  Voici  que  je  pénètre  dans  l'âge  où  les 
métiers  redeviennent  antiques.  Voici  que  les  horlogers 
ont  de  grandes  barbes  de  neige,  et  il  ne  leur  manque 
qu'une  faux.  Voici  que  les  libraires  ressemblent  aux  vieux 
écrivains,  les  barbiers  aux  vieux  savants  chauves.  Voici 
que  les  bouchers  sont  à  la  fois  gonflés  de  graisse  et  tout 
ridés.  Voici  que  les  pâtissiers  —  conune  leurs  gâteaux 
sont  petits!  —  s'éloignent  de  soixante  ans  de  l'âge  où  ils 
aimaient  les  gâteaux.  Voici  que  les  pharmaciens  vont 
mourir,  regrettés  de  leurs  médecins.  Voici  l'âge  où  je 
rends  au  temps  ceux  qui,  les  premiers,  m'ont  fourni  le 
pain,  les  livres,  l'heure...  Tous  leurs  noms  inscrits  sur 
les  vitres  vont  bientôt  monter  d'une  ligne,  laisser  leur 
place  au  nom  du  successeur,  monter  comme  un  rouleau 
de  pianola,  et  disparaître...  Seuls  les  fruitiers  sont  jeunes  ; 
seuls  ils  renaissent  à  chaque  saison  ;  seules  les  poires,  les 
pêches,  les  bananes  sont  vendues  comme  autrefois  par 
une  toute  jeune  fille,  que  le  patron  embauche  à  seize  ans 
et  loue  à  dix-sept  ans  aux  hôtels,  et  cette  fillette,  dix-huit 


272  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fois  remplacée,  est  la  seule  que  je  retrouve  intacte.  La 
voilà  qui  me  pèse  des  cerises,  sans  se  douter  qu'elle  me 
revend,  si  fraîche  et  propre  et  si  vernie  (je  ne  dirai  pas  si 
ces  adjectifs  s'appliquent  à  jeune  fille  ou  à  enfance), 
mon  enfance... 

Ainsi,  tous  ces  gens  ont  vécu,  travaillé,  acheté  et 
vendu  à  un  maigre  salaire,  fermé  le  soir  dans  l'ordre  leurs 
volets,  et  payé  au  jour  leurs  impôts,  déroulé  le  même 
coupon  de  drap,  allongé  sans  fin  le  même  lacet,  pour  sou- 
tenir, jusqu'au  jour  où  je  reviendrais,  le  premier  décor 
de  ma  vie!...  Seul  l'horloger  a  changé  de  trottoir  et  pris 
la  boutique  d'en  face  ;  et  cela  me  gêne  un  peu,  comme  un 
bracelet-montre  attaché  du  mauvais  côté...  Ainsi  la  guerre, 
qui  tout  ruine,  les  empêchant  de  passer  à  leurs  fils  et 
gendres  leurs  tâches,  a,  pour  mon  seul  bénéfice,  prolongé 
de  cinq  ans  la  vie  d'un  reflet,  d'un  écho...  Or,  aujourd'hui 
ma  jeunesse  a  juste  dix-sept  ans,  comme  les  eut  mon  en- 
fance, le  jour  où  je  partis  d'ici;  cette  tristesse  en  moi, 
c'est  une  mère  et  une  fille,  du  même  âge,  qui  s'étrei- 
gnent...  Toutes  deux  d'aujourd'hui  m'abandonnent,  et 
me  voici  soudain  las  et  incertain,  comme  tous  ceux  qui 
n'ont  qu'un  jour. 

L'Indre  est  dorée,  la  rue  parallèle  à  l'Indre  est  lumi- 
neuse :  je  vais  entre  ces  deux  brancards.  Qui  m'a  poussé, 
comme  ces  femmes  exilées  qui  vont  sur  le  premier  bateau 
de  leur  pays  en  rade  mettre  au  monde  leur  fils,  qui  m'a 
poussé  pour  ce  second  terme,  qui  me  poussera  dans  dix- 
sept  ans  vers  cette  ville  sans  charme  et  sans  parents?... 
Enfance,  heureuse  enfance  où  le  malheur  et  le  bonheur 
étaient  le  malheur  et  le  bonheur  enfants  ;  où  l'amour, 
où  l'orgueil  étaient   l'amitié,  la  tendresse...   vertus  de 


NUIT    A    CHATEAUROUX  273 

mon  enfance  qui  depuis  avez  changé  de  sexe,  «  espoir  » 
que  je  retrouve  «  attente  »,  «  enthousiasme  »  que  je 
retrouve  «  indulgence  »...  Mais  voici  le  lycée  qui  me 
rappelle  les  trois  ou  quatre  qui  n'ont  point  encore  varié  :  le 
travail,  qui  est  toujours  le  travail,  qui  toujours  consiste 
à  voir,  au-dessous  du  papier  blanc,  filigrane  adoré,  un 
palais,  un  phénix  ;  l'inspiration,  qui  est  toujours  l'inspira- 
tion, qui  consiste  à  vivre  par  bonds,  affectueux  cinq  minutes, 
cinq  minutes  haineux,  comme  si  le  jour  et  la  nuit,  au 
lieu  de  se  suivre,  toutes  les  cinq  minutes  alternaient  ; 
l'amitié,  qui  est  toujours,  dans  un  grand  pré  où  elle  dort, 
s'asseoir  à  la  tête  de  celle  que  l'on  aime,  se  pencher,  voir 
son  visage  à  rebours;  la  nostalgie  enfin,  qui  est  toujours 
cette  douce...  cette  amère...  Mais  déjà  à  cette  époque  je 
n'en  pouvais  dire  plus  sur  elle!... 

Voici  le  lycée.  L'avenue  qui  de  la  gare  y  conduit, 
descend,  descend,  et  les  enfants  en  fleurs,  du  faite  de  leurs 
dix  années  heureuses,  croyaient  déjà  redescendre  la  pente 
de  la  vie.  Voici  le  seul  logis  où  les  lois  de  la  pesanteur  et 
des  fluides  sont  fausses,  où  il  fallait  le  jour  tous  les  poètes, 
tous  les  savants,  le  soir  toute  la  nuit  pour  équilibrer 
un  cœur  bien  petit  et  bien  vide.  Voici  la  maison  où  j'ai 
reçu  le  monde  tout  neuf,  et  les  mappemondes  seules  étaient 
vieilles,  où  j'avais  un  âge  qui  pour  nulle  gloire  n'était 
périmé,  que  tous  les  grands  hommes  avaient  été  forcés 
d'avoir,  (12  ans,  13  ans,  15  ans),  avant  leur  premier  geste 
grand  ;  que  je  portais  avec  retenue  et  fierté  comme  du 
génie  la  virginité  même,  ou  comme  un  de  ses  attributs  ; 
et  enfin  hélas  vint  l'année  où  j'eus  l'âge  de  Viala,  puis  de 
Bara,  puis  d'Alexandre  ;  et  la  triste  vie  put  commencer. 
Voici  la  citadelle  qui,  du  jour  où  je  l'ai  quittée,  est  devenue 

18 


274  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mon  ennemie.  Plus  d'accès.  O  lycée,  on  a  verrouillé  ta 
porte  d'honneur,  gigantesque,  qui  ne  s'ouvre  que  sur  des 
petits,  qui  s'ouvre  d'un  seul  battant,  comme  un  livre.  On 
a  par  bonheur  continué  le  Jardin  public  tout  le  long  du 
mur  de  ronde,  comme  si  l'on  supposait  que  tes  anciens 
élèves  viennent  le  soir  ici  rôder  ;  et  je  tourne  autour  de 
toi,  avec  un  Natoire  et  un  Falconnet  ;  et  ce  n'est  pas  à 
beaucoup  près,  car  tous  deux  étaient  des  gens  simples 
et  toi-même  m'appris  leurs  noms,  les  compagnons  ce  soir 
qui  me  chargent  le  plus.  Je  tourne  autour  de  toi  avec  tant 
de  peintres  et  de  lumière,  tant  de  poètes  et  de  chagrins 
que  tu  ne  connais  pas,  avec  un  Manet  et  un  Rimbaud, 
avec  un  Mallarmé  et  un  Degas...  Mais  pourquoi,  devant 
toi,  chacun  de  ces  noms  me  donne-t-il,  comme  un  nom  de 
faute,  un  remords?... 

Rien  qui  défende  un  lycée  contre  l'escalade.  Pas  de 
chien.  Pas  de  servantes...  Voici  la  petite  brèche  par  où 
je  m'évadai  une  nuit  pour  aller  dans  la  campagne.  Je 
la  franchis,  je  reviens  de  cette  équipée.  Voici  la  cour  des 
petits,  que  je  traverse  d'un  pas  rapide,  car  elle  est  sonore 
et  un  pas  paresseux  mettrait  tous  les  surveillants  en 
éveil.  Voici  la  cour  des  moyens  et  la  porte  avec  sa  fente 
par  laquelle  Dago  nous  passait,  de  la  cour  des  grands, 
plus  voisine  du  monde,  page  déchirée  par  page  déchirée, 
les  poètes  défendus,  et  il  fallait  ainsi  faire  injure  à  son 
livre  pour  pouvoir  honorer  l'auteur;  et  voici,  donnant  sur 
les  cloîtres,  prises  au  fond  des  arcades  bien  plâtrées  comme 
les  fenêtres  des  maisons  construites  sous  des  aqueducs, 
les  fenêtres  de  mon  étude.  Fenêtres  si  hautes  qu'aucun 
élève  ne  peut  voir  la  cour  ;  percées  sur  l'étude  comme 
pour  observer  les  enfants,  percées  des  deux  côtés  pour  les 


NUIT    A    CHATEAUROUX  275 

observer  de  dos,  de  face,  suivre  sur  leur  visage  dans  la 
même  journée  tous  les  progrès  de  l'ombre  et  de  la  science, 
et  d'où  personne  jamais  ne  les  regarda,  si  ce  n'est  cette 
folle  qui  s'évadait  de  Sainte-Catherine  pour  voir  de  là  son 
fils,  et  si  ce  n'est  moi  aujourd'hui...  Je  me  hisse,  je  me 
penche  ;  je  tressaille  ;  je  m'attendais  à  voir  un  élève 
solitaire,  un  visage  unique,  ma  seule  enfance  ;  j'en  vois 
trente  ;  et  aucun  ne  me  ressemble,  et  tous  il  est  clair 
qu'ils  sont  moi  ;  j'ai  été  celui  là-bas  qui  écrit  de  la 
main  gauche,  j'ai  été  ce  roux  qui  a  un  tic  au  front,  j'ai 
été  ces  deux  indolents  qui  tracent  au  tableau,  pour 
abuser  le  maître,  des  figures  sans  rapport  avec  leurs 
paroles,  un  polyèdre  en  parlant  des  jeunes  filles,  un 
rectangle  en  parlant  des  femmes  :  j'ai  été  ce  gros  à 
yeux  bleus  qui  prépare  sa  récitation  facultative  et 
confond  l'envie  de  réciter  des  vers  avec  l'envie  de 
réciter  de  la  prose...  O  vitre  qui  m'offre,  vivants,  les 
trente  gestes  que  je  n'ai  jamais  faits,  les  trente  regards 
que  je  n'ai  jamais  eus...  ô  seul  miroir  fidèle  ! 

Sept  heures  et  demie  ont  sonné.  Voici  ma  place  devant 
moi,  celle  que  RoUinat  eut  le  premier,  puis  Bernard 
Naudin,  et  déjà  nous  nous  disputions  pour  l'avoir.  Elle 
rend  myopes  ceux  qui  l'occupent,  car  elle  est  au-dessous 
d'un  bec  de  gaz  ;  un  faux  pupitre  la  surélève.  L'enfant 
qui  nous  succède  lit,  les  mains  dans  ses  poches,  tout  droit, 
et  j'admire  comme  les  jeunes  générations  sont  devenues 
habiles  ;  de  mon  temps  on  lisait  en  se  bouchant  les  oreilles, 
on  écoutait,  on  sentait  en  fermant  les  yeux  :  quand  on 
pensait,  on  courbait  les  épaules...  Sept  heures  quarante, 
les  externes  surveillés  passent  dans  les  cloîtres,  avec  des 
murmures  et  des  bruits  de  relève,  leurs  corps  surveillés 


276  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tout  près  d'eux  par  le  maître,  leurs  ombres  du  dehors 
par  le  censeur  ;  puis  la  cohorte  des  demi-pensionnaires 
qui  ne  voient  leurs  parents  qu'à  la  lumière  des  lampes,  ou 
le  dimanche  ;  il  ne  reste  plus  dans  le  lycée  que  ses  vrais 
fidèles  et  que  moi. 

La  lune  alors  apparaît  ;  le  vent  se  lève  ;  les  girouettes 
grincent  ;  chaque  clef  de  voûte  des  cloîtres,  forée  d'une 
ampoule,  illumine  et  soutient  un  second  cloître  de  lumière  ; 
les  garçons  placent  à  la  volée  les  assiettes  sur  le  marbre 
des  réfectoires.  Près  du  tilleul,  au  centre  de  la  cour 
d'honneur,  le  proviseur  et  le  surveillant  général.  Ils  n'ont 
pas  changé  :  jadis  ils  me  semblaient  si  vieux  et  justement 
ils  ont  vieiUi.  C'est  la  première  fois  où  ils  ne  me  voient 
pas  enfant,  et  ils  me  reconnaissent.  Pour  la  première  fois 
je  serre  leur  main,  où  jadis  le  mienne  se  perdait,  d'ime 
main  égale.  Pour  la  première  fois,  quand  nous  tournons 
le  dos  aux  cloîtres,  mon  ombre  n'est  pas  une  petite 
ombre  entre  les  leurs.  Pour  la  première  fois  je  réponds  à 
leurs  paroles  par  des  paroles  égales,  et  mes  mots  ont  le 
poids  vérifié  par  les  hommes.  De  cet  enfant  dont  je  suis 
venu  chercher  des  nouvelles,  perdu  pour  moi  —  de  moi  — 
ils  me  parlent  avec  égard  comme  de  mon  fils.  Il  était 
soigneux  de  ses  livres,  il  ne  mentait  pas...  Leurs  fils  à 
eux  aussi  sont  tués;  toujours  graves,  toujours  vêtus  de 
redingotes,  coiffés  de  chapeaux  de  soie,  ils  n'ont  pas  eu  le 
jour  de  leur  deuil  à  changer  une  ride,  une  cravate. 

Il  est  l'heure  de  regagner  l'hôtel.  Un  coq,  si  jamais 
coq  s'est  trompé  c'est  ce  coq-là,  chante...  Le  proviseur 
m'accompagne  à  la  porte,  il  l'ouvre  lui-même  et  me 
relâche,  cette  fois  en  ôtant  son  chapeau,  pour  la  seconde 
fois. 


¥ 


NUIT    A    CHATEAUROUX  277 

—  Adieu,  mon  enfant,  me  dit-il  comme  à  tous,  par 
habitude. 

L'avenue  est  claire  et  chaude  ;  le  croissant  de  la  lune 
est  tourné  vers  la  terre  et  déverse  sur  elle  seule  son  éclat  ; 
à  droite  les  tilleuls  embaument,  à  gauche  les  jasmins... 
Heureux,  heureux  mon  voisin  l'adjudant  qui  n'avait  aux 
saluts  et  aux  souhaits  qu'à  répondre  le  dernier  mot... 
Au  proviseur  disparu,  voilà  que  je  répète  toute  sa  phrase, 
j'y  ajoute  même  une  syllabe. 

—  Mon  enfance,  adieu  ! 

JEAN    GIRAUDOUX 


278 


JOURNAL  SANS   DATES 


Evidemment  ce  qui  me  choque  dans  le  cas  de  Romain 
Rolland,  c'est  qu'il  n'a  rien  à  perdre  par  le  fait  de  la  guerre  : 
son  livre  (Jean  Christophe)  ne  paraît  jamais  meilleur  que 
traduit.  Je  vais  plus  loin  :  il  ne  peut  que  gagner  au  désastre 
de  la  France,  que  gagner  à  ce  que  la  langue  française 
n'existe  plus,  ni  l'art  français,  ni  le  goût  français,  ni  aucun 
de  ces  dons  qu'il  nie  et  qui  lui  sont  déniés.  Le  désastre 
final  de  la  France  donnerait  à  son  Jean  Christophe  sa 
plus  grande  et  définitive  importance. 

Il  est  de  si  parfaite  bonne  foi  que  parfois  presque  il 

vous  désarme.  C'est  un  ingénu,  mais  un  ingénu  passionné. 

Il  a  tôt  fait  de  prendre  pour  vertu  sa  franchise,  et  comme 

il  l'a  quelque  peu  sommaire,  il  a  pris  pour  hypocrisie 

ce  que  d'autres  avaient  de  moins  rudimentaire  que  lui. 

Je  m'assure  que  trop  souvent  ce  qui  permit  son  attitude, 

c'est  le  peu  de  sentiment  et  de  goût,  de  compréhension 

même,  qu'apporte  son  esprit  à  l'art,  au  style,  et  à  cette 

sorte  d'atticisme  qui  n'a  plus  d'autre  patrie  que  la  France. 

Rien  n'est  plus  informe  que  son  livre  ;  c'est  un  Kugelhof 

où  parfois  croque  un  bon  raisin.  Aucun  apparat,  aucun 

artifice  ;  j'entends   bien  que  c'est  par  là  qu'il  plaît  à 

certains. 

(Ecrit  en  191 7) 


JOURNAL    SANS    DATES  279 


* 


.Le  jour  où  La  Rochefoucauld  s'avisa  de  ramener  et 
réduire  aux  incitations  de  l'amour-propre  les  mouve- 
ments de  notre  cœur,  je  doute  s'il  fit  tant  preuve  d'une 
perspicacité  singulière,  ou  plutôt  s'il  n'arrêta  pas  l'efïort 
d'une  plus  indiscrète  investigation.  Une  fois  la  formule 
trouvée,  Ton  s'y  tint  et  durant  deux  siècles  et  plus,  on 
vécut  avec  cette  explication.  Le  psychologue  parut  le 
plus  averti,  qui  se  montrait  le  plus  sceptique  et  qui, 
devant  les  gestes  les  plus  nobles,  les  plus  exténuants, 
savait  le  mieux  dénoncer  le  ressort  secret  de  l'égoïsme. 
Grâce  à  quoi  tout  ce  qu'il  y  a  de  contradictoire  dans 
l'âme  humaine  lui  échappe.  Et  je  ne  lui  reproche  pas  de 
dénoncer  «  l'amour-propre  »  ;  je  lui  reproche  de  s'en  tenir 
là  ;  je  lui  reproche  de  croire  qu'il  a  tout  fait,  quand  il  a 
dénoncé  l'amour-propre.  Je  reproche  surtout  à  ceux  qui 
l'ont  suivi,  de  s'en  être  tenus  là. 

On  trouvera  plus  de  profit  à  méditer  ces  phrases  de 
Saint-Evremond  (que  je  déplore  de  ne  point  rencontrer 
dans  le  choix  qu'en  a  donné  le  Mercure  non  plus  qu'en 
aucune  anthologie)  : 

«  Plutarque  a  jugé  de  l'homme  trop  en  gros  et  ne  l'a  pas 
cru  si  différent  qu'il  est  de  lui-même  ;  méchant,  vertueux, 
équitable,  injuste,  humain  et  cruel  ;  ce  qui  lui  semble  se 
démentir,  il  V attribue  à  des  causes  étrangères,  etc  ». 

Elles  sont  d'un  enseignement  admirable. 

Toute  théorie  n'est  bonne  que  si  elle  permet  non  le  repos 
mais  le  plus  grand  travail.  Toute  théorie  n'est  bonne  qu'à 
condition  de  s'en  servir  pour  passer  outre.  La  théorie 


280  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  Darwin,  celle-  de  Taine,  celle  de  Quinton,  celle  de 
Barrés...  La  grandeur  de  Dostoïewsky  vient  de  ce  qu'il 
n'a  jamais  réduit  le  monde  à  une  théorie,  de  ce  qu'il  ne 
s'est  jamais  laissé  réduire  par  une  théorie.  Balzac  a 
toujours  cherché  une  théorie  des  passions  ;  c'est  une 
grande  chance  pour  lui  qu'il  ne  l'ait  jamais  trouvée. 

Les  plus  importantes  découvertes  ne  sont  dues  le 
plus  souvent  qu'à  la  prise  en  considération  de 
tout  petits  phénomènes,  dont  on  ne  s'apercevait  jus- 
qu'alors que  parce  qu'ils  faussaient  légèrement  les 
calculs,  estropiaient  presque  insensiblement  les  prévisions, 
inclinaient  imperceptiblement  de-ci  de-là  le  fléau  de  la 
balance. 

Je  songe  à  la  découverte  de  ces  nouveaux  «  corps 
simples  »  en  chimie,  d'isolation  si  difficile.  Je  songe  surtout 
à  la  décomposition  des  corps  simples,  des  «  corps  »  que  la 
chimie  considérait  comme  «  simples  »  jusqu'aujourd'hui. 
Je  songe  qu'en  psychologie  il  n'y  a  pas  de  sentiments 
simples  et  que  bien  des  découvertes  dans  le  cœur  de 
l'homme  restent  à  faire. 

Je  redis  de  La  Rochefoucauld  ce  que  Saint-Evremond 
disait  de  Plutarque  :  «...  Je  pense  qu'il  pouvait  aller  plus 
avant  et  pénétrer  davantage  dans  le  fonds  du  naturel. 
Il  y  a  des  repHs  et  des  détours  en  notre  âme  qui  lui  sont 
échappés...  S'il  eût  défini  Catihna,  il  nous  l'eût  donné 
avare  ou  prodigue  :  cet  alieni  appetens,  sui  profusus,  était 
au-dessUs  de  sa  connaissance,  et  il  n'eût  jamais  démêlé 
ces  contrariétés  que  Salluste  a  si  bien  séparées,  et  que 
Montagne  lui-même  a  beaucoup  mieux  entendues.  » 


JOURNAL    SANS    DATES  281 


*    * 


Dialogue  entre  Racine  et  le  P.  Bouhours  :  i 

BouHOURS.  —  Il  est  assurément  fâcheux  que  vous 
n'ayez  pu  remédier  à  cette  répétition  de  sonorités  que  déjà 
je  vous  signalais  lors  de  votre  première  lecture  : 

Vous  mourûtes  aux  bords  ou  vous  fûtes  laissée. 

Se  peut-il  que  vous  n'en  soyez  point  gêné,  vous  dont  on 
a  loué  parfois  la... 

Racine.  —  Mon  ami,  la  grammaire  avant  l'harmonie. 

Bouhours.  —  Est-ce  à  moi  que  vous  l'enseignerez  ? 
Mais  pourtant  ne  pensez-vous  point  que  vous  pourriez 
ici  les  mettre  d'accord  ? 

Racine.  —  Vous  savez  que  je  m'y  suis  vainement 
efforcé.  Je  parle  du  vers  qui  précisément  vous  chagrine 
et  qui,  je  vous  l'avoue,  m'a  d'abord  beaucoup  tourmenté. 

Bouhours.  —  Je  vous  ai  proposé  :  «  Vous  trouvâtes 
la  mort  »  au  lieu  de  «  vous  mourûtes  »  —  ou  de  modifier 
au  contraire  l'hémistiche  suivant.  Certainement  vous  y 
fussiez  arrivé  si  seulement  vous  ne  vous  étiez  pas  d'abord 
dit  que  cela  n'était  pas  possible. 

Racine.  —  Je  ne  me  suis  point  persuadé  que  cela 
n'était  pas  possible  ;  mais,  à  mesure  que  je  cherchais  une 
modification  du  vers,  qui  épargnât  aux  oreilles  délicates 
cette  répétition  de  sonorités  dont  vous  vous  plaignez,  j 'en 
venais  à  me  demander  s'il  était  bien  nécessaire  de  tant 

I.  «  Corneille  et  Racine  ont  subi  la  règle  ;  ce  ne  sont  pas  eux 
qui  l'ont  faite.  Si,  plus  tard,  par  l'ascendant  de  leur  génie,  ils  sont 
devenus  des  autorités  de  langue,  de  leur  vivant,  ils  se  corrigeaient 
humblement,  l'un  pour  satisfaire  Vaugelas,  l'autre  par  respect 
pour  le  P.  Bouhours,  correcteur  attitré  du  beau  langage  ». 
Brunot.  Préface  à  ^Histoire  de  la  Langue  française  (p.  xv) 


282  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

peiner  pour  chercher  à  éviter  une  répétition  que  proposait 
la  façon  de  s'exprimer  la  plus  prompte  et  la  plus  naturelle. 
Bien  plus,  je  me  persuadai  bientôt  que  certains  pourraient 
trouver  dans  cette  répétition  quelques  charmes  ;  et  je  vous 
avoue  que  moi-même,  à  force  de  me  redire  ce  vers,  je 
finis  par  y  en  trouver. 

BouHOURS.  —  On  se  persuade  de  tout  ce  que  l'on  veut. 

Racine.  —  Ne  me  poussez  point  trop,  ou  je  vous  dirais 
bientôt,  et  je  me  persuaderais  en  effet,  que  ce  vers  je 
l'écrivis  précisément  pour  cette  répétition,  au  contraire, 
et  que  c'est  cette  répétition  qui  m'y  plaît. 

BouHOURS.  —  Si  vous  en  êtes  là,  vous  n'avez  plus  que 
faire  de  mes  conseils. 


*  * 


Je  pense  qu'il  y  a  dans  la  formation  d'un  «  grand 
homme  »  quelque  chose  de  particulièrement  welUimed 
et  que  son  œuvre  souvent  doit  à  son  opportunité  une  part 
de  sa  grandeur.  Mohère,  de  notre  temps,  c'est  peut-être 
de  Verlaine  qu'il  se  fût  moqué,  et  cela  eût  été  fâcheux  ; 
tandis  qu'il  était  bon  qu'il  se  moquât  de  Vadius.  Ses 
qualités  admirables  étaient  particulièrement  appréciables 
en  un  temps  où  c'était  d'elles  surtout  que  l'on  avait 
besoin  (mais  n'a-t-on  pas  toujours  besoin  de  bon  sens  ?). 
Et  cette  sorte  de  joie  pleine,  de  sagesse  un  peu  triviale, 
d'art  un  peu  fruste,  d'esprit  un  peu  épais  (que  j'aime  tant, 
en  lui)  je  ne  dis  pas  qu'ils  seraient  moins  de  mise  aujour- 
d'hui, mais  je  doute  qu'ils  pussent  produire  aujourd'hui 
des  œuvres  d'art  aussi  accomplies  qu'ils  le  pouvaient 
faire  de  son  temps,  et  susceptibles  de  raUier  les  esprits 
les  meilleurs  et  les  plus  divers. 


JOURNAL    SANS    DATES  283 

Je  dis  tout  cela,  mais,  à  mesure  que  je  l'écris,  j'en  suis 
moins  convaincu  ;  car  enfin  si  Mirbeau  n'est  pas  Molière, 
il  ne  tenait  qu'à  lui  de  ne  pas  tant  nous  le  montrer.  — 
Tout  ce  que  l'on  peut  dire,  sans  doute,  c'est  que  le  grand 
homme  est  celui  dont  les  qualités  sont  le  mieux  favorisées 
par  son  époque,  et  qu'il  y  a  entre  elle  et  lui,  comme  une 
sorte  de  complicité.  Ainsi  Verlaine  au  xvii^  siècle  n'aurait 
peut-être  rien  valu. 

*  * 
Dans  ces  vers  de  Baudelaire  : 

Là,  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté 
Luxe,  calme  et  volupté. 

où  le  lecteur  inattentif  ne  reconnaît  qu'une  cascade  de 
mots,  je  vois  la  parfaite  définition  de  l'œuvre  d'art.  Je 
saisis  à  part  chacun  de  ces  mots,  j'admire  ensuite  la 
guirlande  qu'ils  forment  et  l'effet  de  leur  conjuration  ; 
car  aucun  d'eux  n'est  inutile  et  chacun  d'eux  est  exacte- 
ment à  sa  place.  Volontiers  je  les  prendrais  pour  titres  des 
successifs  chapitres  d'un  traité  d'esthétique  : 

lo  Ordre  (Logique,  disposition  raisonnable  des  parties). 

2°  Beauté  (Ligne,  élan,  profil  de  l'œuvre). 

3<^  Luxe  (Abondance  discipHnée). 

40  Calme  (TranquiUisation  du  tumulte). 

50  Volupté  (Sensualité,  charme  adorable  de  la  matière, 
attrait). 

Le  souhait  du  romancier  n'est  pas  de  voir  le  Hon  manger 
de  l'herbe.  Il  reconnaît  qu'un  même  Dieu  a  créé  le  loup 


284  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  l'agneau,  puis  a  souri,  «  voyant  que  son  œuvre  était 
bonne.  » 

Je  n'ai  pas  lu  le  livre  de  M.  V.  de  Pallarès  contre 
Nietzsche,  mais  dans  «  la  Coopération  des  Idées  »,  à  propos 
de  ce  livre,  quelques  pages  de  M.  G.  Deherme,  qui  l'ap- 
prouve tout  en  se  demandant  d'abord  si  Nietzsche  a 
suffisamment  d'importance  pour  que  cela  vaille  encore 
la  peine  d'en  parler.   • 

«  Pour  bien  apprécier  l'œuvre  de  Nietzsche,  il  faut 
savoir  ce  que  fut  l'homme.  M.  de  Pallarès  nous  montre 
donc  Nietzsche  enfant  prodigue  (ou  prodige  ?)  disciple 
de  Schopenhauer  et  de  Wagner,  critique  se  tournant  avec 
fureur  contre  son  maître,  contre  son  ami  d'hier,  souffrant 
de  tous  ses  nerfs,  mégalomane,  évangéhste,  Zarathustra, 
puis  sombrant  dans  la  démence  complète  douze  ans  avant 
de  mourir.  Impulsif,  instable,  obsédé,  neurasthénique, 
pharmacomane,  ce  fut  un  faible  et  un  abouUque.  C'est 
pourquoi  il  ne  parle  que  de  ce  qui  lui  manque  surtout  : 
la  force  et  la  volonté.  » 

C'est  l'accusation  qu'on  jetait  au  crucifié  :  «  Si  tu  es  le 
Christ,  sauve-toi  toi-même  !  »  Je  la  reconnais.  Je  ne  rap- 
proche point  ici  le  Christ  de  Nietzsche,  —  encore  que 
M.  Binet-Sanglé  nous  ait  démontré  naguère  que  le  Nazaréen 
n'était  lui  aussi  qu'un  malade  et  qu'un  fou  —  je  rapproche 
seulement  cette  absurde  accusation  qu'on  leur  lance  et 
qui  procède  exactement  de  la  même  incompréhension. 
Il  est  d'usage  à  notre  époque  de  chercher  aux  mouvements 
de  la  pensée  une  cause  physiologique  ;  et  je  ne  dis  pas 
qu'on  ait  tort  ;  mais  je  dis  qu'on  a  tort  de  chercher  à 
invalider  par  là  la  Valeur  propre  de  la  pensée. 


JOURNAL    SANS    DATES  285 

Il  est  naturel  que  toute  grande  réforme  morale,  ce  que 
Nietzsche  appellerait  toute  transmutation  de  valeurs, 
soit  due  à  un  déséquilibre  physiologique.  Dans  le  bien- 
être  la  pensée  se  repose,  et  tant  que  l'état  de  choses  la 
satisfait,  la  pensée  ne  peut  se  proposer  de  le  changer. 
(J'entends  :  l'état  intérieur,  car  pour  l'extérieur,  ou  social, 
le  mobile  du  réformateur  est  tout  autre  ;  les  premiers 
sont  des  chimistes,  les  seconds  des  mécaniciens.)  A  l'ori- 
gine d'une  réforme  il  y  a  toujours  un  malaise  ;  le  malaise 
dont  souffre  le  réformateur  est  celui  d'un  déséquiUbre 
intérieur.  Les  densités,  les  positions,  les  valeurs  morales 
lui  sont  proposées  différentes,  et  le  réformateur  travaille 
à  les  réaccorder  ;  il  aspire  à  un  nouvel  équiUbre  ;  son  œuvre 
n'est  qu'un  essai  de  réorganisation  selon  sa  raison,  sa 
logique,  du  désordre  qu'il  sent  en  lui  ;  car  l'état  d'inor- 
dination  lui  est  intolérable.  Et  je  ne  dis  pas  naturellement 
qu'il  suffise  d'être  déséquilibré  pour  devenir  réformateur — 
—  mais  bien  que  tout  réformateur  est  d'abord  un  déséqui- 
hbré. 

Je  ne  sache  pas  qu'on  puisse  en  trouver  un  seul,  de 
ceux  qui  proposèrent  à  l'humanité  de  nouvelles  évalua- 
tions, en  qui  ces  MM.  Binets-Sanglés  ne  puissent  découvrir, 
et  avec  raison,  ce  qu'ils  appelleront  peut-être  une  tare  — 
que  je  veux  simplement  appeler  :  une  provocation.  Socrâte, 
Mahomet,  Saint  Paul,  Rousseau,  Dostoïewsky,  Luther,  — 
que  M.  Binet-Sanglé  les  énumère,  qu'il  m'en  propose 
d'autres  encore  :  il  n'en  est  pas  un  que  je  ne  reconnaîtrai 
pour  anormal. 

Et  naturellement  on  peut  penser  ensuite  comme  ceux-ci 
sans  être  déséquilibré  soi-même  ;  mais  c'est  un  état  de 
déséquiUbre  qui  d'abord  appela  ces  pensées  à  la  rescousse, 


286  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dont  le  réformateur  avait  besoin  pour  rétablir  en  lui 
l'équilibre  rompu.  Il  fallait  précisément  qu'un  premier  fût 
malade  pour  permettre  la  santé  de  beaucoup.  Rousseau 
sans  sa  folie  n'aurait  donné  qu'un  indigeste  Cicéron  ;  et 
c'est  précisément  dans  la  folie  de  Nietzsche  que  je  vois 
le  brevet  de  son  authentique  grandeur. 

ANDRÉ    GIDE 


287 


RÉFLEXIONS     SUR 
LA     LITTÉRATURE 

CRISTALLISATIONS 

C'est  une  grande  chance  que  de  trouver,  pour  exprimer 
une  idée  ancienne,  permanente,  humaine,  une  image  élé- 
gante et  neuve.  L'idée  paraît  alors  une  âme  qui  cherchant 
son  corps  l'a  rencontré,  elle  pousse  autour  de  l'image  une 
cristallisation  vivante.  Voilà  précisément  ce  qui  est  arrivé  à 
l'image  de  Stendhal  sur  la  cristallisation,  autour  de  laquelle 
cristallisent  elles-mêmes  toutes  les  facettes  du  livre  de 
l'Amour.  M.  Henri  Delacroix  vient  d'ajouter  à  l'abondante 
bibliothèque  stendhalienne  une  Psychologie  de  Stendhal, 
M.  Camille  Mauclair  vient  de  reprendre  dans  la  Magie  de 
l'Amour  le  beau  problème  de  la  cristallisation  amoureuse. 
Voilà  une  occasion  de  regarder  de  près  une  de  ces  images 
fraîches  au  moment  même  où  elle  descend  dans  le  mécanisme 
de  notre  pensée  et  s'incorpore  à  l'habitude  de  notre  langage. 


M.  Delacroix  annonce  dans  sa  préface  l'intention  d'inté- 
grer expressément  Stendhal  à  l'histoire  de  la  psychologie 
française  au  -xix^  siècle,  histoire  que  lui-même,  l'ayant 
professée  ou  devant  la  professer  à  la  Sorbonne,  se  propose 
d'écrire  en  toute  sa  suite.  M.  Delacroix  a  bien  raison.  Trop 
de  philosophes,   d'historiens  de  la   philosophie  paraissent 


288  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

encore  demeurer  à  un  stade  de  leur  science  analogue  à  celui 
où  en  étaient  je  ne  dis  pas  les  historiens,  mais  les  auteurs 
de  manuels  d'histoire  au  temps  de  l' histoire-bataille.  Ils 
restreignent  à  on  ne  sait  quel  cercle  noble  étrangement 
choisi  la  suite  des  noms  qui  leur  paraissent  compter.  Dès 
qu'on  nous  parle  d'une  histoire  de  la  psychologie  française, 
écrite  par  un  philosophe  professionnel,  nous  avons  instinc- 
tivement l'image  d'une  série  de  chapitres  non  seulement  sur 
Maine  de  Biran  (qui  a,  celui-là,  vraiment  avancé  dans  l'étude 
de  l'homme),  mais  sur  JoufEroy  qui  invoque  souvent,  et  de 
façon  touchante,  la  révélation  de  la  psychologie,  et  que  la 
psychologie  traite  comme  l'Esprit  Saint  fait  des  prélats 
dans  la  chanson  de  Béranger  ;  sur  Gamier  dont  le  Traité  des 
Facultés  de  l'Ame  réalisa  assez  longtemps  dans  les  biblio- 
thèques universitaires  une  Summa  psychologica  ;  ou,  plus 
près  de  nous,  sur  Alfred  Fouillée,  dont  la  savonneuse  Psycho- 
logie des  Idées-Forces  et  ses  complémentaires  ne  contiennent 
pas  plus  de  sens  utile.  En  revanche  ni  Stendhal,  ni  Mérimée, 
ni  Balzac,  ni  Sainte-Beuve,  ni  Amiel,  ni  Rémy  de  Gk)urmont 
n'y  figureraient. 

M.  Delacroix,  qui  dans  ses  études  sur  le  Mysticisme  a 
déjà  annexé  à  l'étude  de  l'homme  un  domaine  jusqu'ici  trop 
abandonné,  entamera,  comme  le  prouve  son  livre  d'aujour- 
d'hui, son  sujet  avec  un  esprit  plus  ouvert  et  plus  souple. 
Il  aura  d'ailleurs  de  la  peine  à  définir  ce  sujet  sous  forme 
d'une  a  histoire  »  suivie  :  si  la  psychologie  est  la  connaissance 
de  l'homme  individuel  en  tant  qu'il  sent,  pense  et  agit,  nous 
voyons  que  cette  connaissance,  extériorisée  en  livres,  résulte 
de  quatre  lignées  qui,  au  xix®  siècle,  tantôt  se  coupent  et 
tantôt  divergent  :  les  philosophes,  les  médecins,  les  mora- 
listes et  les  romanciers  ;  et  il  va  falloir  sans  doute  (pensons 
à  Tarde  et  à  un  livre  comme  les  Fonctions  mentales  dans  les 
sociétés  inférieures  de  M.  Lévy-Brûhl)  y  ajouter  une  cin- 
quième, celle  des  sociologues  ;  —  et  pourquoi  pas  une  sixième, 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  289 

celle  des  historiens  ?  (Les  fortes  tentatives  de  Taine  et  de 
Sorel  pour  fixer  la  psychologie  de  l'époque  révolutionnaire 
appartiennent  à  la  ps^^chologie  comme  celles  de  Balzac  et 
de  Stendhal  pour  fixer  celle  de  l'époque  où  ils  vivaient,  et 
toute  psychologie  bien  faite  d'une  époque  apporte  une 
lumière  sur  la  nature  générale  de  l'homme.)  —  Joignez-y 
même  (vous  ne  serez  pas  au  bout,  mais  vous  atteindrez  au 
moins  un  chiffre  consacré)  comme  une  septième  lignée  la 
plus  ancienne,  la  plus  obscure,  la  moins  écrite,  et,  dans 
les  temps  modernes  la  source  vraie  des  autres  :  tout  l'ordre 
religieux  qui  cristallise  dans  l'Église  catholique  autour  de 
la  confession  auriculaire  et  qui  pousse  encore  au  xix®  siècle, 
de  Lamennais  à  l'abbé  Brémond,  de  vigoureux  rameaux. 
Tout  cela  promet  à  M.  Delacroix,  qui  a  l'esprit  assez  assoupli 
pour  l'embrasser  entière,  une  besogne  bien  délicate  et 
compliquée,  mais  bien  intéressante. 

S'il  faut  entendre,  comme  cela  paraît  raisonnable,  par 
histoire  de  la  psychologie,  l'histoire  de  la  suite  qui  a  contri- 
bué à  notre  connaissance  de  l'homme  intérieur,  peu  de  noms 
y  compteront  plus  éminemment  que  Stendhal.  M.  Delacroix 
a  écrit  un  livre  fort  intelligent,  mais  la  richesse  psycholo- 
gique de  Stendhal  est  telle  qu'arrivé  à  la  fin  de  ce  livre  on 
le  voudrait  au  moins  doublé  pour  qu'il  répondît  à  son  titre. 
Le  premier  chapitre,  Stendhal  et  l'Idéologie  nous  renseigne 
exactement  sur  le  rôle  d'Helvétius  et  des  Idéologues  dans 
la  formation  de  Stendhal.  M.  Delacroix  insiste  uniquement 
sur  les  lectures  de  Stendhal  —  et  c'est  son  droit,  c'est  sur- 
tout la  coutume  des  historiens  de  la  philosophie  de  voir  leur 
sujet  sous  l'angle  un  peu  spécial  des  dérivations  d'idées 
issues  de  lectures.  (Qu'on  songe  au  livre  curieux  de  M.  René 
Berthelot  sur  Bergson,  à  l'arbitraire  avec  lequel  toutes  les 
idées  de  Bergson  sauf  une,  sont  rattachées  à  tel  philosophe, 
et  à  l'étrange  conception  qui  le  montre  par  exemple  emprun- 
tant «  l'idée  de  vie  »  à  la  médecine  vitaliste  ou  à  Schelling). 

19 


290  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  livres,  surtout  celui  d'Helvétius,  ont  évidemment  une 
influence  sur  Stendhal,  mais  la  formation  de  son  sens  psycho- 
logique est  due  à  tout  autre  chose  que  ses  lectures,  qui  dans 
les  lettres  à  sa  sœur  donnent  lieu  aux  commentaires  les 
plus  superficiels  et  les  plus  contradictoires.  Entre  vingt  et 
vingt-cinq  ans  il  est  surtout  occupé  de  vie  mondaine  et 
d'analyse.  Quand  il  veut  faire  travailler  à  Pauline  la  Logique 
de  Condillac,  lui  faire  apprendre  par  cœur  VAvt  Poétique  de 
Boileau,  dont  il  dira  ensuite  pis  que  prendre,  ses  conseils 
partent  évidemment  d'un  fonds  moins  important,  moins 
vraiment  stendhalien  que  lorsqu'il  veut  lui  faire  prendre,  en 
1805,  l'habitude  d'analyser  les  personnes  qui  l'entourent, 
(«  L'étude  est  désagréable,  mais  c'est  en  disséquant  des  ma- 
lades que  le  médecin  apprend  à  sauver  cette  beauté  tou- 
chante »)  ou  lorsqu'il  contracte  dans  ses  premières  relations 
mondaines  l'aptitude  à  traduire  par  une  algèbre  psycho- 
logique les  valeurs  les  unes  dans  les  autres  («  Notre  regard 
d'aigle  voit,  dans  un  butor  de  Paris,  de  combien  de  degrés 
il  aurait  été  plus  butor  en  province,  et,  dans  un  esprit  de 
province,  de  combien  de  degrés  il  vaudrait  mieux  à  Paris  »). 
C'est  à  cette  époque  que  Stendhal  s'accoutume  (héritier  ici 
de  Montesquieu  qui  ne  paraît  point,  je  crois,  dans  ses  lectures) 
à  rattacher  instantanément  un  trait  sentimental  à  un  état 
social,  à  mettre  en  rapport  par  une  vue  rapide  le  système 
politique  d'un  pays  avec  ses  façons  de  sentir.  Ainsi,  en  1803, 
il  est  évident  «  que  le  Français  actuel,  n'ayant  pas  d'occu- 
pation au  forum,  est  forcé  à  l'adultère  par  la  nature  de  son 
gouvernement  ».  Tout  le  Rouge  et  le  Noir  sortira  de  rapports 
de  ce  genre,  et  Taine,  grand  lecteur  de  Stendhal,  et,  lui,  de 
formation  très  livresque,  s'en  inspirera  évidemment  (le  Voyage 
en  Italie  nous  rend  les  Mémoires  d*un  Touriste  surchargés 
de  pâte  oratoire).  En  tout  cas  il  y  a  là  une  ligne 
authentique  de  la  psychologie  française,  peut-être  plus 
importante    que   l'influence   de  Tracy,    et   dont   la   place 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  29I 

dans    l'œuvre    complète    de    Stendhal    est     considérable. 

Mais  enfin,  il  faut  plutôt  s'arrêter  sur  ce  que  M.  Delacroix 
nous  donne  dans  son  livre  que  sur  ce  que,  pour  des  raisons 
dont  il  est  seul  juge,  il  ne  nous  donne  pas.  C'est  restreindre 
à  l'excès  l'activité  et  l'œuvre  de  Stendhal  que  de  nous  dire 
que  «  Stendhal  s'est  appliqué  par-dessus  tout  à  décrire  et  à 
analyser  l'amour  et  la  musique.  »  Il  s'est  appliqué  à  décrire 
et  à  analyser  la  vie  sur  presque  tous  ses  registres  et  dans 
presque  toute  son  extension.  M.  Delacroix  en  a  retenu  ses 
idées  sur  l'amour  qui  font  l'objet  de  son  second  chapitre,  et 
ses  idées  sur  l'art,  qui  font  l'objet  du  troisième  et  dernier. 
Il  les  expose  avec  lucidité,  et  les  apprécie,  dans  une  conclu- 
sion intéressante,  justement. 

M.  Delacroix  a  choisi  pour  exposer  la  «  théorie  »  de  Sten- 
dhal une  méthode  analytique  qui  fausserait  son  sujet  s'il 
s'agissait  par  exemple  de  Rousseau,  mais  qui  ici,  ayant  pour 
effet  de  ramener  l'exposé  de  Stendhal  à  celui  de  ses  maîtres 
ou  demi-maîtres,  les  Idéologues,  s'accepte  parfaitement.  Il 
me  semble  qu'au  risque  de  paraître  moins  transparent  et 
moins  complet,  on  pourrait  aussi  bien  suivre  la  méthode 
inverse,  projeter  le  livre  analytique  et  explicatif  de  V Amour 
dans  l'ordre  synthétique,  esthétique  et  vivant  où  se  plaçait 
Stendhal  lorsqu'il  écrivait  le  Rouge  et  la  Chartreuse. 

Lui-même  nous  y  invite.  L'amour,  comme  M.  Delacroix 
le  montre  fort  bien,  est  lié  chez  Stendhal  à  la  musique,  il 
est  chargé  de  musique  comme  la  musique  est  chargée  d'amour. 
«  Pour  comprendre  les  amours  de  Stendhal  il  faut  se  rappeler 
la  musique.  En  amour  une  sensibilité  d'artiste,  une  sensi- 
bilité de  musicien;  en  art,  la  sensibilité  d'un  amoureux;  de 
la  réserve  amoureuse  et  musicale  ;  ni  tout  à  fait  un  musicien, 
ni  tout  à  fait  un  amoureux  ;  voilà  Beyle  amoureux  et  musi- 
cien. »  Ce  qui  fait  le  charme  du  livre  de  l'Amour,  c'est  beau- 
coup cette*  présence,  cet  affleurement  de  la  musique,  et,  au 
bout  des  petites  phrases  sèches  et  décisives  à  la  Montesquieu, 


292  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ce  commencement  de  cristallisation  musicale  comme  une 
rosée  qui  pointe  au  bout  des  herbes  fines.  De  ce  point  de 
vue,  l'amour-vanité,  l'amour-goût,  l' amour-passion,  le 
mouvement  qui  conduit  Stendhal  de  l'un  à  l'autre,  qui  lui  fait 
apercevoir  l'un  comme  un  rêve  à  l'horizon  de  l'autre,  prennent 
une  valeur  musicale.  Son  idée  de  la  passion,  de  l'énergie 
tenues  pour  valeurs  suprêmes  et  fixées  pour  les  sens  par  la 
nature  italienne,  il  faut  l'accepter  pour  une  idée  musicale, 
à  la  fois  très  intérieure  à  Stendhal  et  détachée  de  lui.  Qu'on 
plonge  dans  le  bain  musical,  pour  la  faire  passer  à  la  vérité 
et  à  la  vie,  cette  notation  juste  de  M.  Delacroix  :  «  L'énergie 
est  chez  lui-même  l'aspiration  à  l'énergie,  le  rêve  de  l'éner- 
gie, la  nostalgie  d'un  passé  historique  plutôt  que  la  puis- 
sance de  construction  d'un  avenir.  » 

L'image  de  la  cristallisation  qui  forme  le  leit-motiv  du 
livre  est  à  la  fois  le  produit  d'une  imagination  musicale  et 
l'expression  d'une  réalité  musicale,  figure  delà  réalité  amou- 
reuse :  «  Il  me  semble,  dit  Stendhal  dans  une  lettre,  qu'au- 
cune des  femmes  que  j'ai  eues  ne  m'a  donné  un  moment 
aussi  doux  et  aussi  peu  acheté  que  celui  que  je  dois  à  la 
phrase  de  musique  que  je  viens  d'entendre.  »  La  musique, 
surtout  telle  que  la  goûtait  Stendhal  qui  n'y  sentait  qu'un 
motif  de  rêverie,  c'est  le  monde  et  l'acte  mêmes  de  la  cris- 
tallisation parfaite,  de  sorte  que  Beyle,  amoureux  de  second 
plan,  simple  amateur  en  musique,  se  définirait  peut-être 
comme  un  cristallisateur.  Son  plaisir  propre  n'est  absolu- 
ment ni  d'aimer,  ni  de  goûter  la  musique,  mais  de  cristal- 
liser à  propos  de  l'amour  et  à  propos  de  la  musique. 

Il  cristallise  sur  ces  deux  registres,  et  aussi  sur  un  troi- 
sième, celui  dont  témoignent  les  Mémoires  d'un  Touriste, 
les  Promenades  dans  Rome,  le  Journal,  celui  des  idées  : 
penser,  apercevoir  des  rapports,  lui  donne  une  joie  aussi 
vive  peut-être  que  découvrir  des  perfections  nouvelles  chez 
sa  maîtresse  ou  descendre  au  fil  voluptueux  d'une  musique 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  293 

italienne.  Ces  trois  registres  ont  suffi  sans  doute  à  en  faire 
un  homme  après  tout  pas  malheureux. 

Voyez-le,  en  bon  fils  du  xyiii®  siècle,  incapable  de  cris- 
talliser sur  le  registre  religieux,  au  point  d'écrire  des  sottises 
comme  celle-ci  :  «  C'est  uniquement  pour  ne  pas  être  brûlée 
en  l'autre  monde,  dans  une  grande  chaudière  d'huile  bouil- 
lante, que  Mme  de  Tourvel  résiste  à  Valmont.  Je  ne 
conçois  pas  comment  l'idée  d'être  le  rival  d'une  chaudière 
d'huile  bouillante  n'éloigne  pas  Valmont  par  le  mépris.  » 
Mme  de  Tourvel  n'est  nullement  représentée  comme 
une  dévote  stupide,  et  Stendhal  paraît  ignorer  que  la  forma- 
tion d'une  conscience  religieuse  est  une  cristallisation  très 
complexe  et  très  admirable.  L'ignorance  de  la  cristallisa- 
tion amoureuse  amènerait  pareillement  un  homme  grossier 
à  trouver  ridicule  qu'un  amoureux  se  donne  tant  de  peine 
pour  obtenir  d'une  certaine  femme  un  plaisir  que  cent 
femmes  entre  lesquelles  il  peut  choisir  lui  procureraient  à 
l'instant.  Le  signe  de  l'acte  sexuel  tient  dans  l'amour  normal 
à  peu  près  la  même  place  que  la  chaudière  bouillante  dans 
la  reUgion  normale.  Voilà  une  des  limites  de  Stendhal,  et 
bien  visible. 

Dire  que  Stendhal  n'est  ni  un  amoureux,  ni  un  philosophe, 
ni  un  musicien,  mais  un  peu  de  tout  cela  en  ce  sens  qu'il  est 
essentiellement  un  cristallisateur,  cela  revient  à  le  définir 
comme  un  artiste.  La  définition  de  l'œuvre  d'art  correspond 
trait  pour  trait  à  celle  de  la  cristallisation.  Le  Rouge  et  la 
Chartreuse  ont  cristallisé  autour  de  faits  et  de  lectures  que 
nous  connaissons,  de  rameaux  d'arbre  dont  aujourd'hui  «les 
plus  petites  branches,  celles  qui  ne  sont  pas  plus  grosses 
que  la  patte  d'une  mésange,  sont  garnies  d'une  infinité  de 
diamants  nobles  et  éblouissants  :  on  ne  peut  plus  recon- 
naître le  rameau  primitif.  » 

Un  grand  amour  est  proche  de  l'œuvre  d'art,  et  il  n'y  a  pas 
d'œuvre  d'art  qui  ne  soit  parente  de  l'œuvre  d'amour.  Les 


294  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

deux  œuvres  forment  deux  espèces  d'un  genre  que  l'on  peut 
bien  appeler  avec  Stendhal  la  cristallisation.  La  psychologie 
qui  a  pris  après  Stendhal  la  suite  et  le  sillon  des  analystes  du 
xviiie  siècle  l'a  fort  bien  étudiée.  Après  que  l'associationnisme 
anglais  l'eut  considérée  du  dehors,  une  analyse  plus  serrée 
s'est  efforcée  de  la  pénétrer  dans  sa  chimie  intime;  la  théorie 
la  plus  neuve  de  la  psychologie  de  James,  celle  de  l'émo- 
tion, est  une  théorie  de  la  cristallisation  psychologique  ; 
M.  Pierre  Janet  a  fait  une  étude  clinique  de  cristallisations 
pathologiques  ;  on  tirerait  des  deux  premiers  chapitres  de 
l'Essai  sur  les  Données  immédiates  de  la  Conscience  un 
schème  élégant  et  profond  de  la  cristallisation  ;  et  c'est  cette 
même  cristallisation,  appliquée  à  l'ordre  même  de  l'amour 
qu'étudie  en  Allemagne  avec  un  pédantisme  charlatanesque 
qui  ne  doit  pas  nous  faire  méconnaître  de  profonds  coups  de 
sonde,  l'école  de  Freud. 

Mais  si  la  cristallisation  amoureuse  et  la  cristallisation 
artistique  sont  deux  espèces  d'un  même  genre,  chacune  de 
ces  espèces  tend  à  réaliser  sur  son  plan  des  virtualités  de  ce 
genre  particulières  et  qui  s'excluent.  A  l'état  naissant  ou 
faible  les  deux  cristallisations  peuvent  se  confondre  :  ainsi 
le  débutant  ou  la  femme  de  lettres  raconteront  avec  candeur 
dans  un  roman  toute  leur  propre  aventure  amoureuse, 
cristallisée  directement.  J'ai  lu  le  raisonnement  suivant  de 
Madame  Aurel,  que  j  e  mets  en  syllogisme  pour  être  plus  court  : 
Il  n'y  a  rien  de  plus  beau  qu'une  belle  lettre  d'amour.  — Les 
plus  belles  lettres  d'amour  sont  écrites  par  des  femmes.  — 
Donc  le  jour  où  les  femmes  feront  imprimer  des  lettres 
d'amour  de  300  pages  in- 18  sous  couverture  jaune-paille, 
elles  auront  écrit  les  plus  beaux  livres  du  monde.  Attendons. 
Mais  jusqu'à  présent  tout  au  moins  ce  n'a  pas  été  du  tout  la 
même  chose.  Un  grand  et  parfait  amour,  un  chef-d'œuvre 
sentimental,  demandent  des  âmes  orientées  d'une  certaine 
façon,  et  qui  s'y  donnent  entières.  Aucun  grand  artiste  ne 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  295 

paraît  avoir  réalisé  un  de  ces  amours  absolus  :  on  ne  saurait 
même  les  imaginer  chez  les  héros  suprêmes,  un  Platon,  un 
Léonard  ou  un  Goethe,  dont  les  cristallisations  amoureuses 
ne  peuvent  vivre  que  comme  essais,  ébauches  de  leurs 
cristallisations  esthétiques.  Parmi  les  autres,  les  exceptions 
sont  rares,  toutes  confirmeraient  la  règle  ;  passez  en  revue 
les  grands  artistes  du  xix^  siècle,  dont  on  extrait  pièce  à 
pièce  les  correspondances  et  les  confidences.  Que  Béatrice 
ait  ou  non  existé,  on  ne  saurait  se  tromper  sur  la  nature  de 
la  cristallisation  qu'elle  a  subie  chez  Dante,  et  toutes  les 
femmes  qu'ont  idéalisées  tour  à  tour  les  descendants  du 
grand  poète  ont  trouvé  autour  d'elles  parfois  comme  une 
prison  ou  une  meurtrissure  la  cristallisation  de  l'art  là  où 
elles  attendaient  le  voile  diaphane  de  l'autre  cristallisation. 
Un  Hvre  sur  l'amour,  et  celui  de  Stendhal  aussi  bien  que 
la  Vita  Nuova,  répond  donc  à  une  cristallisation  esthétique, 
et  l'effet  de  cette  cristallisation  esthétique  est  de  donner 
le  sentiment  authentique  et  présent  de  la  cristallisation 
amoureuse.  Il  y  a  eu  des  cristallisations  héroïques  d'amour, 
dans  le  monde  cythéréen  l'équivalent  des  Platon,  des 
Léonard  et  des  Goethe  dans  le  monde  apollinien;  il  y  a  eu 
des  Stendhals  d'amour  analogues  au  Stendhal  de  lettres.  Il 
serait  contradictoire  que  nous  les  connussions.  L'amour  a 
sa  nuit,  le  poids  et  le  secret  des  ténèbres  dont  il  se  nourrit, 
et  c'est  la  lampe  de  l'intelligence,  la  lampe  sous  laquelle 
Platon  écrit  le  Phèdre  et  le  Banquet,  que  Psyché  élève  sur 
son  époux  et  d'où  une  goutte  de  l'huile  qui  éclairait  l'Idée  de 
d'Amour  suffit  ici  à  brûler,  à  exiler  l'Amour. 


Depuis  le  livre  de  Stendhal  rien  n'a  paru  sur  ce  sujet  de 
considérable  qu'après  la  Physiologie  de  M.  Bourget  les  deux 
Essais  sur  V Amour, diont  M.  Camille  Mauclair  vient  de  publier 


296  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

le  second,  la  Magie  de  l'Amour.  Ce  livre  n'a  pas  eu  besoin  d'être 
habillé  de  vert  par  M.  Alcan  pour  exprimer  une  philosophie 
authentique  et  pour  proposer  sur  l'éternel  sujet  des  idées 
neuves  et  bien  pesantes.  Et  nul  n'était  plus  qualifié  pour 
l'écrire  que  M.  Mauclair.  Je  crois  bien  qu'il  est  seul  aujourd'hui 
à  représenter  un  type  complet  de  critique  esthétique,  à 
qui  sont  familières  chacune  des  trois  branches  de  l'axt,  plas- 
tique, littéraire  et  musicale,  et  qui  sait  constamment  les 
réunir  par  des  lianes  souples  d'idées  générales.  Son  Charles 
Baudelaire,  ses  monographies  sur  la  peinture  du  dix-huitième 
siècle,  sa  Religion  de  la  Musique  montrent  excellemment 
à  quel  point  cette  place  centrale  dans  le  monde  du  beau 
permet  une  critique  riche  et  vivante.  Mais  entre  les  bosquets 
et  les  eaux  de  cette  place  centrale,  nécessairement  on  trou- 
vera un  monument  à  l'Amour.  Si  l'œuvre  d'art  garde  les 
traits  de  l'œuvre  d'amour,  la  préoccupation  de  l'art  ne  va 
pas  sans  préoccupation  d'amour.  L'art,  la  critique,  à  plus 
forte  raison  la  critique  esthétique  générale,  exigent  cette 
préoccupation,  Otez  de  Sainte-Beuve  l'atmosphère  amoureuse 
qui  lui  fait  comme  sa  troisième  dimension  vivante,  retran- 
chez de  lui  ce  qui  par  tous  les  interstices  des  Lundis  s'insinue, 
palpite  et  fleurit  du  Livre  d'amour,  de  Volupté,  et  des  volup- 
tés moins  singulières  de  son  dernier  âge,  vous  aurez  sans 
doute  un  Gustave  Planche  quelconque.  L'amour,  qui  est 
le  tout  absolu  de  la  cristallisation  amoureuse,  fait  une 
grande  part  de  la  cristallisation  artistique.  Et  j'imagine 
volontiers  comme  troisième  des  essais  de  M.  Mauclair  sur 
l'Amour,  une  Magie  de  l'Art,  à  laquelle  les  dernières  lignes 
de  son  livre  actuel  semblent  préparer,  comme  les  dernières 
lignes  de  l'Amour  physique  préparaient  la  Magie  de  l'Amour. 
Comme  le  titre  l'indique  la  Magie  de  l'Amour  est  une 
étude  nouvelle  de  la  cristallisation.  Ce  livre  et  celui  de 
Stendhal  se  font  suite,  dans  l'ordre  du  développement  phi- 
losophique, de  façon  curieuse,  nous  donnent  la  sensation 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  297 

très  nette  de  ce  que  la  philosophie  de  la  vie  a  ajouté  à  la 
philosophie  analytique  du  dix-huitième  siècle.  Voyez  comme 
M.  Mauclair  transfigure  l'idée  de  cristallisation  en  la  trans- 
portant dans  l'ordre  du  temps.  «  Le  spasme  est  une  incursion 
momentanée  dans  la  mort,  un  essai  de  mort  permis  à  l'être 
vivant  par  la  nature.  S'étreindre,  c'est  se  jeter  à  deux  dans 
la  mort  —  mais  avec  la  faculté  d'en  revenir  et  de  s'en  sou- 
venir... Ceux  qui  accomplissent  le  rite  sans  croire,  l'acte 
sans  aimer,  ne  songent  qu'à  l'agrément  de  cette  névrose  et 
non  à  la  conséquence  métaphysique  et  tragique  de  l'étreinte.  » 
Mais  l'acte  d'amour  vrai  «  cette  seconde  de  la  projection 
vitale  n'étant  qu'un  éclair  entre  deux  infinis,  qu'est-ce  donc 
que  l'idée  de  possession  ?  C'est  l'idée  désespérément  chimé- 
rique que  cette  seconde  puisse  constituer,  de  par  la  volonté 
qui  la  répétera,  un  état  permanent  de  la  vie.  Et  tous  les 
artifices  sentimentaux  que  nous  avons  inventés  pour  orner 
l'amour  n'ont  été  en  réalité  inventés  que  pour  occuper  les 
intervalles  entre  les  étreintes.  Le  but  essentiel  de  ceux  qui 
s'aiment  est  de  créer  et  de  connaître  ensemble,  par  la  con- 
jonction psychique  et  charnelle,  l'élan  vers  la  mort,  vers  la 
dépersonnalisation  intense  :  et  comme  leurs  forces  physiques 
leur  défendent  la  constance  de  cet  élan  vers  lequel  ils  tendent 
sans  cesse,  leurs  existences  ne  sont  que  des  conversations 
reliant  quelques  instants  de  vertige  suprême.  »  Le  caractère 
tragique  de  don  Juan  implique  une  grande  puissance  de 
cristallisation  instantanée  jointe  à  une  impuissance  à  cris- 
talliser dans  le  temps.  Ses  conversations  ne  peuvent  que 
préparer  des  instants  et  jamais  les  relier.  «  Il  est  l'image 
parfaite  de  l'inanité  de  posséder.  » 

Cette  cristallisation  amoureuse  dans  le  temps  ne  nous 
révèle-t-elle  pas  un  parallélisme  avec  la  cristallisation  artis- 
tique ?  L'artiste  vrai  est  celui  dont  les  œuvres  vivantes 
sont  cristallisées  autour  de  ses  moments  d'inspiration,  de 
façon  à  former  une  série,  à  remplir  harmonieusement  une 


298  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

durée.  L'amour  parfait  arrive  à  noyer  les  instants  de  pos- 
session charnelle  dans  une  telle  constance  et  une  telle  habi- 
tude de  possession  générale  qu'ils  cessent  presque  d'être 
des  instants  privilégiés,  ne  participent  plus  qu'à  ce  privilège 
général  d'une  vie  nombreuse,  élastique  et  tendue,  qu'ils 
relient  ces  «conversations  »  tout  autant  que  ces  conversa- 
tions les  relient.  Il  en  est  de  même  des  moments  d'inspira- 
tion. Il  y  a  dans  les  Contemplations  une  admirable  pièce, 
Cerigo,  où  Victor  Hugo  rend  sensible  comme  une  palme 
d'étoiles  cette  cristallisation  de  l'amour  dans  le  temps.  On 
pourrait  la  transporter  tout  entière  dans  le  monde  de  son 
art,  dans  le  rythme  intérieur  de  la  création  hugolienne,  de 
l'ordre  de  Vénus  dans  celui  d'Apollon.  Cette  pièce  de  Hugo, 
M.  Mauclair  qui  ne  s'en  souvenait  sans  doute  pas  à  ce 
moment,  nous  en  a  rendu  le  sens  et  même  un  peu  le  mouve- 
ment dans  son  très  beau  morceau  sur  la  Vieillesse  des  Amants. 
Comme  il  étend  la  cristallisation  dans  la  durée,  M.  Mauclair 
retend  dans  l'ordre  de  l'être  et  s'efforce  de  le  faire  sortir  de 
l'individualisme  où  Stendhal,  selon  lui,  l'a  trop  enfermée. 
«  La  cristallisation  de  Stendhal  dit-il,  ne  définit  qu'un  amour 
unilatéral  :  elle  exprime  ce  qui  se  passe  dans  le  moi  d'un 
être  songeant  à  rechercher  un  autre  être,  elle  n'explique  pas  la 
réciprocité  de  cette  recherche  et  c'est  en  quoi  elle  n'est  pas 
complète.  A  la  cristallisation  je  suis  enclin  à  substituer  la 
polarisation.  S'il  nous  est  donné  aujourd'hui  de  concevoir 
l'être  humain  comme  un  faisceau  d'énergies  nerveuses 
capables  d'émissions  électriques,  fluidiques,  magnétiques, 
et  susceptible  des  actions  et  réactions  propres  à  ces  états,  il 
nous  sera  donné  par  là-même  de  situer  la  naissance  de  l'amour 
à  l'instant  où  ces  émissions  se  combinent  avec  celles  d'une 
autre  créature,  et  où  les  unes  et  les  autres  se  polarisent.  » 
Il  y  a  pourtant  cette  différence  que  la  cristallisation  est  une 
idée  fort  claire  parce  qu'elle  ne  veut  être  qu'une  métaphore, 
tandis  que  la  polarisation  de  M.  M§.uclair  devient  peut-être 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  299 

obscure  et  contestable  dès  qu'il  veut  y  mettre  une  réalité 
positive.  En  tout  cas,  si  nous  la  prenons  comme  une  image, 
au  même  titre  que  la  cristallisation,  c'est  une  image  commode, 
profonde  et  vraie.  M.  Mauclair  a  montré  avec  beaucoup  de 
force  et  d'éloquence  que  la  réalité  en  amour  c'est  le  couple 
et  non  l'individu.  Et  l'on  montrerait  de  même  que  la  réalité 
vraie  dans  l'art  ce  n'est  ni  l'artiste,  ni  l'œuvre,  c'est  l'artiste 
et  l'œuvre  présents  l'un  dans  l'autre  et  vivant  l'un  par  l'autre. 
L'amour  individuel,  «  l'amour  éprouvé  se  complaisant  en  soi 
et  se  bâtissant  lui-même  toute  sa  tragédie  »,  cet  amour- 
passion  que  Stendhal  goûtait  chez  les  autres  avec  un  plaisir 
un  peu  artificiel,  est,  pour  M.  Mauclair,  à  l'origine  de  toutes 
les  folies,  de  toutes  les  déchéances  et  de  tous  les  crimes. 
«  Par  l'amour-passion  deux  créatures  s'entre-tuent  :  dans 
l'amour  partagé  elles  s'accordent  à  reconnaître  avec  humi- 
lité, avec  ferveur  mutuelle,  l'urgence  de  protéger  contre 
toute  société  leur  total  isolement  »,  et  M.  Mauclair  analyse 
admirablement  trois  couples,  Baudelaire  et  Mme  Sabatier, 
Adolphe  et  Eléonore,  Des  Grieux  et  Manon. 

Nous  avons  vu  la  cristallisation  artistique  s'accompagner 
chez  Stendhal  comme  d'une  rançon  d'un  refus  très  net  de 
comprendre  d'autres  cristallisations,  telles  que  la  cristallisa- 
tion religieuse.  Or  le  couple  est  construit,  par  l'art  abstrait 
et  rigoureux  de  M.  Mauclair,  de  manière  à  exclure  toute 
cristallisation  autre  que  l'amoureuse.  M.  Mauclair,  du  point 
de  vue  du  purisme  esthétique  qui  exige  le  couple  parfait  et 
nu,  le  défend  ardemment  contre  la  cristallisation  sociale, 
s'attache  à  en  écarter  le  moindre  grain  et  le  moindre  soup- 
çon, et  une  partie  de  son  livre  est  consacrée  à  une  attaque 
véhémente  contre  toute  intrusion  de  la  société  dans  l'amour 
et  en  particulier  contre  le  mariage. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  discuter  ces  idées.  M.  Mauclair 
écrit  des  pages  pleines  de  verve  sur  l'hypocrisie  du  mariage 
bourgeois,  sur  le  ridicule  d'une  journée  de  noces  et  l'odieux 


300  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fréquent  de  la  nuit  qui  la  suit.  Je  n'en  veux  rien  contester, 
mais  je  songe  à  la  chaudière  d'huile  bouillante  de  Stendhal. 
Non  point  que  je  compare  le  mariage  à  cette  chaudière, 
mais  bien  au  contraire,  parce  que  je  vois  là  le  signe  que 
M.  Mauclair  refuse  d'accepter  une  cristallisation  étrangère  à 
l'amour.  Il  y  a  pourtant  une  cristallisation  sociale  comme  il 
il  y  a  des  cristallisations  amoureuse,  esthétique  et  religieuse. 
Montaigne,  devant  un  grave  président  au  Parlement,  se 
donnait  à  part  soi  la  comédie  en  l'imaginant  dans  l'entretien 
le  plus  tendre  avec  sa  femme.  Ce  président  était  peut-être 
partie  dans  un  couple  idéal,  héros  de  la  cristallisation 
amoureuse.  Et  Montaigne  ne  le  trouvait  ridicule  que  parce 
qu'il  lui  était  extérieur.  Le  mariage,  point  de  départ  de  la 
cristallisation  sociale,  le  mariage  bourgeois  fondé  sur  l'argent 
peut  être  ridicule  ou  odieux  du  point  de  vue  de  l'amour,  du 
point  de  vue  de  l'art,  du  point  de  vue  de  la  religion.  Mais 
depuis  des  milliers  d'années,  il  est  incorporé  à  notre  civili- 
sation :  notre  société,  notre  vie  et  même  en  partie  notre 
bonheur  ont  cristallisé  sur  lui.  Si  l'amour  était  purement 
physique  il  ne  nous  occuperait  que  peu  d'instants.  M.  Mau- 
clair a  montré  que  la  cristalUsation  dans  la  durée  consistait 
à  relier  ces  instants  pour  les  amalgamer  à  un  tout  vivant. 
C'est  bien.  Mais  ces  quelques  instants  ont  aussi  une  valeur 
pour  la  société,  puisqu'ils  servent  précisément  à  la  perpétuer, 
et  que  la  perpétuité  sociale  est  embranchée  sur  cette  discon- 
tinuité de  l'acte  sexuel.  Il  est  donc  naturel  et  nécessaire  que 
la  société  ait  construit,  elle  aussi,  sa  cristallisation.  L'inter- 
férence de  ces  cristallisations  donne  à  la  vie  son  illogisme, 
son  tragique,  son  nerf.  Une  société  sans  le  mariage  bour- 
geois ne  se  conçoit  guère  que  sur  le  papier,  dans  une  Salente 
arbitraire  (j'en  atteste  le  rêve  même  de  M.  Mauclair  sur  la 
procréation  par  l'aeugénie»).  Mais  la  cristallisation  amou- 
reuse et  la  cristallisation  artistique  seraient-elles  si  belles 
et  iraient-elles  si  haut  si  elles  n'avaient  devant  elles,  parfois 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  3OI 

comme  leur  mur  de  prison  et  parfois  comme  leur  image 
idéale  la  cristallisation  sociale  ?  Cette  cristallisation  sociale 
(dont  Emile  Augier  fut  le  Frayssinous  ou  le  Nicolas), 
M.  Barrés  ou  M.  Maurras  seraient  bien  capables  d'en  écrire 
la  Magie,  comme  Chateaubriand,  dans  son  Génie  du  Chris- 
tianisme (Stendhal  ne  pouvait  le  souffrir)  a  écrit  une  cristal- 
lisation, une  Magie  de  la  Religion. 

Je  souscrirais  volontiers  à  ces  mots  de  M.  Mauclair  (qui 
servent  encore  à  nous  montrer  la  pénétration  de  sa  Magie 
de  V Amour  et  à' Mne  Magie  de  l'Art)  :((La  caste  des  artistes 
est  au  monde  la  plus  isolée  avec  celle  des  amants,  et  presque 
pour  les  mêmes  raisons  :  désaveu  universel,  faculté  de  se 
priver  du  consentement  universel,  vaste  aspiration  vers  la 
solitude,  possession  de  secrets  transfigurateurs.  L'une  et 
l'autre  caste  sont  lentement  et  sournoisement  éliminées 
par  la  société  qui  les  déteste,  les  jalouse,  s'irrite  de  les  deviner 
rétives  à  toute  assimilation  et  libérées  de  sa  morale  conven- 
tionnelle, et  elle  ne  songe  qu'à  les  reléguer  comme  indési- 
rables hors  de  ses  frontières.  »  C'est  exact.  Mais  l'état  social 
a  ses  exigences  comme  l'art  a  les  siennes  et  l'amour  les 
siennes.  Il  n'y  a  pas  de  cour  d'arbitrage,  de  société  de  ces 
nations  idéales  qui  puisse  arranger  leur  conflit,  et  l'on  ne 
peut  souhaiter  ni  même  supposer  qu'un  des  trois  disparaisse. 
Les  termes,  l'accent,  le  rythme  même  de  pensée  qu'emploie 
ici  M.  Mauclair  sont  presque  des  lieux  communs  des 
prédicateurs  chrétiens  (voyez  le  sermon  sur  la  Haine  de  la 
Vérité  et  bien  d'autres  de  Bossuet),  lorsqu'il  veulent  mar- 
quer la  place  de  la  société  spirituelle  de  l'Église,  dans  le 
monde  qui  la  déteste  et  l'assaille.  L'Eglise  tout  en  se  plai- 
gnant de  ne  pouvoir  réaliser  son  absolu,  s'arrange  pour 
réaliser  quelque  relatif,  quelque  fragment  de  la  Jérusalem 
céleste  —  le  réaliser  dans  la  société,  contre  la  société  — 
et  même  parfois  par  la  société  puisqu'elle  est  elle-même, 
comme  toute  société  spirituelle,   une  société  quelque  peu 


302  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

politique.  Le  malentendu,  l'hostilité  de  l'artiste  et  de  la 
société  ne  sont  pas  niables,  mais  le  tempérament  de  l'artiste 
fait  sa  partie  dans  ce  malentendu,  et  il  y  aurait  peut-être 
quelque  chose  de  pire  qu'une  société  sans  artistes,  à  savoir 
une  société  d'artistes.  (M.  Louis  Forest  écrivit  autrefois  sur  ce 
thème  un  Voleur  d  Enfants,  amusant.)  Cette  guerre  entre  les 
directions  humaines,  c'est  l'être  même  de  l'humanité.  Chacune 
en  sa  loi  cherche  en  guerre  sa  lumière.  Même  l'Amour. . .  Y  a  t-il 
un  couple  amoureux,  si  parfait,  si  génial  soit-il,  dans  lequel 
—  sans  aller  jusqu'à  l'imprécation  de  Samson  —  le  malen- 
tendu foncier  des  sexes  n'apparaisse  ou  n'affleure  ?  Le  mieux 
auquel  atteigne  alors  l'amour  le  plus  fidèle  et  le  plus  tendre 
ne  consiste- t-il  pas  à  amnistier,  à  pardonner,  à  tout 
reporter  sur  l'être  fondamental  et  préhistorique  du  sexe, 
brutalité  de  l'un  et  perfidie  de  l'autre,  qui  doivent  bien 
montrer  çà  et  là  comme  des  os  sous  la  chair  leur  résistance, 
afin  d'être  amollis  et  réduits  sous  l'amour  mutuel  ?  Les 
malentendus  de  l'amour  et  de  l'art  avec  la  société  seraient- 
ils,  pour  une  intelligence,  plus  graves  ? 

Pour  arriver  à  cette  pacification  il  n'y  aurait  qu'à  suivre 
sur  un  plan  plus  large  le  rythme  même  du  livre  de  M.  Mauclair. 
Tout  ce  livre  est  écrit  pour  aboutir  à  la  troisième  partie, 
le  Miracle  de  V Amour,  et  pour  orienter  ce  miracle  même 
vers  celui  du  rythme  universel,  de  l'ordre  profond  du  monde. 
Les  deux  parties  précédentes  étaient  un  discours  sur  l'amour  ; 
ici  c'est  l'Amour  même  que  l'artiste,  dans  ces  trois  chapitres 
sur  le  Sommeil  dans  l'Amour,  la  Solitude  de  l'Amour,  l'Amour 
et  la  Mort,  s'efforce,  sans  abandonner  son  beau  flux  oratoire, 
de  réaliser  en  images  et  en  phrases  comme  un  autre  art  le 
formulerait  en  marbre  ou  en  couleurs,  comme  Watteau  l'a 
incamé  dans  cet  Embarquement  pour  Cythère  dont  M.  Mau- 
clair a  écrit  la  transposition  mystique. 

M  Si  chacun  de  ces  frêles  personnages  errants  dans  un 
paysage  d'or  rose  figurait  un  état  du  rêve,  où  allaient-ils 


i 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  303 

tous,  et  qu'est-ce  qui  les  incitait  à  tourner  ainsi  le  dos,  avec 
une  obstination  douce,  à  l'existence  réelle  d'où  je  les  contem- 
plais, pour  s'aller  perdre  de  mirage  en  mirage  dans  les  zones 
successives  de  cette  vaporeuse  bleuité  ?  Ils  s'en  allaient  au 
delà  de  la  volupté  elle-même  vers  cette  conjonction  et  cette 
dissolution  qui  sont  à  l'image  de  la  mort.  Ils  partaient, 
oublieux,  vers  cette  lueur  éthérée  et  azurée  qu'entrevoit  sous 
les  paupières  closes,  le  regard  dilaté  par  l'amour.  Et  cette 
lueur  éclaire  une  région  où  il  n'y  a  plus  ni  devoir,  ni  morale, 
ni  chair,  mais  seulement  le  rythme  universel  dont  le  rythme 
de  l'étreinte  corporelle  n'est  que  le  faible  et  tremblant 
présage.  Et  pour  y  aller  vivre,  ils  répudiaient  notre  vie.  » 
Le  rythme  de  l'étreinte  corporelle  n'est  que  présage 
dans  l'Amour  total,  mais  l'Amour  lui-même  n'est  que  présage 
pour  cette  région  plus  vaste  du  rythme  universel,  il  n'est 
lui-même  que  l'un  des  couples  de  Watteau,  le  plus  près, 
levé  droit,  de  l'étang  azuré  ;  les  autres  s'approchent,  faits 
à  son  image  et  qui  épousent  son  mouvement,  et  il  existe 
un  certain  degré  de  musique,  point  étranger  à  l'Embarque- 
ment, où  l'on  sent  à  la  fois  et  que  l'amour  n'est  plus  rien  et 
que  rien  n'est  plus  qui  ne  soit  l'amour. 

ALBERT   THIBAUDET 


304 


NOTES 


VOYAGES  D'UN  SÉDENTAIRE,  par  Francis  de  Mio- 
mandre  (Émile-Paul) . 

M.  Francis  de  Miomandre  appartient  à  cet  ordre  de  natures 
heureuses  et  peut-être  de  gens  heureux  (mais  il  porte  une 
chemise  et,  si  j'en  crois  certaines  pages  de  son  livre,  elle 
est  du  bon  faiseur,  et  il  ne  nous  dissimule  pas  tous  les  ennuis 
qui  se  rallient  au  drapeau  blanc  auquel  nous  avons  cou- 
tume de  nous  incorporer),  de  gens  peut-être  heureux  qui,  en 
tous  cas,  ont  au  moins  le  bonheur  certain  d'habiter  un  monde 
qui  leur  appartient  et  qu'ils  gouvernent  en  toute  souveraineté. 
Ce  monde,  c'est  lui-même  évidemment,  et  les  Voyages  d'un 
sédentaire  sont  la  tournée  d'un  propriétaire  qui  porte  tous  ses 
biens  avec  lui,  mais  M.  de  Miomandre,  je  l'ai  déjà  dit,  n'est 
pas  un  philosophe  nu.  Il  ne  se  complète  pas  seulement,  comme 
Herr  Teufelsdroeck,  par  des  habits,  mais  par  tout  un  petit 
peuple  environnant,  toute  une  limaille  de  fer  qu'attire 
incessamment  l'aimant  sympathique  de  ce  charmant  esprit 
et  dont  les  dix  promenades  Autour  de  ma  table  nous  donnent 
l'inventaire  minutieux.  (La  seconde  partie  du  volume,  recueil 
de  chroniques  parisiennes  d'été,  n'a  pas  le  même  intérêt.) 
Car  la  table  de  travail  de  M.  de  Miomandre  est  un  monde, 
une  forêt  de  symboles  qui  observent  l'artiste  avec  ces  regards 
si  familiers  !  Personne  depuis  Andersen  et  le  Grillon  du  foyer 
n'a  plus  délicatement  animé  les  êtres  f  abnqués  parmi  lesquels 
nous  vivons.  Ce  n'est  pas  lui  qui  hésiterait,  comme  Platon, 


NOTES  305 

sur  le  problème  de  savoir  s'il  y  a  des  Idées  des  objets 
fabriqués.  La  fantaisie  intelligente  de  M.  de  Miomandre  ne 
figure-t-elle  pas  comme  une  survivance  et  un  clair  de  lune 
de  l'attention  amicale  et  délicate  avec  laquelle  l'homme 
faisait  autrefois  les  poteries  et  les  corbeilles  appelées  à 
l'accompagner  toute  sa  vie  dans  sa  caverne  ou  sa  tente  ? 
Mais  Théophile  Gautier  disait  qu'on  reconnaît  qu'un  peuple 
est  civilisé  quand  il  ne  sait  plus  faire  un  vase  ni  une  corbeille. 
Aussi  devons-nous  aimer  la  source  fraîche  d'ingénuité  que 
M.  de  Miomandre,  en  tournant  le  dos  de  son  fauteuil  à 
notre  civilisation  sans  âme  sait  faire  jaillir  de  sa  table. 

J'ai  nommé  Andersen  et  Dickens.  Ce  n'est  pas  que  je 
tienne  beaucoup  à  cette  comparaison  qui  ne  vaut  que  par 
un  biais  rapide.  Il  me  plairait  davantage  de  donner  à  M.  de 
Miomandre  un  masque  d'Extrême  Orient,  de  le  voir 

Imiter  le  Chinois  au  cœur  limpide  et  fin. 

Lorsqu'il  écrivit  l'Aventure  de  Thérèse  Beauchamp,  un 
lecteur  innocent,  m'a-t-on  dit,  demandait  :  «  Evidemment 
cela  n'est  pas  mal,  mais  quelle  idée  bizarre  d'y  avoir  mis  un 
Chinois  ?  »  M.  de  Miomandre  y  avait  mis  un  Chinois  du  même 
fonds  dont  il  s'y  était  mis  lui-même,  dont  il  y  avait  mis 
son  art.  Il  ne  pouvait  pas  ne  pas  y  mettre  de  Chinois.  Le 
Chinois  est  aussi  naturel  dans  un  roman  de  M.  de  Miomandre 
que  l'officier  dans  un  roman  d'aujourd'hui.  Vaut-il  même  pour 
lui  la  peine  d'aller  chercher  ses  Chinois  en  Chine.  La  fantaisie 
d'Au  Bon  Soleil  et  du  Veau  d  Or,  qui  sont  copiés  sur  la  vie 
réelle,  dégage  des  personnages  les  plus  ordinaires  toutes  leurs 
puissances  singulières,  et  paradoxalement  chinoises.  «Comment 
peut-on  être  Persan  ?  »  se  demandaient  autrefois  les  Parisiens, 
«  Comment  peut-on  ne  pas  être  Chinois  ?  »  leur  demanderait 
M.  de  Miomandre.  M.  Gabriel  Moureya  traduit  dernièrement 
dans  la  Bibliothèque  universelle  et  Revue  suisse  (où  personne, 
malheureusement,  ne  va  le  chercher)  un  délicieux  Livre  du 

20 


306  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Thé,  de  l'écrivain  japonais  Okakura  Kakotzo.  Mettez-le  dans 
votre  bibliothèque  lorsqu'il  aura  paru  en  librairie,  entre 
V Aventure  de  Thérèse  Beaiichamp  et  les  Voyages  d'un  Séden- 
taire. Vous  aurez  le  sentiment  d'un  accord  que  je  ne  veux  pas 
déflorer  et  que  je  vous  laisse  le  plaisir  d'éprouver  tout  neuf. 
Vous  suivrez  l'ordonnance  du  docteur  Paul-Louis  Couchoud 
dans  ses  Sages  et  Poètes  d'Asie,  vous  ^habituant  à  considérer 
la  vie  sous  le  double  et  complémentaire  aspect  des  deux 
moitiés  de  l'humanité.  Occident  et  Extrême  Orient,  et  vous 
rendrez  grâces  à  Francis  de  Miomandre  du  beau  voyage  par 
lequel,  sans  quitter  Paris  et  sa  table,  sans  rien  nommer  de 
japonais  et  sans  même  vous  présenter  son  Bouddha,  il  vous 
y  aura  précédé.  Il  est  probable  que  dans  une  cinquantaine 
d'années  le  terme  d'Extrême  Orient  sera,  pour  une  sensibi- 
lité et  une  intelligence  cultivées,  quelque  chose  d'aussi  riche, 
complexe,  animé  que  l'est  pour  nous  aujourd'hui  le  mot 
d'Orient.  Les  Concourt  l'avaient  fort  bien  pressenti,  mais 
il  faudra  sans  doute  encore  quelques  générations  pour  faire 
passer  définitivement  du  monde  du  bibelot  au  monde  de  la 
vie  ces  valeurs  de  connaissance  et  de  goût.  Quelques  Uvres, 
quelques  façons  de  sentir  d'aujourd'hui,  forment  de  bons 
points  de  repère  pour  cette  route  future. 

ALBERT  THIBAUDET 
♦  ** 

LA  MÊLÉE  SYMBOLISTE,  par  Ernest  Raynaud  (La 
Renaissance  du  Livre). 

M.  Ernest  Raynaud  compte  consacrer  trois  volumes  à  la 
Mêlée  Symboliste,  et  le  premier,  celui-ci,  va  de  1870  à  1890. 
Il  n'y  faut  guère  chercher  que  des  anecdotes  et  des  portraits 
symbolistes,  et  l'histoire  anecdotique  du  symboUsme  tient 
déjà  un  fort  rayon  de  bibliothèque.  La  postérité  n'aura 
aucun  mal  à  identifier  les  cafés  de  la  rive  gauche  où  fut 
renouvelée  la  poésie  française.  Les  portraits  et  souvenirs 
de  M.  Raynaud,  fort  intéressants,  apportent  à  ce  dossier 


NOTES  307 

une  contribution  bienvenue.  On  appréciera  dans  ses  por- 
traits la  bonhomie,  la  modération  et  la  justesse.  La  fondation 
du  Décadent  et  la  figure  de  cet  étrange  Baju  lui  fournissent 
de  bonnes  pages.  Les  quelques  lignes  où  il  caractérise  Baju 
qui  imprima  ses  premiers  vers,  sont  d'un  tact  qui  est  rare 
dans  les  souvenirs  de  ce  genre,  souvent  bourrés  de  méchan- 
cetés grimaçantes.  Le  bon  ton  que  garde  ici  M.  Raynaud  ne 
rend  pas  son  livre  moins  savoureux,  et  sauvegarde  la  décence 
du  monde  littéraire.  (Heureusement  pour  cette  décence  et 
pour  cet  honneur  des  lettres,  il  est  inexact  que  Théophile 
Gautier  ait  jamais,  comme  le  dit  M.  Raynaud,  traité  Racine 
de  polisson.  L'auteur  de  cette  obscénité  est  un  nommé 
Granier  de  Cassagnac  qui  n'a  aucun  rapport  avec  la  litté- 
rature.) M.  Raynaud  excuse  comme  il  peut  les  «  mœurs  de 
Caraïbes  »  et  les  outrances  de  langage  que  l'on  a  reprochées 
aux  symbolistes.  Il  estime  que  les  romantiques  et  les  natu- 
ralistes leur  ont  donné  l'exemple.  Je  ne  veux  pas  entrer 
dans  cette  discussion  :  la  mêlée  symboliste  est  une  mêlée 
au-dessus  de  laquelle  nous  n'avons  aujourd'hui  aucune 
peine  à  nous  tenir.  Mais  il  y  eut  là,  je  crois,  plus  que  le  duel 
ordinaire  de  deux  générations  dans  une  corporation  de  mœurs 
irritables  et  difficiles.  Il  y  eut  le  principe  d'une  véritable 
scission  qui  fut  aiguë  pendant  une  dizaine  d'années  et  qui 
dure  encore  jusqu'à  un  certain  point.  Cette  rupture  entre 
deux  générations,  cette  difficulté  pour  l'une  de  se  mettre 
*  à  la  page  »  de  l'autre,  cette  division  de  la  littérature  en 
exotérique  et  ésotérique  sont  des  traits  particuUers  à  ces 
cinquante  dernières  années,  et  qui  ne  se  retrouvaient  à  ce 
point  ni  dans  le  romantisme  ni  dans  le  Parnasse.  La  litté- 
rature devenant  plus  ésotérique  prenait  naturellement 
la  figure  d'écoles  fermées,  défiantes,  agressives.  Ecoles  et 
manifestes,  ce  pullulement  scolastique  est  dès  lors  un  trait 
particuher  à  l'époque  symboliste.  De  sorte  que,  sous  ce 
caractère  apparent  de  «  mêlée  »  dont  M.  Raynaud  nous  donne 


3o8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  chronique,  il  y  avait  là  une  volonté  d'ordre  et  de  disci- 
pline qui  allait  se  retrouver  pure  et  nue  dans  la  génération 
suivante.  albert  thibaudet 

* 
*  * 

EXPOSITION  MATISSE  (Galerie Bernheim  jeune  et  a«). 

L'exposition  de  M.  Matisse,  venant  après  celle  deM.  Braque, 
nous  fait  assister  à  la  lutte  des  deux  esthétiques  les  plus 
violemment  opposées  de  notre  époque.  Autant  M.  Braque 
est  épris  d'ésotérisme,  cultivant  le  mystère  plus  encore  que 
sa  technique,  autant  M.  Matisse  limite  le  sens  de  ses  ouvra- 
ges au  charme  strict  de  la  matière  colorée.  Autant 
M.  Braque  est  épris  de  spéculation  intellectuelle,  autant 
M.  Matisse,  dédaignant  tout  à-priorisme,  affirme  n'attendre 
une  raison  d'œuvrer  que  de  ses  sensations  seules.  Son  acti- 
vité est  purement  réceptive.  Ce  peintre  excelle  à  raisonner 
sur  le  choc  de  ses  sens  :  il  s'avère  incapable  de  se  passer  d'une 
certaine  commotion  immédiate  pour  peindre.  Le  cerveau 
de  M.  Matisse  peut  très  bien  être  comparé  à  un  piège.  Peu 
confiant  en  son  imagination,  l'artiste  quitte  son  atelier, 
que  ne  hante  nul  fantôme.  Il  descend  dans  la  rue,  le  jardin, 
la  campagne,  et,  attentif  à  l'impression  la  plus  inattendue, 
il  la  capte  dès  son  apparition  avec  une  adresse  sans  pareille. 
L'oiseau-sensation,  caressé,  gorgé,  engraisse  :  c'est  à  ce 
moment  que  le  peintre  dépense  des  trésors  d'ingéniosité 
pour  donner  au  plumage  de  sa  capture  le  lustre  le  plus  écla- 
tant. Ce  procédé  de  travail,  il  faut  l'avouer,  provoque  des 
trouvailles  de  couleur  d'une  grande  rareté,  auxquelles  nul 
peintre  avant  M.  Matisse  n'avait  songé.  —  Je  me  demande  s'il 
ne  serait  pas  plus  juste  de  dire  :  n'avait  daigné  songer. 

En  effet,  quelle  a  été  la  préoccupation  capitale  de  M.  Ma- 
tisse, sinon  de  s'emparer  d'un  côté  de  l'art  pictural  :  la  cou- 
leur, et  de  donner  à  cette  valeur,  jusqu'à  présent  sou- 
mise à  la  domination  de  la  forme,  la  prédominance  sur  celle- 


NOTES  309 

ci  ?  Victime  de  la  maladie  à  la  mode,  qui  n'épargna  personne, 
mais  dont  certains  d'entre  nous  essaient  laborieusement  de 
se  guérir,  M.  Matisse  a  recherché  sa  personnalité,  non  dans 
l'adoption  enthousiaste  ou  réfléchie  d'une  technique  équi- 
librée, mais  dans  le  déséquilibre,  dans  le  renversement  des 
valeurs  qui  constituent  cette  technique.  L'étude  unique  des 
propriétés  de  la  couleur,  suppléant  au  dessin,  au  modelé,  au 
clair-obscur,  l'absorba  tout  entier  :  un  œil  étonnamment  doué 
pour  saisir  les  moindres  reflets  trouva  aisément  la  solution  de 
problèmes  que  le  peintre  choisit  toujours  complaisamment 
conformes  à  ses  seules  aptitudes.  Cette  culture  d'un  don 
partiel  à  l'exclusion  de  tout  autre  est  très  caractéristique 
d'un  certain  état  d'esprit  actuel  ;  elle  constitue  un  fait 
absolument  nouveau  dans  l'histoire  de  l'art  et  mérite  qu'on 
l'étudié  spécialement. 

Si  M,  Matisse  a  eu  chez  Bernheim  le  succès  total  que  jus- 
qu'ici le  public  lui  avait  refusé,  ce  n'est  pas  que  les  tableaux 
qu'il  y  exposa  dénonçassent,  mieux  que  ses  tableaux  anté- 
rieurs, une  maîtrise  complète.  La  Toilette  ou  le  Nu  7i^  3 
étaient  de  très  belles  œuvres,  de  beaucoup  supérieures  à  celles 
qui  triomphent  aujourd'hui;  leur  impopularité  vint  de  ce 
qu'elles  indiquaient  chez  l'artiste  une  certaine  volonté  de 
dominer  son  impression  première,  alors  que  ses  œuvres 
récentes  nous  le  montrent  s'abandonnant  sans  réserves  à  ses 
sensations  familières.  C'est  cette  nonchalance  qu'aime  le 
public,  qui  y  voit  le  reflet  et  comme  le  pendant  de  sa  paresse 
à  réfléchir  et  à  juger. 

Voilà  pourquoi  le  meilleur  de  M.  Matisse,  ces  peintures 
de  19 10,  qui  —  malgré  que  portant  un  peu  trop  visible  le 
sceau  d'une  époque  —  étaient  humanisées  par  la  méditation 
du  peintre,  seront  les  dernières  à  plaire  au  public. 

Mais  n'est-il  pas  inopportun  de  déplorer  ce  triomphe  des 
œuvres  les  plus  superficielles  de  M.  Matisse,  et  son  aven- 
ture dernière  n'est-elle  pas  la  plus  propre  à  l'enorgueilUr  ? 


310  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

On  serait  tenté  de  le  croire,  en  se  rappelant  le  vœu  de  ce 
peintre  qui  eut  le  courage  d'écrire  de  l'œuvre  d'art  — 
résumant  ainsi  les  aspirations  de  la  plupart  des  artistes  de 
son  époque  —  qu'il  souhaitait  qu'elle  fût  «  pour  l'homme 
d'affaires  aussi  bien  que  pour  l'artiste  de  lettres  un  calmant 
cérébral,  quelque  chose  d'analogue  à  un  bon  fauteuil  qui 
le  délasse  de  ses  fatigues  physiques  ». 

L'influence  de  M.  Matisse  fut  considérable  ;  elle  est  moins 
importante  aujourd'hui  que  la  guerre  a  transformé  la  menta- 
lité de  la  plupart  des  artistes,  les  inclinant  à  la  méditation 
de  problèmes  plus  profonds.  Notons  que  cette  influence 
fut  particulièrement  active  sur  les  peintres  du  Nord,  tempé- 
raments peu  analytiques,  et  que  les  conclusions  hâtives  du 
maître  devaient  particulièrement  séduire.  Chez  les  débutants 
et  les  autodidactes,  cette  influence  fut  également  très  forte. 
Les  spéculations  exclusivement  colorées  de  M.  Matisse 
révélèrent  aux  jeunes  peintres  une  partie  de  la  peinture  que, 
non  éduqués,  ils  ne  pouvaient  percevoir  sous  le  voile  de  la 
pudique  tradition  française.  L'accord  des  tons  les  plus 
rapprochés  ;  l'équilibre  entre  les  «  chauds  »  et  les  «  froids  »  ; 
les  résonances  des  complémentaires  sont  des  problèmes 
résolus  de  tous  temps  avec  facilité  par  les  maîtres  des  musées, 
mais  la  solution  seule  du  problème  est  par  eux  introduite 
dans  leurs  tableaux.  Le  résultat  est  donné  avec  tant  de  natu- 
rel qu'on  l'accepte  sans  s'en  apercevoir  :  on  ne  remarque  le 
prodige  que  si  l'on  connaît  le  métier.  Une  toile  de  M.  Ma- 
tisse, au  contraire,  débarrassée  des  détails  qui  dans  la  réalité 
à  la  fois  et  les  tableaux  classiques  supportent  la  couleur  et 
en  dissimulent  la  signification  technique,  nous  propose  la 
solution  moins  achevée  qu'en  train  de  se  réaliser.  L'artiste 
nous  prend  à  témoin  de  son  tour  de  force  :  il  va  même  jus- 
qu'à avouer  ses  incertitudes  par  les  «  blancs  »,  et  la  fièvre  de 
son  travail  rapide  par  les  déchets  :  traits  de  crayon,  bavures 
et  taches,  qu'il  laisse  comme  religieusement  sur  sa  toile. 


NOTES  311 

Cézanne,  peut-on  objecter,  laissait  aussi  des  «  blancs  ». 
Mais  ils  n'étaient  à  ses  yeux  que  provisoires  :  il  attendait 
pour  les  couvrir  de  trouver  le  ton  convenable  et  difficile. 
Le  maître  d'Aix,  Titan  moins  heureux  que  Michel- Ange, 
n'a  pas  assez  vécu  pour  terminer  ce  grand  tableau  des 
Baigneuses  (de  la  collection  Pellerin)  qui  devait  être  notre 
«  Jugement  dernier  ».  Une  fissure  subsiste  dans  son  œuvre: 
M.  Matisses'y  est  glissé.  (Et  à  sa  suite  tant  d'autres!)  Il  a  fait 
éclater  un  pan  de  l'édifice  et,  de  ce  fait,  il  a  projeté  la  pein- 
ture hors  de  ses  bornes  classiques.  Le  problème  qu'avait  résolu 
Cézanne  est  donc  à  nouveau  remis  sur  le  tapis.  Mais,  soyons 
justes  :  après  l'empirisme  de  l'impressionnisme  (auquel 
échappa  Renoir,  aussi  discipliné  que  Cézanne  sous  des  dehors 
moins  sévères),  il  était  nécessaire,  pour  recommencer  à  y  voir 
clair,  que  nous  pussions  mettre  de  l'ordre  dans  nos  sensations 
colorées,  en  attendant  de  raisonner  sur  les  lois  de  l'architec- 
ture du  tableau  et  sur  celles  du  dessin.  Matisse  nous  a  aidés 
à  résoudre  divers  problèmes  primordiaux  et  c'est  ce  dont  il 
faut  nous  souvenir.  Il  figure,  au  jardin  de  la  peinture  fran- 
çaise, une  fleur  extrêmement  fragile  et  trop  précieuse,  signi- 
ficative de  l'époque  la  plus  troublée  de  l'histoire  de  l'art. 

Mais  un  artiste,  fût-il  encore  plus  spécialisé  que  M.  Matisse, 
n'est  jamais  isolé.  Les  recherches  de  celui-ci,  si  particulières 
soient-elles,  se  raccordent  cependant  à  celles  de  plusieurs 
écoles  récentes  :  Orphisme  et  Futurisme  lui  doivent  beaucoup. 

Son  influence  gagna  même,  un  certain  moment,  les  peintres 
chargés  par  le  destin  du  plus  ingrat  de  la  besogne  rénova- 
trice :  les  cubistes.  A  sa  suite,  ceux-ci  étudièrent  les  pro- 
priétés irradiantes  de  la  couleur  des  objets.  Comme  Matisse, 
ils  dissocièrent  les  éléments  constitutifs  de  la  réalité  exté- 
rieure pour  poursuivre  à  part  l'étude  de  chacun  d'eux.  Voici 
un  passage  d'un  article  de  M.  Severini,  assez  significatif 
de  ce  que  les  recherches  de  M.  Matisse  et  des  cubistes  ont 
de  commun  :  «  Matisse  me  montrait  un  jour  une  maquette 


312  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'il  avait  faite  «  d'après  nature  »  dans  une  rue  de  Tanger. 
En  premier  plan  un  mur  peint  en  bleu.  Ce  bleu  influençait 
tout  le  reste,  et  Matisse  lui  a  donné  le  maximum  d'impor- 
tance qu'il  était  possible  de  lui  donner  en  gardant  la  cons- 
truction objective  du  paysage.  Malgré  cela  il  a  dû  s'avouer 
qu'il  n'avait  pas  rendu  la   centième  partie  de  «  l'intensité 
sensorielle  »  produite  en  lui  par  ce  bleu.  Il  a  atteint  dans  une 
autre  toile  {les  Marocains)  ce  degré  d'intensité,  mais  ici  l'ar- 
chitecture réelle  du  paysage  a  disparu  pour  laisser  la  place 
à   une  architecture   volontaire   et  cependant  sensorielle.  » 
On  distingue  comment  le  mécanisme  par  lequel  M.  Matisse 
accorde  à  son  sens  de  la  couleur  pouvoir  absolu  sur  le  sens 
plastique,  rejoint  le  mécanisme  par  lequel  les  cubistes  cher- 
chent par  la  couleur  d'abord  à  «  reconstruire  »  plastiquement 
la  réalité.  Ce  parallélisme  va  nous  permettre  de  fixer  le  pro- 
cessus mental   de   chacune  des  deux  écoles  opposées  :  où 
M.  Matisse  procède  de  la  sensation  à  l'idée,  les  cubistes 
procèdent  de  l'idée  à  la  sensation  i.  Ils  n'admettent  le  pou- 
voir éducateur  de  celle-ci  qu'après  l'avoir  contrôlé  scienti- 
fiquement. M.  Charles  Henry,  physicien,  écrit  quelque  part  : 
«  La  perception  de  lumière  et  la  perception  des  formes  sont 
considérablement  modifiées  par  l'exercice  ou  le  repos  de  l'ap- 
pareil visuel,  tandis  que  la  perception  de  couleur  en  est 
indépendante.  »  Cela  suffit  pour  que  les  cubistes  acceptent 
les  prémisses  de  M.  Matisse,  mais  concluent  que,  pour  sau- 
vegarder la  pureté  de  la  forme,  il  faut,  non  la  gonfler  selon 
la  puissance  explosive  du  ton,  comme  fait  Matisse,  mais 
mettre  le  «  ton  local  »  en  dehors  de  la  «  forme  locale  ».  Spécu- 
lations prodigieuses  de  nouveauté  et  très  significatives  des 
excès  auxquels  aboutissent  fatalement  les  artistes  esclaves 

I.  Par  exemple  :  M.  Matisse  a  besoin  de  voir  une  assiette  pour 
réaliser  peu  à  peu  la  venu  plastique  du  cercle.  Les  cubistes  con- 
çoivent d'abord  un  cercle,  et  condescendent  à  le  «  motiver  »  par 
une  assiette. 


NOTES  313 

d'un  dogme,  victimes  de  théories  basées  sur  autre  chose  que 
l'exercice  d'un  sentiment  profond  ou  la  connaissance  deS 
lois  éternelles  de  la  peinture.  andré   lhote 

* 

Expositions  :  Pavillon  de  Marsan  :  René  Piot.  —  Le  cas 
de  M.  Piot  est  tragique.  Ce  peintre  connaît  son  métier 
autant  qu'on  puisse  le  connaître  aujourd'hui  ;  il  l'apprit  des 
Musées,  dont  il  est  demeuré  le  prisonnier.  S'il  regarde  des 
soldats  affairés  et  disséminés  dans  la  cour  d'une  ferme,  ou 
égrenés  dans  une  plaine  neigeuse,  il  voit  moins  ces  tristes 
hommes  qu'un  cher  souvenir  d'un  tableau  de  Breughel  le 
Vieux.  Une  charge  de  cavalerie  suscite  en  son  esprit  le 
spectre  de  Paolo  Ucello  ;  une  maison  incendiée  tourne  pour 
lui  seul  ses  volutes  de  flamme  ainsi  qu'en  une  page  de  livre 
d'heures.  Un  paysage  de  sapins  ou  des  arbres  en  fleurs  lui 
rappellent  des  estampes  japonaises  feuilletées  un  soir  d'hiver. 
Toute  émotion  née  d'un  spectacle  vivant  ricoche  immédiate- 
ment en  son  cerveau  vers  quelque  souvenir  pictural.  Les  tons 
eux-mêmes  de  ses  peintures  ne  sont  pas  posés  nettement, 
dans  toute  leur  fraîcheur  naissante,  mais  martyrisés,  patines 
comme  ceux  des  tableaux  vieillis.  Ils  ont  l'air  de  refléter  le 
douloureux  débat  qui  a  lieu  dans  l'âme  de  ce  peintre,  dont 
il  semble  qu'on  touche  la  personnalité  mieux  dans  cette  salle 
du  fond,  où  sont  réunies  de  très  belles  copies  de  Piero  délia 
Francesca,  de  Rubens,  de  Botticelli,  que  dans  les  salles  précé- 
dentes, qui  ne  paraissent  être  de  celle-ci  qu'un  reflet  affaibli. 

Galerie  L.  Rosenberg  :  Juan  Gris  et  Séverini.  — 
M.  J.  Gris,  qui  est,  avec  M.  Braque,  en  quelque  sorte  le  plus 
actif  traducteur  logique  des  intuitions  de  M.  Picasso,  nous 
montre  des  œuvres  dont  les  plus  attachantes  ne  sont  pas 
les  plus  réussies.  Ses  natures  mortes,  d'une  parfaite  tenue, 
procèdent  cependant  un  peu  trop  les  unes  des  autres.  Une 
technique  précise,  rigoureusement  appliquée  en  chaque 
toile,  donne  à  l'œuvre  totale  une  unité  que  nous  préférons 


314  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  celle  facilement  obtenue  par  la  répétition  des  mêmes 
formes.  Un  essai  de  portrait,  malgré  que  peu  réalisé,  et  des 
dessins  «  d'après  nature  »,  très  «  ressemblants  »,  sont  d'heu- 
reuses dérogations  à  la  règle  cubiste.  C'est  à  de  telles  «  fai- 
blesses» qu'on  peut  dès  à  présent  reconnaître  ceux  des  cubistes 
chez  qui  le  cœur  l'emportera  heureusement  sur  la  pure  céré- 
bralité.  —  M.  Séverini  nous  intéresse  moins  par  ce  qu'il  a 
produit  que  par  ce  qu'il  promet  de  réaliser.  Un  ingénieux 
Arlequin  et  un  Joueur  d'accordéon,  œuvres  dernières,  affir- 
ment, en  même  temps  qu'un  désir  de  renoncer  à  certaines 
harmonies  un  peu  trop  tendres,  une  aspiration  vers  l'humain, 
à  laquelle  nous  ne  pouvons  qu'applaudir. 

Galerie  Crès. — A  côté  d'œuvres  anciennes  de  peintres  que 
nous  étudierons  plus  tard,  de  très  beaux  dessins  de  Derain  : 
paysages  et  natures  mortes.  Un  Portrait  de  femme  aux  deux 
crayons,  admirable  d'acuité  et  de  fini,  dépasse  comme  réa- 
lisation et  comme  expression  tout  le  reste. 


ANDRÉ  LHOTE 


* 


LA  REPRISE  DE  PELLÉAS  ET  MÉLISANDE  à 
rOpéra-Comique. 

Après  nous  avoir,  pendant  de  si  longues  années,  privés 
de  Pelléas  et  ne  nous  en  avoir  accordé,  comme  à  regret,  que 
des  reprises  de  plus  en  plus  négligentes,  l'Opéra-Comique 
s'est  décidé  à  faire  un  geste  d'hommage  à  la  mémoire  de 
Debussy.  On  aurait  souhaité  qu'un  éclat  particulier  entourât 
cette  manifestation.  Le  jour  semblait  venu  —  il  aurait  dû 
l'être  depuis  longtemps  —  de  placer  solennellement  Pelléas 
au  rang  qui  lui  revient  dans  la  musique  contemporaine. 
Mais  qui  donc,  objectera- t-on,  conteste  aujourd'hui  les  mérites 
de  cette  œuvre?  Qui  lui  dispute  une  place  ém inente?  Le 
public  ne  s'est-il  pas  apprivoisé  et  ne  se  montre-t-il  pas 
sensible  à  l'émotion  du  drame  ?  —  D'accord  ;  mais  il  ne 


NOTES  315 

s'agit  pas  de  savoir  si  Pelléas  est  une  œuvre  belle  et  pathé- 
tique :  personne  ne  le  nie  ;  il  s'agit  de  savoir  si  c'est  une 
œuvre  hors  de  pair,  une  grande  date  de  l'art  français,  si 
cet  ouvrage  domine  de  très  haut  tous  ceux  de  la  même 
époque.  Il  s'agit  de  franchir  la  distance  entre  un  simple 
témoignage  d'admiration  et  un  acte  de  respect  où  justice 
soit  enfin  pleinement  rendue  à  une  œuvre  maîtresse.  Mille 
petites  considérations  empêchent  que  l'on  marque  volon- 
tiers tant  de  déférence  à  un  vivant;  la  mort  rend  un  tel 
geste  plus  facile  ;  nous  l'attendions  ;  la  représentation  de 
rOpéra-Comique  ne  nous  y  achemine  guère. 

M.  Messager  a  conduit  l'orchestre  d'une  manière  vivante, 
puissante,  qui  donnait  toute  leur  force  aux  parties  joyeuses 
et  exaltées  de  la  partition  ;  il  nous  a  même  paru  quelquefois, 
par  crainte  de  toute  mièvrerie,  pécher  par  un  excès  d'énergie 
et  de  netteté.  Mais  comment  sauvegarder  l'équilibre  d'une 
œuvre  où  le  chant  et  le  récitatif  ont  tant  de  part,  lorsque  les 
deux  rôles  principaux  sont  confiés  à  des  artistes  presque  apho- 
nes ?  Chaque  fois  que  Geneviève,  Arkel  ou  Golaud  entraient 
en  scène,  le  drame  reprenait  toute  sa  vigueur  ;  l'orchestre 
se  subordonnait  de  la  façon  la  plus  heureuse;  mais  pour 
ne  pas  couvrir  les  voix  de  Mélisande  et  de  Pelléas,  il  lui  aurait 
fallu  consentir  à  n'être  plus  qu'un  susurrement.  Il  en  est 
résulté  de  grands  espaces  vides,  des  trous,  des  passages  mornes 
et  sans  vie,  dont  certes  Debussy  n'est  pas  responsable  et 
dont  il  aurait  été  bienséant  de  ne  pas  déparer  son  œuvre. 

La  cohue  bigarrée  qui  se  presse  actuellement  dans  nos 
salles  de  spectacles  ne  peut  réagir  que  confusément  ;  mais 
ce  qui  est  certain,  c'est  que  toute  la  partie  de  l'assistance  venue 
non  pour  aller  à  F  Opéra-Comique,  mais  pour  voir  Pelléas, 
ne  savait  comment  exprimer  son  malaise;  elle  craignait  que 
l'on  ne  fît  retomber  sur  l'œuvre  une  mauvaise  humeur 
dirigée  contre  les  interprètes  seuls,  ou  que  ceux-ci  ne  prissent 
pour  eux  des  marques  de  joie  qui  ne  les  concernaient  point. 


3l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  reviendrons  ici  sur  les  dernières  œuvres  de  Debussy 
celles  qu'il  a  publiées  pendant  la  guerre,  et  où  reparaissent 
certaines  de  ses  qualités  les  plus  attachantes.  Bornons-nous 
aujourd'hui  à  constater  que,  malgré  son  inégalité,  cette 
représentation  a  prouvé  combien  l'œuvre  est  intacte  et  sans 
rides  ;  notre  admiration  était  placée  en  bon  lieu.  Imitations 
ni  démarcations  ne  sont  parvenues  à  ternir  la  fraîcheur  de  ce 
langage  musical.  Si  quelques  traits  ont  vieilli,  c'e^t  la  faute 
du  livret,  non  de  la  partition.  Celle-ci  reste  une  merveille 
d'appropriation,  de  sobriété  ;  elle  ne  met  en  œuvre  que  les 
moyens  qui  lui  sont  indispensables,  mais  elle  le  fait  avec 
tant  d'aisance,  elle  en  joue  avec  un  art  si  accompli  qu'elle 
donne  constamment  une  impression  de  richesse,  de  diversité 
et  de  force.  Si  jamais  qualités  ont  été  françaises,  dans  le 
meilleur  sens  du  mot,  ce  sont  bien  celles-là.  C'est  pourquoi  nous 
souhaiterions  un  hommage  à  Debussy  qui  fût  un  événe- 
ment non  pas  d'ordre  professionnel,  mais  national. 

JEAN     SCHLUMBERGER 

* 
*    * 

L'INSTITUT  CONTRE  LES  INDÉPENDANTS. 

On  lit  dans  le  numéro  de  Mai  de  la  Gerbe  sous  la  signature 
de  M.  Paul  Deltombe  : 

La  presse  a  fait  connaître  l'existence  d'une  association  qui 
s'est  formée  dans  le  but  de  défendre  l'art  français  tant  en  France 
qu'à  l'étranger.  L'idée  paraît  excellente,  encore  que  Von  se 
demande  qui  peut  bien  attaquer  l'art  français  en  France.  Cette 
Ligue  comporte  tous  les  modes  d'action  :  expositions,  tracts, 
conférences,  cotisations,  etc.,  et  haut  patronage.  C'est  en  effet 
sous  les  auspices  de  l'Institut  et  sous  la  présidence  du  Secré 
taire  perpétuel  de  l'Académie  des  Beaux- Arts  que  s'inaugure 
cette  croisade. 

La  lecture  des  statuts  du  «  Club  artistique  de  France  »  est 
édifiante  :  on  y  prône  une  action  énergique  en  faveur  de  «  ceux 


NOTES  317 

qui  sont  restés  fidèles  aux  traditions  nationales,  à  l'art  bien  fran- 
çais »,  d'une  lutte  contre  «  les  internationalistes  de  l'art  ».  Nous 
connaissons  cette  chanson  :  nous  allons  assister  à  un  nouvel  épi- 
sode de  la  lutte  de  l'Institut  contre  l'Art  des  Artistes  indépendants. 

Et  la  singulière  logique  :  ces  ligueurs  de  la  vraie  tradition 
ont  un  programme  d'expansion  de  l'Art  français  à  l'étranger, 
cela  s'appelle  la  défense  de  l'art  français;  tandis  que  lorsque 
c'est  l'art  des  Indépendants  qui  influence  l'étranger,  cela  devient 
de  l'internationalisme,  chose  abominable  I 

Voilà  donc  ce  que,  en  quittant  l'uniforme,  nous  trouvons  dans 
la  corbeille  de  la  paix  :  une  ligue  contre  nous,  dirigée  par  l'Ins- 
titut comme  codicille  à  l'union  sacrée  !  Beaucoup  d'artistes 
indépendants,  pour  la  plupart  des  jeunes,  sont  encore  sous  les 
armes  ;  quels  ont  dû  être  leurs  sentiments  en  apprenant  cette 
nouvelle  avanie,  ces  excitations  du  public  et,  chose  plus 
grave,  de  leurs  camarades,  contre  leur  œuvre  passée  ou  future  ? 

Evidemment  ceux  d'une  indignation  trop  légitime  pour 
que  nous  ne  sentions  pas  le  devoir  de  nous  y  associer.  Il  est 
inadmissible  qu'une  certaine  classe  d'artistes  s'arroge  le 
privilège  de  représenter  exclusivement  l'art  français,  la 
«  tradition  nationale  ».  Il  est  inadmissible  que  les  peintres  qui 
jouissent  déjà  de  tous  les  avantages  matériels  que  donne  le 
succès,  exploitent  la  passion  patriotique  pour  jeter  le  discrédit 
sur  ceux  de  leurs  confrères  dont  l'art  a  le  malheur  de  ne  pas 
leur  plaire.  C'est  une  «  utilisation  de  la  victoire  »  que  nous  ne 
tolérerons  pas. 

Sans  compter  qu'il  est  au  moins  pittoresque  de  voir  l'Ins- 
titut se  poser  en  défenseur  de  la  tradition  française,  qu'il  a 
tout  fait,  depuis  un  siècle,  pour  stériliser  et  pour  détruire. 
Qu'est-ce  que  l'Institut  après  tout  sinon  «  l'ensemble  des 
forces  »  qui  à  chaque  époque  ont  voulu  obliger  l'art  français 
«  à  la  mort  »  ?  Et  que  sont  les  Indépendants  sinon  «  l'ensemble 
des  forces  »  qui  y  ont  «  résisté  »  ? 

JACQUES  RIVIÈRE 


3l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Mme  GENEVIÈVE  BONNIOT-MALLARMÉ. 

Les  lecteurs  de  la  Nouvelle  Revue  Française  auront 
appris  avec  une  profonde  tristesse  la  mort  de  Mme 
Bonniot,  née  Geneviève  Mallarmé.  La  Nouvelle  Revue 
Française,  qui  manifesta  toujours  pour  Stéphane  Mallarmé  le 
respect  et  l'admiration  que  l'on  sait,  prend  une  part  très 
vive  à  ce  deuil.  Mais  nous  ne  pensons  pas  pouvoir  exprimer 
nos  sentiments  mieux  que  ne  le  fit,  dans  le  dernier  numéro 
du  Mercure,  notre  collaborateur  Paul  Valéry  : 

«  Tous  les  amis  du  grand  poète  se  souviennent  de  la  jeune 
fille  qui  les  accueillait  avec  tant  de  grâce  dans  le  petit  appar- 
tement de  la  rue  de  Rome  ;  qui  plaçait  auprès  de  son  père 
une  fine  et  claire  figure  de  l'amour  filial  le  plus  tendre  et  le 
plus  empressé  ;  et  qui  disparaissait  à  la  faveur  de  la  fumée 
que  nous  faisions,  vers  le  moment  que  la  causerie  allait  se 
fixer  ou  se  fondre  dans  ce  monologue  incomparable  dont 
ceux  qui  ne  l'ont  pas  entendu  ne  peuvent  imaginer  la  merveille. 

«  La  voici  qui  s'est  retirée  à  jamais.  Elle  nous  abandonne 
l'adorable  Eventail  que  son  père  lui  avait  fait  des  mots  les 
plus  doux,  des  images  les  plus  délicates,  de  la  substance 
idéale  la  plus  précieuse  ;  poème  d'une  perfection,  d'une  mu- 
sique et  d'un  charme  si  rares  que  ce  serait  le  chef-d'œuvre  de 
Mallarmé,  s'il  y  en  avait  un. 

«  A  ce  père  elle  avait  consacré  tout  le  zèle  que  puisse 
souhaiter  un  poète.  Avec  l'aide  du  docteur  Bonniot,  son  mari, 
dont  le  dévouement  à  la  gloire  de  Mallarmé  était  l'égal  du 
sien,  elle  a  publié  le  volume  des  Poésies  et  le  Coup  de  dés. 
D'autres  publications,  que  sa  mort  n'empêchera  pas  de 
paraître,  ont  jusque  dans  les  derniers  jours  occupé  sa  pensée. 

«  Geneviève  Bonniot  reposera  auprès  de  ses  parents  dans 
le  petit  cimetière  de  Samoreau  où  nous  avons  laissé  Mallarmé 
un  jour  du  mois  de  septembre  1898,  par  le  plus  éclatant  et 
le  plus  implacable  Après-Midi.  » 


NOTES 


319 


MEMENTO   BIBLIOGRAPHIQUE 


I.    BEAUX-ARTS. 

Albert   André   :   Renoir  ;   G,   Crès, 

L'Art  et  les  Artistes.  N°  de  juin  :  «  Le 
Musée  Rodin  »  ;  l'Art  et  les  Artistes. 

Hector  Berlioz  :  Le  Musicien  errant, 
1842-1852  ;  Calmann-Lévy. 

Charles  Bouvet  :  Les  Couperins, 
organistes  de  V église  Saint-Gervais  ; 
Delagrave. 

Stanislas  Lami  :  Dictionnaire  des 
Sculpteurs  de  l'Ecole  française,  du  moyen 
âge  à  nos  jours,  y  vol.  ;  Ed.  Champion. 

Camille  Mauclair  :  L'Art  indépen- 
dant français  sous  la  troisième  Répu- 
blique ;  La  Renaissance  du  Livre 

N.  A.  RiMSKY-KoRSAKov  :  Ma  vie 
musicale  ;  Pierre  Laâtte. 

Auguste  Rodin  :  L'Art,  entretiens 
réunis  par  Paul  Gsell  (12x19); 
B.  Grasset. 

II.       LITTÉRATURE,        ROMANS, 
THÉÂTRE 

Roger  Allard  :  L'Appartement  des 
Jeunes  Filles  ;   Camille  Bloch. 

René  Bazin  :  Les  Nouveaux  Oberlé  ; 
Calmann-Lévy. 

René  Benjamin  :  Grandjougon  ; 
A.  Fayard. 

Henry  Bordeaux  :  Une  honnête 
femme  ;  E.  de  Boccard. 

Jacques  Boulenger  :  L'Affaire 
Shakespeare  ;  Ed.  Champion. 

Francis  Carco  :  Scènes  de  la  vie  de 
Montmartre  ;  A.  Fayard. 

Edmond  Cazal  :  Jo'è  Rollon,  l'autre 
homme  invisible  ;  L'Edition  française 
illustrée. 

Blaise  Cendrars  :  J'ai  tue  ;  G.  Crès. 

Henri  Chamard  :  La  Chanson  de 
Roland,  traduction  nouvelle  d'après 
le  manuscrit  d'Oxford;  Libr.  Armand 
Colin. 


Chateaubriand  :  La  Campagne  ro- 
maine (lettre  à  Fontanes  ;  Cynthie), 
avertissement  par  Henri  Focillon  ; 
L.  Pichon. 

Louise  Clermont  :  Emile  Clermont; 
B.  Grasset. 

Maurice  Dekobra  :  Les  Mémoires 
de  Rat-de-Cave  ou  Du  Cambriolage  con- 
sidéré comme  un  des  beaux-arts  ;  L'Edi- 
tion française  illustrée. 

Lucie  Delarue-Mardrus  :  Tou- 
toune  et  son  amour  ;  Albin  Michel. 

Louis  Delluc  :  Cinéma  et  Cie  ; 
B.  Grasset. 

Pierre  Drieu  La  Rochelle  :  Inter- 
rogation, nouvelle  édition  :  Editions  de 
la  Nouvelle  Revue  Française. 

Louis  DucRos  :/.-/.  Rousseau  :  T.  II, 
de  Montmorency  au  Val  de  Travers; 
T.  III,  :  de  l'île  Saint-Pierre  à  Ermenon- 
ville ;  E.  de  Boccard. 

Henry  Duvernois  :  Edgar  ;  E.  Flam- 
marion. 

Marc  Elder  :  Jacques  Bonhomme  et 
Jean    Le  Blanc  ;    Calmann-Lévy. 

Edmond  Fleg  :  Le  Mur  des  Fleurs-, 
Camille  Bloch. 

Paul  Fort  :  Chansons  à  la  Gauloise  ; 
E.  Fasquelle. 

Paul  Fort  :  Les  Enchanteurs  ;  Mer- 
cure de  France. 

Franc-Nohain  :  Jaboune  ;  La  Renais- 
sance du  Livre. 

Alexandre  Hepp  :  Les  Cœurs  victo- 
rieux ;  E.  Fasquelle. 

Edmond  Jaloux  :  Les  Amours  perdues  ; 
P.-V.  Stock. 

Francis  Jammes  :  La  Rose  à  Marie  ; 
Edouard-Joseph. 

Victor  Segalen  :  Lettres  de  Paul 
Gauguin  à  Georges-Daniel  de  Monfreid, 
précédées  d'un  hommage  ;  G.  Crès. 

Lot  :  Etude  sur  le  Lancelot,  en  prose  ; 
3  phototypies  hors  texte  ;  Ed.  Champion. 


320 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Andrk  Lichtenberger  :  Le  Cœur  esi 
le  mime,  roman  pour  jeunes  filles  ; 
Plon-Nourrit. 

Pierre  Mac  Orlan  :  La  Fin,  souve- 
nirs d'un  correspondant  aux  années  en 
Allemagne  ;  L'Edition  Irançaise  illustrée. 

Georges  Maréchal  de  Bièvre  : 
Aphrodite  couronnée  ;  B.  Grasset. 

Paul  Margueritie  :  Sous  les  Pins 
tranquilles,    roman  ;    Plon-Nourrit. 

Charles  Maurras  :  Anthinea,  d'Athè- 
nes à  Florence  ;  Ed.  Champion. 

Joseph  Mélon  :  I^  Roi  triste,  poème  ; 
G.  Crès. 

Jean  Moréas  :  Eriphyle,  poème  ; 
L.  Rouart. 

Alphonse  Mortier  :  Le  Témoignage 
de  la  Génération  sacrifiée  ;  Nouvelle 
Librairie  nationale. 

Gabriel  Mourey  :  Jeux  passionnés, 
collection  In  Extenso,  n^  145  ;  La 
Renaissance  du  Livre. 

Vincent  Muselli  :  Les  Masques, 
sonnets  héroï-comiques  ;  Chrétien. 

François  Porche  :  La  Jeune  Fille 
aux  joues  roses,  comédie  en  vers  et  en 
prose  ;  Emile-Paul  frères. 

Georges  de  Porto-Riche  :  Le  Mar- 
chand d'Estampes,  drame  ;  Emile- Paul 
frères. 

Guy  de  Pourtalès  :  Marins  d'eau 
douce  ;  Société  Littéraire  de  France. 

Marcel  Proust  :  A  la  Recherche  du 
Temps  perdu  :  T.  I,  Du  côte  de  chez 
Swann,  T.  II,  A  l'Ombre  des  jeunes 
filles  en  fleurs  ;  Pastiches  et  Mélanges  ; 
Editions  de  la  Nouvelle  Revue  Française. 

Jean  Psichari  :  Sœur  Anselmine, 
roman  ;  Plon-Nourrit. 

Maurice  Rémon  :  Le  grand  Soir  ; 
Ollendorf. 

Arthur  Rimbaud  :  Les  mains  de 
Jeanne-Marie,    poème  ;  Au  Sans -Pareil- 


J.-H.  Rosny  amé:  L'Appel  du  bonheur; 
£.  Flammarion. 

J.-H.  RosNY  jeune  :  Mimi,  les  Pro- 
fiteurs et  le  Poilu  ;  Calmann-Lévy. 

Jean  Royère  :  Par  la  lumière  peints, 
poèmes  ;  G.  Crès. 

André  Spire  :  Le  Secret  ;  Editions 
de  la  Nouvelle  Revue  Française. 

JÉRÔME  et  Jean  Tharaud  :  Une 
relève  ;  Emile- Paul  frères. 

Vaillant-Couturier  :  Une  permis- 
sion de  délente  ;  Flammarion. 

Benjamin  Valloton  : ...  Dis-moi  quel 
est  ton  pays  ;  Berger- Levrault. 

Jean  Variot  :  Les  Grandes  Heures 
de  Ribeaupierre,  évocation  dramatique  ; 
Société  Littéraire  de  France. 

Françoys  Villon  :  Les  Œuvres  ; 
G.  Crès. 

Gilbert  de  Voisins  :  L'Esprit  impur  ; 
G.  Crès. 

Paul  Wenz  :  Choses  d'hier  ;  Berger- 
Levrault. 

Oscar  Wilde  :  La  Maison  de  la 
courtisane,  nouveaux  poèmes,  trad. 
Albert  Savine  ;  P.-V.  Stock. 

WiLLY  :  Do  diète  ;  Albin  Michel. 

IIÎ.     PHILOSOPHIE,      RELIGION. 

Henri  Ghéon  :  L'Homme  né  de  la 
guerre,  Témotgruige  d'un  converti; 
Editions  de  la  Nouvelle  Revue  Fran- 
çaise. 

JoHANNÈs  Jokrgensen  :  Sainte 
Catherine  de  Sienne,  traduction  du 
danois  ;  G.  Beauchesne. 

D.  Parodi  :  La  Philosophie  contempo- 
raine en  France,  Essai  de  classification 
des  doctrines  ;  F.  Alcan. 

Georges  Sorel  :  Matériaux  d'uru 
théorie  du  prolétariat;   Rivière   et   Oie. 


LE    GÉRANT   :     GASTON    GALLIMARD 


FONTENAY-AUX-ROSES. 


IMP.    L.    BELLENAND 


321 


LA  CRISE  DE  L'ESPRIT 


L'Athenaeum,  très  antique  et  célèbre  revue  londonienne, 
actuellement  dirigée  par  un  des  hommes  les  plus  distingués  et 
les  plus  pénétrants  de  l'Angleterre,  M.  John  Middleton  Murry, 
a  publié  dans  ses  numéros  des  ii  Avril  et  i  Mai  191 9  deux 
lettres  de  M.  Paul  Valéry.  Bien  que  ces  lettres  aient  été  écrites 
spécialement  en  vue  de  leur  traduction  en  anglais,  et  pour  le 
public  d  Outre-Manche,  nous  pensons  intéresser  nos  lecteurs 
en  leur  en  offrant  le  texte  français  inédit. 

PREMIÈRE    LETTRE 

Nous  autres,  civilisations,  nous  savons  maintenant  que 
nous  sommes  mortelles. 

Nous  avions  entendu  parler  de  mondes  disparus  tout 
entiers,  d'empires  coulés  à  pic  avec  tous  leurs  hommes  et 
tous  leurs  engins;  descendus  au, fond  inexplorable  des 
siècles  avec  leurs  dieux  et  leurs  lois,  leurs  académies  et 
leurs  sciences  pures  et  appliquées  ;  avec  leurs  grammaires, 
leurs  dictionnaires,  leurs  classiques,  leiurs  romantiques 
et  leurs  symbolistes,  leurs  critiques  et  les  critiques  de  leurs 
critiques.  Nous  savions  bien  que  toute  la  terre  apparente 
est  faite  de  cendres,  que  la  cendre  signifie  quelque  chose. 
Nous  apercevions  à  travers  l'épaisseur  de  l'histoire,  les 
fantômes  d'immenses  navires  qui  furent  chargés  de 
richesse  et  d'esprit.  Nous  ne  pouvions  pas  les  compter. 


322  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mais  ces  naufrages,  après  tout,  n'étaient  pas  notre  affaire. 
Elam,  Ninive,  Babylone  étaient  de  beaux  noms  vagues , 
et  la  ruine  totale  de  ces  mondes  avait  aussi  peu  de  signi- 
fication pour  nous  que  leur  existence  même.  Mais  France, 
Angleterre,  Russie..,  ce  seraient  aussi  de  beaux  noms. 
Litsitania  aussi  est  un  beau  nom.  Et  nous  voyons  main- 
tenant que  l'abîme  de  l'histoire  est  assez  grand  pour  tout 
le  monde.  Nous  sentons  qu'une  civilisation _  a  la  même 
fragilité  qu'une  vie.  Les  circonstances  qui  enverraient  les 
œuvres  de  Keats  et  celles  de  Baudelaire  rejoindre  les 
œuvres  de  Ménandre  ne  sont  plus  du  tout  inconcevables  : 
elles  sont  dans  les  journaux. 


*  * 


Ce  n'est  pas  tout.  La  brûlante  leçon  est  plus  complète 
encore.  Il  n'a  pas  suffi  à  notre  génération  d'apprendre 
par  sa  propre  expérience  comment  les  plus  belles  choses 
et  les  plus  antiques,  et  les  plus  formidables  et  les  mieux 
ordonnées  sont  périssables  par  accident  :  elle  a  vu,  dans 
l'ordre  de  la  pensée,  du  sens  commun,  et  du  sentiment,  se 
produire  des  phénomènes  extraordinaires,  des  réalisa- 
tions brusques  de  paradoxes,  des  déceptions  brutales  de 
l'évidence. 

Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  :  les  grandes  vertus  des 
peuples  allemands  ont  engendré  plus  de  maux  que  l'oisiveté 
jamais  n'a  créé  de  vices.  Nous  avons  vu,  de  nos  yeux  vu, 
le  travail  consciencieux,  l'instruction  la  plus  solide,  la 
discipHne  et  l'apphcation  les  plus  sérieuses,  adaptés  à 
d'épouvantables  desseins. 

Tant  d'horreurs  n'auraient  pas  été  possibles  sans  tant 


LA    CRISE    DE    l'ESPRIT  323 

de  vertus.  Il  a  fallu,  sans  doute,  beaucoup  de  science  pour 
tuer  tant  d'hommes,  dissiper  tant  de  biens,  anéantir 
tant  de  villes  en  si  peu  de  temps  ;  mais  il  y  a  fallu  non 
moins  de  qualités  morales.  Savoir  et  Devoir,  vous  êtes 
donc  suspects  ? 


* 
*  * 


Ainsi  la  Persépolis  spirituelle  n'est  pas  moins  ravagée 
que  la  Suse  matérielle.  Tout  ne  s'est  pas  perdu,  mais  tout 
s'est  senti  périr. 

Un  frisson  extraordinaire  a  couru  la  moelle  de  l'Europe. 
Elle  a  senti,  par  tous  ses  noyaux  pensants,,  qu'elle  ne  se 
reconnaissait  plus,  qu'elle  cessait  de  se  ressembler,  qu'elle 
allait  perdre  conscience  —  une  conscience  acquise  par 
des  siècles  de  malheurs  supportables,  par  des  milliers 
d'hommes  du  premier  ordre,  par  des  chances  géogra- 
phiques, ethniques,  historiques,  innombrables. 

Alors,  —  comme  pour  une  défense  désespérée  de  son 
être  et  de  son  avoir  physiologiques,  toute  sa  mémoire  lui 
est  revenue  confusément.  Ses  grands  hommes  et  ses 
grands  Hvres  lui  sont  remontés  pêle-mêle.  Jamais  on  n'a 
tant  lu,  ni  si  passionnément,  que  pendant  la  guerre  : 
demandez  aux  hbraires.  Jamais  on  n'a  tant  prié,  ni  si 
profondément  :  demandez  aux  prêtres.  On  a  évoqué 
tous  les  sauveurs,  tous  les  fondateurs,  tous  les  protecteurs, 
tous  les  martyrs,  tous  les  héros,  les  pères  des  patries,  les 
saintes  héroïnes,  les  poètes  nationaux... 

Et  dans  le  même  désordre  mental,  à  l'appel  de  la  même 
angoisse,  l'Europe  cultivée  a  subi  la  reviviscence  rapide 
de   ses   innombrables   pensées   :    dogmes,  philosophies 


324  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

idéaux  hétérogènes  ;  les  trois  cents  manières  d'expliquer 
le  Monde,  les  mille  et  une  nuances  du  christianisme,  les 
deux  douzaines  de  positivismes  :  tout  le  spectre  de  la 
lumière  intellectuelle  a  étalé  ses  couleurs  incompatibles, 
éclairant  d'une  étrange  lueur  contradictoire  l'agonie  de 
l'âme  européenne.  Tandis  que  les  inventeurs  cherchaient 
fiévreusement  dans  leurs  images,  dans  les  annales  des 
guerres  d'autrefois,  les  moyens  de  se  défaire  des  fils  de 
fer  barbelé,  de  déjouer  les  sous-marins  ou  de  paralyser  les 
vols  des  avions,  l'âme  invoquait  à  la  fois  toutes  les 
puissances  transcendantes,  prononçait  toutes  les  incan- 
tations qu'elle  savait,  considérait  sérieusement  les  plus 
bizarres  prophéties  ;  elle  se  cherchait  des  refuges,  des 
indices,  des  consolations  dans  le  registre  entier  des  sou- 
venirs, des  actes  antérieurs,  des  attitudes  ancestrales. 
Et  ce  sont  là  les  produits  connus  de  l'anxiété,  les  entre- 
prises désordonnées  du  cerveau  qui  court  du  réel  au 
cauchemar  et  retourne  du  cauchemar  au  réel,  affolé  comme 
le  rat  tombé  dans  la  trappe... 

La  crise  militaire  est  peut-être  finie.  La  crise  écono- 
mique est  visible  dans  toute  sa  force  ;  mais  la  crise  intel- 
lectuelle, plus  subtile,  et  qui,  par  sa  nature  même,  prend 
les  apparences  les  plus  trompeuses  (puisqu'elle  se  passe 
dans  le  royaume  même  de  la  dissimulation),  cette 
crise  laisse  difficilement  saisir  son  véritable  point,  sa 
phase. 

Personne  ne  peut  dire  ce  qui  demain  sera  mort  ou  vivant 
en  littérature,  en  philosophie,  en  esthétique.  Nul  ne 
sait  encore  quelles  idées  et  quels  modes  d'expression  seront 
inscrits  sur  la  hste  des  pertes,  quelles  nouveautés  seront 
proclamées. 


LA    CRISE    DE    l'eSPRIT  325 

L'espoir,  certes,  demeure,  et  chante  à  demi-voix  : 
Et  cum  vorandi  vicerit  lihidinem 
Late  triumphet  imper ator  spiritus. 

Mais  l'espoir  n'est  que  la  méfiance  de  l'être  à  l'égard 
des  prévisions  précises  de  son  esprit.  Il  suggère  que  toute 
conclusion  défavorable  à  l'être  doit  être  une  erreur  de  son 
esprit.  Les  faits,  pourtant,  sont  clairs  et  impitoyables  : 
Il  y  a  des  milliers  de  jeunes  écrivains  et  de  jeunes  artistes 
qui  sont  morts.  Il  y  a  l'illusion  perdue  d'une  culture 
européenne  et  la  démonstration  de  l'impuissance  de  la 
connaissance  à  sauver  quoi  que  ce  soit;  il  y  a  la  science 
atteinte  mortellement  dans  ses  ambitions  morales,  et 
comme  déshonorée  par  la  cruauté  de  ses  applications  ;  il 
y  a  l'idéalisme,  difficilement  vainqueur,  profondément 
meurtri,  responsable  de  ses  rêves  ;  le  réalisme  déçu, 
battu,  accablé  de  crimes  et  de  fautes  ;  la  convoitise  et 
le  renoncement  également  bafoués  ;  les  croyances  con- 
fondues dans  les  camps,  croix  contre  croix,  croissant 
contre  croissant  ;  il  y  a  les  sceptiques  eux-mêmes,  désar- 
çonnés par  des  événements  si  soudains,  si  violents,  si 
émouvants  et  qui  jouent  avec  nos  pensées  comme  le 
chat  avec  une  souris  —  les  sceptiques  perdent  leurs  doutes, 
les  retrouvent,  les  reperdent,  et  ne  savent  plus  se  servir 
des  mouvements  de  leur  esprit. 

L'oscillation  du  navire  a  été  si  forte  que  les  lampes 
les  mieux  suspendues  se  sont  à  la  fin  renversées. 


* 

4t    * 


Ce  qui  donne  à  la  crise  de  l'esprit  sa  profondeur  et  sa 
gravité,  c'est  l'état  dans  lequel  elle  a  trouvé  le  patient. 


326  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  n'ai  ni  le  temps  ni  la  puissance  de  définir  l'état 
intellectuel  de  l'Europe  en  1914.  Et  qui  oserait  tracer 
un  tableau  de  cet  état  ?  Le  sujet  est  immense  ;  il  demande 
des  connaissances  de  tous  les  ordres,  une  information 
infinie.  Lorsqu'il  s'agit,  d'ailleurs,  d'un  ensemble  aussi 
complexe,  la  difficulté  de  reconstituer  le  passé,  même 
le  plus  récent,  est  toute  comparable  à  la  difficulté  de  cons- 
truire l'avenir,  même  le  plus  proche  ;  ou  plutôt,  c'est  la 
même  difficulté.  Le  prophète  est  dans  le  même  sac  que 
l'historien.  Laissons-les-y. 

Mais  je  n'ai  besoin  maintenant  que  du  souvenir  vague 
et  général  de  ce  qui  se  pensait  à  la  veille  de  la  guerre,  des 
recherches  qui  se  poursuivaient,  des  œuvres  qui  se 
publiaient. 

Si  donc  je  fais  abstraction  de  tout  détail,  et  si  je  me 
borne  à  l'impression  rapide,  et  à  ce  total  naturel  que  donne 
une  perception  instantanée,  je  ne  vois  —  rien  !  —  Rien, 
quoique  ce  fût  un  rien  infiniment  riche. 

Les  physiciens  nous  enseignent  que  dans  un  four  porté 
à  l'incandescence,  si  notre  œil  pouvait:  subsister,  il  ne 
verrait  —  rien.  Aucune  inégalité  lumineuse  ne  demeure 
et  ne  distingue  les  points  de  l'espace.  Cette  formidable 
énergie  enfermée  aboutit  à  l'invisibilité,  à  l'égalité  insen- 
sible. Or,  une  égalité  de  cette  espèce  n'est  autre  chose  que 
le  désordre  à  l'état  parfait. 

Et  de  quoi  était  fait  ce  désordre  de  notre  Europe  men- 
tale ?  —  De  la  libre  coexistence  dans  tous  les  esprits 
cultivés  des  idées  les  plus  dissemblables,  des  principes 
de  vie  et  de  connaissance  les  plus  opposés.  C'est  là  ce  qui 
caractérise  une  époque  moderne. 

Je  ne  déteste  pas  de  généraliser  la  notion  de  moderne, 


LA    CRISE    DE    L  ESPRIT  327 

et  de  donner  ce  nom  à  certain  mode  d'existence,  au  lieu 
d'en  faire  un  pur  synonyme  de  contemporain.  Il  y  a  dans 
l'histoire,  des  moments  et  des  lieux  où  nous  pourrions 
nous  introduire,  nous  modernes,  sans  troubler  excessive- 
ment l'harmonie  de  ces  temps-là,  et  sans  y  paraître  des 
objets  infiniment  '  curieux,  infiniment  visibles,  des  êtres 
choquants,  dissonnants,  inassimilables.  Où  notre  entrée 
ferait  le  moins  de  sensation,  là,  nous  sommes  presque  chez 
nous.  Il  est  clair  que  la  Rome  de  Trajan,  et  que  l'Alexan- 
drie des  Ptolomées  nous  absorberait  plus  facilement  que 
bien  des  locahtés  moins  reculées  dans  le  temps,  mais  plus 
spécialisées  dans  un  seul  type  de  mœurs  et  entièrement 
consacrées  à  une  seule  race,  à  une  seule  culture  et  à  un 
seul  système  de  vie. 

Eh  bien  !  l'Europe  de  1914  était  peut-être  arrivée  à  la 
limite  de  ce  modernisme.  Chaque  cerveau  d'un  certain 
rang  était  un  carrefour  pour  toutes  les  races  de  l'opinion  ; 
tout  penseur,  une  exposition  universelle  de  pensées.  Il 
y  avait  des  œuvres  de  l'esprit  dont  la  richesse  en  contrastes 
et  en  impulsions  contradictoires  faisait  penser  aux  effets 
d'éclairage  insensé  des  capitales  de  ce  temps-là  :  les 
yeux  brûlent  et  s'ennuient...  Combien  de  matériaux, 
combien  de  travaux,  de  calculs,  de  siècles  spoliés,  combien 
de  vies  hétérogènes  additionnées  a-t-il  fallu  pour  que  ce 
carnaval  fût  possible  et  fût  intronisé  comme  forme  de 
la  suprême  sagesse  et  triomphe  de  l'humanité  ? 


* 


Dans  tel  livre  de  cette  époque  —  et  non  des  plus  mé- 
diocres —  on  trouve,  sans  aucun  effort  —  une  influence 


328  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des  ballets  russes,  —  un  peu  du  style  sombre  de  Pascal,  — 
beaucoup  d'impressions  du  type  Concourt,  —  quelque 
chose  de  Nietzsche,  —  quelque  chose  de  Rimbaud,  — 
certains  effets  dus  à  la  fréquentation  des  peintres,  et 
parfois  le  ton  des  pubhcations  scientifiques.  —  le  tout 
parfumé  d'un  je  ne  sais  quoi  de  britannique  difficile  à 
doser  !...  Observons,  en  passant,  que  dans  chacun  des 
composants  de  cette  mixtm-e,  on  trouverait  bien  d'autres 
corps.  Inutile  de  les  rechercher  :  ce  serait  répéter  ce  que 
je  viens  de  dire  sur  le  modernisme,  et  faire  toute  l'histoire 
mentale  de  l'Europe. 


*  * 


Maintenant,  sur  une  immense  terrasse  d'Elsinore  qui 
va  de  Bâle  à  Cologne,  qui  touche  aux  sables  de  Nieuport, 
aux  marais  de  la  Somme,  aux  craies  de  Champagne,  aux 
granits  d'Alsace,  —  l'Hamlet  européen  regarde  des 
millions  de  spectres. 

Mais  il  est  un  Hamlet  intellectuel.  Il  médite  sur  la  vie 
et  la  mort  des  vérités.  Il  a  pour  fantômes  tous  les  objets 
de  nos  controverses  ;  il  a  pour  remords  tous  les  titres  .de 
notre  gloire  ;  il  est  accablé  sous  le  poids  des  découvertes, 
des  connaissances,  des  méthodes  et  des  livres,  incapable 
d'y  renoncer,  incapable  de  se  reprendre  à  cette  activité 
illimitée.  Il  songe  à  l'ennui  de  recommencer  le  passé,  à  la 
folie  de  vouloir  innover  toujours.  Il  chancelle  entre  les 
deux  abîmes,  car  deux  dangers  ne  cessent  de  menacer 
le  monde  :  l'ordre  et  le  désordre. 

S'il  saisit  un  crâne,  c'est  un  crâne  illustre.  —  Whose 
was  it  ?   —   Celui-ci  fut  Lionardo.  Il  inventa  l'homme 


LA    CRISE    DE    L  ESPRIT  329 

volant,  mais  l'homme  volant  n'a  pas  précisément  servi 
les  intentions  de  l'inventeur  :  nous  savons  que  l'homme 
volant  monté  sur  son  grand  cygne  {il  grande  uccello  sopra 
del  dosso  dél  suo  magnio  cecero)  a,  de  nos  jours,  d'autres 
emplois  que  d'aller  prendre  de  la  neige  à  la  cime  des 
monts  pour  la  jeter,  pendant  les  jours  de  chaleur,  sur 
le  pavé  des  villes...  Et  cet  autre  crâne  est  celui  de  Leibniz 
qui  rêva  de  la  paix  universelle.  Et  celui-ci  fut  Kant,  Kant 
qui  genuit  Hegel,  qui  genuit  Marx,  qui  genuit... 

Hamlet  ne  sait  trop  que  faire  de  tous  ces  crânes.  Mais 
s'il  les  abandonne  !...  Va-t-il  cesser  d'être  lui-même  ? 
Son  esprit  affreusement  clairvoyant  contemple  le  passage 
de  la  guerre  à  la  paix.  Ce  passage  est  plus  obscur,  plus 
dangereux  que  le  passage  de  la  paix  à  la  guerre  ;  tous  les 
peuples  en  sont  troublés.  «  Et  Moi,  se  dit-il,  moi,  l'intellect 
européen,  que  vais-je  devenir  ?...  Et  qu'est-ce  que  la 
paix  ?  La  paix  est,  peut-être,  l'état  de  choses  dans  lequel 
Vhostilité  naturelle  des  hommes  entre  eux  se  manifeste 
par  des  créations,  au  lieu  de  se  traduire  par  des  destructions 
comme  fait  la  guerre.  C'est  le  temps  d'une  concurrence 
créatrice,  et  de  la  lutte  des  productions.  Mais  Moi,  ne 
suis-je  pas  fatigué  de  produire  ?  N'ai-je  pas  épuisé 
le  désir  des  tentatives  extrêmes  et  n'ai-je  pas  abusé  des 
savants  mélanges  ?  Faut-il  laisser  de  côté  mes  devoirs 
difficiles  et  mes  ambitions  transcendantes  ?  Dois- je  suivre 
le  mouvement  et  faire  comme  Polonius,  qui  dirige  main- 
tenant un  grand  journal  ?  comme  Laertes  qui  est  quelque 
part  dans  l'aviation  ?  comme  Rosenkrantz,  qui  fait  je 
ne  sais  quoi  sôus  un  nom  russe  ? 

Adieu,  fantômes  !  Le  monde  n'a  plus  besoin  de  vous. 
Ni  de  moi.  Le  monde  qui  baptise  du  nom  de  progrès  sa 


,.  / 


330  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tendance  à  une  précision  fatale,  cherche  à  unir  aux  bien- 
faits de  la  vie,  les  avantages  de  la  mort.  Une  certaine 
confusion  règne  encore,  mais  encore  un  peu  de  temps  et 
tout  s'éclaircira  ;  nous  verrons  enfin  apparaître  le  miracle 
d'une  société  animale,  une  parfaite  et  définitive  four- 
milière. » 

DEUXIÈME    LETTRE 

Je  vous  disais,  l'autre  jour,que  la  paix  est  cette  guerre 
qui  admet  des  actes  d'amour  et  de  création  dans  son 
processus  :  elle  est  donc  chose  plus  complexe  et  plus 
obscure  que  la  guerre  proprement  dite,  comme  la  vie  est 
plus  obscure  et  plus  profonde  que  la  mort. 

Mais  le  commencement  et  la  mise  en  train  de  la  paix 
sont  plus  obscurs  que  la  paix  même,  comme  la  fécondation 
et  l'origine  de  la  vie  sont  plus  mystérieuses  que  le  fonc- 
tionnement de  l'être  une  fois  fait  et  adapté. 

Tout  le  monde  aujourd'hui  a  la  perception  de  ce  mystère 
comme  d'une  sensation  actuelle  ;  quelques  hommes 
sans  doute,  doivent  percevoir  leur  propre  moi  comme 
positivement  partie  de  ce  mystère  ;  et  il  y  a  peut-être 
quelqu'un  dont  la  sensibilité  est  assez  claire,  assez  fine 
et  assez  riche  pour  lire  en  elle-même  des  états  plus  avancés 
de  notre  destin  que  ce  destin  ne  l'est  lui-même. 

Je  n'ai  pas  cette  ambition.  Les  choses  du  monde  ne 
m'intéressent  que  sous  le  rapport  de  l'intellect  :  tout  par 
rapport  à  l'intellect.  Bacon  dirait  que  cet  intellect  est 
une  Idole.  J'y  consens,  mais  je  n'en  ai  pas  trouvé  de 
meilleure. 

Je  pense  donc  à  l'établissement  de  la  paix  en  tant 
qu'il  intéresse  l'intellect  et  les  choses  de  l'intellect.  Ce 


LA    CRISE    DE    l'eSPRIT  33I 

point  de  vue  est  faux,  puisqu'il  sépare  l'esprit  de  tout 
le  reste  des  activités  ;  mais  cette  opération  abstraite  et 
cette  falsification  sont  inévitables  :  tout  point  de  vue 
est  faux. 

*     * 

Une  première  pensée  apparaît.  L'idée  de  culture, 
d'intelligence,  d'œuvres  magistrales  est  pour  nous  dans 
une  relation  très  ancienne  —  tellement  ancienne  que  nous 
remontons  rarement  jusqu'à  elle  —  avec  l'idée  d'Europe. 

Les  autres  parties  du  monde  ont  eu  des  civilisations 
admirables,  des  poètes  de  premier  ordre,  des  construc- 
teurs, et  même  des  savants.  Mais  aucune  partie  du  monde 
n'a  possédé  cette  singulière  propriété  physique  :  le  plus 
intense  pouvoir  émissif  uni  au  plus  intense  pouvoir 
absorbant. 

Tout  est  venu  à  l'Europe  et  tout  en  est  venu.  Ou 
presque  tout. 

* 

Or,  l'heure  actuelle  comporte  cette  question  capitale  : 
l'Europe  va-t-elle  garder  sa  prééminence  dans  tous  les 
genres  ? 

L'Europe  de  viendra- t-elle  ce  qu'elle  est  en  réalité, 
c'est-à-dire  :  un  petit  cap  du  continent  asiatique  ? 

Ou  bien  l'Europe  restera-t-elle  ce  quelle  paraît,  c'est- 
à-dire  :  la  partie  précieuse  de  l'univers  terrestre,  la  perle 
de  la  sphère,  le  cerveau  d'un  vaste  corps  ? 

Qu'on  me  permette,  pour  faire  saisir  toute  la  rigueur 
de  cette  alternative,  de  développer  ici  une  sorte  de  théo- 
rème fondamental. 


332  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Consi(iérez  un  planisphère.  Sur  ce  planisphère,  l'en 
semble  des  terres  habitables.  Cet  ensemble  se  divise  en 
régions,  et  dans  chacime  de  ces  régions,  une  certaine 
densité  de  peuple,  une  certaine  qualité  des  hommes.  A 
chacune  de  ces  régions  correspond  aussi  une  richesse 
naturelle,  —  un  sol  plus  ou  moins  fécond,  un  sous-sol 
plus  ou  moins  précieux,  un  territoire  plus  ou  moins 
irrigué,  plus  ou  moins  facile  à  équiper  pour  les  trans- 
ports, etc. 

Toutes  ces  caractéristiques  permettent  de  classer 
à  toute  époque  les  régions  dont  nous  parlons,  de  telle 
sorte  qu'à  toute  époque,  l'état  de  la  terre  vivante  peut  être 
défini  par  un  système  d'inégalités  entre  les  régions  habitées 
de  sa  surface. 

A  chaque  instant,  l'histoire  de  l'instant  suivant  dépend 
de  cette  inégalité  donnée. 

Examinons  maintenant  non  pas  cette  classification 
théorique,  mais  la  classification  qui  existait  hier  encore 
dans  les  faits.  Nous  apercevons  im  fait  bien  remarquable 
et  qui  nous  est  extrêmement  familier  : 

La  petite  région  européenne  figure  en  tête  de  la  classi- 
fication, depuis  des  siècles.  Malgré  sa  faible  étendue,  — 
et  quoique  la  richesse  du  sol  n'y  soit  pas  extraordinaire, 
elle  domine  le  tableau.  Par  quel  miracle  ?  —  Certaine- 
ment le  miracle  doit  résider  dans  la  qualité  de  sa  popu- 
lation. Cette  qualité  doit  compenser  le  nombre  moindre 
des  hommes,  le  nombre  moindre  des  milles  carrés,  le 
nombre  moindre  des  tonnes  de  minerai,  qui  sont  assignés 
à  l'Europe.  Mettez  dans  l'un  des  plateaux  d'une  balance, 
l'empire  des  Indes  ;  dans  l'autre,  le  Royaume-Uni.  Regar- 
dez :  le  plateau  chargé  du  poids  le  plus  petit  penche  ! 


LA    CRISE    DE    L  ESPRIT  333 

Voilà  une  rupture  d'équilibre  bien  extraordinaire. 
Mais  ses  conséquences  sont  plus  extraordinaires  encore  : 
elles  vont  nous  faire  prévoir^  un  changement  progressif  en 
sens  inverse. 

Nous  avons  suggéré  tout  à  l'heure  que  la  qualité  de 
l'homme  devait  être  le  déterminant  de  la  précellence  de 
l'Europe.  Je  ne  puis  analyser  en  détail  cette  qualité  ;  mais 
je  trouve  par  un  examen  sommaire  que  l'avidité  active, 
la  curiosité  ardente  et  désintéressée,  un  heureux  mélange 
de  l'imagination  et  de  la  rigueur  logique,  un  certain 
scepticisme  non  pessimiste,  un  mysticisme  non  résigné... 
sont  les  caractères  plus  spécifiquement  agissants  de  la 
Psyché  européenne. 


* 
*  * 


Un  seul  exemple  de  cet  esprit,  mais  un  exemple  de 
première  classe,  —  et  de  toute  première  importance  : 
la  Grèce  —  car  il  faut  placer  dans  l'Europe  tout  le 
littoral  de  la  Méditerranée  :  Smyrne  et  Alexandrie  sont 
d'Europe  comme  Athènes  et  Marseille,  —  la  Grèce  a 
fondé  la  géométrie.  C'était  une  entreprise  insensée  : 
nous  disputons  encore  sur  la  possibilité  de  cette  folie. 

Qu'a-t-il  fallu  faire  pour  réaliser  cette  création  fan- 
tastique ?  —  Songez  que  ni  les  Egyptiens,  ni  les  Chinois, 
ni  les  Chaldéens,  ni  les  Indiens  n'y  sont  parvenus.  Songez 
qu'il  s'agit  d'une  aventure  passionnante,  d'une  conquête 
mille  fois  plus  précieuse  et  positivement  plus  poétique 
que  celle  de  la  Toison  d'Or.  Il  n'y  a  pas  de  peau  de  mouton 
qui  vaille  la  cuisse  d'or  de  Pythagore. 

Ceci  est  une  entreprise  qui  a  demandé  les  dons  le  plus 
communément  incompatibles.  Elle  a  requis  des  argonautes 


334  '  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  l'esprit,  de  durs  pilotes  qui  ne  se  laissent  ni  perdre 
dans  leurs  pensées,  ni  distraire  par  leurs  impressions.  Ni 
la  fragilité  des  prémisses  qui  les  portaient,  ni  la  subtilité 
ou  l'infinité  des  inférences  qu'ils  exploraient  ne  les  ont 
pu  troubler.  Ils  furent  comme  équidistants  des  nègres 
variables  et  des  fakirs  indéfinis.  Ils  ont  accompli  l'ajuste- 
ment si  délicat,  si  inlprobable  du  langage  commun  au 
raisonnement  précis  ;  l'analyse  d'opérations  motrices 
et  visuelles  très  composées  ;  la  correspondance  de  ces 
opérations  à  des  propriétés  linguistiques  et  grammaticales; 
ils  se  sont  fiés  à  la  parole  pour  les  conduire  en  aveugles 
clairvoyants  dans  l'espace...  Et  cet  espace  lui-même 
devenait  de  siècle  en  siècle  une  création  plus  riche  et 
plus  surprenante,  à  mesure  que  la  pensée  se  possédait 
mieux  elle-même,  et  prenait  plus  de  confiance  dans  la 
merveilleuse  raison  et  dans  la  finesse  initiale  qui 
l'avait  pourvue  d'incomparables  instruments  :  définitions, 
axiomes,  lemmes.  théorèmes,  problèmes,  porismes,  etc.. 
Ce  serait  tout  un  livre  que  d'en  parler  comme  il  faudrait. 
Je  ne  voulais  que  préciser  en  quelques  mots  l'un  des 
actes  caractéristiques  du  génie  européen.  Cet  exemple 
même  me  ramène  sans  effort  à  ma  thèse.    . 

Je  prétendais  que  l'inégalité  si  longtemps  observée  au 
bénéfice  de  l'Europe  devait  par  ses  propres  effets  se 
changer  progressivement  en  inégalité  de  sens  contraire. 
C'est  là  ce  que  je  désignais  sous  le  nom  ambitieux  de 
théorème  fondamental. 

Comment  établir  cette  proposition  ?  —  Je  prends  le 
même  exemple  :  celui  de  la  géométrie  des  Grecs,  et  je 


LA    CRISE    DE    L'ESPRIT  335 

prie  le  lecteur  de  considérer  à  travers  les  âges  les  effets 
de  cette  discipline.  On  la  voit  peu  à  peu,  très  lentement, 
mais  très  sûrement,  prendre  une  telle  autorité  que  toutes 
les  recherches,  toutes  les  expériences  acquises  tendent 
invinciblement  à  lui  emprunter  son  allure  rigoureuse 
son  économie  scrupuleuse  de  «  matière  »,  sa  généralité 
automatique,  ses  méthodes  subtiles,  et  cette  prudence 
infinie  qui  lui  permet  les  plus  folles  hardiesses...  La  science 
moderne  est  née  de  cette  éducation  de  grand  style. 

Mais  une  fois  née,  une  fois  éprouvée  et  récompensée 
par  ses  applications  matérielles,  notre  science  devenue 
moyen  de  puissance,  moyen  de  domination  concrète, 
excitant  de  la  richesse,  appareil  d'exploitation  du  capital 
planétaire,  —  cesse  d'être  une  «  fin  en  soi  »  et  une  activité 
artistique.  Le  savoir,  qui  était  une  valeur  de  consommation 
devient  une  valeur  d'échange.  L'utilité  du  savoir  fait  du 
savoir  une  denrée,  qui  est  désirable  non  plus  par  quelques 
amateurs  très  distingués,  mais  par  Tout  le  Monde. 

Cette  denrée,  donc,  se  préparera  sous  des  formes  de 
plus  en  plus  maniables  ou  comestibles  ;  elle  se  distribuera 
à  une  clientèle  de  plus  en  plus  nombreuse  ;  elle  deviendra 
chose  du  commerce,  chose  qui  s* exporte,  chose  enfiij  qui 
s'imite  et  se  produit  un  peu  partout. 

Résultat  :  l'inégalité  qui  existait  entre  les  régions  du 
monde  au  point  de  vue  des  arts  mécaniques,  des  sciences 
appliquées,  des  moyens  scientifiques  de  la  guerre  ou  de 
la  paix,  —  inégalité  sur  laquelle  se  fondait  la  prédomi- 
nance européenne,  tend  à  disparaître  graduellement. 

Donc,  lu  classification  des  régions  habitables  du  monde 
tend  à  devenir  telle  que  la  grandeur  matérielle  brute,  les 
éléments  de  statistique,  les  nombres  —  population,  superficie, 


336  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

matières  premières  —  déterminent  enfin  exclusivement  ce 
classement  des  compartiments  du  globe. 

Et  donc,  la  balance  qui  penchait  de  notre  côté,  quoique 
nous  paraissions  plus  légers,  commence  à  nous  faire 
doucement  remonter,  —  comme  si  nous  avions  sottement 
fait  passer  dans  l'autre  plateau,  le  mystérieux  appoint 
qui  était  avec  nous.  Nous  avons  étourdiment  rendu  les 
forces  proportionnelles  aux  masses  ! 


Ce  phénomène  naissant  peut,  d'ailleurs,  être  rapproché 
de  celui  qui  est  observable  dans  le  sein  de  chaque  nation 
et  qui  consiste  dans  la  diffusion  de  la  culture,  et  dans 
l'accession  à  la  culture  de  catégories  de  plus  en  plus 
grandes  d'individus. 

Essayer  de  prévoir  les  conséquences  de  cette  diffusion, 
rechercher  si  elle  doit  ou  non  amener  nécessairement  une 
dégradation,  ce  serait  aborder  un  problème  délicieuse- 
ment compliqué  de  physique  intellectuelle. 

Le  charme  de  ce  problème  pour  l'esprit  spéculatif,  pro- 
vient d'abord  de  sa  ressemblance  avec  le  fait  physique  de  la 
diffusion,  —  et  ensuite  du  changement  brusque  de  cette 
ressemblance  en  différence  profonde,  dès  que  le  penseur  re- 
vient à  son  premier  objet,  (\m  est  hommes  et  non  molécules. 

Une  goutte  de  vin  tombée  dans  l'eau  la  colore  à  peine 
et  tend  à  disparaître,  après  une  rose  fumée.  Voilà  le  fait 
physique.  Mais  supposez  maintenant  que,  quelques 
instants  après  cet  évanouissement  et  ce  retour  à  la  lim- 
pidité, nous  voyions,  çà  et  là,  dans  ce  vase  qui  semblait 
redevenu  eau  pure,  se  former  des*  gouttes  de  vin  sombre 
et  pur,  —  quel  étonnement. 


LA    CRISE    DE    L'ESPRIT  337 

Ce  phénomène  de  Cana]  n'est  pas  impossible  dans  la 
physique  intellectuelle  et  sociale.  On  parle  alors  du  génie 
et  on  l'oppose  à  la  diffusion. 

Tout  à  l'heure,  nous^considérions  une  curieuse  balance 
qui  se  n^ouvait  en  sens  inverse  de  la  pesanteur.  Nous 
regardons  à  présent  un  système  liquide  passer,  comme 
spontanément,  de  l'homogène  à  l'hétérogène,  du  mélange 
intime  à  la  séparation  nette...  Ce  sont  ces  images  para- 
doxales qui  donnent  la  représentation  la  plus  simple 
et  la  plus  pratique  du  rôle  dans  le  Monde  de  ce  qu'on 
appelle,  —  depuis  cinq  ou  dix  mille  ans,  —  Esprit, 

—  Mais  l'Esprit  européen  —  ou  du  moins  ce  qu'il 
contient  de  plus  précieux  —  est -il  totalement  diffusible  ? 
Le  phénomène  de  la  mise  en  exploitation  du  globe,  le 
phénomène  de  l'égalisation  des  techniques,  et  le  phé- 
nomène démocratique,  qui  font  prévoir  une  deminutio 
capitis  de  l'Europe,  doivent-ils  être  pris  coname  décisions 
absolues  du  destin  ?  Ou  avons-nous  quelque  liberté  contre 
cette  menaçante  conjuration  des  choses  ? 

C'est  peut-être  en  cherchant  cette  Uberté  qu'on  la 
crée.  Mais  pour  une  telle  recherche,  il  faut  abandonner 
pour  un  temps  la  considération  des  ensembles,  et  étudier 
dans  l'individu  pensant,  la  lutte  de  la  vie  personnelle  avec 
la  vie  sociale  1.  p^^l    valéry 

I.  La  suite  et  les  œnclusions  de  cette  étude  n'ont  pas 
encore  paru. 


338 


ELEGIES     ROMAINES 

SOIR  DE  BRUME 

0  nuit  de  Rome,  nuit  frissonnante  et  légère, 
Qui,  dans  V ombre  en  suspens,  sans  toucher  presque  à  terre. 
Coules  d'un  pas  léger  de  velours  et  d'argent  ! 
La  demi-lune  au  ciel  promène  un  front  changeant  ; 
Les  fo7itaines,  tout  bas,  entre  elles  roucoulantes, 
Dégorgent  mollement  leurs  bouches  indolentes  ; 
Partout  des  feux  subtils,  incertains  et  glissants, 
Echangent  un  reflet  de  fantômes  dansants. 
Au  milieu  d'une  brume  impalpable  et  lointaine. 
Que  tu  plais  à  mon  cœur,  douce  brume  romaine  ! 
Tu  nés  plus  celle,  où  perce  un  somnolent  rayon. 
Que  traîne  sur  ses  flancs  V  épais  Septentrion, 
S'inclinant  engourdi  vers  la  lourdeur  du  pôle. 
Rome,  pour  s'endormir,  sur  sa  tombafite  épaule, 
Laisse  comme  un  fruit  mûr  s'allonger  S07i  beau  soir  ; 
Puis,  négligente  et  lasse,  et  riant  de  se  voir 
Sous  ces  voiles  de  perle,  et  d'iris,  et  de  rose, 
Où  sa  fauve  beauté  transparaît  et  repose. 
S'enchante  jusqu'au  jour  d'un  rêve  bruissant. 
Gonflant  à  gros  bouillons  son  torse  verdissant 


ÉLÉGIES    ROMAINES  339 

Fait  de  bronze  liquide  et  d'écume  tissée, 

Un  triton  se  suspend  à  sa  conque  dressée 

Dont  le  creux  qui  déborde  en  nappes  de  blancheur 

Par  la  vasque  épandue  expire  sa  rumeur. 

Et,  sans  effort,  la  bête  écailleuse  et  divine 

Retentit  dans  V éclat  de  sa  force  marine, 

Et  son  corps,  tout  tordu  de  joyeuse  fureur. 

Me  montre  en  résonnant  le  chemin  de  bonheur 

Où  flotte,  déroulé  sur  sa  pente  sereine. 

Le  nocturne  sommeil  de  Rome  élyséenne. 


MUSIQUES   ANCIENNES 


Tais-toi,  Rome  s'endort,  tout  est  silence.  A  peine 
Si  j'entends  épanchée  une  molle  fontaine 
Dont  la  rumeur  fluide  en  bas  s'égoutte  et  fuit, 
Enfler  de  son  soupir  l'espace  de  la  nuit, 
Et  confondre  à  l'erreur  de  ces  basses  ramures 
Sa  plainte  assoupissante  et  ses  rares  murmures 
A  qui  répond  de  près  la  chute  du  jet  d'eau 
Retombant  insensible  à  travers  son  berceau 
Sur  ce  dôme  formé  de  lune  vaporeuse. 
Et  moi,  seul  et  perdu  sous  l'ombre  bienheureuse. 
Après  d'autres  encor,  je  vous  sens  à  mon  tour, 
Accablantes,  ce  soir,  de  douceur  et  d'amour, 


340  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Dans  l'air  appesanti  de  votre  tiède  arôme, 

Je  vous  sens  à  mon  cou,  longues  tresses  de  Rome, 

Peser  d'un  poids  si  lourd  par  vos  nœuds  embrassés, 

Qu'ils  tiennent  sur  mon  sein  languissamment  fixés 

L'haleine  et  le  sommeil  de  la  Ville  enchantée. 

Nuit  transparente  et  belle,  ô  substance  argentée  ; 

Arbres  vous  empruntant  vos  antiques  arceaux  ; 

Branches,  jardins  taillés,  suite  épaisse  d'ormeaux 

A  baissant  à  ma  tête  une  voûte  sacrée  ; 

Palais  qui  semblez  faits  de  matière  éthérée, 

Dans  votre  or  veillissant  sous  la  pierre  enfoncés, 

De  quel  son  grave  et  pur  en  m^i  vous  bruissez  ! 

Or,  sur  le  même  ton  de  juste  mélodie 

Oii  finit  et  revient  leur  mesure  assourdie, 

J' écoute,  tout  le  long  de  ces  marches  pendant 

Au  beau  rythme  accouplé  qui  va  les  accordant, 

Et  par  degrés  égaux  soutient  leur  double  stance, 

J'écoute  remonter  des  musiques  de  France, 

Un  chant  dont  la  cadence  et  la  noble  lenteur 

Mêlent  à  leur  tristesse  un  ancien  bonheur 

Qui  m'incline  en  secret  l'âme  à  son  tendre  nombre. 

Qui  fait  autour  de  moi  chuchoter  la  pénombre  ? 

Que  d'amour,  cette  nuit,  invisible  et  prochain, 

Si  près  que  je  pourrais,  en  étendant  la  main, 

Y  toucher  chaque  fois  et  la  ramener  pleine. 

Tantôt  rôde  et  suspend  sa  démarche  incertaine, 

Et  reprend  pas  à  pas  son  silence  évasif  ! 

Car  l'amour  le  meilleur  est  cet  amour  furtif 


ELEGIES    ROMAINES  34I 

Qui  ne  traîne  après  lui  qu'une  image  effacée, 
Et  de  qui  V apparence  entre  nos  doigts  pressée 
Ne  laisse  pour  seul  charme  et  pour  tout  souvenir 
Que  les  traits  renaissants  d'un  immortel  désir, 
Et  sa  jeune  chaleur  à  nos  lèvres  brûlante. 
Puis  l'air  même  se  tait,  et  Rome  somnolente 
S'étire,  et  s' abandonne  au  loin  sans  aucun  bruit, 
Et,  bercée  au  repos  où  s'allonge  la  nuit. 
Sur  la  rampe  indolente  où  sa  beauté  se  couche. 
M'attire  dans  ses  bras  et  respire  à  ma  bouche 
Son  souffle  et  cet  esprit  vague  et  silencieux 
Quelle  exhale  en  rêvant  vers  le  calme  des  deux. 

FRANÇOIS-PAUL    ALIBERT 


342 


LE    DIALOGUE    AVEC    GERARD 

UN    CHAPITRE    DE    MA    LUTTE    CONTRE    LA    MORT 

Si  tu  plaisantes,  on  ne  peut 
plus  jouer. 

ANTON  IN,  22  ans,  mobilisé  comme  auxiliaire  à  Paris. 
GÉRARD,  douze  ans  et  demi,  frère  d'un  de  ses  amis. 

AUX  CHAMPS-ELYSÉES,  PENDANT  LA  GUERRE 

ANTONIN,  l'abordant.  —  Gérard,  Dejoie  a  été  tué  ! 

GÉRARD.  —  Je  viens  de  l'apprendre. 

ANTONIN.  —  Et  il  y  a  trois  jours  encore,  tu  te  sou- 
viens, je  te  parlais  de  lui.  Ce  garçon  que  j'ai  connu  à 
peine,  je  te  disais  combien  j'aurais  aimé  que  toi,  tu  le 
connaisses.  —  Tiens,  sa  photo.  {Pendant  que  Gérard  la 
regarde,)  Il  y  a  des  gens  qui  sont  des  héros  nés.  Ils  n'ont 
pas  encore  fait  leurs  preuves,  et^déjà  ils  emportent 
l'admiration.  Qu'avait-il  fait  d'exceptionnel,  ce  Dejoie  ? 
Il  était  très  brave,  mais  pas  plus  que  beaucoup  d'autres. 
Pourtant  je  le  mettais  à  part  ;  je  faisais  de  lui  un  type  ; 
je  recueillais  ses  attitudes  et  ses  actes  ;  j'aurais  voulu 
lui  construire  une  légende  et  je  sais  qu'il  m'en  eût  su  gré, 
car  —  et  c'est  peut-être  le  seul  point  où  il  ait  été  franche- 


LE     DIALOGUE    AVEC    GERARD  343 

ment  supérieur  aux  autres  —  c'est  un  héros  qui  n'était 
pas  modeste.  Et  tandis  qu'une  sainte  jalousie  ne  m'eût 
pas  laissé  de  repos  avant  de  l'avoir  dépassé,  cependant, 
pour  le  monde,  j'aurais  accepté  de  paraître  moins  que  lui. 

GÉRARD,  après  avoir  regardé  la  photo.  —  Tu  me  la 
donnes  ? 

ANTONIN.  —  L'extraordinaire  chose  !  J'ai  sur  moi  la 
photo  d'un  garçon  à  qui  j'ai  parlé  une  heure  en  tout 
peut-être  dans  ma  vie,  avec  qui  je  n'ai  pas  échangé  une 
lettre,  dont  je  n'ai  même  pas  su  où  il  habitait,  —  et  toi,  tu 
ne  l'as  jamais  vu,  et  tu  me  la  demandes  !  Ah  !  que  n'aurait- 
il  accompH,  celui-là,  s'il  avait  vécu  !  (Un  temps.  A  lui- 
même.)  Rien,  peut-être. 

//  a  donné  la  photo.    Gérard,  la  met  dans  son 
portefeiiilte. 

GÉRARD.  —  Dis  donc,  il  faut  que  je  te  demande 
quelque  chose... 

ANTONIN,  rempli  de  gravité.  —  Demande. 

GÉRARD.  — Tu  ne  sais  pas  où  je  pourrais  acheter  un 
bouchon  par  ici,  parce  que  Dubois  m'a  parié  que  je  ne 
pourrais  pas  en  allumer  un  avec  une  loupe,  au  soleil. 

ANTONIN.  —  Excuse-moi.  J'en  étais  encore  à  Dejoie. 
Si  c'est  tout  l'effet  que  ça  te  fait  ! 

GÉRARD.  —  Qu'est-ce  que  tu  veux,  il  est  mort.  Tout 
le  monde  meurt. 

ANTONIN.  —  Tu  ne  diras  pas  ça  quand  tes  parents 
mourront. 

GÉRARD.  —  Si,  je  pleurerai  un  peu  ;  et  puis  je  dirai  : 
«  Il  fallait  bien  qu'ils  meurent.  »  C'est  un  raisonnement  à 
se  faire. 

ANTONIN.  —  Oui,  c'est  bon.  —  J'avais  autre  chose 


344  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

aussi  à  te  dire,  mais  dans  ces  conditions-là  je  me  tais. 

Un  silence. 

GÉRARD  —  Est-ce  que  je  t'ai  froissé  ?  Tu  as  l'air  de 
faire  la  tête. 

ANTONIN.  —  Je  songe  seulement  à  la  dernière  heure 
où  j'ai  vu  ce  garçon.  C'était  il  y  a  un  mois  dans  la  chapelle 
du  collège  dont  nous  étions  tous  deux  des  anciens,  à  ce 
fameux  Salut  de  Pâques,  —  je  t'en  ai  parlé  bien  souvent.  Il 
était  dans  le  chœur,  face  à  moi,  enveloppé  de  son  grand 
manteau  de  cavalerie,  ses  cheveux  noirs  en  arrière,  ses 
mains'  sur  le  pommeau  de  son  sabre,  et,  comme  dans  le 
vers  de  l'IHade,  «  dépassant  tous  les  autres  de  la  taille, 
ainsi  qu'il  convient  à  un  dieu  ».  Et  moi,  avec  angoisse,  sur 
son  maigre  visage  glabre  d'ascète  et  de  chevalier,  je 
cherchais  à  lire  s'il  ressentait  cette  heure  autant  que  moi. 
Quand  nous  sortîmes  et  qu'il  vit  les  élèves  défiler  devant 
lui  sans  s'arrêter,  il  fut  pendant  quelques  secondes  comme 
recouvert  d'une  ondée  de  faiblesse,  puis  il  se  plaignit 
que,  parmi  les  plus  jeunes,  personne  ne  sût  plus  même 
son  nom.  Et  comme  je  lui  répondais  :  «  Le  sauraient-ils 
«  encore,  vous  croiriez-vous  donc  moins  oublié  ?  —  Ah  ! 
«  fit-il,  il  ne  faut  pas  dire  cela  !  »  Et  voici  qu'à  présent,  tandis 
que  les  étrangers  eux-mêmes  ont  devant  cette  mort  une 
bouffée  de  surprise,  de  peine,  de  révolte,  je  ne  sais  quoi, 
toi,  un  enfant,  le  premier  de  tous,  sur  ce  corps  encore 
chaud  tu  jettes  ta  petite  poignée  de  terre...  Ah  !  non,  cela, 
ce  n'est  pas  bien. 

GÉRARD.  —  Si  j'avds  su  que  j'allais  te  froisser,  je  ne 
l'aurais  pas. dit. 

ANTONIN.  —  Tu  ne  m'as  pas  froissé.  Tu  emploies  tou- 
jours des  termes  inexacts. 


LE    DIALOGUE    AVEC    GÉRAED  345 

GÉRARD.  —  Corrige-moi. 

ANTONIN.  —  Dis-moi,  est-ce  que  tu  penses  quelquefois 
à  la  guerre  ? 

GÉRARD.  —  Pas  bien  souvent. 

ANTONIN.  —  Et  à  tout  ce  qu'on  souffre  ?  Et  à  tous 
les  pauvres  morts  ? 

GÉRARD. — Un  petit  peu.  Pas  bien  souvent.  —  Et  toi  ? 

Un   silence. 

GÉRARD.  —  Ecoute,  je  réfléchis  à  quelque  chose. 
C'est  que  si  j'avais  entendu  quelqu'un  dire  ce  que  j'ai 
dit  pour  la  mort  de  Dejoie,  j'aurais  été  scandalisé.  Seule- 
ment quand  c'est  moi  qui  le  dis,  je  trouve  ça  tout  naturel. 

ANTONIN.  —  Je  comprends  assez  ton  sentiment.  Tu 
es  plutôt  orgueilleux. 

GÉRARD.  —  Oh  !  non,  pas  excessivement.  Mais  égoïste, 
ah  !  ça... 

ANTONIN.  —  On  te  le  dit,  ou  bien  tu  t'en  aperçois  s 
toi-même  ? 

GÉRARD.  —  Les  deux. 

ANTONIN.  —  Est-ce  que  personne  n'a  le  pouvoir  de 
te  faire  de  la  peine  ? 

GÉRARD.  —  Si,  les  chats  !  Ils  peuvent  toujours  me 
griffer. 

ANTONIN.  —  Gérard,  sage  Gérard,  qui  sais  si  bien 
m'avertir,  quand  il  m'arrive  de  sortir  de  la  mesure. 

GÉRARD.  —  Quand  j'étais  petit,  maman  m'appelait  : 
«Sa  Majesté»  (Oh!  j'étais  très  gentil,  je  ne  faisais  jamais 
de  mots  d'enfant).  —  Au  lycée,  ce  sont  tous  des  imbéciles. 
On  ne  peut  pas  parler  avec  eux  de  choses  sérieuses. 
Pourtant,  il  y  en  a  de  plus  inteUigents  que  moi.  Je  suis 
dans  la  moyenne.  ' 


346  LA    NOUVELLE    REVUE     FRANÇAISE 

ANTON  IN.  —  Plutôt  au-dessus  de  la  moyenne. 

GÉRARD.  —  Les  jours  où  il  fait  du  soleil. 

ANTONIN.  —  Tu  es  intelligent,  mais  assez  inégal. 
Il  y  a  des  heures  entières  où  tu  n'as  rien  de  sensationnel. 

GÉRARD.  —  Oh  l  ça  va  bien  !  (//  a  rougi.)  D'ailleurs, 
c'est  toi  qui  veux  toujours  des  choses  sensationnelles. 

ANTONIN.  —  J'ai  bien  tort.  —  Tiens,  entrons  une 
minute  rue  Marignan,  j'ai  une  lettre  à  déposer... 

GÉRARD.  —  Si  tu  crois  que  j'ai  le  temps  !  Et  mon 
travail  ? 

ANTONIN.  —  Toujours  ? 

GÉRARD.  —  Plus  que  jamais.  Pourtant  à  condition 
que  je  ne  me  fatigue  pas.  Tu  sais,  je  ne  suis  pas  très  solide. 

ANTONIN.  —  Ah  !  Le  médecin...  Toi  aussi  ! 

GÉRARD.  —  Il  y  a  des  compositions  que  je  ne  fais  pas. 

ANTONIN.  —  Des  études  que  tu  as  la  permission  de 
manquer... 

GÉRARD.  —  Et  je  suis  dispensé... 

ANTONIN.  —  Et  tu  es  dispensé  de  la  gymnastique  ! 

GÉRARD.  —  Justement  ! 

ANTONIN.  —  Dire  que  tant. que  durera  le  monde 
il  y  aura  toujours  des  petits  garçons  qui  seront  dispensés 
de  la  gymnastique  ! 

GÉRARD.  —  Ça  m'est  absolument  défendu  de  toucher 
à  un  livre  le  jeudi  après-midi  et  le  dimanche. 

ANTONIN.  —  Moi,  ça  m'est  absolument  défendu  de 
dormir  moins  de  sept  heures  par  nuit..  Mon  Dieu,  comme 
c'est  étrange  que  d'âge  en  âge...  {Quatre  secottdes  de  rêverie, 
puis, sur  un  autre  ton.)  Dis-moi,  tu  me  disais  tout  à  l'heure  : 
«  Il  y  en  a  de  plus  intelligents  que  moi.  »  Mais,  en  somme, 
intelligent  !    intelligent  !    c'est    bien    difficile,    de    dire 


LE     DIALOGUE    AVEC    GERARD  347 

de  quelqu'un  qu'il  est  tout  à  fait  intelligent.  A  quoi  recon- 
nais-tu, toi,  que  les  gens  sont  intelligents  ? 

GÉRx\RD.  —  Je  trouve  intelligents  les  gens  qui  com- 
prennent ce  que  je  dis. 

ANTONIN.  —  Ah  !  comme  tout  tourne  autour  de  toi  ! 
Et  tout  le  temps  c'est  ainsi.  Je  pensais  à  Dejoie 
et  à  sa  mort,  et  voici  que  nous  causons,  et  la  vie  m'a 
repris. 

GÉRARD.  —  Tiens,  un  qui  n'est  pas  intelligent,  c'est 
Chaumont.  On  m'a  donné  pour  ma  fête  un  accu...  un  accu 
de  vingt-cinq  francs...  (je  n'ai  pas  reçu  que  ça,  naturel- 
lement.,.) Eh  bien  !  je  lui  demandais  hier  un  renseignement 
dessus,  il  n'a  même  pas  été  capable  de  me  le  donner. 
.  ANTONIN.  —  Non,  non,  là  mon  ami,  tu  dérailles. 
Quelqu'un  peut  être  très  intelligent  et  ne  pas  connaître 
le  fonctionnement  d'un  accu.  Ainsi  moi,  qui  ne  sais  pas 
au  juste  ce  que  c'est...  {Gérard  éclate  de  rire.)  Tu  crois  que 
ce  n'est  pas  possible  ?  Ah  !  je  vois,  tu  vas  encore  prendre 
des  airs  protecteurs  avec  moi. 

GÉRARD.  —  Mon  cher,  quelqu'un  d'intelligent,  c'est 
Brossard. 

ANTONIN.  —  Ton  professeur  de  lettres  ?  Je  le  con- 
nais bien  ;  j'ai  été  jadis  avec  lui  ;  nous  sommes  restés  un 
peu  en  relations.  Défie-toi  de  lui.  C'est  un  de  ces  types  qui 
agissent  en  vue  de  leurs  idées,  et  non  en  vue  de  tel  et  tel 
être.  Tu  comprends  ? 

GÉRARD  avec  une  impétueuse  gravité.  —  Explique- 
moi.  [Inconsciemment  il  ralentit  le  pas.) 

ANTONIN.  —  J'aime  beaucoup  quand  tu  dis  :  «  Ex- 
plique-moi». Seulement,  je  te  préviens,  c'est  encore  pour 
te  dire  du  mal  de  quelqu'un.  Mais  est-ce  de  ma  faute  ? 


34^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  vivons  au  milieu  de  gens,  il  y  a  plus  de  différence 
entre  eux  et  nous  qu'entre  moi  et  ce  chien. 

GÉRARD.  -^  Allez,  hop,  sale  bête  !  Je  n'aime  pas  les 
chiens.  Ils  obéissent  toujours. 

ANTONIN.  —  Les  Brossard,  les  Didier,  les  Martin, 
ces  gens-là  n'ont  pas  d'âme. 

GÉRARD,  tournant  la  tête.  —  C'est  vrai  ? 

ANTONIN  troublé,  ému  par  l'accent  de  V interrogation, 
—  Si,  bien  sûr,  ils  ont  une  âme.  Mais  il  y  a  toute  une 
partie  de  la  vie  qui  leur  échappe.  (A  part.)  Je  ne  le 
tromperai  pas  !  C'était  pour  les  grandes  personnes  ! 

GÉRARD. —  Le  tout  est  que  ce  soient  des  honnêtes  gens. 

ANTONIN.  —  Tu  as  raison.  N'empêche  que,  dans  ma 
compagnie,  par  exemple,  il  est  hors  de  doute  que  c'est  le 
chien  du  cuistot  qui  est  le  seul  à  avoir  quelque  chose 
d'humain. 

GÉRARD.  —  Oh  !...  Ça,  ce  n'est  pas  vrai  !  Tu  te  trompes  ! 

ANTONIN.  —  Peut-être. 

GÉRARD.  —  Certainement  ! 

ANTONIN.  —  J'oubHais  ;  ft  peut-être  »,  ce  mot-là 
n'est  pas  de  ta  langue.  Mais,  voyons,  sincèrement,  ne 
crois-tu  pas  qu'il  y  a  bien  des  gens,  âgés  et  avec  des 
honneurs,  et  qui  n'en  ont  pas  dit  dans  toute  leur  vie 
autant  que  nous  dans  une  petite  demi-heure  ? 

GÉRARD.  —  Tu  crois  ?  Des  bourgeois  ?  Moi,  j'aime 
bien  ce  genre  de  conversation  ;  tu  as  raison,  on  doit  tou- 
jours voir  les  choses  en  profondeur.  C'est  plus  facile, 
aussi,  depuis  la  guerre. 

ANTONIN.  —  Nous  sommes  des  profiteurs. 

Gérard  n'entend  pas.  Il  a  couru  vers  un  arroseur 
public,  s'est  approché  du  jet  d'eau,  avec  passion 


LE    DIALOGUE    AVEC    GÉRARD  349 

cherche  à  se  faire  mouiller.  Triomphe,  voilà 
sa  manche  trempée I  II  revient,  s'esclaffe  aux 
mots  bien  sentis  d'Antonin.  Ils  repartent.  Un 
temps  de  silence  un  peu  triste.  Puis  : 

GÉRARD.  —  Et  Brossard  ?  Tu  devais  me  dire  du  mal 
de  Brossard  ?  Ah  !  mais,  d'abord,  que  je  me  cuirasse... 
Voilà,  vas-y. 

ANTON  IN.  —  Brossard  vous  prend  par  le  bras,  vous 
met  le  bras  autour  du  cou.  On  se  dit  :  «  Conmie  il  m'aime  ! 
Tout  le  monde  ne  me  prend  pas  par  le  bras  comme  ça  !  » 
Mais  observe  im  peu  :  Pierre,  Paul,  Jacques,  le  premier 
que  tu  lui  amèneras,  tous  il  les  prend  par  le  bras,  tous  il  les 
aime  !  C'est  un  professionnel  de  l'attachement,  simple- 
ment parce  qu'il  ne  s'attache  à  personne,  qu'il  n'aime  que 
ses  idées,  son  influence,  ce  qu'il  appelle  son  apostolat. 
C'est  pourquoi  je  te  dis  sans  plus,  mais  très  sérieusement, 
que  je  crois  qu'il  n'a  pas  im  intérêt  vraiment  réel,  per- 
sonnel, pour  toi  pas  plus  que  pour  les  autres.  Quant  à 
moi,  je  crois,  je  suis  sûr  que,  le  jour  où  il  y  aurait  quelque 
chose  à  faire  pour  moi  au  poirit  de  vue  moral,  Brossard 
ne  le  ferait  pas. 

GÉRARD,  avec  une  force  extraordinaire.  —  Oh  !  si, 
il  le  ferait  !  Tu  n'as  pas  le  droit  de  croire  ça  ! 

ANTONIN.  —  Comment,  je  n'ai  pas  le  droit  ! 

GERARD.  —  Non  ! 

ANTONIN.  —  Ah  I  comme  tu  affirmes  !  Comme  tu  dis 
que  je  n'ai  pas  le  droit  !  Non,  là,  tu  ne  te  souviens  pas  ; 
ce  n'est  pas  de  l'entendu  à  la  maison.  Eh  bien!  c'est 
beau  d'affirmer  ainsi  l'attachement  que  les  gens  ont  pour 
vous.  C'est  propre,  cela  prouve  un  caractère... 

GÉRARD.  —  Oh  !  là,  là,  un  caractère  !  Tu  ne  me 


350  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

connais  que  comme  je  suis  avec  toi,  où  je  me  tiens,  mais 
au  fond  je  suis  mou  comme  une  chiffe...  {après  une  petite 
hésitation',  ah!  premier  froncement  des  sourcils,  première 
lutte  contre  le  silence,  premier  heurt  contre  la  muraille!) 
une  nature,  peut-être... 

ANTONIN.  —  Une  nature...  quels  mots  curieux...  Mais 
c'est  égal,  une  nature,  non,  je  t'assure,  ici,  c'est  plutôt 
du  caractère.  C'est  du  caractère  que  d'avoir  des  idées 
ainsi  à  soi  et  de  n'en  pas  démordre,  et  puis  d'avoir  cette 
foi  dans  les  êtres.  Oui,  vraiment,  je  t'admire. 

GÉRARD.  —  Oh  !  je  t'en  prie,  ne  m'admire  pas. 

ANTONIN.  —  Et  je  songe  que  tu  dois  avoir  une  très 
mauvaise  opinion  de  moi,  que  je  te  dénigre  ainsi  un  de 
tes  professeurs. 

GERARD.  —  Oui,  je  trouve  ça  très  mal. 

ANTONIN.  — .  Pourtant,  parce  que  le  hasard  l'aurait 
fait  ton  professeur,  devrais-je  ne  pas  te  mettre  en  garde, 
par  exemple,  contre  quelqu'un  dont  je  saurais  que  la 
vie  est  mauvaise  ?  Non,  j'ai  conscience  de  n'avoir  pas 
mal  fait. 

GÉRARD.  —  Alors,  de  ton  côté,  tu  es  tranquille. 

ANTONIN.  —  De  mon  côté...  Et  du  tien,  je  devrais  ne 
pas  être  tranquille  ? 

GÉRARD.  —  Ne  t'inquiète  pas.  Tu  sais,  je  suis  bien 
soigné  au  point  de  vue  moral. 

ANTONIN.  —  Nous  disons  des  choses  pas  ordinaires. 
Ils  passent  devant  le  Grand  Palais. 

GÉRARD.  —  Tiens,  là,  au  coin  du  pont  Alexandre, 
hier  soir,  j'ai  attendu  papa  pendant  une  heure.  Sais- 
tu  ce  que  j'ai  fait  ? 

ANTONIN.  —  Non. 


LE    DIALOGUE    AVEC    GERARD  35I 

GÉRARD.  —  Avec  mon  couteau,  j'ai  gravé  le  nom  de 
Guynemer  dans  le  parapet.  Et  puis  profond,  tu  sais  ! 

ANTONIN.  —  Tu  as  bien  fait. 

GÉRARD.  —  Papa  m'a  confisqué  le  couteau.  Il  a  dit 
que  c'était  un  très  beau  couteau,  que  je  l'avais  esquinté. 
Mais,  au  lycée,  tous  les  types  ont  fait  comme  moi,  sur 
leurs  pupitres.  —  A  propos,  je  vais  te  raconter  une  his- 
toire ;  tu  ne  la  répéteras  pas.  Ou  plutôt  c'est  quelque 
chose  à  te  demander. 

ANTONIN.  —  Où  l'on  peut  acheter  un  bouchon  ? 

GÉRARD.  —  Oh  !  je  t'en  prie  î  Je  serai  obhgé  de 
cesser  mes  relations  avec  toi  si  tu  prends  l'habitude  de  ce 
petit  genre  de  te  fichotter  de  moi. 

ANTONIN.  —  Et  alors,  qu'est-ce  que  c'est  que  ton 
«  histoire  »  ? 

GÉRARD.  —  Hier,  en  récrée,  j'étais  à  côté  de  grands 
qui  parlaient.  ILy  en  avait  un  qui  disait  qu'on  peut  vivre 
sans  aucune  morale.  Alors  j'ai  pensé  que  ce  n'était  pas 
bien  d'écouter  et  je  suis  parti.  —  Dis-moi  ce  que  tu  en 
penses.  Est-ce  qu'on  peut  vivre  sans  aucune  morale  ? 

ANTONIN.  —  A  côté  de  toi,  non,  on  ne  peut  pas. 

GÉRARD.  —  Pourquoi  v(  à  côté  de  moi  »  ?  Est-ce  que 
c'est  encore  une  rosserie  ? 

ANTONIN.  —  (J'étais  dans  une  forêt  épaisse,  et  sou- 
dain je  me  suis  trouvé  devant  la  mer.  Je  suis  devant  lui 
comme  devant  une  mer.  J'ai  les  yeux  plus  grands  comme 
quand  on  regarde  la  mer.)  (Haut.)  Mes  gants  crème,  mes 
bottes  bien  luisantes,  n'y  crois  pas  !  C'est  toi  qui  as  raison. 

GÉRARD.  —  Qu'est-ce  qui  te  prend  ? 

ANTONIN.  —  (J'ai  vu  le  Bien.  Il  était  beau,  aveuglant 
comme  une    chose   primordiale.   Il  brûlait    comme   un 


352  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

glacier.)  (Haut)  Ahl  pourquoi  ne  durent-elles  pas  toujours, 
ces  minutes  où  la  vérité,  bafouée,  dénaturée,  battue  en 
brèche  par  toute  une  société,  redevient  désirable  et 
reprend  sa  place  dans  ce  qui  s'adore  ! 

GERARD.  —  Ce  que  tu  es  embêtant  1 

ANTON  IN.  —  Eh  bien  I  puisque  nous  en  sommes  venus 
à  dire  des  choses  qui  ne  sont  pas  trop  indignes  de  l'heure 
du  monde  où  elles  sont  dites,  voici  donc  la  seconde  nou- 
velle que  tout  à  l'heure  j'avais  à  t'apprendre  :  c'est  que 
j'ai  demandé  à  partir  au  front,  dans  l'infanterie,  en 
première  hgne,  et  que  je  pars. 

GÉRARD.  —  Vraiment  ?  Ah  !  ça,  c'est  très  bien.  Tu 
as  tout  à  fait  raison.  Et  je  peux  bien  te  dire  maintenant, 
tu  t'es  laissé  ajourner  pendant  deux  ans...  Tu  aurais  pu 
faire  quelque  chose. 

ANTONIN.  —  Ah  !  eh  bien  1  ça...  {Très  décontenancé). 
Tu  ne  me  dis  pas  une  chose  agréable...  Alors,  tout  ce 
temps,  tu  me  blâmais  ? 

GÉRARD.  —  Oui,  je  te  blâmais. 

ANTONIN.  —  Comment  !  Et  toute  la  somme  de  mon 
travail,  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  compenser  ?  Ne  te  sou- 
viens-tu pas  de  ce  que  je  t'ai  dit  ? 

GÉRARD.  —  Oh  !  si,  je  me  souviens  bien. 

ANTONIN.  —  J'ai  compris  mon  manque  de  me  battre 
comme  une  sorte  de  second  péché  originel,  de  même  invo- 
lontaire, -de  même  exigeant  d'être  réparé.  Mon  orgueil, 
comme  dans  les  foires  ces  machines  à  mesurer  la  force, 
plus  on  avait  frappé  dessus,  plus  il  est  monté  haut.  J'ai 
senti  que  demain,  tandis  que  le  soldat  pourrait  parler  de 
sa  tâche  achevée,  pour  moi  tout  resterait  à  faire.  Avec 
une    joie    jalouse    j'ai    essayé    le    ressort    d'une    telle 


LE    DIALOGUE    AVEC    GÉRARD  353 

pensée,  et  j'ai  crié  avec  blasphème  :  «  Je  ferai  plus 
qu'eux  !  » 

GÉRARD.  —  Remarque  que  je  t'approuve,  seu- 
lement... 

ANTONIN.  —  J'ai  refusé  de  me  mettre  jamais  en  avant, 
j'ai  refusé  de  rien  faire  qui  attire  vers  moi  l'attention, 
en  la  détournant  une  minute  de  ceux  qui  étaient  au  feu 
à  ma  place,  et  pourtant  tu  sais  que  j'ai  quelque  ambition... 

GÉRARD.  —  Tu  es  ambitieux  pour  tes  idées. 

ANTONIN.  —  Oh  !  pour  moi  aussi. 

GÉRARD.  —  Moi  aussi,  comme  toi,  je  suis  ambitieux. 

ANTONIN.  —  ...  et  que  j'aspire  très  haut... 

GÉRARD.  —  Je  suis  sûr  que  tu  y  arriveras  si  tu  tra- 
vailles. 

ANTONIN.  —  Travailler  !  Le  beau  mot  !  Comme  tu  le 
dis  bien  !  Eh  bien  !  sais-tu  ce  qu'il  a  été,  mon  travail  ? 
Dans  ce  corps  qui  n'avait  pas  souffert,  c'est  une  expiation 
dans  ce  corps  même  qu'il  fallait.  A  chaque  héroïsme  nou- 
veau, à  chaque  mort  nouvelle  autour  de  moi,  répondaient 
un  nouvel  effort,  une  nouvelle  victoire  sur  la  fatigue  ou 
le  plaisir,  afin  de  rétablir  l'équihbre.  Se  dépasser  !  Se 
dépasser!  La  libre  fièvre  du  jeu!  Se  sentir  augmenter 
comme  un  ballon  qu'on  gonfle.  Battre  son  record  ;  pousser 
de  dix  centimètres  le  jalon  vers  la  totale  perfection 
humaine...  Ah  !  comprends  cela  !  comprends  cela  ! 
Avoir  voulu  que  plus  rien  ne  me  tienne  de  toutes  les 
faibles  choses  d'art  et  d'âme  qui  faisaient  ma  valeur  et 
ma  joie  ;  avoir  courbé,  forcé  ma  vie  vers  les  graves  pro- 
blèmes et  la  pensée,  qui  est  triste  ;  avoir  transformé  dou- 
loureusement mon  esprit,  mon  action,  ma  sphère  de  mou- 
vance, jusqu'aux  vêtements  que  je  porte,  jusqu'au  style 

33 


354  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  ce  que  j'écris  ;  avoir  retrouvé  à  chaque  réveil  la  nuit 
que j 'avais  quittée  le  soir,  et  fait  ma  lampe  éternelle  comme 
si  mon  front  contenait  un  dieu  ;  avoir  pu  vraiment  sans 
ridicule  prononcer  les  mots  :  «  Se  tuer  à  la  tâche  »,  et  se 
tuer  à  une  tâche  pour  laquelle  je  n'étais  ni  désigné  ni 
armé,  parce  que  je  la  croyais  plus  pressante  en  vue  du 
bien  de  la  patrie,  et  partir,  à  présent,  prodigieusement 
fatigué,  fatigué  comme  tu  ne  le  sauras  j  amais,  dans  ma  tête, 
mon  corps,  mon  cœur,  n'emportant  à  mes  tempes  que  ma 
migraine  pour  couronne  de  lauriers,  et  partir,  et  toi,  avec 
tes  douze  ans  et  demi,  venir  me  dire  que  tu  me  blâmais  ! 

GÉRARD.  —  Ce  que  tu  as  fait  est  très  bien,  mais  tu  as 
parlé  de  compensation  :  tu  compares  des  choses  qui  ne 
peuvent  pas  se  comparer. 

ANTONIN.  —  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  une  sorte  d'équi- 
Hbre..-. 

GÉRARD.  —  Tu  ne  sais  pas  ce  que  tu  dis  ! 

ANTONIN.  —  Ah  !  Gérard,  comme  tu  es  dur  !  Et  je 
suis  là,  à  me  justifier  devant  toi  !  Personne  ne  me  juge 
autant  que  tu  me  juges.  J'ai  entendu  des  gens  me  dire 
que  je  faisais  mon  devoir,  et  des  gens  honorer  ma  conduite; 
je  n'en  ai  jamais  entendu  me  parler  comme  tu  me  parles. 

GÉRARD.  —  Tu  ne  sens  pas  que  tu  aurais  servi  à 
l'armée  davantage  qu'en  travaillant  pour  toi-même  ? 

ANTONIN.  —  Pour  moi-même  ?  Mais  c'est  pour  toi, 
c'est  pour  vous  tous  que  j'acquiers  !  Ah  !  s'il  n'y  avait  que 
moi,  il  y  a  longtemps  que  j'aurais  perdu  courage.  Tandis 
qu'avec  toi  je  commence  à  être  immortel... 

Un  long  silence.  Gérard  se  tortille  misérablement 
pour  rouler  à  Vintérieur  les  pointes  de  son  col 
marin,  qui  ont  un  bien  mauvais  pli.  Enfin  : 


LE    DIALOGUE    AVEC    GERARD  355 

ANTONIN  péniblement.  —  Et  alors...  alors  tu  crois  qu'il 
y  a  beaucoup  de  gens  qui  ont  pu  penser  comme  tu  penses 
là? 

GÉRARD.  —  Je  n'en  sais  rien.  Je  ne  suis  pas  un' 
psychologiste. 

ANTONIN.  —  Il  se  pourrait  que,  depuis  deux  ans,  sous 
toutes  les  civilités  qu'on  m'a  faites,  il  y  ait  eu  cette  même 
réprobation  ?  Je  n'ai  jamais  songé  à  cela,  je  croyais  que 
je  faisais  plus  que  mon  devoir...  j'en  étais  venu  à  me 
figurer...  Et  il  faut  que  ce  soit  par  toi.  Comme  tout  cela 
est  étrange  !  (Devant  lui  tout  s'éclaire.  Il  est  pareil  à  la 
mort.) 

GÉRARD.  —  Oh  !  j'ai  tout  de  même  de  Testime  pour 
toi. 

ANTONIN.  —  Au  moins,  maintenant,  tu  peux  êtr« 
sûr  que,  d'ici  quatre  mois,  le  petit  ruban,  là... 

GÉRARD  {avec  dédain).  —  Oh  !  la  Croix  de  guerre  ! 

ANTONIN.  —  Tu  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai  et  déjà  tu 
exiges  davantage. 

GERARD.  —  Ça  te  fait  quel  âge,  en  somme  ? 

ANTONIN.  —  Vingt-deux  ans  en  avril. 

GÉRARD.  —  Ce  n'est  plus  tout  jeune. 

ANTONIN,  dans  un  petit  souffle.  —  Non. 

GÉRARD.  —  Dis  donc,  tu  fai^  collection  de  timbres  ? 
Figure-toi,  j'en  ai  un,  il  vaut  cinq  cents  francs...  C'est 
vrai  ?  Tu  ne  fais  collection  de  rien  ?  (Autre  idée).  Est-ce 
que  tu  fais  de  la  boxe  ?  Figure-toi,  j'ai  inventé  un  «  coup  » 
de  boxe...  (Longue  démonstration,  bien  confuse,  du  «  coup  » 
qu'a  inventé  Gérard.  Antonin  rend  là  main.  Brusquement.) 
Tu  pars  bientôt  ? 

ANTONIN.  —  Demain  soir. 


356  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

GÉRARD.  —  C'est  vrai  ? 

.ANTONIN.  —  (Il  demande  toujours  si  c'est  vrai), 
{Haut.)  Voici  mon  ordre  de  transport. 

GERARD.  —  Ah  !  si  je  partais  avec  toi,  tu  verrais,  je 
me  battrais  comme  un  lion.  Mais,  par  exemple,  avec  moi, 
jamais  tu  n'aurais  de  repos.  Toutes  les  fois  qu'il  y  aurait 
un  endroit  dangereux,  il  faudrait  que  tu  y  ailles.  Si  tu 
étais  blessé,  je  te  défendrais  de  te  faire  évacuer.  Il  faudrait 
que  tu  sois  tout  le  temps  épatant. 

ANTONIN.  —  Mon  Dieu,  c'est  une  très  bonne  idée... 
tout  de  même,  j'avoue  que  je  ne  vois  pas... 

GÉRARD.  —  Et  moi,  qu'est-ce  qu'il  va  falloir  que  je 
fasse  ? 

ANTONIN.  —  Que  tu  fasses  ? 

GÉRARD.  -—  Pour  la  guerre. 

ANTONIN.  —  Que  tufasses...  pour  la  guerre...  (Compte- 
prenant.)  Oui,  je  suis  sûr  que  tu  aurais  des  façons  de  te 
rendre  très  utile,  très  utile.  Je  vois  cela  vaguement...  Je 
ne  pourrais  te  dire  encore  rien  de  précis.  Mais  j'y  réflé- 
chirai, je  te  l'écrirai. 

GÉRARD.  —  Oui,  tu  m'expliqueras  ça.  Mais  d'ici 
là? 

ANTONIN.  —  D'ici  là...  Tiens,  je  me  souviens  d'une 
chose  que  tu  m'as  dite  41  y  a  quelque  temps  et  qui  m'avait 
beaucoup  frappé.  Tu  m'as  dit  qu'à  la  rentrée,  dans  les 
«  compositions  »  de  ta  classe,  tu  étais  en  moyenne  ving- 
tième sur  trente-sept  élèves... 

GÉRARD.  —  Dame,  je  suis  d'une  classe  en  avance... 
Et  je  te  disais  qu'à  présent  je  suis  toujours  dans  les  huit 
premiers. 

ANTONIN.  —  C'çst  cela.  Eh  bien  !  cela  fait  évidemment 


LE    DIALOGUE    AVEC    GÉRARD  .  357 

une  toute  petite  chose  dans  le  monde  et  toi-même  tu  vas 
peut-être  me  trouver  un  peu  ridicule,  mais  je  ne  peux  pas 
te  dire  comme  je  trouve  cela  admirable. 

GÉRARD,  très  excité.  —  Oh  !  tu  as  vu...  le  chauffeur 
nègre...  c'est  comme  mon  oncle  Ernest... 

ANTONIN.  —  Non,  écoute-moi  !  Ne  parlons  pas  d'autre 
chose  !  Ecoute-moi  !  Quand  je  te  vois  ainsi  remonter  un 
par  un  tout  le  peloton,  il  me  semble  que  c'est  comme  si 
je  voyais  ime  lutte  à  la  corde  où  l'une  des  équipes  est 
composée  de  Français,  et  tu  t'y  joins,  et  tu  tires,  et  à 
cause  de  toi  les  Français  gagnent  cinq  centimètres  de 
terrain.  Tu  comprends  ? 

GÉRARD.  —  Un  peu. 

ANTONIN.  —  Ton  courage  !  Toi  au  lycée  et  moi  à  la 
guerre...  Mais  tout  de  même  compagnons  d'armes. 

GÉRARD.  —  Partisans  ! 

ANTONIN.  —  Nous  sommes  les  forts. 

GÉRARD.  —  Oui,  quelque  chose  de...  (plus  bas,  et 
vite,  parce  qu'il  n'est  pas  sûr  du  mot)  de  solennel. 

ANTONIN.  —  A  quoi  serviraient  ces  milliers  de 
garçons  qui  se  font  tuer,  si  tu  ne  cherchais  pas  à  être 
huitième  au  heu  de  vingtième  ? 

GÉRARD,  avec  angoisse.  —  Ah  !  voilà  que  tu  recom- 
mences à  plaisanter... 

ANTONIN.  —  Non,  non,  Gérard,  je  te  le  jure,  jamais 
plus  je  ne  plaisanterai  de  ma  vie. 

GÉRARD.  —  Et  puis,  j'avais  peur  que  tu  te  paies  ma 
tête,  et  je  veux  bien  tout,  mais  pas  ça. 

ANTONIN,  merveilleusement.  —  Je  te  salue,  force 
pleine  de  grâce,  le  Seigneur  est  avec  toi. 

GÉRARD.  —  Ne  commence  pas  tes  discours. 


358  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ANTON  IN.  —  Quelle  sera  ta  fonction  ?  Quelle  idée 
divine  y  a-t-il  sur  toi  ? 

GÉRARD.  —  Que  je  sois  aviateur,  et  puis  ingénieur, 
constructeur. 

ANTON  IN.  —  Des  choses  seront  changées  à  cause  de 
toi.  A  cause  de  toi  il  y  aura  dans  le  pays  quelque  chose 
d'augmenté,  quelque  chose  de  mieux  au  point,  quelque 
chose  de  plus  voisin  de  la  perfection.  Et  les  gens  passent 
dans  la  rue  vaine,  et  ils  te  croisent  avec  indifférence, 
sans  songer  que  dans  la  vie  de  leurs  enfants,  des  choses 
dépendront  de  ce  que  toi,  aujourd'hui,  3  mai,  dans  les 
Champs-Elysées,  en  arrivant  à  la  Concorde,  tu  as  dit 
ceci  plutôt  que  cela.  —  Allons,  et  maintenant,  il  faut  que 
je  te  quitte. 

GÉRARD.  —  C'est  vrai  ? 

ANTONIN.  —  Recommençons  à  être  habile. 

GÉRARD.  —  Nous  pouvons  rester  encore  à  causer 
cinq  minutes.  Cinq  minutes,  ce  n'est  pas  long. 

ANTONIN.  —  Quelquefois. 

GÉRARD.  —  Je  vais  te  raccompagner. 

ANTONIN.  —  Je  pars,  mais  quelles  que  soient  les 
épreuves  par  lesquelles  je  doive  passer,  sois  sûr  que  je  ne 
compte  pas  sur  ta  pitié.  Quand  le  hasard  de  la  guerre 
m'eut  versé  d'abord  dans  le  Ravitaillement,  et  que, 
quittant  ma  table  de  travail  pour  la  besogne  des  ma- 
nœuvres, je  chargeais  les  auto-camions  sur  la  route  de 
Nancy,  quand  la  terre  devant  moi  était  couverte  des 
gouttes  de  ma  sueur,  et  qu'il  fallait  suivre  la  machine 
au-delà  de  mes  forces  et  que  parfois  je  m'appuyais  au 
mur,  oui,  je  m'appuyais  au  mur  d'épuisement,  il  ne  s'est 
trouvé  qu'une  personne,  jl  ne  s'est  trouvé  que  toi  pour  mo 


LE    DIALOGUE    AVEC    GERARD  359 

reprocher  de  me  plaindre.  Mais  qu'est-ce  que  ça  fait! 
Qu'est-ce  que  ça  ferait  si  dans  cette  minute  même,  secrète- 
ment tu  te  moquais  de  moi  !  Les  paroles  que  nous  disons 
vont  bien  plus  loin  que  nous.  Au  delà  de  ce  que  tu  penses 
et  de  ce  que  je  pense,  quelque  part  un  bien  naît  dans  le 
monde  à  cause  que  je  t'écoute  et  à  cause  que  je  te  parle. 
Oui,  il  est  bien  que  cette  heure-ci  ait  existé.  Et  c'est  pour 
cela  que  je  pars  me  battre,  pour  qu'une  vie  soit  assurée 
où  nous  puissions  parler  comme  nous  avons  parlé  au- 
jourd'hui. 

Un  silence.   Gérard  se  tait,  comme  s'il  pensait 
beaucoup.  Il  est  un  peu  rouge. 

ANTONIN.  —  Allons,  cette  fois,  au  revoir.  A  dans 
quatre  mois. 

GÉRARD,  d'une  toute  petite  voix.  —  Au  revoir. 

Poignée  de  mains. 

ANTONIN,  le  retenant.  —  Et  puis,  dis  donc  {plus  bas)  : 
n'oubUe  pas  Dejoie. 

GÉRARD.  —  Je  te  promets  que  non. 

ANTONIN,  quand  il  est  seul.  —  Je  crois  au  sérieux  de 
la  vie. 

HENRY  DE  MONTHERLANT 


36o 


L'AGE  DE  L'HUMANITE' 


FRAGMENTS 


I 


Rue  des  Blancs-Manteaux 

C'était  bien  l'endroit 

Elle  avait  un  manteau  d'hermine 

Contre  mon  désir  et  contre  le  froid, 

Contre  le  fouet  du  vent  et  mes  doigts  pires  que  des 

couteaux. 
Rue  des  Rosiers 
C'était  bien  l'endroit 
Les  roses  mouraient  sur  son  cœur  étroit. 
Je  ne  vis  d'elle  que  son  pied 
Et  sa  jambe  de  soie 
Et  ses  yeux  de  Stdamite 

Rue  des  Filles-du-Calvaire,  rue  des  Guillemites, 
Rue  des  Francs-Bourgeois,  rue  de  la  Verrerie... 
Comme  s'ils  avaient  aperçu  un  carrosse  de  féerie 

1.  Poème  à  paraître  aux  éditions  de  la  Nouvelle  Revue  Frav^ 
çaise. 


l'âge  de  l'humanité  361 

Ou  un  transatlantique  abordant  rue  des  Blancs-Man- 
teaux, 
Les  plus  vieux  petits  enfants  du  monde,  —  c'était  une 

joie  de  les  surprendre  !  — 
Glapissaient  :  Une  auto!...  une  auto! 
A   l'angle  de  deux  murs  que  le  petit  matin  laissait 

encore  ténébreux 
L'ombre  d'un  homme  qu'à  Lodz  en  mil  neuf  cent  un 

j'avais  vu  pendre 
Collait  patiemment  une  gran^  affiche  jaune  en  hébreu. 
Parfumée  encore  des  roses  du  triomphe 
Dont  les  dernières  s'effeuillaient  sur  ses  souliers  de 

satin 
Rachel  frigide  à  moins' qu'un  désir  animal  ne  gonfle 
Ses  flanches  et  ses  seins, 
Me  dit  alors,  méprisante  un  peu  à   cause  que  je  ne 

pouvais  pas  lire  les  caractères  sacrés  : 
—  Cela  c'est  le  beau  théâtre. 
Autre  chose  que  vos  tréteaux  d'idolâtres, 
Non,  sans  doute,  je  n'y  parais  jamais,  ça  n'est  pas  fait 

pour  les  putains. 

La  Terre  Promise  et  les  caves  de  Varsovie, 

Les  prophètes,  les  rois  et  les  peuples  avides, 

Hérode,  Beylis  le  Criméen,  David, 

Saiil  Grûneïzen  le  chasseur  des  Ambass'  touchant  la 

harpe  de  David!... 
Une  vieille  à  perruque  acajou 
Posa  un  édredon  à  fleurs  sur  le  rebord  de  la  lenètre 


362  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  un  oiseau  sans  plumes  sauta  dessus  comme  une  puce 
sur  une  joue 

Chantant  aigrement  le  réveil  des  choses  et  des  êtres. 

Adieu...  Déjà,  Racket  ?... 

Dis  au  chauffeur  d'arrêter... 

Le  jour  pénètre  dans  la  rue  des  Rosiers.  ' 

Derrière  une  vitre  sale  un  vrai  buisson  ardent, 

Racket  porte  à  ses  lèvres  peintes  un  sifflet  d'argent. 

Un  rideau  qu'on  agite,  une  porte  qui  s'ouvre... 

Ne  te  fâche  pas,  bel  Hébr^ti  qui  couvres  sa  retraite, 

Je  ne  suis  pas  jaloux,  laisse  seulement  le  chrétien  faire 
encore  une  fois 

Un  péché  chrétien 

En  regardant  la  soie 

Vivante  de  ses  bas. 

C'est  aujourd'hui  samedi,  jour  du  Sabbat, 

Racket  en  long  manteau  d'hermine  fermé  d'épines, 
ô  roses  qui  se  fanent  ! 

Racket  qu'un  vice  retrouvé  fait  illustre  entre  les  cour- 
tisanes. 

Racket  entre  les  bras  d'un  maître  aux  cent  visages, 

Racket  sans  konte,  prudente  et  sage. 

Racket  toute  nue,  au  lit,  au  bain,  en  scène. 

Racket  impure,  Racket  avec  son  singe.  Racket  obscène, 

Dans  leur  vermine  et  dans  leur  fange, 

0  beauté,  comme  eux  va  te  laver  et  va  te  reposer  des 
ignobles  éckanges! 


l'âge  de  l'humanité  363 


II 


Mon  Dieu,  quand  sonnera  la  trompette  de  l'Ange, 

Quand  l'Ange  sonnera  aux  malades, 

Aux  âmes  malades  pleines  d'épouvante. 

Quand  les  ennemis  d'ici-bas  se  compteront  tous  cama- 
rades, 

Quand  l'Ange  trompette-major  sonnera  d' abord  Votre 
Refrain, 

Vous  pourrez  témoigner.  Seigneur,  devant  ces  âmes, 

Que  si  je  ne  vous  ai  pas  trouvé 

Du  moins  vous  aurai-je  beaucoup  cherché  parmi  les 
hommes  et  les  femmes 

Sans  négliger  les  mauvais  lieux 

Au  temps  que  j'étais  le  mieux  possédé  du  plus  pur  désir 
de  Dieu, 

Et  si  je  n'ai  pas  su  vous  reconnaître 

Sur  le  monde  et  dans  le  monde  périssable  des  êtres. 

Si  je  ne  vous  ai  pas  trouvé 

Du  moins  n'ai- je  risqué  votre  condamnation 

Qu'en  me  trompant  de  verre  et  de  bouteille 

Jaloux  d'éprouver  l'un  quelconque  de  vos  vases  d'élec- 
tion, 

Seigneur,  au  temps  perdu  de  mes  funestes  veilles. 


364  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  ne  vous  ai  pas  reconnu 

A  cause  de  notre  folie  des  habits  lorsque  vous  étiez  nu, 
Je  ne  vous  ai  pas  trouvé  dans  la  nuit  où  je  trébuchais, 
Pourtant  il  est  avéré,  Seigneur,  que  vous  étiez  là  où  je 

vous  cherchais. 
Comme  une  recrue  imbécile. 
Imbécile,  pas  indocile, 
Qui  ne  sait  pas  reconnaître  les  grades 
Je  ne  vous  ai  pas  su  rendre  les  honneurs. 
Mais  n'ai-je  sans  hésitation  ni  murmure  accompli 

les  corvées  les  plus  viles  ? 
A  cause  de  V abrutissement  qui  rend  moins  lourdes  ces 

corvées 
A  cause  du  sommeil  qui  suit  où  Von  rêve  à  peu  près 

x:omme  le  cheval  peut  rêver 
A  cause  de  ma  misère,  j'ai  méconnu  votre  splendeur 
Mais  n'ai-je  répondu  à  tous  les  appels  le  premier  devant 

tous  les  camarades  ? 
Et  me  voilà-t-il  pas,  le  ceinturon  de  douleur  aux  reins 
Dans  V attente  de  l'Ange 
Dont  la  trompette  éclaboussera  de  Votre  lumière  notre 

fange 
Quand  elle  sonnera,  Seigneur,  Votre  Refrain  ? 

ANDRÉ   SALMON 


365 


NOTE  CONJOINTE 
SUR     M.    DESCARTES     ET    LA 
PHILOSOPHIE  CARTÉSIENNE^ 

DEUXIÈME  FRAGMENT 

Les  «  honnêtes  gens  »  ne  mouillent  pas  à  la  grâce. 

C'est  une  question  de  physique  moléculaire  et  glo- 
bulaire. Ce  qu'on  nomme  la  morale  est  un  enduit  qui 
rend  l'homme  imperméable  à  la  grâce.  De  là  vient  que 
la  grâce  agit  dans  les  plus  grands  criminels  et  relève  les 
plus  misérables  pécheurs.  C'est  qu'elle  a  commencé  par 
les  pénétrer,  par  pouvoir  les  pénétrer.  Et  de  là  vient  que 
les  êtres  qui  nous  sont  les  plus  chers,  s'ils  sont  malheureu- 
sement enduits  de  morale,  sont  inattaquables  à  la  grâce, 
inentamables.  C'est  qu'elle  commence  par  ne  pas  pouvoir 
les  pénétrer.  A  l'épiderme. 

Ils  sont  impénétrables,  en  tout,  absolument,  parce 
qu'ils  sont  enduits,  parce  qu'ils  ne  mouillent  pas  à  l'épi- 
derme, parce  qu'ils  sont  impénétrables  à  l'origine  de 
mouillature,  à  la  surface  de  mouillature,  qui  est  l'origine 
et  la  surface  de  pénétration. 

I.  Voir  la  Nouvelle  Revue  Française  du  i"  juillet  1919. 


366  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Un  liquide  mouillant,  un  corps  mouillant,  mouille 
ou  ne  mouille  pas.  Il  ne  mouille  pa^  plus  ou  moins.  Il 
mouille  ou  il  ne  mouille  pas.  Ce  n'est  pas  une  question  de 
plus  ou  de  moins.  C'est  une  question  de  tout  ou  rien.  C'est 
une  question  de  commencer  ou  de  ne  pas  commencer. 
Et  ensuite  d*avoir  commencé  ou  de  n'avoir  pas  commencé. 

Un  acide  mord  ou  ne  mord  pas  ;  attaque  ou  n'attaque 
pas.  Beaucoup  d'acide  sulfurique  ne  fera  pas  ce  que  n'a 
pas  fait  un  peu  d'acide  sulfurique. 

Ce  n'est  plus  une  question  de  quantité.  C'est  une  question 
d'entrer  ou  de  ne  pas  entrer. 

C'est  pour  cela  que  rien  n'est  contraire  à  ce  qu'on 
nomme  (d'un  nom  un  peu  honteux)  la  religion  comme 
ce  qu'on  nomme  la  morale.  La  morale  conduit  l'homme 
contre  la  grâce.  . 

Et  rien  n'est  aussi  sot,  (puisque  rien  n'est  aussi  Loui^ 
PhiHppe  et  aussi  monsieur  Thiers),  que  de  mettre  ça 
ensemble  la  morale  et  la  religion.  Rien  n'est  aussi  niais. 
On  peut  presque  dire  au  contraire  que  tout  ce  qui  est 
pris  par  la  grâce  est  pris  sur  la  morale.  Et  que  tout  ce 
qui  est  gagné  par  la  nommée  morale,  tout  ce  qui  est 
recouvert  par  la  nommée  morale  est  en  cel^  même  recou- 
vert de  cet  enduit  que  nous  avons  dit  impénétrable  à  la 
grâce. 

(C'est  la  même  maladie  que  de  mettre  ensemble  la 
famille  et  la  propriété.  Comme  si  ce  n'était  pas  principale- 
ment le  régime  de  la  propriété  moderne  et  le  goût  moderne 
de  ce  régime  et  de  cette  propriété  dans  le  monde  moderne 
qui  fait  périr,  qui  anéantit  la  famille  et  la  race.  Et  c'est 
bien  d'ailleurs  la  même  confusion,  la  même  fausse  ligature 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  367 

et  conjonction.  La  morale  est  une  propriété,  un  régime 
et  certainement  un  goût  de  propriété.  La  morale  nous 
fait  propriétaires  de  nos  pauvres  vertus.  La  grâce  nous 
fait  une  famille  et  une  race.  La  grâce  nous  fait  fils  de  Dieu 
et  frères  de  Jésus-Christ). 

C'est  bien  ce  que  l'on  disait,  dans  les  siècles  de  la 
grandeur  française,  c'est  bien  ce  que  disaient  nos  anciens 
et  nos  pères,  c'est  bien  ce  que  l'on  disait  quand  on  savait 
parler  français,  quand  on  disait  que  la  grâce  touche  les 
cœurs.  Ce  qui  implique  aussi  et  par  là  même  que  quand 
elle  n'atteint  pas,  quand  elle  ne  pénètre  pas,  c'est  qu'elle 
ne  touche  pas.  C'est  qu'elle  n'établit  pas  un  contact. 
C'est  la  formule  même  de  Polyeucte.  C'est  donc  la  formule 
définitive.  Et  il  serait  bien  vain  d'en  vouloir  chercher 
une  autre.  Et  il  serait  bien  vain  de  vouloir  chercher  mieux. 
J'ai  dit  souvent  q}iei  Polyeucte  était  la  plus  grande  œuvre 
et  la  plus  parfaite  que  l'on  verra  jamais.  Car  elle  n'est  pas 
seulement  parfaite  :  elle  est  parfaite  de  toute  part,  elle 
est  féconde  de  toute  race,  elle  donne  de  toute  main.  Et  elle 
est  pleine  de  toute  plénitude.  Et  elle  est  sans  peur  et 
pourtant  elle  est  sans  reproche.  Et  elle  est  sans  reproche 
et  pourtant  elle  est  sans  peur.  Elle  réalise  ainsi,  sans 
ombre  de  gêne,  et  ainsi  sans  ombre  d'effort,  sans  appa- 
rence d'effort,  la  plus  rare  liaison,  la  plus  rare  conjonction 
qu'il  puisse  être  donné  à  une  œuvre  d'effectuer.  C'est  une 
œuvre  de  nature  et  ensgpible  une  œuvre  de  grâce.  C'est 
une  œuvre  de  vie  intérieure  et  ensemble  de  vie  publique. 
C'est  une  œuvre  de  vie  spirituelle  et  ensemble  de  vie 
civique.  C'est  la  guerre  et  la  paix.  Et  c'est  l'une  et  l'autre 
guerre  et  c'est  l'une  et  l'autre  paix.  Les  Scythes  et  le 


/ 

368  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

péché.  Les  ennemis  et  l'Ennemi.  Les  Daces  en  fuyant  ont 
emporté  son  crime.  C'est  tout  l'homme  et  c'est  toute  la 
Ville.  L'homme  et  Rome.  Le  monde  et  la  cité.  L'orbe  et 
l'urbe.  Toute  la  détresse  et  tout  le  triomphe.  Et  c'est  aussi 
toute  la  philosophie  antique.  Toute  la  sagesse  aux  prises 
avec  toute  la  grâce  (et  comme  il  a  bien  montré  qu'en 
effet  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  c'est  la  sagesse 
qui  est  la  plus  impénétrable  à  la  grâce).  Et  aussi  tout  le 
secret  de  la  légation  du  monde  antique.  Car  il  manque 
bien  de  respect  aux  faux  dieux,  mais  il  ne  manque  pas 
de  respect  à  celui  qui  respecte  les  faux  dieux,  il  ne 
manque  pas  de  respect  à  celui  qui  adore  les  faux  dieux  et 
et  qui  a  été  nourri  de  la  sagesse  antique.  Ainsi  le  monde 
chrétien  allait  rejeter  Jupiter  mais  n'allait  point  rejeter 
Virgile.  Ainsi  le  monde  chrétien  allait  rejeter  Zeus  mais 
n'allait  pas  rejeter  Platon,  ni  Homère  ;  ni  peut-être 
même  assez  Aristote.  —  Et  encore,  dans  ce  Polyeucte, 
naïvement  et  je  dirai  presque  délicieusement  Rome 
et  la  province  :  Gendre  du  gouverneur  de  toute  la  -pro- 
vince. Et  l'œuvre  est  aussi  parfaite,  aussi  irrépro- 
chable, aussi  irrécusable,  aussi  impeccable  en  théo- 
logie qu'en  poétique.  Elle  aussi  est  une  œuvre  sans 
péché. 

Ce  Dieu  touche  les  cœurs  lorsque  moins  on  y  pense  :  telle 
est  la  formule  de  Polyeucte.  C'est  la  formule  même  de  la 
morsure,  c'est  la  formule  de  l'attaque,  de  l'atteinte, 
de  la  pénétration  de  la  grâce.  Mais  elle  imphque  si  l'on 
veut  que  celui  qui  y  pense,  qui  a  l'habitude  d'y  penser, 
qui  est  recouvert  de  cet  enduit  de  l'habitude  est  aussi 
celui  qui  donne  le  moins  de  prise  et  pour  ainsi  dire  le 
moins  de  hasard  de  prise. 


NOTE     SUR    M.    DESCARTES  369 

Je  ne  veux  pas  forcer  ce  vers  de  Corneille,  Je  ne  veux 
pas  en  forcer  le  sens.  Ce  n'est  pas  une  proposition  théolo- 
gique. Il  y  a  beaucoup  de  propositions  de  théologie  dans 
Polyeucte,  toutes  d'un  énoncé  et  d'une  proposition  impec- 
cables. Ce  vers  n'en  est  pas  une.  Il  est  sensiblement  autre 
chose  ;  et  qui  demande  une  particulière  attention.  Il  est 
une  proposition  de  l'histoire  ou  plutôt  de  la  chronique 
de  la  grâce.  Il  est  une  proposition  de  monument,  de 
reconnaissance,  une  proposition  monumentaire  et  monu- 
mentale de  ce  qui  arrive,  de  ce  qui  se  produit  dans  la 
réalité  de  l'usage  de  la  grâce.  Je  veux  dire  doublement  de 
l'usage  que  nous  en  faisons,  de  l'usage  que  nous  faisons 
d'elle  et  surtout  de  l'usage  qu'elle  fait  de  nous.  Four  moi  je 
trouve  ces  propositions  monumentaires,  ces  propositions 
de  reconnaissance  de  ce  qui  se  passe  dans  la  réalité  infini- 
ment plus  pertinentes  qu'une  proposition  théorique  pure. 
Une  telle  proposition  d'histoire  et  de  monument,  de  recon- 
naissance, une  telle  proposition  de  réalité  ramassée,  de 
réalité  arrivée  est  à  une  proposition  théorique  pt-^  ce 
qu'une  campagne  de  Napoléon  est  à  un  cours  de  l'Ecole 
de  guerre. 

Mais  remontons  au  texte.  Une  fois  là,  remontons  le 
texte,  cette  pleine  veine  poétique,  tragique,  théologique. 
Nous  allons  voir  combien  elle  abonde  dans  notre  sens. 

Seigneur,  de  vos  bontés  il  faut  que  je  Vohtiemie  ; 
Elle  a  trop  de  vertus  four  n'être  pas  chrétienne. 
Avec  trop  de  mérite  il  vous  plut  la  former, 
Pour  ne  vous  pas  connaître  et  ne  vous  pas  aimer, 
Pour  vivre  des  enfers  esclave  infortunée, 
Et  sous  leur  triste  joug  mourir  comme  elle  est  née. 

24 


370  la  nouvelle  revue  française 

Pauline. 
Que  dis-tu,  malheureux  ?  qu'os  es -tu  souhaiter  ? 

POLYEUCTE 

Ce  que  de  tout  mon  sang  je  voudrais  acheter. 

Pauline. 
Que  plutôt..  ! 

POLYEUCTE. 

C'est  en  vain  qu'on  se  met  en  défense  : 
Ce  Dieu  touche  les  cœurs  lorsque  moins  on  y  pense. 
Ce  bienheureux  moment  n'est  pas  encor  venu  ; 
Il  viendra,  mais  le  temps  ne  m'en  est  pas  connu. 

Je  ne  voudrais  pas  analyser  ces  vers.  Et  surtout  je  ne 
voudrais  pas  les  mettre  en  prose.  Et  je  ne  voudrais  pas  les 
commenter.  Autant  que  personne  je  sais  que  le  vers  et  la 
prose  sont  deux  êtres  différents  et  sans  communication 
et  que  dire  la  même  chose  en  prose  et  en  vers  ce  n'est 
pas  dire  la  même  chose.  Et  qu'il  y  a  dans  le  vers  une  vertu 
propre,  une  destination  propre.  Tout  ce  que  je  voudrais 
retenir  de  cette  admirable  poétique  c'est  que  Dieu  prend 
l'homme  pour  ainsi  dire  sur  ses  mégardes.  Mais  que 
deviendra  celui  qui  n'a  pas  même  des  mégardes. 

Dieu  prend  l'homme  sur  ses  défenses.  Mais  que  devien- 
dra celui  qui  ne  se  met  pas  même  en  défense. 

Remarquons  bien  que  le  propos  de  Corneille  est  ici  le 
contraire  du  nôtre.  Ou  plutôt  c'est  notre  propos  qui  est 
le  contraire  et  le  complémentaire  de  celui  de  Corneille. 
Le  propos  de  Corneille  c'est  l'histoire  de  Polyeucte.  C'est 
l'histoire  d'un  martyr  et  d'un  saint.  C'est  la  floraison  de 
la  grâce  et  c'est  la  fructification  du  sang.  Notre  malheureux 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  371 

propos  au  contraire,  et  au  complémentaire,  c'est  l'histoire 
de  ce  qui  n'est  pas  Polyeucte.  C'est  l'histoire  de  ce  qui 
n'est  pas  saint  et  de  ce  qui  n'est  pas  martyr.  Et  je  dirai 
surtout  c'est  l'histoire  de  ce  qui  n'est  pas  même 
pécheur. 

Corneille  nous  montre  comment  la  grâce  agit,  comment 
elle  surprend,  comment  elle  saisit,  comment  elle  pénètre. 
Notre  malheureux  propos  aujourd'hui  est  de  constater 
comment  elle  n'agit  pas,  comment  elle  ne  pénètre  pas. 

Et  alors  Corneille  triomphe.  Mais  nous  ne  triomphons 
pas. 

Corneille  triomphe.  S'il  s'agit  de  considérer  les  ravages 
de  la  grâce,  tout  est  merveille.  Et  tout  sera  émerveille- 
ment. Elle  emporte  ceux  qui  sont  pour  elle.  Peut-être 
plus  elle  emporte  ceux  qui  sont  contre  elle.  Mais  ceux 
qui  ne  sont  ni  pour  elle  ni  contre  elle.  L'innombrable 
troupeau  des  neutres.  L'innombrable  neutralité  des 
tièdes. 

Elle  emporte  celui  qui  se  met  en  garde.  Mais  celui  qui 
ne  se  met  même  pas  en  garde. 

Elle  emporte  celui  qui  se  met  en  défense.  Mais  celui 
qui  ne  se  met  même  pas  en  défense. 

Et  à  l'ange  de  l'église  de  Laodicée  écris  :  Voici  ce  que  dit 
en  vérité  le  témoin  fidèle  et  vrai,  qui  est  le  principe  de  la 
créature  de  Dieu  : 

Je  sais  tes  œuvres  :  que  tu  n'es  ni  froid  ni  chaud  :  puisses- 
tu  être  froid,  ou  chaud. 

Mais  puisque  tu  es  tiède,  et  ni  froid  ni  chaud,  je  com- 
mencerai à  te  vomir  de  ma  bouche. 


372  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  angelo  Laodiciae  ecclesiae  scribe:  Haec  dicit:  Amen, 
testis  fidelis  et  verus,  qui  est  principium  creaturae  Dei  : 

Scio  opéra  tua  :  quia  neque  frigidus  es,  neque  calidus  : 
utinam  frigidus  esses,  aut  calidus. 

Sed  quia  tepidus  es,  et  nec  frigidus  nec  calidus,  inci- 
piam  te  evomere  ex  ore  meo. 

Le  propos  de  Corneille  est  gracieux  lui-même.  Il  s'agit 
de  montrer  comment  la  grâce  opère.  Notre  pauvre  propos 
au  contraire,  et  au  complémentaire,  est  ingrat.  Il  est  dis- 
gracieux. Il  s'agit  malheureusement  de  montrer  comment 
la  grâce  n'opère  pas. 

Tant  qu'on  est  du  côté  de  la  grâce  ce  ne  sont  que  mer- 
veilles et  éblouissements.  Il  resrte  malheureusement  à  se 
demander  pourquoi  tout  n'est  pas  du  côté  de  la  grâce. 

Je  me  rends  bien  compte  moi-même,  qu'on  le  croie, 
de  l'espèce  de  bassesse  qu'il  y  a  et  à  analyser,  et  à  com 
menter  une  œuvre  comme  Polyeucte,  et  à  essayer  de  dresser 
quelle  mauvaise  table  complémentaire,  quel  mauvais 
inventaire  de  complémentation.  Mais  au  point  où  nous 
en  sommes  il  faudra  passer  par  cette  bassesse  encore. 
Le  problème  que  nous  nous  posons  est  le  problème  même 
de  l'historien.  Et  c'est  moins  celui  du  théologien  que  si 
je  puis  dire  de  l'historien  de  la  matière  théologique. 
(Le  théologien  étant,  dans  ce  système  de  langage,  le 
théoricien  de  la  matière  théologique). 

Que  l'on  me  pardonne  donc,  et  que  je  me  pardonne  à 
moi-même  d'analyser,  de  commenter,  de  complémenter 
cette  œuvre  incomparable.  Au  point  où  nous,  en  sommes 
cette  bassesse  est  devenue  inévitable. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  .      373 

Corneille  a  choisi  la  meilleure  part.  Je  ne  parle  pas 
seulement  de  son  génie  qui  fut  un  don  unique  et  lui- 
même  une  grâce  unique  dans  l'histoire  du  monde.  Je  parle 
de  la  matière  où  il  allait  appliquer  son  génie. 

Corneille  a  choisi  la  meilleure  part.  Il  a  pris  tout  un 
monde  avant  le  premier  éclatement  de  la  grâce.  Ou  plu- 
tôt il  s'est  donné  le  monde  (car  c'est  toujours  le  même. 
C'est  toujours  le  même  qui  sert,  la  même  matière,  le  temps 
(et  même  en  ce  sens  la  durée)  n'ayant  qu'une  dimension, 
de  sorte  qu'il  n'y  a  point  une  deuxième  dimension  par  où, 
suivant  laquelle  l'action  proprement  historique  pourrait 
s'échapper.  De  sorte  qu'il  est  nécessaire  que  l'esprit 
travaille  toujours  la  même  matière,  opère  toujours  le 
même  monde). 

Corneille  s'est  donné  le  printemps  de  la  grâce.  Et  même 
cette  première  aube  du  printemps  qui  passe  en  espérance 
le  printemps  même  et  qui  est  comme  une  avancée  de  la 
vie  éternelle.  Comme  une  anticipation  de  la  béatitude. 
Il  nous  a  laissé  non  pas  même  les  mélancolies  de  l'automne 
et  les  feuilles  tombées,  mais  les  ingratitudes  du  bois 
mort. 

Il  s'est  donné  ce  premier  éclatement  dans  le  mond^  du 
bourgeon  de  la  grâce.  Il  s'est  donné  le  monde  avant  le 
premier  éclatement  de  la  grâce,  et  il  n'avait  plus  qu'à 
nous  représenter  ces  merveilleux  éclatements.  Il  n'avait 
plus  qu'à  nous  représenter  ces  cheminements  inouïs. 
Mais  nous  notre  bassesse  et  notre  malheureux  sort  nous 
contraint  à  examiner  les  limitations  c'est-à-dire  les  man- 
quements de  la  grâce. 

Corneille  prenait  le  monde  si  je  puis  dire  avant  le 
commencement  de  la  grâce.  Il  avait  donc  tout  à  gagner. 


374  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  rien  à  perdre.  Il  ne  pouvait  que  gagner.  Mais  à  partir 
d'un  certain  moment,  qu'il  resterait  précisément  à  situer, 
et  dans  le  temps,  et  dans  le  lieu,  à  ce  certain  moment 
•commence  une  malheureuse  ère  seconde  où  nou§  pouvons 
gagner  ou  perdre. 

Une  ère  misérable,  petite,  qui  est  la  nôtre,  et  qui  est 
l'ère  même  de  la  militation. 

Et  de  la  limitation. 

Et  qui  est  à  présent  pour  toujours. 

Ce  qui  revient  à  dire,  et  très  simplement,  que  la  grâce 
même,  cofnme  entrante  dans  le  monde,  comme  s'intro- 
duisant,  comme  opérante  dans  le  monde,  n'a  point  été 
soustraite,  ne  s'est  point  soustraite  aux  conditions 
générales  de  l'homme  et  du  monde  et  que  pour  la  grâce 
aussi  et  pour  la  révolution  chrétienne  c'est  le  commence- 
ment qui  a  été  le  plus  beau.  Pour  la  révolution  chrétienne 
aussi  il  y  a  eu  une  aube. 

Et  le  premier  soleil  sur  le  premier  matin. 

Ce  qui  revient  à  dire  que  c'est  une  autre  face  du  mystère 
xle  l'incarnation.  Et  homo  factus  est.  De  même  que  Jésus  a 
été  vraiment  et  littéralement  fait  homme,  de  même  qu'il  a 
été  fait  homme  loyalement  et  sans  tricherie,  ainsi  \Taiment 
et  Httéralement,par  un  mouvement  parallèle  et  conjoint,  et 
peut-être  inclus,  par  une  incarnation  peut-on  dire  paral- 
lèle et  conjointe  et  peut-être  et  sans  doute  incluse,  loyale- 
ment et  sans  tricherie  la  grâce  a  été  faite  temporelle  et 
historique,  loyalement  elle  est  entrée  dans  les  conditions 
générales  de  l'homme  et  du  monde,  et  entre  toutes  dans 
les  conditions  dominantes  et  dans  celles  où  3e  ramassent 
peut-être  toutes  les  autres  et  qui  sont  les  conditions  de  la 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  375 

mémoire  et  en  elles  les  conditions  de  Tendurcissement  de 
l'habitude.  De  l'encrassement  de  l'habitude. 

Or  si  la  philosophie  bergsonienne  a  été  la  première 
dans  l'histoire  du  monde  qui  ait  été  à  la  mémoire  (et  en 
elle  à  l'histoire)  comme  au  cœur  de  la  difficulté,  si  la  philo- 
sophie bergsonienne  a  été  la  première  dans  l'histoire  du 
monde  qui  soit  allée  directement  et  centralement  et  par 
une  démarche  qui  a  tous  les  caractères  de  la  démarche 
directe  et  immédiate  du- génie,  si  elle  est  la  première  qui 
soit  allée  axialement  à  matière  et  mémoire  comme  aux 
deux  termes,  aux  deux  pôles  rapidement  dégagés  du 
problème  le  plus  profond,  qui  ne  voit  par  ce  nouvel  aspect, 
qui  ne  revient  à  voir,  qui  ne  recommence  à  voir  quel 
immense  commandement  la  philosophie  bergsqjiienne, 
pour  la  première  fois  dans  l'histoire  du  monde,  nous  a 
donné  sur  les  difficultés  profondes,  sur  les  difficultés 
centrales  et  axiales  de  ce  problème  de  la  grâce  qui  est 
sans  doute  lui-même  le  plus  profond  problème  chrétien. 

Dans  ce  problème  de  la  grâce  Corneille  s'est  réservé. 
Corneille  s'est  donné  la  grâce  même  et  il  ne  nous  a  malheu- 
reusement laissé  que  la  disgrâce.  Il  s'est  donné  la  part  de 
la  grâce  et  il  ne  nous  a  malheureusement  laissé  que  la  part 
complémentaire,  qui  se  trouvait  être  par  définition  la 
part  de  la  disgrâce.  Il  s'est  attribué  la  merveilleuse 
démarche  de  la  grâce,  il  ne  nous  a  laissé  que  les  disgrâces 
et  les  inquiétudes  de  la  contre  démarche  et  des  limita- 
tions de  la  démarche.  Il  s'est  donné  l'efficience,  il  ne 
nous  a  laissé  que  la  déficience.  Il  s'est  donné  l'efficace,  il 
ne  nous  a  laissé  que  les  manquements. 

Il  s'est  donné  la  sève  et  la  fleur  et  le  bourgeonnement. 


370  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  ne  nous  a  laissé  que  l'ingratitude  du  soin  de  savoir 
comment  tout  cela  finissait  par  ne  plus  faire  que  du 
bois  mort. 

Or  du  bols  mort  c'est  du  bois  extrêmement  habitué, 
c'est  du  bois  parvenu  à  la  limite  de  l'habitude.  Ou  encore 
c'est  du  bois  tout' plein  de  sa  propre  mémoire  et  des 
résidus  de  sa  mémoire  végétale. 

Et  dans  un  système  bergsonien,  (je  ne  dis  pas  dans  le 
système  bergsonien  ;  je  ne  veux  pas  engager  notre  maître 
dans  ces  acheminements  que  je  vois),  la  mort  d'un  être 
est  son  emplissement  d'habitude,  son  emplissement  de 
mémoire,  c'est-à-dire  son  emphssement  de  vieillissement. 
Et  ainsi  son  emphssement  de  sclérose  et  de  tout  durcisse- 
ment. 

(J'entends  d'une  part  la  mort  matérielle,  temporelle  ; 
et  d'autre  part  dans  cette  mort  matérielle  j'entends  la 
mort  non  accidentelle,  (non  par  maladie,  accidentelle), 
qui  elle,  (la  mort  accidentelle),  est  mécanique  en  ce  sens 
qu'elle  est  toujours  le  résultat  d'une  faute  du  mécanisme, 
mais  la  mort  pour  ainsi  dire  essentielle,  normale,  par 
vieillissement,  essentiel  et  normal). 

Eh  bien  dans  un  système  bergsonien,  (je  ne  dis  pas  dans 
le  système  bergsonien),  cette  mort  matérielle,  temporelle, 
normale  et  non  irrégulière,  essentielle  pour  ainsi  dire  et  non 
accidentelle,  régulière  et  non  anormale,  physiologique  et 
non  mécanique,  cette  mort  usuelle  de  l'être,  cettemort  usa- 
gère  est  atteinte  quand  l'être  matériel  est  plein  de  son  habi- 
tude, plein  de  sa  mémoire,  plein  du  durcissement  de  son 
habitude  et  de  sa  mémoire,  quand  tout  l'être  matériel  est 
occupé  par  l'habitude,  la  mémoire,  le  durcissement,  quand 
toute  la  matière  de  l'être  est  occupée  à  l'habitude,  à  la 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  377 

mémoire,  au  durcissement,  quand  il  ne  reste  plus  un  atome 
de  matière  pour  le  nouveau  qui  est  la  vie. 

En  ce  sens  et  dans  ce  système  la  mort  pour  ainsi  dire 
essentielle  de  l'être  est  obtenue,  est  atteinte  quand  l'être 
atteint  la  limite  de  son  habitude,  la  limite  de  sa  mémoire, 
la  lirnite  du  durcissement  de  son  habitude  et  de  sa  mémoire. 
En  d'autres  termes,  et  comme  il  fallait  s'y  attendre,  la 
mort  est  la  limite  de  l'amortissement. 

Ou  ce  qui  revient  au  même,  elle  est  la  limite  du  vieiUis- 
sement. 

C'est  cela  le  bois  mort.  La  mort  est  la  hmite  de  la  pléni- 
tude de  la  mémoire,  la  limite  de  la  plénitude  de  l'habitude, 
la  limite  de  la  plénitude  du  durcissement,  vieillissement, 
amortissement. 

Quand  toute  la  matière  est  consacrée  à  la  mémoire, 
il  y  a  mort. 

Quand  toute  la  matière  d'un  être,  toute  la  matière 
dont  il  peut  disposer  est  affectée  à  la  mémoire,  (au  vieillisse- 
ment, durcissement,  amortissement,  habitude),  quand  il 
n'y  a  plus  un  atome  de  matière  de  libre,  alors  on  atteint 
cette  limite  qui  est  la  mort. 

(La  mort  matérielle,  physiologique). 

(Et  par  là  encore  on  aperçoit  la  liaison  profonde,  la 
triple  haison  profonde  de  la  liberté  avec  la  grâce  et 
avec  la  vie.  Et  qu'il  y  a  une  gratuité  commune  des  trois. 
Et  que  le  déterminisme,  (dans  la  mesure  où  il  est  pen- 
sable) ,  (je  ne  me  charge  pas  de  le  penser),  (et  que  A  donne  B 
sans  cesser  d'être  A  et  sans  devenir  B,  qui  lui-même  n'est 
pas  A,  n'est  plus  A),  et  que  le  déterminisme  physique  et 
méthaphysique  n'est  peut-être  que  la  loi  des  résidus.  De 
ce  qui  incessamment  tombe. 


378  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  déterminisme,  (dans  la  mesure  où  il  est  pensable), 
serait  la  loi  de  l'immense  déchet.  ^ 

(Et  s'il  n'est  pas  pensable  par  une  pensée  vivan1?e,  par 
un  être  pensant,  c'est  précisément  peut-être  parce  qu'il 
est  la  loi  de  ce  qui  n'est  plus  dans  le  vivant,  de  ce  qui  n'est 
plus  dans  l'être,  du  déchet). 

Un  être  qui  meurt  est  un  être  qui  arrive  à  ce  point,  à 
cette  limite,  d'être  complètement  envahi,  complètement 
occupé  par  son  déchet,  par  l'immense  déchet  de  sa 
mémoire. 

La  poudre  et  le  débris,  l'immense  débris  de  son  habitude. 

Du  bois  mort  c'est  du  bois  extrêmement  habitué.  Et 
une  âme  morte  c'est  aussi  une  âme  extrêmement  habituée. 

Du  bois  mort  c'est  du  bois  habitué  à  sa  limite.  Et  une 
âme  morte  c'est  aussi  une  âme  habituée  à  sa  limite. 

Et  il  est  extrêmement  remarquable  que  la  mort  spiri- 
tuelle, que  la  mort  de  l'âme  est  représentée  dans  le  lan- 
gage traditionnel  de  l'Eglise  comme  le  résultat  (et  nous 
pourrons  dire  comme  la  limite)  d'un  endurcissement.  Il 
faut  se  garder  de  voir  là  une  métaphore.  D'ailleurs  il  n'y 
a  jamais  de  métaphore.  Quand  on  parle  de  l'endurcisse- 
ment final  et  de  l'impénitence  finale  il  faut  bien  entendre 
un  phénomène  réel  d'induration  qui  rend  l'âme  comme  un 
bois  mort.  C'est  bien  une  incrustation  .spirituelle,  un 
revêtement  de  l'habitude  qui  empêche  désormais  l'âme 
d'être  mouillée  par  la  grâce. 

Toute  la  matière  spirituelle  pour  ainsi  dire,  toute  la 
matière  de  l'âme  est  alors  affectée  au  revêtement  de  l'habi- 
tude, consacrée  au  revêtement  de  l'habitude,  dévorée 
par  l'habitude  pour  être,  pour  devenir  ce  revêtement. 

C'est  proprement  une  dégénérescence  et  c'est  même  une 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  379 

dégénérescence  physiologique.  Le  revêtement  non  seule- 
ment revêt.  Non  seulement  il  est  un  revêtement.  Mais 
descendant  le  revêtement  atteint  le  cœur.  Tout  n'est 
plus  que  revêtement.  C'est  proprement  une  dégénéres- 
cence de  tissus.  Le  cœur  même  devient  revêtement. 

Le  revêtement  est  tout  et  il  n'y  a  plus  rien  de  revêtu. 

On  connaît  cette  parole  de  vieil  homme  et  que  pour  ma 
part  je  trouve  admirable.  —  Quel  dommage,  disait-il, 
qu'il  faille  mourir.  (Il  ne  pensait  qu'à  sa  mort  physique, 
car  un  homme  capable  d'une  aussi  douce  parole,  et  aussi 
profondément  innocente,  ne  portait  évidemment  aucune 
trace  de  cet  endurcissement  de  l'âme  qui  aboutit  à  la 
mort  spirituelle).  — Quel  dommage,  (disait-il),  qu'il  faille 
renoncer  à  la  vie.  Depuis  le  temps,  je  commençais  à 
m'y  habituer. 

Il  ne  croyait  pas  si  bien  dire.  C'est  précisément  parce 
qu'il  achevait  de  s'y  habituer  qu'il  aboutissait  aussi  ai|x 
achèvements  de  la  mort. 

Que  d'autres  cherchent  des  querelles  littérales.  La 
lettre  tue.  Pour  moi  comment  ne  pas  voir  déjà,  et  en 
attendant  peut-être  tant  d'autres  aspects,  comment  ne 
pas  voir  une  parenté  profonde,  un  mystérieux  accord  dans 
la  profondeur  de  pensée,  comment  ne  pas  voir  une 
démarche  et  un  approfondissement  parallèle  entre  cette 
vieille  formule  traditionnelle  de  l'enseignement  de  l'Eglise 
que  la  mort  spirituelle  est  le  résultat  d'un  endurcissement 
et  ces  théories  profondes  de  la  mémoire  et  de  l'habitude 
qui  sont  une  des  irrévocables  conquêtes  de  la  pensée 
bergsonienne. 

Que  d'autres  nous  cherchent  ici  de  misérables  querelles. 
Nous  nous  en  expHquerons  peut-être  un  jour.  Aujourd'hui 


380  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

je  ne  veux  que  voir  ce  que  je  vois.  Je  vois  que  la  pensée 
chrétienne,  exprimée  dans  une  des  plus  vieilles  et  des  plus 
traditionnelles  formules  de  l'enseignement  de  l'Eglise, 
et  la  pensée  bergsonienne,  exprimée  partout  dans  l'œuvre 
de  notre  maître,  et  notaniment  dans  Matière  et  Mémoire 
(essai  sur  la  relation  du  corps  à  V esprit), et  dans  l'Essai 
sur  les  données  immédiates  de  la  conscience,  procèdent 
par  une  démarche  à  ce  point  parallèle,  pénètrent  dans  les 
réalités  spirituelles  par  un  approfondissement  à  ce  point 
parallèle  et  parent  que  nous  ne  sommes  entrés  dans  le 
plein  de  l'intelligence  de  cette  vieille  formule  de  l'enseigne- 
ment de  l'Eglise  qu'armés  du  plein  du  sens  et  de  l'intelli- 
gence et  de  l'éclairement  de  la  pensée  bergsonienne. 

Oui  l'Eglise  et  l'enseignement  de  l'Eglise  a  toujours 
dit  que  la  mort  spirituelle  était  le  résultat  d'un  durcisse- 
ment et  que  l'impénitence  finale  était  un  endurcissement 
final.  Mais  qui  ne  voit  que  le  plein  du  sens  de  cette  for- 
mule, et  non  seulement  le  plein  mais  l'extrême  rigueur 
et  exactitude,  qui  ne  voit  que  cette  formule  n'est  vidée 
de  tout  son  contenu,  qui  ne  voit  que  le  plein  du  contenu 
de  cette  formule  n'apparaît,  (et  par  conséquent  n'est 
apparu  dans  l'histoire  du  monde),  que  pour  celui  qui  est 
éclairé  des  lumières  de  la  pensée  bergsonienne. 

Oui  l'Eglise  et  l'enseignement  de  l'Eglise  a  toujours 
dit  que  la  mort  spirituelle,  que  la  mort  de  l'âme  était 
le  résultat  d'un  final  endurcissement.  Mais  qu'est-ce  à 
présent,  tout  à  fait  au  fond,  que  le  durcissement.  Qu'est- 
ce  que  la  sclérose,  métaphysiquement.  Et  ainsi  qu'est-ce 
qu'un  endurcissement  final.  En  quoi  consiste-t-il  au  juste. 
En  quoi  est-il  essentiellement  et  aussi  exactement  mortel. 
En  quoi  est -il  un^acheminement  infaiUible  à  la  mort  et  le 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  381 

seul  chemin  de  la  mort  et  la  seule  mort  même,  voilà  ce  que 
nous  n'avons  pu  approfondir  qu'armés  des  résultat'^  des 
approfondissements  bergsoniens,  voilà  ce  que  nous 
n'avons  pu  voir  qu'armés  des  résultats  des  éclairements 
bergsoniens. 

Oui,  l'Eglise  et  l'enseignement  de  l'Eglise  a  toujours 
dit  que  la  mort  spirituelle  était  le  résultat  d'un  durcisse- 
ment. Mais  ce  que  c'était  que  le  durcissement  même  et 
en  lui-même,  ce  que  c'était  que  le  durcissement  dans  l'être 
même,  c'est  la  pensée  bergsonienne  qui  nous  l'a  approfondi 
au  fond,  c'est  la  pensée  bergsonienne  qui  nous  l'a  éclairé 
au  juste. 

Car  il  a  fallu  que  la  pensée  bergsonienne  vînt  dans  le 
temps,  il  a  fallu  que  la  pensée  bergsonienne  vînt  dans 
l'histoire  du  monde  et  que  fussent  enfin  pénétrées  au  fond 
les  réahtés  métaphysiques  de  la  matière,  de  la  mémoire, 
de  l'habitude,  du  vieiUissement,  du  durcissement,  pour 
que  fût  aussi  éclairée  et  pénétrée  cette  liaison  profonde 
de  la  mémoire,  de  l'habitude,  du  vieillissement,  du  durcis- 
sement à  la  mort. 

Grâce  à  Bergson  et  grâce  à  la  pensée  bergsonienne 
quand  nous  parlons  de  la  matière  et  de  la  mémoire  et  de 
la  liaison  de  la  matière  à  la  mémoire,  quand  nous  parlons 
de  l'habitude,  du  vieillissement,  du  durcissement  noas 
savons  enfin  ce  que  nous  disons,  nous  le  savons  au  juste, 
nous  le  savons  au  fond  ;  et  par  là  et  en  cela  nous  con- 
naissons le  mécanisme  de  l'acheminement  à  la  mort  spi- 
rituelle ;  et  par  là  et  en  cela  nous  connaissons  le  mécanisme 
de  cette  hébétude,  de  cet  émoussement  d'habitude  qui 
rend,  qui  finit  par  rendre  une  âme  impénétrable  aux 
infusions  de  la  grâce. 


382  ♦  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  dire  que  par  là  et  en  cela  nous  connaissons  le 
mécanisme  de  cette  limitation  de  la  grâce,  ou  enfin  de 
l'action  de  la  grâce,  qui  est  devenu,  qui  fait  présentement 
l'objet  .de  notre  malheureuse  étude. 

Car  du  bois  mort  est  du  bois  tout  envahi  de  tout  fait, 
tout  entier  occupé,  tout  entier  consacré  au  tout  fait,  tout 
entier  dévoré  de  tout  fait,  tout  entier  consonmié  pour 
ainsi  dire  par  l'envahissement  du  tout  fait.  Tout  entier 
racorni,  tout  entier  momifié  ;  plein  de  son  habitude  et 
plein  de  sa  mémoire.  C'est  un  bois  qui  est  arrivé  à  la  limite 
de  cet  amortissement.  C'est  un  bois  dont  toute  la  matière 
a  été  gagnée  peu  à  peu  par  ce  vieillissement.  C'est  un  bois 
dont  toute  la  souplesse  a  été  mangée  peu  à  peu  par  ce 
raidissement,  dont  tout  l'être  a  été  sclérosé  peu  à  peu  par 
ce  durcissement.  C'est  un  bois  qui  n'a  plus  un  atome  de 
place,  et  plus  un  atome  de  matière,  pour  du  se  faisant. 
Pour  faire  du  se  faisant.  Aussi,  il  n'en  forme  plus,  il  n'en 
fait  plus. 

Pareillement  une  âme  morte  est  une  âme  tout  entière 
envahie  de  toiU  fait,  tout  entière  occupée,  tout  entière 
consacrée  au  tout  fait,  tout  entière  dévorée  de  tout 
fait,  tout  entière  consommée  pour  ainsi  dire  par  l'envahis- 
sement du  tout  fait.  Tout  entière  racornie,  tout  entière 
momifiée  ;  pleine  de  résidus,  pleine  de  son  débris  ;  pleine 
de  son  habitude  et  pleine  de  sa  mémoire.  C'est  une  âme 
qui  est  arrivée  à  la  limite  de  cet  amortissement.  C'est  une 
âme  dont  toute  la  matière  pour  ainsi  dire,  dont  toute  la 
matière  spirituelle  a  été  gagnée  peu  à  peu  par  ce  vieillisse- 
ment. C'est  une  âme  dont  toute  la  souplesse  a  été  mangée 
peu  à  peu  par  ce  raidissement,  dont  tout  l'être  a  été 
sclérosé  peu  à  peu  par  ce  durcissement.  C'est  une  âme 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  S^S 

tout  entière  envahie  par  l'encroûtement  de  son  habitude, 
par  l'incrustation  de  sa  mémoire.  C'est  une  âme  qui  n'a  plus 
un  atome  de  place,  et  plus  un  atome  de  matière  spirituelle, 
pour  du  se  faisant.  Pour  faire  du  se  faisant.  Aussi  elle  n'en 
forme  plus  ;  elle  n'en  fait  plus.  Elle  n'a  plus  un  atome  de 
libre.  Et  ici  nous  retrouvons,  nous  rejoignons  cette  pro- 
fonde liaison  de  la  grâce  et  de  la  liberté,  du  gracieux  et  du 
gratuit,  celle  mutuelle  exigence  irrévocable  de  la  grâce 
et  de  la  liberté. 

Du  bois  mort' est  du  bois  extrêmement  résiduel  ;  une 
âme  morte  est  une  âme  extrêmement  résiduelle. 

Du  bois  mort  est  du  bois  extrêmement  habitué.  Une 
âme  morte  est  une  âme  extrêmement  habituée. 

Du  bois  mort  est  du  bois  qui  organiquement  s'en 
rappelle  trop.  Une  âme  morte  est  une  âme  qui  organique- 
ment et  psychologiquement  se  rappelle  trop. 

Du  bois  mort  est  du  bois  habitué  à  la  limite.  Une  âme 
morte  est  une  âme  habituée  à  la  limite. 

Du  bois  mort  est  du  bois  trop  bourré  de  son  passé.  Une 
âme  morte  est  une  âme  trop  bourrée  de  son  passé.       ^ 

Du  bois  mort  est  du  bois  résiduel  à  la  limite.  Une  âme 
morte  est  une  âme  résiduelle  à  la  limite. 

Dans  ce  système  le  germe  au  contraire  est  à  la  limite  à 
l'autre  bout.  Le  germe  est  ce  qui  est  résiduel  au  minimum  ; 
ce  qui  est  du  tout  fait  au  minimum  ;  ce  qui  est  de  l'habitude 
et  de  la  mémoire  au  minimum. 

Et  ainsi  du  vieillissement,  du  raidissement,  du  durcisse- 
ment, de  l'amortissement  au  minimum. 

Et  ainsi  de  la  liberté  au  contraire,  du  jeu  de  la  souplesse 
et  de  la  grâce  au  maximum  et  à  la  limite. 

Le  germe  est  ce  qui  est  le  moins  habitué.  C'est  ce  où 


384  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

il  y  a  le  moins  de  matière  accaparée,  fixée  par  la  mémoire 
et  par  l'habitude. 

Le  germe  est  ce  où  il  y  a  le  moins  de  matière  consacrée 
à  la  mémoire. 

C'est  ce  où  il  y  a  le  moins  de  dossiers,  le  moins  de 
mémoires. 

Le  moins  de  paperasseries,  le  moins  de  bureaucratie. 

Ou  encore  c'est  ce  qui  est  le  plus  près  de  la  création  ; 
ce  qui  est  le  plus  récent,  au  sens  latin  du  mot  recens. 
C'est  ce  qui  est  le  plus  frais.  Lé  plus  récemment  sorti, 
le  plus  sorti  des  mains  de  Dieu. 

Du  bois  mort  est  celui  où  il  y  a  le  plus  de  matière  con- 
sacrée à  la  mémoire. 

Et  la  mémoire  et  l'habitude  sont  les  fourriers  de  la  mort. 

Car  ils  introduisent  le  vieillissement,  le  raidissement,  le 
durcissement  qui  sont  leâ  expressions  mêmes  de  l'amor- 
tissement de  la  mort. 

Du  bois  mort  est  celui  qui  a  été  complètement  envahi 
par  ses  dossiers,  par  l'accumulation  de  ses  mémoires. 

Du  bois  mort  est  du  bois  qui  a  été  organiquement 
envahi,  et  à  la  limite,  par  l'envahissement  de  sa  mémoire 
organique. 

Du  bois  mort  est  du  bois  qui  a  succombé  sous  l'accumu- 
lation de  sa  paperasserie  ;  de  sa  bureaucratie. 

Ou  encore  c'est  celui  qui  est  le  plus  loin  de  la  création  ; 
le  moins  récen«t  ;  le  moins  frais.  Le  moins  sorti,  le  plus 
éloigné  de  sortir  des  mains  de  Dieu. 

Une  âme  morte  est  une  âme  où  il  y  a  le  plus  de  matière 
(spirituelle)  consacrée  à  la  mémoire. 

Et  la  mémoire  et  l'habitude  sont  aussi  les  fourriers  de 
cette  mort. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  385 

Une  âme  morte  est  une  âme  qui  a  été  totalement  envahie 
par  ses  dossiers,  par  l'accumulation  de  ses  mémoires. 

C'est  une  âme  qui  a  été  organiquement  et  psychologique- 
ment envahie,  et  à  la  hmite,  par  l'envahissement  de  sa 
mémoire  organique  et  psychologique. 

C'est  une  âme  où  il  n'y  a  plus  un  atome  de  place  ;  pour 
la  liberté  et  conjointement  pour  la  grâce. 

C'est  une  âme  où  il  n'y  a  plus  un  atome  vacant. 

C'est  une  âme  où  il  n'y  a  plus  un  atome  de  matière 
(spirituelle)  qui  soit  hbre  pour  la  hberté  et  conjointement 
pour  la  grâce. 

Une  âme  morte  est  une  âme  qui  a  succombé  sous  l'accu- 
mulation de  sa  paperasserie  ;  de  sa  bureaucratie. 

Ou  enfin  c'est  une  âme  qui  est  le  plus  loin  de  la  création  ; 
la  moins  récente  ;  la  moins  fraîche,  la  plus  décréée.  La 
moins  sortie,  la  plus  éloignée  de  sortir  des  mains  de  Dieu. 

Et  quand  on  dit  que  l'Eglise  a  reçu  des  promesses 
éternelles,  qui  se  rassemblent  en  une  promesse  éternelle 
il  faut  entendre  rigoureusement  par  là  qu'elle  a  reçu  la 
promesse  qu'elle  ne  succomberait  jamais  sous  son  propre 
vieillissement,  sous  son  dur  issement,  sous  son  raidisse- 
ment, sous  son  habitude  et  sous  sa  mémoire.  ^ 

Qu'elle  ne  serait  jamais  du  bois  mort  et  une  âme  morte  ; 
qu'elle  n'irait  jamais  jusqu'au  bout  d'un  amortissement 
aboutissant  à  la  mort. 

Qu'elle  ne  succomberait  jamais  sous  ses  dossiers  et  sous 
son  histoire. 

Que  ses  mémoires  ne  l'écraseraient  jamais  totalement. 

Qu'elle  ne  succomberait  jamais  sous  l'accumulation 
de  sa  paperasserie,  sous  la  raideur  de  sa  bureaucratie. 

Et  que  les  saints  rejailliraient  toujours. 

25 


386  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

TROISIÈME  FRAGMENT 

On  parle  souvent  de  la  guerre  comme  d'un  immense  duel, 
d'un  duel  entre  peuples  et  réciproquement  on  parle  sou- 
vent du  duel  comme  d'une  guerre  pour  ainsi  dire  réduite 
et  schématisée,  d'une  guerre  entre  individus.  On  parle  de 
la  guerre  comme  d'un  duel  sur  une  grande  échelle  et  du 
duel  comme  d'une  guerre  sur  une  petite  échelle.  C'est  une 
bien  grande  confusion.  Beaucoup  d'obscurités  historiques, 
et  considérables,  seraient  éclairées  peut-être,  beaucoup  de 
difficultés  tomberaient  si  Ton  voulait  bien  distinguer  qu'il 
y  a  deux  races  de  la  guerre  et  qui  n'ont  peut-être  rien  de 
commun  ensemble.  Je  ne  dirai  pas  même  que  la  vieille  lutte 
pour  la  vie  s'est  divisée  en  deux  races,  dont  l'une  est  la 
lutte  pour  l'honneur,  et  l'autre  la  lutte  pour  le  pou- 
voir. Je  n'irai  même  pas  jusqu'à  attribuer  à  ces  deux  races 
de  la  guerre  une  origine  commune.  Je  dirai  :  il  y  a  deux 
races  de  la  guerre  qui  n'ont  peut-être  rien  de  commun 
ensemble  et  qui  sont  constamment  mêlées  et  démêlées 
dans  l'histoire.  L'une  procède  en  effet  du  duel  et  l'autre 
n'ea  procède  pas  du  tout.  L'une  est  une  extension  du 
duel,  littéralement  un  duel  entre  des  peuples,  (ou  comme 
dans  les  Horaces,  {mois  ceci  revient  au  même),  entre  des 
individus  délégués  par  des  peuples).  Il  y  a  une  race  de  la 
guerre  qui  est  une  lutte  pour  l'honneur  et  il  y  a  une  tout 
autre  race  de  la  guerre  qui  est  une  lutte  pour  la  domination. 
La  première  procède  du  duel.  Elle  est  le  duel.  La  deuxième 
ne  Test  pas  et  n'en  procède  pas.  Elle  est  même  tout  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  plus  étranger  au  duel,  au  code,  à  l'honneur. 
Mais  elle  n'est  pas  du  tout  étrangère  à  l'héroïsme. 


NOTE  SUR  M.  DESCARTES  387 

Il  y  a  une  race  de  la  guerre  qui  étant  pour  l'honneur  est 
tout  de  même  pour  l'éternel.  Et  il  y  a  ime  race  de  la  guerre 
qui  étant  pour  la  domination  est  uniquement  pour  le 
temporel. 

Il  y  a  une  race  de  la  guerre  où  c'est  la  bataille  qui 
importe  et  il  y  a  une  race  de  la  guerre  où  c'est  la  victoire. 

Il  y  a  une  race  de  la  guerre  où  une  victoire  déshonorante, 
(par  exemple  une  victoire  par  trahison),  est  infiniment 
pire,  (et  l'idée  même  en  est  insupportable),  qu'une  défaite 
honorable,  (c'est-à-dire  une  défaite  subie,  et  je  dirai  obte- 
nue en  un  combat  loyal). 

Et  il  y  a  une  race  de  la  guerre  au  contraire  pour  qui  la 
réussite  justifie  tout,  une  race  de  la  guerre  où  l'idée  ne 
vient  pas  même  qu'il  puisse  y  avoir  une  guerre  qui  soit 
déshonorante,  pourvu  qu'on  y  gagne,  une  race  de  la 
guerre  où  l'idée  ne  vient  même  pas  qu'il  puisse  y  avoir 
une  victoire  qui  soit  déshonorante. 

Il  y  a  une  race  de  la  guerre  où  tout  tend  à  la  beauté  du 
combat  et  il  y  a  une  race  de  la  guerre  où  tout  tend  au 
prononcé  de  la  victoire. 

Il  y  en  a  une  où  tout  tend  à  l'énoncé  et  une  où  tout  tend 
au  prononcé. 

Il  y  en  a  une  où  tout  tend  au  posé  du  problème  et  une 
où  tout  tend  à  la  solution. 

Il  y  en  a  une  qui  tend  à  la  position  et  une  autre  qui  tend 
à  la  décision. 

Il  y  en  a  une  qui  tend  à  la  chevalerie  et  une  qui  tend  à 
l'empire. 

Ces  deux  races  de  la  guerre  se  sont  plus  ou  moins  liées 
et  déliées,  mêlées  et  démêlées,  tissées  et  détordues  dans 
l'histoire  militaire  et  dans  l'histoire  politique.  Elles  se 


388  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sont  plus  OU  moins  alliées,  mésalliées,  désalliées  dans  toute 
l'histoire  de  l'homme  et  du  monde.  Beaucoup  d'obscurités 
seraient  éclairées,  beaucoup  de  difficultés  tomberaient 
si  on  ne  les  confondait  pas  toujours,  (et  ici  encore  comme 
Bergson  a  raison,  comme  le  langage  est  tout,  (et  comme  il 
ne  devrait  rien  être),  comme  il  est  difficile  de  distinguer 
deux  races,  pourtant  absolument  étrangères,  aussitôt 
que  dans  toute  l'histoire  elles  sont  confondues  sous  un 
même  nom),  si  d'un  bout  à  l'autre  de  l'histoire  on  s'appH- 
quait  seulement  à  distinguer  ces  deux  races,  à  diviser  ce 
qui  dans  la  réalité  est  divisé.  Dans  Homère  la  bataille, 
et  par  suite  la  guerre,  est  une  suite  indéfinie  de  duels. 
Le  combat  général  est  l'ensemble  des  combats  singuliers. 
Et  de  part  et  d'autre  on  attend  une  victoire  générale 
comme  la  résultante  de  tant  de  combats  singuUers.  C'est 
alors  qu'Ulysse  intervient,  et  d'un  seul  coup  il  fausse  tout 
le  système  ;  car  il  n'invente  pas  seulement  d'introduire 
dans  la  ville  un  cheval  de  bois  machiné  :  il  invente  en  cela  • 
même  de  remplacer  le  système  de  la  bataille  par  le  système 
de  la  victoire,  il  invente  de  substituer  d'un  seul  coup  le 
système  de  gagner  au  système  de  se  battre,  le  système  de 
l'empire  au  système  du  combat  singulier.  En  ce  sens,  et 
d'un  seul  coup,  et  du  premier  coup  Ulysse  est  déjà  un 
Romain  parmi  ces  Grecs.  Il  n'est  déjà  plus  l'homme  qui  se 
vante  et  l'homme  qui  se  bat.  Il  est  déjà  l'homme  qui  se 
tait  et  rhonune  qui  gagne. 

Il  n'est  déjà  plus  l'homme  qui  s'expose  et  qui  se  propose. 
Il  est  l'homme  qui  s'impose  et  qui  se  gouverne  et  qui  va 
gouverner  le  monde. 

Il  est  déjà  un  consul.  Il  n'est  plus  un  chevalier,  un 
cavalier,  l'homme  dans  un  char  et  qui  dépend  d'un  essieu 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  389 

et  qu'un  essieu  cassé  fait  rouler  dans  la  poussière.  Il  est 
déjà  l'homme  de  pied,  le  fantassin,  pedes,  et  de  cette  race 
pour  qui  la  cavalerie  n'a  jamais  été  que  de  Tinfanterie 
montée. 

Pour  nous  modernes  et  en  nous  plaçant  uniquement  à 
cet  étage  de  l'âge  du  monde  qu'est  l'âge  moderne,  en 
regardant  de  ces  jours  où  nous  sommes  vers  les  jours  du 
passé,  en  regardant  de  ce  point  de  regard  que  nous 
occupons  la  remontée  de  ces  deux  races  de  la  guerre  infa- 
tigables et  montantes  de  siècle  en  siècle  à  travers  l'histoire 
du  monde  il  est  permis  de  dire  sans  déformer  beaucoup  la 
réalité  que  l'une  race  de  la  guerre,  la  chevaleresque,  est 
chez  nous  d'origine  celtique  et  que  la  deuxième  est 
d'origine  romaine.  Et  au  deuxième  degré  on  pourrait  peut- 
être  dire  que  la  première  est  d'origine  chrétienne  et  que  la 
deuxième  serait  peut-être  d'origine  impériale. 

Duellum,  hélium,  c'est  le  même  mot.  Duellum  c'est  la 
forme  en  du  qui  est  celle  de  duo  et  hélium  c'est  la  forme  en 
b  qui  a  donné  his.  Et  la  forme  en  du  elle-même  est  la  même 
que  la  forme  en  h,  parce  que  h  c'est  le  v,  qu'il  y  a  ^ï;  qui 
est  le  même  que  du.  Et  ceci  n'est  pas  une  charade.  Duellum, 
dvellum,  hélium.  «  Duellum,  dit  Bréal  et  Bailly,  est  encore 
employé,  à  côté  de  hélium,  par  les  écrivains  de  l'époque 
classique.  Horace,  Ep.  i,  2,  7.  Graecia  harbariae  lento 
collisa  duello.  Id.  Od,  i,  14,  18.  Et  cadum  Marsi  memorem 
duelli.  Le  changement  de  duellum  en  hélium  (le  v  s'étant 
changé  en  h  ç^iXe  d  initial  étant  tombé)  est  pareil  à  celui 
de  duonus  en  honus.  Le  nom  propre  Duilius  est  de  même 
devenu  Bilius.  Dans  perduellio,  au  contraire,  le  d  est 
resté  :  remarquer  le  sens  particulier  de  ce  mot,  qui  s'ap- 
pHque  au  crime  de  lèse-majesté  ;  per  est  probablement 


390  l'A    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

le  préfixe  péjoratif  que  l'on  a  dans  perjurium,  perdere, 
périr e. — Bis  est  pour  *  ^z;îs  ;  en  grec,  c'est  le  v  qui  a  dis- 
paru (^t;  pour  *  ^vî;). — »  Et  il  avait  dit  à  l'article  des 
Dérivés  :  «  Ils  se  partagent  en  deux  séries,  ceux  en  Au 
(dualis,  duellum),  ceux  en  h  par  changement  de  dti  en  dv, — 
h  —  ,  {h-ih,  h-elhtm).  »  Et  il  ajoute  :  «  Un  ancien  dérivé  du 
nom  de  nombre  «  deux  »  est  le  préfixe  dis  (voyez  ce  mot).  » 
De  sorte  que  lorsque  nous  disons  discerner,  dissoiidre, 
distinguer,  disséquer,  nous  disons  bien  résoudre  en  deux, 
couper  en  deux.  Et  dissection  est  le  même  mot  que  dicho- 
tomie. 

Duellum,  duo  ;  hélium,  bis.  La  guerre,  c'est  ce  que  l'on 
fait  quand  on  est  deux.  Mais  quand  on  est  deux,  dans  un 
système  on  se  mesure.  Quand  on  est  deux,  pense  le 
Romain,  je  domine. 

Tout  est  proposition  dans  le  système  de  la  chevalerie. 
Tout  est  domination  dans  le  système  romain.  Tout  est 
requête  dans  le  système  chevaleresque.  Et  tout  est  con- 
quête dans  le  système  romain.  Tout  est  conquête  pour 
l'empire. 

Dans  le  système  chevaleresque  il  s'agit  de  mesurer  des 
valeurs.  Dans  le  système  de  l'empire  il  s'agit  d'obtenir 
^t  de  fixer  des  résultats.  » 

Pour  nous  modernes,  chez  nous  l'un  est  celtique  et 
l'autre  est  romain.  L'un  est  féodal  et  l'autre  est  d'empire. 
L'un  est  chrétien  et  l'autre  est  romain.  Les  Français 
ont  excellé  dans  l'un  et  les  Allemands  ont  quelquefois 
réussi  dans  l'autre  et  les  Japonais  paraissent  avoir  excellé 
dans  l'un  et  réussi  dans  l'autre. 

On  peut  dire  que  dans  le  monde  moderne  les  Français 
sont  encore  les  représentants  éminents  et  peut-être  les 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  SQI 

seuls  de  la  race  chevaleresque,  (ainsi  rigoureusement 
définie),  et  que  les  Allemands  sont  les  représentants  émi- 
nents,  et  peut-être  les  seuls,  de  la  race  de  domination. 
Et  c'est  pour  cela  que  nous  ne  nous  abusons  pas  quand 
nous  croyons  que  tout  un  monde  est  intéressé  dans  la 
résistance  de  la  France  aux  empiétements  allemands.  Et 
que  tout  un  monde  périrait  avec  nous.  Et  que  ce  serait 
le  monde  même  de  la  liberté.  Et  ainsi  que  ce  serait  le 
monde  même  de  la  grâce. 

Jamais  l'Allemagne  ne  referait  une  France.  C'est  une 
question  de  race.  Jamais  elle  ne  referait  de  la  liberté, 
de  la  grâce.  Jamais  elle  ne  referait  que  de  l'empire  et  de 
la  domination. 

Quand  les  Français  disent  qu'ils  se  taillent  un  empire 
colonial,  il  ne  faut  pas  les  croire.  Ils  propagent  des  libertés. 
Quand  Napoléon  croyait  qu'il  avait  fondé  un  immense 
empira,  il  ne- faut  pas  le  croire.  Il  propageait  des  libertés. 
Veillons  au  salut  de  l'empire.  Cet  «  empire  »  était  un  système 
de  libertés.  On  s'en  est  bien  aperçu  depuis.  Tous  les 
peuples  qui  ont  refoulé  r«  empire»  ont  mis  cent  cinquante 
ans  à  ne  pas  même  réussir  à  reconquérir  quelques-unes 
des  libertés  que  1'  «  empire  »  apportait  sans  y  prendre 
garde,  dans  les  fontes  de  ses  lanciers,  dans  les  cantines 
de  ses  vivandières. 

Ce  qu'il  y  a  de  merveilleux,  c'est  qu'avec  tout  l'appareil 
de  l'empire  les  Allemands  n'en  aient  pas  fait  plus  que 
nous,  dans  le  misérable  désordre  de  notre  liberté.  Il  faut 
qu'il  y  ait  dans  cette  malheureuse  liberté  un  grand  secret. 
Une  vertu.  Une  grâce.  Une  force  merveilleuse.  Un  (  autre) 
ordre. 

Je  ne  dis  pas  que  nous  valons  mieux  que  les  autres. 


392  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  sommes  une  race.  Et  ils  sont  une  certaine  autre 
race.  Nous  sommes  hommes.  (Nous  sonlmes  pécheurs). 
Nous  ne  sommes  pas  toujours  de  bons  maîtres.  Nous 
sommes  toujours  de  mauvais  dominateurs. 

Nous  qui  subissons  tous  les  despotes,  surtout  quand 
ils  sont  populaires,  nous  sommes,  de  race,  des  hommes  de 
liberté.  C'est  un  bien  unique,  uniquement  précieux.  Les 
Allemands,  qui  ont  été  des  siècles  sans  fonder  leur  empire, 
et  qu*  ne  l'ont  refondé  que  sur  nos  ruines,  et  il  y  a  qua- 
rante-quatre ans,  sont,  de  race,  et  ont  toujours  été,  des 
hommes  d'empire..  Le  saint  empire  romain  germanique. 

Et  c'est  encore  pour  cela  qu'aucune  véritable  philo- 
sophie de  la  liberté  ni  même  aucune  véritable  pensée  de 
liberté  n'a  jamais  pu  naître  en  Allemagne.  Ce  qu'ils 
nomment  liberté  c'est  ce  que  nous  nommons  une  bonne 
servitude.  Comme  ce  qu'ils  nomment  sociaHste  c'est  ce 
que  nous  nommons  un  pâle  centre  gauche.  | 

Et  ce  qu'ils  nomment  révolutionnaire  c'est  ce  que  nous 
nommons  par  ici  un  bon  conservateur. 

Et  c'est  encore  pour  cela  qu'une  philosophie  comme  la 
philosophie  bergsonienne,  essentiellement  libérale  et 
libertaire,  et  non  pas  seulement  par  système  mais  de  cœur 
et  de  race,  ne  pouvait  naître  qu'en  français  et  en  terre 
et  en  culture  françaises.  La  liberté  française  pouvait  seule 
avoir  un  cas,  qui  serait  la  hberté  bergsonienne.  Et  c'est 
aussi  pour  cela  qu'elle  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  opposé 
à  la  pensée  allemande.  (Je  dis  la  pensée  bergsonienne  et 
la  liberté  bergsonienne). 

Quand  on  voit  l'immense  appareil  de  l'empire,  on  croit 
que  l'univers  en  sera  écrasé.  Quelle  sottise  que  de  se  battre 
autrement  que  pour  gagner.  Et  comme  celui  qui  se  mesure 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  393 

doit  être  la  proie  de  celui  qui  ne  pense  qu'à  dominer. 

Quand  on  voit  dressé  l'immense  appareil  de  l'empire, 
quand  on  compare  elles-mêmes  ces  deux  races  de  la  guerre, 
celle  qui  compare  et  celle  qui  domine,  celle  qui  combat 
et  celle  qui  vainc  ;  quand  on  mesure  ces  deux  systèmes, 
celui  qui  mesure  et  se  mesure  et  celui  qui  domine,  et  d'un 
côté  ces  immenses  bureaux  de  commandement,  et  de 
l'autre  côté  tant  de  désordre,  on  est  convaincu  que  la 
domination  a  depuis  longtemps  exterminé  la  liberté. 
Et  que  celui  qui  domine  a  depuis  longtemps  dominé 
celui  qui  (se)  mesure.  Et  que  celui  qui  vainc  a  depuis 
longtemps  vaincu  celui  qai  combat.  Comment  n'en  serait- 
il  point  ainsi.  C'est  mathématique.  Les  forces  que  l'autre 
emploie  à  se  mesurer,  il  ne  les  a  plus  pour  dominer.  Les 
forces  qu'il  emploie  à  se  battre,  il  ne  les  a  plus  pour  vaincre. 
Les  forces  qu'il  emploie  à  être  juste,  il  ne  les  a  plus  pour 
être  fort.  Il  est  mathématiquement  diminué  d'autant.  Et 
lui  qui  livre  la  lutte  pour  l'honneur  dans  un  monde  où 
tout  le  monde  livre  la  lutte  pour  la  vie,  comment  n'aurait- 
il  pas,  et  depuis  longtemps,  et  depuis  toujours,  disparu  de 
la  face  de  la  terre. 

Evidemment  c'est  un  problème.  Et  je  dirai  que  c'est 
un  mystère.  En  fait  celui  qui  se  mesure  a  quelquefois  été 
trouvé  plus  grand.  Et  il  a  quelquefois  dominé.  Celui  qui  se 
bat  a  quelquefois  vaincu  celui  qui  vainc.  Celui  qui  a  voulu 
être  juste  a  quelquefois  été  trouvé  plus  fort.  L'empire 
a  quelquefois  écrasé  la  hberté.  Par  ses  moyens  à  elle  la 
liberté  a  constamment  travaillé  l'empire. 

Comment  celui  qui  perd  son  temps,  ses  forces  à  se 
modeler  pourrait-il  tenir  le  coup  contre  celui  qui  ne  pense 
qu'à  frapper.  Le  fait  est  seulement  qu'il  a  tenu  le  coup  et 


394  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  la  première  race  de  la  guerre  n'a  jamais  été  exterminée 
par  la  deuxième  et  que  le  premier  système  du  monde, 
qui  est  le  système  de  comparaison,  n'a  jamais  été  exter- 
miné par  le  deuxième  système,  qui  est  le  système  de 
l'extermination.  Il  faut  qu'il  y  ait  dans  la  liberté,  dans  la 
justice,  (et  peut-être  dans  la  vérité),  un  secret  de  force,  une 
vigueur  propre,  un  jaillissement,  une  espérance  et  pour 
tout  dire  une  grâce  et  un  secret  de  destination.  De  tout 
temps,  les  deux  races  de  la  guerre  se  sont  mêlées  et 
démêlées,  de  tout  temps  elles  se  sont  liées  et  déliées,  de 
tout  temps  les  deux  systèmes  se  sont  mordus  et  démordus 
sans  qu'on  puisse  dire  que  l'un  ait  jamais  éliminé  l'autre. 
Et  même  dans  les  temps  modernes... 


QUATRIÈME  FRAGMENT 

Tant  que  l'on  parlera  le  langage  français  Corneille 
demeurera  le  poète  de  ce  noble  jeu.  Du  système  et  delà 
race  pour  qui  toute  vie  même  et  toute  action  et  toute 
conduite  est  un  exercice  et  comme  une  application  de  ce 
noble  jeu.  Tant  que  le  français  sera  parlé  et  plus  tard 
peut-être  aussi  longtemps  que  le  français  sera  lu  et  sera 
la  troisième  langue  classique  Corneille  sera  et  le  théoricien 
et  le  philosophe  autant  que  le  poète  du  noble  jeu.  Je  dis 
le  théoricien  et  le  philosophe  car  nul  poète  autant 
que  lui  n'a  été  heureux  sur  ce  point,  nul  poète  autant  que 
lui  n'a  réussi  à  inclure  dans  la  poétique,  sans  porter 
atteinte  aux  formes  de  la  poétique,  les  déroulements  et 
les  formules  même  de  la  pensée.  Nul  n'a  été  aussi  astreint, 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  395 

aussi  exact,  aussi  heureux  dans  les  approfondissements  et 
dans  les  perspectives  et  dans  les  échelonnements  de  la 
pensée  tout  en  demeurant  poète  et  lui-même  et  ferme  et 
heureux  dans  les  formes  de  la  poétique.  Et  non  seulement 
dans  la  tragédie  où  l'on  croit  que  c'est  plus  facile  et  où  ça 
semble  peut-être  plus  indiqué,  mais,  et  autant,  dans  la 
comédie  même,  qui  signifie  plus,  étant  sans  appareil. 
La  même  tendresse  secrète  et  la  même  noblesse  et  la 
même  ardente  et  ferme  jeunesse  qui  anime  et  soulève  et 
peuple  le  Cid  anime  aussi  et  soulève  et  peuple  également 
le  Menteur.  C'est  le  même  poète  et  c'est  le  même  être  et 
la  même  grandeur  sur  deux  plans  parallèles.  C'est  la 
même  pièce  et  la  même  poétique  sur  deux  plans  conjoints. 
Et  la  comédie  même  prouve  plus  ;  justement  parce  qu'elle 
est  la  comédie.  C'est  la  même  pièce  qui  se  joue  deux  fois, 
une  fois  sur  le  plan  du  tragique  et  une  fois  sur  le  plan  du 
comique  et  jamais  on  n'avait  vu  si  évidemment  à  quel 
point  le  tragique  et  le  comique  sont  deux  plans  parallèles 
conjoints  du  même  art,  classique,  du  même  être,  des 
mêmes  hommes,  du  même  temps.  Et  il  est  merveilleux 
de  considérer  à  quel  point  le  Menteur  n'est  pas  la  comédie 
du  Menteur,  ni  du  menteur,  ni  du  mensonge.  Et  à  quel 
point  elle  est  uniquement  la  comédie  de  l'honneur  et  de 
l'amour  (et  un  peu  aussi  du  hasard). 

Le  Menteur  est  la  comédie  de  l'honneur  et  de  l'amour 
comme  le  Cid  en  est  la  tragédie  et  comme  Horace  est  la 
tragédie  de  l'honneur  et  de  l'amour  et  comme  Cinna  est 
la  tragédie  du  pouvoir  et  comme  Polyeucte  est  la  tragédie 
de  la  foi  (et  en  deuxième  de  l'amour). 

Car  il  faut  bien  s'entendre  quand  on  dit,  (avec  les  con- 
temporains de  Corneille   et   avec  Corneille   lui-même), 


396  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

(mais  il  était  pour  lui-même  un  assez  mauvais  contem- 
porain), que  toute  tragédie  de  Corneille  présente  un  conflit 
entre  la  passion  et  le  devoir,  conflit  qui  se  termine  tou- 
jours par  le  triomphe  du  devoir.  Lui-même  il  parlait  ainsi 
et  il  en  convenait,  mais  c'était  un  être  qui  manquait 
essentiellement  d'orgueil,  de  l'orgueil  le  plus  juste,  et  qui 
défendait  mal  son  œuvre  devant  les  critiques,  et  qui 
défendait  mal  son  génie  devant  les  contemporains,  et  qui 
rendait  les  armes,  et  qui  condescendait  volontiers,  et 
qui  disait  comme  eux.  Quand  il  déclarait,  comme  les 
autres,  et  peut-être  avant  les  autres,  que  sa  tragédie 
était,  représentait  un  conflit  du  devoir  et  de  la  passion, 
et  qu'il  donnait  à  entendre  et  même  quand  il  disait  que 
4e  devoir  triomphait  et  devait  toujours  triompher  de  la 
passion,  et  quand  il  donnait  à  entendre  et  même  quand  il 
disait  que  le  devoir  est  une  grandeur  et  une, noblesse  et 
que  la  passion  est  une  faiblesse  et  certainement  une 
bassesse,  il  s'appHquait  à  être  de  son  temps  et  à  parler  le 
langage  de  tout  le  monde.  Il  s'appliquait  à  parler  le  lan- 
gage de  son  siècle.  Et  de  tout  son  siècle.  En  un  mot  il 
s'appliquait  à  parler  cartésien. 

Et  même  très  sincèrement,  parce  qu'il  manquait 
d'orgueil,  à  être  cartésien. 

C'est  pourtant  l'entendre  bien  mal,  à  la  fois  inexacte- 
ment et  faussement,  que  de  se  représenter  son  génie  et 
son  œuvre  uniquement  comme  le  théâtre  d'un  conflit 
entre  le  devoir  et  la  passion,  conflit  où  le  devoir,  grandeur 
et  noblesse,  triomphe  finalement  de  la  passion,  faiblesse 
et  bassesse.  Le  dirai-je,  c'est  un  peu  une  conception  à  la 
Hugo,  antithétique.  C'est  dire  combien  elle  est  arbitraire, 
artificielle,  mécanique  et  raide.  Et  c'est  encore  l'entendre 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  397 

plus  mal,  c'est-à-dire  vraiment  beaucoup  mal,  si  on  donne 
et  à  ce  mot  devoir  et  à  ce  mot  faiblesse  le  sens  des  mora- 
listes. 

La  réalité,  ici  encore,  ici  toujours,  est  beaucoup  plus 
saisissante  et  beaucoup  plus  profonde.  On  nous  fera 
difficilement  croire  que  l'amour  de  Chimène  et  que 
l'amour  de  Rodrigue  soit  une  faiblesse,  (et  l'amour  de 
Pauline),  et  on  nous  fera  encore  plus  difiûcilement  croire 
que  c'est  une  bassesse.  C'est  qu'en  réalité  le  conflit  dans 
Corneille  ce  n'est  pas  un  conflit  entre  le  devoir,  qui  serait 
une  hauteur,  et  la  passion  qui  serait  une  bassesse.  C'est 
un  débat  tragique,  (et  une  fois  comique,  mais  nous  avons 
assez  vu  que  c'est  de  la  même  famille),  entre  ime  grandeur 
et  une  autre  grandeur,  entre  une  noblesse  et  une  autre 
noblesse,  entre  l'honneur  et  l'amour. 

D'un  côté  ce  n'est  pas  la  morale,  cette  invention.  C'est 
infiniment  plus  et  infiniment  autre  :  c'est  l'honneur.  Et 
de  l'autre  côté  ce  n'est  pas  la  passion,  cette  faiblesse. 
C'est  infiniment  plus  et  infiniment  autre  :  c'est  l'amour. 

Allons  plus  loin,  entrons,  pénétrons  plus  avant.  Ce 
débat  tragique,  (et  une  fois  ce  débat  comique),  n'est  point 
uii  débat  disparate  et  il  n'est  point  un  débat  inégal.  Il 
n'est  point  un  débat  boiteux.  Il  n'est  point  un  débat 
impair.  Il  n'a  pas  lieu,  il  ne  se  produit  pas  entre  des 
grandeurs  décalées,  entre  des  grandeurs  qui  ne  seraient 
pas  du  même  ordre,  car  cette  noblesse  est  de  même  ordre 
que  cette  noblesse,  et  cette  grandeur  est  de  même  ordre 
que  cette  grandeur. 

L'impair,  ce  serait  la  préface  de  Cromwell.  Tragique  et 
une  fois  comique,  (mais  c'est  le  même),  la  poétique  de 
Corneille  est  esssentiellement  paire.  Elle  est  essentielle- 


39^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ment  à  égalité.  Et  c'est  en  ce  sens  qu'elle  est  essentielle- 
ment une  poétique  du  noble  jeu. 

L'impair,  le  décalé,  le  porte  à  faux,  c'est  le  romantisme 
même,  c'est  le  secret  du  romantisme.  Et  ce  n'est  pas  un 
secret  bien  malin.  C'est  un  bien  pauvre  secret.  C'est  un 
secret  de  mécanique  et  c'est  un  secret  de  raideur.  Le 
beau  secret,  le  profond  secret  du  classique,  (et  jamais  et 
nulle  part  il  n'est  aussi  beau  et  il  n'atteint  aussi  profondé- 
ment que  dans  Corneille),  le  secret  du  classique  et  éminem- 
ment du  cornélien  c'est  le  pair  et  le  comparable,  c'est 
le  loyal  et  c'est  que  tous  les  mondes  et  que  tous  les  êtres 
y  soient  à  égalité. 

Sans  doute  c'est  le  débat  (tragique,  une  fois  comique, 
toujours  également  poétique),  sans  doute  c'est  le  débat 
de  l'honnein:  et  de  l'amour.  Mais  c'est  un  débat  essentielle- 
ment pair  et  plus  que  pair,  c'est  un  débat  pénétré  et  com- 
pénétré.  Mutuellement  lié.  Mutuellement  pénétré.  Car, 
et  nous  atteignons  ici  au  secret  même,  au  point  de  secret 
de  la  poétique  et  du  génie  de  Corneille  :  L'honneur  est 
aimé  d'amour,  l'amour  est  honoré  d'honneur. 

L'honneur  est  encore  un  amour  et  l'amour  est  encore  un 
honneur. 

On  n'entend  rien  au  tragique  et  au  comique  et  à  la  poé- 
tique de  Corneille  si  on  n'y  veut  voir  qu'un  conflit  pour 
ainsi  dire  intellectuel  et  livresque  entre  le  devoir  pris  au 
sens  des  moralistes  et  la  passion  prise  aussi  au  sens  des 
moralistes.  Infiniment  autre,  infiniment  plus  grave  et 
plus  réel  est  le  débat  et  en  même  temps  la  déliaison  et  en 
même  temps  la  liaison.  Il  ne  fait  aucun  doute  que  dans 
Corneille  l'honneur  est  aimé  d'amour,  et  notamment  dans 
le  Cid,  où  cela  éclate,  et  quo  l'amour  est  honoré  d'honneur. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  399 

notamment  dans  le  Cid,  où  cela  éclate.  Ni  l'honneur  n'est 
estimé  ou  maigrement  aimé  d'une  maigre  estime  et  d'un 
maigre  amour  de  morale,  s'il  y  a  des  amours  de  morale, 
ni  l'amour  n'est  honoré  ou  flétri  d'un  maigre  et  livresque 
sentiment  de  morale  ou  d'immorale.  Cela  éclate  dans  le 
Cid,  où  toute  cette  jeunesse,  la  plus  belle  et  la  plus  jeune 
jeunesse  qu'on  ait  jamais  mise  en  poétique,  aime  l'honneur 
d'amour  et  comme  un  amour,  honore  l'amour  d'honneur  et 
comme  un  honneur.  C'est  pour  cela  que  Thonneur  et  l'amour 
sont  toujours  présents  l'un  à  l'autre  ;  et  l'autre  à  l'un.  C'est 
pour  cela  que  l'honneur  et  l'amour  sont  constamment 
compénétrés,  mutuellement  pénétrés.  C'est  pour  cela 
aussi  qu'ils  peuvent  constamment  s'affronter  et  ensemble 
jouer  le  noble  jeu. 

Il  ne  faut  jamais  croire  un  poète  sur  ce  qu'il  dit.  Cor- 
neille moins  que  tout  autre.  A  cause  de  ce  grand  manque 
d'orgueil,  et  qu'il  en  manquait  plus  que  tout  autre,  et 
par  suite  à  cause  de  cette  grande  et  admirable  naïveté. 
Pour  lui  plus  que  pour  tout  autre  il  faut  faire  attention 
à  ce  qu'il  a  fait,  et  non  pas  à  ce  qu'il  dit  qu'il  a  fait.  Il  dit 
qu'il  a  fait  le  conflit  du  devoir  et  de  la  passion.  Mais  il  a 
fait  l'immense  débat,  l'immense  haison  et  déliaison  de 
l'honneur  et  de  l'amour. 

L'amour  est  un  plaisir,  l'honneur  est  un  devoir. 

Ne  l'en  croyons  pas.  L'amour,  (je  dis  dans  son  système 
de  pensée,  dans  son  système  de  sentiment,  et  dans  sa 
poétique,  et  dans  son  système  de  la  vie),  l'amour  est  un 
honneur,  et  l'honneur  est  aimé.  Ou  alors  je  dirai  plus.  Pour 
ces  admirables  jeunes  gens,  près  de  qui  tout  est  vieux, 
près  de  qui  tout  est  ridé,  l'amour  est  un  plaisir  et  l'honneur 


400  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

aussi  et  l'honneur  ensemble  est  un  plaisir.  Ou  plutôt  l'amour 
est  un  plaisir  et  l'honneur  ensemble  est  le  même  amour  et 
le  même  plaisir.  Ils  aiment  tout,  dans  leur  jeunesse, 
ils  aiment  tout  d'amour,  et  l'honneur  plus  que  tout.  Et  ils 
honorent  tout,  d'honneur,  et  l'amour  plus  que  tout.  Le 
long  et  lent  balancement  élégiaque  de  ce  que  je  nommerai 
les  demi-stances  du  Cid,  c'est-à-dire  de  cet  admirable 
dialogue,  de  cet  admirable  couplet  alterné  entre  Chimène 
et  Rodrigue,  le  seul  morceau  peut-être  dans  toute  la 
poétique  moderne  qui  nous  rende  un  écho  de  la  pureté 
antique,  qui  nous  revaille,  qui  ait  reporté  jusque  dans  le 
monde  moderne  les  alternements  de  certains  demi- 
chœurs  de  la  tragédie  antique  et  de  certains  demi-dia- 
logues entre  le  personnage  et  le  chorège  et  le  chœur  et 
un  ou  les  deux  demi-chœurs,  cet  admirable  et  parfait 
balancement  des  demi-stances,  (et  il  vaudrait  peut-être 
mieux  dire  des  doubles  stan  es),  plus  profond  encore  et 
plus  pur  et  moins  peut-être  appareillé  que  celui  des 
stances  n'est  point  ce  balancement  forcément  un  peu  méca- 
nique du  devoir  à  la  passion,  et  un  peu  extérieur.  Ce  n'est 
point  un  balancement  articulé  du  même  à  l'autre,  ou 
plutôt  de  l'autre  à  l'autre,  forcément  un  peu  brutal  et 
un  peu  apparent.  C'est  un  balancement  secret,  douloureux, 
béni,  malheureux,  heureux,  un  retour  et  un  retour,  un 
balancement  silencieux  du  même  au  même,  de  cet  honneur 
et  amour  nommé  honneur,  à  cet  amour  et  honneur  nommé 
amour. 

Nous  n'avons  qu'un  honneur.  Il  est  tant  de  maîtresses, 

dit  le  vieux  don  Diègue.  Mais  l'idée  de  Rodrigue,  et  l'idée 
cornélienne,  leur  système  d'être  et  leur  système  de  pensée. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  401 

c'est  premièrement  que  nous  n'avons  qu'un  honneur, 
deuxièmement  que  nous  n'avons  qu'une  maîtresse, 
troisièmement  que  c'est  la  même  unicité. 

Leur  idée,  leur  système  de  pensée,  c'est  que  la  desti- 
nation de  l'amour  est  la  même  que  la  destination  de 
l'honneur.  Aussi  unique.  .^ 

Il  faut  relire  le  Cid.  Ou  plutôt  il  faut  le  lire  pour  la 
première  fois,  et  nous-mêmes  d'un  regard  inhabitué. 
L'amour  de  Chimène  et  de  Rodrigue  pour  l'honneur  est 
une  des  nourritures  les  plus  profondes  de  leur  propre 
amour.  Et  leur  amour  est  une  nourriture  profonde  et  une 
offrande  perpétuelle  qu'ils  font  à  l'honneur.  Et  l'honneur 
qu'ils  rendent  à  l'amour  est  encore  une  nourriture  de 
leur  amour. 

Il  faut  rehre  le  Cid.  Il  faut  voir  à  quel  point  l'honneur 
est  entouré,  à  quel  point  l'honneur  est  un  objet  d'amour 
et  un  objet  de  tendresse.  Et  il  faut  voir  à  quel  point 
l'amour  est  un.  objet  d'honneur. 

C'est  en  ce  sens,  et  non  point  au  sens  des  critiques  et 
des  historiens,  et  non  point  entre  autres  au  sens  de  Cor- 
neille critique,  examinateur  et  historien,  qu'il  faut  dire 
que  le  Cid  est  la  tragédie  de  l'honneur  et  de  l'amour  et 
que  le  Menteur  est  la  comédie  parallèle  et  conjointe  de 
l'honneur  et  de  l'amour.  C'est  en  ce  sens  qu'il  faut  dire, 
et  seulement  en  ce  sens  que  l'on  peut  dire  que  le  Cid 
est  une  tragédie  héroïque  et  que  parallèlement  et  con- 
jointement le  Menteur  est  une  comédie  héroïque.  En  com- 
paraison du  Menteur,  toutes  les  comédies  de  MoHère  (et 
pourtant  il  est  le  plus  grand  génie  comique  qui  soit  jamais 
apparu  dans  le  monde)  sont  des  comédies  bourgeoises. 
Je  ne  parle  pas  des  Plaideurs  qui  en  comparaison  de  l'un 

26 


402  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  de  l'autre  ne  sont  plus  qu'une  aigre  et  sèche  et  mauvaise 
petite  comédie  de  séminaire,  faite  pour  être  jouée  le  jour 
de  la  distribution  des  prix. 

C'est  en  ce  sens,  au  sens  d'un  honneur  et  d'un  amour 
qui  se  nourrissent  mutuellement,  qui  sont  de  la  même 
race-,  de  la  même  noblesse,  de  la  même  famille.  Et  qui 
sont  respectivement  l'objet  de  cultes  conjugués.  C'est 
en  ce  sens  que  le  Cid  est  la  tragédie  du  noble  jeu  comme 
le  Menteur  est  parallèlement  et  conjointement  la  comé- 
die du  noble  jeu. 

Tout  est  honneur  et  tout  est  amour  dans  Corneille  et 
tout  est  confrontation  loyale  et  noble  et  beau  et  juste  jeu. 
Avant  tout,  que  rien  ne  soit  faussé.  Que  ce  grand  combat 
constant  se  livre  en  pleine  égalité.  Que  nulles  chaînées  ne 
soient  favorisées.  Que  nulles  chances  aussi  ne  soient  frau- 
duleusement diminuées.  Le  contraire  de  Corneille  et  ce  qu'il 
combat  et  vise  et  atteint  diamétralement,  ce  n'est  pas 
la  faiblesse,  c'est  la  fraude.  Voilà  le  seul  ennemi,  et  le 
honteux  objet  du  seul  bannissement.  Mais  alors  d'un 
bannissement  total. 

Ainsi  se  poursuivra  dans  la  grande  œuvre  cornélienne 
le  perpétuel  affrontement,  la  comparaison  constante,  la 
constante  confrontation  des  êtres  et  des  vies,  des  per- 
sonnages et  des  thèses.  Dieu  même  est  honnête  homme 
et  devant  Dieu  la  thèse  de  Dieu  même  ne  sera  point 
avantagée.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  et  de  plus  grand  dans 
Polyeucte,  c'est  certainement  l'absence  totale  de  fraude 
pieuse  ;  et  de  cette  exécrable  dévotion  frauduleuse. 

C'est  la  poétique  de  la  comparaison  ;  et  de  la  compa- 
raison parfaite.  Dieu  sera  comparé,  comme  les  autres  ; 
loyalement,  comme  les  autres  ;  il  sera  comparé  aux  faux 


NOTE     SUR     M.    DESCARTES  403 

dieux.  Et  il  sera  trouvé  meilleur  de  la  quantité  juste,  qui 
est  l'infini,  mais  de  rien  de  plus.  Et  dans  la  composition 
de  cet  infini  si  je  puis  dire  il  n'entrera  pas  un  atome  de 
frauduleux. 

Telle  est  la  poétique  de  Corneille.  Une  immense  et 
constante  comparaison  loyale.  Une  immense  et  constante 
comparaison  de  beauté.  Une  immense  et  constante  com- 
paraison de  grâce  et  de  force.  Le  combat  de  Rodrigue  et 
du  comte  étendu  à  tout  le  monde.  Et  à  Dieu  même.  Le 
combat  de  Dieu  étendu  à  Dieu  même.  Et  Dieu  n'y  sera 
aucunement  avantagé.  C'est-à-dire  qu'il  n'y  recevra 
aucun  avantage  supplémentaire,  aucun  avantage  fraudu- 
leux, aucun  avantage  en  plus  si  je  puis  dire  de  ses  avan- 
tages naturels  qui  sont  les  avantages  de  sa  nature  et  de  sa 
grâce.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  peur  que  Dieu  ne  soit  pas  assez 
fort.  Dans  les  combats.  Dans  les  comparaisons.  Ce  n'est 
pas  lui  qui  ajouterait  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu. 
Qui  en  mettrait  de  trop,  comme  nos  théologiens. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  a  peur  que  Dieu  ne  soit  pas  assez 
bien  comme  il  est. 

Telle  est  l'éclatante  et  unique  beauté  de  Polyeucte. 
Ce  n'est  pas  seulement  que  la  pensée  jaillisse  pleine  et 
intacte  dans  la  poétique  et  que  la  proposition  demeure 
pleine  et  intacte  dans  le  vers.  C'est  que  le  saint  et  le 
martyr  et  que  Dieu  même  n'y  reçoivent  aucun  accroisse- 
ment frauduleux.  Il  ne  leur  en  met  pas  de  trop. 

Voilà  l'éclatante  et  unique  beauté  de  Polyeucte.  C'est 
ce  magnifique  dévêtement  du  saint,  du  martyr  et  de 
Dieu.  C'est  ce  désarmement  magnifique.  Nul  manteau  de 
vertu,  de  nos  maigres  vertus.  Les  Théologales  seules. 
Nul  manteau  de  nos  fausses  vertus.  Nul  manteau  magique. 


404  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  tenants  de  la  bonne  cause  ne  reçoivent  nulle  arme 
frauduleuse,  nul  armement  frauduleux.  Il  est  si  rare  que 
les  tenants  de  la  bonne  cause  ne  reçoivent  pas  une  mer- 
veilleuse armure,  c'est-à-dire  une  armure  frauduleuse. 
C'est-à-dire,  il  est  si  rare  que  les  tenants  de  la  bonne  cause 
n'aient  pas  peur. 


CINQUIÈME   FRAGMENT 

Polyeucte  mesure  Sévère.  Car  sa  propre  sainteté  est 
fondée  sur  le  dépassement  et  non  sur  l'ignorance  de 
l'héroïsme  antique.  Et  son  propre  martyre  est  fondé  sur 
le  dépassement  et  non  sur  l'ignorance  de  l'antique  mar- 
tyre. Et  son  Dieu  est  fondé  sur  le  dépassement  et  non  sur 
l'ignorance  et  sur  un  certain  mépris  du  monde. 

Le  système  de  pensée  de  Polyeucte  n'exige  pas  que 
Dieu  méconnaisse  et  ignore  et  méprise  sa  propre  création, 
le  monde  sorti  de  ses  mains.  (En  ceci  encore  il  est  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  contraire  au  système  dévot). 

De  là  cette  humanité  de  Polyeucte,  cette  tendresse 
fondue  et  ferme,  et  qui  va  croissant,  plus  il  touche  au 
martyre.  Il  n'admire  pas  seulement  Sévère,  il  ne  l'aime 
pas  seulement.  C'est  plus  : 

Il  regrette  Sévère. 

Et  loin  que  son  humanité  s'oppose  à  sa  sainteté  (comme 
dans  le  système  athée  et  parallèlement  et  conjointement 
dans  le  système  dévot),  on  a  l'impression  au  contraire. 


NOTE    SUR    M.    DESCARTES  405 

on  voit  que  la  sainteté  est  tellement  grande  que  partie 
de  l'humanité,  fondée  sur  l'humanité  elle  se  retourne  et 
que  c'est  encore  elle  qui  nourrit  l'humanité.  Telles  sont 
les  vraies  saintetés  et  c'est  à  cela  qu'elles  se  reconnaissent. 
Elles  sont  contentes,  elles  débordent,  elles  en  ont  toujours 
de  trop.  Plus  il  est  saint,  plus,  et  par  cela  même,  il  est  bon. 
Plus  il  est  martyr,  plus,  et  par  cela  même,  il  est  humain. 
La  bonté,  l'humanité,  la  sécurité,  le  sourire  et  l'aban- 
donnement  de  ceux  qui  savent  bien  qu'ils  en  gagnent 
pour  les  autres.      » 

Une  espèce  de  bonhomie,  familière.  Et  on  ne  sait  quoi 
dans  l'héroïsme  qui  rejoindrait  presque  le  comique.  C'est- 
à-dire  le  vrai  héroïsme  militaire  français. 

Les  voici  donc,  Sévère  et  lui.  Non  point  comme  deux 
rivaux,  au  sens  grossier  de  ce  mot.  Non  point  même  comme 
deux  émules,  au  sens  de  concurrence  moderne  de  ce  mot. 
Mais  comme  deux  beaux  combattants.  C'est  toujours  le 
combat  de  Dieu.  C'est  même  le  combat  de  Dieu  entre 
celui  qui  tient  pour  Dieu  et  celui  qui  ne  tient  pas  pour 
Dieu.  Et  la  pensée  de  Polyeucte  c'est  que  celui  qui  tient 
pour  Dieu  se  tienne  au  moins  aussi  bien  que  celui  qui  ne 
tient  pas  pour  Dieu. 

Chacun  défendra  sa  cause  dans  son  exactitude  et  dans 
son  plein.  Chacun  se  présentera  dans  son  exactitude  et 
dans  son  plein.  Et  la  pensée  de  Polyeucte  c'est  que  celui 
qui  se  présente  pour  Dieu  au  moins  ne  se  présente  pas 
plus  mal  que  celui  qui  ne  se  présente  pas  pour. Dieu.. 

Polyeucte  voit  Sévère  devant  lui  comme  un  beau  com- 
battant et  comme  Un  beau  partenaire  digne  de  lui.  Et 
lui-même  c'est  bien  le  moins  qu'il  soit  digne  de  l'autre. 


406  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Polyeucte  voit  Sévère  devant  lui  en  combat,  en  com- 
paraison avec  lui.  C'est  bien  le  moins  que  chacun  des  deux 
termes  de  la  comparaison  soit  digne  de  l'autre.  Et  il 
faut  cela  pour  que  le  combat  lui-même,  pour  que  la  com- 
paraison elle-même  soit  digne  de  Dieu  qui  regarde.  Et  de 
cette  couronne  des  autres  saints  et  des  précédents  martyrs 
qui  autour  de  Dieu  regardent. 

Devant  de  tels  témoins,  devant  un  tel  juge  du  combat 
comment  donner  un  faux  combat,  comment  livrer  un 
combat  frauduleux.  * 

Devant  de  telles  compétences,  comment  livrer  un  com- 
bat inopérant. 

A  de  tels  spectateurs  comment  donner  un  spectacle 
faussé,  un  spectacle  truqué,  comment  présenter  un  spec 
tacle  frauduleux. 

A  de  tels  assesseurs,  devant  un  tel  juge  du  combat, 
devant  celui  qui  voit  tout,  devant  celui  qui  pèse  les  impon- 
dérables mêmes,  devant  un  juge  du  camp,  devant  un 
maître-du-camp  juste  comment  ne  pas  donner  un  combat 
juste,  comment  ne  pas  présenter  une  comparaison  juste. 

Il  faut,  pour  Polyeucte,  il  faut  que  devant  Dieu,  c'est- 
à-dire  jusque  dans  les  recoins  les  plus  secrets  de  l'âme 
et  de  l'être  le  combat  soit  intégralement  loyal,  que  la 
comparaison  soit  intégralement  à  égalité. 

Il  ferait  beau  voir  que  le  tenant  de  Dieu  présentât 
l'ombre  d'une  pensée  frauduleuse  en  face  du  tenant  qui 
n'est. pas  de  Dieu. 

Pour  Polyeucte,  Sévère  est  un  chevalier  romain  cl  lui- 
même  Polyeucte  est   un  chevalier  chrétien.  La  loi  de 


NOTE  SUR   M.   DESCARTES  407 

chevalerie,  la  loyauté  de  chevalerie  gouvernera  donc  tout 
le  combat,  réglera  toute  la  comparaison.  Tl  ferait  beau 
voir  que  dans  un  combat  de  chevalerie,  dans  une  com- 
paraison de  chevalerie  entre  un  tenant  qui  est  de  chevale- 
rie et  un  tenant  qui  n'est  pas  de  chevalerie  ce  fût  le 
tenant  qui  est  de  chevalerie  qui  manquât  aux  lois  de 
chevalerie,  à  la  loyauté  de  chevalerie. 

Polyeucte  annonce  ainsi,  il  annonce  au  troisième  siècle 
et  dans  Corneille  il  rassemble  et  résume  et  présente  magni- 
fiquement le  système  de  pensée,  la  règle  indéréglable  qui 
dans  tous  les  siècles  de  chrétienté  a  gouverné  pour 
le  chrétien  la  relation  du  chrétien  au  non-chrétien.  C'est 
la  règle,  c'est  le  système  de  pensée  de  la  juste  guerre,  du 
combat  loyal,  de  la  comparaison  à  égalité. 

Cette  règle  éclate,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  dans 
les  croisades.  Au  temps  de  Polyeucte  il  ne  fallait  pas  que 
le  chrétien  fût  inférieur  au  païen  même  en  honneur  païen. 
Au  temps  de  la  croisade  il  ne  faut  pas  que  le  chrétien  soit 
inférieur  à  l'infidèle,  il  ne  faut  pas  que  le  chevalier  chré- 
tien soit  vaincu  par  le  «  chevalier  »  arabe  même  en  honneur 
infidèle.  De  là,  cette  comparaison  d'honneur,  cette  joute 
constante  de  courtoisie  qui  s'établit  rapidement  dans  la 
croisade  entre  tout  homme  de  chevalerie  franque  et  tout 
homme  de  «  chevalerie  »  musulmane. 

Et  tout  ceci  rentre  dans  l'immense  règle  générale  de  ne 
pas  scandaliser.  Nolite  scandalizare.  Pour  la  même  raison 
qu'il  ne  faut  pas  scandahser  les  enfants,  pour  la  même 
raison  il  ne  faut  pas  scandaliser  aussi  les  païens  et  les 
infidèles.  Eux  aussi  ils  sont  des  ignorants  ;  et  par  consé- 
quent en  un  certain  sens  des  innocents  et  en  un  certain 
sens  des  enfants,  car  ils  ne  connaissent  pas  le  vrai  Dieu  et 


408  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

par  conséquent  ils  ne  peuvent  pas  l'offenser  et  par  consé- 
quent ils  ne  peuvent  pas  pécher  comme  nous.  Ils  n'ont 
pas  cet  affreux  privilège  de  (pouvoir)  pécher  comme  nous. 
C'est  tout  le  système  d'un  Polyeucte  et  sans  parler  d'un 
Godefroy  de  Bouillon  c'est  tout  le  système  d'un  saint 
Louis. 

C'est  tout  le  système  de  mesure,  de  pensée  d'un 
Polyeucte.  Quand  le  chrétien  est  en  présence  du  païen, 
quand  le  chrétien  entre  en  comparaison  avec  le  païen, 
(et  il  est  toujours  en  présence  du  païen,  il  entre  toujours 
en  comparaison  avec  le  païen),  il  ne  suffit  pas  que  le  chré- 
tien vainque  en  lui-même  et  pour  lui-même  et  dans  son 
système  de  mesure  et  de  pensée.  Il  ne  suffit  même  pas  si  je 
puis  dire  qu'il  vainque  pour  Dieu.  Et  devant  Dieu. 
Il  faut  encore  en  outre  qu'il  vainque  pour  l'autre.  Il  faut 
encore  qu'il  vainque  dans  le  système  de  l'autre.  Polyeucte 
ne  se  contentera  pas  à  moins.  Il  faut  qu'il  vainqije  aussi 
dans  l'honneur  qui  est  dans  le  système  de  l'autre.  Et 
comme  lui  regrette  Sévère,  il  faut,  il  veut  que  Sévère  aussi 
le  regrette.  Comme  lui  regrette  que  Sévère  ne  soit  pas 
chrétien,  il  faut,  il  veut  que  Sévère  aussi  regrette  que 
Polyeucte  ne  soit  pas  demeuré  païen.  Ce  regret  de 
Polyeucte  au  cœur  de  Sévère,  c'est  le  seul  point  vulné- 
rable qu'il  puisse  y  avoir  dans  le  cœur  de  Sévère,  ne 
l'oublions  pas,  car  c'est  le  seul  point  de  recours  que  nous 
y  ayons  contre  l'habitude  (et  ici  nous  retrouvons  les 
irrévocables  acquisitions  du  langage  bergsonien,  de  la 
pensée  bergsonienne).  (Et  que  nous  ne  pourrions  point 
pousser  ainsi  à  fond  ces  analyses  du  cœur  chrétien  si  un 
Bergson  aussi  n'était  point  intervenu).  Sévère  est  un 
homme  habitué  à  tout  ;  et  par  conséquent  qui  ne  mouille 


NOTE   SUR  M.   DESCARTES  409 

pas  à  la  grâce  ;  et  âur  qui  la  grâce  n'a  aucun  point  de 
prise.  Sévère  est  un  homme  habitué  à  tout  et  notamment 
à  tout  le  païen  et  sur  qui  par  conséquent  le  chrétien  n'a 
aucun  point  de  prise,  excepté  qu'il  n'est  point  habitué  à 
ceci,  qu'il  n'est  point  fait  à  ceci  et  que  l'on  voit  bien  qu'il 
ne  s'y  fera  jamais  :  qu'un  homme  comme  Polyeucte  soit 
devenu  chrétien. 

Voilà  le  point  d'inhabitude  et  c'est  le  seul  que  nous 
ayons.  Il  veut  bien  que  tout  le  monde  soit  chrétien.  Il 
est  habitué  à  ce  que  tout  le  monde  soit  chrétien.  Il  n'est 
pas  habitué  à  ce  que  Polyeucte  soit  chrétien. 

C'est  pour  lui  une  sorte  de  scandale  (dans  son  système) 
et  ce  point  de  scandale  est  aussi  le  seul  point  d'inhabitude 
et  ainsi  le  seul  point  vulnérable  que  nous  ayons.  C'est 
le  seul  point  d'ouverture  et  d'entrée  et  de  pénétration. 
C'est  le  seul  point  par  lequel  nous  puissions  espérer  que 
la  grâce  puisse  passer  jamais. 

C'est  ainsi  aussi  notre  seul  point  d'espérance. 

Et  ici  nous  retrouvons  cette  diamétrale  contrariété  de 
l'espérance  à  l'habitude. 

C'est  proprement  un  scandale  à  l'envers,  un  scandale 
dans  le  bon  sens.  Le  scandale  était  précisément  ceci, 
consistant  précisément  en  ceci  :  une  rupture  de 
l'habitude,  un  point,  une  rupture  par  intercalation 
d'inhabitude. 

Un  scandale  ainsi  à  l'envers,  un  scandale  dans  le  bon 
sens  est  ainsi  une  des  formes  mêmes,  et  une  des  plus  fré- 
quentes, et  une  des  essentielles,  de  l'éclatement  de  la 
grâce. 

Si,  l'habitude  est  ce  qui  introduit  l'amortissement  de 
la  grâce,  le  scandale  à  l'envers,  le  scandale  dans  le  bon 


410  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sens  est  ce  qui  rompt  cet  amortissement,  étant  ce  qui 
rompt  cette  habiude. 

Ainsi  le  scandale  à  l'envers,  le  scandale  dans  le  bon  sens 
est  tantôt  le  point  d'éclatement  même  de  la  grâce,  tantôt 
le  point  de  pénétration  que  pour  on  ne  sait  quelle  intro- 
duction ultérieure  elle  s'est  réservé. 

Il  ne  suffit  pas  à  Polyeucte  qu'il  vainque  Sévère  en 
réalité.  Il  ne  suffit  pas  qu'il  vainque  Sévère  en  honneur 
dans  la  réalité  spirituelle  et  en  lui-même  et  devant  lui- 
même  et  devant  les  autres  saints  et  devant  les  précédents 
martyrs  et  devant  Néarque  et  devant  Dieu. 

Il  veut  encore,  il  faut  encore  qu'il  vainque  (en  honneur) 
Sévère  devant  Sévère  lui-même  et  dans  le  système  de 
Sévère.  Il  faut  que  Sévère  garde  au  flanc  ce  point  de 
blessure,  il  faut  qu'il  emporte  ce  point  d'inquiétude  et  ce 
point  de  mémoire,  ce  point  d'inhabitude  et  ce  point  de 
scandale  que  Pol^'^eucte  est  chrétien  et  qu'il  a  été  vaincu 
en  honneur  par  un  chrétien. 

Car  si  tout  point  d'inquiétude  coïncide  avec  un  point 
d'inhabitude,  c'est  parce  que  les  surfaces  mêmes  de  la 
quiétude  viennent  en  coïncidence  avec  les  surfaces  mêmes 
de  l'habitude. 

Tout  point  d'inhabitude  est  un  point  d'inquiétude. 
Toute  plaine  d'habitude  est  une  plaine  de  quiétude. 

Or  Sévère  ne  peut  compter  que  dans  le  système  de 
compte  de  Sévère.  Sévère  ne  peut  mesurer  que  dans  le 
système  de  mesure  de  Sévère.  Autrement  il  serait  converti, 
lui-même,  il  serait  chrétien,  il  serait  avec  Polyeucte  et 
non  pas  en  face  de  Polyeucte  et  le  problème  ne  se  poserait 
plus. 


NOTE  SUR  M.   DESCARTES  4II 

Il  ne  serait  plus  en  comparaison  avec  Polyeucte.  Il 
serait  en  communion  avec  Polyeucte  et  le  problème  ne  se 
poserait  pas. 

Or,  on  pense  bien  que  ce  n'est  pas  Corneille  qui 
escamoterait  un  problème,  ou  qui  en  maquillerait  les 
données.  Ou  qui  Tétoufferait.  Tout  l'en  garde,  et  ce  génie, 
que  nous  avons  dit,  et  cette  intelligence,  que  nous  avons 
dite,  et  ce  système  de  totale  loyauté  qui  est  ce  même  dont 
nous  parlons. 

Pour  que  la  comparaison  ne  soit  pas  truquée,  pour  que 
la  dif3&culté  ne  soit  pas  frauduleusement  éludée,  pour  que 
le  problème  demeure  et  soit  présenté  dans  son  exactitude 
et  dans  son  plein  il  faut  que  Sévère  soit  lui-même  et  natu- 
rellement ne  sorte  pas  du  système  de  Sévère.  Ni  du  système 
de  pensée,  ni  du  système  de  mesure. 

Dès  lors  pour  que  Sévère  emporte  ce  point  d'inquiétude 
et  ce  point  de  mémoire,  ce  point  d'inhabitude  et  ce  point 
de  scandale,  pour  qu'il  soit  atteint  au  moins  de  cette 
atteinte,  pour  qu'il  soit  touché  au  moins  en  ce  point  il  ne 
suffit  pas  que  Polyeucte  vainque  Sévère  devant  Dieu, 
il  faut  qu'il  le  vainque  devant  Sévère. 

Disons-le  rigoureusement  :  les  mesures  de  Dieu,  les 
calculs  de  Dieu  ne  comptent  pas  pour  Sévère.  Autrement 
il  serait  chrétien. 

Le  système  de  Dieu  ne  compte  pas  pour  Sévère.  C'est 
le  système  de  Sévère  et  il  n'y  a  que  le  système  de  Sévère 
qui  compte  pour  Sévère. 

Il  ne  suffit  donc  pas  que  Polyeucte  vainque  (en  honneur, 
en  grandeur)  dans  les  comptes  de  Dieu,  il  faut  qu'il  vainque 
dans  les  comptes  de  Sévère. 

Si  l'on  veut  que  Sévère  emporte  ce  point  d'insécurité. 


412  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

11  ne  suffit  pas  que  Polyeucte  vainque  dans  le  système 
de  Dieu,  il  faut  qu'il  vainque  dans  le  système  de  Sévère. 

C'est  ce  que  j'ai  dit  je  crois  dans  le  Porche  du  mystère 
de  la  deuxième  vertu  ou  dans  \e  Mystère  des  saints  Innocents, 
que  celui  qui  aime  entre  dans  la  dépendance  de  celui  qui 
est  aimé  et  qu'ainsi  "Dieu  même  entre  dans  la  dépendance 
de  celui  qu'il  veut  gagner. 

Quand  le  bon  pasteur  part  à  la  recherche  de  la  brebis 
égarée,  il  entre  dans  la  dépendance  de  la  brebis  égarée 
et  on  peut  dire  que  pour  la  trouver  il  se  guide  sur  elle  et 
sur  ses  errements. 

Celui  qui  cherche  entre  dans  la  dépendance  de  Celui  qui 
est  cherché. 

Celui  qui  veut  gagner  entre  dans  la  dépendance  de  celui 
qu'il  veut  gagner. 

Ainsi,  non  seulement  Polyeucte  entre  dans  la  dépen- 
dance de  Sévère,  mais  Dieu  même  entre  dans  la  dépen- 
dance de  Sévère.  Car  il  faut  que  Sévère  ne  s'en  retourne 
point  indemne. 

Il  faut  que  Sévère  ne  s'en  retourne  point  sans  une  cer- 
taine blessure.  En  un  mot  il  faut  que  Sévère  ne  s'en 
retourne  point  comme  il  était  venu. 

Et  non  seulement  eux  mais  tout  le  monde  chrétien,  il 
faut  que  tout  le  monde  chrétien  entre  ainsi  dans  la  dépen- 
dance du  monde  païen,  car  il  ne  faut  pas  que  le  monde 
païen  s'en  retourne  indemne  et  sans  une  certaine  blessure. 
Il  ne  faut  pas  que  le  monde  païen  s'en  retourne  comme 
il  était  venu. 

Il  ne  suffit  pas  que  l'être  même  de  Polyeucte  vainque 
en   lui-même  et  devant  lui-même  et  devant   Dieu.    Il 


NOTE  SUR  M.   DESCARTES  413 

faut  que  l'image  de  Polyeucte  vainque  dans  l'esprit  de 
Sévère.  Sévère  ne  peut  pas  connaître  Polyeucte  lui-même. 
Il  ne  peut  pas  connaître  l'être  de  Polyeucte.  Autrement, 
il  serait  chrétien.  Car  connaître  ici  c'est  connaître  en  com- 
munion. Il  ne  peut  connaître  qu'une  certaine  image  de 
Polyeucte.  Celle  qu'il  a.  Et  c'est  une  image  païenne. 
Polyeucte  tient  extrêmement  à  ce  que  cette  image 
(païenne)  de  lui  soit  une  haute  image  et  une  image  de 
grandeur  et  une  image  d'honneur  et  pour  Sévère  et  dans 
Sévère  l'image  de  celui  qui  l'a  vaincu  en  un  honneur  même 
païen.  C'est  dans  le  jeu  même  de  Sévère  qu'il  faut  que 
Polyeucte  gagne.  Car  Sévère  ne  comprend  pas  l'autre  jeu. 
Et  pour  qu'il  se  rende  compte  que  Polyeucte  gagne  et  que 
Polyeucte  vainc  il  faut  que  ce  soit  dans  son  système  de 
jeu  que  Polyeucte  gagne  et  que  Polyeucte  vainque. 

C'est  le  système  et  c'est  la  théorie  même  de  l'image. 
Nulle  sûreté  de  conscience,  même  intégrale,  ne  suffit  à 
Polyeucte.  Il  ne  suffit  pas  qu'il  soit  sûr  de  soi,  conscius 
'sui,  et  qu'il  ait  intégralement  raison  avec  lui-même.  Il 
ne  suffit  pas  même  qu'il  soit  de  Dieu  c'est-à-dire  du  juge- 
ment que  Dieu  porte  sur  lui  et  de  la  connaissance  que  Dieu 
a  de  lui.  Il  faut  encore  qu'il  soit  sûr  d'un  jugement  infirme 
parce  que  c'est  tout  de  même  un  jugement  d'honneur. 
Et  il  faut  encore  qu'il  soit  sûr  d'une  connaissance  inexacte, 
imparfaite,  transposée,  parce  que  c'est  tout  de  même  une 
connaissance  d'honneur.  Il  ne  lui  suffit  pas  qu'il  ait 
intégralement  raison  avec  lui-même.  Il  ne  lui  suffit 
même  pas  qu'il  ait  intégralement  raison  avec  Dieu.  Il 
faut  encore  qu'il  ait  raison  devant  celui-ci,  qui  ne  s'y 
connaît  pas,  parce  que  celui-ci  est  tout  de  même  un 
homme  d'honneur. 


414  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  ne  suffit  pas  que  dans  l'adoration  et  le  martyre  il 
donne  à  Dieu  tout  son  être.  Il  faut  encore  que  dans  la 
conversation,  (et  aussi  dans  Tadoration  et  le  martyre), 
il  donne  de  lui  une  certaine  image  à  ce  grand  païen. 

Il  ne  suffit  pas  que  dans  le  chrétien  il  donne  tout.  li 
faut  encore  que  dans  le  païen  il  donne  autre  chose,  une 
image. 

Singulière  situation.  Le  plus  ne  suffit  pas.  Il  faut  y 
ajouter  le  moins. 

Il  ne  suffit  pas  qu'il  vainque  pour  Dieu,  qui  s*y  connaît 
peut-être.  Il  faut  qu'il  y  ajoute  qu'il  vainque  aussi  pour 
cet  autre,  qui  n'est  qu'un  homme  d'honneur. 

A  une  connaissance  absolue  il  faut  qu'il  ajoute.  A  une 
connaissance  parfaite  il  faut  qu'il  ajoute.  Quoi.  La  con- 
naissance imparfaite,  la  connaissance  inexacte,  la  con- 
naissance infirme,  la  noble  connaissance  qu'aura  de  lui 
cet  homme  d'honneur,  ce  païen. 

Il  ne  suffit  pas  que  le  monde  chrétien  révèle  son  être 
et  donne  le  plein  de  son  amour  et  de  son  être  devant 
Dieu.  Il  faut  aussi  qu'il  donne  une  certaine  haute  image 
de  lui  au  monde  païen. 

CHARLES   PÉGUY 


415 
JOURNAL  SANS   DATES 

CONVERSATION  AVEC  UN  ALLEMAND 

QUELQUES  ANNÉES  AVANT  LA  GUERRE 

Je  voudrais  que  l'on  ne  se  méprît  pas  sur  le  sentiment 
qui  me  fait  donner  ici  ces  notes.  Je  les  crois  d'un  certain 
intérêt  psychologique  ;  mais,  bien  que  quelques  traits  de  la 
figure  de  B.  R.  accusent  une  inquiétante  ressemblance  avec 
ceux  que  certains  nous  baillent  aujourd'hui  pour  les  plus 
marquants  de  la  race  germanique,  je  doute  qu'il  soit  pru- 
dent de  s'attacher  trop  à  leur  valeur  représentative.  Libre 
au  lecteur  de  généraliser  ;  je  n'ai  fait  ici,  d'après  nature, 
que  le  portrait  d'un  individu,  à  une  époque  oii  aucune  des 
considérations  ne  pouvaient  intervenir,  qui  risquent  aujour- 
d'hui de  fausser  un  peu  notre  peinture.  Je  transcris  ces 
notes,  sans  y  rien  changer,  telles  que  je  les  pris  en  juin  1904 
le  lendemain  du  jour  de  cette  unique  rencontre. 

A.  G. 

Dans  le  hall  de  l'hôtel,  où  j'arrive  très  exactement  à 
l'heure  dite,  B.  R.  m'attendait  depuis  une  demi-heure  déjà  ; 
assis  en  face  de  la  porte,  il  tenait  ostensiblement  à  la 
main,  pour  m'aider  aie  reconnaître,  l'enveloppe  du  message 
par  lequel  je  lui  avais  donné  rendez-vous.  Je  m'avançai 
incertain  dans  le  hall.  Je  vis  aussitôt  cette  figure  glabre, 
comme  passée  au  chlore,  ce  corps  trop  grand  pour  qui 
tous  les  sièges  sont  bas...  Je  souhaitai  ardemment  que 
ce  fût  lui.  C'était  lui.  Von  M.  n'avait  pas  exagéré  son 
élégance.  B.  R.  était  parfaitement  mis,  paraissait  plus 


4l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

anglais  qu'allemand,  et  je  ne  m'étonnai  point  lorsque,  un 
peu  plus  tard,  il  me  dit  que  sa  mère  était  anglaise. 

Je  l'emmène  au  restaurant  de  l'hôtel  terminus.  La  con- 
versation d'abord  un  peu  traînante  au  début  du  repas, 
bientôt  s'anime.  B.  R.  parle  cependant  avec  une  extrême 
lenteur,  cherchant  ses  mots,  ou  même  ses  idées,  mais  très 
correctement,  sans  accent.  Vers  la  fin  du  jour  il  m'a  dit  : 

—  Monsieur  Gide,  il  faut  que  vous  compreniez  qu'en 
allemand  je  ne  parlerais  pas  plus  vite.  Je  ne  peux  plus 
parler  vite,  à  présent. 

Il  sort  de  prison;  je  le  sais,  mais  il  croit  que  je  n'en  sais 
rien  ;  cache  admirablement  une  légère  inquiétude  lors- 
qu'il apprend  que  Von  M.  m'a  parlé  de  lui.  Il  retourne  à 
Bonn  le  soir  même  ;  il  vient  donc  à  Paris  tout  unique- 
ment pour  me  voir. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  a  fait  désirer  me  connaître  ? 

^-  Brusquement,  dit-il,  quand,  dans  votre  Immora- 
liste, je  suis  arrivé  au  passage  où  Moktir  vole  une  paire  de 
ciseaux  et  où  Michel,  qui  l'a  vu  faire,  sourit. 

Un  grand  silence,  puis  très  lentement  : 

—  Monsieur  Gide.  Est-ce  que  vous  savez  que...  je 
sors  de  prison  ? 

A  voix  très  basse  et  lui  prenant  la  main  : 

—  Oui,  je  le  sais. 

Quand  ma  main  touche  la  sienne,  il  s'exalte  un  peu, 
et  d'une  voix  à  peine  un  peu  plus  chaude  : 

—  Mais  vous  savez  que  j'en  suis  sorti  seulement  depuis 
quatre  jours....  et  que  j'y  suis  resté  quatorze  mois... 

—  Je  croyais  trois  mois  seulement. 

—  Depuis  ces  quatre  jours,  je  n'ai  pas  encore  dormi. 

—  Vous  semblez  extraordinairement  fatigué. 


JOURNAL    SANS    DATES  417 

—  Ces  derniers  temps  de  prison,  je  ne  pouvais  presque 
plus  manger...  par  contraction  nerveuse,  et  tenez,  mon 
menton...  A  ma  sortie  de  prison,  ma  femme  m'attendait  ; 
pendant  une  demi-heure  je  suis  resté  sans  pouvoir  lui 
parler,  contracté,  sans  pouvoir  articuler  une  parole... 

La  fatigue  à  la  fois  et  la  surtension  de  tous  ses  traits, 
le  tremblement  de  ses  muscles. 

—  Mais  à  présent  j'ai  absolument  besoin  de  parler.  En 
Allemagne  je  ne  peux  plus  parler  à  personne  ;  c'est  à  vous 
que  j'ai  besoin  de  parler  ;  à  ma  femme  ce  n'est  pas  la 
même  chose.  Quand  je  lui  ai  dit  mon  intention  d'aller 
vous  voir,  elle  m'a  approuvé  ;  m'a  tout  de  suite  dit  que 
je  devais  partir.  Je  serais  même  venu  plus  tôt,  mais, 
avant  de  partir,  j'ai  voulu  essayer  de  parler,  de  m'ex- 
pliquer  avec  l'ami  qui...  avec  celui...  enfin... 

—  Qui  vous  a  fait  condamner. 

—  Oui, n'est-ce  pas?  Je  savais  bien  que,  si  je  lui  avais 
demandé  cette  somme,  il  me  l'aurait  donnée  tout  de  suite  ; 
mais...  il  n'a  pas  compris  pourquoi  j'avais  agi  ainsi...  Je 
voulais  lui  expliquer...  oh!  non  pas  pourquoi  je...  mais  qu'il 
n'auirait  pas  dû  exiger  cette  condamnation...  parce  que,  en 
cinq  ans  je  savais  que  je  pourrais  payer  toute  ma  dette  ; 
mais  à  condition  qu'on  me  laisse  de  quoi  vivre  d'ici  là. 

—  Et  qu'a-t-il  répondu  ? 

—  Il  a  sonné  son  domestique  pour  me  faire  mettre  à 
la  porte. 

Un  silence  ;  il  reprend  avec  un  peu  plus  d'animation  : 

—  Oui,  en  cinq  ans,  je  sais  que  je  pourrais  tout  payer, 
avec  mes  traductions  et  mes  livres  ;  mais  ils  ont  mis  inter- 
diction sur  tout  ce  qui  pouvait  me  rapporter.  Je  suis  forcé 
maintenant  de  faire  paraître  sous  la  signature  de  ma  femme 

37 


4l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  SOUS  des  noms  d'emprunt.  Je  suis  un  terrible  travailleur. 
Savez-vous  bien  qu'en  prison,  pendant  ces  quatorze  mois 
j'ai  traduit  quarante  volumes.  Toute  la  correspondance  de 
Flaubert,  Bouvart  et  Pécuchet,  tout  Wells,  quatre  volumes 
de  Meredith,  trois  de  Quincey,  les  deux  vôtres  enfin. 

—  Comment  !  vous  les  avez  déjà  traduits  ? 

—  Complètement.  Ma  femme  les  lit  à  présent.  J'ai 
toujours  eu  une  énorme  puissance  de  travail.  A 
seize  ans,  j'ai  perdu  mon  père  ;  c'était  un  très  riche 
industriel  du  Mecklembourg  qui,  l'année  de  sa  mort,  se 
ruina  complètement.  Ma  mère  et  mes  trois  sœurs  n'eurent 
pour  vivre  que  l'argent  que  je  gagnais  avec  mes  leçons. 
Il  faut  vous  dire  qu'à  seize  ans  j'avais  exactement  le 
même  aspect  physique  qu'à  présent.  (Cela  n'est  pas  beau- 
coup dire,  car  aujourd'hui,  à  vingt-six  ans,  il  en  paraît 
à  peine  vingt-deux.)  Les  parents  de  mes  élèves  ne  savaient 
pas,  ne  soupçonnaient  pas  mon  âge.  Des  leçons  de  grec, 
de  latin,  de  français,  d'anglais;  j'ai  donné  jusqu'à  quatre- 
vingts  leçons  par  semaine.  Et  ajoutez  que  je  ne  savais  ni 
latin,  ni  grec;  latin  et  grec  j'ai  dû  les  apprendre  tout  en 
donnant  mes  leçons.  Je  suis,  pour  le  latin  et  pour  le  grec, 
un...  comment  dites- vous...  un  autodidacte,  n'est-ce  pas  ? 

—  Vous  avez  trois  sœurs  ? 

—  J'en  avais  neuf,  et  je  les  ai  perdues.  Toutes  sont 
mortes  de... 

Il  cherche  et  dit  en  allemand  :  Eklampseien. 

—  Moi,  je  suis  le  dixième  enfant.  Le  D'  X...  qui 
est  très  célèbre  en  Allemagne  prétend  que  si  j'ai  réchappé, 
c'est  que,  seul,  je  n'ai  pas  été  nourri  par  ma  mère...  Cela 
ne  vous  ennuie  pas  que  je  vous  parle  ainsi  de  ma  famille  ? 
Oui,  ma  mère  a  vu  mourir  ses  neuf  filles,  ou  du  moins... 


JOURNAL    SANS    DATES  419 

je  lui  ai  caché  la  mort  de  la  dernière,  qui  était  mariée  en 
Amérique  ;  ma  mère  était  à  ce  moment  très  malade  elle- 
même  et,  quelques  semaines  plus  tard,  je  l'ai  perdue. 

—  Vous  aviez  quel  âge  ? 

—  Dix-huit  ans. 

—  De  sorte  qu'à  présent  vous  êtes  seul. 

Il  répète  machinalement  :  «  Oui,  seul  »,  puis  reprend  : 

—  Ma  mère  était  une  femme  admirable.  Tout  ce  qu'il 
y  a  de  bon  sur  la  terre,  oui,  de  grandement  bon,  elle  l'avait. 
Je  ne  peux  penser  à  elle  sans  larmes. 

Je  le  regarde  machinalement  ;  ses  yeux  sont  parfaite- 
ment secs. 

—  A  son  lit  de  mort  elle  m'a  dit  :  «  Kind,  dass  du  stolz 
hleihe  ))i,  puis  elle  s'est  tournée  vers  une  amie  qui  l'assistait 
et  lui  a  murmuré  :  «  Ich  furchte  es  gehe  schlecht  mit  ihm  ))-. 

—  Est-ce  que  quelque  chose  en  vous  pouvait  lui  faire 
pressentir... 

—  Rien  encore. 

Un  long  silence.  Puis  : 

—  Il  faut  que  je  vous  avertisse.  Monsieur  Gide,  que 
je  mens  constamment. 

—  De  cela  aussi  Von  M.  m'avait  averti,  lui  dis-je. 

—  Oui,  mais  il  n'a  jamais  compris  la  valeur  de  mes 
mensonges.  Je  voudrais  vous  faire  comprendre  ;  ce  n'est 
pas  ce  que  vous  croyez...  J'éprouve  le  même  besoin  de 
mentir  et  la  même  satisfaction  à  mentir  qu'un  autre  à 
montrerlavérité...  Non,  ce  n'est  pas  ce  que  vous  croyez... 
Tenez  par  exemple  :  quand  quelqu'un  entend  un  bruit  subit  à 
son  côté,  il  tourne  la  tête  (Il  me  saisit  le  bras)  :  moi  pas  I 

I.  «  Enfant,  puisses-tu  rester  fier.  » 

^.  «  Je  crains  bien  qu'il  ne  tourne  mal.  » 


420  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  quand  je  la  tourne,  c'est  volontairement  :  je  mens. 

—  Quand  avez-vous  commencé  à  mentir  ? 

—  Sitôt  après  la  mort  de  ma  mère. 
Un  silence  : 

—  C'est  le  mensonge  qui  attache  à  moi  ma  femme  ; 
c'eît  mon  extraordinaire  faculté  de  mentir.  Quand  elle  l'a 
sentie,  elle  a  quitté  pour  moi  son  mari,  son  enfant;  elle  a 
tout  quitté  pour  me  suivre.  J'ai  d'abord  voulu  l'aban- 
donner ;  puis  j'ai  compris  que  je  ne  pouvais  pas  me  passer 
d'elle  :  c'est  avec  elle  que  je  mens  le  plus  volontiers.  Par- 
fois cela  amène  entre  nous  des  scènes  terribles.  Mais  c'est 
toujours  le  mensonge  qui  à  la  fin  est  le  plus  fort.  Ce 
soir  je  pars  la  rejoindre  ;  nous  devons  nous  marier 
dans  deux  mois.  D'ici  là  nous  allons  vivre  en  Suisse  ; 
en  rentrant  je  vends  tout  ce  que  j'ai  et  tous  deux  nous 
vivons  pour  cent  francs  par  mois. 

Le  déjeuner  est  fini  ;  il  m'offre  une  cigarette  dans  le 
plus  élégant  étui  que  j'aie  vu.  J'admire  aussi  une  boîte 
d'allumettes,  en  argent  ainsi  que  l'étui  ;  les  moindres 
objets  qu'il  porte  sont  d'un  goût  parfait,  d'une  élégance 
sobre  et  cachée. 

—  Oui,  dit-il,  j'aime  passionnément  l'élégance.  Mais  tout 
xela  va  être  vendu.  Oh!  les  vêtements  que  j'ai  sur  moi  ont 
été  quatorze  mois  dans  ma  valise  ;  il  y  paraît  un  peu... 

Nous  nous  levons  de  table. 

—  A  quelle  heure  est  votre  train  ? 

—  A  minuit  moins  le  quart  ;  c'est  le  seul  qui  ait  des 
troisièmes. 

—  Avez-vous  quelqu'un  à  voir,  quelque  chose  à  faire 
à  Paris  ? 


JOURNAL     SANS     DATES  421 

—  Non,  rien.  Je  suis  venu  uniquement  pour  parler  avec 
vous. 

Craignant  pourtant  que  la  journée  ne  soit  longue,  je 
lui  demande  si  cela  ne  l'intéresserait  pas  de  voir  un  peu 
de  peinture. 

—  Oh  !  me  dit-il,  non  ;  pas  encore.  Tenez,  si  vous  voulez 
me  faire  plaisir,  emmenez-moi  aux  Champs-Elysées. 

Une  voiture  nous  mène  au  bois,  traversant  le  parc 
Monceau. 

En  déjeunant,  je  le  voyais  de  face.  Je  remarque,  à  côté 
de  lui,  combien  il  est  différent,  de  profil.  De  face,  on 
est  séduit  par  son  sourire  presque  enfantin;  de  profil, 
l'expression  de  son  menton  inquiète. 

Nous  reparlons  de  sa  prison. 

—  Elle  a  eu  ceci  de  bon,  me  dit-il,  qu'elle  a  supprimé 
chez  moi,  complètement,  tout  remords,  tout  scrupule. 

—  Et  maintenant  que  la  société  vous  a  frappé,  vous 
vous  sentez  tous  droits  contre  elle... 

—  Oui,  tous  les  droits. 

—  Lutter  contre  la  société,  cela  est  passionnant,  mais 
elle  vous  vaincra. 

—  Non.  Je  suis  terriblement  fort. 

Il  dit  cela  sans  forfanterie  aucune,  avec  une  simple 
conviction. 

Au  moins,  pensai-je,  en  cas  de  demande  d'argent  (car 
je  garde  une  vague  crainte  qu'il  ne  soit  venu  à  Paris  pour 
me  taper),  ma  phrase  est  prête  :  Si  je  vous  aidais,  vbus  ne 
m'intéresseriez  plus.  Mais  pour  me  mettre  mieux  en 
garde,  profitant  d'un  moment  où  il  affirme  son  amour 
de  l'opulence  : 

—  Moi  pas,  je  vous  l'avoue,  ripostai-je  ;  bien  qu'elle 


422  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ne  me  déplaise  point  chez  les  autres.  Je  ne  voudrais  pas 
être  Byron  ;  mais  j'aimerais  de  l'avoir  connu... 
Je  sens  qu'il  m'écoute  un  peu  moins,  et  pour  le  ressaisir  : 

—  C'est  par  là  que  m'a  tant  intéressé  votre  première 
plaquette  (sur  Oscar  Wilde).  Je  crois  très  juste  l'antago- 
nisme où  vous  placiez  la  vie  et  l'art... 

Il  m'interrompt. 

—  Eh  bien  !  moi  je  ne  trouve  pas  cela  juste  du  tout. 
Ou  plutôt...  si  vous  voulez...  oui,  il  est  dangereux  pour 
l'artiste  de  chercher  à  vivre  ;  mais  c'est  précisément  parce 
que,  moi,  je  prétends  vivre,  que  je  dis  que  je  ne  suis  pas 
un  artiste.  C'est  le  besoin  d'argent  qui  maintenant  me 
fait  écrire.  L'œuvre  d'art  n'est  pour  moi  qu'un  pis-aller. 
Je  préfère  la  vie. 

—  Mais,  dis- je,  dans  votre  brochure  vous  affirmiez  pré- 
cisément le  contraire. 

-^  Oui.  Je  mentais.  Mais  vous,  vous  mentiez  donc  en 
écrivant  les  Nourritures...  Tenez  (et  il  étend  le  bras 
dans  un  geste  admirable)  de  seulement  étendre  mon  bras, 
j'éprouve  plus  de  joie  qu'à  écrire  le  plus  beau  livre  du 
monde.  L'action,  c'est  cela  que  je  veux  ;  oui,  l'action  la 
plus  intense...  intense,...  jusqu'au  meurtre...  > 

Long  silence. 

—  Non,  dis-je  enfin,  désireux  de  bien  prendre  position, 
l'action  ne  m'intéresse  point  tant  par  la  sensation  qu'elle 
me  donne  que  par  ses  suites,  son  retentissement.  Voilà 
pourquoi  si  elle  m'intéresse  passionnément,  je  crois  qu'elle 
m'intéresse  davantage  encore  commise  par  un  autre.  J'ai 
peur,  comprenez-moi,  de  m'y  compromettre.  Je  veux  dire 
de  limiter  par  ce  que  je  fais,  ce  que  je  pourrai  faire.  De 
penser  que  parce  que  j'ai  fait  ceci,  je  ne  pourrai  plus  faire 


JOURNAL    SANS    DATES  423 

cela,  voilà  qui  me  devient  intolérable.  J'aime  mieux  faire 
agir  que  d'agir. 

—  Jamais  quelqu'un  d'autre  que  vous  n'agira  comme 
vous  eussiez  agi  vous-même.  Cela  n'est  pas  la  même  chose. 
Monsieur  Gide,  je  voudrais  vous  dire  encore  quelque  chose. 
(Il  hésite.)  Je  ne  trouve  pas  les  mots. 

—  Dites-le  en  allemand. 

—  En  allemand  je  ne  le  dirais  pas  mieux.  Depuis 
longtemps  je  cherche  les  paroles.  Non,  je  suis  trop  ner- 
veux encore.  Je  ne  peux  pas.  J'ai  comme  un  poids 
horrible  sur  la  tête,  et  mon  corps  ne  me  fait  plus  l'effet 
d'être  à  moi.  Je  vous  ai  écrit,  sitôt  hors  de  prison,  une 
longue  lettre.  Non,  vous  ne  l'avez  pas  reçue.  Avant  de 
vous  l'envoyer  je  voulais...  yous  voir. 

— ■  Est-ce  moi  qui  suis  cause,  à  présent,  que  vous  ne 
pouvez  pas  me  parler  ? 

—  Non,  aujourd'hui,  c'est  inutile  ;  je  ne  pourrai  pas 
vous  le  dire. 

La  voiture  rentre  dans  Paris. 

—  OÙ  dois- je  vous  mener  ? 

—  Puis- je  vous  demander  un  service  d'ordre  tout  pra- 
tique ?  Il  semble  extrêmement  hésitant  et  je  recommence 
à  penser  :  C'est  le  moment  de  la  tape.  Mais  non  ; 
simplement,  il  reprend  : 

—  Savez- vous  où  je  puis  trouver  du  henné  ? 

Nous  passons  rue  Saint-Honoré.  Je  le  mène  chez 
le  coiffeur  PhiHppe.  Et  là,  je  lui  dis  adieu  brusquement, 
éprouvant  qu'il  est  particuHèrement  difficile  de  prendre 
congé  à  4  heures  de  quelqu'un  qui  vient  de  Cologne 
exprès  pour  vous  voir,  et  dont  le  train  ne  part  qu'à 
minuit.  andré  gide 


424 


REFLEXIONS     SUR 
LA     LITTÉRATURE 

LE  MASQUE  DE  SHAKESPEARE  ^' 

M.  Abel  Lefranc  rattache  à  bon  droit  ses  deux  derniers 
volumes  qui  ont  fait  quelque  éclat  à  toute  la  série  des  travaux 
heureux  de  sa  vie  savante.  Servi  dans  la  découverte  de  l'inédit 
par  un  véritable  flair  d'explorateur,  il  a  fait  son  tributaire  qui- 
conque étudiera  désormais  Rabelais,  Marguerite  de  Navarre 
et  Marot.  Il  faut  espérer  qu'il  ajoutera  à  notre  fortune  les 
découvertes  Sur  Molière  auxquelles  il  fait  allusion  dans  son 
présent  livre  et  qui  sont  restées  jusqu'ici  confinées  dans  son 
enseignement.  Sa  méthode  est  une  méthode  historique  et 
érudite  qui  consiste  à  penser  que  les  écrivains  inventent 
littéralement  peu  et  s'inspirent  constamment  d'une  réalité 
contemporaine  qu'il  est  possible  de  retrouver.  Cette  méthode 
qu'appliquaient  instinctivement  et  sans  grande  conséquence 
au  cours  de  leurs  promenades  archéologiques  les  Ampère  et 
les  Boissier  a  fourni  déjà  à  la  science  française  et  à  l'exégèse 
des    grands    auteurs    un     chef-d'œuvre,   les    Phéniciens    et 

I.  Sous  le  masque  de  William  Shakespeare,  William  Stanley, 
F/e  comte  de  Derby,  par  Abel  Lefranc  (Fayot).  —  L'Affaire 
Shakespeare,  par  Jacques  Boulenger  (Champion). 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  425 

l'Odyssée  de  Bérard,  dont  M.  Lefranc  a  mérité  que  ses 
Navigations  de  Pantagruel,  de  plan,  d'intention  et  de  résultat 
analogues,  fussent  rapprochées. 

Or,  M.  Lefranc,  depuis  le  commencement  de  sa  carrière, 
songeait,  nous  dit-il,  à  étudier  dans  cet  esprit  l'œuvre 
shakespearienne  ou  plutôt  le  mystère  shakespearien.  Rien 
de  plus  dif&cile,  le  cas  Shakespeare  étant  unique,  privilégié 
à  rebours  :  il  est  impossible  en  effet  d'établir  un  ordre  satis- 
faisant de  rapports  entre  ce  que  nous  savons  de  la  vie  de 
Shakespeare  et  le  contenu  des  trente-huit  pièces  qui  portent 
son  nom,  c'est-à-dire  de  la  plus  formidable  explosion  de  vie 
idéale  qui  soit  sortie  d'une  tête  pensante.  Dès  lors  pour 
le  critique  deux  attitudes  possibles  :  ou  bien  étendre  considé- 
rablement par  des  hypothèses  nos  connaissances  sur  Shakes- 
peare et  faire  rentrer  la  composition  de  son  théâtre  dans  le 
lit  commode  de  ces  hypothèses  ;  ou  bien  transférer  la  paternité 
de  ce  théâtre  à  un  auteur  dont  la  vie,  les  mœurs,  la  carrière 
correspondraient  au  caractère  de  l'œuvre  shakespearienne. 
Le  mystère  y  est  tel  que  rien  n'interdit  a  priori  la  seconde 
méthode.  Remarquons  qu'il  y  avait  déjà  dans  l'antiquité 
une  question  térentienne  analogue  à  la  question  shakespea- 
rienne. Certains  faisaient  de  l'esclave  africain  Térence  le 
prête-nom  de  Scipion  et  de  Lelius,  et  Montaigne  se  déclare 
de  cet  avis  pour  des  raisons  fort  analogues  à  celles  qui  ont 
fait  attribuer  le  théâtre  de  Shakespeare  à  un  membre  de 
l'aristocratie  anglaise,  lord  Verulam,  lord  Rutland  ou  lord 
Derby, 

C'est  pour  défendre  la  cause  de  ce  dernier  que  M.  Lefranc 
a  écrit  son  plaidoyer.  On  ne  saurait  guère  en  effet  employer 
un  autre  mot.  Très  convaincu  de  la  vérité  de  sa  cause, 
M.  Lefranc  la  soutient  d'un  bout  à  l'autre  avec  une  ardeur 
verbeuse  et  combative  d'avocat  qui  rappelle  les  argumen- 
tations de  Victor  Cousin,  pèse  désagréablement  pendant 
toute  la  lecture  de  son  livre  et  présente  évidemment  moins 


426  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'élégance  qu'une  discussion  sobre  et  circonspecte.  Que  les 
lecteurs  du  Petit  Parisien  aient  eu  la  primeur  de  la  décou- 
verte de  M,  Lefranc,  je  ne  prétends  ni  m'en  moquer  comme 
M.  André  Beaunier*  ni  en  louer  M.  Lefranc  comme  M.  Jacques 
Boulenger.  Je  crois  seulement  que  lorsque  des  savants  vont 
de  cette  façon  au  peuple  le  meilleur  serait  précisément  de 
trancher  par  leurs  qualités  propres  de  réserve  scientifique 
et  de  doute  honnête  sur  le  ton  d'affirmation  tumultueuse  en 
usage  dans  la  grosse  presse.  Ceux  à  qui  la  vie  militaire  a'  per- 
mis de  vivre  pendant  des  années  avec  les  lecteurs  du  Petit 
Parisien  peuvent  affirmer  que  ces  gens  simples  sont  très 
sensibles  à  la  réserve,  au  sens  critique  dont  pourra  faire 
preuve  devant  eux  celui  qu'ils  jugent  plus  instruit.  J'admets 
fort  bien  avec  M.  Boulenger  que  «  si  l'on  arrivait  à  captiver 
les  lecteurs  du  Petit  Parisien  par  des  controverses  d'histoire 
littéraire,  cela  ne  pourrait  que  profiter  aux  bonnes  lettres 
et  à  la  paix  publique  »,  mais  à  condition  de  les  habituer 
précisément  par  ces  controverses  à  juger  douteux  ce  qui  est 
douteux  :  excellente  garantie  de  la  «  paix  publique  »  dans 
les  affaires  Dreyfus  de  demain. 

Le  bon  Zola  qu'est  M.  Lefranc  avait  été  précédé  par  un 
Bernard  Lazare.  La  piste  du  véritable  auteur  des  drames  de 
Shakespeare,  William  Stanley,  fut  découverte  dès  1888  par 
un  érudit  anglais,  Greenstredt,  qui  produisit  les  textes 
initiaux  et  dont  M.  Lefranc  nous  dit  avec  une  nuance  de 
reproche  qu'il  «  évite  toujours  les  déclarations  absolues  et 
insinue  plutôt  qu'il  n'affirme  ».  M.  Lefranc  ne  garde  point 
cette  modération  et  l'on  comprend  que  ses  certitudes 
tumultueuses  aient  agacé  M.  André  Beaunier  qui  dans  la 
Revue  lies  Deux  Mondes  a  couvert  de  fléchettes  ses  deux 
volumes  orange. 

Préoccupé  d'exposer  son  opinion  ou  plutôt  sa  certitude, 
M.  Lefranc  —  et  c'est  peut-être  le  plus  grave  reproche 
qu'on  puisse  lui  adresser  —  ne  prend  pas  assez  la  peine  de 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  42/ 

mettre  son  lecteur  en  mesure  de  contrôler  cette  opinion. 
C'est  en  pareille  circonstance  qu'il  faut  étaler  au  bas  de  ses 
pages  toutes  ses  notes,  toutes  ses  références.  M.  Lefranc  le 
fait  en  gros,  non  avec  le  détail  qu'on  attendrait  d'un  maître 
de  l'Ecole  des  Hautes  Etudes,  Mais  enfin  lui-même,  tout  en 
af&rmant  avec  intransigeance,  nous  donne  ses  deux  volumes 
comme  une  contribution  à  une  question  ouverte,  comme  une 
invite  aux  recherches.  Tout  cela  sera  mis  au  point  plus  tard. 
Venons-en  au  vif  de  la  thèse. 

Elle  croise  deux  argumentations  :  il  est  impossible  que 
William  Shakespeare  soit  l'auteur  de  son  théâtre  ;  cet  auteur 
est  William  Stanley,  comte  de  Derby. 

La  première  est  la  moins  convaincante.  Quand  on  lit  le 
livre  où  M.  Sidney  Lee  a  condensé  tout  ce  que  l'on  sait  ou 
croit  savoir  sur  la  personne  de  Shakespeare,  on  s'aperçoit 
que,  les  témoignages  douteux  et  les  hypothèses  de  M.  Lee 
éliminées,  il  ne  reste,  comme  le  remarque  M.  Boulenger,  à 
peu  près  rien  de  tout  à  fait  certain.  Un  homme  de  Stratford 
vient  à  Londres,  appartient  à  une  troupe  de  théâtre,  la 
fournit  de  pièces,  écrit  des  poèmes,  y  gagne  une  petite  for- 
tune dont  il  va  vivre  dans  son  pays  natal.  Il  y  a  des  docu- 
ments juridiques  qui  nous  le  montrent  revendiquant 
assez  âprement  ses  droits  et  un  testament  qui  ne  mentionne 
aucun  livre  parmi  les  biens  qu'il  laisse.  Rien  de  cela  ne  montre 
qu'il  était  capable  d'écrire  les  pièces  qui  portent  son  nom, 
rien  ne  montre  qu'il  en  était  incapable.  «  Il  en  était  incapable, 
dit  M.  Lefranc,  parce  que  qu'il  ne  songeait  qu'à  l'argent,  qu'il 
avait  une  âme  d'usurier  ».  (M.  Lefranc,  emporté  par  son  ima- 
gination combative,  ajoute  même  qu'il  était  l'homme  d'affai- 
res le  plus  roué  de  son  temps.)  On  a  déjà  objecté  à  M.  Lefranc 
que  beaucoup  de  grands  poètes  ont  pas  mal  aimé  l'argent 
et  M.  Beaunier  a  parlé  à  ce  sujet  de  Victor  Hugo.  La  Bruyère 
s'étonne  que  Corneille  ait  écrit  de  si  belles  pièces,  lui  qui  était 
très  lourd  en  société  et  qui  ne  s'intéressait  à  ses  œuvres 


428  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  par  ce  qu'elles  lui  rapportaient.  Ce  mot  :  «  Je  suis  saoul 
de  gloire  et  affamé  d'argent  »  est  de  Corneille  !  Et  puis,  de 
ce  que  les  rares  documents  authentiques  sur  Shakespeare 
sont  des  documents  juridiques,  faut-il  conclure  qu'il  fut  sur- 
tout un  homme  d'affaires  ?  M.  Lefranc  tourne  avec  raison 
en  ridicule  les  critiques  qui  ont  vu  dans  Hamlet  une  incar- 
nation de  Shakespeare.  Il  serait,  au  point  de  vue  stratfordien, 
amusant  de  le  voir  s'incarner  en  Shylock  comme  Henry 
Monnier  s' est  incarné  en  Prud'homme  qui  ressemblait  tant  à 
son  auteur.  Tant  qu'on  s'en  tient  à  l'hypothèse  stratfordienne, 
la  personne  de  Shakespeare  reste  un  x,  prête  à  toutes  les  ima- 
ginations et  le  théâtre  entier  et  l'auteur  lui-même  prennent  le 
nom  d'une  de  ses  pièces  :  Comme  il  vous  plaira.  On  peut  se 
reposer,  à  la  Montaigne,  sur  ce  doute  comme  sur  un  mol 
oreiller  de  rêves  qui  prolongerait,  en  une  harmonie  prééta- 
blie le  rêve  enchanté  des  comédies  shakespeariennes. 

Quant  à  la  seconde  partie  de  l'argumentcifcon  de 
M.  Lefranc,  la  partie  positive,  elle  est  impressionnante.  Je 
n'ai  pas  dissimulé  l'attitude  de  défiance  avec  laquelle  on 
aborde  le  livre,  la  mauvaise  humeur  que  donne  à  l'intel- 
ligence critique  le  ton  de  M.  Lefranc.  Je  reconnais  d'autre 
part  qu'il  était  difficile  à  un  homme  de  faire  sans  enthou- 
siasme et  sans  passion  de  si  curieuses  découvertes.  Les 
concordances  trouvées  par  M.  Lefranc  entre  le  théâtre 
shakespearien  et  la  carrière  de  William  Stanley  seraient 
presque  inexplicables  si  les  pièces  que  Stanley  était,  comme  en 
fait  foi  le  document  certain  des  State  Papers,  occupé  à 
écrire  pour  des  comédiens  professionnels  ne  sont  pas  celles 
de  Shakespeare  lui-même.  Peut-être  toutes  les  démonstrations 
de  M.  Lefranc  n'ont-elles  pas  la  même  valeur,  mais  celle  qui 
concerne  Peines  d'amour  perdues  reste  assez  troublante.  Le 
moment  n'est  pas  venu  de  se  prononcer.  C'est  aux  critiques 
anglais,  plus  habitués  au  maquis  shakespearien  que 
M.  Lefranc  lui-même,  qu'il  appartient  de  passer  son  ouvrage 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  429 

au  crible.  (M.  Lefranc  se  réfère  constamment  par  de  longues 
citations  à  des  ouvrages  français  superficiels  ou  vieillis, 
aux  préfaces  de  Montégut,  à  Mézières.  Un  livre  comme  celui- 
ci  a  dû  souffrir  d'être  préparé  en  dehors  de  la  salle  de 
travail  du  British  Muséum.) 

Si  par  hasard  la  thèse  de  M.  Lefranc  était  acceptée  par  la 
critique  anglaise  comme  la  plus  vraisemblable,  elle  substi- 
tuerait un  mystère  à  un  autre,  le  mystère  Derby  au  mystère 
Shakespeare.  On  se  demanderait  par  quel  miracle  fabuleux 
le  secret  a  été,  jusqu'à  M.  Lefranc,  ou  si  l'on  veut  jusqu'à 
Greenstedt,  si  bien  gardé.  Lord  Derby  a  laissé  publier  une 
de  ses  compositions  musicales,  sous  son  nom  ;  M.  Lefranc  ne 
nous  a  encore  laissé  entrevoir  aucune  des  raisons  pour  les- 
quelles il  aurait  esquivé  avec  tant  de  soin  la  paternité  de  son 
théâtre.  (Il  paraît  nous  les  promettre  pour  un  autre  volume.) 
Ce  qui  m'inquiète  le  plus,  c'est  que,  d'après  M.  Lefranc  lui- 
même,  ce  secret  n'aurait  pas  été  tel  que  plusieurs  contem- 
porains du  comte  ne  l'eussent  connu.  Dans  l'Aétion  du  Colin 
de  Spenser,  pris  par  certains  critiques  pour  Shakespeare, 
il  voit  lord  Derby  lui-même,  et  ses  preuves  sont  d'une  vrai- 
semblance moyenne.  Or  Aétion  nous  est  présenté  par  Spenser 
comme  un  poète  :  «  Sa  muse,  pleine  de  l'invention  de  hautes 
pensées,  sonne  comme  lui-même,  héroïquement.  »  Spenser 
connaissait  donc  lord  Derby  comme  l'auteur  des  trois  ou 
quatre  premières  pièces  de  Shakespeare  et  de  ses  poèmes  (ces 
vers  sont  probablement  d'après  M.  Lefranc  de  1594  et,  dès 
1591,  Spenser  avait  fait  une  allusion  analogue).  Il  s'agit  là 
des  débuts  de  lord  Derby  et  de  son  factotum  Shakespeare. 
Pareillement,  en  161 1,  la  Tempête,  selon  M.  Lefranc,  ne  put 
être  composée  et  jouée  sous  le  règne  de  Jacques  I^r,  ennemi 
acharné  des  sorciers,  que  par  quelqu'un  qui  était  capable 
«  d'imposer  cette  œuvre  et  de  briser  les  résistances  et  les 
critiques  qu'elle  devait  fatalement  susciter  »,  le  comte  de 
Derby  lui-même.  (Rien  pourtant  ne  nous  prouve  que  Jac- 


430  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ques  1er  fût  plus  ombrageux  en  cette  matière  que  Riche- 
lieu qui  laissa  représenter  le  Cid  en  pleine  année  de  Corbie, 
en  pleine  action  de  la  loi  entre  le  duel,  et  qui  se  contenta 
de  susciter  contre  la  pièce  une  critique  académique  analogue 
à  celle  que  Jacques  I^^,  auteur  de  la  Démonologie,  aurait  pu 
écrire  lui-même  contre  la  Tempête  s'il  l'avait  jugé  à  propos. 
Mais  enfin,  selon  M.  Lefranc,  le  secret  de  lord  Derby  était 
percé  à  jour  au  commencement  comme  à  la  fin  de  sa  carrière 
dramatique,  et  lui-même  paraissait  porter  son  masque  de 
William  Shakespeare  non  sur  la  figure,  mais  à  la  main.  Com- 
ment se  fait-il  qu'aucun  document  de  l'époque  ne  nous  en  ait 
rien  révélé,  autrement  que  par  des  allusions  mystérieuses 
(une  sorte  de  Kutsch  bertillonesque)  qui  devaient,  pour 
être  traduites  en  clair,  attendre  trois  cents  ans  la  sagacité 
de  M.  Lefranc  ? 

Si  la  thèse  de  M.  Lefranc  est  exacte,  ce  document  probant 
finira  bien  par  être  trouvé.  Après  la  riche  moisson  de  vrai- 
semblances colligée  par  un  Français  qui  étudiait  à  Paris 
au  moyen  d'une  bibliothèque  shakespearienne  peut-être 
un  peu  maigre,  il  serait  impossible  que  des  travailleurs 
d'archives  lancés,  en  Angleterre,  sur  cette  piste,  ne  fissent 
pas  quelque  lumière.  Au  cas  où  rien  ne  viendrait  s'ajouter 
aux  probabilités  inégales  de  M.  Lefranc,  il  faudrait  se  résigner 
à  voir  là  contre  sa  thèse  une  preuve  négative  importante. 

Comme  il  serait  à  souhaiter  pourtant  que  cette  thèse 
fût  exacte  !  On  le  souhaiterait  pour  M.  Lefranc  dont  l'ardeur 
et  l'ingéniosité  mériteraient  bien  cette  récompense.  On  le 
souhaiterait  pour  la  science  française,  rendant  ici  à  la  race 
anglo-saxonne  un  service  digne  des  poilus  dont  le  sacrifice 
lui  vaut  aujourd'hui  l'hégémonie  économique  et  politique 
de  la  planète  (le  livre  est  dédié  à  la  mémoire  de  l'aspirant 
Jean  Lefranc,  tué  à  l'ennemi  après  les  plus  glorieuses  cita- 
tions) .  On  le  souhaiterait  surtout  pour  l'illustration  des  lettres 
et  pour  la  musique  de  la  vie  supérieure.  Dans  l'hypothèse 


RÉFLEXIONS     SUR    LA    LITTÉRATURE  43I 

Shakespeare,  Shakespeare  est  une  œuvre.  Dans  l'hypothèse 
William  Stanley,  William  Stanley  est  un  homme,  tout  un 
voile  se  déchire,  et  du  haut  en  bas,  dans  une  lumière  à  la 
Rembrandt,  un  monde  nouveafl  de  la  vie  intérieure  apparaît; 
comme  dans  Hamîet,  les  comédiens  s'en  vont,  le  monde  réel 
demeure.  William  Stanley,  jeune  voyageur  cultivé  qui  revient 
en  Angleterre  pour  y  être  mêlé  à  la  plus  terrible  tragédie 
domestique  (rien  n'est  plus  frappant  dans  l'ouvrage  de 
M.  Lefranc  que  les  liens  singuliers  entre  Stanley  et  Hamlet) 
se  crée  dans  les  châteaux  et  les  pavillons  où  il  s'isole  une 
existence  prodigieuse.  L'aventure  devient  bien  plus  belle  que 
celle  de  Beckford.  Un  Derby  peut  mépriser,  comme  un  Saint- 
Simon,  la  gloire  littéraire,  en  habiller  comme  Salluste  ce 
Ruy  Blas  de  théâtre,  son  factotum  Shakespeare.  La  vie  réelle 
il  la  trouve  dans  sa  place  et  ses  devoirs  sociaux,  et  la  vie  idéale 
dans  ce  monde  de  pensées  et  de  songes,  de  poésie  et  de  musique 
dont  il  peuple  ses  œuvres  et  qui  s'en  vont  parmi  les  hommes, 
sur  une  scène  de  théâtre,  tout  détachés  de  lui  et  vivants  pour 
eux-mêmes,  et  partis  pour  te,  vie  éternelle.  Il  ne  fait  que 
pousser  un  peu  plus  loin  ce  sentiment  profond  de  tout  grand 
artiste  qui  ne  s'intéresse  plus  à  ses  œuvres  passées,  les  laisse 
à  leur  destin,  ne  pense  vraiment  qu'à  ses  œuvres  futures, 
—  cette  nécessité  aussi  qui  s'impose  à  tout  créateur,  lors 
de  toute  création  esthétique,  de  couper  le  cordon  ombilical, 
de  dire  à  l'œuvre  :  c  Va,  lève-toi  et  marche,  oublie-moi  ». 

Et  l'œuvre  a  marché,  l'œuvre  l'a  oublié.  Mais  l'œuvre, 
après  trois  cents  ans  revient  vers  lui  et  lui  tend  son  miroir, 
et  nous  l'y  reconnaissons.  Les  noms  shakespeariens  qui, 
autour  de  la  personne  de  William  Shakespeare  retombaient 
impersonnels  et  mats,  ici  ils  peuvent  chanter,  vibrer,  s'unir 
indéfiniment  à  une  personnalité  humaine.  Ce  solitaire  de  la 
cour  et  des  châteaux  c'est  Hamlet,  c'est  Jacques  le  Mélan- 
colique, c'est  Prospero.  Prospero  !  Quelle  divination,  alors, 
lui  aurait  fait  clore  son  œuvre  par  ce  tableau  de  la  magie 


432  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

souveraine  dans  l'île  solitaire,  magie  qui  figurerait  peut-être 
les  jeux  de  la  magie  poétique  dans  les  pavillons 
de  son  parc,  studieux  et  peuplés  de  génies  !  Et  quel  son 
dans  l'adieu  de  Prospero  !  «  Oui,  voilà,  grâce  à  votre  aide, 
jusqu'où  mon  art  a  pu  porter  sa  puissance.  Mais  j'abjure 
ici  cette  violente  magie,  et  lorsque  je  vous  aurai  ordonné  — 
ce  que  je  fais  en  ce  moment  —  un  peu  de  musique  céleste 
pour  opérer  sur  les  sens  de  ces  hommes  le  but  {sic, 
traduction  de  Montégut  citée  par  M.  Lefranc)  que  je  pour- 
suis, but  que  ce  charme  aérien  est  destiné  à  me  faire  atteindre, 
je  briserai  ma  baguette  de  commandement,  je  l'enfouirai 
à  plusieurs  toises  sous  la  terre  ;  et  plus  avant  que  n'est  encore 
descendue  la  sonde,  je  plongerai  mon  livre  sous  les  eaux.  » 
M.  Lefranc  remarque  que  la  Tempête,  dernière  pièce  écrite 
par  William  Stanley,  figure  en  tête  de  l'édition  in-folio 
de  1623  (donnée  par  lui-même  sous  le  nom  de  Shakespeare 
et  avec  le  portrait  de  Shakespeare  au  frontispice.  Quand 
M.  Lefranc  expUquera-t-il  ces  étrangetés  ?)  et  en  conclut  qu'il 
voulut  faire  de  cette  pièce  «  comme  une  introduction  à  son 
œuvre,  comme  le  programme,  en  quelque  sorte,  de  sa  con- 
ception dé  la  vie  et  du  monde.  »  Toute  l'œuvre  shakespearienne 
prendrait  alors  un  aspect  vivant  de  symphonie  unique 
dans  la  littérature.  C'est  un  nouveau  monde  vraiment  que 
M.  Lefranc  découvrirait  à  la  critique. 

Et  je  songe  à  la  satisfaction  qu'en  recevrait  ce  problème 
si  attirant  et  si  décevant  des  correspondances  entre  Montaigne 
et  Shakespeare  !  Un  familier  de  l'un  et  de  l'autre  ne  saurait  se 
soustraire  à  l'idée  d'un  rapport  fraternel  et  très  mystérieux 
entre  leurs  deux  génies.  Trop  mystérieux  !  Un  Anglais 
a  écrit  tout  un  livre  pour  cataloguer  les  réminiscences  de 
Montaigne  dans  Shakespeare.  (La  traduction  de  Florio 
n'ayant  paru  qu'après  les  principales  pièces  de  Shakespeare, 
il  a  fallu  supposer  que  celui-ci  lisait  le  français  ou  bien  avait 
eu  communication  de  la  traduction  manuscrite.)  Mais  un 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  433 

examen  attentif  de. M.  Villey,  montaniste  excellent,  l'a 
convaincu  que  toutes  ces  réminiscences  étaient  apparentes 
et  ne  pouvaient  se  rapporter  au  texte  des  Essais  qu'avec 
trop  de  bonne  volonté.  Le  seul  passage  de  Shakespeare 
authentiquement  inspiré  de  Montaigne  figure  dans  la 
Tempête  et  il  est  peu  important.  Et  cependant,  comme  on  sent 
que,  pendant  ces  dernières  années  du  xvi^  siècle,  la  terre  ne 
portait  peut-être  que  deux  têtes  parfaitement  et  divinement 
ibres,  l'auteur  des  Essais  et  celui  du  théâtre  shakespearien  ! 
Que  de  ressemblances  dans  leur  regard  sur  le  monde  et  sur 
l'homme  !  Alors,  on  est  particulièrement  séduit  par  cette  idée 
que  si  l'hypothèse  de  M.  Lefranc  est  exacte,  Stanley,  qui  voya- 
gait  en  Guyenne  et  en  Navarre  vers  1584,  a  pu  voir  Montaigne 
à  la  fois  dans  sa  gloire  des  Essais  et  dans  son  lustre  de  maire 
de  Bordeaux.  Il  a  pu  le  rencontrer  dans  la  vie  de  cour  de 
Nérac  dont  Peines  d'amour  perdues  sont,  selon  M.  Lefranc, 
une  transposition  vraie  jusqu'en  les  plus  curieux  détails. 
Il  a  pu  lire  les  Essais  sur  leur  terre  d'origine,  boire  chez 
Montaigne  lui-même  le  vin  de  sa  récolte.  Et  surtout  quel 
rapport  étonnant  n'apparaîtrait-il  pas  entre  les  retraites 
où  s'épurent  et  se  décantent  ces  deux  sagesses,  entre  la  tour  où 
Montaigne  écrit  les  Essais  et  les  châteaux  où  William  Stanley, 
de  retour  dans  son  pays,  composera  ses  poèmes  d'huma- 
nité vivante  !  D'invisibles  fils  de  la  Vierge  relient  ces  deux 
asiles,  un  mirage  fond  dans  une  même  île  de  Prospère  ces 
deux  solitudes.  Qui  sait  si  la  sagesse  même  de  Montaigne, 
si  le  chapitre  même  de  la  Gloire  n'a  pas  déterminé  Stanley 
à  la  vie  secrète  de  son  génie,  à  ce  travestissement  de  son 
œuvre  }  «  Ce  vice  est  ordinaire  :  nous  nous  soignons  plus 
qu'on  parle  de  nous  que  comment  on  en  parle,  et  nous  est 
assez  que  nostre  nom  coure  par  la  bouche  des  hommes,  en 
quelque  condition  qu'il  y  coure  ;  il  semble  que  l'estre 
conneu,  ce  soit  aucunement  avoir  sa  vie  et  sa  durée  en  la 
garde  d'autruy...  Il  serait  à  l'aventure  excusable  à  un  peintre 

28 


434  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  autre  artisan,  ou  encore  à  un  réthoricien  ou  grammairien, 
de  se  travailler  pour  acquérir  nom  par  ses  ouvrages  ;  mais 
les  actions  de  la  vertu,  elles  sont  trop  nobles  d'elles-mêmes 
pour  rechercher  autre  loyer  que  de  leur  propre  valeur,  et 
notamment  pour  la  chercher  en  la  vanité  des  jugements 
humains.  » 

C'est  à  ce  beau  rêve  que  me  conduit  M.  Lefranc  —  et 
à  d'autres  beaux  rêves  sans  doute  que  j'aimerais  voir  monter 
de  la  mer,  un  mois  d'été  où  en  songeant  à  William  Stanley 
je  relirais  paisiblement  mon  Shakespeare.  Si  pourtant  je 
redescends  du  rêve  impondérable  à  la  pesée  des  vraisem- 
blances, je  crois  que  je  demeurerai  provisoirement,  comme 
au  parti  le  plus  raisonnable,  à  l'hypothèse  stratfordienne  en 
l'enrichissant  de  tout  ce  qu'y  peut  faire  entrer  de  neuf 
l'étude  de  M.  Lefranc.  M.  Lefranc  a  établi  avec  une  vraisem- 
blance extrême  (que  quelques  découvertes  nouvelles  amène- 
ront sans  doute  à  la  certitude)  ceci  :  la  compagnie  d'acteurs 
dont  fait  partie  Shakespeare  appartenant  d'une  part  à  la 
famille  de  William  Stanley,  il  y  a  d'autre  part  dans  les  pièces 
de  Shakespeare  nombre  d'allusions,  de  créations  qui  ne  peu- 
vent s'expUquer  que  par  l'intervention  de  WilUam  Stanley. 
M.  Lefranc  en  conclut  que  le  théâtre  shakespearien  doit 
être  transporté  en  bloc  à  WilHam  Stanley.  M.  Jacques 
Boulenger,  qui  soutient  et  défend  l'hypothèse  de  M.  Lefranc, 
ferait  certaines  concessions  aux  stratfordiens  :  «  L'acteur 
Shakespeare  ne  fut  pas  illettré.  J'admets  volontiers  qu'il  a 
eu  une  certaine  part  de  collaboration  aux  pièces  ;  certaines 
étaient  injouables  et  paraissent  avoir  été  remaniées  :  s'il  a 
mis  au  point  l'œuvre  d'un  amateur,  est-ce  que  cela  ne  se 
fait  pas  couramment  de  nos  jours  ?  Mais  il  n'a  pas  pu  les 
écrire  :  tout  y  révèle  une  autre  main.  Et  de  très  sérieux 
indices  donnent  à  penser  que  cette  main  fut  celle  de 
William  Stanley.  » 

M.  Jacques  Boulenger  admet  donc  que  la  collaboration 


RÉFLEXIONS  ^SUR    LA    LITTÉRATURE  435 

réelle  de  Shakespeare  se  réduirait  à  l'adaptation  scénique 
des  pièces  de  lord  Derby.  Et  c'est  ici  peut-être  que  l'on 
touche  à  vif  la  faiblesse  de  l'hypothèse  stanleyenne. 

Pour  M.  Boulenger,  il  semble  que  le  caractère  scénique  des 
pièces  shakespeariennes  soit  une  sorte  d'épiphénomène,  ait 
pu  leur  être  ajouté  du  dehors,  par  l'écorce,  et  que  ce  théâtre 
soit  celui  d'un  amateur,  mis  au  point  dramatique  par  un 
professionnel.  Le  Stanley-Shakespeare  de  M.  Lefranc  et  de 
M.  Boulenger  écrit  dans  ses  pavillons  des  dialogues  drama- 
tiques que  joueront  en  les  accommodant  les  comédiens.  Cela, 
je  crois  bien  qu'aucun  de  ceux  qui  se  seront  attachés  àjevivre 
et  à  comprendre  de  l'intérieur  le  théâtre  shakespearien  ne 
l'admettra. 

Ces  drames,  sans  exception,  même  les  plus  poétiques,  le 
Songe  ou  la  Tempête,  n'ont  pu  être  conçus  que  du  sein  même 
du  théâtre,  de  l'intérieur  d'une  troupe  ;  ils  sont  de  l'action  en 
marche,  action  souvent  ralentie,  portant  çà  et  là  des  repo- 
soirs  de  poésie  pure,  de  par  l'indépendance  du  poète,  mais 
toujours  dans  un  état  de  tension  et  de  frémissement.  Chaque 
drame  de  Shakespeare  a  pour  thème,  ainsi  qu'une  comédie 
de  MoHère,  un  schème  dynamique  qui  engendre  en  prenant 
corps  une  réaUté  scénique.  Une  exposition  de  Shakespeare, 
celle  de  Roméo,  de  Hamlet,  de  Jules  César,  c'est  comme 
une  exposition  de  Molière  —  celle  du  Misanthrope  ou  du 
Tartufe — un  ordre  de  mouvement  dramatique,  un  rythme  de 
pas  pressés  ou  ralentis  (j'allais  dire  de  ballet)  qui  commence, 
et  ne  s'arrêtera  qu'à  la  fin  sur  une  mesure  originale  pareille 
à  celle  d'un  morceau  de  musique  :  l'homme  qui  a  écrit  cela 
est  parmi  les  acteurs,  voit  tout  du  point  de  vue  du  dyna- 
misme théâtral.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  ce  soit  du  théâtre 
au  sens  où  nous  l'entendons  en  français,  mais  c'est  très  bien 
du  théâtre  ou  plutôt  de  l'art  dynamique  anglais  :  une 
suite  vivante  qui  se  crée  indéfiniment  elle-même,  qui  se 
dépose  le  long  d'une  ligne  et  ne  se  compose  pas  comme 


436  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chez  nous  en  cercle  autour  d'unj  centre.  Pour  comprendre 
Shakespeare  il  faudrait  se  placer  au  point  de  vue  propre 
du  théâtre  anglais,  s'être  plongé  dans  ce  prodigieux  demi- 
siècle  de  production  dramatique,  où  s'agitent  quarante 
poètes  dont  quatre  ou  cinq  ont  du  génie  et  qui  tous  sont 
gonflés  de  vie  forcenée,  et  surtout  avoir  par  l'imagination 
vécu  du  dedans  la  vie  extraordinaire  d'une  troupe  anglaise 
de  ce  temps.  M.  Boulenger  parle  avec  un  beau  dédain 
d'érudit  de  la  nouvelle  dans  le  goût  du  Capitaine  Fracasse 
qu'il  y  aurait  à  écrire  sur  le  thème  stanleyen.  Plût  au 
ciel  que  nous  ayons  un  Roman  comique  de  l'époque  élisa- 
bethaine  ! 

Alors,  dès  que  l'on  prend  pour  centre,  en  s'y  cramponnant 
avec  obstination,  ce  principe  :  Shakespeare,  homme  de 
théâtre,  homme  des  planches,  homme  des  chandelles,  et 
rien  que  cela,  peut-être  voit-on  se  composer  un  Shakespeare 
de  Stratford  assez  vraisemblable.  Quand  M.  Lefranc  d'une 
part,  les  baconiens  d'autre  part  viennent  nous  dire  que 
Shakespeare  était  trop  ignorant  pour  avoir  écrit  des  œuvres 
qui  exigent  tant  de  culture  et  de  connaissances,  ils  inventent 
aux  deux  bouts  pour  les  amener  à  la  rencontre  l'un  de  l'autre 
deux  arguments  illusoires  :  d'un  côté,  ils  affirment  bien  haut 
l'ignorance  de  Shakespeare,  alors  que  la  vraie  ignorance  est 
la  nôtre,  à  nous  qui  ignorons  ce  qu'il  pouvait  bien  savoir, 
—  et  de  l'autre  côté,  ils  exagèrent  bçaucoup  les  connaissances 
en  latin,  en  espagnol,  en  italien,  en  français,  en  droit,  en 
blason,  qui  auraient  été  nécessaires  à  l'auteur  de  ses  pièces, 
(Les  anciens  faisaient  sur  l'omniscience  d'Homère  des  dis- 
cours de  même  farine.) 

Un  homme  d'une  grande  mémoire,  d'une  imagination 
vive,  habitué  par  la  passion  du  théâtre,  par  la  fréquentation 
continuelle  des  acteurs,  à  revêtir  instantanément  et  d'un 
coup  de  pensée  l'habit  et  le  corps  d 'autrui,  un  homme  sur- 
tout doué  de   ce  mouvement  vital  intraduisible  propre  à 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  437 

l'esprit  anglais,  cela  suffirait  presque  à  nous  donner  Shakes- 
peare. Mouvement  vital  intraduisible,  attendez  et  n'allez 
pas  chercher  pour  vous  moquer  de  moi  la  virtus  dormitiva. 
Si  je  voulais  essayer  de  le  traduire,  je  tenterais  de  recoller 
ces  deux  morceaux  qui,  après  l'explosion  du  théâtre  élisa- 
bethain,  se  sont  séparés  et  se  sont  mis  à  rouler  sur  des  voies 
très  divergentes  :  ici  le  mouvement  pur,  le  schème  dynamique 
ineffable  et  toujours  virtuel  qui  s'est  conservé  dans  cet  art 
aussi  foncièrement  anglais  que  Shakespeare,  la  pantomime 
du  cirque  :  l'art  du  clown  seul  pouvait  nous  faire  toucher  la 
racine  métaphysique  de  Hamlet  et  du  Songe  ;  puis,  là,  le 
roman  anglais,  ce  déroulement  inépuisable  et  touffu  dont  le 
massif  vient  équilibrer  au  xix®  siècle  le  massif  dramatique 
du  xvi®,  le  roman  anglais  si  un  et  si  varié  soit  qu'il  se  rap- 
proche davantage  avec  George  Eliot  de  la  composition  solide 
à  la  française,  soit  qu'à  l'autre  extrémité,  avec  Meredith, 
il  transpose  sur  ses  pages  le  dessin  mobile  de  la  grande 
clownerie  idéale  si  différente  de  celle  de  Dickens,  mais 
clownerie  tout  de  même  (je  ne  fais  qu'indiquer  :  lisez,  dans 
Mallarmé,  si  anglicisant,  et,  dans  sa  prose,  si  proche  de 
Meredith,  les  pages  sur  le  cirque  et  la  danse),  soit  qu'il  se 
dégraisse,  avec  Kipling,  de  tout  ce  qui  n'est  pas  muscles,  os 
et  nerfs.  On  peut  remonter  par  ces  filons,  jusqu'au  point 
où  ils  se  conjuguent  en  un  or  indivisé,  au  for  intérieur  dra- 
matique d'un  Shakespeare  de  Stratford  très  vivant  et  très 
anglais. 

Si  ce  Shakespeare  est  le  vrai,  le  diable  aura  porté  sa  pierre 
à  Dieu,  et  M.  Lefranc,  et  même  avant  lui  M.  Demblon  (pour 
qui  Shakespeare  est  lord  Rutland)  auront  ajouté  sérieusement 
à  sa  connaissance.  Il  est  indiscutable  que,  dès  les  premières 
années  de  son  séjour  à  Londres,  Shakespeare  s'est  trouvé  et 
est  resté  en  rapports  étroits  avec  l'aristocratie,  écrivant  ses 
sonnets  à  l'adresse  du  comte  de  Southampton,  ou  d'un  autre 
jeune  homme  de  haute  naissance,  fournissant  comme  Bense- 


438  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

rade  des  devises  pour  les  écus  des  nobles  dans  les  joutes  de 
cour  (c'est  le  sens  du  document  de  1613  sur  lequel  M.  Demblon 
a  cru  devoir  aventurer  son  hypothèse)  et  surtout  recevant 
pour  la  composition  de  ses  pièces  les  indications  de  lord 
Derby  qui  a  dû  lui  proposer  ses  sujets,  lui  tracer  des  canevas, 
comme  Richelieu  à  ses  cinq  auteurs,  aller  même  assez  loin 
dans  cette  collaboration  analogue  peut-être  parfois  à  celle 
de  Beaumont  et  Fletcher  et  à  plusieurs  autres  de  l'époque. 
M.  Lefranc  donne  en  ce  qui  concerne  Peines  d'amour  perdues 
des  certitudes  et  en  ce  qui  concerne  Hamlet  de  fortes  vrai- 
semblances. Dès  lors,  il  semble  qu'entre  stanleyens  modérés, 
comme  M.  Boulenger,  et  stratfordierîs  modérés,  comme  on  le 
deviendrait  volontiers,  certain  accord,  comme  celui  de 
Shakespeare  et  de  Stanley  eux-mêmes,  soit  très  possible. 

Rendons  grâce  aux  érudits,  quand  nous  voyons  l'érudition 
de  M.  Lefranc  nous  apporter  cette  richesse,  mais  ne  croyons 
pas  qu'en  telle  matière  l'érudition  soit  tout.  Laissons  nos 
variations  sur  Shakespeare  aller  hardiment  de  M.  Lefranc 
à  Foottit  :  il  y  a  plus  de  choses  dans  le  ciel  et  la  terre  shakes- 
peariens qu'il  n'en  tient  dans  une  philosophie  livresque. 
Soyons  livresques,  mais  sans  oublier  jamais  combien  Shakes- 
peare l'est  peu.  Ainsi  M.  Lefranc  et  M.  Boulenger  et  beau- 
coup d'autres  considèrent  avec  étonnement  l'insouciance  de 
Shakespeare  touchant  la  publication  de  ses  pièces,  l'indiffé- 
rence avec  laquelle,  si  âpre  à  l'argent,  il  laisse  fabriquer  par 
qui  veut  des  éditions  criblées  de  fautes,  mutilées  ou  pleines 
de  grossières  interpolations,  et  ils  voient  là  une  de  ces  portes 
mystérieuses  qu'ouvre  la  clef  Derby.  Mais  si  ses  publications 
sont  indifférentes  à  Shakespeare,  c'est  d'abord  qu'il  n'en 
souffre  pas  dans  ses  intérêts,  les  droits  d'auteur  étant  alors 
nuls,  c'est  ensuite  et  surtoiit  que  la  pièce  imprimée  ne  l'inté- 
resse pas.  Joignez  à  cela  l'absence  probable  de  livres  dans  sa 
maison  lorsqu'il  fait  son  testament.  Shakespeare  est  de  théâtre 
jusqu'à  la  moelle  des  os,  de  livres  pas  du  tout.  Il  est  fort 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  439 

possible  que,  les  sujets  de  ses  pièces  lui  étant  proposés  par 
lord  Derby,  leur  préparation  livresque  (d'ailleurs  assez 
sommaire)  ait  été  fournie  par  son  noble  patron.  Si  le  docu- 
ment des  State  Paper  s  se  rapporte,  comme  c'est  très  vrai- 
semblable, au  théâtre  même  de  Shakespeare,  on  doit  y  voir 
le  témoignage  d'une  collaboration  de  ce  genre.  Cette  union 
de  l'homme  des  livres,  du  monde,  des  voyages,  de  l'intelli- 
gence et  de  la  culture  avec  l'homme  du  théâtre,  du  mouve- 
ment dramatique,  de  l'intuition  poétique  et  fulgurante  nous 
fournirait  l'image  d'un  beau  couple,  mais  à  membres  iné- 
gaux entre  lesquels  nous  devons  conserver  les  justes  dis- 
tances, et  ces  distances  sont  peut-être  les  mêmes  que  celles 
qui  séparent  les  valeurs  critiques  placées  sous  les  deux  signes. 

ALBERT  THIBAUDET 


440 

NOTES 

CLIO,  dialogue  de  l'Histoire  et  de  l'Ame  païenne,  par 
Charles  Péguy  (Editions  de  la  Nouvelle  Revue  Française). 

Clio  parle,  «  ruminante  en  soi-même  ;  mâchant  des  paroles 
de  ses  vieilles  dents  hisltoriques ;  marmottante;  marmon- 
nante... »  Cette  Clio,  son  sort  est  de  n'oublier  rien  ;  sa 
fonction  propre,  de  tout  remémorer.  Dès  qu'on  ne  l'attelle 
plus  à  une  tâche,  dès  qu'elle  n'est  plus  tenue  dans  les  bornes 
d'une  histoire  déterminée,  on  conçoit  qu'elle  vagabonde  à 
travers  l'histoire  entière  ;  qu'un  souvenir  la  distraie  de  sa 
première  pensée  et  qu'un  autre  l'y  ramène  ;  que  tour  à 
tour  elle  s'égare  ou  se  retrouve  au  fil  des  souvenirs.  On 
conçoit  que  Péguy,  lui  passant  la  parole,  n'ait  pas  à  changer 
de  manière  ;  bien  plus,  ces  libertés  où  il  se  complaisait, 
ces  tpurs,  détours  et  retours,  ces  digressions  et  ces  répétitions, 
jamais  ne  furent  mieux  à  leur  place  qu'ils  ne  le  sont  ici  même, 
sous  le  couvert  de  la  fiction.  Clio  flâne  ;  mais  Péguy  sait 
bien  où  il  la  mène.  Nous  passons  à  son  compte,  à  elle,  les 
piétinements  sur  place  et  les  longueurs.  Mais  la  pensée, 
mais  l'émotion,  surtout  ce  regard  d'ensemble  sur  la  vie, 
cette  fatigue  et  cette  tristesse  courageuse,  ce  renoncement 
sans  amertume,  cette  religieuse  acceptation,  —  c'est  bien 
Péguy,  c'est  le  dernier  témoignage  qu'il  nous  ait  laissé  de 
lui-même.  Et,  pour  tous  ceux  qui  l'aimaient,  ce  livre  est 
comme  un  testament. 

Il  vaut  la  peine  d'en  chercher  l'ordre  secret.  Platon  est  un 
artiste,  le  Phèdre,  une  œuvre  d'art  ;  pourtant  l'unité  de  ce  dia- 
logue illustre  est  plus  facilement  sentie  que  comprise;  on  ne 
saisit  pas  sans  peine,  sous  un  désordre  apparent,  la  pro- 
gression cachée,  les  balancements  et  rappels  de  thèmes, 
l'entrelacement  de  motifs  qui  concourent  à  l'harmonie  de 
l'efïet  total.   Les  proportions  du  moins,  ne  cessent  d'être 


NOTES  4JI 

observées.  Péguy  ne  les  observe  pas,  quand  il  commente 
sans  fin  la  pièce  des  châtiments  écrite  sur  l'air  de  Malbrouck 
{Paris  tremble,  ô  douleur,  ô  misère  \).  Et  le  dernier  thème 
(Comment  Hugo  s'est  arrangé  pour  emplir  un  siècle)  n'est 
pas  celui  qu'il  fallait  pour  clore  l'œuvre  dignement,  pour 
faire  pleinement  sonner  la  note  finale,  si  grave  et  juste.  Ces 
deux  erreurs,  je  ne  les  signalerais  point,  si  le  monologue 
en  son  ensemble  ne  me  paraissait  organique,  harmonique, 
et  très  sûrement  composé. 

Le  vrai  sujet  n'est  pas  l'Histoire,  quoiqu'il  en  soit  beaucoup 
parlé.  «Il  me  faut  une  journée,  dit  Clio,  pour  faire  l'histoire 
d'une  seconde.  Il  me  faut  une  année  pour  faire  l'histoire 
d'une  minute.  Il  me  faut  une  vie  pour  faire  l'histoire  d'une 
heure.  Il  me  faut  une  éternité  pour  faire  l'histoire  d'un  jour. 
On  peut  tout  faire,  excepté  l'histoire  de  ce  que  l'on  fait.  » 
Que  nulle  recherche  n'épuise  une  question,  et  que,  par  le 
manque  ou  l'excès  de  documents,  l'historien  toujours  se 
trouve,  malgré  lui,  ramené  de  la  science  à  l'art,  —  Péguy 
n'avait  pas  attendu  pour  le  rappeler  à  la  Sorbonne  ;  nous  le 
savions  de  reste,  et  ce  n'est  pas  ce  qui  nous  touche.  Mais 
la  poésie  plus  vraie  que  l'histoire,  l'éternelle  fraîcheur 
d'Homère,  les  hommes  de  Grèce  plus  grands  que  leurs  dieux, 
la  pureté  antique  aspirant,  par  une  «  grâce  intérieure  »  à  la 
pureté  chrétienne,  et  toutes  deux  ensemble  condamnant 
ces  modernes  qui  n'ont  point  d'âme  —  verrons-nous  là  le 
vrai  sujet  ?  Non,  cette  image  d'une  jieunesse  du  monde,  à 
jamais  passée,  cette  vision  d'une  jeunesse  hors  du  monde, 
et  qui  ne  passera  point,  ce  regret  et  cette  promesse 
accusent  par  contraste  le  thème  principal  :  l'idée  du  Vieil- 
lissement :  vieillissement  de  chaque  homme,  vieillissement 
de  l'humanité  ;  opération  de  la  mort  en  toute  vie  ;  vanité 
des  efforts  que  tente  toute  vie,  pour  éluder  la  loi  de  vieillesse 
et  de  mort;  détresse  de  l'âme  sous  les  griffes  du  Temps. 
Cette  idée,  entre  toutes,  est  celle  qu'on  veut  le  moins  re- 


44'2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

garder  en  face  et  fixement;  mais  elle  ne  se  laisse  pas  oublier. 
Si  le  livre  est  pathétique  et  d'un  art  sensible  au  cœur,  c'est 
qu'il  garde  à  l'idée  ce  caractère  d'inéluctable  obsession  : 
nous  tâchions  de  la  fuir  ;  nous  croyions  échapper,  en  parlant 
d'autre  chose  ;  mais  toutes  les  issues  sont  coupées,  le  même 
fantôme  se  dresse  en  travers  de  tous  nos  chemins. 

C'est,  d'abord,  Clio  même  qui  se  plaint  :  «  Je  suis  une 
pauvre  vieille  femme  sans  éternité...  C'est  moi  qui  fus  la 
belle  Clio,  si  adulée.  Comme  je  triomphais  au  temps  de 
mes  jeunes  réussites  !  Puis  l'âge  vint.  Moi  aussi,  j'ai  connu 
les  victoires  de  la  maturité,  les  victoires  aux  hanches  lourdes. 
J'ai  mis  tout  mon  bien  en  viager.  Combien  d'autres,  qui 
ont  moins  triomphé,  touchent  à  l'âge  où  elles  auront  tout, 
où  elles  toucheront  tout.  Et  moi  je  touche  à  ce  même 
âge  où  ]e  n'aurai  plus  rien.  »  Elle  pleure  son  passé  de 
petite  Muse  apollinienne,  l'âge  où  l'illusion  lui  restait  per- 
mise, l'âge  où  l'ambition  d'épuiser  la  vérité  ne  lui  imposait 
pas  une  tâche  de  flétrissure  et  de  mort... 

Mais  l'art  aussi,  que  penser  de  son  éternelle  jeunesse  ? 
Voici  l'œuvre  faite  et  parfaite  ;  et  l'auteur  voudrait  bien 
qu'on  lui  laisse  la  paix.  Il  voudrait  bien  être  maître  chez 
lui,  «  comme  si  l'homme  jamais  pouvait  être  maître  chez  lui, 
et  même  être  chez  lui  dans  aucune  maison  ».  Mais  l'œuvre 
ne  vit  pas  par  elle-même  ;  pour  couronnement  nécessaire, 
elle  attend  la  contemplation,  la  lecture,  l'acte  commun  de 
Vœuvre  et  du  spectateur.  Elle  tombe  sous  la  commune 
infortune  historique  :  «  Courir  ce  risque,  être  en  toutes  les 
mains  les  plus  grossières...  ou  courir  ce  risque  pire,  le  risque 
suprême,  n'être  plus  en  aucunes  mains  —  c'est-à-dire  la 
maladie,  la  mort.  »  «  Si  dur  que  soit  ce  marbre  du  Pentélique, 
non  seulement  il  a  reçu  et,  perpétuellement,  il  recevra  les 
atteintes  physiques  du  temps...  mais  il  a  reçu  et  perpétuelle- 
ment il  recevra  les  atteintes  non  moins  graves,  les  couronne- 


NOTES  443 

ments  et  les  découronnements,  les  accroissements  et  les 
déchets  de  la  collaboration  de  tous  ceux  qui  sont  dans  le 
temps...  Une  lecture  de  nous  achève  ou  corrompt  cette 
Antigone  ;  une  lecture  de  nous  couronne  ou  découronne 
cet  achèvement  d'Homère,  cette  Iliade  et  cette  Odyssée. 
Quelle  injustice  criante,  et  non  pas  une  injustice  accidentelle, 
mais  une  injustice  essentielle,  inhérente  au  temps,  incluse 
dans  l'ordre  même...  Tout  ce  qui  procède  du  temps,  c'est- 
à-dire  tout,  est  marqué  du  temps  et  de  cette  tare  du  temps... 
Tout  le  temporel  est  véreux  ;  l'événement  est  véreux  ; 
l'œuvre,  cette  part  de  l'événement,  est  véreuse...  car  l'éternité 
seule  est  saine  et  pure...  » 

Cette  injure  du  temps,  cet  avilissement,  c'est  l'artiste 
lui-même  qui  l'aura  commencé.  «  Il  a  fermé  l'atelier  sur 
son  œuvre.  Il  avait  les  yeux  brouillés.  C'était  fini...  Son 
regard  n'était  plus  neuf.  C'est  la  seule  cécité  qui  soit  irrépa- 
rable pour  l'artiste...  Lui,  l'auteur,  il  commençait  de  voir 
comme  un  public...  Déchéance  d'art  qui  ne  se  remonte  point, 
déchéance  irrévocable  de  la  création  même  de  l'œuvre.  Son 
regard  déjà  n'était  plus  un  regard  neuf,  un  regard  inexpert, 
un  regard  natif...  ;  c'était  un  regard  habitué,  pour  dire  le 
mot,  un  regard  vieilli...  Malheur  à  l'auteur  dont  le  champ 
du  regard  a  reçu  trop  d'injures,  a  enregistré  trop  d'essais, 
a  eu  à  publier  trop  d'amnisties,  est  écrasé  de  trop  d'habitude. 
Etant  donné  qu'un  très  grand  peintre  a  peint  vingt-sept 
et  trente-cinq  fois  ses  célèbres  nénuphars,  quand  les  a-t-il 
peints  le  mieux,  lesquels  ont  été  peints  le  mieux  ?  Le  mouve- 
ment logique  serait  de  dire  :  le  dernier,  parce  qu'il  savait  plus. 
Et  moi  j  e  dis  :  au  contraire,  le  premier,  parce  qu'il  savait  moins.  » 

«  La  logique  »,  ici,  c'est  la  théorie  du  progrès  :  «  une  théorie 
fabriquée  par  le  parti  intellectuel  d'un  temps  et  d'un  peuple 
qui  venaient  d'entrer  dans  l'âge  bourgeois,  dans  l'âge  capi- 
taliste... C'est  bien  la  théorie  d'une  capitalisation  non  seule- 
ment à  intérêts,  mais  à  intérêts  composés...,   une  théorie 


444  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  caisse  d'épargne  ».  Elle  suppose  «  une  grosse  caisse 
d'épargne  intellectuelle,  générale  et  même  universelle,  auto- 
matique pour  toute  la  commune  humanité,  automatique  en 
ce  sens  que  l'humanité  y  mettrait  toujours  et  n'en  retirerait 
jamais.  »  Seulement,  il  n'y  a  pas  que  les  fonctions  d'épargne  : 
«  La  graisse  n'est  pas  tout  l'homme...  La  nature  se  gouverne 
aussi  par  d'autres  lois.  Il  y  a  une  déperdition,  une  perte  per- 
pétuelle, une  usure,  un  frottement  inévitable,  qui  n'est  point 
d'accident,  qui  est  dans  le  jeu  même,  dans  les  règles  du  jeu, 
dans  les  lois  ou  plutôt  dans  la  loi...  D'un  mot  il  y  a  le  vieillisse- 
ment... Un  mouvement  que  le  mobile  (c'est  nous,  c'est  tout) 
accomplit  toujours  dans  le  même  sens,  sans  recommence- 
ment, sans  retour,  sans  reprise,  sinon  sans  regrets  et  sans 
remords,  vers  l'accomplissement,  vers  la  consommation 
du  temps  même  et  la  destination  du  jugement.  Il  y  a  le 
vieillissement  ».  «  En  ce  sens-là  tout  se  perd  et  rien  ne  se 
gagne.  En  ce  sens-là,  tout  se  perd,  et,  on  l'a  dit,  rien  ne  se  crée.  » 
Nous  n'échapperons  point,  vous  dis-je  à  cette  idée.  La  vieil- 
lesse de  Hugo  peut  bien  nous  rappeler  sa  force,  et  ses  vers  sur 
l'air  de  Malbrouck,  nous  rappeler  la  chanson  de  Chérubin.  En- 
traînés par  Beaumarchais,  nous  relirons  la  Mère  Coupable  ; 
nous  nous  dirons  :  «  C'est  donc  là  le  comte  et  c'est  donc  là 
Rosine.  Et  c'est  donc  là  Suzanne  et  c'est  là  Figaro.  Plus  on 
a  fait  de  ces  personnages  le  type  de  la  jeunesse  même,  et  plus 
ils  sont  réussis  comme  types  de  la  jeunesse  même,  plus  ils 
en  sont  les  types  élastiques,  traditionnels,  réussis,  heureux 
et  presque  sacramentels,  plus  il  est  poignant  de  les  retrouver 
comme  tout  le  monde,  je  veux  dire  vieilUs,  enfin  hommes  et 
femmes,  comme  tout  le  monde,  à  quarante  ans.  »  Non  moins 
poignant,  d'entendre  le  comte  parler  d'«  un  certain  Léon 
d'Asiorga  qui  fut  jadis  son  page,  et  que  l'on  nommait  Chérubin  ». 
Et  aussi  d'apprendre  que  le  fils  de  Chérubin  a  lu,  dans  une 
assemblée  estimable,  un  essai  qu'il  avait  fait  sur  l'abus  des 
vœux   monastiques  !    «   Le   plus    grand    vieillissement   qui 


NOTES  445 

puisse  arriver  à  un  homme,  c'est  d'avoir  un  enfant  sensible- 
ment idiot.  C'est  ce  vieillissement  posthume  qui  est  arrivé 
à  notre  Chérubin  ».  Mais  alors  Bégearss,  «  l'autre  Tartufe  », 
le  Tartufe  de  l'ère  nouvelle,  n'est-ce  pas  le  vieilUssement  de 
Figaro,  et  le  vieillissement  de  ceux  qui  l'applaudirent,  de 
tout  un  âge,  de  tout  un  peuple  gonflé  d'enthousiasme  répu- 
blicain. Et  c'est  de  nouveau  la  tare  inhérente  à  tout  événe- 
ment temporel.  «  Nous  déclarons,  tous,  nous  nous  af&rmons 
à  nous-mêmes  que  rien  ne  vaut  les  réahsations.  Nous  savons 
que  rien  n'est  profond,  et  grave,  et  sérieux  comme  les  réalisa- 
tions, comme  une  œuvre  faite,  comme  une  guerre  faite  et 
une  victoire  couronnée...  Nous  le  savons,  nous  en  sommes 
sûrs.  Et  nous  savons  aussi  que  nous  ne  nous  retournons  jamais 
sans  une  profonde  mélancolie  vers  cet  âge  où  l'œuvre  était 
espérée  seulement,  où  la  fortune  encore  n'était  pas  jouée, 
où  tout  était  dans  le  risque  mais  dans  la  promesse,  où  la 
bataille  enfin  n'était  pas  donnée.  » 

La  cause  qui  gagne  n'est  jamais  la  vraie  cause  qu'on  a 
défendue.  Les  gagnants  sont,  plus  ou  moins,  des  vaincus. 
Et  tous  ces  vaincus  ensemble  font  appel  au  jugement  de 
l'histoire.  «  C'est  encore  une  laïcisation.  D'autres  peuples, 
d'autres  hommes  en  appelaient  au  jugement  de  Dieu... 
Aujourd'hui,  ils  en  appellent  au  jugement  de  l'histoire.  C'est 
l'appel  moderne.  C'est  le  jugement  moderne.  Pauvres  amis. 
Pauvre  tribunal,  pauvre  jugement...  En  somme  ce  sont  des 
pères  qui  font  appel  au  jugement  de  leurs  fils  !...  C'est  encore 
un  mystère  de  notre  jeune  Espérance  et  certainement  l'un 
des  plus  touchants  et  des  plus  merveilleux.  S'il  est  vrai  que 
nulle  charité  n'est  aussi  merveilleuse  que  celle  qui  vient 
d'un  misérable  et  qui  va  vers  un  autre  misérable...  pareille- 
ment, nulle  espérance  n'est  aussi  touchante,  aussi  grave,  aussi 
belle,  aussi  pieuse  que  cette  déconcertante  espérance  que  ces 
malheureux  s'acharnent  à  placer  dans  d'autres  malheureux.  » 
Et  l'illusion  n'est  pas  seulement  d'oubher  que  la  postérité 


446  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sera  faite  d'hommes  non  moins  périssables,  non  moins 
incompétents  que  nous.  Mais  «  chaque  génération  appelante 
se  voit  seule  sous  le  regard  innombrable  d'une  indéfinité 
indéfiniment  croissante  de  générations  ultérieures.  C'est 
le  contraire.  C'est  chacune  des  générations  juges,  des  généra- 
tions ultérieures  qui  est  une  en  face  de  toutes  les  générations 
passées.  »  Et  cette  génération  de  juges,  à  quoi  songe- t-elle  elle- 
même,  sinon  à  se  faire  juger  par  l'avenir  ?  «  Longue  poursuite 
temporelle,  perpétuellement  décevante  poursuite,  toujours  en 
porte-à-faux,  et  singulière  justice,  singulière  juridiction  ! 
Le  tribunal  court  après  le  prétoire.  Le  magistrat  lève  le  pied. 
Le  juge  retrousse  sa  robe  et  saute  la  barre  pour  se  faire  ad- 
mettre accusé...  »  Et  telle  est  l'illusion  par  où  l'âme  moderne 
remplace  le  jugement  dernier  et  la  communion  des  saints. 
Mais  cette  misère,  comment  la  condamner,  si  chacun,  si  le 
chrétien  même  la  retrouve  dans  son  propre  cœur  ?  «  Nous 
le  connaissons  peut-être,  Péguy,  notre  homme  de  quarante 
ans.  Nous  commençons  peut-être  à  le  connaître...  Il  a  qua- 
rante ans,  il  sait  donc.  La  science  que  nul  enseignement  ne 
peut  donner,  le  secret  que  nulle  méthode  ne  peut  pré- 
maturément confier,...  il  sait.  D'abord,  il  sait  qui  il  est. 
Ça  peut  être  utile,  dans  une  carrière.  Il  sait  ce  que  c'est 
que  Péguy...  Il  sait  que  Péguy  c'est  ce  petit  garçon  de  dix 
douze  ans  qu'il  a  longtemps  connu  se  promenant  sur  les 
levées  de  la  Loire.  Il  sait  aussi  que  Péguy  c'est  cet  ardent  et 
sombre  et  stupide  jeune  homme,  dix-huit  vingt  ans,  qu'il 
a  connu  tout  frais  débarqué  à  Paris...  Il  sait  que  la  Sor- 
bonne,  et  l'Ecole  Normale,  et  les  partis  politiques  ont  pu  lui 
dérober  sa  jeunesse,  mais  ne  lui  ont  pas  dérobé  son  cœur... 
Il  sait  que  toute  la  période  intercalaire  ne  compte  pas,  que 
la  période  de  masque  est  finie  et  qu'elle  ne  reviendra  jamais. 
Et  qu'heureusement  la  mort  viendra  plutôt...  Il  sait  qu'il  a 
retrouvé  l'être  qu'il  est,  un  bon  Français  de  l'espèce  ordinaire, 
et  vers  Dieu  un  fidèle  et  un  pécheur  de  la  commune  espèce. 


NOTES  447 

Mais  enfin  et  surtout  il  sait  qu'il  sait.  Car  il  sait  le  grand 
secret,  de  toute  créature...  le  secret  le  plus  universellement 
confié,  de  proche  en  proche,  de  l'un  à  l'autre,  à  demi- voix 
basse,  au  long  des  confidences,  au  secret  des  confessions,  au 
hasard  des  routes,  et  pourtant  le  secret  le  plus  hermétique- 
ment secret...  Il  sait  que  l'on  n'est  pas  heureux.  Il  sait  que 
depuis  qu'il  y  a  l'homme  nul  homme  jamais  n'a  été  heureux... 
Or,  voyez  l'inconséquence.  Le  même  homme,  cet  homme 
a  naturellement  un  fils  de  quatorze  ans.  Or  il  n'a  qu'une 
pensée.  C'est  que  son  fils  soit  heureux.  Il  ne  se  dit  pas  que  ce 
serait  la  première  fois  que  ça  se  verrait...  Il  n'a  qu'une  pensée. 
Et  c'est  une  pensée  de  bête.  Il  veut  que  son  fils  soit  heureux... 
Il  a  une  autre  pensée.  Il  se  préoccupe  uniquement  de  l'idée 
que  son  fils  a  (déjà)  de  lui, c'est  une  idée  fixe,  une  obsession,  une 
sorte  de  scrupuleuse  et  dévorante  manie.  Il  n'a  qu'un  souci,  le 
jugement  que  son  fils,  dans  le  secret  de  son  cœur,  portera  sur 
lui,  il  ne  veut  hre  l'ayenir  que  dans  les  yeux  de  ce  fils.  Il  cherche 
le  fond  des  yeux.  Ce  qui  n'a  jamais  réussi,  ce  qui  n'est  jamais 
arrivé,  il  est  convaincu  que  ça  va  arriver  cette  foiç-ci...  Et 
c'est  ici  la  commune  merveille  de  notre  jeune  Espérance.  » 
De  telles  pensées  de  bête,  si  on  les  juge,  si  on  les  raille, 
ce  n'est  pas  pour  s'empêcher  de  les  avoir,  c'est  pour  les 
dépasser,  pour  s'élever  à  d'autres,  qui  donneront  à  celles-là 
leur  vrai  sens  :  Il  ne  s'agit  pas  d'échapper,  sur  terre,  à  notre 
condition  d'hommes.  Il  s'agit  de  vieillir  bien,  non  de  ne  pas 
vieillir,  comme  des  dieux.  Lisez  plutôt  Homère  et  les  tragiques 
grecs  :  «  Oui,  l'homme  envie  aux  dieux  leur  étemelle  jeu- 
nesse, leur  éternelle  beauté  ;  leur  force  iUimitée,  leur  instan- 
tanée vitesse  ;  leur  éternelle  bataille,  leur  éternel  festin, 
leur  éternel  amour.  Mais  il  devient  très  vite  évident  que  cette 
envie  même  est  comme  noyée  dans  un  certain  mépris... 
Mépris  de  quoi  ?  Mais  précisément  de  ceci  :  que  les  dieux 
sont  éternellement  jeunes  et  éternellement  beaux  ;  presque 
universellement  puissants,  instantanément  vites  ;  mépris  de 


44^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ce  qu'ils  livrent  une  bataille  éternelle,  un  étemel  festin,  et 
les  batailles  d'un  éternel  amour...  Mépris  de  quoi  ?  Mépris 
au  fond  de  ce  que  les  dieux  ne  sont  point  périssables... 
mépris  de  ce  qu'ils  demeurent  et  de  ce  qu'ils  ne  passent  point. 
Mépris  .de  ce  qu'ils  recommencent  tout  le  temps  et  non  point 
comme  l'homme,  qui  ne  passe  qu'une  fois...  Mépris  de  ce 
qu'ils  n'ont  point  la  triple  grandeur  de  l'homme,  la  mort, 
la  misère,  le  risque...  de  ce  qu'ils  sont  assurés  de  ne  pouvoir 
devenir  aussi  grands  qu' Œdipe..,  » 

Accepter  de  vieilUr,  accepter  d'être  un  homme,  n'est-ce 
pas  la  plus  sûre  grandeur  de  Hugo  ?  «  Ce  n'est  pas  par  hasard 
que  sur  tant  de  points  nous  en  revenons  toujours  à  lui.  » 
Nous  l'avons  bien  senti  tout  de  suite  :  «  Leconte  de  Lisle, 
Hugo,  deux  systèmes  en  ces  deux  hommes...  L'un  vieillissait 
vieillard,  l'autre  vieiUissait  vieux...  Tout  ce  que  les  paysans 
de  votre  pays  mettent  dans  ce  mot  :  un  vieux,  tout  ce  qu'ils 
y  mettent  de  noueux,  de  racine,  de  ayant  résisté^  de  ayant 
poussé,  de  ayant  vieilli,  de  ayant  tenu  le  coup...,  c'est  tout 
cela  qu'il  faut  laisser  dans  le  mot  et  dire  du  vieil  Hugo  : 
C'était  un  vieux.  Il  laissait  à  l'autre  le  soin  de  porter  le 
monocle  et  d'être  un  Olympien.  Lui  il  portait  ses  deux  yeux, 
les  yeux,  aux  lourdes  paupières,  avec  deux  poches  dessous, 
les  yeux,  sinon  les  plus  profonds,  du  moins  les  plus  profondé- 
ment voyants  qui  se  «soient  jamais  ouverts  sur  le  monde 
charnel...  Il  était  un  homme,  simplement  (c'était  lui,  le 
mangeur  de  bœuf),  un  vieil  homme  à  l'écorce  ridée.  Il  savait 
ce  qui  éclate  partout  dans  Homère,  qu'il  y  a  plus  dans  un 
homme  que  dans  un  dieu  qui  étonne  au  loin.  Et  passible, 
il  ne  voyait  aucun  inconvénient  à  laisser  Leconte  de  Lisle 
impassible  poursuivre  sa  carrière  de  vieillard  et  de  Dieu... 
Ni  pareillement  à  lui  laisser  la  philologie,  l'archéologie  :  «  Ni 
archéologie,  ni  philologie  romanes,  voilà  le  secret  d'Aymé- 
rillot  et  du  Mariage  de  Roland.  Ni  archéologie,  ni  philologie 
hébraïques,  voilà  le  secret  de  Booz  endormi.  » 


NOTES  449 

La  faiblesse  et  le  péché  de  l'Histoire,  le  trait  qui  l'oppose 
aux  mémoires,  et  à  la  mémoire,  nous  pouvons  le  comprendre 
à  présent  :  «  Être  d'un  temps  et  d'un  autre  temps,  voilà 
tout  mon  programme,  dit-elle,  vous  voyez  qu'il  n'est  pas 
compliqué.  En  somme,  c'est  toujours  ceci  :  ne  pas  vieillir. 
Ne  pas  accepter  le  vieillissement...  Être  d'un  temps  et  en 
même  temps  d'un  autre  temps.  Être  d'un  lieu  et  en  même 
temps  d'un  autre  lieu.  Être  d'une  génération  et  en  même 
temps  d'une  autre  génération  ;  précisément  ce  serait  être 
dieu,  être  fait  dieu...  Or  justement,  nous  avons  peut-être 
assez  vu  quelle  déchéance  ce  serait  que  de  devenir  dieux  !  » 
Vieillir,  ce  n'est  pas  être  passé,  et  le  savoir  ;  c'est  passer, 
c'est  changer  d'âge,  se  souvenir  et  regretter.  «  Rien  n'est 
aussi  étranger  que  la  mémoire  à  l'histoire...  Et  le  vieillisse- 
ment est  avec  la  mémoire,  et  l'inscription  est  avec  l'histoire... 
L'inscription  est  essentiellement  une  opération  par  laquelle  on 
manque  de  mémoire...  L'histoire  s'occupe  de  l'événement, 
mais  elle  n'est  jamais  dedans.  La  mémoire,  le  vieillissement 
ne  s'occupe  pas  toujours  de  l'événement  mais  il  est  toujours 
dedans.  »  Or,  «  c'est  la  mémoire  qui  fait  toute  la  profondeur  de 
l'homme.  »  Une  profondeur  qu'il  redoute  :  «  Descendre  en  soi- 
même,  c'est  la  plus  grande  terreur  de  l'homme...  L'homme 
aimera  toujours  mieux  se  mesurer  que  de  se  voir.  »  C'est 
pourquoi  le  vieillard,  à  une  remémoration  organique,  pré- 
fère un  retracé  historique.  Il  se  raconte,  il  dépose  en  témoin, 
il  regarde  au  long  de  sa  vie  :  «  au  lieu  de  s'enfoncer  dans  sa 
mémoire,  il  fait  appel  à  ses  souvenirs.  »  Mais  l'homme  de 
quarante  ans,  dans  ce  plein  de  la  mélancolie,  voit  ce  que  c'est 
que  la  vie  au  moment  même  qu'elle  vient  de  lui  manquer  ;  il 
se  demande  ce  qu'il  a  fait  de  sa  jeunesse  et  il  voit  qu'il  a 
perdu  sa  jeunesse.  Il  n'évoque  pas  ses  souvenirs  ;  il  invoque 
sa  mémoire.  «  L'homme  de  quarante  ans  est  chroniqueur 
et  mémorialiste  comme  l'homme  de  vingt  ans  est  poète.  » 
Mais  lui-même  il  sent  qu'il  va  devenir  historien  et  en  lui- 

29 


450  LA     NOUVELLE     REVUE     FRANÇAISE 

même  il  fait  ses  adieux  à  la  mémoire.  Et  l'homme,  ensuite, 
redevient  très  gai.  «  Rien  n'est  gai  comme  un  historien. 
D'ailleurs  il  est  constant  que  rien  n'est  gai -comme  un  fos- 
soyeur. Et  c'est  le  même  métier.  Rien  n'est  gai  comme  le 
vieillard  qui  évoque  ses  souvenirs.  » 

Péguy  ne  veut  pas  être  gai,  dans  un  monde  où  l'on  n'est 
pas,  où  l'on  ne  peut  pas  être  heureux.  Il  sait  bien  pourquoi  il 
retourne  et  remâche  ces  songeries  d'espoirs  temporels  toujours 
déçus,  de  regret,  de  flétrissure  et  de  vieillissement  :  Il  ne 
veut  pas  perdre  lui-même,  il  ne  veut  pas  que  nous  perdions, 
que  nous  dissipions  en  vain  ces  années  de  mémoire  et  de 
mélancolie  où  la  détresse  même  est  appel  de  la  grâce  et  moyen 
du  salut.  Il  faut,  pour  guérir,  que  l'âme  païenne  s'enfonce 
dans  le  sentiment  de  son  infirmité.  «  Quand  une  certaine 
détresse,  quand  un  certain  goût  d'une  certaine  détresse 
apparaît,  dans  l'histoire  du  monde,  c'est  que  la  chrétienté 
revient,  »  Tout  ce  qui  avive  cette  détresse,  agit  pour  la 
chrétienté.  «  L'homme  croyant  toujours  que  ce  qu'il  n'a  pas 
eu,  c'est  une  raison  pour  qu'il  l'ait  »,  cet  homme  païen,  cet 
homme  de  désir,  c'est  le  germe  vivant  du  chrétien.  Devant 
les  illusions  des  modernes  et  leurs  vains  recours  à- la  justice 
de  l'histoire,  les  dévots  crieront, à  l'impiété,  au  sacrilège,  à 
la  parodie,  parce  que  ce  sont  des  détournements  et  des 
laïcisations.  Mais  «  Dieu  aime  mieux  peut-être  une  vertu 
détournée  que  pas  de  Vertu  du  tout...  Quand  l'éternelle 
source  ressort  d'une  sourde  infiltration,  vais- je  déclarer  que 
je  trouve  indigne,  moi,  indigne  d'elle  qu'elle  sorte  de  là, 
comme  une  eau  perdue  ?...  Je  sais  que  la  grâce  est  insidieuse, 
que  la  grâce  est  retorse  et  qu'elle  est  inattendue.  Et  aussi 
qu'elle  est  opiniâtre  comme  une  femme...  Quand  on  la  met 
à  la  porte,  elle  rentre  par  la  fenêtre.  Les  hommes  que  Dieu 
veut  avoir,  il  les  a.  Les  peuples  que  Dieu  veut  avoir,  il  les 
a...  Il  serait  trop  facile  de  croire,  pour  plaire  à  quelques 
misérables  dévots,  que  Dieu,  lui  aussi  peut-être  pour  plaire 


NOTES  451 

à  quelques  misérables  dévots,  va  abandonner  tout  un  peuple, 
et  quel  peuple,  et  tout  un  monde  parce  que  ce  monde,  parce 
que  ce  peuple  sont  dans  le  péché  de  n'être  point  dans  les  sacra- 
mentelles formes.  Où  est-il  dit  que  Dieu  abandonne  l'homme 
dans  le  péché  ?  Il  le  travaille  au  contraire. . .  Ce  peuple  achèvera 
son  chemin  qu'il  n'a  point  commencé.  Ce  siècle,  ce  monde,  ce 
peuple  arrivera  par  la  route  par  laquelle  il  n'est  pas  parti...  » 

Ainsi  pensait  Péguy  à  la  veille  de  la  guerre.  Il  savait 
et  ne  cachait  pas  sur  quelle  route  il  prétendait  nous  mener. 
Lui-même  ne  cherchait  plus  sa  route.  Il  était  arrivé  autant 
qu'homme  peut  l'être,  autant  que  peut  se  croire  arrivét  un 
chrétien  qui  sait  n'être  pas  lin  saint.  «  Une  expérience  de 
vingt  siècles  —  lui  dit  Clio  —  m'a  montré  qu'une  fois  que 
la  dent  de  chrétienté  a  mordu  dans  un  cœur,  elle  ne  lâche 
jamais  le  morceau...  Nos  anciens  dieux  ne  savaient  pas 
mordre.  Mais  vous  avez  touché  le  Dieu  qui  mord.  Nos 
anciens  dieux  ne  dévoraient  pas.  Vous  avez  touché  le  Dieu 
qui  dévore.  »  —  Péguy  veut  que  nous  sentions  aussi  la  mor- 
sure, à  notre  tour.  C'est  pour  la  faire  enfoncer  qu'il  insiste 
et  qu'il  appuie  sur  les  tristesses  du  vieillissement.  Et  s'il 
semble  s'y  complaire,  c'est  peut-être,  et  probablement,  parce 
que  chaque  retour  à  la  détresse  surmontée  renouvelle  en 
lui  r»,rdeur  de  sa  Foi  et  de  sa  jeune  Espérance.  Ne  cherchons 
pas  ici  les  signes  d'une  lassitude  de  vivre.  Il  aurait  bien 
accepté  de  vivre  encore.  Il  aurait  accepté  d'attendre  le 
bonheur  de  son  fils,  et  le  jugement  de  son  fils  sur  lui-même. 
Il  aurait  accepté  de  continuer  sa  tâche,  et  de  mener  ses 
Cahiers  jusqu'à  la  cinquantième  série.  Mais  il  acceptait 
pareillement  autre  chose  ;  il  acceptait  jusqu'à  s'offrir  :  car 
il  savait,  en  gardant  malgré  l'âge  son  grade  d'officier  de  ré- 
serve, à  quoi  il  s'engageait  pour  le  jour  du  combat.  L'en- 
tendez-vous qui  commente  la  lettre  de  Chérubin  :  la  vie  m'est 
odieuse  et  je  vais  la.  perdre  avec  joie  dans  la  vive  attaque  d'un 


452  LA     NOUVELLE     REVUE     FRANÇAISE 

fort  où  je  ne  suis  pas  commandé  :  «  On  n'est  jamais  commandé, 
quand  on  ne  veut  pas.  On  est  toujours  commandé,  quand 
on  veut.  »  L'entendez-vous,  qui  plaint  les  dieux  parce  qu'il 
leui^  manque  «  ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  grand  dans  le 
monde;  et  déplus  beau  :  d'être  tranché  dans  sa  fleur;  de 
périr  inachevé;  de  mourir  jeune  dans  un  combat  militaire.  » 
Pour  lui-même,  il  n'est  plus  temps  de  mourir  jeune;  mais 
que  vienne  ou  non  le  combat  militaire,  il  sent  bien  qu'il 
ne  mourra  pas  vieux.  Il  écoute  Clio,  tout  à  la  fin,  lui  dire  : 
«  Vous  même,  vous  petit,  vous  n'irez  même  pas  jusque  là. 
Pas  même  un  demi-siècle.  Depuis  quinze  ans  que  vous  ramez 
sur  cette  galère,  vous  vous  sentez  à  bout  tous  les  jours  ;  et  il 
vous  semble  qu'il  y  a  une  éternité...  Vous  ne  vous  voyez 
pas  dans  trente-cinq  ans,  dit-elle.  Vous  ne  vous  repré- 
sentez pas  présidant  à  la  cinquantième  série  des  cahiers. 
Mais  vous  vous  représentez  fort  bien,  et  je  me  représente 
avec  vous,  mon  enfant,  me  dit-elle  avec  une  grande  dou- 
ceur, ce  que  vous  penserez  le  jour  de  votre  mort.  » 

Lire  ces  mots  que  tout  le  livre  éclaire,  c'est  quitter  mon 
vieux  camarade  au  bord  même  du  champ  où  il  est  tombé. 
Pour  précieux  que  nous  soit  le  .récit  d'un  de  ses  compagnons 
des  derniers  jours,  s'il  nous  intéresse,  c'est  qu'il  nous  montre 
Péguy  en  pleine  action  dans  l'épreuve  attendue,  y  portant 
ce  courage,  cette  abnégation  allègre  et  totale,  cette  simplicité 
que  nous  attendions  ;  mais  nous  n'y  cherchons  point  une 
confidence,  la  révélation  d'un  dernier  secret.  On  ne  sait  pas 
tout  d'un  homme  ;  nous  savons  de  Péguy,  grâce  à  lui-même, 
tout  ce  que  nous  avons  le  droit  et  le  besoin  de  savoir.  C'est 
un  faible  privilège  que  de  l'avoir  dès  longtemps  fréquenté, 
puisque  des  amis  de  jeunesse,  après  qu'il  eut  changé  de  voie, 
ont  pu  se  tromper  sur  ses  motifs  profonds  et  méconnaître 
l'unité  de  sa  vie.  Pourtant  ses  changements  n'ont  rien  eu  de 
brusque  et  d'inexpliqué  ;  si  la  passion  a  quelque  peu  faussé 
son  attitude  à  l'égard  dçs  personnes,  ses  alliances  et  ses 


NOTES  453 

inimitiés,  elle  n'a  pas  dévié  le  cours  de  ses  sentiments 
ni  de  ses  idées.  Sans  rien  retrancher  de  l'importance 
qu'eut  à  ses  propres  yeux  sa  conversion,  je  dis  qu'il  resta 
fidèle  à  lui-même,  je  ne  le  vois  en  rien  renier  les  premières 
exigences  de  son  esprit  ni  de  son  cœur.  Péguy  ne  dédiait 
plus  ses  livres  à  la  République  Sociaîiste  Universelle  ;  sa 
«  Cité  Harmonieuse  »,  il  ne  l'attendait  plus  qu'au  ciel.  C'est 
chQse  grave  que  de  livrer  la  terre  à  l'injustice  historique  et 
d'accepter  la  faillite  de  tout  ordre  temporel  au  titre  d'in- 
frangible loi.  Grave  surtout,  si  l'on  s'incline  devant  les 
puissances  du  monde  et  si  l'on  tourne  à  leur  service  les 
émotions  de  respect  et  de  résignation  ;  non  pas  si  l'on  con- 
serve intacts  et  si  l'on  répand  par  l'exemple  le  goût  du  franc 
parler,  l'amour  du  peuple,  le  culte  du  bon  travail  et  de  la 
pauvreté  fière,  Péguy  n'avait  pas  besoin  de  nous  rappeler 
la  différence  qu'il  établit  entre  «  les  petites  gens  »  et  «  les  gens 
du  commun», Mais  j'aime  que  dans  sa  dernière  œuvre,  qui 
n'est  pas  la  moins  religieuse,  il  dédaigne  absolument  de 
complaire  à  «  quelques  dévots  ». 

Ce  qui"  fait  la  singulière  beauté  de  Clio,  c'est  le  vieillisse- 
ment franchement  accepté  ;  c'est  le  sourd  travail  d'une  âme 
qui  recueille  sans  en  rien  perdre  tous  les  souvenirs,  tous  les 
regrets,  et  réchauffe  l'espoir  présent  aux  feux  du  passé  tout 
entier,  Nous  pouvons  appeler  ce  travail,  le  «  vieillissement 
de  mémoire  ».  Le  «  vieillissement  d'habitude  »  —  Péguy 
le  savait  par  Bergson  —  est  tout  à  fait  différent.  C'est  un 
vieillissement  extérieur  et  passif  :  persistance  des  plis 
contractés,  accumulation  des  manies,  complaisance  invo- 
lontaire aux  procédés  d'action  et  d'expression  qui  ont  une 
fois  servi  la  pensée,  et  maintenant  risquent  de  la  trahir. 
La  mémoire  attirerait  la  jeunesse,  par  ce  qu'elle  contient  de 
vie  concentrée  ;  l'habitude  la  repousse,  comme  une  dimi- 
nution de  vie.  Voilà  ce  qui  jette  une  ombre  sur  la  singulière 
beauté  de  Clio.  Quand  Péguy  s'attriste  qu'une  belle  œuvre 


454  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

puisse  être  si  facilement  découronnée  par  une  mauvaise 
lecture,  nous  nous  attristons  de  le  voir,  au  même  ins- 
tant, qui  collabore  à  son  propre  découronnement.  L'arbre 
qui  vieillit  bien  ne  se  creuse  pas  au  dedans  ;  il  garde,  sous 
l'aubier  récent,  les  cercles  des  saisons  anciennes  toujours 
plus  serrés  jusqu'au  cœur.  Mais  sur  l'arbre,  chaque  année, 
l'ancien  feuillage  fait  place  libre  aux  pousses  neuves.  Chez 
Péguy,  pour  mettre  en  plein  jour  la  jeune  verdure  et  les 
fleurs,  et  même  pour  découvrir  la  structure  de  l'arbre  vivant, 
il  faut  bien,  au  risque  de  casser  des  branches,  écarter  le  lichen 
avec  les  feuilles  mortes.  Je  présente  ici  l'œuvre  à  l'excès  dé- 
pouillée; c'est  qu'il  m'a  fallu,  d'abord,  la  regarder  ainsi  pour  la 
bien  voir.  Je  la  sentais  admirable,  mais  imparfaite.  Je  l'admire 
davantage,  après  m'être  assuré  que  rien  ne  manque  à  sa  vie, 
qu'elle  ne  souffre  d'aucun  creux,  d'aucun  vide,  et  qu'une  pro- 
fusion superflue  empâte  simplement  les  lignes  d'un  chef- 
d'œuvre  que  notre  amour  peut  dégager,  bien  réel  et  bien  entier. 
Vieux  amis  de  Péguy,  ce  n'est  pas  nous  qui  sentirons  une 
fatigue  à  le  suivre,  et  refuserons  de  l'aimer  jusqu'en  ses 
défauts  mêmes.  Mais  nous  voulons  que  d'autres  l'aiment  ; 
nous  voulons  que  son  esprit  ne  cesse  pas  d'agir.  Le  moyen 
n'est  pas  de  dire  à  une  jeunesse  impatiente  :  «  Admirez  chaquQ 
ligne  et  chaque  vers  ;  dans  Jeanne  d'Arc,  dans  Eve,  dans 
Clio,  tout  est  bien  comme  il  doit  être,  à  sa  place,  à  sa  mesure.  » 
Nous  ne  serions  pas  écoutés.  Mieux  vaut  dire  :  «  Prenez,  lisez, 
choisissez.  Commencez  par  vous  convaincre  qu'en  ces  livres 
la  surabondance  n'est  pas  artifice  :  Péguy  parle  comme  il 
pense  ;  il  n'invente  qu'à  ce  prix  ;  il  faut  cet  amas  de  nuages 
pour  préparer  ses  éclairs.  Connaissant  moins  que  nous  les 
difficultés  de  sa  vie  et  l'exigence  de  production  qui  le  pous- 
sait toujours  en  avant,  vous  pourrez  regretter  plus  que  nous, 
qu'au  sûr  élan  du  poète  n'ait  pas  succédé,  chez  lui,  ce  retour 
sur  l'œuvre  faite,  qui  est"  une  des  conditions  de  l'art.  Des 
modèles  d'ordre  et  de  sobriété,  bien  d'autres  vous  les  offriront 


9 


NOTES  455 

qui  méritent  moins  d'être  lus.  Lisez  Péguy,  non  pas  seulement 
pour  atteindre  aux  pages  d'un  art  achevé  où  l'émotion 
paierait  toute  patience  ;  mais  pour  écouter  comme  il  faut 
cette  voix,  l'une  des  plus  pures,  des  plus  chaudes  et  des  plus 
graves  qu'aujourd'hui  l'on  puisse  entendre,  alors  qu'on  ' 
cherche  sa  route  aux  premiers  carrefours  de  la  vie,  » 

MICHEL     ARNAULD 

* 
*     * 

LA  FORÊT  DES  CIPPES,  essais  de  critique  par  Pierre 
Gilbert,  recueillis  et  publiés  par  Eugène  Marsan  (Champion 
éditeur,  2  volumes). 

Après  une  retraite  de  quatre  ans  au  front,  plus  féconde 
pour  moi  que  vingt  ans  de  paix  dans  le  siècle,  me  voici  de 
nouveau  à  ma  table,  mais  tout  changé,  devant  un  livre  dont 
il  s'agit  de  rendre  compte.  Quel  embarras  !  —  Le  critique 
est-il  mort  en  moi  ?  a-t-il  désappris  son  métier  ?  Il  n'a  pres- 
que rien  lu  depuis  l'été  de  19 14  en  fait  d'ouvrages  propre- 
ment littéraires  ;  à  peu  près  exclusivement  des  livres  de 
mystique,  de  théologie  et  de  politique...  Va-t-il  retrouver 
le  contact  ?  —  Il  y  a  cependant  une  place  à  prendre  aujour- 
d'hui, même  dans  une  revue  de  littérature,  une  place^qu'ici 
—  croit-il  —  ne  lui  disputera  personne,  la  seule  qu'il  puisse 
occuper  s'il  prétend  appliquer  ses  nouveaux  principes 
rigoureusement.  Doit-il  déjà  dire  laquelle  ?  —  Non,  il 
préfère  différer  encore  une  profession  de  foi  nuancée  et 
complexe  «  sur  le  rôle  profond  de  la  parole  écrite  ».  Il  se 
contentera  aujourd'hui  d'avouer,  pour  ne  pas  prendre  le 
lecteur  en  traître,  que  la  notion  de  l'art  à  laquelle  il  garde 
son  culte  n'est  plus  pour  lui  absolument  incompatible 
avec  la  notion  de  l'utilité  :  il  a  appris  et  refuse  de  désap- 
prendre que  le  mot  est  pensée,  que  la  pensée  est  action. 
Sa  tâche,  déjà  lourde  et  délicate  hier,  se  compliquera  désor- 
mais de  responsabilités  si  nouvelles  qu'il  attendra  de  s'être 
vu  lui-même  à  l'œuvre,  pour  l'assumer  publiquement. 


456  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  n'est  peut-être  pas  de  gi  oupe  littéraire  qui  ait  donné 
autant  à  la  Patrie  que  la  Revue  critique  des  Idées  et  des  Livres. 
Si  le  sang  versé  des  martyrs  répond  de  la  vérité  de  leur  Foi, 
nous  ne  saurions  trop  prendre  en  considération  une  doctrine 
qui,  s'affichant  nationaliste,  a  formé  de  tels  hommes  pour 
défendre  la  nation.  Je  n'ai  pas  le  dessein  d'étudier  aujourd'hui 
les  raisons  qui,  avant  la  guerre,  pouvaient  justifier  certains 
heurts,  certains  froissements  et  même,  disons  le  mot,  une 
sorte  d'incompatibilité  de  nature  entre  la  Revue  critique 
et  notre  revue.  Notez  qu'ici  et  là,  nous  pensions  travailler 
pour  la  même  cause,  celle  du  classicisme  français  ;  mais  le 
mien  tentait  quelquefois  des  aventures  si  risquées,  qu'il 
devait  juger  rétrograde  celui  de  nos  émules  et  rivaux.  Je 
m'entêtais  à  ne  vouloir  considérer  dans  leur  doctrine  que  les 
restrictions  au  lyrisme  (dans  la  forme  comme  dans  le  fond) 
dont  nous  donnait  l'exemple  raisonnable  le  poète  Jean- 
Marc  Bernard.  C'est  toute  une  enquête  à  refaire  et  je  suis 
décidé  à  la  faire  en  ami.  Certes,  je  ne  déniais  pas  au  groupe 
ses  qualités  d'intélHgence  ;  ni  Eugène  Marsan,  ni  André  du 
Fresnois,  ni  Pierre  Gilbert,  ni  même  Clouard  n'étaient 
pour  çioi  des  étrangers  ;  mais  leur  raison  me  paraissait  trop 
souveraine  et  je  lui  reprochais  de  dessécher  le  cœur,  d'éteindre 
la  curiosité,  de  glacer  l'inspiration.  Que  tout  cela  est  loin  ! 
—  Entrons  dans  la  Forêt  des  Cippes. 

Des  cippes  ?  non.  Je  vois  des  arbres,  de  jeunes  aibres,  au 
fût  droit  en  effet,  mais  poussant  de  partout  de  fins  rameaux 
au  bout  de  fortes  branches,  puisant  partout  l'air  et  le  jour. 
Ce  n'est  pas  la  froide  raison  qui,  dès  les  premiers  pas,  me  frappe, 
c'est  la  vie,  la  hardiesse,  l'originalité,  la  sensibilité  de  l'esprit. 
Pierre  Gilbert,  qu'il  faut  pleurer,  s'intéressait  autant,  et 
peut-être  plus  aux  hommes  qu'aux  œuvres,  à  l'écrivain  qu'à 
ses  écrits  ;  c'était  un  peu  le  cas  de  Sainte-Beuve.  Aussi, 
son  pieux  camarade  n'aura-t-il  pas  eu  tort  de  placer  en  tête 
du  livre,  ces  «  Anecdotes  sur  le  prince  de  Ligne  »  si  pleines 


NOTES  457 

d'accent,  de  mesure  et  de  vivacité.  Voici  Boileau,  et  non  pas 
«  personnage  et  autorité  »,  régent  du  Parnasse,  mais  homme, 
homme  sensible  se  racontant  dans  ses  Epitres  : 

...  mon  cœur  toujours  conduisant  mon  esprit.  * 

Voici  Bernardin  de  Saint-Pierre,  vieux  Hbertin  en  vête- 
ment de  feuilles  vertes.  Voici  Chateaubriand  dont  la  sincé- 
rité «  ne  consiste  pas  à  dire  la  vérité,  mais  en  une  assez  juste 
divination  de  la  musique  qui  charmera  pour  un  moment  ce 
cœur  vide  »  ;  c'est  «charité  envers  lui-même».  Voici  Stendhal 
enfin,  qui  «  n'écrit  que  pour  exprimer  et  parce  que  l'expres- 
sion le  passionne  ».  Citons  :  «  D'autres  ont  tenu  la  plume  pour 
fixer  des  sensations,  des  impressions,  des  émotions  d'âme, 
qui  étaient  passées,  mais  à  celui-ci  l'écriture  sert  à  produire 
ces  sentiments  et  ces  émotions  ;  elle  n'est  pas  effet,  mais  cause; 
elle  précède  le  plaisir  et  l'engendre  ;  au-dessus  de  tout,  il 
place  l'expression  et  le  tour  ;  un  événement  ne  le  touche  à  sa 
vraie  profondeur  qu'après  qu'il  lui  a  prêté  son  accent.  » 
Ceci  est  curieux  et,  certes,  on  peut  y  voir  une  pointe  de 
paradoxe.  Stendhal  écrit  pour  son  "plaisir,  mais  parce  que 
d'abord,  il  a  eu  grand  plaisir  à  vivre  ;  il  crée  de  l'action,  des 
sentiments,  des  passions  ;  mais  parce  que  d'abord  il  a 
furieusement  agi,  senti,  s'est  furieusement  passionné.  Gilbert 
ne  dit  pas  toujours  tout,  il  faut  l'entendre,  et  ce  qu'il  dit,  il  le 
dit  parfois  avec  une  autorité  un  peu  cassante.. C'est  le  fait 
d'une  jeune  et  riche  nature,  qui  est  trop  sûre  de  son  fait.  Ses 
réflexions  sur  le  style  même  de  Stendhal  ne  sont-elles  pas 
étonnamment  justes  ?  «  Analytique  certes...  mais  ce  n'est 
qu'une  partie  de  son  art.  Là  où  un  autre  explique,  il  peint, 
sensibilise,  à  l'aide  de  mouvements  expressifs.  Il  met  de  la 
musique  sur  ce  qui,  chez  un  autre,  demeurerait  libretto.  »  En 
effet,  pas  d'images,  un  rythme  ;  comme  Racine  exactement. 
J'ai  trop  aimé  Flaubert  —  mais  plus  peut-être  l'homme  que 
l'œuvre  —  pour  n'être  pas  un  peu  choqué  par  le  «  plaidoyer 
pour  Emma  Rouault,  femme  Bovary  ».  Ce  procès-là  est  à 


458  V  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

reprendre. Mais  dans  le  jugement  indigné  et  parfois  sommaire 
qui  nous  est  présenté  ici,  que  d'attendus  frappants  qu'il  ne 
faudrait  que  nuancer  et  qui  donnent  la  clé  de  la  grandeur  et 
de  l'impuissance  du  maître  !  «  Emma  était,  de  tempérament, 
plus  sentimentale  qu'artiste,  cherchant  des  émotions  et  non  des 
paysages  »,  écrit  Flaubert.  «  Texte  succulent,  dit  Gilbert. 
11  réduit  l'art  à  la  description  et  bien  entendu  à  la  description 
physique.  »  Pas  tout  à  fait,  non  !  pas  toujours  !  mais  souvent 
hélas  !  et  voici  qui  semble  plus  important  dans  l'affaire  : 
«  Flaubert  (l'impassible  Flaubert)  était  persuadé  d'avoir 
renvoyé  ses  personnages  dos  à  dos.  De  fait,  il  les  a  tous  flétris 
(rapetisses,  du  moins).  Grave  erreur  qui  confond  l'art  et 
r impersonnalité  comme  s'il  y  avait  aucune  possibilité  d'art 
ou  comme  s'il  pouvait  exister  un  style,  un  langage,  sans  un 
sujet  qui  nomme,  sans  un  homme  qui  donne  au  verbe  sa 
personne.  »  Là  gît  précisément  toute  la  difficulté  ;  faire  passer 
l'inflexion  du  créateur^  dans  la  voix  de  sa  créature  sans  en 
altérer  le  timbre  authentique.  —  Je  ne  puis,  dans  les  limites 
d'une  note,  compter  tous  les  trésors  encore  mêlés  d'un  livre 
si  vivant  et  si  nombreux.  Les  articles  sur  le  théâtre  dont 
Gilbert  rendit  compte  pendant  plusieurs  saisons,  demande- 
raient à  eux  seuls  une  étude  spéciale  ;  mais  son  talent  s'exerce 
ici  sur  de  si  médiocres  objets,  qu'il  ne<peut  donner  sa  mesure. 
Nous  n'oublierons  cependant  pas  l'indication  précieuse 
qu'il  nous  propose  en  travaillant  à  rendre  toute  son  impor- 
tance à  la  notion  du  «  public  ».  Les  dramaturges  qui  font  de 
l'art,  oublient  souvent  d'en  tenir  compte.  —  Reste  la  partie 
politique  du  livre.  Elle  flatte  trop  mes  préférences  pour  que 
j'accepte  d'en  parler.  Mais  ne  pourrait-on  pas  dire  de  l'art 
de  demain  ce  que  je  lis  ici  du  gouvernement  des  Etats  ?  et 
quelque  conclusion  qu'on  adppte,  l'avenir  n'est-il  pas  tou- 
joursle  fruit  de  la  leçon,  bien  ou  mal  entendue,  bien  ou  mal 
suivie,  du  passé  ? 

II!;N'RI        r.HKON 


NOTES  459 

*** 

COLAS  BREUGNON,  par  Romain  Rolland  (Ollendorfî)  .. 

La  curiosité  des  lecteurs  de  M.  Romain  Rolland,  en 
ouviânt  Colas  Breugnon,  a  été  déçue.  On  attendait  avec  impa- 
tience ce  que  M.  Romain  Rolland  a  dû  écrire  ces  cinq  années. 
C'est  partie  remise,  car  Colas  Breugnon  était  entièrement 
imprimé  dès  19 14  et  la  publication  en  avait  été  différée 
pendant  la  guerre.  Mais,  même  paru  en  1914,  la  déception 
ne  nous  eût  pas  été  épargnée. 

M.  Rolland  a  écrit  Colas  Breugnon,  comme  le  chat  botté, 
une  fois  haut  placé,  courut  après  les  souris,  pour  se  divertir. 
Son  œuvre  «  est  une  réaction  contre  la  contrainte  de  dix 
années  dans  l'armure  de  Jean-Christophe,  qui,  d'abord  faite 
à  ma.  mesure,  avait  fini  par  me  devenir  trop  étroite.  J'ai 
senti  un  besoin  invincible  de  libre  gaieté  gauloise,  oui, 
jusqu'à  l'irrévérence  ».  C'est  fort  naturel.  M.  Rolland  n'a 
pas  porté  si  longtemps  sans  impatience  la  chaîne  qui  le 
liait  à  Jean-Christophe  :  la  détente  après  cette  longue  déca- 
logie  a  engendré  une  sorte  de  drame  satyrique,  né  ici  de 
conditions  analogues  à  celles  qui  ont  fait  écrire  le  Protée  de 
Claudel.  Et,  aussi,  détente  française  contre  l'emprise  étran- 
gère du  musicien  germanique  :  Colas  est  un  Nivernais  du 
temps  de  Louis  XIII  qui  raconte  son  histoire  en  un  langage 
lyrique  et  goguenard,  bousculé  et  touffu.  M.  Rolland  a  rédigé 
cela  à  l'occasion  d'un  retour  au  sol  natal,  qu'il  n'avait  pas 
revu  depuis  sa  jeunesse.  Il  en  avait  perdu  l'habitude  et 
comme  la  patrie  est  une  habitude,  tout  cet  inhabituel  lui 
est  sauté  au  visage,  avec  intempérance,  désordre  et  tumulte, 
il  s'est  mis  à  danser  dans  ses  habits  nouveaux  et  ses  sabots 
avec  une  formidable  ébriété.  Il  lui  reste  d'ailleurs  un  scrupule: 
«  Je  n'ose  croire  que  la  compagnie  de  mon  Colas  Breugnon 
divertira  autant  les  lecteurs  que  l'auteur.  » 

Non.  Elle  ne  les  divertira  pas  autant.  Colas  Breugnon  ne 
se  lit  pas  avec  agrément.  C'est  un  de  ces  livres  (il  y  en  a 


460  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

plusieurs  dans  son  œuvre)  où  M.  Rolland  s'abandonne  à 
dévider  sans  contrôle  des  pages  qui  lui  chantent,  mais 
qui  laissent  le  lecteur  plus  froid.  Evidemment  on  continue 
à  lire  leiivre,  on  sent  que  c'est  tout  de  même,  que  c'est  encore 
de  quelqu'un,  mais  on  demeure  gêné  parce  que  le  courant 
de  communication  de  l'auteur  au  lecteur  ne  s'établit 
pas,  ce  même  courant  qui  circule  et  frémit  avec  la 
plénitude  continue  et  dense  d'une  belle  musique  dans 
les  épisodes  parfaits  de  Jean-Christophe,  dans  V Adoles- 
cent, le  Buisson  Ardent,  et  d'autres,  —  ce  courant  que 
M.  Rolland  sent  circuler  entre  son  auteur  et  lui,  ef  qu'il 
sait  nous  rendre,  quand  il  écrit  la  vie  de  Beethoven  et  celle 
de  Michel- Ange.  Ici,  sans  contestation  possible,  c'est  manqué. 

Pourquoi  ce  courant  est-il  à  peu  près  absent  de  Colas 
Breugnon  ?  Il  faut  bien  en  chercher  les  raisons  ou  du  moins 
en  proposer  quelques  raisons  tant  à  l'auteur  qu'au  lecteur,  qui 
doivent  désirer  également  les  entendre. 

On  pourrait  d'abord  en  alléguer  une  toute  provisoire  et 
superficielle.  M.  Romain  Rolland  appartient  chez  nous  à  ce 
groupe  de  lettrés  français,  qui  tiennent  à  être  de  bons  Euro- 
péens, qui  croient  justement  à  l'existence  d'une  Europe 
dont  la  France  est  une  partie  essentielle,  et  qui  voient  à  la 
façade  de  la  France  de  larges  fenêtres  ouvertes  sur  les  hori- 
zons étrangers,  —  un  de  ces  hommes  dont  la  place  eût  été 
autrefois  (un  autrefois  qui  reviendra  peut-être)  à  l'Université 
de  Strasbourg.  C'est  un  regard  ouvert  sur  l'au-delà  des  fron- 
tières; et  cela  fit,  dans  son  ensemble,  de  Jean-Christophe  un 
grand  morceau  de  littérarture  européenne.  Mais  jusqu'ici 
M.  Rolland  a  moins  réussi  lorsqu'il  a  porté  son  attention 
sur  la  France.  Des  trois  parties  de  Jean-Christophe,  Jean- 
Christophe  à  Paris  demeure  la  moins  bonne.  M.  Rolland  n'a 
pas  vu  la  France  avec  des  yeux  d'artiste  aussi  délicats, 
avec  une  âme  aussi  musicienne  qu'il  a  abordé  l'Allemagne. 
On  sent  qu'il  n'a  pas  pénétré  dans  son  pays  par  le  portique 


NOTES  461 

de  Beethoven.  Je  suis  sensible  dans  Jean-Christophe  à  la  vie 
et  au  charme  vrais  d'Olivier  ;  artistiquement  il  ne  vaut  pas 
le  héros  du  roman  et  les  personnages  français  ne  valent 
pas  les  personnages  allemands.  On  sent  que  l'écrivain  a 
besoin  du  recul  simplificateur,  rempli,  comme  au  théâtre, 
par  l'orchestre.  C'est  là,  j'ai  hâte  de  le  dire,  une  raison  de 
second  plan.  M,  Rolland  triomphera  probablement  de  cette 
difficulté.  Il  avait  promis  autrefois  une  vie  de  Hoche,  qui 
sera  peut-être,  s'il  l'écrit,  très  belle.  Et  peut-être  aussi  la 
France,  vue  d'un  recul  de  cinq  années  et  des  hauteurs 
de  Saint-Cergues  et  de  la  Dole  est-elle  exactement  au  point 
d'optique  nécessaire  pour  suggérer  le  prochain  chef-d'œuvre 
de  l'auteur  de  Jean-Christophe. 

Puis,  l'art  de  M.  Romain  Rolland  est  un  art  de  totalité, 
ou  plutôt  un  art  d'addition  indéfinie  qui  tient  à  donner 
beaucoup  et  à  j  eter  un  peu  indégrossie  une  matière  abondante. 
Cet  art  quantitatif  est  bien  dangereux  quand  il  n'est  pas 
équilibré.  Dans  Jec^n-Christophe  il  était  équilibré,  son 
débordement  de  matière  était  retenu  et  discipliné  par  le 
mouvement  inverse,  celui^  de  l'analyse,  la  conversion  vers 
le  dedans,  et  des  caractères,  un  caractère  surtout  à  démêler, 
à  expliquer,  à  faire  vivre,  Jean  Christophe  ne  s'est 
pas,  comme  Colas  Breugnon,  imposé  à  l'auteur  avec 
une  brusquerie  autoritaire  qui  s'installe  en  pays  conquis, 
domestique  le  pauvre  écrivain  qui  n'en  peut  mais.  Son 
Christophe,  M.  Rolland  s'était  donné  la  peine  d'aller  le 
chercher  lui-même,  de  le  prendre  petit  et  faible,  de  le  nourrir, 
de  l'élever,  d'en  faire  vraiment  son  œuvre,  de  livrer  conti- 
nuellement une  bataille  contre  ce  qui  résiste  et  ne  veut  pas 
se  formuler.  Dans  Jean-Christophe  il  utilise  sa  matière,  dans 
Colas  Breugnon  il  se  laisse  absorber  par  elle.  Il  appelle 
quelque  ^djrt  Jean-Christophe  son  grand  ours  mal  léché  de 
la  forêt  germanique,  mais  ce  bavard  de  Colas  n'est  même 
pas  mal  léché  :  il  se  voit  qu'il  n'a  jamais  reçu  sur  la  peau  le 


4^)2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

moindre  coup  de  langue  maternel.  Sans  doute  y  avait-il  en 
puissance  un  Jean-Christophe  aussi  informe  en  trente  volumes 
sur  lequel  M.  Rolland  a  su  conquérir  le  sien... 

Et  enfin  et  surtout  il  est  une  troisième  raison,  en  laquelle,  si 
je  m'examine,  je  vois  bien  la  principale  cause  de  ma  mauvaise 
humeur.  A  la  dernière  page  M.  Rolland  recopie  ces  lignes 
de  Pantagruel  :  «  Comment,  dist  frère  Jean,  vous  rhythmez 
aussy  ?  Par  la  vertu  de  Dieu,  je  rhythmeray  comme  les 
aultres,  je  le  sens  bien;  attendez,  et  m'ayez  pour  excuse,  si 
j  e  ne  rhy  thme  en  cramoisi.  »  Voilà  le  terrible  du  livre  :  le  bavar- 
dage de  Colas  est  un  bavardage  rythmé,  entendez  que  ces  trois 
cent  vingt  pages  sont  pour  les  trois  quarts  à  peu  près  écrites 
en  alexandrins  blancs.  M.  Rolland  abusait  bien  un  peu  de 
cette  forme  dans  les  passages  lyriques  de  Jean-Christophe, 
mais  cela  venait  tout  seul,  passait  avec  le  reste,  portait 
souvent  d'admirables  images.  Ici  l'oreille  endure  le  plus 
affreux  supplice.  Dans  ce  genre  de  langage,  en  horreur  légi- 
time depuis  cinq  siècles  à  tout  bon  Çrançais,  on  ne  sait  si 
c'est  la  prose  ou  si  c'est  le  vers  qu'on  assassine,  c'est  probable- 
ment tous  les  deux,  mais  enfin  on  est  sûr  qu'il  y  a  meurtre. 
Que  M.  Rolland  y  prenne  garde  :  la  décadence  de  M.  Maeter- 
linck, autre  grand  écrivain  européen,  a  commencé  du  jour  où  il 
s'est  mis  à  écrire  des  Joyzelle  et  des  Monna  Vanna  en  vers  blancs. 
Le  vers  n'est  d'ailleurs  pas  toujours  blanc,  il  porte  des  asso- 
nances, mais  n'en  vaut  pas  mieux  :  «  Par  moments,  je  me  dis  : 
Mais  Brugnon,  mon  ami,  en  quoi  diable  peut  bien  t'intéresser 
ceci  ?  Qu'as-tu  à  faire  dis-moi,  de  la  gloire  romaine  ?  Encor  * 
moins  des  folies  de  ces  grands  sacripants  ?  Tu  as  assez  des 
tiennes,  elles  sont  à  ta  mesure.  Que  tu  es  désœuvré  pour  aller 
te  charger  des  vices,  des  misères,  des  gens  qui  sont  défunts 
depuis  mil  huit  cents  ans  ?  »  On  dirait  que  M.  Rolland  a 
écrit  son  livre  au  sortir  d'une  lecture  de  Paul  Fort,  et  fait 
parler  en  Colas  Breugnon  un  Paul  Fort  nivernais.  La  marche 
générale   de   ce   quasi-poème   rappelle   assez   le    Roman   de 


NOTES  463 

Louis  XI.  Mais  Paul  Fort  est  un  poète,  il  n'écrit  pas  en 
faux  vers,  mais  en  vrais  vers,  et  sa  typographie,  très  senséei 
et  très  fine  au  fond,  ne  doit  pas  faire  illusion.  Il  n'est  pas 
donné  à  tout  le  monde  d'être  poète.  Il  est  donné  à  moins 
de  monde  encore  de  saisir  comme  Bossuet,  Massillon, 
Rousseau,  Chateaubriand,  le  secret  des  nombres  de  la  prose 
française,  ou  comme  La  Bruyère,  Montesquieu  et  Flaubert, 
celui  de  ses  coupes.  Il  y  a  tout  de  même  au-dessous  de  ces 
secrets  suprêmes,  une  bonne  prose  française,  solide  et  succu- 
lente, ou  délicate  et  nerveuse,  qu'on  a  encore  aujourd'hui 
l'occasion  de  saluer  dans  bien  des  livres,  et  dont  on  trouverait 
des  exemples  dans  les  belles  pages  narratives  de  Jean-Christo- 
phe, ces  pages  qui  nous  suggèrent  assez  de  musique  intérieure 
pour  qu'elles  se  dispensent  de  faire  de  la  musique  verbale.  Mais 
V Ersatz  de  musique  que  sont  les  vers  blancs  de  Colas,  non  ! 

M.  Rolland  dira  qu'il  ne  les  a  pas  cherchés,  que  cette 
forme  s'est  imposée  à  lui  comme  la  rondeur  naturelle  du 
langage  gaillard  et  rebondi  que  lui  parlait  Colas  Breugnon. 
Eh!  oui,  je  le  vois  bien.  Je  n'accuse  pas  du  tout  M.  Rolland 
de  s'être  battu  les  flancs  pour  arriver  à  une  expression 
pseudo-poétique.  J'ai  même  exactement  la  sensation  con- 
traire. La  forme  comme  le  fond  sont  de  bonne  foi.  C'est  «  tout 
franc,  tout  rond  ».  Ici,  comme  sur  d'autres  terrains,  la  fran- 
chise et  le  parti  d'honnêteté  de  M.  Rolland  éclatent  avec  la 
plus  pure  authenticité.  Il  n'y  a  chez  lui  —  c'est  une  de  ses 
forces  et  un  de  nos  grands  espoirs  —  rien  d'artificiel  ni  de 
mensonger.  M.  Romain  Rolland  eût,  je  crois,  peiné  beaucoup 
plus  s'il  avait  voulu  échapper  à  ce  rythme  qui  s'imposait 
bizarrement  à  lui.  Il  a  préféré  être  lui-même,  jusqu'au  bout, 
carrément,  et  après  tout  il  a  bien  fait.  C'est  le  vin  de  sa  vigne, 
je  ne  l'aime  pas,  mais  je  ne  le  sens  ni  mouillé,  ni  truqué. 

Si  Colas  Breugnon  ne  divertit  pas  autant  le  lecteur  que 
l'auteur,  je  reconnais  qu'il  doit  intéresser  ce  troisième  larron 
qu'est  le  critique.  Il  tiendra  une  place  curieuse  dans  l'œuvre 


464  LA    NOUVELLE     REVUE     FRANÇAISE 

de  M.  Rolland,  analogue  a  celle  de  Han  d'Islande  ou  de 
l'Homme  qui  rit  dans  Victor  Hugo,  ou  de  ce  Protée  que  je 
rappelais  tout  à  l'heure.  Il  attestera  le  fond  robuste 
et  plantureux,  la  terre  grasse  qui  nourrit  son  riche 
talent.  Cette  terre  en  mottes  n'est  pas  en  soi  fort 
belle  à  voir,  mais  c'est  une  bonne  nourrice,  elle  nous  fait 
penser  aux  belles  récoltes  d'hier,  aux  dix  voitures  pleines 
de  Jean-Christophe,  et  penser  aussi  avec  confiance  aux  mois- 
sons, aux  récoltes  de  demain.  M.  Rolland,  dans  ce  gros  livre 
mal  plaisant  ou  trop  plaisant,  nous  avertit  que  bonhomme 
vit  encore,  nous  le  fait  voir  avec  une  santé  que  nous  ne  lui 
connaissions  pas  tout  entière  :  nous  l'attendons  à  l'emploi 
vrai  de  cette  santé.  albert   thibaudet 


LETTRES  DE  PAUL  GAUGUIN  A  GEORGES  DE 
MONFREID  (G.  Crès). 

Nous  ne  discuterons  pas  ici  de  l'opportunité  de  la  publi- 
cation de  cette  correspondance,  qui  nous  eût  bouleversés 
il  y  a  dix  ans.  Certes,  les  tourments  d'un  homme  de  valeur, 
sans  cesse  en  butte  à  des  soucis  d'argent,  assistant  impuis- 
sant à  la  trahison  de  ses  disciples,  aux  fausses  interpréta- 
tions des  poètes  et  aux  manœuvres  cupides  de  certains  spé- 
culateurs, nous  émeuvent;  mais  nous  ne  retrouvons  plus  dans 
notre  cœur  cette  profonde  tendresse  que  nous  eûmes  pour  un 
de  nos  premiers  initiateurs  à  «l'esprit  nouveau  »...  d'avant  la 
guerre,  et  les  soucis  d'art  du  peintre  de  Tahiti,  si  nous  les 
voyons  parfois  exprimés  dans  ces  lettres,  nous  ne  pouvons 
presque  plus  les  comprendre. 

Aussi  bien  la  pente  qui  nous  entraîne  est-elle  pour  ainsi 
dire  le  versant  opposé  de  celui  où  se  tient  Gauguin  —  et 
nos  préoccupations  récentes,  nous  les  constatons  absolu- 
ment aux  antipodes  de  celles  qui  sont  formulées  en  quelques 
pages  de  ce  livre. 


NOTES  465 

Presque  chacune  des  affirmations  picturales  de  Gauguin 
nous  est  un  motif  de  révolte,  et  notre  chagrin  s'accroît 
lorsque  nous  les  découvrons  à  la  base  de  presque  toutes 
les  doctrines  actuellement  en  honneur  chez  le  public. 
Un  jeune  critique  d'art  poussait  dernièrement  l'étourderie 
jusqu'à  affirmer  :  «  Il  n'y  a  pas  la  Peinture  ;  il  n'y  a  que  des 
Peintres.  »  Qui  a  lu  Cennino-Cennini,  le  Vinci,  Delacroix 
même,  ne  peut  sans  sourire  entendre  pareille  sentence,  et 
demeure  interdit  lorsqu'il  lit  ce  passage  de  Gauguin  :  «  Vous 
serez  toujours  à  même  d'arriver  à  la  précision  si  vous  y 
tenez  ;  le  métier  vient  tout  seul,  malgré  soi,  avec  l'exercice, 
et  d'autant  plus  facilement  qu'on  pense  à  autre  chose  que  le 
métier.  »  Voici,  exprimé  sous  la  plume  d'un  peintre,  le  vœu 
du  plus  vulgaire  des  publics.  En  effet,  que  nous  rabâche- t-on 
aujourd'hui,  sinon  qu'il  faut  que  l'artiste  peigne  comme 
l'oiseau  chante,  sans  y  penser,  en  puisant  dans  ses  sensations, 
comme  s'ils  en  pouvaient  sortir  par  génération  spontanée,  les 
éléments  de  son  langage  ?  Ailleurs,  nous  lisons  ceci  :  «  Le 
tout  est  àd^nsle droit  chemin,  c'est-k-diie  celui  qui  est  en  soi, 
n'est-ce  pas  ?  Et  dire  qu'il  y  a  des  écoles  l  !  !  pour  apprendre 
à  suivre  la  même  route  que  son  voisin.  »  Ce  qui  est  sympto- 
matique  dans  cette  dernière  phrase,  ce  n'est  pas  tant  le 
mépris  des  écoles,  nécessaires  cependant,  mais  dont  il  est 
vrai  que  la  meilleure,  aujourd'hui,  ne  vaut  pas  grand'chose, — 
que  cette  peur  de  ressembler  au  «  voisin  ».  L'originalité 
à  tout  prix,  voilà  le  tourment  de  Gauguin  et  celui  dont 
héritèrent  nos  peintres  modernes.  Préjugé  romantique  s'il 
en  fût.  Imagine-t-on  Raphaël  révolté  contre  l'enseignement 
du  Pérugin  ?  On  le  voit  plutôt  appliquant  sans  inquiétudes 
ni  remords  un  métier  acquis,  anonyme  à  l'expression  de  sen- 
timents personnels. 

Le  malentendu  provient  de  ce  que  l'on  confond,  dans  tous 
les  arts,  esthétique  et  technique.  Celle-ci  n'est  qu'un  moyen 
qui,  sous  des  variations  seulement  apparentes,  est  conditionné 

30 


466  La  nouvelle  revue  française 

paj-  des  lois  immuables  (qu'il  nous  faudra  bien  énumérer  un 
jour)  et  que  l'on  apprend,  sans  révolte.  Celle-là  est  essentiel- 
lement variable  :  elle  est  conditionnée  par  des  buts  spirituels 
qui  changent  selon  les  époques.  Il  est  évident  qu'il  y  a 
influence  de  l'esthétique,  que  l'on  élabore  en  commun,  sur 
la  technique  dont  chacun  hérita,  et  que  cette  transformation 
des  moyens  s'opère  fatalement,  sans  efforts  ni  recherche 
maladive  d'originalité.  Elle  provient  d'une  mystérieuse 
répercussion  de  l'esprit  sur  la  main.  Le  peintre  classique 
s'applique  seulement  à  découvrir  la  direction  de  son  époque 
et  cherche  à  réaliser  l'accord  de  son  âme  avec  l'âme  univer- 
selle. Il  renonce  donc  autant  à  la  poursuite  des  sujets  nou- 
veaux qu'à  la  culture  pour  elles-mêmes  des  petites  origina- 
lités techniques.  Il  cherche  surtout  les  aspects  nouveaux 
de  sujets  éternels,  pris  dans  la  réalité  immédiate. 

Mais  le  plus  grand  péché  contre  la  tradition  dont  Gauguin 
est  fautif  est  ce  goût  des  voyages,  dont  surent  si  bien  se 
garder  nos  grands  classiques  français.  Notre  haine  des  voyages 
est  proverbiale.  Cela  tient  au  génie  même  de  notre  race  et  a 
la  richesse  de  notre  sol.  Notre  imagination,  vite  échauffée, 
glisse  sur  la  pente  la  plus  modeste  et,  s'emparant  du  moindre 
phénomène,  sans  peine  rejoint  l'Universel.  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  longs  déplacements  :  un  simple  récit  nous  suffit 
pour  reconstruire  le  monde  —  ou  bien  un  détail  du  paysage 
français,  pourvu  qu'il  offre  la  moindre  ressemblance  avec  une 
vignette  du  Journal  des  Voyages  !  Pour  qui  possède  la  richesse 
intérieure,  une  branche  chargée  de  fruits  évoque  le  Paradis, 
n'importe  quelle  île  est  Pathmos,  et  tout  voile  soulevé 
découvre  Isis. 

Un  exemple  typique  de  cette  faculté  prodigieuse  de  recons- 
truire le  monde  d'après  le  plus  petit  détail,  nous  est  offert  par 
ce  douanier  Rousseau,  le  plus  rustre  des  peintres  modernes, 
à  qui  le  Dictionnaire  Larousse  offrait  par  ses  piètres  images  un 
tremplin  suffisant  pour  bondir  au  sein  des  plus  merveilleux 


NOTES  467 

paysages  exotiques.  On  trouverait  dif&cilement  la  centième 
partie  du  pouvoir  évocateur  de  ces  peintures  à  la  fois  pri- 
mitives et  raffinées  dans  les  tableaux  à  grands  frais  exécutés 
par  nos  ridicules  «  Orientalistes  ». 

Ce  besoin  puéril  de  sujets  inédits,  extraordinaires,  ce  goût 
pour  les  spectacles  les  moins  quotidiens  s'exprime  dans  un 
grand  nombre  de  lettres  de  Gauguin  :  «  Ici  mon  imagination 
commençait  à  se  refroidir»,  écrit-il  au  moment  de  quitter  Tahiti 
pour  les  Marquises.  Il  croit  qu'avec  «  des  éléments  tout  à  fait 
nouveaux  et  plus  sauvages  »  il  va  faire  «  de  belles  choses  ». 
Puis  plus  tard,  envisageant  la  possibilité  de  rentrer  en  Europe 
il  écrit  ;  «  J'irai  alors  m'établir  de  votre  côté  dans  le  Midi 
quitte  à  aller  en  Espagne  chercher  quelques  éléments  Nou- 
veaux. »  Cette  obsession  du  «  nouveau  »,  cette  recherche  de 
l'inattendu  par  l'exotisme,  voire  par  le  «  sauvage  »,  il  l'affirme 
dès  qu'il  parle  Art.  Enumérant  ce  qu'il  a  fait  eil  deux  ans  de 
séjour,  il  ajoute  au  chiffre  de  ses  peintures  «quelques  sculp- 
tures ultra- sauvages.  »  Plus  loin  il  conseille  :  «  Ayez  tou- 
jours devant  vous  les  Persans,  les  Cambodgiens,  et  un  peu 
l'Egyptien.  La  grosse  erreur,  c'est  le  Grec,  si  beau  qu'il  soit.  » 
Voilà,  pour  un  esprit  français,  un  langage  bien  difficile  à  com- 
prendre, n'est-ce  pas  1  Parle-t-il  technique,  il  renonce  au  mé- 
tier complexe  pour  dire,  par  exemple,  de  ses  essais  xylogra- 
phiques: «  C'est  justement  parce  que  cette  gravure  retourne 
aux  temps  primitifs  de  la  gravure  qu'elle  est  intéressante,  la 
graVure  sur  bois  comme  l'illustration  étant  de  plus  en  plus 
comme  la  photogravure,  écœurante.  «Nouvelle  erreur  et pré- 
jugé  néfaste  que  de  croire  plus  «  artiste»  l'utihsation  d'un  mé- 
tier simplifié.  Le  raffinement,  au  contraire,  ne  consiste- t-il  pas 
enl'emploi  d'un  métier  difficile  pour  un  résultat  en  apparence 
simple  ?  De  combien  de  faux-primitifs,  autant  peints  que 
gravés,  Gauguin  est-il  responsable,  pour  n'avoir  pas  su  mon- 
trer que  la  vulgarité  de  l'art  actuel  ne  tient  pas  à  la  com- 
plication des  techniques,  mais  bien  plutôt  à  la  bassesse 


468  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des, esprits   que   nulle   règle   ne  vient   rappeler   à  l'ordre  ! 

Nous  nous  permettrons  de  fixer  encore  un  des  principaux 
travers  d'un  peintre  dont  la  silhouette  s'efface  singulière- 
ment à  mesure  que  les  seuls  maîtres  Cézanne  et  Renoir  se 
rapprochent  de  nous.  Nous  avons  longuement  réfléchi  avant 
de  l'accuser  d'un  certain  mal  dont  nous  sommes  à  peine  guéris. 
Il  sera  curieux  de  comparer  à  la  fois  les  textes  et  les  œuvres 
pour  prouver  plus  tard  ce  que  nous  ne  ferons  qu'énoncer 
aujourd'hui  :  la  part  qui  revient  à  Gauguin  dans  le  malaise 
cubiste,  que  nous  considérons  comme  une  métaphore  plas- 
tique. Parlant  de  la  sculpture,  Gauguin  écrit  que  c'est  «  très 
facile  quand  on  regarde  la  nature,  très  difficile  quand  on 
veut  s'exprimer  un  peu  mystérieusement  en  paraboles, 
trouver  des  formes.  »  Parlant  de  la  peinture,  il  écrit  :  «  J'ai  tou- 
jours dit  (sinon  dit)  pensé  que  la  poésie  littéraire  du  peintre 
était  spéciale  et  non  l'illustration  ou  la  traduction,  par  des 
formes,  des  écrits  :  il  y  a  en  somme  en  peinture  plus  à  cher- 
cher la  suggestion  que  la  description  comme  le  fait  d'ailleurs 
la  musique.  » 

Nous  lisons  chaque  jour  l'équivalent  de  cette  phrase  dans 
les  manifestes  des  poètes  et  des  peintres  dits  cubistes.  Nous 
rapprocherons  plus  tard  ce  passage  significatif  d'un  article 
de  M.  Reverdy,  poète  initié  aux  arcanes  du  cubisme,  qu'il 
considère  comme  une  nouvelle  branche  de  l'activité  artistique 
et  qu'il  formule  :  «  Cubisme,  poésie  plastique.  »  On  devine  déjà 
les  multiples  répercussions  d'un  terrible  malentendu. 

On  jugera  peut-être  sévèrement  cette  courte  étude  sur 
un  homme  que  la  plupart  des  littérateurs  considèrent  comme 
un  grand  artiste.  Comment  des  poètes  résisteraient-ils  à  décou- 
vrir de  la  «  noblesse  »  dans  l'attitude  du  peintre  qui  écrivait  à 
M.  de  Monfreid,  en  réponse  à  une  lettre  où  celui-ci  lui  parlait 
des  soins  à  apporter  au  métier  :  «  Le  principal  qui  m'occupe 
toujours  c'est  de  savoir  si  je  suis  dans  la  bonne  voie,  en  pro- 
grès, si  je  fais  des  fautes  d'art.  Car  les  questions  de  matière. 


NOTES  469 

de  soins  d'exécution  et  même  de  préparation  de  toile  arri- 
vent tout  à  fait  en  dernier  plan.  »  Malgré  le  respect  auquel  a 
droit  un  peintre  aussi  pur  d'intentions,  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  de  déplorer  justement  cette  attitude  trop 
«  artiste  »,  et  de  lui  préférer  l'humilité  d'une  application 
naïve  à  peindre  le  mieux  possible,  à  bien  «  préparer  sa  toile  », 
comme  le  firent  tous  les  maîtres  dont  le  problème  de  la  con- 
servation des  œuvres  fut  un  des  plus  beaux  tourments  ainsi 
que  les  «  soins  d'exécution  »  pour  arriver  à  la  «  belle  matière  ». 
A  l'Artiste,  la  main  sur  son  cœur,  nous  avouons  préférer 
r«  artisan  »  qui  ne  cherche  qu'à  bien  conduire  son  pinceau. 
Comme  ce  dernier,  nous  sommes  sûrs  que  le  cœur  parlera 
sans  qu'on  le  presse,  et  que  le  Mystère  et  que  le  Rêve,  dont  il 
est  trop  souvent  question  dans  les  lettres  de  Gauguin,  nous 
n'avons  pas  à  nous  en  préoccuper  ;  c'est  affaire  à  notre  sub- 
conscient, ce  fleuve  dont  tous  nos  efforts  ne  pourraient  grossir 
les  eaux  et  à  qui  nous  devons  seulement  tâcher  de  préparer 
le  lit  que  son  volume  exigera.  andré  lhote 


LES  ÉTATS-UNIS  ET  LA  GUERRE,  par  Emile  Hove- 
laque   (Alcan). 

«  /  don't  cave  miich  for  France  !  »  répondait  dans  l'express 
de  New- York  à  Philadelphie  un  soldat  de  la  27e  division 
à  un  quidam  lui  demandant  ses  impressions.  —  Et  nous  ? 
Nous  soucions-nous  beaucoup  de  l'Amérique  ?  Tâchons-nous 
vraiment  à  la  comprendre  autrement  que  par  le  dehors  ? 
Pershing  et  Joffre,  Wilson  et  Viviani,  trois  millions  d'Amé- 
ricains qui  ont  vu  la  France  et  que  la  France  a  vus,  n'y  font 
guère.  Une  vague  de  sympathie  d'un  coup  surgie  et  d'un 
coup  disparue,  à  la  façon  d'un  phénomène  de  la  nature 
irresponsable,  ce  n'est  pas  assez.  Il  ne  suffit  pas  non  plus 
d'études  à  la  Bourget  —  ceux  qui  savent  sourient  —  ni  des 
tracts   de   Barrés,    de   Daniel   Halévy,    ou    des  articles  de 


470  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cheyrillon,  qui  ne  témoigneront  que  de  l'intention  qu'on 
eut  un  jour  de  s'exalter  mutuellement,  ni  des  études  du 
réaliste  Tardieu.  Il  faut  remonter  aux  sources  du  flot  qui 
trop  tôt  s'est  étalé,  retenir  les  éléments  qu'41  a  déposés,  les 
élaborer  pour  qu'ils  servent  à  la  connaissance  et  à  un  pro- 
fitable renouvellement. 

Dans  les  Etats-Unis  et  la  Guerre  cette  tâche  est  entre- 
prise. L'ouvrage  —  un  volume  de  cinq  cents  pages  —  fait 
pendant  à  ceux  où  Edith  Wharton  a  dessiné  les  grands 
traits  de  la  France.  Il  est  d'un  psychologue.  Emile  Hove- 
laque,  qu'il  étudie  l'Allemagne,  l'Angleterre,  le  Japon,  ou 
les  Etats-Unis,  s'applique  à  dégager  de  la  multiplicité  des 
faits  les  forces  profondes.  Il  procède  par  «  saisie  intérieure  ». 

Sans  doute  la  psychologie  des  groupes  humains  restera- 
t-elle  un  art  autant  qu'une  science.  Pas  de  résultats  définitifs. 
La  méthode  de  Taine  est  insuffisante,  celle  des  Allemands 
fausse.  Nous  tâtonnons.  Certains,  comme  l'auteur  de  l'Alle- 
mand, ne  voulant  point  préjuger,  préparer,  se  parer,  avancent 
pour  ainsi  dire  nus  au  devant  des  faits.  En  présence  du 
groupe  étranger  ils  réagissent  spontanément.  Ainsi  leur 
témoignage  est  authentique,  et  l'intuition  les  sert  autant 
que  l'observation.  D'autres,  décrivant  comme  le  barbet  de 
Faust,  des  cercles  concentriques,  serrent  de  toujours  plus 
près  leur  sujet.  Ce  n'est  qu'après  une  vaste  enquête  générale 
qu'ils  entrent  au  vif.  A  condition  qu'elle  n'ait  pas  déformé 
l'œil,  la  documentation  leur  sert  à  interpréter  le  détail,  à  le 
mettre  à  son  plan  dans  une  juste  perspective. 

Emile  Hovelaque,  éclectique,  combine  ces  deux  procédés 
d'investigation.  Mis  en  face  des  réalités,  il  oublie  la  connaissance 
qu'il  avait  d'elles  antérieurement.  Rien  de  préconçu  n'inter- 
viçnt  :  il  semble  qu'il  ait  gardé  un  coin  vierge  où  laisser  agir 
les  impressions  nouvelles.  Ce  n'est  qu'ensuite  qu'il  compose 
l'image.  A  peine  s'il  la  compose  :  il  laisse  plutôt  souvenirs 
et  visions,  observation  et  divination,  se  fondre  en  une  natu- 


NOTES  471 

t 

relie  synthèse.  L'unité  est  dans  le  moi.  La  pensée  s'organise 

par  élans  successifs  au  contact  des  êtres  et  des  choses.  Son 

rythme  va  au  rythme  d'alentour.  Les  chapitres  intitulés  : 

L'Opinion  américaine  et  la  Guerre, — Les  Ecrivains  américains 

et  la  Guerre,  —  La  Mission  française,  —  De  la  Neutralité 

à  la  Croisade,  —  L'Offensive  morale  contre  l'Allemagne,  — 

ne  s'enchaînent  pas.  Ils  se  retouchent,  se  corrigent  l'un  l'autre, 

au  besoin  en  se  contredisant  :  la  vie  au  lieu  de  la  logique. 

Il  y  faut  donc  chercher  -moins  une  histoire  d'ensemble 
des  événements,  que  la  chronique  pleine  de  couleur  et  de 
suggestions  du  missionnaire  qui  fut  l'interprète  de  Joffre 
et  de  Viviani  ;  non  une  construction  de  la  «  mentalité  » 
américaine,  mais  des  regards  allant  au  fond  qui  se  dérobe. 
Assister  au  prodigieux  mouvement  qui  finit  par  l'intervention 
armée  :  cela  eût  sufh  à  captiver  le  témoin  le  plus  sec.  Y  être 
mêlé  comme  le  fut  l'auteur,  intervenir  à  différentes  reprises 
pour  hâter  l*évolution  :  c'était  une  aventure  passionnée. 

Espoirs,  indignations,  impatiences,  enthousiasmes,  qu'Emile 
Hovelaque  n'a  point  eu  souci  de  cacher,  font  de  son 
livre  comme  un  roman.  Mainte  page,  entre  des  considéra- 
tions générales  et  des  discours  de  Viviani  —  beaucoup  de 
discours  de  Viviani  —  garde  la  couleur  et  le  frémissement  de 
là-bas.  La  blanche  New- York  entre  ses  bras  de  mer,  Mount- 
Vernon  et  les  reliques  de  Washington,  Chicago  monstrueuse 
cité  de  la  fièvre,  la  vallée  de  la  Juniata  —  six  cents  kilo- 
mètres de  rivière  entre  des  bois  qu'argenté  en  mai  le  dogwood 
en  fleur,  Pittsburg  où  il  n'y  a  d'horizon  que  les  palprtantes 
fumées  qui  se  marient,  se  combattent  et  enfin  se  confondent 
—  tout  cela  revit  aux  yeux  de  ceux  qui  l'ont  vu  :  une  gran- 
deur matérielle  qui  est  elle  aussi  élément  de  beauté.  Notre 
esthétique  un  jour  en  tiendra  compte. 

Il  faut  avoir  présentes  aux  yeux  cette  grandeur,  demeurée 
élémentaire,  cette  richesse,  d'où  pourra  naître  l'inspiration 
artiste,  pour  comprendre  un  peuple  demeuré  tout  de  pionniers. 


472  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

D'immenses  voies  continuent  de  s'ouvrir  aux  Américains. 
Ils  entendent  s'y  engager.  Ils  renoncent  provisoirement  à  se 
fixer.  Sentant  comme  il  serait  vain  de  vouloir  enserrer  dans 
des  formules  ce  qui  se  refuse  encore  à  la  définition,  l'auteur 
a  évoqué  les  multiples  visages  que  l'Amérique  offre  à  l'étran- 
ger. Des  foules  pressées,  exaltées,  violentes,  des  hommes  de 
toute  classe  et  de  toute  race  emplissant  gares,  rues,  abattoirs, 
clubs,  salles  de  réunions  politiques  et  halls  d'Universités, 
on  voit  se  détacher,  un  à  un,  les  individus,  les  leaders.  C'est 
d'elles,  de  leur  activité  énorme  et  confuse,  de  leurs  poussées 
incohérentes  et  contradictoires,  qu'ils  dépendent.  Nous 
jugerions  autrement  -Wilson  sachant  à  quelles  pressions  il 
cède,  de  quels  courants  il  se  sert  pour  avancer.  Abstraction 
et  couleur,  calcul  et  passion,  idéologie  à  lointaines  visées  et 
souci  des  plus  courtes  réalités,  on  devine  tout  cela  dans  le 
portrait  qu'a  tracé  du  Président  un  observateur  favorisé  : 
une  physionomie  caractéristique  y  est  rendue  dans  sa 
complexité  vivante. 

C'est  cette  complexité  qui  nous  échappe  quand  nous 
jugeons  les  Américains.  Peu  ou  point  de  discrimination. 
Nous  cherchons  le  caractère  national  là  où  il  y  a  à  peine  une 
nation,  au  sens  où  nous  entendons  ce  mot.  Hypnotisés  par 
la  durée,  nous  concevons  mal  des  existences  où  l'on  est 
surtout  préoccupé  de  l'espace.  En  nous-mêmes  rentrés, 
nous  nous  étonnons  de  ne  trouver  chez  d'autres  nul  besoin 
de  repliement.  Ayant  fait  choix  d'un  système,  disons  d'une 
ligne  selon  laquelle  évoluer,  nous  sommes  déconcertés  par 
ceux  qui  n'ont  pas  choisi. 

L'absence  de  choix  fait  la  force  de  l'Amérique  et  sa 
secrète  faiblesse.  Tout  lui  est  possible  parce  qu'elle  dispose 
de  prodigieuses  ressources  matérielles  et  parce  qu'elle  ne 
s'est  fermée  aucun  horizon  intellectuel.  Mais  elle  n'excelle 
en  rien  parce  qu'elle  n'est  pas  encore  définitivement  orientée. 
Elle  est  libre,  libre  d'esprit,  mais  on  voudrait  avec  autant  de 


NOTES  473 

liberté  une  plus  fine  spiritualité.  Son  idéalisme  reste  vague, 
son  idéologie  géométrique.  Elle  obéit  à  des  suggestions  plutôt 
qu'elle  ne  se  livre  à  des  réflexions.  Les  images  on\  plus  de 
vertu  que  les  idées  dans  un  pays  où  la  culotte  rouge  de 
Joffre  a  fait  des  miracles  :  la  détermination  y  vient  encore 
du  dehors  et  du  concret. 

L'avantage  est  qu'au  moins  l'objectif  une  fois  fixé,  et 
à  assez  courte  distance,  on  fonce  droit  dessus,  straight  away. 
Et  qu'aussi  l'on  ne  trouve  rien  qui  soit  irrémédiablement 
cristallisé,  rien  qui  doive  être  défait.  L'influence  allemande 
n'a  pas  formé  à  la  prussienne,  pas  déformé  l'Amérique. 
Demeurée  admirablement  fluide,  sa  définition,  si  elle  devait 
se  donner  d'un  mot,  serait  :  mouvement  —  de  plus  mali- 
cieux disent  :  mobilité. 

Ce  mouvement,  on  le  perçoit  à  travers  toutes  les  pages 
des  Etats-Unis  et  la  Guerre.  Il  alterne  du  réel  à  l'idée,  de 
l'idée  au  réel.  Nous  gagnerions,  les  Américains  et  nous,  à 
faire  ensemble  le  chemin  que  nous  faisons  séparément  d'un 
pôle  au  pôle  contraire.  De  l'un  à  l'autre  il  reste  à  découvrir 
des  relations  neuves,  félix   bertaux 


LETTRES  ANGLAISES. 

LES    ANGLICISMES. 

Les  événements  politiques  de  ces  dernières  années  ont 
eu  pour  résultat  l'introduction  momentanée  d'un  certain 
nombre  d'anglicismes  dans  le  français  d'usage  courant.  La 
liste  en  serait  assez  longue  :  on  en  rencontre  en  effet  un  peu 
partout  :  aussi  bien  dans  les  discours  de  la  Conférence  de  la 
Paix  que  dans  la  Madelon  de  la  Victoire.  De  toutes  parts, 
des  puristes  protestent  contre  ce  qu'ils  appellent  une  inva- 
sion, une  corruption  de  la  langue.  Il  nous  semble  que  leur 
zèle  va  trop  loin  et  que  leurs  protestations  ne  sont  pas  tou- 
jours justifiées.  En  effet,  il  n'est  pas  difficile  de  voir  qu'un 


474  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

certain  goût,  et  même  un  grand  tact,  un  sens  délicat  de  la 
langue,  président  au  choix  et  à  la  mise  en  circulation  de  ces 
anglicisrnes.  D'abord,  l'homme  d'état  qui  en  a  employé  le 
plus  grand  nombre  en  connaît  bien  la  valeur  :  on  a  l'im- 
pression qu'il  a  surtout  appris  l'anglais  littéraire  dans 
Darwin  et  dans  la  littérature  évolutionniste  de  l'époque  de 
Darwin.  Le  mot  fameux  «  noble  candour  »  a  été  employé 
souvent  à  l'époque  où  l'auteur  de  l'Origine  des  Espèces 
était  encore  discuté  :  la  «  perfect  candour  »  de  Charles 
Darwin  était  un  des  dogmes  intangibles  des  darwiniens,  un 
des  grands  clichés  de  la  littérature  darwinienne,  et  que  les 
adversaires  de  ce  qu'on  appelait  alors  «  l'évolution  »  —  M.. de 
Quatrefages  lui-même  —  employaient  couramment.  Ensuite, 
dans  les  journaux,  dans  l'usage  quotidien,  parmi  le  public 
lui-même,  on  peut  remarquer  une  tendance  bien  constante 
à  franciser  les  anglicismes  qu'on  adopte,  et  à  n'adopter 
que  ceux  qui  ne  choquent  ni  l'oreille,  ni  le  génie  du  français. 
C'est  ainsi  que  bien  des  anglicismes  nouveaux,  et  contre 
lesquels  les  puristes  protestent,  ne  sont  au  fond  que  d'an- 
ciens gallicismes,  introduits  dans  l'anglais  aux  xv^,  xvi^  et 
xviie*  siècles,  qui  rentrent  dans  l'usage  courant  du  fran- 
çais, et  y  reprennent  leur  ancienne  place.  Par  exemple, 
«  avoir  le  meilleur  »  (dans  une  contestation  ou  dans  une 
dispute)  peut  paraître,  à  première  vue,  une  traduction  mot 
à  mot  de  l'anglais  ;  même,  celui  qui  emploie  cette  expression 
peut  croire  qu'il  francise  une  expression  anglaise  ;  en 
réalité,  c'est  une  façon  de  dire  parfaitement  française. 

Il  y  a  une  autre  classe  d'anglicismes  qu'il  faudrait  bien  se 
garder  de  rejeter  en  masse  :  ce  sont  ceux  qui  réintroduisent 
par  le  moyen  de  l'anglais,  des  mots  latins  qui  ont  gardé,  dans 
la  langue  de  nos  voisins,  leur  pur  et  exact  sens  primitif. 
Le  français  en  prend  à  son  aise  avec  le  latin  :  nous  avons  une 
tendance  curieuse  à  détourner  de  leur  sens  premier  et  réel 
un  grand  nombre  des  mots  latins  que  nous  devons  à  nos 


NOTES  475 

humanistes  :  il  suffit  de  feuilleter  un  dictionnaire  pour  s'en 
rendre  compte.  Le  mot  latin  est  là  ;  nous  l'avons,  nous  l'em- 
ployons tous  les  jours,  mais  nous  l'employons  dans  un  sens 
second  ou  même  dans  un  sens  troisième  qui  n'a  jamais  été 
familier  aux  écrivains  de  Rome.  Or,  ces  mêmes  mots,  en 
anglais,  et  en  dépit  —  ou  peut-être  à  cause  —  du  contact 
avec  les  mots  germaniques,  ont  gardé  leur  sens  plein,  leur 
sens  classique,  celui  qu'ils  avaient  dans  Plante  et  dans 
Catulle.  Il  n'est  pas  mauvais,  on  en  conviendra,  que 
notre  fonds  de  mots  latins  d'introduction  savante  se  trouve 
ainsi  rafraîchi  et  fortifié  par  l'apport  de  ces  «  anglicismes». 


REVUES     ET     PUBLICATIONS     LITTERAIRES. 

Nous  avons  plaisir  à  constater  les  progrès  faits,  dans  ces 
derniers  temps,  par  quelques  publications  périodiques 
anciennes  et  bien  connues,  et  qui  se  sont  renouvelées, 
agrandies,  et,  peut-on  dire,  «  aérées  »,  après  avoir  traversé 
sans  trop  de  peine  la  période  1914-1918.  Il  faut  citer,  au 
premier  rang,  le  Supplément  Littéraire  du  Times.* 

C'est,  comme  on  sait,  une  publication  hebdomadaire, 
qui  contient,  en  général,  une  étude  assez  longue  sur  un 
écrivain  ou  une  question  littéraire  importante  ;  une  série 
d'études  plus  courtes  sur  des  livres  nouveaux,  anglais  ou 
étrangers  ;  des  comptes-rendus  sur  les  plus  récentes  mani- 
festations littéraires  :  romans,  théâtre,  ré-éditions  de  clas- 
siques ;  une  intéressante  correspondance  due  aux  lecteurs 
du  Supplément,  et  où  sont  débattues  toute  espèce  de  questions 
d'art  et  d'érudition  ;  et  enfin  une  bibliographie  assez  coni- 
plète  des  livres  publiés  dans  la  semaine.  Il  suffit  de  signaler 
quelques-uns  des  articles  et  comptes-rendus  publiés  dans  les 

1.  The  Times  Lilerary  Sup  pleine  ni.  Adresse:  Th^  l'ublisher, 
PrintingHouse  Square,  Londres  E.  G.  4.  Abonnement  annuel  pour 
l'étranger  :  13  shillings. 


476  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

numéros  de  ces  quatorze  ou  quinze  dernières  semaines  pour 
que  le  lecteur  voie  aussitôt  l'intérêt  que  présente  au  point 
de  vue  «  critique  »  et  «  renseignements  »  littéraires  le  Supplé- 
ment du  Times  tel  qu'il  est  actuellement  rédigé.  On  verra  la 
place  qu^y  tient  la  littérature  française  contemporaine,  et 
l'attention  avec  laquelle  les  collaborateurs  du  Literary 
Supplément  (tous  anonymes,  selon  le  principe  absolu  de 
cette  publication)  suivent  ses  plus  récentes  manifestations. 
Numéro  du  17  avril  1919  :  article  sur  The  journal  of  a 
disappointed  man,  de  W.  N.  P.  Barbellion  ;  —  i^r  mai  :  compte- 
rendu  de  Les  Etapes  du  Mysticisme  passionnel,  d'Ernest 
Seillère  ;  —  8  mai  :  étude  sur  les  poèmes  de  guerre  de  G.  d'An- 
nunzio;  — 15  mai:  articles  sur  la  Poésie  de  M.André  Spire 
et  sur  le  dernier  livre  de  BenedettoCroce;  — 22  mai:  une  étude 
sur  les  romans  en  général,  un  article  sur  le  premier  numéro 
de  la  revue  anglaise  Coterie,  de  brefs  comptes-rendus  de 
quelques  livres  étrangers  (cinq  français  et  un  espagnol)  ; 
—  29  mai:  article  sur  le  Témoignage  d'un  Converti,  de  Henri 
Ghéon  ;  —  5  juin:  article  sur  Vormarsch,  romsin  de  Walter 
Bloem,  directeur  du  Hoftheater  de  Stuttgart,  et  ofi&cier 
dans  l'armée  de  von  Kluck  ;  compte-rendu  de  l'Art  indépen- 
dant français  sous  la  Troisième  République  de  Camille 
Mauclair  ;  — 12  juin  :  études  sur  le  dernier  livre  de  M.  Aulard, 
et  sur  Clarté  de  Henri  Barbusse,  long  article  sur  Charles 
Kingsley  ;  —  19  juin:  étude  sur  Addison,  et  article  sur  de 
récents  ouvrages  espagnols  ; —  26  juin  :  longue  étude  sur  le 
Roman  français  et  la  Tradition  française,  à  propos  de  la 
publication  du  second  volume  de  A  history  of  the  French 
Novel  du  Professeur  Saintsbury,  et  articles  sur  Francis 
Jammes  et  André  Gide  ;  —  3  juillet  :  articles  sur  The  Toy 
Cart  d'Arthur  Symons,  et  sur  La  revue  en  France  [Mercure 
de  France  et  Nouvelle  Revue  Française).  Il  faut  ajouter  que 
le  Literary  Supplément  ne  se  limite  pas  aux  sujets  purement 
littéraires,  maisqu'ilrend  compteaussid'ouvragesd'érudition. 


NOTES  .  477 

d'histoire,  de  biologie,  de  philosophie  et  de  géographie. 
Dans  ces  quelques  numéros,  il  nous  faudrait  signaler  enfin 
des  articles  très  bien  faits  sur  la  plus  récente  littérature 
allemande,  sur  des  ouvrages  anglais,  italiens  et  français 
concernant  certaines  périodes  de  l'histoire  littéraire  et  sociale 
de  l'Angleterre  ;  des  notes,  quelquefois  assez  étendues,  sur 
des  revues  nouvelles  telles  que  The  Owl,  ou  sur  des  antho- 
logies telles  que  L'Armoire  de  Citronnier;  ou  sur  de  nou- 
veaux tirages  de  livres  récents  et  cependant  déjà  classiques, 
tels  que  The  Way  of  ail  Flesh  de  Samuel  Butler.  Pour 
tout  dire,  nous  ne  connaissons  pas  de  publication  hebdo- 
madaire mieux  rédigée  au  point  de  vue  critique,  ni  mieux 
faite  pour  renseigner  les  lecteurs  sur  le  mouvement  littéraire 
anglais,  américain,  italien,  allemand,  espagnol,  et  français. 
Parmi  les  nouvelles  revues  mensuelles  anglaises,  une  des 
plus  intéressantes  est  The  Anglo-French  Review,  la  Revue 
franco-britannique,  dirigée  par  MM.  Henry  D.  Davray  et 
J.  Lewis  May.  Elle  est  politique,  littéraire,  artistique  et 
scientifique,  et  contient  des  articles  en  français  et  en  anglais^ . 
Le  numéro  d'avril,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  contient 
un  excellent  article  sur  la  sensationnelle  entrée  en  scène  de 
M.  Abel  Lefranc  dans  la  controverse  shakespearienne; 
une  étude  de  M.  Camille  Mauclair  sur  l'État  technique  de  la 
Peinture  française  ;  des  poèmes  de  Richard  Aldington, 
A.  Ferdinand  Herold  et  John  Still  ;  des  notes  très  bien 
faites  sur  des  livres  anglais  et  français  récents  (par  exemple, 
une  de  Henry  Mannering,  en  anglais,  sur  le  dernier  livre 
d'Anatole  France;  et  une  d'Yvonne  Dusser,  en  français, 
sur  deux  récents  recueils  de  poèmes  anglais)  ;  et  enfin  un 
article  sur  Florent  Schmitt  par  Herbert  Antcliffe. 

VALERY    LARBAUD 

I.  On    la    trouve  chez  J.  M.  Dent  et  fils,  33  Quai  des  Grands- 
Augustins,  Paris). 


478  ,  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


ÉDITIONS  DE  LA  NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE: 
L'AUGMENTATION  DU  LIVRE. 

Quelques  grands  éditeurs  ont  décidé  de  porter  uniformé- 
ment à  7  francs  le  prix  des  volumes  autrefois  vendus  3  fr.  50 
et  actuellement  4  fr.  55.  Cette  mesure  représente,  à  notre 
avis,  une  solution  un  peu  trop  simj)le  d'un  problème  passa- 
blement compliqué. 

D'une  part  nous  estimons  que  la  collection  dite  du  «  trois 
cinquante  »,  qui  contenait  dans  un  format  et  sous  une  cou- 
verture identiques  des  ouvrages  de  densité  différente  n'a 
plus  sa  raison  d'être  —  si  elle  en  eut  jamais  une  — 
aujourd'hui  que  la  différence  entre  les  prix  de  fabrication 
des  ouvrages  s'est  accentuée.  Il  est,  de  toute  évidence, 
arbitraire  d'adopter  un  prix  de  vente  unique  pour  des  volu- 
mes de  200  et  de  500  pages,  de  150.000  lettres  et  de  i. 000.000 
de  lettres,  tirés  les  uns  à  1,000,  les  autres  à  10.000  exemplai- 
res. D'autres  facteurs  entrent  encore  en  jeu  :  variété  des 
droits  d'auteur,  notoriété  inégale  des  auteurs,  etc. 

D'autre  part,  bien  que  le  prix  du  papier  ait  baissé  et  qu'on 
puisse  prévoir  que  ce  mouvement  de  baisse  continuera^  il 
est  incontestable  que  l'application  de  la  journée  de  huit 
heures,  le  relèvçment  des  salaires,  l'élévation  progressive  des 
frais  généraux,  justifient-  une  certaine  augmentation  du 
prix  de  vente. 

Comme  on  le  voit,  la  question  est  complexe  et  d'autant 
plus  délicate  que  le  statut  de  la  vie  d'après-guerre  n'est  pas 
encore  établi  nettement.  C'est  pourquoi  nous  croyons  utile- 

I.  A  ce  propos,  il  est  curieux  de  noter  l'erreur  qui,  propagée 
par  la  presse,  s'est  introduite  dans  l'esprit  du  public  :  celui-ci  con- 
sidère que  la  cause  déterminante  de  la  dernière  augmentation  du 
livre  est  exclusivement  liée  à  la  question  du  papier.  11  serait 
déplorable  de  laisser  s'établir  une  pareille  confusion. 


NOTES  479 

d'indiquer  les  principes  sur  lesquels  nous  appuierons  désor- 
mais notre  action.  Nous  voulons  : 

1°  Assurer  en  France  à  nos  publications  la  plus  grande 
diffusion  possible  ; 

20  Aborder  le  marché  étranger  avec  des  livres  de  belle 
présentation  et  de  prix  comparables  à  ceux  de  la  production 
même  des  pays  envisagés  ; 

3°  Permettre  le  succès  aux  jeunes  auteurs  en  éditant  les 
œuvres  de  valeur  reconnue  aux  conditions  les  moins  dispen- 
dieuses —  un  prix  élevé  étant,  à  notre  avis,  prohibitif  en  ce 
qui  les  concerne  ; 

4°  Encourager  la  bonne  volonté  évidente  des  lecteurs 
chaque  jour  plus  nombreux  ; 

50  Défendre  les  légitimes  intérêts  des  libraires. 

Pour  obtenir  ces  résultats  nous  entendons  : 

1°  Déterminer  —  comme  nous  avons  commencé  à  le  faire 
depuis  plusieurs  mois  —  le  prix  de  vente  de  nos  livres 
exactement  d'après  leur  prix  de  revient,  et  ceci,  quels  que 
soient  les  changements  que  nous  réserve  l'avenir.  Nous 
aurons  ainsi  une  échelle  de  prix  variant  de  4  à  10  francs. 
Le  prix  du  volume  établi  et  vendu  dans  ces  conditions 
sera  le  plus  souvent  de  5  ou  6  francs  environ.  Une 
pareille  mesure  implique  comme  corollaire  la  suppression  des 
«  majorations  ».  Nos  livres  seront  désormais  marqués  de 
leur  prix  net  ; 

2°  Réglementer  la  vente  des  «  première  édition  »  qui  donne 
lieu  actuellement  à  des  pratiques  désavantageuses  pour  le 
pubHc  et  dont  ni  l'auteur  ni  l'éditeur  ne  retirent  le  moin- 
dre profit. 

30  Adopter,  avec  ceux  de  nos  confrères  qui  partageront 
notre  sentiment,  de  nouvelles  méthodes  de  travail. 

Nous  pensons  ainsi  réaliser  cette  collaboration  entre  l'édi- 
teur, l'auteur,  le  libraire  et  le  lecteur,  qui  est  la  véritable 
raison  d'être  de  notre  entreprise. 


48o 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


MÉMENTO    BIBLIOGRAPHIQUE 


I     BEAUX- ARTS 

H.  Opienski  :  La  Musique  Polonaise  ; 
G.  Crès. 

II.   LITTÉRATURE,   ROMANS, 

THÉÂTRE 

Joseph  Anglade  :  Les  Origines  du  Gai 
Savoir  ;  Ed.  Champion. 
Binet-Valmer   :   Le  Mendiant   magni- 
fique ;  E.  Flammarion. 
André    Breton    :    Mont-de-Piété;    Au 
Sans-pareil. 

Louis  Brun  :  Hebbel  ;  sa  personnalité  et 
son  œuvre  lyrique  ;  Alcan. 

Francis  Cargo  :  Bob  et  Babette  s'amu- 
sent ;  Albin  Michel. 
Jean  Cocteau  :  Le  Potomak  ;  Société 
littéraire  de  France. 

Georges  Courteline  :  Œuvres  choisies  : 
Le  Miroir  concave,  dessins  à  la  plvime  de 
P.-J.  Poitevin;  Société  littéraire  de 
France. 

Néel  Doff  :  Keeije,  roman  ;  Ollendorff. 
Louis  Delluc  ;  Le  Train  sans  yeux  ; 
G.  Crès. 

Fabre  d'Eglantine  :  Œuvres  poli- 
tiques, introduction  de  Charles  Vellay  ; 
Fasquelle. 

G.  Fkrrero  :  La  Grande  Mutilée  de 
Reims  ;  G.  Ficker. 

Gustave  Flaubert  :  Premières  Œuvres. 
T.  III  :    1843- 1855.   L'Education  senti- 
mentale, première  version  ;  Fasquelle. 
JoACHiM  Gasquet  :  Les  Bienfaits  de  la 
Guerre  ;    Nouvelle  Librairie  Nationale. 

F.  GoHiN  :  L'Œuvre  poétique  d'Albert 
Samain  ;  Garnier. 

Pierre^  Hamp  :  Les  Métiers  blessés  ; 
Editions  de  la  Nouvelle  Revue  Fran- 
çaise. 


Han  Ryner  :  La  Tour  des  peuples  ; 
Figuière. 

Charles-Henry  Hirsch  :  Le  Crime  de 
Potru  ;  Flammarion. 

Rudyard  Kipling  :  Nouveaux  Contes 
choisis  ;  G.  Crès. 

Rudyard  Kipling  :  La  plus  belle  His- 
toire du  Monde  ;  René  Kieffer. 

Maurice  Maeterlinck  :  Les  Sentiers 
dans  la  Montagne  ;  Fasquelle. 

André  Maurois  :  A^t  Ange,  ni  Bête; 
B.  Grasset. 

Jean  Pellerin  :  La  Jeune  Fille  aux 
Pinceaux  ;  l'Edition  Française  illustrée. 

Marcel  Prévost  :  La  Confession  d'un 
Amatit  ;  Flammarion. 

Maurice  Renard  :  Le  Docteur  Lerne, 
sous-dieu  ;  l'Edition  Française  illus- 
trée. 

Edmond  Sée  :  Confidences  ;  Flamma- 
rion. 

Jérôme  et  Jean  Tharaud  :  Une  Relève; 
Emile-Paul. 

François  Villon  :  Œuvres  complètes. 
Collection  Selecta  :  Gamier. 


III.     —     PHILOSOPHIE, 
SCIENCES    SOCIALES 

Henri  Bergson  :  L'Energie  spirituelle, 
essais  et  conférences  ;  Alcan. 

Roger  Charbonnel  :  La  Pensée  ita- 
lienne au  xvi«  siècle  et  le  Courant  liber- 
tin ;  Ed.  Champion. 

A.  L.  Galéot  :  De  l'Organisation  des 
activités  humaines  ;  Nouvelle  Librairie 
Nationale. 

René  Lote  :  Minerve  et  Vulcain.  L'Indus- 
trialisme et  la  Culture  intellectuelle; 
Nouvelle  Librairie  Nationale. 


LE   GÉRANT   :    GASTON    GALLIMARD 
FONTENAY- AUX- ROSES.       —      IMPRIMERIE       LOUIS 


BELLENAND. 


48i 


CONSIDERATIONS     SUR    LA 
MYTHOLOGIE      GRECQ.UE 

FRAGMENTS    DU    TRAITÉ    DES    DIOSCURES 


La  fable  grecque  est  pareille  à  la  cruche  de  Philémon, 
qu'aucune  soif  ne  vide,  si  Ton  trinque  avec  Jupiter. 
(Oh  !  j'invite  à  ma  table  le  Dieu  !)  Et  le  lait  que  ma  soif 
y  puise  n'est  point  le  même  assurément  que  celui  qu'y 
buvait  Montaigne,  je  sais  —  et  que  la  soif  de  Keats  ou  de 
Goethe  n'était  pas  celle  même  de  Racine  ou  de  Chénier... 
D'autres  viendront  pareils  à  Nietzsche  et  dont  une  nou- 
velle exigence  impatientera  la  lèvre  enfiévrée...  Mais 
celui  qui,  sans  respect  pour  le  Dieu,  brise  la  cruche,  sous 
prétexte  d'en  voir  le  fond  et  d'en  éventer  le  miracle,  n'a 
bientôt  plus  entre  les  mains  que  des  tessons.  Et  ce  sont  les 
tessons  du  mythe  que  le  plus  souvent  les  mythologues 
nous  présentent  ;  débris  bizarres  où  l'on  admire  encore 
de-ci,  de-là,  comme  sur  les  fragments  d'un  vase  étrusque, 
une  accidentelle  apparence,  un  geste,  un  pied  dansant, 
une  main  tendue  vers  l'inconnu,  une  poursuite  ardente 
d'on  ne  sait  quel  fuyant  gibier,  un  chaînon  détaché  du 

31 


482  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chœur  parfait  des  Muses,  dont  tournait,  encerclant  le 
vase  on  suppose,  la  guirlande  ininterrompue... 

La  première  condition,  pour  comprendre  le  mythe 
grec,  c'est  d'y  croire.  Et  je  ne  veux  point  dire  qu'il  y 
faille  une  foi  pareille  à  celle  que  réclame  de  notre  cœur 
l'Eglise.  L'assentiment  à  la  religion  grecque  est  de  nature 
toute  différente.  Il  est  étrange  qu'un  grand  poète  tel  que 
Hugo  l'ait  si  peu  compris;  qu'il  se  soit  plu  comme  tant 
d'autres  à  décontenancer  de  tout  sens  les  figures  divines 
pour  ne  plus  admirer  que  le  triomphe  sur  elles  de  certaines 
forces  élémentaires  et  de  Pan  sur  les  Olympiens.  Ce  n'était 
pas  malin,  si  j'ose  dire,  et  son  alexandrin  en  souffre  moins 
que  notre  raison.  «  Comment  a-t-on  pu  croire  à  cela  ?  » 
s'écrie  Voltaire.  Et  pourtant  chaque  mythe,  c'est  à  la 
raison  d'abord  et  seulement  qu'il  s'adresse,  et  l'on  n'a 
rien  compris  à  ce  mythe  tant  que  ne  l'admet  pas  d'abord 
la  raison.  La  fable  grecque  est  essentiellement  raisonnable, 
et  c'est  pourquoi  l'on  peut,  sans  impiété  chrétienne,  dire 
qu'il  est  plus  facile  d'y  croire  qu'à  la  doctrine  de  Saint 
Paul,  dont  le  propre  est  précisément  de  soumettre,  sup- 
planter, «  abêtir  »  et  assermenter  la  raison.  C'est  par 
défaut  d'intelligence  que  Penthée  se  refuse  à  admettre 
Bacchus  ;  tandis  que  c'est  l'intelligence,  au  contraire, 
de  Polyeucte  qui  s'interpose  et  obscurcit  d'abord  sa 
triomphante  vision.  Et  je  ne  dis  pas  que  l'intelligence  ne 
trouve  pas  dans  le  dogme  chrétien,  en  fin  de  compte, 
une  satisfaction  suprême,  ni  que  le  scepticisme  soit  de 
plus  grand  profit  pour  la  raison  que  la  foi  ;  mais  cette  foi 
chrétienne  pourtant  est  faite  du  renoncement  de  l'intel- 
ligence; et  si  peut-être  la  raison  ressort  de  ce  renoncenîent 
magnifiée,  c'est  selon  la  promesse  du  Christ  :  Tout  ce  que 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LA  MYTHOLOGIE  GRECQUE  483 

VOUS  sacrifierez  par  amour  pour  moi,  vous  le  retrouverez 
au  centuple  —  et  parce  qu'au  contraire  celui  qui  veut  ici 
sauver  sa  raison,  la  perdra... 

La  mystique  païenne,  à  proprement  parler,  n'a  pas  de 
mystères,  et  ceux-là  mêmes  d'Eleusis  n'étaient  rien  que 
l'enseignement  chuchoté  de  quelques  grandes  lois  natu- 
relles. Mais  l'erreur  c'est  de  ne  consentir  à  reconnaître 
dans  le  mythe  que  l'expression  imagée  des  lois  physiques, 
et  de  ne  voir  dans  tout  le  reste  que  le  jeu  de  la  Fatalité. 
Avec  ce  mot  affreux  l'on  fait  au  hasard  la  part  trop  belle  ; 
il  sévit  partout  où  l'on  renonce  à  exphquer.  Or  je  dis 
que  plus  on  réduit  dans  la  fable  la  part  du  Fatum,  et 
plus  l'enseignement  est  grand.  Au  défaut  de  la  loi  physique 
la  vérité  psychologique  se  fait  jour,  qui  me  requiert  bien 
davantage.  Que  nous  enseigne  le  Fatum,  chaque  fois  que 
nous  le  laissons  reparaître  ?  A  nous  soumettre  à  ce  dont 
nous  ne  pouvons  point  décider...  Mais  précisément  ces 
grandes  âmes  des  héros  légendaires  étaient  des  âmes 
insoumises,  et  c'est  les  méconnaître  que  de  laisser  le 
hasard  les  mener.  Sans  doute  ils  connaissaient  cet  «  amor 
fati  »  qu'admirait  Nietzsche,  mais  la  fatalité  dont  il  s'agit 
ici,  c'est  une  fatahté  intérieure.  C'est  en  eux  qu'était 
cette  fatahté  ;  ils  la  portaient  en  eux  ;  c'était  une  fatalité 
psychologique. 

Et  l'on  n'a  rien  compris  au  caractère  de  Thésée,  par 
exemple,  si  l'on  admet  que  l'audacieux  héros 

Qui  va  du  dieu  des  morts  déshonorer  la  couche, 

a  laissé  par  simple  inadvertance  la  voile  noire  au  vaisseau 
qui  le  ramène  en  Grèce,  cette  «  fatale  »  voile  noire  qui, 
trompant  son  père  affligé,  l'invite  à  se  précipiter  dans  la 


484  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mer,  grâce  à  quoi  Thésée  entre  en  possession  de  son 
royaume.  Un  oubli  ?  Allons  donc  !  Il  oublie  de  changer 
la  voile  comme  il  oublie  Ariane  à  Naxos...  Et  je  comprends 
que  les  pères  n'enseignent  pas  cela  aux  enfants  ;  mais 
pour  cesser  de  réduire  l'histoire  de  Thésée  à  l'insigni- 
fiance d'un  conte  de  nourrice,  il  n'est  qu'à  restituer  au 
héros  sa  conscience  et  sa  résolution. 

Cette  fatalité  intérieure  qui  le  mène,  qui  le  pousse  aux 
exploits,  combien  j'aime  à  la  retrouver  dans  ces  paroles 
de  Racine  : 

Compagne  du  péril  qu'il  vous  fallait  chercher... 

Oui,  je  tire  à  moi,  quelque  peu,  le  sens  de  ces  mots  ; 
je  l'avoue.  Mais  laissez  donc  !  L'œuvre  d'art  accomplie 
a  ceci  de  délicieux  qu'elle  nous  présente  toujours  plus  de 
signifiance  que  n'en  imaginait  l'auteur;  elle  permet  sans 
cesse  une  interprétation  plus  nourrie.  Croyez-vous  un 
instant  que  Hugo  ait  songé,  en  écrivant  sur  l'air  de  Mal- 
borough  sa  chanson  funèbre,  à  tout  ce  que  Péguy  dans 
sa  Clio,  y  découvre  ?  Et  pourtant  qui  osera  dire  que 
Péguy  n'a  pas  eu  raison  de  l'y  voir  ? 

J'imagine  à  la  cour  de  Crête,  ce  Thésée 

Charmant,   jeune,  traînant  tous  les   cœurs  après  soi, 

dont  va  s'éprendre  la  fille  aînée  de  Minos,  et  qui  va 
s'éprendre  de  la  cadette.  Il  vient  pour  triompher  de  ce 
monstre,  fils  de  la  reine  et  du  taureau  (j'ai  déjà  dit  mon 
opinion  sur  le  Minotaure  :  pour  peu  que  Pasiphaë  ait  eu 
vent  de  l'amoureuse  aventiire  de  Léda,  elle  pouvait  bien 
supposer  après  tout  que  ce  taureau  cachait  Jupiter  même. 
Certaine  école  critique  ne  consentit  à  voir  dans  le  tau- 
reau qu'un  certain  Taurus,  jardinier  du  roi,  ou  général  ; 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LA   MYTHOLOGIE  GRECQUE  485 

mais  nous  enverrons,  si  vous  le  voulez  bien,  cette  expli- 
cation rejoindre  celle  des  mythes  solaires  et  des  Totems). 

Il  vient,  lui,  fils  de  roi,  combattre  un  bâtard  royal  ; 
il  vient,  assoiffé  d'aventure,  le  muscle  encore  tendu  par 
l'effort  de  soulever  des  rocs  —  car  c'est  sous  l'un  de  ces 
rocs,  lui  laissait  entendre  son  père,  qu'il  découvrirait 
ses  armes.  Admirable  épreuve  d'entraînement.  Chacun 
de  ces  héros  a  ses  armes  à  lui,  et  qui  ne  sauraient  convenir 
à  nul  autre  :  c'est  seulement  quand  il  eut  repris  à  Philoc- 
tète  l'arc  de  son  père  Achille,  que  Néoptolème  fut  à  même 
de  tuer  Paris  ;  et  nous  savons  que  l'arc  d'Ulysse  ne  pou- 
vait être  bandé  que  par  Ulysse. 

Il  s'embarque  (je  parle  de  nouveau  de  Thésée)  avec 
ce  troupeau  de  vingt  jeunes  garçons  et  de  vingt  jeunes 
filles,  que  la  Grèce  payait  à  la  Crête  en  tribut  annuel  pour 
être  dévorés  par  le  Minotaure,  dit  le  conte  de  nourrice  ; 
pour  moi  je  pense  que  le  monstre  au  fond  du  labyrinthe 
s'en  devait  former  un  sérail.  Pourquoi  ?  Oh  !  simplement 
parce  que  cette  carni voracité  je  ne  la  vois  héritée  ni  de 
Pasiphaë,  ni  du  taureau  progéniteur,  mais  bien  un  appétit 
de  luxure.  —  Pasiphaë,  Ariane,  le  Minotaure...  Quelle 
famille  !  Et  à  la  tête  de  tout  cela  Minos,  le  futur  juge  des 
Enfers  !  Comment  Minos  jugea  la  conduite  de  sa  fename  et 
de  ses  enfants,  je  ne  sais  ;  ni  pourquoi  Minos,  avant  d'être 
appelé  à  juger  les  morts,  devait  avoir  eu  sous  les  yeux  des 
exemples  de  tous  les  crimes...  Je  ne  sais  ;  mais  ce  que  je 
sais  c'est  qu'il  y  a  là  une  raison.  Il  y  a  toujours  une  raison 
dans  la  fable  grecque. 

Et  je  me  demande  aussi  pourquoi  de  tous  les  héros 
grecs  qui  combattirent  au  siège  de  Troie,  le  seul  Ulysse, 
pérégrin  inlassable,  au  retour  si  désespérément  différé. 


486  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fut  aussi  bien  le  seul  à  retrouver  la  paix  conjugale.  Cepen 
dant  que  le  retiennent  Calypso,  Circé,  Nausicaa,  les 
Sirènes,  dix  ans  (n'est-il  pas  le  fils  de  Sisyphe  ?)  dans 
Ithaque  l'attend  une  Pénélope  fidèle.  Mais  les  autres,  s'ils 
sont  si  pressés  de  rentrer,  n'est-ce  pour  ne  trouver  à  leur 
foyer  délaissé  que  désordre,  épouvante  et  ruine  ? 

Je  ne  sais,  mais  il  doit  y  avoir  une  raison.  Agamemnon, 
Ajax,  fils  d'Oïlée,  Idoménée,  Diomède,  tous,  vous  dis-je, 
précipités  vers  un  péril 

Qu'il  leur  fallait  chercher, 

sont  accueillis  à  leur  retour  par  l'adultère,  le  meurtre,  la 
trahison,  l'exil,  et  les  crimes  les  plus  affreux  ;  et  c'est  vers 
cela  qu'ils  se  hâtent.  Tandis  qu'Ulysse  qui,  seul  d'entre 
eux  tous,  doit  retrouver  à  son  foyer,  fidélité,  vertu, 
patience,  en  reste  dix  ans  séparé  par  mainte  traverse,  et 
je  crois  aussi  par  sa  curiosité  vagabonde,  l'inquiétude  de 
son  humeur.  Il  y  a  un  peu  de  Sindbad  dans  Ulysse  ;  et 
je  sais  bien  qu'il  regrette  Ithaque,  mais  c'est  pressé  par 
un  revers  et  à  la  manière  de  Sindbad,  ce  qui  n'empêchait 
point  ce  dernier,  sitôt  rentré,  de  repartir.  Il  semble 
qu'Ulysse  pressentît  que  ne  l'attendait  à  son  foyer  point 
d'aliment  pour  son  inquiétude  et  que  son  industrie  y 
demeurerait  inemployée.  Est-ce  l'absence  de  péril  pres- 
sentie et  la  tranquilHté  d'Ithaque  qui  le  fait  atermoyer 
ainsi  son  retour  ? 

Et  j'admire  en  Thésée  une  témérité  presque  insolente. 
A  peine  à  la  cour  de  Minos,  il  suborne  Ariane  ;  rien  ne 
montre  qu'il  l'aime.  Mais  il  se  laisse  aimer  par  elle  aussi 
longtemps  que  cet  amour  peut  le  servir.  Ce  fil  qu'elle 
attache  à  son  bras  est-ce  pour  le  guider  seulement  ?  Non  : 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LA  MYTHOLOGIE  GRECQUE  487 

c'est  le  «  fil  à  la  patte  »  et  Thésée  le  trouve  aussitôt  un 
peu  court  ;  il  se  sent  tiré  trop  en  arrière  tandis  que  le 
voici  qui  s'avance  avec  horreur  et  ravissement  dans 
l'inconnu  repli  de  sa  destinée.  Et  sans  doute,  il  y  a  là  le 
sujet  d'une  opérette...  Ah  !  je  voudrais  savoir  s'il  songeait 
à  Phèdre,  déjà  ?  Si  quittant  la  cour  de  Minos,  il  enleva 
les  deux  sœurs  à  la  fois  ? 


II 


Sans  doute  est-il  possible  et  plaisant  de  reconnaître, 
dans  les  écuries  d'Augias  un  ciel  encombré  de  nuées, 
que  nettoie  un  Hercule  solaire.  Il  suffit  pour  que  cela 
soit  grec,  que  cela  ne  soit  point  irrationnel.  Mais  combien 
il  m'importe  davantage  de  considérer  ceci,  par  exemple  : 

Qu'Hercule,  de  tous  les  demi-dieux,  est  le  seul  héros 
moral  de  l'antiquité,  et  qui,  devant  que  de  commencer  sa 
carrière,  se  trouve  un  instant  hésiter  entre  «  le  vice  et  la 
vertu  »  ;  le  seul  héros  perplexe  et  que  la  statuaire,  à 
cause  de  cela,  nous  présentera  comme  un  héros  mélanco- 
Hque  ;  et  de  nous  souvenir  alors  que,  en  effet,  il  est  l'unique 
enfant  de  Jupiter  dont  la  naissance  ne  soit  point  le  résultat 
d'un  triomphe  de  l'instinct  sur  la  décence  et  sur  les  mœurs; 
et  que  le  dieu  pour  posséder  la  vertueuse  Alcmène,  dut 
prendre  l'aspect  du  mari.  Si  sans  doute  la  théorie  des 
lois  de  l'hérédité  est  de  formation  plus  récente  que  le 
mythe  lui-même,  j'admire  d'autant  plus  que  le  mythe 
puisse  nous  présenter  cette  exemplaire  signification... 

ANDRÉ  GIDE 


488 


CHIRURGIE   DE  GUERRE 

A   EMY  SIMON-ELMER 

Terrassiers  en  furie 

mille  et  mille  lancinements  sur  aigus  s' abattent. 

Soudain  flambent  et  fument  et  crachent 

les  énormes  mâchoires  de  la  terre  perforée. 

Jets  noirs  vociférants. 

La  plaine  danse. 

Et  sec 

un  coup  de  fouet  féroce 

déchirant  muscles  et  tendons 

V éclat  d'acier  vertigineux 

déchire  et  crève. 

Culbute  de  lapin. 
Allons      quoi 
tiens        ma  jambe 
Ça  y  est. 

—  En  avant  —  continuez  jusqu'aux  mitrailleuses. 

Et  puis  vidant  du  sang 

le  corps 

douloureusement  s  allonge. 


CHIRURGIE   DE   GUERRE  489 

Aube. 

Déjà  la  gorge  sèche 

brûle  de  fièvre 

le  gladiateur  mourant 

essaye  vainement  d'agiter  son  corps  lourd 

rivé  au  sol. 

Pénible  acuité  de  la  vision. 
Tout  près  une  balle  cingle 
et  brise  net  une  crosse  de  fusil. 
Dans  une  flaque  d'eau  un  peu  de  ciel 
où  nage  une  vieille  loque. 

Ça  un  cadavre. 

Des  globes  de  feu 
éclaboussent  un  nuage 
en  miaulant. 
L'avion  bourdonne. 

Au  bord  d'un  trou 

quelque  chose  râle. 

Des  plaintes  s'élèvent 

de  tout  ce  peuple  horizontal^ 

brisé  si  vite. 

Affût  de  canon  fendu  en  deux 

comme  dans  les  tableaux  de  batailles. 

Aventure  vécue  des  chromos  classiques. 


490  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Va-t-on  venir. 

Va  -  t  -  on        venir. 

venir 

ve  nir. 

Réveil 

Balancement. 

Douleur  rythmée  par  quatre  épaules. 

On  fait  la  planche. 

Le  brancard  véhicule 

ce  pauvre  roi  fainéant 

maculé  de  rouge. 

Eh 

Près  de  ma  tête  ♦ 

deux  têtes 

et  là-bas 

deux  encore. 

Dormir. 

Et  des  paysages  défilent  en  sens  inverse 

imprévus 

à  cause  de  la  marche. 

Voilà  des  artilleurs  — * 

et  ceux-là  camouflent 
et  ceux-là 

Ah!  cette  douleur 
qui  revient. 


CHIRURGIE    DE   GUERRE  49^ 

II 

Virage 

grondement  halètement. 

Frein. 

L'essence  subitement  s'endort  sous  le  capot. 

Précipitation  ordonnée. 

Des  hommes  sautent 

et  comme  hors  d'un  four 

tirent  et  sortent 

quatre  grands  corps  inanimés. 

Fini  le  martyre 

de  la  route  cahoteuse 

éventrée  par  des  volcans  subits. 

Cest 

l'Ambulance. 

Triage 

Interrogatoire  par  une  paire  de  lunettes 

derrière  un  bureau. 

Nous  sommes  beaucoup 

couchés  là, 

pâles 

et  gémissants. 

Attente 

et  puis 


492  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

balancement  du  brancard. 
Un  voile  se  soulève. 

Magie  blanche 

baignée  par  des  ondes  d'odeur. 

Des  masques  contemplent 

examinent 

des  mains  mettent  le  corps  à  nu. 

On  palpe  on  touche 

hurlement  désespéré 

et  de  nouveau 

la  planche 

sur  une  longue  table  d'acier. 

Cliquetis  d'instruments. 
Monstre  soumis 
l'autoclave  trépide 
Auréolé  de  vapeurs  fusantes. 

Les  masques  parlent  à  voix  basse. 

Seul  acteur  immobile 

des  lampes  me  zèbrent  de  rayons. 

Derrière  moi  une  voix 

rassure 

et  sournoisement 

le  long  de  mon  visage 

glisse  un  étrange  masque. 

Respirez. 


CHIRURGIE    DE    GUERRE  493 

D* abord  rien. 

Un  bras  happe  la  jambe  saine 
fixe  une  pieuvre 
enregistreuse  de  pulsations. 

Ce  n'est  plus  l'air. 

Cette  dense  bouffée  d'éther 

bouillonnante 

envahit  les  veines 

et  pénètre  et  dilate 

Suffocation 

saccades 

le  corps  se  déchire  à  des  lianes  inflexibles. 

Une  lampée  de  plomb  fondu  obstrue  la  gorge 

les  oreilles  s' exaspèrent 

et  sous  les  paupières 

tournoient 

les  taches  écartâtes 

des  yeux  qui  ont  regardé  le  soleil. 

Et  puis 

concert  extravagant. 

Le  forgeron  invisible 

dans  la  poitrine 

s'acharne  sur  une  enclume  de  cristal. 

On  remplit  une  immense  cuve 
d'eau  bouillante 


494  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

immense  cuve  d'eau  bouillante. 

Sonneries        appels  brefs. 

branle-bas 

volées  de  cloches 

tempête  interne 

TEMPÊTE. 

Les  masques  encore. 
Faiblesse  noire  vide  exsangue 

Dans  le  cerveau 

un  tocsin  électrique  brûle  éperdument. 

Chute. 


III 

Ah  Ra 

Sourd  travail 
nausée. 

Ha 

un  hoquet  brusque  rétablit  le  contact 

disperse  le  néant 

branche  une  communication 

avec 


CHIRURGIE   DE   GUERRE  495 

Où  ?  suis  JE 

Recomposition 
murmure  confus. 
Des  formes. 

Tentative  de  geste 

suivie  d'un  grand  cri. 

De  la  hanche  au  talon 

une  longue  barre  de  fer  en  fusion 

Ah 

oui 

maintenant 

je 

me 

souviens. 

Nausée 

Ignoble  odeur  de  l'éiher 

et  les  muqueuses  à  vif 

Une  main  secourable 

arrange 

les  oreillers. 

Mal  à  la  tête 
intolérable  fer  rouge 
au  genou  et  au  talon 


49^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Fièvre. 

La  main  promène 

sur  le  visage 

quelque  chose  de  frais. 

Innombrables  aiguilles. 

Mal 

très  mal 

des  cris  sortent 

que  j'écoute. 

La  main  s*agite 

et  mouille  de  froid 

cette  autre  jambe. 

Instantanée 

une  aiguille  s'insère. 

Dormez. 

Mes  doigts 

fouillent  cherchent 

et  trouvent 

une  grosseur 

qui  soulève  la  peau 

Richesse  insigne. 

Déjà  au  cœur 

une  légère  angoisse 

indique  le  prochain  miracle. 


CHIRURGIE   DE    GUERRE  497 

Lentement 

le  métal  en  fusion 

s  évapore. 

Des  tenailles  disparaissent 

et  ce  n'est  plus 

qu'un  écho  assourdi 

du  mal 

très  loin. 

Un  tiède  fleuve 

s'insinue 

et  baigne  doucement 

ce  pauvre  corps. 

Douceur. 

Chaque  fi^bre 

devient  un  plaisir. 

Douceur  douceur 

douceur 

douceur. 

GEORGES   SIMON 


32 


498 


LA  DÉCADENCE   DE   LA  LIBERTÉ' 


Nous  avons  combattu  «  pour  le  Droit  et  pour  la 
Liberté  ». 

Je  ne  comprenais  pas  d'abord  très  bien  le  sens  de  cette 
formule  ni  toute  sa  portée  ;  elle  me  paraissait  vague  et 
abstraite  ;  elle  n'exprimait  que  très  imparfaitement 
l'objet  de  mon  enthousiasme  guerrier.  Si  l'on  m'eût  un 
peu  poussé,  j'eusse  probablement  avoué  n'y  voir  qu'une 
vaine  fleur  de  rhétorique  parlementaire. 

Et  sans  doute  était- elle  cela  principalement.  Mais  si 
disgraciés  de  la  nature  qu'on  suppose  nos  hommes  poli- 
tiques, on  ne  peut  leur  contester  un  certain  instinct  de 
ce  qu'il  faut  dire,  une  divination  plus  ou  moins  nette 
des  sentiments  secrets  de  la  masse  et  l'art  de  les  flatter 
en  les  traduisant.  Ils  n'eussent  certainement  pas  insisté 
si  fort  sur  ces  notions  de  Droit  et  de  Liberté,  si  elles  eussent 
été  véritablement  sans  aucun  rapport  avec  les  aspira- 
tions de  ceux  qu'ils  voulaient  entraîner  au  combat. 

Et  en  effet,  à  force  de  vivre  au  plein  milieu  du  peuple, 
à  force  d'épier  ses  paroles,  de  suivre  et  de  prolonger  ses 
pensées,  j 'ai  distingué  peu  à  peu  tout  ce  qu'elles  signifiaient 
pour  lui  et  combien  elles  s'harmoni aient  à  ses  préoccupa- 
tions profondes  :  sans  doute  les  exprimaient-elles  à  leur 
état  de  plus  haute  généralité,  mais  elles  représentaient  bien 

I.  Cet  essai  est  le  premier  d'une  série  de  trois  qui  paraîtront, 
avec  des  intervalles,  dans  la  Nouvelle  Revue  Française. 


LA   DÉCADENCE  DE  LA  LIBERTÉ  499 

leur  épanouissement  le  plus  naturel.  Ces  braves  gens,  ces 
voyous,  ces  endormis  eux-mêmes,  ou  ces  froussards,  à 
côté  de  qui  je  vivais,  tous  —  leurs  moindres  gestes  le 
proclamaient  avec  évidence  —  c'était  bien  pour  défendre 
leur  droit,  c'était  bien  pour  être  libres,  pour  rester  libres, 
qu'ils  avaient  pris  les  armes  avec  une  si  parfaite  absence 
d'hésitation. 

C'était  même  pour  quelque  chose  de  plus  :  pour  per- 
mettre aux  autres  peuples  d'être,  de  rester  libres  ;  pour 
obliger  à  le  devenir  ceux  qui  ne  l'étaient  pas  encore.  Ce 
qui  s'était  enflammé  dans  leur  cœur  à  la  première  menace 
allemande,  c'était  plus  que  de  la  jalousie  nationale,  plus 
que  le  souci  un  peu  étroit  de  protéger  la  borne  de  leur 
champ,  d'interdire  à  l'envahisseur  le  sol  de  la  Patrie. 
Qu'ils  en  eussent  ou  non  conscience,  un  ancien  et  vaste 
idéal  s'était  réveillé,  avait  déployé  en  eux  ses  ailes.  Des 
esprits  biscornus  comme  le  mien  pouvaient  bien  en  secret 
se  proposer  d'autres  fins.  Eux  n'en  connaissaient  et  n'en 
poursuivaient  qu'une  :  l'émancipation  des  peuples  : 

Tyrans ,  descendez  au  cercueil  ! 

La  vieille  phrase  solennelle  gardait  pour  eux  tout  son 
sens  et  toute  sa  saveur.  C'est  de  toute  leur  âme  qu'ils 
la  clamaient,  je  m'en  souvenais  maintenant,  dans  les 
trains  de  mobilisation,  assis,  les  jambes  pendantes,  aux 
portes  des  wagons.  Visiblement,  dès  cet  instant,  elle  leur 
disait  quelque  chose. 

La  haine  des  tyrans  !  Que  l'on  songe  au  rôle  qu'aura 
joué  dans  la  formation  et  dans  l'entretien  de  notre  cou- 
rage l'image  de  Guillaume,  conçu  comme  le  mauvais 
prince  qui  opprimait  son  peuple  et  le  poussait  de  force 


500  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

contre  nous.  Les  plus  monarchistes  d'entre  nous  ne  la 
considéraient  pas  sans  se  sentir  émus  d'une  sorte  de  colère 
organique,  à  laquelle  ils  ne  comprenaient  rien.  «  La  tête 
de  Guillamne  »  :  c'est  ce  que  tous  nous  avons  tout  de  suite 
demandé,  voulu;  et  c'est  l'appât  qui,  malgré  les  décep- 
tions, par-dessus  les  fatigues,  à  travers  tant  d'épreuves, 
nous  a  menés  jusqu'à  la  victoire.  Oui,  je  voudrais  bien 
savoir  ce  qu'il  fût  advenu,  aux  mauvais  jours,  de  notre 
résolution,  si  nous  n'avions  toujours  eu  devant  les  yeux 
cette  tâche  que  nous  ne  pouvions  pourtant  pas  laisser 
inaccomplie  :  Guillaume,  le  kronprinz  à  détrôner,  à  souf- 
fleter, à  punir. 

Rien  ne  peut  rendre  mieux  sensible  la  direction  de 
notre  instinct  profond,  que  la  façon  dont  nos  prisonniers 
en  Allemagne  essayaient  de  travailler  leurs  gardiens: 
ils  ne  visaient  à  rien  moins  qu'à  leur  enseigner  la  hberté. 
Les  plus  humbles,  à  cet  égard,  se  sentaient  des  âmes  de 
missionnaires.  J'ai  vu  de  simples  paysans  entreprendre, 
avec  une  patience  et  une  bonne  volonté  inénarrables, 
l'éducation  de  leur  sentinelle  ;  ils  la  «  prenaient  »  un  cer- 
tain nombre  d'heures  par  jour,  ils  lui  serinaient  ses  droits, 
ou  plutôt  ses  devoirs  d'homme  hbre.  Qu'un  feldwebel 
la  bousculât,  aussitôt  ils  lui  exphquaient  ce  qu'il  y  avait 
d'inadmissible  dans  l'incident  ;  ils  lui  remontraient  qu'en 
France  ça  ne  se  serait  jamais  passé  conune  ça  et  qu'un 
soldat,  brutalisé  par  un  supérieur,  n'eût  pas  hésité  à  se 
défendre  à  coups  de  pied  et  à  coups  de  poing.  «  Fallait 
lui  f...  un  marron  dans  la  gueule  !  »  concluaient-ils 
immanquablement. 

La  leçon  prenait,  ou  ne  prenait  pas.  J'ai  connu  un  Alle- 
mand que  ses  prisonniers  avaient  ainsi  peu  à  peu  complè- 


LA  DÉCADENCE  DE  LA  LIBERTÉ  5OI 

tement  redressé  :  au  bout  de  quinze  jours  il  tenait  tête  à 
son  feldwebel,  et  si  fermement  que  l'autre,  mal  habitué  à 
cette  sorte  de  résistance  et  ne  sachant  comment  la  réduire, 
choisissait  de  le  laisser  tranquille. 

Mais  pour  l'instant,  plus  que  ses  fruits  qui  dans  l'en- 
semble restaient  assez  médiocres,  c'est  la  nature  même  du 
prosélytisme  français  qui  nous  intéresse.  Je  le  vois  comme 
un  grand  effort  pour  arracher  chaque  individu  à  la  masse 
sociale,  pour  le  désengager,  pour  le  «  désubordonner  », 
pour  lui  rendre  de  l'indépendance,  de  la  taille  et,  si  j'ose 
dire,  de  la  tige.  Il  ne  tend  nullement  à  l'établissement 
d'un  ordre  nouveau.  Il  cherche  surtout  d'abord  à  relâcher 
ime  trame  trop  serrée  pour  son  goût;  il  veut  réintroduire 
les  intervalles  qu'on  lui  semble  oublier  ;  son  œuvre  est 
avant  tout  de  disjonction,  et  de  restitution  des  individus 
à  eux-mêmes  ;  son  but  est  leur  affranchissement  pur  et 
simple,  sans  aucune  préoccupation  des  suites  possibles  ; 
il  leur  remet  la  bride  sur  le  cou,  et  ensuite,  d'une  petite 
tape  sur  la  croupe,  il  leur  conseille  simplement  d'aller. 

Pour  le  Droit  et  pour  la  Liberté.  Nous  avons  combattu, 
avec  une  colère  et  une  obstination  prodigieuses,  pour  que 
chaque  homme  au  monde  puisse  enfin  faire  ce  qui  lui 
plaira  et  ne  soit  plus  «  embêté  par  personne  ».  Pour  rien 
de  moins,  mais  pour  rien  de  plus.  On  n'a  peut-être  jamais 
vu,  dans  toute  la  suite  des  temps,  un  peuple  retrouver 
aussi  exactement  sa  propre  tradition,  recommencer 
aussi  textuellement,  à  un  siècle  d'intervalle,  la  tâche  qu'il 
s'était  une  fois  donnée.  C'en  est  touchant,  c'en  est  presque 
un  peu  ridicule.  L'idéal  que  s'étaient  formé  nos  pères  de 
la  Révolution,  à  notre  tour  nous  l'avons  saisi,  embrassé, 
adoré,  nous  l'avons  serré  tel  quel  contre  notre  cœur. 


502  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  lui  qui  a  fait  le  cran  de  nos  hommes  à  l'assaut, 
leur  patience  au  fond  des  tranchées.  C'est  lui  peut-être  qui 
s'est  glissé  comme  un  peu  de  lumière  encore  entre  les 
paupières  de  nos  mourants. 

Et  je  prétends  que  c'est  lui  qu'ont  suivi  en  fait  tous 
nos  intellectuels,  à  quelque  doctrine  qu'ils  fussent  offi- 
ciellement inféodés.  «  Nous  sommes,  de  race,  des  hommes 
de  liberté  »,  écrivait  Péguy,  justement  dans  cette  Note 
sur  M.  Descartes  qui  a  paru  ici  même  et  qui  est  comme  son 
testament.  Et  encore  :  «  C'est  pour  cela  que  nous  ne  nous 
abusons  pas  quand  nous  croyons  que  tout  un  monde  est 
intéressé  dans  la  résistance  de  la  France  aux  empiéte- 
ments allemands.  Et  que  tout  un  monde  périrait  avec 
nous.  Et  que  ce  serait  le  monde  même  de  la  liberté.  » 

Non  pas  seulement  les  petits  lieutenants  de  Normale, 
non  pas  seulement  les  instituteurs,  déjà  tout  capara- 
çonnés d'orthodoxie  républicaine,  mais  les  plus  exaltés 
des  nationalistes,  si  l'on  eût  pu  soulever  le  couvercle 
de  leur  cerveau  et  y  regarder  directement,  c'est  cette 
croyance,  si  bien  exprimée  par  Péguy,  c'est  cette  image 
de  la  France  rempart  de  la  Liberté,  qu'on  y  eût  avant 
tout  découvert.  Et  c'est  aussi,  chez  la  plupart,  un  véri- 
table fanatisme  libéral,  un  besoin  féroce  de  délivrer 
tout  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  dans  l'univers  d'enchdné, 
de  replié,  de  contraint.  Les  quinze  cents  mètres  à  la 
baïonnette  sous  les  mitrailleuses,  et  plus  tard  le  bond 
par-dessus  le  parapet,  le  dur  carnage  dans  la  tranchée 
ennemie,  l'impitoyable  besogne  du  nettoyage  (si  l'on 
fait  abstraction  d'un  certain  goût  natif  pour  l'œuvre 
guerrière),  c'est  pour  défendre  «  le  monde  de  la 
liberté  »,  mieux  encore,  c'est  pour  donner  la  hberté  au 


LA   DÉCADENCE    DE    LA   LIBERTÉ  503 

monde  que  tous  ces  gens  de  bibliothèque,  d'école  ou  de 
bureau  s'y  sont  si  facilement,  si  joyeusement  résignés. 
C'est  pour  la  liberté  du  monde  que  l'intelligence  française 
s'est  fait  pendant  plus  de  quatre  ans  décimer. 

* 

Or,  voici  où  commence  le  drame.  Voici  où  notre  situa- 
tion devient  vraiment  tragique. 

Il  n'est  pas  bien  sûr  que  le  monde  ait  besoin  de  cette 
liberté  que  nous  pensons  lui  avoir  acquise  au  prix  de  si 
monstrueux  sacrifices.  Il  n'est  pas  bien  sûr  que  la  liberté 
soit  aujourd'hui  son  vœu  le  plus  cher,  l'aliment  dont  il 
ait  le  plus  faim.  On  peut  en  douter,  on  est  en  droit  de 
s'inquiéter  s'il  n'aurait  pas  par  hasard  de  tout  autres 
appétits.  Il  semble  bien  que  la  demande,  en  matière  de 
liberté,  soit  à  l'heure  actuelle,  pour  l'humanité,  prise  dans 
son  ensemble,  de  beaucoup  au-dessous  de  l'offre  que  nous 
faisons.  Il  est  à  craindre  que  le  marché  ne  soit  pas  du  tout 
tel  que  nous  l'avions  supposé  ;  nous  risquons  fort  de  rester 
avec  notre  stock  sur  les  bras. 

Si  nous  prenons  la  guerre  dans  son  ensemble,  si  nous 
cherchons  à  la  considérer  d'un  point  de  vue  extra-national, 
il  nous  sera  bien  difficile  de  la  voir  comme  la  suite  ou  le 
complément  des  guerres  de  la  Révolution.  Elle  a  été  cela 
pour  nous,  la  chose  est  incontestable.  Mais  on  peut  se 
demander  si  nous  n'avons  pas  fait  notre  guerre  tout  seuls. 
N'aurions-nous  pas,  par  hasard,  combattu  dans  un  plan 
mental  absolument  différent  de  celui  où  tous  les  autres 
peuples  sont  placés  ?  L'idéal  des  «  droits  de  l'homme  » 
ne  serait-il  pas  quelque  chose  de  relativement  subjectif  ? 
Ne  serions-nous  pas  les  seuls  aujourd'hui,  je  ne  dis  pas 


504  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  le  comprendre,  mais  à  le  sentir  ?  les  seuls  qu'il  puisse 
encore  faire  vibrer  ?  Je  ne  puis  m'empêcher  de  voir  que 
nous  sommes  infiniment  moins  porte- flambeaux  qu'il  y 
a  cent  ans.  Ce  que  nous  croyons  apporter  aux  peuples  de 
nouveau  et  d'indispensable,  peut-être  l'ont-ils  déjà 
dépassé  sans  en  avoir  eu  besoin. 

En  tous  cas,  même  s'il  y  a  eu,  sur  notre  initiative,  une 
guerre  des  démocraties  contre  l'autocratie,  ce  n'a  pas  été 
la  seule. 

Voilà  le  fait  qu'il  faut  oser  regarder  en  face  et  qui,  seul, 
peut  donner  la  clef  des  événements  auxquels  nous  assis- 
tons maintenant.  Il  y  a  eu  deux  guerres  à  la  fois,  qui  ont  été 
menées  l'une  dans  l'autre  jusqu'au  bout.  On  ne  les  a 
jamais  très  bien  distinguées  ;  c'est  leur  mutuelle  implica- 
tion qui  a  fait  tout  le  temps  l'obscurité  de  la  situation, 
et  l'impossibilité  de  deviner  d'un  jour  à  l'autre  ce  qui 
allait  se  passer.  C'est  elle,  encore  aujourd'hui,  qui  rend 
si  étrange,  si  peu  décisive,  si  peu  purgative,  la  victoire. 
Car  sans  doute  l'une  des  deux  guerres  est  finie  et  son 
résultat  est  aussi  clair  que  possible  :  c'est  celui  que  nous 
avions  toujours  attendu,  toujours  passionnément  cherché 
et  voulu  ;  les  rois  sont  en  fuite,  la  démocratie  triomphe. 
Mais  l'autre  guerre  subsiste  par-dessous  et  ses  soubre- 
sauts ébranlent  la  mince  croûte  d'acquisitions  positives 
dont  nous  nous  félicitons. 

Jamais  victoire  ne  fut  aussi  partielle,  aussi  provisoire, 
aussi  conditionnelle  que  !a  nôtre.  Non  pas  en  ce  sens  qu'i] 
faille  craindre  le  réveil  des  forces  dont  elle  représente 
l'anéantissement,  mais  au  contraire  en  ceci  que  nous 
n'avons  vaincu  que  les  forces  dont  l'anéantissement  était 
comme  entendu  d'avance.  En  venir  à  bout  n'était  qu'une 


LA   DÉCADENCE  DE   LA   LIBERTÉ  505 

question  de  temps  et  de  moyens  :  leur  condamnation 
était  écrite  lisiblement  dans  l'histoire.  Il  n'y  a  eu  qu'à 
faire  ce  qu'il  fallait.  Mais  par  leur  suppression  même, 
d'autres  ont  été  libérées  qui  grouillaient  par-dessous  et 
qui  sont  maintenant  pour  nous  à  vaincre  ou  à  subir.  Notre 
victoire  ne  les  atteint  nullement.  Au  contraire,  elle  ne 
fait  que  leur  donner  incitation,  courage  et  conscience.  Et 
voici  qu'elles  se  dressent  contre  elle  avec  une  résolution 
dont  elles  avaient  été  jusqu'ici  incapables  :  elles  la 
contestent  radicalement  ;  elles  manifestent  ouvertement 
leur  intention  de  la  réviser. 

Cette  guerre  des  démocraties  contre  l'autocratie,  que 
nous  avons  cru  ou  voulu  croire  être  toute  la  guerre,  elle 
a  duré  bien  longtemps.  Ce  fut  un  tort  de  sa  part.  Pour  une 
question  si  limpide  et,  en  principe,  si  bien  réglée  à  l'avance, 
tant  de  lenteur  fut  une  faute.  Car  dans  la  vaste  machine 
des  peuples  au  travail  les  uns  contre  les  autres,  une  usure 
intérieure  s'est  produite  ;  un  plus  grand  nombre  de  valeurs 
que  certains  n'auraient  voulu  ont  été  soumises  à  l'exa- 
men, au  doute,  à  la  détérioration.  Notamment  le  Hbéra- 
lisme.  Jusqu'au  bout  il  a  paru  mener  le  jeu  ;  mais  il  était 
déjà  sérieusement  accroché  par  de  nouveaux  et  solides 
adversaires  ;  il  traînait  une  grappe  de  lutteurs  sur  son 
dos  ;  une  pesée  formidable  s'exerçait  sur  lui  tout  le  temps. 
Et  le  voici  qui  sort  plus  que  fatigué  de  l'affaire. 

Il  tient  son  ennemie,  l'autocratie,  sous  son  genou.  Mais 
dans  l'obscure  bagarre,  dans  ce  corps  à  corps  de  quatre 
ans,  il  semble  bien  qu'il  ait  reçu  un  mauvais  coup,  lui 
aussi.  On  était  trop  près  les  uns  des  autres.  C'était  fatal 
qu'il  lui  arrivât  quelque  chose.  Il  est  vainqueur,  c'est 
entendu.  Mais  il  a  bien  mauvaise  mine.  Il  y  a  des  contu- 


506  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sions  internes  dont  on  ne  meurt  qu'après  des  années.  On 
peut  se  demander  s'il  n'est  pas  secrètement  et  irrépara- 
blement atteint. 

Plus  on  y  réfléchit,  plus  il  apparaît  naturel  et  normal 
qu'une  aussi  effroyable  épreuve  que  celle  que  nous  venons 
de  traverser  ait  consommé  plus  d'une  doctrine,  et  peut- 
être  successivement  les  deux  qui  semblaient  s'opposer, 
entre  lesquelles  on  pouvait  croire  que  se  jouait  la 
partie  :  le  libéralisme  après  le  despotisme. 

Peut-être  l'acmé  de  la  liberté  dans  le  monde  vient-elle 
d'être  dépassée.  Au  moment  même  où  nous  autres  Fran- 
çais pensons,  par  notre  effort,  y  avoir  porté  l'humanité 
tout  entière,  peut-être  au  contraire  celle-ci  commence- 
t-elle  de  redescendre  la  pente  et  s'avance -t-elle  vers  un 
nouvel  idéal  (car  elle  en  change).  Peut-être  les  hommes 
commencent-ils  à  trouver  meilleur  d'être  moins  libres. 
Pour  offrir  aux  dures  conditions  que  leur  fait  la  vie  un 
front  plus  résistant,  peut-être  ont-ils  besoin  avant  tout 
aujourd'hui  de  se  coaliser  et  pour  cela  d'offrir  à  la  société 
en  holocauste  leurs  droits  les  plus  essentiels  et  cette 
indépendance  individuelle  dont  c'aura  été  la  gloire  de  la 
France  dans  le  passé  de-les  avoir  dotés.  La  liberté  n'aura 
peut-être  été  qu'une  phase  dans  l'évolution  de  l'huma- 
nité. De  même  que  l'existence  humaine  semble  bien  avoir 
revêtu  d'abord  la  forme  collective,  de  même  il  est  possible 
qu'elle  tende  maintenant  à  la  reprendre.  Peut-être 
entrons-nous  aujourd'hui  dans  un  âge  collectiviste. 

* 

Mais  ce  sont  là  de  grandes  h)q)othèses  auquel  il  ne  serait 
pas  français  de  donner  trop  de  crédit.  Je  m'en  voudrais 


LA   DÉCADENCE   DE    LA  LIBERTÉ  507 

de  tomber  dans  le  genre  prophétique  et  de  faire  concur- 
rence aux  Allemands  dans  le  domaine  de  la  Geschichfs- 
philosophie  1. 

Un  point  de  vue  plus  modeste  et  plus  positif  reste 
possible.  Sans  préjuger  de  ses  chances  de  réalisation,  nous 
pouvons  étudier  comme  un  fait  le  nouvel  idéal  qui  vient 
de  naître  dans  le  monde.  Il  existe,  plus  ou  moins  nette- 
ment formulé,  dans  des  millions  d'esprits.  On  peut  le 
constater  expérimentalement  ;  il  s'offre  et  se  prête  à  une 
analyse  parfaitement  scientifique. 

Il  est  de  première  importance,  pour  nous  Français  qui 
sommes  si  mal  prédisposés  à  le  comprendre,  de  le  contem- 
pler, au  moins  une  fois,  avec  attention  et  impartialité. 
Parce  qu'il  est  principalement  celui  de  nos  ennemis, 
nous  ne  devons  pas  l'ignorer  ni  le  méconnaître.  Au  con- 
traire, et  du  point  de  vue  même  du  plus  étroit  patrio- 
tisme, nous  avons  tout  intérêt  à  le  laisser  se  développer 
tranquillement  et  complètement  sous  nos  yeux.  Quoi  de 
plus  important,  quoi  de  plus  avantageux  que  de  savoir 
emprunter  pour  un  moment  le  regard  de  son  adversaire 
et  que  d'apercevoir  ses  idées  sous  le  jour  même  où  il  les 
considère  ? 

Il  faut  nous  rendre  compte  combien  la  liberté  peut 
prendre,  pour  des  esprits  d'une  autre  complexion  que  le 
nôtre,  un  aspect  détestable  et  funeste.  Je  me  souviens 
d'avoir  lu,  dans  une  revue  allemande,  une  lettre  écrite  du 
front  par  un  jeune  officier;  il  y  expliquait,  comme  tant 
d'autres  dans  les  deux  camps,  ses  aspirations,  ses  espoirs, 
l'avenir  qu'il  rêvait  pour  le  monde,  et  sous  sa  plume  était 

I.  Philosophie  de  l'histoire. 


508  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

venue  tout  naturellement  cette  phrase  :  «  Il  faut  espérer 
que  cette  guerre  nous  permettra  d'en  finir  une  bonne  fois 
avec  les  vieilles  idoles  rationnelles  de  Liberté  et  d'Éga- 
lité. »  Il  ne  voulait  pas  dire  du  tout  :  par  l'établissement 
d'un  impérialisme  universel.  Non,  c'était  autre  chose 
qu'il  caressait  dans  son  imagination  et  souhaitait  de  pou- 
voir mettre  enfin  à  la  place  de  l'idéal  français.  La  hberté 
ici  pour  lui  n'avait  pas  pour  inconvénient  de  s'opposer  à 
l'hégémonie  de  l'Allemagne  sur  le  monde.  C'est  d'un  tout 
autre  crime  qu'il  l'accusait,  et  non  pas  peut-être  tout  à 
fait  injustement. 

Qu'on  se  place  mentalement  dans  la  situation  des  oppri- 
més d'aujourd'hui.  Que  peuvent-ils  désirer  d'abord  ? 
Est-ce  le  droit  de  faire  tout  ce  qu'ils  voudront  ?  Est-ce 
le  droit  d'être  hbres  ?  De  quoi  leur  servirait-il  ?  Où 
iraient-ils  avec  leur  liberté  ?  Qui  voudrait  la  recevoir 
comme  monnaie  ?  Leur  donnerait-elle  du  pain  ?  Non, 
mais  ils  désirent  d'abord,  ils  veulent,  ils  exigent  avant 
tout  d'être  protégés  contre  la  liberté  des  autres.  La 
cause  permanente,  inflexible,  inexorable  de  leurs  souf- 
frances, ils  le  savent  bien  maintenant,  c'est  la  liberté  des 
autres.  Et,  en  effet,  si,  par  un  décret  de  la  raison  on 
suppose  tous  les  individus  égaux  et  si  on  confère  à  cha- 
cun le  droit  de  tout  faire,  excepté  de  tuer,  de  voler  et 
de  se  parjurer,  c'est  exactement  conune  si  on  remettait 
les  plus  faibles  aux  plus  forts  pour  qu'ils  les  mangent. 
Si  l'on  se  contente  d'interdire  à  chacun  tout  ce  qui  nuit 
directement  au  prochain  et  si  pour  tout  le  reste  ou  lui  met 
la  bride  sur  le  cou,  c'est  absolument  comme  si  on  lançait 
les  plus  avides,  les  plus  dégagés  aux  trousses  des  timides 
et  des  indigents. 


LA   DÉCADENCE    DE   LA    LIBERTÉ  509 

Rien  de  moins  tutélaire  aujourd'hui  que  le  Droit  et 
que  la  Liberté,  tels  que  notre  Révolution  les  a  conçus. 
Car  les  conditions  économiques  de  la  vie  ont  changé  par- 
dessous  :  des  armes  redoutables  ont  été  remises  secrète- 
ment aux  mains  des  entreprenants,  qui  multiplient  sans 
mesure  leur  puissance  et  dont  absolument  rien  ne  leur 
interdit  de  faire  usage  contre  leurs  soit-disant  égaux.  Les 
Droits  de  l'homme  :  sans  doute  ils  mettent  l'individu  à  l'abri 
des  outrages,  des  violences,  du  knout  ;  ils  lui  garantissent 
l'honneur  ;  mais  ils  ne  lui  garantissent  nullement  la  vie. 

Tous  les  attentats  à  sa  dignité  et  à  son  indépendance 
sont  prévus  et  exclus.  Mais  l'attentat,  le  guet-apens  de 
la  misère,  non  seulement  le  Droit  et  la  Liberté  ne  les 
empêchent  pas  :  ils  les  favorisent  presque  ouvertement. 
Car  si  l'on  vient  prévenir  le  riche  d'avoir  à  relâcher  un 
peu  les  mailles  du  filet  où  il  tient  le  pauvre  enserré,  aussitôt 
il  a  la  Loi  pour  lui,  il  peut  faire  valoir  son  droit  :  n'est-il 
pas  libre  comme  les  autres  ?  S'il  ne  pouvait  pas  exercer 
son  activité  sans  contrôle  et  sans  limitation,  ne  serait-il 
pas  moins  libre  que  sa  victime  ?  Qu'on  ne  vienne  pas  se 
mêler  de  ses  affaires.  On  lui  a  promis,  en  même  temps 
qu'à  tous  les  autres,  de  le  laisser  tranquille.  Il  ne  demande 
rien  de  plus. 

Rien  ne  fait  apparaître  avec  plus  de  force  que  ce  lan- 
gage, hélas  !  trop  facile  à  recueillir  sur  trop  de  lèvres, 
les  inconvénients  désastreux  que  d'immenses  masses 
populaires  commencent  aujourd'hui  de  reprocher  à  la 
Liberté.  Elle  leur  apparaît  comme  la  plus  cruelle  des 
marâtres,  c'est  elle  qui  leur  semble  former  de  ses  propres 
mains  leur  détresse.  Elle  encore  qui  les  prive  de  tout 
recours  et  de  tout  espoir.  Car  si  elles  s'avisent  d'élever 


510  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  voix  et  de  faire  entendre  leurs  doléances  :  «  Ne  vous 
gênez  pas,  leur  répond-on.  Réclamez  ;  protestez  ;  vous 
êtes  bien  libres.  La  loi  est  la  même  pour  vous  que  pour 
vos  oppresseurs.  Vous  pouvez  dire  tout  ce  qui  vous 
chantera.  A  condition  que  vous  respectiez  les  droits  qui 
s'exercent  à  vos  dépens,  nous  vous  garantissons  la  liberté 
de  vos  meetings;  vous  pourrez  y  exposer  sans  retenue 
toutes  vos  revendications.  » 

Et  ainsi  de  partout  la  Liberté  se  moque  d'elles.  Du 
moins  elles  l'en  accusent.  Aussi  n'en  veulent-elles  plus. 
Elles  la  chassent  délibérément  de  leur  programme.  Leur 
idéal  devient  exactement  le  contraire  de  celui  que  nous 
avons  pris  l'habitude  en  France  de  considérer  comme  le 
seul  révolutionnaire^  :  suppression  de  tout  le  jeu  dont 
profitait  jusqu'ici  l'individu,  réglementation  de  plus  en 
plus  étroite  de  son  activité,  resserrement  de  la  trame  sociale 
jusqu'à  ce  qu'il  s'y  trouve  pris  et  parfaitement  empêché, 
transmission  à  la  collectivité  de  tous  ses  droits,  stricte 
surveillance  par  elle  de  toutes  ses  démarches  même  les 
plus  indifférentes  moralement. 

Je  ne  me  donnerai  pas  le  ridicule  de  définir  après  tant 
d'autres  l'idéal  socialiste.  En  gros,  c'est  lui  qu'embrassent 
et  chérissent,  avec  une  force  jusqu'à  ce  jour  inconnue,  des 
peuples  entiers,  et  particulièrement  ceux  qui  ont  combattu 
contre  nous  ou  qui  ont  retourné  contre  nous  leurs  armes  : 
l'Allemagne  et  la  Russie. 

I.  Dans  un  discours  récent  sur  le  programnie  de  la  Confédéra- 
tion Générale  du  Travail,  M.  Léon  Jouhaux  observait  avec  beaucoup 
de  raison  :  «  Si  nous  avons  été  nourris  dans  la  tradition  révolu- 
tionnaire, nous  nation  française,  nous  l'avons  été  dans  une  tradition 
révolutionnaire  politique  et  non  pas  dans  une  tradition  révolu- 
tionnaire économique.  » 


LA    DÉCADENCE   DE   LA   LIBERTÉ  5II 

Je  voudrais,  dans  ce  qui  va  suivre,  expliquer  quelles 
raisons  profondes  prédisposaient  chacun  d'eux  à  le  choisir 
et,  du  même  coup,  le  rendaient  hostile  à  notre  vieux  rêve 
d'universelle  liberté.  Ce  sont  choses  peut-être  qu'il  n'est 
pas  très  agréable  pour  nous  de  considérer.  Mais  il  faut 
absolument  que  nous  perdions  l'habitude  de  traiter  par  le 
dédain  et  par  l'ignorance  tout  ce  que  nous  n'aimons  pas. 
J'ai  moi-même  un  peu  trop  cédé  à  ce  penchant  si  français 
et  c'est  pour  calmer  mes  remords,  et  en  quelque  façon 
à  titre  de  pénitence,  que  je  me  décide  à  entrer  dans 
les  considérations  que  voici. 

♦  * 

Je  n'ai  pas  la  présomption  d'avoir  pénétré  jusqu'en 
son  fond  l'âme  russe.  C'est  la  plus  difQcile,  la  plus  dérobée, 
la  plus  décevante  qui  soit.  Je  pense  que  dans  son  essence 
elle  reste  à  jamais  insaisissable,  comme  à  peu  près 
impossible  à  dominer  pour  un  étranger  reste  sa  langue. 
Il  y  a  un  proverbe  russe  qui  dit  :  «  Quoi  que  tu  donnes 
à  manger  au  loup,  il  tire  toujours  vers  la  forêt;  si  loin  que 
la  Russie  s'avance  à  la  rencontre  de  l'Europe,  elle  reste 
toujours  toute  tournée  vers  l'Asie.  »  Et  en  effet,  on  a 
l'impression  que  par  cette  immense  ouverture  vers 
l'Est  s'enfuit  à  chaque  fois  chaque  trait  de  son  génie 
qu'on  a  cru  saisir.  Pas  de  peuple,  je  le  dis  sans  haine, 
plus  «  carottier  »  que  le  russe,  et  au  point  de  vue  psycho- 
logique même  :  ce  qu'il  vous  laisse  dans  les  mains,  c'est 
presque  toujours  une  «  attrape  ». 

Cependant  il  y  a  quelques  traits  très  évidents  de  son 
caractère  qui,  bien  aperçus,  bien  suivis,  eussent  permis  de 
prévoir  combien  peu  de  raisons  il  avait  de  s'éprendre  de 


512  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  liberté,  et  au  service  de  quel  idéal  tout  différent  il 
devait  fatalement  être  amené  à  employer  ses  forces.  Avec 
un  peu  de  perspicacité  nous  nous  fussions  évité  la  décon- 
venue presque  ridicule  que  nous  a  donnée  sa  révolution. 

Je  me  rappelle  avoir  eu,  dès  les  premiers  temps  de  ma 
captivité,  la  sensation  directe  de  ce  que  j'appellerai  le 
phénomène  du  soviet. 

Les  Allemands  nous  avaient  réunis  avec  les  Russes  et 
distribués  en  nombre  égal  dans  chaque  baraque.  C'était', 
nous  disaient-ils,  pour  que  nous  apprissions  à  connaître 
«  nos  chers  alliés  »,  autrement  dit  pour  nous  dégoûter  d'eux. 
Nous  vivions  donc  côte  à  côte,  ou  plutôt  les  uns  sur  les 
autres,  car  nous  étions  si  serrés  que  pour  bien  faire  il  eût 
fallu  le  soir  nous  coucher  tous  en  même  temps  ;  celui  qui 
rentrait  après  les  autres  risquait  de  ne  plus  trouver  entre 
les  corps  étroitement  tassés  l'alvéole  à  laquelle  il  avait 
droit.  J'ai  vu  plus  d'un  camarade,  après  beaucoup  d'in- 
jures, être  obhgé  de  s'étendre  sur  la  mince  frange  de 
paille  aplatie  qui  dépassait  seule  les  pieds  des  dormeiurs. 

Eh  bien!  malgré  la  promiscuité  dont  ce  détail  donne 
ime  idée,  il  était  curieux  de  voir  comment  les  Français 
trouvaient  moyen  de  réserver  leur  indépendance.  Si  vous 
les  eussiez  vus  dans  la  journée,  chacun  avait  sa  petite 
occupation,  qu'il  fondît  des  bagues  en  aluminium  ou 
sculptât  un  jeu  d'échec,  il  le  faisait  tout  seul  ;  pour  man- 
ger sa  soupe,  il  «  dégotait  »  immanquablement  un  tabou- 
ret ;  il  avait  sa  poêle  à  frire,  faite  d'une  moitié  de  bidon 
et  pour  faire  a  revenir  »  son  hareng  il  passait  au  poêle  à 
son  tour.  L'espace  insuffisant  dont  nous  jouissions  était 
utilisé  avec  génie  pour  le  maintien  de  la  plus  grande 
discrétion  possible  entre  nous. 


LA   DÉCADENCE    DE    LA    LIBERTÉ  513 

Au  contraire  les  Russes,  à  eux  tous,  n'employaient 
même  pas  tout  celui  qui  leur  était  réservé.  Ils  vivaient 
spontanément  à  l'état  aggloméré.  Ils  formaient  une  seule 
troupe,  un  véritable  «  banc  ».  Je  les  revois  encore,  tous  en 
paquet  autour  du  poêle,  se  racontant  interminablement 
des  histoires  (quand  je  leur  demandais  ce  qu'ils  fai- 
saient :  «  Onne  razskazivaîette,  il  raconte  !  »  me  répon- 
daient-ils), ou  bien  chantant  en  chœur  avec  ime  douceur, 
une  tendresse,  une  harmonie  inimitables.  Il  y  en  avait 
qui  étaient  assis  sur  des  tabourets,  d'autres  debout  juste 
dans  leur  dos,  d'autres  à  califourchon  au-dessus  d'eux 
sur  les  porte-selles  (nous  étions  logés  dans  une  écurie). 
Et  cet  étagement  n'était  que  l'image  sensible  de  la  mu- 
tuelle et  toute  naturelle  implication  de  leurs  âmes. 

Il  y  avait  des  disputes  entre  eux,  et  même  peut-être 
plus  fréquentes  et  plus  durables  qu'entre  nous.  Quand  il 
en  éclatait  une,  on  pouvait  compter  qu'elle  occuperait 
la  journée  tout  entière.  Mais  tout  de  suite  on  y  sentait 
un  manque  inouï  de  gravité.  Elle  prenait  comme  un 
incendie  à  ras  de  terre,  mais  qui  ne  consumera  jamais 
que  des  brindilles.  Ce  n'étaient  pas  des  individualités 
qui  s'affrontaient,  se  colletaient,  qui  cherchaient  le  faible 
l'une  de  l'autre,  et  à  se  jeter  par  terre  l'une  ou  l'autre. 
Rien  de  méchant,  rien  de  mortel.  D'avance  on  était  sûr 
qu'il  n'y  aurait  pas  de  victimes.  Il  ne  fallait  que  les 
entendre  gazouiller,  avec  leur  voix  perchée,  douce  et 
fausse,  pareils  à  une  nichée  d'oiseaux.  Ils  se  moquaient 
les  uns  des  autres,  et  de  temps  en  temps  un  tendre  rire 
secouait  à  la  fois  toute  l'assemblée.  Surtout  ils  n'avaient 
aucune  envie  de  finir.  Leur  différend  était  entre  eux 
comme  le  furet  qu'on  se  fait  passer  en  cachette  dans  la 

33 


514  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

main  et  qui  circule  à  travers  la  compagnie  sans  qu'on 
sache  jamais  bien  où  il  est.  En  réalité  il  leur  appartenait 
à  tous  à  la  fois,  et  c'est  surtout  pour  ça  qu'aucun  ne 
voulait  céder  :  les  autres  aussitôt  l'eussent  tenu  pour  un 
voleur. 

Des  âmes  étonnamment  peu  retranchées.  Rien  ne  leur 
est  plus  facile  que  d'habiter  les  unes  chez  les  autres.  Il 
faut  toujours  se  souvenir  de  Dostoïewski.  Combien  de 
ses  personnages  qui  n'ont  pour  tout  domicile  qu'un 
«  coin  »  de  chambre  sous-loué  chez  un  étranger  !  Et  ils 
vivent  là  derrière  un  pan  de  rideau  qui  est  un  merveilleux 
symbole  de  ce  presque  rien  par  quoi  seul  leur  individu 
reste  séparé  de  celui  du  voisin.  Ils  n'existent,  psycho- 
logiquement aussi,  qu'à  l'état  parasitaire  ;  en  regardant 
bien,  on  trouverait  sur  chacun  le  logement  d'au  moins 
un  autre  1. 

Ce  sont  des  êtres  sans  carapace  ;  ils  ne  sont  doués  ni 
pour  la  défense  et  pour  la  limite,  ni  pour  l'attaque  et 
pour  la  prétention.  L'individu  chez  eux  est  sans  poids  ; 
son  insufi&sante  densité  l'oblige  à  craindre  les  chocs, 
l'empêche  de  se  «  poser  là  ».  Il  ne  s'afiûrme  que  par  la 
tendresse,  la  plainte,  la  ruse  ou  la  trahison.  Certes,  il  ne 

I.  Dans  la  langue  russe  elle-même,  il  arrive  sans  cesse  que  des 
lettres  supplémentaires,  adventices  viennent  s'incorporer  aux 
mots  sans  qu'on  en  puisse  toujours  donner  pour  explication  une 
nécessité  euphonique.  C'est  ce  que  les  grammairiens  appellent  : 
Vépenthèse.  (Voir  la  grammaire  de  Reiff.)  De  même  presque  chaque 
verbe  en  a  plusieurs  autres  qui  vivent  sur  lui,  se  nourrissent  de 
ses  formes,  y  en  ajoutent.  Chaque  action  est  exprimée  non  pas 
par  un  seul  verbe  qui  se  conjuguerait  pour  correspondre  à  tous 
ses  aspects,  mais  par  un  groupe  de  verbes,  à  la  fois  parents  et 
distincts,  qui  se  substituent  les  uns  aux  autres  à  mesure  qu'il  faut 
faire  face  à  ses  différentes  modalités. 


LA    DÉCADENCE    DE    LA  LIBERTÉ  515 

manque  pas  de  personnalité  ;  mais  toutes  les  manifesta- 
tions en  sont  obliques  ;  tendre  la  main,  supplier,  pleurer, 
aimer,  voler,  tromper,  fuir  :  telles  sont  les  voies  où  elle 
se  révèle.  Pour  prendre  tout  son  développement,  surtout 
il  faut  qu'elle  n'aille  rencontrer  personne  ;  elle  ne  s'épa- 
nouit que  par  le  détour. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  admirable,  rien  de  plus  atten- 
drissant que  les  chansons  de  guerre  russes.  Elles  sont 
pleines  d'un  héroïsme  timoré.  Le  beau  kazak,  tout  harna- 
ché, part  en  campagne  ;  il  brandit  sa  lance  ;  on  entend 
son  petit  cheval  trotter  joyeusement.  Il  va  tout  détruire, 
tout  raser.  Le  Turc  en  verra  de  cruelles.  Mais  qu'au  moins 
le  gredin  n'aille  pas  s'aviser  d'être  trop  fort  !  Le  hardi 
guerrier  aurait  tôt  fait  de  tourner  bride;  dans  la  cadence 
même  de  la  conquête,  se  dessine  comme  à  l'envers,  appa- 
raîtrait par  la  plus  simple  des  conversions  la  cadence  de 
la  fuite. 

Je  me  promenais  souvent  seul  le  long  de  notre  baraque  : 
un  Russe  avait  pris  la  même  habitude,  et  nous  nous  croi- 
sions quinze  ou  vingt  fois  de  suite  chaque  jour  ;  c'était 
un  haut  gaillard,  avec  toutes  les  apparences  de  la  santé  et 
de  la  robustesse  ;  mais  je  me  rappelle  ce  regard  qu'il  me 
jetait  en  passant  ;  je  retrouve  ses  yeux  si  grands,  si 
beaux,  si  aimants,  si  effrayés,  si  faux  :  ils  m'efïïeuraient 
à  peine,  ils  eussent  voulu  me  gagner,  ils  cherchaient  la 
petite  porte  de  mon  âme.  Mais  si  j'eusse  agité  les  bras, 
si  j'eusse  poussé  un  cri,  ils  se  fussent  tout  de  suite  dérobés  : 
je  ne  les  eusse  jamais  revus. 

Tant  de  timidité  interdisait  au  Russe  tout  désir,  toute 
volonté  d'émancipation  individuelle.  Ce  n'est  pas  avec 


5l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

son  cœur  tendre  mais  «  flanchard  »  qu'il  pouvait  souhaiter 
la  liberté  et  le  droit  de  faire  tout  ce  qu'il  voudrait.  Rien 
ne  pouvait  être  plus  étranger  à  cet  être  sensible  et  faible 
que  notre  dur  idéal  d'indépendance  et  de  labeur. 

Rien  ne  pouvait  lui  être  plus  odieux.  Le  Russe  a  contre 
le  libéralisme  une  hostilité  de  principe  et,  si  l'on  peut 
dire,  de  complexion.  Il  faut  comprendre  le  sens  profond 
de  sa  haine  pour  l'Anglais.  Cet  homme  calme  et  fort, 
bien  campé,  bien  équipé,  muni  de  son  «  habeas  corpus  » 
comme  d'une  sorte  de  waterproof  et  qui  pense  d'abord  à 
faire  des  affaires  et  à  s'assurer  une  honnête  place  dans  le 
monde,  cet  homme  droit,  simple,  court,  paisible  et  impi- 
toyable, ce  grand  fabricant  de  richesse,  le  Russe  lui  en 
veut  comme  à  sa  plus  exacte  antithèse. 

Il  exècre  son  aisance  dans  les  deux  sens  du  mot  et 
cette  manière  qu'il  a  de  se  suffire.  Il  ne  peut  pas  supporter 
un  être  qui  se  tient  debout  tout  seul,  qui  va,  qui  vient,  qui 
marche,  sans  jamais  penser  aux  autres  que  pour  les  respec- 
ter. Il  lui  découvre  un  affreux  égoïsme  ;  ses  entrailles 
s'émeuvent  contre  tant  d'assurance  et  d'isolement. 

Non,  certes,  jamais  il  ne  s'éprendra  d'un  idéal  aussi 
bref  et  aussi  féroce  que  le  libérahsme.  Quel  usage  y  pour, 
raient  bien  trouver  ses  vertus  craintives  ?  Comment  y 
adapterait-il  son  âme  communicative  et  balbutiante  ? 

Il  ne  se  trouve  pas  ainsi  séparé,  agressif.  Il  n'a  aucune 
envie  de  gagner  de  l'argent  et  de  se  «  faire  une  situation  ». 
Il  n'a  besoin  d'aucune  loi  qui  vienne  protéger  son  ini- 
tiative ;  et  d'abord  pour  cette  bonne  raison  que  d'ini- 
tiative il  n'en  a  pas. 

Au  contraire,  il  a  besoin  de  faire  reconnaître  et  sanc- 
tionner avant  tout  son  état  naturel  qui  est  une  combinaison 


LA    DÉCADENCE    DE    LA    LIBERTÉ  517 

de  son  âme  avec  les  autres,  une  fraternité  obscure,  une 
mystérieuse  disposition  à  l'amas.  En  Russie,  il  n'y  a  pas 
de  poussée  de  l'individu  comme  tel,  mais  une  poussée 
directe  des  masses.  Ce  sont  elles  qui  cherchent  l'autonomie 
politique.  Il  ne  faut  s'attendre  à  y  voir  parvenir  que  des 
colonies  d'âmes  du  genre  de  celle  que  je  décrivais  tout  à 
l'heure  1. 

Une  fois  libres,  les  Russes  ne  pouvaient  avoir  qu'une 
idée  :  mettre  au  monde  leur  socialisme  intérieur,  faire 
aboutir  le  soviet  qu'ils  formaient  déjà  avec  leurs  cœurs 
et  avec  leurs  esprits.  Le  tsarisme  au  fond  ne  les  gênait 
que  dans  la  mesure  où  il  voulait  les  forcer  à  une  unité 
d'ensemble,  qui  dépassait  leur  pouvoir  spontané  d'agré- 
gation. La  violence  que  nous  les  plaignions  de  subir,  les 
brutaUtés  pohcières,  les  emprisonnements  illégaux,  la 
Sibérie,  tout  cela  ils  ne  le  sentaient  pas.  Qui  eût  bien  connu 
leur  nature  profonde,  eût  dû  prévoir  que  la  disparition 
de  la  contrainte  tsariste  ne  pouvait  être  saluée  par  eux  que 
comme  le  moyen  de  s'organiser  enfin  en  droit,  comme  ils 
l'étaient  depuis  longtemps  en  fait,  c'est-à-dire  en  groupes, 
en  sociétés,  en  soviets. 

Le  bolchevisme  n'est  peut-être  pas  un  régime  viable  ; 
il  est  peu  probable  que  la  Russie  le  conserve  définiti- 
vement. Mais  elle  ne  pourra  le  remplacer  qu'en  faisant 
appel  à  l'étranger,  car  il  est,  de  toute  évidence,  le  plus 
naturel,  le  plus  ressemblant  à  son  essence  qu'elle  ait 
jamais  connu.  Il  est  le  produit  tout  à  fait  immédiat  de 

I,  «  Pour  lui  (pour  le  bolchevik)  l'individu  n'est  rien;  l'âme, 
l'idée,  le  «  Douch  »  est  tout  :  le  fondement  de  la  vie  sociale  n'ett 
pas  juridique,  mais  affectif .  »  (Etienne  Anton elli  :  la  Russie  bol- 
cheviste,  p.  210,  Bernard  Grasset.) 


5l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ses  aspirations  ;  pour  y  aboutir,  ses  vœux  n'ont  eu  pres- 
que aucune  distance  à  parcourir;  elle  y  est  tombée  au 
premier  pas  qu'elle  a  essayé  de  faire  toute  seule. 

On  verra,  dans  le  livre  si  intéressant  de  M.  Antonelli 
sur  la  Russie  bolcheviste,  dont  je  citais  tout  à  l'heure  un 
passage,  la  façon  dont  Lénine  et  Trotsky  s'y  sont  pris 
pour  établir  et  pour  asseoir  leur  régime  i.  Au  fond  ils  n'ont 
pas  eu  vraiment  à  l'imposer  ;  ils  n'ont  fait  œuvre  que  de 
psychologie.  Partout  ils  ont  prévu  et  prévenu  les  désirs 
essentiels  des  masses.  A  la  différence  de  tous  les  partis 
qui  les  avaient  précédés  au  pouvoir,  ils  ont  su  démêler 
la  tendance  vraiment  profonde  et  primitive  du  génie 
russe,  et  tout  leur  programme  n'a  été  que  de  lui  donner 
satisfaction.  Les  premiers  ils  ont  su  comprendre  que  le 
Russe  cherchait,  appelait  de  tout  son  instinct  la  vie 
collective  et  qu'il  ne  rêvait  de  hberté  que  pour  le  groupe 
dont  il  faisait  partie. 

Les  bolcheviks  ont  su  transformer  le  socialisme  exac- 
tement dans  la  mesure  où  il  le  fallait  pour  qu'il  devînt 
l'exercice  le  plus  spontané  et  le  plus  agréable  que  le  peuple 
russe  pût  souhaiter  de  ses  fonctions  psychologiques.  En 
effet  :  «  Rompant  totalement  avec  les  méthodes  occidentales 
que  les  libéraux  ou  les  socialistes  démocrates  s'efforçaient, 
pendant  la  première  partie  de  la  Révolution,  de  plaquer 
sur  le  vieux  fond  slave,  les  bolcheviks  n'ont  jamais  conçu 
le  pouvoir  comme  une  nappe  d'autorité  s'étendant  de 
la  source  au  peuple,  de  telle  sorte  que  le  maître  de  la 
source  soit  toujours  le  maître  de  l'épandage  autoritaire. 
Ils  ont,  au  contraire,  laissé  l'autorité  s'épanouir  directe- 

I.  Voir  en  particulier  le  chapitre  III  :  Les  bolcheviks  et  le  peuple, 
p.  69. 


LA    DÉCADENCE    DE    LA    LIBERTÉ  519 

ment  de  la  masse  sociale,  sans  aucun  sens  de  l'unité  du 
pouvoir  ou  de  la  personnalité  de  l'Etat.  L'anthropomor- 
phisme juridique  qui  a  créé  l'Etat,  «  être  de  droit  »,  per- 
sonne morale  »  et  qui  n'est  qu'un  aspect  particulier  de 
notre  philosophie  occidentale  de  l'individu  considéré 
comme  fin  et  centre  du  droit,  est  totalement  ignoré  par 
le  bolchevisme.  On  assiste  alors  à  une  floraison  confuse 
et  luxuriante  d'autorité,  à  de  singuliers  chevauchements, 
à  de  surprenantes  contradictions  apparentes,  qui  nous 
donnent  l'impression,  à  nous  Occidentaux,  qui  avons  une 
âme  géométrique,  du  gâchis  total,  mais  qui  laisse  l'âme 
slave  évoluer  très  librement  à  travers  ces  contradictions 
et  ces  superpositions.  C'est  ainsi  que  l'on  pourra  voir 
un  soviet  «  local  »  —  celui  de  Moscou  —  décréter  la 
«  nationaHsation  »  de  l'industrie  textile;  parfois  même  ce 
sera  un  simple  quartier  —  celui  du  rayon  de  Poluos- 
trovo  —  qui  décrétera  la  «  nationalisation  »  de  tous  les 
immeubles.  On  verra,  dans  la  même  ville,  des  autorités 
très  différentes  coexister,  sans  qu'il  y  ait  opposition 
violente  ou  incohérence  réelle.  A  Moscou,  par  exemple, 
les  anarchistes  établiront  une  autorité  tout  à  fait  dis- 
tincte des  bolcheviks,  réquisitionnant  les  immeubles  et 
y  installant  des  services.  Le  désordre  n'est  pas  accru  :  le 
drapeau  noir  remplace  seulement  le  drapeau  rouge  sur 
les  Heux  réquisitionnés^.  » 

Le  bolchevisme  est  l'épanouissement  à  peine  organisé, 
à  peine  systématique,  des  instincts  russes.  Ce  qui  nous 
trompe  et  nous  fait  croire  qu'il  est  un  régime  adventice 
et  arbitraire,  imposé  par  la  force  à  une  masse  récalci- 
trante, c'est  la  tyrannie  qu'il  exerce  envers  les  individus. 

I.  Voir  la  Russie  bolcheviste,  p.  213-14. 


520  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mais  il  faut  nous  rendre  compte  que  les  Russes  n'ont  pas 
de  quoi  percevoir  cette  tyrannie  :  elle  ne  froisse  et  ne 
contrarie  en  eux  que  des  velléités  idéalement  faibles, 
tandis  qu'elle  en  flatte  au  contraire  et  en  favorise  de  très 
puissantes  :  et  d'abord  le  besoin  de  commandement  collec- 
tif. Le  Russe  n'imagine  rien  de  plus  beau  que  de  pouvoir 
discuter,  décréter,  régenter,  mais  toujours  par  le  moyen 
et  par  l'intermédiaire  du  groupe  auquel  il  adhère.  Il  se 
moque  pas  mal  d'être  morigéné  et  même  violenté  en 
tant  qu'individu,  il  recevra  volontiers  le  fouet,  pourvu 
qu'il  puisse,  en  tant  que  membre  de  quelque  «  conseil  », 
manifester  son  autorité,  prescrire  des  règlements,  dicter 
des  lois. 

Encore  une  fois  le  soviet  lui  donne  toutes  les  satisfac- 
tions dont  il  a  jamais  pu  rêver  :  c'est  d'abord  un  endroit 
où  l'on  est  à  plusieurs,  où  l'on  peut  bavarder  et  se  plaindre 
ensemble  ;  où  l'on  peut  se  livrer,  sans  crainte  désormais 
d'être  dérangé  par  la  police,  à  ces  intermimbles  razgovori^ 
dont  parle  M.  Antonelli*.  C'est  ensuite  vm  moyen  de 
fixer  aux  individus  des  devoirs  et  des  charges,  de  les 
rappeler  sur  im  ton  mi-grondeur,  mi-suppliant,  à  l'humi- 
lité, à  la  charité,  à  la  misère,  de  détruire  ce  produit  mons 
trueux  de  la  liberté  qu'est  la  richesse,  de  prendre  des  me- 
sures draconiennes  contre  l'égoïste  initiative  de  l'industriel 
et  du  marchand,  de  réduire  à  coups  de  prikazi^  tout  ce 
qui  dépasse  le  niveau  de  l'Evangile.  Le  Russe  est  tout 
entier,  avec  sa  petitesse  et  avec  sa  sainteté,  dans  le  soviet. 
C'est  pour  lui  le  milieu  idéal,  le  seul  où  il  puisse  vraiment 

1.  Conversations,  délibérations. 

2.  Voir  la  Russie  bolcheviste,  p.  72. 

3.  Ordre,  décret. 


LA    DÉCADENCE   DE    LA   LIBERTÉ  521 

prospérer  et  porter  ses  fruits.  Je  dirais  presque  qu'il  ne 
prend  de  véritable  existence  qu'au  moment  où  son  être 
individuel  vient  ainsi  se  perdre,  ou  plutôt  se  retrouver, 
dans  l'être  social,  et  qu'il  ne  reçoit  le  signe  positif  qu'en 
s'intégrant  dans  cette  entité.      ^ 

C'est  là  un  fait  dont  il  faut  bien  comprendre  toute  l'im- 
portance pour  l'avenir  du  monde.  Jusqu'ici  le  socialisme 
était  quelque  chose  qu'on  conçoit,  qu'on  étudie,  ou  même 
qu'on  applique.  Il  existait  dans  les  livres  et  il  y  avait  des 
hommes  de  bonne  volonté  qui,  à  grand  ahan,  s'effor- 
çaient d'en  faire  passer  quelque  chose  dans  la  vie.  Mais 
le  mal  qu'ils  se  donnaient  était  si  grand,  si  \4olente  la 
résistance  qu'ils  avaient  à  vaincre  et  si  minces  les  résul- 
tats auxquels  ils  parvenaient,  qu'on  pouvait  à  bon  droit 
se  demander  si  leur  doctrine  était  autre  chose  qu'une 
généreuse  utopie,  si  elle  était  vraiment  susceptible  d'in- 
carnation. 

Grâce  aux  Russes  commence  pour  le  socialisme  une  ère, 
non  pas  certes  pratique,  non  pas  de  réalisation,  mais  — 
ce  qui  est  à  la  fois  beaucoup  plus  et  beaucoup  moins  — 
de  réalité.  Il  naît  des  socialistes,  des  socialistes  tout  faits, 
antérieurs  à  leur  doctrine  et  qui  ne  l'adoptent  qu'à  cause 
de  ses  affinités  avec  leur  tempérament.  Il  naît  des  gens  qui 
se  mettent  à  vivre — bien  ou  mal  ?  dans  le  bonheur  ou  dans 
la  misère  ?  la  question  reste  réservée  —  à  vivre  tout  de 
même  socialement.  Un  peuple,  sans  avoir  à  se  forcer, 
dépouille  toute  envie  d'être  libre;  au  moment  même  où  la 
déconfiture  de  son  «  tyran  »  lui  en  donne  enfin  le  loisir,  il 
préfère  autre  chose.  Il  passe  hardiment  d'un  seul  coup 
par-dessus   la   phase   libérale  de  l'évolution   politique. 


522  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'on  pouvait  croire  imprescriptible,  et  il  revient  tendre 
docilement  les  mains  à  un  nouveau  despote,  le  despote 
social.  Ou  plutôt  il  devient  lui-même  ce  despote  ;  il  nous 
le  montre  pour  la  première  fois  en  chair  et  en  os  ;  sans 
doute  pas  aussi  concentré  ni  aussi  «  groupé  »  que  les  des- 
criptions théoriques  le  faisaient  attendre  ;  tout  de  même 
à  l'état  naturel,  doué  déjà  de  vie  et  de  respiration.  «  Les 
morceaux  en  sont  bons  »,  pourrait-on  dire  :  chaque  soviet 
représente  déjà,  d'une  façon  très  suffisamment  concrète, 
cette  «  autorité  directe  de.  la  masse  sociale  »,  qui  est  un 
phénomène  absolument  nouveau  et  dont  la  possibilité 
même  pouvait  faire  jusqu'ici  l'objet  d'une  question.  Il 
faut  voir  les  choses  en  face  :  même  s'il  est  vrai  que  le 
peuple  russe  subit  en  ce  moment  d'affreuses  misères, 
même  s'il  se  repent  d'être  bolcheviste,  un  fait  subsiste  : 
c'est  qu'il  l'est,  et  que,  par  lui,  en  un  point  du  globe, 
l'existence  socialiste  a  commencé. 

JACQUES    RIVIÈRE 


523 


PREMIÈRE  VISITE  AU   LOUVRE 


Le  Louvre  a  ouvert  enfin  ses  portes  ou  plutôt  les  a 
entre-bdllées.  Nous  attendions  ce  moment  avec  une  grande 
impatience.  Ceux-là  mêmes  parmi  nous  qui,  en  temps 
normal,  fussent  restés  plusieurs  années  sans  entrer  dans 
un  musée,  sentaient  obscurément  la  nécessité  de  revoir, 
ne  fût-ce  qu'une  fois,  les  œuvres  dont  ils  furent  par 
force  privés.  Il  nous  semblait  à  tous  indispensable  de 
nous  faire  une  décisive  opinion  sur  nos  maîtres  et  en 
même  temps  de  nous  situer,  nous  autres  naufragés  dans 
l'Océan  tourmenté  de  la  peinture.  Cette  nécessité  de 
procéder  à  une  espèce  d'inventaire  d'idéal  et  de  moyens 
réunit,  pendant  quelques  jours,  les  artistes  de  tendances 
les  plus  opposées,  dont  la  plupart,  hélas,  trahissaient  par 
leur  attitude  et  leurs  propos,  le  désarroi  profond  de  leur 
esprit. 

A  travers  l'imprécision  des  aveux,  un  sentiment  una- 
nime cependant  se  dégageait  ;  une  constatation  générale 
s'affirmait,  celle  de  la  dérivation  formidable  subie  par 
notre  vaisseau.  Quel  courant  mystérieux  l'avait  donc  ainsi 
poussé  hors  du  port,  quel  vent  puissant  l'avait  déradé  ? 
Explorer  les  régions  inconnues  où  nous  fûmes  insensi- 
blement emmenés,  faire  le  point  et  trouver  le  plus  court 
chemin  pour  rejoindre,  par  des  mers  jamais  parcourues, 
un  port  traditionnel,  voilà,  j'imagine,  la  résolution  que 


524  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

durent  emporter  en  leur  atelier,  après  cette  visite,  les 
plus  clairvoyants  d'entre  nous. 

Justement,  au  premier  rang  de  ceux  que  nous  venions 
voir,  nous  attendait  un  voyageur  aventureux,  reposé  de 
ses  fatigues,  nous  servant  d'exemple  et  de  réconfort  : 
Renoir  est  enfin  au  Louvre  avec  un  chef-d'œuvre,  le 
portrait  de  Mme  Charpentier,  et  il  nous  accueille  avec  son 
clair  sourire  français.  On  pense  à  Watteau,  trait  d'union 
entre  Rubens  et  nous,  mais,  par  ricochet,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  frémir  devant  ces  reflets  de  perle,  en  songeant 
aux  couches  successives  de  vernis  dont  d'impitoyables 
«  conservateurs  »  les  recouvriront,  comme  ils  ont,  sans 
vergogne,  submergé  les  fraîcheurs  de  Rubens  et  de  Wat- 
teau. De  chaque  côté  de  Renoir,  comme  pour  nous  rappeler 
que  nous  vivons  à  une  époque  hostile  à  toute  hiérarchie 
des  valeurs,  trônent,  encombrants  et  sans  beauté,  Fantin- 
Latour,  Degas  et  Dubufe.  Nous  n'avons  aucune  admira- 
tion ni  pour  Fantin,  ni  pour  Degas,  et  Dubufe  nous  paraît 
à  peine  plus  ennuyeux  que  ses  voisins,  dont  nous  nous  con- 
tentons de  respecter  l'effort  ;  à  quelque  impartialité  que 
nous  nous  appliquions,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  avouer 
que  l'intérêt  documentaire  de  ces  mornes  toiles  nous 
semble  disproportionné  avec  leur  étendue.  La  collection 
Chauchard  déshonore  déjà  le  Louvre,  mais  elle  figure 
à  l'écart,  et  on  peut  admirer  des  chefs-d'œuvre, 
sans  passer  par  cette  boutique  de  bric-à-brac  où  règne 
Meissonier  le  premier  «  intrus  ».  L'enterrement  à  Ornans 
est  resté  des  années  en  pénitence  dans  la  salle  sombre 
que  l'on  lait.  Pourquoi  n'infligerait-on  pas  *ux  toiles 
de  Dubufe,  de  Fantin  et  de  Degas,  d'où  la  couleur 
est  totalement  absente,  et  où  la  forme  est  exclusivement 


PREMIÈRE   VISITE  AU   LOUVRE  525 

descriptive,  une  épreuve  semblable,  en  attendant,  pour 
décider  de  leur  sort,  le  jugement  des  gens  du  métier  ? 
Que  l'on  tente  l'expérience  d'un  référendum  parmi  les 
peintres,  et  on  verra  à  quelles  hauteurs  ils  placent,  par 
rapport  aux  trois  peintres  précités,  les  deux  seuls  génies 
authentiques  de  notre  époque  :  Renoir  et  Cézanne. 

La  collection  Camondo,  qui  renferme  d'admirables 
toiles  de  Cézanne,  n'est  pas  encore  installée,  mais  à  défaut 
des  œuvres  du  maître  d'Aix,  le  Louvre  actuel  nous 
propose  les  Paysans  des  frères  Lenain,  qui  nous  adresse- 
ront, si  nous  savons  les  entendre,  les  mêmes  injonctions 
salvatrices. 

Un  des  miracles  qu'opère  Cézanne  consiste  à  faire 
rebondir  l'esprit  aux  plus  grandes  hauteurs,  en  partant 
du  plus  bas  possible.  Le  sublime  pour  lui  ne  réside  pas 
dans  le  surjet  que  l'on  choisit,  mais  dans  le  résultat  que  l'on 
obtient  à  force  de  ferveur.  Ce  n'est  pas  le  point  de  départ 
qui  importe,  mais  la  conclusion  à  laquelle  une  âme  ardente 
seule  peut  arriver.  Cet  idéal  est  devenu  celui  des  peintres 
modernes,  encore  que  les  œuvres  cubistes  le  dévoilent 
fort  mal. 

Voici  les  paysans  des  Lenain.  Ils  ne  font  rien  qui 
sorte  de  l'ordinaire.  Le  peintre  nous  les  représente  dans 
l'attitude  la  plus  quotidienne.  Nul  mouvement  ne  les 
anime,  qui  pourrait  dramatiser  la  scène.  Nulle  obliquité, 
nulle  courbe  :  la  verticalité  sur  l'horizontahté.  C'est  le 
poème  de  ce  que  les  grands  seigneurs  de  la  peinture  appelle- 
raient la  médiocrité,  le  poème  du  devoir  de  tous  les  jours 
accepté  sans  révolte.  Les  personnages  de  Lenain  s'ap- 
pliquent à  dépenser  le  moins  possible  de  gestes,  à  faire  le 
moins  possible  acte  d'indépendance.  Et  le  peintre  est 


526  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

comme  ces  paysans  un  modèle  d'application,  d'obstination 
au  devoir.  Il  n'aborde  pas  son  sujet  avec  une  idée  pré- 
conçue, un  truc  infaillible  pour  obtenir  la  beauté.  Il 
connaît  le  «  métier  »;  il  possède  une  fois  pour  toutes  des 
moyens  suffisants.  Il  n'essaie  pas  d'amplifier  le  sens  de 
son  œuvre  par  un  tour  de  main,  un  énervement  de  la 
brosse,  une  agitation  volontaire.  Son  travail  reflète  sa 
sérénité  intérieure.  Il  fait  pour  le  mieux.  Il  ne  bouscule 
rien  ;  il  n'adopte  aucun  maniérisme  qui  pourrait  troubler 
la  pureté  de  son  interrogation  :  il  analyse,  et  c'est  là  le 
secret  de  sa  grandeur;  c'est  là  le  secret  de  la  grandeur  des 
peintres  français.  Des  poètes  agités,  des  peintres  aux 
visées  grandioses  nous  ont  trop  parlé  de  l'Italie,  comme 
certains  philosophes  nous  ont  trop  parlé  de  l'Allemagne. 
Le  «  Colossal  »,  le  «  Décoratif  »,  nous  ont  trop  longtemps 
séduits.  Il  nous  faut  à  tout  prix  réaliser  que  la  pureté  de 
notre  culture  française  consiste,  non  dans  le  goût  de  la 
quantité,  mais  dans  un  sens  de  la  quaUté  que  nous  sommes 
les  seuls  à  posséder  depuis  les  Grecs.  Raphaël,  certes,  est  un 
héros  de  la  peinture,  mais  ce  qui  fait  sa  grandeur  dans  son 
pays  est  justement  ce  qui  ferait  son  étrangeté  en  France. 
Il  peint  directement  des  Dieux.  Les  meilleurs  peintres  de 
chez  nous  peignent  des  hommes  et  ils  obtiennent  des  Dieux. 
Nous  ne  voulons  pas  afi&rmer  que  ce  soit  là  le  secret  défi- 
nitif de  toute  bonne  peinture;  mais  actuellement  le  salut 
des  peintres  de  tous  pays  dépend  uniquement  de  celui 
des  peintres  français  et  le  salut  de  ceux-ci  dépend  d'une 
appréhension  des  vertus  strictement  françaises.  Il  nous 
faut  donc  momentanément  regarder  d'un  peu  loin  les 
génies  étrangers  que  nos  pères,  en  d'autres  conjonctures, 
eurent  profit  à  étudier,  et  décider,  avec  une  volontaire 


PREMIÈRE  VISITE  AU   LOUVRE  527 

intolérance,  un  parti  pris  qui  n'exclut  pas  la  lucidité, 
que  seule  importe,  en  la  crise  aiguë  que  nous  traversons, 
la  leçon  des  maîtres  français. 

En  la  seule  salle  Lacaze,  ce  peintre  anonyme  du  xvi®, 
qui  pourrait  être  Fouquet,  Lenain,  Ingres,  avec  ses 
dessins  prodigieux  d'acuité  et  de  style,  le  Chasseriau 
«  ingriste  »  et  enfin  Renoir  nous  exhortent  à  chercher  le 
salut  dans  l'analyse,  à  n'opérer  de  synthèse  qu'à  l'aide 
d'éléments  obtenus  par  une  patiente  interrogation  de  la 
nature. 

La  première  leçon  que  nous  avons  reçue  est  d'ordre 
moral.  Elle  nous  a  été  donnée  par  des  peintres  qui,  pour 
la  plupart,  cachaient  leurs  procédés,  «  impHcitaient  » 
leurs  intentions.  Effacer  soigneusement  les  traces  du 
travail  pour  donner  à  l'œuvre  d'art  l'apparence  du  naturel, 
c'est  la  méthode  classique  pure.  Nous  est-il  permis  de 
redevenir  classiques  dans  ce  sens  ?  Trop  d'éléments  étran- 
gers sont  venus  s'interposer  entre  la  Tradition  et  nous, 
trop  d'événements  étonnants  ont  eu  lieu,  trop  de  tenta- 
tives ont  été  osées,  trop  d'hypothèses  émises  pour  que 
nous  retrouvions,  de  longtemps  encore,  le  repos  spirituel, 
la  sécurité  intérieure  qui,  seules,  permettent  l'application 
paisible  de  lois  infaillibles.  Quelque  chose  d'irréparable  a 
eu  lieu,  que  nous  étudierons  minutieusement  un  jour,  dont 
nous  établirons  la  genèse,  mais  dont  nous  nous  contente- 
rons aujourd'hui  de  souligner  le  caractère  essentiel. 

Nous  voici  dans  la  salle  du  Couronnement  :  des  affir- 
mations éloquentes,  un  épanouissement  de  formes  sculp- 
turales. L'impression  de  certitude  qui  s'en  dégage  n'est 
pourtant  pas  tellement  forte  que  nous  ne  puissions  y 
discerner  l'amorce  de  l'inquiétude  moderne.  David  ici 


528  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

règne  en  maître.  Presque  toutes  les  œuvres  portent  le 
sceau  profond  de  son  influence.  Il  est  convenu  que  les 
portraits  seuls  de  cette  école  méritent  l'attention.  Ils 
sont  en  effet  d'un  accueil  facile  et,  à  quelques  exceptions 
près,  conservent  le  sourire  engageant  des  portraits  du 
XVIII®  siècle.  Mais  ces  toiles  ne  pourraient  nous  tenir 
qu'un  langage  déjà  entendu  à  la  salle  précédente.  Nous 
sommes  venus  chercher  autre  chose  ici  ;  une  explication 
du  malaise  dont  nous  souffrons  ;  une  image  de  nous-mêmes 
réduite,  mais  déchiffrable.  La  toile  dans  laquelle  nous 
nous  reconndtrons  le  mieux  est  justement  celle  dont 
Cézanne  avait  fixé  une  reproduction  à  son  mur  :  les 
Sahines.  Le  maître  d'Aix  porta  souvent  sur  cette  œuvre 
un  jugement  où  son  fonds  natal  de  romantisme  et  sa 
volonté  de  classicisme  entremêlent  les  affirmations  con- 
tradictoires. On  sent  qu'elle  le  tourmentait.  Il  dut  souvent 
jeter  sur  la  photographie  des  regards  de  désir  et  de  déses- 
poir, et  peut-être  ces  Hgnes  droites  et  courbes,  qui,  dans 
ses  tableaux  à  lui,  s'emmêlent,  se  conjuguent,  se  répon- 
dent et  s'opposent  avec  une  telle  science,  n'ont-elles 
cette  démarche  savante  que  parce  qu'elles  obéissent  au 
rythme  dont  les  Sahines  contiennent  ou  plutôt  avouent  le 
secret. 

Il  faut  faire  effort  pour  se  séparer  du  tableau  des  Lenain. 
Ce  sont  les  Sahines,  qui,  maintenant,  nous  retiennent 
prisonniers.  Merveilleuses  et  fécondes  captivités  !  Les 
personnages  de  Lenain,  devant  le  regard  interrogateur, 
abandonnèrent  insensiblement  leur  enveloppe  fruste, 
et  montrèrent  doucement  leur  âme  ;  le  repas  de  paysans 
disparut  peu  à  peu  pour  faire  place  à  une  assemblée  de 
Dieux  méditatifs.  Les  personnages  de  David  nous  parlent 


PREMIÈRE  VISITE   AU   LOUVRE  529 

dans  un  langage  moins  direct,  plus  métaphorique.  Ils 
s'expriment  par  signes.  Leur  expression  profonde  ne 
gît  pas  cachée  au  creux  des  replis  de  leur  visage.  Celui-ci, 
au  lieu  d'absorber  toute  l'émotion  se  simplifie  pour  n'être 
qu'un  détail  de  la  figure  générale.  Et  cette  figure  elle- 
même  se  dédouble  en  gestes,  elle  devient  hiéroglyphe  et 
prolonge  sa  géométrie  par  celle  des  casques,  des  lances 
et  des  boucliers  traçant  sur  le  fond  amorphe  la  trame  de 
leurs  af&rmations  éloquentes.  Le  public  inculte  et  pares- 
seux, uniquement  sensible  à  l'anecdote,  ne  voit  là  que 
l'étalage  un  peu  naïf  d'une  quincaillerie  pompeuse.  Mais 
qui  sait  voir  au  delà  de  la  signification  étroite  des  formes 
et  s'évader  des  racines  pour  contempler  le  faîte  de  l'arbre, 
goûtera  de  pures  émotions  plastiques. 

Au  sein  des  plus  dangereuses  frivolités  picturales 
du  xviiie  siècle,  David,  plein  d'un  juste  courroux,  s'élève 
au-dessus  du  chaos.  Dieu  des  peintres  lucides,  il  épure, 
sépare  et  déHmite  les  éléments  confondus  par  la  trop 
aimable  négligence  des  Boucher  et  des  Fragonard,  premiers 
impressionnistes.  Il  maîtrise  le  désordre  ;  dès  que  le 
mouvement  devient  trop  sentimental  ou  trop  tragique, 
il  y  renonce.  Il  n'est  pas  de  mêlée  si  compacte  ou  si 
confuse  qu'il  ne  sache  l'arrêter  en  une  minute  solennelle. 
Ses  guerriers  et  ses  femmes,  dans  le  tableau  des  Sabines, 
ne  consoroment  pas  l'action  qu'ils  ébauchent.  Suspendus 
au  bord  de  l'abîme  du  ridicule  —  comme  tous  les  héros  — 
ils  arrêtent  leur  geste  au  sommet  de  sa  trajectoire,  et 
s'immobilisent  pour  l'éternité. 

Les  Paysans  et  les  Sabines  s'opposent  et  se  complè- 
tent merveilleusement,  pour  notre  éducation.  Ils  sem- 
blent  situés   aux  deux  pôles   de   l'activité   artistique. 

34 


530  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

L'étude  de  leurs  dissemblances  et  la  recherche  de  leurs 
points  communs  seront  pour  nous  fécondes  en  enseigne- 
ments. L'analyse  du  «  cas»  David  jettera  un  peu  de 
lumière  sur  notre  propre  cas.  Avec  les  Lenain,  nous 
sommes  en  contact  avec  des  peintres  qui,  sans  s'en  aperce- 
voir, se  servaient  d'un  métier  qu'ils  avaient  appris  et 
dont  l'emploi  leur  était  devenu  instinctif.  Toutes  leurs 
recherches  visaient  le  choix  d'un  sujet  dont  l'apparente 
vulgarité  ne  fût  pas  incompatible  avec  la  noblesse.  David 
arrive  à  un  moment  de  grande  défaillance.  Il  lui  faut  réagir 
contre  le  premier  flux  violent  du  romantisme  et  lutter  à  la 
fois  contre  la  sentimentalité  ou  la  mièvrerie  des  sujets, 
encouragée  par  les  littérateurs  (Diderot  en  particulier)  et 
contre  la  virtuosité  trop  hardiment  étalée.  Comme  un 
conducteur  dont  l'attelage  faiblit  tout  à  coup  serre  les 
rênes  qu'il  laissait  flotter  et  calcule  la  force  du  fouet 
jusque-là  inutile,  David  a  besoin,  pour  mener  à  bien  sa 
besogne,  de  réaliser  tous  les  pouvoirs  dont  il  dispose. 
Il  surveille  et  souligne  son  jeu.  Il  met  en  évidence  ses 
moyens  et  les  explique.  Voici  le  maître  emporté  par  ce 
courant  qui  devait  nous  mener  si  loin.  (Jusqu'au  cubisme.) 
Le  caractère  de  la  peinture  moderne  n'est-il  pas  dans  ce 
penchant  à  la  confidence,  dans  ces  démonstrations  sur 
la  toile  que  fait  le  peintre  de  ses  méthodes  ?  C'est  par 
les  tableaux  de  David  —  tableaux  d'histoire  ou  portraits 
(les  originaux  de  ceux-ci  ne  déploient-ils  pas  leurs  bras 
ou  n'inclinent-ils  pas  leur  visage  selon  la  même  courbe 
qu'un  bouclier  ou  le  même  angle  que  souligne  une  épée  ?) 
—  c'est  dans  la  salle  du  Couronnement  que  nous  assistons 
à  la  naissance  d'un  événement  tout  à  fait  nouveau  en 
peinture  :  l'enivrement  de  l'artiste  à  manier  les  éléments 


PREMIÈRE  VISITE  AU   LOUVRE  531 

de  son  métier.  La  pensée  réduisant  l'objet  de  sa  médi- 
tation jusqu'à  ne  lui  demander  qu'une  orientation,  et 
s'alimentant  d'elle-même  ;  le  peintre  se  substituant  à  la 
nature  après  avoir  accordé  à  celle-ci  la  référence  la  plus 
courte,  voila,  grossi  pour  plus  de  clarté,  l'accident  irré- 
parable qui  s*est  produit. 

Des  esprits  chagrins  le  déplorent.  Plutôt  que  de  nous 
demander  si  c'est  un  bien  ou  un  mal,  ce  dont  il  n'appar- 
tient qu'à  l'avenir  de  juger,  ne  serait-il  pas  préférable 
de  tirer  de  cette  situation  nouvelle  le  meilleur  parti  ? 
Ne  nous  demandons  pas  plus  longtemps  si  nous  eûmes 
tort  ou  raison  de  nous  laisser  entraîner  par  un  courant 
inconnu.  Nous  avons  la  chance  d'être  mus  par  des  forces 
qui  cesseront  d'être  dangereuses  le  jour  où  par  nos  soins 
elles  cesseront  d'être  aveugles.  Il  nous  suj6&ra,  pour  échap- 
per au  désastre  que  l'on  prédit  inévitable,  non  de  revenir  en 
arrière,  —  folie  que  tentent  certains  essayistes  malheureux 
—  mais  d'assumer  courageusement  les  fatalités  qui  nous 
mènent.  Avoir  conscience  du  danger  que  l'on  court,  c'est 
déjà  posséder  les  moyens  d'y  échapper.  Et  puis  n'avons- 
nous  pas,  étoile  de  notre  ciel  et  boussole  de  notre  pont, 
le  conseil  d'humilité  de  nos  maîtres  français  ? 

Est-il  si  difficile  de  tirer  une  conclusion  et  d'emporter 
un  encouragement  de  notre  première  visite  au  Louvre, 
malgré  les  antinomies  que  la  comparaison  de  deux 
œuvres  types  nous  a  fait  relever  ? 

Nous  considérons  David  comme  le  prototype  du  peintre 
moderne,  comme  l'artisan  de  cette  révolution  qui  se 
continue  en  nous  plus  que  nous  ne  la  continuons.  Le  trait 
qu'il  possède  en  commun  avec  les  peintres  traditionnels 
est  celui  qu'il  nous  est  indispensable  de  conserver,  puis- 


532  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  cette  survivance  d'un  principe  prouve  son  inmiuta- 
bilité.  Ce  trait  commun,  cette  vertu  essentielle  est  préci- 
sément la  moins  en  honneur,  la  moins  répandue  chez  les 
artistes  contemporains.  C'est  la  faculté  de  soumission  à 
l'objet,  cet  effacement  provisoire,  mais  primordial,  du 
peintre  devant  la  réalité,  cette  recherche,  ou  cette  accep- 
tation, dans  la  réalité,  des  motifs  générateurs  de  l'œuvre 
d'art. 

Tâchons  d'en  retrouver  le  secret.  Mais  ayant  recueilli 
cette  leçon,  sachons  aussi  approfondir  la  différence  radi- 
cale que  nous  avons  aperçue,  entre  l'art  qu'inaugiure 
David  et  celui  de  ses  prédécesseurs.  Etudions  dans  tous 
ses  détails  le  mal  dont  nous  souffrons  et  dont  nous  avons 
découvert  les  origines  ;  nous  en  guérirons  précisément 
en  le  cultivant,  rfatiquons  une  homéopathie  savante  et 
salutaire.  Une  fois  en  paix  avec  notre  conscience,  en 
règle  avec  la  Tradition,  montrons  courageusement  dans 
nos  œuvres  notre  immixtion  parmi  les  objets  et  n'ayons 
pas  peur  de  convertir  en  motif  le  mobile  classique.  Ren- 
dons explicite  ce  qui  ne  fut  q}i  implicite  jadis.  La  fougue 
des  improvisateurs,  la  minutie  des  naturalistes  se  trou- 
veront fort  mal  de  ces  nouvelles  méthodes  de  travail. 
Faut-il  le  regretter  ?  Rejetons  toutes  les  inquiétudes 
et  travaillons  joyeusement,  les  yeux  fixés  vers  le  lieu 
où  nous  savons  trouver  cette  «  passe  »  étroite  qui  des  mers 
agitées  conduit  au  havre  du  salut. 

ANDRÉ  LHOTE 


533 


LE    PERE    HUMILIE 

ACTE  I 
SCÈNE  PREMIÈRE 


La  scène  est  à  Rome,  le  jour  de  la 
fête  de  Saint  Pie,  le  5  mai  1869,  (lui 
est  aussi  l^ anniversaire  de  la  mort 
de  Napoléon.  Fête  travestie  dans  les 
ardins  de  la  villa  Wronsky  d'oii  l'ofi 
domine  toute  la  ville.  Une  belle 
nuit  où  flotte  encore  la  rougeur  du 
crépuscule.  Tous  ces*  arbres  à  la 
verdure  foncée. 


PENSÉE   DE   COUFONTAINE    {costume   d'Automne) 
SICHEL  {la  Nuit),  au  bras  du 
PRINCE  WRONSKY  {le  Fleuve  Tibre). 

PENSÉE,  avec  une  expression  d'angoisse  au  milieu 
de  la  scène,  elle  fait  un  pas  en  allongeant  le  bras  comme  si 
elle  allait  tomber.  —  Mère,  où  es-tu  ? 

SICHEL,  courant  à  elle.  —  Pensée  !  Me  voici,  mon 
enfant. 

LE  PRINCE,  s' approchant.  —  Vous  êtes  souffrante, 
mademoiselle  ? 


534  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

PENSÉE.  —  Ce  n'est  rien. 

SICHEL,  la  soutenant.  —  Quelque  malaise  de  jeune 
fille.  Pensée,  mon  enfant  !  {Elle  la  fait  asseoir  sur  un  banc.) 
Excusez-nous,  Prince,  je  vous  prie.  Ce  n'est  rien. 

LE  PRINCE.  —  Je  laisse  donc  l'Automne  entre  les 

bras  de  la  Nuit. 

Il  sort. 

Moment  de  silence. 

PENSÉE,  relevant  la  tête,  avec  un  faible  sourire.  —  Je 
crois  bien  que  je  me  suis  évanouie. 

SICHEL.  —  Pensée,  c'est  moi  !  Pourquoi  me  faire 
peur  ainsi  ? 

PENSÉE.  —  Me  voici  de  nouveau  vivante.  C'est 
doux  de  revoir  la  lumière. 

SICHEL.  —  Ne  me  perce  pas  le  cœur. 

PENSÉE.  —  Mais  peut-être  que  si  je  voyais  je  n'en- 
tendrais pas  aussi  bien. 

SICHEL* —  Tu  m'entends,  mon  enfant  bien-aimée, 
et  tu  sais  que  je  t'aime. 

PENSÉE.  —  Oui,  mère. 

SICHEL.  —  Ne  me  regarde  pas  ainsi  avec  ces  yeux  si 
beaux  ! 

PENSÉE.  —  Est-ce  que  mes  yeux  sont  beaux  ? 

SICHEL.  —  Les  autres  reçoivent  la  lumière,  mais  les 
tiens  me  la  donnent. 

PENSÉE.  —  Et  personne  ne  les  voyant  ne  penserait 
que  je  suis  aveugle  ? 

SICHEL.  —  Ne  dis  pas  ce  mot  ! 

PENSÉE.  —  C'est  vrai  qu'on  peut  me  voir  rien  qu'en 
me  regardant  ? 

SICHEL.  —  Ce  aue  neuvent  voir  nos  yeux  à  nous. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  535 

PENSÉE.  —  Il  y  a  donc  en  ceux-ci  une  grande  puis- 
sance. 

SICHEL,  lui  caressant  la  main.  —  Ce  sont  de  beaux 
yeux  bleus,  d'un  bleu  pur  et  presque  noir. 

PENSÉE.  —  Comme  le  raisin  en  sa  saison. 

SICHEL.  —  Comme  le  raisin  en  sa  saison,  oui,  c'est 
ce  que  je  t'ai  dit  un  jour,  tu  te  rappelles  ?  Ce  matin  que 
nous  étions  sorties  ensemble,  de  si  bonne  heure. 

Et  tu  voulus  alors  te  rendre  sensibles  ces  grappes  toutes 
lustrées  de  la  fraîcheur  nocturne. 

Entre  les  feuilles  qui  étaient  devenues  comme  de  For 

sous  tes  doigts,  mon  bel  Automne  ! 

Silence, 

PENSÉE.  —  Que  c'est  gentil  de  me  faire  comprendre 
les  choses  !  Que  c'est  gentil  de.  ne  pas  me  parler  comme  à 
une...,  comme  à  une  infortunée. 

«  Bleu  ». 

Crois-tu  que  cela  ne  réponde  à  rien  pour  moi  ? 

SICHEL.  —  Je  sais  que  tu  sais  tout. 

PENSÉE.  —  Bleu,  Rouge,  de  l'or,  la  belle  couleur 
verte,  crois-tu  que  cela  ne  réponde  à  rien  pour  un  aveugle  ? 

Tout  cela  est  en  lui  d'avance,  comme  le  monde  avant 
qu'il  ne  fût  fait. 

La  pauvre  âme  en  ce  qui  est  d'elle  fournit  tout  ce  qu'il 
faut  pour  voir. 

Chaque  couleur  et  la  plus  petite  nuance. 

Moi  aussi  je  puis  en  parler  et  il  ne  faut  pas  me  le 
défendre. 

SICHEL.  —  Ce  soir  si  beau... 

PENSÉE.  —  J'en  jouis  autant  que  toi,  mère  ! 

Tout  à  l'heure,  oui,  c'était  vraiment  de  l'or,  je  le  sais. 


536  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

cette  impression  solennelle,  cette  température  divine, 
cet  air  sur  ma  face,  cette  caresse  sur  mon  corps  nu  dont 
je  sens  toutes  les  variations,  ^ 

Par  quoi  s'annonce  la  Nuit, 

Désirée  de  beaucoup,  comme  moi,  je  désire  le  jour  ! 

La  vigne  aussi,  eh  bien,  où  sont  ses  yeux  ?  Et  auprès 
d'elle  qui  est-ce  qui  connaît  le  soleil?  C'est  de  lui  qui 
sont  faites  ces  grappes  à  mes  tempes  ! 

Les  autres  autour  de  moi,  toutes  ces  personnes. 

Qu'est-ce  qu'ils  savent  dés  choses,  n'en  prenant  bien 
vite  que  ce  qui  leur  est  nécessaire,  deux  cHns  d'œil  pour 
se  guider  au  travers  de  leur  petite  comédie? 

Mais  moi,  tout  me  parle,  tout  me  touche  jusqu'au  fond 
du  cœur. 

—  Cette  voix  par  exemple  que  j'entends. 

SICHEL.  —  Je  n'entends  point  de  voix,  ma  fille. 

PENSÉE.  —  Tu  ne  l'entends  pas,  ma  mère,  mais  moi, 
je  l'ai  entendue.  Il  a  cessé  de  parler  et  je  l'entends  encore. 
Il  parle  et  mon  âme  tressaille  de  l'entendre. 

SICHEL.  —  Pensée,  qui  est-ce  ? 

PENSÉE.  —  Qu'importe  ?  Il  n'a  point  de  nom.  J'ai 
entendu  seulement  cette  parole  qui  parlait. 

SICHEL.  —  Pensée,  qui  est-ce  ? 

PENSÉE.  —  Et  que  veux-tu  savoir,  quand  lui-même 
ne  sait  rien  encore  ?  Heureuse  que  je  suis!  C'est  lui  qui 
m'a  choisie  ce  soir  entre  toutes  les  autres  jeunes  filles, 
sans  qu'il  le  sache. 

SICHEL.  —  Et  c'est  cela  tout  à  l'heure  qui  t'a  causé 
une  émotion  si  vive  ? 

PENSÉE.  —  J'ai  perdu  mes  repères  quelque  peu. 

SICHEL.  —  Je  n'étais  pas  loin  de  toi. 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  537 

PENSÉE.  —  Je  suis  perdue  désormais  partout  où  je 
ne  suis  pas  avec  lui  ! 

SICHEL.  —  Parole  dure  pour  ta  mère. 

PENSÉE.  —  Pardonne  !  je  ne  sais  ce  que  j'ai  dit. 

Et  quand  il  ne  serait  jamais  à  moi,  rien  ne  peut  empêcher 
que  je  ne  l'aie  trouvé  ! 

Je  l'ai  trouvé,  et  lui,  me  trouvera-t-il  dans  les  ténèbres 
où  je  suis  ? 

Cette  joie  inattendue,  et  ce  malheur  qu'elle  m'a  révélé  ! 

Tout  cela  d'un  même  coup  comme  une  lame  en  plein 
cœur  ! 

SICHEL.  —  Va,  il  ne  t'aimera  pas  comme  je  t'aime. 

PENSÉE.  —  M'aimer,  grand  Dieu!  Et  qui  parle  de 
cela  ?  Quel  mot  dis-tu  ?  oui,  je  le  veux  !  il  ne  me  connaîtra 
jamais.  Que  parlais- je  de  ténèbres  ?  Heureuses  ténèbres, 
qui  me  permettent  d'y  être  si  bien  cachée  ! 

Ah,  je  n'y  suis  plus  seule  désormais  et  la  découverte 
de  ce  seul  moment  est  assez  grande  !  Viens,  fuyons  ! 
Comment  me  laisserais-je  enlever  mon  secret  ?  Que  fera- 
t-il  d'une  aveugle  ?  Que  ferai-je  s'il  vient  à  me  deviner  ? 
C'est  sûr,  il  me  repoussera.  Que  ferai-je  s'il  me  méprise, 
ou  si  seulement  il  vient  à  s'apercevoir  de  ce  sentiment  ? 

—  Belle?  Tu  m'as  dit  quelquefois  que  j'étais  belle, 
maman  ? 

SICHEL.  —  Trop  pour  que  tu  me  sois  laissée. 

PENSÉE.  —  Aussi  belle  que  la  plus  belle  en  ce  monde 
que  je  ne  connais  pas  ? 

SICHEL.  —  Tu  le  sais,  et  ton  jeune  cœur  en  toi  suffit 
pour  te  l'apprendre. 

PENSÉE.  —  EKs,  est-ce  que  tu  m'as  fait  bien  belle 
ce  sdir  ? 


53^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SICHEL.  —  N'as-tu  pas  entendu  ce  que  disait  le  Prince, 
tout  à  l'heure  ? 

PENSÉE.  —  C'est  vrai  que  tu  as  fait  de  moi  un  si  bel 
Automne 

Qu'on  l'appelle  à  bon  droit  cette  saison  où  le  soleil 
est  plus  près  de  nous  et  qu'il  se  laisse  vendanger  à  pleins 
rayons. 

Comme  une  vigne  animée  de  tant  de  grappes  qu'elle 
fait  rompre  tout  et  qu'elle  ne  réussit  plus  à  tenir  à  ce 
mur  où  on  l'avait  crucifiée  ? 

Un  Automne  si  ardent,  le  moment  qui  consomme  tout, 
que  toutes  les  autres  saisons  y  cuisent  ? 

Ma  grande  vigne  pleine  de  grappes  qui  croule  dès  que 
son  maître  y  touche  et  dont  il  est  comme  submergé,  ce 
grand  pampre-ci  que  les  bras  ne  suffisent  pas  à  main- 
tenir, ah,  ce  n'est  pas  avec  les  yeux  seulement  qu'il  en 
connaîtra  le  fruit,  voici  l'ivresse  pour  les  lui  fermer  ! 

Et  pour  en  épuiser  la  sève,  ce  n'est  pas  affaire  seule- 
ment que  de  la  saisir. 

SICHEL.  —  C'est  ainsi  que  parle  la  Fiancée  de  Salomon 
dans  nos  livres. 

PENSÉE.  —  Mon  sang  est  le  tien,  mère. 

SICHEL.  —  Oui,  tu  es  une  Juive  comme  moi.  Et  cepen- 
dant il  y  a  en  toi  quelque  chose  qui  ne  vient  pas  de  nous 
autres  et  qui  m'étonne. 

PENSÉE.  —  Cela  qui  vient  de  mon  père  ? 

SICHEL.  —  Oui,  ou  de  plus  loin.  —  Tu  sais  qu'entre 
ton  père  et  moi,  tu  peux  appeler  cela  un  mariage,  oui, 
ce  fut  une  espèce  d'alliance  réfléchie. 

—  Quelque  chose  d'entièrement  nouveau  et  qui  n'est 
pas  de  nous. 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  539 

PENSÉE.  —  L'important  n'est  pas  de  qui  nous  sommes 
nés,  mais  pour  qui. 

SICHEL.  —  Tu  le  sais  ? 

PENSÉE.  —  Oui,  mère,  je  le  sais  aujourd'hui. 

SICHEL.  —  Et  comment  voudrait-il  d'une  aveugle  et 
d'une  Juive? 

PENSÉE.  —  Tu  as  donc  deviné  qui  est  cette  personne  ? 

SICHEL,  ambiguë  et  tout  bas.  —  Orso  de  Homodarmes. 

PENSÉE.  —  Je  ne  sais  qui  est  cet  Orso. 

SICHEL.  —  Celui  qui  te  parlait  tout  à  l'heure. 

PENSÉE.  —  Je  ne  sais.  Je  ne  l'écoutais  pas. 

SICHEL.  —  Mais  lui  te  regardait. 

PENSÉE.  —  Oui.  Que  m'importe. 

SICHEL.  —  Mais  ce  n'est  pas  Orso  que  je  voulais  dire. 
Où  avais-je  la  tête  ?  C'est  son  frère,  celui  que  nous 
sommes  allées  voir  l'autre  jour.  Comment  l'appelle-t-on  ? 
Un  nom  étrange. 

Orian  de  Homodarmes. 

PENSÉE,  lui  mettant  la  main  sur  la  bouche.  —  Non,  ce 
n'est  pas  lui  ! 

SICHEL.  —  Ah  !  mon  enfant,  tu  ne  peux  rien  me  cacher. 

PENSÉE.  —  Non,  ce  n'est  pas  lui  ! 

SICHEL.  —  Je  le  savais  avant  toi.  Ce  jour  où  nous 
sommes  allées  le  voir  dans  sa  maison,  ce  vieux  petit 
palais  que  tu  aimes  tant  et  que  tu  nous  as  forcés  à 
acheter. 

Ce  jour-là  même,  j'ai  reçu  un  avertissement. 

PENSÉE.  —  Mais  je  ne  l'aimais  pas  alors  et  l'avais 
à  peine  remarqué. 

SICHEL.  —  Ah  !  c'est  moi  qui  t'ai  faite,  et  je  sais  tout 
d'avance  ! 


540  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

PENSÉE.  —  Pourquoi  donc  m'avoir  amenée  ici  ce 
soir  ? 

SICHEL.  —  Déjà  j'avais  parlé  à  ton  père. 

PENSÉE.  —  Mon  père  ?  Ils  n'ont  point  de  fortune. 

SICHEL.  —  Oui,  mais  ils  sont  neveux  du  Saint-Père, 
Orian  est  son  filleul. 

PENSÉE.  —  Toi-même,  mère,  que  dis-tu  ? 

SICHEL.  —  Pensée,  comment  aimerait-il  une  aveugle 
et  une  Juive  ? 

PENSÉE.  —  Oui,  cela  est  impossible. 

SICHEL.  —  La  fille  de  son  ennemi  ?  L'ennemi  du 
Pape,  —  car  il  sait  l'œuvre  que  fait  ton  père 

A  Rome  et  à  Paris. 

PENSÉE.  —  Non,  il  ne  peut  m'aimer. 

SICHEL.  —  Sa  maison  même,  nous  venons  de  la  lui 
prendre. 

PENSÉE.  —  Pauvre  garçon  ! 

SICHEL.  —  Quelqu'un  dit  qu'il  veut  embrasser  la 
carrière  ecclésiastique. 

PENSÉE.  —  Il  reste  Orso. 

SICHEL.  —  Pour  moi,  c'est  celui  que  je  préfère. 

PENSÉE.  —  Il  ne  me  plaît  pas. 

SICHEL.  —  Mais  comment  peux-tu  les  distinguer  ? 
Leurs  voix  sont  si  semblables 

Que  je  ne  puis  y  voir  différence,  pour  mon  oreille  qui 
est  celle  d'une  musicienne. 

PENSÉE.  —  Non,  ils  ne  son^  pas  semblables. 

SICHEL.  — -  C'est  Orso  qui  est  le  plus  fort  et  le  plus 
beau.  On  ferait  quelque  chose  de  lui. 

PENSÉE.  —  Oui.  C'est  peut-être  lui  que  j'aimerais, 
si  je  voyais  clair. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  54^ 

SICHEL.  —  Orian  ne  pense  pas  à  toi. 

PENSÉE.  —  Mais  s'il  venait  à  y  penser  cependant... 

SICHEL.  —  Nous  ne  le  verrons  plus. 

PENSÉE.  —  Et  quelle  manière  m'as-tu  donnée  de 
cesser  de  le  voir  ? 

SICHEL.  —  Pardonne-moi  ! 

PENSÉE.  —  S'il  venait  à  penser  à  moi,  —  et  je  sais 
qu'il  n'y  pense  aucunement,  tu  dis  vrai!  Le  voici  non 
loin  de  moi  conmae  un  homme  entièrement  libre  et 
dégagé, 

Sans  savoir  que  cela  n'est  pas  et  de  quel  lien  je  lui 
suis  déjà  attachée, 

Oui,  qu'il  le  veuille  ou  non... 

SICHEL  —  Ce  lien  peut  se  rompre  encore. 

PENSÉE.  —  S'il  venait  à  y  penser  cependant, 

Que  faire  alors  ?  Où  le  fuir  ?  Quel  moyen  de  me  retirer  ? 
S'il  venait  à  penser  à  moi. 

Ce  n'est  pas  parce  que  je  suis  aveugle  qu'il  cessera  de 
voir  ma  part  de  la  lim^ère  I  Ce  n'est  pas  parce  que  je 
n'ai  point  d'yeux  qu'il  ne  me  voit  pas  !  Ce  n'est  pas  parce 
que  je  ne  connais  point  mon  visage  qu'il  l'ignore  ! 

Ce  n'est  point  parce  que  je  suis  privée  de  tout  que  je 
puis  aussi  me  passer  de  lui  ! 

SICHEL.  —  Mais  lui  peut  se  passer  de  toi. 

PENSÉE.  —  Qui  le  sait  ? 

SICHEL.  —  Crains  de  lui  faire  pitié. 

PENSÉE.  —  C'est  à  lui  de  craindre. 

SICHEL.  —  Quel  orgueil  un  homme  tirera-t-il  de  cette 
femme  qui  l'aime  sans  le  voir  ? 

PENSÉE.  —  C'est  à  lui  de  voir,  c'est  à  moi  d'être  assez 
belle  pour  qu'il  me  voie  et  que  je  voie  par  lui. 


542  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SICHEL.  —  Mais  il  ne  t'aimera  pas. 

PENSÉE.  —  Et  moi,  est-ce  que  je  demandais  de 
l'aimer  ? 

SICHEL.  —  C'est  moi  seule,  qui  t'aime. 

PENSÉE.  —  Oui,  mère. 

SICHEL.  —  Cet  homme  que  tu  ne  connais  pas  et  qui 
ne  te  connaît  pas  davantage  !  Et  quand  même  j'aurais 
voulu  que  tu  l'épouses,  maintenant  je  ne  le  veux  plus  1 
Ah,  tu  l'aimes,  je  le  vois,  et  c'est  cela  qui  m'épouvante! 
De  tels  sentiments  la  fin  ne  peut  être  heureuse. 

PENSÉE.  —  Mère,  est-ce  que  j'ai  été  une  fille  mau- 
vaise jusqu'ici?  Une  personne  déraisonnable  et  qui  ne 
sait  ce  qu'elle  veut  ? 

SICHEL.  —  Non,  Pensée,  tu  es  ma  sage  enfant,  la 
joie  et  le  remord?  de  ta  mère. 

PENSÉE.  —  Pourquoi  le  remords  ?  Appelez-vous 
cette  nuit  où  je  suis  un  malheur  ? 

SICHEL.  —  Plût  au  ciel  que  je  puisse  la  prendre  pour 
moi. 

PENSÉE.  —  L'appelez- vous  un  malhem:  ?  Non,  je  le 
sais  et  je  viens  de  l'apprendre,  elle  est  le  bonheur  de  ma 
vie,  plus  grand  que  je  ne  l'avais  mérité. 

Si  je  voyais,  je  serais  moins  à  lui.  Si  j'étais  moins  obs- 
cure, il  y  aurait  moins  de  bonheur  à  m'avoir  trouvée. 

SICHEL.  —  Cet  homme  qui  nous  est  hostile,  je  le  sens, 
je  le  sais  !  Peu  de  joie  nous  attend  de  sa  part. 

ISruit  de  voix  au  dehors. 

PENSÉE,  lui  saisissant  la  main.  —  Mais  non,  si  tu  le 
veux,  viens  !  Nous  ne  le  verrons  plus.  Allons-nous-en  ! 
SICHEL.  —  Partons.  Et  d'ailleurs  je  tremble  de  te 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  543 

laisser  ainsi  aller  seule.  Pourquoi  ce  caprice  de  n'avoir 
pas  voulu  que  l'on  sache  encore  que  tu  es  aveugle  ? 

PENSÉE.  —  Je  viens  à  peine  d'arriver  en  ce  pays. 
Laisse  les  gens  croire  en  moi  pendant  ces  quelques 
jours. 

Personne  s'en  est-il  donc  aperçu  ce  soir  ? 

SICHEL.  —  Non.  Tu  te  diriges  partout  dans  ce  jardin, 
non  pas  comme  si  tu  voyais  clair,  c'est  différent, 

Mais  parmi  toutes  ces  choses  nouvelles  comme  si  tu 
t'étais  entendue  d'avance  avec  elles,  une  espèce  de  conni- 
vence. 

PENSÉE.  —  Ne  nous  sommes-nous  pas  promenées 
ensemble  hier  dans  ce  jardin  et  ne  m'as-tu  pas  tout 
expliqué  ? 

SICHEL.  —  Et  cette  seule  visite  t'a  suffi  ? 

PENSÉE.  —  Viens  t 

Elles  parlent  en  s' éloignant  vers 
le  fond,  fendant  que  la  scène  se 
remplit  peu  à  peu  des  personnages 
de  la  partie  suivante. 

Comment  te  faire  comprendre  ?  Je  ne  sais,  c'est  quelque 
chose  comme  le  don  des  trouveurs  de  sources. 

Le  pied  seul  me  ferait  connaître  où  je  suis,  mille  bruits, 
mille  touches,  mille  différences  de  son  que  vous  n'entendez 
pas,  mille  signes  aussi  instantanés  que  le  regard. 

L'attention  toujours  éveillée,  la  conscience  de  ses 
mouvements,  le  sentiment  de  la  distance,  un  peu  de 
finesse. 

Et  même  sans  tout  cela,  je  suis  avertie  intérieurement 
de  tout.  Vous  Hsez,  et  moi  je  sais  par  cœur. 


544  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SCÈNE   II 

Entrent  par  divers  côtés  COÛFONTAINE  (le  ver-luisant), 
ORIAN  DE  HOMODARMES  (le  Jardinier), 
ORSO  DE  HOMODARMES  (l'Ingénieur  Florentin), 
SICHEL,  LE  PRINCE  WRONSKY,  LADY  U.  (la  Ville 
de  Rome). 

COUFONTAINE.  —  Mesdames,  je  vous  l'amène,  le 
traître  voulait  nous  échapper.  Oui,  que  complotiez-vous 
là-bas,  s'il  vous  pleut,  avec  votre  frère,  sous  la  statue  de 
Jupiter  tonnant  ? 

SICHEL.  —  Eh  quoi,  mon  cher  chevalier,  déjà  partir  ? 

ORIAN  DE  HOMODARMES.  —  Mon  service 
m'appelle  demain  au  Vatican  de  fort  bonne  heure. 

LADY  U.  —  Mille  choses  à  votre  parrain  ! 

ORIAN.  —  Quel  est  ce  beau  costume,  Milady  ? 

LADY  U.  —  Je  suis  la  ville  de  Rome  ! 

ORIAN.  —  Le  Saint-Père  sait  tout  l'amour  que  Rome 
lui  porte. 

COÛFONTAINE.  —  Mais  il  ne  faut  pas  partir  I 
Pensée,  dites-lui  de  rester  ! 

Vous  connaissez  ma  fille,  chevalier  ? 

ORIAN.  —  J'ai  eu  le  plaisir  de  rencontrer  mademoi- 
selle, l'autre  jour. 

SICHEL.  —  Tu  sais,  Louis,  quand  nous  sommes  allés 
acheter  le  palazzino. 

PENSÉE.  —  Restez  I 

LE  PRINCE.  —  Il  faut  se  rendre. 

ORSO.  —  Reste,  Orian,  je  te  le  demande. 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  ^  545 

ORIAN.  —  Je  reste. 

LE  PRINCE.  —  Merci,  Orso.  Donne-moi  ces  dernières 
heures,  mon  petit. 

Demain  il  n'y  aura  plus  de  villa  Wronsky  et  de  Prince 
Doublevé. 

C'est  demain  que  l'on  me  saisit  et  j'ai  invité  toute  la 
Ville  à  passer  la  nuit  avec  moi  et  à  attendre  le  moment  où 
paraîtra  avec  le  soleil  le  funeste  mandataire  de  la  Loi, 
escorté  de  ses  satellites  ! 

Tout  ce  qu'il  y  a  à  Rome  de  Français,  d'Américains, 
d'Anglais,  de  Sc5^hes  et  de  Sarmates  parmi  les  authen- 
tiques fils  de  la  Louve, 

Les  gens  du  Vatican  et  ceux  du  roi  Galant-homme, 

Tout  cela  à  l'abri  des  masques  est  chez  le  vieux  Prince 
cette  nuit  et  de  sa  maison  et  de  son  jardin  ne  fait  qu'un 
seul  feu  de  joie  ! 

Tout  est  plein  d'intrigues,  d'amours,  de  conspirations, 
de  musique  et  d'éclats  de  rire  ! 

De  longs  aveux  que  les  belles  rêveusement,  autour  du 
doigt,  se  roulent  comme  des  rubans  de  satin  et  de  grands 
secrets  impromptus  qui  partent  comme  des  coups  de 
pistolet  ! 

Il  y  a  un  punch  qui  brûle  tout  seul  dans  ma  salle  à 
manger. 

Il  y  a  une  fusée  qui  monte  au  ciel,  il  y  a  un  luth  qu'on 
accorde  quelque  part. 

Il  y  a  un  amant  et  sa  maîtresse  dans  l'endroit  où  l'on 
fait  les  couteaux,  qui  ont  juré  de  se  séparer  éternellement 
et  qui  pleurent  toutes  les  larmes  de  leur  corps  ! 

(Et  tous  les  domestiques  l'un  après  l'autre  dix  fois  de 
suite  qui  ouvrent  la  porte  et  la  referment  précipitamment .) 

35 


54^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  y  a  un  piano  sous  les  arbres  tout  entouré  de  mouches 
à  feu  et  un  monsieur  à  grosses  moustaches,  le  cigare  à  la 
bouche,  qui  fait  do  naturel  dessus  avec  un  doigt  aussi 
long  qu'une  canne. 

Il  y  a  sur  la  place  au-dessous,  toute  une  bande  de  mules 
dansantes  et  sonnaillantes,  toutes  garnies  de  manteaux, 
de  paniers,  de  lanternes  et  d'escopettes,  pour  les  amis  qui 
sont  venus  nous  voir  de  la  campagne. 

Et  il  y  avait  im  vieux  fou  tout  à  l'heure  du  haut  du 
«  bosco  »  qui  regardait  sa  Rome  pour  la  dernière  fois, 

La  ville  aux  cent  dômes,  dans  l'obscurité  avec  une 
seule  place  rougeoyante  comme  un  feu  de  bivouac, 

D'où  sortait  le  bout  d'une  colonne  antique  surmontée 
de  la  statue  d'un  Apôtre  ! 

LADY  U.  —  Prince,  toutes  les  maisons  de  Rome  seront 
les  vôtres. 

LE  PRINCE.  —  Merci,  Capitole  !  Que  je  vous  embrasse 
pour  cette  bonne  parole  ! 

//  ôte  sa  barbe,  et,  V ayant  accro- 
chée à  une  branche,  fait  le  geste 
d'embrasser  sa  voisine. 

LADY  U,  riant.  —  Prince,  je  vous  en  prie  !  Behave 
yourself,  sir  ! 

COUFONTAINE.  —  Que  devient  le  Tibre  sans  sa 
barbe  ? 

SICHEL.  —  Il  a  profité  de  sa  fausse  barbe  pour  raser 
la  vraie.  Prince,  mais  que  vous  êtes  drôle  ainsi  ! 

Quelle  bouche  bonne  et  sensuelle,  fraîche  comme  celle 
d'un  enfant  !  Il  a  cette  longue  lèvre  supérieure  d'un 
homme  qui  est  fait  pour  jouer  de  la  clarinette. 

LADY  U.  —  Mais  je  vous  reconnais,  Prince  !  Oui, 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  547 

nous  avons  fait  une  traversée  ensemble,  du  temps  où 
j'étais  l'étoile  de  la  Compagnie  Trombini,  quand  on 
mettait  quarante  jours  pour  aller  de  Ténériffe  à  Buenos- 
Ayres. 

LE  PRINCE.  —  Eh  quoi,  cruelle,  vous  m'aviez  oublié  I 
Et  tous  ces  beaux  couchers  de  soleil  donc,  auxquels  nous 
avons  prêté  assistance, 

Et  ces  nuées  de  poissons  volants  qui  se  levaient  sous 
notre  étrave  en  frétillant,  comme  les  Amours  autour  du 
char  d'Amphitrite  ! 

ORSO.  —  Tout  le  monde  a  l'air  de  se  retrouver,  ce 
soir.  Vrai  !  pour  se  faire  reconnaître,  il  n'est  rien  de  tel 
que  de  se  déguiser. 

LE  PRINCE.  —  Eh  quoi,  vous  m'aviez  donc  oublié  ? 

LAD  Y  U.  —  Non,  prince.  Pourquoi  ne  m'avoir  jamais 
rappelé  ces  belles  nuits  de  l'Equateur  ? 

LE  PRINCE.  —  Bah  !  Tout  a  changé  tellement  î  Vous 
n'êtes  plus  cette  Beltramelli  dont  je  baisais  le  poignet, 

—  Avec  un  fragment  de  la  Croix  du  Sud  dans  chacun 
de  ses  yeux  noirs  î 

Mais  je  ne  sais  quelle  Lady  U.  ! 

LADY  U.  —  Si  fait  !  C'est  toujours  la  «  Lionne  Ita- 
henne  »,  comme  on  m'appelait  sur  les  affiches  de  Pemam- 
bouc,  l'héroïne  du  Trente  avril,  l'amie  de  Mazzini  et  de 
Garibaldi  ! 

COUFONTAINE,  montrant  Orian.  —  Chut  ! 

ORSO.  —  Bah,  ne  sommes-nous  pas  tous  en  vacances 
ce  soir  ? 

COUFONTAINE.  —  Il  est  vrai.  C'est  comme  une  de 
ces  dernières  classes  que  l'on  fait  au  mois  de  juillet,  quand 
on  ne  prend  plus  au  sérieux  le  professeur. 


548  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

On  sent  tellement  qu'il  y  a  quelque  chose  qui  va  finir  ! 

LADY  U.,  regardant  Orso.  —  Dès  que  messieurs  les 
Français  seront  partis. 

ORSO.  —  Jamais  !  Ils  me  l'ont  dit.  Qui  pourrait 
s'arracher  de  l'Italie  ? 

LE  PRINCE,  agitant  la  main,  —  Adieu,  chère  Rome  ! 

SICHEL.  —  Prince,  quel  est  ce  camée  que  je  vois  à 
votre  bras  ? 

LE  PRINCE,  le  lui  montrant.  —  Il  vous  pldt  ?  Quelle 
jolie  tête,  n'est-ce  pas  ? 

SICHEL.  —  C'est  étrange.  Elle  me  rappelle  quelqu'un. 

LE  PRINCE.  —  Moi  aussi.  C'est  pour  cela  que  je  le 
porte  toujours.  Elle  s'appelait  Lumîr. 

La  comtesse  Lumîr.  Pauvre  fille,  elle  est  morte  triste- 
ment !  —  C'est  à  ce  moment  que  j'ai  quitté  la  Pologne. 

SICHEL.  —  N'était-elle  point  la  sœur  d'un  nommé 
Posadowski  ? 

LE  PRINCE.  —  C'est  possible.  L'avez-vous  connu  ? 

SICHEL.  —  Le  comte  l'a  connu  autrefois. 

En  Algérie,  Louis,  tu  te  souviens  ? 

COÛFONTAINE.  —  Vaguement.  C'était  un  grand 
ivrogne. 

LE  PRINCE.  —  Che  fare  ?  On  boit.  Il  faut  bien  rem- 
placer ces  deux  grandes  ailes  dans  le  dos  qui,  autrefois, 
faisaient  l'accoutrement  de  nos  houzards  ? 

LADY  U.,  à  Orian.  —  Mais  vous  aussi,  chevalier,  quel 
bijou  magnifique  vous  portez  à  votre  doigt  ? 

ORIAN.  —  C'est  un  joyau  de  famille.  On  l'appelle  «  la 
pierre  qui  voit  clair  ».  On  n'a  qu'à  fermer  les  yeux  et  la 
main  voit.  Elle  est  là  qui  vous  conduit  au  travers  de 
l'obscurité. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  549 

ORSO,  lui  prenant  la  main  et  V emmenant  à  Pensée.  — 
Voyez,  mademoiselle,  je  vous  prie.  Regardez,  vous  qui 
aimez  les  belles  pierres. 

PENSÉE,  comme  si  elle  regardait,  touchant  légèrement 
la  pierre.  —  C'est  un  saphir,  je  crois  ? 

SICHEL.  —  Un  très  beau  saphir. 

PENSÉE.  —  Tout  entouré  de  brillants.  De  ces  vieux 
brillants  carrés  qui  ne  bougent  plus  et  dont  le  temps  a 
fixé  l'éclat. 

SICHEL.  —  Une  belle  bague  de  fiançailles. 

ORIAN.  —  C'est  elle  qui  me  conduit  ce  soir. 

PENSÉE.  —  Croyez-vous  qu'il  n'y  a  que  les  pierres 
qui  aient  des  yeux  pour  voir  au  travers  de  l'obscurité  ? 

ORIAN.  —  Les  miens  n'y  sufîisent  pas. 

PENSÉE.  —  Prince,  ai- je  beaucoup  fréquenté  votre 
jardin  ? 

LE  PRINCE.  —  Une  fois  !  une  fois  seulement  et  je 
n'étais  pas  là  ! 

Une  fois  seulement  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  visiter 
ma  pauvre  maison. 

PENSÉE.  —  Chevalier,  gageons-nous  que  les  yeux 
fermés,  je  vous  fais  faire  le  tour  du  jardin  et  vous  ramène 
ici  ? 

SICHEL.  -^  Pensée,  mon  enfant  ! 

PENSÉE.  —  Laisse,  mère  ! 

Je  ferme  les  yeux.  —  Ainsi  !  —  Votre  main.  —  Cachons 

bien  cette  pierre  qui  voit  clair.  —  Venez,  monsieur  le 

Jardinier  ! 

Ils  sortent. 

COUFONTAINE.  —  Pourvu  qu'ils  ne  parlent  pas  poli- 
tique I 


550  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

LAD  Y  U.  —  Ce  n'est  pas  un  mauvais  moyen  de  faire 
couler  à  l'oreille  de  qui  de  droit  les  choses  que  soi-même 
on  ne  peut  pas  dire. 

COUFONTAINE.  —  Vous  me  percez  de  part  en  part. 

SICHEL.  —  Je  crains  que  Pensée  ne  perde  sa  ga- 
geure. 

COUFONTAINE.  — Bah  !  Ils  se  retrouveront  toujours. 
On  va  loin  dès  qu'on  se  laisse  conduire  par  quelqu'un 
qui  ne  voit  pas  clair.  {A  Orso.)  Qu'en  dites- vous,  Florentin? 
qu'en  dites-vous,  noir  Ingénieur  ? 

ORSO.  —  Je  m'en  vais.  Il  y  a  trop  de  secrets  ici  ce  soir, 
et  trop  de  trahisons. 

Je  vais  régler  mon  instrument.  Il  y  a  dans  ce  concert 
d'eaux  jasantes  que  j'ai  distribuées  de  toutes  parts 
dans  la  nuit  quelque  chose  de  trop  rapide  et  plein  de 
perfidie  !  Il  est  temps  que  je  leur  donne  un  petit  tour  de 
clef. 

A  peine  avons-nous  commencé  à  penser  ou  dire  quelque 
chose  que  leur  pente  s'en  empare  et  c'est  nous  qui  parlons 
déjà,  persuadés  que  c'est  leur  murmure  encore. 

//  sort. 

LE  PRINCE.  —  L'eau  qui  tombe  sur  de  l'eau  et  la 
grande  masse  grave 

Des  cloches  quand  elles  s'éveillent  toutes  ensemble, 
le  matin  et  le  soir  au  moment  de  VAve  Maria,  comme  des 
Anges  confus,  et  à  midi, 

Voilà  ce  que  je  n'entendrai  plus  demain  ! 

COUFONTAINE.  —  Et  voilà  le  bruit  que  vous  voudriez 
faire  taire,  Milady  ? 

LADY  U.  —  A  Dieu  ne  plaise  !  Je  suis  bonne  catho- 
lique. 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  55^ 

COÛFONTAINE.  —  Et  cependant  vous  voulez 
prendre  au  Pape  sa  maison. 

LADY  U.  —  Comment  faire  ?  Je  vous  le  demande 
à  vous-même. 

Comment  séparer  l'air  de  l'air,  la  terre  de  la  terre,  la 
chair  de  la  chair,  le  cœur  du  corps,  et  Rome  de  l'Italie  ? 

Vous,  étrangers,  dès  que  vous  êtes  à  Rome,  vous  vous 
y  prenez  comme  l'enfant  au  sein. 

Et  nous.  Italiens,  nous  nous  passerions  de  notre  mère  ? 

COUFONTAINE.  —  Le  Pape  est  votre  père. 

LADY  U.  —  C'est  entendu. 

—  Vous  êtes  pour  lui  un  ennemi  plus  dangereux  que 
je  ne  le  suis,  monsieur  l'Ambassadeur. 

COÛFONTAINE.  —  Quelle  injustice  !  Le  Saint-Père 
n'a  pas  de  fils  plus  dévoué.  Oui,  je  suis  un  fils  pour  lui. 

Plût  au  ciel  qu'il  daignât  parfois  me  prêter  une  audience 
plus  favorable  ! 

LADY  U.  —  Laissez-nous  faire  ! 

COUFONTAINE.  —  Non.  J'ai  horreur  des  voies  vio- 
lentes !  Je  suis  un  homme  de  paix.  C'est  ce  qui  m'a  fait 
quitter  l'armée  autrefois. 

Pourquoi  cette  intransigeance  qui  n'est  pas  de  notre 
temps?  Ces  prétentions  sans  mesure  qui  attristent  tous 
les  sincères  amis  de  la  Papauté  et,  je  puis  le  dire,  tous 
les  vrais  chrétiens?  Que  veulent  dire  ces  défis?  Cette 
InfailHbilité  qu'on  est  en  train  de  se  faire  décerner  ! 

LADY  U.  —  Oui,  je  l'ai  souvent  pensé.  Tout  cela  fait 
bien  du  tort  à  la  religion. 

COUFONTAINE.  —  En  un  temps  où  elle  est  si  néces- 
saire ! 

Où  toutes  les  bases  sont 


552  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Sapées  !  Oui,  sapées,  c'est  le  mot,  je  ne  crains  pas  de 
le  dire. 

Mais  je  m'échauiïe,  pardonnez  1  Je  sens  ces  choses  trop 
vivement. 

Mon  nom  est  paix,  accord,  conciliation,  transaction, 
entente,  bonne  volonté  réciproque. 

LAD  Y  U.  —  C'est  vrai.  Pas  un  de  ces  passages  délicats 
en  France  d'un  régime  à  un  autre 

Auquel  votre  nom  ne  soit  associé. 

COUFONTAINE.  —  Vous  parlez  de  mon  père,  Tous- 
saint Turelure  ?  C'était  un  bon  serviteur  de  la  France. 

Oui,  un  homme  mal  jugé.  Moi  seul  l'ai  bien  connu. 
*  —  Mais  venez,  Sichel,  je  vois  monsieur  le  Ministre 
de  Prusse  qui  nous  fait  signe. 

LE  PRINCE.  —  Fi  !  Vilain  petit  représentant  d'un 
vilain  petit  Etat.  Il  est  venu  sans  que  je  l'invite. 

Sortent  COÛFONTAINE  et  SICHEL. 

LADY  U.  —  Eloignons-nous  aussi.  J'imagine  que 
M.  de  Homodarmes  et  sa  Psyché  vont  avoir  fini  leur 
petit  tour  de  jardin. 

Quelle  scène  étrange  I 

LE  PRINCE.  —  Et  quelle  étrange  fiUe  1 

LADY  U.  —  On  ne  se  présente  pas  ainsi  !  C'est  le 
manque  de  vergogne  juif.  Et  les  parents  ne  voient  rien 
à  dire. 

LE  PRINCE. — Homodarmes  cependant  n'est  pas  riche. 

LADY  U.  —  Il  est  le  filleul  et  un  peu  le  neveu  du  pape. 
Epouser  le  pape  !  Quel   triomphe  pour  notre  Sichel  ? 

LE  PRINCE.  —  Elle  a  de  bien  beaux  yeux. 

LADY  U.  —  Je  vous  défends  absolimient  d'en  regarder 
d'autres  que  les  miens. 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  553 

LE  PRINCE.  —  Pourquoi  me  les  avoir  dérobés  si 
longtemps  ? 

LADY  U.  —  Il  n'y  a  pas  si  longtemps  que  Rome  et 
moi  ne  faisons  plus  qu'un. 

LE  PRINCE.  —  Non,  il  n'y  a  pas  longtemps. 

Vous  n'êtes  pas  Rome  pas  plus  que  ce  n'est  Rome 
ces  blanches  bouffées  de  grêle  sur  ses  places  de  temps  en 
temps  qui  s'épuisent  en  trois  coups  de  tonnerre,  et  le 
passage  par  siècle  une  fois  ou  deux  des  Barbares  entre 
une  porte  et  l'autre  ! 

LADY  U.  —  C'est  sans  doute  de  vos  mercenaires  que 
vous  parlez  ?  Car  nous  ne  sommes  pas  des  barbares, 
monsieur  le  Prince... 

Pardon,  je  n'ai  jamais  pu  prononcer  votre  nom,  —  ni 
celui  de  mon  mari  d'ailleurs  ! 

De  Rome  à  l'Italie,  il  y  a  tout  de  même  quelque  chose 
de  commun. 

LE  PRINCE.  —  Rome  est  ce  qui  dure  et  je  vous  vois 
trop  jeune  parmi  vos  cheveux  toujours  noirs!  Cette  forêt 
de  serpents  nerveux  !  Vivante  de  trop  de  vie  à  la  fois,  trop 
d'espoirs 

Pour  la  Ville  qui  n'a  jamais  cessé  de  tout  posséder. 

—  Toute  pleine  d'une  confiance  naïve  et  enivrée  en 
cette  heure  qui  sera  demain 

Une  heure  parmi  les  autres. 

Ce  n'est  pas  Rome,  ce  rude  souffle  de  la  campagne  qui 
nous  emplit  de  temps  en  temps. 

Ou  l'invasion  des  troupeaux  quand  ils  marchent  vers 
les  Abruzzes  à  l'époque  de  la  transhimiance  et  la  conque 
rauque  du  pasteur  sous  l'arc  de  Septime  Sévère  I 

Ce  n'est  pas  son  visage  que  je  reconnais  dans  celui  que 


554  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

je  vois  devant  moi  et  que  j'ai  teint  aimé  (mais  les  femmes 
ne  deviennent  intéressantes  qu'à  cinquante  ans),  plein 
de  désirs  et  de  résolution, 

La  Sibylle  colorée  par  le  reflet  de  l'eau  verdâtre,  la 
sorcière  Marse,  la  vivandière  de  Garibaldi,  le  cri  perçu 
à  midi,  qui  appelle  les  moissonneurs  sous  le  chêne  Sam- 
nite! 

LADY  U.  —  Qu'est-ce  donc  que  Rome,  s'il  vous  pldt  ? 

LE  PRINCE.  —  Eh,  vous  le  savez  mieux  que  moi  ! 

Lorsque  j'étais  enfant  nous  avions  une  terre  qui 
n'était  pas  éloignée  des  rapides  du  Borysthène, 

Et  tout  le  joiu:  sans  interruption,  toute  la  nuit, 

On  entendait  l'immense  affaire  de  ce  fleuve  qui  se  pré- 
cipite (jamais  je  n'ai  eu  la  curiosité  d'aller  le  voir), 

Avec  un  grand  bruit  de  bronze 

Et  depuis,  j'ai  mené  ma  vie  d'exilé,  poussière,  quoi! 
danse  d'atome, 

(Que  tout  cela,  d'où  je  suis,  me  paraît  confus,  et  sombre, 
et  embrouillé,  oui,  ce  fut  ma  vie  !) 

Avec  parfois  un  de  ces  heureux  moments  de  plénitude, 

L'amour,  le  succès,  ou  quelque  chose  tout  à  coup,  sans 
cause  et  inopinément  conune  la  grâce. 

Où  l'on  est  roi,  maître  de  tout,  où  l'on  fournit  de  l'in- 
connu, où  l'on  fait  son  petit  paraphe  de  phosphore  ! 

Mais  toujours  quand  je  prête  l'oreille  là-bas,  j*ai  le 
sentiment  de  ce  fleuve  qui  tonne,  le  bruit  de  ces  étemelles 
cataractes  ! 

Voilà  ce  qu'est  Rome,  pour  moi,  quelque  chose  de 
solennel  et  de  sous-entendu,  la  majesté  en  silence  de  quel- 
que chose  où  nous  sommes,  qui  n'est  pas  de  nous  et  qui 
ne  dépend  pas  de  nous. 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  555 

Et  l'on  sait  que  si  l'on  rouvre  les  yeux,  ce  ne  sera  pas 
pour  se  voir  emporté  les  pieds  en  l'air  par  le  tintamarre 
d'une  rue  comme  une  eau  de  moulin,  une  furibonde  et 
vaine  bousculade  de  ces  morceaux  coloriés  qui  sont  les 
voitures  et  les  passants  fracassés  contre  les  glaces  des 
boutiques, 

Mais  ce  qui  s'offre  au  regard,  c'est  une  colonne  de 
porphyre  entourée  d'une  guirlande  d'or  qui  s'élève  parmi 
la  fumée  des  sacrifices  ! 

LADY  U.  —  Prince,  tout  de  même,  Rome  est  faite  pour 
autre  chose  que  pour  vous  tenir  lieu  de  cataracte  dans  vos 
vieux  jours  ! 

LE  PRINCE.  —  Demain,  aujourd'hui  même,  je  la 
quitte  ! 

LADY  U.  —  Le  présent  sera  peut-être  moins  beau  que 
le  passé.  Le  présent  a  toujours  tort. 

Ça  ne  fait  rien.  On  vivra  tout  de  même.  On  s'arrangera 
n'importe  comment.  Je  vous  jure  que  ce  peuple  a  trouvé 
un  autre  moyen  d'être  éternel  que  d'être  mort.  Je  vous 
jure  qu'il  a  sa  part  à  faire  dans  la  vie.  Je  vous  jure  qu'il 
est  très  décidé  à  vivre,  que  cela  vous  plaise  ou  pas  ! 

C'est  beau  aussi  d'un  bout  à  l'autre  d'un  pays  un  peuple 
qui  se  réveille  tout  à  coup  avec  un  grand  frisson  comme  un 
corps  d'homme,  et  qui  s'aperçoit  qu'on  parle  la  même 
langue. 

Et  que  d'un  bout  à  l'autre  on  n'est  qu'une  seule  pièce, 
un  seul  corps  dans  une  seule  âme  ! 

LE  PRINCE.  —  Mon  pays  était  sur  terre  la  Pologne 
pour  laquelle  il  n'y  a  pas  d'espérance. 

LADY  U.  —  Il  y  a  toujours  de  l'espérance  !  C'est  vous 
qui  me  dites  qu'il  n'y  a  pas  d'espérance  et  vous  avez  déjà 


556  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

plus  de  soixante  ans  !  Comment  donc  avez-vous  fait 
pour  vivre  jusqu'ici  ?  Combien  de  choses  que  nous 
n'aurions  jamais  cru  faire  et  que  nous  avons  faites  tout 
de  même  !  Combien  de  coups  qui  ne  nous  ont  fait  aucun 
mal  !  Combien  d'ennemis  par  terre  !  Combien  d'obstacles 
dépassés  ! 

LE  PRINCE.  —  Il  y  a  la  maladie  devant  moi. 

LAD  Y  U.  —  La  maladie  comme  c'est  intéressant  I 
La  guerre  est  toujours  une  chose  intéressante.  S'aperce- 
voir que  l'on  a  une  force,  ou  un  cœur,  quelle  décou- 
verte ! 

LE  PRINCE.  —  Il  y  a  la  mort. 

LAD  Y  U.  —  Nous  en  viendrons  à  bout  comme  du 
reste  avec  l'aide  de  Dieu  !  Merci  à  Dieu,  je  le  dis  du  fond 
du  cœur,  qui  à  cinquante  ans  me  permet  enfin  d'atteindre 
la  jeunesse  et  de  voir  le  jour  d'aujourd'hui  ! 

Libre  de  cœur  !  Libre  d'esprit  !  Franche  de  tous  les 
attachements  stupides  et  de  tous  ces  désirs  odieux  autour 
de  moi  jadis  ! 

Inspiratrice,  conspiratrice  !  toute  entourée  d'amis  dont 
je  suis  l'âme, 

Conmie  au  temps  où  toute  une  salle  venait  boire  à 
mesure  à  mes  lèvres  la  parole  et  je  la  voyais  dans  ces 
milliers  d'yeux  en  vie  étinceler  comme  de  l'argent  I 

Et  non  plus  dans  cette  belle  lumière  d'Italie  comme  une 
pierre  sous  la  cascade  qui  n'en  retient  pas  une  goutte. 

Mais  ce  qu'est  un  cœur  pleinement  dilaté  comme 
une  vasque  profonde  et  généreuse 

D'où  s'échappent  de  temps  en  temps  de  grandes  nappes 
irréguHères,  le  trop-plein  qu'elle  n'est  pas  capable  de 
retenir  ! 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  557 

LE  PRINCE.  —  Telle  celle  que  je  vous  montrais  tout 
à  l'heure,  un  homme  pourrait  y  nager. 

LADY  U.  —  Et  ce  petit  nuage  avec  la  lune,  qui  s'y 
reflétait  près  du  bord  comme  un  mouchoir  de  soie  bril- 
lante ! 

LE  PRINCE.  —  Je  vois  nos  amoureux  qui  se  rappro- 

prochent.  Venez  ! 

Ils  sortent. 


SCÈNE  III 

Entre   PENSÉE  tenant  toujours  ORIAN  par  le 
poignet  et  de  Vautre  main  Vanneau  qu'elle  tient  élevé. 

ORIAN.  —  Nous  y  sommes.  Vous  m'avez  merveilleuse- 
ment conduit 

Avec  cette  prunelle  fée  que  vous  tenez  élevée  entre 
vos  doigts.  Vous  pouvez  rouvrir  les  yeux, 

Pensée.  C'est  ainsi  qu'on  vous  appelle,  je  crois  ? 

PENSÉE.  —  Oui.  Je  vois  que  ma  mère  n'est  pas  là. 

ORIAN.  —  Tout  le  monde  est  parti. 

PENSÉE.  —  Tout  le  monde  est  au  feu  d'artifice,  de 
l'autre  côté  du  jardin.  J'ai  entendu  les  premières  fusées 
qui  montent  au  ciel  parmi  les  cris  atténués  de  la  foule. 

ORIAN.  —  Evviva  il  Papa  Re! 

PENSÉE.  —  Avant  longtemps  vous  n'entendrez  plus 
ce  cri  à  Rome. 

ORIAN.  —  Voulez- vous,  ne  parlons  pas  politique.  — 
Et  puisque  vous  êtes  l'Automne,  Pensée, 


558  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Expliquez-moi  plutôt  ce  que  vous  allez  faire  de  ce 
jardin  que  j'ai  préparé,  et  mon  ami  l'Ingénieur  par  son 
art, 

—  Orso  qui  vous  parlait  tout  à  l'heure,  —  y  a  introduit 
de  bien  loin 

Ces  eaux,  les  entendez- vous  ?  qui  jamais  ne  font  silence. 

Tant  de  fleurs,  voyez!  Tant  de  choses  dont  j'ai  eu 
l'idée  et  qui  toutes  cette  nuit  sont  devenues  des  roses, 

Pour  vous.  Pensée. 

Tout  ce  qui  tient  dans  la  corbeille  de  mai  I  Tout  ce 
sommeil  et  cette  continence  de  la  terre  qui  peu  à  peu, 
sans  aucim  viol,  s'est  enrichie  jusqu'à  une  plénitude 
merveilleuse  ! 

Comment  ferez-vous  pour  venir  à  bout  de  tout  cela  ! 
Ce  printemps  si  beau  !  Quoi,  ne  voulez-vous  rien  épargner  ? 

PENSÉE.  —  Il  ne  reste  que  ces  feuilles  d'inaltérable 
à  ma  tête  et  cette  petite  grappe  de  raisin  près  de  mon 
oreille. 

ORIAN.  —  Pourquoi  donc  avoir  choisi  ce  personnage 
de  l'Automne  quand  je  vous  voyais  plutôt  venir  à  moi, 
telle  que  le  Printemps  avec  im  grand  œillet  comme  un 
javelot  entre  les  doigts  ? 

PENSÉE.  —  L'automne  me  plaît  davantage  et  l'hiver 
plus  encore. 

L'intègre  hiver  qui  de  toutes  choses  ne  laisse  que  l'âme 

Toute  nue  et  sans  visage  dans  la  foi. 

ORIAN.  —  Rome  n'a  point  d'hiver,  une  heure  de  sus- 
pens seule,  le  retour  et  non  point  l'arrêt,  un  sourire  plus 
obscur  entre  des  nuits  plus  longues. 

Ici,  la  main  de  l'Automne  est  désarmée  et  votre  pou- 
voir échoue. 


LE  PÈRE   HUMILIÉ  559 

PENSÉE.  —  Qui  fera  donc  mûrir  vos  raisins,  monsieur 
le  Jardinier  ?  Qui  fera  descendre  jusqu'à  la  main  peu  à 
peu  la  branche  dont  le  fruit  s'accroît  ? 

ORIAN.  —  Nous  saurons  vous  rendre  captive,  ô 
saison  qui  piquez  toute  chose  avec  votre  flèche  ardente  ! 
Nous  saurons  faire  miel  de  votre  or  fugitif  !  Ici  le  temps 
n'est  plus. 

Ici  j'ai  détruit  cet  ennemi  qui  de  tous  lieux  chassait 
notre  cœur  insatisfait  et  qu'on  appelle  le  hasard.  Ici  les 
sens  ont  trouvé  leur  repos  en  ce  Heu  que  l'intelligence  a 
conjuré. 

Voyez  !  ces  murailles  de  verdure  presque  noire  sur  qui 
vous  n'avez  aucune  prise. 

Ne  sont  là  que  pour  nous  séparer  du  monde. 

Tout  ce  que  peut  déverser  un  ciel  d'été. 

Il  faut  ces  pins  qui  sont  au-dessus  de  nous  l'ombrage 
et  la  bénédiction,  il  faut  pour  amener  notre  œil  jusqu'à 
cet  imperceptible  petit  point  de  lumière,  là-haut,  cette 
étoile  vertigineuse,  l'éboulement  de  ces  sombres  ava- 
lanches ! 

Ce  palmier  derrière  vous,  (l'entendez- vous  frémir  ?)  est- 
ce  qu'il  ne  se  connaît  pas  en  fait  de  royauté,  le  jardinier 
qui  a  fait  place  ici  à  ces  cataractes  végétales  ? 

Le  voici  comme  une  éruption  superbe  et  humble,  qui 
de  toutes  parts,  retombe  en  une  gerbe  mélodieuse. 

Et  il  y  a  aussi  le  cyprès  mince  et  droit  pour  nous  parler 
de  la  mort. 

—  L'immobilité  autour  de  nous  de  ces  créatures  qui 
ne  peuvent  pas  être  plus  belles. 

PENSÉE.  —  Oui,  je  vois  toutes  ces  choses  avec  vous 
à  mesure  que  vous  me  les  montrez. 


560  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  —  Jadis  j'avais  à  moi  un  jardin. 

PENSÉE.  —  Nous  vous  l'avons  pris,  chevalier. 

ORIAN.  —  Oui,  vous  l'avez  acheté,  il  est  à  vous  main- 
tenant. Je  viendrai  le  voir  quelquefois. 

Il  était  bien  petit,  mais  je  l'aimais  quand  même.  Trop 
beau  sans  doute  encore  pour  un  homme  si  dénué. 

PENSÉE.  —  J'ai  honte.  Pardonnez-moi. 

ORIAN.  —  Mais  non,  c'est  un  service  que  vous  m'avez 
rendu,  me  voici  bien  débarrassé.  Qu'est-ce  que  ces  vieux 
murs  ? 

C'est  en  avant  qu'il  faut  regarder,  pas  en  arrière. 

PENSÉE.  —  Parole  qui  m'étonne  de  vous.  Je  vous 
croyais  le  chevalier  du  Passé. 

ORIAN.  —  Le  Pape  est  ce  qui  ne  passe  pas. 

PENSÉE.  —  Pourtant,  dont  il  faudra  se  passer. 

ORIAN.  —  Mais  votre  père  est  là  pour  nous  aider  à  lui 
garder  son  trône. 

PENSÉE.  —  Trônes  bien  menacés  que  ceux-là  qui  ont 
l'appui  des  gens  de  notre  famille  ! 

ORIAN.  —  Je  sais  de  quel  côté  vont  les  vœux  intimes 
de  votre  p^re. 

PENSÉE.  —  Qu'attendre  ?  C'est  la  Révolution  qui 
coule  dans  nos  veines. 

ORIAN.  —  La  France  à  travers  toute  Révolution  veut 
le  Pape  intact  à  Rome. 

PENSÉE.  —  Eh  quoi,  pour  sauver  le  Père,  comme  vous 
l'appelez. 

Il  est  besoin  autour  de  lui  d'ime  police  étrangère  ? 

ORIAN.  —  Il  est  le  père  pour  moi,  tant  que  je  suis  son 
fils. 

PENSÉE.  —  Je  sais  qu'il  est  un  peu  à  vous,  votre  par- 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  561 

rain  à  tous  deux,  votre  tuteur  aussi,[qui  n'aviez  plus  père 
ni  mère. 

C'est  lui  qui  vous  a  élevés  dans  son  palais,  Orso  et  vous, 
quand  i]  n'était  encore  qu'évêque.  Oui,  j'ai  appris  tout 
cela  ce  soir. 

ORIAN.  —  Vous  êtes  bien  renseignée.  Ma  famille  est 
de  Savoie,  mais  ma  mère  était  Milanaise. 

PENSÉE.  —  La  mienne  est  Juive,  vous  le  savez. 

ORIAN.  —  Non,  je  ne  le  savais  pas. 

PENSÉE.  —  Je  veux  que  vous  le  sachiez.  Une  Juive 
convertie  naturellement.  Mon  père  lui  aussi  est  im  bon 
catholique. 

C'est  à  cela  qu'il  doit  sa  fortune.  Quoi!  votre  frère 
Orso  ne  vous  a  pas  appris  tout  cela  ? 

ORIAN.  —  Il  ne  sait  rien  de  plus  que  je  ne  sais. 

PENSÉE.  —  A  quoi  lui  sert-il  donc  de  me  suivre  comme 
il  le  fait  depuis  le  jour  où  je  l'ai  rencontré  avec  vous  ? 

L'autre  jour  pendant  que  nous  roulions  à  travers  la 
Campagne,  j'entendais  le  galop  de  son  cheval  derrière 
nous. 

Et  pendant  que  nous  laissions  l'attelage  souffler,  il 
était  là  sous  un  tombeau  qui  nous  regardait,  enveloppé 
dans  sa  grande  cape  romaine.  Ma  mère  l'a  vu. 

C'est  quelque  chose  bien  près  de  vous  qui  s'intéresse 
à  moi. 

ORIAN  —  Orso  est  un  bon  enfant  qui  fera  tout  ce 
que  je  lui  dis. 

PENSÉE.  —  Sans  doute  il  vous  aime  plus  que  moi. 

ORIAN.  —  Il  a  été  avec  les  Chemises-rouges  quelque 
temps,  c'est  moi  qui  l'ai  tiré  de  là  et  qui  l'ai  engagé  dans 
les  troupes  papales. 

36 


562  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

PENSÉE.  —  Et  moi,  je  puis  faire  qu'il  perde  le  goût 
d'être  où  je  ne  suis  pas. 

ORIAN.  —  C'est  vous  qui  pouvez  venir  où  il  est. 

PENSÉE.  —  J'y  viendrai  s'il  est  le  plus  fort. 

ORIAN.  —  Et  comment  fait-on  pour  être  le  plus  fort 
avec  vous  ? 

PENSÉE.  —  Il  sera  le  plus  fort,  si  je  l'aime  I 

ORIAN.  —  Comment  n'aimerait-on  pas  Orso  ? 

PENSÉE.  —  Si  vous  l'aimez,  dites-moi  de  ne  pas 
écouter  ce  qu'il  vous  a  chargé  de  me  dire. 

ORIAN.  —  C'est  vrai,  il  a  voulu  absolument  que  je  vous 
parle. 

PENSÉE.  —  Il  fallait  refuser,  Orian. 

ORIAN.  —  C'est  ce  que  j'ai  tâché  de  faire. 

PENSÉE.  —  Est-ce  qu'on  épouse  une  Juive  ? 

ORIAN.  —  Vous  n'êtes  pas  Juive. 

PENSÉE.  —  Si  vous  l'aimez,  dites-lui  de  ne  pas  épouser 
ime  Juive  ! 

ORIAN,  —  Vous  êtes  baptisée. 

PENSÉE.  —  Il  faut  beaucoup  d'eau  pour  baptiser 
un  Juif. 

On  ne  perd  pas  si  facilement  l'habitude  de  tant  de 
siècles  !  Tous  les  siècles  depuis  la  création  du  monde,  il 
me  semble  que  je  les  porte  avec  moi  ! 

L'habitude  du  malheur,  l'intimité  mauvaise  avec  sa 
propre  déchéance. 

Tant  d'attente 

Que  nous  n'avons  pu  arriver  à  changer  d'attitude  ! 
tant  de  foi      dans  la  promesse  qui  n'était  pas  réalisée 

Que  nous  n'avons  pas  pu  y  croire,  du  moment  où  l'on 
nous  a  dit  qu'elle  l'était. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  5^3 

Vous  savez  bien  que  nous  n'appartenons  pas  à  la  même 
race.  La  même,  et  cependant  à  part.  Il  n'y  a  pas  d'union 
possible  entre  nous.  Oui,  vous  auriez  beau  me  tendre  la 
main. 

ORIAN.  —  Nous  sommes  les  enfants  du  même  père. 

PENSÉE.  —  Un  père  ?  Je  n'en  ai  pas.  Qui  sont  mon 
père  et  ma  mère  ?  Donnez-moi  des  yeux  pour  que  je  les 
voie  !  Je  suis  seule. 

Cet  homme  qui  parlait  tout  à  l'heure,  c'est  lui  que  vous 
appelez  mon  père  ? 

Croyez-vous  que  je  l'aime  ?  Croyez- vous  que  j'aime  ma 
mère  ?  Si,  pauvre  femme,  je  l'aime,  elle  m'aime  telle- 
ment !  Je  tiens  à  elle,  je  ne  puis  me  passer  d'elle. 

Mais  ils  ne  me  connaissent  pas  et  je  sens  tellement  que 
je  ne  puis  leur  parler  et  qu'ils  n'ont  rien  à  me  dire  !  Ah, 
de  quel  poids  ils  me  sont  tous  les  deux! 

ORIAN.  —  Pensée  qui  êtes  à  côté  de  moi... 

PENSÉE.  —  Orian. 

ORIAN.  —  J'ai  eu  tort  d'accepter  de  vous  parler  de 
mon  frère. 

PENSÉE.  —  Non.  Je  suis  heureuse  que  vous  soyez 
venu. 

ORIAN.  —  Je  ne  puis  supporter  de  vous  entendre  vous 
plaindre  ainsi,  comme  si  vous  en  appeliez  à  moi. 

PENSÉE.  —  Que  vous  importe  ? 

ORIAN.  —  D'autres  souffrent.  J'ai  eu  tort  d'être  venu. 
J'ai  tort,  à  ce  moment  même,  d'être  à  côté  de  vous. 

PENSÉE.  —  Il  faut  avoir  tort  quelquefois. 

ORIAN.  —  D'autres  souffrent  !  Mais  rien  que  de  voir 
la  lumière  est  beau  ! 

PENSÉE.  —  Parole  que  j'ai  entendue  souvent. 


564  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  —  Belle  comme  vous  l'êtes... 

Elle  lui  met  légèrement  la  main 

sur  le  bras. 
Eh  bien  ? 

PENSÉE.  —  J'écoute  ce  que  vous  dites. 

ORIAN.  —  Et  quand  vous  seriez  misérable  encore 
et  autant  que  vous  le  croyez. 

Nous  sommes  jeunes!  Et  la  vie  est  grande  ouverte 
devant  nous,  celle-ci,  et  l'autre  par  derrière  qui  n'a  aucune 
fin! 

Ah  !  rien  que  de  vivre  et  de  voir  et  d'avoir  les  yeux 
ouverts  et  d'être  vivant  et  de  voir  le  soleil  est  beau  ! 

PENSÉE.  —  Oui,  rien  que  de  voir  la  lumière  est  doux. 

ORIAN.  —  Ou  la  nuit  même  sans  laquelle  il  n'y  aurait 
pas  toutes  ces  étoiles. 

PENSÉE.  —  Je  ne  les  vois  pas,  j'écoute  seulement  ! 
Je  ne  veux  pas  voir,  j'écoute  !  (Et  tenez,  ce  bruit  si  triste, 
entendez-vous  ?  comme  un  plumage  froissé. 

C'est  le  troisième  palmier  à  notre  droite.) 

Mais  peut-être  que  si  vous  me  disiez  :  Ouvrez  les  yeux, 
Pensée  ! 

Peut-être  qu'alors  j'ouvrirais  les  yeux  et  je  verrais. 

ORIAN.  —  Est-ce  pour  fermer  les  yeux  que  vous  êtes 
venue  à  Rome  ? 

PENSÉE.  —  Montrez-moi  la  Justice  et  cela  vaudra  la 
peine  de  les  ouvrir!  Qu'est-ce  que  cette  Beauté  qui  ne  nous 
empêche  pas  d'être  aveugles  ? 

Moi  aussi,  on  m'a  conduite  au  milieu  de  vos  dieux  grecs, 
moi  aussi,  j'ai  posé  la  main  sur  ce  marbre  qui  brûle  ? 

C'est  ce  que  nous,  les  gens  de  l'ancienne  Foi,  nous 
appehons  les  idoles. 


LE  PÈRE   HUMILIÉ  5^5 

Qui  a  connu  la  nuit  pour  de  bon,  il  faut  un  autre  soleil 
que  celui-ci  pour  en  venir  à  bout  ? 

ORIAN.  —  Quelle  est  donc  cette  nuit  dont  vous  me 
parlez  toujours  ? 

PENSÉE.  —  Ténèbres  furent-elles  jamais  plus  grandes 
que  celles-ci  qu'aucim  ami  jusqu'à  moi  ne  peut  tra- 
verser ? 

Je  suis  une  Juive  comme  ma  mère,  et  elle  pensait  que 
la  Révolution  était  venue,  et  que  tout  allait  se  mêler 
et  s'égaliser  et  que  vous  l'accepteriez  parmi  vous,  elle 
a  tant  de  bonne  volonté  ! 

Mais  je  suis  mieux  instruite  ; 

Tout  vaut  mieux  que  le  faux  amour,  le  désir  qu'on 
prend  pour  la  passion,  la  passion  qu'on  prend  pour  une 
acceptation,  et  puis 

La  position  qu'on  reprend  peu  à  peu  de  part  et  d'autre, 
et  ce  cœur  peu  à  peu  qui  vous  redevient  étranger,  —  cet 
Orso  que  vous  voudriez  que  j'épouse  ! 

Moi,  je  suis  comme  la  Synagogue  jadis,  telle  qu'on  la 
représentait  à  la  porte  des  Cathédrales, 

On  a  bandé  mes  yeux  et  tout  ce  que  je  veux  prendre 
est  brisé. 

{Bas  et  avec  ardeur).  Mais  vous  autres  qui  voyez,  qu'est- 
ce  que  vous  faites  donc  de  la  lumière  ? 

Vous  qui  voyez  du  moins,  vous  qui  savez  du  moins, 
vous  qui  vivez  du  moins, 

Vous  qui  dites  que  vous  vivez,  qu'est-ce  que  vous  faites 
de  la  vie  ? 

ORIAN.  —  Cette  eau  qui  nous  fait  vivre,  nous  aussi, 
elle  a  touché  votre  front. 

PENSÉE.  —  Elle  n'a  point  touché  mon  cœur  I 


566  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Une  âme  comme  la  mienne,  ce  n'est  pas  avec  l'eau  qu'on 
la  baptise,  c'est  avec  le  sang  ! 
ORIAN.  —  A  cette  eau  le  sang  d'un  dieu  était  joint. 
PENSEE.  —  Cette  eau,  est-ce  moi  qui  l'ai  appelée  ? 
ORIAN.  —  Mais  ce  sang,  c'est  vous  qui  l'avez  répandu. 
PENSÉE.  —  Ce  dieu,  c'est  nous  qui  vous  l'avons 
donné  ! 

Ah,  je  le  sais,  s'il  y  a  un  I>ieu  pour  l'humanité,  c'est 
de  notre  cœur  seul  qu'il  était  capable  un  jour  de  sortir  ! 

ORIAN.  —  N'en  est-il  point  sorti  ? 

PENSÉE.  —  Qu'en  avez-vous  fait  ?  Est-ce  pour  cela 
que  nous  vous  l'avons  donné. 

Pour  que  les  pauvres  soient  plus  pauvres,  pour  que  les 
riches  soient  plus  riches  ? 

Pour  que  les  propriétaires  touchent  leurs  loyers  ? 
Pour  que  les  rentiers  mangent  et  boivent  ?  Pour  que  des 
rois  à  demi  fous  régnent  sur  des  peuples  abrutis  ? 

Et  que  là  où  les  vieux  rois  tombent,  surgissent  pour  les 
remplacer  d'affreux  avocats  à  pantalon  noir. 

Des  fripons,  des  convulsionnaires,  des  professeurs,  des 
hypocrites  à  mâchoires  de  loups,  mêlés  à  de  vieilles  femmes, 

Des  hommes  comme  mon  père  ? 

Et  qu'il  soit  défendu  de  rien  changer  à  tout  cela  ? 
Parce  que  tout  pouvoir  vient  de  Dieu. 

ORIAN.  —  Par  quoi  les  remplaceriez- vous  ? 

PENSÉE.  —  Grand  Dieu  !  ce  sera  beaucoup  déjà  d'être 
défait  de  ceux-ci  et  de  ce  voile  dégoûtant  tout  de  suite 
qui  nous  aveugle  et  nous  asphyxie  ! 

Et  qui  sait  si  la  lumière  n'existe  pas,  et  si  pour  la  voir 
il  ne  suffirait  pas  de  rompre  tous  ces  corps  morts  autour 
de  nous  comme  une  affreuse  forêt  ? 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  5^7 

Il  n'y  a  pas  de  résignation  au  mal,  il  n'y  a  pas  de  rési- 
gnation au  mensonge,  il  n'y  a  qu'une  seule  chose  à  faire 
à  l'égard  de  ce  qui  est  mauvais,  et  c'est  de  le  détruire  ! 

Et  c'est  pourquoi  je  déteste  tant  cette  chose  que  vous 
savez,  et  qui  me  sépare  de  vous. 

Parce  qu'elle  est  la  grande  étouffeuse,  parce  qu'elle 
est  la  grande  endormeuse, 

Parce  qu'elle  voudrait  rendre  intangibles  toutes  ces 
idoles  humaines  et  lier  éternellement  les  vivants  avec 
les  morts. 

Comme  si  ce  que  la  force  et  la  ruse  ont  fait,  la  force 
avec  la  ruse  ne  pouvait  pas  le  défaire  !  Comme  si  c'était 
sacré  et  oint  de  Dieu,  toutes  ces  larves  autrichiennes  ! 

Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  vu  un  seul  jour  toutes  ces 
longues  faces  blafardes,  vous  voudriez  les  rendre  éternelles  ! 

Et  c'est  pourquoi  tout  mon  cœur  est  avec  cette  Italie 
qui  se  réveille  et  qui  aspire  à  la  forme  qui  lui  est  natu- 
relle. 

Et  qui  estime  qu'elle  est  assez  grande  pour  avoir  soin  de 
ses  propres  affaires  sans  tous  ces  étrangers,  et  qui  ne 
supporte  plus  sur  sa  chair  vivante 

Ces  choses  mortes  qui  n'ont  raison,  ni  ordre,  ni  nécessité, 

Et  c'est  vous  que  je  vois  devant  moi  comme  l'avenir 
et  comme  la  jeunesse,  qui  vous  rangez  avec  les  morts 
contre  les  vivants  ! 

ORIAN.  —  Je  ne  suis  pas  un  Autrichien.  Mon  père  est 
mort  en  se  battant  contre  eux.  Et  quant  à  tous  ces  princes 
dont  vous  me  parlez. 

Qu'ils  se  débrouillent  avec  leur  Révolution,  avec  tous 
ces  gens  dont  vous  êtes  tellement  sûrs  qu'ils  vivent  et 
toute  cette  semence  de  députés. 


568  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  morts  sans  moi  sont  assez  bons  pour  ensevelir  les 
morts. 

PENSÉE.  —  Et  n'est-ce  pas  un  mort  que  vous  défendez, 
cette  idole  que  vous  appelez  le  Pape  ? 

ORIAN.  —  Christ  aussi  dont  le  Pape  est  l'image  est 
un  mort. 

PENSÉE.  —  Quelle  part  donc  réclame-t-il  parmi 
nous  ? 

ORIAN.  —  Pas  plus  large  que  la  croix. 

PENSÉE.  —  Le  Christ  n'a  pas  eu  de  terre  à  lui. 

ORIAN.  —  Assez  pour  que  la  croix  y  fût  plantée. 

PENSÉE.  —  La  croix  est  la  souffrance. 

ORIAN.  —  Elle  est  la  rédemption. 

PENSÉE.  —  Nous  ne  voulons  pas  de  la  souffrance  ! 

ORIAN.  —  Qui  tuera  donc  en  nous  ce  qui  était  capable 
de  mourir  ? 

PENSÉE.  —  Nous  ne  voulons  pas  de  la  souf- 
france. 

ORIAN.  —  Vous  ne  voulez  donc  point  de  la  joie. 

PENSÉE.  —  Nous  ne  voulons  pas  de  la  joie  ?  C'est 
à  moi  que  vous  dites  que  je  ne  veux  pas  de  la  joie  ?  La 
joie,  Orian  !  Ah,  quel  mot  avez-vous  prononcé  ? 

ORIAN.  —  Demain,  vous  épouserez  mon  frère. 

Silence. 

PENSÉE.  —  Dois- je  croire  que  vous  le  désirez  ? 
Dois-je  croire  que  vous  désirez  qu'il  y  ait  ce  Uen  entre 
nous  ? 

ORIAN.  —  Non  pas  un  Hen,  mais  quelque  chose  d'irré- 
parable entre  vous  et  moi,  il  le  faut. 

PENSÉE.  —  Et  c'est  pourquoi  vous  avez  eu  tellement 
hâte  de  me  parler  pour  lui  ? 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  569 

ORIAN.  —  Demain,  je  serai  seul  ici  et  j'entendrai 
dans  la  nuit  cette  même  palme  derrière  moi  frémir. 

PENSÉE.  — Et  est-ce  qu'elle  ne  parle  pas  de  souffrance? 

ORIAN.  —  Elle  parie  de  triomphe  ! 

PENSÉE.  —  Et  sera-ce  un  triomphe  bien  cher  à  votre 
cœur,  Orian, 

Que  celui  qu'il  vous  est  offert  de  remporter 

Au  détriment  du  mien  ? 

ORIAN.  —  Paroles  amères  à  écouter  !  Je  les  entends 
donc  de  vous  à  la  fin  !  Oui,  je  les  aurai  une  fois  entendues  ! 

Vous  êtes  faite  pour  l'amour.  Pensée,  et  l'amour  n'est 
pas  fait  pour  moi. 

PENSÉE. — Et  pourquoi  voudrais- je  de  cet  amour  dont 
vous  ne  voulez  pas  ? 

ORIAN.  —  Le  bien  que  je  ne  puis  pas  vous  faire,  un 
autre,  —  ce  que  je  ne  puis  pas  vous  dire, 

Un  autre  vous  le  dira  à  ma  place. 

PENSÉE.  —  C'est  Orso,  votre  frère,  dont  vous  voulez 
parler  ? 

ORIAN.  —  Que  vous  donnerais-je.  Pensée,  qui  me  soit 
plus  cher  ?  et  que  lui  donnerais-je... 

PENSÉE.  —  Oui,  que  lui  donneriez- vous,  à  cet  heureux 
frère, 

De  meilleur  que  ceci  dont  vous  ne  voulez  pas  ? 

ORIAN.  —  Si  vous  m'étiez  indifférente.  Pensée, 

Je  n'aurais  pas  accepté  si  aisément  de  vous  parler  de 
lui. 

PENSÉE.  —  Dites-lui  de  ne  pas  épouser  une  Juive  ! 

Est-ce  lui  qui  viendra  à  bout  de  ces  ténèbres  avec  moi. 
Imprudent  !  Ce  que  vous  avez  rallumé  en  lui,  qui  sait  si 
je  ne  suis  pas  là  pour  l'éteindre  ? 


570  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  moi,  pauvre  Pensée, 

Ce  qui  a  été  refusé  une  fois,  comment  faire  désormais 
pour  le  donner  ? 

Ces  ténèbres  dont  on  n'a  pas  voulu,  cette  âme  rebutée, 
cette  âme,  l'unique  chose  qui  fût  à  moi,  si  pauvre,  mais 
cependant  unique,  —  ces  ténèbres  que  j'offrais  n'ayant 
pas  autre  chose  à  donner,  — 

Il  faudra  une  bien  grande  lumière  désormais,  pour  en 
venir  à  bout  ! 

ORIAN.  —  Que  puis-je  faire,  Pensée  ? 

PENSÉE.  —  Il  est  juste  que  vous  préfériez  votre  âme 
à  la  mienne. 

ORIAN.  —  Juste  ou  non,  oui,  malgré  ce  lâche 
cœur  qui  me  trahit,  oui,  malgré  cet  affreux  appétit  de 
bonheur, 

Pendant  que  j'ai  encore  assez  de  raison  pour  en 
juger. 

Ce  dont  j'ai  besoin,  je  sais  qu'il  n'est  pas  en  votre 
pouvoir  de  me  le  donner. 

PENSÉE.  —  Est-ce  que  la  joie  existe,  Orian  ? 

ORIAN.  —  Ah  !  est-ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'elle  existe 
pour  que  je  la  préfère  à  vous  ? 

Elle  existe  !  Et  mon  seul  devoir  est  de  l'atteindre. 

PENSÉE.  —  Que  ferons-nous  des  autres  ? 

ORIAN.  —  En  seront-ils  plus  vivants  si  je  péris  ? 

PENSÉE.  —  Qu'ils  périssent  donc  ! 

ORIAN.  —  Mon  devoir  n'est  pas  avec  eux. 

PENSÉE.  —  Il  est  contre  eux.  Ce  peuple  qui  est  de 
votre  sang,  à  cette  heure  qu'il  demande  à  vivre  et  que 
tous  ses  membres  cherchent  comme  un  corps  qui  ressuscite 
à  se  rejoindre, 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  571 

A  cette  heure  où  du  Sud  au  Nord  il  ne  veut  plus  être 
qu'un  seul  corps  en  une  seule  âme, 

C'est  vous  qui  vous  rangez  contre  lui. 

ORIAN.  —  Je  ne  puis  être  contre  mon  père. 

PENSÉE.  —  Ainsi  entre  la  vie  et  vous,  entre  vous  et 
moi, 

Toujours  cet  absurde  vieillard  pour  qui  le  temps  ne 
marche  pas  ! 

ORIAN.  —  Ce  qui  est  raisonnable  pour  lui  l'est  bien 
assez  pour  moi. 

PENSÉE.  —  Il  y  a  tout  un  peuple  avec  moi  qui  a 
besoin  de  vous. 

ORIAN.  —  Et  moi,  je  n'ai  besoin  d'autre  chose  que  de 
la  joie. 

PENSÉE.  —  Où  est  la  joie  autre  part  que  dans  la 
vie  ? 

ORIAN.  —  Au-dessus  de  la  vie,  et  qui  d'autre  que 
lui  la  donne  ? 

L'origine  et  le  Père  qui  n'a  jamais  tort. 

Où  est  la  paix  autre  part  que  dans  le  Père  qui 
n'est  hors  d'aucune  chose  et  qui  n'a  de  haine  pour 
aucune  ? 

Est-ce  le  peuple  qui  a  raison?  Tous  ces  aveugles  qui 
crient  !  C'est  ça  de  qui  vient  la  vie  ?  Ah  !  je  sais  que  mon 
cœur  est  faible  et  ce  qui  crie  en  eux  ne  parle  que  trop  en 
moi  ! 

Ce  n'est  pas  par  aucune  violence  que  nous  entrerons 
en  possession  de  notre  héritage. 

PENSÉE.  —  C'est  la  joie  qui  est  cet  héritage  ? 

ORIAN.  —  Héritage  vraiment,  ce  qui  ne  peut  être 
acquis,  ni  conquis,  ni  mérité. 


572  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  qui  est  notre  droit  par  le  fait  d'un  autre. 

PENSÉE.  —  Qu'est-ce  que  la  joie  ? 

ORIAN.  -r-  Ce  que  je  puis  dire  est  qu'elle  ne  commence 
pas  et  qu'elle  n'a  aucune  fin. 

PENSÉE.  —  Et  pourquoi  penser  que  je  suis  votre 
ennemie  et  que  je  vous  veux  aucun  mal  ? 

ORIAN.  —  Vous  n'êtes  pas  mon  ennemie,  Pensée. 

PENSÉE.  —  C'est  vrai  que  vous  n'êtes  pas  mon 
ennemi  ?  Ah,  que  j'entende  seulement  un  mot  de  vous, 
avec  douceur  et  vous  n'aurez  plus  besoin  d'obstacle  pour 
le  placer  entre  nous  ! 

Je  sais  que  là  où  vous  êtes,  il  n'y  a  aucune  place  pour 
moi. 

ORIAN.  —  Pourquoi  n'y  en  aurait-il  aucune  ? 

PENSÉE.  —  Qui  me  conduira  où  vous  êtes  ?  Qui  me 
donnera  ce  que  vous  me  refusez  ? 

ORIAN.  —  Et  que  nous  soyons  heureux  l'un  par 
l'autre  ici-bas.  Pensée,  est-ce  là  le  plus  grand  des 
biens  ? 

PENSÉE.  —  Il  n'y  a  de  bien  pour  moi  que  celui  que 
je  tiens  de  vous. 

ORIAN.  —  Et  n'est-ce  pas  de  moi  déjà  que  vous  tenez 
cette  souffrance  ? 

PENSÉE.  —  Vous-même,  n'en  tenez-vous  de  moi, 
aucune?  Ah!  dis  ce  que  tu  veux,  je  sais  qu'il  y  a  en  vous 
vme  chose  qui  m'appartient  et  qui  est  mon  droit  ! 

Une  chose  qui  est  à  moi  seule,  une  chose  qui  est  pour 
moi  seule. 

Une  parole  qui  est  à  moi  seule  et  que  nulle  autre  ne 
peut  entendre  ! 

ORIAN.  —  Qu'attendez-vous  donc  de  moi.  Pensée  ! 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  573 

PENSÉE.  —  Une  seule  chose  que  vous  ne  pouvez  pas 
faire  !  Un  seul  mot  que  vous  ne  pouvez  pas  dire  ! 

ORIAN.  —  Qu'est-ce  donc  que  je  ne  puis  pas  faire, 
petite  fille  ? 

PENSÉE.  —  Que  je  voie  mon  âme  tout  entière  dans 
la  vôtre  ! 

ORIAN.  —  Ouvrez  donc  les  yeux,  Pensée,  et  voyez  ! 

PENSÉE.  —  Je  ne  les  ouvrirai  pas  que  je  ne  sache 
que  vous  m'avez  pardonné. 

ORIAN.  —  Eh  quoi,  pardonné  seulement  ? 

PENSÉE,  elle  avance  la  main  et  des  doigts  lui  touche 
légèrement  la  bouche.  —  Ah  !  tais-toi,  mon  bien-aimé  ! 
et  ce  mot  que  tu  vas  dire,  ah,  réserve-le-moi  pour  un 
autre  moment,  quand  le  corps  et  l'âme  se  séparent  ! 

Tais-toi  !  et  ce  mot  qui  n'est  pas  fait  pour  la  terre,  ce 
mot  sans  aucun  son  que  tu  me  dis,  voici  que  je  l'ai  lu  sur 
tes  lèvres  ! 

ORIAN.  —  Venez  que  je  voie  mieux  votre  visage. 
Il  l'attire  aux  rayons  d'une  lampe. 

Pourquoi  tenir  les  yeux  baissés,  ma  colombe  ? 

Elle  les  lève  vers  lui. 

PENSÉE.  —  Est-ce  qu'ils  sont  beaux  ? 

ORIAN.  —  Assez  pour  que  je  les  reconnaisse  au  delà  de 
la  mort  ? 

PENSÉE.  —  Si  beaux  ? 

Elle  les  baisse  lentement  de  nouveau. 

ORIAN.  —  Ah,  pourquoi  me  les  cacher  si  tôt  ?  ah, 
lève-les  de  nouveau  sur  moi,  ma  bien-aimée  !     • 

PENSÉE.  —  Je  suis  aveugle  ! 


574  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ACTE     II 

SCÈNE    I 


Un  cloître  de  marbre  blanc  avec  des 
colonnes  antiques  dans  un  couvent 
franciscain  des  environs  de  Rome. 
Au  milieu  un  puits  de  marbre  muni 
de  deux  colonnes.  Le  jardin  est  tout 
planté  d'orangers  déjà  chargés  de 
leurs  fruits  à  moitié  jaunes. 

LE  PAPE  PIE  est  assis  à  côté  du\puits  sur  la  margelle 
duquel  il  tient  le  bras  allongé,  comme  un  homme 
accablé  de  douleur.  De  l'autre  côté  du  puits,  d'abord 
assis,  puis  debout, 

LE  FRÈRE  MINEUR  ;  il  a  l'air  tout  jeune. 

LE  FRÈRE  MINEUR,  à  demi-voix,  la  main  levée  sur  le 

Pape  comme  un  prêtre  qui  achève  de  donner  l'absolution. 

—  ...  Ainsi  soit-il  ! 

Silence. 
Mon  fils,  allez  en  paix. 

Pause, 

Saint  Père,  puisque  je  vous  ai  absous,  il  ne  faut  pas 
être  triste. 

LE  PAPE  PIE.  —  Petit  frère,  quoi,  veux-tu  déjà  me 
congédier  ? 

Supporte-moi  avec  patience  un  moment,  il  fait  bon 
près  de  ton  puits. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  575 

Laisse-moi  te  montrer  ma  faiblesse,  mon  enfant, 
comme  je  t'ai  montré  ma  misère.  Je  ne  suis  qu'un  vieillard. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Restez,  Saint  Père.  Ici 
vous  êtes  bien  à  l'abri  avec  nous  et  personne  ne  vous 
veut  de  mal  en  ce  lieu. 

C'est  cette  grande  chaleur  qu'il  a  fait  aujourd'hui 
qui  vous  a  éprouvé. 

LE  PAPE  PIE.  —  Le  soir  tombe. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Laissez-moi  aller  vous 
chercher  une  cruche  d'eau.  Un  peu  de  miel  aussi,  il  est 
très  bon,  c'est  moi  qui  m'occupe  des  abeilles, 

Le  Prieur  des  ruches,  comme  on  m'appelle. 

LE  PAPE  PIE.  —  Reste  avec  moi. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Si  je  vous  vois  ainsi  désolé, 
moi  aussi,  je  vais  être  triste. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  comment  ferais-tu,  frère  Peco- 
rello,  pour  être  triste  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Qui  pourrait  s'empêcher 
de  pleurer  en  voyant  votre  grande  humilité. 

Et  cet  aveu  que  vous  m'avez  fait  de  vos  péchés,  simple 
comme  un  petit  enfant  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Tu  m'as  sagement  parlé,  petit  frère, 
et  je  t'écoutais  en  prenant  de  bonnes  résolutions. 

N'étais-tu  pas  berger  autrefois  ?  C'est  en  soignant  les 
moutons  que  tu  as  si  bien  appris  à  consoler  les  hommes? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Souvent  j'ai  rapporté  sur 
mon  dos  quelque  sotte  brebis. 

LE  PAPE  PIE.  —  C'est  Nous  qui  sommes  la  sotte 
brebis  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Pardonnez  à  ma  grande 
bêtise. 


576  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  toi  qui  es  le  sage  Pasteur  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  n'y  a  pas  deux  manières 
de  souffrir.  Saint  Père,  et  il  n'y  en  a  pas  deux  d'avoir  de 
la  peine  pour  un  autre. 

LE  PAPE  PIE.  —  Ces  paroles  sont  meilleures  pour  moi 
que  de  l'eau. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Père,  je  n'ai  pas  autre  chose 
que  mon  cœur  à  vous  donner. 

LE  PAPE  PIE.  —  Je  sais  que  celui-là  n'est  pas  né 
qui  m'enlèvera  l'amoiu  de  mon  petit  frère. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Saint  Père,  comment  tout 
le  monde  ne  vous  aime-t-il  pas  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Beaucoup  seraient  contents  de 
Nous  voir  mort.  Beaucoup  se  réjouiraient  et  donneraient 
des  festins  et  enverraient  des  présents  à  leiurs  amis,  disant  : 
Il  n'y  a  plus  de  Pape  enfin.  Il  est  mort,  le  vieillard  obstiné. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Du  moins  il  n'y  a  personne 
qui  pense  ainsi  dans  votre  ville  de  Rome  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Non,  petit  frère. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  S'il  y  a  vraiment  des  gens 
qui  vous  haïssent,  ce  sont  les  Turcs,  ou  les  Allemands 
là-bas,  ou  les  Russes,  ou  quelqu'un  de  ces  mauvais  Fran- 
çais révolutionnaires. 

Ou  les  Chinois  dont  on  m'a  dit  qu'ils  ont  une  queue 
dans  le  dos,  cela  nous  a  fait  bien  rire  ! 

Mais  nous  autres,  nous  vous  connaissons  bien,  qui 
vivons  à  côté  de  vous  et  sur  les  marches  de  votre  maison, 

A  part  quelques  pauvres  frères  peut-être  mélanco- 
liques et  vexés  par  le  démon,  —  Dieu  ait  pitié  de  leur 
âme  tourmentée  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Petit  frère,  il  faut  faire  une  instante 


LE  PERE   HUMILIE  577 

prière  pour  Nous,  ce  soir  même,  à  Saint  François  et  à 
la  Madone. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Oui,  je  la  ferai. 

LE  PAPE  PIE.  —  Non  recuso  laborem  !  Mais  avant  que 
ce  que  Nous  attendions  arrive,  avant  que  Nous  recevions 
de  Nos  propres  enfants  ce  coup. 

Plaise  gracieusement  à  Dieu  que  Nous  soyons  adjoint 
à  Nos  prédécesseurs  ! 

Nous  avons  vu  les  années  de  Pierre.  Nous  avons  fait 
Notre  tâche,  oui,  plus  longue  que  celle  d'aucun  Pape 
depuis  les  jours  du  fils  de  Cephas. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Saint  Père,  celui  qui  est 
mort  en  Dieu,  peu  lui  importe  qu'il  soit  vivant  ou  non 
en  cette  chair. 

LE  PAPE  PIE.  —  Nous  savons  que  Notre  infirmité 
est  grande  et  Notre  vertu  petite. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  y  a  bien  des  anges  qui 
prient  pour  vous  en  ce  moment  au  ciel  et  sur  la  terre. 

LE  PAPp  PIE.  —  N'est-il  pas  écrit  que  le  Pasteur 
oublie  toutes  les  autres  brebis  à  cause  d'une  seule  qui 
bronche  ? 

Que  ferai- je  quand  je  paraîtrai  devant  Dieu  à  la  tête 
de  ce  troupeau  décimé, 

Et  que  je  n'aurai  d'autre  excuse  que  de  dire  :  Ce  n'est 
pas  ma  faute. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Non,  ce  n'est  pas  votre 
faute. 

LE  PAPE  PIE.  —  Plût  au  ciel  qu'elle  fût  tout  entière 
sur  Nous  et  non  pas  sur  eux  ! 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Pauvres  amis,  leur  ignorance 
est  grande. 

37 


SyB  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

LE  PAPE  PIE.  —  Ah,  je  suis  désarmé  devant  eux  et  il 
est  trop  facile  de  m'atteindre  î 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ce  n'est  pas  vous  qu'on 
hait,  mais  une  image  vaine  qu'ils  se  font. 

LE  PAPE  PIE. —  Quelle  arme  ai-je  contre m«s  enfants  ? 
Il  est  trop  facile  de  percer  le  cœur  d'un  père  ! 

Il  est  dur  pour  un  père  d'être  haï  de  ses  enfants. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ainsi  pleurait  Davidi  sur  son 
Hls  Absalon. 

LE  PAPE  PIE.  —  Petit  frère,  qui  es  tout  près  de  Dieu, 
pourquoi  le  monde  Nous  hait-il  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  haïssait  Jésus-Christ. 

LE  PAPE  PIE.  —  Nous  voici  accoudé  près  de  ce  puits 
comme  jadis  le  fut  Notre  Seigneur  près  de  celui  de  Jacob  et 
on  dirait  qu'il  n'y  a  rien  de  changé  depuis  dix-huit  cents  ans» 

Le  soleil  est  à  la  même  place.  C'est  toujours  la  même 
Samarie  et  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  n'est  pas  moins 
abandonné  que  le  Fils  de  l'Homme. 

Celui  qui  est  venu,  c'est  comme  s'il  n'était  pas  venu. 
Tout  ce  qui  a  été  dit,  c'est  comme  si  cela  n'avait  pas 
été  dit  ;  tout  ce  qui  a  été  fait,  c'est  comme  si  cela  n'avait 
pas  été  fait  ;  tout  ce  qui  a  été  entendu,  c'est  comme  si 
cela  n'avait  pas  été  entendu. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  y  a  la  Samaritaine  aussi 
qui  est  en  marche  déjà. 

LE  PAPE  PIE.  —  EH  eu  bénisse  cette  porteuse  de  vase  ! 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Quand  tous  les  puits  seront 
à  sec,  celui-ci  aura  de  l'eau  encore. 

LE  PAPE  PIE.  —  Ils  disent  qu'ils  n'ont  pas  soif  ; 
ils  disent  que  ce  n'est  pas  une  source  ;  ils  disent  que  ce 
n'est  pas  de  l'eau  ;  ils  disent  que  ce  n'est  pas  l'idée  qu'eux- 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  579 

mêmes  se  font  d'une  source  et  de  l'eau  ;  ils  disent  que 
l'eau  n'existe  pas. 

Quant  à  Nous,  Nous  ne  savons  autre  chose,  sinon  qu'elle 
donne  la  vie  et  que  nul  ne  peut  vivre  sans  elle. 

Si  cela  est,  cela  n'est  pas  Notre  faute,  pourquoi  Nous 
en  font-ils  un  reproche  ? 

Et  pourquoi  disent-ils  qu'on  ne  peut  y  arriver  ?  Alors 
que  cet  abreuvoir  des  Patriarches  est  parfaitement  visiblle, 
bien  que  ses  murs  soient  de  la  couleur  de  la  terre. 

Et  que  de  loin  on  le  prenne  pour  un  tombeau- 
Pourquoi  choisissent-ils  de  mourir  ?  Et  pourquoi, 
vieillard  inutile,  ne  suis-je  placé  en  un  lieu  si  étroit  que  la 
vision  de  ce  désert  où  meurent  mes  enfants  me  soit  retirée? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Mais  vous  aussi.  Saint  Père, 
vous  aussi  vous  avez  un  père  pour  y  cacher  votre  visage. 

LE  PAPE  PIE.  —  Parce  qu'ils  n'ont  plus  de  Père, 
en  seront-ils  plus  heureux  ?  Si  je  ne  suis  plus  avec  eux, 
en  qui  seront-ils  frères  ?  Y  aura- t-il  plus  de  concorde  entre 
eux  et  plus  d'amour  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  ne  dépend  pas  d'eux  de 
cesser  d'être  vos  fils. 

LE  PAPE  PIE.  —  Que  Nous  reprochent-ils  ?  Ce  n'est 
pas  Nous  qui  avons  fait  le  Ciel  et  la  Terre  ! 

Ce  n'est  pas  Nous  davantage  qui  avons  fait  le  péché. 

Est-ce  Notre  faute  ?  Il  est  dur  de  voirla  haine  dans  leurs 
yeux.  Il  est  dur  de  les  entendre  tout  le  long  du  jour 
blasphémer  et  dire  des  choses  mauvaises  contre  Dieu. 

Pourquoi  s'en  prennent-ils  de  leur  malheur  à  Nous  qui 
ne  savons  donner  autre  chose  que  la  Vie  ? 

S'ils  nous  écoutaient,  s'ils  avaient  confiance  en  Nous 
il  n'y  a  pas  de  chose  que  Nous  ne  saurions  leur  exphquer. 


580  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Est-ce  qu'on  est  jamais  assez  grand  pour  se  passer  de 
père  ?  Est-ce  que  Nous  serons  jamais  assez  vieux  pour 
Nous  passer  de  fils  ? 

Ah,  que  l'un  seul  d'entre  eux  périsse,  c'est  un  malheur 
assez  grand  pour  que  l'amour  de  tous  les  autres  ne  suffise 
pas  à  Nous  en  consoler  ! 

Et  qui,  sinon  ces  ingrats,  me  donnera  ma  postérité, 
la  race  qui  en  Notre  Successeur  sera  la  future  Eglise  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Priez. 

LE  PAPE  PIE.  —  Si  encore  Nous  comprenions  ce  qui 
les  éloigne  de  Nous  ! 

Hélas,  si  ce  qu'ils  proposent  à  la  place  de  ce  que  Nous 
savons  avait  quelque  beauté  ou  quelque  vraisem- 
blance ! 

Mais  jamais  le  vieux  Déprédateur  ne  s'est  mis  moins 
en  peine  de  cacher  son  hameçon. 

Ce  n'est  plus  avec  le  plaisir  qu'on  les  pêche,  ou  le  fruit 
qui  fait  devenir  comme  Dieu, 

Mais  avec  la  mort  toute  nue,  et  le  désespoir,  c'est  cela 
qu'on  leur  promet,  et  le  Néant,  c'est  cela  qu'on  leur  dit 
qui  existe  ! 

Pour  Nous,  il  n'est  pas  en  Notre  pouvoir  que  ce  qui  est 
vrai  soit  faux. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Saint  Père,  si  vous  étiez 
auprès  de  chacun  d'eux,  comme  vous  êtes  en  ce  moment 
près  de  moi,  sans  doute  qu'ils  vous  entendraient. 

LE  PAPE  PIE.  —  Où  sommes-Nous  donc,  petit  frère  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ils  ne  vous  voient  que  sur 
votre  trône  au  milieu  des  épées  flamboyantes,  le  front 
ceint  de  la  triple  couronne  et  fulminant  l'excommuni- 
cation. 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  581 

LE  PAPE  PIE.  —  Il  y  a  un  autre  lieu  cependant  où 
Nous  ne  cessons  pas  d'être. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Où  donc,  Saint  Père  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Ils  Nous  trouveraient,  s'ils  nous 
cherchaient  où  Nous  sommes. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Où  donc  êtes-vous  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  A  leurs  pieds,  avec  Notre  Seigneur. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  C'est  du  Pape  en  effet  qu'il 
est  écrit  qu'il  est  le  Serviteur  des  serviteurs. 

LE  PAPE  PIE.  —  Telle  est  la  place  qui  est  par  excel- 
lence la  Nôtre,  la  plus  basse  entre  tous  les  hommes. 

C'est  là  que  Nous  sommes  assis  continuellement,  les 
suppliant  pour  le  salut  de  leur  âme  et  pour  la  libération 
de  la  Nôtre. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ah  !  je  remercie  Dieu  de 
n'être  qu'un  pauvre  petit  frère  qu'on  n'a  même  pas  jugé 
digne  de  rester  le  cuisinier  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  maintenant  voici  qu'ils  ne  se 
contentent  point  de  ce  qui  est  à  eux  et  qu'ils  réclament 
de  Nous  Notre  héritage,  comme  si  Nous  étions  mort. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ah  !  donnez-le  leur  donc, 
Saint  Père!  Il  est  si  agréable  de  donner!  Il  est  si  bon  de 
n'avoir  rien  à  soi  ! 

Qui  demande  la  robe,  qu'on  lui  donne  aussi  le  manteau  I 
Qui  veut  Nous  forcer  à  aller  jusqu'à  Sainte  Agnès  avec 
lui,  nous  irons  de  bon  cœur  jusqu'à  Viterbe. 

LE  PAPE  PIE.  —  Petit  frère,  ici  tu  ne  me  conseilles 
pas  comme  un  homme  sage. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  N'est-ce  pas  l'Evangile, 
qui  parle  ainsi  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Quand  tu  étais  berger  de  moutons. 


582  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

est-ce  que  les  moutons  étaient  à  toi,  et  est-ce  que  tu 
avais  le  droit  de  les  donner  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Non  pas,  c'est  vrai. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  si  un  Anglais  te  demandait  cette 
belle  chaudière  en  cuivre  dont  tu  es  si  fier,  où  l'on  fait 
cuire  le  repas  de  la  communauté,  et  qui  porte  les  armes 
d'un  cardinal, 

Est-ce  que  tu  aurais  le  droit  de  la  vendre  ? 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ce  serait  un  grand  péché. 

LE  PAPE  PIE,  —  Ainsi  je  n'ai  pas  le  droit  davantage 
de  donner  c«  qui  n'est  pas  à  moi. 

Ce  qui  n'est  pas  à  Nous,  mais  à  tous  Nos  prédécesseurs 
avec  Nous  et  à  tous  Nos  successeurs  avec  Nous,  ce  qui 
est  à  toute  l'EgHse,  ce  qui  est  à  tout  l'Univers  avec  Nous. 

LE  FRÈKE  MINEUR.  —  Eh  bien,  ce  que  vous  ne 
pouvez  leuT  donner,  qu'ils  le  prennent  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  C'est  une  chose  défendue  que  de 
prendre  ce  qui  n'est  pas  à  soi. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Cela  sera  à  eux  une  fois 
qu'ils  l'auront  pris.  Hélas,  cela  fera  partie  de  toutes  ces 
choses  qui  sont  tellement  à  eux  et  qui  les  rendent  si 
contents  ! 

Pour  vous,  n'avez-vous  pas  fait  ce  que  vous  pouviez  ? 
Réjouissez- vous  parce  que  votre  fardeau  est  allégé.  Et 
priez  pour  ces  pauvres  enfants,  que  Dieu  trouve  mo5^n 
d'arranger  ses  comptes  avec  eux. 

Saint  Père,  le  monde  devenait  trop  exigeant,  une 
machine  trop  compliquée.  Qui  veut  s'en  occuper,  il  faut 
qn^  en  soit  trop  l'esclave. 

Jamais  le  fardeau  ne  fut  plus  lourd,  réjouissez- votîs 
parce  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  vous  en  soulager. 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  5 8.3 

Vous  voici  comme  un  pauvre  curé  réduit  à  son  pres- 
bytère. Vous  voici  un  vrai  franciscain  comme  nous. 
Voici  le  Séraphin  d'Assise  qui  a  obtenu  la  Pauvreté  pour 
le  Pape  de  Rome. 

LE  PAPE  PIE.  —  L'amère  pauvreté  est  celle  de 
l'amour  de  mes  enfants. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Ce  qui  vous  manque  de 
leur  part,  Dieu  lui-même  se  chargera  de  vous  le  régler. 

Quoi,  Saint  Père,  sont-ce  là  vos  bonnes  résolutions  ? 
Est-ce  là  ce  que  vous  venez  de  promettre  à  votre  con- 
fesseur ? 

Vous  avez  un  père  aussi,  croyez-vous  qu'il  soit  content 
de  vous  voir  triste, 

A  cause  de  ce  présent  qu'il  vous  a  fait  d'un  dénuement 
qui  est  comparable  au  sien  ? 

Ces  minutes  qui  vous  semblent  si  amères,  cependant 
elles  font  partie  de  l'An  de  Grâce  et  du  temps  de  la 
Bonne  Nouvelle  ! 

A  cause  des  choses  bonnes  que  nous  ne  pouvons  donner, 
oublierons-nous  celles  que  nous-mêmes  avons  reçues  ? 

Saint  Père,  qu'est-ce  qu'il  fait,  celui  qui  n'a  plus  de 
péchés  ?  Il  chante  ! 

Ainsi  Christine  l'Admirable  sur  son  lit  de  souffrances 
et  ée  ses  lèvres  immobiles,  de  ce  cœur  pareil  au  sokil 
levant  sous  cette  forme  à  demi  détruite,  de  même  que 
l'on  reconnaît  un  oiseau  parmi  les  autres  oiseaux, 

Une  mélodie  de  jubilation  sans  aucune  reprise  de 
rhaleine  s'élevait  comme  le  chant  d'un  séraphin  en  extase  ! 

Ainsi  notre  frère  Pacifique  qui  de  deux  morceaux  de 
bois  mort  ramassés  au  fond  du  jardin,  se  faisait  un  violon 
dont  il  savait  jouer  mieux  qu'un  tireur  d'archet, 


584  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  la  musique  qu'il  en  faisait  sortir,  il  n'y  avait  que 
Dieu  et  lui  pour  l'écouter  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  C'est  vrai,  petit  frère,  ce  que  tu  dis. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Article  Premier  de  la  théo- 
logie, celle  que  je  fais  à  mes  abeilles.  Il  est  temps  que 
j'aille  m'occuper  d'elles. 

Votre  bénédiction,  Saint  Père. 

—  Je  vois  vos  deux  neveux  qui  s'approchent  pour 
vous  parler. 

Il    sort. 


SCÈNE    II 

Entrent  ORIAN  et  ORSO.  Ils  s'agenouillent  tour 
à  tour    devant  le  Pape  et  lui  baisent  la  main. 

LE  PAPE  PIE.  —  Je  suis  content  de  vous  voir,  mes 
enfants. 

ORSO.  —  Père,  je  vous  amène  un  homme  obstiné 
afin  que  vous  lui  fassiez  entendre  raison. 

ORIAN.  —  C'est  lui  qui  a  perdu  le  sens  et  il  faut  que 
vous  lui  imposiez  votre  volonté. 

ORSO.  —  Il  a  fini  par  se  rendre  quand  je  lui  ai  proposé 
de  soumettre  la  chose  à  votre  jugement. 

LE  PAPE  PIE.  —  Je  suis  prêt  à  vous  écouter. 

ORIAN.  —  Par  où  commencer,  Orso  ?  Mais  je  sais 
ce  que  notre  Père  décidera.  C'est  absurde  de  nous  avoir 
amenés  icL 

ORSO.  —  Père,  il  a  vingt-huit  ans  et  je  n'ai  qu'un  an 
de  moins  que  lui. 


LE  PÈRE  HUMILIÉ  585 

Mais  il  est  plus  sage  que  moi,  les  chevaux  et  les  armes 
sont  plus  mon  affaire  que  les  livres, 

ORIAN.  —  Vraiment,  ce  qu'il  dit  est  si  bête  qu'il  vaut 
mieux  ne  pas  y  répondre. 

ORSO.  —  C'est  lui  qui  m'a  ramené  à  vous,  Père,  quand 
je  m'égarais  tristement. 

ORIAN.  —  Non  pas  moi,  Orso,  mais  la  grâce  de  Dieu, 
et  les  prières  de  notre  mère,  et  le  bon  sang  qui  coule 
dans  tes  veines. 

ORSO.  —  Père,  il  est  mon  aîné,  regardez-le  !  Il  est 
grand.  Je  l'aime,  je  l'admire. 

C'est  à  lui  de  décider  tout,  et  moi,  je  le  suis  où  il  va. 

Dieu  m'a  tout  disposé  pour  être  son  frère,  le  second 
avec  lui,  ce  qui  était  en  plus  quand  on  l'a  fait.  Pour  l'aider, 
pour  l'aimer,  pour  faire  ce  qu'il  me  dit  ;  et  non  pas  pour 
prendre  ce  qui  est  à  lui  et  pour  lui  causer  aucune  peine. 

LE  PAPE  PIE.  —  Je  sais  que  tu  es  un  bon  enfant, 
mon  Orso. 

ORSO.  —  Alors  est-ce  que  je  vais  lui  prendre  la  femme 
qu'il  aime  ? 

ORIAN.  —  Père,  n'écoutez  pas  ce  qu'il  dit. 

ORSO.  —  Ah,  j'ai  eu  bien  du  mal  à  lui  arracher  cet 
aveu.  Je  le  voyais  si  sombre  et  si  fermé.  Et  je  sais  qu'elle 
l'aime  aussi. 

ORIAN.  —  C'est  triste  d'entendre  de  telles  sottises. 

LE  PAPE  PIE.  —  Est-ce  vrai,  Orian  ?  Eh  quoi,  mes 
enfants,  êtes-vous  si  grands  déjà,  il  me  semble  que  je  vous 
vois  tout  petits  encore.  Voilà  que  vous  voulez  prendre 
femme  et  le  vieux  Père  ne  vous  suffit  plus  ! 

ORSO.  —  Si  fait,  Saint  Père,  nous  du  moins  nous  serons 
toujours  avec  vous. 


586  LA    NOUVELLE    REVUE    iFRA2fÇMSE 

ORIAN.  —  Père,  voici  ce  qu'il  en  est  et  je  vais  tout 
vous  expliquer. 

Cet  Orso  que  vous  voyez  s'est  foBement  épns  d'une 
certaine  personne. 

Et  parce  qu'il  n'osait  pas  lui  parler,  c'est  moi  qu'il  a 
chargé  de  lui  faire  part  de  ses  sentiments. 

A  quoi  j'ai  par  iaiblesse  et  plus  iollement  encore, 
consenti. 

ORSO.  —  Je  me  le  reproche,  Orian.  C'est  un  tort 
que  je  t'ai  fait  d'avance. 

J'aurais  dû  savoir  qu'où  va  mon  cœur,  là  le  tien  doit 
être  aussi. 

ORIAN.  —  C'était  à  cette  fête  que  donnait  le  Prince 
Wronsky.  J'ai  donc...  J'ai  parlé  avec  cette  jeune  fille. 

Ah,  j'étais  trop  orgueilleux  aussi,  trop  dur,  trop  sûr 
de  moi-même  !  Tout  cela  qu'il  y  avait  en  moi  et  que  je 
ne  connaissais  pas  à  mesure  qu'elle  parlait,  tout  cela  qui 
fournissait  en  moi  comme  de  la  musique  ! 

Il  ne  fallait  pas  que  la  vie  iût  si  facile  pour  moi,  il  y 
a  quelqu'un  qui  s'est  chargé  d'y  mettre  bon  ordre  1 

Ce  n'est  pas  drôle  qu'a  la  "vue  de  ce  beau  visage,  sans 
que  je  sache  comment,  il  y  ait  quelque  chose  en  moi  qui 
se  soit  mis  à  chanter,  de  si  triste,  de  si  enivrant,  de  si 
amer  ? 

Toute  une  partie  de  moi-même  dont  je  croyais  qu'«91e 
n'existait  pas,  parce  que  j'étais  occupé  ailleurs  et  que  je 
n'y  pensais  pas.  Ah!  Dieu!  Elle  existe,  elle  vtt  terriMe- 
ment  1  Oui.  Je  n'ai  pas  une  asnnée  de  phis  que  mon  âge  ! 

Et  ce  qu'elle  m'a  dit  (cette  personne  ëont  je  parie"), 
je  ne  peux  plus  l'ôter  de  .ma  pensée. 

J'y  arriverai  cependant. 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  587 

LE  PAPE  PIE.  —  Oui,  il  faut  y  arriver. 

ORIAN.  —  L'entretien  que  nous  avons  eu,  je  voulais 
le  garder  pour  moL  Je  voulais  me  taire,  fuir. 

C'est  M  qui  ne  m'a  point  laissé  de  repos  et  qui  m'a 
forcé  de  tout  lui  dire.  Du  moins  je  ne  serai  pas  un  tr^tre 
avec  lui. 

"ORSO.  —  Et  moi  je  n'en  serai  pas  un  avec  toi. 

Père,  délivrez-le  de  ces  scrupules  bêtes. 
'  Est-ce  qu'il  croit  vraiment  qu'il  va  me  forcer  à  épouser 
cette  personne  qui  l'aime  et  ne  m'aime  pas  ? 

ORIAN.  —  Elle  t'aimera,  Orso. 

ORSO.  —  Est-ce  que  je  te  prendrai  ce  qui  est  à  toi  ? 
Est-ce  que  je  ferai  le  bonheur  de  ma  vie  de  œ  qui  serait 
le  malheur  de  la  tienne  ? 

Ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  nous  sommes  juré,  mon  grand  ! 
Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'être  frères  si  nous  n'étions  en 
même  temps  de  si  bons  amis, 

ORIAN.  —  Tout  ceque  tu  dis,  Orso,  jepomrais  le  dire 
aussi  bien. 

ORSO.  —  Mais  ce  n'est  pas  moi  qu'elle  adme,  fbon  Dieu  ! 
C'est  toi, elle  a  raison!  Ce  n'est  pas  un  sacrifice  que  ye  te 
fais  ! 

Quant  à  moi,  je  suis  un  soldat,  est-ce  que  je  vais  fonder 
une  famille,  c'est  Tidicule  ! 

Pour  quatre  jours  peut-être  que  j'ai  la  compagnie 
de  tous  mes  membres  !  Car  un  temps  a  l'air  de  s'approcher 
qui  ne  promet  pas  l'âge  deMathusalem  à  l'espèce  d'homme 
que  je  suis  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Cette  jeune  fille  n'a-t-elle  pas  d'yeux 
pour  faire  son  choix  elle-même  entre  vous  deux  ? 

ORIAN.  —  Précisément  elle  n'en  a  pas. 


588  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

LE  PAPE  PIE.  —  Aveugle  !  C'est  la  fille  du  Comte  de 
Coûfontaine  ? 

ORIAN.  —  L'Ambassadeur  de  France,  oui. 

LE  PAPE  PIE.  —  Il  y  a  une  tradition  que  jadis  une 
demoiselle  de  Coûfontaine  a  sauvé  Notre  prédécesseur. 

ORIAN.  —  Je  ne  sais. 

LE  PAPE  PIE.  —  Vous  savez  que  son  père  est  Notre 
ennemi,  en  secrète  union  avec  tous  Nos  persécuteurs  ? 

ORIAN.  —  Je  ne  veux  rien  savoir  de  cet  homme. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  que  la  mère  est  née  Juive,  et 
que  l'enfant  sans  doute  a  été  élevée  dans  la  haine  du 
Christ  ? 

ORIAN.  —  Saint  Père,  elle  est  aveugle. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  vous  qui  voyez,  c'est  une 
aveugle  que  vous  voulez  prendre  pour  épouse  ? 

ORSO.  —  Comment  essayer  de  m'expHquer  ?  Il  ne 
faudrait  pas  avoir  d'honneur  !  Cette  faiblesse  qui  me 
donne  un  droit  sur  elle,  un  devoir  sur  elle  !  Il  y  a  quelque 
chose  en  moi  dont  je  sentais  qu'elle  ne  pouvait  se  passer. 
Ces  yeux  où  il  n'y  a  pas  besoin  qu'il  se  forme  une  image 
pour  qu'ils  me  voient. 

ORIAN.  -^  Vous  entendez  ce  qu'il  dit. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  que  dis-tu  toi-même  ? 

ORIAN.  —  Père,  que  faire  ?  Ce  n'est  pas  ma  faute  1 
Tant  qu'on  n'aura  pas  trouvé  autre  chose  que  les  femmes 
pour  en  être  les  enfants,  jusque-là  sur  un  cœur  d'homme 
elle  conserveront  leur  droit  et  leur  empire. 

Qui  serait  resté  insensible  en  la  voyant  ainsi  chancelante 
et  aveugle  et  perdue  au  milieu  de  ténèbres  irrémédiables, 
et  appelant,  et  me  tendant  les  bras  ! 

La  première  personne  en  cette  vie  qui  m'appelle  et  qui 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  S^Q 

s'adresse  à  moi  !  Comme  quelqu'im  de  plus  faible  et 
cependant  de  plus  fort, 

Ce  visage  à  la  fois  absent  et  nécessaire  avec  une  déli- 
cieuse autorité  ! 

Ainsi  l'homme  après  un  long  exil  qui  retrouve  le  pays 
natal,  et  qui,  le  cœur  battant,  sous  le  profond  voile  de  la 
nuit,  reconnaît  que  c'est  la  patrie  qui  est  là  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Nous  n'avons  pas  de  vraie  patrie 
ici-bas. 

ORIAN.  —  Père,  nous  ne  faisons  rien  sans  vous.  Tous 
les  deux  en  même  temps  nous  avons  trouvé  cette  chose 
que  nous  ne  cherchions  pas. 

Père,  nous  vous  l'amenons,  dites-le  nous!  que  faut-il 
que  nous  fassions  de  notre  petite  sœur  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Est-ce  un  conseil  que  vous  me 
demandez,  enfants  ?  Car  je  ne  puis  sonder  vos  cœurs. 

Et  vous  savez  que  le  mariage  est  un  sacrement,  dont 
l'époux  et  l'épouse  sont  les  seuls  ministres. 

ORIAN.  —  Conseillez-nous. 

LE  PAPE  PIE.  —  Dans  tout  ce  que  vous  dites  je  ne 
vois  que  la  passion  et  les  sens  et  aucun  esprit  de  prudence 
et  de  crainte  de  Dieu. 

Cette  jeune  fille  vous  a  plu  et  vous  ne  voyez  rien  autre. 

Mais  le  mariage  n'est  point  le  plaisir,  c'est  le  sacrifice 
du  plaisir,  c'est  l'étude  de  deux  âmes  qui  pour  toujours 
désormais  et  pour  une  fin  hors  d'elles-mêmes, 

Auront  à  se  contenter  l'une  de  l'autre. 

C'est  une  grande  affaire  et  qui  mérite  réflexion  et  le 
conseil  de  plus  anciens,  comme  la  fondation  d'une  ville, 

Cette  maison  fermée  au  miheu  de  qui  jadis  on  conservait 
le  feu  et  l'eau. 


590  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORSO.  —  Père,  si  l'on  réfléchissait,  il  n'y  aurait 
pas  beaucoup  de  mariages  au  monde'  et  beaucoup  de 
villes. 

LE  PAPE  PIE.  —  Voilà  le  militaire  qui  mène  tout 
tambour  battant  î 

ORSO.  —  Père,  ce  ne  sont  pas-  des  vieillards  qui  se 
marient,  ce  sont  des  jexmes  gens., 

LE  PAPE  PIE.  — Ainsi,  s'il  n'y  avait  point  cette  crainte 
de  faire  de  la  peine  à  ton  frère. 

Ce  ne  seraient  point  Nos  conseils  qui  t'arrêteraient  ? 

ORSO.  —  Il  me  faudrait  un  ordre  positif.  Autrement 
ce  n'est  pas  vous  qui  vous  mariez,,  c'est  moi,  pauvre  petit 
bonhomme  ! 

Et  qui  endure  les  conséquences. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  que  cette  jeune  fille  ne  t'aime  pas» 
ce  n'est  point  cela  non  plus  qui  t'arrêterait  ?  Allons, 
n'hésite  pas,  sois  franc. 

ORSO.  —  Père,  vous  le  voulez,  eh  bien,  pour  dire  la 
vérité,  non,  oe  n'est  point  cela  qui  m'arrêterait. 

Puisque  je  l'aime,  poiuquoi  ne  m 'aimerait-elle  pas  ? 
Puisque  je  suis  capable  de  la  prendre  en  mains,  pourquoi 
ne  la  prendrais- je  pas  ? 

Cela  arrêterait  Orian,  parce  qu'il  n'est  pas  assez  patient 
et  assez  simple. 

Il  n'y  a  rien  à  quoi  on  n'arrive  avec  de  la  patience  et 
de  la  douceur  et  de  la  sympathie,  et  un  peu  d'autorité, 
et  un  certain  savoir-faire. 

LE  PAPE  PIE.  —  Cette  mère  qui  ne  verra  pas  ses 
enfants. 

ORSO.  —  Eux-mêmes  la  verront. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  cette  famille  que  tu  connais,  ce 


LE   PÈRE  HUMILIÉ  59^ 

père  et  cette  mère  qui  sont  les  siens,  ce  n'est  pas  cela  non 
plus  à  quoi  tu  fais  attention  ? 

ORSO.  —  J'aimerais  mieux  que  la  fille  ne  fût  pas 
aveugle  et  que  la  famille  ne  fût  pas  borgne,  mais  qu'y 
puis- je  ? 

Quand  on  livre  bataille  on  ne  choisit  pas  toujtours  le- 
lieu  et  l'heure.  Quand  on  construit  une  ville,  on  n'est  pas 
sûr  que  le  chemin  de  fer  y  passera. 

Ce  ne  sont  pas  les  difficultés  qui  arrêtent  un  homme  de 
cœur. 

Celui-là  est  incapable  de  quoi  que  ce  soit  qui  n'a  pas 
en  lui  un  certain  sentiment  de  la  nécessité. 

LE  PAPE  PIE.  —  La  jeune  fille  est  riche  et  tu  es 
pauvre  1 

ORSO.  —  Tant  mieux  pour  la  ville  que  nous  allons 
construire  ! 

Sa  fortune  ne  sera  jamais  aussi  grande  que  l'usage  que 
je  saurai  en  faire. 

LE  PAPE  PIE.  — Mais  tu  ne  construiras  rien  du  tout  ! 
puisque  c'est  ton  frère  qui  va  épouser  celle  que  tu  aimes. 

ORSO.  —  Voilà  ce  qu'il  faut  lui  enjoindre  positivement. 

LE  PAPE  PIE.  —  Et  tu  ne  mourras  point  de  douleur  ? 

ORSO.  —  Je  ne  mourrai  que  si  on  me  casse  la  tête  et  il 
y  faudra  un  bon  coup. 

Ce  n'est  pas  une  petite  fille  qui  privera  d'un  officier 
les  armées  de  la  Sainte  Eglise. 

LE  PAPE  PIE.  —  Orian,que  pouvons-nous  contre  cet 
homme  résolu  ?  Il  n'y  a  qu'à  lui  laisser  le  chemin  libre. 

ORIAN.  —  Je  n'attendais  pas  de  votre  sagesse  un 
autre  avis. 

LE  PAPE  PIE.  —  Pauvre  enfant,  tu  l'aimes  trop. 


59-  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ïoi  qui  étais  si  fier  de  ta  force,  quand  la  main  de  Dieu  se 
retire,  vois  ce  qu'une  simple  créature  peut  sur  nous. 

ORSO.  —  Et  c'est  parce  qu'il  l'aime  trop  que  vous 
lui  dites  de  ne  pas  l'épouser  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  l'aime  trop, 
mais  parce  qu'il  ne  l'aime  pas  assez. 

ORSO.  —  Je  ne  vous  entends  pas. 

LE  PAPE  PIE.  —  Ce  n'est  pas  aimer  quelqu'un  que 
de  ne  pas  lui  donner  ce  qu'on  a  en  soi  de  meilleur. 

ORSO.  —  Et  qu'y  a-t-il  de  meilleur  que  l'amour  égale- 
ment rendu  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Ce  qu'elle  aime,  ce  n'est  pas  cet 
Orian  qui  est  mon  fils  et  que  je  connais  seul. 

ORIAN.  —  Point  celui-là,  mon  père,  mais  un  autre  qui 
est  bien  fort  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Je  le  sais,  pauvre  enfant  ! 

ORSO.  —  Ainsi,  pour  tout  le  bien  que  je  lui  dois,  la 
peine  que  l'on  puisse  lui  faire  la  plus  grande. 

Vous  voulez  que  ce  soit  moi  qui  la  lui  fasse  !  La  chose 
qui  est  la  plus  précieuse. 

Que  ce  soit  moi  qui  la  lui  prenne  ! 

ORIAN.  —  C'est  moi  seul,  Orso,  qui  te  le  demande. 

ORSO.  —  Je  ne  t'écouterai  pas. 

ORIAN.  —  A  qui  d'autre  confierai-je  ce  qui  m'est  le 
plus  cher  au  monde  ? 

ORSO.  —  Manque  à  celle-là  qui  t'appelle  et  qui  n'a 
que  toi  au  monde  ! 

ORIAN.  —  Où  tu  es  je  ne  suis  pas  absent. 

ORSO.  —  A  décevoir  son  cœur  ses  ténèbres  ne  sont  pas 
assez  grandes. 

ORIAN.  —  Cesse,  Orso,  tu  me  fais  mal. 


LE   PÈRE   HUMILIÉ  5Q3 

ORSO.  —  Mais  il  faut  que  tu  l'épouses. 

ORIAN.  —  Notre  père  me  donne  un  autre  conseil. 

ORSO.  —  Te  laisses-tu  ainsi  dépouiller  de  ce  qui  est 
à  toi  ? 

ORIAN.  —  Orso,  si  je  l'épousais,  il  n'y  a  point  de  mesure 
possible  entre  nous  ; 

Ce  qu'elle  demande,  je  ne  peux  le  lui  donner, 

C'est  mon  âme  qu'elle  demande  et  je  ne  peux  absolument 
pas  la  lui  donner, 

Moi-même  ne  la  possédant  pas. 

ORSO.  —  Et  moi,  père,  quel  conseil  me  donnez-vous  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Ne  viens-tu  pas  de  Nous  dire  que  tu 
n'avais  besoin  d'aucun  ? 

ORSO,  à  Orian.  —  Je  ne  puis  te  faire  ce  tort. 

ORIAN.  —  Aucun  tort.  Sois  à  cette  âme  obscure  le 
guide  que  je  ne  puis  pas  être. 

De  moi  ce  n'est  pas  la  lumière  qu'elle  demande,  c'est 
sa  nuit  qu'elle  voudrait  me  partager. 

Ce  n'est  pas  un  tort  que  tu  me  fais 

A  moi  de  m'interdire  ces  ténèbres,  à  elle  de  lui  donner 
la  lumière,  si  tu  le  peux,  —  la  cruelle  lumière  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  La  lumière  n'est  pas  cruelle. 

ORSO.  — Adieu,  Père  !  (//  lui  baise  la  main.)  — Adieu, 

Orian. 

//    sort. 

Silence. 

LE  PAPE  PIE.  —  Mon  fils,  il  ne  faut  pas  m'en  vouloir. 
Il  y  a  assez  de  gens  qui  me  haïssent  sans  toi. 

ORIAN.  —  Père,  je  ne  vous  en  veux  pas. 

LE  PAPE  PIE.  —  Dis-moi,  c'est  donc  si  fort,  ces 
attachements  de  la  terre  ? 

38 


594  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  —  Je  vois  une  face  qui  se  tourne  vers  là 
mienne,  un  beau  visage,  père,  un  pauvre  visage  qui  ne 
voit  pas  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Il  te  verra  plus  tard. 

ORIAN.  —  J'entends  une  voix  qui  dit  :  Orian,  ne  me 
reconnais-tu  pas  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Il  faut  lui  fermer  tes  oreilles. 

ORIAN.  —  Je  revois  de  nouveau  cette  expression 
qu'elle  avait,  la  joie  peu  à  peu  qui  devient  plus  forte  que 
le  doute,  ce  mélange  si  touchant  de  désir  et  de  confusion 
et  de  dignité  virginale  ! 

LE  PAPE  PIE.  —  Sois  fort  ! 

ORIAN.  —  Je  vois  cette  tête  qui  fléchit,  j'entends  cette 
voix  qui  dit  tout  bas  :  Orian  !  Et  de  nouveau,  —  de  nou- 
veau —  si  bas  qu'on  peut  à  peine  l'entendre... 

Silence. 

LE  PAPE  PIE.  —  Pleure,  mon  enfant,  cela  te  fera  du 
bien. 

ORIAN.  —  Je  ne  pleure  pas. 

LE  PAPE  PIE.  —  Pardonne-moi  si  je  t'ai  parlé,  non  en 
mon  nom,  mais  au  nom  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  en 
toi. 

Bientôt  le  vieillard  importun  n'est  plus. 

Reste  avec  moi  du  moins,  toi,  mon  fils  préféré,  à  cette 
heure  de  la  tribulation  et  du  dépouillement  qui  approche. 
Reste  avec  moi  à  cette  heure  où  tous  vont  me  répu- 
dier. 

ORIAN.  —  Je  reste  avec  vous.  J'ai  foi  en  vous.  Je 
crois  que  ce  que  vous  me  conseillez  est  bien. 

LE  PAPE  PIE.  —  Est-ce  moi  seul  qui  te  conseille  ? 

ORIAN.  —  Ah,  votre  voix  n'aurait  pas  tant  d'empire, 


LE   PÈRE   HUMII-IÉ  595 

elle  ne  m'obligerait  pas  à  de  tels  sacrifices,  si  elle  ne 
répondait  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  en  un  homme, 

A  cette  chose  que  j'ai  à  faire  et  pour  laquelle  je  sais 
que  j'ai  été  mis  au  monde,  à  cette  chose  qui  l'a  obligé 
à  naître,  à  cette  chose  en  un  homme  la  plus  forte  qui 
demande  l'action  et  non  pas  le  bonheur  : 

Il  ne  me  reste  qu'à  la  connaître. 

LE  PAPE  PIE.  —  Est-ce  que  Dieu  n'est  pas  une  réahté 
pour  toi  ? 

ORIAN.  —  Dois-je  marcher  vers  lui  directement  ? 

LE  PAPE  PIE.  —  Tu  n'iras  pas  avec  Dieu  avant  d'être 
débarrassé  de  ce  que  tu  dois  aux  hommes. 

Orian,  donne-leur  la  lumière  !  Il  n'y  a  pas  qu'une 
aveugle  au  monde. 

Pour  celui  qui  sait  ce  que  c'est  que  la  lumière  et  qui  la 
voit,  est-ce  qu'il  n'est  pas  responsable  de  ces  ténèbres 
où  sont  tant  de  pauvres  âmes  autour  de  lui  et  comment  en 
soutenir  la  pensée  ? 

Orian,  mon  fils,  ce  que  je  n'ai  pu  faire,  fais-le!  toi  qui 
n'as  pas  ce  trône  où  je  suis  attaché  pour  mieux  entendre 
le  cri  désespéré  de  toute  la  terre  !  ce  supphce  d'être  attaché 
pendant  que  toute  la  terre  souffre  et  qu'on  sait  qu'on  a  en 
soi  le  salut  !  toi  qui  n*as  pas  ce  vêtement  devant  lequel 
par  la  malice  du  diable  tous  les  cœurs  reculent  et  se  res- 
serrent ! 

Parle-leur,  toi  qui  sais  leur  langage,  qui  n'es  un  étranger 
à  aucun  repli  de  leur  nature  ! 

Fais-leur  comprendre  qu'ils  n'ont  d'autre  devoir  au 
monde  que  la  joie  ! 

La  Joie  que  Nous  connaissons,  la  joie  que  Nous  avons 
été  chargé  de  leur  donner,  fais-leur  comprendre  que  ce 


596  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

n'est  pas  un  mot  vague,  un  insipide  lieu  commun  de 
sacristie, 

Mais  une  horrible,  une  superbe,  une  absurde,  une  éblouis- 
sante, une  poignante  réalité,  et  que  tout  le  reste  n'est 
rien  auprès, 

Quelque  chose  d'humble  et  de  matériel  et  de  poignant, 
comme  le  pain  que  l'on  désire,  comme  le  vin  qu'ils  trouvent 
si  bon,  comme  l'eau  qui  fait  mourir  si  on  ne  vous  en 
donne,  comme  le  feu  qui  brûle,  comme  la  voix  qui  res- 
suscite les  morts  ! 

Mon  âme  est  avec  la  tienne,  mon  fils  !  Fais-leur  com- 
prendre cela,  Orian  ! 

LE  FRÈRE  MINEUR,  est  là  depuis  un  moment.  —  Il 
5'  a  à  la  porte  du  couvent  toute  une  compagnie  de  dames 
et  de  cavaliers,  la  femme  et  la  fille  de  l'Ambassadeur  de 
France,  je  crois, 

{A  Orian)  Et  il  y  a  avec  eux  le  signor  Orso  qui  dit  que 
vous  veniez. 

ORIAN.  —  Je  ne  puis. 

LE  FRÈRE  MINEUR.  —  Il  m'a  bien  recommandé 
d'insister    et    désire    absolument    que    vous    veniez. 

Silence, 

ORIAN.  —  Non,  je  ne  puis  pas.  Dites-leur  que  je  ne 
puis  pas. 

{A  suivre)  paul  claudel. 


597 


RÉFLEXIONS      SUR 
LA     LITTÉRATURE 

LE    ROMAN   DE    L'AVENTURE 

Il  ne  serait  pas  très  juste  de  parler,  pour  quelques  bons 
romans  d'aventures  récents,  d'une  renaissance.  On  a  toujours 
aimé  les  récits  de  ce  genre,  parce  qu'on  y  trouve  l'essen- 
tiel du  roman,  qui  est  de  conter  une  histoire  neuve. 
Ceux  qui  réfléchissent  sur  leurs  lectures  reconnaissent 
ensuite  que  cette  histoire  neuve  était  très  vieille,  et 
d'avoir  paru  neuve  n'en  prenait  que  plus  de  valeur.  Il  est 
certain  que  le  roman  d'aventures  a  récrit  l'Odyssée  ou  Robin- 
son  au  moins  autant  de  fois  que  le  roman  psychologique  a 
récrit  Manon  ou  Madame  Bovary.  Ces  récritures,  qui  peuvent 
être  bonnes,  médiocres  ou  mauvaises,  c'est  la  vie  même  de 
l'art,  comme  les  variations  sur  les  thèmes  du  temple  grec  ou 
de  la  cathédrale.  Et  mettre  à  nu  ces  thèmes,  apercevoir  ce 
permanent,  c'est  la  vie  même  de  la  critique. 

Le  public  à  goûté  les  deux  premiers  romans  de  M.  Pierre 
Benoît,  Kœnigsmark  et  l'Atlantide.  D'autre  part  l'Edition 
Française  illustrée  publie,  sous  une  forme  artistique,  avec 
d'excellents  bois  de  Daragnès,  une  Collection  littéraire  des 
romans  d'aventures  qu'inaugure  avec  une  traduction  de 
l'Etonnante  vie  du  colonel  Jack,  de  de  Foë,  le  Maître  du 
Navire,  de  M.  Louis  Chadourne. 

Tout  cela  fait  une  lecture  agréable.  Je  ne  méconnais 
pas  ce  qui  s'y  trouve  d'original  et  d'inattendu,  ce  qui  en 


59^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fait  de  vrais  romans  d'aventures.  Pourtant  je  me  trouve 
plutôt  disposé  à  y  chercher  des  similitudes,  tout  simplement 
parce  que  des  similitudes  offrent  un  meilleur  terrain  pour 
filtrer  et  clarifier  des  idées.  De  ces  similitudes  je  retiendrai 
deux,  l'une  entre  les  deux  romans  de  M.  Benoît,  l'autre 
entre  V Atlantide  de  M.  Benoît  et  le  roman  de  M.  Chadoume, 
et  j'essaierai  d'en  tirer  des  conciusiotis. 


M.  Benoît  doit  une  partie  de  son  succès  à  l'aisance  de  sa 
narration,  à  la  fluidité  ingénieuse  de  ses  tableaux  successifs, 
à  la  souple  solidité  de  sa  composition,  à  des  qualités  tech- 
niques et  à  une  certaine  présence  ou  virtualité  de  roman- 
cinéma.  Mais  tout  cela,  et  la  suite  plus  ou  moins  imprévue  des 
aventures,  ce  sont  les  moyiens  d'un  roman,  œ  n'est  pas  son 
^essence  ni  son  noyau.  Or,  l'es  deux  romans  de  M.  Benoît 
racontent  des  histoires  différentes,  dénouent  des  écheveaux 
originaux,  mais  il  les  racontent  et  les  dénouent  autour  du 
même  noyau. 

Le  centre  de  Kœnigsmark  c'est  la  grande-duchesse  Aurore 
de  Lautenbourg,  et  le  centre  de  l'Atlantide  c'est  la  princesse 
Antinea.  Toutes  deux,  également  belles  bien  entendu,  diffè- 
rent apparemment  beaucoup  dans  leur  chair  :  Aurore  est 
une  Russe  qui  fait  à  Vignerte  dans  la  manière  d'Astiné 
Aravian  à  Sturel  le  récit  de  ses  aventures  aristocratiques, 
décousues,  pittoresques  et  savoureuses,  et  à  qui  ces  aventures 
de  jeunesse  ont  donné  le  dégoût  de  l'homme,  de  sorte  qu'elle 
est  pour  bien  dire,  ou  plutôt  pour  ainsi  dire,  vierge.  Bien  au 
contraire,  l' Antinea  de  VA  îlantide  est  une  sotte  de  Sémiramis 
ou  de  Catherine  II  dans  la  sensualité  saharienne  et  terrible 
de  qui  tient  garnison  un  officier  fréquemment  renouvelé, 
happé  pour  l'amour  et  la  mort  par  cette  fosse  de  fourmi- 
lion qui  s'ouvre  fabuleusement  dans  le  désert  rouge.  Pour- 
tant, quelles  que  soient  les  différences  plastiques  et  sensuelles 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  599 

entre  la  fille  des  neiges  et  la  fille  du  soleil,  on  a  vite  fait  de 
les  reconnaître  l'une  et  l'autre  et  de  les  classer  comme  les 
amants  d'Antinea  dans  la  même  salle  circulaire  de  marbre 
et  sous  la  même  armure  d'orichalque.  M.  Pierre  Benoît 
est  un  poète,  l'auteur  de  Diadumène  ;  ces  deux  femmes 
appartiennent  au  monde  des  poètes  plus  qu'au  monde  des 
hommes.  Nous  reconnaissons  en  elles  de  somptueuses  figures 
romantiques  et  symbolistes,  sous  les  bijoux  et  les  yeux  de  qui 
on  trouve  moins  de  chair  que  de  marbre,  celle  que  schématise 
en  lignes  de  diamant  VHérodiade  de  Mallarmé,  celle  que 
VilHers  ne  s'est  point  lassé  de  produire  en  Elen  ou  Morgane 
ou  TulUa  Fabriana.  Il  est  vrai  que  dans  Salammbô  le  génie 
de  Flaubert  a  réussi  à  en  faire  cadrer  la  forme  passive 
avec  le  type  vivant  et  durable  de  la  femme  d'Orient. 
Et  je  ne  méconnais  pas  la  souplesse  intelligente  avec 
laquelle  M.  Benoît  sait  animer  de  vrais  feuillages  dans 
l'air  autour  de  la  figure  d'Aurore.  Et  comme  M.  Benoît 
est  Tin  artiste  adroit,  tout  cela  demeure  fort  acceptable. 
Mais  enfin  reste  ceci  qu'il  y  au  miheu  de  ses  deux  romans,  et 
peut-être  de  son  imagination  poétique  et  romantique,  une 
image  artificielle  et  belle  de  l'éternel  féminin,  autour  de 
laquelle  se  déroule  l'aventure. 

Cette  remarque,  dira-t-on,  que  des  romans,  fussent-ils 
d'aventure,  se  développent  autour  d'une  femme,  ou  plutôt 
d'un  homme  ou  d'une  femme  et  de  la  vieille  aventure  amou- 
reuse, ne  va  peut-être  pas  très  loin.  Saurait 41  y  avoir 
d'autre  roman  que  cela  ?  Le  mot  roman  pour  vous  signifie 
un  in-i8  qu'il  faut  couper,  Ure,  parce  que  lire  les  romans.nou- 
veaux  est,  comme  la  cigarette,  une  habitude  prise  depuis  la 
Bibliothèque  Rose  et  le  Jules  Verne  annuel.  Avec  ces  pages 
vous  bâtissez  des  châteaux  de  cartes  d'idées  comme  avec  la 
fumée  de  la  cigarette  vous  faites  monter  des  cercles  oooileur 
de  rêve  ;  mais  dans  le  langage  populaire,  qui  est  le  vrai, 
roman  ne  signifie  pas  essentiellement  un  in-i8,  il  signifie 


600  LA    NOUVELLE    REVISE    FRANÇAISE 

une  histoire  d'amour  intéressante,  et,  pour  la  concierge, 
s'applique  aussi  bien  à  celle  qui  se  passe  au  sixième  de  son 
immeuble  qu'à  celle  qui  se  déroule  dans  le  rez-de-chaussée 
de  son  journal.  Il  y  a  quelques  années,  l'Eclair  publiait 
des  réponses  de  soldats  à  des  questions  d'histoire  posées 
par  leur  capitaine  (le  journaUste  qui  les  trouvait  absurdes 
ne  révélait  que  sa  propre  absurdité).  Interrogé  :  a  Qu'est-ce 
que  l'Algérie  ?  »  Dumanet  avait  répondu  :  «  C'est  où  il  y  a  des 
zouaves.  »  Un  roman,  en  français,  c'est  où  il  y  a  de  l'amour. 
Ne  vous  étonnez  pas  que  M.  Benoît  ait  écrit  des  romans  en 
français. 

Entendu.  Mais  notez  —  et  c'est  là  que  je  voulais  en  venir 
—  que  dans  les  romans  d'aventures,  qui  forment  jusqu'ici 
un  genre  réel,  ordonné,  abondant,  avec  sa  manière,  ses 
limites  et  ses  lois  propres,  l'amour  ne  tient  jamais  aucune 
place,  sinon  par  hasard  et  trèsépisodiqueet  banale.  Le  roman 
d'aventures  exclut  l'amour  comme  la  tragédie  classique 
excluait  le  personnage  d'un  mari  trompé.  Aussi,  dans  un 
certain  français,  n'est-ce  pas  un  roman,  pas  plus  que  les 
Provinciales  n'étaient  un  pamphlet  pour  le  juré  de  Paul- 
Louis  Courier.  Etant  gamin,  je  demandai,  un  dimanche,  à 
la  vieille  demoiselle  qui  tenait  la  bibliothèque  paroissiale 
un  roman  de  Jules  Verne.  Elle  était  entourée  de  quelques 
assistantes,  consœurs  en  sainte  Catherine,  qui  se  mirent  à 
rire,  et  leur  chef  me  déclara  :  «  Je  vais  vous  donner  un  livre 
de  Jules  Verne,  mais  si  c'était  un  roman  je  ne  vous  le  donne- 
rais pas.  »  Telle  une  cigarette  en  chocolat  n'est  pas  une  ciga- 
rette. Je  fus  humilié  d'avoir  été  surpris  en  flagrant  délit  de 
foUe  des  grandeurs,  ne  me  doutant  pas  que  j'utiliserais 
beaucoup  plus  tard  la  leçon  de  sémantique  de  l'académie 
en  jupons. 

Précisément,  dira-t-on,  leur  meilleur  public,  les  romans 
d'aventures  le  trouvent  chez  les  enfants  et  les  adolescents. 
L'intérêt  et  les  convenances  commandent  aux  auteurs  de 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  6oi 

faire  voyager  leurs  héros  dans  tous  les  mondes  possibles, 
excepté  dans  le  pays  du  Tendre.  Et  les  romans  d'aventures 
sont  tout  à  fait  adaptés  à  la  mesure  de  ce  public.  Aussi  ce 
genre  de  production  reste-t-il  ordinairement  dans  certaines 
limbes  et  s'oublie-t-il  avec  la  culotte  courte.  Peu  de  livres 
qui  aient  fait  passer  autant  d'heures  délicieuses  que  les 
Aventures  de  Jean-Paul  Choppart  et  celles  de  Robert  Roberl. 
Et  qui  connaît  Louis  Desnoyers  ?  D'ailleurs  quand  il  a  voulu 
écrire  des  «  romans  »,  ces  romans  n'ont  rien  valu.  Jules  Verne 
fut  candidat  à  l'Académie  française,  et,  comme  un  écrivain 
pour  enfants  n'entre  pas  plus  à  l'Académie  qu'un  tailleur 
pour  enfants  n'obtient  la  renommée  de  Paquin,  les  gar- 
diens de  la  tradition  verte  j  ugérent  cette  candidature  aussi 
fantaisiste  que  l'eût  été  celle  du  comédien  Molière  sous 
Louis  XIV,  que  l'ont  été  celles  de  Baudelaire  et  de  Paul 
Fort.  Si  les  romans  d'aventures  sont  des  romans  sans  amour, 
ce  n'est  pas  une  question  de  genre,  c'est  une  question  de 
public. 

Il  y  a  là  quelque  chose  de  vrai,  mais  qui  s'applique  sur- 
tout à  la  France  où  le  développement  du  roman  d'aventures 
est  en  effet  resté  médiocre.  Cependant  voici  des  faits  qui  nous 
montrent  la  question  plus  complexe.  Le  vrai  roman  fran- 
çais, le  roman  d'analyse,  a  toujours  répugné  à  incorporer 
l'aventure  à  ses  études  humaines. — Il  y  a  eu  toute  une  période 
de  notre  histoire  littéraire  où  le  roman  d'aventures  a  été  en 
même  temps  roman  d'amour  :  c'est  l'époque  des  romans  du 
cycle  breton,  et,  à  la  limite,  du  Roman  de  la  Rose  :  cela  n'a 
rien  produit  de  bon. — Enfin  il  y  a  un  pays  où  le  roman  d'aven- 
tures est  un  genre  vivace,  puissant,  enraciné  en  pleine  huma- 
nité et  qui  a  donné  des  chefs-d'œuvre.  C'est  l'Angleterre.  Or, 
le  roman  d'aventures  anglais  est  toujours  absolument  sans 
amour. 

Ce  roman  anglais  d'aventures  est  fondé  par  un  des  livres 
capitaux  de  la  race  anglo-saxonne  et  de  la  littérature  d'Occi- 


602  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dent,  Robinson  Crusoé.  Robinson  met  à  Torigine  du  roman 
d'aventures  cette  sorte  de  cristal,  de  miel  sans  cire,  de  sché- 
matisme pur  que  le  Cid  installe  à  la  naissance  de  la  tragédie 
classique  ou  la  Princesse  de  Clèves  au  principe  du  roman 
d'analyse.  Deux  éléments:  le  désir  de  l'aventure,  puis  l'aven- 
ture elle-même,  sous  sa  forme  la  plus  extraordinaire,  la  plus 
neuve  pour  un  homme  animal  politique,  la  plus  purement 
aventure  :  la  solitude.  L'hyperbole  de  l'aventure  est  réahsée 
par  une  économie  hj'perbolique  de  moyens,  et  c'est  soutenu 
par  la  vigueur  même  de  son  suj  et  que  de  Foë  a  pu,  comme 
l'auteur  du  Cid  et  de  la  Princesse,  écrire  son  chef-d'œuvre. 
Tel  qu'il  est  fondé  ici  par  le  romancier  anglais,  le  roman 
d'aventures  est  le  romande  l'énergie,  de  l'inteUigence  utile 
et  de  l'action,  et  c'est  ainsi  d'ailleurs  que  les  Grecs  l'avaient 
compris  dans  VOdyssée,  L'Odyssée,  que  Bérard  a  reliée  si 
matériellement  à  l'idée  thalassocratique,  est  comme  Robinson 
le  livre  d'un  peuple  de  marins,  de  colonisateurs  et  qui  obéit 
exactement  aux  mêmes  lois.  Un  héros  amoureux  y  serait 
ridicule.  Sur  un  tel  métal  toute  faiblesse,  toute  avance  déli- 
cate d'amour  paraît  rouille,  énerve  l'œuvre  d'art  dans  la 
même  mesure  et  pour  les  mêmes  raisons  que  le  héros,  — 
Virgile  nous  l'apprend  à  ses  dépens.  Le  sujet  de  Robinson 
excluait  automatiquement  l'amour,  et  c'est  pourquoi  aussi 
il  réahsait  automatiquement  l'eau-mère  du  roman  d'aven- 
tures. Mais  je  crois  bien  qu'un  romancier  français  n'aurait 
pas  résisté  à  l'idée  de  faire  de  Vendredi  une  sauvagesse. 
Comme  VOdyssée,  Robinson  est  écrit  pour  une  race,  non 
pour  un  public,  s'imprime  sur  l'homme  dès  qu'il  sait  lire  et 
l'intéresse  encore  quand  il  n'est  plus  qu'un  des  vieillards 
spectateurs  du  Ludi  pro  patria.  Et  l'auteur  de  Mol^ 
Flanders  et  de  Roxana  n'écrit  pas  seulement  comme  celu 
d'Hector  ServaJac  pour  les  enfants.  Il  sait  créer  des 
femmes  vivantes,  touchantes,  amoureuses,  mais  elles 
demeurent  dans  le  gynécée  littéraire.  Considérez    mainte- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  603 

nant  l'autre  Anglo-Saxon  qui  a  été,  sur  une  autre  voie,  à  la 
plus  admirable  limite  du  roman  d'aventures,  Edgar  Poe. 
Lui,  qui  a  dessiné  quelques-unes  des  plus  pures  et  musicales 
figures  de  femmes  qui  soient,  se  fût  gardé  de  les  placer  dans 
le  Scarabée  d'or  et  Gordon  Pym.  L'aventure  et  l'amour 
retiennent  chez  lui  sur  îeurs  plans  sans  communication  toute 
leur  pureté  de  diamant. 

Wells  nous  instruit  mieux  encore.  On  l'a  appelé  le  Jules 
Verne  anglais,  alors  qu'il  y  a  entre  Jules  Verne  et  lui  la 
difîérence  d'une  imagination  ingénieuse  à  un  art  véritable 
créateur  de  vie.  Wells  a  écrit  des  romans  d'aventures  et  des 
romans  d'analyse.  Autant  dans  ceux-ci  il  met  en  scène  joli- 
ment et  profondément  l'amour,  autant  il  l'exclut  rigoureu- 
sement de  ceux-là.  Chez  ce  romancier  si  parfaitement  intel- 
ligent il  y  a  une  science  très  sûre  des  lois  organiques  qui  cons- 
tituent les  genres.  Aussi  l'Amour  et  M.  Lewishain  est-il  un 
chef-d'œuvre,  et  les  Premiers  Hommes  dans  la  Lune  un  autre 
chef-d'œuvre.  Le  public  français  a  fait  surtout  un  succès  à 
des  imaginations  pittoresques  comme  la  Guerre  des  Mondes, 
et  l'on  ouvre  les  Premiers  Hommes  avec  une  défiance  instinc- 
tive contre  un  sujet  épuisé  depuis  Cyrano  et  même  Arioste 
jusqu'à  Jules  Verne.  C'est  pourtant  ce  que  Wells  a  écrit  de 
plus  vivant  comme  caractère,  de  plus  adroit  comme  construc- 
tion, de  plus  intelligent  comme  résonnance  de  pensée.  J'ai 
employé  le  mot  caractère  au  singulier,  car  Cavor  est  le  seul 
qu'il  y  ait  dans  le  roman,  et  singulièrement  attirant  parce 
qu'il  appartient  à  la  lignée  morale  de  Robinson.  L'aventure 
de  Robinson,  nous  la  voyons,  chez  ce  savant  opiniâtre  et 
bourru,  transférée  sur  le  terrain  de  la  découverte  scienti- 
fique comme  les  héros  de  la  mythologie  grecque  dans  le  ciel 
étoile  ;  elle  y  prend  une  valeur,  un  éclat,  un  orient  admi- 
rables. 

L'amour  ne  tient  pas  plus  de  place  dans  les  romans  où 
Stevenson  a  condensé  en  poète  toute  l'âme  de  l'aventure,  et 


604  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

faut-il  rappeler  qu'il  est  pareillement  absent  de  l'œuvre  où 
toute  la  race  anglo-  ScLxonne  a  reconnu  pendant  vingt  ans 
son  âme  d'énergie  aventureuse,  celle  de  Rudyard  Kipling  ? 

Voilà  donc  un  trait  constant  du  roman  d'aventures,  et 
fort  naturel,  puisque  le  roman  d'aventures  est  par  excellence 
le  roman  de  l'action  et  le  roman  d'analyse  le  roman  de  la 
passion.  La  passion  n'est  introduite  dans  le  roman  de  l'action 
que  comme  élément  de  détente  ou  de  comique.  On  admet 
parfaitement  que  le  vaisseau  de  l'aventure  porte  son  poltron 
innocent  et  passif,  son  Toussaint  Lavenette.  Il  pourrait 
porter  aussi  son  amoureux.  On  attend  Dulcinée  autour  de 
don  Quichotte  alors  qu'on  ne  saurait  imaginer  une  Dulcinée 
sérieuse  de  Robinson  et  de  Cavor.  Or,  les  of&ciers  français 
qui  dans  les  deux  romans  de  M.  Benoît  représentent  l'aven- 
ture vont  bien  à  l'aventure  pour  des  Dulcinées.  L'aventure 
française,  contrairement  à  l'aventure  anglaise,  se  présente 
avec  Vodor  di  femina,  plus  qu'avec  celle  de  l'embrun  et  du 
large.  Aussi  garde-t-elle  quelque  chose  d'artificiel,  et  nous 
vérifions  ici  à  la  manière  de  Brunetière,  une  bonne  loi 
des  genres. 

M.  André  Beaunier,  étudiant  récemment  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes  les  romans  de  M.  Benoît,  intitulait  son 
article  :  Une  Renaissance  du  roman  romanesque.  Et  je  ne  sais 
pas  si  le  roman  romanesque  était  si  mort  que  cela,  puisque 
M.  Marcel  Prévost,  qui  écrit  encore,  avait  déjà  prétendu  le 
faire  renaître  d'une  mort  peut-être  aussi  hypothétique. 
Mais  enfin  c'est  bien  cela  :  les  romans  de  M.  Benoît  sont 
moins  des  romans  d'aventures  que  des  romans  romanesques, 
et  tout  roman  d'aventures  traité  par  un  Français  tendra 
au  roman  romanesque. 

Le  roman  romanesque  n'est  d'ailleurs  pas  très  facile  à 
définir.  Pratiquement,  c'est  le  roman  qui  satisfait  l'esprit 
romanesque,  c'est-à-dire  imagine  et  fait  imaginer  l'amour 
non  comme  venu  d'un  intérieur  et  mêlé  à  la  trame  ordinaire 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  605. 

de  la  vie,  mais  descendu  par  un  vol  inattendu  de  la  destinée, 
et  prenant  une  figure  extraordinaire  et  lyrique.  UAmadis  de 
Gaule  et  les  romans  de  Mlle  de  Scudéry  sont  des  romans 
romanesques,  et  le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre  ou 
l'Abbé  Constantin  pareillement,  les  romans  romanesques 
d'une  société  d'argent.  Don  Quichotte  parodie  le  roman 
romanesque  et  Madame  Bovary  de  même. 

Le  roman  romanesque  a  pour  clientèle  des  femmes  à 
l'imagination  faible  et  à  la  vie  froissée,  des  Emma  Bovary. 
Il  a  pu  rencontrer,  avec  les  Amadis,  avec  Madeleine  de 
Scudéry,  avec  nos  auteurs  de  roman-feuilleton,  d'immenses 
succès  de  lecture,  il  est  toujours  demeuré  en  dehors  de  l'art. 
D'autre  part  le  romanesque,  c'est-à-dire  un  certain  arrange- 
ment inattendu  des  événements  analogue  à  celui  qui  est 
requis  au  théâtre,  figure  comme  élément  secondaire  et  utile 
dans  le  roman  normal,  ne  disparaît  même  pas  du  roman  que 
le  réalisme  construit  contre  le  romanesque,  comme  Adam 
Bede  ou  V Education  sentimentale.  Tout  roman  sur  l'amour, 
en  tant  qu'il  montre  l'amour  tourmenté  ou  empêché,  implique 
du  romanesque,  tout  roman  sur  la  vie,  en  tant  qu'il  la  montre 
froissée  ou  accidentée,  implique  du  romanesque.  Si  le  roman 
d'aventures  anglais  nous  paraît  appartenir  à  une  nature 
vraiment  difiérente  du  romanesque,  c'est  que,  mis  en 
présence  des  circonstances  les  plus  extraordinaires,  ses 
héros  demeurent  tendus  uniquement  vers  l'action  ;  leur 
représentation  est,  pour  varier  une  expression  bergsonienne, 
superposable  à  l'action.  Or,  le  romanesque  prend  sa  source 
dans  un  exercice  de  l'imagination,  un  débordement  de  la 
représentation,  un  reflux  ou  une  écume  de  l'action  impossible 
ou  empêchée. 

Il  semble  donc  qu'à  la  différence  du  roman  d'aventures 
anglais  qui  demeure  uniquement,  aisément,  naturellement  sur 
le  plan  de  l'aventure,  les  Français  entendent  par  roman 
d'aventures  une  fusion  ou,  comme  disent  les  philologues,  une 


6o6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

contamination  de  l'aventure  et  du  romanesque.  Cela  est 
lié  à  l'être  même  de  notre  race  :  il  fallait  la  guerre  pour  que 
la  Vie  Parisienne  connût  ce  fabuleux  succès  que  ne  lui 
pouvaient  même  assurer  autrefois  les  hommes  d'esprit 
groupés  autour  de  Marcelin;  et  les  femmes  d'Hérouard, 
collées  dans  tous  les  bureaux  de  compagnie  et  toutes  les 
guitounes  d'officiers,  sont  devenues  l'art  propre  aux  tranchées 
françaises,  comme  les  rennes,  les  bœufs  sauvages,  et  les 
mammouths  peints  ou  gravés  au  trait  étaient  l'art  propre 
d'une  civilisation  troglodyte  plus  ancienne.  Le  romanesque 
a  fructifié  sur  cette  aventure  de  cinq  ans  comme  sur  son 
terreau  naturel  et  il  prendra  bien  d'autres  formes  que  les 
romans  de  M.  Benoît.  N'imaginez-vous  pas  M.  Jean  Girau- 
doux nous  donnant  un  roman  romanesque  pur  qui  exclurait 
l'aventure  aussi  rigoureusement  que  le  roman  d'aventures 
anglais  exclut  le  romanesque  ? 

N'oublions  pas  que  l'année  même  qui  précéda  la  guerre 
on  appelait  une  renaissance  du  roman  d'aventures.  Les 
lecteurs  de  la  Nouvelle  Revue  Française  se  souviennent  de 
l'article  publié  sous  ce  titre  par  Jacques  Rivière,  et  ils  se 
souviennent  du  Grand  Meaulnes.  Or,  le  Grand  Meaulnes 
reste  aujourd'hui  et  restera  peut-être  longtemps  encore  le 
chef-d'œuvre  de  l'art  que  comporte  le  roman  d'aventures 
conçu  à  la  française,  c'est-à-dire  le  roman  romanesque 
d'aventures  ou  le  roman  de  l'aventure  romanesque.  Alain 
Fournier  s'était  placé  avec  un  art  parfait  au  fil  de  cer- 
taines nécessités.  D'abord  il  avait  compris  que  l'aventure 
romanesque  n'est  purement  belle  que  dans  un  milieu  d'en- 
fants :  un  enfant  romanesque  est  poétique  ;  une  vieille 
demoiselle  romanesque  ne  l'est  pas,  et  Bélise  n'appartient 
qu'à  la  comédie.  Puis  l'aventure  romanesque  de  Meaulnes 
vient  du  dedans  et  non  du  dehors,  est  donnée  par  l'effet  de 
l'imagination  naturelle,  non  par  un  accident  comme  celui 
qui  engage    Vignerte   dans  une   cour    d'Allemagne  ou  le 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  607 

capitaine  de  Saint- A  vit  dans  le  couloir  de  rochers  au  bout 
duquel  il  y  a  l'Atlantide.  Elle  fait  corps  avec  cette  imagina- 
tion, c'est-à-dire  avec  de  la  substance,  de  la  plante  et  de  la 
fleur  humaines.  Enfin  et  surtout  il  y  a  là  une  économie  mer- 
veilleuse de  moyens  :  le  château  des  Sablonnières  et  le  passage 
des  saltimbanques,  cela  demeure  peu  de  choses  et  ne  dépasse 
pas  l'horizon  d'une  carte  d'école  primaire,  et  toute  l'aventure 
romanesque  franc  aise  tient  là-dedans  comme  toute  l'aventure 
active  anglaise  tient  dans  certaines  pages  si  simples  et  si 
infiniment  résonnantes  de  Stevenson.  Mais  comme  il  est 
difficile  à  l'aventure  et  au  romanesque  de  se  rejoindre  sans 
que  celui-ci  empâte  et  rabaisse  celle-là  !  Le  Grand  Meaulnes 
a  peut-être  cent  pages  de  trop,  celles  où  le  romanesque  pro- 
longe l'aventure  quand  l'aventure  a  donné  tout  son  effet  :  le 
romanesque  est  jeté  sur  les  marcs  de  l'aventure  pour  en 
faire  une  seconde  cuvée.  Et  la  dernière  phrase  qui  nous 
montre  Meaulnes  engagé  dans  le  romanesque  pour  sa  vie 
entière  diminue  par  un  choc  en  retour  l'intérêt  de  la  pre- 
mière et  pure  aventure  d'enfant,  qui  devrait  demeurer 
l'unique. 

*** 

Je  n'ai  encore  rien  dit  du  Maître  du  Navire  de  M.  Louis 
Chadourne.  On  y  trouve  la  même  ingéniosité  que  dans  les 
livres  de  M.  Benoît,  mais  son  orientation  paraît  très  diffé- 
rente. M.  Benoît  est  un  charmant  Imaginatif  qui  invente  des 
histoires  pour  le  plaisir  de  les  inventer,  les  conte  pour  le 
plaisir  de  les  conter.  Le  géomètre  qui  demandait  d'^  ihalie  : 
Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  méritait  une  réponse  positive, 
car  A  thalie  prouve  ou  tout  au  moins  démontre  beaucoup  de 
choses,  poétiques,  politiques  et  humaines.  En  ce  sens  les 
romans  de  M.  Benoît  ne  «  prouvent  »  à  peu  près  rien,  tandis 
que  le  Maître  du  Navire  est  écrit  pour  prouver,  ou  démontrer, 
ou  montrer  une  certaine  idée  de  l'homme  et  du  monde. 
Le  roman,  fort  intelligent,  de  M.  Chadourne  appartient  à 


6o8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  lignée  des  contes  philosophiques  du  xyiii^  siècle.  Ce  n'est 
pas  traité  dans  la  manière  sobre  de  Candide  et  de  Zadig, 
mais  c'est  traité  dans  leur  esprit. 

Le  roman  ou  plutôt  le  conte  de  M.  Chadourne  développe 
un  thème  qu'un  poète  très  minime  du  nom  d'Eugène  Manuel 
iTiit  à  la  portée  des  enfants  en  des  vers  sans  artifice.  Des 
enfants  se  disputent  un  tas  de  noix  et  demandent  à  un  véné- 
rable derviche  qui  passe  là  de  le  partager  entre  eux,  lui 
disant  que  son  partage  sera  pour  eux  aussi  juste  que  s'il 
était  fait  par  Dieu  lui-même.  —  Vous  voulez  donc,  mes 
enfants,  que  je  partage  comme  Dieu.  —  Oh  !  oui  !  Ainsi  fait 
le  derviche,  donnant  tout  aux  uns  et  rien  aux  autres.  M.  Cha- 
dourne a  imaginé  un  Hollandais  qui,  dans  une  île  inconnue 
où  il  est  le  seul  maître  et  où  les  indigènes  vivaient  dans  l'état 
d'innocence  heureuse  du  Supplément  au  Voyage  de  Bou- 
gainville,  établit  le  règne  de  Dieu  ainsi  entendu,  à  son  gré 
donnant  les  plaisirs  ou  infligeant  maladies  et  tortures,  — 
de  sorte  que  l'île  expérimentale  de  Van  den  Brooks,  où  Van 
den  Brooks  s'est  proclamé  Dieu  (un  pauvre  bonhomme  de 
Dieu  qui,  découragé  par  sa  soUtude,  finit  par  abdiquer),  est 
à  peu  près  dans  l'ordre  moral  et  religieux  ce  qu'est  dans 
l'ordre  de  la  vie  physique  l'île  du  docteur  Moreau.  Le  ton 
ironique  et  agréable  du  récit  contraste  de  façon  curieuse 
avec  l'acre  philosophie  de  M.  Chadourne  et  avec  son  idée 
sensuelle  et  sombre  de  la  souffrance.  Je  laisse  cela  de  côté 
et  ne  veux  m'intéresser  aujourd'hui  qu'à  une  certaine 
technique  et  une  certaine  orientation  nécessaire  du  roman 
d'aventures. 

A  côté  des  deux  sortes,  anglaise  et  française,  active  et 
romanesque,  du  roman  d'aventures  que  l'on  discernait  tout 
à  l'heure,  le  Maître  du  Navire  nous  donne  l'occasion  d'en 
spécifier  une  troisième.  Je  l'appellerais  le  roman  de  l'aven- 
ture intellectuelle,  le  motif  de  l'aventure  lié  de  façon  iro- 
nique et  symbolique  à  un  certain  romanesque  de  l'intelli- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  609 

gence  libre.  Les  exemples  feront  mieux  comprendre.  On 
rangerait  sous  cette  étiquette  d'abord,  à  une  frontière,  les 
romans  de  voyage  en  Utopie,  tantôt  mornes  comme  celui 
de  Thomas  Morus,  tantôt  pittoresques  et  vivants  comme  ceux 
de  Cyrano  de  Bergerac,  —  puis,  comme  le  cœur  véritable 
et  le  massif  du  genre,  ces  romans  de  l'intelligence  en  aven- 
tures dont  le  xviii®  siècle,  tant  en  Angleterre  qu'en  France, 
donne  les  chefs-d'œuvre,  avec  les  romans  de  Voltaire  et 
Gulliver,  —  enfin  ces  tapisseries  où  l'aventure  n'est  plus 
qu'un  motif  idéologique,  et  dont  le  symbolisme  a  donné 
autrefois  deux  figures  presque  jumelles,  avec  le  Voyage 
d' Urien  d'André  Gide  et  Couronne  de  Clarté  de  Camille  Mau- 
clair.  On  pourrait  dire  sommairement  que,  dans  le  roman 
d'aventures  anglais  l'aventure  intéresse  l'action,  que  dans  le 
roman  d'aventures  romanesque  elle  décore  la  sensibilité  et 
que  dans  le  roman  d'aventures  idéologiques  elle  matérialise 
l'intelligence.  Aussi  ne  faudra-t-il  pas  demander  au  dernier 
de  créer  des  personnages  vivants. 

Mais  (c'est  elle  que  j'annonçais  en  commençant),  certaine 
ressemblance  en  apparence  tout  extérieure  entre  l'Atlantide 
et  le  Maître  du  Navire  paraît  assez  typique.  Tous  deux  sont 
les  romans  d'une  île,  les  solitudes  de  sable  se  comportant  géo- 
graphiquement  comme  celles  de  la  mer,  d'une  mer  à  la 
deuxième  puissance  qui  isole  toujours  et  ne  réunit  jamais.  En 
apparence  la  remarque  ne  va  pas  très  loin.  Mais  notons  qu'au 
fond  on  en  pourrait  retrouver  autant  dans  le  Grand  Meaulnes. 
Le  château  mystérieux  du  Grand  Meaulnes  est  perdu  légen- 
dairement  dans  les  sables  de  la  Sologne  comme  le  domaine 
d'Antinea  est  perdu  dans  les  sables  du  Sahara,  et  l'art  qui 
obtient  ici  le  plus  d'effet  est  évidemment  celui  dont  les 
moyens  sont  plus  sobres.  Je  rappelais  au  sujet  du  Maître 
du  Navire  Vile  du  docteur  Moreau.  Une  île  mystérieuse  où  les 
choses  ne  se  passent  pas  comme  ailleurs  paraît  le  lieu  naturel 
du  roman  d'aventures,  et  la  découverte  de  cette  île  l'aventure 

39 


6lO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  ce  roman.  Tel  était  le  thème  du  premier  grand  roman 
d'aventures,  fort  curieux,  qu'il  y  ait  eu  dans  notre  langue,  le 
Polexandre  de  Gomberville.  Songez  à  l'île  de  Robinson.  Allez 
même  jusqu'à  l'île  de  la  Tempête.  Et  le  livre-souche  des 
romans  d'aventures,  l'Odyssée,  n'est-il  pas  le  roman  des  îles 
mystérieuses,  celle  de  Calypso,  celle  des  Morts,  celle  des 
Lotophages,  celle  des  Phéaciens,  et  celle  du  retour  d'où  monte 
la  fumée  du  foyer  ? 

La  raison  en  est  simple.  L'aventure  s'identifie  en  quelque 
sorte  avec  la  mer.  La  mer  d'eau  ou  la  mer  de  soleil  et  de 
sables,  le  fluide,  le  mystérieux,  l'illimité,  voilà  le  milieu,  la 
matière  passive  ou  la  matrice  de  l'aventure.  Le  roman 
d'aventures  s'épanouira  naturellement  chez  un  peuple  de 
marins.  Grecs,  Anglais,  Arabes  de  la  mer  Rouge,  et  les 
repos  et  les  découvertes  et  les  fleurs  de  la  mer  ce  sont  ses 
îles.  Les  îles  constituent,  on  le  sait,  des  conservatoires  de 
formes  vivantes  anciennes.  Le  domaine  d'Antinea  et  celui 
des  Sablonnières  se  comportent  dans  l'imagination  du 
romancier  comme,  dans  l'économie  de  la  nature,  Mada- 
gascar, l'Australie  ou  la  Nouvelle-Zélande.  Leur  isolement, 
après  un  cataclysme  (fictif  dans  le  roman  d'Alain  Four- 
nier  et  réel  dans  celui  de  M.  Benoît),  y  a  maintenu  de 
vieilles  formes  extraordinaires,  disparues  sur  les  continents, 
comme  les  monotrêmes  et  les  oiseaux  géants.  Le  Maître  du 
Navire  nous  rend  d'ailleurs  fort  bien  le  fil  qui  réunit  l'imagi- 
nation la  plus  libre  à  la  réalité  géographique  :  c'est  un  supplé- 
ment au  Supplément  au  Voyage  de  Bougainville.  Et  si  les 
îles  apparaissent  comme  des  conservatoires  de  formes 
anciennes,  l'imagination  y  verra  pareillement  et  inverse- 
ment de  possibles  laboratoires  pour  des  formes  nouvelles  : 
telles  l'île  du  docteur  Moreau  et  celle  de  Van  den  Brooks. 

De  sorte  que,  réellement,  tout  roman  d'aventures  tend 
à  cristalliser  sous  la  forme  de  Robinson  et  de  l'île  de  Robin- 
son.  Voilà  bien  l'aventure  et  le  lieu  de  l'aventure  ramenés 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  6ll 

à  leur  schéma  essentiel,  à  leur  substance  ou  à  leur  loi.  L'aven- 
ture de  Robinson  est  la  plus  extraordinaire  qu'un  homme 
puisse  vivre,  et  en  même  temps  on  la  voit  à  la  portée  de  cha- 
cun. Tout  coin  de  terre  où  nous  sommes  peut  nous  devenir 
l'île  de  Robinson.  Il  suffit  que  nous  nous  retrouvions  nous- 
mêmes.  André  Gide  a  réuni  dans  un  même  volume  Paludes 
et  le  Voyage  d'Urien,  et  en  effet  Paludes  comporte  autant 
d'aventures  curieuses  que  le  Voyage  d'Urien.  Le  poêle  de 
Descartes,  la  chambre  de  Hollande  où  il  écrit  les  Médita- 
tions, voilà  d'autres  îles  de  Robinson,  et  les  motifs  trans- 
cendants de  l'aventure,  motifs  qui  descendent  pour  prendre 
corps  et  se  charger  de  matière  dans  la  durée  et  dans  le  roman. 
Le  vrai,  le  pur  et  le  transparent  roman  d'aventures,  c'est  celui 
dont  la  dernière  démarche  consiste  à  abdiquer  l'illusion  de 
l'aventure,  à  enterrer  comme  Prospero  sa  baguette  magique,  à 
reconnaître  que  l'aventure  est  partout,  et  qu'il  suffit  de 
regarder  avec  certains  yeux  la  vie  humaine  la  plus  simple 
pour  la  voir  s'installer,  s'éployer,  éclatante  d'imprévu,  dans 
le  royaume  de  l'extraordinaire. 

ALBERT    THIBAUDET 


6l2 


NOTES 


LE    PARTI    DE   L'INTELLIGENCE 

L'intelligence  est  décidément  à  la  mode.  Il  n'est  plus 
personne  qui  ne  se  réclame  de  ses  faveurs  ;  il  ne  paraît  plus 
de  manifeste  où  elle  ne  soit  préconisée  comme  la  première 
des  vertus.  Et  voici  même  que  se  forme  un  Parti  de  l'Intel- 
ligence auquel  adhèrent  d'emblée  plusieurs  esprits  distin- 
gués. Il  n'entre  pas  dans  les  desseins  de  la  Nouvelle  Revue 
Française  de  faire  à  celui-ci  la  moindre  obstruction.  Mais 
je  voudrais  présenter,  strictement  en  mon  nom  personnel, 
quelques  réflexions  que  me  suggère  la  déclaration  de  prin- 
cipes signée  par  ses  adhérents. 

A  ne  la  juger  que  d'ensemble,  elle  me  paraît  empreinte 
d'une  certaine  confusion,  qui  étonne  un  peu  de  la  part  de 
gens  dont  le  souci  avoué  est  de  rendre  la  place  d'honneur  à 
la  faculté  logique.  Je  ne  puis  me  retenir  de  signaler  les  prin- 
cipales contradictions  que  j'y  découvre. 

Et  d'abord  il  semblerait  qu'un  Parti  de  l'Intelligence  dût 
se  donner  pour  mission  essentielle  de  défendre  les  droits  de 
l'intelligence,  de  veiller  à  ce  qu'elle  puisse  s'exercer  libre- 
ment et  pour  la  seule  conquête  de  la  vérité.  Or,  nous  lisons 
bien  dans  le  manifeste  que  j'ai  sous  les  yeux,  qu'on  se  pro- 
pose «  d'organiser  la  défense  de  l'intelligence  française  », 
et  cela  «  en  vue  de  l'avenir  spirituel  de  la  civilisation  tout 
entière  ».  Mais  quelques  lignes  plus  bas  nous  trouvons  : 


NOTES  613 

«  L'intelligence  nationale  au  service  de  l'intérêt  national 
tel  est  notre  premier  principe.  » 

Il  faut  pourtant  choisir  :  ou  bien  l'intelligence  française 
doit  être  mise  au  service  des  intérêts  français  ;  et  alors  ce 
n'est  plus  elle  qu'on  défend  ;  c'est  la  France  qu'on  défend 
par  elle,  par  son  moyen.  —  Ou  bien  l'intelligence  française  est 
ce  qui  mérite  avant  tout  d'être  protégé,  préservé,  dégagé  ; 
de  cet  ensemble  de  biens  qu'est  la  France  c'est  celui  que  nous 
tenons  pour  le  plus  précieux  ;  c'est  celui  que  nous  voulons 
contre  toute  contrainte,  c'est-à-dire  contre  toute  influence, 
maintenir  sauf  ;  et  alors  nous  devons  en  effet  le  maintenir 
sauf,  nous  devons  éviter  de  le  mettre  en  gage,  de  le  louer 
à  qui  que  ce  soit,  fût-ce  à  notre  patrie,  fût-ce  à  nous- 
mêmes  ;  nous  devons  libérer  notre  réflexion  de  toute  finalité 
préconçue,  nous  ne  devons  vouloir  aboutir  à  quoi  que  ce 
soit  d'autre  qu'à  ce  que  nous  trouverons  ;  nous  devons  per- 
mettre à  l'intelligence  française  de  voir  tout  ce  qu'elle  voit, 
et  de  le  dire,  quoi  qu'il  en  puisse  résulter,  fût-ce,  pour  emprun- 
ter une  expression  chère  à  Péguy,  notre  mort  temporelle, 
fût-ce  notre  anéantissement  par  la  foudre.  (D'ailleurs  je 
suis  sans  crainte  ;  si  quelque  chose  aujourd'hui  tout  au 
contraire  peut  être  pour  nous  bienfaisant  et  reconstituant, 
c'est  bien  la  vérité  directement  et  simplement  perçue.) 

Et  sans  doute,  comme  le  dit  le  manifeste,  «  pour  agir,  il 
faut  être  »  ;  pour  pouvoir  penser  librement,  il  faut  d'abord 
que  la  France  existe,  il  faut  qu'elle  ait  un  tronc  et  des 
membres,  une  «  substance  ».  Mais,  après  tout,  la  France 
existe,  il  me  semble.  Elle  existe  même  plus  que  jamais.  Nous 
avons  été  vainqueurs,  crois- je  bien  :  il  faudrait  tout  de  même 
nous  le  rappeler.  Parmi  les  signataires  du  manifeste  il  en  est 
plusieurs  qui  ont  contribué  glorieusement  à  notre  victoire, 
et  devant  qui  je  m'incline  très  bas,  surtout  quand  je  pense 
à  la  pauvre  guerre  que  j'ai  faite.  Mais  justement,  comment 
se  fait-il  qu'ils  refusent  de  tenir  compte  dans  leurs  raisonne- 


6l4  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ments  de  ce  que  leurs  actes  nous  ont  valu  ?  Ils  ont  sauvé 
la  France  :  pourquoi  ne  peuvent-ils  pas  se  résigner  à  ce  que 
ce  soit  pour  de  bon  ? 

«  La  victoire  apporte  à  notre  génération  des  possibilités 
magnifiques.  C'est  à  ceux  qui  survivent  qu'il  appartient  de 
les  réaliser,  en  pensant  cette  victoire  où  ne  doit  pas  s'achever 
leur  effort.  »  Nous  sommes  entièrement  d'accord  sur  les 
termes.  Mais  «  penser  la  victoire  »,  pour  les  auteurs  du 
manifeste,  c'est  continuer  d'en  penser  les  moyens,  alors 
qu'elle  est  déjà  acquise  ;  pour  moi,  c'est  commencer  à  en 
penser  les  résultats,  les  fruits  ;  c'est  l'épanouir  ;  c'est  lui 
faire  rendre  ce  qu'elle  contient  ;  c'est  profiter  justement 
de  cet  «  être  »  qu'elle  nous  donne  ;  c'est  en  profiter  pour 
augmenter  le  plus  possible  notre  «  comprendre  »  (qui  d'ail- 
leurs, j'en  suis  persuadé,  se  changera  en  du  «  plus-être  » 
presque  aussitôt). 

Et  je  sais  bien  que  l'on  va  m'objecter  un  passage  de  l'ar- 
ticle que  je  publie  dans  le  présent  numéro,  où  je  dis  nette- 
ment que  notre  victoire  n'est  ni  complète,  ni  décisive  ;  on 
me  demandera  comment  je  puis  dès  lors  contester  qu'elle 
ait  besoin  d'être  prolongée,  achevée  et  qu'il  faille  conti- 
nuer de  lui  dédier  toutes  nos  forces,  intelligence  comprise, 

—  Je  demande  pardon.  L'insuf&sante  victoire  dont  je  parle 
plus  haut,  c'est  seulement  celle  de  notre  idéal  politique. 
(Et  je  ne  pense  pas  d'ailleurs  qu'elle  fût  souhaitable  com- 
plète.) Nulle  part  je  ne  mets  en  doute  la  plénitude  ni  l'inté- 
grité de  notre  victoire  matérielle  sur  l'Allemagne.  Quoi  qu'il 
puisse  maintenant  se  passer,  la  France,  comme  nation,  me 
paraît  avoir  acquis  une  assiette,  qui  non  seulement  lui 
permet,  qui  lui  fait  un  devoir  de  penser  hardiment  et  dans 
tous  les  sens,  sans  plus  se  laisser  paralyser  par  l'instinct  de 
conservation. 

«  Défense  de  l'intelligence  française  »  :  c'est  exactement 
à  cela  que  je  voudrais  dévouer  mes  forces,  que  je  souhaiterais 


NOTES  615 

que  la  Nouvelle  Revue  Française  dévouât  toutes  les  siennes. 
Comme  les  auteurs  du  manifeste,  je  suis  persuadé  qu'il  n'y 
a  pas  aujourd'hui  de  tâche  plus  grande,  plus  urgente  ;  et, 
comme  eux,  je  pense  :  plus  profitable  aux  intérêts  du  monde 
entier,  de  la  civilisation  universelle. 

Car  c'est  vrai  que  l'intelligence  française  est  incompa- 
rable ;  il  n'en  existe  pas  de  plus  puissante,  de  plus  aiguë,  de 
plus  profonde.  Dût-on  m'accuser  d'effronterie,  j'irai  jusqu'au 
bout  de  ma  pensée  :  c'est  la  seule  aujourd'hui  qu'il  y  ait  au 
monde.  Nous  seuls  avons  su  conserver  une  tradition  intel- 
lectuelle ;  nous  seuls  avons  su  nous  préserver  à  peu  près  de 
l'abêtissement  pragmatiste  ;  nous  seuls  avons  continué  de 
croire  au  principe  d'identité  ;  il  n'y  a  que  nous  dans  le  monde, 
je  le  répète  froidement,  qui  sachions  encore  penser.  Il  n'y 
aura,  en  matière  philosophique,  littéraire  et  artistique,  que 
ce  que  nous  dirons  qui  comptera. 

Défense  donc,  «  défense  et  illustration  »  de  l'intelligence 
française.  Mais  pour  Dieu  !  faisons  bravement  consister 
toute  cette  défense  en  de  l'illustration  !  Ne  perdons  pas  toute 
notre  énergie  à  ces  mesures  de  «  salut  public  »,  dont  les  auteurs 
du  manifeste  semblent  si  préoccupés  et  qui  n'ont  rien  à  faire 
dans  le  domaine  de  la  pensée  !  Ne  soyons  pas  soupçonneux, 
sourcilleux,  tatillons  !  Ne  passons  pas  tout  notre  temps  à 
monter  la  garde  sur  nos  frontières  intellectuelles  «  pour  ne 
rien  laisser  entrer  »  !  Ne  veillons  pas  sur  notre  ignorance 
comme  sur  un  trésor  !  N'ayons  donc  pas  peur.  Ce  n'est  pas 
notre  genre.  Soyons  ce  que  nous  sommes  !  Illustrons  l'intel- 
ligence française  en  comprenant  tout  ce  qui  est  au  monde 
à  comprendre  et  en  sympathisant  avec  par  l'esprit  !  Illus- 
trons-la par  cette  œuvre  suprême,  dont  personne  d'autre 
que  nous  n'est  capable  :  l'analyse,  la  description,  la  traduc- 
tion en  formules  avant  tout  exactes  de  cet  immense  chaos 
que  la  guerre  a  créé.  Quand  nous  aurons  fait  ça,  nous  aurons 
vraiment  «  pensé  »  notre  victoire  ;  nous  en  aurons  fait  sortir 


6l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tout  ce  qu'elle  contenait  ;  nous  aurons  à  la  fois  complété 
et  justifié  notre  «  hégémonie  »  sur  le  monde. 


Aurai-je  l'air  de  m'achamer  et  de  «  chercher  la  petite  bête  », 
si  je  signale  encore  dans  le  manifeste  du  Parti  de  l'Intelli- 
gence une  équivoque  qui,  à  vrai  dire,  n'y  est  que  latente, 
mais  dont  je  ne  puis  m'empêcher  d'être  gêné  ? 

Elle  réside  dans  l'idée  que  les  auteurs  semblent  se  faire  de 
l'intelligence  elle-même.  Sans  doute  prennent-ils  la  précau- 
tion de  mentionner  à  plusieurs  reprises  sa  fonction  de  défi- 
nition et  de  détermination.  Mais  on  voit  qu'en  même  temps 
ils  ne  peuvent  se  retenir  de  la  concevoir  surtout  et  avant  tout 
comme  un  instrument  de  liaison,  de  coordination,  de  syn- 
thèse, d'unification.  La  façon  dont  leur  pensée  sur  ce  point 
flotte  et  invinciblement  dérive,  est  rendue  nettement  sen- 
sible par  la  chaîne  de  phrases  que  voici  : 

0  Le  progrès  ne  consiste  pas...  à  effacer  les  limites,  à  nier 
les  règles,  à  repousser  les  dogmes,  mais  il  se  manifeste  dans 
une  détermination  de  plus  en  plus  précise  des  principes.  » 
(C'est  la  vérité  même,  et  je  suis  si  bien  d'accord  avec  ce  com- 
mencement de  texte  que  je  m'en  servirais  volontiers  pour 
formuler  le  grief  que  j'ai  contre  l'internationalisme  intellec- 
tuel et  contre  ceux  que  le  manifeste  appelle,  d'ailleurs  très 
improprement,  les  bolchévistes  :  de  ce  côté-là,  en  effet,  on 
travaille  à  la  suppression  des  limites,  des  différences,  par 
conséquent  on  mine  les  résultats  du  progrès  ;  c'est  pourquoi, 
c'est  seulement  pourquoi  je  ne  puis  y  aller.)  Mais  repre- 
nons notre  lecture  :  «  L'intelligence  humaine  est  faite  pour 
définir  et  pour  conclure.  »  Bien.  «  Son  impuissance  à  l'ac- 
compUr,  que  certains  confondent  avec  la  liberté,  est  le  signe 
qu'il  y  a  en  elle  quelque  chose  de  vicieux.  »   Attention  ! 


NOTES  617 

«  L'intelligence,  ce  génie  des  ensembles  qui  organise  le 
monde,     etc.  »  Voilà  qui  ne  va  plus  du  tout. 

Bien  entendu,  il  n'entre  pas  dans  mes  intentions  de  con- 
tester que  l'intelligence  soit  faite  pour  unir  et  pour  combiner, 
pour  produire  un  ordre,  qu'elle  soit  un  facteur  d'organisa- 
tion. Mais  je  reproche  aux  auteurs  du  manifeste  de  croire 
qu'elle  est  ça  essentiellement  et  d'abord.  —  Essentielle- 
ment et  d'abord  l'intelligence  est  la  faculté  de  distinguer, 
de  reconnaître  le  différent  pour  différent,  la  faculté  d'aper- 
cevoir deux  idées,  deux  objets  là  où  ceux  qui  n'en  sont  pas 
doués  n'en  aperçoivent  qu'un;  son  premier  mouvement  est 
la  discrimination,  l'analyse.  Si  on  ne  le  lui  laisse  pas  accom- 
plir librement,  posément  et  pour  ainsi  dire  toute  seule,  tout 
le  reste  de  son  opération  est  vicié.  Si  l'on  veut  qu'elle  soit 
synthétique  d'abord,  on  renonce  du  même  coup  à  ce  qu'elle 
fusse  son  ofl&ce  propre,  qui  est  d'approcher  le  plus  possible 
la  vérité.  Si  on  la  conçoit  comme  étant  d'abord  «  le  génie  des 
ensembles  »,  c'est  le  signe  certain  qu'on  veut  lui  faire  exécuter 
des  tours  de  passe-passe,  qu'on  est  constructeur,  réforma- 
teur, politicien  (on  en  a,  d'ailleurs,  bien  le  droit),  mais  non 
pas  penseur,  non  pas  «  partisan  »  et  véritable  défenseur  de 
l'intelligence. 

Et,  en  fait,  si  on  relit  le  manifeste  d'un  seul  trait,  on  y  voit 
apparaître  une  tendance  qu'on  sent  d'une  tout  autre  espèce 
qu'intellectuelle.  «  Si  nous  sentons  la  nécessité  d'une  pensée 
philosophique,  morale,  politique,  qui  organise  nos  expériences, 
si  nous  prétendons  opposer  au  désordre  libéral  etanarchique, 
au  soulèvement  de  l'instinct,  une  méthode  intellectuelle 
qui  hiérarchise  et  qui  classe,  si  en  un  mot  nous  savons  ce 
que  nous  voulons  et  ce  que  nous  ne  voulons  pas,  etc..  »  (Ce  n'est 
pas  moi  qui  souligne.)  Voilà  le  grand  mot  lâché.  Ces  messieurs 
«  savent  ce  qu'ils  veulent  et  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  »,  et 
l'intelligence  est  pour  eux  le  moyen  d'obtenir  le  premier, 
d'empêcher  le  second.  Elle  est  là  pour  «  classer  »,  pour  0  hiérar- 


6l8,  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chiser  »,  pour  imposer  au  réel  une  forme  une  fois  pour  toutes 
choisie  et  décrétée.  L'intelligence  est  en  somme  destinée  à 
faire  taire  les  exceptions,  à  supprimer  ce  qui  gêne  et  à  faire 
admirer  combien  tout  le  reste  marche  bien  ensemble.  L'intel- 
ligence est  créatrice  de  «  monarchie  ». 

Pour  moi  l'intelligence  est  d'abord  le  moyen  de  distinguer 
ce  qui  est  de  ce  qui  n'est  pas. 

JACQUES    RIVIÈRE 


EMILE  CLERMONT:  SA  VIE,  SON  ŒUVRE,  par 
Louise  Clermont  (Bernard  Grasset). 

Il  convient,  semble-t-il,  de  voir  dans  le  livre  de  Mlle  Cler- 
mont, non  point,  comme  elle  paraît  l'avoir  souhaité,  une 
étude  exhaustive,  portant  sur  la  vie  et  l'œuvre  de  son  frère, 
mais  une  sorte  d'introduction  à  une  édition  ultérieure  de  ses 
lettres  et  de  son  journal,  introduction  portant  presque  exclu- 
sivement sur  l'évolution  morale  et  religieuse  de  sa  pensée. 
A  vrai  dire,  même  si  on  accepte  d'en"  limiter  ainsi  la  portée, 
on  ne  pourra  de  bonne  foi  se  déclarer  entièrement  satisfait 
de  cet  exposé  certainement  un  peu  tendancieux.  Mlle  Cler- 
mont, obéissant  à  un  sentiment  d'ailleurs  infiniment  respec- 
table, est  trop  préoccupée  de  souligner  l'orientation,  selon 
elle  de  plus  en  plus  décidément  catholique  de  la  pensée  de 
son  frère,  pour  que  ce  zèle  même  n'éveille  pas  en  nous  une 
inquiétude.  Elle  ne  déforme  rien,  cela  est  bien  entendu,  et  on 
doit  admettre,  dans  les  limites  que  je  tâcherai  d'indiquer 
plus  loin,  que  sa  thèse  est  exacte.  Néanmoins,  même  si  on 
accorde  que  cette  évolution  s'est  faite  en  gros  dans  le  sens 
qu'elle  indique,  on  devra  convenir  d'autre  part  que  ses 
affirmations  sur  ce  qui  en  eût  été,  d'après  elle,  le  terme 
fatal,   ne  sont   pas  exemptes  d'imprudence.   Rien     ne    se 


NOTES  619 

laisse  moins  aisément  réduire  à  un  schème  élémentaire 
que  la  courbe  d'une  conscience  aussi  complexe,  aussi 
chargée  d'inquiétudes  contradictoires.  Cette  âme,  comme 
tant  d'autres,  se  simplifia,  s'allégea  au  contact  de  la 
guerre  ;  ceci  n'est  point  douteux  et  j'y  reviendrai;  mais  est- 
on  en  droit  d'assurer  que  Clermont,  s'il  avait  survécu, 
n'aurait  pas  vu  un  jour  dans  cette  simplification  une  muti- 
lation passagère  ?  Contre  cette  hypothèse  quelque  chose  en 
moi  proteste  —  et  cependant...  Mlle  Clermont,  profondément 
croyante  elle-même,  n'apprécie  peut-être  pas  toujours  à  leur 
valeur  les  difîicultés  auxquelles  son  frère  se  heurtait  sur  le 
chemin  de  la  foi.  Il  avait  horreur  de  «  cette  religiosité  sans 
idées  claires,  de  cette  mysticité  sans  foi  qui  est  bien  une  des 
plus  lamentables  conquêtes  de  notre  temps.  3»  On  reconnaît 
chez  lui  l'appétit  du  littéral  et  comme  une  soif  de  dogmatique. 
Paradoxe  surprenant  en  apparence,  ce  fervent  de  la  vie  inté- 
rieure exècre  tout  ce  qui  est  simplement  subjectif,  il  aspire 
à  s'élever  au-dessus  des  préférences  individuelles,  et  aussi 
des  vaines  constructions  qu'édifie  stérilement  la  fantaisie 
orgueilleuse  des  soUtaires.  Mais  précisément  rien  ne  saurait 
mettre  mieux  en  évidence  ce  qu'il  y  a  de  tragique  dans 
l'attitude  de  Clermont  en  présence  du  problème  reUgieux, 
puisque,  aussi  bien,  la  religion  seule  peut  apaiser  une  semblable 
inquiétude,  et  que  notre  réflexion  investigatrice  paraît 
condamnée  soit  à  bâtir  sans  fondations  une  religion  factice, 
soit  à  s'arrêter  impuissante  devant  le  seuil  interdit.  Ce  mot 
«  tragique  »,  ce  mot  nietzschéen  revient  d'ailleurs  continuelle- 
ment sous  la  plume  de  Clermont.  L'idée  d'une  connaissance 
tragique,  celle  aussi  peut-être  du  héros  de  la  connaissance, 
sont  familières  à  Clermont.  S'il  dédaigne  le  naturalisme 
nietzschéen  et  aussi  tout  ce  qu'il  y  a  de  laborieusement 
mythique  dans  Zarathustra,  en  revanche  il  a  lu  et  médité 
Humain,  trop  Humain  et  aussi  Par  delà  le  Bien  et  le  Mal 
et  sans  doute  le  Gai  Savoir.  C'est  bien  là  qu'il  semble  avoir 


620  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

puisé  cette  idée —  le  mot  convient-il  ?  —  qu'il  y  a  une  vie  aven- 
tureuse de  la  connaissance  et  qui  comporte  des  risques 
infinis.  Et  entre  cette  expérience  et  la  notion  chrétienne 
du  salut  il  est  bien  clair  qu'une  liaison  s'est  faite  dans  son 
esprit,  j'y  reviendrai  à  propos  de  Laure  ;  il  serait  excessif 
de  dire  que  cette  relation  est  d'ordre  exclusivement  lyrique, 
mais  il  parait  difficile  d'admettre  qu'entre  les  divers  systèmes 
de  valeurs  entre  lesquels  oscillait  sa  pensée,  il  ait  jamais 
réussi  à  instituer  des  connexions  rigoureusement  définis- 
sables. Le  traité  de  philosophie  auquel  il  travaillait  depuis 
des  années  quand  la  guerre  éclata,  et  qu'il  comptait  d'ail- 
leurs refaire  entièrement,  pourrait  seul  nous  fixer  sur  ce 
point. 

«  Un  livre  de  doutes,  du  plus  grand  doute,  écrit-il  à  pro- 
pos de  ce  traité.  Tourner  autour  des  questions,  regarder 
dessus,  dessous,  les  déplacer,  peut-être  les  supprimer. 

«  Quelle  tendance  ?  trouble,  nébuleuse,  inquiète.  Non  pas 
héroïque,  mais  prudente,  indécise  entre  la  sagesse  et  la  con- 
quête, sur  le  plan  et  avec  la  volonté  du  plus  haut  savoir. 
Du  dangereux,  du  capital,  du  décisif.  » 

Ces  lignes  où  passe  un  étrange  frémissement,  bien  d'autres 
encore  que  cite  —  un  peu  au  hasard  —  Mlle  Clermont, 
permettent  d'entrevoir  au  moins  confusément  l'orientation 
de  cette  pensée,  qui,  de  par  son  essence  même,  ne  devait 
jamais  pouvoir  se  déployer  en  système.  Sans  doute  s'agis- 
sait-il avant  tout  de  tenter  la  réhabilitation  de  l'intelli- 
gence, de  la  critique  dans  le  domaine  que  certains  prétendent 
réserver  à  une  intuition  dont  ils  n'ont  point  pris  garde  de 
déterminer  les  limites.  «  Péril  des  esprits  intuitifs,  écrit-il, 
mollesse,  désabusement,  ne  plus  rien  éprouver  qui  ait  du  prix. 
L'intuition  ne  fait  pas  la  générosité  d'âme,  ni  même  une  sensi- 
bilité féconde,  très  souvent  les  mille  facettes  aiguës  empêchent 
un  beau  reflet  large,  l'ampleur.  »  —  «  Qu'il  subsiste  un  usage 
de  la  raison  ou  du  moins  que  le  mot  raison  a  un  sens,  et 


NOTES  621 

désigne  un  ensemble  de  manières  d'être  qui  l'emporte 
comme  valeur  et  comme  connaissance  sur  ce  que  désigne 
le  terme  intuition  ».  Sur  la  portée  exacte  de  cette  entreprise, 
il  faut  bien  reconnaître  que  le  livre  de  Mlle  Clermont  ne 
nous  permet  de  former  que  les  plus  vagues  conjectures,  et 
les  commentaires  dont  elle  accompagne  les  citations,  mal- 
heureusement arbitrairement  choisies,  qu'elle  multiplie 
avec  raison,  ne  projettent  qu'une  faible  clarté  sur  cette 
pensée  en  marche  et  toute  tendue  vers  l'invisible.  Quelque 
effort  qu'elle  fasse  pour  disposer  les  citations  en  série,  elle 
ne  parvient  pas  à  emprisonner  cette  méditation  dans  des 
formes  toutes  faites,  à  en  immobiliser  l'ondoiement  multiple 
et  anxieux.  Elle  ne  sait  pas  d'ailleurs  toujours  reconnaître 
ce  qui  est  vraiment  de  lui  et  ce  qu'il  a  puisé  ailleurs,  chez 
Wagner  ou  chez  Nietzsche  ;  aussi  même  ce  Uvre  émondé  im- 
pose-t-il  au  lecteur  un  lent  et  assez  pénible  travail  de  dis- 
cernement. Mais  çà  et  là  jaillit  une  phrase  qui  va  loin,  une 
phrase  d'une  beauté  intacte  et  singulière  qui  illumine  de 
vastes  espaces,  a  Du  petit  mysticisme.  Une  certaine  fadeur 
mystique,  un  certain  fondu  des  sentiments  à  leur  limite 
extrême,  un  flou,  une  demi-aurore  mystérieuse,  une  facile 
détente  des  idées  passant  de  leur  forme  arrêtée  et  dure  à  un 
certain  vague  en  apparence  plus  compréhensif.  Tout  cela 
fort  répandu  actuellement,  pour  beaucoup  d'esprits  le  signe 
même  de  la  hauteur  de  pensées  et  de  sentiments,  cependant 
chétif,  médiocre,  à  peine  un  résidu  laïque  des  fortes  déter- 
minations reUgieuses.  »  C'est  bien  là  toujours  cette  même 
volonté  de  rigueur  et  de  discrimination  qui  marque  la 
pensée  de  Clermont  du  signe  de  l'actualité.  Quelque  bru- 
meuses que  puissent  être  souvent  les  perspectives  devant 
lesquelles  s'attarde  sa  rêverie,  il  est  au  delà  des  oppositions 
périmées  qui  alimentent  encore  les  disputes  d'école.  Et  cela 
seul  est  déjà  important,  même  s'il  s'en  tient  au  fond  à 
une    affirmation    générale    dont    le    contenu    ne    parvient 


622  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pas  encore  à  se  spécifier.  A  travers  toute  l'œuvre  de  Clermont 
court  le  pressentiment  d'un  ordre  spirituel  où  la  pensée 
même  sera  jouissance  substantielle,  vision,  possession  du 
concret  dans  sa  plénitude  ;  et  c'est  ce  pressentiment  qui 
confère  à  tout  ce  qu'il  a  écrit  une  marque  essentiellement 
métaphysique.  Pourtant  ce  métaphysicien  n'aimait  pas  les 
philosophes  :  sans  doute,  se  méprenant  un  peu  sur  le  sens  réel 
de  certaines  formules  d'apparence  impersonnelle,  mécon- 
naissait-il l'émoi  secret  qui  les  suscita;  peut-être  aussi  éprou- 
vait-il quelque  impatience  en  présence  de  la  diversité  des 
systèmes  qui  en  accuse  les  trop  humaines  origines.  Berkeley, 
Bergson,  de  tous  les  philosophes  les  moins  systématiques, 
les  plus  anxieusement  penchés  sur  le  mystère  de  la  vie  inté- 
rieure :  tels  furent  ses  maîtres  ;  à  ces  deux  noms  on  serait 
tenté  d'ajouter  celui  de  Biran,  mais  Clermont  ne  semble 
pas  avoir  bien  connu  l'auteur  du  Journal  intime. 

Il  peut  sembler  vain  d'insister  de  la  sorte  sur  une  philo- 
sophie de  romancier  qui  ne  réussit  pas  à  dépasser  la  phase 
des  velléités  et  des  aspirations  :  ce  serait  à  tort  cependant, 
je  crois,  et  on  laisserait  échapper  ce  qu'il  y  a  de  plus  original 
et  de  plus  profond  dans  l'œuvre  romanesque  de  Clermont,  si 
on  ne  s'attachait  à  reconnaître  expressément  l'intention 
métaphysique  qui  l'anime.  Son  plus  beau  livre.  Amour 
promis,  quoi  qu'on  en  ait  pu  penser  le  plus  souvent,  n'est 
pas  une  simple  étude  de  pathologie  sentimentale,  l'analyse 
précise  et  cruelle  d'un  cas  singulier.  En  réalité  Clermont 
y  dénonce,  avec  quelle  poignante  exactitude  !  l'infirmité 
radicale  de  notre  sensibiUté  moderne,  toujours  prompte  à  se 
déprendre  de  ce  qu'elle  convoitait,  aussitôt  que  l'objet  du 
désir  perd  en  se  réalisant  les  couleurs  merveilleuses  dont 
le  parait  notre  nostalgie.  Certes  on  doit  regretter  que  Cler- 
mont, par  un  souci  excessif  de  rigueur,  ait  passé  en  quelque 
sorte  la  limite  et  n'ait  pas  reculé  devant  un  dénouement 
invraisemblable  et  d'une  offensante  brutalité.  Mais  les  vio- 


NOTES  623 

lences  inattendues  de  la  fin  n'altèrent  guère  l'impression 
profonde  qui  se  dégage  du  livre.  C'est  qu'en  effet  André  n'est 
pas  un  monstre  ;  il  est  surtout  digne  de  pitié,  et  l'espèce  de 
sadisme  où  viennent  sombrer  ses  aspirations  est  comme  la 
rançon  du  besoin  d'infini  qui  le  tourmente,  de  cette  hantise 
de  l'intériorité  absolue  qui  finit  par  marquer  toute  expérience 
présente  —  par  cela  seul  qu'elle  est  présente  et  vient  se 
détacher  sur  les  lointains  de  l'âme  —  d'une  flétrissure  mor- 
telle. Je  ne  pense  pas  qu'on  ait  jamais  décrit  avec  plus 
d'émotion  et  de  rigueur  cette  fatale  évolution  d'un  être  en 
qui  la  conscience  même  apparaît  comme  un  principe  de 
dissolution  sentimentale  et  de  mort.  Clermont  ne  devait  pas 
retrouver  dans  Laure  ce  style  à  la  fois  fluide  et  précis  qui 
épouse  fidèlement  toutes  les  sinuosités  de  la  vie  intérieure. 
Certes  on  peut,  si  l'on  y  tient,  relever  l'étroite  parenté  qui 
lie  Amour  promis  à  Volupté,  et  il  est  également  loisible 
au  critique  de  retrouver  dans  la  sonorité  grave  et  confiden- 
tielle du  récit  l'accent  de £)omwî^we.  Mais  ces  rapprochements 
sont  vains,  puisqu'ils  ne  rendent  point  compte  de  ce  qui 
donne  à  Amour  promis  sa  saveur  unique  :  un  singulier 
mélange  de  fiévreux  lyrisme  et  de  lucidité  dégrisée,  le  senti- 
ment intense  de  l'écoulement  intérieur  et  la  nostalgie  de 
l'immuable. 

Laure  est  un  livre  troublant  et  complexe  sur  lequel  il 
n'est  point  facile  de  s'accorder  avec  soi-même  ;  car  les 
imperfections  et  les  beautés  de  cet  ouvrage  sont  également 
flagrantes.  Les  imperfections  d'abord  :  les  fondements 
psychologiques  du  roman  sont  mal  assurés,  la  part  de  ce 
qui  n'est  qu'affirmé,  de  ce  qui  ne  peut  être  pour  nous  qu'objet 
de  foi,  est  disproportionnée;  or,  il  est  dangereux  de  trop 
escompter  notre  générosité.  Au  fond,  nous  ne  croyons  point 
à  l'amour  de  Laure  pour  l'ennuyeux  Marc  ;  rien  ne  nous 
rend  cet  amour  intelligible  ou  même  sensible  ;  c'est  un  simple 
fait  qu'il  faut  admettre;  mais  s'il  en  est  ainsi,  comment 


624  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

prendrions-nous  au  sérieux  l'acte  par  lequel  Laure  sacrifie 
cet  amour  ?  Ce  n'est  pas  tout.  Clermont  ne  nous  met  pas  en 
mesure  de  comprendre  distinctement  comment  les  aspi- 
rations idéales  et  fort  indéterminées  de  son  héroïne  trouvent 
à  se  satisfaire  dans  le  catholicisme  orthodoxe  ;  rien  n'est 
plus  arbitraire  que  ce  passage,  et  l'attitude  de  Laure  au  lit  de 
mort  de  son  père  apparaît  par  là  même  comme  à  peu  près 
inintelligible.  Cette  incertitude  sur  la  qualité  véritable  du 
mysticisme  de  Laure  rejaillit  sur  tout  le  roman,  dont  elle 
obscurcit  la  signification.  Au  fond  le  goût  nietzschéen  du 
périlleux  est  plus  caractéristique  de  Laure  que  les  qualités 
proprement  chrétiennes.  En  outre  les  personnages  de  second 
plan  sont  extrêmement  peu  vivants  :  ce  sont  des  figures 
exsangues  aux  traits  mal  définis.  Enfin,  le  langage  que  Cler- 
mont prête  à  ses  héros  n'a  presque  jamais  le  son  de  nos 
paroles,  et  l'on  ne  s'habitue  guère  à  ce  dialogue  apprêté. 
Malgré  tous  ces  défauts,  le  livre  est  d'une  qualité  exception- 
nelle. Chaque  fois  que  s'interrompt  le  récit  aux  pentes  unies, 
le  long  desquelles  l'attention  glissait  sans  heurts,  de  mer- 
veilleux paysages  se  profilent  sur  le  ciel.  Tous  les  arrêts, 
tous  les  interludes  sont  admirables,  et  ils  sont  nombreux. 
La  charpente  précaire  disparaît  alors  ;  par  une  sorte  d'en- 
chantement, qui  s'apparente  à  la  transfiguration  musicale 
d'un  médiocre  livret,  une  vie  renouvelée  s'empare  sou- 
dain des  formes  desséchées.  Entre  l'ambiance  variable 
et  colorée  où  évoluent  les  personnages,  et  le  fond  essentiel 
de  leur  sensibilité,  pour  un  instant  l'harmonie  se  fait  ;  un 
accord  révélateur  jaillit,  interrompant  l'écoulement  décevant, 
le  devenir  épars  des  existences  humaines  ^  :  soudain  une 
signification  éternelle  se  condense  en  de  l'instantané,  et  le 

(i)  Cf  cette  note  citée  par  Mlle  Clermont,  p.  424.  «  Voilà  la  pléni- 
tude: accord  de  l'âme  et  des  images  extérieures.  Celles-là  très  peu 
nombreuses,  quelques  minutes  simples  et  surprenantes.  » 


NOTES  625 

souvenir  de  ces  moments  privilégiés  où  l'âme  s'exalte  et  se 
dépasse  rayonnera  sur  les  lendemains  monotones,  il  les 
éclairera  doucement  de  loin  d'une  lueur  de  promesse. 
Il  n'est  pas  surprenant  que  Clermont  ait  entendu  en  musique 
ces  épisodes  de  son  livre,  ils  sont  vraiment  de  la  musique,  et 
leur  mélancolique  sérénité  évoque  pour  moi,  non  pas  comme 
il  l'aurait  voulu,  paraît-il,  certaines  pages  wagnériennes, 
mais  plutôt  la  gravité  recueillie  de  la  fin  d'Ariane  et  Barbe- 
Bleue.  —  Dira-t-on  maintenant  que  de  belles  descriptions 
ne  font  pas  un  bon  roman  ?  Mais  en  réalité  ces  interludes 
sont  loin  d'être  purement  descriptifs,  ils  ponctuent  le  dévelop- 
pement spirituel  du  livre.  Ce  qui  compte  dans  Laure,  c'est, 
dirais-je  volontiers,  une  certaine  Ugne  mélodique  qui  ne  se 
confond  nulle  part  avec  le  récit  proprement  dit.  Entendu 
comme  une  simple  histoire,  si  psychologique  soit- elle,  le  Uvre 
serait  inintelUgible,  avouons-le,  au  moins  dans  ses  dernières 
parties  ;  qu'est-ce  en  effet  que  ce  a  savoir  dangereux  »,  cette 
«  connaissance  fatale  à  la  fois  science  et  inquiétude»,  que  Laure 
a  commis  la  faute  de  laisser  soupçonner  à  sa  sœur  ?  Et  com- 
ment comprendrions-nous  davantage  ce  que  serait  «  cette 
sagesse  meilleure  venue  des  au-delà  du  monde  qui  offrirait 
à  ses  enfants  les  corbeilles  de  la  vie  »  ?  Nous  soromes  ici,  je 
crois,  sur  le  seuil  d'un  monde  qui  n'est  pas  celui  de  l'entende- 
ment analytique  —  hors  de  ce  qui  se  peut  communiquer 
par  des  signes  ;  et  c'est  par  exemple  en  évoquant  un  regard 
longuement  contemplé,  en  nous  remémorant  le  timbre 
troublant  d'une  voix,  que  nous  pourrons  aborder  à  ces  rives 
mystérieuses.  Il  est  probable,  comme  je  l'ai  dit,  que  Clermont 
était  préoccupé  de  rétablir  la  domination  de  la  pensée  sur 
ces  domaines  lointains  et  délaissés,  mais  il  n'en  reste  pas 
moins  que  seules  quelques  phrases,  admirables  du  reste, 
apportent  un  rudiment  d'approximation  intellectuelle  à  ce 
qui  dans  le  livre  reste  en  général  simple  objet  d'allusion, 
d'évocation  lyrique  et  détournée,  a  Ce  que  moi-même  j'ai 

40 


626  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fait  dans  ma  vie  toujours  s'est  décidé  au-dessus  de  moi... 
Tout  s'use  et  s'efîace  en  des  jours  trop  faciles  :  il  est  bien  que 
sur  un  bonheur  qui  décline  passe  l'ombre  de  ce  qu'il  a  coûté.  » 
Et  celle-ci,  plus  largement  intelligible  encore  et  que 
Nietzsche  aurait  aimée  :  «  Je  me  reproche  d'avoir  ignoré 
que  la  forme  la  plus  haute  et  la  plus  Hbre  du  renoncement 
n'est  pas  celle  qui  naît  du  malheur,  et  qu'en  se  réfugiant  ainsi 
dans  un  ciel  mystique  souvent  on  vit  au  lieu  d'une  histoire 
divine  une  histoire,  hélas  !  trop  humaine  ».  En  cette  dernière 
phrase  me  semble  se  condenser  l'enseignement  qui  se  dégage 
de  Laure  et  peut-être  de  toute  l'œuvre  de  Clermont.  Qu'il  y 
ait  pour  l'âme  une  façon  imprudente,  une  façon  périlleuse 
d'entrer  en  communication  avec  l'infini,  qu'il  y  ait  en  somme 
des  tentations  spirituelles,  voilà  bien  ce  que  Clermont  n'a 
cessé  de  reconnaître  avec  une  netteté  grandissante.  Seule- 
ment on  se  tromperait  en  interprétant  cette  découverte 
progressive  comme  la  pure  et  simple  éUmination  du  «  mal 
romantique  »  par  un  esprit  en  croissance  ;  nous  ne  sommes 
pas  en  présence  de  la  réédition  d'une  histoire  connue,  et 
une  crise  semblable  ne  saurait  se  résoudre  par  l'acceptation 
résignée  ou  cynique  du  «  purement  humeiin  »,  mais  au  con- 
traire par  une  a  conversion  absolue  »  de  l'âme  trouvant  dans 
la  charité  l'expression  la  plus  adéquate  de  l'infini.  Il 
faut  voir  dans  la  hantise  de  la  sainteté  qui,  de  plus  en 
plus,  le  posséda,  non  point  un  legs  héréditaire  de  ses 
aïeux  cathohques,  une  survivance,  mais  le  couronnement 
de  toute  une  graduelle  évolution  d'âme;  les  admirables 
lettres  de  guerre  dont  Mlle  Clermont  cite  des  fragments  trop 
rares  à  mon  gré,  donnent  à  penser  que,  dans  la  nuit  des  tran- 
chées, il  vit  luire  l'aube  espérée.  Comme  le  chant  de  pro- 
messe qui  triomphe  des  fracas  guerriers  de  la  Messe  en  ré, 
on  dirait  que  du  fond  de  la  plus  grande  misère  et  du  cœur 
même  du  péril  monte  pour  lui  la  mélodie  pacificatrice.  La 
mort  continuellement  coudoyée  n'éveille  plus  en  lui  l'angoisse 


NOTES  627 

métaphysique  de  jadis,  elle  n'émeut  plus,  en  cette  grande 
âme  qui  s'apaise,  le  flux  et  le  reflux  des  méditations  sans 
terme,  c  A  côté  de  ce  que  j'étais  l'an  dernier,  nerveux,  tendu, 
blessé,  irrité  par  toutes  choses,  venu  à  l'extrémité,  ne  pou- 
vant plus  vivre;  et  maintenant  si  corrigé,  guéri,  un  grand 
calme  revenu.  —  Cette  grande  atmosphère  de  tragédie  ; 
peut-être  cela  ».  On  dirait  que  son  être  même  —  non  point 
sa  pensée  questionneuse  qui  s'est  tue  —  est  parvenu  à  l'état 
de  certitude,  sans  que  rien  d'ailleurs,  je  le  répète,  nous  autorise 
à  af&rmer  qu'il  fût  à  la  veille  d'adhérer  explicitement  au 
cathoUcisme.  Ce  qui  ressort  des  lettres  avec  une  évidence 
absolue,  c'est  que  ce  grand  soHtaire  arraché  par  la  nécessité 
à  ses  rêves  douloureux,  trouva  dans  le  contact  des  hommes, 
dans  le  commerce  des  humbles,  de  quoi  se  réconcilier  peu  à 
peu  avec  les  rigueurs  mystérieuses  de  la  fortune.  Et  quelque 
déchirant  regret  que  nous  éprouvions  devant  cette  dispa- 
rition, comment  n'admirerions-nous  pas  que  cette  âme  ait 
été  cueiUie  au  plus  haut  de  sa  ferveur,  alors  que,  lasse  de 
ses  tragiques  enquêtes,  déprise  enfin  d'elle-même  et  de  son 
inquiétude,  elle  s'abandonnait  avec  une  candeur  vaillante 
au  courant  irrésistible  de  son  destin  ? 

G.    MARCEL 

*** 

LE  TÉMOIGNAGE  DE  LA  GÉNÉRATION  SACRIFIÉE, 
par  Alphonse  Mortier  (Nouvelle  Librairie  nationale). 

M.  Alphonse  Mortier  n'a  pas  tardé  à  rendre  aux  morts  de 
la  grande  guerre  un  hommage  que  nous  ne  devrons  jamais 
leur  mesurer.  Les  plus  précieux  de  nos  biens  nous  leur  devons 
de  les  posséder  aujourd'hui  encore  et  peut-être  aussi,  pour 
certains  d'entre  nous,  nos  personnes.  C'est  notre  premier 
devoir  de  reconnaître  qu'aucun  d'eux  ne  s'est  sacrifié  en 
vain. 


628  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Pourtant,  voici  que,  déjà,  des  interprétations  difiEé- 
rentes  s'élèvent  sur  le  sens  de  leur  sacrifice,  et  surtout 
que  les  partis  s'empressent  de  réclamer  ceux  des  leurs 
qui  sont  tombés.  Puisque  la  victoire  a  couronné  nos 
efforts,  il  semble  que  chacun  veuille  trouver  en  elle,  par 
le  nombre  de  ses  morts,  une  justification  suprême  de  ses 
idées. 

Qui  se  fierait  à  ces  apologies  pour  découvrir  le  sens  réel 
de  la  guerre  —  car  il  est  certain  que  la  grande  guerre,  si 
dominée  par  les  idées,  a  un  sens  et  que  nous  devons  nous 
efforcer  de  le  pénétrer  afin  d'en  tirer  leçon,  une  leçon  euro- 
péenne —  risquerait  fort  de  tomber  dans  la  plus  étrange 
confusion.  M.  Alphonse  Mortier  ne  le  voit  pas,  qui  prêche 
pour  son  saint  et  dont  la  foi,  en  toute  sincérité,  est  exclusive. 
En  réahté  on  se  retrouverait  et  nous  nous  retrouvons  — 
pour  combien  de  temps  encore  ?  —  dans  la  même  confusion 
intellectuelle  qui  existait  à  la  veille  de  la  guerre  et  dont  les 
preuves  ont  été  rassemblées  par  M.  Alphonse  Séché  dans 
un  hvre  paru  en  19 14,  qui  porte  précisément  pour  titre  Le 
Désarroi  de  la  Conscience  Française.  Si  l'on  avait  besoin 
d'autres  témoignages  on  les  trouverait  abondants  dans  les 
enquêtes  ouvertes  sur  l'esprit  de  la  nouvelle  génération  et 
particuUèrement  dans  l'enquête  de  M.  Emile  Henriot  :  A 
quoi  rêvent  les  jeunes  gens  (1913),  dans  celle  de  MM.  Jean 
Muller  et  Gaston  Picard  :  Les  Tendances  présentes  de  la  litté- 
rature française  (1913)  et  enfin  dans  le  gros  livre  de  M.  Flo- 
rian-Parmentier  :  Histoire  Contemporaine  des  Lettres  Fran- 
çaises (1914)- 

On  doit  cependant  remarquer  que  cette  confusion  portait 
sur  l'ensemble  et  résultait  de  la  grande  diversité  des  opinions. 
Elle  n'était  pas  dans  les  âmes.  La  plupart  se  montraient  au 
contraire  très  sûres  d'elles-mêmes,  tout  à  fait  affirmatives 
sur  leurs  principes  et  il  y  avait  en  effet  en  cela  quelque  chose 
de  nouveau.  Vingt  ans  auparavant,    bien   peu   de  jeunes 


NOTES  629 

hommes  montraient  de  la  certitude,  la  mode  étant  au  scep- 
ticisme et  les  esprits  qui  avaient  voulu  trouver  une  foi  nou- 
velle, à  la  suite  des  Taine,  des  Renan,  des  Berthelot,  par  les 
moyens  de  la  science,  voyaient  alors  peu  à  peu  leur  désil- 
lusion s'accroître  et  leur  trouble  augmenter.  Or,  quelques 
années  avant  la  guerre,  il  semble  bien  que  la  situation  se 
fût  éclaircie.  Les  jeunes  gens  surtout  paraissaient  posséder 
sur  les  choses  du  monde  et  de  la  vie  une  assurance  d'idées 
qui  devait  certes,  être  à  leur  avantage.  Mais,  nous  le  répé- 
tons, aucune  convergence  générale  dans  cet  ensemble  de 
certitudes  individuelles.  Et  si,  parmi  les  autres,  on  arrivait 
à  distinguer  un  mouvement  qui  s'enorgueillissait  des  certi- 
tudes les  plus  absolues,  il  faisait  trop  figure  de  «  restauration  » 
pour  attirer  les  esprits  soucieux  de  la  vie  moderne  et  de  la 
vérité  du  temps. 

C'est  ce  mouvement  qui  intéresse  M.  Alphonse  Mortier 
et  d'après  les  définitions  qu'il  en  donne,  on  pourrait  le  qua- 
lifier de  mouvement  des  retours.  La  génération  il  la  voit  toute 
repentante  et  c'est,  à  l'en  croire,  pour  le  rachat  des  égare- 
ments de  celle  qui  l'avait  précédée  qu'elle  s'est  généreusement 
sacrifiée  dans  la  grande  guerre.  C'est  ainsi  qu'il  nous  présente 
dans  son  livre  :  Ernest  Psichari  ou  le  retour  à  la  Discipline, 
André  Lafon  ou  le  retour  à  la  Vie  Intérieure,  Charles  Péguy 
ou  le  retour  à  la  Patrie,  Joseph  Lotte  ou  le  retour  à  la  Vie 
Chrétienne,  Paul  Acker  ou  le  retour  à  l'Alsace,  Maurice 
Deroure  ou  le  retour  à  la  Maison,  Lionel  des  Rieux  ou  le 
retour  à  l'Art  Classique,  Henri  Lagrange  ou  le  retour  à  la 
Tradition,  Jacques  Baguenier-Désormeaux  ou  le  retour  à  la 
Grâce  Française,  Henri  du  Roure  ou  le  retour  aux  Vertus 
simples  et  alii. 

Tant  de  retours,  ne  les  nions  pas,  encore  qu'ils  n'aient  pas 
entraîné,  loin  de  là,  toute  la  génération.  Mais  ils  posent  une 
question  importante  qu'il  faut  mettre  au  point  au  plus 
tôt,  et  nous  pensons  qu'on  peut  le  faire  aujourd'hui  sans 


630  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

passion,  parce  que  c'est  déjà  une  chose  de  l'histoire  de  la 
littérature  et  des  idées. 

A  la  vérité,  il  y  eut  d'abord,  voici  une  douzaine  d'années, 
un  autre  mouvement  qui  précéda  ces  retours,  un  mouvement 
beaucoup  plus  général  et  plus  décisif.  Par  suite  de  diverses 
circonstances,  qu'il  sera  intéressant  d'étudier  un  jour,  la 
littérature  française  s'était  jetée  à  la  découverte  de  l'art 
étranger.  Toute  l'Europe,  cette  fois,  y  passait.  Or,  à  un  cer- 
tain moment,  on  se  trouva  comme  à  la  fin  d'une  opération 
d'inventaire.  On  quitta  en  quelque  sorte  la  voie  étrangère 
pour  reprendre  naturellement  la  voie  française,  et  ce  fut  un 
grand  mouvement  de  reprise  qui  reste  inscrit  dans  bien  des 
faits.  Mais  c'est  à  ce  moment  que  la  génération  commença 
de  se  diviser,  les  uns  persistant  sur  la  route  française  à  aller 
de  l'avant  et  les  autres  se  précipitant  dans  les  directions  de 
tous  les  retours  possibles  vers  le  passé. 

En  littérature,  une  question  résumait  toutes  les  autres  : 
celle  du  classicisme  ou  dernière  et  parfaite  expression  des 
œuvres.  On  y  voyait  avec  raison  la  marque  du  génie  français, 
la  qualité  de  notre  haute  vertu  nationale.  Après  jles  éga- 
rements du  Romantisme,  du  Symbolisme,  et  même  d'un 
certain  Naturalisme,  on  voulait  en  revenir  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  excellent  en  nous  et  par  quoi  nous  avions  déjà 
montré  une  extrême  supériorité. 

Or,  n'ont-ils  pas  cédé  trop  vite  à  un  trop  simple  raisonne- 
ment ceux  qui,  pour  réaliser  un  nouveau  classicisme,  se  sont 
précipités  à  la  recherche  des  mêmes  matériaux  qui  avaient 
déjà  servi  à  constituer  l'autre,  celui  du  xvii^  siècle  ?  Car 
voilà  bien  le  sens  de  tous  les  retours  dont  il  est  question  dans 
le  livre  de  M.  Alphonse  Mortier.  Ils  s'empressent  à  recom- 
mencer ce  qui  a  déjà  été  fait.  Le  conseil  en  est  donné  par  les 
maîtres  du  nationalisme  littéraire,  les  Barrés  et  les  Bourget. 
Allant  plus  loin  encore,  M.  Charles  Maurras  soutenait  cette 
théorie  qu'un  classicisme  ne  pouvait  reparaître  sans  une 


NOTES  631 

«  société  »  pareille  à  celle  qui  entourait  le  Grand  Roi,  et  beau- 
coup de  jeunes  gens  s'en  trouvaient  portés  à  adhérer  aux 
conclusions  monarchiques  du  maître  de  V Action  Fran- 
çaise. 

N'était-ce  pas  cependant  le  moment  de  se  demander  s'il 
s'agissait  de  restaurer  l'ancien  classicisme  ou  de  travailler 
à  la  réalisation  d'un  classicisme  nouveau  ?  La  perfection 
du  grand  siècle  était-elle  donnée  en  imitation  à  toutes  les 
générations  à  venir  et  celles-ci  devaient-elles  se  contenter 
de  copier  les  œuvres  des  maîtres  de  cette  époque  sans  qu'au- 
cune d'elles  pût  espérer  jamais,  pour  son  propre  compte, 
une  même  réussite  ?  L'avenir  de  la  littérature  était-il  ainsi 
fermé  aux  tentatives  et  aux  recherches  et  ne  fallait-il  plus 
compter  sur  le  génie  ? 

Lorsque  la  guerre  éclata,  le  mouvement  de  réaction  en 
faveur  du  classicisme  entendu  de  cette  façon  battait  son 
plein.  Peut-être  n'avait-il  plus  à  gagner  beaucoup  en  nombre, 
mais  il  était  dans  sa  plus  grande  vigueur.  La  guerre  l'aura- 
t-elle  favorisé  ?  On  ne  saurait  encore  répondre  d'une  façon 
précise  à  cette  question.  Bien  des  indices,  cependant,  ten- 
draient à  prouver  que  le  mouvement  contraire  y  aurait  gagné. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  toutefois,  c'est  qu'aujourd'hui,  après 
la  victoire,  les  mêmes  conditions  qu'auparavant  se  retrouvent 
pour  la  littérature.  Le  même  tourment  de  classicisme  étreint 
l'âme  des  écrivains  et  des -artistes.  On  attend  l'éclosion  d'une 
nouvelle  grande  époque  française. 

C'est  un  classicisme  moderne  qui  veut  naître  et  les  raisons 
en  existent  dans  le  mouvement  même  du  monde.  On  vit  son 
temps  et  point  un  autre.  Et  il  nous  semble  bien  que  ceux-là 
ont  repoussé  les  éléments  les  plus  propres  à  constituer  le 
corps  de  la  perfection  d'aujourd'hui,  qui  se  sont  défaits  des 
idées,  des  sentiments,  des  sensations  dont  la  littérature 
française  s'était  augmentée  depuis  un  siècle  et  demi  et  sur- 
tout depuis  le  Romantisme.  Pour  quelques  valeurs  fausses 


632  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  douteuses  n'ont-ils  pas  sacrifié  de  précieuses  richesses  ? 
S'il  est  entendu  que  le  classicisme  a  pour  principal  carac- 
tère d'être  universel  et  d'assumer  le  plus  possible  d'humanité, 
comment  peut-on  espérer  réussir  un  classicisme  actuel  en 
rejetant  les  apports  les  plus  récents  et  les  plus  nouveaux 
de  l'homme  et  de  la  vie  et  en  se  détournant  des  conditions 
du  monde  présent.  Pense-t-on  d'ailleurs,  que  la  connaissance 
de  la  moitié  de  l'-Europe  seulement,  comme  celle  qui  soutient 
notre  classicisme  méditerranéen  du  xyii©  siècle,  puisse  suffire 
aujourd'hui  à  la  grande  conception  de  l'humanité  que  nous 
devons  nous  former  ? 

Comme  ils  paraissent  avoir  été  mieux  avisés  ceux  qui 
n'ont  point  opté  pour  les  retours  et  qui  ont  gardé  dans  leurs 
mains  les  biens  rapportés  des  dernières  découvertes.  Comme 
ils  ont  eu  raison  de  faire  confiance  à  la  vie  et  de  ne  point 
douter  de  la  force  ingénue  qui  est  toujours  en  elle. 

Dirons-nous  maintenant  que  nous  pensons,  en  dépit  des 
affirmations  de  M.  Charles  Maurras,  que  les  lettres  vaincront 
les  conditions  défavorables  de  notre  époque  ? 

Nous  ne  le  nions  point  :  la  démocratie  ne  les  soutient  pas. 
Elle  n'a  pas  constitué  une  société  supérieure  et  toutes  ses 
forces  tendent  vers  en  bas.  De  plus  en  plus,  hélas,  l'artiste 
vivra  incompris  et  isolé. 

Mais  une  connaissance  profonde  et  sûre  des  conditions 
de  l'art,  de  la  beauté,  de  la  perfection,  remplacera  pour  lui 
l'aide  et  le  soutien  qu'il  trouvait  naturellement  autrefois  dans 
le  goût  des  gens  qui  l'entouraient.  N'a-t-on  pas  remarqué 
que  la  notion  du  classicisme  a  été  étudiée  à  notre  époque 
avec  une  application,  une  insistance  dont  nulle  théorie  d'art 
n'avait  jamais  bénéficié  ?  Il  ne  serait  pas  difficile  de  démon- 
trer que  la  critique,  se  faisant  enfin  constructive,  y  procédait 
à  une  sorte  de  création  préparatoire,  composait  presque  un 
système  de  mise  en  œuvre  auquel  les  artistes  n'ont  plus  qu'à 
se  fier.  Et  si  l'on  se  reporte  à  l'étude  de  M.  Henri  Ghéon 


NOTES  633 

l'Exemple  de  Racine^,  on  se  rassurera  devant  cet  appareil 
en  constatant  que,  pour  le  plus  représentatif  de  nos  classi- 
ques, et  celui  qui  semble  même  le  plus  spontané,  le  plus 
ingénu,  la  réussite  ne  fut  que  le  résultat  d'un  long  et  patient 
travail  de  la  volonté  appliqué,  en  somme,  à  peu  de  moyens. 
Mais  la  question  d'application  peut-elle  être  mise  en  doute 
pour  aucun  des  classiques  ? 

Ainsi  l'objection  politique  ne  doit-elle  point,  croyons- 
nous,  s'opposer  à  la  réalisation  du  nouveau  classicisme.  Et 
c'est,  de  la  part  de  l'intelligence,  liberté  laissée  à  l'évolution 
sociale,  à  cette  évolution  qui  se  manifeste  si  nettement  au- 
jourd'hui, contre  les  vieux  nationalismes  antagonistes,  créa- 
teurs des  guerres. 

Pour  en  revenir  au  livre  de  M.  Alphonse  Mortier,  ne  serait- 
ce  pas  vraiment  pour  cette  même  chose,  pour  la  suppression 
de  toute  guerre,  que  se  sont  sacrifiés  les  morts  de  cette  géné- 
ration et  aussi  bien  ceux  des  campagnes  que  ceux  des  villes 
et  les  ignorants  que  les  intellectuels  ? 

Ne  faut-il  pas,  lorsqu'on  prononce  ces  paroles  :  la  géné- 
ration sacrifiée,  penser  à  tous  les  morts  ensemble  et  entendre 
un  sacrifice  qui  leur  fut  commun  ?  Tous  sont  venus  sur  les 
rangs,  en  armes,  parce  que  la  France  était  attaquée,  menacée. 
Ils  sont  morts  pour  la  sauver.  Mais  sans  l'agression  de  l'Alle- 
magne, la  France  ne  fût-elle  pas  devenue  plus  grande  par 
leur  vie,  par  leur  œuvre  à  tous  ?  Ne  savons-nous  pas  des 
pertes  irréparables,  car  il  y  avait  du  génie  chez  certains  de 
ces  morts  ?  En  s'accomplissant,  leur  sacrifice  proteste  contre 
le  destin  qui  n'était  point  fatal.  Il  n'est  venu  que  des  hommes, 
de  certains  hommes.  Il  pouvait  être  éludé...  Il  n'est  pas 
impossible  que  les  guerres  épargnent  désormais  de  plus  nom- 
breuses générations  ou  qu'on  les  supprime,  peut-être.  Que 
le  sacrifice  des  morts  de  celle-ci  serve  d'exemple  à  toutes 

I.  Nos  Directions,  éditions  de  la  Nouvelle  Revue  Française. 


634  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  générations  futures.  Voilà  le  sens  que  nous  lui  voyons, 
et  il  n'est  point  de  mort  qui,  s'il  pouvait  parler.... 

M.  Alphonse  Mortier  a  choisi  les  siens  pour  les  honorer 
particulièrement.  Nous  avons  pour  tous  la  même  recon- 
naissance profonde  —  et  il  y  a  des  siens  qui  étaient  aussi  des 
nôtres.  Nous  ne  dédaignons  pas  les  œuvres  où  s'exprimaient 
ces  retours  sincères,  mais  pas  plus  aujourd'hui  qu'hier  elles 
ne  sauraient  enchaîner  notre  liberté  et  nous  demander  de 
les  juger  autrement  que  sur  la  valeur  des  idées  et  des  senti- 
ments qui  sont  en  elles. 

GASTON   SAUVEBOIS 


♦  % 


L'ESPRIT  IMPUR,  par  Gilbert  de   Voisins  (Crès). 

M.  Gilbert  de  Voisins,  s'est  attaqué  dans  ce  roman  à  un 
sujet  nouveau,  hardi,  pathétique,  qui  ne  pouvait  lui  pro- 
mettre aucun  succès  banal  et  n'en  doit  attirer  que  plus  forte- 
ment l'attention  des  lettrés.  C'est  la  lutte  d'un  jeune  homme 
cultivé  et  passionné,  aidé  par  l'amitié  et  par  l'amour,  contre 
une  hérédité  alcoolique,  un  esprit  impur  qui  l'entraîne  à  la 
folie  comme  il  y  a  entraîné  son  père.  L'efïort  par  lequel  il  se 
reconnaît  sur  cette  pente,  mesure  sa  chute,  la  ralentit,  finit 
par  l'arrêter  et  par  remonter,  a  été  analysé  et  exprimé  par 
M.  de  Voisins  avec  un  calme,  une  précision,  une  sécheresse 
parfaites.  Cette  brièveté,  cette  netteté,  ce  poids  évoquent 
le  bois  et  le  métal  d'une  sorte  de  machine  d'Atwood  morale, 
qui  rendrait  intelligibles  des  mouvements  et  des  arrêts  de 
la  volonté.  Ces  personnages  qui  s'observent  et  s'analysent  les 
uns  les  autres  nous  font  vivre  dans  une  clarté  continue, 
une  atmosphère  de  lucidité  sèche.  L'étude  a  toute  la 
valeur  d'une  observation  clinique  qui  ne  se  dément  que  dans 
les  dernières  pages,  l'achèvement  de  la  guérison  par  le  voyage; 


NOTES  635 

mais  il  eût  alors  fallu  écrire  un  second  volume,  et  l'auteur 
n'a  pas  voulu  aller  contre  les  habitudes  du  lecteur  français 
qui  répugne  au  roman  en  deux  ou  trois  tomes  à  l'anglaise 
ou  à  la  russe.  C'est  d'autant  plus  regrettable  ici  que 
M.  de  Voisins  nous  dit  avoir  terminé  son  roman  en  Chine  et 
qu'une  matière  vivante  n'eût  pas  manqué  à  cette  suite.  Il 
faut  admirer  la  manière  intelligente  dont  le  romancier 
embranche  sur  la  précision  d'une  étude  vigoureusement 
vraie  la  double  figure  reUgieuse  de  l'Esprit  impur,  l'anime 
en  une  étrange  apparence  d'idole  polynésienne  qui  fait 
corps  avec  l'hallucination,  avec  le  doigt  tendu  dans  l'ombre 
vers  le  chemin  de  la  folie,  et  l'explique  ensuite  sous  le  visage 
de  la  théologie  catholique.  Le  tout  parfaitement  exempt 
de  surcharge  et  limpide,  et  nous  ouvrant  comme  les  corri- 
dors et  les  chambres  d'une  clinique  blanche  et  nette. 
L'esprit  impur,  son  âme  et  son  corps  sont  réalisés  en  un  être, 
en  l'être  même  du  roman;  on  a  le  sentiment  qu'il  succombe 
sous  la  concentration  de  l'intelligence  qui  l'esquive,  le 
définit,  l'annihile.  C'est  là  un  des  livres  qui  cette  année, 
m'ont  paru  dignes  d'être  retenus  davantage.  Je  tiens  à  le 
signaler  à  ceux  qu'irrite  le  morne  piétinement  du  roman  dans 
les  sujets  rebattus  et  qui  pressentent  quelle  carrière  lui 
réserveraient  tant  de  mers  et  de  terres  inexplorées  du  monde 
intérieur. 

ALBERT     THIBAUDET 


* 
*    * 


LA  REVUE   CRITIQUE 

Signalons  la  réapparition  de  la  Revue  Critique  des  Idées 
et  des  Livres,  qui  fut,  comme  la  Nouvelle  Revue  Française, 
interrompue  par  la  guerre.  Trois  numéros  seulement  paraî- 
tront cette  année  ;  ils  auront  un  caractère  principalement  réca- 


636  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pitulatif  :  le  premier  retrace  l'œuvre  de  la  revue  avant  la 
guerre  ;  le  second  fera  revivre  le  souvenir  de  ses  nombreux 
collaborateurs  morts  pour  la  Patrie.  La  publication  normale 
reprendra  à  partir  de  janvier  prochain. 

Cette  résurrection  sera  sans  doute  pour  nous  l'occasion 
d'apprécier  ici  avec  détail  le  rôle  important  joué  par  la 
Revue  Critique  avant  la  guerre  et  d'établir  un  parallèle  entre 
son  effort  et  le  nôtre. 


*** 


MOUVEMENT  DADA 

Dans  les  pages  d'annonces  d'une  de  nos  jeunes  revues  les 
plus  vivantes,  on  lit  l'annonce  suivante  : 

DADA 

1-2-3-4-5 

Tristan    Tzara,   Directeur, 
pour  tous  renseignements  lui  écrire  : 
Mouvement    DADA,    Zurich-Seehof    Schifflande,    28. 

Il  est  vraiment  fâcheux  que  Paris  semble  faire  accueil 
à  des  sornettes  de  cette  espèce,  qui  nous  reviennent  direc- 
tement de  Berlin.  Au  cours  de  l'été  dernier,  la  presse  alle- 
mande s'est,  à  plusieurs  reprises,  occupée  du  mouvement 
Dada  et  des  récitations  où  les  fidèles  de  la  nouvelle  école 
répétaient  indéfiniment  les  syllabes  mystiques  :  «  Dada 
dadada  dada  da.  »  En  septembre  19 18,  une  élection  complé- 
mentaire eut  lieu  dans  la  première  circonscription  de  Berlin, 
et  le  «  Klub  Dada  »  mit  en  avant  la  candidature  de  son 
«  Ober-dada  ».  Voici  les  renseignements  que,  d'après  les 
circulaires  du  club,  le  Berliner  Tageblatt  fournissait  sur  le 
nouveau  candidat  : 

«  M.  Baader  est  né  le  21  juin  1875  à  Stuttgart.  La  série 


NOTES  637 

«  des  événements  considérables  qui  marquèrent  sa  vie 
«  commença,  le  jour  de  la  Saint-Sylvestre  1876,  par  un 
«  coucher  de  soleil  sur  les  Alpes,  d'un  éclat  inouï  et  qui  avait 
«  un  rajîport  étroit  avec  sa  personne.  Deux  ans  et  demi  plus 
a  tard,  il  célébra  pour  la  première  fois,  à  lui  tout  seul,  le 
I  rite  de  la  sainte  nudité,  dans  un  bois  écarté,  au  bord  du  lac 
«  de  Zurich.  M.  Baader  est  un  des  architectes  les  plus  émi- 
«  nents  de  l'Allemagne  ;  ses  tombeaux  et  ses  travaux  monu- 
«  mentaux  sont  universellement  connus.  » 

La  candidature  du  Grand-Dada  semble  n'avoir  pas  été 
prise  fort  au  sérieux  et  les  journaux  oublièrent  d'indiquer 
combien  de  voix  il  avait  obtenues.  Ne  soyons  pas  plus  ridi- 
cules que  les  électeurs  de  la  première  circonscription  berli- 


638 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


MÉMENTO    BIBLIOGRAPHIQUE 


I. BEAUX- ARTS. 

Gustave  Coquiot  :  Cézan7te  ;  OUendorff. 
Camille  Enlart  :  Manuel  iTarchéolo- 
gie  française  depuis  les  Temps  Méro- 
vingiens jusqu'à  la  Renaissance,  T.  I  : 
L'Architecture  religieuse;  Aug.  Picard. 
Henri  Lapauze  :  Les  Pastels  de  Mau- 
rice-Quentin de  la  Tour,  du  Musée  Lé- 
cuyer,  à  Saint-Quentin  ;  La  Renaissance. 
Camille  Mauclair  :  Essais  sur  rémo- 
tion musicale.  II  :  Les  Héros  de  V orchestre; 
Fischbacher. 


II. 


LITTÉRATURE,     ROMANS, 
THÉÂTRE. 


Jean  Aicard  :  Gaspard  de  Besse.  Un 
bandit  à  la  française  ;  Flammarion. 
Roger  Allard  :  L'appartement  des 
jrunes  fdles  ;  C.  Blcch. 
Guillaume  Apollinaire,  Fernand 
Fleuret  et  Louis  Perceau  :  L'Enfer 
de  la  Bibliothèque  Nationale  ;  L'Edition. 
René  Arcos  :  Le  Sang  des  autres,  poèmes; 
Editions  du  Sablier. 

Tristan    Bernard    :    Secrets    d'Etat; 
Flammarion. 

Marcel  Boulenger  :  Les  Trois  Grâces  ; 
Société  littéraire  de  France. 
René  Boylesve  et  Henri  de  Régnier  : 
Discours  de  réception  à  l'Académie  Fran- 
çaise et  réponse. 

H.  Diamant-Berger  :  Le  Cinéma  ;  la 
Renaissance  du  Livre. 
Diderot  :  Sur  les  femmes  ;  Léon  Pichon. 
Léon  Frapié  :  Nouveaux  contes  de  la 
Maternelle  ;  Flammarion. 
Paul    Géraldy    :    Les    Petites    âmes, 
poésies  ;  A.  Messein. 
RÉMY  DK  Gourmont  :  Les  Pas  sur  le 
sable  :  Société  littéraire  de  France. 


RÉMY  DE  Gourmont  :  Trois  légendes  du 
Moyen- Age  ;  A.  Messein. 
P.-J.  Jouve  :  Heures.  Livre  de  la  nuit, 
poèmes  ;  Editions  du  Sablier. 
Alfred  Machard  :  Poucette  ou  le  plus 
jeune  détective  du  monde  ;  Flammarion. 
Maurice    Maeterlinck    :    Le   Miracle 
de  S aint- Antoine  ;  Edouard  Joseph. 
Gabriel    Maurière    :    Au    Burlingue  ; 
Albin  Michel. 

Octave  Mirbeau  :  Le  Calvaire  ;  Flamma- 
rion, 

Mathias    Morhardt    :    Le   Théâtre   de 
Mademoiselle  ;  Attinger  frères. 
Charles  Nodier  :  Contes  de  la  veillée, 
Contes  fantastiques  ;  Larousse. 
Jean   Pellerin   :   Le  Copiste  indiscret; 
Albin  Michel. 

PiRON  :  L'œuvre  badine  d'Alexis  Piron  ; 
L'Edition. 

Jules  Renard  :  Les  Cloportes  ;  G.  Crès. 
Romain  Rolland  :  Liluli  ;  Editions  du 
Sablier. 

Jean  Suberville  ;  Le  Théâtre  d'Edmond 
Rostand.  L'Œuvre.  Le  Dramaturge.  Le 
Poète  ;  Editions  et  Librairie. 
Jules  Supervielle  :  Poèmes  ;  Figuière. 
Pierre  Veber  :  Les  Couches  profondes  ; 
Calmann-Lévy. 

Laurent  Vineuil  :  L'Erreur;  Albin 
Michel. 

III.   —  HISTOIRE,    PHILOSOPHIE, 
SCIENCES   SOCIALES. 

Joseph  Bédier  :  L'Effort  français  : 
Quelques  aspects  de  la  guerre  ;  La  Renais- 
sance du  Livre. 

«  Les  Compagnons  »  :  L'Université  nou- 
velle. II  :  Les  applications  de  la  doctrine  ; 
Fischbacher. 

Henri  Hovelaqub  :  Précis  de  l'histoire 
des  Etats-Unis  ;  Delagrave. 


LE  GÉRANT  :    GASTON  GALLIMARD 
FONTENAY- AUX -ROSES.       —       IMPRIMERIE       LOUIS      BELLENAND. 


<.V) 


V 


641 


LA  PENSEE  FRANÇAISE 
DEVANT   LA  GUERRE 


«  Je  regarde  humainement  les  choses.  » 
Vauvenargues 

En  bouleversant  les  manières  d'agir  et  les  manières 
d'être,  en  suscitant  des  conditions  d'existence  nouvelles, 
l'état  de  guerre  a  eu,  dans  tous  les  domaines,  une  pro- 
fonde répercussion.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'ordre  mental  lui- 
même  qu'il  n'ait  modifié  spontanément  et  pour  ainsi  dire 
à  l'insu  des  esprits.  La  nécessité  de  faire  face  à  un  péril 
vital  et  de  se  mettre  en  état  de  défense  a  interrompu  le 
jeu  régulier  des  forces  intellectuelles.  Des  forces  nouvelles 
ont  surgi  qui  se  sont  emparées  des  consciences.  Absorbés 
par  les  événements,  sollicités  par  l'imagination,  trans- 
figurés par  des  émotions  intenses,  les  esprits  ont  perdu 
leur  individualité  logique.  Il  a  fallu  agir  et  non  plus  penser, 
dans  une  communion  étroite  de  sentiments.  Et  la  vie 
intellectuelle,  qui  est  faite  d'échanges  et  d'élaboration 
critique,  qui  se  nourrit  des  divergences  et  même  des 
dissidences,  a  disparu. 

Peu  à  peu,  le  besoin  de  comprendre  sa  propre  activité  a 
suscité  dans  la  nation  le  réveil  d'une  réflexion  timide. 
Constatant  l'existence  d'un  état  de  conformisme,  elle  a 

41 


642  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

entrepris  de  le  justifier  et,  comme  elle  était  insuffisamment 
critique  pour  se  débarrasser  du  mysticisme  qui  l'aveugle 
encore,  elle  n'a  pas  vu  dans  la  modification  des  rapports 
internationaux  la  cause  première  de  ce  courant  senti- 
mental. Elle  a  rapproché  ce  courant  d'un  mouvement 
mi-artistique,  mi-philosophique  d'avant-guerre  pour 
étabUr  entre  l'un  et  l'autre  une  filiation  secrète.  La  pré- 
dominance de  la  sensibilité  a  paru  être  comme  le  passage 
dans  les  mœurs  de  la  philosophie  du  sentiment  et  de 
l'intuition.  Inversement,  le  spiritualisme  a  hérité  des 
susceptibiUtés  légitimes  de  l'état  de  guerre  et,  non 
content  d'interrompre  tout  commerce  intellectuel  avec 
l'ennemi,  il  a  donné  à  cet  acte  de  convenance  une  valeur 
rétroactive.  Il  a  entrepris  ime  révision  critique  de  la 
pensée  d'avant-guerre  pour  déceler  en  elle  toute  trace 
d'influence  allemande.  Sans  toujours  faire  preuve  d'une 
rigueiu:,  d'une  méthode  et  d'une  documentation  suffisantes, 
il  a  dénoncé  l'action  de  Kant,  de  Fichte,  de  Hegel,  de 
Schopenhauer  et  de  Nietzsche  sur  nos  philosophes.  Il  a 
fait  ressortir  l'influence  de  Wagner  sur  la  musique  contem- 
poraine et  l'invasion  de  l'art  munichois.  Il  a  même  été 
jusqu'à  voir  dans  l'extension  au  travail  intellectuel  des 
discipUnes  scientifiques  la  manière  allemande.  Et  ces 
recherches  généraUsées  ont  eu  des  conséquences  inatten- 
dues. Sans  doute,  dans  des  questions  délimitées,  lors- 
qu'elles ont  été  entreprises  avec  quelque  souci  de  méthode, 
elles  ont  pu  donner  des  résultats  incontestables  :  certains 
historiens  ont  mis  ainsi  en  lumière  .le  caractère  beUiqueux 
que  l'idée  nationale  a  toujours  revêtu  en  Allemagne. 
Mais,  quand  ils  n'emportaient  pas  de  justification  suffi- 
sante pour  ne  trahir  qu'une  réaction  sentimentale,  de 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  643 

semblables  travaux  se  sont  retournés  contre  leurs  auteurs. 
Ils  ont  jeté  la  suspicion  sur  la  pensée  française  d'avant- 
guerre  qui  vivait  normalement  d'échanges  avec  toutes  les 
nations  européennes.  Et  ils  ont  permis  aux  anti-intellec- 
tualistes de  remporter  une  victoire  à  la  Pyrrhus. 

Devant  une  telle  confusion,  il  ne  faut  pas  regretter 
seulement  le  manque  de  discernement  qu'elle  implique. 
Elle  crée  encore  un  état  de  déséquilibre  et  de  malaise  qui 
est  un  danger  pour  la  pensée  française.  Par  un  retour 
singulier,  ce  sont  les  mêmes  esprits  qui  étaient  le  plus 
ouverts  aux  influences  étrangères  qui,  aujourd'hui,  les  dé- 
noncent. Ils  avaient  engagé  la  jeunesse  française  d'avant- 
guerre  en  lui  donnant  des  directions,  en  lui  imposant  des 
programmes,  en  limitant  ses  curiosités.  Ils  auraient  dû 
accepter  en  silence  la  leçon  des  faits  et  personne  n'eût 
songé  à  leur  reprocher  leur  erreur.  Maintenant  qu'ils  ont 
donné  le  spectacle  d'un  reniement  douloureux,  que 
reste-t-il  des  idées  professées  ?  Les  mots  apparaissent 
vides  de  sens  et  comme  privés  de  vie  ;  les  formules  se 
désagrègent  ;  les  systèmes  dialectiques  s'écroulent.  Cepen- 
dant il  y  a  là  de  jeunes  hommes.  Quel  est  leur  partage, 
sinon  l'inquiétude  ?  Quels  conseils  peuvent-ils  recevoir 
d'aînés  qui  n'ont  pas  su  conserver  une  tradition  véri- 
table ?  Les  mdtres  intellectuels  que  l'opinion  se  donnait 
hier  encore  n'ont  pas  su  conserver  la  tradition  catholique 
qui  avait  bien  sa  grandeur  quand  un  Malebranche  s'en 
faisait  l'interprète,  ni  la  tradition  libre-penseuse  du 
xviii^  siècle.  Ils  ont  cru  à  la  solidité  des  compromis  ; 
ils  ont  cru  que  Ton  transige  avec  la  vérité  comme  on 
transige  avec  les  consciences.  Maintenant  ils  prononcent 
la  faillite  de  l'intelligence  avec  la  sourde  haine  de  l'ilote 


044  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pour  la  force  ;  ils  laissent  sans  direction  des  hommes  qui 
veulent  vivre. 

Sans  doute,  quand  toutes  les  énergies  sont  tendues 
vers  la  réorganisation  du  monde,  la  situation  de  la  pensée 
est  bien  délicate.  Et  pourtant,  au  sortir  de  l'expérience 
tragique  où  se  sont  peut-être  élaborées  quelques  certitudes 
nouvelles,  nos  devoirs  intellectuels  sont  impérieux.  La 
France,  si  décidée  dans  l'action,  demeure  hésitante, 
mobile  et  troublée  devant  son  passé  et  devant  l'intelli- 
gence. Elle  ne  sait  que  penser  d'elle-même.  Il  importe  de 
dissiper  ce  malaise.  Il  faut  savoir  ce  que  valent  les  idées 
que  nous  avons  aimées  et  qui  nous  ont  fait  vivre,  dût  cette 
recherche  être  pénible.  Nous  ne  pouvons  prononcer  aussi 
légèrement  la  déchéance  de  la  pensée  française  d'avant- 
guerre,  la  déchéance  de  l'intelligence.  Il  importe  de  savoir 
dans  quelle  mesure  et  sous  quelle  forme  la  pensée  fran- 
çaise a  subi  l'empire  des  idées  allemandes,  et  si  les  consé- 
quences qu'on  dégage  de  cette  servitude  sont  légitimes. 
N'ayant  ni  l'étroitesse,  ni  les  arrière-pensées  d'un  parti 
poUtique,  le  sentiment  national  n'a  jamais  exigé  qu'aucun 
sacrifice  soit  fait  de  la  vérité  et  de  la  logique.  L'abandon 
aux  événements  n'est  pas  une  discipline,  l'improvisation 
n'est  pas  une  méthode,  le  sentiment  n'est  pas  un  dogme. 
Et  tout,  même  un  traditionalisme  strict,  buté,  qui  mécon- 
naîtrait les  exigences  essentielles  de  la  pensée  moderne, 
serait  préférable  à  l'attente  sans  objet  d'un  opportuniste 
étemel. 


.% 


D'une  manière  générale,  la  crise  actuelle  ne  saurait  nous 
surprendre.  La  cessation  d'échanges  intellectuels  avec 


• 


LA  PENSÉE  FRANÇAISE  DEVANT  LA  GUERRE       645 

l'Allemagne  est  un  fait  de  même  nature  que  la  cessation 
d'échanges  commerciaux.  Mais  elle  répond  encore  à  des 
raisons  plus  profondes  et  plus  subtiles.  A  l'état  de  paix, 
les  échanges  portent  sur  des  systèmes  de  représentations, 
science,  philosophie,  art,  religion,  dont  le  caractère  est 
international  en  ce  sens  qu'ils  sont  des  modes  de  l'activité 
humaine  ne  correspondant  pas  à  une  structure  sociale 
déterminée.  Certaines  aspirations  collectives,  certaines 
doctrines,  certaines  découvertes  surgissent  parfois  dans 
plusieurs  nations  simultanément,  et  semblent  être  surtout 
l'expression  d'une  époque.  Les  mouvements  de  toutes 
sortes  se  propagent,  se  transmettent  et  circulent  à  travers 
le  monde.  De  fait,  au  cours  du  xix^  siècle,  les  esprits 
instruits  des  différentes  nations  possédaient  une  somme 
de  connaissances  à  peu  près  identiques.  Ils  étaient  bien 
près  de  penser  les  mêmes  réalités  de  la  même  manière. 
Sous  l'action  de  la  science  qui  semblait  devoir  hériter 
du  caractère  universel,  catholique,  de  la  rehgion,  l'accord 
des  esprits  paraissait  se  réaliser.  Et  quelques  critiques, 
sensibles  à  cette  transformation  lente,  pouvaient  en  pres- 
sentir les  conséquences  et  annoncer,  sans  trop  d'invrai- 
semblance, la  constitution  d'un  esprit  européen. 

Mais  la  guerre  a  été  révélatrice  des  peuples  en  dégageant 
leur  être  intime.  Les  collectivités  en  état  de  défense,  ramas- 
sées sur  elles-mêmes,  se  sont  dépouillées  des  attitudes 
apprises.  Alors  seulement  il  est  devenu  évident  qu'elles 
possèdent  une  physionomie  propre,  des  caractères  inimi- 
tables et  irréductibles.  L'antagonisme  des  mœurs,  des 
conceptions  juridiques,  de  la  sensibihté  s'est  révélé. 
Notre  bonne  foi  surprise  a  pu  découvrir  dans  l'Allemagne 
contemporaine  bien  des  aspects  que  le  commerce  intellec- 


646  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tuel  ne  laissait  pas  transparaître  et  certains  traits  moraux 
assez  odieux  que  Mme  de  Staël  avait  déjà  pénétrés,  encore 
que  nos  critiques  lui  aient  généralement  dénié  Tintelligence 
des  choses  étrangères.  Aussitôt  la  pensée  s'est  reprise 
instinctivement.  Emportées  par  le  mouvement  national, 
avec  l'ardeur  d'ime  passion  morale,  toutes  les  disciplines  : 
science,  art,  philosophie  —  la  religion  exceptée  —  ont 
tenu  à  répudier  tout  contact  étranger  et  sont  devenues  na- 
tionales. 

Cette  réaction  naturelle  n'a  pas  été  exempte  d'exagéra- 
tion. En  donnant  à  la  seule  attitude  que  nous  puissions 
concevoir,  et  que  nous  devions  avoir  actuellement,  une 
signification  rétroactive,  en  étendant  au  temps  d'avant- 
guerre  ce  qui  vaut  pour  ime  époque  de  crise,  on  mécon- 
naîtrait gravement  les  conditions  de  la  vie  intellectuelle. 
Et  tout  jugement  porté  sur  les  échanges  intellectuels 
d'avant-guerre  cesse  d'avoir  une  valeur  positive,  s'il  est 
seulement  l'expression  d'im  mouvement  de  sensibiUté. 
Car  il  ne  sufl&t  pas  de  haïr  ;  il  faut  trouver  pour  notre  haine 
comme  pour  notre  amour  des  raisons  entières  et  durables. 
Il  serait  vain  de  regretter  tout  échange.  Mieux  vaut 
rechercher  le  sens  de  l'échange  et  s'appUquer  à  discerner 
dans  les  influences  de  pays  à  pays  toutes  les  ganmies  et 
les  nuances  qui  s'y  trouvent. 

L'échange  est  nécessaire.  Il  secoue  et  rénove.  La  con- 
frontation de  l'expérience  que  nous  vivons  avec  celle  que 
les  autres  peuples  sont  en  train  de  vivre,  fait  que  nous  ne 
demeurons  pas  les  esclaves  d'habitudes  acquises.  Sans  le 
va-et-vient  des  idées,  la  vie  se  retirerait  de  nous.  Et  l'esprit 
critique  assure  la  continuité  d'une  vie  spirituelle  toujours 
changeante  à  la  surface  en  ne  demandant  aux  suggestions 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  647 

étrangères  qu'un  prétexte  pour  se  mieux  connaître  et 
rejoindre  ses  traditions  véritables.  Il  se  passionne,  il  se 
prête  à  tous  les  mouvements  d'enthousiasme,  il  a  toutes 
les  curiosités.  Mais  jamais  son  admiration  n*est  entière. 
La  vigueur  de  ses  instincts,  la  force  avec  laquelle  ses 
tendances  s'expriment  le  défendent  des  émotions  fugitives 
et  superficielles.  Celui-là  seul  redoute  l'échange  qui  craint 
de  ne  pouvoir  réagir.  L'appréhender,  c'est  déjà  douter  un 
peu  de  soi-même,  c'est  sentir  la  misère  de  sa  personnalité. 

Car,  dès  que  l'homme  est  trop  faible  pour  laisser  la 
marque  de  sa  pensée  empreinte  sur  les  choses,  les  idées 
se  désagrègent.  Leur  signification  objective,  impersonnelle 
se  dissipe.  Elles  se  métamorphosent  et  ne  sont  plus  que 
cristallisation  de  tendances,  expression  indécise  d'images 
et  de  désirs.  Elles  engourdissent  l'intelhgence,  envahissent 
l'être  devenu  trop  plastique  et  s'emparent  de  la  sensibilité 
surprise.  Il  n'y  a  plus  échange,  mais  substitution. 

Cette  distinction  jette  sur  l'influence  allemande  un 
jour  nouveau.  Il  n'y  a  ni  à  s'étonner  ni  à  s'inquiéter  si, 
dans  l'ordre  scientifique  et  philosophique,  des  idées  alle- 
mandes ont  pu  attirer  notre  attention,  puisque  la  pensée 
allemande  participait,  jusqu'en  1914,  de  la  pensée  euro- 
péenne. Mais  on  peut  se  demander  si,  à  la  faveur  et  sous 
le  couvert  d'idées  qui  ont  une  portée  internationale,  la 
sensibihté  allemande,  demeurée  profondément  nationale, 
n'a  pas  introduit  en  France  une  manière  nouvelle  de 
sentir  que  nous  avons  crue  naturelle  et  autochtone.  On 
peut  se  demander  si  la  sensibihté  allemande  n'a  pas  été 
un  des  agents  les  plus  directs  de  la  désorganisation  intel- 
lectuelle entreprise  en  France  par  la  philosophie  du  senti- 
ment. 


648  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


.% 


Sous  le  mouvement  qui  transforme  l'Allemagne  à  la 
fin  du  XVIII6  siècle  et  au  début  du  xix®,  qui  traverse  la 
religion,  la  philosophie  et  l'art,  c'est  l'esprit  allemand  qui 
secoue  la  tutelle  où  le  tenaient  notre  politesse  et  nos  lettres 
et  donne  libre  cours  à  sa  sensibilité.  Il  révèle,  comme  Faust, 
«  un  cœur  d'enfant  et  un  esprit  séculaire  ».  Son  émotion 
devant  la  vie  l'enchante,  tant  elle  paraît  neuve  ;  car  il  est 
sans  souvenirs.  Il  ne  sait  qu'imaginer  son  passé  et  pro- 
jette sur  le  présent  ses  aspirations  confuses.  Alors  une 
réalité  seconde  se  dévoile.  A  l'appel  des  poètes  tout  un 
monde  caché  et  invisible  qui  sommeillait  dans  l'œuvre 
d'Albrecht  Durer,  qui  chuchotait  à  travers  les  légendes 
ancestrales,  se  reprend  à  vivre.  Les  cosmogonies  renaissent. 
Dans  la  nature  célébrée  jadis  par  Jacob  Bôhme,  tout 
devient  étrange  et  prend  un  sens  mystique.  Novalis  épie 
au  fond  de  l'être  humain  l'action  sourde  de  forces  insoup- 
çonnées. La  sensualité  rêve  avec  Schumann  au  jardin  de 
Marguerite.  L'ivresse  lourde  et  la  joie  triste  des  foules 
traversent  les  symphonies  de  Beethoven  comme  ime 
supplication.  Partout  l'imagination  se  joue.  Toujours 
créatrice,  elle  ignore  la  saveur  des  plénitudes  et  jamais 
elle  ne  souhaite  arrêter  la  minute  qui  passe. 

Telle  est  la  sensibiUté  allemande.  Tout  en  elle  traduit 
le  trouble,  l'inquiétude  violente,  le  désir  de  vivre  insatis- 
fait. On  sent  ses  rehgieux,  ses  musiciens,  ses  philosophes 
à  la  poursuite  de  la  vie.  Mais  elle  est  impétueuse  et 
brutale  ;  c'est  ime  chasse  plutôt  qu'une  recherche.  La  vie 
se  dérobe.  Ils  voudraient  l'enserrer,  la  contenir  dans  un 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  649 

mouvement  du  cœur,  dans  un  thème  ou  dans  une  formule, 
car  ils  croient  encore  à  la  puissance  magique  des  formules. 
Ils  apprêtent  un  piège  dialectique.  La  vie  mobile  et 
fuyante  contourne  les  appareils  formidables  de  mots, 
sans  laisser  d'elle  davantage  qu'un  reflet.  Ils  essaient 
alors  de  l'imiter  ;  ils  se  veulent  multiples  et  universels 
conmie  elle.  Ne  voyant  plus  dans  le  réel  que  conflits,  con- 
tradictions, antagonismes,  ils  demandent  à  l'imagination 
distendue  le  secret  des  métamorphoses.  Le  même  mouve- 
ment d'idéalisme  traverse  Hegel,  Fichte,  Schelling  et 
Wagner.  Ils  n'ont  jamais  su  trouver  la  forme  harmonieuse 
et  aimée  en  qui  la  vie  suspendue  s'épanouit  et  s'achève. 
Leur  métaphysique  ne  trahit  qu'un  mauvais  esprit  de 
révolte  et  leur  inquiétude  ne  s'apaise  que  dans  un  rêve 
d'orgueil  mystique.  Ils  ne  savent  que  l'art  de  rêver. 

Cet  esprit  s'introduit  en  France,  au  lendemain  de 
l'aventure  impériale,  lorsqu'il  ne  reste,  avec  l'amertume 
du  souvenir  qu'un  vide  de  l'âme.  Au  sein  d'une  dissolution 
générale  où  rien  d'autre  ne  subsiste  que  des  cadres  admi- 
nistratifs, on  attend  de  la  Sainte  Alliance  un  roi  et  un 
régime  mental.  L'invasion  de  1815  permet  une  invasion 
plus  subtile,  plus  complexe,  plus  tenace.  La  sensibilité 
nouvelle  s'empare  des  esprits,  qui  combine  étrangement 
le  réalisme  des  buts  poUtiques  et  le  mysticisme.  Les 
éléments  empruntés  à  la  civiHsation  française  s'y  recon- 
naissent encore  assez  pour  qu'elle  ait  comme  un  air  de 
parenté  avec  l'esprit  français.  Mais  sa  violence  naturelle 
la  rend  dominatrice.  Exploitant  la  réprobation  morale 
qu'inspire  l'irréligion  du  xviii®  siècle  et  la  crainte  qu'ins- 
pirent les  idées  révolutionnaires,  elle  conquiert  la  pensée 
française.  Et  le  mouvement  d'enthousiasme  qui  anime 


650  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  jeunesse  de  Cousin  et  qui  pouvait  être  le  prélude  d'une 
Renaissance  dévie,  tourne  court  et  s'achève  en  une  Res- 
tauration. 

C'est  un  courant  de  poésie  et  de  lyrisme  à  la  fois 
mystique  et  social  qui  s'insinue  et  pénètre  dans  le 
domaine  de  l'art  et  de  la  philosophie.  L'esprit  de  l'école 
romantique  et  l'idéalisme  postkantien  agissent  confusé- 
ment sans  susciter  d'imitation  précise.  Aussi  n'éveillent-ils 
pas  l'attention  et  ne  rencontrent-ils  de  résistance  que 
chez  Stendhal.  Ce  que  nous  retenons  des  contacts  brefs 
et  des  voyages,  c'est  une  ambiance  imprécise  faite  d'images 
plus  encore  que  d'idées.  Nous  apprenons  à  rêver  ;  et  la 
rêverie  allemande  nous  repose  des  élans  passionnés  et  de 
la  nostalgie  où  nous  venions  de  nous  complaire.  Sous  son 
charme,  la  sensibilité  se  Hbère  de  toutes  les  disciplines, 
conquête  patiente  d'une  vie  intérieure  qui  se  veut  har- 
monieuse et  étabUt  entre  toutes  les  puissances  de  l'être 
une  hiérarchie.  L'imagination  prend  la  clef  des  champs 
et  vagabonde. 

Mais  les  artistes  de  1830  sont  trop  proches  de  la  vie  de 
sensation  et  souvent  d'une  ingéniosité  trop  subtile  pour 
que  le  tourment  métaphysique  s'empare  d'eux  et  les 
tristesses  sans  cause.  L'originalité  de  leur  nature  les 
rend  assimilateurs  ;  mais  leur  fantaisie  les  défend  du 
mysticisme.  Ils  admettent  qu'ime  manière  nouvelle  de 
sentir  s'incorpore  à  notre  sensibiUté  et  l'enrichisse,  mais 
seulement  au  prix  de  sa  sujétion.  Et  le  romantisme  alle- 
mand, contenu  dans  l'art,  ne  réussit  à  s'emparer  que  du 
domaine  spéculatif. 

Le  discrédit  où  sont  tombées  la  science,  l'analyse  et 
l'expérimentation,  qui  ont  partie  liée  avec  le  scepticisme 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  651 

du  siècle  précédent,  facilite  sa  besogne.  L'éducation  scien- 
tifique dispardt  presque  complètement  et  fait  place  à 
l'à-peu-près  facile  et  brillant  de  l'éducation  littéraire. 
Devant  les  choses,  les  idées,  la  pensée  n'analyse  ni  ne 
regarde  ;  elle  se  laisse  envahir  par  l'émotion  immédiate. 
L'atmosphère  qui  se  dégage,  une  impression  fugitive, 
un  mouvement  instinctif  la  contentent.  L'émotion  confuse 
et  amorphe  est  une  possibiUté  indéfinie  de  sensations; 
au  gré  des  suggestions,  elle  se  prête  à  toutes  les  métamor- 
phoses. Le  jeu  des  af&nités  se  substitue  à  la  logique.  Les 
idées  cessent  d'avoir  ime  valeur  en  elles-mêmes,  toute 
certitude  étant  sentimentale.  La  recherche  des  causes 
à  la  manière  du  savant  est  abandonnée  pour  la  poursuite 
d'analogies  mystérieuses.  Car  le  monde  entier,  vaste 
poème,  se  modèle  sur  les  données  intimes.  La  sym- 
pathie, l'intuition  sont  élevées  au  rang  de  méthode. 
Philosophie  et  poésie  se  confondent.  Et  le  sentiment,  dans 
les  hmites  de  l'expérience  individuelle,  devient  source 
de  vérité. 

Ainsi  la  prépondérance  d'une  sensibilité  trouble  cor- 
rode la  pensée  et  entraîne  une  modification  profonde  dans 
l'attitude  spéculative  traditionnelle.  Il  naît,  dans  l'école 
de  Cousin,  un  mouvement  ambigu  et  opportimiste,  le 
spirituahsme.  Celui-ci  se  colore  diversement,  suivant  les 
tempéraments,  les  modes  et  le  jeu  des  influences.  Il  revêt 
successivement  toutes  les  formes.  Parfois  même,  telle  de 
ses  manifestations  paraît  assez  orginale  pour  laisser 
croire  à  un  renouvellement  et  à  un  travail  véritable  de 
la  pensée.  Et  pourtant,  lorsque  tombe  le  vêtement  un 
peu  flottant  dans  lequel  il  s'enrobe,  il  ne  demeure  de  lui 
que  quelques  croyances  traditionnelles  et  quelques  dogmes. 


^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  que,  sous  la  Restauration,  les  besoins  philosophiques 
se  confondent  avec  les  besoins  religieux.  La  pensée  ne 
tend  qu'à  rendre  plus  fermes  et  plus  assurées  les  croyances. 
Dieu  et  l'immortalité  de  l'âme  demeurent  les  questions 
primordiales.  Mais  on  a  tenu  à  substituer  à  la  discussion 
des  dogmes  théologiques,  qui  exige,  somme  toute,  une 
dialectique  serrée  et  de  l'esprit  de  suite,  le  témoignage 
infaillible  de  la  conscience  morale.  D'ailleurs,  le  goût  du 
schisme  est  assez  prononcé;  la  morale  règne;  la  raison 
pratique  l'emporte  sur  la  raison  spéculative.  Et  la  science 
est  lettre  morte  sans  l'esprit  métaphysique  dont  les  for- 
mules donnent,  comme  autant  d'opérations  magiques  et 
hermétiques,  le  secret  des  choses  et  du  monde. 

Et  l'œuvre  de  la  Restauration  se  prolonge  sous  la 
Monarchie  de  Juillet.  L'action  d'une  classe  bourgeoise 
prospère  et  détentrice  du  pouvoir  amène  la  pensée  à 
composition  sous  couleur  de  libéralisme.  Balzac,  son 
peintre,  n'a  pas  l'ironie  d'Henri  Monnier  ;  les  philosophes, 
sous  peine  d'être  notés  de  «  matérialisme  »,  deviennent  des 
directeurs  de  conscience  encore  plus  accommodants  que 
les  jésuites.  Le  spiritualisme  cesse  alors  d'être  le  grand 
système  que  Malebranche  et  Maine  de  Biran  ont  pu  conce- 
voir. «  Par  l'éloquence  de  la  parole,  le  concours  de  la 
théologie  chrétienne,  la  propagation  de  l'enseignement 
classique,  il  devient  une  sorte  d'institution  sociale  ^.  »  Il 
sert  la  poUtique  qui  s'efforce  de  capter  les  idées  révolu- 
tionnaires pour  leur  interdire  l'avenir.  Il  se  retourne  à  la 
fois  contre  les  doctrinaires  et  contre  Auguste  Comte  qui 
renoue,  par  l'entremise  des  idéologues  et  des  médecins, 

I.  Vacherot,  La  situation  philosophique  en  France  {Revue  des 
Deux  Mondes,  juin  1868). 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  653 

avec  le  xvni®  siècle.  Il  profite  de  toutes  les  confusions' 
de  toutes  les  ignorances  ;  il  entraîne  après  soi  toutes  les 
forces  conservatrices.  Il  va  chercher  loin  de  la  tradition 
française,  dans  la  religiosité  allemande  semi-catholique 
et  semi-protestante  et  dans  le  romantisme  de  Schelling, 
ses  thèmes  et  ses  prétextes.  Ayant  la  vitalité  des  courants 
qui  servent  les  intérêts  des  groupes,  il  survit  aux  journées 
révolutionnaires  de  1848,  à  la  proscription  impériale  qui 
bâillonne  l'Université  de  1852  à  1864  ;  et  il  réapparaît 
poiu:  empnmter  à  Ravaisson  le  prestige  de  son  talent  1. 
Même  après  1870,  bien  des  intelligences  ne  réussissent  pas 
à  s'en  affranchir.  Par  son  intermédiaire,  elles  se  mettent 
à  l'école  de  la  philosophie  allemande.  Et,  là-bas,  elles  ne 
pressentent  ni  ne  discernent  le  développement  du  machi- 
nisme, les  appHcations  techniques  de  la  science,  l'accroisse- 
ment constant  des  exportations  commerciales,  le  besoin 
de  débouchés  nouveaux,  la  naissance  d'une  politique 
mondiale  menaçant  l'équihbre  européen.  De  tout  ce 
travail  qui  inquiète  Nietzsche  et  qui  transforme  la  pensée 
elles  ne  devinent  rien.  Méphistophélès  les  guide  toujours 
à  travers  l'Allemagne. 

De  la  sorte  (et  jusqu'en  1914),  la  philosophie  est 
devenue  trop  souvent  une  manière  d'art  quand  elle  n'est 
pas  une  théologie  bâtarde.  La  religiosité,  le  moralisme, 
le  mysticisme  sont  les  qualités  auxquelles  se  reconnaît 
un  «  esprit  philosophique  ».  Tout  est  vu  sous  l'espèce 
du  bien  et  sous  l'espèce  du  beau.  Les  penseurs  allemands 
nous  fournissent  les  types.  Faust,  qui  n'avait  fait 
que  visiter  BerHoz  et  Delacroix,   s'installe  à  demeure 

I.  Cf  notre  article  sur  La  Doctrine  de  Ravaisson  et  la  Pensée 
moderne   {Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mai-juin  191 9). 


654  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chez  les  philosophes.  On  le  consulte;  il  rend  en  vers 
ses  oracles.  Goethe  ne  sait-il  pas  toutes  les  raisons  de 
vivre,  comme  Kant  sait  toutes  les  raisons  d'être  moral  et 
toutes  les  bonnes  raisons  que  nous  avons  de  croire  à  la 
fusion  posthume  du  bonheur  et  de  la  vertu.  Schelling 
épèle  les  secrets  de  la  nature,  révélation  vivante.  Le 
cathoUcisme  de  l'école  de  Munich  neutralise  heureu- 
sement le  piétisme  de  Kœnigsberg  et  le  protestantisme 
d'Iéna. 

Aussi  n'y  a-t-il  pas  place  pour  notre  passé  :  le  spiritua- 
lisme supprime  le  xviii®  siècle  et  annihile  l'expérience  d'un 
peuple.  Il  appauvrit  l'histoire  et  la  rabaisse  à  la  mesure 
de  ses  intérêts  et  de  ses  scrupules.  Il  oublie  que  Kant  a 
été  influencé  par  Rousseau  et  il  le  faut  bien  pour  taire 
l'originalité  des  Confessions,  modèle  lucide  et  si  peu  roman- 
tique d'analyse  psychologique.  Il  oublie  que  Gk)ethe  con- 
naissait très  bien  Diderot.  Il  oublie  que  Schopenhauer 
et  Nietzsche  se  sont  nourris  de  nos  moralistes,  qu'ils 
ont  aimé  nos  correspondances  et  nos  mémoires  ;  autre- 
ment il  eût  fallu  reconnaître  que,  même  au  grand  siècle, 
les  Français  ont  été  des  observateurs  des  mœurs  indulgents 
ou  passionnés.  Il  oublie  d'Alembert  et  Condorcet.  Il 
oubUe  que  Voltaire,  Condillac,  Destutt  de  Tracy  et  Cabanis 
ont  posé  les  fondements  d'une  philosophie  de  la  sensibilité  ; 
que,  même  pendant  la  Révolution,  il  y  eut  un  mouvement 
d'idées  traqué  par  l'Empire,  étouffé  par  la  Restauration.  Il 
fallait  bien  créer  la  légende  de  l'athéisme  et  du  sensua 
lisme  du  xviiie  siècle.  La  France  devient  alors  un  pays 
affaibli  par  de  longues  secousses  poHtiques,  sans  sève 
intellectuelle,  qui  doit  sa  vie  aux  révélations  venues 
d'Allemagne  et  d'Alexandrie.  Tout  au  plus  est-elle  la 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  655 

patrie  d'un  Descartes  mystique  et  halluciné,  d'un 
Pascal,  génie  scientifique  pris  au  piège  du  doute  et  se  débat- 
tant dans  les  rets  de  Port-Royal.  Un  vent  de  piétisme 
souffle.  Une  dialectique  morose  place  devant  l'initiative 
et  l'expansion  humaine  l'image  du  péché.  Sur  le  monde 
entier,  sur  les  êtres  et  les  choses  qui  réjouissent  l'artiste, 
elle  répand  une  atmosphère  de  contrition.  Naïvement 
insincère,  tourmentée  par  la  passion  morale,  elle  se  pare 
du  devoir  pour  masquer  sa  confusion.  Sans  spontanéité, 
sans  fantaisie  et  sans  amour,  elle  est  mauvaise  ouvrière  de 
vie. 

A  travers  le  siècle,  un  certain  nombre  d'esprits, 
obéissant  à  des  considérations  pratiques  plutôt  qu'à  des 
exigences  spéculatives,  se  sont  donc  laissé  séduire  par  la 
sensibilité  allemande.  Ils  ont  introduit  l'esprit  métaphy- 
sique. La  dissociation  de  la  sensibilité  et  de  l'intelligence,  la 
prééminence  de  la  sensibilité,  la  confusion  dans  les  idées, 
qui  s'ensuivirent,  coïncidèrent  avec  une  méconnaissance 
de  l'esprit  français.  Replacé  dans  l'histoire  des  idées,  le 
spiritualisme  n'a  ni  l'ampleur  ni  l'importance  qu'on  lui 
prête.  Il  ne  saurait  mettre  en  cause  la  valeur  de  l'intelli- 
gence. Le  mouvement  intellectuel  et  scientifique,  les 
modifications  sociales,  les  événements  historiques  autour 
de  lui  ont  transformé  le  monde.  Maintenant,  à  son  réveil, 
il  éprouve  une  stupeur  douloureuse  et  s'étonne  de  voir 
Wundt  revendiquer  avec  âpreté  Leibniz,  philosophe 
allemand.  Les  discours  de  Pangloss  ne  nous  avaient-ils 
pas  mis  au  fait  ?  Et  serions-nous  si  surpris  aujourd'hui 
si  Candide  était,  par  hasard,  devenu  un  livre  clas- 
sique ? 


656  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Cependant  la  France  véritable  est  ailleurs.  Parler  de 
qualités  de  race,  de  l'esprit  gaulois  et  du  génie  latin  c'est 
encore  presque  n'en  rien  dire,  tant  le  concours  des  cir- 
constances qui  nous  ont  créés  est  multiple.  Mais,  dès  qu'on 
cesse  de  prêter  à  la  culture  une  finalité  singulière,  pour  y 
voir  seulement  une  image  et  comme  un  reflet  de  la  vie, 
surgit  notre  peuple.  Il  suffit  de  se  déprendre  des  admira- 
tions de  collège  qui  font  tenir  dans  la  préciosité  alexandrine 
de  Virgile,  dans  l'épicurisme  trop  relâché  d'Horace  et 
même  dans  la  correction  froide  de  Racine  tous  les  mouve- 
ments du  cœur  himaain.  Seul  le  commerce  assidu  de  nos 
artistes,  de  nos  savants,  de  nos  philosophes,  s'unissant 
au  goût  pour  les  campagnes  françaises,  révèle  la  sensibilité 
frémissante  de  la  nation. 

Cette  force  nouvelle  que  l'Allemagne  venait  de  découvrir 
et  dont  on  s'est  entretenu  mystérieusement  au  xix^  siècle, 
il  y  a  beau  temps  que  nous  en  avons  approfondi  le  secret 
et  que  nous  avons  su  en  dominer  la  violence  par  une  maî- 
trise constante  de  nous-mêmes.  Notre  civilisation  n'est 
pas  d'un  jour.  Tant  de  générations  courbées  sur  les  terres 
du  Valois  et  de  l'Ile-de-France  ont  vécu  le  drame  de  la 
vie  et  jeté  dans  le  brasier  leurs  joies  et  leurs  souffrances, 
que  notre  image  se  coule  en  un  alliage  toujours  plus 
riche.  L'être  a  acquis  peu  à  peu  une  finesse  nerveuse  et 
une  sensibilité  pénétrante.  Lentement  il  a  conquis  sa 
personnalité  ;  il  est  parvenu  à  vivre  d'une  vie  propre  et 
à  mêler  au  chœur  des  grandes  émotions  collectives  le 
chant  encore  tremblant  des  émotions  personnelles.  Sans 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  657 

désapprendre  de  pleurer  et  de  rire,  il  a  appris  la  mesure 
dans  l'expression  des  sentiments.  Jamais  il  ne  s'abandonne 
à  l'ivresse  de  sentir.  C'est  qu'un  plaisir  d'intelligence 
rend  plus  intense  encore  son  émotion.  Il  sait  le  prix 
des  mouvements  spontanés  ;  mais  il  n'a  jamais  douté 
que  la  pensée  qui  les  arrête  au  passage  et  les  retient  en- 
closes dans  une  forme  durable  n'ajoute  encore  à  leur 
prix.  Il  va  même  parfois  jusqu'à  rougir  d'être  ému  ;  et 
l'ironie  légère  fuse  instinctivement,  comme  une  défense. 

Car  l'esprit  français  n'est  ni  très  sensuel  ni  très  mystique. 
Il  ignore  la  sensualité  inquiète,  énigmatique  et  pesante 
des  pays  protestants.  Amoureux  des  lignes,  des  couleurs 
et  des  formes,  il  goûte  dans  les  sensations  une  joie  pure 
et  subtile.  Il  est  trop  mobile  pour  être  sentimental.  Il  y 
a  en  lui  un  besoin  de  précision  et  de  netteté  par  quoi  il 
répugne,  jusque  dans  sa  musique  même,  qui  est  musique 
de  danse,  aux  inquiétudes  prolongées.  Pour  lui  le  monde 
extérieur  existe.  Et,  comme  il  est  curieux,  le  spectacle 
des  choses  l'empêche  de  méditer  trop  longtemps  et  de  se 
perdre  dans  la  contemplation  mystique  du  moi.  Il  ignore 
le  tourment  de  l'infini,  car  il  sait  que  là  où  sont  les  raisons 
véritables  de  vivre  est  aussi  la  joie  de  vivre.  Sa  tristesse 
est  dans  la  nostalgie,  dans  le  regret  des  horizons  accou- 
tumés. Depuis  Ronsard,  son  lyrisme  intérieur  et  sans 
fièvre  dit  la  fluctuation  des  désirs  précis  et  le  retour 
des  saisons. 

Aussi  il  est  bien  vrai  que  notre  goût  «  s'étend  tout  autant 
que  notre  intelligence  et  il  est  difîicile  qu'il  passe  au 
delà  ».  Y  a-t-il  lieu  de  le  regretter  ou  n'est-ce  pas  plutôt 
notre  privilège  ?  La  France,  où  convergent  les  mouve- 
ments européens,  a  toujours  évité  la  consomption  des 

42 


658  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nations  qui  s'isolent,  ne  vivent  que  de  souvenirs  et  fouil- 
lent un  passé  mort.  Sachant  que  la  vie  spirituelle  est 
dans  l'échange,  elle  a  accueiUi  toutes  les  idées,  sûre 
d'elle-même  :  sa  fantaisie,  son  esprit,  le  sentiment  du 
ridicule,  qu'elle  a  très  vif,  constituent  sa  sauvegarde. 
Elle  refuse  de  suivre  l'engouement  des  classes  oisives 
qui  mettent  indifféremment  à  la  mode  un  costume  ou 
une  nuance  de  sentiment.  Assez  artiste  pour  ne  rien 
mépriser,  elle  détient  le  secret  des  transpositions.  Le 
tumulte  des  désirs  peut  monter  des  cours  italiennes  avec 
une  rumeur  de  fête  et  un  parfimi  d'aventure,  elle  en 
fait  des  châteaux  en  Touraine.  Quand  les  idées  anglaises 
affluent,  elle  les  discute  avec  passion.  Mais  l'inquiétude 
métaphysique  exaspérée  par  la  vie  triste  des  petites 
villes  d'Allemagne  du  Nord  s'insinue-t-elle  ;  son  rire  la 
dissipe  et  son  sens  exact  des  choses.  Sans  doute,  il  y  eut 
parfois  imitation  servile  et  non  adaptation  véritable. 
L'action  de  l'ItaUe  sur  nos  peintres,  de  la  Grèce  sur  nos 
sculpteurs,  de  la  pensée  dite  classique  sur  nos  écrivains, 
de  l'Allemagne  sur  nos  philosophes  fut  telle.  Elle  est  sur- 
venue toutes  les  fois  qu'im  doute  de  soi-même  ou  ime 
défaillance  passagère  permettait  le  jeu  fie  sentiments 
factices.  Mais  ces  accidents  sont  négUgeables.  Aucim 
académisme  n'a  jamais  rallié  l'imanimité  des  esprits. 
Les  mouvements  conventionnels  ont  toujours  été  le 
fait  de  groupes  qui  doivent  à  des  circonstances  imprévues 
un  prestige  usurpé  et  qui  agonisent  d'une  mort  lente  à 
l'écart  des  courants  nationaux.  Eux  seuls  portent  en  eux 
tout  l'avenir,  d'eux  seuls  jaiUit,  impétueuse  comme  une 
force  élémentaire,  notre  volonté  profonde. 
Et  cette  volonté  est  de  comprendre.  Notre  pensée 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  659 

s'est  tournée  vers  l'étranger  quand  elle  avait  besoin  de 
distraction  et  de  détente.  Elle  a  caressé  les  robes  espagnoles 
comme  elle  s'est  promenée  dans  les  jardins  d'imagination, 
au  clair  de  lune,  par  manière  de  jeu.  Elle  savait  que  pour 
bien  penser  il  faut  être  un  peu  poète  ;  mais  elle  savait 
aussi  que  toute  poésie  est  intime.  Elle  semblait  avoir 
des  fantaisies  et  des  caprices.  A  regarder  penser  et  sentir 
les  autres,  elle  assistait  à  sa  naissance  véritable.  Sous 
son  instabilité  apparente,  sous  le  jeu  des  influences,  sous 
son  cosmopolitisme  même,  il  y  a  élargissement,  enrichisse- 
ment et  suprématie  de  la  sensibilité  française.  Elle  a  voulu 
pénétrer  l'homme. 

Notre  pensée  doit  à  cette  aUiance  singulière  de  la  sensi- 
bihté  et  de  l'inteUigence  autant  qu'à  son  indépendance 
d'avoir  toujours  été  une  réflexion  sur  l'activité  humaine 
contemplée  avec  sympathie.  Par  là,  elle  prolonge  la 
tradition  hellénique.  Plus  proche  de  la  nature,  plus  immé- 
diate, plus  sensuelle,  la  Grèce,  quand  on  la  dégage  des 
subtihtés  orientales  qui  s'entrelacent  dans  les  dialogues 
de  Platon  comme  des  arabesques  intellectuelles,  c'est  le 
culte  de  l'animal  humain  plutôt  que  le  culte  de  l'homme. 
La  France  est  infiniment  plus  complexe.  Elle  a  traversé 
le  christianisme,  puis  la  science.  Elle  a  découvert  la 
valeur  active  de  l'idée  vraie,  après  avoir  découvert  la 
valeur  active  de  la  croyance.  Elle  a  reconnu  dans  l'art  et 
la  science,  dont  les  valeurs  constituent  le  monde  spirituel, 
les  formes  de  vie  les  plus  hautes.  Créatrice,  elle  a  sculpté 
ses  rêves  et  prêté  à  ses  désirs  la  magie  des  couleurs  et  des 
mots.  Morahste,  elle  a  suivi  le  mouvement  des  conditions 
sociales  et  le  développement  des  mœurs.  Soucieuse  du 
détail,  elle  a  su  ne  pas  trop  s'y  complaire  ;  il  y  a  en  elle 


660  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

un  dogmatisme,  un  besoin  voilé  de  donner  des  directions 
qui  sont  signe  de  force  et  affirmation  de  soi.  Elle  redoute 
la  fausse  gravité  des  métaphysiciens,  car  elle  excelle  dans 
Tessai  où  se  rejoignent  tout  simplement,  tout  imiment 
la  spéculation  et  l'action,  la  réflexion  et  la  vie.  Sa  science 
faite  de  sagesse  ne  saurait  tenir  dans  des  formules  ni  rece- 
voir de  développement  dialectique  ;  elle  est  un  humanisme 
fécondé  par  la  rencontre  des  événements  et  des  caractères. 

Ainsi,  peu  à  peu,  s'est  modelé  le  visage  de  l'homme. 
Au  type  latin  fruste  et  taillé  tout  d'une  pièce,  tenace, 
endurci  et  n'ayant  qu'une  entente  limitée  des  choses, 
s'est  substitué  un  tyipe  plus  riche.  Les  esquisses  en  sont 
nombreuses  ;  nous  nous  sommes  repris  à  plusieurs  fois  pour 
nous  parfaire,  car  nous  nous  sommes  sentis  toujours 
plus  divers  et  plus  multiples.  Mais,  plusieurs  fois,  la  société 
française  a  connu  des  époques  de  quiétude.  Elle  a  vécu 
son  présent  pleinement,  sans  regret  du  passé  et  sans 
grand  souci  d'imaginer  l'avenir.  Elle  a  réalisé  une  fusion 
complète  de  la  culture  et  des  mœurs.  Si  elle  a  compris 
que,  sans  la  science  de  l'homme,  la  science  des  mœurs 
serait  vaine,  elle  n'a  jamais  ignoré  que,  sans  disciphne, 
la  science  de  l'homme  serait  un  moyen  assez  médiocre 
de  parvenir.  Elle  a  regardé  la  vie  à  hauteur  d'homme,  sans 
illusion,  avec  clairvoyance.  Et  lorsque  sa  sincérité  et  sa 
lucidité  lui  ont  fait  un  devoir  d'écarter  des  raisons  de 
vivre  périmées,  il  est  resté  à  ceux  qui  sont  allés  au  delà 
des  croyances  un  optimisme  intellectuel. 

A  travers  toute  son  histoire,  la  pensée  française  est  art 
de  vivre,  science  du  bonheur,  disciphne  vivante.  La 
continuité  de  son  œuvre  dans  tous  les  domaines  révèle 
moins  ime  nation  classique  que  la  nation  humaine. 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  66l 


* 


Si  cet  esprit  à  des  racines  profondes,  un  siècle  de  roman- 
tisme suffit-il  pour  détruire  cette  attitude  atavique, 
instinctive  que  nous  avons  devant  la  vie  et  qui  est  riche 
de  tant  de  souvenirs  ?  L'anarchie  sentimentale  a-t-elle 
pu  tuer  en  nous  la  sensibilité  artistique,  l'émotion  intel- 
lectuelle, l'inteUigence  critique  ? 

De  fait,  il  semble  bien  à  première  vue  qu'avec  le 
xix^  siècle  une  expérience  nouvelle  commence  où  notre 
passé  n'a  point  de  part.  Elle  se  présente  comme  une  réaction 
unanime  contre  l'esprit  du  xviii^  siècle.  Mais  c'est  que  sa 
stériHté  de  sentiment  et  sa  souplesse  morale  ont  acquis 
au  spiritualisme  les  sympathies  de  l'opinion.  Son  inertie, 
son  art  de  durer  lui  suffisent  qui  le  dispensent  de  conquérir 
les  esprits  à  l'aide  du  vrai.  Disposant  des  pouvoirs  officiels, 
de  l'enseignement,  de  la  critique,  il  laisse  tomber  sur  le 
passé  le  voile  du  silence  ;  contre  son  époque  il  n'use  que 
de  polémique.  Aussi  le  jugement  qu'il  porte  sur  un  siècle 
dont  il  ne  représente  pas  l'esprit  est  sujet  à  caution  et 
révisible.  Il  faut  rejoindre  les  forces  vives  qu'il  a  cru 
pouvoir  écarter  sans  se  mesurer  avec  elles  et  qui  sortaient 
de  notre  passé. 

La  Révolution  a  généralement  capté  l'attention  de  l'his- 
torien. Elle  n'est  pourtant  que  l'épisode  poUtique  d'une 
épopée  industrielle.  Dès  le  xviii®  siècle,  une  révo- 
lution économique  liée  au  développement  des  sciences 
se  prépare.  Les  conditions  nouvelles  du  travail  humain, 
de  l'échange,  de  la  circulation  des  richesses,  devinées  par 
les  encyclopédistes,   entraînent  des  modifications  dans 


662  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  physionomie  des  groupes.  Un  régime  croule  ;  des  cadres 
sociaux  éclatent  ;  une  force  anonyme  surgit,  inorganique 
et  instable.  Ses  souffrances  et  son  absence  de  loisirs  la 
maintiennent  longtemps  dans  im  état  d'enfance.  Impul- 
sive, elle  croit  à  des  lendemains  meilleurs.  Elle  passerait 
presque  inaperçue  si  ses  sectes  mystiques  et  ses  émeutes 
qui  avortent  ne  bouleversaient  l'ordre  moral.  Précipitée 
du  pouvoir  chaque  fois  qu'elle  s'en  approche  et  l'atteint, 
elle  est  incapable  de  s'emparer  de  la  pensée  et  de  formuler 
clairement  ses  exigences.  C'est  la  pensée  de  nos  écrivains 
sociaux  et  de  nos  polémistes  qui  doit  aller  à  elle  pour 
discerner,  dans  les  masses  populaires,  la  vitalité  et  la 
promesse  ardente  des  êtres  jeunes  à  qui  l'avenir  est  dévolu. 
Tandis  que  certains  esprits  connaissent  successivement 
toutes  les  inquiétudes  et  se  prennent  à  rêver,  d'autres, 
face  à  la  vie,  se  plient  à  la  discipline  française  ou  partagent 
les  enthousiasmes  naissants.  Se  tenant  au-dessus  de  leur 
époque,  là  où  les  passions  mesquines  viennent  mourir, 
où  le  cours  des  événements  n'altère  pas  la  valeur  durable 
de  l'idée,  ils  font  œuvre  de  savant  ou  d'artiste.  Les  savants, 
faisant  justice   des   hypothèses  métaphysiques  puisées 
dans  Stahl,  ScheUing  et  Fichte,  préfèrent  aux  raisonne- 
ments la  pratique  du  laboratoire  ;  aux  vues  d'ensemble, 
les  conclusions  partielles  et  modestes.  Laissant  aux  talents 
peu  doués  le  soin  de  poursuivre  le  beau  moral  et  idéal 
dont   Winckelmann   s'est   fait   l'apôtre,   l'artiste   tente 
d'exprimer  simplement  la  joie  de  la  lumière.  Par  delà 
les  paysagistes  de  Fontainebleau  et  Delacroix,  les  impres- 
sionnistes rejoignent  Watteau,  Chardin  et  Fragonard  en 
même  temps  qu'ils  disent  la  poésie  de  la  vie  moderne. 
Se  dégageant  de  toute  sensibihté  factice,  Stendhal  et 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  663 

Flaubert  poursuivent,  sans  aucune  arrière-pensée  morale, 
avec  la  netteté  d'un  clinicien,  l'exploration  du  cœur 
humain,  cependant  que  le  roman  social  se  constitue  avec 
Zola  qui  les  reconnaît  comme  ses  maîtres.  Taine  reprend 
les  études  psychologiques  au  point  où  les  idéologues  les 
avaient  laissées.  Comte  discerne,  sous  les  fluctuations 
poHtiques,  la  constance  des  forces  sociales  et  tente  d'en 
pénétrer  la  nature. 

Ainsi,  à  la  suite  de  Stendhal,  dispersés  dans  tous  les 
domaines  avec  une  prodigalité  heureuse,  les  libres  esprits 
continuent  à  sentir  et  à  penser  à  la  française.  Ils  demeurent 
en  contact  avec  l'esprit  du  xviii®  siècle.  Suspects  pour 
avoir  lutté  contre  la  paresse  et  l'engourdissement  roman- 
tiques, ils  ont  été  tenus  pour  la  plupart  en  dehors  de  la 
pensée  officielle.  Le  merveilleux  enseignement  qu'ils  appor- 
taient à  la  jeunesse  a  été  méconnu  ;  ils  n'ont  pas  eu  les 
honneurs  du  collège.  Certains  ont  vécu  dans  l'oubli  ; 
d'autres  ont  connu  le  mépris  plus  douloureux  encore  que 
le  silence.  Ils  n'en  avaient  cure.  Ils  ont  consacré  leur  vie 
à  une  œuvre  durable,  sachant  que  le  secret  des  créateurs 
est  dans  la  persévérance  ;  ils  se  consolaient  peut-être 
aussi  en  estimant  avec  Balzac  que  «  les  grands  ouvrages 
font  justice  des  petits  ennemis  ». 

Pourtant,  ils  ont  été  nos  maîtres  véritables.  Parmi  leurs 
contemporains  ils  ont  mieux  senti,  mieux  vu,  mieux 
compris.  Et  ils  ont  aimé  davantage.  Ils  ont  eu  et  donné 
ce  qui  fait  notre  orgueil  :  la  conscience.  Et  ils  ne  sont  pas 
seulement  la  conscience  de  leur  époque  ;  en  eux  l'esprit 
français  se  retrouve.  Il  faut  les  unir  et  les  rapprocher, 
sans  craindre  l'épithète  de  dilettante,  appHquée  aux  esprits 
qui  entendent  dominer  toutes  les  idées,  toutes  les  émotions 


664  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  reconnaissent,  dans  la  diversité  harmonieuse  de  leur 
nature,  une  richesse.  Alors  de  toutes  les  œuvres,  une 
impression  unique  se  dégage  ;  elle  révèle  une  tradition. 
Cette  tradition  n'est  pas  un  dogme  ;  elle  devient  un  fait 
d'expérience. 

Les  œuvres  françaises  ne  sont  que  les  moments  d'un 
seul  effort  critique  poursuivi  à  travers  les  siècles.  Face 
à  la  vie,  la  pensée  souhaite  de  comprendre.  Elle  répugne 
aux  enveloppements,  aux  atténuations,  aux  marches  et 
contre-marches  des  esprits  sans  viriUté.  Elle  veut  l'émotion 
exacte,  la  phrase  précise,  la  décision  directe.  Positive  et 
expérimentale,  elle  bannit  la  sensibiUté  trouble  sans  désa- 
gréger l'émotion.  Car  elle  ne  saurait  se  confondre  avec  la 
«  raison  »  des  métaphysiciens  allemands,  non  plus  qu'avec 
!'«  esprit  »  des  spiritualistes.  Elle  n'est  pas  davantage 
un  art  de  raisonner  suscité  par  un  mauvais  goût  de  logique. 
La  pratique  de  l'art  et  de  la  science,  la  conduite  même 
révèlent  sa  nature,  qui  supposent  également  une  concen- 
tration et  une  collaboration  de  toutes  les  puissances  de 
l'être.  Elles  laissent  deviner  une  fusion  étroite  de  la  sensi- 
biUté et  de  l'inteUigence.  Issue  de  la  vie,  notre  attitude 
est  l'expression  et  comme  l'épanouissement  de  l'être  qui 
voit  clair  en  soi.  Il  a  conquis,  au  prix  d'une  discipline 
constante,  son  unité  ;  par  là,  son  œuvre  aussi  est  une 
conquête.  Tel  est  l'intellectuahsme  français  qui  nous 
défend  de  l'anarchie,  qui  restitue  son  sens  profond  et  sa 
noblesse  à  l'effort  humain  :  présence  d'esprit. 

Mais  à  quoi  bon  évoquer  l'intellectualisme  français  ? 
Des  écrivains  qui  se  sont  découvert  tout  d'un  coup  une 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  665 

âme  sociale  déclaraient  avec  ensemble,  tant  ils  sont  accou- 
tumés à  se  plier  aux  modes,  et  aux  heures  les  plus  cruelles 
de  la  guerre,  que  les  intellectuels  apparaîtraient  après  la 
guerre  comme  «  des  produits  de  luxe  un  peu  démodés  ».  Il 
est  vrai  que  chacun  se  fait  de  l'intellectuahsme  une  con- 
ception à  la  mesure  de  son  esprit.  Il  est  vrai  aussi  que  les 
problèmes  actuels  sont  d'ordre  pratique.  Mais  sont-ce  des 
raisons  suffisantes  pour  que  nous  doutions  de  l'intelligence? 
Ceux  qui  se  sont  tenus  délibérément  à  l'écart  de  la  vie 
moderne  et  qui  faisaient  fonction  de  penser  ne  sauraient 
lui  reprocher  son  aveuglement.  Eux  seuls  ont  méprisé  la 
science  et  ses  méthodes,  méconnu  la  puissance  de  l'indus- 
trie, oublié  que  les  intérêts  économiques  nationaux 
l'emportent  sur  les  considérations  de  parti.  La  philosophie 
du  sentiment  doit  imputer  au  seul  défaut  d'une  discipline 
qu'elle  n'eut  jamais  le  courage  de  se  donner,  son  manque 
de  clairvoyance. 

Sans  doute,  les  conditions  de  la  spéculation  se  trans- 
forment. Les  problèmes  d'école  qui  ont  toujours  conservé 
«  une  mine  paysanne  et  scolastique  »  disparaissent.  Les 
problèmes  véritables  s'infléchissent.  Nous  devons  faire  face 
à  des  réalités  nouvelles.  La  réalité  collective  se  dévoile  dont 
certains  penseurs  avaient  entrepris,  après  Montesquieu, 
l'étude,  malgré  l'opposition  des  spiritualistes  soucieux  de 
défendre  un  individualisme  étroit  et  craignant  de  voir 
une  interprétation  positive  des  mœurs  susciter  une  orien- 
tation nouvelle  de  la  conduite.  La  structure  sociale,  mise 
à  nu  par  des  forces  dévastatrices  longtemps  contenues, 
révèle,  plus  violemment  que  ne  l'ont  fait  les  crises  de 
gouvernement  et  les  crises  économiques,  les  forces  morales 
qui  se  dégagent  des  groupes.  Imperceptiblement,  échap- 


666  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pant  presque  aux  observateurs  les  plus  attentifs,  un  double 
mouvement  de  ségrégation  et  de  coalescence  emporte  les 
sociétés  et  modifie  profondément  la  physionomie  des 
peuples.  Des  forces  meurent.  Des  forces  embryonnaires 
apparaissent.  Des  courants  se  forment  ;  des  idées  nouvelles 
s'ébauchent.  De  tout  cela  autant  que  des  événements 
politiques  est  faite  l'atmosphère  dans  laquelle  nous  vivons. 
C'est  à  cette  réalité  spirituelle  au  moins  autant  qu'aux 
facteurs  matériels  que  nous  avons  affaire  pour  résoudre 
les  problèmes  d'après-guerre. 

En  présence  de  cette  réalité,  une  attitude  expérimentale 
s'impose.  Or  elle  ne  saurait  s'improviser.  Aucun  aspect 
de  la  réalité  ne  s'appréhende,  comme  le  croient  les  philo- 
sophies  paresseuses,  du  dedans  et  par  intuition.  La  signi- 
fication du  milieu  ambiant  qui  souvent  détermine  nos 
actes  ne  se  révèle  pas  immédiatement.  Ce  que  chacun  de 
nous  en  pressent  est  fragmentaire,  enveloppé  d'une 
gangue  affective.  Une  s^iithèse  est  nécessaire  qui  n'est 
l'œuvre  ni  d'un  individu  ni  d'un  jour.  Mais  chacun  peut 
obtenir  le  détachement  de  soi-même  et  soumettre  les 
faits  à  une  investigation  qui  autorise  une  opinion  raisonnée 
et  une  volonté  droite.  On  s'imagine  communément  que 
nous  sommes  tous  égaux  devant  l'expérience.  Or  l'expé- 
rience des  réalités  collectives,  comme  l'expérience  de  la 
vie  intérieure,  exige,  pour  être  féconde,  les  délicatesses, 
les  tâtonnements,  l'impartiaUté  d'une  expérience  scienti- 
fique faite  dans  un  laboratoire.  Elle  exige  la  même  disci- 
phne  intellectuelle.  Se  pher  aux  circonstances,  ne  pas  les 
affronter  pour  en  pénétrer  la  leçon  latente,  c'est  les  subir 
sans  plus.  Trop  de  facilité  à  s'adapter,  trop  de  souplesse 
sont   même  parfois,   autant   que  signe    de    médiocrité 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  667 

morale,  défaut  de  probité  intellectuelle.  Notre  attitude 
actuelle  est  donc  solidaire  d'une  discipline.  Elle  suppose 
cette  présence  d'esprit  et  cette  maîtrise  de  la  sensibilité 
qui  sont  nos  qualités  essentielles. 

Aussi  devons-nous  nous  garder  de  toute  attitude  senti- 
mentale. Sans  doute  nous  sommes  plus  que  jamais  portés 
à  l'émotion  et  sans  direction  véritable.  Les  groupements 
politiques,  prisonniers  des  formules  d'avant-guerre,  de- 
meurent en  face  d'un  monde  qui  se  refait,  insensibles  à 
la  nouveauté  des  choses.  Les  groupements  intellectuels 
témoignent  d'une  inconscience  étrange.  L'opinion  se 
penche  sur  le  cours  capricieux  des  événements  pour  y 
retrouver  le  reflet  de  son  angoisse  et  de  ses  alterna- 
tives irraisonnées.  Mais  cette  crise  est  passagère.  Sous 
la  pression  irrésistible  du  réel,  chaque  jour  une  idée 
toute  faite  se  désagrège  et  nous  nous  rapprochons  de  la 
lucidité.  Nous  devons  laisser  le  retour  progressif  à  la 
vie  logique  s'opérer  normalement,  car  il  n'est  de  convic- 
tion sûre  que  celle  qu'on  acquiert  par  soi-même.  Mais  il 
faut  écarter  l'anti-intellectualisme  d'avant-guerre  qui  ne 
pourrait  que  prolonger  le  divorce  de  la  pensée  critique 
et  de  l'opinion  au  prix  d'influences  étrangères. 

Ce  n'est  pas  que  nous  devions  nous  défendre  de  toute 
influence.  Nous  avons  des  affinités  avec  la  pensée  anglo- 
américaine  :  même  positivité,  même  goût  du  détail  concret 
même  sentiment  de  l'expérience;  dans  notre  passé,  les 
contacts  avec  l'Angleterre  furent  féconds.  L'introduction 
de  la  pensée  anglaise  en  France  au  xviii^  siècle  a  donné 
aux  sciences  de  la  nature,  aux  sciences  pohtiques  et  aux 
méthodes  expérimentales  une  impulsion  nouvelle.  Vers 
1860,  l'action  de  Stuart  Mill  et  de  Spencer  a  permis  à  des 


668  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

esprits  comme  Taine  d'échapper  à  la  métaphysique  alle- 
mande ;  elle  a  prolongé,  sans  toutefois  l'enrichir  d'apports 
nouveaux,  l'action  du  positivisme;  et,  encore  aujourd'hui, 
elle  serait  nécessaire  pour  combattre  la  dialectique  et 
rappeler  la  simplicité  des  démarches  logiques.  Mais  là 
doit  s'arrêter  l'échange.  Car  nous  ne  tendons  pas  depuis 
tant  de  siècles  à  nous  affranchir  de  toute  tutelle  religieuse 
pour  remplacer  la  rehgiosité  allemande  par  la  rehgiosité 
anglo-américaine.  Si  cette  substitution  peut  être  relevée 
chez  certains  spiritualistes  contemporains,  elle  a  été  faite 
au  mépris  de  nos  traditions  rationalistes.  Aussi  les  résis- 
tances que  le  Pragmatisme  a  rencontrées  en  France 
sont  légitimes;  elles  doivent  être  maintenues.  Car  le 
peuple  américain  fait  l'apprentissage  de  la  pensée.  Il 
vient  de  s'apercevoir  que  la  vie  matérielle  n'est  pas  tout  ; 
que  l'homme  n'épuise  pas,  même  en  des  labeurs  gigan- 
tesques, son  activité  ;  qu'il  existe  aussi  une  vie  spirituelle. 
Sa  religiosité,  son  inquiétude  morale,  son  idéalisme  sont 
l'expression  lyrique  et  confuse  de  cette  découverte. 
Partout,  chez  James  comme  chez  Emerson,  se  retrouve 
une  même  tentative  pour  constituer  des  traditions  Intel 
lectuelles.  Et  l'Amérique  est  vraisemblablement  appelée 
à  connaître,  maintenant  que  son  union  nationale  se  fait  au 
sortir  de  cette  guerre,  une  crise  intellectuelle  qu'elle 
soupçonne  à  peine  :  au  prix  du  scepticisme  elle  apprendra 
que  la  vérité,  même  relative  et  transitoire,  ne  se  per- 
suade pas,  mais  se  démontre. 

Le  Nouveau  Monde  peut  être  le  champ  magnifique  d'une 
expérience  humaine  sans  apporter  un  terme  à  la  pensée 
européenne.  Sans  doute,  nous  devrons  beaucoup  à  la 
nation  qui  fit  le  don  de  sa  jeunesse.  Mais,  si  nous  tenons 


LA    PENSÉE    FRANÇAISE    DEVANT    LA    GUERRE  669 

de  notre  âge  quelque  lenteur  et  un  attachement  exagéré 
pour  les  habitudes  acquises,  nous  nous  sommes  fait  aussi 
un  cœur  et  un  esprit  plus  savants.  Nous  sommes  moins 
neufs  dans  l'art  d'aimer  et  de  souffrir.  Dans  notre  vieil- 
lesse est  notre  privilège,- est  notre  science.  Nous  sommes 
lucides,  sachons  le  demeurer. 

Déjà  nous  n'avons  guère  profité  de  l'expérience  révo- 
lutionnaire pour  avoir  manqué  du  réalisme  nécessaire 
aux  hommes  et  aux  peuples  qui  veulent  vivre.  De  notre 
histoire  nous  avons  fait  une  épopée  et  nous  avons  menti 
à  notre  passé.  Il  n'y  a  pas  d'épopée.  Il  y  a  des  forces  ; 
des  forces  aveugles  et  brutales,  des  forces  spirituelles  et 
morales.  De  leur  rencontre,  de  leur  asservissement  mutuel 
et  alternatif,  jailHt  l'histoire  du  monde.  Arc-boutée 
contre  trois  siècles  de  civilisation,  la  France  a  pu  main- 
tenir, vacillante,  la  lueur  d'inteUigence  qui  refera  la  clarté 
sur  le  monde.  Mais  ses  souffrances  seraient  inexpiables  si 
elles  ne  nous  avaient  rien  appris. 

RAYMOND    LENOIR 


670 


SONNETS 

AMOUR^  LORSQUE  MA  LÈVRE... 

Amour,  lorsque  ma  lèvre,  en  ta  jeune  toison, 
Cherchait  à  prolonger  des  instants  misérables, 
Mon  cœur,  troublé  par  toi,  ne  jugeait  désirables  \ 
Ni  le  repos  des  champs,  ni  la  sage  raison, 

U hymne  que  tu  fais  naître  était  son  oraison; 

A  tous  émois,  les  tiens  lui  semblaient  préférables 

Et  ses  attachements  étaient  si  peu  durables 

QuHl  en  fallait  plus  d'un  pour  combler  sa  saison, 

* 
Or,  vois  comme  il  se  rit  aujourd'hui  de  tes  charmes  ! 

Laisse,  méchant  enfant,  laisse  tomber  tes  armes  : 

Ta  flèche  ou  se  romprait,  ou  manquerait  son  but. 

Ici,  l'œil  apaisé  peut  flâner  sans  surprise. 
L'ordre  règne,  et  la  coupe  ow  gravement  l'on  but, 
La  main  ne  la  rejette  et  la  dent  ne  la  brise. 


SONNETS  671 


MÉDITATION  ÉGOÏSTE 

Dans  ma  mémoire,  hélas!  quels  visages  vous  faites, 
Vous  dont  mes  jeunes  pas  suivaient  les  pas  lassés! 
Vos  yeux  se  sont  éteints,  vos  corps  se  sont  tassés, 
Je  vous  ai  trop  connus,  compagnons  de  mes  fêtes. 

Hermann,  doux  ignoré,  toi  qui  chantas  les  bêtes, 
Tu  noyais  dans  le  vin  tes  grands  chagrins  passés. 
Et  toi,  pauvre  Cryon,  toi  que  f  aimais  assez. 
Ne  méprisais-tu  pas  l'amour  et  les  poètes  ? 

0  fantômes  sans  voix  que  cherche  à  retenir 
L'esprit  qui  vous  a  dû  ses  premières  alarmes, 
Votre  amitié  déjà  n'est  plus  que  souvenir: 

Artisan  d'un  bonheur  qui  peut  ne  point  finir. 
Je  vous  évoque,  avec  vos  travers  et  vos  charmes. 
Et  ne  sais  si  vraiment  vous  méritez  des  larmes  l 


672  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


POÈTES  JAPONAIS... 

jPoètes  japonais  qui  viviez  autrefois, 

Pleins  de  calme  raison,  dans  vos  maisons  Je  gères. 

Frêles  magots  bouffis,  bibelots  d'étagères, 

Vous  qui  chantiez  la  mort  en  vous  tournant  les  doigts , 

Qui,  le  soir,  descendiez  dans  vos  jonques  de  bois 
Quelque  fleuve  paisible  aux  rives  mensongères^ 
Et,  le  matin,  goûtiez  les  douceurs  bocagères 
Dans  un  jardin  menu  coupé  de  ponts  étroits  ,\ 

Voluptueux  vêtus jie  superbes  étoffes, 

J*ai  lu  dans  le  fracas  des  cités  d'Occident 

Vos  poèmes  plus  courts  que  nos  plus  courtes  strophes . 

Je  vous  dois  le  bonheur  de  savourer  l'instant 

Et  j'ai  reçu  de  vous  le  secret,  philosophes. 

De  conformer  ma  lèvre  aux  bruits  du  cœur  battant. 


SONNETS  673 


POST    MORTEM 

Lorsque  je  descendrai  dans  le  sein  de  la  terre, 
Quelques  rares  amis,  joignant  leurs  tristes  mains, 
Déploreront  ma  perte  avec  des  mots  humains, 
Puis  Von  dira  de  moi  :  «  C'était  un  solitaire!..,  » 

Toi  seule  auras  des  pleurs.  Au  bois  plein  de  mystère, 
A  ces  coteaux  légers  où  mûrissent  nos  vins, 
Tu  confieras,  pour  eux  levant  ton  voile  austère. 
Ta  souffrance,  sans  cris  désordonnés  et  vains. 

Je  t* accompagnerai  dans  ces  lentes  sorties. 

Je  serai  dans  le  vent  qui  couche  les  orties. 

Dans  l'air  froid  de  janvier,  dans  la  douceur  d'avril. 

Seule,  occupée  à  coudre  en  la  maison  déserte. 
Tu  frémiras,  mon  ange,  et  briseras  ton  fil 
Quand  je  m'engouffrerai  par  la  porte  entr' ouverte, 

HENRI    DEBERLY 
43 


^A 


LE    PERE    HUMILIE^ 


ACTE   III 

Les  ruines  du  Palatin,  Un  soir  de  la 
fin  de  septembre  1870. 

SCÈNE  I 
ORIAN,  ORSO 

ORSO.  —  Frère,  ne  sois  pas  si  triste.  Cela  n'est  pas 
déjà  si  amusant  d'être  parmi  les  vaincus,  non,  je  n'aurais 
jamais  cru  que  cela  fût  aussi  désagréable  ! 

Cet  ofi&cier  qui  recueillait  nos  armes  et  qui  riait  en 
me  regardant  !  Il  m'a  reconnu  et  je  le  reconnaissais 
bien  aussi.  C'est  un  ancien  camarade  de  loge. 

Bon  Dieu  !  ne  fais  pas  cette  tête  ! 

ORIAN.  —  La  révolution  est  entrée  à  Rome,  —  à  Rome 
aussi.  —  Les  cloches  ne  sonnent  plus  de  même  pour  moi. 

ORSO.  —  Il  y  a  tant  de  choses  déjà  que  Rome  a  vu 
entrer  et  sortir  1 

—  Entre  autres,  mon  futur  beau-père. 

I.  Voir  la  Nouvelle  Revue  Française  du  i^''  septembre. 


LE    PÈRE    HUMILlâ  <^5 

Une  révolution  à  Paris,  une  autre  à  Rome,  c'est  trop 
pour  ce  descendant  de  jacobins  !  et  cette  chose  monstrueuse 
est  arrivée  que  subito,  instantanément, 

Il  s'est  trouvé  sans  place  1 

Sans  place,  comprends-tu?  Pas  plus  de  place  sur  la 
terre  qu'un  pur  esprit  ! 

Toutefois,  le  vieux  sang  républicain  n'a  pas  été  long 
à  parler,  son  collègue  de  Londres  vient  de  mourir,  cette 
nouvelle  lui  a  donné  des  ailes  ! 

Je  l'ai  accompagné  à  la  gare  ce  matin.  Il  dit  qu'il 
m'aime  comme  un  fils.  Il  a  ôté  son  cigare  de  sa  bouche 
pour  me  dire  ça. 

ORIAN.  —  J'espère  qu'il  arrivera  à  Paris  avant  les 
Prussiens. 

ORSO.  —  Les  Prussiens  ?  qu'est-ce  que  les  Prussiens  ? 

Ce  qui  est  important,  c'est  le  collègue  de  Londres  qui 
vient  de  crever,  c'est  cela  qui  lui  pétille  dans  les  veines  ! 
La  France  n'est  pas  concevable  sans  un  Turelure  pour  la 
servir. 

ORIAN.  —  Pauvre  France  !  Eh  bien,  nous  allons  aider 
le  beau-père  dans  cette  tâche. 

ORSO.  —  Ma  foi,  c'est  une  bonne  idée  que  tu  as  eue 
de  nous  engager  !  Cette  petite  volée  de  plomb  de  la  Porta 
Pia  m'a  chauffé  le  sang.  J'ai  hâte  de  me  sentir  un  chassepot 
dans  les  mains. 

ORIAN.  —  Et  que  deviendra  le  mariage  ? 

ORSO.  —  Orian,  grand  âne,  le  mariage  deviendra 
ce  qu'il  pourra. 

Depuis  un  an  que  je  fais  ma  cour,  ce  que  j'ai  obtenu 
est  vraiment  peu. 

Pendant  que  tu  te  promenais  sur  la  côte  d'Afrique. 


676  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Pourtant,  je  dois  le  dire,  hier  elle  m'a  dit  tout  à  coup 
qu'elle  voulait  bien  m'épouser. 

ORIAN.  —  Hier  ? 

ORSO.  —  Hier  même.  Ne  fais  pas  cette  figure  ! 

Elle  m'a  mis  ça  dans  la  main.  Tu  penses  si  j'étais 
étonné  ? 

C'est  sans  doute  la  nouvelle  de  ce  départ  qui  a  parlé 
à  la  petite  imagination  de  Mademoiselle. 

Oui,  quand  j'ai  eu  l'avantage  de  lui  annoncer  que  je 
partais  à  la  campagne,  à  ce  coup  j'ai  cru  que  j'allais 
l'intéresser. 

ORIAN.  —  Qu'a-t-elle  dit  ? 

ORSO.  —  Elle  a  demandé  si  tu  partais  aussi. 

ORIAN.  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  t'ai  demandé  de  partir 
avec  moi. 

ORSO.  —  Malin  !  N'est-ce  pas,  j'allais  te  laisser  aller 
seul  !  Un  troupier  conune  toi  ! 

—  N'as-tu  absolument  rien  à  lui  dire  ? 

ORIAN.  —  Dis-lui  adieu. 

ORSO.  —  Coxirt,  mais  substantiel. 

ORIAN.  —  Sois  éloquent  à  ma  place. 

ORSO,  lui  mettant  la  main  sur  le  bras.  —  Orian,  elle 
est  ici  et  veut  te  parler. 

ORIAN.  —  Quel  est  ce  guet-apens  ? 

ORSO.  —  Elle  m'a  demandé  de  la  conduire  ici. 

ORIAN.  —  Vous  avez  combiné  cela  ensemble  ? 

ORSO.  —  Et  quand  cela  serait  encore  ? 

ORIAN.  —  J'ai  promis  de  ne  plus  la  revoir. 

ORSO.  —  Dans  huit  jours  nous  serons  tous  les  deux  sur 
le  champ  de  bataille. 

Silence. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  677 

ORIAN.  —  Tu  le  veux  ?  c'est  bien. 

Tout  m'est  indifférent.  Je  ne  suis  pas  capable  de  dire 
non  à  rien. 

Tu  as  bien  choisi  le  lieu  et  le  moment,  ces  ruines,  ce 
jour  couvert  de  septembre,  qui  vous  montre  bien  que  tout 
est  fini  et  que  d'ailleurs  tout  était  inutile. 

Oui,  je  la  reverrai,  je  le  veux. 

Qu'elle  vienne  !  Je  manque  à  ma  promesse.  Pourquoi 
serais-je  la  seule  chose  au  monde  qui  n'est  pas  capable 
d'être  vaincue  ? 

ORSO.  —  Mon  vieux,  dans  huit  jours,  nous  serons  sur 
le  champ  de  bataille,  c'est  sûr,  et  dans  dix,  nous  serons 
tous  morts,  c'est  possible,  et  alors  nous  serons  bien  tran- 
quilles. 

Il  faut  que  tu  lui  parles.  Avant  que  tu  ne  disparaisses, 
d'ime  manière  ou  de  l'autre. 

Toutes  les  choses  qui  doivent  être  dites  entre  elle  et 
toi,  il  est  nécessaire  qu'elles  soient  dites. 

//  sort. 


SCÈNE   II 

Entre  PENSÉE. 

PENSÉE.  —  Si  vous  devez  me  parler  durement, 

Si  je  dois  entendre  de  vous  ces  paroles  auxquelles  je 
ne  suis  prête  que  trop. 

Si  la  raison  de  ce  silence  est  telle  qu'il  ne  m'est  que  trop 
facile  de  le  supposer. 

Si  ce  cœur  qui  pour  un  moment  me  fut  ouvert  m'est 


678  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

clos,  si  cette  voix  que  j'ai  entendue  du  fond  de  la  nuit  où 
je  suis  étroitement  enveloppée  depuis  ma  naissance  comme 
dans  un  voile, 

Si  cet  époux  qui  me  parlait  mystérieusement,  ce  soir 
de  mai,  jadis. 

Un  seul  mot,  mais  qui  m'a  suffi  !  un  seul  mot  «  Ma  bien- 
aimée  »  mais  qui  m'a  suffi, 
Pauvre  âme,  pour  que  je  sois  à  lui,  pour  toujours. 
S'il  n'est  là  de  nouveau  après  ce  long  silence  que  pour 
que  je  l'entende  qui  me  juge  et  qui  me  repousse. 

Vous  pouvez  m'épargner,  Orian  !  un  seul  signe,  un 
seul  mouvement  suffit. 

Et  si  vous  devez  parler!  ah,  du  moins,  que  le  ton 
ne  soit  pas  trop  sévère,  et  ce  mot  qui  doit  m'éloigner  de 
vous  pour  toujours  :  «  Va-t'en  », 
Dites-le  bas. 

Aussi  bas  que  cet  autre  aveu  qu'une  femme  aime, 
tt  Va-t'en  »,  et  cela  suffit. 

ORIAN.  —  «  Va-t'en  »  seulement,  et  rien  d'autre  que 
ce  mot.  Pensée  ? 

PENSÉE.  —  «  Va-t'en  de  moi.  Pensée  !  Va-t'en,  femme  ! 
—  Va-t'en  de  moi,  ma  bien-aimée  !  » 

ORIAN.  —  Pensée,  non,  il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  de 
vous  dire  :  Va-t'en. 

PENSÉE.  —  Pourquoi  m'avez-vous  abandonnée  ? 
pourquoi  cette  longue  absence  ? 

ORIAN.  —  J'ai  voyagé.  C'est  la  semaine  dernière  seule- 
ment que  je  suis  revenu  à  Rome  :  deux  jours  avant  que 
les  Piémontais  y  entrent,  ces  amis  de  votre  famille. 

PENSÉE.  —  Je  vous  ai  déjà  pris  votre  maison.  Main- 
tenant c'est  votre  ville  que  je  vous  enlève.  Et  celui  que 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  679- 

VOUS  appeliez  votre  Père  est  mis  par  nous  en  un  lieu  d'où 
il  ne  peut  sortir. 

ORIAN.  —  Vous  ne  me  prendrez  pas  moi-même. 

PENSÉE.  —  Vous  voulez  que  je  vous  prenne  votre 
frère. 

ORIAN.  —  C'est  la  guerre  qui  nous  prend  tous  les  deux. 

PENSÉE.  —  Il  est  donc  vrai  ?  Vous  partez  ? 

ORIAN.  —  Serais-je  ici,  si  je  ne  devais  partir  ? 

PENSÉE.   —  Oui.   Comment   seriez- vous   avec  moi 
autrement  que  dans  un  rêve  ? 

ORIAN.  —  Mon  frère  vous  reviendra. 

PENSÉE.  —  Et  je  l'épouserai  alors  ? 

ORIAN.  —  Alors  je  serai  sans  doute  en  un  lieu  où  ces 
choses  ne  font  plus  souffrir. 

PENSÉE.  —  Mais  c'est  vous  qui  lui  avez  conmiandé 
qu'il  m'épouse. 

ORIAN.  —  Bientôt,  sans  celle-ci,  il  y  aura  entre  vous 
et  moi  une  séparation  suffisante. 

PENSÉE.  —  Quand  je  serai  morte,  Orian  ? 

ORIAN.  —  Et  que  vous  soyez  à  un  autre,  ne  comprenez- 
vous  pas  que  cela  pour  moi  est  plus  que  la  iiiort  ? 

PENSÉE.  —  C'est  vous  qui  l'avez  voulu. 

ORIAN.  —  Oui. 

PENSÉE.  —  Je  n'ai  plus  d'orgueil.  Qui  suis-je  pour 
dire  non  ?  Mon  corps  est-il  de  tant  de  prix  ? 

Pour  une  chose  que  celui-ci  (elle  montre  faiblement 
Orian  ?)  me  demandait,  comment  la  lui  aurais-je  refusée  ? 

ORIAN.  —  Vous  l'aimerez  dès  que  vous  serez  à  lui. 

Pause. 

PENSÉE. — Orian,  comprenez-vous  ce  que  c'est  qu'une 
aveugle  ?  Ma  main,  si  je  la  lève,  je  ne  la  vois  pas.  Elle 


680  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

n'existe  pour  moi  que  si  quelqu'un  la  saisit  et  m'en  donne 
le  sentiment. 

Tant  que  je  suis  seule,  je  suis  comme  quelqu'un  qui 
n'a  point  de  corps,  pas  de  position,  nul  visage. 

Seulement,  si  quelqu'un  vient. 

Me  prend  et  me  serre  entre  ses  bras. 

C'est  alors  seulement  que  j'existe  dans  un  corps.  C'est 
par  lui  seulement  que  je  le  connais. 

Je  ne  le  connais  que  si  je  le  lui  ai  donné.  Je  ne  com- 
mence à  exister  que  dans  ses  bras. 

ORIAN.  —  C'est  ainsi  que  vous  vous  donnerez  à  lui  ? 

PENSÉE.  —  Il  le  faut  donc,  Orian  ?  dites-moi. 

Silence. 

ORIAN.  —  Non,  Pensée,  il  ne  le  faut  pas.  Il  ne  faut 
pas  que  ma  chère  Pensée  soit  à  un  autre  qu'à  moi  seul. 

Silence. 

Vous  ne  dites  pas  im  mot  ? 

PENSÉE.  —  Ce  sont  des  paroles  longues  à  pénétrer. 

ORIAN.  —  Votre  cœur  y  est-il  sourd  ? 

PENSÉE.  —  Qui  s'est  habitué  au  malheur,  la  joie  ne 
le  trouve  pas  si  prompt. 

ORIAN.  —  Bientôt  nous  serons  séparés. 

Bien  séparés  cette  fois,  et  si  c'est  de  la  douleur  que  vous 
attendez  de  moi 

Tout  à  l'heure  celle  qui  nous  attend  l'un  et  l'autre 
a  de  quoi  suffire. 

PENSÉE.  —  Il  est  nécessaire  que  nous  soyons  séparés, 
Orian  ? 

ORIAN.  —  Il  est  nécessaire  que  je  ne  sois  pas  un 
heureux  !  Il  est  nécessaire  que  je  ne  sois  pas  im  satisfait  ! 

Il  est  nécessaire  qu'on  ne  me  bouche  pas  la  bouche  et 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  68ï 

les  yeux  avec  cette  espèce  de  bonheur  qui  nous  ôte  le 
désir. 

Vous  dites  que  vous  m'aimez,  et  moi  je  sais  que  c'est 
moi-même  qui  suis  mon  pire  ennemi. 

Vous  dites  que  je  dois  voir  pour  vous,  et  je  sais  que  ce 
sont  ces  yeux  mêmes  qui  m'empêchent  de  voir  et  que  je 
voudrais  m'arracher  ! 

Il  est  nécessaire  que  je  ne  me  laisse  pas  mettre  la  main 
dessus.  Pensée,  vous  êtes  le  danger  pour  moi. 

La  grande  aventure  vers  la  lumière,  le  diamant  quelque 
part,  il  est  nécessaire  que  j'en  sois  seul. 

—  Mon  père,  il  y  a  un  an,  me  disait  d'aller  vers  les 
autres.  Les  autres  ?  Quels  autres  ? 

Que  m'importent  les  autres  ?  Quel  bien  est-ce  que  je 
puis  leur  faire  ?  Qu'est-ce  que  je  suis  capable  de  leur 
dire  ?  Quand  on  manque  de  tout  soi-même,  qu'est-ce  que 
je  suis  capable  de  leur  donner  ? 

Je  n'ai  qu'un  devoir  envers  eux  qui  est  que  le  mien 
propre  soit  rempli. 

PENSÉE.  —  Quel  ? 

ORIAN.  —  Ah!  n'est-ce  pas  mourir  quand  on  est 
aveugle  que  de  savoir  que  le  soleil  existe  et  qu'entre  tant 
de  rayons  autour  de  cet  objet  éternel  comme  des  épées 
il  n'y  en  aura  donc  pas  un  seul  pour  nous,  pour  venir  à 
bout  de  cette  affreuse  nuit  inguérissable,  —  à  se  jeter 
dessus  enfin  à  plein  cœur  avec  un  grand  sanglot  pour 
exterminer  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  mortel  et  qui  est  deux 
fois  mort  déjà  ! 

Vous  ne  me  comprenez  pas. 

PENSÉE.  —  Je  ne  serais  pas  aveugle  si  je  ne  vous 
comprenais  pas. 


682  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  — ■  Vrai. 

PENSÉE.  —  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  un  chemin  avec 
patience  vers  cette  lumière  que  vous  dites  ?  quelque  pas- 
sage ? 

ORIAN.  —  Pensée,  je  suis  capable  d'obstination,  mais 
non  pas  de  patience,  et  de  mille  coups  de  tous  côtés,  mais 
non  pas  de  méthode,  et  de  désir,  mais  non  pas  d'intelli- 
gence, de  désir,  mais  non  pas  de  résignation  ! 

Ainsi  l'absurde  papillon,  cette  chose  palpitante  et 
dégoûtante,  le  papillon  qui  n'est  qu'un  sale  ver  avec 
des  ailes  énormes,  aussi  inconsistant  que  de  l'haleine. 

Et  qui  ne  sait  rien  que  de  se  jeter,  et  se  rejeter,  et  se 
rejeter  stupidement,  et  se  jeter  encore  de  toutes  ses  forces 
misérables. 

Contre  le  globe  de  la  lampe,  et  qui,  quand  il  s'inter- 
rompt, il  est  comme  mort,  quelque  chose  de  ram- 
pant, — 

Quelque  chose  d'immonde  et  de  rampant  que  l'on  ne 
saurait  toucher. 

PENSÉE.  —  Ainsi,  quand  mon  père  me  parlait,  —  et 
vous  ne  savez  à  quel  point  il  est  capable  d'enthousiasme 
à  ses  heures,  — 

De  ce  temps  où  nous  vivons,  de  ces  grandes  et  admi- 
rables inventions  qui  rendent  une  chose  si  belle  de  vivre 
dans  le  temps  où  nous  sommes,  de  ces  merveilles  inouïes, 
disait-il,  le  chemin  de  fer,  les  câbles  sous-marins. 

De  l'empire  que  l'homme  étabht  sur  toute  la  nature, 
du  progrès  qui  balaye  les  vieilles  superstitions,  et  de  ces 
années  devant  nous  qui  assurent  le  triomphe  de  la  raison 
et  de  la  connaissance  et  du  bien-être  général, 

Oui,  ce  sont  les  expressions  dont  il  se  sert,... 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  683 

ORIAN.  —  Ouvrez  les  yeux,  Pensée,  et  voyez  toutes 
ces  choses. 

PENSÉE.  —  Je  suis  aveugle. 

ORIAN.  —  Une  seconde  seulement,  je  vous  en  prie  I 

Quel  dommage  que  vous  ne  puissiez  pas  ouvrir  les 
yeux  une  seconde  et  voir  ce  que  c'est  qu'une  fabrique 
de  phosphore  par  exemple,  ou  un  buffet  de  gare, 

Un  monde  tout  entier  consacré  à  la  production  de 
l'utile.  Un  jour,  l'heureuse  Rome  aussi  se  réjouira  de  ses 
docks  et  de  ses  usines.  Oui,  c'est  un  glorieux  temps  que 
celui-ci. 

PENSÉE.  —  Où  je  suis  il  n'y  a  point  de  temps. 

ORIAN.  —  Bientôt,  le  temps  existera  pour  vous  quand 
vous  m'attendrez  et  que  je  ne  reviendrai  pas. 

PENSÉE.  —  Maintenant,  vous  êtes  là,  et  c'est  tout  ce 
que  je  sais. 

ORIAN.  —  Vous  êtes  là  vous-même,  laissez-moi  prendre 
toute  la  mesure  de  votre  présence!  Ah!  vous  n'êtes  que 
trop  réelle  ! 

Cher  compagnon,  c'est  bon  de  vous  entendre  parler 
et  de  penser  que  vous  êtes  là  et  votre  voix  est  pour  moi 
comme  de  la  musique. 

Je  suis  tellement  jaloux  !  Vous  savez  que  c'est  par  moi 
que  vous  êtes  aveugle  et  c'est  moi  qui  monte  la  garde 
à  la  porte  de  chacun  de  vos  sens. 

Et  s'il  y  a  une  manière  d'être  à  moi  que  je  ne  veux  pas 
vous  demander,  c'est  parce  que  je  ne  veux  pas  renoncer 
à  toutes  les  autres. 

Si  je  n'étais  là  pour  vous  le  dire,  si  mystérieusement  ! 
vous  ne  sauriez  pas  que  vous  êtes  belle. 

Et  si  vous  n'étiez  là,  ma  chérie,  je  ne  saurais  ce  que  c'est 


684  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  ce  grand  ennui,  qui  est  de  s'ennuyer  de  soi-même. 

Quand  je  vous  ai  quittée,  Pensée,  c'est  alors  que  vous 
vous  êtes  emparée  de  moi.  Chaque  jour.  Chaque  nuit  le 
même  rêve  après  les  premières  heures  de  sonmieil.  La 
même  Pensée. 

On  me  remontrait  une  expression  de  votre  visage, 

Une  inflexion  de  votre  voix,  un  mouvement  de  votre 
corps,  ce  corps  féminin,  si  amer,  si  intelligible  pour  moi  I 

Il  y  avait  un  cri  dans  la  nuit,  votre  voix  que  je  recon- 
nais entre  toutes  les  autres  ! 

Il  y  avait  une  forme  chancelante  quelque  part  qui  me 
tendait  les  bras  !  il  y  avait  quelqu'un  d'aveugle  qui  m'ap- 
pelait !  quelqu'un  de  taciturne  et  qui  ne  me  répondait  pas. 

PENSÉE.  —  Si  je  chancelle,  Orian,  c'est  parce  que  vous 
n'êtes  pas  là  pour  me  tenir.  Et  je  ne  suis  aveugle  que  parce 
que  je  ne  puis  pas  vous  voir. 

ORIAN.  —  Puis 

Tout  cela  même  a  été  mis  de  côté  et  de  vous  à  moi  s'est 
établi  quelque  chose  de  plus  direct.  Il  y  avait  quelque 
chose  en  moi  qui  tenait  à  se  séparer  de  moi-même. 

Alors,  j'ai  connu  un  autre  désir. 

Sans  image  ni  aucune  action  de  l'intelligence,  mais 
tout  l'être  qui  purement  et  simplement 

Tire  et  demande  vers  un  autre,  et  l'ennui  de  soi-même, 
toute  l'âme  horriblement  qui  s'arrache,  et  non  pas  ce 
brûlement  continu  seul,  mais  une  série  de  grands  efforts 
l'un  après  l'autre,  comparables  aux  nausées  de  la  mort 
qui  épuisent  toute  l'âme  à  chaque  coup  et  me  laissent  aux 
portes  du  Néant  ! 

J'ai  tenu  bon  cependant,  et  quand  j'aurais  voulu  revenir, 
le  bateau  était  là  qui  m'emportait.         Demi-pause. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  685 

Et  quand  je  serais  revenu  encore,  et  quand  vous  auriez 
été  là  comme  vous  l'êtes  en  ce  moment, 

Je  savais  trop  que  ce  que  je  vous  demandais,  vous 
étiez  bien  incapable  de  me  le  donner,  et  que  ce  qu'on 
appelle  l'amour. 

C'est  toujours  le  même  calembour  banal,  la  même  coupe 
tout  de  suite  vidée,  l'affaire  de  quelques  nuits  d'hôtel, 
et  de  nouveau 

La  foule,  la  bagarre  ahurissante,  cette  affreuse  fête 
foraine  qu'est  la  vie,  dont  cette  fois  il  n'y  a  plus  aucun 
moyen  de  s'échapper  ! 

—  Et  je  sais  les  grands  et  incomparables  biens  que 
le  mariage  apporte. 

Mais  je  sais  aussi  que  c'était  tout  autre  chose,  incom- 
patible avec  tout,  que  demandait  un  désir  conrnie  le 
mien. 

En  moi  sans  doute  allumé  pour  le  juste  châtiment  de 
mon  orgueil  et  contre  ma  volonté.  — 

PENSÉE.  —  Ami,  comment  avez-vous  pu  vous  tromper 
ainsi  et  croire  que  vous  pourriez  être  quelque  part  où  je 
ne  sois  pas  ? 

On  dit  qu'il  n'y  a  pas  d'âme  qui  ait  été  faite  ailleurs  que 
dans  une  vue  et  dans  im  rapport  mystérieusement  avec 
d'autres. 

Mais  nous  deux,  c'est  plus  que  cela  encore,  toi,  à  mesure 
que  tu  parles,  j'existe  !  une  même  chose  répondante  en 
ces  deux  personnes. 

Quand  on  vous  préparait,  Orian,  je  pense  qu'il  restait 
un  peu  de  la  substance  qui  avait  été  disposée  pour  vous, 
et  c'est  de  cela  que  vous  manquez  et  que  je  fus  faite. 

Et  pour  qu'elle  fût  capable  de  retrouver  la  vôtre,  pour 


686  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'aucun  prestige  ne  l'égarât,  pauvre  âme,  pour  que  son 
chemin  fût  sûr. 

Pour  que  ce  qui  était  à  vous  seul  vous  fût  entièrement 
conservé. 

C'est  pour  cela  sans  doute  que  mes  yeux  furent  clos. 

Et  maintenant  que  je  vous  ai  retrouvé,  eh  quoi,  tu 
me  veux  donc  écouter  ? 

—  Pourquoi  m'avoir  répudiée  ?  qu'ai-je  fait  ?  pour- 
quoi m' avoir  donnée  ainsi  cruellement  à  un  autre  ? 

ORIAN.  —  Paroles  que  j'ai  entendues  en  rêve  souvent. 

PENSÉE.  —  Elles  ne  sont  que  trop  vraies. 

ORIAN.  —  Qu'importe  le  passé  ?  Je  vois  votre  visage, 
je  prends  votre  main  dans  la  mienne,  et  si  je  vous  demandais 
de  vous  embrasser,  sans  doute  que  vous  me  laisseriez  faire. 

Que  demander  de  plus  ?  Se  voir,  se  toucher,  parler, 
entendre  l'autre  qui  parle, 

(Le  peu  de  temps  nécessaire  pour  comprendre  qu'on  n'a 
plus  rien  à  se  dire). 

Il  parait  que  cela  suffit  pour  être  présent  l'un  à  l'autre. 

PENSÉE.  —  Je  le  sais  cependant,  oui,  en  dépit  de  tous 
vos  raisonnements,  vous  ne  me  ferez  pas  croire  le 
contraire. 

Il  y  a  quelque  chose  en  vous  qui  se  réjouit  que  je  sois 
avec  vous  en  ce  moment,  —  de  la  manière  que  je  puis. 

ORIAN.  —  Dans  un  instant  je  vous  aurai  quittée. 

PENSÉE.  —  Est-ce  qu'il  est  si  facile  de  s'en  aller  quand 
je  suis  là  ? 

ORIAN.  —  Non,  je  ne  le  sens  que][trop,' Pensée. 

PENSÉE.  —  Tu  ne  me  quitteras  pas  avatnt  de  m'avoir 
entendue.  Toutes  ces  paroles  que  j'ai  préparées  et  mise» 
ensemble, 


LE    PÈRB    HUMILlé  687 

Ces  longs  jours  de  solitude,  ces  nuits  où  Ton  ne  dort  pas 
et  où  l'on  pleure  beaucoup, 

ORIAN.  —  Je  les  connais. 

PENSÉE.  —  Tu  les  connais  comme  moi,  mon  cœur  ? 
—  Ces  paroles  que  j'ai  mises  ensemble.  —  Ensuite,  va-t'en 
et  tâche  de  les  oublier  I 

D  y  eut  une  femme  jadis  qui  a  sauvé  le  Pape,  —  im 
homme  ne  peut  donner  que  sa  vie,  mais  une  fenrnie  peut 
donner  plus  encore,  —  la  mère  de  mon  père,  Sygne  de 
Coûfontaine. 

Et  c'est  sa  fille  maintenant  sans  yeux  qui  tend  les  mains 
vers  celui  que  le  Pape  auprès  de  lui  appelle  son  fils  ! 

Et  voici  que  dans  mes  veines  le  plus  grand  sacrifice 
en  moi  s'est  réuni  à  la  plus  grande  infortune,  et  le  plus 
grand  orgueil. 

Le  plus  grand  orgueil  à  la  plus  grande  déchéance  et 
à  la  privation  de  tout  honneur,  le  Franc  dans  une  seule 
personne  avec  le  Juif. 

Tu  es  chrétien,  et  moi,  ce  qui  coule  dans  mes  veines 
c'est  le  sang  même  de  Jésus-Christ,  ce  sang  dont  un  dieu 
fut  fait,  maintenant  dédaigné  ! 

Pour  que  tu  voies,  c'est  pour  cela  sans  doute  qu'il  fal- 
lait que  je  fusse  aveugle  ; 

Pour  que  tu  aies  la  joie,  il  me  fallait  sans  doute  cette 
nuit  éternelle  sans  aucune  parole  que  ma  part  est  de 
dévorer  ! 

ORIAN.  —  Viens  avec  moi  où  je  suis. 

PENSÉE.  —  Où  tu  es,  est-ce  qu'il  y  a  de  la  place  aussi 
pour  le  malheur  ?  où  il  y  a  tant  de  lumière,  est-ce  qu'il 
y  a  de  la  place  aussi  pour  ces  yeux  qui  ne  veulent  pas 
s'ouvrir  ? 


688  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cette  humiliation  que  j'ai  apprise  depuis  le  jour  où  je 
suis  née.  Juive,  aveugle. 

Est-ce  que  ce  sera  pour  rien  ?  Ces  larmes  les  oublie- 
rai-je?  Ah  I  il  ne  faut  pasm'aimer! 

Jures-tu  qu'il  y  a  un  endroit  quelque  part  pour  que 
ces  deux  choses  y  subsistent  : 

Ce  besoin  que  j'ai  de  l'amour  et  cette  certitude  qu'il 
n'y  a  rien  en  moi  pour  le  mériter  ? 

ORIAN.  —  C'est  vrai  qu'il  ne  faut  pas  vous  aimer  ? 

PENSÉE.  —  Non,  cher  époux,  non,  il  ne  faut  pas 
m'aimer  I  Quel  chemin  y  a-t-il  de  vous  à  moi  ? 

Je  vous  aime  trop.  Je  vous  ai  tellement  attendu. 

Pour  me  faire  croire  que  vous  m'aimez,  Orian,  c'est 
difi&cile.  Qui  ne  voit  pas,  il  lui  faut  autre  chose  que  ces 
paroles  à  tous. 

Quelque  chose  qui  soit  à  lui,  quelque  chose  qui  lui  soit 
personnellement  adressé.  Une  preuve  qu'il  n'y  ait  pas 
moyen  de  récuser.  Et  puisqu'il  jie  voit  pas. 

Ce  que  ses  mains  peuvent  tenir. 

ORIAN.  —  Et  si  je  meurs  pour  vous,  Pensée,  est-ce 
que  ce  sera  sufi&sant  ? 

PENSÉE,  geste  vers  lui,  —  Si  vous  mourez! 

Si  vous  mourez,  ce  ne  sera  pas  pour  moi,  mais  pour 
la  France  que  vous  me  préférez. 

ORIAN . — Si  j  e  ne  meurs,  j  e  ne  puis  arriver  j  usqu'à  vous. 

PENSÉE.  —  Et  qui  donc  alors  me  fera  entendre  ce  mot 
que  mon  cœur  attend  ?  Pour  me  faire  croire  que  vous  m'ai- 
mez,Orian, c'est  difi&cile, — à  moins  que  vous  ne  me  le  disiez  1 

Mais  dites  seulement  :  Je  vous  aime  1  et  cela  me 
sufi&t.  Dites  seulement  :  Je  vous  aime,  et  je  le  croirai 
aussitôt. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  689 

ORIAN.  — A  peine  vous  l'aurais- je  dit  que  cela  cesserait 
d'être  vrai. 

PENSÉE.  —  Je  ne  comprends  pas  !  Comment  est-ce 
que  vous  me  demandez  de  vous  comprendre  ?  Comment 
est-ce  qu'il  peut  être  bon  pour  moi  que  vous  soyez  mort  ? 
Bon,  quand  on  aime  quelqu'un,  qu'il  cesse  d'être  là  ? 

Ceux  qui  voient,  est-ce  qu'ils  se  lassent  du  soleil  ?  Et 
moi  qui  n'ai  pas  de  soleil,  est-ce  que  je  me  passerai  de 
cette  voix  comme  la  révélation  de  tout,  qui  m'a  dit  une 
fois  :  Ma  bien-aimée! 

Quand  je  vivrais  cent  ans,  et  quand  chacune  des 
secondes  de  ces  cent  vies  serait  faite  de  cent  années. 

En  cela  je  ne  vieillirai  jamais  que  je  suis  sûre  que 
j'aurai  toujours  quelque  chose  à  vous  dire, 

Quelque  nom  pour  vous  appeler,  quelque  invention 
nouvelle  de  mon  cœur,  quelque  récit  de  moi-même  qui 
ne  pourra  jamais  tarir. 

Est-ce  ma  faute,  si  c'est  vous  qui  êtes  la  force  ?  si 
c'est  vous  qui  êtes  chargé  de  savoir  pour  moi  ?  si  tout  ce 
dont  j'ai  besoin  au  monde  n'est  pas  en  moi,  mais,  hors 
de  moi-même,  ceci  ?  Si  c'est  vous  auquel  m'attache  une 
chose  plus  forte  que  le  droit,  la  nécessité  sans  aucune 
espèce  de  droit  ? 

Ah  1  quand  je  vivrais  cent  ans,  vous  serez  toujours  le 
même  pour  moi,  et  il  me  semble  que  j'aurai  toujours 
quelque  chose  à  vous  dire,  quelque  mot  bien  tendre,  quel- 
que partie  de  votre  cœur  dont  vous  auriez  pensé 
qu'elle  m'était  close, 

Cette  pauvre  âme  aveugle  entre  vos  bras  qui  ne  cesse 
de  vous  appeler  par  votre  nom  et  de  vous  dire  qu'elle 
vous  aimel 


690  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  —  Alors,  est-ce  que  vous  me  conseillez  de 
déserter  ?  Est-ce  que  vous  m'enfermerez  à  clef  dans 
votre  maison  et  je  n'aurai  pas  d'autre  affaire  au  monde 
que  de  vous  caresser  ?  Est-ce  que  je  n'aurai  pas  d'autre 
but  que  vous  ? 

Qu'est-ce  que  vous  aimez  en  moi,  sinon  ce  but  pour 
lequel  j'ai  été  fait  ?  sinon  ce  terme  que  j'ai  été  fait  pour 
atteindre  et  qui  m'explique  et  sans  lequel  je  ne  suis 
qu'ime  réunion  de  membres  au  hasard  ? 

Quand  je  l'aurai  atteint,  et  s'il  me  faut  mourir  pour  cela, 
c'est  alors  que  je  posséderai  mon  âme  et  que  je  pourrai 
vous  la  donner.  C'est  pour  vous  aussi  qu'il  est  nécessaire 
que  j'existe. 

Jusque-là  c'est  le  devoir  qui  passe  d'abord,  quel  qu'il 
soit,  urgent,  aussitôt,  dès  qu'il  se  présente  ! 

Quand  je  vivrai  enfin,  quand  je  ne  serai  plus  cet  Orian 
aveugle  et  à  demi  dormant,  mais  quelqu'un  dans  \m  rap- 
port étemel  enfin  avec  une  Cause  raisonnable... 

PENSÉE.  —  Cet  Orian  que  vous  dites,  était  assez 
pour  moi. 

ORIAN.  —  ...  C'est  alors  que  je  pourrai  revenir  vers 
vous,  ma  chérie,  et  vous  dire  :  Ouvre  les  yeux.  Pensée  ! 

PENSÉE.  —  Il  n'y  a  rien  à  voir  dans  mes  yeux. 

ORIAN.  —  Il  y  a  la  mort  qui  m'attend,  sans  œuvres  et 
sans  postérité. 

PENSÉE. — C'est  cela  que  tu  vois  quand  tu  me  regardes? 

ORIAN.  —  C'est  cela  que  tu  m'annonçais  et  que  j'ai 
aimé  en  toi. 

PENSÉE.  —  La  mort  pour  moi,  est-ce  que  tu  la  pré- 
fères à  la  vie  ? 

ORIAN.  —  Oui,  Pensée. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  69I 

PENSÉE.  —  Que  puis-je  demander  davantage  ? 

ORIAN.  —  Ce  que  je  dis,  ne  le  savais-tu  pas  ? 

PENSÉE.  —  Tout  ce  que  tu  dis,  je  le  savais  d'avance. 

ORIAN.  —  Te  souviens-tu  de  ce  que  je  t'ai  promis, 
il  y  a  si  longtemps  qu'on  ne  saurait  dire  le  moment, 

Cette  chose  entre  nous  qui  était  avant  notre  naissance  ? 

PENSÉE.  —  Je  m'en  souviens. 

ORIAN.  —  ...  Que  je  t'aimais  et  que  je  n'en  aimerais 
aucune  autre  ? 

PENSÉE.  —  Je  le  crois,  Orian. 

ORIAN.  —  L'anneau  d'or  de  notre  mariage,  je  te  le 
mettrais  au  doigt. 

PENSÉE.  —  Dis,  pourquoi  avoir  voulu  me  laisser  à 
un  autre  ? 

ORIAN.  —  Ce  fut  du  temps,  ma  Pensée,  où  je  vivais 
encore. 

PENSÉE.  —  Est-ce  bien  vrai,  du  moins,  que  mainte- 
tenant  au  moins  je  suis  à  vous  ? 

ORIAN.  —  Quand  j'aurai  libéré  mon  âme,  alors  je 
pourrai  vous  la  donner. 

PENSÉE.  —  N'y  a-t-il  pas  d'autre  moyen  de  la  libérer, 
sinon  qu'elle  soit  ainsi  cruellement  séparée  de  ce  corps  et 
du  mien  ? 

ORIAN.  —  Heureux  de  qui  le  devoir  est  court  !  heu- 
reux à  qui  le  devoir  est  clairement  montré!  Défendre 
sa  mère,  défendre  sa  patrie,  quoi  de  plus  court,  quoi  de 
plus  simple  ?  Les  circonstances  se  sont  chargées  de  tout 
régler  pour  moi.  Le  même  humble,  le  même  facile 
devoir  que  pour  tous,  quel  bonheur  !  Et  le  prix  qui  est 
avec  moi,  cette  Pensée. 

J'étais  trop  impatient  pour  la  vie,  brusque,  trop  capri- 


6gZ  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

deux,  trop  prompt.  L'insecte  mâle  qui  n'est  réglé  que 
pour  une  heure. 

PENSÉE.  —  J'étais  patiente  pour  toi. 

ORIAN.  —  Ce  que  je  te  demandais,  ce  que  je  voulais 
te  donner,  cela  n'est  pas  compatible  avec  le  temps,  mais 
avec  l'éternité. 

PENSÉE.  —  Moi,  si  je  te  disais  que  je  t'aime,  est-ce 
que  ce  serait  facile  que  de  me  quitter  ? 

ORIAN.  —  Je  le  sais  sans  que  tu  le  dises. 

PENSÉE,  elle  se  met  entre  ses  bras.  —  Toutefois  c'est 
ime  chose  douce  à  entendre  alors  qu'on  sait  que  c'est  moi. 

ORIAN.  —  Ne  me  tente  pas,  ma  rose  dans  la  nuit  ?  Ne 
te  place  pas  entre  mes  bras  !  C'est  dangereux  d'être  une 
rose  quand  on  n'est  défendue  que  par  des  chèvrefeuilles  ! 

PENSÉE.  —  Comment  saurai- je  que  je  suis  la  plus  belle 
si  tu  ne  me  le  dis  pas  ? 

ORIAN.  —  Il  n'en  est  aucune  autre  pour  moi. 

PENSÉE.  —  Où  est-elle,  la  plus  beUe  de  toutes  les 
femmes  ? 

ORIAN.  —  Si  près  que  je  ne  puis  plus  la  voir. 

PENSÉE.  —  Où  est-elle,  cette  place  contre  ton  cœur  ? 

ORIAN.  —  Mon  ennemie  l'occupe. 

PENSÉE.  —  Si  je  la  trouve,  on  ne  me  la  fera  pas  quitter 
si  aisément. 

ORIAN.  —  Ah!  je  ne  le  sais  que  trop,  que  tues  la  plus 
forte  ! 

PENSÉE.  —  Si  je  veux  vraiment  que  tu  restes,  est-ce 
que  tu  pourras  partir  ? 

ORIAN.  —  Je  ne  sais  plus  rien  que  toi  seule  ! 

Silence. 

PENSÉE,  elle  se  sépare  de  lui.  —  Adieu  donc  I 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  693 

ORIAN.  —  Pensée  !  ah!  est-ce  toi  maintenant  qui  me 
dis  adieu  ? 

PENSÉE.  —  C'est  fini.  Ne  viens  pas  plus  près. 

ORIAN. —  Pensée  !  ah!  je  resterai  avec  toi,  si  tu  le  veux. 

PENSÉE.  —  Ne  dis  pas  des  choses  indignes. 

ORIAN.  —  Ah!  je  suis  fou!  ah!  qu'importe  tout  le 
reste  au  prix  de  ce  seul  moment  que  tu  peux  me  donner  ? 

PENSÉE.  —  Il  me  faut  plus  qu'un  seul  moment. 

ORIAN.  —  Tu  es  en  mon  pouvoir  ! 

PENSÉE.  —  C'est  vrai.  Comment  fuirais- je  ? 

ORIAN.  —  Il  est  impossible  de  nous  séparer. 

PENSÉE.  —  Non,  ce  n'est  pas  impossible. 

ORIAN.  —  Je  ne  le  veux  plus,  Pensée  !  Je  ne  le  peux 
plus,  Pensée  ! 

PENSÉE.  —  Ce  que  font  tant  de  Français,  ne  peux-tu 
le  faire  ?  Ce  que  tant  de  femmes  supportent,  ne  puis- je 
le  supporter  ? 

ORIAN.  —  Il  ne  fallait  pas  venir  si  près  de  moi. 

PENSÉE.  —  Il  ne  fallait  pas,  Orian  ? 

ORIAN.  —  Il  ne  fallait  pas  que  je  te  prenne  entre 
mes  bras. 

PENSÉE.  —  Et  si  mon  cœm:  n'avait  battu  si  près  de 
toi,  comment  l' aurais-tu  connu  ? 

ORIAN.  —  Connais-tu  le  mien  aussi  ? 

PENSÉE.  —  Je  le  connais,  homme  impérieux  ! 

ORIAN.  —  Quand  tu  t'es  mise  entre  mes  bras,  la  nuit 
est  venue  sur  mes  yeux. 

PENSÉE.  —  J'ai  donc  pu  t'enseigner  cela  du  moins  ? 

ORIAN.  —  Je  sais  ce  que  c'est  que  la  nuit. 

PENSÉE.  —  Dis,  est-ce  que  c'est  une  chose  si  cruelle  ? 
est-ce  qu'il  y  a  besoin  de  se  voir,  quand  on  s'aime  ? 


694  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORIAN.  —  Il  n'y  a  besoin  de  rien  autre. 

PENSÉE.  —  Non. 

ORIAN.  —  Mais  comprends-tu  aussi  maintenant  ce 
que  je  te  disais  quand  je  te  parlais  d'une  autre  présence? 

PENSÉE.  —  Ah  !  je  suis  faible,  et  ce  qui  sufi&t  à  d'autres 
femmes  m'eût  sufiâ. 

ORIAN.  —  Pourquoi  donc  me  dis-tu  de  partir  ? 

PENSÉE.  —  Je  suis  forte  aussi. 

Silence. 
ORIAN.  —  Je  t'aime,  Pensée. 

Demi-pause. 

PENSÉE.  —  Je  comprends  que  c'est  adieu  que  cela 
veut  dire  ? 

ORIAN.  —  Adieu. 

PENSÉE.  —  Laisse-moi  une  dernière  fois  tendre  les 
mains  vers  toi. 

Comme  les  mourants  quand  un  Ange  place  la  harpe 
étemelle  déjà  entre  ces  doigts  qui  la  cherchent  ! 

Elle  lui  touche  la  figure  avec  les  mains. 

Laisse-moi  une  dernière  fois  connaître  ton  visage  ! 
laisse-moi  en  prendre  l'empreinte  avec  cette  cire  vivante. 

Ces  deux  mains  qui  ne  sont  autre  chose  avec   leurs 

doigts  que  mon  âme  dès  que  je  t'ai  touché  ! 

Adieu,  chère  tête  ! 

Sort  ORIAN. 

SCÈNE    III 

Entre  ORSO. 

PENSÉE.  —  Orso,  il  nous  faut  de  ce  pas  annoncer  à  ma 
mère  que  nos  fiançailles  sont  rompues. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  695 

ORSO.  —  Bravo  !  nous  y  sommes  donc  enfin  !  Vous 
voyez  que  mon  conseil  était  bon  ! 

Vous  l'ai-je  pas  amené  au  bon  moment  ? 

PENSÉE.  —  C'est  vous  qui  êtes  bon,  Orso,  et  je  vous 
aime  bien. 

ORSO.  —  C'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  Vous  aurez 
toujoius  la  première  place  dans  ce  cœur  de  gendarme. 

PENSÉE.  —  Vous  n'avez  pas  trop  de  peine? 

ORSO.  —  Juste  ce  qu'il  faut.  Juste  assez  pour  cette 
ombre  de  mélancolie  qui  sied  à  une  mâle  figure. 

PENSÉE.  —  Ne  plaisantez  pas  ! 

ORSO.  —  Me  voilà  bien  débarrassé.  Grand  Dieu  ! 
qu'aurais-je  fait  de  cette  madame  Cogne-Partout  ? 

PENSÉE.  —  Si  aveugle  que  je  sois,  je  ne  suis  pas  mal 
arrivée  où  je  voulais. 

Et,  pour  avoir  des  yeux,  celui-ci  n'a  pas  su  fuir  si  loin 
qu'il  ait  réussi  à  m'échapper. 

ORSO.  —  Comptez  sur  moi  pour  le  maintenir  dans  le 
devoir. 

PENSÉE.  —  C'est  vrai  qu'il  y  a  tant  de  danger  pour  lui  ? 

ORSO.  —  Il  ne  faut  pas  qu'on  vous  le  détériore,  pas 
vrai  ? 

PENSÉE.  —  Il  est  persuadé  de  ne  pas  revenir. 

ORSO.  —  Et  moi,  je  vous  dis  que  je  vous  le  ramènerai. 

PENSÉE.  —  C'est  la  mort  qui  me  l'a  rendu  accessible. 

ORSO.  —  Pourquoi  parler  de  sa  mort,  vous  aussi  ? 
C'est  vexant.  Je  n'aime  pas  que  vous  parliez  ainsi. 

PENSÉE.  —  Et  quand  ce  serait  la  mort,  et  quand  il 
n'y  aurait  eu  que  ce  seul  moment. 

Ce  moment  tout  de  même  je  l'ai  eu,  et  c'est  assez  pour 
moi,  et  rien  ne  peut  empêcher  qu'il  existe  ! 


696  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ainsi,  malgré  ce  voile  indéchirable  qui  m'entoure, 
ainsi  l'amour  a  pénétré  jusqu'à  moi,  et  rien  n'a  su  m'en 
défendre  !  Il  m'aime,  je  crois  en  Dieu  !  Il  n'y  a  plus  de 
mort  pour  moi,  il  n'y  a  plus  de  nuit  !  Ah  !  le  bonheur  est 
une  chose  si  grande  qu'il  n'était  pas  en  mon  pouvoir  de 
lui  échapper  ! 

Il  y  a  beaucoup  de  femmes  plus  belles  que  moi,  et 
cependant  c'est  moi  qu'il  a  choisie!  Il  y  a  beaucoup  de 
fenunes  qui  sont  capables  de  voir,  et  moi  j'ai  les  yeux 
fermés  à  toute  autre  chose  que  son  amour  ! 

Loué  soit  Dieu  parce  que  je  lui  ai  paru  désirable  ! 
loué  soit  Dieu,  parce  qu'entre  toutes  il  a  désiré  ces  choses 
seules  que  j'étais  en  état  de  lui  donner  ! 

J'étais  donc  dans  ma  nuit  sans  le  savoir  maîtresse  de 
ces  grands  trésors  ! 

Ah  !  puisqu'il  m'a  aimée  aveugle,  c'est  d'être  plus 
aveugle  encore  que  je  désire  ! 

Et  non  seulement  que  je  ne  le  voie  pas,  mais  qu'il  ne 
me  voie  pas  non  plus  et  non  plus  ce  visage  périssable,  mais 
cette  chose  seulement  que  je  lui  ai  donnée  et  qui  est  à 
lui,  et  que  ni  la  vie,  ni  la  mort  ne  seront  capables  de 
lui  arracher  ! 

Et  puisqu'il  m'a  aimée  dessaisie,  c'est  d'être  plus  pauvre 
encore  que  je  désire,  gratuite  entre  ses  bras,  inexpUcable 
à  tous. 

Et  au  regard  de  cet  honneur  que  le  monde  accorde, 
plus  dépourvue  qu'aucune  de  celles-là  sur  qui  im  nom 
juif  est  écrit  ! 

Dans  la  nuit  où  j'étais,  il  a  bien  su  me  trouver  et  s'il 
faut  maintenant  que  lui  aussi  disparaisse  aux  yeux  de 
ceux  qui  voient, 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  697 

Ce  n'est  pas  cette  nuit-là  à  mon  tour  qui  me  fera  peur 
et  qui  sera  su£&sante  à  me  séparer  de  lui  ! 

ORSO.  —  Et  moi,  Pensée,  est-ce  que  je  serai  toujours 
votre  ami  ? 

PENSÉE,  lui  tendant  la  main.  —  Mon  grand  ami  ! 

ORSO.  —  Quand  la  paix  sera  revenue,  il  faudra  que 
vous  me  preniez  un  jour  et  que  vous  m'expliquiez  pour- 
quoi j*ai  eu  de  l'amour  pour  vous,  jadis. 

PENSÉE.  —  Est-ce  que  vous  n'en  avez  plus  ? 

ORSO.  —  Qu'est-ce  qu'il  faut  que  je  réponde  ? 

PENSÉE.  —  Cela  me  fâcherait  que  vous  répondiez 
non. 

ORSO.  —  Je  ne  vous  aime  pas  comme  mon  frère.  Vous 
me  suJB&siez  telle  quelle.  J'aurais  été  patient  avec  vous. 

Il  y  a  bien  des  hommes  qui  ne  sont  pas  autrement 
sensibles,  et  qui  pleurent  parce  qu'ime  joue  d'enfant  ne 
s'est  jamais  posée  contre  la  leur. 

Il  y  a  quelqu'un  qui  se  serait  alourdi  entre  leurs  bras. 
Cette  décoloration  solennelle  de  la  femme  en  proie  à  un 
autre  être  qui  se  fait  d'elle  ! 

Et  moi  d'abord  je  vous  avais  admirée,  vous  me  sembliez 
si  fière  et  si  forte  !  Oui,  vous  fouliez  le  sol  avec  tant  de 
grâce  et  de  dignité. 

Puis  quand  j'ai  su  que  vous  étiez  aveugle. 

Avec  cet  air  de  reine,  avec  ce  visage  de  jeune  dieu. 

C'est  cela  qui  vraiment  m'a  touché.  De  vous  sentir 
si  faible  avec  moi,  sans  aucun  chemin  si  je  n'étais  pas 
avec  vous, 

Cela  m'aurait  expliqué  toute  la  vie. 

D'avoir  votre  petite  main  dans  la  mienne,  c'est  cela 
qui  m'aurait  donné  de  la  force. 


698  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cette  main,  où  cela  aurait-il  été  meilleur  pour  elle  que 
dans  la  mienne  ? 

PENSÉE.  — Ne  pensez  pas  que  vous  m'ayez  caché  tout 
cela  jusqu'ici. 

ORSO.  —  Ça  ne  fait  rien.  Pensée.  N'en  dites  pas  plus 
long.  Un  homme  aussi  peut  avoir  de  la  pudeur. 

J'ai  gagné  cela  du  moins  sur  mon  frère,  c'est  que  je 
suis  Hbre,  léger  comme  une  plume  au  vent  I  Lui  est  lourd, 
retardé,  il  vous  aime  trop  !  Il  ne  va  pas  à  la  guerre  comme 
j'y  vais  ! 

C'est  bon  d'être  entièrement  léger  !  C'est  bon  d'être 
Hbéré  de  toutes  les  tâches  de  la  vie  !  Gais,  chantants,  le 
col  de  la  chemise  arraché  !  Oui,  même  parmi  les  âmes,  je 
crois  qu'on  reconnaîtra  à  leur  air  ceux-là  qui  sont  morts 
à  pleine  poitrine,  en  pleine  jeunesse  ! 

Une  âme  de  vingt  ans,  c'est  cela  qui  flambe  dans  le 
soleil  de  Dieu  ! 

C'est  une  chose  si  facile  que  de  mourir  et  on  ne  nous 
aura  pas  demandé  autre  chose  !  Mourir  en  hommes,  au 
lieu  de  vivre  bassement  en  esclaves,  en  spécialisés  ! 

Voici  toutes  les  ombres  à  la  fois,  le  premier  rayon  de 
grand  soleil  qui  vous  flambe  la  fenêtre  d'un  seul  coup  avec 
le  cœur  ! 

C'est  pour  cela  qu'on  voit  des  morts  avec  des  visages 
si  beaux,  ils  sont  conmie  des  enfants  qui  regardent. 

Ils  ne  regrettent  rien.  Mourir  pour  la  patrie  est  une 
chose  si  belle  qu'ils  en  gardent  un  sourire  ébloui  ! 

—  Venez,  madame  la  Taupe  !  Venez,  madame  la 
Chauve-souris!  Donnez-moi  le  bras.  Je  m'en  vais  vous 
ramener  à  votre  maman. 

Ils  sortent. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  699 


ACTE    IV 

Fin  de  janvier  1871.  Une  chambre  dans 
un  palais  de  Rome. 

PENSÉE,  debout,  la  main  appuyée 
sur  une  table  et  aspirant  l'odeur  d'une 
grande  corbeille  de  magnoliers  qui  est 
placée  au  milieu. 

SCÈNE  I 
SICHEL,  PENSÉE 

PENSÉE.  —  Que  ces  fleurs  sentent  bon  !  elles  m'eni- 
vrent !  C'est  à  peine  si  je  puis  les  supporter.  Leur 
odeur  est  si  forte  qu'elle  me  donne  le  vertige. 

SICHEL.  —  Pourquoi  les  a-t-on  laissées  ici  ?  je  voulais 
les  faire  enlever.  Tout  te  fait  mal  en  ce  moment. 

PENSÉE.  —  Non.  Laisse-les. 

SICHEL  Va  aidée  à  se  rasseoir. 

SICHEL.  —  Veux-tu  que  j'ouvre  un  peu  la  fenêtre  ? 

PENSÉE.  —  Oui.  Laisse  entrer  ce  dernier  rayon  si 
doux  jusqu'à  moi. 

La  couleur  rouge  du  soir. 

Laisse  entrer  Rome  jusqu'à  moi. 

SICHEL  entr'ouvre  la  fenêtre. 
Rumeur  des  cloches  au  dehors. 

PENSÉE.  —  C'est  l'heure  de  l'Ave  Maria. 

SICHEL.  —  Ces  fatales  cloches  me  serrent  le  cœur. 
Qu'est-ce  qu'elles  disent  ainsi  à  coups  pressés  ? 

PENSÉE.  —  Moi,  je  les  aime,  je  les  connais  toutes, 


700  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  petites  et  les  graves,  toutes  proches  et  celles  qui  sont 
le  plus  loin. 

Tant  que  toute  la  Ville  Sainte  autour  de  moi  se  dispose, 
édifiée  par  le  son.  Pures  cloches  au  lieu  de  tant  de  paroles  ! 
ce  serait  bon  de  résonner  comme  elles 

Soi-même  et  de  n'être  éternellement  que  la  et  mi. 

Ah  1  je  voudrais  voir  Dieu  comme  elles,  ne  serait-ce 
que  le  temps  de  compter  jusqu'à  cinq  I 

SICHEL.  —  Et  moi,  si  je  puis  voir  Dieu,  mon  enfant. 

Ce  ne  sera  jamais  que  dans  tes  yeux,  quand  ils  se  seront 
ouverts. 

PENSÉE.  —  Fais-moi  un  peu  de  musique,  maman. 

SICHEL,  se  levant.  —  Que  veux-tu  que  je  te  joue  ? 

PENSÉE.  —  Non.  Reste  avec  moi.  La  musique  m'en  - 
pécherait  d'entendre. 

SICHEL.  —  C'est  ainsi  que  je  te  vois  toujours  attentive 
et  attendante. 

Comme  si  tu  n'avais  d'oreilles  que  pour  ce  qui  au  dehors 
va  arriver. 

PENSÉE.  —  Il  n'arrivera  personne. 

Silence. 

Et  comment  ferais-tu,  mère,  si  tu  n'avais  que  l'ouïe 
et  le  toucher 

Pour  construire  une  ville  comme  celle-ci  ? 

Rien  qu'avec  des  voix  qui  viennent  de  divers  côtés, 
le  roulement  des  voitures,  ime  femme  qui  chante,  ime 
querelle,  vm  marteau  qui  tape,  un  cri  d'oiseau, 

Avec  la  différence  du  chaud  et  du  froid,  toutes  les 
nuances  qu'il  y  a  dans  l'ombre,  tous  ces  souffles  divers. 

Et  ce  sens  de  la  vision,  qui  est  absente,  réparti  sur  tout 
mon  corps  ? 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  7OI 

C'est  à  moi  d'arranger  une  ville  de  tous  ces  sons  qu'elle 
modifie  comme  les  murailles  font  de  la  lumière, 

Cette  Rome  merveilleuse  avec  ces  escaliers  qui  montent 
vers  de  grands  jardins,  ces  rues  disposées  pour  les  pas  de 
la  procession, 

Et  au  sortir  de  beaucoup  d'ombre  ce  que  tu  m'as  dit  : 
tout  à  coup  ces  palais  couleur  de  jour  !  Ah  !  ce  doit  être 
beau  ! 

Je  suis  comme  un  enfant  le  premier  jour  qu'il  se  réveille, 
dans  une  chambre  fermée,  dans  un  pays  inconnu. 

Ce  monde  qui  vous  semble  si  naturel,  il  est  invisible 
pour  moi.  J'y  suis  comme  si  je  n'y  étais  pas.  Le  séjour, 
d'ailleurs,  ne  sera  pas  long.  Il  me  faut  faire  ma  provision 
pendant  que  j'y  suis. 

Je  ne  le  connais  que  par  ce  que  tu  me  racontes.  On  m'a 
fait  des  yeux  sans  doute  qui  ne  lui  étaient  pas  adaptés. 

Et  lorsque  je  le  verrai  peut-être,  ce  sera  bien  loin  en 
arrière  lorsque  déjà  il  fuit  ! 

Comme  le  passager  qui  s'est  réveillé  trop  tard  et  qui 
ne  voit  plus  le  rivage  et  la  ville  qu'on  lui  montre  avec 
ses  monuments 

Autrement  qu'une  longue  ligne  blanche  là-bas  dans  la 
grande  lumière  du  matin. 

Presque  pareille  à  l'écume. 

SICHEL.  —  Il  y  a  quelqu'un  qui  t'aime  sur  la  jetée, 
qui  te  fait  signe  avec  son  mouchoir. 

PENSÉE  {Elle  se  passe  la  main  sur  le  flanc  comme  si 
elle  ressentait  une  douleur  subite.) 

SICHEL.  —  Qu'y  a-t-il  ? 

PENSÉE.  —  J'ai  senti  un  mouvement  en  moi. 

SICHEL,  à  mi-voix.  —  L'enfant  ? 


702  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

PENSÉE,  de  même.  —  C'est  lui. 

SICHEL,  comme  pour  elle-même.  —  Sans  doute.  Quatre 
mois  se  sont  écoulés. 

PENSÉE.  —  Mon  enfant  a  bougé  en  moi  ! 

SICHEL.  —  Pourquoi  n'écris-tu  pas  à  Orian  ? 

PENSÉE.  —  Lui-même  ne  m'a  pas  écrit  une  seule 
ligne. 

SICHEL.  —  Mais  moi,  je  lui  ai  écrit  pour  toi  il  y  a 
quinze  jours. 


Oui,  je  m'y  suis  décidée. 
Bien  que  tu  me  l'aies  défendu. 


Silence. 
Silence. 


Tu  ne  me  grondes  pas  ? 

PENSÉE.  —  Non.  Cela  ne  fait  rien. 

SICHEL.  —  Mais  pourquoi  Orso,  lui  aussi,  nous  laisse- 
t-il  sans  nouvelles, 

Alors  que  nous  recevions  ime  lettre  de  lui,  chaque 
semaine  ? 

—  On  m'a  dit  qu'il  devait  venir  ici,  chargé  d'une 
mission.  — 

Aucim  mot  de  lui  depuis  cette  nouvelle  année. 

PENSÉE.  —  Il  y  a  eu  des  mouvements  de  troupes. 

SICHEL.  —  J'ai  peur  que  quelque  chose  ne  soit  arrivé. 

PENSÉE,  montrant  la  corbeille.  —  Il  n'est  arrivé  que 
ces  belles  fleurs. 

SICHEL.  —  Je  voudrais  bien  savoir  qui  nous  les  a 
envoyées.  —  Je  suis  inquiète  pour  ton  père  aussi.  Il  est 
là-bas  tout  seul  dans  ce  pays  froid.  Je  suis  sûr  qu'il  ne 
se  soigne  pas  comme  il  faut.  Il  est  si  imprudent  !  Lui 
aussi,  pourvu  qu'il  ne  lui  soit  rien  arrivé  ! 

PENSÉE.  —  Tout  cela  n'est  pas  important. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  7O3 

SICHEL.  —  Qu'est-ce  qui  est  important  ? 

PENSÉE. — Ce  qui  est  important  est  que  mon  enfant  vit  ! 

SICHEL.  —  Il  faudra  que  nous  ayons  quitté  Rome 
bientôt. 

PENSÉE.  —  Pourquoi  ? 

SICHEL.  —  Nous  irons  à  Paris  en  grand  secret.  Là, 
tout  peut  se  cacher. 

PENSÉE.  —  Il  n'y  a  rien  à  cacher. 

SICHEL.  —  Je  n'ai  rien  osé  dire  à  ton  père.  Il  est 
terrible  pour  ce  genre  de  choses  et  tout  ce  qui  est  de  notre 
considération.  Grand  Dieu  !  je  le  vois  d'ici. 

Mais  laisse-moi  faire,  mon  enfant  !  Ta  mère  est  fine 
et  elle  sait  plus  d'une  adresse.  Nous  saurons  dérober  à 
tous  cet  enfant  de  l'amour. 

PENSÉE.  —  Crois-tu  que  je  vais  abandonner  mon 
enfant  ? 

SICHEL.  —  Laisse-moi  croire  ce  que  je  veux.  A  chaque 
jour  sa  peine.  —  Qui  te  dit  cela  ?  — 

Ne  m'ôte  pas  l'esprit  et  le  courage  que  je  puis  avoir. 
J'en  ai  besoin. 

PENSÉE.  —  Mère,  as-tu  honte  de  moi,  toi  aussi  ? 

SICHEL.  —  Honte  de  toi.  Pensée  ! 

PENSÉE.  —  Il  n'est  personne  au  monde  plus  fière 
que  je  ne  le  suis. 

SICHEL,  lui  posant  la  main  sur  le  genou,  —  Va,  mon 
enfant,  je  sais  ce  que  tu  souffres  ! 

PENSÉE,  à  voix  basse.  —  C'est  vrai,  mère,  c'est  dur 
pour  moi.  J'étais  faite  pour  être  irréprochable. 

Je  souffre  de  tous  ces  yeux  qui  me  regardent.  Une 
aveugle,  comment  peut-elle  se  défendre  ? 

—  Et  que  pensera-t-on  de  lui  ? 


704  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SICHEL.  —  Moi,  je  suis  avec  toi.  Que  nous  fait  le 
mépris  de  tous  ?  J'y  fus  habituée  jadis  et  la  honte  est 
pour  moi  comme  ime  patrie  recouvrée.  Pauvres  femmes  ! 
Dieu  est  avec  nous  dans  notre  petitesse. 

PENSÉE.  —  Qu'est-ce  qu'on  peut  me  faire  après  tout  ? 

Maintenant,  il  y  a  mon  enfant  avec  moi  pour  partager 
mes  ténèbres  ! 

SICHEL.  —  Maintenant,  tu  sais  ce  que  c'est  que  d'être 
mère! 

PENSÉE.  —  Que  c'est  singulier  de  penser  qu'en  ce 
moment  il  se  fait  de  moi  des  yeux  qui  seront  capables  de 
voir  et  que  je  porte  ces  étoiles  vivantes  dans  mon  sein  ! 

SICHEL.  —  Qu'est-ce  qui  serait  à  soi  sinon  ce  petit 
que  l'on  a  fait  de  soi-même  ? 

PENSÉE.  —  Il  me  verra  et  j  e  ne  le  verrai  pas.  Les  autres 
mères  guident  leur  enfant,  c'est  lui  qui  guidera  la  sienne. 

Chancelante  à  jamais  au  travers  de  ces  choses  inconnues 
qu'il  trouvera  si  sûres. 


SCÈNE  II 

Paraît  sans  aucun  bruit  ORSO. 

SICHEL    fait    un    mouvement    de 

surprise. 

Il  lui  fait  signe  impérieusement  de 

se  taire  et  de  rester  immobile. 

PENSÉE.  —  Qui  est  entré  ? 

Silence, 
Je  demande  qui  est  là  ? 

Silence, 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  705 

ORSO.  —  Pensée  de  Homodarmes,  ma  chère  femme, 

c'est  moi. 

Silence. 

PENSÉE,  faiblement,  —  Est-ce  vous,  Orian  ? 

ORSO.  —  Ne  me  reconnaissez-vous  pas  ? 

PENSÉE.  —  Je  ne  sais.  C'est  la  voix  d'Orian  et  ce 
n'est  pas  la  sienne. 

ORSO.  —  La  voix  et  le  cœur,  Pensée,  et  tout  ce  qu'une 
seule  heure  permet  de  présence  avec  vous 

A  quelqu'un  qui  bientôt  sera  obligé  de  repartir. 

PENSÉE.  —  Si  vous  êtes  Orian,  pourquoi  ne  venez- 
vous  pas  plus  près  ? 

Et  pourquoi  déjà  ne  suis- je  point,  trop  heureuse  femme, 
entre  vos  bras  ? 

ORSO.  —  Si  je  me  laissais  prendre,  on  ne  me  laisserait 
plus  partir. 

PENSÉE.  —  Toujours  partir!  Ah!  je  ne  sais  que  trop 
que  je  ne  puis  vous  retenir  pas  ! 

ORSO. —  Quatre  mois,  c'est  à  peine  s'ils  se  sont  écoulés. 

Et  déjà  vous  ne  reconnaissez  plus  ma  voix. 

PENSÉE.  —  Il  faut  que  mes  sens  se  soient  émoussés. 

Comme  une  plante  qui  se  ternit  à  cause  du  fruit  qu'elle 
porte. 

ORSO.  —  Cet  enfant.  Pensée  ? 

PENSÉE.  —  Aujourd'hui  même  je  l'ai  senti  qui  s'éveil- 
lait dans  mon  sein. 

Oui,  j'ai  faiUi  m'évanouir  pendant  que  je  respirais  ces 
fleurs. 

ORSO.  —  C'est  moi  qui  vous  les  ai  envoyées. 

PENSÉE.  —  Pourquoi  m' avoir  laissée  ainsi  sans  nou- 
velles ? 

45 


706  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORSO.  —  Qu'est-ce  qu'une  lettre  pouvait  dire  que 
vous  n'eussiez  su  déjà  ? 

PENSÉE.  —  Comment  va  votre  frère  ? 

ORSO.  —  Orso  est  bien.  Est-ce  que  vous  pensez  encore 
à  lui  ? 

PENSÉE.  —  Je  l'aime  comme  vous  l'aimez. 

ORSO.  —  Il  ne  faut  aimer  que  votre  époux.  Aucune 
parcelle  de  votre  cœur  aujourd'hui, 

Cet  avare  Orian  ne  veut  plus  la  laisser  à  un  autre. 

PENSÉE.  —  Vos  paroles  sont  douces,  Orian,  plus 
tendres 

Qu'aucune  de  celles  que  vous  m'ayez  dites  autrefois, 
en  ce  temps  qui  fut  court. 

Pourquoi  est-ce  que  je  les  écoute  avec  un  cœur  aussi 
pesant  ? 

ORSO.  —  Parce  que  je  vais  repartir,  vous  le  savez  ;  mon 
congé  qui  n'est  que  de  peu  d'heures  expire. 

PENSÉE.  —  N'est-ce  pas,  pour  ne  plus  nous  revoir  ? 

ORSO.  —  Est-ce  que  vous  me  vo3dez  tellement  ? 

PENSÉE.  —  Au  delà  de  tout  ce  que  les  yeux  peuvent 
voir,  nous  nous  sommes  touchés. 

ORSO.  —  Pensée,  je  suis  venu  pour  vous  dire  de 
prendre  soin  de  cet  enfant  que  sans  doute  je  ne  connaîtrai 
pas 

Et  qui  est  à  son  père  comme  il  est  à  vous,  ce  qui  demeure 
de  lui, 

Pour  vous  dire  de  ne  pas  l'oublier. 

PENSÉE.  —  Je  ne  vis  que  pour  lui  et  pour  vous. 

ORSO.  —  Et  je  suis  venu  vous  dire  une  autre  chose 
aussi,  Pensée. 

PENSEE.  —  J'écoute. 


LE    PERE    HUMILIE  707 

ORSO.  —  C'est  qu'il  ne  faut  pas  douter  de  celui  qui 
vous  aimait 

Malgré  ce  long  silence.  Mais  qu'est-il  besoin  de  paroles 
à  ceux  qui  ont  foi  l'un  dans  l'autre  ?  Quel  mérite  y  aurait- 
il  à  me  croire  si  j'étais  là  toujours  ? 

Nul  ne  vous  aurait  aimée  comme  lui  vous  aimait.  Il 
faut  le  croire. 

PENSÉE.  —  Je  le  sais,  je  le  crois. 

ORSO.  —  L'absence  fut  longue. 

PENSÉE.  —  Vous  voici  ! 

ORSO.  —  Et  si  elle  devait  être  plus  longue  encore,  ne 
le  supporteriez-vous  pas  avec  courage  ? 

PENSÉE.  —  Tout  le  courage  que  vous  me  demanderez. 

ORSO.  —  Pauvre  enfant  !  il  n'y  a  chose  si  dure  que 
mon  exigence  n'aille  plus  loin. 

PENSÉE.  —  Pas  aussi  loin  que  mon  amour  ! 

ORSO.  —  Après  une  si  longue  séparation,  si  vous  êtes 
avec  moi.  Pensée,  ah,  qui  sera  capable  de  nous  dissoudre  ? 
Je  ne  veux  plus  qu'une  réunion  telle 

Que  ce  ne  soit  plus  le  temps  qui  la  fasse  cesser,  mais  elle 
qui  soit  capable  au  contraire  de  faire  cesser  le  temps. 

PENSÉE.  —  Vous  m'aimerez  toujours  ? 

ORSO.  —  Il  y  avait  un  homme  qui  ne  pensait  qu'à 
lui-même. 

L'appel  auquel  son  oreille  était  tendue,  il  croyait  qu'il 
ne  s'adressait  qu'à  lui  seul. 

Tout  était  simple  :  lorsque  vous  êtes  venue.  Pensée. 

Et  la  blessure  que  vous  lui  avez  faite  est  telle  que  rien, 
et  même  la  mort,  ne  sera  capable  de  le  guérir. 

PENSÉE.  —  Pourquoi  parler  de  la  mort  alors  que  vous 
êtes  vivant  ? 


708  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORSO.  —  Maintenant,  si  son  absence  est  longue,  s'il 
ne  répond  pas  lorsque  vous  l'appellerez, 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  sa  faute,  et  que  celui 

qui  vous  a  tant  aimée  trahisse. 

—  Je  jure  qu'il  vous  aimait. 

Silence. 

PENSÉE.  —  Ce  n'est  pas  Orian.qui  parle. 

ORSO.  —  Qui  serait-ce  donc  ? 

Silence. 

PENSÉE.  —  Orso,  qu'avez-vous  fait  de  votre  frère 
Orian  ?  Où  est-il  ? 

ORSO.  —  Pensée,  c'est  maintenant  qu'il  faut  montrer 
ce  courage  que  vous  m'avez  promis. 

Tout  ce  que  j'ai  dit,  oui,  c'est  bien  lui  qui  vous  le  disait 
par  ma  bouche.  Nous  ne  nous  sommes  pas  quittés.  Il 
n'avait  rien  de  secret  pour  moi  et  j'entendais  chaque 
battement  de  son  cœur. 

Pensée   de   Homodarmes,  maintenant,  ce  que  j'ai  à 

vous  annoncer,  il  faut  que  vous  l'écoutiez  sans  fléchir  : 

Orian  n'est  plus. 

Silence. 

PENSÉE.  —  Orian  est  mort.  C'est  bien.  Je  le  savais 
et  mon  cœur  n'attendait  pas  autre  chose. 

ORSO.  —  Il  est  mort,  et  ce  message  dont  il  m'a  chargé 
potu:  vous  est  qu'il  faut  vivre. 

PENSÉE.  —  Je  vivrai. 

ORSO.  —  La  veille  de  sa  mort,  nous  avons  causé 
ensemble  toute  la  nuit,  de  vous  et  de  votre  enfant.  Il 
m'a  chargé  de  vous  demander  pardon. 

PENSÉE.  —  C'est  moi  qui  ne  cesse  pas  de  lui  demander 
pardon. 

ORSO.  —  J'ai  su  ce  qui  s'était  passé  entre  vous, 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  709 

La  veille  de  son  départ.  J'ai  compris  ce  que  fut  cette 
heure  d'aveuglement  et  de  vertige. 

SICHEL.  —  Une  rencontre  désespérée  et  sans  aucune 
parole,  comme  de  gens  qui  n'en  peuvent  plus  et  qui  ne 
savent  ce  qu'ils  font. 

ORSO.  —  Il  est  heureux  que  votre  mère  ait  pensé  à 
m'écrire. 

PENSÉE.  —  Je  le  lui  avais  défendu. 

ORSO.  —  Il  voulait  revenir  dès  qu'il  l'aurait  pu. 

Silence. 

PENSÉE,  criant  tout  à  coup.  —  Orian  est  mort  !  Orian 
est  mort  !  Il  n'est  plus. 

Où  êtes-vous,  mon  cher  mari,  et  pourquoi  n'êtes-vous 
pas  avec  moi  ? 

SICHEL,  la  soutenant.  —  Pensée,  mon  enfant  bien- 

aimée  ! 

Silence. 

PENSÉE.  —  Comment  est-il  mort  ? 

ORSO.  —  Tué  d'une  balle  au  cœur  comme  nous  char- 
gions les  Allemands  dans  un  mauvais  petit  champ  de 
vignes  à  travers  les  échalas. 

Je  l'ai  vu  tout  à  coup  qui  lâchait  son  fusil  et  qui  tombait 
en  avant.  Son  corps  est  resté  pUé  en  deux,  accroché  à  un 
petit  mur  de  pierres  sèches  parmi  les  ronces. 

PENSÉE.  —  Vous  l'avez  laissé  là  ? 

ORSO.  —  Les  Prussiens  tiraient  sur  nous,  tant  qu'ils 
pouvaient. 

PENSÉE.  —  Moi,  je  serais  morte  avec  lui. 

ORSO.  —  Je  suis  un  officier,  et  mon  devoir  n'était  pas 
de  me  faire  tuer,  mais  d'assurer  le  commandement  de  ma 
section. 


710  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  avons  dû  nous  replier  peu  après,  abandonnant  le 
corps. 

PENSÉE.  —  Quoi,  vous  ne  me  rapportez  rien  de  lui  ? 

ORSO.  —  Que  voulez-vous  faire  d'un  mort  ? 

PENSÉE.  —  Je  l'aurais  senti  une  dernière  fois  entre 
mes  mains,  ces  sages  mains  ! 

Qui  sait  s'il  aurait  été  mort  tout  à  fait  pour  moi  ? 

Entre  l'âme  et  le  corps  qu'elle  a  fait  il  y  a  un  tel  lien 
que  la  mort  même  n'est  pas  entièrement  puissante  à  le 
dénouer. 

Où  que  soit  cette  pauvre  âme. 

ORSO.  —  La  sienne  est  avec  Dieu.  Ce  Dieu  qu'il  aimait 
comme  un  sauvage  et  non  pas  comme  un  saint,  il  l'a 
conquis.  Le  corps  est  resté  accroché  misérablement  quel- 
que part. 

Point  d'œuvre  derrière  lui,  rien  que  ce  corps  embarrassé 
dans  les  épines, 

Plus  loin  que  nous  n'avons  pu  nous-mêmes  aller  et 
qui  ne  l'a  pas  empêché  de  passer  outre. 

Cette  liberté  qu'il  désirait  plus  que  la  vie,  elle  est  sa 
part  enfin  !  cette  lumière  vers  laquelle  il  tendait  de  tout 
son  être,  il  y  est  !  Ce  Père  dont  il  était  le  fils. 

PENSÉE.  —  Les  yeux  qui  étaient  chargés  de  voir  pour 
moi,  où  sont-ils  ? 

ORSO.  —  Qui  sait  si  je  ne  vous  les  ai  pas  rapportés  ? 

PENSÉE.  —  Que  dites-vous  ? 

ORSO.  —  Je  n'ai  pas  voulu  l'abandonner  aux  Boches 
tout  entier. 

De  cette  tête  qui  était  le  capitaine  de  la  personne  en 
un  corps  qui  ressuscitera  et  qui  dort, 

Quelque  chose  encore  de  celui  que  nous  aimions  émane. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  7II 

PENSÉE.  —  Quoi  !  est-ce  que  vous  me  rapportez... 

ORSO.  —  Sa  tête.  Oui,  j'ai  pu  la  détacher. 

Elle  était  lourde  avec  moi,  tout  ce  temps  que  je  la 
portais  avec  moi  sous  mon  manteau. 

PENSÉE.  —  Où  est-elle  ? 

ORSO.  —  Au  fond  de  cette  corbeille  de  fleurs  que  je 
vous  ai  envoyée  ce  matin.  Silence. 

PENSÉE,  se  levant  et  faisant  un  mouvement  vers  la 
corbeille.  —  Orian,  mon  cher  mari,  êtes-vous  là  ? 

ORSO.  —  Pensée,  ne  le  touchez  pas,  car  il  est  mort. 
Il  appartient  à  un  ordre  différent,  il  n'est  plus  avec  nous 
à  notre  manière. 

Que  de  lui  jusqu'à  vous  l'encens  de  ces  larges  calices 
dont  j'ai  fait  sa  sépulture  soit  un  signe  suffisant  ! 

PENSÉE.  —  Il  n'a  point  eu  horreur  de  moi,  je  n'aurai 
point  horreur  de  lui,  parce  qu'il  est  mort, 

Et  qui  aurait  le  droit,  si  ce  n'est  moi,  qui  suis  sa  femme, 
de  le  saisir  entre  ses  mains  et  de  le  garder  sur  son  sein, 
comme  sa  possession  ? 

ORSO.  —  Respectez  ce  reste  insulté. 

PENSÉE.  —  Il  n'a  point  eu  horreur  de  moi  !  Il  est 
venu  jusqu'à  moi  qui  suis  la  dernière  des  femmes  ! 
Malheureuse  obscurcie  !  il  est  venu  à  moi  quand  il  en  aurait 
pu  trouver  une  plus  belle  ! 

C'est  moi  qui  l'ai  blessé,  de  cette  blessure  inguérissable  ! 
C'est  moi  qui  l'ai  arraché  à  son  Père!  Oui,  je  sais  que 
c'est  à  cause  de  moi  qu'il  est  mort  et  qu'il  n'est  plus  rien 
de  visible  ! 

Ah  !  qu'on  me  donne  un  voile  de  soie  pour  recevoir 
ce  qui  me  reste  de  lui  !  qu'on  me  donne  le  Hnge  le  plus  fin 
pour  couvrir  ces  mains  indignes  ! 


712  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ORSO.  —  Tout  à  l'heure  vous  serez  seule  avec  lui. 

PENSÉE.  —  Mais  dès  maintenant  je  puis  me  pencher 
sur  lui  et  respirer  son  âme  !  cette  boufïée  de  parfum  qui 
monte  de  sa  sépulture. 

ORSO.  —  Il  est  mort  et  ce  n'est  plus  par  aucun  de  vos 
sens  que  vous  êtes  capable  de  l'atteindre. 

PENSÉE.  —  Orian,  qui  êtes  là,  est-ce  vrai  ?  Ah  !  je 
crois  qu'il  n'y  a  rien  en  moi  qui  ne  soit  capable  d'aller 
jusqu'à  vous  ! 

ORSO.  —  Il  vit  en  vous,  et  c'est  pour  ce  qui  de  lui 
vit  au  fond  de  vos  entrailles  que  vous  devez  vivre  vous- 
même. 

PENSÉE.  —  Il  vit,  et  je  me  meurs  ! 

SICHEL  qui  l'enlace,  Va  ramenée  à  son  siège. 

ORSO.  —  Maintenant  c'est  assez  de  faiblesse.  Il  est 
temps  que  vous  entendiez  ce  que  je  suis  chargé  de  vous 
dire. 

Voici  ce  qu'Orian  m'a  chargé  de  vous  dire,  prévoyant 
sa  mort. 

Cette  dernière  nuit  que  nous  avons  passée  ensemble. 

PENSÉE.  —  Parlez,  je  vous  écoute. 

ORSO.  — ...  Et  sachant  ce  que  votre  mère  m'avait  écrit, 

Ce  fruit  de  lui  que  vous  portez  en  vous,  hors  de  la  loi. 

Oui,  ça  été  une  grande  joie  et  une  grande  amertume 
pour  lui. 

Vous  ne  m'avez  pas  répondu  tout  à  l'heure  quand  je 
vous  ai  dit  qu'il  m'avait  chargé  de  vous  demander  pardon. 

PENSÉE  fait  un  geste  de  déprécation. 

C'est  fait  ?  Bien.  Rien  ne  pèse  plus  sur  son  âme. 
SICHEL.  —  Je  lui  pardonne  aussi. 


LE    PÈRE    HUMILIÉ  713 

ORSO.  —  Maintenant,  le  mal  qui  a  été  fait,  il  faut  le 
réparer  en  ce  qui  est  de  nous.  Il  n'est  pas  possible  que 
l'enfant  d'Orian 

Naisse  sans  nom,  et  que  sa  femme  avec  son  enfant  ait 
cette  tache  publique. 

PENSÉE.  —  Ce  que  son  sang  n'a  pu  effacer,  je  suis  là 
pour  le  supporter. 

ORSO.  —  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  vous. 

Mais  de  lui  et  de  cet  enfant  qui  le  continue.  Il  faut 
sauver  le  nom  de  l'insulte,  conune  on  sauve  le  drapeau. 

PENSÉE.  —  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 

ORSO.  —  La  suprême  volonté  d'Orian,  sa  dernière 
parole  près  de  la  mort 

Est  que  vous  m'épousiez. 

PENSÉE.  —  Je  ne  veux  pas  !  je  ne  serai  pas  à  un  autre 
que  lui. 

ORSO.  —  Madame,  je  vous  répète  que  ce  n'est  pas  ce 
que  vous  voulez  qui  est  important. 

PENSÉE.  —  Ne  suis- je  pas  maîtresse  de  moi-même, 
de  mon  âme  et  de  mon  corps. 

Et  de  ceci  que  j'ai  fait  de  moi  ? 

ORSO.  —  Non. 

PENSÉE.  —  Orian,  quoi  !  est-ce  là  ce  que  vous  me 
demandez  ? 

ORSO.  —  Celle  qui  fut  à  mon  frère,  croyez- vous  qu'elle 
soit  jamais  pour  moi 

Autre  chose  qu'une  sœur  ? 

Silence. 

PENSÉE.  —  J'accepte. 

ORSO.  —  Bien,  petite  sœur.  D'ailleurs  la  guerre  n'est 
pas  finie. 


714  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

La  nuit  vient  qui  efface  l'une  après  l'autre  ces  deux 
voix  entre  lesquelles  votre  cœur  hésita 

Ce  soir  d'été  jadis  ; 

—  Ces  deux  braves  dont  le  cœur  était  plus  haut  que 
la  mort. 

PENSÉE.  —  Ne  viendra-t-elle  pas  aussi  pour  moi  tout 
de  bon  ? 

ORSO.  —  Votre  devoir  est  de  vivre. 

PENSÉE.  —  Je  vivrai  !  Pour  qui  me  prenez-vous  ? 

Je  vivrai  pour  cet  enfant  obscur  qui  est  héritier  en 
moi  de  mon  âme  avec  la  sienne  ! 

Tant  que  l'on  voudra  !  Toute  la  vie  que  l'on  voudra 
jusqu'à  la  dernière  minute  !  Moi  qui  fais  la  vie,  est-ce 
que  je  n'aurai  pas  le  courage  de  l'accepter  ? 

ORSO.  —  Demain  le  prêtre  nous  unira. 

PENSÉE.  —  Je  serai  une  femme  loyale. 

ORSO.  —  Ainsi  vous  aurez  accompli  ce  qu'Orian  vous 
demandait. 

PENSÉE.  —  Vous  le  pensez  ?  Ah  !  il  est  difficile  pour 
celui  qui  aime  de  faire  tout  ce  que  l'amour  lui  demande  ! 

C'est  pourquoi  l'odeur  de  ces  fleurs  est  plus  enivrante 
pour  moi  que  celle  du  laurier,  le  laurier  qui  parle  de  la 
victoire  ! 

Ne  pouvoir  rendre  amour  pour  amour. 

Aimer,  comme  moi,  et  ne  pouvoir  le  faire  comprendre  — 
avoir  sa  tâche  comme  lui  et  ne  l'avoir  pu  faire,  — 

Ah,  c'est  là  le  parfum  mortel  qui  fait  se  rompre  ces 
globes  d'ivoire  ! 

Rome,  30  juin  1916,  S.  Paul,  Ap. 

PAUL   CLAUDEL 


715 


LE    DERNIER    CAPITALISTE 


DÉCOR 

Le  tribunal  prolétarien  est  installé  dans  le  tribunal  bourgeois. 

A  l'endroit,  sur  le  mur,  oie  de  tout  petits  bourgeois  avaient 
enlevé  la  croix,  les  révolutionnaires  ont  accroché  une  image 
qui  représente  le  Travailleur  Manuel  Inconscient  et  Organisé. 
Encore  un  Christ  qui  sera  crucifié  par  son  église. 

Les  organisateurs  de  l'inconscience  siègent  derrière  la  table. 

Il  n'y  a  pas  de  juges,  mais  un  jury.  Il  est  élu  par  le  peuple. 
[Il  ne  faut  pas  prendre  ce  mot  dans  son  sens  large,  mais  dans 
le  sens  étroit  que  les  aristocrates  lui  donnaient,  que  les  plou- 
tocrates  sous-entendent  et  que  les  intéressés  retournent  contre 
eux.  Ce  sont  les  manuels,  les  gens  qui  travaillent  avec  leurs 
mains.  Les  mains  des  esclaves  de  la  machine  sont  gourdes. 
Autrefois,  les  manuels  étaient  gantés  d'esprit.)  Le  jury  est  élu 
par  le  peuple,  mais  sélectionné  par  le  Dictateur  Délégué  Suprême 
du  Prolétariat.  Le  jury  n'est  formé  que  de  trois  hommes.  Pas 
de  président,  un  Premier-Juré  qui  départage  ses  acolytes  tel  Dan- 
din  des  Plaideurs.  C'est  un  meneur  du  Bâtiment,  vigoureux, 
sonore  comme  un  écu  neuf,  sensé,  de  V espèce  dont  on  faisait  hier 
encore  des  petits  patrons  fort  concrets.  Il  ne  sacrifie  rien  de 
ses  qualités  à  l'Idée  qui  niche  dans  son  cerveau  comme  une 
madone  dans  la  façade  d'un  marchand,  et  à  laquelle  il  décerne 
des  prières  qui  sont  des  projets  économiques,  précis,  sains, 
sagement  sériés. 

Les  deux  autres  acolytes  sont  :  l'un,  peintre  catastrophiste, 
l'autre,  archiviste-paléographe;  —  celui-là  un  primaire  {c'est 
ainsi  qu'on  appelle  un  pauvre  homme  en  qui  une  instruction 
maladroite  a  ravagé  cette  charmante  éducation  populaire 
d' autrefois) ,  celui-ci  un  secondaire  {un  pauvre  homme  chez 
qui  une  instruction  maladroite  a  ravagé  cette  charmante  ins- 
truction bourgeoise  d'autrefois). 


7l6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  public  est  formé,  comme  dans  la  plupart  des  lieux  où 
les  Français  sont  appelés  à  se  réunir  en  commun,  de  rares 
particuliers  et  de  pas  mal  de  subalternes  officiels  insuffisamment 
camouflés  en  complaisants  officieux.  En  l'espèce,  ce  sont  des 
gardes  ultra-violets  couramment  appelés  «  prétoriens  proléta- 
riens »  et  appartenant  au  régiment  personnel  du  Dictateur  et 
Délégué  Suprême  du  Prolétariat.  Leurs  grosses  moustaches 
rappelleraient  les  sicaires  de  la  Troisième  si  elles  n'étaient 
noyées  dans  le  flot  hirsute  de  barbes  libertaires. 


JURÉ  No  I.  —  Introduisez  le  No  8.333  et  dernier. 

JURÉ  N»  2  {le  catastrophiste).  —  Comment,  dernier  ? 
Il  n'y  avait  en  France  que  8.333  capitalistes  ? 

JURÉ  No  3  (l'archiviste).  —  Ouf  !  tant  mieux  !  j'en 
ai  assez.  J'ai  hâte  de  revenir  à  la  science  paléographique. 
Le  comité  de  «  Répartition  Intellectuelle  »  vient  de  m'oc- 
troyer  une  équipe  de  terrassiers  qui  m'aideront  singuliè- 
rement à  piocher  les  palimpsestes. 

N®  I.  —  Notre  dictature  est  scientifique,  méthodique 
et  nullement  dénuée  de  roublardise.  Nous  ne  frappons 
que  les  capitalistes  invétérés  et  entêtés,  ou  inaptes  aux 
corvées,  ou  ces  empotés  qui  n'ont  pu  trouver  des  «  par- 
rains prolétariens  »  conformément  au  décret  automatique 
du  jour  15,  mois  4,  de  l'année  2.  Mais  nous  gardons  soi- 
gneusement les  autres  pour  balayer  les  chambrées,  rues 
et  bistrots. 

No  2.  —  Le  prolétariat  absorbe  bien  des  traîtres.  Depuis 
qu'on  a  décrété  l'habit  obligatoire  dans  les  cinémas  natio- 
naux, on  ne  reconnaît  plus  les  siens. 

No  3.  —  Ah  ouiche  !  Les  ci-devant  gens  du  monde  ont 
des  façons  crapuleuses  qu'on  flaire  à  quinze  pas. 

No  I.  —  Voici  le  No  8.333. 


LE    DERNIER    CAPITALISTE  717 


No  I.  —  No  8.333.  Kokuparki  Wladimir  ? 

KOKUPARKI.  —  Oui.  Né  à  Santa  Fé  de  Bogota, 
en  1900,  de  la  république  polonaise  décentralisée  molé- 
culaire. 

No  I.  —  Je  m'en  fous.  Profession  sous  l'ancien  régime  ? 

KOKUPARKI.  —  Agent  de  liaison  entre  la  peinture 
et  la  musique.  Inventeur  du  tableau  phonographique. 

No  I.  —  Bon.  Je  m'en  fous.  Vous  êtes  accusé  par  l'an- 
drogyne  André-Andrée,  rue  30,  no  3,  centre  4,  d'avoir 
tenu  des  propos  «  faillitistes  ». 

KOKUPARKI.  —  Par  exemple  ! 

No  I.  —  Dans  une  coopérative  de  lettres  vous  avez 
élucubré  une  conférence  où  vous  annonciez  traîtreuse- 
ment la  déconfiture  prochaine  de  la  Révolution. 

KOKUPARKI.  —  Je  ne  me  suis  hasardé  à  aucune 
allusion  politique  dans  cette  conférence  qui  traitait  de 
a  la  Genèse  du  Génie  ». 

No  I,  qui  farfouille  dans  le  dossier  8.333,  bondissant.  — 
Ah  !  vous  trouvez  que  votre  topo  n'était  pas  poli- 
tique !  Je  lis  dans  la  sténographie  : 

«  Un  homme  naît  avec  du  génie.  Et  le  voilà  prince  parmi 
les  hommes.  Il  se  range  dans  cette  élite  des  privilégiés...  » 

Ce  n'est  pas  poHtique,  ça  ?  Ça  n'est  pas  une  théorie 
sociale  ?  Ce  ne  sont  pas  des  idées  subversives,  peut-être  ? 
Ça  n'est  pas  du  capitalisme  béat  ? 

KOKUPARKI.  —  Mais,  pardon,  camarade  juré... 

No  I.  —  Ne  m'appelez  pas  camarade.  Est-ce  que  je 
vous  appelle  «  monsieur  »,  moi  ? 

KOKUPARKI.  —  Pardon...  mais  pardon...  heu...  le 


71 8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

génie  est  un  fait  particulier...  (//  se  tourne  vers  le  juré 
NO  3.) 

N®  3.  —  Le  génie  a  été,  mais  ne  sera  plus  un  fait  parti- 
culier grâce  à  notre  méthode  de  coopération  éducative, 
qui  réalise  le  rêve  médiéval  de  l'alchimie  et  transmue  en 
or  les  têtes  en  bois. 

Le  génie,  c'a  été  un  fait  économique  spécial  à  Tère 
capitaliste,  voilà  tout.  Un  des  méfaits  du  système  de 
l'hérédité,  rien  de  plus. 

KOKUPARKL  —  Comment  !  mais  le  génie  n'est 
fichtrement  pas  héréditaire. 

No  3.  —  Je  m'entends.  Vous  êtes  un  sot  et  vous  voulez 
me  faire  dire  des  sottises.  Certes,  on  n'a  jamais  vu  un 
père  de  génie  engendrer  un  fils  de  génie.  C'aura  été  une 
des  beautés  du  régime  capitaHste,  les  fils  des  grands 
hommes.  Mais  l'homme  de  génie  était  bien  le  résultat 
inattendu  de  croisements  mystérieux  entre  les  idiots, 
les  toqués,  les  sages,  tous  les  fantômes  de  sa  Hgnée.  Un 
beau  jour  tous  ces  inconscients  faisaient  fortune  :  un 
enfant  de  génie  leur  naissait,  comme  un  œuf  d'or.  Au 
fond  c'était  aussi  injuste  de  naître  Victor  Hugo  avec 
100  volumes  tout  écrits  dans  la  tête  que  fils-à-Rothschild 
avec  des  millions  de  rentes  inscrits  à  la  banque.  On 
laissait  aller  la  nature  à  la  bonne  franquette,  avant 
comme  après  la  naissance  des  hommes. 

On  comptait  sur  les  réussites  toutes  faites  issues  des 
entrailles  de  la  femme.  Mais  Kokuparki,  pauvre,  il  n'y 
a  pas  que  l'Hérédité.  Rappelez -vous  un  autre  vieux 
dogme  :  l'Influence  du  Milieu.  Nous  nous  en  emparons, 
et   avec  ce  second  dogme   nous  fracassons  le  premier. 

Nous  ne  tenons  plus  compte  de  la  sélection  antécé- 


LE    DERNIER    CAPITALISTE  719 

dente,  obscure  et  prestigieuse,  parce  que  nous  organisons, 
nous,  une  sélection  actuelle,  humaine,  à  ciel  ouvert,  bien 
plus  énergique  et  bien  plus  vaste  que  votre  petit  jeu  de 
qui  perd  gagne. 

Nous  substituons  l'éducation  intensive  et  progressive 
à  la  vieille  hérédité. 

Nous  prenons  l'enfant  dès  le  berceau  et  nous  le  suivons 
jusqu'à  l'âge  d'homme.  Le  Comité  de  Répartition  Intel- 
lectuelle, qui  est  la  che\âlle  ouvrière  de  la  nouvelle  société, 
détient  le  grand  Fichier  Public,  où  tous  les  Enfants  de 
la  RépubUque  —  même  les  enfants  des  capitalistes  invé- 
térés, vous  voyez  que  nous  sommes  bons  —  sont  classés 
et  possèdent  leur  carton.  Il  n'y  a,  du  reste,  pas  tellement 
d'enfants,  maintenant,  on  peut  les  compter. 

Nous  commençons  par  donner  à  tous  la  même  instruc- 
tion primaire... 

KOKUPARKI.  —  Comment  !  à  tous  ? 

No  3.  —  Nom  de  Dieu  !  oui,  à  tous. 

KOKUPARKI.  —  Aux  aveugles  et  aux  sourds-muets 
peut-être,  mais  pas  aux  idiots,  aux  fous,  ni 

No  3.  —  Ça  viendra.  Nous  subventionnons  à  Elber- 
feld  l'école  des  chevaux... 

Puis,  nous  faisons  passer  au  régime  secondaire  ceux 
qui  ont  satisfait  aux  épreuves  du  baccalauréat  primaire. 
Les  autres,  nous  les  envoyons  à  l'Université  d'appren- 
tissage manuel.  A  i8  ans,  ils  sont  versés  dans  la  catégorie 
des  Manœuvres.  Ce  sont  eux  qui  touchent  les  plus  gros 
salaires  pour  les  consoler  de  leur  échec  et  qui  ont  voix 
prépondérante  en  nos  conseils. 

Voix    dans  la  foule,  ponctuée    d'un   ricanement  : 
a  Ils  ont  le  poing  prépondérant,  mais  pas  la  langue.  » 


720  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

La  sélection  graduée  continue  à  travers  les  régimes 
secondaire,  supérieur.  Mais  un  des  principes  essentiels 
de  notre  constitution  sociale  est  de  n'admettre  personne 
comme  intellectuel  pur.  Tout  homme  doit  donner  quelques 
heures  chaque  jour  au  travail  manuel.  Ainsi,  l'égaUté 
est  rétablie. 

KOKUPARKI.  —  EUe  n'est  pas  rétabUe  du  tout,  l'éga- 
Uté. 

No  3.  —  Elle  est  rétablie.  {Tourné  vers  le  N^  i.)  Le 
sculpteur  ne  fera  plus  fi  du  maçon  et  Mallarmé,  petit  pro- 
fesseur du  lycée,  aura  sa  chance  comme  de  Lamartine, 
gentilhomme  propriétaire. 

NO  I.  —  Fort  bien. 

KOKUPARKL  —  Mais  vous  n'empêcherez  pas  que 
certain  garçon,  pour  ces  raisons  mystérieuses  honnies  par 
vous,  prendra  de  l'avance  dans  le  sein  maternel  et  à  peine 
débarqué  battra  d'étapes  en  étapes  ses  concurrents. 

N®  2.  —  Nous  le  handicaperons. 

Voix  dans  la  foule  :  «  C'est  ça,  plus  de  tricheurs,  » 

KOKUPARKL  —  Diable!  conunent  ferez-vous. 

LES  TROIS  JURÉS,  ensemble.— ^o\j&...  (Ils  s'arrêUni 
embarrassés.) 

N®  I.  —  Bah!  ma  foi!  je  ne  vois  rien  à  ajouter  à  ce 
que  nous  avons  inventé.  Aux  gamins  de  se  débrouiller 
entre  eux.  Si  tout  de  même  la  nature  veut  dire  son  mot... 

N®  2.  —  Halte-là!  Vous  déraillez,  juré  n®  i.  Vous  ou- 
bliez les  principes.  Ma  nature  d'honmae,  d'ancien  élève 
des  Beaux-Arts  est  aussi  naturelle  que  la  Nature  avec 
un  grand  N.  Or,  il  est  de  ma  nature  de  dénoncer  les  tri- 
cheurs comme  ce  Paulot  Picasse  qui,  à  dix-huit  ans,  pré- 
tendait déjà  peindre  des  chefs-d'œuvre  alors   que   les 


LE    DERNIER    CAPITALISTE  721 

garçons  modestes  comme  moi  en  étaient  encore  à  peloter 
la  mie  de  pain. 

Il  faudra  que  nous  trouvions  un  truc  pour  parfaire 
notre  système. 

KOKUPARKI.  —  Et  vous  aurez  beaucoup  d'honmies 
de  génie  ? 

No  3.  —  Plus  de  génie,  vous  ai-je  dit,  mais  un  talent 
universel.  Nous  comptons  sur  un  rendement  de  60  0/0. 
La  science  est  modeste. 

KOKUPARKI.  —  Et  les  génies  d'ancien  régime,  qu'en 
faites-vous  ? 

N®  3.  —  Nous  les  nions  sans  honte  et  nous  les  trucidons 
sans  vergogne. 

Nous  n'avons  pas  plus  réussi  à  nous  entendre  avec 
Romain  Rolland  qu'avec  Claudel.  Quant  à  Barbusse, 
Bourget,  ce  sont  des  gens  à  pognon. 

Ces  gens  sont  victimes  de  l'hérédité  qu'ils  portent. 
Un  poète  de  génie  selon  la  formule  d'ancien  régime  est 
aussi  irresponsable  que  Louis  XVI,  mais  aussi  dangereux. 

Ces  gens  sont  pleins  d'orgueil,  et  embrouillés  dans  un 
rêve  qui  n'est  pas  plus  de  ce  monde  socialiste  que  du 
monde  bourgeois. 

N®  I.  —  Ce  sont  des  salauds  qui  ne  se  sont  donné  que 
la  peine  de  naître  et  devant  lesquels  les  badauds  s'ébau- 
bissent,  alors  qu'il  y  a  de  braves  garçons  qui  s'esquintent 
toute  leur  vie  à  s'instruire  et  qui  n'arrivent  à  rien.  Il 
faut  les  mettre  au  pas,  ou  les  zigouiller. 

Si  vous  vous  rangez  parmi  ces  types  dont  vous  parlez 
dans  votre  conférence... 

No  2.  —  Non,  je  connais  Kokuparki.  Je  m'en  porte 
garant.  C'était  un  rondibiste.  Il  n'avait  pas  de  génie, 

46 


722  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pas  l'ombre  de  talent.  Il  y  avait  moins  de  talent  dans 
toute  l'école  rondibiste  que  dans  un  seul  poil  du  pinceau 
d'un  catastrophiste. 

No  I.  —  Cet  interrogatoire  devient  oiseux.  Il  faut  en 
finir. 

No  3.  —  Oui,  finissons-en.  J'ai  sacrifié  huit  jours  de  ma 
vie  et  8.000  capitalistes  à  la  sociologie.  J'ai  hâte  de  revenir 
à  la  paléographie. 

No  2.  —  Encore  une  fois,  Kokuparki  n'a  aucun  talent. 
Si  je  n'avais  eu  que  de  tels  concurrents  !  Il  n'est  pas 
dangereux. 

No  I.  —  Alors,  acquittons-le  et  foutons-le  dans  les 
paveurs. 

Murmures  dans  la  foule  autour  d'un  homme 
et  d'une  femme  qu'on  pousse  vers  le  jury.  Cris  : 
«  Et  les  témoins  !  Mort  aux  capitalistes  l  Et  la 
loi    sur    le    témoignage-accusation    obligatoire!   » 

No  I.  —  Silence,  nom  de  Dieu  !...  Ah  !  bon  !  très  bien  ! 
qu'on  traîne  les  témoins  à  la  barre.  Premier  témoin  : 
Juste  (Parfait). 

PREMIER  TÉMOIN.  —  Pardon,  Parfait  Juste. 

No  I.  —  Non,  Juste  (Parfait). 

PREMIER  TÉMOIN.  —  Je  ne  voudrais  pas  vous  con- 
tredire, mais  mon  père  s'appelait  Juste. 

No  I.  —  Idiot  1  Naturellement.  Vous  vous  appelez 
Juste,  entre  parenthèses  :  Parfait.  Déposez. 

M.  JUSTE  pose  sa  canne  et  son  chapeau, 

M.  JUSTE.  —  M.  Kokuparki,  qui  est  mon  voisin,  est 
un  bohème,  et  le  bohème  est  dangereux  à  l'habitant  de 
Paris,  comme  le  bohémien  à  l'habitant  des  campagnes. 


LE    DERNIER    CAPITALISTE  723 

Sous  les  apparences  d'un  correct  gentleman-bookmaker, 
je  reconnais  en  ce  jeune  homme,  avec  ma  lucidité  bien 
française,  le  rapin  qu'ont  connu  et  justement  honni 
nos  aïeux.  M.  Kokuparki  ne  travaille  pas  ;  il  passe  son 
temps  à  combiner  des  inventions  que  je  qualifierai  de 
charlatanesques  en  vue  de  gruger  ses  contemporains  et 
leur  soutirer  la  monnaie  qu'il  est  incapable  de  gagner 
à  la  sueur,  sinon  de  ses  pieds,  tout  au  moins  de  son  front. 

Car,  Messieurs,  je  ne  viens  pas  ici  faire  le  procès  des 
beaux-arts  et  du  labeur  cérébral,  moi  qui  suis  architecte. 
Il  était  d'honnêtes  romanciers  comme  il  était  d'honnêtes 
commerçants.  Tenez  1  M.  Brûlât,  qui  demeure  dans  mon 
quartier,  est  fort  rangé,  ou  M.  Bordeaux,  dont  les  crus 
de  Savoie  sont  excellents.  De  même,  il  est  des  peintres 
qui  peignent  des  filles  nues  et  qui  ne  trompent  pas  leur 
femme,  j'en  suis  persuadé. 

Mais  M.  Kokuparki  méprise  le  travail.  C'est  un  anar- 
chiste. Il  prétend  ne  rien  faire  pendant  que  les  autres 
s'esquintent.  Il  passe  ses  matinées  à  dormir,  ses  journées 
à  muser  dans  son  ateUer  et  ses  nuits,  m'a-t-on  dit,  dans 
des  salons  où  l'on  voit  des  duchesses  danser  avec  des 
apaches  af&liés  à  une  bande  qui  s'intitule  les  «  Cubistes 
de  Montparnasse  ».  Leur  chef  répond  au  sobriquet  de 
«  la  Terreur  des  Cônes  ». 

Je  profite  de  ma  présence  dans  un  prétoire  pour  élever 
ma  plainte  d'homme  simple  et  laborieux  contre  ces 
survivances  abominables  de  l'ère  de  corruption  que  fut 
la  Troisième  République. 

Pour  en  revenir  à  M.  Kokuparki,  je  le  stigmatise  comme 
hors-la-loi,  rebut  de  la  société,  contempteur  du  devoir 
social  qui  est  de  se  nourrir,  de  nourrir  les  siens,  et  peut- 


724  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

être  quelques  petits  serins,  comme  je  me  le  permets  à 
mes  instants  de  loisir. 

No  I.  —  Parfait,  vous  êtes  im  juste. 

JUSTE.  —  Pardon,  Juste. 

N®  I.  —  Juste,  vous  êtes  parfait.  Foutez  le  camp. 
2  "^6  témoin  :  Femme  Maure-Hatmiuse  ?  Tous  ces  ci- 
devants  avaient  des  noms  à  deux  ou  trois  places.  Déposez. 

DEUXIÈME  TÉMOIN.  —  Permettez-moi  de  garder 
mon  sac.  En  dépit  des  bouleversements  sociaux,  je  gar- 
derai toujours  mes  sels  et  ma  poudre  d'ocre. 

N»  I.  —  Poudre  d'oc  ?  Subversif.  Fouillez-la. 

Deux  gardes  ultra-violets,  bavant  et  tremblant,  car 
Mme  Maure-Haumuse  est  fort  affriolante,  s'ap^ 
prochent.  Un  mauvais  plaisant  éteint  l'électricité.  Petits 
cris.  Le  premier  juré  crie  :  «  Nom  de  Dieu  !  »  On  en- 
tend à  de  brefs  intervalles  deux  hurlements  d'hommes, 
courts  mais  affreusement  angoissés.  L'électricité  se 
rallume.  Les  deux  gardes  s'écartent,  traînant  la  patte 
comme  des  chats  écrasés.  Mme  Maure-Haumuse 
se  poudre  avec  un  soupir. 

Le  jury  est  rêveur.  Une  faible  rumeur  se  soulève 
et  retombe  dans  la  tribune. 

No  I.  —  La  séance  continue. 

Que  pensez-vous  de  Kokuparki  ? 

DEUXIÈME  TÉMOIN.  —  C'est  un  homme  de  génie. 

KOKUPARKI.  —  Nom  de  Dieu  !  la  gafïe  I 

LES  TROIS  JURÉS,  intéressés.  —  Vous  avez  dit  ? 

DEUXIÈME  TÉMOIN.  —  Oui,  c'est  un  homme  de 
génie.  Je  le  sens.  Je  l'ai  senti.  Il  est  né  avec  le  génie  comme 
d'autres  fils  de  roi.  Tout  de  suite,  il  fut  prince  parmi  les 


LE    DERNIER    CAPITALISTE  725 

hommes.  Il  s'est  rangé  dans  cette  élite  de  privilégiés 
qui  fréquentaient  mon  salon... 

KOKUPARKI.  —  Nom  de  Dieu  ! 

DEUXIÈME  TÉMOIN.  —  Ma  salle  à  manger  est  ornée 
de  ses  plus  belles  fresques  phonographiques.  Ah  !  cette 
courbe  sonore  qui  se  prolonge  dans  la  durée  tandis  que 
la  ligne  rythme  l'espace.  Ah  !  ces  taches  chromatiques 
qui  composent  des  valeurs  inouïes  avec  les  bruits  bleus, 
rouges,  jaunes  !  Quelle  richesse  !  quel  tohu-bohu  !  quelle 
sensualité  dans  un  si  grand  sentimental  ! 

Voyez- vous,  Kokuparki,  comme  je  vous  le  disais, 
vous  étiez  le  plus  riche  de  nous  tous. 

Vous  avez  encore  un  inépuisable  capital  de  beauté. 

LES  TROIS  JURÉS.  —  Capital  !  Génie  !  Capital  ! 

No  2  (le  catastrophiste).  —  C'est  faux.  Kokuparki  est 
le  dernier  des  pompiers.  Il  n'avait  pas  plus  de  richesse 
sur  sa  palette  que  moi  dans  mon  porte-monnaie.  D'abord 
tous  les  rondibistes  étaient  de  pauvres  êtres... 

N»  3.  —  La  chromo-phonographie  ne  vaut  pas  la  paléo- 
graphie renouvelée  par  de  puissantes  méthodes  d'exploi- 
tation. J'ai  inventé  une  défricheuse  mécanique  de  palimp- 
sestes. 

No  I.  —  Ça  suffit.  Le  Jury  est  amplement  informé. 
Femme  Maure-Haumuse,  vous  pouvez  lever  le  camp... 

Kokuparki  (Wladimir),  vous  êtes  condamné  à  mort  pour 
accaparement  et  recèlement  illicite  de  capitaux  non 
déclarés. 

KOKUPARKI.  —  Pardon,  j'ai  toujours  dit  que  j'avais 
du  génie. 

PIERRE  DRIEU  LA  ROCHELLE 


726 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE 


A  JEAN   SCHLUMBERGER 

PREMIER  CAHIER 

10  Février  189... 

La  neige  qui  n'a  pas  cessé  de  tomber  depuis  trois  jours, 
encombre  les  routes.  Je  n'ai  pu  me  rendre  à  R....  où  j'ai 
coutume  depuis  quinze  ans  de  célébrer  le  culte  deux  fois 
par  mois.  Ce  matin  trente  fidèles  seulement  se  sont  ras- 
semblés dans  la  chapelle  de  La  Brévine. 

Je  profiterai  des  loisirs  que  me  vaut  cette  claustration 
forcée,  pour  revenir  en  arrière  et  raconter  comment  je 
fus  amené  à  m'occuper  de  Gertrude. 

J'ai  projeté  d'écrire  ici  tout  ce  qui  concerne  la  forma- 
tion et  le  développement  de  cette  âme  pieuse,  qu'il  me 
semble  que  je  n'ai  fait  sortir  de  la  nuit  que  pour  l'ado- 
ration et  l'amour.  Béni  soit  le  Seigneur  pour  m'avoir 
confié  cette  tâche. 

Il  y  a  deux  ans  et  six  mois,  conmie  je  remontais  de  La 
Chaux-de-Fonds,  une  fillette  que  je  ne  connaissais  point 
vint  me  chercher  en  toute  hâte  pour  m'emmener  à 
sept  kilomètres  de  là,   auprès  d'une  pauvre  vieille  qui 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  727 

se  mourait.  Le  cheval  n'était  pas  dételé;  je  fis  monter 
l'enfant  dans  la  voiture,  après  m'être  muni  d'une  lan- 
terne, car  je  pensai  ne  pas  pouvoir  être  de  retour  avant 
la  nuit. 

Je  croyais  connaître  admirablement  tous  les  entours 
de  la  commune  ;  mais,  passé  la  ferme  de  la  Saudraie, 
l'enfant  me  fit  prendre  une  route  où  jusqu'alors  je  ne 
m'étais  jamais  aventuré.  Je  reconnus  pourtant,  à  deux 
kilomètres  de  là,  sur  la  gauche,  un  petit  lac  mystérieux 
où  jeune  homme  j'avais  été  quelquefois  patiner.  Depuis 
quinze  ans  je  ne  l'avais  plus  revu,  car  aucun  devoir  pas- 
toral ne  m'appelle  de  ce  côté  ;  je  n'aurais  plus  su  dire 
où  il  était  et  j'avais  à  ce  point  cessé  d'y  penser  qu'il  me 
sembla,  lorsque  tout  à  coup,  dans  l'enchantement  rose 
et  doré  du  soir,  je  le  reconnus,  ne  l'avoir  d'abord  vu  qu'en 
rêve.  La  route  suivit  le  cours  d'eau  qui  s'en  échappait,  cou- 
pant l'extrémité  de  la  forêt,  puis  longeant  une  tourbière. 
Certainement  je  n'étais  jamais  venu  là. 

Le  soleil  se  couchait  et  nous  marchions  depuis  long- 
temps dans  l'ombre,  lorsqu'enfin  ma  jeune  guide  m'in- 
diqua du  doigt,  à  flanc  de  coteau,  une  chaumière  qu'on 
eût  pu  croire  inhabitée,  sans  un  mince  filet  de  fumée  qui 
s'en  échappait,  bleuissant  dans  l'ombre,  puis  blondissant 
dans  l'or  du  ciel.  J'attachai  le  cheval  à  un  pommier  voi- 
sin, puis  rejoignis  l'enfant  dans  la  pièce  obscure  où  la 
vieille  venait  de  mourir. 

La  gravité  du  paysage,  le  silence  et  la  solennité  de 
l'heure  m'avaient  transi.  Une  femme  encore  jeune  était 
à  genoux  près  du  lit.  L'enfant,  que  j'avais  prise  pour  la 
petite  fille  de  la  défunte  mais  qui  n'était  que  sa  servante, 
alluma  une  chandelle  fimieuse,  puis  se  tint  immobile 


728  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

au  pied  du  lit.  Durant  la  longue  route,  j'avais  essayé 
d'engager  la  conversation,  mais  n'avais  pu  tirer  d'elle 
quatre  paroles. 

La  femme  agenouillée  se  releva.  Ce  n'était  pas  une 
parente  ainsi  que  je  supposais  d'abord,  mais  simplement 
une  voisine,  une  amie,  que  la  servante  avait  été  chercher 
lorsqu'elle  vit  s'affaiblir  sa  maîtresse,  et  qui  s'offrit  pour 
veiller  le  corps.  La  vieille,  me  dit-elle,  s'était  éteinte  sans 
souffrance.  Nous  convînmes  ensemble  des  dispositions 
à  prendre  pour  l'inhumation  et  la  cérémonie  funèbre. 
Comme  souvent  déjà,  dans  ce  pays  perdu,  il  me  fallait 
tout  décider.  J'étais  quelque  peu  gêné,  je  l'avoue,  de 
laisser  cette  maison,  si  pauvre  que  fût  son  apparence, 
à  la  seule  garde  de  cette  voisine  et  de  cette  servante 
enfant.  Toutefois  il  ne  paraissait  guère  probable  qu'il 
y  eût  dans  un  recoin  de  cette  misérable  demeure 
quelque  trésor  caché...  Et  qu'y  pouvais- je  faire  ? 
Je  demandai  néanmoins  si  la  vieille  ne  laissait  aucun 
héritier. 

La  voisine  prit  alors  la  chandelle,  qu'elle  dirigea  vers 
im  coin  du  foyer,  et  je  pus  distinguer,  accroupi  dans 
l'âtre,  un  être  incertain,  qui  paraissait  endormi  ;  l'épaisse 
masse  de  ses  cheveux  cachait  presque  complètement  son 
visage. 

—  Cette  fille  aveugle  ;  une  nièce,  à  ce  que  dit  la  ser- 
vante ;  c'est  à  quoi  la  famille  se  réduit,  paraît-il.  Il  faudra 
la  mettre  à  l'hospice  ;  sinon  je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  pourra 
devenir. 

Je  m'offusquai  d'entendre  ainsi  décider  de  son  sort 
devant  elle,  soucieux  du  chagrin  que  ces  brutales  paroles 
pourraient  lui  causer. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  729 

—  Ne  la  réveillez  pas,  dis-je  doucement,  pour  inviter 
la  voisine,  tout  au  moins  à  baisser  la  voix. 

—  Oh  !  je  ne  pense  pas  qu'elle  dorme  ;  mais  c'est  une 
idiote  ;  elle  ne  parle  pas  et  ne  comprend  rien  à  ce  qu'on 
dit.  Depuis  ce  matin  que  je  suis  dans  la  pièce,  elle  n'a 
pour  ainsi  dire  pas  bougé.  J'ai  d'abord  cru  qu'elle  était 
sourde  ;  la  servante  prétend  que  non,  mais  que  simple- 
ment la  vieille,  sourde  elle-même,  ne  lui  adressait  jamais 
la  parole,  non  plus  qu'à  quiconque,  n'ouvrant  plus  la 
bouche  depuis  longtemps,  que  pour  boire  ou  manger. 

—  Quel  âge  a-t-elle  ? 

—  Une  quinzaine  d'années,  je  suppose  ;  au  reste  je 
n'en  sais  pas  plus  long  que  vous... 

Il  ne  me  vint  pas  aussitôt  à  l'esprit  de  prendre  soin 
moi-même  de  cette  pauvre  abandonnée  ;  mais  après  que 
j'eus  prié  —  ou  plus  exactement  pendant  la  prière  que  je 
fis,  entre  la  voisine  et  la  petite  servante,  toutes  deux 
agenouillées  au  chevet  du  lit,  agenouillé  moi-même  —  il 
m'apparut  soudain  que  Dieu  plaçait  sur  ma  route  une 
sorte  d'obligation  et  que  je  ne  pouvais  pas  sans  quelque 
lâcheté  m'y  soustraire.  Quand  je  me  relevai,  ma  décision 
était  prise  d'emmener  l'enfant  le  même  soir,  encore  que 
je  ne  me  fusse  pas  nettement  demandé  ce  que  je  ferais 
d'elle  par  la  suite,  ni  à  qui  je  la  confierais.  Je  demeurai 
quelques  instants  encore  à  contempler  le  visage  endormi 
de  la  vieille,  dont  la  bouche  plissée  et  rentrée  semblait 
tirée  comme  par  les  cordons  d'une  bourse  d'avare,  instruite 
à  ne  rien  laisser  échapper.  Puis  me  retournant  du  côté 
de  l'aveugle  je  fis  part  à  la  voisine  de  mon  intention. 

—  Mieux  vaut  qu'elle  ne  soit  point  là  demain,  quand 
on  viendra  lever  le  corps,  dit-elle.  Et  ce  fut  tout. 


730  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Bien  des  choses  se  feraient  facilement,  sans  les  chimé- 
riques objections  que  parfois  les  hommes  se  plaisent  à 
inventer.  Dès  l'enfance,  combien  de  fois  sommes-nous 
empêchés  de  faire  ceci  ou  cela  que  nous  voudrions  faire, 
simplement  parce  que  nous  entendons  répéter  autour 
de  nous  :  il  ne  pourra  pas  le  faire... 

L'aveugle  s'est  laissé  emmener  comme  une  masse 
involontaire.  Les  traits  de  son  visage  étaient  réguliers, 
assez  beaux,  mais  parfaitement  inexpressifs.  J'avais 
pris  une  couverture  sur  la  paillasse  où  elle  devait  reposer 
d'ordinaire  dans  un  coin  de  la  pièce,  au-dessous  d'un 
escalier  intérieur  qui  menait  au  grenier. 

La  voisine  s'était  montrée  complaisante  et  m'avait 
aidé  à  l'envelopper  soigneusement,  car  la  nuit  très  claire 
était  fraîche  ;  et  après  avoir  allumé  la  lanterne  du  ca- 
briolet, j'étais  reparti,  emmenant  blotti  contre  moi  ce 
paquet  de  chair  sans  âme  et  dont  je  ne  percevais  la  vie 
que  par  la  conmiimication  d'une  ténébreuse  chaleur. 
Tout  le  long  de  la  route,  je  pensais  :  dort-elle  ?  et  de  quel 
sommeil  noir...  Et  en  quoi  la  veille  diffère-t-elle  ici  du 
sonmieil  ?  Hôtesse  de  ce  corps  opaque,  une  âme  attend 
sans  doute,  emmurée,  que  vienne  la  toucher  enfin  quelque 
rayon  de  votre  grâce.  Seigneur  !  Permettrez- vous  que 
mon  amour,  peut-être,  écarte  d'elle  l'affreuse  nuit  ?... 

J'ai  trop  souci  de  la  vérité  pour  taire  le  fâcheux  accueil 
que  je  dus  essuyer  à  mon  retour  au  foyer.  Ma  femme  est 
un  jardin  de  vertus  ;  et  même  dans  les  moments  difficiles 
qu'il  nous  est  arrivé  parfois  de  traverser,  je  n'ai  pu  douter 
un  instant  de  la  qualité  de  son  cœur  ;  mais  sa  charité 
naturelle  n'aime  pas  à  être  surprise.  C'est  une  personne 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  731 

d'ordre  qui  tient  à  ne  pas  aller  au  delà,  non  plus  qu'à 
rester  en  deçà  du  devoir.  Sa  chairité  même  est  réglée  com- 
me si  l'amour  était  im  trésor  épuisable.  C'est  là  notre 
seul  point  de  conteste... 

Sa  première  pensée,  lorsqu'elle  m'a  vu  revenir  ce  soir-là 
avec  la  petite,  lui  échappa  dans  ce  cri  : 

—  De  quoi  encore  est-ce  que  tu  as  été  te  charger  ? 

Comme  chaque  fois  qu'il  doit  y  avoir  une  expHcation 
entre  nous,  j'ai  commencé  par  faire  sortir  les  enfants, 
qui  se  tenaient  là,  bouche  bée,  pleins  d'interrogation 
et  de  surprise.  Ah  !  combien  cet  accueil  était  loin  de  celui 
que  j 'eusse  pu  souhaiter.  Seule  ma  chère  petite  Charlotte 
a  commencé  de  danser  et  de  battre  des  mains  quand  elle 
a  compris  que  quelque  chose  de  nouveau,  quelque  chose 
de  vivant  allait  sortir  de  la  voiture.  Mais  les  autres,  qui 
sont  déjà  stylés  par  la  mère,  ont  vite  fait  de  la  refroidir 
et  de  la  forcer  à  prendre  le  pas. 

Il  y  eut  un  moment  de  grande  confusion.  Et  comme 
ni  ma  femme,  ni  les  enfants  ne  savaient  encore  qu'ils 
eussent  affaire  à  une  aveugle,  ils  ne  s'expHquaient  pas 
l'attention  extrême  que  je  prenais  pour  guider  ses  pas. 
Je  fus  moi-même  tout  décontenancé  par  les  bizarres 
gémissements  que  commença  de  pousser  la  pauvre  infir- 
me sitôt  que  ma  main  abandonna  la  sienne,  que  j'avais 
tenue  durant  tout  le  trajet.  Ses  cris  n'avaient  rien  d'hu- 
main ;  on  eût  dit  les  jappements  plaintifs  d'un  petit  chien. 
Arrachée  pour  la  première  fois  au  cercle  étroit  de  sen- 
sations coutumières  qui  formaient  tout  son  univers,  ses 
genoux  fléchissaient  sous  elle  ;  mais  lorsque  j'avançai 
vers  elle  une  chaise,  elle  se  laissa  crouler  à  terre,  comme 
quelqu'un  qui  ne  saurait  pas  s'asseoir  ;  alors  je  la  menai 


732  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

jusqu'auprès  du  foyer,  et  elle  reprit  un  peu  de  calme 
lorsqu'elle  put  s'accroupir,  dans  la  position  où  je  l'avais 
vue  d'abord  auprès  du  foyer  de  la  vieille,  accotée  au  man- 
teau de  la  cheminée.  En  voiture  déjà  elle  s'était  laissé 
glisser  au  bas  du  siège  et  avait  fait  tout  le  trajet  blottie 
à  mes  pieds.  Ma  femme  cependant  m'aidait,  dont  le  mou- 
vement le  plus  naturel  est  toujours  le  meilleur  ;  mais 
sa  raison  sans  cesse  lutte  et  souvent  l'emporte  contre 
son  cœur. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  l'intention  de  faire  de  ça  ? 
reprit-elle,  après  que  la  petite  fut  installée. 

Mon  âme  frissonna  en  entendant  l'emploi  de  ce  neutre 
et  j'eus  peine  à  maîtriser  un  mouvement  d'indignation. 
Cependant  encore  tout  imbu  de  ma  longue  et  paisible 
méditation  je  me  contins,  et  tourné  vers  eux  tous  qui 
de  nouveau  faisaient  cercle,  une  main  posée  sur  le  front 
de  l'aveugle  : 

—  Je  ramène  la  brebis  perdue,  dis-je  avec  le  plus  de 
solennité  que  je  pus. 

Mais  Amélie  n'admet  pas  qu'il  puisse  y  avoir  quoi  que 
ce  soit  de  déraisonnable  ou  de  surraisonnable  dans  l'ensei- 
gnement de  l'Evangile.  Je  vis  qu'elle  allait  protester, 
et  c'est  alors  que  je  fis  un  signe  à  Jacques  et  à  Sarah, 
qui  habitués  à  nos  petits  différends  conjugaux,  et  du 
reste  peu  curieux  de  leur  nature  (souvent  même 
insuffisamment  à  mon  gré),  emmenèrent  les  deux  petits. 
Puis,  conrnie  ma  femme  restait  encore  interdite  et  un 
peu  exaspérée,  me  semblait-il,  par  la  présence  de  l'intruse  : 

—  Tu  peux  parler  devant  elle,  ajoutai- je  ;  la  pauvre 
enfant  ne  comprend  pas. 

Alors  AméHe  commença  de  protester  que  certainement 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  733 

elle  n'avait  rien  à  me  dire,  —  ce  qui  est  le  prélude  habi- 
tuel des  plus  longues  explications,  —  et  qu'elle  n'avait 
qu'à  se  soumettre  comme  toujours  à  ce  que  je  pouvais 
inventer  de  moins  pratique  et  de  plus  contraire  à  l'usage 
et  au  bon  sens.  J'ai  déjà  écrit  que  je  n'étais  nullement 
fixé  sur  ce  que  je  comptais  faire  de  cette  enfant.  Je  n'avais 
pas  encore  entrevu,  ou  que  très  vaguement,  la  possibilité 
de  l'installer  à  notre  foyer,  et  je  puis  presque  dire  que 
c'est  Amélie  qui  d'abord  m'en  suggéra  l'idée  lorsqu'elle 
me  demanda  si  je  pensais  que  nous  n'étions  pas  «  déjà 
assez  dans  la  maison  ».  Puis  elle  déclara  que  j'allais  tou- 
jours de  l'avant  sans  jamais  m'inquiéter  de  la  résistance 
de  ceux  qui  suivent,  que  pour  sa  part  elle  estimait  que 
cinq  enfants  suffisaient,  que  depuis  la  naissance  de  Claude 
(qui  précisément  à  ce  moment,  et  comme  en  entendant 
son  nom,  se  mit  à  hurler  dans  son  berceau)  elle  en  avait 
«  son  compte  )*et  qu'elle  se  sentait  à  bout. 

Aux  premières  phrases  de  sa  sortie,  quelques 
paroles  du  Christ  me  remontèrent  du  cœur  aux 
lèvres,  que  je  retins  pourtant,  car  il  me  parait  tou- 
jours malséant  d'abriter  ma  conduite  derrière  l'autorité 
du  livre  saint.  Mais  dès  qu'elle  argua  de  sa  fatigue  je 
demeurai  penaud,  car  je  reconnais  qu'il  m'est  arrivé 
plus  d'une  fois  de  laisser  peser  sur  ma  femme  les  consé- 
quences d'élans  inconsidérés  de  mon  zèle.  Cependant 
ces  récriminations  m'avaient  instruit  sur  mon  devoir  ; 
je  supphai  donc  très  doucement  Amélie  d'examiner  si 
à  ma  place  elle  n'eût  pas  agi  de  même  et  s'il  lui  eût  été 
possible  de  laisser  dans  la  détresse  un  être  qui  manifes- 
tement n'avait  plus  sur  qui  s'appuyer  ;  j'ajoutai  que  je 
ne  m'illusionnais  point  sur  la  somme  de  fatigues  nouvelles 


734  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  le  soin  de  cette  hôtesse  infirme  ajouterait  aux  soucis 
du  ménage,  et  que  mon  regret  était  de  ne  l'y  pouvoir 
plus  souvent  seconder.  Enfin  je  l'apaisai  de  mon  mieux, 
la  suppliant  aussi  de  ne  point  faire  retomber  sur  l'inno- 
cente un  ressentiment  que  celle-ci  n'avait  en  rien  mérité. 
Puis  je  lui  fis  observer  que  Sarah  désormais  était  en  âge 
de  l'aider  davantage,  Jacques  de  se  passer  de  ses  soins. 
Bref  Dieu  mit  en  ma  bouche  les  paroles  qu'il  fallait  pour 
l'aider  à  accepter  ce  que  je  m'assure  qu'elle  eût  assumé 
volontiers  si  l'événement  lui  eût  laissé  le  temps  de  réflé- 
chir et  si  je  n'eusse  point  ainsi  disposé  de  sa  volonté  par 
surprise. 

Je  croyais  la  partie  à  peu  près  gagnée,  et  déjà  ma  chère 
Amélie  s'approchait  bienveillamment  de  Gertrude  ;  mais 
soudain  son  irritation  rebondit  de  plus  belle  lorsque, 
ayant  pris  la  lampe  pour  examiner  un  peu  l'enfant,  elle 
s'avisa  de  son  état  de  saleté  indicible. 

—  Mais  c'est  une  infection,  s'écria-t-elle.  Brosse-toi  ; 
brosse-toi  vite.  Non,  pas  ici.  Va  te  secouer  dehors.  Ah  ! 
mon  Dieu  !  les  enfants  vont  en  être  couverts.  Il  n'y  a 

..    rien  au  monde  que  je  redoute  autant  que  la  vermine. 

Indéniablement  la  pauvre  petite  en  était  peuplée  :  et 
je  ne  pus  me  défendre  d'un  mouvement  de  dégoût  en 
songeant  que  je  l'avais  si  longuement  pressée  contre  moi 
dans  la  voiture. 

Quand  je  rentrai  deux  minutes  plus  tard,  après  m'être 
nettoyé  de  mon  mieux,  je  trouvai  ma  femme  effondrée 
dans  un  fauteuil,  la  tête  dans  les  mains,  en  proie  à  une 
crise  de  sanglots. 

—  Je  ne  pensais  pas  soumettre  ta  constance  à  une 
pareille  épreuve,  lui  dis-je  tendrement.   Quoi  qu'il  en 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE 


735 


soit,  ce  soir  il  est  tard,  et  Ton  n'y  voit  pas  suffisamment. 
Je  veillerai,  pour  entretenir  le  feu  auprès  duquel  dormira 
la  petite.  Demain  nous  lui  couperons  les  cheveux  et  la 
laverons  corame  il  faut.  Tu  ne  commenceras  à  t'occuper 
d'elle  que  quand  tu  pourras  la  regarder  sans  horreur. 

Et  je  la  priai  de  ne  point  parler  de  cela  aux  enfants. 

Il  était  l'heure  de  souper.  Ma  protégée,  vers  laquelle 
notre  vieille  Rosalie,  tout  en  nous  servant,  jetait  force 
regards  hostiles,  dévora  goulûment  l'assiette  de  soupe 
que  je  lui  tendis.  Le  repas  fut  silencieux.  J'aurais  voulu 
raconter  mon  aventure,  parler  aux  enfants,  les  émouvoir 
en  leur  faisant  comprendre  et  sentir  l'étrangeté  d'un 
dénuement  si  complet,  exciter  leur  pitié,  leur  sympathie 
pour  celle  que  Dieu  nous  invitait  à  recueillir  ;  mais  je 
craignis  de  raviver  l'irritation  d'Améhe.  Il  semblait  que 
l'ordre  eût  été  donné  de  passer  outre  et  d'oubUer  l'évé- 
nement, encore  qu'aucun  de  nous  ne  pût  assurément 
penser  à  rien  d'autre. 

Je  fus  extrêmement  ému  quand,  plus  d'une  heure 
après  que  tous  furent  couchés  et  qu'AméUe  m'eut  laissé 
seul  dans  la  pièce,  je  vis  ma  petite  Charlotte  en tr 'ouvrir 
la  porte,  avancer  doucement,  en  chemise  et  pieds  nus, 
puis  se  jeter  à  mon  cou  et  m'étreindre  sauvagement  en 
murmurant  : 

—  Je  ne  t'avais  pas  bien  dit  bonsoir. 

Puis,  tout  bas,  désignant  du  bout  de  son  petit  index 
l'aveugle  qui  reposait  innocemment  et  qu'elle  avait  eu 
curiosité  de  revoir  avant  de  se  laisser  aller  au  sommeil  : 

—  Pourquoi  est-ce  que  je  ne  l'ai  pas  embrassée  ? 

—  Tu  l'embrasseras  demain.  A  présent  laissons-la. 
Elle  dort,  lui  dis- je  en  la  raccompagnant  jusqu'à  la  porte. 


736  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Puis  je  revins  me  rasseoir  et  travaillai  jusqu'au  matin, 
lisant  ou  préparant  mon  prochain  sermon. 

Certainement,  pensais-je  (il  m'en  souvient),  Charlotte 
se  montre  beaucoup  plus  affectueuse  aujourd'hui  que 
ses  aînés  ;  mais  chacim  d'eux,  à  cet  âge,  ne  m'a-t-il  pas 
d'abord  donné  le  change  ;  mon  grand  Jacques  lui-même, 
aujourd'hui  si  distant,  si  réservé...  On  les  croit  tendres, 
ils  sont  cajoleurs  et  câlins. 

27  février. 

La  neige  est  tombée  encore  abondamment  cette  nuit. 
Les  enfants  sont  ravis  parce  que  bientôt,  disent-ils,  on  sera 
forcé  de  sortir  par  les  fenêtres.  Le  fait  est  que  ce  matin 
la  porte  est  bloquée  et  que  l'on  ne  peut  sortir  que  par 
la  buanderie.  Hier,  je  m'étais  assuré  que  le  village  avait 
des  provisions  en  suffisance,  car  nous  allons  sans  doute 
demeurer  quelque  temps  isolés  du  reste  de  l'himianité. 
Ce  n'est  pas  le  premier  hiver  que  la  neige  nous  bloque, 
mais  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  vu  son  empê- 
chement si  épais.  J'en  profite  pour  continuer  ce  récit 
que  je  commençais  hier. 

J'ai  dit  que  je  ne  m'étais  point  trop  demandé,  lorsque 
j'avais  ramené  cette  infirme,  quelle  place  elle  allait  pou- 
voir occuper  dans  la  maison.  Je  connaissais  le  peu  de 
résistance  de  ma  femme  ;  je  savais  la  place  dont  nous 
pouvions  disposer  et  nos  ressources,  très  limitées.  J'avais 
agi,  comme  je  le  fais  toujours,  autant  par  disposition 
naturelle  que  par  principes,  sans  nullement  chercher  à 
calculer  la  dépense  où  mon  élan  risquait  de  m'entrainer 
(ce  qui  m'a  toujours  paru  antiévangéUque).  Mais  autre 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  737 

chose  est  d'avoir  à  se  reposer  sur  Dieu  ou  à  se  décharger 
sur  autrui.  Il  m'apparut  bientôt  que  j'avais  déposé  sur 
les  bras  d'Amélie  une  lourde  tâche,  si  lourde  que  j'en 
demeurai  d'abord  confondu. 

Je  l'avais  aidée  de  mon  mieux  à  couper  les  cheveux 
de  la  petite,  ce  que  je  voyais  bien  qu'elle  ne  faisait  déjà 
qu'avec  dégoût.  Mais  quand  il  s'agit  de  la  laver  et  de  la 
nettoyer  je  dus  laisser  faire  ma  femme  ;  et  je  compris 
que  les  plus  lourds  et  les  plus  désagréables  soins  m'é- 
chappaient. 

Au  demeurant,  AméUe  n'éleva  plus  la  moindre  protes- 
tation. Il  semblait  qu'elle  eût  réfléchi  pendant  la  nuit 
et  pris  son  parti  de  cette  charge  nouvelle  ;  même  elle 
y  semblait  prendre  quelque  plaisir  et  je  la  vis  sourire 
après  qu'elle  eût  achevé  d'apprêter  Gertrude.  Un  bonnet 
blanc  couvrait  la  tête  rase  où  j'avais  appliqué  de  la  pom- 
made ;  quelques  anciens  vêtements  à  Sarah  et  du  linge 
propre  remplacèrent  les  sordides  haillons  qu'Amélie 
venait  de  jeter  au  feu.  Ce  nom  de  Gertrude  fut  choisi 
par  Charlotte  et  accepté  par  nous  tous  aussitôt,  dans 
l'ignorance  du  nom  véritable  que  l'orpheline  ne  connais- 
sait point  elle-même  et  que  je  ne  savais  où  retrouver. 
Elle  devait  être  un  peu  plus  jeune  que  Sarah,  de  sorte 
que  les  vêtements  que  celle-ci  avait  dû  laisser  depuis 
un  an  lui  convenaient. 

Il  me  faut  avouer  ici  la  profonde  déception  où  je  me 
sentis  sombrer  les  premiers  jours.  Certainement  je  m'étais 
fait  tout  un  roman  de  l'éducation  de  Gertrude,  et  la  réa- 
hté  me  forçait  par  trop  d'en  rabattre.  L'expression  indif- 
férente, obtuse  de  son  visage,  ou  plutôt  son  inexpres- 
sivité absolue  glaçait  jusqu'à  sa  source  mon  bon  vouloir. 

47 


738  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Elle  restait  tout  le  long  du  jour,  auprès  du  feu,  sur  la 
défensive,  et  dès  qu'elle  entendait  nos  voix,  surtout  dès 
que  l'on  s'approchait  d'elle,  ses  traits  semblaient  durcir  ; 
ils  ne  cessaient  d'être  inexpressifs  que  pour  marquer 
l'hostilité  ;  pour  peu  que  l'on  s'efforçât  d'appeler  son 
attention  elle  commençait  à  geindre,  à  grogner  comme 
un  animal.  Cette  bouderie  ne  cédait  qu'à  l'approche  du 
repas,  que  je  lui  servais  moi-même  et  sur  lequel  elle  se 
jetait  avec  une  avidité  bestiale  des  plus  pénibles  à  obser- 
ver. Et  de  même  que  l'amour  répond  à  l'amour,  je  sentais 
un  sentiment  d'aversion  m'envahir,  devant  le  refus 
obstiné  de  cette  âme.  Oui  vraiment,  j'avoue  que  les  dix 
premiers  jours  j'en  étais  venu  à  désespérer,  et  même  à 
me  désintéresser  d'elle  au  point  que  je  regrettais  mon 
élan  premier  et  que  j'eusse  voulu  ne  l'avoir  jamais  em- 
menée. Et  il  advenait  ceci  de  piquant,  c'est  que,  triom- 
phante un  peu  devant  ces  sentiments  que  je  ne  pouvais 
pas  bien  lui  cacher,  Amélie  prodiguait  ses  soins  d'autant 
plus  et  de  bien  meilleur  cœur,  semblait-il,  depuis  qu'elle 
sentait  que  Gertrude  me  devenait  à  charge  et  que  sa 
présence  parmi  nous  me  mortifiait. 

J'en  étais  là  quand  je  reçus  la  visite  de  mon  ami  le 
docteur  Martins,  du  Val  Travers,  au  cours  d'une  de  ses 
tournées  de  malades.  Il  s'intéressa  beaucoup  à  ce  que 
je  lui  dis  de  l'état  de  Gertrude,  s'étonna  grandement 
d'abord  de  ce  qu'elle  fût  restée  à  ce  point  arriérée,  n'étant 
somme  toute  qu'aveugle  ;  mais  je  lui  expHquai  qu'à  son 
infirmité  s'ajoutait  la  surdité  de  la  vieille  qui  seule  jus- 
qu'alors avait  pris  soin  d'elle,  et  qui  ne  lui  parlait  jamais, 
de  sorte  que  la  pauvre  enfant  était  demeurée  dans  un 
état  d'abandon  total.  Il  me  persuada  que,  dans  ce  cas. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  739 

j'avais  tort  de  désespérer  ;  mais  que  je  ne  m'y  prenais 
pas  bien. 

—  Tu  veux  commencer  de  construire,  me  dit-il,  avant 
de  t'être  assuré  d'un  terrain  solide.  Songe  que  tout  est 
chaos  dans  cette  âme  et  que  même  les  premiers  linéa- 
ments n'en  sont  pas  encore  arrêtés.  Il  s'agit,  pour  com- 
mencer, de  lier  en  faisceau  quelques  sensations  tactiles 
et  gustatives  et  d'y  attacher,  à  la  manière  d'une  étiquette, 
un  son,  un  mot,  que  tu  lui  rediras,  à  satiété,  puis  tâcheras 
d'obtenir  qu'elle  redise. 

Surtout  ne  cherche  pas  d'aller  trop  vite  ;  occupe-toi 
d'elle  à  des  heures  régulières,  et  jamais  très  longtemps 
de  suite... 

—  Au  reste  cette  méthode,  ajouta- t-il,  après  me  l'avoir 
minutieusement  exposée,  n'a  rien  de  bien  sorcier.  Je 
ne  l'invente  point  et  d'autres  l'ont  apphquée  déjà.  Ne 
t'en  souviens-tu  pas  ?  du  temps  que  nous  faisions  en- 
semble notre  philosophie,  nos  professeurs,  à  propos  de 
Condillac  et  de  sa  statue  animée,  nous  entretenaient  déjà 
d'un  cas  analogue  à  celui-ci...  A  moins,  fit-il  en  se  repre- 
nant, que  je  n'aie  lu  cela  plus  tard,  dans  une  revue  de 
psychologie...  N'importe  ;  cela  m'a  frappé  et  je  me  sou- 
viens même  du  nom  de  cette  pauvre  enfant,  encore  plus 
déshéritée  que  Gertrude,  car  elle  était  aveugle  et  sourde- 
muette,  qu'un  docteur  de  je  ne  sais  plus  quel  comté  d'An- 
gleterre recueillit,  vers  le  miUeu  du  siècle  dernier.  Elle 
avait  nom  Laura  Bridgeman.  Ce  docteur  avait  tenu 
journal,  comme  tu  devrais  faire,  des  progrès  de  l'enfant, 
ou  du  moins,  pour  commencer,  de  ses  efforts  à  lui  pour 
l'instruire.  Durant  des  jours  et  des  semaines,  il  s'obstina 
à  lui  faire  toucher  et  palper  alternativement  deux  petits 


740  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

objets,  une  épingle,  puis  une  plume,  puis  toucher  sur 
une  feuille  imprimée  à  l'usage  des  aveugles  le  relief  des 
deux  mots  anglais  :  pin  et  peu.  Et  durant  des  semaines 
il  n'obtint  aucun  résultat.  Le  corps  semblait  inhabité. 
Pourtant  il  ne  perdait  pas  confiance.  «  Je  me  faisais  l'effet 
de  quelqu'un,  racontait-il,  qui,  penché  sur  la  margelle 
d'un  puits  profond  et  noir,  agiterait  désespérément  une 
corde  dans  l'espoir  qu'enfin  une  main  la  saisisse.  »  Car  il 
ne  douta  pas  un  instant  que  quelqu'un  ne  fût  là,  au  fond 
du  gouffre,  et  que  cette  corde  à  la  fin  ne  fût  saisie.  Et 
un  jour  enfin,  il  vit  cet  impassible  visage  de  Laura  s'éclai- 
rer d'une  sorte  de  sourire  ;  je  crois  bien  qu'à  ce  moment 
des  larmes  de  reconnaissance  et  d'amour  jaillirent  de 
ses  yeux  et  qu'il  tomba  à  genoux  pour  remercier  le  Sei- 
gneur. Laura  venait  tout  à  coup  de  comprendre  ce  que 
le  docteur  voulait  d'elle  ;  sauvée  !  A  partir  de  ce  jour 
elle  fit  attention  ;  ses  progrès  furent  rapides  ;  elle  s'ins- 
truisit bientôt  elle-même,  et  par  la  suite  devint  direc- 
trice d'un  institut  d'aveugles  —  à  moins  que  ce  ne  fut 
une  autre...  car  d'autres  cas  se  présentèrent  récemment, 
dont  les  revues  et  les  journaux  ont  longuement  parlé, 
s'étonnant  à  qui  mieux  mieux,  un  peu  sottement  à  mon 
avis,  que  de  telles  créatures  pussent  être  heureuses.  Car 
c'est  un  fait  :  chacune  de  ces  emmurées  était  heureuse, 
et  sitôt  qu'il  leur  fut  donné  de  s'exprimer,  ce  fut  pour 
raconter  leur  bonheur.  Naturellement  les  journalistes 
s'extasiaient,  en  tiraient  un  enseignement  pour  ceux 
qui,  «jouissant  »  de  leurs  cinq  sens,  ont  pourtant  le  front 
de  se  plaindre... 

Ici  s'engagea  une  discussion  entre  Martins  et  moi, 
qui   regimbais   contre  son   pessimisme,   et   n'admettais 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  741 

point  que  les  sens,  comme  il  semblait  l'admettre,  ne  ser- 
vissent en  fin  de  compte  qu'à  nous  désoler. 

—  Ce  n'est  point  ainsi  que  je  l'entends,  protest  a- t-il, 
je  veux  dire  simplement  que  l'âme  de  l'homme  imagine 
plus  facilement  et  plus  volontiers  la  beauté,  l'aisance 
et  l'harmonie  que  le  désordre  et  le  péché  qui  partout 
ternissent,  avihssent,  tachent  et  déchirent  ce  monde  et 
sur  quoi  nous  renseignent  et  tout  à  la  fois  nous  aident 
à  contribuer  nos  cinq  sens.  De  sorte  que,  plus  volontiers 
je  ferais  suivre  le  «  Fortunatos  nimium  »  de  Virgile,  de 
«  si  sua  mala  nescient  »,  que  du  «  si  sua  hona  norint  »  qu'on 
nous  enseigne  :  combien  heureux  les  hommes,  s'ils  pou- 
vaient ignorer  le  mal. 

Puis,  il  me  parla  d'un  conte  de  Dickens,  qu'il  croit 
avoir  été  directement  inspiré  par  l'exemple  de  Laura 
Bridgeman  et  qu'il  promit  de  m'envoyer  aussitôt.  Et 
quatre  jours  après  je  reçus  en  effet  Le  Grillon  du  Foyer, 
que  je  lus  avec  un  vif  plaisir.  C'est  l'histoire  un  peu  longue, 
mais  pathétique  par  instants,  d'une  jeune  aveugle  que 
son  père,  pauvre  fabricant  de  jouets,  entretient  dans 
l'illusion  du  confort,  de  la  richesse  et  du  bonheur  ;  men- 
songe que  l'art  de  Dickens  s'évertue  à  faire  passer  pour 
pieux,  mais  dont,  Dieu  merci  !  je  n'aurai  pas  à  user  avec 
Gertrude. 

Dès  le  lendemain  du  jour  où  Martins  était  venu  me 
voir,  je  commençai  de  mettre  en  pratique  sa  méthode 
et  m'y  appHquai  de  mon  mieux.  Je  regrette  à  présent 
de  n'avoir  point  pris  note,  ainsi  qu'il  me  le  conseillait, 
des  premiers  pas  de  Gertrude  sur  cette  route  crépuscu- 
laire, où  moi-même  je  ne  la  guidais  d'abord  qu'en  tâton- 


7^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nant.  Il  y  fallut,  dans  les  premières  semaines,  plus  de 
patience  que  l'on  ne  saurait  croire,  non  seulement  en  rai- 
son du  temps  que  cette  première  éducation  exigeait,  mais 
aussi  des  reproches  qu'elle  me  fit  encourir.  Il  m'est  pé- 
nible d'avoir  à  dire  que  ces  reproches  me  venaient  d'Amé- 
lie ;  et  du  reste  si  j'en  parle  ici,  c'est  que  je  n'en  ai  con- 
servé nulle  animosité,  nulle  aigreur  —  je  l'atteste  solen- 
nellement pour  le  cas  où  plus  tard  ces  feuilles  seraient 
lues  par  elle.  (Le  pardon  des  offenses  ne  nous  est-il  pas 
enseigné  par  le  Christ  immédiatement  à  la  suite  de  la 
parabole  sur  la  brebis  égarée  ?)  Je  dirai  plus  :  au  moment 
même  où  j'avais  le  plus  à  souffrir  de  ses  reproches,  je 
ne  pouvais  lui  en  vouloir  de  ce  qu'elle  désapprouvât  ce 
long  temps  que  je  consacrais  à  Gertrude.  Ce  que  je  lui 
reprochais  plutôt  c'était  de  n'avoir  pas  confiance  que 
mes  soins  pussent  remporter  quelque  succès.  Oui,  c'est 
ce  manque  de  foi  qui  me  peinait  ;  sans  me  décourager 
du  reste.  Combien  souvent  j'eus  à  l'entendre  répéter  :  «  Si 
encore  tu  devais  aboutir  à  quelque  résultat...  »  Et  elle 
demeurait  obtusément  convaincue  que  ma  peine  était 
vaine  ;  de  sorte  que  naturellement  il  lui  paraissait  mal- 
séant que  je  consacrasse  à  cette  œuvre  un  temps  qu'elle 
prétendait  toujours  pouvoir  être  mieux  employé  différem- 
ment. Et  chaque  fois  que  je  m'occupais  de  Gertrude  elle 
trouvait  à  me  représenter  que  je  ne  sais  qui  ou  quoi 
attendait  cependant  après  moi,  et  que  je  distrayais  pour 
celle-ci  un  temps  que  j'eusse  dû  donner  à  d'autres.  Enfin 
je  crois  qu'une  sorte  de  jalousie  maternelle  l'animait, 
car  je  lui  entendis  plus  d'une  fois  me  dire  :  «  Tu  ne  t'es 
jamais  autant  occupé  d'aucun  de  tes  propres  enfants.  » 
Ce  qui  était  vrai  ;  car  si  j'aime  beaucoup  mes  enfants, 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  743 

je  n'ai  jamais  cru  que  j'eusse  beaucoup  à  m'occuper  d'eux. 
J'ai  souvent  éprouvé  que  la  parabole  de  la  brebis  éga- 
rée reste  une  des  plus  difficiles  à  admettre  pour  certaines 
âmes,  qui  pourtant  se  croient  profondément  chrétiennes. 
Que  chaque  brebis  du  troupeau,  prise  à  part,  puisse  aux 
yeux  du  berger  être  plus  précieuse  à  son  tour  que  tout 
le  reste  du  troupeau  pris  en  bloc,  voici  ce  qu'elles  ne 
peuvent  s'élever  à  comprendre.  Et  ces  mots  :  «  Si  un 
homme  a  cent  brebis  et  que  l'une  d'elles  s'égare,  ne  laisse- 
t-il  pas  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres  sur  les  montagnes, 
pour  aller  chercher  celle  qui  s'est  égarée  ?»  —  ces  mots 
tout  rayonnants  de  charité,  si  elles  osaient  parler  franc, 
elles  les  déclareraient  de  la  plus  révoltante  injustice. 

Les  premiers  sourires  de  Gertrude  me  consolaient  de 
tout  et  payaient  mes  soins  au  centuple.  Car  «  cette  brebis, 
si  le  pasteur  la  trouve,  je  vous  le  dis  en  vérité,  elle  lui 
cause  plus  de  joie  que  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres 
qui  ne  se  sont  jamais  égarées».  Oui,  je  le  dis  en  vérité, 
jamais  sourire  d'aucun  de  mes  enfants  ne  m'a  inondé 
le  cœur  d'une  aussi  séraphique  joie  que  fit  celui  que  je 
vis  poindre  sur  ce  visage  de  statue  certain  matin  où  brus- 
quement elle  sembla  commencer  à  comprendre  et  à  s'in- 
téresser à  ce  que  je  m'efforçais  de  lui  enseigner  depuis 
tant  de  jours. 

Le  5  mars.  J'ai  noté  cette  date  comme  celle  d'une 
naissance.  C'était  moins  un  sourire  qu'une  transfigu- 
ration. Tout  à  coup  ses  traits  s'animèrent  ;  ce  fut  comme 
un  éclairement  subit,  pareil  à  cette  lueur  purpurine  dans 
les  hautes  Alpes  qui,  précédant  l'aurore,  fait  vibrer  le 
sommet  neigeux  qu'elle  désigne  et  sort  de  la  nuit  ;  on 
eût  dit  une  coloration  mystique  ;  et  je  songeai  également 


744  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  la  piscine  de  Bethesda  au  moment  que  l'ange  descend 
et  vient  réveiller  l'eau  dormante.  J'eus  une  sorte  de  ravis- 
sement devant  l'expression  angélique  que  Gertrude  put 
prendre  soudain,  car  il  m'apparut  que  ce  qui  la  visitait 
en  cet  instant,  n'était  point  tant  l'intelligence  que  l'amour. 
Alors  un  tel  élan  de  reconnaissance  me  souleva,  qu'il 
me  sembla  que  j'offrais  à  Dieu  le  baiser  que  je  déposai 
sur  ce  beau  front. 

Autant  ce  premier  résultat  avait  été  difficile  à  obtenir, 
autant  les  progrès  sitôt  après  furent  rapides.  Je  fais  effort 
aujourd'hui  pour  me  remémorer  par  quels  chemins  nous 
procédâmes  ;  il  me  semblait  parfois  que  Gertrude  avançât 
par  bonds,  comme  pour  se  moquer  des  méthodes.  Je  me 
souviens  que  j'insistai  d'abord  sur  les  qualités  des  objets 
plutôt  que  sur  la  variété  de  ceux-ci  ;  le  chaud,  le  froid, 
le  tiède,  le  doux,  l'amer,  le  rude,  le  souple,  le  léger...  puis 
les  mouvements  :  écarter,  rapprocher,  lever,  croiser, 
coucher,  nouer,  disperser,  rassembler,  etc..  Et  bientôt, 
abandonnant  toute  méthode,  j'en  vins  à  causer  avec 
elle  sans  trop  m'inquiéter  si  son  esprit  toujours  me  suivait  ; 
mais  lentement,  l'invitant  et  la  provoquant  à  me  ques- 
tionner à  loisir.  Certainement  un  travail  se  faisait  en 
son  esprit  durant  le  temps  que  je  l'abandonnais  à  elle- 
même  ;  car  chaque  fois  que  je  la  retrouvais,  c'était  avec 
ime  nouvelle  surprise  et  je  me  sentais  séparé  d'elle  par 
une  moindre  épaisseur  de  nuit.  C'est  tout  de  même  ainsi, 
me  disais-je,  que  la  tiédeur  de  l'air  et  l'insistance  du 
printemps  triomphent  peu  à  peu  de  l'hiver.  Que  de  fois 
n'ai-je  pas  admiré  la  manière  dont  fond  la  neige  :  on  dirait 
que  le  manteau  s'use  par  en-dessous,  et  son  aspect  reste 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  745 

le  même.  A  chaque  hiver  Amélie  y  est  prise  et  me  déclare  : 
la  neige  n'a  toujours  pas  changé  ;  on  la  croit  épaisse  encore 
quand  déjà  la  voici  qui  cède  et  tout  à  coup,  de  place  en 
place,  laisse  reparaître  la  vie. 

Craignant  que  Gertrude  ne  s'étiolât  à  demeurer  auprès 
du  feu  sans  cesse,  comme  une  vieille,  j'avais  comjnencé 
de  la  faire  sortir.  Mais  elle  ne  consentait  à  se  promener 
qu'à  mon  bras.  Sa  surprise  et  sa  crainte  d'abord,  dès 
qu'elle  avait  quitté  la  maison,  me  laissèrent  comprendre, 
avant  qu'elle  n'eût  su  me  le  dire,  qu'elle  ne  s'était  encore 
jamais  hasardée  au  dehors.  Dans  la  chaumière  où  je 
l'avais  trouvée,  personne  ne  s'était  occupé  d'elle  autre- 
ment que  pour  lui  donner  à  manger  et  l'aider  à  ne  point 
mourir,  car  je  n'ose  point  dire  :  à  vivre.  Son  univers  obscur 
était  borné  par  les  murs  mêmes  de  cette  unique  pièce 
qu'elle  n'avait  jamais  quittée  ;  à  peine  se  hasardait-elle, 
les  jours  d'été,  au  bord  du  seuil,  quand  la  porte  restait 
ouverte  sur  le  grand  univers  lumineux.  Elle  me  raconta 
plus  tard,  qu'entendant  le  chant  des  oiseaux  elle  l'ima- 
ginait alors  un  pur  effet  de  la  lumière,  ainsi  que  cette 
chaleur  même  qu'elle  sentait  caresser  ses  joues  et  ses 
mains,  et  que,  sans  du  reste  y  réfléchir  précisément,  il 
lui  paraissait  tout  naturel  que  l'air  chaud  se  mît  à  chanter, 
de  même  que  l'eau  se  met  à  bouillir  près  du  feu.  Le  vrai 
c'est  qu'elle  ne  s'en  était  point  inquiétée,  qu'elle  ne  fai- 
sait attention  à  rien  et  vivait  dans  un  engourdissement 
profond,  jusqu'au  jour  où  je  commençai  de  m'occuper 
d'elle.  Je  me  souviens  de  son  inépuisable  ravissement 
lorsque  je  lui  appris  que  ces  petites  voix  émanaient  de 
créatures  vivantes,  dont  il  semble  que  l'unique  fonction 
soit  de  sentir  et  d'exprimer  l'éparse  joie  de  la  nature. 


746  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

(C'est  de  ce  jour  qu'elle  prit  l'habitude  de  dire  :  Je  suis 
joyeuse  comme  un  oiseau).  Et  pourtant  l'idée  que  ces 
chants  racontaient  la  splendeur  d'un  spectacle  qu'elle 
ne  pouvait  point  contempler  avait  conmiencé  par  la 
rendre  mélancolique. 

—  Est-ce  que  vraiment,  disait-elle,  la  terre  est  aussi 
belle  que  la  racontent  les  oiseaux  ?  Pourquoi  ne  le  dit-on 
pas  davantage  ?  Pourquoi,  vous,  ne  me  le  dites-vous 
pas  ?  Est-ce  par  crainte  de  me  peiner  en  songeant  que 
je  ne  puis  la  voir?  Vous  auriez  tort.  J'écoute  si  bien  les 
oiseaux  ;  je  crois  que  je  comprends  tout  ce  qu'ils  disent. 

—  Ceux  qui  peuvent  y  voir  ne  les  entendent  pas  si 
bien  que  toi,  ma  Gertrude,  lui  dis-je  en  espérant  la 
consoler. 

—  Pourquoi  les  autres  animaux  ne  chantent-ils  pas  ? 
reprit-elle. 

Parfois  ses  questions  me  surprenaient  et  je  demeu- 
rais un  instant  perplexe,  car  elle  me  forçait  de 
réfléchir  à  ce  que  jusqu'alors  j'avais  accepté  sans  m'en 
étonner.  C'est  ainsi  que  je  considérai,  pour  la  première 
fois,  que,  plus  l'animal  est  attaché  de  près  à  la  terre  et 
plus  il  est  pesant,  plus  il  est  triste.  C'est  ce  que  je  tâchai 
de  lui  faire  comprendre  ;  et  je  lui  parlai  de  l'écureuil  et 
de  ses  jeux. 

Elle  me  demanda  alors  si  les  oiseaux  étaient  les  seuls 
animaux  qui  volaient. 

—  Il  y  a  aussi  les  papillons,  lui  dis-je. 

—  Est-ce  qu'ils  chantent  ? 

—  Ils  ont  une  autre  façon  de  raconter  leur  joie,  repris- je 
Elle  est  inscrite  en  couleurs  sur  leurs  ailes...  Et  je  lui 
décrivis  la  bigarrure  des  papillons. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  747 

28  févr. 

Je  reviens  en  arrière  ;  car  hier  je  m'étais  laissé  entraîner. 

Pour  l'enseigner  à  Gertrude  j'avais  dû  apprendre  moi- 
même  l'alphabet  des  aveugles  ;  mais  bientôt  elle  devint 
beaucoup  plus  habile  que  moi  à  lire  cette  écriture  où 
j'avais  assez  de  peine  à  me  reconnaître,  et  qu'au  surplus, 
je  suivais  plus  volontiers  avec  les  yeux  qu'avec  les  mains. 
Du  reste,  je  ne  fus  point  le  seul  à  l'instruire.  Et  d'abord 
je  fus  heureux  d'être  secondé  dans  ce  soin,  car  j'ai  fort 
à  faire  sur  la  commune,  dont  les  maisons  sont  dispersées 
à  l'excès  de  sorte  que  mes  visites  de  pauvres  et  de  ma- 
lades m'obhgent  à  des  courses  parfois  assez  lointaines. 
Jacques  avait  trouvé  le  moyen  de  se  casser  le  bras  en 
patinant  pendant  les  vacances  de  Noël  qu'il  était  venu 
passer  près  de  nous  —  car  entre  temps  il  était  retourné  à 
Lausanne  où  il  avait  fait  déjà  ses  premières  études,  et  était 
entré  à  la  faculté  de  théologie.  La  fracture  ne  présentait 
aucune  gravité  et  Martins  que  j'avais  aussitôt  appelé  put 
aisément  la  réduire  sans  l'aide  d'un  chirurgien;  mais  les 
précautions  qu'il  fallut  prendre  obligèrent  Jacques  à 
garder  la  maison  quelque  temps.  Il  commença  brusque- 
ment de  s'intéresser  à  Gertrude,  que  jusqu'alors  il  n'avait 
point  considérée,  et  s'occupa  de  m' aider  à  lui  apprendre 
à  lire.  Sa  collaboration  ne  dura  que  le  temps  de  sa  con- 
valescence, trois  semaines  environ,  mais  durant  lesquelles 
Gertrude  fit  de  sensibles  progrès.  Un  zèle  extraordinaire 
la  stimulait  à  présent.  Cette  intelligence  hier  encore 
engourdie,  il  semblait  que,  dès  les  premiers  pas  et  presque 
avant  de  savoir  marcher,  elle  se  mettait  à  courir.  J'ad- 
mire le  peu  de  difficulté  qu'elle  trouvait  à  formuler  ses 


748  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pensées,  et  combien  promptement  elle  parvint  à  s'expri- 
mer d'une  manière,  non  point  enfantine,  mais  correcte 
déjà,  s'aidant  pour  imager  l'idée,  et  de  la  manière  la 
plus  inattendue  pour  nous  et  la  plus  plaisante,  des  objets 
qu'on  venait  de  lui  apprendre  à  connaître,  ou  de  ce  dont 
nous  lui  parlions  et  que  nous  lui  décrivions,  lorsque  nous 
ne  le  pouvions  mettre  directement  à  sa  portée  ;  car  nous 
nous  servions  toujours  de  ce  qu'elle  pouvait  toucher  ou 
sentir  pour  expliquer  ce  qu'elle  ne  pouvait  atteindre, 
procédant  à  la  manière  des  télémétreurs. 

Mais  je  crois  inutile  de  noter  ici  tous  les  échelons  pre- 
miers de  cette  instruction  qui,  sans  doute,  se  retrouvent 
dans  l'instruction  de  tous  les  aveugles.  C'est  ainsi  que, 
pour  chacun  d'eux  je  pense,  la  question  des  couleurs 
a  plongé  chaque  maître  dans  un  même  embarras.  (Et 
à  ce  sujet  je  fus  appelé  à  remarquer  qu'il  n'est  nulle  part 
question  de  couleurs  dans  l'Evangile.)  Je  ne  sais  com- 
ment s'y  sont  pris  les  autres  ;  pour  ma  part  je  commençai 
par  lui  nommer  les  couleurs  du  prisme  dans  l'ordre  où 
l'arc-en-ciel  nous  les  présente  ;  mais  aussitôt  s'établit 
une  confusion  dans  son  esprit  entre  couleur  et  clarté  ; 
et  je  me  rendais  compte  que  son  imagination  ne  parve- 
nait à  faire  aucune  distinction  entre  la  qualité  de  la  nuance 
et  ce  que  les  peintres  appellent,  je  crois,  «  la  valeur  ».  Elle 
avait  le  plus  grand  mal  à  comprendre  que  chaque  cou- 
leur à  son  tour  pût  être  plus  ou  moins  foncée,  et  qu'elles 
pussent  à  l'infini  se  mélanger  entre  elles.  Rien  ne 
l'intriguait  davantage  et  elle  revenait  sans  cesse  là- 
dessus. 

Cependant  il  me  fut  donné  de  l'enmiener  à  Neuchâtel 
où  je  pus  lui  faire  entendre  un  concert.  Le  rôle  de  chaque 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  749 

instrument  dans  la  symphonie  me  permit  de  revenir 
sur  cette  question  des  couleurs.  Je  fis  remarquer  à  Ger- 
trude  les  sonorités  différentes  des  cuivres,  des  instruments 
à  cordes  et  des  bois,  et  que  chacun  d'eux  à  sa  manière 
est  susceptible  d'offrir,  avec  plus  ou  moins  d'intensité, 
toute  l'échelle  des  sons,  des  plus  graves  aux  plus  aigus. 
Je  l'invitai  à  se  représenter  de  même,  dans  la  nature, 
les  colorations  rouges  et  orangées  analogues  aux  sono- 
rités des  cors  et  des  trombones  ;  les  jaunes  et  les  vertes 
à  celles  des  violons,  des  violoncelles  et  des  basses  ;  les 
violettes  et  les  bleues  rappelées  ici  par  les  flûtes,  les  clari- 
nettes et  les  hautbois.  Une  sorte  de  ravissement  inté- 
rieur vint  dès  lors  remplacer  ses  doutes  : 

—  Que  cela  doit  être  beau  !  répétait-elle. 
Puis,  tout  à  coup  : 

—  Mais  alors  :  le  blanc  ?  Je  ne  comprends  plus  à  quoi 
ressemble  le  blanc... 

Et  il  m' apparut  aussitôt  combien  ma  comparaison 
était  précaire  : 

—  Le  blanc,  essayai- je  pourtant  de  lui  dire,  est  la 
limite  aiguë  où  tous  les  tons  se  confondent,  comme  le 
noir  en  est  la  limite  sombre.  —  Mais  ceci  ne  me  satisfit 
pas  plus  qu'elle,  qui  me  fit  aussitôt  remarquer  que  les 
bois,  les  cuivres  et  les  violons  restent  distincts  les  uns 
des  autres  dans  le  plus  grave  aussi  bien  que  dans  le  plus 
aigu.  Que  de  fois,  comme  alors,  je  dus  demeurer  d'abord 
silencieux,  perplexe  et  cherchant  à  quelle  comparaison 
je  pourrais  faire  appel. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je  enfin,  représente-toi  le  blanc 
comme  quelque  chose  de  tout  pur,  quelque  chose  où  il 
n'y  a  plus  aucune  couleur,  mais  seulement  de  la  lumière  ; 


750  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

le  noir,  au  contraire,  comme  chargé  de  couleur  jusqu'à 
en  être  obscurci... 

Je  ne  rappelle  ici  ce  débris  de  dialogue  que  comme  un  exem- 
ple des  difficultés  où  je  me  heurtais  trop  souvent.  Gertrude 
avait  ceci  de  bien  qu'elle  ne  faisait  jamais  semblant  de 
comprendre,  comme  font  si  souvent  les  gens  qui  meublent 
ainsi  leur  esprit  de  données  imprécises  ou  fausses,  par 
quoi  tous  leurs  raisonnements  ensuite  se  trouvent  viciés. 
Tant  qu'elle  ne  s'en  était  point  fait  une  idée  nette,  chaque 
notion  demeurait  pour  elle  une  cause  d'inquiétude  et 
de  gêne. 

Pour  ce  que  j'ai  dit  plus  haut,  la  difficulté  s'augmen- 
tait de  ce  que,  dans  son  esprit,  la  notion  de  lumière  et 
celle  de  chaleur  s'étaient  d'abord  étroitement  Hées,  de 
sorte  que  j'eus  le  plus  grand  mal  aies  dissocier  par  la  suite. 

Ainsi  j'expérimentais  sans  cesse  à  travers  elle  combien 
le  monde  visuel  diffère  du  monde  des  sons  et  à  quel  point 
toute  comparaison  que  l'on  cherche  à  tirer  de  l'un  pour 
l'autre  est  boiteuse. 

29. 

Tout  occupé  par  mes  comparaisons,  je  n'ai  point  dit 
encore  l'immense  plaisir  que  Gertrude  avait  pris  à  ce 
concert  de  Neuchâtel.  On  y  jouait  précisément  la  Sym- 
phonie Pastorale.  Je  dis  «  précisément  »,  car  il  n'est,  on 
le  comprend  aisément,  pas  une  oeuvre  que  j'eusse  pu 
davantage  souhaiter  de  lui  faire  entendre.  Longtemps 
après  que  nous  eûmes  quitté  la  salle  de  concert,  Gertrude 
restait  encore  silencieuse  et  comme  noyée  dans  l'extase. 

—  Est-ce  que  vraiment  ce  que  vous  voyez  est  aussi 
beau  que  cela  ?  dit-elle  enfin. 


1 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  -  751 

—  Aussi  beau  que  quoi  ?  ma  chérie. 

—  Que  cette  «  scène  au  bord  du  ruisseau  ». 

Je  ne  lui  répondis  pas  aussitôt,  car  je  réfléchissais  que 
ces  harmonies  ineffables  peignaient,  non  point  le  monde 
tel  qu'il  était,  mais  bien  tel  qu'il  aurait  pu  être,  qu'il 
pourrait  être  sans  le  mal  et  sans  le  péché.  Et  jamais  encore 
je  n'avais  osé  parler  à  Gertrude  du  mal,  du  péché,  de 
la  mort. 

—  Ceux  qui  ont  des  yeux,  dis-je  enfin,  ne  connaissent 
pas  leur  bonheur. 

—  Mais  moi  qui  n'en  ai  point,  s'écria-t-elle  aussitôt, 
je  connais  le  bonheur  d'entendre. 

Elle  se  serrait  contre  moi  tout  en  marchant  et  elle  pesait 
à  mon  bras  comme  font  les  petits  enfants  : 

—  Pasteur,  est-ce  que  vous  sentez  combien  je  suis 
heureuse  ?  Non,  non,  je  ne  dis  pas  cela  pour  vous  faire 
plaisir.  Regardez-moi  :  est-ce  que  cela  ne  se  voit  pas  sur 
le  visage,  quand  ce  que  l'on  dit  n'est  pas  vrai  ?  Moi,  je 
le  reconnais  si  bien  à  la  voix.  Vous  souvenez-vous  du 
jour  où  vous  m'avez  répondu  que  vous  ne  pleuriez  pas, 
après  que  ma  tante  (c'est  ainsi  qu'elle  appelait  ma  femme) 
vous  avait  reproché  de  ne  rien  savoir  faire  pour  elle  ; 
je  me  suis  écriée  :  Pasteur,  vous  mentez  !  Oh  !  je  l'ai  senti 
tout  de  suite  à  votre  voix,  que  vous  ne  me  disiez  pas  la 
vérité  ;  je  n'ai  pas  eu  besoin  de  toucher  vos  joues,  pour 
savoir  que  vous  aviez  pleuré.  Et  elle  répéta  très  haut  : 
non,  je  n'avais  pas  besoin  de  toucher  vos  joues  —  ce 
qui  me  fit  rougir,  parce  que  nous  étions  encore  dans  la 
ville  et  que  des  passants  se  retournèrent.  Cependant  elle 
continuait  : 

—  Il  ne  faut  pas  chercher  à  m'en  faire  accroire,  voyez- 


752  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

VOUS.  D'abord  parce  que  ça  serait  très  lâche  de  chercher 
à  tromper  une  aveugle...  Et  puis  parce  que  ça  ne  pren- 
drait pas,  ajouta-t-elle  en  riant.  Dites-moi,  pasteur,  vous 
n'êtes  pas  malheureux,  n'est-ce  pas  ? 

Je  portai  sa  main  à  mes  lèvres,  comme  pour  lui  faire 
sentir  sans  le  lui  avouer  que  partie  de  mon  bonheur  venait 
d'elle,  tout  en  répondant  : 

—  Non,  Gertrude,  non,  je  ne  suis  pas  malheureux. 
Comment  serais- je  malheureux  ? 

—  Vous  pleurez  quelquefois,  pourtant  ? 

—  J'ai  pleuré  quelquefois. 

—  Pas  depuis  la  fois  que  j'ai  dite  ? 

—  Non,  je  n'ai  plus  pleuré,  depuis. 

—  Et  vous  n'avez  plus  eu  envie  de  pleurer  ? 

—  Non,  Gertrude. 

—  Et,  dites...  est-ce  qu'il  vous  est  arrivé,  depuis, 
d'avoir  envie  de  me  mentir  ? . 

—  Non,  chère  enfant. 

—  Pouvez- vous  me  promettre  de  ne  jamais  chercher 
à  me  tromper. 

—  Je  le  promets. 

—  Eh  bien  !  dites-moi  tout  de  suite  :  Est-ce  que  je 
suis  joUe  ? 

Cette  brusque  question  m'interloqua,  d'autant  plus 
que  je  n'avais  point  voulu  jusqu'à  ce  jour  accorder  atten- 
tion à  l'indéniable  beauté  de  Gertrude  ;  et  je  tenais  pour 
parfaitement  inutile,  au  surplus,  qu'elle  en  fût  elle-même 
avertie. 

—  Que  t'importe  de  le  savoir  ?  lui  dis-je  aussitôt. 

—  Cela  c'est  mon  souci,  reprit-elle.  Je  voudrais  savoir 
si  je  ne...  comment  dites-vous  cela  ?...  si  je  ne  détonne  pas 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  753 

trop  dans  la  symphonie.  A  qui  d'autre  demanderais- je 
cela,  pasteur  ? 

—  Un  pasteur  n'a  pas  à  s'inquiéter  de  la  beauté 
des  visages,  dis-je,  me  défendant  comme  je  pou- 
vais. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  la  beauté  des  âmes  lui  suffit. 

—  Vous  préférez  me  laisser  croire  que  je  suis  laide, 
dit-elle  alors  avec  une  moue  charmante  ;  de  sorte  que, 
n'y  tenant  plus,  je  m'écriai  : 

—  Gertrude,  vous  savez  bien  que  vous  êtes  jolie. 
Elle  se  tut  et  son  visage  prit  une  expression  très  grave 

dont  elle  ne  se  départit  plus  jusqu'au  retour. 

Aussitôt  rentrés,  AméHe  trouva  le  moyen  de  me  faire 
sentir  qu'elle  désapprouvait  l'emploi  de  ma  journée. 
Elle  aurait  pu  me  le  dire  auparavant  ;  mais  elle  nous 
avait  laissés  partir,  Gertrude  et  moi,  sans  mot  dire, 
selon  son  habitude  de  laisser  faire  et  de  se  réserver  ensuite 
le  droit  de  blâmer.  Du  reste  elle  ne  me  fit  point  précisé- 
ment des  reproches  ;  mais  son  silence  même  était  accusa- 
teur ;  car  n'eût-il  pas  été  naturel  qu'elle  s'informât  de 
ce  que  nous  avions  entendu,  puisqu'elle  savait  que  je 
menais  Gertrude  au  concert  ;  la  joie  de  cette  enfant  n'eût- 
elle  pas  été  augmentée  par  le  moindre  intérêt  qu'elle 
eût  senti  que  l'on  prenait  à  son  plaisir  ?  Améhe  du  reste 
ne  demeurait  pas  silencieuse,  mais  elle  semblait  mettre 
une  sorte  d'affectation  à  ne  parler  que  des  choses  les  plus 
indifférentes  ;  et  ce  ne  fut  que  le  soir,  après  que  les  petits 
furent  allés  se  coucher,  que  l'ayant  prise  à  part  et  lui 
ayant  demandé  sévèrement  : 

4» 


754  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Tu  es  fâchée  de  ce  que  j'aie  mené  Gertrude  au 
concert  ?  j'obtins  cette  réponse  : 

—  Tu  fais  pour  elle  ce  que  tu  n'aurais  fait  pour  aucun 
des  tiens. 

C'était  donc  toujours  le  même  grief,  et  le  même  refus 
de  comprendre  que  l'on  fête  l'enfant  qui  revient,  mais 
non  point  ceux  qui  sont  demeurés,  comme  le  montre 
la  parabole  ;  il  me  peinait  aussi  de  ne  la  voir  tenir  aucun 
compte  de  l'infirmité  de  Gertrude,  qui  ne  pouvait  espérer 
d'autre  fête  que  celle-là.  Et  si,  providentiellement,  je 
m'étais  trouvé  libre  de  mon  temps  ce  jour-là,  moi  qui  suis 
si  requis  d'ordinaire,  le  reproche  d'Améhe  était  d'autant 
plus  injuste  qu'elle  savait  bien  que  chacun  de  mes  en- 
fants avait  soit  un  travail  à  faire,  soit  quelque  occupa- 
tion qui  le  retenait,  et  qu'elle-même,  Amélie,  n'a  point 
de  goût  pour  la  musique,  de  sorte  que,  lorsqu'elle  dispo- 
serait de  tout  son  temps,  jamais  il  ne  lui  viendrait  à  l'idée 
d'aller  au  concert,  lors  même  que  celui-ci  se  donnerait 
à  notre  porte. 

Ce  qui  me  chagrinait  davantage,  c'est  qu'Amélie  eût 
osé  dire  cela  devant  Gertrude  :  car  bien  que  j'eusse  pris 
ma  femme  à  l'écart,  elle  avait  élevé  la  voix  assez  pour 
que  Gertrude  l'entendît.  Je  me  sentais  moins  triste  qu'in 
digne,  et  quelques  instants  plus  tard,  comme  AméUe 
nous  avait  laissés,  m'étant  approché  de  Gertrude,  je 
pris  sa  petite  main  frêle  et  la  portant  à  mon  visage  : 

—  Tu  vois  !  cette  fois  je  n'ai  pas  pleuré. 

—  Non  ;  cette  fois,  c'est  mon  tour,  dit-elle,  en  s'effor- 
çant  de  sourire  ;  et  son  beau  visage  qu'elle  levait  vers 
moi,  je  vis  soudain  qu'il  était  inondé  de  larmes. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  755 

8  mars. 

Le  seul  plaisir  que  je  puisse  faire  à  Amélie,  c'est  de 
m'abstenir  de  faire  les  choses  qui  lui  déplaisent.  Ces  témoi- 
gnages d'amour  tout  négatifs  sont  les  seuls  qu'elle  me 
permette.  A  quel  point  elle  a  déjà  rétréci  ma  vie,  c'est 
ce  dont  elle  ne  peut  se  rendre  compte.  Ah  !  plût  à  Dieu 
qu'elle  réclamât  de  moi  quelque  action  difficile  !  Avec 
quelle  joie  j 'accompUrais  pour  elle  le  téméraire,  le  péril- 
leux !  Mais  on  dirait  qu'elle  répugne  à  tout  ce  qui  n'est 
pas  coutumier  ;  de  sorte  que  le  progrès  dans  la  vie  n'est 
pour  elle  que  d'ajouter  de  semblables  jours  au  passé.  Elle 
ne  souhaite  pas,  elle  n'accepte  même  pas  de  moi,  des 
vertus  nouvelles,  ni  même  un  accroissement  des  vertus 
reconnues.  Elle  regarde  avec  inquiétude,  quand  ce  n'est 
pas  avec  réprobation,  tout  effort  de  l'âme  qui  veut  voir 
dans  le  Christianisme  autre  chose  qu'une  domestication 
des  instincts. 

Je  dois  avouer  que  j'avais  complètement  oublié,  une 
fois  à  Neuchâtel,  d'aller  régler  le  compte  de  notre  mer- 
cière, ainsi  qu'Amélie  m'en  avait  prié,  et  de  lui  rapporter 
une  boîte  de  jBJ.  Mais  j'en  étais  "ensuite  beaucoup  plus 
fâché  contre  moi  qu'elle  ne  pouvait  être  elle-même  ;  et 
d'autant  plus  que  je  m'étais  bien  promis  de  n'y  pas  man- 
quer, sachant  de  reste  que  «  celui  qui  est  fidèle  dans  les 
petites  choses  le  sera  aussi  dans  les  grandes  »,  —  et 
craignant  les  conclusions  qu'elle  pouvait  tirer  de  mon 
oubh.  J'aurais  même  voulu  qu'elle  m'en  fît  quelque  re- 
proche, car  sur  ce  point  certainement  j'en  méritais.  Mais 
comme  il  advient  souvent,  le  grief  imaginaire  l'emportait 
sur  l'imputation  précise.  Ah!  que  la  vie  serait  belle  et 


756  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

notre  misère  supportable,  si  nous  nous  contentions 
des  maux  réels  sans  prêter  l'oreille  aux  fantômes  et  aux 
monstres  de  notre  esprit...  Mais  je  me  laisse  aller  à  noter 
ici  ce  qui  ferait  plutôt  le  sujet  d'un  sermon  (mat.  xii,  29. 
«  N'ayez  point  l'esprit  inquiet  »).  C'est  l'histoire  du  déve- 
loppement intellectuel  et  moral  de  Gertrude  que  j'ai 
entrepris  de  tracer  ici.  J'y  reviens. 

J'espérais  pouvoir  suivre  ici  ce  développement  pas  à 
pas,  et  j'avais  commencé  d'en  raconter  le  détail.  Mais 
outre  que  le  temps  me  manque  pour  en  noter  minutieu- 
sement toutes  les  phases,  il  m'est  extrêmement  difficile 
aujourd'hui  d'en  retrouver  l'enchaînement  exact.  Mon 
récit  m'entrainant,  j'ai  rapporté  d'abord  des  réflexions 
de  Gertrude,  des  conversations  avec  elle,  beaucoup  plus 
récentes,  et  celui  qui  par  aventure  lirait  ces  pages  s'éton- 
nera sans  doute  de  l'entendre  s'exprimer  aussitôt  avec 
tant  de  justesse  et  raisonner  si  judicieusement.  C'est 
aussi  que  ses  progrès  furent  d'une  rapidité  déconcertante  : 
j'admirciis  souvent  avec  quelle  promptitude  son  esprit 
saisissait  l'aUment  intellectuel  que  j'approchais  d'elle 
et  tout  ce  dont  il  pouvait  s'emparer,  le  faisant  sien  par 
un  travail  d'assimilation  et  de  maturation  continuel. 
Elle  me  surprenait,  précédant  sans  cesse  ma  pensée,  la 
dépassant,  et  souvent  d'un  entretien  à  l'autre  je  ne  recon- 
naissais plus  mon  élève. 

Au  bout  de  peu  de  mois  il  ne  paraissait  plus  que  son 
intelligence  avait  sommeillé  si  longtemps.-»  Même  elle 
montrait  plus  de  sagesse  déjà  que  n'en  ont  la  plupart 
des  jeunes  filles,  que  le  monde  extérieur  dissipe  et  dont 
maintes  préoccupations  futiles  absorbent  la  meilleure 
attention.  Au  surplus  elle  était,  je  crois,  sensiblement  plus 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  757 

âgée  qu'il  ne  nous  avait  paru  d'abord.  Il  semblait  qu'elle 
prétendît  tourner  à  profit  sa  cécité,  de  sorte  que  j'en 
venais  à  douter  si,  sur  beaucoup  de  points,  cette  infir- 
mité ne  lui  devenait  pas  un  avantage.  Malgré  moi  je  la 
comparais  à  Charlotte  et  lorsque  parfois  il  m'arrivait 
de  faire  répéter  à  celle-ci  ses  leçons,  voyant  son  esprit 
tout  distrait  par  la  moindre  mouche  qui  vole,  je  pensais  : 
«  Tout  de  même,  comme  elle  m  écouterait  mieux,  si  seu- 
lement elle  n'y  voyait  pas  !  » 

Il  va  sans  dire  que  Gertrude  était  très  avide  de  lecture  ; 
mais  soucieux  d'accompagner  le  plus  possible  sa  pensée, 
je  préférais  qu'elle  ne  lût  pas  beaucoup  —  ou  du  moins 
pas  beaucoup  sans  moi  —  et  principalement  la  Bible, 
ce  qui  peut  paraître  bien  étrange  pour  un  protestant. 
Je  m'expHquerai  là-dessus;  mais  avant  que  d'aborder 
une  question  si  importante,  je  veux  relater  un  petit  fait 
qui  a  rapport  à  la  musique  et  qu'il  faut  situer,  autant  qu'il 
m'en  souvient,  peu  de  temps  après  le  concert  de  Neuchâtel. 

Oui,  ce  concert  avait  eu  lieu,  je  crois,  trois  semaines 
avant  les  vacances  d'été  qui  ramenèrent  Jacques  près 
de  nous.  Entre  temps  il  m'était  arrivé  plus  d'une  fois 
d'asseoir  Gertrude  devant  le  petit  harmonium  de  notre 
chapelle,  que  tient  d'ordinaire  mademoiselle  de  la  M...  chez 
qui  Gertrude  habite  à  présent.  Louise  de  la  M...  n'avait 
pas  encore  commencé  l'instruction  muèicale  de  Gertrude. 
Malgré  l'amour  que  j'ai  pour  la  musique,  je  n'y  connais 
pas  grand'chose  et  ne  me  sentais  guère  capable  de  rien  lui 
enseigner  lorsque  je  m'asseyais  devant  le  clavier  auprès 
d'eUe. 

—  Non,  laissez-moi,  m'a-t-elle  dit,  dès  les  premiers 
tâtonnements.  Je  préfère  essayer  seule. 


758  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  je  la  quittais  d'autant  plus  volontiers  que  la  chapelle 
ne  me  paraissait  guère  un  lieu  décent  pour  m'y  enfermer 
seul  avec  elle,  autant  par  respect  pour  le  saint  lieu,  que 
par  crainte  des  racontars  —  encore  qu'à  l'ordinaire 
je  m'efforce  de  n'en  point  tenir  compte  ;  mais  il  s'agit 
ici  d'elle  et  non  plus  seulement  de  moi.  Lorsqu'une  tournée 
de  visites  m'appelait  de  ce  côté,  je  l'emmenais  jusqu'à 
l'église  et  l'abandonnais  donc,  durant  de  longues  heures 
souvent,  puis  allais  la  reprendre  au  retour.  Elle  s'occupait 
ainsi,  patiemment,  à  découvrir  des  harmonies  et  je  la 
retrouvais  vers  le  soir,  attentive,  devant  quelque  conson- 
nance  qui  la  plongeait  dans  un  ravissement  prolongé. 

Un  des  premiers  jours  d'août,  il  y  a  à  peine  un  peu 
plus  de  six  mois  de  cela,  n'ayant  point  trouvé  chez  elle 
une  pauvre  veuve  à  qui  j'allais  porter  quelque  consolation, 
je  revins  pour  prendre  Gertrude  à  l'église  où  je  l'avais 
laissée  ;  elle  ne  m'attendait  point  si  tôt  et  je  fus  extrême- 
ment surpris  de  trouver  Jacques  auprès  d'elle.  Ni  l'un 
ni  l'autre  ne  m'avait  entendu  entrer,  car  le  peu  de  bruit 
que  je  fis  fut  couvert  par  les  sons  de  l'orgue.  Il  n'est  point 
dans  mon  naturel  d'épier,  mais  tout  ce  qui  touche  à  Ger- 
trude me  tient  à  cœur  :  amortissant  donc  le  bruit  de  mes 
pas,  je  gravis  furtivement  les  quelques  marches  de  l'esca- 
lier qui  mène  à  la  tribune  ;  excellent  poste  d'observation. 
Je  dois  dire  que,^|out  le  temps  que  je  demeurai  là,  je 
n'entendis  pas  une  parole  que  l'un  et  l'autre  n'eussent 
aussi  bien  dite  devant  moi.  Mais  il  était  contre  elle  et, 
à  plusieurs  reprises,  je  le  vis  qui  prenait  sa  main  pour 
guider  ses  doigts  sur  les  touches.  N'était-il  pas  étrange 
déjà  qu'elle  acceptât  de  lui  des  observations  et  une  direc- 
tion dont  elle  m'avait  dit  précédemment  qu'elle  préférait 


1 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  759 

se  passer  ?  J'en  étais  plus  étonné,  plus  peiné  que  je  n'au- 
rais voulu  me  l'avouer  à  moi-même  et  déjà  je  me  propo- 
sais d'intervenir  lorsque  je  vis  Jacques  tout  à  coup  tirer 
sa  montre. 

—  Il  est  temps  que  je  te  quitte,  à  présent,  dit-il  ;  mon 
père  va  bientôt  revenir. 

Je  le  vis  alors  porter  à  ses  lèvres  la  main  qu'elle  lui 
abandonna  ;  puis  il  partit.  Quelques  instants  après,  ayant 
redescendu  sans  bruit  l'escalier,  j'ouvris  la  porte  de  l'église 
de  manière  qu'elle  pût  l'entendre  et  croire  que  je  ne  fai- 
sais que  d'entrer. 

—  Eh  bien,  Gertrude  !  Es-tu  prête  à  rentrer.  L'orgue 
va  bien  ? 

—  Oui,  très  bien,  me  dit-elle  de  sa  voix  la  plus  natu- 
relle ;  aujourd'hui  j'ai  vraiment  fait  quelques  progrès. 

Une  grande  tristesse  emplissait  mon  cœur,  mais  nous 
ne  fîmes  l'un  ni  l'autre  aucune  allusion  à  ce  que  je  viens 
de  raconter. 

Il  me  tardait  de  me  trouver  seul  avec  Jacques.  Ma 
femme,  Gertrude  et  les  enfants  se  retiraient  d'ordinaire 
assez  tôt  après  le  souper,  nous  laissant  tous  deux  prolonger 
studieusement  la  veillée.  J'attendais  ce  moment.  Mais 
devant  que  de  lui  parler  je  me  sentis  le  cœur  si  gonflé 
et  par  des  sentiments  si  troublés  que  je  ne  savais  ou  n'osais 
aborder  le  sujet  qui  me  tourmentait.  Et  ce  fut  lui  qui  brus- 
quement rompit  le  silence  en  m' annonçant  sa  résolution 
de  passer  toutes  les  vacances  auprès  de  nous.  Or,  peu 
de  jours  auparavant,  il  nous  avait  fait  part  d'un  projet 
de  voyage  dans  les  Haut  es- Alpes,  que  ma  femme  et  moi 
avions  grandement  approuvé;  je  savais  que  son  ami  T.., 


760  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'il  choisissait  pour  compagnon  de  route,  l'attendait  ; 
aussi  m'apparut-il  nettement  que  ce  revirement  subit 
n'était  point  sans  rapport  avec  la  scène  que  je  venais 
de  surprendre.  Une  grande  indignation  me  souleva 
d'abord,  mais  craignant,  si  je  m'y  laissais  aller,  que  mon 
fils  ne  se  fermât  à  moi  définitivement,  craignant  aussi 
d'avoir  à  regretter  des  paroles  trop  vives,  je  fis  un  grand 
effort  sur  moi-même  et  du  ton  le  plus  naturel  que  je  pus  : 

—  Je  croyais  que  T...  comptait  sur  toi,  lui  dis-je. 

—  Oh  !  reprit-il,  il  n'y  comptait  pas  absolument,  et 
du  reste  il  ne  sera  pas  en  peine  de  me  remplacer.  Je  me 
repose  aussi  bien  ici  que  dans  l'Oberland  et  je  crois  vrai- 
ment que  je  peux  employer  mon  temps  mieux  qu'à 
courir  les  montagnes. 

—  Enfin,  dis-je,  tu  as  trouvé  ici  de  quoi  t'occuper. 

Il  me  regarda,  percevant  dans  le  ton  de  ma  voix  quel- 
que ironie,  mais,  comme  il  n'en  distinguait  pas  encore 
le  motif,  il  reprit  d'un  air  dégagé  : 

—  Vous  savez  que  j'ai  toujours  préféré  le  livre  à  l'al- 
penstock. 

—  Oui,  mon  ami,  fis- je  en  le  regardant  à  mon  tour 
fixement  ;  mais  ne  crois-tu  pas  que  les  leçons  d'accom- 
pagnement à  l'harmoniimi  présentent  pour  toi  encore 
plus  d'attrait  que  la  lecture  ? 

Sans  doute  il  se  sentit  rougir,  car  il  mit  sa  main  devant 
son  front,  comme  pour  s'abriter  de  la  clarté  de  la  lampe. 
Mais  il  se  ressaisit  presque  aussitôt,  et  d'ime  voix  que 
j'aurais  souhaitée  moins  assurée  : 

—  Ne  m'accusez  pas  trop,  mon  père.  Mon  intention 
n'était  pas  de  vous  rien  cacher,  et  vous  devancez  de  bien 
peu  l'aveu  que  je  m'apprêtais  à  vous  faire. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  761 

Il  parlait  posément,  comme  on  lit  un  livre,  achevant 
ses  phrases  avec  autant  de  calme,  semblait-il,  que  s'il 
ne  se  fût  pas  agi  de  lui-même.  L'extraordinaire  possession 
de  soi  dont  il  faisait  preuve  achevait  de  m'exaspérer^ 
Sentant  que  j'allais  l'interrompre,  il  leva  la  main,  comme 
pour  me  dire  :  non,  vous  pourrez  parler  ensuite,  laissez- 
moi  d'abord  achever  ;  mais  je  saisis  son  bras  et  le  secouant: 

—  Plutôt  que  de  te  voir  porter  le  trouble  dans  l'âme 
pure  de  Gertrude,  m'écriai- je  impétueusement,  ah  !  je 
préférerais  ne  plus  te  revoir.  Je  n'ai  pas  besoin  de  tes 
aveux  !  Abuser  de  l'infirmité,  de  l'innocence,  de  la  candeur, 
c'est  une  abominable  lâcheté  dont  je  ne  t'aurais  jamais 
cru  capable  ;  et  de  m'en  parler  avec  ce  détestable  sang- 
froid  !...  Ecoute-moi  bien  :  j'ai  charge  de  Gertrude  et 
je  ne  supporterai  pas  un  jour  de  plus  que  tu  lui  parles, 
que  tu  la  touches,  que  tu  la  voies. 

—  Mais  mon  père,  reprit-il  sur  le  même  ton  tranquille 
et  qui  me  mettait  hors  de  moi,  croyez  bien  que  je  respecte 
Gertrude  autant  que  vous  pouvez  faire  vous-même.  Vous 
vous  méprenez  étrangement  si  vous  pensez  qu'il  entre 
quoi  que  ce  soit  de  répréhensible,  je  ne  dis  pas  seulement 
dans  ma  conduite,  mais  dans  mon  dessein  même  et  dans 
le  secret  de  mon  cœur.  J'aime  Gertrude,  et  je  la  respecte, 
vous  dis-je,  autant  que  je  l'aime.  L'idée  de  la  troubler, 
d'abuser  de  son  innocence  et  de  sa  cécité  me  paraît  aussi 
abominable  qu'à  vous.  Puis  il  protesta  que  ce  qu'il  vou- 
lait être  pour  elle,  c'était  un  soutien,  un  ami,  un  mari  ; 
qu'il  n'avait  pas  cru  devoir  m'en  parler  avant  que  sa 
résolution  de  l'épouser  ne  fût  prise  ;  que  cette  résolution, 
Gertrude  elle-même  ne  la  connaissait  pas  encore  et  que 
c'était  à  moi  qu'il  en  voulait  parler  d'abord.  —  Voici 


762  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'aveu  que  j'avais  à  vous  faire,  ajouta-t-il,  et  je  n'ai  rien 
d'autre  à  vous  confesser,  croyez-le. 

Ces  paroles  m'emplissaient  de  stupeur.  Tout  en  les 
écoutant  j'entendais  mes  tempes  battre.  Je  n'avais  pré- 
paré que  des  reproches,  et,  à  mesure  qu'il  m'enlevait 
toute  raison  de  m'indigner,  je  me  sentais  plus  désemparé, 
de  sorte  qu'à  la  fin  de  son  discours  je  ne, trouvais  plus 
rien  à  lui  dire. 

—  Allons  nous  coucher,  fis- je  enfin,  après  un  assez 
long  silence.  Je  m'étais  levé  et  lui  posai  la  main  sur  l'épaule. 
Demain  je  te  dirai  ce  que  je  pense  de  tout  cela. 

;    —  Dites-moi  du  moins  que  vous  n'êtes  plus  irrité 
contre  moi. 

—  J'ai  besoin  de  la  nuit  pour  réfléchir. 

Quand  je  retrouvai  Jacques  le  lendemain,  il  me  sembla 
vraiment  que  je  le  regardais  pour  la  première  fois.  Il 
m'apparut  tout  à  coup  que  mon  fils  n'était  plus  un  enfant, 
mais  un  jeune  homme;  tant  que  je  le  considérais  comme 
un  enfant,  cet  amour  que  j'avais  surpris  pouvait  me 
sembler  monstrueux.  J'avais  passé  la  nuit  à  me  persuader 
qu'il  était  tout  naturel  et  normal  au  contraire.  D'où  venait 
que  mon  insatisfaction  n'en  était  que  plus  vive  ?  C'est 
ce  qui  ne  devait  s'éclairer  pour  moi  qu'un  peu  plus  tard. 
En  attendant  je  devais  parler  à  Jacques  et  lui  signifier 
ma  décision.  Or  un  instinct  aussi  sûr  que  celui  de  la 
conscience  m'avertissait  qu'il  fallait  empêcher  ce  mariage 
à  tout  prix. 

J'avais  entraîné  Jacques  dans  le  fond  du  jardin  ;  c'est 
là  que  je  lui  demandai  d'abord  : 

—  T'es-tu  déclaré  à  Gertrude  ? 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  763 

—  Non,  me  dit-il.  Peut-être  sent-elle  dé  (à  mon  amour  ; 
mais  je  ne  le  lui  ai  point  avoué. 

—  Eh  bien  !  tu  vas  me  faire  la  promesse  de  ne  pas 
lui  en  parler  encore. 

—  Mon  père,  je  me  suis  promis  de  vous  obéir  ;  mais 
ne  puis- je  connaître  vos  raisons  ? 

J'hésitais  à  lui  en  donner,  ne  sachant  trop  si  celles 
qui  me  venaient  d'abord  à  l'esprit  étaient  celles  mêmes 
qu'il  importait  le  plus  de  mettre  en  avant.  A  dire  vrai 
la  conscience  bien  plutôt  que  la  raison  dictait  ici  ma 
conduite. 

—  Gertrude  est  trop  jeune,  dis-je  enfin.  Songe  qu'elle 
n'a  pas  encore  communié.  Tu  sais  que  ce  n'est  pas  une 
enfant  comme  les  autres,  hélas  !  et  que  son  développement 

a  été  beaucoup  retardé.  Elle  ne  serait  sans  doute  que^ 
trop  sensible,  confiante  comme  elle  est,  aux  premières 
paroles  d'amour  qu'elle  entendrait  ;  c'est  précisément 
pourquoi  il  importe  de  ne  pas  les  lui  dire.  S'emparer  de 
ce  qui  ne  peut  se  défendre,  c'est  une  lâcheté  ;  je  sais  que 
tu  n'es  pas  un  lâche.  Tes  sentiments,  dis-tu,  n'ont  rien 
de  répréhensible  ;  moi  je  les  dis  coupables  parce  qu'ils 
sont  prématurés.  La  prudence  que  Gertrude  n'a  pas 
encore,  c'est  à  nous  de  l'avoir  pour  elle.  C'est  ime  affaire 
de  conscience. 

Jacques  a  ceci  d'excellent,  qu'il  suffit,  pour  le  retenir, 
de  ces  simples  mots  :  «  Je  fais  appel  à  ta  conscience  » 
dont  j'ai  souvent  usé  lorsqu'il  était  enfant.  Cependant 
je  le  regardais  et  pensais  que,  si  elle  pouvait  y  voir,  Ger- 
trude ne  laisserait  pas  d'admirer  ce  grand  corps  svelte, 
à  la  fois  si  droit  et  si  souple,  ce  beau  front  sans  rides, 
ce  regard  franc,  ce  visage  enfantin  encore  mais  que  sem- 


764  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

blait  ombrer  une  soudaine  gravité.  Il  était  nu-tête  et 
ses  cheveux  cendrés,  qu'il  portait  alors  assez  longs,  bou- 
claient légèrement  à  ses  tempes  et  cachaient  ses  oreilles 
à  demi. 

—  Il  y  a  ceci  que  je  veux  te  demander  encore,  repris- je 
en  me  levant  du  banc  où  nous  étions  assis  :  tu  avais  l'in- 
tention, disais-tu,  de  partir  après-demain  ;  je  te  prie  de 
ne  pas  différer  ce  départ.  Tu  devais  rester  absent  tout 
un  mois  ;  je  te  prie  de  ne  pas  raccourcir  d'un  jour  ce  voyage. 
C'est  entendu  ? 

—  Bien,  mon  père,  je  vous  obéirai. 

Il  me  parut  qu'il  devenait  extrêmement  pâle,  au  point 
que  ses  lèvres  même  étaient  décolorées.  Mais  je  me  per- 
suadai que,  pour  une  soumission  si  prompte,  son  amour 
ne  devait  pas  être  bien  fort  ;  et  j'en  éprouvai  un  soula- 
gement indicible.  Au  surplus,  j'étais  sensible  à  sa  docilité. 

—  Je  retrouve  l'enfant  que  j'aimais,  lui  dis-je  douce- 
ment, et,  le  tirant  à  moi,  je  posai  mes  lèvres  sur  son  front. 
Il  y  eut  de  sa  part  un  léger  recul  ;  mais  je  ne  voulus  pas 
m'en  affecter. 

10  mars. 

Notre  maison  est  si  petite  que  nous  sommes  obligés 
de  vivre  im  peu  les  uns  sur  les  autres,  ce  qui  est  assez 
gênant  parfois  pour  mon  travail,  bien  que  j'aie  réservé 
au  premier  une  petite  pièce  où  je  puisse  me  retirer  et 
recevoir  mes  visites  ;  gênant  surtout  lorsque  je  veux 
parler  à  l'un  des  miens  en  particulier,  sans  pourtant 
donner  à  l'entretien  une  allure  trop  solennelle,  comme  il 
adviendrait  dans  cette  sorte  de  parloir  que  les  enfants 
appellent  en  plaisantant  :  le  Lieu  Saint,  où  il  leur  est 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  765 

défendu  d'entrer  ;  mais  ce  même  matin  Jacques  était 
parti  pour  Neuchâtel,  où  il  devait  acheter  ses  chaussures 
d'excursionniste,  et,  comme  il  faisait  très  beau,  les  enfants, 
après  déjeuner,  sortirent  avec  Gertrude,  que  tout  à  la 
fois  ils  conduisent  et  qui  les  conduit.  (J'ai  plaisir  à  remar- 
quer ici  que  Charlotte  est  particulièrement  attentionnée 
avec  elle.)  Je  me  trouvai  donc,  tout  naturellement,  seul 
avec  Amélie  à  l'heure  du  thé,  que  nous  prenons  toujours 
dans  la  salle  commune.  C'était  ce  que  je  désirais,  car  il 
me  tardait  de  lui  parler.  Il  m'arrive  si  rarement  d'être 
en  tête  à  tête  avec  elle  que  je  me  sentais  comme  timide, 
et  l'importance  de  ce  que  j'avais  à  lui  dire  me  troublait 
comme  s'il  se  fût  agi,  non  des  aveux  de  Jacques,  mais 
des  miens  propres.  J'éprouvais  aussi,  devant  que  de 
parler,  à  quel  point  deux  êtres,  vivant  somme  toute  de 
la  même  vie,  et  qui  s'aiment,  peuvent  rester  (ou  devenir) 
l'un  pour  l'autre  énigmatiques  et  emmurés  ;  les  paroles, 
dans  ce  cas,  soit  celles  que  nous  adressons  à  l'autre,  soit 
celles  que  l'autre  nous  adresse,  sonnent  plaintivement 
comme  des  coups  de  sonde  pour  nous  avertir  de  la  résis- 
tance de  cette  cloison  séparatrice  et  qui,  si  l'on  n'y  veille, 
risque  d'aller  s'épaississant... 

—  Jacques  m'a  parlé  hier  soir  et  ce  matin,  commen- 
çai-je  tandis  qu'elle  versait  le  thé  ;  et  ma  voix  était  aussi 
tremblante  que  celle  de  Jacques  hier  était  assurée.  Il 
m'a  parlé  de  son  amour  pour  Gertrude. 

—  Il  a  bien  fait  de  t'en  parler,  dit-elle  sans  me  regarder 
et  en  continuant  son  travail  de  ménagère,  comme  si  je 
lui  annonçais  une  chose  toute  naturelle,  ou  plutôt  comme 
si  je  ne  lui  apprenais  rien. 

—  Il  m'a  dit  son  désir  de  l'épouser  ;  sa  résolution... 


766  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  C'était  à  prévoir,  murmura-t-elle  en  haussant 
légèrement  les  épaules. 

—  Alors  tu  t'en  doutais  ?  fis-je,  un  peu  nerveusement. 

—  On  voyait  venir  cela  depuis  longtemps.  Mais  c'est 
un  genre  de  choses  que  les  hommes  ne  savent  pas  remar- 
quer. 

Comme  il  n'eût  servi  à  rien  de  protester,  et  que  du 
reste  il  y  avait  peut-être  un  peu  de  vrai  dans  sa  répartie, 
j'objectai  simplement  : 

—  Dans  ce  cas,  tu  aurais  bien  pu  m'avertir. 

Elle  eut  ce  sourire  un  peu  crispé  du  coin  de  la  lèvre, 
par  quoi  elle  accompagne  parfois  et  protège  ses  réticences, 
et  en  hochant  la  tête  obliquement  : 

—  S'il  fallait  que  je  t'avertisse  de  tout  ce  que  tu  ne 
sais  pas  remarquer  ! 

Que  signifiait  cette  insinuation  ?  C'est  ce  que  je  ne 
savais,  ni  ne  voulais  chercher  à  savoir,  et  passant  outre  : 

—  Enfin,  je  voulais  entendre  ce  que  toi  tu  penses 
de  cela... 

Elle  soupira,  puis  : 

—  Tu  sais,  mon  ami,  que  je  n'ai  jamais  approuvé  la 
présence  de  cette  enfant  parmi  nous. 

J'avais  du  mal  à  ne  pas  m'irriter  en  la  voyant  revenir 
ainsi  sur  le  passé  : 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  la  présence  de  Gertrude,  repris- je  ; 
mais  AméUe  continuait  déjà  : 

—  J'ai  toujours  pensé  qu'il  n'en  pourrait  rien  résulter 
que  de  fâcheux. 

Par  grand  désir  de  concihation  je  saisis  au  bond  la 
phrase  : 

—  Alors  tu  considères  comme  fâcheux  un  tel  mariage. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  767 

Eh  bien  !  c'est  ce  que  je  voulais  t 'entendre  dire  ;  heureux 
que  nous  soyons  du  même  avis.  J'ajoutai  que  du  reste 
Jacques  s'était  docilement  soumis  aux  raisons  que  je 
lui  avais  données,  de  sorte  qu'elle  n'avait  plus  à  s'inquié- 
ter ;  qu'il  était  convenu  qu'il  partirait  demain  pour  ce 
voyage  qui  devrait  durer  tout  un  mois. 

—  Comme  je  ne  me  soucie  pas  plus  que  toi  qu'il  re- 
trouve Gertrude  ici  à  son  retour,  dis-je  enfin,  j'ai  pensé 
que  le  mieux  serait  de  la  confier  à  mademoiselle  de  la  M... 
chez  qui  je  pourrai  continuer  de  la  voir  ;  car  je  ne  me 
dissimule  pas  que  j'ai  contracté  de  véritables  obligations 
envers  elle.  J'ai  tantôt  été  pressentir  la  nouvelle  hôtesse, 
qui  ne  demande  qu'à  nous  obliger.  Ainsi  tu  seras  déli- 
vrée d'une  présence  qui  t'est  pénible.  Louise  de  la  M... 
s'occupera  de  Gertrude  ;  elle  se  montre  enchantée  de 
l'arrangement  ;  elle  se  réjouit  déjà  de  lui  donner  des  leçons 
d'harmonie. 

Amélie  semblant  décidée  à  demeurer  silencieuse,  je 
repris  : 

—  Comme  il  faut  évitée  que  Jacques  n'aille  retrouver 
Gertrude  là-bas  en  dehors  de  nous,  je  crois  qu'il  sera  bon 
d'avertir  mademoiselle  de  la  M...  de  la  situation,  ne  pen; 
ses-tu   pas  ? 

Je  tâchais,  par  cette  interrogation,  d'obtenir  un  mot 
d'Amélie  ;  mais  elle  gardait  les  lèvres  serrées,  conrnie 
s'étant  juré  de  ne  rien  dire.  Et  je  continuai,  non  qu'il 
me  restât  rien  à  ajouter,  mais  parce  que  je  ne  pouvais 
supporter  son  silence  : 

—  Au  reste  Jacques  reviendra  de  ce  voyage  peut- 
être  déjà  guéri  de  son  amour.  A  son  âge,  est-ce  qu'on 
conncut  seulement  ses  désirs  ? 


768  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Oh  !  même  plus  tard  on  ne  les  connaît  pas  toujours, 
fit-elle  enfin  bizarrement. 

Son  ton  énigmatique  et  sentencieux  m'irritait,  car 
je  suis  de  naturel  trop  franc  pour  m' accommoder  aisé- 
ment du  mystère.  Me  tournant  vers  elle,  je  la  priai  d'expli- 
quer ce  qu'elle  sous-en tend  ait  par  là. 

—  Rien,  mon  ami,  reprit-elle  tristement.  Je  songeais 
seulement  que  tantôt  tu  souhaitais  qu'on  t'avertisse 
de  ce  que  tu  ne  remarquais  pas. 

—  Et  alors  ? 

—  Et  alors  je  me  disais  qu'il  n'est  pas  aisé  d'avertir. 
J'ai  dit  que  j'avais  horreur  du  mystère  et,  par  principe, 

je  me  refuse  aux  sous-entendus  : 

—  Quand  tu  voudras  que  je  te  comprenne,  tu  tâcheras 
de  t 'exprimer  plus  clairement,  repartis- je  d'une  manière 
peut-être  un  peu  brutale,  et  que  je  regrettai  tout  aussitôt  ; 
car  je  vis  un  instant  ses  lèvres  trembler.  Elle  détourna 
la  tête,  puis,  se  levant,  fit  quelques  pas  hésitants  et  comme 
chancelants  dans  la  pièce. 

—  Mais  enfin,  Améhe,  m'écriai-je,  pourquoi  conti- 
nues-tu à  te  désoler,  à  présent  que  tout  est  réparé  ? 

Je  sentais  que  mon  regard  la  gênait,  et  c'est  le  dos 
tourné,  m'accoudant  à  la  table  et  la  tête  appuyée  contre 
la  main,  que  je  lui  dis  : 

—  Je  t'ai  parlé  durement  tout  à  l'heure.  Pardon. 
Alors  je  l'entendis  s'approcher  de  moi,  puis  je  sentis 

ses  doigts  se  poser  doucement  sur  mon  front,  tandis 
qu'elle  disait  d'une  voix  tendre  et  pleine  de  larmes  : 

—  Mon  pauvre  ami  ! 

Puis  aussitôt  elle  quitta  la  pièce. 

Les  phrases  d'AméUe  qui  me  paraissaient  alors  mys- 


\ 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  769 

térieuses,  s'éclairèrent  pour  moi  peu  ensuite  ;  je  les  ai 
rapportées  telles  qu'elles  m 'apparurent  d'abord  ;  et  ce 
jour-là  je  compris  seulement  qu'il  était  temps  que  Ger- 
trude  partît. 

12  mars. 

Je  m'étais  imposé  ce  devoir  de  consacrer  quotidien- 
nement un  peu  de  temps  à  Gertrude  ;  c'était,  suivant 
les  occupations  de  chaque  jour,  quelques  heures  ou  quel- 
ques instants.  Le  lendemain  du  jour  où  j'avais  eu  cette 
conversation  avec  Amélie,  je  me  trouvais  assez  hbre,  et, 
le  beau  temps  y  invitant,  j'entrdnai  Gertrude  à  travers 
la  forêt,  jusqu'à  ce  repli  du  Jura  où,  à  travers  le  rideau 
des  branches  et  par  delà  l'inomense  pays  dominé,  le  regard, 
quand  le  temps  est  clair,  par  dessus  une  brume  légère, 
découvre  l'émerveillement  des  Alpes  blanches.  Le  soleil 
décHnait  déjà  sur  notre  gauche  quand  nous  parvînmes  à 
l'endroit  où  nous  avions  coutume  de  nous  asseoir.  Une 
prairie  à  l'herbe  à  la  fois  rase  et  drue  dévalait  à  nos  pieds  ; 
plus  loin  pâturaient  quelques  vaches  ;  chacune  d'elles, 
dans  ces  troupeaux  de  montagne,  porte  une  cloche  au 
cou. 

—  Elles  dessinent  le  paysage,  disait  Gertrude  en  écou- 
tant leur  tintement. 

Elle  me  demanda,  comme  à  chaque  promenade,  de 
lui  décrire  l'endroit  où  nous  nous  arrêtions. 

—  Mais,  lui  dis- je,  tu  le  connais  déjà  ;  c'est  l'orée  d'où 
l'on  voit  les  Alpes. 

—  Est-ce  qu'on  les  voit  bien  aujourd'hui  ? 

—  On  voit  leur  splendeur  tout  entière. 

49 


770  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Vous  m'avez  dit  qu'elles  étaient  chaque  jour  un 
peu  différentes... 

—  A  quoi  les  comparerai- je  aujourd'hui  ?  A  la  soif 
d'un  plein  jour  d'été.  Avant  ce  soir  elles  auront  achevé 
de  se  dissoudre  dans  l'air. 

—  Je  voudrais  que  vous  me  disiez  s'il  y  a  des  lys  dans 
la  grande  prairie  devant  nous. 

—  Non,  Gertrude  ;  les  lys  ne  croissent  pas  sur  ces 
hauteurs  ;  ou  seulement  quelques  espèces  rares. 

—  Pas  ceux  que  l'on  appelle  les  lys  des  champs. 

—  Il  n'y  a  pas  de  lys  dans  les  champs. 

—  Même  pas  dans  les  champs  des  environs  de  Neu- 
châtel. 

—  Il  n'y  a  pas  de  lys  des  champs. 

—  Alors  pourquoi  le  Seigneur  nous  dit-il  :  «  Regardez 
les  lys  des  champs  »  ? 

—  Il  y  en  avait  sans  doute  de  son  temps,  pour  qu'il 
le  dise  ;  mais  les  cultures  des  hommes  les  ont  fait  dispa- 
raître. 

—  Je  me  rappelle  que  vous  m'avez  dit  souvent  que 
le  plus  grand  besoin  de  cette  terre  est  de  confiance  et 
d'amour.  Ne  pensez- vous  pas  qu'avec  un  peu  plus  de 
confiance  l'homme  recommencerait  de  les  voir  ?  Moi, 
quand  j'écoute  cette  parole,  je  vous  assure  que  je  les  vois. 
Je  vais  vous  les  décrire,  voulez-vous  ?  —  On  dirait  des 
cloches  de  flamme,  de  grandes  cloches  d'azur  emplies 
du  parfum  de  l'amour  et  que  balance  le  vent  du  soir. 
Pourquoi  me  dites-vous  qu'il  n'y  en  a  pas  ?  là  devant 
nous.  Je  les  sens  !  J'en  vois  la  prairie  tout  emplie. 

—  Ils  ne  sont  pas  plus  beaux  que  tu  les  vois,  ma  Ger- 
trude. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  77I 

—  Dites  qu'ils  ne  sont  pas  moins  beaux. 

—  Ils  sont  aussi  beaux  que  tu  les  vois. 

—  «  Et  je  vous  dis  en  vérité  que  Salomon  même,  dans 
toute  sa  gloire,  n'était  pas  vêtu  comme  l'un  d'eux,  » 
dit-elle,  citant  les  paroles  du  Christ,  et  d'entendre  sa 
voix  si  mélodieuse,  il  me  sembla  que  j'écoutais  ces  mots 
pour  la  première  fois.  «  Dans  toute  sa  gloire,  »  répéta-t-elle 
pensivement,  puis  elle  demeura  quelque  temps  silencieuse, 
et  je  repris  : 

—  Je  te  l'ai  dit,  Gertrude  :  ceux  qui  ont  des  yeux  sont 
ceux  qui  ne  savent  pas  regarder.  Et  du  fond  de  mon  cœur 
j'entendais  s'élever  cette  prière  :  «Je  te  rends  grâces, 
ô  Dieu,  de  révéler  aux  humbles  ce  que  tu  caches  aux 
intelligents  !  » 

—  Si  vous  saviez,  s'écria-t-elle  alors  dans  une  exal- 
tation enjouée,  si  vous  pouviez  savoir  combien  j'imagine 
aisément  tout  cela.  Tenez  !  voulez- vous  que  je  vous  décrive 
le  paysage  ?...  Il  y  a  derrière  nous,  au-dessus  et  autour 
de  nous,  les  grands  sapins  au  goût  de  résine,  au  tronc 
grenat,  aux  longues  sombres  branches  horizontales  qui 
se  plaignent  lorsque  veut  les  courber  le  vent.  A  nos  pieds, 
comme  un  livre  ouvert,  incliné  sur  le  pupitre  de  la  mon- 
tagne, la  grande  prairie  verte  et  diaprée,  que  bleuit  l'om- 
bre, que  dore  le  soleil,  et  dont  les  mots  distincts  sont  des 
fleurs,  —  des  gentianes,  des  pulsatilles,  des  renoncules, 
et  les  beaux  lys  de  Salomon  —  que  les  vaches  viennent 
épeler  avec  leurs  cloches,  et  où  les  anges  viennent  lire, 
puisque  vous  dites  que  les  yeux  des  hommes  sont  clos. 
Au  bas  du  livre,  je  vois  un  grand  fleuve  de  lait  fumeux, 
brumeux,  couvrant  tout  un  abîme  de  mystère,  un  fleuve 
immense,  sans  autre  rive  que,  là-bas,  tout  au  loin  devant 


772  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nous,  les  belles  Alpes  éblouissantes...  C'est  là-bas  que 
doit  aller  Jacques.  Dites  :  est-ce  vrai  qu'il  part  demain  ? 

—  Il  doit  partir  demain.  Il  te  l'a  dit  ? 

—  Il  ne  me  l'a  pas  dit  ;  mais  je  l'ai  compris.  Il  doit 
rester  longtemps  absent  ? 

—  Un  mois...  Gertrude,  je  voulais  te  demander...  Pour- 
quoi ne  m'as-tu  pas  raconté  qu'il  venait  te  retrouver  à 
l'église  ? 

—  Il  est  venu  m'y  retrouver  deux  fois.  Oh  !  je  ne  veux 
rien  vous  cacher  ;  mais  je  craignais  de  vous  faire  de  la  peine. 

—  Tu  m'en  ferais  en  ne  le  disant  pas... 
Sa  main  chercha  la  mienne. 

—  Il  était  triste  de  partir... 

—  EHs-moi,    Gertrude...    t'a-t-il   dit    qu'il   t'aimait  ? 

—  Il  ne  me  l'a  pas  dit  ;  mais  je  sens  bien  cela  sans 
qu'on  le  dise.  Il  ne  m'aime  pas  tant  que  vous. 

—  Et  toi,  Gertrude,  tu  souffres  de  le  voir  partir? 

—  Je  pense  qu'il  vaut  mieux  qu'il  parte.  Je  ne  pour- 
rais pas  lui  répondre. 

—  Mais  dis  :  tu  souffres,  toi,  de  le  voir  partir  ? 

—  Vous  savez  bien  que  c'est  vous  que  j'aime,  pasteur... 
Oh  !  pourquoi  retirez-vous  votre  main  ?  Je  ne  vous  par- 
lerais pas  ainsi,  si  vous  n'étiez  pas  marié.  Mais  on  n'épouse 
pas  une  aveugle.  Alors  pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  nous 
aimer  ?  Dites,  pasteur,  est-ce  que  vous  trouvez  que 
c'est  mal  ? 

—  Le  mal  n'est  jamais  dans  l'amour. 

—  Je  ne  sens  rien  que  de  bon  dans  mon  cœur.  Je  ne 
voudrais  pas  faire  souffrir  Jacques.  Je  voudrais  ne  faire 
souffrir  personne...  Je  voudrais  ne  donner  que  du  bonheur. 

—  Jacques  pensait  à  demander  ta  main. 


LA    SYMPHONIE    PASTORALE  773 

—  Me  laisserez-vous  lui  parler  avant  son  départ  ? 
Je  voudrais  lui  faire  comprendre  qu'il  doit  renoncer  à 
m'aimer.  Pasteur,  vous  comprenez,  n'est-ce  pas,  que  je 
ne  peux  épouser  personne  ?  Vous  me  laisserez  lui  parler, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Dès  ce  soir. 

—  Non,  demain  ;  au  moment  même  de  son  départ... 
Le  soleil  se  couchait  dans  une  splendeur  exaltée.  L'air 

était  tiède.  Nous  nous  étions  levés  et  tout  en  parlant 
nous  avions  repris  le  sombre  chemin  du  retour. 

(A  suivre.)  ANDRÉ  GIDE 


774 


REFLEXIONS      SUR 
LA     LITTERATURE 


LES  SPECTACLES  DANS   UN 
FAUTEUIL 

Il  m'est  arrivé,  il  y  a  deux  mois,  de  faire  à  un  point  d'exégèse 
shakespearienne  une  allusion  trop  rapide  qui  prêtait  à 
l'équivoque.  Une  lettre  de  M.  Jacques  Boulenger,  de  qui 
j'analysais  l'intéressant  ouvrage,  est  venue  m'en  faire  pren- 
dre conscience. 

Il  me  paraissait  que  tout  dans  les  pièces  de  Shakespeare  est 
vie  de  théâtre,  sent  le  miheu  d'une  troupe,  et  les  planches, 
les  chandelles,  souvent  aussi  le  théâtre  de  verdure,  M.  Bou- 
lenger se  dit  frappé  au  contraire  de  ce  que  ces  pièces  présen- 
tent de  hvresque,  de  spectacle  dans  un  fauteuil.  Et  son  avis 
est  conforme  en  effet  au  goût  le  plus  répandu.  L'opinion  de 
Charles  Lamb  est  assez  commune  dans  la  critique  anglaise. 
Elle  est  générale  dans  la  critique  française.  Shakespeare 
a  pu  être  galvanisé  un  instant  devant  les  spectateurs  français 
par  le  génie  d'un  grand  acteur  comme  Mounet-Sully  dans 
Hamlet,  par  une  mise  en  scène  pittoresque  comme  dans  les 
tableaux  d'Antoine  et  Cléopâtre  ou  de  Jules  César,  par 
l'intelligence  sobre  et  le  goût  littéraire  de  cette  même 
mise  en  scène  comme  dans  la  Nuit  des  Rois  au  Vieux- 
Colombier.   La   critique    s'est    toujours    refusée  à   y  voir 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  775 

du  théâtre  au  sens  plein  et  carré  du  mot.  Sarcey  ne 
lui  dispensait  nullement  l'éloge  par  lequel  il  classait  si  haut 
le  Sophocle  d'Œdipe-Roi  :  C'est  aussi  fort  que  du  d'Ennery. 
«  Ses  tragédies,  dit  Rivarol,  ne  sont  que  des  romans  dia- 
logues. »  Et  Rémy  de  Gourmont  :  «  Il  n'est  pas  une  pièce  de 
Shakespeare  qui  ne  m'ait  déçu  au  théâtre,  tandis  que  j'y  ai 
vu  grandir  immensément  Racine  et  Molière.  C'est  au  point 
que  je  me  repentirai  toute  ma  vie  d'être  allé  voir  Jules  César, 
à  l'Odéon.  Je  ne  fus  pas  le  seul,  d'ailleurs,  à  en  revenir  navré  ; 
d'autres  en  revinrent  contents,  mais  pour  le  même  motif  qui 
me  désolait.  J'y  perdais  une  illusion  ;  ils  y  trouvaient  la 
confirmation  de  leurs  goûts  et  de  leurs  théories,  une  raison 
décisive  pour  situer  Shakespeare  à  l'arrière-plan  dramatique, 
parmi  ces  génies  décidément  mal  faits  pour  contenter  notre 
race.  » 

Tout  cela  ne  manque  pas  de  justesse.  D'autre  part,  je 
ne  crois  pas  avoir  eu  tort.  Il  va  de  soi  que  dans  les  deux  cas 
on  n'attache  pas  la  même  signification  au  mot  théâtre.  Mais 
précisément  nous  trouvons  là  une  occasion  de  faire 
tourner  comme  une  statue  de  musée  sur  son  pivot  ce 
mot  pas  toujours  très  clair.  L'état  actuel  de  notre  pro- 
duction théâtrale,  le  dégoût  raisonné  et  raisonnable  des 
écrivains  devant  la  perspective  d'exercer  le  métier  autrefois 
si  envié  de  critique  dramatique,  rendent  peut-être  quelque 
intérêt  à  ces  discussions  académiques,  qui  se  développent 
mieux  sous  les  platanes  que  sous  le  lustre.  Livrons-nous 
sans  remords  à  cette  critique  dans  un  fauteuil,  et,  puisque 
M.  Boulenger  nous  convie  à  le  prendre  pour  type  du  spectacle 
dans  un  fauteuil,  ouvrons  Comme  il  vous  plaira. 

C'est  une  des  comédies  les  plus  agréables  de  Shakespeare. 
Jouée  avec  grâce  et  avec  goût,  je  ne  sais  ce  qui  lui  manque- 
rait pour  séduire  un  public  lettré.  Au  contraire  de  beaucoup 
d'autres  comédies  shakespeariennes,  elle  est  pleine  de  carac- 
tères bien  dessinés  et  charmants.  On  y  trouve  un  mélange 


TJ^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

parfait,  avec  les  valeurs  les  plus  justes,  de  grâce,  de  mélan- 
colie et  de  gaîté.  D'autre  part,  comme  toutes  les  pièces  ana- 
logues, elle  fourmille  de  hors-d'œuvre.  On  enlèverait  la 
valeur  de  deux  actes  sans  nuire  à  l'action.  On  supprimerait 
de  même  avec  pareil  effet  plusieurs  personnages,  le  lutteur 
Charles,  le  bouffon  Touchstone,  le  mélancolique  Jacques. 
Ce  serait  d'ailleurs  à  peu  près  comme  si  on  coupait  la  moitié 
de  l'Embarquement  pour  Cythère,  en  disant  qu'il  en  reste 
l'essentiel  et  qu'il  n'y  manque  que  du  feuillage  et  des  brumes 
bleues.  Mais  enfin  le  théâtre  a  tout  de  même  d'autres  règles 
de  composition  que  la  peinture,  et  si  la  moitié  de  la  pièce 
ne  sert  pas  à  l'action,  on  pourra  dans  cette  moitié  voir  de 
charmants  dialogues  ;  l'appellera-t-on  du  théâtre  ? 

Pourquoi  pas  ?  Si  nous  voulons  poser  sous  le  mot  théâtre 
tout  son  sens  vivant,  il  ne  nous  faut  pas  l'aborder  trop  vite 
avec  un  sécateur.  Le  théâtre  est  destiné  à  nous  donner,  avec 
des  personnages  que  nous  sentons  vrais,  une  idée  de  la  vie 
humaine  plus  claire  et  plus  complète  que  celle  qui  naît  de 
notre  seule  expérience.  Un  grand  dramaturge  est  d'abord  un 
créateur  d'hommes  qui  vivent  et  qui  en  vivant  nous  font  vivre. 
Personne  n'a  jamais  mis  Shakespeare  en  dehors  de  cette  défi- 
nition. Seulement,  il  y  a  peut-être  deux  classes  de  créateurs 
dramatiques  :  ceux  à  qui  la  vie  humaine,  objet  propre  de  leur 
art,  est  donnée  comme  une  action  à  développer,  ceux  aux- 
quels elle  se  présente  comme  un  thème  à  jouer. 

Qu'on  me  permette,  pour  être  clair,  d'alléguer  encore  un 
exemple  tiré  de  l'autre  grand  art  créateur  d'hommes.  Voici 
deux  puissantes  pensées  :  la  Cène  et  la  Ronde  de  Nuit.  Les 
deux  sujets  sont  donnés  du  dehors  à  Léonard  et  à  Rembrandt  : 
le  dernier  repas  du  Christ  avec  ses  disciples,  le  portrait  de 
la  compagnie  du  capitaine  Cocq.  Mais  Léonard  a  pensé  une 
action,  celle  qu'exerce  sur  l'attitude  et  le  visage  des  douze 
disciples  l'annonce  de  la  trahison  ;  Rembrandt  a  pensé  un 
thème,  celui  de  la  lumière  éclairant  des  soldats  en  marche. 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  777 

L'action  se  lit  clairement,  comme  un  discours.  Si  la  première 
qualité  du  discours  est  l'action,  une  qualité  de  l'action  dra- 
matique ou  pittoresque  est  le  discours,  c'est-à-dire  la  possi- 
bilité d'être  traitée  comme  un  enchaînement  ordonné, 
conscient,  logique.  La  Cène,  un  tableau  de  Raphaël  ou  de 
Poussin  non  seulement  se  voient,  mais  se  lisent.  Et,  à  la 
limite,  il  y  a  tout  l'art  conventionnel,  ou  académique,  ou 
allégorique,  que  vous  savez.  Opposez -les  à  un  Vénitien,  à 
un  paysagiste,  à  un  Watteau,  à  un  Monet,  qui  traitent  des 
thèmes.  Rembrandt,  dans  la  Ronde  de  Nuit,  pense,  à  l'occa- 
sion du  portrait  commandé  de  quelques  gardes  civiques, 
le  thème  indivisible  et  musical  de  la  lumière  en  mouvement 
qui  éclaire  des  hommes  en  mouvement.  La  petite  fille  et  le 
coq,  qui  tiennent  une  place  si  puissante  dans  le  tableau, 
sont  imposés  par  la  logique  du  thème.  Pour  qui  voit  et  com- 
prend de  l'intérieur  le  chef-d'œuvre  ils  sont  l'Idée  de  la 
lumière.  Celui  qui  penserait  vraiment  que  Rembrandt  a 
mis  là  un  coq  parce  que  le  coq  est  l'annonciateur  et  comme 
l'hiéroglyphe  de  la  lumière  parodierait  une  idée  d'ailleurs 
juste  ;  car  réellement  le  coq  ici  n'exprime  pas  la  lumière, 
il  est  la  lumière  même.  Et  celui  qui  n'y  verrait  qu'une 
allusion  au  nom  français  du  capitaine  Cocq  aurait  peut-être 
son  petit  bout  de  raison,  puisqu'il  désignerait  certaine 
cause  occasionnelle.  La  sculpture  pense  presque  toujours 
par  action  et  par  discours,  c'est  son  genre  commun,  ainsi 
que  celui  de  la  peinture.  Mais  parfois  un  génie  insohte 
vient  aussi  la  mettre  en  face  de  la  pensée  par  thème  : 
ainsi  Michel- Ange  à  la  Chapelle  des  Médicis,  ainsi  Rodin. 
Le  Balzac  atteste  comme  la  Ronde  de  Nuit  le  génie  qui  fonce 
dans  un  thème  et  le  réalise  par  l'acte  indivisé  d'une  création 
intérieure.  Le  :  «  Ce  n'est  pas  de  la  sculpture  »,  qui  l'accueilHt 
dans  la  mare  aux  grenouilles,  se  coassait  exactement  sur 
l'air  du  :  0  Ce  n'est  pas  du  théâtre  »,  par  lequel  on  croyait 
exécuter  Ibsen  et  que  le  recul  de  quatre  siècles,  l'épée  nue 


778  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'archange  qu'interposait  la  Gloire,  épargnaient  davantage 
à  Shakespeare.  Il  est  naturel  qu'il  en  soit  ainsi.  La  pensée 
par  thème  n'apparaît  dans  les  arts  plastiques  qu'exception- 
nellement, à  des  moments  privilégiés  où  ils  transcendent 
par  une  explosion  de  feu  souterrain  le  normal  et  le  naturel 
de  la  peinture  et  de  la  sculpture.  Mais  les  arts  qui  n'expriment 
pas  directement  l'homme,  l'architecture  et  la  musique, 
procèdent  par  thèmes.  Il  y  a  des  thèmes  généraux,  comme  le 
temple,  l'église  ou  le  château  sur  lesquels  l'artiste  répand 
comme  une  végétation  vivante  les  thèmes  particuliers  de 
son  génie.  Quant  à  la  musique  c'est  à  sa  langue  même  que 
j'emprunte  ici  l'idée  du  thème,  qui  n'est  claire  que  si  on  lui 
laisse,  comme  de  la  terre  à  des  racines,  tout  son  sens  musical  : 
elle  est  le  lieu  du  thème. 

Les  arts  littéraires,  qui  oscillent  plus  librement  entre  des 
limites  plus  espacées,  comportent  à  leurs  deux  extrémités 
certains  états  de  discours  et  d'action  et  certains  états  de 
thèmes,  les  uns  et  les  autres  presque  purs.  L'Histoire  de 
Thucydide,  un  discours  de  Démosthène,  un  sermon  de  Bos- 
suet,  sont  construits  à  peu  près  exclusivement  par  le  discours 
et  l'action.  A  l'autre  extrémité  l'Après-midi  d'un  Faune  et  la 
Prose  pour  des  Esseintes  réalisent  le  thème  à  un  moment  de 
pureté  paradoxale,  au  tournant  dernier  où  il  se  veut  chimique- 
ment pur,  et  dans  le  mouvement  même  par  lequel  il  exclut 
les  essences  de  l'oratoire  et  de  l'action.  Malgré  les  apparences 
contraires,  les  palais  de  discours  que  sont  les  grands  systèmes 
de  philosophie  sont  construits  plus  ou  moins  sur  des  thèmes, 
se  rapprochant  davantage  de  la  musique  que  des  arts  plas- 
tiques. Un  lecteur  artiste  discernera  le  thème  indivisé  du 
Phèdre,  du  Banquet,  de  la  République,  de  l'Ethique,  du  Monde 
comme  Volonté,  de  Matière  et  Mémoire  du  même  fonds  et  par 
le  même  mouvement  qu'il  reconnaît  le  thème  de  la  Ronde  de 
Nuit  et  du  Balzac,  du  Satyre  et  de  la  Maison  du  Berger.  Mais 
dans  cet  ordre,  de  même  que  dans  celui  du  roman  et  du 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  779 

théâtre,  ce  n'est  jamais  qu'une  question  de  plus  et  de 
moins  et  les  deux  éléments  nécessaires  demeurent  toujours 
unis.  Précisément  cette  distinction  du  plus  ou  du  moins 
portera  peut-être  quelque  clarté  dans  la  question  du  théâtre 
qui  nous  occupe  ici  et  qui  après  ce  détour  nous  apparaîtra 
sous  une  meilleure  lumière. 


Notons  d'abord  que  si  le  théâtre  nous  a  montré  parfois, 
avec  Hamlet,  que  l'action  n'est  pas  la  sœur  du  rêve,  il  nous 
fait  voir  toujours  en  elle  la  sœur  du  discours,  rend  claire 
cette  union  de  l'action  et  du  discours  que  nous  avons  posée 
en  face  du  thème  comme  le  premier  terme  d'un  couple. 
L'action  au  théâtre  se  forme,  s'exprime,  s'éclaire,  se  ralentit, 
se  précipite  par  des  discours  et  des  arrêts  de  discours  :  le 
poète  dramatique  emploie  les  discours  pour  exprimer  l'action 
comme  le  peintre  emploie  les  couleurs  pour  exprimer  la 
lumière. 

Ceci  posé,  il  y  a  des  auteurs  dramatiques  qui  conçoivent 
leur  œuvre  essentiellement  en  discours  et  en  action,  d'autres 
qui  la  conçoivent  essentiellement  en  thèmes,  et  ces  derniers 
ne  constituent  pas  comme  dans  la  sculpture  une  exception 
foudroyante  mais,  à  l'exemple  de  la  peinture,  comme 
un  demi-chœur  qui  paraît  sensiblement  égal  à  l'autre. 
Chez  les  Grecs,  Sophocle  et  Euripide  seraient  des  premiers, 
Eschyle  des  seconds.  Une  pièce  de  Sophocle  est  conçue  avec 
la  même  raison  constructive,  la  même  action  ordonnée  qu'une 
toile  de  Raphaël.  Ajax,  Philoctète,  Œdipe,  une  fois  le  minimum 
de  thème,  l'esquisse  générale  donnée,  entrent  peu  à  peu 
dans  l'inspiration  de  leur  auteur  comme  les  parties  d'une 
œuvre  vivante  qui  s'agencent  aisément  et  puissamment. 
Mais  le  Prométhée,  les  Perses,  les  Sept,  les  Euménides  com- 


780  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

portent  comme  leur  centre  et  leur  être  vivant  un  thème 
fulgurant,  avide,  irrésistible,  dont  les  mains  s'avancent  pour 
saisir,  presser,  modeler  à  son  image,  jeter  à  la  fonte  pour 
sa  statue  ou  faire  tournoyer  dans  son  tourbillon  tout  le  détail, 
la  marche  et  les  héros  du  drame. 

Le  thème  du  Prométhée  est  unique  et  parfaitement  simple  : 
c'estle  héros  humain  réduit  à  l'immobihté,  lié  au  roc,  et,  autour 
de  cette  figure  imposée  elle-même  comme  un  roc  au  centre  de 
l'imagination  d'Eschyle,  le  reste  du  ciel  et  de  la  terre,  les 
dieux  et  les  puissances  marines,  la  parole  et  le  mouvement 
saisis  dans  le  seul  tragique  du  contraste  parfait  qui  les  oppose 
à  elle  :  le  silence  de  Prométhée  contre  la  parole  de  ses  deux 
bourreaux,  la  parole  de  Prométhée  contre  le  silence  des  cieux 
et  des  mers,  la  montée  des  Océanides  lentes,  humides  et 
blanches  devant  le  dur  rocher  du  captif  et  sa  volonté  plus 
dure  encore,  —  et  surtout  le  passage  de  l'autre  victime  des 
dieux,  lo,  la  génisse  errante  en  fuite  sur  la  terre  sous  l'aiguil- 
lon qui  l'excite.  Evidemment  lo  n'importe  pas  à  l'action. 
C'est  un  hors-d' œuvre.  Mais  un  hors-d'œuvre  exactement 
pareil  à  la  petite  fille  au  coq  dans  la  Ronde  de  Nuit,  et  qui 
devient,  pour  le  regard  qui  saisit  le  thème  en  plongeant  à 
l'intérieur  de  l'œuvre,  le  cœur  même  de  l'œuvre,  et  le  thème 
du  thème.  Eschyle  ne  pouvait  pas  plus  éviter  cette  figure,  que 
Rembrandt  la  sienne.  Son  thème  comportait  dans  sa  forme 
plastique  une  rencontre  analogue  à  celle  du  Sphinx  et  de 
la  Chimère.  Et  Flaubert  ne  vient  pas  ici  au  hasard.  Nous 
sommes  bien,  dans  la  forêt  littéraire,  à  une  croisée  des  che- 
mins. Flaubert  réalise  peut-être  chez  nous,  le  type  le  plus  sai- 
sissant du  romancier  qui  pense  par  thèmes,  comme  Eschyle. 
C'est  ainsi  qu'il  faut  comprendre  un  mot  de  lui  qui  a  pu 
paraître  bizarre  et  qui  dit  à  peu  près  (je  cite  de  mémoire)  : 
a  Dans  Salammbô,  j'ai  voulu  donner  l'impression  de  la  couleur 
jaune.  Dans  Madame  Bovary  j'ai  voulu  faire  quelque  chose 
qui  fût  de  la  couleur  de  ces  moisissures  des  coins  où  il  y  a 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  781 

des  cloportes.  Quant  au  reste,  le  plan,  les  personnages,  cela 
m'est  bien  égal.  »  Il  n'y  a  qu'à  ôter  à  cela  tout  l'appareil 
mystificateur  pour  en  reconnaître  la  substance  vraie. 

Il  est  naturel  qu'un  art  dramatique  construit  de  thèmes 
ait  moins  qu'un  art  dramatique,  fait  essentiellement  de  dis- 
cours et  d'action,  une  tendance  à  créer  une  suite,  un  genre,  une 
école.  Eschyle  reste  isolé  dans  la  dramaturgie  grecque.  La 
tragédie  française  ne  procède  pas  plus  que  celle  de  Sophocle 
et  d'Euripide  par  thèmes  :  il  y  a  d'ailleurs  des  exceptions, 
il  semble  qu'on  reconnaisse  un  thème  originel,  simple  et 
puissant  dans  le  Cid,  Polyeucte,  Athalie.  On  se  rendra  d'ail- 
leurs assez  bien  compte  de  l'origine  d'une  pièce  en  imaginant 
sur  elle  une  ouverture  musicale,  et  en  cherchant  si  elle  rend 
ou  non  comme  source  de  cette  eau  nouvelle.  Gounod  et  Masse- 
net  ont  eu  beau  faire  un  Polyeucte  et  un  Cid  médiocres  :  ils 
ne  se  seraient  jamais  risqués  à  une  audace  pareille  sur 
Mithridate  ou  Nicomède.  Mais  Shakespeare,  Gœthe,  Ibsen 
sont  trois  types  d'auteurs  dramatiques  qui  pensent  leurs 
drames  par  thèmes.  Hamlet  et  la  Tempête,  Faust  et  Iphigénie, 
Peer-Gynt  et  Brand  ne  sont  point  isolés  dans  leur  œuvre,  ils 
appartiennent  à  tout  un  massif  qui  les  soutient  et  les  élève. 
On  pourrait  montrer  dans  Claudel  un  type  remarquable  de 
ces  auteurs  dramatiques  à  thèmes  (le  contraire  exactement 
des  auteurs  à  thèses).  Je  m'en  tiens  à  Shakespeare,  ou 
plutôt  à  Comme  il  vous  plaira. 


* 


Le  thème  de  Comme  il  vous  plaira  se  retrouve  dans  beau- 
coup de  pièces  de  Shakespeare  et  il  n'en  est  pas  qui  l'ait 
davantage  hanté.  C'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  d'un  mot 
le  thème  de  l'exil.  Certaines  valeurs  de  bonté,  d'intelligence, 
de  lucidité,  de  nervosité  excessive  sont  de  trop  ou  ne  sont  pas 


782  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  leur  place  dans  une  cour  royale,  livrée  aux  ambitions,  aux 
fureurs  et  aux  vices  (Souvenez-vous  de  l'histoire  d'Angle- 
terre sous  Henri  VIII  et  ses  trois  enfants.)  C'est  le  sujet  de 
la  première  pièce  de  Sh.akespea,Te,  Peines  d' Amour  perdîtes,  et 
de  la  dernière,  la  Tempête.  C'est,  sous  des  formes  variées,  le 
sujet  de  HanUet,  du  Roi  Lear,  et  aussi  de  Coriolan,  et  même 
de  Roméo,  où  l'amour  est  exclu  du  monde  comme  le  génie 
l'est  de  la  cité  et  de  la  cour.  Et  c'est  le  thème  de  Comme  il 
vous  plaira.  D'après  les  détails  que  donne  M.  Lefranc  sur 
lord  Derby,  il  ne  serait  pas  invraisemblable  que  ce  thème  ait 
été  dicté  à  Stanley  par  les  circonstances  de  sa  vie. 
Il  ne  serait  pas  plus  invraisemblable  qu'il  ait  été  imposé 
au  génie  de  Shakespeare  par  sa  condition  sociale,  qui  l'exilait 
sur  les  planches  d'un  théâtre,  mais  qui  lui  permettait  de  faire 
de  ce  théâtre  une  sorte  de  forêt  des  Ardennes  ou  d'île  de 
Prospéro  où  s'élevaient  librement  ses  rêves  et  ses  magies. 
Ce  thème  est  installé  dans  le  théâtre  de  Shakespeare  avec  la 
même  obstination  que  l'est,  par  exemple,  dans  l'œuvre  de 
Victor  Hugo,  le  thème  du  paria  ou  du  condamné  qui  se 
relève  et  qui  fait  rouler  sur  la  tête  des  puissants  une  masse 
formidable  d'invectives  et  de  lyrisme,  —  un  discours  d'oppo 
sition  rentré  qui  s'épanche  sur  le  papier,  les  apostrophes  de 
Saint- Vallier,  de  Ruy  Blas,  de  Barberousse,  de  Gwynplaine, 
les  Quatre  jours  d'Elciis,  et,  comme  si  tout  cela  n'était 
qu'essais  imparfaits  d'une  merveille  en  gestation  qui  cherche 
son  heure  et  sa  voie,  la  transfiguration  étoilée  du  thème 
dans  le  Satyre. 

Le  thème  ainsi  donné,  l'essentiel  n'est  pas  de  l'enchaîner 
à  une  action  ininterrompue,  mais  de  le  manifester  par  toutes 
ses  figures  et  de  convoquer  autour  de  lui  les  réalités  drama- 
tiques qui  lui  conviennent.  Ces  réalités  dramatiques,  ces 
personnages  et  ces  artifices  sont  fournis  à  Shakespeare  par  le 
théâtre  même  de  son  temps,  par  le  génie  de  ces  planches 
sur  lesquelles  il  joue,  pense  et  vit,  par  des  thèmes  dramatiques 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  783 

généraux,  qui  sont  liés  à  l'être  d'une  troupe  anglaise  au 
XVI®  siècle  et  particulièrement  de  celle  qui  au  Globe  subit 
l'influence  de  Shakespeare. 

Le  thème  de  l'exil,  de  la  solitude,  n'est  pas  nécessairement 
dramatique.  On  peut  même  dire  qu'à  l'état  pur  il  ne  l'est  pas 
du  tout.  La  dernière  chose  qu'on  puisse  tirer  de  Robinson 
c'est  évidemment  un  drame.  Le  théâtre  sera  dès  lors  conduit 
d'abord  à  placer  dans  une  solitude  relative  un  groupe  plutôt 
qu'un  individu,  et  surtout  à  varier  le  thème  en  lui  faisant 
animer  diverses  figures,  divers  groupes  de  solitaires  ou  d'exilés 
qui  s'entre-croisent  et  dont  le  chassé-croisé,  joli  bouquet 
dispersé  que  nouera  l'ingénieuse  Rosalinde,  entretient  la  vie 
déUcate  et  fleurie  de  la  pièce.  C'est  le  vieux  duc  et  sa  cour, 
c'est  Rosalinde  et  Célia,  c'est  Orlando.  Les  pas  des  person- 
nages dans  cette  forêt  des  Ardennes  sont  réglés  par  une 
invisible  musique  de  ballet,  par  quelque  Ariel  caché  dans 
les  feuillages. 

Que  les  planches  du  théâtre  shakespearien  soient  débitées 
à  même  le  bois  de  cette  forêt  solitaire,  c'est  ce  que  nous 
suggère  un  autre  thème,  celui  que  j'appellerais  le  thème  du 
théâtre  au  théâtre.  Shakespeare  ne  tient  nullement  à  nous 
faire  oublier  que  nous  sommes  au  théâtre,  et  l'on  sait  combien 
les  artifices  de  mise  en  scène  illusionniste  sont  étrangers  au 
drame  anglais.  Lui-même  et  les  personnages  de  sa  troupe 
sont  présents  dans  ses  pièces  comme  Véronèse  et  ses  contem- 
porains dans  les  Noces  de  Cana.  De  là  son  goût  pour  la  pièce 
dans  la  pièce,  les  comédiens  intercalés  dans  l'action,  comme 
dans  Hamlet,  le  Songe  d'une  Nuit  d'été,  les  Joyeuses  Commères. 
Ici  les  acteurs  ne  paraissent  pas,  mais  le  poète  et  ses  héros, 
qui  ont  fait  du  théâtre,  de  la  forêt  spirituelle  et  poétique  leur 
monde,  savent  que  ce  théâtre  tient  le  monde,  et  que  le  monde 
n'a  rien  qui  ne  se  trouve  au  théâtre.  Le  couplet  de  Jacques 
est  même  le  plus  célèbre  de  la  pièce  :  «  Le  monde  entier  est 
un  théâtre  où  tous,  hommes  et  femmes,  sont  de  simples 


784  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

acteurs  :  ils  ont  leurs  entrées  et  leurs  sorties,  et  un  homme 
dans  sa  vie  joue  plusieurs  personnages  ;  les  actes  de  sa  pièce 
sont  répartis  en  sept  âges.  »  L'optique  du  théâtre  shakes- 
pearien est  ici  complètement  différente  de  celle  du  théâtre 
français.  Dans  ces  longues  scènes,  inutiles  à  l'action,  où  les 
personnages  échangent  des  pointes  et  des  tirades,  ils  parlent 
non  l'un  pour  l'autre,  mais  pour  le  public,  comme  dans  une 
parade  de  clowns  ou  de  foire.  On  retrouve  le  même  genre 
dans  ce  joli  théâtre  de  la  Foire,  de  Lesage  et  d'Orneval,  qui 
encore  aujourd'hui  n'est  pas  désagréable  à  lire.  Sur  une  autre 
ligne,  on  le  rencontrait  assez  ordinairement  non  seulement 
chez  Aristophane,  mais  chez  Euripide  dont  les  acteurs,  quand 
ils  débitent  leurs  maximes,  sont  bien  des  acteurs,  s' adressant 
à  la  foule.  On  serait  mal  venu  à  dire  que  tout  cela  n'est  pas 
du  théâtre. 

A  ce  thème  se  rattache  celui  du  bouffon  ou  du  fou,  per- 
sonnage qui  ne  sert  en  rien  à  l'action  et  qui  est  presque  obli- 
gatoire dans  la  comédie  shakespearienne.  Le  bouffon  anglais 
n'a  rien  du  valet  de  comédie  ni  du  gracioso.  Le  seul  person- 
nage avec  lequel  ou  puisse  le  confondre  est  son  compatriote, 
le  clown  qui  lui  survit  encore  aujourd'hui.  Le  bouffon  saute 
même  de  la  comédie  dans  la  tragédie  :  c'est  le  fou  qui  accom- 
pagne Lear  sur  la  lande,  et  le  personnage  de  Hamlet  en  est 
peut-être,  transposé  très  haut,  la  forme  idéale.  Si  Comme  il 
vous  plaira  est  animé  par  les  saillies  du  fou  Touchstone,  si 
on  y  trouve  au  premier  acte  un  combat  de  boxe,  c'est  en 
partie  parce  que  cela  plaisait  au  génie  de  Shakespeare,  mais 
en  partie  aussi  parce  qu'il  fallait  donner  à  certains  acteurs 
de  la  troupe  du  Globe  leurs  rôles  habituels,  comme  à  l'Arle- 
quin ou  à  la  Colombine  du  théâtre  italien.  Un  spectacle  dans 
un  fauteuil  n'eût  pas  été  grevé  de  ces  servitudes,  si  légères 
d'ailleurs  à  porter. 

Enfin  les  mêmes  nécessités  de  matérialité  théâtrale 
expliquent  aussi  dans  Comme  il  vous  plaira  et  ailleurs  un 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  785 

caractère  très  habituel  de  la  comédie  shakespearienne,  le 
thème  des  travestis,  les  jeunes  filles  qui  s'en  vont  dans  le 
monde  déguisées  en  garçons.  N'oublions  pas  que  tous  les 
rôles  féminins  étaient  alors  tenus  par  des  adolescents,  que  les 
plus  aimables  ou  les  mieux  disants  étaient  étrangement  à  la 
mode,  au  point  que  des  théâtres  entiers  de  jeunes  garçons 
faisaient  une  concurrence  redoutable  aux  théâtres  d'hommes 
(voyez  Hamlet).  Je  ne  m'inquiète  pas  de  savoir  ce  que  le 
diable  pouvait  au  juste  perdre  à  cette  exclusion  des  femmes  ; 
mais  je  vois  bien  que  ce  trait  importe  fort  quand  on  consi- 
dère les  caractères  féminins  de  Shakespeare.  Cet  homme  de 
pur  théâtre  n'avait  pas  d'actrices  autour  de  lui,  et  cela  nous 
écarte  beaucoup  de  Molière  et  de  M.  Sacha  Guitry.  Aussi 
ne  trouverait-on  pas  dans  son  théâtre  une  Chimène  ou  une 
Pauline,  une  Agrippine  ou  une  Phèdre,  une  Agnès  ou  une 
Célimène.  Ni  Desdémone,  ni  Cléopâtre  ne  vont  bien  loin. 
Le  vrai  charme  de  ses  créations  féminines  se  trouve  dans 
certains  types  de  jeune  fille  (Rosalinde  et  Cœlia  en  sont  deux 
échantillons  exquis)  qu'animent  une  grâce,  une  loquacité,  des 
insolences  de  page.  Elles  flottent  un  peu  incertaines  sur  les 
limites  des  deux  sexes,  leur  travesti  n'en  est  pas  un,  elles  pour- 
raient dire  comme  Ruy  Blas  :  Je  suis  déguisé  quand  je  suis 
autrement.  Chataubriand,  dont  le  goût  littéraire  est  si  sûr, 
les  appelle  de  charmants  éphèbes.  Il  est  clair  qu'elles  sont 
nées  elles  aussi  sur  les  planches  et  que  Shakespeare  les  a 
créées  à  la  mesure  et  d'après  les  traits  extérieurs  des 
garçons  turbulents  ou  tendres  qui  leur  prêtaient  leur  figure. 


Le  théâtre  de  Shakespeare  est  donc  bien  du  théâtre.  Reste 
que  ce  théâtre  nous  paraît  aujourd'hui  très  différent  du 
nôtre  et  qu'on  ne  saurait  demander  à  un  Français  ni  même  à 

50 


786  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

un  Anglais  de  se  faire  la  mentalité  d'un  Londonien  d'Eli- 
sabeth. Une  pièce  de  Shakespeare,  pleine  à  craquer  des 
éléments  les  plus  divers,  devait  satisfaire  à  elle  seule  à  des 
besoins  différents  de  l'esprit  qu'une  division  du  travail  dra- 
matique a  contentés  depuis  par  des  spectacles  différents.  Elle 
tenait  lieu  d'opéra-comique,  de  tragédie,  de  comédie,  de 
cirque.  Elle  tenait  aussi  lieu  de  romans.  Beaucoup  ne  savaient 
pas  lire  et  l'imprimerie  ne  suffisait  pas  à  toutes  les  curiosités. 
Les  pièces  de  Shakespeare,  qui  découpent  généralement  en 
scènes  des  chroniques,  des  histoires,  des  nouvelles  dont  elles 
suivent  assez  fidèlement  les  lignes,  «  montraient  »  ces  livres 
au  public,  comme  la  peinture,  la  sculpture  et  surtout  les 
mystères  du  moyen-âge  lui  montraient  les  écritures.  Le 
drame  anglais,  c'est  le  mystère  transplanté  dans  l'histoire 
profane.  Quand  certains  courants  ont  reporté  le  goût  du 
public  sur  cet  art  de  thèmes  et  de  totalité  indivisée,  il  trouve 
là  une  clef  qui  lui  permet  de  rouvrir  Shakespeare  et  de  le 
mieux  goûter  :  le  succès  de  la  Nuit  des  Rois  au  Vieux-Colom- 
bier a  été  fait  un  peu,  malgré  le  contraste  de  la  mise  en  scène, 
par  le  public  des  ballets  russes. 

Cela  n'empêche  pas  que  le  théâtre  de  Shakespeare,  né 
du  livre,  retourne  volontiers  au  livre.  Au  théâtre  même, 
l'influence  de  Shakespeare  n'a  pas  été  très  heureuse  :  ce  que 
lui  doivent  Ibsen  et  M.  Maeterlinck  n'est  pas  ce  qu'ils  ont 
de  meilleur.  En  revanche  c'est  de  lui,  authentiquement,  que 
descend  ce  spectacle  dans  un  fauteuil  qui  est  peut-être  le 
vrai  chef-d'œuvre  dramatique  français  du  xix^  siècle  :  le 
théâtre  d'Alfred  de  Musset,  qui  de  Lorenzaccio  à  Barberïne 
suit  tant  de  sentiers  shakespeariens;  — le  théâtre  non  joué 
de  Victor  Hugo,  qui  ne  contient  pas  seulement  Mangeront- 
ils  ?  et  les  pièces  inégales  du  Théâtre  en  Liberté,  mais  ce 
joyau  des  Deux  trouvailles  de  Gallus,  que  notre  scène  aurait 
dû  depuis  longtemps  recueillir  comme  une  merveille  par- 
faitement jouable,  hautement  dramatique,  et  que  presque 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  787 

personne  ne  connaît,  parce  qu'il  est  enseveli  dans  ces  Quatre 
Vents  de  V Esprit  dont  trois  sont  réellement  poussifs  ;  —  enfin, 
ce  délicieux  théâtre  de  Renan  qui,  avec  Calihan  et  VEau  de 
Jouvence  nous  fait  voir  quel  beau  domaine  était  pour  la  phi- 
losophie l'île  de  Prospéro,  et  comme  elle  y  entre  aujourd'hui 
encore  de  plain-pied.  Né  du  livre,  déployé  sur  les  planches 
comme  sur  son  domaine  naturel,  le  théâtre  shakespearien 
revient  au  livre  pour  lui  insinuer  ses  esprits  les  plus  vivants, 
et  ce  n'est  là  encore  que  l'un  des  chemins  de  l'un  à  l'autre 
desquels  peuvent  aller  en  liberté  ses  inépuisables  puissances. 

ALBERT     THIBAUDET 


788 


NOTES 


SUR  LE  PARTI  DE  L'INTELLIGENCE. 

Nous  recevons  de  notre  collaborateur  Jean  Schlumberger 
la  lettre  suivante  : 

Mon  cher  Rivière, 

Si  j'étais  catholique,  j'aurais  signé  le  manifeste  du  Parti 
de  l'Intelligence.  Tout  ne  m'y  plaît  pas  également.  Je  recon- 
nais que  plusieurs  de  tes  critiques  sont  judicieuses  et  dénon- 
cent des  malentendus  auxquels  il  est  bon  de  rester  atten- 
tifs. Je  suis  fort  hostile  à  un  goût  de  l'ordre  qui  tend  à 
exclure,  à  limiter,  à  faire  du  protectionnisme  intellectuel, 
plutôt  qu'à  conquérir,  assimiler,  plier  toute  chose  en  vue  de 
nos  habitudes  et  de  nos  besoins.  J'estime  qu'en  temps 
normal  nous  avons  l'estomac  assez  bon  pour  pouvoir  nous 
passer  de  régime.  Mais,  malgré  cela,  j'aurais  signé,  préci- 
sément parce  que  je  ne  parviens  pas  à  me  persuader  que  nous 
soyons  sortis  de  cette  ère  troublée  où  des  «  mesures  de  salut 
public  »  restent  nécessaires.  La  guerre  est  terminée,  je  veux 
bien  le  croire  puisque  me  voici  démobilisé  ;  mais  elle  nous 
laisse  en  face  de  tels  dangers,  si  mal  armés  au  dedans  comme 
au  dehors,  que  nous  goûtons  la  joie  de  la  trêve  sans  oser 
nous  laisser  aller  à  l'insouciance  de  la  paix. 


NOTES  789 

Pour  arriver  à  nous  mettre  tout  entiers  au  service  du 
pays,  nous  avons  dû  sacrifier  tant  de  goûts,  de  préférences, 
d'habitudes  intellectuelles,  l'effort  a  été  si  rude  que,  s'il  faut 
recommencer  à  brève  échéance,  nous  demandons  à  ne  pas 
perdre  notre  entraînement.  A  notre  âge,  on  n'est  plus  assez 
souple  pour  se  donner  et  se  reprendre  plusieurs  fois.  Pendant 
cinq  ans,  nous  n'avons  raisonné,  jugé,  espéré  qu'en  fonction 
de  la  France.  Parfois  il  nous  a  fallu  haïr  là  où  nous  aurions 
peut-être  éprouvé  naturellement  de  la  sympathie  ;  il  nous  a 
fallu  nouer  des  amitiés  auxquelles  notre  instinct  ne  nous 
aurait  peut-être  pas  portés.  Puisqu'on  nous  accorde  quelque 
répit,  corrigeons  ce  que  la  nécessité  nous  avait  imposé  d'un 
peu  trop  contraire  aux  démarches  naturelles  de  notre  esprit  ; 
mais  nous  n'allons  pas,  à  la  façon  des  politiciens,  changer 
d'alUances  comme  de  chemises.  Notre  attitude  pendant  la 
guerre  n'a  rien  eu  de  commun  avec  un  geste  poUtique  ;  nous 
ne  nous  sommes  pas  prêtés  mais  donnés  ;  ce  n'est  pas  la 
même  chose. 

Je  reconnais  parfaitement  que  l'intelHgence  n'a  toute 
sa  force  créatrice  et  toute  sa  vertu  de  rajeunissement  que  si 
elle  peut,  à  certains  moments  et  dans  certains  esprits, 
s'exercer,  s'éployer  et  prendre  son  élan,  sans  aucune  préoccu- 
pation utilitaire.  Mais  ces  beaux  ébats,  ces  fécondes  révoltes 
ont  besoin  d'espace  et  de  loisir.  Il  faut  avoir  beaucoup  de 
temps  si  l'on  veut  pouvoir  faire  des  écoles,  revenir  sur  ses 
pas  ;  il  faut  jeter  sa  vieille  armure  pour  en  essayer  une  nou- 
velle, c'est-à-dire  rester  momentanément  désarmé.  Pour 
cela,  il  ne  faut  pas  que  le  Boche  puisse  nous  retomber  sur  le 
dos  d'une  minute  à  l'autre. 

Tu  l'as  fort  bien  montré  toi-même  :  toute  une  partie  de 
l'humanité  tend  à  aliéner  certaines  prérogatives  de  sa 
liberté  afin  de  s'assurer  plus  de  bien-être.  C'est  une  puis- 
sante tactique  et  qui  a  ceci  de  fâcheux  qu'elle  force  les  autres 
à  faire  de  même,  s'ils  ne  veulent  pas  être  anéantis.  Or,  tant 


790  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'à  aliéner  quelque  peu  de  notre  liberté  intellectuelle, 
mieux  vaut  le  faire  librement  et  pour  vaincre,  que  vaincus  et 
par  épuisement. 

«  Pour  moi,  dis-tu,  l'intelligence  est  d'abord  le  moyen 
de  distinguer  ce  qui  est  de  ce  qui  n'est  pas.  »  Voilà  qui  est  le 
mieux  du  monde,  mais  qui  nous  laisse  en  somme  à  la  contem- 
plation de  nos  ruines.  Le  Parti  de  l'Intelligence  ne  prétend 
point  du  tout,  que  je  sache,  saper  les  bases  de  la  philosophie. 
Il  ne  s'agit  pas  d'empêcher  un  Descartes  de  s'enfermer  dans 
un  «  poêle  »  afin  d'y  chercher  la  vérité  ;  il  s'agit  de  ramener 
un  peu  d'ordre,  de  discipline,  de  discrétion,  dans  la  répu- 
blique bruyante  et  brouillonne  des  lettres.  Nous  poursuivons, 
dans  la  Nouvelle  Revue  Française,  un  but  assez  semblable. 
Alors  pourquoi  ne  pas  saluer,  avec  une  joie  plus  ingénue,  la 
formation  d'un  groupe  dont  nous  rapprochent  tant  de  préoc- 
cupations communes  ? 

Je  ne  voudrais  point  paraître  déprécier  un  métier  que 
j'aime,  que  je  respecte  et  auquel  je  consacre  toutes  mes  forces. 
Mais  mon  voisin  le  cordonnier  a,  lui  aussi,  sa  fierté  profes- 
sionnelle ;  pour  rien  au  mondp  il  ne  manquerait  à  l'honnêteté 
d'un  ressemelage  ;  et  pourtant  il  ne  se  met  pas  dans  la  tête 
que  tous  les  intérêts  du  pays  doivent  s'effacer  devant  ses 
semelles.  Que  le  jour  vienne  bientôt  où  la  pensée  française 
pourra  de  nouveau  se  permettre  tous  les  luxes,  tous  les  jeux, 
toutes  les  prodigalités,  je  le  souhaite  autant  que  personne  ; 
d'ici  là,  il  manquera  quelque  chose  à  la  beauté  du  monde. 
Mais  l'essentiel  reste  provisoirement  d'assurer  un  peu  de 
recueillement  et  de  silence  autour  de  ceux  qui  s'efforcent 
de  reconstruire  en  France  autre  chose  qu'une  tour  de  Babel. 
Et,  tout  comme  au  cours  de  ces  cinq  années,  il  reste  néces- 
saire que  les  bavards  ne  fassent  pas  chez  nous  le  jeu  de  l'enne- 
mi. Ne  voyons-nous  pas  des  esprits,  dont  plusieurs  méritent 
par  ailleurs  la  sympathie  et  même  l'admiration,  s'oublier 
jusqu'à  vouloir  causer  des  intérêts  de  l'art  avec  ceux  qui  nous 


NOTES  791 

ont  démoli  Reims?  Ne  fût-ce  que  pour  empêcher  de  telles 
trahisons,  le  Parti  de  l'Intelligence  a  sa  raison  d'être. 

JEAN    SCHLUMBERGER 


SAINTE  CATHERINE    DE     SIENNE,    par   Johannès 
Jœygensen   (Gabriel  Beauchesne). 

L'attention  que  nous  prêtons  depuis  un  peu  plus  de  vingt 
ans  au  mouvement  des  lettres  Scandinaves  aura  été  acca- 
parée par  les  auteurs  qui  nous  semblaient  le  plus  franche- 
ment exotiques,  le  plus  hardis  et  le  plus  différents  de  nous. 
Encore  faut-il  être  bien  sûr  qu'ils  ne  nous  renvoyaient  pas, 
maintes  fois,  notre  propre  écho  :  n'a-t-on  pas  cru  discerner 
dans  l'œuvre  d'Ibsen  telle  survivance  d'idées  qui  avaient 
eu  chez  nous  leur  temps  de  vogue  ?  Il  n'entre  pas  dans  ma 
pensée  de  contester  la  valeur,  l'importance  du  grand  dra- 
maturge de  Rosmersholm  et  ce  n'est  pas  le  lieu  d'apprécier 
la  portée  morale  et  sociale  de  ses  ouvrages  ;  ils  ne  se  défen- 
daient pas  d'en  avoir  une,  cependant.  —  En  Danemark 
on  nous  vit  louer  Georges  Brandès  d'avoir  dressé  l'étendard 
pris  à  Nietzsche  contre  toutes  sortes  de  traditions  dont 
beaucoup  étaient  de  chez  nous.  Il  faut  en  convenir  :  Danois, 
Suédois  ou  Norwégiens,  nous  ne  rayonnions  plus  sur  eux,  mais 
eux  sur  nous,  comme  ils  faisaient  déjà  et  plus  facilement 
sur  l'Allemagne.  Il  eût  été  de  bonne  politique,  pour  tenir  la 
balance  égale,  d'encourager  là-haut  les  rares  écrivains  qui 
travaillaient  encore  pour  la  latinité  et  notre  influence  abolie^ 
Au  fait,  en  restait-il  un  seul  ?  Un,  tout  au  moins,  et  de  pre- 
mière marque,  Johannès  Jœrgensen  :  Wyzewa  nous  le 
présentait.  Mais  il  n'était  pas  bien  commode  d'émouvoir 
alors  la  jeune   critique,  tout   avide  d'étrangeté,  à  propos 


792  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'un  auteur  qui  n'était  venu  de  si  loin  que  pour  nous  entre- 
tenir de  ses  voyages  d'Italie,  d'Assise  et  du  bon  Saint  Fran- 
çois. Nous  attendions  d'autres  breuvages  ;  non  le  Chianti, 
mais  l'hydromel.  Voici  l'occasion  de  réparer  notre  oubli, 
notre  erreur. 

Il  n'est  pas  possible  de  détacher  de  sa  vie  les  ouvrages 
de  Joergensen.  Dans  le  groupe  de  Georges  Brandès  où  il 
débuta  jeune  il  n'était  pas  le  moins  brillant.  Nature  délicate, 
rêveuse,  mais  entière,  il  secoua  le  protestantisme  pour  épouser 
avec  violence  l'immoralisme  et  l'athéisme  nietzschéen.  Il 
était  désigné  pour  mener  à  l'assaut  la  horde.  Or,  au  cours 
d'un  voyage  en  Bavière,  puis  en  Ombrie,  il  rencontra  la 
liturgie,  dont  il  ignorait  jusqu'au  nom,  c'est-à-dire  la  per- 
sonne même  de  l'Eglise  avec  son  port  de  tête,  sa  démarche, 
sa  grande  voix.  Etant  artiste,  il  la  trouva  si  belle  qu'il 
voulut  l'admirer  de  près.  Il  y  fut  pris.  La  liturgie  l'attira 
dans  un  cloître  et,  là,  le  présenta  au  «  Poverello  »,  Saint 
François.  Quand  il  rentra  dans  son  pays,  ses  amis  eurent  peine 
à  le  reconnaître.  Il  rapportait  la  certitude  intime  d'avoir 
approché  non  un  mythe,  non  le  plus  beau  des  mythes,  mais 
la  plus  exacte  réalité  :  hélas  !  aussi  la  plus  pressante.  Pour- 
tant, il  ne  se  rendait  pas.  «  Alors  —  je  le  laisse  parler  —  il 
s'aperçut  tout  à  coup  d'une  vérité  singulière  :  il  comprit  qu'il 
y  avait  en  lui  une  répugnance  préconçue  contre  le  miracle 
et  que  c'était  lui-même  qui,  de  toutes  les  forces  de  son  âme, 
s'opposait  à  l'admission  des  pensées  religieuses.  Il  constata 
qu'il  y  avait  en  lui  une  volonté  formelle  de  ne  pas  croire 
et  que  c'était  uniquement  à  cause  d'elle  qu'il  s'obstinait  à 
suggérer  des  arguments  à  son  incroyance.  »  Il  brisa  cette 
volonté,  qui  est  volonté  propre,  amour-propre  et  orgueil, 
et  il  mit  désormais  sa  plume  avec  «  toutes  les  forces  de  son 
âme  »  au  service  de  ses  nouvelles  et  définitives  con- 
victions. 

Léon  Bloy,  devant  qui  il  avait  trouvé  grâce  —  et  c'est 


NOTES  793 

tout  dire  —  le  malheureux,  affreux  et  magnifique  Bloy,  a 
tracé  un  jour  son  portrait  :  «  Il  a  jusqu'à  l'outrance,  écrivait- 
il,  le  type  de  ces  mangeurs  de  chandelles  venus  des  plateaux 
tartares,  qui  entreprirent  au  xii^  siècle  d'avaler  tous  les 
luminaires  de  l'Occident...  Puis  l'étrange  douceur  de  cette 
face  patiente  l'a  transfigurée  pour  moi  et  je  me  suis  cru 
en  présence  d'une  tranquille  image  byzantine  des  belles 
époques...  Figure  isocèle,  pénitente  et  contemplative...  » 
Et  par  surcroît,  ajoute  Bloy,  «intelligent».  Je  n'ai  pas,  dans  ses 
livres,  retrouvé  le  Tartare.  Mais  peut-être,  à  dater  du  Livre 
de  la  Route,  le  premier  de  lui  que  nous  connaissions,  avait-il 
déjà  pris  l'empreinte  du  poète  sacré  d'Assise,  dont  le  primi- 
tivisme latin,  quedis-je  français  (François  n'est-il  pas  né  d'une 
mère  provençale  et  ne  parlait-il  pas  notre  langue  par  goût  ?) 
est  aussi  loin  de  la  Caspienne  que  de  Byzance.  En  ce  cas,  il 
y  était  donc  prédestiné.  La  limite  de  r«  asiatisme  »  en 
Joergensen,  c'est  Henri  Heine  —  le  Heine  voyageur,  celui 
que  Paris  poliça.  Par  le  cœur  peut-être  sauvage,  mais  par 
l'esprit,  méditerranéen. 

Le  Livre  de  la  Route  est  le  charmant  portique  du  monu- 
ment qu'il  éleva  au  Saint  d'Assise.  Il  descend  vers  l' Italie, 
comme  Goethe,  et  croit  peut-être  n'y  trouver  que  les  Dieux. 
Il  regarde  beaucoup  autour  de  lui,  tout  le  captive  ;  il  a  de 
l'humour,  il  sourit  :  il  est  ivre  de  poésie  ;  ici  rêveur,  là  impres- 
sionniste (on  songe  aux  Reisebilder),  il  sait  conter  et  il  sait 
peindre,  avec  des  traits  un  peu  tremblés,  déjà  très  purs;  il  parle 
volontiers  de  soi  ;  mais  ne  s'agit-il  pas  d'évoquer  les  étapes 
de  son  chemin  pittoresque  vers  le  salut  ?  Il  est  comme  nous 
tous  et  il  aime  trop  son  histoire  ;  il  mêle  le  dilettantisme  à 
la  plus  profonde  sincérité  ;  on  remarquera  dans  ces  pages 
l'admirable  récit  de  la  rencontre  légendaire  de  Don  Juan 
avec  la  Mère  de  Dieu.  —  Dès  les  Pèlerinages  Franciscains, 
l'auteur  se  perd  au  paysage  ;  le  paysage  est  habité  par  plus 
pur  et  plus  grand  que  lui.  Pourtant,  il  peint  encore  pour 


794  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

peindre  et  il  ne  cache  pas  le  plaisir  qu'il  a  à  nuancer  sur  sa 
palette  les  couleurs  infiniment  tendres  qui  sont  celles 
qu'on  voit  aux  Gozzoli  de  Pise  et  aux  tableaux  d'autel  de 
Fra  Angelico.  —  Mais  pour  dresser  enfin  le  dôme,  pour 
écrire  la  grande  vie  de  Saint  François  ^  qui  ne  pâlira  pas  — 
c'est  le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  en  faire  —  à  côté  de  celle 
de  Sabatier,  il  dépouille  sa  fantaisie  :  l'artiste  a  résolu  de  se 
doubler  d'un  érudit.  Il  s'astreint,  des  années  durant,  au  plus 
ingrat  labeur  critique.  Puis  chaque  texte,  chaque  détail 
du  texte,  il  tient  à  l'éprouver  au  jour.  Pas  une  pierre  où  Saint 
François  ait  pu  s'asseoir,  pas  un  bosquet  où  les  oiseaux  «  ses 
frères  »  se  soient  posés  au-dessus  de  sa  tête,  pas  une  de  ses 
traces  à  la  route,  que  Joergensen  n'ait  «  relevés  »  sur  le  ter- 
rain. Il  aura  respiré  dans  la  même  saison  l'air  de  Rivo  Torto 
et  de  l'Alverne,  à  toutes  les  heures  du  jour  contemplé  le 
même  pays,  enfin  prié  aux  mêmes  places.  Il  a  chassé  des 
textes  ce  qui  semblait  douteux  ;  la  nature,  qui  ne  ment  pas, 
comble  les  vides  de  l'histoire.  Ayant  vécu  avec  scrupule  une 
«  imitation  »  du  saint,  comme  le  saint  avait  vécu  une 
«  imitation  »  de  son  maître,  il  est  prêt  et  n'a  plus  qu'à  laisser 
la  plume  courir. 

Dès  lors,  Joergensen  a  trouvé  sa  voie.  Pourquoi  chercher 
ailleurs  ?  Que  proposer  au  monde  sinon  l'exemple  des  héros 
de  la  chrétienté  ?  Quel  sujet  plus  digne  de  l'art  ?  Il  sera  le 
Jacques  de  Voragine  d'un  temps  décatholicisé.  Par  lui,  les 
saints  qu'il  aime  rentreront  dans  la  vie  ;  ils  valent  bien 
Zarathoustra. 

Les  saints  sont  les  aventuriers  de  l'Eglise.  Ils  veulent 
devant  eux  le  plus  profond  espace.  L'Eglise  est  assez  vaste 
puisqu'elle  monte  jusqu'à  Dieu.  Ils  en  sortent  parfois,  mais 
pour  y  rentrer  plus  dociles.  Tous  n'y  sont  pas  nés,  mais  tous 
y  mourront.  Ceux-ci  auront  couru  la  moitié  de  leur  aventure 

I.  Saint  François  d'Assise.  (Periin,  i  vol.) 


NOTES  /  795 

dans  le  péché  du  siècle  ;  ce  ne  seront  pas  les  moins  grands  ; 
au  jour  choisi,  ils  forceront  la  porte  et  s'il  faut,  sauteront  le 
mur,  quitte  à  s'y  déchirer  les  mains,  au  prix  du  sang.  On  n'en 
connaît  pas  deux  qui  aient  suivi  la  même  voie  ;  mais  toutes  se 
joignent  au  même  point.  Il  y  a  là  de  quoi  nourrir  des  milUers 
de  drames  et  de  romans  épiques  —  qui  seront  vrais.  —  Pour 
marquer  cette  diversité  admirable,  à  Saint  François  d'Assise 
Joergensen  oppose  aujourd'hui  la  fille  ardente  et  sévère  de 
Dominique,  Catherine  de  Sienne,  la  Sainte  de  la  volonté. 
Il  l'a  choisie  bien  sûr  pour  faire  pénitence  ;  Saint  François 
lui  était  trop  doux.  Il  l'avouera  dans  sa  Préface,  il  ne  vint 
pas  à  elle  par  le  cœur  :  «  Il  y  a  dans  la  nature  énergique  de 
la  Siennoise  un  je  ne  sais  quoi  d'esprit  de  domination,  un  élé- 
ment de  tyrannie  qui  me  déplaisait...  »  Elle  forme  contraste 
absolu  avec  le  «  doux  ombrien  qui  préférait  voir  s'effondrer 
l'œuvre  de  sa  vie  plutôt  que  d'user  de  pouvoir  et  d'autorité 
comme  les  Podestats  de  ce  monde.  »  Oui  !  Catherine  dit  :  «  je 
veux»,  jo  voglio,  mais  pour  le  bien,  et  le  dit  d'abord  à  soi-même; 
quand  on  l'a  bien  compris,  ce  «  je  veux  »,  vous  devient  aimable. 
C'est  ce  qui  advint  à  l'auteur.  Par  toute  une  jeunesse  de 
plaisir,  n'oublions  pas  que  François  a  purgé  son  corps  et  son 
âme  du  trop-plein  de  la  force  et  de  la  passion.  Dès  l'âge  de 
six  ans  Catherine  se  donne  ;  l'exubérance  de  son  tempérament 
de  feu  devra  se  déployer,  jusqu'à  sa  dernière  heure,  dans  le 
cadre  d'une  fidélité  si  étroite  que  celle-ci  sera  à  peine  inter- 
rompue autour  de  la  quinzième  année  par  une  crise  de  frivo- 
lité et  quelques  mois  plus  tard  par  un  furtif  regret  du  monde 
dont  on  nous  dit  que  la  Sainte  a  porté  jusqu'à  la  tombe  le 
remords.  Sous  cette  compression  implacable  la  prière  devient 
extase,  la  pensée  vision  et  l'action  combat.  Pas  une  vérité 
reçue  qui  ne  commande  à  la  minute  un  geste  ;  Dieu  n'entre 
pas  dans  la  cellule,  il  attend  la  Sainte  à  la  porte  pour  l'attirer 
dans  le  siècle  où  elle  portera  sa  cellule  avec  soi.  Chez 
Catherine  comme  chez  Jeanne  d'Arc,  la  prière  est  publique. 


796  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

active,  batailleuse,  mais  elle  n'a  pas  besoin  de  glaive  pour 
frapper. 

L'Italie  est  en  feu,  les  partis  la  déchirent,  Rome  se  bat 
contre  Florence  et  Sienne  contre  Sienne  ;  l'empereur  et  le 
roi  de  France  s'en  mêlent  ;  le  condottiere  anglais  Hawkwood 
passe  d'un  camp  à  l'autre  avec  ses  gens  ;  le  pape  s'accroche 
à  Avignon  parmi  sa  cour  décomposée;  rentré  dans  ses  Etats, 
ce  sera  bientôt  le  grand  schisme  ;  l'Eglise  est  divisée  et 
les  fidèles  parlent  de  «  se  croiser  ».  Mais  Catherine,  la  seule 
Catherine  veut  la  paix.  Que  ne  fera  pas  la  Siennoise  !  Elle 
sait  que  «  jamais  Dieu  ne  nous  impose  de  fardeaux  plus 
lourds  que  nous  ne  pouvons  les  porter.  »  Dans  cette  conviction 
tout  est  possible  à  l'homme.  Elle  sera  partout,  elle  sera  à 
tous,  aux  particuliers,  aux  Etats,  à  ses  parents,  à  ses  disciples, 
à  l'Eglise.  Pour  elle  rien  de  trop  grand  et  rien  de  trop  petit, 
rien  de  trop  élevé  et  rien  de  trop  vulgaire,  lavant  la  nuit  le 
linge  de  ses  frères,  le  jour  apaisant  les  querelles  entre  ses 
cousins,  ici  dépistant  un  complot  et  là  dissipant  un  scrupule, 
pansant,  baisant  d'horribles  plaies,  traitant  avec  les  hommes 
d'armes  et  rappelant  au  devoir  les  prélats  —  et  tout  cela 
dans  le  jeûne  et  l'extase,  dans  la  souffrance  et  le  mépris 
de  soi. 

«  Ah  !  s'écrie-t-elle,  perdons  nos  dents  de  lait,  ayons  à  la 
place  les  dents  solides  de  la  haine  et  de  l'amour.  Revêtons- 
nous  de  la  cuirasse  de  la  Charité  et  du  bouclier  de  la  très 
sainte  foi  et  courons  comme  des  hommes  sur  le  champ  de 
bataille  ;  soyons  fermes,  avec  une  croix  devant  et  une  croix 
derrière  afin  qu'il  nous  soit  impossible  de  fuir...  »  Pour 
aller  au  ciel  il  n'y  a  pas  d'autre  voie  que  celle-ci  :  «  se  perdre 
soi-même»,  «chercher  l'honneur  de  Dieu,  le  salut  des  âmes, 
la  paix  des  Etats  ».  «  Et  moi,  misérable  femme,  je  ne  suis 
pas  sur  terre  pour  autre  chose.  »  De  quel  accent  elle  entraîne 
les  siens  au  combat  !  «  Que  Dieu  fasse  de  nous  des  mangeurs 
d'âmes.  »  Elle  va  aux  grands,  elle  va  au  Pape  ;  après  l'avoir 


NOTES  797 

supplié  à  genoux,  elle  se  lève  et  lui  commande:  «  O  babbo 
mio,  doux  Christ  de  la  terre,  suivez  l'exemple  de  votre  homo- 
nyme Saint  Grégoire...  Vous  pouvez  faire  ce  qu'il  a  fait,  car 
il  était  homme  comme  vous  et  Dieu  est  toujours  ce  qu'il  était 
alors  ;  il  ne  nous  manque  que  la  vertu  pour  le  zèle  et  le  salut 
des  âmes...  »  Qu'il  ne  soit  pas  celui  «  qui  fait  semblant  de  ne 
pas  voir  les  défauts  et  les  péchés  de  ceux  qui  lui  sont  soumis 
afin  de  n'être  pas  obligé  de  les  châtier»  ou  qui  «s'il  les  châtie, 
c'est  avec  tant  de  nonchalance  et  avec  une  telle  lâcheté  de 
cœur  que  ses  reproches  ne  sont  qu'un  onguent  posé  sur  le 
vice...  Et  cela,  parce  que  s' aimant  lui-même,  il  craint  de 
déplaire  aux  autres,  et  de  s'attirer  des  ennemis.  »  Elle  est 
venue  à  Avignon,  elle  a  plaidé  devant  Grégoire  la  cause  du 
retour  à  Rome  et  elle  ajoute  :  «  Ne  soyez  pas  un  enfant  timide, 
soyez  un  homme  !  ouvrez  la  bouche  et  prenez  ce  qui  est 
amer  pour  ce  qui  est  doux.  »  «  Vainement,  écrit  Joergensen, 
les  cardinaux  éclatèrent  en  sanglots,  vainement  le  père  de 
Grégoire...  s'étendit  sur  le  seuil  de  la  porte  en  conjurant  son 
fils  de  rester.  L'âme  toute  pleine  de  l'énergie  surnaturelle 
de  Catherine,  Grégoire  passa  sur  la  tête  grise  de  son  père, 
tandis  que  ses  lèvres  murmuraient  :  «  Il  est  écrit  :  Tu  marcheras 
sur  l'aspic  et  sur  le  basihc.  »  Ainsi  elle  soutenait  la  double 
tâche  de  réformer  au-dedans  le  chef  de  l'Eglise  en  le  défen- 
dant au  dehors.  «  Je  sais,  écrivait-elle,  que  beaucoup  ne 
croient  pas  avoir  ofiensé  Dieu  et  qu'ils  s'imaginent  plutôt 
lui  rendre  service  en  persécutant  l'Eglise  et  ses  ministres. 
Mais  moi  je  vous  dis  ce  que  Dieu  veut  et  vous  ordonne  ;  lors 
même  que  les  pasteurs  de  l'Eglise  et  le  Christ  de  la  terre 
seraient  des  démons  incarnés,  il  vous  faudrait  bien  être 
soumis,  non  pas  à  cause  d'eux,  mais  en  vertu  de  l'obéissance 
que  nous  devons  à  Dieu  qu'ils  représentent  auprès  de  nous.  » 
Et  toujours  ce  «je  veux»  qu'on  l'entendait  prononcer,  nous 
dit-on,  jusque  dans  ses  prières. 

Faut-il  se  demander,  comme  fait  Joergensen,  pourquoi  la 


798  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dernière  heure  de  Catherine  n'a  pas  été  «  aussi  paisible  que 
celle  de  François  d'Assise  »?  «  Au  moment  suprême,  des 
doutes  l'assaillirent,  l'avocat  du  diable  que  devient  la  cons- 
cience, quand  la  lumière  du  monde  de  la  vérité  commence 
à  luire  dans  l'âme...  lui  souffla  que  l'œuvre  de  sa  vie  entière 
n'avait  été  inspirée  que  par  l'obstination  et  parla  vanité...  » 
Hélas  !  l'homme  d'action  court  plus  de  risques  d'erreur 
que  l'homme  de  pure  prière.  Mais  oublie-t-on  de  quoi  Cathe- 
rine payait  la  haute  régence  spirituelle  qu'elle  exerçait 
à  juste  titre  sur  son  temps  ?  de  quel  oubli,  de  quel  mépris, 
de  quelle  persécution  volontaire  de  sa  personne  ?  Dans  la 
grande  détresse  de  sa  patrie,  ravagée  de  vice  et  de  haine, 
qui  accusait-elle  d'abord  ?  Elle-même.  «  Il  lui  semblait  qu'elle 
était  cause  de  tout  le  mal  qui  se  déchaînait  sur  le  monde, 
car  si,  en  telle  ou  telle  circonstance,  elle  eût  agi  différemment, 
ceci  ou  cela  ne  se  serait  point  produit  et  les  événements 
eussent  pris  une  tout  autre  tournure...  C'est  sous  l'empire 
de  ce  sentiment  qu'elle  s'abîmait  toujours  dans  la  prière  en 
s'exclamant  :  «  Peccavi,  Domine  miserere  mei.  »  Et  comment 
n'eût-elle  pas  tout  réclamé  des  autres,  quand  elle  obtenait 
tout  de  soi  ?  Mais  il  faut  la  voir  dans  sa  charité.  «  Je  l'attendis 
donc  au  lieu  de  la  justice  (il  s'agit  d'un  jeune  condamné 
à  mort,  Niccolo  Toddo,  de  Pérouse)  en  priant  et  en  invo- 
quant sans  cesse  l'assistance  de  Marie  et  de  Catherine  vierge 
et  martyre.  Avant  son  arrivée  je  me  baissais  et  je  plaçais 
mon  cou  sur  le  billot,  mais  sans  obtenir  ce  que  je  désirais  et 
je  priais  et  faisais  violence  au  ciel  et  je  disais  :  Maria  !  Je 
voulais  obtenir  la  grâce  qu'elle  lui  procurât  la  lumière  et  la 
paix  du  cœur  à  ses  derniers  instants...  Mon  âme  alors  fut 
tellement  enivrée  de  la  douce  promesse  qui  m'était  faite, 
que  je  ne  distinguai  personne,  bien  qu'il  y  eût  sur  la  place 
une  grande  multitude.  »  Ainsi  tout  cela,  en  public.  «  Il  arriva 
enfin,  comme  un  agneau  paisible  et  en  me  voyant  il  se  mit 
à  sourire.  Il  voulut  que  je  fisse  sur  lui  le  signe  de  la  croix. 


NOTES  799 

Quand  il  l'eut  reçu,  je  lui  dis  tout  bas  :  «  Va  mon  doux  frère, 
sous  peu  tu  seras  aux  noces  éternelles  !  »  Il  s'étendit  avec 
une  grande  douceur  ;  je  lui  découvris  le  cou  et  inclinée  vers 
lui,  je  lui  rappelai  le  sang  de  l'Agneau.  Ses  lèvres  ne  profé- 
raient que  «  Jésus  !  »  «  Catherine  !  »  Et  je  fermai  les  yeux  en 
disant  :  «  Je  veux  »  et  je  reçus  sa  tête  entre  mes  mains.  —  Aus- 
sitôt, je  vis  r Homme-Dieu  dont  la  clarté  ressemblait  à  celle 
du  soleil...  Cette  âme  entra  dans  la  blessure  ouverte  de  son 
côté  et  la  vérité  me  fit  comprendre  que  cette  âme  était  sauvée 
par  pure  miséricorde,  par  grâce,  sans  aucun  mérite  de  sa 
part...  —  Et  cette  âme  fit  quelque  chose  d'une  douceur  telle 
que  mille  cœurs  ne  pourraient  la  contenir...  Déjà  elle  com- 
mençait à  goûter  la  suavité  divine  ;  alors  elle  se  retourna 
comme  fait  l'Epouse,  quand  elle  est  arrivée  au  seuil  de  la 
maison  de  l'Epoux  :  elle  regarde  en  arrière  et  incline  la  tête 
pour  saluer  et  remercier  ceux  qui  l'ont  accompagnée.  »  Cathe- 
rine ajoute  :  «  Hélas  !  pauvre  misérable,  je  ne  veux  plus  rien 
dire.  Comment  pourrais-je  supporter  de  continuer  à  vivre 
ici-bas  sur  cette  terre  !  »  C'est  le  cri  qui  revient  sans  cesse 
dans  ses  Lettres  intarissables  et  dans  le  Dialogue  avec  Dieu 
qu'elle  dicta  en  moins  de  six  jours  :  «  Amore,  Amore,  la 
morte  ti  addimando  I  Amour,  amour,  je  te  demande  la  mort.  » 
Ah  !  quand  donc  «  celle  qui  n'est  pas  »  sera-t-elle  en  présence 
de  «  celui  qui  est  »,  qui  tant  de  fois  lui  fit  entrevoir  son  visage  ! 
Cette  vierge  farouche  a  une  cour  de  saints  adorateurs  ;  un 
seul  osa  un  jour  lever  les  yeux  sur  elle  ;  il  s'enfuit  aussitôt 
et  comme  Judas,  de  honte  —  se  pendit.  Ils  n'étaient  pas  là 
pour  tuer  le  temps,  comme  dans  les  jardins  de  Boccace  ;  elle 
leur  répétait  le  précepte  du  laboureur  :  «  Ne  détournez  pas 
la  tête  pour  regarder  la  charrue»;  quand  ses  yeux  se  fermèrent 
ils  n'avaient  pas  quitté  la  direction  du  sillon.  —  On  sait  que 
les  œuvres  de  sainte  Catherine  de  Sienne  comptent  parmi  les 
monuments  de  la  httérature  italienne,  au  même  titre  que 
les  Fioretti  ;  tout  entières  «  parlées  »  —  Catherine  n'écrivait 


800  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pas  —  elles  ont  la  vigueur,  la  suavité,  l'éclat,  elles  débordent 
d'images  savoureuses  et  décisives  ;  elles  ont  aussi  la  sagesse 
même  pour  les  non-croyants,  car  elles  prêchent  un  amour 
qui  ne  s'abstient  pas  et  une  volonté  qui  n'admet  pas 
d'obstacles,  Joergensen  n'eût-il  que  vulgarisé  leur  leçon, 
qu'il  aurait  beaucoup  fait  pour  nous.  Il  a  fait  encore  davan- 
tage. Il  a  rendu  le  souffle,  la  couleur  et  le  mouvement  à  un 
temps  aboli  qu'on  s'aperçoit  soudain  n'être  pas  si  lointain,  si 
étranger,  si  différent  du  nôtre  que  l'histoire  nous  le  repré- 
sente. Il  a  traité  l'histoire  comme  le  romancier  traite  la  vie, 
directement.  La  supériorité  de  sa  Catherine  de  Sienne  sur 
on  Saint  François  vient  de  là  ;  je  mets  à  part  les  parties 
narratives  et  descriptives  de  celui-ci,  où  tout  son  amour 
s'épanchait  et  qui  restent  inimitables.  Il  a  renoncé  cette 
fois,  et  je  l'en  loue,  à  mêler  au  récit  la  critique  des  textes  ; 
tout  l'appareil  scientifique  est  rejeté  dans  un  appendice 
final.  Ayant  fait  ses  preuves  de  loyauté  et  de  sagacité  dans 
son  premier  ouvrage,  il  sait  que  le  public  de  bonne  foi  lui 
fait  confiance  désormais  ;  ce  qu'il  tient  pour  vrai,  il  le  dit  ; 
quand  il  ne  fait  que  supposer,  il  le  remarque,  et  toute  sa 
matière  est  si  bien  digérée  que  le  récit  se  développe  égal  et 
sûr.  C'est  un  récit  à  la  française,  sans  bosses,  sans  tirades, 
sans  ornements,  mais  rempli  d'agréments  de  toutes  sortes. 
Johannès  Joergensen  s'est  imposé  en  Danemark,  malgré 
son  schisme;  réjouissons-nous  que,  là-haut,  un  écrivain  de  sa 
valeur  donne  à  ses  compatriotes  l'exemple  de  la  façon  logique, 
calme  et  nuancée  dont  fonctionne  l'esprit  chez  nous. 

HENRI     GHÉON 

LES  CLOPORTES,  roman  par  Jules  Renard  (Crès  et  C"). 

Il  ne  s'agit  point  ici  d'analyser  dans  son  ensemble  l'œuvre 
de  Jules  Renard.  Voici  de  lui  un  livre  posthume,  et  qu'il 
s'est    toujours    refusé    à    pubUer.   Ce   n'est    jamais    sans 


NOTES  80I 

appréhension  que  l'on  voit  sortir  de  telles  reliques  des 
tiroirs  où  leur  auteur  les  avait  confinées.  Dans  le  cas 
actuel,  cependant,  l'initiative  des  héritiers  n'est  pas  sans 
justification.  Non  pas  que  les  Cloportes  puissent  ajouter 
grand 'chose  à  la  gloire  de  Jules  Renard.  Ils  ne  font 
qu'éclairer  son  œuvre  et  d'une  façon  qui  intéresse  davan- 
tage les  gens  de  métier,  les  critiques  et  les  romanciers  que  le 
public.  Mais  c'est  là  une  qualité  qui  a  sa  valeur. 

Les  Cloportes  sont  le  premier  roman  de  l'auteur  des 
Histoires  Naturelles.  Il  l'écrivit,  nous  dit  son  préfacier, 
M.  Henri  Bachelin,  qui  le  connut  de  près,  à  l'âge  de 
vingt- trois  ans,  de  l'année  1887  au  30  juin  1889,  en  s'in- 
terrompant  pour  donner  quelques  nouvelles.  Plusieurs  fois 
le  livre  fut  annoncé,  mais  Jules  Renard  ne  se  décida  pas 
à  le  pubHer. 

Quelles  furent  les  raisons  qui  l'en  dissuadèrent  ?  —  Nous 
ne  les  connaissons  pas,  et  celles  que  nous  donne  M.  Henri 
Bachelin,  c'est  seulement  de  l'étude  de  l'œuvre  de  Jules 
Renard,  et  un  peu  comme  de  lui-même  qu'il  les  tire.  Elles 
paraissent  pourtant  vraisemblables  :  «  Une  certaine  drama- 
tisation de  la  vie...  contre  quoi,  dès  1890,  il  commença  de 
protester  par  sa  production  personnelle.  Déjà  il  avait  pris 
en  aversion  les  combinaisons  d'intrigues  romanesques  qui, 
selon  lui,  au  lieu  d'agrandir  la  vie  ou  de  la  creuser  en  pro- 
fondeur, n'aboutissent  qu'à  la  déformer,  les  grands  gestes 
éperdus  qui  lui  paraissaient  caricaturaux,  les  fins  à  effet, 
les  récits  rétrospectifs,  en  un  mot  tout  ce  qui  n'était  pas 
l'expression  exacte  de  l'existence  humaine  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  ordinaire  et  dépouillée  de  tout  ce  qu'il  considérait 
omme  oripeaux  de  sentimentalité  romantique  et  de  faux 
métier  naturaliste.  »  Ajoutons  que  Jules  Renard,  de  nature 
méticuleuse,  fut  toujours  difQcile  pour  lui-même.  Avec  les 
Cloportes,  il  inaugurait  son  écriture  tout  influencée  par  le 
style  artiste  des  Concourt  et  il  était  tout  naturel  qu'il  se 

51 


802  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

défiât  un  peu  de  ses  premiers  essais.  Enfin,  mais  je  donne 
cette  raison  pour  ce  qu'elle  vaut,  à  cet  âge  de  vingt-cinq  ans 
qui  est  encore  la  jeunesse,  n'éprouva- t-il  pas,  au  moment  de 
livrer  son  roman  au  public,  une  sorte  de  pudeur  qui  pouvait 
provenir  de  ce  qu'il  y  avait  trop  de  réalité  et  trop  de  sa  vie 
même  dans  le  sujet,  les  personnages  et  le  milieu  du  livre  ? 
Ce  serait  bien,  il  me  semble,  dans  le  caractère  de  M.  Lérin  ou 
Lepic. 

Mais  tout  cela  n'explique  que  la  première  décision,  celle 
du  refus  de  publication  aussitôt  le  roman  écrit.  Dans  la  suite, 
Jules  Renard  ne  pouvait-il  le  retoucher  ?  —  M.  Henri  Bachelin 
ne  considère  pas  la  chose  comme  impossible  puisqu'il  en  a 
eu  lui-même  l'idée  —  du  moins  en  ce  qui  concerne  la  première 
partie  :  «  Ces  quinze  chapitres  j'aurais  pu,  les  retravaillant 
après  lui,  selon  —  autant  qu'il  m'eût  été  possible  —  la 
méthode  qui  fut  la  sienne  pour  écrire  le  reste  du  livre,  les 
amener  au  ion  général.  »  Pourquoi  Jules  Renard,  qui 
avait  de  la  patience,  de  l'obstination  même,  n'entreprit-il 
pas  une  besogne  qui  n'avait  rien  d'insurmontable  et  qui 
lui  eût  permis  de  ne  pas  laisser  perdre  le  travail  de  deux 
années  ? 

Eh  bien,  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que  Jules 
Renard  a  bel  et  bien  recommencé  les  Cloportes  et  qu'il  les 
a  publiés.  Seulement  il  leur  a  donné  une  autre  forme  et  un 
autre  titre,  plusieurs  autres  titres  même,  dont  le  principal  est 
Poil  de  Carotte.  Tous  les  principaux  personnages  de  ce  premier 
roman,  nous  les  retrouvons  en  effet  dans  son  chef-d'œuvre  : 
la  famille  Lérin  est  devenue  tout  simplement  la  famille  Lepic 
et  Honorine  est  restée  Honorine.  Seule  Françoise  manque  ; 
mais  n'est-ce  pas  elle  qui  est  le  personnage  romantique  des 
Cloportes,  et  n'est-il  pas  tout  naturel  que  Jules  Renard  l'ait 
supprimée  ?  Voilà  encore,  sans  nul  doute,  le  même  village 
de  la  Nièvre,  les  mêmes  paysans,  la  même  maison  avec  le 
même  jardin,  le  même  puits  et  le  même  banc  dans  le  jardin 


NOTES  803 

Voilà  aussi  presque  les  mêmes  scènes,  et  les  mêmes  idées. 
(L'anticléricalisme  de  M.  Lepic,  dans  Poil  de  Carotte  et 
la  Bigote,  ne  le  voit-on  pas  déjà  apparaître  dans  le  cha- 
pitre XVIII  des  Cloportes  ?)  D'ailleurs  M.  Henri  Bachelin  ne 
reconnaît-il  pas  que  l'auteur  exploita  lui-même  son  roman 
lorsqu'il  écrit,  toujours  dans  la  préface  :  «  Et  l'on  ne  manquera 
point  d'établir  des  comparaisons  entre  la  forme  des  chapitres 
extraits  de  ce  roman  que  Renard  corrigea  pour  les  publier 
de  son  vivant  en  manière  de  contes,  de  chapitres  indépen- 
dants ou  de  notes,  et  la  forme  que  primitivement  il  leur  avait 
donnée  dans  les  Cloportes.  »  Ayant  utilisé  son  livre  de  cette 
façon,  Jules  Renard,  dont  on  sait  la  probité,  pouvait-il 
vraiment  le  publier  ensuite  dans  sa  première  rédaction  ?  Il 
en  avait  tiré  parti,  il  ne  pouvait  plus  que  le  garder  secret  dans 
ses  tiroirs.  Pour  lui,  ce  n'était  plus  un  roman,  une  œuvre, 
mais  une  esquisse  ou  plutôt  une  suite  d'esquisses  de  valeur 
uniquement  personnelle. 

Pour  les  critiques,  pour  les  curieux  de  l'histoire  littéraire, 
il  est  précieux  de  découvrir  aujourd'hui  les  Cloportes.  Ils 
en  comprennent  mieux  Jules  Renard  qui  leur  apparaît 
ainsi,  obstinément,  patiemment,  amoureusement,  l'écrivain 
d'un  seul  livre  —  le  livre  de  son  village.  Ce  livre,  il  le  travailla 
toute  sa  vie,  le  reprenant  page  par  page,  faisant  de  chaque 
page,  une  sorte  de  dessin,  d'eau-forte,  qu'il  poussait  davan- 
tage à  chaque  reprise,  apportant  plus  d'exactitude  dans  le 
détail,  creusant  le  trait,  marquant  surtout  le  caractère 
expressif  des  êtres  et  des  choses  —  à  la  manière  des  artistes 
japonais  dont  les  Concourt  avaient,  eux  aussi,  pris  pour 
modèle  l'art  fini  et  tourmenté  —  mais  en  ajoutant  au  style 
artiste  cette  marque  bien  à  lui,  l'ironie  sèche  et  pincée  — 
parce  que  les  hommes  et  leurs  actions,  il  les  jugeait  en  en 
traçant  l'image. 

GASTON     SAUVEBOIS 


^04  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


LA  CRITIQUE  D'ART  ALLEMANDE. 

«  Par  la  ressemblance  fondamentale  (d'essence)  de  tout  le 
■particulier,  cet  absolu  perd  sa  valeur  individuelle,  et  le  sous- 
humain  sur -individuel  c'est  le  «  rien  »  indifférent,  insensible, 
privé  d'être,  m  petit,  ni  grand,  ni  triste,  ni  joyeux  ;  le  supra- 
personnel  veut  ici  communiquer  dans  la  sur-humanité.  Il 
n'y  a  ici  ni  volonté,  ni  but.  L'arbre  n'est  pas  une  individualité 
séparable,  dont  la  forme  rendrait  compte  des  lois  de  sa  crois- 
sance —  aussi  peu  que  l'est  le  corps  humain.  Chaque  expé- 
rience individuelle,  chaque  connaissance  apparaît  comme  un 
leurre  ;  d'un  bout  à  l'autre  la  vie  semble  se  convertir  en  un 
désert,  dans  lequel  subsiste  comme  unique  objet  («  das  einzige 
Objektive  »)  ce  néant  insécable,  où  nous  nous  perdons,  qui 
nous  assimile,  tout  comme  fait  la  mort.  Ce  n'est  que  par  la 
négation  de  toute  traduction,  le  retour  à  une  contemplation 
dépourvue  de  tout  désir,  de  tout  instinct,  que  cette  connais- 
sance trouvera  sa  forme.  » 

Si  avisés  que  l'on  soit  en  droit  de  supposer  les  lecteurs  de 
la  Nouvelle  Revue  Française  je  ne  pense  pas  qu'il  s'en  trouve 
un  seul  assez  sagace  pour  avoir  deviné  que  cet  étonnant 
passage  —  tiré  d'un  ouvrage  illustré  en  deux  volumes  — 
a  trait  à  de  la  peinture,  bien  plus,  à  un  peintre  précis. 
Cézanne  et  Hodler,  introduction  à  la  peinture  contemporaine. 
L'auteur,  mort  à  la  guerre,  était  un  Allemand  du  Sud,  pro- 
fesseur et  écrivain,  et,  comme  tel,  exerçant  une  influence 
considérable  sur  ses  élèves  «  hommes  et  femmes  »,  nous 
apprend  le  critique  sensé  de  ce  critique,  qui  continue  ainsi  : 
«  Ce  ton  de  spéculation  enthousiaste,  ces  plaidoyers  à  l'aide 
d'une    terminologie    philosophique    gonflée,    cette    ébriété 


NOTES  805 

cérébrale,  cette  faculté  de  ramener  les  choses  sensibles 
à  des  notions  abstraites  et  de  s'exciter  par  la  dialectique, 
nous  paraissent  symptômes  d'autant  plus  graves  qu'ils 
le  sont  d'une  forme  de  la  pensée  qui  domine  tout  notre 
temps,  toute  cette  génération- ci...  s  Et  plus  loin  :  «  Fritz 
Burger  était  une  tête  non  point  claire,  mais  confuse, 
—  sa  vision  était  adaptée  à  discerner  les  caractéristiques 
d'un  style  bien  plus  que  des  différences  de  qualité.  Le 
titre  du  livre  est  à  lui  seul  un  manque  de  tact.  »  —  «  Nous 
sommes  en  Allemagne  inondés  d'ouvrages  de  ce  genre.  » 
Le  passage  initial  et  ces  commentaires  sont  tirés  d'une  publi- 
cation d'art  berlinoise  Kimst  und  Kïinstler  paraissant 
depuis  plus  de  trois  lustres  chez  Cassierer  à  Berlin,  dirigée 
par  Karl  Scheffler,  publiciste  connu,  auteur  d'une  quantité 
d'ouvrages  de  vaJeur  sur  l'art,  la  vie,  etc. 

C'est  dans  le  domaine  des  arts  plastiques  que  les  Alle- 
mands sont  le  moins  doués.  L'Allemand  ne  sait  pas  dessiner, 
disait  naguère  ici  même  André  Gide.  Il  s'y  applique  d'autant 
plus,  et  je  pense  qu'il  n'est  point  de  pays  où  l'on  ait  peint, 
bâti  et  sculpté  autant  qu'en  Allemagne,  durant  la  période 
d'invraisemblable  prospérité  matérielle  qui  précéda  le  grand 
désastre.  Nécessairement,  et  plus  nécessairement  en  Alle- 
magne qu'ailleurs,  ce  genre  d'activité  excite  la  critique,  fait 
naître  des  théories,  des  controverses,  et  couler  des  flots 
d'encre.  En  France,  assez  naturellement,  la  tradition  s'oppose 
aux  courants  novateurs  ;  c'est  de  la  lutte  et  de  la  balance  des 
deux  que  procède  cet  admirable  —  je  ne  dis  pas  progrès,  — 
mais  avancement  continu,  qui  fait  qu'après  tant  de  siècles 
de  production,  c'est  encore  à  la  source  française  que  vient 
puiser  le  monde.  Comme  conséquence,  le  rôle  de  la  critique 
est  relativement  aisé,  et  les  voix  de  son  double  chœur  assez 
nettement  distribuées.  Mais  en  Allemagne,  depuis  la  renais- 
sance, il  n'y  a  plus  de  tradition  (sinon  d'importation  fran- 
çaise, et  combien  passionnants  à  étudier  seraient  les  tours  et 


8o6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

détours  et  les  affleurements  de  ces  filons,  jusqu'à  nos  jours)* 
En  plus  les  Allemands  ont  la  passion  de  l'érudition,  la  volonté 
et  l'amour  de  l'innovation,  où  les  portait  aussi,  en  architec- 
ture surtout,  l'habitude  d'un  perpétuel  renouvellement  de 
leur  technique  et  de  leur  industrie.  Quoi  d'étonnant  si  dans 
ces  conditions,  un  éclectisme  effréné  a  envahi  la  production 
aussi  bien  que  la  critique  ?  —  Das  deutsche  «  U7id  ».  Cézanne 
et  Hodler. 

«  Der  psychologische  Takt  der  Deutschen  scheint  mit  dutch 
eine  ganze  Reihe  von  Fàllen  m  Frage  gestellt.  . .  Was 
ich  nicht  hôren  mag,  ist  ein  berûchtiges  a-und))  die  Deutschen 
sagen  :  Goethe  und  Schiller.  (Le  tact  psychologique  des  Alle- 
mands me  paraît  mis  en  question  par  toute  une  série  de 
cas...  Ce  que  je  ne  puis  supporter  est  un  «  und  »  fâcheusement 
fameux.  Les  Allemands  disent  :  Goethe  et  Schiller^ .) 

On  sait  assez  l'importance  du  marché  que  la  peinture 
française  moderne  avait  en  Allemagne;  d'où  le  grand 
nombre  de  toiles  de  nos  maîtres  impressionnistes  tant 
dans  les  musées  de  Berlin  et  d'autres  villes,  que  chez 
les  collectionneurs  de  la  capitale  et  de  la  province.  Je  ne 
crois  pas  beaucoup  m'avancer  en  disant  que  la  peinture 
française  moderne  est  sans  doute  mieux  et  plus  abondam- 
ment représentée  dans  la  province  allemande  que  dans 
la  française.  Des  amateurs  de  Mannheim,  de  Hambourg, 
de  Francfort,  de  Hagen  en  Westphalie,  collectionnent  les 
Cézanne,  les  Lautrec,  les  Bonnard,  etc.  L'influence  des  grands 
peintres  de  la  première  époque  impressionniste  a  été  domi- 
nante, et  commence  à  se  faire  sentir  dans  les  dix  dernières 
années  du  siècle  passé.  On  s'est  appliqué  à  comprendre  ce 
mouvement  d'art,'  comme,  du  reste,  en  Allemagne,  on  n'a 
cessé  de  s'appliquer  à  tout  :  on  a  voulu  à  toute  force  acquérir, 
posséder  de  la  culture  —  à  la  manière  presque  dont   on 

I    Nietzsche  :  Le  Crépuscule  des  Idoles. 


NOTES  807 

possède  des  choses  palpables  'et  mesurables  —  culture 
de  dernière  invention  —  culture  la  plus  en  vogue. 

La  tentative  du  musée  de  Hagen,  assez  généralement 
connue,  est  de  toutes  les  tentatives  d'inoculation  artifi- 
cielle de  culture,  une  des  plus  curieuses  ^ 

A  côté  de  cette  peinture  de  premier  ordre  on  achetait 
d'ailleurs,  et  toujours  en  vertu  du  fameux  «  und  »,  des  peintres 
locaux  dont  l'inexistence,  pour  parler  poliment,  plongerait 
dans  la  perplexité  le  visiteur  non  averti  de  ces  collections. 

Je  ne  dis  pas  qu'en  France  aussi  la  mauvaise  peinture 
ne  voisine  pas  souvent,  hélas,  avec  la  bonne,  mais  je  doute  si 
le  public,  qui  chez  nous  s'éprenait  des  Degas  ou  des  Renoir, 
aurait  acheté  d'un  même  élan  des  Roybet  et  des  Détaille. 
Il  y  a  là,  chez  l'Allemand,  une  sorte  d'absence  de  sens,  pour- 
rait-on dire  en  prenant  le  mot  dans  ses  acceptions  les  plus 
diverses  :  le  sens,  c'est-à-dire  la  direction,  tant  extérieure 
qu'intérieure,  la  sensibilité  des  nerfs  et  des  organes  senso- 
riels, la  réaction  spontanée  de  l'individu  affectif,  nerfs  et 
cœur  ;  le  sens,  c'est-à-dire  encore  le  bon  sens,  expression 
essentiellement  française  pour  désigner  la  saine  et  complète 
raison,  qui  depuis  le  temps  de  Montaigne  est  chez  nous  la 
marque  des  meilleurs  esprits.  C'est  à  cela  qu'il  faut  toujours 
en  revenir  avec  les  Allemands  :  le  défaut  de  sensibilité  spon- 
tanée, c'est  ce  qui  les  explique  le  mieux.  Ils  ne  réagissent  par 

I.  Le  Folkzangmuseum,  collection  particulière  que  son  pro- 
priétaire, M.  K.  E.  Osthans  a  transformée  en  un  musée  public, 
logé  dans  un  bâtiment  dû  à  rarchitecte  belge  Henry  van  de  Velde. 
Il  y  a  là  de  l'art  asiatique,  de  la  sculpture  nègre,  des  Corot,  des  Cé- 
zanne, des  Van  Gogh,  des  Gauguin,  des  Renoir,  des  Matisse, 
des  Maillol,  des  Manet,  des  Lautrec  et  des  Seurat.  Des  miniatures 
gothiques,  des  bois  et  des  bronzes  de  l'époque  romane,  des  animaux 
égyptiens.  Tout  cela  dans  un  pays  d'intense  industrie,  de  popula- 
tion aux  sept  huitièmes  ouvrière,  et  qui  a  moins  de  traditions 
d'art  que  par  exemple  notre  bassin  de  Lens,  ou,  en  Belgique,  le 
pays  de  Charleroi. 


8o8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

réflexe  en  aucun  domaine.  Il  faut  que  cela  traverse  d'abord 
le  cerveau,  et  c'est  pourquoi  tout  leur  peut  être  expliqué,  — 
de  ce  qui  se  laisse  expliquer,  bien  entendu.  —  Or,  comme  on 
explique  aussi  bien  et  encore  mieux  la  mauvaise  peinture 
que  la  bonne,  mais  que  la  bonne  s'explique  aussi,  et  la  litté- 
raire, le  néo-impressionnisme  au  même  titre  que  le  cubisme, 
une  série  de  ces  und  finit  par  se  comprendre,  tout  au  moins 
par  se  concevoir. 

On  distingue  dans  la  critique  allemande  deux  grands 
courants  :  l'un,  auquel  ressortit  la  citation  par  où  débute  ma 
note  d'aujourd'hui,  est  dans  la  ligne  de  l'Allemand  d'autre- 
fois :  livresque,  métaphysique,  idéaliste,  étranger  à  la  vie. 
C'est  celui  de  la  critique  esthétisante  et  théorique.  Si  ses 
productions  nous  paraissent  bizarres  parfois  jusqu'au  comique, 
cette  critique  est  pourtant  moins  antipathique  que  l'autre, 
que  j'appellerais  volontiers  la  critique  désinvolte,  celle  qui 
opère  avec  des  expressions  techniques,  en  se  servant  du 
jargon  d'atelier  et  des  marchands  de  tableaux,  et  dont  Meier- 
Graefe,  que  l'on  n'a  que  trop  connu  à  Paris  autrefois,  reste 
le  représentant  le  plus  typique  ;  si  typique  qu'il  y  aura  lieu  de 
revenir  un  peu  plus  longuement  tout  à  l'heure  sur  son  cas. 

La  critique  esthétisante  pousse  l'abstraction  jusqu'à  faire 
une  théorie  de  la  beauté  ornementale  du  paysage,  avec  gra- 
phiques, schémas  géométriques,  etc.^ 

L'échantillon  cité  plus  haut  n'a  rien  d'exceptionnel.  Je 
crois  qu'on  y  pourrait  puiser  une  foule  d'indices  intéres- 
sants sur  la  constitution  de  la  cérébralité  allemande.  Pen- 
dant la  guerre  il  a  paru  un  livre  de  cet  ordre,  plein  d'idées, 
une  étude  étrange,  excitant  la  pensée,  théorie  ingénieuse  du 
phénomène  qu'est  l'art  gothique  :  der  Gothik  Formprobleme, 
par  Wilhelm  Worringer.  Il  fait  suite  à  un  petit  traité  d'esthé- 
tique qui  a  pour  titre  Ahstraktion  und  Einfiihlung  («Abstrac- 

I.  Hugo  Marc  us  :  Die  ornamentaîe  SchOnheit  der  Landschaft. 


NOTES  ^  809 

tion  et  intuition  »).  Je  ne  signale  celui-ci  que  parce  que,  en 
dépit  d'une  abstraction  à  la  troisième  puissance,  si  j'ose  dire, 
il  en  était  au  bout  de  deux  ans,  à  sa  quatrième  réédition. 

Nous  nous  défaisons  dif&cilement  de  l'idée  qu'un  effort 
cérébral  relativement  désintéressé  ne  comporte  pas,  malgré 
tout,  quelque  noblesse.  Le  livre  même  de  Worringer  nous 
fournit  la  clef  de  cette  tendance  profonde  qui  pousse  l'esprit 
allemand  vers  les  pacages  infertiles  où  il  tourne  en  rond  avec 
tant  d'efforts.  «  Wie  ein  Thier  auf  dûrrer  Heide  von  einem 
bôsen  Geist  im  Kreis  herumgefûhrt.  »  («  Comme  un  animal  sur 
la  lande  aride,  tourne  en  cercle,  agité  d'un  malin  esprit  t>)K 

Cette  difficulté  qu'éprouvent  leurs  sens  à  entrer  en  scène, 
cette  incapacité  de  se  saisir  d'un  phénomène  autrement  que 
par  le  cerveau,  est  une  disposition  qui  peut  donner  des  résul- 
tats pathétiques  aussi  souvent  qu'incongrus. 

Meier-Graefe  est  peut-être,  de  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur 
les  questions  d'art,  celui  qui,  en  Allemagne,  a  eu  le  plus  d'in- 
fluence, qui  a  fait  le  plus  d'adeptes.  Il  fut  il  y  a  vingt  ans, 
l'un  des  principaux  coryphées  du  mouvement  d'innovation 
dans  les  arts  appliqués  {Kunsigewerbe),  le  propagandiste 
de  l'impressionnisme  et  de  la  peinture  française,  vivant 
d'ailleurs  beaucoup  à  Paris  où  il  tenait  boutique  d'objets 
d'art  et  de  tableaux.  Lié  avec  nombre  d'artistes,  Meier- 
Graefe  édita  le  grand  album  de  Germinal,  dédié  à  Zola. 
On  lui  doit  un  ouvrage  important  en  trois  volumes  sur  le 
développement  de  l'art  depuis  le  romantisme,  histoire  pres- 
que uniquement  de  la  dernière  grande  période  de  la  peinture 
française,  de  nombreux  traités,  un  livre  sur  Velasquez,  un 
voyage  en  Espagne,  un  ouvrage  sur  le  Greco,  etc.  Il  garde 
dans  tous  ces  ouvrages  une  grande  facilité  de  plume,  un  tour 
souple  et  quelque  peu  vulgaire,  des  procédés  sommaires  et 
désinvoltes,  mais  il  dispose  aussi  d'un  choix  très  étendu  de 

I.  Faust  I. 


8lO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

termes,  de  catégories,  d'idées  et  de  points  de  vue,  dont  il 
change  d'ailleurs  facilement.  Ecrivain  antipathique,  malgré 
d'exceptionnelles  quaUtés  d'intelHgence  et  de  tempérament, 
on  sentait  chez  lui  une  indiscrétion,  une  sorte  d'impudence 
latente,  qui  s'est  fait  jour  depuis  la  guerre.  Fin  1914  parut 
dans  le  Journal  de  Francfort  un  feuilleton  de  son  cru  où  il 
évoque  en  quelques  phrases  hypocritement  sentimentales 
une  soirée  sur  la  terrasse  de  Saint-Germain,  passée  en  compa- 
gnie d'un  de  nos  grands  artistes.  Il  parle  de  la  grande  époque 
de  la  peinture  qui  s'arrête  en  France  à  la  mort  des  derniers 
grands  maîtres  de  l'impressionnisme,  et  en  vient  à  déclarer 
que  la  France  est  indigne  de  son  patrimoine  d'art,  qu'elle 
ne  sait  plus  ni  apprécier  ni  administrer,  et  que  l'Allemagne 
est  là  pour  heureusement  se  substituer  à  elle  et  recueillir 
cet  héritage  ^ 

Il  serait  injuste,  toutefois,  de  ne  pas  citer  ici  Karl  SchefQer, 
le  seul  critique  d'art  allemand  qui  semble  avoir  échappé  tant 
â  l'esprit  de  stérile  abstraction  qu'à  la  folie  novairice.  Tout 
aussi  éloigné  à  la  fois  du  jargon  prétentieux  des  connais- 
seurs, qui  appliquent  à  tort  et  à  travers  des  termes  de  rapin, 
que  de  ce  langage  philosophique  qui  n'arrive  pas  à  rejoindre 
la  vie,  il  doit  sa  valeur  non  tant  peut-être  à  quelque  intuition 
géniale,  qu'à  des  qualités  de  caractère  bien  exceptionnelles 
dans  le  milieu  berlinois  :  probité  intellectuelle,  émotivité 
profondément  sincère,  ardeur  d'âme  et  parfaite  pureté 
d'intention,  voilà  ce  qui,  joint  à  une  solide  et  sérieuse  intel- 
hgence,  à  un  jugement  élevé,  fait  de  Karl  Scheffler  un  authen- 
tique critique,  quelqu'un  qui  délimite  et  précise  les  catégories, 
amène  le  public  à  classer  les  valeurs  et  à  considérer  surtout 
la  qualité.  Le  sens  artistique  est  chose  qui  ne  s'enseigne  pas 
et  ne  s'apprend  guère.  «  Wenn  ihr's  nicht  fûhlt,  ihr  werdet's 

I.  «  Die  schmdchtigen  Kerlchen  in  rothen  Hosen  »  (ces  chétifs 
petits  bonshommes  en  culottes  rouges),  dit-il  en  parlant  des 
Français. 


NOTES  8ll 

nicht  erjagen.D  «Ce  que  vou3  ne  sentez  pas  naturellement,  le 
pourchas  ne  vous  le  donnera  pas.»^  Mais  le  goût  d'une  société 
néanmoins  est  susceptible  d'éducation,  ce  qui  ne  va  jamais 
sans  quelque  retentissement  sur  les  mœurs. 

Scheffler,  bien  avant  la  guerre,  regardait  avec  un  pessi- 
misme profond  l'état  en  apparence  si  brillant  de  son  pays, 
et  a  osé  en  des  paroles  mesurées,  du  temps  de  sa  toute-puis- 
sance, dire  de  cinglantes  vérités  à  Guillaume  II,  ce  saboteur 
de  culture. 

ALAIN  DESPORTES 

LE  SOCIALISME  IMPÉRIALISTE  DANS  L'ALLE- 
MAGNE CONTEMPORAINE,  par  Charles  Andler  (Collec- 
tion de  l'Action  Nationale). 

Ce  dossier  d'une  polémique  avec  Jaurès  remet  sous  les 
yeux  du  public  des  documents  désormais  historiques.  On  se 
souvient  qu'en  novembre  1912,  Charles  Andler  avait  publié 
dans  V Action  Nationale  une  étude  approfondie  du  socialisme 
impérialiste  dans  l'Allemagne  contemporaine.  Il  y  dénonçait 
les  tendances  de  l'aile  droite  du  parti  sociaHste  allemand. 
Gerhard  Hildebrand,  Atlanticus  appuyé  sur  Kautsky, 
Max  Schippel,  Ludwig  Quessel,  Sudekum  et  l'Autrichien 
Karl  Leuthner  réclamaient  une  poUtique  coloniale  suppo- 
sant l'appui  socialiste  donné  à  la  diplomatie  pangermaniste 
et  au  militarisme  allemand.  Hétérodoxie  au  sein  de  la 
Socialdémocratie,  soit.  Mais  celle-ci  n'avait  acquis  d'écra- 
santes majorités  électorales  qu'en  allant  au-devant  des 
appétits  germaniques.  Gardant,  par  une  imposture  devenue 
éclatante  en  1914,  la  façade  internationale  au-dedans,  elle 
s'était  faite  nationale,   de  plus  en  plus  étroitement.   Au 

I.  Faust  I. 


8l2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

congrès  d'Iéna  il  avait  échappé  à  Bebel  :  i  Le  mot  d'ordre 
n'est  pas  de  désarmer,  mais  d'augmenter  les  armements.  » 

Cet  esprit  —  faut-il  dire  nouveau  ?  —  du  socialisme  alle- 
mand, Charles  Andler  nous  le  révéla  en  1912.  Sans  se  croire 
héroïque.  Sans  chercher  le  bruit. 

Simplement  il  accomplissait  un  double  devoir  :  devoir 
d'historien  qui  a  jeté  un  nouveau  coup  de  sonde  dans  des 
parages  explorés  par  lui  depuis  vingt  ans  ;  devoir  de  socia- 
liste dont  l'attachement  à  un  idéal  humain  restera  exem- 
plaire. 

Mais  tandis  qu 'Andler  épiait  dans  les  livres  et  dans  la 
vie  l'évolution  sociale,  que  de  toute  son  âme  et  de  toute  sa 
conscience  il  recherchait  la  vérité,  d'autres  intellectuels 
du  parti  restaient  pohticiens,  tacticiens  purs.  Ignorant  les 
laits  qui  les  eussent  tirés  d'un  optimisme  béat,  ils  se  préten- 
daient assurés  de  mener  un  mouvement  international  et 
unifié.  Rêvant  généreusement  de  souder  les  éghses  natio- 
nales, ils  repoussaient  la  probe  information  qui  démentait 
leur  rêve.  Même  Jaurès  fut  victime  de  l'illusion  ;  il  voulut 
l'être.  Mal  entouré,  circonvenu  et  trop  faible  un  jour  pour 
regarder  les  choses  en  face,  il  se  laissa  aller  à  reprocher  à  son 
ancien  camarade  de  travailler  «  pour  l'Europe  bourgeoise 
et  réactionnaire  ».  Et  à  sa  suite  un  «  troupeau  de  buffles  b 
piétina  l'apôtre  de  la  vérité,  au  printemps  de  1913,  alors  que 
l'on  discutait  la  loi  de  trois  ans. 

La  justification  d' Andler  est  venue  —  combien  vite  !  — 
et  la  réparation.  Jean  Richard-Bloch,  Charles  Albert,  les 
plus  purs,  les  meilleurs  ont  compris  et  témoigné,  Jaurès 
aussi  fût  venu  à  résipiscence,  dit  Andler  dans  une  émou- 
vante introduction. 

Ainsi  se  clôt  pour  l'auteur  un  débat  dont  il  sort  grandi. 
Et  les  pièces  qu'il  rassemble  éclaireront  l'histoire  d'hier. 
Elles  serviront  en  outre  d'introduction  à  la  vie  de  demain. 
Un  merveilleux  remueur  d'idées  nous  initie  dans  ce  livre, 


NOTES  813 

comme  dans  sa  collection  du  Pangermanisme  <  et  dans  ses 
récents  articles  de  l'Action  Nationale,  aux  détours  d'une 
politique  sociale  restée  agissante.  Lui  seul  peut-être  connaît 
l'ensemble  des  faits,  lui  seul  les  domine.  Il  est  vraiment  au- 
dessus  de  la  mêlée  pour  l'avoir  traversée  en  y  laissant  un 
sang  généreux,  pour  l'avoir  dominée  d'une  intelligence 
souveraine.  C'est  sur  cette  intelligence  qu'il  faut  insister  ; 
alors  que  la  cervelle  s'oblitère  chez  des  maniaques  dan- 
gereux, un  homme  a  su  alUer  à  la  ferveur  de  l'action  la 
probité  de  l'étude,  à  l'enthousiasme  la  conscience,  à  la  cha- 
leur la  lucidité.  Seuls  des  esprits  ainsi  libres  doivent  nous 
guider  dans  l'élaboration  d'une  nouvelle  civilisation  intel- 
lectuelle et  sociale.  Avec  des  maîtres  comme  Andler,  des 
annonciateurs  comme  Albert  Thierry  2,  des  chercheurs 
comme  Pierre  Hamp,  la  France  y  peut  apporter  une  assez 
belle  inspiration. 

FÉLIX    BERTAUX 


DES  LIVRES  FRANÇAIS  POUR  L'ALSACE. 

Chacun  de  nos  lecteurs  possède  quelques  livres  qui  font 
double  emploi  dans  sa  bibliothèque,  ou  qui  ne  lui  servent  plus, 
ou  simplement  dont  il  peut  se  passer.  Qu'il  les  réunisse  aussi- 
tôt en  paquet  et  qu'il  les  adresse,  soit  par  la  poste,  soit  par 
colis  postal,  à  la  Société  du  Livre  français,  2,  rue  Gailer,  à 
Strasbourg. 

On  sait  avec  quelle  passion  les  Allemands  se  sont  appli- 
qués à  extirper  d'Alsace  la  langue  française,  quels  obstacles 
ils  ont  opposés  aux  cours,  aux  représentations  dramatiques, 
à  toutes  les  occasions  que  l'ingéniosité  alsacienne  s'obsti- 

1.  Édition  Conard. 

2.  Les  Conditions  de  la  Paix  (Ollendorfif), 


8l4  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nait  à  susciter  pour  faire  entendre  à  la  population  la  langue 
de  France.  On  sait  que,  pendant  la  guerre,  sous  peine  de 
prison,  il  a  été  interdit  de  parler  français  dans  la  rue  et  dans 
tout  lieu  public,  et  que  d'innombrables  condamnations  ont 
été  prononcées  de  ce  fait.  Ces  violences  ont  exaspéré  l'Alsace, 
mais  elles  ne  sont  pas,  hélas,  restées  sans  efiet.  Il  importe 
de  donner  à  ceux  qui  ont  été  systématiquement  empêchés 
de  lire  ou  d'entendre  du  français,  l'occasion  de  reprendre,  le 
plus  vite  possible,  contact  avec  notre  langue.  La  Société 
du  Livre  français  s'efforce  de  créer  partout  des  bibliothèques 
populaires.  Les  volumes  de  vulgarisation  y  trouvent  leur 
emploi  aussi  bien  que  les  ouvrages  d'un  caractère  plus 
littéraire  ou  scientifique,  réserves  particulièrement  au 
personnel  enseignant.  Il  est  inadmissible  que  les  hommes  et 
les  femmes  de  cœur  qui  se  dépensent  avec  un  zèle  inlassable 
dans  des  réunions  et  des  cours  du  soir  ne  soient  j^'as  active- 
ment soutenus  par  tous  ceux  qui  peuvent,  si  facilement,  leur 
apporter  une  aide  et  une  preuve  de  sympathie. 


NOTES 


815 


MÉMENTO    BIBLIOGRAPHIQUE 


I.  LITTÉRATURE. 

Gabriele  d'Annunzio  :  Terre  vierge 

La  Renaissance  du  Livre. 

Emile  Bergerat  :  Trente-six  contes  de 

toutes  les  couleurs  ;  Fasquelle. 

Cami  :  Le  fils  des  Trois  Mousquetaires 

L'Edition    française   illustrée. 

CoNAN  Doyle  :  La  Nouvelle  Révélation  ; 

Payot. 

Henri  Duvernois  :  La  bonne  Infortune  ; 
Flammarion. 

Emerson  :  Hommes  représentatifs,  trad. 
Jean  Izoulet  et  Firmin  Roz  ;  Crès. 
André   Gidk    :   Le   Voyage  d'Urien 
Emile-Paul. 

Charles-Henry  Hirsch  :  Le  Craque- 
ment ;  Flammarion. 

Maurice  Level  :  Modo  ou  la  Guerre  à 
Paris  ;  Flammarion. 
Prince  de  Ligne  :  En  marge  des  rêveries 
du  Maréchal  de  Saxe.   Les  Embarras 
Ed.  Champion. 

Longus  :  Daphnis  et  Chloé,  trad.  Amyot, 
avec  illustrations  de  A.  Hofer  ;  Société 
littéraire  de  France. 

Dmitri  de  MÉRÉjKOwsKi  :  Le  roman  de 
Léonard  de  Vinci.   La  Résurrection  des 
Dieux  ;  Calmann-Lévy. 
Baron  de  Mandre  :  Généalogie  complète 
de  la  famille  de  Musset  ;  Ed.  Champion. 


N...  :  La  chanson  d'Aspremont,  chanson 
de  geste  du  xii^  siècle,  publiée  par 
L.  Brandin  ;  Ed.  Champion. 

N...  :  Gautier  d'Apais,  poème  comtois 
du  xiii»  siècle,  publié  par  E.  Faral 
Ed.  Champion. 

Edmond  Pilon  :  Sous  l'égide  de  la 
Marne,  histoire  d'une  rivière  ;  Bossard. 
M.  C.  PoiNSOT  :  Le  cœur  ailé  ;  la  Renais- 
sance du  Livre. 

Ramuz  :  Les  Signes  parmi  nous  ;  Crès. 
Paul  Reboux  :  Josette  ;  Flammarion. 
Marquis  de  Roux  :  Pascal  en  Poitou 
et  les  Poitevins  dans  les  Provinciales  ; 
Ed.  Champion. 

Albert  Samain  :  Aux  flancs  du  vase 
nouvelle  édition  :  Crès. 


II.  —  HISTOIRE,   RELIGION, 
SCIENCES  SOCIALES. 

Otto  Bauer  :  La  marche  au  Socialisme 
trad.  F.Caussy;  Librairie  de  l'Humanité. 
Paul  Gentizon  :  La  Révolution  alle- 
mande ;  Payot. 

Alfredo  Niceforo  :  De  l  inégalité 
parmi  les  hommes  ;  M.  Giard  et  E.  Brière. 
A.-D.  Sertillanges  :  L  Action  sociale 
et  la  vie  surnaturelle  ;  Editions  de  la 
Revue  des  Jeunes. 


LE  GÉRANT  I    GASTON  GALLIMARD 
FONTENAY- AUX- ROSES.       IMPRIMERIE       LOUIS       BELLENAND. 


V 


8i7 


LA  REOUVERTURE  DU 
VIEUX     COLOMBIER 


En  octobre  1913,  le  Vieux  Colombier  se  mettait  au 
travail. 

On  a  d'abord  souri  de  ses  efforts...  Nous  avions  nous- 
mêmes  le  sentiment  profond  de  notre  insuffisance  au 
regard  de  la  tâche  à  laquelle  nous  commencions  de  dévouer 
notre  vie.  Mais  nous  travaillions,  jour  et  nuit,  sans  relâche, 
regardant  devant  nous  notre  idéal  grandir.  C'est  à  la 
continuité  de  notre  labeur,  puis  à  sa  qualité  qu'on  eut 
à  rendre  justice. 

La  ferveur,  le  dévouement,  une  certaine  insouciance 
des  dangers  à  courir,  avaient  inspiré  notre  élan.  Des 
amitiés  sérieuses,  groupées  autour  de  nous  en  nombre 
grandissant,  l'avaient  affermi,  soutenu.  En  mai  1914, 
l'heureuse  réalisation  d'une  comédie  de  Shakespeare, 
la  Nuit  des  Rois,  fit  entrer  le  Vieux  Colombier  dans  la 
notoriété. 


Août  1914  disperse  aux  armées  ou  dans  les  services 
de  guerre  les  jeunes  hommes  de  notre  maison.  Tout 
paraissait  fini.  C'est  alors  que  commence  à  vivre,  de  sa 

52 


8l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vraie  vie  spirituelle,  l'idée  du  Vieux  Colombier.  Ce  que 
la  violence,  la  séparation,  le  deuil  ont  détruit,  la  pensée 
le  reforme.  Où  qu'ils  soient,  en  quelque  condition  qu'ils 
se  trouvent,  les  fondateurs,  les  collaborateurs,  les  amis 
du  Vieux  Colombier  pensent  à  cette  petite  maison 
menacée.  Ils  éprouvent  qu'un  sentiment  commun  les 
unit  entre  eux,  et  les  relie  à  ce  point  du  monde  français. 
Ils  prennent  conscience  d'une  chose  qui  existait,  là.  Une 
chose  plus  belle  peut-être  et  plus  grande  que  nous  n'avions 
nous-mêmes  su  la  voir.  Et  même  après  que  nous  eûmes 
compris  que  la  guerre  serait  longue,  nous  n'avons  point 
renoncé  à  préserver,  nourrir,  fortifier  en  nous  la  foi  qui 
nous  montrait  l'avenir  et  nous  promettait  une  renaissance. 


* 


En  1913,  nous  disions  : 

Le  théâtre  est  aux  mains  des  cabotins  et  des  marchands. 
Tout  ce  qui  le  touche  s'aviht.  Le  vrai  poète  s'y  refuse. 
Le  vrai  public  s'en  détourne.  Une  poignée  de  travailleurs 
convaincus,  que  l'indignation  arrache  à  leur  sohtude 
d'écrivains  et  d'artistes,  vont  essayer  de  servir  l'œuvre 
d'art  au  théâtre.  Ils  n'ont  pour  doctrine  que  leur 
conscience  droite,  leur  désintéressement,  le  respect  de  la 
beauté.  Gardiens  de  la  culture,  ils  veulent  rendre  la  vie 
aux  chefs-d'œuvre  des  maîtres.  Ouvriers  de  l'avenir, 
ils  veulent  que  toute  œuvre  vraiment  neuve  et  sincère 
trouve  ses  interprètes  et  son  public.  Ils  veulent  avant 
tout,  sur  des  fondations  intactes,  élever  im  théâtre 
nouveau  et,  débarrassant  la  scène  de  ce  qui  l'opprime 


LA  RÉOUVERTURE  DU  VIEUX  COLOMBIER  819 

et  la  souille,  remettre  aux  mains  du  créateur,  pour  son 
libre  jeu,  im  instrument  docile. 

* 

*  * 

Aujourd'hui,  cinq  ans  passés,  nous  n'avons  rien  d'autre 
à  dire. 

A  ceux  qui,  depuis  cinq  ans,  nous  demandent  :  que 
ferez-vous  après  la  guerre  ?  nous  avons  eu  la  fierté  de 
pouvoir  répondre  :  nous  continuerons  ce  que  nous  avions 
commencé. 

Nous  avions  fait  déjà  quelques  preuves.  Nous  en  avons 
fait  de  nouvelles,  d'octobre  1917  en  avril  1919,  aux 
Etats-Unis,  où  le  Vieux  Colombier  reçut  mission  de 
représenter,  pendant  deux  ans,  le  théâtre  français. 

Les  mêmes  hommes  se  réunissent  au  même  lieu  pour 
reprendre  un  effort  commun.  Ils  ont  mûri.  Ils  ont 
plus  d'expérience  et  de  raison.  Non  moins  d'ardeur.  Ils 
ont  subi  des  épreuves.  Leur  volonté  n'a  point  fléchi,  ni 
tourné.  Ils  ne  sont  pas  nés  de  la  guerre.  Mais  elle  a  pesé  de 
tout  son  poids  sur  eux,  d'un  poids  dont  ils  ne  seront  jamais 
plus  soulagés.  Elle  les  a  poussés,  mais  dans  le  sens  où 
Hbrement  ils  s'étaient  engagés.  Elle  a  pour  ainsi  dire 
accusé  chaque  trait  de  leur  figure  et  de  leur  caractère. 
Ils  sont  plus  que  jamais  résolus  à  se  donner  tout  entiers 
à  leur  tâche,  pour  l'amour  de  ce  qu'ils  font,  et  pour  la 
grandeur  du  pays. 

* 

*  * 

La  situation  du  théâtre  français  est  pire  à  la  fin  de  1919 
qu'elle  ne  l'était  en  1913-14.  Partout  c'est  le  désarroi 


820  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qui  succède  au  malaise,  la  rébellion  au  dégoût.  D'entre 
ceux-là  mêmes  qui  trop  longtemps  furent  les  complices 
d'une  si  profonde  démoralisation,  des  voix  s'élèvent  p>our 
appeler  un  renouvellement.  Nous  souhaitons  le  succès 
de  ces  volontés  retrempées.  Leurs  œuvres  témoigneront 
de  la  vertu  des  hommes  nouveaux.  Mais,  si  nous  ne  sommes 
plus  seuls  à  protester,  on  voudra  peut-être  se  souvenir  que 
nous  fûmes  les  premiers  à  combattre.  On  voudra  peut-être 
relire  ce  que  nous  écrivions  il  y  a  six  ans.  On  saluera 
peut-être  avec  confiance,  à  l'heure  où  il  reprend  vie,  le 
Vieux  Colombier  dont  toute  l'ambition  est  de  compter, 
dans  ce  grand  changement  du  monde,  comme  une  force 
de  résurrection. 

JACQUES  COPEAU 

*  * 

Le  samedi  8  novembre,  à  i6  heures,  Hôtel  des  Sociétés 
Savantes,  8,  rue  Danton,  se  tiendra  la  première  Réunion 
DES  Amis  du  Vieux  Colombier.  M.  Jacques  Copeau  y 
parlera  de  l'Avenir  du  Vieux  Colombier.  Tous  les  abonnés 
et  lecteurs  de  la  Nouvelle  Revue  Française  sont  cordiale- 
ment invités.  Ils  sont  priés  de  donner  une  réponse,  avant  le 
4  Novembre,  au  Secrétariat  du  Théâtre,  2i,  rue  du  Vieux- 
Colombier. 


DONOGOO-TONKA 

ou 
LES  MIRACLES  DE  LA  SCIENCE 

CONTE     CINÉMATOGRAPHIQ.UE 


NOTE 

Les  parties  du  texte  encadrées  seront  projetées  sur  V écran. 
Tout  le  reste  devra  s'exprimer  par  le  jeu  des  acteurs  et  les 
ressources  de  la  mise  en  scène. 

Sauf  indication  particulière,  dans  le  texte  même,  les  scènes 
devront  se  dérouler  sur  le  rythme  ordinaire  des  événements 
de  la  vie.  On  se  gardera  surtout  de  cette  précipitation  uni- 
forme et  pénible  que  trop  de  gens  semblent  tenir  pour  une 
des  conventions  essentielles  de  l'art  cinématographique. 
Lorsqu'il  y  aura  quelque  doute  sur  ce  point  —  dans  les  scènes, 
par  exeniple,  où  les  seuls  événements  qui  défilent  sont  les 
pensées  des  personnages  —  il  vaudra  mieux  pécher  par  un 
excès  de  lenteur  et  par  un  soin  trop  scrupuleux  à  dégager 
toutes  les  intentions  et  toutes  les  nuances. 


PREMIERE     PARTIE 
1 


Bénin  et  Lamendin  se  ren- 
contrent fortuitement  sur  le 
pont  de  la  Moselle 


A  Paris,  dans  le  port  de  la  Villette,  le  sommet  du  pont 
de  la  Moselle,  en  plein  ciel,  avec  son  horloge. 


822  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Bénin  et  Lamendin,  qui  ont  monté  à  la  rencontre 
l'un  de  l'autre,  sans  se  voir,  se  trouvent  nez  à  nez,  tout 
à  coup. 

Bénin  fait  cent  démonstrations  d'amitié.  Lamendin 
y  répond  ;  mais  son  maintien  demeure  languissant  et 
presque  lugubre. 

Qu'ils  auraient  de  choses  à  se  dire  !  Lamendin  ne  se 
félicite  pas  de  sa  santé,  tant  morale  que  physique.  Il  a 
maigri.  Il  désigne  sa  redingote  trop  large,  le  devant  de 
son  gilet  comme  un  raisin  vidé,  la  ceinture  de  son  pan- 
talon. 

Bénin  constate  et  s'apitoie. 


Une   chopine  de  vin  blanc 
au  Cabaret  de  l'Ambassade 


On  voit  les  silhouettes  de  Bénin  et  de  Lamendin  des- 
cendre les  degrés  du  pont  de  la  Moselle  à  contre-jour  sur 
un  ciel  fin  de  Paris.  La  pensée  de  Bénin  se  dirige  vers  le 
cabaret  de  l'Ambassade,  et  son  doigt  l'indique. 

Ils  arrivent  sur  le  quai,  passent  entre  le  bassin  et  les 
docks,  contournent  des  bâtiments.  Ils  sont  devant 
l'Ambassade. 

Ils  entrent,  s'assoient.  Bénin  commande  une  chopine 
de  vin  blanc.  Lamendin  parsut  accablé.  Il  explique  que 


DONOGOO-TONKA 


823 


«  l'âme  ne  va  plus  ».  Bénin  le  presse  de  questions.  Lamendin 
fait  des  gestes  découragés,  et  avoue  qu'il  était  venu  sur 
le  pont  de  la  Moselle  avec  quelque  dessein  de  se  jeter  à 
l'eau.  Bénin  s'émeut,  s'étonne,  s'indigne.  Voilà  qui  ne 
peut  durer  !  Bénin  vide  coup  sur  coup  deux  verres  de 
vin  blanc.  Il  cogne  la  table  du  poing.  Son  amitié  s'irrite. 

Il  se  croise  les  bras.  Il  hoche  la  tête.  Lamendin  affaissé 
semble  demander  pardon. 

Mais  la  face  de  Bénin  s'éclaire.  Il  se  fouille,  prend  son 
portefeuille,  qui  est  énorme,  y  tâtonne  longuement  et 
finit  par  en  extraire  un  carton  qu'il  secoue  sous  le  nez  de 
son  camarade. 


LE  PROFESSEUR  MIGUEL   RUFISQUE 

Commandeur   du    Christ   de    Portugal 

DIRECTEUR    DE    L' 

INSTITUT    DE    PSYCHOTHÉRAPIE 
BIOMÉTRIQUE 

2h.à6h. 
Lundi,  Mercredi,  Vendredi      iiy.r.  de  Londres. 


D'une  autre  poche,  il  tire  un  autre  portefeuille  non 
moins  bourré,  et  du  portefeuille  un  prospectus  double. 
Sur  la  première  page,  on  lit  : 


AVANT  DE  VOUS  SUICIDER... 

ne  manquez  pas 

de  tourner  cette  page 


824  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

puis,  le  prospectus  ouvert  : 


LE  PROFESSEUR  MIGUEL  RUFISQUE 
117,    Rue    de    Londres ,     117 

SPÉCIALISTE   DU  SUICIDE 

vous  donnera  en  7  jours 
un  amour  violent  de  la  vie 


Sous  le  nez  de  Lamendin,  Bénin  agite  le  prospectus, 
comme  un  mouchoir  imbibé  d'une  essence  ravigotante. 
Lamendin  respire  d'un  souffle  plus  court  ;  mais  il  y  a 
une  trace  de  sourire  autour  de  sa  bouche. 

Bénin  entreprend  l'éloge  du  Professeur  Rufisque  et 
engage  Lamendin  à  l'aller  consulter  au  plus  tôt. 

Ce  que  Lamendin  consent  à  promettre. 


Lamendin  chez  le  Professeur 
Command.  Miguel  Rufisque 


Debout  sur  le  trottoir  de  la  rue  de  Londres,  Lamendin 
considère  la  façade  de  l'Institut  de  Psychothérapie  hionU- 
trique,  qu'annonce  une  large  inscription. 

C'est  un  hôtel  d'une  architecture  nourrie,  avec  un 
soupçon  d'emphase.  Des  voitures  attendent,  rangées. 

Lamendin  pénètre  dans  le  vestibule.  Un  portier  cha- 


DONOGOO-TONKA  825 

marré  l'accueille,  s'enquiert  de  ce  qu'il  désire,  le  mène  à 
un  ascenseur. 

L'ascenseur,  cubique,  tout  en  glaces  biseautées,  semble 
un  énorme  coffre  à  bijoux. 

Deux  étages  de  montée.  Un  autre  vestibule.  Un  valet 
en  bas  blancs.  Lamendin  s'adresse  à  lui.  Le  valet  prend  des 
airs  importants,  lève  les  bras.  Il  sera  très  difficile  de  voir 
le  Professeur  en  personne.  Le  Professeur  est  accablé  de 
clientèle  et  ne  reçoit  que  sur  rendez-vous.  Pour  appuyer 
son  dire,  le  valet  ouvre  la  porte  d'un  vaste  salon  d'attente. 
On  aperçoit  toute  une  perspective  de  clients,  assis,  debout, 
accroupis,  accotés  au  mur,  couplés  dos  à  dos,  bref,  dans 
l'arrangement  le  plus  varié,  mais  témoignant  chacun 
par  sa  posture,  sa  mine  ou  sa  mise,  d'un  mauvais  équi- 
libre des  facultés  de  l'esprit. 

Lamendin  s'approche  de  la  porte.  Il  y  a  je  ne  sais  quoi 
de  fasciné  dans  son  regard  et  peu  de  liberté  dans  sa  marche. 

Il  est  sur  le  seuil  ;  il  s'appuie  au  chambranle  ;  il  penche 
la  tête  vers  le  dedans  du  salon. 

C'est  le  contenu  de  son  regard  qui  s'étale  sur  l'écran  : 
tout  un  vaste  salon,  sans  autres  meubles  qu'un  guéridon 
et  des  sièges,  mais  gonflé  et  craquant  de  délire. 

L'absurdité,  suée  par  tant  de  cervelles,  devient  pal- 
pable. On  commence  à  distinguer  une  sorte  de  vapeur 
très  subtile  qui  se  dégage  des  corps  humains  et  charge 
l'air  peu  à  peu.  Une  femme  surtout,  assise  sur  un  pouf  au 
miUeu  de  la  pièce,  et  vêtue  à  la  façon  des  vieilles  joueuses 
de  Monte-Carlo,  fait  l'office  d'une  puissante  fumerolle. 

Les  objets  eux-mêmes  en  sont  déformés.  Les  pieds  du 
guéridon  se  tordent  et  la  tablette  s'incurve.  Les  murs 
reculent,  et  l'on  croirait  qu'ils  vont  se  mettre  à  tourner. 


826  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Maintenant  c'est  le  visage  de  Lamendin  qui  se  projette. 
Il  exprime  d'abord  un  étonnement  fixe  et  résigné  ; 
puis  de  la  gêne,  une  oppression  ; 
puis  une  sorte  d'épouvante  souriante  ; 
puis  un  consentement  mystérieux  qui  fait  se  ramollir 
la  bouche  et  luire  assez  stupidement  les  prunelles  ; 
puis  une  ivresse  sans  regard. 

Mais  le  valet  le  touche  à  l'épaule. 
Lamendin  se  retourne  d'une  pièce,  se  réveille,   tâte 
ses  poches,  enfin  tire  une  carte. 


H.  P.  BÉNIN 

recommande  très  exceptionnellement 

son  vieil  et  cher  ami  Lamendin  à  la 

savante   attention   du   Prof.    Comm. 

Miguel  Rufisque. 

4,  rue  des  Saules. 


Le  valet  examine  la  carte,  hoche  la  tête,  puis  disparaît 
par  une  petite  porte.  Lamendin  retourne  à  la  contempla- 
tion du  salon  d'attente. 

Le  valet  revient  et  iait  un  signe  discret.  Lamendin  le 
suit.  Un  étroit  couloir  ;  puis  le  cabinet  du  Professeur. 

C'est  une  salle  large  et  haute,  emphe  d'objets  singuhers  : 
appareils  à  cadrans  gradués  ;  cylindres  enregistreurs  de 
toutes  tailles  ;  batteries  de  tubes  rehés  entre  eux  par  des 
tortillons  de  fil  ;  grands  disques  de  verre,  avec  un  secteur 
d'argent  et  un  secteur  d'or  ;  sortes  de  bascules  ;  bobines 
d'induction. 


DONOGOO-TONKA  827 

Spécialement,  un  large  fauteuil  sur  plate-forme,  avec 
un  serre-tête  en  cuivre,  des  appuie-mains  en  cuivre  et  des 
pédales  du  même  métal. 

Du  siège,  du  dossier,  des  bras,  des  pédales,  du  serre-tête, 
partent  des  fils  ou  des  tubulures  souples  qui  aboutissent 
aux  divers  appareils  enregistreurs. 

Un  grand  tableau  noir  sur  chevalet  est  placé  non  loin 
du  fauteuil.  Un  petit  groom  nègre,  vêtu  de  rouge,  se  tient 
à  la  gauche  du  tableau,  ayant  en  main  une  éponge  humide 
et  une  sébille  pleine  de  morceaux  de  craie. 

A  droite,  contre  la  muraille,  un  vaste  meuble,  composé 
de  centaines  de  petits  tiroirs  numérotés. 

Le  Prof.  Miguel  Rufîsque,  en  habit,  le  cou  chargé  d'une 
cravate  de  commandeur  et  d'une  croix  aux  scintillements 
compliqués,  accueille  aimablement  Lamendin  et  lui  fait 
quelques  questions. 

Ensuite  il  l'invite  à  s'asseoir  sur  le  fauteuil.  Lamendin 
obéit,  mais  trahit  quelque  inquiétude.  Tandis  qu'il 
s'assure  que  tout  est  bien  en  place,  le  Professeur  laisse 
tomber  cinq  ou  six  phrases,  touchant  ses  principes  et  sa 
méthode. 

Il  corrige  la  position  des  bras  et  des  pieds  du  patient  ; 
ajuste  le  serre-tête. 


«  Fermez  les  yeux.  Pensez 
fortement.  Et  ne  vous  occu- 
pez pas  de  moi.  » 


Lamendin  ferme  les  yeux,  ramasse  les  traits  de  son 


828  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

visage.  Alors,  peu  à  peu,  l'on  voit  s'ébranler,  s'agiter 
les  aiguilles  des  divers  cadrans.  Elles  oscillent,  tressaillent, 
tardent  plus  ou  moins  à  se  fixer.  Le  Professeur  les  observe, 
puis,  sans  les  perdre  du  regard,  commence  au  tableau  de 
vertigineux  calculs  d'équations.  Il  va  si  vite  que  le  tableau 
s'emplit  en  un  moment  ;  mais  le  groom  est  là,  qui  efface 
non  moins  vite  ;  et,  quand  un  morceau  de  craie,  dans  la 
main  du  Professeur,  casse,  il  en  glisse  prestement  un  autre. 
Parfois  Lamendin  pousse  un  gros  soupir.  Aussitôt  les 
aiguilles  ont  une  secousse  et  plongent  vers  cette  région 
du  cadran  qui  se  dénomme  dans  les  baromètres  :  Grande 
pluie.  Tempête.  Enfin  le  Professeur  Commandeur  reprend 
haleine  et,  au  milieu  du  tableau,  écrit  en  gros  caractères  : 


Po  =  337 

par  excès 


Il  invite  Lamendin  à  ouvrir  les  yeux,  lui  montre  le 
résultat,  que  Lamendin  contemple  assez  sottement  ;  puis 
se  dirige  vers  le  meuble  aux  tiroirs,  et  du  tiroir  337  tire 
une  enveloppe  cachetée  qu'il  remet  à  son  visiteur. 

Ils  se  font  des  politesses.  Lamendin  quitte  le  cabinet, 
tenant  l'enveloppe. 


DONOGOO-TONKA 


829 


4 


L'ordonnance  du  Professeur 
Command.  Miguel  Rufîsque 


Lamendin  sur  le  trottoir,  décacheté  son  enveloppe  et 
en  extrait  une  ordonnance. 


INSTITUT     DE    PSYCHOTHÉRAPIE 
BIOMÉTRIQUE 

y 

CABINET 

DU 
PROF.  MIGUEL  RUFISQUE 

J'ordonne  : 

Vous  trouver  aujourd'hui  même 
carrefour  de  Buci,  à  17  h.  15.  Observer 
attentivement,  à  partir  de  cette  minute, 
les  voitures  de  place  qui  pénétreront 
dans  le  carrefour,  venant  de  la  rue 
Mazarine. 

Compter  seize  voitures  occupées  [les 
vides  restant  hors  compte). 

Quand  la  dix-septième  paraîtra, 
vous  y  précipiter)   vous  y  installer 


830  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


par  tous  les  moyens  ;  mais  autant 
que  possible  avec  courtoisie  et  sans 
violence. 

Exprimer  à  l'occupant,  ou  au 
principal  occupant,  que  ses  protes- 
tations sont  inutiles  ;  qu'il  sera  accom- 
pagné malgré  lui  ;  mais  qu'il  n'a 
d'ailleurs   rien  à   redouter  de  vous. 

Quand  il  se  sera  calmé,  lui  signi- 
fier que  vous  vous  remettez  sans 
réserve  entre  ses  mains  ;  que  vous  le 
suppliez,  que  vous  lui  enjoignez 
même  de  disposer  de  votre  personne 
et  de  votre  vie  à  n'importe  quelle  fin 
et  entièrement  comme  il  lui  plaira. 

Lui  faire  comprendre  que  le  plus 
simple,  pour  lui,  est  d'en  passer  par 
là. 

Insister  d'une  manière  croissante, 
et  jusqu'à  satisfaction. 

Prof.  Com.  Miguel  Rufisque. 


Le  texte  de  l'ordonnance  est  projeté  phrase  par  phrase, 
et  nous  en  pouvons  suivre  l'effet  sur  le  visage  de 
Lamendin. 


DONOGOO-TONKA  83I 


Carrefour  de  Buci 


Lamendin,  sur  le  refuge  du  carrefour,  consulte  sa 
montre  et  guette  les  voitures.  Il  compte  sur  ses  doigts. 
Soudain  il  boutonne  sa  redingote  et  se  précipite. 

La  dix-septième  voiture  est  un  vieux  fiacre  découvert, 
que  traîne  une  rosse  de  couleur  crème.  Un  sexagénaire 
l'occupe.  Il  porte  une  redingote,  des  lunettes,  un  chapeau 
de  paille  noire,  une  Légion  d'honneur  en  papillon.  Une 
serviette  est  posée  près  de  lui.  Il  ht  un  périodique. 

Lamendin  bondit  dans  le  fiacre,  tout  en  saluant  avec 
pohtesse. 

Le  fiacre  oscille  largement.  Le  cocher  jette  un  coup 
d'œil  par-dessus  son  épaule,  puis  retourne  à  ses  pensées. 

Le  sexagénaire  sursaute,  enlève  ses  lunettes,  les  brandit. 
Lamendin  le  supplie  de  n'avoir  aucune  crainte,  met  la 
main  sur  son  cœur,  tombe  à  genoux. 

Le  sexagénaire  crie  :  «  Cocher  !  cocher  !  »  mais  d'une 
voix  sans  doute  fort  grêle,  car  le  cocher,  qui  tout  juste- 
ment se  mouche  du  revers  de  la  main,  paraît  ne  rien 
entendre. 

La  voiture  continue  à  rouler  vers  TOdéon.  On  voit 
gesticuler  les  deux  hommes  en  redingote.  Le  cocher  reste 
calme. 

Les  gestes  s'apaisent.  Les  deux  hommes,  assis  mainte- 
nant l'im  en  face  de  l'autre,  s'essuient  le  front. 


832  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  fiacre  s'arrête  devant  une  maison  ancienne  de  la 
rue  de  l'Estrapade.  Les  deux  hommes  descendent. 

Le  sexagénaire  tente  de  se  débarrasser  de  son  com- 
pagnon. Mais  Lamendin  s'obstine.  L'autre  lève  les  bras 
au  ciel,  pénètre  dans  l'immeuble.  Lamendin  marche  sur 
ses  talons. 


Le  cabinet  de  M.  le  Trouha- 
dec,  Professeur  de  Géogra- 
phie  au   Collège  de  France 


M.  le  Trouhadec,  suivi  de  Lamendin,  ouvre  la  porte 
de  son  cabinet.  Une  vaste  pièce,  de  la  vieille  façon. 
Plusieurs  tables.  Des  bibliothèques.  Des  fichiers.  Des  cartes. 

M.  le  Trouhadec  s'assied  d'un  air  accablé. 

Lamendin  reprend  son  discours.  Il  ne  demande  qu'une 
chose  :  que  M.  le  Trouhadec  veuille  bien  disposer  de  lui, 
corps  et  âme.  Il  le  demande  avec  respect,  mais  aussi  avec 
beaucoup  de  force,  et  ne  saurait  s'accommoder  d'un  refus. 

M.  le  Trouhadec  hausse  les  épaules.  Il  apparaît  qu'il 
tient  son  hôte  pour  un  fou,  inoffensif  peut-être,  mais  très 
importun. 

Puis  il  s'enfonce  dans  ses  pensées. 

Lamendin  se  tait,  regarde  autour  de  lui.  Il  s'avise  de 
la  nature  spéciale  des  choses  qui  sont  là.  Afin  de  se  donner 
une  contenance,  il  s'approche  d'une  carte,  et  prononce 
quelques  mots  aimables  pour  la  géographie  en  général. 


DONOGOO-TONKA  833 

M.  le  Trouhadec  lève  la  tête,  fait  une  sorte  de  ricanement, 
puis  se  plante  devant  Lamendin  en  croisant  les  bras  : 


«  Etes-vous   capable  d'écrire 

des    articles    de    polémique 

dans  une  revue   spéciale  de 

géographie  ?  » 


Lamendin,  plein  de  confusion,  s'en  déclare  incapable  ; 
mais  ajoute  à  cet  aveu  des  paroles  tellement  aimables 
pour  la  géographie  en  général  et  l'expression  de  sentiments 
si  distingués  pour  les  géographes,  que  M.  le  Trouhadec 
en  est  visiblement  touché,  et  commence  à  considérer 
Lamendin  d'un  autre  œil. 

Un  silence.  M.  le  Trouhadec  se  promène  de  long  en  large, 
les  mains  derrière  le  dos. 

Il  s'arrête,  devient  confidentiel  : 


«  Je  n'ai  qu'une  ambition  : 
être  nommé  membre  de 
l'Institut  à  l'élection  de  l'hi- 
ver prochain.  Mes  rivaux, 
hélas  !  font  bonne  garde, 
Vous  allez  voir  ce  qu'on  im- 
prime. » 


53 


834  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  cherche  parmi  les  papiers  qui  couvrent  sa  table 
de  travail  et  tend  à  Lamendin  une  coupure  de  journal. 


SOUS  LA  COUPOLE 

M.  le  Trouhadec  se  porte  candidat 
à  la  succession  du  regretté  F.  Van 
Schooneert.  Il  aurait  quelques  chances 
d'être  élu,  vu  son  âge,  si  les  académi- 
ciens n'avaient  bonne  mémoire,  et  ne 
se  rappelaient  la  ridicule  histoire  de 
Donogoo-Tonka. 

Dans  sa  volumineuse  Géographie 
de  l'Amérique  du  Sud,  parue  il  y  a  dix 
ans,  et  qui  est  son  ouvrage  capital, 
M.  le  Trouhadec  donne  d'abondants 
renseignements  sur  la  ville  de  Donogoo- 
Tonka,  ainsi  que  sur  la  région  aurifère 
dont  elle  forme  le  centre. 

Le  seul  malheur  est  que  la  ville  de 
Donogoo-Tonka  n'a  jamais  existé. 
M.  le  Trouhadec  a  été  la  dupe  de 
quelque  récit  fantaisiste  d'aventurier, 
ou  d'une  invention  d'humoriste. 

La  jobardise  n'est  pas  encore  un  titre 
pour  l'Institut. 


Lamendin  prend  une  mine  de  circonstance.  M.  le  Trou- 
hadec s'approche  d'une  carte  de  l'Amérique  du  Sud, 
pendue  au  mur,  désigne  la  région  du  Tapajoz  qu'il 
tapote  rageusement.  Puis  il  va  à  une  bibliothèque,  saisit  le 
Tome  III  de  son  ouvrage  capital,  l'ouvre  vers  le  milieu. 


DONOGOO-TONKA  835 

et  le  fourre  sous  le  nez  de  Lamendin  avec  toutes  les 
marques  d'un  dépit  qui  ne  se  contient  plus. 

Lamendin  interroge  du  regard  M.  le  Trouhadec.  Le  visage 
du  savant  confesse  sans  ambiguïté  que  Donogoo-Tonka 
n'existe  nulle  part  ailleurs  que  dans  le  Tome  III  de 
l'ouvrage  capital. 

Lamendin  ne  peut  que  hocher  la  tête. 

Les  deux  hommes  restent  silencieux,  méditatifs. 

Lamendin  questionne  timidement  : 


«  Dans  combien  de  temps, 
r élection  ? 

—  Six  mois,  à  peu  près.  » 


Lamendin  réfléchit. 
Puis  : 


«  J'ai  bien  une  idée. 

—  Parlez  ! 

—  Je  pourrais,  d'ici  là,  es- 
sayer de  fonder  la  ville  de 
Donogoo-Tonka,  puisque  je 
crois  comprendre  qu'elle 
n'existe  pas  encore.  » 


M.  le  Trouhadec  et  Lamendin  se  regardent  longuement. 
FIN  DE   LA    PREMIÈRE   PARTIE 


836  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


DEUXIEME     PARTIE 


Lamendin    à    la    recherche 
d'une  commandite  de  vingt- 
cinq  millions 


Lamendin,  fort  correctement  vêtu,  une  serviette  sous 
le  bras,  le  teint  déjà  plus  frais,  arpente  une  rue  du  quartier 
de  la  Bourse. 

Il  s'arrête  devant  une  banque,  envisage  la  façade, 
parcourt  de  l'œil  les  inscriptions  ;  puis  entre  d'un  pas 
assuré. 

Un  petit  vestibule.  Une  salle  publique  avec  des  guichets. 
Lamendin  se  renseigne  auprès  d'un  garçon  galonné.  Le 
garçon  consulte  l'horloge,  fait  un  signe  afïirmatif  et 
indique  le  bureau  directorial. 

Lamendin  se  heurte  à  im  groom.  Brève  attente  entre 
deux  portes.  Lamendin  est  introduit. 

Le  directeur  est  un  homme  obèse,  barbu,  fleuri.  Il 
désigne  un  siège. 

Echange  de  propos  préalables.  Quelques  gestes  vagues 
et  polis  du  directeur. 

Puis  : 


DONOGOO-TONKA  837 


«  En  somme,  mionsieur  le 
Directeur,  l'affaire  se  pré- 
sente ainsi  :  j'ai  besoin  de 
vingt-cinq  millions  pour 
donner  à  la  ville  de  Dono- 
goo-Tonka  toute  l'extension 
qu'elle  mérite  et  qu'elle  n'a 
pas  reçue  jusqu'ici;  et  pour 
mettre  en  valeur  la  merveil- 
leuse région  aurifère  dont 
elle  forme  le  centre.  » 


Le  directeur  paraît  décontenancé,  une  minute,  tant 
par  Ténormité  de  la  prétention  que  par  l'aplomb  de 
Lamendin. 

Puis  il  réclame  des  clartés  sur  l'afïaire.  Lamendin  se 
dépense,  prodigue  les  gestes,  trace  des  figures  dans  le 
vide. 

L'autre  écoute  d'un  air  ambigu  qui  tourne  peu  à  peu 
au  sourire. 

Mais  Lamendin,  le  sourcil  froncé,  la  lèvre  victorieuse, 
frappe  sur  sa  serviette  et  l'ouvre. 


«  Vous  allez  voir,  mon- 
sieur le  Directeur,  ce  que 
pensait,  il  y  a  dix  ans  déjà, 


838  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


de  Donogoo-Tonka  et  de  sa 
région,  le  grand  savant,  l'il- 
lustre professeur  au  Collège 
de  France,  dont  le  génie  ho- 
nore à  la  fois  notre  pays  et 
l'humanité,  j'ai  nommé 
Yves  le  Trouhadec. .  » 


Il  exhibe  le  Tome  III,  ouvert  à  la  page  inoubliable,  et 
le  tend  au  directeur. 

L'autre  lit,  non  sans  quelque  nuance  de  respect,  semble 
même  un  peu  ébranlé,  mais  expose  avec  beaucoup  de 
courtoisie  qu'  «  en  ce  moment  c'est  impossible...  la  banque 
déjà  très  surchargée...  gros  engagements...  évidenament 
très  regrettable...  affaire  à  étudier...  j'en  prends  note... 
laissez-moi  votre  adresse...  on  verra  plus  tard.  » 

Lamendin   se  retire. 

Il  est  de  nouveau  dans  la  rue.  Quelques  pas.  Une  autre 
banque.  Il  y  pénètre. 

La  scène  précédente  se  reproduit,  avec  de  légères 
variantes  et  plus  de  précipitation  dans  les  événements. 
Lamendin  recommence  le  coup  de  la  serviette.  Même 
résultat. 

De  nouveau,  la  rue.  Une  troisième  banque.  Même  scène, 
encore  plus  rapide. 

Ainsi  jusqu'à  une  septième  banque,  avec  une  accélé- 
ration régulière  du  rythme  des  événements,  de  telle  sorte 
que  la  septième  scène  se  déroule  comme  une  vision  de 
noyé. 


DONOGOO-TONKA  839 


Mélancolie  au  café  Biard 


Lamendin  épuisé,  s'affaisse  dans  le  coin  d'un  petit 
bar  Biard.  Il  commande  un  café. 

Son  visage  exprime  d'abord  une  complète  prostration  ; 

puis  le  dégoût,  l'amertume  ; 

puis  une  sorte  d'ironie  ; 

puis  quelque  chose  comme  :  «  Ça  aurait  pu  marcher 
encore  plus  mal  »  ; 

puis  quelque  chose  comme  :  «  Leur  ai- je  envoyé  ça  ! 
Etait-ce  tapé,  mon  boniment  !  » 

puis  :  «  Au  fond,  ces  gens-là  sont  des  andouilles.  Si  j'y 
mettais  le  prix,  je  finirais  par  les  avoir.  » 

puis  une  envie  de  recommencer  la  partie  dans  quelque 
temps  ; 

puis  la  volonté  de  recommencer  tout  de  suite. 

Il  vide  sa  tasse,  paie,  s'en  va. 


Un  homme  sérieux 


Une  rue  étroite,  dans  le  même  quartier.  Une  petite 
banque,  de  maigre  apparence.  Lamendin  y  pénètre. 


840  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  événements  se  développent  à  peu  près  dans  l'ordre 
habituel,  mais  sans  aucune  précipitation. 

Une  différence  est  que  tout  ici,  depuis  la  casquette  du 
garçon  jusqu'à  la  jaquette  du  directeur,  trahit  l'incer- 
titude des  bilans  et  les  crampes  du  coffre-fort. 

Lamendin  s'assoit,  se  présente,  expose,  disserte. 

Le  directeur  écoute  avec  beaucoup  de  patience,  et 
sans  mouvements  de  physionomie. 

Au  point  convenable,  Lamendin  frappe  sur  sa  serviette 
et  exhibe  le  Tome  IIL 

Le  directeur  le  laisse  finir  ;  puis,  sur  un  ton  d'une 
grande  douceur    : 


«  Naturellement,  je  ne 
crois  pas  un  mot  de  tout  ça. 
Mais  comme  vous  m'avez 
Tair  d'une  fine  crapule  et 
que  j'ai  besoin  de  gagner  un 
million  sous  peu  de  jours, 
nous  allons  tâcher  de  nous 
entendre.» 


Quelques  mines  effarouchées  de  Lamendin.  Puis  un 
bon  sourire  de  part  et  d'autre.  Puis  une  cordiale  poignée 
de  mains. 

Ils  échangent  des  propos  de  «  base  »,  se  fixent  un  très 
prochain  rendez-vous,  et  se  séparent,  non  sans  effusions. 


DONOGOO-TONKA  84I 


M.  le  Trouhadec,  dans  son  cabinet  de  travail.  Il  est 
soucieux.  Il  remue  des  papiers,  relit  rapidement  un 
billet,  une  coupure  de  revue,  hoche  la  tête. 

Il  se  lève,  essaie  quelques  pas  ;  mais  irrésistiblement  la 
carte  d'Amérique  le  tire  à  elle.  Son  regard  s'attache  à  la 
région  du  Tapajoz.  C'est  un  regard  fixe,  ardent  et  coléreux. 

Alors,  de  ce  point  de  la  carte,  s'élève  tout  doucement 
une  petite  fumée,  comme  au  foyer  d'une  forte  loupe. 

Mais  on  frappe.  Une  vieille  servante  tend  une  lettre. 


Mon  cher  Maître, 

Vous  voudrez  bien  me  pardonner 
de  vous  avoir  laissé  quelque  temps 
sans  nouvelles  de  moi.  Mais  je  ne 
suis  point  demeuré  inactif,  comme 
vous  allez  le  voir. 

Vous  m'obligeriez  infiniment  en 
acceptant  de  faire,  samedi  prochain  à 
3  heures,  devant  une  petite  assemblée 
de  capitalistes,  une  conférence  scien- 
tifique sur  la  ville  de  Donogoo- 
Tonka  et  sur  les  ressources  minières 
de  la  région  dont  elle  forme  le  centre. 

Je  viens  en  effet  de  fonder,  avec 
un  financier  d'une  grande  ouverture 


842  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


d'esprit,  la  Compagnie  générale  fran- 
co-américaine pour  l'embellissement 
et  l'extension  de  la  ville  de  Donogoo- 
Tonka,  et  l'exploitation  intensive  de 
sa  région  aurifère,  ou  plus  brièvement 
la  Compagnie  de  Donogoo-Tonka. 

Je  suis  en  mesure  de  vous  assurer 
un  cachet  de  fr.  5.000  (cinq  mille 
francs)  pour  votre  conférence. 

Le  texte  de  ladite  conférence  vous 
sera  d'ailleurs  remis  par  mes  soins 
la  veille  au  soir. 

Un  tailleur,  un  chemisier,  un 
chapelier,  un  bottier  iront  aujour- 
d'hui même  prendre  vos  mesures.  Ils 
ont  mes  ordres.  Ne  vous  souciez  de  rien. 

Après  votre  exposé,  mon  ami  Le- 
sueur  contera,  en  une  causerie  fami- 
lière, son  récent  voyage  d'explora- 
tion à  Donogoo-Tonka  et  les  impres- 
sions qu'il  en  rapporte,  c'est-à-dire 
les  impressions  qu'il  n'aurait  pu 
manquer  d'y  avoir,  si  les  circonstances 
ne  l'avaient  retenu  à  Montmartre 
depuis  plusieurs  années. 

Veuillez  croire,  mon  cher  Maître, 
à  mon  dévouement  respectueux. 

O.  Lamendin. 


DONOGOO-TONKA  843 

La  projection  de  la  lettre,  paragraphe  à  paragraphe, 
alterne  avec  la  projection  du  visage  de  M.  le  Trouhadec, 
dont  ainsi  nous  pouvons  saisir  les  moindres  mouvements 
de  physionomie. 


Un     débat     dans     une 
conscience  de   savant 


M.  le  Trouhadec  est  debout,  la  tête  inclinée,  les  mains 
derrière  le  dos,  la  lettre  à  une  main,  pendante. 

Dans  cette  haute  conscience  de  savant,  un  débat 
solennel  s'inaugure. 

Son  visage,  et  parfois  un  mouvement  des  mains,  ou  du 
torse,  ou  des  épaules,  vont  nous  en  révéler  toutes  les 
phases. 

Mais  dès  le  premier  instant,  le  spectateur  doit  pouvoir 
deviner  que  ce  tragique  débat  est  une  frime. 

Au  fond,  bien  au  fond  de  lui-même,  M.  le  Trouhadec 
n'a  pas  la  moindre  hésitation.  Mais  à  la  surface,  c'est 
autre  chose. 

Il  s'interroge  :  «  Où  est  mon  devoir  ?  Car,  il  n'y  a  pas 
à  tortiller,  je  ne  connais  que  mon  devoir,  et  je  ne  ferai 
que  mon  devoir.  » 

«  Mais  le  devoir  n'est  pas  toujours  simple  et  évident. 
Ce  serait  trop  commode.  » 

«  Il  s'agit  en  somme  des  intérêts  de  la  science  et  de 
l'humanité.  Ces  intérêts  sacrés,  de  quel  côté  sont-ils  ?  » 


844  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

«  Sans  doute,  la  vérité,  la  vérité...  avec  un  grand  V 
Une  certaine  forme  de  vérité...  abstraite  !  Une  vérité..- 
théorique ...  Un  fantôme  de  vérité.  » 

«  ...  Il  y  a  aussi  la  vérité, . .  vivante. . .  la  science  créatrice. . . 
créatrice  de  vérité...  Il  y  a  l'humanité...  en  gestation 
incessante...  l'humanité  qui  veut  croître...  qui  veut  cons- 
truire... et  qui  se  moque  de  la  vérité  théorique.  » 

Mais,  derrière  cette  muette  logomachie,  le  spectateur 
doit  apercevoir  clairement  deux  pensées  assez  élémentaires, 
deux  petits  bouts  de  phrases  : 

«  Yves  le  Trouhadec,  membre  de  l'Institut,  » 
et 

«  frs.  5.000.  » 

Au  plus  pathétique  de  cette  crise,  quelqu'un  frappe  à  la 
porte,  et  l'on  voit  entrer,  souriant,  pommadé,  décisif, 
le  maître  tailleur. 


Sur  le  plateau  de  Châlillon, 
Lamendin  dirige  la  prise  de 
vues  photographiques  et  ci- 
nématographiques de  Dono- 
goo-Tonka 


Une  lisière  de  bois.  Lamendin  se  démène,  dans  un 
grouillement  de  personnages  diversement  costumés  : 
indiens  à  plumes,  nègres,  gauchos,  piétons  et  cavaliers 
à  carabines,  boys,  etc. 


DONOGOO-TONKA  845 

Une  perspective  de  cahutes  et  de  baraquements.  Cha- 
riots. Palanquins.  Pousse-pousse. 

Lamendin,  en  redingote,  sue  abondamment.  Il  donne  des 
ordres  aux  figurants  et  aux  opérateurs. 

Il  règle  une  scène  de  pugilat,  avec  coups  de  revolver, 
entre  deux  chercheurs  d'or. 

Mais  le  terrain  n'a  pas  été  bien  nettoyé.  Lamendin 
arrache  un  fragment  de  vase  de  nuit  qui  émerge  trop 
visiblement  et  gâte  l'effet. 

Après  quelques  tâtonnements,  quelques  reprises,  la 
scène  marche.  L'un  des  aventuriers  gît  à  terre.  Des  poli- 
ciers à  cheval  arrêtent  le  meurtrier  et  dispersent  la  foule. 

Lamendin,  satisfait,  distribue  des  féhcitations  et  des 
poignées  de  mains  à  tout  son  monde,  y  compris  le  mort 
qui  se  relève  en  s'époussetant. 


Une  conférence  d'une  haute 
tenue  scientifique 


Une  petite  salle  de  conférences.  Une  cinquantaine 
d'auditeurs  d'aspect  cossu.  Bedons,  barbes,  favoris, 
calvities,  décorations. 

Sur  l'estrade,  M.  le  Trouhadec,  très  représentatif. 

Il  conférencie  avec  chaleur.  Un  écran  est  à  sa  droite. 

L'assemblée  applaudit,  par  instants. 

Des  vues  de  Donogoo-Tonka  sont  projetées  sur  l'écran 
que  M.  le  Trouhadec  désigne  d'une  main  autorisée. 

Nous  n'avons  pas  de  peine  à  reconnaître  les  perspec- 


846  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tives  du  plateau  de  Châtillon,  et  cette  rixe  de  chercheurs 
d'or  qui  coûta  tant  de  sueur  à  Lamendin. 

Mais  les  capitalistes  approuvent  de  la  tête  une  documen- 
tation aussi  impartiale. 

8 


Le  prospectus  delà  Donogoo- 
Tonka 


Au  bas  de  l'escalier  de  la  Bourse,  un  rentier  examine 
un  large  prospectus. 

Les  pages  se  présentent  l'une  après  l'autre. 


COMPAGNIE       GÉNÉRALE 
DE  DONOGOO -TONKA 

Capital  :     25     millions 

ÉMISSION    AU    PAIR 
DE  50.000  ACTIONS  DE  500  Francs 

AU    PORTEUR 

pour   les    travaux    d'embellissement    et 
d'agrandissement    de    la    ville    de 
DONOGOO  -  TONKA 
et  r  exploitation    intensive 
de  la    région    aurifère   de 
DONOGOO  -  TONKA 


Une  seconde  page  offre  deux  vues  : 


DONOGOO-TONKA 


847 


Faubourg  sud^est  de  Donogoo-Tonka. 


Un  champ  aurifère. 

Sur  la  troisième  page,  un  article,  dont  on  ne  distingue 
que  le  titre  : 


DONOGOO-TONKA 

et  sa  Région 

, 

PAR 

YVES   LE 

TROUHADEC              | 

Professeur  au 

Collège 

de  France 

■  -   '                                                                       1 

"••"■  1 

848 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Chaque  page  produit  un  nouvel  effet  sur  le  rentier, 
dont  la  confiance,  imperceptible  d'abord,  grandit  à  vue 
d'œil. 


Une    élection     qu'on 
poche 


a   en 


M.  le  Trouhadec,  au  centre  de  son  cabinet  de  travail. 
Ce  n'est  plus  l'homme  que  nous  avons  connu  dans  un 
mauvais  fiacre.  Sa  mise,  sans  tomber  dans  le  goût  frivole, 
a  pris  un  accent  d'élégance.  Son  regard  est  assuré.  Il 
est  enfoncé  dans  un  excellent  fauteuil.  Une  tasse  de  café 
fume  près  de  lui. 

Il  tient  à  la  main  une  revue  spéciale.  Il  savoure  ligne 
à  Hgne  l'entrefilet  que  voici,  dont  la  projection  successive 
alterne  avec  celle  de  son  visage. 


Samedi  dernier,  une  assistance  d'élite 
comprenant  les  plus  hautes  personna- 
Htés  de  la  finance,  de  la  politique  et  de 
l'industrie  applaudissait  une  savante 
conférence  que  notre  grand  géographe 
Yves  le  Trouhadec  consacrait  à  Dono- 
goo-Tonka  et  à  sa  région. 

Donogoo-Tonka,  on  le  sait,  est  au 
premier  plan  de  l'actualité.  De  puis- 
santes entreprises  vont  donner  à  tout 


DONOGOO-TONKA  849 


ce  territoire  si  riche  d'avenir  un  essor 
incomparable. 

Le  nom  de  le  Trouhadec  restera 
glorieusement  attaché  à  celui  de  Do- 
nogoo-Tonka  ;  car  sans  le  Trouhadec, 
sans  son  admirable  Géographie  de 
l'Amérique  du  Sud,  le  monde  civiHsé 
ignorerait  encore  les  ressources  et 
jusqu'à  l'existence  de  ce  moderne 
Eldorado. 

Vaut-il  la  peine  de  rappeler  que  des 
confrères  envieux  discutèrent  jadis 
âprement  les  assertions  du  maître 
géographe  et  allèrent  jusqu'à  l'accuser 
d'imposture  ? 

De  ces  amertumes,  qu'ont  connues 
tous  les  bienfaiteurs  de  l'humanité, 
une  prochaine  et  triomphale  élection  à 
l'Institut  vengera  Yves  le  Trouhadec. 


10 


La  propagande  de  la  Dono- 
goo-Tonka 


Une  succession  de  tableaux  rapides,  chacun  ne  durant 
guère  qu'une  minute,  nous  montre  la  propagande  de  la 
Donogoo-Tonka,  insidieuse,  foisonnante,  incoercible. 

54 


850  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

1.  Un  gras  quinquagénaire  prend  son  chocolat  du 
matin  dans  une  salle  à  manger  plaisante.  La  bonne  apporte 
le  courrier.  La  première  enveloppe,  en  s'ouvrant,  laisse 
apparaître  le  prospectus  de  la  Donogoo-Tonka.  L'homme 
le  parcourt,  sans  cesser  de  manger  ses  tartines.  Mais 
voilà  que  du  papier,  les  douze  lettres  DonogooTonka 
se  soulèvent,  s'arrachent,  s'échappent  et  se  mettent  à 
trotter,  l'une  derrière  l'autre,  sur  la  table,  comme  une 
bande  de  petites  souris. 

2.  Par  la  vitre  d'un  wagon-couloir,  un  voyageur  aper- 
çoit un  grand  panneau-réclame  fuyant  au  long  d'une 
prairie.  SOCIÉTÉ  DE  DONOGOO-TONKA.  Le  voyageur 
se  retourne  vers  le  dedans  du  wagon  ;  mais  son  regard  n'est 
pas  déhvré  et  partout  où  il  se  pose,  au  plafond,  sur  les 
coussins,  sur  le  tapis,  apparaît  soudain  faiblement,  comme 
dans  la  projection  d'une  lanterne:  DONOGOO-TONKA. 

3.  Un  homme  gravit  les  marches  d'un  escalier  souterrain . 
Sur  la  tranche  de  chaque  degré  :  DONOGOO-TONKA. 
L'inscription,  d'abord  terne  et  neutre,  devient  plus  lui- 
sante, plus  active,  de  marche  en  marche.  A  la  fin  les  lettres 
saillent,  mordent,  brûlent.  L'homme  tourne  à  demi  la 
tête,  et,  à  travers  le  crâne  qui  cesse  d'être  opaque,  l'on 
devine  la  cervelle,  marquée,  comme  l'épaule  d'un  bagnard, 
de  douze  petites  lettres  grésillantes. 

4.  Une  vieille,  crasseuse  étude  de  notaire,  dans  un  fond 
de  province.  Un  croquant  cossu  demande  des  conseils  au 
digne  officier  ministériel  qui  saisit,  parmi  les  papiers  de  sa 
table,  le  prospectus  de  la  Donogoo-Tonka  et  se  met  à  le 
tapoter  gravement.  Mais  soudain,  sous  le  choc  du  doigt, 
le  prospectus  lâche  un  louis  d'or,  puis  un  autre  ;  et  ainsi 
à  chaque  coup.  Peu  à  peu  le  prospectus  se  gonfle,  s'arron- 


DONOGOO-TONKA  851 

dit,  se  remplit,  prend  la  forme  d'une  poule,  que  le  cro- 
quant émerveillé  regarde  pondre. 

5.  La  porte  d'une  cour  dans  une  ferme  normande.  Une 
femme  guette  le  facteur.  Il  arrive,  tend  une  enveloppe  que 
la  femme  décacheté.  Un  prospectus  se  déploie,  se  soulève, 
s'envole  doucement,  comme  un  oiseau  miraculeux,  et 
voilà  qu'au  ciel,  sur  un  beau  nuage  rond,  l'on  peut  lire  en 
lettres  couleur  de  soleil  couchant  :  DONOGOO-TONKA. 

6.  Un  marché,  dans  un  bourg  vendéen.  Paysans, 
bestiaux,  volailles.  Un  arbre  au  tronc  énorme,  contre 
quoi  un  homme  colle  une  affiche.  L'affiche  reproduit  en 
gros  caractères  la  première  page  du  prospectus.  Les  gens 
s'attroupent.  Le  mouvement  du  marché  se  ralentit  et 
se  trouble.  L'affluence  devient  volumineuse,  pressante. 
Il  s'y  mêle  des  bêtes  à  cornes,  des  cochons,  des  volailles  ; 
tout  cela  fasciné. 

Peu  à  peu,  la  lumière  se  brouille.  Les  choses  d'alentour 
fondent  et  se  simpHfient.  L'arbre,  insensiblement,  se 
dépouille,  se  transforme  en  un  fût,  en  une  colonne  vibrante, 
et  ne  dirait-on  pas  que,  dans  une  sorte  de  lande  déserte, 
une  colonne  de  feu  marche  en  avant  d'une  immense 
foule  faite  de  paysans,  de  bêtes  à  cornes,  de  cochons  et 
de  quelques  volailles  ? 

7.  Un  petit  théâtre,  dans  une  ville  du  Midi.  Le  rideau 
s'abaisse,  bordé  de  réclames  locales.  Mais  au  centre  s'étale 
une  reproduction  de  la  première  page  du  prospectus,  entre 
la  vue  de  la  rue  principale  et  celle  d'un  champ  aurifère. 

D'abord  les  gens  sont  distraits,  les  âmes  disséminées. 
Puis  Donogoo-Tonka  s'installe  dans  les  regards,  les  sou- 
met, les  fixe.  Toutes  les  têtes  sont  maintenant  tournées 
vers  l'inscription. 


852  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Puis  les  bustes  se  tendent,  s'étirent,  font  saillie  hors 
des  loges  et  des  galeries.  On  croit  voir  des  centaines  de 
gargouilles  grandissantes. 

Puis  c'est  l'ossature  même  du  théâtre  que  l'on  ne  sait 
quoi  travaille.  A  coup  sûr  l'espace  diminue  entre  les  gra- 
dins et  le  rideau.  La  courbe  des  galeries  rentre,  s'affaisse  ; 
comme  si  quelqu'un,  ayant  terrassé  le  théâtre,  l'écrasait 
lentement  sous  son  genou. 

8.  Les  scènes  qui  viennent  d'être  projetées  successive- 
ment reparaissent  côte  à  côte  et  se  poursuivent  ainsi 
pendant  quelques  secondes,  siu:  im  rythme  accéléré. 


11 


Les  bureaux  de  la  Donogoo- 
Tonka 


Une  façade  sur  les  grands  boulevards. 

Un  vestibule.  Un  groom  rouge  ;  en  lettres  d'or,  DONO- 
GOO-TONKA  sur  sa  casquette-  Un  ascenseur. 

Le  premier  étage.  Une  majestueuse  double  porte. 

Une  salle,  avec  des  guichets,  des  tables,  des  banquettes, 
du  public. 

Un  vaste  cabinet  directorial.  Dans  un  fauteuil  de  cuir, 
Lamendin,  vêtu  comme  Edouard  VII,  fume  un  cigare  de 
sept  francs  soixante-quinze. 

Il  écoute  un  solUciteur  qui  se  répand  en  paroles.  Il 
réplique  parfois  d'une  phrase  courte,  que  l'autre  accueille 


DONOGOO-TONKA  853 

avec  un  sourire  obséquieux  et  à  quoi  il  accroche  quelque 
nouveau  développement. 

Lamendin  s'imagine  faire  son  métier  de  directeur  et 
prêter  une  attention  correcte  aux  propos  qu'on  lui  tient. 
Certes,  son  attitude  est  courtoise,  et  l'extérieur  de  sa 
pensée  n'est  pas  sans  contact  avec  celle  de  l'homme.  Mais 
presque  tout  lui-même,  à  son  insu,  forme  un  carrefour 
nocturne.  Mainte  vision,  à  peine  saisissable,  y  tournoie, 
ou  le  traverse,  puis  s'évanouit. 

Nous  en  avons  le  sentiment  ;  car  sur  l'écran,  autour 
de  sa  tête,  se  devine  une  circulation  de  songes,  où  nous 
pouvons  reconnaître  : 

le  pont  de  la  Moselle  ; 

un  recoin  de  bar  Biard  ; 

le  cabinet  du  Professeur  Commandeur  Miguel  Rufisque  ; 

Bénin,  près  d'une  chopine  de  blanc,  cognant  du  poing 
la  table  ; 

le  Trouhadec  devant  une  carte  d'Amérique  ; 

im  couloir  particulièrement  sévère  dans  une  banque  de 
tout  repos. 


FIN    DE    LA    DEUXIÈME    PARTIE 


854 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


TROISIEME     PARTIE 


1 


Les  aventuriers  sans  emploi 

du  monde  entier  entendent 

parler  de  Donogoo-Tonka  et 

de  ses  champs  d'or 


A  Marseille 


Une  rue  du  vieux  port,  devant  un  cabaret  à  matelots. 

Au  bord  de  la  chaussée,  les  pieds  dans  des  épluchures, 
trois  individus  poursuivent  un  entretien  animé.  L'un 
d'eux  tient  un  papier  dont  le  texte,  visiblement,  fournit  la 
matière  de  son  éloquence.  Une  fille  en  chemise  verte  se 
penche  par-dessus  son  épaule.  Nous  apercevons  avec  elle 
le  prospectus  de  la  Donogoo-Tonka  et  l'article  d'Yves  le 
Trouhadec. 

2 


A  Naples 


Le  port  marchand,  tout  près  de  l'Immacolatella  vecchia. 
On  décharge  un  cargo.  Une  charrette,  attelée  d'un  âne, 
d'un  cheval  et  d'un  bœuf  attend  qu'on  l'emplisse.  Quelques 


DONOGOO-TONKA  855 

débardeurs  ont  interrompu  leur  travail  pour  écouter 
une  petite  fripouille,  mince  et  brune,  parler  d'un  pays 
magnifique  où  il  sufl&t  de  se  baisser  à  terre  pour  ramasser 
des  poignées  d'or. 


A  Londres 


Une  des  plus  fumeuses  tavernes  de  Commercial  Road, 
à  deux  pas  de  Stepney  Station.  Autour  d'une  table  rectan- 
gulaire, une  douzaine  d'hommes,  fort  divers  de  mises  et 
de  mines,  braillent,  discutent.  Sur  la  table,  avec  un  bout 
de  charbon,  ils  tracent  des  plans,  des  cartes,  des  itinéraires. 
Ils  font  sui-  leurs  doigts  et  recommencent  des  comptes 
compHqués. 


A  Porto 


Sur  la  plate-forme  du  tram  qui  va  de  la  Praça  de  Dom- 
Pedro  à  la  Estaçao  del  Leste.  Un  voyageur  bedonnant 
développe,  en  même  temps  que  le  plus  agréable  sourire, 
ses  vues  sur  l'émigration  et  les  entreprises  lointaines.  Il 
semble  dire  :  «  Moi,  je  ne  suis  plus  assez  jeune...  Mais  si 
j'avais  vingt  ans  !...  »  De  ses  doigts  replets  qu'ornent  des 
bagues  il  ouvre  un  portefeuille  et  il  en  extrait  avec  une 
lenteur  soigneuse  le  prospectus  de  la  Donogoo-Tonka. 
On  devine  qu'il  ajoute  :  «  Voilà  l'avenir...  Pauvre  Portugal  ! 
Où  est  l'antique  audace  de  tes  enfants  ?  »  Trois  autres 
voyageurs  l'écoutent,  bouche  bée.  Le  conducteur  du  tram 


856 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


captivé  lui-même  en  oublie  de  donner  le  signal  du  départ, 
ce  dont  les  gens  de  l'intérieur  s'impatientent. 


A  Amsterdam 


A  l'entrée  d'un  pont  mobile,  dans  le  quartier  des 
diamantaires.  Une  péniche  bien  coloriée  pèse  sur  le  canal 
étroit. 

Un  groupe  d'individus,  debout,  accroupis,  chevauchant 
ime  borne,  accoudés  à  une  rampe.  Ils  fument  des  pipes  ou 
de  gros  cigares.  L'un  d'eux,  à  plat  ventre  sur  le  pavé, 
désigne  des  choses  au  centre  d'une  carte  qu'il  a  étalée 
devant  lui.  On  l'écoute  et  l'on  regarde,  sans  mot  dire. 


A  San  Francisco 


Un  bar  automatique,  prodigieusement  reluisant.  Des 
gens  qui  boivent  ou  qui  mangent,  debout.  Dans  un  angle, 
un  groupe  expédie  une  conversation  à  la  fois  discrète  et 
mouvementée. 


A  Singapour 


La  terrasse  d'un  café,  sous  une  tente.  Un  garçon  chinois 
arrose  le  sol.  Quatre  coloniaux  défraîchis  devisent  mysté- 
rieusement autour  d'un  guéridon.  Ils  se  taisent  quand  le 


DONOGOOTONKA  857 

garçon  ou  quelque  client  passe  près  d'eux.  Le  prospectus 
de  la  Donogoo-Tonka  est  plié  sur  une  soucoupe. 

8.  Les  scènes  précédentes  reparaissent  toutes  à  la  fois, 
et  se  poursuivent  ainsi  une  fraction  de  minute,  sur  un 
rythme  plus  hâtif. 


L'ère  des  difficultés 


Un  restaurant  au  Bois  de  Boulogne,  vers  la  fin  du  jour. 

Lamendin  et  le  banquier,  son  associé,  dînent  en  plein 
air,  à  une  petite  table  galamment  servie. 

Ils  paraissent  gais  et  bavardent. 

Mais  l'on  devine  que  le  banquier  a  quelque  chose  d'im- 
portant à  dire  et  ne  cesse  d'y  penser,  derrière  ses  propos. 

Il  y  a  non  loin  d'eux  un  massif  d'arbustes,  dans  la 
pénombre. 

Tandis  qu'il  prononce  des  riens,  le  banquier,  parfois, 
laisse  son  regard  se  perdre  du  côté  de  ces  profondeurs,  où 
l'on  ne  sait  quoi  de  confus  semble  alors  se  tracer  :  quelque 
chose  d'aussi  vague  que  le  visage  de  la  lune,  une  sorte  de 
mappemonde  imaginaire. 

Lamendin,  d'abord  insouciant,  est  peu  à  peu  saisi  par 
le  faisceau  de  cette  pensée  silencieuse.  Lui  aussi,  entre 
deux  phrases,  regarde  vers  les  arbustes.  Il  soupçonne,  puis 
à  chaque  nouveau  regard  déchiffre  mieux  l'allusion  que 
l'esprit  du  banquier  projette  sur  les  ténèbres. 

On  ne  peut  s'y  tromper  :  cette  forme  noirâtre,  c'est 


858  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'Amérique  du  Sud,  qui  fait  gros  dos,  pleine  de  secrets  et 
de  malices.  Et,  sur  la  droite,  la  brave  Europe,  où  l'on  est 
si  bien.  Entre  elles  deux,  l'Océan,  d'une  étendue  si  exces- 
sive ;  une  manière  de  trait  ou  de  fil,  à  travers  l'Océan, 
comme  la  corde  de  l'acrobate,  et  là-dessus,  un  petit 
bateau  qui  n'arrivera  jamais. 

Les  deux  hommes  finissent  par  se  regarder  en  face.  Le 
banquier  rigole,  fait  des  gloussements.  Lamendin.  le  plus 
piteux  sourire. 

Maintenant,  ils  parlent,  et  l'on  sent  que  leur  pensée  est 
revenue  dans  leurs  paroles. 

Le  détail  de  leur  conversation  nous  échappe,  mais 
nous  comprenons  que  le  banquier  dit  à  peu  près  ceci  : 

«  C'est  charmant  de  dîner  au  Bois  de  Boulogne,  et  on 
aurait  tort  de  se  faire  de  la  bile.  Pourtant,  ça  ne  suffit  pas 
à  justifier  l'émission  de  50.000  actions  de  500  francs  au 
porteur.  Mon  petit,  il  va  falloir  en  mettre  un  coup.  Je  me 
sentirai  plus  tranquille  quand  vous  m'aurez  envoyé  une 
vraie  photographie  des  premières  cahutes  de  Donogoo- 
Tonka.  Je  ne  vous  demande  pas  de  reconstruire  San- 
Francisco,  ni  de  m'expédier  chaque  mois  une  cargaison 
de  pépites.  Mais  il  faut  que  vous  partiez.  » 

Lamendin  ne  peut  que  répondre  : 

«  Evidemment  !  Il  faudra  bien  finir  par  là  !  Il  faudra 
bien  finir  par  fonder  cette  sacrée  ville  d'apaches  dont  le 
monde  se  passe  si  facilement  !  Si  au  moins  ce  vieil  idiot 
de  le  Trouhadec  l'avait  fourrée  dans  un  endroit  possible  ! 
A-t-on  idée  ?  C'est  une  gageure  !  Au  fin  fond  du  Brésil  ! 
Tout  au  bout  de  ce  Tapajoz  de  Dieu  !  Ça  ne  lui  coûte  rien 
à  lui  !  Il  y  en  aurait  bien  mis  une  douzaine  !  » 

Nous  n'avons  pas  trop  de  peine  à  suivre  leurs  propos. 


DONOGOO-TONKA  859 

car,  par  moments,  la  pensée  est  si  intense  qu'elle  devient 
visible.  Il  se  forme  autour  de  leurs  têtes  des  fantômes 
fugitifs,  que  nous  avons  juste  le  temps  de  reconnaître. 
C'est  un  navire  sur  une  mer  sans  limites,  ou  une  forêt 
déserte  au  bord  d'un  fleuve  torrentueux,  ou  le  Trouhadec 
pérorant  devant  une  carte. 

Le  banquier  prodigue  à  Lamendin  des  paroles  encou- 
rageantes, affectueuses  ;  il  lui  verse  une  coupe  de  Cham- 
pagne. 

Il  y  a  de  l'héroïsme  dans  la  façon  dont  ils  trinquent. 

Le  banquier  insiste  pour  payer  l'addition. 


Les  aventuriers  se  décident 


Les  scènes  de  Marseille,  Naples,  Londres,  Porto,  Ams- 
terdam, San-Francisco,  Singapour,  sont  de  nouveau  pro- 
jetées simultanément.  Les  personnages  sont  les  mêmes. 
Mais  la  conversation  a  fait  un  pas  décisif.  Il  passe  des 
gestes  qui  signifient  :  «  Entendu  !  »,  «  Comptez  sur  moi  !  », 
«  Je  suis  votre  honame  »,  ou  :  «  Rendez-vous  demain  », 
ou  :  «  Donnez-moi  votre  adresse  ». 

On  inscrit  des  noms  sur  des  carnets  et  des  bouts  de 
papier. 


86o  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

4 


Lamendin  prépare  son  expé- 
dition 


Lamendin,  dans  son  cabinet  directorial.  Des  cartes, 
des  plans,  des  guides  couvrent  le  sol,  les  tables  et  les  murs. 
Lamendin  marche,  s'arrête,  s'accroupit,  se  hausse  sur  la 
pointe  des  pieds,  grimpe  sur  un  escabeau.  Il  applique  des 
règles,  pousse  des  curvimètres.  Il  oriente  les  cartes  à  l'aide 
d'une  boussole.  Il  plante  de  petits  drapeaux. 


Les  aventuriers  en  route 


Les  scènes  sont  d'abord  successives  ;  puis  simultanées. 

1.  A  Marseille,  vers  le  fond  de  la  JoHette.  Un  bateau 
d'émigrants  en  partance  pour  l'Amérique  du  Sud.  Des 
honames  hâves  s'embarquent.  On  retire  la  passerelle 
derrière  eux. 

2.  A  Lisbonne,  le  Caes  do  Sodré.  Un  bateau  décolle 
lentement  du  quai.  Des  adieux  s'échangent  entre  la  terre 
et  le  navire. 

3.  Un  train  qui  roule,  une  douzaine  de  lieues  après 
Guadalajara.  Des  hommes  silencieux  fument  sur  la  plate- 
forme d'un  wagon.  Le  lac  de  Chapala  scintille  à  perte  de 
vue. 


DONOGOO-TONKA  S6l 

4.  Le  fond  d'un  fleuve  desséché,  l'on  ne  sait  pas  trop 
où,  mais  peut-être  bien  dans  le  Honduras.  Il  n'y  a  pas  de 
chemin.  Quatre  mauvais  mulets,  accablés  sous  un  charge- 
ment disparate,  marchent  à  la  file  dans  le  lit  même  du 
fleuve.  Une  demi-douzaine  d'aventuriers  les  escortent. 

5.  Trois  cavaliers  armés,  et  de  sombre  mine,  sur  une 
lande,  au  soir  tombant.  De  gros  paquetages  en  selle.  Il 
dépasse  des  manches  d'outils. 

Les  cavaliers  examinent  une  petite  bourgade,  que  l'on 
aperçoit  à  l'horizon,  sur  un  renflement  crayeux,  et  que  le 
couchant  éclaire  encore. 

Chaque  fois,  malgré  le  changement  de  costume,  d'allure, 
de  situation,  nous  parvenons  à  reconnaître  certaines  des 
physionomies  que  nous  avions  remarquées  à  Naples,  à 
Londres,  ou  ailleurs.  Et  quand  par  hasard  les  têtes  se 
tournent  vers  nous,  nous  avons  l'impression  qu'eux  aussi 
ils    nous    reconnaissent. 


Lamendin  recrute  quelques 
pionniers  à  Montmartre 


Lamendin,  accompagné  de  Lesueur,  entreprend  une 
tournée  à  Montmartre  et  à  Montparnasse.  Il  lui  faut, 
pour  son  expédition,  quelques  hommes  sûrs  et  sympa- 
thiques, et  que  l'idée  même  de  travailler  à  l'embellisse- 
ment d'une  ville  tout  juste  probable  ne  soit  pas  de  nature 
à  déconcerter. 


862  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  deux  amis  se  rendent  d'abord  place  du  Tertre. 
Nous  les  voyons  qui  pénètrent  chez  Bouscarat.  Ils  y 
trouvent  trois  ou  quatre  camarades  qui  sont  de  loisir. 
Lamendin  les  interroge  avec  bienveillance  siur  leur  santé, 
leurs  occupations  et  leurs  projets. 

Il  leur  demande  s'ils  ne  s'ennuient  pas,  si  Montmartre 
n'est  pas  un  peu  étroit,  la  place  du  Tertre  un  peu  égale. 

Que  penseraient-ils  d'un  voyage.,,  au  Brésil  ?  Traversée 
magnifique  !  Les  rades  !  Les  villes  !  Les  fleuves  !  Les 
forêts  !  Donogoo-Tonka  ! 

«  L'argent  ?  Ne  vous  en  souciez  pas  !  Puisque  l'on  vous 
invite  !...  Et  dépêchez- vous  d'accepter,  car  les  places 
seront  bientôt  prises.  » 

Vraiment,  ils  n'ont  pas  d'objections  préparées.  Et  ils 
n'espèrent  pas  en  découvrir,  à  cause  de  la  chaleur  et  de 
la  fatigue.  Pourquoi  faire  des  façons  ?  Ils  acceptent. 

Les  voici  qui  sortent  de  chez  Bouscarat  à  la  suite  de 
Lamendin  et  de  Lesueur. 

Tous  franchissent  le  seuil  de  Spielmann. 

Lamendin  avise  quelques  âmes  désœuvrées  et  peu 
défendues  qu'il  a  tôt  fait  de  réduire. 

La  petite  troupe  s'augmente.  Les  premières  recrues 
travaillent  elles-mêmes,  par  leurs  propos  et  leur  seule 
présence,  à  la  capture  des  autres. 

Un  rassemblement  général  des  Pionniers  se  fait  dans 
le  jardin  de  chez  Catherine.  On  apporte  des  pichets  et 
des  verres.  Lamendin  prononce  quelques  mots.  Les  Pion- 
niers boivent  quelques  verres. 


DONOGOO-TONKA  863 


Un  grand  atelier  de  sculpteur  à  Montparnasse.  Lamen- 
din  dirige  l'équipement  des  Pionniers.  Ce  ne  sont  par 
toute  la  salle  qu'essais  de  bottes,  de  jambières,  de  leg- 
gins,  de  vestons  de  cuir,  de  chapeaux  cow-boy,  de  ban- 
doulières, manœuvres  de  rifles,  de  couteaux  à  virole  et 
de  pistolets  ^  répétition.  Dans  im  coin,  trois  pionniers 
apprennent  à  monter  une  tente. 

Pas  trace  de  sourire  sur  les  visages,  bien  au  contraire  : 
ils  expriment  le  sérieux,  la  concentration,  le  sentiment  des 
responsabilités,  et  par-dessus  tout  l'idée  que  c'est  bigre- 
ment difiicile  de  faire  des  métiers  pareils. 


8 


Première  revue  des  Pionniers 
sur  le  plateau  de   Châtillon 


Ce  morceau  du  plateau  de  Châtillon  que  nous  connads- 
sons  déjà.  La  mise  en  scène  de  l'autre  fois  subsiste  encore, 
mais  a  pris  une  apparence  assez  piteuse.  Il  a  dû  pleuvoir 
là-dessus.  Les  constructions  de  Donogoo-Tonka  sont  à 
demi  effondrées  ;  les  palanquins  et  les  pousse-pousse  ne 
forment  plus  qu'un  tas  de  débris. 

Mais  il  n'importe.  L'affaire  n'est  pas,  pour  le  moment, 
de  donner  aux  actionnaires  de  la  Donogoo-Tonka  une 
documentation  véridique  et  saisissante.  Il  s'agit  de  passer 
les  Pionniers  en  revue  dans  leur  tenue  de  départ. 


864  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

La  cérémonie  a  lieu  entre  intimes.  Pourtant  Lamendin 
a  voulu  l'empreindre  de  quelque  solennité. 

Au  premier  plan  et  à  droite,  sur  une  petite  estrade 
sont  assis  : 

Le  Professeur  Yves  le  Trouhadec,  à  la  place  d'honneur  ; 

à  sa  droite,  le  Professeur  Commandeur  Miguel  Rufisque  ; 

à  sa  gauche,  le  banquier  ; 

de  part  et  d'autre,  Lesueur,  Bénin  et  quelques  amis. 

Les  Pionniers,  au  nombre  de  vingt-quatre,  sont  rangés 
sur  deux  lignes  au  fond  du  terrain. 

En  face  de  l'estrade,  une  fanfare  de  huit  exécutants. 

Lamendin,  qui  vient  de  s'entretenir  avec  les  personna- 
lités de  l'estrade,  se  dirige  vers  les  Pionniers. 

Il  a  gardé  sa  redingote,  d'une  coupe  excellente.  Mais 
l'effet  en  est  tout  autre  que  d'habitude  ;  car  il  l'a  serrée 
à  la  taille  dans  un  fort  beau  ceinturon  de  cuir,  et  il  porte 
une  casquette  qui  pourrait  être  d'amiral.  Il  tient  une 
canne  de  jonc. 

On  le  voit  qui  inspecte  rapidement  ses  hommes.  Puis 
il  se  place  devant  eux,  donne  un  ordre. 

Les  Pionniers  sur  deux  rangs  de  douze  s'ébranlent, 
tandis  que  la  fanfare  rompt  les  chiens. 

Alors  le  Professeur  Yves  le  Trouhadec,  son  chapeau  de 
soie  à  la  main,  se  lève.  Le  Professeur  Commandeur  Miguel 
Rufisque  rimite,ainsi  que  touteslespersonnalitésprésentes. 

Les  Pionniers,  conservant  un  alignement  impeccable, 
s'avancent  derrière  leur  chef.  A  la  hauteur  de  la  tribune, 
leurs  têtes  se  tournent  d'un  seul  mouvement  vers  les 
personnalités  qui  éclatent  en  bravos. 

Il  y  a  une  minute  d'émotion  indescriptible  ;  les  plus 
sceptiques  sentent  leur  gorge  se  serrer. 


DONOGOO-TONKA  865 


Les  Aventu  riers  à  la  recherche 
de  Donogoo-Tonka 


Projections  su'^cessives,  puis  simultanées. 

1.  La  place  principale  de  Cuyaba.  Une  de  nos  bandes 
d'Aventuriers  vient  d'y  faire  halte.  Huit  compagnons, 
avec  des  bêtes  de  somme. 

Les  Aventuriers,  visiblement,  sont  perplexes.  Ils  ont 
des  cartes  à  la  main.  Ils  discutent  ;  pour  un  peu,  ils  se 
querelleraient. 

Ils  interpellent  des  habitants,  les  interrogent  d'une 
manière  pressante.  Personne  ne  peut  leur  répondre.  Même 
un  vieillard,  d'aspect  très  honorable,  n'a  jamais  entendu 
parler  de  Donogoo-Tonka. 

2.  Une  autre  bande,  au  carrefour  de  deux  chemins, 
dans  un  pays  forestier.  Quelques  huttes  d'indigènes.  Les 
Aventuriers  palabrent  avec  les  Peaux-Rouges.  Ceux-ci 
affirment  qu'ils  ne  connaissent  point  ce  dont  on  leur  parle. 
Les  Aventuriers  soupçonnent  que  les  indigènes  ont  quelque 
intérêt  à  mentir.  Ils  insistent...  Ils  promettent  des  cadeaux. 
Mais  les  autres  font  de  grands  serments.  Ils  paraissent 
sincères.  Donogoo-Tonka  ?  Non,  vraiment.  Ils  ne  savent 
pas  ce  que  c'est. 

Les  Aventuriers  sont  désespérés. 

3.  Une  autre  bande  arrive  au  bord  d'un  fleuve  où 
trempe  une  immense  forêt.  Les  Aventuriers  s'arrêtent. 
Ils  traînent  avec  eux  un  jeune  garçon  qui  leur  sert  de 
guide,  bien  malgré  lui,  semble-t-il. 

55 


866  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ils  le  poussent  au  milieu  d'eux  ;  ils  le  rudoient. 
«  Vas-tu  nous  dire  où  loge  ce  sacré  pays  ?  » 
Le  jeune  garçon  proteste  de  son  ignorance  et  fond  en 
larmes. 


10 


Nous  apercevons  brièvement  la  fin  de  la  cérémonie, 
sur  le  plateau  de  Châtillon.  Tout  le  monde  est  groupé 
autour  d'une  vaste  table  chargée  de  rafraîchissements  et 
de  munitions  de  bouche.  Les  Personnalités  et  les  Pionniers 
forment  une  confusion  amicale.  Yves  le  Trouhadec,  gagné 
par  l'esprit  du  Champagne,  porte  de  nombreux  toasts  et 
trinque  spécialement  en  l'honneur  de  la  psychothérapie 
biométrique.  A  quoi  le  Professeur  Commandeur  Miguel 
Rufisque  sait  répondre.  Un  petit  soleil  d'Ile-de-France 
préside. 

11 


Quelques  Aventuriers,  lassés 

de  leur  recherche,   décident 

de     s'établir   là    où     ils    se 

trouvent 


Vers  la  fin  du  jour,  une  plaine,  mal  couverte  d'une  végé- 
tation clairsemée.  Des  hauteurs  boisées  ferment  l'horizon. 
Une  mince  rivière  coule  sur  la  gauche. 

Une  troupe  d'Aventuriers.  Nous  avons  dû  voir  ces 


DONOGOO-TONKA  867 

têtes-là  du  côté  de  Commercial  Road.  J'en  compte  bien 
une  douzaine,  et  leur  équipage  est  importaient  :  plusieurs 
mulets,  de  volumineux  bagages,  deux  chiens. 

Tous  semblent  harassés  et  de  méchante  humeur. 

Ils  ont  une  discussion  suprême  dont  il  est  facile  de 
deviner  le  sens. 

«  A  quoi  bon  chercher  plus  longtemps  ?  C'est  une 
histoire  stupide.  Nous  finirons  par  épuiser  nos  provisions 
et  par  crever  de  faim.  Donogoo-Tonka  ?  Une  fichue  plai- 
santerie !  » 

Les  uns  parlent  de  retourner  à  la  côte.  Mais  un  grand 
maigre  donne  son  avis  avec  véhémence  : 

«  Retourner  ?  Jamais  de  la  vie.  Nous  sommes  éreintés. 
Les  bêtes  aussi.  Et  puis,  qu'est-ce  que  nous  deviendrons, 
une  fois  là-bas  ?  Moi,  je  reste  ici.  En  somme,  l'endroit 
en  vaut  un  autre.  On  verra  bien...  Il  peut  se  produire  un 
coup  de  veine...  En  tout  cas,  j'aime  mieux  pourrir  ici 
que  de  refaire  la  route.  » 

L'épuisement  de  tous  ajoute  du  poids  à  ses  raisons.  On 
adopte  ce  parti,  quitte  à  tenter  mieux,  plus  tard,  quand 
on  se  sera  reposé. 

L'installation  commence.  On  débâte  les  animaux.  On 
dresse  des  tentes. 

Certains,  armés  d'outils,  coupent  des  branchages  et 
éclarcissent  la  broussaille. 

Le  premier  feu  s'allume  au  centre  du  campement. 

12 

Une  rue  de  Montparnasse.  Plusieurs  camions  de  la 
Compagnie  d'Orléans  attendent  le  long  du  trottoir. 


868  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  voyons  de  biais  une  petite  cour,  et  l'atelier  de 
sculpteur  dont  le  dedans  nous  est  connu. 

Lamendin  et  ses  Pionniers  s'agitent.  On  pousse  des 
caisses,  on  les  charge  sur  les  camions. 

Lamendin  n'a  pas  l'air  de  s'amuser. 


13 


Les  Aventuriers,  en  manière 

de    dérision,  baptisent    leur 

campement  du    nom    de  la 

ville  introuvable 


Quelques  jours  ont  passé,  et  l'aspect  du  lieu  n'est  déjà 
plus  le  même.  Le  sol  est  nettoyé  de  broussailles  sur  une 
certaine  étendue.  On  a  ménagé  une  sorte  de  place  ronde 
et  planté  >^  au  milieu  un  poteau  muni  de  crochets  de  fer 
pour  l'attache  des  bêtes  de  sonune. 

Autour  de  la  place,  des  tentes  sont  encore  dressées, 
mais  l'on  travaille  à  édifier  des  cabanes  en  planches. 

Un  homme  trace  une  rigole  pour  l'écoulement  des  eaux. 
La  rigole  contourne  chaque  cabcine  et  file  ensuite  vers  la 
rivière  qui  est  à  gauche. 

De  la  place  à  la  rivière,  le  passage  des  hommes  et  des 
bêtes  a  déjà  marqué  un  chemin.  Un  autre  chemin  s'an- 
nonce, qui  joindra  la  place  à  une  petite  prairie  caillou- 
teuse qui  est  en  face  de  nous,  à  trois  cents  mètres,  et  où 
les  animaux  paissent,  pour  le  moment. 


DONOGOO-TONKA  869 

Les  hommes,  qui  semblent  de  bonne  humeur,  prennent 
un  repos.  L'un  d'eux  place  une  gourde  et  des  gobelets 
sur  une  table  à  tréteaux  devant  la  première  cabane  de 
droite.  Ils  boivent,  ils  s'animent,  ils  s'esclafïent. 

On  en  voit  un  qui  saisit  un  bout  de  planche,  y  écrit 
avec  un  charbon  quelques  lettres  grossières  ;  puis,  muni 
d'un  marteau  et  de  clous,  grimpe  au  poteau,  pour  y  clouer 
l'inscription. 

Les  Aventuriers,  applaudissant,  vociférant,  forment 
une  ronde  autour  du  poteau  qui  porte  à  son  sommet  : 

DONOGOO-TONKA. 


FIN    DE    LA    TROISIÈME    PARTIE 


(à  suivre.)  JULES  romains. 


I 


870 


POÈMES 


AUX  SOLDATS  AMÉRICAINS 


Amis,  compagnons,  ô  frères 

{Comme  si  je  pouvais  vous  saisir 

De  ces  mots  comme  des  mains  tendus) 

Partis  de  là-bas,  visages  nature  comme  des  mottes  de  terre, 

Avec  du  vrai  vent  d'air  dans  la  poitrine 

Et  les  quatre  membres  forts  dont  on  se  sert, 

0  frères,  venus 

Dans  cette  vieille  Europe  gâtée  de  haines 

Qui  ressemble  au  malheur,  qui  ressemble  au  passé, 

Venus  dans  la  bagarre  absurde 

Sur  notre  bout  de  terre  oii  un  peu  plus 

De  justice  et  de  liberté, 

Où  une  espèce  d'innocence 

Vous  laissait  place  nette  pour  poser  le  pied, 


POÈMES  871 

Où  êtes- vous  ?  Repartis  — 

Beaucoup  avec,  dans  les  orbites, 

Des  lumières  mêlées  de  vertiges, 

D'autres,  de  V amertume  dans  la  bouche, 

D'autres,  lents  de  la  lassitude 

Que  laissent  aux  membres 

Les  fardeaux  offerts  qu'on  n'a  pas  touchés. 

Repartis  —  au  delà 

De  l'immense  trait  de  l'horizon 

Derrière  vous  tiré  comme  une  signature. 


Repartis.  —  De  vous,  quelque  chose 

Subsiste-t-il  parmi  ces  verdeurs  qui  poussent 

Sous  notre  ciel  variable  comme  un  dessous  d'arbre 

Gris  et  bleu  tour  à  tour  selon  les  saisons  ? 


Repartis.  —  Pas  tous.  Quelques-uns, 

Dont  le  nom  est  multitude. 

Ont  passé  plus  avant  que  d'autres. 

Ils  sont  allés  sous  la  surface. 

Ils  ont  voulu  voir  ce  que  c'était  vraiment. 

Certes.  Et  ils  en  ont  eu 

Par  delà  tout  vivant  désir. 

Au-dessus  du  ventre  et  du  cœur,  au-dessus 

De  la  pensée  même. 

Il  y  a  plus  d'une  pelletée  de  terre  par-dessus. 


872  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Rien  n'en  dépasse  que  cette  Ombre 

Droite,  barrée  d'un  trait, 

Dont  les  vieilles  religions  rappellent  la  douleur  d'être  : 

La  croix  —  le  jaillissement  plus 

L'obstacle  qui  barre  — 

A  jamais  dressée  sur  chaque  homme 

Et  qui,  lorsqu'il  s'est  enfoncé  sous  terre, 

Devenue  visible,  seule  dépasse. 


Les  voilà,  les  croix  blanches^  rang  par  rang. 
En  grand  nombre,  bien  comptées, 
Comme  une  troupe  qui  avance  encore. 
Des  chiffres,  des  noms  sont  sur  chaque  croix. 
Le  sol  est  net  et  bien  sablé. 


0  vous,  qui  maintenant  gisez 

Sourds  et  aveugles,  laissez  bien 

Dissoudre  les  jointures  de  vos  membres  ; 

Déposez  éloquemment 

Non  plus  des  mots,  mais  vos  mâchoires  ; 

Ouvrez  le  creux  de  vos  poitrines 

Où  la  terre  entre  par  dessous. 

Dans  l'épais  continent  laissez 

Vos  entrailles  et  vos  trouvailles  : 

Le  premier  goût  d'une  côte  de  France  apparue 

Suave,  changeant  de  côté 

aifisi  qu'un  bonbon  dans  la  bouche. 


POÈMES  873 

Le  baiser  léger  qu'un  instant  suspendit 

A  vos  lèvres  cette  ouvrière  aux  chevilles  fines,  rue  du  Temple 

Les  bras  ouverts  du  grand-père  Charvasse 

à  Saint-Mihiel, 
Tout  cela  qui  est  nous  mais,  certes,  fut  vous-mêmes  autant 
Que  vos  villes  dressées  et  vos  larges  motifs  de  mourir, 
Toute  la  preuve  fraternelle 

Qu'entre  humains  vouloirs  il  n'est  pas  d'abîme,  ni  même 
L'eau  colossale  qui  songe  aux  tempêtes. 
Comme  au  bout  du  pont  la  dernière  pierre,  toute  ensevelie, 
Laissez-nous  ici  vos  os. 


Une  autre  troupe  aussi  s'avance 
Irrégulière,  un  peu  désordre,  presque  gaie  — 
De  vraies  croix,  hélas,  de  Français. 

Çà  et  là  des  tombes  vaincues 
Comme  honteuses,  cachées  d'herbe... 

0  Morts  des  Mondes,  est-ce  que 

Vous  n'allez  pas  vous  rencontrer  sous  la  terre  ? 

Trop  d'espaces  se  sont  unis  sur  la  nôtre 

Pour  que,  limitée,  fermée, 

Elle  s'appartienne  à  elle-même  désormais. 

0  Morts  des  Mondes,  en  cette  Europe 
Vous  n'avez  pas  fini  votre  tâche. 


874  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


UN  PORT 


Qu'est-ce  qu'on  pourrait  dire  pour  marquer 
A  vif  la  vraie  peau  de  la  mémoire  ? 

Des  mâts,  des  mâts,  des  mâts,  des  mâts 
Et  puis  cordages,  cordages,  cordages. 
Ça  paraît  naïf,  mais  c'est  ça. 

Les  mâts  sortent  du  tas  des  maisons  : 
Façades,  clochers,  toits  et  façades. 
Les  mâts  sortent  du  tas  des  bonbonnes 
(Vertes  et  rondes,  acide  sulfurique). 
Il  m'en  sort  des  épaules,  des  joues. 
Ça  pousse  partout,  l'herbe  à  navires. 

Maintenant,  les  cordages  :  réseaux 
Dessinés,  agrès  et  échelles. 
C'est  dans  l'air,  ça  se  répète  sur  l'eau  ; 
Ceux  de  l'air,  c'est  fin,  ça  se  balance, 
Ceux  de  l'eau,  ça  bouge  en  plaques  molles. 


POÈMES  875 

Puis  tout  a  goût  de  fer  :  grues,  treuils,  coques 
Enormes  rayonnant  des  cheminées, 
Des  tôles,  des  barres,  des  ronds,  des  angles. 
Ça  se  pousse,  ça  se  débrouille,  ça  se  pénètre. 
Toutes  les  choses  se  crachent  dans  la  bouche. 


Si  tu  vises  les  quais,  tête  à  trous, 
Il  t'en  tombe,  des  trucs,  dans  tes  âmes  : 
Des  monts  de  charbon,  des  pays  de  brique, 
Des  sacs  qui  croulent,  des  oranges  neuves. 
Des  fumées,  des  cris,  des  bagarres. 

Car,  surtout,  y  a  de  l'homme.  Groupe  et  grappe, 

De  la  foule,  de  la  file,  du  seul,  et  même 

Au  creux  de  tout  ce  qui  flotte  ou  se  pose, 

Plein  les  navires,  les  bars,  les  docks. 

Vrai,  ça  teinte  tout.  Yeux  bleus,  ces  flaques  bleues  ? 

Les  odeurs  sont  anglaises  ou  turques  ? 

Tout  le  jaune  est  chinois,  V ombre  est  nègre. 

Qu'on  massacre   ailleurs,   qu'on   enterre, 
Par  ici  comme  y  a  de  l'homme,  bon  dieu  ! 
Comme  y  a  de  l'homme  par  le  monde, 

comme  y  a  de  l'homme  ! 

LUC   DURTAIN 


876 


L'ENFANT    QUI   S'ACCUSE 


CONTRIBUTION    A    l'ÉTUDE    DE 
LA    CRIMINALITÉ    ENFANTINE 


Quelques  indications  sont  nécessaires  à  V intelligence  de 
ces  notes.  Jacques  L...,  de  qui  je  les  tiens,  habite  avec  les 
siens,  en  Normandie,  une  petite  propriété  nommée  la 
Mattraie.  C'est  un  ancien  bâtiment  de  ferme,  testé  très 
rustique  et  situé  au  milieu  d'un  pré  planté  de  pommiers. 
La  maison  n'a  qu'un  étage  ;  certaines  parties  doivent  être 
fort  anciennes,  car  par  endroits  les  murs  ont  quatre  pieds 
d'épaisseur.  L'habitation  est  entourée,  sur  trois  côtés,  d'une 
sorte  de  petit  jardin  de  curé,  ou  pour  mieux  dire,  de  deux 
plates-bandes  continues,  que  sépare  un  sentier  dallé  et 
qu'une  palissade  protège  contre  les  bestiaux.  La  Mattraie 
faisait  autrefois  partie  de  l'important  domaine  de  Mai- 
sonneuve  auquel  elle  reste  rattachée  par  de  nombreux  liens. 
Elle  s'y  fournit  de  laitage,  de  volailles  et  de  légumes.  Pour 
tous  les  menus  travaux,  c'est  le  gérant  du  domaine,  Dolet, 
qui  prête  ses  ouvriers  et  c'est  sa  carriole  qui  assure  les  com- 
munications entre  la  Mattraie  et  la  gare  la  plus  proche. 

Mme  L...  venait  de  rentrer,  après  une  absence  assez 
longue,  et  son  mari  la  rejoignait  le  surlendemain,  lorsqu'il 
apprit  l'incident  qui  devait  piquer  si  vivement  sa  curiosité 


l'enfant  qui  s'accuse  877 

et  lui  causer  tant  d'inquiétude.  Il  a  rédigé  ces  notes  au  jour 
le  jour,  sans  pensée  de  publication  ;  s'il  se  décide  aujour- 
d'hui à  les  laisser  paraître  c'est  dans  le  désir  de  verser  un 
document  aussi  caractéristique  à  l'étude  de  la  criminalité 
enfantine.  j.  s. 

Le  vendredi  2  juin,  en  me  ramenant  à  la  Mattraie,  de 
la  gare  où  il  est  venu  me  chercher  en  carriole,  Dolet  me 
raconte  les  différents  événements  qui  agitent  le  pays  ; 
il  y  a  notre  chienne  Walda  qu'on  a  retrouvée  à  P...  après 
six  jours  de  disparition  ;  il  y  a  le  facteur  qui,  poursuivi 
par  un  chien,  a  voulu  grimper  dans  un  poirier,  en  est 
tombé  et  s'est  cassé  la  jambe. 

—  Et  puis.  Monsieur  ne  sait  peut-être  pas  que  le  porte- 
monnaie  de  Mme  Jacques  a  été  volé  ? 

—  Non,  dis-je,  volé,  quand  ça? 

—  A  la  Mattraie,  juste  après  l'arrivée  de  Madame,  il  y 
a  deux  jours.  Vous  avez  télégraphié  pour  avoir  une  adresse 
qui  se  trouvait  dans  le  porte-monnaie.  C'est  alors  que 
Madame  l'a  cherché  partout  sans  pouvoir  le  retrouver. 

—  Celui  qui  a  fait  le  coup  a  bien  choisi  son  moment. 
Le  porte-monnaie  contenait  au  moins  trois  cents 
francs. 

—  Non,  car  heureusement  Mme  Jacques  nous  en  avait 
tout  de  suite  remis  deux  cents  pour  régler  une  note. 
Il  lui  restait  un  billet  de  cent  francs  et  une  pièce  d'or. 
Madame  ne  se  souvient  pas  si  c'est  de  dix  ou  de  vingt 
francs.  Il  y  avait  aussi  la  clef  de  la  malle  et  une  collec- 
tion de  timbres  étrangers  que  Madame  voulait  envoyer  à 
sa  petite  nièce. 

—  Est-on  sûr  qu'il  est  perdu  ? 


878  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  On  a  cherché  partout,  même  dans  l'herbe  où 
Mme  Jacques  est  restée  assise  un  moment.  Du  reste  nous 
avons  des  soupçons  :  je  crois  bien  que  c'est  le  petit  Julien 
qui  a  fait  le  coup  pendant  qu'il  montait  les  bagages. 
Mes  deux  autres  ouvriers,  je  ne  les  ai  que  depuis  peu  de 
temps,  mais  il  n'est  pas  possible  que  ce  soit  eux.  D'abord, 
ils  montaient  à  deux  les  grosses  malles,  ce  qui  fait  qu'il 
leur  aurait  fallu  se  mettre  d'accord.  C'est  déjà  difficile  à 
croire.  Et  puis  j'ai  confiance  en  eux.  Au  contraire  Julien, 
qui  était  chargé  des  petits  bagages,  les  montait  seul. 
Mme  Jacques  se  rappelle  qu'elle  a  posé  son  porte-monnaie 
sur  la  table  de  la  salle  à  manger,  à  côté  de  son  sac  de 
voyage.  Il  n'avait  donc  qu'à  étendre  la  main  pour  le 
prendre  en  passant.  Et  puis  il  y  a  des  choses  louches. 
Quand,  à  la  ferme,  on  a  su  la  disparition  du  porte-monnaie, 
ma  femme  a  dit  à  Juhen  :  «  Est-ce  que  tu  n'étais  pas  aussi 
à  la  Mattraie  ?»  Il  a  tout  de  suite  afiirmé  qu'il  n'y  avait 
pas  été.  C'était  un  mensonge  évident,  puisqu'il  est,  par 
trois  fois,  monté  au  premier  étage.  Un  peu  plus  tard  il  a 
dit  :  «  Si  le  porte-monnaie  de  Mme  Jacques  est  perdu,  je 
vais  aller  à  la  Mattraie  et  je  le  retrouverai.  »  Malheureu- 
sement, sur  ces  entrefaites,  les  autres  lui  ont  fait  peur» 
Ils  ne  veulent  pas  qu'on  les  soupçonne  et  ils  lui  ont  dit 
que  s'il  retrouvait  si  facilement  le  porte-monnaie,  ce  serait 
la  preuve  qu'il  l'avait  caché  quelque  part.  A  la  suite  de 
cela,  le  petit  est  resté  à  la  ferme,  ce  qui  est  bien  dommage, 
car  je  suis  sûr  qu'il  aurait  rendu  le  porte-monnaie. 

—  Avez- vous  des  raisons  de  croire  qu'il  ait  déjà  commis 
des  vols  ? 

—  On  ne  peut  pas  dire  qu'il  ait  volé,  bien  que  tout  le 
monde  soit  persuadé  que  c'est  lui  qui  a  pris  la  serpette  du 


l'enfant  qui  s'accuse  879 

jardinier.  C'était  un  couteau  si  facilement  reconnaissable 
que  Julien  n'aurait  guère  pu  en  faire  usage  sans  être  immé- 
diatement dénoncé.  Or,  trois  semaines  plus  tard,  la  serpette 
se  retrouve  sur  l'établi,  bien  en  vue.  Il  faut  qu'il  l'ait 
rapportée  là.  Pour  l'argent,  chaque  fois  que  Julien  en 
a  eu  entre  les  mains,  il  en  a  rendu  compte  exactement. 
C'est  seulement  ces  temps  derniers  que  nous  avons 
remarqué  de  petites  choses.  Il  s'est  vanté  à  ses  camarades 
d'avoir  carotté  vingt  sous  sur  une  saillie.  Puis,  la  semaine 
dernière,  je  lui  ai  donné  la  clef  de  la  cave  pour  aller  cher- 
cher du  cidre.  Deux  jours  après,  je  dis  à  ma  femme  : 
«  Est-ce  toi  qui  es  retournée  à  la  cave  ?  »  Elle  dit  que  non 
et  qu'elle  n'a  donné  les  clefs  à  personne.  Alors  j'ai  été 
voir  de  plus  près  et  je  me  suis  aperçu  qu'on  avait  tiré  le 
verrou  intérieur  qui  fermait  la  porte  de  derrière.  Ce  ne 
pouvait  être  que  Julien.  Il  a  commencé  par  nier.  Ça,  il 
est  menteur  ;  c'est  ce  qu'on  peut  surtout  lui  reprocher. 
Mais  à  la  fin,  il  a  bien  été  obligé  de  reconnaître  qu'il  avait 
ouvert  la  porte,  et  que,  n'ayant  pas  de  verre  sous  la  main, 
il  avait  bu  dans  l'entonnoir.  Il  aurait  encore  bien  été 
capable  de  s'entendre  avec  son  père  pour  emporter  du 
cidre.  Tout  cela  est  ennuyeux  parce  que  j'étais  plutôt 
content  de  lui.  Il  faisait  bien  son  travail.  Il  n'aime  pas 
soigner  les  cochons,  mais  je  lui  avais  promis  les  chevaux 
s'il  se  conduisait  bien.  Souvent,  quand  je  rentrais  du 
marché,  il  venait  de  lui-même  au  devant  de  la  jument  et 
offrait  un  coup  de  main,  ce  qu'aucun  des  autres  n'aurait 
jamais  fait. 

Le  jeune  Julien  Vincent,  dit  Rongeard,  va  avoir  quinze 
ans.  Son  père,  qui  est  venu  chez  moi  élaguer  les  haies  et 
planter  des  arbres,  travaille  à  la  journée  ;  c'est  un  homme 


880  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

intelligent,  au  regard  hardi  et  sensuel.  Il  travaille  bien  ; 
c'est  pour  cela  qu'on  le  garde,  malgré  sa  mauvaise  réputa- 
tion. On  dit  qu'il  a  fait  de  la  prison  pour  braconnage  ; 
aussi  reproche-t-on  dans  la  commune  à  Dolet  d'employer 
du  triste  monde.  Il  est  si  endetté  qu'aucun  boulanger  ne 
lui  fait  plus  crédit  ;  il  boit  toute  sa  paie  et  laisse  sa  femme 
se  débrouiller  avec  ses  quatre  enfants.  L'aîné  est  Julien  ; 
le  second  va  encore  à  l'école  et,  au  dire  de  l'instituteur, 
«  c'est  une  graine  d'apache  ».  Il  y  a  encore  une  petite 
fille  et  un  petit  garçon  de  trois  ans.  La  femme  est  ime 
pauvre  créature,  pleurante  et  incapable.  L'année  der- 
nière, elle  disait  ne  pouvoir  travciiller  parce  que  son  gar- 
çon de  deux  ans  ne  se  laissait  pas  sevrer  et  refusait  la 
soupe.  Il  fallut  que,  pendant  un  mois,  ma  femme  la  fît 
venir  chaque  jour  pour  lui  montrer  comment  on  accou- 
tume un  enfant  à  la  cuillère.  Il  y  a  trois  ou  quatre  ans, 
la  misère  des  aînés  faisait  pitié  à  tous  les  voisins.  Ils 
étaient  roués  de  coups  et  allaient  presque  nus.  Un  hiver, 
Rongeard  qui  avait  pris  à  l'alloue  des  terrassements, 
faisait  pousser  la  brouette  au  petit  Julien  dont  les  pieds 
saignaient  d'engelures.  Sa  mère  venait  parfois  se  plaindre 
de  l'enfant,  attribuant  tous  ses  défauts  au  fait  qu'elle  ne 
l'avait  pas  élevé  elle-même,  mais  qu'il  avait  été  confié  à  sa 
tante  :  «  A  son  âge,  tous  les  vices  qu'il  a  déjà  !  Il  en  a  que 
je  ne  peux  seulement  pas  vous  dire.  » 

Depuis  que  Dolet  l'avait  pris  à  son  service,  ce  petit  me 
frappait  par  sa  mine  éveillée,  son  joh  regard,  son  sourire 
content  sitôt  qu'on  lui  adressait  la  parole.  Dolet  ne  cache 
pas  qu'il  éprouve  un  certain  attachement  pour  cet  enfant. 

—  Je  suis  bien  embarrassé,  dit-il.  On  ne  voudrait  pas 
lui  nuire  s'il  n'a  rien  fait.  Mais  ce  n'est  pas  lui  rendre  ser- 


I 


l'enfant  qui  s'accuse  ■      88i 

vice  non  plus  que  de  le  laisser  continuer.  Peut-être  qu'il 
avouerait,  s'il  était  questionné  par  les  gendarmes. 

—  Je  me  demande,  en  effet,  si  ce  ne  serait  pas  encore  le 
meilleur  parti.  Qu'il  ait  pris  ou  non  le  porte-monnaie,  il 
verra  du  moins  que  ce  n'est  pas  une  plaisanterie.  Il  n'est 
naturellement  pas  question  de  poursuites. 

—  Oh!  Monsieur  peut  toujours  retirer  sa  plainte.  Et 
puis,  les  autres  domestiques  voudraient  que  l'affaire  soit 
éclaircie. 

—  Eh  bien,  dis-je,  le  mieux  est  d'avertir  le  brigadier 
et  qu'il  interroge  vos  trois  domestiques. 

La  carriole  me  dépose  chez  moi  comme  on  sonne  pour 
le  déjeuner.  Deux  heures  plus  tard,  ainsi  que  nous  en 
étions  convenus,  Dolet  repart  pour  D...  sans  avoir  prévenu 
personne.  «  Hier,  m'avait-il  dit,  j'ai  cherché  partout  dans 
sa  chambre,  pendant  qu'il  était  au  travail  ;  j'ai  même 
regardé  dans  la  paille  de  la  porcherie.  Mieux  vaut  qu'il  ne 
sache  rien  pour  qu'il  n'ait  pas  le  temps  de  préparer  ses 
réponses.  Il  est  assez  mahn  pour  combiner  des  histoires 
qui  aient  tout  l'air  d'être  vraies,  surtout  s'il  est  de  mèche 
avec  son  père.  Il  regarde  toujours  dans  les  yeux  quand  il 
ment.  » 

Au  commencement  de  l'après-midi,  je  me  trouve  des- 
cendre à  la  ferme.  Justement  je  croise  Julien.  Son  pre- 
mier regard,  inquiet  et  interrogateur,  me  fait  mauvaise 
impression  ;  mais  comme  je  lui  dis  bonjour  à  mon  ordi- 
naire, il  salue  avec  son  sourire  de  tous  les  jours. 

Dolet  revient  me  dire  que  les  gendarmes  passeront  le 
lendemain  matin.  Puis  il  m'amène  Juhen. 

—  Je  l'ai  encore  interrogé,  dit-il.  Il  affirme  que  ce 
n'est  pas  lui  qui  l'a  pris. 

56 


882  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  prends  une  grosse  voix  paternelle  pour  lui  dire  : 

—  Voyons,  mon  garçon  :  tu  as  tellement  l'habitude 
de  mentir  qu'on  ne  te  croit  plus  sur  parole.  Si  tu  as  pris 
ce  porte-monnaie,  rapporte-le  tout  simplement. 

Il  a  un  air  fermé  de  petit  paysan  qui  n'en  dira  pas  plus 
long  qu'il  ne  veut. 

—  M'sieur  Jacques,  je  ne  l'ai  pas  pris. 

—  Je  te  donne  jusqu'à  ce  soir.  Je  travaille  dans  le 
jardin.  Rapporte-le-moi.  Personne  ne  te  verra,  et  ce  sera 
une  affaire  finie.  Mais  je  ne  veux  pas  que  tu  te  moques  de 
nous.  Va,  réfléchis. 

Il  ne  reparaît  pas  dans  la  soirée.  J'apprends  seulement 
qu'il  a  dit  à  un  des  autres  valets  de  ferme  : 

—  Celui  qui  a  pris  le  porte-monnaie,  il  me  le  paiera. 
Le  lendemain,  vers  dix  heures,  arrivent  le  brigadier 

et  le  gendarme.  Je  connais  déjà  ce  dernier,  un  rouquin 
maigre  qui  n'a  pas  l'air  méchant,  mais  jamais  je  n'ai  vu 
le  brigadier  :  grand,  trapu,  moustaches  retroussées.  Je 
les  fais  entrer  dans  la  salle  à  manger  et  je  leur  raconte  ce 
que  je  sais  de  l'histoire.  On  me  questionne  sur  mes 
domestiques.  Je  me  porte  garant  de  leur  honnêteté. 
Mon  récit  est  abrégé,  transposé  dans  le  style  du  brigadier 
et  dicté  au  gendarme.  Je  signe  et  je  laisse  les  deux  hommes 
descendre  à  la  ferme  de  Maisonneuve. 
Au  bout  de  vingt  minutes,  le  brigadier  revient  : 

—  Il  a  avoué...  ah  ça  n'a  pas  été  facile.  Il  est  roublard. 
Tout  de  suite  j'ai  voulu  lui  faire  de  l'impression  :  «  Allons, 
toi,  prends  tes  affaires  et  suis-nous.  »  Puis  dans  la  petite 
salle  de  la  ferme,  j'ai  commencé  à  l'interroger  :  «  C'est 
toi  qui  as  fait  le  coup.  Allons,  avoue-le.  »  M.  et  Mme  Dolet 
lui  disaient  :  «  On  ne  veut  pas  te  faire  de  mal,  mais  on  veut 


l'enfant  qui  s'accuse  883 

savoir  qui  a  pris  le  porte-monnaie.  »  Il  n'y  a  rien  eu  à  en 
tirer.  Alors  nous  lui  avons  dit  :  «  Ça  va  bien.  On  va  t 'in- 
terroger chez  le  juge  de  paix.  Tant  pis  pour  toi.  »  Et  nous 
sommes  partis  avec  lui.  J'ai  continué  :  «  Voyons,  l'as-tu 
donné  à  quelqu'un  ?»  Il  a  fait  :  non.  «  L'as-tu  caché 
quelque  part  ?  L'as-tu  enfoui  ?»  Il  a  encore  fait  : 
non.  «L'as-tu  jeté  dans  l'étang  pour  t'en  débarrasser  ?  » 
Alors  il  n'a  rien  répondu.  Ah!  j'ai  senti  que  ça  venait.  Je 
l'ai  pressé.  J'ai  dit  :  «  Oui,  tu  l'as  jeté  dans  l'étang.  » 
J'ai  vu  les  larmes  qui  lui  montaient.  Il  a  fait  un  signe  de 
tête.  «  C'est  bien  ça  ?  Tu  l'as  jeté  dans  l'étang  ?  »  Alors  il 
a  dit  :  «  Oui.  »  Il  est  à  votre  barrière  avec  le  gendarme. 

Comme  nous  allons  les  rejoindre,  le  brigadier  reprend, 
avec  la  joie  que  donne  un  travail  lestement  fait  : 

—  Oui,  depuis  un  moment,  je  sentais  que  ça  venait, 
que  ça  montait... 

Et  pour  mieux  me  faire  comprendre,  il  respire  comme 
un  homme  qui  se  noie  : 

—  C'était  l'instant  dont  il  fallait  profiter...  Alors  je 
l'ai  pressé...  Maintenant  il  pleure...  Il  est  comme  soulagé. 

Le  petit  a  quelques  larmes,  en  effet.  Mais  elles  semblent 
arrachées  par  la  rage  d'avoir  faibli,  plus  que  par  l'angoisse 
ou  la  honte.  Je  lui  dis  : 

—  Pourquoi  n'as-tu  pas  avoué  tout  de  suite  que  tu 
l'avais  jeté  dans  l'étang  ?  On  n'aurait  pas  fait  tant  d'his- 
toires. Les  gendarmes  ne  seraient  pas  venus.  Maintenant 
tout  le  monde  le  sait. 

—  Dis-nous  à  quel  moment  tu  l'as  pris?  demande  le 
brigadier. 

—  En  traversant  la  salle  à  manger. 

—  Où  était  le  porte-monnaie  ? 


884  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Sul'coin  de  la  table. 

—  C'est  quand  tu  montais  les  colis  ? 

—  Oui. 

—  Tu  l'as  pris  tout  de  suite  en  entrant  dans  la  maison  ? 

—  Quand  je  montais  le  second  colis. 

—  Pourquoi  l'as-tu  pris  ? 

—  Je  ne  croyais  pas  que  c'était  un  porte-monnaie, 
je  croyais  que  c'était  un  portefeuille. 

—  En  voilà  une  excuse.  Un  portefeuille,  c'est  là  jus- 
tement qu'on  met  souvent  le  plus  d'argent. 

—  Je  ne  savais  pas  ;  je  ne  croyais  pas  qu'il  y  avait  de 
l'argent. 

—  Alors  tu  l'as  mis  dans  ta  poche  ? 

—  Oui. 

—  Puis  qu'est-ce  que  tu  en  as  fait  ? 

—  Je  l'ai  caché  dans  la  paille  du  cochonnier. 

—  Quand  l'as-tu  jeté  dans  l'étang  ? 
Il  a  l'air  de  chercher. 

—  Voyons,  à  quel  moment  ? 

—  C'était...  le  lendemain... 

—  Alors  jeudi,  avant-hier  ? 

—  Oui. 

—  A  quelle  heure  ? 
Il  cherche  encore. 

—  C'était...  j'sais  pas  au  juste...  vers  les  huit  heures... 
neuf  heures... 

—  Le  soir  ? 

—  Oui...  avant  le  souper. 

—  Eh  bien,  nous  allons  descendre  à  l'étang.  Tu  vas 
nous  montrer  l'endroit  où  tu  l'as  jeté. 

Comme  il  faut  traverser  la  ferme,  je  dis  : 


l'enfant  qui  s'accuse  885 

—  Laissez-le  aller  en  avant.  Ce  n'est  pas  la  peine  qu'on 
le  voie  entre  deux  gendarmes. 

On  se  décide  à  lui  laisser  prendre  les  devants.  Le  bri- 
gadier reprend  : 

—  Oui,  j'aurais  voulu  que  vous  entendiez  cet  inter- 
rogatoire. Ça  vous  aurait  intéressé.  Il  faut  du  flair,  vous 
savez,  pour  saisir  le  moment... 

On  est  à  l'étang.  Julien  longe  la  digue,  nous  conduit 
à  l'endroit  le  plus  profond  : 

—  Là,  dit-il. 

—  C'est  là  que  tu  l'as  jeté  ?  A  quelle  distance  ? 

—  J'sais  pas...  je  n'ai  pas  regardé  où  il  est  tombé. 

—  Ça  ne  peut  pas  être  loin,  fait  remarquer  le  gen- 
darme, autrement  ces  branches  l'auraient  arrêté.  Montre- 
nous  comment  tu  as  fait. 

—  J'ai  d'abord  mis  une  pierre  dedans. 
Etonné  je  lui  demande  : 

—  Une  pierre  de  quelle  taille  ? 

Il  en  ramasse  une,  plate,  de  cinq  ou  six  centimètres 
de  longueur  ;  en  effet  le  porte-monnaie  aurait  pu  en  con- 
tenir une  pareille. 

—  Une  pierre  comme  ça. 

L'idée  de  ce  porte-monnaie  gisant  au  fond  de  l'eau  ne 
veut  pas  entrer  dans  la  tête  des  gendarmes. 

—  Tu  avais  retiré  l'argent  ? 

—  Non,  je  l'ai  jeté  tel  que. 

—  Pourquoi  as-tu  fait  cela  ? 

—  J'ai  eu  peur  qu'on  le  trouve. 

—  Par  où  es-tu  descendu  vers  l'étang  ? 

Il  montre  l'avenue,  par  où  effectivement  il  pouvait 
descendre  sans  être  vu  ;  et  l'endroit  de  l'étang  qu'il  désigne 


886 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


est  le  plus  profond  qu'on  pouvait  choisir,  tout  en  étant 
hors  de  vue  de  la  maison  du  garde. 

Nous  remontons  à  la  ferme  et  l'interrogatoire  se 
continue  dans  la  petite  salle. 

—  Comment  est-il,  ce  porte-monnaie  ? 

—  Il  est...  en  cuir  brun... 

—  Comment  grand  ? 

Il  montre  la  longueur  de  sa  main,  puis  la  largeur  de 
quatre  doigts. 

—  A  peu  près...  comme  ça...  et  comme  ça. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  avait  dedans  ? 

—  Il  y  avait...  un  billet  de  cent  francs...  et  une  pièce 
d'or... 

—  Un  louis  de  dix  ou  de  vingt  francs  ? 

—  J'sais  pas. 

Mme  Dolet,  qui  est  seule  avec  nous,  s'écrie  avec  empor- 
tement : 

—  Messieurs,  il  ment.  Il  ne  fait  que  mentir.  Tu  ne 
nous  feras  pas  croire  que  tu  n'as  pas  regardé  ce  qu'il  y 
avait  dans  le  porte-monnaie. 

Il  se  décide  : 

—  Un  louis  de  vingt  francs. 

—  Tu  ne  pouvais  pas  le  dire  tout  de  suite  ?  Et  qu'est- 
ce  qu'il  y  avait  encore  ? 

—  Y  avait  une  clef. 

—  Et  quoi  encore  ? 

—  Des  timbres  neufs. 

—  C'est  tout  ? 

—  Y  avait  aussi  une  carte  avec  quelque  chose  d'écrit. 
Sur  quoi  le  brigadier  rédige  la  déclaration  que  Julien 

devra  signer. 


l'enfant  qui  s'accuse  887 

—  Tu  es  né  quand  ?  Le  nom  de  ton  père  ?  Tu  sais  lire 
et  écrire  ?  «  Je  reconnais  que  mercredi  dernier,  en  montant 
des  bagages  à  la  Mattraie,  j'ai  pris  un  porte-monnaie  qui 
était  sur  le  coin  de  la  table.  Je  l'ai  pris  en  montant  le 
second  colis.  J'ai  cru  que  c'était  un  portefeuille.  Il  conte- 
nait, etc.  Quelques  instants  plus  tard,  je  l'ai  caché  dans  la 
paille  de  l'étable  aux  porcs.  Le  lendemain,  craignant 
d'être  découvert,  j'ai  jeté  l'objet  dans  l'étang.  »  Regrettes- 
tu  ce  que  tu  as  fait  ? 

L'enfant  pleure  de  nouveau,  mais  comme  à  regret, 
sans  détresse  visible,  sans  abandon.  Il  fait  un  signe  de  tête. 
Le  brigadier  dicte  : 

—  Je  regrette  l'action  que  j'ai  commise.  Maintenant 
signe.  Tu  sais  signer  ? 

Le  gendarme  fait  remarquer  : 

—  Puisqu'il  sait  lire  et  écrire... 

Le  moment  me  paraît  affreusement  solennel.  L'en- 
fant s'approche  et  signe.  Il  a  franchi  la  limite  légale  qui 
sépare  l'honnêteté  du  crime.  Il  est  de  l'autre  côté. 

Je  signe  à  mon  tour  une  déclaration  où,  invoquant  les 
aveux  et  l'âge  du  coupable,  je  prie  M.  le  Procureur 
qu'aucune  suite  ne  soit  donnée  à  l'affaire. 

Sur  le  seuil,  le  brigadier  se  h  vre  à  une  dernière  exhortation  : 

—  M.  Jacques  a  retiré  sa  plainte,  mais  n'oubhe  pas 
qu'il  peut  toujours  la  renouveler.  Est-ce  vrai  ce  que  tu 
nous  as  conté  ?  Tu  as  déjà  menti  à  M.  Jacques.  Mais 
mentir  aux  gendarmes,  c'est  encore  bien  plus  grave. 

—  Oui,  c'est  vrai  que  je  l'ai  jeté  dans  l'étang. 

Dans  l'après-midi,  je  prie  Dolet  de  lever  la  vanne. 
Mais  nous  nous  y  sommes  pris  trop  tard  :  l'étang  ne  sera 


^8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pas  vide  avant  la  nuit.  Le  poisson  risque  de  crever.  Il  faut 

refermer  l'écluse  et  remettre  nos  recherches  au  lendemain. 

Le  soir,  la  mère  Rongeard  vient  pleurer  à  la  Mattraie. 

—  Ah!  mon  Dieu,  quel  malheur!  Si  c'est  permis!  J'ai 
toujours  dit  qu'il  ne  nous  donnerait  que  du  chagrin.  Il  n'a 
seulement  pas  été  élevé.  Ça  se  voit  tout  de  suite.  Voilà  ce 
que  c'est  que  de  l'avoir  confié  à  sa  tante... 

On  essaie,  par  de  bonnes  paroles,  d'arrêter  ce  torrent. 
Elle  finit  par  s'en  aller,  pleurant  toujours. 

Comme  le  lendemain  est  dimanche  de  Pentecôte,  les 
recherches  dans  l'étang  ont  vite  fait  d'attirer  garde,  jar- 
diniers, garçons  d'écurie.  En  traversant  la  cour  de  la  ferme, 
je  trouve  Julien  assis  sur  une  chaise,  devant  la  porte.  Il 
a  sa  belle  chemise  bleue  du  dimanche.  Il  semble  parfaite- 
ment indifférent. 

—  Ecoute,  Julien,  lui  dis-je.  Réfléchis  encore  une  fois. 
Ne  nous  fais  pas  vider  l'étang  pour  rien.  L'eau  est  froide  ; 
on  va  probablement  être  obligé  d'y  entrer.  Un  homme 
pourrait  encore  y  attraper  du  mal.  Si  le  porte-monnaie 
n'y  est  pas,  il  est  encore  temps  de  le  dire. 

—  M'sieur  Jacques,  c'est  comme  je  l'ai  dit. 

A  l'étang,  les  opérations  sont  plus  avancées  que  je  ne 
le  croyais.  Il  y  a  deux  ans,  lors  d'un  curage,  on  a  par 
endroits  retiré  trop  de  vase  ;  l'eau  est  à  l'étiage  et  il  en 
reste,  au  miHeu,  près  d'un  mètre  cinquante.  Un  garçon  de 
ferme  vient  d'y  entrer.  Tant  qu'il  n'en  a  que  jusqu'aux 
genoux,  cela  va  bien  ;  il  tâte  la  vase  avec  les  mains.  Mais 
dès  qu'il  veut  s'enfoncer  jusqu'à  la  ceinture,  le  froid  le 
saisit.  Au  bout  de  quelques  vaines  tentatives,  il  faut  qu'il 
ressorte.  Un  autre  essaie  à  son  tour,  sans  meilleur  résultat. 


l'enfant  qui  s'accuse  889 

—  J'ai  amené  Julien  ce  matin  pour  me  montrer  l'en- 
droit exact,  me  dit  Dolet.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  celui 
qu'il  avait  indiqué  d'abord.  Et  puis  j'ai  fait  dire  à  Ron- 
geard  qu'il  vienne  aider.  Il  peut  bien  se  remuer  un  peu. 

Il  n'est  décidément  pas  possible  de  chercher  à  la  main. 
Nous  construisons  en  treillage  une  sorte  de  drague  au 
moyen  de  laquelle  nous  raclons  la  surface  de  la  vase. 
Pendant  ce  temps  les  commentaires  vont  leur  train  : 
personne  ne  peut  admettre  l'idée  de  cet  argent  jeté  à 
l'eau  ;  et  ce  sont  des  allusions  couvertes  à  d'autres  porte- 
monnaie  disparus,  à  d'autres  histoires  touchant  les  Ron- 
geard.  Tous  les  vieux  soupçons  qui  couvaient  reprennent 
comme  sur  de  l'amadou.  Au  bout  de  près  de  deux  heures, 
la  drague  n'a  ramené  que  trois  grosses  truites.  Au  moment 
où  nous  remontons,  paraît  Rongeard. 

Il  a,  lui  aussi,  ses  vêtements  propres  et  ne  semble  pas 
avoir  songé  à  descendre  dans  l'eau.  Il  a  déjà  dû  boire 
une  partie  de  sa  paie  d'hier  soir.  Sa  colère  doit  un  peu  de 
sa  chaleur  à  l'alcool  ;  par  ailleurs  elle  sonne  faux  et  semble 
feinte. 

—  Le  malheureux!  Le  malheureux!  Déshonorer  ses 
parents.  Qu'est-ce  que  nous  allons  devenir  ?  Il  vaudrait 
bien  mieux  qu'il  soit  mort.  On  est  des  pauvres  travail- 
leurs, mais  il  n'y  a  jamais  eu  à  jaser  sur  notre  compte. 
Aller  voler  ceux  qui  sont  bons  pour  nous,  ceux  qui  nous 
donnent  notre  pain.  Sa  pauvre  mère,  si  je  ne  l'avais 
veillée  toute  la  nuit,  elle  se  serait  détruite...  Mais  je  sais 
ce  que  je  vais  faire  :  à  la  prison,  à  la  maison  de  correction, 
et  qu'il  y  reste  jusqu'à  son  service  militaire.  Je  ne  veux 
plus  rien  savoir  de  lui. 

Je  lui  réponds  : 


890  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Vous  allez  me  faire  le  plaisir  de  le  laisser  tranquille. 
Ce  n'est  pas  à  la  maison  de  correction  qu'il  s'améliorera. 
On  ne  prend  pas  des  décisions  pareilles  dans  un  moment 
de  colère.  Il  commencera  par  rester  à  la  ferme  jusqu'à  ce 
que  le  bruit  soit  passé.  Après  on  verra. 

—  Mais,  monsieur  Jacques,  s'il  recommence,  et  si  moi 
j'en  suis  responsable...  Non,  il  ira  à  la  gendarmerie.  Et  là 
il  pourra  raconter  tout  ce  qu'il  voudra,  vous  savez,  tout 
ce  qu'il  voudra. 

Ces  paroles  sont  j  etées  d'un  air  de  menace.  Dolet  les  relève  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  racontera  ? 

—  Oh  !  on  verra  toujours,  on  verra,  reprend-il  plus 
timidement,  comme  s'il  s'apercevait  qu'il  s'était  défendu 
trop  vite  contre  ime  accusation  de  complicité. 

J'entre  un  instant  à  la  ferme.  Quand  j'en  ressors,  le 
père  tient  son  fils  par  le  bras  et  le  secoue. 

—  Dis  où  tu  l'as  mis.  Parle  ou  je  te  tue. 

Les  mains  de  l'enfant  tremblent  et  les  larmes  lui  vien- 
nent aux  yeux  quand  le  père  serre  le  bras  trop  fort.  J'in- 
terviens : 

—  Vraiment,  Julien,  la  plaisanterie  a  suffisamment  duré. 
Le  porte-monnaie  n'est  pas  dans  l'étang.  Tu  t'es  fichu 
de  nous. 

Mais  il  n'y  a  rien  à  en  tirer. 

—  Je  l'ai  jeté  dans  l'étang...  je  ne  peux  pas  dire  autre 
chose. 

—  Ne  t'imagine  pas  que  tu  vas  pouvoir  te  servir  de 
cet  argent.  On  a  le  numéro  du  billet  ;  tu  ne  peux  donc 
rien  en  faire. 

Il  donne  l'impression  d'un  petit  paysan  têtu,  pour  qui 
cent  vingt  francs  qu'on  pourra  rechercher  quelque  jour 


l'enfant  qui  s'accuse  891 

dans  une  cachette  valent  qu'on  risque  des  coups  et  de  la 
prison.  Il  retourne  à  sa  chambre  et  le  père  s'en  va. 

Dans  l'après-midi,  passant  devant  Maisonneuve,  je 
reconnais  Julien  qui  regarde,  dans  une  allée,  les  garçons 
jardiniers  jouer  au  bouchon.  Je  demande,  le  soir,  s'il  s'est 
décidé  à  chercher  lui-même  dans  l'étang.  On  me  dit  que 
oui.  Vers  la  fin  de  la  journée,  on  l'a  vu  descendre  à  l'étang 
et  entrer  dans  l'eau  ;  mais  personne  n'était  assez  près 
pour  juger  si  ses  recherches  furent  bien  sérieuses.  On  est 
indigné  de  son  attitude  indifférente.  Un  garçon  jardinier 
lui  a  dit,  comme  il  venait  les  regarder  jouer  :  «  Tu  ferais 
mieux  de  te  cacher  un  peu,  dans  ta  position.  »  Il  a  répondu, 
mais  je  ne  sais  trop  sur  quel  ton  :  «  C'est  une  position 
comme  une  autre.  »  De  plus,  on  vient  d'apprendre  que  le 
père  est  à  jouer  aux  boules  à  la  fête  du  village  voisin.  Le 
fait  parait  si  incroyable  que,  de  lui-même,  un  des 
valets  de  ferme  prend  sa  bicyclette  ;  parmi  les 
joueurs,  il  trouve  en  effet  Rongeard.  Celui-ci  le  recon- 
naît et  lui  crie  :  «  Dis  à  Juhen  qu'il  se  tienne  prêt 
demain  à  cinq  heures  ;  j'irai  le  conduire  à  la  gendar- 
merie. »  Tout  le  monde  est  assez  irrité  de  l'attitude 
du  père  et  du  fils.  On  ne  sait  trop  comment  on  pourrait 
intervenir. 

En  effet,  de  bonne  heure,  sans  être  même  retourné  chez 
lui,  Rongeard  vient  prendre  son  fils.  Mais  ils  rentrent 
deux  heures  plus  tard.  Puisque  j'ai  retiré  ma 
plainte,  la  gendarmerie  refuse  de  se  charger  de 
l'enfant.  Tout  le  monde  dit  :  «  Le  père  et  le  fils 
sont  de  mèche.  Nous  aurions  été  bien  étonnés  s'ils 
n'étaient  pas  revenus.  » 


892  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Comme  je  me  réveille,  le  mardi,  ma  femme  me  dit  : 

—  J'ai  entendu  marcher  cette  nuit  dans  le  jardin.  Ma 
première  pensée  a  été  qu'on  venait  mettre  le  feu... 

Je  lui  fais  remarquer  que  notre  nouvelle  chienne  qui 
couche  dans  la  maison  n'a  seulement  pas  grogné. 

Mais  dans  la  matinée,  j'entends  un  cri  de  la  femme 
de  chambre  :  «Le  porte-monnaie  est  retrouvé  !  »  Je  descends. 
Les  femmes  sont  réimies  au  rez-de-chaussée,  dans  la 
chambre  d'amis  que,  pour  la  première  fois  depuis  l'arrivée, 
on  s'apprêtait  à  nettoyer.  La  femme  de  chambre,  en  en- 
trant, a  trouvé  le  porte-monnaie  sur  la  table,  tout  près  de 
la  fenêtre  ;  celle-ci  était  ouverte,  derrière  un  volet  simple- 
ment tiré,  non  fixé  au  crochet.  Le  porte-monnaie  est 
intact  :  le  billet  est  à  sa  place,  mais  le  louis  est  de  dix  francs, 
non  de  vingt.  J'examine  l'apparence  du  maroquin.  Je  ne 
me  rappelais  pas  que  le  porte-monnaie  fût  si  usé.  Il  paraît 
plus  poussiéreux  que  la  table.  Sur  celle-ci,  une  curieuse 
marque  de  pouce,  comme  si,  de  la  fenêtre,  quelqu'un  s'était 
appuyé  sur  la  talle.  Dans  la  petite  plate-bande,  large  de 
80  centimètres,  aucune  trace  de  pas.  Il  est  vrai  que,  sans 
y  marcher,  on  peut  poser  le  genou  sur  l'appui  de  la  fenêtre, 
haut  seulement  de  50  à  60  centimètres.  Juste  au  pied  du 
mur,  une  branche  de  rosier  est  frcdchement  cassée.  J'ai 
sarclé  la  plate-bande  les  jours  précédents,  mais  je  n'ai 
pas  souvenir  de  m'être  avancé  jusqu'au  rosier. 

Je  cherche  à  m'expHquer  pourquoi  le  volet  n'était  que 
tiré.  La  femme  de  chambre  se  souvient  que,  le  jour  de 
l'arrivée,  ma  femme  lui  montra  cette  pièce,  disant  qu'elle 
pourrait  y  coucher  si  l'on  entreprenait  des  réparations  au 
grenier.  Comme  il  faisait  très  chaud,  la  fenêtre  avait  été 
ouverte  par  Mme  Dolet  derrière  le  volet  clos  afin  d'aérer 


l'enfant  qui  s'accuse  893 

la  maison.  Ma  femme  défit  le  crochet,  puis  comme  le 
volet  résistait  un  peu,  le  laissa  tel  quel,  disant  que  rien 
ne  pressait,  qu'on  verrait  cela  plus  tard.  Ma  femme  n'avait 
aucun  souvenir  d'être  entrée  dans  cette  pièce.  La  bonne 
affirme  qu'après  la  disparition  du  porte-monnaie,  elle  a 
fait,  là  aussi,  des  recherches  minutieuses. 

Ma  femme  a-t-elle,  dans  un  moment  de  complète  dis- 
traction, porté  dans  cette  chambre  sa  petite  sacoche 
porte-monnaie,  et  la  bonne,  en  cherchant,  n'a-t-elle  pas 
aperçu  cet  objet  qui  crevait  les  yeux  ?  Ou  bien  n'a-t-on, 
en  vérité,  pas  du  tout  cherché  dans  cette  pièce  ?  Ou  encore 
une  restitution  a-t-elle  eu  heu  cette  nuit  ?  Peut-être  avec 
l'aide  de  Rongeard  ?  Le  père  et  le  fils  ont  pu  se  mettre 
d'accord  durant  cette  course  au  chef-Heu  de  canton. 
Je  remarque  que  la  chaînette  de  la  sacoche  est  rentrée 
dans  une  pochette  extérieure,  juste  comme  ma  fenmie  a 
l'habitude  de  la  disposer.  Mais  les  timbres  neufs  ont  collé 
ensemble,  comme  si  l'objet  avait  séjourné  dans  une  poche 
chaude  ou  dans  un  endroit  humide.  Pendant  le  voyage, 
ma  femme  n'avait  pas  la  sacoche  dans  sa  main,  mais  dans 
son  sac  de  voyage.  Il  est  vrai  que  près  d'une  fenêtre 
ouverte...  mais  il  faisait  sec  et  chaud...  Rien  à  tirer  de 
ces  indices  contradictoires. 

Je  cours  à  Maisonneuve  afin  de  rencontrer  Julien  avant 
qu'il  sache  rien  de  la  découverte.  Il  est  à  l'abreuvoir. 

—  Pourquoi,  lui  dis- je,  nous  avais-tu  raconté  des 
histoires  ?  Le  porte-monnaie  est  retrouvé. 

Je  l'observe  avec  une  grande  attention.  Son  visage 
marque  la  surprise,  mais  trop  discrètement  pour  qu'elle 
soit  feinte.  D'ailleurs  pourquoi,  après  ses  aveux,  se  cache- 
rait-il d'une  restitution  ?  Il  me  dit  lentement  : 


894  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Alors  c'est  qu'il  était  tombé  au  bord  de  l'étang. 

—  Assez  de  cette  invention.  Il  n'a  jamais  été  dans 
l'eau.  Tu  le  sais  mieux  que  personne.  Il  n'a  pas  été  retrouvé 
dans  l'étang. 

Il  demande  : 

—  A  la  Mattraie  ? 

—  Oui,  à  la  Mattraie. 
Alors  il  me  dit  : 

—  Je  l'ai  jeté  dans  l'herbe. 

Son  regard  est  inquiet  ;  des  gouttes  de  sueur  perlent 
sur  son  front  et  sur  son  nez.  Cette  fois,  il  est  visible  que 
son  esprit  bat  la  campagne,  à  la  recherche  de  n'importe 
quelle  invention.  Je  lui  dis  : 

—  Ce  n'est  pas  dans  l'herbe  qu'on  l'a  retrouvé. 
L'enfant  reste  court.  Je  ne  puis  rien  lui  faire  dire  de 

plus  précis.  Sa  culpabilité  me  parait  de  plus  en  plus  pro- 
blématique. J'essaie  encore  de  lui  faire  décrire  le  porte- 
monnaie.  Ce  sont  toujours  les  mêmes  qualificatifs,  ceux 
mêmes,  me  semble-t-il,  que  lors  de  la  disparition  ma  femme 
a  dû  donner  comme  signalement  ;  car,  pour  faciliter  les 
recherches,  l'objet  a  été  décrit  avec  précision.  Tout  ce 
qu'en  a  dit  Juhen  durant  son  interrogatoire,  il  a  très 
bien  pu  l'entendre.  Cette  fois  encore,  je  ne  puis  arracher 
de  lui  aucune  remarque  inédite.  Je  tente  de  le  prendre  par 
la  douceur  : 

—  Pourquoi  ne  cesses- tu  de  nous  faire  des  mensonges? 
Dis  donc  les  choses  tout  simplement  comme  elles  sont. 
On  ne  veut  pas  à  toute  force  te  condamner.  Tu  vois  bien 
qu'à  la  ferme  on  a  continué  à  te  traiter  gentiment,  comme 
si  de  rien  n'était. 

Alors  il  me  regarde,  hésite  et  murmure  : 


l'enfant  qui  s'accuse  895 

—  Ma  vraie  pensée...  c'est  que  je  ne  l'ai  pas  pris. 
C'est  tout.  Je  le  quitte  pour  n'avoir  pas  l'air  d'accueillir 

trop  facilement  sa  rétractation,  mais  j'ai  peine  à  ne  pas 
être  impressionné  par  l'accent  même  de  cette  phrase 
dans  laquelle  l'enfant  semble  n'avoir  placé  aucun  espoir, 
qu'il  a  prononcée  sans  aucune  insistance.  On  croirait 
qu'il  y  tenait  à  peine. 

Je  raconte  tous  ces  détails  aux  Dolet,  aussi  soucieux 
que  moi  de  toute  cette  aventure.  La  peine  qu'ils  ont  prise 
pour  cet  enfant  les  a  attachés  à  lui.  Ils  ne  souhaitent 
que  de  croire  à  son  innocence.  Mais  toutes  les  circons- 
tances s'enchevêtrent  de  la  façon  la  plus  déroutante. 

—  Ainsi,  dit  Dolet,  je  lui  ai  fait  montrer  l'endroit  de 
l'étable  où  il  avait,  pendant  un  jour,  caché  le  porte-mon- 
naie, et  il  me  désigne  précisément  le  seul  coin  où  je  n'avais 
pas  cherché. 

—  Quelle  est  son  attitude  ? 

—  Comme  tous  les  jours.  Personne  ne  lui  a  fait  d'en- 
nuis. Il  parle  à  table  et  rit  comme  d'habitude.  On  a 
autant  de  peine  à  se  le  figurer  coupable,  qu'innocent 
faussement  accusé. 

—  Il  ne  s'est  ouvert  à  personne  au  sujet  des  accusa- 
tions portées  contre  lui  ? 

—  Non,  il  n'en  parle  pas.  Il  faut  dire  qu'il  n'a  guère 
confiance  en  personne.  Il  a  peur  de  ses  parents.  Il  s'ima- 
gine que  nous  sommes  contre  lui. 

—  Oui,  mais  ses  camarades  ?  J'admets  très  facile- 
ment que  le  brigadier  lui  ait  fait  peur  et  que,  dans  la 
crainte  d'être  emmené  à  D...,  il  se  soit  accusé,  simplement 
pour  éviter  le  danger  immédiat.  Mais  comment  se  fait-il 
qu'un  garçon  aussi  débrouillard,  aussi  hardi,  n'ait  pas 


896  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fait  un  effort  pour  se  justifier,  un  enfant  qui,  sous  plus 
d'un  rapport,  a  plutôt  l'expérience  d'un  homme  ?  Je 
ne  vois  qu'une  chose,  c'est  qu'à  force  d'avoir  été  maltraité 
injustement,  il  n'étabht  plus  aucim  lien  entre  les  coups 
qu'on  reçoit  et  la  faute  qu'on  a  pu  commettre.  L'accusa- 
tion de  vol  est  tombée  sur  lui  de  la  même  façon  ;  il 
l'accepte  comme  un  malheur  naturel. 

J'écris  le  matin  même  au  Procureur  pour  lui  faire  savoir 
que  le  porte-monnaie  est  retrouvé  ;  j'ajoute  que,  malgré 
les  aveux  de  l'enfant,  je  suis  obligé  de  considérer  comme 
possible  que  l'objet  n'ait  été  qu'égaré;  qu'on  est  prêt  à  gar- 
der le  jeime  Julien  à  Maisonneuve  et  que  je  prie,  une  fois  de 
plus,  qu'on  veuille  bien  ne  pas  donner  de  suite  à  l'affaire. 

Après  dîner,  Rongeard  monte  à  la  Mattraie,  fort  pris  de 
boisson  : 

—  Le  porte-monnaie  est  retrouvé...  Je  voudrais  bien 
savoir  comment  ça  se  fait...  Ah  ce  malheur  !  Tout  le  monde 
en  parle  dans  le  pays.  Son  petit  frère  est  maltraité  à 
l'école.  Pour  un  peu  il  se  détruirait... 

C'est  la  même  fausse  violence  que  la  première  fois» 
On  sent,  sous  le  ton  à  demi  menaçant,  le  vague  espoir 
d'une  petite  indemnité.  Pas  une  fois  cependant,  il  n'essaie 
de  plaider  l'innocence  de  son  fils.  Visiblement  il  n'y  croit 
pas.  Il  a  cependant  cette  phrase  : 

—  Il  a  dit  à  sa  malheureuse  mère  :  «  Je  me  suis  vu 
pris  par  les  gendarmes,  alors  j'ai  dit  que  c'était  moi.  » 

—  Pourquoi  n'est-elle  pas  venue  nous  le  répéter  ? 

Il  ne  le  sait  pas.  Il  ne  fait  mention  d'aucune  confidence 
de  ce  genre  que  son  fils  lui  aurait  faite  à  lui,  pendant  leur 
course  à  D...  Il  préfère  recourir  au  pathos  : 


l'enfant  qui  s'accuse  897 

—  Il  est  comme  fou.  On  voit  bien  tout  de  suite  qu'il 
n'a  plus  sa  tête.  Je  ne  lui  ai  plus  parlé,  mais  j'ai  bien  vu 
son  air,  rien  qu'en  passant. 

Fort  heureusement,  je  suis  renseigné  sur  le  calme 
stupéfiant  de  Julien.  Je  me  contente  de  déclarer  à 
Rongeard  :  ^ 

—  Vous  pouvez  dire  à  ceux  qui  jasent  que  Julien  reste 
à  Maisonneuve  et  que  vous-même  vous  continuez  à  tra- 
vailler dans  les  bois.  Au  reste,  il  y  a  une  séance  du  conseil 
municipal  après-demain.  J'en  profiterai  pour  déclarer 
publiquement  que  j'admets  que  le  porte-monnaie  a  été 
égaré  et  que  je  considère  l'incident  comme  clos. 

Assez  tard,  quand  je  suis  déjà  couché,  Mme  Dolet 
vient  m 'appeler  sous  ma  fenêtre.  Elle  a  vu  monter  Ron- 
geard et,  comme  une  vache  qui  va  vêler  dans  une  pièce 
voisine  l'amène  près  de  la  Mattraie,  elle  passe  s'enquérir 
de  ce  qu'il  me  voulait.  Or  la  chienne  n'a  pas  le  plus  petit 
grognement.  Elle  ne  conndt  pourtant  pas  plus  Mme  Dolet 
qu'elle  ne  connaît  Julien.  Elle  dort  tout  simplement  ; 
nous  ne  pouvons  donc  rien  inférer  du  fait  qu'elle  n'a 
pas  aboyé  la  nuit  précédente. 

Deux  jours  plus  tard,  au  moment  où  le  conseil  municipal 
se  sépare,  je  dis  quelques  mots  de  l'affaire.  Personne 
n'admet  un  seul  instant  l'hypothèse  de  l'innocence.  On 
croirait  bien  plus  facilement  à  celle  d'un  viol  ou  d'un  assas- 
sinat. Il  n'y  a  dans  la  commune  qu'une  opinion  sur  les 
Rongeard  et  on  n'a  nulle  intention  d'en  changer. 

Le  brigadier  repasse  par  la  Mattraie  pour  me  parler 
d'une  question  qui  le  concerne  personnellement.  Je  lui 
dis  que   le  porte-monnaie  est  retrouvé,   dans   quelles 

57 


898  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

conditions,  et  je  lui  soumets  l'hypothèse  que  l'enfant 
ait  pu  prendre  peur  et  s'accuser  faussement. 

Naturellement  cette  supposition  ne  l'enthousiasme 
pas.  Il  veut  retourner  à  la  ferme  et  questionner  à  nouveau. 
Comme  je  ne  vois  guère  qu'il  puisse  en  résulter  qu'un  peu 
plus  de  bruit,  je  l'en  dissuade. 

Mais  le  surlendemain,  me  conduisant  de  bonne  heure  à  la 
gare  pour  prendre  le  train  de  Paris,  Dolet  me  dit  que  le  bri- 
gadier, passant  dans  le  quartier,  est  entré  à  la  ferme  hier  soir , 
et  que  Julien  a  reconnu  avoir  rapporté  le  porte-monnaie. 

—  Cette  fois,  il  s'y  est  pris  très  doucement.  C'est  devant 
nous  qu'il  l'a  interrogé.  Il  lui  a  dit  :  «  Nous  ne  te  faisons 
pas  peur.  Ne  t'occupe  pas  de  ce  que  tu  nous  as  dit  l'autre 
jour.  Si  ce  n'est  pas  toi  qui  as  fait  le  coup,  tu  n'as  pas 
besoin  de  t'en  accuser  et  si  tu  dis  différemment  de 
l'autre  jour,  il  n'y  a  pas  de  mal.  Voyons,  l'as-tu  rapporté  ?» 
Il  a  répondu  :  «  Oui.  »  —  «  A  quel  moment  ?»  Il  ne 
pouvait  pas  préciser,  mais  il  a  répondu  que  ça  devait  être 
vers  les  neuf  heures. 

—  Quel  air  avait  Julien  ? 

—  Il  est  entré  comme  un  condamné.  Il  semblait  tout 
à  fait  abruti. 

—  Il  n'a  rien  dit  d'autre  ? 

—  Non.  J'aurais  voulu  le  forcer  à  donner  des  préci- 
sions, mais  les  gendarmes  étaient  pressés  et  se  sont  con- 
tentés de  cette  déclaration. 

—  Je  me  suis  demandé,  observai-je,  si  par  hasard  il 
n'aurait  pas  envie  d'aller  dans  une  colonie  pénitentiaire, 
par  goût  du  changement,  ou  parce  qu'il  croit  qu'on  y  a 
moins  à  faire  qu'à  la  ferme.  Sait-on  ce  qui  peut  se  passer 
dans  sa  tête  ? 


L*ENFANT  QUI   S'ACCUSE  899 

—  Il  n'a  pourtant  pas  l'air  malheureux  et  tout  le 
monde  est  bon  pour  lui. 

A  mon  retour  de  Paris,  j'apprends  que  l'instituteur 
est  chargé  de  remplir  le  questionnaire  d'une  contre-en- 
quête, et  je  reçois  une  convocation  devant  le  juge  de  paix. 
Décidément,  cela  s'aggrave.  Dolet  et  sa  femme  se  tour- 
mentent autant  que  moi  de  cette  histoire.  Quelle  redou- 
table machine  que  la  Justice  !  On  la  met  en  branle  presque 
sans  s'en  douter,  et  plus  moyen  de  la  retenir.  Depuis  un 
mois,  nous  ne  sommes  occupés  qu'à  débrouiller  le  cas  du 
petit  Julien.  Il  est  d'une  complication  peu  commune  ; 
mais  est-ce  sûr  que  de  telles  obscurités  soient  si  rares? 
Et  qui  a  le  temps  de  les  tirer  au  clair?  Cet  enfant  n'est 
entouré  que  de  gens  qui  lui  veulent  du  bien  ;  que  serait-ce 
si  un  seul  d'entre  nous  avait  à  son  égard  la  moindre  dis- 
position hostile  ?  Il  est  trop  évident  qu'avec  le  tour 
qu'a  pris  l'affaire,  si  l'on  n'intervient  énergiquement, 
l'enfant  n'a  plus  aucune  chance  de  salut. 

Au  cours  des  jours  suivants,  nul  fait  nouveau,  sinon 
ce  curieux  détail  que  me  signale  Dolet.  Julien  ayant 
manifesté  l'envie  d'écrire  à  l'ancien  gardien  de  la  ferme, 
avec  lequel  il  était  en  confiance,  on  pensa  que  cette  lettre 
pourrait  fournir  quelque  indication  et  l'on  pria  le  gar- 
dien de  la  renvoyer.  Elle  ne  contenait  pas  un  mot  au  sujet 
du  vol  ni  de  la  fausse  accusation.  Rien  que  des  potins, 
et  la  plupart  imaginaires  :  «  La  gardienne  actuelle  était 
maltraitée  ;  tout  le  personnel  voulait  s'en  aller  et  lui- 
même  pensait  quasiment  à  faire  la  même  chose...  » 

Ceci  encore  :  Tandis  qu'on  faisait  les  foins,  Dolet  le 
voyant  à  l'écart  et  tranquille,  s'approcha  de  lui  et  affec- 


900  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tueusement  lui  dit  qu'il  voudrait  bien  savoir  enfin  la 
vérité.  Avait-il  oui  ou  non  pris  le  porte-monnaie.  Julien 
répondit  : 
—  Je  ne  l'ai  seulement  jamais  vu. 

Puisque  nous  sommes  convoqués  ensemble  devant  le 
juge  de  paix,  j'emmène  Julien  avec  moi  en  tacot.  Nous 
sommes  seuls  l'un  à  côté  de  l'autre  ;  il  ne  semble  pas 
méfiant.  Je  profite  de  ces  quelques  moments  pour  lui 
recommander  de  n'en  pas  dire  plus  qu'il  n'a  fait  réelle- 
ment. On  ne  lui  demande  pas  de  s'accuser,  mais  de  dire 
simplement  ce  qu'il  sait.  Personne  ne  lui  veut  de  mal,  etc. 
Dolet  lui  a  fait  les  mêmes  recommandations  avant  le 
départ.  Je  n'ose  vraiment  pas  lui  préparer  davantage  ses 
réponses,  tant  son  rôle  est  désormais  facile. 

Arrivé  à  D.,  j'ai  un  instant  de  conversation  avec  le 
grefiQer  qui  est  jeune,  aimable  et  semble  ouvert.  Puis  le 
juge  de  paix  arrive.  C'est  un  petit  homme  de  soixante- 
cinq  ans,  dans  le  visage  de  qui  l'on  ne  remarque  que  les 
globes  des  yeux  passablement  saillants.  On  le  dit  indulgent. 
Il  ordonne  à  Julien  d'aller  s'asseoir  sur  une  chaise,  dans 
le  couloir,  et  j'entre  dans  les  explications  les  plus  détaillées. 
Je  complète  ma  première  déposition,  je  la  rectifie  sur  une 
série  de  points  qui  n'ont  été  précisés  que  depuis.  J'indique 
toutes  les  contradictions  de  l'enfant.  J'insiste  à  l'excès 
sur  la  distraction  possible  de  ma  femme,  sur  la  hardiesse 
que  supposerait  la  restitution,  bref  je  rédige  un  plaidoyer 
selon  toutes  les  règles.  Il  me  semble  avoir  persuadé  le 
greffier,  mais  je  vois  bien  que  le  juge  reste  sceptique.  Je 
sors  en  lui  laissant,  avec  le  vrai  porte-monnaie,  mon  carnet 
de  poche,  pour  qu'il  essaie  si  JuHen  ne  s'y  trompera  pas. 


l'enfant  qui  s'accuse  901 

Je  passe  un  quart  d'heure  au  bureau  de  poste,  puis 
reviens  au  greffe.  Le  juge  aussitôt  me  fait  entrer  dans  la 
salle. 

—  Il  dit  que  c'est  lui,  il  affirme  que  c'est  lui  qui  l'a 
rapporté. 

Cette  fois  les  bras  m'en  tombent. 

—  Restez  dans  la  salle,  vous  allez  voir.  Ou  bien  c'est 
un  fou,  ou  je  n'y  comprends  rien. 

Et  il  continue  l'interrogatoire  : 

—  Avez-vous  rencontré  quelqu'un  ? 

—  Non. 

—  Sur  quelle  table  avez-vous  remis  le  porte-monnaie  ? 

—  Là  où  je  l'avais  pris. 
J'interromps  : 

—  Mais  ce  n'est  pas  l'endroit  où  on  l'a  trouvé. 

—  C'est  la  réponse  qu'il  nous  fait  depuis  le  commen- 
cement, dit  le  juge.  Il  l'a  remis  là  où  il  l'avait  pris. 

Cette  fois  aucun  doute  n'est  plus  possible  :  l'enfant 
invente  ;  et  il  invente  ce  qui  lui  semble  l'aveu  le  moins 
compromettant.  Cela  saute  aux  yeux.  Mais  comment 
faire  comprendre  au  juge  l'absurdité  de  cette  réponse. 
Il  faudrait  un  plan  de  la  maison.  Tout  ce  que  je  dis  ne 
l'intéresse  pas.  Alors  j'essaie,  par  une  autre  voie,  de  sur- 
prendre un  flagrant  délit  de  mensonge. 

Je  désigne  mon  portefeuille  en  peau  de  truie  qui  se 
trouve  toujours  sur  le  bureau. 

—  Non,  fait  le  juge,  je  ne  le  lui  ai  pas  encore  montré 
Il  le  prend  et  le  tend  à  Julien  : 

—  Tu  le  reconnais  bien  ? 

Mais  l'enfant  ne  s'y  laisse  pas  prendre  : 

—  Non,  il  était  marron. 


gOZ  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Alors  on  lui  montre  le  porte-monnaie. 

—  Oui,  c'est  celui-là.  Il  y  a  une  chaîne. 

—  Vous  voyez  bien,  dit  le  juge  :  il  le  connaît. 
A  mon  tour,  je  prends  le  porte-monnaie  : 

—  Montre  comment  tu  l'as  ouvert. 

Il  faut  pousser  vers  le  bas  un  petit  bouton  orné  d'une 
perle.  L'enfant  voit  bien  que  c'est  sur  le  bouton  qu'il  faut 
agir.  Il  le  pousse  vers  le  haut,  à  droite,  à  gauche.  A 
la  fin,  il  essaie  de  tirer  sur  le  cuir.  Je  suis  obligé  de 
l'arrêter  : 

—  Ne  le  déchire  pas. 

Il  me  semble  manifeste  qu'il  n'a  jamais  ouvert  ce  porte- 
monnaie.  Mais  à  cet  instant  même,  il  a  une  phrase  qui 
déroute  tout  bon  sens,  tant  elle  suppose  que  l'enfant  est 
h57pnotisé  par  son  rôle  de  coupable  : 

—  Cette  fois,  ça  ne  veut  pas  s'ouvrir. 

Au  même  instant,  inconsciemment,  sa  main  pousse  le 
bouton  dans  la  bonne  direction  et  le  porte-monnaie 
s'ouvre. 

Le  juge  dicte  au  greffier  : 

—  Le  porte-monnaie  lui  étant  présenté,  il  l'a  reconnu 
parfaitement  et  l'a  ouvert  sans  difficulté. 

Nous  protestons.  Il  rectifie  : 

—  «  Après  quelques  difficultés  ». 

Le  greffier  me  fait  un  signe  désespéré.  L'opinion  du 
juge  est  faite  depuis  le  commencement. 

Alors  j'essaie  de  contraindre  l'enfant  à  se  couper.  Je 
lui  montre  dans  le  porte-monnaie  un  menu  échantillon 
de  fourrure  qui  s'y  trouve  je  ne  sais  comment  depuis 
longtemps,  et  dont  personne  n'a  songé  à  parler  dans  les 
signalements  qu'on  a  donnés. 


l'enfant  qui  s'accuse  903 

—  Est-ce  que  ça  y  était  ? 

Il  évite  le  piège  sauveur  avec  un  flair  de  petit  sau- 
vage : 

—  Je  ne  sais  pas...  Je  n'ai  pas  longtemps  regardé. 

Je  reviens  à  l'argument  décisif  :  l'endroit  de  la  resti- 
tution : 

—  Par  quelle  porte  du  jardin  es-tu  entré  ?  Celle  de 
devant  ou  celle  de  derrière  ? 

—  Celle  de  derrière. 

—  Et  la  fenêtre  où  tu  dis  que  tu  as  remis  le  porte- 
monnaie,  était-elle  du  même  côté,  c'est-à-dire  sur  le 
derrière  de  la  maison,  ou  de  l'autre  côté,  c'est-à-dire  sur 
le  devant  ? 

—  Sur  le  derrière. 

—  Messieurs,  vous  voyez  bien  que  nous  sommes  en 
plein  roman.  Cet  enfant  parle  de  la  seule  pièce  de  ma  mai- 
son qu'il  connaisse,  la  salle  à  manger,  qui  est  fort  loin  de 
la  chambre  d'amis.  La  fenêtre  en  est  inaccessible,  à  un 
mètre  cinquante  du  sol,  derrière  une  plate-bande  touffue. 
Il  aurait  fallu  faire  une  escalade  et  entrer  dans  la  pièce, 
car  la  table  est  encore  fort  loin  de  la  fenêtre.  Celle-ci 
est  toujours  fermée  le  soir.  Ce  récit  ne  tient  pas 
debout. 

Le  juge  lève  les  bras  au  ciel  : 

—  Mais  alors  c'est  de  la  mystique,  de  la  mystique... 
C'est  l'affaire  des  aliénistes...  Lombroso... 

Il  pose  une  dernière  question  : 

—  Y  avait-il  de  la  lumière  dans  cette  chambre  ?  A 
neuf  hexires  on  n'est  pas  couché. 

' —  Non,  il  n'y  en  avait  pas...  mais  il  y  avait  un  peu 
de  limiière  qui  venait  de  la  cuisine. 


904  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Une  telle  ingéniosité  à  se  perdre  me  laisse  confondu  et 
à  bout  d'arguments. 

—  Vous  n'avez  rien  à  modifier  à  vos  déclarations  ? 
L'enfant  fait  un  vague  signe.  Le  juge  dicte  : 

—  «  Je  maintiens  toutes  mes  déclarations.  » 

On  va  signer...  Mais  depuis  un  moment,  le  juge  regarde 
sa  montre  avec  agitation.  Sa  patience  est  épuisée  depuis 
longtemps,  et  l'obstination  que  j'apporte  lui  est  incompré- 
hensible. 

—  Vous  m'excuserez  une  seconde,  dit-il. 

Pendant  les  quelques  minutes  qu'il  nous  laisse  seuls 
nous  tentons  un  dernier  effort.  Le  greffier  me  paraît 
décidément  convaincu. 

—  Il  a  récité  une  leçon,  me  dit-il,  et  le  juge  l'a 
tout  de  suite  traité  en  coupable.  Il  n'a  eu  qu'à  répondre 
par  oui  ou  par  non  aux  questions  qui  lui  étaient 
posées. 

Puisque  l'enfant  refuse  de  saisir  toutes  les  perches 
qu'on  lui  tend,  il  faut  le  soulever  sur  un  radeau.  Nous  le 
raisonnons  doucement. 

—  Pourquoi  inventes-tu  à  plaisir  ?  Tout  cela,  ce  sont 
des  mensonges.  Tu  n'as  pas  besoin  d'avoir  peur.  Le  juge 
est  parti.  Est-ce  qu'on  t'a  dit  de  t'accuser  ?  Est-ce  que 
celui  qui  a  pris  le  porte-monnaie  te  force  à  dire  que  c'est 
toi  ?  Est-ce  qu'on  t'a  promis  de  l'argent  pour  le  dire  ? 
Est-ce  qu'on  t'a  menacé  ?  Est-ce  que  c'est  un  de  tes  cama- 
rades ? 

Il  semble  complètement  abruti.  On  dirait  qu'il  cherche, 
un  instant,  qui  il  pourrait  accuser.  Puis  il  finit  par 
dire  : 

—  Je  ne  sais  pas  qui  l'a  pris. 


l'enfant  qui  s'accuse  905 

—  Alors  ce  n'est  pas  toi  ? 

—  Non,  ce  n'est  pas  moi. 

Enfin  !  Mais  cette  phrase  lui  est  arrachée  comme  à 
d'autres  l'aveu  d'un  crime.  Il  était  temps  ;  le  juge 
rentre. 

—  Il  dit  maintenant  qu'il  ne  l'a  pas  pris  du  tout,  fait 
le  greffier  joyeusement. 

Cette  fois  le  juge  en  a  assez.  Les  yeux  lui  sortent  de  la 
tête.  Il  se  tourne  vers  Julien  : 

—  Alors  vous  venez  déclarer  ex  abrupto  que  votre 
déposition  était  erronée. 

L'enfant,  complètement  hagard,  fait  oui  de  la  tête, 
bien  qu'il  n'ait  compris  ni  ce  que  signifie  «  ex  abrupto  », 
ni  —  ce  qui  est  plus  grave  —  «  erronée  ».  La  moitié  des 
questions  n'ont-elles  pas  dû  lui  échapper  de  la  même 
manière  ? 

—  Pourquoi  avez- vous  dit  que  vous  l'aviez  pris  ? 

—  J'ai  eu  peur... 

Le  juge  dicte  au  greffier  une  courte  déclaration,  où 
l'enfant  se  rétracte.  On  signe.  Le  juge  aimablement  m'ac- 
compagne jusqu'au  tacot  en  parlant  d'autre  chose. 
Puis  au  dernier  moment,  d'un  ton  paternel  et  comme  pour 
me  montrer  qu'il  n'est  pas  dupe  de  mon  excès  d'indul- 
gence : 

—  Il  n'y  a  aucun  doute  sur  le  fait  matériel,  aucun 
doute. 

Consterné  de  la  tournure  qu'a  prise  l'interrogatoire,  je 
brusque  un  peu  l'enfant  dans  l'auto  : 

—  Tu  peux  te  vanter  d'avoir  été  mahn.  Pourquoi  as- 
tu  raconté  tout  ça  ? 

Mais  je  ne  puis  rien  en  tirer. 


906  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  lendemain  je  vais,  sur  la  demande  du  juge,  récla- 
mer au  maire  la  feuille  de  la  contre-enquête.  Justement  il 
allait  l'envoyer.  Il  me  la  montre.  Seules  y  sont  impor- 
tantes les  déclarations  des  deux  instituteurs  qui  ont  eu 
affaire  à  Julien.  Celui  de  Courville  dit  qu'il  ne  l'a  connu 
que  peu  de  temps,  mais  qu'il  n'a  jamais  eu  à  se  plaindre 
de  lui  ;  celui  de  Rauval  au  contraire  déclare  qu'il  l'a  tou- 
jours considéré  comme  un  enfant  anormal  et  singulier, 
que  Julien  a  volé  im  porte-monnaie  à  Rauval  et  que  son 
oncle  a  dû  restituer  la  somme.  Cette  fois,  c'est  le  coup  de 
grâce,  car  si  l'affaire  est  poursuivie,  rien  ne  prévaudra 
contre  un  tel  précédent. 

Aussi  je  pars  sur-le-champ  pour  P...  où  je  vais  voir  le 
juge  d'instruction.  C'est  un  honrnie  jeime,  intelligent. 
Nous  sommes  sauvés.  Tout  de  suite  la  question  est  placée 
sur  son  vrai  terrain.  Le  juge  d'instruction  s'intéresse  à  la 
criminalité  enfantine;  au  bout  d'un  quart  d'heure  j'ai 
gagné  ma  cause.  Il  me  promet  d'examiner  l'affaire  de 
très  près.  Selon  toute  vraisemblance  elle  sera  classée; 
on  se  contentera  d'ime  forte  admonestation. 

Un  mois  plus  tard,  Julien  est  convoqué  devant  le  tri- 
bunal de  P.  On  le  laisse  s'y  rendre  seul.  C'est  la  première 
fois,  paraît-il,  qu'il  prend  le  chemin  de  fer.  On  pense  qu'il 
rentrera  vers  deux  heures.  A  six  heures  du  soir  il  n'est  pas 
encore  de  retour.  On  commence  à  chuchoter:  «  Parbleu,  il 
s'est  sauvé.  »  Dolet,  qui  comptait  sur  lui  pour  faner,  est 
de  mauvaise  humeur.  Moi,  je  ne  suis  pas  tranquille:  avec 
ces  sacrées  enquêtes  et  ces  tribunaux,  est-ce  qu'on  sait 
jamais?  Je  redescends  à  Maisonneuve  après  mon  dîner. 
JuHen  sort  justement  de  table.  Je  l'appelle  : 


l'enfant  qui  s'accuse  907 

—  Eh  bien  ? 

—  On  m'a  fait  signer. 

—  C'est  tout  ? 

—  Oui,  on  m'a  dit  que  c'était  fini. 

—  Et  alors,  qu'est-ce  que  tu  as  fait  pendant  toute 
l'après-midi  ? 

—  J'ai  rencontré  à  P...  un  camarade.  Comme  il  avait  de 
quoi,  on  a  pris  le  train. 

—  En  voilà  tme  idée!  C'était  bien  le  jour.  Et  où  avez- 
vous  été  ? 

—  On  a  passé  l'après-midi  au  bord  de  la  mer. 
Il  est  parfaitement  heureux  de  sa  journée. 

JEAN   SCHLUMBERGER 


9o8 


POESIE   ET  MEMOIRE 


Les  regards  perdus  dans  la  fourrure  de  ces  blaireaux  et 
renards  alternés  dont  les  gueules  s'affrontent  au  centre 
du  tapis,  je  goûte  l'heureuse  fatigue  d'une  journée  de 
chasse  et  j'écoute  la  fille  du  gentilhomme  fermier,  qui 
s'est  assise  au  piano. 

En  attendant  le  dîner,  dont  les  prémices  odorants  leur 
viennent  par  bouffées,  les  chasseurs  donnent  quelques 
minutes  d'attention  courtoise  à  la  demoiselle  de  céans. 
Elle  vient  d'ouvrir  sur  le  pupitre  un  ancien  recueil  de 
romances.  Un  poète  aux  cheveux  orageux,  aux  pantalons 
à  sous-pieds,  y  rêve  à  la  cime  d'un  rocher  romantique. 
Des  amants  de  keepsake  lèvent  des  yeux  extasiés  vers  le 
gris  clair  de  lune  des  lithographies.  Dans  ce  manoir  nor- 
mand, le  fox-trott,  le  tango  n'ont  pas  pénétré,  ni  même 
les  valses  lentes  du  temps  de  la  dernière  Exposition  uni- 
verselle. 

Et  voici  qu'elle  chante,  d'une  voix  fruste  et  fraîche 
de  couventine.  Dans  le  salon  où  le  soir  est  entré,  où  les 
ors  des  cadres  Louis-Philippe  se  teignent  d'un  reflet 
mourant  de  l'astre  en  flammes,  les  vers  divins  ont  pris 
leur  vol  : 

Ainsi  toujours  poussé  vers  de  nouveaux  rivages 
Dans  la  nuit  éternelle  emportés  sans  retour,.. 


POÉSIE  ET  MÉMOIRE  909 

Les  hommes  qui  sont  là  se  souviennent  vaguement  de 
l'âge  où,  collégiens  en  vacances,  ils  admiraient  quelque 
amie  de  leur  mère,  une  brune  qui  n'était  pas  du  pays,  et 
qui  chantait  cette  même  mélodie,  avec  l'ardeur  trouble 
d'une  Emma  Bovary.  Par  un  signe  d'attention,  par  une 
lueur  au  fond  des  yeux,  chacun  témoigne  du  pouvoir 
charmant  des  rengaines  heureuses,  dont  on  a  tort  de  rire 
et  qu'il  ne  faut  pas  mépriser. 

Seul  un  métal  précieux  et  rare  peut  rester  sous  la  mer 
longtemps  sans  s'altérer;  de  même,  sous  l'alluvion  de 
calculs,  de  peines  et  d'oubUs  que  les  jours  y  déposent,  au 
fond  de  la  mémoire,  un  beau  vers  luit  comme  un  trésor 
perdu.  Elles  ne  sont  presque  jamais  indifférentes,  ces 
choses  qui  sont,  comme  disent  les  conférenciers,  «  dans 
toutes  les  mémoires  ».  Celles  qui  sont  aujourd'hui  sur 
toutes  les  lèvres  n'ont  pas  encore  dépouillé  la  saveur  de 
mode  qui  peut-être  est  tout  leur  mérite,  et  qui  ne  les  fera 
pas  vivre  au  delà  d'un  engouement  passager.  Comptez 
les  chansons  qui  demeurent,  les  vaudevilles  dont  on  ne  se 
dégoûte  pas,  après  les  avoir  chantés.  Ils  sont  rares  ;  il  en 
est  pourtant. 

Nous  revenions,  une  jeune  amie  et  moi,  d'une  prome- 
nade à  bicyclette.  C'était  un  soir  de  la  moisson  ;  nous 
avions  dû  descendre  de  machine  pour  laisser  passer  un 
de  «  ces  grands  chars  gémissants  »  sous  leur  richesse 
dorée.  Les  enfants  et  les  jeunes  filles,  juchés  sur  ce  dôme 
magnifique,  chantaient  en  chœur.  Ces  solennités  cham- 
pêtres que  chaque  été  ramène  prolongent  la  vie  des 
traditions  :  pour  les  foins,  pour  la  moisson,  pour  les 
vendanges,  il  est  des  chansons  rituelles  dans  les  provinces 
françaises.  Mais  comment  dire  avec  quelle  émotion  je 


910  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

reconnus,   sous    le    déguisement     aimable    de   l'accent 
cauchois,  le  refrain  de  la  villanelle  de  Philippe  Desportes  : 

...  Jamais  girouette  légère 
Au  vent  sitôt  ne  se  vira, 
Nous  verrons,  volage  bergère, 
Qui  premier  s'en  repentira. 

Heureux  chef-d'œuvre  qui  traversa  plusieurs  siècles 
sans  rien  perdre  de  sa  fraîche  odeur.  Ma  jeune  compagne 
ignorait  les  vers  de  Desportes.  Elle  était,  comme  moi, 
contemporaine  de  ces  fâcheux  recueils  de  morceaux 
choisis,  où  les  productions  de  MM.  Autran,  Lacaussade, 
de  Laprade  et  Emmanuel  des  Essarts  tenaient  une  place 
excessive,  et  de  ces  professeurs  de  seconde  qui  nous  fai- 
saient plus  volontiers  apprendre  les  sonnets  de  M.  de 
Hérédia  que  ceux  de  Voiture  ou  de  Tristan  rHermite. 
C'était  ce  qu'ils  appelaient  sacrifier  au  modernisme. 

Donc,  tout  en  pédalant  de  compagnie,  je  racontai  à 
mon  amie  comment  la  villanelle  dont  elle  venait  d'en- 
tendre le  refrain  dans  la  bouche  des  Heuses  de  gerbes, 
était  celle-là  même  que  le  duc  de  Guise  chantait  à  sa 
maîtresse,  la  nuit  qu'il  fut  assassiné,  au  château  de  Blois» 
Et  je  la  lui  récitai  tout  entière.  Et  je  n'ai  pas  oubHé  la 
mélancolie  qui  voila  son  front  de  flirteuse  intrépide 
lorsque  j'en  fus  à  la  strophe  si  touchante  : 

Oii  sont  tant  de  promesses  saintes, 
Tant  de  pleurs  versés  en  partant, 
Est-il  vrai  que  ces  tristes  plaintes 
Sortissent  d'un  cœur  inconstant  ?... 


POÉSIE  ET  MÉMOIRE  ÇII 

Croit-on  que  des  œuvres  de  mince  valeur  artistique 
puissent  résister  à  plusieurs  lustres  de  tradition  orale  ? 
Les  chansons  de  Béranger,  qui  ne  sont  pas  sans  mérite 
pourtant,  fournissent  la  preuve  du  contraire.  Tout  le 
monde  les  a  chantées  et  personne  ne  les  sait  plus.  Seul, 
un  vieux  notaire  de  campagne,  après  boire,  fredonne 
encore  parfois  les  stances  fameuses: 

Vous  vieillirez,  6  ma  jeune  maîtresse... 

Ainsi  la  sélection  de  la  mémoire  vulgaire  confirme 
l'opinion  des  bons  juges  selon  qui  ce  poète  ne  fut  jamais 
mieux  inspiré  que  par  un  thème  banal  de  la  poésie  éro 
tique. 

♦ 

Il  y  a  quelques  années,  le  journal  V Intransigeant 
demanda  à  ses  lecteurs  de  citer  «  le  plus  beau  vers  ».  Le 
résultat  de  ce  référendum  est  curieux  à  consulter.  Les 
jeunes  gens  choisirent  des  vers  purement  descriptifs, 
et  les  écrivains,  en  majorité,  des  vers  pleins  d'images. 
D'autres,  accordant  leur  préférence  à  des  vers  d'idées, 
sont  moins  nombreux,  mais  leurs  noms  se  trouvent  être 
aujourd'hui  ceux  d'auteurs  estimés.  Enfin,  comme  il  sied, 
les  «  enquêtes  »  d'un  certain  âge  marquaient  ime  prédi- 
lection pour  les  vers  tournés  en  forme  de  maximes,  les  vers 
dorés. 

On  entend  dire  maintenant  qu'il  n'y  a  pas  de  beau 
vers  isolé,  que  cela  n'est  d'aucun  intérêt,  qu'il  faut  con- 
sidérer l'œuvre,  le  poème  dans  son  ensemble.  C'est  le 
point  de  vue  critique,  mais  on  peut  envisager  aussi  la 


912  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mémoire  poétique  moyenne  d'une  époque,  d'une 
nation. 

Les  anthologies,  dont  on  a  fait  un  grand  abus,  sont 
passées  de  mode,  mais  il  n'est  pas  sûr  qu'on  lise  davan- 
tage les  œuvres  complètes.  C'est  une  question  de  décider 
quelle  destinée  est  plus  enviable  du  poète  d'anthologie 
ou  du  poète  de  bibliothèque,  de  celui  qui  n'a  laissé  qu'un 
vers  (comme  l'auteur  de  «  le  Trident  de  Neptune  est  le 
sceptre  du  monde  »)  ou  de  l'auteur  d'un  gros  livre  dont 
chacun  sait  le  nom  et  que  personne  ne  lit  plus.  Racan 
est  immortel  et  pourtant,  à  part  deux  pièces  célèbres, 
il  est  iUisible. 

Je  ne  voudrais  pas  causer  à  M.  Paul  Souday  une  peine 
même  légère,  mais  je  me  demande  si  le  nom  de  Victor 
Hugo,  poète,  serait  dans  cent  ans  autre  chose  qu'une  ins- 
cription sur  un  vaste  monument  que  tout  le  monde  salue 
en  passant  et  qu'on  ne  visite  guère,  s'il  n'était  associé  au 
souvenir  d'Oceano  nox  et  d'une  dizaine  de  «  rengaines  » 
inoubliables. 

Il  y  a  quelque  chose  de  tendre  et  d'amoureux  dans  cette 
expression  :  savoir  par  cœur.  Diderot  disait  en  parlant 
d'une  élève  qu'on  l'avait  prié  d'instituer  dans  les  bonnes 
lettres  et  qui  trompait  ses  soins  :  «  Que  voulez-vous  que 
je  lui  apprenne,  elle  ne  m'aime  pas  !  » 

Comment,  aussi,  retenir  «  par  cœur  »  ce  que  le  cœur 
n'a  point  senti. 

Le  moment  est  proche  où  les  chefs-d'œuvres  de 
l'antiquité  ne  seront  plus  guère  connus  que  par  des 
citations  de  référence.  Je  serais  curieux  de  savoir 
si  parmi  les  hommes  politiques  interrogés  par  le  Figaro, 
en  dehors  des  deux  ou  trois  lettrés  dont  la  réputation  est 


POÉSIE   ET   MÉMOIRE  913 

établie,  il  s'en  trouve  qui  aient  cité  de  mémoire  un  vers 
de  Chénier...  sans  recourir  à  leur  bibliothèque. 

Le  poète  contemporain  le  plus  lu,  surtout  par  les 
femmes,  est  sans  doute  Albert  Samains.  Dans  l'œuvre 
de  ce  poète,  si  riche  en  beaux  vers  descriptifs,  on  trou- 
verait difficilement  un  vers  animé  de  cette  vie  émou- 
vante qui  est  un  gage  de  durée.  Mais  dans  un  siècle, 
peut-être  qu'une  jeune  fille  se  reprendra  à  feuilleter  un 
album  de  musique  et  chantera,  siu:  les  rythmes  faciles 
de  M.  Gabriel  Fauré  : 

Voici  que  les  jardins  de  la  nuit  vont  fleurir... 

Les  deux  genres  de  poésie  qui  se  gravent  le  mieux  dans 
la  mémoire  sont  justement  ceux  que  nos  contemporains 
ont  négligés  volontairement.  Les  uns  ont  pris  à  la  lettre 
le  conseil  de  Verlaine,  et  ayant  «  tordu  son  cou  »  à  l'Elo- 
quence ont  servi,  en  son  heu  et  place,  une  muse  bégayante; 
les  autres,  par  un  souci  d'originalité  extérieure,  ont  fui  les 
rythmes  chantants  et  les  cadences  trop  nettes.  Parfois, 
un  souci  d'art  très  noble,  une  conscience  scrupuleuse 
dictaient  cette  attitude.  On  a  tort  de  regarder  comme 
futiles  les  questions  de  prosodies  et  les  controverses 
auxquelles  elles  donnent  lieu.  Dans  les  Notes  sur  la  tech- 
nique poétique,  de  MM.  Ch.  Vildrac  et  G.  Duhamel,  qui 
sont  intéressantes  à  plus  d'un  titre,  on  saisit  très  bien  les 
dégoûts,  les  aspirations  et  les  intentions  de  toute  une 
génération  de  poètes  qui  débutaient  alors  dans  les  lettres. 
Rien  de  plus  instructif  que  ce  genre  d'ouvrage  ;  il  faudrait 
qu'il  en  parût  un  tous  les  dix  ans,  de  même  valeur,  où 
des  poètes  tâcheraient  à  justifier  leur  technique  et  à 

58 


914  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'accorder  à  l'esprit  et  au  nombre  de  la  langue.  Les  auteurs 
du  livre  cité  plus  haut  n'écriraient  peut-être  pas  exacte- 
ment les  mêmes  choses,  aujourd'hui.  Il  apparaît  que  la 
poésie  qui  se  confondait  à  l'origine  avec  la  musique,  tend 
à  se  différencier  de  plus  en  plus.  Mais  un  art  est  toujours 
influencé  par  les  modes  qui  régnent  dans  un  art  voisin. 
Il  est  aisé  de  voir  que  l'impressionnisme  s'est  propagé  à 
travers  diverses  formes  d'art,  mais  presque  impossible 
d'en  discerner  le  point  de  départ. 

Beaucoup  de  tentatives  récentes  donnent  l'impression 
d'un  effort  d'illusion  et  de  remplacement.  Le  besoin  de 
nouveauté  est  naturel  et  fécond,  mais  ne  pouvant  se 
satisfaire  aisément  dans  le  domaine  de  la  pensée  et  du 
sentiment,  il  se  tourne  vers  l'expression  ;  aussi  est-il 
encHn  à  se  satisfaire  de  ces  artifices  de  typographie  qui 
trompent  une  curiosité  superficielle. 

C'est  pourquoi  l'on  est  amené  à  se  demander  s'il  est 
juste  de  voir,  dans  l'instinctive  fidélité  que  garde  la 
mémoire  aux  formes  anciennes  des  vers  français,  ime  simple 
routine  de  l'esprit.  Ne  serait-ce  pas  un  hommage  involon- 
taire rendu  à  leur  excellence?  Dans  cette  hypothèse, 
beaucoup  de  tentatives  s'exerceraient  en  dehors  ou  con- 
trairement à  l'esprit  d'ime  langue  dont  toute  l'histoire 
n'est  qu'une  longue  sélection  des  formes  les  plus  favorables 
à  sa  nature.  On  les  croit  desséchées,  mais  c'est  peut-être 
seulement  qu'elles  sont  vides.  Ce  serait  alors  non  plus  de 
nouveautés  techniques,  mais  d'une  rénovation  du  senti- 
ment et,  partant,  des  modes  d'interprétation  collective 
des  thèmes  éternels  qu'on  devrait  attendre  un  soulè- 
vement lyrique  comparable  à  celui  du  romantisme  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  mémoire  poétique  est  un  phéno- 


POÉSIE   ET  MÉMOIRE  915 

mène  de  représentation  lié  à  certaines  mesures  sonores  ; 
on  peut  lui  demander  d'en  retenir  de  compliquées,  mais 
non  d'incertaines  et  changeantes,  ou  trop  personnelles. 

La  poésie  s'est  rapprochée  des  autres  arts  pour  reprendre 
contact  avec  la  vie,  mais  elle  doit  se  repUer  sur  elle-même 
pour  ressaisir  la  notion  de  ses  prestiges  essentiels  et  pour 
pousser,  à  travers  la  curiosité  des  lecteurs  ou  l'information 
des  lettrés,  des  pointes  lumineuses  qui  gravent  dans  la 
mémoire  populaire  des  inscriptions  ineffaçables. 

On  connaît  cette  belle  pièce  qui  ouvre  la  Vie  unanime 
de  M.  Jules  Romains,  et  l'émouvante  image  du  futur 
lecteur  inconnu  qu'anime  le  double  rythme  du  train  qui 
l'emporte  et  du  poème  qu'il  ht. 

Il  faut  souhaiter  aux  vers  de  M.  Jules  Romains  et  de 
ses  pairs  un  destin  plus  rare,  celui  des  vers  que  l'on  se 
chante  à  soi-même,  par  cœur,  pour  accompagner  une 
promenade  solitaire,  pour  bercer  un  profond  chagrin, 
ou  donner  des  ailes  à  la  joie,  une  cadence  au  plaisir. 

ROGER  ALLARD 


9i6 


LA  SYMPHONIE   PASTORALE^ 

SECOND  CAHIER 

25  Avril 

J'ai  dû  laisser  quelque  temps  ce  cahier. 

La  neige  avait  enfin  fondu,  et  sitôt  que  les  routes  furent 
redevenues  praticables,  il  m'a  fallu  m'acquitter  d'im 
grand  nombre  d'obligations  que  j'avais  été  forcé  de  re- 
mettre pendant  le  long  temps  que  notre  village  était 
resté  bloqué.  Hier  seulement,  j'ai  pu  retrouver  quelques 
instants  de  loisir. 

La  nuit  dernière  j'ai  relu  tout  ce  que  j'avais  écrit  ici... 

Aujourd'hui  que  j'ose  appeler  par  son  nom  le  senti- 
ment si  longtemps  inavoué  de  mon  cœur,  je  m'explique 
à  peine  comment  j'ai  pu  jusqu'à  présent  m'y  méprendre  ; 
comment  certaines  paroles  d'Amélie  que  j'ai  rapportées, 
ont  pu  me  paraître  mystérieuses  ;  comment,  après  les 
naïves  déclarations  de  Gertrude,  j'ai  pu  douter  encore 
si  je  l'aimais.  C'est  que,  tout  à  la  fois,  je  ne  consentais 
point  alors  à  reconnaître  d'amour  permis  en  dehors  du 
mariage,  et  que,  dans  le  sentiment  qui  me  penchait  si 
passionnément  vers  Gertrude,  je  ne  consentais  pas  à  recon- 
naître quoi  que  ce  soit  de  défendu. 

I.  Voir  la  Nouvelle  Revue  Française  du  i«'  octobre  191 9 


LA   SYMPHONIE   PASTORALE  917 

La  naïveté  de  ses  aveux,  leur  franchise  même  me  rassu- 
raient. Je  me  disais  :  c'est  une  enfant.  Un  véritable  amour 
n'irait  pas  sans  confusion,  ni  rougeurs.  Et  de  mon  côté 
je  me  persuadais  que  je  l'aimais  comme  on  aime  un  en- 
fant infirme.  Je  la  soignais  comme  on  soigne  un  malade, 
—  et  d'un  entraînement  j'avais  fait  une  obligation  mo- 
rale, im  devoir.  Oui,  vraiment,  ce  soir  même  où  elle  me 
parlait  comme  j'ai  rapporté,  je  me  sentais  l'âme  si  légère 
et  si  joyeuse  que  je  me  méprenais  encore,  et  encore  en 
transcrivant  ces  propos.  Et  parce  que  j'eusse  cru  répré- 
hensible  l'amour,  et  que  j'estimais  que  tout  ce  qui  est 
répréhensible  courbe  l'âme,  ne  me  sentant  point  l'âme 
chargée  je  ne  croyais  pas  à  l'amour. 

J'ai  rapporté  ces  conversations  non  seulement  telles 
qu'elles  ont  eu  lieu,  mais  encore  les  ai-je  transcrites  dans 
une  disposition  d'esprit  toute  pareille  ;  à  vrai  dire  ce 
n'est  qu'en  les  relisant  cette  nuit-ci  que  j'ai  compris... 

Sitôt  après  le  départ  de  Jacques  —  auquel  j'avais 
laissé  Gertrude  parler,  et  qui  ne  revint  que  pour  les  der- 
niers jours  de  vacances,  affectant  ou  de  fuir  Gertrude 
ou  de  ne  lui  parler  plus  que  devant  moi  —  notre  vie  avait 
repris  son  cours  très  calme.  Gertrude,  ainsi  qu'il  était 
convenu,  avait  été  loger  chez  Mademoiselle  Louise,  où 
j'allais  la  voir  chaque  jour.  Mais,  par  peur  de  l'amour 
encore,  j'affectais  de  ne  plus  parler  avec  elle  de  rien  qui 
nous  pût  émouvoir.  Je  ne  lui  parlais  plus  qu'en  pasteur, 
et  le  plus  souvent  en  présence  de  Louise,  m'occupant 
surtout  de  son  instruction  religieuse  et  la  préparant  à 
la  communion  qu'elle  vient  de  faire  à  Pâques. 

Le  jour  de  Pâques  j'ai,  moi  aussi,  communié. 


9l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  y  a  de  cela  quinze  jours.  A  ma  surprise,  Jacques, 
qui  venait  passer  une  semaine  de  vacances  près  de  nous, 
ne  m'a  pas  accompagné  auprès  de  la  Table  Sainte.  Et 
j'ai  le  grand  regret  de  devoir  dire  qu'Amélie,  pour  la 
première  fois  depuis  notre  mariage,  s'est  également  abs- 
tenue. Il  semblait  qu'ils  se  fussent  tous  deux  donné  le 
mot  et  eussent  résolu  par  leur  défection  à  ce  rendez- 
vous  solennel,  de  jeter  l'ombre  sur  ma  joie.  Ici  encore 
je  me  félicitai  que  Gertrude  ne  pût  y  voir,  de  sorte  que 
je  fusse  seul  à  supporter  le  poids  de  cette  ombre.  Je  con- 
nais trop  bien  Amélie  pour  n'avoir  pas  su  voir  tout  ce 
qu'il  entrait  de  reproche  indirect  dans  sa  conduite.  Il 
ne  lui  arrive  jamais  de  me  désapprouver  ouvertement, 
mais  elle  tient  à  me  marquer  son  désaveu  par  ime  sorte 
d'isolement. 

Je  m'affectai  profondément  de  ce  qu'un  grief  de  cet 
ordre  —  je  veux  dire  :  tel  que  je  répugne  à  le  considérer 
—  pût  incliner  l'âme  d'Amélie  au  point  de  la  détourner 
de  ses  intérêts  supérieurs.  Et  de  retour  à  la  maison  je 
priai  pour  elle  dans  toute  la  sincérité  de  mon  cœur. 

Quant  à  l'abstention  de  Jacques,  elle  était  due  à  de 
tout  autres  motifs  et  qu'une  conversation,  que  j'eus  avec 
lui  peu  de  temps  après,  vint  éclairer. 

3  Mai 

L'instruction  religieuse  de  Gertrude  m'a  amené  à 
relire  l'Evangile  avec  un  œil  neuf.  Il  m'apparaît  de  plus 
en  plus  que  nombre  des  notions  dont  se  compose  notre 
foi  chrétienne  relèvent  non  des  paroles  du  Christ,  mais 
des  commentaires  de  saint  Paul. 

Ce  fut  proprement  le  sujet  de  la  discussion  que  je  viens 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  9I9 

d'avoir  avec  Jacques.  De  tempérament  un  peu  sec,  son 
cœur  ne  fournit  pas  à  sa  pensée  aliment  suffisant  ;  il 
devient  traditionaliste  et  dogmatique.  Il  me  reproche 
de  choisir  dans  la  doctrine  chrétienne  «  ce  qui  me  plait  ». 
Mais  je  ne  choisis  pas  telle  ou  telle  parole  du  Christ. 
Simplement,  entre  le  Christ  et  saint  Paul,  je  choisis 
le  Christ.  Par  crainte  d'avoir  à  les  opposer,  lui  se  refuse 
à  dissocier  l'un  de  l'autre,  se  refuse  à  sentir  de  l'un  à 
l'autre  une  différence  d'inspiration,  et  proteste  si  je  lui 
dis  qu'ici  j'écoute  un  homme  tandis  que  là  j'entends 
Dieu.  Plus  il  raisonne,  plus  il  me  persuade  de  ceci  :  qu'il 
n'est  point  sensible  à  l'accent  uniquement  divin  de  la 
moindre  parole  du  Christ. 

Je  cherche  à  travers  l'Evangile,  je  cherche  en  vain 
commandement,  menace,  défense...  Tout  cela  n'est  que 
de  saint  Paul.  Et  c'est  précisément  de  ne  le  trouver 
point  dans  les  paroles  du  Christ,  qui  gêne  Jacques.  Les 
âmes  semblables  à  la  sienne  se  croient  perdues,  dès  qu'elles 
ne  sentent  plus  auprès  d'elles  tuteurs,  rampes  et  garde- 
fous.  De  plus  elles  tolèrent  mal  chez  autrui  une  liberté 
qu'elles  résignent,  et  souhaitent  d'obtenir  par  contrainte 
tout  ce  qu'on  est  prêt  à  leur  accorder  par  amour. 

—  Mais,  mon  père,  me  dit-il,  moi  aussi  je  souhaite 
le  bonheur  des  âmes. 

—  Non,  mon  ami  ;  tu  souhaites  leur  soumission. 

—  C'est  dans  la  soumission  qu'est  le  bonheur. 

Je  lui  laisse  le  dernier  mot  parce  qu'il  me  déplaît  d'er- 
goter ;  mais  je  sais  bien  que  l'on  compromet  le  bonheur 
en  cherchant  à  l'obtenir  par  ce  qui  doit  au  contraire 
n'être  que  l'effet  du  bonheur  —  et  que  s'il  est  vrai  de 
penser  que  l'âme  aimante  se  réjouit  de  sa  soumission 


920  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

volontaire,  rien  n'écarte  plus  du  bonheur  qu'une  sou- 
mission sans  amour. 

Au  demeurant,  Jacques  raisonne  bien,  et  si  je  ne  souf- 
frais de  rencontrer,  dans  un  si  jeune  esprit,  déjà  tant  de 
raideur  doctrinale,  j'admirerais  sans  doute  la  qualité 
de  ses  arguments  et  la  constance  de  sa  logique.  Il  me 
paraît  souvent  que  je  suis  plus  jeime  que  lui  ;  plus  jeune 
aujourd'hui  que  je  n'étais  hier,  et  je  me  redis  cette  parole  : 
«  Si  vous  ne  devenez  semblables  à  des  petits  enfants, 
vous  ne  sauriez  entrer  dans  le  Royaume.  » 

Est-ce  trahir  le  Christ,  est-ce  diminuer,  profaner  l'Evan- 
gile que  d'y  voir  surtout  une  méthode  pour  arriver  à  la 
vie  bienheureuse  ?  L'état  de  joie,  qu'empêchent  notre 
doute  et  la  dureté  de  nos  cœurs,  pour  le  chrétien  est  vm 
état  obligatoire.  Chaque  être  est  plus  ou  moins  capable 
de  joie.  Chaque  être  doit  tendre  à  la  joie.  Le  seul  sourire 
de  Gertrude  m'en  apprend  plus  là-dessus,  que  mes  leçons 
ne  lui  enseignent. 

Et  cette  parole  du  Christ  s'est  dressée  lumineusement 
devant  moi.  «  Si  vous  étiez  aveugles,  vous  n'auriez  point 
de  péché.  »  Le  péché,  c'est  ce  qui  obscurcit  l'âme,  c'est 
ce  qui  s'oppose  à  sa  joie.  Le  parfait  bonheur  de  Gertrude, 
qui  rayonne  de  tout  son  être,  vient  de  ce  qu'elle  ne  con- 
naît point  le  péché.  Il  n'y  a  en  elle  que  de  la  clarté,  de 
l'amour. 

J'ai  mis  entre  ses  mains  vigilantes  les  quatre  évangiles, 
les  psaumes,  l'apocalypse  et  les  trois  épîtres  de  Jean  où 
elle  peut  lire  :  «  Dieu  est  lumière  et  il  n'y  a  point  en  lui 
de  ténèbres  »  comme  déjà  dans  son  évangile  elle  pouvait 
entendre  le  Sauveur  dire  :  «  Je  suis  la  lumière  du  monde  ; 
celui  qui  est  avec  moi  ne  marchera  pas  dans  les  ténèbres  ». 


LA  SYMPHONIE   PASTORALE  921 

Je  me  refuse  à  lui  donner  les  épîtres  de  Paul,  car  si,  aveu- 
gle, elle  ne  connaît  point  le  péché,  que  sert  de  l'inquiéter 
en  la  laissant  lire  :  «  Le  péché  a  pris  de  nouvelles  forces 
par  le  commandement  »  (Romains  VII,  13)  et  toute  la 
dialectique  qui  suit,  si  admirable  soit-elle  ? 

8  Mai 

Le  docteur  Martins  est  venu  hier  de  la  Chaux -de-Fonds. 
Il  a  longuement  examiné  les  yeux  de  Gertrude  à  l'ophtal- 
moscope.  Il  m'a  dit  avoir  parlé  de  Gertrude  au  docteur 
Dufour,  le  spécialiste  de  Lausanne,  à  qui  il  doit  faire 
part  de  ses  observations.  Leur  idée  à  tous  deux  c'est 
que  Gertrude  serait  opérable.  Mais  nous  avons  convenu 
de  ne  lui  parler  de  rien  tant  qu'il  n'y  aurait  pas  plus  de 
certitude.  Martins  doit  venir  me  renseigner  après  con- 
sultation. Que  servirait  d'éveiller  en  Gertrude  un  espoir 
qu'on  risque  de  devoir  éteindre  aussitôt  ?  —  Au  surplus, 
n'est-elle  pas  heureuse  ainsi  ?... 

10  Mai 

A  Pâques  Jacques  et  Gertrude  se  sont  revus,  en  ma 
présence  —  du  moins  Jacques  a  revu  Gertrude  et  lui  a 
parlé,  mais  rien  que  de  choses  insignifiantes.  Il  s'est  mon- 
tré moins  ému  que  je  n'aurais  pu  craindre,  et  je  me  per- 
suade à  nouveau  que,  vraiment  ardent,  son  amour  n'aurait 
pas  été  si  facile  à  réduire,  malgré  que  Gertrude  lui  ait 
déclaré,  avant  son  départ  l'an  passé,  que  cet  amour  devait 
demeurer  sans  espoir.  J'ai  constaté  qu'il  vousoie  Gertrude 
à  présent,  ce  qui  est  certainement  préférable  ;  je  ne  le 
lui  avais  pourtant  pas  demandé,  de  sorte  que  je  suis 


922  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

heureux  qu'il  ait  compris  cela  de  lui-même.  Il  y  a  incon- 
testablement beaucoup  de  bon  en  lui. 

Je  soupçonne  néanmoins  que  cette  soumission  de 
Jacques  n'a  pas  été  sans  débats  et  sans  luttes.  Le  fâcheux, 
c'est  que  la  contrainte  qu'il  a  dû  imposer  à  son  cœur, 
à  présent  lui  paraît  bonne  en  elle-même  ;  il  la  souhai- 
terait voir  imposer  à  tous  ;  je  l'ai  senti  dans  cette  dis- 
cussion que  je  viens  d'avoir  avec  lui  et  que  j'ai  rapportée 
plus  haut.  N'est-ce  pas  La  Rochefoucauld  qui  disait  que 
l'esprit  est  souvent  la  dupe  du  cœur  ?  Il  va  sans  dire 
que  je  n'osai  le  faire  remarquer  à  Jacques  aussitôt,  con- 
naissant son  humeur  et  le  tenant  pour  im  de  ceux  que 
la  discussion  ne  fait  qu'obstiner  dans  son  sens  ;  mais 
le  soir  même,  ayant  retrouvé,  et  dans  saint  Paul  préci- 
sément (je  ne  pouvais  le  battre  qu'avec  ses  armes)  de 
quoi  lui  répondre,  j'eus  soin  de  laisser  dans  sa  chambre 
un  billet  où  il  a  pu  lire  :  «  Que  celui  qui  ne  mange  pas  ne 
juge  pas  celui  qui  mange,  car  Dieu  a  accueilli  ce  dernier.  » 
(Romains  XIV,  2.) 

J'aurais  aussi  bien  pu  copier  la  suite  :  «Je  sais  et  je 
suis  persuadé  par  le  Seigneur  Jésus  que  rien  n'est  impur 
en  soi  et  qu'une  chose  n'est  impure  que  pour  celui  qui 
la  croit  impure  »  —  mais  je  n'ai  pas  osé,  craignant  que 
Jacques  n'allât  supposer  en  mon  esprit,  à  l'égard  de 
Gertrude,  quelque  interprétation  injurieuse,  qui  ne  doit 
même  pas  effleurer  son  esprit.  Evidemment  il  s'agit  ici 
d'aliments  ;  mais  à  combien  d'autres  passages  de  l'Ecri- 
ture n'est-on  pas  appelé  à  prêter  double  et  triple  sens  ? 
(«  Si  ton  œil...  »  MultipHcation  des  pains  ;  miracle  aux 
noces  de  Cana,  etc..)  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'ergoter  :  la 
signification  de  ce  verset  est  large  et  profonde  :  la  res- 


LA   SYMPHONIE   PASTORALE  923 

triction  ne  doit  pas  être  dictée  par  la  loi,  mais  par  l'amour, 
et  saint  Paul,  aussitôt  ensuite,  s'écrie  :  «  Mais  si,  pour 
un  aliment,  ton  frère  est  attristé,  tu  ne  marches  pas  selon 
l'amour.  »  C'est  au  défaut  de  l'amour  que  nous  attaque 
le  Malin.  Seigneur  !  enlevez  de  mon  cœur  tout  ce  qui 
n'appartient  pas  à  l'amour...  Car  j'eus  tort  de  provoquer 
Jacques  :  le  lendemain  je  trouvai  sur  ma  table  le  billet 
même  où  j'avais  copié  le  verset  :  sur  le  dos  de  la  feuille, 
Jacques  avait  simplement  transcrit  cet  autre  verset  du 
même  chapitre  :  «  Ne  cause  point  par  ton  aliment  la 
perte  de  celui  pour  lequel  Christ  est  mort.  »  (Romains 
XIV,  15). 

Je  relis  encore  une  fois  tout  le  chapitre.  C'est  le  départ 
d'une  discussion  infinie.  Et  je  tourmenterais  de  ces  per- 
plexités, j'assombrirais  de  ces  nuées,  le  ciel  lumineux  de 
Gertrude  ?  —  Ne  suis- je  pas  plus  près  du  Christ  et  ne 
l'y  maintiens-je  point  elle-même,  lorsque  je  lui  enseigne 
et  la  laisse  croire  que  le  seul  péché  est  ce  qui  attente  au 
bonheur  d'autrui,  ou  compromet  notre  propre  bonheur  ? 

Hélas  !  certaines  âmes  demeurent  particulièrement 
réfractaires  au  bonheur  ;  inaptes,  maladroites...  Je  songe 
à  ma  pauvre  Amélie.  Je  l'y  invite  sans  cesse,  l'y  pousse 
et  voudrais  l'y  contraindre.  Oui,  je  voudrais  soulever 
chacun  jusqu'à  Dieu.  Mais  elle  se  dérobe  sans  cesse,  se 
referme  comme  certaines  fleurs  que  n'épanouit  aucun 
soleil.  Tout  ce  qu'elle  voit  l'inquiète  et  l'afflige. 

—  Que  veux-tu,  mon  ami,  m'a-t-elle  répondu  l'autre 
jour,  il  ne  m'a  pas  été  donné  d'être  aveugle. 

Ah  !  que  son  ironie  m'est  douloureuse,  et  quelle  vertu 
me  faut-il  pour  ne  point  m'en  laisser  troubler  !  Elle  de- 
vrait comprendre  pourtant,  il  me  semble,  que  cette  allu- 


924  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sion  à  l'infirmité  de  Gertrude  est  de  nature  à  particu- 
lièrement me  blesser.  Elle  me  fait  sentir,  du  reste,  que 
ce  que  j'admire  surtout  en  Gertrude,  c'est  sa  mansuétude 
infinie  :  je  ne  l'ai  jamais  entendue  formuler  le  moindre 
grief  contre  autrui.  Il  est  vrai  que  je  ne  lui  laisse  rien 
connaître  de  ce  qui  pourrait  la  blesser. 

Et  de  même  que  l'âme  heureuse,  par  l'irradiation  de 
l'amour,  propage  le  bonheur  autour  d'elle,  tout  se  fait 
à  l'entour  d'Amélie  sombre  et  morose.  Amiel  écrirait 
que  son  âme  émet  des  rayons  noirs.  Lorsqu' après  une 
journée  de  lutte,  visites  aux  pauvres,  aux  malades,  aux 
affligés,  je  rentre  à  la  nuit  tombée,  harassé  parfois,  le 
cœur  plein  d'un  exigeant  besoin  de  repos,  d'affection, 
de  chaleur,  je  ne  trouve  le  plus  souvent  à  mon  foyer  que 
soucis,  récriminations,  tiraillements,  à  quoi  mille  fois 
je  préférerais  le  froid,  le  vent  et  la  pluie  du  dehors.  Je 
sais  bien  que  notre  vieille  Rosalie  prétend  n'en  faire 
jamais  qu'à  sa  tête  ;  mais  elle  n'a  pas  toujours  tort,  ni 
surtout  AméHe  toujours  raison  quand  elle  prétend  la 
faire  céder.  Je  sais  bien  que  Charlotte  et  Gaspard  sont 
horriblement  turbulents  ;  mais  Amélie  n'obtiendrait-elle 
point  davantage  en  criant  un  peu  moins  fort  et  moins 
constamment  après  eux  ?  Tant  de  recommandations, 
d'admonestations,  de  réprimandes  perdent  tout  leur 
tranchant,  à  l'égal  des  galets  des  plages  ;  les  enfants  en 
sont  beaucoup  moins  dérangés  que  moi.  Je  sais  bien  que 
le  petit  Claude  fait  ses  dents  (c'est  du  moins  ce  que  sou- 
tient sa  mère  chaque  fois  qu'il  commence  à  hurler)  mais 
n'est-ce  pas  l'inviter  à  hurler  que  d'accourir  aussitôt, 
elle  ou  Sarah,  et  de  le  dorloter  sans  cesse  ?  Je  demeure 
persuade  qu'il  hurlerait  moins  souvent  si  on  le  laissait 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  925 

quelques  bonnes  fois  hurler  tout  son  soûl,  quand  je  ne 
suis  point  là.  Mais  je  sais  bien  que  c'est  surtout  alors 
qu'elles  s'empressent. 

Sarah  ressemble  à  sa  mère,  ce  qui  fait  que  j'aurais 
voulu  la  mettre  en  pension.  Elle  ressemble  non  point, 
hélas  !  à  ce  que  sa  mère  était  à  son  âge,  quand  nous  nous 
soDomes  fiancés,  mais  bien  à  ce  que  l'ont  fait  devenir 
les  soucis  de  la  vie  matérielle,  et  j'allais  dire  la  culture 
des  soucis  de  la  vie  (car  certainement  Amélie  les  cultive). 
Certes  j'ai  bien  du  mal  à  reconnaître  en  elle  aujourd'hui, 
l'ange  qui  souriait  naguère  à  chaque  noble  élan  de  mon 
cœur,  que  je  rêvais  d'associer  indistinctement  à  ma  vie, 
et  qui  me  paraissait  me  précéder  et  me  guider  vers  la 
lumière  —  ou  l'amour  en  ce  temps-là  me  blousait-il  ?... 
Car  je  ne  découvre  en  Sarah  d'autres  préoccupations 
que  vulgaires  ;  à  l'instar  de  sa  mère  elle  se  laisse  affairer 
uniquement  par  des  soucis  mesquins  ;  les  traits  même 
de  son  visage,  que  ne  spiritualise  aucune  flamme  intérieure 
sont  mornes  et  comme  durcis.  Aucun  goût  pour  la  poésie, 
ni  plus  généralement  pour  la  lecture  ;  je  ne  surprends 
jamais,  entre  elle  et  sa  mère,  de  conversation  à  quoi  je 
puisse  souhaiter  prendre  part,  et  je  sens  mon  isolement 
plus  douloureusement  encore  auprès  d'elles  que  lorsque 
je  me  retire  dans  mon  bureau,  ainsi  que  je  prends  coutume 
de  faire  de  plus  en  plus  souvent. 

J'ai  pris  aussi  cette  habitude,  depuis  l'automne  et 
encouragé  par  la  rapide  tombée  de  la  nuit,  d'aller  chaque 
fois  que  me  le  permettent  mes  tournées,  c'est-à-dire 
quand  je  peux  rentrer  assez  tôt,  prendre  le  thé  chez  Made- 
moiselle de  la  M...  Je  n'ai  point  dit  encore  que,  depuis  le 
mois  de  novembre  dernier,  Louise  de  la  M...  hospitalise 


926  LA    NOUVELLE     REVUE    FRANÇAISE 

avec  Gertrude  trois  petites  aveugles  que  Martins  a  pro- 
posé de  lui  confier,  à  qui  Gertrude  à  son  tour  apprend 
à  lire  et  à  exécuter  divers  menus  travaux,  où  déjà  ces 
fillettes  se  montrent  assez  habiles. 

Quel  repos,  quel  réconfort  pour  moi,  chaque  fois  que 
je  rentre  dans  la  chaude  atmosphère  de  la  Grange,  et 
combien  il  me  prive  si  parfois  il  me  faut  rester  deux  ou 
trois  jours  sans  y  aller.  Mademoiselle  de  la  M...  est  à  même, 
il  va  sans  dire,  d'héberger  Gertrude  et  ces  trois  petites 
pensionnaires,  sans  avoir  à  se  gêner  ou  à  se  tourmenter 
pour  leur  entretien  ;  trois  servantes  l'aident  avec  un 
grand  dévouement  et  lui  épargnent  toute  fatigue.  Mais 
peut-on  dire  que  jamais  fortune  et  loisirs  furent  mieux 
mérités  ?  De  tout  temps  Louise  de  la  M...  s'est  beaucoup 
occupée  des  pauvres  ;  c'est  une  âme  profondément  reli- 
gieuse, qui  semble  ne  faire  que  se  prêter  à  cette  terre 
et  n'y  vivre  que  pour  aimer  ;  malgré  ses  cheveux  presque 
tout  argentés  déjà,  qu'encadre  un  bonnet  de  guipure, 
rien  de  plus  enfantin  que  son  sourire  ;  rien  de  plus  har- 
monieux que  son  geste,  de  plus  musical  que  sa  voix. 
Gertrude  a  pris  ses  manières,  sa  façon  de  parler,  une  sorte 
d'intonation,  non  point  seulement  de  la  voix,  mais  de 
la  pensée,  de  tout  l'être  —  ressemblance  dont  je  plaisante 
l'une  et  l'autre,  mais  dont  aucune  des  deux  ne  consent 
à  s'apercevoir.  Qu'il  m'est  doux,  si  j'ai  le  temps  de  m'attar- 
der  un  peu  près  d'elles,  de  les  voir,  assises  l'une  auprès  de 
l'autre  et  Gertrude  soit  appuyant  son  front  sur  l'épaule 
de  son  amie,  soit  abandonnant  une  de  ses  mains  dans 
les  siennes,  m'écouter  lire  quelques  vers  de  Lamartine 
ou  de  Hugo  ;  qu'il  m'est  doux  de  contempler  dans  leurs 
deux  âmes  limpides  le  reflet  de  cette  poésie  !  Même  les 


LA   SYMPHONIE   PASTORALE  927 

petites  élèves  n'y  demeurent  pas  insensibles.  Ces  enfants, 
dans  cette  atmosphère  de  paix  et  d'amour  se  développent 
étrangement  et  font  de  remarquables  progrès.  J'ai  souri 
d'abord  lorsque  Mademoiselle  Louise  a  parlé  de  leur 
apprendre  à  danser,  par  hygiène  autant  que  par  plaisir  ; 
mais  j'admire  aujourd'hui  la  grâce  rythmée  des  mouve- 
ments qu'elles  arrivent  à  faire  et  qu'elles  ne  sont  pas, 
hélas  !  capables  elles-mêmes  d'apprécier.  Pourtant  Louise 
de  la  M.  me  persuade  que,  de  ces  mouvements  qu'elles 
ne  peuvent  voir,  elles  perçoivent  musculairement  l'har- 
monie. Gertrude  s'associe  à  ces  danses  avec  une 
bonne  grâce  charmante,  et  du  reste  y  prend  l'amu- 
sement le  plus  vif.  Ou  parfois  c'est  Louise  de 
la  M...  qui  se  mêle  au  jeu  des  petites,  et  Ger- 
trude s'assied  alors  au  piano.  Ses  progrès  en 
musique  ont  été  surprenants  ;  maintenant  elle  tient 
l'orgue  de  la  chapelle  chaque  dimanche  et  pré- 
lude au  chant  des  cantiques  par  de  courtes  impro- 
visations. 

Chaque  dimanche  elle  vient  déjeuner  chez  nous  ;  mes 
enfants  la  revoient  avec  plaisir,  encore  que  leurs  goûts 
et  les  siens  diffèrent  de  plus  en  plus.  Amélie  ne  marque 
pas  trop  de  nervosité  et  le  repas  s'achève  sans  accroc. 
Toute  la  famille  ensuite  ramène  Gertrude  et  prend  le 
goûter  à  la  Grange.  C'est  une  fête  pour  mes  enfants, 
que  Louise  prend  plaisir  à  gâter  et  qu'elle  comble 
de  friandises.  Amélie  elle-même,  qui  ne  laisse  pas 
d'être  sensible  aux  prévenances,  se  déride  enfin  et 
paraît  toute  rajeunie.  Je  crois  qu'elle  se  passerait 
désormais  malaisément  de  cette  halte  dans  le  train 
fastidieux  de  sa  vie. 


9^8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

i8  Mai 

A  présent  que  les  beaux  jours  reviennent,  j'ai  de  nou- 
veau pu  sortir  avec  Gertrude,  ce  qui  ne  m'était  pas  arrivé 
depuis  longtemps  (car  dernièrement  encore  il  y  a  eu  de 
nouvelles  chutes  de  neige  et  les  routes  sont  demeurées 
jusqu'à  ces  derniers  jours  dans  un  état  épouvantable) 
non  plus  qu'il  ne  m'était  arrivé  depuis  longtemps  de  me 
retrouver  seul  avec  elle. 

Nous  marchions  vite  ;  l'air  vif  colorait  ses  joues  et 
ramenait  sans  cesse  sur  son  visage  ses  courts  cheveux 
blonds.  Comme  nous  longions  une  tourbière  je  cueillis 
quelques  joncs  en  fleurs,  dont  je  ghssai  les  tiges  sous 
son  béret,  puis  que  je  tressai  avec  ses  cheveux  pour  les 
maintenir. 

Nous  ne  nous  étions  encore  presque  pas  parlé,  tout 
étonnés  de  nous  retrouver  seuls  ensemble,  lorsque  Ger- 
trude, tournant  vers  moi  sa  face  sans  regards,  me  demanda 
brusquement  : 

—  Croyez-vous  que  Jacques  m'aime  encore  ? 

—  Il  a  pris  son  parti  de  renoncer  à  toi,  répondis- je 
aussitôt. 

—  Mais  croyez-vous  qu'il  sache  que  vous  m'aimez  ? 
reprit-elle. 

Depuis  la  conversation  de  l'été  dernier  que  j'ai  rapportée, 
plus  de  six  mois  s'étaient  écoulés  sans  que  (je  m'en  étonne) 
le  moindre  mot  d'amour  ait  été  de  nouveau  prononcé 
entre  nous.  Nous  n'étions  jamais  seuls,  je  l'ai  dit,  et  mieux 
valait  qu'il  en  fût  ainsi...  La  question  de  Gertrude  me 
fit  battre  le  cœur  si  fort  que  je  dus  ralentir  un  peu  notre 
marche. 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  929 

—  Mais  tout  le  monde,  Gertrude,  sait  que  je  t'aime, 
m'écriai-je.  Elle  ne  prit  pas  le  change  : 

—  Non,  non  ;  vous  ne  répondez  pas  à  ma  question. 
Et  après  im  moment  de  silence,  ellereprit,latête baissée  : 

—  Ma  tante  Amélie  sait  cela  ;  et  moi  je  sais  que  cela 
la  rend  triste. 

—  Elle  serait  triste  sans  cela,  protestai-je,  d'une  voix 
mal  assurée.  Il  est  de  son  tempérament  d'être  triste. 

—  Oh  !  vous  cherchez  toujours  à  me  rassurer,  dit-elle 
avec  une  sorte  d'impatience.  Mais  je  ne  tiens  pas  à  être 
rassurée.  Il  y  a  bien  des  choses,  je  le  sais,  que  vous  ne 
me  faites  pas  connaître,  par  peur  de  m'inquiéter  ou  de 
me  faire  de  la  peine  ;  bien  des  choses  que  je  ne  sais  pas, 
de  sorte  que  parfois... 

Sa  voix  devenait  de  plus  en  plus  basse  ;  elle  s'arrêta 
semblant  à  bout  de  souffle.  Et  comme,  reprenant  ses  der- 
niers mots,  je  demandais  : 

—  Que  parfois  ?... 

—  De  sorte  que  parfois,  reprit-elle  tristement,  tout 
le  bonheur  que  je  vous  dois  me  paraît  reposer  sur  de 
l'ignorance. 

—  Mais,  Gertrude 

—  Non,  laissez-moi  vous  dire  :  je  ne  veux  pas  d'un 
pareil  bonheur.  Comprenez  que  je  ne...  Je  ne  tiens  pas 
à  être  heureuse.  Je  préfère  savoir.  Il  y  a  beaucoup  de 
choses,  de  tristes  choses  assurément,  que  je  ne  puis  pas 
voir,  mais  que  vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  laisser  igno- 
rer. J'ai  longtemps  réfléchi  durant  ces  mois  d'hiver  ;  je 
crains,  voyez-vous,  que  le  monde  entier  ne  soit  pas  si 
beau  que  vous  me  l'avez  fait  croire,  pasteur,  et  même 
qu'il  ne  s'en  faille  de  beaucoup. 

59 


930  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

—  Il  est  vrai  que  l'homme  a  souvent  enlaidi  la  terre, 
arguai-je  craintivement,  car  l'élan  de  ses  pensées  me 
faisait  peur  et  j'essayais  de  le  détourner,  tout  en  déses- 
pérant d'y  réussir.  Il  semblait  qu'elle  attendît  ces  quel- 
ques mots,  car,  s'en  emparant  aussitôt  comme  d'un  chaî- 
non grâce  à  quoi  se  fermait  la  chaîne  : 

—  Précisément,  s'écria-t-elle  :  je  voudrais  être  sûre 
de  ne  pas  ajouter  au  mal. 

Longtemps  nous  continuâmes  de  marcher  très  vite, 
en  silence.  Tout  ce  que  J'aurais  pu  lui  dire  se  heurtait 
d'avance  à  ce  que  je  sentais  qu'elle  pensait  ;  je  redoutais 
de  provoquer  quelque  phrase  dont  notre  sort  à  tous  deux 
dépendait.  Et  songeant  à  ce  que  m'avait  dit  Martins, 
que  peut-être  on  pourrait  lui  rendre  la  vue,  ime  grande 
angoisse  étreignait  mon  cœur. 

—  Je  voulais  vous  demander,  reprit-elle  enfin  —  mais 
je  ne  sais  comment  le  dire... 

Certainement,  elle  faisait  appel  à  tout  son  courage, 
comme  je  faisais  appel  au  mien  pour  l'écouter.  Mais  com- 
ment eussé-je  pu  prévoir  la  question  qui  la  tourmentait  : 

—  Est-ce  que  les  enfants  d'une  aveugle  naissent  aveu- 
gles nécessairement  ? 

Je  ne  sais  qui  de  nous  deux  cette  conversation  oppres- 
sait davantage  ;  mais  à  présent  il  nous  fallait  continuer. 

—  Non,  Gertrude,  lui  dis-je  ;  à  moins  de  cas  très  spé- 
ciaux. Il  n'y  a  même  aucune  raison  pour  qu'ils  le  soient. 

Elle  parut  extrêmement  rassurée.  J'aurais  voulu  lui 
demander  à  mon  tour  pourquoi  elle  me  demandait  cela  ; 
je  n'en  eus  pas  le  courage  et  continuai  maladroitement  : 

—  Mais  Gertrude,  pour  avoir  des  enfants,  il  faut  être 
marié. 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  93 1 

—  Ne  me  dites  pas  cela,  pasteur.  Je  sais  que  cela  n'est 
pas  vrai. 

—  Je  t'ai  dit  ce  qu'il  était  décent  de  te  dire,  pro- 
testai-je.  Mais  en  effet  les  lois  de  la  nature  per- 
mettent ce  qu'interdisent  les  lois  des  hommes  et 
de  Dieu. 

—  Vous  m'avez  dit  souvent  que  les  lois  de  Dieu  étaient 
celles  mêmes  de  l'amour. 

—  L'amour  qui  parle  ici  n'est  plus  celui  qu'on  appelle 
aussi  :  charité. 

—  Est-ce  par  charité  que  vous  m'aimez  ? 

—  Tu  sais  bien  que  non,  ma  Gertrude. 

—  Mais  alors  vous  reconnaissez  que  notre  amour 
échappe  aux  lois  de  Dieu  ? 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Oh  !  vous  le  savez  bien,  et  ce  ne  devrait  pas  être 
à  moi  de  parler. 

En  vain  je  cherchais  à  biaiser  ;  mon  cœur  battait  la 
retraite  de  mes  arguments  en  déroute.  Eperdument  je 
m'écriai  : 

—  Gertrude...  tu  penses  que  ton  amour  est  coupable  ? 
Elle  rectifia  : 

—  Que  notre  amour...  Je  me  dis  que  je  devrais  le  penser. 

—  Et  alors  ?...  Je  surpris  comme  une  supplication 
dans  ma  voix,  tandis  que,  sans  reprendre  haleine,  elle 
achevait  : 

—  Mais  que  je  ne  peux  pas  cesser  de  vous  aimer. 
Tout  cela  se  passait  hier.  J'hésitais  d'abord  à  l'écrire... 

Je  ne  sais  plus  comment  s'acheva  la  promenade.  Nous 
marchions  à  pas  précipités,  comme  pour  fuir,  et  je  tenais 
son  bras  étroitement  serré  contre  moi.  Mon  âme  avait 


932  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  ce  point  quitté  mon  corps  —  il  me  semblait  que  le  moin- 
dre caillou  sur  la  route  nous  eût  fait  tous  deux  rouler  à 
terre. 

19  Mai 

Martins  est  revenu  ce  matin.  Gertrude  est  opérable. 
Dufour  l'affirme  et  demande  qu'elle  lui  soit  confiée  quel- 
que temps.  Je  ne  puis  m'opposer  à  cela,  et  pourtant, 
lâchement,  j'ai  demandé  à  réfléchir.  J'ai  demandé  qu'on 
me  laisse  la  préparer  doucement...  Mon  cœur  devrait 
bondir  de  joie,  mais  je  le  sens  peser  en  moi,  lourd  d'une 
angoisse  inexprimable.  A  l'idée  de  devoir  annoncer  à 
Gertrude  que  la  vue  lui  pourrait  être  rendue,  le  cœur 
me  faut. 

Nuit  du  19  Mai 

J'ai  revu  Gertrude  et  je  ne  lui  ai  point  parlé.  A  la  Grange, 
ce  soir,  comme  personne  n'était  dans  le  salon,  je  suis 
monté  jusqu'à  sa  chambre.  Nous  étions  seuls. 

Je  l'ai  tenue  longuement  pressée  contre  moi.  Elle  ne 
faisait  pas  un  mouvement  pour  se  défendre,  et  comme 
elle  levait  le  front  vers  moi,  nos  lèvres  se  sont  rencontrées... 

21  Mai 

Est-ce  pour  nous,  Seigneur,  que  vous  avez  fait  la  nuit 
si  profonde  et  si  belle  ?  Est-ce  pour  moi  ?  L'air  est  tiède 
et  par  ma  fenêtre  ouverte  la  lune  entre  et  j'écoute  le 
silence  immense  des  cieux.  O  confuse  adoration  de  la 
création  tout  entière  où  fond  mon  cœur  dans  une  extase 
sans  paroles.  Je  ne  peux  plus  prier  qu'épcrdument.  S'il 
est  une  limitation  dans  l'amour,  elle  n'est  pas  de  Vous, 


LA  SYMPHONIE   PASTORALE  933 

mon  Dieu,  mais  des  hommes.  Pour  coupable  que  mon 
amovir  paraisse  aux  yeux  des  hommes,  oh  !  dites-moi 
qu'aux  vôtres  il  est  saint. 

Je  tâche  à  m'élever  au-dessus  de  Tidée  de  péché  ;  mais 
le  péché  me  reste  intolérable,  et  je  ne  veux  point  aban- 
donner le  Christ.  Non,  je  n'accepte  pas  de  pécher,  aimant 
Gertrude.  Je  ne  puis  arracher  cet  amour  de  mon  cœur, 
qu'en  arrachant  mon  cœur  même,  et  pourquoi  ?  Quand 
je  ne  l'aimerais  pas  déjà,  je  devrais  l'aimer  par  pitié  pour 
elle  ;  ne  plus  l'aimer,  ce  serait  la  trahir  :  elle  a  besoin 
de  mon  amour... 

Seigneur,  je  ne  sais  plus...  Je  ne  sais  plus  que  Vous. 
Guidez-moi.  Parfois  il  me  paraît  que  je  m'enfonce  dans 
les  ténèbres  et  que  la  vue  qu'on  va  lui  rendre  m'est  ôtée. 

Gertrude  est  entrée  hier  à  la  clinique  de  Lausanne, 
d'où  elle  ne  doit  sortir  que  dans  vingt  jours.  J'attends 
son  retour  avec  une  appréhension  extrême.  Martins  doit 
nous  la  ramener.  Elle  m'a  fait  promettre  de  ne  point 
chercher  à  la  voir  d'ici  là. 

12  Mai 

Lettre  de  Martins  :  l'opération  a  réussi.  Dieu  soit  loué  ! 

14  Mai 

L'idée  de  devoir  être  vu  par  elle,  qui  jusqu'alors  m'ai- 
mait sans  me  voir  —  cette  idée  me  cause  une  gêne  intolé- 
rable. Va-t-elle  me  reconnaître  ?  Pour  la  première  fois 
de  ma  vie  j'interroge  anxieusement  les  miroirs.  Si  je 
sens  son  regard  moins  indulgent  que  n'était  son  cœur. 


934  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  moins  aimant,  que  de  viendrai- je  ?  Seigneur,  il  m'appa- 
raît  parfois  que  j'ai  besoin  de  son  amour  pour  Vous  aimer. 

27  Mai 

Un  surcroît  de  travail  m'a  permis  de  traverser  ces 
derniers  jours  sans  trop  d'impatience.  Chaque  occupa- 
tion qui  peut  m'arracher  de  moi-même  est  bénie  ;  mais 
tout  le  long  du  jour,  à  travers  tout,  son  image  me  suit. 

C'est  demain  qu'elle  doit  revenir.  Amélie,  qui  durant 
cette  semaine  ne  m'a  montré  que  les  meilleurs  côtés  de 
son  humeur  et  semble  avoir  pris  à  tâche  de  me  faire  ou- 
blier l'absente,  s'apprête  avec  les  enfants  à  fêter  son 
retour. 

28  Mai 

Gaspard  et  Charlotte  ont  été  cueillir  ce  qu'ils  ont  pu 
trouver  de  fleurs  dans  les  bois  et  dans  les  prairies.  La 
vieille  Rose  confectionne  un  gâteau  monumental  que 
Sarah  agrémente  d'ornements  de  papier  doré.  Nous  l'at- 
tendons pour  ce  midi. 

J'écris  pour  user  cette  attente.  Il  est  onze  heures.  A 
tout  moment  je  relève  la  tête  et  regarde  vers  la  route 
par  où  la  voiture  de  Martins  doit  approcher.  Je  me  retiens 
d'aller  à  leur  rencontre  :  mieux  vaut,  et  par  égard  pour 
AméUe,  ne  pas  séparer  mon  accueil.  Mon  cœur  s'élance... 
ah  !  les  voici  ! 

28  au  soir 

Dans  quelle  abominable  nuit  je  plonge  ! 
Pitié,  Seigneur,  pitié  !  Je  renonce  à  l'aimer,  mais,  Vous, 
ne  permettez  pas  qu'elle  meure  ! 


LA   SYMPHONIE   PASTORALE  935 

Que  j'avais  donc  raison  de  craindre  !  Qu'a-t-elle  fait  ? 
Qu'a-t-elle  voulu  faire  ?  Amélie  et  Sarah  m'ont  dit  l'avoir 
accompagnée  jusqu'à  la  porte  de  la  Grange,  o^  Mademoi- 
selle de  la  M.  l'attendait...  Elle  a  donc  voulu  ressortir... 
Que  s'est-il  passé  ? 

Je  cherche  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  mes  pensées. 
Les  récits  qu'on  me  fait  sont  incompréhensibles,  ou  con- 
tradictoires. Tout  se  brouille  en  ma  tête...  Le  jardinier 
de  Mademoiselle  delà  M...  vient  de  la  ramener  sans  connais- 
sance à  la  Grange-,  il  dit  l'avoir  vue  marcher  le  long  de 
la  rivière,  puis  franchir  le  pont  du  jardin,  puis  se  pencher, 
puis  disparaître  ;  mais  n'ayant  pas  compris  d'abord  qu'elle 
tombait,  il  n'est  pas  accouru  comme  il  aurait  dû  faire  ; 
il  l'a  retrouvée  près  de  la  petite  écluse,  où  le  courant 
l'avait  portée.  Quand  je  l'ai  revue  un  peu  plus  tard,  elle 
n'avait  pas  repris  connaissance  ;  ou  du  moins  l'avait 
reperdue,  car  un  instant  elle  était  revenue  à  elle,  grâce 
aux  soins  prodigués  aussitôt.  Martins  qui.  Dieu  merci  ! 
n'était  pas  encore  reparti,  s'exphque  mal  cette  sorte  de 
stupeur  et  d'indolence  où  la  voici  plongée  ;  en  vain  l'a-t-i^ 
interrogée  ;  on  eût  dit  qu'elle  n'entendait  rien,  ou  qu'elle 
avait  résolu  de  se  taire.  Sa  respiration  reste  très  oppressée 
et  Martins  craint  une  congestion  pulmonaire  ;  il  a  posé 
des  sinapismes  et  des  ventouses  et  promis  de  revenir 
demain.  L'erreur  a  été  de  la  laisser  trop  longtemps  dans 
ses  vêtements  trempés  tandis  qu'on  s'occupait  d'abord 
à  la  ranimer  ;  l'eau  de  la  rivière  est  glacée.  Mademoiselle 
de  la  M...  qui  seule  a  pu  obtenir  d'elle  quelques  mots,  sou- 
tient qu'elle  a  voulu  cueiUir  des  myosotis  qui  croissent 
en  abondance  de  ce  côté  de  la  rivière,  et  que  malhabile 
encore  à  mesurer  les  distances,  ou  prenant  pour  de  la 


936  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

terre  ferme  le  flottant  tapis  de  fleurs,  elle  a  perdu  pied 
brusquement...  Si  je  pouvais  le  croire  !  me  convaincre 
qu'il  n'y  eut  là  qu'un  accident,  quel  poids  affreux  serait 
levé  de  sur  mon  âme  !  Ehirant  tout  le  repas,  si  gai  pour- 
tant, l'étrange  sourire,  qui  ne  la  quittait  pas,  m'inquiétait  ; 
un  sourire  contraint  que  je  ne  lui  connaissais  point  mais 
que  je  m'efforçais  de  croire  celui  même  de  son  nouveau 
regard  ;  un  sourire  qui  semblait  ruisseler  de  ses  yeux  sur 
son  visage  comme  des  larmes,  et  près  de  quoi  la  vulgaire 
joie  des  autres  m'offensait.  Elle  ne  se  mêlait  pas  à  la 
joie  ;  on  eût  dit  qu'elle  avait  découvert  un  secret,  que 
sans  doute  elle  m'eût  confié  si  j'eusse  été  seul  avec  elle. 
Elle  ne  disait  presque  rien  ;  mais  on  ne  s'en  étonnait 
pas,  car  près  des  autres,  et  plus  ils  sont  exubérants,  elle 
est  souvent  silencieuse. 

Seigneur,  je  vous  implore  :  permettez-lui  de  me  parler. 
J'ai  besoin  de  savoir,  ou  sinon  comment  continuerais-je 
à  vivre  ?...  Et  pourtant,  si  tant  est  qu'elle  ait  voulu  cesser 
de  vivre,  est-ce  précisément  pour  avoir  su  ?  Su  quoi  ? 
Mon  amie,  qu'avez- vous  donc  appris  d'horrible  ?  Que 
vous  avais-je  donc  caché  de  mortel,  que  soudain  vous 
aurez  pu  voir  ? 

J'ai  passé  plus  de  deux  heures  à  son  chevet,  ne  quittant 
pas  des  yeux  son  front,  ses  joues  pâles,  ses  paupières  déli- 
cates recloses  sur  un  indicible  chagrin,  ses  cheveux  encore 
mouillés  et  pareils  à  des  algues,  étalés  autour  d'elle  sur 
l'oreiller  —  écoutant  son  souffle  inégal  et  gêné. 

29  Mai 

Mademoiselle  Louise  m'a  fait  appeler  ce  matin,  au 
moment  où  j'allais  me  rendre  à  la  Grange.  Après  une  nuit 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  937 

à  peu  près  calme,  Gertrude  est  enfin  sortie  de  sa  torpeur. 
Elle  m'a  souri  lorsque  je  suis  entré  dans  la  chambre  et 
m'a  fait  signe  de  venir  m'asseoir  à  son  chevet.  Je  n'osais 
pas  l'interroger,  et  sans  doute  craignait-elle  mes  ques- 
tions, car  elle  me  dit  tout  aussitôt  et  comme  pour  pré- 
venir toute  effusion  : 

—  Comment  donc  appelez-vous  ces  fleurs  bleues, 
que  j'ai  voulu  cueillir  sur  la  rivière  ?  Plus  habile  que 
moi,  voulez-vous  m'en  faire  un  bouquet  ?  Je  l'aurais 
là,  près  de  mon  lit... 

L'artificiel  enjouement  de  sa  voix  me  faisait  mal  ;  et 
sans  doute  le  comprit-elle,  car  elle  ajouta  plus  gravement  : 

—  Je  ne  puis  vous  parler  ce  matin  ;  je  suis  trop  lasse. 
Allez  cueillir  ces  fleurs  pour  moi,  voulez- vous  ?  Vous 
reviendrez  tantôt. 

Et  comme  une  heure  après  je  rapportais  pour  elle  un 
bouquet  de  myosotis.  Mademoiselle  Louise  me  dit  que 
Gertrude  reposait  de  nouveau  et  ne  pourrait  me  recevoir 
avant  le  soir. 

Ce  soir  je  l'ai  revue.  Des  coussins  entassés  sur  son  Ht 
la  soutenaient  et  la  maintenaient  presque  assise.  Ses 
cheveux  à  présent  relevés  au-dessus  de  son  front  étaient 
mêlés  aux  myosotis  que  j'avais  rapportés  pour  elle. 

Elle  avait  certainement  de  la  fièvre  et  paraissait  très 
oppressée.  Elle  garda  dans  sa  main  brûlante  la  main 
que  je  lui  tendis  ;  je  restais  debout  près  d'elle  : 

—  Il  faut  que  je  vous  fasse  un  aveu,  pasteur  ;  car  ce 
soir  j'ai  peur  de  mourir,  dit-elle.  Je  vous  ai  menti  ce  matin. 
Je  ne  cherchais  pas  à  cueillir  des  fleurs...  Me  pardonnerez- 
vous  si  je  vous  dis  que  j'ai  voulu  me  tuer  ? 


93^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  tombai  à  genoux  près  de  son  lit,  tout  en  gardant 
sa  frêle  main  dans  la  mienne  ;  mais  elle,  se  dégageant, 
commença  de  caresser  mon  front,  tandis  que  j'enfonçais 
dans  les  draps  mon  visage  pour  lui  cacher  mes  larmes 
et  pour  y  étouffer  mes  sanglots. 

—  Est-ce  que  vous  trouvez  que  c'est  très  mal  ?  reprit- 
elle  alors  tendrement  ;  puis  comme  je  ne  répondais  rien  : 

—  Mon  ami,  mon  ami,  vous  voyez  bien  que  je  tiens 
trop  de  place  dans  votre  cœur,  et  votre  vie.  Quand  je 
suis  revenue  près  de  vous,  c'est  ce  qui  m'est  apparu  tout 
de  suite  ;  ou  du  moins  que  la  place  que  j'occupais  était 
celle  d'une  autre,  et  qui  s'en  attristait.  Mon  crime  est  de 
ne  pas  l'avoir  senti  plus  tôt  ;  ou  du  moins  —  car  je  le 
savais  bien  déjà  —  de  vous  avoir  laissé  m'aimer  quand 
même.  Mais  quand  m'est  apparu  tout  à  coup  son  visage, 
quand  j'ai  vu  sur  son  pauvre  visage  tant  de  tristesse, 
je  n'ai  plus  pu  supporter  l'idée  que  cette  tristesse  était 
mon  œuvre...  Non,  non,  ne  vous  reprochez  rien  ;  mais 
laissez-moi  partir  et  rendez-lui  sa  joie. 

La  main  cessa  de  caresser  mon  front  ;  je  la  saisis  et 
la  couvris  de  baisers  et  de  larmes.  Mais  elle  la  dégagea 
impatiemment  et  une  angoisse  nouvelle  commença  de 
l'agiter. 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  voulais  dire  ;  non,  ce  n'est 
pas  cela  que  je  veux  dire,  répétait-elle  ;  et  je  voyais  la 
sueur  mouiller  son  front.  Puis  elle  referma  les  yeux  et 
les  garda  fermés  quelque  temps,  comme  pour  concentrer 
sa  pensée,  ou  retrouver  son  état  de  cécité  première  ;  et 
d'une  voix  d'abord  traînante  et  désolée,  mais  qui  bientôt 
s'éleva  tandis  qu'elle  rouvrait  les  yeux,  s'anima  jusqu'à 
la  véhémence  :  ^ 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE  939 

—  Quand  vous  m'avez  rendu  la  vue,  mes  yeux  se 
sont  ouverts  sur  un  monde  plus  beau  que  je  n'avais  rêvé 
qu'il  pût  être  ;  oui  vraiment,  je  n'imaginais  pas  le  jour 
si  clair,  l'air  si  brillant,  le  ciel  si  vaste.  Mais  non  plus 
je  n'imaginais  pas  si  soucieux  le  front  des  hommes  ;  et 
quand  je  suis  entrée  chez  vous,  savez- vous  ce  qui  m'est 
apparu  tout  d'abord  ?...  Ah  !  il  faut  pourtant  bien  que 
je  vous  le  dise  :  ce  que  j'ai  vu  d'abord,  c'est  notre  faute, 
notre  péché.  Non,  ne  protestez  pas.  Souvenez- vous  des 
paroles  du  Christ  :  «  Si  vous  étiez  aveugles,  vous  n'auriez 
point  de  péché».  Mais  à  présent,  j'y  vois...  Relevez- vous, 
pasteur.  Asseyez- vous  là,  près  de  moi.  Ecoutez-moi  sans 
m'interrompre.  Dans  le  temps  que  j'ai  passé  à  la 
chnique,  j'ai  lu,  ou  plutôt  je  me  suis  fait  Hre,  des 
passages  de  la  Bible  que  je  ne  connaissais  pas  encore, 
que  vous  ne  m'aviez  jamais  lus.  Je  me  souviens  d'un 
verset  de  saint  Paul,  que  je  me  suis  répété  tout  un 
jour  :  «  Pour  moi,  étant  autrefois  sans  loi,  je  vivais  ; 
mais  quand  le  commandement  vint,  le  péché  reprit  vie, 
et  moi  je  mourus.  » 

Elle  parlait  dans  un  état  d'exaltation  extrême,  à  voix 
très  haute  et  cria  presque  ces  derniers  mots,  de  sorte 
que  je  fus  gêné  à  l'idée  qu'on  la  pourrait  entendre  du 
dehors  ;  puis  elle  referma  les  yeux  et  répéta,  comme  pour 
elle-même,  ces  derniers  mots  dans  un  murmure  : 

—  «  Le  péché  reprit  vie  —  et  moi  je  mourus.  » 

Je  frissonnai,  le  cœur  glacé  d'une  sorte  de  terreur. 
Je  voulus  détourner  sa  pensée. 

—  Qui  t'a  lu  ces  versets  ?  demandai-je. 

—  C'est  Jacques,  dit-elle  en  rouvrant  les  yeux  et  en 
me  regardant  fixement.  Vous  saviez  qu'il  s'est  converti  ? 


940  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'en  était  trop  ;  j'allais  la  supplier  de  se  taire,  mais 
elle  continuait  déjà  : 

—  Mon  ami,  je  vais  vous  faire  beaucoup  de  peine  ;  mais 
il  ne  faut  pas  qu'il  reste  aucun  mensonge  entre  nous. 
Quand  j'ai  vu  Jacques,  j'ai  compris  soudain  que  ce  n'était 
pas  vous  que  j'aimais  ;  c'était  lui.  Il  avait  exactement 
votre  visage  ;  je  veux  dire  qu'il  avait  le  visage  que  j'ima- 
ginais que  vous  aviez...  Ah  !  Pourquoi  m'avez- vous  fait 
le  repousser  ?  J'aurais  pu  l'épouser... 

—  Mais,  Gertrude,  tu  le  peux  encore,  m'écriai-je  avec 
désespoir. 

—  Il  entre  dans  les  ordres,  dit-elle  impétueusement. 
Puis  des  sanglots  la  secouèrent  :  Ah  !  je  voudrais  me 
confesser  à  lui,  gémissait-elle  dans  une  sorte  d'extase. 
Vous  voyez  bien  qu'il  ne  me  reste  qu'à  mourir.  J'ai  soif. 
Appelez  quelqu'un,  je  vous  en  prie.  J'étouffe.  Laissez- 
moi  seule.  Ah  !  de  vous  parler  ainsi,  j'espérais  être  plus 
soulagée.  Quittez-moi.  Quittons-nous.  Je  ne  supporte 
plus  de  vous  voir. 

Je  la  laissai.  J'appelai  Mademoiselle  de  la  M...  pour  me 
remplacer  auprès  d'elle  ;  son  extrême  agitation  me  faisait 
tout  craindre  ;  mais  il  me  fallait  bien  me  convaincre  que 
ma  présence  aggravait  son  état.  Je  priai  qu'on  vînt  m'aver- 
tir  s'il  empirait. 

30  Mai 

Hélas  !  Je  ne  devais  plus  la  revoir  qu'endormie.  C'est 
ce  matin,  au  lever  du  jour,  qu'elle  est  morte,  après  ime 
nuit  de  délire  et  d'accablement.  Jacques,  que  sur  la 
demande  dernière  de  Gertrude,  Mademoiselle  de  la  M... 
avait  prévenu  par  dépêche,  est  arrivé  quelques  heures 


LA  SYMPHONIE   PASTORALE  94I 

après  la  fin.  Il  m'a  cruellement  reproché  de  n'avoir  pas 
fait  appeler  un  prêtre  tandis  qu'il  était  temps  encore. 
Mais  comment  l'eussé-je  fait,  ignorant  encore  que  pen- 
dant son  séjour  à  Lausanne,  pressée  par  lui  évidemment, 
Gertrude  avait  abjuré.  Il  m'annonça  du  même  coup  sa 
propre  conversion  et  celle  de  Gertrude.  Ainsi  me  quittaient 
à  la  fois  ces  deux  êtres  ;  il  semblait  que,  séparés  par 
moi  durant  la  vie,  ils  eussent  projeté  de  me  fuir  et  tous 
deux  de  s'unir  en  Dieu.  Mais  je  me  persuade  que  dans  la 
conversion  de  Jacques  entre  plus  de  raisonnement 
que  d'amour. 

—  Mon  père,  m'a-t-il  dit,  il  ne  sied  pas  que  je  vous 
accuse  ;  mais  c'est  l'exemple  de  votre  erreur  qui  m'a 
guidé. 

Après  que  Jacques  fut  reparti,  je  me  suis  agenouillé 
près  d'Amélie,  lui  demandant  de  prier  pour  moi,  car 
j'avais  besoin  d'aide.  Elle  a  simplement  récité  «Notre 
Père...  »  mais  en  mettant  entre  les  versets  de  longs 
silences  qu'emplissait  notre  imploration. 

J'aurais  voulu  pleurer,  mais  je  sentais  mon  cœur  plus 
aride  que  le  désert. 

FIN 

ANDRÉ    GIDE 


942 


REFLEXIONS      SUR 
LA     LITTÉRATURE 

SUR  LE  STYLE  DE  FLAUBERT 

Une  polémique  s'est  engagée  entre  M.  Louis  de  Robert  et 
M.  Paul  .  ouday  sur  une  question  qui,  pour  bien  des  gens, 
ne  paraît  pas  sujette  à  discussion  :  Flaubert  savait-il  écrire  ? 
M.  de  Robert  a  soutenu  la  négative,  sous  ce  titre  même  : 
«  Flaubert  ne  savait  pas  écrire  »  et  il  a  cité  à  l'appui  un  chape- 
let de  phrases  incorrectes.  M.  Souday  a  défendu  la  plupart 
de  ces  phrases,  s'est  élevé  avec  sévérité  contre  le  parti- pris 
de  M.  de  Robert,  et  a  conclu  :  «  S'ous  n'avons  jamais  pensé 
que  Flaubert  fût  le  seul  parfait  écrivain  de  notre  langue, 
ni  même  qu'on  ne  pût  à  toute  force  relever  chez  lui  quelques 
négligences,  mais  rares  et  généralement  sans  gravité...  Le 
danger  d'algarades  comme  celles  de  M.  Louis  de  Robert  est 
de  brouiller  les  idées.  Il  est  aussi  nuisible  de  voir  des  fautes  où 
il  n'y  en  a  pas  que  de  ne  pas  en  apercevoir  où  il  y  en  a.  Le 
public  en  est  tout  désorienté,  et  les  scrupules  des  juristes 
mal  informés  ne  l'égarent  pas  moins  que  les  bévues  des  caco- 
graphes.  »  M.  Souday  a  sans  doute  raison  en  gros  ;  mais  eniin 
si  les  discussions  ont  l'inconvénient  de  désorienter  le  public, 
il  faut  passer  là-dessus  en  considération  des  avantages 
majeurs  qu'elles  apportent.  Sous  le  second  Empire  un  journal 
reçut  un  avertissement  de  la  préfecture  pour  avoir  pesé  trop 
subtilement  les  mérites  d'un  engrais  agricole,  «  de  pareilles 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTÉRATURE  943 

discussions,  disait  l'arrêté,  ne  pouvant  que  porter  le  trouble 
et  l'incertitude  dans  l'esprit  des  acheteurs  ».  Je  ne  pense  pas 
que  M.  Souday  tienne  à  voir  de  tels  archanges  veiller,  l'épée 
haute,  sur  la  confiance  et  l'innocence  du  public.  Et  ici  en 
particulier,  si  M.  de  Robert  a  posé  de  nouveau  la  question 
avec  quelque  intempérance,  cela  n'empêche  pas  que  non 
seulement  elle  ne  puisse  être  posée  à  bon  droit,  mais  encore 
qu'elle  ne  soit  réellement  posée  par  la  critique  depuis  le 
temps  de  Flaubert  et  que  le  public  n'en  doive  tirer  des 
lumières  :  elle  a  été  peut-être  obscurcie  par  ceux  qui  ont 
loué  Flaubert  des  qualités  qu'il  a  voulu  avoir  plus  que  de 
celles  qu'il  a  eues  réellement. 


On  a  porté  un  peu  naïvement  au  compte  de  Flaubert 
écrivain,  au  compte  de  la  qualité  de  son  style,  la  quantité 
matérielle  de  travail  incorporée  à  son  œuvre.  Le  temps  et  la 
peine  qu'il  employait  à  écrire  une  page  ont  été  considérés 
comme  une  raison  pour  que  cette  page  fût  parfaite.  On  lui  a 
su  gré  de  ne  pas  avoir  écrit  dans  la  joie,  mais  dans  les  sueurs 
et  la  peine.  Les  formidables  brouillons,  les  Himalayas  de 
papier  raturé  que  sont  ses  manuscrits  ne  permettent  pas  de 
mettre  en  doute  cet  immense  effort,  ni  d'admettre,  comme 
l'insinuait  Jules  Lemaître,  que  Flaubert  appelait  travail 
tout  le  temps  qu'il  passait  à  bricoler,  à  bâiller  ou  à  pester 
dans  son  cabinet.  Mais  enfin  cela  devrait  suffire  à  nous  faire 
admettre  que  Flaubert  n'est  pas  un  grand  écrivain  de  race 
et  que  la  pleine  maîtrise  verbale  ne  lui  était  pas  donnée  dans 
sa  nature  même.  Et  cette  idée  se  confirme  quand  nous  lisons 
ses  Œuvres  de  jeunesse  et  sa  Correspondance.  Evidemment, 
elles  doivent  nous  intéresser  beaucoup  par  les  renseignements 
qu'elles  nous  apportent  sur  la  vie  intérieure  et  la  formation 
des  idées  de  Flaubert,  qui  sont  d'un  cerveau  de  premier 


944  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ordre  et  valent  la  peine  d'être  étudiées  pour  elles-mêmes  ; 
mais  le  style  des  Œuvres  de  jeunesse»  jusqu'au  moment  du 
moins  où  il  se  précise  et  se  dégourdit  dans  la  première  Ten- 
tation, est  d'une  insignifiance  absolue,  et  la  Correspondance, 
si  elle  nous  amuse  par  tant  de  pages  verveuses,  fourmille 
de  platitudes  qui  nous  montrent  que  Flaubert  avait 
besoin  de  tenir  sa  plume  en  bride  pour  en  tirer  de  bonne 
prose.  Comparez  ses  lettres  à  celles  de  Chateaubriand.  On 
trouve  parfois  exprimé  ce  paradoxe  que  Flaubert  est  plus 
grand  écrivain  dans  la  première  ou  plutôt  dans  la  seconde 
Tentation  que  dans  la  troisième,  dans  sa  libre  Corres'yondance 
que  dans  la  poussive  Education  sentimentale  :  il  n'y  a  guère 
à  prendre  cette  fantaisie  au  sérieux. 

Les  grandes  œuvres  de  Flaubert  laissent  apercevoir  sou- 
vent dans  la  trame  de  leur  style  une  nature  verbale  un  peu 
courte  et  indigente,  mise  en  culture  et  en  valeur  grâce  à  cette 
alliance  d'un  tempérament  de  feu  et  d'une  volonté  obstinée 
qu'on  retrouve  si  souvent  dans  le  caractère  normand.  Il  y  a 
tout  un  sottisier  grammatical  et  littéraire  de  Flaubert,  qu'on 
peut  vraiment  relever  sans  remords,  puisque  Flaubert  lui- 
même  prenait  son  plaisir  à  s'en  créer  un  pareil  par  ses  lec- 
tures. Le  sottisier  recueilli  par  Flaubert,  qui  a  été  publié, 
sollicite  dans  le  sens  de  la  pure  bêtise  bien  des  phrases  d'écri- 
vains célèbres,  que  leur  contexte,  comme  il  est  ordinaire,  ren- 
drait acceptables.  On  l'eût  applaudi  s'il  avait  été  assez  beau 
joueur  pour  y  joindre  les  deux  phrases  de  Madame  Bovary 
sur  la  «  tête  phrénologique  peinte  en  bleu  jusqu'au  thorax  » 
et  sur  «  les  soixante  quinze  francs  en  pièces  de  quarante  sous  », 
prix  de  la  jambe  du  père  Rouault,  —  ni  l'un  ni  l'autre  n'étant 
pendables.  Mais  les  inadvertances  de  style,  telles  que  la 
petite  collection  relevée  par  Faguet  dans  son  Flaubert,  sont 
plus  graves.  Pour  que  Flaubert  laissât  échapper  un  o  grâce 
sans  doute  à  cette  bonne  volonté  dont  il  fit  preuve,  il  dut  de 
ne  pas  redescendre  dans  la  classe  inférieure  »,  il  fallait  bien 


RÉFLEXIONS   SUR  LA   LITTÉRATURE  945 

que  son  oreille  grammaticale  et  littéraire  ne  fût  pas  très 
sûre.  Et  l'œuvre,  l'influence  de  Flaubert  sont  telles  que  nous 
sommes,  après  tout,  amenés  à  nous  louer  que  cette  oreille 
n'ait  pas  fonctionné  sans  défaillance.  Nous  assistons  alors 
au  spectacle  passionnant  de  ce  que  peuvent,  pour  se  créer 
avec  peu  de  matière  un  moyen  d'expression  qui  arrivera  à 
être  parfait,  d'abord  la  volonté  et  ensuite  la  vision  en  pleine 
atmosphère  d'intelligence  d'un  monde  d'idées  vivantes. 


La  loi  étemelle  se  vérifie  toujours  et  le  style  épouse  chez 
Flaubert  un  geste  de  l'homme.  Mécontent  de  lui,  mécontent 
de  la  vie,  Flaubert  pouvait,  comme  certains  romantiques, 
partir  en  guerre  contre  tout.  Or  il  s'est  cantonné  dans  une 
occupation,  un  métier  précis  pratiqué  avec  une  conscience 
farouche,  il  a,  pareil  à  Taine,  son  ami,  étouffé  à  force  de  tra- 
vail l'absurdité  de  la  ie.  Il  s'est  voulu,  s'est  cherché  une 
discipline.  Et  son  style  est  un  style  de  discipline.  Et  plus  haut 
que  le  style  proprement  dit,  il  a  fourni  à  toute  son  époque 
le  style  général  de  la  discipline  littéraire.  Il  a  réalisé  l'idée 
de  discipline  comme  un  Chateaubriand  réalise  l'idée  de  survie 
décorative  ou  un  Victor  Hugo  l'idée  de  libre  épanouissement 
verbal.  A  ce  point  de  vue  il  est  un  phénomène  unique 
au  XIX®  siècle,  où  l'art  apparaît  plus  que  jamais  comme  le 
dépôt  naturel  de  la  vie.  Bien  qu'il  faille  se  défier  beaucoup  des 
racontars  de  Maxime  du  Camp  et  que  le  rôle  de  Mentor 
intelligent  et  distant  qu'il  s'attribue  auprès  de  Flaubert 
témoigne  d'une  suffisance  grotesque,  nous  avons  assez  de 
témoignages  de  Flaubert  lui-même  pour  admettre  qu'en 
effet  il  entreprit  d'écrire  Madame  Bovary  à  titre  de  pensum 
utile  et  précisément  parce  que  le  sujet  lui  répugnait.  Parce 
qu'il  lui  fallait  le  grand  décor  romantique,  il  a  voulu  vivre 
à  Yonville.  Farce  que  la  vie  réelle  chez  le  bourgeois  lui  était 

60 


946  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

insupportable,  il  a  voulu  vivre  chez  eux  sa  vie  littéraire. 
Parce  que  les  bourgeois  le  dégoûtaient,  il  a  voulu  parler 
d'eux  sans  haine,  les  mettre  en  valeur  dans  le  même  esprit 
de  patiente  lumière  qu'un  peintre  hollandais.  Il  n'y  a  proba- 
blement qu'un  livre  qui  soit  né  de  la  même  source,  qui  ait 
suivi  dans  l'âme  de  son  auteur  des  voies  intérieures  analogues 
et  qui,  participant  au  fond  de  la  même  racine,  signifie  en 
somme  la  même  chose  :  c'est  don  Quichotte.  Mais  il  s'est 
trouvé  qu'en  écrivant  Madame  Bovary  contre  sa  volonté, 
son  goût  et  sa  nature,  Flaubert  s'est  accouché  violemment 
à  sa  réalité  Httéraire,  à  son  idée  désormais  impérissable  et 
exigeante  de  discipline. 

Emma  Bovar  est  dans  le  microcosme  d'Yonville  la  petite 
force  indisciphnée  et  passive  qui  doit  nécessairement  être 
vaincue.  Que  Flaubert  ait  pitié  d'elle,  qu'il  l'aime  peut-être 
seule,  c'est  possible,  c'est  même  vrai,  mais  il  ne  le  dit  pas  et 
cela  ne  nous  regarde  pas.  Seulement,  s'il  ne  s'est  pas  empoi- 
sonné comme  elle,  si,  comme  il  l'a  dit  en  une  galéjade  que 
Taine  nota  sans  sourciller  dans  V Intelligence  à  titre  de  docu- 
ment psychologique,  il  a  seulement  senti  pendant  trois  jours 
le  goût  d'arsenic  dans  la  bouche,  après  avoir  écrit  le  récit  de 
l'empoisonnement,  c'est  qu'il  a  pris  place,  réellement,  en 
chair  et  en  os,  dans  le  chœur  des  disciplinés,  et,  qu'après 
avoir  suivi  le  convoi  d'Emma,  il  a  été  naturalisé  bourgeois 
d'Yonville.  Il  m'avait  semblé  un  jour  voir  une  figure  de 
Flaubert  dans  le  docteur  Larivière.  Bien  plutôt  aujourd'hui 
le  verrais-je  personnifié  en  Binet.  Binet  a  trouvé  la  paix  et 
une  discipline  à  sa  portée  dans  la  pratique  assidue  du  tour. 
Il  tourne  comme  Flaubert  écrit.  Il  y  faut  du  talent,  de  la 
vocation,  il  les  a  et  y  ajoute  par  un  effort  continuel.  Mais 
Flaubert  n'atteint  pas  à  la  hauteur  de  Binet.  La  pratique 
du  tour  est  pour  Binet  un  plaisir  en  soi  qui  suffit  à  lui  donner 
une  raison  complète  de  vivre.  Il  est  inutile  à  sa  satisfaction 
que  les  louanges  de  ses  produits  soit  publiées  par  M.  Homais 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  LITTÉRATURE  947 

dans  le  Fanal  de  Rouen  et  les  fassent  admirer  d'un  public 
nombreux.  Au  contraire  Flaubert  ne  tournerait  pas  s'il  n'y 
avait  pas  le  Fanal  et  M.  Homais.  La  destinée  intelligente 
avait  d'ailleurs  placé  M.  Homais  à  côté  de  lui  sous  le  nom  de 
Maxime  du  Camp. 

Flaubert  a  continué  à  tourner  comme  Antoine,  à  la  der- 
nière ligne  de  la  Tentation,  se  remet  en  prières  et  comme 
Bouvard  et  Pécuchet  recommencent  à  copier.  Mais  comme 
il  tourne  difficilement  il  a  besoin  des  conseils  d'autrui.  Il  est 
à  remarquer  que  les  trois  quarts  des  faiblesses  et  des  incor- 
rections que  l'on  peut  relever,  à  titre  de  taches  négligeables, 
à  travers  l'œuvre  de  Flaubert  se  trouvent  dans  Madame 
Bovary,  —  les  Œuvres  de  jeunesse  étant  laissées  de  côté. 
La  raison  en  est  simple.  C'est  qu'à  partir  de  Salammbô, 
Flaubert  fait  prudemment  écheniller  ses  épreuves  par  des 
amis  et  en  particulier  par  Bouilhet.  On  trouve  dans 
l'édition  Conard  la  liste  des  remarques  de  Bouilhet  sur 
l'Education  sentimentale,  et  Flaubert,  qui  a  déféré  à  un 
certain  nombre,  aurait  pu  sans  inconvénient  en  admettre 
davantage. 

Une  partie  de  la  mauvaise  humeur  avec  laquelle  il  écrit 
lui  vient  sans  doute  de  ceci.  Il  sait  combien  il  est  difficile 
d'écrire  parfaitement  le  français.  Il  sait  combien  sont  rares, 
au  xix®  siècle,  les  grands  écrivains  qui  ont  connu  intégrale- 
ment l'intérieur,  les  ressources,  la  vie  de  leur  langue.  Après 
Chateaubriand,  Victor  Hugo  et  peut-être  Théophile  Gautier, 
on  serait  assez  embarrassé  d'en  citer  un  quatrième.  Il  s'épuise 
à  la  recherche  de  la  correction,  de  la  propriété,  du  nombre. 
Il  les  trouve  souvent,  surtout  le  nombre.  Mais  autant  il  est 
hésitant  et  difficile  sur  le  choix  de  ses  mots  et  de  ses  phrases, 
autant  il  est  absolu  sur  l'excellence  de  ce  qu'il  a  laissé  im- 
primer et  supporte  impatiemment  la  critique.  Il  sent  qu'il 
a  avantage  à  demander  des  conseils,  s'y  soumet  assez  docile- 
ment, tant  que  l'œuvre  se  fait.  Mais  quand  l'œuvre  est  faite, 


94S  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

c'est-à-dire  quand  elle  est  exposée  en  public,  et  que  l'auteur 
peut  dès  lors  recevoir  sur  elle  plus  d'avis  utiles  qu'il  ne  le 
pouvait  quand  elle  demeurait  manuscrite,  il  la  voit  d'un 
autre  œil,  la  défend  par  toutes  les  raisons,  parfois  mauvaises 
et  qu'il  sait  mauvaises.  C'est  d'ailleurs  très  humain  —  et  tout 
naturel —  puisqu'il  n'y  a  pas  d'œuvre  si  parfaite  qu'on  ne 
puisse  encore  perfectionner  dans  le  détail  et  qu'à  ce  compte 
on  ne  ferait  pas  grand 'chose  de  nouveau.  Seulement,  ces 
mauvaises  raisons  sont  souvent  instructives.  Victor  Hugo, 
ayant  parlé  par  inadvertance  de  la  Sorbonne  au  temps  de 
Charlemagne,  croyait  devoir  se  défendre  en  alléguant  que 
l'étymologie  de  Sorbonne  était  Soyor  bona.  Voyez  Flaubert  : 

«  Il  prétendait,  dit  Maxime  du  Camp,  il  a  toujours  pré- 
tendu que  l'écrivain  est  libre,  selon  les  exigences  de  son 
style,  d'accepter  ou  de  rejeter  les  prescriptions  grammaticales 
qui  régissent  la  langue  française,  et  que  les  seules  lois  aux- 
quelles il  faut  se  soumettre  sont  les  lois  de  l'harmonie...  Il 
disait  que  le  style  et  la  grammaire  sont  choses  différentes  ; 
il  citait  les  plus  grands  écrivains  qui  presque  tous  ont  été 
incorrects,  et  faisait  remarquer  que  nul  grammairien  n'a 
jamais  su  écrire.  » 

C'est  là  sans  doute  une  réponse  un  peu  confuse  à  quelques 
remarques,  dans  le  genre  de  celles  de  Faguet  et  de  M.  de 
Robert,  faites  sur  quelque  phrase  de  Flaubert,  —  et  Maxime 
du  amp  a  dû  ajouter  à  cette  confusion.  Quel  que  soit  son 
auteur  on  voit  facilement  ce  que  dans  ce  passa  e  il  y  a  de 
vrai  et  de  faux.  Ni  Flaubert  ni  aucun  homme  sensé  n'a  jamais 
pu  penser  que  les  seules  lois  auxquelles  il  faille  se  sou- 
mettre soient  les  lois  de  l'harmonie.  Il  n'y  a  pas  de  langue  à 
flexions,  ni  à  plus  forte  raison  de  style  sans  grammaire. 
Seulement,  il  est  exact  que  le  caractère  grammatical  d'une 
langue,  et  particuUèrement  de  la  langue  française,  se  renforce 
au  fur  et  à  mesure  qu'elle  avance,  qu'elle  est  réalisée  par  des 
écrivains,  que  sa  texture  devient  moins  libre,  que  ses  lois 


REFLEXIONS  SUR  LA  LITTERATURE  949 

se  formulent,  ue  sa  jurisprudence  se  fixe.  Au  temps  de 
Montaigne,  le  poids  de  la  souveraineté  ne  touchait  pas  un 
gentilhomme  deux  fois  dans  sa  /ie,  et  le  poids  delà  grammaire 
ne  touchait  pas  beaucoup  un  écrivain.  Aussi  la  France 
produisait-elle  des  Bussy  d'Amboise  et  des  d'Aubigné  du 
même  fonds  dont  elle  engendrait  des  Rabelais  et  des  Mon- 
taigne. Mais  les  grammairiens  sont  venus  comme  les  inten- 
dants. Richelieu  a  fondé  l'Académie  comme  il  a  fait  couper 
la  tête  de  Montmorency,  e  style  et  la  grammaire  se  sont 
joints  davantage,  et  leur  adhérence  croissante  est  un  fait 
inévitable,  donné  avec  le  mouvement  de  la  langue  elle- 
même,  et  sur  lequel  il  n'/  a  pas  à  revenir.  Redites-vous  la 
phrase  célèbre  de  Chateaubriand  que  Guizot  récitait  avec  des 
inflexions  qui  enthousiasmaient  Mme  de  Staël  :  «  Lorsque, 
dans  le  silence  de  l'abjection,  l'on  n'entend  plus  que  la  chaîne 
de  l'esclave  et  la  voix  du  délateur  ;  lorsque  tout  tremble 
devant  le  tyran,  et  qu'il  est  aussi  dangereux  d'encourir  sa 
faveur  que  de  mériter  sa  disgrâce,  l'historien  paraît,  chargé 
de  la  vengeance  des  peuples.  »  Chateaubriand  y  fait  une 
musique  oratoire  presque  parfaite  ;  mais  si  vous  la  lisez  à 
voix  haute  peut-être  vous  apercevrez-vous  que  les  deux 
lorsque,  avec  leurs  trois  consonnes,  arrêtent  et  nouent  un 
peu  désagréablement  le  débit.  Je  suis  persuadé  qu'au 
XYii®  siècle  on  les  eût  remplacés  par  quand...  que,  avec  un 
effet  certain  d'allégement  et  d'aisance.  Seulement  cette 
anacoluthe,  dont  Bossuet  use  sans  remords,  est  au  temps  de 
Chateaubriand  considérée  comme  une  hardiesse  inadmissible, 
et  il  s'en  abstient,  sacrifiant  l'harmonie  à  la  grammaire 
Evidemment  aucun  grammairien  ne  manquera  de  limite 
exacte  entre  l'anacoluthe  et  l'incorrection.  Mais  il  y  a  des 
époques  de  la  langue  où,  comme  au  temps  de  Platon,  de 
Tacite  et  de  Bossuet,  les  ruptures  de  rapports  logiques  et 
les  dissonances  grammaticales  retombent  verveusement 
en  anacoluthes,  et  d'autres  époques,  comme  la  nôtre,  où  elles 


950  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

s'étalent  platement  en  incorrections.  Il  faudrait  un  singulier 
parti  pris  pour  donner  comme  anacoluthe  la  phrase  de 
Flaubert  :  «  Grâce  à  cette  bonne  volonté  »...  que  j'ai  citée 
tout  à  l'heure.  Entre  les  grands  écrivains  incorrects  dont 
parle  Flaubert,  distinguons  ceux  qui  n'étaient  pas  incorrects, 
parce  qu'ils  vivaient  en  un  temps  où  ils  faisaient  la  loi,  et 
ceux  qui  le  deviennent  parce  qu'ils  vivent  en  un  temps 
où  ils  la  subissent.  On  appelle  d'ailleurs  point  de  maturité 
de  la  langue  un  moment  d'équilibre  entre  la  création  spon- 
tanée et  la  règle  commerçante,  qui  dure  juste  le  temps  d'une 
génération. 

Presque  toutes  les  fois  que  Flaubert  choit  en  une  irrégu- 
larité, c'est  sans  le  vouloir  et  en  commettant  une  faute. 
Comme  le  remarquent  fort  bien  les  Concourt  sa  langue  ni 
surtout  sa  syntaxe  n'ont  rien  de  prime-sautier,  de  verveux, 
de  hardi.  Elles  sont  courtes  et  timides,  avec  des  qualités 
scolaires,  et  à  la  moindre  tentative  de  haute  école  elles 
tomberaient  par  terre.  Quand  il  s'écrie  :«  De  l'air  !  de  l'air  ! 
les  grandes  tournures,  les  larges  et  pleines  périodes,  se  dé- 
roulant comme  des  fleuves,  la  multiphcité  des  métaphores, 
les  grands  éclats  du  style,  tout  ce  que  j'aime  enfin  !  »  songez 
à  Emma  Bovary  s'exaltant  lyriquement  sur  le  voyage  d'Italie 
qu'elle  ne  fera  jamais.  Ce  n'est  point  par  un  sens  puissant  de 
la  langue  que  Flaubert  en  est  devenu  un  maître,  c'est  par  la 
longue  patience  qui  fait  la  moitié  de  son  génie  verbal  et  aussi 
et  surtout  par  son  gueuloir. 

On  s'est  moqué  du  gueuloir.  C'est  de  lui  pourtant  que 
Flaubert  a  tiré  toute  la  finesse  de  son  métier.  «  Les  phrases 
mal  écrites,  dit-il,  ne  résistent  pas  à  cette  épreuve  ;  elles 
oppressent  la  poitrine,  gênent  les  battements  du  cœur,  et 
se  trouvent  ainsi  en  dehors  des  conditions  de  la  vie.  »  Par 
là,  Flaubert  a  retrouvé  le  grand  courant  du  style  classique 
qui,  ainsi  que  Brunetière  l'a  souvent  et  fortement  montré, 
est  un  style  parlé,  associé  aux  rythmes  et  à  l'espace  de  la 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  LITTÉRATURE  95I 

voix.  C'est  de  là  que  vient  la  solidité  substantielle  de  cette 
forme  flaubertienne  qui  tant  qu'il  y  aura  une  langue  fran- 
çaise ne  vieillira  jamais,  restera  musclée  et  parfaite  comme 
un  dessin  d'Ingres.  Voyez  au  contraire  comme  date  lujour- 
d'hui  un  style  juxtaposé  et  papillotant,  rebelle  au  parloir, 
tel  que  celui  des  Concourt  et  même  d'Alphonse  Daudet. 
L'écriture  qui  ne  prend  pas  de  près  contact  avec  la  parole 
se  dessèche  comme  la  plante  sans  eau. 

Dans  l'intérieur  de  ses  Hmites,  un  peu  étroites,  cette  prose 
est  d'une  délicatesse  de  rythmes,  d'une  science  et  d'une 
variété  de  coupe  incomparables.  Avec  La  Bruyère  et  Montes- 
quieu, Flaubert  paraît  dans  la  langue  le  maître  de  la  coupe  ; 
nul  n'a  de  virgules  plus  significatives,  d'arrêts  de  tous  genres 
plus  nerveux. 

Ces  qualités  classiques  ont  été  méconnues  par  les  plus 
classiques.  La  voix  de  M.  de  Robert  n'est  pas  isolée,  et  de 
son  vivant  comme  après  sa  mort,  le  style  de  Flaubert  a  été 
âprement  discuté,  La  critique  universitaire  a  gardé  une  cer- 
taine défiance  contre  un  écrivain  qui  n'était  pas  de  l'Acadé- 
mie (où  Maxime  du  Camp  tenait  une  place  pompeuse)  et 
qui  faisait  autant  de  bruit  que  s'il  en  était.  Sainte-Beuve 
en  parle  froidement.  Faguet  ne  lui  donne  pas  de  place  parmi 
ses  maîtres  du  xix^  siècle,  oracle  du  Brevet  supérieur, 
et  lui  consacre  plus  tard,  par  raccroc,  un  petit  volume  hâtif. 
Brunetière  l'aborde  avec  une  hargne  dont  la  mauvaise  foi  est 
insigne.  Quand  paraissent  les  Trois  Contes,  il  écrit  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  :  «  Dans  l'école  moderne,  quand 
on  a  pris  une  fois  le  parti  d'admirer,  l'admiration  ne  se  divise 
pas,  et  l'on  a  contracté  du  même  coup  l'engagement  de 
trouver  tout  admirable.  Il  est  donc  loisible,  il  est  même 
éloquent  à  M.  Flaubert  d'appeler  VitelUus  «  cette  fleur  des 
fanges  de  Caprée  ».  Quels  rires  cependant  si  c'était  dans 
Thomas  que  l'on  découvrît  cette  étonnante  périphrase,  et 


952  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

comme  on  aurait  raison  !  »  Or,  voici  la  phrase  d'Hc'rodias  : 
«  La  fortune  du  père  dépendait  de  la  souillure  du  fils  ;  et  cette 
fleur  des  fanges  de  Caprée  lui  procurait  des  bénéfices  telle- 
ment considérables,  qu'il  l'entourait  d'égards,  tout  en  se 
méfiant,  parce  qu'elle  était  vénéneuse.  »  L'image  se  tient 
solidement,  et  surtout  elle  exprime  chez  les  deux  Vitellius 
un  état  d'esprit  qu'il  faudrait  dix  lignes  pour  expliquer 
autrement  et  plus  mal.  Isolés  par  le  malveillant  critique 
les  six  mots  sont  en  effet  une  fleur  de  rhétorique.  Qui  est 
responsable,  sinon  l'homme  au  sécateur  ?  Méfions-nous  des 
citations  tronquées. 

Mais  l'opinion  des  critiques  importe  moins  en  cette 
matière  que  celle  des  disciples.  Le  style  de  Flaubert  a  établi 
sa  valeur  par  sa  fécondité.  Comme  celui  de  Guez  de  Balzac, 
il  a  institué  une  école.  Il  a  formé  des  élèves.  Cet  écrivain  qui 
ne  fut  pas  de  l'Académie  fut  à  lui  seul  une  Académie,  c'est- 
à-dire  une  source  d'exemples.  C'est  chez  lui  que  toute  une 
génération  a  appris  à  écrire.  Grand  par  lui-même  il  est  plus 
grand  peut-être  encore  par  ses  élèves.  L'éducation  de  Mau- 
passant  par  Flaubert,  peut-être  unique  dans  notre  histoire 
littéraire,  nous  place  dans  la  saine  atmosphère  d'un  atelier 
de  la  Renaissance,  d'un  Léonard  qui  sort  d'un  Verrocchio 
ou  'un  Jules  Romains  qui  naît  d'un  Raphaël.  Salamnbâ 
imité  cent  fois  a  donné  le  style  de  la  grande  décoration  histo- 
rique, Bo  :vard  le  style  du  naturalisme  goguenard.  Certaines 
scènes  de  la  Tentation,  comme  l'entretien  d'Antoine,  d'Apol- 
lonius et  de  Damis,  auraient  pu  fournir  le  pur  et  parfait 
modèle  de  ce  style  dramatique  nerveux,  harmonieux, 
riche  en  repli  ]ues  condensées  et  en  coupes  puissantes  ui 
manquerait  à  notre  prose  si  Victor  Hu  jo  ne  l'avait  en  partie 
réalisé  dans  le  drame  d'ailleurs  lamentablement  vide  de 
Lucrèce  Borgia.  Peut-être  les  pages  c:)lériques,  guignoles ques 
et  truculentes  de  la  Correspondance  ont-elles  quelque  peu 
inspiré  les  styles  succulents  de  Huysmans  et  de  Léon  Bloy. 


Notes  9S3 

Une  telle  place  n'est  sans  doute  pas  la  première  dans  la 
prose  française,  elle  reste  considérable,  elle  mérite  que 
Flaubert  demeure  pour  les  écrivains  d'aujourd'hui  autre 
chose  encore  qu'un  maître,  —  le  bon  ouvrier,  le  Patron. 

ALBERT   THIBAUDET 


NOTES 

RÉFLEXIONS  SUR  LE  ROLE  ACTUEL  DE 
L'INTELLIGENCE    FRANÇAISE. 

Est-il  permis  à  un  ami  et  fondateur  de  la  revue,  qui  ne  lui 
a  jamais  ménagé  son  concours,  mais  qui  lui  revient  trop 
changé  pour  la  suivre  aujourd'hui  dans  toutes  ses  démarches, 
de  proposer  à  l'attention  de  ses  lecteurs  quelques  réflexions 
personnelles  sur  les  derniers  articles  de  son  directeur  ?  J'ai 
signé,  et  l'un  des  premiers,  le  manifeste  du  «  Parti  de  l'Intel- 
ligence ».  Avec  une  modération  à  laquelle  je  rends  hommage, 
Jacques  Rivière,  dans  le  numéro  de  Septembre,  l'a  présenté 
discuté,  critiqué.  Je  suis  l'un  de  «  ces  messieurs  »  dont  il 
parle,  l'ami  pourtant,  je  le  répète,  de  sa  revue,  de  ses  lecteurs. . . 
et  son  ami.  S'il  tient  à  y  voir  clair,  ce  que  je  ne  mets  pas  en 
doute,  il  ne  saurait  me  refuser  le  droit  de  préciser  ici  mon 
point  de  vue,  ni  de  contrarier  le  sien. 

Il  s'accorde  avec  nous,  signataires  du  manifeste,  sur  le 
principe  essentiel  :  primauté  de  l'intelligence.  Celle-ci  est 
pour  lui  «  d'abord,  le  moyen  de  distinguer  ce  qui  est  de  ce 
qui  n'est  pas.  »  Nous  n'avons  pas  dit  autre  chose.  Cette 
primauté,  ajoute-t-il,  appartient  en  droit,  en  fait  à  la  France. 
C'est  exactement  notre  thèse.  Le  monde  entier  a  intérêt  à 
la  restauration  de  l'esprit  français,  ferment,  moteur,  ani- 
mateur de  la  seule  civilisation  qui  nous  regarde,  non  celle 
des  Chinois,  des  Incas,  des  Hindous,  mais  celle  des  Occiden- 


954  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

taux,  celle  de  Paris,  de  Rome  et  d'Athènes,  qui  depuis  vingt 
siècles  n'a  pas  failli.  Jusqu'ici  rien  de  mieux.  L'intellectuel 
français,  qu'il  appartienne  ou  non  au  «Parti  de  l'Intelligence», 
va  donc  s'élancer  dans  la  droite  voie,  la  voie  royale  de  l'esprit. 
Dans  la  mesure  où  l'homme  peut  être  désintéressé  et  ne 
penser  qu'avec  sa  raison  pure,  dégagée  des  penchants  de  son 
cœur,  voire  de  son  corps  —  car  l'homme  est  condamné  à 
vivre  dans  la  sensation  et  dans  l'affection,  ne  l'oublions 
pas  t  —  il  va  observer,  recueillir  les  faits  ;  les  peser,  les 
classer,  les  élever  au  rang  d'idées  ;  puis  enchaîner,  déduire, 
induire,  en  toute  liberté,  en  toute  honnêteté  ;  et  à  la  fin, 
j'imagine,  conclure.  C'est  ici  qu'on  ne  s'entend  plus  —  et 
aussi  sur  un  autre  point  qu'il  faut  examiner  au  préalable  :  les 
conditions  matérielles  de  la  liberté  de  l'esprit  français, 
t  Pour  agir,  il  faut  être.  Soyons  d'abord.   » 

Ce  n'est  pas  que  Jacques  Rivière  en  disconvienne.  «  Pour 
pouvoir  penser  librement,  il  faut  d'abord  que  la  France 
existe  ;  il  faut  qu'elle  ait  un  tronc,  des  membres,  une  o  subs- 
tance ».  Il  n'entre  pas  dans  sa  pensée  d'accepter  demain  pour 
notre  pays  le  sort  de  la  Grèce  vaincue  qui,  n'ayant  plus 
d'autre  ressource,  entreprit  la  conquête  spirituelle  de  ses 
vainqueurs.  Ce  que  devinrent  dans  l'aventure  la  civihsation  et 
l'art  hellénique,  nous  le  savons  de  reste.  Notre  France  n'en 
est  pas  là.  Elle  ne  se  résignera  à  ce  pis  aller  désastreux  que 
quand,  vraiment,  elle  aura  perdu  l'espérance.  Rivière  nous 
rappelle  à  la  réalité.  «  Oubliez- vous  que  c'est  elle  qui  a 
vaincu  ?  qu'elle  est  et  qu'elle  vit.  Elle  me  paraît  (je  cite)  avoir 
acquis  une  assiette,  qui  non  seulement  lui  permet,  mais  qui  lui 
fait  un  devoir  de  penser  hardiment  et  dans  tous  les  sens,  sans 
plus  se  laisser  paralyser  par  l'instinct  de  conservation.  » 

Hélas  !  il  nous  paraît  à  nous  qu'elle  n'aura  vaincu,  qu'elle 
ne  sera,  ne  vivra  qu'en  proportion  de  nos  efforts  nouveaux 
pour  faire  durer  sa  victoire.  Son  être  est  en  suspens.  Si  le 
triomphe  de  nos  armes  l'a  sauvée  de  la  destruction  et  du 


NOTES 


955 


servage,  il  la  laisse  si  anémiée  et  de  son  plus  précieux  sang,  de 
son  capital- travail  et  de  son  capital -richesse,  que  sa  position 
dans  le  monde,  son  assiette,  est  matériellement  moins  bonne, 
moins  sûre,  moins  solide,  malgré  la  récupération  de  deux 
provinces  et  l'occupation  provisoire  du  Rhin,  qu'en  Juillet 
1914.   Ses  deux  principaux  alliés  sont  outre-mer.   Sur  le 
continent  elle  a  devant  elle  au  lieu  d'un  allié  et  d'un  ennemi 
avérés,  des  forces  obscures  sournoises,   difficiles  à  évaluer 
et  qui  pourront  un  jour  se  joindre  ;  et  contre  celles-ci  il 
sera  moins  aisé  de  se  mettre  en  garde  que  contre  l'appareil 
militaire,  si  formidable,  mais  du  moins  ostensible  de  l'empire 
de  Guillaume  II.  Une  Russie  qui  prétend  fonder  un  ordre 
nouveau,  sans  précédent  et  plein  de  risques,  pour  l'imposer 
ensuite  au  monde,  une  Allemagne  qui  est  loin  de  la  guéri  son, 
au  témoignage  d'observateurs  qualifiés;  en  outre,  une  Italie 
qui  joue  son  jeu  et  une  macédoine  de  peuples  :  tel  est  l'état 
de  l'échiquier  européen.  Le  traité  de  Versailles  laisse  à  notre 
principal  ennemi  le  sentiment  de  sa  puissance,  de  son  avance 
sur  nous,  de  sa  richesse  ;  il  le  brime  sans  le  mater  ;  et  qui  donc 
en  fera  respecter  les  clauses  ?  demandez-le  à  Whashington 
ou  aux  radicaux  d'Angleterre.  Je  m'abstiens  volontairement 
de  parler  de  notre  politique  intérieure.  Ecoutez  :   «  Il  faut 
que  ça  change  !  »  De  gauche  à  droite,  ce  n'est  qu'un  cri.  — 
Pour  préparer  ce  changement,  quel  qu'il  puisse  être,  pour 
refaire  nos  forces,  pour  affronter  les  ouragans  prochains,  la 
France  qui  possède  beaucoup  de  gloire  et  de  crédit  moral,  n'a 
plus  un  sou  à  perdre,  ni  une  parole,  ni  une  idée  de  trop.  Voilà 
ce  qu'il  nous  semble  à  nous.  Elle  dépérissait  depuis  déjà  un 
siècle  (par  la  faute  de  qui,  de  quoi?  c'est  ce  qu'il  faudra 
rechercher),  quand  soudain  elle  chut  dans  cette  maladie  de 
cinq  ans,  la  plus  grave  qu'elle  ait  subie  depuis  la  Révolution. 
Au  moment  d'entrer  en  convalescence,  elle  trouve,  au  lieu 
d'un  air  pur,  tout  un  essaim  d'épidémies  que  pousse  le  vent 
d'est.  Ne  faut-il  pas  l'en  protéger?  Ménageons-la.  Gardons- 


^5^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  des  rechutes.  Fortifions  son  pauvre  corps.  Ou  nous  ne 
sauverons  rien  d'elle,  pas  même  son  esprit  qui  sera  le  premier 
vaincu. 

Tel  est  l'autre  son  de  cloche,  le  nôtre.  Ceci  posé  (que  l'on 
peut  nier,  contredire,  mais  qui  se  fonde  sur  des  faits)  jus- 
qu'à réfection  complète  de  la  France,  notre  esprit*  n'aura 
pas  de  soin  plus  urgent  que  d'aUéner,  s'il  le  faut,  une  partie 
de  sa  liberté,  ou  plus  exactement,  de  limiter  sa  fantaisie, 
en  choisissant  au  plus  tôt  —  le  temps  presse  —  la  discipline 
la  plus  propre  à  servir  à  la  fois  les  intérêts  de  la  France  et  les 
siens.  Nous  ne  supprimons  pas  la  liberté  de  la  recherche  ;  le 
champ  est  assez  vaste  pour  lasser  notre  course  avant  que 
nous  touchions  au  but.  Nous  cherchons,  nous  pensons 
dans  une  direction,  celle  que  nous  estimons  la  plus  sûre,  celle 
que  nous  indique  et  recommande  une  longue  tradition.  Nous 
n'avons  pas  le  temps  de  les  essayer  toutes,  de  faire  table  rase, 
d'arracher  les  jalons  qu'ont  plantés  nos  devanciers.  Nous 
sonmaes  d'avis  de  tenir  compte  plutôt  de  l'expérience  ac- 
cumulée des  siècles,  que  des  rêveries  du  présent  et  plutôt  des 
travaux  de  ceux  qui  depuis  longtemps  méditent  et  creusent 
un  sujet  tout  nouveau  pour  nous,  que  des  intuitions  hasar- 
deuses qui  lèveront  en  nous,  au  premier  contact  avec  lui. 
A  nous  de  vérifier  leur  raisonnement  et  leurs  preuves.  A 
nous  d'examiner  jusqu'à  quel  point  les  conditions  du  pro- 
blème (philosophique,  politique,  esthétique  ou  religieux)  se 
présentent  changées,  jusqu'à  quel  point  en  sera  affectée  la 
solution.  Nous  croyons  rester  dans  la  ligne  de  la  plus  pure 
tradition  intellectuelle  en  faisant  moins  de  cas  de  l'exception 
que  de  la  règle,  en  ne  nous  laissant  pas  détourner  de  notre 
chemin.  —  Ainsi,  sans  préjuger  de  la  conclusion  ultime  (ceux 
d'entre  nous  qui  déjà  ont  conclu  en  art,  en  religion,  en  poU- 
tique,  ne  l'ayant  pas  tous  fait  exactement  de  la  même  façon), 
nous  nous  mettons  d'accord  sur  des  principes  généraux  qui 
ne  peuvent  nous  entraîner  à  de  trop  grandes  divergences  et 


NOTES  957 

qui,  pour  l'action  immédiate  de  la  pensée,  suffiront.  Ils 
sont  deux  et  pas  un  de  plus,  ce  que  le  passé  de  la  France  et 
la  logique  de  l'esprit  nous  offrent  de  plus  ferme  et  de  plus 
éprouvé  :  unité- continuité,  les  noms  même  de  la  famille,  de 
la  paroisse,  de  la  province,  de  la  patrie,  du  classicisme  et  de 
V Eglise.  Avec  cela  nous  sommes  sûrs  d'obtenir  une  direction, 
un  art,  une  morale,  une  politique,  sans  offenser  les  lois 
humaines  et  universelles  de  la  raison. 

Jacques  Rivière  nous  répond  :  «  Soit  !  mais  votre  intelli- 
gence n'est  plus  libre,  vous  l'avouez  vous-mêmes  :  Nous 
savons  ce  que  nous  voulons  et  ce  que  nous  ne  voulons  pas.  » 
C'est  la  pierre  où  son  pied  s'achoppe.  Mais,  cher  ami,  pour- 
quoi le  savons-nous  ?  Parce  que  nous  l'avons  cherché,  libre- 
ment et  logiquement,  après  examen  des  faits,  des  précédents 
et  des  analogies.  Faut-il  à  chaque  pas  revenir  au  point  de 
départ,  remettre  tout  en  question,  parce  qu'un  fait  nouveau 
se  montre  et  contredit  cent  mille  faits  déjà  classés  ?  Ce  sont 
eux  et  non  pas  nous  qui  nous  ont  tracé  le  chemin.  Ne  nous 
attribuez  pas  une  façon  d'obscurantisme.  Ce  fait  nouveau, 
nous  l'examinerons,  mais  comme  il  mérite  de  l'être  et  jusqu'à 
nouvel  ordre  comme  une  exception,  tant  que  cent  mille  faits 
nouveaux  n'auront  pas  été  jetés  avec  lui  dans  le  plateau  de 
la  balance.  Plaçons-nous  par  exemple,  comme  vous  l'avez 
fait,  devant  le  fait  nouveau  du  bolchevisme  russe,  c'est-à-dire 
du  socialisme  appliqué.  C'est  une  occasion  excellente  de 
préciser  nos  positions. 

Le  bolchevisme,  dit  Rivière,  est  peut-être  affreux,  dange- 
reux, barbare,  c'est  l'opinion  des  journaux.  N'importe  !  il 
est.  Pour  le  penseur,  ce  n'est  qu'un  objet  de  pensée.  Jacques 
Rivière  veut  comprendre,  et  je  lui  jure  que  nous  sommes 
tous  comme  lui.  Avant  d'aller  plus  loin,  il  s'efforce  de  dis- 
cerner quelles  idées  motrices  s'affrontèrent  dans  la  guerre 
qui  vient  de  finir.  Comme  déjà  il  est  malaisé  de  s'entendre 
sur  les  faits  les  plus  proches  et  les  plus  communs  !  et  comme 


958  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'esprit  est  faillible  quand  il  ne  manie  pas  des  quantités  abs- 
traites, des  chiffres,  des  signes  ou  des  plans  !  Mon  expérience 
à  moi,  dans  le  cas  présent,  dément  complètement  la  sienne. 
Où  il  voit  le  duel  entre  l'autocratie  et  la  démocratie,  la  lutte 
contre  les  tyrans  pour  le  Droit  et  la  Liberté,  je  vois  des  peuples 
qui  veulent  vivre  et  qui  défendent  leur  bien  et  leur  vie  contre 
la  cupidité  d'un  voisin.  J'ai  fréquenté  bien  des  soldats  et 
de  tout  près  en  quatre  ans  de  campagne  et  j'ai  été  frappé 
par  leur  indifiérence  à  l'égard  des  buts  idéaux.  Jamais  (ou 
une  fois  sur  mille)  ils  ne  prononçaient  le  mot  République,  le 
mot  Droit,  le  mot  Liberté.  Ils  détestaient  Guillaume,  non 
pas  comme  un  tyran,  mais  comme  symbole  de  toute  l'Alle- 
magne, en  tant  qu'étranger,  en  tant  qu'ennemi  et  on  les  aurait 
bien  fait  rire  en  s'avisant  de  leur  conter  qu'ils  se  battaient 
pour  libérer  leurs  frères  boches.  Lorsque  les  Russes  nous 
lâchèrent,  ils  devinrent  tout  de  suite  peureux  «  cesc...  de 
Russes  qui  prolongeaient  la  guerre  sous  prétexte  de  «  vider  » 
le  tzar  ».  Ils  se  battaient  pour  en  finir,  pour  n'avoir  plus 
l'Allemagne  à  leur  porte  avec  son  grand  sabre  et  sa  grosse 
voix.  Quant  à  cet  idéal  qui  gonflait  leur  courage,  il  n'avait  pas 
de  nom,  pas  même  celui  de  France  ;  il  était  dans  leur  sang, 
dans  leur  cœur,  dans  leurs  muscles,  dans  l'héritage  corporel 
de  tous  leurs  ancêtres  français,  une  sorte  de  bravoure  et 
d'endurance  toutes  physiques.  Tel  était  le  cas  de  la  masse. 
Ceux  qui  a  savaient  pourquoi»,  une  infime  minorité,  n'étaient 
jamais  du  même  avis,  sauf  dans  la  haine  ;  chacun  récitait 
son  journal.  Je  ne  parle  pas  de  l'éUte,  intellectuels,  petits 
commerçants  et  petits  bourgeois  :  le  plus  grand  nombre  ne 
tarissait  pas  d'ironie  sur  les  discours  du  président  Wilson. 
Rivière  nous  dit  le  contraire.  Qui  croire  ?  Ce  débat  accessoire 
n'est  pas  inutile...  mais  poursuivons. 

Nous  avons  donc  cru,  selon  Rivière,  combattre  pour  la 
liberté  du  Monde,  lequel  était  souvent  autant  et  plus  libre 
que  nous  —  et  voici  soudain  que  le  Monde  ne  veut  plus  de  la 


NOTES  959 

liberté  que  nous  avons  payée  si  cher.  L'autocratie  est  morte, 
mais  la  liberté  agonise  ;  reste  le  socialisme  dont  sans  doute  est 
proche  l'avènement,  car  l'univers  entier  réclame  une  auto- 
rité péremptoire.  Je  ferai  remarquer  qu'il  y  a  fort  longtemps 
que  les  Français  attendaient  une  «  poigne  »  ;  la  popularité  de 
Foch  et  de  Clemenceau  vient  de  là.  Passons  encore.  —  Ainsi 
un  nouvel  idéal  se  lève,  et  c'est  le  socialisme;  Rivière  le 
prend  au  sérieux  et  n'a  pas  tort.  Il  est  conduit  d'abord  à 
l'étudier  en  Russie  et  son  expérience  de  prisonnier  de  guerre, 
mêlé  au  peuple  russe  dans  les  camps  allemands,  lui  fournit  des 
traits  authentiques,  savoureux,  éloquents  ;  chacun,  les  ayant 
lus  ici,  les  a  présents  à  la  mémoire.  Il  en  tire  une  conclu- 
sion de  fait  qui  ne  me  semble  pas  forcée  ;  elle  cadre  avec 
le  peu  qu'on  sait,  le  peu  qu'on  a  pu  entrevoir  à  travers  Tolstoï 
et  Dostoïewsky;  souvenez-vous  de  ces  conversations  inter- 
minables de  l'Idiot  et  des  Possédés  où  tout  le  monde  parle  à  la 
fois.  Cette  conclusion,  la  voici  :  Le  Russe  est,  par  instinct, 
grégaire,  et  il  est  né  pour  le  soviet.  Voilà —  si  cela  est  —  qui  est 
du  plus  haut  intérêt  et  j'en  voudrais  à  Rivière  de  nous  priver 
de  pareilles  contributions  aux  mœurs,  à  la  psychologie  et  à 
l'histoire.  Lorsque  le  bolchevisme  naît,  lorsque  le  soviet  est 
fondé  dans  le  parfait  nivellement  des  classes,  contraint, 
battu,  mais  agrégé,  le  Russe  enfin  se  sent  à  l'aise  ;  heureux  ou 
malheureux,  il  peut,  il  veut  vivre  en  soviet  ;  il  a  retrouvé  sa 
nature.  —  Je  ne  discute  point  ;  il  nous  vient  de  là-bas  des 
témoignages  encore  si  confus,  que  j'accorde  provisoirement 
tout  crédit  à  la  perspicacité  de  Rivière.  Mais  j  e  lui  dis  :  Et 
puis  après  ? 

Ce  soviet  qui  ramène  le  peuple  russe  à  l'existence  sociale 
la  plus  rudimentaire,  la  moins  différenciée  que  l'on  ait  jamais 
vécue  sous  le  ciel,  sinon  jadis,  avant  les  tzars,  ce  soviet  n'est 
point  isolé  au  fond  de  l'Afrique  centrale  ou  sur  les  plateaux 
de  l'Asie,  loin  du  télégraphe  et  du  chemin  de  fer.  Il  est  ici, 
à  notre  porte  ;  vous-même  le  considérez  peut-être  comme 


960  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

un  fait  européen,  et  déjà  nos  voisins  l'imitent.  Que  dis-je  ? 
il  prétend  conquérir  le  monde.  Qu'allez-vous  en  faire,  penseur  ? 

Vous  avez  le  choix  entre  trois  attitudes  possibles.  Ou 
bien  vous  le  considérez  comme  un  objet  d'étude  et  de  curio- 
sité et  vous  vous  installez,  les  bras  croisés,  en  spectateur,  en 
historien,  en  chimiste  (je  ne  dis  pas  en  dilettante)  devant 
l'explosif  inédit  qui  produira  une  déflagration  si  nouvelle. 
Vous  laisserez  aller  l'expérience.  Ce  serait  l'attitude  de  l'intel- 
lectuel pur  :  si  vous  l'étiez  vraiment,  la  vôtre.  —  Ou  bien 
vous  porterez  sur  le  soviet  un  jugement.  Il  sera  favorable 
ou  défavorable  ;  il  l'encouragera  ou  lui  fera  du  tort.  Dans 
ce  troisième  cas  —  celui  de  la  condamnation  —  vous  êtes 
avec  nous  et  désormais  pas  plus  libre  que  nous  de  votre 
pensée  :  elle  marchera  contre.  Dans  le  second  —  celui  de 
l'approbation  —  c'est  tout  de  même  :  elle  marchera  pour, 
avec  les  membres  du  groupe  0  Clarté  ».  Que  si,  vous  réservant, 
vous  passez  de  l'éloge  au  blâme  et  réciproquement,  par 
scrupule  d'honnêteté,  vous  ne  faites  que  changer  de  chaînes. 
Quelle  attitude  choisira  donc  votre  pensée,  si  elle  n'a  qu'elle- 
même  pour  guide,  si,  dans  son  parti  pris  d'impartiaUté 
supérieure  (je  rapproche  à  dessein  les  mots)  elle  repousse 
d'avance  toute  considération  d'intérêt  :  d'intérêt  pour  la 
France,  pour  la  civilisation  et  même  pour  soi,  la  pensée  ? 

«  Permettez  !  me  répondrez-vous.  J'attends,  je  fais 
confiance  à  l'avenir.  La  naissance  du  soviet  est  un  événement 
considérable.  Une  idée  sociale,  jusqu'ici  impuissante  à  rien 
faire  vivre  dans  les  pays  d'ancienne  civilisation  —  le  marxisme 
—  vient  de  s'incarner  en  Russie  ;  cette  idée,  des  peuples 
entiers  l'appellent  de  tout  leur  cœur  à  la  vie  et  la  voici  qui 
naît  au  jour.  Ecoutez  ceci  :  «  En  un  point  du  monde  l'exis- 
tence socialiste  a  commencé.  »  Il  a  beau  gêner  vos  doctrines. 
Le  fait  est  là. 

—  D'abord,  il  faudrait  peut-être  en  rabattre.  L'idéal 
socialiste  est-il  celui  des  peuples,  ou  d'une  forte  minorité 


NOTES  961 

OU  de  quelques  meneurs  au  sein  des  peuples  ?  L'existence 
socialiste  a  commencé  en  fait.  Mais  où  ?  Chez  un  peuple 
barbare  ou,  si  le  mot  vous  choque,  étranger  à  notre  Occi- 
dent. Vous  nous  dites  qu'elle  lui  convient;  c'est  bien  possible. 
Une  seule  chose  importe  :  nous  convient-elle  à  nous.  Français, 
Occidentaux,  gardiens  de  la  pensée  et  de  la  civilisation  ? 

—  Nous  le  verrons  bien,  c'est  précisément  ce  que  j'étudie. 

—  Etudiez  tout  à  votre  aise.  Lorsque  vous  conclurez,  il 
sera  peut-être  trop  tard  et  dans  le  cas  probable,  plus  probable 
que  l'autre,  où  le  soviet  ne  nous  conviendrait  pas,  c'en  sera 
déjà  fait  de  la  France  et  de  la  pensée. 

—  Qu'en  savez-vous  ? 

—  J'ai  mille  raisons  de  le  croire;  j'en  appelle  à  l'expérience 
des  siècles  et  à  la  nature  de  notre  esprit. 

—  Les  siècles  nous  ont-ils  tout  dit  et  notre  esprit  est-il 
à  bout  de  course  ?  En  vain  vous  bouchez-vous  les  yeux  et 
les  oreilles,  vous  n'échapperez  pas  à  la  vérité  de  demain. 
N'en  tendez- vous  pas  la  vague  qui  monte  ? 

—  Vague  de  faits,  vague  surtout  de  mots.  Nous  l'entendons. 
Il  s'agit  de  lui  résister  et  de  la  détourner  de  notre  route  ;  de 
la  capter,  si  nous  pouvons,  pour  la  faire  servir  au  bien. 
Une  pensée  digne  de  ce  nom  ne  se  résigne  pas  devant  l'orage. 
Nous  non  plus  ne  sommes  pas  des  libéraux  ;  mais  nous  tenons 
dur  comme  fer  pour  la  liberté  de  l'homme.  Dieu  dispose  et 
juge  en  dernier  ressort,  mais  l'homme  propose.  On  me  pro- 
pose l'expérience  du  bolchevisme  :  si  ma  raison  d'homme 
et  d'homme  français  me  la  fait  considérer  comme  néfaste, 
contraire  à  la  nature  humaine,  contraire  à  notre  civilisation, 
quand  tous  les  hommes  abusés  se  ligueraient  contre  moi 
seul,  je  lancerais  tout  seul  ma  contre-proposition  de  résis- 
tance ^ .  —  Dans  un  article  du  Correspondant,  René  Johannet 

I.  Et  d'autant  plus  que  je  ne  suis  pas  seul.  On  parle  du  socia- 
lisme, comme  si  aucune  autre  force  ns  s'opposait  à  lui  ou  ne  le 
balançait  en  fait.  Le  syndicalisme  n'est  que  son  allié  provisoire 

61 


962  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nous  rapporte  un  mot  topique  de  Péguy  sur  la  grande 
Révolution.  Ce  républicain  déclaré  la  considérait  malgré 
tout  comme  une  catastrophe.  «  Comme  je  faisais  cette 
réflexion  banale,  dit  Johannet,  qu'avec  un  peu  plus  de 
poigne  la  catastrophe  déviait  et  qu'un  Louis  XIV  par 
exemple  aurait  su  l'éviter  :  —  Louis  XIV  ?  repartit  Péguy 
avec  une  singulière  vivacité.  Pas  même,  Lépine.  »  On  fait 
l'histoire,  on  ne  la  subit  pas  ;  il  n'y  a  pas  de  fatalité  histo- 
rique, et  la  raison  ne  saurait  s'abstenir  dans  un  conflit  qui 
met  en  jeu  son  existence.  Malheur  à  ceux  qui  temporisent 
dans  le  moment  qu'il  faut  combattre  et  qui  pensent  dans 
tous  les  sens,  tandis  que  l'ennemi  ne  pense  que  dans 
le  sien. 

Penser  dans  tous  les  sens  est-il  vraiment  penser?  N'est-ce 
pas  plus  exactement  l'opération  préparatoire  à  la  pensée, 
avant  que  celle-ci  ait  fait  son  choix.  Un  grand  siècle  intel- 
lectuel comme  fut  le  xvii^  a  ses  croyants,  a  ses  sceptiques, 
ses  constructeurs,  ses  destructeurs;  tous  ont  choisi  leur  ter- 
rain et  s'y  tiennent.  En  sont-ils  moins  libres  d'esprit  ?  En  ce 
temps-là,  la  France  n'était  ni  à  faire,  ni  à  refaire;  il  n'y  avait 
qu'une  pensée,  la  sienne,  et  qui  régnait  sur  l'univers.  Pour 
rétablir  sa  prééminence  intellectuelle,  il  est  urgent  que  le 
plus  grand  nombre  d'esprits  possible  pensent  dans  le  même 
sens  qui  est  celui  des  croyants  et  des  constructeurs,  celui 
où  la  pensée  a  obtenu  ses  plus  durables  réussites  ;  le  sens  le 
plus  français,  le  plus  universel  —  et  partant,  le  plus  gratuit, 
puisque  les  intérêts  de  toute  la  civilisation  s'y  confondent. 
Le  monde  attend  de  nous  des  directives  éprouvées,  non  des 
hardiesses  sans  lendemain.  Tout  le  reste  est  confusion, 
contradiction,  asiatisme.  Et  puisqu'on  cherche  un  sens  géné- 

et  il  a  plus  de  poids  réel.  Sans  parler  de  l'Eglise  et  d'un  passé 
qui  se  défend,  ne  voit-on  pas  que  la  tourmente  où  se  débat  l'Eu- 
rope est  surtout,  est  partout,  même  dans  le  bolchevisme,  le  fait 
d'un  nationalisme  exaspéré.  En  tenez-vo us  compte  ? 


NOTES  963 

rai  à  notre  victoire,  ayons  donc  le  courage  de  le  proclamer. 
Notre  victoire  n'est  pas  celle  des  démocraties  sur  les  auto- 
craties, mais  de  la  vraie  sur  la  fausse  culture  et,  comme 
l'avait  dit  en  1918  dans  une  conférence  admirable  Adrien 
Mithouard,  de  l'Occident  sur  l'Orient. 

On  nous  dit  :  a  Vous  manquez  aux  plus  nobles  traditions 
de  la  France,  la  générosité,  la  hardiesse.  On  dirait  que  vous 
avez  peur.  »  Ce  n'est  pas  notre  genre,  non.  Ne  craignez  pas 
que  nous  ne  fermions  les  portes  ;  nous  réclamons  le  droit  de 
visite,  simplement.  Avant  d'accepter  une  nouveauté,  qu'elle 
vienne  du  dedans  ou  du  dehors,  nous  nous  demanderons 
toujours  si  elle  ne  contrarie  pas  trop  notre  génie,  si  elle  sera 
digérée  ou  si  elle  nous  empoisonnera.  La  France  est  fatiguée 
de  risquer  sans  cesse,  d'user  son  temps  et  sa  force  en  expé- 
riences ;  voici  plus  d'un  siècle  qu'elle  risque  ;  le  peu  de  gain 
qu'elle  y  a  fait,  nous  ne  le  rejetterons  pas  ;  mais  nous  voulons 
regagner  ce  qu'elle  y  perdit,  qui  est  le  principal,  et  si  elle 
a  erré,  réparer  une  erreur  fatale.  Plus  de  ces  hardiesses  qui 
tuent,  de  ces  générosités  qui  ruinent,  de  ces  victoires  sans 
conclusion.  Nous  cherchons  la  mesure,  nous  cherchons  la 
sagesse.  Notre  patrie  est  comme  un  vase  pétri  dans  une 
matière  poreuse  ;  elle  continuera  de  baigner  dans  le  monde, 
de  donner  et  de  recevoir;  mais  elle  tient  à  garder  son  eau  pure 
et  pour  elle  et  pour  lui  :  générosité  à  long  terme,  moins  visible 
peut-être,  mais  de  meilleure  qualité;  hardiesse  secrète,  mais 
féconde.  Et  encore  une  fois  nous  nous  défendons  bien  de 
cacher  la  tête  sous  l'aile.  Nous  voulons  tout  voir,  tout 
connaître  de  ce  qui  nous  est  étranger  ;  mais  jusqu'à  plus  ample 
examen  le  considérer  comme  tel. 

Ainsi  notre  pensée  sera  dirigée,  non  faussée.  Elle  a  derrière 
elle  déjà  d'énormes  travaux  d'analyse  ;  elle  s'appuie  sur  eux 
pour  généraliser  et  tirer  des  conclusions.  Sans  préjuger  de 
celles-ci,  elle  analysera  de  la  même  façon  les  faits  nouveaux 
qui  se  présenteront  devant  elle  ;  mais  ceci  fait,  elle  réclame 


964  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

le  droit  de  les  juger.  Sa  position  est  très  forte,  car  il  faudrait 
pour  l'ébranler  que  la  masse  des  faits  nouveaux  annulât 
la  masse  des  faits  anciens  que,  depuis  vingt  siècles,  entassent 
les  hommes  les  plus  sages  de  l'univers  civilisé.  Elle  ne  refuse 
pas  de  changer  ;  mais  elle  attend  que  ses  propres  lois  changent, 
celles  de  l'expérience  et  du  raisonnement.  Il  est  à  peu  près 
sûr  que  le  règne  du  mécanisme,  de  la  démocratie,  de  la  plouto- 
cratie n'y  fera  rien  ;  il  ne  pourra  qu'en  gêner  l'exercice  ;  c'est 
contre  quoi  il  importe  d'être  paré.  Elle  aura  jusqu'à  nouvel 
ordre  une  certaine  civilisation  à  défendre,  celle  d'Aristote, 
de  saint  Thomas  d'Aquin  et  de  Bossuet,  celle  de  Sopho- 
cle, de  Virgile,  de  Dante,  de  Corneille  et  de  Gœthe,  celle  de 
Demos thène  et  de  Richelieu.  Elle  s'acquittera  honnêtement 
de  sa  mission  historique. 

Qu'on  me  permette  d'ajouter  un  mot.  La  pensée  n'a  pas 
de  pire  ennemi  qu'elle-même.  L'habitude  de  l'analyse  et  de 
la  discrimination  la  rend  dangereusement  accessible  au  scru- 
pule, et  c'est  parfois  à  ses  dépens.  Pour  être  sûr  de  penser 
juste,  l'homme  est  tenté  de  penser  contre  soi  et  de  donner  le 
pas  à  une  raison  qui  le  heurte  sur  une  dizaine  d'autres  qui 
flattent  sa  raison.  La  mauvaise  foi  et  le  mensonge,  à  juste 
titre,  l'exaspèrent  ;  il  penchera  du  côté  de  son  adversaire  et 
prendra  le  parti  le  plus  décrié  pour  garder  le  beau  rôle  devant 
sa  conscience.  Demandons  aux  sages  antiques  de  nous 
enseigner  l'équilibre,  avec  la  certitude  de  ce  que  nous  tenons, 
et  sachons  bien  que  le  désintéressement,  quand  il  est  poussé 
à  l'excès,  est  susceptible  d'altérer  notre  jugement  plus 
gravement  que  l'intérêt  ne  le  peut  faire.  C'est  ainsi  que 
l'Eglise  enseigne  au  chrétien  que  le  plus  sûr  moyen  de  tra- 
vailler au  salut  de  ses  frères,  est  de  songer  à  son  propre  salut. 

HENRI    GHÉON 


NOTES  965 


*    * 


CATHOLICISME  ET  NATIONALISME. 

En  quelque  tentation  que  m'induisent  mes  amis  Schlum- 
berger  et  Ghéon  d'ajouter  à  ma  pensée  de  nouvelles  précisions, 
quelque  envie  que  j'éprouve  spontanément  de  poursuivre  la 
mise  au  point  de  la  délicate  question  sur  laquelle  nous  voici, 
eux  et  moi,  j'en  ai  peur,  en  état  d'irrémédiable  divergence, 
je  crois  qu'il  est  plus  raisonnable  d'arrêter  ici  un  débat,  que 
seule,  après  tout,  l'expérience,  et  une  expérience  qui  est 
encore  à  venir,  pourra  trancher.  Seules  les  prochaines 
années  pourront  nous  montrer  si  la  France  avait  ou  non 
besoin  de  cette  cuirasse  intellectuelle  dont  le  Parti  de  l'Intel- 
ligence veut  la  maintenir  armée.  En  attendant,  l'essentiel 
est  de  bien  travailler,  chacun  avec  les  idées  qu'il  a.  C'est 
ce  que  nous  sommes  d'accord  les  uns  et  les  autres  pour  nous 
imposer  comme  première  loi. 

Je  ne  demande  donc  plus  la  parole  que  pour  une  observa- 
tion secondaire.  Lorsque  Jean  Schlumberger  a  écrit  :  «  Si 
j'étais  catholique,  j'aurais  signé  le  manifeste  du  Parti  de 
l'Intelligence  »,  je  vois  bien  ce  qu'il  y  avait  dans  sa  pensée. 
Il  voulait  dire  évidemment  que  seule  lui  interdisait,  à  lui 
protestant,  l'accès  du  Parti  de  l'Intelligence,  l'obligation  qu'on 
lui  faisait  de  reconnaître  la  suprématie  de  l'Église  catholique 
et  de  la  considérer  comme  un  facteur  de  la  renaissance  natio- 
nale. Mais  il  n'a  pas  songé  que  sa  phrase  du  même  coup  sem- 
blait faire  à  tout  catholique  un  devoir  d'adhérer  au  Parti  de 
l'Intelligence. 

Ce  devoir,  je  ne  puis  l'admettre.  Entre  les  deux  termes  que 
Jean  Schlumberger  met  en  rapport,  je  ne  réussis  pas  à  sur- 
prendre la  moindre  dépendance,  le  moindre  enchaînement. 
Car  enfin  nous  n'avons  besoin  ni  les  uns  ni  les  autres  de 
faire  plus  longtemps  comme  si  nous  ignorions  que  le  Parti  de 
l'Intelligence  c'est  à  peu  de  chose  près,  c'est,  camouflée  pour 


966  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

la  circonstance,  rétemelle  Action  Française.  Or  quel  lien 
peut-il  bien  y  avoir  entre  le  catholicisme  et  l'Action  Fran- 
çaise ?  Quoi,  dans  le  premier,  peut  bien  inciter  à  se  rallier  à  la 
seconde?  Je  demande  qu'on  me  cite  l'article  de  la  doctrine  ca- 
tholique qui  logiquement  engendre  le  «nationalisme  intégral». 

Il  ne  s'agit  pas  de  ce  qui  se  passe  en  fait.  Je  sais  très  bien 
que  beaucoup  de  catholiques  sont  enrôlés  sous  les  bannières 
de  l'Action  Française.  Mais  je  prétends  qu'ils  n'ont  pas  pu 
trouver  dans  leur  foi  le  motif  qui  les  a  poussés  à  s'y  embrigader. 

Et  comment  l'y  eussent-ils  découvert,  alors  que  de  toute 
évidence  l'Action  Française  poursuit  la  besogne  la  plus  nette- 
ment anticatholique  qui  se  puisse  rêver  ?  Il  n'est  même  pas 
besoin  de  rappeler  que  Maurras  est  un  incroyant,  ni  de  relever 
une  fois  de  plus  ses  multiples  déclarations  sinon  d'athéisme, 
tout  au  moins  de  positivisme  radical.  Il  suffit  de  regarder 
son  œuvre,  l'influence  qu'il  exerce  sur  les  esprits  :  il  faut  être 
aveugle  pour  ne  pas  voir  qu'il  tend  à  y  stériliser  toute  dispo- 
sition, tout  sentiment  chrétiens. 

D'abord  en  substituant  le  culte  de  la  Patrie  au  culte  de 
Dieu,  en  confisquant  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  dans  les  âmes 
d'instinct  religieux  et  de  capacité  d'adoration  au  profit  de 
la  Patrie.  Le  nationalisme  tel  qu'il  l'enseigne  devient  une 
véritable  idolâtrie.  Il  consiste  à  aimer  et  à  servir  la  France, 
non  pas  pour  tous  les  biens  qui  sont  en  elle,  mais  comme 
l'unique  Bien  qui  se  puisse  concevoir,  comme  le  véritable 
Absolu.  Si  Maurras  combat  avec  tant  d'acharnement  toute 
métaphysique,  s'il  a  si  tôt  fait  de  ridiculiser  toute  croyance 
aux  réalités  invisibles,  c'est  bien  moins  par  conviction  posi- 
tiviste profonde  que  pour  empêcher  que  rien  ne  s'installe 
au  delà  de  la  Patrie,  que  pour  assurer  ses  derrières  et  pour 
la  maintenir  comme  le  Suprême  Objet  dont  nous  ayons  à  noua 
inquiéter. 

Rien  de  moins  cathohque,  rien  de  plus  païen,  rien  de  plus 
sauvage  qu'une  telle  doctrine.  Car  que  peut  biendevenir 


NOTES  967 

Dieu  dans  cette  affaire  ?  Quelle  place  lui  réserve-t-on  ? 
Dans  quels  combles  est-il  relégué  ?  Comme  il  serait  impoli- 
tique de  le  supprimer,  sans  doute  lui  réserve-t-on  le  rôle  d'une 
sorte  de  président  honoraire.  Mais  on  lui  mesure  sévèrement 
l'hommage.  S'il  tient  à  en  recueillir  quand  même  quelques 
bribes,  il  faut  qu'il  vienne  s'identifier  avec  la  Patrie,  il  faut 
qu'il  déclare  «  la  protéger  »  tout  spécialement,  il  faut  qu'il 
se  fasse  son  patron  et  qu'il  entre  dans  une  combinaison  qui 
est  le  pendant  exact  de  celle  où  les  pangermanistes  avaient 
voulu  l'emprisonner.  Un  chrétien  ne  peut  pas  admettre  cette 
comédie  et  ne  peut  la  ressentir  que  comme  une  moquerie 
de  sa  foi. 

Anticatholique,  V Action  Française  l'est  encore  par  son  refus 
de  tenir  compte,  en  aucune  circonstance,  de  ce  que  la  gran- 
deur du  Pays  peut  impliquer  comme  souffrance  pour  les 
individus  et  de  ce  que  la  puissance  en  général  représente 
comme  douleur  au  monde. 

Je  ne  suis  pas  de  tempérament  sentimental  :  rien  ne  m'en- 
nuie comme  de  m'apitoyer.  Aucune  littérature  ne  m'est  plus 
fastidieuse  que  celle  où  la  fraternité  humaine  et  l' entre - 
embrassement  des  peuples  nous  sont  platement  prêches. 

Mais  enfin  j'avoue  que  le  mal  des  autres,  fût-ce  celui  de  mes 
ennemis,  me  «  fait  tout  de  même  quelque  chose  »  et  que  spon- 
tanément je  le  souhaite  évité.  C'est  dans  cette  mesure  que  je 
me  sens  chrétien,  que  je  me  trouve  catholique.  Et  je  constate 
que  c'est  dans  cette  mesure  également  que  l'Action  Française 
m'est  insupportable.  Son  continuel  appel  à  la  violence,  son 
souci  de  réveiller,  de  raviver,  d'envenimer  le  plus  possible 
tout  ce  que  les  hommes  éprouvent  entre  eux  d'oppositions 
et  d'inimitiés  naturelles,  son  dessein  à  satiété  proclamé 
d'entretenir  éternellement  le  désordre  et  la  misère  chez  ceux 
qui  nous  ont  une  fois  voulu  du  mal,  ne  sont-ils  pas  un 
effort  direct  contre  l'enseignement  du  Christ  et  ne  tendent- 


968  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ils  pas  à  détruire  le  peu  qui   subsiste    encore   au    monde 
justement  de  «  catholicité  »  ? 

On  peut  très  bien,  sans  être  internationaliste,  ne  pas  tout 
de  même  désirer  que  les  haines  actuelles  prennent  un  carac- 
tère invétéré.  Si  l'on  est  catholique,  on  doit  souhaiter,  même 
si  l'on  n'ose  l'espérer,  leur  progressive  résorption  et  la  recons- 
titution d'un  Hen  universel.  Et  donc,  si  l'on  est  cathoUque, 
loin  d'adhérer  à  l'Action  Française,  loin  de  se  laisser  séduire 
aux  masques  plus  ou  moins  adroits  qu'elle  s'amuse  à  prendre, 
on  doit  lui  opposer  une  complète,  une  tranquille  résistance  de 
toute  l'âme,  on  doit  revendiquer  contre  elle  le  droit  de  conser- 
ver quelque  amour  pour  son  prochain  et  pour  Dieu,  le  droit 
de  maintenir  entre  les  divers  attachements  dont  on  se  sent 
capable  la  subordination  qui  est  entre  leurs  objets,  le  droit 
de  ne  pas  concevoir  le  patriotisme  comme  exclusif  de  tout 
sentiment  religieux  et  humain. 

JACQUES     RIVIÈRE 


*  * 


L'OURS  ET  LA  LUNE,  drame  pour  marionnettes  ; 
LA  MESSE  LA-BAS,  par  Paul  Claudel  (Éditions  de  la 
Nouvelle  Revue  Française) 

Paul  Claudel  écrivit  au  Brésil  ces  deux  livres  où  les 
paysages  de  l'Amérique  Tropicale  sont  maintes  fois  évoqués. 
Avec  quelques  poèmes  publiés  dans  des  revues,  avec  la 
Sainte-Cécile  éditée  à  tirage  restreint,  L'Ours  et  la  Lune  et 
La  Messe  là-bas  représentent  presque  toute  l'œuvre  achevée 
par  le  poète  dans  ce  salon  qui  redevenait  à  dix  heures  du 
matin  le  bureau  du  Ministre  de  France.  Légation  blanche 
au  fond  du  jardin,  gardée  par  trois  palmiers  bien  plus  hauts 
qu'elle.  Tout  le  jour  leur  ombre  mince  et  inutile  errait  sur 
la  façade  enflammée.  Claudel  aimait  leur  présence  à  travers 


NOTES  969 

tant  de  mois  d'ex  I,  ces  trois  colonnes  au  seuil  de  sa  vie, 
chaque  aurore.  Je  comprends  celui  qui,  à  chaque  station 
nouvelle  de  ces  longs  voyages,  choisit  quelques  arbres  pour 
amis  et  les  préfère  aux  chiens. 

Peu  d'écrivains  auront  travaillé  sous  autant  de  latitudes 
diverses.  La  distance  est  grande  de  Chine  à  Rio-de- Janeiro, 
à  travers  la  Bohême,  l'Allemagne,  l'Italie,  et  ces  premières 
étapes,  Paris,  New-York.  Cette  diversité  de  Heux  se 
reflète  tout  au  long  de  son  œuvre  et  Claudel  utilise  volon- 
tiers les  éléments  qu'il  trouve  ainsi  à  portée  de  sa  main. 
Drames  et  poèmes  ont  pour  décors  les  villes  ou  les  contrées 
que  le  poète  habite  et  leur  empruntent  leurs  figures  et  leurs 
images.  Pourtant  Claudel,  à  aucun  titre,  n'a  sa  place  dans 
ce  genre  Uttéraire  que  plusieurs  auteurs  s'efforcent,  non  sans 
succès,  de  moderniser  :  l'exotisme.  Peu  importe  une  défi- 
nition, nécessairement  imparfaite,  de  ce  mot.  Il  suffit  de 
remarquer  que  chez  Claudel  la  description  même  des  pays 
les  plus  lointains  et  tant  de  traits  rapportés  d'Extrême- 
Orient  ou  des  Tropiques,  n'ont  jamais  leur  but  en  eux-mêmes, 
mais  expriment  la  pensée  lyrique  ou  servent  le  mobile  du 
drame.  Le  Repos  du  Septième  jour  n'est  pas  davantage  un 
drame  chinois  que  Bajazet  n'est  une  tragédie  turque.  Il  ne 
faut  pas  s'y  tromper.  Je  dirai  la  même  chose  de  Connais- 
sance de  l'Est,  que  certains  prennent  pour  un  livre  de  paysages 
chinois  et  qui  cache  pour  moi,  sous  ses  apparences  descrip- 
tives, le  déroulement  d'un  drame  secret,  dont  la  Chine 
n'est  qu'un  des  personnages. 

Dans  L'Ours  et  la  Lune,  3iussi  bien  que  dans  La  Messe  là-bas, 
l'Amérique  brésilienne  est  présente.  Le  poète  emprunte  au 
paysage  qui  l'entoure  ses  suggestions  les  plus  directes.  Il 
évoque  ce  qu'il  voit,  lorsque,  chaque  matin,  pour  entendre 
cette  «  messe  là-bas  »,  il  traverse  les  jardins  encore  frais  et 
les  arceaux  de  palme.  Ainsi,  l'Ours-banquier,  héros  du  drame 
pour  marionnettes,  passe  une  moitié  de  sa  vie  double  dans  la 


970  LA  NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

forêt  brésilienne,  où  une  grande  entreprise  d'hôtels  et  de 
chemins  de  fer  exige  ses  soins  intéressés.  —  Quelques-unes 
de  ces  marionnettes  les  plus  vivantes  existent  en  chair  et 
en  os.  Une  excellente  dame  a  prononcé  les  phrases  imprévues 
dont  la  Lune  ahurit  ses  interlocuteurs.  —  Si  l'ours  fut  tout 
d'abord  un  jouet  de  peluche,  auquel  des  imaginations 
d'enfants  prêtaient  des  aventures  extraordinaires,  il  doit 
beaucoup  de  son  âme  d'homme  d'affaires  cynique  et  bon 
garçon  aux  fréquents  contacts  du  fonctionnaire  de  la  Répu- 
blique avec  tant  de  financiers  et  de  manieurs  d'argent.  — 
J'aime  dans  Claudel,  presque  à  l'égal  de  sa  création  la  plus 
originale,  cette  utilisation  familière  des  choses  et  des  gens 
qui  l'entourent.  Lyrisme  de  toutes  parts  pénétré  de  réalité, 
tragi-comédie  qui  accueille  cette  réflexion  du  convive 
d'hier,  cet  ana  de  l'illustré  hebdomadaire.  C'est  une  des 
raisons  pour  quoi  une  œuvre  de  Claudel  ne  sonne  jamais 
creux.  Les  Grecs  et  nos  grands  classiques,  MoUère  et  Boileau 
surtout,  avaient  cette  audace  de  mêler  à  l'imaginé  le  fait 
individuel,  quotidien.  Claudel,  de  tout  temps,  a  su  faire 
servir  son  dessein  poétique  par  les  mille  détails  originaux 
que  son  esprit  toujours  en  éveil  retient  du  spectacle  extérieur. 

a  Drame  pour  marionnettes  »  porte  la  couverture  de 
L'Ours  et  la  Lune.  Ne  voyons  là  qu'une  indication  littéraire. 
Des  acteurs  bien  vivants  s'acquitteront,  je  crois,  plus  faci- 
lement encore  que  les  pantins  articulés,  des  quelques  acro- 
baties que  l'auteur  leur  impose.  Des  acteurs  de  cinéma 
conviendraient  à  merveille.  Qui  mimerait  mieux  que  Charlie 
Chaplin  l'impétuosité  et  la  rouerie  de  Brelebrun  ?  Mary 
Pickford  serait  une  Rhodo  souriante  et  pleine  d'aplomb. 
Il  est  permis  de  rêver  ainsi,  à  propos  de  cette  pièce  fantaisiste 
où  Claudel  assiste  lui-même  en  spectateur  amusé  aux  inven- 
tions comiques  de  sa  Muse. 

Quatre  protagonistes  principaux  :  L'Ours,  un  vieux  rou- 
tier de  la  Finance,  un  philanthrope  de  la  spéculation,  aussi 


NOTES  971 

parfaitement  désintéressé  que  tous  les  grands  capitaines  des 
Bourses  internationales,  et  aussi  ruineux  pour  l'épargne 
privée  ;  La  Lune,  grosse  dame  légère,  affairée,  sentimentale  ; 
l'aviateur,  la  tourneuse  de  munitions,  tels  qu'en  eux-mêmes, 
déjà,  la  chromolithographie  populaire  les  change,  figures 
peintes  en  tons  purs  et  en  couleurs  plates.  L'affabulation 
suppose  le  rêve  d'un  prisonnier  de  guerre  qui  voit  tout  ce 
monde  s'agiter  autour  de  ses  deux  petits  enfants,  et  finale- 
ment s'accorder  à  faire  leur  bonheur.  —  Nulle  trace  chez 
Claudel  de  ce  souci  du  possible,  du  logique,  qui  stérilise 
depuis  le  moyen-âge  le  théâtre  français.  Shakespeare  et 
Aristophane  lui  ont  enseigné  la  vraie  liberté.  Le  dialogue, 
comique  ou  amer,  se  déroule  dans  une  atmosphère  de  songe, 
dans  une  transposition  par  endroits  poignante  d'êtres  et 
d'actions  réelles,  dans  ce  monde  des  rêves,  où  l'inexistant 
se  fait  plus  pressant  que  toute  expérience.  A  cinquante  ans, 
l'homme  sain  connaît  la  valeur  du  rire,  et  dans  L'Ours 
et  la  Lune  comme  dans  Protée,  Claudel,  qui  n'a  rien 
du  monstre  stérile  nommé  ironiste,  rit  comme  un  bien- 
heureux. 

La  guerre  inspire  à  l'aviateur  et  à  Rhodo  d'autres  paroles 
de  souffrance  ou  d'enthousiasme.  Faut-il  regretter  cette  part 
faite  aux  événements  contemporains  et  ces  figures  de  cir- 
constance ?  Je  ne  le  pense  pas.  Claudel,  dans  sa  sincérité 
unique,  ne  recherche  pas  plus  l'actualité  qu'il  ne  pourrait 
redouter  d'être  un  jour  inactuel.  Il  s'exprime  dans 
le  présent  et  place  hors  du  temps  ce  qu'il  saisit.  Tout 
lecteur  des  Perses  ne  devient-il  pas  contemporain  de 
Xerxès  ? 

La  Messe  là-bas  s'ajoute  dans  l'œuvre  de  Claudel  à  la 
série  des  poèmes  exclusivement  religieux.  Les  diverses  parties 
de  l'office  liturgique^  de  l'Introït  au  Dernier  Evangile, 
donnent  leur  titre  aux  treize  poèmes  dont  se  compose  le 
recueil.  —  Méditations  et  prières.  —  Mais  l' oraison  chez  Claudel 


9/2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

prend  rarement  le  ton  de  l'effusion  verlainienne.  Rien  ne 
lui  est  plus  étranger  que  cette  sentimentalité  néo-chrétienne 
qui  a  inspiré  de  nos  jours  tant  de  vers  faciles.  Une  forte 
théologie,  comme  une  forêt  millénaire,  soutient  et  charpente 
sa  foi.  La  prière  de  Claudel  est  un  drame  catholique,  le  drame 
de  l'homme  aux  prises  avec  Dieu  et  du  plus  profond  même 
de  son  humilité  le  Chrétien  défie  le  Créateur  de  lui  arracher 
sa  proie  divine. 

S'il  est  pour  un  écrivain  une  redoutable  épreuve,  c'est 
bien  de  mettre  son  art  au  service  d'une  religion  aussi  posi- 
tive, aussi  exigeante  que  le  catholicisme  et  de  livrer,  ainsi 
transposée,  au  public,  l'expression  de  sa  croyance  et  de  sa 
pratique.  Plusieurs  exemples  illustrent  les  périls  de  cette 
tentative,  où  trop  d'artistes  ont  été  vaincus.  Claudel  a 
résolument  pénétré  au  cœur  même  du  danger  et  les  ressources 
de  son  art  ont  été  assez  nombreuses,  son  individualité  assez 
puissante,  pour  que  l'admirateur  incroyant  de  Tête  d'or 
puisse  demeurer  sans  malaise  et  sans  déception  dans  l'église 
où  le  catholique  prie  et  enseigne.  Bien  plus,  le  poète  a  pu  se 
faire  apologiste  sans  cesser  de  demeurer  poète.  Claudel  n'est 
pas  de  ces  mauvais  chrétiens  qui  vivent  dans  la  crainte  de 
l'absolu  et  pour  qui  Dieu  ne  se  lève  que  le  dimanche  matin. 
Il  se  meut  dans  la  familiarité  des  vérités  révélées.  Le  mal  et 
le  bien,  le  péché  et  la  vertu,  sont  pour  lui  deux  principes 
profondément  irréconciliables.  Le  ciel  à  gagner,  l'enfer 
à  éviter,  lui  sont  aussi  réels  que  la  rue  qu'il  traverse,  le  fossé 
qu'il  enjambe.  Il  discerne  aussi  naturellement  que  les  Pro- 
phètes dans  tout  objet  du  monde  visible  l'intention  réalisée 
du  Créateur.  C'est  de  cet  uni\  ers  ainsi  conçu  qu'il  ouvre  la 
porte  au  lecteur  ;  il  ne  cherche  pas  à  convaincre  l'intelligence, 
mais  à  frapper  le  cœur,  l'imagination.  Il  veut  prêtera  l'Église 
enseignante  cette  collaboration  de  l'Art,  qu'elle  refuse  ou 
méconnaît  depuis  trois  cents  ans.  Qui  a  aimé  Violaine  ou 
Sygne  de  Coufontaine  a  eutr'ouvert  son  âme  aux  voix  de 


NOTES       ,  973 

la  grâce.  Les  poèmes  que  Ton  récite,  les  images  que  l'on 
subit,  entraînent  un  peu  d'adhésion  momentanée.  Comment 
celui  que  le  seul  déroulement  d'un  office  religieux  à  Notre- 
Dame  convertit  soudainement  à  une  religion,  contre  laquelle 
sa  raison  tout  entière  devait  longtemps  encore  s'insurger, 
douterait-il  du  travail  mystérieux  qui  peut  s'opérer  ainsi 
dans  les  âmes  ? 

Il  est  impossible  en  étudiant  l'œuvre  de  Claudel  de  ne  pas 
tenir  compte  de  ce  fait,  qu'à  travers  tous  ces  drames  et  ces 
poèmes,  l'écrivain  confesse  sa  foi,  et,  dans  une  certaine  mesure, 
qu'il  l'enseigne.  Mais  avant  tout,  Claudel  s'exprime  lui-même 
tout  entier;  entre  tant  d'éléments  tragiques  et  lyriques,  il  en 
choisit  suivant  les  exigences  de  cette  expression,  qui  débor- 
dent souvent  et  dépassent  les  exigences  de  sa  foi  ;  il  laisse 
à  la  réalité  toute  sa  part,  à  ces  créatures  maintenant  détachées 
de  lui,  tous  leurs  droits.  Le  croyant,  qui  coexiste  en  lui  au 
poète,  ne  se  l'asservit  jamais.  Sygne  meurt  dans  le  désespoir 
final  ;  Louis  Turelure  frappe  trois  fois  le  crucifix  de  bronze  ; 
c'est  ici  la  grandeur  humaine  de  Claudel,  d'avoir  avec  autant 
de  scrupule  respecté  la  liberté  des  hommes  ;  c'est  de  laisser 
à  côté  de  Violaine,  Sichel  et  Lumir,  si  vivantes,  si  proches  de 
nous,  suivre  leur  vocation  terrestre  et  leur  destin  selon  la 
chair.  Ce  que  le  croyant  condamnerait  peut-être,  le  drama- 
turge ne  lutte  pas  contre  la  fatalité  de  l'exprimer  et 
de  lui  donner  vie.  Livré  à  la  logique  imprévisible  du 
drame  qu'il  bâtit,  il  ne  cherche  point  à  se  ressaisir.  Au 
centre  de  l'œuvre  de  Claudel,  il  y  a  cette  sincérité 
émouvante,  tragique  parfois  :  elle  a  maintenu  son  art  à  la 
hauteur  de  son  génie. 

Au  poème  de  la  Consécration,  Paul  Claudel  s'adresse  à 
Rimbaud.  Nous  savons  quelle  place  celui-ci  a  tenue  dans  la 
vie  intérieure  de  Claudel,  qui  fait  remonter  à  la  lecture  des 
Illuminations  son  premier  pressentiment  du  divin.  La  route 
que  lui  ouvrit  ainsi  Rimbaud,  a  mené  Claudel  jusqu'au  sanc- 


974  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tuaire  de  la  Messe.  Il  se  retourne  aujourd'hui  vers  le  guide 
sublime  et  lui  désigne  Dieu  à  son  tour.  J'admets  cette  con- 
sécration, par  Claudel  à  Dieu,  de  l'homme  auquel  il  doit  tant. 
Mais  Rimbaud  a  erré  trop  d'années  dans  le  désert  sans  églises 
pour  que  les  portes  du  temple  puissent  se  refermer  aujour- 
d'hui sur  lui.  Ce  que  Claudel  ne  pourra  jamais  faire,  d'autres 
le  tenteront  peut-être,  qui  auront  moins  d'intelligence  et 
moins  de  scrupules.  Il  ne  faudra  point  permettre  cette 
utihsation  équivoque,  ni  laisser  Arthur  Rimbaud  être  accaparé 
par  personne.  Chacun  a  le  droit  de  recevoir  de  lui  la  parole 
qu'il  entend  et  sa  prophétie  parle  plusieurs  langues.  En  réa- 
lité, il  fut  celui  que  le  problème  de  l'être  angoissait  mille 
fois  plus  que  le  problème  du  devenir  ;  s'il  a  déchiré  tant 
d'apparences  visibles,  nous  ne  savons  pas,  nous  ne  saurons 
jamais,  ce  qu'il  aperçut  derrière  elles.  Et  qui  peut  dire  si  le 
silence  de  tant  d'années,  que  les  strophes  magnifiques  de 
Claudel  nous  montrent  comme  autant  d'années  de  recherche 
et  d'inquiétude,  n'a  pas  suivi  et  recouvert  à  tout  jamais 
quelque  irrémédiable  découverte  ? 


Ces  rapports  de  Rimbaud  et  de  Claudel,  cette  influence 
de  l'un  sur  l'autre,  ont  été  examinés  récemment  au  cours 
d'une  étude  longue  et  touffue,  consacrée  à  l'œuvre  de  Claudel 
et  où  la  Sorbonne  a  pu  reconnaître  un  des  siens  ^ .  Quelles  que 
soient  ses  méthodes  et  sa  perspicacité,  le  critique  garde  tous 
ses  droits.  Il  est  parfaitement  libre  de  tenir  l'œuvre  de 
Claudel  pour  une  œuvre  écrite  en  marge  de  la  tradition  fran- 
çaise et  de  lui  en  refuser  l'accès.  Aussi  bien  est-ce  peut-être 
exact,  et  l'une  des  gloires  de  Claudel  sera-t-elle  un  jour  d'avoir 
élargi  et  renouvelé  cette  tradition  un  peu  étriquée  et  de 

I.  Les  Chapelles  Littéraires  :  Paul  Claudel  et  le  Claudélisme,  par 
Pierre  Lasserre,  dans  la  Minerve  Française,  N^»  du  i«'  et 
du  15  août  1919. 


NOTES  975 

s'être  ajouté  à  elle  plutôt  que  de  l'avoir  trop  fidèlement 
continuée.  Mais  où  la  chose  devient  plus  grave,  c'est  quand  le 
critique,  pour  atteindre  Rimbaud  et  par  ricochet  Claudel, 
pour  expliquer  son  incompréhension  et  porter  sa  sentence, 
ramasse  l'argument  le  plus  bas,  le  plus  facile,  et  parle  du 
«  Germanisme  »  de  Rimbaud. 

Tout  l'odieux  d'une  telle  manœuvre  éclate  tellement  au 
regard  que  nous  ne  perdrons  jamais  notre  temps  à  défendre 
contre  elle  ceux  qui  la  dominent  de  si  haut.  Ce  qu'il  y  a 
de  sérieux,  ce  n'est  pas  cette  attaque  oblique  et  impuissante, 
mais  c'est  cette  remise  à  l'Allemagne  de  deux  écrivains 
français  opérée  par  ceux-là  mêmes  qui  prétendent  au  titre 
de  gardiens  des  grandeurs  et  des  traditions  françaises. 
L'article  dont  nous  parlons  à  la  main,  MM.  les  Professeurs 
de  littérature  comparée  des  Universités  de  toutes  les  AUe- 
magnes  annexent  au  Deutschtum  Arthur  Rimbaud  et  Paul 
Claudel.  Comme  l'a  si  fortement  remarqué  André  Gide, 
vous  n'avez  su  faire  servir  notre  cause  ni  par  Gœthe,  ni 
par  Wagner,  ni  par  Nietzsche,  et  voici  que  vous  livrez  en 
otages  à  l'Allemagne  vaincue  ces  deux  noms  glorieux  et 
toutes  les  générations  d'écrivains  qui  depuis  trente  ans 
se  réclament  d'eux. 

HENRI     HOPPENOT 


976 


MÉMENTO    BIBLIOGRAPHIQUE 


I. 


BEAUX-ARTS. 


Adieu  à  la  guerre 


Georges  Bouche  :  Peinture  ;  Figuière. 
André  Salmon  :  La  Jeune  Sculpture 
française  ;  Messein. 

II.  —    LITTÉRATURE,      ROMANS, 
THÉÂTRE. 

Gabriele  d'Annunzio  :  Le  Feu,  2  vol  ; 
Crès. 

André  Billy  :  La  Guerre  d4S  journaux  ; 
Renaissance  du  Livre. 
Sylvain   Bonmariage  :  La  Saison  flo- 
rentine ;  Société  anonyme  d'Édition   et 
de  Librairie. 

Francis  Cargo:  Les  Innocents;  Renais- 
sance du  Livre. 

Blaise    Cendrars  :    Dix-neuf    poèmes 
élastiques  ;  Au  Sans  Pareil. 
Choderlos  de   Laclos  :  Les  Liaisons 
dangereuses,  2  vol  ;  Crès. 
Léon   Daudet  :  Le  Monde  des  Images  ; 
Nouvelle  Librairie  Nationale. 
Georges  Duhamel  :  Lapointe  et  Ropi- 
teau  ;  Kiindig. 

René  Fauchois  :  Rivoli,  le  Vitrail, 
Jean  Bart,  etc.  ;  L'Edition  Française 
illustrée. 

Anatole  France  :  Le  Procurateur  de 
Judée  ;  Ferroud. 


Jean   Giraudoux 
B.  Grasset. 

Jean  Giraudoux  :  £//>A»or;  Emile-Paul. 

Emile   Henriot  :  Le  Diable  à   l'Hôtel 

ou  les  Plaisirs  Imaginaires  ;  Emile  Paul. 

Francis    Jammes    :   Le    Noël    de    mes 

enfants  ;  Edouard  Joseph. 

Philippe   Soupault  :  Rose  des   Vents 

Au    Sans   Pareil. 

T'Serstevens   :   Les    Sept    parmi     les 

hommes  ;  Albin  Michel. 

Fernand     Vandérem  :   La    Victime; 

Flammarion. 

Jean- Louis  Vaudoyer  :  Les  Papiers  de 

CUonthe  ;  Albin  Michel. 

V1LLIERS  DE  l'Isle-Adam  :  Nouveaux 
Contes  cruels  et  Propos  d'Au-delà  ;  Crès. 
WiLLY  :  Ginette  la  rêveuse;  Albin  Michel. 

III.  HISTOIRE,     PHILOSOPHIE, 

SCIENCES  SOCIALES. 

J.   W.  Bienstock  :    Qu^est-ce    que    le 

Bolchevisme  ?  Albin  Michel. 
Georges     Deherme   :  Le  Nombre    et 
l'Opinion  publique  ;  B.  Grasset. 
Victor  Delbos  :  La  Philosophie  fran- 
çaise ;  Pion. 

Havard  de  la  Montagne  :  Sainte 
Catherine  de  Sienne.  Sa  vie,  sa  mort  et 
ses  miracles  ;  Perrio. 


LE  GÉRANT  :    GASTON  GALLIMARD 
FONTENAY- AUX- ROSES.       —       IMPRIMERIE       LOUIÎ       BELLENAND. 


977 


AURORE   OU    LA  SAUVAGE 


La  fenêtre  ouvre  sur  une  cour,  au  fond  de  laquelle 
ce  n'est  pas  encore  le  matin.  Au-dessus  de  moi,  la  tôle 
usagée  du  ciel,  boulonnée  d'étoiles,  avec  des  taches 
d'acide,  déjà,  à  l'orient.  Atroce  matin  d'exécution.  La 
cour  est  un  appel  d'air  qui  reste  sans  écho.  Elle  est  trop 
étroite  pour  un  silence  plat  :  celui-ci  est  vertical,  comme 
dans  les  tuyaux. 

Sous  la  terre,  les  mitrons  laissent  retomber  la  pâte 
lourde,  chaque  fois  pour  la  dernière  fois. 

Je  ne  veux  plus  vivre  ici,  j'étouffe  ;  dormir  serait 
possible  sans  les  rêves  et  l'écrasante  fatigue  des  réveils  ; 
il  est  encore  plus  impossible  de  vivre  loin  de  ses  amis 
qu'avec  eux.  Je  me  ronge  les  ongles,  je  m'épile,  je  fais  des 
réussites  ;  mais  je  ne  tue  pas  le  temps,  je  le  blesse. 

Je  voudrais  partir  seul,  avec  mon  carnet  de  chèques 
pendu  à  mon  cou  dans  une  petite  boîte  en  fer  ;  avec  ma 
valise.  Ma  valise  dont  les  flancs  lisses  sont  comme  des 
joues,  sur  lesquelles  tous  les  vents  ont  soufflé,  tous  les 
doigts  ont  passé  ;  étiquettes  des  hôtels  et  des  gares  ; 
craies  multicolores  des  douanes  ;  et  le  fond  qui  s'en  va 
est  bleui  de  sueurs,  d'eau  de  mer,  de  vomissures,  et  rouge 
là  où  les  flacons  d'eau  de  Cologne  se  sont  cassés  à  l'in- 
térieur. Malheureusement,  je  ne  peux  pas  plus  m'évader 
de  cette  ville  que  de  moi-même  II  me  reste  la  promenade 

62 


97^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SOUS  le  préau,  les  herbages  apprivoisés  d'Upper  Tooting, 
les  omnibus  de  banlieue,  les  parcs  ineptes  comme  un 
pot  de  fleurs  sur  le  balcon,  et,  derrière  l'Opéra,  l'odeur 
des  travaux  agricoles,  sous  la  colonnade,  parmi  le  marché 
qui  parfimie  l'art  de  Beecham  d'une  odeur  de  chou... 

Derrière  moi,  j'entends  des  gens  s'amuser.  Parmi  ceux-ci, 
n'y  en  a-t-il  pas  un  qui  veuille  déserter  son  divertissement, 
pour  suivre  ce  signe  dont  la  lecture  me  semble  imposée  ce 
matin  ?  qui  veuille  partir  aussi  ?  ou  au  moins,  regretter 
avec  moi  de  ne  pas  partir  ?  ou  me  consoler  de  la  création, 
anonyme  farce  ?  Peut-être  une  annonce  dans  les  journaux? 

Je  me  retourne  :  c'est  une  femme  en  tunique  orange 
nouée  d'ime  corde  d'or  ;  bras  nus,  hâlés,  très  longs.  Des 
bracelets  tatoués.  C'est  Aurore.  Je  la  reconnais  pour  l'avoir 
vue  danser  sous  ces  pluies  de  théâtre  de  verdure,  un  soir  de 
printemps,  à  Bagatelle.  Et  puis  il  y  a  les  couvertures 
illustrées  du  Tatler  :  «  Aurore  nourrit  ses  pumas  »,  «  Nous 
marchons  mal,  comment  Aurore  pose  le  pied  ».  A  l'index, 
hélas,  un  diamant  noir,  de  Burlington  Arcade. 

Malgré  cela,  elle  plaît.  Elle  parle  simplement,  comme 
habituée  à  ménager  son  souffle,  à  mots  comptés.  La  voici 
au  centre  d'un  cercle  d'hommes  jeunes  :  elle  a  leur  taiUe, 
leurs,  hanches  étroites,  leurs  cheveux  courts,  leur  tête 
petite  ;  ses  yeux  sont  au  niveau  des  leurs. 

Elle-même  dirait  : 

—  «  Les  femmes  sont  des  odalisques  aux  jambes 
trop  courtes  ;  quand  elles  affrontent  un  honune,  leurs 
yeux  se  trouvent  à  la  hauteur  de  ses  lèvres,  il  pose  ses 
regards  dans  leur  corsage,  est-ce  sérieux  ?  » 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  979 

Aurore  n'a  pas  de  corsage  et  nous  prive  des  plaisirs 
dérobés,  mais  de  ceux-là  seuls. 

Il  y  a  ce  soir  quelques  femmes  du  monde.  Devant  elles 
Aurore  perd  toute  assurance  ;  elle  n'aime  pas  leurs  regards, 
cache  sous  sa  tunique  ses  pieds  nus  dans  leurs  sandales 
dorées  et,  remontant  sa  broche,  réduit  l'échancrure  de 
son  décolleté. 

Toutes  les  autres  femmes  au  contraire  vont  à  elle 
avec  leur  confiance,  lui  baisent  les  mains,  mettent  leurs 
jolies  figures  fardées,  pareilles  à  des  bonbons,  sur  son 
épaule  et  lui  racontent  de  fuligineuses  histoires  où  passent 
des  généraux,  des  metteurs  en  scène,  des  domestiques,  des 
suicidés,  des  fournisseurs  et  des  trafiquants  de  coco. 
Pendant  ce  temps,  Roger,  assis  sur  le  piano,  joue 
Par  si  fat  avec  des  coups  de  rein. 

J'ai  sommeil.  La  fatigue  est  telle  que  c'est  un  repos 
que  de  rester  là  à  dire  qu'on  est  fatigué.  Les  propos 
sont  pâteux.  Je  vais  à  la  salle  à  manger.  Il  reste  dans  les 
assiettes  quelques  sandwichs  séchés,  racornis  aux  coins 
comme  des  timbres  mal  collés,  de  la  cendre  de  cigarette, 
des  bouchons  ;  le  niveau  des  liquides  baisse  dans  les  bou- 
teilles ;  les  barbes  des  invités  repoussent  implacablement. 
On  a  les  mains  poissées  et  mal  à  la  figure. 

Je  retourne  à  ma  fenêtre.  La  rue  est  maintenant  d'un 
bleu,  d'un  froid  d'acier.  Sous  le  toit,  dans  un  tuyau  coudé 
en  S,  ime  femme  pique  à  la  machine,  essayant  d'arrêter 
par  un  ourlet  la  nuit  qui  s'effrange. 

Je  sens  un  menton  pointu  pénétrer  mon  épaule.  Je 
sens  contre  mon  dos,  une  poitrine  se  dilater,  aspirer 


980  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'air  du  jour  neuf  qu'enfin  les  feuilles  des  parcs  ont  lavé 
et  renvoient  avec  leur  odeur. 

—  Quelle  vie  !  fait  Aiuore. 
Je  réponds  : 

—  Quelle  vie  !  mais  je  ne  me  rends  pas  bien  compte 
de  ce  que  je  dis.  Je  n'ai  plus  la  force  de  penser  qui  nous 
sonunes,  pourquoi  nous  sommes  là,  si  Aurore  me  plaît 
ou  me  déplaît,  plus  le  goût  de  nuancer  ma  voix,  mon 
accueil,  plus  le  souci  de  faire  du  charme,  d'ouvrir  les 
yeux. 

Aurore  dit  : 

—  Chez  qui  sommes-nous  ? 

—  Je  ne  sais  pas...  Amené  par  des  amis...  Champagne 
chaud  et  sucré...  s'en  aller...  où  est  la  porte  ? 

—  Ah  1  s'écrie  Aurore  avec  fougue  :  vivre  simplement, 
logiquement,  en  harmonie  avec  soi-même  et  avec  le  monde, 
l'équilibre  des  Grecs,  la  joie... 

A  ces  mots  stupides  je  reviens  à  moi.  Voici  dans  mes 
nerfs  la  force  que  mes  muscles  me  refusent  ;  l'exaspération 
me  réveille.  J'ai  envie  de  lui  demander  pourquoi  elle 
sort  attifée  ainsi,  pourquoi  elle  campe  dehors  conmie  une 
tzigane  au  lieu  d'habiter  sous  un  toit,  comme  tout  le 
monde,  envie  d'écraser  à  coups  de  talon  ses  pieds  par- 
faits, dans  leurs  sandales  d'or,  de  lui  tordre  le  cou.  Je 
pense  à  des  exercices  forains  sous  l'œil  des  sergents  de 
ville,  dans  la  pluie,  aux  pauvres  saltimbanques,  je  vomis 
les  hérésies  helvétiques  et  les  visions  d'art.  Rien  ne  me 
calmera  que  de  l'avilir,  de  l'humiher. 

—  Savez-vous  faire  le  grand  écart  ? 

—  Bien  sûr. 

Elle  fixe  deux  chaises  et  commence  à  se  fendre. 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  981 

C'en  est  trop.  Je  me  précipite  sur  elle  pour  l'étrangler. 
Je  serre  de  toutes  mes  forces  son  cou  puissant,  mais, 
souriante,  elle  en  tend  les  muscles  si  fort,  du  menton  aux 
épaules,  qu'il  me  faut  lâcher  prise,  essoufflé. 

Elle  rit.  Je  rage. 

—  Partons,  dis-je,  je  vous  reconduis. 

Aurore  monte  dans  le  taxi  comme  dans  un  char.  La 
voiture  roule  silencieusement.  Aurore  se  tient  dans  l'ombre, 
les  jambes  croisées,  le  menton  dans  la  main. 

Calmé,  je  pense  avec  bienveillance  : 

—  En  effet,  elle  s'est  simphfiée  extraordinairement. 
De  ses  lèvres  minces  ne  sortent  ni  mensonge,  ni  emphase, 
de  ses  yeux  aucun  trouble,  de  ses  mains  aucun  geste 
inutile.  Elle  commande  avec  lucidité  à  son  corps  comme 
à  un  instrument  de  précision  aux  rouages  puissants  et 
délicats  sur  lequel  se  brisent  les  fatigues  qui  nous  brisent, 
où,  même  à  cette  heure-ci,  les  organes  fonctionnent  sans  jeu. 

J'envie  son  harmonieuse  perfection,  sa  vie  intérieure 
sans  conflits,  ses  jointures  sans  arthritisme,  ses  pieds  sans 
durillons,  ses  reins  sans  courbatures. 

Si  je  lui  demandais  : 

—  Qu'est-ce  qui  vous  empêche  de  mal  faire  quand  vous 
en  avez  envie,  puisque  vous  êtes  sûre  de  ne  pas  avoir  la 
migraine  le  lendemain  ? 

Elle  répondrait  : 

—  Mon  hygiène. 

Tout  à  coup  Aurore  éclate  : 

—  Ne  me  laissez  pas  seule  !  pas  seule  ! 
Des    sanglots. 


982  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ils  tordent  ce  corps  aux  muscles  durs  et  l'ébranlent 
avec  intensité.  J'essaie  de  prendre  ses  doigts  où  les  nerfs 
saillent  comme  des  fils  d'acier,  mais  ils  sont  rivés  à  ses 
yeux,  à  son  front  bombé  et  dur  comme  un  blindage.  Des 
larmes  chaudes  tombent  sur  mes  mains  que  j'essaie  de 
faire  douces,  mais  dont  la  douceur  reste  sans  emploi.  Je 
laisse  Aurore  à  elle-même. 

Elle  pleure. 

Elle  essaie  de  vivre  simplement,  voilà  tout. 


Aurore  habite  près  de  la  rivière.  Ce  sont  d'abord  des 
terrains  vagues,  puis  une  rue  de  logements  ouvriers  où 
un  gramophone  ronfle  encore  derrière  un  store  rouge. 
Une  grille  de  fer,  un  passage  dallé  bordé  de  vergers. 
Singuliers  paysages  au  petit  jour. 

Aurore  frotte  une  allumette.  Me  voici  dans  une  pièce 
où  il  y  a  des  malles,  des  caisses  sur  lesquelles  on  ht,  en 
caractères  noirs  :  haut,  bas,  p  &  o.  cabine.  A  terre, 
en  tas,  des  livres.  Sur  un  lit  bas,  sans  draps,  des  zibelines 
et  un  balai. 

De  là,  nous  entrons  dans  l'atelier.  L'obscurité  est  trouée 
de  quatre  points  lumineux  :  Aurore  en  fait  jailhr  succes- 
sivement quatre  papillons  de  gaz  au  corps  bleu.  Aux 
deux  premiers,  les  murs  se  rapprochent,  consolident  leurs 
masses,  révèlent  le  plan  d'ensemble  de  la  pièce. 

Aux  deux  autres,  l'obscurité  qui  demeurait  aux  angles 
s'évanouit,  monte  au  plafond  d'où  l'œil  la  chasse.  Sur 
toute  la  hauteur  des  murs  de  vingt  pieds  se  développent 
des  arches  en  rehef,  soutenant  un  vitrage. 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  983 

Aurore  tisonne  le  feu  du  poêle.  La  lueur  s'en  étend  sur 
le  parquet  et  va  se  fixer  au  loin  dans  une  glace.  La  pièce 
est  nue.  Çà  et  là,  sur  des  socles,  des  moulages  d'antiques 
à  patine  cireuse.  Au  fond,  une  estrade. 

C'est  la  salle  d'audience  d'un  tribunal  désaffecté  depuis 
la  fin  du  règne  de  George  IV.  Il  y  a  encore  au-dessus  des 
portes  des  inscriptions  :  entrée  du  public,  le  prévenu, 

l'avocat  de  la  couronne,  L'ATTORNEY  GENERAL.  SoUS 

le  dais  du  juge,  l'Apollon  saurochtone;  à  ses  pieds,  un 
piano.  Point  d'autres  meubles  que  deux  sofas,  les  stalles 
du  jury,  des  tabourets  nègres,  des  étoftes  du  Zambèze 
à  dessins  géométriques. 

—  Voilà  ma  maison,  dit  Aurore.  En  réalité  c'est  une 
malle.  Je  n'ai  plus  rien  au  monde  que  ces  plâtres,  mes 
robes  et  mes  fusils.  J'ai  eu  jadis  une  grande  maison 
dans  Portman  Square,  avec  des  meubles,  des  invités  et 
des  domestiques  qui  passaient  des  choses  sur  des  pla- 
teaux. Je  ne  suis  pas  possessive,  je  n'ai  rien  gardé.  Je 
suis  pauvre.  Je  me  suis  peu  à  peu  dégagée  de  tous  les 
liens  que  nous  imposent  les  objets  que  nous  aimons, 
pour  leur  beauté,  leur  prix  ou  les  souvenirs  que  nous  y 
attachons. 

—  Et  maintenant  ? 

—  Maintenant  je  reste  dans  la  vie  seule,  assise  sur  des 
caisses,  face  à  face  avec  moi-même. 

—  Personne  ne  pourrait  entrer  dans  votre  vie  ? 

—  Personne  ne  doit  entrer  dans  ma  vie. 

—  Vous  aimez  votre  corps  ? 

—  C'est  un  dépôt  qui  m'est  confié.  Je  n'y  mets  ni 
pensées  ni  nourritures  sales,  je  le  soigne,  je  le  respecte, 
je  le  vêts  simplement...  J'ai  soif. 


984  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Elle  prend  à  terre,  contre  le  mur,  une  bouteille  de 
bourgogne  australien,  Chambertin-Big-Tree  et  se  verse 
à  même  le  gosier  une  rasade. 

A  nouveau  Aurore  m'agaça  : 

—  Vous  devez  être  révolution,  végétarienne,  gymnas- 
tique rythmique,  quart-Vichy  ?  Je  hais  ce  défi  aux  bonnes 
mœurs,  ce  redressement  puritain  et  païen  de  la  société. 

—  Vous  vous  trompez,  je  n'ai  rien  de  schismatique  ; 
je  suis  une  Canadienne  qui  aime  la  vie  fruste. 

—  Depuis  combien  de  temps  ? 

—  Depuis  toujours.  Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  dansé, 
avoir  tenu  un  fusil  pour  la  première  fois...  mais,  pour  la 
première  fois,  cette  nuit,  je  me  sens  lasse.  Gina  m'a  en- 
traînée après  le  théâtre  là  où  nous  nous  sommes  rencontrés. 
Je  le  regrette.  Je  suis  bien  lasse.  Je  regarde  le  chemin  qui 
me  reste  à  faire,  comme  les  mauvais  coureurs,  et  j 'hésite. 
Les  exhibitions  de  scène  dévorent  ma  force  vitale.  Vous 
m'avez  vue  dans  la  voiture...  Je  suis  faible,  nerveuse... 
et  vous  qui  assistez  à  tout  cela...  C'est  drôle... 

Le  sommeil  du  matin  la  remettra.  Mais  elle  me  prie  de 
ne  pas  la  laisser  seule,  de  monter  avec  elle,  disant 
qu'elle  va  prendre   un  bain. 

Je  fais  l'apprentissage  de  la  vie  simple. 

Il  y  a  au-dessus  de  la  porte  du  petit  escalier  :  vestiaire 
DU  LORD  JUSTICE.  Nous  entrons  :  c'est  la  salle  de  bains. 

Elle  s'écrie  : 

—  A  l'eau,  Aurore  !... 

Elle  se  dévêt  le  plus  simplement  du  monde,  entre  dans 
l'eau,  se  savonne,  fait  couler  l'eau  sur  son  corps.  Corps 
parfait.  Les  muscles  du  dos  courent  comme  des  boules 
d'ivoire  sous  la  peau  hâlée,  tendue,  matière  à  la  fois  solide 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  985 

et  précieuse  comme  la  soie  des  dirigeables  ;  on  les  lit  aussi 
aisément  que  sur  une  planche  d'anatomie,  où  ils  couvrent 
nos  organes  de  roses  arborescences;  reins  cambrés 
où  ruisselle  l'eau,  seins  de  proue,  et,  dépouillées  par  la 
danse  de  toute  lourdeur,  des  jambes  longues,  étirées  aux 
chevilles,  évidées  à  l'intérieur  des  cuisses,  renflées  à  la 
souple  charnière  des  genoux. 

—  Allons  Aurore  !  hors  de  l'eau  ! 

Elle  se  parle  ainsi  à  soi-même  comme  elle  parle  à  ses 
vêtements,  aux  objets.  (Une  habitude,  explique-t-elle, 
de  tous  les  solitaires  qui  passent  des  mois  sans  voir  un  de 
leurs  semblables  et  à  qui  la  voix  humaine  est  nécessaire, 
comme  le  diapason  de  tous  les  autres  sons.) 

Elle  se  tamponne,  frottant  jusqu'au  sang  sa  figure, 
sans  ménagements.  Ni  poudre,  ni  fards,  ni  parfums. 

—  Pourquoi  riez-vous  ? 

—  Pour  la  première  fois,  dis- je,  je  ris  en  pensant  à  un 
corset,  à  un  faux-col  ou  à  des  bottines  à  boutons... 

Il  y  a  dans  la  pièce  une  bonne  odeur  de  chair  lavée, 
de  savon,  d'alcool,  de  vapeur  d'eau.  Aurore  ouvre  la 
commode  où  sont  rangés,  par  couleurs,  comme  au  prisme, 
des  rubans,  des  écharpes  :  elle  met  un  voile  de  crêpe  de 
Chine  blanc  et  redescend  à  l'ateher. 

Les  papillons  de  gaz  retournent  à  leurs  cocons.  Aurore 
s'enroule  dans  des  couvertures  de  laine,  s'étend  sur  un 
matelas  jeté  à  terre.  Puis  elle  s'assure  que  son  revolver 
est  bien  sous  le  traversin.  Ses  bras  et  ses  épaules  nus  sortent 
du  lit  improvisé.  Entre  ses  cheveux  embroussaillés  on 
voit  son  nez  droit.  On  voit  ses  yeux.  Puis  on  ne  les 
voit  plus. 


986  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  sors  de  l'atelier  et  vais  prendre  un  café  à  l'abri 
des  cochers  de  cab. 


Je  suis  retourné  chez  Aurore. 

Mon  travail  terminé,  je  gagnais  le  quartier  de  la  rivière 
où  le  courant  d'air  de  la  mer  du  Nord  cassait  les  fumées 
vers  l'ouest,  rabattait  les  mouettes  et  l'odeur  des  vases 
découvertes  vers  la  Cité.  Les  avenues  qui  me  menaient 
à  elle  étaient  tracées  à  peine  et  trouées  de  flaques  d'eau, 
avec  déjà  une  odeur  de  champs,  une  promesse  de  campagne. 

—  Vous  viendrez  avec  moi  hors  de  la  ville,  disait  Aurore. 
Je  vous  apprendrai  à  vivre  comme  nous,  les  sauvages. 
Le  temps  qu'il  vous  faut  pour  déjeuner  au  restaurant, 
nous  serons  nus  dans  une  rivière  ou  bien  nous  irons  courir 
les  bois.  Les  nuits  d'été  je  vous  emmènerai  aussi  coucher 
en  plein  air  sur  la  terrasse  d'Oliver,  d'où  l'on  voit,  comme 
une  escarboucle,  briller  au  loin  le  Palais  de  Cristal,  sous 
la  lune.  Vous  vous  porterez  mieux,  vous  n'aurez  plus  de 
migraines,  vos  cheveux  ne  tomberont  plus  et  vous  ne 
désirerez  plus  les  mdtresses  de  vos  amis,  comme  font  les 
Français. 


Le  taxi  s'arrête  au  milieu  de  la  route,  comme  pour  une 
panne.  Mais  le  chauffeur  ne  blasphème  pas,  ne  soulève 
pas  son  capot.  Il  m'ouvre  la  portière  :  je  suis  arrivé. 
J'avais  promis  d'être  à  7  heures  à  Epping  Forest,  m'y  voici. 

C'est  un  soir  de  septembre,  un  peu  frais.  Sur  le  sol 
élastique,  reposé,  les  grands  hêtres,  ni  leur  ombre,  ni  les 
travaux  des  hommes,  (mais  pèsent-ils  les  travaux  agri- 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  987 

coles  anglais  ?)  ne  semblent  peser.  Sur  la  rivière  les  gra- 
mophones  cessent  de  graillonner.  Les  daims  paissent  les 
premières  brumes. 

Aurore  avait-elle  aussi  promis  d'être  ici  à  7  heures. 
Mais  elle  se  guide  sans  doute  sur  le  soleil  et  arguera  de  ce 
nuage  comme  ses  sœurs  d'un  embarras  de  voitures  pour 
expliquer  son  retard. 

Soudain  les  branches  craquent  sous  un  poids  à  peine 
appuyé,  comme  celui  d'une  biche.  Je  me  retourne  : 
voici  Aurore.  Elle  court  vers  moi  et  sa  tunique  colle  à  son 
corps  comme  celle  des  Victoires.  Elle  tient  à  la  main  un 
sac  de  voyage.  Elle  court  sur  la  pointe  des  pieds,  à  foulées 
égales,  bien  balancées  sous  l'impulsion  des  hanches.  A 
trente  pas  de  moi  elle  ralentit.  Son  visage  qui  n'était  qu'un 
disque  clair  se  précise,  divisé  en  deux  parties  horizontales 
par  les  pommettes  saillantes,  relevées  par  un  nez  court, 
mobile  comme  celui  d'un  chien  pohcier.  Son  élan  se  modère 
graduellement  et  quand  elle  arrive  à  moi,  elle  marche. 
Elle  pose  son  sac  à  terre,  puis  les  deux  mains  sur  mon  bras. 

—  Vous  avez  bien  fait  de  venir. 

—  Depuis  quand  et  es- vous  ici,  Aurore  ? 

—  Depuis  hier  soir.  J'ai  couché  à  la  belle  étoile.  A  la 
sortie  du  théâtre,  Gina  m'a  conduite  jusqu'ici  et  m'a 
laissée.  Je  suis  montée  jusqu'au  Chêne  Creux;  étendue 
dans  l'herbe,  j'ai  mangé  des  pommes  ;  je  voyais  Londres 
entre  les  branches.  Ce  matin,  je  suis  descendue  au  village, 
d'où  je  vous  ai  téléphoné. 

—  Ce  costume,  Aurore,  vous  allez  vous  faire  arrêter. 

—  Le  garde  forestier  est  un  ami.  Je  pense  que  vous 
allez  vous  dévêtir  aussi  ? 

Je  m'y  refuse.  Elle  me  prend  par  la  main,  m'emmène 


988  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vers  une  cahute  couverte  de  branches  de  chêne  séchées. 
Accroupie  devant  moi  elle  rallume  le  feu,  assied  entre 
deux  pierres  la  poêle  à  frire  et  fait  des  œufs  au  lard.  Je 
ne  m'habitue  guère  à  la  voir  ainsi,  les  genoux  noirs  de 
terre,  les  mains  huileuses,  sordide  et  pleine  de  naturel,  la 
tunique  relevée  montrant  au  soleil  rose  des  cuisses  polies, 
musclées,  de  ces  coins  exquis  qu'une  longue  hérédité 
m'avait  rendus  si  secrets  et  si  désirables. 

Je  dois  céder  à  Aurore  et  j'enlève  mes  chaussettes,  mon 
col.  Sur  un  coup  d'œil  d'elle,  je  renonce  aux  bretelles.  Et 
me  voici  à  mon  tour  dévêtu,  avec,  au  cou,  la  raie  rouge  de 
mon  faux-col,  aux  jambes  la  raie  bleue  de  mes  jarretelles, 
aveuglé  par  la  fumée  acre  des  herbes  fraîches,  et  comme  un 
général  en  képi  dépouillé  par  les  Touaregs,  nu,  mais  encore 
coiffé  de  chêne. 

Des  ramiers  rayent  le  ciel.  Aurore  prend  ma  canne,  les 
ajuste,  fait  un  doublé,  mais  les  oiseaux  continuent, 
pressés  d'arriver  à  la  colonne  Nelson  avant  la  nuit. 

—  Je  suis  née  au  Canada,  dit  Aurore,  sur  les  lacs.  Les 
hommes  y  prennent  avec  des  mouches  de  couleur  de  gros 
saumons  qu'ils  ramènent  à  deux  après  avoir  passé  un 
bâton  dans  leurs  ouïes.  Les  femmes  se  donnent  volontiers 
sur  des  hts  de  bruyère  blanche.  Très  jeune  je  suis  devenue 
pauvre  avec  ce  qu'une  fortune  dépensée  en  peu  d'années 
nous  vaut  d'expérience  et  de  plaisir.  Mes  parents  étaient 
morts  tous  deux.  Ils  étaient  originaires  du  Westmoreland. 
Ma  mère  avait  été  très  belle.  Je  l'ai  peu  connue.  Elle  avait 
le  plus  petit  pied  du  monde  (mon  orteil  n'entrerait  pas 
dans  un  de  ses  souliers).  Elle  avait  des  cheveux  noirs  et  un 
teint  d'héroïne  de  keepsake.  «  Pareils  aux  vagues  du  lac 
ses  bandeaux  venaient  mourir  sur  la  grève  de  son  front  », 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  989 

a  chanté  Wordsworth.  Lorsqu'elle  descendait  à  Londres 
pour  la  saison,  elle  brisait  tous  les  cœurs.  Mais  elle  aimait 
mon  père.  Elle  le  suivit  au  Canada  quand  il  eut  décidé  d'y 
vivre.  Elle  vécut  presque  toujours  couchée  et  mourut 
jeune. 

C'est  de  mon  père  que  je  tiens  mes  goûts  sauvages.  Il 
me  laissait  grimper  aux  arbres,  aux  falaises  où  je  déni- 
chais en  haut  les  œufs  de  mouette,  en  bas  les  coquillages 
de  la  mer.  Je  l'accompagnais  toujours  à  la  chasse.  Il  me 
mit  à  cheval  dès  mon  enfance.  Je  le  suivais  comme  un 
chien.  Et  mon  éducation  fut  vraiment  celle  d'un  chien  de 
chasse.  J'appris  à  juger  les  villes  par  leur  odeur,  les  gens 
par  leur  trace,  à  prendre  le  vent,  à  ramasser  le  gibier  aux 
endroits  les  plus  difficiles,  et  en  plein  hiver,  j'entrais  dans 
l'eau  jusqu'à  la  ceinture  pour  aller  chercher  les  canards 
qu'il  abattait  et  qui  tombaient  dans  les  étangs.  Je  le  vois 
encore  m' attendant  sur  le  bord  avec  son  pantalon  à 
damiers,  son  casque  de  velours  à  côtes  et  sa  canardière 
à  piston.  Il  souriait  dans  sa  barbe  blanche. 

J'ai  bien  froid,  mais  je  veux  rester  ici  ce  soir.  J'ai 
dépouillé  l'homme  des  villes  ;  la  vie  simple  est  bonne  et 
belle;  j'abandonne  ma  chambre  de  Mayfair  et  le  bain 
fumant  qu'à  cette  heure  on  prépare  et  ma  chemise  empesée 
et  fraîche  qui  m'attend,  toute  ouverte,  sur  le  ht.  Je  re- 
nonce aux  avantages  des  vêtements  renforcés  aux  épaules, 
d'une  chevelure  lisse,  de  l'esprit  de  conversation.  Je  n'ai 
que  faire  en  fin  de  mois  d'un  traitement,  en  fin  de  vie  d'une 
retraite,  je  n'ai  plus  de  besoins,  je  n'attends  plus  rien  de 
personne,  les  bouleversements  sociaux  ne  me  font  pas 
peur  et  je  méprise  les  ouvriers  à  qui  il  faut  des  cinémas 


990  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  des  apéritifs.  Je  n'ai  plus  à  moi  que  les  208  pièces  de 
mon  squelette.  Je  suis  au  niveau  de  la  terre,  les  courants 
magnétiques  du  sol,  le  premier,  j'en  profite  ;  tout  l'oxy- 
gène de  l'air,  c'est  moi  qui  le  brûle.  C'est  à  Aurore  que  je 
vais  devoir  de  me  bien  porter,  de  penser  sainement  et  de 
vivre  selon  la  loi  de  la  terre. 

—  Bonne  nuit,  enfant,  dit-elle.  Que  Dieu  vous  ait  en 
garde  ! 

Elle  me  quitte  pour  ce  voyage  de  la  nuit  comme  pour 
une  périlleuse  entreprise  d'où  nous  pourrions  ne  pas 
revenir.  Déjà,  j'entends  des  fanfares.  L'air  pur  m'anes- 
thésie  ;  pour  la  première  fois  de  ma  vie  je  dors  sous  le  ciel. 


J'ai  attrapé  une  angine  à  la  belle  étoile.  Aurore  me  fait 
des  tisanes  au  coin  du  feu,  dans  l'atelier.  Puis  elle  raconte  : 

—  J'arrivai  aux  Indes  à  l'automne  de  1909,  venant 
d'Aden.  Un  matin  d'automne,  sur  une  mer  en  fer  blanc 
où  nous  découpions  notre  chemin  à  douze  nœuds,  Bombay 
tourna  vers  moi  son  visage  de  briques.  Comme  un  dais 
de  soie,  le  ciel  était  tendu  aux  cheminées  d'usines,  à  droit-e 
et  à  gauche,  aux  rochers  d'Elephanta.  Le  sillage  des  fu- 
mées demeurait  au  ciel  plus  constant  qu'à  l'eau  celui  des 
hélices. 

Je  restai  six  semaines  dans  la  péninsule.  J'avais  des 
désirs  de  solitude,  de  courses  dans  l'air  sec,  que  le  séjour 
des  terres  basses  ne  satisfaisait  pas.  Les  fleuves  m'étaient 
comme  de  corrosifs  marécages  et  les  ports  .atrocement 
déprimants.  Je  hais  les  vallées  suffocantes  où  l'on  ne 
chasse  que  de  petites  têtes.  Je  résolus  de  gagner  Cachemir, 
puis  le  Thibet.  Partie  de  Srinagar.  j'arrivai  dans  une 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  991 

région  de  hauts  lacs,  boisée  de  sapins.  A  mesure  que  nous 
montions,  la  température  s'abaissait.  Les  indigènes  pris 
de  torpeur  sommeillaient  en  marchant.  Il  me  fallait  les 
réveiller  à  coups  de  fouet.  Creusant  des  escaliers  dans  la 
glace,  nous  montions  toujours... 

Aurore  montre  du  doigt  le  vitrage  de  l'atelier  d'où  va 
tomber,  pour  quelques  heures  trop  courtes,  la  nuit.  Puis 
sa  main  revient  à  ma  main.  Pourquoi  a-t-elle  besoin  de 
la  mienne,  cette  main  qui  creuse  des  escaliers  dans  la 
glace,  qui  tord  des  sous  comme  de  la  guimauve  ?  Voici  ses 
pieds  qui  n'ont  jamais  connu  que  la  sandale,  qui  ont  foulé 
la  neige  brûlante,  le  sable  rouge  du  Somaliland  et  dispersé 
les  palais  souterrains  des  fourmis  du  Gabon  qui,  la  nuit, 
s'emploient  à  scier  en  deux  la  terre. 

Sur  son  corps  ont  passé  le  gel,  le  sel,  la  pluie,  la  boue,  la 
sueur,  les  douches,  les  parfums.  Le  fer,  le  plomb,  la  pierre 
y  ont  inscrit  des  blessures.  Je  tiens  dans  mes  mains  sa  tête 
ronde,  dure  comme  un  pavé  et  dont  les  cheveux  drus 
n'amortissent  pas  le  contact.  Incomparable  caresse  sur 
les  cheveux  coupés  courts,  touffus,  et  qui,  d'abord  étages 
par  les  ciseaux,  finissent  brusquement  sur  la  nuque 
rasée  par  la  tondeuse.  Je  me  ponce  les  doigts  à  son  front 
de  granit,  puis  à  ses  pommettes  saillantes  comme  des 
galets.  Tandis  qu'elle  parle,  je  m'amuse  à  faire  jouer  ses 
bras,  ses  jambes.  Les  muscles  se  déplacent  silencieusement. 

Aurore  est  couverte  de  cicatrices.  Une  à  une  je  les  lui 
montre  et  elle  exphque.  Ici,  piétinée  par  un  buffle  en 
Rhodésie  ;  là,  en  Caroline,  un  double  saut  périlleux  avec 
son  cheval  sous  lequel  elle  resta  pour  morte.  Ce  trou  dans 
la  tête,  une  chute  à  l'Olympia,  au  fond  d'une  trappe. 


992      «  LA    NOUVELLE  •  REVUEj  FRANÇAISE 

Tant  d'accidents  et  si  peu  d'aventures.  Que  de  nau- 
frages et  un  si  vif  amour  des  bateaux,  des  départs,  de 
toute  vie  si  la  vie  est  mouvement.  Aucune  habitude  : 
seulement  quelques  recettes  de  cuisine,  quelques  avis 
d'hygiène.  Un  courage  puisé  dans  les  repas  sans  viande, 
dans  les  chambres  sans  calorifère.  Tant  de  bonté  ;  silen- 
cieuse, pratique  bonté  ;  enseignements  élémentaires 
qu'on  ne  m'avait  jamais  donnés,  qu'on  ne  saurait  trouver 
nulle  part.  Enfin,  une  gaieté  organique  toujours  égale, 
prise  à  l'oxygène  de  l'air  et  restituée  tout  à  l'entour, 
une  de  ces  gaietés  qui  attachent  plus  que  le  vice,  le  sno- 
bisme ou  l'amour.  Une  âme  nettoyée  comme  le  corps, 
comme  les  canons  de  fusil  ;  des  mains  secourables,  un 
cœur  généreux,  transformateur  d'énergie;  doux  fruit 
de  la  terre,  produit  de  ma  chasse,  bête  précieuse  un  moment 
capturée,  Aiurore... 

Aurore  a  loué  une  remise  à  Dulwich  où  elle  a  déposé  sa 
sellerie  et  ses  ustensiles  de  chasse  et  de  pêche.  Elle  a 
aussi  quelques  têtes  de  fauve  chez  un  naturaliste  de  Covent 
Garden.  Mais  sa  vraie  richesse,  ses  fusils,  sont  chez  Kent. 

Ce  sont  des  choses  informes,  enveloppées  dans  de  vieux 
linges,  pansement  sommaire  de  l'acier  blessé  d'oxydes. 
Mais  à  mesure  qu'Aurore  déroule  les  bandes,  l'arme 
apparaît  luisante  et  prête.  Aurore  pose  sur  son  index, 
en  un  équihbre  parfait,  une  carabine  Holland  and  Holland 
cahbre  i6.  Le  canon  est  bleu.  Les  vis,  desserrées,  au  repos, 
tournent  sous  l'ongle.  L'arme,  en  une  double  volute, 
dessine  d'abord  une  crosse  ronde  de  pistolet  d'arçon  d'où 
repart  le  canon  droit.  L'arme  porte  lourdement,  sous  le 
ventre,  comme  des  œufs  aigus,  les  balles  blindées. 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  '  993 

—  Voici  mon  préféré  :  un  WoUaston  calibre  lo,  pour 
la  grande  chasse,  dit  Aurore.  Il  provient  de  la  vente  du 
major  X...  C'est  un  camarade,  un  fin  camarade  que  ce 
fusil.  Nous  tuons  les  hippopotames  comme  du  lapin. 

Et  elle  passe  sa  main  sur  l'hammerless,  du  cran  de 
mire  à  la  plaque  de  couche. 

Hippopotames,  monstrueuses  tripes  au  bain-marie 
dans  la  boue  des  deltas,  crocodiles  aux  petits  ventres 
ronds  et  mous  comme  des  laitues,  hamadryades  assises  sur 
les  joues,  ours  bruns,  des  plantes  de  leurs  pieds  plus 
friands  que  du  miel,  h3âènes  comme  des  sacs  bourrés 
d'ossements,  vous  tous  qui  êtes  morts  des  mains  d'Au- 
rore, trépassés  du  calibre  lo,  vais-je  aimer  ? 


Non.  Cela  tourna  autrement. 

Cette  soirée,  qui  fut  la  dernière,  avait  pourtant  bien 
commencé.  Nous  avions  dîné.  Aurore  et  moi,  au  Old 
Sheperd's^ dans  Glasshouse  St.,  que  j'aime  pour  ses  tables 
massives,  son  plafond  bas,  sa  fourchette  à  toast,  son 
buffet  froid  entouré  de  jonquilles  dans  des  bouteilles  de 
ginger  aie.  On  était  séparé  les  uns  des  autres  par  des 
compartiments  en  bois,  par-dessus  lesquels  nous  pouvions 
apercevoir  la  calvitie  cossue  de  Sargent  et  la  tignasse  de 
Roger  Fry. 

Aurore  m'expliquait  comment  elle  chassait  en  Abyssi- 
nie,  en  Est  Africain,  en  Nigeria.  Des  chasseurs  célèbres 
lui  consentaient  leiu:  compagnie.  C'étaient  des  gens  simples, 
«  hommes  silencieux  et  forts  »,  des  trappeurs,  des  solitaires 
chassant  nettement,  rudement,  sans  peur,  «  de  la  grande 
race  de  ceux  qui  ont  sué  en  Afrique  »  quand  l'ivoire  était 

63 


994  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

un  commerce,  avant  d'être  le  prix  d'un  jeu  ;  ceux-là 
tenaient  leur  vie  entre  leurs  mains,  séparés  seulement 
de  la  mort  par  un  vieux  fusil  qu'il  fallait  plus  d'une  minute 
pour  charger,  homme  contre  bête,  hommes  qui  mangeaient 
ce  qu'ils  avaient  tué  et  qui,  —  excuse  de  la  chasse  —  quand 
ils  n'avaient  rien  tué,  ne  mangeaient  pas. 

Aurore  méprise  le  jeune  homme  riche  d'aujourd'hui 
qui  part  de  Mombasa  avec  soixante  porteurs  vers  des 
terrains  de  chasse  faciles  et  sains. 

Les  récits  d'Aurore  m'engourdissaient.  Il  était  plus 
de  neuf  heures.  Déjà  le  cabaret,  pareil  à  un  ponton  du 
temps  de  Nelson,  avait  fermé  ses  volets  comme  des  sa- 
bords. Nous  mangions  du  fromage  fondu  et  buvions  le  porto. 

J'arrivais  ainsi,  avec  elle,  dans  des  contrées  impra- 
ticables et  malsaines  où  l'on  doit  laisser  peu  à  peu  derrière 
soi,  d'abord  des  objets  inutiles,  puis  les,  porteurs  pris 
soudain  d'un  mal  mystérieux,  puis  les  amis  tués  par  des 
mouches   lumineuses... 

Je  pensais  : 

—  Aurore  me  laissera-t-elle  ainsi  un  jour,  aux  antipodes, 
rentrer  tout  seul,  après  d'extraordinaires  années,  ou  m'a- 
bandonnera-t-elle  demain  matin  sur  un  banc  ?  Tout  est 
possible.  Au  fond  j'ai  peu  de  goût  pour  les  aventures 
extrêmes. 

Nouveau  verre  de  porto  fruité. 

—  Non,  Aurore  ne  m'influencera  pas.  Elle  m'amuse, 
sans  plus.  Elle  passera  et  je  resterai  tout  seul,  à  sommeiller 
au  fond  de  mes  graisses  jaunes  de  vieux  Bouddah... 

Nous  sortons.  Aurore  propose  le  café  Royal.  C'est 
l'heure  de  l'absinthe,  prise  là,  rituellement,  après  dîner. 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  995 

Une  humanité  se  matérialise  peu  à  peu  dans  l'acre  fumée 
des  cheroots  birmans,  sous  une  voûte  d'ors,  de  velours 
rouge  et  de  glaces  aux  mille  colonnes.  Des  artistes  en 
khaki,  à  désinences  polonaises,  jouent  aux  dominos  avec 
leurs  maîtresses,  leurs  sœurs.  On  reconnaît  d'âpres  femelles 
Y  M  c  A,  jadis  rencontrées  dans  des  expositions  de  gravures 
sur  bois.  Des  musiciens  de  l'école  mobilisable  préparent 
de  lointaines  tournées  de  propagande.  Des  spécial  cons- 
tables  juifs,  avec  leur  brassard  et  un  lorgnon  enchaîné 
à  leurs  oreilles  décollées  attendent  l'heure  de  monter 
aux    projecteurs. 

L'art  ne  donne  à  la  guerre  qu'un  appui  conditionnel. 
Tandis  que  la  Royal  Académie  peint  avec  ferveur  dans 
les  Etats-Majors,  les  Indépendants,  lourds  des  objections 
de  leur  conscience,  se  consacrent  aux  camions. 

Daniel  vient  à  notre  table. 

—  Montjoye  donne  à  souper  ce  soir.  Il  m'a  prié  de 
vous  dire  qu'il  avait  essayé  en  vain  de  vous  téléphoner 
et  qu'il  désirait  que  vous  lui  ameniez  Aurore,  qu'il  veut 
connaître. 

Montjoye,  ou  plutôt  Aronsohn,  (vieille  famille  normande 
dit  Daniel),  est  le  secrétaire  privé  du  Chanceher  de  l'Echi- 
quier. Il  a  un  appartement  de  style  Adams,  dans  Albany, 
avec  des  natures  mortes  (de  mort  violente)  cernées  de 
bleu,  des  fauteuils  en  satin  noir  peints  par  Conder,  et 
de  ces  Coromandel  sciés  dans  l'épaisseur  des  feuilles  pour 
des  bahuts.  Il  donne  volontiers  à  boire  après  le  théâtre. 

—  Je  n'irai  pas  chez  Montjoye,  dit  Aurore.  C'est  un 
homme  malsain.  Il  exhale  une  odeur  de  corruption. 

—  Vous  parlez  comme  l'archevêque  de  Westminster. 

—  Depuis  longtemps  il  me  fait  demander  de  venir 


996  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chez  lui.  Je  n'ai  jamais  voulu  y  aller.  Mettons  que  ce 
soit  de  ma  part  pure  sauvagerie... 

Je  hausse  les  épaules. 

Comme  les  êtres  incomparables  sont  agaçants.  Je  sais 
qu'Aurore  ira  chez  Montjoye.  Elle  a  envie  d'y  aller. 
Elle  ira  conune  elle  va  partout,  quand  on  l'invite.  Comme 
elle  reste  en  ville  en  y  célébrant  les  forêts,  comme  elle 
dîne  au  Carlton  en  proclamant  qu'elle  aime  cuire  ses 
aUments  entre  deux  pierres  ;  comme  elle  va  nue,  par  sno- 
bisme et  timidité,  comme  elle  dit  avoir  introduit  de 
l'ordre  dans  sa  vie  qui  n'est  qu'incohérence,  maladresse 
et  confusion.  A  quoi  servent  ces  discipHnes  si  c'est  pour 
aboutir  à  l'existence  absurde  et  éphémère  de  ces 
femmes  qu'on  rencontre  sur  les  paquebots,  dans  les  halls 
d'hôtel,  dans  les  représentations  à  bénéfice,  et  qui,  elles 
au  moins,  ont  le  mérite  de  la  naïveté,  ou  du  vice,  ou  de  la 
bêtise  ? 

Je  sais,  pour  y  avoir  été  souvent,  que  les  soirées  de 
Montjoye  ne  sont  pas  faites  pour  Aurore,  ni  pour  aucune 
femme  à  qui  l'on  tiendrait.  Mais  il  faut  qu'elle  y  aille  ; 
elle  apprendra  par  elle-même  qu'il  li'y  a  pas  que  des  buffles, 
mais  des  mufles. 

—  J'ai  un  taxi,  dit  Fred.  Je  vous  jette. 

Montjoye  nous  ouvre  lui-même.  Sa  masse  se  détache 
sur  une  tenture  d'antichambre  jaune.  Il  ouvre  avec  un 
mélange  de  curiosité  et  d'effroi,  comme  dans  la  peur  de 
voir  punir  d'une  gifle  l'intérêt  qu'il  vous  porte.  Il  ne 
regarde  qu'Aurore,  nous  néglige,  Fred  et  moi,  et  accueille 
notre  amie  avec  familiarité  : 

—  Aurore  !  enfin  chez  moi. 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  997 

Il  lui  prend  les  deux  poignets,  les  lui  caresse,  l'entraîne 
sous  la  lanterne  à  glands  noirs,  lui  découvre  les  épaules 
avec  ce  toupet  qui  n'est  qu'à  lui. 

—  Comme  vous  êtes  belle  ! 

Dans  le  salon  en  rotonde  le  souper  est  servi  pour  huit 
personnes.  Grunfeld,  agent  officieux  des  bolchevicks, 
la  duchesse  d'Inverness,  un  Hollandais  nommé  Bismark, 
Gina  et  quelques  acteurs. 

Montjoye  prend  Aurore  par  le  bras,  rit  de  son  embarras, 
lui  verse  à  boire,  la  fait  asseoir  près  de  la  duchesse.  Je 
déteste  Montjoye.  C'est  à  lui  que  je  remonte  quand  j'essaie 
de  me  rappeler  depuis  quand  j'ai  les  gens  de  goût  en 
horreur.  Je  ne  saurais  dire  l'irritante  minutie  de  son 
intérieur.  Des  pincettes  aux  boutons  des  portes,  des  can- 
délabres à  bougies  vertes  à  la  devise  gravée  des  verres, 
tout  est  parfait.  Dans  un  angle  de  la  pièce,  pour  pouvoir 
danser,  on  a  poussé  la  table  de  travail  sur  laquelle  s'en- 
tassent les  dossiers  :  Crédits  aux  Alliés,  Avances  à  la 
Banque  de  France,  Dépenses  extraordinaires.  Tout  le 
travail  du  ministre  est  là,  en  désordre,  au  milieu  des 
tubéreuses  et  des  photographies.  Mais  avec  son  génie 
des  chiffres,  son  labeur  instantané,  Montjoye  saura 
tout  mettre  debout  en  une  nuit,  pour  son  chef,  la  veille 
d'une  interpellation  ou  d'une  conférence. 

—  On  n'arrive  pas  à  vous  griser.  Aurore.  Cependant, 
promettez-moi  de  boire  ceci  que  je  prépare  à  votre  inten- 
tion. 

Il  manipule  fébrilement  une  bouteille  à  quatre  com- 
partiments de  liqueurs  et  s'approche  de  la  cheminée 
qui  éclaire  son  étrange  figure,  sa  grosse  tête,  ses  cheveux 
gris. 


99^  LA    NOUVELLE    REVUE    tRANÇAÎSË 

Fred  se  met  au  piano.  Grûnfeld  ayant  trouvé  du  Pouch- 
kine dans  la  bibliothèque,  récite  : 

—  N'en  croyez  rien,  fait  Montjoye.  Il  ne  sait  pas  le 
russe. 

La  duchesse,  immobile,  pèse,  derrière  son  face  à  main, 
de  ses  yeux  froids,  sur  chacun  de  nous.  Elle  a  cette  stérile 
jeunesse  des  quinquagénaires  américains,  les  cheveux 
blancs,  des  dents  en  jade.  EUe  est  habillée  en  infirmière 
avec  une  grande  croix  de  rubis  sur  le  front. 

Aurore  se  distrait  sombrement.  Elle  accompagne  Fred 
au  piano.  J'essaie  de  me  rapprocher  d'elle  et  de  chanter 
moi  aussi. 

«  Tout  habillé  et  ne  savoir  oîi  aller  » 

qu'Hitchcock,  qui  l'a  créé  et  qui  sommeille  sur  un 
fauteuil,  déclare  ne  pas  savoir.  Aurore  se  détourne  de 
moi  avec  humeur.  Sur  im  divan  d'angle,  Montjoye  parle 
à  voix  basse  à  la  duchesse  avec  des  rires  étouffés. 

—  Aurore  va  danser,  s'écrie-t-il  en  se  levant  soudain. 
Et  il  l'amène  au  miheu  du  salon.  «  Tenez,  Aurore,  je  vais 
vous  faire  un  tapis,  un  tapis  de  fleurs,  un  tapis  de  perles, 
un  tapis  pour  votre  beauté,  pour  votre  grâce...  » 

Il  vacille,  ne  sachant  plus  ce  qu'il  dit,  saccage  les  vases 
et  jette  les  fleurs  à  terre. 

Tout  tourne.  Tout  tourne  encore  dans  mon  souvenir,  et 
la  barbe  rousse  de  Grûnfeld  et  la  face  blême  de  Montjoye,  et 
Aurore,  Aurore  surtout,  dévêtue,  entre  quatre  lanternes 
en  forme  de  lotus,  les  bras  tendus,  ruisselante  de 
sueur,  comme  possédée,  faisant  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
pièce  des  bonds  fous,  tournant  sur  elle-même  à  une  vitesse 
de  machine,  laissant  sur  nos  rétines  comme  une  image 
hindoue   aux  bras,  aux  jambes  multiples.   Elle  tombe 


AURORE    OU    LA    SAUVAGE  999 

à  terre.  Montjoye  s'agenouille  près  d'Aurore,  lui  essuie 
le  front  avec  son  mouchoir.  Il  se  penche  sur  elle 
pour  la  respirer,  ferme  les  yeux.  Je  vois  la  veine  médiane 
de  son  front  saillir,  son  cou  se  gonfler  au-dessus  du  col. 
Sa  tête  s'approche  de  plus  en  plus,  puis  recule,  puis,  sans 
plus  aucun  contrôle  de  soi,  Montjoye  met  ses  lèvres 
sur  Aurore.  Aurore  tressaille,  ouvre  les  yeux,  se  redresse 
et,  avec  la  foudroyante  vitesse  d'un  pugiliste,  envoie 
Montjoye  rouler  jusqu'aux  chenets  d'un  coup  de  poing  à 
la  mâchoire.  Montjoye  pousse  des  cris  déchirants.  Une 
bouteille  de  crème  de  menthe  répand  ses  émeraudes  sur 
le  parquet. 

—  Aurore  a  fait  un  pogrom,  dit  Fred  très  calme,  au  piano 
J'essaie  d'intervenir  : 

—  Vous,  laissez-moi,  dit  Aurore.  Je  vous  hais. 

Et,  avant  qu'aucun  de  nous  ait  pu  faire  un  geste,  elle 
saute  par  la  fenêtre  dans  le  jardinet  du  rez-de-chaussée 
et  disparaît. 


Quand  j'entre  dans  l'ateher,  Aurore  est  assise  sur  son 
lit,  le  menton  dans  ses  mains,  les  coudes  sur  les  genoux 
joints.  Elle  ne  tourne  pas  la  tête  vers  moi,  j'avance  droit 
vers  elle,  dans  la  direction  de  ses  yeux,  mais  son  regard 
me  transperce  et  reste  fixé  au  mur. 

Je  mets  ma  main  sur  ses  épaules  :  elle  tressaille. 

—  Laissez-moi.  Laissez-moi.  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 
Partez. 

Je  m'asseois. 

—  Partez. 
Je  me  lève. 


1000  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Elle  s'adoucit  et  me  tend  la  main. 

—  Asseyez- vous.  Je  voulais  seulement  vous  dire  qu'il 
vaut  mieux  me  laisser  seule  désormais.  Vous  m'êtes 
inutile.  Je  ne  veux  pas  dire  plus. 

Elle  passe  l'extrémité  de  son  parapluie  entre  les  lanières 
de  ses  sandales. 

—  Je  commençais  à  recueillir  les  fruits  de  tout  mon 
volontaire  labeur.  Je  ne  suis  pas  une  nonne.  Je  dois  à  la 
fois  inventer  la  règle  et  l'observer.  Et  le  renoncement 
n'est  pas  facile  pour  l'être  sauvage  que  je  suis.  Vous  qui 
n'avez  pas  assisté  à  ce  long  effort  ne  pouvez  pas  com- 
prendre... Les  soirées  comme  celle  d'hier  n'arrangent  pas 
les  choses... 

Des  larmes  coulent  le  long  de  ses  joues.  Je  voudrais 
dire...  Mais  elle  m'interrompt  en  se  levant  et  se  couvre 
d'un  voile  violet. 

De  grands  nuages  de  zinc  ébrèchent  les  rayons  du  cou- 
chant. Il  tonne.  Les  taxis  passent,  fous. 

Dès  que  nous  sommes  hors  de  son  quartier,  les  gens 
se  retournent.  Aurore  s'arrête,  pose  sa  main  sur  la  mienne. 
Il  y  a  entre  nous  l'épaisseur  de  ce  voile,  si  sec. 

Aurore  tremble. 

—  Me  pardonnez-vous,  Aurore  ? 
Geste  vague  d'Aurore  que  j'interprète  : 

—  Ce  n'est  pas  votre  faute. 

Elle  fait  un  signe.  L'autobus  n^  19  vient  se  ranger  à 
ses  pieds,  docile,  au  bord  du  trottoir.  Elle  monte  sur 
l'impériale  coname  le  long  d'une  frise  déroulée. 

L'écriteau  dit  qu'elle  peut  aller  jusqu'à  Islington. 

Je  suis  bien  triste.  Je  sens  que  je  n'aurai  vraiment  du 
chagrin  qu'après-dîner.  paul  morand 


lOOI 


L'ABEILLE 


Quelle,  et  si  fine  et  si  mortelle, 
Que  soit  ta  pointe,  blonde  abeille, 
Je  n'ai,  sur  ma  tendre  corbeille. 
Jeté  qu'un  songe  de  dentelle. 

Pique  du  sein  la  gourde  belle 
Sur  qui  V amour  meurt  ou  sommeille, 
Qu'un  peu  de  moi-même  vermeille 
Vienne  à  la  chair  ronde  et  rebelle! 

J'ai  grand  besoin  d'un  prompt  tourment! 

Un  mal  vif  et  bien  terminé 

Vaut  mieux  qu'un  supplice  dormant; 

Soit  donc  mon  sens  illuminé 

Par  cette  infime  alerte  d'or 

Sans  qui  l'amour  meurt  ou  s'endort. 

PAUL  VALÉRY 


1002 


DE   LA  NECESSITE  DES  THÉORIES 


«  Considérez  bien,  Monsieur,  que  ce  ne 
sont  pas  des  choses  que  l'on  peut  faire 
en  sifflant.  »  ^^^^^^^ 

«  La  pratique  doit  toujours  être  édi- 
fiée sur  la  bonne  théorie.  » 

LÉONARD 


La  vie  artistique,  frappée  de  stupeur  depuis  cinq 
années,  paraît  vouloir  affirmer  sa  vitalité  plus  intensément 
que  jamais.  Dès  à  présent,  la  lutte  s'annonce  vive  :  mille 
indices  font  présager  une  saison  mouvementée.  Des 
armes,  qui  ne  sont  pas  seulement  hélas  !  des  outils  de 
travail,  luisent  déjà.  Des  vieillards  accrochés  à  leurs  succès 
périmés,  et  des  «  Maîtres  »  fraîchement  installés  sur  leur 
trône  fragile  s'apprêtent  à  terrasser  les  efforts  des  jeunes 
qui  secouent  avec  frénésie  leur  récent  engourdissement. 
Ceux-ci,  de  leur  côté,  se  disposent  à  s'affronter  réciproque- 
ment. Cent  nouvelles  boutiques  offriront  un  terrain  pro- 
pice à  ces  duels  et  entretiendront  ou  susciteront  la  flamme 
au  cœur  des  amateurs.  Nous  allons  connaître  à  nouveau 
ces  polémiques  et  ces  manifestes  d'avant-guerre,  dont  il  ne 
siéra  que  de  sourire,  les  œuvres  seules  parlant  un  lan- 
gage grave.  Les  critiques  du  genre  grincheux,  qui,  depuis 
toujours,  réclament  des  artistes  vivants  «  des  réalisations 
et  non  des  théories  »,  vont  déplorer  à  nouveau  que  «  les 
peintres  perdent  un  temps  précieux  à  édifier  des  systèmes 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  IO03 

au  lieu  d'œuvrer  ;  qu'ils  opposent  la  barrière  de  la  sèche' 
raison  à  leurs  dons  naturels,  etc.  «L'antienne,  fort  connue, 
est  déjà  commencée.  Sous  le  couvert  du  bon  sens,  la 
majorité  du  public  continuera  à  prodiguer  aux  artistes 
de  véritables  exhortations  à  la  bêtise.  La  vache  qui  ru- 
mine son  nirvana  nous  sera  une  fois  de  plus  proposée 
comme  modèle.  Seul,  l'artiste  capable  de  «  brouter  »  un 
paysage,  le  col  tendu  vers  la  terre,  muni  de  moyens  «  per- 
sonnels »,  aiura  l'approbation  des  amateurs  pondérés. 
On  admirera  l'assurance  avec  laquelle  il  piétine  la  toile, 
y  transportant,  presque  sans  s'en  douter,  la  boue  fraîche, 
le  vert  gras  des  prairies,  le  suc  même  des  fleurs.  On  saluera 
en  lui  le  vrai  peintre-touriste,  créant  enfin  des  paysages 
en  lesquels  il  fait  bon  se  promener...  avec  les  pieds,  natu- 
rellement. Car  ces  excursions  de  l'esprit,  ces  promenades 
à  la  fois  de  la  sensibihté  et  de  l'intelligence  que  nous  pou- 
vons faire  dans  les  tableaux  du  Poussin  ou  de  Claude,  ou 
de  Cézanne,  ce  sont  là  jeux  aussi  dangereux  qu'inutiles, 
n'est-ce  pas  ?  Tout  peintre  qui,  de  nos  jours,  se  propose 
le  même  but  que  ces  maîtres  et  qui,  pour  ce  faire,  aiguise 
sa  raison  en  même  temps  que  sa  sensibihté,  ne  peut,  paraît- 
il,  que  se  condamner  à  la  stérilité. 

Jamais  la  soUicitude  du  pubhc  n'entoura  et  ne  défen- 
dit mieux  qu'aujourd'hui  le  pur  instinct  des  artistes. 
Parmi  les  lettres  ou  les  articles  que  mes  notes  ont  suscités, 
j'ai  pu  faire  une  ample  moisson  de  «  cris  d'alarme  ». 
Ici,  on  trouve  que  «  ce  goût  pour  le  dogmatisme  esthé- 
tique est  le  plus  grand  danger  que  puissent  courir  de  jeunes 
artistes  ».  Là  on  craint  que  l'artisan  (que  j'invite  à  sur- 
veiller son  pinceau  plutôt  qu'à  s'enivrer  indéfiniment 
des  défaillances  de  son  cœur),«  ne  passe  des  heures  devant 


1004  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sa  toile  à  ratiociner.  »  On  se  méfie  de  «  l'esprit  sectaire, 
du  pédantisme  scolaire  »  des  peintres  qui  ne  craignent  pas 
d'exposer  leurs  convictions.  Un  collectionneur  connu, 
dont  je  suis  flatté  d'être  l'ami,  nous  écrit  :  «  Je  me  demande 
s'il  n'est  pas  dangereux  pour  un  artiste  de  chercher  à 
s'exprimer  à  la  fois  par  l'écriture  et  par  la  couleur.  »  Cela 
dépend  de  la  qualité  de  l'artiste.  Il  en  est  pour  qui  tout 
est  dangereux,  même  le  fait  de  peindre  une  figure  lorsqu'ils 
ont  l'habitude  de  peindre  des  paysages.  Pour  d'autres, 
solidement  trempés  et  doués  d'un  instinct  à  toute  épreuve, 
chaque  tentative  nouvelle  est,  plutôt  qu'un  danger,  un 
excitant.  J'imagine  qu'Ingres,  lorsqu'il  eut  formulé 
sentencieusement  :  «  La  beauté,  ce  sont  des  lignes  droites 
avec  des  modelés  ronds  »,  dut  se  sentir  profondément 
allégé  et  que,  possédant  un  chapitre  nouveau  de  son  dogme 
il  travailla  avec  plus  de  liberté.  Car  c'est  un  immense  senti- 
ment de  libération  qu'éprouve  l'artiste  lorsqu'il  a  précisé 
par  des  mots  le  sens  dé  ses  trouvailles  plastiques.  Cézanne, 
le  plus  fécond  et  fécondant  des  peintres  du  xix®  siècle, 
dans  ses  moments  de  découragement,  se  prenait  la  tête 
entre  ses  mains  et  s'écriait  :  «  La  formule,  trouver  la  for- 
mule !  » 

En  effet,  trouver  une  formule  régulatrice,  c'est  ce 
qui  importe,  n'en  déplaise  au  public,  assidu  à  nous  en 
dicter  de  paralysantes. 

Mais  il  est  nécessaire,  à  ce  propos,  d'éviter  tout  malen- 
tendu, et  de  préciser  ce  que  nous  entendons  par  formule, 
ou  par  théorie.  Pour  la  majorité  des  critiques,  même  les 
mieux  intentionnés  à  notre  égard,  toute  théorie  ne  peut 
qu'être  «  à  priori  »  ;  toute  certitude  ne  peut  que  confiner 
au  «  pédantisme  d'école  »  et  la  confidence  sérieuse  d'une 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  IOO5 

trouvaille  plastique  ne  peut  que  revêtir  «  un  ton  dogma- 
tique ».  Il  faudrait  cependant  s'entendre.  Ou  on  veut  pa- 
raître badin,  et  point  n'est  besoin  de  parler  peinture, 
ou  on  parle  peinture  et  alors  une  certaine  gravité  semble 
nécessaire,  gravité  que  légitime  ou  que  condamne  la 
portée  des  axiomes  émis. 

Il  est  évident  que  lorsqu'un  peintre  moderne  —  un  des 
plus  importants  —  prononce  solennellement  devant  un 
«  arlequin  »  qu'il  vient  de  peindre  :  «  Il  n'y  a  pas  de  pieds 
dans  la  nature  »,  un  certain  sourire  s'impose  au  coin  de  ses 
lèvres  —  et  que  seul  le  disciple  qui,  selon  l'anecdote 
connue,  répond  sérieusement  :  «  Ah!  oui,  c'est  vrai  », 
assume  tout  le  ridicule. 

Nous  ne  citerions  pas  cet  exemple  si  le  maître  es  para- 
doxes qu'est  Picasso  ne  nous  avait  pas  tout  récemment 
été  proposé  en  exemple  comme  réalisant  le  type  de  l'anti- 
théoricien,  et  si  son  extraordinaire  fécondité  n'était  pas 
attribuée  par  certains  à  son  dédain  des  «  explications  ». 
Intelligent  et  sachant  par  expérience  qu'on  n'est  jamais 
goûté  pour  ses  qualités  mais  bien  pour  ses  défauts,  Picasso 
a  renoncé  à  se  faire  comprendre,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
qu'il  ait  renoncé  par  la  même  occasion  à  se  comprendre, 
donc  à  raisonner  sur  lui-même.  Des  théories,  il  en  a  ;  il 
en  profère  souvent  de  très  sérieuses,  et  les  poètes  qu'il 
forma,  ou  qu'il  transforma,  les  écrivent  pour  lui.  D'ail- 
leurs nombre  de  ses  toiles  sont  l'expression  de  théories 
sans  cesse  renouvelées  —  à  ce  point  que  maint  peintre 
s'est  trouvé  une  personnalité  en  spéculant  sur  un  seul  de 
ses  tableaux  didactiques. 

La  plus  grave  accusation  que  nous  voulons  relever  est 
celle  qui  vise  l'a  priorisme  des  théories,  et,  partant,  leur 


I006  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pouvoir  plus  dissolvant  que  fécondant  :  Les  théories  les 
plus  ingénieuses,  dit-on,  ont  toujours  le  grave  tort  de  se 
manifester  avant  l'œuvre  définitive.  Encore  que  ce  rai- 
sonnement ne  nous  dérange  pas,  puisque  nous  pensons 
que  les  théories,  menant  à  l'oeuvre  définitive,  il  est  néces- 
saire qu'elles  la  précèdent,  nous  nous  demandons  quelle 
est  la  production  qui  a  jamais  semblé  «  définitive  »  dès 
sa  parution  ? 

Certains,  parmi  les  critiques  qui  nous  admonestent, 
ont  des  cheveux  blancs.  Leurs  vœux  impatients  flattent, 
certes,  mais  étonnent  les  artistes  dont  nous  sommes,  qui, 
n'ayant  dépassé  la  trentaine  que  depuis  peu  d'années, 
se  voient  tout  à  coup  sommés  de  donner  des  preuves 
définitives  de  leiu  savoir,  alors  que  jusqu'ici  un  tel 
exemple  ne  leur  semble  pas  encore  avoir  été  fourni  par 
leurs  difficiles  aînés. 

Pour  bien  comprendre  de  quelle  utilité  sont  les  théories 
pour  le  jeune  peintre,il  faut  réaliser  la  situation  terriblement 
embarrassée  qui  lui  est  faite  depuis  l'impressionnisme. 
Il  est  environné  d'énormes  dangers,  de  tentations  opposées, 
envahi  de  mauvaises  habitudes,  de  tics  attrapés  à  lutter 
contre  des  fantômes  qu'il  prit  souvent  pour  des  périls 
véritables,  tellement  le  brouillard  qui  l'enveloppe  est 
opaque.  De  plus,  et  c'est  ce  qui  fait  le  pathétique  de  sa 
situation,  il  est  enlisé  sous  les  théories  les  plus  contradic- 
toires, les  plus  obscures,  les  plus  basses,  qu'amoncelle 
inlassablement  sur  sa  tête  un  public  qui  veut  à  tout  prix 
penser  pour  lui.  Les  injonctions  les  plus  dénuées  de 
bon  sens,  les  souhaits  les  plus  Httéraires,  les  desiderata  les 
plus  inopportuns  assaillent  de  tous  côtés  l'artiste  et 
revêtent  invariablement  la  forme  qu'on  reproche  à  ce 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  IOO7 

dernier  de  donner  à  ses  certitudes  !  Que  faire  dans  un 
pareil  chaos  de  formules  négatives,  sinon  s'orienter  à  l'aide 
de  formules  positives  ? 

Ces  instruments  de  libération,  les  «  théories»,  que  nous 
persistons  à  doter  de  vertus  stimulantes,  que  seront-ils  ? 
Des  points  de  repère,  pris  par  l'artiste  sur  le  chemin  mysté- 
rieux que  lui  tracera  son  instinct.  Le  peintre  moderne, 
nouveau  primitif  sans  candeur,  travaille  avec  de  piètres 
outils  dans  les  ténèbres  que  le  public  le  moins  «  éclairé  » 
qui  puisse  se  rêver,  épaissit  à  loisir  autour  de  lui.  Quel- 
quefois son  outil,  frappant  le  point  juste,  fait  jaillir  une 
étincelle  :  on  lui  demande  aussitôt  de  ne  pas  la  remar- 
quer, au  lieu  de  se  réjouir  de  ce  qu'à  cette  précaire  lueur 
il  distingue  un  peu  de  la  route  obscure  qui  lui  reste  à 
parcourir!  Nous  insistons  sur  ce  point  afin  d'être  bien 
compris.  Qu'on  n'aille  pas  nous  accuser  à  nouveau 
d'empiéter,  par  nos  théories  intellectuelles,  sur  notre 
instinct  ;  il  ne  s'agit  pas  ici  d'anticipations,  mais  d'un 
effort  à  posteriori,  de  constatations  sur  un  travail  non 
préconçu. 

Peut-être  siérait-il,  avant  de  définir  les  théories  du 
peintre,  de  définir  d'abord  le  peintre,  cet  animal  complexe 
qui,  d'ime  façon  peut-être  plus  étroite  qu'aucun  autre 
artiste,  doit  ohéir  dans  la  même  mesure  aux  sollicitations 
successives  de  la  matière  et  de  l'esprit,  et  dont  les  réus- 
sites et  les  échecs  ne  proviennent  le  plus  souvent  que  de 
la  bonne  ou  de  la  mauvaise  orientation  donnée  à  son  ins- 
tinct par  son  intelligence.  De  plus,  le  peintre  est  peut- 
être   l'artiste   le   plus   profondément    asservi    par   son 


I008  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

métier.  A  quoi  lui  servirait  de  masquer  l'énorme  sérieux  de 
son  cas  par  une  attitude  détachée?  L'histoire  nous  le 
montre  à  chaque  instant  émerveillé  de  la  trouvaille  qu'il 
vient  de  faire,  quittant  le  chevalet  pour  se  prouver  à 
lui-même  la  valeur  de  ses  découvertes.  Il  n'y  a  qu'un  siècle 
à  peu  près  que  ce  geste  est  incriminé  —  depuis  Barbizon 
où  se  crée  la  légende  du  peintre-ruminant.  Il  sera 
intéressant  d'étudier  les  modalités  du  «  paysagisme  »,  si 
nous  osons  dire,  et  de  fixer  la  décadence  du  personnage 
naguère  dictateur  des  éléments,  aujourd'hui  asservi  aux 
plus  misérables  contingences. 

Le  peintre  absorbé  par  le  paysage  et  qui  ne  vise  qu'à 
fixer  par  une  espèce  de  mimique  les  vibrations  qui  l'agitent, 
qui  ne  veut  que  prolonger  sur  la  toile  les  ondes  qui  l'enva- 
hissent voluptueusement,  n'a  pas  besoin  de  «  dicter  ses 
conditions»  à  ses  émotions.  Il  est  l'outil  aveugle  que  manie 
la  nature.  Il  n'a  pas  besoin  de  connaître  les  lois  dont 
il  n'est  que  l'exécuteur  inconscient.  Il  ne  lui  est  d'aucune 
utilité  de  se  recueillir  devant  ses  œuvres  et  d'en  dégager 
la  signification  pour  s'épargner,  dans  l'œuvre  future,  de 
douloureux  tâtonnements.Son  horizon  spirituel  est  exacte- 
ment délimité  par  les  bornes  de  celui  que  ses  yeux  redé- 
couvrent chaque  jour.  Logique  à  sa  façon,  il  maintient 
son  esprit  dans  une  incompréhension  opportune  qui  lui 
épargne  l'ennui  de  parcourir  un  territoire  étroit  dont  il 
connaîtrait  les  moindres  détails.  Le  soin  qu'il  met  à  ne 
recueillir  aucun  souvenir  profond,  à  n'acquérir  aucune 
expérience,  lui  permet  de  s'étonner  toute  sa  vie  des  mêmes 
phénomènes  immédiats.  Mais  le  peintre  ambitieux  de 
reculer  les  limites  de  son  investigation  matérielle  et 
morale   n'épargnera   rien   pour  se  dresser  à  lui-même 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  IOO9 

l'inventaire  des  lois  dont  il  découvre,  à  certains  moments 
d'illumination,  un  nouvel  article.  Allégé  par  la  décharge 
de  son  instinct,  qui  le  fit  travailler  dans  cette  inconscience 
divine  propice  au  geste  créateur,  il  a  reprend  ses  esprits  ». 
Il  constate  le  miracle.  La  source  jaillit  à  ses  yeux.  Aucune 
spéculation  intellectuelle  n'eût  été  capable  de  lui  faire 
trouver  le  moindre  détail  de  cette  loi  qu'il  fixe,  à  tête 
reposée,  en  une  formule  commode.  La  théorie,  énumération 
jamais  complète  d'une  série  de  règles  qui  s'amorcent  l'une 
l'autre,  n'est  donc  pas  le  produit  de  la  froide  raison,  mais 
de  l'instinct  qui  travaille  silencieusement,  allumant  au 
foyer  intérieur  un  feu  mystérieux  dont  la  raison  ne  fait 
que  recueiUir  les  cendres  brûlantes.  La  preuve  la  plus 
éclatante  que  cette  loi  que  fixe  la  théorie  ressortit  au 
pur  instinct,  c'est  que  le  plus  misérable  professeur  d'esthé- 
tique la  connaissait  avant  l'artiste  ;  qu'elle  a  été  mille 
fois  exposée,  et  mille  fois  oubHée.  En  effet,  c'est  en  quelque 
sorte  une  nécessité  vitale  qu'une  loi  ait  besoin  d'être 
méconnue  à  un  certain  moment,  afin  d'être  avec  émer- 
veillement retrouvée  un  jour;  sa  vertu  s'évapore  rapide- 
ment ;  elle  ne  recouvre  son  parfimi  qu'après  avoir  été  long- 
temps séquestrée.  Ceci  expHque  l'utilité  de  certains 
désastres  historiques,  des  naufrages  de  la  pensée  ;  c'est 
l'unique  légitimation  des  périodes  romantiques,  inondant 
les  rivages  de  l'esprit  du  hmon  fertilisant  de  l'ignorance 
ou  de  la  révolte. 

Les  lois  éternelles  de  l'architecture,  de  la  sculpture  et 
de  la  peinture,  pourraient  tenir  en  une  ridicule  petite 
plaquette.  Heureusement  qu'un  tel  catéchisme  ne  serait 
jamais  appris  par  les  artistes,  et  que  leur  premier  geste 
serait  d'en  renier  tous  les  articles  :  à  leurs  yeux,  ces  vérités 

64 


lOIO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

trop  délimitées  ne  seraient  plus  que  des  lieux  communs. 
Il  faut  que  l'artiste,  au  sein  d'un  groupe  d'expériences 
passionnées,  ait  la  subite  révélation  d'une  loi  pour  que 
celle-ci  lui  apparaisse  investie  de  ses  anciens  pouvoirs. 
Les  lois  sont  des  armes  dont  le  tranchant  —  dont  le 
double  tranchant  —  s'émousse  rapidement  et  auxquelles 
il  faut  faire  subir,  avant  de  les  aiguiser,  et  la  trempe  de  la 
négation,  et  celle  de  la  découverte. 


* 
♦  * 


Il  serait  intéressant  de  faire  l'analyse  des  mouvements 
d'épanouissement  ou  de  décadence  artistique,  en  emprun- 
tant la  tournure  d'esprit  de  nos  critiques  chagrins.  Nous 
verrions  ainsi  que  les  plus  pures  floraisons  d'art  se  sont 
produites  à  des  époques  où  il  eût  été  facile  de  déplorer 
avec  la  tournure  d'esprit  moderne,  que  les  artistes  se  li- 
vrassent à  des  recherches,  à  des  spéculations  théoriques. 
Car  les  grandes  périodes  artistiques  sont  justement  des 
périodes  d'interrogation  ardente.  Tous  les  esprits  sont 
orientés  vers  la  recherche  d'un  système  constructif  et  les 
cerveaux  travaillent  autant  que  les  sensibilités.  Des 
idées  succèdent  aux  premières  œuvres  hésitantes  et  pré- 
parent les  créations  suivantes  plus  assurées.  Ce  sont  les 
périodes  dites  archaïques  ou  primitives.  A  ces  mouvements 
interrogatifs  succèdent  les  mouvements  satisfaits  qui 
caractérisent  les  périodes  de  conclusion  et  de  décadence. 
Les  artistes  héritent  d'un  système  d'idées  trop  cohérent 
et  de  procédés  infaillibles.  Un  maître  suprême  apparaît 
qui  relie  les  lois  en  un  faisceau  définitif,  et  ses  disciples 
épuisent  en  redites,  en  surcharges,  en  superfluités,  une 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  lOII 

activité  qui  ne  peut  plus  s'user  en  d'anxieuses  études. 
Les  périodes  privilégiées,  aux  créations  abondantes  et 
pures,  sont  justement  les  époques  primitives  où  toutes  les 
règles  sont  à  découvrir,  ou  à  redécouvrir.  Une  grande 
innocence  baigne  les  esprits  tout  tournés  vers  une  vérité 
à  peine  discernable.  Les  archaïques  grecs  ont  le  regard 
étonné  de  l'enfant  qui  interroge  le  monde  à  chaque  ins- 
tant ;  ils  ont  le  sourire  des  premières  découvertes  et  la 
robustesse  des  premières  détentes.  Phidias  met  un  terme 
à  une  enquête  de  plusieurs  siècles  et  laisse  à  ses  successeurs 
une  vérité  trop  parfaitement  organisée,  trop  complète, 
pour  qu'ils  puissent  y  ajouter  quoi  que  ce  soit.  Les  figures 
de  Scopas  ou  de  Praxitèle  portent  déjà  l'empreinte  d'une 
lassitude  infinie  et  leur  corps  s'amenuise  à  des  contacts 
trop  raffinés.  De  même,  en  France,  le  gothique  résolvant 
tous  les  problèmes  posés  par  le  roman,  perd  de  sa  force 
au  fur  et  à  mesure  qu'il  s'éloigne,  comme  de  sa  source, 
des  inquiétudes  qui  le  motivèrent  et  meurt  de  se  com- 
plaire dans  une  science  tellement  circonscrite  qu'elle  ne 
laisse  place  à  aucune  évasion. 

La  situation  des  jeunes  peintres,  qui  ont  reçu  le  baptême 
impressionniste,  est  merveilleuse,  tellement  elle  est  péril- 
leuse. L'artiste  contemporain  se  trouve,  si  j'ose  dire,  en  un 
double  état  de  grâce  et  de  corruption.  D'ime  part,  il 
bénéficie  de  l'ensemble  parfaitement  cohérent  des  lois 
picturales  impressionnistes.  S'il  ne  cherche  qu'à  en  tirer 
parti,  avec  la  tranquiUité  repue  d'un  légataire  universel, 
il  hérite  de  la  malheureuse  sécurité  des  périodes  de 
conclusion  et  il  est  irrémédiablement  condamné  à  ces 
redites  mièvres  dont  les  boutiques  parisiennes  accablent 
nos  regards.  D'autre  part,  pour  peu  qu'il  médite,  il  doit 


I0I2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

arriver  à  reconnaître,  à  l'aide  d'une  série  de  raisonnements 
«  théoriques  »,  l'infériorité  des  moyens  impressionnistes 
par  rapport  à  l'interrogation  impressionniste.  Il  épaissira 
ainsi  autour  de  lui  un  mystère  nouveau,  il  reculera  les 
bornes  de  l'inconnaissable  et  pénétrera  dans  cette 
région  de  l'ignorance  supérieure  dont  les  triomphateurs 
du  jour  longent  les  parois  extérieures,  tout  enivrés  de 
leur  petite  science  aveugle. 

C'est  obéissant  confusément  à  ce  besoin  de  dénuement 
inquiet  et  fécond  que  les  futuristes  souhaitaient  niaise- 
ment la  destruction  des  Musées  et  que  de  nos  jours  mille 
«  paysagistes  »  au  sens  indiqué  plus  haut,  se  flattent  de 
n'y  jamais  mettre  les  pieds.  Redputant  de  faire  l'ange, 
ils  font  la  bête  exprès  ;  ou  bien,  comme  l'autruche  qui 
croit  être  à  l'abri  du  danger  en  se  cachant  sa  tête  sous 
l'aile,  ils  imaginent  supprimer  le  fatal  héritage  en 
l'oubliant.  Mais  d'abord  les  Musées  ne  sont  qu'un 
étalage  d'exemples,  et  non  un  énoncé  des  règles  que 
ces  exemples  illustrent.  Raisonner  devant  un  chef- 
d'œuvre  n'est,  la  plupart  du  temps,  que  soulever  une 
hypothèse.  Le  Réaliste  «  aux  reins  solides  »,  ce  n'est  pas 
en  se  livrant  sur  la  toile  à  d'herculéens  efforts  de  déné- 
gation qu'il  prouvera  sa  force,  mais  bien  en  acceptant 
de  ses  mdtres  immédiats  le  plus  d'indications  possible.  Le 
Gréco  a  pu,  sans  se  diminuer,  recevoir  la  leçon  de  Venise. 
Grâce  à  son  acceptation  des  principes  connus,  il  put 
apercevoir  tous  ceux  qui  lui  restaient  à  découvrir.  Les 
leçons,  loin  de  les  dessécher,  abreuvèrent  son  instinct  et 
sa  raison  ;  elles  eurent  sur  son  esprit  un  pouvoir  pneuma- 
tique ;  elles  créèrent  un  vide  qu'il  sut  magnifiquement 
combler  par  des  spéculations  personnelles.   De  même 


DE    LA    NÉCESSITÉ    DES    THÉORIES  IOI3 

Opérèrent  en  France  David  et  Ingres,  et  tout  près  de 
nous,  Cézanne.  On  peut  dire  de  ces  grands  hommes, 
qu'ils  construisirent,  sur  un  plan  supérieur,  à  force  d'in- 
quiétude lucide,  une  région  équivalente  à  celle  de  la 
nsdveté  des  primitifs. 

Les  grands  constructeurs  nous  apparaissent  ainsi,  à 
travers  leurs  caractères  particuliers,  comme  des  artistes 
chez  qui  l'intelligence  s'applique  à  suivre  de  près  l'instinct, 
à  en  recueillir  et  déchiffrer  les  découvertes,  et  à  trans- 
former la  parcelle  de  vérité  ainsi  obtenue  en  une  inquiétude 
plus  élevée  que  la  première  et  qui  amorce  de  nou- 
velles trouvailles  jamais  «  définitives  ».  Et  les  grandes 
époques  constructives  sont  celles  où  une  immense  inter- 
rogation nationale  oriente  les  questions  que  l'artiste 
adressera  au  monde... 

Il  semble  qu'une  vaste  aspiration  européenne  fasse 
osciller  en  ce  moment  les  murailles  qui  délimitaient 
la  petite  région  spirituelle  dont  se  contentaient  les  bour- 
geois d'avant-guerre,  nos  amateurs  et  les  maîtres  de  nos 
destinées  matérielles.  Les  pochades  et  les  divertissements 
que  cultivaient  les  peintres  opportunistes  ne  vont  plus 
cadrer  avec  l'édifice  agrandi.  Ceux  d'entre  eux  qui  vou- 
dront amplifier  leur  ouvrage  sans  renoncer  à  leurs  tristes 
et  piètres  moyens,  éclateront,  comme  la  grenouille  de  la 
fable.  Le  salut  est  promis  à  ceux  qui  dégageront,  par  des 
méditations  cristalUsées  en  théories,  leur  intelHgence 
submergée  par  l'instinct,  et  à  ceux  aussi,  il  faut  le  sou- 
ligner afin  d'être  totalement  compris,  qui,  renonçant  à 
tout  à  priorisme,  sauront  colorer  la  pure  eau  de  leur 
intelligence  du  vin  de  leur  sensualité  retrouvée. 

ANDRÉ     LHOTE 


I0I4 


DEUX  ÉLÉGIES 


Ce  cher  bonheur  que  j' abrite 
Entre  mes  deux  mains  crispées, 
Est-ce  donc  lui,  frère  étrange, 
Que  tu  ne  peux  pardonner  ? 

Est-ce  l'amour  qui  me  hante, 
Est-ce  la  femme,  l'enfant, 
Ou  ce  chant,  comme  une  flamme 
Qui  dure  dans  l'ouragan  ? 

Ou  le  souffle  qui  m'entraîne 
Vers  mes  montagnes  promises, 
Ou  ces  traces  misérables 
Que  je  laisse  dans  la  grève  ? 

Ou  quoi  ?  Le  sais-tu,  mon  frère  ? 
0  mon  ami,  mon  fardeau  ! 
Toi,  la  blessure  vivante 
Au  flanc  de  toute  la  joie  ! 

Dis-moi,  chère  âme  farouche 
Elue  entre  les  témoins  : 
Pour  que  jamais  ton  sourire 
M'éclaire  sans  désaveu, 


DEUX    ÉLÉGIES  IOI5 

Que  faut-il  que  je  t'immole  ? 
Que  dois- je,  de  tout  moi-même, 
Apporter  devant  ton  seuil 
Comme  une  biche  égorgée  ? 


II 


Pour  cesser  de  convoiter 
Les  minutes  succulentes 
Qui  naîtront  demain, 

Pour  mériter  une  joie 
Dont  je  demeure  accablé, 
0  moi  très  indigne, 

Pour  vivre  avec  vous  que  j'aime 
Et  non  point  avec  les  ombres 
Du  vaste  avenir, 

Me  faudra-t-il  trébucher, 

Mains  enchaînées,  pieds  déchaux 

Et  la  corde  au  col  ? 

GEORGES  DUHAMEL 


DONOGOO-TONKA 

OU 
LES  MIRACLES  DE  LA  SCIENCE 

CONTE       CINÉMATOGRAPHIQUE 

(QUATRIÈME    PARTIE 
1 


Un  autre  groupe  d'Aventu- 
riers rencontre  par  hasard  le 
campement 


La  fin  deraprès-midi  sur  le  campement  des  Aventuriers. 
Notre  premier  sentiment  est  l'admiration.  Quel  travail 
en  une  semaine  !  Plus  de  tentes.  Une  dizaine  de  cabanes 
sont  achevées.  Elles  entourent  la  place  et  amorcent  deux 
avenues,  l'une  vers  la  prairie,   l'autre  vers  la  rivière. 

A  droite  de  la  place,  une  baraque,  plus  spacieuse  que 
les  autres,  doit  servir  de  magasin  à  vivres.  Le  devant 
s'en  rabat  de  manière  à  former  ime  espèce  de  comptoir 
primitif.  Des  gobelets  y  restent  posés. 

A  gauche  de  la  place,  ime  seconde  baraque  du  même 
genre,  mais  encore  plus  vaste  et  entièrement  close.  Peut-être 
y  enferme-t-on  les  tentes,  les  outils,  les  provisions  de  bois. 

Sur  le  chemin  de  la  prairie,  on  s'occupe  à  construire 
un  abri  pour  les  bêtes  de  somme  que  voici,  qui  reviennent 
de  la  rivière  où  leur  conducteur  les  a  abreuvées. 


DONOGOO-TONKA  IOI7 

Soudain  il  se  propage  une  certaine  inquiétude.  Les 
chiens  galopent  en  rond  et  aboient. 

Les  hommes  quittent  leur  travail.  Ils  aperçoivent  on 
ne  sait  quoi.  Ils  se  ramassent  peu  à  peu.  Quelques-uns 
sont  allés  prendre  un  fusil  dans  leur  cabane. 

Maintenant  ils  sont  groupés  autour  du  poteau  et  ils 
regardent  tous  une  région  de  l'espace  que  nous  ne  voyons 
pas.  L'écriteau  qui  n'a  pas  bougé  depuis  l'autre  fois  les 
domine  et  les  nomme.  Eux  n'y  pensent  point  ;  ils  sont 
tout  à  leur  alerte.  Mais  nous,  nous  sommes  saisis  d'une 
émotion  singulière  ;  nous  ne  pouvons  détacher  nos  yeux 
de  cette  petite  troupe  serrée  autour  du  poteau  ;  de  cette 
chose  naissante  et  inquiète  dont  le  pot  eau  prononce  le  nom. 

Ce  qu'on  guettait  paraît  enfin  :  cinq  hommes,  avec 
deux  ânes  et  im  mulet,  le  tout  fourbu. 

Le  premier  regard  des  arrivants  est  pour  l'écriteau. 
Donogoo-Tonka  !  Malgré  leur  fatigue,  ils  font  un  geste 
de  jubilation,  un  seul,  il  est  vrai. 

Du  même  coup,  le  groupe  des  fondateurs  se  détend  un 
peu.  On  cause.  Nous  devinons  bien  ce  qui  se  dit. 

«  C'est  ici  Donogoo  ? 

—  Sûr.  Vous  voyez. 

—  Pas  très  grand,  Donogoo. 

—  Moins  grand  que  Chicago,  sûr.  Mais  ça  peut  venir. 

—  On  est  bien  ? 

—  Parfaitement  bien.  Paysage  épatant.  Chmat  sain. 
Voyez  :  mines  superbes. 


Et  on  trouve  de  Tor? 
Oui,  pas  mal. 
De  quel  côté? 


I0l8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Un  des  Fondateurs  indique  la  rivière  du  geste.  Il  y  a 
un  moment  de  silence.  Les  arrivants  ne  jugent  pas  ça 
encore  des  plus  clairs.  Mais  ils  sont  si  abrutis  de  fatigue 
qu'ils  ne  cherchent  pas  les  difficultés. 

Ils  disent  que  leurs  provisions  sont  finies,  qu'ils  ont 
faim,  que  deux  mulets  leur  ont  crevé  en  route,  et  qu'il 
a  fallu  abandonner  le  chargement. 

Les  Fondateurs  deviennent  aimables.  Certes,  Donogoo 
n'est  pas  sans  ressources.  Nourriture,  boisson,  logement, 
on  peut  se  procurer  tout  cela  à  Donogoo.  Mais  la  vie  y 
est  très  chère,  horriblement  chère. 
Si  ces  messieurs  ont  de  l'argent... 
On  s'approche  de  la  baraque-buvette.  L'un  des  Fon- 
dateurs,  qui  en  est  le  tenancier,  y  pénètre,  pose  cinq 
gobelets  sur  le  comptoir  et  cinq  biscuits.  Il  offre  même 
un  peu  de  pâte  d'anchois.  Mais  il  faut  payer  d'avance. 
Ce  qui  est  fait. 

Les  autres  ont  encore  faim.  On  leur  sert  des  harengs. 
Très  cher,  le  hareng,  messieurs,  hors  de  prix  !  Veuillez 
songer  !  A  cette  distance  de  la  côte  ! 
Puis  on  s'occupe  du  logement. 

La  grande  baraque  de  gauche,  voilà  précisément 
l'affaire.  Elle  sera  débarrassée  en  un  tour  de  main.  A 
moins  que  ces  messieurs  n'aiment  mieux  prendre  une 
tente  en  location  ? 

On  discute.  Deux  de  ces  messieurs  décident  de  partager 
une  tente.  Les  trois  autres  logeront  dans  la  baraque. 

Mais  l'on  ne  trouve  pas  que  le  nécessaire  à  Donogoo- 
Tonka.  L'un  des  Fondateurs  ressort  de  sa  cabane  avec  une 
guitare.  Il  s'installe  au  pied  du  poteau.  Deux  autres 
s'accroupissent  près  de  lui. 


DONOGOO-TONKA  lOIQ 

Et  tandis  que  le  peuple  de  DonDgoo-Tonka  s'asseoit 
en  cercle,  un  chant  s'élève,  accompagné  de  guitare  et 
de  claquements  de  mains. 


A  Paris,  les  quais  de  la  gare  d'Orsay.  Lamendin  et 
ses  Pionniers  vont  prendre  le  rapide  de  Bordeaux.  Le 
banquier,  le  professeur  le  Trouhadec,  Bénin,  Lesueur, 
divers  amis  assistent  affectueusement  à  ce  départ. 

Lamendin  parait  très  gai.  Il  s'oecupe  de  caser  toute 
sa  troupe.  Il  veille  aux  bagages.  Il  distribue  des  accolades 
et  des  adieux. 

Il  trouve  une  parole  aimable  pour  chacun,  et  plusieurs 
phrases  entières  pour  le  professeur  Yves  le  Trouhadec. 

3 

Donogoo-Tonka,  son  poteau  et  son  peuple.  L'animation 
du  matin. 

Le  tenancier  de  la  buvette  achève  de  fixer  sur  l'édifice 
une  enseigne  peinte  soigneusement  au  goudron  : 

DONOGOO  CENTRAL  BAR 

En  face,  deux  autres  Fondateurs,  juchés  sur  le  toit 
de  la  grande  baraque,  ont  beaucoup  de  peine  à  trouver 
la  position  la  plus  convenable  pour  une  immense  ins- 
cription qu'ils  tiennent  chacun  par  un  bout  : 

LONDON  &  DONOGOO-TONKA'S  SPLENDID  ttOTEL 

Un  aide  examine  d'en  bas  l'effet  de  l'inscription  et 
donne  des  conseils. 

Non  loin,  cinq  mulets  sont  rassemblés.  Ils  ont  leur  bât, 
mais    point    de    chargement.    Trois    conducteurs,    bien 


1020  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

armés,  font  les  derniers  préparatifs.  Nous  comprenons 
qu'il  s'agit  d'aller  chercher  des  vivres  dans  la  contrée 
la  plus  proche  ;  et  les  conducteurs  reçoivent  diverses 
recommandations  touchant  les  achats,  les  délais  de  route 
et  l'itinéraire. 

Sur  la  gauche,  plusieurs  hommes  s'agitent.  C'est  la 
rivière  qui  les  intéresse.  Malgré  la  distance,  il  nous  semble 
reconnaître  certains  des  nouveaux  venus.  Ils  se  penchent, 
manient  des  outils,  accomphssent  des  opérations  que 
nous  serions  embarrassés  de  nommer. 

Soudain,  l'un  d'eux  fait  de  grands  gestes.  Les  autres 
se  penchent  sur  lui.  Tous  paraissent  saisis  d'un  bizarre 
transport.  Ils  sautent  sur  place,  puis  ils  accourent  en 
vociférant. 

Le  convoi,  qui  déjà  s'ébranlait,  s'arrête.  Les  poseurs 
d'enseignes,  eux-mêmes,  sont  distraits  de  leur  besogne. 


«  Nous  avons  de  l'or  !  Il  y 
a  de  Tor  dans  le  sable  de  la 
rivière  !  » 


Les  moins  étonnés  ne  sont  pas  les  Fondateurs.  Mais  ils 
tâchent  de  n'en  rien  laisser  voir.  Ils  ont  l'air  de  dire  : 

«  Quoi  !  Vous  en  doutiez  ?  » 

Au  vrai,  ils  n'en  reviennent  pas  ;  ils  échangent  des  regards 
qui  signifient  :  «  Est-ce  possible  !  Dieu  existe-t-il  ?  »  Ils 
se  trouvent  un  peu  bêtes. 

Mais  leur  désarroi  ne  dure  pas  longtemps.  Les  voilà 
qui  catéchisent  les  conducteurs  du  convoi  de  mulets. 


DONOGOO-TONKA  102 1 

«  Vous  entendez  ?  De  For,  des  pelletées  d'or.  Tâchez 
de  raconter  ça  comme  il  faut.  » 

Le  tenancier  de  la  buvette  se  retire  discrètement,  pen- 
dant que  les  conversations  continuent.  Au  bout  d'une 
minute,  il  reparait,  et  accroche  sous  son  enseigne  un 
modeste  écriteau  : 

vu  LES  DIFFICULTÉS 

HAUSSE  DE  500/0 

SUR    LES    MARCHANDISES 

Quant  aux  propriétaires  du  «  London  &  Donogoo- 
Tonka's  Splendid  Hôtel  »,  on  ne  s'est  pas  aperçu  de  leur 
absence  que  déjà  ils  font  les  acrobates  sur  le  toit  et  dé- 
roulent cette  inscription  complémentaire  : 

PROXIMITÉ   IMMÉDIATE   DES   CHAMPS   d'OR. 


Mélancolie  en  mer 


Lamendin  à  l'arrière  d'un  paquebot.  Il  est  triste. 
Il  songe  manifestement  à  des  complications  prochaines 
et  insolubles. 

Fonder  une  ville  !  Au  centre  d'un  continent  désertique  ! 
Avec  vingt-quatre  pionniers  de  la  place  du  Tertre  et  du 
café  de  là  Rotonde  !  C'est  une  fameuse  plaisanterie. 

Peut-être  une  trace  de  mal  de  mer  achève-t-elle  d'aigrir 
ses  méditations. 


1022  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

5 


Les  ennemis  de  le  Trouhadec 
reprennent  l'assaut 


Yves  le  Trouhadec,  dans  son  cabinet  de  travail.  Il  fume 
un  cigare,  d'un  air  assez  avantageux. 

Mais  voici  que  la  servante  lui  apporte  une  enveloppe. 
Il  en  extrait  une  coupure  de  périodique  : 


LA  ROCHE  TARPÉIENNE 

M.  Yves  le  Trouhadec  affecte  pour 
le  moment  des  allures  triomphantes,  qui 
amusent  bien  ceux  qui  l'ont  connu,et  pro- 
clame à  tout  venant  sa  certitude  de  pas- 
ser haut  la  main  à  l'élection  de  l'Institut 
dont  quelques  semaines  nous  séparent. 

Nous  sommes  nonobstant  en  mesure 
de  reproduire,  sans  aucune  crainte  de 
démenti,  une  assertion  que  nous  avons 
déjà  pubhée. 

Donogoo-Tonka,  principal  titre  de 
gloire  du  géographe  Yves  le  Trouhadec, 
est  une  joyeuse  invention,  à  moins  que 
ce  ne  soit  une  sombre  canaillerie. 

Donogoo-Tonka  n'existe  pas  et  n'a 
jamais  existé. 

Nous  recevrons  avec  plaisir  dans  nos 
bureaux  les  personnes  qui  se  croiraient 
à  même  de  nous  prouver  le  contraire. 


DONOGOO-TONKA  IO23 

A  quoi  bon  le  dissimuler  ?  M.  le  Trouhadec  éprouve 
un  choc  dans  le  creux  de  l'estomac.  Il  songe  soudain  qu'il 
a  eu  le  tort  de  manger  des  betteraves  en  salade,  et  qu'il 
a  toutes  les  chances  de  ne  pas  les  digérer. 


Une     délégation     d'action- 
naires vient   poser   au   ban- 
quier     quelques     questions 
gênantes 


Dans  le  cabinet  directorial  des  grands  boulevards, 
le  banquier  a  pris  la  place  de  Lamendin. 

Pour  l'instant  il  signe  des  pièces  et  distribue  du  travail 
à  des  subalternes.  Il  est  soucieux,  mais  il  se  domine  par- 
faitement. 

Un  huissier  apporte  une  carte  où  quelques  mots  sont 
écrits  au  crayon.  Le  banquier  fait  une  moue  impercep- 
tible, congédie  les  subalternes  et  donne  l'ordre  d'introduire 
les  visiteurs. 

Trois  messieurs  se  présentent,  d'une  façon  presque  céré- 
monieuse. Le  banquier  les  accueille  avec  aisance  et 
dignité.  Il  les  pèse  et  les  évalue  rapidement,  tandis  que 
s'échangent  les  premières  paroles. 

Deux  d'entre  eux  ont  un  air  endimanché  et  une  phy- 
sionomie assez  sotte.  Ils  forment  soigneusement  leurs 
phrases.  Ils  ne  sont  pas  très  redoutables. 


1024  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  troisième  est  plus  dangereux.  Il  ne  semble  troublé 
ni  par  l'aspect  du  lieu,  ni  par  le  souci  de  sa  propre 
contenance.  Le  banquier  ne  s'occupe  réellement  que 
de  lui. 

Ces  messieurs  viennent  décrire  certaines  inquiétudes 
dont  un  groupe  d'actionnaires  se  sent  envahi.  D'absurdes 
calomnies  se  propagent  sur  le  compte  de  la  Donogoo- 
Tonka.  Le  cours  des  actions  en  a  subi  l'effet.  Ces  messieurs 
aimeraient  qu'à  cette  campagne  il  fût  répondu  par  des 
arguments  décisifs.  La  Direction  est-elle  en  mesure  de  les 
fournir  ? 

Le  banquier  déclare  qu'il  s'associe  aux  légitimes  préoc- 
cupations des  actionnaires.  Mais  on  ne  doit  nourrir  aucune 
crainte  sérieuse.  L'affaire  passe  par  un  temps  mort.  Pas 
une  crise  ;  un  temps  mort,  simplement.  Il  est  donné  un 
effort  considérable  dont  les  résultats  n'apparaîtront  qu'un 
peu  plus  tard.  Il  faut  avoir  confiance.  Et  quant  à  telles 
calomnies  par  trop  stupides,  haussons  les  épaules. 

Du  reste,  si  l'un  de  ces  messieurs  disposait  de  quelques 
loisirs,  la  Direction  serait  enchantée  de  s'entretenir  plus 
longuement  avec  lui,  de  l'initier  au  détail  nécessairement 
confidentiel  de  l'entreprise  et  même  de  lui  faciliter  un 
voyage  d'études. 

Le  troisième  actionnaire,  directement  visé,  ne  sort  pas 
de  sa  réserve  ;  mais  il  n'y  a  rien,  dans  son  regard,  de 
franchement  hostile,  rien  d'irréductible. 

L'entrevue  s'achève  sans  trop  de  malaise. 

Pourtant  le  banquier,  demeuré  seul,  prend  une  mine 
fort  soucieuse. 


DONOGOO-TONKA  1025 


Projections  successives,  puis  simultanées. 

1.  Lamendin  sur  son  paquebot.  Un  petit  temps  bru- 
meux. Les  méditations  de  Lamendin  se  diffusent  dans  le 
brouillard.  Une  de  ses  visions  devient  pourtant  assez 
consistante  pour  que  nous  en  discernions  quelque  chose. 

Un  homme,  qui  ressemble  à  Lamendin,  qui  doit  être 
Lamendin  lui-même,  est  debout,  lié  à  un  piquet.  On  ne 
sait  quoi  fume  et  flambe  sous  ses  pieds.  De  grands  diables 
gesticulant  et  couronnés  de  plumes  font  une  danse  autour 
de  lui. 

2.  Le  Trouhadec  dans  son  cabinet  de  travail.  Il  songe 
à  Lamendin,  à  ce  navire  trop  lent,  qui  porte  leur  fortune. 

Le  songe  nous  devient  perceptible. 

Il  y  a  un  bateau,  au  milieu  de  l'Océan.  Sur  ce  bateau, 
Lamendin,  beaucoup  trop  grand,  démesuré,  sans  aucune 
proportion  raisonnable  avec  les  cheminées  et  les  mâts. 

Le  navire  est  désespérément  immobile,  ou  il  avance  si 
peu  que  c'est  tout  comme. 

Alors  le  Trouhadec,  lui-même  gigantesque,  met  les  pieds 
dans  la  mer,  en  pleine  mer,  juste  derrière  le  navire.  Il 
s'arc-boute  contre  le  navire  ;  il  pèse  et  pousse  de  toutes 
ses  forces.  Mais  la  mer  résiste  comme  de  la  poix. 

3.  Le  banquier  cesse  d'écrire,  et  se  renverse  dans  son 
fauteuil.  Il  plisse  tristement  le  front,  passe  deux  doigts 
sur  ses  yeux.  Nous  voyons  sa  pensée.  Lamendin  !  Lamen- 
din bien  en  rehef,  dur,  roide,  comme  un  manche  d'outil, 
Le  banquier  empoigne  Lamendin,  le  remue,  le  brandit, 
comme  le  manche  d'ime  'pelle  ou  d'un  pic.  Une  rude 
besogne  semble  s'accomphr.   Mais  soudain  il  demeure 

65 


to26  La  nouvelle  revue  française 

le  bras  levé,  la  bouche  ouverte,  comme  quelqu'un  qui, 
maniant  un  outil,  s'aperçoit  tout  à  coup  qu'il  ne  lui  en 
reste  plus  que  le  manche. 


8 

Le  marché  de  Taguaralzinho. 

Le  convoi  de  mulets  est  prêt  à  repartir  pour  Donogoo- 
Tonka.  Les  marchandises  sont  empilées  sur  l'échiné  des 
bêtes.  On  emmène  aussi  quelques  chèvres. 

Les  conducteurs  bavardent  encore.  On  les  entoure.  Ils 
parlent  avec  emphase  de  Donogoo  et  de  ses  richesses. 
Pour  la  vingtième  fois,  ils  évoquent  cet  or  qu'on  ramasse 
à  poignées  dans  la  rivière. 

Les  gens  de  Taguaralzinho  écoutent.  Ils  ne  croient  pas 
tout  sur  parole  ;  mais  ils  écoutent.  On  a  vu  tant  de  choses 
plus  merveilleuses. 

Et  puis  ce  convoi  qui  s'ébranle  n'a  vraiment  pas  mau- 
vaise mine.  Les  gens  de  Donogoo-Tonka  ne  trouvent 
peut-être  pas  autant  d'or  qu'ils  le  disent.  Mais  ils 
se  traitent  bien. 


Lamendin  se  décide  à  prendre 
les  Pionniers  pour  confidents 


Un  des  ponts  du  paquebot.  La  plupart  des  Pionniers 
sont  là.  Il  fait  de  la  houle.  Quelques  Pionniers  pairaissent 
en  proie  au  mal  de  mer.  Les  autres  attendent  leur  tour. 


DONOGOO-TONKA  IO27 

tâtent  le  creux  de  leur  estomac,  ou  s'ennuient  profondé- 
ment. Certains  ont  essayé  de  jouer  aux  cartes,  ou  de 
dessiner.  Mais  ça  remue  trop.  Il  n'y  a  plus  qu'à  bâiller 
ou  qu'à  vomir. 

On  aperçoit,  à  quelque  distance,  la  silhouette  de  Lamen- 
din.  Il  garde  une  majesté,  mais  dans  le  mode  funèbre.  On  le 
dirait  en  route  pour  le  rocher  de  l'exil.  Les  Pionniers 
l'observent,  parlent  de  lui  :  «  Il  n'a  pas  l'air  gai,  le  patron  !  » 

Lamendin  pivote  sur  ses  talons  et  marche  résolument 
vers  les  Pionniers.  Ils  semblent  surpris  et  attendent,  sauf 
ceux  qui  ont  le  mal  de  mer  et  que  ne  sauraient  plus 
toucher  d'aussi  médiocres  incidents. 

Ce  qu'il  dit,  nous  le  devinons  sans  trop  de  peine. 

«  Messieurs,  je  dois  vous  demander  cinq  minutes 
d'attention...  Quelque  chose  de  pleinement  confidentiel... 
et  qui  vous  intéresse  au  premier  chef... 

«  Je  crains  que  vous  ne  vous  rendiez  pas  im  compte 
exact  des  difficultés  qui  nous  attendent,  et  j'ai  à  cœur 
de  vous  «n  prévenir. 


...La  ville  de  Donogoo- 
Tonka  n'est  pas  rigoureuse- 
ment ce  que  vous  croyez.., 


Il  tousse,  s'arrête,  épie  les  physionomies. 


...  il  reste  beaucoup  à  faire. . , 
et  même,  comme  disait  Na- 
poléon, il  reste  tout  à  faire. 


1028  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  ménage  une  nouvelle  pause.  Les  Pionniers,  sans 
comprendre  rien  de  précis,  soupçonnent  quelque  cala- 
mité. 

«  Ce  qui  nous  attend,  c'est  la  savane,  la  brousse,  à  des 
centaines  de  lieues  de  la  côte... 


Donogoo-Tonka  existe, 
oui...  mais...  à  Tétat  de 
projet. 


«  Vous  saisissez  ?...  » 

Les  Pionniers  commencent  à  saisir.  Mais  ce  discours 
provoque  chez  eux  des  effets  bien  divers,  et  même,  çà  et  là, 
bien  singuliers. 

Quelques  Pionniers  entrent  dans  une  sorte  de  colère  : 
«  On  s'est  foutu  de  nous  !  C'est  dégoûtant  !  Il  est 
bien  temps  de  nous  dire  ça  !  Nous  ne  marchons 
plus  !  » 

Un  autre  se  met  à  rigoler,  d'un  rire  tumultueux,  en  se 
tapant  les  cuisses  et  en  cognant  le  sol  du  talon.  Il  rigole 
de  plus  en  plus  fort.  Il  tend  le  bras  du  côté  de  la  houle 
conmie  pour  chercher  un  témoin  digne  d'apprécier  une 
situation  aussi  désopilante. 

Un  autre,  que  le  mal  de  mer  travaillait  déjà  d'ime 
façon  sournoise,  vomit  soudain  jusqu'au  pied  du  mât 
d'artimon. 

Un  autre  fond  en  larmes  comme  un  enfant  perdu  à 
l'angle  d'un  carrefour. 


DONOGOO-TONKA  IO29 

10 


L'arrivée  à  Rio   de  Janeiro 


Lamendin,  les  Pionniers  et  de  nombreux  faquins 
quittent  le  débarcadère. 

Nous  les  voyons  monter  en  voittire,  suivre  plusieurs 
rues  sales  et  tortueuses,  puis  une  voie  beaucoup  plus  large 
et  s'arrêter  enfin  devant  une  longue  maison  basse  dans 
im  jardin  de  palmiers,  qui  est  Thôtel. 

Lamendin  gagne  sa  chambre,  fait  un  bout  de  toilette, 
ressort. 

Il  se  rend  à  la  poste,  qui  est  voisine  de  l'hôtel. 

L'employé  lui  remet  deux  télégrammes. 

L'un,  du  banquier  : 


Situation  très  délicate.  Baisse 
en  bourse.  Bruits  fâcheux. 
Faites  l'impossible  pour  ob- 
tenir résultats  très  prochains 


L'autre  du  maître  géographe  : 


Election  compromise.  Adver- 
saires    venimeux.      Aurais 
besoin  document  décisif  pour 
anéantir  calomnies 


1030  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Lamendin  lève  les  bras. 

«  Ils  me  font  rire  !  Qu'ils  viennent  un  peu  par  ici.  Baisse 
en  Bourse  !  Election  à  l'Institut  !  J'ai  d'autres  chiens  à 
fouetter.  » 

Mais  sa  mélancolie  y  trouve  de  nouvelles  nourritures. 

Il  froisse  les  dépêches  et  les  jette  au  ruisseau.  Il  veut 
être  seul.  L'idée  des  vingt-quatre  Pionniers  qui  l'attendent 
lui  redonne  un  commencement  de  mal  de  mer. 

Il  prend  des  rues  au  hasard.  Il  marche  la  tête  baissée. 
Il  ne  regarde  rien,  ni  les  tramways  perce-oreilles,  ni  les 
portefaix  qui  le  bousculent.  Ce  serait  pourtant  bien 
agréable  de  flâner  dans  cette  puissante  ville,  si  loin  de 
son  pays  !  Il  en  rêvait,  enfant,  comme  d'une  chose  trop 
belle  pour  être  vue  par  les  vrais  yeux.  Tout  ça,  pour  y 
arriver  avec  le  même  entrain  qu'à  Levallois-Perret  im  soir 
de  pluie.  Tout  ça,  poiu-  y  marcher  la  tête  baisséç. 

A  un  petit  carrefour,  il  ne  sait  plus  par  où  tourner  et 
s'arrête.  Il  jette  un  coup  d'œil  à  gauche,  puis  à  droite. 
Il  tressaute,  l'haleine  lui  manque,  il  recule.  Sur  un  mur, 
à  deux  pas,  une  affiche. 


DONOGOO-TONKA  I03I 


SAMEDI   29  OCTOBRE 

DÉPART     POUR 
DONOGOO-TONKA 

PAR 

UBERABA    ET    GOYAZ 

Lès  billets  délivrés  par  l'Agence 
donnent  droit  : 

jP  au  parcours  en  chemin  de  fer  jusqu'au 
point  terminus  de  la  ligne  ; 

2^  au  trajet  à  dos  de  mulet  de  ce  point 
jusqu'à  DonogoO'Tonka  ; 

30  au  transport  gratuit  de  50  kilogs  de 
bagages. 

MM.  les  voyageurs  devront 
s'occuper  de  leur  nourriture. 

Aucune  garantie  ne  peut  être  fournie 
quant    à  la  durée  exacte  du  trajet. 

Agence   MEYER-KOHN 
C\  rua  de  S*°'Antonio,6 


FIN    DE    LA    QUATRIÈME    PARTIE 


1032  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


CINQ_UIÈME     PARTIE 


Une  salle  à  manger  d'hôtel.  Par  les  baies,  on  aperçoit 
un  sombre  jardin  tropical. 

Lamendin  et  les  Pionniers  entourent  une  table  fort 
brillante.  Beaucoup  de  nourriture  est  déjà  dans  les  corps. 
Le  vin  de  beaucoup  de  bouteilles  a  été  exaucé. 

L'esprit  de  la  Place  du  Tertre,  malmené  et  froissé  par 
la  mer,  s'est  peu  à  peu  ressaisi.  Il  occupe  ce  lieu  avec 
assurance.  Le  Brésil  est  refoulé  dans  le  jardin. 


Le  banquier,  seul,  au  siège  de  la  Donogoo. 

Il  a  le  même  visage  que  l'autre  fois.  On  lui  apporte  im 
câblogramme.  Il  en  soupçonne  l'origine  ;  il  l'ouvre  avec 
précipitation  : 


Ne  conçois  pas  vos  inquié- 
tudes. Donogoo,  paraît-il,  en 
pleine  prospérité.  En  arri- 
vant à  Rio,  ai  trouvé  murs 
couverts  affiches  dont  texte 
ci  -après .  J  ugerez  vous-même. 


DONOGOO-TONKA  IO33 


Me  suis  rendu  agence  Meyer- 
Kohn.  Conversation  me  fait 
craindre  au  contraire  diffi- 
cultés pour  se  loger  Donogoo. 
Affluence  excessive.  Crise 
loyers.  Grande  cherté  vie. 
Vais  partir  dans  quelques 
jours.  Ferai  les  choses  large- 
ment. Achèterai  tous  terrains 
disponibles.  Serez  tenu  au 
courant.  Rassurez  Trouha- 
dec.  Amitiés. 

Suit  le  texte  de  V affiche. 


Sur  le  visage  du  banquier,  chaque  mot  de  la  dépêche  a 
fait  une  onde  nouvelle,  une  secousse  plus  pénétrante. 

Au  dernier  mot,  il  est  véritablement  harassé.  Il  se 
tâte  le  front  avec  deux  doigts,  il  appuie  dessus.  Il  touche 
la  sueur  de  ses  tempes. 

Il  tire  sur  les  revers  de  son  veston,  sur  son  faux-col. 
Il  s'assoit  mieux.  Il  s'essuie  la  tête  avec  son  mou- 
choir. 

Il  recommence  à  lire  la  dépêche.  On  le  voit  qui  articule 
chaque  syllabe.  De  temps  en  temps  il  projette  droit  devant 
lui  d'énormes  yeux  ou  tire  sur  son  faux-col.  Il  déboutonne 
rapidement  son  gilet  ;  puis  le  reboutonne  avec  lenteur, 
en  faisant  un  hochement  de  tête  pour  chaque  bouton. 


1034  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

3 


Lamendin  envoie  un  cour- 
rier à  Donogoo-Tonka  pour 
annoncer  son  arrivée  et  pré- 
parer son  installation 


Le  jardin  de  l'hôtel,  planté  de  palmiers  énormes  et  de 
maints  végétaux  exotiques. 

Les  Pionniers  ont  fait  de  cet  ombrage  un  quartier 
général.  Tout  en  fumant  des  pipes,  ils  mettent  la  dernière 
main  à  leurs  bagages  et  à  leur  équipement.  Partout  des 
ballots,  des  cantines,  des  selles  confortables.  Dans  un 
coin,  trois  d'entre  eux  s'exercent  au  tir  à  la  cible. 

A  chaque  instant  quelque  fournisseur  apporte  un  com- 
plément de  matériel,  Lamendin,  plein  d'action  et  d'auto- 
rité, veille  au  moindre  détail.  Mais  un  homme  vient 
prendre  ses  ordres.  C'est  un  courrier  que  Lamendin 
dépêche  à  Donogoo-Tonka  et  qui  précédera  la  caravane. 

Lamendin  lui  donne  des  instructions  verbales,  lui 
confie  un  rouleau  et  divers  papiers. 

Le  courrier  s'éloigne. 


Le  Trouhadec,  dans  son  cabinet  de  travail.  Il  reçoit 
un  journaliste  en  interview. 

Il  a  repris  toute  son  assurance.  Il  parle  de  son  passé 
scientifique,  de  ses  travaux  en  cours,  de  ses  projets. 


DONOGOO-TONKA  IO35 

Puis  il  en  vient  à  dire  un  mot  de  cette  collaboration 
si  féconde  de  la  science  pure  et  de  l'esprit  moderne  d'af- 
faires. Il  désigne  du  geste  la  carte  de  l'Amérique  du  Sud. 
Tout  le  monde  a  compris,  même  le  journaliste,  qui  remue 
la  tête  d'im  air  pénétré. 

Pour  ce  qui  est  de  ses  adversaires,  le  Trouhadec  se 
borne  à  une  allusion  négligente. 


Un  petit  salon  de  conférences  dans  l'hôtel  de  la  Donogoo- 
Tonka,  à  Paris.  Nous  reconnaissons  le  banquier  et  parmi 
la  dizaine  de  messieurs  qui  l'entourent  deux  au  moins  des 
actionnaires  de  l'autre  fois. 

L'un  de  ces  messieurs,  le  plus  rapproché  de  nous,  est 
atteint  d'une  calvitie  extrême.  Son  crâne,  qui  nous  appa- 
rat en  plein,  reluit  avec  douceur. 

Le  banquier  pérore.  Il  s'adresse  à  l'un,  puis  à  l'autre, 
mais  spécialement  au  monsieur  chauve. 

Le  banquier  parle  de  l'avenir.  Dans  ses  propos,  tout 
n'est  que  réussite,  fécondité,  croissance.  Tout  progresse 
et  se  développe.  Les  friches  se  transforment  en  moissons. 
Il  n'y  a  plus  de  sols  arides. 

Son  éloquence  a  une  telle  vertu  de  propagande,  sa 
pensée  s'ouvre  des  chemins  si  pénétrants  dans  la  nature 
humaine,  que  peu  à  peu,  peu  à  peu,  un  fin  duvet  lève  sur 
le  crâne  du  monsieur  chauve. 


1036  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Donogoo-Tonka  et  Lamendin 
font  enfin  connaissance 


Nous  ne  retrouvons  pas  Donogoo-Tonka  sans  émotion, 
sans  surprise.  Au  poteau  de  la  place  s'est  substitué  un 
mât  très  altier,  pareil  à  un  mât  de  navire  et  qui  porte 
une  oriflamme. 

Les  constructions  du  pourtour  se  sont  bien  modifiées. 
Le  Donogoo  Central  Bar  forme  maintenant  une  assez 
vaste  taverne.  Le  comptoir  est  au  fond.  Il  y  a  des  tables 
à  l'intérieur  et  sur  la  terrasse  qu'ombragent  un  vélum 
et  deux  petits  arbres.  Une  vingtaine  de  buveurs  l'animent. 

Le  Central  Bar  doit  soutenir  la  concurrence  du  Café  de 
Paris,  qui  s'est  installé  dans  un  baraquement  tout  neuf, 
sur  le  même  côté  de  la  place,  et  qui,  cela  se  sent,  vise  au 
bon  ton.  Mais  on  est  plus  libre  au  Central  Bar,  mieux  à 
l'aise,  et  la  chose  a  son  prix. 

Le  London  a  Donogoo-Tonka' s  Splendid  Hôtel  n'a 
guère  conservé  que  son  nom.  Du  moins  la  structure  pre- 
mière en  a  disparu  sous  les  remaniements.  C'est  im  édifice 
de  bois  de  deux  étages,  percé  de  nombreuses  fenêtres 
étroites.  Deux  colonnes  de  bois  peint  encadrent  la  porte. 
L'enseigne  se  déploie  sur  toute  la  façade.  A  la  mention  : 

Proximité  immédiate  des  champs  d'or 

s'est  ajoutée  celle-ci  : 

Le  plus  ancien  établissement  de  Donogoo-Tonka. 


DONOGOO-TONKA  IO37 

Le  pourquoi  de  cette  annonce,  nous  l'apercevons  :  un 
peu  plus  loin  une  large  bande  de  calicot  traverse  la  rue 
principale. 

Majestic  Hôtel 

Chambres  séparées  à  partir  de  £  1.50 

(Le  Majestic  est  d'ailleurs  moins  vaste  qu'on  ne  le 
croit  communément.  Il  ne  contient  que  dix  chambres 
séparées  et  une  quarantaine  de  places  de  dortoir). 

Contiguë  au  Splendid,  ime  échoppe  sert  de  bureau  à  la 
Meyer-Kohn, 

Le  chemin  de  la  prairie  a  reçu  le  nom  à'avenue  de 
la  Cordillère,  C'est  en  fait  la  rue  principale.  Elle  est 
bordée  de  boutiques,  et  il  s'y  mène  un  train  incessant  de 
piétons,  de  mulets  et  de  petits  chariots  tirés  par  des  ânes. 
La  prairie  elle-même  devient  une  place,  encore  anonyme, 
que  des  constructions  commencent  à  envelopper. 

Le  chemin  de  la  rivière  s'appelle  :  avenue  de  l'Or.  On 
est  un  peu  surpris  d'y  voir  subsister  des  cabanes  fort 
médiocres. 

»% 

Les  gens  s'amassent  sur  la  place.  Les  deux  cabarets 
sont  engorgés  de  clients.  Des  curieux  s'étabHssent  aux 
fenêtres  du  Majestic  et  du  Splendid.  Mais  conunent  ne 
pas  remarquer  qu'il  n'y  a  que  trois  femmes  dans  toute 
cette  foule  ? 

Un  émoi  se  propage.  Lés  buveurs  quittent  leurs  chaises. 
La  foule  de  la  place  se  porte  en  avant,  puis  recule,  se 
creuse. 

Ceux  qu'on  attendait  paraissent. 

D'abord  quatre  cavaliers  sur  un  rang,  le  revolver  à  la 


1038  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ceinture,  la  carabine  à  la  bretelle,  un  paquetage  en  croupe. 

Un  second  rang  de  quatre.  Nous  reconnaissons  les 
Pionniers.  Le  dernier  du  second  rang,  c'est  celui  même  qui 
pleurait  tant  sur  le  navire.  Il  abelle  mine.  Il  fronce  le  sourcil. 

Puis  Lamendin.  Il  monte  une  bête  magnifique.  Son 
costume  donne  le  sentiment  de  la  perfection  :  ime  cas- 
quette noire  avec  un  cercle  de  petites  étoiles  d'or  ;  une 
redingote  noire  à  col  montant  ;  quelques  étoiles  sur  le  col 
et  le  revers  des  manches  ;  un  pantalon  soutaché  d'or  ; 
des  bottines  très  souples  de  cuir  verni  ;  des  éperons  d'ar- 
gent. Il  tient  ime  badine. 

Deux  rangs  de  cavaliers. 

Deux  longues  files  de  mulets  chargés  pesamment 
Quatre  cavaliers  les  encadrent. 

Un  dernier  rang  de  cavaliers. 

Les  gens  de  la  place  demeurent  un  moment  silencieux. 
Mais  l'admiration  l'emporte  bientôt  sur  la  réserve.  Puis 
ce  faste  même  est  ime  flatterie  qui  les  touche. 

Ils  acclament  vivement  M.  le  Gouverneur  de  la  Compa- 
gnie Générale  et  son  escorte. 


Lamendin  réunit  les  habi- 
tants de  Donogoo-Tonka  et 
leur  adresse  un  petit  discours 


L'intérieur  d'une  vaste  baraque.  Une  centaine  d'hommes 
pour  le  moins.  D'autres  n'ont  pu  entrer  et  s'entassent  près 
des  portes.  Fumée  de  pipes. 


DONOGOO-TONKA  IO39 

Sur  une  estrade,  Lamendin  et  quelques-uns  de  ses 
Pionniers. 

Il  parle.  Pendant  qu'il  parle,  les  phrases  de  son  dis- 
cours se  projettent  sur  une  des  murailles  de  bois,  en  face 
de  nous.  Si  bien  que  nous  n'en  perdons  rien,  ni  davantage 
des  mouvements  de  l'assistance. 


«  Quelques  mots  seule- 
ment. Nous  nous  compren- 
drons très  vite.  J'ai  une  di- 
zaine de  millions  à  dépenser, 
et  au  besoin  d'autres,  derrière. 

Je  puis  aller  à  trois  kilo- 
mètres d'ici  m'installer,  bâ- 
tir. Rien  à  débattre  avec  per- 
sonne. L'or?  Pour  ce  qu'il 
y  en  a  par  ici  !  J'en  trouverai 
toujours  autant.  L'essentiel, 
c'est  la  réclame,  le  bluff. 

Vous  savez  ce  que  je  peux 
faire  dans  ce  genre.  Si  vous 
êtes  ici,^  c'est  moi  qui  vous  y 
ai  envoyés.  Votre  ville  ?  C'est 
mon  prospectus. 

Si  je  vais  à  trois  kilomètres, 
ou  à  cinq,  vous  n'avez  plus 


1040  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


qu'à  suivre,  ou  qu'à  sécher 
sur  place.  Et  alors,  les  mil- 
lions, pour  d'autres. 

Mais  je  ne  tiens  pas  à  vous 
ennuyer.  Voici  mes  condi- 
tions —  dix  minutes  pour 
réfléchir  —  : 

Je  veux  l'autorité  absolue. 
Ce  soir  même,  toutes  les 
armes  déposées  chez  moi. 
Pas  d'autres  fusils  que  ceux 
de  mon  escorte. 

Vous  me  proposerez  huit 
hommes  sûrs,  d'entre  vous. 
Je  les  examine.  J'en  fais  des 
policemen  :  revolver  et  bâton, 
sous  mes  ordres. 

Pour  toutes  les  contesta- 
tions, un  tribunal  de  trois, 
moi  président. 

Les  terrains  régulièrement 
occupés,  je  vous  les  laisse,  ou 
je  les  achète.  Jepaie  très  bien. 
Mais  pas  de  flibuste  !  J'ai 
horreur  de  ça. 


DONOGOO-TONKA  IO4I 


Je  paie  très  bien  le  travail, 
mais  pas  de  rossards. 

Au  fond,  vous  serez  très 
contents  de  moi,  sauf  quel- 
ques vauriens.  Nous  les  flan- 
querons dehors. 

Voilà.  Décidez.  J'attends 
encore  cinq  minutes.  » 


L'assistance  écoute  avec  une  extrême  attention.  Quand 
il  a  fini,  elle  reste  un  moment  silencieuse.  Puis  un  brouhaha, 
une  sorte  de  consultation  très  rapide.  On  voit  des  têtes 
qui  font  :  «  Oui  »,  des  mains  qui  se  lèvent. 

Un  homme  saute  sur  l'estrade,  se  place  devant  Lamen- 
din  en  une  posture  de  garde-à-vous. 

L'assistance  fait  :  «  Chut  !  » 

L'honmie  salue  et  dit  : 


«  Monsieurle Gouverneur 
ça  va.  » 


8 

M.  le  Trouhadec,  chez  lui,  de  bon  matin.  Il  attend 
qu'on  lui  serve  son  petit  déjeuner. 

Il  est  nerveux,  mais  son  regard  a  de  l'éclat.  Il  s'asseoit, 
se  lève,  tourne, 

66 


1042  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  déplie  un  journal. 


Nous  ne  croyons  pas  sans  intérêt, 
au  matin  même  d'une  élection  à  l'Insti- 
tut qui  a  déjà  fait  couler  pas  mal 
d'encre,  de  reproduire  ce  câblogramme 
que  les  agences  nous  communiquent  : 

Rio  DE  Janeiro,  15  novembre,  par 
câble.  —  L'arrivée  à  Donogoo-Tonka  de 
la  mission  française  venue  pour  les 
grands  travaux  a  provoqué  dans  cette 
ville  cosmopolite,  à  croissance  extra- 
rapide, des  manifestations,  très  flat- 
teuses pour  notre  pays,  dont  toute  la 
presse  du  Brésil  s'est  faite  l'écho. 
Personne  n'a  oublié,  ici,  la  part  qui 
revient  à  la  science  française  dans  la 
révélation  des  ressources  de  cette 
région. 


M.  Le  Trouhadec  semble  tout  pétillant  de  clartés.  Qu'il 
est  opportun,  ce  câblogramme  !  Comme  il  va  dissoudre 
les  dernières  hésitations  de  quelques  académiciens  ! 
Peut-être  ce  cher,  ce  providentiel  Lamendin  en  a-t-il  eu 
l'initiative,  en  a-t-il  savamment  ménagé  l'envoi  et  la 
publication  ?  Mais  n'est-ce  pas  encore  beaucoup  plus 
simple  ?  Tout  le  monde  parle  de  Donogoo-Tonka,  au 
Brésil.  Tout  le  monde  parle  de  le  Trouhadec.  On  finit 
même  par  n'avoir  plus  besoin  de  le  nommer  ;  une  allusion  : 


DONOGOO-TONKA  IO43 

«  la  science  française  »,  et  le  moindre  mégotier  de  Rio  sait 
ce  que  ça  signifie. 

Excellent  chocolat  !  Véritablement  à  point  !  On  a  beau 
dire  :  nous  devons  énormément  à  ces  pays  exotiques...  et 
à  ceux  qui  les  découvrent...  L'himianité  n'est  pas  si 
aveugle  que  ça.  Elle  s'en  aperçoit  bien...  un  jour  ou 
l'autre. 

Mais  il  y  a  des  gens  qui  lisent  le  journal  très  vite,  et 
sans  aucune  méthode. 

«  Sophie  !  Courez  m' acheter  tous  les  numéros  de  ce 
même  journal  que  vous  trouverez  chez  la  papetière.  » 

Préparons  quelques  bandes,  en  attendant. 


MONSIEUR  DE   PÉRIGNY 

Membre  de  l'Institut 

18,  rue  Bonaparte. 


Monsieur  Henri  Boussy-Mandres 

Membre  de  V Institut 
140,  boulevard  Saint-Germain. 


Sophie  apporte  une  brassée  de  journaux.  Le  temps 
d'encadrer  l'article  d'un  trait  de  crayon  bleu,  sur  chaque 
exemplaire  ;  le  temps  de  faire  une  vingtaine  d'adresses... 
Nous  nous  contenterons  de  toucher  les  hésitants...  pour 
les  autres,  c'est  superflu...  Non,  non,  pas  la  poste,  Sophie  ! 
Vous  prendrez  un  fiacre,  un  bon  fiacre...  vous  montrerez 


1044  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  adresses  au  cocher...  ne  vous  faites  pas  de  mauvais 
sang,  ça  ira  tout  seul...  une  promenade  en  fiacre...  et  si 
le  déjeuner  est  un  peu  en  retard,  ça  n'a  pas  d'impor- 
tance. 


I.  L'avenue  de  la  Cordillère,  à  Donogoo-Tonka.  Les 
gens  s'arrêtent  ou  sortent  des  baraques  pour  voir  passer 
M.  le  Gouverneur  et  son  escorte. 

Ce  n'est  point  une  sortie  d'apparat.  Huit  cavaliers 
seulement  le  suivent.  Il  est  en  petite  tenue  de  toile  blanche. 
Deux  notables  de  la  ville  l'accompagnent. 

Il  fait  des  haltes  fréquentes.  Il  interroge  les  notables. 
«A  qui  cette  boutique?»  Il  se  tourne  vers  deux  des  Pion- 
niers du  premier  rang,  architectes  des  Beaux-Arts  :  «  Il 
y  aura  un  alignement  à  reprendre.  Nous  devrions  en 
profiter  pour  élargir  l'avenue  et  établir  un  trottoir.  Trop 
serré,  tout  ça.  On  étouffe.  » 

Le  cortège  arrive  sur  l'ancienne  prairie.  C'est  là  décidé- 
ment qu'il  sied  d'édifier  l'immeuble  de  la  Compagnie 
Générale;  tous  les  bureaux,  tous  les  services.  Beaucoup 
de  terrain  reste  disponible.  On  dessinera  une  place  ma- 
jestueuse ;  les  constructions  en  bordure.  Trois  nouvelles, 
avenues  seront  amorcées. 

Quant  au  palais  de  la  Résidence,  c'est  une  autre  affaire, 
Il  s'élèvera  un  peu  à  l'écart. 

Le  cortège  commence  l'ascension  d'une  petite  colline 
boisée  qui,  d'assez  loin,  domine  la  prairie.  On  atteint  une 
première  plate-forme.  Voilà  l'endroit  convenable.  Les 
deux  architectes  reviendront  étudier  la  chose  à  loisir. 


DONOGOO-TONKA 


1045 


2.  U avenue  de  l'Or,  non  loin  de  la  rivière.  Les  gens 
s'assemblent  devant  une  affiche  toute  fraîche  : 


COMPAGNIE  GÉNÉRALE 
DE  DONOGOO-TONKA 

On  embauche  : 

Terrassiers,  Charpentiers, 

Bûcherons,  Manœuvres,  etc. 

Journée  :  $  4  à  $  6 
selon  la  spécialité. 


3.  Dans  la  plaine.  On  aperçoit  à  quelque  distance  la 
rivière  et  les  constructions  de  Donogoo-Tonka. 

Quatre  Pionniers  à  cheval.  Trois  mulets,  avec  leurs 
conducteurs.  Les  mulets  sont  chargés  de  piquets,  pointus 
d'un  bout,  mimis  à  l'autre  d'un  écriteau. 

De  temps  en  temps,  les  Pionniers  s'arrêtent.  Leur  chef 
désigne  un  point  du  sol.  L'un  des  conducteurs  y  plante  un 
piquet. 

On  lit  sur  Técriteau  : 


Propriété  de  la  C^^  Gén^^ 

de 

Donogoo-Tonka 


10 

La  cour  de  l'Institut. 

Le  Trouhadec  reçoit  les  compliments  de  ses  nouveaux 


1045  La  nouvelle  revue  française 

collègues,  les  félicitations  de  nombreux  amis.  Il  répond 
à  des  journalistes.  Il  se  laisse  photographier. 

Nous  reconnaissons  dans  cette  petite  foule  le  banquier, 
Lesueur,  Bénin,  et  le  Professeur  Commandeur  Miguel 
Rufisque  lui-même. 

11 

Lamendin,  dans  sa  résidence  provisoire.  Il  écrit  : 


COMPAGNIE  GÉNÉRALE 

DE  Donogoo-Tonka, 

DONOGOO-TONKA  le  20  Novembre. 

PALAIS  DE  LA 
RÉSIDENCE 

Cher  et  illustre  Maître, 
Je  viens^ d'apprendre^ votre  élec- 
tion, qui  fut  triomphale.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  ma  joie.  En  un 
sens,  ma  tâche  se  trouve  terminée,  et 
je  pourrais  retourner  à  ma  charrue, 
comme  Cincinnatus.  Mais  le  fait 
d'avoir  fondé  une  ville  crée  certaines 
obligations  auxquelles  on  ne  pense 
pas  tout  d'abord.  Décemment,  je 
ne  saurais  mettre  Donogoo-Tonka 
aux  Enfants-Trouvés. 

Ce  qui  retardera  d'un  peu  le  grand 
plaisir  que  j'aurai  de  vous  revoir,  et 
de  vous  mieux  exprimer  les  sentiments 
qui  font  de  moi  votre  très  obéissant 
admirateur.  O.    Lamendin. 


DONOGOO-TONKA  IO47 


COMPAGNIE  GÉNÉRALE 

DE  Donogoo-Tonka, 

DONOGOO-TONKA  le  20  Novembre. 

PALAIS  DE  LA 
RÉSIDENCE 

Mon  cher  Bénin, 

Je  m'ennuie  de  toi  et  des  copains. 
J'aurais  dû  vous  emmener  ;  mais  vous 
manquiez  de  zèle.  Enfin!  Vous  dormiez 
sur  vos  lauriers  d'Issoire. 

Voici  ce  que  je  propose  :  venez  tous 
ici.  Vous  arriverez  pour  l'inaugura- 
tion d'une  douzaine  d'édifices,  et 
spécialement  d'une  statue  le  Trouha- 
dec  dont  j'aime  mieux  ne  rien  dire 
d'avance  (Lesueur  en  périra  de  ja- 
lousie). 

Je  pourrai  vous  recevoir  dans  un 
logis  convenable  ;  la  traversée  est 
facile,  et  vous  n'avez  aucune  idée  de 
l'effet  que  produit  une  vieille  pipe, 
au  soir  tombant,  devant  les  quartiers 
neufs  de  Donogoo-Tonka. 

Donc,  je  vous  attends. 

Ton 

O.  Lamendin. 


1048  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

12 


Les  grands  travaux  de  Dono- 

goo-Tonka  attirent  des  nuées 

d'émigrants 


1.  Les  bureaux  de  la  Meyer-Kohn,  à  Rio  de  Janeiro. 
On  assiège  les  guichets.  Les  employés  miment  le  découra- 
gement. Nous  comprenons  qu'ils  s'écrient  : 

«  Le  prochain  départ  !  Vous  voulez  une  place  pour  le 
prochain  départ  ?  Mais,  monsieur,  il  y  a  quinze  jours  que 
tout  est  retenu  ». 

2.  Une  longue  caravane  passe  un  col  dans  une  région 
boisée.  Un  mulet  fait  un  faux  pas.  L'homme  qui  le  montait 
roule  à  terre.  Personne  ne  se  retourne. 

3.  Un  autre  convoi  suit  la  rive  d'un  fleuve.  Une  dizaine 
de  femmes,  sur  des  mulets.  Deux  d'entre  elles  s'injurient. 
Leurs  compagnes  semblent  rompues  de  fatigue  et  som- 
nolent. 

Deux  hommes  armés  mènent  la  bande.  Ils  sont  fort 
occupés  à  rallimier  leurs  pipes. 

4.  La  plaine,  à  une  lieue  de  Donogoo-Tonka.  Un  mouve- 
ment de  terrain  nous  donne  la  vue  de  tout  le  pays  et  de  la 
ville.  Les  yeux  n'aperçoivent  d'abord  qu'ime  confuse 
végétation  et  de  longues  traces  pelées,  qui  sont  les  pistes. 
Mais  peu  à  peu,  nous  discernons  des  choses  qui  bougent  : 
des  cavaliers,  des  bêtes  de  somme,  des  files  de  piétons. 
Il  s'en  découvre  de  plus  en  plus.  Ce  que  nous  prenions 
tantôt  pour  un  bouquet  de  brousse,  c'est  une  petite  troupe 


DONOGOO-TONKA  IO49 

qui  faisait  halte  et  qui  maintenant  s'ébranle.  Cet  arbuste 
au  loin...  mais  non  !  on  voit  le  canon  du  fusil  qui  dépasse 
l'épaule  de  l'homme,  et  remuer  la  croupe  du  cheval.  Une 
haie  là-bas  a  changé  de  place  ;  elle  continue  à  ramper. 

Nous  qui  leur  donnions  des  racines,  et  cent  ans  pour 
ronger  une  motte  de  terre  ! 

Tout  ce  grouillement  est  orienté.  Toute  la  plaine  se 
ramasse  sur  Donogoo. 


13 


Il  arrive  un  moment  pour 
des  milliers  d'hommes  dans 
le  monde  où  Donogoo-Tonka 
devient  plus  fort  que  leurs 
habitudes 


1.  Un  homme  longe  une  rue  dans  on  ne  sait  quelle  ville. 
Ce  n'est  point  une  promenade,  ce  n'est  point  une  aventure. 
L'homme  accomplit  im  itinéraire  quotidien,  et  les  pas 
qu'il  fait  sont  peut-être  vieux  de  dix  ans. 

Mais  son  allure  se  trouble.  Une  pensée  qu'il  avait  dans 
la  tête  a  fini  par  descendre  dans  le  corps. 

Il  s'arrête  ;  il  tire  sa  montre,  mais  ne  voit  pas  l'heure. 
Il  fait  demi-tour  et  repart  d'un  autre  pas. 

2.  Un  employé,  dans  un  petit  bureau  où  il  est  seul.  Son 
travail  de  la  journée  doit  être  fini',  car  il  a  rebouché  l'encrier 


1050  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'encre  noire,  l'encrier  d'encre  rouge,  la  bouteille  de  colle 
parfumée  ;  il  a  rangé  côte  à  côte  la  règle  carrée,  la  règle 
plate,  les  deux  porte-plume  et  le  grattoir.  La  gomme- 
crayon  et  la  gomme  à  encre  forment,  l'une  sur  l'autre, 
à  l'angle  de  la  basane,  un  assez  triste  tumulus. 

Mais  il  a  une  façon  de  regarder  tout  cela  qui  n'est  pas 
ordinaire.  Il  ne  se  peut  pas  que  chaque  soir  il  dévisage 
aussi  longuement,  et  avec  ce  voile  sur  les  yeux,  les  pauvres 
objets  de  sa  table. 

Et  qu'est-ce  qu'il  y  a  dans  cette  enveloppe  posée  avec 
soin  debout  contre  l'étagère,  dans  cette  enveloppe  où  il 
a  écrit,  en  belle  anglaise  :  Monsieur  le  Directeur  ? 

3.  Une  famille  est  assemblée  pour  le  repas  ;  six  per- 
sonnes, de  divers  âges. 

Ces  gens  sont  plus  silencieux  que  d'habitude.  Leurs 
yeux  s'évitent. 

Soudain,  l'un  d'eux  se  lève,  repousse  son  assiette.  C'est 
un  homme  de  vingt-cinq  ans  peut-être. 

La  famille  ose  alors  le  regarder.  Une  dernière  supplica- 
tion lui  est  faite  solennellement  par  tous  les  yeux. 

Mais  il  est  déjà  hors  de  prise. 

4.  Deux  ou  trois  heures  du  matin.  Un  homme  dort  dans 
une  mauvaise  chambre  garnie.  Une  veilleuse  brûle  sur  la 
commode. 

L'homme  rêve  ;  il  se  retourne,  il  soupire,  il  fait  de 
brusques  mouvements.  Encore  un  pour  qui  le  sommeil  n'a 
pas  tenu  ses  promesses.  Est-ce  pour  trouver  de  nouveaux 
ennemis  et  de  nouvelles  luttes  que  nous  mettons  la  tête 
sur  l'oreiller,  et  que  nous  prenons  un  arrangement  avec 
le  monde  invisible  ? 

L'homme  se  réveille  ;  il  ouvre  de  grands  yeux,  il  se 


DONOGOO-TONKA  I05I 

redresse  sur  son  lit,  il  passe  la  main  surtout  le  tour  de  sa 
tête. 

Cet  homme-là  ne  pourra  plus  se  rendormir.  A  quoi  bon 
s'agiter  tristement  dans  son  lit  jusqu'au  matin  ?  A  quoi 
bon,  surtout,  remettre  de  matin  en  matin  la  décision  qu'on 
n'éludera  pas  ? 

L'homme  saute  à  terre.  Il  est  décidé. 


14 


Nous  revoyons  un  court  moment  la  plaine  populeuse 
qui  se  contracte  sur  Donogoo. 


FIN  DE   LA    CINQUIÈME  PARTIE 


1052  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

SIXIÈME      PARTIE 

SERVANT 

D'EPILOGUE 
1 


Une  promenade  à  Donogoo- 
Tonka 


Nous  nous  transportons  rapidement  d'un  point  à  un 
autre  de  Donogoo-Tonka,  et  nous  surprenons  ainsi 
quelques  aspects  de  son  activité. 

1.  Un  terrain  vague,  non  loin  de  l'ancienne  prairie. 
C'est  là  que  sont  installés  les  bureaux  d'embauchage  : 
de  petites  baraques,  à  quelques  pas  d'intervalle  ;  un 
employé,  avec  un  registre,  dans  chaque  baraque  ;  sur  le 
fronton,  l'indication  d'une  spéciaHté.  Il  y  a  foule  devant 
chaque  baraque. 

Nous  pouvons  lire  plusieurs  écriteaux  :  Bûcherons, 
Charpentiers,  Terrassiers,  Maçons,  Manœuvres. 

2.  La  place  principale.  Nous  assistons  à  l'arrivée  du 
convoi  de  femmes  que  nous  avions  aperçu  le  long  d'un 
fleuve. 

Les  hommes  s'amassent  pour  les  voir  passer.  On  les 
harcèle  de  grosses  plaisanteries.  Quelques-unes  répondent 
avec  vigueur.  Les  autres  paraissent  hébétées. 


DONOGOO-TONKA  IO53 

3.  Près  de  la  rivière.  Un  chantier  de  chercheurs  d'or, 
au  milieu  des  sables.  Trois  dragueuses-trieuses  Throg- 
morton,  du  t5^e  le  plus  récent,  fonctionnent  sous  la  sur- 
veillance de  plusieurs  ouvriers. 

4.  Les  travaux  de  la  Résidence.  Presque  tout  le  gros 
œuvre  est  achevé.  Les  peintres  commencent  déjà  la 
décoration  intérieure.  Le  bâtiment  n'a  qu'un  étage,  mais 
il  est  vaste.  Et  une  loggia,  fort  bien  disposée,  y  suffirait  à 
nous  séduire. 

5.  Une  taverne,  dans  une  rue  transversale  à  l'avenue 
de  la  Cordillère.  Quelques  individus  soutiennent  une  dis- 
cussion violente.  Les  armes  sortent.  Le  patron  de  la 
taverne  court  à  la  rue  et  demande  du  secours. 

6.  Un  emplacement,  en  bordure  d'une  rue.  Sur  un 
écriteau  : 

Société  anonyme  des  Constructions  instantanées 
de  Donogoo-Tonka. 

Le  sol  a  déjà  été  fouillé,  et  les  fondations  établies. 

Une  trentaine  d'ouvriers  travaillent  à  dresser  ime  mai- 
son, avec  l'outillage  perfectionné  et  selon  les  méthodes 
vertigineuses  de  la  Société  anonyme. 

Sur  un  coup  de  sifflet,  une  grue  vient  suspendre  un 
toit  tout  assemblé  à  dix  mètres  au-dessus  des  fondations. 

Aussitôt  des  sortes  de  chèvres  saisissent  quatre  char- 
pentes et  les  dressent  aux  quatre  angles.  Quatre  hommes, 
grimpés  en  un  clin  d'œil  au  sommet  des  charpentes,  les 
fixent  au  toit,  tandis  que  d'autres  s'occupent  de  la 
base. 

Cela  fait,  tous  les  ouvriers  se  précipitent,  chacun  muni 
des  matériaux,  outils  et  accessoires  de  son  emploi  ;  des 


1054  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

machines  spéciales  leur  tendent,  à  portée  de  main,  les 
pièces  les  plus  lourdes. 

Les  poutres  trouvent  des  mortaises  préparées.  Les 
cloisons  se  logent  dans  des  rainures.  Un  plancher  est 
chevillé  en  trois  mouvements. 

Deux  chefs  d'équipe  commandent  au  sifflet  :  l'un,  les 
machines,  l'autre,  les  bras  d'hommes.  Ils  ne  perdent  de 
vue  aucun  détail  de  l'opération,  non  plus  l'aiguille  des 
secondes  de  leur  chronomètre  qui  leur  trotte  sur  le  poignet 
gauche. 


Un  décret 


La  place  principale.  Le  mât  du  milieu  porte,  à  hauteur 
d'homme,  un  grand  panneau  encadré  qui  sert  à  l'affichage 
officiel. 

Des  gens  s'attroupent  devant  une  nouvelle  affiche  : 


COMPAGNIE   GÉNÉRALE 
DE   DONOGOO-TONKA 

PALAIS  DE  LA  RÉSIDENCE 
DÉCRET 

I.  L'élection  d'Yves  le  Trouhadec 
à  l'Institut  de  France  sera  fêtée 
dimanche    prochain,    sur    tout    le 


DONOGOO-TONKA  IO55 


territoire  de  Donogoo-Tonka,  par 
diverses  réjouissances  popidaires  : 
cortège  aux  flambeaux,  bals,  feux 
d'artifice,  tirs  au  macaron,  etc.. 

2.  Yves  le  Trouhadec  sera  dési- 
gné désormais  dans  les  actes  offi- 
ciels et  dans  les  conversations  par 
ticulières  sous  le  nom  de  «  Père  de 
la  Patrie  ».  Les  citoyens  sont  invités  à 
donner  le  prénom  de  «  le  Trouhadec  » 
aux  enfants  dont  ils  attendent  la 
venue. 

Les  charretiers  et  conducteurs 
de  véhicules  sont  autorisés  à  jurer 
par  le  nom  de  le  Trouhadec,  mais 
seulement  jusqu'à  dix  heiures  du 
matin. 

IJ3.  Le  culte  de  V Erreur  Scienti- 
fique est  obligatoire  dans  toute 
l'étendue  du  pays.  Les  édifices  et 
cérémonies  de  ce  culte  feront  l'objet 
de  dispositions  ultérieures. 

4.  Les  contrevenants  seront  punis 
de  grandes  aspersions  d'eau  froide. 

Le  Gouverneur, 
Lamendin. 


1056  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


L'armée  du  Salut,  les  Chris- 
tian Scientists,   et    quelques 
autres  sectes   s'abattent   sur 
Donogoo 


1.  Une  avenue  que  nous  ne  connaissons  pas  encore  et 
qui  aboutit  à  la  place  principale. 

Les  passants  assistent  sans  grand  émoi  à  l'arrivée  d'une 
délégation  de  l'armée  du  Salut,  hommes  et  femmes  en 
uniforme,  avec  plusieurs  tambours  et  instruments  de 
cuivre. 

2.  Avenue  de  la  Cordillère.  Deux  énergumènes  clouent 
sur  le  haut  d'une  baraque  une  inscription  ainsi  libellée  : 


CHRISTIAN    SCIENCE 

Conférences    tous    les    soirs 
à   8    heures 

pour  la  résurrection  des  morts 
et  la  consolation  des  affligés. 


3.  Un  escogriffe  d'environ  deux  mètres  se  promène 
avenue  de  l'Or.  Il  tient  une  pancarte  au  bout  d'un  bâton  ; 
quelques  disciples  le  suivent. 


DONOGOO-TONKA  IO57 

Sur  la  pancarte  : 


Souvenez -VOUS  que 

beaucoup  d'or 
ne    vaut    pas    une 
conscience    reposée. 

Adhérez    en    masse    au 
CLUB    DES    PURS 


Un  autre  décret 


Sur  le  panneau  de  la  place  principale  : 


COMPAGNIE  GÉNÉRALE 
DE  DONOGOO-TONKA 

PALAIS  DE  LA  RÉSIDENCE 
DÉCRET 
M.  le  Gouverneur  a  été  frappé  de 
l'activité   des   diverses   sectes   reli- 
gieuses à  Donogoo-Tonka. 

Il  tient  à  rappeler,  à  ce  propos, 


67 


1058  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


quelques    principes    et    à    arrêter 
quelques  dispositions  essentielles. 

1.  Toutes  les  religions  sont  libres 
sur  le  territoire  de  Doncgoo-Tonka. 

Toutes  les  sectes  peuvent  donc 
procéder,  sans  être  inquiétées,  aux 
exercices  qui  leur  sont  propres  et 
qui  ne  menacent  peint  la  paix 
publique. 

2.  Néanmoins,  toutes  les  céré- 
monies, réunions,  prières,  etc.,  dans 
toutes  les  sectes,  devront  obliga- 
toirement commencer  : 

a)  par    une    invocation    à    le 
Trouhadec  ; 

b)  par  une  invocation  à  l'Er- 
reur Scientifique. 

3.  Les  sujets  les  plus  fréquem- 
ment traités  au  cours  des  assemblées 
et  conférences  seront  les  suivants  : 

a)  les  vertus  de  le  Trouhadec  ; 

b)  l'utilité   de   la   géographie  ; 

c)  Tefficacité    de    la     psycho- 
thérapie biométrique  ; 

d)  la  prosodie  de  Pindare; 

e)  la  notion  d'entropie  depuis 
Clausius  ; 


DONOGOO-TONKA  IO59 


/)  la  crise  des  loyers  et  la  néces- 
sité de  s'y  résigner  courageusement. 
4.  Les  contrevenants  seront  punis 
de  grandes  aspersions  d'eau  froide. 

Pour  le  Gouverneur  et  par  ordre  : 
Le  Secrétaire  Général, 

Jean  Jean. 


Une  apothéose 


L'ancienne  prairie  de  Donogoo-Tonka,  devenue  place 
Yves-le-Trouhadec.  Des  bâtiments  tout  neufs,  d'un 
agréable  style  colonial,  la  ceignent  aux  trois  quarts.  Ils 
abritent  les  services  de  la  Compagnie  Générale.  Le  reste, 
d'une  construction  un  peu  plus  ancienne,  est  fait  de  cafés 
et  de  magasins. 

La  place  Yves-le-Trouhadec  présente  une  forme  ellip- 
tique, assez  exactement  dessinée  d'après  l'orbite  de  la 
Terre. 

L'un  des  foyers  en  est  occupé  par  une  sorte  de  petit 
édifice  circulaire,  orné  de  colonnes,  qui  n'est  pas  sans 
analogie  avec  un  temple  de  Vesta.  Les  colonnes  sont 
peintes  en  rouge,  la  coupole  en  violet.  Nous  lisons  sur 
le  frontispice,  en  belles  capitales  : 

TEMPLE   DE  L'ERREVR  SCIENTIFIQVE 


I060  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mais  voilà  que  nous  y  pénétrons.  Presque  tout  l'espace 
intérieur,  qui  s'éclaire  du  haut,  est  pris  par  une  statue 
colossale  de  l'Erreur  Scientifique.  Cette  déité  emprunte 
l'apparence  d'une  femme  robuste,  lourdement  vêtue. 
Plusieurs  enfants  parés  de  robes  diverses  se  pressent  contre 
ses  genoux.  Elle  les  caresse  et  les  enveloppe  d'un  geste 
de  la  main  droite.  Sa  main  gauche  tient  une  corne  d'abon- 
dance. Une  discrète  indication  du  modelé  nous  révèle  que 
l'Erreur  Scientifique  est  enceinte. 

L'autre  foyer  de  la  place  porte  le  monument  le 
Trouhadec.  L'artiste  ne  s'est  point  laissé  commander 
par  l'exemple  de  ces  statues  dont  son  enfance  eut  les 
yeux  pleins  :  le  Gamhetta  du  Csirrousel,  ou  les  deux 
pharmaciens  fébrifuges.  Certes,  le  Trouhadec  debout,  dési- 
gnant d'une  main  un  atlas,  de  l'autre  le  reste  de  l'univers, 
on  y  devait  songer. 

Mais  ce  que  nous  contemplons,  ce  qui  est  proposé  à  la 
méditation  d'un  peuple,  c'est  le  Trouhadec  assis  dans  son 
vieux  fiacre,  carrefour  de  Buci,  un  peu  après  cinq  heures 
quinze  du  soir.  Rien  ne  manque  à  notre  enseignement, 
ni  les  lunettes,  ni  le  chapeau  de  paille  noire,  ni  le  cheval, 
si  éloigné  de  toute  forfanterie,  ni  le  cocher.  Tout  le  monu- 
ment est  orienté  face  au  temple  de  l'Erreur  Scientifique. 
Il  n'est  pas  possible  que  le  cocher  se  trompe  de  chemin. 

Si  nous  avions  le  temps,  nous  nous  plairions  au  détail 
du  socle.  Deux  bas-reUefs  y  retracent  allégoriquement  la 
création  de  Donogoo-Tonka  par  le  Trouhadec.  Deux 
inscriptions  commémorent  quelques  faits  décisifs.  Mais 
notre  attention  est  accaparée  par  l'énorme  foule  qui 
couvre  la  place.  Deux  tribunes  se  font  vis-à-vis.  Dans 
l'une,  siègent  M.  le  Gouverneur,  Bénin,  Lesueur,  et  quel- 


DONOGOO-TONKA  I061 

ques  amis  ;  divers  invités.  Une  rangée  de  gardes  nègres 
en  interdit  l'abord.  Dans  l'autre,  les  pionniers  et  les 
notabilités  de  la  ville. 

Plusieurs  enceintes  ont  été  réservées.  Des  écriteaux  en 
font  connaître  la  destination.  Tout  près  de  nous,  nous 
pouvons  lire  : 

Enceinte  réservée  aux  sectes  religieuses. 

Les  délégués  de  chaque  secte  se  tiennent  là,  groupés 
sous  leurs  pancartes.  Les  délégations  échangent  de  mau- 
vais regards.  L'enceinte  contiguë  enferme,  sous  la  ru- 
brique :  Eléments  indigènes,  trois  députations  de  Peaux- 
Rouges. 

L'ordre  est  assuré  par  des  policemen,  d'une  stature 
élevée.  Mais  on  remarque  aussi  une  pompe  à  bras  et 
quatre  pompiers  prêts  à  ménager  de  grandes  aspersions 
d'eau  froide,  si  M.  le  Gouverneur  le  jugeait  opportun. 

Une  telle  rigueur  ne  sera  point  nécessaire,  sans  doute, 
car  le  peuple  de  Donogoo-Tonka  s'ouvre  tout  entier  à  de 
hauts  sentiments. 

Les  sons  d'une  musique  éclatent  si  fort  qu'ils  crèvent 
le  silence  de  la  toile. 


6 


Les  soirées  à  la  Résidence 


La  vaste  loggia  du  palais  de  la  Résidence,  à  la  chute  du 
jour.  Le  plafond  est  soutenu  par  quatre  solives  peintes, 
et  l'entablement  par  quatre  couples  de  fines  colonnes. 


1002  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Lamendin  et  ses  amis  prennent  des  boissons  fraîches. 
Ils  fument.  Ils  parlent  peu.  Nous  reconnaissons  Bénin  et 
Lesueur,  dont  la  présence  ici  n'a  rien  que  de  naturel  ;  mais 
il  nous  est  bien  agréable  de  retrouver  aussi  Huchon, 
Broudier,  Omer  et  Martin. 

Deux  négresses  font  le  service.  Un  Peau-Rouge  veille 
spécialement  à  l'allumage  des  cigares  et  des  pipes,  et  à 
leur  tirage  régulier. 

Quant  aux  Pionniers,  comme  ils  sont  volontiers 
bruyants,  on  les  a  fourrés  dans  une  salle  basse  avec  qua- 
rante bouteilles. 

Dans  l'intervalle  des  colonnes,  on  aperçoit  la  végétation 
d'un  parc,  puis  Donogoo  contre  sa  rivière  ;  puis  la  plaine 
rayée  de  pistes  et  les  hauteurs  boisées  de  l'horizon. 

Les  copains  ne  causent  plus  du  tout.  Ils  regardent  au- 
delà  des  colonnes,  chacun  selon  une  perspective  dont  il  a 
la  secrète  jouissance. 

Mais  leur  âme  a  beaucoup  de  force,  et  elle  profite  de 
l'affaiblissement  du  jour  dans  cette  campagne  pour  y 
étabUr  le  règne  d'ime  lumière  qui  a  d'autres  lois. 

A  l'horizon  la  ligne  des  hauteurs  est  mangée  petit  à 
petit.  Il  s'y  forme  d'abord  un  bourrelet  assez  obscur, 
une  espèce  de  volute  d'ombre.  Puis  cette  chose  se  déroule 
dans  le  sens  de  l'éloignement  ;  il  semble  que  l'horizon 
recule  très  vite,  ou  même  qu'il  n'y  en  ait  plus,  qu'il  faille 
lui  dire  adieu  à  jamais  et  apprendre  à  se  passer  de  cette 
sécurité  familière.  Mais  une  clarté  s'est  déployée  aussi 
vite,  se  propage  aussi  loin,  ime  clarté  qu'on  n'a  vue  nulle 
part  et  qui,  pourtant,  n'est  pas  nouvelle.  Il  suffit  de  la 
voir  pour  être  saisi  par  ses  plus  vieilles  pensées,  pour 
retrouver  soudain  les  figures  d'un  ancien  sommeil. 


DONOGOO-TONKA  IO63 

Alors  dans  cette  clarté  si  peu  éclatante,  qui  donne  aux 
yeux  si  peu  de  travail,  des  zones  se  tracent,  de  plus  en 
plus  lointaines  ;  mainte  existence  se  distribue. 

Au  plus  près,  une  région  de  forêts  et  de  fleuves,  puis 
une  ville,  et  d'autres  villes  en  bordure  de  la  mer. 

La  clarté  n'a  pas  fini  sa  conquête  ;  c'est  la  mer,  là-bas, 
qui  se  développe  ;  un  navire,  horriblement  loin,  —  et 
pourtant  nous  sentons  que  pas  un  bout  de  cordage  ne 
nous  échappe,  —  puis  une  autre  terre  avec  des  ports,  des 
trains  et  des  villes  ;  Paris,  tout  au  fond  ;  mais  si  près, 
peut-être,  que  nous  en  sommes  gênés  pour  le  voir  et  que 
nous  voudrions  faire  un  pas  en  arrière. 

Comme  si,  cédant  à  une  pression  amicale,  le  monde 
renonçait  pour  un  soir  à  sa  façon  d'espace  et  à  toutes 
sortes  d'habitudes. 

20  août    I919.  JULES  ROMAINS 


FIN 


1064 


REFLEXIONS      SUR 
LA     LITTÉRATURE 

AUTOUR  DE  JEAN  GIRAUDOUX 

Les  livres  de  M.  Jean  Giraudoux  inquiètent  des  lecteurs, 
en  passionnent  d'autres,  excitent  des  discussions,  créent  des 
amitiés,  deviennent  peu  à  peu  les  murs,  les  arceaux,  les 
figures,  les  saints  d'une  chapelle.  Je  suppose  que  M.  Pierre 
Lagasse  qui  promène  en  ce  moment,  pour  les  lecteurs  de  la 
Minerve  Française,  un  bras  iconoclaste  dans  les  chapelles 
littéraires,  conduira  un  jour  contre  cet  oratoire  païen,  nou- 
veau Cyrille  ou  nouvel  Antoine,  ses  moines  et  ses  raisons. 
Rendons  hommage  aux  services  que  peut  rendre  le  franc 
parti  de  cet  ennemi  de  son  temps  et  de  ce  dépisteur  du  roman- 
tisme et  admettons  sa  chapelle,  à  lui,  sa  chapelle  sévère  où 
l'on  chante  au  lutrin  —  celui  de  Boileau  —  sur  les  textes 
solides  d'autrefois.  Mais  si  nous  vivons  sous  le  régime  des 
chapelles Httéraires,  (et  pourquoi  pas  des  chapelles  critiques?) 
si  la  grande  cathédrale  centrale  apparaît  froide  et  désertée, 
est-ce  nécessairement  un  mal  ?   Palerme,   ville   malpropre, 
à    population    malingre,    à    églises     barbares,     à     jardins 
médiocres,  devient  délicieuse  par  ses  admirables  oratoires, 
ces    chapelles   de   confréries,   produit   parfait   de  l'art    du 
xviie    et    du    xviiie    siècle,    qui    tiennent    du    sanctuaire, 
du  boudoir  et  du  théâtre,  et  où  l'on  imagine  respirante  et 
souriante  une  vie  religieuse  comblée  de  décor  et  de  bonheur. 
Notre  vie  littéraire,  fatiguée  et  sensuelle,  tend  à  prendre  une 


RÉFLEXIONS     SUR    LA    LITTÉRATURE  IO65 

figure  de  ce  genre  :  laissons-lui  donner  les  fleurs  de  sa  saison. 
Une  matinée  dans  un  oratoire  de  Palerme  ne  nous  ferme  pas 
à  la  beauté  de  Saint-Pierre,  de  Chartres  ou  de  Vézelay, 
Assouplir  son  goût  ne  signifie  pas  qu'on  cesse  de  flairer  et 
de  rejeter  le  mauvais  goût.  Le  vrai  goût  consiste  même  à 
établir  une  juste  mesure  entre  l'art  éternel  et  l'art  de  son 
temps;  à  savoir,  quand  il  le  faut,  envisager  l'un  du  point  de 
vue  de  l'autre;  à  savoir  aussi,  quand  il  le  faut,  ne  pas  le  faire. 
Dans  la  vie  de  l'art  pas  plus  que  dans  l'art  de  la  vie  le  carpe 
diem  n'exclut  le  suh  specie  aeterni  :  s'ils  se  font  équilibre  et 
s'ils  se  nourrissent  l'un  de  l'autre,  c'est  exactement  ce  qui 
peut  s'appeler  la  sagesse,  et  le  goût  n'est  que  la  forme  sen- 
suelle de  la  sagesse. 

J'entrerai  donc  sans  remords  dans  l'oratoire  de  M.  Girau- 
doux et  je  m'y  abandonnerai  à  un  plaisir  presque  sans 
mélange.  Qu'est-ce  d'ailleurs  que  son  oratoire  sinon  lui- 
même  ?  L.'Ecole  des  Indifférents  et  Simon  le  Pathétique 
construisent  avec  des  états  d'âme,  des  rêves,  des  fantaisies, 
des  tendresses  et  des  regrets,  une  rotonde  de  lumière  colorée, 
de  bouquets  et  de  parfums  où  se  tiennent,  comme  un  peuple 
choisi,  des  esprits  de  vie  intérieure.  J'emploie  peut-être  une 
comparaison  et  un  vocabulaire  qui  n'agréeront  pas  à  tous  les 
lecteurs  de  M.  Giraudoux.  C'est  que  malgré  moi,  ou  plutôt 
avec  un  consentement  qu'à  la  réflexion  j'accorde  volontiers, 
je  transporte  encore  au  monde  intérieur  les  figures  de  l'Eglise 
militante  et  de  l'Eglise  triomphante  que  lui  donnait  M.  Barrés 
dans  cet  Homme  Libre  qui  fut  un  des  bréviaires  de  la  géné- 
ration antérieure  à  celle  de  M.  Giraudoux  et  qui  demeure 
en  somme  le  classique  du  genre.  Et  puis  ces  images  nous  pro- 
curent une  satisfaction  historique  et  critique,  parce  qu'elles 
nous  rappellent  que  ces  formes  de  vie,  ces  enfants  plus  ou 
moins  terribles,  furent  tenus  sur  les  fonts  baptismaux  de 
la  sensibilité  cathoHque.  Il  faudrait  une  dévotion  bien  om- 
brageuse ou   une  irréligion  bien   radicale  pour  froncer  le 


I066  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sourcil.  Seulement  le  style  de  la  vie  intérieure  chez  M.  Girau- 
doux diffère  beaucoup  du  style  de  la  vie  intérieure  chez  le 
Barrés  d'autrefois  et  même  chez  n'importe  qui.  C'est  ce  style 
nouveau  qui  doit  nous  intéresser. 


Nouveau,  ou  presque  nouveau,  en  littérature.  Mais  pas 
nouveau  du  tout  dans  l'art.  Si  M.  Giraudoux  a  trouvé  tout 
de  suite  un  public,  c'est  que  la  peinture  et  la  musique  le  lui 
avaient  préparé.  Cette  question  des  rapports  de  la  littérature 
d'une  époque  avec  les  autres  arts  est  tellement  complexe 
que,  lorsqu'on  y  regarde  de  près,  elle  doit  être  pour  chaque 
époque  envisagée  d'un  point  de  vue  spécial,  avec  un  caractère 
nouveau,  et  que  ce  qui  est  vrai  d'un  temps  nous  apparaît, 
au  premier  tournant,  faux  du  temps  qui  le  suit.  Pour  le  cas 
présent  il  s'est  produit  ceci.  Un  art  du  discontinu,  un  art 
d'intensités  fragmentaires,  de  notes  locales,  d'instants 
uniques  et  aigus,  un  art  tout  opposé  à  cette  ligne,  à  cet 
oratoire,  à  ce  substrat  qui  jusqu'ici,  tant  chez  les  classiques 
que  chez  les  romantiques,  avaient  paru  une  condition  élé- 
mentaire de  l'œuvre,  s'est  créé  dans  la  France  du 
xix®  siècle  à  une  époque  qu'il  est  difficile  de  trancher  de 
façon  bien  nette.  On  peut  en  faire  remonter  l'origine 
littéraire  aux  Concourt  ;  mais  l'influence  considérable  des 
Concourt  s'est  arrêtée  vers  1890,  et  c'est  sous  une  toute 
autre  figure  que  le  symboUsme  a  repris  et  développé  cet  art 
du  discontinu.  En  peinture  il  est,  en  somme,  sorti  presque 
tout  entier  du  génie  de  Claude  Monet  et  en  musique  du  génie 
de  Debussy.  Aujourd'hui  il  constitue  un  monde  véritable, 
complet,  harmonieux  avec  son  esthétique  et  ses  lois,  sa  gauche 
et  sa  droite,  ses  adversaires  de  gauche  qui  le  honnissent 
au  nom  des  outrances  contraires,  ses  adversaires  de  droite 
qui  l'attaquent  au  nom  des  principes  anciens.  Il  n'est  pas 
difficile  de  voir  la  place  qu'y  tient  M.  Giraudoux. 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  IO67 

Le  S5nnbolisme  n'a  rien  produit  en  matière  de  roman  ! 
Les  romans  de  M.  Henri  de  Régnier  sont  des  compositions 
parfois  élégantes,  mais  froides,  qui  ne  gardent  aucune  des 
musiques  de  sa  poésie.  Si  Laforgue  avait  vécu,  il  y  aurait  eu 
probablement  un  roman  du  symbolisme,  dont  les  Moralités 
légendaires  nous  permettent  d'imaginer  la  figure.  Faute 
de  Laforgue  ce  roman  est  resté  en  puissance,  en  sommeil, 
comme  la  Belle  au  Bois  dormant.  Il  nous  revient  aujour- 
d'hui :  c'est  le  roman  de  M.  Giraudoux. 

Il  nous  revient  en  même  temps  qu'ailleurs  nous  revient 
tumultueusement  Rimbaud,  et  nous  le  voyons  qui  porte 
à  ses  deux  côtés  les  figures  exactes  d'une  peinture  et 
d'une  musique,  celle  de  Monet  et  celle  de  Debussy.  Je 
ne  dis  pas,  ce  qui  serait  absurde,  que  M.  Giraudoux  se 
soit  inspiré  de  l'un  ou  de  l'autre.  Seulement  les  amateurs 
de  Monet  et  surtout  ceux  de  Debussy  ont  été  portés  tout  de 
suite,  par  l'impulsion  acquise,  au  cœur  même  de  l'art  et  de 
la  sensibilité  de  M.  Giraudoux.  Ces  trois  formes  qui  retiennent 
(car  il  ne  faut  rien  exagérer)  toutes  les  différences  impliquées 
dans  leurs  langages  spécifiques  de  phrases,  de  sons,  de  taches, 
et  aussi  dans  des  natures  individuelles  originales,  com- 
portent entre  elles  trois  analogies  qui  les  penchent  l'une  vers 
l'autre  :  d'abord  une  eau  qui,  au  Ueu  d'être  donnée  comme 
un  ensemble  et  dans  une  coupe,  imbibe  des  éponges  juxta- 
posées, à  la  douceur  de  chevelure,  et  ruisselantes,  indéfini- 
ment, sous  la  pression  de  la  main,  —  puis  une  sensibilité 
sans  cesse  recommençante  et  neuve,  sans  cesse  ramassée 
pour  embrasser  la  figure  tendre  de  l'instant  ;  —  et  enfin 
une  intelHgence  toujours  en  éveil  pour  empêcher  cette  sensi- 
biUté  de  s'user  en  habitude,  intelHgence  étonnamment 
froide,  ingénieuse,  systématique  à  rebours,  et  qui,  lorsqu'on 
la  prend  par  les  poignets  pour  regarder  ce  qu'il  y  a  au  fond 
de  ses  yeux  si  mystérieusement  clairs,  lance  comme  son 
étincelle  la  plusjprofonde  et  la  plus  authentique  un  regard 


I068  LA    NOUVELLE    REVUE     FRANÇAISE 

nu  de  conscience  et  d'ironie.  C'est  le  moment  où  l'on  aper- 
çoit le  procédé  construit  contre  un  autre  procédé,  le  moment 
où  une  sagesse  suprême  parle  comme  Athéna  à  Ulysse  :  «  O 
fourbe  !  qui  te  surpasserait  en  malice,  si  ce  n'est  un  Dieu  ?  » 
Et  c'est  pourquoi  on  sort  d'une  série  de  Monet,  de  l'Après- 
midi  d'un  Faune,  de  Simon  le  Pathétique  avec  une  âme  de 
légèreté,  un  sourire  sans  sécheresse,  qui  ont  traversé  des 
espaces  de  lumière  et  de  fraîcheur,  de  tendresse  et  de  pensée, 
et  qui  ne  sont  point  du  tout,  dans  les  arts  où  il  y  a  eu  des 
Rembrandt,  des  Beethoven  et  des  Racine,  la  fleur  suprême, 
mais  qu'on  est  heureux  de  porter  sur  le  visage  comme  le 
signe  encore  d'un  trésor  intérieur. 

De  lecteur  à  auteur  il  faut  bien  que  les  trésors  intérieurs 
sympathisent,  qu'ils  soient  faits  de  cristaux  et  de  pierreries 
analogues  et  que  les  pièces  ici  d'or  et  là  d'argent,  frappées 
des  mêmes  effigies  royales,  circulent  dans  le  même  royaume. 
Beaucoup  se  plaisent  en  M.  Giraudoux  parce  qu'ils  se  recon- 
naissent en  ses  pages,  parce  qu'il  les  fait  connaître  à  eux- 
mêmes,  et  surtout  parce  qu'il  cherche  lui-même,  comme 
son  lecteur,  à  se  connaître  en  faisant  tout  le  nécessaire  pour 
n'y  jamais  arriver  et  pour  reculer  sans  cesse  le  moment  où 
il  se  saisirait,  où  il  ne  lui  serait  plus  possible,  dans  cette  oc- 
cupation totale  de  lui-même  par  un  corps  exact  et  une  âme 
vraie,  de  se  chercher  des  synonymes,  de  se  créer  des  substi- 
tuts et  d'envoyer  à  sa  place  dans  la  vie  des  êtres  faits  comme 
lui,  ces  lui- mêmes  honoraires  qui  la  vivent  à  sa  place  et  qui 
s'appellent  Jean,  Manoël,  Bernard,  Simon.  Il  se  raconte  pour 
satisfaire  le  même  besoin,  se  procurer  le  même  plaisir  et 
faire  la  même  découverte  qu'on  éprouve  et  qu'on  obtient  à 
l'entendre  se  raconter.  Ecrire,  pour  lui,  c'est  être  son  pre- 
mier lecteur,  c'est  s'ouvrir  à  une  page  neuve,  acquérir  une 
figure  d'abord  contenue  en  lui  de  façon  indistincte,  comme 
il  vous  vient  une  pensée,  comme  il  vous  arrive  un 
amour,  comme  il  vous  naît  un  enfant,  —  et  c'est  l'égoïste. 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  IO69 

c'est  le  paresseux,  c'est  le  pathétique.  Après  dix  ans 
M.  Giraudoux  se  verra  peut-être  dans  son  atelier  comme 
Rembrandt  entre  ses  portraits  de  lui-même,  les  uns  proches 
de  lui,  et  les  autres  si  étrangement  loin,  se  confondant  avec 
un  aspect  de  la  lumière  ou  une  idée  du  modelé.  Et  l'on  songe 
aussi  aux  séries  de  Monet,  cathédrales,  nymphéas  ou  peu- 
pliers. Plus  justement  il  semble  que  toutes  ces  figures  soient 
créées  comme  Eve  d'une  de  ses  côtes,  et  nous  rendent  les 
aspects  féminins,  passifs,  nonchalamment  élégants  ou  puérile- 
ment tendres  de  sa  nature.  Ombres  qui  se  détachent  de  lui, 
qui  vont  se  fondre  dans  le  peuple  des  ombres  pour  lesquelles 
il  écrit,  et  qui  forment  dès  maintenant  avec  elles  un  monde, 
j'ai  bien  dit  un  oratoire,  dont  les  fidèles  se  reconnaissent. 

Parlant  d'une  de  ces  ombres  il  nous  fait  pénétrer  avec 
franchise  dans  son  propre  laboratoire  d'ombres  I  a  En  réalité 
il  ne  se  rappelait  jamais  rien.  Il  était  même  efirayé  parfois 
de  se  sentir  dénué  de  passé,  de  souvenirs.  Son  enfance  s'était 
écoulée  sans  particularités.  Ou  du  moins,  alors  qu'à  tous  ses 
camarades  étaient  arrivées  des  aventures,  alors  que  les  détails 
d'ime  période  de  leur  vie  se  groupaient  naturellement,  sa 
vie  à  lui  n'avait  pas  d'épisodes.  Pourtant  il  avait  passé  ses 
dix  premières  années  au  milieu  de  cinquante  ouvrières  ba- 
vardes, dans  l'atelier  de  son  oncle.  A  elles  cinquante,  suivant 
un  illustre  exemple,  elles  n'avaient  pu  remplir  un  seul 
recoin  de  sa  mémoire.  Il  ne  se  rappelait  pas  davantage  un 
événement  de  lycée  qui  pût  devenir  une  anecdote.  Il  inven- 
tait donc  sou  passé  quand  il  en  avait  besoin  ;  il  y  logeait  les 
aventures  que  son  imagination  bâtissait  sans  répit  ;  et  il 
défaisait  ses  souvenirs  d'occasion  après  chaque  récit,  ainsi 
qu'un  prote,  le  cUché  une  fois  inutile,  remet  en  place  ses 
caractères.  »  On  voit  même  à  de  certains  détails  que  la 
mémoire  de  M,  Giraudoux  a  le  génie  de  l'inexactitude,  et  il 
s'est  accommodé  avec  ce  génie  pour  se  créer  une  autre  mé- 
moire,  d'autres   mémoires,   qui   sont  bien   des   mémoires. 


lOyo  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mémoires  possibles  plutôt  qu'imaginations,  des  vies  authen- 
tiques vécues  de  l'intérieur  et  où  il  y  a  le  mouvement  d'une  vie 
réelle  sur  lequel  se  succèdent  seulement  des  images  fictives. 

Les  personnages,  les  «  séries  »  de  M.  Giraudoux  diversifient 
un  même  type,  comme  font,  sur  un  registre  plus  large,  plus 
classique,  plus  nourri,  les  personnages  de  M.  Barrés.  J'ai 
essayé  ailleurs  de  montrer  comment  les  principales  figures 
de  roman  chez  celui-ci,  Philippe,  Simon,  Bérénice,  Maltère, 
les  sept  Déracinés,  même  Ehrmann  et  Baillard  représentent 
des  variantes  d'un  type  élémentaire,  des  figures  de  l'auteur, 
les  uns  comme  Philippe  et  Sturel  presque  authentiquement 
réaUsés,  les  autres  faits  d'éléments  plus  distants  et  plus 
détachés,  mais  reconnaissables  encore.  Il  y  a  là  sans  doute 
une  nécessité  de  tout  riche  égotisme  dans  l'acte  qui  le  répand 
hors  de  lui  pour  s'éprouver  mieux. 

Le  Barrés  d'hier  et  d'aujourd'hui,  qui  ne  possédait  pas 
une  étoffe  Imaginative  et  créatrice  bien  considérable,  a  su 
pourtant,  en  utilisant  cette  étoffe  avec  clairvoyance  et  dis- 
cipline, tirer  de  lui  une  galerie  riche,  diverse,  inattendue,  ne 
point  se  répéter,  créer  courageusement  du  nouveau,  à  ses 
risques  et  périls,  avec  une  réussite  inégale.  On  ferait  des 
réflexions  analogues  sur  André  Gide.  Une  question  inquié- 
tante se  pose  pour  M.  Giraudoux  :  répètera-t-il  indéfini- 
ment la  manière  qui  fait  aujourd'hui  notre  plaisir  ?  Rien 
n'empêche  évidemment  que  les  six  deviennent  cinquante, 
et  que  M.  Giraudoux  anime  hors  de  son  corps  de  nouvelles 
côtes,  un  André  le  Rêveur,  un  Pierre  le  Fantastique,  un 
Tristan  le  Triste,  un  autre  Jacques  le  Fataliste  ou  un  second 
Jacques  le  MélancoUque.  Dans  les  générations  antérieures, 
M.  Abel  Hermant  fut  conduit  par  une  pernicieuse  noncha- 
lance à  tirer  d'un  gaufrier  certain  modèle  de  petit  jeune 
homme  indéfiniment  répété,  à  laisser^*  envahir  par  cette 
plante  parasite  une  oeuvre  d'une  excellente  tenue  littéraire 
et  dont  tant  de  morceaux  restent  si  précieux  comme  témoi- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  IO7I 

gnages  sur  les  mœurs  de  l'époque.  Je  ne  reproche  d'ailleurs 
rien  à  M.  Hermant,  je  sais  les  nécessités  du  journalisme,  et 
il  m'est  toujours  loisible,  s'il  paraît  un  Cadet  de  Coutras,  de 
relire  Courpière  ou  les  Grands  Bourgeois.  Je  signale  simple- 
ment des  Cadets  de  Coutras  sur  le  chemin  possible  de  Simon 
et  de  Jean.  Mais  pourquoi  M.  Giraudoux  ne  serait-il  pas  de 
taille  à  éviter  ce  péril  ?  Les  quatre  héros  de  l'Ecole  des 
Indifférents  et  de  Simon  le  Pathétique  forment  un  tout 
complet  qui,  d'être  unique,  demeurera  plus  exquis.  Pro- 
vinciales indique  des  sources  d'émotion  nuancée  et  riche, 
auxquelles  M.  Giraudoux  n'a  jusqu'ici  presque  pas  touché 
et  qui  rendent  vraisemblables  de  beaux  romans  frais,  toufîus, 
fleuris  et  vivants.  L'auteur  du  Petit  Duc  saura  sortir  de  lui 
ou  plutôt  découvrir  en  lui  des  pays  nouveaux  que,  de  cer- 
tains sommets  de  son  œuvre,  nous  apercevons  déjà. 

Certains  sommets  comme  ces  vingt  dernières  pages  de 
Simon,  si  déUcates,  si  tempérées,  si  musicales.  Et  si  riche  que 
paraisse  un  jour  la  diversité  épanouie  des  romans  que 
j'appelle,  tous  les  thèmes  en  sont  d'avance,  j'en  suis  sûr, 
contenus  dans  Simon,  comme  tous  les  thèmes  barrésiens 
étaient  compris  dans  un  Homme  libre.  Sans  doute  les  romans 
de  M.  Giraudoux  cristalliseront  toujours  autour  de  sensibi- 
lités enfantines  et  féminines,  et  lui  qui,  durant  la  guerre  fut, 
à  ce  que  disent  les  autres,  un  fameux  homme,  un  poilu 
vraiment  et  beaucoup  là,  n'écrira  que  pour  tenir  sous  des 
yeux  neufs  de  lycéen  des  visages  fins,  lumineux,  pleins  de 
deux  yeux  ouverts  où  se  font  des  voyages  infinis.  Il  gardera 
toujours  certaines  puissances  d'enfance  qui  lui  maintiendront 
dans  l'ombre  sa  rosée  jusqu'au  soir.  Il  ne  sortira  jamais  tout 
à  fait  du  lycée.  Admirable  condition  pour  être  aimé  d'hommes 
à  qui  la  guerre,  de  dix-huit  à  cinquante  ans,  a  permis  de  refaire 
quatre  ou  cinq  ans  de  lycée,  et  de  retrouver  tout  leur  visage 
d'autrefois  à  ce  détour  de  leur  destinée. 


^^72  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


Hyperbole  1  de  ma  mémoire.., 

«  C'était  presque  la  grâce  ;  c'était  la  tendresse.  Je  m'arrê- 
tais à  tous  les  étalages.  Je  découvrais  les  magasins  de  jouets. 
Tout  ce  avec  quoi  l'on  joue  m'était  désormais  interdit,  vu 
mon  âge,  mais  chacun  de  ces  soldats  de  plomb,  de  ces  tram- 
ways, parce  qu'ils  étaient  petits,  par  cela  seul  me  devenaient 
chers.  Tout  ce  qui  était  petit  et  vivant  m'émouvait.  Géant 
soudain,  j'eusse  été  pour  la  France  un  Gulliver  délicieux, 
ami  du  petit  président,  amoureux  de  la  présidente.  Je 
pouvais  du  moins  être  Gulliver  pour  tous  les  autres  siècles 
et  ne  m'en  privai  point...  » 

l^  Il  y  a  en  effet  un  Gulliver,  une  logique  gullivérienne  qui 
expUquent  chez  M.  Giraudoux  le  secret  de  son  art  intérieur. 
Un  coup  de  baguette  fait  du  champ  de  sa  vision  tantôt  un 
LilUput,  tantôt  un  Brobdignac.  On  entre  dans  un  ordre  où 
sont  changés  les  rapports  ordinaires  de  quantité,  où  tel 
monde  logique  revêt  en  un  moment,  comme  un  serpent  qui 
change  de  peau,  une  logique  nouvelle.  On  passe  de  la  terre  à  la 
mer.  Une  géographie  et  une  cartographie  de  marins  ne  ressem- 
blent pas  du  tout  à  une  géographie  et  à  ime  cartographie  de 
terriens  :  les  vues  de  côtes  et  les  vues  de  continents  ne  se 
raccordent  que  lorsqu'on  a  compris  (voyez  Bérard)  l'optique 
des  unes  et  des  autres.  Mais  tout  le  monde  n'a  pas  le  pied 
marin,  l'observation  et  l'imagination  marines.  Et  j'admets 
fort  bien  que  la  lecture  de  M.  Giraudoux  doive  donner  à 
des  gens  d'un  goût  terrien  le  mal  de  mer.  Je- me  sens  même 
capable  de  me  le  donner,  ce  mal,  en  m'abandonnant  maligne- 
ment et  perversement  à  certaines  combinaisons  de  tangage 
et  de  roulis  assez  fréquentes  chez  M.  Giraudoux.  Mais  je 
préfère  rester  sur  le  pont  et  respirer  le  sel  marin  d'une 
fraîche  aventure.  Le  plancher  des  ruminants  aura  son  heure. 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  IO73 

Il  aura  son  heure.  Je  ne  demande  qu'à  la  reculer  en  reli- 
sant la  soixantaine  de  pages  que  dans  les  livres  de  M.  Girau- 
doux je  marque  au  crayon  bleu,  afin  d'en  déshabiller  à 
chaque  fois  la  parfaite  et  renaissante  pureté  —  celle-ci  par 
exemple  qui  épouse,  comme  une  vague  transparente, 
docile  et  flatteuse,  mon  vœu  de  rester  pris  dans  le  charme 
liquide  et  les  sirènes  marines  avant  la  fumée  bleue  et  le  lit 
d'olivier  d'Ithaque  rocailleuse  :  «  Je  ne  me  hâte  point.  Le 
bonheur  ne  nous  pèse  guère,  à  condition,  comme  un  hâleur, 
de  le  tirer  au  pas.  Et  je  tiens,  pendant  l'heure  qu'il  me  reste  à 
être  enfant,  à  m'amuser  une  dernière  fois  des  enfantillages 
du  monde,  des  grosses  dames  qui  s'enfournent  dans  les  trams, 
des  poUcemen  qui  glissent  sur  une  pelure  d'orange,  des 
vieilles  qui  s'en  vont  au  prêche,  courbées,  en  jaquette 
aubergine  doublée  de  renard.  J'aurai,  me  semble- t-il,  à 
partir  de  demain,  à  ne  sourire  qu'aux  choses  et  aux  visages 
attristés.  Le  bruit  des  samovars  qui  bouillent,  des  petites 
cuillers  qui  tombent,  du  vin  qui  dans  les  verres  fait  glouglou, 
ne  pourra  plus  me  réjouir.  Et  c'est  le  dernier  jour  aussi  où 
l'orgueil  et  la  pauvreté  des  femmes  ne  peuvent  m'atteindre. 
Je  me  sentirai  visé,  moi  aussi,  désormais,  par  le  dédain  dont 
elles  écartent,  dans  les  omnibus,  tous  les  pauvres  coeurs  qui 
sont  là,  par  le  regard  dur  et  sans  contrainte  qu'elles  dirigent 
sur  la  glace  en  mettant  leurs  épingles  à  chapeaux.  Je  saurai 
que  toutes  sont  maudites,  puisque  chacune  porte  en  son  cœur 
de  quoi  nous  les  faire  désirer  toutes,  et  n'est  que  le  prétexte 
de  sa  propre  ruine.  Je  saurai  qu'elles  vieilliront  et  qu'il  y  a 
déjà,  au  creux  de  leur  main,  assez  de  rides  pour  craqueler  le 
corps  le  plus  somptueux.  C'est  vers  tout  cela  que  je  vais,  c'est 
vers  ce  qu'on  appelle  le  bonheur,  et  je  ne  me  hâte  point». 

Les  serpentements,  le  vagabondage,  le  flottement  marin 
qui  se  déroulent  en  M.  Giraudoux,  ils  ne  sont  point  pressés 
d'arriver  parce  qu'ils  savent  d'avance  et  qu'ils  vous  ap- 
prennent la  désillusion  des  ports.  Visage  encore  de  l'attente, 

68 


1074  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  la  vie  retenue  comme  une  musique  et  indéfiniment  différée, 
nœud  gordien  beau  comme  un  caractère  chinois,  où  s'attarde, 
sœur  aînée  de  celle  de  Simon,  la  curiosité  de  Gide,  et  sur 
lequel  M.  Barrés  rêve  de  l'acier  qui  le  tranchera,  canif  de 
Philippe,  sabre  de  général,  et  dans  l'ombre  et  la  solitude  irres- 
pirable des  Mères  coi^teau  de  Racadot.  Non,  M.  Giraudoux 
n'est  pas  pressé  d'arriver.  La  vie  ?  Le  bonheur  ?  L'amour  ? 
«  La  pitié,  dit-il,  est  justement  ce  qui  remplace  l'amour 
chez  les  égoïstes.  »  Un  mot  qui  servirait  bien  d'enseigne  à 
toute  une  partie  de  l'œuvre  de  M.  Barrés,  et  qui  nous  indique, 
d'un  doigt  mystérieux,  les  limites  que  ne  dépassera  pas 
M.  Giraudoux.  Mais,  à  l'intérieur  de  ces  limites,  le  beau  do- 
maine encore,  la  riche  étendue,  le  jardin  fleuri  et  la  pièce 
d'eau  végétante  de  Monet  à  Givemy!  L'auteur  de  Provin- 
ciales a  renoncé  presque,  après  les  Provinciales,  à  l'invention 
et  au  récit.  Aventure  et  découverte  tendent  chez  lui  à  se 
cantonner  dans  le  détail  et  dans  le  style,  les  phrases  recou- 
vrent le  Hvre,  le  mangent  comme  un  peuple  éclatant  et 
bruissant  d'insectes  mange  le  feuillage  d'une  forêt  et  comme 
les  nymphéas  recouvrent  un  étang.  M.  Giraudoux  écrit  du 
style  le  plus  délicieux  d'aujourd'hui  un  Vouvray  bouqueté 
et  parfumé  dont  chaque  verre  fait  renaître  un  panier  de 
vendange  sur  un  coteau  de  lumière.  Que  ne  nous  donnera-t-il 
pas  le  jour  où  la  naissance  fraîche,  la  liaison  originale  des 
mots  et  des  images  ne  sera  que  le  signe  et  le  visage  apparents 
d'une  naissance  pareille  d'épisodes,  d'histoires,  de  récits,  le 
jour  où  l'aventure  de  sa  phrase  se  développera  en  l'aventure 
d'un  roman,  comme  les  lignes  dont  il  parle  et  qu'une  jeune 
femme  porte  au  creux  de  sa  main  se  développent  moins  en  rides 
qu'en  les  courbes  de  son  corps  et  en  les  destinées  de  sa  vie! 
Imaginez  une  aventure  printanière  qui  soit  à  la  hauteur  de 
cette  description  du  printemps,  une  symphonie  qui  réalise  ce 
que  promet  ce  programme  fabuleux  de  concert  : 

«  Le  printemps  vint  à  l'improviste.  Tous  les  astres ^de 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  IO75 

l'hiver  scintillèrent  quelques  semaines  au-dessus  de  feuillages 
déjà  épanouis.  Pas  de  hannetons.  Une  lune  rousse,  bourdon- 
nante, dépaysée,  à  laquelle  les  plus  tendres  pousses  résistaient 
avec  l'entêtement  de  lauriers  centenaires.  Plus  d'ornières, 
de  crevasses,  de  guérets  défoncés.  Partout  un  gazon,  un  blé, 
un  orge  dru  et  ras  ;  un  enfant  au  galop  pouvait  traverser  la 
France  sans  tomber.  Des  pluies  soudaines  rapportaient  aux 
rivières  les  pluies  dérobées  à  l'autre  année.  Les  canaux  étaient 
combles  et  débordaient  chaque  matin.  Les  sourciers,  à  toute 
minute  égarés,  retenant  des  deux  mains  leur  baguette, 
arrivaient  à  des  étangs,  inconnus,  à  des  lacs.  Le  réservoir  des 
jets  d'eau,  des  fontaines,  avait  été  remonté  sur  les  plus 
hautes  montagnes,  était  une  neige  au  soleil.  Déjà  résonnaient 
à  l'aube  les  détonations  lointaines  des  champs  de  tir  :  la 
guerre  était  ouverte.  Déjà  le  poète  était  étendu  sur  le  dos 
au  milieu  de  la  prairie,  cherchant  au-dessus  de  lui,  comme  un 
mineur  dans  son  couloir,  son  ouvrage  de  la  journée.  Déjà  les 
merles  surveillaient  les  fleurs  de  cerisier,  les  moineaux  les 
feuilles  de  radis...  Les  lycéennes  écartaient  leurs  fourrures, 
montraient  leurs  visages  nouveaux,  et  les  collégiens  les 
regardaient  sans  peur,  désireux  de  les  épouser.  Les  jardiniers 
ouvraient  leurs  serres,  les  gardiens  leurs  musées,  on  allait 
rapporter  chaque  palmier,  chaque  tableau  dans  son  bosquet 
habituel...  Seuls,  dépassant  les  taillis  de  cent  coudées, 
restaient  fidèles  à  l'hiver  les  grands  arbres,  les  ormes,  les 
platanes,  les  chênes.  On  ne  leur  en  voulait  pas  ;  on  savait 
que  dans  six  mois,  géants  lents  à  comprendre,  ils  resteraient 
fidèles  à  l'automne.  » 

Que  M.  Giraudoux  sorte  de  la  petite  aventure  sentimen- 
tale, du  morceau  où  piétinent  d'excellents  écrivains  d'au- 
jourd'hui !  Ou  plutôt  qu'il  la  conserve  toute,  mais  qu'il  la 
laisse  s'élargir  par  une  croissance  indéfinie  et  vivante,  comme 
une  ville  bien  placée  dans  un  heureux  carrefour  et  sous  une 
destinée  bienveillante  !  Qu'il  suive  le  rythme  de  cette  formQ 


1076  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

élargie  et  progressive  arrivée  à  une  opulence  de  fruit  mûr 
dans  Arnica  America.  Egoïsme,  paresse  et  pathétique,  ces 
masques  ne  l'ont  pas  épuisé.  Dans  la  logique  de  ce  Gulliver 
il  y  a  un  monde  nouveau  à  découvrir,  une  Amérique  amie 
dont  l'autre  lui  a  dessiné  sur  la  mer,  comme  on  écrit  sur  du 
sable  ou  de  l'eau,  l'apparence  et  le  symbole. 

ALBERT  THIBAUDET 


1077 


NOTES 


RÉFLEXIONS   SUR   LE   BERGSONISME 

Les  époques  troublées  ont  peut-être  le  privilège  de  dissiper 
pour  un  temps  les  conventions,  de  rappeler  aux  peuples  leurs 
intérêts  vitaux  et  de  les  mettre  en  présence  de  réalités  avec 
lesquelles  on  ne  peut  ruser,  dont  on  ne  peut  atténuer  l'âpreté 
ou  dissimuler  les  exigences.  Tant  d'événements  surgissent 
et  de  si  grands,  que  les  événements  passés  se  détachent  de 
nous  et  entrent  dans  l'histoire.  Dès  maintenant  ils  peuvent 
être  envisagés  sans  passion. 

Dans  la  France  ensanglantée,  carrefour  du  Monde,  ce  ne 
sont  qu'idées  en  conflit  et  hommes  dans  le  doute.  L'intelli- 
gence a  été  violemment  ébranlée,  s'il  est  vrai  que  l'intelli- 
gence est  davantage  qu'une  attitude  apprise  et  se  confond 
avec  l'expérience  humaine.  Pendant  la  guerre,  nous  avons 
assisté  à  des  répudia-^ions,  des  palinodies,  des  suicides  même. 
Les  idées,  les  règles  de  conduite  qui  rappelaient  trop  naïve- 
ment ou  trop  franchement  le  kantisme  et  le  romantisme 
allemand  ont  été  proscrites  sans  qu'on  puisse  restituer  leur 
place  et  leur  rôle  aux  idées  françaises,  mal  connues  et  désavouées 
pendant  plus  d'un  demi-siècle.  Le  Bergsonisme,  dont  on  sait 
les  sympathies  pour  la  pensée  anglo-américaine  et  le  goût 
pour  la  vie  intérieure,  est  apparu  alors  comme  la  seule  doctrine 
capable  d'échapper  à  la  tourmente.  Une  étude  magistrale 
de  Harald  Hôffding,  la  Philosophie  de  Bergson,  la  polémique 
de  Benda,  des  articles  de  revues  entretinrent  la  curiosité 
à  son  sujet.  Et  voici  que  la  publication  récente  de  V Énergie 


1078  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Spirituelle,  ensemble  d'essais  et  de  conférences  présentés  au 
public  entre  1901  et  1913,  remet  en  question  le  Bergsonisme. 
Au  lendemain  de  la  guerre,  il  n'est  pas  sans  intérêt  d'exa- 
miner la  portée  de  ce  mouvement.  Fut-il,  comme  le  présentent 
ses  commentateurs,'  une  révolution  assez  originale,  assez 
profonde,  assez  compréhensive  pour  dissiper  tout  malaise, 
instaurer  des  certitudes  nouvelles  et  donner  à  la  pensée 
française  la  direction  qu'elle  souhaite  aujourd'hui  ?  Fut-il 
au  contraire  une  mode,  un  caprice  d'époque  qui  ne  survivra 
pas  à  l'épreuve  de  la  guerre  ? 


Après  1870,  et  pendant  une  vingtaine  d'années,  la  stérilité 
du  Second  Empire  et  la  stupeur  de  la  défaite  paralysent  la 
France.  La  confusion,  la  lassitude,  le  dégoût  s'emparent 
d'hommes  qui  n'ont  pas  su  défendre  l'intelligence  contre  la 
médiocrité  envahissante.  La  peur  de  la  Commune  a  donné 
aux  études  de  Taine  une  orientation  nouvelle.  Renan  s'est 
aperçu  que  sa  philosophie  est  faite  pour  les  jours  de  calme 
et  qu'elle  n'apprend  pas  à  mourir  ;  il  y  a  de  l'amertume  dans 
son  sourire  et  de  la  prudence  dans  la  subtiMté  courtoise 
avec  laquelle  il  accueille  les  hôtes  d'une  semaine  ou  d'un 
jour.  Michelet  est  mort  :  personne  n'est  désormais  capable 
d'entretenir  chez  les  jeunes  gens  la  flamme  intérieure,  de  sus- 
citer en  eux  la  générosité  et  l'enthousiasme,  de  leur  montrer 
quelles  réahtés  vivantes  et  quelles  promesses  d'avenir  sont 
encloses  dans  les  mots  d'humanité  et  de  civilisation.  Aban- 
donnés, désemparés,  livrés  à  eux-mêmes,  les  jeunes  gens  se 
laissent  engourdir  par  les  théories  de  Schopenhauer.  Ils 
renoncent  à  la  connaissance  ;  ils  renoncent  à  l'action  et 
s'enivrent  de  leur  solitude.  Instinctivement,  ils  se  sont  fait 
une  éthique  provisoire  que  le  plus  volontaire  et  le  plus  céré- 
bral d'entre  eux.  Barrés,  condense  en  ces  quelques  mots  : 
t  En  attendant  que  nos  maîtres  nous  aient  refait  des  certi- 


NOTES  ^^79 

tudes,  il  convient  que  nous  nous  en  tenions  à  la  seule  réalité, 
au  moi.  » 

Chacun  poursuit  de  façon  singulière  le  roman  de  la  vie 
intérieure.  Bergson  a  une  imagination  trop  rêveuse  pour 
s'abandonner  comme  l'artiste  à  la  volupté  de  la  minute  pré- 
sente ou  foncer,- tête  baissée,  sur  l'avenir  et  épuiser  tous  les 
modes  de  sentir.  Que  d'autres  demandent  aux  voyages, 
aux  musées,  aux  rencontres  humaines  le  renouveUement  de 
leur  ferveur.  Indifférent  à  l'action,  U  dirait  volontiers  avec 
Rimbaud  qu'elle  a  n'est  pas  la  vie,  mais  une  façon  de  gâcher 
quelque  force,  un  énervement  ».  Un  songe  dont  la  trame  se 
fait  et  défait  sans  cesse,  où  rien  ne  commence  et  rien  ne 
finit,  le  libère  du  monde  et  le  convie  à  une  fête  spirituelle. 
L'attrait  d'une  vie  lente  et  profonde  s'accroît  de  l'inquiétude 
quinaîtdela  mobiUté  d'images  tôt  évanouies.  L'être  se  défend 
avec  une  obstination  douloureuse  contre  l'impression  qu'il  a 
de  devenir  étranger  à  lui-même.  Il  se  tourne  vers  le  passé, 
solUcite  ses  souvenirs,  les  ordonne  et  les  recompose.  Il 
acquiert  ainsi  la  conviction  qu'un  même  mouvement  les 
parcourt  qui  soustrait  la  personne  à  l'écoulement  des  choses. 
Mais,  à  se  concentrer  sur  eUe-même,  la  sensibiUté  se  retire  de 
l'intéuigence  et  en  démasque  l'artifice.  Les  idées  perdent 
leur  pouvoir  évocateur;  la  logique,  où  Tellier  ne  voyait  déjà 
qu'une  maladie  ie  la  pensée,  cesse  de  sembler  génératrice  du 
réel  et  se  réduit  aux  proportions  d'un  jeu  formel  où  la  subtilité 
s'affine.  Les  grands  systèmes  métaphysiques,  impuissants 
à  retenir  la  vie  dans  la  maUle  des  concepts,  ne  sont  plus  qu'une 
leçon  d'éristique.  Et,  défiant  dans  son  propre  goût  pour  la 
spéculation,  Bergson  repousse  la  médiation  des  philosophes 
et  communie  avec  les  poètes  dans  une  certitude  sentimentale, 
r  Or  une  science  envahissante  et  audacieuse  compromet  leur 
quiétude.  Non  contente  des  attributions  techniques  et  du 
rôle  utiUtaire  qu'on  lui  accorde  communément,  elle  pénètre 
dans  le  domaine  du  rêve.  Là  elle  dénonce  comme  illusoires 


I080  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  sentiments  de  spontanéité,  de  liberté,  d'activité  créatrice. 
Elle  tient  l'art  pour  mensonger  et  fictif.  Et,  quand  elle  a 
brisé  le  fil  qui  fait  de  la  conscience  comme  un  collier  d'images, 
elle  croit  réparer  sa  maladresse  en  replaçant  bout  à  bout  les 
images  égrenées  à  l'imitation  du  contour  entrevu  ;  à  moins 
qu'en  désespoir  de  cause  elle  ne  demande  le  secret  de  l'esprit 
à  la  physiologie  du  cerveau.  Et  il  semble  ainsi  que  les  pré- 
dictions de  Taine  et  de  Renan  s'accomplissent:  en  s' attaquant 
à  l'âme  la  science  s'attaque  à  l'art.  Les  natures  délicates 
s'émeuvent.  Elles  ont  pu  assister  avec  assez  d'indifférence 
au  travail  sourd  qui  mine  la  religion  et  la  conscience  morale 
pour  les  déposséder  de  l'explication  du  monde  et  des  principes 
de  la  conduite  ;  elles  ne  souffrent  pas  qu'une  atteinte  soit 
portée  aux  convictions  esthétiques,  raison  ultime  de  vivre, 
refuge  des  sensibilités  blessées  dans  une  époque  de  grande  in- 
dustrie,d'irréligion  et  de  bassesse  morale.  Aux  prétentions  de 
la  Science  elles  opposent  leurs  impressions  avec  une  gaucherie 
ingénieuse  et  une  naïveté  nuancée  de  cette  sorte  de  finesse 
que  donne  parfois  le  désir  aux  plus  candides.  Symbolistes  et 
décadents  s'efforcent  d'établir  la  légitimité  de  la  vision  indi- 
viduelle des  êtres  et  des  choses  qui  s'épanouit  dans  les 
poèmes  d'Edgar  Poe,  les  portraits  de  Whistler  et  le  drame 
musical  de  Wagner.  Cependant  ^Guyau  proclame,  avec  la 
fougue  de  la  jeunesse,  les  droits  de  la  sensibilité. 

La  culture  de  Bergson  ne  lui  permet  pas  d'être  aussi  simple. 
Ravaisson,  successeur  officiel  de  Cousin,  lui  a  transmis 
une  doctrine  esthétique  qui  juxtapose  la  Grèce  de  Winckel- 
mann,  le  néo-Platonisme  d'Alexandrie,  le  Christianisme, 
la  Renaissance  italienne  et  le  Romantisme  allemand  en  des 
improvisations  émues  pour  rendre  son  immortalité  à  l'âme 
et  sa  profondeur  au  mythe  de  Psyché.  Par  ailleurs  il  est  curieux 
de  mathématique  et  de  physique  ;  il  sait  qu'on  ne  déjoue  pas 
les  desseins  de  la  science  aussi  facilement  que  le  croient  les 
poètes  et  qu'il  est  bon  d'adioindre  aux  suggestions  intimes 


NOTES 


IO81 


les  ressources  de  la  pensée  philosophique.  Aussi  la  réaction 
du  sentiment  revêt  chez  lui  la  forme  ambiguë  de  l'essai,  mode 
d'expression  assez  souple  pour  tenir  à  la  fois  de  la  création 
artistique  et  de  la  spéculation  philosophique,  épouser  le 
cours  changeant  des  images  et  informer  les  désirs. 

Son  premier  mouvement,  car  il  suit  le  cours  de  sa  nature 
plutôt  que  d'agir  de  propos  délibéré,  est  de  soustraire  la 
vie  intérieure  à  l'emprise  des  scientifiques  et  de  recréer 
autour  d'elle  le  mystère  qu'ils  s'efforcent  de  dissiper.  Il  écarte 
la  représentation  que  les  psychologues  se  font  de  la  cons- 
cience. Il  refuse  de  s'en  tenir,  comme  les  moralistes  et  les 
romanciers,  à  l'analyse  des  passions,  qui  nous  donne  le  change 
sur  nous-mêmes.  Il  annonce  l'existence  d'une  réalité  plus 
profonde,  mobile  et  fuyante.  Pour  la  décrire,  il  rivalise  avec 
le  musicien  dont  l'art  rend  sensibles  l'émotion,  son  dyna- 
misme, ses  variations  d'intensité,  ses  altérations  et  sa 
richesse  ;  il  rivalise  avec  le  peintre  qui  restitue  parfois  le 
mouvement  dans  sa  soudaineté,  qui  dégage  parfois  les 
dessous  grâce  auxquels  une  physionomie  devient  expressive 
et  spirituelle.  Mais,  comme  il  ne  dispose  pas  des  moyens 
techniques  qui  permettent  à  Debussy,  à  Degas  ou  à  Velasquez 
d'évoquer  l'être  dans  sa  qualité  même  et  sa  pureté  première,  il 
se  contente  de  faire  subir  une  sorte  de  conversion  à  l'imagi- 
nation philosophique.  Il  renonce  délibérément  à  certaines 
habitudes  de  penser,  à  certaines  associations  d'idées  et  d'i- 
mages contractées  au  service  de  l'intelligence.  Il  se  laisse 
vivre  et  s'abandonne  à  l'impression  confuse  de  durée  qui 
surgit  dans  la  vacance  des  représentations.  Mais,  quand  il 
veut  l'exprimer,  il  s'aperçoit  que  le  langage  fait  pour  répondre 
aux  exigences  d'une  activité  tournée  vers  le  monde  extérieur, 
ne  saurait  s'adapter  à  la  réalité  intime.  «  Essentiellement 
discontinue,  puisqu'elle  procède  par  mots  juxtaposés,  la 
parole  ne  fait  que  jalonner  de  loin  en  loin  les  principales 
étapes  du  mouvement  de  la  pensée.  Les  images  ne  sont  en 


I082  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

effet  que  des  choses  et  la  pensée  est  un  mouvement.  »  Mais 
ce  qui  ne  peut  s'exprimer  se  peut  suggérer  et  évoquer  au 
moyen  de  métaphores  concourantes.  Semblablement  Mal- 
larmé dira  :  «  Décadente,  mystique,  les  écoles...  adoptent, 
comme  rencontre,  le  point  d'un  idéalisme  qui  (pareillement 
aux  fugues,  aux  sonates)  refuse  les  matériaux  naturels  et, 
comme  brutale,  une  pensée  exacte  les  ordonnant  ;  pour  ne 
garder  de  rien  que  la  suggestion.  Instituer  une  relation  entre 
les  images  exacte  et  que  s'en  détache  un  tiers  aspect  fusible 
et  clair  présenté  à  la  divination.»  Ce  rapprochement  n'est 
pas  fortuit  ;  il  accuse  des  préoccupations  communes.  Loin 
d'avoir,  comme  on  l'a  prétendu,  quoi  que  ce  soit  de  commun 
avec  la  méthode  des  romanciers  ou  de  Sainte-Beuve,  le 
procédé  du  clair-obscur  employé  par  Bergson  s'identifie 
au  procédé  du  symbolisme  dont  Mallarmé  s'est  fait,  dans 
Divagations,  le  théoricien  exact  et  précieux.  Pourtant  Bergson 
ne  laisse  pas  l'initiative  aux  mots;  il  se  souvient  à  temps 
voulu  de  la  tentative  faite  par  Schelling  et  Ravaisson  pour 
donner  à  une  attitude  de  poète  droit  de  cité  dans  la  philo- 
sophie et  pour  métamorphoser  les  mouvements  de  sensibilité 
en  une  intuition  intellectuelle  ou  en  une  expérience  intime 
qui  fasse  participer  l'homme  de  l'absolu.  Et,  par  un  dépla- 
cement subit,  ses  démarches  subtiles,  exclusives  de  toute 
discipUne  intellectuelle,  sont  élevées  au  rang  de  méthode  : 
elles  deviennent  intuition. 

L'intuition,  comme  opération  de  l'esprit  originale  et 
distincte  de  la  réflexion,  permet  de  reprendre  en  sens  inverse 
le  travail  .de  l'intelligence  discursive.  Elle  vient  de  révéler 
une  expérience  «  atteinte  à  sa  source,  ou  plutôt  au-dessus 
de  ce  tournant  décisif  où,  s' infléchissant  dans  le  sens  de  notre 
utilité,  elle  devient  proprement  l'expérience  humaine  ». 
Cette  expérience  immédiate  ne  permettra-t-elle  pas  de 
résoudre  directement  les  grands  problèmes  de  la  conscience, 
des  rapports  de  l'âme  et  du  corps,  de  la  vie,  sans  faire  appel 


NOTES  1083 

à  la  médiation  de  l'intelligence  discursive,  sorte  de  technique 
de  la  pensée  ?  Pour  cela  il  convient  de  développer,  sous 
forme  de  concepts,  les  brèves  lueurs  de  l'intuition.  Mais  il 
faut  encore  examiner  les  faits  présentés  par  les  savants  et 
les  interprétations  qu'on  en  donne.  Ici  l'argumentation  entre 
en  jeu  et  la  dialectique  devient  toute  puissante  pour  réduire 
la  métaphysique  traditionnelle  qui  croit  devoir  subordonner 
l'étude  des  questions  vitales  à  l'étude  du  mécanisme  de  la 
connaissance.  Dès  lors  l'œuvre  de  Bergson  devient  un  chef- 
d'œuvre  de  tactique.  En  médiateur,  il  tente  de  mettre  fin 
aux  querelles  qui  ébranlent  le  crédit  des  philosophes,  apaise 
les  dissensions  entre  réalistes  et  idéalistes.  Puis  il  se  retourne 
contre  la  science,  sans  toutefois  la  heurter  de  front.  Il  sait 
trop  la  stabilité  et  la  valeur  de  la  physique  pour  ne  pas  lui 
abandonner  —  provisoirement  du  moins  —  le  domaine  de 
la  matière  et  pour  ne  pas  reconnaître  que,  sans  elle,  nous 
n'aurions  jamais  acquis  le  sens  de  la  précision.  Mais  il  met 
à  profit  les  obscurités  de  la  physiologie  du  cerveau  pour  avan- 
cer que  l'activité  spirituelle  déborde  infiniment  l'activité 
cérébrale  ;  il  met  à  profit  les  incertitudes  de  la  biologie  pour 
faire  ressortir  le  simplisme  et  l'insufSsance  de  l'idée  d'évolu- 
tion (où  les  savants  ne  voient  qu'une  hypothèse  de  travail), 
pour  restaurer  le  vitalisme  qui  annihile  l'œuvre  de  Lamarck, 
de  Claude  Bernard  et  de  Le  Dantec.  Ainsi,  petit  à  petit,  le 
mystère  surgi  de  la  conscience  gagne  le  monde  extérieur  ; 
l'intuition  «  réabsorbe  l'intelligence  »  ;  et  la  spéculation 
bergsonienne,  confiante  en  une  espèce  d'illumination  inté- 
rieure, devient  une  «  ascension  graduelle  à  la  lumière  »  et  une 
introduction  au  «  royaume  mystérieux  »  de  l'esprit. 

Le  royaume  de  l'esprit  s'étend  partout  où  il  y  a  de  la  vie. 
Jaillissement,  invention  inépuisable,  création,  l'élan  de  vie 
circule  à  travers  la  matière,  se  manifeste  dans  l'élan  de 
conscience,  se  libère  du  rythme  de  la  nécessité,  se  dégage  de 
l'écoulement  des  choses  et  s'épanouit  dans  l'esprit,  cette 


1084  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

force  «  qui  peut  tirer  d'elle-même  plus  qu'elle  ne  contient, 
rendre  plus  qu'elle  ne  reçoit,  donner  plus  qu'elle  n'a.  »  Là,  «  le 
passé  se  conserve  indivisible  et  grandit  comme  une  plante 
magique  qui  réinventerait  à  tout  moment  sa  forme  avec  le 
dessin  de  ses  feuilles  et  de  ses  fleurs.  »  Là  s'effectue  la  créa- 
tion de  soi  par  soi,  triomphe  de  la  vie,  objet  de  la  vie  hu- 
maine, gage  infiniment  probable  de  survie.  De  la  sorte  se 
consomme  l'union  mystique,  besoin  essentiel  de  la  pensée 
juive,  annoncé  déjà  dans  l'Éthique  de  Spinoza  :  «  Dans  l'absolu 
nous  sommes,  nous  circulons  et  nous  vivons.  » 

Ainsi,  si  l'on  envisage  le  Bergsonisme  dans  son  ensemble 
en  réservant  les  problèmes  spéciaux  qu'il  soulève  dans 
l'ordre  philosophique,  il  apparaît  comme  une  tentative  faite 
pour  concilier  la  science  moderne  avec  l'image  que  la  sen- 
sibilité artistique  d'une  époque  se  fait  de  la  vie  spirituelle. 
Par  là  l'entreprise  est  curieuse  et  vaut  d'être  retenue  :  elle  ne 
témoigne  pas  seulement  d'une  haute  culture  et  d'une  grande 
délicatesse.  Elle  témoigne  encore,  à  son  insu,  de  la  valeur 
de  la  science.  Si  la  métaphysique  de  Schopenhauer  prouve, 
comme  le  dit  Nietzsche,  que  l'esprit  scientifique  n'est  pas 
suffisamment  fort,  la  métaphysique  de  Bergson  semble  bien 
prouver  qu'il  l'est  devenu  entre  temps.  C'est  pourquoi  l'œuvre 
entière  revêt  le  caractère  d'un  mysticisme  rationnel. 


Lorsque  Lamarck  exposait  au  cours  du  Muséum  sa  con- 
ception du  Monde  «  qui  avait  beaucoup  de  simplicité,  de 
nudité  et  de  tristesse  »,  un  de  ses  auditeurs,  Sainte-Beuve, 
refusait  de  se  laisser  gagner  par  la  passion  contenue  de  sa 
parole  et  devait  discerner  plus  tard,  dans  Volupté,  la  raison 
secrète  de  cette  abstention  :  «  J'étais  loin  assurément  d'ac- 
cueillir ces  hypothèses  par  trop  simplifiantes,  cette  série 
uniforme  de  continuité  que  réfutait,  à  défaut  de  ma  science, 
mon  sentiment  abondant  de  création  et  de  brusque  jeunesse.  » 


NOTES  1085 

Pour  des  raisons  semblables,  autour  de  19 10,  les  jeunes 
gens  et  les  amateurs  de  philosophie  devinrent  bergsoniens. 
Il  n'y  avait  plus  de  grand  système  scientifique  et  l'œuvre 
de  Spencer  était  oubliée  ;  les  sociologues  abordaient  avec 
sévérité  des  sujets  très  spéciaux  et  croyaient  devoir  se  refuser 
par  méthode  aux  vues  d'ensemble  ;  l'enseignement  oiB&ciel 
conservait  l'inconsistance  de  l'éclectisme  et  favorisait  l'action 
de  Kant  et  de  la  pensée  allemande  à  l'exclusion  des  philo- 
sophes, des  moralistes  et  des  savants  français  du  xix®  siècle. 
La  tendresse  chuchotée  de  Pelléas  et  Mélisande,  écho  du 
chant  d'amour  de  Tristan  et  d'Isolde,  exerçait  son  charme. 
Et  les  jeunes  gens  méprisant  la  Science,  se  donnèrent  à  la 
doctrine  nouvelle,  au  mysticisme  sans  mystique,  comme  ils 
s'étaient  donnés  aux  musiciens  et  aux  poètes.  Car  on  aime  à 
convertir  son  trouble  en  raison.  Ils  n'avaient  ni  la  culture,  ni 
l'esprit  de  finesse,  ni  la  mesure  nécessaires  pour  souhaiter  l'in- 
telligence de  cette  doctrine.  Mais  peu  leur  importaient  les  ques- 
tions d'école,  le  parallélisme  de  l'âme  et  du  corps,  le  raisonne- 
ment des  Éléates  et  l'exemple  d' Achille  et  de  la  tortue  ;  peu 
leur  importait  le  détail  des  analyses  qui  retouchent,  atténuent 
et  nuancent  continuellement  une  pensée  mobile  ;  peu  leur  im- 
portait l'orientation  spiritualiste  deBergson.  Le  Bergsonisme, 
c'était  la  voie  ouverte  à  la  fantaisie,  à  la  rêverie,  c'était  l'école 
buissonnière  qui  venge  des  contraintes  scolaires,  c'était  la 
moquerie  de  l'intelligence  qui  dépite  et  irrite  par  son  refus  de 
se  mêler  aux  passions  crédules  des  hommes  ;  c'était  le  mépris 
des  techniques  qui  exigent  l'effort  et  un  labeur  soutenu.  Dans 
des  pages  où  se  mirait  leur  adolescence,  incapable  de  se  dépren- 
dre de  soi-même,  étrangère  à  la  tendresse,  malhabile  à  aimer, 
^Is  trouvaient  la  formule  magique  de  leur  libération,  intuition 
et  action,  et  recevaient  joyeusement  la  promesse  de  la  vie. 

Mais  le  Bergsonisme  allait  ainsi  à  rencontre  de  l'effort  fait 
par  les  esprits  pour  dépasser  le  Symbolisme.  Sous  des  formes 
différentes,    et    depuis    longtemps    déjà,   France,   Bourget, 


I086  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Barrés  avaient  noté  son  insuffisance  et  donné  au  roman  une 
orientation  nouvelle.  Les  peintres  se  dégageaient  de  l'impres- 
sionnisme et  commentaient  l'œuvre  de  Cézanne.  Dukas  et 
Magnard  rejoignaient  la  tradition  de  Beethoven.  Tout  an- 
nonçait le  retour  d'un  art  plus  volontaire  qui  entendait 
intégrer  les  enrichissements  de  la  sensibilité  et  les  possibilités 
de  l'imagination  dans  un  ensemble  capable  de  susciter  une 
émotion  intellectuelle.  Et  simultanément  une  doctrine  de  la 
qualité,  contemporaine  des  Romans  Idéologiques  de  Barrés  et 
des  Poèmes  de  Mallarmé,  expression  éminente  d'un  état 
d'esprit  périmé,  en  prolongeait  les  répercussions.  Elle  en- 
traînait la  négation  de  toute  discipline  de  la  pensée,  de  l'art 
et  de  la  conduite.  Elle  divinisait  l'instinct.  Elle  confondait 
les  genres.  Elle  ne  pouvait  que  retarder  indéfiniment  la 
prise  de  conscience,  l'acte  de  clairvoyance  qui  s' effectuait 
par  ailleurs  et  qui  réclamait  à  la  fois  le  concours  de  l'intelli- 
gence et  une  compréhension  plus  sûre  des  modes  de  l'acti- 
vité humaine  et  des  nécessités  impératives  de  l'ordre  social. 
C'est  que  ce  prétendu  réveil  spirituel  n'est  que  le  signe  et 
l'effet  d'une  décomposition  sociale.  C'est  le  cri  de  détresse 
poussé  par  l'individu  dans  sa  solitude  soudaine.  L'humain 
vient  de  se  retirer  de  lui.  Il  ne  sait  plus  communier  ni  dans  la 
cérémonie  rehgieuse,  ni  dans  l'accomplissement  des  grandes 
œuvres  de  civilisation.  Lui  suffira-t-il  de  communier  dans  la 
musique  à  Bayreuth  ou  dans  la  promiscuité  des  foules  devant 
la  parade  foraine  ?  Quand  tombe  l'ivresse  des  sons  et  des 
images,  il  n'y  a  plus  que  la  stupeur  animale  et  morne  de 
l'espèce  qui  vague  désemparée,  et  se  consume  en  une  attente 
vaine.  Un  déséquilibre  profond  anéantit  le  travail  patient 
de  l'homme  pour  rendre  harmonieuses  et  concourantes 
jes  forces  anarchiques  de  la  vie.  Les  rapports  sociaux  ne  sont 
plus  que  le  jeu  mesquin  des  partis  ;  la  science  n'est  plus  qu'un 
amas  de  données  conventionnelles  et  symboliques  ;  la  philo- 
sophie, un  ensemble  de  mécanismes  logiques  ;  l'art,  une  poi- 


NOTES  1087 

gnée  de  procédés  d'hypnose.  L'intelligence  devient  subtilité 
Le  sentiment  se  résorbe  dans  l'émotion  vague.  Partout  la 
vie  imaginaire  se  substitue  à  la  réflexion  sur  la  vie  vécue  :  elle 
s'entoure  des  oeuvres  des  civilisations  disparues  et  des  butins 
des  barbares.  C'est  une  désertion  dans  un  quiétisme  anémié, 
dans  le  recul  des  temps,  ou  dans  quelque  île  du  Pacifique. 
Et  la  France  accepte  cette  déchéance  sous  un  prétexte 
spécieux  auquel  des  esprits  aussi  honnêtement  critiques 
que  Brunetière  se  laissent  prendre,  sous  couleur  de  cosmopo- 
litisme. 

Il  y  aurait  sans  doute  quelque  inintelligence  à  reprocher  au 
Bergsonisme  d'avoir  créé  cet  état  d'esprit.  Les  courants  de 
sensibilité,  qui  se  passent  d'ailleurs  de  justification,  ne  par- 
viennent dans  les  miUeux  philosophiques  qu'après  avoir 
reçu  une  forme  littéraire  ou  plastique.  Mais  on  doit  reconnaître 
que  le  rôle  du  philosophe  ne  se  confond  pas  avec  celui  de 
l'artiste.  Le  philosophe  s'efforce  moins  de  donner  une  expres- 
sion directe  des'  courants  de  sensibilité  que  de  les  dominer  et 
d'échapper  aux  aspects  fugitifs  d'une  époque  grâce  à  l'in- 
telligence du  passé.  Il  restitue  les  courants  d'idées  et  se 
préoccupe  de  la  marche  de  la  science.  Ayant  suivi  pas  à  pas 
la  croissance  de  l'œuvre  humaine,  il  sait  qu'elle  n'est  à 
l'abri  ni  des  errements,  ni  des  déviations,  ni  des  retours  ; 
mais  il  sait  aussi  qu'elle  déjoue  les  caprices  individuels 
et  conserve,  en  son  ensemble,  une  imposante  continuité. 
La  compréhension  du  monde  et  celle  de  la  vie  intérieure 
fournissent  les  éléments  d'une  communion  spirituelle  et 
d'une  participation  durable  entre  les  hommes.  Elles  s'harmo- 
nisent et  deviennent  la  condition  de  l'équilibre  intérieur. 
Or  Bergson  a  méconnu  cette  grande  leçon  du  dernier  des 
humanistes,  Auguste  Comte,  qui  maintient  la  tradition 
du  xviii«  siècle  pour  conjurer  l'annexion  de  la  pensée 
française  au  romantisme  allemand.  Bergson  s'est  abandonné 
à  un  mouvement  d'époque  qui  fausse  et  isole  les  exigences 


I088  LA  NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE 

de  la  sensibilité.  Il  a  cru  pouvoir  faire  d'un  état  afiEectif 
un  objet  de  spéculation  en  substituant  aux  méthodes  ob- 
jectives la  communion  sensuelle  qui  met  l'artiste  en  contact 
immédiat  avec  le  monde  extérieur  ;  en  préférant  à  l'exercice 
discipliné  de  l'intelligence  la  sensualité  de  l'intelligence. 
Il  a  demandé  à  la  logique  du  sentiment,  souvent  déconcer- 
tante et  quasi  féminine,  de  légitimer  cette  transposition  : 
attaquant  la  science,  il  a  devancé  toute  attaque.  Mais,  au 
lieu  d'entreprendre  une  critique  interne  de  la  physique  et 
de  la  biologie,  il  s'est  plu  à  évoquer  la  déception  des  hommes 
en  quête  de  croyances  qui  avaient  sollicité  de  la  science  plus 
qu'elle  n'entendait  et  ne  pouvait  donner.  Rompant  ainsi 
avec  les  œuvres  de  civilisation,  il  n'a  plus  trouvé  dans  le 
passé  que  des  éléments  morts,  des  idées  disparates,  des  sen- 
timents étranges.  Et  force  lui  a  été,  pour  donner  une  unité 
à  sa  doctrine,  de  rejoindre  le  truchement  de  la  sagesse 
populaire,  le  sens  commun. 

Mais,  en  consacrant  le  divorce  de  la  sensibilité  et  de  l'in- 
telligence, le  Bergsonisme  ne  demeure  pas  seulement  étranger 
à  l'évolution  de  la  sensibiHté  contemporaine  et  à  l'orientation 
véritable  de  la  pensée  française  au  xix®  siècle.  Il  ne  répond 
plus  aux  besoins  vitaux  de  l'époque  qui  commence.  La  guerre 
a  dévoilé  la  pulsation  immense  de  la  vie  physique  qui  se 
déploie  avec  une  exubérance  et  une  incohérence  tout  ani- 
males, qui  fait  éclater  les  habitudes,  les  prescriptions  et  les 
préceptes.  Elle  a  Ubéré  les  puissances  mauvaises  qui  rôdent 
aujourd'hui  dans  la  pénombre  de  l'Europe.  Et  nous  souffrons 
de  l'offense  faite  à  l'homme.  Nous  sommes  surpris  des  sono- 
rités étranges  du  mot  «  civilisation  »  que  nos  aînés  avaient 
laissé  tomber  en  désuétude.  A  sentir  l'humble  condition  de 
l'homme,  quand  il  est  ouvrier  de  gloire,  nous  comprenons 
mieux  le  labeur  anonyme  de  milliers  d'êtres  de  désir  ployés 
sur  une  tâche  commune,  se  prêtant  à  une  discipline  commune, 
arqués  contre  toute  cause  de  dissolution  pour  que  surgisse  un 


NOTES  1089 

ordre  humain.  Nous  discernons  dans  cet  effort  la  volonté  la 
plus  haute  et  la  dignité  de  l'espèce.  Nous  savons  maintenant 
que  les  modes  de  l'activité  humaine,  trop  souvent  dissociés, 
sont  nés  d'un  même  amour  et  d'une  même  espérance.  Nous 
savons  que  notre  devoir  présent  est  dans  la  volonté  d'un  ordre 
humain,  et  nous  avons  par  devers  nous  près  de  trois  siècles 
d'humanisme.  Or,  cette  volonté  d'un  ordre  humain  suppose 
yme  maîtrise  de  l'intelligence  qui  récuse  le  Bergsonisme. 
Et  nous  pouvons  nous  détacher  en  toute  liberté  d'esprit  de 
ceux  qui  ont  omis  de  nous  enseigner  l'homme.  Car  demain 
ne  sera  fait  que  des  défaillances  ou  de  la  clairvoyance  de 
notre  propre  jeunesse. 

RAYMOND  LENOIR 

PRIKAZ,  par  André  Salmon  (Editions  de  la  Sirène).  — 
DIX-NEUF  POÈMES  ÉLASTIQUES,  par  Biaise  Cen- 
drars (Au  Sans-Pareil).  —  ROSE  DES  VENTS,  par  Philippe 
Soupault  (Au  Sans-Pareil.) 

a  Prikaz  est  un  premier  essai  de  poème  substituant  aux 
saisons  du  vieux  lyrisme  le  climat  instable  de  l'inquiétude 
universelle.  »  Ainsi  s'exprime  M.  André  Salmon  dans  le 
commentaire  qui  fait  suite  à  son  poème.  Il  est  permis  d'y 
reconnaître,  sous  une  forme  renouvelée,  les  formules  qui 
opposent  au  lyrisme  statique  un  lyrisme  dynamique.  L'ifiée 
d'instabilité  et  d'inquiétude  Uée  à  celle  d'universalité  a  servi 
de  tremplin  à  la  plupart  des  fondateurs  d'écoles,  de  M.  Beau- 
duin  à  M.  Barzun.  M.  André  Salmon  ne  brigue  pas  cette 
fonction  et  s'il  fondait  une  reUgion  il  en  serait  probablement 
le  premier  schismatique.  Il  connaît  la  vanité  des  manifestes 
et  s'efforce  de  prouver  la  poésie  nouvelle  —  ou  prétendue 
telle  —  en  racontant  et  en  chantant.  C'est  de  quoi  tout 
d'abord  il  lui  faut  savoir  gré. 

Voyons  en  quoi  cet  art  constitue  une  innovation.  Il  tend, 
assure  M.  Salmon, «  à  restituer  l'émotion  à  l'impersonnel; 

69 


lOgO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  créer  chaque  chose  par  sa  description  verbale  ».  De  ces  deux 
propositions,  la  première  est  fort  claire  :  c'est  la  définition 
de  l'art  classique  opposé  à  la  poésie  de  calepin,  à  la  notation 
confidentielle.  Quant  à  la  seconde,  j'y  crois  bien  discerner 
la  pensée  de  l'auteur,  mais  les  termes  de  «  description  ver- 
bale »  ne  me  paraissent  pas  les  plus  propres  à  la  rendre 
sensible.  Un  art  dont  le  langage  écrit  ou  parlé  est  l'instru- 
ment, dont  le  mot  est  la  matière,  ne  peut  créer  qu'en  transpo» 
sant  dans  le  plan  lyrique  des  objets  réels.  Mais  de  quelle 
façon  ?  Sera-ce  par  simple  désignation,  ou  par  allusion,  ou 
par  le  moyen  de  la  description  ?  Dans  le  premier  cas  le  poète 
se  contente  de  nommer  un  objet,  escomptant  la  formation 
spontanée  des  images  dans  l'esprit  du  lecteur.  Dans  le  second, 
qui  est  en  somme  le  Symbolisme,  on  spécule  sur  la  jouissance 
cérébrale  engendrée  par  des  associations  d'idées  et  sur  la 
surprise  des  correspondances  ou  des  analogies  plus  ou  moins 
imprévues.   Enfin  la   poésie  purement   descriptive  vise  à 
satisfaire  le  goût  de  l'imitation,  qui  est  à  l'origine  des  arts  ; 
son  ressort  principal  est  le  plaisir  de  la  difficulté  vaincue. 
A  chacun  de  ces  états  de  la  création  poétique  un  vice  litté- 
raire est  plus  spécialement  attaché.  Ce  sont  respectivement 
la   platitude,   l'affectation  et  la    prolixité.   L'art  classique 
réalise  l'équilibre  des  moyens  dont  aucun  n'est  à  rejeter  ou 
à   préconiser   à   l'exclusion   des  autres.  La  nouveauté,  en 
fait  de  poésie,  n'est  faite  que  de  réactions  successives  et 
d'opportunes  restaurations.  La  nouveauté  de  Prikaz  réside 
justement  dans  cette  émotion  impersonnelle  à  laquelle  le 
poète  veut  restituer  sa  valeur.  Tout  ce  qui  est  subjectif  y 
est  réduit  à  un  rôle  d'accompagnement.  Le  flot  miroitant 
des  impressions  y  roule  sous  les  arches  sonores  d'un  chant 
soutenu,  récit  mélodique  qui  domine  le  bruissement  des- 
criptif de  l'orchestre.  On  a  reconnu  la  forme  du  poème 
épique,  considéré,  à  l'époque  où  la  hiérarchie  des  genres  était 
admise,  comme  le  plus  grand  et  le  plus  noble  de  tous.  Avoir 


NOTES  IO9I 

tenté  cet  effort  est  à  l'honneur  de  M.  André  Salmon  ;  y  per- 
sister serait  à  l'avantage  de  son  génie. 

«  L'événement  le  plus  poétique  de  ce  temps,  la  révolution 
bolchevik...  »  Déclaration  significative  !  Une  histoire,  un 
fait,  un  drame  d'«  actualité  »  n'est  donc  plus  un  sujet  qu'on 
écarte  à  priori,  une  anecdote  bonne  pour  les  faiseurs  de 
monologues  ;  même,  on  se  propose  de  raconter  et  de  décrire 
«  verbalement  »,  c'est-à-dire,  n'est-ce  pas,  avec  les  ressources 
du  verbe  et  non  avec  celles  de  la  peinture  ou  de  la  bruiterie 
onomatopéiste. 

Admirable  effet  d'un  dessin  tant  soit  peu  hardi  :  du  premier 
coup,  le  poète  qui  croit  cheminer  en  pleine  forêt  vierge  se 
retrouve,  sinon  au  miheu,  du  moins  sur  le  bord  de  la  grand' 
route  classique.  A  travers  les  artifices  et  les  conventions  typo- 
graphiques qui  sont  les  clauses  de  style  de  la  poésie  «  mo- 
derne »  il  est  aisé  de  reconnaître  le  vers  libre  des  contes  de 
La  Fontaine,  les  laisses  des  chansons  de  gestes  et  des 
complaintes  populaires  : 

Mais  c'était  une  danse 
Qui  n'avait  pas  de  fin. 
Mais  c'était  une  danse 
Qui  n'avait  pas  de  cesse. 
La  mort  lente  et  l'ivresse, 
Le  verbe  et  les  parfums 
Se  nouaient,  s'emmêlaient, 
Se  fondaient  dans  la  danse. 
Ils  sont  morts  enlacés 
Sans  finir  de  danser. 

On  l'a  sans  doute  déjà  remarqué,  M.  Salmon  tente 
pour  la  forme  épique  ce  qu'a  tenté  pour  le  vers  de  théâtre, 
M.François  Porche.  Ce  dernier  n'est-il  pas  aussi  le  poète 
d'Au  loin...  peut-être  où  se  lisent  des  pièces  curieuses,  inspi- 


1092  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

rées  par  les  scènes  du  soulèvement  révolutionnaire  de  1905, 
en  Russie,  et  qui  me  paraissent  très  supérieures  aux  œu- 
vres qui  ont  valu  à  cet  auteur  les  faveurs  de  la  critique  et 
du  public. 

La  comparaison  est  tout  à  l'avantage  de  Prikaz,  auquel 
un  thème  solidement  construit  assure  une  unité  réelle.  En 
dépit  d'un  pittoresque  dont  l'exotisme  manque  parfois 
de  naturel,  d'un  début  dont  le  sublime  forcé  évoque  la  moins 
bonne  manière  d'Apollinaire,  et  de  quelques  traits  de  sadisme 
macabre,  il  y  a  de  la  force  et  de  la  grandeur  dans  ce  poème 
dont  les  chants  tournent  sur  l'axe  du  mysticisme  révolu- 
tionnaire entre  les  pôles  delà  Haine-Innocence  et  de  l' Amour- 
Crime. 

...  Comme  Von  doit  s'aimer  sur  un  radeau  qui  sombre  ! 
Comme  on  s'y  doit  haïr  d'y  n'être  que  des  hommes  ! 
Des  gestes  fraternels  Dieu  seul  dira  le  nombre. 
Des  crimes  accomplis  Dieu  seul  fera  la  somme. 

Et  le  poète  qui  pouvait  s'en  tenir  là,  ajoute  ces  deux- vers 
dont  le  premier  est  moins  mélodieux  que  les  forfaits  célébrés 
par  le  second  : 

Mais  les  crimes  sont-ils  pas  aussi  accomplis  selon  Dieu  ? 
Il  est  des  forfaits  mélodieux. 

Qu'on  s'y  prenne  comme  l'on  voudra,  on  ne  fera  pas  rendre 
à  ces  vers  le  son  des  quatre  précédents.  Pour  que  la  disson- 
nance  intéresse  ou  surprenne  il  faut  qu'elle  ressorte  sur  un 
accord  de  sonorité  ;  sinon  je  n'entends  plus  qu'un  bruit 
confus  où  la  pensée  même  se  dissout. 

Cela,  M.  André  Salmon  le  sait  aussi  bien  que  moi.  Il  sait 
bien  ce  qui  fait  la  différence  d'un  vers  comme  celui-ci  : 

Mais  les  crimes  sont-ils  pas  aussi  accomplis  selon  Dieu 
à  cet  autre  : 

Maintenant  il  se  peut  que  les  étrangers  soient  vainqueurs, 


NOTES  1093 

l'un  n'ofirant  que  des  valeurs  monotones  et  pauvres  et  l'autre 
une  matière  verbale  dense  et  variée  (malgré  la  suite  se  peut 
que  qui  est  une  négligence) . 

Il  me  reste,  après  avoir  formulé  brièvement  ces  réserves, 
à  proclamer  que  je  tiens  Prikaz  pour  un  fort  beau  poème, 
et  le  seul  où,  pour  ma  part,  j'aie  cru  voir  apparaître,  par 
instants,  le  visage  émouvant  de  l'Epopée  moderne. 


L'élasticité  des  poèmes  de  M.  Biaise  Cendrars  me  parait 
hors  de  conteste.  Il  est  même  équitable  de  constater  que  ces 
poèmes  sont  les  plus  élastiques  et  les  plus  extensibles  de 
tous  les  poèmes  en  forme  de  vide-poche,  où  l'auteur  jette 
pêle-mêle  des  lignes  de  journal,  des  enseignes  de  bistro, 
des  vers  d'almanach,  de  vieux  feuillets  de  son  calepin,  et 
les  mégots  de  la  conversation.  M.  Biaise  Cendrars  a  coutume 
de  porter  dans  ces  exercices  une  franchise  et  une  liberté 
d'allure  sympathiques,  et  quelque  chose  de  viril  qui  manque 
aux  jeux  de  certains  esthètes.  Il  a  raison  de  protester  contre 
le  décri  systématique  des  poèmes  «  de  circonstance  ».  Il 
appartient  au  poète  de  porter  tout  sujet  qu'on  lui  propose 
à  la  hauteur  de  son  génie,  s'il  en  a.  Un  peintre  qui  refuserait 
la  tâche  de  faire  un  portrait,  comme  indigne  de  son  talent, 
serait  fort  ridicule.  M.  Cendrars  est  le  seul  poète  qui  ait  su 
quelquefois  réussir  un  Erzatz  du  cubisme  plastique.  Nul, 
pas  même  Apollinaire,  ne  fut  davantage  démarqué.  Dans 
une  «  notule  d'histoire  littéraire  »  l'auteur  des  Poèmes  élas- 
tiques rappelle  avec  une  discrète  amertume  que  «  les  aînés, 
les  écrivains  classés  et  la  soi-disant  avant-garde  refusèrent 
sa  collaboration».  J'admire  surtout  qu'elle  soit  acceptée 
sans  nulle  gêne  aujourd'hui  par  ses  imitateurs  directs.  Il 
est  vrai  que  le  voisinage  si  dangereux  d'un  vrai  poète  n'est 
guère  redouté  des  mauvais,  car  ceux-ci  sont  les  derniers 
à  s'aviser  de  leur  infirmité. 


1094  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


FLAMME 

Une  enveloppe  déchirée  agrandit  ma  chambre 

je  bouscule  mes  souvenirs 

on  part 

j'avais  oublié  ma  valise 

Ce  poème  confidentiel  est  tiré  de  Rose  des  vents.  L'auteur, 
M.  Philippe  Soupault  est  un  de  ces  aimables  Céladons  qui 
mènent  paître  le  troupeau  des  mots  en  liberté  dans  les 
communaux  de  la  poésie  «  d'avant-garde  ».  Il  doit  y  avoir, 
en  ce  moment,  trois  mille  rhétoriciens  qu'une  absorption 
brusque  et  prématurée  d'élixir  Rimbaud  a  jetés  dans  un 
trouble  voisin  de  l'ébriété.  C'est  l'histoire  de  la  première  pipe. 
Cela  se  passera. 

ROGER    ALLARD 

A  PROPOS  DU  CLUB  ARTISTIQUE. 

M.  Cormon  vient  de  prendre  l'initiative  d'un  groupement 
des  artistes  officiels,  réunis  sous  le  nom  de  «  Club  artistique  ». 
Ce  club  est  destiné  à  dégager  l'art  français  de  l'étreinte  inso- 
lente de  jeunes  étourdis  qui  brisent  les  idoles  et  piétinent 
sans  pudeur  le  )eau  jardin  fané  de  l'Académisme. 

Nous  aimons  trop  Poussin,  David  et  Ingres  dont,  obéis- 
sant à  notre  cœur,  nous  fîmes  nos  dieux,  pour  ricaner  de 
l'émoi  de  M.  Mormon  et  des  hommes  de  bonne  volonté  qui 
l'entourent.  Comme  M.  Cormon,  d'ailleurs,  et  comme 
M.  Dimier  qui  lui  a  spontanément  offert  son  appui,  nous 
déplorons  l'état  de  parfait  abêtissement  dans  lequel  est 
tombé  l'art  contemporain.  Nous  ne  nous  sommes  pas  fait 
faute  de  signaler,  en  des  articles  qui  peinèrent  plusieurs  de 
nos  amis,  la  misère  spirituelle  des  peintres  modernes,  misère 
que  nous  attribuâmes  à  l'esprit  romantique  qui  a  noyé  de 
ses  dernières  vagues  et  le  public  et  les  artistes. 


NOTES  1095 

Comme  M.  Cormon,  nous  avons  récemment  vitupéré 
contre  l'impressionnisme  qui  est  venu  déranger  le  bel  ordre 
dans  lequel  notis  avions  accoutumé  de  voir  alignés  les 
principes  traditionnels.  Après  avoir  goûté  un  moment  le 
facile  enivrement  impressionniste,  nous  avons  rapidement 
discerné  dans  ce  mouvement  de  glorification  du  pur  instinct 
les  mêmes  tares  que  dans  le  romantisme.  Nous  avons  donc 
violemment  rejeté  une  esthétique  conduisant  l'artiste  à  ne 
s'exprimer  qu'à  l'aide  d'une  métaphore  sentimentale  exaspérée. 
Nous  avons,  pour  échapper  à  l'étreinte  d'une  formule  qui 
ne  requérait  de  nous  que  l'exercice  de  notre  sensuahté, 
déblayé  notre  intelligence  déjà  envahie,  et  demandé  à  notre 
raison  assistance  et  réconfort.  C'est  ainsi  que  nous  avons 
découvert  la  vérité  d'une  formule  académique,  certainement 
chère  à  M.  Cormon,  laquelle  impUque  que  l'ordre,  sans  lequel 
il  n'est  pas  de  beauté,  ne  peut  être  obtenu  [ue  par  la  hiérar- 
chisation des  éléments  qui  constituent  le  tableau.  C'est 
ainsi  que  nous  fîmes  le  vœu,  qui  ne  peut  qu'agréer  à  M.  Cor- 
mon, de  devenir  classiques. 

D'où  vient  qu'unis  dans  un  même  désir,  nous  soyons, 
de  par  la  nature  du  souhait  de  M.  Cormon,  appelés  à  faire 
figure  d'ennemis  ? 

M.  Cormon,  retiré  pour  peindre  au  fond  de  ses  chères 
cavernes,  était  protégé  des  tentations  qui  faillirent  nous 
perdre.  A  l'abri  des  voûtes  solides,  il  ne  vit  pas  s'allonger  vers 
lui  ces  terribles  ombres  violettes  qui  incitèrent  tant  de 
peintres  à  cultiver  des  rapports  de  tons  faux.  Nul  vent  né 
vint  déplacer  les  lourdes  peaux  de  bêtes  pendues  aux  parois  ; 
nulle  illusion  d'optique  ne  vint  porter  le  trouble  dans  ses 
constatations  d'homme  bien  portant.  M.  Cormon  pratiquant 
un  métier  de  tout  repos,  séculairement  vérifié,  ne  commit 
aucun  péché  contre  la  peinture,  si  ce  n'est  celui  de  l'aimer 
trop  mollement.  M.  Cormon  se  tient,  ainsi  que  la  tradition 
l'enseigne,  à  une  distance  convenable  de  l'objet  qu'il  veut 


1096  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

représenter.  Il  en  est  absolument  détaché  et  le  peut  juger 
«  en  toute  clarté  d'esprit  ».  Il  en  fait  le  tour,  posément  ;  son 
œil  sans  cesse  revient  sur  ses  propres  traces  pour  vérifier  ses 
notations.  Cet  homme  éminemment  sain  prouve  à  chaque 
instant  sa  lucidité  en  fixant,  selon  les  règles  établies,  le 
résultat  de  la  vision  successive  qu'il  a  des  choses. 

Quelle  fut,  au  contraire,  la  lamentable  posture  dans 
laquelle  nous  mit  l'impressionnisme  ?  Nous  tournons  résolu- 
ment le  dos  aux  musées  :  fi  des  nobles  attitudes,  fi  du  noir  et 
de  la  terre  de  Sienne.  «  Il  n'y  a  pas  de  noir  dans  la  nature  !  » 
La  vérité  visuelle  n'a  jamais  été  dite.  Pour  la  découvrir  ne 
restons  pas  immobiles,  maîtres  de  nous-mêmes  (que  tirerions- 
nous  de  nous-mêmes,  puisque  nous  ne  sommes  bourrés 
que  d'erreurs  ?)  Nous  demandons  aux  choses  le  secret 
de  leur  texture  et,  pour  mieux  le  découvrir,  nous  nous 
mélangeons  à  elles  ;  nous  nous  identifions  à  V objet.  Nous 
baignons  dans  un  flot  de  couleurs,  dans  un  mouvement  de 
formes  indécises,  que  nous  absorbons  synchroniquement. 
Nous  ne  savons  plus  où  finit  la  forme  de  l'objet  et  où  com- 
mence celle  qu'il  projette  en  nous.  Constatations  scientifiques 
et  illusions  d'optique  se  mélangent  instantanément  en  notre 
conscience;  où  sommes-nous;  où  est  l'objet  ?  Est-ce  notre 
cerveau  qui  décide  ?  N'est-ce  pas  plutôt  cette  fleur  balancée 
qui  se  prolonge  sur  la  toile  par  l'intermédiaire  de  notre  main, 
y  déposant  son  parfum  volatil  ? 

Nous  comprenons  que,  spectateur  bien  assis  dans  le 
confortable  fauteuil  académique,  M.  Cormon  sourie  de 
pitié  à  des  jeux  si  peu  sérieux,  et  que  récemment  il  se  soit 
mis  en  colère,  trouvant  que  la  farce  avait  assez  duré.  Nous 
sommes  absolument  d'accord  avec  lui  sur  ce  point.  A  trop 
complaisamment  nous  laisser  entraîner  dans  l'engrenage  des 
forces  cosmiques,  nous  y  avons  laissé  quelque  chose  de  nous- 
mêmes.  Nous  en  sortons,  sinon  mutilés,  du  moins  profondé- 
ment meurtris. 


NOTES  1097 

(Pour  ma  part,  je  désirais  tellement  retrouver  le  libre 
exercice  de  tous  mes  membres  que  j'avais  —  il  y  a  quatre 
ans  —  trouvé  pour  mon  idéal  une  étiquette  que  je  ne  saurais 
abandonner.  Renonçant  au  mot  «  classicisme  »,  que  l'usage 
étroit  qu'en  faisaient  les  néo-classiques  me  rendait  suspect, 
je  le  remplaçai  par  «  totalisme  »). 

C'est  ainsi  que  j'associai  mon  effort  à  celui  d'autres  jeunes 
peintres  munis  d'étiquettes  différentes.  Nous  tournâmes  cette 
fois  le  dos  au  soleil  corrupteur,  et  nous  fîmes  face  à  nouveau 
aux  maîtres  que  nous  choisîmes,  par  réaction,  les  plus  éloignés 
de  nos  habitudes,  les  plus  dégagés  des  agitations  qui  nous 
avaient  ballottés,  les  mieux  installés  dans  l'ombre  des  temples 
de  la  sagesse.  Nous  essayâmes  de  découvrir  le  visage  parfait 
de  Cimabué  et  de  Giotto,  de  Jehan  Fouquet  et  de  Clouet. 

C'est  à  ce  moment  que  nous  constatâmes  l'existence 
de  ce  fossé  infranchissable  qui  nous  sépare  de  ces  messieurs 
du  Club  artistique.  Ce  fut  une  immense  surprise  :  les  rayons 
fallacieux  qui  avaient  empli  nos  yeux  de  peintres-voyageurs 
nous  avaient  tellement  éblouis  que  nous  ne  pouvions  distin- 
guer le  visage  de  nos  maîtres  qu'à  travers  mille  coupures. 
Impossible  de  réunir  les  fragments  de  l'image  ainsi  obtenue. 
Les  mouvements  désordonnés  que  nous  avions  adoptés  dans 
nos  exercices  de  peinture  en  plein  air,  où  nous  prolongions 
sur  la  toile  les  vibrations  animales  que  nous  transmettait  le 
spectacle  mouvant,  semblaient  se  communiquer  aux  belles 
figures  lisses  dont  nous  attendions  l'enseignement  rédempteur 
et  que  nous  ne  pouvions  apercevoir  que  par  éclipses. 

Nous  comprîmes  alors  ceci  :  que  nous  le  voulions  ou  non, 
nous  étions  définitivement  entamés  par  nos  mauvaises  habi- 
tudes ;  nous  demeurions  les  esclaves  d'une  technique  basée 
sur  la  sensation  d'abord.  Nous  nous  constatâmes  irrémédiable- 
ment impressionnistes  de  métier,  d'attitude,  dépendants  de 
l'accidentel. 

Certains  parmi  nos  camarades,  les  moins  jeunes,  les  moins 


1098  LA     NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

souples,  en  prirent  leur  parti  ;  ils  continuèrent  à  ne  peindre 
qu'avec  «  leur  cœur  et  leurs  reins  »  et  jurèrent  de  ne  plus 
mettre  les  pieds  dans  un  musée  qui  leur  fît  honte. 

D'autres,  que  nous  signalerons  à  l'attention  de  M.  Cor- 
mon,  car  ils  sont  dignes  de  ce  gardien  jaloux  des  principes 
sacrés,  renoncèrent  à  leur  passé,  dont  ils  se  lavèrent  avec  une 
facilité  déconcertante,  s'installèrent  au  Louvre  où,  pour  se 
consoler,  ils  firent  de  passables  copies  qu'ils  signèrent  de  leur 
nom. 

Certains  enfin,  dont  je  suis,  comprirent  qu'ils  n'étaient 
plus  libres  de  leurs  actes,  qu'ils  étaient  les  dépositaires 
d'un  don  contestable,  mais  que  la  plus  stricte  honnêteté 
consistait  à  payer  la  dette  qu'ils  avaient  assumée  en  accep- 
tant l'héritage  des  maîtres  impressionnistes.  Conseillés  par 
Cézanne  qui,  le  premier,  commença  l'œuvre  de  réhabilitation, 
ils  comprirent  qu'il  ne  fallait  pas  plus  déserter  l'impression- 
nisme que  renoncer  aux  n: usées.  Ils  eurent  le  courage  de  mé- 
priser les  jugements  de  critiques  trop  ardents  qui  les  accu- 
sèrent de  «  fuir  en  mille  directions  ».  Ils  comprirent  que  leur 
devoir  était  de  travailler  à  trouver  un  équilibre  entre  leur 
idéal  classique  anti-impressionniste  et  leurs  moyens  profondé- 
ment, incurablement  impressionnistes.  Etudiant  le  mal  nou- 
veau, j'en  découvris  l'amorce  en  David  ;  j'en  suivis  la 
marche  chez  Ingres,  que  je  considère  comme  le  premier 
impressionniste  plastique,  et  je  constatai  enfin,  pour  mon 
réconfort,  que  notre  dernier  maître  élu,  Cézanne,  plus  entière- 
ment qu'aucun  autre  enveloppé  des  vapeurs  impression- 
nistes, mieux  qu'aucun  autre  atteint  la  pureté  des  primitifs. 
C'est  pourquoi  j'acceptai,  le  cœur  gai,  d'être  injurié  avec 
mes  camarades  cubistes.  Le  premier  cubisme  (le  cubisme 
d'avant-guerre)  m 'apparaissait  en  effet,  à  travers  l'étonnant 
interprète  Picasso,  comme  la  démonstration  au  tableau  noir 
des  plus  secrètes  aspirations  cézanniennes. 

Dès  lors,  il  m'est  impossible,  tout  en  souscrivant  aux  justes 


NOTES  lOQQ 

aspirations  de  M.  Cormon,  d'adopter  les  moyens  qu'il  désire- 
rait employer  pour  réintroduire  la  peinture  dans  son  domaine 
traditionnel. 

Nous  ne  pouvons  plus  comme  lui  faire  le  tour  des  objets, 
les  délimiter,  les  exprimer  dans  leur  littéralité. 

Cette  opération,  qui  était  celle  des  primitifs,  voire  des 
Renaissants,  suppose  un  détachement  de  l'artiste  par  rap- 
port à  l'objet,  un  recours  absolu  au  sens  critique,  une  liberté 
que  nous  ne  possédons  plus.  L'impressionnisme  nous  a  trop 
intimement  mélangés,  incorporés,  associés  aux  objets  :  il  nous 
est  impossible»  pour  le  moment,  de  nous  libérer  de  l'étreinte, 
de  nous  désengluer  complètement.  Tout  ce  que  nous  pou- 
vons faire,  c'est,  à  petits  coups,  nous  détacher  insensible- 
ment du  magma  où  nous  sommes  pris,  et,  à  la  faveur  de  nos 
premières  évasions  partielles  favorisées  par  la  culture  de 
notre  intelligence,  voir  d'un  peu  plus  haut  notre  sujet. 

Voilà  une  confession  qui  va  aggraver  le  sourire  méprisant 
de  M.  Cormon,  fier  de  sa  supériorité,  fier  de  l'intégrité  de  sa 
personnalité  classique  jamais  entamée.  A  quoi  bon  ces  ter- 
giversations, ces  scrupules,  nous  dira-t-il  avec  ses  amis  néo- 
classiques :  désertez  donc  simplement,  en  hommes  de  bon 
sens,  cette  situation  anarchique. 

C'est  là  que  notre  classicisme  s'avère  bien  différent  de 
celui  de  ces  messieurs.  D'abord  parce  que  nous  pensons 
qu'on  ne  rompt  pas  avec  ce  qui  nous  a  précédés  sans  déshon- 
neur. Ensuite,  parce  que  nous  savons  qu'une  école  qui  a  duré 
plus  d'un  demi-siècle,  qui  souleva  tant  d'enthousiasmes,  ne 
peut  pas  ne  produire  que  des  erreurs.  Enfin  parce  que  peut- 
être  les  trop  vastes,  trop  hautes,  trop  solennelles  vérités  dont 
M.  Cormon  et  ses  amis  sont  les  thuriféraires  avaient  besoin 
d'être  brûlées  au  feu  du  soleil  pour  que  pousse,  sur  leurs 
cendres,  une  toute  petite  plante  de  vérité  nouvelle.  L'écraser 
du  talon  serait  condamner  les  plus  forts  d'entre  nous  à 
revivre  stérilement  une  partie  de  l'histoire  de  l'art,  à  assumer 


IIOO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

littéralement  des  conventions  vieilles  de  cinq  siècles,  et  qui 
ont  produit  tout  ce  qu'elles  pouvaient  produire.  Cette  petite 
vérité  est  née  sur  un  terrain  défriché  par  les  amants  des  seuls 
phénomènes,  les  adorateurs  de  l'accidentel.  Est-ce  une  si 
grande  folie  que  de  croire  que  par  le  moyen  de  l'accidentel 
on  peut  rejoindre  l'universel  ?  Et  que  cet  a  universel  » 
auquel  on  arrive  si  péniblement,  en  partant  de  si  bas,  peut 
être  doué  de  vertus  suggestives  plus  profondes  que  ces 
a  généralités  »  obtenues  sans  coup  férir  par  des  gens  trop 
bien  pensants  ? 

Cette  déchéance  impressionniste,  ou  même  cubiste  (c'est 
la  même  chose  par  un  certain  point),  ne  serait-ce  pas  un 
nouveau  sacre  ? 

Je  livre  ces  modestes  hypothèses  à  la  méditation  de 
M.  Cormon  et  de  ses  amis,  et  je  souhaite,  non  que  cessent 
d'être  brandies  sur  nos  têtes  des  foudres  complètement  ino- 
pérantes, mais  que  ces  messieurs,  quittant  un  point  de  vue 
vraiment  un  peu  trop  simpliste,  se  mettent  comme  nous,  s'il 
n'est  pas  trop  tard,  à  l'étude  sincère  et  désintéressée  des 
grands  problèmes  artistiques  contemporains. 

ANDRÉ    LHOTE 


LA  MUSIQUE  POLONAISE,  essai  historique  sur  le 
développement  de  l'art  musical  en  Pologne,  par  H.  Opienski 
en  collaboration  avec  G.  Koeckert.  Préface  de  A.  Sérieyx 
(Crès). 

Le  livre  de  M.  Opienski  jette  une  lumière  fort  utile  sur 
une  question  complexe  et  encore  mal  connue,  du  moins  en 
France.  Il  a,  de  plus,  l'intérêt  de  nous  apporter  une  collection 
relativement  considérable  de  textes  musicaux,  dont  la  valeur 
est  d'ailleurs  très  inégale.  Tout  au  plus  peut-on  regretter 
qu'il  ait  un  peu  trop  le  caractère  d'une  table  des  matières;  on 
souhaiterait  que  les  principales  dates  et  les  principales  per- 


NOTES  *  IIOI 

sonnalités  apparussent  en  plus  fort  relief,  au  lieu  d'être  noyées 
dans  une  accumulation  de  précisions  par  trop  accablante 
pour  notre  attention  et  notre  mémoire.  M.  Opienski  n'en 
a  pas  moins  très  nettement  montré  la  progressive  pénétra- 
tion de  l'influence  française  et  de  l'influence  italienne  dans 
le  terrain  perméable  de  la  musique  polonaise  primitive.  Les 
mélodies  populaires  archaïques  antérieures  à  cette  période 
d'occidentalisation  (chant  du  Houblon,  prière  aux  divinités 
slaves,  etc.)  sont  certainement  parmi  les  plus  frappantes  que 
cite  M.  Opienski  ;  elles  font  penser  aux  plus  beaux  chants 
populaires  russes;  M.  Opienski  ne  nous  en  donne  malheureuse- 
ment que  de  rares  et  courts  extraits.  On  ne  peut  s'empêcher 
de  se  demander  s'il  n'y  avait  pas  dans  ces  accents  naïfs  et 
émouvants  plus  de  spontanéité  musicale  véritable  que  dans 
les  savantes  constructions  ultérieures  dont  M.  Opienski 
nous  livre  plusieurs  exemples  d'ailleurs  remarquables.  D'une 
façon  générale,  l'intérêt  le  plus  vif  qui  s'attache  à  l'histoire 
de  la  musique  en  Pologne  me  paraît  consister  dans  la  labo- 
rieuse accommodation  réciproque  d'éléments  disparates, 
d'influences  irréductibles  qui  se  combinent  peu  à  peu  au 
sein  d'une  sensibiHté  à  la  fois  vibrante  et  plastique.  Mais 
on  voit  aussitôt  la  question  fondamentale  :  y  a-t-il  eu  avant 
Chopin  une  musique  strictement  polonaise,  c'est-à-dire 
qui,  ou  bien  ne  dût  rien  à  la  production  étrangère,  ou  tout 
au  moins  sût  renouveler  par  sa  vertu  propre  ce  qui  ne  lui 
avait  d'abord  été  que  transmis  ?  Ni  les  afîirmations  assez 
sommaires  de  M.  Opienski,  ni  les  textes  musicaux  dont  il 
nous  donne  communication,  nem'enont  convaincu,  je  l'avoue; 
je  vois  bien  qu'un  Goudimel  ou  un  Palestrina  ont  trouvé 
en  Pologne  d'admirables  disciples  ;  le  Sanctus  de  Bartho- 
lomée  Pekiel  est  d'une  largeur  magnifique,  comme  aussi 
un  récitatif  du  même  auteur  qui  fait  penser  à  Monteverde  ; 
et  l'on  ne  peut  oubUer  VAgnusDei  d'André  Paszkiewicz  aux 
inflexions  si  persuasives  et  si  nobles  ;  mais  y  a-t-il  rien  là 


II02  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  proprement  polonais  ?  c'est  ce  qu'il  me  paraît  bien  diffi- 
cile de  prétendre.  J'ajoute  que  les  textes  profanes  du  xyi® 
et  du  xviie  siècle  que  cite  M.  Opienski  m'ont  paru 
d'une  faiblesse  et  d'une  pauvreté  étonnantes.  Une  certaine 
franchise  dans  le  rythme,  une  sorte  de  cordialité  masculine  : 
voilà  les  seuls  mérites  qu'à  mon  sens  on  leur  puisse  recon- 
naître. C'est  assez  dire  que  sur  les  origines  polonaises  de 
Chopin  le  hvre  de  M.  Opienski  ne  nous  apprend  exactement 
rien.  Peut-être  eût-il  pu  insister  plus  qu'il  ne  l'a  fait  sur  le 
développement  antérieur  <ie  la  mazurka  et  de  la  polonaise, 
encore  qu'il  ne  faille  pas  se  faire  d'illusion  sur  la  valeur  ins- 
tructive d'un  semblable  historique.  Mais  de  toutes  façons 
Chopin  resterait  certainement  un  isolé,  au  moins  par  ce 
qu'il  y  a  de  supérieur  dans  son  art,  par  la  qualité  intime 
et  fiévreuse  de  son  inspiration.  D'autre  part  on  aurait  aimé 
que  M.  Opienski  caractérisât  plus  directement  qu'il  ne  le 
fait  les  tendances  actuelles  de  la  musique  polonaise  ;  il  cite 
un  grand  nombre  d'auteurs,  de  poèmes  symphoniques  et 
d'opéras,  mais  il  faut  convenir  que  cette  énumération  est 
assez  peu  instructive,  et  aucun  texte  musical  ne  vient  mal- 
heureusement l'illustrer.  J'incline  à  croire,  d'après  ce  que  je 
connais  de  cette  musique,  que  l'influence  de  Brahms  et  celle 
de  Tsch^ikowski  s'y  manifestent  malheureusement  plus 
que  celle  d'un  Moussorgski  d'une  part,  d'un  Franck  ou  même 
d'un  Debussy  d'autre  part  ;  mais  c'est  peut-être  là  une  appré- 
ciation insuffisamment  fondée,  et  que  j'aurais  aimé  voir 
soit  confirmer,  soit  rectifier  avec  des  preuves  à  l'appui. 
Tout  compte  fait,  je  le  répète,  le  livre  de  M.  Opienski  nous 
oblige  à  nous  poser  bien  des  questions  que  notre  attention 
soUicitée  de  trop  de  côtés  eût  sans  doute  d'elle-même  né- 
gUgées  ;  il  nous  révèle  l'existence  d'une  abondante  matière 
musicale  que  nous  ignorons,  et  il  faut  souhaiter  que  les  direc- 
teurs de  nos  entreprises  de  concerts  nous  fournissent  quelque 
jour  l'occasion  de  nous  former  par  nous-mêmes  ime  opi- 


NOTES  II 03 

nion  sur  les  œuvres  d'un  Moniuszko,  d'un  Karlowicz,  ou 
surtout  d'un  Szymanowski. 

GABRIEL  MARCEL 


A  PROPOS  DE  QUELQUES  ŒUVRES  RÉCENTES 
DE  GABRIEL  FAURÉ  <. 

Il  existe  entre  les  trois  dernières  œuvres  de  Gabriel  Fauré 
la  plus  évidente  parenté  ;  même  alternance  d'idées  violem- 
ment contrastées,  même  vivacité  impétueuse  et  comme  bon- 
dissante de  l'élément  rythmique  initial;  même  étirement 
songeur  et  mélancolique  du  second  thème  ;  même  griserie 
d'espace  dévoré  dans  le  développement  final  ;  même  abus, 
—  diront  certains  —  des  accompagnements  arpégés.  Ce  n'est 
pas  tout  encore.  Ce  qui  frappe  quand  on  prend  la  peine  de 
scruter  les  Sonates  et  la  Fantaisie^  c'est  l'espèce  d'invi- 
tation à  la  découverte  et  à  l'approfondissement  qui  à  la  longue 
semble  en  émaner.  Peu  d'œuvres  de  prime  abord  peuvent 
décevoir  davantage.  La  Fantaisie  pour  piano  et  orchestre 
en  particulier,  risque  fort  d'irriter  à  la  première  audition  par 
la  presque  rudimentaire  simpHcité  des  contours  mélodiques. 
L'idée  musicale  est  ici  évidée  au  point  de  n'être  plus  que' 
la  forme  la  plus  translucide  d'elle-même  ;  on  évoque 
inévitablement  telle  verrerie  légère  et  irisée,  ou  encore  le 
feuillage  dont  ime  main  patiente  n'aurait  laissé  subsister 
que  les  nervures.  Que  cette  «  minceur  »  soit  un  signe  de 
vieillissement,  il  serait  probablement  imprudent  de  le 
contester  ;  mais  d'indigence,  je  le  me  expressément.  Il  est 
par  trop  sûr  qu'en  musique,  richesse  et  opulence  ne  se 
confondent  point  ;  une  œuvre  somptueuse  comme  le  quin- 
tette de  Florent  Schmitt  est  infiniment  plus  pauvre  que  tel 

I.  2^  Sonate  pour  piano  et  violon.  Sonate  pour  piano  et  vio- 
loncelle. Fantaisie  pour  piano  et  orchestre.  (Durand,  éditeur» 
1918-1919.) 


II 04  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Court  prélude  de  Debussy  où  il  n'y  a  qu'une  ligne,  mais  par- 
faite, une  indication,  mais  d'une  justesse  absolue. 

Pour  apprécier  la  richesse  des  Sonates  et  de  la  Fantaisie, 
il  faut  vivre  longtemps  avec  elles  et  comme  les  laisser  s'é- 
chauffer en  soi  ;  on  se  sentira  peu  à  peu  pénétré  par  l'émotion 
intense  et  fine  qui  s'en  dégage.  Rien  n'est  plus  trompeur, 
je  le  répète,  que  l'apparente  sécheresse  linéaire  de  tel  motif  ; 
le  dessin  n'est  ici  en  réalité  que  l'affleurement  de  tout  un 
monde  immergé  au  plus  profond  de  l'âme.  Au  lieu  de  cher- 
cher, comme  Debussy  dans  ses  derniers  ouvrages,  à  trans- 
porter une  impression  massive  dans  le  domaine  des  sons, 
en  la  transposant,  en  la  traduisant  le  moins  possible,  il  me 
semble  que  Fauré  nous  livre  de  l'émotion  non  pas  le  corps 
résistant,  la  pulpe  substantielle,  mais  comme  la  courbure 
ou  l'idéal  tracé.  Aussi  devons-nous  refaire  en  sens  inverse 
le  travail  grâce  auquel  il  a  su  en  dégager  l'essence  formelle  ; 
il  faut  que  ce  qui  n'est  d'abord  qu'un  schéma  se  nourrisse 
peu  à  peu  d'expérience  émue  et  de  souvenirs  —  que  notre 
vie  personnelle  s'introduise  en  lui  et  l'anime  et  le  remplisse, 
comme  fait  l'eau  à  marée  haute  dans  les  détours  d'une  crique. 

Ces  trois  œuvres  ne  forment  point  d'ailleurs  un  groupe 
absolument  isolé;  elles  présentent  à  un  degré  simplement 
plus  marqué  les  caractères  qu'on  pouvait  déjà  noter  dans 
Pénélope,  dans  la  Chanson  d'Eve  ou  le  Jardin  Clos,  ou  même 
dans  ce  quintette  qui  demeure  à  mon  sens  le  chef-d'œuvre 
de  Fauré  :  une  limpidité  d'inspiration  peut-être  inégalée 
•chez  les  contemporains,  une  grâce  élancée,  à  la  fois  tendre 
et  mélancolique,  une  simplicité  rafi&née  dans  le  développe- 
ment des  idées.  Il  semble  seulement  que  Fauré  soit  parvenu 
à  ce  stade  où  une  œuvre  tout  entière  devient  pour  celui  qui 
l'a  créée  un  objet  de  remémoration  rêveuse  et  attendrie  ; 
je  ne  veux  pas  dire  du  tout  qu'il  se  répète  ;  mais  il  a  devant 
soi  son  œuvre,  il  la  dépasse  et  la  domine,  on  dirait  qu'il  la 
caresse  avec  une  fierté  nuancée  de  tristesse.  «  C'est  tout  cela. 


NOTES  IIO5 

mais  rien  que  cela  ».  Il  se  remémore  avec  nostalgie  les  heures 
de  jaillissement  irrésistible.  Il  se  revoit  l'enfantant.  Mais  elle 
n'est  point  un  passé  mort  sur  lequel  il  ne  lui  resterait  qu'à 
veiller  stérilement  ;  elle  est  là  encore,  vivante  à  jamais,  elle 
est  lui  ;  c'est  bien  elle  qui  se  parachève  dans  cette  rêverie 
d'automne  où  les  nuances  amorties  du  regret  passent  insensi- 
blement dans  les  tonalités  ardentes  de  l'évocation.  Au  terme 
de  la  Sonate  pour  piano  et  violon  et  aussi  de  la  Fantaisie,  on 
croirait  vraiment  assister  à  l'embrasement  lyrique  d'une  vie 
consumant  en  une  iambée  sans  lendemain  les  fruits  lentement 
mûris  de  l'épreuve  et  du  désir. 

GABRIEL  MARCEL 


LE  CINÉMA  ZT  SES  CRITIQUES. 

Beaucoup  d'amateurs  de  projections  cinématographiques 
ont  été  frappés  par  la  disproportion  des  moyens  et  des  résultats 
obtenus  et  surtout  par  l'asservissement  de  cet  art  aux  con- 
ventions scéniques.  Il  semble  que  les  gens  [ui  «  travaillent 
dans  le  cinéma  »  aient  été  pris  de  vertige  devant  le 
vaste  champ  ouvert  à  leur  initiative  et  se  soient 
accrochés  aux  portants  de  leur  vieux  théâtre  mélo- 
vaudevillesque. 

Dans  le  même  temps  qui  voit  prominer  maint  directeur 
de  journal  dénué  d'orthographe,  cependant  que  des  mar- 
chands de  biUets  gouvernent  l'art  dramatique,  il  y  aurait 
mauvaise  grâce  à  s'étonner  que  la  direction  «  artistique  » 
de  grandes  firmes  cinématographiques  soit  assumée  par  des 
illettrés,  ou  des  ratés  de  la  figuration.  C'est  malheureusement 
ce  qui  parait  ressortir  de  deux  ouvrages  consacrés  au  cinéma 
par  MM.  Louis  Delluc  et  Henri  Diamant-Berger  ^ .  L'un  ironise 

I.  Louis  Delluc,  Cinéma  et  Cie  (Payot)  ;  Henri  Diamant-Berger 
^e  Cinéma  (Renaissance  du  Livre). 

70 


II06  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

et  gouaille,  l'autre  s'indigne  et  réclame  un  rajeunissement 
des  cadres.  Tous  deux  s'accordent  à  dénoncer  le  sophisme 
des  prétendus  experts  qui  vont  répétant  que  le  public 
demande  ceci  ou  cela...  En  fait  le  public  endosse  le  mauvais 
goût  des  fabricants.  Sa  bonne  volonté  est  très  réelle.  Je  parle 
du  ;^ros  public  et  non  des  spectateurs  triés  sur  le  volet  (sur 
quel  volet,  grands  dieux  !)  de  telle  salle  «  ultra-selecte  », 
comme  s'expriment  les  prospectus.  J'ai  vu  se  dérouler  dans 
un  cinéma  de  Montmartre  un  film  ridicule,  au  milieu  de  la 
plus  cruelle,  de  la  plus  divertissante  critique  collective  qui 
se  puisse  rêver.  Je  crois  bien  qu'on  ne  trouverait  pas  ailleurs 
qu'à  Paris,  proche  la  place  Pigalle,  une  salle  capable  d'em- 
boîter une  mauvaise  pièce  dans  un  mouvement  aussi  juste, 
aussi  précis.  Mais  cet  instinct  a  besoin  d'être  guidé  par 
de  vrais  artistes,  au  lieu  qu'on  le  pervertit  à  force 
de  drames  poUciers  épileptiques  ou  de  faux  comique 
contorsionnel. 

M.  Diamant-Berger  paie  un  riche  tribut  d'éloges  à  CharUe 
Chaplin,  le  grand  acrobate  du  lyrisme,  qui  joint  à  la  plus 
subtile  psychologie  une  observation  ironique  et  tendre  de  la 
vie.  Ceux  qui  veulent  l'imiter  pataugent  dans  la  convention 
du  «  caf-conc  »  le  plus  académique,  et  leurs  films,  dans  dix 
ans,  feront  l'effet  d'un  dessin  de  M.  Albert  Guillaume. 

On  admire  beaucoup  les  acteurs  du  cinéma  américain. 
C'est  avec  raison.  Ils  ont  compris  les  premiers  qu'il  fallcdt 
jouer  avec  la  bouche  et  les  yeux  plutôt  qu'avec  les  gestes. 
Ils  savent  regarder,  écouter,  parce  qu'ils  sont  plus  sensibles 
à  l'action,  au  drame  intérieur,  qu'à  l'effet  décoratif. 

De  ce  que  le  cinéma  représente  le  mouvement,  certains 
se  hâtent  de  conclure  qu'il  suffît  de  faire  bouger  des  figures 
et  des  objets  pour  l'étonnement  ou  le  plaisir  des  yeux  ;  on 
a  pu  apprécier  les  appUcations  de  ces  profondes  théories 
à  l'art  et  à  la  littérature.  M.  Diamant-Berger  n'a  garde 
de  donner  dans  ce  godant  :  «  Pour  faire  un  scénario,  écrit-il. 


NOTES  IIO7 

il  faut  un  sujet,  une  idée  centrale,  des  types,  des  scènes, 
une  exposition,  un  développement,  un  dénouement.  Il  faut 
une  charpente  dramatique,  des  situations,  de  la  psycho- 
logie... »  Le  cinéma  n'est  donc  pas  le  Messie  des  ignorants, 
cet  art  idéal  où  l'on  excellerait  dans  le  mépris  de  toute  règle, 
de  toute  tradition.  M.  Diamant-Berger  est  le  Boileau  de  l'art 
cinématographique.  Ecoutons-le:  «  L'auteur  doit  ménager 
ses  effets  et  ne  pas  les  gaspiller  inutilement.  Les  expressions 
lumineuses  doivent  avoir  un  sens  prévu.  »  Entendez  que  le 
style  se  pare  d'images,  mais  se  nourrit  de  sens.  Les  effets 
photographiques,  jours  frisant,  éclairages  rares,  flous  ou 
contrastés,  ce  sont  les  métaphores  du  film.  Il  ne  faut  pas 
en  abuser. 

«  Le  cinéma,  dit  encore  notre  auteur,  n'est  pas  l'image  de 
la  vie,  comme  on  le  répète  à  tort  et  à  travers,  mais  de  la 
vraisemblance  »,  juste  et  fine  remarque  :  c'est  pour  cette 
raison  que  le  cinéma  est  un  art,  parce  que  l'art  c'est  la  vrai- 
semblance, c'est-à-dire  la  vie  recréée  par  la  mémoire  et 
l'imagination  humaines. 

D'autres  passages  seraient  à  citer  :  «  Le  cinéma  est  un 
art  d'évocation,  la  vision  qui  évoque  une  idée  doit  être 
assez  précise  pour  fixer  nos  sensations,  elle  doit  disparaître 
assez  tôt  pour  être  regrettée.  »  Et  l'auteur  revient  fréquem- 
ment sur  cette  idée  qu'un  art  qui  ne  laisse  rien  à  imaginer 
est  fastidieux... 

Tout  ce  qu'on  dit  de  trop  est  fade  et  rebutant  ; 
U esprit  rassasié  le  rejette  à  l'instant. 

C'est  plaisir  de  rencontrer  des  réflexions  de  cet  ordre 
dans  un  ouvrage  de  vulgarisation,  d'ailleurs  fort  bien  écrit,  et 
qui  montre  partout  un  écrivain  moins  soucieux  d'être  original 
que  d'être  utile  et  véridique. 

ROGER  ALLARD 


II08  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


LETTRES   ANGLAISES 

JEUNES  POÈTES  ET  JEUNES  REVUES 

Les  événements  politiques  de  ces  dernières  années  n'auront 
fait  qu'interrompre  —  sans  l'influencer  ni  le  modifier  —  le 
mouvement  poétique  issu  —  vers  1 906-1 908  —  de  la  lyrique 
des  dernières  années  du  xix®  siècle,  et  dont  la  première 
anthologie,  Georgian  poetry,  indiquait  les  tendances.  Depuis, 
une  nouvelle  édition  de  cette  anthologie  a  paru,  et,  avec  le 
printemps  de  191 9,  plusieurs  groupes  de  poètes  ont  offert 
au  pubhc  des  échantillons  de  leur  travail  dans  difiérentes 
revues  entièrement  consacrées  à  la  poésie. 

Voici  d'abord  les  premiers  numéros  d'une  série  des  Chap- 
books  pubUés  mensuellement  par  la  Poetry  Bookshop,  —  la 
Librairie  de  Poésie,  avec  sa  devanture  de  vieille  petite  boutique 
de  province,  un  peu  mystérieuse,  au  n^  35  de  Devonshire 
Street,  sur  la  gauche  en  venant  de  Theobalds  Road,  tout  près 
de  Red  Lion  Square  et  non  loin  de  la  moderne  et  presque 
américaine  Kingsway.  Tout  ce  qui  vient  de  la  Poetry  Bookshop 
nous  intéresse  depuis  longtemps  déjà,  et  si  le  numéro 
de  septembre  1914  de  la  Nouvelle  Revue  Française  avait 
vu  le  jour,  on  y  aurait  lu  un  compte-rendu  de  la  première 
anthologie  sortie  de  cette  maison,  et  qui  avait  pour  titre  Des 
imagistes  (en  français).  C'était  un  recueil  d'une  quarantaine 
de  courts  poèmes  (la  plupart  en  vers  hbres  )de  dix  ou  douze 
auteurs,  anglais  et  américains,  parmi  lesquels  Richard 
Aldington,  F.  S.  Flint,  Amy  Lowell,  Ezra  Pound  et  Ford 
Maddox  HuefEer  étaient  déjà  connus  des  lettrés.  C'est  de 
la  Poetry  Bookshop  qu'est  sortie  aussi  Georgian  poetry  qui  est 
proprement  l'anthologie  de  ce  groupe,  et  dont  le  titre  est 
significatif,  parce  que,  tout  en  indiquant  la  date  de  la  publi- 
cation du  volume,  —  le  règne  commençant  de  George  V  — 
il  reporte  notre  pensée,  par-delà  l'époque  victorienne,  à  la 


NOTES  IIO9 

poésie  anglaise  du  xviiie  siècle  et  du  début  du  xix«.  L'œuvre 
de  dix-sept  poètes  était  représentée  dans  Georgian  Poetry, 
et  parmi  eux,  il  y  avait  quelques  maîtres  :  G.  K.  Chesterton, 
John  Masefield,  William  H.  Davies,  et  presque  tout  ee  que  la 
jeune  poésie  anglaise  comptait  de  noms  déjà  connus  :  Las- 
celles  Abercrombie,  Walter  de  la  Mare,  John  Drinkwater, 
Harold  Munro,  James  Stephens.  On  y  lisait  aussi  des  poèmes 
de  T.  Sturge  Moore,  Ronald  Ross,  James  Elroy  Flecker, 
Wilfred  Wilson  Gibson,  et  de  Rupert  Brooke  (mort  le  23 
avril  1916  à  bord  du  navire-hôpital  français  le  «  Duguay- 
Trouin»,  en  rade  de  Scyros,  et  dont  l'œuvre  —  poésies  et  cri- 
tiques —  vient  d'être  réunie  en  deux  volumes) ,  Les  Chap- 
books  mensuels  de  la  Poetry  Bookshop,  dont  le  premier  a  paru 
en  juillet  1 919,  et  qui  sont  pubUés  sous  la  direction  de  Harold 
Munro,  remplacent  la  revue  Poetry  and  Drama  comme  organe 
de  ce  groupe  intéressant.  Nous  y  retrouvons  quelques-uns 
des  poètes  de  Georgian  Poetry  et  d'Imagistes,  et  d'autres 
dont  les  noms  sont  nouveaux  pour  nous  :  Rose  Macaulay, 
Charlotte  Mew,  Siegfried  Sassoon,  Osbert  Sitwell,  dont  une 
Berceuse  intitulée  De  Luxe  (en  français)  est  certainement 
plutôt  faite  pour  tenir  agréablement  éveillées  les  grandes 
personnes  que  pour  endormir  les  enfants  :  on  y  retrouve  une 
inspiration  apparentée  à  celle  de  notre  Henry  J.-M.  Levet 
dans  ses  Cartes  Postales  encore  dispersées  —  treize  ans  après 
sa  mort  —  dans  des  revues  mortes,  ou  encore  inédites  et 
conservées  seulement  dans  la  mémoire  de  trois  ou  quatre 
admirateurs.  Le  n^  3  des  Chapbooks  contient  des  poèmes 
l5niques  anciens,  élizabéthains  et  augustains,  de  Francis 
Beaumont  à  Matthew  Prior  ornés  de  dessins  par  des  artistes 
modernes.  Dans  le  no  4,  F.  S.  FUnt  étudie  et  commente 
Quelques  Poètes  français  d'aujourd'hui.  En  parler  serait  sortir 
de  notre  sujet,  mais  remarquons  en  passant  le  soin  que  les 
jeunes  poètes  anglais  apportent  à  se  renseigner  sur  leurs 
contemporains  français. 


II 10  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Nous  en  trouvons  une  preuve  de  plus  dans  une  autre  revue 
jeune,  Coterie,  dont  deux  numéros  ont  paru  (décoration  et 
impression  luxueuses)  et  où  nous  relevons  les  noms  de 
T.  W.  Earp,  R.  C.  Trevelyan,  Eric  Dickinson,  Harold  J. 
Massingham,  Russell  Green,  T.  S.  Eliot,  et  dont  le  second 
numéro  contient  des  traductions  de  quelques-unes  des 
Illuminations  de  Rimbaud,  par  Helen  Rootham.  Ces  traduc- 
tions sont  bonnes  et  ne  laissent  guère  de  place  pour  d'autres. 
Nous  n'y  avons  relevé  qu'une  seule  faiblesse,  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  une  faute  par  timidité  :  «  the  scarlet  pavillon  » 
n'est  pas  du  tout  «  le  pavillon  en  viande  saignante  ». 

The  Owl  (a  La  Chouette  »)  est  une  autre  j  eune  revue  dont 
un  numéro  seulement  a  paru  jusqu'à  présent  (celui  de  mai 
19 19).  Grand  format,  très  beau  papier,  impression  magni- 
fique, amusante  couverture  rose  ornée  de  chouettes  blanches 
et  noires  ;  illustrations  en  couleurs  (par  Pamela  Bianco, 
Nancy  Nicholson,  Randolph  Caldecott,  Eric  Kennington, 
William  Orpen,  George  Belcher.)  Là  aussi  une  place  a  été 
faite  par  les  jeunes  à  leurs  maîtres  préférés  :  Thomas  Hardy, 
John  Galsworthy,  John  Masefield  ;  et  nous  y  retrouvons 
Max Beerbohm,  W.  H.  Davies,  J.  C.  Squire,  Siegfried  Sassoon, 
Robert  Nichols,  etc.  A  la  fin  du  numéro,  quelques  poèmes 
en  prose  de  Logan  Pearsall  Smith  ont  arrêté  notre  attention 
et  nous  ont  fait  désirer  lire  son  recueil,  Trivia  (Londres, 
Constable  and  C^  1918).  Ce  sont  de  courtes  notations  d'impres- 
sions fugitives,  de  moments,  presque  des  a  greguerias  »  à  la 
manière  du  poète  espagnol  Ramon  Gomez  de  la  Serna» 
mais  dans  cette  espèce  de  poésie,  le  tempérament  individuel 
est  toute  la  substance  de  l'art  et  l'imitation  est  impossible. 
Nous  regrettons  de  n'avoir  pas  la  place,  ni  peut-être  le  droit, 
de  citer  quelques-uns  de  ces  courts  morceaux,  si  intimes, 
si  modernes,  et  souvent  si  parfaits  et  si  profonds  sous  leur 
apparence  en  effet  a  triviale  ». 

Non,  la  politique  n'a  en  rien  affecté,  malgré  toute  l'impor- 


NOTES  III I 

tance  qu'elle  a  eue  de  1914  à  1918,  le  mouvement  commencé 
avec  le  règne  d'Edouard  VII,  et  qui  n'est  que  le  développe- 
ment naturel  des  tendances  déjà  ébauchées  dans  Swinburne, 
Oscar  Wilde,  Walter  Pater,  et  qui  triomphent  maintenant 
avec  l'espèce  d'apothéose  faite  au  moins  victorien  des 
écrivains  de  l'ère  victorienne,  au  plus  isolé,  au  plus  méconnu, 
et  peut-être  au  plus  grand  des  précurseurs  de  la  littérature 
anglaise  contemporaine:  Samuel  Butler,  l'auteur  d'Erewhon. 
Et  d'autre  part,  la  traduction  des  Illuminations  en  anglais, 
et  la  faveur  dont  jouissent,  dans  les  milieux  les  plus  lettrés 
et  les  plus  intellectuels,  des  représentants  de  l'art  français 
tels  que  Cézanne,  Debussy  et  Claudel,  sont  des  faits  assez 
significatifs. 

The  Anglo-French  review,  dont  nous  avons  déjà  parlé  dans 
cette  chronique  des  Lettres  anglaises,  peut  compter  à  bon 
droit  parmi  les  jeunes  revues  littéraires,  car,  dans  sa  partie 
littéraire,  elle  accueille  les  nouveaux  poètes  anglais  les  plus 
originaux  et  les  plus  «  avancés  ».  N'est-elle  pas  en  effet  comme 
la  descendante  (avec  modifications)  à  la  fois  du  Yellow 
Book  et  du  Mercure  de  France  ? 

Citons  encore,  bien  qu'elle  soit  de  fondation  moins  récente 
que  celles  dont  nous  venons  de  parler,  la  revue  To-Day 
(«  Aujourd'hui  »).  Le  numéro  d'octobre,  que  nous  avons  sous 
les  yeux,  contient  une  courte  étude  consacrée  à  la  mémoire 
de  Michael  Field,  (pseudonyme,  comme  on  sait,  de  deux 
poétesses  :  Katherine  Harris  Bradley  et  Edith  Cooper)  ; 
un  article  de  Alec  Waugh  sur  Richard  Aldington  ;  des  souve- 
nirs de  John  F.  Harris  sur  Rupert  Brooke  ;  et  les  poèmes  de 
James  A.  Mackereth,  Edward  Shanks,  etc. 

Nous  avons  déjà  vu  avec  quel  respect  et  quel  empresse- 
ment ces  groupes  de  jeunes  poètes  soUicitent  et  accueillent 
la  collaboration  de  leurs  maîtres  et  de  leurs  devanciers,  et 
quelle  importance  ils  attachent  à  la  littérature  française 
contemporaine.  Parmi  ces  maîtres  il  en  est  un  à  qui  ils  doivent 


II 12  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

beaucoup  :  un  grand  lettré,  le  plus  fin  critique  de  son  temps, 
et  l'écrivain  qui  a  le  plus  fait,  à  la  fois  pour  développer  chez 
ses  concitoyens  le  goût  et  la  curiosité  des  écrivains  anglais 
anciens  les  moins  connus  et  les  plus  dignes  d'être  étudiés, 
et  pour  faire  connaître  et  aimer  en  Angleterre  les  écrivains 
modernes  du  Continent,  en  particulier  les  Scandinaves  et 
les  Français.  Le  lecteur  aura  déjà  nommé  Edmund  Gosse. 
Il  y  a  quelques  semaines,  à  l'occasion  du  soixante-dixième 
anniversaire  de  sa  naissance,  tous  les  écrivains  de  langue 
anglaise  ont  été  unanimes  à  lui  apporter  le  témoignage 
de  leur  admiration  et  de  leur  reconnaissance,  et  beaucoup 
d'hommes  de  lettres  français  se  sont  associés  de  cœur  à  cet 
hommage. 

*** 

Mystiques  et  Réalistes  anglo-saxons  (d' Emerson  à 
Bernard  Shaw),  par  Régis  Michaid.  (Armand  Colin,  19 18.) 

Dans  ce  livre,  l'auteur  étudie  neuf  écrivains,  anglais  et 
américains  :  Emerson,  Walter  Pater,  Walt  Whitman,  Henry 
James,  Mark  Twain,  Jack  London,  Upton  Sinclair,  Edith 
Wharton  et  Bernard  Shaw.  Il  y  a  beaucoup  de  pénétration  et 
de  finesse  dans  ces  études,  et  elles  ne  peuvent  que  contribuer 
à  faire  |mieux  connaître  du  pubUc  français,  d'abord  la  littéra- 
ture américaine  en  général,  et  d'autre  part  l'œuvre  encore 
un  peu  méconnue,  même  en  Angleterre,  de  Walter  Pater. 
Quant  à  l'œuvre  de  B.  Shaw,  l'analyser  sans  la  considérer 
constamment  en  fonction  de  l'œuvre  de  son  maître,  Samuel 
Butler,  c'est  la  faire  connaître  très  superficiellement. 

En  somme,  M.  Régis  Michaud,  qui  appartient,  comme 
critique,  à  l'école  de  Sainte-Beuve  et  de  Taine  (exem- 
ple :  «  Une  revue  de  l'œuvre  d'Upton  Sinclair  présente 
un  véritable  intérêt  historique  »)  plutôt  qu'à  celle  de  De 
Sanctis,  s'attache  surtout  à  nous  décrire  les  œuvres  d'art  en 
les  analysant,  en  les  replaçant  dans  leur  milieu  (en  faisant 
une  large  part  à  la  biographie),  et  en  les  considérant  de 


NOTES  III3 

l'extérieur  et  par  rapport  à  l'époque  et  au  pays  où  elles 
ont  été  produites.  Il  aurait  pourtant  été  intéressant  d'em- 
ployer l'autre  méthode,  celle  de  synthèse,  et  de  décrire  dans 
ses  grandes  lignes,  par  exemple,  le  monde  esthétique  de 
Henry  James,  au  lieu  de  l'étudier  presque  comme  un  docu- 
ment historique.  Mais  la  méthode  choisie  par  M.  Régis  Mi- 
chaud  donne,  elle  aussi,  de  bons  résultats,  et  nous  souhaitons 
que,  continuant  à  étudier  les  écrivains  anglo-saxons,  il  nous 
donne  des  analyses  aussi  attachantes  que  celles-ci  d' œuvres 
comme  celles  de  Coventry  Patmore,  Francis  Thompson, 
Michael  Field,  O.  Henry,  David  Graham  Phillips,  etc. 

VALERY  LARBAUD 
*** 

LE  VIEUX-COLOMBIER.  Conférence  de  Jacques  Copeau 
à  la  salle  des  Sociétés  Savantes. 

8   novembre    1919. 

Pour  ceux  qui  n'étaient  pas  aujourd'hui  à  la  première 
réunion  des  Amis  du  Vieux-Colombier,  pour  ceux  qui  écri- 
ront plus  tard  l'Histoire  du  Vieux-Colombier,  je  veux  noter, 
aussi  fidèlement  que  possible,  ce  qui  s'est  passé  là. 

Lorsqu'il  a  paru  sur  l'estrade,  la  salle  était  pleine  On 
papotait.  Il  a  dû  attendre  un  instant.  Ses  yeux  ont  parcouru 
les  rangs  pressés,  le  balcon  empli  de  monde,  et  son  visage 
triste  s'est  éclairé.  Il  s'est  avancé  un  peu,  appuyant  le  bras 
gauche  sur  la  table,  et  il  a  dit,  presque  bas  : 

«  Je  vous  remercie  d'être  là.  Votre  présence  est  déjà  un 
«  grand  fait,  sur  lequel  tout  le  reste  va  s'appuyer  et  se 
«  construire.  Depuis  six  ans,  j'attends,  j'appelle  le  moment 
«  que  voici  :  le  moment  où,  vous  ayant  retrouvés,  je  recom- 
«  mencerai  à  travailler  avec  vous,  pour  donner  à  la  France 
«  nouvelle  un  théâtre  nouveau.  » 

Le  silence  s'est  fait  soudain.  Beaucoup  étaient  entrés  là, 
sans  bien  savoir.  Et  tout  à  coup,  il  y  avait  devant  eux  le 


III4  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

visage  fatigué,  mais  calme  et  grave,  d'un  homme  qui  incar- 
nait une  grande  idée,  d'un  homme  qui  porte  une  grande 
idée  sur  ses  épaules,  et  qui  est  résolu  à  aller  de  l'avant  pour 
qu'elle  avance,  à  s'imposer  pour  qu'elle  triomphe  :  et  cela 
était  sensible  au  premier  regard  ;  visage  de  soujSrance  et  de 
volonté,  illuminé  de  vie  intérieure,  de  noblesse,  de  certitude  ; 
crâne  bombé,  couronnant  un  masque  fanatique  ;  crâne  puis- 
sant, gonflé  de  pensée,  qui  tirait  à  lui  toute  la  lumière  des 
herses,  —  qui  rayonnait.  Et  les  gens  de  bonne  foi  ont  eu  la 
révélation  soudaine  qu'il  allait  se  passer  là  autre  chose  que 
ce  qu'ils  avaient  prévu,  et  qu'il  n'y  avait  pas  à  écouter 
gaîment  ni  à  applaudir,  mais  à  se  taire  et  à  comprendre 
que  cette  première  réunion  était  le  commencement  de  quel- 
que chose  de  grand,  le  commencement  d'une  alhance  pour 
quelque  chose  de  très  grand;  qu'ils  avaient  devant  eux  un 
être  d'élection,  un  apôtre  venu  là  pour  montrer  à  nu  son 
cœur  et  révéler  à  quelle  haute  mission  il  avait  fait  le  sacri- 
fice de  sa  vie.  Et  je  crois  vraiment  que  nul  ne  s'y  est  mépris, 
lorsque,  quittant  des  yeux  les  feuillets  posés  sur  sa  table,  il  a 
dit,  d'une  voix  contenue  où  chaque  mot  palpitait  de  vérité  : 

a  Mes  amis,  pour  comprendre  mon  émotion,  ayez  devant 
«  les  yeux  ceci  :  depuis  mon  enfance,  et  à  travers  toute  ma 
«  jeunesse,  j'ai  porté  en  moi,  nourri,  défendu,  l'idée  d'un 
«  théâtre  qui  serait  vraiment  l'expression  de  notre  beauté 
«  moderne.  Je  touchais  à  la  maturité,  et  mon  rêve  touchait 
«  à  sa  réalisation,  lorsque,  brusquement,  d'un  seul  coup,  la 
«  guerre  a  tout  emporté.  » 

Il  cède  un  instant  au  poids  des  souvenirs.  Il  rappelle  les 
débuts,  la  saison  de  huit  mois  à  Paris  en  1913-1914,  les  deux 
années  d'Amérique.  Puis  il  relève  la  tête  et  porte  en  avant 
son  front  têtu  : 

«  Mais  nous  sommes  de  ceux  qu'on  n'entame  pas.  Et  nous 
«  voici  revenus,  pour  la  même  tâche. 

a  L'état  du  théâtre  est  pire  qu'en  1913-  Les  scènes  du 


NOTES  II 15 

«  boulevard  ne  produisent  même  plus  :  elles  reprennent.  Et 
«  quant  à  nos  théâtres  subventionnés,  j'hésite  à  le  dire  :  il 
«  me  semble  qu'ils  n'ont  plus  de  vie.  Je  ne  parlerai  ni  de 
«  l'esprit  qui  y  règne,  ni  des  pièces  que  l'on  y  accueille  ;  je 
«  parlerai  simplement,  en  homme  de  métier,  de  la  façon 
«  dont  on  y  joue  le  répertoire  classique,  qui  est  le  bien 
«  de  la  nation.  J'ai  assisté,  dans  la  maison  de  Molière,  à 
«  des  représentations  de  Molière.  Eh  !  bien,  je  suis  honteux 
«  de  voir  le  public  supporter  ce  qu'il  supporte  dans  la  salle 
«  du  Théâtre  Français. 

«  Est-ce  que  cela  peut  durer  ?  Est-ce  que  nous  permettrons 
«  que  cela  dure  ? 

a  Je  sens  tout  autour  de  moi  le  besoin  d'autre  chose. 
«,Mais  dans  ce  milieu  gâté  qu'est  le  théâtre  d'aujourd'hui, 
«  rien  de  neuf,  rien  de  vivant  ne  peut  naître.  Nous  disions 
«  jadis  :  il  faut  désindusirialiser  le  théâtre,  et  le  décabotiniser. 
«  Nous  disons  aujourd'hui,  d'un  seul  mot  :  ce  qu'il  faut, 
«  c'est  déthéâtraliser  le  théâtre. 

«  Pour  que  tout  soit  changé,  il  faut  commencer  par  le 
u  commencement.  Il  s'agit  de  créer  des  méthodes,  de  tra- 
«  vailler.  Il  faut  remettre  de  l'ordre  dans  ce  chaos.  Il  ne  s'agit 
«  pas  de  faire  de  fausses  inventions,  de  ressusciter  le  théâtre 
(c  grec,  ou  celui  de  Shakespeare,  ou  d'imiter  Reinhart.  On 
«  parle  partout  d'un  nouveau  mouvement  théâtral  ;  on  cite 
"  les  Russes,  les  Allemands.  Mais  cette  révolution,  est-elle 
'(  d'ordre  dramatique  ?  ce  n'est  rien  qu'une  révolution  de 
<(  décorateurs.  Entre  les  toiles  brossées  par  un  grand  peintre 
"  moderne  et  les  décors  de  l'ancienne  manière,  il  n'y  a  qu'une 
«  différence  d'école  de  peinture  ;  comme  entre  nos  vieilles 
«  scène§  machinées  et  les  nouvelles,  il  n'y  a  qu'une  différence 
«  de  machinerie.  Tant  qu'on  n'aura  pas  écarté  toutes  ces 
«  fausses  nouveautés,  pour  prendre  le  travail  à  pied  d'œuvre, 
«  et  recommencer  tout  depuis  le  commencement,  on  n'aura 
«  rien  fait. 


IIl6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

«  Nous  voulons,  avant  toute  chose,  renouveler  le  per- 
«  sonnel  du  théâtre.  Nous  voulons  ensuite  simplifier  l'ins- 
«  trument  de  la  scène,  pour  le  mettre  véritablement  dans  la 
«  main  du  créateur,  et  que  rien  ne  s'interpose  plus  entre  la 
«  réalisation  scénique  et  l'inspiration  du  poète.  Nous  voulons, 
«  sans  affectation,  sans  érudition,  sans  esthétisme,  recréer 
«  un  instrument  dramatique  moderne,  afin  de  réaliser,  sur  la 
«  scène,  la  liberté  de  l'esprit. 

«  Subordonner  tout  à  l'intelligence  de  l'œuvre,  ce  n'est  pas 
«  une  formule  nouvelle.  Tout  le  monde  l'adopte  ;  mais  per- 
ce sonne  ne  l'applique  ;  car,  c'est  l'art  suprême.  Connaître  une 
«  œuvre,  savoir  ce  qu'est  son  style,  l'exécuter  dans  son 
«  diapason,  c'est  tout  notre  vieil  art  français,  sans  prétention, 
«  qui  ne  souUgne  rien,  mais  qui  s'impose.  Quand  on  est 
«  devant  une  belle  chose,  il  n'y  a  rien  à  dire  :  elle  est. 

«  Eh  bien,  si  vous  avez  aimé  le  Vieux  Colombier  lorsqu'il 
«  en  était  à  ses  premiers  essais,  c'est  parce  que  vous  avez 
«  confusément  senti  tout  cela  en  germe,"c'est  parce  que  vous 
«  avez  commencé  à  apercevoir,  sur  notre  petite  scène,  la 
«  pure  configuration  des  chefs-d'œuvre.  » 

La  salle  éclate  en  applaudissements.  Mais  il  l'interrompt 
d'un  geste  qui  semble  dire  :  Il  ne  s'agit  pas  de  m'approuver, 
et  puis  de  me  souhaiter  bonne  chance... 

Regardant  droit  son  public,  il  va  droit  à  son  but  : 

a  Je  ne  suis  pas  entré  au  théâtre  à  l'âge  de  35  ans  pour  me 
«  faire  le  serviteur  des  basses  combinaisons  habituelles.  J'y 
«  réaliserai  ce  que  je  sens  que  je  puis  réaUser,  ou  bien  j'en  sor- 
«  tirai  comme  j'y  suis  venu.  Je  sens  déjà  que  mes  forces  sont 
«  limitées.  J'ai  besoin  d'être  aidé.  J'ai  besoin  d'être  suivi. 
«  Si  vous  voulez  que  nous  existions,  si  vous  voulez  que  cette 
«  grande  chose  à  laquelle  j'ai  voué  ma  vie,  existe,  dites-le, 
«  prouvez-le  !  A  vous  de  répondre.  » 

Telle  est  la  puissance  de  la  loyauté.  La  sincérité  trouve 
encore     des     cœurs     où     la     sympathie     peut      fleurir. 


NOTES  II 17 

Un  instant,  tous  les  yeux  fixent  avec  tendresse  celui 
qui  appelle  à  Taide. 

Et  quand  il  s'avance  et  qu'il  écarte  simplement  les  bras 
pour  dire  ;  a  Aidez-moi.  Aidez-moi  moralement,  aidez-moi 
«  matériellement...  »,  et  qu'il  s'arrête,  et  tourne  à  droite  et  à 
gauche  sa  face  douloureuse  :  0  Ah  !  voilà  que  vous  vous  dites  : 
«  il  se  démasque;  c'est  une  question  d'argent...  »,  et  qu'il 
frappe  tout  à  coup  la  table  :  «  Eh  !  bien  oui,  c'est  une  question 
«  d'argent  1  »,  et  qu'il  pose  ses  mains  ouvertes  sur  sa  poitrine, 
et  qu'il  s'écrie  avec  une  véritable  détresse  :  «Est-ce  ma  faute, 
t  à  moi,  si  c'est  une  question  d'argent  ?»  on  touche  avec 
une  telle  évidence  l'authenticité  de  cet  homme,  que  l'on 
songe  aux  mots  qu'il  a  prononcés  tout  à  l'heure  :  «  Quand 
«  vous  voulez  juger  une  entreprise,  ne  faites  pas  trop  atten- 
«  tion  aux  idées  ;  les  idées,  tout  le  monde  en  a  ;  regardez 
«  plutôt  quelle  sorte  d'homme  il  y  a  au  centre...  » 

Mais  son  visage  s'adoucit  à  peine,  tandis  que  se  prolongent 
les  applaudissements  passionnés.  Il  en  a  trop  vu,  il  sait  trop 
ce  qu'est  le  pubhc  parisien,  ses  engouements  d'une  heure, 
ses  promesses  tôt  oubhées.  Et  puis,  le  plus  dur  reste  à  faire. 
Il  est  venu  pour  cela,  pour  tendre  la  main.  Mais  l'attitude 
trahit  l'effort,  la  voix  est  assourdie  et  il  y  sonne  comme  un 
écho  de  certains  appels  de  Péguy  :  «  Si  vous  voulez  que  cela 
«  soit,  il  faut  que  tous,  du  plus  pauvre  jusqu'au  plus  riche, 
«  vous  donniez  quelque  chose.  Il  faut  que  vous  compreniez 
«  tous  qu'en  payant  votre  place,  vous  ne  faites  que  payer 
«  votre  plaisir,  et  que  rien  n'est  fait  pour  nous  aider,  tant 
«  que  vous  n'avez  pas  fait  quelque  chose  de  plus  !  » 

Et  il  expose  tous  les  moyens  d'aider  :  faire  partie  des  A  mis  du 
Vieux -Colombier,  dont  la  cotisation  est  de  20  francs;  s'inscrire 
parmi  les  Fondateurs  du  Vieux-Colombier,  lesquels,  moyennant 
une  somme  d'au  moins  300  francs,  seront  conviés,  pour  chaque 
spectacle,  à  une  représentation  privée,  avant  la  presse; 
acheter  dès  maintenant  des  Carnets  d'abonnements,  etc.. 


IIl8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  lorsqu'il  a  été  jusqu'au  bout,  il  redresse  le  buste;  l'œil 
brille  d'énergie  et  de  confiance  ;  il  s'écrie  : 

a  Et  pour  le  reste,  laissez-nous  faire  !  » 

Puis  en  pesant  chaque  terme,  sur  le  ton  d'un  homme  qui 
engage,  par  un  serment  solennel,  son  existence  entière  : 

«  Car,  pour  ce  qui  est  d'aimer  son  travail  et  de  s'y  donner, 
«  et  de  ne  pas  se  monter  le  coup,  et  de  se  sentir  toujours 
«  au-dessous  de  ce  qu'on  a  voulu  faire,  au-dessous  de  l'étiage 
«  de  cette  grande  beauté  qu'on  poursuit,  de  cette  grande 
«  pureté  qu'on  s'est  jurée,  et  de  toujours  tâcher  à  faire  plus 
«  et  mieux,  et  de  toujours  voir  plus  loin,  et  de  mettre  dans 
a  son  effort,  dans  ses  veilles,  chaque  jour  et  chaque  nuit, 
0  un  peu  plus  de  son  sang,  —  nous  sommes  là  !  » 

Lorsque  je  l'ai  retrouvé,  derrière  la  scène,  avec  ce  visage 
qui  maintenant  se  refuse  aux  illusions  hâtives,  ah!  de 
quelle  voix  angoissée  il  m'a  dit,  venant  vers  moi  :  «  Cette 
fois,  crois-tu  qu'ils  ont  compris  ?  » 

ROGER    MARTIN    DU    GARD 


UN    ARTICLE    DE    L'ATHEN^UM 
Mon  cher  Rivière, 

Je  lis  dans  /'Athenaeum  du  14.  novembre,  sous  le  titre  :  La 
théorie  de  la  gravitation  selon  Einstein,  un  article  anonyme 
que  les  lecteurs  de  la  N.R.F.  —  ou  du  moins  quelques-uns 
d'entre  eux  —  trouveront  peut-être  aussi  intéressant  que  je  l'at 
trouvé  moi-même. 

Je  l'ai  traduit  à  la  hâte,  et  légèrement  abrège,  quand  il 
eût  fallu  tout  au  contraire  l'accommoder  à  loisir.  Mais  où  prendre 
le  temps,  et  comment  ne  pas  se  presser  de  donner  au  public 
français  même  Vidée  la  plus  grossière  d'un  événement  scien- 
tifique qui  semble  considérable  ? 

Je  suis  tout  vôtre  paul  valéry 


NOTES  II 19 

«  Dès  avant  la  guerre,  Einsteinjouissait  d'une  immense  répu- 
tation parmi  les  physiciens,  à  cause  de  sa  découverte  du  principe 
de  relativité.  Disons  d'abord  quelques  mots  de  ce  principe. 

Clerk  Maxwell  avait  montré  que  la  lumière  est  un  fait 
électro-magnétique,  et  il  avait  réduit  toute  la  théorie  de 
r électro-magnétisme  à  un  petit  nombre  d'équations  qui 
ont  servi  de  base  à  tous  les  travaux  ultérieurs.  Mais  ces 
équations  impliquent  l'hypothèse  d'un  éther  et  la  notion 
de  mouvement  par  rapport  à  l'éther.  Tant  que  l'éther  est 
supposé  en  repos,  un  tel  mouvement  est  indiscernable  du 
mouvement  absolu  ;  dans  ce  cas  le  mouvement  de  la  terre 
(relativement  à  l'éther)  doit  n'être  pas  le  même  aux  différents 
points  de  son  orbite,  et  des  phénomènes  mesurables  doivent 
résulter  de  ces  différences  de  mouvement.  Or,  rien  de  tel 
ne  s'est  manifesté  dans  les  faits,  et  toutes  les  tentatives 
faites  pour  mettre  en  évidence  les  effets  d'un  mouvement 
par  rapport  à  l'éther  sont  restées  vaines.  La  théorie  de  la 
relativité  réussit  bien  à  rendre  compte  de  ce  fait  négatif, 
à  la  condition  de  renoncer  à  la  notion  d'un  temps  unique 
et  universel,  et  d'introduire  celle  de  temps  locaux  attachés 
aux  corps  en  mouvement  et  variant  avec  ces  mouvements. 
Les  équations  qui  expriment  cette  théorie  sont  dues  à  Lorentz  ; 
mais  Einstein  les  a  adaptées  à  son  principe  général,  qui 
peut  s'énoncer  ainsi  :  rien,  dans  les  phénomènes  observables, 
ne  décèle  le  mouvement  absolu  qui  entraîne  l'observateur. 

Dans  la  dynamique  selon  Newton,  le  principe  de  rela- 
tivité revêt  une  forme  plus  simple,  qui  ne  nécessite  pas 
la  substitution  du  temps  local  au  temps  universel.  Mais  il 
est  apparu  de  nos  jours  que  la  dynamique  de  Newton  n'est 
valable  que  si  l'on  se  borne  à  considérer  des  vitesses  de  beau- 
coup inférieures  à  celle  de  la  lumière.  Tout  le  système  de 
Galilée-Newton  tend  à  se  présenter  comme  une  première 
approximation,  d'autant  moins  exacte  que  les  vitesses 
considérées  sont  plus  voisines  de  la  vitesse  de  la  lumière. 


II20  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  pendant  la  guerre  qu'Einstein  a  modifié  son  prin- 
cipe de  telle  sorte  qu'il  pût  servir  à  l'explication  de  la  pesan- 
teur universelle.  Nos  astronomes,  pendant  longtemps,  ne 
purent  en  avoir  connaissance,  à  cause  de  la  difficulté  qu'ils 
trouvaient  à  se  procurer  les  publications  allemandes.  Un 
exemplaire  de  l'ouvrage  d'Einstein  put  enfin  leur  parvenir 
et  le  lecteur  anglais  a  désormais  tous  les  éléments  d'in- 
formation sur  ce  sujet  dans  les  admirables  Mémoires  du 
Professeur  Eddington  présentés  à  la  Société  Royale 
d'Astronomie. 

La  gravitation,  depuis  Newton,  restait  à  l'écart  de  toutes 
les  autres  forces  naturelles.  Toutes  les  tentatives  fautes 
pour  en  rendre  compte  avaient  échoué  !  Même  l'immense 
travail  d'unification  réalisé  par  la  théorie  électro-magné- 
tique semblait  ne  pas  s'étendre  à  la  pesanteur.  La  nature, 
sur  ce  point,  paraissait  défier  les  efforts  des  physiciens. 

C'est  alors  qu'Einstein  intervient.  Il  met  au  jour  une 
hypothèse  dont  on  peut  dire,  indépendamment  de  toute 
vérification  ultérieure,  qu'elle  se  range  parmi  les  monuments 
les  plus  beaux  du  génie  humain.  On  avait  retouché  l'œuvre 
de  Newton  ;  restait  à  remanier  celle  même  d'Euclide.  La 
nouvelle  théorie  d'Einstein  s'étabht  sur  des  fondements 
non-eucUdiens.  La  géométrie  non-eudidienne  tire  son  ori- 
gine de  préoccupations  logiques  et  philosophiques  ;  ses  pro- 
moteurs n'ont  guère  songé  qu'elle  dût,  un  jour,  recevoir 
des  appUcations  dans  la  physique. 

L'examen  des  axiomes  de  la  géométrie  d'Euchde  a  donné 
à  penser  qu'il  fallait  distinguer  entre  ceux  d'entre  eux  qui 
ont  un  caractère  de  nécessité,  et  ceux  qui  introduisent  dans 
la  construction  de  la  géométrie  des  données  d'ordre  expé- 
rimental ou  empirique.  Comme  vérification  de  cette  thèse, 
on  a  réussi  à  construire  des  géométries  parfaitement  cohé- 
rentes dont  les  axiomes  sont  en  partie  différents  de  ceux  choisis 
par  Euclide.  Dans  ces  géométries,  la  somme  des  angles  d'un 


NOTES  II2I 

triangle  difîère  de  deux  angles  droits  et  cette  différence 
va  croissant  avec  la  grandeur  du  triangle... 

Einstein  suppose  que  l'espace  est  euclidien  partout  où 
il  est  suffisamment  vide  de  masses  matérielles  ;  mais  que 
la  présence  de  la  matière  le  rend  légèrement  non- euclidien. 
Plus  la  matière  est  dense  dans  une  région  de  l'espace,  plus 
cet  espace  est  différent  d'un  espace  euclidien.  Combinant 
cette  hypothèse  avec  sa  théorie  antérieure  de  la  relativité, 
il  arrive  à  retrouver  une  loi  de  la  gravitation  très  voisine 
de  la  loi  de  Newton  (de  l'inverse  du  carré). 

Les  différences  très  faibles  qui  doivent  exister  entre  les 
conséquences  observables  de  cette  théorie  et  celles  que  l'on 
déduit  de  la  loi  de  Newton  peuvent  être  mesurées  dans  cer- 
tains cas.  Il  y  a,  jusqu'ici,  trois  critères  expérimentaux  qui 
permettent  de  comparer  l'ancienne  théorie  avec  la  nouvelle  : 

i)  Il  y  a  d'abord  un  déplacement  du  périhélie  de  Mercure 
qui  intrigue  depuis  longtemps  les  astronomes.  La  théorie 
d'Einstein  rend  pleinement  compte  de  cette  variation.  Au 
moment  où  cette  théorie  fut  publiée,  c'était  là  la  seule  véri- 
fication   expérimentale   acquise. 

2)  Les  physiciens  modernes  sont  enclins  à  penser  que  la 
lumière  est  sensible  à  la  gravitation,  c'est-à-dire  qu'un  rayon 
lumineux  passant  au  voisinage  d'une  masse  considérable 
(comme  celle  du  soleil)  doit  être  dévié,  comme  le  serait  selon 
la  loi  de  Newton,  une  particule  de  matière  mue  avec  la  même 
vitesse.  Mais  la  théorie  d'Einstein  exige  que  la  déviation 
soit  double  de  celle-ci.  Il  faut  une  éclipse  pour  que  l'on  puisse 
procéder  aux  observations  d'étoiles  qui  décideraient  de 
la  question.  Une  éclipse  particulièrement  favorable  s'est 
produite  heureusement  cette  année  même  ;  les  résultats 
maintenant  connus  des  observations  se  trouvent  vérifi3r  la 
prédiction  d'Einstein.  Sans  doute  la  vérification  n'est  pas 
rigoureuse,  comme  il  fallait  s'y  attendre  dans   une  obser- 

71 


II22  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vation  aussi  délicate.  Il  arrive  que  la  déviation  observée 
et  qu'Einstein  indiquait  comme  devant  être  double  de  celle 
calculée  par  l'ancienne  théorie,  est  légèrement  plus  grande 
que  la  théorie  d'Einstein  ne  le  faisait  prévoir.  En  tenant 
compte  de  la  difficulté  des  mesures,  on  peut  dire  que  le 
résultat  est  un  triomphe  pour  Einstein.  C'est  le  sentiment 
général  des  astronomes. 

3)  L'excitation  causée  par  cette  vérification  sensationnelle 
avait  fait  momentanément  oublier  qu'il  existe  un  troisième 
critérium    expérimental    de    la    théorie    d'Einstein. 

Si  la  théorie  est  fondée,  on  doit  observer,  dans  un  champ 
de  forces  dues  à  la  gravitation,  un  déplacement  des  raies 
du  spectre  vers  le  rouge.  Aucun  effet  de  cette  nature  n'a 
pu  être  découvert.  On  ne  voit  pas  jusqu'ici  comment  ce 
résultat  négatif  pourrait  s'expliquer,  à  moins  d'introduire 
dans  la  théorie  d'Einstein  quelque  profonde  modification. 
Il  faut,  sur  ce  point,  prendre  patience  :  la  nouvelle  théorie 
a  si  prodigieusement  triomphé  dans  deux  épreuves  sur  trois 
qu'elle  contient  certainement  une  part  de  la  vérité,  même 
si  elle  n'est  pas  encore  tout  à  fait  exacte. 

L'hypothèse  d'Einstein  possède  au  plus  haut  degré 
le  mérite  de  la  beauté.  Elle  est  un  vaste  regard  d'ensemble 
sur  les  opérations  de  la  nature  ;  la  richesse  des  conséquences 
qui  s'en  déduisent  est  surprenante  eu  égard  à  la  simplicité 
des  prémisses  qu'elle  demande.  C'est  un  remarquable  exem- 
ple de  progrès  dû  à  la  théorie  pure  ;  c'est  une  œuvre  qui 
peut  redonner  à  la  physique  un  aspect  plus  philosophique, 
et  nous  rendre  quelque  chose  de  cette  unité  intellectuelle 
que  les  grands  systèmes  scientifiques  du  xvii^  et  du  xviii® 
siècles   comportaient... 

Certes,  il  ne  fait  pas  bon,  sous  bien  des  rapports,  de  vivre 
à  notre  époque,  mais  pour  les  amateurs  de  physique  on  y 
trouve  parfois  de  grandes  compensations.  » 


II23 


MEMENTO     BIBLIOGRAPHIQUE 


I.  —  BEAUX-ARTS. 
HoDLER  :  Vingt  dessins  inédits  ;  Crès. 

II.  LITTÉRATURE,      ROMANS, 

THÉÂTRE. 

Baldensperger  :  L' Avant- Guerre  dans 
la  littérature  française  ;  Payot. 
Baudelaire    :    Les   Fleurs   du   Mal    ; 
«  La  Connaissance  d. 
Baudelaire  :  Petits  Poèmes  en  Prose  ; 
«  La  Connaissance  ». 
René  Bizet  :  Peines  de  Rien  ;  Crès. 
Henry    Bordeaux    :    Vies    intimes    ; 
L.  de  Boccard. 

Paul  Bourget  :  Laurence  Albani  ; 
Plon-Nonrrit. 

G.  K.  Chesterton  :  La  clairvoyance  du 
Père  Brown  ;  trad.  Emile  Canimaerts  ; 
Periin. 

Joseph  Conrad   :  La  Folie- Almayer  ; 
trad.   Geneviève  Seligmann-Lui  ;   Nou- 
velle  Revue  <Française. 
Francis  de  Croisset  :  Théâtre,  t.  2  ; 
Flammarion. 

François  de  Curel  :  Discours  de 
Réception  à  V Académie- Française  ;  Crès. 
François  de  Curel  :  Théâtre  complet, 
t.  3  et  t.  4  ;  Crès. 

Lucien  Descaves  :  U Imagier  d'Epinal  ; 
Ollendorff. 

Georges  Duhamel  :  Entretiens  dans  le 
Tumulte  ;  Mercure  de  France. 
Edouard   Estaunié    :    L'Ascension   de 
M.  Baslèvre  ;  Perrin. 
Claude    Farrère    :    La    Maison    des 
Hommes  vivants  ;  Flammarion. 
G.  FiNZi  :   Giacomo  Léopardi  ;  Sa  vie, 
son  œuvre  ;  Perrin. 

André  Fontainas  :   La   Vie  d'Edgar- 
A.  Poe  ;  Mercure  de  France. 
Abel  Hermant  :  La  Vie  à  Paris  (19 18)  ; 
Flammarion. 

Irène  Hillel-Erlanger  :  Voyage  en 
Kaléidoscope  ;  Crès. 

Gustave  Lanson  :  UArt  de  la  Prose; 
Fayard. 

Philéas  Lebesgue  :  Le  Char  de  Djag- 
gernath,  avec  bois  de  Henri  Chapront  ; 
Editions  «  Savoir  Vivre  ». 


Abel  Lefranc  :  André  Chénier  :  Œuvres 
Inédites  ;  Ed.  Champion. 
Georges  Lote   :  L'Alexandrin  d'après 
la  phonétique  expérimentale  ;  Crès. 
Raymond  Lulle  :  Livre  de  l'Ami  et  de 
l'Aimé;  trad.  A  de  Barrau  et  Max  Jacob  ; 
Editions  de  la  Sirène. 
Francis  de  Miomandre  :  La  Cabane 
d'Amour  ou  le  Retour  de  l'Oncle  Arsène  ; 
Emile-Paul. 

Octave  Mirbeau  :  Chez  l'illustre  écri- 
vain, oeuvres  inédites  ;  Flammarion. 
Hégésippe  Moreau  :  La  Souris  Blanche  ; 
illustrations  de  F.  Bourdin  ;  M.  Glomeau. 
N***.  Le  Cantique  des  Cantiques,  trad.  de 
Franz  Toussaint,  gravures  de  Marcel 
Roux  ;  Editions  de  la  Sirène. 
Alfred  Poizat  :  Le  Symbolisme  :  de 
Baudelaire  à  Claudel  ;  Renaissance  du 
Livre. 

François     Rabelais     :     Gargantua    ; 
Editions  de  la  Sirène. 
Rachilde    :    La  Découverte   de   l'Amé- 
rique,    nouvelles     ;     Illustrations     de 
G.  François  ;  Crès. 

Henri  de  Régnier  '.Le  Bon  Plaisir  ; 
vignettes  et  eaux-fortes  de  Drésa  ; 
R.  Kieffer. 

Arthur  Rimbaud  :  Poésies  ;  A.  Messein. 
Romain  Rolland   :  Les  Précurseurs  ; 
Librairie  de  l'Humanité. 
Maurice    Rollinat    :    Fin    d'œuvre   ; 
Fasquelle. 

André  Salmon  :  Prikaz  ;  Editions  de  la 
Sirène. 

GoNZAGUE    Truc    :    Calliclès    ou     les 
Nouveaux  Barbares  ;  Bossard. 
Paul  Valéry  :  Introduction  à  la  méthode 
de  Léonard  de  Vinci  ;  Nouvelle  Revue 
Française. 

Jules  Vallès  :  Les  Blouses  ;  Edouard- 
Joseph. 

Benjamin  Vallotton  :  Ceux  de  Barivier; 
Payot. 

Jean  Variot  :  Légendes  et  Traditions 
orales  d'Alsace.  I.  Strasbourg  ;  Crès. 
Emile  Verhaeren  :  Paysages  Disparus  ; 
eaux-fortes    et    dessins     de    Luigini    ; 
E.  F.  d'Alignan. 

Wells  :  Les  Amis  Passionnés  ;  Ollendorff. 
Léon  Werth  :  Clavel  chez  les  Majors  ; 
Albin  Michel. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES    DANS 

LE    TOME    XIII    (Juin -DÉCEMBRE    1919) 

FRANÇOIS-PAUL  ALIBERT 
Elégies    Romaines 338      (LXXI) 

ROGER  ALLARD 

Poésie  et  Mémoire 908  (LXXIV) 

Prikaz,  par  André  Salmon  ;  Dix-neuf 
poèmes  élastiques,  par  Biaise  Cen- 
drars ;  Rose  des  Vents,  par  Philippe 
Soupault 1089  (LXXV) 

LeCinémaet  ses  critiques.      .      .      .     1105  (LXXV) 

MICHEL  ARNAULD 

Explications 204        (LXX) 

Clio,  par  Charles  Péguy  ....     440      (LXXI) 

FÉLIX  BERTAUX 

Les    Etats-Unis    et    la    guerre,    par 

Emile    Hovelaque 469     (LXXI) 

Le  Socialisme  impérialiste  dans  l'Alle- 
magne contemporaine,  par  Charles 
Andler 811  (LXXIII) 

PAUL  CLAUDEL 

La  Messe  là-bas  (fragments) 13      (LXIX) 

Le  Père  Humilié  (Actes  I  et  II).      .      .      .     533    (LXXII) 
Le  Père  Humilié  (Actes  III  et  IV)  .      .      .     674  (LXXIII) 

JACQUES  COPEAU 
La  Réouverture  du  Vieux  Colombier .      .      .     817  (LXXIV) 

HENRI  DEBERLY 
Sonnets 670  (LXXIII) 


ALAIN  DESPORTES 

Premier  regard  sur  l'Allemagne.      .    157       (LXIX) 
La    Critique    d'art    allemande     .      .   804  (LXXIII) 

PIERRE  DRIEU  LA  ROCHELLE 

Poèmes 221       (LXX) 

Le  dernier  Capitaliste 715  (LXXIII) 

GEORGES  DUHAMEL 

Le  Miracle 55     (LXIX) 

Deux  élégies 1014    (LXXV) 

LUC  DURTAIN 
Poèmes 870   (LXXIV) 

LÉON-PAUL  FARGUE 
Vieux   Monde 52     (LXIX) 

HENRI  GHÉON 

Prière   pour   un   aviateur 68     (LXIX) 

Adrien    Mithouard 145     (LXIX) 

La  Forêt  des  Cippes,  par  Pierre  Gil- 
bert      455     (LXXI) 

Sainte  Catherine  de  Sienne,  par  Johan- 

nès  Jœrgensen 791  (LXXIII) 

Réflexions  sur  le  rôle  actuel  de  l'In- 
telligence   française 953  (LXXIV) 

ANDRÉ  GIDE 

Réflexions    sur    l'Allemagne 35     (LXIX) 

Lettres  ouvertes  : 

I.  à  Jacques  Rivière 121      (LXIX) 

IL  à  Jean  Cocteau 125     (LXIX) 

Journal  sans  dates 278       (LXX) 

Journal     sans    dates     (Conversation 

avec  un  Allemand) 415     (LXXI) 

Considérations  sur  la  Mythologie  grecque.  481    (LXXII) 

La  Symphonie  Pastorale  (Premier  Cahier) .  726  (LXXIII) 

La  Symphonie  Pastorale  (Second  Cahier).  916  (LXXIV) 

JEAN  GIRAUDOUX 
Nuit    à    Châteauroux 226       (LXX) 


HENRI  HOPPENOT 

L'Ours  et  la  Lune,  la  Messe  là-bas  de 

Paul  Claudel 968  (LXXIV) 

VALERY  LARBAUD 

Lettres   anglaises    :    les   anglicismes, 

revues  et  publications  littéraires.      473    (LXXI) 
Lettres  anglaises  :  jeunes  poètes  et 

jeunes  revues 1108  (LXXV) 


RAYMOND  LENOIR 

La  Pensée  française  devant  la  guerre.      .      .  641  (LXXIII) 

Réflexions  sur  le  Bergsonisme     .      .  1077    (LXXV) 

ANDRÉ  LHOTE 

Exposition    Georges    Braque.      .      .  153     (LXIX) 
Expositions     Henri     Matisse,     René 

Piot,    Juan   Gris,   Severini.      .      .  308       (LXX) 
Lettres  de  Paul  Gauguin  à  Georges 

de    Monfreid 464     (LXXI) 

Première  visite  au  Louvre 523    (LXXII) 

De  la  nécessité  des  théories 1002    (LXXV) 

A  propos  du  club  artistique.      .      .  1094    (LXXV) 

GABRIEL  MARCEL 

Ejnile  Clermont  :  sa  vie,  son  œuvre,  par 

Louise  Clermont 618    (LXXII) 

La  Musique  polonaise,  par  Opienski.  11 00    (LXXV) 

Œuvres  récentes  de  Gabriel  Fauré.  1103    (LXXV) 

ROGER  MARTIN    DU    GARD 

Le  Vieux-Colombier  :  une  conférence 

de    Jacques    Copeau 11 13   (LXXV) 

HENRY  DE  MONTHERLANT 

Le  Dialogue  avec  Gérard 342     (LXXI) 


PAUL  MORAND 
Aurore  ou  la  Sauvage 977    (LXXV) 


CHARLES  PÉGUY 


Note  conjointe  sur  M.  Descartes  et  la 
philosophie  cartésienne  (Premier 
Fragment) i6i 

Note  conjointe  sur  M.  Descartes  et  la 
philosophie  cartésienne 
(Deuxième   fragment)    .      .      .      .365 
(Troisième   fragment)     .      .      .      .386 
(Quatrième  fragment)    .      .      .      -394 
(Cinquième  fragment)    ....     404 


(LXX) 


(LXXI) 
(LXXI) 
(LXXI) 
(LXXI) 


MARCEL  PROUST 

Légère  esquisse  du  chagrin  que  cause  une 
séparation  et  des  progrès  irréguHers  de 
l'oubli 71 


(LXIX) 


JACQUES  RIVIÈRE 


La  Nouvelle  Revue  Française.      . 

Nos  morts  :  Charles  Péguy,  Alain 
Fournier 

Belphégor,  par  Julien  Benda. 

Notice  sur  Charles  Péguy. 

L'Institut  contre  les  Indépendants 
La  Décadence  de  la  Liberté  (premier  article) 

Le  Parti  de  l'Intelligence. 

Catholicisme  et  Nationalisme. 


I   (LXIX) 

144  (LXIX) 
1-46  (LXIX) 
161  (LXX) 
316  (LXX) 
498  (LXXII) 
612  (LXXII) 
965  (LXXIV) 


JULES  ROMAINS 

Amour  couleur  de  Paris 202       (LXX) 

Donogoo-Tonka  ou  les  Miracles  de  la  Science 

(I.  IL  m.) 821  (LXXIV) 

Donogoo-Tonka  ou  les  Miracles  de  la  Science 

(IV.    V.    VI.). 1016  (LXXV) 


ANDRÉ  SALMON 
L'Age  de  l'Humanité  (fragments)    . 


.     360     (LXXI) 


GASTON  SAUVEBOIS 

Le  Témoignage  de  la  Génération  Sacri- 
fiée, par  Alphonse  Mortier,      .      .     627    (LXXII) 
Les  Cloportes,  ■pa.T  Jules  Renard.      .      800  (LXXIII) 


JEAN  SCHLUMBERGER 

Dialogues  des  ombres  pendant  le  combat.      .  212       (LXX) 

La  reprise  de  Pelléas  et  Mélisande.      .  314       (LXX) 

Sur  le  Parti  de  l'IntelUgence.      .      .  788  (LXXIII) 

L'Enfant  qui  s'accuse 876  (LXXIV) 

GEORGES  SIMON 
Chirurgie  de  guerre 488    (LXXII) 

ALBERT  THIBAUDET 
Réflexions  sur  la  littérature  :  Romans 

pendant    la    guerre 129     (LXIX) 

Réflexions  sur  la  littérature  :  Cris- 

taUisations 287       (LXX) 

Voyages  d'un  sédentaire,  par  Francis 

de   Miomandre 304       (LXX) 

La    Mêlée    Symboliste,    par    Ernest 

Raynaud 306       (LXX) 

Réflexions    sur    la    littérature    :    Le 

Masque  de  Shakespeare .  .  .  .  424  (LXXI) 
Colas  Breugnon,  par  Romain  Rolland  459  (LXXI) 
Réflexions    sur    la    littérature    :    Le 

roman  de  l'aventure 597    (LXXII) 

L'Esprit    impur,     par     Gilbert    de 

Voisins 634   (LXXII) 

Réflexions   sur   la   littérature   :    Les 

spectacles  dans  un  fauteuil .  .  .  774  (LXXIII) 
Réflexions    sur    la    littérature    :    Le 

style    de    Flaubert 942  (LXXIV) 

Réflexions  sur  la  littérature  :  Autour 

de  Jean  Giraudoux 1064    (LXXV) 

PAUL  VALÉRY 

Palme 47  (LXIX) 

La  Crise  de  l'esprit 321  (LXXI) 

L'Abeille looi  (LXXV) 

Traduction   d'un  article   de  l'Athé- 

nœum II 18  (LXXV) 

XXX 

Nos  morts  :  Emile  Verhaeren .      .      .  143     (LXIX) 

Mme  Geneviève  Bonniot-Mallarmé    .  318       (LXX) 

L'augmentation   du   livre.      .      .      .  478     (LXXI) 

La  Revue  Critique 635    (LXXII) 

Mouvement    Dada 636   (LXXII) 

Des  livres  français  pour  l'Alsace.      .  813  (LXXIII) 

LE  GÉRANT  :    GASTON  GALLIMARD 
FONTENAY- AUX- ROSES.        IMPRIMERIE       LOUIS       BELLENAND. 


3INDING  LIC-^  FEB  1    Î940 


AP 
20 
N85 
1. 13 


La  Nouvelle  revue  française 


I 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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