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BRAÎ?Y
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6» ANNÉE. N» 69 NOUVELLE SÉRIE I" JUIN 1919
LA NOUVELLE
Revue Française
SOMMAIRE
JACQUES RIVIÈRE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PAUL CLAUDEL LA MESSE LA-BAS (FRAGMENTS)
ANDRÉ GIDE réflexions sur uallemagne
PAUL VALÉRY palme
LÉON-PAUL FARGUE VIEUX monde
GEORGES DUHAMEL le miracle
HENRI GHÉON PRIÈRE POUR UN AVIATEUR
MARCEL PROUST LÉGÈRE ESQUISSE DU CHAGRIN QUE
CAUSE UNE SÉPARATION et des PROGRÈS IRRÉGULIERS de L'OUBLI
LETTRES OUVERTES D'ANDRÉ GIDE
A JACQUES RIVIÈRE - A JEAN COCTEAU
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE PAR ALBERT THIBAUDET
ROMANS PENDANT LA GUERRE
NOTES PAR ALAIN DESPORTES. HENRI GHÉON. ANDRÉ LHOTE
JACQUES RIVIÈRE
NOS MORTS : CHARLES PÉGUY. ALAIN FOURNIER
EMILE VERHAEREIN. ADRIEN MITHOUARD - ^^^
BELPHÉGOR PAR JULIEN BENDA — EXPOSITION GEORGES 'Sv ^^^
BRAQUE — PREMIER REGARD SUR L'ALLEMAGNE O- ^.^^CTo
RÉDACTION & ADMINISTRATION
35 & 37, RUE MADAME. PARIS, VI^ FLEURUS 12-27
LE NUMÉRO : FRANCE • 2 FR. 50. - ÉTRANGER : 2 FR. 80
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE
DIRECTEUR : JACQUES RIVIÈRE
CONDITIONS DE L'ABONNEMENT
ÉDITION ORDINAIRE
FRANCE : UN AN : 25 FR. — SIX MOIS : 14 FR.
ÉTRANGER : UN AN : 30 FR. — SIX MOIS : 17 FR.
3LC, ÉDITION DE LUXE
UN AN : FRANCE : 60 FR. - ÉTRANGER : 70 FR.
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ADRESSER CE QUI CONCERNE LA
RÉDACTION A M. JACQUES RIVIÈRE
ADRESSER CE QUI CONCERNE
L'ADMINISTRATION A L'ADMINISTRATEUR
LE DIRECTEUR REÇOIT LE LUNDI
ET LE VENDREDI DE 4 H. A 6 H.
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LES OUVRAGES ENVOYÉS POUR COMPTE RENDU DOIVENT ÊTRE ADRESSÉS
IMPERSONNELLEMENT A LA REVUE EN DOUBLE EXEMPLAIR!
LES MANUSCRITS NE SONT PAS RETOURNÉS
LES AUTEURS NON AVISÉS DANS LE DÉLAI DE DEUX MOIS DE L'ACCEP-^
TATION DE LEURS OUVRAGES PEUVENT LES REPRENDRE AU BUREAU
DE LA REVUE OU ILS RESTENT A LEUR DISPOSITION PENDANT UN AN
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
La Nouvelle Revue Française rompt aujourd'hui le
long silence auquel la guerre, en dispersant dès le premier
jour ses collaborateurs, l'a forcée.
Ce silence, bien qu'elle ne s'y soit pas délibérément
obligée, bien qu'il n'ait pas été de sa part une attitude,
elle ne le regrette pas. Entre autres avantages, il aura eu
celui de lui permettre un examen de conscience approfondi
et une compréhension plus nette des fins qu'elle avait
jusque-là poursuivies peut-être un peu à tâtons.
La Nouvelle Revue Française a été fondée au début de
1909 par un groupe de sept écrivains : André Gide,
Michel Arnauld, Jacques Copeau, Henri Ghéon, André
Ruyters et Jean Schlumberger, qu'unissaient, en même
temps qu'une étroite amitié, de communes préoccupations
esthétiques. A vrai dire, ce ne xut pour annoncer aucun
évangile Httéraire ni pour proclamer l'avènement d'au-
cune nouvelle école qu'ils sentirent le besoin de se rap-
procher et de créer une revue. Ils avaient passé l'âge
des enthousiasmes absolus, et d'ailleurs leur tempéra-
ment ne les disposait guère à jamais croire que le Beau se
pût enfermer dans une formule exclusive, ni qu'il en pût
automatiquement découler. La Nouvelle Revue Française,
2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans leur esprit, devait être surtout un terrain propice
à la création, qu'une critique intelligente maintiendrait
constamment ameubli. Plutôt qu'à poser des axiomes
et qu'à prescrire des règles, ils songeaient à écarter les
broussailles de toute sorte, j 'entends les préoccupations
d'ordre utilitaire, théorique ou moral, qui pouvaient
gêner ou déformer la végétation spontanée du génie
ou du talent. Si l'on préfère, ils rêvaient d'établir, dans le
royaume de la littérature et des arts, un climat rigoureu-
sement pur, qui permît l'éclosion. d'œuvres parfaite-
ment ingénues..
C'est le même programme que se propose aujourd'hui
le groupe considérablement grossi, mais toujours pareille-
ment' inspiré, des collaborateurs de la- Nouvelle Revue
Française.
La guerre est venue, la guerre a passé. Elle a profondé-
ment bo\ileversé toute chose, et en particulier nos esprits.
Elle a remis chacun de nous auicreuset et a. recomposé à
plusieurs d'entre nous une âme véritablement nouvelle.
Plus d'un osera lui rester à jamais reconnaissant de
l'avoir ainsi comnœ^ recommencé sur un notiveacuet plus
parfait modèle.
Et pourtant, malgré cette refonte morale et psycholo-
gique qu'elle nous a fait à tous subir, nous revenons, plus
délibérément si c'est passible qu'autrefois, à notre
premier dessein. Notis voulons refaire une revue
désintéressée, uwe- revue où l'on continuera de juger
et de créer en toute liberté diesprit, non pas « comme
si rien ne s'était passé », mais en continuant de n'obéir,
dans chaque ordre, qu'à des principes spéci-fiques.
Si ron* nous derctande ce qui peut: bien nous encx)U-'
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 3
rager dans une intention que certains trouveront peut-
être déplacée, c'est, dirons-inousfranehement, qu'une telle
revue nous apparaît autant que jamais indispensable,
c'est que la guerre a pu changer bien des choses, mais
pas celle-ci, qtie lalittérature est la littérature, que l'art
est l'art. Elle a pu peut-être — ' c'est à voir — diminuer
encore leur importance dans les préoccupations des
homnies ; elle n'a pas pu modifier leiir essence. Aujour-
d'hui comme hier, et malgré des millions de morts, il
reste vrai qu'une oeuvre est belle pour des raisons absolu-
ment intrinsèques, qu'on ne peut démêler que par une
étude directe, que par une sorte de corps à corps avec.
elle Aujourd'hui comme hier, et malgré des monceaux
de ruines, il reste vrai que la création artistique est un
acte original, que créer c'est peut-être avant tout ne rien
sentir, ne rien vouloir d'autre que ce qu'on fait.
Aujourd'hui, par conséquent, comme hier, et malgré les
scrupules qu'on serait tenté d'éprouver, il reste néces-
saire de purifier et de maintenir exempte de toute
influence étrangère, l'atmîGsphère esthétique.
Et après tout, est-ce bien là une entreprise aussi intem-
pestive qu'il peut sembler au premier abord ? Est-elle
dans un antagonisme aussi net qu'on pourrait le croire
avec les nécessités et les convenances de notre époque ?
Je me demande si l'âge où nous entrons n'a pas besoin
au contraire, d'abord, d'une certaine gratuité.
A côté de son action régénératrice, il ne faut pas
en effet oublier les méfaits immenses de la guerre.
Un des plus graves est peut-être d'avoir préoccupé
les esprits ; elle s'est mise à leur dicter toutes leurs
4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pensées ; ils n'ont plus rien trouvé tout seuls ; ils ont
cessé de pouvoir même regarder un objet devant eux ;
non pas ce qu'il était, mais ce qu'il devait être : voilà
seulement ce qu'ils ont vu.
Tous ont subi ce que Maïu-ras appelle, dans im autre
plan, la « mon-archie » de la guerre. Bien plus terriblement
que par l'amour, toutes leurs idées ont été tournées dans
un seul sens : celui où il fallait s'avancer pour vaincre.
L'instinct de création lui-même, qui est pourtant abrité
au plus épais, au plus résistant de l'esprit, a reçu je ne
sais quelle obscure déviation ; toutes ses inventions pen-
dant cinq ans ont été viciées dans leur germe. Qui
pourrait citer une seule œuvre vraiment ingénue, une
seule tige qui soit montée bien droit ?
Notre dessein est de travailler dans la mesure de nos
moyens à faire cesser cette contrainte que la guerre exerce
encore sur les intelligences, et dont elles ont tant de mal
à se débarrasser toutes seules.
Notre tempérament tout d'abord nous y pousse.
Dans l'ensemble nous ne sommes pas gens d'action ;
nous ne nous entendons pas principalement à vouloir
et à obtenir. Si nous sommes doués pour quelque chose,
c'est bien plutôt pour penser, pour sentir avec justesse,
pour créer avec sincérité. Nous avons traversé la guerre
avec un minimum d'ambitions et d'illusions. Nous n'avons
jamais été de ceux qui arrangeaient les événements par
l'esprit.
Loin de nous la tentation de nous en vanter. Mais nous
pensons qu'une telle disposition peut devenir précieuse
aujourd'hui qu'il s'agit non plus de vaincre, mais de rendre
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 5
à la pensée sa spontanéité et sa pertinence et de recons-
truire la vérité. On voit en tout cas comment elle nous
dévoue fatalement à lutter contre ce qui subsiste de l'exi-
gence de la guerre sur les esprits.
Mais si notre natiirel même ne nous encourageait pas
à cette œuvre de redressement des idées, je prétends que
le plus étroit patriotisme nous en ferait un devoir. Oui,
je le dis parce que je le crois, c'est la France elle-même
qui appelle de tous ses vœux, qui réclame, qui nous im-
pose comme premier devoir la détente de l'obligation
civique dans l'ordre de la pensée. Elle ne veut plus que
son prestige soit la seule raison de toutes les idées que
nous formons. Elle ne le veut plus, pour sauvegarder juste-
ment son prestige.
Car de quoi a-t-il toujours dépendu si ce n'est de sa
faculté de penser et de créer avec désintéressement ?
Par quoi la France a-t-elle été grande jusqu'ici dans le
monde, si ce n'est par son inégalable, par son invraisem-
blable, par sa paradoxale sincérité ?
Nous sommes le peuple le plus vrai qu'il y ait sur la
terre. On peut nous trouver durs et batailleurs, on peut
nous reprocher notre humeur souvent méprisante ou
agressive. Mais nous restons insurpassables pour la
vérité du sentiment et pour la promptitude de l'ex-
pression. Les Russes peut-être ont dit des choses plus
basses, plus secrètes que nous n'avons osé ; mais toujours
amalgamées avec du mensonge, tout au moins avec
du rêve. Notre littérature est la plus pure, la plus
décantée de toute hypocrisie qu'aucune nation puisse
produire.
6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est pourquoi le joug de la guerre, qui, pour tous les
peuples fut pesant à porter, n'en a tout de même écrasé
et déformé aucun au même degré que nous. Aucun n'a
été par la guerre aussi loin détourné de son génie que
nous. Et s'il est vrai qu'on ne prend toute sa grandeur
qu'en ' obéissant à son génie et qu'en épanouissant ses
vertus naturelles, il est pressant, • pour la • plus grande
gloire de la France, que nous recommencions à ne plus
penser uniquement à cette gloire, que nous ne nous
laissions plus obséder par elle et que nous dirigions de
•nouveau-sur le monde- un regard parfaitement dépouillé.
Pour achever notre triomphe, il importe que nous 'nous
montrions de nouveau capables de nous écouter nous-
niêmies,'au lieu de tout ce bruit qui se fait hors de nous,
et dont le rythme voudrait régler encore celui de nos
pensées.
La 'Nouvelle Revue Française veut devenir l'organe
spéculatif, au sens i le plus général jdu mot, dont la France
a plus que jamais besoin. 'Elle se propose avant tout,
d'attendre et d'accueillir les produits naturels de notre
inspiration. On trouvera dans ses pages, le minimum de
volonté et d'intention, le maximum de réalité et d'évi-
dence.
Et pourtant il ne faut pas non plus que, par trop
d'insistance sur ce-point, j'aille faire croire qu'elle répudie
'toute règle de pensée et qu'elle entend s'interdire
toute conception définie et toute prédilection. Des
idées spontanées ne sont pas forcément des idées vagues.
LA NOUVELLE REVUE 'FRANÇAISE *J
L'effort pour ne pas' se laisser gouverner par des exigences
extérieures n-est ;pas le (renoncement à toute tendance.
Au contraire, dirais-je même. Si 'nous voulons nous
arracher à l'esclavage intellectuel où les événements
tendraient à nous réduire, c'est essentiellement pour pou-
voir manifester des convictions, des aspirations précises.
Rien ne nous est plus étranger que cette indifférence
qu'on voit à tant de recueils, qui se contentent de recevoir
la copie, comme une citerne reçoit la pluie.
Déjà dans le passé, ce qu^on aimait dans la Nouvelle
Revue Française, c-est qu'à côté d'une parfaite ouverture
d'esprit elle savait montrer du goût et des préférences.
On lui devinait des opinions. Elle avait des idées de derrière
la iête. En même temps qu'elle savait se rendre -sensible
comme un microphone aux moindres bruissements de
la Beauté, tout de même elle la cherchait dans la direction
d'où elle devait venir.
Aujourd'hui, plus que jamais, nous avons l'intention de
faire œuvre critique, c'est-à-dire de discerner, de choisir,
de recommander. Tout au moins en ce qui concerne l'art
et la littérature, nos idées sont parfaitement déterminées.
Nous pensons apercevoir une direction où l'instinct
créateur de notre race, aussi neuf et aussi hardi que
jamais, est 'en train de s'engager.
Nous tâcherons de définir cette direction. Ce ne sera
pas l'œuvre d'un jour, car, comme tout ce qui participe
réellement de la vie, elle est fort complexe et ne peut
être précisée que par itouclïes successives.
Nous essaierons de faire sentir au lecteur que l'âge
esthétique qui a commencé avec le Romantisme est au-
jourd'hui, en tait, et malgré certaines survivances, com-
8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plètement révolu. Nous ferons apparaître le S3mibolisme
et tous ses dérivés comme de simples moyens, désormais
impuissants, de multiplier in extremis les chances de vie
du Romantisme et de lui procurer encore quelque temps
une sorte de respiration artificielle.
Plus simplement, nous tâcherons de déceler ce qu'il y
a de périmé dans la culture des moyens d'expression pour
eux-mêmes, indépendamment de leur valeur signifiante,
dans les recherches purement musicales en poésie, dans la
présentation l5^que des faits, dans la fixation directe
des états de la sensibilité, dans la manière, si l'on peut dire,
globale d'exprimer la réalité psychologique.
Nous dirons tout ce qui nous semble faire prévoir une
renaissance classique, non pas textuelle et de pure imi-
tation, comme les disciples de Moréas et les écrivains de
la Revue Critique l'entendaient et la définissaient avant
la guerre, mais profonde et intérieiu-e. Nous accueillerons
la revendication de l'intelligence qui cherche visiblement
aujourd'hui à reprendre ses droits en art ; non pas pour
supplanter entièrement la sensibilité, mais pour la pé-
nétrer, pour l'analyser et pour régner sur elle. Quand on
songe au raffinement prodigieux que le Romantisme et
le Symbohsme ont introduit dans nos sensations,
quand on réfléchit à tout ce dont ils ont enrichi le cœur,
et quand on imagine l'intelligence venant inventorier ces
richesses et leur communiquer sa forme, quand on se
représente l'énorme amas d'impressions et d'émotions
accumulé par l'âge précédent peu à peu soumis à la pensée
claire, on obtient, nous semble-t-il, une vue vraiment
exaltante de l'avenir qui s'offre à nous. Nous le favorise-
rons de notre attente, nous lui donnerons notre foi et nous
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 9
l'aiderons par tous les moyens en notre pouvoir à se
changer peu à peu en réalité.
*
* *
Une dernière indication.
Non seulement en littérature notre libéralisme n'aura
rien de commun avec l'indifférence, mais non plus en ma-
tière politique notre neutralité ne devra être confondue
avec un détachement et un dilettantisme que nous
sommes aujourd'hui unanimes à détester du fond du
cœur. Notre attitude sur ce point, parce qu'elle sort un
peu de l'ordinaire, a besoin d'être précisée en quelques
mots.
On voit des gens qui semblent persuadés que l'énormité
et l'atrocité des événements que nous venons de traverser
rendent désormais scandaleuse et impossible toute
position purement spéculative et obligent à ne plus se
proposer que des fins pratiques. On en voit d'autres au
contraire, plus rares, il est vrai — mais on trouverait parmi
eux plus d'un ancien combattant — qui, par timidité,
par répugnance pour les partis-pris, par lassitude souvent,
ou par héroïque dédain de ce qu'ils ont fait de plus admi-
rable, affectent de ne plus attacher d'importance qu'aux
jeux de l'esprit et déclarent ouvertement se désintéresser
des affaires pubHques.
Nous n'appartenons ni à l'ime ni à l'autre de ces deux
catégories. J'ai assez dit plus haut le prix que conservait
pour nous l'indépendance de la pensée et des arts. Je
tiens maintenant à nous désolidariser formellement de
tous ceux qui considèrent que la guerre étant finie, il n'y
10 LA 'NOUVELLE PREVUE FRANÇAISE
a qu'àn'y plus penser, et qui -croient qu'on- peut limiter
de nouveau le champ de ses préoccupations a la seule
esthétique. Non seulement un tel désintéressement
nous indigne ; mais encore il nous est impraticable. Pas
de tour d'ivoire. Et d'abord pour cette bonne et élémen-
taire raison que nous serions absolument incapables de
nous en- construire une. Une^force qui dépasse infiniment
nos forces nous tient rivés à l'actualité, nous inspire
même également à tous le besoin de contribuer person-
nellement à la solution des grands problèm«s posés par
la guerre. Aucun de nous qui ne sente une ardente ^en vie
de travailler dans la mesure de ses moyens à la reconsti-
tution de la patrie ; certains -même, je le sais, brûlent
de mettre leur bonne volonté directement au service de
l'humanité convalescente.
■Simplement nous prétendons ne pas tout mélanger. La
vigueur d'im ^.esprit se mesure peut-être à sa capacité de
maintenir entre ses idées l'éeartement qu'il y a entre les
choses qu'elles représentent. Nous avons l'ambition de
nourrir à la fois, conjointes «mais séparées, des opinions
littéraires et des croyances pohtiques parfaitement -défi-
nies. Le seul point que nous nous défendions, c'est de
laisser les unes déteindre sur les autres, pensant que ce
ne pourrait arriver qu'à leur mutuel désavantage. La
seule faute que prévoie notre programme serait de
consentir à leur contamination : mais nous n'y tomberons
pas.
Et si l'on objecte que nous nous assignons ainsi une
tâche surhumaine, impossible, on verra bien. Qu'on -nous
iasse seulement crédit quelque temps. On verra bien si
l'esprit français est incapable aujourd'hui ide ces dis-
LA NOUVELLE REVUE 'FRANÇAISE ^11
jonctions par lesquelles il a toujours manifesté sa force.
On verra bien si nous n'avons pas la ressource nécessaire
pour rester à la fois des écrivains sans politique et des
citoyens sans littérature.
Peutrêtre même essaierons-nous de donner dans la
.iT-evue la preuve de notre double indépendance d'esprit.
Jjssais que plusieurs d'entre nousTetiendront difficilement
leurs réflexions sur les événements actuels, i sur le cours
qu'ils pensent leur voir prendre, sur le sens de la guerre.
Ge)ne seront jamais tout à fait des professions de foi poli-
tiques: plutôt une sorte de critique et d'interprétation de
l'histoire contemporaine, mais à travers lesquelles forcé-
ment s'entreverra 1 une couleur politique.
Si je refuse de la définir ici, comme j'ai défini tout à
l'heure notre couleur littéraire, c'est, il faut l'avouer
;fenchement, parce que je crains qu'elle ne soit plus indé-
cise, ou si Ton veut, moins uniforme. Les accidents de la
guerre nous ont assez différemment modifiés et nous ont
persuadés, dans l'ordre dont il s'agit, de vérités assez
diverses. Nous ne savons pas encore si elles sont conver-
gentes, ou même simplement conciliables. Nous avons
toutefois l'espoir qu'elles se complètent et qu'au fur et
à mesure que nous les exposerons ici, elles s'organiseront
entre elles, comme déjà s'organisent nos idées Htté-
raires.
A supposer le pire, on trouvera dans la Nouvelle Revue
Française plusieurs points de vue sur la politique qui
pourront se combattre, mais qui garderont entre eux ce
lien et cette ressemblance d'être tous également réfléchis
et sincères et de n'entraîner entre ceux qui les défendront
ni haine, ni intolérance.
12 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
♦%
A la rencontre de l'avenir, à la fois avec le plus de liberté
et le plus de raisonnement possible, à la rencontre de
l'avenir, d'une âme nette de tout préjugé, mais attentive
aux moindres signes émis par la réalité, et les analysant,
et les interprétant : telle pourrait être notre devise. Si
elle ne se laisse pas résumer en une formule plus brève et
plus saisissante, ce n'est le fait d'aucune timidité en nous,
mais plutôt d'une grande ambition : celle de ne rien
laisser échapper de la nouveauté infiniment riche et
complexe que la France, à peine remise de son terrible
émoi, déjà, dans le secret, nous en sommes sûrs, compose
et prémédite.
JACQUES RIVIÈRE
13
LA MESSE LA-BAS
FRAGMENTS
INTROÏT
Une fois de plus Texil, Tâme toute seule une fois de
plus qui remonte à son château,
Et le premier rayon du soleil sur la corne du
Corcovado !
Tant de pays derrière moi commencés sans que
jamais aucune demeure s'y achève !
Mon mariage est en deçà de la mer, une femme et
ces enfants que j'ai eus en rêve.
Tous ces yeux où j'ai lu un instant qu'ils me con-
naissaient, tous ces gens, comme s'ils étaient vivants,
que j'ai fréquentés,
Tout cela est pareil une fois de plus à ces choses qui
n'ont jamais été.
Ici je n'ai plus comme compagnie que cette aug-
mentation de la lumière,
La montagne qui fait un fond noir étemel et ces
palmiers dessinés comme sur du verre.
14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et quand la Création après le jour sans heures se
condense une fois de plus du néant,
Fidèle à l'immense quai chaque soir je vais revi-
siter r Océan :
La mer et c& grand campement tout autour avec
un milHon de feux qui s'allument,
L'Amérique avec toutes ses montagnes dans le
vent du soir comme des Nymphes couronnées de
plumes !
L' Océan ' qui arrive par cette porte là-bas et qui
tape contre la berge haute.
Sous le ciel chargé de pluie de tbUtes parts ces chan-
delles de cinquante pieds qui sautent !
Mon esprit n'a pas plus de repos que la mer, c'est
la même douleur démente !
La même grande tache de soleil au miheu sans
rien ! et cette voix qui raconte et qui se lamente !
Voici la contagion de la nuit qui gagne tout le
ciel peu à peu,
Le jour après six jours qui fait sept et pas un qui
ne me rapproche de Dieu.
Quand mes pieds connaîtront le repos, quand mon
cœur aura fait alliance avec la nuit,
Qu'est*ce qui'Comimeîicera pour toujours aussitôt
que tout sera fini ?
LA MESSE LA- BAS 15
Est-ce que je verrai quelque chose pour moi dans
le ciel se dédoubler comme les feux qui marquent
l'entrée d'un port,.
Ou cette étoile près de la Croix^du-Sud qu'on ap-
pelle Alpha du Centaure ?i
Vous aurez beau m' avoir mis près de Vous pour
toujours d'une manière qui est au-dessus du sens,
Je ne serai pas plus sûr de Vous, mon Dieu, que je
ne le suis à présent.
En cette heure vide, où je suis avec Vous, d'autre
chose que de sa durée,
Toutes choses dont on dit qu'elles passent, je
suis Votre témoin qu'elles ont passé.
Sans doute elles ne passent pas inutiles, elles
épuisent jusqu'à la<dernière strophe le Poème,
Jusqu'à ces palmes dans le vent du soir ! le
spectacle de ce qui est autre chose que Vous*
même.
Ce chaos de feuilles et de fougères dans le soleil,
ce séjour de ma cinquantième année,
Ce ne serait pas-plus difficile, rien- qu'à l'œil en se
fermant, de l'abohr, que ce ne fut de la patrie où je
suis né.
I. Omnia duplicia, unum contra nnum, et non fecit quidquctn
déesse (Eccles., XLII, 25).
l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce serait ce visage jadis aimé quand naissait ce
charmant sourire,
Que ce ne serait pas plus difficile aux yeux en se
fermant d'en faire pour toujours un souvenir.
Qu'est-ce qu'elles feraient, mon Dieu, toutes ces
pauvres choses qui ne subsistent pas,
Sinon, par leur nature qui est de naître et de cesser,
témoigner que Vous êtes ici et là ?
Dommage qu'elles ne puissent cesser aux yeux sans
qu'elles déchirent le cœur.
Mais pour ce qui est de les voir mourir on est aussi
bien ici qu'ailleurs.
Là-bas dans le pays que j'ai quitté, l'Europe, on
trouve que les choses n'allaient pas assez vite.
Cette espèce de grande Exposition Universelle
dont ils étaient si fiers, tapageante, point de cesse
pour eux qu'ils ne l'aient détruite.
Cette vie de soixante minutes, c'était trop long et
trop ennuyeux !
A nous cette grande Coopérative, la guerre, pour
détruire toute autre chose que Dieu !
Ici je n'entends plus rien, je suis seul, il n'y a que
ces palmes qui se balancent,
Ce jardin mystérieux à Votre image et ces choses
qui existent en silence.
LA MESSE LA-BAS VJ
Elles existent pour un moment, mais tout de
même c'était beau !
Il faut ignorer son art pour trouver au Vôtre quelque
défaut.
N'avoir écrit une phrase jamais, l'art pour deux
mots ensemble en une seule image de s'éteindre,
Pour ignorer que c'est bien, ce papillon sur la rose
tout-à-coup, muet comme le pinceau du peintre !
C'est un mot qu'on nous propose nécessaire et qui
de lui-même sur la lèvre vient se placer.
Comment les choses auraient-elles un sens si leur
sens n'était de passer ?
Comment seraient-elles complètes, si leur sort
n'était de commencer et de finir ?
Et moi-même, qui parle, qu'est-ce qui parle, sinon
ce qui est immortel en nous et qui demande à
mourir ?
Sinon ce qui se meurt d'ennui au miheu de ces
choses si belles !
Si le monde ne parlait tant de Vous, mon ennui ne
serait pas tel.
Si leur voix n'était si touchante, si elles ne parlaient
si bien d'autre chose.
Les créatures n'auraient pas de question pour nous
et nous serions en paix avec la rose.
l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais les mots, s'ils ne servent à parler, à quoi est-
ce qu'ils peuvent servir ?
Et s'ils ne vous restituent ce qui est en eux, à quoi
servent le rossignol et le saphir ?
Pour trouver ce qui avait besoin d'être dit, pour
nous expliquer de nous-mêmes avec Vous en ce mot
que nous avons découvert,
Ce n'est pas trop de fourrager la mer et le ciel et
d'aller jusqu'au bout de la terre.
Où est-il, ce mot essentiel enfin, phis précieux que le
diamant,
Cette goutte d'eau pour qu'elle se fonde en Vous,
notre âme, comme l'amante en son amant ?
Ce mot qui est comme le consentement à la mort.
Votre présence au delà de toutes les images !
Ce n'est pas payer trop cher de mourir, mon Dieu,
afin que Vous existiez davantage !
Mon Dieu, pourquoi nCavez-vous repoussé ? Mon
âme, pourquoi êtes-vous triste ?
Que me veut cet ennemi en moi qui s'attarde et qui
résiste ?
Debout ! de ce lieu o^ j'étais pour aller à celui où je
ne suis pas encore,
Quand la lampe du ciel pâlit, c'est pour cela que je
me suis levé avec l'aurore :
LA MESSE LA'BAS IQ
A l'heure où les grands palmiers se réveillent, tout
ruisselants de la rosée matinale,
Et l'on voit une raie d'or, la mer au bout de la
chaussée coloniale.
De ce qui n'était que beauté pour passer à ce qui
est amour.
Il faut profiter de cet appel qui précède celui du
jour.
Le mal que ce serait d'être seul, le bonheur que
Vous soyez là.
Si je n'étais là pour Vous le dire, peut-être que Vous
ne le sauriez pas.
Pour m'expHquer ce qui fera tout-à-l'heure cette
beauté profane et visible.
Il y a quelqu'un là-bas qui m'attend avec une
suavité indicible.
C'est peu de Vous connaître si je ne Vous vois,
peu de Vous voir si je ne Vous touche.
C'est peu de m' ouvrir les yeux si je ne Vous ouvre
ma bouche.
Comme le poisson dans l'eau vive qui avale et
remonte à contre-courant,
Celui qui est attaché à Vous remonte au rebours
du temps.
20 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les choses me quittent peu à peu, et moi, je les
quitte à mon tour.
On ne peut entrer que nu dans les conseils de
l'Amour.
La cloche sonne. Le prêtre est là. La vie est loin.
C'est la messe.
a J'entrerai à V autel de Dieu, vers le Dieu qui réjouit
ma jeunesse. •
LA MESSE LA-BAS 21
CREDO
Celui qui dégageant des choses temporelles ses sens
et sa pensée peu à peu,
Refait entre ses puissances l'unité et se met en pré-
sence de Dieu,
Il est comme le commandant d'un bateau de
guerre qui a pris son poste dans le blockhaus,
Il écoute et tous ses moyens sous lui sont autour
de lui qui l'attendent, lui-même qui est énergie et
cause.
Car, comme l'existence de l'oreille est d'entendre
et comme celle de l'intelligence est de savoir,
La fonction de tout être, qui dans une autre volonté
que la sienne se connaît créature, est de croire.
Au delà de toute sensation comme au delà de toute
connaissance,
L'homme fait remise de lui-même totale à la chose
dont il a reçu naissance.
Qui nous attaque, c'est clair ! mais ce n'est pas être
attaqué que d'être envahi !
Et quand on a horreur de la mort, comment faire
pour se défendre contre la vie ?
at LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Toutes ces choses que nous aimons tant et qui dans
le fond nous dégoûtent,
Quelle joie de s'entendre dire enfin qu'il nous faut
les abandonner toutes !
Puisqu'elles ne nous permettaient pas de passer
outre et voici la vérité qui est tellement autre et mieux,
La joie de les avoir, jadis, ne vaudra jamais celle
que nous avons à leur dire adieu !
Autre ? mais ce que nous aimons précisément,
c'est cet air de parenté sublime.
De sorte qu'habitants des vallées, cependant nous
ne sommes pas dépaysés sur la cime !
A travers les Articles éternels tout cela qui nous
est révélé.
Il nous semble que nous l'avions toujours su, telle-
ment c'est humain et famiher.
Et si pour tout nous exphquer on ne nous apporte
que des mystères,
Ce sont mystères comme entre les époux et comme
entre l'enfant et la mère.
Réels, ceux qu'il nous fallait, source d'intérêt
dévorant, et de joie poignante, et de vie !
La Foi donne leur dignité pour toujours à ces
choses qui seront éternellement comme ici.
Pas de ces inventions^blêmes pour nous et les mots
faits de main d'homme de la philosopihie !
De quoi est-ce que le catéchisme nous parle et de
quoi sont faites nos prières ?
Î.A MESSE LA- BAS 33
Un père de qui sont complètement ses fils, des en-
fants qui sont complètement à leur père,
Des frères sous le même toit ensemble, une mère
admirable et charmante,
(Et comment parlerai- je de Marie jamais sans que
des larmes montent à ma face pénitente ?)
Du pain qui est vraiment du pain et qui nourrit,
De l'eau véritablement qui lave, du feu véritable-
ment qui échauffe, qui éclaire et qui détruit.
Des fautes qui sont vraiment péchés et dont nous
sommes un peu là pour répondre,
Un Dieu qui s'est fait un homme pour nous et qui
est capable d'écouter et de répondre.
Toutes les possibilités du cœur entte Lui et
nous,
Vivant, Celui qui nous a aimés pflus que lui-même,
Sauveur, ami, médecin, conseiller, enfant, frère, père,
époux !
Et bien que ce soit tellement beau, et que ce soit
vrai, et que le Paradis
Soit autour de nous à cette heure même avec toutes
ses forêts attentives comme un grand orchestre
in visiblement qui adore et qui supplie.
Toute cette invention de l'Univers avec ses notes
vertigineusement daiis l'abîme une par une par où le
prodige de nos dimensions est écrit,
Cette préparation à travers tous les siècles du corps
et du sang de Jésus-Christ,
24 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce Dieu qui a réussi enfin à se faire homme et le
Verbe à se faire entendre,
Ce cri d'entre les quatre membres écart elés qui
jaillit, ce cœur sur la croix qui se brise dans un su-
prême effort pour se faire comprendre,
Tout cela pour nous, aux pieds de notre Néant,
qui lui demande l\ permission d'exister.
S'arrêterait devant notre refus et notre mauvaise
volonté.
Et de même toute la science et toute l'histoire et
toute l'exégèse,
La machine de la controverse et l'énorme appareil
de la catéchèse.
L'âme comme par des mains exquises débridée
et dessinée devant nos yeux fibre à fibre.
L'enfer et le ciel, tous les deux étemels, et parfaite-
ment nets, et hvrés au seul choix de l'esprit clair-
voyant et hbre.
Tous ces chemins étranges et bénis, corniches, ponts,
défilés, tunnels, et qui mènent tous à Rome,
Ne sont là que pour aboutir à notre consentement
gratuit comme la grâce, tel qu'un pacte conclu
d'homme à homme.
Je n'ai pas besoin d'aucune preuve, et l'oreille
tendue à ce que le prêtre récite.
Je crois cela, Seigneur, simplement parce que c'est
Vous qui le dites.
LA MESSE LA-BAS - 25
OFFERTOIRE
Le Curé, (dans cette église de Paris que je sais),
après qu'il a chanté le Credo, quand il dit : Dominus
vohiscum,
Se retourne vers l'assistance qui est de femmes et
d'enfants et il y a encore pas mal d'hommes,
Tout cela tout de même qui est là pour dire la messe
avec lui et qui est son petit troupeau.
L'un fait semblant de Ure dans un Hvre et l'autre
est bien embarrassé de son chapeau.
Ce n'est pas que ce soit intéressant, et ce n'est
pas positivement que l'on s'ennuie,
Chacun sait simplement qu'on est là pour attendre
que ce soit fini,
Et regarde vaguement le prêtre à l'autel qui tra-
fique on ne sait pas trop quoi.
« Le Seigneur est avec vous, mes frères I Mes frères,
êtes-vous avec moi ?
Ce n'est pas seulement la patène, ce n'est pas
seulement le calice avec le vin.
26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est toi, mon petit peuple, tout entier, que je
voudrais tenir et soulever entre mes mains,
Ces mains, indigne que je suis, dont il dit qu'elles
sont saintes et vénérables !
Voici le plateau qu'on tend, n'as-tu rien que ce
sou misérable !
Cette pièce sans nom sous la crasse à m'ofïrir,
et le seul porte-monnaie qui s'ouvre ?
Rien de plus ? quoi, n'y a-t-il personne ici qui
souffre ?
Vraiment, quand je me retourne vers vous, ô mes
frères et mes sœurs.
Il n'y a pas d'affligés parmi vous ? C'est vrai, il n'y
a pas de péché et pas de douleur ?
Point de mère qui ait perdu son enfant ? pas de
failli sans que ce soit sa faute ?
Point de jeune fille que son fiancé a lâchée parce
que le frère a mangé sa dot ?
Point de malade que le médecin a jugé et qui sait
qu'il n'y a plus d'espoir ?
Pourquoi donc frustrer votre Dieu de ce qui est
son propre et son avoir ?
Vos larmes et votre foi, votre sang avec le Sien dans
le calice,
C'est cela comme le vin et l'eau qui est la matière
de Son sacrifice !
C'est cela qui rachète le mcnde avec Lui, c'est cela
dont II a soif et faim.
LA MESSE LA-BAS 27
Ces larmes, comme de l'argent jeté à l'eau, grand
Dieu, tant de souffrances en vain !
Ayez pitié de Lui qui n'a eu que trente-trois ans
à souffrir !
Joignez votre Passion à la sienne puisqu'on ne peut
qu'une fois mourir !
Et ne l'entendez-vous pas tout bas qui vous parle
et qui vous dit :
((Prœbe mihi cor tuum)). Donne-moi ton cœur, ô mon
iils ! ))
28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PRÉFACE
Les deux pieds solidement assurés sur la base iné-
branlable de la Foi,
Les deux bras de toute leur longueur étendus jus-
qu'à la mesure de la Croix,
Le Pontife, au nom de tout ce peuple derrière lui
qui le députe, lui-même à son offrande réuni,
L'œil avec tranquillité levé sur Dieu, confesse,
chante et définit.
Le Ciel et la Terre font silence pour écouter cette
voix grêle
Qui dit les choses Tune après l'autre qu'elle sait et
Dieu à la portée de notre main devant nous qui est
réel.
Et si la Foi encore ne suffit pas à libérer ce corps
déjà ? Itéré d'une autre balance.
Si, cette gloire qui empHt l'âme, la chair opaque
encore suffit à lui opposer résistance.
Il y a l'esprit trois fois libre déjà qui répète le mot
trois fois saint.
Il y a, à tous les Anges mêlée, la voix qui chante
Alléluia dans le matin.
LA MESSE LA-BAS 29
Il y a ces larmes solennelles qui coulent, il y a
cette face qui se tourne passionnément vers T Aurore !
Il y a ces bras qui suffisent à peine à soulever cet
immense vêtement d'or.
30 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:
LE PAIN BÉNIT
L'endroit de la messe en France que les petits
garçons aiment le mieux,
C'est quand l'enfant de chœur à la fin se détache
de l'autel et vient vers eux
Avec une grande corbeille pleine de morceaux de
pain oii il n'y a qu'à prendre.
C'est dimanche, quelqu'un déjà ouvre 1 a. porte pour
sortir, il y a des masses d'oiseaux qui crient et la
terre est grande !
Mais précisément au moment où lui aussi va plonger
la main dans le panier,
Avant que, comme Adam dans le Paradis Ter-
restre, il ait mis ce fruit qu'on lui apporte solennelle-
ment dans sa bouche et l'ait mangé.
Qui dira s'il n'est pas un de ces enfants à qui d'un
seul coup d'avance vient d'être communiquée toute
la vie.
Et qui connaît pour la première fois cet étrange
sentiment fait d'expérience préalable et de langueur
et d'ennui.
LA MESSE LA-BAS 3I
L'idée de quelque chose de meilleur, et de poignant,
et de seul désirable.
Dont il sent que toutes les choses autour de lui
sont essentiellement incapables ?
C'est cela que ce qu'on appelle l'amour, ou tout
simplement le plaisir,
Se charge chez la plupart, de transformer, et de
faire semblant de satisfaire, et de détruire.
Mais lui, (pendant qu'il serre ce morceau de pain
dans sa main et ne songe pas à le porter à sa bouche).
Sent qu'il est regardé avec attention par quelqu'un
qui est peut-être prêt à s'avancer, mais encore fa-
rouche.
Il sait seulement que celle-ci, parmi les autres pré-
sences, est là, et rien ne servirait de lever les yeux
trop tôt.
Mais dans son cœur déjà se réunit et se prépare tout
ce qu'il faut
Pour accueiUir, pendant que les gens déjà se lèvent
en tumulte et que l'alouette chante éperdument d^ns
la plaine,
La main impérieuse pour un autre chemin dans la
sienne et le sourire de cette soeur soudaine !
32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
IN PRINCIPIO ERAT VERBUM
L'Océan, comme la Vallée en mouvement de la
Mort, parcouru par les suçoirs des trombes,
A vu jadis cet homme qui portait le Christ et qui
avait le nom de la Colombe,
Quand il tirait à coups de canon sur les noires co-
lonnes d'eau qui le pressaient comme des géants,
Et pacifiait la Création déchaînée en lui faisant du
haut de la poupe lecture de l'Evangile de saint
Jean.
Et plus tard pour les navigateurs qui revenaient
de Mozambique et de Timor,
Le fait, au-dessus des vapeurs de la cuisine, et des
armes qu'on astique, et des faibles conversations du
bord.
Etait le craquement d'une poulie ou de l'autre là-
haut, toutes voiles travaillantes dans le grand
souffle régulier,
Jour et nuit qui, du Pôle jusqu'à la Ligne, prend
toute la largeur de la Mer.
Moi de même aujourd'hui je suis là, et pendant que
LA MESSE LA-BAS 33
la plume à la main, je transforme les sacs de sucre
et de café en milrcis et que je dépouille la Bible,
Je lève de temps en temps la tête et j'écoute, et
dans les palmes j'entends le même souffle irrésistible,
Celui, le même, qui jadis précéda le sommeil de
l'Auteur du genre humain dans le Paradis,
Avant qu'Eve lui fût tirée du flanc, sous les
ombrages de l'Arbre de la Vie.
Pendant que je dors, ou que je marche, ou que
j'écris, la Mer ne cesse pas d'être à mon côté.
Et je ne puis rejoindre la Patrie là-bas de nouveau
sans que j'aie à la traverser ;
Là où la terre n'existe plus, là d'où vient ce mouve-
ment sur la forêt.
D'une rive du monde jusqu'à l'autre il n'y a de
chemin pour moi qu'à travers la Paix,
Cette Paix que le vent sans jamais en émouvoir la
source ne cesse d'interroger avec mystère ou avec
furie !
Sur les choses qu'il a créées ne cesse pas l'interroga-
tion de l'Esprit.
La mer des hommes et des feuilles, il ne cesse de
la brasser et de la remuer, la mer des peuples et des
eaux !
C'est de lui qu'il est écrit : J'ai cherché en totUes
choses le repos.
Et pourtant, ce souffle impatient du monde il y a
quelqu'un qui a su l'emprisonner.
3
34 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il a suffi naïvement pour le prendre de cette Vierge
qui lui dit : Mon bien-aimé !
Un enfant dort sur son sein et la joue contre sa
joue.
« Et le Verbe ^s'est fait chair et il a habité parmi
nous. »
PAUL CLAUDEL
Rio de Janeiro Mai-Décembre igi/j
35
RÉFLEXIONS
SUR L'ALLEMAGNE
Après avoir lu le livre de Jacques Rivière sur l'Allemand,
feus la curiosité de rechercher dans mes cahiers du temps
de guerre les quelques rares pages ayant trait à nos ennemis.
Je les donne sans y rien changer, bien que certaines des pen-
sées que j'y exprime aient perdu cet air de nouveauté qu elles
avaient au temps où je les écrivais ; bien que certaines
autres ne soient pas encore assez admises pour avoir cessé
de paraître choquantes. Les considérations d'opportunité
qui me retinrent de les publier plus tôt sont celles même
qui me poussent à les publier atijourd'hui.
*
Il y a ce que l'on espère ; et il y a ce que l'on craint.
Il y a ce que l'on voudrait qu'il arrive, et il y a ce que l'on
croit qui sera. Mais depuis la guerre une confusion s'éta-
blit de l'un à l'autre. Il est certain que la valeur d'une ar-
mée dépend de sa confiance en la victoire ; il est certain
que l'exigence de cette guerre a tout enrôlé dans l'armée.
Dès lors on n'admet plus d'autre vérité qu'opportune ;
36 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
car il n'est pas de pire erreur qu'une vérité susceptible
d'affaiblir le bras qui combat.
A la faveur de cet aphorisme, nous en a-t-on fait voir !
Comme si notre cause, pour paraître bonne, avait besoin
d'être fardée ! Comme si la vérité n'était pas plus encou-
rageante, plus probante, plus bienfaisante que tous les
mensonges ! Mais pour peu qu'elle paraisse gênante, on
la contourne ; et ce faisant on se l'aliène, tandis qu'elle
venait à nous comme une amie qu'il eût suffi de mieux
comprendre.
Et comment ne comprenez-vous pas, vous qui voulez
rejeter tout de l'Allemagne, qu'en rejetant tout de l'Alle-
magne vous travaillez à son unité ?
Quoi ! nous avions un Gœthe en otage, et vous le leur
rendez !
Quoi ! Nietzsche s'engage dans notre légion étrangère,
et c'est sur lui que vous tirez !
Quoi ! vous escamotez les textes où Wagner marque
son admiration pour la France ; vous trouvez plus avan-
tageux de prouver qu'il nous insultait !
Nous n'avons nul besoin, dites-vous, des applaudis-
sements d'outre-Rhin.
Comment ne comprenez-vous pas qu'il ne s'agit pas
de ce que ceux-ci nous apportent, mais bien de ce que
ceux-ci leur enlèvent. Et cela n'est pas peu de chose, si
c'est l'éhte du pays.
Cela n'est pas peu de chose, — tandis que le meilleur
de la pensée de la France, que toute la pensée de la France
travaille et lutte avec la France, — que le meilleur de la
pensée allemande s'élève contre la Prusse qui mène
l'Allemagne au combat,
RÉFLEXIONS SUR L'ALLEMAGNE 37
Nous avons dans notre jeu les atouts les plus admi-
rables, mais nous ne savons pas nous en servir.
Rien ne peut être plus démoralisant pour la jeunesse
allemande pensante (et tout de même il y en a) que de ne
pas sentir Gœthe avec soi — (ou Leibniz, ou Nietzsche).
— On se rend mal compte en France, où nos grands écri-
vains sont si nombreux et où nous les honorons si mal,
de ce que peut être Gœthe pour l'Allemagne. Rien ne
peut lui faire plus de plaisir, à l'Allemagne, qu'une thèse
comme celle de M. B... qui déjà découvre dans le Faust
l'invitation à la guerre actuelle. Ce qu'il y a de rassurant
pour nous dans cette thèse, c'est qu'elle est absurde. Ce
qui peut, au contraire, désoler la jeune Allemagne pen-
sante, c'est de sentir que cette guerre monstrueuse où on
l'entraîne, Gœthe ne l'aurait pas approuvée, non plus
qu'aucun des écrivains d'hier qu'elle admire. Il est sans
doute flatteur, capiteux même, de se dire et de s'entendre
sans cesse répéter que le peuple dont on fait partie est
désigné pour gouverner la terre ; mais si ce sophisme est
par avance dénoncé par les plus sages de ce peuple même,
est-il adroit de notre part de traiter ces sages de brigands,
d'imposteurs ou de fous ?
L'écrasement de l'Allemagne ! J'admire si quelque
esprit sérieux peut le souhaiter, fût-ce sans y croire.
Mais diviser l'Allemagne, mais morceler sa masse
énorme, c'est, je crois, le projet qui ralHe les plus
raisonnables, c'est-à-dire les plus Français d'entre
nous. Il n'importe pas de l'empêcher d'exister (au
38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
contraire : il importe, et même pour nous, qu'elle
existe), il importe de l'empêcher de nuire, c'est-à-dire
de nous manger... Diviser l'Allemagne ; et pour la diviser,
la première chose à faire, c'est de ne pas mettre tous
les Allemands dans le même sac (et si vous affirmez
qu'au fond tous se valent, faites attention qu'alors c'est
que vous croyez le départ entre eux impossible, et qu'ils
n'accepteront pas, eux, si vraiment ils sont si semblables,
cette division que vous voudriez leur imposer). Combien
ne sont-ils pas plus habiles ceux qui, dès aujourd'hui,
démêlant parmi l'Allemagne moderne l'idée prussienne
comme un virus empoisonneur, excitent contre cet
élément prussien l'Allemagne même et, au lieu de
chercher dans Gœthe des armes contre nous, lisent
ceci par exemple (l'a-t-on déjà cité ? je ne sais) dans ses
Mémoires :
« Au miheu de ces objets, si propres à développer le
sentiment de l'art (il visite Dresde), je fus attristé plus
d'une fois par les traces récentes du bombardement.
Une des rues principales n'était qu'un amas de décombres
et dans chaque autre rue on voyait des maisons écrou-
lées. La tour massive de l'éghse de la Croix était cre-
vassée ; et quand, du haut de la coupole de l'église de
Notre-Dame, je contemplais ces ruines, le sacristain
me disait avec une fureur concentrée : « C'est le Prussien
qui a fait cela. »
Gœthe et Nietzsche (et à de moindres degrés plusieurs
autres) sont nos otages. Je tiens que la dépréciation
des otages est une des plus grandes maladresses à quoi
excelle notre pays.
RÉFLEXIONS SUR l'ALLEMAGNE 39
*
Oui, vous l'avez bien dit : les Germains sont de piètres
psychologues ; et leurs plus remarquables erreurs dans
cette guerre révélatrice sont des erreurs de psychologie.
Mais il ne suffit pas de constater ceci ; il faudrait expli-
quer pourquoi.
Leur puissance au contraire, et ce qu'on pourrait
appeler leur vertu, vient d'une extraordinaire difficulté
pour l'individu de leur race à se détacher du commun,
de la masse, disons le mot : à s'individualiser. Il ne s'op-
pose à rien, n'a pour ainsi dire pas de forme propre, ou
si l'on préfère, il attend du cadre sa forme ; de là sa
soumission à la méthode, aux règles, à toutes les véné-
rations ; il ne trouve pas d'intérêt à désobéir et n'en
éprouve pas le besoin. Il croit que c'est parce que sa
règle est parfaite ; mais c'est aussi bien parce que lui,
sans règle, est imparfait.
En littérature, leur impuissance à créer des figures
est remarquable. Ils n'ont ni dramaturges, ni roman-
ciers. Le peuple d'alentour ne leur présente pas de figures ;
en présenterait-il, eux ne sauraient point les dessiner ;
ils ne savent pas se dessiner eux-mêmes ; et plus absolu-
ment ils ne savent pas dessiner.
C'est là que fait failHte leur culture. Le grand instru-
ment de culture, c'est le dessin, non la musique. Celle-ci
déséprend chacun de soi-même ; elle l'épanouit vague-
ment. Le dessin, au contraire, exalte le particuHer, il
précise ; par lui triomphe la critique. La critique est à la
base de tout art.
40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* 5
Vous allez criant que les Allemands nous détestent,
et faites votre possible pour le mériter, sans comprendre
que tout au contraire leur secrète faiblesse c'est de ne pas
pouvoir nous détester.
Comment ne comprenez- vous pas que toutes les armes
que vous enlevez à l'Allemagne c'est à la France que vous
les donnez et que contre l'Allemagne nous ne serons
jamais trop armés.
Il ne s'agit pas seulement de se battre, il s'agit d'être
victorieux. Tâchez tout de même de ne pas préférer à
la victoire le combat.
* *
« Nous aurions été moins éprouvés si nous avions été
plus nombreux. » C'est ce que je lis au début d'un article
sur la diminution de la natalité.
Cette diminution de la natalité française est la preuve
et non la cause de la décadence de notre pays. Que cette
dépopulation progressive soit déplorable, il va sans dire,
et qu'il faille tenter le possible et l'impossible pour
l'enrayer... Mais l'erreur est de penser que le nombre
eût suffi là où la qualité manque ; ou que la qualité suffise
sans l'ordre et la raisonnable disposition. Une semblable
erreur nous a d'abord fait crier victoire, à l'entrée en
scène de la Roumanie. Avec un allié de plus, le triomphe
était assuré ! Il fallut bien se convaincre tout de même
que le nombre ne fait pas la force ; du moins pas sans
RÉFLEXIONS SUR L'ALLEMAGNE 4I
ordination. Les éléments désordonnés, plus nombreux
ils sont, plus confuse et plus vulnérable est la masse.
Nous nous sommes blousés avec l'informité de l'Alle-
magne. Parce qu'en France tout ce qui vit prend aussi-
tôt contour, l'absence de profil des masses d'outre-Rhin,
nous a fait croire à de l'incohésion. L'absence de forme
propre permettait à cette matière allemande élastique
d'être versée dans tous les trous. En temps de paix déjà
nous avions vu comme elle pénétrait les spongieux pays
d'alentour. Précisément elle doit, l'Allemagne, à son
défaut de contours, sa force d'expansion prodigieuse.
Elle est de la famille des ficus et comparable au banian
sans tronc principal, sans définition, sans axe, mais dont
la moindre ramille (et même détachée du tronc) pousse
au plus vite, où que ce soit, en haut des bras, en bas des
racines, et vit, croît, prospère, s'élargit et devient à son
tour forêt. L'Allemagne se passe des théories de Barrés ;
elle s'en rit. J'ai toujours dit qu'il était bien fâcheux
que Barrés ait contre lui la botanique.
Jacques Rivière, lorsque je vais le voir en Suisse, où
il achève son temps de captivité, me parle, à propos du
livre qu'il se propose d'écrire, de l'extraordinaire vo-
lonté allemande... Il me semble que c'est déprécier quelque
peu ce mot : volonté, et que ténacité suffirait. Je sais bien
que les exemples qu'il me donne tendent à prouver sur-
tout que l'Allemand se donne a à volonté » les sentiments
qu'il estime opportun d'avoir. Mais pour le reste, je veux
dire : cette obstination de bœuf qui lui permet de venir
42 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à bout de formidables besognes et d'écrire des livres si
épais — je me souviens du mot de S... que j'allais vgirà
Zurich deux ans avant la guerre (nous ne parlâmes que
de la guerre, qu'il prévoyait fatale ; oh ! qu'il connaissait
bien les Allemands!). Ils sont, me disait-il, « incomparable-
ment plus bêtes, plus ififormes, plus inexistants que le
Français ne peut les croire. Mais, et à cause de cela même,
ils ne sont jamais distraits. Songez à tout ce qui se passe
dans la tête d'un Français, en travers de son travail,
quel que soit ce travail. L'Allemand, lui, ne songe à rien ;
il n'a pas d'existence personnelle ; il est tout à sa tâche.
Il est capable certains soirs de faire une noce à tout casser,
de se saouler comme une brute ; mais le lendemain matin
il se retrouvera devant son comptoir, ou dans son bureau
comme si de rien n'était. »
Ils ne sont jamais distraits. Que de fois je me suis sou-
venu de ce mot. Il me paraît qu'on n'a jamais dit sur
l'Allemand rien de plus juste. Et quelle explication,
pour nous Français, qui sans cesse nous laissons distraire
par déHcatesse, par sensibilité, curiosité du cœur, de la
chair et de l'esprit, et par cette générosité native, irré-
pressible qui prend le pas sur nos intérêts.
*
Dans un fauteuil, auprès de moi, ma vieille chatte
allaite les deux petits bâtards qu'on lui a laissés.
Quand tout serait remis en question (et tout est remis
en question) mon esprit se reposerait encore aans la
contemplation des plantes et des animaux. Je ne veux
plus connaître rien que de naturel. Une voiture de maraî-
RÉFLEXIONS SUR L* ALLEMAGNE 43
cher charrie plus de vérité que les plus belles périodes de
Cicéron. La France est perdue par la rhétorique ; peuple
oratoire habile à se payer de mots, habile à prendre les
mots pour des choses et prompt à mettre des formules
au-devant de la réalité. Pour averti que je sois, je
n'échappe pas à cela et reste, encore que le dénonçant,
oratoire...
La question se posait avant la guerre : une civilisa-
tion, une culture peut-elle prétendre à se prolonger indé-
finiment et selon une trajectoire directe ininterrompue ?
Et comme la réponse est nécessairement négative, cette
seconde question vient aussitôt en corollaire de la pre-
mière : notre civilisation, notre culture est-elle encore
prolongeable ?
Ce monde neuf où nous entrons fait-il suite au précé-
dent ? Est-ce que nous continuons le passé ? Mais si
nous entrons dans une ère nouvelle, qui donc saura
prétendre que ce chapitre premier du nouveau livre n'est
pas un chapitre français et d'un nouveau Hvre français.
Tout ce qui représente la tradition est appelé à être
bousculé et ce n'est que longtemps après que l'on pourra
reconnaître, à travers les bouleversements, la continuité
malgré tout de notre tempérament, de notre histoire.
C'est à ce qui n'a pas eu de voix jusqu'alors à parler.
C'est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons
lutter contre l'Allemagne qu'en nous retranchant dans
notre passé : Rimbaud, Debussy, Cézanne même, peuvent
ne ressembler en rien au passé de notre tradition sans
cesser pour cela d'être Français ; ils peuvent différer de
tout ce qui a représenté la France jusqu'aujourd'hui
et exprimer encore la France. Si la France n'est plus
44 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
capable de nouveauté, pour quoi serait-ce qu'elle lutte ?
L'artiste qui, lorsqu'il crée, se préoccupe d'être Fran-
çais et de faire œuvre « bien française », se condamne à la
non- valeur. Il ne s'agit plus de ce que nous étions, il
s'agit de ce que nous sommes.
A dire vrai, cette culture nouvelle promettait d'être
non tant spécialement française qu'européenne, il semblait
qu'elle ne pût pas se passer plus longtemps de la collabo-
ration de l'Allemagne. Et par certains côtés, cette guerre
tend à le prouver. Nos plus beaux dons, peut-être avions-
nous besoin de l'Allemagne pour les mettre en œuvre,
comme elle avait besoin de notre levain pour faire lever
sa pâte épaisse.
*
C'est une absurdité que de rejeter quoi que ce soit
du concert européen. C'est une absurdité que de se figurer
qu'on peut supprimer quoi que ce soit de ce concert. Je
parle sans aucun mysticisme : l'Allemagne a suffisamment
prouvé en quoi elle pouvait être utile et nous avons suffi-
samment démontré ce qui nous manquait. L'important
c'est d'empêcher qu'elle domine ; on ne peut laisser cet
instrument de cuivre dominer. Mais il est mystique de
prétendre que, supprimée, sa voix ne ferait pas défaut
dans l'orchestre ; mystique de croire que l'on ferait
mieux de s'en passer — et, par mystique, j'entends : pas
pratique du tout (c'est vous, je crois, Barrés qui, parlant
de Michelet, donniez à ce mot-là ce sens.) Mais : doit
être asservi tout ce qui prétendait asservir.
RÉFLEXIONS SUR L'ALLEMAGNE 45
Vous VOUS êtes gaussé de ce que nous appelions notre
culture européenne, et faute d'entendre ce que nous en-
tendions par là, vous avez laissé croire et fait croire, et
cru vous-même ou feint de croire, que nous prétendions
dénationaliser les littératures, lorsque, au contraire, nous
ne reconnaissions de valeur qu'aux œuvres les plus pro-
fondément lévélatrices du sol et de la race qui les portait.
L'étrange c'est que cette accusation venait de vous
qui nous reprochiez d'autre part nos tendances individua-
listes et prétendiez dégonfler l'individu pour le plus grand
profit de l'État. Nous avons soutenu, tout au contraire,
que l'œuvre d'art la plus accomplie sera tout aussi bien
la plus personnelle, et qu'il n'est d'aucun profit pour
l'artiste de chercher à se résorber dans le flot ; nous
avons toujours soutenu que ce n'est pas en se banalisant,
mais en s'individuahsant, si l'on peut dire, que l'individu
sert l'État ; et de même c'est en se nationalisant qu'une
littérature prend place dans l'humanité et signification
dans le concert. La méprise vient de ceci que — convaincu
de la profonde vérité contenue dans l'enseignement du
Christ : quiconque veut sauver sa vie la perdra, mais
quiconque donnera sa vie la rendra vraiment vivante —
nous avons cru que le sommet de l'individualisme est
dans le sacrifice (mais volontaire) de l'individu ; que
l'œuvre la plus personnelle est celle qui comporte le plus
d'abnégation, et de même la plus profondément natio-
nale, la plus particuHère, ethniquement parlant, est aussi
bien la plus humaine et celle qui peut toucher le plus
les peuples les plus étrangers. Quoi de plus espagnol que
Cervantes, de plus anglais que Shakespeare, de plus
italien que Dante, de plus français que Voltaire ou Mon-
46 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
taigne, que Descartes ou que Pascal, quoi de plus russe
que Dostoïewsky ; et quoi de plus universellement
humain que ceux-là ? Je n'ose dire, il est vrai, quoi de
plus allemand que Gœthe ? Car à l'endroit de l'Alle-
magne, la Prusse est responsable d'un terrible malen-
tendu. La Prusse a si bien asservi l'Allemagne qu'elle
nous a forcés de penser : Gœthe était le moins allemand
des Allemands.
*
S'il me fallait indiquer, de toute la littérature française,
le livre dont le génie allemand se montrait le plus inca-
pable, je crois bien que je choisirais les Caractères de La
Bruyère 1. 11 me paraît que rien n'est plus français, moins
allemand, que ce que j'appellerai: l'esprit de discrimina-
tion. N'étant jamais particulier lui-même, l'Allemand ne
sent la particularité d'aucun être ni d'aucune chose ; il
n'a jamais su dessiner. La France est la grande école
de dessin de l'Europe et du monde entier.
ANDRÉ GIDE
I. Comme aussi, de toute notre littérature, il me semble que
le livre que l'on s'imaginerait le plus facilement écrit en Allemagne
c'est Jean Christophe et de là sans doute son succès d'outre-Rhin.
C'est ime profonde erreur de croire que l'on travaille à la culture
européenne avec des œuvres dénationalisées ; tout au contraire,
plus particulière est l'œuvre, plus utile elle devient dans le concert.
Il importe de le répéter sans cesse, car une confusion tend à s'éta-
blir entre culture européenne et dénationalisation. De même que
l'écrivain le plus individualisé est aussi celui qui présente l'intérêt
le plus humainement général, l'œuvre la plus digne d'occuper la
culture européenne est d'abord celle qui représente le plus spé-
cialement son pays d'origine.
47
PALME
A Jeannie.
De sa grâce redoutable
Voilant à peine V éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat ;
Il me fait de la paupière
Le signe d'une prière
Qui parle à ma vision :
— Calme, calme, reste calme !
Connais le poids d*une palme
Portant sa profusion !
48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pour autant qu'elle se plie
A l'abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L'attirance de la terre
Et le poids du firmament!
Ce bel arbitre mobile
Entre l'ombre et le soleil
Simule d'une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d'une même place
L'ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux...
Quelle est noble, quelle est tendre!
Qu'elle est digne de s'attendre
A la seule main des dieux!
PALMES 49
Uor léger quelle murmure
Sonne au simple doigt de l'air,
Et d'une soyeuse armure
Charge l'âme du désert.
Une voix impérissable
Qu'elle rend au vent de sable
Qui l'arrose de ses grains,
A soi-même sert d'oracle,
Et se flatte du miracle,
Que se chantent les chagrins.
Cependant qu'elle s'ignore
Entre le sable et le ciel.
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc oie s'accumule
Tout l'arôme des amours.
50 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Parfois si. Von désespère.
Si l'adorable rigueur
Malgré tes larmes n'opère
Que sous ombre de langueur.
N'accuse pas d'être avare
Une Sage qui prépare
Tant d'or et d'autorité :
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité !
Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l'univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts,
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s'arrêter jamais
Jusqu'aux entrailles du monde
De poursuivre l'eau profonde
Que demandent les sommets.
PALMES 51
Patience, patience,
Patience dans l'azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr !
Viendra V heureuse surprise:
Une colombe, la brise.
L'ébranlement le plus doux,
Une femme qui s'appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l'on se jette à genoux !
Qu'un peuple à présent s'écroule.
Palme ! ... irrésistiblement !
Dans la poudre qu'il se roule
Sur les fruits du firmament !
Tu n'as pas perdu ces heures.
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons;
Pareille à celui qui pense
Et dont l'âme se dépense
A s'accroître de ses dons /
PAUL VALÉRY
52
VIEUX MONDE
(EXTRAIT DE JEUNESSE)
A VALERY LARBAUD
In Sne-ffels Yoculis craterem kem
delibat umbra Scartaris Julii intra
calendas descende, audas viator, et
terreiitre centrum attinges. Kod fcci.
{Parchemin d'Arne Saknussem.)
... Dans l'immense toupie nébuleuse, d'où laTrimourti
sortira sa grosse tête de Cerbère aimable, au centre d'un
grand coquemar cerclé de lumière et d'ombre, le plasma
cosmique se condense pour sécréter cette sueur noire :
les Hommes.
Les hommes emportés d'étage en étage par la cataracte
des périodes vers la Mort, depuis la première aventure
des Mondes.
Puis, les totons tournèrent moins fort. Les poings de
ténèbres se détendirent, las de brasser l'or et le bitume.
La musique des Sphères leva sa main blanche. A l'appel
d'une voix insensée et pure, la vapeur retint sa fusée
terrible. Les fantômes se groupèrent, les figures écou-
tèrent, et, sur un ordre argentin, les soleils qui jouaient
aux grâces avec la Mort gagnèrent d'un bond radieux leur
ordre de bataille le long des courbes célestes.
Dans l'ombre où s'espaçaient les voix, l'on entendit
sourdement éclore, l'un après l'autre, les archipels. La
Terre entr'ouvrit sa grenade ignivome. Les volcans sai-
gnèrent dans l'eau crissante. Et de toutes parts tonnèrent
les marteaux-pilons de l'invisible chantier des dieux.
Puis quand la douceur se fut insinuée peu à peu,
VIEUX MONDE 53
comme une femme fait entendre une raison spécieuse,
alors les mers siluriennes cessèrent de valser, s'étendirent,
et commencèrent leur sombre grossesse.
Un énorme soleil minium tremblotait dans un ciel
de plomb. La pluie, la pluie. Des museaux de roc affleu-
raient. Les premiers songes de la Terre bruissaient. Des
lampes muqueuses s'allumèrent et commencèrent leurs
voyages. Des vagins de poix, de houille et de jade
s'entr'ouvrirent. Des pterichtys pointèrent dans les bas-
fonds de gélatine. Les terrains, les forêts sortaient. Un
crapaud géant sonna du cor dans le crépuscule des maré-
cages. De longues fumées de fougères montèrent à
perte de vue, comme un geyser d'étoiles vertes. Les
sigillaires haussaient leurs strobiles de poils. Et des
arbres prodigieux cloisonnaient le ciel dans leurs serres,
comme une verrière enivrée de lumière et de silence.
... Bientôt les mers se peuplèrent d'une fabuleuse ver-
mine, car les eaux parfaisaient les fruits de la chaleur.
De grands sauriens où s'imbriquaient des émaux crasseux,
sautant comme des marsupiaux battus par l'orage, avec
deux mille dents et des pieds d'oiseaux, se battirent dans
les grottes sonores en ouvrant d'immenses bouches déplai-
santes. Les ptérodactyles, oiseaux du lac Stymphale et
vampires du Kansas, plantés sur les rocs comme des
haches molles ou fendant le ciel d'un geste croche, frap-
paient l'air des coups secs de leurs becs de fer. Le gouli-
phon carnassier courait pataudement dans les forêts
sohtaires. L'iguanodon l'attendait sans rire, dans quelque
carrefour, dressé sur la lumière pâle, espérant le découdre
avec son terrible pouce de corne. Des bêtes étranges,
couvertes d'une racaille populeuse, écorçaient les arbres
54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
en y grattant leur dos hérissé d'alfanges. Le grand serpent
de mer venait promener son interminable mélancolie dans
le tiède bassin de la Seine. Et la Lune et Mars étaient
habités...
Et puis, le ciel devint plus doux. Les pâturages bleuirent.
Le mastodonte apparut lentement le long des mamelons,
comme un immense vaisseau de cuir, secouant dans le
soleil ses oreilles toutes sonores de parasites. Des potas-
sons, des dépotâmes et des dilépothèses sortirent des
fleuves en ouvrant des mâchoires d'orgue. L'hipparion
bondit sur un pré, boidu comme un cheval antique, et les
singes commencèrent à se dévider le long des arbres...
Et j'étais averti par mes sens d'enfant, tâtonnant à
travers la nuit des époques, et je pressentais que la
main des dieux modelait sournoisement quelque trem-
blante merveille au milieu des fanons et des grimaces,
et ferait sortir quelque jour, pour mes plaisirs, d'une
vague vermeille, pure comme une amande qui sort de
sa cosse, sous le dais d'une aurore qui ferait du Monde
une chambre d'amour, et comme une chose si parfaite
qu'elle fait pleurer nerveusement et vous donne envie
de l'adorer ou de la souiller... oh ! la battre et l'em-
brasser — Vénus Anadyomène !
Quelles scènes se sont passées, à la place où tu as ta
chambre, où tu as songé sous la lampe et trempé ton
Iront dans tes mains... Un monstre y ronflait sous la mer...
Et dans ces rues, et sur ces places, tu passes au bras d'un
ami, vos voix résonnent dans la nuit, et vous rebâtissez
le monde — et le regard des astres morts ne nous
arrive qu'aujourd'hui... léon-paul fargue
55
LE MIRACLE
C'est peut-être aujourd'hui que le miracle aura lieu.
Comme c'est long, mon Dieu ! Comme il faut attendre
longtemps pour obtenir cette souffrance sans laquelle on
devra rester à tout jamais privé d'un vrai visage humain !
Et ils attendent.
A la vérité, ils se défendent contre de telles pensées :
ils sont fiers, ils ont l'air calme et détaché. Ils affectent
d'espérer la venue du vaguemestre, la distribution de la
soupe ou le passage de l'infirmier. Mais tout, en eux,
trahit une attente infinie, obstinée. Ils attendent le mi-
racle qui se produira sûrement dès que l'on voudra
bien s'occuper d'eux.
Et pourquoi le miracle ne viendrait-il pas, dites-moi ?
Vous avez connu Perdrizet : il n'avait que la moitié d'une
figure ; son masque s'arrêtait au nez, et, plus bas, il
n'existait plus que de vagues peaux, avec un orifice
baveur et bafouilleur. Maintenant Perdrizet a une vraie
tête ; il a une mâchoire et de la barbe. A le voir de loin,
on dirait un garçon comme les autres.
Et vous avez connu Louba ! Son visage s'ouvrait
comme une fleur horrible ; au fond, on apercevait la
langue, qui ressemblait à une bête vivante, et de ces
choses rouges qui demeurent toujours cachées au regard
56 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des hommes. Maintenant, Louba peut se montrer dans
la rue sans effrayer les enfants : il a une drôle de petite
figure plate et rose, et des appareils en métal à la place
des dents.
Ceux-là, ils ont été favorisés du miracle. Pourquoi n'y
aurait-il qu'eux ? Ce n'est pas le courage qui manque,
ni la patience. La chair est bonne et le sang vigoureux.
Et s'il faut subir un long supplice, eh bien ! eh bien ! on
le subira !
La salle est une grande salle à colonnettes qu'afflige un
badigeon plombé. C'est une chose dont on ne peut blâ-
mer personne : si vous aviez à peindre de tels murs, vous
seriez vous-mêmes fort embarrassés. Ce n'est pas triste,
et ce n'est pas souriant non plus ; c'est variable comme
l'attente et comme l'espoir. La fraîche clarté de Mars
n'y peut rien : elle n'est là que pour compter les jours.
Elle vient témoigner avec une sorte d'indifférence. Les
hommes tirent de leur poche un bout de miroir, et, fur-
tivement, apprécient l'injuste laideur qui s'est abattue
sur leur face.
Pourtant, ils ne sont pas laids. Moi qui les connais, je
dis qu'ils ne sont pas laids. Ils le savent aussi, et quand
ils murmurent, avec une voix qui n'a presque plus rien
pour s'exprimer : « Je suis bien moche », ils ne font pas
allusion à ce que nous appelions la laideur, avant la
guerre.
Ils sont au delà de toute laideur et de toute beauté.
Ils appartiennent à un monde exceptionnel. Pour la
LE MIRACLE 57
plupart, ils ne peuvent plus être laids, car ils n'ont plus
assez de visage.
Les gens qui possèdent un nez, une bouche, des mâ-
choires, des yeux, des oreilles, peuvent en faire un usage
indigne, ou souffrir d'un arrangement malheureux de ces
choses précieuses. Ils peuvent avoir des pensées ridicules
ou déshonorantes et les laisser paraître. Mais les hommes
d'ici sont terriblement déhvrés de cette servitude : leur
mutilation les affranchit de la laideur humaine. Parfois,
cependant, elle leur laisse l'inexpHcable et laborieuse
splendeur du sourire, car, pour manifester sa pureté, il
faut à l'âme un moindre appareil que pour traduire ses
faiblesses.
Presque tous les hommes sont debout. Certains demeu-
rent couchés parce qu'ils furent frappés non seulement
à la tête, mais en outre aux jambes ou au ventre. Les
autres marchent, écrivent, lisent, se groupent autour
d'un jeu. Il y en a qui fument, et ils enfoncent le tuyau
de leur pipe dans une cavité dont on ne peut pas toujours
dire qu'elle est une bouche.
Les heureux, les miraculés, on ne les voit plus souvent
dans ce pavillon ; ils ont été reprendre leur place dans la
vie. Ils reviennent de temps en temps, poussés par la
gratitude, ou parce qu'un point de la mystérieuse brode-
rie réclame les délicates retouches du thauma-
turge.
Ceux que voici ont encore tout ou presque tout à
attendre de l'homme surnaturel qui sculpte dans la chair
et s'applique aux besognes de Dieu.
58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La salle est grande, mais elle est encombrée. Les
lits s'y pressent et y forment plusieurs rangées. Chaque
lit est une petite patrie dans cette cohue. Chaque lit
porte une charge de bibelots, de souvenirs, de menus
trésors. C'est au pied du lit que l'on reçoit ses visites.
C'est sur le lit qu'on rêve à la figure qu'on pourrait avoir
plus tard. Il est bon de posséder cette patrie minuscule,
car, en général, on séjourne ici de longs mois : il faut
beaucoup de temps et d'ingéniosité pour mystifier le
malheur et lui faire lâcher pied.
La porte de la salle s'ouvre ; un grand jeune homme
apparaît. Il a l'air affable et soucieux. Il est escorté
d'autres personnes vêtues, comme lui, de toile écrue.
Est-ce un homme comme les autres ? En vérité, non !
Il n'est pas semblable aux autres : c'est lui qui fait les
miracles.
Il se hâte pour traverser la salle. Il semble que toutes
les pensées et tous les corps qui remuent dans cette
enceinte soient brusquement orientés, comme la limaille
par un pôle d'aimant. Ceux qui gisent sur leur lit, empa-
quetés dans les pansements, tendent brusquement leur
regard et leur volonté. Les autres se pressent dans l'allée
centrale. Beaucoup contemplent sans rien dire celui
qui doit les sauver ; d'autres l'abordent et lui font, à voix
basse, une petite confidence qui ressemble toujours à
une supplication.
Il écoute, il répond, il promet, il passe. Il voudrait
dire: « Allez, et que votre visage d'autrefois vous soit
rendu ! »
LE MIRACLE 59
*
* *
Ce n'est plus ainsi qu'on fait les miracles. Si la confiance
était suffisante, comme dans les temps anciens, tous ces
pauvres gens seraient, dans la même seconde, satisfaits,
guéris, sauvés. Malheureusement l'époque est dure et les
hommes sont trop savants. Le miracle se produit
encore, mais il est aride, il est ingrat. Il ne cède plus au
simple sourire de l'élu. Il faut le poursuivre à travers
toutes sortes de souffrances et de délibérations. Il n'éclate
plus : il vient à nous en rampant.
Le patient monte sur la table avec une espèce de peur
enthousiaste. Il s'étend, il tremble un peu, bien qu'il soit
résolu et semble parfois transporté. Depuis si longtemps
il attendait son tour ! Il redoute et chérit cette minute.
C'est que les « mutilés de la face » ne sont pas comme
les autres. Ce qui leur fut ravi, ce n'est pas une jambe,
un bras, ce n'est pas une de ces choses si pré-
cieuses et, malgré tout, un peu étrangères ; c'est
l'aspect même de leur âme, c'est leur ressemblance
à la divinité.
C'est donc cette ressemblance qu'il nous faut recouvrer
à tout prix. Dix fois déjà nous avons été attachés sur
cette table qui ressemble à l'autel d'une idole farouche;
s'il le faut, nous nous offrirons dix fois encore. La pa-
tience de l'homme savant sera usée avant la nôtre. Nous
sommes pressés, mais bien davantage résolus. Allez-y,
Monsieur, et n'ayez pas peur ! Faites tout ce qu'il faut !
Et si je viens à crier, des fois, prêtez pas attention, sur-
tout ! Continuez, continuez !
60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* *
On ne peut pas toujours faire respirer le bon sommeil
libérateur : c'est dans le nez, c'est dans la bouche qu'il
va falloir travailler. On se contente donc d'endormir
un peu la place où s'évertue l'adroit petit couteau.
L'homme est lié par les poignets. C'est préférable,
car avec la meilleure volonté du monde, on peut avoir
des mouvements nerveux. Les poignets sont attachés,
mais les doigts libres. Ils étreignent les bords de la table
de fer, et s'il y a des'moments où les ongles grattent le
métal, c'est qu'il n'est pas toujours facile de se bien
contenir.
Les gens qui ont un os du pied gâté par la carie ne
sont pas toujours persévérants. Ils voudraient bien gué-
rir, retrouver la marche alerte et cette gracieuse agilité
de jadis. Mais, s'ils souffrent trop, ils ressentent vite à
l'égard de leur pied une rancune mêlée de décourage-
ment ; ils disent : « Ah ! non ! Tant pis ! laissez cela !
j'aime encore mieux mon mal. »
L'homme dont on sculpte le visage détruit est, lui,
animé d'ime grande constance. Il gémit à petits coups ;
il se donne beaucoup de mal pour avaler ou cracher le
sang qui lui rempUt la gorge. Comme il a peur que le
chirurgien ne s'arrête avant d'avoir parfait sa tâche, il le
rassure, il le console, dirait-on. Il murmure: «Ça ne me fait
pas trop mal. Je dois vous embêter, n'est-ce pas ? Ce
n'est pas ma faute si je... haa... haa... si je gémis comme
ça. C'est idiot, mais c'est plus fort que moi. Excusez-moi,
LE MIRACLE 6l
monsieur ! Sûrement, ce n'est pas commode pour vous
de travailler... »
Parfois, il faut absolument que le faiseur de miracles
demeure seul en face de l'argile sanglante. Il faut que le
patient se livre sans conditions et se retire dans les pro-
fondeurs. Alors on lui enfonce dans le cou un petit tube
courbe qui ressemble à un poignard. C'est par là que le
sonmieil lui sera dispensé.
Il râle un peu, cède et s'efface. Il tombe dans un pro-
fond oubli du présent. Il retourne à des rêves obsédants.
Comme elles sont belles, les femmes d'aujourd'hui !
Comme elles sont plus gracieuses, plus hardies, plus dési-
rables que toutes les femmes de jadis !
Moi aussi, j'avais une fine moustache audacieuse, et
je disais de ces choses qu'on peut dire quand on a une
bouche agréable et de belles dents bien soignées. Moi aussi
j'ai reçu des baisers. Moi aussi je regardais les femmes
dans les yeux, et cela me gonflait le cœur d'une joie sau-
vage, que je ne sentirai peut-être plus jamais.
Je ne suis pas un aveugle. Il me reste un œil pour voir
cette chose difforme et monstrueuse qu'est devenue ma
figure.
J'ai connu, il y a deux mois, une petite putain. Elle
sortait avec moi sur le boulevard. Je nouais un triangle
de drap noir sur mes cicatrices. J'étais fier de ma blessure
et aussi de ce bout de ruban qu'on m'a donné..
La femme n'avait pas assez d'orgueil pour se plaire
avec moi longtemps.
62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et puis, ce n'est pas cela, pas cela que je veux. Ni
Berthe, la dactylographe, avec qui je devais me marier
autrefois... Ah ! je ne sais pas, je ne sais plus. Et mainte-
nant, il va falloir vieillir avec ça.
Pourvu seulement qu'il réussisse ! Pourvu seulement
qu'il puisse faire quelque chose !
*
* *
Pendant ce temps, le faiseur de miracles travaille. Il
ne ressemble pas à un Dieu, mais à un homme, car il
« cherche en gémissant ».
Parfois, il est incertain, défiant, mécontent de lui-
même, mécontent de cette vie qu'il lui faut invoquer
sans cesse. Tout son effort est une lutte contre d'ironiques
fatalités.
Parfois, il est joyeux ; il se sent maître de l'avenir ;
il a l'air inspiré. Les décisions lui sont légères; il est
l'heureux ouvrier du destin ; rien ne lui sera refusé.
Tout le corps de l'homme s'offre humblement. Tout le
corps veut concourir à restaurer cette face outragée.
Tout le peuple du corps est là -poui réparer l'insulte,
pour obtenir justice.
C'est bon ! Tout le corps sera donc convié. Les jambes
donneront un peu d'os, la poitrine un petit fragment de
côte, comme dans l'histoire de notre mère Eve. On
cherchera de la peau au bras, au sein, partout où elle est
douce, blanche et souple. La graisse aussi forme de pré-
cieux petits coussins ; on la prélève, toute chaude, sur
les cuisses, et on la porte au fond des plaies qu'il faut
combler.
LE MIRACLE 63
Nous ne sommes plus accueillants comme les arbres.
Nous sommes trop détachés de la commune terre mater-
nelle. Nous poussons, nous vieillissons dans une solitude
farouche. Même notre cœur débordant n'empêchera pas
la vie corporelle d'être un exil sans retour. La chair de
nos propres enfants s'est à jamais séparée de la vieille
souche. La pourrait-on maintenant enter sur notre chair
qui obéit, toute seule, à ses rudes lois ?
Mais ce qui vient de moi est bon pour moi. Si la peau
de mon pied est transplantée sur mon front, elle y retrou-
vera les coutumes du pays natal, elle acceptera peut-être
d'y subsister, d'y prospérer.
Tout le corps veut rendre service ; la tête doit
assumer la plus grande part de besogne. Elle est
gonflée d'un sang riche et puissant ; ses tissus sont d'une
étoffe ample et vivace. C'est elle qui doit payer la plus
lourde contribution. Et puis, il y a des matières rares
qu'on ne saurait trouver que là.
Travaillons ! Travaillons ! L'obus, d'un seul coup, a
fait un vide immense. Pour le combler, il faut réunir
beaucoup de petits morceaux pleins de vie et de bonne
volonté.
Un sourcil, c'est bien utile pour celui qui travaille à de
rudes travaux. Un sourcil, ce n'est pas seulement un
radieux coup de pinceau sur votre visage, ô madone !
Tout, dans l'apparence de l'homme, est un. ornement,
mais tout est de grand usage. Pouvez-vous l'oubHer,
âme ingrate ?
64 * LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le faiseur de miracles va prendre un peu de cuir à
notre tempe et l'étaler, comme ferait un peintre, au-dessus
de notre œil. Cela nous rendra un sourcil bien marqué,
bien dru. Oh ! ce n'est pas une chose futile : dans notre
métier, on transpire abondamment, et les sourcils doivent
être là pour empêcher la sueur de glisser dans les yeux.
La moustache ! oui, je sais, vous, monsieiu", vous ne la
portez pas. C'est que vous avez une bouche bien dessinée.
Et puis, vous, vous savez que faire de vos mains quand
vous parlez aux fernmes. Nous, mon Dieu ! nous aimons
tirer sur une moustache quand nous sommes embarrassés,
ou quand l'heure de la hberté tarde trop à tomber de la
pendule du bureau. D'ailleurs, un peu de moustache est
nécessaire pour cacher toutes ces cicatrices.
Alors le faiseur de miracles cherche,'furette de-ci,de-là.
puis, discrètement, il dérobe au menton ou au sommet
de la tête assez de peau velue pour faire un joli brin de
moustache.
— Attendez seulement trois semaines, et vous pour-
rez déjà tirer dessus, mon garçon I
Il y a dans Paris, une grande léproserie. Elle est
comme une citadelle de désolation au cœur même de
la ville oubHeuse. Là, végètent des malheureux dont les
maladies hideuses dévorent le visage. Ils ont presque
renoncé au monde de tous pour vivre dans leur monde
à eux, où il y a des arbres, des rues, des places publiques
et des bâtisses vieilles de trois siècles. Ils se marient entre
eux ; ils ont des enfants qui sont parfois misérables et
LE MIRACLE 65
parfois beaux, parce que la vie a d'imprévisibles sursauts.
Pour nous, nous ne sommes pas des malades. Tout est
sain, dans notre substance, et c'est justement pourquoi
nous fûmes choisis, c'est pourquoi nous fûmes frappés.
Il ne faut pas désespérer de notre corps : il y a quelque
chose à faire avec lui.
Nous, nous ne voulons pas demeurer, toute une vie,
cloîtrés entre ces grands murs, avec notre tourment. Le
monde nous connaît encore, et il nous attend. Dépêchez-
vous ! Dépêchez-vous ! Il ne faut pas laisser au monde
le temps de nous oubUer. La guerre est finie poiu: tous ;
faites, faites, monsieur, que pour nous aussi elle se ter-
mine un jour.
* *
Et l'homme est reporté dans son lit. Ses rêves s'épuisent
en balbutiements et en chansons gémissantes. Il va se
réveiller dans son nouvel aspect, dans sa peau bien tirée,
bien tendue, cousue de toutes part? comme une pelote
de tennis.
Voilà notre projet ! Voilà notre vœu ! Maintenant il
faut que ça colle ! Il faut que le sang recommence à
passer dans les petits lambeaux déracinés. Il faut que
toutes les cellules de la vie s'emparent du morceau d'os
ou de cartilage et le colonisent, le séduisent, le persuadent.
Après-demain, on enlèvera le pansement. Le faiseur de
miracles aura sa figure inquiète, sérieuse des grands jours.
C'est qu'au fond de lui-même, il n'est sûr de rien : trop
de forces indisciplinées travaillent de concert avec lui.
N'en doutons pas, nous verrons sa longue bouche
5
66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
affectueuse se fendre pour un sourire content ; toutes les
petites pièces de la mosaïque seront roses et bien
vivantes ; elles auront reçu leurs lettres de naturalisa-
tion.
Nous patienterons quelques jours encore, et le jeune
maître, un matin, recouvrira de plâtre notre visage
nouveau. Nous resterons attentifs et immobiles jusqu'à
ce que, avec des délicatesses de mouleur, il détache de
notre chair une empreinte fidèle, irrécusable, plus cons-
tante mille fois que notre propre souvenir.
* «
Il y a, dans cette grande maison du miracle, un petit
cabinet où tous le? moulages de plâtre pendent, accro-
chés par centaines au mur glacé.
C'est dans cette pièce minuscule et terrible que les
msdtres de l'univers auraient dû venir discuter les choses
de la paix.
Blanches, inhumainement pâles, ombrées à rebours
par la poussière des années, une multitude de têtes en
plâtre immobihsent, pour l'éternité, des grimaces que
l'on ne pourrait pas, que l'on ne saurait pas ima-
giner.
Une sérénité désolée tombe de ces murs. Parfois, toutes
ces douleurs difformes semblent se résumer en ime expres-
sion unique : le divin sourire de la mort.
Il ne faut pas demeurer là si l'on tient à garder son
espoir dans le monde.
LE MIRACLE 67
Mais ils sont peu nombreux, ceux qui doivent pénétrer
dans le cabinet des masques. Bientôt, ces témoignages
s'endormiront dans la poussière, plus puissante que
toute mémoire humaine.
La pieuse besogne se poursuit et le miracle s'accom-
plit chaque jour.
Chaque jour, la sollicitude de quelques hommes remporte
de petites victoires, et beaucoup de petites victoires
vaudront un peu de soulagement et d'oubli. Le temps
saura sanctifier ces travaux. Rien, dans les œuvres de vie,
ne se réalise sans le temps ; il a des bienveillances qui
font songer à Dieu.
Presque tous les pauvres gens qui sont ici s'en iront,
im par un, pour rechercher leur ancienne route et pour y
persévérer. Ils regarderont le monde avec un visage
schématique et tout neuf, où presque rien de leur ancien
visage n'aura persisté.
C'est ainsi qu'ils auront été visités par le miracle.
Peut-être pourrons-nous les regarder sans trop de honte.
GEORGES DUHAMEL
68
PRIERE POUR
UN AVIATEUR
A la mémoire de mon camarade
de guerre, Pierre goutier.
Seigneur, le soir est plein d'abeilles ;
Ces beaux avions murmurants
Dans ma fidélité réveillent
L'image d'un de vos enfants.
Il était gai, pensif et tendre.
Insouciant et généreux;
Il feignait de ne pas entendre
La secrète invite de Dieu.
Hélas t il aimait trop la vie.
Celle oti sont les tentations,
La science, la poésie,
La volupté, l'ambition.
Il prenait à deux mains la terre;
Elle était son contentement :
Il s'y voyait déjà, couchant
Près de son corps, son âme fière.
PRIÈRE POUR UN AVIATEUR 69
// se disait assez payé
De ce néant par sa jeunesse;
Pourtant, dans sa païenne ivresse.
Il tenait son verre haut levé.
Son âme appelait, malgré elle,
Votre ruissellement divin ;
Seigneur, il lui fallait des ailes.
Comme aux Anges et comme aux Saints.
Mais, tout vain du peu que nous sommes
Il avait placé son désir
Aussi haut que l'aile de l'homme
Sur le vent se peut soutenir.
Pas plus l et, lavé de la houe
Où s'humiliaient ses espoirs.
Dans l'azur que fendait sa proue.
Il vous cherchait sans le savoir...
Quitte à retomber, jeune Icare,
Dans un globe de feu cruel.
Pour avoir effleuré le phare
De votre inaccessible ciel!
— Seigneur, l'héroïque envolée
De cet enfant vers l'idéal
Finit-elle dans la fumée
D'un destin précoce et brutal ?
70 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Seigneur, ne tiendrez-vous pas compte
De son inconscient amour,
Et la mort vide qu'il affronte
Sera-t-elle vide toujours ?
Seigneur, vous voyez ce qu'il quitte:
Tout son bien ! rien n'est excepté ;
Comparez aux siens nos mérites ?
Nous mourons — pour ressusciter.
Mais, Seigneur ! tandis que la terre
Tirait à soi Iç pauvre corps.
L'âme priait et la prière
Est bond, soulèvement, essor.
Au plus haut point de son poème
La ravissant entre vos mains,
Vous l'avez surprise en chenmi
Dans le don parfait d'elle-même.
HENRI GHÉON
Devant Hangard, 5 mai 191 8.
71
LÉGÈRE ESQUISSE
DU CHAGRIN QUE CAUSE UNE
SÉPARATION ET DES PROGRÈS
IRRÉGULIERS DE L'OUBLI*
J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en
face desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à
plusieurs reprises dans la vie et auxquelles, bien qu'on
n'ait pas changé de caractère, de nature — notre nature
qui crée elle-même nos amours, et presque les femmes que
nous aimons, et jusqu'à leurs fautes — on ne fait pas face
de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge.
A ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée
dans une balance en deux plateaux opposés où elle tient
tout entière. Dans l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire,
de ne pas paraître trop humble, à l'être que nous aimons
sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons
plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il n'ait pas
ce sentiment de se croire indispensable qui le fatiguerait
de nous ; de l'autre côté, il y a une souffrance — non pas
I. Fragment du Tome II de A la recherche du Temps perdu,
qui paraîtra, dans la première semaine de Juin, aux éditions
de la Nouvelle Revue Française, sous le titre de A l'ombre des
Jeunes Filles en fleurs, en môme temps qu'un volume de Pastiches
et Mélanges et que la réimpression de Du côté de chez Swann.
72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
une souffrance localisée et partielle — qui ne pourrait au
contraire être apaisée que si, renonçant à plaire à cette
femme et à lui faire croire que nous pouvons nous passer
d'elle, nous allions la retrouver. Qu'on retire du plateau
où est la fierté une petite quantité de volonté qu'on a eu
la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute dans
le plateau où est le chagrin une souffrance physique
acquise et à qui on a permis de s'aggraver, au lieu de la
solution courageuse qui l'aurait emporté à vingt ans,
c'est l'autre, devenue trop lourde et sans contre-poids
suffisant, qui nous abaisse à cinquante. D'autant plus que
les situations, tout en se répétant, changent, et qu'il y a
chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie on ait eu
pour soi-même la funeste complaisance de compliquer
l'amour d'une part d'habitude que l'adolescence, retenue
par trop d'autres devoirs, moins libre de soi-même, ne
connaît pas.
Après avoir écrit à Gilberte une lettre où je laissais
tonner ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée
de quelques mots placés comme au hasard, et où
mon amie pourrait accrocher une réconciliation, le
vent ayant tourné, c'était des phrases tendres que je
lui adressais pour la douceur de certaines expressions
désolées, de tels « jamais plus », si attendrissants pour
ceux qui les emploient, si fastidieux pour celle qui les
lira, soit qu'elle les croit mensongers et traduise « jamais
plus » par « ce soir-même, si vous voulez bien de moi »,
ou qu'elle les croit vrais et lui annonçant alors une de ces
séparations définitives qui nous sont si parfaitement
égales dans la vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne
sommes pas épris. Mais puisque nous sommes incapables,
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L OUBLI 73
tandis que nous aimons, d'agir en dignes prédécesseurs de
l'être prochain que nous serons et qui n'aimera plus, com-
ment pourrions-nous tout à fait imaginer l'état d'esprit
d'une femme à qui, même si nous savions que nous lui
sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait
tenir dans nos rêveries, pour nous bercer d'un beau songe
ou nous consoler d'un gros chagrin, les mêmes propos que
si elle nous aimait. Devant les pensées, les actions d'une
femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés
que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature,
les premiers physiciens (avant que la science fût constituée
et eût mis un peu de lumière dans l'inconnu). Ou pis
encore comme un être pour l'esprit de qui le principe de
causalité existerait à peine, un être qui ne serait pas ca-
pable d'établir un lien entre un phénomène et un autre et
devant qui le spectacle du monde serait incertain comme
un rêve. Certes je m'efforçais de sortir de cette incohérence,
de trouver des causes. Je tâchais même d'être « objectif »
et pour cela de bien tenir compte de la disproportion qui
existait entre l'importance qu'avait pour moi Gilberte
et celle non seulement que j'avais pour elle, mais qu'elle-
même avait pour les autres êtres que moi, disproportion
qui, si je l'eusse omise, eût risqué de me faire prendre une
simple amabihté de mon amie pour un aveu passionné,
une démarche grotesque et avilissante de ma part pour
le naturel et gracieux mouvement qui vous dirige vers de
beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans
l'excès contraire, où j'aurais vu dans l'arrivée inexacte
de Gilberte à un rendez-vous, un mouvement de mau-
vaise humeur, une hostihté irrémédiable. Je tâchais de
trouver entre ces deux optiques également déformantes
74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
celle qui me donnerait la vision juste des choses ; les calculs
qu'il me fallait faire pour cela me distrayaient un peu de
ma souffrance ; et soit par obéissance à la réponse des
nombres, soit que je leur eusse fait dire ce que je désirais,
je me décidai le lendemain à aller chez les Swann, heureux,
mais de la même façon que ceux qui s'étant tourmentés
longtemps à cause d'un voyage qu'ils ne voulaient pas
faire, ne vont pas plus loin que la gare, et rentrent chez
eux défaire leur malle. Et, comme, pendant qu'on hésite,
la seule idée d'une résolution possible (à moins d'avoir
rendu cette idée inerte en décidant qu'on ne prendra pas
la résolution) développe, comme une graine vivace, les
linéaments, tout le détail des émotions qui naîtraient de
l'acte exécuté, je me dis que j'avais été bien absurde de
me faire, en projetant de ne plus voir Gilberte, autant
de mal que si j'eusse dû réaliser ce projet, et que, puisque au
contraire c'était pour finir par retourner chez elle, j'aurais
pu faire l'économie de tant de velléités et d'acceptations
douloureuses. Mais cette reprise des relations d'amitié
ne dura que le temps d'aller jusque chez les Swann; non
pas parce que leur maître d'hôtel, lequel m'aimait beau-
coup, me dit que Gilberte était sortie (je sus en effet dès
le soir même, que c'était vrai, par des gens qui l'avaient
rencontrée), mais à cause de la façon dont il me le dit :
« Monsieur, mademoiselle est sortie, je peux affirmer à
monsieur que je ne mens pas. Si monsieur veut se rensei-
gner, je peux faire venir la femme de chambre. Monsieur
pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour lui
faire plaisir et que si mademoiselle était là, je mènerais
tout de suite monsieur auprès d'elle. » Ces paroles, de la
sorte qui est la seule importante, involontaires, nous don-
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 75
nant la radiographie au moins sommaire de la réalité
insoupçonnable que cacherait un discours étudié, prou-
vaient que dans l'entourage de Gilberte on avait l'impres-
sion que je lui étais importun ; aussi, à peine le maître
d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles engendrèrent chez moi
de la haine à laquelle je préférai donner comme objet au lieu
de Gilberte le maître d'hôtel ; il concentra sur lui tous les
sentiments de colère que j'avais pu avoir envers mon amie;
débarrassé d'eux grâce à ces paroles, mon amour subsista
seul ; mais elles m'avaient montré en même temps que
je devais pendant quelque temps ne pas chercher à voir
Gilberte. Elle allait certainement m'écrire pour s'excuser.
Malgré cela, je ne retournerais pas tout de suite la voir,
afin de lui prouver que je pouvais vivre sans elle. D'ail-
leurs, une fois que j 'aurais reçu salettre, fréquenter Gilberte
serait une chose dont je pourrais plus aisément me priver
pendant quelque temps, parce que je serais sûr de la
retrouver dès que je le voudrais. Ce qu'il me fallait
pour supporter moins tristement l'absence volontaire,
c'était sentir mon cœur débarrassé de la terrible incertitude
si nous n'étions pas brouillés pour toujours, si elle n'était
pas fiancée, partie, enlevée. Les jours qui suivirent res-
semblèrent à ceux de cette ancienne semaine du jour
de l'an que j'avais dû passer sans Gilberte. Mais cette
semaine-là finie, jadis, d'une part mon amie reviendrait
aux Champs-Elysées, je la re verrais comme auparavant ;
j'en étais sûr ; et, d'autre part, je savais avec non moins
de certitude que tant que dureraient les vacances du jour
de l'an, ce n'était pas la peine d'aller aux Champs-Elysées.
De sorte que durant cette triste semaine déjà lointaine,
j'avais supporté ma tristesse avec calme parce qu'elle
76 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
n'était mêlée ni de crainte ni d'espérance. Maintenant, au
contraire, c'était ce dernier sentiment qui presque autant
que la crainte rendait ma souffrance intolérable. N'ayant
pas eu de lettre de Gilberte le soir même, j'avais fait la
part de sa négligence, de ses occupations, je ne doutais
pas d'en trouver une d'elle dans le courrier du matin.
Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations
de cœur auxquelles succédaitun état d'abattement quand
je n'y avais trouvé que des lettres de personnes qui
n'étaient pas Gilberte, ou bien rien, ce qui n'était pas
pire, les preuves d'amitié d'une autre me rendant plus
cruelles celles de son indifférence. Je me remettais à
espérer pour le courrier de l'après-midi. Même entre les
heures des levées des lettres je n'osais pas sortir, car elle
eût pu faire porter la sienne. Puis le moment finissait par
arriver où ni facteur, ni valet de pied des Swann ne pou-
vant plus venir, il fallait remettre au lendemain matin
l'espoir d'être rassuré, et ainsi parce que je croyais que
ma souffrance ne durerait pas, j'étais obligé pour ainsi
dire de la renouveler sans cesse. Le chagrin était peut-
être le même, mais au lieu de ne faire, comme autrefois,
que prolonger uniformément une émotion initiale, re-
commençait plusieurs fois par jour en débutant par une
émotion si fréquemment renouvelée qu'elle finissait —
elle, état tout physique, si momentané — par se stabiliser,
si bien que les troubles causés par l'attente ayant à peine
le temps de se calmer avant qu'une nouvelle raison d'at-
tendre survînt, il n'y avait plus une seule minute par jour
où je ne fusse dans cette anxiété qu'il est pourtant si
difficile de supporter pendant une heure. Ainsi ma souf-
france était infiniment plus cruelle qu'au temps de cet
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 77
ancien i®' janvier parce que cette fois il y avait en moi au
lieu de l'acceptation pure et simple de cette souffrance,
l'espoir, à chaque instant, de la voir cesser, A cette
acceptation, je finis pourtant par arriver ; alors je compris
qu'elle devait être définitive et je renonçai pour toujours
à Gilberte, dans l'intérêt même de mon amoiu, et parce
que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas de
moi un souvenir dédaigneux. Même, à partir de ce moment-
là, et pour qu'elle ne pût croire à tme sorte de dépit
amoureux de ma part, j'acceptai souvent ses rendez- vous,
et, au dernier moment, je lui écrivais que je ne pouvais
pas venir, mais en protestant que j'en étais désolé, comme
j'aurais fait avec quelqu'un que je n'aurais pas désiré
revoir. Ces expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire
aux indifférents, persuaderaient mieux Gilberte de mon
indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton d'indiffé-
rence qu'on affecte seulement envers celle qu'on aime.
Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions indéfini-
ment répétées, je lui aurais prouvé que je n'avais pas de
goût à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi.
Hélas ! ce serait en vain : chercher en ne la voyant plus
à ranimer en elle ce goût de me voir, c'était la perdre pour
toujours ; d'abord parce que, quand il commencerait à
renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait pas y
céder tout de suite ; d'ailleurs, les heures les plus cruelles
seraient passées ; c'était en ce moment qu'elle m'était
indispensable et j'aurais voulu pouvoir l'avertir que
bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu'une douleur
tellement diminuée qu'elle ne serait plus, comme elle
l'eût été encore en ce moment même, et pour y mettre
fin, un motif de capitulation, de se réconcilier et de se
78 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
revoir. Et enfin plus tard quand je pourrais enfin avouer
sans péril à Gilberte, tant son goût pour moi aurait repris
de force, le mien pour elle, celui-ci n'aurait pu résister
à une si longue absence et n'existerait plus ; Gilberte me
serait devenue indifférente. Je le savais, mais je ne pouvais
pas le lui dire ; elle aurait cru que si je prétendais que je
cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la
voir, c'était à seule fin qu'elle me dît de revenir vite
auprès d'elle. En attendant ce qui me rendait plus aisé
de me con 'amner à cette séparation, c'est que (afin qu'elle
se rendît bien compte que malgré mes affirmations con-
traires, c'était ma volonté et non un empêchement, non
mon état de santé, qui me privaient de la voir) toutes les
fois où je savais d'avance que Gilberte ne serait pas chez
ses parents, devait sortir avec une amie et ne rentrerait
pas dîner, j'allais voir Mme Swann (laquelle était rede-
venue pour moi ce qu'elle était au temps où je voyais
si difficilement sa fille, et où les jours où celle-ci ne venait
pas aux Champs-Elysées, j'allais me promener avenue
des Acacias). De cette façon, j'entendrais parler de
Gilberte, j'étais sûr qu'elle entendrait ensuite parler de
moi et d'une façon qui lui montrerait que je ne tenais
pas à elle. Et je trouvais, comme tous ceux qui souffrent,
que ma triste situation aurait pu être pire. Car ayant
Hbre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me
disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette
faculté, que si jamais ma douleur était trop vive, je pour-
rais la faire cesser. Je n'étais malheureux qu'au jour
le jour. Et c'est trop dire encore. Combien de fois par
heure (mais maintenant sans l'anxieuse attente qui m'avait
étreint les premières semaines après notre brouille, avant
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'oUBLI 79
d'être retourné chez les Swann) ne me récitais- je pas la
lettre que Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporte-
rait peut-être elle-même. La constante vision de ce
bonheur imaginaire m'aidait à supporter la destruction
du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas,
comme pour les « disparus », savoir qu'on n'a plus rien à
espérer n'empêche pas de continuer à attendre. On vit
aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti
en mer pour une exploration dangereuse se figurent à
toute minute et alors que la certitude qu'il a péri est
acquise depuis longtemps, qu'il va entrer miraculeuse-
ment sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la
force du souvenir et la résistance des organes, ou bien les
aide à traverser les années au bout desquelles elles sup-
porteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à peu
et de survivre — ou bien les fait mourir.
D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par
l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je
faisais à Mme Swann, sans voir Gilberte, m'était cruelle,
mais je sentais qu'elle améHorait d'autant l'idée que
Gilberte avait de moi.
D'ailleurs, si je m'arrangeais toujours, avant d'aller
chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille,
cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être
brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se
superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont
absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme
himiaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés
de souvenirs différents, est l'intermittence) et me mas-
quait ce qu'elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais
bien ce qu'il avait de chimérique. J'étais comme un pauvre
80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qui mêle moins de larmes à son pain sec s'il se dit que tout
à l'heure peut-être un riche étranger va lui laisser toute sa
fortune. Nous sommes tous obhgés pour rendre la réalité
supportable d'entretenir en nous quelques petites folies.
Or mon espérance restait plus intacjte — tout en même
temps que la séparation s'effectuait mieux — si je ne
rencontrais pas Gilberte. Si je m'étais trouvé face à face
avec elle chez sa mère, nous aurions peut-être échangé
des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre
brouille, tué mon espérance et d'autre part en créant une
anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus dif-
ficile ma résignation.
Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec
sa fille, Mme Swann m'avait dit : «C'est très bien de venir
voir Gilberte, mais j'aimerais aussi que vous veniez quel-
quefois pour moi, pas à mon Ghoufleury où vous vous
ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais les autres
jours où vous me trouverez toujours un peu tard. »
J'avais donc l'air, en allant la voir de n'obéir que long-
temps après à un désir anciennement exprimé par elle.
Et très tara, déjà dans la nuit, presque au moment où mes
parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann
une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais
pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle.
Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d'xrn
Paris plus sombre qu'aujourd'hui, et qui, même dans le
centre, n'avait pas d'électricité sur la voie publique et
bien peu dans les maisons, les lampes d'un salon situé
au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était
celui de ses appartements où recevait habituellement
Mme Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 8i
les yeux au passant qui rattachait à leur clarté comme à
sa cause apparente et voilée la présence devant la porte
de quelques coupés bien attelés. Le passant croyait, et
non sans un certain émoi, à une modification survenue
dans cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces
coupés se mettre en mouvement ; mais c'était seulement
im cocher qui, craignant que ses bêtes ne prissent froid
leur faisait faire de temps à autre des allées et venues
d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées
donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur
lequel il se détachait plus distinct et plus explicite.
Le a jardin d'hiver », que dans ces années-là le passant
apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'apparte-
ment n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du
trottoir, ne se voit plus que dans les héliogravures des
Uvres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste avec les
rares ornements floraux des salons Louis XVI d'au-
jourd'hui — une rose ou un iris du Japon dans un vase de
cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur
de plus — il semble, à cause de la profusion des plantes
d'appartement qu'on avait alors, et du manque absolu
de styHsation dans leur arrangement, avoir dû, chez les
maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante
et délicieuse passion pour la botanique qu'à un froid souci
de morte décoration. Il faisait penser en plus grand, dans
les hôtels d'alors, à ces serres minuscules et portatives
posées au matin du premier janvier sous la lampe allumée
— les enfants n'ayant pas eu la patience d'attendre qu'il
fît jour — parmi les autres cadeaux du jour de l'an, mais
le plus beau d'entre eux, consolant avec les plantes qu'on
va pouvoir cultiver, de la nudité de l'hiver ; plus encore
6
82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'à ces serres-là elles-mêmes, ces jardins d'hiver res-
semblaient à celle qu'on voyait tout auprès d'elles, figu-
rée dans un beau livre, autre cadeau de jour de l'an,
et qui bien qu'elle fût donnée non aux enfants, mais à
Mlle Lili, l'héroïne de l'ouvrage, les enchantait à tel
point que, devenus maintenant presque vieillards, ils se
demandent si dans ces années fortunées l'hiver n'était pas
la plus belle des saisons. Enfin au fond de ce jardin d'hiver,
à travers les arborescences d'espèces variées qui de la
rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au vitrage de
ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se
hissant sur ses pointes, apercevait généralement un
homme en redingote, un gardénia ou un œillet à la bou-
tonnière, debout devant ime femme assise, tous deux
vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond
de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar — im-
portation récente alors — de vapeurs qui s'en échappent
peut-être encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habi-
tude personne ne voit plus. Mme Swann tenait beaucoup
à ce « thé » ; elle croyait montrer de l'originalité et dégager
du charme, en disant à un homme : « Vous me trouverez
tous les jours un peu tard, venez prendre le thé », de sorte
qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots
prononcés par elle avec im accent anglais momentané et
desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant
d'un air grave, comme s'ils avaient été quelque chose
d'important et de singulier qui commandât la déférence
et exigeât de l'attention. Il y avait ime autre raison que
celles données plus haut et pour laquelle les fleurs n'avaient
pas un caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann
et cette raison-là ne tenait pas à l'époque, mais en partie
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'oUBLI 83
à l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande
cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses
amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à
vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme
on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi,
avoir de l'importance, sont celles, en tous cas, qui pour
la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée
est celui non pas où elle s'habille pour le monde, mais où
elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi
élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu'en
toilette de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux,
elle, elle vit dans l'intimité de ses perles. Odette avait
du reste l'air bien plus jeune que vingt ans plus tôt,
car, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était enfin
découvert ou inventé une physionomie personnelle, un
« caractère » immuable, un genre de beauté, et, sur ses
traits décousus qui pendant si longtemps livrés aux
caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant
à la moindre fatigue, pour un instant, des années, une
sorte de vieillesse passagère lui avaient composé tant
bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un
visage épars, journalier, informe et charmant, avait
appliqué ce t37pe fixe, comme une jeunesse immortelle.
Les jours où Mme Swann n'était pas sortie du tout, on
la trouvait dans une robe de chîuiibre de crêpe de Chine,
blanche comme une première neige, parfois aussi dans uh
de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne
semblent qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et
qu'on trouverait aujourd'hui peu appropriés à i'hiver,
et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs
84 LA NOUVELLE REVUE Ï^RANÇAISE
tendres donnaient à la femme — dans la grande chaleur
des salons d'alors fermés de portières et desquels ce que
les romanciers mondains de l'époque trouvaient à dire
de plus élégant, c'est qu'ils étaient « douillettement
capitonnés » — le même air frileux qu'aux roses qui pou-
vaient y rester à côté d'elle, malgré l'hiver, dans l'incarnat
de leur nudité, comme au printemps. A cause de cet
étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans
des enfoncements, la maîtresse de la maison n'étant pas
avertie de votre entrée comme aujourd'hui, continuait
à lire pendant que. vous étiez déjà presque devant elle,
ce qui ajoutait encore à cette impression de romanesque,
à ce charme d'une sorte de secret surpris, que nous
retrouvons aujourd'hui dans le souvenir de ces robes déjà
démodées alors, que Mme Swann était peut-être la seule
à ne pas avoir encore abandonnées et qui nous donnent
l'idée que la femme qui les portait devait être une héroïne
de roman parce que nous, pour la plupart, ne les avons
guère vues que dans certains romans d'Henry Gréville.
— On ne peut pas s'en aller de cette maison, disait
Mme Bontemps à Mme Swann tandis que Mme Cottard,
dans sa surprise d'entendre exprimer sa propre impression,
s'écriait : « C'est ce que je me dis toujours, avec ma petite
jugeote, dans mon for intérieur ! » approuvée par
des messieurs du Jockey qui s'étaient confondus en
saints, et comme comblés par tant d'honneur, quand
Mme Swann les avait présentés à cette petite bourgeoise
peu aimable, qui restait devant les brillants amis d'Odette
sur la réserve sinon sur ce qu'elle appelait la « défensive »,
car elle employait toujours un langage noble pour
LE CHAGRIN DE LA SÉPARi^TION ET l'oUBLI 85
les choses les plus simples. « Voilà trois mercredis que
vous me faites faux bond », disait Mme Swann à
Mme Cottard. « C'est vrai, Odette, il y a des siècles,
des éternités que je ne vous ai vue. Vous voyez que
je plaide coupable, mais il faut vous dire, ajoutait-elle
d'un air pudibond et vague, car quoique femme de
médecin elle n'aurait pas osé parler sans périphrases de
rhumatisme ou de coliques néphrétiques, que j'ai eu bien
des petites misères. Chacun a les siennes. Et puis j'ai eu
une crise dans ma domesticité mâle. Sans être plus
qu'une autre très imbue de mon autorité, j'ai dû, pour
faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui , j e crois, cherchait
d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a
failli entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme
de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des
scènes homériques. Malgré tout, j'ai tenu ferme le gou-
vernail, et c'est une véritable leçon de choses qui n'aura
pas été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces histoires
de serviteurs, mais vous savez comme moi quel tracas
c'est d'être obHgée de procéder à des remaniements dans
son personnel. »
— Mais vous me semblez bien belle ? Redfern
fecit ?
— Non, vous savez que je suis une fervente de
Rauthnitz. Du reste, c'est un retapage.
— Eh bien ! cela a un chic !
— Combien croj^ez-vous ?... Non, changez le premier
chiffre.
— Comment, mais c'est pour rien, c'est donné. On
m'avait dit trois fois autant. » « Voilà comme on écrit
l'Histoire, concluait la femme du docteur. Et montrant
86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à Mme Swann un tour de cou dont celle-ci lui avait fait
présent :
— Regardez, Odette. Vous reconnaissez ?
— Qui cultivez-vous, Odette, pour avoir de si belles
fleurs? Lemaître? J'avoue qu^il y avait l'autre jour
devant chez Lemaître un grand arbuste rose qui m'a
fait faire une folie,
— Non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac.
— Moi aussi, disait W^^ CoUard, mais j'avoue que je
lui fais des infidélités avec Lachaume.
— Ah! vous le trompez avec Lachaume,. je k lui
dirai, répondait Odette qui s'efforçait de « conduire la
conversation », comme de (c savoir réunir », de a mettre
en valeur », de s'effacer », de k servir de trait d'union »,
tous ces arts de la m^tresse de maison qui sont, à vrai
dire, les arts du néant.
Cependant MmeBontempsqui avait dit cent fois qu'elle
ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée
aux mercredis, était en train de calculer comment elle
pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait
que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât
aucun; d'autre part elle était de ces personnes peu
recherchées, qui, quand elles sont conviées à des «séries»
par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle comme
ceux qui savent faire toujours plaisir, quand ils ont un
moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent
par exemple de la première soirée et de la troisième,
s'imaginant que leur absence sera remarquée et se ré-
servent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que
leurs informations ne leur ayant appris que la troisième
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 8'7
sera paxticulièrement brillante, elles ne suivent un ordre
inverse, alléguant que « malheureusement la dernière
fois elles n'étaient pas libres ». Telle Mme Bontemps
supputait combien il pouvait y avoir encore de mercredis
avant Pâques et de quelle façon elle arriverait à en avoir
un de plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait
sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir (elle
était toujours ravie de trouver une amie secourable
possédant un « automédon ») pour lui donner quelques
indications. « Oh ! madatme Bontemps, je vois que
vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal
de la fuite. Vous me devez une compensation pour
n'être pas venue jeudi dernier... Allons, rasseyez- vous
un moment. Vous ne ferez tout de même plus d'autre
visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez pas
tenter, ajoutait Mme Swann et tout en tendant une
assiette de gâteaux : vous savez que ce n'est pas mauvais
du tout ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais
goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles ». « Au contraire
ça a l'air déHcieux,. répondait Mme Cottard ; chez vous,
Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je n'ai
pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je
sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. »
Le i^^ janvier me fut particulièrement douloureux cette
année-là. Tout l'est, sans doute, qui fait date et anni-
versaire,, quand on est malheureux. Mais si c'est, par
exemple, d'avoir perdu un être cher, la souffrance consiste
seulement dans une comparaison plus vive avec le passé.
Il s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gil-
berte, ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas
88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et constatant que je ne les avais pas faits, n'avait attendu
que le prétexte du i^^ janvier, pour m'écrire : « Enfin,
qu'y a-t-il, je suis folle de vous, venez que nous nous
expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans vous
voir. » Dès les derniers jours de l'année cette lettre me
parut probable. Elle ne l'était peut-être pas, mais, pour
que nous la croyions telle, le désir, le besoin que nous en
avons, suffit. Le soldat est persuadé qu'un certain délai
indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu'il
soit tué, le voleur avant qu'il soit pris, les hommes en
général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette
qui préserve les individus — et parfois les peuples — non
du danger mais de la peur du danger, en réalité de la
croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de
les braver sans qu'il soit besoin d'être brave. Une confiance
de ce genre, et aussi peu fondée, soutient l'amoureux qui
compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que
je n'eusse pas attendu celle-là, il eût sufii que j'eusse
cessé de la souhaiter. Si indifférent qu'on sache que
l'on est à celle qu'on aime encore, on lui prête une série de
pensées — fussent-elles d'indifférence — une intention
de les manifester, une complication de vie intérieure
où l'on est l'objet peut-être d'une antipathie, mais aussi
d'une attention permanentes. Pour imaginer au con-
traire ce qui se passait en Gilberte, il eût fallu que je
pusse tout simplement anticiper dès ce i^' janvier-là ce
que j'eusse ressenti celui d'une des années suivantes, et
où l'attention, ou le silence, ou la tendresse ou la froideur
de Gilberte eussent passé à peu près inaperçus à mes
yeux et où je n'eusse pas songé, pas même pu songer à
chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L'OUBLI 89
se poser pour moi. Quand on aime, l'amour est trop grand
pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie
vers la personne aimée rencontre en elle une surface qui
l'arrête, le force à revenir vers son point de départ et
c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que
nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme
plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas
qu'elle vient de nous. Le i^r janvier sonna toutes ses
heures sans qu'arrivât cette lettre de Gilberte. Et comme
j'en reçus quelques-unes de vœux tardifs ou retardés par
l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3 et le
4 janvier j'espérais encore, de moins en moins pourtant.
Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup. Certes cela
tenait à ce qu'ayant été moins sincère que je ne l'avais
cru quand j'avais renoncé à Gilberte, j'avais gardé cet
espoir d'une lettre d'elle pour la nouvelle année. Et le
voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps de me pré-
cautionner d'un autre, je souffrais comme un malade
qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous la main
une seconde. Mais peut-être en moi — et ces deux expli-
cations ne s'excluent pas, car un seul sentiment est quelque-
fois fait de contraires — l'espérance que j 'avais de recevoir
enfin une lettre avait-elle rapproché de moi l'image de
Gilberte, recréé les émotions que l'attente de me trouver
près d'elle, sa vue, sa manière d'être avec moi, me causaient
autrefois. La possibiHté immédiate d'une réconcihation
avait supprimé cette chose de l'énormité de laquelle
nous ne nous rendons pas compte — la résignation. Les
neurasthéniques ne peuvent croire les gens qui leur
assurent qu'ils seront peu à peu calmés en restant au
lit sans recevoir de lettres, sans lire de journaux. Ils se
90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
figurent que ce régime ne fera qu'exaspérer leur nervosité.
De même les amoureux, le considérant du sein d'un état
contraire, n'ayant pas commencé de l'expérimenter, ne
peuvent croire à la puissance bienfaisante du renonce-
ment.
A cause de la violence de mes battements de cœur on
me fit diminuer la caféine, ils cessèrent. Alors je me
demandai si ce n'était pas un peu à elle qu'était due cette
angoisse que j'avais éprouvée quand je m'étais à peu près
brouillé avec Gilberte, et que* j'avais attribuée chaque
fois qu'elle se renouvelait à la souffrance de ne plus voir
mon amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même
mauvaise humeur. Mais si ce médicament avait été à
l'origine des souffrances que mon imagination eût alors
faussement interprétées (ce qui n'aurait rien d'extraordi-
naire, les plus cruelles peines morales ayant souvent chez
les amants l'habitude physique de la femme avec qui ils
vivent), c'était à la façon du philtre qui longtemps après
avoir été absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car
l'amélioration physique que la diminution de la caféine
amena presque immédiatement chez moi n'arrêta pas
l'évolution de chagrin que l'absorption du toxique avait
peut-être sinon créé, du moins su rendre plus aigu.
Seulement, quand le milieu du mois de janvier appro-
cha, une fois déçues mes espérances d'une lettre pour
le jour de l'an et la douleur supplémentaire qui avait
accompagné leur déception tme fois calmée, ce fut mon
chagrin d'avant « les Fêtes n qui recommença. Ce qu'il y
avait peut-être encore en lui de plus cruel, c'est que j'en
fusse moi-même l'artisan conscient, volontaire, impi-
toyable et patient. La seule chose à laquelle je tinsse.
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L'OUBLI 9I
mes relations avec Gilberte, c'est moi qui travaillais à les
rendre impossibles en créant peu à peu, par la séparation
prolongée d'avec mon amie, non pas son indifférence,
mais ce qui reviendrait finalement au même, la mienne.
C'était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même
aimait Gilberte que je m'acharnais avec continuité, avec
la clairvoyance non seulement de ce que je faisais dans le
présent, mais de ce qui en résulterait pour l'avenir : je
savais non pas seulement que dans un certain temps je
n'aimerais plus Gilberte, mais encore qu'elle-même le
regretterait, et que les tentatives qu'elle ferait alors pour
me voir, seraient aussi vaines que celles d'aujourd'hui,
non plus parce que je l'aimerais trop, mais parce que
j'aimerais certainement une autre femme que je resterais
à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n'oserais
pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait
plus rien. Et sans doute en ce moment même, où (puisque
j'étais résolu à ne plus la voir, à moins d'une demande
formelle d'explications, d'une complète déclaration d'a-
mour de sa part, lesquelles n'avaient plus aucune chanc e
de venir), j'avais déjà perdu Gilberte, et l'aimais davan-
tage, je sentais tout ce qu'elle était pour moi, mieux que
l'année précédente quand, passant tous mes après-midi
avec elle, selon que je voulais, je croyais que rien ne
menaçait notre amitié, sans doute en ce moment l'idée que
j'éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une
autre m'était odieuse, car cette idée m'enlevait outre
Gilberte, mon amour et ma souffrance. Mon amour,
ma souffrance, où en pleurant j'essayais de saisir juste-
ment ce qu'était Gilberte, et desquels il me fallait recon-
naître qu'ils ne lui appartenaient pas spécialement et
92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De
sorte — c'était du moins alors ma manière de penser —
qu'on est toujours détaché des êtres; quand on aime, on
sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans
l'avenir renaître, aurait même pu, dans le passé, naître
pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où
l'on n'aime pas, si l'on prend philosophiquement son
parti de ce qu'il y a de contradictoire dans l'amour,
c'est que cet amour dont on parle à son aise on ne l'éprouve
pas alors, donc on ne le connaît pas, la connaissance en
ces matières étant intermittente et ne survivant pas à la
présence effective du sentiment. Cet avenir où je n'aime-
rais plus Gilberte et que ma souffrance m'aidait à deviner
sans que mon imagination pût encore se le représenter
clairement, certes il eût été temps encore d'avertir Gil-
berte qu'il se formerait peu à peu, que sa venue était
sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même,
Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas
dans son germe ma future indifférence. Combien de fois
ne fus-je pas sur le point d'écrire, ou d'aller dire à Gil-
berte : « Prenez garde, j'en ai pris la résolution, la dé-
marche que je fais est une démarche suprême. Je vous vois
pour la dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai plus. »
A quoi bon ? De quel droit eusse- je reproché à Gilberte
une indifférence que, sans me croire coupable pour cela,
je manifestais à tout ce qui n'était pas elle ? La dernière
fois ! A moi, cela me paraissait quelque chose d'immense,
parce que j'aimais Gilberte. A elle cela lui eût fait sans
doute autant d'impression que ces lettres où des amis
demandent à nous faire une visite avant de s'expatrier,
visite que, comme aux ennuyeuses femmes qui nous
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 93
aiment, nous leur refusons parce que nous avons des
plaisirs devant nous. Le temps dont nous disposons chaque
jour est élastique ; les passions que nous ressentons le
dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et
l'habitude le remplit.
D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne
m'aurait pas entendu. Nous nous imaginons toujours
quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit
qui écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à Gil-
berte que déviées, comme si elles avaient eu à traverser
le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à
mon amie, méconnaissables, rendant un son ridicule,
n'ayant plus aucune espèce de sens. La vérité qu'on met
dans les mots ne se fraye pas son chemin directement,
n'est pas douée d'une évidence irrésistible. Il faut qu'assez
de temps passe pour qu'une vérité de même ordre ait
pu se former en eux. Alors l'adversaire politique qui,
malgré tous les raisonnements et toutes les preuves, tenait
le sectateur de la doctrine opposée pour un traître,
partage lui-même la conviction détestée à laquelle celui
qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus.
Alors le chef-d'œuvre qui pour les admirateurs qui le
lisaient haut semblait montrer en soi les preuves de
son excellence et n'offrait à ceux qui écoutaient qu'une
image insane ou médiocre, sera par eux proclamé chef-
d'œuvre, trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre.
Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse,
ne peuvent être brisées du dehors par celui qu'elles dé-
sespèrent ; et c'est quand il ne se souciera plus d'elles,
que, tout à coup, par l'effet du travail venu d'un autre
côté, accompli à l'intérieur de celle qui n'aimait pas,
^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans
utilité. Si j'étais venu annoncer à Gilberte mon indiffé-
rence future et le moyen de la prévenir, elle aurait induit
de cette démarche que mon amour pour elle, le besoin
que j 'avais d'elle, étaient encore plus grands qu'elle n'avait
cru, et son ennui de me voir en eût été augmenté. Et il
est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui m'aidait,
par ies états d'esprits disparates qu'il faisait se succéder en
moi, à prévoir, mieux qu'elle, la fin de cet amour. Pour-
tant, un tel avertissement, je l'eusse peut-être adressé,
par lettre ou de vive voix, à Gilberte, quand assez de
temps eut passé, me la rendant ainsi, il est vrai, moins
indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver qu'elle ne
me l'était pas. Malheureusement, certaines personnes bien
ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d'une façon qui
dut lui laisser croire qu'elles le faisaient à ma prière.
Chaque fois que j'appris ainsi que Cottard, ma mère elle-
mênae, et jusqu'à M, de Norpois, avaient, par de mala-
droites paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais
d'accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me
donnant faussement l'air d'en être sorti, j'avais un double
ennui. D'abord je ne pouvais plus faire dater que de ce
jour-là ma pénible et fructueuse abstention que ces
fâcheux avaient à mon insu interrompue et par conséquent
annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu moins de plaisir à voir
Gilberte qui me croyait maintenant non plus dignement
résigné, mais manœuvrant dans l'ombre pour une entre-
vue qu'elle avait dédaigné de m'accorder. Je maudissais
ces vains havardages de gens qui souvent, sans même
l'intention de nuire ou de rendre service, pour rien, poor
parler, ^quelquefois parce que nous n'avons pas p« nous
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L' OUBLI 95
empêcher de le faire devant eux et qu'ils sont indiscrets
(comme nous), nous causent, à point nommé, tant de
mal. Il est vrai que dans la funeste besogne accomplie
pour la destruction de notre amour, ils sont loin de jouer
un rôle égal à deux personnes qui ont pour habitude
l'une par excès de bonté et l'autre de méchanceté de tout
défaire au moment que tout allait s'arranger. Mais ces
deux personnes-là nous ne leur en voulons pas comme aux
inopportuns Cottard, car la dernière c'est la personne que
nous aimons et la première, c'est nous-méme.
Cependant, comme presque chaque fois que j'allais la
voir, Mme Swann m'invitait à venir goûter avec sa fille
et me disait de répondre directement à celle-ci, j'écrivais
souvent à Gilberte, et dans cette correspondance je ne
choisissais pas les phrases qui eussent pu, me semblait-il,
la persuader, je cherchais seulement à frayer le Ht le plus
doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme
le désir lïe cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire ;
quand on commence d'aimer, on passe le temps non à
savoir ce qu'est son amour, mais à préparer les possibilités
des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on
cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui
à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus
tendre. On dit des choses qu'on éprouve le besoin de dire
et que l'autre ne comprendra pas, on ne parle que pour
soi-même. J'écrivais : « J'avais cru que ce ne serait pas
possible. Hélas ! je vois que ce n'est pas si difficile. » Je
disais aussi « je ne vous verrai probablement plus », je
le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle
eût pu croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me
faisaient pleurer parce que je sentais qu'ils exprimaient
9^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
non ce que j'aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en
réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous qu'elle
me ferait adresser, j'aurais encore comme cette fois le
courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais
peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue
je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais
le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le
bonheur d'être auprès d'elle à la possibilité de lui paraître
agréable un jour, un jour où, hélas ! lui paraître agréable
me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si
peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait
prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite,
elle m'aimât, que ce que je prenais pour l'ennui qu'on
éprouve auprès de quelqu'un dont on est las, ne fût dû
qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte d'indiffé-
rence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma
résolution moins cruelle. Il me semblait alors que, dans quel-
ques années, après que nous nous serions oubliés l'un
l'autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que
cette lettre qu'en ce moment j'étais entrain de lui écrire
n'avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Com-
ment, vous, vous m'aimiez ? Si vous saviez comme je
l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez- vous,
comme elle me fit pleurer. » La pensée, pendant que je
lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j'étais
peut-être en train de consommer précisément ce malen-
tendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le
plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me pous-
sait à continuer ma lettre.
Quand Gilberte qui d'habitude donnait ses goûters
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI 97
le jour où recevait sa mère, devait au contraire être
absente et qu'à cause de cela je pouvais aller au « Chou-
fleury » de Mme Swann, je la trouvais vêtue de quelque
belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en
velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie,
et qui, non point lâches commes les déshabillés qu'elle
revêtait ordinairement à la maison, mais combinées,
comme pour la sortie au dehors, donnaient cet après-
midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte
et d'agissant.
Dans la confusion du salon, venant de reconduire une
visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir
à une autre, Mme Swann en passant près de moi me pre-
nait une seconde à part : « Je suis spécialement chargée
par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour après-demain.
Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais
vous écrire si vous n'étiez pas venu. » Je continuais à
résister. Et cette résistance me coûtait de moins en moins,
parce qu'on a beau aimer le poison qui vous fait du mal,
quand on en est privé par quelque nécessité, depuis déjà
un certain temps, on ne peut pas ne pas attacher quelque
prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence
d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait
sincère en se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle
qu'on aime, on ne le serait pas non plus en disant qu'on
veut la revoir. Car, sans doute, on ne peut supporter son
absence qu'en se la promettant courte, en pensant au
jour où on se retrouvera, mais d'autre part, on sent à
quel point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine
et sans cesse ajournée sont moins douloureux que ne
serait une entrevue qui pourrait être suivie de jalousie,
7
98 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de sorte que la nouvelle qu'on va revoir celle qu'on
aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on
recule maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin
de l'intolérable anxiété causée par la séparation c'est
le recommencement redouté d'émotions sans issue. Comme
à une telle entrevue on préfère le souvenir docile qu'on
complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité,
ne vous aime pas, vous fait au contraire des déclarations,
quand vous êtes tout seul ; ce souvenir qu'on peut arriver
en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à
rendre aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à
l'entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui
on ne dicterait plus à son gré les paroles qu'on désire,
mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences
inattendues. Nous savons tous quand nous n'aimons plus,
que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant
de souffrances que l'amour malheureux. C'est d'un tel
oubli anticipé que je préférais, sans me l'avouer, la repo-
sante douceur.
D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement psy-
chique et d'isolement peut avoir de pénible, le devient de
moins en moins pour une autre raison, c'est qu'elle afïai-
bUt, en attendant de la guérir, cette idée fixe qu'est un
amour. Le mien était encore assez fort pour que je tinsse
à reconquérir tout mon prestige aux yeux de Gilberte,
lequel, par ma séparation volontaire devait, me sem-
blait-il, grandir progressivement, de sorte que chacune de
ces calmes et tristes journées où je ne la voyais pas,
venant l'une après l'autre, sans interniption, sans
prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de mes
affaires), était une journée non pas perdue, mais gagnée.
LE CHAGRIN DE LA SEPARATION ET L OUBLI 99
Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait
me déclarer guéri. La résignation, modalité de l'habitude,
permet à certaines forces de s'accroître indéfiniment.
Celles, si infimes que j'avais pour supporter mon chagrin,
le premier soir de ma brouille avec Gilberte, avaient été
portées depuis lors à une puissance incalculable. Seule-
ment la tendance de tout ce qui existe à se prolonger,
est parfois coupée de brusques impulsions auxquelles
nous nous concédons avec d'autant moins de scrupules
de nous laisser aller que nous savons pendant combien
de jours, de mois, nous avons pu, nous pourrions encore,
nous priver. Et souvent, c'est quand la bourse où l'on
épargne va être pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est
sans attendre le résultat du traitement et quand déjà
on s'est habitué à lui, qu'on le cesse. Et un jour où
Mme Swann me redisait ses habituelles paroles sur le
plaisir que Gilberte aurait à me voir, mettant ainsi le
bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps
comme à la portée de ma main, je fus bouleversé en com-
prenant qu'il était encore possible de le goûter ; et j'eus
peine à attendre le lendemain ; je venais de me résoudre
à aller surprendre Gilberte avant son dîner.
Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée
fut un projet que je fis. Du moment que tout était oublié,
que j'étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la
voir qu'en amoureux. Tous les jours, elle recevrait de
raioi les plus belles fleurs qui fussent. Et si Mme Swann,
bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop sévère
ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je
trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents.
Mes parents ne me donnaient pas assez d'argent pour
100 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
acheter des choses chères. Je songeai à une grande potiche
de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie et
dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait
venir en lui disant : « A s'est décollée » et qu'il n'en reste-
rait rien. Dans ces conditions n'était-il pas plus sage de
la vendre, de la vendre pour pouvoir faire tout le plaisir
que je voudrais à Gilberte. Il me semblait que je pour-
rais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper, l'ha-
bitude m'avait empêché de jamais la voir ; m'en séparer
eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa
connaissance. Je l'emportai avec moi avant d'aller
chez les Swann, et en donnant leur adresse au cocher, je
lui dis de prendre, par les Champs-Elysées, au coin des-
quels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries
que connaissait mon père. A ma grande surprise, il m'offrit
séance tenante de la potiche, non pas mille, mais dix
mille francs. Je pris ces billets avec ravissement ; pendant
toute une année, je pourrais combler chaque jour Gilberte
de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans la voiture
en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement,
comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva,
au lieu du chemin habituel, descendre l'avenue des
Champs-Elysées. Il avait déjà dépassé le coin de la rue de
Berri, quand, dans le crépuscule, je crus reconnaître, très
près de la maison des Swann mais allant dans la direction
inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement
quoique d'un pas délibéré à côté d'un jeune homme avec
qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage.
Je me soulevai dans la voiture, voulant faire arrêter,
puis j'hésitai. Les deux promeneurs étaient déjà un peu
loin et les deux lignes douces et parallèles que traçait leur
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L'OUBLI IOI
lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre
élyséenne. Bientôt, j'arrivai devant la maison de Gilberte.
Je fus reçu par Mme Swann : « Oh ! elle va être désolée,
me dit-elle, je ne sais pas comment elle n'est pas là. Elle
a eu très chaud tantôt à un cours, elle m'a dit qu'elle vou-
lait aller prendre un peu l'air avec une de ses amies. »
«Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Elysées. »
« Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites
pas à son père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là.
Good evening ». Je partis, dis au cocher de reprendre
le même chemin, mais ne retrouvai pas les deux prome-
neurs. Où avaient-ils été ? Que se disaient-ils dans le soir
de cet air confidentiel ?
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs
inespérés qui avaient dû me permettre de faire tant
de petits plaisirs à cette Gilberte que, maintenant, j'étais
décidé à ne plus revoir. Sans doute, cet arrêt chez le
marchand de chinoiseries m'avait réjoui en me faisant
espérer que je ne verrais plus jamais mon amie que
contente de moi et reconnaissante. Mais si je n'avais pas
fait cet arrêt, si la voiture n'avait pas pris par l'avenue
des Champs-Elysées, je n'eusse pas rencontré Gilberte
et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des
rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule
le bonheur qu'il avait causé. Il m'était arrivé le contraire
de ce qui se produit si fréquemment. On désire une joie,
et le moyen matériel de l'atteindre fait défaut. « Il est
triste, a dit La Bruyère, d'aimer sans une grande fortune ».
Il ne reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu le désir
de cette joie. Pour moi, au contraire le moyen matériel
avait été obtenu, mais, au même moment, sinon par un
102 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
effet logique, du moins par une conséquence fortuite de
cette réussite première, la joie avait été dérobée. Il semble,
d'ailleurs, qu'elle doive nous l'être toujours. D'ordinaire,
il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis
ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons
de nous évertuer et d'espérer quelque temps. Mais le
bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances
arrivent à être surmontées, la nature transporte la
lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer
assez notre cœur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il
va posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre
cœur n'a pas eu le temps de changer, la nature ne déses-
père pas pour cela de nous vaincre, d'une manière plus
tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace. C'est
alors à la dernière seconde que la possession du bonheur
nous est enlevée, ou plutôt c'est cette possession même
que par une ruse diabolique la nature charge de détruire
le bonheur. Ayant échoué dans tout ce qui était du
domaine des faits et de la vie, c'est une impossibilité der-
nière, l'impossibilité psychologique du bonheur que la
nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit
pas ou donne lieu aux réactions les plus amères.
Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient
plus à rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que
si j'eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car
quand le soir venait, j'étais si malhem-eux que je ne pou-
vais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de
femmes que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un
plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus ;
maintenant retourner dans la maison de Gilberte n'eût
pu que me faire souffrir. Même revoir Gilberte qui m'eût
LE CHAGRIN DE LA SEPARATION ET L OUBLI IO3
été si délicieux la veille ne m'eût plus suffi. Car j'aurais
été inquiet tout le temps où je n'aurais pas été près d'elle.
C'est ce qui fait qu'une femme par toute nouvelle souf-
france qu'elle nous inflige, souvent sans le savoir, aug-
mente son pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences
envers elle. Par ce mal qu'elle nous a fait, la femme nous
cerne de plus en plus, redouble nos chaînes, mais aussi
celles dont il nous aurait jusque-là semblé suffisant de
la garrotter pour que nous nous sentions tranquilles. La
veille, encore, si je n'avais pas cru ennuyer Gilberte, je
me serais contenté de réclamer de rares entrevues, les-
quelles maintenant ne m'eussent plus contenté et que
j'eusse remplacé par bien d'autres conditions. Car en
amour, au contraire de ce qui se passe après les combats,
on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on
est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer.
Ce n'était pas mon cas à l'égard de Gilberte. Aussi je
préférai d'abord ne pas retourner chez sa mère. Je conti-
nuais bien à me dire que Gilberte ne m'aimait pas, que
je le savais depuis assez longtemps, que je pouvais la
revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas, l'oublier à
la longue. Mais ces idées, comme un remède qui n'agit
pas contre certaines affections, étaient sans aucune espèce
de pouvoir efficace contre ces deux hgnes parallèles que
je revoyais de temps à autre, de Gilberte et du jeune
homme s'enfonçant à petits pas dans l'avenue des Champs-
Elysées. C'était un mal nouveau qui lui aussi finirait par
s'user, c'était une image qui un jour se présenterait à
mon esprit entièrement décantée de tout ce qu'elle conte-
nait de nocif, comme ces poisons mortels qu'on manie sans
danger, comme un peu de dynamite à quoi on peut allumer
104 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sa cigarette sans crainte d'explosion. En attendant,
il y avait en moi une autre force qui luttait de toute sa
puissance, contre cette force malsaine qui me représentait
sans changement la promenade de Gilberte dans le
crépuscule : pour briser les assauts renouvelés de ma
mémoire, travaillait utilement en sens inverse mon ima-
gination. La première de ces deux forces, certes, continuait
à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue des
Champs-Elysées, et m'offrait d'autres images désagréables
tirées du passé, par exemple Gilberte haussant les épaules
quand sa mère lui demandait de rester avec moi. Mais la
seconde force travaillant sur le canevas de mes espérances,
dessinait un avenir bien plus complaisamment développé
que ce pauvre passé en somme si restreint. Pour une
minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n'y
en avait-il pas où je combinais une démarche qu'elle
ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles
peut-être. Il est vrai que cette force que l'imagination
dirigeait vers l'avenir, elle la puisait malgré tout dans le
passé. Au fur et à mesiue que s'effacerait mon ennui que
Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le
souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter
qu'elle revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de
cette mort du passé. J'aimais toujours celle qu'il est vrai
que je croyais détester. Mais chaque fois qu'on me trouvait
bien coiffé, ayant bonne mine, j'aurais voulu qu'elle fût
là. J'étais irrité du désir que beaucoup de gens mani-
festèrent à cette époque de me recevoir et chez lesquels
je refusai d'aller. Il y eut une scène à la maison parce que
je n'accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il
devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine,
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI IO5
petite jeune fille presque encore enfant. Les différentes
périodes de notre vie se chevauchent ainsi l'une l'autre.
On refuse dédaigneusement à cause de ce qu'on aime et
qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal
aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait peut-
être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et
qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les
remplacer il est vrai par d'autres. Les miennes allaient
se modifiant. J'avais l'étonnement d'apercevoir au fond
de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un
autre, généralement inspirés par telle espérance ou telle
crainte relatives à Gilberte. A la Gilberte que je portais
en moi. J'aurais dû me dire que l'autre, la réelle, était
peut-être entièrement différente de celle-là, ignorait tous
les regrets que je lui prêtais, pensait probablement beau-
coup moins à moi non seulement que moi à elle, mais que
je ne la faisais elle-même penser à moi quand j'étais seul
en tête à tête avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles
pouvaient être ses vraies intentions à mon égard et l'ima-
ginais ainsi, son attention toujours tournée vers moi.
Pendant ces périodes où, tout en s'affaibHssant, per-
siste le chagrin, il faut distinguer entre celui que nous cause
la pensée constante de la personne elle-même, et celui
que raniment certains souvenirs, telle phrase méchante
dite, tel verbe employé dans une lettre qu'on a reçue.
En réservant de décrire à l'occasion d'un amour ultérieur
les formes diverses du chagrin, disons que de ces deux-là,
la première est infiniment moins cruelle que la seconde.
Cela tient à ce que notre notion de la personne vivant
toujours en nous, y est embellie de l'auréole que nous ne
tardons pas à lui rendre, et s'empreint sinon des douceurs
I06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fréquentes de l'espoir, tout au moins du calme d'une
tristesse permanente. (D'ailleurs, il est à remarquer que
l'image d'une personne qui nous fait souffrir tient peu
de place, dans ces complications qui aggravent un chagrin
d'amour, le prolongent et l'empêchent de guérir, comme
dans certaines maladies la cause est hors de proportions
avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en conva-
lescence.) Mais si l'idée de la personne que nous aimons
reçoit le reflet d'une intelligence généralement optimiste,
il n'en est pas de même de ces souvenirs particuliers, de
ces propos méchants, de cette lettre hostile (je n'en reçus
qu'une seule qui le fût, de Gilberte), on dirait que la
personne elle-même réside dans ces fragments pourtant
si restreints et portée à une puissance qu'elle est bien loin
d'avoir dans l'idée habituelle que nous formons d'elle
tout entière. C'est que la lettre nous ne l'avons pas comme
l'image de l'être aimé, contemplé dans le calme mélan-
colique du regret ; nous l'avons lue, dévorée, dans l'an-
goisse aiïreuse dont nous étreignait un malheur inattendu.
La formation de cette sorte de chagrins est autre ; ils
nous viennent du dehors et c'est par le chemin de la plus
cruelle souffrance qu'ils sont allés jusqu'à notre cœur.
L'image de notre amie que nous croyons ancienne, au-
thentique, a été en réalité refaite par nous bien des fois.
Le souvenir cruel lui, n'est pas contemporain de cette
image restaurée, il est d'un autre âge, il est un des rares
témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce passé
continue à exister, sauf en nous à qui il a plu de lui substi-
tuer un merveilleux âge d'or, un paradis où tout le monde
sera réconcihé, ces souvenirs, ces lettres, sont un rappel à
la réalité et devraient nous faire sentir par le brusque mal
LE CHAGRIN DE LA SEPARATION ET L OUBLI IO7
qu'ils nous font, combien nous nous sommes éloignés
d'elle dans les folles espérances de notre attente quoti-
dienne. Ce n'est pas que cette réalité doive toujours
rester la même, bien que cela arrive parfois. Il y a dans
notre vie bien des femmes que nous n'avons jamais
cherché à revoir et qui ont tout naturellement répondu à
notre silence nullement voulu par un silence pareil.
Seulement celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous
n'avons pas compté les années passées loin d'elles, et cet
exemple qui l'infirmerait est néghgé par nous quand
nous raisonnons sur l'efficacité de l'isolement, comme le
sont, par ceux qui croient aux pressentiments, tous les
cas où les leiu-s ne furent pas vérifiés.
Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir,
l'appétit de nous revoir, finissent par renaître dans le
cœur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y
faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le
temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées
par le cœur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisé-
ment ce que nous accordons le moins aisément, car notre
souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir
finir. Ensuite, ce temps dont l'autre cœur aura besoin
pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui aussi
de sorte que quand le but que nous nous proposions
deviendra accessible, il aura cessé d'être un but pour nous.
D'ailleurs, l'idée même qu'il sera accessible, qu'il n'est
pas de bonheur que, lorsqu'il ne sera plus un bonheur
pour nous, nous ne finissions par atteindre, cette idée
comporte une part, mais une part seulement de vérité.
Il nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents.
Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins
I08 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
exigeants et nous permet de croire rétrospectivement
qu'il nous eût ravis à une époque où il nous eût peut-être
semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni très
bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité
d'im être que nous n'aimons plus et qui semble encore
excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin
de suffire à notre amour. Ces tendres paroles, cette offre
d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir qu'elles nous
auraient causé, non à toutes celles dont nous les aurions
voulu voir immédiatement suivies et que par cette
avidité nous aurions peut-être empêché de se produire.
De sorte qu'il n'est pas certain que le bonheur survenu
trop tard, quand op ne peut plus en jouir, quand on
n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le
manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule per-
sonne pourrait en décider, notre moi d'alors ; il n'est plus
là ; et sans doute suffirait-il qu'il revînt, pour que, iden-
tique ou non, le bonheur s'évanouît.
Ainsi, autant que (il y avait quelque temps), de croire
que j'étais tranquillement installé dans le bonheur,
j'avais été insensé, maintenant que j'avais renoncé à
être heureux, de tenir pour assuré que du moins j'étais
devenu, je pourrais rester calme. Car tant que notre
cœur enferme d'une façon permanente l'image d'un autre
être, ce n'est pas seulement notre bonheur, qui peut à
tout moment être détruit ; quand ce bonheur est évanoui,
quand nous avons souffert, puis, que nous avons réussi
à endormir notre souffrance, ce qui est aussi trompeur
et précaire qu'avait été le bonheur même, c'est le calme.
Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre
LE CHAGRIN DE LA SEPARATION ET L OUBLI IO9
état moral, nos désirs, est entré, à la faveur d'un rêve,
dans notre esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la per-
manence et la durée ne sont promises à rien, pas même à
la douleur. D'ailleurs, ceux qui souffrent par l'amour
sont, comme on dit de certains malades, leur propre méde-
cin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de
l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une
émanation de lui, c'est en elle qu'ils finissent par trouver
un remède. Elle le leur découvre elle-même à un moment
donné, car au fur et à mesure qu'ils la retournent en eux,
cette douleur leur montre un autre aspect de la personne
regrettée, tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le désir
de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle il faudrait
la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu'on lui
prête on lui en fait un mérite et on en tire une raison
d'espérer. Mais la souffrance qui s'était renouvelée en
moi eut beau finir par s'apaiser, je ne voulus plus retourner
que rarement chez Mme Swann. C'est d'abord que chez
ceux qui aiment et sont abandonnés, le sentiment d'at-
tente — même d'attente inavouée — dans lequel ils
vivent se transforme de lui-même, et bien qu'en apparence
identique, fait succéder à un premier état, un second exac-
tement contraire. Le premier était la suite, le reflet des
incidents douloureux qui nous avaient bouleversés. L'at-
tente de ce qui pourrait se produire est mêlée d'effroi,
d'autant plus que nous désirons à ce moment-là, si rien
de nouveau ne nous vient du côté de celle que nous aimons,
agir nous-même, et nous ne savons trop quel sera le
succès d'une démarche après laquelle il ne sera peut-être
plus possible d'en entamer d'autre. Mais bientôt, sans
que nous nous en rendions compte, notre attente qui
IIO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
continue est déterminée, nous l'avons vu, non plus par
le souvenir du passé que nous avons subi, mais par l'es-
pérance d'un avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque
agréable. Puis la première en durant un peu, nous a
habitués à vivre dans l'expectative. La souffrance que
nous avons éprouvée, durant nos derniers rendez-vous,
survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne
sommes pas trop pressés de la renouveler, d'autant plus
que nous ne voyons pas bien ce que nous demanderions
maintenant. La possession d'un peu plus de la femme que
nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce
que nous ne possédons pas, et qui resterait malgré tout,
nos besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose
d'irréductible.
Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à celle-ci
pour me faire cesser complètement mes visites à
Mme Swann. Cette raison, plus tardive, n'était pas que
j'eusse encore oublié Gilberte, mais de tâcher de l'oublier
plus vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance
était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues
pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la dis-
traction qui m'avaient été si précieux au début. Mais la
raison de l'efficacité du premier faisait aussi l'inconvénient
de la seconde, à savoir qu'à ces visites le souvenir de Gil-
berte était intimement mêlé. La distraction ne m'eût été
utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la
présence de Gilberte n'alimentait plus, des pensées, des
intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien.
Ces états de conscience auxquels l'être qu'on aime reste
étranger occupent alors une place qui, si petite qu'elle
soit d'abord, est autant de retranché à l'amour qui occupait
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L'OUBLI III
l'âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire
croître ces pensées, cependant que décline le sentiment
qui n'est plus qu'un souvenir, de façon que les éléments
nouveaux introduits dans l'esprit, lui disputent, lui
arrachent une part de plus en plus grande de l'âme, et
finalement la lui dérobent toute. Je me rendais compte
que c'était la seule manière de tuer un amour et j'étais
encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre
de le faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui
naît de la certitude, que, quelque temps qu'on doive y
mettre, on réussira. La raison que je donnais maintenant
dans mes lettres à Gilberte, de mon refus de la voir,
c'était une allusion à quelque mystérieux malentendu, par-
faitement fictif, qu'il y aurait eu entre elle et moi et sur
lequel j'avais espéré d'abord que Gilberte me demanderait
des explications. Mais, en fait, jamais, même dans les
relations les plus insi^i fiantes de la vie, un éclaircisse-
ment n'est sollicité par un correspondant qui sait qu'une
phrase obscure, mensongère, incriminatrice, est mise à
dessein pour qu'il proteste, et qui est trop heureux de
sentir par là qu'il possède — et de garder — la maîtrise
et l'initiative des opérations. A plus forte raison en est-il
de même dans des relations plus tendres, où l'amour a
tant d'éloquence, l'indifférence sifpeu de curiosité. Gil-
berte n'ayant pas mis en doute ni cherché à connaître
ce malentendu, il devint pour moi_^quelque chose de réel
auquel je me référais dans chaque lettre. Et il y a dans
ces situations prises à faux, dans l'affectation de la froideur,
un sortilège que vous y fait persévérer. A^ force d'écrire :
« Depuis que nos cœurs sont désunis » pour que Gilberte
me répondît : « Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous »,
112 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
j'avais fini par me persuader qu'ils l'étaient. En répétant
toujours : « La vie a pu changer pour nous, elle n'effacera
pas le sentiment que nous eûmes », par désir de m'entendre
dire enfin : « Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment est
plus fort que jamais», je vivais avec l'idée que la vie avait
changé en effet, que nous garderions le souvenir du senti-
ment qui n'était plus, comme certains nerveux pour
avoir simulé une maladie finissent par rester toujours
malades. Maintenant chaque fois que j'avais à écrire à
Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé et
dont l'existence désormais tacitement reconnue par le
silence qu'elle gardait à ce sujet dans ses réponses,
subsisterait entre nous. Puis Gilberte cessa de s'en tenir
à la prétention. Elle-même adopta mon point de vue ; et,
comme dans les toasts officiels, où le chef d'Etat qui est
reçu reprend à peu près les mêmes expressions dont vient
d'user le chef d'Etat qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais
à Gilberte : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du
temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua
pas de répondre : « La vie.a pu nous séparer, elle ne pourra
nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront tou-
jours chères » (nous aurions été bien embarrassés de dire
pourquoi « la vie » nous avait séparés, quel changement
s'était produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un
jour où je lui disais dans une lettre que j'avais appris
la mort de notre vieille marchande de sucre d'orge des
Champs-Elysées, comme je venais d'écrire ces mots :
« J'ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela
a remué bien des souvenirs », je ne pus m'empêcher de
fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et
conrnie s'il s'agissait d'un mort déjà presque oubhé, de
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI II3
cet amour auquel malgré moi je n'avais jamais cessé de
penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître.
Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis
qui ne voulaient plus se voir. Les lettres de Gilberte
avaient la délicatesse de celles que j'écrivais aux indiffé-
rents et me donnaient les mêmes marques apparentes
d'affection si douces pour moi à recevoir d'elle.
D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit
moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère,
mes souvenirs douloureux n'avaient plus assez de force
pour détruire dans leur retour incessant la formation du
plaisir que j'avais à penser à Florence, à Venise. Je regret-
tais à ces moments-là d'avoir renoncé à entrer dans la
diplomatie et de m'être fait une existence sédentaire,
pour ne pas m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais
plus et que j'avais déjà presque oubliée. On construit sa
vie pour une personne et quand enfin on peut l'y recevoir,
cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on
vit prisonnier, dans ce qui n'était destiné qu'à elle. Si Venise
semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour
moi, il était du moins facile d'aller sans fatigue s'installer
à Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer
à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent,
j'entendais quelquefois Mme Swann me parler de sa fille.
Je commençais du reste à y trouver tel ou tel plaisir où
Gilberte n'était pour rien.
Quand le printemps approcha ramenant le froid, au
temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine
Sainte, comme Mme Swann trouvait qu'on gelait
chez elle, il m' arrivait souvent de la voir recevant dans
des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparais-
8
114 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sant sous le blanc et brillant tapis d'un immense manchon
plat et d'un collet, tous deux d'hermine, qu'elle n'avait
pas quittés en rentrant et qui avaient l'air des derniers
carrés des neiges de l'hiver plus persistants que les autres
et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n'avaient
réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines gla-
ciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi dans
ce salon, où bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs
plus enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige »
assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme
les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes
parcelles mais unis, blancs comme des anges annonciateurs
et qu'entourait une odeur de citron. Car la châtelaine
de Tansonville savait qu'avril, même glacé, n'est pas
dépourvu de fleurs, que l'hiver, le printemps, l'été, ne sont
pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend
à le croire le boulevardier qui jusqu'aux premières cha-
leurs s'imagine le monde comme renfermant seulement des
maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât
des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et
que par l'intermédiaire de sa fleuriste « attitrée » elle ne
comblât pas les lacunes d'une insuffisante évocation à
l'aide d'emprunts faits à la précocité méditerranéenne,
je suis loin de le prétendre et je ne m'en souciais pas.
Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne,
qu'à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann,
les boules de neige (qui n'avaient peut-être dans la pensée
de la maîtresse de maison d'autre but que de faire, sur
les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc majeur »
avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent
que l'Enchantement du vendredi saint figure un miracle
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET L'OUBLI II5
naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on
était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de
corolles d'autres espèces dont j'ignorais les noms et qui
m'avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes prome-
nades de Combray, rendit le salon de Mme Swann aussi
virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille,
aussi surchargé d'odeurs authentiques, que le petit rai-
dillon de Tansonville.
Mais c'était encore trop que celui-ci me fût rappelé.
Son souvenir risquait d'entretenir le peu qui subsistait
de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne souf-
frisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je
les espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible.
Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris,
me concédai- je certaines promenades avec elle. Les beaux
jours étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais
qu'avant le déjeuner Mme Swann sortait pendant une
heure et allait faire quelques pas avenue du Bois, près
de l'Etoile et de l'endroit qu'on appelait alors, à cause des
gens qui venaient regarder les riches qu'ils ne connais-
saient que de nom, le « Club des Pannes » — j'obtins de
mes parents que le dimanche, — car je n'étais pas libre
en semaine à cette heure-là, — je pourrais ne déjeuner
que bien après eux, à une heure un quart, et aller faire
un tour auparavant. Je n'y manquai jamais pendant ce
mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des
amies. J'arrivais à 1-Arc-de-Triomphe vers midi. Je faisais
le guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant pas des yeux le
coin de la petite rue par où Mme Swann qui n'avait que
quelques mètres à franchir, venait de i^ hez elle. Comme
c'était déjà l'heure où beaucoup de promeneurs rentraient
Il6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et
pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d'un
coup, sur le sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante
conune la plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi,
Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d'elle une
toilette toujours différente mais que je me rappelle sur-
tout mauve ; puis elle hissait et déployait sur im long
pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation,
le pavillon de soie d'une large ombrelle de la même
nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe.
Mme Swann se tournait vers moi : « Alors, me disait-
elle, c'est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gil-
berte ? Je suis contente d'être exceptée et que vous
ne me « dropiez » pas tout à fait. J'aime vous voir, mais
j'aimais aussi l'influence que vous aviez sur ma fille.
Je crois qu'elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne
veux pas vous tyranniser parce que vous n'auriez qu'à
ne plus vouloir me voir non plus ! » « Odette, Sagan qui
vous dit bonjour », faisait remarquer Swann à sa femme.
Et, en effet le prince faisant comme dans ime apothéose
de théâtre, de cirque, ou dans im tableau ancien,
faire front à son cheval, adressait à Odette un grand
salut théâtral et comme allégorique où s'amplifiait
toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur
inclinant son respect devant la Fenune, fût-elle incar-
née en une femme que sa mère ou sa sœur ne
pourraient pas fréquenter. D'ailleurs à tout moment,
reconnue au fond de la transparence hquide et du vernis
lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle,
Mme Swann était saluée par les derniers cavaliers attar-
LE CHAGRIN DE LA SÉPARATION ET l'OUBLI II7
dés, comme cinématographiés au galop sur l'ensoleille-
ment blanc de l'avenue, hommes de cercle dont les noms,
célèbres pour le public — Antoine de Castellane, Adal-
bert de Montmorency et tant d'autres — étaient pour
Mme Swann des noms familiers d'amis. Et, comme la
durée moyenne de la vie, — la longévité relative, — est
beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations
poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis
si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais
alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que
j'éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de
cadran solaire les minutes qu'il y a entre midi un quart
et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi
avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le
reflet d'un berceau de glycines.
J'étais arrivé à une presque complète indifférence à
l'égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis
avec ma grand'mère pour Balbec. Quand je subissais le
charme d'un visage nouveau, quand c'était à l'aide d'une
autre jeune fille que j'espérais connaître les cathédrales
gothiques, les palais et les jardins de l'Italie, je me disais
tristement que notre amour, en tant qu'il est l'amour
d'une certaine créature, n'est peut-être pas quelque chose
de bien réel, puisque si des associations de rêveries agréa-
bles ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque
temps à une femme jusqu'à nous faire penser qu'il a été
inspiré par elle d'une façon nécessaire, en revanche si
nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de
ces associations, cet amour comme s'il était au contraire
spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner
à une autre femme. Pourtant au moment de ce départ
Il8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pour Balbec et pendant les premiers temps de mon séjour
mon indifférence n'était encore qu'intermittente. Sou-
vent (notre vie étant si peu chronologique, interférant
tant d'anachronismes dans la suite des jours), je vivais
dans ceux, plus anciens que la veille ou l'avant-veille,
où j'aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m'était sou-
dain douloureux, comme c'eût été dans ce temps-là. Le
moi qui l'avait aimée remplacé déjà presque entièrement
par un autre, resurgissait, et il m'était rendu beaucoup
plus fréquemment par une chose futile que par une chose
importante. Par exemple, pour anticiper sur mon séjour
en Normandie j'entendis à Balbec un inconnu que je
croisai sur la digue dire : « La famille du directeur du
ministère des Postes. » Or (comme je ne savais pas alors
l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce
propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une
vive souffrance, celle qu'éprouvait un moi, aboli poiur une
grande part depuis longtemps, à être séparé de Gilberte.
C'est que jamais je n'avais repensé à une conversation
que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relative-
ment à la famille du « directeur du ministère des Postes ».
Or, les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois
générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois
plus générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit
tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est juste-
ment ce que nous avions oublié (parce que c'était insigni-
fiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force).
C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est
hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de
renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première
flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce
LE CHAGRIN DE LA SEPARATION ET L OUBLI IIQ
que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait
dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle
qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous
faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux
dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli
plus ou moins prolongé. C'est grâce à cet oubli seul que
nous pouvons de temps à autre retrouver l'être que nous
fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être
l'était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus
nous, mais lui, et qu'il aimait ce qui nous est maintenant
indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les
images du passé pâlissent peu à peu, s'effacent, il ne reste
plus rien d'elles, nous ne le retrouverons plus. Ou plutôt
nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme
« directeur au ministère des Postes ») n'avaient été soi-
gneusement enfermés dans l'oubli, de même qu'on dépose
à la Bibliothèque nationale un exemplaire d'un livre qui
sans cela risquerait de devenir introuvable.
Mais cette souffrance et ce regain d'amour pour Gilberte
ne furent pas plus longs que ceux qu'on a en rêve, et
cette fois au contraire parce qu'à Balbec, l'Habitude an-
cienne n'était plus là pour les faire durer. Et si ces effets
de l'Habitude semblent contradictoires, c'est qu'elle
obéit à des lois multiples. A Paris j'étais devenu de plus
en plus indifférent à Gilberte, grâce à l'Habitude. Le
changement d'habitude, c'est-à-dire la cessation momen-
tanée de l'Habitude paracheva l'œuvre de l'Habitude
quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais stabilise,
elle amène la désagrégation mais la fait durer indéfini-
ment. Chaque jour depuis des années je calquais tant
bien que mal mon état d'âme sur celui de la veille. A
120 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Balbec un lit nouveau à côté duquel on m'apportait le
matin un petit déjeuner différent de celui de Paris, ne
devait plus soutenir les pensées dont s'était nourri mon
amour pour Gilberte : il y a des cas (assez rares il est vrai),
où la sédentarité immobilisant les jours, le meilleur moyen
de gagner du temps, c'est de changer de place. Mon voyage
à Balbec fut comme la première sortie d'un convalescent
qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il est
guéri,
MARCEL PROUST.
121
LETTRES OUVERTES
A JACQUES RIVIÈRE
Mon cher Rivière,
Je me réjouis que tant de lecteurs aient pu trouver
contentement parfait dans votre livre. Je comprends
de reste le soulagement qu'il leur donne après les im-
précations pathétiques et incohérentes auxquelles l'état
de guerre nous avait accoutumés. J'y retrouve avec
émotion les qualités exquises de votre critique, vos scru-
pules, votre pertinence et votre subtilité ; mais, de même
que vous écriviez ce livre, ainsi que l'annonce votre pré-
face, pour le plus grand soulagement de votre esprit,
de même, c'est pour soulager le mien que je vous écris
à mon tour, car, il faut que je vous l'avoue : votre livre
m'a laissé mal à l'aise.
Vous y présentez plus d'un fait que notre presse pré-
férait laisser de côté, passer sous silence, ou nier, parce
qu'il lui semblait de nature à tempérer le sentiment de
haine contre nos ennemis, sentiment que l'on estime
indispensable à la victoire.
122 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cet extrême malaise que nous causait la constatation
de certaines manifestations d'apparentes vertus chez
ceux que nous devions et que nous voulions haïr, vous
l'avez pourtant ressenti. Désireux de retrouver
comme vous dites « l'aisance de votre souffle et le bon
fonctionnement de votre cerveau », vous avez cherché et
vous avez trouvé une explication, une interprétation de
ces faits qui les rendît d'autant plus haïssables qu'ils
risquaient de nous apparaître, au premier abord, plus
dignes d'estime. Certains esprits vous en sauront le plus
grand gré. Mais il advient parfois, tant votre explication
des faits est subtile, que l'esprit l'oubUe peu de temps
après la lecture, pour ne plus se souvenir que des faits
eux-mêmes. C'est parce que nous risquons d'en être dupes
que vous faites bien de nous avertir. Mais vous ne nierez
point que votre interprétation ne vous ait coûté parfois
quelque gêne. A vrai dire je ne suis même pas sûr que
vous ayez toujours raison, et l'extrême intérêt que l'on
prend à vous Hre, vient, sans doute, de ce que, souvent,
en peignant l'Allemand et en vous opposant à lui, vous
vous peignez du même coup vous-même. Ce n'est point
seulement de l'Allemand qu'il s'agit dans votre livre,
c'est aussi de la réaction française. Vous y motivez
admirablement nos raisons d'inadmission en face des
vertus allemandes.
Me permettrez- vous au surplus de vous dire que votre
connaissance du peuple allemand est peut-être encore
un peu jeune ? Non point que je pense que le nombre
des années doive vous inviter à la modifier beaucoup
par la suite ; mais sans doute serez- vous amené à retrouver
chez d'autres peuples, que vous ne connaissez encore
LETTRES OUVERTES 123
qu'imparfaitement, certains de ces traits que vous marquez
dans votre livre comme particuliers à la race allemande
et dont il suffirait sans doute de dire qu'ils sont particu-
lièrement étrangers aux races latines et à la française.
Voici ce que m'écrit à ce sujet un Anglais de grande
culture qui vient de lire votre livre :
« Cette incapacité d'objectivité que signale Jacques
Rivière, ne me paraît point particulièrement propre à la
race allemande ; sous une forme ou sous une autre nous
retrouvons ce défaut, ce malaise dans toutes les nations
du Nord. J'ose affirmer que l'on peut le retrouver égale-
ment, bien que sous une tout autre forme, en Amérique
et s'il ne vous apparaît pas d'abord en Angleterre,
c'est peut-être seulement grâce à cette infime minorité
de gens qui mènent la civilisation anglaise, mais qui
demeurent en violente réaction contre les sentiments et
l'attitude de la masse de leurs contemporains ».
Il m'arriva dans la seconde année de cette guerre de
lire à une Danoise francophile de mes amies, une page de
mon journal, qui, je crois, vous intéressera.
La voici :
Rainer Maria Rilke est venu, hier matin (26 janvier
1914) me soumettre quelques passages de sa traduction de
mon Enfant Prodigue qui ne le laissaient pas satisfait.
J'ai eu plaisir à revoir sa délicate figure. Je sais lire à
présent, à travers l'insignifiance des traits, la pureté et
la sensibilité de son âme. Heureux de trouver dans ma
bibliothèque le grand dictionnaire de Grimm, il l'ouvrit
à l'article Hand et se plongea dans une patiente recherche
oii je V abandonnai quelque temps. S'amusant à traduire
quelques sonnets de Michel- Ange, il m'a raconté son em-
124 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
barras devant le mot palma et sa surprise de s'apercevoir
que la langue allemande avait bien un mot pour désigner
le dos de la main, mais nul mot pour en désigner l'intérieur.
— Tout au plus, peut-on dire Handflaechen : la plaine
de la main. L'intérieur de la main, une plaine ! s'écria-t-il.
Par contre, Handruecken est d'emploi constant. Ainsi, ce
qu'ils considèrent c'est le dos de la main, cette surface sans
intérêt, sans personnalité, sans sensualité, sans douceur,
cette surface qui s'oppose, de préférence à la paume tiède,
caressante, douce, où se raconte tout le mystère de l'individu !
A force de fouiller dans le Grimm, il découvrit enfin le
mot : Handteller, avec quelques exemples empruntés au
xvi® siècle.
— Mais, disait-il, c'est la paume d'une main qui se
tend pour quêter, pour mendier, qui fait office de sébile.
Quel aveu dans cette insuffisance de notre langue !
Une fois de plus, je pouvais constater l'irritation si
révélatrice d'un écrivain allemand contre sa propre langue;
irritation que j'ai déjà notée par ailleurs et que je ne sache
pas qu'aucun écrivain d'aucun autre pays ait jamais
connue. (Il est bon de noter ici que Rainer Maria Rilke,
un des plus grands poètes de l'Allemagne actuelle, est
de race tchèque.)
— Mais, s'écria mon amie danoise, après que je lui eus
donné lecture de cette page, mais nous non plus, hélas !
nous n'avons pas de mot... mais dans aucune des langues
Scandinaves il n'existe de mot spécial pour désigner la
paume de la main. Les remarques philologiques de
Rilke que vous rapportez, sont en effet révélatrices, mais
faites attention que les conclusions que vous en tirez,
débordent la race allemande et que si vous prétendez en
LETTRES OUVERTES 125
faire une arme, celle-ci blessera du même coup nombre de
vos amis véritables.
Fouillant d'anciens carnets, j'ai ressorti pour vous,
quelques notes sur l'Allemagne (v, page 35) où les lec-
teurs de notre revue puissent voir combien ma pensée,
au cours de cette guerre, avoisina souvent la vôtre. Je
n'ai certes point la prétention d'y aboutir à aucune for-
mule définitive, mais me tiendrai pour satisfait si, par elles
et par cette lettre ouverte que j'y joins, j'invite d'autres
esprits, qui se sont tus jusqu'aujourd'hui, à donner enfin
leur avis, ici même ou ailleurs, sur des questions urgentes
qui méritent, entre toutes, de nous occuper aujourd'hui.
Il
A JEAN COCTEAU
Mon cher Cocteau,
Je vous ai déjà dit le plaisir que j'avais pris à lire
le Cap de Bonne-Espérance ; celui plus vif encore à vous
l'entendre Hre, car vous le lisez avec un talent prestigieux.
J'attendais le Coq et l'Arlequin avec une extrême
impatience, où se mêlait, il faut bien que je vous l'avoue,
une sensible appréhension. Je pressentais que j'allais
trouver la clef, non de votre talent, car le talent est « de
l'homme même», mais de votre esthétique et l'expHcation
de ce qui en vous me déconcerte, précisément parce que
je le sens concerté. Ce n'est point que je ne reconnaisse, et
depuis longtemps, la justesse de vos maximes, mais cer-
126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
taines d'entre elles me paraissent bien moins en rapport
avec celui que vous êtes, qu'avec celui que vous voudriez
qu'on vous crût. Je me dis bien qu'en vous écrivant ceci
je vais soulever chez vous une protestation très vive ;
pourtant je ne crois pas me tromper. Et je ne prétends
pas que vos aphorismes ne soient pas sincères — non —
mais que très sincèrement vous vous trompez sur
vous-même.
Je crois, par exemple, que vous n'avez rien à gagner
à chercher à peindre avec peu de couleurs. Les plus plai-
santes lignes de vous sont, au contraire, celles où
vous vous abandonnez au charmant démon des analogies,
qui me semble particuhèrement votre don poétique*.
I. Par exemple : Cette exquise description d'une danse moderne
que je ne puis me retenir de citer, bien que vous ayez cru devoir
la reléguer en note, par raffinement de coquetterie peut-être, ou
plutôt, j'en ai peur, parce que vous craigniez de laisser paraître
avec trop d'évidence vos dons les plus réels et c'est là ce que je
vous reproche précisément :
« Voilà comment était cette danse :
« Le band américain l'accompagnait sur les banjos et dans de
grosses pipes de nickel. A droite de la petite troupe en habit noir,
il y avait un barman de bruits sous une pergola dorée, chargée de
grelots, de tringles, de planches, de trompes de motocyclette.
Il en fabriquait des cocktails, mettant parfois un zeste de cym-
bale, se levant, se dandinant et souriant aux anges.
» M. Pilcer, en frac, maigre et maquillé de rouge et Mlle
Gaby Deslys, grande poupée ventriloque, la figure de porce-
laine, les cheveux de maïs, la robe en plumes d'autruche, dansaient
sur cet ouragan de rythmes et de tambour une sorte de catas«
trophe apprivoisée qui les laissait tout ivres et myopes sous une
douche de six projecteurs contre avions.
» La salle applaudissait debout, déracinée de sa mollesse par
cet extraordinaire numéro qui est à la Folie d'Offenbach ce que le
tank peut être à une calèche de 70, »
LETTRES OUVERTES 127
De même, lorsque vous dites qu'un artiste ne doit
point « sauter des marches », que prétendez-vous et qu'a-
vez-vous jamais fait que cela ? Je vous l'ai dit souvent :
chaque fois que je parle avec vous, je songe au dialogue
entre l'ours et l'écureuil. Où je me traîne, vous bondissez.
Certes, je ne vous reproche pas de bondir ; mais de vou-
loir nous persuader et d'être persuadé vous-même que
vous êtes un logicien. Je vous reproche de sacrifier vos
qualités les plus charmantes et les plus brillantes au
profit d'autres plus pesantes que, peut-être, vous n'avez
point.
Il faut enfin que je vous avoue la gêne que j'éprouve
à hre votre « défense » de Parade. En général, il ne me
pardt ni bien séant ni bien adroit pour un artiste d'expli-
quer son œuvre ; d'abord, parce qu'il la limite du même
coup, et que, lorsque cette œuvre est profondément
sincère, elle déborde la signification que l'auteur lui-même
en peut donner ; et puis je tiens que la meilleure explica-
tion d'une œuvre ce doit être l'œuvre suivante. Dans ce
cas particuher de Parade, ma gêne est augmentée par le
fait que le lecteur de vos exphcations ne peut se reporter
à la pièce, de sorte que le plus courtois que l'on peut
faire c'est de l'acquitter par défaut.
Mais si le public et les critiques ont fait à Parade
l'accueil contre lequel vous protestez, je voudrais être
plus assuré que c'est à cause de leur sottise ; les commen-
taires que vous en donnez me paraissent justifier moins
votre pièce, que leur incompréhension. Pouviez- vous
raisonnablement espérer qu'ils comprissent, ces specta-
teurs, que le vrai spectacle n'était point celui que vous
leur présentiez ?... Et même il me paraît que votre erreur
128 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
n'est point seulement dans la mise en valeur d'une donnée,
mais dans cette donnée même : le vrai spectacle est à
l'intérieur.
Car si, selon l'opinion des mystiques, cela est vrai de
ce monde apparent et de toute la comédie humaine,
l'œuvre d'art, par contre, n'a d'autre raison d'être préci-
sément et d'autre but que de révéler, de mettre en parade
cette secrète réalité, et n'y manque point sans faillite.
Mais, sans doute, cette gêne même que je vous peins,
aiguise le grand amusement que je prends à votre petit
livre, et puisque « le pire sort d'une œuvre c'est qu'on
ne lui reproche rien», ainsi que vous le dites, je m'assure
que vous prendrez ces quelques remarques aussi amica-
lement que je vous les écris.
ANDRÉ GIDE.
129
REFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
ROMANS PENDANT LA GUERRE
A l'époque d'Agadir je crois, Charles Péguy mettait l'un
de ses cahiers sous l'invocation de Saint Louis de Gonzague
en souvenir d'un mot qui lui est attribué. Il jouait à la
balle dans une cour de séminaire et quelqu'un demanda :
« Si nous apprenions que c'est maintenant le jugement
dernier, que ferions-nous ? — Moi, dit Louis de Gonzague,
je continuerais à jouer à la balle. >> En ce temps-là, chacun
se demandait : « Et si c'était la guerre ? » Et Péguy répondait :
«Moi, si c'était la guerre, je continuerais à faire les Cahiers. »
Evidemment Péguy, en ce qui le concernait, n'était pas
prophète; quand il y eut la guerre, le lieutenant Péguy quitta
les Cahiers, et se fit bravement tuer. C'est qu'aucune imagi-
nation humaine ne peut égaler cette œuvre de la nature, la
courbe d'une destinée vivante. Le Saint Louis de Péguy
m'évoque le sort d'un journaliste sportif qui, avant 19 14, avait
appelé la guerre « une pâle image du rugby >>. Il fut blessé au
genou dans l'une des premières batailles, soigné dans un hôpital
par un médecin qui adapta à sa blessure un drain parti-
culièrement ingénieux. Trop ingénieux, car ce major, soucieux
d'en obtenir la gloire et le galon, découvrait devant tout
venant et particulièrement devant les huiles le malade et
l'appareil auxquels il avait donné tous ses soins : le sports-
9
130 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
man allait sans doute guérir, mais, à force d'être mis à nu et
expliqué à des of&ciers considérables, il attrapa une bronchite
dont il mourut.
Aujourd'hui cependant, sous un ciel plus indulgent et
dans le premier printemps de la paix, il est permis peut-être
de le voir sans nuages et de le dire sans remords : il y avait
même sous les obus, les bombes, les gaz empoisonnés, de
Vultima ratio regum et du jugement dernier des peuples,
un jeu de balles idéal qui s'accomplissait solitairement en
quelques têtes, le schématisme d'un certain rugby dont
il ne faut pas médire puisqu'il se confond par un côté avec
les valeurs supérieures de la guerre elle-même. Jofifre
n'avait pas peut-être un génie guerrier napoléonien.
Pourtant après Charleroi il sauva la situation en exécutant
avec lucidité et sang-froid un thème classique de 1 École de
guerre sur la couverture de Paris, il continua les grandes
manœuvres, comme Louis de Gonzague eût continué à jouer
à la balle : le génie de Galliéni, l'allant des chefs et la furia
francese firent le reste. En 19 18, Foch dut se maintenir la
mentalité froide d'un joueur d'échecs : « J'aime mieux jouer
ma partie que la sienne », dit-il de Ludendorfî au moment le
plus critique de l'avance allemande. Peut-être l'imagination
est-elle plus frappée par l'élan d'une troupe d'attaque ou par
es combats singuliers en plein ciel d'un aviateur de chasse
Peut-être aussi vaut-il mieux, pour la majorité d'une troupe
chercher à agir que « chercher à comprendre » et peut-être
Péguy a-t-il en effet mieux servi en se faisant tuer qu'en
continuant les Cahiers. Toujours est-il qu'au sommet de la
guerre, comme au sommet de quoi que ce soit, il faut placer
ce qu'Aristote met au principe des choses, l'intelligence
calme, libre et maîtresse d'elle-même qui continue un jeu
commencé, et comme Archimède jusque dans le sac de sa
ville persiste à tracer sur un sable fragile les figures d'une
géométrie éternelle.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE I3I
Nous avons vu, ces cinq ans, la littérature (puisque c'est
elle qui est en jeu en ces lignes) suivre l'une ou l'autre des
deux directions esquissées dans ce vieux cahier prophétique
de Péguy : ou bien continuer à jouer à la balle, ou bien de-
mander, tantôt réellement et tantôt plus métaphori-
quement, de la poudre et d'autres balles. Je crois que dans
son ensemble elle a confirmé le mot de Péguy et la table
des valeurs à laquelle j'ai fait allusion.
Evidemment, il ne faut pas exagérer. Si nous regardons
la poésie, nous voyons que MM. de Régnier et V:élc-Griffin
s'étant à peu près tus et le poète inattendu sur lequel quel-
ques-uns comptaient n'ayant point jailli de la guerre,
trois poètes ont ajouté considérablement, sinon en volume
du moins en poids, à une œuvre déjà estimée : Claudel,
Gasquet, Valéry. (Je n'oublie pas le charmant Paul Fort;
mais il est moins un poCte que la poésie difiuse de ce
temps : comme la roue du moulin on l'entendrait s'arrêter
mieux qu'on ne l'entend tourner, il se fond dans l'élément,
l'air, le paysage.) Tous trois ont reçu, en deux sens différents,
leur impulsion de la guerre. Tandis que Claudel et Gasquet
ont écrit des poèmes de guerre dignes de ce qu'ils avaient
4éjà fait de plus beau, Valéry a été pousré par la guerre
même à rêver au son du canon un Divan oriental-occidental,
pris dans le cercle et les froides pierreries de l'Hérodiademal-
larméenne, une épure étoilce de poésie essentielle. Et quand
on se réfère au passé de la poésie lyrique, cette dernière di-
rection est peut-être, en ces circonstances, la plus normale :
un soleil d'Austerlitz reste unique dans le ciel, où il n'y a
point place pour deux soleils, mais il suscite comme une
image alternée et rivale le clair de lune de Chateaubriand,
dont nous n'avons pas fini d'exploiter l'héritage et de repro-
duire les attitudes.
Hors de la poésie on trouverait encore l'occasion de
rendre diverses sortes d'hommages à la littérature de
132 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
guerre. Il semble qu'elle ait eu surtout une valeur pragma-
tique et documentaire. Pragmatique par les services qu'elle
a rendus. Les articles quotidiens que deux de nos principaux
chefs de file, MM. Barrés et Maurras, ont réunis en volumes,
furent comme celui d'un bon officier ou d'un bon soldat
de l'excellent service journalier, et même un beau tour de
force de journalistes professionnels : mais ils n'appartiennent
pas comme le Jardin de Bérénice ou l'Avenir de l Intelligence
au monde des œuvres que l'on relit. (On tirerait pourtant,
avec du soin, de V Ame Française pendant la guerre, une antho-
logie admirable.) Ils nous font sentir assez bien la marge
qui sépare le monde de l'action et le monde de l'écrit, les
lois différentes qui régissent l'un et l'autre. Des romans
ont pu rendre des services du même ordre ou d'un autre
ordre. Le succès du Feuqm fut bien en son temps le journal
vrai d'une escouade a contribué lui-mêrrje à le rendre moins
vrai, il a été certainement pour quelque chose dans les
améliorations matérielles qui ont rendu plus supportable,
après les affaires de Champagne, la vie physique et morale
du soldat : il a obligé les grands chefs à lire une sorte de
cahiers du poilu en somme plus efficaces et plus salutaires
que le jeu de la voie hiérarchique; il a travaillé pour sa
part à la formation de cette armée propre, aux joues ver-
meilles, bien nourrie et mieux abreuvée, l'armée du roi
pinard et de la reine Madelon, dans les bras de qui, en
novembre, se jetaient les Alsaciennes. C'est ainsi que
I3 diable porta sa pierre à Dieu.
Valeur documentaire aussi. Mais ici ne nous pressons pas
et ne confondons pas documentaire et historique. Nous
avons déjà pu mesurer l'écart énorme entre ce qui fut
écrit par l'auteur pour être publié et les carnets ou les cor-
respondances que les familles ont divulgués après la mort de
celui qui les nota. Le carnet d'Amédée Guiard, le recueil de
lettres sans nom qu'a publiées et préfacées M, André Che-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE I33
vrillon dépassent de beaucoup en accent et en sincérité,
toutes les œuvres « anthumes » (j 'exhume ce mot d'Alphonse
Allais, fort inattendu ici, voilà un cas où l'on s'aperçoit
que le mot manquait en effet à la langue). Mais les œuvres
de notre génération n'ont pas encore beaucoup d'années à
demeurer anthumes. La vraie physionomie morale de la
guerre ne se dégagera que dans un demi-siècle, lorsque se
liront, se publieront, se compareront, avec la masse et le
recul nécessaires, les milliers de carnets et de correspondances
conservées dans les familles, les liasses subsistantes des
cinq ou six millions de lettres quotidiennes envoyées du front
ou au front et d'où sortiront probablement des chefs-d'œuvre.
Alors, pourra se dresser dans son ampleur, en dehors de tout
souci d'apologétique et d'action, la vraie carte des Familles
spirituelles de la France.
La vraie littérature de la guerre, on ne la lira elle aussi que
dans cinquante ou cent ans. La grande guerre ne se conçoit que
comme un fait historique, et un fait n'est historique vraiment
que s'il a un avant et un après, s'il possède ses trois dimen-
sions. Laissez-lui le temps d'acquérir la troisième et ce n'est
pas seulement l'histoire, c'est le rêve, c'est l'art, c'est la
création esthétique qui pourront s'installer dans leur domaine,
se sentir les coudées franches, respirer à pleins poumons,
créer dans l'espace avec les matériaux d'un chantier intégral.
*
Aussi, et sauf quelques exceptions qui confirment la règle,
la littérature normale — et la meilleure — fut-elle, ces cinq
ans, du côté de ceux qui continuèrent à jouer à la balle. J'ai
déjà noté la logique avec laquelle M. Paul Valéry fut conduit
par l'atmosphère même de ces années à reprendre dans une
mine obscure le filon d'or de la poésie mallarméenne. Ainsi
l'on peut dire très vigoureusement et il semble qu'on pouvait
134 LA NOU\^LLE REVUE FRANÇAISE
prévoir a priori que la vraie littérature de guerre serait celle
de la vie intérieure. Un Homme libre est évidemment une
lecture mieux appropriée à la vie de tranchée que l'Union
sacrée ou la Croix de Guerre, et je sais bien que dans toute
ma vie militaire je n'ai fait volontiers que des lectures de
cet ordre. On lit pour sortir de soi ; mais quand on mène une
vie dont l'essence est de vous sortir de vous, on lit pour
rentrer en soi. Il y a peut-être un peu d'intempérance et
pas assez de paix véritable dans cette capitale Possession
du Monde qui fourmille d'admirables pages, mais M. Duhamel
dont l'œuvre et le nom vont grandir beaucoup a écrit
vraiment en ce beau livre de vie intérieure une œuvre que
lui imposait son temps.
Parmi ces livres de la vie intérieure, meubles d'art propres
à une époque de guerre, je ne veux retenir aujourd'hui que
les romans. D'ailleurs le roman seul entre dans la vie inté-
rieure avec tout le recul, l'indépendance et les moyens d'ani-
mation nécessaires pour la disposer sur le plan complet et
vivant d'une œuvre d'art. Quelle marge n'y a-t-il pas entre
la Nouvelle Héloîse et les Rêveries d'un promeneur solitaire
et même les Confessions \ J'ai retenu, dans la production
récente, trois œuvres caractéristiques, de premier ordre
toutes trois, et dont les auteurs ont atteint un point de per-
fection qui ne leur était pas habituel. (Mais à qui la
perfection est-elle habituelle ?) C'est le Justicier de
M. Paul Bourget, Solitudes de M. Edouard Estaunié, et
Fumées dans la campagne de M. Edmond Jaloux.
Lorsque je lus \e Justicier, j'avoue que je ne l'attendais pas.
Dès le début, M. Bourget comme journaliste (c'était son
devoir) et comme romancier (c'était son droit) s'était mis en
plein dans la littérature de guerre. Il était même, je crois,
arrivé bon premier pour publier un roman sur la guerre : le
Sens de la Mort, roman à thèse très artificiel selon une de ses
vieilles fonnules ; il avait continué par Lazarine et Némésis,
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 135
ce dernier simplement curieux, d'une imagination épaisse
et mal venue. Mais du Justicier l'éloge le plus haut et le plus
vrai qu'on puisse en faire, c'est qu'il nous donne une autre
Echéance, cette Echéance qui frappa justement Brunetière
d'admiration, d'une admiration dont parlant à quelqu'un
il concluait ainsi les raisons ; « Car vraiment on ne peut
savoir la mesure d'un romancier que lorsqu'il a écrit une
histoire sans amour, tout aussi bien que l'on ne saurait
obtenir celle d'un critique tant qu'il ne s'est pas expliqué
sur le xviie siècle. » Si M. Bourget nous donne une troisième
nouvelle de la même valeur, leur recueil en un volume
demeurera classique.
L'immense ressource, chez M. Bourget, c'est que, derrière
ses partis pris rigides et les manies après tout un peu exté-
rieures de son dogmatisme étroit, il demeure une tête par-
faitement équilibrée et toujours intelligente, un travailleur
avisé, méthodique et sage, qui jusqu'ici n'a donné aucun
signe de déclin : lorsqu'il publie un roman médiocre ou mau-
vais, il ne tarde pas à en écrire un bon. Le public ne peut
d'ailleurs jamais compter sur la critique pour le guider dans
cette production mêlée : tout ce qu'on pourrait faire, ce serait
écrire un petit indicateur, une sorte de Baedeker qui dési-
gnerait les endroits où l'on est sûr de trouver, après chaque
roman bon ou mauvais de M. Bourget, l'article de lancement
et l'article de dénigrement systématique. Pourtant rien ne
serait plus intéressant que de marquer de façon désintéressée
les réussites et les échecs d'un grand travailleur, roi uste-
ment doué, qui occupe aujourd'hui la place centrale du
roman français.
A quiconque est sensible au plaisir de l'ouvrage bien fait
et porté à l'estime de l'artiste qui sait son métier, le Justicier
donne une satisfaction telle qu'on ne voit pas comment il
serait possible, dans cet ordre, d'aller plus loin. Le procédé
ordinaire de M. Bourget y apparaît à plein : trois enveloppes
136 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
concentriques, moulées l'une sur l'autre et qui ne font qu'un
seul être vivant, et qui sont une histoire habilement posée
et savamment nouée, un drame individuel de conscience, une
question sociale. C'est la construction du Disciple, de l Etape, de
l'Echéance. On aurait profit à démonter l'œuvre de M. Bourget
en se plaçant à chacun des trois points de vue successifs. Dans
le Justicier le dernier élément occupe en étendue le moins
de place, mais vraiment en qualité il domine et c'est lui
qui donne à tout le récit son allure et son sens, c'est lui qui
eût mérité à ce morceau une place de choix dans la biblio-
thèque positiviste de Comte. Cette question sociale, cette
thèse est simple. M. Bourget y renouvelle en somme la doc-
trine de l'Etape, selon laquelle la famille, et non l'individu,
constitue la réalité sociale, M. Bourget reprend même un
type de l'Etape, le vieux professeur républicain et stoïcien,
entre deux fils dont l'un se construit au delà de lui et dont
l'autre se défait, se dégrade en deçà, et l'Etape n'était pas
du tout un mauvais roman, mais la courte nouvelle du Jus-
ticier dépasse de beaucoup l'Etape, d'abord parce que la
réussite de métier est meilleure, et ensuite, et surtout pour
deux raisons qu'il importe d'indiquer.
La première est que, dans son travail probe et persévérant
pour enrichir son métier et pour nouixir son œuvre, M. Bour-
get a fait récemment une découverte. Je ne veux pas dire
que tout soit toujours bon dans les contributions que M. Bour-
get demande incessamment à son carnet de notes, à ce que
le Dorsenne de Cosmopolis appelle son crachoir; dans
son beau Démon de midi n'avait-il pas l'idée de verser tout un
dictionnaire étymologique des noms propres ramassés on
ne sait où, et fort déplacé? Ce que M. Bourget paraît avoir
récemment acquis, de beaucoup plus solide et plus fructueux,
c'est le goût et le sens du symbole. Il semble avoir été frappé
au cours de la guerre par le rapport des événements actuels
avec certains mythes antiques, avec les éléments fondamen-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE I37
taux de la tragédie grecque. Il en a tiré sa Nêmêsis, œuvre
assez curieuse, mais où l'architecture symbolique s'édifie
bien laborieuse et bien bizarre, et dont les côtés fâcheux
m'ont rappelé parfois le Phalène. Il a remis ensuite son sym-
bolisme sur le métier, et le Justicier est né. Au milieu du
Justicier se pose, comme sa figure principale, son personnage
le plus vrai, de la façon à la fois la plus simple et la plus pro-
fonde, un tombeau, celui où le «justicier» finit par faire porter
ses deux fils, et dans lequel se réconcilie, s'éclaire et se dé-
finit la pleine et grave réalité d'une famille humaine. On a
prononcé à ce propos le nom de Fustel de Coulanges et
rappelé la Cité antique : c'est très juste. Le tombeau du
Justicier m'évoque l'église de l'Annonce faite à Marie
et le symbolisme de M. Bourget me paraît ici, par sa source
traditionnelle comme par le sens même de son art, assez
parent de celui de Claudel.
En second lieu, la conclusion de M. Bourget, d'une si
large, abondante et grave générosité, contraste heureusement
avec le caractère un peu étroitement agressif de ses romans
analogues qui, malgré leurs tendances très positives, sont
en somme écrits surtout contre quelque chose ou contre
quelqu'un. L'esprit, lancé sur cette ligne, ne s'arrête plus,
et quand nous avons fermé un livre qui nous laisse tant
de profondes pensées, nous allons sur sa pente plus loin qu'il
ne va et nous nous retournons comme pour voir si M. Bour-
get ne va pas prendre la même route. Puisque cette haine
du père s'est apaisée après la mort dans l'intelligence,
puisque l'homme de colère a déposé devant la vérité pos-
thume son injurieux fardeau, puisque le même tombeau»
par une loi supérieure à l'individu, doit réunir ceux que
l'erreur de la vie sépara, ce qui est vrai d'une famille
n'est-il pas vrai d'une nation, ce qui est vrai d'une nation
n'est-il pas vrai de l'humanité ? Il est nécessaire peut-être de
se croire justicier devant un homme comme devant un
138 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
peuple comme il était nécessaire que l'abbesse de Jouarre
gardât à la société la chasteté qu'elle lui avait promise :
mais l'homme doit-il se coucher dans le tombeau en serrant
encore sur son visage, comme les morts de Mycènes, ces
masques d'or ? Rien ne vaut dans la nouvelle de M. Bourget
la résonnance infinie qu'elle laisse après elle, et, dans notre
nuit actuelle, la durable phosphorescence de son symbole.
Comme M. Bourget, M. Edouard Estaunié me paraît avoir
écrit, dans les trois nouvelles, reliées par le même fil, de
Solitudes, son chef-d'œuvre. Le cas de M. Estaunié est fort
intéressant. Ingénieur, il n'a cessé de pratiquer scm métier
et il est aujourd'hui, je crois, directeur général des Télé-
phones ; il figure dans ces deux ou trois cents chefs techniques
de services, signalés par la parabole saint-simonienne, qui
font marcher la machine matérielle de la France. Ses
premiers romans, à caractère autobiographique, sur l'édu-
cation des collèges de Jésuites et sur les déboires de l'ingé-
nieur pauvre, paraissaient l'orienter vers une transposition
littéraire de sa vie professionnelle, mais il n'a pas tardé à
suivre la direction inverse et à faire de son œuvre littéraire
son alibi, sa seconde nature. Il semble, au premier abord,
bien bizarre que le même personnage qui chasse à coup de
sonneries la solitude des maisons et la paix des cabinets de
travail, nous ait donné cette analyse parfaite et profonde
de la solitude. Mais, en ces pages minutieuses et tristes,
en cette aiguille de glace et de diamant qui fouille si loin,
c'est encore l'analyse et l'instrument scientifiques que nous
reconnaissons, et ce roman de M. Estaunié rejoint ainsi de
façon frappante la poésie de Sully-Prudhomme.
M. Estaunié n'a pas écrit là une œuvre d'analyse person-
nelle, il n'a point tiré de lui-même, comme Vigny, pour s'en
plaindre ou s'y plaire, sa propre solitude. Il a fait, en tech-
nicien, en psychologue, en connaisseur minutieux de ce
réseau téléphonique qu'est le système nerveux, une étude
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE I39
objective, admirable de science et de détail. Je ne veux pas
résumer ses trois nouvelles, d'une lecture passionnante et
d'un art supérieur, mais je puis en résumer le schème théo-
rique. Le malheur de l'homme est d'être s seul. Vœ soli !
Mais la vraie solitude n'est point l'absence de société hu-
maine. Un être peut vivre heureux et occupé dans une soli-
tude matérielle complète qu'il peuplera à sa guise : telle
solitude d'enfant, de vieille fille, de moine, d'artiste, est
une solitude animée, bruissante de choses et d'êtres, peut-être
sur terre la figure la plus juste du bonheur égal et constant.
Cette solitude, M. Estaunié la reconnaît de loin, mais ne
s'en occupe pas. Elle n'intéresserait pas son goût d'analyse
aiguë et cruelle, pas plus qu'un avare pur, vivant seul avec
son or, n'intéresserait la comédie de Molière. La solitude
dramatique, pour M. Estaunié, ne commence qu'avec la
présence d'autrui. La vraie, l'horrible solitude, démon
torturant de l'humanité, ne s'installe ni chez celui qu'on
pourrait appeler le solitaire professionnel qui, l'ayant prise
comme vaccin, est immunisé contre son mal, ni chez l'homme
des sociétés et des foules. Elle s'établit dans une maison, entre
deux êtres qu'elle repousse chacun en lui-même et qu'elle
crucifie. C'est, à proprement parler, une maladie de l'amour,
comme la jalousie, une maladie qui d'on ne sait quel fond
obscur peut apparaître tout à coup en plein bonheur. Un
lago invisible s'établit à côté de l'Othello envahi par ce
supplice de la solitude et lui peint désormais Desdémone à
sa fantaisie. Ce démon de la solitude tel que le suscite M. Es-
taunié, nous pouvons aussi le comparer au démon de la
perversité d'Edgar Poe : nous sommes sur les mêmes terres
mystérieuses de la nature humaine. Et l'on n'en sort que
par la mort, le crime ou le suicide. M. Estaunié, en réalisant
ce démon, en lui faisant dévorer lentement ses victimes, a
jeté dans les abîmes de la vie intérieure un coup de sonde
saisissant.
140 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Fumées dans la campagne, de M. Edmond Jaloux, n'a rien
d'un coup de sonde et paraît venir au monde dans un
paysage harmonieux, attendri et doucement triste de Pro-
vence. M. Jaloux, jusqu'ici, demeurait l'auteur de ce beau
récit intérieur, frémissant et plein, Le reste est silence, auquel
Fumées dans la campagne, après dix ans, donne un admirable
pendant. De l'un à l'autre, M. Jaloux, semble-t-il, a perdu et
gagné : on ne retrouve pas toujours dans Fumées ce nombre
grave, cette musique extérieure autour d'une intériorité
lourde, comme un bruissement d'abeilles autour du poids
de miel, que l'on aimait dans Le reste est silence. Fumées,
plus étendu, plus détendu, comporte au contraire quelques
espaces traînants et quelques négligences, mais il l'emporte
par le détail, l'exactitude et surtout l'intelligence aiguë de
l'analyse. Celui qui sait goûter les pures qualités classiques,
le vrai travail bien fait, le roman construit, la savante com-
position dans une lumière bien comprise, aimera ce livre et le
relira. L'art de M. Jaloux, dans Fumées, me rappelle d'assez
près celui de Tourguenefï, injustement oublié aujourd'hui,
dont Taine apparentait l'art à celui des Grecs. Ce n'est pas
un hasard si le titre de Fumées, le motif de vie et d'art auquel
il correspond se retrouvent dans un roman de Tourguenefï,
dont le sujet est d'ailleurs tout à fait différent de celui de
M. Jaloux.
« Il regardait les fumées bleues qui montaient, montaient
sans fin dans l'air lourd ; — On dirait vraiment, dit-il,
qu'elles sont alimentées par un brasier énorme. Et pourtant,
si nous nous approchions de ces feux, si nous soulevions
les feuilles encore intactes, nous verrions qu'il n'y a, au fond,
qu'un foyer bien pauvre, à demi éteint, qui consume lente-
ment les dernières fibres sèches. Il en est ainsi de presque
toutes les destinées humaines. Considérées à distance, elles
font un certain effet. On croirait presque, à notre éclat,
qu'il y a en nous une belle flamme dévorante, qui brûle
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE I4I
notre vie et fait flamber nos passions et, dessous, on ne
trouverait rien qu'une cendre à peine chaude, qui nourrit
mal nos pauvres désirs, tout le reste s'évapore en fumée... »
Hiéroglyphe bleu, motif musical sur lequel chacun peut
dép-oyer le roman de ses destinées et des destinées du groupe
auquel l'a associé la vie ! M. Jaloux a fait monter ses fumées
dans le ciel mélancolique et noble de la campagne aixoise;
il y a construit minutieusement, et avec une science achevée
des plans, du relief et de la vie, les petites marionnettes hu-
maines qui y font quelques tours et s'en vont. Comme d'ordi-
naire, dans tout roman qui s'énonce à la première personne,
le personnage le plus vivant n'est pas celui qui raconte,
Raymond. Et pourtant... Plutôt, il nous paraît le personnage le
moins construit, parce qu'il a pour fonction, dans la texture du
roman, non de se construire, mais de construire les autres ;
il n'y représente pas le vivant, mais la vie ; il n'est pas poussé
volontairement en lumière, mais il fait corps avec l'organi-
sation, la respiration même du récit, il nous figure exacte-
ment le tas de bois qui s'échauffe et brûle de l'intérieur. La
plus belle fumée du livre, c'est ce Provençal traité posément,
discrètement, dans le mode mineur, avec une mesure
et une minutie discrète auxquelles un connaisseur sourit de
plaisir, Maurice de Cordouan. Les personnages de M. Jaloux
témoignent d'une belle et pleine valeur humaine, mais ils
paraissent garder aussi toute la valeur de documents exacts
sur leur milieu local.
* *
J'ai voulu tirer de la production de ces dernières années
trois romans (on n'en doublerait pas facilement le nombre)
que l'on met à part pour les relire, et dont on découvrira
mieux, à chaque lecture, la solidité. On ne saurait rien ima-
giner, en apparence, de plus différent que la concentration
142 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
laborieuse et magistrale de M. Bourget; la percée méthodique »
aiguë, impitoyable, de M. Esta unie; le récit appliqué, spa-
cieux, égal et plein de M. Jaloux. Et pourtant, si je me
reporte d'un coup d'œil aux épithètes qui sont venues ici
sous ma plume, je vois qu'elles ont un trait commun et qu'une
même racine, sous des synonymes, se retrouve en les trois
écrivains. C'est de l'art volontairement construit et char-
penté, de l'art équilibré et prévu, et en somme et surtout
intelligent. Quelles que soient, dans tous les ordres, les
valeurs que ces années tragiques ont pu promouvoir à la
lumière, on n'en voit pas de supérieures à cette intelligence
ordonnatrice, substance de toute qualité humaine. Je ne
veux pas dire que le problème de l'intelligence, de son
primat ici ou là, soit résolu, ni surtout qu'il soit simple. Mais
cela c'est une autre histoire, et je n'ai pas à sortir
aujourd'hui du court secteur où j'ai essayé, sans vouloir
conclure trop avant, de repérer quelques points.
ALBERT THIBAUDET
143
NOTES
La Nouvelle Revue Française ne prétend pas embrasser
par sa critique l'ensemble de la production contemporaine.
Elle y fait un choix très réfléchi et ne s'impose aucun compte
rendu de pure courtoisie. Ses notes ont toujours pour but,
soit de définir et de classer brièvement une œuvre que l'actua -
lité ou sa propre valeur mettent au premier plan, soit de
marquer, à propos d'un livre ou d'une manifestation artis -
tique, qui peuvent être parfois de second ordre, un point
de vue ou une idée dont ses collaborateurs sont pénétrés.
Beaucoup de productions relativement importantes peuvent
évidemment de cette façon échapper à sa prise. Mais pour
remédier dans la mesure du possible aux inconvénients d'un
tel système et pour mieux documenter son lecteur, la Nou-
velle Revue Française se propose de publier dans chacun de
ses numéros un court « mémento critique », dans lequel
seront signalés tous les ouvrages offrant un titre sérieux à
l'attention.
Peut-être même entreprendra-t-elle de mentionner, au
fur et à mesure de ses découvertes rétrospectives, tous ceux
des ouvrages parus pendant la guerre qui lui sembleront
mériter d'y survivre.
*
* *
NOS MORTS : EMILE VERHAEREN.
EmileVerhaerenestmortle 27novembre 1916. Par l'ardeur
de son âme, le don total de son être et la puissance de son
verbe, à lui seul il sut représenter, durant cette formidable
guerre, tout son pays.
144 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
En reprenant sa tâche, la Nouvelle Revue Française, qui
eut l'honneur de le compter au nombre des siens, tient à
rendre un pieux hommage à cette admirable figure d'un
grand artiste qui sut être en même temps un grand cœur.
*
* *
CHARLES PÉGUY, ALAIN FOURNIER.
La Nouvelle Revue Française donnera bientôt des frag-
ments de la Note sur Descartes, à laquelle Péguy travaillait
d' arrache-pied au moment de la mobilisation et qu'il desti-
nait à notre numéro de septembre 19 14. Il est probable
aussi qu'elle publiera un peu plus tard des fragments du
roman et de la pièce qu'Alain Foumier venait de mettre sur
le métier, quand la guerre le prit.
Ainsi s'offrira une occasion toute naturelle de parler de
nos deux disparus. Nous l'attendrons; car seule elle nous
permettra de pénétrer dans l'intimité de leur talent et de
faire revivre avec précision leur mémoire.
Mais nous ne pouvons reprendre aujourd'hui notre tâche
d'écrivains sans méditer un instant sur leur sacrifice, sans nous
le représenter par le dedans, sans comprendre avec le désespoir
qu'il faut, combien toute récompense que nous y pourrons
imaginer restera à jamais lointaine, impuissante, dérisoire.
« Morts pour la France ». Il faut ôter à ce titre splendide
ce qu'il a pris, pour avoir été mérité, hélas ! par trop de
gens, de trop courant, de trop naturel. L'ingratitude du cœur
humain est si profonde et si active qu'elle a bien vite rendu
ces quatre mots synonymes des plus ordinaires ; on ne réalise
plus ce qu'ils contiennent ; on a mis sous eux une de ces
« idées toutes faites » que Péguy détestait plus que tout au
monde ; on s'en sert même, dans bien des cas, pour expédier
plus vite et plus commodément les mémoires qu'on n'a pas
la force de soutenir.
On ne se représente plus assez, déjà, ce que c'est que de
NOTES 145
«mourir pour la France », ce que c'est que de choisir la mort
et de la choisir non pas par dépression, ni désespoir, mais dans
un moment où l'on est en pleine possession de ses facultés, où
on les sent à leur place, prêtes à s'exercer encore. On ne se
représente pas ce que c'est que de choisir la mort, non pas en
public et avec la perspective d'immenses suffrages, mais au
coin d'un bois, loin des siens, entouré de quelques hommes
qui ne vous verront peut-être même pas tomber, qui ne sau-
ront rien redire que peut-être : « Le lieutenant, j 'crois bien
qu'il y est resté >>, — de la choisir avec l'idée que personne
jamais ne comprendra rien à votre dernière heure, avec
l'idée que les gens se rassureront sur ce que vous êtes « mort
en gloire >> et « dans la furie du combat ». On ne se représente
pas ce que c'est que de mourir «pour la France », c'est-à-dire,
si chère soit-elle et si vivante tant que nous vivons, pour une
entité malgré tout, et qui peut-être, chez certains, au moment
où ils auraient le plus besoin de son assistance, parce que le
cerveau n'est plus libre, se dérobe, se fait hypothétique, les
laisse seuls.
On ne se représente pas... Et pourtant c'est tout cela qu'il
faut nous représenter, si nous voulons vraiment comprendre
ce que nos héros ont fait pour nous et mesurer à quel trésor
presque monstrueux d'abnégation nous sommes redevables
de vivre encore, de penser, de juger, de jouir. C'est tout
cela qu'il ne faut pas que nous perdions un seul instant de
vue si nous voulons rendre à Péguy et à Alain Fournier
le véritable hommage que nous leur devons.
JACQUES RIVIÈRE
*
* *
ADRIEN MITHOUARD.
L'occasion se représentera de tracer la noble et douce
figure d'Adrien Mithouard et de fixer la place qu'il doit
prendre parmi les conducteurs de la pensée française, de la
146 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fierté française, de l'art français, avant cette guerre qu'il
avait prévue. On montrera comment le point de vue de
Mithouard tentait d'embrasser le champ le plus vaste,
soit qu'il mariât, dans son classicisme, la cathédrale, Nicolas
Poussin et Renoir, soit qu'il étendît la terre natale et son
amour pour elle jusqu'aux marches de l'Occident. Catho-
lique romain, il fut l'homme de toute la France, de toutes ses
époques et de tout son rayonnement, il s'efforça de faire de
sa cause la cause de l'Europe et de la Chrétienté. Il semblait
entre tous désigné, durant nos épreuves, pour la représenter
devant le monde, en qualité de « maire de Paris ». Il le fut. A
défaut du titre, il en eut le prestige et la force d'âme. Par sa
bouche, Paris parla vraiment français. A une époque où
l'éloquence eut tant d'occasions de se montrer, telle de ses
harangues se place parmi les plus belles, tout à côté de celles
de nos grands chefs militaires, des ordres du jour de
Joffre, de Foch et de Pétain, de l'allocution immortelle
du général FayoUe aux hauts notables de Mayence.
C'est que son métier n'était pas de parler ; il pariait
comme il écrivait, pour agir, dans la conviction de l'acte.
C'est qu'il voyait les choses de plus prés et qu'il les
étreignait avec plus de virilité et de tendresse que ne le pourra
jamais faire un politicien ou un orateur de métier — je ne
dis pas un politique. Laissant de côté les vertus privées
qu'ont appréciées ses amis et les talents que les amis de l'art
regrettent, j'estime qu'il convient de saluer aujourd'hui sa
mémoire dans le rôle civique qu'il tint jusqu'à la mort.
Adrien Mithouard se montra digne de la France, quand juste-
ment elle atteignait au plus haut point de dignité.
HENRI GHÉON
BELPHÉGOR (Essai sur l'esthétique de la présente
société française) par Julien Benda (Emile-Paul, 19 18).
Nous n'avons pas toujours été tendres ici pour M. Benda.
NOTES 147
Peut-être même avons-nous fait preuve envers lui de quelque
injustice. Pour un peu son dernier livre me donnerait des
remords de la façon par trop fraîche dont nous avons accueilli
les précédents.
On ne peut pourtant pas dire que son aspect soit beaucoup
plus avenant. M. Benda, pas plus cette fois que les autres,
ne vient au lecteur le sourire aux lèvres. Il reste résolument
rechigné et s'occupe de se montrer sans cesse aussi désobli-
geant que possible. Il a trop peu de violence pour faire un
satirique : il y a quelque chose en lui de trop confortable ;
pour rien au monde il ne se donnerait la peine de rugir.
Et non plus il n'a pas la fibre morale assez sensible pour
s'élever jusqu' à la véritable indignation. Simplement il n'aime
pas ses contemporains et il s'applique méthodiquement à le
leur faire voir. Une petite rancune bien logée habite son cerveau
et lui dicte un tas de jugements désagréables sur leur compte.
Il leur revaut en détail et avec précision tout ce que le siècle
lui a fait. Je ne puis m 'empêcher d'apercevoir à la racine de
toute sa critique ce « ressentiment » que Nietzsche, en une
générahsation peut-être un peu hasardeuse, dénonce comme
la passion fondamentale de l'âme juive.
Mais, si déplaisante que puisse être une telle inspiration,
il n'en faut pas méconnaître la valeur : elle met M. Benda
sur la voie de plus d'une vérité que la bienveillance ne lui
eût sans doute jamais enseignée. « La haine donne du génie »,
écrit-il dans Belphégor. Et la mauvaise humeur donne de la
perspicacité. A force d'en vouloir à son époque, M. Benda
arrive à distinguer ses tares réelles. Activée et comme ven-
tilée par sa rancune, son intelligence pénètre fortement jus-
qu'à l'essence de notre présente mentalité esthétique et en
saisit d'emblée le défaut.
Il est certain que la part faite à la sensibilité, aussi bien
dans la perception que dans l'élaboration artistique, est
devenue aujourd'hui exorbitante. D'une part le lecteur,
148 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'auditeur, le spectateur ont pris Thabitude de ne présenter
à l'œuvre d'art que la surface la plus susceptible à la fois et
la plus informe de leur âme, de ne tendre vers elle que leurs
antennes les plus instinctives et de ne la saisir que par un
quelque chose qui n'est même plus l'esprit de finesse, mais
une intuition à peine distincte de la volupté. On étonnerait
beaucoup l'élite du public .contemporain si on lui disait qu'il
peut y avoir en face de l'œuvre d'art une autre attitude que
de frémir à son contact, que de la deviner, que d'aller la
chercher à tâtons, et dans un enivrant à peu près, par le
cœur et par les sens.
Mais on étonnerait encore bien davantage sans doute le
créateur, si on lui disait qu'il a à tenir compte d'autres indi-
cations que de celles que lui fournit sa sensibilité. Il en est
venu peu à peu à penser que tout son génie consistait dans la
qualité plus ou moins originale de ses sensations ou de ses
impressions. La façon dont sont tressées les fibres de son
nerf optique, ou le rythme inédit 'des battements de son cœur:
voilà ce qui forme à son avis non pas seulement l'essentiel, mais
le tout de ses dons. Quand il compose, il croit devoir n'écouter
que cette voix raf&née, capricieuse, incohérente, qui monte
des entrailles de son esprit : les harmonies éloignées, difficiles,
problématiques parfois, à tout prix nouvelles qu'elle lui
dicte, s'il parvient à les noter, il est content. Suivre son
instinct jusqu'où il voudra bien le conduire, obéir plus loin
qu'on n'a su faire jusqu'à lui à son système nerveux, se rendre
sensible à des rapports qui avaient jusque là défié l'aper-
ception : voilà toute sa tâche, c'est à quoi s'applique et se
borne toute son ambition.
Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de nier que l'art ait
son origine et sa fin principales dans notre sensibilité. Malgré
tout c'est bien dans « le charme de sentir >> qu'il prend nais-
sance et c'est bien « le charme de sentir » qu'il doit première-
ment nous faire éprouver. M. Benda va trop loin quand il
NOTES 149
affirme que « l'émotion esthétique est le type de l'émotion
à base intellectuelle ». Il va trop loin aussi quand il introduit
plus ou moins ouvertement cette idée que l'artiste doit être
d'abord une intelligence. (Peut-être est-ce sa cause person-
nelle qu'il plaide ici secrètement et n'insiste-t-il si fort sur
ce point que pour se prouver à lui-même que son insuffi-
sante sensibilité, dont il ne peut manquer d'avoir conscience,
ne l'empêche pas d'être un artiste.)
En tous cas, même s'il mêle à sa thèse quelque exagération,
M. Benda a raison quand il se scandalise de cette opinion
aujourd'hui courante que l'artiste n'a rien à faire qu'à sentir
avec le plus d'intensité possible et que son œuvre n'est rien
déplus que le prolongement, l'épanouissement de son émo-
tion. Il touche vraiment le point sensible et le défaut
capital de tout notre système esthétique actuel quand il
nous reproche de nous montrer persuadés « que le « pur
exercice » de l'émotion en est aussi l'intellection » : « Leur
argument, écrit-il, en ce -désir que la réelle intelligence
d'im sentiment soit prolongement du sentiment lui-même,
c'est que — historiquement — ceux qui montrèrent, sur
tel sentiment humain, les vues les plus profondes sont des
êtres qui ont éprouvé ce sentiment, qui l'ont vécu. Admettons
le fait. Mais la vraie question, ici, est celle-ci : l'activité par
laquelle ils formèrent ces vues profondes sur un état du cœur
est-elle de même nature que celle par laquelle ils le vécurent ?
Peut-on passer de l'une à l'autre par « dilatation », c'est-à-
dire par continuité ? Ou bien y a-t-il entre elles deux, et
malgré que la première requière peut-être la seconde comme
antécédent nécessaire, une dualité d'origine, un hiatus ?
C'est là de ces questions qu'il suffit qu'on pose pour qu'on les
résolve. J'admets qu'une Lespinasse trouve cette vue pro-
fonde sur un mouvement humain : « La plupart des femmes
n'ont pas besoin d'être aimées ; elles veulent seulement être
préférées », parce qu'elle a vécu le tourment d'aimer sans
I50 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
retour ; je ne crois pourtant pas qu'elle la trouve par un
pur prolongement de son action de soufïrir, mais bien en fai-
sant appel à une tout autre fonction, qui est une faculté
singulièrement aiguë de former des concepts et de les lier
entre eux ; j'ose croire (qu'on me pardonne cette lèse-démo-
cratie) que la petite ouvrière sans culture, qui n'a pour elle
que sa douleur, pourra la « dilater » jusqu'à la fin de ses
jours sans trouver jamais rien de pareil. » (Pages 94-95.)
Un peu plus loin M. Benda remarque la «haine» des esthètes
d'aujourd'hui « pour la transcendance de l'auteur par rapport
à son sujet ; haine toujours vive, quelque sujet que traite
l'artiste, parce que toute transcendance implique jugement
et liberté d'esprit ; mais qui s'exaspère tout particulièrement
quand ce sujet est le cœur humain. C'est ce qui apparaît en
toute lumière dans leurs sorties contre l'analyse, qu'ils
n'aiment déjà guère quand elle s'applique au monde ina-
nimé, mais qu'ils poursuivent de leur furie, quand elle
s'attaque à l'âme humaine. » (Page 99.)
Ici M. Benda nous rend un signalé service en énonçant,
dans son langage un peu raide mais au moins précis de phi-
losophe, le préjugé qui embarrasse toute la création contem-
poraine et qu'il nous faut au plus tôt secouer, si nous vou-
lons qu'elle se développe harmonieusement dans de nouvelles
voies. C'est le préjugé de l'immanence de l'auteur à son œuvre»
C'est un fait, que depuis le romantisme, les artistes et les écri-
vains ont travaillé à se rapprocher de plus en plus de la chose
qu'ils avaient à exprimer et à se confondre de plus en plus
avec elle. Ils ont compté comme un progrès chaque intermé-
diaire intellectuel qu'ils ont cru pouvoir supprimer entre eux
et elle. En particulier, quand cette chose était le cœur humain,
au lieu d'en entreprendre l'étude, comme eût dit Stendhal,
ils se sont appliqués uniquement à l'épouser avec le plus
d'étroitesse et d'aveuglement possible. Leur idéal constant
a été non pas de comprendre et de décrire de mieux en mieux
NOTES 151
les passions, mais de les subir et de les mimer de plus en plus
près. Le lyrisme a presque partout remplacé l'analyse. Il
est devenu la forme normale de l'expression psychologique.
Nous avons fait du chemin depuis Stendhal. Le langage
n'est plus le moyen d'élucider et de fixer les différents aspects
de la sensibilité. Il n'est plus un moyen du tout ; il est un
effet. Il résulte directement des mouvements émotionnels
auxquels toute la fonction de l'écrivain consiste désormais
uniquement à se prêter. Il ne les traduit plus qu'en les imi-
tant. Pour le perfectionner, on cherche non pas à le rendre
plus clair, plus explicite, plus logique, mais au contraire à
l'appliquer plus étroitement sur la chose qu'il a à exprimer
et à le faire adhérer plus complètement à son essence parti-
culière. Le rêve, c'est qu'il se fasse aussi obscur qu'elle. On
attend, on désire qu'il perde toute sa vertu d'abstraction et
qu'il devienne sourd et brut comme elle. C'est pourquoi, à la
limite, il n'est même plus nécessaire d'employer des
mots formés, reconnaissables ; des bruits, des cris suffisent ;
ou cette « onomatopée abstraite » que Marinetti définit
« l'expression sonore et inconsciente des mouvements plus
complexes et mystérieux de notre sensibilité >> et dont il
donne cet exemple savoureux : « Dans mon poème Dunes,
l'onomatopée abstraite ran ran ran ne correspond à aucun
bruit de la nature ou du machinisme, mais exprime un état
d'âme. » Le futurisme dans ses pires extravagances reste
parfaitement conséquent avec la tendance générale de l'art
contemporain.
Il est bien évident que nous sommes perdus si nous ne
mettons pas un terme à cette tendance, si nous ne cessons pas
immédiatement de vouloir identifier la parole avec la chose
qu'elle a à traduire, si nous ne dégageons pas l'auteur de
cette sorte d'ensevelissement dans sa matière où il est
tombé. Il faut que le créateur fasse appel de nouveau à cette
faculté de a former des concepts et de les lier entre eux »,
152 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que M. Benda a raison de croire seule capable de nous fournir
une haute littérature psychologique. Il faut, au moment où
lès plus belles qualités françaises semblent se réveiller, que
nous retrouvions le secret de la transcendance et le goût de
l'analyse.
Mais justement je suis persuadé que ce renouveau est
déjà commencé et je reproche vivement à M. Benda d'y
fermer les yeux. C'est ici que sa misanthropie, après l'avoir
servi, le perd. Il a trop de désir de nous surprendre en faute
pour s'apercevoir du moment où nous n'y sommes plus. Il
est visible qu'il ignore, ou qu'il comprend mal, le rôle que
tous les jeunes artistes s'accordent aujourd'hui pour attri-
buer à l'intelligence dans la composition de l'œuvre d'art.
Et je ne dis pas d'ailleurs que l'emploi qu'ils lui réservent soit
tout à fait approprié. (Il y aura bien des choses à dire là-dessus.)
Mais enfin c'est un signe.
C'était un signe aussi, et que M. Benda n'aurait pas dû
méconnaître, que l'application qu'a toujours montrée la
Nouvelle Revue Française^ dès avant la guerre, à défendre
et à faire valoir les vertus intellectuelles en art. Sans oser
nous inculper formellement, par plusieurs passages empruntés
à des collaborateurs importants de notre recueil, M. Benda
semble insinuer que nous sommes tous ici de purs « émoti-
vistes ». C'est un point que je ne lui accorderai jamais. Sans
doute nous n'avons jamais eu une doctrine d'ensemble
qui fût parfaitement cohérente. Nous avons même refusé d'en
avoir une. Mais enfin si quelqu'un a travaillé à désembourber
la littérature du Symbolisme, à la faire sortir du lyrisme pur
et inarticulé, à rendre de la faveur aux genres qui exigent
du raisonnement, de la composition et de l'artifice, c'est
bien nous. On verra peu à peu l'importance de ce que nous
avons réalisé dans ce sens. Quand l'art intellectualiste,
aujourd'hui en bouton, se sera complètement épanoui, on
s'apercevra que nous en avons été les précurseurs véritables
NOTES 153
et on reconnaîtra,. en particulier, j'en suis sûr, dans l'évolu-
tion d'un André Gide, un des plus curieux et des plus savants
efforts qui aient jamais été tentés par un écrivain pour
discipliner sa sensibilité et lui faire produire, sous l'action de
l'intelligence, des fruits dont elle ne semblait pas d'abord
capable. jacques rivière
EXPOSITION BRAQUE (Galerie Léonce Rosenberg).
Aucune œuvre mieux que celle de M. Braque ne permet de
comprendre à la fois l'importance et rinsuJB&sance de ce
que le cubisme nous apporte. Elle constitue, avec celle de
Picasso, une sorte de « rappel à l'ordre » et tout peintre, en
l'analysant, doit sentir, s'il est sincère, qu'il lui faut, pour
trouver son salut, tenir compte, tout au moins dans une
certaine mesure, des recherches dont elle témoigne et dont
elle est le résultat.
L'atmosphère de la galerie L. Rosenberg n'est pas encore
celle d'une crèche où s'ébattent des naissances ; elle est mo-
rose et pesante comme celle d'un hypogée. On assiste réelle-
ment à la mort de quelque chose, et on participe aussi à ce
gr and recueillement qui précède les éclosions. Les promesses
spirituelles y sont certes moins affirmées que les renonce-
ments : « Je ne sais pas encore ce qu'il faut faire, dit souvent
l'un des principaux cubistes, mais je commence à savoir ce
qu'il ne faut pas faire. » Le cubisme est, comme toutes les
formules de transition, autant destructif que constructif.
Qu'est-ce que les cubistes, et en particulier M. Braque, ont
détruit, et dans quelle mesure ce qu'ils ont supprimé était-il
haïssable? L'amateur, qui a dans l'œil les gammes colorées
i mpressionnistes et pcst-impressionnistes,"ainsi que la facture
lâchée et chanceuse si fort en honneur de nos jours, ne man-
quera pas d'être révolté, offusqué par les toiles du peintre
austère qu'est M. Braque. Ici, plus de ces subtils rapproche-
154 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ments de tons faux, acides, de ces déliquescences colorées,
cultivées avec tant de talent par les « fauves » dont le maître
est Matisse. M. Braque réalise des harmonies saines, pleines,
par tons rompus, il se sert d'accords- types, empruntés d'ail-
leurs au répertoire des peintres en bâtiment, derniers héri-
tiers de la tradition picturale, disent les cubistes. En effet,
ces artisans, mieux que les peintres de l'Ecole, connaissent
les formules, les procédés élémentaires de la peinture. Leur
demander les moyens de réintégrer celle-ci dans ses limites
propres est un acte d'humilité qui commande le respect, si
on considère que M. Braque possède une habileté qui eût
pu lui permettre d'être un puissant et charmant peintre
« baroque ».
Mais où la révolte de l'amateur impressionniste devient
intolérable, c'est lorsqu'il constate le renoncement total
de M. Braque à l'éclairaga. La rupture avec l'école pré-
cédente est ici affirmée avec violence. Les formes baignent
dans une atmosphère idéale, absolue. Le tableau est constitué
par le développement plastique d'une lumière dont le cer-
veau du peintre est l'unique foyer. Vérité éternelle, enseignée
par les Musées, niée par l'impressionnisme et que Cézanne a
rappelée aux jeunes peintres lassés de la poursuite de cette
chimère : la fixation des phénomènes lumineux. Suivons
attentivement l'efîort de M. Braque, rejetant l'étude des
propriétés photographiques de la couleur, délivrant le ton
prisonnier de l'accidentel et essayant de lui donner un sens
général, une valeur pure.
Mais la conquête la plus importante qu'aient faite les
cubistes est la composition. Depuis l'impressionnisme, les
plus savants tableaux réalisaient tout au plus un « arrange-
ment » qu'une fantaisie du peintre ou du hasard eût pu trans-
former en un autre, aussi plaisant. Ici tous les éléments sont
réunis avec une rigueur sans défaillances. Un tableau cubiste
est une véritable conglomération d'objets en un tout indé-
NOTES 155
faisable, dont on ne peut rien retirer ni à quoi l'on ne peut
rien ajouter sans le détruire.
Aux qualités essentiellement cubistes de constructeur,
M. Braque joint une adresse singulière à manier la matière
picturale. Les « cuisines » de Gustave Moreau broyant des
pierres précieuses sont jeux faciles à côté de l'extraordinaire
raffinement auquel il arrive. Chez lui le sable, la crasse, le s
matières les plus terrestres sont ennoblies avec une science
indépassable.
Nous serons moins satisfaits si nous analysons 1' « écri-
ture » picturale de M. Braque. Si ses accords de tons sont les
plus prévus (ce qui à mon avis est une vertu), son dessin est
au contraire inattendu, surprenant : il le découvre à neuf
dans chaque toile. J'ai noté autant de façons de représenter
un verre, par exemple, que de tableaux. Ceci s'expliquerait
si le but du peintre était d'analyser difîérents verres, pris
dans la réalité immédiate. Mais il ne s'agit, pour le cubiste
pur, que d'exprimer le verre « en soi ». Force nous est donc
de constater, chez cet artiste si soucieux de nécessité, un
curieux relâchement de la discipline, lorsqu'il crée ses
formes. L'explication de cette anomalie n'est pas difficile
à trouver : les cubistes ont borné leur effort à l'étude de
la seule nature-morte, dont on connaît les sempiternels
éléments : guitare, bouteille, verre, pipe, etc. Les motifs
étant limités à l'extrême, force fut, afin d'obtenir la variété
indispensable, de ne point soumettre le dessin des objets
à des lois aussi rigoureuses que la couleur. Donc, point de
règles fixes pour exprimer la forme du verre, mais une liberté,
qui, chez d'autres, pourrait être baptisée fantaisie, mais que
l'atmosphère disciplinée de l'école nous oblige à qualifier
d'anarchie. En somme les tableaux cubistes sont construits
surtout par la couleur. La forme des objets épouse les con-
tours des nappes colorées qui réagissent les unes sur les autres
selon la plus ou moins grande puissance expansive du ton.
156 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Violence grave : la forme est ici, comme dans l'impression-
nisme, subordonnée à la couleur, donc détournée de son rôle
traditionnel, qui est de constituer l'architecture préalable
du tableau, de conserver, malgré ce qu'en disent certains
peintres cézannisants, une relative indépendance, d'être
le support indestructible d'une couleur, hélas ! périssable.
Les cubistes, partant d'une conception sans conteste plus
élevée que celle des impressionnistes, arrivent, par leur renon-
cement à la hiérarchie des valeurs dont l'homme est le
sommet, à un nivellement des motifs picturaux aussi insup-
portable que la confusion impressionniste. En effet, de
suppressions en suppressions, ils ont éliminé le portrait, le
nu, le paysage. Obéissant à une espèce de dialectique néga-
tive et poussant plus loin dans un autre domaine leurs sacri-
fices par en haut, ils ont non seulement accordé à la couleur
la prédominance sur le dessin, mais aux moyens mêmes la
prédominance sur le but. Ils ont été ainsi aux extrêmes
limites de leur hiérarchie à rebours ^
Mais il ne sied sans doute pas de trop s'alarmer des man-
ques de mesure des cubistes, à une heure où toutes les lois
picturales sont à redécouvrir. Souhaitons-leur plus de santé
morale. Rendons grâce à l'effort d'artistes qui ont donné à
nouveau droit de cité à la volonté intelligente. Ce sont presque
les seuls qui puissent raisonner sur la peinture et justifier
leurs raisonnements par des œuvres suf&santes. Avouons
enfin qu'il était peut-être nécessaire qu'ils insistassent un
peu lourdement sur leur langage aux dépens de la chose dont
on doit parler. Car sans leurs sermons, nous eussions certaine-
ment mis plus de temps à accomplir cet effort vers l'intellec-
I. Si j'ai noté avec sévérité la faute qui consiste à humilier le
dessin, langage spirituel, devant la couleur, langage sensuel,
c'est que je ne partage pas l'opinion d'esprits simplistes, qui ne
voient dans l'organisation d'un tableau cubiste qu'un jeu déco-
ratif, comparable à celui que réalise un t.ipis.
NOTES 157
tualisation de l'art, qui doit faire de nous, à nouveau, non
les jouets des phénomènes, mais des législateurs, des classi-
ficateurs de phénomènes ; en un mot : des Constructeurs .
ANDRÉ LHOTE
♦ **
PREMIER REGARD SUR L'ALLEMAGNE
C'est une tâche bien malaisée de reparler de l'Allemagne
depuis que, pour tant de gens, elle est devenue la « Bochie ».
Il y a tout à parier que neuf lecteurs sur dix trouveront que
« c'en est assez comme cela », qu'on a eu assez de mal à en
finir avec elle, à la « retrancher de l'être », comme disait
Péguy, et qu'il est au moins prématuré de rappeler qu'elle
vit encore. Et pourtant elle vit encore; c'est un fait. A la
place où était l'Allemagne de 19 14, il existe quelque chose,
une masse nombreuse, dense, énorme, avec laquelle il faudra
malgré tout terriblement compter, à propos de laquelle il ne
faudra pas un instant perdre de vue le mot de Nietzche: « En
défaveur de la guerre on peut dire : elle abêtit le vainqueur, »
qui s'est si exactement vérifié pour elle-même précisément,
après 1870. Ce qui restera de l'Allemagne après la saignée réelle
et financière de la guerre, après le démembrement territorial
et politique, la ruine matérielle que lui apporteront les con-
ditions du traité de paix, sera assez existant encore, assez
redoutable pour qu'elle continue à servir de stimulant à
l'énergie, à la vigilance nationale françaises. Il est donc néces-
saire, plus que jamais, d'ouvrir les yeux, d'être aux écoutes,
et dans tous les domaines, — spécialement dans celui qui est
le plus dif&cile à circonscrire, à approcher par les méthodes
scientifiques, celui de l'opinion, des états d'âme, de l'évolu-
tion psychologique, de ce que les Allemands appellent d'un
joli mot «Stimmung>>, et d'un mot pédant « Weltanschauung ».
L'un et l'autre trouvent leur expression malgré tout la plus
adéquate dans la production littéraire, bonne ou mauvaise, et
dans la presse quotidienne. Etre aux aguets, c'est ce que nous
158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nous proposons ici; et si nos moyens d'investigation, dans un
pays et à une époque où les questions économiques ont une
influence aussi prédominante, nous ouvraient quelques pers-
pectives sur cette sphère, jusqu'ici en dehors de s préoccupa-
tions de la Nouvelle Revue Française, nous ne négligerions pas
de signaler ce que là aussi nous aurions pu voir ou entendre.
Qu'un rapide coup d'œil en arrière et sur les quatre années
de guerre, nous soit d'abord permis pour établir plus faci-
lement la situation présente :
Le phénomène le plus frappant est celui-ci : que dès le
commencement de la guerre tous les éléments avancés
jeunes, les seuls qui semblent porter le peu de puissance ger-
minative encore constatable dans l'intellectualité allemande
des trois derniers lustres — se sent résolument détournés
du militarisme, de l'impérialisme, qu'une partie d'entre eux
combat ouvertement, tels les groupes de V Action, du
Siurm, des Weisse BlaetterK D'autres, et jusqu'à l'affectation,
ont ignoré la guerre, la reléguant au rang des contingences
qui n'influencent en rien ni l'art ni la haute intellectualité .
Dans les revues qui correspondraient le plus, comme ton,
comme moyenne d'opinion (pour autant qu'on puisse risquer
la comparaison, et j'en demande d'avance pardon à qui de
droit, mais il faut bien donner un fil indicateur) à ce que sont
en France la Revue des Deux Mondes, voire l^Revue de Paris
(ceci indique assez le côté approximatif de ma comparaison),
telle la Neus Deutsche Rundschau, des opinions souvent
opposées se faisaient jour. Il y avait même parfois lieu de
s'étonner de la liberté que la censure allemande laissait
prendre dans le domaine de la spéculation, des considéra-
I. Die weissen Blaetter, revue interdite dès la première année de
guerre ; depuis éditée à Zurich, elle est dirigée par René Schickele
auteur allemand-francophile et pacifiste, né à Strasbourg, révo.
lutionnaire comme tendance, c'est certainement une des plus
intéressauntes revues littéraires allemandes d'aujourd'hui.
NOTES 159
tions générales. Il est vrai qu'elles étaient le plus souvent
rédigées en un style si abstrait, si talmudique qu'elles ne
pouvaient aller qu'à un public extrêmement restreint et que
surtout elles ne risquaient guère d'entraîner. J'ai dit « talmu-
dique » et ceci m'amène à signaler la proportion, j'allais dire
la prépondércLnce de l'élément juif dans la vie intellectuelle
allemande. Cette proportion est tellement importante qu'on
se l'exagérera difficilement ; critique, théâtre, journalisme,
production littéraire ( belle tristique, proprement dite) sont
envahis par les Israélites ; ils sont partout, avec leur esprit
souple tour à tour et incisif, apportant comme un levain
indispensable autant que dangereux à l'informe pâte alle-
mande, leur sens critique, le sentiment aigu qu'ils ont du
défaut de la cuirasse, leur flair, leur don d'insinuation, de
pénétration psychologique, leur sensualité; certains traits
de leur caractère ressemblent à ceux du caractère allemand
et les renforcent : l'utilitarisme, l'absence de tradition, de
convention, d'entrave (Vorausseizimgslosigkjù).
Pour ne citer que les noms les plus célèbres : Rathenau,
Harden, Max Reinhardt, Siegfried Jacobson, Liebermann,
Werfel, K^rl Stemheim, Emile Ludwig sont juifs. J'en ajou-
terais des douzaines au courant de la plume. C'est un cha-
pitre sur lequel il y aura beaucoup à dire dans la suite.
Rien de plus frappant que le contraste de la littérature
de guerre en Allemagne et en France. La médiocrité de la
forme, la vulgarité de la pensée, l'absence de facultés plas-
tiques, autant qu'émotives, est ce qui caractérise le livre de
guerre allemand en même temps qu'un manque total d'origi-
nalité. Il n'en est presque pas un que, même parfaitement
neutre de sympathie, on puisse lire sans éprouver une sorte
de répugnance.
Ce qui a paru en France de plus médiocre, de plus courant, —
et Dieu sait combien difficilement se satisfont, même du meil-
leur, ceux qui se sont battus, paraît encore d'une qualité
l60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
exquise en regard de la moyenne de la production allemande .
C'est ainsi que j'ai entendu, en Suisse, un représentant attitré
de ce groupe nombreux d'intellectuels de gauche pacifistes,
prôner le livre de Barbusse comme l'un des plus beaux qui
ait été jamais écrit et faire un cas énorme de son pendant
austro-allemind Menschen im Krieg de Latzko, qui m'a
paru comme une hideuse et honteuse caricature du Feu.
Cependant si l'on concluait de là que la jeunesse allemande
est allée à la guerre avec moins d'enthousiasme, moins
d'exaltation et moins d'esprit de sacrifice que celle des
autres pays, on risquerait de se tromper du tout au tout.
Depuis l'armistice, il n'y a plus aucun groupe qui fasse
noyau, qui reflète une partie importante et coordonnée de
l'opinion. La déroute est telle, partout, qu'il est presque im-
possible de parler même de grands courants, et ceci est très
difficile à comprendre pour des Français habitués à se sentir
comme une « nation individu » ; l'absence de continuité de la
conscience nationale, dans le temps et dans l'espace, fait
de l'Allemagne un agglomérat plutôt qu'un organisme.
« L'Allemand, disait Bismarck, qui le connaissait un peu,
n'a pas de conscience nationale, il n'a qu'un sentiment
dynastique». Cela a pu se modifier depuis 1870, mais cer-
tainement beaucoup moins qu'on ne le croit. Or, un agglo-
mérat est à la fois plus et moins dangereux qu'un individu ;
en tout cas il est beaucoup plus difficile de prévoir et de
définir ses réactions ?
Nous nous réservons d'entrer par la suite plus avant dans
le détail de la production littéraire et théâtrale autant qu'ar-
tistique pendant la guerre, là où elle nous en semblera valoir
la peine, de signaler les courants d'idées qui nous paraissent
les plus curieux ; plus d'un se perdra dans le sable: rien dans
ce pays n'a encore, ou n'a plus forme assurée.
ALAIN DESPORTES
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD.
FONTENAY-AUX-ROSES. IMP. L. BELLENAND.
^-x
i6i
NOTE CONJOINTE
SUR M. DESCARTES ET LA
PHILOSOPHIE CARTÉSIENiNE
(fragments)
C'est le 2 juillet 1914 que je vis Péguy pour la dernière
fois. Comme je l'interrogeais sur son travail, et en particu-
lier sur les progrès de cette Note conjointe sur M. Descartes
qu'il nous avait promise pour notre numéro de septembre :
{(. Il y a eu un moment pénible, me répondit-il, et oti ça
« tirait » un peu. Mais maintenant ça se met à foisonner :
je ne sais pas jusqu'où, ça ira ! »
En réalité, d'après les renseignements que j'ai pu recueillir
depuis, à ce moment-là, il n'avait pas encore pris la plume.
Il ne faisait donc allusion qu'au travail qui se faisait dans
son esprit et qui venait d'atteindre son point de parfaite
maturité. Les nombreux soucis que lui donnaient comme
toujours les Cahiers, l'avaient d'ailleurs empêché de se
mettre plus tôt à l'ouvrage. Comme pour toutes les grosses
besognes qu'il voulait entreprendre, il avait attendu « les
vacances ». Ce qu'il nous a laissé de la Note sur M. Des-
cartes (environ 300 pages) fut donc ainsi entièrement rédigé
entre le 2 juillet et le 2 août ; il y travailla encore le matin
de ce fameux dimanche, « premier jour de la mobilisation
générale », mais s'interrompit au milieu d'une phrase et,
bien que son livret militaire ne le convoquât que deux jours
plus tard, partit, laissant sur sa table la page commencée.
II
l62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Péguy a écrit son Descartes sur le verso des feuilles
d'adresse qui servaient à V envoi des Cahiers aux abonnés. Il
avait un gros tas de ces feuilles à sa gauche, oîi il puisait au
fur et à mesure de ses besoins, et il en formait un autre à sa
droite avec les pages qu'il venait de couvrir de son écriture
fine, haute et serrée. Sur cette même table où s'élaborait
ainsi le Descartes, Clio, simplement repoussée vers le bord,
attendait depuis plusieurs mois que revinssent pour son
auteur les loisirs et l'inspiration qui lui avaient donne
naissance et permettraient de l'achever.
La Note conjointe sur M. Descartes fut d'abord conçue
comme un simple renvoi de la Note sur M. Bergson, et le
manuscrit est en effet paginé : i » , 2* , 3* , etc. Ce ne fut
que devant le flot grandissant de ses pensées que Péguy se
décida à leur accorder l'autonomie. Mais par son titre,
l'ouvrage trahit encore cette origine comme latérale et parasite
qu'il a eue et qui fut celle de tant d'autres productions de
son auteur.
Malgré la difficulté qu'il y a à découper une œuvre de
Péguy, nous devons nous résigner à ne donner de celle-ci,
dans cette revue, que des fragments. Nous tâcherons de
choisir les plus significatifs. Voici d'abord le début, indis-
pensable pour faire assister à l'ébranlement et à la mise
en train de la pensée, qui, chez Péguy, sont toujours si
émouvants.
* *
MAIS L'ORDRE QUE J'AI TENU EN CECI A
ÉTÉ TEL. Nous verrons plus tard quel a été cet ordre.
Nous avons bien le temps de le voir. Ce qui importe, ce
qui a marqué le monde c'est cette résolution de tenir un
NOTE SUR M. DESCARTES 163
o dre. Et c'est de l'avoir annoncé en de tels termes.
Premièrement j'ai tâché de trouver en général'^ les prin-
cipes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut
être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que
Dieu seul qui Va créé, ni les tirer d'ailleurs que de certaines
semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes.
Après cela, j' ai examiné quels étaient les premiers elles plus
ordinaires effets qu'on pouvait déduire de ces causes ; et il
me semble que par là j'ai trouvé des deux...
Eh bien ! je dis : qu'importe. Nous savons bien qu'il ne
les a pas trouvés, les cieux. On les avait trouvés avant
lui. Ou plutôt ils s'étaient trouvés tout seuls. La création
a eu besoin de soii Créateur, pour être. Pour devenir,
pour naître, pour être faite. Elle n'a pas eu besoin de
l'homme, ni pour être, ni même pour être connue. Les
cieux se sont bien trouvés tout seuls. Et ils ne se sont
jamais perdus. Et ils n'ont pas besoin de nous pour se
retrouver perpétuellement dans leurs orbes.
On les avait trouvés avant lui. Eux-mêmes ils s'étaient
trouvés avant lui. Je dis : qu'importe. L'audace seule
m'intéresse. L'audace seule est grande. Y eut-il jamais
audace aussi belle ; et aussi noblement et modestement
cavalière ; et aussi décente et aussi couronnée ; y eut-il
jamais aussi grande audace et atteinte de fortune, y eut-
il jamais mouvement de la pensée comparable à celui de
ce Français qui a trouvé les cieux. Et il n'a pas trouvé
I. Je n'ai pas besoin de dire que je cite ce Descartes d'après
l'édition la moins savante que j'ai pu trouver. Ce n'est pas à un
vieux typographe comme moi qu'il faut venir raconter ce que
c'est qu'une édition savante.
l64 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
seulement les cieux. Il a trouvé des astres, une terre.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Je trouve prodi-
gieux qu'il ait trouvé une terre. Car enfin, s'il ne l'avait
pas trouvée. Et non seulement une terre mais même sur
la terre de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux et quelques
autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et
les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître.
Puis, lorsque j'ai voulu descendre à celles..., alors, mais
alors seulement il ne les a plus trouvées et il a eu besoin
que la discrimination de l'expérience vînt au devant de
lui. Jusqu'alors, (dit-il) (croit-il), il n'en avait pas eu
besoin. Il suivait la route royale, qui ne trompe pas.
C'est seulement en arrivant dans cette forêt de Fontaine-
bleau qu'il a hésité à la Croix du Grand- Veneur.
Il est permis de se demander, (nous l'avons fait nous-
mêmes), si cette discrimination de l'expérience n'était
pas venue au devant de lui et s'il n'avait pas eu besoin
qu'elle vînt au devant de lui beaucoup plus tôt. Qu'im-
porte. Il croit, il veut avoir déduit tout cela, et de Dieu
même, à peine en passant par les principes ou premières
causes, à peine en s'aidant des idées innées, de c&s certaines
semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes, et
qui elles-mêmes sont déduites, ou sensiblement, des
principes et de Dieu. Nous savons bien qu'il n'eût pas
trouvé les cieux et les astres et une terre s'il n'en avait
pas entendu parler. Je dirai plus. Nous savons bien qu'il
n'eût pas trouvé les principes mêmes ou premières causes
de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde et qu'il
n'eût pas trouvé les idées innées, ces certaines semences
de vérités qui sont naturellement en nos âmes s'il n'en avait
pas aussi entendu parler, c'est-à-dire s'il n'avait pas eu.
NOTE SUR M. DESCARTES 165
comme tout homme, une certaine expérience des opé-
rations de la pensée, je dirai même une certaine expérience
de l'événement des opérations de la pensée. Je dirai plus.
Nous savons bien qu'il n'eût pas trouvé Dieu même s'il
n'en avait pas entendu parler, et s'il ne l'avait pas entendu
parler, c'est-à-dire s'il n'avait pas eu, comme tout homme
réellement métaphysicien, comme tout homme né méta-
physique, (et il faut le dire, comme tout homme né chrétien
et Français), une certaine expérience de Dieu. J'irai
jusqu'à dire : une certaine expérience de l'événement de
Dieu. L'expérience n'est pas venue au devant de lui
seulement jusqu'au commencement des choses qui étaient
plus particulières. Elle est venue au devant de lui jus-
qu'au commencement du commencement. Qu'importe.
Descartes, dans l'histoire de la pensée, ce sera toujours
ce cavalier français qui partit d'un si bon pas.
Ces grandes philosophies sont d'immenses et d'heureuses
et profondes explorations. Les sots croient qu'entre
elles, elles se contredisent. Les sots ont raison. Elles se
contredisent. Les sots croient qu'en elles-mêmes souvent,
à l'intérieur d'elles-mêmes elles se contredisent. Les sots
ont raison. Souvent elles-mêmes à l'intérieur d'elles-
mêmes elles se contredisent. Les unes disent que l'éléphant
est un animal énorme, les autres que l'éléphant est un
animal un peu moins énorme. Oui, mon ami, car les
unes parlent de l'éléphant d'Afrique, et les autres de
l'éléphant d'Asie.
Ces grands philosophes sont des explorateurs. Ceux
qui sont grands ce sont ceux qui ont découvert des conti-
nents. Ceux qui ne sont pas grands ce sont ceux qui n'ont
l66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pensé qu'à se faire recevoir solennellement en Sorbonne.
Il y a un certain monde, un univers de la pensée. Sur
la face de ce monde peuvent se dessiner des géographies.
Dans la profondeur de ce monde peuvent s'approfondir
et se graver des géologies. Le public pour ainsi dire
toujours croit et les philosophes presque toujours croient
qu'ils se querellent les mêmes terres. Ni les uns ni les
autres ils ne voient pas qu'ils s'enfoncent dans des conti-
nents disparates.
C'est déjà beaucoup que d'avoir découvert l'Amérique.
C'est beaucoup que d'avoir pénétré au cœur de l'Afrique.
Que celui qui a découvert l'Amérique soit donc intitulé
Américain. Et que celui qui a pénétré au cœur de l'Afrique
soit salué du titre de deuxième, ou de cinquième, ou de
sixième Africain. Sextus aut septimus ille Africanus.
Tandis que si nous voulons que l'un, et que l'autre, et
que chacun de tous ait découvert « la terre », évidemment
nous risquerons de briser l'Américain sur l'Afrique, et sur
l'Amérique, l'Africain.
Il y a une certaine éternité temporelle et spirituelle
des philosophies qui vient de là. Il faut bien qu'un jour
l'histoire arrive à se ranger à la géographie, comme la
géographie s'est rangée à la géologie. On peut vous
arracher le temporel que vous avez. On peut peut-être
vous arracher le spirituel que vous avez. On ne peut pas
vous arracher d'avoir eu ni le temporel ni le spirituel que
vous avez eu. On peut abdiquer du temporel et peut-être
du spirituel que l'on a. On ne peut pas abdiquer d'avoir eu
ni le temporel ni le spirituel que l'on a eu. Il ne peut y avoir
ici aucun désistement. Rien ne peut ôter à Christophe
Colomb d'avoir découvert l'Amérique. C'est toujours
NOTE SUR M. DESCARTES 167
l'histoire de ce malheureux garçon qui parlait de donner
sa démission d'ancien élève de l'École Polytechnique.
C'est ce qu'on aime généralement à nommer la justice
de l'histoire. Je ne crois pas du tout à l'histoire. Je crois
peu aux justices temporelles. Et j'ai toujours pensé que
la meilleure réparation c'était de ne pas être vaincu. Il
vaut mieux parler d'une sorte de ventilation pour ainsi
dire infaillible qui fait qu'en fin de compte la balle est
de la balle et l'avoine est de l'avoine :
A vous, troupe légère,
Qui d'aile passagère
Par le monde volez,
Et d'un sifflant murmure
L'ombrageuse verdure
Doucement ébranlez :
Jeux rustiques d'un Vanneur de Blé, aux Vents.
C'est par de tels jeux rustiques, en définitive, que les
grandes philosophies reviennent aux grands philosophes.
Comme les continents, comme les grandes explorations
revenaient aux grands explorateurs.
Il y a des zones immenses de pensée, il y a des climats
de la pensée. Il y a un monde, un univers de la pensée
et dedans il y a des races de la pensée. Une grande philo-
sophie se reconnaît à ceci, qui ne va pas sans un certain
appareil.
Deux amis se promènent. Deux et non pas trois, car
à trois on ne sait plus ce que l'on dit. A trois on est orateur,
on est sérieux, on est sentencieux, on est éloquent, on
est prudent, (tous les vices). A trois on est circonspect ou
l68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
on fait le téméraire. (Cela revient au même). On craint ou
on brave. (C'est le même sentiment). On fait le moral,
ou l'immoral. (C'est la même chose). Trois, c'est le com-
mencement du parlementarisme.
Deux amis sortent de cette petite boutique. Ils vont
se promener. L'écrasant tracas de cette vie de Paris,
toute de labeur, leur laisse le temps de quelque respiration.
Ils ont trois quarts d'heure, cinquante minutes devant
eux. A trois on est forcé de parler. Mais à deux on peut
causer. Et comme la tentation de la philosophie est la
plus présente pour qui en a une fois pris le goût, ils parle-
ront sans conviction de quelques bas événements tem-
poraires, puis ils seront bien forcés de causer de philo-
sophie.
Qu'ils soient ou qu'ils ne soient pas du même tempéra-
ment de pensée, cela n'a aucune importance. Evidemment
il vaudrait mieux qu'ils fussent de tempéraments adver-
saires. Le dialogue en serait peut-être plus poussé. Mais
(en philosophie) on arrive à s'entendre même avec ses
amis, et même avec ses alliés.
Voici nos deux hommes sortis de cette honorable
boutique. Ni l'un ni l'autre, ils n'ont part aux accroisse-
ments des puissances temporelles. Ni l'un ni l'autre, ils
n'ont part aux accroissements des puissances spirituelles.
Ni l'un ni l'autre ils n'exercent aucunes magistratures.
Ils ne sont que ce qu'ils sont. Ils ne valent que ce qu'ils
valent. Ni l'un ni l'autre ils n'ont part aux accroisse-
ments des puissances intellectuelles. La Sorbonne leur
a conféré une licence d'enseigner dont ils usent tant qu'ils
peuvent. Peu. Mais ils ne s'y sont jamais fait faire
docteurs.
NOTE SUR M. DESCARTES 169
Les voilà bien les hommes dans la rue. Une pente
fatale leur fait descendre le boulevard Saint-Germain.
De quoi parleraient-ils qui fût plus pressant que le pro-
blème de l'être. L'un est le seul adversaire de Bergson qui
sache de quoi on parle. L'autre est, après Bergson, et
j'oserais presque dire avec Bergson, le seul bergsonien
qui sache aussi de quoi on parle. Il a été l'élève et plus
que l'élève de Bergson à l'École Normale. Il a gardé pour
Bergson une fidélité filiale.
Nous les supposerons également de bonne foi. Non par
vertu, mais par bonne foi. Ils commencent donc par
mettre dans le même sac les bergsoniens et les antiberg-
soniens. Et ce n'est pas un sac de valeurs, je vous prie de
le croire. Cette opération faite, ils se retrouvent, ils se
trouvent ce qu'ils sont. L'un est (en philosophie) un
critique acharné de sévérité absolue. L'autre est un bon
chrétien. Il est même plus bon chrétien qu'il ne voudrait.
Je veux dire que ça lui coûte plus cher qu'il ne voudrait,
d'être bon chrétien. Celui qui n'est pas chrétien est beau-
coup plus fort en mathématiques. Celui qui est chrétien
est malheureusement devenu très fort en beaucoup de
choses qui ne sont pas en iques. Celui qui n'est pas chrétien
est animé contre Bergson d'une véritable animosité per-
sonnelle, inépuisable. L'autre essaie vainement de l'en
guérir. Et ne s'en console pas. L'autre, (le bergsonien), a
constamment l'impression, et le dit à l'autre, (à l'anti-
bergsonien), qui le sait, et qui le dit, qu'un homme manque
à leur entretien, qu'il y faudrait un homme qui viendrait
en tiers, et que cet homme est précisément Bergson. Lui
seul préside en pensées à leur entretien. Lui seul saurait
mesurer le jeu. (Ce jeu grave). Lui seul saurait évaluer.
170 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
lui seul saurait goûter, lui seul saurait apprécier. Lui seul
saurait se réjouir de telle déliaison, entrer dans telle vue,
pénétrer dans telle profondeur. Il manque, et on ne parlera
que de lui.
On voudrait assez qu'il fût le juge du camp. Qui le
voudrait. L'un ; et peut-être encore plus l'autre. Le partisan
peut à la rigueur se passer de la présence du patron. Quoi
de plus doux pour l'adversaire en pensée que de sentir la
présence de l'adversaire. Il y a tel coup, dans cette par-
faite escrime, qui ne pourrait être démontré que par lui.
Nous les supposerons quadragénaires, (nos deux
hommes), c'est-à-dire d'im autre monde, d'un autre uni-
vers, d'une autre création que s'ils ne l'étaient pas. Car
à quarante ans on sait, depuis cinq ans, qui on est.
Nous les supposerons débarrassés de tout, ayant com-
plètement oublié l'école, sans souci de la gloire, natu-
rellement, sans idée de briller, sans pensée même de
paraître. Ils suivent seulement leur pente. Ils aiment
de philosopher comme un vice. C'est la seule façon
d'aimer.
Nous les supposerons animés de ce certain sentiment
qui les fait également et profondément et pour ainsi dire
mutuellement respectueux de la pensée. Ils auront ce
certain goût propre à la pensée sur lequel rien ne donne
le change et qui divise les hommes en barbares et en culti-
vés. Ils auront ce goût propre qui est en même temps une
gourmandise et une passion profonde, à nulle autre pareille.
Une passion d'un certain goût propre sur lequel, et sur
laquelle rien ne peut tromper. Une passion qui comme un
vice rassemble, et du plus loin, les êtres apparemment
les plus hétéroclites ; et les plus hétérodoxes. Mais ils se
NOTE SUR M. DESCARTES I7I
comprennent à de certains signes. Et ils s'entendent avant
que de parler. Et ils se trouvent avant que de se cher-
cher.
Un goût secret les rassemble ou si vous voulez les
assemble des coins les plus secrets et de préférence des
partis les plus contraires. Je ne dis pas seulement des
partis politiques les plus contraires, je dis aussi des partis
intellectuels les plus contraires, des partis spirituels les
plus contraires. Ils aiment les beaux joueurs. Ils aiment
mieux les partenaires que les partisans. Ils se reconnaissent
entre eux avant que de s'être dit un mot. Ils ont un goût
secret pour l'adversaire. Ils ont un mépris secret pour le
partisan. L'adversaire n'est pas seulement utile. Il n'est
pas seulement le point d'appui et le fleuret indispensable.
Il n'est pas seulement l'inévitable complice. Il est infi-
niment plus et infiniment mieux. Il n'est pas seulement
l'amateur. Les partisans sont des amateurs. Mais l'adver-
saire est le professionnel. Il est celui qui sait de quoi on
parle. Il aime ce que l'on connaît si bien ( la thèse adverse,
toujours présente). Et il connaît si bien ce que l'on aime,
la chère thèse de pensée infiniment plus profonde que
ce que l'on en fait voir, infiniment plus filleule et plus
affectueusement fomentée que ce qu'on en peut laisser
voir. Et il connaît si bien les rebords de la mauvaise foi,
et que d'aimer, c'est de donner raison à l'être aimé qui a
tort.
Et que c'est de défendre ce que l'on sait bien qui est
indéfendable.
Tous les deux nous les supposerons éclairés de ce
mutuel regard, entendus de cette mutuelle entente,
animés de ce mutuel respect. Tous les deux et l'un vers
172 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'autre ils sont mutuellement complices de ceci : qu'ils
savent l'incomparable dignité de la pensée, qu'envers et
contre tout le reste du monde, envers et contre tous
les barbares ils savent que rien n'est aussi grave et
aussi sérieux que la pensée.
Ils ne seront donc pas émus de ce qu'il peut y avoir de
comique et d'apparemment détaché dans leurs propos.
Tous les deux classiques, (comment peut-on ne pas être
classique), ils savent que rien n'est aussi grave et aussi
sérieux que le comique, et que rien n'est aussi parallèle
et aussi apparenté au tragique. D'autre part une longue
expérience de la peine et de la fidélité leur a de longue
date enseigné ce qu'il y a d'attachement douloureux et
jaloux sous ces détachements de circonstance. Et que ce
n'est pas une élégance et une politesse mais une secrète
décence et la plus grande pureté.
Ils sont mutuellement respectueux encore en un double
et en un triple sens. Respectueux de la pensée, en elle-
même, comme étant incomparablement digne et d'un
prix incomparable. Respectueux de la pensée comme d'une
sorte d'œuvre et d'opération statuaire qu'il faut se garder
comme d'un crime de déflorer. Respectueux de la pensée
comme de la plus belle et de la plus chère et la plus
secrète création. La saluant partout où elle est. Non pas
seulement d'un salut d'escrime, mais d'un salut de culte
et d'estimation singulière.
Étant respectueux de la pensée, ils sont natiu-ellement
respectueux des personnes. Ils seraient volontiers kan-
tiens sur ce point, bien qu'ils n'aiment pas Kant. Ou
plutôt ils aimeraient bien Kant. Mais c'est lui qui ne se
laisse pas aimer. Et puis Koenigsberg est bien loin.
NOTE SUR M. DESCARTES 173
Régis mons. Et puis Koenigsberg est bien dur. Si encore
il était né à Weimar.
Ils ont aussi cette idée que Kant il ne savait pas. Que
c'est entendu, qu'il s'est bien appliqué. Mais que tout de
même il manquait par trop de ce qu'il faut, d'un certain
temporel, d'une vie. et de cette fortune et de cette grâce
qui consiste à être malheureux d'une certaine sorte inex-
piable.
Ils ont cette idée que Kant c'est très bien fait mais que
précisément les grandes choses du monde n'ont pas été
des choses très bien faites. Que les hautes fortunes
n'ont jamais couronné les parfaits appareils de méca-
nismes. Que les réussites inoubliables ne sont jamais
tombées sur les impeccables serrureries. Que quand c'est
si bien fait que ça ça ne réussit jamais, ça ne reçoit jamais
ce gratuit accomplissement, ce gracieux couronnement
d'une haute fortune. Que quand c'est si bien fait que ça
il manque justement de ne manquer de rien, ce on ne sait
quoi, cette ouverture laissée au destin, ce jeu, cette ouver-
ture laissée à la grâce, ce désistement de soi, cet aban-
donnement au fil de l'eau, cette ouvertvue laissée à
l'abandonnement d'une haute fortune, ce manque de
surveillance, au fond, ce parfait renseignement, cette
parfaite connaissance de ce que l'on n'est rien, cette
remise et cette abdication qui est au fond de tout véritable-
ment grand homme. Cette remise aux mains d'un autre,
ce laissons aller, ce et puis je ne m en occupe plus qui est
au creux des plus hautes fortunes, Kant s'en occupe tout
le temps. Du kantisme. Ce n'est pas la manière de réussir
dans le monde. Les vers les plus beaux ne sont pas ceux
dont on s'est occupé tout le temps. Ce sont ceux qui sont
174 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
venus tout seuls. C'est-à-dire, en définitive, ceux qui ont
été abandonnés. A la fortune.
Respectueux, épris de la pensée, respectueux des per-
sonnes, nos deux hommes évitent avec un soin jaloux de
se blesser l'un l'autre. Ils aimeraient mieux peut-être ne
pas s'engager à fond dans l'idée qui leur est la plus chère,
masquer jusqu'à une autre fois, remettre à plus tard,
plutôt que de blesser l'autre. Ils veillent à ceci avec une
attention scrupuleuse, avec une rouerie méticuleuse,
avec une tendre et mélancolique, avec une sournoise et
infaillible habileté. Ils ont quarante ans. Ils savent qu'une
blessure ne se guérit jamais. Et que la plus imperceptible
est aussi celle qui ne pardonnera pas. Par ailleurs ils
savent que l'amitié est d'un prix unique, qu'elle est infini-
ment rare, que rien ne la remplace ; qu'elle est infiniment
sensible.
Respectueux de la pensée, respectueux des personnes
je dirai qu'ils en sont venus à respecter leur propre per-
sonne. Non point au sens kantien, naturellement. Il
s'agit bien de Kant. Kant à leurs yeux n'est plus qu'im
officiel, un malheureux professeur attentif. Il s'agit bien
de cela. De même qu'ils ont une peur maladive de se
blesser l'un l'autre, ils ont la même peur maladive de
se blesser chacun soi-même. Une longue expérience de
peine, une fièvre incoercible, une incapacité de cicatri-
sation, la contusion toujours présente d'une impérissable
meurtrissure leur ont appris que la blessure que l'on se
fait soi-même est la plus inguérissable de toutes. Comme
elle est de toutes la mieux placée, la seule bien placée.
Par besoin de nous mettre au centre de misère. Et pour
bien nous placer dans l'axe de détresse. Ils savent que la
NOTE SUR M. DESCARTES I75
blessure qu'on se fait à soi-même est la seule savante
et la seule infaillible. Et qu'elle fait mal. Et que ça
fait mal, d'avoir mal. Se vaincre soi-même, disent les
manuels. Se vaincre soi-même ils savent que c'est la
seule manière infaillible d'être vaincu. La seule savante.
La seule parfaite. La seule hermétiquement jointe, sans une
cassure, sans un raccord, sans une échappatoire. La seule
vraiment affreuse et pour tout dire la seule authentique.
Celui qui est chrétien notamment a pris au sérieux
tout ce qu'il y avait dans le catéchisme. Quand il était
petit. Cela l'a mené loin. Il ne s'est point servi des règles
du catéchisme pour vitupérer les autres. Et pour faire
l'examen de conscience des autres. Il s'en est servi pour
se faire beaucoup de mal. Et pour tenir constamment
son propre examen de conscience. Tout ce qu'il peut
faire c'est peut-être de ne point le regretter.
Se vaincre soi-même, la seule défaite qui soit exacte
et la seule aussi qui soit totale. La seule manière irrévo-
cable d'être vaincu. Quand on est vaincu par les autres
ils peuvent se tromper (ils sont hommes). Ils ne savent
pas bien où faire mal. Quand on se vainc soi-même, on
sait où se faire mal avec une affreuse exactitude.
Se vaincre soi-même : être vaincu inexpiablement; la
pire défaite ; la seule défaite et qui compte ; la seule aussi
dont on ne se relève jamais.
Nos deux hommes sont mélancohques. Comment ne le
seraient-ils pas. Ai- je dit qu'ils avaient passé la quaran-
taine. L'un d'un an et de quelques mois, l'autre de
quelques emnées. Qu'importe. Quand on est sur la pente
176 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
redescendante, quand on descend sur cette pente qui
aboutit à un seul point, qu'importe qu'on ait passé de
quelques mois ou de quelques années la ligne de faite,
la ligne de partage des jours.
Comment ne seraient-ils point mélancoliques. Tout ce
qu'ils aiment est dangereusement menacé. Souvent ils
se demandent, non pas l'un à l'autre, mais chacun à soi-
même, si tout n'est pas perdu. Ils voient ce peuple fran-
çais menacé de toutes parts, trahi de toutes mains, se
trahissant soi-même. Or ils savent qu'il n'y a jamais eu
que deux réussites dans le monde, et que, dans le monde
antique ce fut le peuple grec, et que dans le monde
moderne ce fut le peuple français. Etant entendu que le
peuple juif est et fut et sera toujours une longue race
et la race même de la non réussite et que le peuple romain
était destiné à se faire la voûte d'une immense rotonde.
Comment ne seraient-ils point mélancoliques. Ils
savent que rien n'est fragile, que rien n'est précaire conmie
de telles réussites. Ils voient qu'on en a fait une. Et c'est
la Grèce. Ils voient qu'on en a fait une autre. Et c'est
la France. Ils se demandent d'où il en viendrait jamais
une autre. Et ils savent bien que de nulle part il n'en
viendrait jamais une autre.
Ces deux réussites, les seules qui se soient jamais pro-
duites dans l'histoire du monde, leur paraissent d'un prix
infini. Une tendresse anxieuse, dissimulée et comme
résignée chez le Juif, (résignée à la dispersion), inexpiable
et comme forcenée chez le chrétien, les groupe autour de
la culture antique et française comme autour d'une sur-
vivance tous les jours plus dangereusement menacée.
Ici éclate la différence internelle de leurs deux races.
NOTE SUR M. DESCARTES 177
Tout Juif procède d'un certain fatalisme. Oriental.
Tout chrétien (actuel, français) procède d'une certaine
révolte. Occidentale. Contrairement à ce que l'on croit,
contrairement aussi aux plus fausses, aux plus spécieuses
des apparences le Juif, quand on le connaît bien, trouve
toujours que c'est encore bien comme ça, que c'est tou-
jours ça de pris, qu'on est bien heureux d'avoir au moins
eu ça, et qu'il est même étonnant qu'on l'ait eu. Le chré-
tien, toujours inconsolé, n'en a jamais assez. Un Dieu
est mort pour lui. Il regarde et trouve toujours qu'on est
bien malheureux.
Tous deux sont fatigués, ne l'ai-je point dit. Non point
tant de travail peut-être que d'un incurable souci. Le
creusement de l'incurable souci du peuple d'Israël, ce
creux de moelle qui court au long du creux de la tige de
cette longue race. Et par Jésus la greffe incurable de ce
souci sur les troncs plus drus de la force française. Ainsi
est née la plus belle race de peine qui soit jamais venue
au monde. Et ceci aussi est la réussite rare entre ces
quelques réussites. Pour obtenir une mélancolie de cette
profondeur incurable, aussi creuse et aussi mortellement
gravée il fallait cette greffe et ce sauvageon, il fallait
cette race et il fallait cette autre race, il fallait cette âme
et il fallait cette autre âme et ce corps mortel, il fallait
im virus aussi antique introduit dans un corps jeune et
sain et il faut le dire sans défense. Il fallait un virus aussi
acre et aussi sacré, macéré dans la seule race d'Orient
qui eût été créée contre l'Orient, concentrée par une
reconcentration de trente et de quarante siècles dans le
secret de cette race, brusquement inséré dans une race
neuve, dans tant d'innocence et tant de pureté, dans
12
178 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tant de grâce et de désarmement, dans cette moelle et
dans cette tendresse, dans tant de nouveauté, dans
tant de sève et tant de sang, dans un si beau corps
temporel, dans une si belle force matérielle, dans tant
d'audace et aussi tant d'âme inoffensive, il fallait tout
cela, il fallait l'opération de cette greffe unique pour que
l'unique inquiétude judaïque devînt l'unique inquiétude
chrétienne et pour que la royale sagesse et la royale
tristesse du roi Salomon devînt la tragique et plus que
royale détresse d'un Pascal. Il fallait tout cela, cette
macération trente et quarante fois séculaire dans le creux
d'une race graduellement vaccinée, ce brusque éclatement
dans une race saine et jeune et qui ne s'y attendait pas.
Eh quoi, dira-t-on, tout cela pour ces deux malheureux
qm descendent cette rue et qui n'ont qu'une manie, celle
de philosopher. Voyez-les qui descendent, avec leurs airs
entendus. Regardez-les dans cette rue de la Sorbonne
où ils ne coudoient bientôt plus que des étrangers. Quoi,
dites-vous, tant d'affaires pour ces malheureux honmies,
philosophi philosophantes, de l'espèce la plus commune.
Oui, tout cela pour l'un , et tout cela pour l'autre.
Pour le plus commun des Juifs Moïse a rapporté les tables
de la loi. Et pour le chrétien de l'espèce la plus ordinaire
Jésus est mort. Il n'y a que deux sortes de juifs : ceux
qui sont dévorés de l'inquiétude judaïque et qui jouent
tant de pauvres comédies pour le nier; (et pour se le
nier à eux-mêmes) ; ceux qui sont dévorés de l'inquiétude
judaïque et qui ne songent pas même à le nier. Et il n'y a
que deux sortes de chrétiens : ceux qui sont dévorés de
NOTE SUR M. DESCARTES 179
l'inquiétude chrétienne et qui jouent tant de pauvres
comédies pour le nier; (et pour se le nier) ; ceux qui
sont dévorés de l'inquiétude chrétienne et qui ne songent
pas même à le nier. Ni l'une ni l'autre de ces deux fois,
ni la foi judaïque, ni la foi chrétienne ne sont des sortes
d'apparaux réservés aux êtres extraordinaires. Elles sont
en un sens, et Pascal l'avait fort bien dit, tout ce qu'il y
a de plus commun. Le même débat étemel et le même
débat capital se joue dans la vie de tous les jours, dans
l'homme de tous les jours. Moïse est tous les jours pour
le Juif. Jésus est tous les jours f>our le chrétien.
Portant de si hautes destinées nos philosophes des-
cendent. Ici encore éclate la différence et la contrariété
de leurs deux races. Le Juif trouve naturel d'être malade.
Fils et pour ainsi dire cellule et fibre élémentaire d'une
race qui souffre dans les siècles des siècles et qui vaincra
l'irnivers à force d'avoir été malade plus longtemps que
les autres, il dit, il sait que le travail spirituel se paye
par ime sorte propre de fatigue inexpiable. Il trouve même
que c'est juste. Il trouve même que c'est encore très bien
comme ça. Il compte les jours où il va bien. Il les admire.
Il trouve qu'on a encore bien de la chance. (Au fond, il ne
le dit pas, mais il est un vieux Juif, et il trouve que le
Seigneur est encore bien bon comme ça, de ne pas être
pire). Il compte les jours où il a pu travailler. En somme,
il y en a beaucoup.
k. Sournois, rebelle, fils de la terre, le chrétien vit dans une
révolte constante, dans une rébellion perpétuelle. Élevé
dans une maison où sa mère a travaillé pendant quarante
et cinquante ans dix-sept heures par jour à rempailler
l80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des chaises, iJ n'a jamais accepté, il n'a jamais reconnu
que cette partie de la carcasse qui se nomme le cerveau
ne se conduisît pas et ne fût pas aux ordres comme cette
partie de la carcasse qui se nomme les doigts de la main.
Comme ses ancêtres (immédiats) (anciens et immédiats)
(lointains et immédiats) travaillaient dans les vignes et
dans les moissons des seize, dix-huit heures par jour,
dans les pleins jours d'été, dans les grands jours de juillet,
d'août et de septembre, de la première aube qui est
presque à deux heures du matin jusqu'au dernier crépus-
cule qui est presque passé neuf heures du soir, ainsi il
voudrait continuer, il voudrait en faire autant, lui aussi
il voudrait faire des coups de force. De là les accidents.
Il voudrait faire des drames et des tapisseries, des dia-
logues et des notes comme on rempaille des chaises, et
que la ligne vînt après la ligne et le vers après le vers
conMne le cordon venait après le cordon L'insensé. Il
voudrait faire à sa table de travail, sur ces soixante-dix
décimètres carrés recouverts de grosse toile verte, ce que
ses ancêtres ont fait dans les immenses plaines du Val
et sur les côtes de Saint- Jean-de-Braye : des journées sans
nombre et des journées sans limites. Des journées pour
ainsi dire sans vieillissement. Des journées sans limitations
que les limitations mêmes du soleil. Des journées où c'était
le vigneron qui fatiguait la vigne, où l'échiné lassait le
cep, où le moissonneur épuisait la moisson. Je dis plus :
où le moissonneur lassait la moisson. Des journées où
l'homme lassait la terre. Où l'homme lassait l'âge, et
tout ce qu'il y a d'étemel. Voilà ce qu'il voudrait faire,
le sot. Il n'accepte pas sa déchéance. Il sait, mais il ne
veut pas savoir qu'il y a dans la plume un virus qu'il n'y
NOTE SUR M. DESCARTES l8l
a point dans la houlette et la houe. Il sait, il ne veut pas
savoir, il se ment, (il le sait), il ne veut pas savoir qu'il y a
dans la plume un venin, un mystère, une réprobation,
un épuisement qu'il n'y a point dans la charrue et la
herse. Comme ses ancêtres il voudrait être le roi, et comme
ses ancêtres un roi absolu. Comme ils commandaient à
leur tête et aux individus nommés muscles, ainsi il
voudrait commander au cerveau et aux individus nommés
nerfs. Il y trouve la différence. Comme ils se battaient
contre le tour de reins lui il se bat contre son foie. Il y
trouve la différence. Il est le premier de sa race qui est
forcé de filer doux. Il est le premier de sa race à qui la car-
casse n'obéit pas. Il est le premier de sa race qui est vaincu.
Le Juif est vaincu depuis septante et nonante siècles :
là est son éternelle force. Et là aussi sa victoire étemelle.
Le Juif est malheureux depuis Eve et depuis Adam et
par l'expulsion il a figuré la dispersion : là est son éter-
nelle patience et comme une sorte de bonheur. Le Juif
est forcé de filer doux dans les siècles et dans les siècles :
de là le raidissement éternel de leurs nuques. Quand donc
ils s'en vont tous les deux le Juif essaie de calmer le
chrétien, de remontrer tout cela au chrétien, que c'est
encore très bien ainsi, qu'il faudrait pourtant s'y habituer.
(Et le Juif dit cela au chrétien, mais il sait très bien qu'il
parle, en ceci, au chrétien une langue étrangère et que
le chrétien ne l'entend même pas.) (Mais il continue tout
de même, parce qu'il faut bien, parce que c'est aussi
bien ainsi, de parler, de dire cela, de parler ainsi.) Le
chrétien regarde les jours où il va bien : il n'y en a pas.
Il regarde les jours où il travaille : quel mince réseau.
l82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(Quand il aurait tant à dire, quand il se sent plein d'œuvres
qui jamais ne seront conduites sur les cortèges, sur les
zébrures du papier). Il ne regarde pas les jours de bonheur:
il n'y en aurait pas ; ce ne seraient même pas ces clous
qui paraissaient nombreux le long du mur et qui ne sont
plus rien dans le creux de la main. Par un obscur besoin
de compensation qui est au fond de toutes les morales et
peut-être de plus que les morales, par une sorte de rageuse
et de sournoise opiniâtreté de talion contre soi-même
et au fond d'apaisement des dieux il n'a pas cessé d'espérer
sourdement qu'en sacrifiant le bonheur il aurait au moins
le travail. Mais au fond il sait très bien que l'on n'a ni
l'un; ni l'autre.
Parce que ça serait trop beau .
Jésus a pu greffer l'inquiétude juive dans le corps
chrétien. Il fallait cela pour que la dévoration de cette
inquiétude, atténuée dans une race atténuée, émoussée
dans une ancienne race, habituée dans une race habituée,
gagnât dans une nouvelle race, et presque instantanément,
une profondeur enfin incurable. Et Jésus n'a pas pu (ou
n'a pas voulu) greffer la patience juive dans le corps chré-
tien. Il fallait cela aussi, il fallait doublement cela pour
que fût produit un Pascal, pour que fussent obtenus ce
puits de détresse, ce désert de sable, cet abîme de
mélancoHe.
Et le Juif et le chrétien savent très bien qu'en matière
de patience, ou plutôt sur le chef de la patience le Juif
est toujours plus chrétien que le chrétien. Les inquiétudes
du Juif sont devenues 4 base de patience. Elles sont
alUées, elles sont en ménage avec la patience, elles sont
NOTE SUR M. DESCARTES 183
conjointes avec la patience. Le chrétien est dévoré
d'une sourde révolte, d'une mauvaise volonté de rural,
d'une rébellion sournoise de paysan. Il est le paysan qui
regarde la grêle ravager sa récolte et lui hacher son blé.
Il veut bien regarder. Il veut bien que la grêle tombe.
(Surtout parce qu'il ne peut pas faire autrement). L'année
prochaine il ressèmera du blé. Quand même il y aurait de
la grêle tous les ans, il ressèmera du blé toutes les années
prochaines, toutes les années suivantes. Seulement il
ne veut pas être content :
Nous sommes ces soldats qui marchaient par le monde
Et qui grognaient toujours mais n'ont jamais plié.
Au fond il est permis de se demander si cette constante
révolte, si cette sournoise rébeUion paysanne n'est pas
plus dans l'ordre chrétien qu'une certaine catégorie
de la patience. Combien de patiences ne sont que des
moyens de ne pas souffrir, patientiae non patiendi. Les
patiences de souffrir, patientiae patiendi, les patiences
combattives, les patiences débattues, ies patiences
querellées ne sont-elles pas, n'entrent-elles pas infiniment
plus profond dans l'ordre chrétien que tant de patiences
qui ne sont peut-être qu'anesthésiques et que sans doute
il faut ranger dans la catégorie de la paresse.
Je ne dis pas cela pour les patiences juives. Elles sont
tout autres. Elles sont trop à base d'inquiétude, elles sont
trop liées à l'inquiétude pour entrer jamais dans la caté-
gorie de la paresse. D'ailleurs les Juifs n'entrent jamais
dans la catégorie du péché. S'ils entraient dans la
catégorie du péché, ils ne seraient pas juifs, ils seraient
184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chrétiens. Ils ne seraient pas de l'ancienne loi, ils seraient
de la nouvelle. Tout ce qu'ils peuvent faire c'est
d'entrer dans la catégorie de la désobéissance à la loi
de Moïse.
Je n'en dirai point autant de la loi nouvelle. Je n'en
dirai point autant des chrétiens. Combien de patiences,
(secrètement orgueilleuses d'être des patiences) , (et d'avoir
vaincu l'impatience), (et d'avoir vaincu la colère), ne sont
que des détournements de l'épaule pour ne pas recevoir
le coup. Combien de patiences ne sont plus que la plus
savante, la plus impeccable tricherie avec la peine, c'est-
à-dire avec l'épreuve, c'est-à-dire avec le salut, comme il
y a une autre patience, (la même), qui est la plus savante
et la plus implacable tricherie contre la race.
Combien de patiences ne sont que des inventions
anesthésiques, des gardes tenues infailliblement contre
la peine, contre l'épreuve, contre le salut ; contre Dieu.
De mornes et sournoises abdications de la condition
même de l'homme. Des platitudes calculées pour que le
destin passe par dessus, ne pouvant nulle part accrocher
sa prise. Des mornes et des sourds et des sournois nivelle-
ments pratiqués pour que Dieu même porte à faux.
Des envasements égalitaires, des enhsements démo-
crates pour que nul ne dépasse, pour que rien ne dépasse
dans personne et qu'ainsi le sort, et qu'ainsi la peine, et
qu'ainsi l'épreuve, et qu'ainsi le salut ; et qu'ainsi Dieu
ne puisse pas jouer.
Telles sont les impiétés de toutes ces patiences. Telles
sont les impiétés de toutes ces prudences. Ou plutôt telle
en est la centrale impiété. Et je ne crois pas qu'il y en
ait de plus grande. Telles sont leurs sagesses. Pauvres et
NOTE SUR M. DESCARTES 185
mornes, plates et sournoises sagesses. Ce sont des patiences
de ne point patienter. Car patienter c'est souffrir, et
patienter tout de même. Patienter, c'est endurer. Ne pas
souffrir, refuser toute matière à la souffrance, refuser à la
souffrance ces points d'alignements infaillibles qu'elle
prend sur nous, ce n'est pas seulement tricher, ce n'est
pas seulement se dénaturer, et ce n'est pas seulement se
disgracier : c'est ne pas patienter. — Est-ce que tu crois
que je vais endurer ça ? disaient les bonnes femmes quand
j'étais petit. Ça, c'était n'importe quoi; tout ce qui n'allait
pas; tout ce qui leur déplaisait; que la voisine leur avait
dit un mot de travers ; que leur progéniture, (elles en
avaient), leur avait manqué de respect, (ça s'était vu).
Elles étaient dans la saine tradition française et je dirai
dans la saine tradition de la paroisse française.
Elles ne voulaient pas endurer. C'est qu'en bonnes
Françaises elles se représentaient fort bien ce que c'est
qu'endurer. Tolerare, pati, tolerare tamen.
Dans le latin, dans le grec, et jusque dans l'allemand
tolérer c'est porter, supporter, élever, soutenir, soulever
un fardeau de peine. Tolerare, tollere, tulisse] tuli,
(t) latum; et il y a, dit Bréal, « des traces nombreuses d'un
verbe *tulo. La racine correspondante en grec est zal ou
tXïj, d'où rdàdç « celui qui supporte », rXvjvat « supporter »,
T£T>ïjjca « j'ai supporté », nol<)-r\a<; « qui supporte beau-
coup ». — ... — Tolero ne vient point directement de
tollo, mais d'un substantif perdu *tolus, *toleris. —
Gothique thulan « supporter », d'oii l'allemand Ge-dul-d
0 patience » (sur les consonnes germaniques, v. decem).
Tâ^atva, c'est celle qui supporte. Tâ),atva, malheu-
reuse, répète inlassablement le chœur antique. En
l86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
français, endurer, c'est trouver que c'est rudement dur.
Mais en français, c'est surtout ne pas endurer. (Je veux
dire c'est endurer parce qu'on ne peut pas faire autrement
et en dedans, comme disaient ces bonnes femmes, ne
pas durer, et comme elles disaient encore : se manger
les sangs).
Endurer ce n'est pas ne pas avoir des dents. C'est en
avoir et endurer qu'on vous les arrache. Et ensuite ce
n'est pas n'en avoir jamais eu. C'est en avoir eu et avoir
enduré qu'on vous les ait arrachées. Le martyr dans
l'arène n'est pas celui qui n'avait pas de membres. C'était
celui qui en avait et qui endurait qu'on les lui arrachât.
Et nous qui n'avons à donner, ou plutôt à ne nous laisser
prendre que de misérables jours, endurer, ce n'est pas
ne pas avoir de ces misérables jours, c'est endurer que,
cela même, on vous les arrache.
Ainsi semblables, ainsi différents ; ainsi ennemis,
mais ainsi amis; ainsi étrangers, ainsi compénétrés;
ainsi enchevêtrés ; ainsi alliés et ainsi fidèles ; ainsi con-
traires et ainsi conjoints nos deux philosophes, ces deux
comphces, descendent donc cette rue. Une autre diffé-
rence, profonde, marche entre eux mais ne les disjoint
pas. C'est une différence entre deux remontante, une
autre différence de race, plus subtile, une scission de fis-
suration peut-être encore plus disjoignante. Le Juif sait
lire. Le chrétien, le catholique ne sait pas lire.
Dans la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent
le Juif peut remonter de génération en génération et il
peut remonter pendant des siècles : il trouvera toujours
quelqu'un qui sait lire. Quand il remonterait à quelque
NOTE SUR M. DESCARTES 187
marchand de bœufs des plaines de la puUa ou à quelque
marchand de chevaux des immensités du tchernosioum,
quand il remonterait à quelque marchand d'allumettes
du Bas-Empire ou d'Alexandrie ou de Byzance ou à
quelque Bédouin du désert, le Juif est d'une race où
l'on trouve toujours quelqu'un qui sait lire. Et non
seulement cela, mais hre pour eux ce n'est pas lire un
livre. C'est lire le Livre. C'est lire le Livre et la Loi. Lire,
c'est hre la parole de Dieu. Les inscriptions mêmes de
Dieu sur les tables et dans le hvre. Dans tout cet immense
appareil sacré le plus antique de tous, lire est l'opération
sacrée comme elle est l'opération antique. Tous les Juifs
sont lecteurs, tous les Juifs sont liseurs, tous les Juifs
sont récitants. C'est pour cela que tous les Juifs sont
visuels, et visionnaires. Et qu'ils voient tout. Pour ainsi
dire instantanément. Et que d'un seul regard ils par-
courent, ils couvrent instantanément des surfaces.
Peut-être une pénétration plus profonde et pour ainsi
dire moelleuse est-elle réservée à celui qui ne sait pas
lire (on m'entend bien) et peut-être une troisième dimen-
sion est-elle accordée à celui qui n'est pas visuel. Quoi
qu'il en soit, et l'introduction de ce battement, ou plutôt
de la considération de ce battement, est d'une consé-
quence presque infinie, dans la catégorie sociale à laquelle
nous nous référons, et qui est peut-être la seule impor-
tante, le cathohque, ou plutôt commençons par l'autre
bout, le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le
protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catho-
lique est un homme qui lit depuis Ferry.
Un autre jour, et que je ne tiendrai pas à nous entre-
tenir uniquement de Descartes, il faudrait essayer de
l88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
retenir et d'examiner quelques conséquences de ce
classement. Elles me paraissent infinies. Nul peut-être
ne peut le sentir autant que moi. Quand je suis en pré-
sence de Pécaut, je suis en présence d'un homme qui lit
depuis Calvin. Quand je suis en présence de M. Benda,
je suis en présence d'un homme qui lit depuis toujours.
Quand je suis en présence de moi, je suis en présence d'un
homme qui lit depuis ma mère et moi.
Quand je suis en présence de Pécaut je suis en présence
d'un homme qui lit depuis le seizième siècle. Quand je suis
en présence de M. Benda, (et peut-être de Bergson), je suis
en présence d'un homme qui lit depuis les siècles des
siècles. Quand je suis en présence de moi, je suis en
présence d'un homme qui lit depuis 1880 (Voir l'argent,
l'argent suite et surtout voir le cahier de M. Naudy).
Ou si l'on veut le Juif est lettré depuis toujours, le
protestant depuis Calvin, le cathoHque depuis Ferry.
Ou si l'on veut le Juif est alphabet depuis toujours, le
protestant depuis Calvin, le catholique depuis Ferry.
Ce que voyant le catholique fait un retour sur lui-même-
De quelque côté qu'il remonte il est inalphabet à la
deuxième génération. Ni ceux du Bourbonnais, ni ceux
peut-être de la Marche, ni ceux du Val de Loire et des
premiers coteaux de la Forêt d'Orléans, aucun de ses
grands-pères, aucune de ses grand 'mères ne savait hre
ni écrire. Et ils ne comptaient que de tête. (C'est dire
qu'ils comptaient mieux que vous et moi). Le catholique,
le français, le paysan se retourne vers sa race et de quelque
côté qu'il remonte il se heurte, aussitôt après son père,
aussitôt après sa mère, à ce quadruple front d'illettrés. Ni
son grand-père, ni sa grand 'mère paternelle ; ni son
NOTE SUR M. DESCARTES 189
grand-père, ni sa grand'mère maternelle. Il les reprend
dans l'autre sens. Ni ses deux grands-pères ; ni ses deux
grand'mères. Il les reprend dans l'autre sens. Ni la
lignée de son père ; ni la lignée de sa mère. Et il serait
bien embarrassé de remonter plus haut. Étant pauvre
et français, catholique et paysan il n'a pas de papiers de
famille. Ses papiers de famille, ce sont les registres des
paroisses. Aucune famille discernée dans cette innom-
brable ascendance. Aucune tenure dans cette longue race.
Rien qui laisse trace dans les papiers des notaires. Ils
n'ont jamais rien possédé. Pauvres et peuple ils ont
laissé aux Juifs, aux protestants, aux cathohques bour-
geois d'avoir une généalogie inscrite.
L'homme s'attarde, il considère longuement ce classe-
ment du monde et ce classement du monde lui parait
nouveau. D'un côté ensemble tous les Juifs, tous les
protestants, toute la noblesse et bourgeoisie catholiques
(gens d'épée, gens de robe, gens des charges, hobereaux,
fermiers, tous propriétaires, propriétaires de batailles,
propriétaires de charges, propriétaires de terre) qui ont
tous leurs papiers de famille et en quelque sorte leurs
titres de propriété, — et lui qui n'a jamais rien eu, lui
cathohque et pauvre, lui qui n'a jamais rien été, étant chez
lui, lui dont tous les papiers de famille ce sont les registres
des paroisses, lui dont les titres de propriété ce sont les
registres des paroisses, et lui qui jusqu'au jugement ne
sera jamais couché que sur les registres des paroisses.
Il s'arrête un peu ici. Il aperçoit une grande division
du monde. D'im côté le notaire (sous toutes ses formes),
de l'autre ces misérables registres des paroisses. D'un
côté le notaire, c'est-à-dire aussi l'ofi&cier de l'état-civil,
IÇO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le maire, l'échevin, c'est-à-dire aussi le greffier. C'est-
à-dire aussi l'agent de change. Et la corbeille et la coulisse.
Et le grand-livre de la dette publique. (Et les inscriptions
du Comptoir d'Escompte). De l'autre ces misérables
registres des paroisses.
C'est-à-dire d'un côté toute l'inscription historique.
De l'autre ces misérables registres des paroisses.
C'est-à-dire d'un côté toute l'inscription temporelle.
De l'autre ces misérables registres des paroisses. C'est-
à-dire le livre des baptêmes.
L'homme se retourne vers sa race et aussitôt après son
père et sa mère il voit s'avancer ce front de quatre et
aussitôt après, aussitôt derrière il ne voit plus rien qu'une
immense masse et une innombrable race, aussitôt après,
aussitôt derrière il ne distingue plus rien. Pourquoi ne
pas le dire, il s'enfonce avec orgueil dans cet anonymat.
L'anonyme est son patronyme. L'anonymat est son
immense patronymat. Plus la terre est commune, et plus
il veut être poussé de cette terre. Plus la nuit est opaque,
et plus il veut être sorti de cette ombre. Plus la race est
commune et plus il a de joie se rète et il faut le dire
un secret orgueil à être un homme de cette race. Il est
bien le même homme dans le goût de sa race qu'il est
dans le goût de tout. Il est bien le même homme qui ne
s'est jamais vêtu que d'une étoffe commune, qui n'a
jamais écrit que sur du papier commun, qui ne s'est
jamais assis qu'à une table commune. Et ce goût du
conunun et du pauvre, qui est chez nos riches le crime le
plus affreux, et la plus ignominieuse indécence, étant
la plus monstrueuse affectation, la plus criminelle et
NOTE SUR M. DESCARTES IQI
la plus monstrueuse dérision, la simulation la plus frau-
duleuse et justement celle à qui il ne sera point pardonné,
— n'est pour le pauvre que la plus dénuée décence. Ce
qui chez le riche n'est que la plus graveleuse et la plus
perverse invention de l'orgueil et de la perversité,
(Tolstoï), n'est chez le pauvre que la plus pauvre décence.
Ainsi notre homme ne veut être qu'un arbre dans cette
immense forêt, un épi commun dans cette immense
moisson.
Un citoyen de l'espèce commune, un chrétien de la
commune espèce.
Le citoyen dans le bourg ; le chrétien dans la paroisse.
Et un pécheur de la plus commune espèce.
Il regarde vers sa race et comme dans le passage de la
mer Rouge une muraille de vague masquait l'énorme
Océan suspendu derrière, ainsi cette muraille de quatre,
ses deux grands-pères, ses deux grand'mères, lui masque
le silence d'une innombrable race. C'est comme une
paroi de l'Océan même. Et comme on ne sait rien de
cette énorme masse qui est derrière la paroi, sinon que
c'est de l'eau, ainsi il ne sait rien de cette immense race
qui est derrière cette muraille de quatre, sinon que c'est
de la chrétienté.
Et il s'enfonce avec joie dans cet énorme anonymat.
Il regarde vers sa race. Cette muraille même, cette
muraille de quatre, elle se présente, cette muraille d'illettrés,
ce rang de quatre, il se présente lui-même conmie un mur
de silence. Et il remonte, et il se plonge non pas seule-
ment avec joie dans cet énorme anonymat. Il s'y enfonce
192 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec une joie secrète. Mais il s'y enfonce aussi avec une
sorte d'accomplissement, de couronnement, de plénitude
d'humilité. Et ne s'y enfoncerait-il pas avec un couronne-
ment et une plénitude d'orgueil.
Et plus encore peut-être avec on ne sait quel goût et
quelle réussite et quelle plénitude d'anéantissement.
Quand il est fatigué, et il l'est toujours, il se dit que
le paysan aussi est toujours courbaturé ; et qu'il n'en
travaille pas moins ; et qu'il n'en travaille que mieux.
Ce n'est pas seulement une consolation, c'est une théorie.
Il a inventé cette théorie, qu'on travaille mieux quand
on est au moins un peu fatigué. Comme il l'est toujours
beaucoup, il manque un peu de compétence en matière
d'im peu de fatigue. Et il manque tout à fait de l'autre
terme de la comparaison, qui est de savoir ce que serait
et ce que ferait quelqu'un qui ne serait pas fatigué du
tout. Il a exposé longuement sa théorie. Il prétend que
la fatigue du matin est la tradition du travail de la veille
au travail du lendemain, que ce résidu de la fatigue du
matin est la légation de la fatigue et du travail de la
veille à la fatigue et au travail du lendemain, qu'elle
est comme un ferment aigri, comme le levain de la
veille et qui fera lever le pain du jour. C'est une belle
théorie, pour les gens fatigués. Il prétend que le paysan,
que le voiturier se réveille toujours avec les reins cas§és, les
jambes raides, et des courbatures qui lui font jurer le
nom^du Seigneur,^mais^qu'il se lève tout de même et qu'à
midi il n'y pense plus. (Ce qui enlève un peu de sa raison
à la comparaison, c'est que lui, à midi, il y pense encore).
Telle est sa théorie de la fatigue et du travail. Il a beau-
NOTE SUR M. DESCARTES I93
coup de théories. Ce qu'il y a de plus fort c'est qu'avec
tant de théories il travaille tout de même, et beaucoup.
Et il produit tout de même, et beaucoup. Et quand il
travaille et quand il produit, on ne s'aperçoit pas qu'il
a des théories. Il a cette théorie que ce restant de la
fatigue de la veille est ce qui opère d'un jour à l'autre,
d'un jour sur l'autre, la continuité de l'œuvre.
Quand il est vraiment fatigué, son appareil mental lui
refuse tout service. (Comme à tout le monde, mais il a
encore cet orgueil de vouloir que ce soit beaucoup plus
et pour ainsi dire beaucoup plus éminemment qu'aux
autres). Et son appareil d'écriture lui manque le premier,
sa machine à écrire, et lui manque carrément, tout ce
qu'on apprend chez Janet, sa machine à faire la graphie,
ses images visuelles et appareils moteurs. Il veut y voir
une rançon justement de ce que ses grands-pères ne
savaient ni hre ni écrire. Sa race n'a pas encore eu le
temps de s'habituer. Ni les images visuelles n'ont eu le
temps de lui entrer dans la mémoire. Ni les appareils
moteurs n'ont eu le temps de lui entrer dans la main. Il
est le premier de sa race qui écrit. Comment s'étonner
que sa race en lui ne sache pas encore écrire, ou enfin
ne sache pas bien. Qu'elle ait si souvent et tant de manques
dans l'écriture. Tant de défaillances. Tant de défauts. Ce
sont les ratés d'une machine non assouplie, non habituée,
non entraînée, et qui n'est mise en branle que depuis une
ou deux générations. Mais plus affreux sera ce défaut,
plus affreuse sera cette rançon, plus précieuse sans doute
sera le bien dont elle sera la rançon, et ce bien sera juste-
ment d'être sorti d'une race, de tremper directement
13
194 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans une race encore toute plongée dans le secret de ne
pas savoir lire, dans le silence et l'ombre de n'avoir jamais
porté la main sur une plume.
Mettre la main à la plume, ce solennel propos du troupier
légendaire lui paraît plein d'un sens mystérieux. Mes
chers parents, je mets la main à la plume, c'est pour vous
dire que le capitaine... Il entrevoit à ces mots un sens redou-
table. Ainsi passé son père, qu'il n'a pas même connu,
passé sa mère nul de sa race n'a jamais mis la main à la
plume. Et sa mère même a une écriture si gauche, si
maladroite, si peuple et si manuelle, si peu écrivain. Il
est le premier, et comme seul. Lui-même si maladroit. Et
vraiment si peu habitué. Avec ses gros doigts maladroits
où toutes les engelures de l'enfance ont laissé leurs diffor-
mités.
Cette plume, son instrument propre, elle lui paraît
un instrument dangereux. Il la découvre un instrument
dangereux. Mais il a des compensations. Quand ça marche
bien, quand les mécanismes sont montés, quand il écrit,
il ne trouve pas que c'est un instnmient dangereux.
Quand ça ne marche plus, quand les mécanismes sont
démontés, quand il est sans nerf devant son papier
commun, il peut se dire que c'est très bien de ne pas
savoir écrire, d'être un mécanisme démonté, parce que
c'est un brevet d'inhabitude. (L'habitude étant, dans
ce système, le plus dangereux, le seul dangereux ennemi).
Un brevet d'être nouveau.
Il y a dans l'écritiu-e un durcissement propre. Il y a
dans l'imprimé un vieillissement propre. Les jours où il
ne peut pas travailler l'homme se dit que c'est la preuve
que par la nouveauté de sa race intellectuelle il échappe
NOTE SUR M. DESCARTES I95
à ce durcissement, à ce vieillissement. Que c'est la preuve
qu'il n'est pas un être habitué.
Quoi qu'on écrive, (et ce serait une autre question), il
y a dans l'écriture même un durcissement. Quoi qu'on
fasse imprimer, (et ce serait une autre question), il y a
dans l'imprimé un vieillissement et une vulgarité. (Le vul-
gaire, dans ce système, étant le contraire du commun) .
(Le vulgaire est de la foule, le commun est au contraire
du peuple). Les jours où ça va bien, notre homme fait
comme tout le monde. Il écrit et fait imprimer. Les jours
où ça va mal, il se rappelle qu'écrire et faire imprimer
sont les premiers durcissements et vieillissements de
la mort.
Quoi qu'on écrive, il y a dans l'écriture un durcissement
qui ne sera plus assoupli. Quoi qu'on fasse imprimer il y
a dans l'imprimé un piétinement de mémoire que nulle
abrogation n'effacera jamais. On a trop foulé ce sentier.
(Quand même ce seraient de belles traces). On a trop
marché sur cette route. (Quand même ce seraient des armées
victorieuses). Quand l'homme était cendre et poudre,
son néant même était grand. Son néant même était beau.
C'était encore de la terre. Et même quand il était de la
boue sa bassesse même était grande. Cette boue, c'était
encore du limon de la terre. Le creux même de la route
était encore de la terre et l'ornière delà route était comme
un siDon. Nos malheureuses mémoires modernes ne sont
plus que des macadams. Et toujours les encombrements
de ces trains de bagages.
Il y a un raidissement de l'inscription, il y a un durcisse-
ment de l'écriture ; et il n'y a pas seulement une dureté
de l'imprimé : il y a les innombrables duretés superposées
196 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des innombrables imprimés. Tout homme moderne
est un misérable journal. Et non pas même un misérable
journal d'un jour. D'un seul jour. Mais il est comme un
misérable vieux journal d'un jour sur lequel, sur le même
papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal
de ce jour-là. Ainsi nos mémoires modernes ne sont jamais
que de malheureuses mémoires fripées, de malheureuses
mémoires savatées.
L'illettré des anciens temps lisait au livre même de la
nature. Ou plutôt il était du livre même, il était le hvre
même de la création. Le lettré de tous les anciens temps
était im homme de livre(s) et lui-même il était un ou
quelques livres. Le moderne est un journal, et non pas
seulement un journal mais nos malheureuses mémoires
modernes sont de malheureux papiers savates sur lesquels
on a, sans changer le papier, imprimé tous les jours le
journal du jour. Et nous ne sommes plus que cet affreux
piétinement de lettres.
Nos ancêtres étaient du papier blanc et le lin même
dont on fera le papier. Les lettrés étaient des hvres. Nous,
modernes nous ne sommes plus que des macules de jour-
naux.
Pris d'une sorte de profond effroi devant son métier
propre et devant ce que ce métier est devenu et devant
la condition faite aux hommes de son temps, l'homme se
retourne vers sa race non plus même avec cette secrète
joie, non plus même avec ce secret orgueil, mais avec ime
peureuse, une timide reconnaissance d'avoir au moins
im peu échappé à cet avilissement, c'est-à-dire d'y avoir
si longtemps totalement échappé dans le passé de sa
NOTE SUR M. DESCARTES I97
race. Et il a l'impression que ce qu'il tient de cela, ce
n'est rien moins que ceci : c'est d'être récemment sorti
des mains de son créateur.
Dans le silence et l'ombre de l'âme illettrée quelle est
donc cette vertu profonde ; et surtout quelle est cette
grâce profonde. N'est-ce pas la vertu même et la grâce du
désarmement de l'ombre. N'est-ce pas la grâce même du
détendement de la nuit. Les lettres ne sont-elles pas toutes
des lettres d'affiches lumineuses. Les lettres ne sont-elles
pas toujours des rampes de gaz. Les lettres ne sont-
elles pas toujours alternatives. Les lettres ne sont-elles
pas toutes des enseignes lumineuses et des appareils de
publicité lumineuse et les lettres ne sont-elles pas toutes
et toujours intermittentes. Les lettres ne sont-elles pas
toujours celles qui brisent et qui criblent et qui crèvent la
nuit.
Les lettres ne sont-elles pas toujours de ces lettres
articulées qui découpent dans la nuit des publicités
monstrueuses. L'homme se retourne vers sa race, vers
cette longue nuit non troublée. Comme ce silence et cette
ombre sont plus près de la création. Comme ils sont
seuls nobles. Comme ils sont seuls près de la création. Tout
le reste est industrie. Tout le reste est fatras. Tout le reste
est alphabet.
L'homme se retourne vers l'innombrable, vers le tacite,
vers l'immense océan de sa silencieuse race. Quelle réserve
(Et lui qu'en a-t-il fait). Quel trésor secret. (Et lui ne
l'a-t-il pas dilapidé). Mais surtout quel mystérieux pro-
longement. Comme ces océans qui se prolongent de lati-
tude en latitude, ainsi le silence premier, rompu de toute
part ailleurs, s'est prolongé d'âge en âge dans le silence
igS LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de l'ignorance de l'âme. Et cette silencieuse race est le
seul écho que nous puissions percevoir du silence premier
de la création.
Silence de la prière et silence du vœu, silence du repos
et silence du travail même, silence du septième jour mais
silence des six jours mêmes ; la voix seule de Dieu ; silence
de la peine et silence de la mort ; silence de l'oraison ;
silence de la contemplation et de l'offrande ; silence de la
méditation et du deuil ; silence de la solitude ; silence de
la pauvreté ; silence de l'élévation et de la retombée,
dans cet immense parlement du monde moderne l'homme
écoute le silence immense de sa race. Pourquoi tout le
monde cause-t-il, et qu'est-ce qu'on dit. Pourquoi tout
le monde écrit-il, et qu'est-ce qu'on publie. L'homme se
tait. L'homme se replonge dans le silence de sa race et de
remontée en remontée il y trouve le dernier prolongement
que nous puissions saisir du silence étemel de la création
première.
Comme tout homme de ce temps et digne du nom
d'homme, comme tout homme de ce temps honteux de
son temps, fier de sa race, tournant le dos à tout un monde
l'honune se retourne vers sa race. Qu'en reste-t-il au
monde. Qu'en reste-t-il en dehors de lui ; et en lui qu'en
reste-t-il. Il se retourne, il veut au moins se retremper
. dans la mémoire qu'il en a. Derrière sa mère, derrière son
père, qu'il n'a pas même connu, cette muraille, cette
silencieuse paroi, ce rang de quatre illettrés. Et une parole
remonte à l'homme du fond des temps : La lettre tue.
Littera occidit. Littera necat. Comme tant d'autres i!
savait ce mot de meurtre et il ne savait pas que c'était
NOTE SUR M. DESCARTES IQQ
un mot de meurtre. Il répétait ce mot de meurtre et il
ne voyait pas que c'était un mot de meurtre. Il n'avait pas
pris littéralement cette rédargumentation de la lettre.
Il n'avait pas pris au pied de la lettre cette rédargumen-
tation de la lettre.
Cette parole que la lettre était un instrument de meurtre
et peut-être le seul instrument de meurtre.
Et que dans la lettre était l'appareil même de la
mort.
Et comme échappé d'un immense danger il considère
ses ancêtres qui ne connaissaient pas la lettre. Un mot
de sa grand'mère, oublié quarante ans, lui remonte sou-
dain : Je ne sais pas mes lettres, ou : Je n'ai jamais su mes
lettres, ou : On ne m'a jamais appris mes lettres, disait-elle
un peu honteuse (ou animée de quel secret orgueil) ;
car en même temps elle se considérait un peu (et même
beaucoup) comme une curiosité, comme une rareté,
comme un être d'un autre temps. (Elle ne croyait pas si
bien dire. Elle était rudement d'un autre temps). Elle
était fort intelligente. Elle voyait bien à quoi elle assistait.
Elle voyait bien toute la montée de l'enseignement pri-
maire. Elle voyait bien que tout le monde allait à l'école.
— Je n'ai jamais été à l'école, disait-elle. Ou de pré-
férence :
— On ne m'a jamais envoyée à l'école. Quelquefois elle
expHquait :
— A cet âge là je travaillais. Ou de préférence :
— A cet âge-là tout le monde travaillait.
Je voudrais bien savoir s'il y a un âge, à présent, où
tout le monde travaille ; et à quel âge tout le monde
travaille.
200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle n'avait pas été à l'école, mais elle avait été au
catéchisme.
Elle disait encore :
— On ne savait même pas ce que c'était qu'une école.
Elle disait encore.
— Je ne sais même pas lire les noms des rues.
Et elle disait encore :
— Je ne sais pas lire le journal.
Le journal, la plus grande invention depuis la création
du monde et certainement depuis la création de l'âme,
car il touohe, il atteint à la constitution même de l'âme.
Le journal, seconde création. Spirituelle. Ou plutôt
commencement, point d'origine de la décréation. Spiri-
tuelle.
Point d'origine d'une deuxième création. Ou plutôt
point d'origine d'ime dégradation, d'une déformation, d'une
altération qui constitue réellement le commencement
de la décréation. Au moins de la décréation de la création
éminente, de la création essentielle, de la création centrale,
de la création profonde qui est la création spirituelle.
Et en elle, par elle, des autres. Et ici il faut bien s'en-
tendre.
Je suis convaincu qu'il y a des bons et des mauvais
journaux. Je suis convaincu surtout qu'il y en a des mau-
vais. Et il y a aussi ceux qui sont bons' et mauvais. Dans
des proportions variées. J'admets qu'il y ait tout un
échelonnement. J'admets que nous ferons une table des
valeurs. Eh bien ! ce que je dis, c'est que ce n'est pas cette
table des valeurs qui m'intéresse.
NOTE SUR M. DESCARTES 201
C'est le registre même où il se fait qu'elle est une table
des valeurs.
Je suis convaincu qu'il y a des bons et des mauvais
imprimés. Et peut-être beaucoup d'entre-deux. Je suis
convaincu qu'il y a une bonne et une mauvaise presse ;
et peut-être beaucoup d'entre-deux. Ce qu'il y a de bon,
c'est que la bonne presse est quelquefois mauvaise et
peut-être souvent ; et que la mauvaise presse n'est
jcimais bonne. C'est toujours le même système de l'irré-
versibilité et de la dégradation continue. On perd tou-
jours. On ne gagne jamais. Eh bien ! ce que je dis c'est que
les mauvais journaux font infiniment plus de mal comme
journaux que comme mauvais, la mauvaise presse fait
infînitivement plus de mal comme presse que comme
mauvaise. Et c'est ici enfin que nous rejoignons notre
Bergson : une mauvaise idée toute faite est infiniment
plus pernicieuse comme toute faite que comme mauvaise ;
une idée fausse toute faite est infiniment plus fausse
comme toute faite que comme fausse.
(à suivre) Charles péguy
ao2
AMOUR COULEUR DE PARIS
Toîd le meilleur de l'azur,
N'en reste-t-il quune cendre —
Soir impalpable —
et des murs ?
Pourtant les vitres encore
Te font des sources de ciel,
Tremblantes, mais non taries;
Du ciel pour une heure encore,
Du bleu qui serre le cœur.
Amour couleur de Paris.
AMOUR COULEUR DE PARIS 203
II
Les ombres peuvent descendre
La rue et Vâme sont prêtes.
Mais il faudra que tes yeux
Me regardent de tout près
Pour que je les reconnaisse.
Il faut te pencher un peu
Maintenant que c'est la nuit
Te pencher sur mon épaule,
Amour couleur de Paris.
JULES ROMAINS
204
EXPLICATIONS
Une longue confiance dispense de vieux amis, des col-
laborateurs fidèles, de s'expliquer encore entre eux sur
les termes et les raisons de leur accord. Mais essaient-ils
de les expliquer au public ? Toute formule appellera
complément, ou bien retouche. Plus je relis le pro-
gramme publié ici-même dans le numéro du i®'* juin,
plus il me semble que l'expression dépasse et fausse un
peu la pensée de l'auteur. Il ne faudraitt pas — notre
directeur tout le premier ne voudrait point — qu'elle pût
donner le change sur notre pensée à tous. L'occasion
s'offre ainsi de préciser des réflexions générales que nous
devons retrouver maintes fois sur notre route : Comment
ne pas nous demander, d'abord, si r« indépendance » de
l'art a rien à faire avec sa « gratuité » ? Et comment,
s'il est question d'alléger « l'exigence de la guerre sur nos
esprits », ne pas nous entendre pour éviter toute attitude,
tout essai d'influence où la France pourrait perdre sans
que l'art ait chance d'y rien gagner ?
Tout art n'est pas gratuit, la chose est sûre. Et peut-il
exister même un art Httéralement, absolument gratuit ?
On s'entend bien, sans trop de peine, sur l'indépendance
de l'art : une œuvre « y est » ou « n'y est pas »; elle « existe »
ou « n'existe pas » ; la tendance que par ailleurs on jugera
EXPLICATIONS 205
la plus fâcheuse n'empêche pas une œuvre d'exister ;
et la tendance réputée la plus noble ne fera pas, à elle seule,
qu'une œuvre existe. Pourtant nous ne sommes pas
des êtres sans tendances ; nous sommes fils de la terre.
C'est la vie en nous qui demande à se traduire en art
aussi bien qu'en pensée. L'art insatiable se nourrit de
toute la vie : de toute la vie extérieure et de toute
la vie intérieure ; de tous les spectacles, de toutes les
tendances. Ce n'est pas cela qui dispose, mais c'est
cela seul qui peut proposer. L'art n'est donc pas « indépen-
dant » en ce sens qu'il se nourrirait de lui-même ; il est
« autonome », c'est-à-dire qu'il a ses lois et ses exigences
propres: rien, en droit, n'est exclus de l'art; mais aussi
rien n'accède à l'art sans se pUer à ses conditions spéci-
fiques. Plus la vie est intense, plus elle a de peine à se
plier : trop riche, le spectacle trouble la vision ; trop
forte, la tendance égare l'expression. Mais où l'art est le
plus difi&cile, c'est là qu'il est le plus grand, le plus beau.
Nul artiste ne commence par jeter sur le monde un
regard préalablement « dépouillé » ; ce serait im regard
terne, indifférent, sans choix. Le regard, qu'un intérêt
oriente et trouble d'abord, ne « se dépouille » que dans
l'acte même de la vision, et pour mieux voir. Une disci-
pUne peut l'y aider : ce n'est pas pour rien que, depuis
la Renaissance, on a tant réfléchi sur l'art ; ce n'est pas
pour rien que s'est élaborée la distinction de l'éloquence
et du lyrisme, ni que s'est formée la^notion^d'une « poésie
pure », ou même la doctrine de « l'art pour l'art ». Tout de
même, la poésie ne date pas de Baudelaire ; et l'art ne
date pas de la Renaissance. Si la méthode faisait tout,
Flaubert n'aurait pas à se sentir petit devant Homère ou
206 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cervantes. La « pureté» de l'art a dépendu, dépend encore
de partis pris autrement larges. De même qu'une grande
âme, tendant au bonheur, ne le veut pas trouble et pré-
caire, obtenu par chance ou par fraude, pareillement le
grand artiste ne veut pas une admiration de connivence
et de complaisance, une rencontre facile — soit par chance,
soit par fraude — avec un faux goût que satisferait tout
rappel de beautés connues, d'émotions déjà classées. Il
veut une puissance honnête, et qui dure. Plus simplement
— Rivière l'a fort bien dit — « il ne veut rien d'autre que
ce qu'il fait ». Il ne louche donc pas à côté, vers des res-
sources étrangères ; comme il ne supprime rien de ce
que commande son vrai propos. L'exclusive ardeur du
génie, cette « érosion de l'accidentel » dont parle Nietzsche,
a plus fait qu'aucune esthétique et plus fait qu'alicune cri-
tique pour enseigner aux artistes la pureté des moyens. ^
Telle est la sincérité de l'art. La sincérité pure et
simple, la franchise est autre chose ; et chacune à son
tour fait tort à l'autre, l'artiste devant borner ses aveux,
ses confidences, aux limites de son propos. Or, dans notre
littérature française, qui fut une des plus agissantes,
des plus constamment tendues vers l'action, cette «absence
d'hypocrisie » dont Rivière la loue à bon droit a-t-elle
attendu, pour paraître, le prétexte d'un art gratuit ?
Le chrétien qui veut s'humiUer tel qu'il est, l'antichrétien
qui s'accepte et s'af&rme tel qu'il est, sont hommes fort
I. Evidences;' mais'auxquelles on ne s'ouvre pas vite, quand
à vingt ans, on a reçu d'abord l'empreinte de Flaubert. Il faut
alors quelque travail pour ajuster ses doctrines aux préférences les
plus nettement senties, et ne pas humilier Lucien Leuwen ou Le
Lys dans la Vallée devant Madame Bovary ou Salammbô.
EXPLICATIONS 207
tendancieux ; et c'est leur tendance même qui les porte
à la franchise. Notre sincérité leur doit beaucoup. Pour
sincèrement se connaître, faudrait-il donc ne tendre à
rien, ne rien vouloir ? N'est-ce pas, encore ici, l'ambition
des conquêtes durables qui se traduit par une horreur des
faux-semblants ? — Certes, il n'est pas aisé de se découvrir
^ oi-même, ni comme individu ni comme peuple, à la lumière
de fournaise d'une guerre ou d'une révolution. Mais,
ainsi que pour l'art, le résultat vaut bien la peine : où
la sincérité coûte le plus, c'est là, non pas ailleurs, qu'elle
a le plus de prix.
Personne en cette Revue ne traitera de gratuites des
œuvres dont la tendance, tout simplement, lui agrée ; et
le mot « gratuité », sous la plume de Rivière, n'avait
certainement qu'un sens tout relatif. J'entre dans ce sens ;
j'accorde que l'art domine avec moins d'effort une matière
peu riche ou d'avance épurée ; j'accorde (encore qu'on
puisse le contester) que sa nature propre se révèle surtout
dans ses jeux les plus libres, les plus légers, et que, par
leur exemple, le respect de la forme se maintient, s'affine,
et profite à des travaux plus lourds de vie. La littérature
de paix — j'entends celle de tous les siècles — en cela
nous offre assez de modèles, assez de leçons. D'autres
modèles seront les bienvenus ; devons-nous craindre d'en
manquer ? — La thèse ici soutenue semblait être : que
l'exigence de la guerre sur les esprits, appelle, pour contre-
poids, la recherche volontaire d'une certaine gratuité.
Or, quand bien même j'accepterais la thèse, je trouverais
à redire aux considérants.
D'abord, je ne consens point qu' « un des méfaits
208 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les plus graves de la guerre soit d'avoir préoccupé les
esprits ». Cette guerre qui nous coûte dix-sept cent mille
hommes, qui a mis notre avenir en suspens, et l'y laisse,
a bien fixé, durant cinq ans, toujours sur les mêmes
images, nos sentiments et nos idées ; elle a presque
suspendu, pour tout le reste, le travail intérieur des
esprits. Mais la véritable « préoccupation », ce serait, dans
un même travail continué, l'intervention d'idées étran-
gères qui la faussent, produisant un désarroi des argu-
ments, des habitudes, des principes et des méthodes. A
ce compte, la grande guerre a « préoccupé » la pensée
française dix fois moins que la longue querelle janséniste,
et, je crois, un peu moins que l'Affaire Dreyfus. Nous
sommes loin d'y avoir pensé positivement dans la mesure
de son importance. Ne risquant pas d'y penser trop,
risquant d'y penser trop peu, nous devons y penser bien.
Et je ne consens donc point davantage que le
« détournement » du génie français, son absorption dans
une tâche, doive s'appeler une déformation i. Ce qui
déforme l'esprit, c'est de penser tout ensemble à ce qu'on
fait et à ce qu'on ne fait pas. Plus d'un esprit s'est déformé
sans doute. Ceux qui constamment ont pensé en deçà, au
delà de la guerre, au-dessus, au-dessous, à côté, ne sont
pas les moins prêts à chercher maintenant, dans l'art,
I. Peut-être Rivière en veut-il surtout à la « littérature de
guerre ». Ce que j'en ai lu ne me rend pas glorieux; ce que j'en
ai lu ne me fait pas honte. Même si l'on met à part de beaux livres,
comme ceux de Duhamel, cette littérature apparaît monotone,
inégale, bien réduite par tant d'absences ; mais plus franche, plus
simple qu'on ne l'eût attendue ; plus pauvre, non plus impure
que la littérature du temps de paix. Je vois, sur une jachère,
quelques essais de culture; non pas un vaste champ empoisonné.
EXPLICATIONS 209
autre chose que l'art. Mais ceux « dont toutes les idées
ont été tournées dans un seul sens » ne se trouvent point
mal préparés à ce qu'est pour vous, Rivière, le travail
de création : « ne rien sentir, ne rien vouloir d'autre que
ce qu'on fait ».
Je ne consens point qu'une pensée que domine encore
l'idée de la guerre soit nécessairement prise sous « un
esclavage intellectuel ». Voici justement le temps où une
telle pensée, n'étant plus astreinte à l'obligation directe
de servir, peut, comme toute autre pensée, « pousser
droit ». Voici le temps où elle n'est plus arrêtée sur son
objet par une pression du dehors, et ne peut s'y
maintenir qu'en vertu d'une exigence intérieure ; où ce
qui naîtra d'elle a donc chance d'accroître « les produits
naturels de notre inspiration». Mais c'est aussi le temps de
l'expérience véritable, qui, en présence de tels événements,
ne relève pas tant de la sensation que de la mémoire encore
toute chaude. C'est le temps du témoignage, non pas seule-
ment du témoignage sur ce qu'on a vécu et sur ce qu'on
a vu, mais sur ce qu'on a pensé, sur ce qu'on pense, au
voisinage du fait. Ce temps, il ne faut pas le perdre, parce
qu'il passera très vite. Bientôt commencera Tère de la
légende et de l'histoire. Penser la guerre, alors, sera la
reconstruire, avec une vraisemblance plus ou moins
assurée, selon que les témoignages — au sens où je prends
ce mot — seront plus ou moins exacts et complets. Ne
décourageons aucun témoignage, et ne faisons pas exprès
de distraire aucun témoin !
Car je ne consens pas, surtout, que les puissances d'oubli
aient besoin d'être aidées. La vie continue d'elle-même ;
il n'en coûte pas tant de se remettre à vivre. Vraiment,
14
210 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
devant ce bel été, dans les rues ou sur les routes, devant
les femmes qui passent ou les enfants qui jouent, et chez
vous, devant un beau livre retrouvé, vous pensez souvent
à la guerre, sans vous forcer, malgré vous ? Pour moi,
j'oublie, mon cher Rivière ; vous oubliez ; je ne vois per-
sonne qui ne soit tenté d'oublier. Car tout agit dans le
sens de l'oubli : pour bien sentir et comprendre ce que la
guerre a changé, ou bien ce qui existait avant elle et tou-
jours mais qu'elle nous a montré sous un éclair soudain,
il faudrait sans cesse creuser sous l'apparence et rétablir
à grand'peine un enchaînement de rapports secrets.
D'un côté, ce qui a le plus de pouvoir sur l'homme : les
sensations, l'action présente, les habitudes. De l'autre, ce
qui n'a nul pouvoir, sinon celui que l'homme veut bien
lui donner : des souvenirs pâlissants, des idées peu mûres
et mal affermies... Il est superflu d'accourir au secours
du parti le plus fort.
Combien il me plairait de reconnaître, dans les dernières
pages du programme, une réponse anticipée à toutes mes
objections! Loin de se désintéresser des graves problèmes
posés par la guerre, la Nouvelle Revue Française, il est
vrai, promet aux discussions politiques et sociales l'accueil
qu'une revue httéraire aurait plein droit de leur refuser.
Pourtant un malentendu reste à craindre : la guerre, avec
tout ce qui s'y rattache, c'est « problèmes » — pourrait-
on croire — c'est « discussions », donc politique et jour-
nalisme. Le reste est « littérature » ; le reste appartient à
l'art ; car l'art, c'est le naturel ; et le naturel c'est le
gratuit. — Cela, nul de nous ne saurait le penser. Vous
ne le pensez pas, Rivière. Je me garderais de douter,
même si vous ne m'en aviez rien dit, de l'accueil que vous
EXPLICATIONS 211
réservez à toute belle œuvre inspirée par la guerre. Vous
n'entendez point qu'on en doute. Le commun souci de ne
pas tout mélanger nous force donc à nous expliquer
mieux, afin que les lignes de distinction entre les idées
passent exactement par les justes points.
Ecartons une fois de plus, si vous y tenez, une confusion
dont tout le passé suf&sait à nous défendre : on le sait bien,
que cette Revue ne confondra point l'art avec le civisme,
et que les croyances politiques n'y déteindront point sur
les opinions littéraires. Mais gardons qu'un lecteur mal
averti ne nous prête une confusion pire : la différence,
commune à tous sujets, entre l'art vrai et l'art faux n'a
rien à faire avec ime différence entre des sujets, entre des
tendances, entre des sources d'inspiration esthétiquement
« pures » ou « impures ». Il n'y a point de source déjà si
pure que l'art n'ait chaque fois à la clarifier ; ni de source
si trouble qu'il ne la clarifie. On reviendra sans nous aux
sources éternelles. Mais la source neuve et qui tarira, nous
n'avons qu'un temps pour y boire ; et son eau, trop tard
et trop loin puisée, n'aurait plus les mêmes vertus.
MICHEL ARNAULD
212
DIALOGUES DES OMBRES
PENDANT LE COMBAT
I
SCIPION, TÉRENCE.
TÉRENCE. — Puisque la bataille a repris, je pensais
bien, Scipion, vous trouver sur cette roche avancée,
contemplant la cohue de ceux que le combat fait refluer
vers nous.
Scipion. — Combien crois-tu qu'il en soit tombé, depuis
le petit jour ?
TÉRENCE. — Je regarde s'écouler ce fleuve, tous ces
visages pareils, ces yeux ouverts, ces bouches qui crient,
ces ennemis mêlés un instant, comme de l'huile battue
dans de l'eau, et qui déjà se séparent en deux courants
hostiles...
Scipion. — Combien sont-ils tombés, crois-tu, en cette
seule matinée, en ces sept ou huit heures qui auront un
grand nom dans l'histoire ?
TÉRENCE. — Ah! Scipion, que peut bien vous importer?
Craignez-vous qu'ils ne soient plus nombreux qu'à
Numance et qu'en regard de ces nouvelles batailles, vos
victoires ne paraissent rapetissées ? Je vous vois ces yeux
durs et distants que nous vous connaissions bien, les
jours où la fortune ne vous paraissait pas assez docile.
Scipion. — Tu croyais savoir Ure en moi, Térence, et
DIALOGUES DES OMBRES PENDANT LE COMBAT 213
tu t'imaginais grand connaisseur d'âmes, parce que tu
avais placé quelques paroles assez vraisemblables dans la
bouche de tes marionnettes et que tu avais joliment dé-
duit les réflexions d'un valet qui va passer sous les verges.
TÉRENCE. — Hé! Scipion, ce peu que je savais du cœur
humain, vous éprouviez quelque orgueil à le partager.
Il fut un temps où il ne vous déplaisait pas que l'on vous
crût pour quelque chose dans l'invention de mes fables
comiques. Et quand on insinuait que votre affranchi
s'était borné à mettre en vers les idées que vous lui jetiez,
vous protestiez avec un sourire si détaché que les gens
se récriaient sur votre tact, sans croire devoir cesser de
louer votre bel esprit.
Scipion. — Ahçà, Grec, oses-tu prétendre que j'aurais
été jaloux de ton écritoire ? Cesse de bourdonner autour
de moi comme une mouche. Regarde les remous de ces
ombres. L'univers chancelle selon que grossit l'un de ces
deux courants et qu'avec lui s'échappe la force d'une des
armées. Que viens-tu me rappeler tes masques ?
TÉRENCE. — Vous m'étonnez, Scipion, car je ne croyais
pas que l'odeur d'une bataille pût ainsi changer votre
appréciation des hommes ; mais je reconnais bien votre
promptitude à ressaisir l'avantage et votre passion de
dominer. Maître... s'il vous plaît que je vous appelle
ainsi, je ne vous marchanderai pas ce titre, bien que vous
le réclamiez soudain avec une âpreté qui, pour des yeux
perspicaces, n'est pas trop bon signe. Voulez-vous que
je vous écoute comme un de vos centurions qui se tient
à trois pas, raidi par la crainte et le respect ? Mais quand
je vous parlerais à genoux, empêcherais- je qu'il y ait eu
des temps où les copistes de mes pièces croyaient vous
214 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
faire honneur en citant votre nom dans une note margi-
nale ? Scipion, Scipion, le jour où l'on n'a plus eu peur
de Carthage et où l'on ne s'est même plus soucié de
Rome, c'est moi qui ai maintenu votre mémoire. Vous
avez marché devant mon cortège de musiciens et de
costumiers, et votre souvenir n'est resté vivant que grâce
à ce doute qui flottait toujovus : ne serait-ce pas lui qui a
conçu le Phormion et combiné l'intrigue de l'Eunuque ?
Scipion. — Plutôt mille fois disparaître dans la nuit
totale! Ah! tu as des raffinements dans l'insulte et tu
peux te vanter d'être le seul qui m'ait fait monter aux
yeux des larmes de dépit. Dieu soit loué, je ne suis jamais
tombé si bas, que je sois devenu ton camarade et que nous
ayons mêlé nos ratures sur un même texte ! Si une seule
syllabe de tes pièces est vraiment de moi, je te le demande
en grâce : rejette-la ou crie dans toutes les oreilles que
j'en suis innocent. Tu me dois cette réparation !
TÉRENCE. — Tout blessant que vous vous efforciez
d'être, j'aime, Scipion, ce langage orgueilleux et je ne puis
réprimer un battement de cœm" chaque fois que j 'entends
cette voix nette et forte. Et vous le voyez : malgré le
rang que quelques-uns m'ont concédé, je me tiens derrière
vous, déférent et docile...
Scipion. — Ah ! présomptueux jusque dans ton
humilité ! Oublies- tu que, vivant, jamais tu n'as pu sou-
tenir mon regard ?
TÉRENCE. — Oubliez-vous que vos yeux sont éteints,
Scipion, et qu'ils ne forcent plus personne à baisser les
paupières ; tandis qu'il me suffit à moi d'une demi-
douzaine de bateleurs pour que mes comédies, dans leur
fleur même, toutes riantes et vivantes...
DIALOGUES DES OMBRES PENDANT LE COMBAT 215
SciPiON. — Assez ! j'ai appris la patience, bien qu'elle
ne me fût pas naturelle. Mais parce que je me délecte
d'un melon particulièrement doux, faut-il que je m'inté-
resse au jardinier et supporte ses commérages ? Tais-toi
et me laisse en paix contempler ce grand spectacle.
TÉRENCE. — Je ne dirai plus rien, puisque ma gratitude
même ne parvient qu'à vous offenser. Regardez tout ce
groupe qui a bondi d'un seul coup dans la mort, des
enfants presque...
SciPiON. — Et qui vont rentrer dans l'obscurité,
comme Scipion et Sylla, c'est bien ce que tu veux dire ?
dans les ténèbres où l'on trouve les fidèles compagnons
et où s'en va toute grandeur qui n'est pas bavarde?
Allons, Grec, tu t'oublies. Je t'ai dit d'évaluer le nombre
de ceux qui tombent. Tiens-toi là et compte. Mon cœur
se serre à la vue d'une bataille aussi disputée.
II
Arnauld, Racine.
Arnauld. — Ils ont pris Fismes et menacent Reims.
Le pays tout entier monte en fumée !
Racine. — Mon Dieu, que vos colères sont terrifiantes !
« Ils ont pris Fismes », dites-vous ? J'entends vos paroles
et n'ose les comprendre. Ils ont pris et détruit la ville ?
Arnauld. — Ah! cœur trop passionné, que le chagrin
saisit avec l'impétuosité de la tempête ! Les lieux que
vous aimiez ne sont pas encore en péril.
Racine. — Hélas! ce n'est pas pour ces Ueux que je
me désole. Les maisons devenues la proie du feu, on pourra
2l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les rebâtir ; les ombrages détruits repousseront d'eux-
mêmes; mais à la blessure qui m'est infligée, il n'y a point
de remède !
Arnauld. — Enfant cher entre tous, quel coup vous
vient frapper dans mes nouvelles ?
Racine. — Puisque le sacrifice avait été complet,
sans duplicité et sans esprit de retour, pourquoi Dieu
me l'impose-t-il une seconde fois ?
Arnauld, — De quel sacrifice parlez- vous, et s'il
était réellement accompli dans votre cœur, comment
serait-il à recommencer ?
Racine. — Ahl qui peut se vanter de connaître son
cœur ? J'avais déchiré tous les hens qui retenaient le
mien au monde. J'avais brûlé tous ceux de mes vers
qui peignaient la passion avec ces mille excuses qu'invente
une âme complice. Vous vous rappelez m' avoir trouvé un
soir devant les cendres de ma cheminée, dans l'exaltation
d'un bonheur qui me couvrait le visage de larmes. J'ai
cru passer mon âge mûr dans le calme port de la Grâce,
mais maintenant je n'ose plus sonder le passé, tant j'ai
peur d'y trouver déjà ce désir inquiet qui vient d'être à
jamais déçu et qui me jette dans l'aiïreuse amertume
où vous me voyez.
Arnauld. — Vous calomniez cette égalité d'âme qui
fut le triomphe de vos années vieillissantes.
Racine. — Savais-je qu'une main trop zélée avait pris
copie de ces vers et que, de cette Alceste que j'avais cru
détruire, il subsistait des scènes entières, dans le grenier
d'une humble maison — hélas, qui ne sont plus que cendre
à leur tour. Pourquoi Dieu a-t-il exigé cela ? Je n'avais
rien écrit de plus puissant ni de plus tendre.
DIALOGUES DES OMBRES PENDANT LE COMBAT 217
Arnauld. — Cessez, cessez ! Vous allez vous meurtrir
d'horribles blasphèmes ! Vous étiez un gibier dont les
chiens ne lâchent plus la piste et qui sent venir l'essouffle-
ment. Toute joie vous était pleine d'épines. Conçoit-on
créature plus misérable et plus déchirée que vous ne
l'étiez alors ? Etait-ce payer trop cher la hbération de
votre âme ?
Racine. — Mon âme... ah! qu'allez- vous me faire dire ?
Mon âme était-elle vraiment si précieuse qu'elle valût
un tel sacrifice ?
Arnauld. — Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-lui !
Racine. — Qu'importe aujourd'hui que j'aie ou non
triomphé de ma misère ? Les hommes ont maudit mon
affreux courage et c'est au moment où je m'élevais au
niveau des grands cœurs que j'ai perdu ma royauté.
Arnauld. — Royauté exécrable dont vous-même
vous avez eu peur, quand vous avez découvert qu'elle
avait conduit vos pieds dans le crime et qu'elle vous
avait fait le compagnon d'empoisonneurs ! Ah ! jour
béni où vous vous êtes lavé de cette lèpre !
Racine. — Hélas ! il ne fallait pas en guérir.
III
Vauvenargues, de Seytres.
De Seytres. — As-tu remarqué ce jeune homme à
peine plus âgé que moi et dont le regard est à la fois si
charmant et triste ? Il a sur la manche un petit galon
de sergent. Pourquoi est-il affligé ? Je ne l'étais pas, moi.
2l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
malgré les terribles souffrances de ce siège de Prague.
N'avait-il point, pour le soutenir, une amitié comme la
nôtre, ou bien est-ce déjà plus cruel de mourir à vingt
ans qu'à dix-neuf ?
Vauvenargues. — N'as-tu pas prêté attention à cette
feuille de papier repliée qu'il tient à la main, toute couverte
de notes au crayon ? Peut-être se sentait-il le cœur plein
de choses que jamais plus il ne pourra dire.
De Seytres. — Ah! grand ami, quel chagrin j'éprouve
à sa vue ; il avait peut-être du génie comme toi.
Vauvenargues. — Ou peut-être aurait-il grossi le
nombre des auteurs inutiles et vaniteux. Qu'importe,
puisqu'il a su bien se battre.
De Seytres. — Jamais je ne prendrai mon parti de
l'imaginer méchant écrivain. Vois comme il penche sa
tête ensanglantée d'une manière grave et touchante.
Vauvenargues. — Nous avons conçu de l'admiration
et même de la tendresse pour de méchants écrivains, et il
y en a d'admirables qu'il nous faut désormais hsdr. Cela
est dur à concevoir, mais ne serait-ce pas qu'il y a quelque
chose d'encore plus grand que la pensée ?...
IV
Hugo, Péguy.
Hugo. — Puisqu'ils ont quitté Laon et qu'il va bien
falloir qu'ils abandonnent Lille et Vouziers ; puisque la
clarté revient dans nos cœurs, laisse-moi t'avouer, Péguy,
une ombre qui obscurcit un peu ma joie : je suis jaloux
de toi, mon garçon, jaloux de cette mort qui t'immobili-
DIALOGUES DES OMBRES PENDANT LE COMBAT 219
sant au plus haut que tu aies jamais atteint, colore
d'héroïsme ton œuvre entière.
PÉGUY. — Avouez plutôt, grand-père, vieux mahn
— vous permettez que je vous appelle vieux malin, car
vous savez de reste en quelle vénération je vous ai
toujours eu — avouez que ma mort vous contrarie quelque
peu, car personne ne parlera plus de vous comme il m'est
arrivé de le faire. Vous voici de nouveau entre les sacris-
tains de votre église et les roquets qui vous sautent aux
jambes.
Hugo. — Certes, je te regrette, car nous étions du même
sang, et l'amour te faisait discerner des beautés qui passent
l'intelligence des déhcats. Ils me méprisent parce qu'il
m'arrive de ronfler un peu quand je dors et que j'ai des
mains de maçon... Mais il ne s'agit pas de cela. Oui, mon
ami, je te disais que je suis jaloux de ta mort, car notre
instant suprême donne un sens à toute notre vie. Faire
une bonne mort, tout est là. C'est une de ces injustices
contre lesquelles il est vain de ratiociner. J'avais de mon
mieux préparé la mienne ; mais cet enterrement m'a peu
profité ; il ne m'a même pas profité du tout. Toi, au
contraire, tu auras éternellement à la bouche le cri que
tu as poussé en entraînant tes hommes contre les mitrail-
leuses. Tous tes combats, les meilleurs comme les moins
bons, participeront à la sainteté de cet assaut. Et toutes
tes pensées, même les plus reculées, celles du petit étu-
diant en Sorbonne ou de l'écoher d'Orléans, seront éclairées
par ce soleil de la Marne. Que sont les privilèges de la
naissance devant ceux de la mort ? C'est ce que tu as
bien compris, toi, mon petit, et c'est ce qu'à Paris ils
ignoreront toujours.
220 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PÉGUY. — Oui, je me le redis, grand-père, et c'est
assurément une belle pensée à remuer dans la solitude
de son cœur. Mais il faut bien que je vous le confesse :
ce cri qui part de toutes les gorges, maintenant qu'on a
les crocs bien plantés dans leurs chairs et qu'on les fait
reculer pas à pas — vous verrez qu'on va les flanquer
dans la Meuse — ce merveilleux bonheur où les âmes
déhvrées tournoient comme des brindilles dans un feu de
la Saint-Jean, eh bien! n'est-ce pas, vous le devinez : il
me fait chagrin tout de même. Un arbre a du moins la
voix de ses feuillages, et je donnerais tout l'éclat que la
mienne a pris dans le passé, pour pouvoir entonner
maintenant le Te Deum. — Il ne faut pas être rosse pour
les confrères, mais enfin il n'y avait que nous deux pour
parler dignement de ces grandes choses.
Hugo. — Ceux d'aujourd'hui ont la voix grêle. Je les
trouve un peu nains dans ce déchaînement de Titans.
PÉGUY. — Pour ça, vous y allez un peu fort, vieux
burgrave. Que diable, nous ne sommes plus au temps des
armées de métier. Tous sont partis, je veux dire presque
tous. Ils ont été occupés à autre chose qu'à composer
des poèmes. Vous savez qu'il y faut du temps et du
silence ; et nous pouvons le dire entre nous : l'inspiration,
c'est une digestion légère, un juste équilibre entre le
travail et le loisir. On n'a pas tout cela facilement dans im
gourbi. Il faut être juste, même envers eux, et leur faire
encore un peu de crédit. Mais s'ils ne se désenrouent pas
quand on sera sur le Rhin...
(Novembre-décembre 1918) jean schlumberger
221
POEMES
CROISADE
Et voici les Américains
croisés aux couleurs de la terre
qui réveillent V armée dans son linceul de ciel
Ils ont allié leur âme au fer de leurs canons
et leur or est fondu avec leur soleil neuf
Amis il faut sauver le sépulcre du Christ
Holà! ho! du vaisseau
France pays des tombeaux
Et le bateau de chair vive
aborde à V aimable rive
Ça de la tranchée sépulcrale
ressuscite d'entre tes morts
0 peuple-Christ
mon peuple triste.
222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ROMANCE
J'avais mêlé la France aux traits de son visage.
0 ma patrie ! si je défaille
pardonne
en somme
vaille que vaille
au long des ans, au long des guerres
n'ai-je été un bon militaire ?
J'ai vu la face endolorie
de mon aimée, de ma patrie
0 grands yeux que remplit
Quelque larme, eau claire
0 lac comble, urne amère.
Vous Français peuple triste adonné au désir
j'ai rejeté la femme qui veillait sur mon cœur
j'avais senti la France au fond de la douceur
dont m'accablaient ses bras
0 peuple jamais las
d'une volupté fine.
Gloriole cocasse discipline
Aujourd'hui, je te soumets
mon regret.
POÈMES 223
GUERRE FATALITÉ DU MODERNE
Guerre intrusion de l'âme
La matière est bousculée par l'âme
L'âme brandit son corps contre le fer.
J'ai vu le royaume des hommes entre la mer du nord
et les montagnes centrales.
La force des peuples coulait par toutes les routes.
Là les hordes des mâles se sont exilées.
Il en est toujours qui se rejettent hors des villes.
Ces années-ci beaucoup encore se sont arrachées à la
soumission de la jouissance.
Ils sont venus par les mers tachées d'huile et ils poussent
leurs troupes à travers les décombres de ce continent.
Ce sont les hommes de main, les exécuteurs de la vie.
Leur chant triste et forcené se lève.
Dans cette aire oîi nous nous tenons tout a été abattu.
Nos canons ont nié un horizon de maisons.
D'abord nous avons enfoncé les toits dans les murs,
l'illusion des portes a été soufflée et le ciel a dilaté les
fenêtres dans une dérision.
La colère des obus a fait éclat chez les épiciers et la
honteuse obésité des édredons crève par les brèches.
224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ces maisons avaient assez duré. Les bâtisses maçon-
nées sans amour ont été aplaties.
Des hommes sont restés debout parmi les gravats avec
leurs canons ardents à interroger le ciel.
Ces étranges chantiers s étendent aux portes de la cité
d'Europe.
On trébuche dans la ferraille.
La terre dans ses remous roule les cadavres parce qu'ils
ne sont pas voués au repos et que la mort nest pas une fin.
Dans les coins les saisons mordent hâtivement aux
trophées.
0 force de l'homme dans l'espace épuré.
Sous le ventre de nos armées qui rampe vite sur dix
millions de roues, les villes de plâtre tombent en poudre.
Nous traînons parmi nos rangs d'étonnants équipages.
La terre s'use sous notre foulement métallique.
D'un ongle de fer nous faisons sauter la pellicule
d'humus.
Les végétations se corrodent, la craie s'aigrit, les chênes
sont des échardes.
Les routes s'effritent sous les infifiis monômes râpeux.
Le pneu coriace et verruqueux échine la côte.
Le fleuve de stérilité déborde et les pistes ravageuses
effrangent la motte de la campagne.
Bottes et sabots roulent chaudement et la roue choie
inépuisablement.
POÈMES 225
La force exaspérée imprime un monstrueux vestige.
Le corps du fer pèse et la courbe de la terre plie.
Je vous annonce la venue du royaume humain.
Sous nos pieds la terre sémacie comme le corps oublié
dans la méditation.
Il se confirme que la tenace usurpation de l'homme sur
les anciens règnes approche de son triomphe.
Les pierres, les plantes et les bêtes sombrent dans
le déluge humain.
La poussière se fait chair et ne veut pas retourner en
poussière.
De gros os de fer^s' implantent dans le ciment impour-
rissable.
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
15
226
NUIT A CHATEAUROUX
De Melun je filai sur Provins. Dans le périmètre du
Grand Quartier Général, il n'y a pas de troupes ni de
convois étrangers. Les routes qui partent en éventail
de Foch ou de Pétain, sont pures, pendant quarante kilo-
mètres, de toute autre race que la française, et Provins
était ainsi au centre de la seule de nos provinces recon-
naissables. Tout un après-midi je fus dans une guerre sou-
dain française. Quel repos ! J'étais un interprète qui
revient dans son vrai pays. J'étais un interprète dont l'amie
étrangère parle soudain la langue. Je n'avais plus à pré-
parer en moi, d'une traînée lointaine de poussière, d'une
foule encore indistincte, la traduction qui m'en donnerait
au passage une automobile américaine, un bataillon por-
tugais. Pour la première fois tous les saints que je recevais
étaient les mêmes que les miens. Au lieu des corps opaques
en Europe — Siamois, Indous, — qui me renvoyaient
rudement mes regards, des artilleurs français, la capote
en tr 'ouverte, des fantassins, sous un sac dont je connais-
sais les moindres objets, l'épaisseur des moindres vête-
ments, tous ces gens pour moi transparents, et à travers les-
quels — l'auto allait vite — je pouvais au besoin suivre le
paysage. Je ne voyais plus le visage composite de la
guerre, mais ses traits nets et simples, et elle ressemblait à
la paix.
NUIT A CHATEAUROUX 227
C'était r après-midi. L'auto donnait dans l'épaisse
chaleur la buée que font les hommes dans le froid. C'était
juillet, où l'ombre est chaude comme une couverture.
Pas de vent. Autour du soleil naissait parfois, pour dis-
paraître, une fumée... comme si le soleil soudain filait,
comme si on rabaissait le soleil. C'était l'été, un été
sans instinct, sans réflexe ; il fallait au moins des oiseaux
pour remuer les feuilles, des poissons pour rider l'eau, au
moins une jeime fille nue pour rider le cœur ; et il n'y eut,
dans ces villages et ces forêts, qu'une nymphe de plâtre. Les
bicychstes n'évitaient notre roue qu'à la seconde juste où
nous étions sur eux ; le chien étendu en travers delà route,
la tête vers l'accotement, se contentait de ramener sa queue,
puis de fermer les yeux par peur de la poussière. Dans tant
de soHtude, la voiture devait se frayer un chemin en tou-
chant vraiment chaque être, comme dans une foule.
Nourris de coulommiers et de brie, abreuvés de vouvray,
les piétons aujourd'hui ne se garaient que contre la mort,
chacun avec le geste de défense qu'a son âge, les enfants
se protégeant la joue de leur bras, les femmes rougissant,
et ils attendaient de l'auto une gifle, une caresse. A ma
gauche, l'attaché mihtaire serbe peu à peu s'assoupissait,
puis, au moment où il fermait les yeux, piquait du nez,
relevait la tête en se tâtant et ne se garait du sommeil, lui,
qu'après l'avoir heurté. Tout ce que j'inventais pour le dis-
traire était de tendre le doigt vers les châteaux blancs dans
la verdure. Alors, il regardait et disait oui. Pas un qui lui ait
fait dire non, qui ait été vert dans des arbres blancs, violet
dans des arbres noirs. Des ramiers volaient, mais perpen-
diculairement aux routes, et plus lourds sur ces chemins
volants que n'empruntent point les télégrammes... L'at-
228 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
taché serbe approuvait... Pas un seul château argenté
dans des arbres rouges... Le chauffeur bavard conduisait
la tête tournée vers moi, et il ne pouvait non plus, car
j 'affectais d'être rassuré, lire les tournants ou les caniveaux
sur mon visage... Parfois il s'inquiétait d'un pneu arrière,
et tous quatre nous nous penchions de tout le corps hors
de la voiture emportée sans maître, comme quatre pou-
pées... Le planton pompait sans relâche à je ne sais quelle
pompe, aiïolé comme si nous faisions eau... De sa main
droite, à bras tendu, car nous allions droit vers l'ouest,
l'attaché serbe projetait sur son visage, cherchant surtout
à couvrir un de ses yeux, un tout petit cercle d'ombre...
Je lui montrais les topinambours de l'an dernier, rouilles
par l'automne, les silos de betteraves, pourries par l'hiver ;
il approuvait : je ne croyais pas les Serbes aussi lâches
devant les saisons... Puis vint ce village où la fontaine est
surmontée d'une nymphe nue, et une vieille femme y
lavait un bonnet, une chemise mauve, des bas, tout le
linge de la nymphe, des draps de nymphe avec de grandes
initiales. Puis parut le poste fixe de défense contre avion,
et le potager s'étalait chaque semaine davantage autour de
la tour de planches... Puis le poste mobile, où les observa-
teurs n'ont pas la ressource de planter, et dorment, les
yeux fermés dès qu'ils ne regardent plus le ciel... Mais
soudain la terre fléchit, l'horizon fut crénelé de tours et
de dômes, planton et chauffeur ceignirent leur étui vide
de revolver, y firent disparaître leurs bérets, coiffèrent
leur casque comme des aviateurs ; les autos qui allaient
sur Paris laissaient un vrai reflet d'or, contenaient im
képi de général ; c'était le Grand Quartier, c'était Provins.
Il fallut s'arrêter aux portes. Nous étions à la fin de ce
NUIT A CHATEAUROUX 229
mois où un lieutenant italien avait pu conduire, de Mo-
dane au front de l'Aisne, Lina Pellegrini déguisée en
matelot. Il avait remarqué que les marins, on ne saura
jamais pourquoi, pouvaient sans qu*on leur demandât
aucun permis aller jusqu'aux tranchées et, dans les tran-
chées, jusqu'aux sapes. Une heure Lina avec ses jumelles de
théâtre regarda la guerre, vit seulement une musaraigne,
frémit, grimpa en criant sur le parapet car un rat passait ;
et conduite au colonel, éclata de rire en montrant ses dents
qui la dénonçaient plus que n'eût fait chez d'autres la
poitrine. Elle avoua qu'elle n'était pas matelot, retira
ses mains de ses poches, laissa tomber ses cheveux,
mit un corset — reprit toutes les habitudes qu'on a
sur la terre et pas sur la mer — n'affecta plus de marcher
en écartant les genoux comme si elle sentait le globe rouler,
et fut reconduite en Italie — la plus belle Italienne ! - —
avec im papier du Quartier Général qui la disait indési-
rable. Des officiers, disciplinés, se la passaient dans les
gares régulatrices, sans donc la vouloir, mais en la cares-
sant — et l'itinéraire capricieux de son voyage, les cinq
villes, Modane, Bourg, Chalon-sur-Saône, Troyes et
Provins, où l'on ne sait distinguer entre une Bolonaise et
un marin, — d'ailleurs, tout est logique, les cinq villes les
plus éloignées de la mer, — fut désormais semé de postes
et de plantons. La voiture dut suivre un dédale à angles
droits marqués de ces flèches tirées du carquois des gen-
darmes, qui ne saluaient qu'après nous avoir inspectés et
reconnus semblables à eux-mêmes...
Provins d'ailleurs semblait une ville folle. Au bruit de
notre moteur, chefs et soldats se dissimulaient dans les
portes cochères, ou cachaient de leur main sur eux, comme
230 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Vénus surprise, je ne sais quel insigne ou quel trait dé-
fendu, mais pas à la même place de leur corps, et pour
chacun cette étrange pudeur changeait d'objet. Le soleil
était ardent, et je vis pourtant deux colonels relever leur
col et le maintenir avec force. Les sous-intendants ré-
pondaient à notre salut d'un bras court et sans élan,
comme pour contenir des cartes cachées dans leurs man-
chettes. Les ordonnances couraient avec des dolmans et
des pantalons, ainsi qu'au rugby les managers quand un
joueur a déchiré son maillot ou sa culotte. Mais ce n'était
point que le Grand Quartier eût dans un effort craqué sa
casaque, point que chaque officier d'état-major eût senti
soudain combien artificielle est la mode qui consiste à se
couvrir, combien parfois au-dessous de ses vêtements l'on
est, dans l'état-major, petit et nu. Ce n'était pas pour faire
des mannequins, tromper l'ennemi, et laisser rapporter
à l'Allemagne atterrée par l'avion qui chaque matin faisait
sa visite qu'au lieu de douze cents, ils étaient deux mille
officiers, maintenant, occupés malicieusement, sur les
bords de la Voulzie, à lui vouloir du mal. C'était que le
général Anthoine arrivait, et qu'il interdisait, dans son
premier ordre du jour, sous peine d'exclusion, d'envoi
au front, de mort, les cols rabattus, les pantalons relevés,
les manteaux à martingale. Des commandants de chasseurs
à pied qui n'avaient pas le passepoil jaune réglementaire
restaient immobiles à leur table, comme en des habits que le
moindre mouvement découdrait à toutes les coutures. Au
risque d'être dégradés, les chefs d'escadrons s'entassaient
dans le train de quatre heures pour aller rechercher dans
leur vieille cantine de Paris un col en celluloïd et leur vieux
képi rouge, car le général avait ordonné le képi rouge à
NUIT A CHATEAUROUX 23I
partir de midi, et l'avion allemand à midi avait pu voir
Provins subitement fleuri de toutes ses roses. Les aspi-
rants de hussards, dont les brandebourgs sont tressés des
cheveux de leur bien-aimée, les prétendaient à haute voix,
ingrate excuse, tressés en cheveux de Chinoise. Par les
fenêtres, on voyait les tailleurs couper d'un seul coup de
ciseaux les rebords des pantalons. Le général Anthoine
arrivait ; les caoutchoucs privés de martingale flottaient
autour des maigres généraux ; dans les manches des
médecins-majors remontaient les beaux mouchoirs
de soie comme dans les manches des jeunes filles, ces
longs épis barbus qu'on y glisse l'été. Seul le colonel Carrie
allait à son bureau le front serein, avec des souliers pou-
laine vernis, étreints par des guêtres patte d'oie bleues à
bandes carmin, avec une culotte kaki passepoil vert,
avec un dolman noir à col rouge, écusson mauve, et
à gigantesques crevés bleus garnis de trente boutons
d'or, avec un fez, un manteau couleur grenade rejeté sur
l'épaule et doublé de crème ; et il souriait, et il marchait
au milieu de la chaussée ; et ce n'était pas qu'il fût le
plus brave ; c'était que sa tenue était réglementaire.
Ainsi se passa ma soirée... dans les transes. J'avais
im col rabattu, les sentinelles me rendaient les hon-
neurs avec pitié. J'évitais les cours intérieures, les
façades. Je remis mes ordres par les fenêtres qui don-
naient sur les routes, sur la campagne. Mes renseignements
sur les canons portés et les fourrages américains, je les
pris par-dessus des barrières, disparaissant au moindre
bruit, comme un espion. A la direction de l'infanterie,
centre du Grand Quartier, je pénétrai, malgré la canicule,
en manteau, les autres officiers à cols rabattus m'imitaient.
232 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et l'on approche avec moins de précautions du pôle. Sur le
fauteuil à pivot de Joffre, où Joffre parvenait à ne jamais
tourner et, quel que fût le visiteur, parlait devant lui,
dans la glace, et parfois rudement, à un brave reflet de
Joffre, le général Anthoine tournait déjà à toute allure,
comme une loterie, et celui de nous qui le gagnait n'était
pas fier. Puis il sortit, pour faire museler les chiens civils,
et je regagnai le coiffeur en m' abritant tous les quinze
pas dans une porte comme à Paris les jours de raids.
Enfin le soir tomba, et nous nous retrouvions dans les
tonnelles, au bord de la Fausse Voulzie. La journée de
bureau close, tous les ofiiciers venaient se mettre au frais
dans les grands fossés de Provins, au frais et au repos, dans
les plus larges tranchées de France, les plus tranquilles. La
Fausse Voulzie dévalait et l'on entendait un murmure là
où elle se heurtait à la vraie Voulzie. L'hôteHer plongeait
dans la rivière les bouteilles de Graves gris. Pierrefeu,
près de moi, rédigeait le communiqué, mais pour la pre-
mière fois depuis mars tout sur le front était calme, et,
de tant de téléphones, un seul prévoyait pour la nuit du "
travail : une reconnaissance commandée par le lieute-
nant Michel... Ainsi nous savions le nom du seul officier
qui fût en guerre aujoiurd'hui... Ainsi, seul, de tant
d'armées, Michel avait aujourd'hui avancé son dîner,
renoncé à sa manille ; lui seul, assoiffé de vengeance,
d'une main qui jamais ne caresserait plus, ouvrait l'étui
de son revolver, mettait la crosse à nu, la caressait ;
lui seul, une minute avant le coucher du soleil, impatient
de son dernier jour, fermait les yeux une minute pour
n'avoir désormais à regarder que dans la nuit ; lui
seul, Michel, auquel son colonel enfin a parlé douce-
NUIT A CHATEAUROUX 233
ment et comme si ce nom était un prénom, voit sa
montre arrêtée, frémit, hâtivement la remonte, à
mesure reprenant courage ; on lui remet un petit dic-
tionnaire de poche, on lui apprend trois, quatre mots
allemands comme à ceux qui jadis allaient vraiment
en Allemagne ; lui seul, toute la nuit, va se pencher
doucement, doucement, sur la tranchée allemande, la
tête la première, la bouche ouverte, comme pour boire à
un gué... Mais Pierrefeu refuse de donner à la France le
nom de celui auquel le général vient de remettre, avec
mille recommandations, comme si c'était le flambeau
de la guerre — attention, qu'il ne la casse pas, qu'il ne la
casse surtout pas ! — la meilleure lampe électrique de la
brigade...
*
* *
Le lendemain, à cinq heures, je compris pourquoi le
colonel directeur de l'infanterie, pendant tout le dîner
prévenant, m'avait soudain demandé à voix basse si
j'aimais Falconnet, m'approuvant à voix haute de l'aimer,
puis à voix haute si j'aimais Natoire, me blâmant à
voix basse de le haïr. Je compris pourquoi il les défen-
dait et louait comme s'ils formaient un couple inséparable,
déjouant les tentatives où j'essayais d'unir Falconnet à
Fragonard, et Natoire à Houdon. Son planton vint
demander si j'emporterais à Limoges, où était sa femme,
deux objets détournés de Paris par crainte des obus, mais
que le général Anthoine ne tolérerait certes plus dans son
bureau, une petite Délie de Falconnet, la Découverte de
Moïse enfant, par Natoire, et il parut lui-même bientôt,
portant l'un de la main droite, l'autre de la gauche, et il
234 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
venait vers moi, raide comme un I, me prouvant que
tous deux du moins avaient même poids. Il tint, pour
me convaincre, à déplier le Moïse, enroulé dans des
cartes de fronts qui ne servaient plus, et justement orien-
tales, Dardanelles, Basse-Serbie, il l'ajustait dans le
matin, changeant de hauteur et de place, quand se
dérobait le gouffre de lumière qu'il voulait aveugler avec
un Natoire. Nous étions à l'heure exacte où fut sauvé
Moïse, on comparait la Voulzie au Nil, on voyait que
Natoire utilisait pour son aurore un vieux coucher de
soleil. Puis je partis, tenant sur mes genoux la petite
Délie, ainsi qu'un enfant rapporte de la ville un bocal de
poissons rouges, prenant toute la journée la France de
biais, et gardant sur nos voitures, nos uniformes, les mêmes
écharpes transversales d'ombre et d'éclat, jockeys fidèles.
Or, le soir même, j'étais étendu dans un lit, à l'hôpital
de Châteauroux, avec des ballons de glace sur le ventre,
et l'on craignait une appendicite aiguë. J'étais dans une
chambre à deux lits, peinte en blanc, près d'un adjudant
blessé qui s'occupait à tuer les innombrables mouches
avec une orange en caoutchouc. Souvent, et sans qu'on
pût le prévoir, car la salle était arrondie aux angles, l'orange
partait par la fenêtre dans la rue, et toujours, sans qu'il
fût besoin de sonner ou de crier, elle revenait, parfois au
bout de quelques secondes à peine, parfois d'un long mo-
ment. Parfois une main qu'on voyait la posait sur le
rebord, main tantôt grande, tantôt petite et comme d'un
être plus ou moins lointain, et la balle venait à nous en
roulant. Vers quatre heures, à la sortie du pensionnat,
revinrent par des mains égales, des cerises, des fleurs, des
journaux. Puis l'infirmi ère-major entra prendre mon
NUIT A CHATEAUROUX 235
nom ; son dernier poste avait été Cognac, garnison des
Tchéco-Slovaques :
— Nasdar ! dit-elle en entrant.
— Sdar ! répondit mon voisin.
Et tous dans l'hôpital étaient ainsi dressés : c'est le salut
des généraux et des soldats tchéco-slo vaques... Elle me fit
épeler mon nom comme on l'ordonne aux aphasiques, dire
ma naissance, comme aux alcooHques, mon âge, comme
à ceux qui vont périr de vieillesse, me rassura et disparut.
— Dobra notché, cria-t-elle de la porte, car elle avait
habité Hyères, garnison des Serbes, qui se souhaitent ainsi
bonne nuit.
— Tché, cria mon voisin.
... Ainsi j'étais dans Châteauroux, où je fus interne
sept ans et où jamais je n'étais revenu depuis les prix de
rhétorique. Mon dernier soir dans cette ville, j 'étais coiffé
de neuf couronnes. Or... la fenêtre, aujourd'hui, donnait
sur le Jardin pubhc, sur les faubourgs et les prairies de
l'Indre, comme autrefois celle de mon dortoir, et de Châ-
teauroux, depuis dix-huit ans inconnu, je reconnaissais
chaque bruit : ce gHssement que je croyais de la rivière
lointaine et qui était d'un petit canal tout proche; cet
ébranlement, le même, quand passait le train, car j'étais
de nouveau parallèle à la ligne Paris-Montauban ; ces
battoirs là-bas qui battaient autour de ce que je
croyais un étang et qui était, je le comprenais ce soir, la
soirée heureuse ; mes amis qui maintenant peuplaient la
ville faisaient juste, juste le même bruit que leurs pères ;
ces écoles de clairons, qui s'exerçaient dans le silence du
crépuscule, pour entendre l'écho de letus fautes ; ce froisse-
ment dont je n'ai jamais trouvé la cause, comme une lutte
236 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de grandes herbes, même l'hiver ; cette voix d'enfant,
du même enfant ; et cette auto, et pourtant alors il
n'était pas d'autos; et ce ronflement d'avion en retard;
et tous ces bruits du soir résonnaient en moi plus encore,
me faisaient mal, puisque j'avais grandi, grossi, puisque
j'étais plus près d'eux d'un centimètre, j'étouffais dans
cette gaine trop étroite ; et jusqu'au pas, jusqu'aux
murmures des balayeurs soudanais dans l'escalier étaient
pour moi un souvenir aigu, tant le son de cette ville était
resté le même.
On frappa. La porte était un simple battant sans serrure.
Par en haut, nous apercevions les cheveux, par en bas les
pieds des passants. — Voici le docteur, voici l'économe,
disait mon voisin en voyant les souhers. Il reconnaissait
aussi les nations. Parfois ces pieds étaient de face, c'est
qu'on allait entrer. Seule l'infirmière qui apportait le
dîner entrait à reculons, à cause du plateau, appuyant
du dos contre la porte.
— Voici un Américain, dit mon voisin.
Un Américain en effet venait à mon ht. Comme on
découvre parfois, en Amérique, au fond d'ime coque
étrange, une châtaigne semblable aux nôtres, au fond
du mot qu'il prononça, je reconnus mon nom, et il me
tendit une lettre :
— Je vois votre nom sur la feuille d'entrée, disait la
lettre. Etes-vous l'ancien élève de la pension Kisshng,
à Mxmich? Je suis Pavel Dolgorouki.
Pavel Dolgorouki ! Mon meilleur ami pendant mes
années de Munich. Nous nous étions rencontrés à la gare
même, nous heurtant de face, venus l'un vers l'autre
de Moscou et de Paris sur le même axe étroit... Sa
1
NUIT A CHATEAUROUX 237
valise était égarée, et toute la première semaine de notre
amitié, il porta mes vêtements du dimanche... Déjà
l'Américain, voyant ma joie, dégrafait comme une
noiirrice son sein gauche et en dégageait un stylo...
J'écrivis donc au-dessous des deux lignes, avec la même
encre, et ma phrase en paraissait ime traduction :
— Viens vite. Je ne peux bouger. Depuis seize ans sans
nouvelles de toi, car tu n'as jamais répondu à ma carte de
Besançon... quelle joie de te voir!
L'adjudant mon voisin m'expliqua l'Amérique. Elle est
le contraire de la France. L'hôpital avait des infirmières
jusqu'à minuit : l'annexe américaine des infirmiers ; à
partir de minuit, des infirmiers : l'annexe, des infirmières.
On s'y reposait le samedi et les hommes s'y promenaient
tout nus, leur serviette à toilette autour du cou. On y
demandait aux entrants, non point, comme aux Français,
au cas où ils mourraient, le nom de celui qu'ils aiment le
plus, mais le nom de celui qu'ils aiment le moins, pour
qu'il pût avec sang-froid prévenir tous les autres.
Pavel Dolgorouki à seize ans ! Je revoyais, toute ronde
et comme si elle était seule, sa tête... L'impression que
donne une main blanche sortant du vêtement, chez lui sa
têtela donnait. Toujours d'ailleurs il tournait cette tête vers
ce qu'il y avait de clarté dans la pièce ou dans le jardin,
vers la lampe ou vers le soleil, d'un mouvement lent et
sincère, comme s'il arrivait à une vérité et non à la lu-
mière ; s'il avait parfois à choisir entre deux lampes, deux
rayons, on pouvait être sûr, quand il s'installait sous l'un
d'eux, que celui-là était le plus fort ; je ne vois son visage
que miroitant et de plusieurs couleurs ; grâce à lui il
n'est pas une nuance du jaune au rouge que je n'aie vue
238 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sur des joues heureuses, car dans notre barque du Stern-
bergersee, j'ai suivi sur les siennes à peu près cent cou-
chers de soleil; toujours sous une projection de lune,
d'allumette; dans l'ombre il se taisait, attendant un bec
de gaz pour me répondre; souvent, de sa main droite, il
battait un peu la clarté devant ses yeux, comme on
essaye un bain...
L'Américain revenait et me tendait la feuille.
— Cher Jean, disait Pavel, quelle malchance ! Je ne
poiurrai te voir. J'ai la jambe en mauvais état ; on m'em-
barque demain à six heures pour Bourges, où l'on m'opère.
Mais écris-moi, écrivons-nous, je te réponds...
Pavel avait de grands cheveux blonds qu'il gommait,
et il semblait toujours, au bal ou au réfectoire, arriver
d'une plongée. A chaque instant il secouait la tête, habi-
tude du temps où ses cheveux étaient bouclés, mais
c'était ses yeux seulement qu'il secouait, et un peu ses
lèvres ourlées, et un tout petit peu son nez... relevé à
peine. Ses jambes ? il les croisait sans cesse et frappait
son genou pour en contrôler le réflexe ; jamais la jambe
ne remuait; il n'y avait aucun réflexe en Pavel; il ne
fermait pas les yeux si on le menaçait subitement du
poing ; il ne s'écartait pas si on feignait de lui lancer une
pierre ; il avait passé son enfance dans un palais, admiré
de tous, et y avait pris la confiance d'un chat couché
dans la vitrine d'un magasin ; il ne courait pas en voyant
un accident ; il n'avait aucune pitié en voyant un pauvre,
de haine en voyant un lâche, et quand ses amis aux
trains partaient pour toujours, il les saluait par des gam-
bades, comme s'ils arrivaient, tout triste...
Neuf heures avaient sonné ; la lune se levait, et tout ce
NUIT A CHATEAUROUX 239
qu'il y a d'amoureux et de modeste sur terre, tout ce
qu'écrivit sur le Berry, d'une encre invisible, le jour, la
nostalgie ou la candeur : le cours de l'Indre trompeuse,
les bassins ovales du château Raoul, éclatantes voyelles,
à sa lumière devenait soudain visible. L'adjudant déjà
dormait. Pour qu'il ne fût point dérangé, je fis éteindre
les lampes, à part celle de mon lit, et apporter un paravent.
C'était le paravent dont on sépare d'habitude, quand
l'agonie approche, le malade mourant de son voisin. Sur
ime face, il était vert avec des oiseaux japonais ; de
l'autre, jaune sans dessin... J'imagine qu'on place les
oiseaux du côté du mourant... et j'écrivis à Pavel...
Mon cher Pavel,
C'est cela, bavardons toute la nuit par lettres. J'ai
déjà fait cela tout le jour, au Mont des Oiseaux, avec mon
voisin de Ht, qui était sourd tout à fait. Nous voilà de-
venus — sale guerre! — sourds ou invisibles. Mais te
rappelles-tu qu'à la pension Kissling nous passions le
cours de botanique, face à face, à nous écrire? En ouvrant
les enveloppes, nous nous collions les doigts à la gomme
toute fraîche. Tu me demandais, par le langage des muets,
l'orthographe des mots français que tu connaissais mal,
avec le signe de détresse quand c'était un nom propre, et
je savais toujours cinq ou six mots de ta lettre (le mot
«parages » et le mot « œdème » entre autres, que tu t'obsti-
nais à employer) avant de la recevoir. Je t'avertis que tu
commets toujours la même faute sur mon nom. Il se ter-
mine par un x et non par un double z... Te rappelles- tu
aussi les lettres que nous nous adressions et que nous al-
lions déposer tout exprès, à la grande poste, pour l'expé-
240 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rience, dans la boîte de l'étranger. Elles nous revenaient
toujours par la distribution du soir, glissées sous notre
porte, à nos pieds, plus infaillibles qu'un boomerang, et
sans que jamais le postier munichois ait eu soudain cet
éclair qui rend exotique une ville à son habitant même ;
avec je ne sais quoi pourtant de leur séjour de quelques
heures parmi ces lettres en route pour Melbourne, pour
l'Ouganda surtout et les colonies allemandes, pour Samoa.
Tu as presque la même écriture ; un peu plus grosse
cependant, et tu mets des ^ sur ton double n comme si
tu revenais d'Espagne ou du moyen âge.
Mon infirmière va dans ce que tu appelais tes
parages. Je lui donne ce mot. Comment es-tu ? As-tu
changé ? Pourquoi m'as-tu laissé partir sans me dire
adieu ?
Mon cher Jean,
Toi, tu n'as pas changé. Toujours tu me fais des
reproches. Tu oublies que tu t'amusais à me donner de
fausses orthographes et que par tes conseils j'ai écrit pen-
dant dix ans le mot russe avec un c. Maintenant encore
je me retiens difficilement de mettre une cédille sous l's.
Ce que tu appelles un double z est un x russe. Pour l'affaire
des adieux, apprends que je suis revenu la veille de ton
départ, en cachette, de Garmisch, avec Yourf . Je suis resté
une bonne heure sous ta fenêtre, je n'ai pas osé monter
à cause du père KissUng. Moi j'aurais deviné que mon meil-
leur ami était dans la rue, avec un chien lapon, dont il
maintenait la gueule, par crainte des aboiements, chaque
fois que de ton rez-de-chaussée, du café Stéfanie, un des
peintres polonais sortait, craquant des allumettes pour
NUIT A CHATEAUROUX 24I
son dernier cigare. Yourf détestait les allumettes. J'ai
repris le train de deux heures pour Schliersee; nous
sommes arrivés sur la montagne juste pour le lever du
soleil, et Dieu sait, en le voyant paraître, ce qu'a pu
aboyer Yourf. Je n'ai pas trop changé ; toi sûrement pas,
je te vois trop bien encore. Parles-tu toujours en écar-
tant des deux mains l'échancrure de ton gilet, comme
notre sainte de la Theatinerkirche qui s'ouvre ainsi la
poitrine et montre tout son cœur. On ne voyait d'ailleurs
le tien qu'à moitié. A la grande poste justement, quand
tu avançais à petits pas vers le guichet des lettres
restantes, pris entre le groom des Quatre-Saisons et une
vendeuse de Wertheim amie des seconds ténors, tu deve-
nais soudain irascible, tu m'éloignais... Un vrai œdème!...
Ou bien le dimanche, quand il pleuvait sur la Bavière
et qu'assis à ta fenêtre nous passions la journée, avec
une jumelle et im chronomètre, à chercher celui des
tramways circulaires qui faisait le plus vite le tour de
Munich, tu me dictais les numéros et les temps d'un
langage si dur que j'avais envie de mettre des cédilles
sous chaque chiffre. Je pensais que tu serais un grand
ministre et je t'espionnais d'après la Vie de Gladstone
enfant volée au père Kisshng. Mais jamais tu ne faisais
les choses comme Gladstone. Tu ne préférais pas l'encre
rouge et le papier oignon. Tu ne te fâchais pas avec ta
fiancée au sujet des pois de senteur. Glasdtone aimait
scier les bûches, abattre les arbres ; je te promenai
dans les bois de Lockham, sans résultat. Gladstone
aimait la liberté, tu étais un tyran, tu m'éloignais
à ton gré de la Spatenbraù pour me trainer au
Luitpold, sans voir que c'était m'éloigner de Fanny,
16
242 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que j'aimais, pour me donner à Mitzi... Pauvre
Mitzi!.,.
Ton infirmière repart. A tout à l'heure.
Mon cher Pavel,
Te rappelles-tu comme je t'enviais, à chaque fête, de
partir pour Lucerne? Tu rapportais d'ailleurs de la Suisse
tout ce que les autres rapportent de la mer, des coquil-
lages, des étoiles sèches, des bérets de marin, et une fois
une perle vraie pour ma cravate. Te rappelles-tu, pendant
la guerre japonaise, quand tu restas trois mois sans rece-
voir d'argent de poche ni de lettres, et que tu écrivis un
programme des dix grandes aventures de ta vie, racon-
tant chacune pour dix sous et la vendant écrite pour un
mark? J'achetai «Premier Aiguillage », où ta nourrice te
perd à la gare de Berlin et où tu es retrouvé sous la
locomotive, criant à cause de la chaleur. Je désirais « Pre-
mier ébat du cœur », mais tu le donnas à Borel. J'ai
toujours cru — tu disais non — que tu avais une
préférence pour Borel. Avoue-la aujourd'hui. Je peux te
dire maintenant qu'il te volait. Il passait la main sous le
volant de ton casier, le soulevant à peine, et puisait à
ton chocolat. Sans mesure : dans une seule étude, il vola
dix tablettes et il allait les manger loin de toi : c'était sa
seule pudeur. Je m'assis à la dixième sur le casier ; je
sentis son poignet craquer. Il ne poussa pas un cri et je
n'osai le dénoncer...
Que de progrès tu as fait en français! Tu n'as pas
encore employé une seule fois le nom des saisons. Te rap-
pelles-tu que tu parlais d'elles si souvent, c'était ton
seul vocabulaire, que le père Kissling te forçait à
NUIT A CHATEAUROUX 243
ajouter entre parenthèses une courte description chaque
fois que tu prononçais le mot été ou le mot printemps...
Au printemps (quand les feuilles poussent). En été
(quand le blé mûrit). Tu affectais de te tromper et tu
appris tous les fruits des tropiques pour les loger dans
l'hiver. C'était justement l'hiver, il te conduisit, furieux,
à la fenêtre, te montra la neige, te la fît toucher, tu bondis
et revins im quart d'heure après, chargé de bananes,
d'ananas et de mangues, mais enrhumé pour quatre
jours. Nous nous amusions aussi à lui donner de faux
renseignements sur ces quatre saisons. L'été (quand les
femmes meurent). Le printemps (quand les enfants nais-
sent).
Dis-moi tout ce qui est arrivé à la pension après
mon départ. As-tu revu Mimi Eilers ?
Mon cher Jean,
Je ne suis resté que vingt jours à Munich après toi.
Voici les dernières nouvelles, elles datent de seize ans.
Mais cela prolongera ton passé de trois semaines.
La Vierge forte est retournée à Halle avec toutes les pho-
tographies des tableaux de la Pinacothèque où l'on voit
des héros grecs de face. Tous les Bellérophon et les
Icare de profil, elle les a dédaignés. Tu te rappelles d'ail-
leurs que dans la rue elle nous accueillait avec des clameurs
de joie si nous marchions droit sur elle, et nous saluait à
peine si nous l'effleurions de côté. Les Grizzi devaient
partir, le frère peintre pour Florence, le frère électricien
pour Fribourg, mais leur mère arriva de Rome, ravis-
sante, avec des malles à couronne de comtesse, et l'élec-
tricien partit pour Florence, le peintre pour Fribourg,
244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
on n'a jamais su pourquoi. Fedia Botkine ne m'a jamais
écrit; je sais que son père a été ministre à Amsterdam,
puis à Tokyo, puis à Lisbonne : je suis ainsi sa trace sur
tant de mers, sans savoir ce qu'il devient, par son gros
père, comme im sous-marin par sa bouée. De Miss Isaacs,
j 'ai l'impression parfois de recevoir des nouvelles ; c'est
faux : c'est sa photographie que je transmets de porte-
feuille usé en portefeuille neuf, et que je revois ainsi tous
les deux ou trois ans ; elle est assise sous les arcades
du Jardin anglais; elle sourit, on ne voit aucune feuille,
aucun arbre, mais on devine que c'est l'été (quand les
Américaines ont trente-deux dents) et qu'elle suce
de la glace. Notre maître de déclamation Vogelmann-
Vollrath, que tu n'appelais jamais que par la traduction
française de son nom : l'homme-oiseau plein de conseils,
était très malade à mon départ. J'ai depuis seize ans
l'impression qu'il n'a plus qu'un jour à vivre.
De Mimi Eilers je ne sais qu'une seule chose, et je
viens de l'apprendre à la minute même, car jusqu'ici je
n'y pensais point : elle a trente ans aujourd'hui. Je me suis
brouillé avec elle le jour même où j'ai réussi à lui parler.
A l'exposition du corps de l'archiduchesse Gisèle, je l'avais
aperçue, après moi dans la file. C'était le premier cadavre
qu'elle voyait ; j'attendis : je voulais saisir sur son visage
le premier reflet que jamais y jeta cette sinistre aventure.
Ce fut un reflet tout rose : elle se savait observée et se
protégea de la mort par la pudeur. Je l'approchai à la
sortie, dans le salon en papier mâché de la Résidence.
Mais nous avions eu le tort de l'accabler toute la semaine
de ces cartes postales allemandes gaufrées, sur lesquelles
elle pouvait reconnaître avec les doigts, même en refusant
I
NUIT A CHATEAUROUX 245
de les lire, des cœurs percés de flèches, des Tyroliens étrei-
gnant des Tyroliennes, et elle m'échappa. Je la rattrapai.
— Bonjour, mademoiselle.
— Passez votre chemin, monsieur.
Elle allait trop vite pour qu'on la dépassât, et j'étais
pressé. Je marchai donc malgré moi tout près d'elle :
— Comme vous êtes jolie, mademoiselle !
— Que vous l'ayez remarqué m'en dégoûte, monsieur.
On voyait qu'elle avait pour maîtresse de français,
MUe Kolb, si énergique dans son vocabulaire et dont cha-
que phrase contenait le mot « ignoble » ou le mot
« dégoûtant ». J'étais déconcerté; devant la maison du
vieux Possard je dis, car je ne trouvais plus d'inspiration
que dans les objets extérieurs, et rien dans le mobilier de
mon âme :
— Tiens, le vieux fou déjeune !
— De plus fous sont en liberté, monsieur.
Devant la fleuriste, devant la brasserie, je lui tendis
ainsi le mot « fleur », le mot « saucisse blanche » sur les-
quels elle se jetait comme un serpent qu'on agace d'un
bâton. Ou bien, si ma phrase avait trois parties, elle
répondait à chacune, et dans l'ordre.
— Qu'il fait beau, quel soleil agréable, mademoi-
selle Mimi.
— Qu'il fasse beau excite mon dégoût, monsieur.
Ce soleil me fait vomir. Que vous m'appeHez par mon
nom me rend répugnante à moi-même.
— Au revoir, mademoiselle.
— A ne jamais vous revoir, la vie serait une
infection !
Alors, je m'en repens, je la pris par le bras, je la forçai à
246 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
me regarder, j'étais timide, si timide! mais je ne sais ce
qu'elle découvrit sur mon visage, le premier qu'elle vit de
face après la face de la mort. Je la tenais juste d'un doigt :
elle se débattait violemment et sans pouvoir se libérer.
Je ne l'effleurais que du bout de ma plus faible pensée :
tout son cœur, tout son cerveau se révoltaient sans mesure
et en vain. Elle m'entraîna ainsi jusqu'à sa porte, comme
un oiseau son faible piège. Je ne l'ai plus revue.
J'ai demandé à mon Américain comment tu étais
fait. Il n'a même pas pu me dire si tu avais de la barbe.
Laisse-le te regarder de près.
... Si j'ai changé? Dis-moi d'abord un peu comment
j'étais à seize ans. Donne-moi un peu de mes nouvelles.
Je n'ai ni photos, ni lettres de ce temps-là et tu es, — avec
moi, que je ne crois pas, — le seul témoin que je rencon-
trerai jamais.
Cher Pavel.
Comment tu étais fait ? Te rappelles-tu ce bal masqué
où Julia von Lilienkron me confia son collier pour une
semaine. Ce soir-là, je revins seul ; ce collier, à moi,
me donnait l'humeur vagabonde ; j'avais un peu pressé
Julia sur mon cœur, et pendant qu'elle dansait ses
pyrrhiques avec la marque imprimée de toutes ses perles
autour de sa gorge, comme si on l'avait retirée à temps,
par ses pieds nus, de la mâchoire d'un monstre, je longeai
risaar, les balustrades du Maximihaneum, et tout chemin
enfin qui me laissait un côté libre. Je rentrai ; je déposai
le collier sur mon bureau, dans une boîte de verre. La
lune l'inondait, jamais colHer en pension ne fut nourri
aussi abondamment. Je me mis à écrire; la boîte était à
NUIT A CHATEAUROUX 247
la place de l'encrier, dès que je cherchais de l'encre, ma
plume s'y heurtait. J'écrivis ton portrait, le dos à la
fenêtre ; du café Stéphanie sortaient peu à peu les habi-
tués, Wedekind et sa femme, et j 'entendais plus clairement
la voix de sa femme, car il la portait toujours à caHfour-
chon sur son dos ; Kurt Eisner, qui soufflait pour le net-
toyer dans son fume-cigarettes jusqu'à ce qu'il sifflât —
parfois, les jours de grande fumerie, je n'entendais le sifflet
que de très loin, près de l'Académie ; Max Halbe avec
LiU Marberg, et j'entendais tout près la voix du gros Halbe
comme si cette fois c'était Lili qui le portait sur ses
épaules. J'écrivais lentement; pour chaque phrase sur toi,
je devais céder ainsi tout un écrivain bavarois, parfois
avec son supplément. J'écrivais le prologue d'un roman
appelé Pavel et Régina :
« Pavel, disait le premier chapitre, ne pardonnait
jamais une phrase méchante prononcée devant lui.
Enfant, alors qu'il n'avait point encore le droit de
parler à table, si l'un des convives attaquait un
absent, il frémissait, ses dents claquaient, il donnait
tous les signes que provoque le vrai venin. Ses
gouverneurs avaient dû veiller à ne jamais porter de
jugements siu: ses amis ; on ne condamnait point, on
n'exécutait point autour de lui. Les domestiques renvoyés
partaient pour cause d'héritage, de noces... Ses maîtres
s'habituaient à lui parler sans rigueur des défauts, des
crimes. Si l'un d'eux décrivait un péché mortel, il sur-
veillait les yeux de Pavel, excusant le péché à la première
larme, à la première pression de son âme. Les méchants
donc y gagnaient. Des travers intolérables vivaient en
paix autour de lui. En somme il avait ses pauvres, mais
248 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
c'était la vanité, le vol et la luxure (feorel en un mot).
Il était curieux de l'entendre discuter l'histoire avec
Régina, qui ne voulait connaître des héros et des rois
que leur mort, alors que lui ne les connaissait que de
leur naissance à une période brumeuse où ils disparais-
saient sans périr.
« Pavel était beau. La mode n'y était pour rien, ni son
âge. Tous ses portraits d'enfant étaient beaux — ses
portraits de vieillesse aussi, sa mère, son grand-père —
et Régina ne pouvait éprouver de défiance pour une beauté
qu'il portait comme on porte un grand nom. Sa prunelle
surtout était si large que Régina n'avait qu'à s'asseoir à
peu près en face, pour se servir avec lui, tendrement
économe, d'un seul regard.
« Pavel avait des tics. Il touchait ce qu'il admirait.
Si l'un de ses amis étrennait une cravate, toute la journée
il le tenait par cette laisse même, l'étranglant. Dans les
pinacothèques, il arrivait à toucher du doigt, en dépit des
gardiens, ses tableaux préférés, d'un geste sûr, comme s'ils
avaient vraiment un point sensible. Régina redoutait qu'on
fît devant lui l'éloge de ses cheveux, ou de ses bottines, car
il arrivait aussitôt et les touchait. Le pianiste qui jouait
du Mozart avait toutes les peines à l'empêcher de taper
sur la note qui lui avait plu dans la précédente phrase,
et, ses mains occupées, défendait le piano des épaules
ou des avant-bras.
« Pavel était généreux ; il passait les journées à main-
tenir l'équihbre entre les prévenances du monde et ses
réponses. Il était peu d'oiseaux qu'il n'eût suivi des yeux
jusqu'à ce qu'ils disparussent, m'empêchant de parler ; peu
de petits Turcs bossus rêvant sur les ponts de l'Isar
NUIT A CHATEAUROUX 249
près desquels il ne se fût accoudé une minute, une seconde
s'il était pressé, composant malgré lui son corps sur le
leur, se voûtant ; ou bien il se libérait des objets en pro-
nonçant en français le nom de leur couleur : rouge, Ten-
tendis-je un jour crier du haut du Maximilianeum ; bleu,
vert! Et l'écho nous revenait. C'était que Pavel se Hbé-
rait, non pas d'un perroquet, mais de Munich tout
entière, toits, tramways et arbres, et il descendait tout
léger... »
Je n'allai pas plus loin cette nuit-là, Pavel. Le jour me
surprit, et j'entrai dans ta chambre. Tu venais du bal
Goethe, où tu avais figuré en Goethe centenaire. Fauteuils,
tables, ht, tout dans ta chambre était jonché des défroques
de la vieillesse, de perruques, de joncs à bec, de culottes
puce, de tabatières... Toi, endormi, tu éclatais, tes yeux
fermés dans de beaux sourcils neufs : de ce passage dans
la vieillesse, il ne te restait qu'un peu de rouge aux joues.
Voilà ton portrait. Et le mien ?
Cher Jean,
Pourquoi me rappelles-tu mes retours du bal masqué ?
Pourquoi étions-nous ces jours-là, sous nos loups, si
graves ? Pourquoi ne me semble-t-il avoir porté les
vérités de notre enfance que sous ces déguisements ?
Les balayeuses à jupon vert sous leur chapeau à
queue de chamois arrosaient déjà à flots le macadam ;
les becs de gaz se reflétaient sur le dernier fond des rues
inondées et, dans l'avenue des Théatins, copiée sur Venise,
nous paraissions marcher sur les eaux. Un vieux professeur
rentrait à la dérobée, et ses lunettes flamboyaient tout à
coup — comme les yeux des chats qu'effraie la nuit une
250 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
auto. A travers les jardins royaux et les places semées de
palais grecs, byzantins, florentins, qui semblaient, eux aussi,
déguisés pour la nuit, nous rentrions sous ces masques que
nous dictait je ne sais quel indéfinissable contraste; toi en
pâtre suisse et moi en Bettina Brentano ; toi en Agamem-
non et moi en bouc de Goya ; ou, simple échange, toi en
Russe et moi enBreton ; chacun agrippé à l'arme ou au bâton
de l'autre, et nous avions tous les silences, tous les attache-
ments et les éloignements subits que peuvent avoir entre
eux des gens qui se tiennent par des épées ou par des
thyrses. Des mandolines résonnaient au loin, étouffées,
car il gelait et les musiciens pour rentrer avaient mis leurs
gants. Quand la sentinelle du duc Cari Théodor avait
le pantalon noir des Prussiens, nous criions : Vive la Ba-
vière, et nous nous sauvions, enjambant les tuyaux
d'arrosage en soulevant nos manteaux et nos traînes,
comme des dames...
Ou bien tu parlais, avec tes mots français si purs.
Je te prenais le bras, car on ne pense jamais mieux à toi
que si l'on te prend et te serre. Je me disais que douce est
la certitude de posséder un ami qui, devant la mort, devant
le mal, devant un supplice honteux, se plaindrait dans
un langage noble, ne pourrait appeler à son secours que
les dieux honnêtes, les hommes honnêtes. Jamais un juron
dans ton langage ; tu donnais je ne sais quel honneur aux
noms propres et c'est depuis toi qu'ils me laissent dans la
bouche leur sens ancien, comme un noyau. Aussi je ne
m'étonnais pas de te voir inspirer tant de confidences ; moi,
je n'avais pas de pensées secrètes, mais tous mes mouve-
ments secrets arrivaient près de toi à ma surface. Si
souvent quand j'entrais dans ta chambre, un visiteur
NUIT A CHATEAUROUX 25 1
OU une visiteuse se taisait brusquement, tendait une main
vive vers son chapeau ou son pardessus, comme si je
l'avais surpris nu ; il venait de mettre en gage un secret.
Dès lors, entre vous deux, se jouait une intrigue qu'il ne
soupçonnait pas toujours. En toi le secret grandissait, tu
savais par des phrases hostiles le défendre contre son
maître, quand il avait démérité. S'il le négligeait, l'oubliait,
cela allait mieux encore ; tu l'adoptais pour toi-même.
J'étais irrité de te voir accepter sans choix tous ces
dépôts ; de te voir parler avec complaisance à des imbé-
ciles, à des inconnus, comme si tu supposais à leurs actes
vulgaires une raison. En chaque indifférent, en chaque
médiocre, tu respectais un secret possible, et, moi, tu
semblais me juger non d'après ce visage, que toi-même
disais franc, non par mon langage un peu simple, ou par
ces douze aventures de ma vie qui me rapportèrent douze
marks, mais par quelque qualité étrange, que tu finirais
bien un jour par connaître, et qui était la clef de cette
clarté, de cette simphcité... Ne t'en prends qu'à toi,
alors que ma mère était Russe, si je t'ai avoué qu'elle
était Persane — un jour àTegernsee où tu semblais chercher
des ombres sur mon visage et où j'avais honte de ma peau
blanche, — ce jour-là où la kronprinzessin voulut jouer
avec nous au tennis, et où nous relancions la balle douce-
ment, doucement, car elle portait un fils.
C'est ainsi que s'écoula la première veille. Déjà les
blessés endormis sur leur côté droit se tournaient pénible-
ment sur le gauche, sur le cœur, et commençaient la part
inspirée de leur nuit. C'est ainsi que nous oubHions tous
deux de nous parler de la guerre, et des seize ans passés.
252 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Chacun interrogeait avidement ce miroir inespéré qui
lui renvoyait son image, un miroir ami, une image jeune.
Et les réponses nous perçaient ou caressaient comme
un feu de lentille. Tous deux vêtus à nouveau de
chemises raides de lycéen, tous deux anonymes, rasés
de frais, épurés aussi par le mal, nous étions aussi
nets qu'il le faut pour se renvoyer des souvenirs. A ce
monde, à ce présent nous appartenions aussi peu que
possible, et l'on entendait juste les bruits que fait la
terre quand le temps suspend son cours : les vraies glaces
sur les commodes craquer, les infirmiers américains poser
des tasses sur le pavé du couloir... Dans ce même Ht où
les enfants berrichons ambitieux s'étendent tout droits et
dorment tendus sur je ne sais quel méridien, voilà que nous
retrouvions, cette fois, le passé ; un passé que nous nous
entendions à ne pas détruire, à garder intact en ne
prononçant pas le nom d'un nouvel ami, à ne pas décolorer
en disant le nom d'une nouvelle ville ; en n'y mêlant rien
des seize autres années ; en craignant toute nouvelle de
nous-mêmes, comme si elle dût être décevante, comme s'il
était évident qu'en vieiUissant on démérite ; comme s'il
était la règle que deux jeunes gens impétueux et parfaits
devinssent, une fois écoulés dix ans de paix et six ans
de guerre, des hommes paresseux et des lâches...
Minuit sonna. La grande horloge de l'hôpital était entre
nos deux chambres. Chacun, effleuré par une onde diffé-
rente, par une caresse autre du temps, se sentit soudain d'un
autre âge que l'autre. Un long moment les infirmiers nous
abandonnèrent, car c'était leur relève. Nous attendions,
énervés, comme deux amis au téléphone dans un danger
quand la demoiselle coupe le fil. Il y avait aussi à lutter
NUIT A CHATEAUROUX 253
contre le sommeil ; je m'endormis ; une minute, comme si
la téléphoniste s'était trompée, j'eus à parler avec un
enfant situé juste aux Antipodes, dont le bras s'allongeait
vers moi, s'allongeait, un peu coudé pour épouser la
courbe de la terre ; puis, cette fois la téléphoniste s'était
trompée de plusieurs chiffres, avec moi-même général
entrant dans Munich ; sans qu'il y eût aucun étendard
autour de moi, j'avais le visage martelé sans répit comme
quand j 'étais soldat près du porte-drapeau et que le vent me
poussait dans les joues les franges de métal ; vingt filles
munichoises, leurs coques sur les oreilles, inclinaient jusqu'à
terre leurs têtes pâles, pâles, et comme elles restaient
courbées une minute les relevaient rouges, rouges...
Mais jamais ami ne fut réveillé plus doucement ; l'en-
voyé de Pavel était maintenant une infirmière ; de sa
main elle ouvrit elle-même mes yeux, jamais téléphoniste
ne redonna plus tendrement un fil. Digne de Jackson-Ci ty,
sa patrie, seule ville du monde où la place publique soit
entourée de sept temples pour les sept modes d'amitié.
Miss Daniels s'amusa de notre aventure et s'y engagea
comme esclave ; elle promit de nous empêcher de dormir;
par des tisanes, par du rhum nous drogua comme des
coureurs, et prit sur elle, voyant ma soif, d'ouvrir une
bouteille de Champagne. Le bouchon sauta, et réveillé par
ce bruit qui, dans les hôpitaux, annonce une mort pro-
chaine, derrière le paravent mon voisin se retourna soudain
comme un dormeur derrière le bouclier de tranchée sur lequel
une balle ricoche. . . Mais toute femme, mais une Américaine
même, est trop faible pour maintenir à leur distance
deux âmes d'hommes qui s'appellent et s'évitent. Miss
Daniels me regarda, et en se penchant, pour tout rapporter
254 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à Pavel, elle toucha mes cheveux, mon poignet, regarda ma
feuille de fièvre. Pavel sut que je n'étais pas chauve, il
sut combien de fois mes artères battaient par minute et,
à un dixième près, ma chaleur ; elle apporta des fleurs,
remua quelques meubles, installa dans la chambre je ne
sais quelle ressemblance avec la chambre de Pavel. Elle
découvrit le Natoire, le déroula, disparut avec lui, et au
retour étendit près de moi, sur mon lit même, tout gon-
flés encore d'air et s'affaissant comme arrachés à im
fantôme, les habits de Pavel.
Un uniforme lamentable. Un vieux pantalon, avec
une jambe coupée, avec des pièces neuves comme on
en met aux panneaux dans les cibles, et l'on devinait
maintenant que les Allemands visaient Pavel aux
jambes. Une capote un peu plus neuve, mais délabrée
aux coudes : la guerre usait les vêtements de Pavel
aux mêmes places que la pension Kissling. Pavel au com-
bat s'accoudait, comme à la fenêtre de Schwabing,
prenait sa tête dans ses mains. Quand miss Daniels
fut partie, je fouillai cet uniforme, ainsi que je le
faisais parfois d'un mort, devant les lignes, la nuit,
m'étendant contre lui, parallèle, caché par lui — et quand
une douleur traversait mon côté droit, m'arrêtant une
minute, rigide et la main soudain immobile dans une
de ses poches, comme autrefois quand une balle pas-
sait dans le voisinage. Il s'agissait, il s'agissait juste-
ment d'identifier Pavel.
C'était peut-être Pavel. Mais rien, comme d'ailleurs
jadis dans ses vestons, qui aidât à le reconnaître. Il dé-
chirait ses lettres dès qu'il les avait lues, ses photographies
dès qu'il les avait vues et c'est encore dans la glace qu'il
NUIT A CHATEAUROUX 255
se regardait le plus longuement. Rien qu'on n'ait pu trouver
dans la poche du premier tué venu, à part justement un
petit miroir cerclé d'or, tout ce que contiennent les poches
d'un soldat : du côté droit, ce dont on a besoin à chaque
heure, ce qu'on atteint facilement, un porte-monnaie
décousu dont on pouvait obtenir les sous en le secouant
comme une tirelire ; un gros couteau de l'armée suisse, pays
où l'on mange ; un mouchoir tout rouillé, rouge et vert,
à dessins anglais, pays des rhumes ; du côté gauche, ce
qui n'est nécessaire que toutes les semaines, tous les
mois : un jeune porte-monnaie en cuir violet ; un petit
couteau damasquiné de l'armée norvégienne, pays où
l'on sculpte ; un mouchoir de pur fil, celui que l'on garde
pour la blessure ou pour une rencontre, gris sur les deux
faces, à l'intérieur tout blanc comme un Uvre. J'étais
ému de voir Pavel croire encore, comme un simple soldat,
malgré l'âge, malgré la guerre, que tout objet a deux
buts — couteau ou bourse — orner, servir. Le tout sau-
poudré de ces grosses miettes de pain, si dures, de ces
fragments de chocolat, de ces graines de riz, qui font que
des moineaux se mêlent aux corbeaux pour picorer les
cadavres. Le tout mélangé de ces correspondances du
tramway Montparnasse, de ces bonnes aventures données
par des sourds-muets et disant, au-dessous d'un dessin de
taureau : Votre caractère est affable... si tristes quand
on les retrouve dans sa poche à l'étranger, plus tristes
encore dans les goussets des morts. Il manquait seulement
le livret militaire, que Pavel avait dû déchirer le jour de
la mobilisation après y avoir contrôlé soigneusement ses
noms et s'il savait nager. Tous ces objets enfin qui, sur
mon Ht maintenant rassemblés paraissaient les rouages
256 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'une horloge démontée, et que j e remis chacun dans la poche
exacte, bon horloger après quatre ans, sans qu'il m'en
restât un seul inutile et mystérieux. Cher Pavel, anonyme
et parfait dans les combats, ainsi que tous, comme
une montre !
La lune était couchée ; toutes les lumières étaient mortes ;
il n'y avait plus de clair, dans l'hôpital et dans Château-
roux, car miss Daniels ne se souciait pas de tomber ou de
se heurter, que le court chemin qui menait sinueusement,
par des escaliers et par des angles droits, de chacune de
nos deux chambres à un ami inaccessible...
*
* *
Une femme curieuse ne tourne pas en vain autour de
deux cerveaux.
— Et dans la vie, qu'as-tu fait ? m'écrivit enfin Pavel.
Car, un peu ivre de Champagne, il laissait miss Daniels
faire un trajet pour une seule phrase.
— Rien d'irrémédiable, Pavel, j'ai voyagé. Je ne
suis pas marié. Je travaille... En te quittant j'ai préparé
plusieurs diplômes en Sorbonne et à Harvard ; il y a
deux ou trois petits arpents de science ou d'art où je
détiens, plus qu'aucun homme au monde, la vérité et
où je reçois désormais ceux qui s'y aventurent : la question
des salaires agricoles dans l'arrondissement de Lapalisse,
les rapports métriques entre les hymnes d'Alamanni et
les odes pindariques de Ronsard, avec une annexe sur
les rythmes mouvants de Platen ; la distinction dans les
dialogues de Léon Hébreu entre les degrés du demi-cercle
et du cercle entier des choses. Voilà les trois petits fonds
I
NUIT A CHATEAUROUX 257
de la connaissance humaine où je suis le seul à avoir pied...
Et toi ?
Miss Daniels courut.
— Je suis comme quand tu m'as connu. J'ai voyagé.
Je suis célibataire... Je travaille.
Ainsi par peur d'être déçus, nous nous entêtions à
vouloir rester l'un pour l'autre ce que nous étions autre-
fois et nous avions toujours ce moyen de nous dire sem-
blables l'un à l'autre. Parler de nos métiers ? Comment
supposer qu'ils soient deux métiers égaux, comme nos
destins autrefois. Pourquoi prouver à l'un qu'il avait
perdu la course ? Du moins, chacun derrière le mot céli-
bataire et le mot travail, nous étions à l'abri... Ou plutôt,
je le compris plus tard, chacun craignait peut-être de
rencontrer en l'autre un homme mûr, alors que lui-même
ne l'était pas. La seule ressemblance entre Pavel et moi
était que le sort nous avait désignés, avec peu d'autres,
pour une jeunesse vivace, parfaite, que dès dix-sept ans
nous avions reconnue, à ce point ménagée et soignée que
nos défauts et nos qualités de quinze ans n'étaient pas
devenus ceux des hommes, mais de gigantesques défauts
et quaUtés d'enfant... Ou plutôt... Mais ae cela je parlerai
un autre jour...
— Cher Jean, m'écrivit Pavel, miss Daniels m'avoue
que tu as fouillé mes poches. Il manquait mon porte-
feuille. Je t'envoie le seul papier qu'il contînt. Il te
renseignera mieux sur moi qu'un éphéméride, Mais
envoie-moi une lettre du tien — tu en avais toujours
cinquante, — au hasard...
La lettre que m'envoyait Pavel était usée aux pHs ;
il l'avait recollée, à défaut de papier gommé, avec de
17
258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vrais timbres ; l'enveloppe était rongée sur tout son
contour, comme si l'on avait dû ouvrir au coupe-papier
les quatre tranches pour l'avoir.
Pavel, disait la lettre, je vais ruiner en une seule fois
« tous vos projets, je n'irai pas demain à l'exposition de vos
« paysages ; je n'irai pas non plus après-demain voir votre
« marchand de couleurs ; le mois prochain je ne vous
« épouserai pas; je n'aurai pas, le jour de mon mariage,
« une robe dessinée par vous ; je ne m'étendrai pas dans ce
« lit dont vous a\âez fait le plan ; je ne regarderai pas
« avec vous, d'un balcon, cet horizon de Florence dont vous
« m'avez, un jour, tracé la ligne au crayon, ni même celui
« de Rome, plus beau, que vous avez tracé à l'encre, ni cette
« troisième ville non plus dont j'ai oublié le nom, la plus
« belle, dessinée à la sépia. Je n'aurai pas constamment d'un
« de mes objets, d'un de mes enfants, ces croquis qui, pour
« moi, les redressent et les corrigent, car vous peignez
« toujours debout et vous êtes plus haut que moi. Je ne
« cueillerai jamais ces grosses châtaignes de Russie dont
« vous m'avez dessiné les coques. Je ne verrai plus de
« peintres, ni vous, ni mes amis. Je vais vivre désormais
« sans être vue, j'épouse im ingénieur. Quelquefois, de
« loin en loin, d'un œil fugitif , de votre œil, je regarderai
« ce que je pourrai voir de moi, mes genoux, mes mains...
« Pardonnez-moi. J'étais déjà fiancée et n'ai pas osé
« vous le dire...
Or j'avais la même, lettre dans ma ceinture...
— Mon cher Pavel,
Avec quoi m'écris-tu ? Est-il possible qu'avec un stylo
tu fasses autant de pâtés et d'éclaboussures. Tu dois être le
NUIT A CHATEAUROUX 259
blessé de France qui a le plus de taches d'encre à ses draps.
Ci-joint une lettre...
« Jean, disait la lettre, vous savez maintenant à quoi
« j'ai employé chaque heure de ma journée. J'y ai fait
« tenir un enterrement, un baptême, un mariage. Cela ne
« vaut évidemment pas une mort, une naissance, des
« aveux. Mais, même caressée à travers des voiles ou des
« tentures, la vie a son prix. Entre ces cérémonies, car
« vous ne supposez pas qu'elles aient eu lieu dans la même
« famille, j'ai pris le temps de songer à vous. Vous avez
« rendu ma pensée paresseuse, elle ne dépasse plus le pre-
« mier cercle de mon cœur. J'avais pris dans la voiture,
« non pas vos derniers vers, mais ce cahier de vos devoirs
« de classe, quand vous étiez en quatrième. J'adore la
« narration du petit naufragé, quand le jeune tigre est
« devenu une accorte tigresse et s'entend enfin avec le
« chien. J'adore le discours de Thémistocle aux trirèmes,
« lorsqu'il déclare faire plus de cas de sa mère la Carienne
« que de la belle Léocratida. Il est de la fin de juillet, il
« a toute la vieillesse, toute la sagesse de la quatrième. Il
« dédaigne les prosopopées, si belles en janvier; les transi-
« tions par des phrases sur la nature, si neuves au trimestre
« de la Toussaint. Vous avez eu la jeunesse et la vieillesse
« de chaque année d'enfant, vous l'aurez de chaque âge.
« Vous êtes au fond le seul homme que j'aie jamais vu, le
« seul qui me semble à la fois achevé et périssable. Jamais
« plus vous ne serez redistribué aux éléments, vous voulez
« bien, n'est-ce pas, que je profite, autant que je le peux,
« avec un peu de désespoir, de votre dernière vie... De
« notre dernier mois aussi, car — le saviez- vous — je
« me marie à Pâques. »
200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est ainsi, par hasard, mai? par la main à chacun la
plus douce et amère, que le métier de chacun fut révélé.
Le même, au fond, pour tous deux. Je suis certes le
poète qui ressemble le plus à un peintre. Je ne peux écrire
qu'au milieu des champs ; trouver des rimes qu'en voyant
des objets semblables ; atteindre le mot qui fuit que si
un homme fait un geste, que si un arbre s'incline. D'un
index qui laisse les autres doigts tenir la plume, je dessine
dans l'air, avant qu'elle ait sa vraie forme, chaque phrase ;
j'écris malgré moi le nom de chacun de mes amis avec
son écriture même, et mes manuscrits semblent pleins
de leurs signatures ; les jours où il pleut, je me sens libre
de mon métier comme les aviateurs, comme les peintres ;
j'écris devant les femmes comme devant un modèle ;
pas un mot sur elles que j'aie écrit à plus de cinq mètres
d'elles. Maintenant même, dans cette chambre dont
on emportait le paravent, car le vent de la mort, c'était
bientôt l'aurore, devait souffler dans une chambre voisine,
j'écrivais àPavelles yeux fixés sur mon voisin endormi.
Il respirait régulièrement, et ces deux gros poumons
attisaient mon cœur. Il se découvrait soudain la
poitrine, je voyais une poitrine semblable à toutes les
autres, des épaules semblables à toutes les épaules,
il devenait soudain mystérieux, anonyme, et c'était
comme si un modèle se voile le visage. Il ridait son front
une seconde, et c'était comme si un modèle prend son
rouge sans y penser et, sans qu'il s'en doute, s'ajoute une
couleur ; et dès que miss Daniels était là, les mots ne me
venaient plus, comme les teintes à celui qui peint entre
deux lampes.
Pavel parut moins satisfait que moi. II avait bu
NUIT A CHATEAUROUX 201
presque à lui seul la seconde bouteille de Champagne et
cela aussi expliquait son agitation.
— Ah ! tu es poète ? m'écrivit-il. Je ne sais si j'ensuis
heureux ou déçu. Tous les camarades que j'ai laissés
étudiants en droit, en pharmacie, en histoire, un sort
veut que je les retrouve en architectes, en sculpteurs,
en graveurs. A la seconde rencontre, leur métier est moins
matériel encore, ils sont musiciens, poètes. En quel élé-
ment seront-ils à la troisième ? Si j'aperçois dans un salon
une brave tête de banquier, de secrétaire d'ambassade,
à mesure que j'avance vers elle, ses yeux se voilent, son
menton s'allonge, et j'apprends que c'est une tête de
peintre, de médailler. Je parle à mon voisin de table, c'est
un orateur qui me répond. Il y a trop d'écho pour moi
dans ce monde. Voilà que tu m'obhges aux mêmes pré-
cautions ; tu es poète, je suis peintre, que d'histoires !
Notre cœur à tous deux ne s'arrête que sur les cinq ou six
mêmes phrases de la musique, sur les cinq ou six mêmes
poèmes ; nous nous rencontrons sur une terrasse de plus
en plus étroite ; il faut nous saluer maintenant, nous
enlacer avec les gestes mesurés de deux acrobates qui se
retrouvent, après vingt ans, au faîte d'une flèche de tour...
D'ailleurs je me console de ne pouvoir approcher les
hommes... Tant pis !
Car enfin tu les as vus ? Nous avons beau jouer à
reprendre notre âge blanc de Munich, tu as appris depuis
comment ils sont faits, hein ? tu les as vus ? Tu as vu ces
tristes méplats de leurs tempes, ces joues de pierre
ponce, usées comme s'ils passaient leur vie, depuis
leur naissance, à se frotter à d'autres méplats, à d'autres
joues ? Du haut du tramway, tu les as vus pousser leurs
202 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
jambes de droite et de gauche, dès qu'une goutte de pluie
les effleure, comme le protozoaire qu'un doigt d'homme a
touché ? Tu as vu leur ardeur, leurs salutations mutuelles,
dès qu'ils se mettent à vingt dans un bureau de poste pour
retrouver une pièce de dix sous égarée par une vieille
dame sous la plaque du guichet, et ces joies quand on la
retrouve ? Tu as vu les groupes d'orateurs bruns, sem-
blables à des corbeaux mouillés, du jardin Bourbon
surveiller le pont de la Concorde. Tu as vu de grands
omnibus combles de facteurs remonter la rue de Rennes,
et redescendre, inexplicable relève, combles d'externes
de Stanislas ! Tu as vu les trains de banheue escaladés
par des milliers d'innommables jaquettes, fendues en
deux pans que le vent écarte, tristes coccinelles attirées
par Chat ou. Tu as vu les quarts d'agent de change revenir
de leur sixième de chasse, tout fiers, avec un merle et
un écureuil entiers. Tu as vu les chefs de bureau
sortir du ministère des Finances, faussement neufs,
invraisemblablement soustraits à la dignité d'homme,
que semble toucher pour la première fois l'air de la rue,
fragiles comme une pendule qui se promène sans son
globe. Tu as vu ceux qui ont l'index plat à force de mettre
leurs souliers sans corne à chaussure, ceux qui ne savent
que faire ae leurs mains, de leurs pieds, — qui voudraient
être des boules, — qui les cachent dans leurs poches ou
les poussent dans l'ombre, comme les mauvais peintres
les mains de leurs personnages. A l'enterrement de sa
fille chérie, tu as vu, avant le défilé, le père, une minute
droit et digne comme une statue, dos à la sacristie...
droit et fier... puis le premier gagnant de la course des
condoléances l'atteint, comme l'eau lâchée sur un moulin.
NUIT A CHATEAUROUX 263
et dès lors, il se baisse et se relève sans arrêt. Tu as vu
les maîtres de forges, entrant dans leur chapelle, faire un
signe de croix précis, et les quatre vis qui maintiennent
le visage et la poitrine des maîtres de forges contre leur
cœur sont resserrées pour une semaine. Tu as vu les
bugles, dans Tristan, qui soufflent une note tout d'un
coup, qui sont un peu plus rouges en reposant leur bugle,
comme par pudeur, comme un enfant qui a dans un
salon voulu dire un mot sur Yseult. Tu as vu les violon-
cellistes, décharnés et coudés comme une mère débar-
rassée de la veille d'un fils, qui discutent avec de grands
gestes, qui hurlent, et c'est qu'ils sont du même avis. Tu
as vu les spécialistes en pharmacie se placer juste en face
des palais Louis XV, Louis XIV, et les ajuster à leur
vue comme un vérascope : alors les spécialistes voient
tout. Avant la guerre, tu ne les connaissais que de vue,
tous ceux-là, tu ne les avais touchés qu'aux mains,
mais depuis quatre ans tu les soulèves, tu les pèses. Tu
les connais maintenant comme tu connaissais les femmes 1
Pas une part de toi qui n'ait touché un homme, tu as
dormi contre le ventre d'un mineur, ta tête dans des
granges a été prise entre le dos d'un chocolatier et les
genoux d'un notaire ; tu connais leur poids, et le poids
aussi d'un bras ou d'un pied seul, séparé d'eux. Eh bien ?
Au revoir, mon cher petit Jean. Les coqs chantent.
Des volets s'ouvrent. J'entends une seconde par la
fenêtre ces gémissements du voisin que j'entends le jour
par la porte. Miss Jackson éteint notre chemin lumineux,
et chaque commutateur craque comme si elle écrasait
un gros insecte flamboyant. Les amis que j'ai eus
depuis notre départ ? Pourquoi te les nommer ?
264 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La plupart sont tués maintenant, et seront désormais
étendus entre nous, les pieds vers Munich, la tête vers
Châteauroux. Mes amies ? Te dire que le mot Pavel a été
lié syllabe par syllabe, des années, des mois, au mot
Gilberte, au mot Renée ? Les Allemands ? La guerre ?
Non. J'ai à te dire, tout au plus, les deux premières
phrases échangées avec celle dont tu as lu la lettre,
« — Comme vous avez l'air belle, Irène ?
« — Il vous plaît à penser, petit Pavel.
J'ai à te dire que je^ remue toujours le petit doigt en
écrivant, mais que je ne fais plus craquer mes poignets.
J'ai toujours ma manie de citer le mot de Bierbaum : « la
vie est un marais », et de voir les hommes peu à peu
s'enlisant ; d'expHquer qu'ils mettent des lorgnons, des
monocles pour que le sable n'entre pas dans leurs yeux,
qu'ils lisent Baudelaire, Dostoïewski, pour mieux serrer
les mâchoires ; qu'ils vont en auto pour sentir au-dessous
d'eux enfin un sol de bois... et toutes les mêmes stupides
plaisanteries, et d'ailleurs c'est vrai. J'ai toujours ma
manie, le soir, en me couchant, dès que je ferme les yeux,
de voir mon immense tunnel. Tu me questionnais de ton
ht. Des armées s'y engouffraient dont je te donnais le chiffre
exact : 3 millions 561.000. 4 milliards 21. Des troupes
d'oiseaux en sortaient, se heurtaient, oiseau par oiseau,
contre d'autres vols qui arrivaient et tombaient morts...
Une lueur blanche apparaissait parfois au fond du tube,
et devenait une fumée, une ville grecque, un jour, tu te
rappelles, une licorne. Que le mot licorne est sonore dans
un dortoir !
Au revoir, Jean. Mon électricité brûle toujours, mais
déjà ma veilleuse est éteinte, notre veille est finie. Demain
NUIT A CHATEAUROUX 265
soir, par le tunnel, comme ce jour où Ton nous avait mis
dans deux cours différentes, et où je regardai la tienne par
un trou de la porte, je ne verrai que ton œil. On me lève.
Je vais remettre cette capote que tu as fouillée, ce pan-
talon avec sa jambe invisible. Ecris-moi encore puisque
tu ne te lèves pas. Miss Daniels veut t' amener mon
chien. Lui aussi c'est Yourf. Appelle-le par son nom, il
croira t'avoir vu et te reconnaîtra. Adieu. Je pars pour
la Russie dès ma guérison. Mais nous nous re verrons peut-
être à mon retour, si je reviens... au printemps (quand la
paix tue la guerre !)
C'est ainsi que se termina cette nuit, où, plus fortimés
que tous autres amis au monde, nous n'appartenions point
à la race de ceux qui usent de timbres, de tubes postaux, de
récepteurs, mais à celle qui correspond par les mains d'Anna-
mites dévoués, d'Américaines. Tout ce qui était de notre
amitié en ce monde était assemblé autour de nous ; aucune
lettre de l'un à l'autre ne circulait bassement dans des
boîtes, pas de passants pour nous bousculer nous-mêmes.
Nous avions, en ce qui concernait notre aiïaire Jean-
Pavel, tout liquidé, tout terminé avec le monde ; et un
écheveau de grandeur moyenne, un signe de l'infini à
peine plus grand que celui dont se servent au tableau les
polytechniciens de seconde année, eût pu nous contenir
tous deux. Ce fut Yourf qui le traça ; il aboya tout autour
de mon lit ; Pavel l'entendit aboyer...
Cher Pavel,
Il fait presque jour. Mon Annamite reprend dans
l'escalier le dialogue qu'il a chaque matin avec le veilleur
soudanais. L'Afrique dans l'hôpital cède le pas à l'Asie.
266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les moineaux se réveillent dans leurs nids sous les volets
qu'on ne ferme jamais ; mes murs sont bourrés de leurs
cris. Le train de Montauban est passé ; tu l'as entendu
siffler ; c'est que le vent vient de l'est, c'est qu'il est 4 h. 11
et qu'il fera beau.
Je me hâte de t'écrire ce que j'ai oublié: je suis allé dans
ton pays. On m'a confisqué à la douane, à Alexandrovo,
un jeu de cartes espagnoles, un Bœdeker d'Italie, mais
on m'a laissé passer. J'ai vu Pétersbourg, Moscou ; j'ai vu,
dans le hall de mon hôtel, une petite fille russe assise au
pied de l'aquariimi où nageaient les sterlets, comme je
lui souriais, passer derrière et me faire à travers l'eau vive
toutes les grimaces des sirènes. J'ai vu Kiev, j'habitais le
palais Potemkine, en stuc rouge, crème et or : je télépho-
nais souvent dans un cabinet vert-pomme et jaune situé
sous le grand escalier; quand je sortais, la porte froissait
les feuilles d'un palmier, c'était le bruit d'ime robe de soie
qui tombe, et il y avait en effet, toujours j'eus la même
surprise, une statue de Diane devant moi. J'ai vu des mou-
jicks, ils riaient et, dans chacun de leurs deux yeux mon
image dansait sur un petit bûcher. J'ai vu ton été russe, le
ciel si bleu, la verdure immense supportée par de grands
fûts gantés de cuir blanc ; mille chevaux aimables à
double poitrail, lustrés et bondissants, semblables à des
femmes. Dans la mer Noire (la nuit si bleue) j'ai voyagé sur
le croiseur Askold, qui avait deux fois contourné le
monde et à chaque escale acheté une tortue, petite ou
gigantesque. Elles habitaient le pont, et dans les tempêtes
on les entendait rouler d'un bord à l'autre. Te rappelles-tu
la vitrine de Kissling, que nous avions aménagée et
que nous appelions le Musée Franco-Russe, où nous
NUIT A CHATEAUROUX 267
rassemblions des oiseaux empaillés, des nids, des œufs
percés, comme si certaines races d'animaux prospéraient
de l'amitié de deux nations, et que l'union franco-russe fût
salutaire aux oiseaux. C'était avant Brest-Litovsk, j'ai
vu au Caucase des corbeaux dodus, des hérons avec un
rat arrêté dans leur cou, des aigles gras à lard. A mon
dernier régiment, le colombophile aussi était Russe. Tu sais
le devoir des colombophiles ; ils ont à maltraiter et à
affamer les pigeons et les chiens de liaison, pour qu'ils
retournent plus vite là où on gave et caresse. Un jour,
ses deux chiens furent blessés. Il resta toute la nuit à les
soigner, à les flatter. Les chiens relevaient la tête,
remuaient la queue, pensaient désolés : Nous mourons
le jour où les hommes deviennent bons... Lui aussi fut
tué... Vivent les chiens allemands ! Vive la Russie !
Miss Daniels m'arrache ma lettre. Adieu !
C'était l'aube. Par le tulle de mes rideaux, un aigre
jour était pris et pressé comme un caillé. Depuis une
minute à peine il était né, et déjà dans la rue les hommes
se hâtaient. Des cailloux roulaient, des jurons, l'homme
grattait à nouveau sa pauvre planète, sa pauvre âme.
Un clairon sonnait dans la caserne, une cloche dans la
pension, soldats et jeunes filles également peureux d'une
journée nouvelle, pour calmer leur âme des autres âmes
soudain si différentes, pour devenir vite semblables à
tous, passaient vite leurs uniformes. Puis on entendit les
coups de bâton des laitiers sur la peau de leurs ânes. Un
bruit de scarabée qui vole indiquait chaque bicyclette.
Des hirondelles gazouillaient sans répit, sur le fil du
télégraphe, et le courant du matin, avec ses mots de joie
268 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU de deuil, devait traverser vingt jeunes hirondelles.
Puis, pendant dix secondes à peine, erreur d'un jour si
jeune, une ondée ; dans les gazons, sur les sauges, la
liqueur du matin fut lavée ; des sabots tapèrent le
trottoir ; sur le toit plat de la maison du général Ber-
trand (construite, colonne par colonne, fronton par
fronton, d'après celle qu'il habitait à Sainte-Hélène et
qui jamais ne reçut une goutte de pluie), les gouttes
crépitèrent ; les gommiers, les caroubiers, les baliviers,
toutes les boutures rapportées de là-bas, par le bel
Arthur avec le corps de Napoléon, furent soudain ver-
nissés comme dans les gravures. Qu'il eût aimé recevoir
cette averse, lui justement. Napoléon, qui regardait en
vain chaque nuage et, toute la première année d'exil,
tendait la main, croyant recevoir une goutte, comme pour
qu'un aigle revînt s'y poser... Elle cessa soudain. Les ânes
abandonnés contre le trottoir laissèrent en repartant, au-
dessous d'eux, leur image sèche. Puis le coq chanta ;
une eau pénétra la terre, mélange d'eau et de rosée. Puis un
rayon traversa ma chambre, enveloppant mon lit sans me
toucher, ainsi que le fait la foudre, mais je pouvais l'attein-
dre de la main. Puis j'entendis une automobile arriver,
appeler de trois coups de trompe, comme les dames qui
viennent prendre un jeune romancier pour une prome-
nade... Puis des murmures indistincts... Puis aboya un
chien, de qui du moins je reconnus la voix... puis le sable
crissa, l'automobile froissa des buis, des fusains... Pavel
était parti.
Alors, mon infirmière de la nuit entra, toute fraîche,
un peu humide, car elle avait reçu l'ondée, elle cria à mon
voisin (car elle avait soigné des Zélandais à Bapaume) :
NUIT A CHATEAUROUX 269
— Hope of a bright day, of a sweet day !
— Day ! hurla-t-il ouvrant la bouche avant les yeux.
Et le Jour, et Day, naquit...
.%
C'est aujourd'hui ma première sortie de l'hôpital. Je
pars ce soir pour Paris. J'ai dit que je prendrais le train
de cinq heures, je prendrai celui de neuf. J'ai quatre
heures, j'ai un sixième de jour pour revoir la ville où j'ai
passé six ans. Ma valise est dans un café près de la gare,
mais je porte le Falconnet et le Natoire, j'évite chaque
bousculade, je laisse une marge à chaque maison, chaque
passant, je tourne avec autant de précaution autour des
places et des statues de Châteauroux qu'autour des sou-
venirs leurs images. J'achète des cartes postales. J'achète
l'Avenir de l'Indre. (Vous qui me lisez, prenez garde.
Vous savez ce qui arrive quand je débute ainsi par
petites phrases... Vous savez qu'en moi s'agite ce
vocatif que mes maîtres de grec m'ont transmis et qui
vit en moi comme un asthme, que le moment n'est pas
loin où je vais adresser la parole à un arbre même, à un
passant, à une ville... Je me contiens... je me contiens...)
O Châteauroux, ville la plus laide de France, ô tilleuls
sur lesquels sont gravés les premiers prénoms que j'aie
jamais entendus, ô mur derrière ce terrain vague, si banal,
et que je reconnaîtrais en Chine! O Châteauroux, pour la
première fois je connais de toi d'autres rues que celle qui
te traverse de bout en bout, la seule que nous suivions
pour les promenades. Je prends toutes tes rues trans-
versales, je te bouscule, je te décoiffe, je t'aime, comme
270 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
une chevelure où la raie toujours fut au milieu et dont on
se venge en riant. Tout ce que l'on me défendit enfant,
je me l'accorde. La rue Descente-de- Ville, je la remonte.
J'entre au Musée voir le chien empaillé de Napoléon.
Je tire enfin au clair tous les secrets qui m'intriguèrent
pendant six ans. La rue du Gué-aux-Chevaux aboutit
bien à un gué ; la rue des Clercs aboutit à une planche
sur l'eau, à un pêcheur, à une ligne aiguë, en ce moment
à une ablette qui se débat ; la rue du Foin à des laveuses ;
et j'apprends ainsi où se cachait l'orchestre qui a scandé
mes trois mille matins... Tout me ramène à l'Indre, chacun
de mes secrets a des peupliers pour dernière barrière...
Malgré tout, la Grande-Rue seule m'attire. Sur ce
trottoir tous mes pas ont marqué ; voilà que je reprends
malgré moi une marche plus courte ou plus longue selon
les boutiques ; je dépasse chaque étalage avec le même
nombre exact d'enjambées, qu'en mon temps de lycéen :
nos traces dans ce monde sont le plus lourdes là où nos
pas furent le plus légers; chargé de valises sur tant de
continents, chargé du sac et des piquets de tente sur
tant de boues, d'un cerveau de plomb dans tant de
capitales, je n'ai pu marquer sur cette terre, et ici mes
pieds se logent dans leurs antiques moules ; et quelle
surprise de revoir, plus brillantes et plus fortes qu'alors,
ce que je n'attendais que comme un écho, un reflet :
ces superbes enseignes. Voici gravés en mot d'or et en
lettres rouges, gigantesques, les premiers noms, cette
fois, que j'aie entendus et compris, le mot «Bazar», le
mot « Préconiseur public », le mot « Phalanstère »... Il est
six heures. Ce que mon voisin appelle day ou sdar
devient rose, devient rouge... Pour la première fois, je
NUIT A CHATEAUROUX 27I
vois des lumières s'allumer dans ces boutiques que je n'ai
vues que de jour, et il me semble que pour la première
fois je ne sais quel âge les touche ; ma ville retrouvée va
s'évanouir. De la grande terrasse je la surveille, et je
surveille aussi, avec cette fin de journée, toute dorée
mais confuse de sa mort, palpitante (je ne dirai pas si
tous ces adjectifs s'adressent à journée ou à jeunesse),
ma jeunesse.
Dans ces magasins où pour la première fois je vis
les tableaux, le sucre candi, les bijoux, je regarde. Je
reconnais la plupart des vendeurs, mais tous ceux qui
ont personnifié pour moi les métiers sont maintenant
blancs et caducs. Voici que je pénètre dans l'âge où les
métiers redeviennent antiques. Voici que les horlogers
ont de grandes barbes de neige, et il ne leur manque
qu'une faux. Voici que les libraires ressemblent aux vieux
écrivains, les barbiers aux vieux savants chauves. Voici
que les bouchers sont à la fois gonflés de graisse et tout
ridés. Voici que les pâtissiers — conune leurs gâteaux
sont petits! — s'éloignent de soixante ans de l'âge où ils
aimaient les gâteaux. Voici que les pharmaciens vont
mourir, regrettés de leurs médecins. Voici l'âge où je
rends au temps ceux qui, les premiers, m'ont fourni le
pain, les livres, l'heure... Tous leurs noms inscrits sur
les vitres vont bientôt monter d'une ligne, laisser leur
place au nom du successeur, monter comme un rouleau
de pianola, et disparaître... Seuls les fruitiers sont jeunes ;
seuls ils renaissent à chaque saison ; seules les poires, les
pêches, les bananes sont vendues comme autrefois par
une toute jeune fille, que le patron embauche à seize ans
et loue à dix-sept ans aux hôtels, et cette fillette, dix-huit
272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fois remplacée, est la seule que je retrouve intacte. La
voilà qui me pèse des cerises, sans se douter qu'elle me
revend, si fraîche et propre et si vernie (je ne dirai pas si
ces adjectifs s'appliquent à jeune fille ou à enfance),
mon enfance...
Ainsi, tous ces gens ont vécu, travaillé, acheté et
vendu à un maigre salaire, fermé le soir dans l'ordre leurs
volets, et payé au jour leurs impôts, déroulé le même
coupon de drap, allongé sans fin le même lacet, pour sou-
tenir, jusqu'au jour où je reviendrais, le premier décor
de ma vie!... Seul l'horloger a changé de trottoir et pris
la boutique d'en face ; et cela me gêne un peu, comme un
bracelet-montre attaché du mauvais côté... Ainsi la guerre,
qui tout ruine, les empêchant de passer à leurs fils et
gendres leurs tâches, a, pour mon seul bénéfice, prolongé
de cinq ans la vie d'un reflet, d'un écho... Or, aujourd'hui
ma jeunesse a juste dix-sept ans, comme les eut mon en-
fance, le jour où je partis d'ici; cette tristesse en moi,
c'est une mère et une fille, du même âge, qui s'étrei-
gnent... Toutes deux d'aujourd'hui m'abandonnent, et
me voici soudain las et incertain, comme tous ceux qui
n'ont qu'un jour.
L'Indre est dorée, la rue parallèle à l'Indre est lumi-
neuse : je vais entre ces deux brancards. Qui m'a poussé,
comme ces femmes exilées qui vont sur le premier bateau
de leur pays en rade mettre au monde leur fils, qui m'a
poussé pour ce second terme, qui me poussera dans dix-
sept ans vers cette ville sans charme et sans parents?...
Enfance, heureuse enfance où le malheur et le bonheur
étaient le malheur et le bonheur enfants ; où l'amour,
où l'orgueil étaient l'amitié, la tendresse... vertus de
NUIT A CHATEAUROUX 273
mon enfance qui depuis avez changé de sexe, « espoir »
que je retrouve « attente », « enthousiasme » que je
retrouve « indulgence »... Mais voici le lycée qui me
rappelle les trois ou quatre qui n'ont point encore varié : le
travail, qui est toujours le travail, qui toujours consiste
à voir, au-dessous du papier blanc, filigrane adoré, un
palais, un phénix ; l'inspiration, qui est toujours l'inspira-
tion, qui consiste à vivre par bonds, affectueux cinq minutes,
cinq minutes haineux, comme si le jour et la nuit, au
lieu de se suivre, toutes les cinq minutes alternaient ;
l'amitié, qui est toujours, dans un grand pré où elle dort,
s'asseoir à la tête de celle que l'on aime, se pencher, voir
son visage à rebours; la nostalgie enfin, qui est toujours
cette douce... cette amère... Mais déjà à cette époque je
n'en pouvais dire plus sur elle!...
Voici le lycée. L'avenue qui de la gare y conduit,
descend, descend, et les enfants en fleurs, du faite de leurs
dix années heureuses, croyaient déjà redescendre la pente
de la vie. Voici le seul logis où les lois de la pesanteur et
des fluides sont fausses, où il fallait le jour tous les poètes,
tous les savants, le soir toute la nuit pour équilibrer
un cœur bien petit et bien vide. Voici la maison où j'ai
reçu le monde tout neuf, et les mappemondes seules étaient
vieilles, où j'avais un âge qui pour nulle gloire n'était
périmé, que tous les grands hommes avaient été forcés
d'avoir, (12 ans, 13 ans, 15 ans), avant leur premier geste
grand ; que je portais avec retenue et fierté comme du
génie la virginité même, ou comme un de ses attributs ;
et enfin hélas vint l'année où j'eus l'âge de Viala, puis de
Bara, puis d'Alexandre ; et la triste vie put commencer.
Voici la citadelle qui, du jour où je l'ai quittée, est devenue
18
274 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mon ennemie. Plus d'accès. O lycée, on a verrouillé ta
porte d'honneur, gigantesque, qui ne s'ouvre que sur des
petits, qui s'ouvre d'un seul battant, comme un livre. On
a par bonheur continué le Jardin public tout le long du
mur de ronde, comme si l'on supposait que tes anciens
élèves viennent le soir ici rôder ; et je tourne autour de
toi, avec un Natoire et un Falconnet ; et ce n'est pas à
beaucoup près, car tous deux étaient des gens simples
et toi-même m'appris leurs noms, les compagnons ce soir
qui me chargent le plus. Je tourne autour de toi avec tant
de peintres et de lumière, tant de poètes et de chagrins
que tu ne connais pas, avec un Manet et un Rimbaud,
avec un Mallarmé et un Degas... Mais pourquoi, devant
toi, chacun de ces noms me donne-t-il, comme un nom de
faute, un remords?...
Rien qui défende un lycée contre l'escalade. Pas de
chien. Pas de servantes... Voici la petite brèche par où
je m'évadai une nuit pour aller dans la campagne. Je
la franchis, je reviens de cette équipée. Voici la cour des
petits, que je traverse d'un pas rapide, car elle est sonore
et un pas paresseux mettrait tous les surveillants en
éveil. Voici la cour des moyens et la porte avec sa fente
par laquelle Dago nous passait, de la cour des grands,
plus voisine du monde, page déchirée par page déchirée,
les poètes défendus, et il fallait ainsi faire injure à son
livre pour pouvoir honorer l'auteur; et voici, donnant sur
les cloîtres, prises au fond des arcades bien plâtrées comme
les fenêtres des maisons construites sous des aqueducs,
les fenêtres de mon étude. Fenêtres si hautes qu'aucun
élève ne peut voir la cour ; percées sur l'étude comme
pour observer les enfants, percées des deux côtés pour les
NUIT A CHATEAUROUX 275
observer de dos, de face, suivre sur leur visage dans la
même journée tous les progrès de l'ombre et de la science,
et d'où personne jamais ne les regarda, si ce n'est cette
folle qui s'évadait de Sainte-Catherine pour voir de là son
fils, et si ce n'est moi aujourd'hui... Je me hisse, je me
penche ; je tressaille ; je m'attendais à voir un élève
solitaire, un visage unique, ma seule enfance ; j'en vois
trente ; et aucun ne me ressemble, et tous il est clair
qu'ils sont moi ; j'ai été celui là-bas qui écrit de la
main gauche, j'ai été ce roux qui a un tic au front, j'ai
été ces deux indolents qui tracent au tableau, pour
abuser le maître, des figures sans rapport avec leurs
paroles, un polyèdre en parlant des jeunes filles, un
rectangle en parlant des femmes : j'ai été ce gros à
yeux bleus qui prépare sa récitation facultative et
confond l'envie de réciter des vers avec l'envie de
réciter de la prose... O vitre qui m'offre, vivants, les
trente gestes que je n'ai jamais faits, les trente regards
que je n'ai jamais eus... ô seul miroir fidèle !
Sept heures et demie ont sonné. Voici ma place devant
moi, celle que RoUinat eut le premier, puis Bernard
Naudin, et déjà nous nous disputions pour l'avoir. Elle
rend myopes ceux qui l'occupent, car elle est au-dessous
d'un bec de gaz ; un faux pupitre la surélève. L'enfant
qui nous succède lit, les mains dans ses poches, tout droit,
et j'admire comme les jeunes générations sont devenues
habiles ; de mon temps on lisait en se bouchant les oreilles,
on écoutait, on sentait en fermant les yeux : quand on
pensait, on courbait les épaules... Sept heures quarante,
les externes surveillés passent dans les cloîtres, avec des
murmures et des bruits de relève, leurs corps surveillés
276 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tout près d'eux par le maître, leurs ombres du dehors
par le censeur ; puis la cohorte des demi-pensionnaires
qui ne voient leurs parents qu'à la lumière des lampes, ou
le dimanche ; il ne reste plus dans le lycée que ses vrais
fidèles et que moi.
La lune alors apparaît ; le vent se lève ; les girouettes
grincent ; chaque clef de voûte des cloîtres, forée d'une
ampoule, illumine et soutient un second cloître de lumière ;
les garçons placent à la volée les assiettes sur le marbre
des réfectoires. Près du tilleul, au centre de la cour
d'honneur, le proviseur et le surveillant général. Ils n'ont
pas changé : jadis ils me semblaient si vieux et justement
ils ont vieiUi. C'est la première fois où ils ne me voient
pas enfant, et ils me reconnaissent. Pour la première fois
je serre leur main, où jadis le mienne se perdait, d'ime
main égale. Pour la première fois, quand nous tournons
le dos aux cloîtres, mon ombre n'est pas une petite
ombre entre les leurs. Pour la première fois je réponds à
leurs paroles par des paroles égales, et mes mots ont le
poids vérifié par les hommes. De cet enfant dont je suis
venu chercher des nouvelles, perdu pour moi — de moi —
ils me parlent avec égard comme de mon fils. Il était
soigneux de ses livres, il ne mentait pas... Leurs fils à
eux aussi sont tués; toujours graves, toujours vêtus de
redingotes, coiffés de chapeaux de soie, ils n'ont pas eu le
jour de leur deuil à changer une ride, une cravate.
Il est l'heure de regagner l'hôtel. Un coq, si jamais
coq s'est trompé c'est ce coq-là, chante... Le proviseur
m'accompagne à la porte, il l'ouvre lui-même et me
relâche, cette fois en ôtant son chapeau, pour la seconde
fois.
¥
NUIT A CHATEAUROUX 277
— Adieu, mon enfant, me dit-il comme à tous, par
habitude.
L'avenue est claire et chaude ; le croissant de la lune
est tourné vers la terre et déverse sur elle seule son éclat ;
à droite les tilleuls embaument, à gauche les jasmins...
Heureux, heureux mon voisin l'adjudant qui n'avait aux
saluts et aux souhaits qu'à répondre le dernier mot...
Au proviseur disparu, voilà que je répète toute sa phrase,
j'y ajoute même une syllabe.
— Mon enfance, adieu !
JEAN GIRAUDOUX
278
JOURNAL SANS DATES
Evidemment ce qui me choque dans le cas de Romain
Rolland, c'est qu'il n'a rien à perdre par le fait de la guerre :
son livre (Jean Christophe) ne paraît jamais meilleur que
traduit. Je vais plus loin : il ne peut que gagner au désastre
de la France, que gagner à ce que la langue française
n'existe plus, ni l'art français, ni le goût français, ni aucun
de ces dons qu'il nie et qui lui sont déniés. Le désastre
final de la France donnerait à son Jean Christophe sa
plus grande et définitive importance.
Il est de si parfaite bonne foi que parfois presque il
vous désarme. C'est un ingénu, mais un ingénu passionné.
Il a tôt fait de prendre pour vertu sa franchise, et comme
il l'a quelque peu sommaire, il a pris pour hypocrisie
ce que d'autres avaient de moins rudimentaire que lui.
Je m'assure que trop souvent ce qui permit son attitude,
c'est le peu de sentiment et de goût, de compréhension
même, qu'apporte son esprit à l'art, au style, et à cette
sorte d'atticisme qui n'a plus d'autre patrie que la France.
Rien n'est plus informe que son livre ; c'est un Kugelhof
où parfois croque un bon raisin. Aucun apparat, aucun
artifice ; j'entends bien que c'est par là qu'il plaît à
certains.
(Ecrit en 191 7)
JOURNAL SANS DATES 279
*
.Le jour où La Rochefoucauld s'avisa de ramener et
réduire aux incitations de l'amour-propre les mouve-
ments de notre cœur, je doute s'il fit tant preuve d'une
perspicacité singulière, ou plutôt s'il n'arrêta pas l'efïort
d'une plus indiscrète investigation. Une fois la formule
trouvée, Ton s'y tint et durant deux siècles et plus, on
vécut avec cette explication. Le psychologue parut le
plus averti, qui se montrait le plus sceptique et qui,
devant les gestes les plus nobles, les plus exténuants,
savait le mieux dénoncer le ressort secret de l'égoïsme.
Grâce à quoi tout ce qu'il y a de contradictoire dans
l'âme humaine lui échappe. Et je ne lui reproche pas de
dénoncer « l'amour-propre » ; je lui reproche de s'en tenir
là ; je lui reproche de croire qu'il a tout fait, quand il a
dénoncé l'amour-propre. Je reproche surtout à ceux qui
l'ont suivi, de s'en être tenus là.
On trouvera plus de profit à méditer ces phrases de
Saint-Evremond (que je déplore de ne point rencontrer
dans le choix qu'en a donné le Mercure non plus qu'en
aucune anthologie) :
« Plutarque a jugé de l'homme trop en gros et ne l'a pas
cru si différent qu'il est de lui-même ; méchant, vertueux,
équitable, injuste, humain et cruel ; ce qui lui semble se
démentir, il V attribue à des causes étrangères, etc ».
Elles sont d'un enseignement admirable.
Toute théorie n'est bonne que si elle permet non le repos
mais le plus grand travail. Toute théorie n'est bonne qu'à
condition de s'en servir pour passer outre. La théorie
280 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de Darwin, celle- de Taine, celle de Quinton, celle de
Barrés... La grandeur de Dostoïewsky vient de ce qu'il
n'a jamais réduit le monde à une théorie, de ce qu'il ne
s'est jamais laissé réduire par une théorie. Balzac a
toujours cherché une théorie des passions ; c'est une
grande chance pour lui qu'il ne l'ait jamais trouvée.
Les plus importantes découvertes ne sont dues le
plus souvent qu'à la prise en considération de
tout petits phénomènes, dont on ne s'apercevait jus-
qu'alors que parce qu'ils faussaient légèrement les
calculs, estropiaient presque insensiblement les prévisions,
inclinaient imperceptiblement de-ci de-là le fléau de la
balance.
Je songe à la découverte de ces nouveaux « corps
simples » en chimie, d'isolation si difficile. Je songe surtout
à la décomposition des corps simples, des « corps » que la
chimie considérait comme « simples » jusqu'aujourd'hui.
Je songe qu'en psychologie il n'y a pas de sentiments
simples et que bien des découvertes dans le cœur de
l'homme restent à faire.
Je redis de La Rochefoucauld ce que Saint-Evremond
disait de Plutarque : «... Je pense qu'il pouvait aller plus
avant et pénétrer davantage dans le fonds du naturel.
Il y a des repHs et des détours en notre âme qui lui sont
échappés... S'il eût défini Catihna, il nous l'eût donné
avare ou prodigue : cet alieni appetens, sui profusus, était
au-dessUs de sa connaissance, et il n'eût jamais démêlé
ces contrariétés que Salluste a si bien séparées, et que
Montagne lui-même a beaucoup mieux entendues. »
JOURNAL SANS DATES 281
* *
Dialogue entre Racine et le P. Bouhours : i
BouHOURS. — Il est assurément fâcheux que vous
n'ayez pu remédier à cette répétition de sonorités que déjà
je vous signalais lors de votre première lecture :
Vous mourûtes aux bords ou vous fûtes laissée.
Se peut-il que vous n'en soyez point gêné, vous dont on
a loué parfois la...
Racine. — Mon ami, la grammaire avant l'harmonie.
Bouhours. — Est-ce à moi que vous l'enseignerez ?
Mais pourtant ne pensez-vous point que vous pourriez
ici les mettre d'accord ?
Racine. — Vous savez que je m'y suis vainement
efforcé. Je parle du vers qui précisément vous chagrine
et qui, je vous l'avoue, m'a d'abord beaucoup tourmenté.
Bouhours. — Je vous ai proposé : « Vous trouvâtes
la mort » au lieu de « vous mourûtes » — ou de modifier
au contraire l'hémistiche suivant. Certainement vous y
fussiez arrivé si seulement vous ne vous étiez pas d'abord
dit que cela n'était pas possible.
Racine. — Je ne me suis point persuadé que cela
n'était pas possible ; mais, à mesure que je cherchais une
modification du vers, qui épargnât aux oreilles délicates
cette répétition de sonorités dont vous vous plaignez, j 'en
venais à me demander s'il était bien nécessaire de tant
I. « Corneille et Racine ont subi la règle ; ce ne sont pas eux
qui l'ont faite. Si, plus tard, par l'ascendant de leur génie, ils sont
devenus des autorités de langue, de leur vivant, ils se corrigeaient
humblement, l'un pour satisfaire Vaugelas, l'autre par respect
pour le P. Bouhours, correcteur attitré du beau langage ».
Brunot. Préface à ^Histoire de la Langue française (p. xv)
282 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
peiner pour chercher à éviter une répétition que proposait
la façon de s'exprimer la plus prompte et la plus naturelle.
Bien plus, je me persuadai bientôt que certains pourraient
trouver dans cette répétition quelques charmes ; et je vous
avoue que moi-même, à force de me redire ce vers, je
finis par y en trouver.
BouHOURS. — On se persuade de tout ce que l'on veut.
Racine. — Ne me poussez point trop, ou je vous dirais
bientôt, et je me persuaderais en effet, que ce vers je
l'écrivis précisément pour cette répétition, au contraire,
et que c'est cette répétition qui m'y plaît.
BouHOURS. — Si vous en êtes là, vous n'avez plus que
faire de mes conseils.
* *
Je pense qu'il y a dans la formation d'un « grand
homme » quelque chose de particulièrement welUimed
et que son œuvre souvent doit à son opportunité une part
de sa grandeur. Mohère, de notre temps, c'est peut-être
de Verlaine qu'il se fût moqué, et cela eût été fâcheux ;
tandis qu'il était bon qu'il se moquât de Vadius. Ses
qualités admirables étaient particulièrement appréciables
en un temps où c'était d'elles surtout que l'on avait
besoin (mais n'a-t-on pas toujours besoin de bon sens ?).
Et cette sorte de joie pleine, de sagesse un peu triviale,
d'art un peu fruste, d'esprit un peu épais (que j'aime tant,
en lui) je ne dis pas qu'ils seraient moins de mise aujour-
d'hui, mais je doute qu'ils pussent produire aujourd'hui
des œuvres d'art aussi accomplies qu'ils le pouvaient
faire de son temps, et susceptibles de raUier les esprits
les meilleurs et les plus divers.
JOURNAL SANS DATES 283
Je dis tout cela, mais, à mesure que je l'écris, j'en suis
moins convaincu ; car enfin si Mirbeau n'est pas Molière,
il ne tenait qu'à lui de ne pas tant nous le montrer. —
Tout ce que l'on peut dire, sans doute, c'est que le grand
homme est celui dont les qualités sont le mieux favorisées
par son époque, et qu'il y a entre elle et lui, comme une
sorte de complicité. Ainsi Verlaine au xvii^ siècle n'aurait
peut-être rien valu.
* *
Dans ces vers de Baudelaire :
Là, tout n'est qu'ordre et beauté
Luxe, calme et volupté.
où le lecteur inattentif ne reconnaît qu'une cascade de
mots, je vois la parfaite définition de l'œuvre d'art. Je
saisis à part chacun de ces mots, j'admire ensuite la
guirlande qu'ils forment et l'effet de leur conjuration ;
car aucun d'eux n'est inutile et chacun d'eux est exacte-
ment à sa place. Volontiers je les prendrais pour titres des
successifs chapitres d'un traité d'esthétique :
lo Ordre (Logique, disposition raisonnable des parties).
2° Beauté (Ligne, élan, profil de l'œuvre).
3<^ Luxe (Abondance discipHnée).
40 Calme (TranquiUisation du tumulte).
50 Volupté (Sensualité, charme adorable de la matière,
attrait).
Le souhait du romancier n'est pas de voir le Hon manger
de l'herbe. Il reconnaît qu'un même Dieu a créé le loup
284 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et l'agneau, puis a souri, « voyant que son œuvre était
bonne. »
Je n'ai pas lu le livre de M. V. de Pallarès contre
Nietzsche, mais dans « la Coopération des Idées », à propos
de ce livre, quelques pages de M. G. Deherme, qui l'ap-
prouve tout en se demandant d'abord si Nietzsche a
suffisamment d'importance pour que cela vaille encore
la peine d'en parler. •
« Pour bien apprécier l'œuvre de Nietzsche, il faut
savoir ce que fut l'homme. M. de Pallarès nous montre
donc Nietzsche enfant prodigue (ou prodige ?) disciple
de Schopenhauer et de Wagner, critique se tournant avec
fureur contre son maître, contre son ami d'hier, souffrant
de tous ses nerfs, mégalomane, évangéhste, Zarathustra,
puis sombrant dans la démence complète douze ans avant
de mourir. Impulsif, instable, obsédé, neurasthénique,
pharmacomane, ce fut un faible et un abouUque. C'est
pourquoi il ne parle que de ce qui lui manque surtout :
la force et la volonté. »
C'est l'accusation qu'on jetait au crucifié : « Si tu es le
Christ, sauve-toi toi-même ! » Je la reconnais. Je ne rap-
proche point ici le Christ de Nietzsche, — encore que
M. Binet-Sanglé nous ait démontré naguère que le Nazaréen
n'était lui aussi qu'un malade et qu'un fou — je rapproche
seulement cette absurde accusation qu'on leur lance et
qui procède exactement de la même incompréhension.
Il est d'usage à notre époque de chercher aux mouvements
de la pensée une cause physiologique ; et je ne dis pas
qu'on ait tort ; mais je dis qu'on a tort de chercher à
invalider par là la Valeur propre de la pensée.
JOURNAL SANS DATES 285
Il est naturel que toute grande réforme morale, ce que
Nietzsche appellerait toute transmutation de valeurs,
soit due à un déséquilibre physiologique. Dans le bien-
être la pensée se repose, et tant que l'état de choses la
satisfait, la pensée ne peut se proposer de le changer.
(J'entends : l'état intérieur, car pour l'extérieur, ou social,
le mobile du réformateur est tout autre ; les premiers
sont des chimistes, les seconds des mécaniciens.) A l'ori-
gine d'une réforme il y a toujours un malaise ; le malaise
dont souffre le réformateur est celui d'un déséquiUbre
intérieur. Les densités, les positions, les valeurs morales
lui sont proposées différentes, et le réformateur travaille
à les réaccorder ; il aspire à un nouvel équiUbre ; son œuvre
n'est qu'un essai de réorganisation selon sa raison, sa
logique, du désordre qu'il sent en lui ; car l'état d'inor-
dination lui est intolérable. Et je ne dis pas naturellement
qu'il suffise d'être déséquilibré pour devenir réformateur —
— mais bien que tout réformateur est d'abord un déséqui-
hbré.
Je ne sache pas qu'on puisse en trouver un seul, de
ceux qui proposèrent à l'humanité de nouvelles évalua-
tions, en qui ces MM. Binets-Sanglés ne puissent découvrir,
et avec raison, ce qu'ils appelleront peut-être une tare —
que je veux simplement appeler : une provocation. Socrâte,
Mahomet, Saint Paul, Rousseau, Dostoïewsky, Luther, —
que M. Binet-Sanglé les énumère, qu'il m'en propose
d'autres encore : il n'en est pas un que je ne reconnaîtrai
pour anormal.
Et naturellement on peut penser ensuite comme ceux-ci
sans être déséquilibré soi-même ; mais c'est un état de
déséquiUbre qui d'abord appela ces pensées à la rescousse,
286 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dont le réformateur avait besoin pour rétablir en lui
l'équilibre rompu. Il fallait précisément qu'un premier fût
malade pour permettre la santé de beaucoup. Rousseau
sans sa folie n'aurait donné qu'un indigeste Cicéron ; et
c'est précisément dans la folie de Nietzsche que je vois
le brevet de son authentique grandeur.
ANDRÉ GIDE
287
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
CRISTALLISATIONS
C'est une grande chance que de trouver, pour exprimer
une idée ancienne, permanente, humaine, une image élé-
gante et neuve. L'idée paraît alors une âme qui cherchant
son corps l'a rencontré, elle pousse autour de l'image une
cristallisation vivante. Voilà précisément ce qui est arrivé à
l'image de Stendhal sur la cristallisation, autour de laquelle
cristallisent elles-mêmes toutes les facettes du livre de
l'Amour. M. Henri Delacroix vient d'ajouter à l'abondante
bibliothèque stendhalienne une Psychologie de Stendhal,
M. Camille Mauclair vient de reprendre dans la Magie de
l'Amour le beau problème de la cristallisation amoureuse.
Voilà une occasion de regarder de près une de ces images
fraîches au moment même où elle descend dans le mécanisme
de notre pensée et s'incorpore à l'habitude de notre langage.
M. Delacroix annonce dans sa préface l'intention d'inté-
grer expressément Stendhal à l'histoire de la psychologie
française au -xix^ siècle, histoire que lui-même, l'ayant
professée ou devant la professer à la Sorbonne, se propose
d'écrire en toute sa suite. M. Delacroix a bien raison. Trop
de philosophes, d'historiens de la philosophie paraissent
288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
encore demeurer à un stade de leur science analogue à celui
où en étaient je ne dis pas les historiens, mais les auteurs
de manuels d'histoire au temps de l' histoire-bataille. Ils
restreignent à on ne sait quel cercle noble étrangement
choisi la suite des noms qui leur paraissent compter. Dès
qu'on nous parle d'une histoire de la psychologie française,
écrite par un philosophe professionnel, nous avons instinc-
tivement l'image d'une série de chapitres non seulement sur
Maine de Biran (qui a, celui-là, vraiment avancé dans l'étude
de l'homme), mais sur JoufEroy qui invoque souvent, et de
façon touchante, la révélation de la psychologie, et que la
psychologie traite comme l'Esprit Saint fait des prélats
dans la chanson de Béranger ; sur Gamier dont le Traité des
Facultés de l'Ame réalisa assez longtemps dans les biblio-
thèques universitaires une Summa psychologica ; ou, plus
près de nous, sur Alfred Fouillée, dont la savonneuse Psycho-
logie des Idées-Forces et ses complémentaires ne contiennent
pas plus de sens utile. En revanche ni Stendhal, ni Mérimée,
ni Balzac, ni Sainte-Beuve, ni Amiel, ni Rémy de Gk)urmont
n'y figureraient.
M. Delacroix, qui dans ses études sur le Mysticisme a
déjà annexé à l'étude de l'homme un domaine jusqu'ici trop
abandonné, entamera, comme le prouve son livre d'aujour-
d'hui, son sujet avec un esprit plus ouvert et plus souple.
Il aura d'ailleurs de la peine à définir ce sujet sous forme
d'une a histoire » suivie : si la psychologie est la connaissance
de l'homme individuel en tant qu'il sent, pense et agit, nous
voyons que cette connaissance, extériorisée en livres, résulte
de quatre lignées qui, au xix® siècle, tantôt se coupent et
tantôt divergent : les philosophes, les médecins, les mora-
listes et les romanciers ; et il va falloir sans doute (pensons
à Tarde et à un livre comme les Fonctions mentales dans les
sociétés inférieures de M. Lévy-Brûhl) y ajouter une cin-
quième, celle des sociologues ; — et pourquoi pas une sixième,
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 289
celle des historiens ? (Les fortes tentatives de Taine et de
Sorel pour fixer la psychologie de l'époque révolutionnaire
appartiennent à la ps^^chologie comme celles de Balzac et
de Stendhal pour fixer celle de l'époque où ils vivaient, et
toute psychologie bien faite d'une époque apporte une
lumière sur la nature générale de l'homme.) — Joignez-y
même (vous ne serez pas au bout, mais vous atteindrez au
moins un chiffre consacré) comme une septième lignée la
plus ancienne, la plus obscure, la moins écrite, et, dans
les temps modernes la source vraie des autres : tout l'ordre
religieux qui cristallise dans l'Église catholique autour de
la confession auriculaire et qui pousse encore au xix® siècle,
de Lamennais à l'abbé Brémond, de vigoureux rameaux.
Tout cela promet à M. Delacroix, qui a l'esprit assez assoupli
pour l'embrasser entière, une besogne bien délicate et
compliquée, mais bien intéressante.
S'il faut entendre, comme cela paraît raisonnable, par
histoire de la psychologie, l'histoire de la suite qui a contri-
bué à notre connaissance de l'homme intérieur, peu de noms
y compteront plus éminemment que Stendhal. M. Delacroix
a écrit un livre fort intelligent, mais la richesse psycholo-
gique de Stendhal est telle qu'arrivé à la fin de ce livre on
le voudrait au moins doublé pour qu'il répondît à son titre.
Le premier chapitre, Stendhal et l'Idéologie nous renseigne
exactement sur le rôle d'Helvétius et des Idéologues dans
la formation de Stendhal. M. Delacroix insiste uniquement
sur les lectures de Stendhal — et c'est son droit, c'est sur-
tout la coutume des historiens de la philosophie de voir leur
sujet sous l'angle un peu spécial des dérivations d'idées
issues de lectures. (Qu'on songe au livre curieux de M. René
Berthelot sur Bergson, à l'arbitraire avec lequel toutes les
idées de Bergson sauf une, sont rattachées à tel philosophe,
et à l'étrange conception qui le montre par exemple emprun-
tant « l'idée de vie » à la médecine vitaliste ou à Schelling).
19
290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les livres, surtout celui d'Helvétius, ont évidemment une
influence sur Stendhal, mais la formation de son sens psycho-
logique est due à tout autre chose que ses lectures, qui dans
les lettres à sa sœur donnent lieu aux commentaires les
plus superficiels et les plus contradictoires. Entre vingt et
vingt-cinq ans il est surtout occupé de vie mondaine et
d'analyse. Quand il veut faire travailler à Pauline la Logique
de Condillac, lui faire apprendre par cœur VAvt Poétique de
Boileau, dont il dira ensuite pis que prendre, ses conseils
partent évidemment d'un fonds moins important, moins
vraiment stendhalien que lorsqu'il veut lui faire prendre, en
1805, l'habitude d'analyser les personnes qui l'entourent,
(« L'étude est désagréable, mais c'est en disséquant des ma-
lades que le médecin apprend à sauver cette beauté tou-
chante ») ou lorsqu'il contracte dans ses premières relations
mondaines l'aptitude à traduire par une algèbre psycho-
logique les valeurs les unes dans les autres (« Notre regard
d'aigle voit, dans un butor de Paris, de combien de degrés
il aurait été plus butor en province, et, dans un esprit de
province, de combien de degrés il vaudrait mieux à Paris »).
C'est à cette époque que Stendhal s'accoutume (héritier ici
de Montesquieu qui ne paraît point, je crois, dans ses lectures)
à rattacher instantanément un trait sentimental à un état
social, à mettre en rapport par une vue rapide le système
politique d'un pays avec ses façons de sentir. Ainsi, en 1803,
il est évident « que le Français actuel, n'ayant pas d'occu-
pation au forum, est forcé à l'adultère par la nature de son
gouvernement ». Tout le Rouge et le Noir sortira de rapports
de ce genre, et Taine, grand lecteur de Stendhal, et, lui, de
formation très livresque, s'en inspirera évidemment (le Voyage
en Italie nous rend les Mémoires d*un Touriste surchargés
de pâte oratoire). En tout cas il y a là une ligne
authentique de la psychologie française, peut-être plus
importante que l'influence de Tracy, et dont la place
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 29I
dans l'œuvre complète de Stendhal est considérable.
Mais enfin, il faut plutôt s'arrêter sur ce que M. Delacroix
nous donne dans son livre que sur ce que, pour des raisons
dont il est seul juge, il ne nous donne pas. C'est restreindre
à l'excès l'activité et l'œuvre de Stendhal que de nous dire
que « Stendhal s'est appliqué par-dessus tout à décrire et à
analyser l'amour et la musique. » Il s'est appliqué à décrire
et à analyser la vie sur presque tous ses registres et dans
presque toute son extension. M. Delacroix en a retenu ses
idées sur l'amour qui font l'objet de son second chapitre, et
ses idées sur l'art, qui font l'objet du troisième et dernier.
Il les expose avec lucidité, et les apprécie, dans une conclu-
sion intéressante, justement.
M. Delacroix a choisi pour exposer la « théorie » de Sten-
dhal une méthode analytique qui fausserait son sujet s'il
s'agissait par exemple de Rousseau, mais qui ici, ayant pour
effet de ramener l'exposé de Stendhal à celui de ses maîtres
ou demi-maîtres, les Idéologues, s'accepte parfaitement. Il
me semble qu'au risque de paraître moins transparent et
moins complet, on pourrait aussi bien suivre la méthode
inverse, projeter le livre analytique et explicatif de V Amour
dans l'ordre synthétique, esthétique et vivant où se plaçait
Stendhal lorsqu'il écrivait le Rouge et la Chartreuse.
Lui-même nous y invite. L'amour, comme M. Delacroix
le montre fort bien, est lié chez Stendhal à la musique, il
est chargé de musique comme la musique est chargée d'amour.
« Pour comprendre les amours de Stendhal il faut se rappeler
la musique. En amour une sensibilité d'artiste, une sensi-
bilité de musicien; en art, la sensibilité d'un amoureux; de
la réserve amoureuse et musicale ; ni tout à fait un musicien,
ni tout à fait un amoureux ; voilà Beyle amoureux et musi-
cien. » Ce qui fait le charme du livre de l'Amour, c'est beau-
coup cette* présence, cet affleurement de la musique, et, au
bout des petites phrases sèches et décisives à la Montesquieu,
292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ce commencement de cristallisation musicale comme une
rosée qui pointe au bout des herbes fines. De ce point de
vue, l'amour-vanité, l'amour-goût, l' amour-passion, le
mouvement qui conduit Stendhal de l'un à l'autre, qui lui fait
apercevoir l'un comme un rêve à l'horizon de l'autre, prennent
une valeur musicale. Son idée de la passion, de l'énergie
tenues pour valeurs suprêmes et fixées pour les sens par la
nature italienne, il faut l'accepter pour une idée musicale,
à la fois très intérieure à Stendhal et détachée de lui. Qu'on
plonge dans le bain musical, pour la faire passer à la vérité
et à la vie, cette notation juste de M. Delacroix : « L'énergie
est chez lui-même l'aspiration à l'énergie, le rêve de l'éner-
gie, la nostalgie d'un passé historique plutôt que la puis-
sance de construction d'un avenir. »
L'image de la cristallisation qui forme le leit-motiv du
livre est à la fois le produit d'une imagination musicale et
l'expression d'une réalité musicale, figure delà réalité amou-
reuse : « Il me semble, dit Stendhal dans une lettre, qu'au-
cune des femmes que j'ai eues ne m'a donné un moment
aussi doux et aussi peu acheté que celui que je dois à la
phrase de musique que je viens d'entendre. » La musique,
surtout telle que la goûtait Stendhal qui n'y sentait qu'un
motif de rêverie, c'est le monde et l'acte mêmes de la cris-
tallisation parfaite, de sorte que Beyle, amoureux de second
plan, simple amateur en musique, se définirait peut-être
comme un cristallisateur. Son plaisir propre n'est absolu-
ment ni d'aimer, ni de goûter la musique, mais de cristal-
liser à propos de l'amour et à propos de la musique.
Il cristallise sur ces deux registres, et aussi sur un troi-
sième, celui dont témoignent les Mémoires d'un Touriste,
les Promenades dans Rome, le Journal, celui des idées :
penser, apercevoir des rapports, lui donne une joie aussi
vive peut-être que découvrir des perfections nouvelles chez
sa maîtresse ou descendre au fil voluptueux d'une musique
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 293
italienne. Ces trois registres ont suffi sans doute à en faire
un homme après tout pas malheureux.
Voyez-le, en bon fils du xyiii® siècle, incapable de cris-
talliser sur le registre religieux, au point d'écrire des sottises
comme celle-ci : « C'est uniquement pour ne pas être brûlée
en l'autre monde, dans une grande chaudière d'huile bouil-
lante, que Mme de Tourvel résiste à Valmont. Je ne
conçois pas comment l'idée d'être le rival d'une chaudière
d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris. »
Mme de Tourvel n'est nullement représentée comme
une dévote stupide, et Stendhal paraît ignorer que la forma-
tion d'une conscience religieuse est une cristallisation très
complexe et très admirable. L'ignorance de la cristallisa-
tion amoureuse amènerait pareillement un homme grossier
à trouver ridicule qu'un amoureux se donne tant de peine
pour obtenir d'une certaine femme un plaisir que cent
femmes entre lesquelles il peut choisir lui procureraient à
l'instant. Le signe de l'acte sexuel tient dans l'amour normal
à peu près la même place que la chaudière bouillante dans
la reUgion normale. Voilà une des limites de Stendhal, et
bien visible.
Dire que Stendhal n'est ni un amoureux, ni un philosophe,
ni un musicien, mais un peu de tout cela en ce sens qu'il est
essentiellement un cristallisateur, cela revient à le définir
comme un artiste. La définition de l'œuvre d'art correspond
trait pour trait à celle de la cristallisation. Le Rouge et la
Chartreuse ont cristallisé autour de faits et de lectures que
nous connaissons, de rameaux d'arbre dont aujourd'hui «les
plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses
que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de
diamants nobles et éblouissants : on ne peut plus recon-
naître le rameau primitif. »
Un grand amour est proche de l'œuvre d'art, et il n'y a pas
d'œuvre d'art qui ne soit parente de l'œuvre d'amour. Les
294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
deux œuvres forment deux espèces d'un genre que l'on peut
bien appeler avec Stendhal la cristallisation. La psychologie
qui a pris après Stendhal la suite et le sillon des analystes du
xviiie siècle l'a fort bien étudiée. Après que l'associationnisme
anglais l'eut considérée du dehors, une analyse plus serrée
s'est efforcée de la pénétrer dans sa chimie intime; la théorie
la plus neuve de la psychologie de James, celle de l'émo-
tion, est une théorie de la cristallisation psychologique ;
M. Pierre Janet a fait une étude clinique de cristallisations
pathologiques ; on tirerait des deux premiers chapitres de
l'Essai sur les Données immédiates de la Conscience un
schème élégant et profond de la cristallisation ; et c'est cette
même cristallisation, appliquée à l'ordre même de l'amour
qu'étudie en Allemagne avec un pédantisme charlatanesque
qui ne doit pas nous faire méconnaître de profonds coups de
sonde, l'école de Freud.
Mais si la cristallisation amoureuse et la cristallisation
artistique sont deux espèces d'un même genre, chacune de
ces espèces tend à réaliser sur son plan des virtualités de ce
genre particulières et qui s'excluent. A l'état naissant ou
faible les deux cristallisations peuvent se confondre : ainsi
le débutant ou la femme de lettres raconteront avec candeur
dans un roman toute leur propre aventure amoureuse,
cristallisée directement. J'ai lu le raisonnement suivant de
Madame Aurel, que j e mets en syllogisme pour être plus court :
Il n'y a rien de plus beau qu'une belle lettre d'amour. — Les
plus belles lettres d'amour sont écrites par des femmes. —
Donc le jour où les femmes feront imprimer des lettres
d'amour de 300 pages in- 18 sous couverture jaune-paille,
elles auront écrit les plus beaux livres du monde. Attendons.
Mais jusqu'à présent tout au moins ce n'a pas été du tout la
même chose. Un grand et parfait amour, un chef-d'œuvre
sentimental, demandent des âmes orientées d'une certaine
façon, et qui s'y donnent entières. Aucun grand artiste ne
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 295
paraît avoir réalisé un de ces amours absolus : on ne saurait
même les imaginer chez les héros suprêmes, un Platon, un
Léonard ou un Goethe, dont les cristallisations amoureuses
ne peuvent vivre que comme essais, ébauches de leurs
cristallisations esthétiques. Parmi les autres, les exceptions
sont rares, toutes confirmeraient la règle ; passez en revue
les grands artistes du xix^ siècle, dont on extrait pièce à
pièce les correspondances et les confidences. Que Béatrice
ait ou non existé, on ne saurait se tromper sur la nature de
la cristallisation qu'elle a subie chez Dante, et toutes les
femmes qu'ont idéalisées tour à tour les descendants du
grand poète ont trouvé autour d'elles parfois comme une
prison ou une meurtrissure la cristallisation de l'art là où
elles attendaient le voile diaphane de l'autre cristallisation.
Un Hvre sur l'amour, et celui de Stendhal aussi bien que
la Vita Nuova, répond donc à une cristallisation esthétique,
et l'effet de cette cristallisation esthétique est de donner
le sentiment authentique et présent de la cristallisation
amoureuse. Il y a eu des cristallisations héroïques d'amour,
dans le monde cythéréen l'équivalent des Platon, des
Léonard et des Goethe dans le monde apollinien; il y a eu
des Stendhals d'amour analogues au Stendhal de lettres. Il
serait contradictoire que nous les connussions. L'amour a
sa nuit, le poids et le secret des ténèbres dont il se nourrit,
et c'est la lampe de l'intelligence, la lampe sous laquelle
Platon écrit le Phèdre et le Banquet, que Psyché élève sur
son époux et d'où une goutte de l'huile qui éclairait l'Idée de
d'Amour suffit ici à brûler, à exiler l'Amour.
Depuis le livre de Stendhal rien n'a paru sur ce sujet de
considérable qu'après la Physiologie de M. Bourget les deux
Essais sur V Amour, diont M. Camille Mauclair vient de publier
296 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le second, la Magie de l'Amour. Ce livre n'a pas eu besoin d'être
habillé de vert par M. Alcan pour exprimer une philosophie
authentique et pour proposer sur l'éternel sujet des idées
neuves et bien pesantes. Et nul n'était plus qualifié pour
l'écrire que M. Mauclair. Je crois bien qu'il est seul aujourd'hui
à représenter un type complet de critique esthétique, à
qui sont familières chacune des trois branches de l'axt, plas-
tique, littéraire et musicale, et qui sait constamment les
réunir par des lianes souples d'idées générales. Son Charles
Baudelaire, ses monographies sur la peinture du dix-huitième
siècle, sa Religion de la Musique montrent excellemment
à quel point cette place centrale dans le monde du beau
permet une critique riche et vivante. Mais entre les bosquets
et les eaux de cette place centrale, nécessairement on trou-
vera un monument à l'Amour. Si l'œuvre d'art garde les
traits de l'œuvre d'amour, la préoccupation de l'art ne va
pas sans préoccupation d'amour. L'art, la critique, à plus
forte raison la critique esthétique générale, exigent cette
préoccupation, Otez de Sainte-Beuve l'atmosphère amoureuse
qui lui fait comme sa troisième dimension vivante, retran-
chez de lui ce qui par tous les interstices des Lundis s'insinue,
palpite et fleurit du Livre d'amour, de Volupté, et des volup-
tés moins singulières de son dernier âge, vous aurez sans
doute un Gustave Planche quelconque. L'amour, qui est
le tout absolu de la cristallisation amoureuse, fait une
grande part de la cristallisation artistique. Et j'imagine
volontiers comme troisième des essais de M. Mauclair sur
l'Amour, une Magie de l'Art, à laquelle les dernières lignes
de son livre actuel semblent préparer, comme les dernières
lignes de l'Amour physique préparaient la Magie de l'Amour.
Comme le titre l'indique la Magie de l'Amour est une
étude nouvelle de la cristallisation. Ce livre et celui de
Stendhal se font suite, dans l'ordre du développement phi-
losophique, de façon curieuse, nous donnent la sensation
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 297
très nette de ce que la philosophie de la vie a ajouté à la
philosophie analytique du dix-huitième siècle. Voyez comme
M. Mauclair transfigure l'idée de cristallisation en la trans-
portant dans l'ordre du temps. « Le spasme est une incursion
momentanée dans la mort, un essai de mort permis à l'être
vivant par la nature. S'étreindre, c'est se jeter à deux dans
la mort — mais avec la faculté d'en revenir et de s'en sou-
venir... Ceux qui accomplissent le rite sans croire, l'acte
sans aimer, ne songent qu'à l'agrément de cette névrose et
non à la conséquence métaphysique et tragique de l'étreinte. »
Mais l'acte d'amour vrai « cette seconde de la projection
vitale n'étant qu'un éclair entre deux infinis, qu'est-ce donc
que l'idée de possession ? C'est l'idée désespérément chimé-
rique que cette seconde puisse constituer, de par la volonté
qui la répétera, un état permanent de la vie. Et tous les
artifices sentimentaux que nous avons inventés pour orner
l'amour n'ont été en réalité inventés que pour occuper les
intervalles entre les étreintes. Le but essentiel de ceux qui
s'aiment est de créer et de connaître ensemble, par la con-
jonction psychique et charnelle, l'élan vers la mort, vers la
dépersonnalisation intense : et comme leurs forces physiques
leur défendent la constance de cet élan vers lequel ils tendent
sans cesse, leurs existences ne sont que des conversations
reliant quelques instants de vertige suprême. » Le caractère
tragique de don Juan implique une grande puissance de
cristallisation instantanée jointe à une impuissance à cris-
talliser dans le temps. Ses conversations ne peuvent que
préparer des instants et jamais les relier. « Il est l'image
parfaite de l'inanité de posséder. »
Cette cristallisation amoureuse dans le temps ne nous
révèle-t-elle pas un parallélisme avec la cristallisation artis-
tique ? L'artiste vrai est celui dont les œuvres vivantes
sont cristallisées autour de ses moments d'inspiration, de
façon à former une série, à remplir harmonieusement une
298 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
durée. L'amour parfait arrive à noyer les instants de pos-
session charnelle dans une telle constance et une telle habi-
tude de possession générale qu'ils cessent presque d'être
des instants privilégiés, ne participent plus qu'à ce privilège
général d'une vie nombreuse, élastique et tendue, qu'ils
relient ces «conversations » tout autant que ces conversa-
tions les relient. Il en est de même des moments d'inspira-
tion. Il y a dans les Contemplations une admirable pièce,
Cerigo, où Victor Hugo rend sensible comme une palme
d'étoiles cette cristallisation de l'amour dans le temps. On
pourrait la transporter tout entière dans le monde de son
art, dans le rythme intérieur de la création hugolienne, de
l'ordre de Vénus dans celui d'Apollon. Cette pièce de Hugo,
M. Mauclair qui ne s'en souvenait sans doute pas à ce
moment, nous en a rendu le sens et même un peu le mouve-
ment dans son très beau morceau sur la Vieillesse des Amants.
Comme il étend la cristallisation dans la durée, M. Mauclair
retend dans l'ordre de l'être et s'efforce de le faire sortir de
l'individualisme où Stendhal, selon lui, l'a trop enfermée.
« La cristallisation de Stendhal dit-il, ne définit qu'un amour
unilatéral : elle exprime ce qui se passe dans le moi d'un
être songeant à rechercher un autre être, elle n'explique pas la
réciprocité de cette recherche et c'est en quoi elle n'est pas
complète. A la cristallisation je suis enclin à substituer la
polarisation. S'il nous est donné aujourd'hui de concevoir
l'être humain comme un faisceau d'énergies nerveuses
capables d'émissions électriques, fluidiques, magnétiques,
et susceptible des actions et réactions propres à ces états, il
nous sera donné par là-même de situer la naissance de l'amour
à l'instant où ces émissions se combinent avec celles d'une
autre créature, et où les unes et les autres se polarisent. »
Il y a pourtant cette différence que la cristallisation est une
idée fort claire parce qu'elle ne veut être qu'une métaphore,
tandis que la polarisation de M. M§.uclair devient peut-être
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 299
obscure et contestable dès qu'il veut y mettre une réalité
positive. En tout cas, si nous la prenons comme une image,
au même titre que la cristallisation, c'est une image commode,
profonde et vraie. M. Mauclair a montré avec beaucoup de
force et d'éloquence que la réalité en amour c'est le couple
et non l'individu. Et l'on montrerait de même que la réalité
vraie dans l'art ce n'est ni l'artiste, ni l'œuvre, c'est l'artiste
et l'œuvre présents l'un dans l'autre et vivant l'un par l'autre.
L'amour individuel, « l'amour éprouvé se complaisant en soi
et se bâtissant lui-même toute sa tragédie », cet amour-
passion que Stendhal goûtait chez les autres avec un plaisir
un peu artificiel, est, pour M. Mauclair, à l'origine de toutes
les folies, de toutes les déchéances et de tous les crimes.
« Par l'amour-passion deux créatures s'entre-tuent : dans
l'amour partagé elles s'accordent à reconnaître avec humi-
lité, avec ferveur mutuelle, l'urgence de protéger contre
toute société leur total isolement », et M. Mauclair analyse
admirablement trois couples, Baudelaire et Mme Sabatier,
Adolphe et Eléonore, Des Grieux et Manon.
Nous avons vu la cristallisation artistique s'accompagner
chez Stendhal comme d'une rançon d'un refus très net de
comprendre d'autres cristallisations, telles que la cristallisa-
tion religieuse. Or le couple est construit, par l'art abstrait
et rigoureux de M. Mauclair, de manière à exclure toute
cristallisation autre que l'amoureuse. M. Mauclair, du point
de vue du purisme esthétique qui exige le couple parfait et
nu, le défend ardemment contre la cristallisation sociale,
s'attache à en écarter le moindre grain et le moindre soup-
çon, et une partie de son livre est consacrée à une attaque
véhémente contre toute intrusion de la société dans l'amour
et en particulier contre le mariage.
Ce n'est point ici le lieu de discuter ces idées. M. Mauclair
écrit des pages pleines de verve sur l'hypocrisie du mariage
bourgeois, sur le ridicule d'une journée de noces et l'odieux
300 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fréquent de la nuit qui la suit. Je n'en veux rien contester,
mais je songe à la chaudière d'huile bouillante de Stendhal.
Non point que je compare le mariage à cette chaudière,
mais bien au contraire, parce que je vois là le signe que
M. Mauclair refuse d'accepter une cristallisation étrangère à
l'amour. Il y a pourtant une cristallisation sociale comme il
il y a des cristallisations amoureuse, esthétique et religieuse.
Montaigne, devant un grave président au Parlement, se
donnait à part soi la comédie en l'imaginant dans l'entretien
le plus tendre avec sa femme. Ce président était peut-être
partie dans un couple idéal, héros de la cristallisation
amoureuse. Et Montaigne ne le trouvait ridicule que parce
qu'il lui était extérieur. Le mariage, point de départ de la
cristallisation sociale, le mariage bourgeois fondé sur l'argent
peut être ridicule ou odieux du point de vue de l'amour, du
point de vue de l'art, du point de vue de la religion. Mais
depuis des milliers d'années, il est incorporé à notre civili-
sation : notre société, notre vie et même en partie notre
bonheur ont cristallisé sur lui. Si l'amour était purement
physique il ne nous occuperait que peu d'instants. M. Mau-
clair a montré que la cristalUsation dans la durée consistait
à relier ces instants pour les amalgamer à un tout vivant.
C'est bien. Mais ces quelques instants ont aussi une valeur
pour la société, puisqu'ils servent précisément à la perpétuer,
et que la perpétuité sociale est embranchée sur cette discon-
tinuité de l'acte sexuel. Il est donc naturel et nécessaire que
la société ait construit, elle aussi, sa cristallisation. L'inter-
férence de ces cristallisations donne à la vie son illogisme,
son tragique, son nerf. Une société sans le mariage bour-
geois ne se conçoit guère que sur le papier, dans une Salente
arbitraire (j'en atteste le rêve même de M. Mauclair sur la
procréation par l'aeugénie»). Mais la cristallisation amou-
reuse et la cristallisation artistique seraient-elles si belles
et iraient-elles si haut si elles n'avaient devant elles, parfois
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 3OI
comme leur mur de prison et parfois comme leur image
idéale la cristallisation sociale ? Cette cristallisation sociale
(dont Emile Augier fut le Frayssinous ou le Nicolas),
M. Barrés ou M. Maurras seraient bien capables d'en écrire
la Magie, comme Chateaubriand, dans son Génie du Chris-
tianisme (Stendhal ne pouvait le souffrir) a écrit une cristal-
lisation, une Magie de la Religion.
Je souscrirais volontiers à ces mots de M. Mauclair (qui
servent encore à nous montrer la pénétration de sa Magie
de V Amour et à' Mne Magie de l'Art) :((La caste des artistes
est au monde la plus isolée avec celle des amants, et presque
pour les mêmes raisons : désaveu universel, faculté de se
priver du consentement universel, vaste aspiration vers la
solitude, possession de secrets transfigurateurs. L'une et
l'autre caste sont lentement et sournoisement éliminées
par la société qui les déteste, les jalouse, s'irrite de les deviner
rétives à toute assimilation et libérées de sa morale conven-
tionnelle, et elle ne songe qu'à les reléguer comme indési-
rables hors de ses frontières. » C'est exact. Mais l'état social
a ses exigences comme l'art a les siennes et l'amour les
siennes. Il n'y a pas de cour d'arbitrage, de société de ces
nations idéales qui puisse arranger leur conflit, et l'on ne
peut souhaiter ni même supposer qu'un des trois disparaisse.
Les termes, l'accent, le rythme même de pensée qu'emploie
ici M. Mauclair sont presque des lieux communs des
prédicateurs chrétiens (voyez le sermon sur la Haine de la
Vérité et bien d'autres de Bossuet), lorsqu'il veulent mar-
quer la place de la société spirituelle de l'Église, dans le
monde qui la déteste et l'assaille. L'Eglise tout en se plai-
gnant de ne pouvoir réaliser son absolu, s'arrange pour
réaliser quelque relatif, quelque fragment de la Jérusalem
céleste — le réaliser dans la société, contre la société —
et même parfois par la société puisqu'elle est elle-même,
comme toute société spirituelle, une société quelque peu
302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
politique. Le malentendu, l'hostilité de l'artiste et de la
société ne sont pas niables, mais le tempérament de l'artiste
fait sa partie dans ce malentendu, et il y aurait peut-être
quelque chose de pire qu'une société sans artistes, à savoir
une société d'artistes. (M. Louis Forest écrivit autrefois sur ce
thème un Voleur d Enfants, amusant.) Cette guerre entre les
directions humaines, c'est l'être même de l'humanité. Chacune
en sa loi cherche en guerre sa lumière. Même l'Amour. . . Y a t-il
un couple amoureux, si parfait, si génial soit-il, dans lequel
— sans aller jusqu'à l'imprécation de Samson — le malen-
tendu foncier des sexes n'apparaisse ou n'affleure ? Le mieux
auquel atteigne alors l'amour le plus fidèle et le plus tendre
ne consiste- t-il pas à amnistier, à pardonner, à tout
reporter sur l'être fondamental et préhistorique du sexe,
brutalité de l'un et perfidie de l'autre, qui doivent bien
montrer çà et là comme des os sous la chair leur résistance,
afin d'être amollis et réduits sous l'amour mutuel ? Les
malentendus de l'amour et de l'art avec la société seraient-
ils, pour une intelligence, plus graves ?
Pour arriver à cette pacification il n'y aurait qu'à suivre
sur un plan plus large le rythme même du livre de M. Mauclair.
Tout ce livre est écrit pour aboutir à la troisième partie,
le Miracle de V Amour, et pour orienter ce miracle même
vers celui du rythme universel, de l'ordre profond du monde.
Les deux parties précédentes étaient un discours sur l'amour ;
ici c'est l'Amour même que l'artiste, dans ces trois chapitres
sur le Sommeil dans l'Amour, la Solitude de l'Amour, l'Amour
et la Mort, s'efforce, sans abandonner son beau flux oratoire,
de réaliser en images et en phrases comme un autre art le
formulerait en marbre ou en couleurs, comme Watteau l'a
incamé dans cet Embarquement pour Cythère dont M. Mau-
clair a écrit la transposition mystique.
M Si chacun de ces frêles personnages errants dans un
paysage d'or rose figurait un état du rêve, où allaient-ils
i
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 303
tous, et qu'est-ce qui les incitait à tourner ainsi le dos, avec
une obstination douce, à l'existence réelle d'où je les contem-
plais, pour s'aller perdre de mirage en mirage dans les zones
successives de cette vaporeuse bleuité ? Ils s'en allaient au
delà de la volupté elle-même vers cette conjonction et cette
dissolution qui sont à l'image de la mort. Ils partaient,
oublieux, vers cette lueur éthérée et azurée qu'entrevoit sous
les paupières closes, le regard dilaté par l'amour. Et cette
lueur éclaire une région où il n'y a plus ni devoir, ni morale,
ni chair, mais seulement le rythme universel dont le rythme
de l'étreinte corporelle n'est que le faible et tremblant
présage. Et pour y aller vivre, ils répudiaient notre vie. »
Le rythme de l'étreinte corporelle n'est que présage
dans l'Amour total, mais l'Amour lui-même n'est que présage
pour cette région plus vaste du rythme universel, il n'est
lui-même que l'un des couples de Watteau, le plus près,
levé droit, de l'étang azuré ; les autres s'approchent, faits
à son image et qui épousent son mouvement, et il existe
un certain degré de musique, point étranger à l'Embarque-
ment, où l'on sent à la fois et que l'amour n'est plus rien et
que rien n'est plus qui ne soit l'amour.
ALBERT THIBAUDET
304
NOTES
VOYAGES D'UN SÉDENTAIRE, par Francis de Mio-
mandre (Émile-Paul) .
M. Francis de Miomandre appartient à cet ordre de natures
heureuses et peut-être de gens heureux (mais il porte une
chemise et, si j'en crois certaines pages de son livre, elle
est du bon faiseur, et il ne nous dissimule pas tous les ennuis
qui se rallient au drapeau blanc auquel nous avons cou-
tume de nous incorporer), de gens peut-être heureux qui, en
tous cas, ont au moins le bonheur certain d'habiter un monde
qui leur appartient et qu'ils gouvernent en toute souveraineté.
Ce monde, c'est lui-même évidemment, et les Voyages d'un
sédentaire sont la tournée d'un propriétaire qui porte tous ses
biens avec lui, mais M. de Miomandre, je l'ai déjà dit, n'est
pas un philosophe nu. Il ne se complète pas seulement, comme
Herr Teufelsdroeck, par des habits, mais par tout un petit
peuple environnant, toute une limaille de fer qu'attire
incessamment l'aimant sympathique de ce charmant esprit
et dont les dix promenades Autour de ma table nous donnent
l'inventaire minutieux. (La seconde partie du volume, recueil
de chroniques parisiennes d'été, n'a pas le même intérêt.)
Car la table de travail de M. de Miomandre est un monde,
une forêt de symboles qui observent l'artiste avec ces regards
si familiers ! Personne depuis Andersen et le Grillon du foyer
n'a plus délicatement animé les êtres f abnqués parmi lesquels
nous vivons. Ce n'est pas lui qui hésiterait, comme Platon,
NOTES 305
sur le problème de savoir s'il y a des Idées des objets
fabriqués. La fantaisie intelligente de M. de Miomandre ne
figure-t-elle pas comme une survivance et un clair de lune
de l'attention amicale et délicate avec laquelle l'homme
faisait autrefois les poteries et les corbeilles appelées à
l'accompagner toute sa vie dans sa caverne ou sa tente ?
Mais Théophile Gautier disait qu'on reconnaît qu'un peuple
est civilisé quand il ne sait plus faire un vase ni une corbeille.
Aussi devons-nous aimer la source fraîche d'ingénuité que
M. de Miomandre, en tournant le dos de son fauteuil à
notre civilisation sans âme sait faire jaillir de sa table.
J'ai nommé Andersen et Dickens. Ce n'est pas que je
tienne beaucoup à cette comparaison qui ne vaut que par
un biais rapide. Il me plairait davantage de donner à M. de
Miomandre un masque d'Extrême Orient, de le voir
Imiter le Chinois au cœur limpide et fin.
Lorsqu'il écrivit l'Aventure de Thérèse Beauchamp, un
lecteur innocent, m'a-t-on dit, demandait : « Evidemment
cela n'est pas mal, mais quelle idée bizarre d'y avoir mis un
Chinois ? » M. de Miomandre y avait mis un Chinois du même
fonds dont il s'y était mis lui-même, dont il y avait mis
son art. Il ne pouvait pas ne pas y mettre de Chinois. Le
Chinois est aussi naturel dans un roman de M. de Miomandre
que l'officier dans un roman d'aujourd'hui. Vaut-il même pour
lui la peine d'aller chercher ses Chinois en Chine. La fantaisie
d'Au Bon Soleil et du Veau d Or, qui sont copiés sur la vie
réelle, dégage des personnages les plus ordinaires toutes leurs
puissances singulières, et paradoxalement chinoises. «Comment
peut-on être Persan ? » se demandaient autrefois les Parisiens,
« Comment peut-on ne pas être Chinois ? » leur demanderait
M. de Miomandre. M. Gabriel Moureya traduit dernièrement
dans la Bibliothèque universelle et Revue suisse (où personne,
malheureusement, ne va le chercher) un délicieux Livre du
20
306 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Thé, de l'écrivain japonais Okakura Kakotzo. Mettez-le dans
votre bibliothèque lorsqu'il aura paru en librairie, entre
V Aventure de Thérèse Beaiichamp et les Voyages d'un Séden-
taire. Vous aurez le sentiment d'un accord que je ne veux pas
déflorer et que je vous laisse le plaisir d'éprouver tout neuf.
Vous suivrez l'ordonnance du docteur Paul-Louis Couchoud
dans ses Sages et Poètes d'Asie, vous ^habituant à considérer
la vie sous le double et complémentaire aspect des deux
moitiés de l'humanité. Occident et Extrême Orient, et vous
rendrez grâces à Francis de Miomandre du beau voyage par
lequel, sans quitter Paris et sa table, sans rien nommer de
japonais et sans même vous présenter son Bouddha, il vous
y aura précédé. Il est probable que dans une cinquantaine
d'années le terme d'Extrême Orient sera, pour une sensibi-
lité et une intelligence cultivées, quelque chose d'aussi riche,
complexe, animé que l'est pour nous aujourd'hui le mot
d'Orient. Les Concourt l'avaient fort bien pressenti, mais
il faudra sans doute encore quelques générations pour faire
passer définitivement du monde du bibelot au monde de la
vie ces valeurs de connaissance et de goût. Quelques Uvres,
quelques façons de sentir d'aujourd'hui, forment de bons
points de repère pour cette route future.
ALBERT THIBAUDET
♦ **
LA MÊLÉE SYMBOLISTE, par Ernest Raynaud (La
Renaissance du Livre).
M. Ernest Raynaud compte consacrer trois volumes à la
Mêlée Symboliste, et le premier, celui-ci, va de 1870 à 1890.
Il n'y faut guère chercher que des anecdotes et des portraits
symbolistes, et l'histoire anecdotique du symboUsme tient
déjà un fort rayon de bibliothèque. La postérité n'aura
aucun mal à identifier les cafés de la rive gauche où fut
renouvelée la poésie française. Les portraits et souvenirs
de M. Raynaud, fort intéressants, apportent à ce dossier
NOTES 307
une contribution bienvenue. On appréciera dans ses por-
traits la bonhomie, la modération et la justesse. La fondation
du Décadent et la figure de cet étrange Baju lui fournissent
de bonnes pages. Les quelques lignes où il caractérise Baju
qui imprima ses premiers vers, sont d'un tact qui est rare
dans les souvenirs de ce genre, souvent bourrés de méchan-
cetés grimaçantes. Le bon ton que garde ici M. Raynaud ne
rend pas son livre moins savoureux, et sauvegarde la décence
du monde littéraire. (Heureusement pour cette décence et
pour cet honneur des lettres, il est inexact que Théophile
Gautier ait jamais, comme le dit M. Raynaud, traité Racine
de polisson. L'auteur de cette obscénité est un nommé
Granier de Cassagnac qui n'a aucun rapport avec la litté-
rature.) M. Raynaud excuse comme il peut les « mœurs de
Caraïbes » et les outrances de langage que l'on a reprochées
aux symbolistes. Il estime que les romantiques et les natu-
ralistes leur ont donné l'exemple. Je ne veux pas entrer
dans cette discussion : la mêlée symboliste est une mêlée
au-dessus de laquelle nous n'avons aujourd'hui aucune
peine à nous tenir. Mais il y eut là, je crois, plus que le duel
ordinaire de deux générations dans une corporation de mœurs
irritables et difficiles. Il y eut le principe d'une véritable
scission qui fut aiguë pendant une dizaine d'années et qui
dure encore jusqu'à un certain point. Cette rupture entre
deux générations, cette difficulté pour l'une de se mettre
* à la page » de l'autre, cette division de la littérature en
exotérique et ésotérique sont des traits particuUers à ces
cinquante dernières années, et qui ne se retrouvaient à ce
point ni dans le romantisme ni dans le Parnasse. La litté-
rature devenant plus ésotérique prenait naturellement
la figure d'écoles fermées, défiantes, agressives. Ecoles et
manifestes, ce pullulement scolastique est dès lors un trait
particuher à l'époque symboliste. De sorte que, sous ce
caractère apparent de « mêlée » dont M. Raynaud nous donne
3o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la chronique, il y avait là une volonté d'ordre et de disci-
pline qui allait se retrouver pure et nue dans la génération
suivante. albert thibaudet
*
* *
EXPOSITION MATISSE (Galerie Bernheim jeune et a«).
L'exposition de M. Matisse, venant après celle deM. Braque,
nous fait assister à la lutte des deux esthétiques les plus
violemment opposées de notre époque. Autant M. Braque
est épris d'ésotérisme, cultivant le mystère plus encore que
sa technique, autant M. Matisse limite le sens de ses ouvra-
ges au charme strict de la matière colorée. Autant
M. Braque est épris de spéculation intellectuelle, autant
M. Matisse, dédaignant tout à-priorisme, affirme n'attendre
une raison d'œuvrer que de ses sensations seules. Son acti-
vité est purement réceptive. Ce peintre excelle à raisonner
sur le choc de ses sens : il s'avère incapable de se passer d'une
certaine commotion immédiate pour peindre. Le cerveau
de M. Matisse peut très bien être comparé à un piège. Peu
confiant en son imagination, l'artiste quitte son atelier,
que ne hante nul fantôme. Il descend dans la rue, le jardin,
la campagne, et, attentif à l'impression la plus inattendue,
il la capte dès son apparition avec une adresse sans pareille.
L'oiseau-sensation, caressé, gorgé, engraisse : c'est à ce
moment que le peintre dépense des trésors d'ingéniosité
pour donner au plumage de sa capture le lustre le plus écla-
tant. Ce procédé de travail, il faut l'avouer, provoque des
trouvailles de couleur d'une grande rareté, auxquelles nul
peintre avant M. Matisse n'avait songé. — Je me demande s'il
ne serait pas plus juste de dire : n'avait daigné songer.
En effet, quelle a été la préoccupation capitale de M. Ma-
tisse, sinon de s'emparer d'un côté de l'art pictural : la cou-
leur, et de donner à cette valeur, jusqu'à présent sou-
mise à la domination de la forme, la prédominance sur celle-
NOTES 309
ci ? Victime de la maladie à la mode, qui n'épargna personne,
mais dont certains d'entre nous essaient laborieusement de
se guérir, M. Matisse a recherché sa personnalité, non dans
l'adoption enthousiaste ou réfléchie d'une technique équi-
librée, mais dans le déséquilibre, dans le renversement des
valeurs qui constituent cette technique. L'étude unique des
propriétés de la couleur, suppléant au dessin, au modelé, au
clair-obscur, l'absorba tout entier : un œil étonnamment doué
pour saisir les moindres reflets trouva aisément la solution de
problèmes que le peintre choisit toujours complaisamment
conformes à ses seules aptitudes. Cette culture d'un don
partiel à l'exclusion de tout autre est très caractéristique
d'un certain état d'esprit actuel ; elle constitue un fait
absolument nouveau dans l'histoire de l'art et mérite qu'on
l'étudié spécialement.
Si M, Matisse a eu chez Bernheim le succès total que jus-
qu'ici le public lui avait refusé, ce n'est pas que les tableaux
qu'il y exposa dénonçassent, mieux que ses tableaux anté-
rieurs, une maîtrise complète. La Toilette ou le Nu 7i^ 3
étaient de très belles œuvres, de beaucoup supérieures à celles
qui triomphent aujourd'hui; leur impopularité vint de ce
qu'elles indiquaient chez l'artiste une certaine volonté de
dominer son impression première, alors que ses œuvres
récentes nous le montrent s'abandonnant sans réserves à ses
sensations familières. C'est cette nonchalance qu'aime le
public, qui y voit le reflet et comme le pendant de sa paresse
à réfléchir et à juger.
Voilà pourquoi le meilleur de M. Matisse, ces peintures
de 19 10, qui — malgré que portant un peu trop visible le
sceau d'une époque — étaient humanisées par la méditation
du peintre, seront les dernières à plaire au public.
Mais n'est-il pas inopportun de déplorer ce triomphe des
œuvres les plus superficielles de M. Matisse, et son aven-
ture dernière n'est-elle pas la plus propre à l'enorgueilUr ?
310 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
On serait tenté de le croire, en se rappelant le vœu de ce
peintre qui eut le courage d'écrire de l'œuvre d'art —
résumant ainsi les aspirations de la plupart des artistes de
son époque — qu'il souhaitait qu'elle fût « pour l'homme
d'affaires aussi bien que pour l'artiste de lettres un calmant
cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui
le délasse de ses fatigues physiques ».
L'influence de M. Matisse fut considérable ; elle est moins
importante aujourd'hui que la guerre a transformé la menta-
lité de la plupart des artistes, les inclinant à la méditation
de problèmes plus profonds. Notons que cette influence
fut particulièrement active sur les peintres du Nord, tempé-
raments peu analytiques, et que les conclusions hâtives du
maître devaient particulièrement séduire. Chez les débutants
et les autodidactes, cette influence fut également très forte.
Les spéculations exclusivement colorées de M. Matisse
révélèrent aux jeunes peintres une partie de la peinture que,
non éduqués, ils ne pouvaient percevoir sous le voile de la
pudique tradition française. L'accord des tons les plus
rapprochés ; l'équilibre entre les « chauds » et les « froids » ;
les résonances des complémentaires sont des problèmes
résolus de tous temps avec facilité par les maîtres des musées,
mais la solution seule du problème est par eux introduite
dans leurs tableaux. Le résultat est donné avec tant de natu-
rel qu'on l'accepte sans s'en apercevoir : on ne remarque le
prodige que si l'on connaît le métier. Une toile de M. Ma-
tisse, au contraire, débarrassée des détails qui dans la réalité
à la fois et les tableaux classiques supportent la couleur et
en dissimulent la signification technique, nous propose la
solution moins achevée qu'en train de se réaliser. L'artiste
nous prend à témoin de son tour de force : il va même jus-
qu'à avouer ses incertitudes par les « blancs », et la fièvre de
son travail rapide par les déchets : traits de crayon, bavures
et taches, qu'il laisse comme religieusement sur sa toile.
NOTES 311
Cézanne, peut-on objecter, laissait aussi des « blancs ».
Mais ils n'étaient à ses yeux que provisoires : il attendait
pour les couvrir de trouver le ton convenable et difficile.
Le maître d'Aix, Titan moins heureux que Michel- Ange,
n'a pas assez vécu pour terminer ce grand tableau des
Baigneuses (de la collection Pellerin) qui devait être notre
« Jugement dernier ». Une fissure subsiste dans son œuvre:
M. Matisses'y est glissé. (Et à sa suite tant d'autres!) Il a fait
éclater un pan de l'édifice et, de ce fait, il a projeté la pein-
ture hors de ses bornes classiques. Le problème qu'avait résolu
Cézanne est donc à nouveau remis sur le tapis. Mais, soyons
justes : après l'empirisme de l'impressionnisme (auquel
échappa Renoir, aussi discipliné que Cézanne sous des dehors
moins sévères), il était nécessaire, pour recommencer à y voir
clair, que nous pussions mettre de l'ordre dans nos sensations
colorées, en attendant de raisonner sur les lois de l'architec-
ture du tableau et sur celles du dessin. Matisse nous a aidés
à résoudre divers problèmes primordiaux et c'est ce dont il
faut nous souvenir. Il figure, au jardin de la peinture fran-
çaise, une fleur extrêmement fragile et trop précieuse, signi-
ficative de l'époque la plus troublée de l'histoire de l'art.
Mais un artiste, fût-il encore plus spécialisé que M. Matisse,
n'est jamais isolé. Les recherches de celui-ci, si particulières
soient-elles, se raccordent cependant à celles de plusieurs
écoles récentes : Orphisme et Futurisme lui doivent beaucoup.
Son influence gagna même, un certain moment, les peintres
chargés par le destin du plus ingrat de la besogne rénova-
trice : les cubistes. A sa suite, ceux-ci étudièrent les pro-
priétés irradiantes de la couleur des objets. Comme Matisse,
ils dissocièrent les éléments constitutifs de la réalité exté-
rieure pour poursuivre à part l'étude de chacun d'eux. Voici
un passage d'un article de M. Severini, assez significatif
de ce que les recherches de M. Matisse et des cubistes ont
de commun : « Matisse me montrait un jour une maquette
312 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'il avait faite « d'après nature » dans une rue de Tanger.
En premier plan un mur peint en bleu. Ce bleu influençait
tout le reste, et Matisse lui a donné le maximum d'impor-
tance qu'il était possible de lui donner en gardant la cons-
truction objective du paysage. Malgré cela il a dû s'avouer
qu'il n'avait pas rendu la centième partie de « l'intensité
sensorielle » produite en lui par ce bleu. Il a atteint dans une
autre toile {les Marocains) ce degré d'intensité, mais ici l'ar-
chitecture réelle du paysage a disparu pour laisser la place
à une architecture volontaire et cependant sensorielle. »
On distingue comment le mécanisme par lequel M. Matisse
accorde à son sens de la couleur pouvoir absolu sur le sens
plastique, rejoint le mécanisme par lequel les cubistes cher-
chent par la couleur d'abord à « reconstruire » plastiquement
la réalité. Ce parallélisme va nous permettre de fixer le pro-
cessus mental de chacune des deux écoles opposées : où
M. Matisse procède de la sensation à l'idée, les cubistes
procèdent de l'idée à la sensation i. Ils n'admettent le pou-
voir éducateur de celle-ci qu'après l'avoir contrôlé scienti-
fiquement. M. Charles Henry, physicien, écrit quelque part :
« La perception de lumière et la perception des formes sont
considérablement modifiées par l'exercice ou le repos de l'ap-
pareil visuel, tandis que la perception de couleur en est
indépendante. » Cela suffit pour que les cubistes acceptent
les prémisses de M. Matisse, mais concluent que, pour sau-
vegarder la pureté de la forme, il faut, non la gonfler selon
la puissance explosive du ton, comme fait Matisse, mais
mettre le « ton local » en dehors de la « forme locale ». Spécu-
lations prodigieuses de nouveauté et très significatives des
excès auxquels aboutissent fatalement les artistes esclaves
I. Par exemple : M. Matisse a besoin de voir une assiette pour
réaliser peu à peu la venu plastique du cercle. Les cubistes con-
çoivent d'abord un cercle, et condescendent à le « motiver » par
une assiette.
NOTES 313
d'un dogme, victimes de théories basées sur autre chose que
l'exercice d'un sentiment profond ou la connaissance deS
lois éternelles de la peinture. andré lhote
*
Expositions : Pavillon de Marsan : René Piot. — Le cas
de M. Piot est tragique. Ce peintre connaît son métier
autant qu'on puisse le connaître aujourd'hui ; il l'apprit des
Musées, dont il est demeuré le prisonnier. S'il regarde des
soldats affairés et disséminés dans la cour d'une ferme, ou
égrenés dans une plaine neigeuse, il voit moins ces tristes
hommes qu'un cher souvenir d'un tableau de Breughel le
Vieux. Une charge de cavalerie suscite en son esprit le
spectre de Paolo Ucello ; une maison incendiée tourne pour
lui seul ses volutes de flamme ainsi qu'en une page de livre
d'heures. Un paysage de sapins ou des arbres en fleurs lui
rappellent des estampes japonaises feuilletées un soir d'hiver.
Toute émotion née d'un spectacle vivant ricoche immédiate-
ment en son cerveau vers quelque souvenir pictural. Les tons
eux-mêmes de ses peintures ne sont pas posés nettement,
dans toute leur fraîcheur naissante, mais martyrisés, patines
comme ceux des tableaux vieillis. Ils ont l'air de refléter le
douloureux débat qui a lieu dans l'âme de ce peintre, dont
il semble qu'on touche la personnalité mieux dans cette salle
du fond, où sont réunies de très belles copies de Piero délia
Francesca, de Rubens, de Botticelli, que dans les salles précé-
dentes, qui ne paraissent être de celle-ci qu'un reflet affaibli.
Galerie L. Rosenberg : Juan Gris et Séverini. —
M. J. Gris, qui est, avec M. Braque, en quelque sorte le plus
actif traducteur logique des intuitions de M. Picasso, nous
montre des œuvres dont les plus attachantes ne sont pas
les plus réussies. Ses natures mortes, d'une parfaite tenue,
procèdent cependant un peu trop les unes des autres. Une
technique précise, rigoureusement appliquée en chaque
toile, donne à l'œuvre totale une unité que nous préférons
314 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à celle facilement obtenue par la répétition des mêmes
formes. Un essai de portrait, malgré que peu réalisé, et des
dessins « d'après nature », très « ressemblants », sont d'heu-
reuses dérogations à la règle cubiste. C'est à de telles « fai-
blesses» qu'on peut dès à présent reconnaître ceux des cubistes
chez qui le cœur l'emportera heureusement sur la pure céré-
bralité. — M. Séverini nous intéresse moins par ce qu'il a
produit que par ce qu'il promet de réaliser. Un ingénieux
Arlequin et un Joueur d'accordéon, œuvres dernières, affir-
ment, en même temps qu'un désir de renoncer à certaines
harmonies un peu trop tendres, une aspiration vers l'humain,
à laquelle nous ne pouvons qu'applaudir.
Galerie Crès. — A côté d'œuvres anciennes de peintres que
nous étudierons plus tard, de très beaux dessins de Derain :
paysages et natures mortes. Un Portrait de femme aux deux
crayons, admirable d'acuité et de fini, dépasse comme réa-
lisation et comme expression tout le reste.
ANDRÉ LHOTE
*
LA REPRISE DE PELLÉAS ET MÉLISANDE à
rOpéra-Comique.
Après nous avoir, pendant de si longues années, privés
de Pelléas et ne nous en avoir accordé, comme à regret, que
des reprises de plus en plus négligentes, l'Opéra-Comique
s'est décidé à faire un geste d'hommage à la mémoire de
Debussy. On aurait souhaité qu'un éclat particulier entourât
cette manifestation. Le jour semblait venu — il aurait dû
l'être depuis longtemps — de placer solennellement Pelléas
au rang qui lui revient dans la musique contemporaine.
Mais qui donc, objectera- t-on, conteste aujourd'hui les mérites
de cette œuvre? Qui lui dispute une place ém inente? Le
public ne s'est-il pas apprivoisé et ne se montre-t-il pas
sensible à l'émotion du drame ? — D'accord ; mais il ne
NOTES 315
s'agit pas de savoir si Pelléas est une œuvre belle et pathé-
tique : personne ne le nie ; il s'agit de savoir si c'est une
œuvre hors de pair, une grande date de l'art français, si
cet ouvrage domine de très haut tous ceux de la même
époque. Il s'agit de franchir la distance entre un simple
témoignage d'admiration et un acte de respect où justice
soit enfin pleinement rendue à une œuvre maîtresse. Mille
petites considérations empêchent que l'on marque volon-
tiers tant de déférence à un vivant; la mort rend un tel
geste plus facile ; nous l'attendions ; la représentation de
rOpéra-Comique ne nous y achemine guère.
M. Messager a conduit l'orchestre d'une manière vivante,
puissante, qui donnait toute leur force aux parties joyeuses
et exaltées de la partition ; il nous a même paru quelquefois,
par crainte de toute mièvrerie, pécher par un excès d'énergie
et de netteté. Mais comment sauvegarder l'équilibre d'une
œuvre où le chant et le récitatif ont tant de part, lorsque les
deux rôles principaux sont confiés à des artistes presque apho-
nes ? Chaque fois que Geneviève, Arkel ou Golaud entraient
en scène, le drame reprenait toute sa vigueur ; l'orchestre
se subordonnait de la façon la plus heureuse; mais pour
ne pas couvrir les voix de Mélisande et de Pelléas, il lui aurait
fallu consentir à n'être plus qu'un susurrement. Il en est
résulté de grands espaces vides, des trous, des passages mornes
et sans vie, dont certes Debussy n'est pas responsable et
dont il aurait été bienséant de ne pas déparer son œuvre.
La cohue bigarrée qui se presse actuellement dans nos
salles de spectacles ne peut réagir que confusément ; mais
ce qui est certain, c'est que toute la partie de l'assistance venue
non pour aller à F Opéra-Comique, mais pour voir Pelléas,
ne savait comment exprimer son malaise; elle craignait que
l'on ne fît retomber sur l'œuvre une mauvaise humeur
dirigée contre les interprètes seuls, ou que ceux-ci ne prissent
pour eux des marques de joie qui ne les concernaient point.
3l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous reviendrons ici sur les dernières œuvres de Debussy
celles qu'il a publiées pendant la guerre, et où reparaissent
certaines de ses qualités les plus attachantes. Bornons-nous
aujourd'hui à constater que, malgré son inégalité, cette
représentation a prouvé combien l'œuvre est intacte et sans
rides ; notre admiration était placée en bon lieu. Imitations
ni démarcations ne sont parvenues à ternir la fraîcheur de ce
langage musical. Si quelques traits ont vieilli, c'e^t la faute
du livret, non de la partition. Celle-ci reste une merveille
d'appropriation, de sobriété ; elle ne met en œuvre que les
moyens qui lui sont indispensables, mais elle le fait avec
tant d'aisance, elle en joue avec un art si accompli qu'elle
donne constamment une impression de richesse, de diversité
et de force. Si jamais qualités ont été françaises, dans le
meilleur sens du mot, ce sont bien celles-là. C'est pourquoi nous
souhaiterions un hommage à Debussy qui fût un événe-
ment non pas d'ordre professionnel, mais national.
JEAN SCHLUMBERGER
*
* *
L'INSTITUT CONTRE LES INDÉPENDANTS.
On lit dans le numéro de Mai de la Gerbe sous la signature
de M. Paul Deltombe :
La presse a fait connaître l'existence d'une association qui
s'est formée dans le but de défendre l'art français tant en France
qu'à l'étranger. L'idée paraît excellente, encore que Von se
demande qui peut bien attaquer l'art français en France. Cette
Ligue comporte tous les modes d'action : expositions, tracts,
conférences, cotisations, etc., et haut patronage. C'est en effet
sous les auspices de l'Institut et sous la présidence du Secré
taire perpétuel de l'Académie des Beaux- Arts que s'inaugure
cette croisade.
La lecture des statuts du « Club artistique de France » est
édifiante : on y prône une action énergique en faveur de « ceux
NOTES 317
qui sont restés fidèles aux traditions nationales, à l'art bien fran-
çais », d'une lutte contre « les internationalistes de l'art ». Nous
connaissons cette chanson : nous allons assister à un nouvel épi-
sode de la lutte de l'Institut contre l'Art des Artistes indépendants.
Et la singulière logique : ces ligueurs de la vraie tradition
ont un programme d'expansion de l'Art français à l'étranger,
cela s'appelle la défense de l'art français; tandis que lorsque
c'est l'art des Indépendants qui influence l'étranger, cela devient
de l'internationalisme, chose abominable I
Voilà donc ce que, en quittant l'uniforme, nous trouvons dans
la corbeille de la paix : une ligue contre nous, dirigée par l'Ins-
titut comme codicille à l'union sacrée ! Beaucoup d'artistes
indépendants, pour la plupart des jeunes, sont encore sous les
armes ; quels ont dû être leurs sentiments en apprenant cette
nouvelle avanie, ces excitations du public et, chose plus
grave, de leurs camarades, contre leur œuvre passée ou future ?
Evidemment ceux d'une indignation trop légitime pour
que nous ne sentions pas le devoir de nous y associer. Il est
inadmissible qu'une certaine classe d'artistes s'arroge le
privilège de représenter exclusivement l'art français, la
« tradition nationale ». Il est inadmissible que les peintres qui
jouissent déjà de tous les avantages matériels que donne le
succès, exploitent la passion patriotique pour jeter le discrédit
sur ceux de leurs confrères dont l'art a le malheur de ne pas
leur plaire. C'est une « utilisation de la victoire » que nous ne
tolérerons pas.
Sans compter qu'il est au moins pittoresque de voir l'Ins-
titut se poser en défenseur de la tradition française, qu'il a
tout fait, depuis un siècle, pour stériliser et pour détruire.
Qu'est-ce que l'Institut après tout sinon « l'ensemble des
forces » qui à chaque époque ont voulu obliger l'art français
« à la mort » ? Et que sont les Indépendants sinon « l'ensemble
des forces » qui y ont « résisté » ?
JACQUES RIVIÈRE
3l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mme GENEVIÈVE BONNIOT-MALLARMÉ.
Les lecteurs de la Nouvelle Revue Française auront
appris avec une profonde tristesse la mort de Mme
Bonniot, née Geneviève Mallarmé. La Nouvelle Revue
Française, qui manifesta toujours pour Stéphane Mallarmé le
respect et l'admiration que l'on sait, prend une part très
vive à ce deuil. Mais nous ne pensons pas pouvoir exprimer
nos sentiments mieux que ne le fit, dans le dernier numéro
du Mercure, notre collaborateur Paul Valéry :
« Tous les amis du grand poète se souviennent de la jeune
fille qui les accueillait avec tant de grâce dans le petit appar-
tement de la rue de Rome ; qui plaçait auprès de son père
une fine et claire figure de l'amour filial le plus tendre et le
plus empressé ; et qui disparaissait à la faveur de la fumée
que nous faisions, vers le moment que la causerie allait se
fixer ou se fondre dans ce monologue incomparable dont
ceux qui ne l'ont pas entendu ne peuvent imaginer la merveille.
« La voici qui s'est retirée à jamais. Elle nous abandonne
l'adorable Eventail que son père lui avait fait des mots les
plus doux, des images les plus délicates, de la substance
idéale la plus précieuse ; poème d'une perfection, d'une mu-
sique et d'un charme si rares que ce serait le chef-d'œuvre de
Mallarmé, s'il y en avait un.
« A ce père elle avait consacré tout le zèle que puisse
souhaiter un poète. Avec l'aide du docteur Bonniot, son mari,
dont le dévouement à la gloire de Mallarmé était l'égal du
sien, elle a publié le volume des Poésies et le Coup de dés.
D'autres publications, que sa mort n'empêchera pas de
paraître, ont jusque dans les derniers jours occupé sa pensée.
« Geneviève Bonniot reposera auprès de ses parents dans
le petit cimetière de Samoreau où nous avons laissé Mallarmé
un jour du mois de septembre 1898, par le plus éclatant et
le plus implacable Après-Midi. »
NOTES
319
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I. BEAUX-ARTS.
Albert André : Renoir ; G, Crès,
L'Art et les Artistes. N° de juin : « Le
Musée Rodin » ; l'Art et les Artistes.
Hector Berlioz : Le Musicien errant,
1842-1852 ; Calmann-Lévy.
Charles Bouvet : Les Couperins,
organistes de V église Saint-Gervais ;
Delagrave.
Stanislas Lami : Dictionnaire des
Sculpteurs de l'Ecole française, du moyen
âge à nos jours, y vol. ; Ed. Champion.
Camille Mauclair : L'Art indépen-
dant français sous la troisième Répu-
blique ; La Renaissance du Livre
N. A. RiMSKY-KoRSAKov : Ma vie
musicale ; Pierre Laâtte.
Auguste Rodin : L'Art, entretiens
réunis par Paul Gsell (12x19);
B. Grasset.
II. LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE
Roger Allard : L'Appartement des
Jeunes Filles ; Camille Bloch.
René Bazin : Les Nouveaux Oberlé ;
Calmann-Lévy.
René Benjamin : Grandjougon ;
A. Fayard.
Henry Bordeaux : Une honnête
femme ; E. de Boccard.
Jacques Boulenger : L'Affaire
Shakespeare ; Ed. Champion.
Francis Carco : Scènes de la vie de
Montmartre ; A. Fayard.
Edmond Cazal : Jo'è Rollon, l'autre
homme invisible ; L'Edition française
illustrée.
Blaise Cendrars : J'ai tue ; G. Crès.
Henri Chamard : La Chanson de
Roland, traduction nouvelle d'après
le manuscrit d'Oxford; Libr. Armand
Colin.
Chateaubriand : La Campagne ro-
maine (lettre à Fontanes ; Cynthie),
avertissement par Henri Focillon ;
L. Pichon.
Louise Clermont : Emile Clermont;
B. Grasset.
Maurice Dekobra : Les Mémoires
de Rat-de-Cave ou Du Cambriolage con-
sidéré comme un des beaux-arts ; L'Edi-
tion française illustrée.
Lucie Delarue-Mardrus : Tou-
toune et son amour ; Albin Michel.
Louis Delluc : Cinéma et Cie ;
B. Grasset.
Pierre Drieu La Rochelle : Inter-
rogation, nouvelle édition : Editions de
la Nouvelle Revue Française.
Louis DucRos :/.-/. Rousseau : T. II,
de Montmorency au Val de Travers;
T. III, : de l'île Saint-Pierre à Ermenon-
ville ; E. de Boccard.
Henry Duvernois : Edgar ; E. Flam-
marion.
Marc Elder : Jacques Bonhomme et
Jean Le Blanc ; Calmann-Lévy.
Edmond Fleg : Le Mur des Fleurs-,
Camille Bloch.
Paul Fort : Chansons à la Gauloise ;
E. Fasquelle.
Paul Fort : Les Enchanteurs ; Mer-
cure de France.
Franc-Nohain : Jaboune ; La Renais-
sance du Livre.
Alexandre Hepp : Les Cœurs victo-
rieux ; E. Fasquelle.
Edmond Jaloux : Les Amours perdues ;
P.-V. Stock.
Francis Jammes : La Rose à Marie ;
Edouard-Joseph.
Victor Segalen : Lettres de Paul
Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid,
précédées d'un hommage ; G. Crès.
Lot : Etude sur le Lancelot, en prose ;
3 phototypies hors texte ; Ed. Champion.
320
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Andrk Lichtenberger : Le Cœur esi
le mime, roman pour jeunes filles ;
Plon-Nourrit.
Pierre Mac Orlan : La Fin, souve-
nirs d'un correspondant aux années en
Allemagne ; L'Edition Irançaise illustrée.
Georges Maréchal de Bièvre :
Aphrodite couronnée ; B. Grasset.
Paul Margueritie : Sous les Pins
tranquilles, roman ; Plon-Nourrit.
Charles Maurras : Anthinea, d'Athè-
nes à Florence ; Ed. Champion.
Joseph Mélon : I^ Roi triste, poème ;
G. Crès.
Jean Moréas : Eriphyle, poème ;
L. Rouart.
Alphonse Mortier : Le Témoignage
de la Génération sacrifiée ; Nouvelle
Librairie nationale.
Gabriel Mourey : Jeux passionnés,
collection In Extenso, n^ 145 ; La
Renaissance du Livre.
Vincent Muselli : Les Masques,
sonnets héroï-comiques ; Chrétien.
François Porche : La Jeune Fille
aux joues roses, comédie en vers et en
prose ; Emile-Paul frères.
Georges de Porto-Riche : Le Mar-
chand d'Estampes, drame ; Emile- Paul
frères.
Guy de Pourtalès : Marins d'eau
douce ; Société Littéraire de France.
Marcel Proust : A la Recherche du
Temps perdu : T. I, Du côte de chez
Swann, T. II, A l'Ombre des jeunes
filles en fleurs ; Pastiches et Mélanges ;
Editions de la Nouvelle Revue Française.
Jean Psichari : Sœur Anselmine,
roman ; Plon-Nourrit.
Maurice Rémon : Le grand Soir ;
Ollendorf.
Arthur Rimbaud : Les mains de
Jeanne-Marie, poème ; Au Sans -Pareil-
J.-H. Rosny amé: L'Appel du bonheur;
£. Flammarion.
J.-H. RosNY jeune : Mimi, les Pro-
fiteurs et le Poilu ; Calmann-Lévy.
Jean Royère : Par la lumière peints,
poèmes ; G. Crès.
André Spire : Le Secret ; Editions
de la Nouvelle Revue Française.
JÉRÔME et Jean Tharaud : Une
relève ; Emile- Paul frères.
Vaillant-Couturier : Une permis-
sion de délente ; Flammarion.
Benjamin Valloton : ... Dis-moi quel
est ton pays ; Berger- Levrault.
Jean Variot : Les Grandes Heures
de Ribeaupierre, évocation dramatique ;
Société Littéraire de France.
Françoys Villon : Les Œuvres ;
G. Crès.
Gilbert de Voisins : L'Esprit impur ;
G. Crès.
Paul Wenz : Choses d'hier ; Berger-
Levrault.
Oscar Wilde : La Maison de la
courtisane, nouveaux poèmes, trad.
Albert Savine ; P.-V. Stock.
WiLLY : Do diète ; Albin Michel.
IIÎ. PHILOSOPHIE, RELIGION.
Henri Ghéon : L'Homme né de la
guerre, Témotgruige d'un converti;
Editions de la Nouvelle Revue Fran-
çaise.
JoHANNÈs Jokrgensen : Sainte
Catherine de Sienne, traduction du
danois ; G. Beauchesne.
D. Parodi : La Philosophie contempo-
raine en France, Essai de classification
des doctrines ; F. Alcan.
Georges Sorel : Matériaux d'uru
théorie du prolétariat; Rivière et Oie.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD
FONTENAY-AUX-ROSES.
IMP. L. BELLENAND
321
LA CRISE DE L'ESPRIT
L'Athenaeum, très antique et célèbre revue londonienne,
actuellement dirigée par un des hommes les plus distingués et
les plus pénétrants de l'Angleterre, M. John Middleton Murry,
a publié dans ses numéros des ii Avril et i Mai 191 9 deux
lettres de M. Paul Valéry. Bien que ces lettres aient été écrites
spécialement en vue de leur traduction en anglais, et pour le
public d Outre-Manche, nous pensons intéresser nos lecteurs
en leur en offrant le texte français inédit.
PREMIÈRE LETTRE
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que
nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout
entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et
tous leurs engins; descendus au, fond inexplorable des
siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et
leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires,
leurs dictionnaires, leurs classiques, leiurs romantiques
et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs
critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente
est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose.
Nous apercevions à travers l'épaisseur de l'histoire, les
fantômes d'immenses navires qui furent chargés de
richesse et d'esprit. Nous ne pouvions pas les compter.
322 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire.
Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues ,
et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signi-
fication pour nous que leur existence même. Mais France,
Angleterre, Russie.., ce seraient aussi de beaux noms.
Litsitania aussi est un beau nom. Et nous voyons main-
tenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout
le monde. Nous sentons qu'une civilisation _ a la même
fragilité qu'une vie. Les circonstances qui enverraient les
œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les
œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables :
elles sont dans les journaux.
* *
Ce n'est pas tout. La brûlante leçon est plus complète
encore. Il n'a pas suffi à notre génération d'apprendre
par sa propre expérience comment les plus belles choses
et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux
ordonnées sont périssables par accident : elle a vu, dans
l'ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se
produire des phénomènes extraordinaires, des réalisa-
tions brusques de paradoxes, des déceptions brutales de
l'évidence.
Je n'en citerai qu'un exemple : les grandes vertus des
peuples allemands ont engendré plus de maux que l'oisiveté
jamais n'a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu,
le travail consciencieux, l'instruction la plus solide, la
discipHne et l'apphcation les plus sérieuses, adaptés à
d'épouvantables desseins.
Tant d'horreurs n'auraient pas été possibles sans tant
LA CRISE DE l'ESPRIT 323
de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour
tuer tant d'hommes, dissiper tant de biens, anéantir
tant de villes en si peu de temps ; mais il y a fallu non
moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes
donc suspects ?
*
* *
Ainsi la Persépolis spirituelle n'est pas moins ravagée
que la Suse matérielle. Tout ne s'est pas perdu, mais tout
s'est senti périr.
Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l'Europe.
Elle a senti, par tous ses noyaux pensants,, qu'elle ne se
reconnaissait plus, qu'elle cessait de se ressembler, qu'elle
allait perdre conscience — une conscience acquise par
des siècles de malheurs supportables, par des milliers
d'hommes du premier ordre, par des chances géogra-
phiques, ethniques, historiques, innombrables.
Alors, — comme pour une défense désespérée de son
être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui
est revenue confusément. Ses grands hommes et ses
grands Hvres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n'a
tant lu, ni si passionnément, que pendant la guerre :
demandez aux hbraires. Jamais on n'a tant prié, ni si
profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué
tous les sauveurs, tous les fondateurs, tous les protecteurs,
tous les martyrs, tous les héros, les pères des patries, les
saintes héroïnes, les poètes nationaux...
Et dans le même désordre mental, à l'appel de la même
angoisse, l'Europe cultivée a subi la reviviscence rapide
de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies
324 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d'expliquer
le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les
deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la
lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles,
éclairant d'une étrange lueur contradictoire l'agonie de
l'âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient
fiévreusement dans leurs images, dans les annales des
guerres d'autrefois, les moyens de se défaire des fils de
fer barbelé, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les
vols des avions, l'âme invoquait à la fois toutes les
puissances transcendantes, prononçait toutes les incan-
tations qu'elle savait, considérait sérieusement les plus
bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des
indices, des consolations dans le registre entier des sou-
venirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales.
Et ce sont là les produits connus de l'anxiété, les entre-
prises désordonnées du cerveau qui court du réel au
cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme
le rat tombé dans la trappe...
La crise militaire est peut-être finie. La crise écono-
mique est visible dans toute sa force ; mais la crise intel-
lectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend
les apparences les plus trompeuses (puisqu'elle se passe
dans le royaume même de la dissimulation), cette
crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa
phase.
Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant
en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne
sait encore quelles idées et quels modes d'expression seront
inscrits sur la hste des pertes, quelles nouveautés seront
proclamées.
LA CRISE DE l'eSPRIT 325
L'espoir, certes, demeure, et chante à demi-voix :
Et cum vorandi vicerit lihidinem
Late triumphet imper ator spiritus.
Mais l'espoir n'est que la méfiance de l'être à l'égard
des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute
conclusion défavorable à l'être doit être une erreur de son
esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables :
Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes
qui sont morts. Il y a l'illusion perdue d'une culture
européenne et la démonstration de l'impuissance de la
connaissance à sauver quoi que ce soit; il y a la science
atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et
comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il
y a l'idéalisme, difficilement vainqueur, profondément
meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu,
battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et
le renoncement également bafoués ; les croyances con-
fondues dans les camps, croix contre croix, croissant
contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes, désar-
çonnés par des événements si soudains, si violents, si
émouvants et qui jouent avec nos pensées comme le
chat avec une souris — les sceptiques perdent leurs doutes,
les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir
des mouvements de leur esprit.
L'oscillation du navire a été si forte que les lampes
les mieux suspendues se sont à la fin renversées.
*
4t *
Ce qui donne à la crise de l'esprit sa profondeur et sa
gravité, c'est l'état dans lequel elle a trouvé le patient.
326 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je n'ai ni le temps ni la puissance de définir l'état
intellectuel de l'Europe en 1914. Et qui oserait tracer
un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande
des connaissances de tous les ordres, une information
infinie. Lorsqu'il s'agit, d'ailleurs, d'un ensemble aussi
complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même
le plus récent, est toute comparable à la difficulté de cons-
truire l'avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c'est la
même difficulté. Le prophète est dans le même sac que
l'historien. Laissons-les-y.
Mais je n'ai besoin maintenant que du souvenir vague
et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des
recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se
publiaient.
Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me
borne à l'impression rapide, et à ce total naturel que donne
une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien,
quoique ce fût un rien infiniment riche.
Les physiciens nous enseignent que dans un four porté
à l'incandescence, si notre œil pouvait: subsister, il ne
verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure
et ne distingue les points de l'espace. Cette formidable
énergie enfermée aboutit à l'invisibilité, à l'égalité insen-
sible. Or, une égalité de cette espèce n'est autre chose que
le désordre à l'état parfait.
Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe men-
tale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits
cultivés des idées les plus dissemblables, des principes
de vie et de connaissance les plus opposés. C'est là ce qui
caractérise une époque moderne.
Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne,
LA CRISE DE L ESPRIT 327
et de donner ce nom à certain mode d'existence, au lieu
d'en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans
l'histoire, des moments et des lieux où nous pourrions
nous introduire, nous modernes, sans troubler excessive-
ment l'harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des
objets infiniment ' curieux, infiniment visibles, des êtres
choquants, dissonnants, inassimilables. Où notre entrée
ferait le moins de sensation, là, nous sommes presque chez
nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l'Alexan-
drie des Ptolomées nous absorberait plus facilement que
bien des locahtés moins reculées dans le temps, mais plus
spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement
consacrées à une seule race, à une seule culture et à un
seul système de vie.
Eh bien ! l'Europe de 1914 était peut-être arrivée à la
limite de ce modernisme. Chaque cerveau d'un certain
rang était un carrefour pour toutes les races de l'opinion ;
tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il
y avait des œuvres de l'esprit dont la richesse en contrastes
et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets
d'éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les
yeux brûlent et s'ennuient... Combien de matériaux,
combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien
de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce
carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de
la suprême sagesse et triomphe de l'humanité ?
*
Dans tel livre de cette époque — et non des plus mé-
diocres — on trouve, sans aucun effort — une influence
328 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, —
beaucoup d'impressions du type Concourt, — quelque
chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, —
certains effets dus à la fréquentation des peintres, et
parfois le ton des pubhcations scientifiques. — le tout
parfumé d'un je ne sais quoi de britannique difficile à
doser !... Observons, en passant, que dans chacun des
composants de cette mixtm-e, on trouverait bien d'autres
corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que
je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l'histoire
mentale de l'Europe.
* *
Maintenant, sur une immense terrasse d'Elsinore qui
va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport,
aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux
granits d'Alsace, — l'Hamlet européen regarde des
millions de spectres.
Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie
et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets
de nos controverses ; il a pour remords tous les titres .de
notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes,
des connaissances, des méthodes et des livres, incapable
d'y renoncer, incapable de se reprendre à cette activité
illimitée. Il songe à l'ennui de recommencer le passé, à la
folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les
deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer
le monde : l'ordre et le désordre.
S'il saisit un crâne, c'est un crâne illustre. — Whose
was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l'homme
LA CRISE DE L ESPRIT 329
volant, mais l'homme volant n'a pas précisément servi
les intentions de l'inventeur : nous savons que l'homme
volant monté sur son grand cygne {il grande uccello sopra
del dosso dél suo magnio cecero) a, de nos jours, d'autres
emplois que d'aller prendre de la neige à la cime des
monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur
le pavé des villes... Et cet autre crâne est celui de Leibniz
qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant
qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit...
Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais
s'il les abandonne !... Va-t-il cesser d'être lui-même ?
Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage
de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus
dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les
peuples en sont troublés. « Et Moi, se dit-il, moi, l'intellect
européen, que vais-je devenir ?... Et qu'est-ce que la
paix ? La paix est, peut-être, l'état de choses dans lequel
Vhostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste
par des créations, au lieu de se traduire par des destructions
comme fait la guerre. C'est le temps d'une concurrence
créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne
suis-je pas fatigué de produire ? N'ai-je pas épuisé
le désir des tentatives extrêmes et n'ai-je pas abusé des
savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs
difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois- je suivre
le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige main-
tenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque
part dans l'aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je
ne sais quoi sôus un nom russe ?
Adieu, fantômes ! Le monde n'a plus besoin de vous.
Ni de moi. Le monde qui baptise du nom de progrès sa
,. /
330 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bien-
faits de la vie, les avantages de la mort. Une certaine
confusion règne encore, mais encore un peu de temps et
tout s'éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle
d'une société animale, une parfaite et définitive four-
milière. »
DEUXIÈME LETTRE
Je vous disais, l'autre jour,que la paix est cette guerre
qui admet des actes d'amour et de création dans son
processus : elle est donc chose plus complexe et plus
obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est
plus obscure et plus profonde que la mort.
Mais le commencement et la mise en train de la paix
sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation
et l'origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonc-
tionnement de l'être une fois fait et adapté.
Tout le monde aujourd'hui a la perception de ce mystère
comme d'une sensation actuelle ; quelques hommes
sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme
positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être
quelqu'un dont la sensibilité est assez claire, assez fine
et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés
de notre destin que ce destin ne l'est lui-même.
Je n'ai pas cette ambition. Les choses du monde ne
m'intéressent que sous le rapport de l'intellect : tout par
rapport à l'intellect. Bacon dirait que cet intellect est
une Idole. J'y consens, mais je n'en ai pas trouvé de
meilleure.
Je pense donc à l'établissement de la paix en tant
qu'il intéresse l'intellect et les choses de l'intellect. Ce
LA CRISE DE l'eSPRIT 33I
point de vue est faux, puisqu'il sépare l'esprit de tout
le reste des activités ; mais cette opération abstraite et
cette falsification sont inévitables : tout point de vue
est faux.
* *
Une première pensée apparaît. L'idée de culture,
d'intelligence, d'œuvres magistrales est pour nous dans
une relation très ancienne — tellement ancienne que nous
remontons rarement jusqu'à elle — avec l'idée d'Europe.
Les autres parties du monde ont eu des civilisations
admirables, des poètes de premier ordre, des construc-
teurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde
n'a possédé cette singulière propriété physique : le plus
intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir
absorbant.
Tout est venu à l'Europe et tout en est venu. Ou
presque tout.
*
Or, l'heure actuelle comporte cette question capitale :
l'Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les
genres ?
L'Europe de viendra- t-elle ce qu'elle est en réalité,
c'est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?
Ou bien l'Europe restera-t-elle ce quelle paraît, c'est-
à-dire : la partie précieuse de l'univers terrestre, la perle
de la sphère, le cerveau d'un vaste corps ?
Qu'on me permette, pour faire saisir toute la rigueur
de cette alternative, de développer ici une sorte de théo-
rème fondamental.
332 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Consi(iérez un planisphère. Sur ce planisphère, l'en
semble des terres habitables. Cet ensemble se divise en
régions, et dans chacime de ces régions, une certaine
densité de peuple, une certaine qualité des hommes. A
chacune de ces régions correspond aussi une richesse
naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol
plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins
irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les trans-
ports, etc.
Toutes ces caractéristiques permettent de classer
à toute époque les régions dont nous parlons, de telle
sorte qu'à toute époque, l'état de la terre vivante peut être
défini par un système d'inégalités entre les régions habitées
de sa surface.
A chaque instant, l'histoire de l'instant suivant dépend
de cette inégalité donnée.
Examinons maintenant non pas cette classification
théorique, mais la classification qui existait hier encore
dans les faits. Nous apercevons im fait bien remarquable
et qui nous est extrêmement familier :
La petite région européenne figure en tête de la classi-
fication, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, —
et quoique la richesse du sol n'y soit pas extraordinaire,
elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certaine-
ment le miracle doit résider dans la qualité de sa popu-
lation. Cette qualité doit compenser le nombre moindre
des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le
nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés
à l'Europe. Mettez dans l'un des plateaux d'une balance,
l'empire des Indes ; dans l'autre, le Royaume-Uni. Regar-
dez : le plateau chargé du poids le plus petit penche !
LA CRISE DE L ESPRIT 333
Voilà une rupture d'équilibre bien extraordinaire.
Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore :
elles vont nous faire prévoir^ un changement progressif en
sens inverse.
Nous avons suggéré tout à l'heure que la qualité de
l'homme devait être le déterminant de la précellence de
l'Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais
je trouve par un examen sommaire que l'avidité active,
la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange
de l'imagination et de la rigueur logique, un certain
scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné...
sont les caractères plus spécifiquement agissants de la
Psyché européenne.
*
* *
Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de
première classe, — et de toute première importance :
la Grèce — car il faut placer dans l'Europe tout le
littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont
d'Europe comme Athènes et Marseille, — la Grèce a
fondé la géométrie. C'était une entreprise insensée :
nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.
Qu'a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fan-
tastique ? — Songez que ni les Egyptiens, ni les Chinois,
ni les Chaldéens, ni les Indiens n'y sont parvenus. Songez
qu'il s'agit d'une aventure passionnante, d'une conquête
mille fois plus précieuse et positivement plus poétique
que celle de la Toison d'Or. Il n'y a pas de peau de mouton
qui vaille la cuisse d'or de Pythagore.
Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus
communément incompatibles. Elle a requis des argonautes
334 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de l'esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre
dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni
la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité
ou l'infinité des inférences qu'ils exploraient ne les ont
pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres
variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l'ajuste-
ment si délicat, si inlprobable du langage commun au
raisonnement précis ; l'analyse d'opérations motrices
et visuelles très composées ; la correspondance de ces
opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales;
ils se sont fiés à la parole pour les conduire en aveugles
clairvoyants dans l'espace... Et cet espace lui-même
devenait de siècle en siècle une création plus riche et
plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait
mieux elle-même, et prenait plus de confiance dans la
merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui
l'avait pourvue d'incomparables instruments : définitions,
axiomes, lemmes. théorèmes, problèmes, porismes, etc..
Ce serait tout un livre que d'en parler comme il faudrait.
Je ne voulais que préciser en quelques mots l'un des
actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple
même me ramène sans effort à ma thèse. .
Je prétendais que l'inégalité si longtemps observée au
bénéfice de l'Europe devait par ses propres effets se
changer progressivement en inégalité de sens contraire.
C'est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de
théorème fondamental.
Comment établir cette proposition ? — Je prends le
même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je
LA CRISE DE L'ESPRIT 335
prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets
de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement,
mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes
les recherches, toutes les expériences acquises tendent
invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse
son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité
automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence
infinie qui lui permet les plus folles hardiesses... La science
moderne est née de cette éducation de grand style.
Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée
par ses applications matérielles, notre science devenue
moyen de puissance, moyen de domination concrète,
excitant de la richesse, appareil d'exploitation du capital
planétaire, — cesse d'être une « fin en soi » et une activité
artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation
devient une valeur d'échange. L'utilité du savoir fait du
savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques
amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.
Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de
plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera
à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra
chose du commerce, chose qui s* exporte, chose enfiij qui
s'imite et se produit un peu partout.
Résultat : l'inégalité qui existait entre les régions du
monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences
appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de
la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédomi-
nance européenne, tend à disparaître graduellement.
Donc, lu classification des régions habitables du monde
tend à devenir telle que la grandeur matérielle brute, les
éléments de statistique, les nombres — population, superficie,
336 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
matières premières — déterminent enfin exclusivement ce
classement des compartiments du globe.
Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique
nous paraissions plus légers, commence à nous faire
doucement remonter, — comme si nous avions sottement
fait passer dans l'autre plateau, le mystérieux appoint
qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les
forces proportionnelles aux masses !
Ce phénomène naissant peut, d'ailleurs, être rapproché
de celui qui est observable dans le sein de chaque nation
et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans
l'accession à la culture de catégories de plus en plus
grandes d'individus.
Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion,
rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une
dégradation, ce serait aborder un problème délicieuse-
ment compliqué de physique intellectuelle.
Le charme de ce problème pour l'esprit spéculatif, pro-
vient d'abord de sa ressemblance avec le fait physique de la
diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette
ressemblance en différence profonde, dès que le penseur re-
vient à son premier objet, (\m est hommes et non molécules.
Une goutte de vin tombée dans l'eau la colore à peine
et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait
physique. Mais supposez maintenant que, quelques
instants après cet évanouissement et ce retour à la lim-
pidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait
redevenu eau pure, se former des* gouttes de vin sombre
et pur, — quel étonnement.
LA CRISE DE L'ESPRIT 337
Ce phénomène de Cana] n'est pas impossible dans la
physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie
et on l'oppose à la diffusion.
Tout à l'heure, nous^considérions une curieuse balance
qui se n^ouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous
regardons à présent un système liquide passer, comme
spontanément, de l'homogène à l'hétérogène, du mélange
intime à la séparation nette... Ce sont ces images para-
doxales qui donnent la représentation la plus simple
et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu'on
appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit,
— Mais l'Esprit européen — ou du moins ce qu'il
contient de plus précieux — est -il totalement diffusible ?
Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le
phénomène de l'égalisation des techniques, et le phé-
nomène démocratique, qui font prévoir une deminutio
capitis de l'Europe, doivent-ils être pris coname décisions
absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre
cette menaçante conjuration des choses ?
C'est peut-être en cherchant cette Uberté qu'on la
crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner
pour un temps la considération des ensembles, et étudier
dans l'individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec
la vie sociale 1. p^^l valéry
I. La suite et les œnclusions de cette étude n'ont pas
encore paru.
338
ELEGIES ROMAINES
SOIR DE BRUME
0 nuit de Rome, nuit frissonnante et légère,
Qui, dans V ombre en suspens, sans toucher presque à terre.
Coules d'un pas léger de velours et d'argent !
La demi-lune au ciel promène un front changeant ;
Les fo7itaines, tout bas, entre elles roucoulantes,
Dégorgent mollement leurs bouches indolentes ;
Partout des feux subtils, incertains et glissants,
Echangent un reflet de fantômes dansants.
Au milieu d'une brume impalpable et lointaine.
Que tu plais à mon cœur, douce brume romaine !
Tu nés plus celle, où perce un somnolent rayon.
Que traîne sur ses flancs V épais Septentrion,
S'inclinant engourdi vers la lourdeur du pôle.
Rome, pour s'endormir, sur sa tombafite épaule,
Laisse comme un fruit mûr s'allonger S07i beau soir ;
Puis, négligente et lasse, et riant de se voir
Sous ces voiles de perle, et d'iris, et de rose,
Où sa fauve beauté transparaît et repose.
S'enchante jusqu'au jour d'un rêve bruissant.
Gonflant à gros bouillons son torse verdissant
ÉLÉGIES ROMAINES 339
Fait de bronze liquide et d'écume tissée,
Un triton se suspend à sa conque dressée
Dont le creux qui déborde en nappes de blancheur
Par la vasque épandue expire sa rumeur.
Et, sans effort, la bête écailleuse et divine
Retentit dans V éclat de sa force marine,
Et son corps, tout tordu de joyeuse fureur.
Me montre en résonnant le chemin de bonheur
Où flotte, déroulé sur sa pente sereine.
Le nocturne sommeil de Rome élyséenne.
MUSIQUES ANCIENNES
Tais-toi, Rome s'endort, tout est silence. A peine
Si j'entends épanchée une molle fontaine
Dont la rumeur fluide en bas s'égoutte et fuit,
Enfler de son soupir l'espace de la nuit,
Et confondre à l'erreur de ces basses ramures
Sa plainte assoupissante et ses rares murmures
A qui répond de près la chute du jet d'eau
Retombant insensible à travers son berceau
Sur ce dôme formé de lune vaporeuse.
Et moi, seul et perdu sous l'ombre bienheureuse.
Après d'autres encor, je vous sens à mon tour,
Accablantes, ce soir, de douceur et d'amour,
340 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dans l'air appesanti de votre tiède arôme,
Je vous sens à mon cou, longues tresses de Rome,
Peser d'un poids si lourd par vos nœuds embrassés,
Qu'ils tiennent sur mon sein languissamment fixés
L'haleine et le sommeil de la Ville enchantée.
Nuit transparente et belle, ô substance argentée ;
Arbres vous empruntant vos antiques arceaux ;
Branches, jardins taillés, suite épaisse d'ormeaux
A baissant à ma tête une voûte sacrée ;
Palais qui semblez faits de matière éthérée,
Dans votre or veillissant sous la pierre enfoncés,
De quel son grave et pur en m^i vous bruissez !
Or, sur le même ton de juste mélodie
Oii finit et revient leur mesure assourdie,
J' écoute, tout le long de ces marches pendant
Au beau rythme accouplé qui va les accordant,
Et par degrés égaux soutient leur double stance,
J'écoute remonter des musiques de France,
Un chant dont la cadence et la noble lenteur
Mêlent à leur tristesse un ancien bonheur
Qui m'incline en secret l'âme à son tendre nombre.
Qui fait autour de moi chuchoter la pénombre ?
Que d'amour, cette nuit, invisible et prochain,
Si près que je pourrais, en étendant la main,
Y toucher chaque fois et la ramener pleine.
Tantôt rôde et suspend sa démarche incertaine,
Et reprend pas à pas son silence évasif !
Car l'amour le meilleur est cet amour furtif
ELEGIES ROMAINES 34I
Qui ne traîne après lui qu'une image effacée,
Et de qui V apparence entre nos doigts pressée
Ne laisse pour seul charme et pour tout souvenir
Que les traits renaissants d'un immortel désir,
Et sa jeune chaleur à nos lèvres brûlante.
Puis l'air même se tait, et Rome somnolente
S'étire, et s' abandonne au loin sans aucun bruit,
Et, bercée au repos où s'allonge la nuit.
Sur la rampe indolente où sa beauté se couche.
M'attire dans ses bras et respire à ma bouche
Son souffle et cet esprit vague et silencieux
Quelle exhale en rêvant vers le calme des deux.
FRANÇOIS-PAUL ALIBERT
342
LE DIALOGUE AVEC GERARD
UN CHAPITRE DE MA LUTTE CONTRE LA MORT
Si tu plaisantes, on ne peut
plus jouer.
ANTON IN, 22 ans, mobilisé comme auxiliaire à Paris.
GÉRARD, douze ans et demi, frère d'un de ses amis.
AUX CHAMPS-ELYSÉES, PENDANT LA GUERRE
ANTONIN, l'abordant. — Gérard, Dejoie a été tué !
GÉRARD. — Je viens de l'apprendre.
ANTONIN. — Et il y a trois jours encore, tu te sou-
viens, je te parlais de lui. Ce garçon que j'ai connu à
peine, je te disais combien j'aurais aimé que toi, tu le
connaisses. — Tiens, sa photo. {Pendant que Gérard la
regarde,) Il y a des gens qui sont des héros nés. Ils n'ont
pas encore fait leurs preuves, et^déjà ils emportent
l'admiration. Qu'avait-il fait d'exceptionnel, ce Dejoie ?
Il était très brave, mais pas plus que beaucoup d'autres.
Pourtant je le mettais à part ; je faisais de lui un type ;
je recueillais ses attitudes et ses actes ; j'aurais voulu
lui construire une légende et je sais qu'il m'en eût su gré,
car — et c'est peut-être le seul point où il ait été franche-
LE DIALOGUE AVEC GERARD 343
ment supérieur aux autres — c'est un héros qui n'était
pas modeste. Et tandis qu'une sainte jalousie ne m'eût
pas laissé de repos avant de l'avoir dépassé, cependant,
pour le monde, j'aurais accepté de paraître moins que lui.
GÉRARD, après avoir regardé la photo. — Tu me la
donnes ?
ANTONIN. — L'extraordinaire chose ! J'ai sur moi la
photo d'un garçon à qui j'ai parlé une heure en tout
peut-être dans ma vie, avec qui je n'ai pas échangé une
lettre, dont je n'ai même pas su où il habitait, — et toi, tu
ne l'as jamais vu, et tu me la demandes ! Ah ! que n'aurait-
il accompH, celui-là, s'il avait vécu ! (Un temps. A lui-
même.) Rien, peut-être.
// a donné la photo. Gérard, la met dans son
portefeiiilte.
GÉRARD. — Dis donc, il faut que je te demande
quelque chose...
ANTONIN, rempli de gravité. — Demande.
GÉRARD. — Tu ne sais pas où je pourrais acheter un
bouchon par ici, parce que Dubois m'a parié que je ne
pourrais pas en allumer un avec une loupe, au soleil.
ANTONIN. — Excuse-moi. J'en étais encore à Dejoie.
Si c'est tout l'effet que ça te fait !
GÉRARD. — Qu'est-ce que tu veux, il est mort. Tout
le monde meurt.
ANTONIN. — Tu ne diras pas ça quand tes parents
mourront.
GÉRARD. — Si, je pleurerai un peu ; et puis je dirai :
« Il fallait bien qu'ils meurent. » C'est un raisonnement à
se faire.
ANTONIN. — Oui, c'est bon. — J'avais autre chose
344 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aussi à te dire, mais dans ces conditions-là je me tais.
Un silence.
GÉRARD — Est-ce que je t'ai froissé ? Tu as l'air de
faire la tête.
ANTONIN. — Je songe seulement à la dernière heure
où j'ai vu ce garçon. C'était il y a un mois dans la chapelle
du collège dont nous étions tous deux des anciens, à ce
fameux Salut de Pâques, — je t'en ai parlé bien souvent. Il
était dans le chœur, face à moi, enveloppé de son grand
manteau de cavalerie, ses cheveux noirs en arrière, ses
mains' sur le pommeau de son sabre, et, comme dans le
vers de l'IHade, « dépassant tous les autres de la taille,
ainsi qu'il convient à un dieu ». Et moi, avec angoisse, sur
son maigre visage glabre d'ascète et de chevalier, je
cherchais à lire s'il ressentait cette heure autant que moi.
Quand nous sortîmes et qu'il vit les élèves défiler devant
lui sans s'arrêter, il fut pendant quelques secondes comme
recouvert d'une ondée de faiblesse, puis il se plaignit
que, parmi les plus jeunes, personne ne sût plus même
son nom. Et comme je lui répondais : « Le sauraient-ils
« encore, vous croiriez-vous donc moins oublié ? — Ah !
« fit-il, il ne faut pas dire cela ! » Et voici qu'à présent, tandis
que les étrangers eux-mêmes ont devant cette mort une
bouffée de surprise, de peine, de révolte, je ne sais quoi,
toi, un enfant, le premier de tous, sur ce corps encore
chaud tu jettes ta petite poignée de terre... Ah ! non, cela,
ce n'est pas bien.
GÉRARD. — Si j'avds su que j'allais te froisser, je ne
l'aurais pas. dit.
ANTONIN. — Tu ne m'as pas froissé. Tu emploies tou-
jours des termes inexacts.
LE DIALOGUE AVEC GÉRAED 345
GÉRARD. — Corrige-moi.
ANTONIN. — Dis-moi, est-ce que tu penses quelquefois
à la guerre ?
GÉRARD. — Pas bien souvent.
ANTONIN. — Et à tout ce qu'on souffre ? Et à tous
les pauvres morts ?
GÉRARD. — Un petit peu. Pas bien souvent. — Et toi ?
Un silence.
GÉRARD. — Ecoute, je réfléchis à quelque chose.
C'est que si j'avais entendu quelqu'un dire ce que j'ai
dit pour la mort de Dejoie, j'aurais été scandalisé. Seule-
ment quand c'est moi qui le dis, je trouve ça tout naturel.
ANTONIN. — Je comprends assez ton sentiment. Tu
es plutôt orgueilleux.
GÉRARD. — Oh ! non, pas excessivement. Mais égoïste,
ah ! ça...
ANTONIN. — On te le dit, ou bien tu t'en aperçois s
toi-même ?
GÉRARD. — Les deux.
ANTONIN. — Est-ce que personne n'a le pouvoir de
te faire de la peine ?
GÉRARD. — Si, les chats ! Ils peuvent toujours me
griffer.
ANTONIN. — Gérard, sage Gérard, qui sais si bien
m'avertir, quand il m'arrive de sortir de la mesure.
GÉRARD. — Quand j'étais petit, maman m'appelait :
«Sa Majesté» (Oh! j'étais très gentil, je ne faisais jamais
de mots d'enfant). — Au lycée, ce sont tous des imbéciles.
On ne peut pas parler avec eux de choses sérieuses.
Pourtant, il y en a de plus inteUigents que moi. Je suis
dans la moyenne. '
346 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANTON IN. — Plutôt au-dessus de la moyenne.
GÉRARD. — Les jours où il fait du soleil.
ANTONIN. — Tu es intelligent, mais assez inégal.
Il y a des heures entières où tu n'as rien de sensationnel.
GÉRARD. — Oh l ça va bien ! (// a rougi.) D'ailleurs,
c'est toi qui veux toujours des choses sensationnelles.
ANTONIN. — J'ai bien tort. — Tiens, entrons une
minute rue Marignan, j'ai une lettre à déposer...
GÉRARD. — Si tu crois que j'ai le temps ! Et mon
travail ?
ANTONIN. — Toujours ?
GÉRARD. — Plus que jamais. Pourtant à condition
que je ne me fatigue pas. Tu sais, je ne suis pas très solide.
ANTONIN. — Ah ! Le médecin... Toi aussi !
GÉRARD. — Il y a des compositions que je ne fais pas.
ANTONIN. — Des études que tu as la permission de
manquer...
GÉRARD. — Et je suis dispensé...
ANTONIN. — Et tu es dispensé de la gymnastique !
GÉRARD. — Justement !
ANTONIN. — Dire que tant. que durera le monde
il y aura toujours des petits garçons qui seront dispensés
de la gymnastique !
GÉRARD. — Ça m'est absolument défendu de toucher
à un livre le jeudi après-midi et le dimanche.
ANTONIN. — Moi, ça m'est absolument défendu de
dormir moins de sept heures par nuit.. Mon Dieu, comme
c'est étrange que d'âge en âge... {Quatre secottdes de rêverie,
puis, sur un autre ton.) Dis-moi, tu me disais tout à l'heure :
« Il y en a de plus intelligents que moi. » Mais, en somme,
intelligent ! intelligent ! c'est bien difficile, de dire
LE DIALOGUE AVEC GERARD 347
de quelqu'un qu'il est tout à fait intelligent. A quoi recon-
nais-tu, toi, que les gens sont intelligents ?
GÉRx\RD. — Je trouve intelligents les gens qui com-
prennent ce que je dis.
ANTONIN. — Ah ! comme tout tourne autour de toi !
Et tout le temps c'est ainsi. Je pensais à Dejoie
et à sa mort, et voici que nous causons, et la vie m'a
repris.
GÉRARD. — Tiens, un qui n'est pas intelligent, c'est
Chaumont. On m'a donné pour ma fête un accu... un accu
de vingt-cinq francs... (je n'ai pas reçu que ça, naturel-
lement.,.) Eh bien ! je lui demandais hier un renseignement
dessus, il n'a même pas été capable de me le donner.
. ANTONIN. — Non, non, là mon ami, tu dérailles.
Quelqu'un peut être très intelligent et ne pas connaître
le fonctionnement d'un accu. Ainsi moi, qui ne sais pas
au juste ce que c'est... {Gérard éclate de rire.) Tu crois que
ce n'est pas possible ? Ah ! je vois, tu vas encore prendre
des airs protecteurs avec moi.
GÉRARD. — Mon cher, quelqu'un d'intelligent, c'est
Brossard.
ANTONIN. — Ton professeur de lettres ? Je le con-
nais bien ; j'ai été jadis avec lui ; nous sommes restés un
peu en relations. Défie-toi de lui. C'est un de ces types qui
agissent en vue de leurs idées, et non en vue de tel et tel
être. Tu comprends ?
GÉRARD avec une impétueuse gravité. — Explique-
moi. [Inconsciemment il ralentit le pas.)
ANTONIN. — J'aime beaucoup quand tu dis : « Ex-
plique-moi». Seulement, je te préviens, c'est encore pour
te dire du mal de quelqu'un. Mais est-ce de ma faute ?
34^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous vivons au milieu de gens, il y a plus de différence
entre eux et nous qu'entre moi et ce chien.
GÉRARD. -^ Allez, hop, sale bête ! Je n'aime pas les
chiens. Ils obéissent toujours.
ANTONIN. — Les Brossard, les Didier, les Martin,
ces gens-là n'ont pas d'âme.
GÉRARD, tournant la tête. — C'est vrai ?
ANTONIN troublé, ému par l'accent de V interrogation,
— Si, bien sûr, ils ont une âme. Mais il y a toute une
partie de la vie qui leur échappe. (A part.) Je ne le
tromperai pas ! C'était pour les grandes personnes !
GÉRARD. — Le tout est que ce soient des honnêtes gens.
ANTONIN. — Tu as raison. N'empêche que, dans ma
compagnie, par exemple, il est hors de doute que c'est le
chien du cuistot qui est le seul à avoir quelque chose
d'humain.
GÉRARD. — Oh !... Ça, ce n'est pas vrai ! Tu te trompes !
ANTONIN. — Peut-être.
GÉRARD. — Certainement !
ANTONIN. — J'oubHais ; ft peut-être », ce mot-là
n'est pas de ta langue. Mais, voyons, sincèrement, ne
crois-tu pas qu'il y a bien des gens, âgés et avec des
honneurs, et qui n'en ont pas dit dans toute leur vie
autant que nous dans une petite demi-heure ?
GÉRARD. — Tu crois ? Des bourgeois ? Moi, j'aime
bien ce genre de conversation ; tu as raison, on doit tou-
jours voir les choses en profondeur. C'est plus facile,
aussi, depuis la guerre.
ANTONIN. — Nous sommes des profiteurs.
Gérard n'entend pas. Il a couru vers un arroseur
public, s'est approché du jet d'eau, avec passion
LE DIALOGUE AVEC GÉRARD 349
cherche à se faire mouiller. Triomphe, voilà
sa manche trempée I II revient, s'esclaffe aux
mots bien sentis d'Antonin. Ils repartent. Un
temps de silence un peu triste. Puis :
GÉRARD. — Et Brossard ? Tu devais me dire du mal
de Brossard ? Ah ! mais, d'abord, que je me cuirasse...
Voilà, vas-y.
ANTON IN. — Brossard vous prend par le bras, vous
met le bras autour du cou. On se dit : « Conmie il m'aime !
Tout le monde ne me prend pas par le bras comme ça ! »
Mais observe im peu : Pierre, Paul, Jacques, le premier
que tu lui amèneras, tous il les prend par le bras, tous il les
aime ! C'est un professionnel de l'attachement, simple-
ment parce qu'il ne s'attache à personne, qu'il n'aime que
ses idées, son influence, ce qu'il appelle son apostolat.
C'est pourquoi je te dis sans plus, mais très sérieusement,
que je crois qu'il n'a pas im intérêt vraiment réel, per-
sonnel, pour toi pas plus que pour les autres. Quant à
moi, je crois, je suis sûr que, le jour où il y aurait quelque
chose à faire pour moi au poirit de vue moral, Brossard
ne le ferait pas.
GÉRARD, avec une force extraordinaire. — Oh ! si,
il le ferait ! Tu n'as pas le droit de croire ça !
ANTONIN. — Comment, je n'ai pas le droit !
GERARD. — Non !
ANTONIN. — Ah I comme tu affirmes ! Comme tu dis
que je n'ai pas le droit ! Non, là, tu ne te souviens pas ;
ce n'est pas de l'entendu à la maison. Eh bien! c'est
beau d'affirmer ainsi l'attachement que les gens ont pour
vous. C'est propre, cela prouve un caractère...
GÉRARD. — Oh ! là, là, un caractère ! Tu ne me
350 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
connais que comme je suis avec toi, où je me tiens, mais
au fond je suis mou comme une chiffe... {après une petite
hésitation', ah! premier froncement des sourcils, première
lutte contre le silence, premier heurt contre la muraille!)
une nature, peut-être...
ANTONIN. — Une nature... quels mots curieux... Mais
c'est égal, une nature, non, je t'assure, ici, c'est plutôt
du caractère. C'est du caractère que d'avoir des idées
ainsi à soi et de n'en pas démordre, et puis d'avoir cette
foi dans les êtres. Oui, vraiment, je t'admire.
GÉRARD. — Oh ! je t'en prie, ne m'admire pas.
ANTONIN. — Et je songe que tu dois avoir une très
mauvaise opinion de moi, que je te dénigre ainsi un de
tes professeurs.
GERARD. — Oui, je trouve ça très mal.
ANTONIN. — . Pourtant, parce que le hasard l'aurait
fait ton professeur, devrais-je ne pas te mettre en garde,
par exemple, contre quelqu'un dont je saurais que la
vie est mauvaise ? Non, j'ai conscience de n'avoir pas
mal fait.
GÉRARD. — Alors, de ton côté, tu es tranquille.
ANTONIN. — De mon côté... Et du tien, je devrais ne
pas être tranquille ?
GÉRARD. — Ne t'inquiète pas. Tu sais, je suis bien
soigné au point de vue moral.
ANTONIN. — Nous disons des choses pas ordinaires.
Ils passent devant le Grand Palais.
GÉRARD. — Tiens, là, au coin du pont Alexandre,
hier soir, j'ai attendu papa pendant une heure. Sais-
tu ce que j'ai fait ?
ANTONIN. — Non.
LE DIALOGUE AVEC GERARD 35I
GÉRARD. — Avec mon couteau, j'ai gravé le nom de
Guynemer dans le parapet. Et puis profond, tu sais !
ANTONIN. — Tu as bien fait.
GÉRARD. — Papa m'a confisqué le couteau. Il a dit
que c'était un très beau couteau, que je l'avais esquinté.
Mais, au lycée, tous les types ont fait comme moi, sur
leurs pupitres. — A propos, je vais te raconter une his-
toire ; tu ne la répéteras pas. Ou plutôt c'est quelque
chose à te demander.
ANTONIN. — Où l'on peut acheter un bouchon ?
GÉRARD. — Oh ! je t'en prie î Je serai obhgé de
cesser mes relations avec toi si tu prends l'habitude de ce
petit genre de te fichotter de moi.
ANTONIN. — Et alors, qu'est-ce que c'est que ton
« histoire » ?
GÉRARD. — Hier, en récrée, j'étais à côté de grands
qui parlaient. ILy en avait un qui disait qu'on peut vivre
sans aucune morale. Alors j'ai pensé que ce n'était pas
bien d'écouter et je suis parti. — Dis-moi ce que tu en
penses. Est-ce qu'on peut vivre sans aucune morale ?
ANTONIN. — A côté de toi, non, on ne peut pas.
GÉRARD. — Pourquoi v( à côté de moi » ? Est-ce que
c'est encore une rosserie ?
ANTONIN. — (J'étais dans une forêt épaisse, et sou-
dain je me suis trouvé devant la mer. Je suis devant lui
comme devant une mer. J'ai les yeux plus grands comme
quand on regarde la mer.) (Haut.) Mes gants crème, mes
bottes bien luisantes, n'y crois pas ! C'est toi qui as raison.
GÉRARD. — Qu'est-ce qui te prend ?
ANTONIN. — (J'ai vu le Bien. Il était beau, aveuglant
comme une chose primordiale. Il brûlait comme un
352 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
glacier.) (Haut) Ahl pourquoi ne durent-elles pas toujours,
ces minutes où la vérité, bafouée, dénaturée, battue en
brèche par toute une société, redevient désirable et
reprend sa place dans ce qui s'adore !
GERARD. — Ce que tu es embêtant 1
ANTON IN. — Eh bien I puisque nous en sommes venus
à dire des choses qui ne sont pas trop indignes de l'heure
du monde où elles sont dites, voici donc la seconde nou-
velle que tout à l'heure j'avais à t'apprendre : c'est que
j'ai demandé à partir au front, dans l'infanterie, en
première hgne, et que je pars.
GÉRARD. — Vraiment ? Ah ! ça, c'est très bien. Tu
as tout à fait raison. Et je peux bien te dire maintenant,
tu t'es laissé ajourner pendant deux ans... Tu aurais pu
faire quelque chose.
ANTONIN. — Ah ! eh bien 1 ça... {Très décontenancé).
Tu ne me dis pas une chose agréable... Alors, tout ce
temps, tu me blâmais ?
GÉRARD. — Oui, je te blâmais.
ANTONIN. — Comment ! Et toute la somme de mon
travail, tout ce que j'ai fait pour compenser ? Ne te sou-
viens-tu pas de ce que je t'ai dit ?
GÉRARD. — Oh ! si, je me souviens bien.
ANTONIN. — J'ai compris mon manque de me battre
comme une sorte de second péché originel, de même invo-
lontaire, -de même exigeant d'être réparé. Mon orgueil,
comme dans les foires ces machines à mesurer la force,
plus on avait frappé dessus, plus il est monté haut. J'ai
senti que demain, tandis que le soldat pourrait parler de
sa tâche achevée, pour moi tout resterait à faire. Avec
une joie jalouse j'ai essayé le ressort d'une telle
LE DIALOGUE AVEC GÉRARD 353
pensée, et j'ai crié avec blasphème : « Je ferai plus
qu'eux ! »
GÉRARD. — Remarque que je t'approuve, seu-
lement...
ANTONIN. — J'ai refusé de me mettre jamais en avant,
j'ai refusé de rien faire qui attire vers moi l'attention,
en la détournant une minute de ceux qui étaient au feu
à ma place, et pourtant tu sais que j'ai quelque ambition...
GÉRARD. — Tu es ambitieux pour tes idées.
ANTONIN. — Oh ! pour moi aussi.
GÉRARD. — Moi aussi, comme toi, je suis ambitieux.
ANTONIN. — ... et que j'aspire très haut...
GÉRARD. — Je suis sûr que tu y arriveras si tu tra-
vailles.
ANTONIN. — Travailler ! Le beau mot ! Comme tu le
dis bien ! Eh bien ! sais-tu ce qu'il a été, mon travail ?
Dans ce corps qui n'avait pas souffert, c'est une expiation
dans ce corps même qu'il fallait. A chaque héroïsme nou-
veau, à chaque mort nouvelle autour de moi, répondaient
un nouvel effort, une nouvelle victoire sur la fatigue ou
le plaisir, afin de rétablir l'équihbre. Se dépasser ! Se
dépasser! La libre fièvre du jeu! Se sentir augmenter
comme un ballon qu'on gonfle. Battre son record ; pousser
de dix centimètres le jalon vers la totale perfection
humaine... Ah ! comprends cela ! comprends cela !
Avoir voulu que plus rien ne me tienne de toutes les
faibles choses d'art et d'âme qui faisaient ma valeur et
ma joie ; avoir courbé, forcé ma vie vers les graves pro-
blèmes et la pensée, qui est triste ; avoir transformé dou-
loureusement mon esprit, mon action, ma sphère de mou-
vance, jusqu'aux vêtements que je porte, jusqu'au style
33
354 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de ce que j'écris ; avoir retrouvé à chaque réveil la nuit
que j 'avais quittée le soir, et fait ma lampe éternelle comme
si mon front contenait un dieu ; avoir pu vraiment sans
ridicule prononcer les mots : « Se tuer à la tâche », et se
tuer à une tâche pour laquelle je n'étais ni désigné ni
armé, parce que je la croyais plus pressante en vue du
bien de la patrie, et partir, à présent, prodigieusement
fatigué, fatigué comme tu ne le sauras j amais, dans ma tête,
mon corps, mon cœur, n'emportant à mes tempes que ma
migraine pour couronne de lauriers, et partir, et toi, avec
tes douze ans et demi, venir me dire que tu me blâmais !
GÉRARD. — Ce que tu as fait est très bien, mais tu as
parlé de compensation : tu compares des choses qui ne
peuvent pas se comparer.
ANTONIN. — Est-ce qu'il n'y a pas une sorte d'équi-
Hbre..-.
GÉRARD. — Tu ne sais pas ce que tu dis !
ANTONIN. — Ah ! Gérard, comme tu es dur ! Et je
suis là, à me justifier devant toi ! Personne ne me juge
autant que tu me juges. J'ai entendu des gens me dire
que je faisais mon devoir, et des gens honorer ma conduite;
je n'en ai jamais entendu me parler comme tu me parles.
GÉRARD. — Tu ne sens pas que tu aurais servi à
l'armée davantage qu'en travaillant pour toi-même ?
ANTONIN. — Pour moi-même ? Mais c'est pour toi,
c'est pour vous tous que j'acquiers ! Ah ! s'il n'y avait que
moi, il y a longtemps que j'aurais perdu courage. Tandis
qu'avec toi je commence à être immortel...
Un long silence. Gérard se tortille misérablement
pour rouler à Vintérieur les pointes de son col
marin, qui ont un bien mauvais pli. Enfin :
LE DIALOGUE AVEC GERARD 355
ANTONIN péniblement. — Et alors... alors tu crois qu'il
y a beaucoup de gens qui ont pu penser comme tu penses
là?
GÉRARD. — Je n'en sais rien. Je ne suis pas un'
psychologiste.
ANTONIN. — Il se pourrait que, depuis deux ans, sous
toutes les civilités qu'on m'a faites, il y ait eu cette même
réprobation ? Je n'ai jamais songé à cela, je croyais que
je faisais plus que mon devoir... j'en étais venu à me
figurer... Et il faut que ce soit par toi. Comme tout cela
est étrange ! (Devant lui tout s'éclaire. Il est pareil à la
mort.)
GÉRARD. — Oh ! j'ai tout de même de Testime pour
toi.
ANTONIN. — Au moins, maintenant, tu peux êtr«
sûr que, d'ici quatre mois, le petit ruban, là...
GÉRARD {avec dédain). — Oh ! la Croix de guerre !
ANTONIN. — Tu ne sais pas ce que je ferai et déjà tu
exiges davantage.
GERARD. — Ça te fait quel âge, en somme ?
ANTONIN. — Vingt-deux ans en avril.
GÉRARD. — Ce n'est plus tout jeune.
ANTONIN, dans un petit souffle. — Non.
GÉRARD. — Dis donc, tu fai^ collection de timbres ?
Figure-toi, j'en ai un, il vaut cinq cents francs... C'est
vrai ? Tu ne fais collection de rien ? (Autre idée). Est-ce
que tu fais de la boxe ? Figure-toi, j'ai inventé un « coup »
de boxe... (Longue démonstration, bien confuse, du « coup »
qu'a inventé Gérard. Antonin rend là main. Brusquement.)
Tu pars bientôt ?
ANTONIN. — Demain soir.
356 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
GÉRARD. — C'est vrai ?
.ANTONIN. — (Il demande toujours si c'est vrai),
{Haut.) Voici mon ordre de transport.
GERARD. — Ah ! si je partais avec toi, tu verrais, je
me battrais comme un lion. Mais, par exemple, avec moi,
jamais tu n'aurais de repos. Toutes les fois qu'il y aurait
un endroit dangereux, il faudrait que tu y ailles. Si tu
étais blessé, je te défendrais de te faire évacuer. Il faudrait
que tu sois tout le temps épatant.
ANTONIN. — Mon Dieu, c'est une très bonne idée...
tout de même, j'avoue que je ne vois pas...
GÉRARD. — Et moi, qu'est-ce qu'il va falloir que je
fasse ?
ANTONIN. — Que tu fasses ?
GÉRARD. -— Pour la guerre.
ANTONIN. — Que tufasses... pour la guerre... (Compte-
prenant.) Oui, je suis sûr que tu aurais des façons de te
rendre très utile, très utile. Je vois cela vaguement... Je
ne pourrais te dire encore rien de précis. Mais j'y réflé-
chirai, je te l'écrirai.
GÉRARD. — Oui, tu m'expliqueras ça. Mais d'ici
là?
ANTONIN. — D'ici là... Tiens, je me souviens d'une
chose que tu m'as dite 41 y a quelque temps et qui m'avait
beaucoup frappé. Tu m'as dit qu'à la rentrée, dans les
« compositions » de ta classe, tu étais en moyenne ving-
tième sur trente-sept élèves...
GÉRARD. — Dame, je suis d'une classe en avance...
Et je te disais qu'à présent je suis toujours dans les huit
premiers.
ANTONIN. — C'çst cela. Eh bien ! cela fait évidemment
LE DIALOGUE AVEC GÉRARD . 357
une toute petite chose dans le monde et toi-même tu vas
peut-être me trouver un peu ridicule, mais je ne peux pas
te dire comme je trouve cela admirable.
GÉRARD, très excité. — Oh ! tu as vu... le chauffeur
nègre... c'est comme mon oncle Ernest...
ANTONIN. — Non, écoute-moi ! Ne parlons pas d'autre
chose ! Ecoute-moi ! Quand je te vois ainsi remonter un
par un tout le peloton, il me semble que c'est comme si
je voyais ime lutte à la corde où l'une des équipes est
composée de Français, et tu t'y joins, et tu tires, et à
cause de toi les Français gagnent cinq centimètres de
terrain. Tu comprends ?
GÉRARD. — Un peu.
ANTONIN. — Ton courage ! Toi au lycée et moi à la
guerre... Mais tout de même compagnons d'armes.
GÉRARD. — Partisans !
ANTONIN. — Nous sommes les forts.
GÉRARD. — Oui, quelque chose de... (plus bas, et
vite, parce qu'il n'est pas sûr du mot) de solennel.
ANTONIN. — A quoi serviraient ces milliers de
garçons qui se font tuer, si tu ne cherchais pas à être
huitième au heu de vingtième ?
GÉRARD, avec angoisse. — Ah ! voilà que tu recom-
mences à plaisanter...
ANTONIN. — Non, non, Gérard, je te le jure, jamais
plus je ne plaisanterai de ma vie.
GÉRARD. — Et puis, j'avais peur que tu te paies ma
tête, et je veux bien tout, mais pas ça.
ANTONIN, merveilleusement. — Je te salue, force
pleine de grâce, le Seigneur est avec toi.
GÉRARD. — Ne commence pas tes discours.
358 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANTON IN. — Quelle sera ta fonction ? Quelle idée
divine y a-t-il sur toi ?
GÉRARD. — Que je sois aviateur, et puis ingénieur,
constructeur.
ANTON IN. — Des choses seront changées à cause de
toi. A cause de toi il y aura dans le pays quelque chose
d'augmenté, quelque chose de mieux au point, quelque
chose de plus voisin de la perfection. Et les gens passent
dans la rue vaine, et ils te croisent avec indifférence,
sans songer que dans la vie de leurs enfants, des choses
dépendront de ce que toi, aujourd'hui, 3 mai, dans les
Champs-Elysées, en arrivant à la Concorde, tu as dit
ceci plutôt que cela. — Allons, et maintenant, il faut que
je te quitte.
GÉRARD. — C'est vrai ?
ANTONIN. — Recommençons à être habile.
GÉRARD. — Nous pouvons rester encore à causer
cinq minutes. Cinq minutes, ce n'est pas long.
ANTONIN. — Quelquefois.
GÉRARD. — Je vais te raccompagner.
ANTONIN. — Je pars, mais quelles que soient les
épreuves par lesquelles je doive passer, sois sûr que je ne
compte pas sur ta pitié. Quand le hasard de la guerre
m'eut versé d'abord dans le Ravitaillement, et que,
quittant ma table de travail pour la besogne des ma-
nœuvres, je chargeais les auto-camions sur la route de
Nancy, quand la terre devant moi était couverte des
gouttes de ma sueur, et qu'il fallait suivre la machine
au-delà de mes forces et que parfois je m'appuyais au
mur, oui, je m'appuyais au mur d'épuisement, il ne s'est
trouvé qu'une personne, jl ne s'est trouvé que toi pour mo
LE DIALOGUE AVEC GERARD 359
reprocher de me plaindre. Mais qu'est-ce que ça fait!
Qu'est-ce que ça ferait si dans cette minute même, secrète-
ment tu te moquais de moi ! Les paroles que nous disons
vont bien plus loin que nous. Au delà de ce que tu penses
et de ce que je pense, quelque part un bien naît dans le
monde à cause que je t'écoute et à cause que je te parle.
Oui, il est bien que cette heure-ci ait existé. Et c'est pour
cela que je pars me battre, pour qu'une vie soit assurée
où nous puissions parler comme nous avons parlé au-
jourd'hui.
Un silence. Gérard se tait, comme s'il pensait
beaucoup. Il est un peu rouge.
ANTONIN. — Allons, cette fois, au revoir. A dans
quatre mois.
GÉRARD, d'une toute petite voix. — Au revoir.
Poignée de mains.
ANTONIN, le retenant. — Et puis, dis donc {plus bas) :
n'oubUe pas Dejoie.
GÉRARD. — Je te promets que non.
ANTONIN, quand il est seul. — Je crois au sérieux de
la vie.
HENRY DE MONTHERLANT
36o
L'AGE DE L'HUMANITE'
FRAGMENTS
I
Rue des Blancs-Manteaux
C'était bien l'endroit
Elle avait un manteau d'hermine
Contre mon désir et contre le froid,
Contre le fouet du vent et mes doigts pires que des
couteaux.
Rue des Rosiers
C'était bien l'endroit
Les roses mouraient sur son cœur étroit.
Je ne vis d'elle que son pied
Et sa jambe de soie
Et ses yeux de Stdamite
Rue des Filles-du-Calvaire, rue des Guillemites,
Rue des Francs-Bourgeois, rue de la Verrerie...
Comme s'ils avaient aperçu un carrosse de féerie
1. Poème à paraître aux éditions de la Nouvelle Revue Frav^
çaise.
l'âge de l'humanité 361
Ou un transatlantique abordant rue des Blancs-Man-
teaux,
Les plus vieux petits enfants du monde, — c'était une
joie de les surprendre ! —
Glapissaient : Une auto!... une auto!
A l'angle de deux murs que le petit matin laissait
encore ténébreux
L'ombre d'un homme qu'à Lodz en mil neuf cent un
j'avais vu pendre
Collait patiemment une gran^ affiche jaune en hébreu.
Parfumée encore des roses du triomphe
Dont les dernières s'effeuillaient sur ses souliers de
satin
Rachel frigide à moins' qu'un désir animal ne gonfle
Ses flanches et ses seins,
Me dit alors, méprisante un peu à cause que je ne
pouvais pas lire les caractères sacrés :
— Cela c'est le beau théâtre.
Autre chose que vos tréteaux d'idolâtres,
Non, sans doute, je n'y parais jamais, ça n'est pas fait
pour les putains.
La Terre Promise et les caves de Varsovie,
Les prophètes, les rois et les peuples avides,
Hérode, Beylis le Criméen, David,
Saiil Grûneïzen le chasseur des Ambass' touchant la
harpe de David!...
Une vieille à perruque acajou
Posa un édredon à fleurs sur le rebord de la lenètre
362 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et un oiseau sans plumes sauta dessus comme une puce
sur une joue
Chantant aigrement le réveil des choses et des êtres.
Adieu... Déjà, Racket ?...
Dis au chauffeur d'arrêter...
Le jour pénètre dans la rue des Rosiers. '
Derrière une vitre sale un vrai buisson ardent,
Racket porte à ses lèvres peintes un sifflet d'argent.
Un rideau qu'on agite, une porte qui s'ouvre...
Ne te fâche pas, bel Hébr^ti qui couvres sa retraite,
Je ne suis pas jaloux, laisse seulement le chrétien faire
encore une fois
Un péché chrétien
En regardant la soie
Vivante de ses bas.
C'est aujourd'hui samedi, jour du Sabbat,
Racket en long manteau d'hermine fermé d'épines,
ô roses qui se fanent !
Racket qu'un vice retrouvé fait illustre entre les cour-
tisanes.
Racket entre les bras d'un maître aux cent visages,
Racket sans konte, prudente et sage.
Racket toute nue, au lit, au bain, en scène.
Racket impure, Racket avec son singe. Racket obscène,
Dans leur vermine et dans leur fange,
0 beauté, comme eux va te laver et va te reposer des
ignobles éckanges!
l'âge de l'humanité 363
II
Mon Dieu, quand sonnera la trompette de l'Ange,
Quand l'Ange sonnera aux malades,
Aux âmes malades pleines d'épouvante.
Quand les ennemis d'ici-bas se compteront tous cama-
rades,
Quand l'Ange trompette-major sonnera d' abord Votre
Refrain,
Vous pourrez témoigner. Seigneur, devant ces âmes,
Que si je ne vous ai pas trouvé
Du moins vous aurai-je beaucoup cherché parmi les
hommes et les femmes
Sans négliger les mauvais lieux
Au temps que j'étais le mieux possédé du plus pur désir
de Dieu,
Et si je n'ai pas su vous reconnaître
Sur le monde et dans le monde périssable des êtres.
Si je ne vous ai pas trouvé
Du moins n'ai- je risqué votre condamnation
Qu'en me trompant de verre et de bouteille
Jaloux d'éprouver l'un quelconque de vos vases d'élec-
tion,
Seigneur, au temps perdu de mes funestes veilles.
364 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je ne vous ai pas reconnu
A cause de notre folie des habits lorsque vous étiez nu,
Je ne vous ai pas trouvé dans la nuit où je trébuchais,
Pourtant il est avéré, Seigneur, que vous étiez là où je
vous cherchais.
Comme une recrue imbécile.
Imbécile, pas indocile,
Qui ne sait pas reconnaître les grades
Je ne vous ai pas su rendre les honneurs.
Mais n'ai-je sans hésitation ni murmure accompli
les corvées les plus viles ?
A cause de V abrutissement qui rend moins lourdes ces
corvées
A cause du sommeil qui suit où Von rêve à peu près
x:omme le cheval peut rêver
A cause de ma misère, j'ai méconnu votre splendeur
Mais n'ai-je répondu à tous les appels le premier devant
tous les camarades ?
Et me voilà-t-il pas, le ceinturon de douleur aux reins
Dans V attente de l'Ange
Dont la trompette éclaboussera de Votre lumière notre
fange
Quand elle sonnera, Seigneur, Votre Refrain ?
ANDRÉ SALMON
365
NOTE CONJOINTE
SUR M. DESCARTES ET LA
PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE^
DEUXIÈME FRAGMENT
Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce.
C'est une question de physique moléculaire et glo-
bulaire. Ce qu'on nomme la morale est un enduit qui
rend l'homme imperméable à la grâce. De là vient que
la grâce agit dans les plus grands criminels et relève les
plus misérables pécheurs. C'est qu'elle a commencé par
les pénétrer, par pouvoir les pénétrer. Et de là vient que
les êtres qui nous sont les plus chers, s'ils sont malheureu-
sement enduits de morale, sont inattaquables à la grâce,
inentamables. C'est qu'elle commence par ne pas pouvoir
les pénétrer. A l'épiderme.
Ils sont impénétrables, en tout, absolument, parce
qu'ils sont enduits, parce qu'ils ne mouillent pas à l'épi-
derme, parce qu'ils sont impénétrables à l'origine de
mouillature, à la surface de mouillature, qui est l'origine
et la surface de pénétration.
I. Voir la Nouvelle Revue Française du i" juillet 1919.
366 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un liquide mouillant, un corps mouillant, mouille
ou ne mouille pas. Il ne mouille pa^ plus ou moins. Il
mouille ou il ne mouille pas. Ce n'est pas une question de
plus ou de moins. C'est une question de tout ou rien. C'est
une question de commencer ou de ne pas commencer.
Et ensuite d*avoir commencé ou de n'avoir pas commencé.
Un acide mord ou ne mord pas ; attaque ou n'attaque
pas. Beaucoup d'acide sulfurique ne fera pas ce que n'a
pas fait un peu d'acide sulfurique.
Ce n'est plus une question de quantité. C'est une question
d'entrer ou de ne pas entrer.
C'est pour cela que rien n'est contraire à ce qu'on
nomme (d'un nom un peu honteux) la religion comme
ce qu'on nomme la morale. La morale conduit l'homme
contre la grâce. .
Et rien n'est aussi sot, (puisque rien n'est aussi Loui^
PhiHppe et aussi monsieur Thiers), que de mettre ça
ensemble la morale et la religion. Rien n'est aussi niais.
On peut presque dire au contraire que tout ce qui est
pris par la grâce est pris sur la morale. Et que tout ce
qui est gagné par la nommée morale, tout ce qui est
recouvert par la nommée morale est en cel^ même recou-
vert de cet enduit que nous avons dit impénétrable à la
grâce.
(C'est la même maladie que de mettre ensemble la
famille et la propriété. Comme si ce n'était pas principale-
ment le régime de la propriété moderne et le goût moderne
de ce régime et de cette propriété dans le monde moderne
qui fait périr, qui anéantit la famille et la race. Et c'est
bien d'ailleurs la même confusion, la même fausse ligature
NOTE SUR M. DESCARTES 367
et conjonction. La morale est une propriété, un régime
et certainement un goût de propriété. La morale nous
fait propriétaires de nos pauvres vertus. La grâce nous
fait une famille et une race. La grâce nous fait fils de Dieu
et frères de Jésus-Christ).
C'est bien ce que l'on disait, dans les siècles de la
grandeur française, c'est bien ce que disaient nos anciens
et nos pères, c'est bien ce que l'on disait quand on savait
parler français, quand on disait que la grâce touche les
cœurs. Ce qui implique aussi et par là même que quand
elle n'atteint pas, quand elle ne pénètre pas, c'est qu'elle
ne touche pas. C'est qu'elle n'établit pas un contact.
C'est la formule même de Polyeucte. C'est donc la formule
définitive. Et il serait bien vain d'en vouloir chercher
une autre. Et il serait bien vain de vouloir chercher mieux.
J'ai dit souvent q}iei Polyeucte était la plus grande œuvre
et la plus parfaite que l'on verra jamais. Car elle n'est pas
seulement parfaite : elle est parfaite de toute part, elle
est féconde de toute race, elle donne de toute main. Et elle
est pleine de toute plénitude. Et elle est sans peur et
pourtant elle est sans reproche. Et elle est sans reproche
et pourtant elle est sans peur. Elle réalise ainsi, sans
ombre de gêne, et ainsi sans ombre d'effort, sans appa-
rence d'effort, la plus rare liaison, la plus rare conjonction
qu'il puisse être donné à une œuvre d'effectuer. C'est une
œuvre de nature et ensgpible une œuvre de grâce. C'est
une œuvre de vie intérieure et ensemble de vie publique.
C'est une œuvre de vie spirituelle et ensemble de vie
civique. C'est la guerre et la paix. Et c'est l'une et l'autre
guerre et c'est l'une et l'autre paix. Les Scythes et le
/
368 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
péché. Les ennemis et l'Ennemi. Les Daces en fuyant ont
emporté son crime. C'est tout l'homme et c'est toute la
Ville. L'homme et Rome. Le monde et la cité. L'orbe et
l'urbe. Toute la détresse et tout le triomphe. Et c'est aussi
toute la philosophie antique. Toute la sagesse aux prises
avec toute la grâce (et comme il a bien montré qu'en
effet de tout ce qu'il y a dans le monde c'est la sagesse
qui est la plus impénétrable à la grâce). Et aussi tout le
secret de la légation du monde antique. Car il manque
bien de respect aux faux dieux, mais il ne manque pas
de respect à celui qui respecte les faux dieux, il ne
manque pas de respect à celui qui adore les faux dieux et
et qui a été nourri de la sagesse antique. Ainsi le monde
chrétien allait rejeter Jupiter mais n'allait point rejeter
Virgile. Ainsi le monde chrétien allait rejeter Zeus mais
n'allait pas rejeter Platon, ni Homère ; ni peut-être
même assez Aristote. — Et encore, dans ce Polyeucte,
naïvement et je dirai presque délicieusement Rome
et la province : Gendre du gouverneur de toute la -pro-
vince. Et l'œuvre est aussi parfaite, aussi irrépro-
chable, aussi irrécusable, aussi impeccable en théo-
logie qu'en poétique. Elle aussi est une œuvre sans
péché.
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense : telle
est la formule de Polyeucte. C'est la formule même de la
morsure, c'est la formule de l'attaque, de l'atteinte,
de la pénétration de la grâce. Mais elle imphque si l'on
veut que celui qui y pense, qui a l'habitude d'y penser,
qui est recouvert de cet enduit de l'habitude est aussi
celui qui donne le moins de prise et pour ainsi dire le
moins de hasard de prise.
NOTE SUR M. DESCARTES 369
Je ne veux pas forcer ce vers de Corneille, Je ne veux
pas en forcer le sens. Ce n'est pas une proposition théolo-
gique. Il y a beaucoup de propositions de théologie dans
Polyeucte, toutes d'un énoncé et d'une proposition impec-
cables. Ce vers n'en est pas une. Il est sensiblement autre
chose ; et qui demande une particulière attention. Il est
une proposition de l'histoire ou plutôt de la chronique
de la grâce. Il est une proposition de monument, de
reconnaissance, une proposition monumentaire et monu-
mentale de ce qui arrive, de ce qui se produit dans la
réalité de l'usage de la grâce. Je veux dire doublement de
l'usage que nous en faisons, de l'usage que nous faisons
d'elle et surtout de l'usage qu'elle fait de nous. Four moi je
trouve ces propositions monumentaires, ces propositions
de reconnaissance de ce qui se passe dans la réalité infini-
ment plus pertinentes qu'une proposition théorique pure.
Une telle proposition d'histoire et de monument, de recon-
naissance, une telle proposition de réalité ramassée, de
réalité arrivée est à une proposition théorique pt-^ ce
qu'une campagne de Napoléon est à un cours de l'Ecole
de guerre.
Mais remontons au texte. Une fois là, remontons le
texte, cette pleine veine poétique, tragique, théologique.
Nous allons voir combien elle abonde dans notre sens.
Seigneur, de vos bontés il faut que je Vohtiemie ;
Elle a trop de vertus four n'être pas chrétienne.
Avec trop de mérite il vous plut la former,
Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
24
370 la nouvelle revue française
Pauline.
Que dis-tu, malheureux ? qu'os es -tu souhaiter ?
POLYEUCTE
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
Pauline.
Que plutôt.. !
POLYEUCTE.
C'est en vain qu'on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n'est pas encor venu ;
Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.
Je ne voudrais pas analyser ces vers. Et surtout je ne
voudrais pas les mettre en prose. Et je ne voudrais pas les
commenter. Autant que personne je sais que le vers et la
prose sont deux êtres différents et sans communication
et que dire la même chose en prose et en vers ce n'est
pas dire la même chose. Et qu'il y a dans le vers une vertu
propre, une destination propre. Tout ce que je voudrais
retenir de cette admirable poétique c'est que Dieu prend
l'homme pour ainsi dire sur ses mégardes. Mais que
deviendra celui qui n'a pas même des mégardes.
Dieu prend l'homme sur ses défenses. Mais que devien-
dra celui qui ne se met pas même en défense.
Remarquons bien que le propos de Corneille est ici le
contraire du nôtre. Ou plutôt c'est notre propos qui est
le contraire et le complémentaire de celui de Corneille.
Le propos de Corneille c'est l'histoire de Polyeucte. C'est
l'histoire d'un martyr et d'un saint. C'est la floraison de
la grâce et c'est la fructification du sang. Notre malheureux
NOTE SUR M. DESCARTES 371
propos au contraire, et au complémentaire, c'est l'histoire
de ce qui n'est pas Polyeucte. C'est l'histoire de ce qui
n'est pas saint et de ce qui n'est pas martyr. Et je dirai
surtout c'est l'histoire de ce qui n'est pas même
pécheur.
Corneille nous montre comment la grâce agit, comment
elle surprend, comment elle saisit, comment elle pénètre.
Notre malheureux propos aujourd'hui est de constater
comment elle n'agit pas, comment elle ne pénètre pas.
Et alors Corneille triomphe. Mais nous ne triomphons
pas.
Corneille triomphe. S'il s'agit de considérer les ravages
de la grâce, tout est merveille. Et tout sera émerveille-
ment. Elle emporte ceux qui sont pour elle. Peut-être
plus elle emporte ceux qui sont contre elle. Mais ceux
qui ne sont ni pour elle ni contre elle. L'innombrable
troupeau des neutres. L'innombrable neutralité des
tièdes.
Elle emporte celui qui se met en garde. Mais celui qui
ne se met même pas en garde.
Elle emporte celui qui se met en défense. Mais celui
qui ne se met même pas en défense.
Et à l'ange de l'église de Laodicée écris : Voici ce que dit
en vérité le témoin fidèle et vrai, qui est le principe de la
créature de Dieu :
Je sais tes œuvres : que tu n'es ni froid ni chaud : puisses-
tu être froid, ou chaud.
Mais puisque tu es tiède, et ni froid ni chaud, je com-
mencerai à te vomir de ma bouche.
372 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et angelo Laodiciae ecclesiae scribe: Haec dicit: Amen,
testis fidelis et verus, qui est principium creaturae Dei :
Scio opéra tua : quia neque frigidus es, neque calidus :
utinam frigidus esses, aut calidus.
Sed quia tepidus es, et nec frigidus nec calidus, inci-
piam te evomere ex ore meo.
Le propos de Corneille est gracieux lui-même. Il s'agit
de montrer comment la grâce opère. Notre pauvre propos
au contraire, et au complémentaire, est ingrat. Il est dis-
gracieux. Il s'agit malheureusement de montrer comment
la grâce n'opère pas.
Tant qu'on est du côté de la grâce ce ne sont que mer-
veilles et éblouissements. Il resrte malheureusement à se
demander pourquoi tout n'est pas du côté de la grâce.
Je me rends bien compte moi-même, qu'on le croie,
de l'espèce de bassesse qu'il y a et à analyser, et à com
menter une œuvre comme Polyeucte, et à essayer de dresser
quelle mauvaise table complémentaire, quel mauvais
inventaire de complémentation. Mais au point où nous
en sommes il faudra passer par cette bassesse encore.
Le problème que nous nous posons est le problème même
de l'historien. Et c'est moins celui du théologien que si
je puis dire de l'historien de la matière théologique.
(Le théologien étant, dans ce système de langage, le
théoricien de la matière théologique).
Que l'on me pardonne donc, et que je me pardonne à
moi-même d'analyser, de commenter, de complémenter
cette œuvre incomparable. Au point où nous, en sommes
cette bassesse est devenue inévitable.
NOTE SUR M. DESCARTES . 373
Corneille a choisi la meilleure part. Je ne parle pas
seulement de son génie qui fut un don unique et lui-
même une grâce unique dans l'histoire du monde. Je parle
de la matière où il allait appliquer son génie.
Corneille a choisi la meilleure part. Il a pris tout un
monde avant le premier éclatement de la grâce. Ou plu-
tôt il s'est donné le monde (car c'est toujours le même.
C'est toujours le même qui sert, la même matière, le temps
(et même en ce sens la durée) n'ayant qu'une dimension,
de sorte qu'il n'y a point une deuxième dimension par où,
suivant laquelle l'action proprement historique pourrait
s'échapper. De sorte qu'il est nécessaire que l'esprit
travaille toujours la même matière, opère toujours le
même monde).
Corneille s'est donné le printemps de la grâce. Et même
cette première aube du printemps qui passe en espérance
le printemps même et qui est comme une avancée de la
vie éternelle. Comme une anticipation de la béatitude.
Il nous a laissé non pas même les mélancolies de l'automne
et les feuilles tombées, mais les ingratitudes du bois
mort.
Il s'est donné ce premier éclatement dans le mond^ du
bourgeon de la grâce. Il s'est donné le monde avant le
premier éclatement de la grâce, et il n'avait plus qu'à
nous représenter ces merveilleux éclatements. Il n'avait
plus qu'à nous représenter ces cheminements inouïs.
Mais nous notre bassesse et notre malheureux sort nous
contraint à examiner les limitations c'est-à-dire les man-
quements de la grâce.
Corneille prenait le monde si je puis dire avant le
commencement de la grâce. Il avait donc tout à gagner.
374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et rien à perdre. Il ne pouvait que gagner. Mais à partir
d'un certain moment, qu'il resterait précisément à situer,
et dans le temps, et dans le lieu, à ce certain moment
•commence une malheureuse ère seconde où nou§ pouvons
gagner ou perdre.
Une ère misérable, petite, qui est la nôtre, et qui est
l'ère même de la militation.
Et de la limitation.
Et qui est à présent pour toujours.
Ce qui revient à dire, et très simplement, que la grâce
même, cofnme entrante dans le monde, comme s'intro-
duisant, comme opérante dans le monde, n'a point été
soustraite, ne s'est point soustraite aux conditions
générales de l'homme et du monde et que pour la grâce
aussi et pour la révolution chrétienne c'est le commence-
ment qui a été le plus beau. Pour la révolution chrétienne
aussi il y a eu une aube.
Et le premier soleil sur le premier matin.
Ce qui revient à dire que c'est une autre face du mystère
xle l'incarnation. Et homo factus est. De même que Jésus a
été vraiment et littéralement fait homme, de même qu'il a
été fait homme loyalement et sans tricherie, ainsi \Taiment
et Httéralement,par un mouvement parallèle et conjoint, et
peut-être inclus, par une incarnation peut-on dire paral-
lèle et conjointe et peut-être et sans doute incluse, loyale-
ment et sans tricherie la grâce a été faite temporelle et
historique, loyalement elle est entrée dans les conditions
générales de l'homme et du monde, et entre toutes dans
les conditions dominantes et dans celles où 3e ramassent
peut-être toutes les autres et qui sont les conditions de la
NOTE SUR M. DESCARTES 375
mémoire et en elles les conditions de Tendurcissement de
l'habitude. De l'encrassement de l'habitude.
Or si la philosophie bergsonienne a été la première
dans l'histoire du monde qui ait été à la mémoire (et en
elle à l'histoire) comme au cœur de la difficulté, si la philo-
sophie bergsonienne a été la première dans l'histoire du
monde qui soit allée directement et centralement et par
une démarche qui a tous les caractères de la démarche
directe et immédiate du- génie, si elle est la première qui
soit allée axialement à matière et mémoire comme aux
deux termes, aux deux pôles rapidement dégagés du
problème le plus profond, qui ne voit par ce nouvel aspect,
qui ne revient à voir, qui ne recommence à voir quel
immense commandement la philosophie bergsqjiienne,
pour la première fois dans l'histoire du monde, nous a
donné sur les difficultés profondes, sur les difficultés
centrales et axiales de ce problème de la grâce qui est
sans doute lui-même le plus profond problème chrétien.
Dans ce problème de la grâce Corneille s'est réservé.
Corneille s'est donné la grâce même et il ne nous a malheu-
reusement laissé que la disgrâce. Il s'est donné la part de
la grâce et il ne nous a malheureusement laissé que la part
complémentaire, qui se trouvait être par définition la
part de la disgrâce. Il s'est attribué la merveilleuse
démarche de la grâce, il ne nous a laissé que les disgrâces
et les inquiétudes de la contre démarche et des limita-
tions de la démarche. Il s'est donné l'efficience, il ne
nous a laissé que la déficience. Il s'est donné l'efficace, il
ne nous a laissé que les manquements.
Il s'est donné la sève et la fleur et le bourgeonnement.
370 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il ne nous a laissé que l'ingratitude du soin de savoir
comment tout cela finissait par ne plus faire que du
bois mort.
Or du bols mort c'est du bois extrêmement habitué,
c'est du bois parvenu à la limite de l'habitude. Ou encore
c'est du bois tout' plein de sa propre mémoire et des
résidus de sa mémoire végétale.
Et dans un système bergsonien, (je ne dis pas dans le
système bergsonien ; je ne veux pas engager notre maître
dans ces acheminements que je vois), la mort d'un être
est son emplissement d'habitude, son emplissement de
mémoire, c'est-à-dire son emphssement de vieillissement.
Et ainsi son emphssement de sclérose et de tout durcisse-
ment.
(J'entends d'une part la mort matérielle, temporelle ;
et d'autre part dans cette mort matérielle j'entends la
mort non accidentelle, (non par maladie, accidentelle),
qui elle, (la mort accidentelle), est mécanique en ce sens
qu'elle est toujours le résultat d'une faute du mécanisme,
mais la mort pour ainsi dire essentielle, normale, par
vieillissement, essentiel et normal).
Eh bien dans un système bergsonien, (je ne dis pas dans
le système bergsonien), cette mort matérielle, temporelle,
normale et non irrégulière, essentielle pour ainsi dire et non
accidentelle, régulière et non anormale, physiologique et
non mécanique, cette mort usuelle de l'être, cettemort usa-
gère est atteinte quand l'être matériel est plein de son habi-
tude, plein de sa mémoire, plein du durcissement de son
habitude et de sa mémoire, quand tout l'être matériel est
occupé par l'habitude, la mémoire, le durcissement, quand
toute la matière de l'être est occupée à l'habitude, à la
NOTE SUR M. DESCARTES 377
mémoire, au durcissement, quand il ne reste plus un atome
de matière pour le nouveau qui est la vie.
En ce sens et dans ce système la mort pour ainsi dire
essentielle de l'être est obtenue, est atteinte quand l'être
atteint la limite de son habitude, la limite de sa mémoire,
la lirnite du durcissement de son habitude et de sa mémoire.
En d'autres termes, et comme il fallait s'y attendre, la
mort est la limite de l'amortissement.
Ou ce qui revient au même, elle est la limite du vieiUis-
sement.
C'est cela le bois mort. La mort est la hmite de la pléni-
tude de la mémoire, la limite de la plénitude de l'habitude,
la limite de la plénitude du durcissement, vieillissement,
amortissement.
Quand toute la matière est consacrée à la mémoire,
il y a mort.
Quand toute la matière d'un être, toute la matière
dont il peut disposer est affectée à la mémoire, (au vieillisse-
ment, durcissement, amortissement, habitude), quand il
n'y a plus un atome de matière de libre, alors on atteint
cette limite qui est la mort.
(La mort matérielle, physiologique).
(Et par là encore on aperçoit la liaison profonde, la
triple haison profonde de la liberté avec la grâce et
avec la vie. Et qu'il y a une gratuité commune des trois.
Et que le déterminisme, (dans la mesure où il est pen-
sable) , (je ne me charge pas de le penser), (et que A donne B
sans cesser d'être A et sans devenir B, qui lui-même n'est
pas A, n'est plus A), et que le déterminisme physique et
méthaphysique n'est peut-être que la loi des résidus. De
ce qui incessamment tombe.
378 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le déterminisme, (dans la mesure où il est pensable),
serait la loi de l'immense déchet. ^
(Et s'il n'est pas pensable par une pensée vivan1?e, par
un être pensant, c'est précisément peut-être parce qu'il
est la loi de ce qui n'est plus dans le vivant, de ce qui n'est
plus dans l'être, du déchet).
Un être qui meurt est un être qui arrive à ce point, à
cette limite, d'être complètement envahi, complètement
occupé par son déchet, par l'immense déchet de sa
mémoire.
La poudre et le débris, l'immense débris de son habitude.
Du bois mort c'est du bois extrêmement habitué. Et
une âme morte c'est aussi une âme extrêmement habituée.
Du bois mort c'est du bois habitué à sa limite. Et une
âme morte c'est aussi une âme habituée à sa limite.
Et il est extrêmement remarquable que la mort spiri-
tuelle, que la mort de l'âme est représentée dans le lan-
gage traditionnel de l'Eglise comme le résultat (et nous
pourrons dire comme la limite) d'un endurcissement. Il
faut se garder de voir là une métaphore. D'ailleurs il n'y
a jamais de métaphore. Quand on parle de l'endurcisse-
ment final et de l'impénitence finale il faut bien entendre
un phénomène réel d'induration qui rend l'âme comme un
bois mort. C'est bien une incrustation .spirituelle, un
revêtement de l'habitude qui empêche désormais l'âme
d'être mouillée par la grâce.
Toute la matière spirituelle pour ainsi dire, toute la
matière de l'âme est alors affectée au revêtement de l'habi-
tude, consacrée au revêtement de l'habitude, dévorée
par l'habitude pour être, pour devenir ce revêtement.
C'est proprement une dégénérescence et c'est même une
NOTE SUR M. DESCARTES 379
dégénérescence physiologique. Le revêtement non seule-
ment revêt. Non seulement il est un revêtement. Mais
descendant le revêtement atteint le cœur. Tout n'est
plus que revêtement. C'est proprement une dégénéres-
cence de tissus. Le cœur même devient revêtement.
Le revêtement est tout et il n'y a plus rien de revêtu.
On connaît cette parole de vieil homme et que pour ma
part je trouve admirable. — Quel dommage, disait-il,
qu'il faille mourir. (Il ne pensait qu'à sa mort physique,
car un homme capable d'une aussi douce parole, et aussi
profondément innocente, ne portait évidemment aucune
trace de cet endurcissement de l'âme qui aboutit à la
mort spirituelle). — Quel dommage, (disait-il), qu'il faille
renoncer à la vie. Depuis le temps, je commençais à
m'y habituer.
Il ne croyait pas si bien dire. C'est précisément parce
qu'il achevait de s'y habituer qu'il aboutissait aussi ai|x
achèvements de la mort.
Que d'autres cherchent des querelles littérales. La
lettre tue. Pour moi comment ne pas voir déjà, et en
attendant peut-être tant d'autres aspects, comment ne
pas voir une parenté profonde, un mystérieux accord dans
la profondeur de pensée, comment ne pas voir une
démarche et un approfondissement parallèle entre cette
vieille formule traditionnelle de l'enseignement de l'Eglise
que la mort spirituelle est le résultat d'un endurcissement
et ces théories profondes de la mémoire et de l'habitude
qui sont une des irrévocables conquêtes de la pensée
bergsonienne.
Que d'autres nous cherchent ici de misérables querelles.
Nous nous en expHquerons peut-être un jour. Aujourd'hui
380 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
je ne veux que voir ce que je vois. Je vois que la pensée
chrétienne, exprimée dans une des plus vieilles et des plus
traditionnelles formules de l'enseignement de l'Eglise,
et la pensée bergsonienne, exprimée partout dans l'œuvre
de notre maître, et notaniment dans Matière et Mémoire
(essai sur la relation du corps à V esprit), et dans l'Essai
sur les données immédiates de la conscience, procèdent
par une démarche à ce point parallèle, pénètrent dans les
réalités spirituelles par un approfondissement à ce point
parallèle et parent que nous ne sommes entrés dans le
plein de l'intelligence de cette vieille formule de l'enseigne-
ment de l'Eglise qu'armés du plein du sens et de l'intelli-
gence et de l'éclairement de la pensée bergsonienne.
Oui l'Eglise et l'enseignement de l'Eglise a toujours
dit que la mort spirituelle était le résultat d'un durcisse-
ment et que l'impénitence finale était un endurcissement
final. Mais qui ne voit que le plein du sens de cette for-
mule, et non seulement le plein mais l'extrême rigueur
et exactitude, qui ne voit que cette formule n'est vidée
de tout son contenu, qui ne voit que le plein du contenu
de cette formule n'apparaît, (et par conséquent n'est
apparu dans l'histoire du monde), que pour celui qui est
éclairé des lumières de la pensée bergsonienne.
Oui l'Eglise et l'enseignement de l'Eglise a toujours
dit que la mort spirituelle, que la mort de l'âme était
le résultat d'un final endurcissement. Mais qu'est-ce à
présent, tout à fait au fond, que le durcissement. Qu'est-
ce que la sclérose, métaphysiquement. Et ainsi qu'est-ce
qu'un endurcissement final. En quoi consiste-t-il au juste.
En quoi est-il essentiellement et aussi exactement mortel.
En quoi est -il un^acheminement infaiUible à la mort et le
NOTE SUR M. DESCARTES 381
seul chemin de la mort et la seule mort même, voilà ce que
nous n'avons pu approfondir qu'armés des résultat'^ des
approfondissements bergsoniens, voilà ce que nous
n'avons pu voir qu'armés des résultats des éclairements
bergsoniens.
Oui, l'Eglise et l'enseignement de l'Eglise a toujours
dit que la mort spirituelle était le résultat d'un durcisse-
ment. Mais ce que c'était que le durcissement même et
en lui-même, ce que c'était que le durcissement dans l'être
même, c'est la pensée bergsonienne qui nous l'a approfondi
au fond, c'est la pensée bergsonienne qui nous l'a éclairé
au juste.
Car il a fallu que la pensée bergsonienne vînt dans le
temps, il a fallu que la pensée bergsonienne vînt dans
l'histoire du monde et que fussent enfin pénétrées au fond
les réahtés métaphysiques de la matière, de la mémoire,
de l'habitude, du vieiUissement, du durcissement, pour
que fût aussi éclairée et pénétrée cette liaison profonde
de la mémoire, de l'habitude, du vieillissement, du durcis-
sement à la mort.
Grâce à Bergson et grâce à la pensée bergsonienne
quand nous parlons de la matière et de la mémoire et de
la liaison de la matière à la mémoire, quand nous parlons
de l'habitude, du vieillissement, du durcissement noas
savons enfin ce que nous disons, nous le savons au juste,
nous le savons au fond ; et par là et en cela nous con-
naissons le mécanisme de l'acheminement à la mort spi-
rituelle ; et par là et en cela nous connaissons le mécanisme
de cette hébétude, de cet émoussement d'habitude qui
rend, qui finit par rendre une âme impénétrable aux
infusions de la grâce.
382 ♦ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est dire que par là et en cela nous connaissons le
mécanisme de cette limitation de la grâce, ou enfin de
l'action de la grâce, qui est devenu, qui fait présentement
l'objet .de notre malheureuse étude.
Car du bois mort est du bois tout envahi de tout fait,
tout entier occupé, tout entier consacré au tout fait, tout
entier dévoré de tout fait, tout entier consonmié pour
ainsi dire par l'envahissement du tout fait. Tout entier
racorni, tout entier momifié ; plein de son habitude et
plein de sa mémoire. C'est un bois qui est arrivé à la limite
de cet amortissement. C'est un bois dont toute la matière
a été gagnée peu à peu par ce vieillissement. C'est un bois
dont toute la souplesse a été mangée peu à peu par ce
raidissement, dont tout l'être a été sclérosé peu à peu par
ce durcissement. C'est un bois qui n'a plus un atome de
place, et plus un atome de matière, pour du se faisant.
Pour faire du se faisant. Aussi, il n'en forme plus, il n'en
fait plus.
Pareillement une âme morte est une âme tout entière
envahie de toiU fait, tout entière occupée, tout entière
consacrée au tout fait, tout entière dévorée de tout
fait, tout entière consommée pour ainsi dire par l'envahis-
sement du tout fait. Tout entière racornie, tout entière
momifiée ; pleine de résidus, pleine de son débris ; pleine
de son habitude et pleine de sa mémoire. C'est une âme
qui est arrivée à la limite de cet amortissement. C'est une
âme dont toute la matière pour ainsi dire, dont toute la
matière spirituelle a été gagnée peu à peu par ce vieillisse-
ment. C'est une âme dont toute la souplesse a été mangée
peu à peu par ce raidissement, dont tout l'être a été
sclérosé peu à peu par ce durcissement. C'est une âme
NOTE SUR M. DESCARTES S^S
tout entière envahie par l'encroûtement de son habitude,
par l'incrustation de sa mémoire. C'est une âme qui n'a plus
un atome de place, et plus un atome de matière spirituelle,
pour du se faisant. Pour faire du se faisant. Aussi elle n'en
forme plus ; elle n'en fait plus. Elle n'a plus un atome de
libre. Et ici nous retrouvons, nous rejoignons cette pro-
fonde liaison de la grâce et de la liberté, du gracieux et du
gratuit, celle mutuelle exigence irrévocable de la grâce
et de la liberté.
Du bois mort' est du bois extrêmement résiduel ; une
âme morte est une âme extrêmement résiduelle.
Du bois mort est du bois extrêmement habitué. Une
âme morte est une âme extrêmement habituée.
Du bois mort est du bois qui organiquement s'en
rappelle trop. Une âme morte est une âme qui organique-
ment et psychologiquement se rappelle trop.
Du bois mort est du bois habitué à la limite. Une âme
morte est une âme habituée à la limite.
Du bois mort est du bois trop bourré de son passé. Une
âme morte est une âme trop bourrée de son passé. ^
Du bois mort est du bois résiduel à la limite. Une âme
morte est une âme résiduelle à la limite.
Dans ce système le germe au contraire est à la limite à
l'autre bout. Le germe est ce qui est résiduel au minimum ;
ce qui est du tout fait au minimum ; ce qui est de l'habitude
et de la mémoire au minimum.
Et ainsi du vieillissement, du raidissement, du durcisse-
ment, de l'amortissement au minimum.
Et ainsi de la liberté au contraire, du jeu de la souplesse
et de la grâce au maximum et à la limite.
Le germe est ce qui est le moins habitué. C'est ce où
384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
il y a le moins de matière accaparée, fixée par la mémoire
et par l'habitude.
Le germe est ce où il y a le moins de matière consacrée
à la mémoire.
C'est ce où il y a le moins de dossiers, le moins de
mémoires.
Le moins de paperasseries, le moins de bureaucratie.
Ou encore c'est ce qui est le plus près de la création ;
ce qui est le plus récent, au sens latin du mot recens.
C'est ce qui est le plus frais. Lé plus récemment sorti,
le plus sorti des mains de Dieu.
Du bois mort est celui où il y a le plus de matière con-
sacrée à la mémoire.
Et la mémoire et l'habitude sont les fourriers de la mort.
Car ils introduisent le vieillissement, le raidissement, le
durcissement qui sont leâ expressions mêmes de l'amor-
tissement de la mort.
Du bois mort est celui qui a été complètement envahi
par ses dossiers, par l'accumulation de ses mémoires.
Du bois mort est du bois qui a été organiquement
envahi, et à la limite, par l'envahissement de sa mémoire
organique.
Du bois mort est du bois qui a succombé sous l'accumu-
lation de sa paperasserie ; de sa bureaucratie.
Ou encore c'est celui qui est le plus loin de la création ;
le moins récen«t ; le moins frais. Le moins sorti, le plus
éloigné de sortir des mains de Dieu.
Une âme morte est une âme où il y a le plus de matière
(spirituelle) consacrée à la mémoire.
Et la mémoire et l'habitude sont aussi les fourriers de
cette mort.
NOTE SUR M. DESCARTES 385
Une âme morte est une âme qui a été totalement envahie
par ses dossiers, par l'accumulation de ses mémoires.
C'est une âme qui a été organiquement et psychologique-
ment envahie, et à la hmite, par l'envahissement de sa
mémoire organique et psychologique.
C'est une âme où il n'y a plus un atome de place ; pour
la liberté et conjointement pour la grâce.
C'est une âme où il n'y a plus un atome vacant.
C'est une âme où il n'y a plus un atome de matière
(spirituelle) qui soit hbre pour la hberté et conjointement
pour la grâce.
Une âme morte est une âme qui a succombé sous l'accu-
mulation de sa paperasserie ; de sa bureaucratie.
Ou enfin c'est une âme qui est le plus loin de la création ;
la moins récente ; la moins fraîche, la plus décréée. La
moins sortie, la plus éloignée de sortir des mains de Dieu.
Et quand on dit que l'Eglise a reçu des promesses
éternelles, qui se rassemblent en une promesse éternelle
il faut entendre rigoureusement par là qu'elle a reçu la
promesse qu'elle ne succomberait jamais sous son propre
vieillissement, sous son dur issement, sous son raidisse-
ment, sous son habitude et sous sa mémoire. ^
Qu'elle ne serait jamais du bois mort et une âme morte ;
qu'elle n'irait jamais jusqu'au bout d'un amortissement
aboutissant à la mort.
Qu'elle ne succomberait jamais sous ses dossiers et sous
son histoire.
Que ses mémoires ne l'écraseraient jamais totalement.
Qu'elle ne succomberait jamais sous l'accumulation
de sa paperasserie, sous la raideur de sa bureaucratie.
Et que les saints rejailliraient toujours.
25
386 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
TROISIÈME FRAGMENT
On parle souvent de la guerre comme d'un immense duel,
d'un duel entre peuples et réciproquement on parle sou-
vent du duel comme d'une guerre pour ainsi dire réduite
et schématisée, d'une guerre entre individus. On parle de
la guerre comme d'un duel sur une grande échelle et du
duel comme d'une guerre sur une petite échelle. C'est une
bien grande confusion. Beaucoup d'obscurités historiques,
et considérables, seraient éclairées peut-être, beaucoup de
difficultés tomberaient si Ton voulait bien distinguer qu'il
y a deux races de la guerre et qui n'ont peut-être rien de
commun ensemble. Je ne dirai pas même que la vieille lutte
pour la vie s'est divisée en deux races, dont l'une est la
lutte pour l'honneur, et l'autre la lutte pour le pou-
voir. Je n'irai même pas jusqu'à attribuer à ces deux races
de la guerre une origine commune. Je dirai : il y a deux
races de la guerre qui n'ont peut-être rien de commun
ensemble et qui sont constamment mêlées et démêlées
dans l'histoire. L'une procède en effet du duel et l'autre
n'ea procède pas du tout. L'une est une extension du
duel, littéralement un duel entre des peuples, (ou comme
dans les Horaces, {mois ceci revient au même), entre des
individus délégués par des peuples). Il y a une race de la
guerre qui est une lutte pour l'honneur et il y a une tout
autre race de la guerre qui est une lutte pour la domination.
La première procède du duel. Elle est le duel. La deuxième
ne Test pas et n'en procède pas. Elle est même tout ce qu'il
peut y avoir de plus étranger au duel, au code, à l'honneur.
Mais elle n'est pas du tout étrangère à l'héroïsme.
NOTE SUR M. DESCARTES 387
Il y a une race de la guerre qui étant pour l'honneur est
tout de même pour l'éternel. Et il y a ime race de la guerre
qui étant pour la domination est uniquement pour le
temporel.
Il y a une race de la guerre où c'est la bataille qui
importe et il y a une race de la guerre où c'est la victoire.
Il y a une race de la guerre où une victoire déshonorante,
(par exemple une victoire par trahison), est infiniment
pire, (et l'idée même en est insupportable), qu'une défaite
honorable, (c'est-à-dire une défaite subie, et je dirai obte-
nue en un combat loyal).
Et il y a une race de la guerre au contraire pour qui la
réussite justifie tout, une race de la guerre où l'idée ne
vient pas même qu'il puisse y avoir une guerre qui soit
déshonorante, pourvu qu'on y gagne, une race de la
guerre où l'idée ne vient même pas qu'il puisse y avoir
une victoire qui soit déshonorante.
Il y a une race de la guerre où tout tend à la beauté du
combat et il y a une race de la guerre où tout tend au
prononcé de la victoire.
Il y en a une où tout tend à l'énoncé et une où tout tend
au prononcé.
Il y en a une où tout tend au posé du problème et une
où tout tend à la solution.
Il y en a une qui tend à la position et une autre qui tend
à la décision.
Il y en a une qui tend à la chevalerie et une qui tend à
l'empire.
Ces deux races de la guerre se sont plus ou moins liées
et déliées, mêlées et démêlées, tissées et détordues dans
l'histoire militaire et dans l'histoire politique. Elles se
388 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sont plus OU moins alliées, mésalliées, désalliées dans toute
l'histoire de l'homme et du monde. Beaucoup d'obscurités
seraient éclairées, beaucoup de difficultés tomberaient
si on ne les confondait pas toujours, (et ici encore comme
Bergson a raison, comme le langage est tout, (et comme il
ne devrait rien être), comme il est difficile de distinguer
deux races, pourtant absolument étrangères, aussitôt
que dans toute l'histoire elles sont confondues sous un
même nom), si d'un bout à l'autre de l'histoire on s'appH-
quait seulement à distinguer ces deux races, à diviser ce
qui dans la réalité est divisé. Dans Homère la bataille,
et par suite la guerre, est une suite indéfinie de duels.
Le combat général est l'ensemble des combats singuliers.
Et de part et d'autre on attend une victoire générale
comme la résultante de tant de combats singuUers. C'est
alors qu'Ulysse intervient, et d'un seul coup il fausse tout
le système ; car il n'invente pas seulement d'introduire
dans la ville un cheval de bois machiné : il invente en cela •
même de remplacer le système de la bataille par le système
de la victoire, il invente de substituer d'un seul coup le
système de gagner au système de se battre, le système de
l'empire au système du combat singulier. En ce sens, et
d'un seul coup, et du premier coup Ulysse est déjà un
Romain parmi ces Grecs. Il n'est déjà plus l'homme qui se
vante et l'homme qui se bat. Il est déjà l'homme qui se
tait et rhonune qui gagne.
Il n'est déjà plus l'homme qui s'expose et qui se propose.
Il est l'homme qui s'impose et qui se gouverne et qui va
gouverner le monde.
Il est déjà un consul. Il n'est plus un chevalier, un
cavalier, l'homme dans un char et qui dépend d'un essieu
NOTE SUR M. DESCARTES 389
et qu'un essieu cassé fait rouler dans la poussière. Il est
déjà l'homme de pied, le fantassin, pedes, et de cette race
pour qui la cavalerie n'a jamais été que de Tinfanterie
montée.
Pour nous modernes et en nous plaçant uniquement à
cet étage de l'âge du monde qu'est l'âge moderne, en
regardant de ces jours où nous sommes vers les jours du
passé, en regardant de ce point de regard que nous
occupons la remontée de ces deux races de la guerre infa-
tigables et montantes de siècle en siècle à travers l'histoire
du monde il est permis de dire sans déformer beaucoup la
réalité que l'une race de la guerre, la chevaleresque, est
chez nous d'origine celtique et que la deuxième est
d'origine romaine. Et au deuxième degré on pourrait peut-
être dire que la première est d'origine chrétienne et que la
deuxième serait peut-être d'origine impériale.
Duellum, hélium, c'est le même mot. Duellum c'est la
forme en du qui est celle de duo et hélium c'est la forme en
b qui a donné his. Et la forme en du elle-même est la même
que la forme en h, parce que h c'est le v, qu'il y a ^ï; qui
est le même que du. Et ceci n'est pas une charade. Duellum,
dvellum, hélium. « Duellum, dit Bréal et Bailly, est encore
employé, à côté de hélium, par les écrivains de l'époque
classique. Horace, Ep. i, 2, 7. Graecia harbariae lento
collisa duello. Id. Od, i, 14, 18. Et cadum Marsi memorem
duelli. Le changement de duellum en hélium (le v s'étant
changé en h ç^iXe d initial étant tombé) est pareil à celui
de duonus en honus. Le nom propre Duilius est de même
devenu Bilius. Dans perduellio, au contraire, le d est
resté : remarquer le sens particulier de ce mot, qui s'ap-
pHque au crime de lèse-majesté ; per est probablement
390 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le préfixe péjoratif que l'on a dans perjurium, perdere,
périr e. — Bis est pour * ^z;îs ; en grec, c'est le v qui a dis-
paru (^t; pour * ^vî;). — » Et il avait dit à l'article des
Dérivés : « Ils se partagent en deux séries, ceux en Au
(dualis, duellum), ceux en h par changement de dti en dv, —
h — , {h-ih, h-elhtm). » Et il ajoute : « Un ancien dérivé du
nom de nombre « deux » est le préfixe dis (voyez ce mot). »
De sorte que lorsque nous disons discerner, dissoiidre,
distinguer, disséquer, nous disons bien résoudre en deux,
couper en deux. Et dissection est le même mot que dicho-
tomie.
Duellum, duo ; hélium, bis. La guerre, c'est ce que l'on
fait quand on est deux. Mais quand on est deux, dans un
système on se mesure. Quand on est deux, pense le
Romain, je domine.
Tout est proposition dans le système de la chevalerie.
Tout est domination dans le système romain. Tout est
requête dans le système chevaleresque. Et tout est con-
quête dans le système romain. Tout est conquête pour
l'empire.
Dans le système chevaleresque il s'agit de mesurer des
valeurs. Dans le système de l'empire il s'agit d'obtenir
^t de fixer des résultats. »
Pour nous modernes, chez nous l'un est celtique et
l'autre est romain. L'un est féodal et l'autre est d'empire.
L'un est chrétien et l'autre est romain. Les Français
ont excellé dans l'un et les Allemands ont quelquefois
réussi dans l'autre et les Japonais paraissent avoir excellé
dans l'un et réussi dans l'autre.
On peut dire que dans le monde moderne les Français
sont encore les représentants éminents et peut-être les
NOTE SUR M. DESCARTES SQI
seuls de la race chevaleresque, (ainsi rigoureusement
définie), et que les Allemands sont les représentants émi-
nents, et peut-être les seuls, de la race de domination.
Et c'est pour cela que nous ne nous abusons pas quand
nous croyons que tout un monde est intéressé dans la
résistance de la France aux empiétements allemands. Et
que tout un monde périrait avec nous. Et que ce serait
le monde même de la liberté. Et ainsi que ce serait le
monde même de la grâce.
Jamais l'Allemagne ne referait une France. C'est une
question de race. Jamais elle ne referait de la liberté,
de la grâce. Jamais elle ne referait que de l'empire et de
la domination.
Quand les Français disent qu'ils se taillent un empire
colonial, il ne faut pas les croire. Ils propagent des libertés.
Quand Napoléon croyait qu'il avait fondé un immense
empira, il ne- faut pas le croire. Il propageait des libertés.
Veillons au salut de l'empire. Cet « empire » était un système
de libertés. On s'en est bien aperçu depuis. Tous les
peuples qui ont refoulé r« empire» ont mis cent cinquante
ans à ne pas même réussir à reconquérir quelques-unes
des libertés que 1' « empire » apportait sans y prendre
garde, dans les fontes de ses lanciers, dans les cantines
de ses vivandières.
Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'avec tout l'appareil
de l'empire les Allemands n'en aient pas fait plus que
nous, dans le misérable désordre de notre liberté. Il faut
qu'il y ait dans cette malheureuse liberté un grand secret.
Une vertu. Une grâce. Une force merveilleuse. Un ( autre)
ordre.
Je ne dis pas que nous valons mieux que les autres.
392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous sommes une race. Et ils sont une certaine autre
race. Nous sommes hommes. (Nous sonlmes pécheurs).
Nous ne sommes pas toujours de bons maîtres. Nous
sommes toujours de mauvais dominateurs.
Nous qui subissons tous les despotes, surtout quand
ils sont populaires, nous sommes, de race, des hommes de
liberté. C'est un bien unique, uniquement précieux. Les
Allemands, qui ont été des siècles sans fonder leur empire,
et qu* ne l'ont refondé que sur nos ruines, et il y a qua-
rante-quatre ans, sont, de race, et ont toujours été, des
hommes d'empire.. Le saint empire romain germanique.
Et c'est encore pour cela qu'aucune véritable philo-
sophie de la liberté ni même aucune véritable pensée de
liberté n'a jamais pu naître en Allemagne. Ce qu'ils
nomment liberté c'est ce que nous nommons une bonne
servitude. Comme ce qu'ils nomment sociaHste c'est ce
que nous nommons un pâle centre gauche. |
Et ce qu'ils nomment révolutionnaire c'est ce que nous
nommons par ici un bon conservateur.
Et c'est encore pour cela qu'une philosophie comme la
philosophie bergsonienne, essentiellement libérale et
libertaire, et non pas seulement par système mais de cœur
et de race, ne pouvait naître qu'en français et en terre
et en culture françaises. La liberté française pouvait seule
avoir un cas, qui serait la hberté bergsonienne. Et c'est
aussi pour cela qu'elle est tout ce qu'il y a de plus opposé
à la pensée allemande. (Je dis la pensée bergsonienne et
la liberté bergsonienne).
Quand on voit l'immense appareil de l'empire, on croit
que l'univers en sera écrasé. Quelle sottise que de se battre
autrement que pour gagner. Et comme celui qui se mesure
NOTE SUR M. DESCARTES 393
doit être la proie de celui qui ne pense qu'à dominer.
Quand on voit dressé l'immense appareil de l'empire,
quand on compare elles-mêmes ces deux races de la guerre,
celle qui compare et celle qui domine, celle qui combat
et celle qui vainc ; quand on mesure ces deux systèmes,
celui qui mesure et se mesure et celui qui domine, et d'un
côté ces immenses bureaux de commandement, et de
l'autre côté tant de désordre, on est convaincu que la
domination a depuis longtemps exterminé la liberté.
Et que celui qui domine a depuis longtemps dominé
celui qui (se) mesure. Et que celui qui vainc a depuis
longtemps vaincu celui qai combat. Comment n'en serait-
il point ainsi. C'est mathématique. Les forces que l'autre
emploie à se mesurer, il ne les a plus pour dominer. Les
forces qu'il emploie à se battre, il ne les a plus pour vaincre.
Les forces qu'il emploie à être juste, il ne les a plus pour
être fort. Il est mathématiquement diminué d'autant. Et
lui qui livre la lutte pour l'honneur dans un monde où
tout le monde livre la lutte pour la vie, comment n'aurait-
il pas, et depuis longtemps, et depuis toujours, disparu de
la face de la terre.
Evidemment c'est un problème. Et je dirai que c'est
un mystère. En fait celui qui se mesure a quelquefois été
trouvé plus grand. Et il a quelquefois dominé. Celui qui se
bat a quelquefois vaincu celui qui vainc. Celui qui a voulu
être juste a quelquefois été trouvé plus fort. L'empire
a quelquefois écrasé la hberté. Par ses moyens à elle la
liberté a constamment travaillé l'empire.
Comment celui qui perd son temps, ses forces à se
modeler pourrait-il tenir le coup contre celui qui ne pense
qu'à frapper. Le fait est seulement qu'il a tenu le coup et
394 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que la première race de la guerre n'a jamais été exterminée
par la deuxième et que le premier système du monde,
qui est le système de comparaison, n'a jamais été exter-
miné par le deuxième système, qui est le système de
l'extermination. Il faut qu'il y ait dans la liberté, dans la
justice, (et peut-être dans la vérité), un secret de force, une
vigueur propre, un jaillissement, une espérance et pour
tout dire une grâce et un secret de destination. De tout
temps, les deux races de la guerre se sont mêlées et
démêlées, de tout temps elles se sont liées et déliées, de
tout temps les deux systèmes se sont mordus et démordus
sans qu'on puisse dire que l'un ait jamais éliminé l'autre.
Et même dans les temps modernes...
QUATRIÈME FRAGMENT
Tant que l'on parlera le langage français Corneille
demeurera le poète de ce noble jeu. Du système et delà
race pour qui toute vie même et toute action et toute
conduite est un exercice et comme une application de ce
noble jeu. Tant que le français sera parlé et plus tard
peut-être aussi longtemps que le français sera lu et sera
la troisième langue classique Corneille sera et le théoricien
et le philosophe autant que le poète du noble jeu. Je dis
le théoricien et le philosophe car nul poète autant
que lui n'a été heureux sur ce point, nul poète autant que
lui n'a réussi à inclure dans la poétique, sans porter
atteinte aux formes de la poétique, les déroulements et
les formules même de la pensée. Nul n'a été aussi astreint,
NOTE SUR M. DESCARTES 395
aussi exact, aussi heureux dans les approfondissements et
dans les perspectives et dans les échelonnements de la
pensée tout en demeurant poète et lui-même et ferme et
heureux dans les formes de la poétique. Et non seulement
dans la tragédie où l'on croit que c'est plus facile et où ça
semble peut-être plus indiqué, mais, et autant, dans la
comédie même, qui signifie plus, étant sans appareil.
La même tendresse secrète et la même noblesse et la
même ardente et ferme jeunesse qui anime et soulève et
peuple le Cid anime aussi et soulève et peuple également
le Menteur. C'est le même poète et c'est le même être et
la même grandeur sur deux plans parallèles. C'est la
même pièce et la même poétique sur deux plans conjoints.
Et la comédie même prouve plus ; justement parce qu'elle
est la comédie. C'est la même pièce qui se joue deux fois,
une fois sur le plan du tragique et une fois sur le plan du
comique et jamais on n'avait vu si évidemment à quel
point le tragique et le comique sont deux plans parallèles
conjoints du même art, classique, du même être, des
mêmes hommes, du même temps. Et il est merveilleux
de considérer à quel point le Menteur n'est pas la comédie
du Menteur, ni du menteur, ni du mensonge. Et à quel
point elle est uniquement la comédie de l'honneur et de
l'amour (et un peu aussi du hasard).
Le Menteur est la comédie de l'honneur et de l'amour
comme le Cid en est la tragédie et comme Horace est la
tragédie de l'honneur et de l'amour et comme Cinna est
la tragédie du pouvoir et comme Polyeucte est la tragédie
de la foi (et en deuxième de l'amour).
Car il faut bien s'entendre quand on dit, (avec les con-
temporains de Corneille et avec Corneille lui-même),
396 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(mais il était pour lui-même un assez mauvais contem-
porain), que toute tragédie de Corneille présente un conflit
entre la passion et le devoir, conflit qui se termine tou-
jours par le triomphe du devoir. Lui-même il parlait ainsi
et il en convenait, mais c'était un être qui manquait
essentiellement d'orgueil, de l'orgueil le plus juste, et qui
défendait mal son œuvre devant les critiques, et qui
défendait mal son génie devant les contemporains, et qui
rendait les armes, et qui condescendait volontiers, et
qui disait comme eux. Quand il déclarait, comme les
autres, et peut-être avant les autres, que sa tragédie
était, représentait un conflit du devoir et de la passion,
et qu'il donnait à entendre et même quand il disait que
4e devoir triomphait et devait toujours triompher de la
passion, et quand il donnait à entendre et même quand il
disait que le devoir est une grandeur et une, noblesse et
que la passion est une faiblesse et certainement une
bassesse, il s'appHquait à être de son temps et à parler le
langage de tout le monde. Il s'appliquait à parler le lan-
gage de son siècle. Et de tout son siècle. En un mot il
s'appliquait à parler cartésien.
Et même très sincèrement, parce qu'il manquait
d'orgueil, à être cartésien.
C'est pourtant l'entendre bien mal, à la fois inexacte-
ment et faussement, que de se représenter son génie et
son œuvre uniquement comme le théâtre d'un conflit
entre le devoir et la passion, conflit où le devoir, grandeur
et noblesse, triomphe finalement de la passion, faiblesse
et bassesse. Le dirai-je, c'est un peu une conception à la
Hugo, antithétique. C'est dire combien elle est arbitraire,
artificielle, mécanique et raide. Et c'est encore l'entendre
NOTE SUR M. DESCARTES 397
plus mal, c'est-à-dire vraiment beaucoup mal, si on donne
et à ce mot devoir et à ce mot faiblesse le sens des mora-
listes.
La réalité, ici encore, ici toujours, est beaucoup plus
saisissante et beaucoup plus profonde. On nous fera
difficilement croire que l'amour de Chimène et que
l'amour de Rodrigue soit une faiblesse, (et l'amour de
Pauline), et on nous fera encore plus difiûcilement croire
que c'est une bassesse. C'est qu'en réalité le conflit dans
Corneille ce n'est pas un conflit entre le devoir, qui serait
une hauteur, et la passion qui serait une bassesse. C'est
un débat tragique, (et une fois comique, mais nous avons
assez vu que c'est de la même famille), entre ime grandeur
et une autre grandeur, entre une noblesse et une autre
noblesse, entre l'honneur et l'amour.
D'un côté ce n'est pas la morale, cette invention. C'est
infiniment plus et infiniment autre : c'est l'honneur. Et
de l'autre côté ce n'est pas la passion, cette faiblesse.
C'est infiniment plus et infiniment autre : c'est l'amour.
Allons plus loin, entrons, pénétrons plus avant. Ce
débat tragique, (et une fois ce débat comique), n'est point
uii débat disparate et il n'est point un débat inégal. Il
n'est point un débat boiteux. Il n'est point un débat
impair. Il n'a pas lieu, il ne se produit pas entre des
grandeurs décalées, entre des grandeurs qui ne seraient
pas du même ordre, car cette noblesse est de même ordre
que cette noblesse, et cette grandeur est de même ordre
que cette grandeur.
L'impair, ce serait la préface de Cromwell. Tragique et
une fois comique, (mais c'est le même), la poétique de
Corneille est esssentiellement paire. Elle est essentielle-
39^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ment à égalité. Et c'est en ce sens qu'elle est essentielle-
ment une poétique du noble jeu.
L'impair, le décalé, le porte à faux, c'est le romantisme
même, c'est le secret du romantisme. Et ce n'est pas un
secret bien malin. C'est un bien pauvre secret. C'est un
secret de mécanique et c'est un secret de raideur. Le
beau secret, le profond secret du classique, (et jamais et
nulle part il n'est aussi beau et il n'atteint aussi profondé-
ment que dans Corneille), le secret du classique et éminem-
ment du cornélien c'est le pair et le comparable, c'est
le loyal et c'est que tous les mondes et que tous les êtres
y soient à égalité.
Sans doute c'est le débat (tragique, une fois comique,
toujours également poétique), sans doute c'est le débat
de l'honnein: et de l'amour. Mais c'est un débat essentielle-
ment pair et plus que pair, c'est un débat pénétré et com-
pénétré. Mutuellement lié. Mutuellement pénétré. Car,
et nous atteignons ici au secret même, au point de secret
de la poétique et du génie de Corneille : L'honneur est
aimé d'amour, l'amour est honoré d'honneur.
L'honneur est encore un amour et l'amour est encore un
honneur.
On n'entend rien au tragique et au comique et à la poé-
tique de Corneille si on n'y veut voir qu'un conflit pour
ainsi dire intellectuel et livresque entre le devoir pris au
sens des moralistes et la passion prise aussi au sens des
moralistes. Infiniment autre, infiniment plus grave et
plus réel est le débat et en même temps la déliaison et en
même temps la liaison. Il ne fait aucun doute que dans
Corneille l'honneur est aimé d'amour, et notamment dans
le Cid, où cela éclate, et quo l'amour est honoré d'honneur.
NOTE SUR M. DESCARTES 399
notamment dans le Cid, où cela éclate. Ni l'honneur n'est
estimé ou maigrement aimé d'une maigre estime et d'un
maigre amour de morale, s'il y a des amours de morale,
ni l'amour n'est honoré ou flétri d'un maigre et livresque
sentiment de morale ou d'immorale. Cela éclate dans le
Cid, où toute cette jeunesse, la plus belle et la plus jeune
jeunesse qu'on ait jamais mise en poétique, aime l'honneur
d'amour et comme un amour, honore l'amour d'honneur et
comme un honneur. C'est pour cela que Thonneur et l'amour
sont toujours présents l'un à l'autre ; et l'autre à l'un. C'est
pour cela que l'honneur et l'amour sont constamment
compénétrés, mutuellement pénétrés. C'est pour cela
aussi qu'ils peuvent constamment s'affronter et ensemble
jouer le noble jeu.
Il ne faut jamais croire un poète sur ce qu'il dit. Cor-
neille moins que tout autre. A cause de ce grand manque
d'orgueil, et qu'il en manquait plus que tout autre, et
par suite à cause de cette grande et admirable naïveté.
Pour lui plus que pour tout autre il faut faire attention
à ce qu'il a fait, et non pas à ce qu'il dit qu'il a fait. Il dit
qu'il a fait le conflit du devoir et de la passion. Mais il a
fait l'immense débat, l'immense haison et déliaison de
l'honneur et de l'amour.
L'amour est un plaisir, l'honneur est un devoir.
Ne l'en croyons pas. L'amour, (je dis dans son système
de pensée, dans son système de sentiment, et dans sa
poétique, et dans son système de la vie), l'amour est un
honneur, et l'honneur est aimé. Ou alors je dirai plus. Pour
ces admirables jeunes gens, près de qui tout est vieux,
près de qui tout est ridé, l'amour est un plaisir et l'honneur
400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aussi et l'honneur ensemble est un plaisir. Ou plutôt l'amour
est un plaisir et l'honneur ensemble est le même amour et
le même plaisir. Ils aiment tout, dans leur jeunesse,
ils aiment tout d'amour, et l'honneur plus que tout. Et ils
honorent tout, d'honneur, et l'amour plus que tout. Le
long et lent balancement élégiaque de ce que je nommerai
les demi-stances du Cid, c'est-à-dire de cet admirable
dialogue, de cet admirable couplet alterné entre Chimène
et Rodrigue, le seul morceau peut-être dans toute la
poétique moderne qui nous rende un écho de la pureté
antique, qui nous revaille, qui ait reporté jusque dans le
monde moderne les alternements de certains demi-
chœurs de la tragédie antique et de certains demi-dia-
logues entre le personnage et le chorège et le chœur et
un ou les deux demi-chœurs, cet admirable et parfait
balancement des demi-stances, (et il vaudrait peut-être
mieux dire des doubles stan es), plus profond encore et
plus pur et moins peut-être appareillé que celui des
stances n'est point ce balancement forcément un peu méca-
nique du devoir à la passion, et un peu extérieur. Ce n'est
point un balancement articulé du même à l'autre, ou
plutôt de l'autre à l'autre, forcément un peu brutal et
un peu apparent. C'est un balancement secret, douloureux,
béni, malheureux, heureux, un retour et un retour, un
balancement silencieux du même au même, de cet honneur
et amour nommé honneur, à cet amour et honneur nommé
amour.
Nous n'avons qu'un honneur. Il est tant de maîtresses,
dit le vieux don Diègue. Mais l'idée de Rodrigue, et l'idée
cornélienne, leur système d'être et leur système de pensée.
NOTE SUR M. DESCARTES 401
c'est premièrement que nous n'avons qu'un honneur,
deuxièmement que nous n'avons qu'une maîtresse,
troisièmement que c'est la même unicité.
Leur idée, leur système de pensée, c'est que la desti-
nation de l'amour est la même que la destination de
l'honneur. Aussi unique. .^
Il faut relire le Cid. Ou plutôt il faut le lire pour la
première fois, et nous-mêmes d'un regard inhabitué.
L'amour de Chimène et de Rodrigue pour l'honneur est
une des nourritures les plus profondes de leur propre
amour. Et leur amour est une nourriture profonde et une
offrande perpétuelle qu'ils font à l'honneur. Et l'honneur
qu'ils rendent à l'amour est encore une nourriture de
leur amour.
Il faut rehre le Cid. Il faut voir à quel point l'honneur
est entouré, à quel point l'honneur est un objet d'amour
et un objet de tendresse. Et il faut voir à quel point
l'amour est un. objet d'honneur.
C'est en ce sens, et non point au sens des critiques et
des historiens, et non point entre autres au sens de Cor-
neille critique, examinateur et historien, qu'il faut dire
que le Cid est la tragédie de l'honneur et de l'amour et
que le Menteur est la comédie parallèle et conjointe de
l'honneur et de l'amour. C'est en ce sens qu'il faut dire,
et seulement en ce sens que l'on peut dire que le Cid
est une tragédie héroïque et que parallèlement et con-
jointement le Menteur est une comédie héroïque. En com-
paraison du Menteur, toutes les comédies de MoHère (et
pourtant il est le plus grand génie comique qui soit jamais
apparu dans le monde) sont des comédies bourgeoises.
Je ne parle pas des Plaideurs qui en comparaison de l'un
26
402 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et de l'autre ne sont plus qu'une aigre et sèche et mauvaise
petite comédie de séminaire, faite pour être jouée le jour
de la distribution des prix.
C'est en ce sens, au sens d'un honneur et d'un amour
qui se nourrissent mutuellement, qui sont de la même
race-, de la même noblesse, de la même famille. Et qui
sont respectivement l'objet de cultes conjugués. C'est
en ce sens que le Cid est la tragédie du noble jeu comme
le Menteur est parallèlement et conjointement la comé-
die du noble jeu.
Tout est honneur et tout est amour dans Corneille et
tout est confrontation loyale et noble et beau et juste jeu.
Avant tout, que rien ne soit faussé. Que ce grand combat
constant se livre en pleine égalité. Que nulles chaînées ne
soient favorisées. Que nulles chances aussi ne soient frau-
duleusement diminuées. Le contraire de Corneille et ce qu'il
combat et vise et atteint diamétralement, ce n'est pas
la faiblesse, c'est la fraude. Voilà le seul ennemi, et le
honteux objet du seul bannissement. Mais alors d'un
bannissement total.
Ainsi se poursuivra dans la grande œuvre cornélienne
le perpétuel affrontement, la comparaison constante, la
constante confrontation des êtres et des vies, des per-
sonnages et des thèses. Dieu même est honnête homme
et devant Dieu la thèse de Dieu même ne sera point
avantagée. Ce qu'il y a de plus fort et de plus grand dans
Polyeucte, c'est certainement l'absence totale de fraude
pieuse ; et de cette exécrable dévotion frauduleuse.
C'est la poétique de la comparaison ; et de la compa-
raison parfaite. Dieu sera comparé, comme les autres ;
loyalement, comme les autres ; il sera comparé aux faux
NOTE SUR M. DESCARTES 403
dieux. Et il sera trouvé meilleur de la quantité juste, qui
est l'infini, mais de rien de plus. Et dans la composition
de cet infini si je puis dire il n'entrera pas un atome de
frauduleux.
Telle est la poétique de Corneille. Une immense et
constante comparaison loyale. Une immense et constante
comparaison de beauté. Une immense et constante com-
paraison de grâce et de force. Le combat de Rodrigue et
du comte étendu à tout le monde. Et à Dieu même. Le
combat de Dieu étendu à Dieu même. Et Dieu n'y sera
aucunement avantagé. C'est-à-dire qu'il n'y recevra
aucun avantage supplémentaire, aucun avantage fraudu-
leux, aucun avantage en plus si je puis dire de ses avan-
tages naturels qui sont les avantages de sa nature et de sa
grâce. Ce n'est pas lui qui a peur que Dieu ne soit pas assez
fort. Dans les combats. Dans les comparaisons. Ce n'est
pas lui qui ajouterait des preuves de l'existence de Dieu.
Qui en mettrait de trop, comme nos théologiens.
Ce n'est pas lui qui a peur que Dieu ne soit pas assez
bien comme il est.
Telle est l'éclatante et unique beauté de Polyeucte.
Ce n'est pas seulement que la pensée jaillisse pleine et
intacte dans la poétique et que la proposition demeure
pleine et intacte dans le vers. C'est que le saint et le
martyr et que Dieu même n'y reçoivent aucun accroisse-
ment frauduleux. Il ne leur en met pas de trop.
Voilà l'éclatante et unique beauté de Polyeucte. C'est
ce magnifique dévêtement du saint, du martyr et de
Dieu. C'est ce désarmement magnifique. Nul manteau de
vertu, de nos maigres vertus. Les Théologales seules.
Nul manteau de nos fausses vertus. Nul manteau magique.
404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les tenants de la bonne cause ne reçoivent nulle arme
frauduleuse, nul armement frauduleux. Il est si rare que
les tenants de la bonne cause ne reçoivent pas une mer-
veilleuse armure, c'est-à-dire une armure frauduleuse.
C'est-à-dire, il est si rare que les tenants de la bonne cause
n'aient pas peur.
CINQUIÈME FRAGMENT
Polyeucte mesure Sévère. Car sa propre sainteté est
fondée sur le dépassement et non sur l'ignorance de
l'héroïsme antique. Et son propre martyre est fondé sur
le dépassement et non sur l'ignorance de l'antique mar-
tyre. Et son Dieu est fondé sur le dépassement et non sur
l'ignorance et sur un certain mépris du monde.
Le système de pensée de Polyeucte n'exige pas que
Dieu méconnaisse et ignore et méprise sa propre création,
le monde sorti de ses mains. (En ceci encore il est tout
ce qu'il y a de plus contraire au système dévot).
De là cette humanité de Polyeucte, cette tendresse
fondue et ferme, et qui va croissant, plus il touche au
martyre. Il n'admire pas seulement Sévère, il ne l'aime
pas seulement. C'est plus :
Il regrette Sévère.
Et loin que son humanité s'oppose à sa sainteté (comme
dans le système athée et parallèlement et conjointement
dans le système dévot), on a l'impression au contraire.
NOTE SUR M. DESCARTES 405
on voit que la sainteté est tellement grande que partie
de l'humanité, fondée sur l'humanité elle se retourne et
que c'est encore elle qui nourrit l'humanité. Telles sont
les vraies saintetés et c'est à cela qu'elles se reconnaissent.
Elles sont contentes, elles débordent, elles en ont toujours
de trop. Plus il est saint, plus, et par cela même, il est bon.
Plus il est martyr, plus, et par cela même, il est humain.
La bonté, l'humanité, la sécurité, le sourire et l'aban-
donnement de ceux qui savent bien qu'ils en gagnent
pour les autres. »
Une espèce de bonhomie, familière. Et on ne sait quoi
dans l'héroïsme qui rejoindrait presque le comique. C'est-
à-dire le vrai héroïsme militaire français.
Les voici donc, Sévère et lui. Non point comme deux
rivaux, au sens grossier de ce mot. Non point même comme
deux émules, au sens de concurrence moderne de ce mot.
Mais comme deux beaux combattants. C'est toujours le
combat de Dieu. C'est même le combat de Dieu entre
celui qui tient pour Dieu et celui qui ne tient pas pour
Dieu. Et la pensée de Polyeucte c'est que celui qui tient
pour Dieu se tienne au moins aussi bien que celui qui ne
tient pas pour Dieu.
Chacun défendra sa cause dans son exactitude et dans
son plein. Chacun se présentera dans son exactitude et
dans son plein. Et la pensée de Polyeucte c'est que celui
qui se présente pour Dieu au moins ne se présente pas
plus mal que celui qui ne se présente pas pour. Dieu..
Polyeucte voit Sévère devant lui comme un beau com-
battant et comme Un beau partenaire digne de lui. Et
lui-même c'est bien le moins qu'il soit digne de l'autre.
406 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Polyeucte voit Sévère devant lui en combat, en com-
paraison avec lui. C'est bien le moins que chacun des deux
termes de la comparaison soit digne de l'autre. Et il
faut cela pour que le combat lui-même, pour que la com-
paraison elle-même soit digne de Dieu qui regarde. Et de
cette couronne des autres saints et des précédents martyrs
qui autour de Dieu regardent.
Devant de tels témoins, devant un tel juge du combat
comment donner un faux combat, comment livrer un
combat frauduleux. *
Devant de telles compétences, comment livrer un com-
bat inopérant.
A de tels spectateurs comment donner un spectacle
faussé, un spectacle truqué, comment présenter un spec
tacle frauduleux.
A de tels assesseurs, devant un tel juge du combat,
devant celui qui voit tout, devant celui qui pèse les impon-
dérables mêmes, devant un juge du camp, devant un
maître-du-camp juste comment ne pas donner un combat
juste, comment ne pas présenter une comparaison juste.
Il faut, pour Polyeucte, il faut que devant Dieu, c'est-
à-dire jusque dans les recoins les plus secrets de l'âme
et de l'être le combat soit intégralement loyal, que la
comparaison soit intégralement à égalité.
Il ferait beau voir que le tenant de Dieu présentât
l'ombre d'une pensée frauduleuse en face du tenant qui
n'est. pas de Dieu.
Pour Polyeucte, Sévère est un chevalier romain cl lui-
même Polyeucte est un chevalier chrétien. La loi de
NOTE SUR M. DESCARTES 407
chevalerie, la loyauté de chevalerie gouvernera donc tout
le combat, réglera toute la comparaison. Tl ferait beau
voir que dans un combat de chevalerie, dans une com-
paraison de chevalerie entre un tenant qui est de chevale-
rie et un tenant qui n'est pas de chevalerie ce fût le
tenant qui est de chevalerie qui manquât aux lois de
chevalerie, à la loyauté de chevalerie.
Polyeucte annonce ainsi, il annonce au troisième siècle
et dans Corneille il rassemble et résume et présente magni-
fiquement le système de pensée, la règle indéréglable qui
dans tous les siècles de chrétienté a gouverné pour
le chrétien la relation du chrétien au non-chrétien. C'est
la règle, c'est le système de pensée de la juste guerre, du
combat loyal, de la comparaison à égalité.
Cette règle éclate, comme il fallait s'y attendre, dans
les croisades. Au temps de Polyeucte il ne fallait pas que
le chrétien fût inférieur au païen même en honneur païen.
Au temps de la croisade il ne faut pas que le chrétien soit
inférieur à l'infidèle, il ne faut pas que le chevalier chré-
tien soit vaincu par le « chevalier » arabe même en honneur
infidèle. De là, cette comparaison d'honneur, cette joute
constante de courtoisie qui s'établit rapidement dans la
croisade entre tout homme de chevalerie franque et tout
homme de « chevalerie » musulmane.
Et tout ceci rentre dans l'immense règle générale de ne
pas scandaliser. Nolite scandalizare. Pour la même raison
qu'il ne faut pas scandahser les enfants, pour la même
raison il ne faut pas scandaliser aussi les païens et les
infidèles. Eux aussi ils sont des ignorants ; et par consé-
quent en un certain sens des innocents et en un certain
sens des enfants, car ils ne connaissent pas le vrai Dieu et
408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
par conséquent ils ne peuvent pas l'offenser et par consé-
quent ils ne peuvent pas pécher comme nous. Ils n'ont
pas cet affreux privilège de (pouvoir) pécher comme nous.
C'est tout le système d'un Polyeucte et sans parler d'un
Godefroy de Bouillon c'est tout le système d'un saint
Louis.
C'est tout le système de mesure, de pensée d'un
Polyeucte. Quand le chrétien est en présence du païen,
quand le chrétien entre en comparaison avec le païen,
(et il est toujours en présence du païen, il entre toujours
en comparaison avec le païen), il ne suffit pas que le chré-
tien vainque en lui-même et pour lui-même et dans son
système de mesure et de pensée. Il ne suffit même pas si je
puis dire qu'il vainque pour Dieu. Et devant Dieu.
Il faut encore en outre qu'il vainque pour l'autre. Il faut
encore qu'il vainque dans le système de l'autre. Polyeucte
ne se contentera pas à moins. Il faut qu'il vainqije aussi
dans l'honneur qui est dans le système de l'autre. Et
comme lui regrette Sévère, il faut, il veut que Sévère aussi
le regrette. Comme lui regrette que Sévère ne soit pas
chrétien, il faut, il veut que Sévère aussi regrette que
Polyeucte ne soit pas demeuré païen. Ce regret de
Polyeucte au cœur de Sévère, c'est le seul point vulné-
rable qu'il puisse y avoir dans le cœur de Sévère, ne
l'oublions pas, car c'est le seul point de recours que nous
y ayons contre l'habitude (et ici nous retrouvons les
irrévocables acquisitions du langage bergsonien, de la
pensée bergsonienne). (Et que nous ne pourrions point
pousser ainsi à fond ces analyses du cœur chrétien si un
Bergson aussi n'était point intervenu). Sévère est un
homme habitué à tout ; et par conséquent qui ne mouille
NOTE SUR M. DESCARTES 409
pas à la grâce ; et âur qui la grâce n'a aucun point de
prise. Sévère est un homme habitué à tout et notamment
à tout le païen et sur qui par conséquent le chrétien n'a
aucun point de prise, excepté qu'il n'est point habitué à
ceci, qu'il n'est point fait à ceci et que l'on voit bien qu'il
ne s'y fera jamais : qu'un homme comme Polyeucte soit
devenu chrétien.
Voilà le point d'inhabitude et c'est le seul que nous
ayons. Il veut bien que tout le monde soit chrétien. Il
est habitué à ce que tout le monde soit chrétien. Il n'est
pas habitué à ce que Polyeucte soit chrétien.
C'est pour lui une sorte de scandale (dans son système)
et ce point de scandale est aussi le seul point d'inhabitude
et ainsi le seul point vulnérable que nous ayons. C'est
le seul point d'ouverture et d'entrée et de pénétration.
C'est le seul point par lequel nous puissions espérer que
la grâce puisse passer jamais.
C'est ainsi aussi notre seul point d'espérance.
Et ici nous retrouvons cette diamétrale contrariété de
l'espérance à l'habitude.
C'est proprement un scandale à l'envers, un scandale
dans le bon sens. Le scandale était précisément ceci,
consistant précisément en ceci : une rupture de
l'habitude, un point, une rupture par intercalation
d'inhabitude.
Un scandale ainsi à l'envers, un scandale dans le bon
sens est ainsi une des formes mêmes, et une des plus fré-
quentes, et une des essentielles, de l'éclatement de la
grâce.
Si, l'habitude est ce qui introduit l'amortissement de
la grâce, le scandale à l'envers, le scandale dans le bon
410 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sens est ce qui rompt cet amortissement, étant ce qui
rompt cette habiude.
Ainsi le scandale à l'envers, le scandale dans le bon sens
est tantôt le point d'éclatement même de la grâce, tantôt
le point de pénétration que pour on ne sait quelle intro-
duction ultérieure elle s'est réservé.
Il ne suffit pas à Polyeucte qu'il vainque Sévère en
réalité. Il ne suffit pas qu'il vainque Sévère en honneur
dans la réalité spirituelle et en lui-même et devant lui-
même et devant les autres saints et devant les précédents
martyrs et devant Néarque et devant Dieu.
Il veut encore, il faut encore qu'il vainque (en honneur)
Sévère devant Sévère lui-même et dans le système de
Sévère. Il faut que Sévère garde au flanc ce point de
blessure, il faut qu'il emporte ce point d'inquiétude et ce
point de mémoire, ce point d'inhabitude et ce point de
scandale que Pol^'^eucte est chrétien et qu'il a été vaincu
en honneur par un chrétien.
Car si tout point d'inquiétude coïncide avec un point
d'inhabitude, c'est parce que les surfaces mêmes de la
quiétude viennent en coïncidence avec les surfaces mêmes
de l'habitude.
Tout point d'inhabitude est un point d'inquiétude.
Toute plaine d'habitude est une plaine de quiétude.
Or Sévère ne peut compter que dans le système de
compte de Sévère. Sévère ne peut mesurer que dans le
système de mesure de Sévère. Autrement il serait converti,
lui-même, il serait chrétien, il serait avec Polyeucte et
non pas en face de Polyeucte et le problème ne se poserait
plus.
NOTE SUR M. DESCARTES 4II
Il ne serait plus en comparaison avec Polyeucte. Il
serait en communion avec Polyeucte et le problème ne se
poserait pas.
Or, on pense bien que ce n'est pas Corneille qui
escamoterait un problème, ou qui en maquillerait les
données. Ou qui Tétoufferait. Tout l'en garde, et ce génie,
que nous avons dit, et cette intelligence, que nous avons
dite, et ce système de totale loyauté qui est ce même dont
nous parlons.
Pour que la comparaison ne soit pas truquée, pour que
la dif3&culté ne soit pas frauduleusement éludée, pour que
le problème demeure et soit présenté dans son exactitude
et dans son plein il faut que Sévère soit lui-même et natu-
rellement ne sorte pas du système de Sévère. Ni du système
de pensée, ni du système de mesure.
Dès lors pour que Sévère emporte ce point d'inquiétude
et ce point de mémoire, ce point d'inhabitude et ce point
de scandale, pour qu'il soit atteint au moins de cette
atteinte, pour qu'il soit touché au moins en ce point il ne
suffit pas que Polyeucte vainque Sévère devant Dieu,
il faut qu'il le vainque devant Sévère.
Disons-le rigoureusement : les mesures de Dieu, les
calculs de Dieu ne comptent pas pour Sévère. Autrement
il serait chrétien.
Le système de Dieu ne compte pas pour Sévère. C'est
le système de Sévère et il n'y a que le système de Sévère
qui compte pour Sévère.
Il ne suffit donc pas que Polyeucte vainque (en honneur,
en grandeur) dans les comptes de Dieu, il faut qu'il vainque
dans les comptes de Sévère.
Si l'on veut que Sévère emporte ce point d'insécurité.
412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
11 ne suffit pas que Polyeucte vainque dans le système
de Dieu, il faut qu'il vainque dans le système de Sévère.
C'est ce que j'ai dit je crois dans le Porche du mystère
de la deuxième vertu ou dans \e Mystère des saints Innocents,
que celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui
est aimé et qu'ainsi "Dieu même entre dans la dépendance
de celui qu'il veut gagner.
Quand le bon pasteur part à la recherche de la brebis
égarée, il entre dans la dépendance de la brebis égarée
et on peut dire que pour la trouver il se guide sur elle et
sur ses errements.
Celui qui cherche entre dans la dépendance de Celui qui
est cherché.
Celui qui veut gagner entre dans la dépendance de celui
qu'il veut gagner.
Ainsi, non seulement Polyeucte entre dans la dépen-
dance de Sévère, mais Dieu même entre dans la dépen-
dance de Sévère. Car il faut que Sévère ne s'en retourne
point indemne.
Il faut que Sévère ne s'en retourne point sans une cer-
taine blessure. En un mot il faut que Sévère ne s'en
retourne point comme il était venu.
Et non seulement eux mais tout le monde chrétien, il
faut que tout le monde chrétien entre ainsi dans la dépen-
dance du monde païen, car il ne faut pas que le monde
païen s'en retourne indemne et sans une certaine blessure.
Il ne faut pas que le monde païen s'en retourne comme
il était venu.
Il ne suffit pas que l'être même de Polyeucte vainque
en lui-même et devant lui-même et devant Dieu. Il
NOTE SUR M. DESCARTES 413
faut que l'image de Polyeucte vainque dans l'esprit de
Sévère. Sévère ne peut pas connaître Polyeucte lui-même.
Il ne peut pas connaître l'être de Polyeucte. Autrement,
il serait chrétien. Car connaître ici c'est connaître en com-
munion. Il ne peut connaître qu'une certaine image de
Polyeucte. Celle qu'il a. Et c'est une image païenne.
Polyeucte tient extrêmement à ce que cette image
(païenne) de lui soit une haute image et une image de
grandeur et une image d'honneur et pour Sévère et dans
Sévère l'image de celui qui l'a vaincu en un honneur même
païen. C'est dans le jeu même de Sévère qu'il faut que
Polyeucte gagne. Car Sévère ne comprend pas l'autre jeu.
Et pour qu'il se rende compte que Polyeucte gagne et que
Polyeucte vainc il faut que ce soit dans son système de
jeu que Polyeucte gagne et que Polyeucte vainque.
C'est le système et c'est la théorie même de l'image.
Nulle sûreté de conscience, même intégrale, ne suffit à
Polyeucte. Il ne suffit pas qu'il soit sûr de soi, conscius
'sui, et qu'il ait intégralement raison avec lui-même. Il
ne suffit pas même qu'il soit de Dieu c'est-à-dire du juge-
ment que Dieu porte sur lui et de la connaissance que Dieu
a de lui. Il faut encore qu'il soit sûr d'un jugement infirme
parce que c'est tout de même un jugement d'honneur.
Et il faut encore qu'il soit sûr d'une connaissance inexacte,
imparfaite, transposée, parce que c'est tout de même une
connaissance d'honneur. Il ne lui suffit pas qu'il ait
intégralement raison avec lui-même. Il ne lui suffit
même pas qu'il ait intégralement raison avec Dieu. Il
faut encore qu'il ait raison devant celui-ci, qui ne s'y
connaît pas, parce que celui-ci est tout de même un
homme d'honneur.
414 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il ne suffit pas que dans l'adoration et le martyre il
donne à Dieu tout son être. Il faut encore que dans la
conversation, (et aussi dans Tadoration et le martyre),
il donne de lui une certaine image à ce grand païen.
Il ne suffit pas que dans le chrétien il donne tout. li
faut encore que dans le païen il donne autre chose, une
image.
Singulière situation. Le plus ne suffit pas. Il faut y
ajouter le moins.
Il ne suffit pas qu'il vainque pour Dieu, qui s*y connaît
peut-être. Il faut qu'il y ajoute qu'il vainque aussi pour
cet autre, qui n'est qu'un homme d'honneur.
A une connaissance absolue il faut qu'il ajoute. A une
connaissance parfaite il faut qu'il ajoute. Quoi. La con-
naissance imparfaite, la connaissance inexacte, la con-
naissance infirme, la noble connaissance qu'aura de lui
cet homme d'honneur, ce païen.
Il ne suffit pas que le monde chrétien révèle son être
et donne le plein de son amour et de son être devant
Dieu. Il faut aussi qu'il donne une certaine haute image
de lui au monde païen.
CHARLES PÉGUY
415
JOURNAL SANS DATES
CONVERSATION AVEC UN ALLEMAND
QUELQUES ANNÉES AVANT LA GUERRE
Je voudrais que l'on ne se méprît pas sur le sentiment
qui me fait donner ici ces notes. Je les crois d'un certain
intérêt psychologique ; mais, bien que quelques traits de la
figure de B. R. accusent une inquiétante ressemblance avec
ceux que certains nous baillent aujourd'hui pour les plus
marquants de la race germanique, je doute qu'il soit pru-
dent de s'attacher trop à leur valeur représentative. Libre
au lecteur de généraliser ; je n'ai fait ici, d'après nature,
que le portrait d'un individu, à une époque oii aucune des
considérations ne pouvaient intervenir, qui risquent aujour-
d'hui de fausser un peu notre peinture. Je transcris ces
notes, sans y rien changer, telles que je les pris en juin 1904
le lendemain du jour de cette unique rencontre.
A. G.
Dans le hall de l'hôtel, où j'arrive très exactement à
l'heure dite, B. R. m'attendait depuis une demi-heure déjà ;
assis en face de la porte, il tenait ostensiblement à la
main, pour m'aider aie reconnaître, l'enveloppe du message
par lequel je lui avais donné rendez-vous. Je m'avançai
incertain dans le hall. Je vis aussitôt cette figure glabre,
comme passée au chlore, ce corps trop grand pour qui
tous les sièges sont bas... Je souhaitai ardemment que
ce fût lui. C'était lui. Von M. n'avait pas exagéré son
élégance. B. R. était parfaitement mis, paraissait plus
4l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
anglais qu'allemand, et je ne m'étonnai point lorsque, un
peu plus tard, il me dit que sa mère était anglaise.
Je l'emmène au restaurant de l'hôtel terminus. La con-
versation d'abord un peu traînante au début du repas,
bientôt s'anime. B. R. parle cependant avec une extrême
lenteur, cherchant ses mots, ou même ses idées, mais très
correctement, sans accent. Vers la fin du jour il m'a dit :
— Monsieur Gide, il faut que vous compreniez qu'en
allemand je ne parlerais pas plus vite. Je ne peux plus
parler vite, à présent.
Il sort de prison; je le sais, mais il croit que je n'en sais
rien ; cache admirablement une légère inquiétude lors-
qu'il apprend que Von M. m'a parlé de lui. Il retourne à
Bonn le soir même ; il vient donc à Paris tout unique-
ment pour me voir.
— Qu'est-ce qui vous a fait désirer me connaître ?
^- Brusquement, dit-il, quand, dans votre Immora-
liste, je suis arrivé au passage où Moktir vole une paire de
ciseaux et où Michel, qui l'a vu faire, sourit.
Un grand silence, puis très lentement :
— Monsieur Gide. Est-ce que vous savez que... je
sors de prison ?
A voix très basse et lui prenant la main :
— Oui, je le sais.
Quand ma main touche la sienne, il s'exalte un peu,
et d'une voix à peine un peu plus chaude :
— Mais vous savez que j'en suis sorti seulement depuis
quatre jours.... et que j'y suis resté quatorze mois...
— Je croyais trois mois seulement.
— Depuis ces quatre jours, je n'ai pas encore dormi.
— Vous semblez extraordinairement fatigué.
JOURNAL SANS DATES 417
— Ces derniers temps de prison, je ne pouvais presque
plus manger... par contraction nerveuse, et tenez, mon
menton... A ma sortie de prison, ma femme m'attendait ;
pendant une demi-heure je suis resté sans pouvoir lui
parler, contracté, sans pouvoir articuler une parole...
La fatigue à la fois et la surtension de tous ses traits,
le tremblement de ses muscles.
— Mais à présent j'ai absolument besoin de parler. En
Allemagne je ne peux plus parler à personne ; c'est à vous
que j'ai besoin de parler ; à ma femme ce n'est pas la
même chose. Quand je lui ai dit mon intention d'aller
vous voir, elle m'a approuvé ; m'a tout de suite dit que
je devais partir. Je serais même venu plus tôt, mais,
avant de partir, j'ai voulu essayer de parler, de m'ex-
pliquer avec l'ami qui... avec celui... enfin...
— Qui vous a fait condamner.
— Oui, n'est-ce pas? Je savais bien que, si je lui avais
demandé cette somme, il me l'aurait donnée tout de suite ;
mais... il n'a pas compris pourquoi j'avais agi ainsi... Je
voulais lui expliquer... oh! non pas pourquoi je... mais qu'il
n'auirait pas dû exiger cette condamnation... parce que, en
cinq ans je savais que je pourrais payer toute ma dette ;
mais à condition qu'on me laisse de quoi vivre d'ici là.
— Et qu'a-t-il répondu ?
— Il a sonné son domestique pour me faire mettre à
la porte.
Un silence ; il reprend avec un peu plus d'animation :
— Oui, en cinq ans, je sais que je pourrais tout payer,
avec mes traductions et mes livres ; mais ils ont mis inter-
diction sur tout ce qui pouvait me rapporter. Je suis forcé
maintenant de faire paraître sous la signature de ma femme
37
4l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU SOUS des noms d'emprunt. Je suis un terrible travailleur.
Savez-vous bien qu'en prison, pendant ces quatorze mois
j'ai traduit quarante volumes. Toute la correspondance de
Flaubert, Bouvart et Pécuchet, tout Wells, quatre volumes
de Meredith, trois de Quincey, les deux vôtres enfin.
— Comment ! vous les avez déjà traduits ?
— Complètement. Ma femme les lit à présent. J'ai
toujours eu une énorme puissance de travail. A
seize ans, j'ai perdu mon père ; c'était un très riche
industriel du Mecklembourg qui, l'année de sa mort, se
ruina complètement. Ma mère et mes trois sœurs n'eurent
pour vivre que l'argent que je gagnais avec mes leçons.
Il faut vous dire qu'à seize ans j'avais exactement le
même aspect physique qu'à présent. (Cela n'est pas beau-
coup dire, car aujourd'hui, à vingt-six ans, il en paraît
à peine vingt-deux.) Les parents de mes élèves ne savaient
pas, ne soupçonnaient pas mon âge. Des leçons de grec,
de latin, de français, d'anglais; j'ai donné jusqu'à quatre-
vingts leçons par semaine. Et ajoutez que je ne savais ni
latin, ni grec; latin et grec j'ai dû les apprendre tout en
donnant mes leçons. Je suis, pour le latin et pour le grec,
un... comment dites- vous... un autodidacte, n'est-ce pas ?
— Vous avez trois sœurs ?
— J'en avais neuf, et je les ai perdues. Toutes sont
mortes de...
Il cherche et dit en allemand : Eklampseien.
— Moi, je suis le dixième enfant. Le D' X... qui
est très célèbre en Allemagne prétend que si j'ai réchappé,
c'est que, seul, je n'ai pas été nourri par ma mère... Cela
ne vous ennuie pas que je vous parle ainsi de ma famille ?
Oui, ma mère a vu mourir ses neuf filles, ou du moins...
JOURNAL SANS DATES 419
je lui ai caché la mort de la dernière, qui était mariée en
Amérique ; ma mère était à ce moment très malade elle-
même et, quelques semaines plus tard, je l'ai perdue.
— Vous aviez quel âge ?
— Dix-huit ans.
— De sorte qu'à présent vous êtes seul.
Il répète machinalement : « Oui, seul », puis reprend :
— Ma mère était une femme admirable. Tout ce qu'il
y a de bon sur la terre, oui, de grandement bon, elle l'avait.
Je ne peux penser à elle sans larmes.
Je le regarde machinalement ; ses yeux sont parfaite-
ment secs.
— A son lit de mort elle m'a dit : « Kind, dass du stolz
hleihe ))i, puis elle s'est tournée vers une amie qui l'assistait
et lui a murmuré : « Ich furchte es gehe schlecht mit ihm ))-.
— Est-ce que quelque chose en vous pouvait lui faire
pressentir...
— Rien encore.
Un long silence. Puis :
— Il faut que je vous avertisse. Monsieur Gide, que
je mens constamment.
— De cela aussi Von M. m'avait averti, lui dis-je.
— Oui, mais il n'a jamais compris la valeur de mes
mensonges. Je voudrais vous faire comprendre ; ce n'est
pas ce que vous croyez... J'éprouve le même besoin de
mentir et la même satisfaction à mentir qu'un autre à
montrerlavérité... Non, ce n'est pas ce que vous croyez...
Tenez par exemple : quand quelqu'un entend un bruit subit à
son côté, il tourne la tête (Il me saisit le bras) : moi pas I
I. « Enfant, puisses-tu rester fier. »
^. « Je crains bien qu'il ne tourne mal. »
420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU quand je la tourne, c'est volontairement : je mens.
— Quand avez-vous commencé à mentir ?
— Sitôt après la mort de ma mère.
Un silence :
— C'est le mensonge qui attache à moi ma femme ;
c'eît mon extraordinaire faculté de mentir. Quand elle l'a
sentie, elle a quitté pour moi son mari, son enfant; elle a
tout quitté pour me suivre. J'ai d'abord voulu l'aban-
donner ; puis j'ai compris que je ne pouvais pas me passer
d'elle : c'est avec elle que je mens le plus volontiers. Par-
fois cela amène entre nous des scènes terribles. Mais c'est
toujours le mensonge qui à la fin est le plus fort. Ce
soir je pars la rejoindre ; nous devons nous marier
dans deux mois. D'ici là nous allons vivre en Suisse ;
en rentrant je vends tout ce que j'ai et tous deux nous
vivons pour cent francs par mois.
Le déjeuner est fini ; il m'offre une cigarette dans le
plus élégant étui que j'aie vu. J'admire aussi une boîte
d'allumettes, en argent ainsi que l'étui ; les moindres
objets qu'il porte sont d'un goût parfait, d'une élégance
sobre et cachée.
— Oui, dit-il, j'aime passionnément l'élégance. Mais tout
xela va être vendu. Oh! les vêtements que j'ai sur moi ont
été quatorze mois dans ma valise ; il y paraît un peu...
Nous nous levons de table.
— A quelle heure est votre train ?
— A minuit moins le quart ; c'est le seul qui ait des
troisièmes.
— Avez-vous quelqu'un à voir, quelque chose à faire
à Paris ?
JOURNAL SANS DATES 421
— Non, rien. Je suis venu uniquement pour parler avec
vous.
Craignant pourtant que la journée ne soit longue, je
lui demande si cela ne l'intéresserait pas de voir un peu
de peinture.
— Oh ! me dit-il, non ; pas encore. Tenez, si vous voulez
me faire plaisir, emmenez-moi aux Champs-Elysées.
Une voiture nous mène au bois, traversant le parc
Monceau.
En déjeunant, je le voyais de face. Je remarque, à côté
de lui, combien il est différent, de profil. De face, on
est séduit par son sourire presque enfantin; de profil,
l'expression de son menton inquiète.
Nous reparlons de sa prison.
— Elle a eu ceci de bon, me dit-il, qu'elle a supprimé
chez moi, complètement, tout remords, tout scrupule.
— Et maintenant que la société vous a frappé, vous
vous sentez tous droits contre elle...
— Oui, tous les droits.
— Lutter contre la société, cela est passionnant, mais
elle vous vaincra.
— Non. Je suis terriblement fort.
Il dit cela sans forfanterie aucune, avec une simple
conviction.
Au moins, pensai-je, en cas de demande d'argent (car
je garde une vague crainte qu'il ne soit venu à Paris pour
me taper), ma phrase est prête : Si je vous aidais, vbus ne
m'intéresseriez plus. Mais pour me mettre mieux en
garde, profitant d'un moment où il affirme son amour
de l'opulence :
— Moi pas, je vous l'avoue, ripostai-je ; bien qu'elle
422 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ne me déplaise point chez les autres. Je ne voudrais pas
être Byron ; mais j'aimerais de l'avoir connu...
Je sens qu'il m'écoute un peu moins, et pour le ressaisir :
— C'est par là que m'a tant intéressé votre première
plaquette (sur Oscar Wilde). Je crois très juste l'antago-
nisme où vous placiez la vie et l'art...
Il m'interrompt.
— Eh bien ! moi je ne trouve pas cela juste du tout.
Ou plutôt... si vous voulez... oui, il est dangereux pour
l'artiste de chercher à vivre ; mais c'est précisément parce
que, moi, je prétends vivre, que je dis que je ne suis pas
un artiste. C'est le besoin d'argent qui maintenant me
fait écrire. L'œuvre d'art n'est pour moi qu'un pis-aller.
Je préfère la vie.
— Mais, dis- je, dans votre brochure vous affirmiez pré-
cisément le contraire.
-^ Oui. Je mentais. Mais vous, vous mentiez donc en
écrivant les Nourritures... Tenez (et il étend le bras
dans un geste admirable) de seulement étendre mon bras,
j'éprouve plus de joie qu'à écrire le plus beau livre du
monde. L'action, c'est cela que je veux ; oui, l'action la
plus intense... intense,... jusqu'au meurtre... >
Long silence.
— Non, dis-je enfin, désireux de bien prendre position,
l'action ne m'intéresse point tant par la sensation qu'elle
me donne que par ses suites, son retentissement. Voilà
pourquoi si elle m'intéresse passionnément, je crois qu'elle
m'intéresse davantage encore commise par un autre. J'ai
peur, comprenez-moi, de m'y compromettre. Je veux dire
de limiter par ce que je fais, ce que je pourrai faire. De
penser que parce que j'ai fait ceci, je ne pourrai plus faire
JOURNAL SANS DATES 423
cela, voilà qui me devient intolérable. J'aime mieux faire
agir que d'agir.
— Jamais quelqu'un d'autre que vous n'agira comme
vous eussiez agi vous-même. Cela n'est pas la même chose.
Monsieur Gide, je voudrais vous dire encore quelque chose.
(Il hésite.) Je ne trouve pas les mots.
— Dites-le en allemand.
— En allemand je ne le dirais pas mieux. Depuis
longtemps je cherche les paroles. Non, je suis trop ner-
veux encore. Je ne peux pas. J'ai comme un poids
horrible sur la tête, et mon corps ne me fait plus l'effet
d'être à moi. Je vous ai écrit, sitôt hors de prison, une
longue lettre. Non, vous ne l'avez pas reçue. Avant de
vous l'envoyer je voulais... yous voir.
— ■ Est-ce moi qui suis cause, à présent, que vous ne
pouvez pas me parler ?
— Non, aujourd'hui, c'est inutile ; je ne pourrai pas
vous le dire.
La voiture rentre dans Paris.
— OÙ dois- je vous mener ?
— Puis- je vous demander un service d'ordre tout pra-
tique ? Il semble extrêmement hésitant et je recommence
à penser : C'est le moment de la tape. Mais non ;
simplement, il reprend :
— Savez- vous où je puis trouver du henné ?
Nous passons rue Saint-Honoré. Je le mène chez
le coiffeur PhiHppe. Et là, je lui dis adieu brusquement,
éprouvant qu'il est particuHèrement difficile de prendre
congé à 4 heures de quelqu'un qui vient de Cologne
exprès pour vous voir, et dont le train ne part qu'à
minuit. andré gide
424
REFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
LE MASQUE DE SHAKESPEARE ^'
M. Abel Lefranc rattache à bon droit ses deux derniers
volumes qui ont fait quelque éclat à toute la série des travaux
heureux de sa vie savante. Servi dans la découverte de l'inédit
par un véritable flair d'explorateur, il a fait son tributaire qui-
conque étudiera désormais Rabelais, Marguerite de Navarre
et Marot. Il faut espérer qu'il ajoutera à notre fortune les
découvertes Sur Molière auxquelles il fait allusion dans son
présent livre et qui sont restées jusqu'ici confinées dans son
enseignement. Sa méthode est une méthode historique et
érudite qui consiste à penser que les écrivains inventent
littéralement peu et s'inspirent constamment d'une réalité
contemporaine qu'il est possible de retrouver. Cette méthode
qu'appliquaient instinctivement et sans grande conséquence
au cours de leurs promenades archéologiques les Ampère et
les Boissier a fourni déjà à la science française et à l'exégèse
des grands auteurs un chef-d'œuvre, les Phéniciens et
I. Sous le masque de William Shakespeare, William Stanley,
F/e comte de Derby, par Abel Lefranc (Fayot). — L'Affaire
Shakespeare, par Jacques Boulenger (Champion).
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 425
l'Odyssée de Bérard, dont M. Lefranc a mérité que ses
Navigations de Pantagruel, de plan, d'intention et de résultat
analogues, fussent rapprochées.
Or, M. Lefranc, depuis le commencement de sa carrière,
songeait, nous dit-il, à étudier dans cet esprit l'œuvre
shakespearienne ou plutôt le mystère shakespearien. Rien
de plus dif&cile, le cas Shakespeare étant unique, privilégié
à rebours : il est impossible en effet d'établir un ordre satis-
faisant de rapports entre ce que nous savons de la vie de
Shakespeare et le contenu des trente-huit pièces qui portent
son nom, c'est-à-dire de la plus formidable explosion de vie
idéale qui soit sortie d'une tête pensante. Dès lors pour
le critique deux attitudes possibles : ou bien étendre considé-
rablement par des hypothèses nos connaissances sur Shakes-
peare et faire rentrer la composition de son théâtre dans le
lit commode de ces hypothèses ; ou bien transférer la paternité
de ce théâtre à un auteur dont la vie, les mœurs, la carrière
correspondraient au caractère de l'œuvre shakespearienne.
Le mystère y est tel que rien n'interdit a priori la seconde
méthode. Remarquons qu'il y avait déjà dans l'antiquité
une question térentienne analogue à la question shakespea-
rienne. Certains faisaient de l'esclave africain Térence le
prête-nom de Scipion et de Lelius, et Montaigne se déclare
de cet avis pour des raisons fort analogues à celles qui ont
fait attribuer le théâtre de Shakespeare à un membre de
l'aristocratie anglaise, lord Verulam, lord Rutland ou lord
Derby,
C'est pour défendre la cause de ce dernier que M. Lefranc
a écrit son plaidoyer. On ne saurait guère en effet employer
un autre mot. Très convaincu de la vérité de sa cause,
M. Lefranc la soutient d'un bout à l'autre avec une ardeur
verbeuse et combative d'avocat qui rappelle les argumen-
tations de Victor Cousin, pèse désagréablement pendant
toute la lecture de son livre et présente évidemment moins
426 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'élégance qu'une discussion sobre et circonspecte. Que les
lecteurs du Petit Parisien aient eu la primeur de la décou-
verte de M, Lefranc, je ne prétends ni m'en moquer comme
M. André Beaunier* ni en louer M. Lefranc comme M. Jacques
Boulenger. Je crois seulement que lorsque des savants vont
de cette façon au peuple le meilleur serait précisément de
trancher par leurs qualités propres de réserve scientifique
et de doute honnête sur le ton d'affirmation tumultueuse en
usage dans la grosse presse. Ceux à qui la vie militaire a' per-
mis de vivre pendant des années avec les lecteurs du Petit
Parisien peuvent affirmer que ces gens simples sont très
sensibles à la réserve, au sens critique dont pourra faire
preuve devant eux celui qu'ils jugent plus instruit. J'admets
fort bien avec M. Boulenger que « si l'on arrivait à captiver
les lecteurs du Petit Parisien par des controverses d'histoire
littéraire, cela ne pourrait que profiter aux bonnes lettres
et à la paix publique », mais à condition de les habituer
précisément par ces controverses à juger douteux ce qui est
douteux : excellente garantie de la « paix publique » dans
les affaires Dreyfus de demain.
Le bon Zola qu'est M. Lefranc avait été précédé par un
Bernard Lazare. La piste du véritable auteur des drames de
Shakespeare, William Stanley, fut découverte dès 1888 par
un érudit anglais, Greenstredt, qui produisit les textes
initiaux et dont M. Lefranc nous dit avec une nuance de
reproche qu'il « évite toujours les déclarations absolues et
insinue plutôt qu'il n'affirme ». M. Lefranc ne garde point
cette modération et l'on comprend que ses certitudes
tumultueuses aient agacé M. André Beaunier qui dans la
Revue lies Deux Mondes a couvert de fléchettes ses deux
volumes orange.
Préoccupé d'exposer son opinion ou plutôt sa certitude,
M. Lefranc — et c'est peut-être le plus grave reproche
qu'on puisse lui adresser — ne prend pas assez la peine de
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 42/
mettre son lecteur en mesure de contrôler cette opinion.
C'est en pareille circonstance qu'il faut étaler au bas de ses
pages toutes ses notes, toutes ses références. M. Lefranc le
fait en gros, non avec le détail qu'on attendrait d'un maître
de l'Ecole des Hautes Etudes, Mais enfin lui-même, tout en
af&rmant avec intransigeance, nous donne ses deux volumes
comme une contribution à une question ouverte, comme une
invite aux recherches. Tout cela sera mis au point plus tard.
Venons-en au vif de la thèse.
Elle croise deux argumentations : il est impossible que
William Shakespeare soit l'auteur de son théâtre ; cet auteur
est William Stanley, comte de Derby.
La première est la moins convaincante. Quand on lit le
livre où M. Sidney Lee a condensé tout ce que l'on sait ou
croit savoir sur la personne de Shakespeare, on s'aperçoit
que, les témoignages douteux et les hypothèses de M. Lee
éliminées, il ne reste, comme le remarque M. Boulenger, à
peu près rien de tout à fait certain. Un homme de Stratford
vient à Londres, appartient à une troupe de théâtre, la
fournit de pièces, écrit des poèmes, y gagne une petite for-
tune dont il va vivre dans son pays natal. Il y a des docu-
ments juridiques qui nous le montrent revendiquant
assez âprement ses droits et un testament qui ne mentionne
aucun livre parmi les biens qu'il laisse. Rien de cela ne montre
qu'il était capable d'écrire les pièces qui portent son nom,
rien ne montre qu'il en était incapable. « Il en était incapable,
dit M. Lefranc, parce que qu'il ne songeait qu'à l'argent, qu'il
avait une âme d'usurier ». (M. Lefranc, emporté par son ima-
gination combative, ajoute même qu'il était l'homme d'affai-
res le plus roué de son temps.) On a déjà objecté à M. Lefranc
que beaucoup de grands poètes ont pas mal aimé l'argent
et M. Beaunier a parlé à ce sujet de Victor Hugo. La Bruyère
s'étonne que Corneille ait écrit de si belles pièces, lui qui était
très lourd en société et qui ne s'intéressait à ses œuvres
428 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que par ce qu'elles lui rapportaient. Ce mot : « Je suis saoul
de gloire et affamé d'argent » est de Corneille ! Et puis, de
ce que les rares documents authentiques sur Shakespeare
sont des documents juridiques, faut-il conclure qu'il fut sur-
tout un homme d'affaires ? M. Lefranc tourne avec raison
en ridicule les critiques qui ont vu dans Hamlet une incar-
nation de Shakespeare. Il serait, au point de vue stratfordien,
amusant de le voir s'incarner en Shylock comme Henry
Monnier s' est incarné en Prud'homme qui ressemblait tant à
son auteur. Tant qu'on s'en tient à l'hypothèse stratfordienne,
la personne de Shakespeare reste un x, prête à toutes les ima-
ginations et le théâtre entier et l'auteur lui-même prennent le
nom d'une de ses pièces : Comme il vous plaira. On peut se
reposer, à la Montaigne, sur ce doute comme sur un mol
oreiller de rêves qui prolongerait, en une harmonie prééta-
blie le rêve enchanté des comédies shakespeariennes.
Quant à la seconde partie de l'argumentcifcon de
M. Lefranc, la partie positive, elle est impressionnante. Je
n'ai pas dissimulé l'attitude de défiance avec laquelle on
aborde le livre, la mauvaise humeur que donne à l'intel-
ligence critique le ton de M. Lefranc. Je reconnais d'autre
part qu'il était difficile à un homme de faire sans enthou-
siasme et sans passion de si curieuses découvertes. Les
concordances trouvées par M. Lefranc entre le théâtre
shakespearien et la carrière de William Stanley seraient
presque inexplicables si les pièces que Stanley était, comme en
fait foi le document certain des State Papers, occupé à
écrire pour des comédiens professionnels ne sont pas celles
de Shakespeare lui-même. Peut-être toutes les démonstrations
de M. Lefranc n'ont-elles pas la même valeur, mais celle qui
concerne Peines d'amour perdues reste assez troublante. Le
moment n'est pas venu de se prononcer. C'est aux critiques
anglais, plus habitués au maquis shakespearien que
M. Lefranc lui-même, qu'il appartient de passer son ouvrage
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 429
au crible. (M. Lefranc se réfère constamment par de longues
citations à des ouvrages français superficiels ou vieillis,
aux préfaces de Montégut, à Mézières. Un livre comme celui-
ci a dû souffrir d'être préparé en dehors de la salle de
travail du British Muséum.)
Si par hasard la thèse de M. Lefranc était acceptée par la
critique anglaise comme la plus vraisemblable, elle substi-
tuerait un mystère à un autre, le mystère Derby au mystère
Shakespeare. On se demanderait par quel miracle fabuleux
le secret a été, jusqu'à M. Lefranc, ou si l'on veut jusqu'à
Greenstedt, si bien gardé. Lord Derby a laissé publier une
de ses compositions musicales, sous son nom ; M. Lefranc ne
nous a encore laissé entrevoir aucune des raisons pour les-
quelles il aurait esquivé avec tant de soin la paternité de son
théâtre. (Il paraît nous les promettre pour un autre volume.)
Ce qui m'inquiète le plus, c'est que, d'après M. Lefranc lui-
même, ce secret n'aurait pas été tel que plusieurs contem-
porains du comte ne l'eussent connu. Dans l'Aétion du Colin
de Spenser, pris par certains critiques pour Shakespeare,
il voit lord Derby lui-même, et ses preuves sont d'une vrai-
semblance moyenne. Or Aétion nous est présenté par Spenser
comme un poète : « Sa muse, pleine de l'invention de hautes
pensées, sonne comme lui-même, héroïquement. » Spenser
connaissait donc lord Derby comme l'auteur des trois ou
quatre premières pièces de Shakespeare et de ses poèmes (ces
vers sont probablement d'après M. Lefranc de 1594 et, dès
1591, Spenser avait fait une allusion analogue). Il s'agit là
des débuts de lord Derby et de son factotum Shakespeare.
Pareillement, en 161 1, la Tempête, selon M. Lefranc, ne put
être composée et jouée sous le règne de Jacques I^r, ennemi
acharné des sorciers, que par quelqu'un qui était capable
« d'imposer cette œuvre et de briser les résistances et les
critiques qu'elle devait fatalement susciter », le comte de
Derby lui-même. (Rien pourtant ne nous prouve que Jac-
430 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ques 1er fût plus ombrageux en cette matière que Riche-
lieu qui laissa représenter le Cid en pleine année de Corbie,
en pleine action de la loi entre le duel, et qui se contenta
de susciter contre la pièce une critique académique analogue
à celle que Jacques I^^, auteur de la Démonologie, aurait pu
écrire lui-même contre la Tempête s'il l'avait jugé à propos.
Mais enfin, selon M. Lefranc, le secret de lord Derby était
percé à jour au commencement comme à la fin de sa carrière
dramatique, et lui-même paraissait porter son masque de
William Shakespeare non sur la figure, mais à la main. Com-
ment se fait-il qu'aucun document de l'époque ne nous en ait
rien révélé, autrement que par des allusions mystérieuses
(une sorte de Kutsch bertillonesque) qui devaient, pour
être traduites en clair, attendre trois cents ans la sagacité
de M. Lefranc ?
Si la thèse de M. Lefranc est exacte, ce document probant
finira bien par être trouvé. Après la riche moisson de vrai-
semblances colligée par un Français qui étudiait à Paris
au moyen d'une bibliothèque shakespearienne peut-être
un peu maigre, il serait impossible que des travailleurs
d'archives lancés, en Angleterre, sur cette piste, ne fissent
pas quelque lumière. Au cas où rien ne viendrait s'ajouter
aux probabilités inégales de M. Lefranc, il faudrait se résigner
à voir là contre sa thèse une preuve négative importante.
Comme il serait à souhaiter pourtant que cette thèse
fût exacte ! On le souhaiterait pour M. Lefranc dont l'ardeur
et l'ingéniosité mériteraient bien cette récompense. On le
souhaiterait pour la science française, rendant ici à la race
anglo-saxonne un service digne des poilus dont le sacrifice
lui vaut aujourd'hui l'hégémonie économique et politique
de la planète (le livre est dédié à la mémoire de l'aspirant
Jean Lefranc, tué à l'ennemi après les plus glorieuses cita-
tions) . On le souhaiterait surtout pour l'illustration des lettres
et pour la musique de la vie supérieure. Dans l'hypothèse
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 43I
Shakespeare, Shakespeare est une œuvre. Dans l'hypothèse
William Stanley, William Stanley est un homme, tout un
voile se déchire, et du haut en bas, dans une lumière à la
Rembrandt, un monde nouveafl de la vie intérieure apparaît;
comme dans Hamîet, les comédiens s'en vont, le monde réel
demeure. William Stanley, jeune voyageur cultivé qui revient
en Angleterre pour y être mêlé à la plus terrible tragédie
domestique (rien n'est plus frappant dans l'ouvrage de
M. Lefranc que les liens singuliers entre Stanley et Hamlet)
se crée dans les châteaux et les pavillons où il s'isole une
existence prodigieuse. L'aventure devient bien plus belle que
celle de Beckford. Un Derby peut mépriser, comme un Saint-
Simon, la gloire littéraire, en habiller comme Salluste ce
Ruy Blas de théâtre, son factotum Shakespeare. La vie réelle
il la trouve dans sa place et ses devoirs sociaux, et la vie idéale
dans ce monde de pensées et de songes, de poésie et de musique
dont il peuple ses œuvres et qui s'en vont parmi les hommes,
sur une scène de théâtre, tout détachés de lui et vivants pour
eux-mêmes, et partis pour te, vie éternelle. Il ne fait que
pousser un peu plus loin ce sentiment profond de tout grand
artiste qui ne s'intéresse plus à ses œuvres passées, les laisse
à leur destin, ne pense vraiment qu'à ses œuvres futures,
— cette nécessité aussi qui s'impose à tout créateur, lors
de toute création esthétique, de couper le cordon ombilical,
de dire à l'œuvre : c Va, lève-toi et marche, oublie-moi ».
Et l'œuvre a marché, l'œuvre l'a oublié. Mais l'œuvre,
après trois cents ans revient vers lui et lui tend son miroir,
et nous l'y reconnaissons. Les noms shakespeariens qui,
autour de la personne de William Shakespeare retombaient
impersonnels et mats, ici ils peuvent chanter, vibrer, s'unir
indéfiniment à une personnalité humaine. Ce solitaire de la
cour et des châteaux c'est Hamlet, c'est Jacques le Mélan-
colique, c'est Prospero. Prospero ! Quelle divination, alors,
lui aurait fait clore son œuvre par ce tableau de la magie
432 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
souveraine dans l'île solitaire, magie qui figurerait peut-être
les jeux de la magie poétique dans les pavillons
de son parc, studieux et peuplés de génies ! Et quel son
dans l'adieu de Prospero ! « Oui, voilà, grâce à votre aide,
jusqu'où mon art a pu porter sa puissance. Mais j'abjure
ici cette violente magie, et lorsque je vous aurai ordonné —
ce que je fais en ce moment — un peu de musique céleste
pour opérer sur les sens de ces hommes le but {sic,
traduction de Montégut citée par M. Lefranc) que je pour-
suis, but que ce charme aérien est destiné à me faire atteindre,
je briserai ma baguette de commandement, je l'enfouirai
à plusieurs toises sous la terre ; et plus avant que n'est encore
descendue la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux. »
M. Lefranc remarque que la Tempête, dernière pièce écrite
par William Stanley, figure en tête de l'édition in-folio
de 1623 (donnée par lui-même sous le nom de Shakespeare
et avec le portrait de Shakespeare au frontispice. Quand
M. Lefranc expUquera-t-il ces étrangetés ?) et en conclut qu'il
voulut faire de cette pièce « comme une introduction à son
œuvre, comme le programme, en quelque sorte, de sa con-
ception dé la vie et du monde. » Toute l'œuvre shakespearienne
prendrait alors un aspect vivant de symphonie unique
dans la littérature. C'est un nouveau monde vraiment que
M. Lefranc découvrirait à la critique.
Et je songe à la satisfaction qu'en recevrait ce problème
si attirant et si décevant des correspondances entre Montaigne
et Shakespeare ! Un familier de l'un et de l'autre ne saurait se
soustraire à l'idée d'un rapport fraternel et très mystérieux
entre leurs deux génies. Trop mystérieux ! Un Anglais
a écrit tout un livre pour cataloguer les réminiscences de
Montaigne dans Shakespeare. (La traduction de Florio
n'ayant paru qu'après les principales pièces de Shakespeare,
il a fallu supposer que celui-ci lisait le français ou bien avait
eu communication de la traduction manuscrite.) Mais un
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 433
examen attentif de. M. Villey, montaniste excellent, l'a
convaincu que toutes ces réminiscences étaient apparentes
et ne pouvaient se rapporter au texte des Essais qu'avec
trop de bonne volonté. Le seul passage de Shakespeare
authentiquement inspiré de Montaigne figure dans la
Tempête et il est peu important. Et cependant, comme on sent
que, pendant ces dernières années du xvi^ siècle, la terre ne
portait peut-être que deux têtes parfaitement et divinement
ibres, l'auteur des Essais et celui du théâtre shakespearien !
Que de ressemblances dans leur regard sur le monde et sur
l'homme ! Alors, on est particulièrement séduit par cette idée
que si l'hypothèse de M. Lefranc est exacte, Stanley, qui voya-
gait en Guyenne et en Navarre vers 1584, a pu voir Montaigne
à la fois dans sa gloire des Essais et dans son lustre de maire
de Bordeaux. Il a pu le rencontrer dans la vie de cour de
Nérac dont Peines d'amour perdues sont, selon M. Lefranc,
une transposition vraie jusqu'en les plus curieux détails.
Il a pu lire les Essais sur leur terre d'origine, boire chez
Montaigne lui-même le vin de sa récolte. Et surtout quel
rapport étonnant n'apparaîtrait-il pas entre les retraites
où s'épurent et se décantent ces deux sagesses, entre la tour où
Montaigne écrit les Essais et les châteaux où William Stanley,
de retour dans son pays, composera ses poèmes d'huma-
nité vivante ! D'invisibles fils de la Vierge relient ces deux
asiles, un mirage fond dans une même île de Prospère ces
deux solitudes. Qui sait si la sagesse même de Montaigne,
si le chapitre même de la Gloire n'a pas déterminé Stanley
à la vie secrète de son génie, à ce travestissement de son
œuvre } « Ce vice est ordinaire : nous nous soignons plus
qu'on parle de nous que comment on en parle, et nous est
assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en
quelque condition qu'il y coure ; il semble que l'estre
conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la
garde d'autruy... Il serait à l'aventure excusable à un peintre
28
434 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU autre artisan, ou encore à un réthoricien ou grammairien,
de se travailler pour acquérir nom par ses ouvrages ; mais
les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles-mêmes
pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et
notamment pour la chercher en la vanité des jugements
humains. »
C'est à ce beau rêve que me conduit M. Lefranc — et
à d'autres beaux rêves sans doute que j'aimerais voir monter
de la mer, un mois d'été où en songeant à William Stanley
je relirais paisiblement mon Shakespeare. Si pourtant je
redescends du rêve impondérable à la pesée des vraisem-
blances, je crois que je demeurerai provisoirement, comme
au parti le plus raisonnable, à l'hypothèse stratfordienne en
l'enrichissant de tout ce qu'y peut faire entrer de neuf
l'étude de M. Lefranc. M. Lefranc a établi avec une vraisem-
blance extrême (que quelques découvertes nouvelles amène-
ront sans doute à la certitude) ceci : la compagnie d'acteurs
dont fait partie Shakespeare appartenant d'une part à la
famille de William Stanley, il y a d'autre part dans les pièces
de Shakespeare nombre d'allusions, de créations qui ne peu-
vent s'expUquer que par l'intervention de WilUam Stanley.
M. Lefranc en conclut que le théâtre shakespearien doit
être transporté en bloc à WilHam Stanley. M. Jacques
Boulenger, qui soutient et défend l'hypothèse de M. Lefranc,
ferait certaines concessions aux stratfordiens : « L'acteur
Shakespeare ne fut pas illettré. J'admets volontiers qu'il a
eu une certaine part de collaboration aux pièces ; certaines
étaient injouables et paraissent avoir été remaniées : s'il a
mis au point l'œuvre d'un amateur, est-ce que cela ne se
fait pas couramment de nos jours ? Mais il n'a pas pu les
écrire : tout y révèle une autre main. Et de très sérieux
indices donnent à penser que cette main fut celle de
William Stanley. »
M. Jacques Boulenger admet donc que la collaboration
RÉFLEXIONS ^SUR LA LITTÉRATURE 435
réelle de Shakespeare se réduirait à l'adaptation scénique
des pièces de lord Derby. Et c'est ici peut-être que l'on
touche à vif la faiblesse de l'hypothèse stanleyenne.
Pour M. Boulenger, il semble que le caractère scénique des
pièces shakespeariennes soit une sorte d'épiphénomène, ait
pu leur être ajouté du dehors, par l'écorce, et que ce théâtre
soit celui d'un amateur, mis au point dramatique par un
professionnel. Le Stanley-Shakespeare de M. Lefranc et de
M. Boulenger écrit dans ses pavillons des dialogues drama-
tiques que joueront en les accommodant les comédiens. Cela,
je crois bien qu'aucun de ceux qui se seront attachés àjevivre
et à comprendre de l'intérieur le théâtre shakespearien ne
l'admettra.
Ces drames, sans exception, même les plus poétiques, le
Songe ou la Tempête, n'ont pu être conçus que du sein même
du théâtre, de l'intérieur d'une troupe ; ils sont de l'action en
marche, action souvent ralentie, portant çà et là des repo-
soirs de poésie pure, de par l'indépendance du poète, mais
toujours dans un état de tension et de frémissement. Chaque
drame de Shakespeare a pour thème, ainsi qu'une comédie
de MoHère, un schème dynamique qui engendre en prenant
corps une réaUté scénique. Une exposition de Shakespeare,
celle de Roméo, de Hamlet, de Jules César, c'est comme
une exposition de Molière — celle du Misanthrope ou du
Tartufe — un ordre de mouvement dramatique, un rythme de
pas pressés ou ralentis (j'allais dire de ballet) qui commence,
et ne s'arrêtera qu'à la fin sur une mesure originale pareille
à celle d'un morceau de musique : l'homme qui a écrit cela
est parmi les acteurs, voit tout du point de vue du dyna-
misme théâtral. Cela ne veut pas dire que ce soit du théâtre
au sens où nous l'entendons en français, mais c'est très bien
du théâtre ou plutôt de l'art dynamique anglais : une
suite vivante qui se crée indéfiniment elle-même, qui se
dépose le long d'une ligne et ne se compose pas comme
436 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chez nous en cercle autour d'unj centre. Pour comprendre
Shakespeare il faudrait se placer au point de vue propre
du théâtre anglais, s'être plongé dans ce prodigieux demi-
siècle de production dramatique, où s'agitent quarante
poètes dont quatre ou cinq ont du génie et qui tous sont
gonflés de vie forcenée, et surtout avoir par l'imagination
vécu du dedans la vie extraordinaire d'une troupe anglaise
de ce temps. M. Boulenger parle avec un beau dédain
d'érudit de la nouvelle dans le goût du Capitaine Fracasse
qu'il y aurait à écrire sur le thème stanleyen. Plût au
ciel que nous ayons un Roman comique de l'époque élisa-
bethaine !
Alors, dès que l'on prend pour centre, en s'y cramponnant
avec obstination, ce principe : Shakespeare, homme de
théâtre, homme des planches, homme des chandelles, et
rien que cela, peut-être voit-on se composer un Shakespeare
de Stratford assez vraisemblable. Quand M. Lefranc d'une
part, les baconiens d'autre part viennent nous dire que
Shakespeare était trop ignorant pour avoir écrit des œuvres
qui exigent tant de culture et de connaissances, ils inventent
aux deux bouts pour les amener à la rencontre l'un de l'autre
deux arguments illusoires : d'un côté, ils affirment bien haut
l'ignorance de Shakespeare, alors que la vraie ignorance est
la nôtre, à nous qui ignorons ce qu'il pouvait bien savoir,
— et de l'autre côté, ils exagèrent bçaucoup les connaissances
en latin, en espagnol, en italien, en français, en droit, en
blason, qui auraient été nécessaires à l'auteur de ses pièces,
(Les anciens faisaient sur l'omniscience d'Homère des dis-
cours de même farine.)
Un homme d'une grande mémoire, d'une imagination
vive, habitué par la passion du théâtre, par la fréquentation
continuelle des acteurs, à revêtir instantanément et d'un
coup de pensée l'habit et le corps d 'autrui, un homme sur-
tout doué de ce mouvement vital intraduisible propre à
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 437
l'esprit anglais, cela suffirait presque à nous donner Shakes-
peare. Mouvement vital intraduisible, attendez et n'allez
pas chercher pour vous moquer de moi la virtus dormitiva.
Si je voulais essayer de le traduire, je tenterais de recoller
ces deux morceaux qui, après l'explosion du théâtre élisa-
bethain, se sont séparés et se sont mis à rouler sur des voies
très divergentes : ici le mouvement pur, le schème dynamique
ineffable et toujours virtuel qui s'est conservé dans cet art
aussi foncièrement anglais que Shakespeare, la pantomime
du cirque : l'art du clown seul pouvait nous faire toucher la
racine métaphysique de Hamlet et du Songe ; puis, là, le
roman anglais, ce déroulement inépuisable et touffu dont le
massif vient équilibrer au xix® siècle le massif dramatique
du xvi®, le roman anglais si un et si varié soit qu'il se rap-
proche davantage avec George Eliot de la composition solide
à la française, soit qu'à l'autre extrémité, avec Meredith,
il transpose sur ses pages le dessin mobile de la grande
clownerie idéale si différente de celle de Dickens, mais
clownerie tout de même (je ne fais qu'indiquer : lisez, dans
Mallarmé, si anglicisant, et, dans sa prose, si proche de
Meredith, les pages sur le cirque et la danse), soit qu'il se
dégraisse, avec Kipling, de tout ce qui n'est pas muscles, os
et nerfs. On peut remonter par ces filons, jusqu'au point
où ils se conjuguent en un or indivisé, au for intérieur dra-
matique d'un Shakespeare de Stratford très vivant et très
anglais.
Si ce Shakespeare est le vrai, le diable aura porté sa pierre
à Dieu, et M. Lefranc, et même avant lui M. Demblon (pour
qui Shakespeare est lord Rutland) auront ajouté sérieusement
à sa connaissance. Il est indiscutable que, dès les premières
années de son séjour à Londres, Shakespeare s'est trouvé et
est resté en rapports étroits avec l'aristocratie, écrivant ses
sonnets à l'adresse du comte de Southampton, ou d'un autre
jeune homme de haute naissance, fournissant comme Bense-
438 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rade des devises pour les écus des nobles dans les joutes de
cour (c'est le sens du document de 1613 sur lequel M. Demblon
a cru devoir aventurer son hypothèse) et surtout recevant
pour la composition de ses pièces les indications de lord
Derby qui a dû lui proposer ses sujets, lui tracer des canevas,
comme Richelieu à ses cinq auteurs, aller même assez loin
dans cette collaboration analogue peut-être parfois à celle
de Beaumont et Fletcher et à plusieurs autres de l'époque.
M. Lefranc donne en ce qui concerne Peines d'amour perdues
des certitudes et en ce qui concerne Hamlet de fortes vrai-
semblances. Dès lors, il semble qu'entre stanleyens modérés,
comme M. Boulenger, et stratfordierîs modérés, comme on le
deviendrait volontiers, certain accord, comme celui de
Shakespeare et de Stanley eux-mêmes, soit très possible.
Rendons grâce aux érudits, quand nous voyons l'érudition
de M. Lefranc nous apporter cette richesse, mais ne croyons
pas qu'en telle matière l'érudition soit tout. Laissons nos
variations sur Shakespeare aller hardiment de M. Lefranc
à Foottit : il y a plus de choses dans le ciel et la terre shakes-
peariens qu'il n'en tient dans une philosophie livresque.
Soyons livresques, mais sans oublier jamais combien Shakes-
peare l'est peu. Ainsi M. Lefranc et M. Boulenger et beau-
coup d'autres considèrent avec étonnement l'insouciance de
Shakespeare touchant la publication de ses pièces, l'indiffé-
rence avec laquelle, si âpre à l'argent, il laisse fabriquer par
qui veut des éditions criblées de fautes, mutilées ou pleines
de grossières interpolations, et ils voient là une de ces portes
mystérieuses qu'ouvre la clef Derby. Mais si ses publications
sont indifférentes à Shakespeare, c'est d'abord qu'il n'en
souffre pas dans ses intérêts, les droits d'auteur étant alors
nuls, c'est ensuite et surtoiit que la pièce imprimée ne l'inté-
resse pas. Joignez à cela l'absence probable de livres dans sa
maison lorsqu'il fait son testament. Shakespeare est de théâtre
jusqu'à la moelle des os, de livres pas du tout. Il est fort
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 439
possible que, les sujets de ses pièces lui étant proposés par
lord Derby, leur préparation livresque (d'ailleurs assez
sommaire) ait été fournie par son noble patron. Si le docu-
ment des State Paper s se rapporte, comme c'est très vrai-
semblable, au théâtre même de Shakespeare, on doit y voir
le témoignage d'une collaboration de ce genre. Cette union
de l'homme des livres, du monde, des voyages, de l'intelli-
gence et de la culture avec l'homme du théâtre, du mouve-
ment dramatique, de l'intuition poétique et fulgurante nous
fournirait l'image d'un beau couple, mais à membres iné-
gaux entre lesquels nous devons conserver les justes dis-
tances, et ces distances sont peut-être les mêmes que celles
qui séparent les valeurs critiques placées sous les deux signes.
ALBERT THIBAUDET
440
NOTES
CLIO, dialogue de l'Histoire et de l'Ame païenne, par
Charles Péguy (Editions de la Nouvelle Revue Française).
Clio parle, « ruminante en soi-même ; mâchant des paroles
de ses vieilles dents hisltoriques ; marmottante; marmon-
nante... » Cette Clio, son sort est de n'oublier rien ; sa
fonction propre, de tout remémorer. Dès qu'on ne l'attelle
plus à une tâche, dès qu'elle n'est plus tenue dans les bornes
d'une histoire déterminée, on conçoit qu'elle vagabonde à
travers l'histoire entière ; qu'un souvenir la distraie de sa
première pensée et qu'un autre l'y ramène ; que tour à
tour elle s'égare ou se retrouve au fil des souvenirs. On
conçoit que Péguy, lui passant la parole, n'ait pas à changer
de manière ; bien plus, ces libertés où il se complaisait,
ces tpurs, détours et retours, ces digressions et ces répétitions,
jamais ne furent mieux à leur place qu'ils ne le sont ici même,
sous le couvert de la fiction. Clio flâne ; mais Péguy sait
bien où il la mène. Nous passons à son compte, à elle, les
piétinements sur place et les longueurs. Mais la pensée,
mais l'émotion, surtout ce regard d'ensemble sur la vie,
cette fatigue et cette tristesse courageuse, ce renoncement
sans amertume, cette religieuse acceptation, — c'est bien
Péguy, c'est le dernier témoignage qu'il nous ait laissé de
lui-même. Et, pour tous ceux qui l'aimaient, ce livre est
comme un testament.
Il vaut la peine d'en chercher l'ordre secret. Platon est un
artiste, le Phèdre, une œuvre d'art ; pourtant l'unité de ce dia-
logue illustre est plus facilement sentie que comprise; on ne
saisit pas sans peine, sous un désordre apparent, la pro-
gression cachée, les balancements et rappels de thèmes,
l'entrelacement de motifs qui concourent à l'harmonie de
l'efïet total. Les proportions du moins, ne cessent d'être
NOTES 4JI
observées. Péguy ne les observe pas, quand il commente
sans fin la pièce des châtiments écrite sur l'air de Malbrouck
{Paris tremble, ô douleur, ô misère \). Et le dernier thème
(Comment Hugo s'est arrangé pour emplir un siècle) n'est
pas celui qu'il fallait pour clore l'œuvre dignement, pour
faire pleinement sonner la note finale, si grave et juste. Ces
deux erreurs, je ne les signalerais point, si le monologue
en son ensemble ne me paraissait organique, harmonique,
et très sûrement composé.
Le vrai sujet n'est pas l'Histoire, quoiqu'il en soit beaucoup
parlé. «Il me faut une journée, dit Clio, pour faire l'histoire
d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire
d'une minute. Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une
heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour.
On peut tout faire, excepté l'histoire de ce que l'on fait. »
Que nulle recherche n'épuise une question, et que, par le
manque ou l'excès de documents, l'historien toujours se
trouve, malgré lui, ramené de la science à l'art, — Péguy
n'avait pas attendu pour le rappeler à la Sorbonne ; nous le
savions de reste, et ce n'est pas ce qui nous touche. Mais
la poésie plus vraie que l'histoire, l'éternelle fraîcheur
d'Homère, les hommes de Grèce plus grands que leurs dieux,
la pureté antique aspirant, par une « grâce intérieure » à la
pureté chrétienne, et toutes deux ensemble condamnant
ces modernes qui n'ont point d'âme — verrons-nous là le
vrai sujet ? Non, cette image d'une jieunesse du monde, à
jamais passée, cette vision d'une jeunesse hors du monde,
et qui ne passera point, ce regret et cette promesse
accusent par contraste le thème principal : l'idée du Vieil-
lissement : vieillissement de chaque homme, vieillissement
de l'humanité ; opération de la mort en toute vie ; vanité
des efforts que tente toute vie, pour éluder la loi de vieillesse
et de mort; détresse de l'âme sous les griffes du Temps.
Cette idée, entre toutes, est celle qu'on veut le moins re-
44'2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
garder en face et fixement; mais elle ne se laisse pas oublier.
Si le livre est pathétique et d'un art sensible au cœur, c'est
qu'il garde à l'idée ce caractère d'inéluctable obsession :
nous tâchions de la fuir ; nous croyions échapper, en parlant
d'autre chose ; mais toutes les issues sont coupées, le même
fantôme se dresse en travers de tous nos chemins.
C'est, d'abord, Clio même qui se plaint : « Je suis une
pauvre vieille femme sans éternité... C'est moi qui fus la
belle Clio, si adulée. Comme je triomphais au temps de
mes jeunes réussites ! Puis l'âge vint. Moi aussi, j'ai connu
les victoires de la maturité, les victoires aux hanches lourdes.
J'ai mis tout mon bien en viager. Combien d'autres, qui
ont moins triomphé, touchent à l'âge où elles auront tout,
où elles toucheront tout. Et moi je touche à ce même
âge où ]e n'aurai plus rien. » Elle pleure son passé de
petite Muse apollinienne, l'âge où l'illusion lui restait per-
mise, l'âge où l'ambition d'épuiser la vérité ne lui imposait
pas une tâche de flétrissure et de mort...
Mais l'art aussi, que penser de son éternelle jeunesse ?
Voici l'œuvre faite et parfaite ; et l'auteur voudrait bien
qu'on lui laisse la paix. Il voudrait bien être maître chez
lui, « comme si l'homme jamais pouvait être maître chez lui,
et même être chez lui dans aucune maison ». Mais l'œuvre
ne vit pas par elle-même ; pour couronnement nécessaire,
elle attend la contemplation, la lecture, l'acte commun de
Vœuvre et du spectateur. Elle tombe sous la commune
infortune historique : « Courir ce risque, être en toutes les
mains les plus grossières... ou courir ce risque pire, le risque
suprême, n'être plus en aucunes mains — c'est-à-dire la
maladie, la mort. » « Si dur que soit ce marbre du Pentélique,
non seulement il a reçu et, perpétuellement, il recevra les
atteintes physiques du temps... mais il a reçu et perpétuelle-
ment il recevra les atteintes non moins graves, les couronne-
NOTES 443
ments et les découronnements, les accroissements et les
déchets de la collaboration de tous ceux qui sont dans le
temps... Une lecture de nous achève ou corrompt cette
Antigone ; une lecture de nous couronne ou découronne
cet achèvement d'Homère, cette Iliade et cette Odyssée.
Quelle injustice criante, et non pas une injustice accidentelle,
mais une injustice essentielle, inhérente au temps, incluse
dans l'ordre même... Tout ce qui procède du temps, c'est-
à-dire tout, est marqué du temps et de cette tare du temps...
Tout le temporel est véreux ; l'événement est véreux ;
l'œuvre, cette part de l'événement, est véreuse... car l'éternité
seule est saine et pure... »
Cette injure du temps, cet avilissement, c'est l'artiste
lui-même qui l'aura commencé. « Il a fermé l'atelier sur
son œuvre. Il avait les yeux brouillés. C'était fini... Son
regard n'était plus neuf. C'est la seule cécité qui soit irrépa-
rable pour l'artiste... Lui, l'auteur, il commençait de voir
comme un public... Déchéance d'art qui ne se remonte point,
déchéance irrévocable de la création même de l'œuvre. Son
regard déjà n'était plus un regard neuf, un regard inexpert,
un regard natif... ; c'était un regard habitué, pour dire le
mot, un regard vieilli... Malheur à l'auteur dont le champ
du regard a reçu trop d'injures, a enregistré trop d'essais,
a eu à publier trop d'amnisties, est écrasé de trop d'habitude.
Etant donné qu'un très grand peintre a peint vingt-sept
et trente-cinq fois ses célèbres nénuphars, quand les a-t-il
peints le mieux, lesquels ont été peints le mieux ? Le mouve-
ment logique serait de dire : le dernier, parce qu'il savait plus.
Et moi j e dis : au contraire, le premier, parce qu'il savait moins. »
« La logique », ici, c'est la théorie du progrès : « une théorie
fabriquée par le parti intellectuel d'un temps et d'un peuple
qui venaient d'entrer dans l'âge bourgeois, dans l'âge capi-
taliste... C'est bien la théorie d'une capitalisation non seule-
ment à intérêts, mais à intérêts composés..., une théorie
444 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de caisse d'épargne ». Elle suppose « une grosse caisse
d'épargne intellectuelle, générale et même universelle, auto-
matique pour toute la commune humanité, automatique en
ce sens que l'humanité y mettrait toujours et n'en retirerait
jamais. » Seulement, il n'y a pas que les fonctions d'épargne :
« La graisse n'est pas tout l'homme... La nature se gouverne
aussi par d'autres lois. Il y a une déperdition, une perte per-
pétuelle, une usure, un frottement inévitable, qui n'est point
d'accident, qui est dans le jeu même, dans les règles du jeu,
dans les lois ou plutôt dans la loi... D'un mot il y a le vieillisse-
ment... Un mouvement que le mobile (c'est nous, c'est tout)
accomplit toujours dans le même sens, sans recommence-
ment, sans retour, sans reprise, sinon sans regrets et sans
remords, vers l'accomplissement, vers la consommation
du temps même et la destination du jugement. Il y a le
vieillissement ». « En ce sens-là tout se perd et rien ne se
gagne. En ce sens-là, tout se perd, et, on l'a dit, rien ne se crée. »
Nous n'échapperons point, vous dis-je à cette idée. La vieil-
lesse de Hugo peut bien nous rappeler sa force, et ses vers sur
l'air de Malbrouck, nous rappeler la chanson de Chérubin. En-
traînés par Beaumarchais, nous relirons la Mère Coupable ;
nous nous dirons : « C'est donc là le comte et c'est donc là
Rosine. Et c'est donc là Suzanne et c'est là Figaro. Plus on
a fait de ces personnages le type de la jeunesse même, et plus
ils sont réussis comme types de la jeunesse même, plus ils
en sont les types élastiques, traditionnels, réussis, heureux
et presque sacramentels, plus il est poignant de les retrouver
comme tout le monde, je veux dire vieilUs, enfin hommes et
femmes, comme tout le monde, à quarante ans. » Non moins
poignant, d'entendre le comte parler d'« un certain Léon
d'Asiorga qui fut jadis son page, et que l'on nommait Chérubin ».
Et aussi d'apprendre que le fils de Chérubin a lu, dans une
assemblée estimable, un essai qu'il avait fait sur l'abus des
vœux monastiques ! « Le plus grand vieillissement qui
NOTES 445
puisse arriver à un homme, c'est d'avoir un enfant sensible-
ment idiot. C'est ce vieillissement posthume qui est arrivé
à notre Chérubin ». Mais alors Bégearss, « l'autre Tartufe »,
le Tartufe de l'ère nouvelle, n'est-ce pas le vieilUssement de
Figaro, et le vieillissement de ceux qui l'applaudirent, de
tout un âge, de tout un peuple gonflé d'enthousiasme répu-
blicain. Et c'est de nouveau la tare inhérente à tout événe-
ment temporel. « Nous déclarons, tous, nous nous af&rmons
à nous-mêmes que rien ne vaut les réahsations. Nous savons
que rien n'est profond, et grave, et sérieux comme les réalisa-
tions, comme une œuvre faite, comme une guerre faite et
une victoire couronnée... Nous le savons, nous en sommes
sûrs. Et nous savons aussi que nous ne nous retournons jamais
sans une profonde mélancolie vers cet âge où l'œuvre était
espérée seulement, où la fortune encore n'était pas jouée,
où tout était dans le risque mais dans la promesse, où la
bataille enfin n'était pas donnée. »
La cause qui gagne n'est jamais la vraie cause qu'on a
défendue. Les gagnants sont, plus ou moins, des vaincus.
Et tous ces vaincus ensemble font appel au jugement de
l'histoire. « C'est encore une laïcisation. D'autres peuples,
d'autres hommes en appelaient au jugement de Dieu...
Aujourd'hui, ils en appellent au jugement de l'histoire. C'est
l'appel moderne. C'est le jugement moderne. Pauvres amis.
Pauvre tribunal, pauvre jugement... En somme ce sont des
pères qui font appel au jugement de leurs fils !... C'est encore
un mystère de notre jeune Espérance et certainement l'un
des plus touchants et des plus merveilleux. S'il est vrai que
nulle charité n'est aussi merveilleuse que celle qui vient
d'un misérable et qui va vers un autre misérable... pareille-
ment, nulle espérance n'est aussi touchante, aussi grave, aussi
belle, aussi pieuse que cette déconcertante espérance que ces
malheureux s'acharnent à placer dans d'autres malheureux. »
Et l'illusion n'est pas seulement d'oubher que la postérité
446 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sera faite d'hommes non moins périssables, non moins
incompétents que nous. Mais « chaque génération appelante
se voit seule sous le regard innombrable d'une indéfinité
indéfiniment croissante de générations ultérieures. C'est
le contraire. C'est chacune des générations juges, des généra-
tions ultérieures qui est une en face de toutes les générations
passées. » Et cette génération de juges, à quoi songe- t-elle elle-
même, sinon à se faire juger par l'avenir ? « Longue poursuite
temporelle, perpétuellement décevante poursuite, toujours en
porte-à-faux, et singulière justice, singulière juridiction !
Le tribunal court après le prétoire. Le magistrat lève le pied.
Le juge retrousse sa robe et saute la barre pour se faire ad-
mettre accusé... » Et telle est l'illusion par où l'âme moderne
remplace le jugement dernier et la communion des saints.
Mais cette misère, comment la condamner, si chacun, si le
chrétien même la retrouve dans son propre cœur ? « Nous
le connaissons peut-être, Péguy, notre homme de quarante
ans. Nous commençons peut-être à le connaître... Il a qua-
rante ans, il sait donc. La science que nul enseignement ne
peut donner, le secret que nulle méthode ne peut pré-
maturément confier,... il sait. D'abord, il sait qui il est.
Ça peut être utile, dans une carrière. Il sait ce que c'est
que Péguy... Il sait que Péguy c'est ce petit garçon de dix
douze ans qu'il a longtemps connu se promenant sur les
levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c'est cet ardent et
sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu'il
a connu tout frais débarqué à Paris... Il sait que la Sor-
bonne, et l'Ecole Normale, et les partis politiques ont pu lui
dérober sa jeunesse, mais ne lui ont pas dérobé son cœur...
Il sait que toute la période intercalaire ne compte pas, que
la période de masque est finie et qu'elle ne reviendra jamais.
Et qu'heureusement la mort viendra plutôt... Il sait qu'il a
retrouvé l'être qu'il est, un bon Français de l'espèce ordinaire,
et vers Dieu un fidèle et un pécheur de la commune espèce.
NOTES 447
Mais enfin et surtout il sait qu'il sait. Car il sait le grand
secret, de toute créature... le secret le plus universellement
confié, de proche en proche, de l'un à l'autre, à demi- voix
basse, au long des confidences, au secret des confessions, au
hasard des routes, et pourtant le secret le plus hermétique-
ment secret... Il sait que l'on n'est pas heureux. Il sait que
depuis qu'il y a l'homme nul homme jamais n'a été heureux...
Or, voyez l'inconséquence. Le même homme, cet homme
a naturellement un fils de quatorze ans. Or il n'a qu'une
pensée. C'est que son fils soit heureux. Il ne se dit pas que ce
serait la première fois que ça se verrait... Il n'a qu'une pensée.
Et c'est une pensée de bête. Il veut que son fils soit heureux...
Il a une autre pensée. Il se préoccupe uniquement de l'idée
que son fils a (déjà) de lui, c'est une idée fixe, une obsession, une
sorte de scrupuleuse et dévorante manie. Il n'a qu'un souci, le
jugement que son fils, dans le secret de son cœur, portera sur
lui, il ne veut hre l'ayenir que dans les yeux de ce fils. Il cherche
le fond des yeux. Ce qui n'a jamais réussi, ce qui n'est jamais
arrivé, il est convaincu que ça va arriver cette foiç-ci... Et
c'est ici la commune merveille de notre jeune Espérance. »
De telles pensées de bête, si on les juge, si on les raille,
ce n'est pas pour s'empêcher de les avoir, c'est pour les
dépasser, pour s'élever à d'autres, qui donneront à celles-là
leur vrai sens : Il ne s'agit pas d'échapper, sur terre, à notre
condition d'hommes. Il s'agit de vieillir bien, non de ne pas
vieillir, comme des dieux. Lisez plutôt Homère et les tragiques
grecs : « Oui, l'homme envie aux dieux leur étemelle jeu-
nesse, leur éternelle beauté ; leur force iUimitée, leur instan-
tanée vitesse ; leur éternelle bataille, leur éternel festin,
leur éternel amour. Mais il devient très vite évident que cette
envie même est comme noyée dans un certain mépris...
Mépris de quoi ? Mais précisément de ceci : que les dieux
sont éternellement jeunes et éternellement beaux ; presque
universellement puissants, instantanément vites ; mépris de
44^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ce qu'ils livrent une bataille éternelle, un étemel festin, et
les batailles d'un éternel amour... Mépris de quoi ? Mépris
au fond de ce que les dieux ne sont point périssables...
mépris de ce qu'ils demeurent et de ce qu'ils ne passent point.
Mépris .de ce qu'ils recommencent tout le temps et non point
comme l'homme, qui ne passe qu'une fois... Mépris de ce
qu'ils n'ont point la triple grandeur de l'homme, la mort,
la misère, le risque... de ce qu'ils sont assurés de ne pouvoir
devenir aussi grands qu' Œdipe.., »
Accepter de vieilUr, accepter d'être un homme, n'est-ce
pas la plus sûre grandeur de Hugo ? « Ce n'est pas par hasard
que sur tant de points nous en revenons toujours à lui. »
Nous l'avons bien senti tout de suite : « Leconte de Lisle,
Hugo, deux systèmes en ces deux hommes... L'un vieillissait
vieillard, l'autre vieiUissait vieux... Tout ce que les paysans
de votre pays mettent dans ce mot : un vieux, tout ce qu'ils
y mettent de noueux, de racine, de ayant résisté^ de ayant
poussé, de ayant vieilli, de ayant tenu le coup..., c'est tout
cela qu'il faut laisser dans le mot et dire du vieil Hugo :
C'était un vieux. Il laissait à l'autre le soin de porter le
monocle et d'être un Olympien. Lui il portait ses deux yeux,
les yeux, aux lourdes paupières, avec deux poches dessous,
les yeux, sinon les plus profonds, du moins les plus profondé-
ment voyants qui se «soient jamais ouverts sur le monde
charnel... Il était un homme, simplement (c'était lui, le
mangeur de bœuf), un vieil homme à l'écorce ridée. Il savait
ce qui éclate partout dans Homère, qu'il y a plus dans un
homme que dans un dieu qui étonne au loin. Et passible,
il ne voyait aucun inconvénient à laisser Leconte de Lisle
impassible poursuivre sa carrière de vieillard et de Dieu...
Ni pareillement à lui laisser la philologie, l'archéologie : « Ni
archéologie, ni philologie romanes, voilà le secret d'Aymé-
rillot et du Mariage de Roland. Ni archéologie, ni philologie
hébraïques, voilà le secret de Booz endormi. »
NOTES 449
La faiblesse et le péché de l'Histoire, le trait qui l'oppose
aux mémoires, et à la mémoire, nous pouvons le comprendre
à présent : « Être d'un temps et d'un autre temps, voilà
tout mon programme, dit-elle, vous voyez qu'il n'est pas
compliqué. En somme, c'est toujours ceci : ne pas vieillir.
Ne pas accepter le vieillissement... Être d'un temps et en
même temps d'un autre temps. Être d'un lieu et en même
temps d'un autre lieu. Être d'une génération et en même
temps d'une autre génération ; précisément ce serait être
dieu, être fait dieu... Or justement, nous avons peut-être
assez vu quelle déchéance ce serait que de devenir dieux ! »
Vieillir, ce n'est pas être passé, et le savoir ; c'est passer,
c'est changer d'âge, se souvenir et regretter. « Rien n'est
aussi étranger que la mémoire à l'histoire... Et le vieillisse-
ment est avec la mémoire, et l'inscription est avec l'histoire...
L'inscription est essentiellement une opération par laquelle on
manque de mémoire... L'histoire s'occupe de l'événement,
mais elle n'est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement
ne s'occupe pas toujours de l'événement mais il est toujours
dedans. » Or, « c'est la mémoire qui fait toute la profondeur de
l'homme. » Une profondeur qu'il redoute : « Descendre en soi-
même, c'est la plus grande terreur de l'homme... L'homme
aimera toujours mieux se mesurer que de se voir. » C'est
pourquoi le vieillard, à une remémoration organique, pré-
fère un retracé historique. Il se raconte, il dépose en témoin,
il regarde au long de sa vie : « au lieu de s'enfoncer dans sa
mémoire, il fait appel à ses souvenirs. » Mais l'homme de
quarante ans, dans ce plein de la mélancolie, voit ce que c'est
que la vie au moment même qu'elle vient de lui manquer ; il
se demande ce qu'il a fait de sa jeunesse et il voit qu'il a
perdu sa jeunesse. Il n'évoque pas ses souvenirs ; il invoque
sa mémoire. « L'homme de quarante ans est chroniqueur
et mémorialiste comme l'homme de vingt ans est poète. »
Mais lui-même il sent qu'il va devenir historien et en lui-
29
450 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
même il fait ses adieux à la mémoire. Et l'homme, ensuite,
redevient très gai. « Rien n'est gai comme un historien.
D'ailleurs il est constant que rien n'est gai -comme un fos-
soyeur. Et c'est le même métier. Rien n'est gai comme le
vieillard qui évoque ses souvenirs. »
Péguy ne veut pas être gai, dans un monde où l'on n'est
pas, où l'on ne peut pas être heureux. Il sait bien pourquoi il
retourne et remâche ces songeries d'espoirs temporels toujours
déçus, de regret, de flétrissure et de vieillissement : Il ne
veut pas perdre lui-même, il ne veut pas que nous perdions,
que nous dissipions en vain ces années de mémoire et de
mélancolie où la détresse même est appel de la grâce et moyen
du salut. Il faut, pour guérir, que l'âme païenne s'enfonce
dans le sentiment de son infirmité. « Quand une certaine
détresse, quand un certain goût d'une certaine détresse
apparaît, dans l'histoire du monde, c'est que la chrétienté
revient, » Tout ce qui avive cette détresse, agit pour la
chrétienté. « L'homme croyant toujours que ce qu'il n'a pas
eu, c'est une raison pour qu'il l'ait », cet homme païen, cet
homme de désir, c'est le germe vivant du chrétien. Devant
les illusions des modernes et leurs vains recours à- la justice
de l'histoire, les dévots crieront, à l'impiété, au sacrilège, à
la parodie, parce que ce sont des détournements et des
laïcisations. Mais « Dieu aime mieux peut-être une vertu
détournée que pas de Vertu du tout... Quand l'éternelle
source ressort d'une sourde infiltration, vais- je déclarer que
je trouve indigne, moi, indigne d'elle qu'elle sorte de là,
comme une eau perdue ?... Je sais que la grâce est insidieuse,
que la grâce est retorse et qu'elle est inattendue. Et aussi
qu'elle est opiniâtre comme une femme... Quand on la met
à la porte, elle rentre par la fenêtre. Les hommes que Dieu
veut avoir, il les a. Les peuples que Dieu veut avoir, il les
a... Il serait trop facile de croire, pour plaire à quelques
misérables dévots, que Dieu, lui aussi peut-être pour plaire
NOTES 451
à quelques misérables dévots, va abandonner tout un peuple,
et quel peuple, et tout un monde parce que ce monde, parce
que ce peuple sont dans le péché de n'être point dans les sacra-
mentelles formes. Où est-il dit que Dieu abandonne l'homme
dans le péché ? Il le travaille au contraire. . . Ce peuple achèvera
son chemin qu'il n'a point commencé. Ce siècle, ce monde, ce
peuple arrivera par la route par laquelle il n'est pas parti... »
Ainsi pensait Péguy à la veille de la guerre. Il savait
et ne cachait pas sur quelle route il prétendait nous mener.
Lui-même ne cherchait plus sa route. Il était arrivé autant
qu'homme peut l'être, autant que peut se croire arrivét un
chrétien qui sait n'être pas lin saint. « Une expérience de
vingt siècles — lui dit Clio — m'a montré qu'une fois que
la dent de chrétienté a mordu dans un cœur, elle ne lâche
jamais le morceau... Nos anciens dieux ne savaient pas
mordre. Mais vous avez touché le Dieu qui mord. Nos
anciens dieux ne dévoraient pas. Vous avez touché le Dieu
qui dévore. » — Péguy veut que nous sentions aussi la mor-
sure, à notre tour. C'est pour la faire enfoncer qu'il insiste
et qu'il appuie sur les tristesses du vieillissement. Et s'il
semble s'y complaire, c'est peut-être, et probablement, parce
que chaque retour à la détresse surmontée renouvelle en
lui r»,rdeur de sa Foi et de sa jeune Espérance. Ne cherchons
pas ici les signes d'une lassitude de vivre. Il aurait bien
accepté de vivre encore. Il aurait accepté d'attendre le
bonheur de son fils, et le jugement de son fils sur lui-même.
Il aurait accepté de continuer sa tâche, et de mener ses
Cahiers jusqu'à la cinquantième série. Mais il acceptait
pareillement autre chose ; il acceptait jusqu'à s'offrir : car
il savait, en gardant malgré l'âge son grade d'officier de ré-
serve, à quoi il s'engageait pour le jour du combat. L'en-
tendez-vous qui commente la lettre de Chérubin : la vie m'est
odieuse et je vais la. perdre avec joie dans la vive attaque d'un
452 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fort où je ne suis pas commandé : « On n'est jamais commandé,
quand on ne veut pas. On est toujours commandé, quand
on veut. » L'entendez-vous, qui plaint les dieux parce qu'il
leui^ manque « ce qu'il y a peut-être de plus grand dans le
monde; et déplus beau : d'être tranché dans sa fleur; de
périr inachevé; de mourir jeune dans un combat militaire. »
Pour lui-même, il n'est plus temps de mourir jeune; mais
que vienne ou non le combat militaire, il sent bien qu'il
ne mourra pas vieux. Il écoute Clio, tout à la fin, lui dire :
« Vous même, vous petit, vous n'irez même pas jusque là.
Pas même un demi-siècle. Depuis quinze ans que vous ramez
sur cette galère, vous vous sentez à bout tous les jours ; et il
vous semble qu'il y a une éternité... Vous ne vous voyez
pas dans trente-cinq ans, dit-elle. Vous ne vous repré-
sentez pas présidant à la cinquantième série des cahiers.
Mais vous vous représentez fort bien, et je me représente
avec vous, mon enfant, me dit-elle avec une grande dou-
ceur, ce que vous penserez le jour de votre mort. »
Lire ces mots que tout le livre éclaire, c'est quitter mon
vieux camarade au bord même du champ où il est tombé.
Pour précieux que nous soit le .récit d'un de ses compagnons
des derniers jours, s'il nous intéresse, c'est qu'il nous montre
Péguy en pleine action dans l'épreuve attendue, y portant
ce courage, cette abnégation allègre et totale, cette simplicité
que nous attendions ; mais nous n'y cherchons point une
confidence, la révélation d'un dernier secret. On ne sait pas
tout d'un homme ; nous savons de Péguy, grâce à lui-même,
tout ce que nous avons le droit et le besoin de savoir. C'est
un faible privilège que de l'avoir dès longtemps fréquenté,
puisque des amis de jeunesse, après qu'il eut changé de voie,
ont pu se tromper sur ses motifs profonds et méconnaître
l'unité de sa vie. Pourtant ses changements n'ont rien eu de
brusque et d'inexpliqué ; si la passion a quelque peu faussé
son attitude à l'égard dçs personnes, ses alliances et ses
NOTES 453
inimitiés, elle n'a pas dévié le cours de ses sentiments
ni de ses idées. Sans rien retrancher de l'importance
qu'eut à ses propres yeux sa conversion, je dis qu'il resta
fidèle à lui-même, je ne le vois en rien renier les premières
exigences de son esprit ni de son cœur. Péguy ne dédiait
plus ses livres à la République Sociaîiste Universelle ; sa
« Cité Harmonieuse », il ne l'attendait plus qu'au ciel. C'est
chQse grave que de livrer la terre à l'injustice historique et
d'accepter la faillite de tout ordre temporel au titre d'in-
frangible loi. Grave surtout, si l'on s'incline devant les
puissances du monde et si l'on tourne à leur service les
émotions de respect et de résignation ; non pas si l'on con-
serve intacts et si l'on répand par l'exemple le goût du franc
parler, l'amour du peuple, le culte du bon travail et de la
pauvreté fière, Péguy n'avait pas besoin de nous rappeler
la différence qu'il établit entre « les petites gens » et « les gens
du commun», Mais j'aime que dans sa dernière œuvre, qui
n'est pas la moins religieuse, il dédaigne absolument de
complaire à « quelques dévots ».
Ce qui" fait la singulière beauté de Clio, c'est le vieillisse-
ment franchement accepté ; c'est le sourd travail d'une âme
qui recueille sans en rien perdre tous les souvenirs, tous les
regrets, et réchauffe l'espoir présent aux feux du passé tout
entier, Nous pouvons appeler ce travail, le « vieillissement
de mémoire ». Le « vieillissement d'habitude » — Péguy
le savait par Bergson — est tout à fait différent. C'est un
vieillissement extérieur et passif : persistance des plis
contractés, accumulation des manies, complaisance invo-
lontaire aux procédés d'action et d'expression qui ont une
fois servi la pensée, et maintenant risquent de la trahir.
La mémoire attirerait la jeunesse, par ce qu'elle contient de
vie concentrée ; l'habitude la repousse, comme une dimi-
nution de vie. Voilà ce qui jette une ombre sur la singulière
beauté de Clio. Quand Péguy s'attriste qu'une belle œuvre
454 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
puisse être si facilement découronnée par une mauvaise
lecture, nous nous attristons de le voir, au même ins-
tant, qui collabore à son propre découronnement. L'arbre
qui vieillit bien ne se creuse pas au dedans ; il garde, sous
l'aubier récent, les cercles des saisons anciennes toujours
plus serrés jusqu'au cœur. Mais sur l'arbre, chaque année,
l'ancien feuillage fait place libre aux pousses neuves. Chez
Péguy, pour mettre en plein jour la jeune verdure et les
fleurs, et même pour découvrir la structure de l'arbre vivant,
il faut bien, au risque de casser des branches, écarter le lichen
avec les feuilles mortes. Je présente ici l'œuvre à l'excès dé-
pouillée; c'est qu'il m'a fallu, d'abord, la regarder ainsi pour la
bien voir. Je la sentais admirable, mais imparfaite. Je l'admire
davantage, après m'être assuré que rien ne manque à sa vie,
qu'elle ne souffre d'aucun creux, d'aucun vide, et qu'une pro-
fusion superflue empâte simplement les lignes d'un chef-
d'œuvre que notre amour peut dégager, bien réel et bien entier.
Vieux amis de Péguy, ce n'est pas nous qui sentirons une
fatigue à le suivre, et refuserons de l'aimer jusqu'en ses
défauts mêmes. Mais nous voulons que d'autres l'aiment ;
nous voulons que son esprit ne cesse pas d'agir. Le moyen
n'est pas de dire à une jeunesse impatiente : « Admirez chaquQ
ligne et chaque vers ; dans Jeanne d'Arc, dans Eve, dans
Clio, tout est bien comme il doit être, à sa place, à sa mesure. »
Nous ne serions pas écoutés. Mieux vaut dire : « Prenez, lisez,
choisissez. Commencez par vous convaincre qu'en ces livres
la surabondance n'est pas artifice : Péguy parle comme il
pense ; il n'invente qu'à ce prix ; il faut cet amas de nuages
pour préparer ses éclairs. Connaissant moins que nous les
difficultés de sa vie et l'exigence de production qui le pous-
sait toujours en avant, vous pourrez regretter plus que nous,
qu'au sûr élan du poète n'ait pas succédé, chez lui, ce retour
sur l'œuvre faite, qui est" une des conditions de l'art. Des
modèles d'ordre et de sobriété, bien d'autres vous les offriront
9
NOTES 455
qui méritent moins d'être lus. Lisez Péguy, non pas seulement
pour atteindre aux pages d'un art achevé où l'émotion
paierait toute patience ; mais pour écouter comme il faut
cette voix, l'une des plus pures, des plus chaudes et des plus
graves qu'aujourd'hui l'on puisse entendre, alors qu'on '
cherche sa route aux premiers carrefours de la vie, »
MICHEL ARNAULD
*
* *
LA FORÊT DES CIPPES, essais de critique par Pierre
Gilbert, recueillis et publiés par Eugène Marsan (Champion
éditeur, 2 volumes).
Après une retraite de quatre ans au front, plus féconde
pour moi que vingt ans de paix dans le siècle, me voici de
nouveau à ma table, mais tout changé, devant un livre dont
il s'agit de rendre compte. Quel embarras ! — Le critique
est-il mort en moi ? a-t-il désappris son métier ? Il n'a pres-
que rien lu depuis l'été de 19 14 en fait d'ouvrages propre-
ment littéraires ; à peu près exclusivement des livres de
mystique, de théologie et de politique... Va-t-il retrouver
le contact ? — Il y a cependant une place à prendre aujour-
d'hui, même dans une revue de littérature, une place^qu'ici
— croit-il — ne lui disputera personne, la seule qu'il puisse
occuper s'il prétend appliquer ses nouveaux principes
rigoureusement. Doit-il déjà dire laquelle ? — Non, il
préfère différer encore une profession de foi nuancée et
complexe « sur le rôle profond de la parole écrite ». Il se
contentera aujourd'hui d'avouer, pour ne pas prendre le
lecteur en traître, que la notion de l'art à laquelle il garde
son culte n'est plus pour lui absolument incompatible
avec la notion de l'utilité : il a appris et refuse de désap-
prendre que le mot est pensée, que la pensée est action.
Sa tâche, déjà lourde et délicate hier, se compliquera désor-
mais de responsabilités si nouvelles qu'il attendra de s'être
vu lui-même à l'œuvre, pour l'assumer publiquement.
456 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il n'est peut-être pas de gi oupe littéraire qui ait donné
autant à la Patrie que la Revue critique des Idées et des Livres.
Si le sang versé des martyrs répond de la vérité de leur Foi,
nous ne saurions trop prendre en considération une doctrine
qui, s'affichant nationaliste, a formé de tels hommes pour
défendre la nation. Je n'ai pas le dessein d'étudier aujourd'hui
les raisons qui, avant la guerre, pouvaient justifier certains
heurts, certains froissements et même, disons le mot, une
sorte d'incompatibilité de nature entre la Revue critique
et notre revue. Notez qu'ici et là, nous pensions travailler
pour la même cause, celle du classicisme français ; mais le
mien tentait quelquefois des aventures si risquées, qu'il
devait juger rétrograde celui de nos émules et rivaux. Je
m'entêtais à ne vouloir considérer dans leur doctrine que les
restrictions au lyrisme (dans la forme comme dans le fond)
dont nous donnait l'exemple raisonnable le poète Jean-
Marc Bernard. C'est toute une enquête à refaire et je suis
décidé à la faire en ami. Certes, je ne déniais pas au groupe
ses qualités d'intélHgence ; ni Eugène Marsan, ni André du
Fresnois, ni Pierre Gilbert, ni même Clouard n'étaient
pour çioi des étrangers ; mais leur raison me paraissait trop
souveraine et je lui reprochais de dessécher le cœur, d'éteindre
la curiosité, de glacer l'inspiration. Que tout cela est loin !
— Entrons dans la Forêt des Cippes.
Des cippes ? non. Je vois des arbres, de jeunes aibres, au
fût droit en effet, mais poussant de partout de fins rameaux
au bout de fortes branches, puisant partout l'air et le jour.
Ce n'est pas la froide raison qui, dès les premiers pas, me frappe,
c'est la vie, la hardiesse, l'originalité, la sensibilité de l'esprit.
Pierre Gilbert, qu'il faut pleurer, s'intéressait autant, et
peut-être plus aux hommes qu'aux œuvres, à l'écrivain qu'à
ses écrits ; c'était un peu le cas de Sainte-Beuve. Aussi,
son pieux camarade n'aura-t-il pas eu tort de placer en tête
du livre, ces « Anecdotes sur le prince de Ligne » si pleines
NOTES 457
d'accent, de mesure et de vivacité. Voici Boileau, et non pas
« personnage et autorité », régent du Parnasse, mais homme,
homme sensible se racontant dans ses Epitres :
... mon cœur toujours conduisant mon esprit. *
Voici Bernardin de Saint-Pierre, vieux Hbertin en vête-
ment de feuilles vertes. Voici Chateaubriand dont la sincé-
rité « ne consiste pas à dire la vérité, mais en une assez juste
divination de la musique qui charmera pour un moment ce
cœur vide » ; c'est «charité envers lui-même». Voici Stendhal
enfin, qui « n'écrit que pour exprimer et parce que l'expres-
sion le passionne ». Citons : « D'autres ont tenu la plume pour
fixer des sensations, des impressions, des émotions d'âme,
qui étaient passées, mais à celui-ci l'écriture sert à produire
ces sentiments et ces émotions ; elle n'est pas effet, mais cause;
elle précède le plaisir et l'engendre ; au-dessus de tout, il
place l'expression et le tour ; un événement ne le touche à sa
vraie profondeur qu'après qu'il lui a prêté son accent. »
Ceci est curieux et, certes, on peut y voir une pointe de
paradoxe. Stendhal écrit pour son "plaisir, mais parce que
d'abord, il a eu grand plaisir à vivre ; il crée de l'action, des
sentiments, des passions ; mais parce que d'abord il a
furieusement agi, senti, s'est furieusement passionné. Gilbert
ne dit pas toujours tout, il faut l'entendre, et ce qu'il dit, il le
dit parfois avec une autorité un peu cassante.. C'est le fait
d'une jeune et riche nature, qui est trop sûre de son fait. Ses
réflexions sur le style même de Stendhal ne sont-elles pas
étonnamment justes ? « Analytique certes... mais ce n'est
qu'une partie de son art. Là où un autre explique, il peint,
sensibilise, à l'aide de mouvements expressifs. Il met de la
musique sur ce qui, chez un autre, demeurerait libretto. » En
effet, pas d'images, un rythme ; comme Racine exactement.
J'ai trop aimé Flaubert — mais plus peut-être l'homme que
l'œuvre — pour n'être pas un peu choqué par le « plaidoyer
pour Emma Rouault, femme Bovary ». Ce procès-là est à
458 V LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
reprendre. Mais dans le jugement indigné et parfois sommaire
qui nous est présenté ici, que d'attendus frappants qu'il ne
faudrait que nuancer et qui donnent la clé de la grandeur et
de l'impuissance du maître ! « Emma était, de tempérament,
plus sentimentale qu'artiste, cherchant des émotions et non des
paysages », écrit Flaubert. « Texte succulent, dit Gilbert.
11 réduit l'art à la description et bien entendu à la description
physique. » Pas tout à fait, non ! pas toujours ! mais souvent
hélas ! et voici qui semble plus important dans l'affaire :
« Flaubert (l'impassible Flaubert) était persuadé d'avoir
renvoyé ses personnages dos à dos. De fait, il les a tous flétris
(rapetisses, du moins). Grave erreur qui confond l'art et
r impersonnalité comme s'il y avait aucune possibilité d'art
ou comme s'il pouvait exister un style, un langage, sans un
sujet qui nomme, sans un homme qui donne au verbe sa
personne. » Là gît précisément toute la difficulté ; faire passer
l'inflexion du créateur^ dans la voix de sa créature sans en
altérer le timbre authentique. — Je ne puis, dans les limites
d'une note, compter tous les trésors encore mêlés d'un livre
si vivant et si nombreux. Les articles sur le théâtre dont
Gilbert rendit compte pendant plusieurs saisons, demande-
raient à eux seuls une étude spéciale ; mais son talent s'exerce
ici sur de si médiocres objets, qu'il ne<peut donner sa mesure.
Nous n'oublierons cependant pas l'indication précieuse
qu'il nous propose en travaillant à rendre toute son impor-
tance à la notion du « public ». Les dramaturges qui font de
l'art, oublient souvent d'en tenir compte. — Reste la partie
politique du livre. Elle flatte trop mes préférences pour que
j'accepte d'en parler. Mais ne pourrait-on pas dire de l'art
de demain ce que je lis ici du gouvernement des Etats ? et
quelque conclusion qu'on adppte, l'avenir n'est-il pas tou-
joursle fruit de la leçon, bien ou mal entendue, bien ou mal
suivie, du passé ?
II!;N'RI r.HKON
NOTES 459
***
COLAS BREUGNON, par Romain Rolland (Ollendorfî) ..
La curiosité des lecteurs de M. Romain Rolland, en
ouviânt Colas Breugnon, a été déçue. On attendait avec impa-
tience ce que M. Romain Rolland a dû écrire ces cinq années.
C'est partie remise, car Colas Breugnon était entièrement
imprimé dès 19 14 et la publication en avait été différée
pendant la guerre. Mais, même paru en 1914, la déception
ne nous eût pas été épargnée.
M. Rolland a écrit Colas Breugnon, comme le chat botté,
une fois haut placé, courut après les souris, pour se divertir.
Son œuvre « est une réaction contre la contrainte de dix
années dans l'armure de Jean-Christophe, qui, d'abord faite
à ma. mesure, avait fini par me devenir trop étroite. J'ai
senti un besoin invincible de libre gaieté gauloise, oui,
jusqu'à l'irrévérence ». C'est fort naturel. M. Rolland n'a
pas porté si longtemps sans impatience la chaîne qui le
liait à Jean-Christophe : la détente après cette longue déca-
logie a engendré une sorte de drame satyrique, né ici de
conditions analogues à celles qui ont fait écrire le Protée de
Claudel. Et, aussi, détente française contre l'emprise étran-
gère du musicien germanique : Colas est un Nivernais du
temps de Louis XIII qui raconte son histoire en un langage
lyrique et goguenard, bousculé et touffu. M. Rolland a rédigé
cela à l'occasion d'un retour au sol natal, qu'il n'avait pas
revu depuis sa jeunesse. Il en avait perdu l'habitude et
comme la patrie est une habitude, tout cet inhabituel lui
est sauté au visage, avec intempérance, désordre et tumulte,
il s'est mis à danser dans ses habits nouveaux et ses sabots
avec une formidable ébriété. Il lui reste d'ailleurs un scrupule:
« Je n'ose croire que la compagnie de mon Colas Breugnon
divertira autant les lecteurs que l'auteur. »
Non. Elle ne les divertira pas autant. Colas Breugnon ne
se lit pas avec agrément. C'est un de ces livres (il y en a
460 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plusieurs dans son œuvre) où M. Rolland s'abandonne à
dévider sans contrôle des pages qui lui chantent, mais
qui laissent le lecteur plus froid. Evidemment on continue
à lire leiivre, on sent que c'est tout de même, que c'est encore
de quelqu'un, mais on demeure gêné parce que le courant
de communication de l'auteur au lecteur ne s'établit
pas, ce même courant qui circule et frémit avec la
plénitude continue et dense d'une belle musique dans
les épisodes parfaits de Jean-Christophe, dans V Adoles-
cent, le Buisson Ardent, et d'autres, — ce courant que
M. Rolland sent circuler entre son auteur et lui, ef qu'il
sait nous rendre, quand il écrit la vie de Beethoven et celle
de Michel- Ange. Ici, sans contestation possible, c'est manqué.
Pourquoi ce courant est-il à peu près absent de Colas
Breugnon ? Il faut bien en chercher les raisons ou du moins
en proposer quelques raisons tant à l'auteur qu'au lecteur, qui
doivent désirer également les entendre.
On pourrait d'abord en alléguer une toute provisoire et
superficielle. M. Romain Rolland appartient chez nous à ce
groupe de lettrés français, qui tiennent à être de bons Euro-
péens, qui croient justement à l'existence d'une Europe
dont la France est une partie essentielle, et qui voient à la
façade de la France de larges fenêtres ouvertes sur les hori-
zons étrangers, — un de ces hommes dont la place eût été
autrefois (un autrefois qui reviendra peut-être) à l'Université
de Strasbourg. C'est un regard ouvert sur l'au-delà des fron-
tières; et cela fit, dans son ensemble, de Jean-Christophe un
grand morceau de littérarture européenne. Mais jusqu'ici
M. Rolland a moins réussi lorsqu'il a porté son attention
sur la France. Des trois parties de Jean-Christophe, Jean-
Christophe à Paris demeure la moins bonne. M. Rolland n'a
pas vu la France avec des yeux d'artiste aussi délicats,
avec une âme aussi musicienne qu'il a abordé l'Allemagne.
On sent qu'il n'a pas pénétré dans son pays par le portique
NOTES 461
de Beethoven. Je suis sensible dans Jean-Christophe à la vie
et au charme vrais d'Olivier ; artistiquement il ne vaut pas
le héros du roman et les personnages français ne valent
pas les personnages allemands. On sent que l'écrivain a
besoin du recul simplificateur, rempli, comme au théâtre,
par l'orchestre. C'est là, j'ai hâte de le dire, une raison de
second plan. M, Rolland triomphera probablement de cette
difficulté. Il avait promis autrefois une vie de Hoche, qui
sera peut-être, s'il l'écrit, très belle. Et peut-être aussi la
France, vue d'un recul de cinq années et des hauteurs
de Saint-Cergues et de la Dole est-elle exactement au point
d'optique nécessaire pour suggérer le prochain chef-d'œuvre
de l'auteur de Jean-Christophe.
Puis, l'art de M. Romain Rolland est un art de totalité,
ou plutôt un art d'addition indéfinie qui tient à donner
beaucoup et à j eter un peu indégrossie une matière abondante.
Cet art quantitatif est bien dangereux quand il n'est pas
équilibré. Dans Jec^n-Christophe il était équilibré, son
débordement de matière était retenu et discipliné par le
mouvement inverse, celui^ de l'analyse, la conversion vers
le dedans, et des caractères, un caractère surtout à démêler,
à expliquer, à faire vivre, Jean Christophe ne s'est
pas, comme Colas Breugnon, imposé à l'auteur avec
une brusquerie autoritaire qui s'installe en pays conquis,
domestique le pauvre écrivain qui n'en peut mais. Son
Christophe, M. Rolland s'était donné la peine d'aller le
chercher lui-même, de le prendre petit et faible, de le nourrir,
de l'élever, d'en faire vraiment son œuvre, de livrer conti-
nuellement une bataille contre ce qui résiste et ne veut pas
se formuler. Dans Jean-Christophe il utilise sa matière, dans
Colas Breugnon il se laisse absorber par elle. Il appelle
quelque ^djrt Jean-Christophe son grand ours mal léché de
la forêt germanique, mais ce bavard de Colas n'est même
pas mal léché : il se voit qu'il n'a jamais reçu sur la peau le
4^)2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
moindre coup de langue maternel. Sans doute y avait-il en
puissance un Jean-Christophe aussi informe en trente volumes
sur lequel M. Rolland a su conquérir le sien...
Et enfin et surtout il est une troisième raison, en laquelle, si
je m'examine, je vois bien la principale cause de ma mauvaise
humeur. A la dernière page M. Rolland recopie ces lignes
de Pantagruel : « Comment, dist frère Jean, vous rhythmez
aussy ? Par la vertu de Dieu, je rhythmeray comme les
aultres, je le sens bien; attendez, et m'ayez pour excuse, si
j e ne rhy thme en cramoisi. » Voilà le terrible du livre : le bavar-
dage de Colas est un bavardage rythmé, entendez que ces trois
cent vingt pages sont pour les trois quarts à peu près écrites
en alexandrins blancs. M. Rolland abusait bien un peu de
cette forme dans les passages lyriques de Jean-Christophe,
mais cela venait tout seul, passait avec le reste, portait
souvent d'admirables images. Ici l'oreille endure le plus
affreux supplice. Dans ce genre de langage, en horreur légi-
time depuis cinq siècles à tout bon Çrançais, on ne sait si
c'est la prose ou si c'est le vers qu'on assassine, c'est probable-
ment tous les deux, mais enfin on est sûr qu'il y a meurtre.
Que M. Rolland y prenne garde : la décadence de M. Maeter-
linck, autre grand écrivain européen, a commencé du jour où il
s'est mis à écrire des Joyzelle et des Monna Vanna en vers blancs.
Le vers n'est d'ailleurs pas toujours blanc, il porte des asso-
nances, mais n'en vaut pas mieux : « Par moments, je me dis :
Mais Brugnon, mon ami, en quoi diable peut bien t'intéresser
ceci ? Qu'as-tu à faire dis-moi, de la gloire romaine ? Encor *
moins des folies de ces grands sacripants ? Tu as assez des
tiennes, elles sont à ta mesure. Que tu es désœuvré pour aller
te charger des vices, des misères, des gens qui sont défunts
depuis mil huit cents ans ? » On dirait que M. Rolland a
écrit son livre au sortir d'une lecture de Paul Fort, et fait
parler en Colas Breugnon un Paul Fort nivernais. La marche
générale de ce quasi-poème rappelle assez le Roman de
NOTES 463
Louis XI. Mais Paul Fort est un poète, il n'écrit pas en
faux vers, mais en vrais vers, et sa typographie, très senséei
et très fine au fond, ne doit pas faire illusion. Il n'est pas
donné à tout le monde d'être poète. Il est donné à moins
de monde encore de saisir comme Bossuet, Massillon,
Rousseau, Chateaubriand, le secret des nombres de la prose
française, ou comme La Bruyère, Montesquieu et Flaubert,
celui de ses coupes. Il y a tout de même au-dessous de ces
secrets suprêmes, une bonne prose française, solide et succu-
lente, ou délicate et nerveuse, qu'on a encore aujourd'hui
l'occasion de saluer dans bien des livres, et dont on trouverait
des exemples dans les belles pages narratives de Jean-Christo-
phe, ces pages qui nous suggèrent assez de musique intérieure
pour qu'elles se dispensent de faire de la musique verbale. Mais
V Ersatz de musique que sont les vers blancs de Colas, non !
M. Rolland dira qu'il ne les a pas cherchés, que cette
forme s'est imposée à lui comme la rondeur naturelle du
langage gaillard et rebondi que lui parlait Colas Breugnon.
Eh! oui, je le vois bien. Je n'accuse pas du tout M. Rolland
de s'être battu les flancs pour arriver à une expression
pseudo-poétique. J'ai même exactement la sensation con-
traire. La forme comme le fond sont de bonne foi. C'est « tout
franc, tout rond ». Ici, comme sur d'autres terrains, la fran-
chise et le parti d'honnêteté de M. Rolland éclatent avec la
plus pure authenticité. Il n'y a chez lui — c'est une de ses
forces et un de nos grands espoirs — rien d'artificiel ni de
mensonger. M. Romain Rolland eût, je crois, peiné beaucoup
plus s'il avait voulu échapper à ce rythme qui s'imposait
bizarrement à lui. Il a préféré être lui-même, jusqu'au bout,
carrément, et après tout il a bien fait. C'est le vin de sa vigne,
je ne l'aime pas, mais je ne le sens ni mouillé, ni truqué.
Si Colas Breugnon ne divertit pas autant le lecteur que
l'auteur, je reconnais qu'il doit intéresser ce troisième larron
qu'est le critique. Il tiendra une place curieuse dans l'œuvre
464 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de M. Rolland, analogue a celle de Han d'Islande ou de
l'Homme qui rit dans Victor Hugo, ou de ce Protée que je
rappelais tout à l'heure. Il attestera le fond robuste
et plantureux, la terre grasse qui nourrit son riche
talent. Cette terre en mottes n'est pas en soi fort
belle à voir, mais c'est une bonne nourrice, elle nous fait
penser aux belles récoltes d'hier, aux dix voitures pleines
de Jean-Christophe, et penser aussi avec confiance aux mois-
sons, aux récoltes de demain. M. Rolland, dans ce gros livre
mal plaisant ou trop plaisant, nous avertit que bonhomme
vit encore, nous le fait voir avec une santé que nous ne lui
connaissions pas tout entière : nous l'attendons à l'emploi
vrai de cette santé. albert thibaudet
LETTRES DE PAUL GAUGUIN A GEORGES DE
MONFREID (G. Crès).
Nous ne discuterons pas ici de l'opportunité de la publi-
cation de cette correspondance, qui nous eût bouleversés
il y a dix ans. Certes, les tourments d'un homme de valeur,
sans cesse en butte à des soucis d'argent, assistant impuis-
sant à la trahison de ses disciples, aux fausses interpréta-
tions des poètes et aux manœuvres cupides de certains spé-
culateurs, nous émeuvent; mais nous ne retrouvons plus dans
notre cœur cette profonde tendresse que nous eûmes pour un
de nos premiers initiateurs à «l'esprit nouveau »... d'avant la
guerre, et les soucis d'art du peintre de Tahiti, si nous les
voyons parfois exprimés dans ces lettres, nous ne pouvons
presque plus les comprendre.
Aussi bien la pente qui nous entraîne est-elle pour ainsi
dire le versant opposé de celui où se tient Gauguin — et
nos préoccupations récentes, nous les constatons absolu-
ment aux antipodes de celles qui sont formulées en quelques
pages de ce livre.
NOTES 465
Presque chacune des affirmations picturales de Gauguin
nous est un motif de révolte, et notre chagrin s'accroît
lorsque nous les découvrons à la base de presque toutes
les doctrines actuellement en honneur chez le public.
Un jeune critique d'art poussait dernièrement l'étourderie
jusqu'à affirmer : « Il n'y a pas la Peinture ; il n'y a que des
Peintres. » Qui a lu Cennino-Cennini, le Vinci, Delacroix
même, ne peut sans sourire entendre pareille sentence, et
demeure interdit lorsqu'il lit ce passage de Gauguin : « Vous
serez toujours à même d'arriver à la précision si vous y
tenez ; le métier vient tout seul, malgré soi, avec l'exercice,
et d'autant plus facilement qu'on pense à autre chose que le
métier. » Voici, exprimé sous la plume d'un peintre, le vœu
du plus vulgaire des publics. En effet, que nous rabâche- t-on
aujourd'hui, sinon qu'il faut que l'artiste peigne comme
l'oiseau chante, sans y penser, en puisant dans ses sensations,
comme s'ils en pouvaient sortir par génération spontanée, les
éléments de son langage ? Ailleurs, nous lisons ceci : « Le
tout est àd^nsle droit chemin, c'est-k-diie celui qui est en soi,
n'est-ce pas ? Et dire qu'il y a des écoles l ! ! pour apprendre
à suivre la même route que son voisin. » Ce qui est sympto-
matique dans cette dernière phrase, ce n'est pas tant le
mépris des écoles, nécessaires cependant, mais dont il est
vrai que la meilleure, aujourd'hui, ne vaut pas grand'chose, —
que cette peur de ressembler au « voisin ». L'originalité
à tout prix, voilà le tourment de Gauguin et celui dont
héritèrent nos peintres modernes. Préjugé romantique s'il
en fût. Imagine-t-on Raphaël révolté contre l'enseignement
du Pérugin ? On le voit plutôt appliquant sans inquiétudes
ni remords un métier acquis, anonyme à l'expression de sen-
timents personnels.
Le malentendu provient de ce que l'on confond, dans tous
les arts, esthétique et technique. Celle-ci n'est qu'un moyen
qui, sous des variations seulement apparentes, est conditionné
30
466 La nouvelle revue française
paj- des lois immuables (qu'il nous faudra bien énumérer un
jour) et que l'on apprend, sans révolte. Celle-là est essentiel-
lement variable : elle est conditionnée par des buts spirituels
qui changent selon les époques. Il est évident qu'il y a
influence de l'esthétique, que l'on élabore en commun, sur
la technique dont chacun hérita, et que cette transformation
des moyens s'opère fatalement, sans efforts ni recherche
maladive d'originalité. Elle provient d'une mystérieuse
répercussion de l'esprit sur la main. Le peintre classique
s'applique seulement à découvrir la direction de son époque
et cherche à réaliser l'accord de son âme avec l'âme univer-
selle. Il renonce donc autant à la poursuite des sujets nou-
veaux qu'à la culture pour elles-mêmes des petites origina-
lités techniques. Il cherche surtout les aspects nouveaux
de sujets éternels, pris dans la réalité immédiate.
Mais le plus grand péché contre la tradition dont Gauguin
est fautif est ce goût des voyages, dont surent si bien se
garder nos grands classiques français. Notre haine des voyages
est proverbiale. Cela tient au génie même de notre race et a
la richesse de notre sol. Notre imagination, vite échauffée,
glisse sur la pente la plus modeste et, s'emparant du moindre
phénomène, sans peine rejoint l'Universel. Nous n'avons pas
besoin de longs déplacements : un simple récit nous suffit
pour reconstruire le monde — ou bien un détail du paysage
français, pourvu qu'il offre la moindre ressemblance avec une
vignette du Journal des Voyages ! Pour qui possède la richesse
intérieure, une branche chargée de fruits évoque le Paradis,
n'importe quelle île est Pathmos, et tout voile soulevé
découvre Isis.
Un exemple typique de cette faculté prodigieuse de recons-
truire le monde d'après le plus petit détail, nous est offert par
ce douanier Rousseau, le plus rustre des peintres modernes,
à qui le Dictionnaire Larousse offrait par ses piètres images un
tremplin suffisant pour bondir au sein des plus merveilleux
NOTES 467
paysages exotiques. On trouverait dif&cilement la centième
partie du pouvoir évocateur de ces peintures à la fois pri-
mitives et raffinées dans les tableaux à grands frais exécutés
par nos ridicules « Orientalistes ».
Ce besoin puéril de sujets inédits, extraordinaires, ce goût
pour les spectacles les moins quotidiens s'exprime dans un
grand nombre de lettres de Gauguin : « Ici mon imagination
commençait à se refroidir», écrit-il au moment de quitter Tahiti
pour les Marquises. Il croit qu'avec « des éléments tout à fait
nouveaux et plus sauvages » il va faire « de belles choses ».
Puis plus tard, envisageant la possibilité de rentrer en Europe
il écrit ; « J'irai alors m'établir de votre côté dans le Midi
quitte à aller en Espagne chercher quelques éléments Nou-
veaux. » Cette obsession du « nouveau », cette recherche de
l'inattendu par l'exotisme, voire par le « sauvage », il l'affirme
dès qu'il parle Art. Enumérant ce qu'il a fait eil deux ans de
séjour, il ajoute au chiffre de ses peintures «quelques sculp-
tures ultra- sauvages. » Plus loin il conseille : « Ayez tou-
jours devant vous les Persans, les Cambodgiens, et un peu
l'Egyptien. La grosse erreur, c'est le Grec, si beau qu'il soit. »
Voilà, pour un esprit français, un langage bien difficile à com-
prendre, n'est-ce pas 1 Parle-t-il technique, il renonce au mé-
tier complexe pour dire, par exemple, de ses essais xylogra-
phiques: « C'est justement parce que cette gravure retourne
aux temps primitifs de la gravure qu'elle est intéressante, la
graVure sur bois comme l'illustration étant de plus en plus
comme la photogravure, écœurante. «Nouvelle erreur et pré-
jugé néfaste que de croire plus « artiste» l'utihsation d'un mé-
tier simplifié. Le raffinement, au contraire, ne consiste- t-il pas
enl'emploi d'un métier difficile pour un résultat en apparence
simple ? De combien de faux-primitifs, autant peints que
gravés, Gauguin est-il responsable, pour n'avoir pas su mon-
trer que la vulgarité de l'art actuel ne tient pas à la com-
plication des techniques, mais bien plutôt à la bassesse
468 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des, esprits que nulle règle ne vient rappeler à l'ordre !
Nous nous permettrons de fixer encore un des principaux
travers d'un peintre dont la silhouette s'efface singulière-
ment à mesure que les seuls maîtres Cézanne et Renoir se
rapprochent de nous. Nous avons longuement réfléchi avant
de l'accuser d'un certain mal dont nous sommes à peine guéris.
Il sera curieux de comparer à la fois les textes et les œuvres
pour prouver plus tard ce que nous ne ferons qu'énoncer
aujourd'hui : la part qui revient à Gauguin dans le malaise
cubiste, que nous considérons comme une métaphore plas-
tique. Parlant de la sculpture, Gauguin écrit que c'est « très
facile quand on regarde la nature, très difficile quand on
veut s'exprimer un peu mystérieusement en paraboles,
trouver des formes. » Parlant de la peinture, il écrit : « J'ai tou-
jours dit (sinon dit) pensé que la poésie littéraire du peintre
était spéciale et non l'illustration ou la traduction, par des
formes, des écrits : il y a en somme en peinture plus à cher-
cher la suggestion que la description comme le fait d'ailleurs
la musique. »
Nous lisons chaque jour l'équivalent de cette phrase dans
les manifestes des poètes et des peintres dits cubistes. Nous
rapprocherons plus tard ce passage significatif d'un article
de M. Reverdy, poète initié aux arcanes du cubisme, qu'il
considère comme une nouvelle branche de l'activité artistique
et qu'il formule : « Cubisme, poésie plastique. » On devine déjà
les multiples répercussions d'un terrible malentendu.
On jugera peut-être sévèrement cette courte étude sur
un homme que la plupart des littérateurs considèrent comme
un grand artiste. Comment des poètes résisteraient-ils à décou-
vrir de la « noblesse » dans l'attitude du peintre qui écrivait à
M. de Monfreid, en réponse à une lettre où celui-ci lui parlait
des soins à apporter au métier : « Le principal qui m'occupe
toujours c'est de savoir si je suis dans la bonne voie, en pro-
grès, si je fais des fautes d'art. Car les questions de matière.
NOTES 469
de soins d'exécution et même de préparation de toile arri-
vent tout à fait en dernier plan. » Malgré le respect auquel a
droit un peintre aussi pur d'intentions, nous ne pouvons
nous empêcher de déplorer justement cette attitude trop
« artiste », et de lui préférer l'humilité d'une application
naïve à peindre le mieux possible, à bien « préparer sa toile »,
comme le firent tous les maîtres dont le problème de la con-
servation des œuvres fut un des plus beaux tourments ainsi
que les « soins d'exécution » pour arriver à la « belle matière ».
A l'Artiste, la main sur son cœur, nous avouons préférer
r« artisan » qui ne cherche qu'à bien conduire son pinceau.
Comme ce dernier, nous sommes sûrs que le cœur parlera
sans qu'on le presse, et que le Mystère et que le Rêve, dont il
est trop souvent question dans les lettres de Gauguin, nous
n'avons pas à nous en préoccuper ; c'est affaire à notre sub-
conscient, ce fleuve dont tous nos efforts ne pourraient grossir
les eaux et à qui nous devons seulement tâcher de préparer
le lit que son volume exigera. andré lhote
LES ÉTATS-UNIS ET LA GUERRE, par Emile Hove-
laque (Alcan).
« / don't cave miich for France ! » répondait dans l'express
de New- York à Philadelphie un soldat de la 27e division
à un quidam lui demandant ses impressions. — Et nous ?
Nous soucions-nous beaucoup de l'Amérique ? Tâchons-nous
vraiment à la comprendre autrement que par le dehors ?
Pershing et Joffre, Wilson et Viviani, trois millions d'Amé-
ricains qui ont vu la France et que la France a vus, n'y font
guère. Une vague de sympathie d'un coup surgie et d'un
coup disparue, à la façon d'un phénomène de la nature
irresponsable, ce n'est pas assez. Il ne suffit pas non plus
d'études à la Bourget — ceux qui savent sourient — ni des
tracts de Barrés, de Daniel Halévy, ou des articles de
470 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cheyrillon, qui ne témoigneront que de l'intention qu'on
eut un jour de s'exalter mutuellement, ni des études du
réaliste Tardieu. Il faut remonter aux sources du flot qui
trop tôt s'est étalé, retenir les éléments qu'41 a déposés, les
élaborer pour qu'ils servent à la connaissance et à un pro-
fitable renouvellement.
Dans les Etats-Unis et la Guerre cette tâche est entre-
prise. L'ouvrage — un volume de cinq cents pages — fait
pendant à ceux où Edith Wharton a dessiné les grands
traits de la France. Il est d'un psychologue. Emile Hove-
laque, qu'il étudie l'Allemagne, l'Angleterre, le Japon, ou
les Etats-Unis, s'applique à dégager de la multiplicité des
faits les forces profondes. Il procède par « saisie intérieure ».
Sans doute la psychologie des groupes humains restera-
t-elle un art autant qu'une science. Pas de résultats définitifs.
La méthode de Taine est insuffisante, celle des Allemands
fausse. Nous tâtonnons. Certains, comme l'auteur de l'Alle-
mand, ne voulant point préjuger, préparer, se parer, avancent
pour ainsi dire nus au devant des faits. En présence du
groupe étranger ils réagissent spontanément. Ainsi leur
témoignage est authentique, et l'intuition les sert autant
que l'observation. D'autres, décrivant comme le barbet de
Faust, des cercles concentriques, serrent de toujours plus
près leur sujet. Ce n'est qu'après une vaste enquête générale
qu'ils entrent au vif. A condition qu'elle n'ait pas déformé
l'œil, la documentation leur sert à interpréter le détail, à le
mettre à son plan dans une juste perspective.
Emile Hovelaque, éclectique, combine ces deux procédés
d'investigation. Mis en face des réalités, il oublie la connaissance
qu'il avait d'elles antérieurement. Rien de préconçu n'inter-
viçnt : il semble qu'il ait gardé un coin vierge où laisser agir
les impressions nouvelles. Ce n'est qu'ensuite qu'il compose
l'image. A peine s'il la compose : il laisse plutôt souvenirs
et visions, observation et divination, se fondre en une natu-
NOTES 471
t
relie synthèse. L'unité est dans le moi. La pensée s'organise
par élans successifs au contact des êtres et des choses. Son
rythme va au rythme d'alentour. Les chapitres intitulés :
L'Opinion américaine et la Guerre, — Les Ecrivains américains
et la Guerre, — La Mission française, — De la Neutralité
à la Croisade, — L'Offensive morale contre l'Allemagne, —
ne s'enchaînent pas. Ils se retouchent, se corrigent l'un l'autre,
au besoin en se contredisant : la vie au lieu de la logique.
Il y faut donc chercher -moins une histoire d'ensemble
des événements, que la chronique pleine de couleur et de
suggestions du missionnaire qui fut l'interprète de Joffre
et de Viviani ; non une construction de la « mentalité »
américaine, mais des regards allant au fond qui se dérobe.
Assister au prodigieux mouvement qui finit par l'intervention
armée : cela eût sufh à captiver le témoin le plus sec. Y être
mêlé comme le fut l'auteur, intervenir à différentes reprises
pour hâter l*évolution : c'était une aventure passionnée.
Espoirs, indignations, impatiences, enthousiasmes, qu'Emile
Hovelaque n'a point eu souci de cacher, font de son
livre comme un roman. Mainte page, entre des considéra-
tions générales et des discours de Viviani — beaucoup de
discours de Viviani — garde la couleur et le frémissement de
là-bas. La blanche New- York entre ses bras de mer, Mount-
Vernon et les reliques de Washington, Chicago monstrueuse
cité de la fièvre, la vallée de la Juniata — six cents kilo-
mètres de rivière entre des bois qu'argenté en mai le dogwood
en fleur, Pittsburg où il n'y a d'horizon que les palprtantes
fumées qui se marient, se combattent et enfin se confondent
— tout cela revit aux yeux de ceux qui l'ont vu : une gran-
deur matérielle qui est elle aussi élément de beauté. Notre
esthétique un jour en tiendra compte.
Il faut avoir présentes aux yeux cette grandeur, demeurée
élémentaire, cette richesse, d'où pourra naître l'inspiration
artiste, pour comprendre un peuple demeuré tout de pionniers.
472 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
D'immenses voies continuent de s'ouvrir aux Américains.
Ils entendent s'y engager. Ils renoncent provisoirement à se
fixer. Sentant comme il serait vain de vouloir enserrer dans
des formules ce qui se refuse encore à la définition, l'auteur
a évoqué les multiples visages que l'Amérique offre à l'étran-
ger. Des foules pressées, exaltées, violentes, des hommes de
toute classe et de toute race emplissant gares, rues, abattoirs,
clubs, salles de réunions politiques et halls d'Universités,
on voit se détacher, un à un, les individus, les leaders. C'est
d'elles, de leur activité énorme et confuse, de leurs poussées
incohérentes et contradictoires, qu'ils dépendent. Nous
jugerions autrement -Wilson sachant à quelles pressions il
cède, de quels courants il se sert pour avancer. Abstraction
et couleur, calcul et passion, idéologie à lointaines visées et
souci des plus courtes réalités, on devine tout cela dans le
portrait qu'a tracé du Président un observateur favorisé :
une physionomie caractéristique y est rendue dans sa
complexité vivante.
C'est cette complexité qui nous échappe quand nous
jugeons les Américains. Peu ou point de discrimination.
Nous cherchons le caractère national là où il y a à peine une
nation, au sens où nous entendons ce mot. Hypnotisés par
la durée, nous concevons mal des existences où l'on est
surtout préoccupé de l'espace. En nous-mêmes rentrés,
nous nous étonnons de ne trouver chez d'autres nul besoin
de repliement. Ayant fait choix d'un système, disons d'une
ligne selon laquelle évoluer, nous sommes déconcertés par
ceux qui n'ont pas choisi.
L'absence de choix fait la force de l'Amérique et sa
secrète faiblesse. Tout lui est possible parce qu'elle dispose
de prodigieuses ressources matérielles et parce qu'elle ne
s'est fermée aucun horizon intellectuel. Mais elle n'excelle
en rien parce qu'elle n'est pas encore définitivement orientée.
Elle est libre, libre d'esprit, mais on voudrait avec autant de
NOTES 473
liberté une plus fine spiritualité. Son idéalisme reste vague,
son idéologie géométrique. Elle obéit à des suggestions plutôt
qu'elle ne se livre à des réflexions. Les images on\ plus de
vertu que les idées dans un pays où la culotte rouge de
Joffre a fait des miracles : la détermination y vient encore
du dehors et du concret.
L'avantage est qu'au moins l'objectif une fois fixé, et
à assez courte distance, on fonce droit dessus, straight away.
Et qu'aussi l'on ne trouve rien qui soit irrémédiablement
cristallisé, rien qui doive être défait. L'influence allemande
n'a pas formé à la prussienne, pas déformé l'Amérique.
Demeurée admirablement fluide, sa définition, si elle devait
se donner d'un mot, serait : mouvement — de plus mali-
cieux disent : mobilité.
Ce mouvement, on le perçoit à travers toutes les pages
des Etats-Unis et la Guerre. Il alterne du réel à l'idée, de
l'idée au réel. Nous gagnerions, les Américains et nous, à
faire ensemble le chemin que nous faisons séparément d'un
pôle au pôle contraire. De l'un à l'autre il reste à découvrir
des relations neuves, félix bertaux
LETTRES ANGLAISES.
LES ANGLICISMES.
Les événements politiques de ces dernières années ont
eu pour résultat l'introduction momentanée d'un certain
nombre d'anglicismes dans le français d'usage courant. La
liste en serait assez longue : on en rencontre en effet un peu
partout : aussi bien dans les discours de la Conférence de la
Paix que dans la Madelon de la Victoire. De toutes parts,
des puristes protestent contre ce qu'ils appellent une inva-
sion, une corruption de la langue. Il nous semble que leur
zèle va trop loin et que leurs protestations ne sont pas tou-
jours justifiées. En effet, il n'est pas difficile de voir qu'un
474 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
certain goût, et même un grand tact, un sens délicat de la
langue, président au choix et à la mise en circulation de ces
anglicisrnes. D'abord, l'homme d'état qui en a employé le
plus grand nombre en connaît bien la valeur : on a l'im-
pression qu'il a surtout appris l'anglais littéraire dans
Darwin et dans la littérature évolutionniste de l'époque de
Darwin. Le mot fameux « noble candour » a été employé
souvent à l'époque où l'auteur de l'Origine des Espèces
était encore discuté : la « perfect candour » de Charles
Darwin était un des dogmes intangibles des darwiniens, un
des grands clichés de la littérature darwinienne, et que les
adversaires de ce qu'on appelait alors « l'évolution » — M.. de
Quatrefages lui-même — employaient couramment. Ensuite,
dans les journaux, dans l'usage quotidien, parmi le public
lui-même, on peut remarquer une tendance bien constante
à franciser les anglicismes qu'on adopte, et à n'adopter
que ceux qui ne choquent ni l'oreille, ni le génie du français.
C'est ainsi que bien des anglicismes nouveaux, et contre
lesquels les puristes protestent, ne sont au fond que d'an-
ciens gallicismes, introduits dans l'anglais aux xv^, xvi^ et
xviie* siècles, qui rentrent dans l'usage courant du fran-
çais, et y reprennent leur ancienne place. Par exemple,
« avoir le meilleur » (dans une contestation ou dans une
dispute) peut paraître, à première vue, une traduction mot
à mot de l'anglais ; même, celui qui emploie cette expression
peut croire qu'il francise une expression anglaise ; en
réalité, c'est une façon de dire parfaitement française.
Il y a une autre classe d'anglicismes qu'il faudrait bien se
garder de rejeter en masse : ce sont ceux qui réintroduisent
par le moyen de l'anglais, des mots latins qui ont gardé, dans
la langue de nos voisins, leur pur et exact sens primitif.
Le français en prend à son aise avec le latin : nous avons une
tendance curieuse à détourner de leur sens premier et réel
un grand nombre des mots latins que nous devons à nos
NOTES 475
humanistes : il suffit de feuilleter un dictionnaire pour s'en
rendre compte. Le mot latin est là ; nous l'avons, nous l'em-
ployons tous les jours, mais nous l'employons dans un sens
second ou même dans un sens troisième qui n'a jamais été
familier aux écrivains de Rome. Or, ces mêmes mots, en
anglais, et en dépit — ou peut-être à cause — du contact
avec les mots germaniques, ont gardé leur sens plein, leur
sens classique, celui qu'ils avaient dans Plante et dans
Catulle. Il n'est pas mauvais, on en conviendra, que
notre fonds de mots latins d'introduction savante se trouve
ainsi rafraîchi et fortifié par l'apport de ces « anglicismes».
REVUES ET PUBLICATIONS LITTERAIRES.
Nous avons plaisir à constater les progrès faits, dans ces
derniers temps, par quelques publications périodiques
anciennes et bien connues, et qui se sont renouvelées,
agrandies, et, peut-on dire, « aérées », après avoir traversé
sans trop de peine la période 1914-1918. Il faut citer, au
premier rang, le Supplément Littéraire du Times.*
C'est, comme on sait, une publication hebdomadaire,
qui contient, en général, une étude assez longue sur un
écrivain ou une question littéraire importante ; une série
d'études plus courtes sur des livres nouveaux, anglais ou
étrangers ; des comptes-rendus sur les plus récentes mani-
festations littéraires : romans, théâtre, ré-éditions de clas-
siques ; une intéressante correspondance due aux lecteurs
du Supplément, et où sont débattues toute espèce de questions
d'art et d'érudition ; et enfin une bibliographie assez coni-
plète des livres publiés dans la semaine. Il suffit de signaler
quelques-uns des articles et comptes-rendus publiés dans les
1. The Times Lilerary Sup pleine ni. Adresse: Th^ l'ublisher,
PrintingHouse Square, Londres E. G. 4. Abonnement annuel pour
l'étranger : 13 shillings.
476 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
numéros de ces quatorze ou quinze dernières semaines pour
que le lecteur voie aussitôt l'intérêt que présente au point
de vue « critique » et « renseignements » littéraires le Supplé-
ment du Times tel qu'il est actuellement rédigé. On verra la
place qu^y tient la littérature française contemporaine, et
l'attention avec laquelle les collaborateurs du Literary
Supplément (tous anonymes, selon le principe absolu de
cette publication) suivent ses plus récentes manifestations.
Numéro du 17 avril 1919 : article sur The journal of a
disappointed man, de W. N. P. Barbellion ; — i^r mai : compte-
rendu de Les Etapes du Mysticisme passionnel, d'Ernest
Seillère ; — 8 mai : étude sur les poèmes de guerre de G. d'An-
nunzio; — 15 mai: articles sur la Poésie de M.André Spire
et sur le dernier livre de BenedettoCroce; — 22 mai: une étude
sur les romans en général, un article sur le premier numéro
de la revue anglaise Coterie, de brefs comptes-rendus de
quelques livres étrangers (cinq français et un espagnol) ;
— 29 mai: article sur le Témoignage d'un Converti, de Henri
Ghéon ; — 5 juin: article sur Vormarsch, romsin de Walter
Bloem, directeur du Hoftheater de Stuttgart, et ofi&cier
dans l'armée de von Kluck ; compte-rendu de l'Art indépen-
dant français sous la Troisième République de Camille
Mauclair ; — 12 juin : études sur le dernier livre de M. Aulard,
et sur Clarté de Henri Barbusse, long article sur Charles
Kingsley ; — 19 juin: étude sur Addison, et article sur de
récents ouvrages espagnols ; — 26 juin : longue étude sur le
Roman français et la Tradition française, à propos de la
publication du second volume de A history of the French
Novel du Professeur Saintsbury, et articles sur Francis
Jammes et André Gide ; — 3 juillet : articles sur The Toy
Cart d'Arthur Symons, et sur La revue en France [Mercure
de France et Nouvelle Revue Française). Il faut ajouter que
le Literary Supplément ne se limite pas aux sujets purement
littéraires, maisqu'ilrend compteaussid'ouvragesd'érudition.
NOTES . 477
d'histoire, de biologie, de philosophie et de géographie.
Dans ces quelques numéros, il nous faudrait signaler enfin
des articles très bien faits sur la plus récente littérature
allemande, sur des ouvrages anglais, italiens et français
concernant certaines périodes de l'histoire littéraire et sociale
de l'Angleterre ; des notes, quelquefois assez étendues, sur
des revues nouvelles telles que The Owl, ou sur des antho-
logies telles que L'Armoire de Citronnier; ou sur de nou-
veaux tirages de livres récents et cependant déjà classiques,
tels que The Way of ail Flesh de Samuel Butler. Pour
tout dire, nous ne connaissons pas de publication hebdo-
madaire mieux rédigée au point de vue critique, ni mieux
faite pour renseigner les lecteurs sur le mouvement littéraire
anglais, américain, italien, allemand, espagnol, et français.
Parmi les nouvelles revues mensuelles anglaises, une des
plus intéressantes est The Anglo-French Review, la Revue
franco-britannique, dirigée par MM. Henry D. Davray et
J. Lewis May. Elle est politique, littéraire, artistique et
scientifique, et contient des articles en français et en anglais^ .
Le numéro d'avril, que nous avons sous les yeux, contient
un excellent article sur la sensationnelle entrée en scène de
M. Abel Lefranc dans la controverse shakespearienne;
une étude de M. Camille Mauclair sur l'État technique de la
Peinture française ; des poèmes de Richard Aldington,
A. Ferdinand Herold et John Still ; des notes très bien
faites sur des livres anglais et français récents (par exemple,
une de Henry Mannering, en anglais, sur le dernier livre
d'Anatole France; et une d'Yvonne Dusser, en français,
sur deux récents recueils de poèmes anglais) ; et enfin un
article sur Florent Schmitt par Herbert Antcliffe.
VALERY LARBAUD
I. On la trouve chez J. M. Dent et fils, 33 Quai des Grands-
Augustins, Paris).
478 , LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:
L'AUGMENTATION DU LIVRE.
Quelques grands éditeurs ont décidé de porter uniformé-
ment à 7 francs le prix des volumes autrefois vendus 3 fr. 50
et actuellement 4 fr. 55. Cette mesure représente, à notre
avis, une solution un peu trop simj)le d'un problème passa-
blement compliqué.
D'une part nous estimons que la collection dite du « trois
cinquante », qui contenait dans un format et sous une cou-
verture identiques des ouvrages de densité différente n'a
plus sa raison d'être — si elle en eut jamais une —
aujourd'hui que la différence entre les prix de fabrication
des ouvrages s'est accentuée. Il est, de toute évidence,
arbitraire d'adopter un prix de vente unique pour des volu-
mes de 200 et de 500 pages, de 150.000 lettres et de i. 000.000
de lettres, tirés les uns à 1,000, les autres à 10.000 exemplai-
res. D'autres facteurs entrent encore en jeu : variété des
droits d'auteur, notoriété inégale des auteurs, etc.
D'autre part, bien que le prix du papier ait baissé et qu'on
puisse prévoir que ce mouvement de baisse continuera^ il
est incontestable que l'application de la journée de huit
heures, le relèvçment des salaires, l'élévation progressive des
frais généraux, justifient- une certaine augmentation du
prix de vente.
Comme on le voit, la question est complexe et d'autant
plus délicate que le statut de la vie d'après-guerre n'est pas
encore établi nettement. C'est pourquoi nous croyons utile-
I. A ce propos, il est curieux de noter l'erreur qui, propagée
par la presse, s'est introduite dans l'esprit du public : celui-ci con-
sidère que la cause déterminante de la dernière augmentation du
livre est exclusivement liée à la question du papier. 11 serait
déplorable de laisser s'établir une pareille confusion.
NOTES 479
d'indiquer les principes sur lesquels nous appuierons désor-
mais notre action. Nous voulons :
1° Assurer en France à nos publications la plus grande
diffusion possible ;
20 Aborder le marché étranger avec des livres de belle
présentation et de prix comparables à ceux de la production
même des pays envisagés ;
3° Permettre le succès aux jeunes auteurs en éditant les
œuvres de valeur reconnue aux conditions les moins dispen-
dieuses — un prix élevé étant, à notre avis, prohibitif en ce
qui les concerne ;
4° Encourager la bonne volonté évidente des lecteurs
chaque jour plus nombreux ;
50 Défendre les légitimes intérêts des libraires.
Pour obtenir ces résultats nous entendons :
1° Déterminer — comme nous avons commencé à le faire
depuis plusieurs mois — le prix de vente de nos livres
exactement d'après leur prix de revient, et ceci, quels que
soient les changements que nous réserve l'avenir. Nous
aurons ainsi une échelle de prix variant de 4 à 10 francs.
Le prix du volume établi et vendu dans ces conditions
sera le plus souvent de 5 ou 6 francs environ. Une
pareille mesure implique comme corollaire la suppression des
« majorations ». Nos livres seront désormais marqués de
leur prix net ;
2° Réglementer la vente des « première édition » qui donne
lieu actuellement à des pratiques désavantageuses pour le
pubHc et dont ni l'auteur ni l'éditeur ne retirent le moin-
dre profit.
30 Adopter, avec ceux de nos confrères qui partageront
notre sentiment, de nouvelles méthodes de travail.
Nous pensons ainsi réaliser cette collaboration entre l'édi-
teur, l'auteur, le libraire et le lecteur, qui est la véritable
raison d'être de notre entreprise.
48o
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I BEAUX- ARTS
H. Opienski : La Musique Polonaise ;
G. Crès.
II. LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE
Joseph Anglade : Les Origines du Gai
Savoir ; Ed. Champion.
Binet-Valmer : Le Mendiant magni-
fique ; E. Flammarion.
André Breton : Mont-de-Piété; Au
Sans-pareil.
Louis Brun : Hebbel ; sa personnalité et
son œuvre lyrique ; Alcan.
Francis Cargo : Bob et Babette s'amu-
sent ; Albin Michel.
Jean Cocteau : Le Potomak ; Société
littéraire de France.
Georges Courteline : Œuvres choisies :
Le Miroir concave, dessins à la plvime de
P.-J. Poitevin; Société littéraire de
France.
Néel Doff : Keeije, roman ; Ollendorff.
Louis Delluc ; Le Train sans yeux ;
G. Crès.
Fabre d'Eglantine : Œuvres poli-
tiques, introduction de Charles Vellay ;
Fasquelle.
G. Fkrrero : La Grande Mutilée de
Reims ; G. Ficker.
Gustave Flaubert : Premières Œuvres.
T. III : 1843- 1855. L'Education senti-
mentale, première version ; Fasquelle.
JoACHiM Gasquet : Les Bienfaits de la
Guerre ; Nouvelle Librairie Nationale.
F. GoHiN : L'Œuvre poétique d'Albert
Samain ; Garnier.
Pierre^ Hamp : Les Métiers blessés ;
Editions de la Nouvelle Revue Fran-
çaise.
Han Ryner : La Tour des peuples ;
Figuière.
Charles-Henry Hirsch : Le Crime de
Potru ; Flammarion.
Rudyard Kipling : Nouveaux Contes
choisis ; G. Crès.
Rudyard Kipling : La plus belle His-
toire du Monde ; René Kieffer.
Maurice Maeterlinck : Les Sentiers
dans la Montagne ; Fasquelle.
André Maurois : A^t Ange, ni Bête;
B. Grasset.
Jean Pellerin : La Jeune Fille aux
Pinceaux ; l'Edition Française illustrée.
Marcel Prévost : La Confession d'un
Amatit ; Flammarion.
Maurice Renard : Le Docteur Lerne,
sous-dieu ; l'Edition Française illus-
trée.
Edmond Sée : Confidences ; Flamma-
rion.
Jérôme et Jean Tharaud : Une Relève;
Emile-Paul.
François Villon : Œuvres complètes.
Collection Selecta : Gamier.
III. — PHILOSOPHIE,
SCIENCES SOCIALES
Henri Bergson : L'Energie spirituelle,
essais et conférences ; Alcan.
Roger Charbonnel : La Pensée ita-
lienne au xvi« siècle et le Courant liber-
tin ; Ed. Champion.
A. L. Galéot : De l'Organisation des
activités humaines ; Nouvelle Librairie
Nationale.
René Lote : Minerve et Vulcain. L'Indus-
trialisme et la Culture intellectuelle;
Nouvelle Librairie Nationale.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD
FONTENAY- AUX- ROSES. — IMPRIMERIE LOUIS
BELLENAND.
48i
CONSIDERATIONS SUR LA
MYTHOLOGIE GRECQ.UE
FRAGMENTS DU TRAITÉ DES DIOSCURES
La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon,
qu'aucune soif ne vide, si Ton trinque avec Jupiter.
(Oh ! j'invite à ma table le Dieu !) Et le lait que ma soif
y puise n'est point le même assurément que celui qu'y
buvait Montaigne, je sais — et que la soif de Keats ou de
Goethe n'était pas celle même de Racine ou de Chénier...
D'autres viendront pareils à Nietzsche et dont une nou-
velle exigence impatientera la lèvre enfiévrée... Mais
celui qui, sans respect pour le Dieu, brise la cruche, sous
prétexte d'en voir le fond et d'en éventer le miracle, n'a
bientôt plus entre les mains que des tessons. Et ce sont les
tessons du mythe que le plus souvent les mythologues
nous présentent ; débris bizarres où l'on admire encore
de-ci, de-là, comme sur les fragments d'un vase étrusque,
une accidentelle apparence, un geste, un pied dansant,
une main tendue vers l'inconnu, une poursuite ardente
d'on ne sait quel fuyant gibier, un chaînon détaché du
31
482 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chœur parfait des Muses, dont tournait, encerclant le
vase on suppose, la guirlande ininterrompue...
La première condition, pour comprendre le mythe
grec, c'est d'y croire. Et je ne veux point dire qu'il y
faille une foi pareille à celle que réclame de notre cœur
l'Eglise. L'assentiment à la religion grecque est de nature
toute différente. Il est étrange qu'un grand poète tel que
Hugo l'ait si peu compris; qu'il se soit plu comme tant
d'autres à décontenancer de tout sens les figures divines
pour ne plus admirer que le triomphe sur elles de certaines
forces élémentaires et de Pan sur les Olympiens. Ce n'était
pas malin, si j'ose dire, et son alexandrin en souffre moins
que notre raison. « Comment a-t-on pu croire à cela ? »
s'écrie Voltaire. Et pourtant chaque mythe, c'est à la
raison d'abord et seulement qu'il s'adresse, et l'on n'a
rien compris à ce mythe tant que ne l'admet pas d'abord
la raison. La fable grecque est essentiellement raisonnable,
et c'est pourquoi l'on peut, sans impiété chrétienne, dire
qu'il est plus facile d'y croire qu'à la doctrine de Saint
Paul, dont le propre est précisément de soumettre, sup-
planter, « abêtir » et assermenter la raison. C'est par
défaut d'intelligence que Penthée se refuse à admettre
Bacchus ; tandis que c'est l'intelligence, au contraire,
de Polyeucte qui s'interpose et obscurcit d'abord sa
triomphante vision. Et je ne dis pas que l'intelligence ne
trouve pas dans le dogme chrétien, en fin de compte,
une satisfaction suprême, ni que le scepticisme soit de
plus grand profit pour la raison que la foi ; mais cette foi
chrétienne pourtant est faite du renoncement de l'intel-
ligence; et si peut-être la raison ressort de ce renoncenîent
magnifiée, c'est selon la promesse du Christ : Tout ce que
CONSIDÉRATIONS SUR LA MYTHOLOGIE GRECQUE 483
VOUS sacrifierez par amour pour moi, vous le retrouverez
au centuple — et parce qu'au contraire celui qui veut ici
sauver sa raison, la perdra...
La mystique païenne, à proprement parler, n'a pas de
mystères, et ceux-là mêmes d'Eleusis n'étaient rien que
l'enseignement chuchoté de quelques grandes lois natu-
relles. Mais l'erreur c'est de ne consentir à reconnaître
dans le mythe que l'expression imagée des lois physiques,
et de ne voir dans tout le reste que le jeu de la Fatalité.
Avec ce mot affreux l'on fait au hasard la part trop belle ;
il sévit partout où l'on renonce à exphquer. Or je dis
que plus on réduit dans la fable la part du Fatum, et
plus l'enseignement est grand. Au défaut de la loi physique
la vérité psychologique se fait jour, qui me requiert bien
davantage. Que nous enseigne le Fatum, chaque fois que
nous le laissons reparaître ? A nous soumettre à ce dont
nous ne pouvons point décider... Mais précisément ces
grandes âmes des héros légendaires étaient des âmes
insoumises, et c'est les méconnaître que de laisser le
hasard les mener. Sans doute ils connaissaient cet « amor
fati » qu'admirait Nietzsche, mais la fatalité dont il s'agit
ici, c'est une fatahté intérieure. C'est en eux qu'était
cette fatahté ; ils la portaient en eux ; c'était une fatalité
psychologique.
Et l'on n'a rien compris au caractère de Thésée, par
exemple, si l'on admet que l'audacieux héros
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche,
a laissé par simple inadvertance la voile noire au vaisseau
qui le ramène en Grèce, cette « fatale » voile noire qui,
trompant son père affligé, l'invite à se précipiter dans la
484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mer, grâce à quoi Thésée entre en possession de son
royaume. Un oubli ? Allons donc ! Il oublie de changer
la voile comme il oublie Ariane à Naxos... Et je comprends
que les pères n'enseignent pas cela aux enfants ; mais
pour cesser de réduire l'histoire de Thésée à l'insigni-
fiance d'un conte de nourrice, il n'est qu'à restituer au
héros sa conscience et sa résolution.
Cette fatalité intérieure qui le mène, qui le pousse aux
exploits, combien j'aime à la retrouver dans ces paroles
de Racine :
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher...
Oui, je tire à moi, quelque peu, le sens de ces mots ;
je l'avoue. Mais laissez donc ! L'œuvre d'art accomplie
a ceci de délicieux qu'elle nous présente toujours plus de
signifiance que n'en imaginait l'auteur; elle permet sans
cesse une interprétation plus nourrie. Croyez-vous un
instant que Hugo ait songé, en écrivant sur l'air de Mal-
borough sa chanson funèbre, à tout ce que Péguy dans
sa Clio, y découvre ? Et pourtant qui osera dire que
Péguy n'a pas eu raison de l'y voir ?
J'imagine à la cour de Crête, ce Thésée
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
dont va s'éprendre la fille aînée de Minos, et qui va
s'éprendre de la cadette. Il vient pour triompher de ce
monstre, fils de la reine et du taureau (j'ai déjà dit mon
opinion sur le Minotaure : pour peu que Pasiphaë ait eu
vent de l'amoureuse aventiire de Léda, elle pouvait bien
supposer après tout que ce taureau cachait Jupiter même.
Certaine école critique ne consentit à voir dans le tau-
reau qu'un certain Taurus, jardinier du roi, ou général ;
CONSIDÉRATIONS SUR LA MYTHOLOGIE GRECQUE 485
mais nous enverrons, si vous le voulez bien, cette expli-
cation rejoindre celle des mythes solaires et des Totems).
Il vient, lui, fils de roi, combattre un bâtard royal ;
il vient, assoiffé d'aventure, le muscle encore tendu par
l'effort de soulever des rocs — car c'est sous l'un de ces
rocs, lui laissait entendre son père, qu'il découvrirait
ses armes. Admirable épreuve d'entraînement. Chacun
de ces héros a ses armes à lui, et qui ne sauraient convenir
à nul autre : c'est seulement quand il eut repris à Philoc-
tète l'arc de son père Achille, que Néoptolème fut à même
de tuer Paris ; et nous savons que l'arc d'Ulysse ne pou-
vait être bandé que par Ulysse.
Il s'embarque (je parle de nouveau de Thésée) avec
ce troupeau de vingt jeunes garçons et de vingt jeunes
filles, que la Grèce payait à la Crête en tribut annuel pour
être dévorés par le Minotaure, dit le conte de nourrice ;
pour moi je pense que le monstre au fond du labyrinthe
s'en devait former un sérail. Pourquoi ? Oh ! simplement
parce que cette carni voracité je ne la vois héritée ni de
Pasiphaë, ni du taureau progéniteur, mais bien un appétit
de luxure. — Pasiphaë, Ariane, le Minotaure... Quelle
famille ! Et à la tête de tout cela Minos, le futur juge des
Enfers ! Comment Minos jugea la conduite de sa fename et
de ses enfants, je ne sais ; ni pourquoi Minos, avant d'être
appelé à juger les morts, devait avoir eu sous les yeux des
exemples de tous les crimes... Je ne sais ; mais ce que je
sais c'est qu'il y a là une raison. Il y a toujours une raison
dans la fable grecque.
Et je me demande aussi pourquoi de tous les héros
grecs qui combattirent au siège de Troie, le seul Ulysse,
pérégrin inlassable, au retour si désespérément différé.
486 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fut aussi bien le seul à retrouver la paix conjugale. Cepen
dant que le retiennent Calypso, Circé, Nausicaa, les
Sirènes, dix ans (n'est-il pas le fils de Sisyphe ?) dans
Ithaque l'attend une Pénélope fidèle. Mais les autres, s'ils
sont si pressés de rentrer, n'est-ce pour ne trouver à leur
foyer délaissé que désordre, épouvante et ruine ?
Je ne sais, mais il doit y avoir une raison. Agamemnon,
Ajax, fils d'Oïlée, Idoménée, Diomède, tous, vous dis-je,
précipités vers un péril
Qu'il leur fallait chercher,
sont accueillis à leur retour par l'adultère, le meurtre, la
trahison, l'exil, et les crimes les plus affreux ; et c'est vers
cela qu'ils se hâtent. Tandis qu'Ulysse qui, seul d'entre
eux tous, doit retrouver à son foyer, fidélité, vertu,
patience, en reste dix ans séparé par mainte traverse, et
je crois aussi par sa curiosité vagabonde, l'inquiétude de
son humeur. Il y a un peu de Sindbad dans Ulysse ; et
je sais bien qu'il regrette Ithaque, mais c'est pressé par
un revers et à la manière de Sindbad, ce qui n'empêchait
point ce dernier, sitôt rentré, de repartir. Il semble
qu'Ulysse pressentît que ne l'attendait à son foyer point
d'aliment pour son inquiétude et que son industrie y
demeurerait inemployée. Est-ce l'absence de péril pres-
sentie et la tranquilHté d'Ithaque qui le fait atermoyer
ainsi son retour ?
Et j'admire en Thésée une témérité presque insolente.
A peine à la cour de Minos, il suborne Ariane ; rien ne
montre qu'il l'aime. Mais il se laisse aimer par elle aussi
longtemps que cet amour peut le servir. Ce fil qu'elle
attache à son bras est-ce pour le guider seulement ? Non :
CONSIDÉRATIONS SUR LA MYTHOLOGIE GRECQUE 487
c'est le « fil à la patte » et Thésée le trouve aussitôt un
peu court ; il se sent tiré trop en arrière tandis que le
voici qui s'avance avec horreur et ravissement dans
l'inconnu repli de sa destinée. Et sans doute, il y a là le
sujet d'une opérette... Ah ! je voudrais savoir s'il songeait
à Phèdre, déjà ? Si quittant la cour de Minos, il enleva
les deux sœurs à la fois ?
II
Sans doute est-il possible et plaisant de reconnaître,
dans les écuries d'Augias un ciel encombré de nuées,
que nettoie un Hercule solaire. Il suffit pour que cela
soit grec, que cela ne soit point irrationnel. Mais combien
il m'importe davantage de considérer ceci, par exemple :
Qu'Hercule, de tous les demi-dieux, est le seul héros
moral de l'antiquité, et qui, devant que de commencer sa
carrière, se trouve un instant hésiter entre « le vice et la
vertu » ; le seul héros perplexe et que la statuaire, à
cause de cela, nous présentera comme un héros mélanco-
Hque ; et de nous souvenir alors que, en effet, il est l'unique
enfant de Jupiter dont la naissance ne soit point le résultat
d'un triomphe de l'instinct sur la décence et sur les mœurs;
et que le dieu pour posséder la vertueuse Alcmène, dut
prendre l'aspect du mari. Si sans doute la théorie des
lois de l'hérédité est de formation plus récente que le
mythe lui-même, j'admire d'autant plus que le mythe
puisse nous présenter cette exemplaire signification...
ANDRÉ GIDE
488
CHIRURGIE DE GUERRE
A EMY SIMON-ELMER
Terrassiers en furie
mille et mille lancinements sur aigus s' abattent.
Soudain flambent et fument et crachent
les énormes mâchoires de la terre perforée.
Jets noirs vociférants.
La plaine danse.
Et sec
un coup de fouet féroce
déchirant muscles et tendons
V éclat d'acier vertigineux
déchire et crève.
Culbute de lapin.
Allons quoi
tiens ma jambe
Ça y est.
— En avant — continuez jusqu'aux mitrailleuses.
Et puis vidant du sang
le corps
douloureusement s allonge.
CHIRURGIE DE GUERRE 489
Aube.
Déjà la gorge sèche
brûle de fièvre
le gladiateur mourant
essaye vainement d'agiter son corps lourd
rivé au sol.
Pénible acuité de la vision.
Tout près une balle cingle
et brise net une crosse de fusil.
Dans une flaque d'eau un peu de ciel
où nage une vieille loque.
Ça un cadavre.
Des globes de feu
éclaboussent un nuage
en miaulant.
L'avion bourdonne.
Au bord d'un trou
quelque chose râle.
Des plaintes s'élèvent
de tout ce peuple horizontal^
brisé si vite.
Affût de canon fendu en deux
comme dans les tableaux de batailles.
Aventure vécue des chromos classiques.
490 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Va-t-on venir.
Va - t - on venir.
venir
ve nir.
Réveil
Balancement.
Douleur rythmée par quatre épaules.
On fait la planche.
Le brancard véhicule
ce pauvre roi fainéant
maculé de rouge.
Eh
Près de ma tête ♦
deux têtes
et là-bas
deux encore.
Dormir.
Et des paysages défilent en sens inverse
imprévus
à cause de la marche.
Voilà des artilleurs — *
et ceux-là camouflent
et ceux-là
Ah! cette douleur
qui revient.
CHIRURGIE DE GUERRE 49^
II
Virage
grondement halètement.
Frein.
L'essence subitement s'endort sous le capot.
Précipitation ordonnée.
Des hommes sautent
et comme hors d'un four
tirent et sortent
quatre grands corps inanimés.
Fini le martyre
de la route cahoteuse
éventrée par des volcans subits.
Cest
l'Ambulance.
Triage
Interrogatoire par une paire de lunettes
derrière un bureau.
Nous sommes beaucoup
couchés là,
pâles
et gémissants.
Attente
et puis
492 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
balancement du brancard.
Un voile se soulève.
Magie blanche
baignée par des ondes d'odeur.
Des masques contemplent
examinent
des mains mettent le corps à nu.
On palpe on touche
hurlement désespéré
et de nouveau
la planche
sur une longue table d'acier.
Cliquetis d'instruments.
Monstre soumis
l'autoclave trépide
Auréolé de vapeurs fusantes.
Les masques parlent à voix basse.
Seul acteur immobile
des lampes me zèbrent de rayons.
Derrière moi une voix
rassure
et sournoisement
le long de mon visage
glisse un étrange masque.
Respirez.
CHIRURGIE DE GUERRE 493
D* abord rien.
Un bras happe la jambe saine
fixe une pieuvre
enregistreuse de pulsations.
Ce n'est plus l'air.
Cette dense bouffée d'éther
bouillonnante
envahit les veines
et pénètre et dilate
Suffocation
saccades
le corps se déchire à des lianes inflexibles.
Une lampée de plomb fondu obstrue la gorge
les oreilles s' exaspèrent
et sous les paupières
tournoient
les taches écartâtes
des yeux qui ont regardé le soleil.
Et puis
concert extravagant.
Le forgeron invisible
dans la poitrine
s'acharne sur une enclume de cristal.
On remplit une immense cuve
d'eau bouillante
494 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
immense cuve d'eau bouillante.
Sonneries appels brefs.
branle-bas
volées de cloches
tempête interne
TEMPÊTE.
Les masques encore.
Faiblesse noire vide exsangue
Dans le cerveau
un tocsin électrique brûle éperdument.
Chute.
III
Ah Ra
Sourd travail
nausée.
Ha
un hoquet brusque rétablit le contact
disperse le néant
branche une communication
avec
CHIRURGIE DE GUERRE 495
Où ? suis JE
Recomposition
murmure confus.
Des formes.
Tentative de geste
suivie d'un grand cri.
De la hanche au talon
une longue barre de fer en fusion
Ah
oui
maintenant
je
me
souviens.
Nausée
Ignoble odeur de l'éiher
et les muqueuses à vif
Une main secourable
arrange
les oreillers.
Mal à la tête
intolérable fer rouge
au genou et au talon
49^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Fièvre.
La main promène
sur le visage
quelque chose de frais.
Innombrables aiguilles.
Mal
très mal
des cris sortent
que j'écoute.
La main s*agite
et mouille de froid
cette autre jambe.
Instantanée
une aiguille s'insère.
Dormez.
Mes doigts
fouillent cherchent
et trouvent
une grosseur
qui soulève la peau
Richesse insigne.
Déjà au cœur
une légère angoisse
indique le prochain miracle.
CHIRURGIE DE GUERRE 497
Lentement
le métal en fusion
s évapore.
Des tenailles disparaissent
et ce n'est plus
qu'un écho assourdi
du mal
très loin.
Un tiède fleuve
s'insinue
et baigne doucement
ce pauvre corps.
Douceur.
Chaque fi^bre
devient un plaisir.
Douceur douceur
douceur
douceur.
GEORGES SIMON
32
498
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ'
Nous avons combattu « pour le Droit et pour la
Liberté ».
Je ne comprenais pas d'abord très bien le sens de cette
formule ni toute sa portée ; elle me paraissait vague et
abstraite ; elle n'exprimait que très imparfaitement
l'objet de mon enthousiasme guerrier. Si l'on m'eût un
peu poussé, j'eusse probablement avoué n'y voir qu'une
vaine fleur de rhétorique parlementaire.
Et sans doute était- elle cela principalement. Mais si
disgraciés de la nature qu'on suppose nos hommes poli-
tiques, on ne peut leur contester un certain instinct de
ce qu'il faut dire, une divination plus ou moins nette
des sentiments secrets de la masse et l'art de les flatter
en les traduisant. Ils n'eussent certainement pas insisté
si fort sur ces notions de Droit et de Liberté, si elles eussent
été véritablement sans aucun rapport avec les aspira-
tions de ceux qu'ils voulaient entraîner au combat.
Et en effet, à force de vivre au plein milieu du peuple,
à force d'épier ses paroles, de suivre et de prolonger ses
pensées, j 'ai distingué peu à peu tout ce qu'elles signifiaient
pour lui et combien elles s'harmoni aient à ses préoccupa-
tions profondes : sans doute les exprimaient-elles à leur
état de plus haute généralité, mais elles représentaient bien
I. Cet essai est le premier d'une série de trois qui paraîtront,
avec des intervalles, dans la Nouvelle Revue Française.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 499
leur épanouissement le plus naturel. Ces braves gens, ces
voyous, ces endormis eux-mêmes, ou ces froussards, à
côté de qui je vivais, tous — leurs moindres gestes le
proclamaient avec évidence — c'était bien pour défendre
leur droit, c'était bien pour être libres, pour rester libres,
qu'ils avaient pris les armes avec une si parfaite absence
d'hésitation.
C'était même pour quelque chose de plus : pour per-
mettre aux autres peuples d'être, de rester libres ; pour
obliger à le devenir ceux qui ne l'étaient pas encore. Ce
qui s'était enflammé dans leur cœur à la première menace
allemande, c'était plus que de la jalousie nationale, plus
que le souci un peu étroit de protéger la borne de leur
champ, d'interdire à l'envahisseur le sol de la Patrie.
Qu'ils en eussent ou non conscience, un ancien et vaste
idéal s'était réveillé, avait déployé en eux ses ailes. Des
esprits biscornus comme le mien pouvaient bien en secret
se proposer d'autres fins. Eux n'en connaissaient et n'en
poursuivaient qu'une : l'émancipation des peuples :
Tyrans , descendez au cercueil !
La vieille phrase solennelle gardait pour eux tout son
sens et toute sa saveur. C'est de toute leur âme qu'ils
la clamaient, je m'en souvenais maintenant, dans les
trains de mobilisation, assis, les jambes pendantes, aux
portes des wagons. Visiblement, dès cet instant, elle leur
disait quelque chose.
La haine des tyrans ! Que l'on songe au rôle qu'aura
joué dans la formation et dans l'entretien de notre cou-
rage l'image de Guillaume, conçu comme le mauvais
prince qui opprimait son peuple et le poussait de force
500 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
contre nous. Les plus monarchistes d'entre nous ne la
considéraient pas sans se sentir émus d'une sorte de colère
organique, à laquelle ils ne comprenaient rien. « La tête
de Guillamne » : c'est ce que tous nous avons tout de suite
demandé, voulu; et c'est l'appât qui, malgré les décep-
tions, par-dessus les fatigues, à travers tant d'épreuves,
nous a menés jusqu'à la victoire. Oui, je voudrais bien
savoir ce qu'il fût advenu, aux mauvais jours, de notre
résolution, si nous n'avions toujours eu devant les yeux
cette tâche que nous ne pouvions pourtant pas laisser
inaccomplie : Guillaume, le kronprinz à détrôner, à souf-
fleter, à punir.
Rien ne peut rendre mieux sensible la direction de
notre instinct profond, que la façon dont nos prisonniers
en Allemagne essayaient de travailler leurs gardiens:
ils ne visaient à rien moins qu'à leur enseigner la hberté.
Les plus humbles, à cet égard, se sentaient des âmes de
missionnaires. J'ai vu de simples paysans entreprendre,
avec une patience et une bonne volonté inénarrables,
l'éducation de leur sentinelle ; ils la « prenaient » un cer-
tain nombre d'heures par jour, ils lui serinaient ses droits,
ou plutôt ses devoirs d'homme hbre. Qu'un feldwebel
la bousculât, aussitôt ils lui exphquaient ce qu'il y avait
d'inadmissible dans l'incident ; ils lui remontraient qu'en
France ça ne se serait jamais passé conune ça et qu'un
soldat, brutalisé par un supérieur, n'eût pas hésité à se
défendre à coups de pied et à coups de poing. « Fallait
lui f... un marron dans la gueule ! » concluaient-ils
immanquablement.
La leçon prenait, ou ne prenait pas. J'ai connu un Alle-
mand que ses prisonniers avaient ainsi peu à peu complè-
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 5OI
tement redressé : au bout de quinze jours il tenait tête à
son feldwebel, et si fermement que l'autre, mal habitué à
cette sorte de résistance et ne sachant comment la réduire,
choisissait de le laisser tranquille.
Mais pour l'instant, plus que ses fruits qui dans l'en-
semble restaient assez médiocres, c'est la nature même du
prosélytisme français qui nous intéresse. Je le vois comme
un grand effort pour arracher chaque individu à la masse
sociale, pour le désengager, pour le « désubordonner »,
pour lui rendre de l'indépendance, de la taille et, si j'ose
dire, de la tige. Il ne tend nullement à l'établissement
d'un ordre nouveau. Il cherche surtout d'abord à relâcher
ime trame trop serrée pour son goût; il veut réintroduire
les intervalles qu'on lui semble oublier ; son œuvre est
avant tout de disjonction, et de restitution des individus
à eux-mêmes ; son but est leur affranchissement pur et
simple, sans aucune préoccupation des suites possibles ;
il leur remet la bride sur le cou, et ensuite, d'une petite
tape sur la croupe, il leur conseille simplement d'aller.
Pour le Droit et pour la Liberté. Nous avons combattu,
avec une colère et une obstination prodigieuses, pour que
chaque homme au monde puisse enfin faire ce qui lui
plaira et ne soit plus « embêté par personne ». Pour rien
de moins, mais pour rien de plus. On n'a peut-être jamais
vu, dans toute la suite des temps, un peuple retrouver
aussi exactement sa propre tradition, recommencer
aussi textuellement, à un siècle d'intervalle, la tâche qu'il
s'était une fois donnée. C'en est touchant, c'en est presque
un peu ridicule. L'idéal que s'étaient formé nos pères de
la Révolution, à notre tour nous l'avons saisi, embrassé,
adoré, nous l'avons serré tel quel contre notre cœur.
502 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est lui qui a fait le cran de nos hommes à l'assaut,
leur patience au fond des tranchées. C'est lui peut-être qui
s'est glissé comme un peu de lumière encore entre les
paupières de nos mourants.
Et je prétends que c'est lui qu'ont suivi en fait tous
nos intellectuels, à quelque doctrine qu'ils fussent offi-
ciellement inféodés. « Nous sommes, de race, des hommes
de liberté », écrivait Péguy, justement dans cette Note
sur M. Descartes qui a paru ici même et qui est comme son
testament. Et encore : « C'est pour cela que nous ne nous
abusons pas quand nous croyons que tout un monde est
intéressé dans la résistance de la France aux empiéte-
ments allemands. Et que tout un monde périrait avec
nous. Et que ce serait le monde même de la liberté. »
Non pas seulement les petits lieutenants de Normale,
non pas seulement les instituteurs, déjà tout capara-
çonnés d'orthodoxie républicaine, mais les plus exaltés
des nationalistes, si l'on eût pu soulever le couvercle
de leur cerveau et y regarder directement, c'est cette
croyance, si bien exprimée par Péguy, c'est cette image
de la France rempart de la Liberté, qu'on y eût avant
tout découvert. Et c'est aussi, chez la plupart, un véri-
table fanatisme libéral, un besoin féroce de délivrer
tout ce qu'il pouvait y avoir dans l'univers d'enchdné,
de replié, de contraint. Les quinze cents mètres à la
baïonnette sous les mitrailleuses, et plus tard le bond
par-dessus le parapet, le dur carnage dans la tranchée
ennemie, l'impitoyable besogne du nettoyage (si l'on
fait abstraction d'un certain goût natif pour l'œuvre
guerrière), c'est pour défendre « le monde de la
liberté », mieux encore, c'est pour donner la hberté au
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 503
monde que tous ces gens de bibliothèque, d'école ou de
bureau s'y sont si facilement, si joyeusement résignés.
C'est pour la liberté du monde que l'intelligence française
s'est fait pendant plus de quatre ans décimer.
*
Or, voici où commence le drame. Voici où notre situa-
tion devient vraiment tragique.
Il n'est pas bien sûr que le monde ait besoin de cette
liberté que nous pensons lui avoir acquise au prix de si
monstrueux sacrifices. Il n'est pas bien sûr que la liberté
soit aujourd'hui son vœu le plus cher, l'aliment dont il
ait le plus faim. On peut en douter, on est en droit de
s'inquiéter s'il n'aurait pas par hasard de tout autres
appétits. Il semble bien que la demande, en matière de
liberté, soit à l'heure actuelle, pour l'humanité, prise dans
son ensemble, de beaucoup au-dessous de l'offre que nous
faisons. Il est à craindre que le marché ne soit pas du tout
tel que nous l'avions supposé ; nous risquons fort de rester
avec notre stock sur les bras.
Si nous prenons la guerre dans son ensemble, si nous
cherchons à la considérer d'un point de vue extra-national,
il nous sera bien difficile de la voir comme la suite ou le
complément des guerres de la Révolution. Elle a été cela
pour nous, la chose est incontestable. Mais on peut se
demander si nous n'avons pas fait notre guerre tout seuls.
N'aurions-nous pas, par hasard, combattu dans un plan
mental absolument différent de celui où tous les autres
peuples sont placés ? L'idéal des « droits de l'homme »
ne serait-il pas quelque chose de relativement subjectif ?
Ne serions-nous pas les seuls aujourd'hui, je ne dis pas
504 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à le comprendre, mais à le sentir ? les seuls qu'il puisse
encore faire vibrer ? Je ne puis m'empêcher de voir que
nous sommes infiniment moins porte- flambeaux qu'il y
a cent ans. Ce que nous croyons apporter aux peuples de
nouveau et d'indispensable, peut-être l'ont-ils déjà
dépassé sans en avoir eu besoin.
En tous cas, même s'il y a eu, sur notre initiative, une
guerre des démocraties contre l'autocratie, ce n'a pas été
la seule.
Voilà le fait qu'il faut oser regarder en face et qui, seul,
peut donner la clef des événements auxquels nous assis-
tons maintenant. Il y a eu deux guerres à la fois, qui ont été
menées l'une dans l'autre jusqu'au bout. On ne les a
jamais très bien distinguées ; c'est leur mutuelle implica-
tion qui a fait tout le temps l'obscurité de la situation,
et l'impossibilité de deviner d'un jour à l'autre ce qui
allait se passer. C'est elle, encore aujourd'hui, qui rend
si étrange, si peu décisive, si peu purgative, la victoire.
Car sans doute l'une des deux guerres est finie et son
résultat est aussi clair que possible : c'est celui que nous
avions toujours attendu, toujours passionnément cherché
et voulu ; les rois sont en fuite, la démocratie triomphe.
Mais l'autre guerre subsiste par-dessous et ses soubre-
sauts ébranlent la mince croûte d'acquisitions positives
dont nous nous félicitons.
Jamais victoire ne fut aussi partielle, aussi provisoire,
aussi conditionnelle que !a nôtre. Non pas en ce sens qu'i]
faille craindre le réveil des forces dont elle représente
l'anéantissement, mais au contraire en ceci que nous
n'avons vaincu que les forces dont l'anéantissement était
comme entendu d'avance. En venir à bout n'était qu'une
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 505
question de temps et de moyens : leur condamnation
était écrite lisiblement dans l'histoire. Il n'y a eu qu'à
faire ce qu'il fallait. Mais par leur suppression même,
d'autres ont été libérées qui grouillaient par-dessous et
qui sont maintenant pour nous à vaincre ou à subir. Notre
victoire ne les atteint nullement. Au contraire, elle ne
fait que leur donner incitation, courage et conscience. Et
voici qu'elles se dressent contre elle avec une résolution
dont elles avaient été jusqu'ici incapables : elles la
contestent radicalement ; elles manifestent ouvertement
leur intention de la réviser.
Cette guerre des démocraties contre l'autocratie, que
nous avons cru ou voulu croire être toute la guerre, elle
a duré bien longtemps. Ce fut un tort de sa part. Pour une
question si limpide et, en principe, si bien réglée à l'avance,
tant de lenteur fut une faute. Car dans la vaste machine
des peuples au travail les uns contre les autres, une usure
intérieure s'est produite ; un plus grand nombre de valeurs
que certains n'auraient voulu ont été soumises à l'exa-
men, au doute, à la détérioration. Notamment le Hbéra-
lisme. Jusqu'au bout il a paru mener le jeu ; mais il était
déjà sérieusement accroché par de nouveaux et solides
adversaires ; il traînait une grappe de lutteurs sur son
dos ; une pesée formidable s'exerçait sur lui tout le temps.
Et le voici qui sort plus que fatigué de l'affaire.
Il tient son ennemie, l'autocratie, sous son genou. Mais
dans l'obscure bagarre, dans ce corps à corps de quatre
ans, il semble bien qu'il ait reçu un mauvais coup, lui
aussi. On était trop près les uns des autres. C'était fatal
qu'il lui arrivât quelque chose. Il est vainqueur, c'est
entendu. Mais il a bien mauvaise mine. Il y a des contu-
506 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sions internes dont on ne meurt qu'après des années. On
peut se demander s'il n'est pas secrètement et irrépara-
blement atteint.
Plus on y réfléchit, plus il apparaît naturel et normal
qu'une aussi effroyable épreuve que celle que nous venons
de traverser ait consommé plus d'une doctrine, et peut-
être successivement les deux qui semblaient s'opposer,
entre lesquelles on pouvait croire que se jouait la
partie : le libéralisme après le despotisme.
Peut-être l'acmé de la liberté dans le monde vient-elle
d'être dépassée. Au moment même où nous autres Fran-
çais pensons, par notre effort, y avoir porté l'humanité
tout entière, peut-être au contraire celle-ci commence-
t-elle de redescendre la pente et s'avance -t-elle vers un
nouvel idéal (car elle en change). Peut-être les hommes
commencent-ils à trouver meilleur d'être moins libres.
Pour offrir aux dures conditions que leur fait la vie un
front plus résistant, peut-être ont-ils besoin avant tout
aujourd'hui de se coaliser et pour cela d'offrir à la société
en holocauste leurs droits les plus essentiels et cette
indépendance individuelle dont c'aura été la gloire de la
France dans le passé de-les avoir dotés. La liberté n'aura
peut-être été qu'une phase dans l'évolution de l'huma-
nité. De même que l'existence humaine semble bien avoir
revêtu d'abord la forme collective, de même il est possible
qu'elle tende maintenant à la reprendre. Peut-être
entrons-nous aujourd'hui dans un âge collectiviste.
*
Mais ce sont là de grandes h)q)othèses auquel il ne serait
pas français de donner trop de crédit. Je m'en voudrais
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 507
de tomber dans le genre prophétique et de faire concur-
rence aux Allemands dans le domaine de la Geschichfs-
philosophie 1.
Un point de vue plus modeste et plus positif reste
possible. Sans préjuger de ses chances de réalisation, nous
pouvons étudier comme un fait le nouvel idéal qui vient
de naître dans le monde. Il existe, plus ou moins nette-
ment formulé, dans des millions d'esprits. On peut le
constater expérimentalement ; il s'offre et se prête à une
analyse parfaitement scientifique.
Il est de première importance, pour nous Français qui
sommes si mal prédisposés à le comprendre, de le contem-
pler, au moins une fois, avec attention et impartialité.
Parce qu'il est principalement celui de nos ennemis,
nous ne devons pas l'ignorer ni le méconnaître. Au con-
traire, et du point de vue même du plus étroit patrio-
tisme, nous avons tout intérêt à le laisser se développer
tranquillement et complètement sous nos yeux. Quoi de
plus important, quoi de plus avantageux que de savoir
emprunter pour un moment le regard de son adversaire
et que d'apercevoir ses idées sous le jour même où il les
considère ?
Il faut nous rendre compte combien la liberté peut
prendre, pour des esprits d'une autre complexion que le
nôtre, un aspect détestable et funeste. Je me souviens
d'avoir lu, dans une revue allemande, une lettre écrite du
front par un jeune officier; il y expliquait, comme tant
d'autres dans les deux camps, ses aspirations, ses espoirs,
l'avenir qu'il rêvait pour le monde, et sous sa plume était
I. Philosophie de l'histoire.
508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
venue tout naturellement cette phrase : « Il faut espérer
que cette guerre nous permettra d'en finir une bonne fois
avec les vieilles idoles rationnelles de Liberté et d'Éga-
lité. » Il ne voulait pas dire du tout : par l'établissement
d'un impérialisme universel. Non, c'était autre chose
qu'il caressait dans son imagination et souhaitait de pou-
voir mettre enfin à la place de l'idéal français. La hberté
ici pour lui n'avait pas pour inconvénient de s'opposer à
l'hégémonie de l'Allemagne sur le monde. C'est d'un tout
autre crime qu'il l'accusait, et non pas peut-être tout à
fait injustement.
Qu'on se place mentalement dans la situation des oppri-
més d'aujourd'hui. Que peuvent-ils désirer d'abord ?
Est-ce le droit de faire tout ce qu'ils voudront ? Est-ce
le droit d'être hbres ? De quoi leur servirait-il ? Où
iraient-ils avec leur liberté ? Qui voudrait la recevoir
comme monnaie ? Leur donnerait-elle du pain ? Non,
mais ils désirent d'abord, ils veulent, ils exigent avant
tout d'être protégés contre la liberté des autres. La
cause permanente, inflexible, inexorable de leurs souf-
frances, ils le savent bien maintenant, c'est la liberté des
autres. Et, en effet, si, par un décret de la raison on
suppose tous les individus égaux et si on confère à cha-
cun le droit de tout faire, excepté de tuer, de voler et
de se parjurer, c'est exactement conune si on remettait
les plus faibles aux plus forts pour qu'ils les mangent.
Si l'on se contente d'interdire à chacun tout ce qui nuit
directement au prochain et si pour tout le reste ou lui met
la bride sur le cou, c'est absolument comme si on lançait
les plus avides, les plus dégagés aux trousses des timides
et des indigents.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 509
Rien de moins tutélaire aujourd'hui que le Droit et
que la Liberté, tels que notre Révolution les a conçus.
Car les conditions économiques de la vie ont changé par-
dessous : des armes redoutables ont été remises secrète-
ment aux mains des entreprenants, qui multiplient sans
mesure leur puissance et dont absolument rien ne leur
interdit de faire usage contre leurs soit-disant égaux. Les
Droits de l'homme : sans doute ils mettent l'individu à l'abri
des outrages, des violences, du knout ; ils lui garantissent
l'honneur ; mais ils ne lui garantissent nullement la vie.
Tous les attentats à sa dignité et à son indépendance
sont prévus et exclus. Mais l'attentat, le guet-apens de
la misère, non seulement le Droit et la Liberté ne les
empêchent pas : ils les favorisent presque ouvertement.
Car si l'on vient prévenir le riche d'avoir à relâcher un
peu les mailles du filet où il tient le pauvre enserré, aussitôt
il a la Loi pour lui, il peut faire valoir son droit : n'est-il
pas libre comme les autres ? S'il ne pouvait pas exercer
son activité sans contrôle et sans limitation, ne serait-il
pas moins libre que sa victime ? Qu'on ne vienne pas se
mêler de ses affaires. On lui a promis, en même temps
qu'à tous les autres, de le laisser tranquille. Il ne demande
rien de plus.
Rien ne fait apparaître avec plus de force que ce lan-
gage, hélas ! trop facile à recueillir sur trop de lèvres,
les inconvénients désastreux que d'immenses masses
populaires commencent aujourd'hui de reprocher à la
Liberté. Elle leur apparaît comme la plus cruelle des
marâtres, c'est elle qui leur semble former de ses propres
mains leur détresse. Elle encore qui les prive de tout
recours et de tout espoir. Car si elles s'avisent d'élever
510 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la voix et de faire entendre leurs doléances : « Ne vous
gênez pas, leur répond-on. Réclamez ; protestez ; vous
êtes bien libres. La loi est la même pour vous que pour
vos oppresseurs. Vous pouvez dire tout ce qui vous
chantera. A condition que vous respectiez les droits qui
s'exercent à vos dépens, nous vous garantissons la liberté
de vos meetings; vous pourrez y exposer sans retenue
toutes vos revendications. »
Et ainsi de partout la Liberté se moque d'elles. Du
moins elles l'en accusent. Aussi n'en veulent-elles plus.
Elles la chassent délibérément de leur programme. Leur
idéal devient exactement le contraire de celui que nous
avons pris l'habitude en France de considérer comme le
seul révolutionnaire^ : suppression de tout le jeu dont
profitait jusqu'ici l'individu, réglementation de plus en
plus étroite de son activité, resserrement de la trame sociale
jusqu'à ce qu'il s'y trouve pris et parfaitement empêché,
transmission à la collectivité de tous ses droits, stricte
surveillance par elle de toutes ses démarches même les
plus indifférentes moralement.
Je ne me donnerai pas le ridicule de définir après tant
d'autres l'idéal socialiste. En gros, c'est lui qu'embrassent
et chérissent, avec une force jusqu'à ce jour inconnue, des
peuples entiers, et particulièrement ceux qui ont combattu
contre nous ou qui ont retourné contre nous leurs armes :
l'Allemagne et la Russie.
I. Dans un discours récent sur le programnie de la Confédéra-
tion Générale du Travail, M. Léon Jouhaux observait avec beaucoup
de raison : « Si nous avons été nourris dans la tradition révolu-
tionnaire, nous nation française, nous l'avons été dans une tradition
révolutionnaire politique et non pas dans une tradition révolu-
tionnaire économique. »
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 5II
Je voudrais, dans ce qui va suivre, expliquer quelles
raisons profondes prédisposaient chacun d'eux à le choisir
et, du même coup, le rendaient hostile à notre vieux rêve
d'universelle liberté. Ce sont choses peut-être qu'il n'est
pas très agréable pour nous de considérer. Mais il faut
absolument que nous perdions l'habitude de traiter par le
dédain et par l'ignorance tout ce que nous n'aimons pas.
J'ai moi-même un peu trop cédé à ce penchant si français
et c'est pour calmer mes remords, et en quelque façon
à titre de pénitence, que je me décide à entrer dans
les considérations que voici.
♦ *
Je n'ai pas la présomption d'avoir pénétré jusqu'en
son fond l'âme russe. C'est la plus difQcile, la plus dérobée,
la plus décevante qui soit. Je pense que dans son essence
elle reste à jamais insaisissable, comme à peu près
impossible à dominer pour un étranger reste sa langue.
Il y a un proverbe russe qui dit : « Quoi que tu donnes
à manger au loup, il tire toujours vers la forêt; si loin que
la Russie s'avance à la rencontre de l'Europe, elle reste
toujours toute tournée vers l'Asie. » Et en effet, on a
l'impression que par cette immense ouverture vers
l'Est s'enfuit à chaque fois chaque trait de son génie
qu'on a cru saisir. Pas de peuple, je le dis sans haine,
plus « carottier » que le russe, et au point de vue psycho-
logique même : ce qu'il vous laisse dans les mains, c'est
presque toujours une « attrape ».
Cependant il y a quelques traits très évidents de son
caractère qui, bien aperçus, bien suivis, eussent permis de
prévoir combien peu de raisons il avait de s'éprendre de
512 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la liberté, et au service de quel idéal tout différent il
devait fatalement être amené à employer ses forces. Avec
un peu de perspicacité nous nous fussions évité la décon-
venue presque ridicule que nous a donnée sa révolution.
Je me rappelle avoir eu, dès les premiers temps de ma
captivité, la sensation directe de ce que j'appellerai le
phénomène du soviet.
Les Allemands nous avaient réunis avec les Russes et
distribués en nombre égal dans chaque baraque. C'était',
nous disaient-ils, pour que nous apprissions à connaître
« nos chers alliés », autrement dit pour nous dégoûter d'eux.
Nous vivions donc côte à côte, ou plutôt les uns sur les
autres, car nous étions si serrés que pour bien faire il eût
fallu le soir nous coucher tous en même temps ; celui qui
rentrait après les autres risquait de ne plus trouver entre
les corps étroitement tassés l'alvéole à laquelle il avait
droit. J'ai vu plus d'un camarade, après beaucoup d'in-
jures, être obhgé de s'étendre sur la mince frange de
paille aplatie qui dépassait seule les pieds des dormeiurs.
Eh bien! malgré la promiscuité dont ce détail donne
ime idée, il était curieux de voir comment les Français
trouvaient moyen de réserver leur indépendance. Si vous
les eussiez vus dans la journée, chacun avait sa petite
occupation, qu'il fondît des bagues en aluminium ou
sculptât un jeu d'échec, il le faisait tout seul ; pour man-
ger sa soupe, il « dégotait » immanquablement un tabou-
ret ; il avait sa poêle à frire, faite d'une moitié de bidon
et pour faire a revenir » son hareng il passait au poêle à
son tour. L'espace insuffisant dont nous jouissions était
utilisé avec génie pour le maintien de la plus grande
discrétion possible entre nous.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 513
Au contraire les Russes, à eux tous, n'employaient
même pas tout celui qui leur était réservé. Ils vivaient
spontanément à l'état aggloméré. Ils formaient une seule
troupe, un véritable « banc ». Je les revois encore, tous en
paquet autour du poêle, se racontant interminablement
des histoires (quand je leur demandais ce qu'ils fai-
saient : « Onne razskazivaîette, il raconte ! » me répon-
daient-ils), ou bien chantant en chœur avec ime douceur,
une tendresse, une harmonie inimitables. Il y en avait
qui étaient assis sur des tabourets, d'autres debout juste
dans leur dos, d'autres à califourchon au-dessus d'eux
sur les porte-selles (nous étions logés dans une écurie).
Et cet étagement n'était que l'image sensible de la mu-
tuelle et toute naturelle implication de leurs âmes.
Il y avait des disputes entre eux, et même peut-être
plus fréquentes et plus durables qu'entre nous. Quand il
en éclatait une, on pouvait compter qu'elle occuperait
la journée tout entière. Mais tout de suite on y sentait
un manque inouï de gravité. Elle prenait comme un
incendie à ras de terre, mais qui ne consumera jamais
que des brindilles. Ce n'étaient pas des individualités
qui s'affrontaient, se colletaient, qui cherchaient le faible
l'une de l'autre, et à se jeter par terre l'une ou l'autre.
Rien de méchant, rien de mortel. D'avance on était sûr
qu'il n'y aurait pas de victimes. Il ne fallait que les
entendre gazouiller, avec leur voix perchée, douce et
fausse, pareils à une nichée d'oiseaux. Ils se moquaient
les uns des autres, et de temps en temps un tendre rire
secouait à la fois toute l'assemblée. Surtout ils n'avaient
aucune envie de finir. Leur différend était entre eux
comme le furet qu'on se fait passer en cachette dans la
33
514 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
main et qui circule à travers la compagnie sans qu'on
sache jamais bien où il est. En réalité il leur appartenait
à tous à la fois, et c'est surtout pour ça qu'aucun ne
voulait céder : les autres aussitôt l'eussent tenu pour un
voleur.
Des âmes étonnamment peu retranchées. Rien ne leur
est plus facile que d'habiter les unes chez les autres. Il
faut toujours se souvenir de Dostoïewski. Combien de
ses personnages qui n'ont pour tout domicile qu'un
« coin » de chambre sous-loué chez un étranger ! Et ils
vivent là derrière un pan de rideau qui est un merveilleux
symbole de ce presque rien par quoi seul leur individu
reste séparé de celui du voisin. Ils n'existent, psycho-
logiquement aussi, qu'à l'état parasitaire ; en regardant
bien, on trouverait sur chacun le logement d'au moins
un autre 1.
Ce sont des êtres sans carapace ; ils ne sont doués ni
pour la défense et pour la limite, ni pour l'attaque et
pour la prétention. L'individu chez eux est sans poids ;
son insufi&sante densité l'oblige à craindre les chocs,
l'empêche de se « poser là ». Il ne s'afiûrme que par la
tendresse, la plainte, la ruse ou la trahison. Certes, il ne
I. Dans la langue russe elle-même, il arrive sans cesse que des
lettres supplémentaires, adventices viennent s'incorporer aux
mots sans qu'on en puisse toujours donner pour explication une
nécessité euphonique. C'est ce que les grammairiens appellent :
Vépenthèse. (Voir la grammaire de Reiff.) De même presque chaque
verbe en a plusieurs autres qui vivent sur lui, se nourrissent de
ses formes, y en ajoutent. Chaque action est exprimée non pas
par un seul verbe qui se conjuguerait pour correspondre à tous
ses aspects, mais par un groupe de verbes, à la fois parents et
distincts, qui se substituent les uns aux autres à mesure qu'il faut
faire face à ses différentes modalités.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 515
manque pas de personnalité ; mais toutes les manifesta-
tions en sont obliques ; tendre la main, supplier, pleurer,
aimer, voler, tromper, fuir : telles sont les voies où elle
se révèle. Pour prendre tout son développement, surtout
il faut qu'elle n'aille rencontrer personne ; elle ne s'épa-
nouit que par le détour.
Je ne connais rien de plus admirable, rien de plus atten-
drissant que les chansons de guerre russes. Elles sont
pleines d'un héroïsme timoré. Le beau kazak, tout harna-
ché, part en campagne ; il brandit sa lance ; on entend
son petit cheval trotter joyeusement. Il va tout détruire,
tout raser. Le Turc en verra de cruelles. Mais qu'au moins
le gredin n'aille pas s'aviser d'être trop fort ! Le hardi
guerrier aurait tôt fait de tourner bride; dans la cadence
même de la conquête, se dessine comme à l'envers, appa-
raîtrait par la plus simple des conversions la cadence de
la fuite.
Je me promenais souvent seul le long de notre baraque :
un Russe avait pris la même habitude, et nous nous croi-
sions quinze ou vingt fois de suite chaque jour ; c'était
un haut gaillard, avec toutes les apparences de la santé et
de la robustesse ; mais je me rappelle ce regard qu'il me
jetait en passant ; je retrouve ses yeux si grands, si
beaux, si aimants, si effrayés, si faux : ils m'efïïeuraient
à peine, ils eussent voulu me gagner, ils cherchaient la
petite porte de mon âme. Mais si j'eusse agité les bras,
si j'eusse poussé un cri, ils se fussent tout de suite dérobés :
je ne les eusse jamais revus.
Tant de timidité interdisait au Russe tout désir, toute
volonté d'émancipation individuelle. Ce n'est pas avec
5l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
son cœur tendre mais « flanchard » qu'il pouvait souhaiter
la liberté et le droit de faire tout ce qu'il voudrait. Rien
ne pouvait être plus étranger à cet être sensible et faible
que notre dur idéal d'indépendance et de labeur.
Rien ne pouvait lui être plus odieux. Le Russe a contre
le libéralisme une hostilité de principe et, si l'on peut
dire, de complexion. Il faut comprendre le sens profond
de sa haine pour l'Anglais. Cet homme calme et fort,
bien campé, bien équipé, muni de son « habeas corpus »
comme d'une sorte de waterproof et qui pense d'abord à
faire des affaires et à s'assurer une honnête place dans le
monde, cet homme droit, simple, court, paisible et impi-
toyable, ce grand fabricant de richesse, le Russe lui en
veut comme à sa plus exacte antithèse.
Il exècre son aisance dans les deux sens du mot et
cette manière qu'il a de se suffire. Il ne peut pas supporter
un être qui se tient debout tout seul, qui va, qui vient, qui
marche, sans jamais penser aux autres que pour les respec-
ter. Il lui découvre un affreux égoïsme ; ses entrailles
s'émeuvent contre tant d'assurance et d'isolement.
Non, certes, jamais il ne s'éprendra d'un idéal aussi
bref et aussi féroce que le libérahsme. Quel usage y pour,
raient bien trouver ses vertus craintives ? Comment y
adapterait-il son âme communicative et balbutiante ?
Il ne se trouve pas ainsi séparé, agressif. Il n'a aucune
envie de gagner de l'argent et de se « faire une situation ».
Il n'a besoin d'aucune loi qui vienne protéger son ini-
tiative ; et d'abord pour cette bonne raison que d'ini-
tiative il n'en a pas.
Au contraire, il a besoin de faire reconnaître et sanc-
tionner avant tout son état naturel qui est une combinaison
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 517
de son âme avec les autres, une fraternité obscure, une
mystérieuse disposition à l'amas. En Russie, il n'y a pas
de poussée de l'individu comme tel, mais une poussée
directe des masses. Ce sont elles qui cherchent l'autonomie
politique. Il ne faut s'attendre à y voir parvenir que des
colonies d'âmes du genre de celle que je décrivais tout à
l'heure 1.
Une fois libres, les Russes ne pouvaient avoir qu'une
idée : mettre au monde leur socialisme intérieur, faire
aboutir le soviet qu'ils formaient déjà avec leurs cœurs
et avec leurs esprits. Le tsarisme au fond ne les gênait
que dans la mesure où il voulait les forcer à une unité
d'ensemble, qui dépassait leur pouvoir spontané d'agré-
gation. La violence que nous les plaignions de subir, les
brutaUtés pohcières, les emprisonnements illégaux, la
Sibérie, tout cela ils ne le sentaient pas. Qui eût bien connu
leur nature profonde, eût dû prévoir que la disparition
de la contrainte tsariste ne pouvait être saluée par eux que
comme le moyen de s'organiser enfin en droit, comme ils
l'étaient depuis longtemps en fait, c'est-à-dire en groupes,
en sociétés, en soviets.
Le bolchevisme n'est peut-être pas un régime viable ;
il est peu probable que la Russie le conserve définiti-
vement. Mais elle ne pourra le remplacer qu'en faisant
appel à l'étranger, car il est, de toute évidence, le plus
naturel, le plus ressemblant à son essence qu'elle ait
jamais connu. Il est le produit tout à fait immédiat de
I, « Pour lui (pour le bolchevik) l'individu n'est rien; l'âme,
l'idée, le « Douch » est tout : le fondement de la vie sociale n'ett
pas juridique, mais affectif . » (Etienne Anton elli : la Russie bol-
cheviste, p. 210, Bernard Grasset.)
5l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ses aspirations ; pour y aboutir, ses vœux n'ont eu pres-
que aucune distance à parcourir; elle y est tombée au
premier pas qu'elle a essayé de faire toute seule.
On verra, dans le livre si intéressant de M. Antonelli
sur la Russie bolcheviste, dont je citais tout à l'heure un
passage, la façon dont Lénine et Trotsky s'y sont pris
pour établir et pour asseoir leur régime i. Au fond ils n'ont
pas eu vraiment à l'imposer ; ils n'ont fait œuvre que de
psychologie. Partout ils ont prévu et prévenu les désirs
essentiels des masses. A la différence de tous les partis
qui les avaient précédés au pouvoir, ils ont su démêler
la tendance vraiment profonde et primitive du génie
russe, et tout leur programme n'a été que de lui donner
satisfaction. Les premiers ils ont su comprendre que le
Russe cherchait, appelait de tout son instinct la vie
collective et qu'il ne rêvait de hberté que pour le groupe
dont il faisait partie.
Les bolcheviks ont su transformer le socialisme exac-
tement dans la mesure où il le fallait pour qu'il devînt
l'exercice le plus spontané et le plus agréable que le peuple
russe pût souhaiter de ses fonctions psychologiques. En
effet : « Rompant totalement avec les méthodes occidentales
que les libéraux ou les socialistes démocrates s'efforçaient,
pendant la première partie de la Révolution, de plaquer
sur le vieux fond slave, les bolcheviks n'ont jamais conçu
le pouvoir comme une nappe d'autorité s'étendant de
la source au peuple, de telle sorte que le maître de la
source soit toujours le maître de l'épandage autoritaire.
Ils ont, au contraire, laissé l'autorité s'épanouir directe-
I. Voir en particulier le chapitre III : Les bolcheviks et le peuple,
p. 69.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 519
ment de la masse sociale, sans aucun sens de l'unité du
pouvoir ou de la personnalité de l'Etat. L'anthropomor-
phisme juridique qui a créé l'Etat, « être de droit », per-
sonne morale » et qui n'est qu'un aspect particulier de
notre philosophie occidentale de l'individu considéré
comme fin et centre du droit, est totalement ignoré par
le bolchevisme. On assiste alors à une floraison confuse
et luxuriante d'autorité, à de singuliers chevauchements,
à de surprenantes contradictions apparentes, qui nous
donnent l'impression, à nous Occidentaux, qui avons une
âme géométrique, du gâchis total, mais qui laisse l'âme
slave évoluer très librement à travers ces contradictions
et ces superpositions. C'est ainsi que l'on pourra voir
un soviet « local » — celui de Moscou — décréter la
« nationaHsation » de l'industrie textile; parfois même ce
sera un simple quartier — celui du rayon de Poluos-
trovo — qui décrétera la « nationalisation » de tous les
immeubles. On verra, dans la même ville, des autorités
très différentes coexister, sans qu'il y ait opposition
violente ou incohérence réelle. A Moscou, par exemple,
les anarchistes établiront une autorité tout à fait dis-
tincte des bolcheviks, réquisitionnant les immeubles et
y installant des services. Le désordre n'est pas accru : le
drapeau noir remplace seulement le drapeau rouge sur
les Heux réquisitionnés^. »
Le bolchevisme est l'épanouissement à peine organisé,
à peine systématique, des instincts russes. Ce qui nous
trompe et nous fait croire qu'il est un régime adventice
et arbitraire, imposé par la force à une masse récalci-
trante, c'est la tyrannie qu'il exerce envers les individus.
I. Voir la Russie bolcheviste, p. 213-14.
520 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais il faut nous rendre compte que les Russes n'ont pas
de quoi percevoir cette tyrannie : elle ne froisse et ne
contrarie en eux que des velléités idéalement faibles,
tandis qu'elle en flatte au contraire et en favorise de très
puissantes : et d'abord le besoin de commandement collec-
tif. Le Russe n'imagine rien de plus beau que de pouvoir
discuter, décréter, régenter, mais toujours par le moyen
et par l'intermédiaire du groupe auquel il adhère. Il se
moque pas mal d'être morigéné et même violenté en
tant qu'individu, il recevra volontiers le fouet, pourvu
qu'il puisse, en tant que membre de quelque « conseil »,
manifester son autorité, prescrire des règlements, dicter
des lois.
Encore une fois le soviet lui donne toutes les satisfac-
tions dont il a jamais pu rêver : c'est d'abord un endroit
où l'on est à plusieurs, où l'on peut bavarder et se plaindre
ensemble ; où l'on peut se livrer, sans crainte désormais
d'être dérangé par la police, à ces intermimbles razgovori^
dont parle M. Antonelli*. C'est ensuite vm moyen de
fixer aux individus des devoirs et des charges, de les
rappeler sur im ton mi-grondeur, mi-suppliant, à l'humi-
lité, à la charité, à la misère, de détruire ce produit mons
trueux de la liberté qu'est la richesse, de prendre des me-
sures draconiennes contre l'égoïste initiative de l'industriel
et du marchand, de réduire à coups de prikazi^ tout ce
qui dépasse le niveau de l'Evangile. Le Russe est tout
entier, avec sa petitesse et avec sa sainteté, dans le soviet.
C'est pour lui le milieu idéal, le seul où il puisse vraiment
1. Conversations, délibérations.
2. Voir la Russie bolcheviste, p. 72.
3. Ordre, décret.
LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ 521
prospérer et porter ses fruits. Je dirais presque qu'il ne
prend de véritable existence qu'au moment où son être
individuel vient ainsi se perdre, ou plutôt se retrouver,
dans l'être social, et qu'il ne reçoit le signe positif qu'en
s'intégrant dans cette entité. ^
C'est là un fait dont il faut bien comprendre toute l'im-
portance pour l'avenir du monde. Jusqu'ici le socialisme
était quelque chose qu'on conçoit, qu'on étudie, ou même
qu'on applique. Il existait dans les livres et il y avait des
hommes de bonne volonté qui, à grand ahan, s'effor-
çaient d'en faire passer quelque chose dans la vie. Mais
le mal qu'ils se donnaient était si grand, si \4olente la
résistance qu'ils avaient à vaincre et si minces les résul-
tats auxquels ils parvenaient, qu'on pouvait à bon droit
se demander si leur doctrine était autre chose qu'une
généreuse utopie, si elle était vraiment susceptible d'in-
carnation.
Grâce aux Russes commence pour le socialisme une ère,
non pas certes pratique, non pas de réalisation, mais —
ce qui est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins —
de réalité. Il naît des socialistes, des socialistes tout faits,
antérieurs à leur doctrine et qui ne l'adoptent qu'à cause
de ses affinités avec leur tempérament. Il naît des gens qui
se mettent à vivre — bien ou mal ? dans le bonheur ou dans
la misère ? la question reste réservée — à vivre tout de
même socialement. Un peuple, sans avoir à se forcer,
dépouille toute envie d'être libre; au moment même où la
déconfiture de son « tyran » lui en donne enfin le loisir, il
préfère autre chose. Il passe hardiment d'un seul coup
par-dessus la phase libérale de l'évolution politique.
522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'on pouvait croire imprescriptible, et il revient tendre
docilement les mains à un nouveau despote, le despote
social. Ou plutôt il devient lui-même ce despote ; il nous
le montre pour la première fois en chair et en os ; sans
doute pas aussi concentré ni aussi « groupé » que les des-
criptions théoriques le faisaient attendre ; tout de même
à l'état naturel, doué déjà de vie et de respiration. « Les
morceaux en sont bons », pourrait-on dire : chaque soviet
représente déjà, d'une façon très suffisamment concrète,
cette « autorité directe de. la masse sociale », qui est un
phénomène absolument nouveau et dont la possibilité
même pouvait faire jusqu'ici l'objet d'une question. Il
faut voir les choses en face : même s'il est vrai que le
peuple russe subit en ce moment d'affreuses misères,
même s'il se repent d'être bolcheviste, un fait subsiste :
c'est qu'il l'est, et que, par lui, en un point du globe,
l'existence socialiste a commencé.
JACQUES RIVIÈRE
523
PREMIÈRE VISITE AU LOUVRE
Le Louvre a ouvert enfin ses portes ou plutôt les a
entre-bdllées. Nous attendions ce moment avec une grande
impatience. Ceux-là mêmes parmi nous qui, en temps
normal, fussent restés plusieurs années sans entrer dans
un musée, sentaient obscurément la nécessité de revoir,
ne fût-ce qu'une fois, les œuvres dont ils furent par
force privés. Il nous semblait à tous indispensable de
nous faire une décisive opinion sur nos maîtres et en
même temps de nous situer, nous autres naufragés dans
l'Océan tourmenté de la peinture. Cette nécessité de
procéder à une espèce d'inventaire d'idéal et de moyens
réunit, pendant quelques jours, les artistes de tendances
les plus opposées, dont la plupart, hélas, trahissaient par
leur attitude et leurs propos, le désarroi profond de leur
esprit.
A travers l'imprécision des aveux, un sentiment una-
nime cependant se dégageait ; une constatation générale
s'affirmait, celle de la dérivation formidable subie par
notre vaisseau. Quel courant mystérieux l'avait donc ainsi
poussé hors du port, quel vent puissant l'avait déradé ?
Explorer les régions inconnues où nous fûmes insensi-
blement emmenés, faire le point et trouver le plus court
chemin pour rejoindre, par des mers jamais parcourues,
un port traditionnel, voilà, j'imagine, la résolution que
524 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
durent emporter en leur atelier, après cette visite, les
plus clairvoyants d'entre nous.
Justement, au premier rang de ceux que nous venions
voir, nous attendait un voyageur aventureux, reposé de
ses fatigues, nous servant d'exemple et de réconfort :
Renoir est enfin au Louvre avec un chef-d'œuvre, le
portrait de Mme Charpentier, et il nous accueille avec son
clair sourire français. On pense à Watteau, trait d'union
entre Rubens et nous, mais, par ricochet, on ne peut s'em-
pêcher de frémir devant ces reflets de perle, en songeant
aux couches successives de vernis dont d'impitoyables
« conservateurs » les recouvriront, comme ils ont, sans
vergogne, submergé les fraîcheurs de Rubens et de Wat-
teau. De chaque côté de Renoir, comme pour nous rappeler
que nous vivons à une époque hostile à toute hiérarchie
des valeurs, trônent, encombrants et sans beauté, Fantin-
Latour, Degas et Dubufe. Nous n'avons aucune admira-
tion ni pour Fantin, ni pour Degas, et Dubufe nous paraît
à peine plus ennuyeux que ses voisins, dont nous nous con-
tentons de respecter l'effort ; à quelque impartialité que
nous nous appliquions, nous ne pouvons pas ne pas avouer
que l'intérêt documentaire de ces mornes toiles nous
semble disproportionné avec leur étendue. La collection
Chauchard déshonore déjà le Louvre, mais elle figure
à l'écart, et on peut admirer des chefs-d'œuvre,
sans passer par cette boutique de bric-à-brac où règne
Meissonier le premier « intrus ». L'enterrement à Ornans
est resté des années en pénitence dans la salle sombre
que l'on lait. Pourquoi n'infligerait-on pas *ux toiles
de Dubufe, de Fantin et de Degas, d'où la couleur
est totalement absente, et où la forme est exclusivement
PREMIÈRE VISITE AU LOUVRE 525
descriptive, une épreuve semblable, en attendant, pour
décider de leur sort, le jugement des gens du métier ?
Que l'on tente l'expérience d'un référendum parmi les
peintres, et on verra à quelles hauteurs ils placent, par
rapport aux trois peintres précités, les deux seuls génies
authentiques de notre époque : Renoir et Cézanne.
La collection Camondo, qui renferme d'admirables
toiles de Cézanne, n'est pas encore installée, mais à défaut
des œuvres du maître d'Aix, le Louvre actuel nous
propose les Paysans des frères Lenain, qui nous adresse-
ront, si nous savons les entendre, les mêmes injonctions
salvatrices.
Un des miracles qu'opère Cézanne consiste à faire
rebondir l'esprit aux plus grandes hauteurs, en partant
du plus bas possible. Le sublime pour lui ne réside pas
dans le surjet que l'on choisit, mais dans le résultat que l'on
obtient à force de ferveur. Ce n'est pas le point de départ
qui importe, mais la conclusion à laquelle une âme ardente
seule peut arriver. Cet idéal est devenu celui des peintres
modernes, encore que les œuvres cubistes le dévoilent
fort mal.
Voici les paysans des Lenain. Ils ne font rien qui
sorte de l'ordinaire. Le peintre nous les représente dans
l'attitude la plus quotidienne. Nul mouvement ne les
anime, qui pourrait dramatiser la scène. Nulle obliquité,
nulle courbe : la verticalité sur l'horizontahté. C'est le
poème de ce que les grands seigneurs de la peinture appelle-
raient la médiocrité, le poème du devoir de tous les jours
accepté sans révolte. Les personnages de Lenain s'ap-
pliquent à dépenser le moins possible de gestes, à faire le
moins possible acte d'indépendance. Et le peintre est
526 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
comme ces paysans un modèle d'application, d'obstination
au devoir. Il n'aborde pas son sujet avec une idée pré-
conçue, un truc infaillible pour obtenir la beauté. Il
connaît le « métier »; il possède une fois pour toutes des
moyens suffisants. Il n'essaie pas d'amplifier le sens de
son œuvre par un tour de main, un énervement de la
brosse, une agitation volontaire. Son travail reflète sa
sérénité intérieure. Il fait pour le mieux. Il ne bouscule
rien ; il n'adopte aucun maniérisme qui pourrait troubler
la pureté de son interrogation : il analyse, et c'est là le
secret de sa grandeur; c'est là le secret de la grandeur des
peintres français. Des poètes agités, des peintres aux
visées grandioses nous ont trop parlé de l'Italie, comme
certains philosophes nous ont trop parlé de l'Allemagne.
Le « Colossal », le « Décoratif », nous ont trop longtemps
séduits. Il nous faut à tout prix réaliser que la pureté de
notre culture française consiste, non dans le goût de la
quantité, mais dans un sens de la quaUté que nous sommes
les seuls à posséder depuis les Grecs. Raphaël, certes, est un
héros de la peinture, mais ce qui fait sa grandeur dans son
pays est justement ce qui ferait son étrangeté en France.
Il peint directement des Dieux. Les meilleurs peintres de
chez nous peignent des hommes et ils obtiennent des Dieux.
Nous ne voulons pas afi&rmer que ce soit là le secret défi-
nitif de toute bonne peinture; mais actuellement le salut
des peintres de tous pays dépend uniquement de celui
des peintres français et le salut de ceux-ci dépend d'une
appréhension des vertus strictement françaises. Il nous
faut donc momentanément regarder d'un peu loin les
génies étrangers que nos pères, en d'autres conjonctures,
eurent profit à étudier, et décider, avec une volontaire
PREMIÈRE VISITE AU LOUVRE 527
intolérance, un parti pris qui n'exclut pas la lucidité,
que seule importe, en la crise aiguë que nous traversons,
la leçon des maîtres français.
En la seule salle Lacaze, ce peintre anonyme du xvi®,
qui pourrait être Fouquet, Lenain, Ingres, avec ses
dessins prodigieux d'acuité et de style, le Chasseriau
« ingriste » et enfin Renoir nous exhortent à chercher le
salut dans l'analyse, à n'opérer de synthèse qu'à l'aide
d'éléments obtenus par une patiente interrogation de la
nature.
La première leçon que nous avons reçue est d'ordre
moral. Elle nous a été donnée par des peintres qui, pour
la plupart, cachaient leurs procédés, « impHcitaient »
leurs intentions. Effacer soigneusement les traces du
travail pour donner à l'œuvre d'art l'apparence du naturel,
c'est la méthode classique pure. Nous est-il permis de
redevenir classiques dans ce sens ? Trop d'éléments étran-
gers sont venus s'interposer entre la Tradition et nous,
trop d'événements étonnants ont eu lieu, trop de tenta-
tives ont été osées, trop d'hypothèses émises pour que
nous retrouvions, de longtemps encore, le repos spirituel,
la sécurité intérieure qui, seules, permettent l'application
paisible de lois infaillibles. Quelque chose d'irréparable a
eu lieu, que nous étudierons minutieusement un jour, dont
nous établirons la genèse, mais dont nous nous contente-
rons aujourd'hui de souligner le caractère essentiel.
Nous voici dans la salle du Couronnement : des affir-
mations éloquentes, un épanouissement de formes sculp-
turales. L'impression de certitude qui s'en dégage n'est
pourtant pas tellement forte que nous ne puissions y
discerner l'amorce de l'inquiétude moderne. David ici
528 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
règne en maître. Presque toutes les œuvres portent le
sceau profond de son influence. Il est convenu que les
portraits seuls de cette école méritent l'attention. Ils
sont en effet d'un accueil facile et, à quelques exceptions
près, conservent le sourire engageant des portraits du
XVIII® siècle. Mais ces toiles ne pourraient nous tenir
qu'un langage déjà entendu à la salle précédente. Nous
sommes venus chercher autre chose ici ; une explication
du malaise dont nous souffrons ; une image de nous-mêmes
réduite, mais déchiffrable. La toile dans laquelle nous
nous reconndtrons le mieux est justement celle dont
Cézanne avait fixé une reproduction à son mur : les
Sahines. Le maître d'Aix porta souvent sur cette œuvre
un jugement où son fonds natal de romantisme et sa
volonté de classicisme entremêlent les affirmations con-
tradictoires. On sent qu'elle le tourmentait. Il dut souvent
jeter sur la photographie des regards de désir et de déses-
poir, et peut-être ces Hgnes droites et courbes, qui, dans
ses tableaux à lui, s'emmêlent, se conjuguent, se répon-
dent et s'opposent avec une telle science, n'ont-elles
cette démarche savante que parce qu'elles obéissent au
rythme dont les Sahines contiennent ou plutôt avouent le
secret.
Il faut faire effort pour se séparer du tableau des Lenain.
Ce sont les Sahines, qui, maintenant, nous retiennent
prisonniers. Merveilleuses et fécondes captivités ! Les
personnages de Lenain, devant le regard interrogateur,
abandonnèrent insensiblement leur enveloppe fruste,
et montrèrent doucement leur âme ; le repas de paysans
disparut peu à peu pour faire place à une assemblée de
Dieux méditatifs. Les personnages de David nous parlent
PREMIÈRE VISITE AU LOUVRE 529
dans un langage moins direct, plus métaphorique. Ils
s'expriment par signes. Leur expression profonde ne
gît pas cachée au creux des replis de leur visage. Celui-ci,
au lieu d'absorber toute l'émotion se simplifie pour n'être
qu'un détail de la figure générale. Et cette figure elle-
même se dédouble en gestes, elle devient hiéroglyphe et
prolonge sa géométrie par celle des casques, des lances
et des boucliers traçant sur le fond amorphe la trame de
leurs af&rmations éloquentes. Le public inculte et pares-
seux, uniquement sensible à l'anecdote, ne voit là que
l'étalage un peu naïf d'une quincaillerie pompeuse. Mais
qui sait voir au delà de la signification étroite des formes
et s'évader des racines pour contempler le faîte de l'arbre,
goûtera de pures émotions plastiques.
Au sein des plus dangereuses frivolités picturales
du xviiie siècle, David, plein d'un juste courroux, s'élève
au-dessus du chaos. Dieu des peintres lucides, il épure,
sépare et déHmite les éléments confondus par la trop
aimable négligence des Boucher et des Fragonard, premiers
impressionnistes. Il maîtrise le désordre ; dès que le
mouvement devient trop sentimental ou trop tragique,
il y renonce. Il n'est pas de mêlée si compacte ou si
confuse qu'il ne sache l'arrêter en une minute solennelle.
Ses guerriers et ses femmes, dans le tableau des Sabines,
ne consoroment pas l'action qu'ils ébauchent. Suspendus
au bord de l'abîme du ridicule — comme tous les héros —
ils arrêtent leur geste au sommet de sa trajectoire, et
s'immobilisent pour l'éternité.
Les Paysans et les Sabines s'opposent et se complè-
tent merveilleusement, pour notre éducation. Ils sem-
blent situés aux deux pôles de l'activité artistique.
34
530 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'étude de leurs dissemblances et la recherche de leurs
points communs seront pour nous fécondes en enseigne-
ments. L'analyse du « cas» David jettera un peu de
lumière sur notre propre cas. Avec les Lenain, nous
sommes en contact avec des peintres qui, sans s'en aperce-
voir, se servaient d'un métier qu'ils avaient appris et
dont l'emploi leur était devenu instinctif. Toutes leurs
recherches visaient le choix d'un sujet dont l'apparente
vulgarité ne fût pas incompatible avec la noblesse. David
arrive à un moment de grande défaillance. Il lui faut réagir
contre le premier flux violent du romantisme et lutter à la
fois contre la sentimentalité ou la mièvrerie des sujets,
encouragée par les littérateurs (Diderot en particulier) et
contre la virtuosité trop hardiment étalée. Comme un
conducteur dont l'attelage faiblit tout à coup serre les
rênes qu'il laissait flotter et calcule la force du fouet
jusque-là inutile, David a besoin, pour mener à bien sa
besogne, de réaliser tous les pouvoirs dont il dispose.
Il surveille et souligne son jeu. Il met en évidence ses
moyens et les explique. Voici le maître emporté par ce
courant qui devait nous mener si loin. (Jusqu'au cubisme.)
Le caractère de la peinture moderne n'est-il pas dans ce
penchant à la confidence, dans ces démonstrations sur
la toile que fait le peintre de ses méthodes ? C'est par
les tableaux de David — tableaux d'histoire ou portraits
(les originaux de ceux-ci ne déploient-ils pas leurs bras
ou n'inclinent-ils pas leur visage selon la même courbe
qu'un bouclier ou le même angle que souligne une épée ?)
— c'est dans la salle du Couronnement que nous assistons
à la naissance d'un événement tout à fait nouveau en
peinture : l'enivrement de l'artiste à manier les éléments
PREMIÈRE VISITE AU LOUVRE 531
de son métier. La pensée réduisant l'objet de sa médi-
tation jusqu'à ne lui demander qu'une orientation, et
s'alimentant d'elle-même ; le peintre se substituant à la
nature après avoir accordé à celle-ci la référence la plus
courte, voila, grossi pour plus de clarté, l'accident irré-
parable qui s*est produit.
Des esprits chagrins le déplorent. Plutôt que de nous
demander si c'est un bien ou un mal, ce dont il n'appar-
tient qu'à l'avenir de juger, ne serait-il pas préférable
de tirer de cette situation nouvelle le meilleur parti ?
Ne nous demandons pas plus longtemps si nous eûmes
tort ou raison de nous laisser entraîner par un courant
inconnu. Nous avons la chance d'être mus par des forces
qui cesseront d'être dangereuses le jour où par nos soins
elles cesseront d'être aveugles. Il nous suj6&ra, pour échap-
per au désastre que l'on prédit inévitable, non de revenir en
arrière, — folie que tentent certains essayistes malheureux
— mais d'assumer courageusement les fatalités qui nous
mènent. Avoir conscience du danger que l'on court, c'est
déjà posséder les moyens d'y échapper. Et puis n'avons-
nous pas, étoile de notre ciel et boussole de notre pont,
le conseil d'humilité de nos maîtres français ?
Est-il si difficile de tirer une conclusion et d'emporter
un encouragement de notre première visite au Louvre,
malgré les antinomies que la comparaison de deux
œuvres types nous a fait relever ?
Nous considérons David comme le prototype du peintre
moderne, comme l'artisan de cette révolution qui se
continue en nous plus que nous ne la continuons. Le trait
qu'il possède en commun avec les peintres traditionnels
est celui qu'il nous est indispensable de conserver, puis-
532 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que cette survivance d'un principe prouve son inmiuta-
bilité. Ce trait commun, cette vertu essentielle est préci-
sément la moins en honneur, la moins répandue chez les
artistes contemporains. C'est la faculté de soumission à
l'objet, cet effacement provisoire, mais primordial, du
peintre devant la réalité, cette recherche, ou cette accep-
tation, dans la réalité, des motifs générateurs de l'œuvre
d'art.
Tâchons d'en retrouver le secret. Mais ayant recueilli
cette leçon, sachons aussi approfondir la différence radi-
cale que nous avons aperçue, entre l'art qu'inaugiure
David et celui de ses prédécesseurs. Etudions dans tous
ses détails le mal dont nous souffrons et dont nous avons
découvert les origines ; nous en guérirons précisément
en le cultivant, rfatiquons une homéopathie savante et
salutaire. Une fois en paix avec notre conscience, en
règle avec la Tradition, montrons courageusement dans
nos œuvres notre immixtion parmi les objets et n'ayons
pas peur de convertir en motif le mobile classique. Ren-
dons explicite ce qui ne fut q}i implicite jadis. La fougue
des improvisateurs, la minutie des naturalistes se trou-
veront fort mal de ces nouvelles méthodes de travail.
Faut-il le regretter ? Rejetons toutes les inquiétudes
et travaillons joyeusement, les yeux fixés vers le lieu
où nous savons trouver cette « passe » étroite qui des mers
agitées conduit au havre du salut.
ANDRÉ LHOTE
533
LE PERE HUMILIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
La scène est à Rome, le jour de la
fête de Saint Pie, le 5 mai 1869, (lui
est aussi l^ anniversaire de la mort
de Napoléon. Fête travestie dans les
ardins de la villa Wronsky d'oii l'ofi
domine toute la ville. Une belle
nuit où flotte encore la rougeur du
crépuscule. Tous ces* arbres à la
verdure foncée.
PENSÉE DE COUFONTAINE {costume d'Automne)
SICHEL {la Nuit), au bras du
PRINCE WRONSKY {le Fleuve Tibre).
PENSÉE, avec une expression d'angoisse au milieu
de la scène, elle fait un pas en allongeant le bras comme si
elle allait tomber. — Mère, où es-tu ?
SICHEL, courant à elle. — Pensée ! Me voici, mon
enfant.
LE PRINCE, s' approchant. — Vous êtes souffrante,
mademoiselle ?
534 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PENSÉE. — Ce n'est rien.
SICHEL, la soutenant. — Quelque malaise de jeune
fille. Pensée, mon enfant ! {Elle la fait asseoir sur un banc.)
Excusez-nous, Prince, je vous prie. Ce n'est rien.
LE PRINCE. — Je laisse donc l'Automne entre les
bras de la Nuit.
Il sort.
Moment de silence.
PENSÉE, relevant la tête, avec un faible sourire. — Je
crois bien que je me suis évanouie.
SICHEL. — Pensée, c'est moi ! Pourquoi me faire
peur ainsi ?
PENSÉE. — Me voici de nouveau vivante. C'est
doux de revoir la lumière.
SICHEL. — Ne me perce pas le cœur.
PENSÉE. — Mais peut-être que si je voyais je n'en-
tendrais pas aussi bien.
SICHEL* — Tu m'entends, mon enfant bien-aimée,
et tu sais que je t'aime.
PENSÉE. — Oui, mère.
SICHEL. — Ne me regarde pas ainsi avec ces yeux si
beaux !
PENSÉE. — Est-ce que mes yeux sont beaux ?
SICHEL. — Les autres reçoivent la lumière, mais les
tiens me la donnent.
PENSÉE. — Et personne ne les voyant ne penserait
que je suis aveugle ?
SICHEL. — Ne dis pas ce mot !
PENSÉE. — C'est vrai qu'on peut me voir rien qu'en
me regardant ?
SICHEL. — Ce aue neuvent voir nos yeux à nous.
LE PÈRE HUMILIÉ 535
PENSÉE. — Il y a donc en ceux-ci une grande puis-
sance.
SICHEL, lui caressant la main. — Ce sont de beaux
yeux bleus, d'un bleu pur et presque noir.
PENSÉE. — Comme le raisin en sa saison.
SICHEL. — Comme le raisin en sa saison, oui, c'est
ce que je t'ai dit un jour, tu te rappelles ? Ce matin que
nous étions sorties ensemble, de si bonne heure.
Et tu voulus alors te rendre sensibles ces grappes toutes
lustrées de la fraîcheur nocturne.
Entre les feuilles qui étaient devenues comme de For
sous tes doigts, mon bel Automne !
Silence,
PENSÉE. — Que c'est gentil de me faire comprendre
les choses ! Que c'est gentil de. ne pas me parler comme à
une..., comme à une infortunée.
« Bleu ».
Crois-tu que cela ne réponde à rien pour moi ?
SICHEL. — Je sais que tu sais tout.
PENSÉE. — Bleu, Rouge, de l'or, la belle couleur
verte, crois-tu que cela ne réponde à rien pour un aveugle ?
Tout cela est en lui d'avance, comme le monde avant
qu'il ne fût fait.
La pauvre âme en ce qui est d'elle fournit tout ce qu'il
faut pour voir.
Chaque couleur et la plus petite nuance.
Moi aussi je puis en parler et il ne faut pas me le
défendre.
SICHEL. — Ce soir si beau...
PENSÉE. — J'en jouis autant que toi, mère !
Tout à l'heure, oui, c'était vraiment de l'or, je le sais.
536 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cette impression solennelle, cette température divine,
cet air sur ma face, cette caresse sur mon corps nu dont
je sens toutes les variations, ^
Par quoi s'annonce la Nuit,
Désirée de beaucoup, comme moi, je désire le jour !
La vigne aussi, eh bien, où sont ses yeux ? Et auprès
d'elle qui est-ce qui connaît le soleil? C'est de lui qui
sont faites ces grappes à mes tempes !
Les autres autour de moi, toutes ces personnes.
Qu'est-ce qu'ils savent dés choses, n'en prenant bien
vite que ce qui leur est nécessaire, deux cHns d'œil pour
se guider au travers de leur petite comédie?
Mais moi, tout me parle, tout me touche jusqu'au fond
du cœur.
— Cette voix par exemple que j'entends.
SICHEL. — Je n'entends point de voix, ma fille.
PENSÉE. — Tu ne l'entends pas, ma mère, mais moi,
je l'ai entendue. Il a cessé de parler et je l'entends encore.
Il parle et mon âme tressaille de l'entendre.
SICHEL. — Pensée, qui est-ce ?
PENSÉE. — Qu'importe ? Il n'a point de nom. J'ai
entendu seulement cette parole qui parlait.
SICHEL. — Pensée, qui est-ce ?
PENSÉE. — Et que veux-tu savoir, quand lui-même
ne sait rien encore ? Heureuse que je suis! C'est lui qui
m'a choisie ce soir entre toutes les autres jeunes filles,
sans qu'il le sache.
SICHEL. — Et c'est cela tout à l'heure qui t'a causé
une émotion si vive ?
PENSÉE. — J'ai perdu mes repères quelque peu.
SICHEL. — Je n'étais pas loin de toi.
LE PÈRE HUMILIÉ 537
PENSÉE. — Je suis perdue désormais partout où je
ne suis pas avec lui !
SICHEL. — Parole dure pour ta mère.
PENSÉE. — Pardonne ! je ne sais ce que j'ai dit.
Et quand il ne serait jamais à moi, rien ne peut empêcher
que je ne l'aie trouvé !
Je l'ai trouvé, et lui, me trouvera-t-il dans les ténèbres
où je suis ?
Cette joie inattendue, et ce malheur qu'elle m'a révélé !
Tout cela d'un même coup comme une lame en plein
cœur !
SICHEL. — Va, il ne t'aimera pas comme je t'aime.
PENSÉE. — M'aimer, grand Dieu! Et qui parle de
cela ? Quel mot dis-tu ? oui, je le veux ! il ne me connaîtra
jamais. Que parlais- je de ténèbres ? Heureuses ténèbres,
qui me permettent d'y être si bien cachée !
Ah, je n'y suis plus seule désormais et la découverte
de ce seul moment est assez grande ! Viens, fuyons !
Comment me laisserais-je enlever mon secret ? Que fera-
t-il d'une aveugle ? Que ferai-je s'il vient à me deviner ?
C'est sûr, il me repoussera. Que ferai-je s'il me méprise,
ou si seulement il vient à s'apercevoir de ce sentiment ?
— Belle? Tu m'as dit quelquefois que j'étais belle,
maman ?
SICHEL. — Trop pour que tu me sois laissée.
PENSÉE. — Aussi belle que la plus belle en ce monde
que je ne connais pas ?
SICHEL. — Tu le sais, et ton jeune cœur en toi suffit
pour te l'apprendre.
PENSÉE. — EKs, est-ce que tu m'as fait bien belle
ce sdir ?
53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SICHEL. — N'as-tu pas entendu ce que disait le Prince,
tout à l'heure ?
PENSÉE. — C'est vrai que tu as fait de moi un si bel
Automne
Qu'on l'appelle à bon droit cette saison où le soleil
est plus près de nous et qu'il se laisse vendanger à pleins
rayons.
Comme une vigne animée de tant de grappes qu'elle
fait rompre tout et qu'elle ne réussit plus à tenir à ce
mur où on l'avait crucifiée ?
Un Automne si ardent, le moment qui consomme tout,
que toutes les autres saisons y cuisent ?
Ma grande vigne pleine de grappes qui croule dès que
son maître y touche et dont il est comme submergé, ce
grand pampre-ci que les bras ne suffisent pas à main-
tenir, ah, ce n'est pas avec les yeux seulement qu'il en
connaîtra le fruit, voici l'ivresse pour les lui fermer !
Et pour en épuiser la sève, ce n'est pas affaire seule-
ment que de la saisir.
SICHEL. — C'est ainsi que parle la Fiancée de Salomon
dans nos livres.
PENSÉE. — Mon sang est le tien, mère.
SICHEL. — Oui, tu es une Juive comme moi. Et cepen-
dant il y a en toi quelque chose qui ne vient pas de nous
autres et qui m'étonne.
PENSÉE. — Cela qui vient de mon père ?
SICHEL. — Oui, ou de plus loin. — Tu sais qu'entre
ton père et moi, tu peux appeler cela un mariage, oui,
ce fut une espèce d'alliance réfléchie.
— Quelque chose d'entièrement nouveau et qui n'est
pas de nous.
LE PÈRE HUMILIÉ 539
PENSÉE. — L'important n'est pas de qui nous sommes
nés, mais pour qui.
SICHEL. — Tu le sais ?
PENSÉE. — Oui, mère, je le sais aujourd'hui.
SICHEL. — Et comment voudrait-il d'une aveugle et
d'une Juive?
PENSÉE. — Tu as donc deviné qui est cette personne ?
SICHEL, ambiguë et tout bas. — Orso de Homodarmes.
PENSÉE. — Je ne sais qui est cet Orso.
SICHEL. — Celui qui te parlait tout à l'heure.
PENSÉE. — Je ne sais. Je ne l'écoutais pas.
SICHEL. — Mais lui te regardait.
PENSÉE. — Oui. Que m'importe.
SICHEL. — Mais ce n'est pas Orso que je voulais dire.
Où avais-je la tête ? C'est son frère, celui que nous
sommes allées voir l'autre jour. Comment l'appelle-t-on ?
Un nom étrange.
Orian de Homodarmes.
PENSÉE, lui mettant la main sur la bouche. — Non, ce
n'est pas lui !
SICHEL. — Ah ! mon enfant, tu ne peux rien me cacher.
PENSÉE. — Non, ce n'est pas lui !
SICHEL. — Je le savais avant toi. Ce jour où nous
sommes allées le voir dans sa maison, ce vieux petit
palais que tu aimes tant et que tu nous as forcés à
acheter.
Ce jour-là même, j'ai reçu un avertissement.
PENSÉE. — Mais je ne l'aimais pas alors et l'avais
à peine remarqué.
SICHEL. — Ah ! c'est moi qui t'ai faite, et je sais tout
d'avance !
540 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PENSÉE. — Pourquoi donc m'avoir amenée ici ce
soir ?
SICHEL. — Déjà j'avais parlé à ton père.
PENSÉE. — Mon père ? Ils n'ont point de fortune.
SICHEL. — Oui, mais ils sont neveux du Saint-Père,
Orian est son filleul.
PENSÉE. — Toi-même, mère, que dis-tu ?
SICHEL. — Pensée, comment aimerait-il une aveugle
et une Juive ?
PENSÉE. — Oui, cela est impossible.
SICHEL. — La fille de son ennemi ? L'ennemi du
Pape, — car il sait l'œuvre que fait ton père
A Rome et à Paris.
PENSÉE. — Non, il ne peut m'aimer.
SICHEL. — Sa maison même, nous venons de la lui
prendre.
PENSÉE. — Pauvre garçon !
SICHEL. — Quelqu'un dit qu'il veut embrasser la
carrière ecclésiastique.
PENSÉE. — Il reste Orso.
SICHEL. — Pour moi, c'est celui que je préfère.
PENSÉE. — Il ne me plaît pas.
SICHEL. — Mais comment peux-tu les distinguer ?
Leurs voix sont si semblables
Que je ne puis y voir différence, pour mon oreille qui
est celle d'une musicienne.
PENSÉE. — Non, ils ne son^ pas semblables.
SICHEL. — - C'est Orso qui est le plus fort et le plus
beau. On ferait quelque chose de lui.
PENSÉE. — Oui. C'est peut-être lui que j'aimerais,
si je voyais clair.
LE PÈRE HUMILIÉ 54^
SICHEL. — Orian ne pense pas à toi.
PENSÉE. — Mais s'il venait à y penser cependant...
SICHEL. — Nous ne le verrons plus.
PENSÉE. — Et quelle manière m'as-tu donnée de
cesser de le voir ?
SICHEL. — Pardonne-moi !
PENSÉE. — S'il venait à penser à moi, — et je sais
qu'il n'y pense aucunement, tu dis vrai! Le voici non
loin de moi conmae un homme entièrement libre et
dégagé,
Sans savoir que cela n'est pas et de quel lien je lui
suis déjà attachée,
Oui, qu'il le veuille ou non...
SICHEL — Ce lien peut se rompre encore.
PENSÉE. — S'il venait à y penser cependant,
Que faire alors ? Où le fuir ? Quel moyen de me retirer ?
S'il venait à penser à moi.
Ce n'est pas parce que je suis aveugle qu'il cessera de
voir ma part de la lim^ère I Ce n'est pas parce que je
n'ai point d'yeux qu'il ne me voit pas ! Ce n'est pas parce
que je ne connais point mon visage qu'il l'ignore !
Ce n'est point parce que je suis privée de tout que je
puis aussi me passer de lui !
SICHEL. — Mais lui peut se passer de toi.
PENSÉE. — Qui le sait ?
SICHEL. — Crains de lui faire pitié.
PENSÉE. — C'est à lui de craindre.
SICHEL. — Quel orgueil un homme tirera-t-il de cette
femme qui l'aime sans le voir ?
PENSÉE. — C'est à lui de voir, c'est à moi d'être assez
belle pour qu'il me voie et que je voie par lui.
542 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SICHEL. — Mais il ne t'aimera pas.
PENSÉE. — Et moi, est-ce que je demandais de
l'aimer ?
SICHEL. — C'est moi seule, qui t'aime.
PENSÉE. — Oui, mère.
SICHEL. — Cet homme que tu ne connais pas et qui
ne te connaît pas davantage ! Et quand même j'aurais
voulu que tu l'épouses, maintenant je ne le veux plus 1
Ah, tu l'aimes, je le vois, et c'est cela qui m'épouvante!
De tels sentiments la fin ne peut être heureuse.
PENSÉE. — Mère, est-ce que j'ai été une fille mau-
vaise jusqu'ici? Une personne déraisonnable et qui ne
sait ce qu'elle veut ?
SICHEL. — Non, Pensée, tu es ma sage enfant, la
joie et le remord? de ta mère.
PENSÉE. — Pourquoi le remords ? Appelez-vous
cette nuit où je suis un malheur ?
SICHEL. — Plût au ciel que je puisse la prendre pour
moi.
PENSÉE. — L'appelez- vous un malhem: ? Non, je le
sais et je viens de l'apprendre, elle est le bonheur de ma
vie, plus grand que je ne l'avais mérité.
Si je voyais, je serais moins à lui. Si j'étais moins obs-
cure, il y aurait moins de bonheur à m'avoir trouvée.
SICHEL. — Cet homme qui nous est hostile, je le sens,
je le sais ! Peu de joie nous attend de sa part.
ISruit de voix au dehors.
PENSÉE, lui saisissant la main. — Mais non, si tu le
veux, viens ! Nous ne le verrons plus. Allons-nous-en !
SICHEL. — Partons. Et d'ailleurs je tremble de te
LE PÈRE HUMILIÉ 543
laisser ainsi aller seule. Pourquoi ce caprice de n'avoir
pas voulu que l'on sache encore que tu es aveugle ?
PENSÉE. — Je viens à peine d'arriver en ce pays.
Laisse les gens croire en moi pendant ces quelques
jours.
Personne s'en est-il donc aperçu ce soir ?
SICHEL. — Non. Tu te diriges partout dans ce jardin,
non pas comme si tu voyais clair, c'est différent,
Mais parmi toutes ces choses nouvelles comme si tu
t'étais entendue d'avance avec elles, une espèce de conni-
vence.
PENSÉE. — Ne nous sommes-nous pas promenées
ensemble hier dans ce jardin et ne m'as-tu pas tout
expliqué ?
SICHEL. — Et cette seule visite t'a suffi ?
PENSÉE. — Viens t
Elles parlent en s' éloignant vers
le fond, fendant que la scène se
remplit peu à peu des personnages
de la partie suivante.
Comment te faire comprendre ? Je ne sais, c'est quelque
chose comme le don des trouveurs de sources.
Le pied seul me ferait connaître où je suis, mille bruits,
mille touches, mille différences de son que vous n'entendez
pas, mille signes aussi instantanés que le regard.
L'attention toujours éveillée, la conscience de ses
mouvements, le sentiment de la distance, un peu de
finesse.
Et même sans tout cela, je suis avertie intérieurement
de tout. Vous Hsez, et moi je sais par cœur.
544 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SCÈNE II
Entrent par divers côtés COÛFONTAINE (le ver-luisant),
ORIAN DE HOMODARMES (le Jardinier),
ORSO DE HOMODARMES (l'Ingénieur Florentin),
SICHEL, LE PRINCE WRONSKY, LADY U. (la Ville
de Rome).
COUFONTAINE. — Mesdames, je vous l'amène, le
traître voulait nous échapper. Oui, que complotiez-vous
là-bas, s'il vous pleut, avec votre frère, sous la statue de
Jupiter tonnant ?
SICHEL. — Eh quoi, mon cher chevalier, déjà partir ?
ORIAN DE HOMODARMES. — Mon service
m'appelle demain au Vatican de fort bonne heure.
LADY U. — Mille choses à votre parrain !
ORIAN. — Quel est ce beau costume, Milady ?
LADY U. — Je suis la ville de Rome !
ORIAN. — Le Saint-Père sait tout l'amour que Rome
lui porte.
COÛFONTAINE. — Mais il ne faut pas partir I
Pensée, dites-lui de rester !
Vous connaissez ma fille, chevalier ?
ORIAN. — J'ai eu le plaisir de rencontrer mademoi-
selle, l'autre jour.
SICHEL. — Tu sais, Louis, quand nous sommes allés
acheter le palazzino.
PENSÉE. — Restez I
LE PRINCE. — Il faut se rendre.
ORSO. — Reste, Orian, je te le demande.
LE PÈRE HUMILIÉ ^ 545
ORIAN. — Je reste.
LE PRINCE. — Merci, Orso. Donne-moi ces dernières
heures, mon petit.
Demain il n'y aura plus de villa Wronsky et de Prince
Doublevé.
C'est demain que l'on me saisit et j'ai invité toute la
Ville à passer la nuit avec moi et à attendre le moment où
paraîtra avec le soleil le funeste mandataire de la Loi,
escorté de ses satellites !
Tout ce qu'il y a à Rome de Français, d'Américains,
d'Anglais, de Sc5^hes et de Sarmates parmi les authen-
tiques fils de la Louve,
Les gens du Vatican et ceux du roi Galant-homme,
Tout cela à l'abri des masques est chez le vieux Prince
cette nuit et de sa maison et de son jardin ne fait qu'un
seul feu de joie !
Tout est plein d'intrigues, d'amours, de conspirations,
de musique et d'éclats de rire !
De longs aveux que les belles rêveusement, autour du
doigt, se roulent comme des rubans de satin et de grands
secrets impromptus qui partent comme des coups de
pistolet !
Il y a un punch qui brûle tout seul dans ma salle à
manger.
Il y a une fusée qui monte au ciel, il y a un luth qu'on
accorde quelque part.
Il y a un amant et sa maîtresse dans l'endroit où l'on
fait les couteaux, qui ont juré de se séparer éternellement
et qui pleurent toutes les larmes de leur corps !
(Et tous les domestiques l'un après l'autre dix fois de
suite qui ouvrent la porte et la referment précipitamment .)
35
54^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il y a un piano sous les arbres tout entouré de mouches
à feu et un monsieur à grosses moustaches, le cigare à la
bouche, qui fait do naturel dessus avec un doigt aussi
long qu'une canne.
Il y a sur la place au-dessous, toute une bande de mules
dansantes et sonnaillantes, toutes garnies de manteaux,
de paniers, de lanternes et d'escopettes, pour les amis qui
sont venus nous voir de la campagne.
Et il y avait im vieux fou tout à l'heure du haut du
« bosco » qui regardait sa Rome pour la dernière fois,
La ville aux cent dômes, dans l'obscurité avec une
seule place rougeoyante comme un feu de bivouac,
D'où sortait le bout d'une colonne antique surmontée
de la statue d'un Apôtre !
LADY U. — Prince, toutes les maisons de Rome seront
les vôtres.
LE PRINCE. — Merci, Capitole ! Que je vous embrasse
pour cette bonne parole !
// ôte sa barbe, et, V ayant accro-
chée à une branche, fait le geste
d'embrasser sa voisine.
LADY U, riant. — Prince, je vous en prie ! Behave
yourself, sir !
COUFONTAINE. — Que devient le Tibre sans sa
barbe ?
SICHEL. — Il a profité de sa fausse barbe pour raser
la vraie. Prince, mais que vous êtes drôle ainsi !
Quelle bouche bonne et sensuelle, fraîche comme celle
d'un enfant ! Il a cette longue lèvre supérieure d'un
homme qui est fait pour jouer de la clarinette.
LADY U. — Mais je vous reconnais, Prince ! Oui,
LE PÈRE HUMILIÉ 547
nous avons fait une traversée ensemble, du temps où
j'étais l'étoile de la Compagnie Trombini, quand on
mettait quarante jours pour aller de Ténériffe à Buenos-
Ayres.
LE PRINCE. — Eh quoi, cruelle, vous m'aviez oublié I
Et tous ces beaux couchers de soleil donc, auxquels nous
avons prêté assistance,
Et ces nuées de poissons volants qui se levaient sous
notre étrave en frétillant, comme les Amours autour du
char d'Amphitrite !
ORSO. — Tout le monde a l'air de se retrouver, ce
soir. Vrai ! pour se faire reconnaître, il n'est rien de tel
que de se déguiser.
LE PRINCE. — Eh quoi, vous m'aviez donc oublié ?
LAD Y U. — Non, prince. Pourquoi ne m'avoir jamais
rappelé ces belles nuits de l'Equateur ?
LE PRINCE. — Bah ! Tout a changé tellement î Vous
n'êtes plus cette Beltramelli dont je baisais le poignet,
— Avec un fragment de la Croix du Sud dans chacun
de ses yeux noirs î
Mais je ne sais quelle Lady U. !
LADY U. — Si fait ! C'est toujours la « Lionne Ita-
henne », comme on m'appelait sur les affiches de Pemam-
bouc, l'héroïne du Trente avril, l'amie de Mazzini et de
Garibaldi !
COUFONTAINE, montrant Orian. — Chut !
ORSO. — Bah, ne sommes-nous pas tous en vacances
ce soir ?
COUFONTAINE. — Il est vrai. C'est comme une de
ces dernières classes que l'on fait au mois de juillet, quand
on ne prend plus au sérieux le professeur.
548 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
On sent tellement qu'il y a quelque chose qui va finir !
LADY U., regardant Orso. — Dès que messieurs les
Français seront partis.
ORSO. — Jamais ! Ils me l'ont dit. Qui pourrait
s'arracher de l'Italie ?
LE PRINCE, agitant la main, — Adieu, chère Rome !
SICHEL. — Prince, quel est ce camée que je vois à
votre bras ?
LE PRINCE, le lui montrant. — Il vous pldt ? Quelle
jolie tête, n'est-ce pas ?
SICHEL. — C'est étrange. Elle me rappelle quelqu'un.
LE PRINCE. — Moi aussi. C'est pour cela que je le
porte toujours. Elle s'appelait Lumîr.
La comtesse Lumîr. Pauvre fille, elle est morte triste-
ment ! — C'est à ce moment que j'ai quitté la Pologne.
SICHEL. — N'était-elle point la sœur d'un nommé
Posadowski ?
LE PRINCE. — C'est possible. L'avez-vous connu ?
SICHEL. — Le comte l'a connu autrefois.
En Algérie, Louis, tu te souviens ?
COÛFONTAINE. — Vaguement. C'était un grand
ivrogne.
LE PRINCE. — Che fare ? On boit. Il faut bien rem-
placer ces deux grandes ailes dans le dos qui, autrefois,
faisaient l'accoutrement de nos houzards ?
LADY U., à Orian. — Mais vous aussi, chevalier, quel
bijou magnifique vous portez à votre doigt ?
ORIAN. — C'est un joyau de famille. On l'appelle « la
pierre qui voit clair ». On n'a qu'à fermer les yeux et la
main voit. Elle est là qui vous conduit au travers de
l'obscurité.
LE PÈRE HUMILIÉ 549
ORSO, lui prenant la main et V emmenant à Pensée. —
Voyez, mademoiselle, je vous prie. Regardez, vous qui
aimez les belles pierres.
PENSÉE, comme si elle regardait, touchant légèrement
la pierre. — C'est un saphir, je crois ?
SICHEL. — Un très beau saphir.
PENSÉE. — Tout entouré de brillants. De ces vieux
brillants carrés qui ne bougent plus et dont le temps a
fixé l'éclat.
SICHEL. — Une belle bague de fiançailles.
ORIAN. — C'est elle qui me conduit ce soir.
PENSÉE. — Croyez-vous qu'il n'y a que les pierres
qui aient des yeux pour voir au travers de l'obscurité ?
ORIAN. — Les miens n'y sufîisent pas.
PENSÉE. — Prince, ai- je beaucoup fréquenté votre
jardin ?
LE PRINCE. — Une fois ! une fois seulement et je
n'étais pas là !
Une fois seulement vous m'avez fait l'honneur de visiter
ma pauvre maison.
PENSÉE. — Chevalier, gageons-nous que les yeux
fermés, je vous fais faire le tour du jardin et vous ramène
ici ?
SICHEL. -^ Pensée, mon enfant !
PENSÉE. — Laisse, mère !
Je ferme les yeux. — Ainsi ! — Votre main. — Cachons
bien cette pierre qui voit clair. — Venez, monsieur le
Jardinier !
Ils sortent.
COUFONTAINE. — Pourvu qu'ils ne parlent pas poli-
tique I
550 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LAD Y U. — Ce n'est pas un mauvais moyen de faire
couler à l'oreille de qui de droit les choses que soi-même
on ne peut pas dire.
COUFONTAINE. — Vous me percez de part en part.
SICHEL. — Je crains que Pensée ne perde sa ga-
geure.
COUFONTAINE. — Bah ! Ils se retrouveront toujours.
On va loin dès qu'on se laisse conduire par quelqu'un
qui ne voit pas clair. {A Orso.) Qu'en dites- vous, Florentin?
qu'en dites-vous, noir Ingénieur ?
ORSO. — Je m'en vais. Il y a trop de secrets ici ce soir,
et trop de trahisons.
Je vais régler mon instrument. Il y a dans ce concert
d'eaux jasantes que j'ai distribuées de toutes parts
dans la nuit quelque chose de trop rapide et plein de
perfidie ! Il est temps que je leur donne un petit tour de
clef.
A peine avons-nous commencé à penser ou dire quelque
chose que leur pente s'en empare et c'est nous qui parlons
déjà, persuadés que c'est leur murmure encore.
// sort.
LE PRINCE. — L'eau qui tombe sur de l'eau et la
grande masse grave
Des cloches quand elles s'éveillent toutes ensemble,
le matin et le soir au moment de VAve Maria, comme des
Anges confus, et à midi,
Voilà ce que je n'entendrai plus demain !
COUFONTAINE. — Et voilà le bruit que vous voudriez
faire taire, Milady ?
LADY U. — A Dieu ne plaise ! Je suis bonne catho-
lique.
LE PÈRE HUMILIÉ 55^
COÛFONTAINE. — Et cependant vous voulez
prendre au Pape sa maison.
LADY U. — Comment faire ? Je vous le demande
à vous-même.
Comment séparer l'air de l'air, la terre de la terre, la
chair de la chair, le cœur du corps, et Rome de l'Italie ?
Vous, étrangers, dès que vous êtes à Rome, vous vous
y prenez comme l'enfant au sein.
Et nous. Italiens, nous nous passerions de notre mère ?
COUFONTAINE. — Le Pape est votre père.
LADY U. — C'est entendu.
— Vous êtes pour lui un ennemi plus dangereux que
je ne le suis, monsieur l'Ambassadeur.
COÛFONTAINE. — Quelle injustice ! Le Saint-Père
n'a pas de fils plus dévoué. Oui, je suis un fils pour lui.
Plût au ciel qu'il daignât parfois me prêter une audience
plus favorable !
LADY U. — Laissez-nous faire !
COUFONTAINE. — Non. J'ai horreur des voies vio-
lentes ! Je suis un homme de paix. C'est ce qui m'a fait
quitter l'armée autrefois.
Pourquoi cette intransigeance qui n'est pas de notre
temps? Ces prétentions sans mesure qui attristent tous
les sincères amis de la Papauté et, je puis le dire, tous
les vrais chrétiens? Que veulent dire ces défis? Cette
InfailHbilité qu'on est en train de se faire décerner !
LADY U. — Oui, je l'ai souvent pensé. Tout cela fait
bien du tort à la religion.
COUFONTAINE. — En un temps où elle est si néces-
saire !
Où toutes les bases sont
552 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Sapées ! Oui, sapées, c'est le mot, je ne crains pas de
le dire.
Mais je m'échauiïe, pardonnez 1 Je sens ces choses trop
vivement.
Mon nom est paix, accord, conciliation, transaction,
entente, bonne volonté réciproque.
LAD Y U. — C'est vrai. Pas un de ces passages délicats
en France d'un régime à un autre
Auquel votre nom ne soit associé.
COUFONTAINE. — Vous parlez de mon père, Tous-
saint Turelure ? C'était un bon serviteur de la France.
Oui, un homme mal jugé. Moi seul l'ai bien connu.
* — Mais venez, Sichel, je vois monsieur le Ministre
de Prusse qui nous fait signe.
LE PRINCE. — Fi ! Vilain petit représentant d'un
vilain petit Etat. Il est venu sans que je l'invite.
Sortent COÛFONTAINE et SICHEL.
LADY U. — Eloignons-nous aussi. J'imagine que
M. de Homodarmes et sa Psyché vont avoir fini leur
petit tour de jardin.
Quelle scène étrange I
LE PRINCE. — Et quelle étrange fiUe 1
LADY U. — On ne se présente pas ainsi ! C'est le
manque de vergogne juif. Et les parents ne voient rien
à dire.
LE PRINCE. — Homodarmes cependant n'est pas riche.
LADY U. — Il est le filleul et un peu le neveu du pape.
Epouser le pape ! Quel triomphe pour notre Sichel ?
LE PRINCE. — Elle a de bien beaux yeux.
LADY U. — Je vous défends absolimient d'en regarder
d'autres que les miens.
LE PÈRE HUMILIÉ 553
LE PRINCE. — Pourquoi me les avoir dérobés si
longtemps ?
LADY U. — Il n'y a pas si longtemps que Rome et
moi ne faisons plus qu'un.
LE PRINCE. — Non, il n'y a pas longtemps.
Vous n'êtes pas Rome pas plus que ce n'est Rome
ces blanches bouffées de grêle sur ses places de temps en
temps qui s'épuisent en trois coups de tonnerre, et le
passage par siècle une fois ou deux des Barbares entre
une porte et l'autre !
LADY U. — C'est sans doute de vos mercenaires que
vous parlez ? Car nous ne sommes pas des barbares,
monsieur le Prince...
Pardon, je n'ai jamais pu prononcer votre nom, — ni
celui de mon mari d'ailleurs !
De Rome à l'Italie, il y a tout de même quelque chose
de commun.
LE PRINCE. — Rome est ce qui dure et je vous vois
trop jeune parmi vos cheveux toujours noirs! Cette forêt
de serpents nerveux ! Vivante de trop de vie à la fois, trop
d'espoirs
Pour la Ville qui n'a jamais cessé de tout posséder.
— Toute pleine d'une confiance naïve et enivrée en
cette heure qui sera demain
Une heure parmi les autres.
Ce n'est pas Rome, ce rude souffle de la campagne qui
nous emplit de temps en temps.
Ou l'invasion des troupeaux quand ils marchent vers
les Abruzzes à l'époque de la transhimiance et la conque
rauque du pasteur sous l'arc de Septime Sévère I
Ce n'est pas son visage que je reconnais dans celui que
554 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
je vois devant moi et que j'ai teint aimé (mais les femmes
ne deviennent intéressantes qu'à cinquante ans), plein
de désirs et de résolution,
La Sibylle colorée par le reflet de l'eau verdâtre, la
sorcière Marse, la vivandière de Garibaldi, le cri perçu
à midi, qui appelle les moissonneurs sous le chêne Sam-
nite!
LADY U. — Qu'est-ce donc que Rome, s'il vous pldt ?
LE PRINCE. — Eh, vous le savez mieux que moi !
Lorsque j'étais enfant nous avions une terre qui
n'était pas éloignée des rapides du Borysthène,
Et tout le joiu: sans interruption, toute la nuit,
On entendait l'immense affaire de ce fleuve qui se pré-
cipite (jamais je n'ai eu la curiosité d'aller le voir),
Avec un grand bruit de bronze
Et depuis, j'ai mené ma vie d'exilé, poussière, quoi!
danse d'atome,
(Que tout cela, d'où je suis, me paraît confus, et sombre,
et embrouillé, oui, ce fut ma vie !)
Avec parfois un de ces heureux moments de plénitude,
L'amour, le succès, ou quelque chose tout à coup, sans
cause et inopinément conune la grâce.
Où l'on est roi, maître de tout, où l'on fournit de l'in-
connu, où l'on fait son petit paraphe de phosphore !
Mais toujours quand je prête l'oreille là-bas, j*ai le
sentiment de ce fleuve qui tonne, le bruit de ces étemelles
cataractes !
Voilà ce qu'est Rome, pour moi, quelque chose de
solennel et de sous-entendu, la majesté en silence de quel-
que chose où nous sommes, qui n'est pas de nous et qui
ne dépend pas de nous.
LE PÈRE HUMILIÉ 555
Et l'on sait que si l'on rouvre les yeux, ce ne sera pas
pour se voir emporté les pieds en l'air par le tintamarre
d'une rue comme une eau de moulin, une furibonde et
vaine bousculade de ces morceaux coloriés qui sont les
voitures et les passants fracassés contre les glaces des
boutiques,
Mais ce qui s'offre au regard, c'est une colonne de
porphyre entourée d'une guirlande d'or qui s'élève parmi
la fumée des sacrifices !
LADY U. — Prince, tout de même, Rome est faite pour
autre chose que pour vous tenir lieu de cataracte dans vos
vieux jours !
LE PRINCE. — Demain, aujourd'hui même, je la
quitte !
LADY U. — Le présent sera peut-être moins beau que
le passé. Le présent a toujours tort.
Ça ne fait rien. On vivra tout de même. On s'arrangera
n'importe comment. Je vous jure que ce peuple a trouvé
un autre moyen d'être éternel que d'être mort. Je vous
jure qu'il a sa part à faire dans la vie. Je vous jure qu'il
est très décidé à vivre, que cela vous plaise ou pas !
C'est beau aussi d'un bout à l'autre d'un pays un peuple
qui se réveille tout à coup avec un grand frisson comme un
corps d'homme, et qui s'aperçoit qu'on parle la même
langue.
Et que d'un bout à l'autre on n'est qu'une seule pièce,
un seul corps dans une seule âme !
LE PRINCE. — Mon pays était sur terre la Pologne
pour laquelle il n'y a pas d'espérance.
LADY U. — Il y a toujours de l'espérance ! C'est vous
qui me dites qu'il n'y a pas d'espérance et vous avez déjà
556 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plus de soixante ans ! Comment donc avez-vous fait
pour vivre jusqu'ici ? Combien de choses que nous
n'aurions jamais cru faire et que nous avons faites tout
de même ! Combien de coups qui ne nous ont fait aucun
mal ! Combien d'ennemis par terre ! Combien d'obstacles
dépassés !
LE PRINCE. — Il y a la maladie devant moi.
LAD Y U. — La maladie comme c'est intéressant I
La guerre est toujours une chose intéressante. S'aperce-
voir que l'on a une force, ou un cœur, quelle décou-
verte !
LE PRINCE. — Il y a la mort.
LAD Y U. — Nous en viendrons à bout comme du
reste avec l'aide de Dieu ! Merci à Dieu, je le dis du fond
du cœur, qui à cinquante ans me permet enfin d'atteindre
la jeunesse et de voir le jour d'aujourd'hui !
Libre de cœur ! Libre d'esprit ! Franche de tous les
attachements stupides et de tous ces désirs odieux autour
de moi jadis !
Inspiratrice, conspiratrice ! toute entourée d'amis dont
je suis l'âme,
Conmie au temps où toute une salle venait boire à
mesure à mes lèvres la parole et je la voyais dans ces
milliers d'yeux en vie étinceler comme de l'argent I
Et non plus dans cette belle lumière d'Italie comme une
pierre sous la cascade qui n'en retient pas une goutte.
Mais ce qu'est un cœur pleinement dilaté comme
une vasque profonde et généreuse
D'où s'échappent de temps en temps de grandes nappes
irréguHères, le trop-plein qu'elle n'est pas capable de
retenir !
LE PÈRE HUMILIÉ 557
LE PRINCE. — Telle celle que je vous montrais tout
à l'heure, un homme pourrait y nager.
LADY U. — Et ce petit nuage avec la lune, qui s'y
reflétait près du bord comme un mouchoir de soie bril-
lante !
LE PRINCE. — Je vois nos amoureux qui se rappro-
prochent. Venez !
Ils sortent.
SCÈNE III
Entre PENSÉE tenant toujours ORIAN par le
poignet et de Vautre main Vanneau qu'elle tient élevé.
ORIAN. — Nous y sommes. Vous m'avez merveilleuse-
ment conduit
Avec cette prunelle fée que vous tenez élevée entre
vos doigts. Vous pouvez rouvrir les yeux,
Pensée. C'est ainsi qu'on vous appelle, je crois ?
PENSÉE. — Oui. Je vois que ma mère n'est pas là.
ORIAN. — Tout le monde est parti.
PENSÉE. — Tout le monde est au feu d'artifice, de
l'autre côté du jardin. J'ai entendu les premières fusées
qui montent au ciel parmi les cris atténués de la foule.
ORIAN. — Evviva il Papa Re!
PENSÉE. — Avant longtemps vous n'entendrez plus
ce cri à Rome.
ORIAN. — Voulez- vous, ne parlons pas politique. —
Et puisque vous êtes l'Automne, Pensée,
558 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Expliquez-moi plutôt ce que vous allez faire de ce
jardin que j'ai préparé, et mon ami l'Ingénieur par son
art,
— Orso qui vous parlait tout à l'heure, — y a introduit
de bien loin
Ces eaux, les entendez- vous ? qui jamais ne font silence.
Tant de fleurs, voyez! Tant de choses dont j'ai eu
l'idée et qui toutes cette nuit sont devenues des roses,
Pour vous. Pensée.
Tout ce qui tient dans la corbeille de mai I Tout ce
sommeil et cette continence de la terre qui peu à peu,
sans aucim viol, s'est enrichie jusqu'à une plénitude
merveilleuse !
Comment ferez-vous pour venir à bout de tout cela !
Ce printemps si beau ! Quoi, ne voulez-vous rien épargner ?
PENSÉE. — Il ne reste que ces feuilles d'inaltérable
à ma tête et cette petite grappe de raisin près de mon
oreille.
ORIAN. — Pourquoi donc avoir choisi ce personnage
de l'Automne quand je vous voyais plutôt venir à moi,
telle que le Printemps avec im grand œillet comme un
javelot entre les doigts ?
PENSÉE. — L'automne me plaît davantage et l'hiver
plus encore.
L'intègre hiver qui de toutes choses ne laisse que l'âme
Toute nue et sans visage dans la foi.
ORIAN. — Rome n'a point d'hiver, une heure de sus-
pens seule, le retour et non point l'arrêt, un sourire plus
obscur entre des nuits plus longues.
Ici, la main de l'Automne est désarmée et votre pou-
voir échoue.
LE PÈRE HUMILIÉ 559
PENSÉE. — Qui fera donc mûrir vos raisins, monsieur
le Jardinier ? Qui fera descendre jusqu'à la main peu à
peu la branche dont le fruit s'accroît ?
ORIAN. — Nous saurons vous rendre captive, ô
saison qui piquez toute chose avec votre flèche ardente !
Nous saurons faire miel de votre or fugitif ! Ici le temps
n'est plus.
Ici j'ai détruit cet ennemi qui de tous lieux chassait
notre cœur insatisfait et qu'on appelle le hasard. Ici les
sens ont trouvé leur repos en ce Heu que l'intelligence a
conjuré.
Voyez ! ces murailles de verdure presque noire sur qui
vous n'avez aucune prise.
Ne sont là que pour nous séparer du monde.
Tout ce que peut déverser un ciel d'été.
Il faut ces pins qui sont au-dessus de nous l'ombrage
et la bénédiction, il faut pour amener notre œil jusqu'à
cet imperceptible petit point de lumière, là-haut, cette
étoile vertigineuse, l'éboulement de ces sombres ava-
lanches !
Ce palmier derrière vous, (l'entendez- vous frémir ?) est-
ce qu'il ne se connaît pas en fait de royauté, le jardinier
qui a fait place ici à ces cataractes végétales ?
Le voici comme une éruption superbe et humble, qui
de toutes parts, retombe en une gerbe mélodieuse.
Et il y a aussi le cyprès mince et droit pour nous parler
de la mort.
— L'immobilité autour de nous de ces créatures qui
ne peuvent pas être plus belles.
PENSÉE. — Oui, je vois toutes ces choses avec vous
à mesure que vous me les montrez.
560 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — Jadis j'avais à moi un jardin.
PENSÉE. — Nous vous l'avons pris, chevalier.
ORIAN. — Oui, vous l'avez acheté, il est à vous main-
tenant. Je viendrai le voir quelquefois.
Il était bien petit, mais je l'aimais quand même. Trop
beau sans doute encore pour un homme si dénué.
PENSÉE. — J'ai honte. Pardonnez-moi.
ORIAN. — Mais non, c'est un service que vous m'avez
rendu, me voici bien débarrassé. Qu'est-ce que ces vieux
murs ?
C'est en avant qu'il faut regarder, pas en arrière.
PENSÉE. — Parole qui m'étonne de vous. Je vous
croyais le chevalier du Passé.
ORIAN. — Le Pape est ce qui ne passe pas.
PENSÉE. — Pourtant, dont il faudra se passer.
ORIAN. — Mais votre père est là pour nous aider à lui
garder son trône.
PENSÉE. — Trônes bien menacés que ceux-là qui ont
l'appui des gens de notre famille !
ORIAN. — Je sais de quel côté vont les vœux intimes
de votre p^re.
PENSÉE. — Qu'attendre ? C'est la Révolution qui
coule dans nos veines.
ORIAN. — La France à travers toute Révolution veut
le Pape intact à Rome.
PENSÉE. — Eh quoi, pour sauver le Père, comme vous
l'appelez.
Il est besoin autour de lui d'ime police étrangère ?
ORIAN. — Il est le père pour moi, tant que je suis son
fils.
PENSÉE. — Je sais qu'il est un peu à vous, votre par-
LE PÈRE HUMILIÉ 561
rain à tous deux, votre tuteur aussi,[qui n'aviez plus père
ni mère.
C'est lui qui vous a élevés dans son palais, Orso et vous,
quand i] n'était encore qu'évêque. Oui, j'ai appris tout
cela ce soir.
ORIAN. — Vous êtes bien renseignée. Ma famille est
de Savoie, mais ma mère était Milanaise.
PENSÉE. — La mienne est Juive, vous le savez.
ORIAN. — Non, je ne le savais pas.
PENSÉE. — Je veux que vous le sachiez. Une Juive
convertie naturellement. Mon père lui aussi est im bon
catholique.
C'est à cela qu'il doit sa fortune. Quoi! votre frère
Orso ne vous a pas appris tout cela ?
ORIAN. — Il ne sait rien de plus que je ne sais.
PENSÉE. — A quoi lui sert-il donc de me suivre comme
il le fait depuis le jour où je l'ai rencontré avec vous ?
L'autre jour pendant que nous roulions à travers la
Campagne, j'entendais le galop de son cheval derrière
nous.
Et pendant que nous laissions l'attelage souffler, il
était là sous un tombeau qui nous regardait, enveloppé
dans sa grande cape romaine. Ma mère l'a vu.
C'est quelque chose bien près de vous qui s'intéresse
à moi.
ORIAN — Orso est un bon enfant qui fera tout ce
que je lui dis.
PENSÉE. — Sans doute il vous aime plus que moi.
ORIAN. — Il a été avec les Chemises-rouges quelque
temps, c'est moi qui l'ai tiré de là et qui l'ai engagé dans
les troupes papales.
36
562 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PENSÉE. — Et moi, je puis faire qu'il perde le goût
d'être où je ne suis pas.
ORIAN. — C'est vous qui pouvez venir où il est.
PENSÉE. — J'y viendrai s'il est le plus fort.
ORIAN. — Et comment fait-on pour être le plus fort
avec vous ?
PENSÉE. — Il sera le plus fort, si je l'aime I
ORIAN. — Comment n'aimerait-on pas Orso ?
PENSÉE. — Si vous l'aimez, dites-moi de ne pas
écouter ce qu'il vous a chargé de me dire.
ORIAN. — C'est vrai, il a voulu absolument que je vous
parle.
PENSÉE. — Il fallait refuser, Orian.
ORIAN. — C'est ce que j'ai tâché de faire.
PENSÉE. — Est-ce qu'on épouse une Juive ?
ORIAN. — Vous n'êtes pas Juive.
PENSÉE. — Si vous l'aimez, dites-lui de ne pas épouser
ime Juive !
ORIAN, — Vous êtes baptisée.
PENSÉE. — Il faut beaucoup d'eau pour baptiser
un Juif.
On ne perd pas si facilement l'habitude de tant de
siècles ! Tous les siècles depuis la création du monde, il
me semble que je les porte avec moi !
L'habitude du malheur, l'intimité mauvaise avec sa
propre déchéance.
Tant d'attente
Que nous n'avons pu arriver à changer d'attitude !
tant de foi dans la promesse qui n'était pas réalisée
Que nous n'avons pas pu y croire, du moment où l'on
nous a dit qu'elle l'était.
LE PÈRE HUMILIÉ 5^3
Vous savez bien que nous n'appartenons pas à la même
race. La même, et cependant à part. Il n'y a pas d'union
possible entre nous. Oui, vous auriez beau me tendre la
main.
ORIAN. — Nous sommes les enfants du même père.
PENSÉE. — Un père ? Je n'en ai pas. Qui sont mon
père et ma mère ? Donnez-moi des yeux pour que je les
voie ! Je suis seule.
Cet homme qui parlait tout à l'heure, c'est lui que vous
appelez mon père ?
Croyez-vous que je l'aime ? Croyez- vous que j'aime ma
mère ? Si, pauvre femme, je l'aime, elle m'aime telle-
ment ! Je tiens à elle, je ne puis me passer d'elle.
Mais ils ne me connaissent pas et je sens tellement que
je ne puis leur parler et qu'ils n'ont rien à me dire ! Ah,
de quel poids ils me sont tous les deux!
ORIAN. — Pensée qui êtes à côté de moi...
PENSÉE. — Orian.
ORIAN. — J'ai eu tort d'accepter de vous parler de
mon frère.
PENSÉE. — Non. Je suis heureuse que vous soyez
venu.
ORIAN. — Je ne puis supporter de vous entendre vous
plaindre ainsi, comme si vous en appeliez à moi.
PENSÉE. — Que vous importe ?
ORIAN. — D'autres souffrent. J'ai eu tort d'être venu.
J'ai tort, à ce moment même, d'être à côté de vous.
PENSÉE. — Il faut avoir tort quelquefois.
ORIAN. — D'autres souffrent ! Mais rien que de voir
la lumière est beau !
PENSÉE. — Parole que j'ai entendue souvent.
564 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — Belle comme vous l'êtes...
Elle lui met légèrement la main
sur le bras.
Eh bien ?
PENSÉE. — J'écoute ce que vous dites.
ORIAN. — Et quand vous seriez misérable encore
et autant que vous le croyez.
Nous sommes jeunes! Et la vie est grande ouverte
devant nous, celle-ci, et l'autre par derrière qui n'a aucune
fin!
Ah ! rien que de vivre et de voir et d'avoir les yeux
ouverts et d'être vivant et de voir le soleil est beau !
PENSÉE. — Oui, rien que de voir la lumière est doux.
ORIAN. — Ou la nuit même sans laquelle il n'y aurait
pas toutes ces étoiles.
PENSÉE. — Je ne les vois pas, j'écoute seulement !
Je ne veux pas voir, j'écoute ! (Et tenez, ce bruit si triste,
entendez-vous ? comme un plumage froissé.
C'est le troisième palmier à notre droite.)
Mais peut-être que si vous me disiez : Ouvrez les yeux,
Pensée !
Peut-être qu'alors j'ouvrirais les yeux et je verrais.
ORIAN. — Est-ce pour fermer les yeux que vous êtes
venue à Rome ?
PENSÉE. — Montrez-moi la Justice et cela vaudra la
peine de les ouvrir! Qu'est-ce que cette Beauté qui ne nous
empêche pas d'être aveugles ?
Moi aussi, on m'a conduite au milieu de vos dieux grecs,
moi aussi, j'ai posé la main sur ce marbre qui brûle ?
C'est ce que nous, les gens de l'ancienne Foi, nous
appehons les idoles.
LE PÈRE HUMILIÉ 5^5
Qui a connu la nuit pour de bon, il faut un autre soleil
que celui-ci pour en venir à bout ?
ORIAN. — Quelle est donc cette nuit dont vous me
parlez toujours ?
PENSÉE. — Ténèbres furent-elles jamais plus grandes
que celles-ci qu'aucim ami jusqu'à moi ne peut tra-
verser ?
Je suis une Juive comme ma mère, et elle pensait que
la Révolution était venue, et que tout allait se mêler
et s'égaliser et que vous l'accepteriez parmi vous, elle
a tant de bonne volonté !
Mais je suis mieux instruite ;
Tout vaut mieux que le faux amour, le désir qu'on
prend pour la passion, la passion qu'on prend pour une
acceptation, et puis
La position qu'on reprend peu à peu de part et d'autre,
et ce cœur peu à peu qui vous redevient étranger, — cet
Orso que vous voudriez que j'épouse !
Moi, je suis comme la Synagogue jadis, telle qu'on la
représentait à la porte des Cathédrales,
On a bandé mes yeux et tout ce que je veux prendre
est brisé.
{Bas et avec ardeur). Mais vous autres qui voyez, qu'est-
ce que vous faites donc de la lumière ?
Vous qui voyez du moins, vous qui savez du moins,
vous qui vivez du moins,
Vous qui dites que vous vivez, qu'est-ce que vous faites
de la vie ?
ORIAN. — Cette eau qui nous fait vivre, nous aussi,
elle a touché votre front.
PENSÉE. — Elle n'a point touché mon cœur I
566 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Une âme comme la mienne, ce n'est pas avec l'eau qu'on
la baptise, c'est avec le sang !
ORIAN. — A cette eau le sang d'un dieu était joint.
PENSEE. — Cette eau, est-ce moi qui l'ai appelée ?
ORIAN. — Mais ce sang, c'est vous qui l'avez répandu.
PENSÉE. — Ce dieu, c'est nous qui vous l'avons
donné !
Ah, je le sais, s'il y a un I>ieu pour l'humanité, c'est
de notre cœur seul qu'il était capable un jour de sortir !
ORIAN. — N'en est-il point sorti ?
PENSÉE. — Qu'en avez-vous fait ? Est-ce pour cela
que nous vous l'avons donné.
Pour que les pauvres soient plus pauvres, pour que les
riches soient plus riches ?
Pour que les propriétaires touchent leurs loyers ?
Pour que les rentiers mangent et boivent ? Pour que des
rois à demi fous régnent sur des peuples abrutis ?
Et que là où les vieux rois tombent, surgissent pour les
remplacer d'affreux avocats à pantalon noir.
Des fripons, des convulsionnaires, des professeurs, des
hypocrites à mâchoires de loups, mêlés à de vieilles femmes,
Des hommes comme mon père ?
Et qu'il soit défendu de rien changer à tout cela ?
Parce que tout pouvoir vient de Dieu.
ORIAN. — Par quoi les remplaceriez- vous ?
PENSÉE. — Grand Dieu ! ce sera beaucoup déjà d'être
défait de ceux-ci et de ce voile dégoûtant tout de suite
qui nous aveugle et nous asphyxie !
Et qui sait si la lumière n'existe pas, et si pour la voir
il ne suffirait pas de rompre tous ces corps morts autour
de nous comme une affreuse forêt ?
LE PÈRE HUMILIÉ 5^7
Il n'y a pas de résignation au mal, il n'y a pas de rési-
gnation au mensonge, il n'y a qu'une seule chose à faire
à l'égard de ce qui est mauvais, et c'est de le détruire !
Et c'est pourquoi je déteste tant cette chose que vous
savez, et qui me sépare de vous.
Parce qu'elle est la grande étouffeuse, parce qu'elle
est la grande endormeuse,
Parce qu'elle voudrait rendre intangibles toutes ces
idoles humaines et lier éternellement les vivants avec
les morts.
Comme si ce que la force et la ruse ont fait, la force
avec la ruse ne pouvait pas le défaire ! Comme si c'était
sacré et oint de Dieu, toutes ces larves autrichiennes !
Ce n'est pas assez d'avoir vu un seul jour toutes ces
longues faces blafardes, vous voudriez les rendre éternelles !
Et c'est pourquoi tout mon cœur est avec cette Italie
qui se réveille et qui aspire à la forme qui lui est natu-
relle.
Et qui estime qu'elle est assez grande pour avoir soin de
ses propres affaires sans tous ces étrangers, et qui ne
supporte plus sur sa chair vivante
Ces choses mortes qui n'ont raison, ni ordre, ni nécessité,
Et c'est vous que je vois devant moi comme l'avenir
et comme la jeunesse, qui vous rangez avec les morts
contre les vivants !
ORIAN. — Je ne suis pas un Autrichien. Mon père est
mort en se battant contre eux. Et quant à tous ces princes
dont vous me parlez.
Qu'ils se débrouillent avec leur Révolution, avec tous
ces gens dont vous êtes tellement sûrs qu'ils vivent et
toute cette semence de députés.
568 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les morts sans moi sont assez bons pour ensevelir les
morts.
PENSÉE. — Et n'est-ce pas un mort que vous défendez,
cette idole que vous appelez le Pape ?
ORIAN. — Christ aussi dont le Pape est l'image est
un mort.
PENSÉE. — Quelle part donc réclame-t-il parmi
nous ?
ORIAN. — Pas plus large que la croix.
PENSÉE. — Le Christ n'a pas eu de terre à lui.
ORIAN. — Assez pour que la croix y fût plantée.
PENSÉE. — La croix est la souffrance.
ORIAN. — Elle est la rédemption.
PENSÉE. — Nous ne voulons pas de la souffrance !
ORIAN. — Qui tuera donc en nous ce qui était capable
de mourir ?
PENSÉE. — Nous ne voulons pas de la souf-
france.
ORIAN. — Vous ne voulez donc point de la joie.
PENSÉE. — Nous ne voulons pas de la joie ? C'est
à moi que vous dites que je ne veux pas de la joie ? La
joie, Orian ! Ah, quel mot avez-vous prononcé ?
ORIAN. — Demain, vous épouserez mon frère.
Silence.
PENSÉE. — Dois- je croire que vous le désirez ?
Dois-je croire que vous désirez qu'il y ait ce Uen entre
nous ?
ORIAN. — Non pas un Hen, mais quelque chose d'irré-
parable entre vous et moi, il le faut.
PENSÉE. — Et c'est pourquoi vous avez eu tellement
hâte de me parler pour lui ?
LE PÈRE HUMILIÉ 569
ORIAN. — Demain, je serai seul ici et j'entendrai
dans la nuit cette même palme derrière moi frémir.
PENSÉE. — Et est-ce qu'elle ne parle pas de souffrance?
ORIAN. — Elle parie de triomphe !
PENSÉE. — Et sera-ce un triomphe bien cher à votre
cœur, Orian,
Que celui qu'il vous est offert de remporter
Au détriment du mien ?
ORIAN. — Paroles amères à écouter ! Je les entends
donc de vous à la fin ! Oui, je les aurai une fois entendues !
Vous êtes faite pour l'amour. Pensée, et l'amour n'est
pas fait pour moi.
PENSÉE. — Et pourquoi voudrais- je de cet amour dont
vous ne voulez pas ?
ORIAN. — Le bien que je ne puis pas vous faire, un
autre, — ce que je ne puis pas vous dire,
Un autre vous le dira à ma place.
PENSÉE. — C'est Orso, votre frère, dont vous voulez
parler ?
ORIAN. — Que vous donnerais-je. Pensée, qui me soit
plus cher ? et que lui donnerais-je...
PENSÉE. — Oui, que lui donneriez- vous, à cet heureux
frère,
De meilleur que ceci dont vous ne voulez pas ?
ORIAN. — Si vous m'étiez indifférente. Pensée,
Je n'aurais pas accepté si aisément de vous parler de
lui.
PENSÉE. — Dites-lui de ne pas épouser une Juive !
Est-ce lui qui viendra à bout de ces ténèbres avec moi.
Imprudent ! Ce que vous avez rallumé en lui, qui sait si
je ne suis pas là pour l'éteindre ?
570 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et moi, pauvre Pensée,
Ce qui a été refusé une fois, comment faire désormais
pour le donner ?
Ces ténèbres dont on n'a pas voulu, cette âme rebutée,
cette âme, l'unique chose qui fût à moi, si pauvre, mais
cependant unique, — ces ténèbres que j'offrais n'ayant
pas autre chose à donner, —
Il faudra une bien grande lumière désormais, pour en
venir à bout !
ORIAN. — Que puis-je faire, Pensée ?
PENSÉE. — Il est juste que vous préfériez votre âme
à la mienne.
ORIAN. — Juste ou non, oui, malgré ce lâche
cœur qui me trahit, oui, malgré cet affreux appétit de
bonheur,
Pendant que j'ai encore assez de raison pour en
juger.
Ce dont j'ai besoin, je sais qu'il n'est pas en votre
pouvoir de me le donner.
PENSÉE. — Est-ce que la joie existe, Orian ?
ORIAN. — Ah ! est-ce qu'il ne faut pas qu'elle existe
pour que je la préfère à vous ?
Elle existe ! Et mon seul devoir est de l'atteindre.
PENSÉE. — Que ferons-nous des autres ?
ORIAN. — En seront-ils plus vivants si je péris ?
PENSÉE. — Qu'ils périssent donc !
ORIAN. — Mon devoir n'est pas avec eux.
PENSÉE. — Il est contre eux. Ce peuple qui est de
votre sang, à cette heure qu'il demande à vivre et que
tous ses membres cherchent comme un corps qui ressuscite
à se rejoindre,
LE PÈRE HUMILIÉ 571
A cette heure où du Sud au Nord il ne veut plus être
qu'un seul corps en une seule âme,
C'est vous qui vous rangez contre lui.
ORIAN. — Je ne puis être contre mon père.
PENSÉE. — Ainsi entre la vie et vous, entre vous et
moi,
Toujours cet absurde vieillard pour qui le temps ne
marche pas !
ORIAN. — Ce qui est raisonnable pour lui l'est bien
assez pour moi.
PENSÉE. — Il y a tout un peuple avec moi qui a
besoin de vous.
ORIAN. — Et moi, je n'ai besoin d'autre chose que de
la joie.
PENSÉE. — Où est la joie autre part que dans la
vie ?
ORIAN. — Au-dessus de la vie, et qui d'autre que
lui la donne ?
L'origine et le Père qui n'a jamais tort.
Où est la paix autre part que dans le Père qui
n'est hors d'aucune chose et qui n'a de haine pour
aucune ?
Est-ce le peuple qui a raison? Tous ces aveugles qui
crient ! C'est ça de qui vient la vie ? Ah ! je sais que mon
cœur est faible et ce qui crie en eux ne parle que trop en
moi !
Ce n'est pas par aucune violence que nous entrerons
en possession de notre héritage.
PENSÉE. — C'est la joie qui est cet héritage ?
ORIAN. — Héritage vraiment, ce qui ne peut être
acquis, ni conquis, ni mérité.
572 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et qui est notre droit par le fait d'un autre.
PENSÉE. — Qu'est-ce que la joie ?
ORIAN. -r- Ce que je puis dire est qu'elle ne commence
pas et qu'elle n'a aucune fin.
PENSÉE. — Et pourquoi penser que je suis votre
ennemie et que je vous veux aucun mal ?
ORIAN. — Vous n'êtes pas mon ennemie, Pensée.
PENSÉE. — C'est vrai que vous n'êtes pas mon
ennemi ? Ah, que j'entende seulement un mot de vous,
avec douceur et vous n'aurez plus besoin d'obstacle pour
le placer entre nous !
Je sais que là où vous êtes, il n'y a aucune place pour
moi.
ORIAN. — Pourquoi n'y en aurait-il aucune ?
PENSÉE. — Qui me conduira où vous êtes ? Qui me
donnera ce que vous me refusez ?
ORIAN. — Et que nous soyons heureux l'un par
l'autre ici-bas. Pensée, est-ce là le plus grand des
biens ?
PENSÉE. — Il n'y a de bien pour moi que celui que
je tiens de vous.
ORIAN. — Et n'est-ce pas de moi déjà que vous tenez
cette souffrance ?
PENSÉE. — Vous-même, n'en tenez-vous de moi,
aucune? Ah! dis ce que tu veux, je sais qu'il y a en vous
vme chose qui m'appartient et qui est mon droit !
Une chose qui est à moi seule, une chose qui est pour
moi seule.
Une parole qui est à moi seule et que nulle autre ne
peut entendre !
ORIAN. — Qu'attendez-vous donc de moi. Pensée !
LE PÈRE HUMILIÉ 573
PENSÉE. — Une seule chose que vous ne pouvez pas
faire ! Un seul mot que vous ne pouvez pas dire !
ORIAN. — Qu'est-ce donc que je ne puis pas faire,
petite fille ?
PENSÉE. — Que je voie mon âme tout entière dans
la vôtre !
ORIAN. — Ouvrez donc les yeux, Pensée, et voyez !
PENSÉE. — Je ne les ouvrirai pas que je ne sache
que vous m'avez pardonné.
ORIAN. — Eh quoi, pardonné seulement ?
PENSÉE, elle avance la main et des doigts lui touche
légèrement la bouche. — Ah ! tais-toi, mon bien-aimé !
et ce mot que tu vas dire, ah, réserve-le-moi pour un
autre moment, quand le corps et l'âme se séparent !
Tais-toi ! et ce mot qui n'est pas fait pour la terre, ce
mot sans aucun son que tu me dis, voici que je l'ai lu sur
tes lèvres !
ORIAN. — Venez que je voie mieux votre visage.
Il l'attire aux rayons d'une lampe.
Pourquoi tenir les yeux baissés, ma colombe ?
Elle les lève vers lui.
PENSÉE. — Est-ce qu'ils sont beaux ?
ORIAN. — Assez pour que je les reconnaisse au delà de
la mort ?
PENSÉE. — Si beaux ?
Elle les baisse lentement de nouveau.
ORIAN. — Ah, pourquoi me les cacher si tôt ? ah,
lève-les de nouveau sur moi, ma bien-aimée ! •
PENSÉE. — Je suis aveugle !
574 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ACTE II
SCÈNE I
Un cloître de marbre blanc avec des
colonnes antiques dans un couvent
franciscain des environs de Rome.
Au milieu un puits de marbre muni
de deux colonnes. Le jardin est tout
planté d'orangers déjà chargés de
leurs fruits à moitié jaunes.
LE PAPE PIE est assis à côté du\puits sur la margelle
duquel il tient le bras allongé, comme un homme
accablé de douleur. De l'autre côté du puits, d'abord
assis, puis debout,
LE FRÈRE MINEUR ; il a l'air tout jeune.
LE FRÈRE MINEUR, à demi-voix, la main levée sur le
Pape comme un prêtre qui achève de donner l'absolution.
— ... Ainsi soit-il !
Silence.
Mon fils, allez en paix.
Pause,
Saint Père, puisque je vous ai absous, il ne faut pas
être triste.
LE PAPE PIE. — Petit frère, quoi, veux-tu déjà me
congédier ?
Supporte-moi avec patience un moment, il fait bon
près de ton puits.
LE PÈRE HUMILIÉ 575
Laisse-moi te montrer ma faiblesse, mon enfant,
comme je t'ai montré ma misère. Je ne suis qu'un vieillard.
LE FRÈRE MINEUR. — Restez, Saint Père. Ici
vous êtes bien à l'abri avec nous et personne ne vous
veut de mal en ce lieu.
C'est cette grande chaleur qu'il a fait aujourd'hui
qui vous a éprouvé.
LE PAPE PIE. — Le soir tombe.
LE FRÈRE MINEUR. — Laissez-moi aller vous
chercher une cruche d'eau. Un peu de miel aussi, il est
très bon, c'est moi qui m'occupe des abeilles,
Le Prieur des ruches, comme on m'appelle.
LE PAPE PIE. — Reste avec moi.
LE FRÈRE MINEUR. — Si je vous vois ainsi désolé,
moi aussi, je vais être triste.
LE PAPE PIE. — Et comment ferais-tu, frère Peco-
rello, pour être triste ?
LE FRÈRE MINEUR. — Qui pourrait s'empêcher
de pleurer en voyant votre grande humilité.
Et cet aveu que vous m'avez fait de vos péchés, simple
comme un petit enfant ?
LE PAPE PIE. — Tu m'as sagement parlé, petit frère,
et je t'écoutais en prenant de bonnes résolutions.
N'étais-tu pas berger autrefois ? C'est en soignant les
moutons que tu as si bien appris à consoler les hommes?
LE FRÈRE MINEUR. — Souvent j'ai rapporté sur
mon dos quelque sotte brebis.
LE PAPE PIE. — C'est Nous qui sommes la sotte
brebis ?
LE FRÈRE MINEUR. — Pardonnez à ma grande
bêtise.
576 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE PAPE PIE. — Et toi qui es le sage Pasteur ?
LE FRÈRE MINEUR. — Il n'y a pas deux manières
de souffrir. Saint Père, et il n'y en a pas deux d'avoir de
la peine pour un autre.
LE PAPE PIE. — Ces paroles sont meilleures pour moi
que de l'eau.
LE FRÈRE MINEUR. — Père, je n'ai pas autre chose
que mon cœur à vous donner.
LE PAPE PIE. — Je sais que celui-là n'est pas né
qui m'enlèvera l'amoiu de mon petit frère.
LE FRÈRE MINEUR. — Saint Père, comment tout
le monde ne vous aime-t-il pas ?
LE PAPE PIE. — Beaucoup seraient contents de
Nous voir mort. Beaucoup se réjouiraient et donneraient
des festins et enverraient des présents à leiurs amis, disant :
Il n'y a plus de Pape enfin. Il est mort, le vieillard obstiné.
LE FRÈRE MINEUR. — Du moins il n'y a personne
qui pense ainsi dans votre ville de Rome !
LE PAPE PIE. — Non, petit frère.
LE FRÈRE MINEUR. — S'il y a vraiment des gens
qui vous haïssent, ce sont les Turcs, ou les Allemands
là-bas, ou les Russes, ou quelqu'un de ces mauvais Fran-
çais révolutionnaires.
Ou les Chinois dont on m'a dit qu'ils ont une queue
dans le dos, cela nous a fait bien rire !
Mais nous autres, nous vous connaissons bien, qui
vivons à côté de vous et sur les marches de votre maison,
A part quelques pauvres frères peut-être mélanco-
liques et vexés par le démon, — Dieu ait pitié de leur
âme tourmentée !
LE PAPE PIE. — Petit frère, il faut faire une instante
LE PERE HUMILIE 577
prière pour Nous, ce soir même, à Saint François et à
la Madone.
LE FRÈRE MINEUR. — Oui, je la ferai.
LE PAPE PIE. — Non recuso laborem ! Mais avant que
ce que Nous attendions arrive, avant que Nous recevions
de Nos propres enfants ce coup.
Plaise gracieusement à Dieu que Nous soyons adjoint
à Nos prédécesseurs !
Nous avons vu les années de Pierre. Nous avons fait
Notre tâche, oui, plus longue que celle d'aucun Pape
depuis les jours du fils de Cephas.
LE FRÈRE MINEUR. — Saint Père, celui qui est
mort en Dieu, peu lui importe qu'il soit vivant ou non
en cette chair.
LE PAPE PIE. — Nous savons que Notre infirmité
est grande et Notre vertu petite.
LE FRÈRE MINEUR. — Il y a bien des anges qui
prient pour vous en ce moment au ciel et sur la terre.
LE PAPp PIE. — N'est-il pas écrit que le Pasteur
oublie toutes les autres brebis à cause d'une seule qui
bronche ?
Que ferai- je quand je paraîtrai devant Dieu à la tête
de ce troupeau décimé,
Et que je n'aurai d'autre excuse que de dire : Ce n'est
pas ma faute.
LE FRÈRE MINEUR. — Non, ce n'est pas votre
faute.
LE PAPE PIE. — Plût au ciel qu'elle fût tout entière
sur Nous et non pas sur eux !
LE FRÈRE MINEUR. — Pauvres amis, leur ignorance
est grande.
37
SyB LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE PAPE PIE. — Ah, je suis désarmé devant eux et il
est trop facile de m'atteindre î
LE FRÈRE MINEUR. — Ce n'est pas vous qu'on
hait, mais une image vaine qu'ils se font.
LE PAPE PIE. — Quelle arme ai-je contre m«s enfants ?
Il est trop facile de percer le cœur d'un père !
Il est dur pour un père d'être haï de ses enfants.
LE FRÈRE MINEUR. — Ainsi pleurait Davidi sur son
Hls Absalon.
LE PAPE PIE. — Petit frère, qui es tout près de Dieu,
pourquoi le monde Nous hait-il ?
LE FRÈRE MINEUR. — Il haïssait Jésus-Christ.
LE PAPE PIE. — Nous voici accoudé près de ce puits
comme jadis le fut Notre Seigneur près de celui de Jacob et
on dirait qu'il n'y a rien de changé depuis dix-huit cents ans»
Le soleil est à la même place. C'est toujours la même
Samarie et le Vicaire de Jésus-Christ n'est pas moins
abandonné que le Fils de l'Homme.
Celui qui est venu, c'est comme s'il n'était pas venu.
Tout ce qui a été dit, c'est comme si cela n'avait pas
été dit ; tout ce qui a été fait, c'est comme si cela n'avait
pas été fait ; tout ce qui a été entendu, c'est comme si
cela n'avait pas été entendu.
LE FRÈRE MINEUR. — Il y a la Samaritaine aussi
qui est en marche déjà.
LE PAPE PIE. — EH eu bénisse cette porteuse de vase !
LE FRÈRE MINEUR. — Quand tous les puits seront
à sec, celui-ci aura de l'eau encore.
LE PAPE PIE. — Ils disent qu'ils n'ont pas soif ;
ils disent que ce n'est pas une source ; ils disent que ce
n'est pas de l'eau ; ils disent que ce n'est pas l'idée qu'eux-
LE PÈRE HUMILIÉ 579
mêmes se font d'une source et de l'eau ; ils disent que
l'eau n'existe pas.
Quant à Nous, Nous ne savons autre chose, sinon qu'elle
donne la vie et que nul ne peut vivre sans elle.
Si cela est, cela n'est pas Notre faute, pourquoi Nous
en font-ils un reproche ?
Et pourquoi disent-ils qu'on ne peut y arriver ? Alors
que cet abreuvoir des Patriarches est parfaitement visiblle,
bien que ses murs soient de la couleur de la terre.
Et que de loin on le prenne pour un tombeau-
Pourquoi choisissent-ils de mourir ? Et pourquoi,
vieillard inutile, ne suis-je placé en un lieu si étroit que la
vision de ce désert où meurent mes enfants me soit retirée?
LE FRÈRE MINEUR. — Mais vous aussi. Saint Père,
vous aussi vous avez un père pour y cacher votre visage.
LE PAPE PIE. — Parce qu'ils n'ont plus de Père,
en seront-ils plus heureux ? Si je ne suis plus avec eux,
en qui seront-ils frères ? Y aura- t-il plus de concorde entre
eux et plus d'amour ?
LE FRÈRE MINEUR. — Il ne dépend pas d'eux de
cesser d'être vos fils.
LE PAPE PIE. — Que Nous reprochent-ils ? Ce n'est
pas Nous qui avons fait le Ciel et la Terre !
Ce n'est pas Nous davantage qui avons fait le péché.
Est-ce Notre faute ? Il est dur de voirla haine dans leurs
yeux. Il est dur de les entendre tout le long du jour
blasphémer et dire des choses mauvaises contre Dieu.
Pourquoi s'en prennent-ils de leur malheur à Nous qui
ne savons donner autre chose que la Vie ?
S'ils nous écoutaient, s'ils avaient confiance en Nous
il n'y a pas de chose que Nous ne saurions leur exphquer.
580 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Est-ce qu'on est jamais assez grand pour se passer de
père ? Est-ce que Nous serons jamais assez vieux pour
Nous passer de fils ?
Ah, que l'un seul d'entre eux périsse, c'est un malheur
assez grand pour que l'amour de tous les autres ne suffise
pas à Nous en consoler !
Et qui, sinon ces ingrats, me donnera ma postérité,
la race qui en Notre Successeur sera la future Eglise ?
LE FRÈRE MINEUR. — Priez.
LE PAPE PIE. — Si encore Nous comprenions ce qui
les éloigne de Nous !
Hélas, si ce qu'ils proposent à la place de ce que Nous
savons avait quelque beauté ou quelque vraisem-
blance !
Mais jamais le vieux Déprédateur ne s'est mis moins
en peine de cacher son hameçon.
Ce n'est plus avec le plaisir qu'on les pêche, ou le fruit
qui fait devenir comme Dieu,
Mais avec la mort toute nue, et le désespoir, c'est cela
qu'on leur promet, et le Néant, c'est cela qu'on leur dit
qui existe !
Pour Nous, il n'est pas en Notre pouvoir que ce qui est
vrai soit faux.
LE FRÈRE MINEUR. — Saint Père, si vous étiez
auprès de chacun d'eux, comme vous êtes en ce moment
près de moi, sans doute qu'ils vous entendraient.
LE PAPE PIE. — Où sommes-Nous donc, petit frère ?
LE FRÈRE MINEUR. — Ils ne vous voient que sur
votre trône au milieu des épées flamboyantes, le front
ceint de la triple couronne et fulminant l'excommuni-
cation.
LE PÈRE HUMILIÉ 581
LE PAPE PIE. — Il y a un autre lieu cependant où
Nous ne cessons pas d'être.
LE FRÈRE MINEUR. — Où donc, Saint Père ?
LE PAPE PIE. — Ils Nous trouveraient, s'ils nous
cherchaient où Nous sommes.
LE FRÈRE MINEUR. — Où donc êtes-vous ?
LE PAPE PIE. — A leurs pieds, avec Notre Seigneur.
LE FRÈRE MINEUR. — C'est du Pape en effet qu'il
est écrit qu'il est le Serviteur des serviteurs.
LE PAPE PIE. — Telle est la place qui est par excel-
lence la Nôtre, la plus basse entre tous les hommes.
C'est là que Nous sommes assis continuellement, les
suppliant pour le salut de leur âme et pour la libération
de la Nôtre.
LE FRÈRE MINEUR. — Ah ! je remercie Dieu de
n'être qu'un pauvre petit frère qu'on n'a même pas jugé
digne de rester le cuisinier !
LE PAPE PIE. — Et maintenant voici qu'ils ne se
contentent point de ce qui est à eux et qu'ils réclament
de Nous Notre héritage, comme si Nous étions mort.
LE FRÈRE MINEUR. — Ah ! donnez-le leur donc,
Saint Père! Il est si agréable de donner! Il est si bon de
n'avoir rien à soi !
Qui demande la robe, qu'on lui donne aussi le manteau I
Qui veut Nous forcer à aller jusqu'à Sainte Agnès avec
lui, nous irons de bon cœur jusqu'à Viterbe.
LE PAPE PIE. — Petit frère, ici tu ne me conseilles
pas comme un homme sage.
LE FRÈRE MINEUR. — N'est-ce pas l'Evangile,
qui parle ainsi ?
LE PAPE PIE. — Quand tu étais berger de moutons.
582 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
est-ce que les moutons étaient à toi, et est-ce que tu
avais le droit de les donner ?
LE FRÈRE MINEUR. — Non pas, c'est vrai.
LE PAPE PIE. — Et si un Anglais te demandait cette
belle chaudière en cuivre dont tu es si fier, où l'on fait
cuire le repas de la communauté, et qui porte les armes
d'un cardinal,
Est-ce que tu aurais le droit de la vendre ?
LE FRÈRE MINEUR. — Ce serait un grand péché.
LE PAPE PIE, — Ainsi je n'ai pas le droit davantage
de donner c« qui n'est pas à moi.
Ce qui n'est pas à Nous, mais à tous Nos prédécesseurs
avec Nous et à tous Nos successeurs avec Nous, ce qui
est à toute l'EgHse, ce qui est à tout l'Univers avec Nous.
LE FRÈKE MINEUR. — Eh bien, ce que vous ne
pouvez leuT donner, qu'ils le prennent !
LE PAPE PIE. — C'est une chose défendue que de
prendre ce qui n'est pas à soi.
LE FRÈRE MINEUR. — Cela sera à eux une fois
qu'ils l'auront pris. Hélas, cela fera partie de toutes ces
choses qui sont tellement à eux et qui les rendent si
contents !
Pour vous, n'avez-vous pas fait ce que vous pouviez ?
Réjouissez- vous parce que votre fardeau est allégé. Et
priez pour ces pauvres enfants, que Dieu trouve mo5^n
d'arranger ses comptes avec eux.
Saint Père, le monde devenait trop exigeant, une
machine trop compliquée. Qui veut s'en occuper, il faut
qn^ en soit trop l'esclave.
Jamais le fardeau ne fut plus lourd, réjouissez- votîs
parce qu'il a plu à Dieu de vous en soulager.
LE PÈRE HUMILIÉ 5 8.3
Vous voici comme un pauvre curé réduit à son pres-
bytère. Vous voici un vrai franciscain comme nous.
Voici le Séraphin d'Assise qui a obtenu la Pauvreté pour
le Pape de Rome.
LE PAPE PIE. — L'amère pauvreté est celle de
l'amour de mes enfants.
LE FRÈRE MINEUR. — Ce qui vous manque de
leur part, Dieu lui-même se chargera de vous le régler.
Quoi, Saint Père, sont-ce là vos bonnes résolutions ?
Est-ce là ce que vous venez de promettre à votre con-
fesseur ?
Vous avez un père aussi, croyez-vous qu'il soit content
de vous voir triste,
A cause de ce présent qu'il vous a fait d'un dénuement
qui est comparable au sien ?
Ces minutes qui vous semblent si amères, cependant
elles font partie de l'An de Grâce et du temps de la
Bonne Nouvelle !
A cause des choses bonnes que nous ne pouvons donner,
oublierons-nous celles que nous-mêmes avons reçues ?
Saint Père, qu'est-ce qu'il fait, celui qui n'a plus de
péchés ? Il chante !
Ainsi Christine l'Admirable sur son lit de souffrances
et ée ses lèvres immobiles, de ce cœur pareil au sokil
levant sous cette forme à demi détruite, de même que
l'on reconnaît un oiseau parmi les autres oiseaux,
Une mélodie de jubilation sans aucune reprise de
rhaleine s'élevait comme le chant d'un séraphin en extase !
Ainsi notre frère Pacifique qui de deux morceaux de
bois mort ramassés au fond du jardin, se faisait un violon
dont il savait jouer mieux qu'un tireur d'archet,
584 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et la musique qu'il en faisait sortir, il n'y avait que
Dieu et lui pour l'écouter !
LE PAPE PIE. — C'est vrai, petit frère, ce que tu dis.
LE FRÈRE MINEUR. — Article Premier de la théo-
logie, celle que je fais à mes abeilles. Il est temps que
j'aille m'occuper d'elles.
Votre bénédiction, Saint Père.
— Je vois vos deux neveux qui s'approchent pour
vous parler.
Il sort.
SCÈNE II
Entrent ORIAN et ORSO. Ils s'agenouillent tour
à tour devant le Pape et lui baisent la main.
LE PAPE PIE. — Je suis content de vous voir, mes
enfants.
ORSO. — Père, je vous amène un homme obstiné
afin que vous lui fassiez entendre raison.
ORIAN. — C'est lui qui a perdu le sens et il faut que
vous lui imposiez votre volonté.
ORSO. — Il a fini par se rendre quand je lui ai proposé
de soumettre la chose à votre jugement.
LE PAPE PIE. — Je suis prêt à vous écouter.
ORIAN. — Par où commencer, Orso ? Mais je sais
ce que notre Père décidera. C'est absurde de nous avoir
amenés icL
ORSO. — Père, il a vingt-huit ans et je n'ai qu'un an
de moins que lui.
LE PÈRE HUMILIÉ 585
Mais il est plus sage que moi, les chevaux et les armes
sont plus mon affaire que les livres,
ORIAN. — Vraiment, ce qu'il dit est si bête qu'il vaut
mieux ne pas y répondre.
ORSO. — C'est lui qui m'a ramené à vous, Père, quand
je m'égarais tristement.
ORIAN. — Non pas moi, Orso, mais la grâce de Dieu,
et les prières de notre mère, et le bon sang qui coule
dans tes veines.
ORSO. — Père, il est mon aîné, regardez-le ! Il est
grand. Je l'aime, je l'admire.
C'est à lui de décider tout, et moi, je le suis où il va.
Dieu m'a tout disposé pour être son frère, le second
avec lui, ce qui était en plus quand on l'a fait. Pour l'aider,
pour l'aimer, pour faire ce qu'il me dit ; et non pas pour
prendre ce qui est à lui et pour lui causer aucune peine.
LE PAPE PIE. — Je sais que tu es un bon enfant,
mon Orso.
ORSO. — Alors est-ce que je vais lui prendre la femme
qu'il aime ?
ORIAN. — Père, n'écoutez pas ce qu'il dit.
ORSO. — Ah, j'ai eu bien du mal à lui arracher cet
aveu. Je le voyais si sombre et si fermé. Et je sais qu'elle
l'aime aussi.
ORIAN. — C'est triste d'entendre de telles sottises.
LE PAPE PIE. — Est-ce vrai, Orian ? Eh quoi, mes
enfants, êtes-vous si grands déjà, il me semble que je vous
vois tout petits encore. Voilà que vous voulez prendre
femme et le vieux Père ne vous suffit plus !
ORSO. — Si fait, Saint Père, nous du moins nous serons
toujours avec vous.
586 LA NOUVELLE REVUE iFRA2fÇMSE
ORIAN. — Père, voici ce qu'il en est et je vais tout
vous expliquer.
Cet Orso que vous voyez s'est foBement épns d'une
certaine personne.
Et parce qu'il n'osait pas lui parler, c'est moi qu'il a
chargé de lui faire part de ses sentiments.
A quoi j'ai par iaiblesse et plus iollement encore,
consenti.
ORSO. — Je me le reproche, Orian. C'est un tort
que je t'ai fait d'avance.
J'aurais dû savoir qu'où va mon cœur, là le tien doit
être aussi.
ORIAN. — C'était à cette fête que donnait le Prince
Wronsky. J'ai donc... J'ai parlé avec cette jeune fille.
Ah, j'étais trop orgueilleux aussi, trop dur, trop sûr
de moi-même ! Tout cela qu'il y avait en moi et que je
ne connaissais pas à mesure qu'elle parlait, tout cela qui
fournissait en moi comme de la musique !
Il ne fallait pas que la vie iût si facile pour moi, il y
a quelqu'un qui s'est chargé d'y mettre bon ordre 1
Ce n'est pas drôle qu'a la "vue de ce beau visage, sans
que je sache comment, il y ait quelque chose en moi qui
se soit mis à chanter, de si triste, de si enivrant, de si
amer ?
Toute une partie de moi-même dont je croyais qu'«91e
n'existait pas, parce que j'étais occupé ailleurs et que je
n'y pensais pas. Ah! Dieu! Elle existe, elle vtt terriMe-
ment 1 Oui. Je n'ai pas une asnnée de phis que mon âge !
Et ce qu'elle m'a dit (cette personne ëont je parie"),
je ne peux plus l'ôter de .ma pensée.
J'y arriverai cependant.
LE PÈRE HUMILIÉ 587
LE PAPE PIE. — Oui, il faut y arriver.
ORIAN. — L'entretien que nous avons eu, je voulais
le garder pour moL Je voulais me taire, fuir.
C'est M qui ne m'a point laissé de repos et qui m'a
forcé de tout lui dire. Du moins je ne serai pas un tr^tre
avec lui.
"ORSO. — Et moi je n'en serai pas un avec toi.
Père, délivrez-le de ces scrupules bêtes.
' Est-ce qu'il croit vraiment qu'il va me forcer à épouser
cette personne qui l'aime et ne m'aime pas ?
ORIAN. — Elle t'aimera, Orso.
ORSO. — Est-ce que je te prendrai ce qui est à toi ?
Est-ce que je ferai le bonheur de ma vie de œ qui serait
le malheur de la tienne ?
Ce n'est pas là ce que nous nous sommes juré, mon grand !
Ce ne serait pas la peine d'être frères si nous n'étions en
même temps de si bons amis,
ORIAN. — Tout ceque tu dis, Orso, jepomrais le dire
aussi bien.
ORSO. — Mais ce n'est pas moi qu'elle adme, fbon Dieu !
C'est toi, elle a raison! Ce n'est pas un sacrifice que ye te
fais !
Quant à moi, je suis un soldat, est-ce que je vais fonder
une famille, c'est Tidicule !
Pour quatre jours peut-être que j'ai la compagnie
de tous mes membres ! Car un temps a l'air de s'approcher
qui ne promet pas l'âge deMathusalem à l'espèce d'homme
que je suis !
LE PAPE PIE. — Cette jeune fille n'a-t-elle pas d'yeux
pour faire son choix elle-même entre vous deux ?
ORIAN. — Précisément elle n'en a pas.
588 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE PAPE PIE. — Aveugle ! C'est la fille du Comte de
Coûfontaine ?
ORIAN. — L'Ambassadeur de France, oui.
LE PAPE PIE. — Il y a une tradition que jadis une
demoiselle de Coûfontaine a sauvé Notre prédécesseur.
ORIAN. — Je ne sais.
LE PAPE PIE. — Vous savez que son père est Notre
ennemi, en secrète union avec tous Nos persécuteurs ?
ORIAN. — Je ne veux rien savoir de cet homme.
LE PAPE PIE. — Et que la mère est née Juive, et
que l'enfant sans doute a été élevée dans la haine du
Christ ?
ORIAN. — Saint Père, elle est aveugle.
LE PAPE PIE. — Et vous qui voyez, c'est une
aveugle que vous voulez prendre pour épouse ?
ORSO. — Comment essayer de m'expHquer ? Il ne
faudrait pas avoir d'honneur ! Cette faiblesse qui me
donne un droit sur elle, un devoir sur elle ! Il y a quelque
chose en moi dont je sentais qu'elle ne pouvait se passer.
Ces yeux où il n'y a pas besoin qu'il se forme une image
pour qu'ils me voient.
ORIAN. -^ Vous entendez ce qu'il dit.
LE PAPE PIE. — Et que dis-tu toi-même ?
ORIAN. — Père, que faire ? Ce n'est pas ma faute 1
Tant qu'on n'aura pas trouvé autre chose que les femmes
pour en être les enfants, jusque-là sur un cœur d'homme
elle conserveront leur droit et leur empire.
Qui serait resté insensible en la voyant ainsi chancelante
et aveugle et perdue au milieu de ténèbres irrémédiables,
et appelant, et me tendant les bras !
La première personne en cette vie qui m'appelle et qui
LE PÈRE HUMILIÉ S^Q
s'adresse à moi ! Comme quelqu'im de plus faible et
cependant de plus fort,
Ce visage à la fois absent et nécessaire avec une déli-
cieuse autorité !
Ainsi l'homme après un long exil qui retrouve le pays
natal, et qui, le cœur battant, sous le profond voile de la
nuit, reconnaît que c'est la patrie qui est là !
LE PAPE PIE. — Nous n'avons pas de vraie patrie
ici-bas.
ORIAN. — Père, nous ne faisons rien sans vous. Tous
les deux en même temps nous avons trouvé cette chose
que nous ne cherchions pas.
Père, nous vous l'amenons, dites-le nous! que faut-il
que nous fassions de notre petite sœur ?
LE PAPE PIE. — Est-ce un conseil que vous me
demandez, enfants ? Car je ne puis sonder vos cœurs.
Et vous savez que le mariage est un sacrement, dont
l'époux et l'épouse sont les seuls ministres.
ORIAN. — Conseillez-nous.
LE PAPE PIE. — Dans tout ce que vous dites je ne
vois que la passion et les sens et aucun esprit de prudence
et de crainte de Dieu.
Cette jeune fille vous a plu et vous ne voyez rien autre.
Mais le mariage n'est point le plaisir, c'est le sacrifice
du plaisir, c'est l'étude de deux âmes qui pour toujours
désormais et pour une fin hors d'elles-mêmes,
Auront à se contenter l'une de l'autre.
C'est une grande affaire et qui mérite réflexion et le
conseil de plus anciens, comme la fondation d'une ville,
Cette maison fermée au miheu de qui jadis on conservait
le feu et l'eau.
590 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORSO. — Père, si l'on réfléchissait, il n'y aurait
pas beaucoup de mariages au monde' et beaucoup de
villes.
LE PAPE PIE. — Voilà le militaire qui mène tout
tambour battant î
ORSO. — Père, ce ne sont pas- des vieillards qui se
marient, ce sont des jexmes gens.,
LE PAPE PIE. — Ainsi, s'il n'y avait point cette crainte
de faire de la peine à ton frère.
Ce ne seraient point Nos conseils qui t'arrêteraient ?
ORSO. — Il me faudrait un ordre positif. Autrement
ce n'est pas vous qui vous mariez,, c'est moi, pauvre petit
bonhomme !
Et qui endure les conséquences.
LE PAPE PIE. — Et que cette jeune fille ne t'aime pas»
ce n'est point cela non plus qui t'arrêterait ? Allons,
n'hésite pas, sois franc.
ORSO. — Père, vous le voulez, eh bien, pour dire la
vérité, non, oe n'est point cela qui m'arrêterait.
Puisque je l'aime, poiuquoi ne m 'aimerait-elle pas ?
Puisque je suis capable de la prendre en mains, pourquoi
ne la prendrais- je pas ?
Cela arrêterait Orian, parce qu'il n'est pas assez patient
et assez simple.
Il n'y a rien à quoi on n'arrive avec de la patience et
de la douceur et de la sympathie, et un peu d'autorité,
et un certain savoir-faire.
LE PAPE PIE. — Cette mère qui ne verra pas ses
enfants.
ORSO. — Eux-mêmes la verront.
LE PAPE PIE. — Et cette famille que tu connais, ce
LE PÈRE HUMILIÉ 59^
père et cette mère qui sont les siens, ce n'est pas cela non
plus à quoi tu fais attention ?
ORSO. — J'aimerais mieux que la fille ne fût pas
aveugle et que la famille ne fût pas borgne, mais qu'y
puis- je ?
Quand on livre bataille on ne choisit pas toujtours le-
lieu et l'heure. Quand on construit une ville, on n'est pas
sûr que le chemin de fer y passera.
Ce ne sont pas les difficultés qui arrêtent un homme de
cœur.
Celui-là est incapable de quoi que ce soit qui n'a pas
en lui un certain sentiment de la nécessité.
LE PAPE PIE. — La jeune fille est riche et tu es
pauvre 1
ORSO. — Tant mieux pour la ville que nous allons
construire !
Sa fortune ne sera jamais aussi grande que l'usage que
je saurai en faire.
LE PAPE PIE. — Mais tu ne construiras rien du tout !
puisque c'est ton frère qui va épouser celle que tu aimes.
ORSO. — Voilà ce qu'il faut lui enjoindre positivement.
LE PAPE PIE. — Et tu ne mourras point de douleur ?
ORSO. — Je ne mourrai que si on me casse la tête et il
y faudra un bon coup.
Ce n'est pas une petite fille qui privera d'un officier
les armées de la Sainte Eglise.
LE PAPE PIE. — Orian,que pouvons-nous contre cet
homme résolu ? Il n'y a qu'à lui laisser le chemin libre.
ORIAN. — Je n'attendais pas de votre sagesse un
autre avis.
LE PAPE PIE. — Pauvre enfant, tu l'aimes trop.
59- LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ïoi qui étais si fier de ta force, quand la main de Dieu se
retire, vois ce qu'une simple créature peut sur nous.
ORSO. — Et c'est parce qu'il l'aime trop que vous
lui dites de ne pas l'épouser ?
LE PAPE PIE. — Ce n'est pas parce qu'il l'aime trop,
mais parce qu'il ne l'aime pas assez.
ORSO. — Je ne vous entends pas.
LE PAPE PIE. — Ce n'est pas aimer quelqu'un que
de ne pas lui donner ce qu'on a en soi de meilleur.
ORSO. — Et qu'y a-t-il de meilleur que l'amour égale-
ment rendu ?
LE PAPE PIE. — Ce qu'elle aime, ce n'est pas cet
Orian qui est mon fils et que je connais seul.
ORIAN. — Point celui-là, mon père, mais un autre qui
est bien fort !
LE PAPE PIE. — Je le sais, pauvre enfant !
ORSO. — Ainsi, pour tout le bien que je lui dois, la
peine que l'on puisse lui faire la plus grande.
Vous voulez que ce soit moi qui la lui fasse ! La chose
qui est la plus précieuse.
Que ce soit moi qui la lui prenne !
ORIAN. — C'est moi seul, Orso, qui te le demande.
ORSO. — Je ne t'écouterai pas.
ORIAN. — A qui d'autre confierai-je ce qui m'est le
plus cher au monde ?
ORSO. — Manque à celle-là qui t'appelle et qui n'a
que toi au monde !
ORIAN. — Où tu es je ne suis pas absent.
ORSO. — A décevoir son cœur ses ténèbres ne sont pas
assez grandes.
ORIAN. — Cesse, Orso, tu me fais mal.
LE PÈRE HUMILIÉ 5Q3
ORSO. — Mais il faut que tu l'épouses.
ORIAN. — Notre père me donne un autre conseil.
ORSO. — Te laisses-tu ainsi dépouiller de ce qui est
à toi ?
ORIAN. — Orso, si je l'épousais, il n'y a point de mesure
possible entre nous ;
Ce qu'elle demande, je ne peux le lui donner,
C'est mon âme qu'elle demande et je ne peux absolument
pas la lui donner,
Moi-même ne la possédant pas.
ORSO. — Et moi, père, quel conseil me donnez-vous ?
LE PAPE PIE. — Ne viens-tu pas de Nous dire que tu
n'avais besoin d'aucun ?
ORSO, à Orian. — Je ne puis te faire ce tort.
ORIAN. — Aucun tort. Sois à cette âme obscure le
guide que je ne puis pas être.
De moi ce n'est pas la lumière qu'elle demande, c'est
sa nuit qu'elle voudrait me partager.
Ce n'est pas un tort que tu me fais
A moi de m'interdire ces ténèbres, à elle de lui donner
la lumière, si tu le peux, — la cruelle lumière !
LE PAPE PIE. — La lumière n'est pas cruelle.
ORSO. — Adieu, Père ! (// lui baise la main.) — Adieu,
Orian.
// sort.
Silence.
LE PAPE PIE. — Mon fils, il ne faut pas m'en vouloir.
Il y a assez de gens qui me haïssent sans toi.
ORIAN. — Père, je ne vous en veux pas.
LE PAPE PIE. — Dis-moi, c'est donc si fort, ces
attachements de la terre ?
38
594 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — Je vois une face qui se tourne vers là
mienne, un beau visage, père, un pauvre visage qui ne
voit pas !
LE PAPE PIE. — Il te verra plus tard.
ORIAN. — J'entends une voix qui dit : Orian, ne me
reconnais-tu pas ?
LE PAPE PIE. — Il faut lui fermer tes oreilles.
ORIAN. — Je revois de nouveau cette expression
qu'elle avait, la joie peu à peu qui devient plus forte que
le doute, ce mélange si touchant de désir et de confusion
et de dignité virginale !
LE PAPE PIE. — Sois fort !
ORIAN. — Je vois cette tête qui fléchit, j'entends cette
voix qui dit tout bas : Orian ! Et de nouveau, — de nou-
veau — si bas qu'on peut à peine l'entendre...
Silence.
LE PAPE PIE. — Pleure, mon enfant, cela te fera du
bien.
ORIAN. — Je ne pleure pas.
LE PAPE PIE. — Pardonne-moi si je t'ai parlé, non en
mon nom, mais au nom de ce qu'il y a de plus profond en
toi.
Bientôt le vieillard importun n'est plus.
Reste avec moi du moins, toi, mon fils préféré, à cette
heure de la tribulation et du dépouillement qui approche.
Reste avec moi à cette heure où tous vont me répu-
dier.
ORIAN. — Je reste avec vous. J'ai foi en vous. Je
crois que ce que vous me conseillez est bien.
LE PAPE PIE. — Est-ce moi seul qui te conseille ?
ORIAN. — Ah, votre voix n'aurait pas tant d'empire,
LE PÈRE HUMII-IÉ 595
elle ne m'obligerait pas à de tels sacrifices, si elle ne
répondait à ce qu'il y a de plus fort en un homme,
A cette chose que j'ai à faire et pour laquelle je sais
que j'ai été mis au monde, à cette chose qui l'a obligé
à naître, à cette chose en un homme la plus forte qui
demande l'action et non pas le bonheur :
Il ne me reste qu'à la connaître.
LE PAPE PIE. — Est-ce que Dieu n'est pas une réahté
pour toi ?
ORIAN. — Dois-je marcher vers lui directement ?
LE PAPE PIE. — Tu n'iras pas avec Dieu avant d'être
débarrassé de ce que tu dois aux hommes.
Orian, donne-leur la lumière ! Il n'y a pas qu'une
aveugle au monde.
Pour celui qui sait ce que c'est que la lumière et qui la
voit, est-ce qu'il n'est pas responsable de ces ténèbres
où sont tant de pauvres âmes autour de lui et comment en
soutenir la pensée ?
Orian, mon fils, ce que je n'ai pu faire, fais-le! toi qui
n'as pas ce trône où je suis attaché pour mieux entendre
le cri désespéré de toute la terre ! ce supphce d'être attaché
pendant que toute la terre souffre et qu'on sait qu'on a en
soi le salut ! toi qui n*as pas ce vêtement devant lequel
par la malice du diable tous les cœurs reculent et se res-
serrent !
Parle-leur, toi qui sais leur langage, qui n'es un étranger
à aucun repli de leur nature !
Fais-leur comprendre qu'ils n'ont d'autre devoir au
monde que la joie !
La Joie que Nous connaissons, la joie que Nous avons
été chargé de leur donner, fais-leur comprendre que ce
596 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
n'est pas un mot vague, un insipide lieu commun de
sacristie,
Mais une horrible, une superbe, une absurde, une éblouis-
sante, une poignante réalité, et que tout le reste n'est
rien auprès,
Quelque chose d'humble et de matériel et de poignant,
comme le pain que l'on désire, comme le vin qu'ils trouvent
si bon, comme l'eau qui fait mourir si on ne vous en
donne, comme le feu qui brûle, comme la voix qui res-
suscite les morts !
Mon âme est avec la tienne, mon fils ! Fais-leur com-
prendre cela, Orian !
LE FRÈRE MINEUR, est là depuis un moment. — Il
5' a à la porte du couvent toute une compagnie de dames
et de cavaliers, la femme et la fille de l'Ambassadeur de
France, je crois,
{A Orian) Et il y a avec eux le signor Orso qui dit que
vous veniez.
ORIAN. — Je ne puis.
LE FRÈRE MINEUR. — Il m'a bien recommandé
d'insister et désire absolument que vous veniez.
Silence,
ORIAN. — Non, je ne puis pas. Dites-leur que je ne
puis pas.
{A suivre) paul claudel.
597
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
LE ROMAN DE L'AVENTURE
Il ne serait pas très juste de parler, pour quelques bons
romans d'aventures récents, d'une renaissance. On a toujours
aimé les récits de ce genre, parce qu'on y trouve l'essen-
tiel du roman, qui est de conter une histoire neuve.
Ceux qui réfléchissent sur leurs lectures reconnaissent
ensuite que cette histoire neuve était très vieille, et
d'avoir paru neuve n'en prenait que plus de valeur. Il est
certain que le roman d'aventures a récrit l'Odyssée ou Robin-
son au moins autant de fois que le roman psychologique a
récrit Manon ou Madame Bovary. Ces récritures, qui peuvent
être bonnes, médiocres ou mauvaises, c'est la vie même de
l'art, comme les variations sur les thèmes du temple grec ou
de la cathédrale. Et mettre à nu ces thèmes, apercevoir ce
permanent, c'est la vie même de la critique.
Le public à goûté les deux premiers romans de M. Pierre
Benoît, Kœnigsmark et l'Atlantide. D'autre part l'Edition
Française illustrée publie, sous une forme artistique, avec
d'excellents bois de Daragnès, une Collection littéraire des
romans d'aventures qu'inaugure avec une traduction de
l'Etonnante vie du colonel Jack, de de Foë, le Maître du
Navire, de M. Louis Chadourne.
Tout cela fait une lecture agréable. Je ne méconnais
pas ce qui s'y trouve d'original et d'inattendu, ce qui en
59^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fait de vrais romans d'aventures. Pourtant je me trouve
plutôt disposé à y chercher des similitudes, tout simplement
parce que des similitudes offrent un meilleur terrain pour
filtrer et clarifier des idées. De ces similitudes je retiendrai
deux, l'une entre les deux romans de M. Benoît, l'autre
entre V Atlantide de M. Benoît et le roman de M. Chadoume,
et j'essaierai d'en tirer des conciusiotis.
M. Benoît doit une partie de son succès à l'aisance de sa
narration, à la fluidité ingénieuse de ses tableaux successifs,
à la souple solidité de sa composition, à des qualités tech-
niques et à une certaine présence ou virtualité de roman-
cinéma. Mais tout cela, et la suite plus ou moins imprévue des
aventures, ce sont les moyiens d'un roman, œ n'est pas son
^essence ni son noyau. Or, l'es deux romans de M. Benoît
racontent des histoires différentes, dénouent des écheveaux
originaux, mais il les racontent et les dénouent autour du
même noyau.
Le centre de Kœnigsmark c'est la grande-duchesse Aurore
de Lautenbourg, et le centre de l'Atlantide c'est la princesse
Antinea. Toutes deux, également belles bien entendu, diffè-
rent apparemment beaucoup dans leur chair : Aurore est
une Russe qui fait à Vignerte dans la manière d'Astiné
Aravian à Sturel le récit de ses aventures aristocratiques,
décousues, pittoresques et savoureuses, et à qui ces aventures
de jeunesse ont donné le dégoût de l'homme, de sorte qu'elle
est pour bien dire, ou plutôt pour ainsi dire, vierge. Bien au
contraire, l' Antinea de VA îlantide est une sotte de Sémiramis
ou de Catherine II dans la sensualité saharienne et terrible
de qui tient garnison un officier fréquemment renouvelé,
happé pour l'amour et la mort par cette fosse de fourmi-
lion qui s'ouvre fabuleusement dans le désert rouge. Pour-
tant, quelles que soient les différences plastiques et sensuelles
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 599
entre la fille des neiges et la fille du soleil, on a vite fait de
les reconnaître l'une et l'autre et de les classer comme les
amants d'Antinea dans la même salle circulaire de marbre
et sous la même armure d'orichalque. M. Pierre Benoît
est un poète, l'auteur de Diadumène ; ces deux femmes
appartiennent au monde des poètes plus qu'au monde des
hommes. Nous reconnaissons en elles de somptueuses figures
romantiques et symbolistes, sous les bijoux et les yeux de qui
on trouve moins de chair que de marbre, celle que schématise
en lignes de diamant VHérodiade de Mallarmé, celle que
VilHers ne s'est point lassé de produire en Elen ou Morgane
ou TulUa Fabriana. Il est vrai que dans Salammbô le génie
de Flaubert a réussi à en faire cadrer la forme passive
avec le type vivant et durable de la femme d'Orient.
Et je ne méconnais pas la souplesse intelligente avec
laquelle M. Benoît sait animer de vrais feuillages dans
l'air autour de la figure d'Aurore. Et comme M. Benoît
est Tin artiste adroit, tout cela demeure fort acceptable.
Mais enfin reste ceci qu'il y au miheu de ses deux romans, et
peut-être de son imagination poétique et romantique, une
image artificielle et belle de l'éternel féminin, autour de
laquelle se déroule l'aventure.
Cette remarque, dira-t-on, que des romans, fussent-ils
d'aventure, se développent autour d'une femme, ou plutôt
d'un homme ou d'une femme et de la vieille aventure amou-
reuse, ne va peut-être pas très loin. Saurait 41 y avoir
d'autre roman que cela ? Le mot roman pour vous signifie
un in-i8 qu'il faut couper, Ure, parce que lire les romans.nou-
veaux est, comme la cigarette, une habitude prise depuis la
Bibliothèque Rose et le Jules Verne annuel. Avec ces pages
vous bâtissez des châteaux de cartes d'idées comme avec la
fumée de la cigarette vous faites monter des cercles oooileur
de rêve ; mais dans le langage populaire, qui est le vrai,
roman ne signifie pas essentiellement un in-i8, il signifie
600 LA NOUVELLE REVISE FRANÇAISE
une histoire d'amour intéressante, et, pour la concierge,
s'applique aussi bien à celle qui se passe au sixième de son
immeuble qu'à celle qui se déroule dans le rez-de-chaussée
de son journal. Il y a quelques années, l'Eclair publiait
des réponses de soldats à des questions d'histoire posées
par leur capitaine (le journaUste qui les trouvait absurdes
ne révélait que sa propre absurdité). Interrogé : a Qu'est-ce
que l'Algérie ? » Dumanet avait répondu : « C'est où il y a des
zouaves. » Un roman, en français, c'est où il y a de l'amour.
Ne vous étonnez pas que M. Benoît ait écrit des romans en
français.
Entendu. Mais notez — et c'est là que je voulais en venir
— que dans les romans d'aventures, qui forment jusqu'ici
un genre réel, ordonné, abondant, avec sa manière, ses
limites et ses lois propres, l'amour ne tient jamais aucune
place, sinon par hasard et trèsépisodiqueet banale. Le roman
d'aventures exclut l'amour comme la tragédie classique
excluait le personnage d'un mari trompé. Aussi, dans un
certain français, n'est-ce pas un roman, pas plus que les
Provinciales n'étaient un pamphlet pour le juré de Paul-
Louis Courier. Etant gamin, je demandai, un dimanche, à
la vieille demoiselle qui tenait la bibliothèque paroissiale
un roman de Jules Verne. Elle était entourée de quelques
assistantes, consœurs en sainte Catherine, qui se mirent à
rire, et leur chef me déclara : « Je vais vous donner un livre
de Jules Verne, mais si c'était un roman je ne vous le donne-
rais pas. » Telle une cigarette en chocolat n'est pas une ciga-
rette. Je fus humilié d'avoir été surpris en flagrant délit de
foUe des grandeurs, ne me doutant pas que j'utiliserais
beaucoup plus tard la leçon de sémantique de l'académie
en jupons.
Précisément, dira-t-on, leur meilleur public, les romans
d'aventures le trouvent chez les enfants et les adolescents.
L'intérêt et les convenances commandent aux auteurs de
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 6oi
faire voyager leurs héros dans tous les mondes possibles,
excepté dans le pays du Tendre. Et les romans d'aventures
sont tout à fait adaptés à la mesure de ce public. Aussi ce
genre de production reste-t-il ordinairement dans certaines
limbes et s'oublie-t-il avec la culotte courte. Peu de livres
qui aient fait passer autant d'heures délicieuses que les
Aventures de Jean-Paul Choppart et celles de Robert Roberl.
Et qui connaît Louis Desnoyers ? D'ailleurs quand il a voulu
écrire des « romans », ces romans n'ont rien valu. Jules Verne
fut candidat à l'Académie française, et, comme un écrivain
pour enfants n'entre pas plus à l'Académie qu'un tailleur
pour enfants n'obtient la renommée de Paquin, les gar-
diens de la tradition verte j ugérent cette candidature aussi
fantaisiste que l'eût été celle du comédien Molière sous
Louis XIV, que l'ont été celles de Baudelaire et de Paul
Fort. Si les romans d'aventures sont des romans sans amour,
ce n'est pas une question de genre, c'est une question de
public.
Il y a là quelque chose de vrai, mais qui s'applique sur-
tout à la France où le développement du roman d'aventures
est en effet resté médiocre. Cependant voici des faits qui nous
montrent la question plus complexe. Le vrai roman fran-
çais, le roman d'analyse, a toujours répugné à incorporer
l'aventure à ses études humaines. — Il y a eu toute une période
de notre histoire littéraire où le roman d'aventures a été en
même temps roman d'amour : c'est l'époque des romans du
cycle breton, et, à la limite, du Roman de la Rose : cela n'a
rien produit de bon. — Enfin il y a un pays où le roman d'aven-
tures est un genre vivace, puissant, enraciné en pleine huma-
nité et qui a donné des chefs-d'œuvre. C'est l'Angleterre. Or,
le roman d'aventures anglais est toujours absolument sans
amour.
Ce roman anglais d'aventures est fondé par un des livres
capitaux de la race anglo-saxonne et de la littérature d'Occi-
602 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dent, Robinson Crusoé. Robinson met à Torigine du roman
d'aventures cette sorte de cristal, de miel sans cire, de sché-
matisme pur que le Cid installe à la naissance de la tragédie
classique ou la Princesse de Clèves au principe du roman
d'analyse. Deux éléments: le désir de l'aventure, puis l'aven-
ture elle-même, sous sa forme la plus extraordinaire, la plus
neuve pour un homme animal politique, la plus purement
aventure : la solitude. L'hyperbole de l'aventure est réahsée
par une économie hj'perbolique de moyens, et c'est soutenu
par la vigueur même de son suj et que de Foë a pu, comme
l'auteur du Cid et de la Princesse, écrire son chef-d'œuvre.
Tel qu'il est fondé ici par le romancier anglais, le roman
d'aventures est le romande l'énergie, de l'inteUigence utile
et de l'action, et c'est ainsi d'ailleurs que les Grecs l'avaient
compris dans VOdyssée, L'Odyssée, que Bérard a reliée si
matériellement à l'idée thalassocratique, est comme Robinson
le livre d'un peuple de marins, de colonisateurs et qui obéit
exactement aux mêmes lois. Un héros amoureux y serait
ridicule. Sur un tel métal toute faiblesse, toute avance déli-
cate d'amour paraît rouille, énerve l'œuvre d'art dans la
même mesure et pour les mêmes raisons que le héros, —
Virgile nous l'apprend à ses dépens. Le sujet de Robinson
excluait automatiquement l'amour, et c'est pourquoi aussi
il réahsait automatiquement l'eau-mère du roman d'aven-
tures. Mais je crois bien qu'un romancier français n'aurait
pas résisté à l'idée de faire de Vendredi une sauvagesse.
Comme VOdyssée, Robinson est écrit pour une race, non
pour un public, s'imprime sur l'homme dès qu'il sait lire et
l'intéresse encore quand il n'est plus qu'un des vieillards
spectateurs du Ludi pro patria. Et l'auteur de Mol^
Flanders et de Roxana n'écrit pas seulement comme celu
d'Hector ServaJac pour les enfants. Il sait créer des
femmes vivantes, touchantes, amoureuses, mais elles
demeurent dans le gynécée littéraire. Considérez mainte-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 603
nant l'autre Anglo-Saxon qui a été, sur une autre voie, à la
plus admirable limite du roman d'aventures, Edgar Poe.
Lui, qui a dessiné quelques-unes des plus pures et musicales
figures de femmes qui soient, se fût gardé de les placer dans
le Scarabée d'or et Gordon Pym. L'aventure et l'amour
retiennent chez lui sur îeurs plans sans communication toute
leur pureté de diamant.
Wells nous instruit mieux encore. On l'a appelé le Jules
Verne anglais, alors qu'il y a entre Jules Verne et lui la
difîérence d'une imagination ingénieuse à un art véritable
créateur de vie. Wells a écrit des romans d'aventures et des
romans d'analyse. Autant dans ceux-ci il met en scène joli-
ment et profondément l'amour, autant il l'exclut rigoureu-
sement de ceux-là. Chez ce romancier si parfaitement intel-
ligent il y a une science très sûre des lois organiques qui cons-
tituent les genres. Aussi l'Amour et M. Lewishain est-il un
chef-d'œuvre, et les Premiers Hommes dans la Lune un autre
chef-d'œuvre. Le public français a fait surtout un succès à
des imaginations pittoresques comme la Guerre des Mondes,
et l'on ouvre les Premiers Hommes avec une défiance instinc-
tive contre un sujet épuisé depuis Cyrano et même Arioste
jusqu'à Jules Verne. C'est pourtant ce que Wells a écrit de
plus vivant comme caractère, de plus adroit comme construc-
tion, de plus intelligent comme résonnance de pensée. J'ai
employé le mot caractère au singulier, car Cavor est le seul
qu'il y ait dans le roman, et singulièrement attirant parce
qu'il appartient à la lignée morale de Robinson. L'aventure
de Robinson, nous la voyons, chez ce savant opiniâtre et
bourru, transférée sur le terrain de la découverte scienti-
fique comme les héros de la mythologie grecque dans le ciel
étoile ; elle y prend une valeur, un éclat, un orient admi-
rables.
L'amour ne tient pas plus de place dans les romans où
Stevenson a condensé en poète toute l'âme de l'aventure, et
604 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
faut-il rappeler qu'il est pareillement absent de l'œuvre où
toute la race anglo- ScLxonne a reconnu pendant vingt ans
son âme d'énergie aventureuse, celle de Rudyard Kipling ?
Voilà donc un trait constant du roman d'aventures, et
fort naturel, puisque le roman d'aventures est par excellence
le roman de l'action et le roman d'analyse le roman de la
passion. La passion n'est introduite dans le roman de l'action
que comme élément de détente ou de comique. On admet
parfaitement que le vaisseau de l'aventure porte son poltron
innocent et passif, son Toussaint Lavenette. Il pourrait
porter aussi son amoureux. On attend Dulcinée autour de
don Quichotte alors qu'on ne saurait imaginer une Dulcinée
sérieuse de Robinson et de Cavor. Or, les of&ciers français
qui dans les deux romans de M. Benoît représentent l'aven-
ture vont bien à l'aventure pour des Dulcinées. L'aventure
française, contrairement à l'aventure anglaise, se présente
avec Vodor di femina, plus qu'avec celle de l'embrun et du
large. Aussi garde-t-elle quelque chose d'artificiel, et nous
vérifions ici à la manière de Brunetière, une bonne loi
des genres.
M. André Beaunier, étudiant récemment dans la Revue
des Deux Mondes les romans de M. Benoît, intitulait son
article : Une Renaissance du roman romanesque. Et je ne sais
pas si le roman romanesque était si mort que cela, puisque
M. Marcel Prévost, qui écrit encore, avait déjà prétendu le
faire renaître d'une mort peut-être aussi hypothétique.
Mais enfin c'est bien cela : les romans de M. Benoît sont
moins des romans d'aventures que des romans romanesques,
et tout roman d'aventures traité par un Français tendra
au roman romanesque.
Le roman romanesque n'est d'ailleurs pas très facile à
définir. Pratiquement, c'est le roman qui satisfait l'esprit
romanesque, c'est-à-dire imagine et fait imaginer l'amour
non comme venu d'un intérieur et mêlé à la trame ordinaire
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 605.
de la vie, mais descendu par un vol inattendu de la destinée,
et prenant une figure extraordinaire et lyrique. UAmadis de
Gaule et les romans de Mlle de Scudéry sont des romans
romanesques, et le Roman d'un jeune homme pauvre ou
l'Abbé Constantin pareillement, les romans romanesques
d'une société d'argent. Don Quichotte parodie le roman
romanesque et Madame Bovary de même.
Le roman romanesque a pour clientèle des femmes à
l'imagination faible et à la vie froissée, des Emma Bovary.
Il a pu rencontrer, avec les Amadis, avec Madeleine de
Scudéry, avec nos auteurs de roman-feuilleton, d'immenses
succès de lecture, il est toujours demeuré en dehors de l'art.
D'autre part le romanesque, c'est-à-dire un certain arrange-
ment inattendu des événements analogue à celui qui est
requis au théâtre, figure comme élément secondaire et utile
dans le roman normal, ne disparaît même pas du roman que
le réalisme construit contre le romanesque, comme Adam
Bede ou V Education sentimentale. Tout roman sur l'amour,
en tant qu'il montre l'amour tourmenté ou empêché, implique
du romanesque, tout roman sur la vie, en tant qu'il la montre
froissée ou accidentée, implique du romanesque. Si le roman
d'aventures anglais nous paraît appartenir à une nature
vraiment difiérente du romanesque, c'est que, mis en
présence des circonstances les plus extraordinaires, ses
héros demeurent tendus uniquement vers l'action ; leur
représentation est, pour varier une expression bergsonienne,
superposable à l'action. Or, le romanesque prend sa source
dans un exercice de l'imagination, un débordement de la
représentation, un reflux ou une écume de l'action impossible
ou empêchée.
Il semble donc qu'à la différence du roman d'aventures
anglais qui demeure uniquement, aisément, naturellement sur
le plan de l'aventure, les Français entendent par roman
d'aventures une fusion ou, comme disent les philologues, une
6o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
contamination de l'aventure et du romanesque. Cela est
lié à l'être même de notre race : il fallait la guerre pour que
la Vie Parisienne connût ce fabuleux succès que ne lui
pouvaient même assurer autrefois les hommes d'esprit
groupés autour de Marcelin; et les femmes d'Hérouard,
collées dans tous les bureaux de compagnie et toutes les
guitounes d'officiers, sont devenues l'art propre aux tranchées
françaises, comme les rennes, les bœufs sauvages, et les
mammouths peints ou gravés au trait étaient l'art propre
d'une civilisation troglodyte plus ancienne. Le romanesque
a fructifié sur cette aventure de cinq ans comme sur son
terreau naturel et il prendra bien d'autres formes que les
romans de M. Benoît. N'imaginez-vous pas M. Jean Girau-
doux nous donnant un roman romanesque pur qui exclurait
l'aventure aussi rigoureusement que le roman d'aventures
anglais exclut le romanesque ?
N'oublions pas que l'année même qui précéda la guerre
on appelait une renaissance du roman d'aventures. Les
lecteurs de la Nouvelle Revue Française se souviennent de
l'article publié sous ce titre par Jacques Rivière, et ils se
souviennent du Grand Meaulnes. Or, le Grand Meaulnes
reste aujourd'hui et restera peut-être longtemps encore le
chef-d'œuvre de l'art que comporte le roman d'aventures
conçu à la française, c'est-à-dire le roman romanesque
d'aventures ou le roman de l'aventure romanesque. Alain
Fournier s'était placé avec un art parfait au fil de cer-
taines nécessités. D'abord il avait compris que l'aventure
romanesque n'est purement belle que dans un milieu d'en-
fants : un enfant romanesque est poétique ; une vieille
demoiselle romanesque ne l'est pas, et Bélise n'appartient
qu'à la comédie. Puis l'aventure romanesque de Meaulnes
vient du dedans et non du dehors, est donnée par l'effet de
l'imagination naturelle, non par un accident comme celui
qui engage Vignerte dans une cour d'Allemagne ou le
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 607
capitaine de Saint- A vit dans le couloir de rochers au bout
duquel il y a l'Atlantide. Elle fait corps avec cette imagina-
tion, c'est-à-dire avec de la substance, de la plante et de la
fleur humaines. Enfin et surtout il y a là une économie mer-
veilleuse de moyens : le château des Sablonnières et le passage
des saltimbanques, cela demeure peu de choses et ne dépasse
pas l'horizon d'une carte d'école primaire, et toute l'aventure
romanesque franc aise tient là-dedans comme toute l'aventure
active anglaise tient dans certaines pages si simples et si
infiniment résonnantes de Stevenson. Mais comme il est
difficile à l'aventure et au romanesque de se rejoindre sans
que celui-ci empâte et rabaisse celle-là ! Le Grand Meaulnes
a peut-être cent pages de trop, celles où le romanesque pro-
longe l'aventure quand l'aventure a donné tout son effet : le
romanesque est jeté sur les marcs de l'aventure pour en
faire une seconde cuvée. Et la dernière phrase qui nous
montre Meaulnes engagé dans le romanesque pour sa vie
entière diminue par un choc en retour l'intérêt de la pre-
mière et pure aventure d'enfant, qui devrait demeurer
l'unique.
***
Je n'ai encore rien dit du Maître du Navire de M. Louis
Chadourne. On y trouve la même ingéniosité que dans les
livres de M. Benoît, mais son orientation paraît très diffé-
rente. M. Benoît est un charmant Imaginatif qui invente des
histoires pour le plaisir de les inventer, les conte pour le
plaisir de les conter. Le géomètre qui demandait d'^ ihalie :
Qu'est-ce que cela prouve ? méritait une réponse positive,
car A thalie prouve ou tout au moins démontre beaucoup de
choses, poétiques, politiques et humaines. En ce sens les
romans de M. Benoît ne « prouvent » à peu près rien, tandis
que le Maître du Navire est écrit pour prouver, ou démontrer,
ou montrer une certaine idée de l'homme et du monde.
Le roman, fort intelligent, de M. Chadourne appartient à
6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la lignée des contes philosophiques du xyiii^ siècle. Ce n'est
pas traité dans la manière sobre de Candide et de Zadig,
mais c'est traité dans leur esprit.
Le roman ou plutôt le conte de M. Chadourne développe
un thème qu'un poète très minime du nom d'Eugène Manuel
iTiit à la portée des enfants en des vers sans artifice. Des
enfants se disputent un tas de noix et demandent à un véné-
rable derviche qui passe là de le partager entre eux, lui
disant que son partage sera pour eux aussi juste que s'il
était fait par Dieu lui-même. — Vous voulez donc, mes
enfants, que je partage comme Dieu. — Oh ! oui ! Ainsi fait
le derviche, donnant tout aux uns et rien aux autres. M. Cha-
dourne a imaginé un Hollandais qui, dans une île inconnue
où il est le seul maître et où les indigènes vivaient dans l'état
d'innocence heureuse du Supplément au Voyage de Bou-
gainville, établit le règne de Dieu ainsi entendu, à son gré
donnant les plaisirs ou infligeant maladies et tortures, —
de sorte que l'île expérimentale de Van den Brooks, où Van
den Brooks s'est proclamé Dieu (un pauvre bonhomme de
Dieu qui, découragé par sa soUtude, finit par abdiquer), est
à peu près dans l'ordre moral et religieux ce qu'est dans
l'ordre de la vie physique l'île du docteur Moreau. Le ton
ironique et agréable du récit contraste de façon curieuse
avec l'acre philosophie de M. Chadourne et avec son idée
sensuelle et sombre de la souffrance. Je laisse cela de côté
et ne veux m'intéresser aujourd'hui qu'à une certaine
technique et une certaine orientation nécessaire du roman
d'aventures.
A côté des deux sortes, anglaise et française, active et
romanesque, du roman d'aventures que l'on discernait tout
à l'heure, le Maître du Navire nous donne l'occasion d'en
spécifier une troisième. Je l'appellerais le roman de l'aven-
ture intellectuelle, le motif de l'aventure lié de façon iro-
nique et symbolique à un certain romanesque de l'intelli-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 609
gence libre. Les exemples feront mieux comprendre. On
rangerait sous cette étiquette d'abord, à une frontière, les
romans de voyage en Utopie, tantôt mornes comme celui
de Thomas Morus, tantôt pittoresques et vivants comme ceux
de Cyrano de Bergerac, — puis, comme le cœur véritable
et le massif du genre, ces romans de l'intelligence en aven-
tures dont le xviii® siècle, tant en Angleterre qu'en France,
donne les chefs-d'œuvre, avec les romans de Voltaire et
Gulliver, — enfin ces tapisseries où l'aventure n'est plus
qu'un motif idéologique, et dont le symbolisme a donné
autrefois deux figures presque jumelles, avec le Voyage
d' Urien d'André Gide et Couronne de Clarté de Camille Mau-
clair. On pourrait dire sommairement que, dans le roman
d'aventures anglais l'aventure intéresse l'action, que dans le
roman d'aventures romanesque elle décore la sensibilité et
que dans le roman d'aventures idéologiques elle matérialise
l'intelligence. Aussi ne faudra-t-il pas demander au dernier
de créer des personnages vivants.
Mais (c'est elle que j'annonçais en commençant), certaine
ressemblance en apparence tout extérieure entre l'Atlantide
et le Maître du Navire paraît assez typique. Tous deux sont
les romans d'une île, les solitudes de sable se comportant géo-
graphiquement comme celles de la mer, d'une mer à la
deuxième puissance qui isole toujours et ne réunit jamais. En
apparence la remarque ne va pas très loin. Mais notons qu'au
fond on en pourrait retrouver autant dans le Grand Meaulnes.
Le château mystérieux du Grand Meaulnes est perdu légen-
dairement dans les sables de la Sologne comme le domaine
d'Antinea est perdu dans les sables du Sahara, et l'art qui
obtient ici le plus d'effet est évidemment celui dont les
moyens sont plus sobres. Je rappelais au sujet du Maître
du Navire Vile du docteur Moreau. Une île mystérieuse où les
choses ne se passent pas comme ailleurs paraît le lieu naturel
du roman d'aventures, et la découverte de cette île l'aventure
39
6lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de ce roman. Tel était le thème du premier grand roman
d'aventures, fort curieux, qu'il y ait eu dans notre langue, le
Polexandre de Gomberville. Songez à l'île de Robinson. Allez
même jusqu'à l'île de la Tempête. Et le livre-souche des
romans d'aventures, l'Odyssée, n'est-il pas le roman des îles
mystérieuses, celle de Calypso, celle des Morts, celle des
Lotophages, celle des Phéaciens, et celle du retour d'où monte
la fumée du foyer ?
La raison en est simple. L'aventure s'identifie en quelque
sorte avec la mer. La mer d'eau ou la mer de soleil et de
sables, le fluide, le mystérieux, l'illimité, voilà le milieu, la
matière passive ou la matrice de l'aventure. Le roman
d'aventures s'épanouira naturellement chez un peuple de
marins. Grecs, Anglais, Arabes de la mer Rouge, et les
repos et les découvertes et les fleurs de la mer ce sont ses
îles. Les îles constituent, on le sait, des conservatoires de
formes vivantes anciennes. Le domaine d'Antinea et celui
des Sablonnières se comportent dans l'imagination du
romancier comme, dans l'économie de la nature, Mada-
gascar, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande. Leur isolement,
après un cataclysme (fictif dans le roman d'Alain Four-
nier et réel dans celui de M. Benoît), y a maintenu de
vieilles formes extraordinaires, disparues sur les continents,
comme les monotrêmes et les oiseaux géants. Le Maître du
Navire nous rend d'ailleurs fort bien le fil qui réunit l'imagi-
nation la plus libre à la réalité géographique : c'est un supplé-
ment au Supplément au Voyage de Bougainville. Et si les
îles apparaissent comme des conservatoires de formes
anciennes, l'imagination y verra pareillement et inverse-
ment de possibles laboratoires pour des formes nouvelles :
telles l'île du docteur Moreau et celle de Van den Brooks.
De sorte que, réellement, tout roman d'aventures tend
à cristalliser sous la forme de Robinson et de l'île de Robin-
son. Voilà bien l'aventure et le lieu de l'aventure ramenés
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 6ll
à leur schéma essentiel, à leur substance ou à leur loi. L'aven-
ture de Robinson est la plus extraordinaire qu'un homme
puisse vivre, et en même temps on la voit à la portée de cha-
cun. Tout coin de terre où nous sommes peut nous devenir
l'île de Robinson. Il suffit que nous nous retrouvions nous-
mêmes. André Gide a réuni dans un même volume Paludes
et le Voyage d'Urien, et en effet Paludes comporte autant
d'aventures curieuses que le Voyage d'Urien. Le poêle de
Descartes, la chambre de Hollande où il écrit les Médita-
tions, voilà d'autres îles de Robinson, et les motifs trans-
cendants de l'aventure, motifs qui descendent pour prendre
corps et se charger de matière dans la durée et dans le roman.
Le vrai, le pur et le transparent roman d'aventures, c'est celui
dont la dernière démarche consiste à abdiquer l'illusion de
l'aventure, à enterrer comme Prospero sa baguette magique, à
reconnaître que l'aventure est partout, et qu'il suffit de
regarder avec certains yeux la vie humaine la plus simple
pour la voir s'installer, s'éployer, éclatante d'imprévu, dans
le royaume de l'extraordinaire.
ALBERT THIBAUDET
6l2
NOTES
LE PARTI DE L'INTELLIGENCE
L'intelligence est décidément à la mode. Il n'est plus
personne qui ne se réclame de ses faveurs ; il ne paraît plus
de manifeste où elle ne soit préconisée comme la première
des vertus. Et voici même que se forme un Parti de l'Intel-
ligence auquel adhèrent d'emblée plusieurs esprits distin-
gués. Il n'entre pas dans les desseins de la Nouvelle Revue
Française de faire à celui-ci la moindre obstruction. Mais
je voudrais présenter, strictement en mon nom personnel,
quelques réflexions que me suggère la déclaration de prin-
cipes signée par ses adhérents.
A ne la juger que d'ensemble, elle me paraît empreinte
d'une certaine confusion, qui étonne un peu de la part de
gens dont le souci avoué est de rendre la place d'honneur à
la faculté logique. Je ne puis me retenir de signaler les prin-
cipales contradictions que j'y découvre.
Et d'abord il semblerait qu'un Parti de l'Intelligence dût
se donner pour mission essentielle de défendre les droits de
l'intelligence, de veiller à ce qu'elle puisse s'exercer libre-
ment et pour la seule conquête de la vérité. Or, nous lisons
bien dans le manifeste que j'ai sous les yeux, qu'on se pro-
pose « d'organiser la défense de l'intelligence française »,
et cela « en vue de l'avenir spirituel de la civilisation tout
entière ». Mais quelques lignes plus bas nous trouvons :
NOTES 613
« L'intelligence nationale au service de l'intérêt national
tel est notre premier principe. »
Il faut pourtant choisir : ou bien l'intelligence française
doit être mise au service des intérêts français ; et alors ce
n'est plus elle qu'on défend ; c'est la France qu'on défend
par elle, par son moyen. — Ou bien l'intelligence française est
ce qui mérite avant tout d'être protégé, préservé, dégagé ;
de cet ensemble de biens qu'est la France c'est celui que nous
tenons pour le plus précieux ; c'est celui que nous voulons
contre toute contrainte, c'est-à-dire contre toute influence,
maintenir sauf ; et alors nous devons en effet le maintenir
sauf, nous devons éviter de le mettre en gage, de le louer
à qui que ce soit, fût-ce à notre patrie, fût-ce à nous-
mêmes ; nous devons libérer notre réflexion de toute finalité
préconçue, nous ne devons vouloir aboutir à quoi que ce
soit d'autre qu'à ce que nous trouverons ; nous devons per-
mettre à l'intelligence française de voir tout ce qu'elle voit,
et de le dire, quoi qu'il en puisse résulter, fût-ce, pour emprun-
ter une expression chère à Péguy, notre mort temporelle,
fût-ce notre anéantissement par la foudre. (D'ailleurs je
suis sans crainte ; si quelque chose aujourd'hui tout au
contraire peut être pour nous bienfaisant et reconstituant,
c'est bien la vérité directement et simplement perçue.)
Et sans doute, comme le dit le manifeste, « pour agir, il
faut être » ; pour pouvoir penser librement, il faut d'abord
que la France existe, il faut qu'elle ait un tronc et des
membres, une « substance ». Mais, après tout, la France
existe, il me semble. Elle existe même plus que jamais. Nous
avons été vainqueurs, crois- je bien : il faudrait tout de même
nous le rappeler. Parmi les signataires du manifeste il en est
plusieurs qui ont contribué glorieusement à notre victoire,
et devant qui je m'incline très bas, surtout quand je pense
à la pauvre guerre que j'ai faite. Mais justement, comment
se fait-il qu'ils refusent de tenir compte dans leurs raisonne-
6l4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ments de ce que leurs actes nous ont valu ? Ils ont sauvé
la France : pourquoi ne peuvent-ils pas se résigner à ce que
ce soit pour de bon ?
« La victoire apporte à notre génération des possibilités
magnifiques. C'est à ceux qui survivent qu'il appartient de
les réaliser, en pensant cette victoire où ne doit pas s'achever
leur effort. » Nous sommes entièrement d'accord sur les
termes. Mais « penser la victoire », pour les auteurs du
manifeste, c'est continuer d'en penser les moyens, alors
qu'elle est déjà acquise ; pour moi, c'est commencer à en
penser les résultats, les fruits ; c'est l'épanouir ; c'est lui
faire rendre ce qu'elle contient ; c'est profiter justement
de cet « être » qu'elle nous donne ; c'est en profiter pour
augmenter le plus possible notre « comprendre » (qui d'ail-
leurs, j'en suis persuadé, se changera en du « plus-être »
presque aussitôt).
Et je sais bien que l'on va m'objecter un passage de l'ar-
ticle que je publie dans le présent numéro, où je dis nette-
ment que notre victoire n'est ni complète, ni décisive ; on
me demandera comment je puis dès lors contester qu'elle
ait besoin d'être prolongée, achevée et qu'il faille conti-
nuer de lui dédier toutes nos forces, intelligence comprise,
— Je demande pardon. L'insuf&sante victoire dont je parle
plus haut, c'est seulement celle de notre idéal politique.
(Et je ne pense pas d'ailleurs qu'elle fût souhaitable com-
plète.) Nulle part je ne mets en doute la plénitude ni l'inté-
grité de notre victoire matérielle sur l'Allemagne. Quoi qu'il
puisse maintenant se passer, la France, comme nation, me
paraît avoir acquis une assiette, qui non seulement lui
permet, qui lui fait un devoir de penser hardiment et dans
tous les sens, sans plus se laisser paralyser par l'instinct de
conservation.
« Défense de l'intelligence française » : c'est exactement
à cela que je voudrais dévouer mes forces, que je souhaiterais
NOTES 615
que la Nouvelle Revue Française dévouât toutes les siennes.
Comme les auteurs du manifeste, je suis persuadé qu'il n'y
a pas aujourd'hui de tâche plus grande, plus urgente ; et,
comme eux, je pense : plus profitable aux intérêts du monde
entier, de la civilisation universelle.
Car c'est vrai que l'intelligence française est incompa-
rable ; il n'en existe pas de plus puissante, de plus aiguë, de
plus profonde. Dût-on m'accuser d'effronterie, j'irai jusqu'au
bout de ma pensée : c'est la seule aujourd'hui qu'il y ait au
monde. Nous seuls avons su conserver une tradition intel-
lectuelle ; nous seuls avons su nous préserver à peu près de
l'abêtissement pragmatiste ; nous seuls avons continué de
croire au principe d'identité ; il n'y a que nous dans le monde,
je le répète froidement, qui sachions encore penser. Il n'y
aura, en matière philosophique, littéraire et artistique, que
ce que nous dirons qui comptera.
Défense donc, « défense et illustration » de l'intelligence
française. Mais pour Dieu ! faisons bravement consister
toute cette défense en de l'illustration ! Ne perdons pas toute
notre énergie à ces mesures de « salut public », dont les auteurs
du manifeste semblent si préoccupés et qui n'ont rien à faire
dans le domaine de la pensée ! Ne soyons pas soupçonneux,
sourcilleux, tatillons ! Ne passons pas tout notre temps à
monter la garde sur nos frontières intellectuelles « pour ne
rien laisser entrer » ! Ne veillons pas sur notre ignorance
comme sur un trésor ! N'ayons donc pas peur. Ce n'est pas
notre genre. Soyons ce que nous sommes ! Illustrons l'intel-
ligence française en comprenant tout ce qui est au monde
à comprendre et en sympathisant avec par l'esprit ! Illus-
trons-la par cette œuvre suprême, dont personne d'autre
que nous n'est capable : l'analyse, la description, la traduc-
tion en formules avant tout exactes de cet immense chaos
que la guerre a créé. Quand nous aurons fait ça, nous aurons
vraiment « pensé » notre victoire ; nous en aurons fait sortir
6l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tout ce qu'elle contenait ; nous aurons à la fois complété
et justifié notre « hégémonie » sur le monde.
Aurai-je l'air de m'achamer et de « chercher la petite bête »,
si je signale encore dans le manifeste du Parti de l'Intelli-
gence une équivoque qui, à vrai dire, n'y est que latente,
mais dont je ne puis m'empêcher d'être gêné ?
Elle réside dans l'idée que les auteurs semblent se faire de
l'intelligence elle-même. Sans doute prennent-ils la précau-
tion de mentionner à plusieurs reprises sa fonction de défi-
nition et de détermination. Mais on voit qu'en même temps
ils ne peuvent se retenir de la concevoir surtout et avant tout
comme un instrument de liaison, de coordination, de syn-
thèse, d'unification. La façon dont leur pensée sur ce point
flotte et invinciblement dérive, est rendue nettement sen-
sible par la chaîne de phrases que voici :
0 Le progrès ne consiste pas... à effacer les limites, à nier
les règles, à repousser les dogmes, mais il se manifeste dans
une détermination de plus en plus précise des principes. »
(C'est la vérité même, et je suis si bien d'accord avec ce com-
mencement de texte que je m'en servirais volontiers pour
formuler le grief que j'ai contre l'internationalisme intellec-
tuel et contre ceux que le manifeste appelle, d'ailleurs très
improprement, les bolchévistes : de ce côté-là, en effet, on
travaille à la suppression des limites, des différences, par
conséquent on mine les résultats du progrès ; c'est pourquoi,
c'est seulement pourquoi je ne puis y aller.) Mais repre-
nons notre lecture : « L'intelligence humaine est faite pour
définir et pour conclure. » Bien. « Son impuissance à l'ac-
compUr, que certains confondent avec la liberté, est le signe
qu'il y a en elle quelque chose de vicieux. » Attention !
NOTES 617
« L'intelligence, ce génie des ensembles qui organise le
monde, etc. » Voilà qui ne va plus du tout.
Bien entendu, il n'entre pas dans mes intentions de con-
tester que l'intelligence soit faite pour unir et pour combiner,
pour produire un ordre, qu'elle soit un facteur d'organisa-
tion. Mais je reproche aux auteurs du manifeste de croire
qu'elle est ça essentiellement et d'abord. — Essentielle-
ment et d'abord l'intelligence est la faculté de distinguer,
de reconnaître le différent pour différent, la faculté d'aper-
cevoir deux idées, deux objets là où ceux qui n'en sont pas
doués n'en aperçoivent qu'un; son premier mouvement est
la discrimination, l'analyse. Si on ne le lui laisse pas accom-
plir librement, posément et pour ainsi dire toute seule, tout
le reste de son opération est vicié. Si l'on veut qu'elle soit
synthétique d'abord, on renonce du même coup à ce qu'elle
fusse son ofl&ce propre, qui est d'approcher le plus possible
la vérité. Si on la conçoit comme étant d'abord « le génie des
ensembles », c'est le signe certain qu'on veut lui faire exécuter
des tours de passe-passe, qu'on est constructeur, réforma-
teur, politicien (on en a, d'ailleurs, bien le droit), mais non
pas penseur, non pas « partisan » et véritable défenseur de
l'intelligence.
Et, en fait, si on relit le manifeste d'un seul trait, on y voit
apparaître une tendance qu'on sent d'une tout autre espèce
qu'intellectuelle. « Si nous sentons la nécessité d'une pensée
philosophique, morale, politique, qui organise nos expériences,
si nous prétendons opposer au désordre libéral etanarchique,
au soulèvement de l'instinct, une méthode intellectuelle
qui hiérarchise et qui classe, si en un mot nous savons ce
que nous voulons et ce que nous ne voulons pas, etc.. » (Ce n'est
pas moi qui souligne.) Voilà le grand mot lâché. Ces messieurs
« savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils ne veulent pas », et
l'intelligence est pour eux le moyen d'obtenir le premier,
d'empêcher le second. Elle est là pour « classer », pour 0 hiérar-
6l8, LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chiser », pour imposer au réel une forme une fois pour toutes
choisie et décrétée. L'intelligence est en somme destinée à
faire taire les exceptions, à supprimer ce qui gêne et à faire
admirer combien tout le reste marche bien ensemble. L'intel-
ligence est créatrice de « monarchie ».
Pour moi l'intelligence est d'abord le moyen de distinguer
ce qui est de ce qui n'est pas.
JACQUES RIVIÈRE
EMILE CLERMONT: SA VIE, SON ŒUVRE, par
Louise Clermont (Bernard Grasset).
Il convient, semble-t-il, de voir dans le livre de Mlle Cler-
mont, non point, comme elle paraît l'avoir souhaité, une
étude exhaustive, portant sur la vie et l'œuvre de son frère,
mais une sorte d'introduction à une édition ultérieure de ses
lettres et de son journal, introduction portant presque exclu-
sivement sur l'évolution morale et religieuse de sa pensée.
A vrai dire, même si on accepte d'en" limiter ainsi la portée,
on ne pourra de bonne foi se déclarer entièrement satisfait
de cet exposé certainement un peu tendancieux. Mlle Cler-
mont, obéissant à un sentiment d'ailleurs infiniment respec-
table, est trop préoccupée de souligner l'orientation, selon
elle de plus en plus décidément catholique de la pensée de
son frère, pour que ce zèle même n'éveille pas en nous une
inquiétude. Elle ne déforme rien, cela est bien entendu, et on
doit admettre, dans les limites que je tâcherai d'indiquer
plus loin, que sa thèse est exacte. Néanmoins, même si on
accorde que cette évolution s'est faite en gros dans le sens
qu'elle indique, on devra convenir d'autre part que ses
affirmations sur ce qui en eût été, d'après elle, le terme
fatal, ne sont pas exemptes d'imprudence. Rien ne se
NOTES 619
laisse moins aisément réduire à un schème élémentaire
que la courbe d'une conscience aussi complexe, aussi
chargée d'inquiétudes contradictoires. Cette âme, comme
tant d'autres, se simplifia, s'allégea au contact de la
guerre ; ceci n'est point douteux et j'y reviendrai; mais est-
on en droit d'assurer que Clermont, s'il avait survécu,
n'aurait pas vu un jour dans cette simplification une muti-
lation passagère ? Contre cette hypothèse quelque chose en
moi proteste — et cependant... Mlle Clermont, profondément
croyante elle-même, n'apprécie peut-être pas toujours à leur
valeur les difîicultés auxquelles son frère se heurtait sur le
chemin de la foi. Il avait horreur de « cette religiosité sans
idées claires, de cette mysticité sans foi qui est bien une des
plus lamentables conquêtes de notre temps. 3» On reconnaît
chez lui l'appétit du littéral et comme une soif de dogmatique.
Paradoxe surprenant en apparence, ce fervent de la vie inté-
rieure exècre tout ce qui est simplement subjectif, il aspire
à s'élever au-dessus des préférences individuelles, et aussi
des vaines constructions qu'édifie stérilement la fantaisie
orgueilleuse des soUtaires. Mais précisément rien ne saurait
mettre mieux en évidence ce qu'il y a de tragique dans
l'attitude de Clermont en présence du problème reUgieux,
puisque, aussi bien, la religion seule peut apaiser une semblable
inquiétude, et que notre réflexion investigatrice paraît
condamnée soit à bâtir sans fondations une religion factice,
soit à s'arrêter impuissante devant le seuil interdit. Ce mot
« tragique », ce mot nietzschéen revient d'ailleurs continuelle-
ment sous la plume de Clermont. L'idée d'une connaissance
tragique, celle aussi peut-être du héros de la connaissance,
sont familières à Clermont. S'il dédaigne le naturalisme
nietzschéen et aussi tout ce qu'il y a de laborieusement
mythique dans Zarathustra, en revanche il a lu et médité
Humain, trop Humain et aussi Par delà le Bien et le Mal
et sans doute le Gai Savoir. C'est bien là qu'il semble avoir
620 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
puisé cette idée — le mot convient-il ? — qu'il y a une vie aven-
tureuse de la connaissance et qui comporte des risques
infinis. Et entre cette expérience et la notion chrétienne
du salut il est bien clair qu'une liaison s'est faite dans son
esprit, j'y reviendrai à propos de Laure ; il serait excessif
de dire que cette relation est d'ordre exclusivement lyrique,
mais il parait difficile d'admettre qu'entre les divers systèmes
de valeurs entre lesquels oscillait sa pensée, il ait jamais
réussi à instituer des connexions rigoureusement définis-
sables. Le traité de philosophie auquel il travaillait depuis
des années quand la guerre éclata, et qu'il comptait d'ail-
leurs refaire entièrement, pourrait seul nous fixer sur ce
point.
« Un livre de doutes, du plus grand doute, écrit-il à pro-
pos de ce traité. Tourner autour des questions, regarder
dessus, dessous, les déplacer, peut-être les supprimer.
« Quelle tendance ? trouble, nébuleuse, inquiète. Non pas
héroïque, mais prudente, indécise entre la sagesse et la con-
quête, sur le plan et avec la volonté du plus haut savoir.
Du dangereux, du capital, du décisif. »
Ces lignes où passe un étrange frémissement, bien d'autres
encore que cite — un peu au hasard — Mlle Clermont,
permettent d'entrevoir au moins confusément l'orientation
de cette pensée, qui, de par son essence même, ne devait
jamais pouvoir se déployer en système. Sans doute s'agis-
sait-il avant tout de tenter la réhabilitation de l'intelli-
gence, de la critique dans le domaine que certains prétendent
réserver à une intuition dont ils n'ont point pris garde de
déterminer les limites. « Péril des esprits intuitifs, écrit-il,
mollesse, désabusement, ne plus rien éprouver qui ait du prix.
L'intuition ne fait pas la générosité d'âme, ni même une sensi-
bilité féconde, très souvent les mille facettes aiguës empêchent
un beau reflet large, l'ampleur. » — « Qu'il subsiste un usage
de la raison ou du moins que le mot raison a un sens, et
NOTES 621
désigne un ensemble de manières d'être qui l'emporte
comme valeur et comme connaissance sur ce que désigne
le terme intuition ». Sur la portée exacte de cette entreprise,
il faut bien reconnaître que le livre de Mlle Clermont ne
nous permet de former que les plus vagues conjectures, et
les commentaires dont elle accompagne les citations, mal-
heureusement arbitrairement choisies, qu'elle multiplie
avec raison, ne projettent qu'une faible clarté sur cette
pensée en marche et toute tendue vers l'invisible. Quelque
effort qu'elle fasse pour disposer les citations en série, elle
ne parvient pas à emprisonner cette méditation dans des
formes toutes faites, à en immobiliser l'ondoiement multiple
et anxieux. Elle ne sait pas d'ailleurs toujours reconnaître
ce qui est vraiment de lui et ce qu'il a puisé ailleurs, chez
Wagner ou chez Nietzsche ; aussi même ce Uvre émondé im-
pose-t-il au lecteur un lent et assez pénible travail de dis-
cernement. Mais çà et là jaillit une phrase qui va loin, une
phrase d'une beauté intacte et singulière qui illumine de
vastes espaces, a Du petit mysticisme. Une certaine fadeur
mystique, un certain fondu des sentiments à leur limite
extrême, un flou, une demi-aurore mystérieuse, une facile
détente des idées passant de leur forme arrêtée et dure à un
certain vague en apparence plus compréhensif. Tout cela
fort répandu actuellement, pour beaucoup d'esprits le signe
même de la hauteur de pensées et de sentiments, cependant
chétif, médiocre, à peine un résidu laïque des fortes déter-
minations reUgieuses. » C'est bien là toujours cette même
volonté de rigueur et de discrimination qui marque la
pensée de Clermont du signe de l'actualité. Quelque bru-
meuses que puissent être souvent les perspectives devant
lesquelles s'attarde sa rêverie, il est au delà des oppositions
périmées qui alimentent encore les disputes d'école. Et cela
seul est déjà important, même s'il s'en tient au fond à
une affirmation générale dont le contenu ne parvient
622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pas encore à se spécifier. A travers toute l'œuvre de Clermont
court le pressentiment d'un ordre spirituel où la pensée
même sera jouissance substantielle, vision, possession du
concret dans sa plénitude ; et c'est ce pressentiment qui
confère à tout ce qu'il a écrit une marque essentiellement
métaphysique. Pourtant ce métaphysicien n'aimait pas les
philosophes : sans doute, se méprenant un peu sur le sens réel
de certaines formules d'apparence impersonnelle, mécon-
naissait-il l'émoi secret qui les suscita; peut-être aussi éprou-
vait-il quelque impatience en présence de la diversité des
systèmes qui en accuse les trop humaines origines. Berkeley,
Bergson, de tous les philosophes les moins systématiques,
les plus anxieusement penchés sur le mystère de la vie inté-
rieure : tels furent ses maîtres ; à ces deux noms on serait
tenté d'ajouter celui de Biran, mais Clermont ne semble
pas avoir bien connu l'auteur du Journal intime.
Il peut sembler vain d'insister de la sorte sur une philo-
sophie de romancier qui ne réussit pas à dépasser la phase
des velléités et des aspirations : ce serait à tort cependant,
je crois, et on laisserait échapper ce qu'il y a de plus original
et de plus profond dans l'œuvre romanesque de Clermont, si
on ne s'attachait à reconnaître expressément l'intention
métaphysique qui l'anime. Son plus beau livre. Amour
promis, quoi qu'on en ait pu penser le plus souvent, n'est
pas une simple étude de pathologie sentimentale, l'analyse
précise et cruelle d'un cas singulier. En réalité Clermont
y dénonce, avec quelle poignante exactitude ! l'infirmité
radicale de notre sensibiUté moderne, toujours prompte à se
déprendre de ce qu'elle convoitait, aussitôt que l'objet du
désir perd en se réalisant les couleurs merveilleuses dont
le parait notre nostalgie. Certes on doit regretter que Cler-
mont, par un souci excessif de rigueur, ait passé en quelque
sorte la limite et n'ait pas reculé devant un dénouement
invraisemblable et d'une offensante brutalité. Mais les vio-
NOTES 623
lences inattendues de la fin n'altèrent guère l'impression
profonde qui se dégage du livre. C'est qu'en effet André n'est
pas un monstre ; il est surtout digne de pitié, et l'espèce de
sadisme où viennent sombrer ses aspirations est comme la
rançon du besoin d'infini qui le tourmente, de cette hantise
de l'intériorité absolue qui finit par marquer toute expérience
présente — par cela seul qu'elle est présente et vient se
détacher sur les lointains de l'âme — d'une flétrissure mor-
telle. Je ne pense pas qu'on ait jamais décrit avec plus
d'émotion et de rigueur cette fatale évolution d'un être en
qui la conscience même apparaît comme un principe de
dissolution sentimentale et de mort. Clermont ne devait pas
retrouver dans Laure ce style à la fois fluide et précis qui
épouse fidèlement toutes les sinuosités de la vie intérieure.
Certes on peut, si l'on y tient, relever l'étroite parenté qui
lie Amour promis à Volupté, et il est également loisible
au critique de retrouver dans la sonorité grave et confiden-
tielle du récit l'accent de £)omwî^we. Mais ces rapprochements
sont vains, puisqu'ils ne rendent point compte de ce qui
donne à Amour promis sa saveur unique : un singulier
mélange de fiévreux lyrisme et de lucidité dégrisée, le senti-
ment intense de l'écoulement intérieur et la nostalgie de
l'immuable.
Laure est un livre troublant et complexe sur lequel il
n'est point facile de s'accorder avec soi-même ; car les
imperfections et les beautés de cet ouvrage sont également
flagrantes. Les imperfections d'abord : les fondements
psychologiques du roman sont mal assurés, la part de ce
qui n'est qu'affirmé, de ce qui ne peut être pour nous qu'objet
de foi, est disproportionnée; or, il est dangereux de trop
escompter notre générosité. Au fond, nous ne croyons point
à l'amour de Laure pour l'ennuyeux Marc ; rien ne nous
rend cet amour intelligible ou même sensible ; c'est un simple
fait qu'il faut admettre; mais s'il en est ainsi, comment
624 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
prendrions-nous au sérieux l'acte par lequel Laure sacrifie
cet amour ? Ce n'est pas tout. Clermont ne nous met pas en
mesure de comprendre distinctement comment les aspi-
rations idéales et fort indéterminées de son héroïne trouvent
à se satisfaire dans le catholicisme orthodoxe ; rien n'est
plus arbitraire que ce passage, et l'attitude de Laure au lit de
mort de son père apparaît par là même comme à peu près
inintelligible. Cette incertitude sur la qualité véritable du
mysticisme de Laure rejaillit sur tout le roman, dont elle
obscurcit la signification. Au fond le goût nietzschéen du
périlleux est plus caractéristique de Laure que les qualités
proprement chrétiennes. En outre les personnages de second
plan sont extrêmement peu vivants : ce sont des figures
exsangues aux traits mal définis. Enfin, le langage que Cler-
mont prête à ses héros n'a presque jamais le son de nos
paroles, et l'on ne s'habitue guère à ce dialogue apprêté.
Malgré tous ces défauts, le livre est d'une qualité exception-
nelle. Chaque fois que s'interrompt le récit aux pentes unies,
le long desquelles l'attention glissait sans heurts, de mer-
veilleux paysages se profilent sur le ciel. Tous les arrêts,
tous les interludes sont admirables, et ils sont nombreux.
La charpente précaire disparaît alors ; par une sorte d'en-
chantement, qui s'apparente à la transfiguration musicale
d'un médiocre livret, une vie renouvelée s'empare sou-
dain des formes desséchées. Entre l'ambiance variable
et colorée où évoluent les personnages, et le fond essentiel
de leur sensibilité, pour un instant l'harmonie se fait ; un
accord révélateur jaillit, interrompant l'écoulement décevant,
le devenir épars des existences humaines ^ : soudain une
signification éternelle se condense en de l'instantané, et le
(i) Cf cette note citée par Mlle Clermont, p. 424. « Voilà la pléni-
tude: accord de l'âme et des images extérieures. Celles-là très peu
nombreuses, quelques minutes simples et surprenantes. »
NOTES 625
souvenir de ces moments privilégiés où l'âme s'exalte et se
dépasse rayonnera sur les lendemains monotones, il les
éclairera doucement de loin d'une lueur de promesse.
Il n'est pas surprenant que Clermont ait entendu en musique
ces épisodes de son livre, ils sont vraiment de la musique, et
leur mélancolique sérénité évoque pour moi, non pas comme
il l'aurait voulu, paraît-il, certaines pages wagnériennes,
mais plutôt la gravité recueillie de la fin d'Ariane et Barbe-
Bleue. — Dira-t-on maintenant que de belles descriptions
ne font pas un bon roman ? Mais en réalité ces interludes
sont loin d'être purement descriptifs, ils ponctuent le dévelop-
pement spirituel du livre. Ce qui compte dans Laure, c'est,
dirais-je volontiers, une certaine Ugne mélodique qui ne se
confond nulle part avec le récit proprement dit. Entendu
comme une simple histoire, si psychologique soit- elle, le Uvre
serait inintelUgible, avouons-le, au moins dans ses dernières
parties ; qu'est-ce en effet que ce a savoir dangereux », cette
« connaissance fatale à la fois science et inquiétude», que Laure
a commis la faute de laisser soupçonner à sa sœur ? Et com-
ment comprendrions-nous davantage ce que serait « cette
sagesse meilleure venue des au-delà du monde qui offrirait
à ses enfants les corbeilles de la vie » ? Nous soromes ici, je
crois, sur le seuil d'un monde qui n'est pas celui de l'entende-
ment analytique — hors de ce qui se peut communiquer
par des signes ; et c'est par exemple en évoquant un regard
longuement contemplé, en nous remémorant le timbre
troublant d'une voix, que nous pourrons aborder à ces rives
mystérieuses. Il est probable, comme je l'ai dit, que Clermont
était préoccupé de rétablir la domination de la pensée sur
ces domaines lointains et délaissés, mais il n'en reste pas
moins que seules quelques phrases, admirables du reste,
apportent un rudiment d'approximation intellectuelle à ce
qui dans le livre reste en général simple objet d'allusion,
d'évocation lyrique et détournée, a Ce que moi-même j'ai
40
626 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fait dans ma vie toujours s'est décidé au-dessus de moi...
Tout s'use et s'efîace en des jours trop faciles : il est bien que
sur un bonheur qui décline passe l'ombre de ce qu'il a coûté. »
Et celle-ci, plus largement intelligible encore et que
Nietzsche aurait aimée : « Je me reproche d'avoir ignoré
que la forme la plus haute et la plus Hbre du renoncement
n'est pas celle qui naît du malheur, et qu'en se réfugiant ainsi
dans un ciel mystique souvent on vit au lieu d'une histoire
divine une histoire, hélas ! trop humaine ». En cette dernière
phrase me semble se condenser l'enseignement qui se dégage
de Laure et peut-être de toute l'œuvre de Clermont. Qu'il y
ait pour l'âme une façon imprudente, une façon périlleuse
d'entrer en communication avec l'infini, qu'il y ait en somme
des tentations spirituelles, voilà bien ce que Clermont n'a
cessé de reconnaître avec une netteté grandissante. Seule-
ment on se tromperait en interprétant cette découverte
progressive comme la pure et simple éUmination du « mal
romantique » par un esprit en croissance ; nous ne sommes
pas en présence de la réédition d'une histoire connue, et
une crise semblable ne saurait se résoudre par l'acceptation
résignée ou cynique du « purement humeiin », mais au con-
traire par une a conversion absolue » de l'âme trouvant dans
la charité l'expression la plus adéquate de l'infini. Il
faut voir dans la hantise de la sainteté qui, de plus en
plus, le posséda, non point un legs héréditaire de ses
aïeux cathohques, une survivance, mais le couronnement
de toute une graduelle évolution d'âme; les admirables
lettres de guerre dont Mlle Clermont cite des fragments trop
rares à mon gré, donnent à penser que, dans la nuit des tran-
chées, il vit luire l'aube espérée. Comme le chant de pro-
messe qui triomphe des fracas guerriers de la Messe en ré,
on dirait que du fond de la plus grande misère et du cœur
même du péril monte pour lui la mélodie pacificatrice. La
mort continuellement coudoyée n'éveille plus en lui l'angoisse
NOTES 627
métaphysique de jadis, elle n'émeut plus, en cette grande
âme qui s'apaise, le flux et le reflux des méditations sans
terme, c A côté de ce que j'étais l'an dernier, nerveux, tendu,
blessé, irrité par toutes choses, venu à l'extrémité, ne pou-
vant plus vivre; et maintenant si corrigé, guéri, un grand
calme revenu. — Cette grande atmosphère de tragédie ;
peut-être cela ». On dirait que son être même — non point
sa pensée questionneuse qui s'est tue — est parvenu à l'état
de certitude, sans que rien d'ailleurs, je le répète, nous autorise
à af&rmer qu'il fût à la veille d'adhérer explicitement au
cathoUcisme. Ce qui ressort des lettres avec une évidence
absolue, c'est que ce grand soHtaire arraché par la nécessité
à ses rêves douloureux, trouva dans le contact des hommes,
dans le commerce des humbles, de quoi se réconcilier peu à
peu avec les rigueurs mystérieuses de la fortune. Et quelque
déchirant regret que nous éprouvions devant cette dispa-
rition, comment n'admirerions-nous pas que cette âme ait
été cueiUie au plus haut de sa ferveur, alors que, lasse de
ses tragiques enquêtes, déprise enfin d'elle-même et de son
inquiétude, elle s'abandonnait avec une candeur vaillante
au courant irrésistible de son destin ?
G. MARCEL
***
LE TÉMOIGNAGE DE LA GÉNÉRATION SACRIFIÉE,
par Alphonse Mortier (Nouvelle Librairie nationale).
M. Alphonse Mortier n'a pas tardé à rendre aux morts de
la grande guerre un hommage que nous ne devrons jamais
leur mesurer. Les plus précieux de nos biens nous leur devons
de les posséder aujourd'hui encore et peut-être aussi, pour
certains d'entre nous, nos personnes. C'est notre premier
devoir de reconnaître qu'aucun d'eux ne s'est sacrifié en
vain.
628 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pourtant, voici que, déjà, des interprétations difiEé-
rentes s'élèvent sur le sens de leur sacrifice, et surtout
que les partis s'empressent de réclamer ceux des leurs
qui sont tombés. Puisque la victoire a couronné nos
efforts, il semble que chacun veuille trouver en elle, par
le nombre de ses morts, une justification suprême de ses
idées.
Qui se fierait à ces apologies pour découvrir le sens réel
de la guerre — car il est certain que la grande guerre, si
dominée par les idées, a un sens et que nous devons nous
efforcer de le pénétrer afin d'en tirer leçon, une leçon euro-
péenne — risquerait fort de tomber dans la plus étrange
confusion. M. Alphonse Mortier ne le voit pas, qui prêche
pour son saint et dont la foi, en toute sincérité, est exclusive.
En réahté on se retrouverait et nous nous retrouvons —
pour combien de temps encore ? — dans la même confusion
intellectuelle qui existait à la veille de la guerre et dont les
preuves ont été rassemblées par M. Alphonse Séché dans
un hvre paru en 19 14, qui porte précisément pour titre Le
Désarroi de la Conscience Française. Si l'on avait besoin
d'autres témoignages on les trouverait abondants dans les
enquêtes ouvertes sur l'esprit de la nouvelle génération et
particuUèrement dans l'enquête de M. Emile Henriot : A
quoi rêvent les jeunes gens (1913), dans celle de MM. Jean
Muller et Gaston Picard : Les Tendances présentes de la litté-
rature française (1913) et enfin dans le gros livre de M. Flo-
rian-Parmentier : Histoire Contemporaine des Lettres Fran-
çaises (1914)-
On doit cependant remarquer que cette confusion portait
sur l'ensemble et résultait de la grande diversité des opinions.
Elle n'était pas dans les âmes. La plupart se montraient au
contraire très sûres d'elles-mêmes, tout à fait affirmatives
sur leurs principes et il y avait en effet en cela quelque chose
de nouveau. Vingt ans auparavant, bien peu de jeunes
NOTES 629
hommes montraient de la certitude, la mode étant au scep-
ticisme et les esprits qui avaient voulu trouver une foi nou-
velle, à la suite des Taine, des Renan, des Berthelot, par les
moyens de la science, voyaient alors peu à peu leur désil-
lusion s'accroître et leur trouble augmenter. Or, quelques
années avant la guerre, il semble bien que la situation se
fût éclaircie. Les jeunes gens surtout paraissaient posséder
sur les choses du monde et de la vie une assurance d'idées
qui devait certes, être à leur avantage. Mais, nous le répé-
tons, aucune convergence générale dans cet ensemble de
certitudes individuelles. Et si, parmi les autres, on arrivait
à distinguer un mouvement qui s'enorgueillissait des certi-
tudes les plus absolues, il faisait trop figure de « restauration »
pour attirer les esprits soucieux de la vie moderne et de la
vérité du temps.
C'est ce mouvement qui intéresse M. Alphonse Mortier
et d'après les définitions qu'il en donne, on pourrait le qua-
lifier de mouvement des retours. La génération il la voit toute
repentante et c'est, à l'en croire, pour le rachat des égare-
ments de celle qui l'avait précédée qu'elle s'est généreusement
sacrifiée dans la grande guerre. C'est ainsi qu'il nous présente
dans son livre : Ernest Psichari ou le retour à la Discipline,
André Lafon ou le retour à la Vie Intérieure, Charles Péguy
ou le retour à la Patrie, Joseph Lotte ou le retour à la Vie
Chrétienne, Paul Acker ou le retour à l'Alsace, Maurice
Deroure ou le retour à la Maison, Lionel des Rieux ou le
retour à l'Art Classique, Henri Lagrange ou le retour à la
Tradition, Jacques Baguenier-Désormeaux ou le retour à la
Grâce Française, Henri du Roure ou le retour aux Vertus
simples et alii.
Tant de retours, ne les nions pas, encore qu'ils n'aient pas
entraîné, loin de là, toute la génération. Mais ils posent une
question importante qu'il faut mettre au point au plus
tôt, et nous pensons qu'on peut le faire aujourd'hui sans
630 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
passion, parce que c'est déjà une chose de l'histoire de la
littérature et des idées.
A la vérité, il y eut d'abord, voici une douzaine d'années,
un autre mouvement qui précéda ces retours, un mouvement
beaucoup plus général et plus décisif. Par suite de diverses
circonstances, qu'il sera intéressant d'étudier un jour, la
littérature française s'était jetée à la découverte de l'art
étranger. Toute l'Europe, cette fois, y passait. Or, à un cer-
tain moment, on se trouva comme à la fin d'une opération
d'inventaire. On quitta en quelque sorte la voie étrangère
pour reprendre naturellement la voie française, et ce fut un
grand mouvement de reprise qui reste inscrit dans bien des
faits. Mais c'est à ce moment que la génération commença
de se diviser, les uns persistant sur la route française à aller
de l'avant et les autres se précipitant dans les directions de
tous les retours possibles vers le passé.
En littérature, une question résumait toutes les autres :
celle du classicisme ou dernière et parfaite expression des
œuvres. On y voyait avec raison la marque du génie français,
la qualité de notre haute vertu nationale. Après jles éga-
rements du Romantisme, du Symbolisme, et même d'un
certain Naturalisme, on voulait en revenir à ce qu'il y a
de plus excellent en nous et par quoi nous avions déjà
montré une extrême supériorité.
Or, n'ont-ils pas cédé trop vite à un trop simple raisonne-
ment ceux qui, pour réaliser un nouveau classicisme, se sont
précipités à la recherche des mêmes matériaux qui avaient
déjà servi à constituer l'autre, celui du xvii^ siècle ? Car
voilà bien le sens de tous les retours dont il est question dans
le livre de M. Alphonse Mortier. Ils s'empressent à recom-
mencer ce qui a déjà été fait. Le conseil en est donné par les
maîtres du nationalisme littéraire, les Barrés et les Bourget.
Allant plus loin encore, M. Charles Maurras soutenait cette
théorie qu'un classicisme ne pouvait reparaître sans une
NOTES 631
« société » pareille à celle qui entourait le Grand Roi, et beau-
coup de jeunes gens s'en trouvaient portés à adhérer aux
conclusions monarchiques du maître de V Action Fran-
çaise.
N'était-ce pas cependant le moment de se demander s'il
s'agissait de restaurer l'ancien classicisme ou de travailler
à la réalisation d'un classicisme nouveau ? La perfection
du grand siècle était-elle donnée en imitation à toutes les
générations à venir et celles-ci devaient-elles se contenter
de copier les œuvres des maîtres de cette époque sans qu'au-
cune d'elles pût espérer jamais, pour son propre compte,
une même réussite ? L'avenir de la littérature était-il ainsi
fermé aux tentatives et aux recherches et ne fallait-il plus
compter sur le génie ?
Lorsque la guerre éclata, le mouvement de réaction en
faveur du classicisme entendu de cette façon battait son
plein. Peut-être n'avait-il plus à gagner beaucoup en nombre,
mais il était dans sa plus grande vigueur. La guerre l'aura-
t-elle favorisé ? On ne saurait encore répondre d'une façon
précise à cette question. Bien des indices, cependant, ten-
draient à prouver que le mouvement contraire y aurait gagné.
Ce qu'il y a de certain, toutefois, c'est qu'aujourd'hui, après
la victoire, les mêmes conditions qu'auparavant se retrouvent
pour la littérature. Le même tourment de classicisme étreint
l'âme des écrivains et des -artistes. On attend l'éclosion d'une
nouvelle grande époque française.
C'est un classicisme moderne qui veut naître et les raisons
en existent dans le mouvement même du monde. On vit son
temps et point un autre. Et il nous semble bien que ceux-là
ont repoussé les éléments les plus propres à constituer le
corps de la perfection d'aujourd'hui, qui se sont défaits des
idées, des sentiments, des sensations dont la littérature
française s'était augmentée depuis un siècle et demi et sur-
tout depuis le Romantisme. Pour quelques valeurs fausses
632 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU douteuses n'ont-ils pas sacrifié de précieuses richesses ?
S'il est entendu que le classicisme a pour principal carac-
tère d'être universel et d'assumer le plus possible d'humanité,
comment peut-on espérer réussir un classicisme actuel en
rejetant les apports les plus récents et les plus nouveaux
de l'homme et de la vie et en se détournant des conditions
du monde présent. Pense-t-on d'ailleurs, que la connaissance
de la moitié de l'-Europe seulement, comme celle qui soutient
notre classicisme méditerranéen du xyii© siècle, puisse suffire
aujourd'hui à la grande conception de l'humanité que nous
devons nous former ?
Comme ils paraissent avoir été mieux avisés ceux qui
n'ont point opté pour les retours et qui ont gardé dans leurs
mains les biens rapportés des dernières découvertes. Comme
ils ont eu raison de faire confiance à la vie et de ne point
douter de la force ingénue qui est toujours en elle.
Dirons-nous maintenant que nous pensons, en dépit des
affirmations de M. Charles Maurras, que les lettres vaincront
les conditions défavorables de notre époque ?
Nous ne le nions point : la démocratie ne les soutient pas.
Elle n'a pas constitué une société supérieure et toutes ses
forces tendent vers en bas. De plus en plus, hélas, l'artiste
vivra incompris et isolé.
Mais une connaissance profonde et sûre des conditions
de l'art, de la beauté, de la perfection, remplacera pour lui
l'aide et le soutien qu'il trouvait naturellement autrefois dans
le goût des gens qui l'entouraient. N'a-t-on pas remarqué
que la notion du classicisme a été étudiée à notre époque
avec une application, une insistance dont nulle théorie d'art
n'avait jamais bénéficié ? Il ne serait pas difficile de démon-
trer que la critique, se faisant enfin constructive, y procédait
à une sorte de création préparatoire, composait presque un
système de mise en œuvre auquel les artistes n'ont plus qu'à
se fier. Et si l'on se reporte à l'étude de M. Henri Ghéon
NOTES 633
l'Exemple de Racine^, on se rassurera devant cet appareil
en constatant que, pour le plus représentatif de nos classi-
ques, et celui qui semble même le plus spontané, le plus
ingénu, la réussite ne fut que le résultat d'un long et patient
travail de la volonté appliqué, en somme, à peu de moyens.
Mais la question d'application peut-elle être mise en doute
pour aucun des classiques ?
Ainsi l'objection politique ne doit-elle point, croyons-
nous, s'opposer à la réalisation du nouveau classicisme. Et
c'est, de la part de l'intelligence, liberté laissée à l'évolution
sociale, à cette évolution qui se manifeste si nettement au-
jourd'hui, contre les vieux nationalismes antagonistes, créa-
teurs des guerres.
Pour en revenir au livre de M. Alphonse Mortier, ne serait-
ce pas vraiment pour cette même chose, pour la suppression
de toute guerre, que se sont sacrifiés les morts de cette géné-
ration et aussi bien ceux des campagnes que ceux des villes
et les ignorants que les intellectuels ?
Ne faut-il pas, lorsqu'on prononce ces paroles : la géné-
ration sacrifiée, penser à tous les morts ensemble et entendre
un sacrifice qui leur fut commun ? Tous sont venus sur les
rangs, en armes, parce que la France était attaquée, menacée.
Ils sont morts pour la sauver. Mais sans l'agression de l'Alle-
magne, la France ne fût-elle pas devenue plus grande par
leur vie, par leur œuvre à tous ? Ne savons-nous pas des
pertes irréparables, car il y avait du génie chez certains de
ces morts ? En s'accomplissant, leur sacrifice proteste contre
le destin qui n'était point fatal. Il n'est venu que des hommes,
de certains hommes. Il pouvait être éludé... Il n'est pas
impossible que les guerres épargnent désormais de plus nom-
breuses générations ou qu'on les supprime, peut-être. Que
le sacrifice des morts de celle-ci serve d'exemple à toutes
I. Nos Directions, éditions de la Nouvelle Revue Française.
634 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les générations futures. Voilà le sens que nous lui voyons,
et il n'est point de mort qui, s'il pouvait parler....
M. Alphonse Mortier a choisi les siens pour les honorer
particulièrement. Nous avons pour tous la même recon-
naissance profonde — et il y a des siens qui étaient aussi des
nôtres. Nous ne dédaignons pas les œuvres où s'exprimaient
ces retours sincères, mais pas plus aujourd'hui qu'hier elles
ne sauraient enchaîner notre liberté et nous demander de
les juger autrement que sur la valeur des idées et des senti-
ments qui sont en elles.
GASTON SAUVEBOIS
♦ %
L'ESPRIT IMPUR, par Gilbert de Voisins (Crès).
M. Gilbert de Voisins, s'est attaqué dans ce roman à un
sujet nouveau, hardi, pathétique, qui ne pouvait lui pro-
mettre aucun succès banal et n'en doit attirer que plus forte-
ment l'attention des lettrés. C'est la lutte d'un jeune homme
cultivé et passionné, aidé par l'amitié et par l'amour, contre
une hérédité alcoolique, un esprit impur qui l'entraîne à la
folie comme il y a entraîné son père. L'efïort par lequel il se
reconnaît sur cette pente, mesure sa chute, la ralentit, finit
par l'arrêter et par remonter, a été analysé et exprimé par
M. de Voisins avec un calme, une précision, une sécheresse
parfaites. Cette brièveté, cette netteté, ce poids évoquent
le bois et le métal d'une sorte de machine d'Atwood morale,
qui rendrait intelligibles des mouvements et des arrêts de
la volonté. Ces personnages qui s'observent et s'analysent les
uns les autres nous font vivre dans une clarté continue,
une atmosphère de lucidité sèche. L'étude a toute la
valeur d'une observation clinique qui ne se dément que dans
les dernières pages, l'achèvement de la guérison par le voyage;
NOTES 635
mais il eût alors fallu écrire un second volume, et l'auteur
n'a pas voulu aller contre les habitudes du lecteur français
qui répugne au roman en deux ou trois tomes à l'anglaise
ou à la russe. C'est d'autant plus regrettable ici que
M. de Voisins nous dit avoir terminé son roman en Chine et
qu'une matière vivante n'eût pas manqué à cette suite. Il
faut admirer la manière intelligente dont le romancier
embranche sur la précision d'une étude vigoureusement
vraie la double figure reUgieuse de l'Esprit impur, l'anime
en une étrange apparence d'idole polynésienne qui fait
corps avec l'hallucination, avec le doigt tendu dans l'ombre
vers le chemin de la folie, et l'explique ensuite sous le visage
de la théologie catholique. Le tout parfaitement exempt
de surcharge et limpide, et nous ouvrant comme les corri-
dors et les chambres d'une clinique blanche et nette.
L'esprit impur, son âme et son corps sont réalisés en un être,
en l'être même du roman; on a le sentiment qu'il succombe
sous la concentration de l'intelligence qui l'esquive, le
définit, l'annihile. C'est là un des livres qui cette année,
m'ont paru dignes d'être retenus davantage. Je tiens à le
signaler à ceux qu'irrite le morne piétinement du roman dans
les sujets rebattus et qui pressentent quelle carrière lui
réserveraient tant de mers et de terres inexplorées du monde
intérieur.
ALBERT THIBAUDET
*
* *
LA REVUE CRITIQUE
Signalons la réapparition de la Revue Critique des Idées
et des Livres, qui fut, comme la Nouvelle Revue Française,
interrompue par la guerre. Trois numéros seulement paraî-
tront cette année ; ils auront un caractère principalement réca-
636 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pitulatif : le premier retrace l'œuvre de la revue avant la
guerre ; le second fera revivre le souvenir de ses nombreux
collaborateurs morts pour la Patrie. La publication normale
reprendra à partir de janvier prochain.
Cette résurrection sera sans doute pour nous l'occasion
d'apprécier ici avec détail le rôle important joué par la
Revue Critique avant la guerre et d'établir un parallèle entre
son effort et le nôtre.
***
MOUVEMENT DADA
Dans les pages d'annonces d'une de nos jeunes revues les
plus vivantes, on lit l'annonce suivante :
DADA
1-2-3-4-5
Tristan Tzara, Directeur,
pour tous renseignements lui écrire :
Mouvement DADA, Zurich-Seehof Schifflande, 28.
Il est vraiment fâcheux que Paris semble faire accueil
à des sornettes de cette espèce, qui nous reviennent direc-
tement de Berlin. Au cours de l'été dernier, la presse alle-
mande s'est, à plusieurs reprises, occupée du mouvement
Dada et des récitations où les fidèles de la nouvelle école
répétaient indéfiniment les syllabes mystiques : « Dada
dadada dada da. » En septembre 19 18, une élection complé-
mentaire eut lieu dans la première circonscription de Berlin,
et le « Klub Dada » mit en avant la candidature de son
« Ober-dada ». Voici les renseignements que, d'après les
circulaires du club, le Berliner Tageblatt fournissait sur le
nouveau candidat :
« M. Baader est né le 21 juin 1875 à Stuttgart. La série
NOTES 637
« des événements considérables qui marquèrent sa vie
« commença, le jour de la Saint-Sylvestre 1876, par un
« coucher de soleil sur les Alpes, d'un éclat inouï et qui avait
« un rajîport étroit avec sa personne. Deux ans et demi plus
a tard, il célébra pour la première fois, à lui tout seul, le
I rite de la sainte nudité, dans un bois écarté, au bord du lac
« de Zurich. M. Baader est un des architectes les plus émi-
« nents de l'Allemagne ; ses tombeaux et ses travaux monu-
« mentaux sont universellement connus. »
La candidature du Grand-Dada semble n'avoir pas été
prise fort au sérieux et les journaux oublièrent d'indiquer
combien de voix il avait obtenues. Ne soyons pas plus ridi-
cules que les électeurs de la première circonscription berli-
638
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I. BEAUX- ARTS.
Gustave Coquiot : Cézan7te ; OUendorff.
Camille Enlart : Manuel iTarchéolo-
gie française depuis les Temps Méro-
vingiens jusqu'à la Renaissance, T. I :
L'Architecture religieuse; Aug. Picard.
Henri Lapauze : Les Pastels de Mau-
rice-Quentin de la Tour, du Musée Lé-
cuyer, à Saint-Quentin ; La Renaissance.
Camille Mauclair : Essais sur rémo-
tion musicale. II : Les Héros de V orchestre;
Fischbacher.
II.
LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE.
Jean Aicard : Gaspard de Besse. Un
bandit à la française ; Flammarion.
Roger Allard : L'appartement des
jrunes fdles ; C. Blcch.
Guillaume Apollinaire, Fernand
Fleuret et Louis Perceau : L'Enfer
de la Bibliothèque Nationale ; L'Edition.
René Arcos : Le Sang des autres, poèmes;
Editions du Sablier.
Tristan Bernard : Secrets d'Etat;
Flammarion.
Marcel Boulenger : Les Trois Grâces ;
Société littéraire de France.
René Boylesve et Henri de Régnier :
Discours de réception à l'Académie Fran-
çaise et réponse.
H. Diamant-Berger : Le Cinéma ; la
Renaissance du Livre.
Diderot : Sur les femmes ; Léon Pichon.
Léon Frapié : Nouveaux contes de la
Maternelle ; Flammarion.
Paul Géraldy : Les Petites âmes,
poésies ; A. Messein.
RÉMY DK Gourmont : Les Pas sur le
sable : Société littéraire de France.
RÉMY DE Gourmont : Trois légendes du
Moyen- Age ; A. Messein.
P.-J. Jouve : Heures. Livre de la nuit,
poèmes ; Editions du Sablier.
Alfred Machard : Poucette ou le plus
jeune détective du monde ; Flammarion.
Maurice Maeterlinck : Le Miracle
de S aint- Antoine ; Edouard Joseph.
Gabriel Maurière : Au Burlingue ;
Albin Michel.
Octave Mirbeau : Le Calvaire ; Flamma-
rion,
Mathias Morhardt : Le Théâtre de
Mademoiselle ; Attinger frères.
Charles Nodier : Contes de la veillée,
Contes fantastiques ; Larousse.
Jean Pellerin : Le Copiste indiscret;
Albin Michel.
PiRON : L'œuvre badine d'Alexis Piron ;
L'Edition.
Jules Renard : Les Cloportes ; G. Crès.
Romain Rolland : Liluli ; Editions du
Sablier.
Jean Suberville ; Le Théâtre d'Edmond
Rostand. L'Œuvre. Le Dramaturge. Le
Poète ; Editions et Librairie.
Jules Supervielle : Poèmes ; Figuière.
Pierre Veber : Les Couches profondes ;
Calmann-Lévy.
Laurent Vineuil : L'Erreur; Albin
Michel.
III. — HISTOIRE, PHILOSOPHIE,
SCIENCES SOCIALES.
Joseph Bédier : L'Effort français :
Quelques aspects de la guerre ; La Renais-
sance du Livre.
« Les Compagnons » : L'Université nou-
velle. II : Les applications de la doctrine ;
Fischbacher.
Henri Hovelaqub : Précis de l'histoire
des Etats-Unis ; Delagrave.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD
FONTENAY- AUX -ROSES. — IMPRIMERIE LOUIS BELLENAND.
<.V)
V
641
LA PENSEE FRANÇAISE
DEVANT LA GUERRE
« Je regarde humainement les choses. »
Vauvenargues
En bouleversant les manières d'agir et les manières
d'être, en suscitant des conditions d'existence nouvelles,
l'état de guerre a eu, dans tous les domaines, une pro-
fonde répercussion. Il n'est pas jusqu'à l'ordre mental lui-
même qu'il n'ait modifié spontanément et pour ainsi dire
à l'insu des esprits. La nécessité de faire face à un péril
vital et de se mettre en état de défense a interrompu le
jeu régulier des forces intellectuelles. Des forces nouvelles
ont surgi qui se sont emparées des consciences. Absorbés
par les événements, sollicités par l'imagination, trans-
figurés par des émotions intenses, les esprits ont perdu
leur individualité logique. Il a fallu agir et non plus penser,
dans une communion étroite de sentiments. Et la vie
intellectuelle, qui est faite d'échanges et d'élaboration
critique, qui se nourrit des divergences et même des
dissidences, a disparu.
Peu à peu, le besoin de comprendre sa propre activité a
suscité dans la nation le réveil d'une réflexion timide.
Constatant l'existence d'un état de conformisme, elle a
41
642 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
entrepris de le justifier et, comme elle était insuffisamment
critique pour se débarrasser du mysticisme qui l'aveugle
encore, elle n'a pas vu dans la modification des rapports
internationaux la cause première de ce courant senti-
mental. Elle a rapproché ce courant d'un mouvement
mi-artistique, mi-philosophique d'avant-guerre pour
étabUr entre l'un et l'autre une filiation secrète. La pré-
dominance de la sensibilité a paru être comme le passage
dans les mœurs de la philosophie du sentiment et de
l'intuition. Inversement, le spiritualisme a hérité des
susceptibiUtés légitimes de l'état de guerre et, non
content d'interrompre tout commerce intellectuel avec
l'ennemi, il a donné à cet acte de convenance une valeur
rétroactive. Il a entrepris ime révision critique de la
pensée d'avant-guerre pour déceler en elle toute trace
d'influence allemande. Sans toujours faire preuve d'une
rigueiu:, d'une méthode et d'une documentation suffisantes,
il a dénoncé l'action de Kant, de Fichte, de Hegel, de
Schopenhauer et de Nietzsche sur nos philosophes. Il a
fait ressortir l'influence de Wagner sur la musique contem-
poraine et l'invasion de l'art munichois. Il a même été
jusqu'à voir dans l'extension au travail intellectuel des
discipUnes scientifiques la manière allemande. Et ces
recherches généraUsées ont eu des conséquences inatten-
dues. Sans doute, dans des questions délimitées, lors-
qu'elles ont été entreprises avec quelque souci de méthode,
elles ont pu donner des résultats incontestables : certains
historiens ont mis ainsi en lumière .le caractère beUiqueux
que l'idée nationale a toujours revêtu en Allemagne.
Mais, quand ils n'emportaient pas de justification suffi-
sante pour ne trahir qu'une réaction sentimentale, de
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 643
semblables travaux se sont retournés contre leurs auteurs.
Ils ont jeté la suspicion sur la pensée française d'avant-
guerre qui vivait normalement d'échanges avec toutes les
nations européennes. Et ils ont permis aux anti-intellec-
tualistes de remporter une victoire à la Pyrrhus.
Devant une telle confusion, il ne faut pas regretter
seulement le manque de discernement qu'elle implique.
Elle crée encore un état de déséquilibre et de malaise qui
est un danger pour la pensée française. Par un retour
singulier, ce sont les mêmes esprits qui étaient le plus
ouverts aux influences étrangères qui, aujourd'hui, les dé-
noncent. Ils avaient engagé la jeunesse française d'avant-
guerre en lui donnant des directions, en lui imposant des
programmes, en limitant ses curiosités. Ils auraient dû
accepter en silence la leçon des faits et personne n'eût
songé à leur reprocher leur erreur. Maintenant qu'ils ont
donné le spectacle d'un reniement douloureux, que
reste-t-il des idées professées ? Les mots apparaissent
vides de sens et comme privés de vie ; les formules se
désagrègent ; les systèmes dialectiques s'écroulent. Cepen-
dant il y a là de jeunes hommes. Quel est leur partage,
sinon l'inquiétude ? Quels conseils peuvent-ils recevoir
d'aînés qui n'ont pas su conserver une tradition véri-
table ? Les mdtres intellectuels que l'opinion se donnait
hier encore n'ont pas su conserver la tradition catholique
qui avait bien sa grandeur quand un Malebranche s'en
faisait l'interprète, ni la tradition libre-penseuse du
xviii^ siècle. Ils ont cru à la solidité des compromis ;
ils ont cru que Ton transige avec la vérité comme on
transige avec les consciences. Maintenant ils prononcent
la faillite de l'intelligence avec la sourde haine de l'ilote
044 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pour la force ; ils laissent sans direction des hommes qui
veulent vivre.
Sans doute, quand toutes les énergies sont tendues
vers la réorganisation du monde, la situation de la pensée
est bien délicate. Et pourtant, au sortir de l'expérience
tragique où se sont peut-être élaborées quelques certitudes
nouvelles, nos devoirs intellectuels sont impérieux. La
France, si décidée dans l'action, demeure hésitante,
mobile et troublée devant son passé et devant l'intelli-
gence. Elle ne sait que penser d'elle-même. Il importe de
dissiper ce malaise. Il faut savoir ce que valent les idées
que nous avons aimées et qui nous ont fait vivre, dût cette
recherche être pénible. Nous ne pouvons prononcer aussi
légèrement la déchéance de la pensée française d'avant-
guerre, la déchéance de l'intelligence. Il importe de savoir
dans quelle mesure et sous quelle forme la pensée fran-
çaise a subi l'empire des idées allemandes, et si les consé-
quences qu'on dégage de cette servitude sont légitimes.
N'ayant ni l'étroitesse, ni les arrière-pensées d'un parti
poUtique, le sentiment national n'a jamais exigé qu'aucun
sacrifice soit fait de la vérité et de la logique. L'abandon
aux événements n'est pas une discipline, l'improvisation
n'est pas une méthode, le sentiment n'est pas un dogme.
Et tout, même un traditionalisme strict, buté, qui mécon-
naîtrait les exigences essentielles de la pensée moderne,
serait préférable à l'attente sans objet d'un opportuniste
étemel.
.%
D'une manière générale, la crise actuelle ne saurait nous
surprendre. La cessation d'échanges intellectuels avec
•
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 645
l'Allemagne est un fait de même nature que la cessation
d'échanges commerciaux. Mais elle répond encore à des
raisons plus profondes et plus subtiles. A l'état de paix,
les échanges portent sur des systèmes de représentations,
science, philosophie, art, religion, dont le caractère est
international en ce sens qu'ils sont des modes de l'activité
humaine ne correspondant pas à une structure sociale
déterminée. Certaines aspirations collectives, certaines
doctrines, certaines découvertes surgissent parfois dans
plusieurs nations simultanément, et semblent être surtout
l'expression d'une époque. Les mouvements de toutes
sortes se propagent, se transmettent et circulent à travers
le monde. De fait, au cours du xix^ siècle, les esprits
instruits des différentes nations possédaient une somme
de connaissances à peu près identiques. Ils étaient bien
près de penser les mêmes réalités de la même manière.
Sous l'action de la science qui semblait devoir hériter
du caractère universel, catholique, de la rehgion, l'accord
des esprits paraissait se réaliser. Et quelques critiques,
sensibles à cette transformation lente, pouvaient en pres-
sentir les conséquences et annoncer, sans trop d'invrai-
semblance, la constitution d'un esprit européen.
Mais la guerre a été révélatrice des peuples en dégageant
leur être intime. Les collectivités en état de défense, ramas-
sées sur elles-mêmes, se sont dépouillées des attitudes
apprises. Alors seulement il est devenu évident qu'elles
possèdent une physionomie propre, des caractères inimi-
tables et irréductibles. L'antagonisme des mœurs, des
conceptions juridiques, de la sensibihté s'est révélé.
Notre bonne foi surprise a pu découvrir dans l'Allemagne
contemporaine bien des aspects que le commerce intellec-
646 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tuel ne laissait pas transparaître et certains traits moraux
assez odieux que Mme de Staël avait déjà pénétrés, encore
que nos critiques lui aient généralement dénié Tintelligence
des choses étrangères. Aussitôt la pensée s'est reprise
instinctivement. Emportées par le mouvement national,
avec l'ardeur d'ime passion morale, toutes les disciplines :
science, art, philosophie — la religion exceptée — ont
tenu à répudier tout contact étranger et sont devenues na-
tionales.
Cette réaction naturelle n'a pas été exempte d'exagéra-
tion. En donnant à la seule attitude que nous puissions
concevoir, et que nous devions avoir actuellement, une
signification rétroactive, en étendant au temps d'avant-
guerre ce qui vaut pour ime époque de crise, on mécon-
naîtrait gravement les conditions de la vie intellectuelle.
Et tout jugement porté sur les échanges intellectuels
d'avant-guerre cesse d'avoir une valeur positive, s'il est
seulement l'expression d'im mouvement de sensibiUté.
Car il ne sufl&t pas de haïr ; il faut trouver pour notre haine
comme pour notre amour des raisons entières et durables.
Il serait vain de regretter tout échange. Mieux vaut
rechercher le sens de l'échange et s'appUquer à discerner
dans les influences de pays à pays toutes les ganmies et
les nuances qui s'y trouvent.
L'échange est nécessaire. Il secoue et rénove. La con-
frontation de l'expérience que nous vivons avec celle que
les autres peuples sont en train de vivre, fait que nous ne
demeurons pas les esclaves d'habitudes acquises. Sans le
va-et-vient des idées, la vie se retirerait de nous. Et l'esprit
critique assure la continuité d'une vie spirituelle toujours
changeante à la surface en ne demandant aux suggestions
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 647
étrangères qu'un prétexte pour se mieux connaître et
rejoindre ses traditions véritables. Il se passionne, il se
prête à tous les mouvements d'enthousiasme, il a toutes
les curiosités. Mais jamais son admiration n*est entière.
La vigueur de ses instincts, la force avec laquelle ses
tendances s'expriment le défendent des émotions fugitives
et superficielles. Celui-là seul redoute l'échange qui craint
de ne pouvoir réagir. L'appréhender, c'est déjà douter un
peu de soi-même, c'est sentir la misère de sa personnalité.
Car, dès que l'homme est trop faible pour laisser la
marque de sa pensée empreinte sur les choses, les idées
se désagrègent. Leur signification objective, impersonnelle
se dissipe. Elles se métamorphosent et ne sont plus que
cristallisation de tendances, expression indécise d'images
et de désirs. Elles engourdissent l'intelhgence, envahissent
l'être devenu trop plastique et s'emparent de la sensibilité
surprise. Il n'y a plus échange, mais substitution.
Cette distinction jette sur l'influence allemande un
jour nouveau. Il n'y a ni à s'étonner ni à s'inquiéter si,
dans l'ordre scientifique et philosophique, des idées alle-
mandes ont pu attirer notre attention, puisque la pensée
allemande participait, jusqu'en 1914, de la pensée euro-
péenne. Mais on peut se demander si, à la faveur et sous
le couvert d'idées qui ont une portée internationale, la
sensibihté allemande, demeurée profondément nationale,
n'a pas introduit en France une manière nouvelle de
sentir que nous avons crue naturelle et autochtone. On
peut se demander si la sensibihté allemande n'a pas été
un des agents les plus directs de la désorganisation intel-
lectuelle entreprise en France par la philosophie du senti-
ment.
648 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
.%
Sous le mouvement qui transforme l'Allemagne à la
fin du XVIII6 siècle et au début du xix®, qui traverse la
religion, la philosophie et l'art, c'est l'esprit allemand qui
secoue la tutelle où le tenaient notre politesse et nos lettres
et donne libre cours à sa sensibilité. Il révèle, comme Faust,
« un cœur d'enfant et un esprit séculaire ». Son émotion
devant la vie l'enchante, tant elle paraît neuve ; car il est
sans souvenirs. Il ne sait qu'imaginer son passé et pro-
jette sur le présent ses aspirations confuses. Alors une
réalité seconde se dévoile. A l'appel des poètes tout un
monde caché et invisible qui sommeillait dans l'œuvre
d'Albrecht Durer, qui chuchotait à travers les légendes
ancestrales, se reprend à vivre. Les cosmogonies renaissent.
Dans la nature célébrée jadis par Jacob Bôhme, tout
devient étrange et prend un sens mystique. Novalis épie
au fond de l'être humain l'action sourde de forces insoup-
çonnées. La sensualité rêve avec Schumann au jardin de
Marguerite. L'ivresse lourde et la joie triste des foules
traversent les symphonies de Beethoven comme ime
supplication. Partout l'imagination se joue. Toujours
créatrice, elle ignore la saveur des plénitudes et jamais
elle ne souhaite arrêter la minute qui passe.
Telle est la sensibiUté allemande. Tout en elle traduit
le trouble, l'inquiétude violente, le désir de vivre insatis-
fait. On sent ses rehgieux, ses musiciens, ses philosophes
à la poursuite de la vie. Mais elle est impétueuse et
brutale ; c'est ime chasse plutôt qu'une recherche. La vie
se dérobe. Ils voudraient l'enserrer, la contenir dans un
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 649
mouvement du cœur, dans un thème ou dans une formule,
car ils croient encore à la puissance magique des formules.
Ils apprêtent un piège dialectique. La vie mobile et
fuyante contourne les appareils formidables de mots,
sans laisser d'elle davantage qu'un reflet. Ils essaient
alors de l'imiter ; ils se veulent multiples et universels
conmie elle. Ne voyant plus dans le réel que conflits, con-
tradictions, antagonismes, ils demandent à l'imagination
distendue le secret des métamorphoses. Le même mouve-
ment d'idéalisme traverse Hegel, Fichte, Schelling et
Wagner. Ils n'ont jamais su trouver la forme harmonieuse
et aimée en qui la vie suspendue s'épanouit et s'achève.
Leur métaphysique ne trahit qu'un mauvais esprit de
révolte et leur inquiétude ne s'apaise que dans un rêve
d'orgueil mystique. Ils ne savent que l'art de rêver.
Cet esprit s'introduit en France, au lendemain de
l'aventure impériale, lorsqu'il ne reste, avec l'amertume
du souvenir qu'un vide de l'âme. Au sein d'une dissolution
générale où rien d'autre ne subsiste que des cadres admi-
nistratifs, on attend de la Sainte Alliance un roi et un
régime mental. L'invasion de 1815 permet une invasion
plus subtile, plus complexe, plus tenace. La sensibilité
nouvelle s'empare des esprits, qui combine étrangement
le réalisme des buts poUtiques et le mysticisme. Les
éléments empruntés à la civiHsation française s'y recon-
naissent encore assez pour qu'elle ait comme un air de
parenté avec l'esprit français. Mais sa violence naturelle
la rend dominatrice. Exploitant la réprobation morale
qu'inspire l'irréligion du xviii® siècle et la crainte qu'ins-
pirent les idées révolutionnaires, elle conquiert la pensée
française. Et le mouvement d'enthousiasme qui anime
650 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la jeunesse de Cousin et qui pouvait être le prélude d'une
Renaissance dévie, tourne court et s'achève en une Res-
tauration.
C'est un courant de poésie et de lyrisme à la fois
mystique et social qui s'insinue et pénètre dans le
domaine de l'art et de la philosophie. L'esprit de l'école
romantique et l'idéalisme postkantien agissent confusé-
ment sans susciter d'imitation précise. Aussi n'éveillent-ils
pas l'attention et ne rencontrent-ils de résistance que
chez Stendhal. Ce que nous retenons des contacts brefs
et des voyages, c'est une ambiance imprécise faite d'images
plus encore que d'idées. Nous apprenons à rêver ; et la
rêverie allemande nous repose des élans passionnés et de
la nostalgie où nous venions de nous complaire. Sous son
charme, la sensibilité se Hbère de toutes les disciplines,
conquête patiente d'une vie intérieure qui se veut har-
monieuse et étabUt entre toutes les puissances de l'être
une hiérarchie. L'imagination prend la clef des champs
et vagabonde.
Mais les artistes de 1830 sont trop proches de la vie de
sensation et souvent d'une ingéniosité trop subtile pour
que le tourment métaphysique s'empare d'eux et les
tristesses sans cause. L'originalité de leur nature les
rend assimilateurs ; mais leur fantaisie les défend du
mysticisme. Ils admettent qu'ime manière nouvelle de
sentir s'incorpore à notre sensibiUté et l'enrichisse, mais
seulement au prix de sa sujétion. Et le romantisme alle-
mand, contenu dans l'art, ne réussit à s'emparer que du
domaine spéculatif.
Le discrédit où sont tombées la science, l'analyse et
l'expérimentation, qui ont partie liée avec le scepticisme
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 651
du siècle précédent, facilite sa besogne. L'éducation scien-
tifique dispardt presque complètement et fait place à
l'à-peu-près facile et brillant de l'éducation littéraire.
Devant les choses, les idées, la pensée n'analyse ni ne
regarde ; elle se laisse envahir par l'émotion immédiate.
L'atmosphère qui se dégage, une impression fugitive,
un mouvement instinctif la contentent. L'émotion confuse
et amorphe est une possibiUté indéfinie de sensations;
au gré des suggestions, elle se prête à toutes les métamor-
phoses. Le jeu des af&nités se substitue à la logique. Les
idées cessent d'avoir ime valeur en elles-mêmes, toute
certitude étant sentimentale. La recherche des causes
à la manière du savant est abandonnée pour la poursuite
d'analogies mystérieuses. Car le monde entier, vaste
poème, se modèle sur les données intimes. La sym-
pathie, l'intuition sont élevées au rang de méthode.
Philosophie et poésie se confondent. Et le sentiment, dans
les hmites de l'expérience individuelle, devient source
de vérité.
Ainsi la prépondérance d'une sensibilité trouble cor-
rode la pensée et entraîne une modification profonde dans
l'attitude spéculative traditionnelle. Il naît, dans l'école
de Cousin, un mouvement ambigu et opportimiste, le
spirituahsme. Celui-ci se colore diversement, suivant les
tempéraments, les modes et le jeu des influences. Il revêt
successivement toutes les formes. Parfois même, telle de
ses manifestations paraît assez orginale pour laisser
croire à un renouvellement et à un travail véritable de
la pensée. Et pourtant, lorsque tombe le vêtement un
peu flottant dans lequel il s'enrobe, il ne demeure de lui
que quelques croyances traditionnelles et quelques dogmes.
^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est que, sous la Restauration, les besoins philosophiques
se confondent avec les besoins religieux. La pensée ne
tend qu'à rendre plus fermes et plus assurées les croyances.
Dieu et l'immortalité de l'âme demeurent les questions
primordiales. Mais on a tenu à substituer à la discussion
des dogmes théologiques, qui exige, somme toute, une
dialectique serrée et de l'esprit de suite, le témoignage
infaillible de la conscience morale. D'ailleurs, le goût du
schisme est assez prononcé; la morale règne; la raison
pratique l'emporte sur la raison spéculative. Et la science
est lettre morte sans l'esprit métaphysique dont les for-
mules donnent, comme autant d'opérations magiques et
hermétiques, le secret des choses et du monde.
Et l'œuvre de la Restauration se prolonge sous la
Monarchie de Juillet. L'action d'une classe bourgeoise
prospère et détentrice du pouvoir amène la pensée à
composition sous couleur de libéralisme. Balzac, son
peintre, n'a pas l'ironie d'Henri Monnier ; les philosophes,
sous peine d'être notés de « matérialisme », deviennent des
directeurs de conscience encore plus accommodants que
les jésuites. Le spiritualisme cesse alors d'être le grand
système que Malebranche et Maine de Biran ont pu conce-
voir. « Par l'éloquence de la parole, le concours de la
théologie chrétienne, la propagation de l'enseignement
classique, il devient une sorte d'institution sociale ^. » Il
sert la poUtique qui s'efforce de capter les idées révolu-
tionnaires pour leur interdire l'avenir. Il se retourne à la
fois contre les doctrinaires et contre Auguste Comte qui
renoue, par l'entremise des idéologues et des médecins,
I. Vacherot, La situation philosophique en France {Revue des
Deux Mondes, juin 1868).
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 653
avec le xvni® siècle. Il profite de toutes les confusions'
de toutes les ignorances ; il entraîne après soi toutes les
forces conservatrices. Il va chercher loin de la tradition
française, dans la religiosité allemande semi-catholique
et semi-protestante et dans le romantisme de Schelling,
ses thèmes et ses prétextes. Ayant la vitalité des courants
qui servent les intérêts des groupes, il survit aux journées
révolutionnaires de 1848, à la proscription impériale qui
bâillonne l'Université de 1852 à 1864 ; et il réapparaît
poiu: empnmter à Ravaisson le prestige de son talent 1.
Même après 1870, bien des intelligences ne réussissent pas
à s'en affranchir. Par son intermédiaire, elles se mettent
à l'école de la philosophie allemande. Et, là-bas, elles ne
pressentent ni ne discernent le développement du machi-
nisme, les appHcations techniques de la science, l'accroisse-
ment constant des exportations commerciales, le besoin
de débouchés nouveaux, la naissance d'une politique
mondiale menaçant l'équihbre européen. De tout ce
travail qui inquiète Nietzsche et qui transforme la pensée
elles ne devinent rien. Méphistophélès les guide toujours
à travers l'Allemagne.
De la sorte (et jusqu'en 1914), la philosophie est
devenue trop souvent une manière d'art quand elle n'est
pas une théologie bâtarde. La religiosité, le moralisme,
le mysticisme sont les qualités auxquelles se reconnaît
un « esprit philosophique ». Tout est vu sous l'espèce
du bien et sous l'espèce du beau. Les penseurs allemands
nous fournissent les types. Faust, qui n'avait fait
que visiter BerHoz et Delacroix, s'installe à demeure
I. Cf notre article sur La Doctrine de Ravaisson et la Pensée
moderne {Revue de Métaphysique et de Morale, mai-juin 191 9).
654 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chez les philosophes. On le consulte; il rend en vers
ses oracles. Goethe ne sait-il pas toutes les raisons de
vivre, comme Kant sait toutes les raisons d'être moral et
toutes les bonnes raisons que nous avons de croire à la
fusion posthume du bonheur et de la vertu. Schelling
épèle les secrets de la nature, révélation vivante. Le
cathoUcisme de l'école de Munich neutralise heureu-
sement le piétisme de Kœnigsberg et le protestantisme
d'Iéna.
Aussi n'y a-t-il pas place pour notre passé : le spiritua-
lisme supprime le xviii® siècle et annihile l'expérience d'un
peuple. Il appauvrit l'histoire et la rabaisse à la mesure
de ses intérêts et de ses scrupules. Il oublie que Kant a
été influencé par Rousseau et il le faut bien pour taire
l'originalité des Confessions, modèle lucide et si peu roman-
tique d'analyse psychologique. Il oublie que Gk)ethe con-
naissait très bien Diderot. Il oublie que Schopenhauer
et Nietzsche se sont nourris de nos moralistes, qu'ils
ont aimé nos correspondances et nos mémoires ; autre-
ment il eût fallu reconnaître que, même au grand siècle,
les Français ont été des observateurs des mœurs indulgents
ou passionnés. Il oublie d'Alembert et Condorcet. Il
oubUe que Voltaire, Condillac, Destutt de Tracy et Cabanis
ont posé les fondements d'une philosophie de la sensibilité ;
que, même pendant la Révolution, il y eut un mouvement
d'idées traqué par l'Empire, étouffé par la Restauration. Il
fallait bien créer la légende de l'athéisme et du sensua
lisme du xviiie siècle. La France devient alors un pays
affaibli par de longues secousses poHtiques, sans sève
intellectuelle, qui doit sa vie aux révélations venues
d'Allemagne et d'Alexandrie. Tout au plus est-elle la
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 655
patrie d'un Descartes mystique et halluciné, d'un
Pascal, génie scientifique pris au piège du doute et se débat-
tant dans les rets de Port-Royal. Un vent de piétisme
souffle. Une dialectique morose place devant l'initiative
et l'expansion humaine l'image du péché. Sur le monde
entier, sur les êtres et les choses qui réjouissent l'artiste,
elle répand une atmosphère de contrition. Naïvement
insincère, tourmentée par la passion morale, elle se pare
du devoir pour masquer sa confusion. Sans spontanéité,
sans fantaisie et sans amour, elle est mauvaise ouvrière de
vie.
A travers le siècle, un certain nombre d'esprits,
obéissant à des considérations pratiques plutôt qu'à des
exigences spéculatives, se sont donc laissé séduire par la
sensibilité allemande. Ils ont introduit l'esprit métaphy-
sique. La dissociation de la sensibilité et de l'intelligence, la
prééminence de la sensibilité, la confusion dans les idées,
qui s'ensuivirent, coïncidèrent avec une méconnaissance
de l'esprit français. Replacé dans l'histoire des idées, le
spiritualisme n'a ni l'ampleur ni l'importance qu'on lui
prête. Il ne saurait mettre en cause la valeur de l'intelli-
gence. Le mouvement intellectuel et scientifique, les
modifications sociales, les événements historiques autour
de lui ont transformé le monde. Maintenant, à son réveil,
il éprouve une stupeur douloureuse et s'étonne de voir
Wundt revendiquer avec âpreté Leibniz, philosophe
allemand. Les discours de Pangloss ne nous avaient-ils
pas mis au fait ? Et serions-nous si surpris aujourd'hui
si Candide était, par hasard, devenu un livre clas-
sique ?
656 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cependant la France véritable est ailleurs. Parler de
qualités de race, de l'esprit gaulois et du génie latin c'est
encore presque n'en rien dire, tant le concours des cir-
constances qui nous ont créés est multiple. Mais, dès qu'on
cesse de prêter à la culture une finalité singulière, pour y
voir seulement une image et comme un reflet de la vie,
surgit notre peuple. Il suffit de se déprendre des admira-
tions de collège qui font tenir dans la préciosité alexandrine
de Virgile, dans l'épicurisme trop relâché d'Horace et
même dans la correction froide de Racine tous les mouve-
ments du cœur himaain. Seul le commerce assidu de nos
artistes, de nos savants, de nos philosophes, s'unissant
au goût pour les campagnes françaises, révèle la sensibilité
frémissante de la nation.
Cette force nouvelle que l'Allemagne venait de découvrir
et dont on s'est entretenu mystérieusement au xix^ siècle,
il y a beau temps que nous en avons approfondi le secret
et que nous avons su en dominer la violence par une maî-
trise constante de nous-mêmes. Notre civilisation n'est
pas d'un jour. Tant de générations courbées sur les terres
du Valois et de l'Ile-de-France ont vécu le drame de la
vie et jeté dans le brasier leurs joies et leurs souffrances,
que notre image se coule en un alliage toujours plus
riche. L'être a acquis peu à peu une finesse nerveuse et
une sensibilité pénétrante. Lentement il a conquis sa
personnalité ; il est parvenu à vivre d'une vie propre et
à mêler au chœur des grandes émotions collectives le
chant encore tremblant des émotions personnelles. Sans
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 657
désapprendre de pleurer et de rire, il a appris la mesure
dans l'expression des sentiments. Jamais il ne s'abandonne
à l'ivresse de sentir. C'est qu'un plaisir d'intelligence
rend plus intense encore son émotion. Il sait le prix
des mouvements spontanés ; mais il n'a jamais douté
que la pensée qui les arrête au passage et les retient en-
closes dans une forme durable n'ajoute encore à leur
prix. Il va même parfois jusqu'à rougir d'être ému ; et
l'ironie légère fuse instinctivement, comme une défense.
Car l'esprit français n'est ni très sensuel ni très mystique.
Il ignore la sensualité inquiète, énigmatique et pesante
des pays protestants. Amoureux des lignes, des couleurs
et des formes, il goûte dans les sensations une joie pure
et subtile. Il est trop mobile pour être sentimental. Il y
a en lui un besoin de précision et de netteté par quoi il
répugne, jusque dans sa musique même, qui est musique
de danse, aux inquiétudes prolongées. Pour lui le monde
extérieur existe. Et, comme il est curieux, le spectacle
des choses l'empêche de méditer trop longtemps et de se
perdre dans la contemplation mystique du moi. Il ignore
le tourment de l'infini, car il sait que là où sont les raisons
véritables de vivre est aussi la joie de vivre. Sa tristesse
est dans la nostalgie, dans le regret des horizons accou-
tumés. Depuis Ronsard, son lyrisme intérieur et sans
fièvre dit la fluctuation des désirs précis et le retour
des saisons.
Aussi il est bien vrai que notre goût « s'étend tout autant
que notre intelligence et il est difîicile qu'il passe au
delà ». Y a-t-il lieu de le regretter ou n'est-ce pas plutôt
notre privilège ? La France, où convergent les mouve-
ments européens, a toujours évité la consomption des
42
658 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nations qui s'isolent, ne vivent que de souvenirs et fouil-
lent un passé mort. Sachant que la vie spirituelle est
dans l'échange, elle a accueiUi toutes les idées, sûre
d'elle-même : sa fantaisie, son esprit, le sentiment du
ridicule, qu'elle a très vif, constituent sa sauvegarde.
Elle refuse de suivre l'engouement des classes oisives
qui mettent indifféremment à la mode un costume ou
une nuance de sentiment. Assez artiste pour ne rien
mépriser, elle détient le secret des transpositions. Le
tumulte des désirs peut monter des cours italiennes avec
une rumeur de fête et un parfimi d'aventure, elle en
fait des châteaux en Touraine. Quand les idées anglaises
affluent, elle les discute avec passion. Mais l'inquiétude
métaphysique exaspérée par la vie triste des petites
villes d'Allemagne du Nord s'insinue-t-elle ; son rire la
dissipe et son sens exact des choses. Sans doute, il y eut
parfois imitation servile et non adaptation véritable.
L'action de l'ItaUe sur nos peintres, de la Grèce sur nos
sculpteurs, de la pensée dite classique sur nos écrivains,
de l'Allemagne sur nos philosophes fut telle. Elle est sur-
venue toutes les fois qu'im doute de soi-même ou ime
défaillance passagère permettait le jeu fie sentiments
factices. Mais ces accidents sont négUgeables. Aucim
académisme n'a jamais rallié l'imanimité des esprits.
Les mouvements conventionnels ont toujours été le
fait de groupes qui doivent à des circonstances imprévues
un prestige usurpé et qui agonisent d'une mort lente à
l'écart des courants nationaux. Eux seuls portent en eux
tout l'avenir, d'eux seuls jaiUit, impétueuse comme une
force élémentaire, notre volonté profonde.
Et cette volonté est de comprendre. Notre pensée
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 659
s'est tournée vers l'étranger quand elle avait besoin de
distraction et de détente. Elle a caressé les robes espagnoles
comme elle s'est promenée dans les jardins d'imagination,
au clair de lune, par manière de jeu. Elle savait que pour
bien penser il faut être un peu poète ; mais elle savait
aussi que toute poésie est intime. Elle semblait avoir
des fantaisies et des caprices. A regarder penser et sentir
les autres, elle assistait à sa naissance véritable. Sous
son instabilité apparente, sous le jeu des influences, sous
son cosmopolitisme même, il y a élargissement, enrichisse-
ment et suprématie de la sensibilité française. Elle a voulu
pénétrer l'homme.
Notre pensée doit à cette aUiance singulière de la sensi-
bihté et de l'inteUigence autant qu'à son indépendance
d'avoir toujours été une réflexion sur l'activité humaine
contemplée avec sympathie. Par là, elle prolonge la
tradition hellénique. Plus proche de la nature, plus immé-
diate, plus sensuelle, la Grèce, quand on la dégage des
subtihtés orientales qui s'entrelacent dans les dialogues
de Platon comme des arabesques intellectuelles, c'est le
culte de l'animal humain plutôt que le culte de l'homme.
La France est infiniment plus complexe. Elle a traversé
le christianisme, puis la science. Elle a découvert la
valeur active de l'idée vraie, après avoir découvert la
valeur active de la croyance. Elle a reconnu dans l'art et
la science, dont les valeurs constituent le monde spirituel,
les formes de vie les plus hautes. Créatrice, elle a sculpté
ses rêves et prêté à ses désirs la magie des couleurs et des
mots. Morahste, elle a suivi le mouvement des conditions
sociales et le développement des mœurs. Soucieuse du
détail, elle a su ne pas trop s'y complaire ; il y a en elle
660 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un dogmatisme, un besoin voilé de donner des directions
qui sont signe de force et affirmation de soi. Elle redoute
la fausse gravité des métaphysiciens, car elle excelle dans
Tessai où se rejoignent tout simplement, tout imiment
la spéculation et l'action, la réflexion et la vie. Sa science
faite de sagesse ne saurait tenir dans des formules ni rece-
voir de développement dialectique ; elle est un humanisme
fécondé par la rencontre des événements et des caractères.
Ainsi, peu à peu, s'est modelé le visage de l'homme.
Au type latin fruste et taillé tout d'une pièce, tenace,
endurci et n'ayant qu'une entente limitée des choses,
s'est substitué un tyipe plus riche. Les esquisses en sont
nombreuses ; nous nous sommes repris à plusieurs fois pour
nous parfaire, car nous nous sommes sentis toujours
plus divers et plus multiples. Mais, plusieurs fois, la société
française a connu des époques de quiétude. Elle a vécu
son présent pleinement, sans regret du passé et sans
grand souci d'imaginer l'avenir. Elle a réalisé une fusion
complète de la culture et des mœurs. Si elle a compris
que, sans la science de l'homme, la science des mœurs
serait vaine, elle n'a jamais ignoré que, sans disciphne,
la science de l'homme serait un moyen assez médiocre
de parvenir. Elle a regardé la vie à hauteur d'homme, sans
illusion, avec clairvoyance. Et lorsque sa sincérité et sa
lucidité lui ont fait un devoir d'écarter des raisons de
vivre périmées, il est resté à ceux qui sont allés au delà
des croyances un optimisme intellectuel.
A travers toute son histoire, la pensée française est art
de vivre, science du bonheur, disciphne vivante. La
continuité de son œuvre dans tous les domaines révèle
moins ime nation classique que la nation humaine.
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 66l
*
Si cet esprit à des racines profondes, un siècle de roman-
tisme suffit-il pour détruire cette attitude atavique,
instinctive que nous avons devant la vie et qui est riche
de tant de souvenirs ? L'anarchie sentimentale a-t-elle
pu tuer en nous la sensibilité artistique, l'émotion intel-
lectuelle, l'inteUigence critique ?
De fait, il semble bien à première vue qu'avec le
xix^ siècle une expérience nouvelle commence où notre
passé n'a point de part. Elle se présente comme une réaction
unanime contre l'esprit du xviii^ siècle. Mais c'est que sa
stériHté de sentiment et sa souplesse morale ont acquis
au spiritualisme les sympathies de l'opinion. Son inertie,
son art de durer lui suffisent qui le dispensent de conquérir
les esprits à l'aide du vrai. Disposant des pouvoirs officiels,
de l'enseignement, de la critique, il laisse tomber sur le
passé le voile du silence ; contre son époque il n'use que
de polémique. Aussi le jugement qu'il porte sur un siècle
dont il ne représente pas l'esprit est sujet à caution et
révisible. Il faut rejoindre les forces vives qu'il a cru
pouvoir écarter sans se mesurer avec elles et qui sortaient
de notre passé.
La Révolution a généralement capté l'attention de l'his-
torien. Elle n'est pourtant que l'épisode poUtique d'une
épopée industrielle. Dès le xviii® siècle, une révo-
lution économique liée au développement des sciences
se prépare. Les conditions nouvelles du travail humain,
de l'échange, de la circulation des richesses, devinées par
les encyclopédistes, entraînent des modifications dans
662 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la physionomie des groupes. Un régime croule ; des cadres
sociaux éclatent ; une force anonyme surgit, inorganique
et instable. Ses souffrances et son absence de loisirs la
maintiennent longtemps dans im état d'enfance. Impul-
sive, elle croit à des lendemains meilleurs. Elle passerait
presque inaperçue si ses sectes mystiques et ses émeutes
qui avortent ne bouleversaient l'ordre moral. Précipitée
du pouvoir chaque fois qu'elle s'en approche et l'atteint,
elle est incapable de s'emparer de la pensée et de formuler
clairement ses exigences. C'est la pensée de nos écrivains
sociaux et de nos polémistes qui doit aller à elle pour
discerner, dans les masses populaires, la vitalité et la
promesse ardente des êtres jeunes à qui l'avenir est dévolu.
Tandis que certains esprits connaissent successivement
toutes les inquiétudes et se prennent à rêver, d'autres,
face à la vie, se plient à la discipline française ou partagent
les enthousiasmes naissants. Se tenant au-dessus de leur
époque, là où les passions mesquines viennent mourir,
où le cours des événements n'altère pas la valeur durable
de l'idée, ils font œuvre de savant ou d'artiste. Les savants,
faisant justice des hypothèses métaphysiques puisées
dans Stahl, ScheUing et Fichte, préfèrent aux raisonne-
ments la pratique du laboratoire ; aux vues d'ensemble,
les conclusions partielles et modestes. Laissant aux talents
peu doués le soin de poursuivre le beau moral et idéal
dont Winckelmann s'est fait l'apôtre, l'artiste tente
d'exprimer simplement la joie de la lumière. Par delà
les paysagistes de Fontainebleau et Delacroix, les impres-
sionnistes rejoignent Watteau, Chardin et Fragonard en
même temps qu'ils disent la poésie de la vie moderne.
Se dégageant de toute sensibihté factice, Stendhal et
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 663
Flaubert poursuivent, sans aucune arrière-pensée morale,
avec la netteté d'un clinicien, l'exploration du cœur
humain, cependant que le roman social se constitue avec
Zola qui les reconnaît comme ses maîtres. Taine reprend
les études psychologiques au point où les idéologues les
avaient laissées. Comte discerne, sous les fluctuations
poHtiques, la constance des forces sociales et tente d'en
pénétrer la nature.
Ainsi, à la suite de Stendhal, dispersés dans tous les
domaines avec une prodigalité heureuse, les libres esprits
continuent à sentir et à penser à la française. Ils demeurent
en contact avec l'esprit du xviii® siècle. Suspects pour
avoir lutté contre la paresse et l'engourdissement roman-
tiques, ils ont été tenus pour la plupart en dehors de la
pensée officielle. Le merveilleux enseignement qu'ils appor-
taient à la jeunesse a été méconnu ; ils n'ont pas eu les
honneurs du collège. Certains ont vécu dans l'oubli ;
d'autres ont connu le mépris plus douloureux encore que
le silence. Ils n'en avaient cure. Ils ont consacré leur vie
à une œuvre durable, sachant que le secret des créateurs
est dans la persévérance ; ils se consolaient peut-être
aussi en estimant avec Balzac que « les grands ouvrages
font justice des petits ennemis ».
Pourtant, ils ont été nos maîtres véritables. Parmi leurs
contemporains ils ont mieux senti, mieux vu, mieux
compris. Et ils ont aimé davantage. Ils ont eu et donné
ce qui fait notre orgueil : la conscience. Et ils ne sont pas
seulement la conscience de leur époque ; en eux l'esprit
français se retrouve. Il faut les unir et les rapprocher,
sans craindre l'épithète de dilettante, appHquée aux esprits
qui entendent dominer toutes les idées, toutes les émotions
664 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et reconnaissent, dans la diversité harmonieuse de leur
nature, une richesse. Alors de toutes les œuvres, une
impression unique se dégage ; elle révèle une tradition.
Cette tradition n'est pas un dogme ; elle devient un fait
d'expérience.
Les œuvres françaises ne sont que les moments d'un
seul effort critique poursuivi à travers les siècles. Face
à la vie, la pensée souhaite de comprendre. Elle répugne
aux enveloppements, aux atténuations, aux marches et
contre-marches des esprits sans viriUté. Elle veut l'émotion
exacte, la phrase précise, la décision directe. Positive et
expérimentale, elle bannit la sensibiUté trouble sans désa-
gréger l'émotion. Car elle ne saurait se confondre avec la
« raison » des métaphysiciens allemands, non plus qu'avec
!'« esprit » des spiritualistes. Elle n'est pas davantage
un art de raisonner suscité par un mauvais goût de logique.
La pratique de l'art et de la science, la conduite même
révèlent sa nature, qui supposent également une concen-
tration et une collaboration de toutes les puissances de
l'être. Elles laissent deviner une fusion étroite de la sensi-
biUté et de l'inteUigence. Issue de la vie, notre attitude
est l'expression et comme l'épanouissement de l'être qui
voit clair en soi. Il a conquis, au prix d'une discipline
constante, son unité ; par là, son œuvre aussi est une
conquête. Tel est l'intellectuahsme français qui nous
défend de l'anarchie, qui restitue son sens profond et sa
noblesse à l'effort humain : présence d'esprit.
Mais à quoi bon évoquer l'intellectualisme français ?
Des écrivains qui se sont découvert tout d'un coup une
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 665
âme sociale déclaraient avec ensemble, tant ils sont accou-
tumés à se plier aux modes, et aux heures les plus cruelles
de la guerre, que les intellectuels apparaîtraient après la
guerre comme « des produits de luxe un peu démodés ». Il
est vrai que chacun se fait de l'intellectuahsme une con-
ception à la mesure de son esprit. Il est vrai aussi que les
problèmes actuels sont d'ordre pratique. Mais sont-ce des
raisons suffisantes pour que nous doutions de l'intelligence?
Ceux qui se sont tenus délibérément à l'écart de la vie
moderne et qui faisaient fonction de penser ne sauraient
lui reprocher son aveuglement. Eux seuls ont méprisé la
science et ses méthodes, méconnu la puissance de l'indus-
trie, oublié que les intérêts économiques nationaux
l'emportent sur les considérations de parti. La philosophie
du sentiment doit imputer au seul défaut d'une discipline
qu'elle n'eut jamais le courage de se donner, son manque
de clairvoyance.
Sans doute, les conditions de la spéculation se trans-
forment. Les problèmes d'école qui ont toujours conservé
« une mine paysanne et scolastique » disparaissent. Les
problèmes véritables s'infléchissent. Nous devons faire face
à des réalités nouvelles. La réalité collective se dévoile dont
certains penseurs avaient entrepris, après Montesquieu,
l'étude, malgré l'opposition des spiritualistes soucieux de
défendre un individualisme étroit et craignant de voir
une interprétation positive des mœurs susciter une orien-
tation nouvelle de la conduite. La structure sociale, mise
à nu par des forces dévastatrices longtemps contenues,
révèle, plus violemment que ne l'ont fait les crises de
gouvernement et les crises économiques, les forces morales
qui se dégagent des groupes. Imperceptiblement, échap-
666 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pant presque aux observateurs les plus attentifs, un double
mouvement de ségrégation et de coalescence emporte les
sociétés et modifie profondément la physionomie des
peuples. Des forces meurent. Des forces embryonnaires
apparaissent. Des courants se forment ; des idées nouvelles
s'ébauchent. De tout cela autant que des événements
politiques est faite l'atmosphère dans laquelle nous vivons.
C'est à cette réalité spirituelle au moins autant qu'aux
facteurs matériels que nous avons affaire pour résoudre
les problèmes d'après-guerre.
En présence de cette réalité, une attitude expérimentale
s'impose. Or elle ne saurait s'improviser. Aucun aspect
de la réalité ne s'appréhende, comme le croient les philo-
sophies paresseuses, du dedans et par intuition. La signi-
fication du milieu ambiant qui souvent détermine nos
actes ne se révèle pas immédiatement. Ce que chacun de
nous en pressent est fragmentaire, enveloppé d'une
gangue affective. Une s^iithèse est nécessaire qui n'est
l'œuvre ni d'un individu ni d'un jour. Mais chacun peut
obtenir le détachement de soi-même et soumettre les
faits à une investigation qui autorise une opinion raisonnée
et une volonté droite. On s'imagine communément que
nous sommes tous égaux devant l'expérience. Or l'expé-
rience des réalités collectives, comme l'expérience de la
vie intérieure, exige, pour être féconde, les délicatesses,
les tâtonnements, l'impartiaUté d'une expérience scienti-
fique faite dans un laboratoire. Elle exige la même disci-
phne intellectuelle. Se pher aux circonstances, ne pas les
affronter pour en pénétrer la leçon latente, c'est les subir
sans plus. Trop de facilité à s'adapter, trop de souplesse
sont même parfois, autant que signe de médiocrité
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 667
morale, défaut de probité intellectuelle. Notre attitude
actuelle est donc solidaire d'une discipline. Elle suppose
cette présence d'esprit et cette maîtrise de la sensibilité
qui sont nos qualités essentielles.
Aussi devons-nous nous garder de toute attitude senti-
mentale. Sans doute nous sommes plus que jamais portés
à l'émotion et sans direction véritable. Les groupements
politiques, prisonniers des formules d'avant-guerre, de-
meurent en face d'un monde qui se refait, insensibles à
la nouveauté des choses. Les groupements intellectuels
témoignent d'une inconscience étrange. L'opinion se
penche sur le cours capricieux des événements pour y
retrouver le reflet de son angoisse et de ses alterna-
tives irraisonnées. Mais cette crise est passagère. Sous
la pression irrésistible du réel, chaque jour une idée
toute faite se désagrège et nous nous rapprochons de la
lucidité. Nous devons laisser le retour progressif à la
vie logique s'opérer normalement, car il n'est de convic-
tion sûre que celle qu'on acquiert par soi-même. Mais il
faut écarter l'anti-intellectualisme d'avant-guerre qui ne
pourrait que prolonger le divorce de la pensée critique
et de l'opinion au prix d'influences étrangères.
Ce n'est pas que nous devions nous défendre de toute
influence. Nous avons des affinités avec la pensée anglo-
américaine : même positivité, même goût du détail concret
même sentiment de l'expérience; dans notre passé, les
contacts avec l'Angleterre furent féconds. L'introduction
de la pensée anglaise en France au xviii^ siècle a donné
aux sciences de la nature, aux sciences pohtiques et aux
méthodes expérimentales une impulsion nouvelle. Vers
1860, l'action de Stuart Mill et de Spencer a permis à des
668 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
esprits comme Taine d'échapper à la métaphysique alle-
mande ; elle a prolongé, sans toutefois l'enrichir d'apports
nouveaux, l'action du positivisme; et, encore aujourd'hui,
elle serait nécessaire pour combattre la dialectique et
rappeler la simplicité des démarches logiques. Mais là
doit s'arrêter l'échange. Car nous ne tendons pas depuis
tant de siècles à nous affranchir de toute tutelle religieuse
pour remplacer la rehgiosité allemande par la rehgiosité
anglo-américaine. Si cette substitution peut être relevée
chez certains spiritualistes contemporains, elle a été faite
au mépris de nos traditions rationalistes. Aussi les résis-
tances que le Pragmatisme a rencontrées en France
sont légitimes; elles doivent être maintenues. Car le
peuple américain fait l'apprentissage de la pensée. Il
vient de s'apercevoir que la vie matérielle n'est pas tout ;
que l'homme n'épuise pas, même en des labeurs gigan-
tesques, son activité ; qu'il existe aussi une vie spirituelle.
Sa religiosité, son inquiétude morale, son idéalisme sont
l'expression lyrique et confuse de cette découverte.
Partout, chez James comme chez Emerson, se retrouve
une même tentative pour constituer des traditions Intel
lectuelles. Et l'Amérique est vraisemblablement appelée
à connaître, maintenant que son union nationale se fait au
sortir de cette guerre, une crise intellectuelle qu'elle
soupçonne à peine : au prix du scepticisme elle apprendra
que la vérité, même relative et transitoire, ne se per-
suade pas, mais se démontre.
Le Nouveau Monde peut être le champ magnifique d'une
expérience humaine sans apporter un terme à la pensée
européenne. Sans doute, nous devrons beaucoup à la
nation qui fit le don de sa jeunesse. Mais, si nous tenons
LA PENSÉE FRANÇAISE DEVANT LA GUERRE 669
de notre âge quelque lenteur et un attachement exagéré
pour les habitudes acquises, nous nous sommes fait aussi
un cœur et un esprit plus savants. Nous sommes moins
neufs dans l'art d'aimer et de souffrir. Dans notre vieil-
lesse est notre privilège,- est notre science. Nous sommes
lucides, sachons le demeurer.
Déjà nous n'avons guère profité de l'expérience révo-
lutionnaire pour avoir manqué du réalisme nécessaire
aux hommes et aux peuples qui veulent vivre. De notre
histoire nous avons fait une épopée et nous avons menti
à notre passé. Il n'y a pas d'épopée. Il y a des forces ;
des forces aveugles et brutales, des forces spirituelles et
morales. De leur rencontre, de leur asservissement mutuel
et alternatif, jailHt l'histoire du monde. Arc-boutée
contre trois siècles de civilisation, la France a pu main-
tenir, vacillante, la lueur d'inteUigence qui refera la clarté
sur le monde. Mais ses souffrances seraient inexpiables si
elles ne nous avaient rien appris.
RAYMOND LENOIR
670
SONNETS
AMOUR^ LORSQUE MA LÈVRE...
Amour, lorsque ma lèvre, en ta jeune toison,
Cherchait à prolonger des instants misérables,
Mon cœur, troublé par toi, ne jugeait désirables \
Ni le repos des champs, ni la sage raison,
U hymne que tu fais naître était son oraison;
A tous émois, les tiens lui semblaient préférables
Et ses attachements étaient si peu durables
QuHl en fallait plus d'un pour combler sa saison,
*
Or, vois comme il se rit aujourd'hui de tes charmes !
Laisse, méchant enfant, laisse tomber tes armes :
Ta flèche ou se romprait, ou manquerait son but.
Ici, l'œil apaisé peut flâner sans surprise.
L'ordre règne, et la coupe ow gravement l'on but,
La main ne la rejette et la dent ne la brise.
SONNETS 671
MÉDITATION ÉGOÏSTE
Dans ma mémoire, hélas! quels visages vous faites,
Vous dont mes jeunes pas suivaient les pas lassés!
Vos yeux se sont éteints, vos corps se sont tassés,
Je vous ai trop connus, compagnons de mes fêtes.
Hermann, doux ignoré, toi qui chantas les bêtes,
Tu noyais dans le vin tes grands chagrins passés.
Et toi, pauvre Cryon, toi que f aimais assez.
Ne méprisais-tu pas l'amour et les poètes ?
0 fantômes sans voix que cherche à retenir
L'esprit qui vous a dû ses premières alarmes,
Votre amitié déjà n'est plus que souvenir:
Artisan d'un bonheur qui peut ne point finir.
Je vous évoque, avec vos travers et vos charmes.
Et ne sais si vraiment vous méritez des larmes l
672 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
POÈTES JAPONAIS...
jPoètes japonais qui viviez autrefois,
Pleins de calme raison, dans vos maisons Je gères.
Frêles magots bouffis, bibelots d'étagères,
Vous qui chantiez la mort en vous tournant les doigts ,
Qui, le soir, descendiez dans vos jonques de bois
Quelque fleuve paisible aux rives mensongères^
Et, le matin, goûtiez les douceurs bocagères
Dans un jardin menu coupé de ponts étroits ,\
Voluptueux vêtus jie superbes étoffes,
J*ai lu dans le fracas des cités d'Occident
Vos poèmes plus courts que nos plus courtes strophes .
Je vous dois le bonheur de savourer l'instant
Et j'ai reçu de vous le secret, philosophes.
De conformer ma lèvre aux bruits du cœur battant.
SONNETS 673
POST MORTEM
Lorsque je descendrai dans le sein de la terre,
Quelques rares amis, joignant leurs tristes mains,
Déploreront ma perte avec des mots humains,
Puis Von dira de moi : « C'était un solitaire!.., »
Toi seule auras des pleurs. Au bois plein de mystère,
A ces coteaux légers où mûrissent nos vins,
Tu confieras, pour eux levant ton voile austère.
Ta souffrance, sans cris désordonnés et vains.
Je t* accompagnerai dans ces lentes sorties.
Je serai dans le vent qui couche les orties.
Dans l'air froid de janvier, dans la douceur d'avril.
Seule, occupée à coudre en la maison déserte.
Tu frémiras, mon ange, et briseras ton fil
Quand je m'engouffrerai par la porte entr' ouverte,
HENRI DEBERLY
43
^A
LE PERE HUMILIE^
ACTE III
Les ruines du Palatin, Un soir de la
fin de septembre 1870.
SCÈNE I
ORIAN, ORSO
ORSO. — Frère, ne sois pas si triste. Cela n'est pas
déjà si amusant d'être parmi les vaincus, non, je n'aurais
jamais cru que cela fût aussi désagréable !
Cet ofi&cier qui recueillait nos armes et qui riait en
me regardant ! Il m'a reconnu et je le reconnaissais
bien aussi. C'est un ancien camarade de loge.
Bon Dieu ! ne fais pas cette tête !
ORIAN. — La révolution est entrée à Rome, — à Rome
aussi. — Les cloches ne sonnent plus de même pour moi.
ORSO. — Il y a tant de choses déjà que Rome a vu
entrer et sortir 1
— Entre autres, mon futur beau-père.
I. Voir la Nouvelle Revue Française du i^'' septembre.
LE PÈRE HUMILlâ <^5
Une révolution à Paris, une autre à Rome, c'est trop
pour ce descendant de jacobins ! et cette chose monstrueuse
est arrivée que subito, instantanément,
Il s'est trouvé sans place 1
Sans place, comprends-tu? Pas plus de place sur la
terre qu'un pur esprit !
Toutefois, le vieux sang républicain n'a pas été long
à parler, son collègue de Londres vient de mourir, cette
nouvelle lui a donné des ailes !
Je l'ai accompagné à la gare ce matin. Il dit qu'il
m'aime comme un fils. Il a ôté son cigare de sa bouche
pour me dire ça.
ORIAN. — J'espère qu'il arrivera à Paris avant les
Prussiens.
ORSO. — Les Prussiens ? qu'est-ce que les Prussiens ?
Ce qui est important, c'est le collègue de Londres qui
vient de crever, c'est cela qui lui pétille dans les veines !
La France n'est pas concevable sans un Turelure pour la
servir.
ORIAN. — Pauvre France ! Eh bien, nous allons aider
le beau-père dans cette tâche.
ORSO. — Ma foi, c'est une bonne idée que tu as eue
de nous engager ! Cette petite volée de plomb de la Porta
Pia m'a chauffé le sang. J'ai hâte de me sentir un chassepot
dans les mains.
ORIAN. — Et que deviendra le mariage ?
ORSO. — Orian, grand âne, le mariage deviendra
ce qu'il pourra.
Depuis un an que je fais ma cour, ce que j'ai obtenu
est vraiment peu.
Pendant que tu te promenais sur la côte d'Afrique.
676 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pourtant, je dois le dire, hier elle m'a dit tout à coup
qu'elle voulait bien m'épouser.
ORIAN. — Hier ?
ORSO. — Hier même. Ne fais pas cette figure !
Elle m'a mis ça dans la main. Tu penses si j'étais
étonné ?
C'est sans doute la nouvelle de ce départ qui a parlé
à la petite imagination de Mademoiselle.
Oui, quand j'ai eu l'avantage de lui annoncer que je
partais à la campagne, à ce coup j'ai cru que j'allais
l'intéresser.
ORIAN. — Qu'a-t-elle dit ?
ORSO. — Elle a demandé si tu partais aussi.
ORIAN. — Ce n'est pas moi qui t'ai demandé de partir
avec moi.
ORSO. — Malin ! N'est-ce pas, j'allais te laisser aller
seul ! Un troupier conune toi !
— N'as-tu absolument rien à lui dire ?
ORIAN. — Dis-lui adieu.
ORSO. — Coxirt, mais substantiel.
ORIAN. — Sois éloquent à ma place.
ORSO, lui mettant la main sur le bras. — Orian, elle
est ici et veut te parler.
ORIAN. — Quel est ce guet-apens ?
ORSO. — Elle m'a demandé de la conduire ici.
ORIAN. — Vous avez combiné cela ensemble ?
ORSO. — Et quand cela serait encore ?
ORIAN. — J'ai promis de ne plus la revoir.
ORSO. — Dans huit jours nous serons tous les deux sur
le champ de bataille.
Silence.
LE PÈRE HUMILIÉ 677
ORIAN. — Tu le veux ? c'est bien.
Tout m'est indifférent. Je ne suis pas capable de dire
non à rien.
Tu as bien choisi le lieu et le moment, ces ruines, ce
jour couvert de septembre, qui vous montre bien que tout
est fini et que d'ailleurs tout était inutile.
Oui, je la reverrai, je le veux.
Qu'elle vienne ! Je manque à ma promesse. Pourquoi
serais-je la seule chose au monde qui n'est pas capable
d'être vaincue ?
ORSO. — Mon vieux, dans huit jours, nous serons sur
le champ de bataille, c'est sûr, et dans dix, nous serons
tous morts, c'est possible, et alors nous serons bien tran-
quilles.
Il faut que tu lui parles. Avant que tu ne disparaisses,
d'ime manière ou de l'autre.
Toutes les choses qui doivent être dites entre elle et
toi, il est nécessaire qu'elles soient dites.
// sort.
SCÈNE II
Entre PENSÉE.
PENSÉE. — Si vous devez me parler durement,
Si je dois entendre de vous ces paroles auxquelles je
ne suis prête que trop.
Si la raison de ce silence est telle qu'il ne m'est que trop
facile de le supposer.
Si ce cœur qui pour un moment me fut ouvert m'est
678 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
clos, si cette voix que j'ai entendue du fond de la nuit où
je suis étroitement enveloppée depuis ma naissance comme
dans un voile,
Si cet époux qui me parlait mystérieusement, ce soir
de mai, jadis.
Un seul mot, mais qui m'a suffi ! un seul mot « Ma bien-
aimée » mais qui m'a suffi,
Pauvre âme, pour que je sois à lui, pour toujours.
S'il n'est là de nouveau après ce long silence que pour
que je l'entende qui me juge et qui me repousse.
Vous pouvez m'épargner, Orian ! un seul signe, un
seul mouvement suffit.
Et si vous devez parler! ah, du moins, que le ton
ne soit pas trop sévère, et ce mot qui doit m'éloigner de
vous pour toujours : « Va-t'en »,
Dites-le bas.
Aussi bas que cet autre aveu qu'une femme aime,
tt Va-t'en », et cela suffit.
ORIAN. — « Va-t'en » seulement, et rien d'autre que
ce mot. Pensée ?
PENSÉE. — « Va-t'en de moi. Pensée ! Va-t'en, femme !
— Va-t'en de moi, ma bien-aimée ! »
ORIAN. — Pensée, non, il n'est pas en mon pouvoir de
vous dire : Va-t'en.
PENSÉE. — Pourquoi m'avez-vous abandonnée ?
pourquoi cette longue absence ?
ORIAN. — J'ai voyagé. C'est la semaine dernière seule-
ment que je suis revenu à Rome : deux jours avant que
les Piémontais y entrent, ces amis de votre famille.
PENSÉE. — Je vous ai déjà pris votre maison. Main-
tenant c'est votre ville que je vous enlève. Et celui que
LE PÈRE HUMILIÉ 679-
VOUS appeliez votre Père est mis par nous en un lieu d'où
il ne peut sortir.
ORIAN. — Vous ne me prendrez pas moi-même.
PENSÉE. — Vous voulez que je vous prenne votre
frère.
ORIAN. — C'est la guerre qui nous prend tous les deux.
PENSÉE. — Il est donc vrai ? Vous partez ?
ORIAN. — Serais-je ici, si je ne devais partir ?
PENSÉE. — Oui. Comment seriez- vous avec moi
autrement que dans un rêve ?
ORIAN. — Mon frère vous reviendra.
PENSÉE. — Et je l'épouserai alors ?
ORIAN. — Alors je serai sans doute en un lieu où ces
choses ne font plus souffrir.
PENSÉE. — Mais c'est vous qui lui avez conmiandé
qu'il m'épouse.
ORIAN. — Bientôt, sans celle-ci, il y aura entre vous
et moi une séparation suffisante.
PENSÉE. — Quand je serai morte, Orian ?
ORIAN. — Et que vous soyez à un autre, ne comprenez-
vous pas que cela pour moi est plus que la iiiort ?
PENSÉE. — C'est vous qui l'avez voulu.
ORIAN. — Oui.
PENSÉE. — Je n'ai plus d'orgueil. Qui suis-je pour
dire non ? Mon corps est-il de tant de prix ?
Pour une chose que celui-ci (elle montre faiblement
Orian ?) me demandait, comment la lui aurais-je refusée ?
ORIAN. — Vous l'aimerez dès que vous serez à lui.
Pause.
PENSÉE. — Orian, comprenez-vous ce que c'est qu'une
aveugle ? Ma main, si je la lève, je ne la vois pas. Elle
680 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
n'existe pour moi que si quelqu'un la saisit et m'en donne
le sentiment.
Tant que je suis seule, je suis comme quelqu'un qui
n'a point de corps, pas de position, nul visage.
Seulement, si quelqu'un vient.
Me prend et me serre entre ses bras.
C'est alors seulement que j'existe dans un corps. C'est
par lui seulement que je le connais.
Je ne le connais que si je le lui ai donné. Je ne com-
mence à exister que dans ses bras.
ORIAN. — C'est ainsi que vous vous donnerez à lui ?
PENSÉE. — Il le faut donc, Orian ? dites-moi.
Silence.
ORIAN. — Non, Pensée, il ne le faut pas. Il ne faut
pas que ma chère Pensée soit à un autre qu'à moi seul.
Silence.
Vous ne dites pas im mot ?
PENSÉE. — Ce sont des paroles longues à pénétrer.
ORIAN. — Votre cœur y est-il sourd ?
PENSÉE. — Qui s'est habitué au malheur, la joie ne
le trouve pas si prompt.
ORIAN. — Bientôt nous serons séparés.
Bien séparés cette fois, et si c'est de la douleur que vous
attendez de moi
Tout à l'heure celle qui nous attend l'un et l'autre
a de quoi suffire.
PENSÉE. — Il est nécessaire que nous soyons séparés,
Orian ?
ORIAN. — Il est nécessaire que je ne sois pas un
heureux ! Il est nécessaire que je ne sois pas im satisfait !
Il est nécessaire qu'on ne me bouche pas la bouche et
LE PÈRE HUMILIÉ 68ï
les yeux avec cette espèce de bonheur qui nous ôte le
désir.
Vous dites que vous m'aimez, et moi je sais que c'est
moi-même qui suis mon pire ennemi.
Vous dites que je dois voir pour vous, et je sais que ce
sont ces yeux mêmes qui m'empêchent de voir et que je
voudrais m'arracher !
Il est nécessaire que je ne me laisse pas mettre la main
dessus. Pensée, vous êtes le danger pour moi.
La grande aventure vers la lumière, le diamant quelque
part, il est nécessaire que j'en sois seul.
— Mon père, il y a un an, me disait d'aller vers les
autres. Les autres ? Quels autres ?
Que m'importent les autres ? Quel bien est-ce que je
puis leur faire ? Qu'est-ce que je suis capable de leur
dire ? Quand on manque de tout soi-même, qu'est-ce que
je suis capable de leur donner ?
Je n'ai qu'un devoir envers eux qui est que le mien
propre soit rempli.
PENSÉE. — Quel ?
ORIAN. — Ah! n'est-ce pas mourir quand on est
aveugle que de savoir que le soleil existe et qu'entre tant
de rayons autour de cet objet éternel comme des épées
il n'y en aura donc pas un seul pour nous, pour venir à
bout de cette affreuse nuit inguérissable, — à se jeter
dessus enfin à plein cœur avec un grand sanglot pour
exterminer ce qu'il y a en nous de mortel et qui est deux
fois mort déjà !
Vous ne me comprenez pas.
PENSÉE. — Je ne serais pas aveugle si je ne vous
comprenais pas.
682 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — ■ Vrai.
PENSÉE. — Est-ce qu'il n'y a pas un chemin avec
patience vers cette lumière que vous dites ? quelque pas-
sage ?
ORIAN. — Pensée, je suis capable d'obstination, mais
non pas de patience, et de mille coups de tous côtés, mais
non pas de méthode, et de désir, mais non pas d'intelli-
gence, de désir, mais non pas de résignation !
Ainsi l'absurde papillon, cette chose palpitante et
dégoûtante, le papillon qui n'est qu'un sale ver avec
des ailes énormes, aussi inconsistant que de l'haleine.
Et qui ne sait rien que de se jeter, et se rejeter, et se
rejeter stupidement, et se jeter encore de toutes ses forces
misérables.
Contre le globe de la lampe, et qui, quand il s'inter-
rompt, il est comme mort, quelque chose de ram-
pant, —
Quelque chose d'immonde et de rampant que l'on ne
saurait toucher.
PENSÉE. — Ainsi, quand mon père me parlait, — et
vous ne savez à quel point il est capable d'enthousiasme
à ses heures, —
De ce temps où nous vivons, de ces grandes et admi-
rables inventions qui rendent une chose si belle de vivre
dans le temps où nous sommes, de ces merveilles inouïes,
disait-il, le chemin de fer, les câbles sous-marins.
De l'empire que l'homme étabht sur toute la nature,
du progrès qui balaye les vieilles superstitions, et de ces
années devant nous qui assurent le triomphe de la raison
et de la connaissance et du bien-être général,
Oui, ce sont les expressions dont il se sert,...
LE PÈRE HUMILIÉ 683
ORIAN. — Ouvrez les yeux, Pensée, et voyez toutes
ces choses.
PENSÉE. — Je suis aveugle.
ORIAN. — Une seconde seulement, je vous en prie I
Quel dommage que vous ne puissiez pas ouvrir les
yeux une seconde et voir ce que c'est qu'une fabrique
de phosphore par exemple, ou un buffet de gare,
Un monde tout entier consacré à la production de
l'utile. Un jour, l'heureuse Rome aussi se réjouira de ses
docks et de ses usines. Oui, c'est un glorieux temps que
celui-ci.
PENSÉE. — Où je suis il n'y a point de temps.
ORIAN. — Bientôt, le temps existera pour vous quand
vous m'attendrez et que je ne reviendrai pas.
PENSÉE. — Maintenant, vous êtes là, et c'est tout ce
que je sais.
ORIAN. — Vous êtes là vous-même, laissez-moi prendre
toute la mesure de votre présence! Ah! vous n'êtes que
trop réelle !
Cher compagnon, c'est bon de vous entendre parler
et de penser que vous êtes là et votre voix est pour moi
comme de la musique.
Je suis tellement jaloux ! Vous savez que c'est par moi
que vous êtes aveugle et c'est moi qui monte la garde
à la porte de chacun de vos sens.
Et s'il y a une manière d'être à moi que je ne veux pas
vous demander, c'est parce que je ne veux pas renoncer
à toutes les autres.
Si je n'étais là pour vous le dire, si mystérieusement !
vous ne sauriez pas que vous êtes belle.
Et si vous n'étiez là, ma chérie, je ne saurais ce que c'est
684 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que ce grand ennui, qui est de s'ennuyer de soi-même.
Quand je vous ai quittée, Pensée, c'est alors que vous
vous êtes emparée de moi. Chaque jour. Chaque nuit le
même rêve après les premières heures de sonmieil. La
même Pensée.
On me remontrait une expression de votre visage,
Une inflexion de votre voix, un mouvement de votre
corps, ce corps féminin, si amer, si intelligible pour moi I
Il y avait un cri dans la nuit, votre voix que je recon-
nais entre toutes les autres !
Il y avait une forme chancelante quelque part qui me
tendait les bras ! il y avait quelqu'un d'aveugle qui m'ap-
pelait ! quelqu'un de taciturne et qui ne me répondait pas.
PENSÉE. — Si je chancelle, Orian, c'est parce que vous
n'êtes pas là pour me tenir. Et je ne suis aveugle que parce
que je ne puis pas vous voir.
ORIAN. — Puis
Tout cela même a été mis de côté et de vous à moi s'est
établi quelque chose de plus direct. Il y avait quelque
chose en moi qui tenait à se séparer de moi-même.
Alors, j'ai connu un autre désir.
Sans image ni aucune action de l'intelligence, mais
tout l'être qui purement et simplement
Tire et demande vers un autre, et l'ennui de soi-même,
toute l'âme horriblement qui s'arrache, et non pas ce
brûlement continu seul, mais une série de grands efforts
l'un après l'autre, comparables aux nausées de la mort
qui épuisent toute l'âme à chaque coup et me laissent aux
portes du Néant !
J'ai tenu bon cependant, et quand j'aurais voulu revenir,
le bateau était là qui m'emportait. Demi-pause.
LE PÈRE HUMILIÉ 685
Et quand je serais revenu encore, et quand vous auriez
été là comme vous l'êtes en ce moment,
Je savais trop que ce que je vous demandais, vous
étiez bien incapable de me le donner, et que ce qu'on
appelle l'amour.
C'est toujours le même calembour banal, la même coupe
tout de suite vidée, l'affaire de quelques nuits d'hôtel,
et de nouveau
La foule, la bagarre ahurissante, cette affreuse fête
foraine qu'est la vie, dont cette fois il n'y a plus aucun
moyen de s'échapper !
— Et je sais les grands et incomparables biens que
le mariage apporte.
Mais je sais aussi que c'était tout autre chose, incom-
patible avec tout, que demandait un désir conrnie le
mien.
En moi sans doute allumé pour le juste châtiment de
mon orgueil et contre ma volonté. —
PENSÉE. — Ami, comment avez-vous pu vous tromper
ainsi et croire que vous pourriez être quelque part où je
ne sois pas ?
On dit qu'il n'y a pas d'âme qui ait été faite ailleurs que
dans une vue et dans im rapport mystérieusement avec
d'autres.
Mais nous deux, c'est plus que cela encore, toi, à mesure
que tu parles, j'existe ! une même chose répondante en
ces deux personnes.
Quand on vous préparait, Orian, je pense qu'il restait
un peu de la substance qui avait été disposée pour vous,
et c'est de cela que vous manquez et que je fus faite.
Et pour qu'elle fût capable de retrouver la vôtre, pour
686 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'aucun prestige ne l'égarât, pauvre âme, pour que son
chemin fût sûr.
Pour que ce qui était à vous seul vous fût entièrement
conservé.
C'est pour cela sans doute que mes yeux furent clos.
Et maintenant que je vous ai retrouvé, eh quoi, tu
me veux donc écouter ?
— Pourquoi m'avoir répudiée ? qu'ai-je fait ? pour-
quoi m' avoir donnée ainsi cruellement à un autre ?
ORIAN. — Paroles que j'ai entendues en rêve souvent.
PENSÉE. — Elles ne sont que trop vraies.
ORIAN. — Qu'importe le passé ? Je vois votre visage,
je prends votre main dans la mienne, et si je vous demandais
de vous embrasser, sans doute que vous me laisseriez faire.
Que demander de plus ? Se voir, se toucher, parler,
entendre l'autre qui parle,
(Le peu de temps nécessaire pour comprendre qu'on n'a
plus rien à se dire).
Il parait que cela suffit pour être présent l'un à l'autre.
PENSÉE. — Je le sais cependant, oui, en dépit de tous
vos raisonnements, vous ne me ferez pas croire le
contraire.
Il y a quelque chose en vous qui se réjouit que je sois
avec vous en ce moment, — de la manière que je puis.
ORIAN. — Dans un instant je vous aurai quittée.
PENSÉE. — Est-ce qu'il est si facile de s'en aller quand
je suis là ?
ORIAN. — Non, je ne le sens que][trop,' Pensée.
PENSÉE. — Tu ne me quitteras pas avatnt de m'avoir
entendue. Toutes ces paroles que j'ai préparées et mise»
ensemble,
LE PÈRB HUMILlé 687
Ces longs jours de solitude, ces nuits où Ton ne dort pas
et où l'on pleure beaucoup,
ORIAN. — Je les connais.
PENSÉE. — Tu les connais comme moi, mon cœur ?
— Ces paroles que j'ai mises ensemble. — Ensuite, va-t'en
et tâche de les oublier I
D y eut une femme jadis qui a sauvé le Pape, — im
homme ne peut donner que sa vie, mais une fenrnie peut
donner plus encore, — la mère de mon père, Sygne de
Coûfontaine.
Et c'est sa fille maintenant sans yeux qui tend les mains
vers celui que le Pape auprès de lui appelle son fils !
Et voici que dans mes veines le plus grand sacrifice
en moi s'est réuni à la plus grande infortune, et le plus
grand orgueil.
Le plus grand orgueil à la plus grande déchéance et
à la privation de tout honneur, le Franc dans une seule
personne avec le Juif.
Tu es chrétien, et moi, ce qui coule dans mes veines
c'est le sang même de Jésus-Christ, ce sang dont un dieu
fut fait, maintenant dédaigné !
Pour que tu voies, c'est pour cela sans doute qu'il fal-
lait que je fusse aveugle ;
Pour que tu aies la joie, il me fallait sans doute cette
nuit éternelle sans aucune parole que ma part est de
dévorer !
ORIAN. — Viens avec moi où je suis.
PENSÉE. — Où tu es, est-ce qu'il y a de la place aussi
pour le malheur ? où il y a tant de lumière, est-ce qu'il
y a de la place aussi pour ces yeux qui ne veulent pas
s'ouvrir ?
688 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cette humiliation que j'ai apprise depuis le jour où je
suis née. Juive, aveugle.
Est-ce que ce sera pour rien ? Ces larmes les oublie-
rai-je? Ah I il ne faut pasm'aimer!
Jures-tu qu'il y a un endroit quelque part pour que
ces deux choses y subsistent :
Ce besoin que j'ai de l'amour et cette certitude qu'il
n'y a rien en moi pour le mériter ?
ORIAN. — C'est vrai qu'il ne faut pas vous aimer ?
PENSÉE. — Non, cher époux, non, il ne faut pas
m'aimer I Quel chemin y a-t-il de vous à moi ?
Je vous aime trop. Je vous ai tellement attendu.
Pour me faire croire que vous m'aimez, Orian, c'est
difi&cile. Qui ne voit pas, il lui faut autre chose que ces
paroles à tous.
Quelque chose qui soit à lui, quelque chose qui lui soit
personnellement adressé. Une preuve qu'il n'y ait pas
moyen de récuser. Et puisqu'il jie voit pas.
Ce que ses mains peuvent tenir.
ORIAN. — Et si je meurs pour vous, Pensée, est-ce
que ce sera sufi&sant ?
PENSÉE, geste vers lui, — Si vous mourez!
Si vous mourez, ce ne sera pas pour moi, mais pour
la France que vous me préférez.
ORIAN . — Si j e ne meurs, j e ne puis arriver j usqu'à vous.
PENSÉE. — Et qui donc alors me fera entendre ce mot
que mon cœur attend ? Pour me faire croire que vous m'ai-
mez,Orian, c'est difi&cile, — à moins que vous ne me le disiez 1
Mais dites seulement : Je vous aime 1 et cela me
sufi&t. Dites seulement : Je vous aime, et je le croirai
aussitôt.
LE PÈRE HUMILIÉ 689
ORIAN. — A peine vous l'aurais- je dit que cela cesserait
d'être vrai.
PENSÉE. — Je ne comprends pas ! Comment est-ce
que vous me demandez de vous comprendre ? Comment
est-ce qu'il peut être bon pour moi que vous soyez mort ?
Bon, quand on aime quelqu'un, qu'il cesse d'être là ?
Ceux qui voient, est-ce qu'ils se lassent du soleil ? Et
moi qui n'ai pas de soleil, est-ce que je me passerai de
cette voix comme la révélation de tout, qui m'a dit une
fois : Ma bien-aimée!
Quand je vivrais cent ans, et quand chacune des
secondes de ces cent vies serait faite de cent années.
En cela je ne vieillirai jamais que je suis sûre que
j'aurai toujours quelque chose à vous dire,
Quelque nom pour vous appeler, quelque invention
nouvelle de mon cœur, quelque récit de moi-même qui
ne pourra jamais tarir.
Est-ce ma faute, si c'est vous qui êtes la force ? si
c'est vous qui êtes chargé de savoir pour moi ? si tout ce
dont j'ai besoin au monde n'est pas en moi, mais, hors
de moi-même, ceci ? Si c'est vous auquel m'attache une
chose plus forte que le droit, la nécessité sans aucune
espèce de droit ?
Ah 1 quand je vivrais cent ans, vous serez toujours le
même pour moi, et il me semble que j'aurai toujours
quelque chose à vous dire, quelque mot bien tendre, quel-
que partie de votre cœur dont vous auriez pensé
qu'elle m'était close,
Cette pauvre âme aveugle entre vos bras qui ne cesse
de vous appeler par votre nom et de vous dire qu'elle
vous aimel
690 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — Alors, est-ce que vous me conseillez de
déserter ? Est-ce que vous m'enfermerez à clef dans
votre maison et je n'aurai pas d'autre affaire au monde
que de vous caresser ? Est-ce que je n'aurai pas d'autre
but que vous ?
Qu'est-ce que vous aimez en moi, sinon ce but pour
lequel j'ai été fait ? sinon ce terme que j'ai été fait pour
atteindre et qui m'explique et sans lequel je ne suis
qu'ime réunion de membres au hasard ?
Quand je l'aurai atteint, et s'il me faut mourir pour cela,
c'est alors que je posséderai mon âme et que je pourrai
vous la donner. C'est pour vous aussi qu'il est nécessaire
que j'existe.
Jusque-là c'est le devoir qui passe d'abord, quel qu'il
soit, urgent, aussitôt, dès qu'il se présente !
Quand je vivrai enfin, quand je ne serai plus cet Orian
aveugle et à demi dormant, mais quelqu'un dans \m rap-
port étemel enfin avec une Cause raisonnable...
PENSÉE. — Cet Orian que vous dites, était assez
pour moi.
ORIAN. — ... C'est alors que je pourrai revenir vers
vous, ma chérie, et vous dire : Ouvre les yeux. Pensée !
PENSÉE. — Il n'y a rien à voir dans mes yeux.
ORIAN. — Il y a la mort qui m'attend, sans œuvres et
sans postérité.
PENSÉE. — C'est cela que tu vois quand tu me regardes?
ORIAN. — C'est cela que tu m'annonçais et que j'ai
aimé en toi.
PENSÉE. — La mort pour moi, est-ce que tu la pré-
fères à la vie ?
ORIAN. — Oui, Pensée.
LE PÈRE HUMILIÉ 69I
PENSÉE. — Que puis-je demander davantage ?
ORIAN. — Ce que je dis, ne le savais-tu pas ?
PENSÉE. — Tout ce que tu dis, je le savais d'avance.
ORIAN. — Te souviens-tu de ce que je t'ai promis,
il y a si longtemps qu'on ne saurait dire le moment,
Cette chose entre nous qui était avant notre naissance ?
PENSÉE. — Je m'en souviens.
ORIAN. — ... Que je t'aimais et que je n'en aimerais
aucune autre ?
PENSÉE. — Je le crois, Orian.
ORIAN. — L'anneau d'or de notre mariage, je te le
mettrais au doigt.
PENSÉE. — Dis, pourquoi avoir voulu me laisser à
un autre ?
ORIAN. — Ce fut du temps, ma Pensée, où je vivais
encore.
PENSÉE. — Est-ce bien vrai, du moins, que mainte-
tenant au moins je suis à vous ?
ORIAN. — Quand j'aurai libéré mon âme, alors je
pourrai vous la donner.
PENSÉE. — N'y a-t-il pas d'autre moyen de la libérer,
sinon qu'elle soit ainsi cruellement séparée de ce corps et
du mien ?
ORIAN. — Heureux de qui le devoir est court ! heu-
reux à qui le devoir est clairement montré! Défendre
sa mère, défendre sa patrie, quoi de plus court, quoi de
plus simple ? Les circonstances se sont chargées de tout
régler pour moi. Le même humble, le même facile
devoir que pour tous, quel bonheur ! Et le prix qui est
avec moi, cette Pensée.
J'étais trop impatient pour la vie, brusque, trop capri-
6gZ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
deux, trop prompt. L'insecte mâle qui n'est réglé que
pour une heure.
PENSÉE. — J'étais patiente pour toi.
ORIAN. — Ce que je te demandais, ce que je voulais
te donner, cela n'est pas compatible avec le temps, mais
avec l'éternité.
PENSÉE. — Moi, si je te disais que je t'aime, est-ce
que ce serait facile que de me quitter ?
ORIAN. — Je le sais sans que tu le dises.
PENSÉE, elle se met entre ses bras. — Toutefois c'est
ime chose douce à entendre alors qu'on sait que c'est moi.
ORIAN. — Ne me tente pas, ma rose dans la nuit ? Ne
te place pas entre mes bras ! C'est dangereux d'être une
rose quand on n'est défendue que par des chèvrefeuilles !
PENSÉE. — Comment saurai- je que je suis la plus belle
si tu ne me le dis pas ?
ORIAN. — Il n'en est aucune autre pour moi.
PENSÉE. — Où est-elle, la plus beUe de toutes les
femmes ?
ORIAN. — Si près que je ne puis plus la voir.
PENSÉE. — Où est-elle, cette place contre ton cœur ?
ORIAN. — Mon ennemie l'occupe.
PENSÉE. — Si je la trouve, on ne me la fera pas quitter
si aisément.
ORIAN. — Ah! je ne le sais que trop, que tues la plus
forte !
PENSÉE. — Si je veux vraiment que tu restes, est-ce
que tu pourras partir ?
ORIAN. — Je ne sais plus rien que toi seule !
Silence.
PENSÉE, elle se sépare de lui. — Adieu donc I
LE PÈRE HUMILIÉ 693
ORIAN. — Pensée ! ah! est-ce toi maintenant qui me
dis adieu ?
PENSÉE. — C'est fini. Ne viens pas plus près.
ORIAN. — Pensée ! ah! je resterai avec toi, si tu le veux.
PENSÉE. — Ne dis pas des choses indignes.
ORIAN. — Ah! je suis fou! ah! qu'importe tout le
reste au prix de ce seul moment que tu peux me donner ?
PENSÉE. — Il me faut plus qu'un seul moment.
ORIAN. — Tu es en mon pouvoir !
PENSÉE. — C'est vrai. Comment fuirais- je ?
ORIAN. — Il est impossible de nous séparer.
PENSÉE. — Non, ce n'est pas impossible.
ORIAN. — Je ne le veux plus, Pensée ! Je ne le peux
plus, Pensée !
PENSÉE. — Ce que font tant de Français, ne peux-tu
le faire ? Ce que tant de femmes supportent, ne puis- je
le supporter ?
ORIAN. — Il ne fallait pas venir si près de moi.
PENSÉE. — Il ne fallait pas, Orian ?
ORIAN. — Il ne fallait pas que je te prenne entre
mes bras.
PENSÉE. — Et si mon cœm: n'avait battu si près de
toi, comment l' aurais-tu connu ?
ORIAN. — Connais-tu le mien aussi ?
PENSÉE. — Je le connais, homme impérieux !
ORIAN. — Quand tu t'es mise entre mes bras, la nuit
est venue sur mes yeux.
PENSÉE. — J'ai donc pu t'enseigner cela du moins ?
ORIAN. — Je sais ce que c'est que la nuit.
PENSÉE. — Dis, est-ce que c'est une chose si cruelle ?
est-ce qu'il y a besoin de se voir, quand on s'aime ?
694 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORIAN. — Il n'y a besoin de rien autre.
PENSÉE. — Non.
ORIAN. — Mais comprends-tu aussi maintenant ce
que je te disais quand je te parlais d'une autre présence?
PENSÉE. — Ah ! je suis faible, et ce qui sufi&t à d'autres
femmes m'eût sufiâ.
ORIAN. — Pourquoi donc me dis-tu de partir ?
PENSÉE. — Je suis forte aussi.
Silence.
ORIAN. — Je t'aime, Pensée.
Demi-pause.
PENSÉE. — Je comprends que c'est adieu que cela
veut dire ?
ORIAN. — Adieu.
PENSÉE. — Laisse-moi une dernière fois tendre les
mains vers toi.
Comme les mourants quand un Ange place la harpe
étemelle déjà entre ces doigts qui la cherchent !
Elle lui touche la figure avec les mains.
Laisse-moi une dernière fois connaître ton visage !
laisse-moi en prendre l'empreinte avec cette cire vivante.
Ces deux mains qui ne sont autre chose avec leurs
doigts que mon âme dès que je t'ai touché !
Adieu, chère tête !
Sort ORIAN.
SCÈNE III
Entre ORSO.
PENSÉE. — Orso, il nous faut de ce pas annoncer à ma
mère que nos fiançailles sont rompues.
LE PÈRE HUMILIÉ 695
ORSO. — Bravo ! nous y sommes donc enfin ! Vous
voyez que mon conseil était bon !
Vous l'ai-je pas amené au bon moment ?
PENSÉE. — C'est vous qui êtes bon, Orso, et je vous
aime bien.
ORSO. — C'est tout ce qu'il me faut. Vous aurez
toujoius la première place dans ce cœur de gendarme.
PENSÉE. — Vous n'avez pas trop de peine?
ORSO. — Juste ce qu'il faut. Juste assez pour cette
ombre de mélancolie qui sied à une mâle figure.
PENSÉE. — Ne plaisantez pas !
ORSO. — Me voilà bien débarrassé. Grand Dieu !
qu'aurais-je fait de cette madame Cogne-Partout ?
PENSÉE. — Si aveugle que je sois, je ne suis pas mal
arrivée où je voulais.
Et, pour avoir des yeux, celui-ci n'a pas su fuir si loin
qu'il ait réussi à m'échapper.
ORSO. — Comptez sur moi pour le maintenir dans le
devoir.
PENSÉE. — C'est vrai qu'il y a tant de danger pour lui ?
ORSO. — Il ne faut pas qu'on vous le détériore, pas
vrai ?
PENSÉE. — Il est persuadé de ne pas revenir.
ORSO. — Et moi, je vous dis que je vous le ramènerai.
PENSÉE. — C'est la mort qui me l'a rendu accessible.
ORSO. — Pourquoi parler de sa mort, vous aussi ?
C'est vexant. Je n'aime pas que vous parliez ainsi.
PENSÉE. — Et quand ce serait la mort, et quand il
n'y aurait eu que ce seul moment.
Ce moment tout de même je l'ai eu, et c'est assez pour
moi, et rien ne peut empêcher qu'il existe !
696 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ainsi, malgré ce voile indéchirable qui m'entoure,
ainsi l'amour a pénétré jusqu'à moi, et rien n'a su m'en
défendre ! Il m'aime, je crois en Dieu ! Il n'y a plus de
mort pour moi, il n'y a plus de nuit ! Ah ! le bonheur est
une chose si grande qu'il n'était pas en mon pouvoir de
lui échapper !
Il y a beaucoup de femmes plus belles que moi, et
cependant c'est moi qu'il a choisie! Il y a beaucoup de
fenunes qui sont capables de voir, et moi j'ai les yeux
fermés à toute autre chose que son amour !
Loué soit Dieu parce que je lui ai paru désirable !
loué soit Dieu, parce qu'entre toutes il a désiré ces choses
seules que j'étais en état de lui donner !
J'étais donc dans ma nuit sans le savoir maîtresse de
ces grands trésors !
Ah ! puisqu'il m'a aimée aveugle, c'est d'être plus
aveugle encore que je désire !
Et non seulement que je ne le voie pas, mais qu'il ne
me voie pas non plus et non plus ce visage périssable, mais
cette chose seulement que je lui ai donnée et qui est à
lui, et que ni la vie, ni la mort ne seront capables de
lui arracher !
Et puisqu'il m'a aimée dessaisie, c'est d'être plus pauvre
encore que je désire, gratuite entre ses bras, inexpUcable
à tous.
Et au regard de cet honneur que le monde accorde,
plus dépourvue qu'aucune de celles-là sur qui im nom
juif est écrit !
Dans la nuit où j'étais, il a bien su me trouver et s'il
faut maintenant que lui aussi disparaisse aux yeux de
ceux qui voient,
LE PÈRE HUMILIÉ 697
Ce n'est pas cette nuit-là à mon tour qui me fera peur
et qui sera su£&sante à me séparer de lui !
ORSO. — Et moi, Pensée, est-ce que je serai toujours
votre ami ?
PENSÉE, lui tendant la main. — Mon grand ami !
ORSO. — Quand la paix sera revenue, il faudra que
vous me preniez un jour et que vous m'expliquiez pour-
quoi j*ai eu de l'amour pour vous, jadis.
PENSÉE. — Est-ce que vous n'en avez plus ?
ORSO. — Qu'est-ce qu'il faut que je réponde ?
PENSÉE. — Cela me fâcherait que vous répondiez
non.
ORSO. — Je ne vous aime pas comme mon frère. Vous
me suJB&siez telle quelle. J'aurais été patient avec vous.
Il y a bien des hommes qui ne sont pas autrement
sensibles, et qui pleurent parce qu'ime joue d'enfant ne
s'est jamais posée contre la leur.
Il y a quelqu'un qui se serait alourdi entre leurs bras.
Cette décoloration solennelle de la femme en proie à un
autre être qui se fait d'elle !
Et moi d'abord je vous avais admirée, vous me sembliez
si fière et si forte ! Oui, vous fouliez le sol avec tant de
grâce et de dignité.
Puis quand j'ai su que vous étiez aveugle.
Avec cet air de reine, avec ce visage de jeune dieu.
C'est cela qui vraiment m'a touché. De vous sentir
si faible avec moi, sans aucun chemin si je n'étais pas
avec vous,
Cela m'aurait expliqué toute la vie.
D'avoir votre petite main dans la mienne, c'est cela
qui m'aurait donné de la force.
698 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cette main, où cela aurait-il été meilleur pour elle que
dans la mienne ?
PENSÉE. — Ne pensez pas que vous m'ayez caché tout
cela jusqu'ici.
ORSO. — Ça ne fait rien. Pensée. N'en dites pas plus
long. Un homme aussi peut avoir de la pudeur.
J'ai gagné cela du moins sur mon frère, c'est que je
suis Hbre, léger comme une plume au vent I Lui est lourd,
retardé, il vous aime trop ! Il ne va pas à la guerre comme
j'y vais !
C'est bon d'être entièrement léger ! C'est bon d'être
Hbéré de toutes les tâches de la vie ! Gais, chantants, le
col de la chemise arraché ! Oui, même parmi les âmes, je
crois qu'on reconnaîtra à leur air ceux-là qui sont morts
à pleine poitrine, en pleine jeunesse !
Une âme de vingt ans, c'est cela qui flambe dans le
soleil de Dieu !
C'est une chose si facile que de mourir et on ne nous
aura pas demandé autre chose ! Mourir en hommes, au
lieu de vivre bassement en esclaves, en spécialisés !
Voici toutes les ombres à la fois, le premier rayon de
grand soleil qui vous flambe la fenêtre d'un seul coup avec
le cœur !
C'est pour cela qu'on voit des morts avec des visages
si beaux, ils sont conmie des enfants qui regardent.
Ils ne regrettent rien. Mourir pour la patrie est une
chose si belle qu'ils en gardent un sourire ébloui !
— Venez, madame la Taupe ! Venez, madame la
Chauve-souris! Donnez-moi le bras. Je m'en vais vous
ramener à votre maman.
Ils sortent.
LE PÈRE HUMILIÉ 699
ACTE IV
Fin de janvier 1871. Une chambre dans
un palais de Rome.
PENSÉE, debout, la main appuyée
sur une table et aspirant l'odeur d'une
grande corbeille de magnoliers qui est
placée au milieu.
SCÈNE I
SICHEL, PENSÉE
PENSÉE. — Que ces fleurs sentent bon ! elles m'eni-
vrent ! C'est à peine si je puis les supporter. Leur
odeur est si forte qu'elle me donne le vertige.
SICHEL. — Pourquoi les a-t-on laissées ici ? je voulais
les faire enlever. Tout te fait mal en ce moment.
PENSÉE. — Non. Laisse-les.
SICHEL Va aidée à se rasseoir.
SICHEL. — Veux-tu que j'ouvre un peu la fenêtre ?
PENSÉE. — Oui. Laisse entrer ce dernier rayon si
doux jusqu'à moi.
La couleur rouge du soir.
Laisse entrer Rome jusqu'à moi.
SICHEL entr'ouvre la fenêtre.
Rumeur des cloches au dehors.
PENSÉE. — C'est l'heure de l'Ave Maria.
SICHEL. — Ces fatales cloches me serrent le cœur.
Qu'est-ce qu'elles disent ainsi à coups pressés ?
PENSÉE. — Moi, je les aime, je les connais toutes,
700 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les petites et les graves, toutes proches et celles qui sont
le plus loin.
Tant que toute la Ville Sainte autour de moi se dispose,
édifiée par le son. Pures cloches au lieu de tant de paroles !
ce serait bon de résonner comme elles
Soi-même et de n'être éternellement que la et mi.
Ah 1 je voudrais voir Dieu comme elles, ne serait-ce
que le temps de compter jusqu'à cinq I
SICHEL. — Et moi, si je puis voir Dieu, mon enfant.
Ce ne sera jamais que dans tes yeux, quand ils se seront
ouverts.
PENSÉE. — Fais-moi un peu de musique, maman.
SICHEL, se levant. — Que veux-tu que je te joue ?
PENSÉE. — Non. Reste avec moi. La musique m'en -
pécherait d'entendre.
SICHEL. — C'est ainsi que je te vois toujours attentive
et attendante.
Comme si tu n'avais d'oreilles que pour ce qui au dehors
va arriver.
PENSÉE. — Il n'arrivera personne.
Silence.
Et comment ferais-tu, mère, si tu n'avais que l'ouïe
et le toucher
Pour construire une ville comme celle-ci ?
Rien qu'avec des voix qui viennent de divers côtés,
le roulement des voitures, ime femme qui chante, ime
querelle, vm marteau qui tape, un cri d'oiseau,
Avec la différence du chaud et du froid, toutes les
nuances qu'il y a dans l'ombre, tous ces souffles divers.
Et ce sens de la vision, qui est absente, réparti sur tout
mon corps ?
LE PÈRE HUMILIÉ 7OI
C'est à moi d'arranger une ville de tous ces sons qu'elle
modifie comme les murailles font de la lumière,
Cette Rome merveilleuse avec ces escaliers qui montent
vers de grands jardins, ces rues disposées pour les pas de
la procession,
Et au sortir de beaucoup d'ombre ce que tu m'as dit :
tout à coup ces palais couleur de jour ! Ah ! ce doit être
beau !
Je suis comme un enfant le premier jour qu'il se réveille,
dans une chambre fermée, dans un pays inconnu.
Ce monde qui vous semble si naturel, il est invisible
pour moi. J'y suis comme si je n'y étais pas. Le séjour,
d'ailleurs, ne sera pas long. Il me faut faire ma provision
pendant que j'y suis.
Je ne le connais que par ce que tu me racontes. On m'a
fait des yeux sans doute qui ne lui étaient pas adaptés.
Et lorsque je le verrai peut-être, ce sera bien loin en
arrière lorsque déjà il fuit !
Comme le passager qui s'est réveillé trop tard et qui
ne voit plus le rivage et la ville qu'on lui montre avec
ses monuments
Autrement qu'une longue ligne blanche là-bas dans la
grande lumière du matin.
Presque pareille à l'écume.
SICHEL. — Il y a quelqu'un qui t'aime sur la jetée,
qui te fait signe avec son mouchoir.
PENSÉE {Elle se passe la main sur le flanc comme si
elle ressentait une douleur subite.)
SICHEL. — Qu'y a-t-il ?
PENSÉE. — J'ai senti un mouvement en moi.
SICHEL, à mi-voix. — L'enfant ?
702 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PENSÉE, de même. — C'est lui.
SICHEL, comme pour elle-même. — Sans doute. Quatre
mois se sont écoulés.
PENSÉE. — Mon enfant a bougé en moi !
SICHEL. — Pourquoi n'écris-tu pas à Orian ?
PENSÉE. — Lui-même ne m'a pas écrit une seule
ligne.
SICHEL. — Mais moi, je lui ai écrit pour toi il y a
quinze jours.
Oui, je m'y suis décidée.
Bien que tu me l'aies défendu.
Silence.
Silence.
Tu ne me grondes pas ?
PENSÉE. — Non. Cela ne fait rien.
SICHEL. — Mais pourquoi Orso, lui aussi, nous laisse-
t-il sans nouvelles,
Alors que nous recevions ime lettre de lui, chaque
semaine ?
— On m'a dit qu'il devait venir ici, chargé d'une
mission. —
Aucim mot de lui depuis cette nouvelle année.
PENSÉE. — Il y a eu des mouvements de troupes.
SICHEL. — J'ai peur que quelque chose ne soit arrivé.
PENSÉE, montrant la corbeille. — Il n'est arrivé que
ces belles fleurs.
SICHEL. — Je voudrais bien savoir qui nous les a
envoyées. — Je suis inquiète pour ton père aussi. Il est
là-bas tout seul dans ce pays froid. Je suis sûr qu'il ne
se soigne pas comme il faut. Il est si imprudent ! Lui
aussi, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé !
PENSÉE. — Tout cela n'est pas important.
LE PÈRE HUMILIÉ 7O3
SICHEL. — Qu'est-ce qui est important ?
PENSÉE. — Ce qui est important est que mon enfant vit !
SICHEL. — Il faudra que nous ayons quitté Rome
bientôt.
PENSÉE. — Pourquoi ?
SICHEL. — Nous irons à Paris en grand secret. Là,
tout peut se cacher.
PENSÉE. — Il n'y a rien à cacher.
SICHEL. — Je n'ai rien osé dire à ton père. Il est
terrible pour ce genre de choses et tout ce qui est de notre
considération. Grand Dieu ! je le vois d'ici.
Mais laisse-moi faire, mon enfant ! Ta mère est fine
et elle sait plus d'une adresse. Nous saurons dérober à
tous cet enfant de l'amour.
PENSÉE. — Crois-tu que je vais abandonner mon
enfant ?
SICHEL. — Laisse-moi croire ce que je veux. A chaque
jour sa peine. — Qui te dit cela ? —
Ne m'ôte pas l'esprit et le courage que je puis avoir.
J'en ai besoin.
PENSÉE. — Mère, as-tu honte de moi, toi aussi ?
SICHEL. — Honte de toi. Pensée !
PENSÉE. — Il n'est personne au monde plus fière
que je ne le suis.
SICHEL, lui posant la main sur le genou, — Va, mon
enfant, je sais ce que tu souffres !
PENSÉE, à voix basse. — C'est vrai, mère, c'est dur
pour moi. J'étais faite pour être irréprochable.
Je souffre de tous ces yeux qui me regardent. Une
aveugle, comment peut-elle se défendre ?
— Et que pensera-t-on de lui ?
704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SICHEL. — Moi, je suis avec toi. Que nous fait le
mépris de tous ? J'y fus habituée jadis et la honte est
pour moi comme ime patrie recouvrée. Pauvres femmes !
Dieu est avec nous dans notre petitesse.
PENSÉE. — Qu'est-ce qu'on peut me faire après tout ?
Maintenant, il y a mon enfant avec moi pour partager
mes ténèbres !
SICHEL. — Maintenant, tu sais ce que c'est que d'être
mère!
PENSÉE. — Que c'est singulier de penser qu'en ce
moment il se fait de moi des yeux qui seront capables de
voir et que je porte ces étoiles vivantes dans mon sein !
SICHEL. — Qu'est-ce qui serait à soi sinon ce petit
que l'on a fait de soi-même ?
PENSÉE. — Il me verra et j e ne le verrai pas. Les autres
mères guident leur enfant, c'est lui qui guidera la sienne.
Chancelante à jamais au travers de ces choses inconnues
qu'il trouvera si sûres.
SCÈNE II
Paraît sans aucun bruit ORSO.
SICHEL fait un mouvement de
surprise.
Il lui fait signe impérieusement de
se taire et de rester immobile.
PENSÉE. — Qui est entré ?
Silence,
Je demande qui est là ?
Silence,
LE PÈRE HUMILIÉ 705
ORSO. — Pensée de Homodarmes, ma chère femme,
c'est moi.
Silence.
PENSÉE, faiblement, — Est-ce vous, Orian ?
ORSO. — Ne me reconnaissez-vous pas ?
PENSÉE. — Je ne sais. C'est la voix d'Orian et ce
n'est pas la sienne.
ORSO. — La voix et le cœur, Pensée, et tout ce qu'une
seule heure permet de présence avec vous
A quelqu'un qui bientôt sera obligé de repartir.
PENSÉE. — Si vous êtes Orian, pourquoi ne venez-
vous pas plus près ?
Et pourquoi déjà ne suis- je point, trop heureuse femme,
entre vos bras ?
ORSO. — Si je me laissais prendre, on ne me laisserait
plus partir.
PENSÉE. — Toujours partir! Ah! je ne sais que trop
que je ne puis vous retenir pas !
ORSO. — Quatre mois, c'est à peine s'ils se sont écoulés.
Et déjà vous ne reconnaissez plus ma voix.
PENSÉE. — Il faut que mes sens se soient émoussés.
Comme une plante qui se ternit à cause du fruit qu'elle
porte.
ORSO. — Cet enfant. Pensée ?
PENSÉE. — Aujourd'hui même je l'ai senti qui s'éveil-
lait dans mon sein.
Oui, j'ai faiUi m'évanouir pendant que je respirais ces
fleurs.
ORSO. — C'est moi qui vous les ai envoyées.
PENSÉE. — Pourquoi m' avoir laissée ainsi sans nou-
velles ?
45
706 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORSO. — Qu'est-ce qu'une lettre pouvait dire que
vous n'eussiez su déjà ?
PENSÉE. — Comment va votre frère ?
ORSO. — Orso est bien. Est-ce que vous pensez encore
à lui ?
PENSÉE. — Je l'aime comme vous l'aimez.
ORSO. — Il ne faut aimer que votre époux. Aucune
parcelle de votre cœur aujourd'hui,
Cet avare Orian ne veut plus la laisser à un autre.
PENSÉE. — Vos paroles sont douces, Orian, plus
tendres
Qu'aucune de celles que vous m'ayez dites autrefois,
en ce temps qui fut court.
Pourquoi est-ce que je les écoute avec un cœur aussi
pesant ?
ORSO. — Parce que je vais repartir, vous le savez ; mon
congé qui n'est que de peu d'heures expire.
PENSÉE. — N'est-ce pas, pour ne plus nous revoir ?
ORSO. — Est-ce que vous me vo3dez tellement ?
PENSÉE. — Au delà de tout ce que les yeux peuvent
voir, nous nous sommes touchés.
ORSO. — Pensée, je suis venu pour vous dire de
prendre soin de cet enfant que sans doute je ne connaîtrai
pas
Et qui est à son père comme il est à vous, ce qui demeure
de lui,
Pour vous dire de ne pas l'oublier.
PENSÉE. — Je ne vis que pour lui et pour vous.
ORSO. — Et je suis venu vous dire une autre chose
aussi, Pensée.
PENSEE. — J'écoute.
LE PERE HUMILIE 707
ORSO. — C'est qu'il ne faut pas douter de celui qui
vous aimait
Malgré ce long silence. Mais qu'est-il besoin de paroles
à ceux qui ont foi l'un dans l'autre ? Quel mérite y aurait-
il à me croire si j'étais là toujours ?
Nul ne vous aurait aimée comme lui vous aimait. Il
faut le croire.
PENSÉE. — Je le sais, je le crois.
ORSO. — L'absence fut longue.
PENSÉE. — Vous voici !
ORSO. — Et si elle devait être plus longue encore, ne
le supporteriez-vous pas avec courage ?
PENSÉE. — Tout le courage que vous me demanderez.
ORSO. — Pauvre enfant ! il n'y a chose si dure que
mon exigence n'aille plus loin.
PENSÉE. — Pas aussi loin que mon amour !
ORSO. — Après une si longue séparation, si vous êtes
avec moi. Pensée, ah, qui sera capable de nous dissoudre ?
Je ne veux plus qu'une réunion telle
Que ce ne soit plus le temps qui la fasse cesser, mais elle
qui soit capable au contraire de faire cesser le temps.
PENSÉE. — Vous m'aimerez toujours ?
ORSO. — Il y avait un homme qui ne pensait qu'à
lui-même.
L'appel auquel son oreille était tendue, il croyait qu'il
ne s'adressait qu'à lui seul.
Tout était simple : lorsque vous êtes venue. Pensée.
Et la blessure que vous lui avez faite est telle que rien,
et même la mort, ne sera capable de le guérir.
PENSÉE. — Pourquoi parler de la mort alors que vous
êtes vivant ?
708 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORSO. — Maintenant, si son absence est longue, s'il
ne répond pas lorsque vous l'appellerez,
Il ne faut pas croire que ce soit sa faute, et que celui
qui vous a tant aimée trahisse.
— Je jure qu'il vous aimait.
Silence.
PENSÉE. — Ce n'est pas Orian.qui parle.
ORSO. — Qui serait-ce donc ?
Silence.
PENSÉE. — Orso, qu'avez-vous fait de votre frère
Orian ? Où est-il ?
ORSO. — Pensée, c'est maintenant qu'il faut montrer
ce courage que vous m'avez promis.
Tout ce que j'ai dit, oui, c'est bien lui qui vous le disait
par ma bouche. Nous ne nous sommes pas quittés. Il
n'avait rien de secret pour moi et j'entendais chaque
battement de son cœur.
Pensée de Homodarmes, maintenant, ce que j'ai à
vous annoncer, il faut que vous l'écoutiez sans fléchir :
Orian n'est plus.
Silence.
PENSÉE. — Orian est mort. C'est bien. Je le savais
et mon cœur n'attendait pas autre chose.
ORSO. — Il est mort, et ce message dont il m'a chargé
potu: vous est qu'il faut vivre.
PENSÉE. — Je vivrai.
ORSO. — La veille de sa mort, nous avons causé
ensemble toute la nuit, de vous et de votre enfant. Il
m'a chargé de vous demander pardon.
PENSÉE. — C'est moi qui ne cesse pas de lui demander
pardon.
ORSO. — J'ai su ce qui s'était passé entre vous,
LE PÈRE HUMILIÉ 709
La veille de son départ. J'ai compris ce que fut cette
heure d'aveuglement et de vertige.
SICHEL. — Une rencontre désespérée et sans aucune
parole, comme de gens qui n'en peuvent plus et qui ne
savent ce qu'ils font.
ORSO. — Il est heureux que votre mère ait pensé à
m'écrire.
PENSÉE. — Je le lui avais défendu.
ORSO. — Il voulait revenir dès qu'il l'aurait pu.
Silence.
PENSÉE, criant tout à coup. — Orian est mort ! Orian
est mort ! Il n'est plus.
Où êtes-vous, mon cher mari, et pourquoi n'êtes-vous
pas avec moi ?
SICHEL, la soutenant. — Pensée, mon enfant bien-
aimée !
Silence.
PENSÉE. — Comment est-il mort ?
ORSO. — Tué d'une balle au cœur comme nous char-
gions les Allemands dans un mauvais petit champ de
vignes à travers les échalas.
Je l'ai vu tout à coup qui lâchait son fusil et qui tombait
en avant. Son corps est resté pUé en deux, accroché à un
petit mur de pierres sèches parmi les ronces.
PENSÉE. — Vous l'avez laissé là ?
ORSO. — Les Prussiens tiraient sur nous, tant qu'ils
pouvaient.
PENSÉE. — Moi, je serais morte avec lui.
ORSO. — Je suis un officier, et mon devoir n'était pas
de me faire tuer, mais d'assurer le commandement de ma
section.
710 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous avons dû nous replier peu après, abandonnant le
corps.
PENSÉE. — Quoi, vous ne me rapportez rien de lui ?
ORSO. — Que voulez-vous faire d'un mort ?
PENSÉE. — Je l'aurais senti une dernière fois entre
mes mains, ces sages mains !
Qui sait s'il aurait été mort tout à fait pour moi ?
Entre l'âme et le corps qu'elle a fait il y a un tel lien
que la mort même n'est pas entièrement puissante à le
dénouer.
Où que soit cette pauvre âme.
ORSO. — La sienne est avec Dieu. Ce Dieu qu'il aimait
comme un sauvage et non pas comme un saint, il l'a
conquis. Le corps est resté accroché misérablement quel-
que part.
Point d'œuvre derrière lui, rien que ce corps embarrassé
dans les épines,
Plus loin que nous n'avons pu nous-mêmes aller et
qui ne l'a pas empêché de passer outre.
Cette liberté qu'il désirait plus que la vie, elle est sa
part enfin ! cette lumière vers laquelle il tendait de tout
son être, il y est ! Ce Père dont il était le fils.
PENSÉE. — Les yeux qui étaient chargés de voir pour
moi, où sont-ils ?
ORSO. — Qui sait si je ne vous les ai pas rapportés ?
PENSÉE. — Que dites-vous ?
ORSO. — Je n'ai pas voulu l'abandonner aux Boches
tout entier.
De cette tête qui était le capitaine de la personne en
un corps qui ressuscitera et qui dort,
Quelque chose encore de celui que nous aimions émane.
LE PÈRE HUMILIÉ 7II
PENSÉE. — Quoi ! est-ce que vous me rapportez...
ORSO. — Sa tête. Oui, j'ai pu la détacher.
Elle était lourde avec moi, tout ce temps que je la
portais avec moi sous mon manteau.
PENSÉE. — Où est-elle ?
ORSO. — Au fond de cette corbeille de fleurs que je
vous ai envoyée ce matin. Silence.
PENSÉE, se levant et faisant un mouvement vers la
corbeille. — Orian, mon cher mari, êtes-vous là ?
ORSO. — Pensée, ne le touchez pas, car il est mort.
Il appartient à un ordre différent, il n'est plus avec nous
à notre manière.
Que de lui jusqu'à vous l'encens de ces larges calices
dont j'ai fait sa sépulture soit un signe suffisant !
PENSÉE. — Il n'a point eu horreur de moi, je n'aurai
point horreur de lui, parce qu'il est mort,
Et qui aurait le droit, si ce n'est moi, qui suis sa femme,
de le saisir entre ses mains et de le garder sur son sein,
comme sa possession ?
ORSO. — Respectez ce reste insulté.
PENSÉE. — Il n'a point eu horreur de moi ! Il est
venu jusqu'à moi qui suis la dernière des femmes !
Malheureuse obscurcie ! il est venu à moi quand il en aurait
pu trouver une plus belle !
C'est moi qui l'ai blessé, de cette blessure inguérissable !
C'est moi qui l'ai arraché à son Père! Oui, je sais que
c'est à cause de moi qu'il est mort et qu'il n'est plus rien
de visible !
Ah ! qu'on me donne un voile de soie pour recevoir
ce qui me reste de lui ! qu'on me donne le Hnge le plus fin
pour couvrir ces mains indignes !
712 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ORSO. — Tout à l'heure vous serez seule avec lui.
PENSÉE. — Mais dès maintenant je puis me pencher
sur lui et respirer son âme ! cette boufïée de parfum qui
monte de sa sépulture.
ORSO. — Il est mort et ce n'est plus par aucun de vos
sens que vous êtes capable de l'atteindre.
PENSÉE. — Orian, qui êtes là, est-ce vrai ? Ah ! je
crois qu'il n'y a rien en moi qui ne soit capable d'aller
jusqu'à vous !
ORSO. — Il vit en vous, et c'est pour ce qui de lui
vit au fond de vos entrailles que vous devez vivre vous-
même.
PENSÉE. — Il vit, et je me meurs !
SICHEL qui l'enlace, Va ramenée à son siège.
ORSO. — Maintenant c'est assez de faiblesse. Il est
temps que vous entendiez ce que je suis chargé de vous
dire.
Voici ce qu'Orian m'a chargé de vous dire, prévoyant
sa mort.
Cette dernière nuit que nous avons passée ensemble.
PENSÉE. — Parlez, je vous écoute.
ORSO. — ... Et sachant ce que votre mère m'avait écrit,
Ce fruit de lui que vous portez en vous, hors de la loi.
Oui, ça été une grande joie et une grande amertume
pour lui.
Vous ne m'avez pas répondu tout à l'heure quand je
vous ai dit qu'il m'avait chargé de vous demander pardon.
PENSÉE fait un geste de déprécation.
C'est fait ? Bien. Rien ne pèse plus sur son âme.
SICHEL. — Je lui pardonne aussi.
LE PÈRE HUMILIÉ 713
ORSO. — Maintenant, le mal qui a été fait, il faut le
réparer en ce qui est de nous. Il n'est pas possible que
l'enfant d'Orian
Naisse sans nom, et que sa femme avec son enfant ait
cette tache publique.
PENSÉE. — Ce que son sang n'a pu effacer, je suis là
pour le supporter.
ORSO. — Il ne s'agit pas seulement de vous.
Mais de lui et de cet enfant qui le continue. Il faut
sauver le nom de l'insulte, conune on sauve le drapeau.
PENSÉE. — Je ferai ce que vous voudrez.
ORSO. — La suprême volonté d'Orian, sa dernière
parole près de la mort
Est que vous m'épousiez.
PENSÉE. — Je ne veux pas ! je ne serai pas à un autre
que lui.
ORSO. — Madame, je vous répète que ce n'est pas ce
que vous voulez qui est important.
PENSÉE. — Ne suis- je pas maîtresse de moi-même,
de mon âme et de mon corps.
Et de ceci que j'ai fait de moi ?
ORSO. — Non.
PENSÉE. — Orian, quoi ! est-ce là ce que vous me
demandez ?
ORSO. — Celle qui fut à mon frère, croyez- vous qu'elle
soit jamais pour moi
Autre chose qu'une sœur ?
Silence.
PENSÉE. — J'accepte.
ORSO. — Bien, petite sœur. D'ailleurs la guerre n'est
pas finie.
714 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La nuit vient qui efface l'une après l'autre ces deux
voix entre lesquelles votre cœur hésita
Ce soir d'été jadis ;
— Ces deux braves dont le cœur était plus haut que
la mort.
PENSÉE. — Ne viendra-t-elle pas aussi pour moi tout
de bon ?
ORSO. — Votre devoir est de vivre.
PENSÉE. — Je vivrai ! Pour qui me prenez-vous ?
Je vivrai pour cet enfant obscur qui est héritier en
moi de mon âme avec la sienne !
Tant que l'on voudra ! Toute la vie que l'on voudra
jusqu'à la dernière minute ! Moi qui fais la vie, est-ce
que je n'aurai pas le courage de l'accepter ?
ORSO. — Demain le prêtre nous unira.
PENSÉE. — Je serai une femme loyale.
ORSO. — Ainsi vous aurez accompli ce qu'Orian vous
demandait.
PENSÉE. — Vous le pensez ? Ah ! il est difficile pour
celui qui aime de faire tout ce que l'amour lui demande !
C'est pourquoi l'odeur de ces fleurs est plus enivrante
pour moi que celle du laurier, le laurier qui parle de la
victoire !
Ne pouvoir rendre amour pour amour.
Aimer, comme moi, et ne pouvoir le faire comprendre —
avoir sa tâche comme lui et ne l'avoir pu faire, —
Ah, c'est là le parfum mortel qui fait se rompre ces
globes d'ivoire !
Rome, 30 juin 1916, S. Paul, Ap.
PAUL CLAUDEL
715
LE DERNIER CAPITALISTE
DÉCOR
Le tribunal prolétarien est installé dans le tribunal bourgeois.
A l'endroit, sur le mur, oie de tout petits bourgeois avaient
enlevé la croix, les révolutionnaires ont accroché une image
qui représente le Travailleur Manuel Inconscient et Organisé.
Encore un Christ qui sera crucifié par son église.
Les organisateurs de l'inconscience siègent derrière la table.
Il n'y a pas de juges, mais un jury. Il est élu par le peuple.
[Il ne faut pas prendre ce mot dans son sens large, mais dans
le sens étroit que les aristocrates lui donnaient, que les plou-
tocrates sous-entendent et que les intéressés retournent contre
eux. Ce sont les manuels, les gens qui travaillent avec leurs
mains. Les mains des esclaves de la machine sont gourdes.
Autrefois, les manuels étaient gantés d'esprit.) Le jury est élu
par le peuple, mais sélectionné par le Dictateur Délégué Suprême
du Prolétariat. Le jury n'est formé que de trois hommes. Pas
de président, un Premier-Juré qui départage ses acolytes tel Dan-
din des Plaideurs. C'est un meneur du Bâtiment, vigoureux,
sonore comme un écu neuf, sensé, de V espèce dont on faisait hier
encore des petits patrons fort concrets. Il ne sacrifie rien de
ses qualités à l'Idée qui niche dans son cerveau comme une
madone dans la façade d'un marchand, et à laquelle il décerne
des prières qui sont des projets économiques, précis, sains,
sagement sériés.
Les deux autres acolytes sont : l'un, peintre catastrophiste,
l'autre, archiviste-paléographe; — celui-là un primaire {c'est
ainsi qu'on appelle un pauvre homme en qui une instruction
maladroite a ravagé cette charmante éducation populaire
d' autrefois) , celui-ci un secondaire {un pauvre homme chez
qui une instruction maladroite a ravagé cette charmante ins-
truction bourgeoise d'autrefois).
7l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le public est formé, comme dans la plupart des lieux où
les Français sont appelés à se réunir en commun, de rares
particuliers et de pas mal de subalternes officiels insuffisamment
camouflés en complaisants officieux. En l'espèce, ce sont des
gardes ultra-violets couramment appelés « prétoriens proléta-
riens » et appartenant au régiment personnel du Dictateur et
Délégué Suprême du Prolétariat. Leurs grosses moustaches
rappelleraient les sicaires de la Troisième si elles n'étaient
noyées dans le flot hirsute de barbes libertaires.
JURÉ No I. — Introduisez le No 8.333 et dernier.
JURÉ N» 2 {le catastrophiste). — Comment, dernier ?
Il n'y avait en France que 8.333 capitalistes ?
JURÉ No 3 (l'archiviste). — Ouf ! tant mieux ! j'en
ai assez. J'ai hâte de revenir à la science paléographique.
Le comité de « Répartition Intellectuelle » vient de m'oc-
troyer une équipe de terrassiers qui m'aideront singuliè-
rement à piocher les palimpsestes.
N® I. — Notre dictature est scientifique, méthodique
et nullement dénuée de roublardise. Nous ne frappons
que les capitalistes invétérés et entêtés, ou inaptes aux
corvées, ou ces empotés qui n'ont pu trouver des « par-
rains prolétariens » conformément au décret automatique
du jour 15, mois 4, de l'année 2. Mais nous gardons soi-
gneusement les autres pour balayer les chambrées, rues
et bistrots.
No 2. — Le prolétariat absorbe bien des traîtres. Depuis
qu'on a décrété l'habit obligatoire dans les cinémas natio-
naux, on ne reconnaît plus les siens.
No 3. — Ah ouiche ! Les ci-devant gens du monde ont
des façons crapuleuses qu'on flaire à quinze pas.
No I. — Voici le No 8.333.
LE DERNIER CAPITALISTE 717
No I. — No 8.333. Kokuparki Wladimir ?
KOKUPARKI. — Oui. Né à Santa Fé de Bogota,
en 1900, de la république polonaise décentralisée molé-
culaire.
No I. — Je m'en fous. Profession sous l'ancien régime ?
KOKUPARKI. — Agent de liaison entre la peinture
et la musique. Inventeur du tableau phonographique.
No I. — Bon. Je m'en fous. Vous êtes accusé par l'an-
drogyne André-Andrée, rue 30, no 3, centre 4, d'avoir
tenu des propos « faillitistes ».
KOKUPARKI. — Par exemple !
No I. — Dans une coopérative de lettres vous avez
élucubré une conférence où vous annonciez traîtreuse-
ment la déconfiture prochaine de la Révolution.
KOKUPARKI. — Je ne me suis hasardé à aucune
allusion politique dans cette conférence qui traitait de
a la Genèse du Génie ».
No I, qui farfouille dans le dossier 8.333, bondissant. —
Ah ! vous trouvez que votre topo n'était pas poli-
tique ! Je lis dans la sténographie :
« Un homme naît avec du génie. Et le voilà prince parmi
les hommes. Il se range dans cette élite des privilégiés... »
Ce n'est pas poHtique, ça ? Ça n'est pas une théorie
sociale ? Ce ne sont pas des idées subversives, peut-être ?
Ça n'est pas du capitalisme béat ?
KOKUPARKI. — Mais, pardon, camarade juré...
No I. — Ne m'appelez pas camarade. Est-ce que je
vous appelle « monsieur », moi ?
KOKUPARKI. — Pardon... mais pardon... heu... le
71 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
génie est un fait particulier... (// se tourne vers le juré
NO 3.)
N® 3. — Le génie a été, mais ne sera plus un fait parti-
culier grâce à notre méthode de coopération éducative,
qui réalise le rêve médiéval de l'alchimie et transmue en
or les têtes en bois.
Le génie, c'a été un fait économique spécial à Tère
capitaliste, voilà tout. Un des méfaits du système de
l'hérédité, rien de plus.
KOKUPARKL — Comment ! mais le génie n'est
fichtrement pas héréditaire.
No 3. — Je m'entends. Vous êtes un sot et vous voulez
me faire dire des sottises. Certes, on n'a jamais vu un
père de génie engendrer un fils de génie. C'aura été une
des beautés du régime capitaHste, les fils des grands
hommes. Mais l'homme de génie était bien le résultat
inattendu de croisements mystérieux entre les idiots,
les toqués, les sages, tous les fantômes de sa Hgnée. Un
beau jour tous ces inconscients faisaient fortune : un
enfant de génie leur naissait, comme un œuf d'or. Au
fond c'était aussi injuste de naître Victor Hugo avec
100 volumes tout écrits dans la tête que fils-à-Rothschild
avec des millions de rentes inscrits à la banque. On
laissait aller la nature à la bonne franquette, avant
comme après la naissance des hommes.
On comptait sur les réussites toutes faites issues des
entrailles de la femme. Mais Kokuparki, pauvre, il n'y
a pas que l'Hérédité. Rappelez -vous un autre vieux
dogme : l'Influence du Milieu. Nous nous en emparons,
et avec ce second dogme nous fracassons le premier.
Nous ne tenons plus compte de la sélection antécé-
LE DERNIER CAPITALISTE 719
dente, obscure et prestigieuse, parce que nous organisons,
nous, une sélection actuelle, humaine, à ciel ouvert, bien
plus énergique et bien plus vaste que votre petit jeu de
qui perd gagne.
Nous substituons l'éducation intensive et progressive
à la vieille hérédité.
Nous prenons l'enfant dès le berceau et nous le suivons
jusqu'à l'âge d'homme. Le Comité de Répartition Intel-
lectuelle, qui est la che\âlle ouvrière de la nouvelle société,
détient le grand Fichier Public, où tous les Enfants de
la RépubUque — même les enfants des capitalistes invé-
térés, vous voyez que nous sommes bons — sont classés
et possèdent leur carton. Il n'y a, du reste, pas tellement
d'enfants, maintenant, on peut les compter.
Nous commençons par donner à tous la même instruc-
tion primaire...
KOKUPARKI. — Comment ! à tous ?
No 3. — Nom de Dieu ! oui, à tous.
KOKUPARKI. — Aux aveugles et aux sourds-muets
peut-être, mais pas aux idiots, aux fous, ni
No 3. — Ça viendra. Nous subventionnons à Elber-
feld l'école des chevaux...
Puis, nous faisons passer au régime secondaire ceux
qui ont satisfait aux épreuves du baccalauréat primaire.
Les autres, nous les envoyons à l'Université d'appren-
tissage manuel. A i8 ans, ils sont versés dans la catégorie
des Manœuvres. Ce sont eux qui touchent les plus gros
salaires pour les consoler de leur échec et qui ont voix
prépondérante en nos conseils.
Voix dans la foule, ponctuée d'un ricanement :
a Ils ont le poing prépondérant, mais pas la langue. »
720 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La sélection graduée continue à travers les régimes
secondaire, supérieur. Mais un des principes essentiels
de notre constitution sociale est de n'admettre personne
comme intellectuel pur. Tout homme doit donner quelques
heures chaque jour au travail manuel. Ainsi, l'égaUté
est rétablie.
KOKUPARKI. — EUe n'est pas rétabUe du tout, l'éga-
Uté.
No 3. — Elle est rétablie. {Tourné vers le N^ i.) Le
sculpteur ne fera plus fi du maçon et Mallarmé, petit pro-
fesseur du lycée, aura sa chance comme de Lamartine,
gentilhomme propriétaire.
NO I. — Fort bien.
KOKUPARKL — Mais vous n'empêcherez pas que
certain garçon, pour ces raisons mystérieuses honnies par
vous, prendra de l'avance dans le sein maternel et à peine
débarqué battra d'étapes en étapes ses concurrents.
N® 2. — Nous le handicaperons.
Voix dans la foule : « C'est ça, plus de tricheurs, »
KOKUPARKL — Diable! conunent ferez-vous.
LES TROIS JURÉS, ensemble.— ^o\j&... (Ils s'arrêUni
embarrassés.)
N® I. — Bah! ma foi! je ne vois rien à ajouter à ce
que nous avons inventé. Aux gamins de se débrouiller
entre eux. Si tout de même la nature veut dire son mot...
N® 2. — Halte-là! Vous déraillez, juré n® i. Vous ou-
bliez les principes. Ma nature d'honmae, d'ancien élève
des Beaux-Arts est aussi naturelle que la Nature avec
un grand N. Or, il est de ma nature de dénoncer les tri-
cheurs comme ce Paulot Picasse qui, à dix-huit ans, pré-
tendait déjà peindre des chefs-d'œuvre alors que les
LE DERNIER CAPITALISTE 721
garçons modestes comme moi en étaient encore à peloter
la mie de pain.
Il faudra que nous trouvions un truc pour parfaire
notre système.
KOKUPARKI. — Et vous aurez beaucoup d'honmies
de génie ?
No 3. — Plus de génie, vous ai-je dit, mais un talent
universel. Nous comptons sur un rendement de 60 0/0.
La science est modeste.
KOKUPARKI. — Et les génies d'ancien régime, qu'en
faites-vous ?
N® 3. — Nous les nions sans honte et nous les trucidons
sans vergogne.
Nous n'avons pas plus réussi à nous entendre avec
Romain Rolland qu'avec Claudel. Quant à Barbusse,
Bourget, ce sont des gens à pognon.
Ces gens sont victimes de l'hérédité qu'ils portent.
Un poète de génie selon la formule d'ancien régime est
aussi irresponsable que Louis XVI, mais aussi dangereux.
Ces gens sont pleins d'orgueil, et embrouillés dans un
rêve qui n'est pas plus de ce monde socialiste que du
monde bourgeois.
N® I. — Ce sont des salauds qui ne se sont donné que
la peine de naître et devant lesquels les badauds s'ébau-
bissent, alors qu'il y a de braves garçons qui s'esquintent
toute leur vie à s'instruire et qui n'arrivent à rien. Il
faut les mettre au pas, ou les zigouiller.
Si vous vous rangez parmi ces types dont vous parlez
dans votre conférence...
No 2. — Non, je connais Kokuparki. Je m'en porte
garant. C'était un rondibiste. Il n'avait pas de génie,
46
722 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pas l'ombre de talent. Il y avait moins de talent dans
toute l'école rondibiste que dans un seul poil du pinceau
d'un catastrophiste.
No I. — Cet interrogatoire devient oiseux. Il faut en
finir.
No 3. — Oui, finissons-en. J'ai sacrifié huit jours de ma
vie et 8.000 capitalistes à la sociologie. J'ai hâte de revenir
à la paléographie.
No 2. — Encore une fois, Kokuparki n'a aucun talent.
Si je n'avais eu que de tels concurrents ! Il n'est pas
dangereux.
No I. — Alors, acquittons-le et foutons-le dans les
paveurs.
Murmures dans la foule autour d'un homme
et d'une femme qu'on pousse vers le jury. Cris :
« Et les témoins ! Mort aux capitalistes l Et la
loi sur le témoignage-accusation obligatoire! »
No I. — Silence, nom de Dieu !... Ah ! bon ! très bien !
qu'on traîne les témoins à la barre. Premier témoin :
Juste (Parfait).
PREMIER TÉMOIN. — Pardon, Parfait Juste.
No I. — Non, Juste (Parfait).
PREMIER TÉMOIN. — Je ne voudrais pas vous con-
tredire, mais mon père s'appelait Juste.
No I. — Idiot 1 Naturellement. Vous vous appelez
Juste, entre parenthèses : Parfait. Déposez.
M. JUSTE pose sa canne et son chapeau,
M. JUSTE. — M. Kokuparki, qui est mon voisin, est
un bohème, et le bohème est dangereux à l'habitant de
Paris, comme le bohémien à l'habitant des campagnes.
LE DERNIER CAPITALISTE 723
Sous les apparences d'un correct gentleman-bookmaker,
je reconnais en ce jeune homme, avec ma lucidité bien
française, le rapin qu'ont connu et justement honni
nos aïeux. M. Kokuparki ne travaille pas ; il passe son
temps à combiner des inventions que je qualifierai de
charlatanesques en vue de gruger ses contemporains et
leur soutirer la monnaie qu'il est incapable de gagner
à la sueur, sinon de ses pieds, tout au moins de son front.
Car, Messieurs, je ne viens pas ici faire le procès des
beaux-arts et du labeur cérébral, moi qui suis architecte.
Il était d'honnêtes romanciers comme il était d'honnêtes
commerçants. Tenez 1 M. Brûlât, qui demeure dans mon
quartier, est fort rangé, ou M. Bordeaux, dont les crus
de Savoie sont excellents. De même, il est des peintres
qui peignent des filles nues et qui ne trompent pas leur
femme, j'en suis persuadé.
Mais M. Kokuparki méprise le travail. C'est un anar-
chiste. Il prétend ne rien faire pendant que les autres
s'esquintent. Il passe ses matinées à dormir, ses journées
à muser dans son ateUer et ses nuits, m'a-t-on dit, dans
des salons où l'on voit des duchesses danser avec des
apaches af&liés à une bande qui s'intitule les « Cubistes
de Montparnasse ». Leur chef répond au sobriquet de
« la Terreur des Cônes ».
Je profite de ma présence dans un prétoire pour élever
ma plainte d'homme simple et laborieux contre ces
survivances abominables de l'ère de corruption que fut
la Troisième République.
Pour en revenir à M. Kokuparki, je le stigmatise comme
hors-la-loi, rebut de la société, contempteur du devoir
social qui est de se nourrir, de nourrir les siens, et peut-
724 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
être quelques petits serins, comme je me le permets à
mes instants de loisir.
No I. — Parfait, vous êtes im juste.
JUSTE. — Pardon, Juste.
N® I. — Juste, vous êtes parfait. Foutez le camp.
2 "^6 témoin : Femme Maure-Hatmiuse ? Tous ces ci-
devants avaient des noms à deux ou trois places. Déposez.
DEUXIÈME TÉMOIN. — Permettez-moi de garder
mon sac. En dépit des bouleversements sociaux, je gar-
derai toujours mes sels et ma poudre d'ocre.
N» I. — Poudre d'oc ? Subversif. Fouillez-la.
Deux gardes ultra-violets, bavant et tremblant, car
Mme Maure-Haumuse est fort affriolante, s'ap^
prochent. Un mauvais plaisant éteint l'électricité. Petits
cris. Le premier juré crie : « Nom de Dieu ! » On en-
tend à de brefs intervalles deux hurlements d'hommes,
courts mais affreusement angoissés. L'électricité se
rallume. Les deux gardes s'écartent, traînant la patte
comme des chats écrasés. Mme Maure-Haumuse
se poudre avec un soupir.
Le jury est rêveur. Une faible rumeur se soulève
et retombe dans la tribune.
No I. — La séance continue.
Que pensez-vous de Kokuparki ?
DEUXIÈME TÉMOIN. — C'est un homme de génie.
KOKUPARKI. — Nom de Dieu ! la gafïe I
LES TROIS JURÉS, intéressés. — Vous avez dit ?
DEUXIÈME TÉMOIN. — Oui, c'est un homme de
génie. Je le sens. Je l'ai senti. Il est né avec le génie comme
d'autres fils de roi. Tout de suite, il fut prince parmi les
LE DERNIER CAPITALISTE 725
hommes. Il s'est rangé dans cette élite de privilégiés
qui fréquentaient mon salon...
KOKUPARKI. — Nom de Dieu !
DEUXIÈME TÉMOIN. — Ma salle à manger est ornée
de ses plus belles fresques phonographiques. Ah ! cette
courbe sonore qui se prolonge dans la durée tandis que
la ligne rythme l'espace. Ah ! ces taches chromatiques
qui composent des valeurs inouïes avec les bruits bleus,
rouges, jaunes ! Quelle richesse ! quel tohu-bohu ! quelle
sensualité dans un si grand sentimental !
Voyez- vous, Kokuparki, comme je vous le disais,
vous étiez le plus riche de nous tous.
Vous avez encore un inépuisable capital de beauté.
LES TROIS JURÉS. — Capital ! Génie ! Capital !
No 2 (le catastrophiste). — C'est faux. Kokuparki est
le dernier des pompiers. Il n'avait pas plus de richesse
sur sa palette que moi dans mon porte-monnaie. D'abord
tous les rondibistes étaient de pauvres êtres...
N» 3. — La chromo-phonographie ne vaut pas la paléo-
graphie renouvelée par de puissantes méthodes d'exploi-
tation. J'ai inventé une défricheuse mécanique de palimp-
sestes.
No I. — Ça suffit. Le Jury est amplement informé.
Femme Maure-Haumuse, vous pouvez lever le camp...
Kokuparki (Wladimir), vous êtes condamné à mort pour
accaparement et recèlement illicite de capitaux non
déclarés.
KOKUPARKI. — Pardon, j'ai toujours dit que j'avais
du génie.
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
726
LA SYMPHONIE PASTORALE
A JEAN SCHLUMBERGER
PREMIER CAHIER
10 Février 189...
La neige qui n'a pas cessé de tomber depuis trois jours,
encombre les routes. Je n'ai pu me rendre à R.... où j'ai
coutume depuis quinze ans de célébrer le culte deux fois
par mois. Ce matin trente fidèles seulement se sont ras-
semblés dans la chapelle de La Brévine.
Je profiterai des loisirs que me vaut cette claustration
forcée, pour revenir en arrière et raconter comment je
fus amené à m'occuper de Gertrude.
J'ai projeté d'écrire ici tout ce qui concerne la forma-
tion et le développement de cette âme pieuse, qu'il me
semble que je n'ai fait sortir de la nuit que pour l'ado-
ration et l'amour. Béni soit le Seigneur pour m'avoir
confié cette tâche.
Il y a deux ans et six mois, conmie je remontais de La
Chaux-de-Fonds, une fillette que je ne connaissais point
vint me chercher en toute hâte pour m'emmener à
sept kilomètres de là, auprès d'une pauvre vieille qui
LA SYMPHONIE PASTORALE 727
se mourait. Le cheval n'était pas dételé; je fis monter
l'enfant dans la voiture, après m'être muni d'une lan-
terne, car je pensai ne pas pouvoir être de retour avant
la nuit.
Je croyais connaître admirablement tous les entours
de la commune ; mais, passé la ferme de la Saudraie,
l'enfant me fit prendre une route où jusqu'alors je ne
m'étais jamais aventuré. Je reconnus pourtant, à deux
kilomètres de là, sur la gauche, un petit lac mystérieux
où jeune homme j'avais été quelquefois patiner. Depuis
quinze ans je ne l'avais plus revu, car aucun devoir pas-
toral ne m'appelle de ce côté ; je n'aurais plus su dire
où il était et j'avais à ce point cessé d'y penser qu'il me
sembla, lorsque tout à coup, dans l'enchantement rose
et doré du soir, je le reconnus, ne l'avoir d'abord vu qu'en
rêve. La route suivit le cours d'eau qui s'en échappait, cou-
pant l'extrémité de la forêt, puis longeant une tourbière.
Certainement je n'étais jamais venu là.
Le soleil se couchait et nous marchions depuis long-
temps dans l'ombre, lorsqu'enfin ma jeune guide m'in-
diqua du doigt, à flanc de coteau, une chaumière qu'on
eût pu croire inhabitée, sans un mince filet de fumée qui
s'en échappait, bleuissant dans l'ombre, puis blondissant
dans l'or du ciel. J'attachai le cheval à un pommier voi-
sin, puis rejoignis l'enfant dans la pièce obscure où la
vieille venait de mourir.
La gravité du paysage, le silence et la solennité de
l'heure m'avaient transi. Une femme encore jeune était
à genoux près du lit. L'enfant, que j'avais prise pour la
petite fille de la défunte mais qui n'était que sa servante,
alluma une chandelle fimieuse, puis se tint immobile
728 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
au pied du lit. Durant la longue route, j'avais essayé
d'engager la conversation, mais n'avais pu tirer d'elle
quatre paroles.
La femme agenouillée se releva. Ce n'était pas une
parente ainsi que je supposais d'abord, mais simplement
une voisine, une amie, que la servante avait été chercher
lorsqu'elle vit s'affaiblir sa maîtresse, et qui s'offrit pour
veiller le corps. La vieille, me dit-elle, s'était éteinte sans
souffrance. Nous convînmes ensemble des dispositions
à prendre pour l'inhumation et la cérémonie funèbre.
Comme souvent déjà, dans ce pays perdu, il me fallait
tout décider. J'étais quelque peu gêné, je l'avoue, de
laisser cette maison, si pauvre que fût son apparence,
à la seule garde de cette voisine et de cette servante
enfant. Toutefois il ne paraissait guère probable qu'il
y eût dans un recoin de cette misérable demeure
quelque trésor caché... Et qu'y pouvais- je faire ?
Je demandai néanmoins si la vieille ne laissait aucun
héritier.
La voisine prit alors la chandelle, qu'elle dirigea vers
im coin du foyer, et je pus distinguer, accroupi dans
l'âtre, un être incertain, qui paraissait endormi ; l'épaisse
masse de ses cheveux cachait presque complètement son
visage.
— Cette fille aveugle ; une nièce, à ce que dit la ser-
vante ; c'est à quoi la famille se réduit, paraît-il. Il faudra
la mettre à l'hospice ; sinon je ne sais pas ce qu'elle pourra
devenir.
Je m'offusquai d'entendre ainsi décider de son sort
devant elle, soucieux du chagrin que ces brutales paroles
pourraient lui causer.
LA SYMPHONIE PASTORALE 729
— Ne la réveillez pas, dis-je doucement, pour inviter
la voisine, tout au moins à baisser la voix.
— Oh ! je ne pense pas qu'elle dorme ; mais c'est une
idiote ; elle ne parle pas et ne comprend rien à ce qu'on
dit. Depuis ce matin que je suis dans la pièce, elle n'a
pour ainsi dire pas bougé. J'ai d'abord cru qu'elle était
sourde ; la servante prétend que non, mais que simple-
ment la vieille, sourde elle-même, ne lui adressait jamais
la parole, non plus qu'à quiconque, n'ouvrant plus la
bouche depuis longtemps, que pour boire ou manger.
— Quel âge a-t-elle ?
— Une quinzaine d'années, je suppose ; au reste je
n'en sais pas plus long que vous...
Il ne me vint pas aussitôt à l'esprit de prendre soin
moi-même de cette pauvre abandonnée ; mais après que
j'eus prié — ou plus exactement pendant la prière que je
fis, entre la voisine et la petite servante, toutes deux
agenouillées au chevet du lit, agenouillé moi-même — il
m'apparut soudain que Dieu plaçait sur ma route une
sorte d'obligation et que je ne pouvais pas sans quelque
lâcheté m'y soustraire. Quand je me relevai, ma décision
était prise d'emmener l'enfant le même soir, encore que
je ne me fusse pas nettement demandé ce que je ferais
d'elle par la suite, ni à qui je la confierais. Je demeurai
quelques instants encore à contempler le visage endormi
de la vieille, dont la bouche plissée et rentrée semblait
tirée comme par les cordons d'une bourse d'avare, instruite
à ne rien laisser échapper. Puis me retournant du côté
de l'aveugle je fis part à la voisine de mon intention.
— Mieux vaut qu'elle ne soit point là demain, quand
on viendra lever le corps, dit-elle. Et ce fut tout.
730 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Bien des choses se feraient facilement, sans les chimé-
riques objections que parfois les hommes se plaisent à
inventer. Dès l'enfance, combien de fois sommes-nous
empêchés de faire ceci ou cela que nous voudrions faire,
simplement parce que nous entendons répéter autour
de nous : il ne pourra pas le faire...
L'aveugle s'est laissé emmener comme une masse
involontaire. Les traits de son visage étaient réguliers,
assez beaux, mais parfaitement inexpressifs. J'avais
pris une couverture sur la paillasse où elle devait reposer
d'ordinaire dans un coin de la pièce, au-dessous d'un
escalier intérieur qui menait au grenier.
La voisine s'était montrée complaisante et m'avait
aidé à l'envelopper soigneusement, car la nuit très claire
était fraîche ; et après avoir allumé la lanterne du ca-
briolet, j'étais reparti, emmenant blotti contre moi ce
paquet de chair sans âme et dont je ne percevais la vie
que par la conmiimication d'une ténébreuse chaleur.
Tout le long de la route, je pensais : dort-elle ? et de quel
sommeil noir... Et en quoi la veille diffère-t-elle ici du
sonmieil ? Hôtesse de ce corps opaque, une âme attend
sans doute, emmurée, que vienne la toucher enfin quelque
rayon de votre grâce. Seigneur ! Permettrez- vous que
mon amour, peut-être, écarte d'elle l'affreuse nuit ?...
J'ai trop souci de la vérité pour taire le fâcheux accueil
que je dus essuyer à mon retour au foyer. Ma femme est
un jardin de vertus ; et même dans les moments difficiles
qu'il nous est arrivé parfois de traverser, je n'ai pu douter
un instant de la qualité de son cœur ; mais sa charité
naturelle n'aime pas à être surprise. C'est une personne
LA SYMPHONIE PASTORALE 731
d'ordre qui tient à ne pas aller au delà, non plus qu'à
rester en deçà du devoir. Sa chairité même est réglée com-
me si l'amour était im trésor épuisable. C'est là notre
seul point de conteste...
Sa première pensée, lorsqu'elle m'a vu revenir ce soir-là
avec la petite, lui échappa dans ce cri :
— De quoi encore est-ce que tu as été te charger ?
Comme chaque fois qu'il doit y avoir une expHcation
entre nous, j'ai commencé par faire sortir les enfants,
qui se tenaient là, bouche bée, pleins d'interrogation
et de surprise. Ah ! combien cet accueil était loin de celui
que j 'eusse pu souhaiter. Seule ma chère petite Charlotte
a commencé de danser et de battre des mains quand elle
a compris que quelque chose de nouveau, quelque chose
de vivant allait sortir de la voiture. Mais les autres, qui
sont déjà stylés par la mère, ont vite fait de la refroidir
et de la forcer à prendre le pas.
Il y eut un moment de grande confusion. Et comme
ni ma femme, ni les enfants ne savaient encore qu'ils
eussent affaire à une aveugle, ils ne s'expHquaient pas
l'attention extrême que je prenais pour guider ses pas.
Je fus moi-même tout décontenancé par les bizarres
gémissements que commença de pousser la pauvre infir-
me sitôt que ma main abandonna la sienne, que j'avais
tenue durant tout le trajet. Ses cris n'avaient rien d'hu-
main ; on eût dit les jappements plaintifs d'un petit chien.
Arrachée pour la première fois au cercle étroit de sen-
sations coutumières qui formaient tout son univers, ses
genoux fléchissaient sous elle ; mais lorsque j'avançai
vers elle une chaise, elle se laissa crouler à terre, comme
quelqu'un qui ne saurait pas s'asseoir ; alors je la menai
732 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
jusqu'auprès du foyer, et elle reprit un peu de calme
lorsqu'elle put s'accroupir, dans la position où je l'avais
vue d'abord auprès du foyer de la vieille, accotée au man-
teau de la cheminée. En voiture déjà elle s'était laissé
glisser au bas du siège et avait fait tout le trajet blottie
à mes pieds. Ma femme cependant m'aidait, dont le mou-
vement le plus naturel est toujours le meilleur ; mais
sa raison sans cesse lutte et souvent l'emporte contre
son cœur.
— Qu'est-ce que tu as l'intention de faire de ça ?
reprit-elle, après que la petite fut installée.
Mon âme frissonna en entendant l'emploi de ce neutre
et j'eus peine à maîtriser un mouvement d'indignation.
Cependant encore tout imbu de ma longue et paisible
méditation je me contins, et tourné vers eux tous qui
de nouveau faisaient cercle, une main posée sur le front
de l'aveugle :
— Je ramène la brebis perdue, dis-je avec le plus de
solennité que je pus.
Mais Amélie n'admet pas qu'il puisse y avoir quoi que
ce soit de déraisonnable ou de surraisonnable dans l'ensei-
gnement de l'Evangile. Je vis qu'elle allait protester,
et c'est alors que je fis un signe à Jacques et à Sarah,
qui habitués à nos petits différends conjugaux, et du
reste peu curieux de leur nature (souvent même
insuffisamment à mon gré), emmenèrent les deux petits.
Puis, conrnie ma femme restait encore interdite et un
peu exaspérée, me semblait-il, par la présence de l'intruse :
— Tu peux parler devant elle, ajoutai- je ; la pauvre
enfant ne comprend pas.
Alors AméHe commença de protester que certainement
LA SYMPHONIE PASTORALE 733
elle n'avait rien à me dire, — ce qui est le prélude habi-
tuel des plus longues explications, — et qu'elle n'avait
qu'à se soumettre comme toujours à ce que je pouvais
inventer de moins pratique et de plus contraire à l'usage
et au bon sens. J'ai déjà écrit que je n'étais nullement
fixé sur ce que je comptais faire de cette enfant. Je n'avais
pas encore entrevu, ou que très vaguement, la possibilité
de l'installer à notre foyer, et je puis presque dire que
c'est Amélie qui d'abord m'en suggéra l'idée lorsqu'elle
me demanda si je pensais que nous n'étions pas « déjà
assez dans la maison ». Puis elle déclara que j'allais tou-
jours de l'avant sans jamais m'inquiéter de la résistance
de ceux qui suivent, que pour sa part elle estimait que
cinq enfants suffisaient, que depuis la naissance de Claude
(qui précisément à ce moment, et comme en entendant
son nom, se mit à hurler dans son berceau) elle en avait
« son compte )*et qu'elle se sentait à bout.
Aux premières phrases de sa sortie, quelques
paroles du Christ me remontèrent du cœur aux
lèvres, que je retins pourtant, car il me parait tou-
jours malséant d'abriter ma conduite derrière l'autorité
du livre saint. Mais dès qu'elle argua de sa fatigue je
demeurai penaud, car je reconnais qu'il m'est arrivé
plus d'une fois de laisser peser sur ma femme les consé-
quences d'élans inconsidérés de mon zèle. Cependant
ces récriminations m'avaient instruit sur mon devoir ;
je supphai donc très doucement Amélie d'examiner si
à ma place elle n'eût pas agi de même et s'il lui eût été
possible de laisser dans la détresse un être qui manifes-
tement n'avait plus sur qui s'appuyer ; j'ajoutai que je
ne m'illusionnais point sur la somme de fatigues nouvelles
734 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que le soin de cette hôtesse infirme ajouterait aux soucis
du ménage, et que mon regret était de ne l'y pouvoir
plus souvent seconder. Enfin je l'apaisai de mon mieux,
la suppliant aussi de ne point faire retomber sur l'inno-
cente un ressentiment que celle-ci n'avait en rien mérité.
Puis je lui fis observer que Sarah désormais était en âge
de l'aider davantage, Jacques de se passer de ses soins.
Bref Dieu mit en ma bouche les paroles qu'il fallait pour
l'aider à accepter ce que je m'assure qu'elle eût assumé
volontiers si l'événement lui eût laissé le temps de réflé-
chir et si je n'eusse point ainsi disposé de sa volonté par
surprise.
Je croyais la partie à peu près gagnée, et déjà ma chère
Amélie s'approchait bienveillamment de Gertrude ; mais
soudain son irritation rebondit de plus belle lorsque,
ayant pris la lampe pour examiner un peu l'enfant, elle
s'avisa de son état de saleté indicible.
— Mais c'est une infection, s'écria-t-elle. Brosse-toi ;
brosse-toi vite. Non, pas ici. Va te secouer dehors. Ah !
mon Dieu ! les enfants vont en être couverts. Il n'y a
.. rien au monde que je redoute autant que la vermine.
Indéniablement la pauvre petite en était peuplée : et
je ne pus me défendre d'un mouvement de dégoût en
songeant que je l'avais si longuement pressée contre moi
dans la voiture.
Quand je rentrai deux minutes plus tard, après m'être
nettoyé de mon mieux, je trouvai ma femme effondrée
dans un fauteuil, la tête dans les mains, en proie à une
crise de sanglots.
— Je ne pensais pas soumettre ta constance à une
pareille épreuve, lui dis-je tendrement. Quoi qu'il en
LA SYMPHONIE PASTORALE
735
soit, ce soir il est tard, et Ton n'y voit pas suffisamment.
Je veillerai, pour entretenir le feu auprès duquel dormira
la petite. Demain nous lui couperons les cheveux et la
laverons corame il faut. Tu ne commenceras à t'occuper
d'elle que quand tu pourras la regarder sans horreur.
Et je la priai de ne point parler de cela aux enfants.
Il était l'heure de souper. Ma protégée, vers laquelle
notre vieille Rosalie, tout en nous servant, jetait force
regards hostiles, dévora goulûment l'assiette de soupe
que je lui tendis. Le repas fut silencieux. J'aurais voulu
raconter mon aventure, parler aux enfants, les émouvoir
en leur faisant comprendre et sentir l'étrangeté d'un
dénuement si complet, exciter leur pitié, leur sympathie
pour celle que Dieu nous invitait à recueillir ; mais je
craignis de raviver l'irritation d'Améhe. Il semblait que
l'ordre eût été donné de passer outre et d'oubUer l'évé-
nement, encore qu'aucun de nous ne pût assurément
penser à rien d'autre.
Je fus extrêmement ému quand, plus d'une heure
après que tous furent couchés et qu'AméUe m'eut laissé
seul dans la pièce, je vis ma petite Charlotte en tr 'ouvrir
la porte, avancer doucement, en chemise et pieds nus,
puis se jeter à mon cou et m'étreindre sauvagement en
murmurant :
— Je ne t'avais pas bien dit bonsoir.
Puis, tout bas, désignant du bout de son petit index
l'aveugle qui reposait innocemment et qu'elle avait eu
curiosité de revoir avant de se laisser aller au sommeil :
— Pourquoi est-ce que je ne l'ai pas embrassée ?
— Tu l'embrasseras demain. A présent laissons-la.
Elle dort, lui dis- je en la raccompagnant jusqu'à la porte.
736 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Puis je revins me rasseoir et travaillai jusqu'au matin,
lisant ou préparant mon prochain sermon.
Certainement, pensais-je (il m'en souvient), Charlotte
se montre beaucoup plus affectueuse aujourd'hui que
ses aînés ; mais chacim d'eux, à cet âge, ne m'a-t-il pas
d'abord donné le change ; mon grand Jacques lui-même,
aujourd'hui si distant, si réservé... On les croit tendres,
ils sont cajoleurs et câlins.
27 février.
La neige est tombée encore abondamment cette nuit.
Les enfants sont ravis parce que bientôt, disent-ils, on sera
forcé de sortir par les fenêtres. Le fait est que ce matin
la porte est bloquée et que l'on ne peut sortir que par
la buanderie. Hier, je m'étais assuré que le village avait
des provisions en suffisance, car nous allons sans doute
demeurer quelque temps isolés du reste de l'himianité.
Ce n'est pas le premier hiver que la neige nous bloque,
mais je ne me souviens pas d'avoir jamais vu son empê-
chement si épais. J'en profite pour continuer ce récit
que je commençais hier.
J'ai dit que je ne m'étais point trop demandé, lorsque
j'avais ramené cette infirme, quelle place elle allait pou-
voir occuper dans la maison. Je connaissais le peu de
résistance de ma femme ; je savais la place dont nous
pouvions disposer et nos ressources, très limitées. J'avais
agi, comme je le fais toujours, autant par disposition
naturelle que par principes, sans nullement chercher à
calculer la dépense où mon élan risquait de m'entrainer
(ce qui m'a toujours paru antiévangéUque). Mais autre
LA SYMPHONIE PASTORALE 737
chose est d'avoir à se reposer sur Dieu ou à se décharger
sur autrui. Il m'apparut bientôt que j'avais déposé sur
les bras d'Amélie une lourde tâche, si lourde que j'en
demeurai d'abord confondu.
Je l'avais aidée de mon mieux à couper les cheveux
de la petite, ce que je voyais bien qu'elle ne faisait déjà
qu'avec dégoût. Mais quand il s'agit de la laver et de la
nettoyer je dus laisser faire ma femme ; et je compris
que les plus lourds et les plus désagréables soins m'é-
chappaient.
Au demeurant, AméUe n'éleva plus la moindre protes-
tation. Il semblait qu'elle eût réfléchi pendant la nuit
et pris son parti de cette charge nouvelle ; même elle
y semblait prendre quelque plaisir et je la vis sourire
après qu'elle eût achevé d'apprêter Gertrude. Un bonnet
blanc couvrait la tête rase où j'avais appliqué de la pom-
made ; quelques anciens vêtements à Sarah et du linge
propre remplacèrent les sordides haillons qu'Amélie
venait de jeter au feu. Ce nom de Gertrude fut choisi
par Charlotte et accepté par nous tous aussitôt, dans
l'ignorance du nom véritable que l'orpheline ne connais-
sait point elle-même et que je ne savais où retrouver.
Elle devait être un peu plus jeune que Sarah, de sorte
que les vêtements que celle-ci avait dû laisser depuis
un an lui convenaient.
Il me faut avouer ici la profonde déception où je me
sentis sombrer les premiers jours. Certainement je m'étais
fait tout un roman de l'éducation de Gertrude, et la réa-
hté me forçait par trop d'en rabattre. L'expression indif-
férente, obtuse de son visage, ou plutôt son inexpres-
sivité absolue glaçait jusqu'à sa source mon bon vouloir.
47
738 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle restait tout le long du jour, auprès du feu, sur la
défensive, et dès qu'elle entendait nos voix, surtout dès
que l'on s'approchait d'elle, ses traits semblaient durcir ;
ils ne cessaient d'être inexpressifs que pour marquer
l'hostilité ; pour peu que l'on s'efforçât d'appeler son
attention elle commençait à geindre, à grogner comme
un animal. Cette bouderie ne cédait qu'à l'approche du
repas, que je lui servais moi-même et sur lequel elle se
jetait avec une avidité bestiale des plus pénibles à obser-
ver. Et de même que l'amour répond à l'amour, je sentais
un sentiment d'aversion m'envahir, devant le refus
obstiné de cette âme. Oui vraiment, j'avoue que les dix
premiers jours j'en étais venu à désespérer, et même à
me désintéresser d'elle au point que je regrettais mon
élan premier et que j'eusse voulu ne l'avoir jamais em-
menée. Et il advenait ceci de piquant, c'est que, triom-
phante un peu devant ces sentiments que je ne pouvais
pas bien lui cacher, Amélie prodiguait ses soins d'autant
plus et de bien meilleur cœur, semblait-il, depuis qu'elle
sentait que Gertrude me devenait à charge et que sa
présence parmi nous me mortifiait.
J'en étais là quand je reçus la visite de mon ami le
docteur Martins, du Val Travers, au cours d'une de ses
tournées de malades. Il s'intéressa beaucoup à ce que
je lui dis de l'état de Gertrude, s'étonna grandement
d'abord de ce qu'elle fût restée à ce point arriérée, n'étant
somme toute qu'aveugle ; mais je lui expHquai qu'à son
infirmité s'ajoutait la surdité de la vieille qui seule jus-
qu'alors avait pris soin d'elle, et qui ne lui parlait jamais,
de sorte que la pauvre enfant était demeurée dans un
état d'abandon total. Il me persuada que, dans ce cas.
LA SYMPHONIE PASTORALE 739
j'avais tort de désespérer ; mais que je ne m'y prenais
pas bien.
— Tu veux commencer de construire, me dit-il, avant
de t'être assuré d'un terrain solide. Songe que tout est
chaos dans cette âme et que même les premiers linéa-
ments n'en sont pas encore arrêtés. Il s'agit, pour com-
mencer, de lier en faisceau quelques sensations tactiles
et gustatives et d'y attacher, à la manière d'une étiquette,
un son, un mot, que tu lui rediras, à satiété, puis tâcheras
d'obtenir qu'elle redise.
Surtout ne cherche pas d'aller trop vite ; occupe-toi
d'elle à des heures régulières, et jamais très longtemps
de suite...
— Au reste cette méthode, ajouta- t-il, après me l'avoir
minutieusement exposée, n'a rien de bien sorcier. Je
ne l'invente point et d'autres l'ont apphquée déjà. Ne
t'en souviens-tu pas ? du temps que nous faisions en-
semble notre philosophie, nos professeurs, à propos de
Condillac et de sa statue animée, nous entretenaient déjà
d'un cas analogue à celui-ci... A moins, fit-il en se repre-
nant, que je n'aie lu cela plus tard, dans une revue de
psychologie... N'importe ; cela m'a frappé et je me sou-
viens même du nom de cette pauvre enfant, encore plus
déshéritée que Gertrude, car elle était aveugle et sourde-
muette, qu'un docteur de je ne sais plus quel comté d'An-
gleterre recueillit, vers le miUeu du siècle dernier. Elle
avait nom Laura Bridgeman. Ce docteur avait tenu
journal, comme tu devrais faire, des progrès de l'enfant,
ou du moins, pour commencer, de ses efforts à lui pour
l'instruire. Durant des jours et des semaines, il s'obstina
à lui faire toucher et palper alternativement deux petits
740 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
objets, une épingle, puis une plume, puis toucher sur
une feuille imprimée à l'usage des aveugles le relief des
deux mots anglais : pin et peu. Et durant des semaines
il n'obtint aucun résultat. Le corps semblait inhabité.
Pourtant il ne perdait pas confiance. « Je me faisais l'effet
de quelqu'un, racontait-il, qui, penché sur la margelle
d'un puits profond et noir, agiterait désespérément une
corde dans l'espoir qu'enfin une main la saisisse. » Car il
ne douta pas un instant que quelqu'un ne fût là, au fond
du gouffre, et que cette corde à la fin ne fût saisie. Et
un jour enfin, il vit cet impassible visage de Laura s'éclai-
rer d'une sorte de sourire ; je crois bien qu'à ce moment
des larmes de reconnaissance et d'amour jaillirent de
ses yeux et qu'il tomba à genoux pour remercier le Sei-
gneur. Laura venait tout à coup de comprendre ce que
le docteur voulait d'elle ; sauvée ! A partir de ce jour
elle fit attention ; ses progrès furent rapides ; elle s'ins-
truisit bientôt elle-même, et par la suite devint direc-
trice d'un institut d'aveugles — à moins que ce ne fut
une autre... car d'autres cas se présentèrent récemment,
dont les revues et les journaux ont longuement parlé,
s'étonnant à qui mieux mieux, un peu sottement à mon
avis, que de telles créatures pussent être heureuses. Car
c'est un fait : chacune de ces emmurées était heureuse,
et sitôt qu'il leur fut donné de s'exprimer, ce fut pour
raconter leur bonheur. Naturellement les journalistes
s'extasiaient, en tiraient un enseignement pour ceux
qui, «jouissant » de leurs cinq sens, ont pourtant le front
de se plaindre...
Ici s'engagea une discussion entre Martins et moi,
qui regimbais contre son pessimisme, et n'admettais
LA SYMPHONIE PASTORALE 741
point que les sens, comme il semblait l'admettre, ne ser-
vissent en fin de compte qu'à nous désoler.
— Ce n'est point ainsi que je l'entends, protest a- t-il,
je veux dire simplement que l'âme de l'homme imagine
plus facilement et plus volontiers la beauté, l'aisance
et l'harmonie que le désordre et le péché qui partout
ternissent, avihssent, tachent et déchirent ce monde et
sur quoi nous renseignent et tout à la fois nous aident
à contribuer nos cinq sens. De sorte que, plus volontiers
je ferais suivre le « Fortunatos nimium » de Virgile, de
« si sua mala nescient », que du « si sua hona norint » qu'on
nous enseigne : combien heureux les hommes, s'ils pou-
vaient ignorer le mal.
Puis, il me parla d'un conte de Dickens, qu'il croit
avoir été directement inspiré par l'exemple de Laura
Bridgeman et qu'il promit de m'envoyer aussitôt. Et
quatre jours après je reçus en effet Le Grillon du Foyer,
que je lus avec un vif plaisir. C'est l'histoire un peu longue,
mais pathétique par instants, d'une jeune aveugle que
son père, pauvre fabricant de jouets, entretient dans
l'illusion du confort, de la richesse et du bonheur ; men-
songe que l'art de Dickens s'évertue à faire passer pour
pieux, mais dont, Dieu merci ! je n'aurai pas à user avec
Gertrude.
Dès le lendemain du jour où Martins était venu me
voir, je commençai de mettre en pratique sa méthode
et m'y appHquai de mon mieux. Je regrette à présent
de n'avoir point pris note, ainsi qu'il me le conseillait,
des premiers pas de Gertrude sur cette route crépuscu-
laire, où moi-même je ne la guidais d'abord qu'en tâton-
7^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nant. Il y fallut, dans les premières semaines, plus de
patience que l'on ne saurait croire, non seulement en rai-
son du temps que cette première éducation exigeait, mais
aussi des reproches qu'elle me fit encourir. Il m'est pé-
nible d'avoir à dire que ces reproches me venaient d'Amé-
lie ; et du reste si j'en parle ici, c'est que je n'en ai con-
servé nulle animosité, nulle aigreur — je l'atteste solen-
nellement pour le cas où plus tard ces feuilles seraient
lues par elle. (Le pardon des offenses ne nous est-il pas
enseigné par le Christ immédiatement à la suite de la
parabole sur la brebis égarée ?) Je dirai plus : au moment
même où j'avais le plus à souffrir de ses reproches, je
ne pouvais lui en vouloir de ce qu'elle désapprouvât ce
long temps que je consacrais à Gertrude. Ce que je lui
reprochais plutôt c'était de n'avoir pas confiance que
mes soins pussent remporter quelque succès. Oui, c'est
ce manque de foi qui me peinait ; sans me décourager
du reste. Combien souvent j'eus à l'entendre répéter : « Si
encore tu devais aboutir à quelque résultat... » Et elle
demeurait obtusément convaincue que ma peine était
vaine ; de sorte que naturellement il lui paraissait mal-
séant que je consacrasse à cette œuvre un temps qu'elle
prétendait toujours pouvoir être mieux employé différem-
ment. Et chaque fois que je m'occupais de Gertrude elle
trouvait à me représenter que je ne sais qui ou quoi
attendait cependant après moi, et que je distrayais pour
celle-ci un temps que j'eusse dû donner à d'autres. Enfin
je crois qu'une sorte de jalousie maternelle l'animait,
car je lui entendis plus d'une fois me dire : « Tu ne t'es
jamais autant occupé d'aucun de tes propres enfants. »
Ce qui était vrai ; car si j'aime beaucoup mes enfants,
LA SYMPHONIE PASTORALE 743
je n'ai jamais cru que j'eusse beaucoup à m'occuper d'eux.
J'ai souvent éprouvé que la parabole de la brebis éga-
rée reste une des plus difficiles à admettre pour certaines
âmes, qui pourtant se croient profondément chrétiennes.
Que chaque brebis du troupeau, prise à part, puisse aux
yeux du berger être plus précieuse à son tour que tout
le reste du troupeau pris en bloc, voici ce qu'elles ne
peuvent s'élever à comprendre. Et ces mots : « Si un
homme a cent brebis et que l'une d'elles s'égare, ne laisse-
t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes,
pour aller chercher celle qui s'est égarée ?» — ces mots
tout rayonnants de charité, si elles osaient parler franc,
elles les déclareraient de la plus révoltante injustice.
Les premiers sourires de Gertrude me consolaient de
tout et payaient mes soins au centuple. Car « cette brebis,
si le pasteur la trouve, je vous le dis en vérité, elle lui
cause plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf autres
qui ne se sont jamais égarées». Oui, je le dis en vérité,
jamais sourire d'aucun de mes enfants ne m'a inondé
le cœur d'une aussi séraphique joie que fit celui que je
vis poindre sur ce visage de statue certain matin où brus-
quement elle sembla commencer à comprendre et à s'in-
téresser à ce que je m'efforçais de lui enseigner depuis
tant de jours.
Le 5 mars. J'ai noté cette date comme celle d'une
naissance. C'était moins un sourire qu'une transfigu-
ration. Tout à coup ses traits s'animèrent ; ce fut comme
un éclairement subit, pareil à cette lueur purpurine dans
les hautes Alpes qui, précédant l'aurore, fait vibrer le
sommet neigeux qu'elle désigne et sort de la nuit ; on
eût dit une coloration mystique ; et je songeai également
744 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à la piscine de Bethesda au moment que l'ange descend
et vient réveiller l'eau dormante. J'eus une sorte de ravis-
sement devant l'expression angélique que Gertrude put
prendre soudain, car il m'apparut que ce qui la visitait
en cet instant, n'était point tant l'intelligence que l'amour.
Alors un tel élan de reconnaissance me souleva, qu'il
me sembla que j'offrais à Dieu le baiser que je déposai
sur ce beau front.
Autant ce premier résultat avait été difficile à obtenir,
autant les progrès sitôt après furent rapides. Je fais effort
aujourd'hui pour me remémorer par quels chemins nous
procédâmes ; il me semblait parfois que Gertrude avançât
par bonds, comme pour se moquer des méthodes. Je me
souviens que j'insistai d'abord sur les qualités des objets
plutôt que sur la variété de ceux-ci ; le chaud, le froid,
le tiède, le doux, l'amer, le rude, le souple, le léger... puis
les mouvements : écarter, rapprocher, lever, croiser,
coucher, nouer, disperser, rassembler, etc.. Et bientôt,
abandonnant toute méthode, j'en vins à causer avec
elle sans trop m'inquiéter si son esprit toujours me suivait ;
mais lentement, l'invitant et la provoquant à me ques-
tionner à loisir. Certainement un travail se faisait en
son esprit durant le temps que je l'abandonnais à elle-
même ; car chaque fois que je la retrouvais, c'était avec
ime nouvelle surprise et je me sentais séparé d'elle par
une moindre épaisseur de nuit. C'est tout de même ainsi,
me disais-je, que la tiédeur de l'air et l'insistance du
printemps triomphent peu à peu de l'hiver. Que de fois
n'ai-je pas admiré la manière dont fond la neige : on dirait
que le manteau s'use par en-dessous, et son aspect reste
LA SYMPHONIE PASTORALE 745
le même. A chaque hiver Amélie y est prise et me déclare :
la neige n'a toujours pas changé ; on la croit épaisse encore
quand déjà la voici qui cède et tout à coup, de place en
place, laisse reparaître la vie.
Craignant que Gertrude ne s'étiolât à demeurer auprès
du feu sans cesse, comme une vieille, j'avais comjnencé
de la faire sortir. Mais elle ne consentait à se promener
qu'à mon bras. Sa surprise et sa crainte d'abord, dès
qu'elle avait quitté la maison, me laissèrent comprendre,
avant qu'elle n'eût su me le dire, qu'elle ne s'était encore
jamais hasardée au dehors. Dans la chaumière où je
l'avais trouvée, personne ne s'était occupé d'elle autre-
ment que pour lui donner à manger et l'aider à ne point
mourir, car je n'ose point dire : à vivre. Son univers obscur
était borné par les murs mêmes de cette unique pièce
qu'elle n'avait jamais quittée ; à peine se hasardait-elle,
les jours d'été, au bord du seuil, quand la porte restait
ouverte sur le grand univers lumineux. Elle me raconta
plus tard, qu'entendant le chant des oiseaux elle l'ima-
ginait alors un pur effet de la lumière, ainsi que cette
chaleur même qu'elle sentait caresser ses joues et ses
mains, et que, sans du reste y réfléchir précisément, il
lui paraissait tout naturel que l'air chaud se mît à chanter,
de même que l'eau se met à bouillir près du feu. Le vrai
c'est qu'elle ne s'en était point inquiétée, qu'elle ne fai-
sait attention à rien et vivait dans un engourdissement
profond, jusqu'au jour où je commençai de m'occuper
d'elle. Je me souviens de son inépuisable ravissement
lorsque je lui appris que ces petites voix émanaient de
créatures vivantes, dont il semble que l'unique fonction
soit de sentir et d'exprimer l'éparse joie de la nature.
746 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(C'est de ce jour qu'elle prit l'habitude de dire : Je suis
joyeuse comme un oiseau). Et pourtant l'idée que ces
chants racontaient la splendeur d'un spectacle qu'elle
ne pouvait point contempler avait conmiencé par la
rendre mélancolique.
— Est-ce que vraiment, disait-elle, la terre est aussi
belle que la racontent les oiseaux ? Pourquoi ne le dit-on
pas davantage ? Pourquoi, vous, ne me le dites-vous
pas ? Est-ce par crainte de me peiner en songeant que
je ne puis la voir? Vous auriez tort. J'écoute si bien les
oiseaux ; je crois que je comprends tout ce qu'ils disent.
— Ceux qui peuvent y voir ne les entendent pas si
bien que toi, ma Gertrude, lui dis-je en espérant la
consoler.
— Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils pas ?
reprit-elle.
Parfois ses questions me surprenaient et je demeu-
rais un instant perplexe, car elle me forçait de
réfléchir à ce que jusqu'alors j'avais accepté sans m'en
étonner. C'est ainsi que je considérai, pour la première
fois, que, plus l'animal est attaché de près à la terre et
plus il est pesant, plus il est triste. C'est ce que je tâchai
de lui faire comprendre ; et je lui parlai de l'écureuil et
de ses jeux.
Elle me demanda alors si les oiseaux étaient les seuls
animaux qui volaient.
— Il y a aussi les papillons, lui dis-je.
— Est-ce qu'ils chantent ?
— Ils ont une autre façon de raconter leur joie, repris- je
Elle est inscrite en couleurs sur leurs ailes... Et je lui
décrivis la bigarrure des papillons.
LA SYMPHONIE PASTORALE 747
28 févr.
Je reviens en arrière ; car hier je m'étais laissé entraîner.
Pour l'enseigner à Gertrude j'avais dû apprendre moi-
même l'alphabet des aveugles ; mais bientôt elle devint
beaucoup plus habile que moi à lire cette écriture où
j'avais assez de peine à me reconnaître, et qu'au surplus,
je suivais plus volontiers avec les yeux qu'avec les mains.
Du reste, je ne fus point le seul à l'instruire. Et d'abord
je fus heureux d'être secondé dans ce soin, car j'ai fort
à faire sur la commune, dont les maisons sont dispersées
à l'excès de sorte que mes visites de pauvres et de ma-
lades m'obhgent à des courses parfois assez lointaines.
Jacques avait trouvé le moyen de se casser le bras en
patinant pendant les vacances de Noël qu'il était venu
passer près de nous — car entre temps il était retourné à
Lausanne où il avait fait déjà ses premières études, et était
entré à la faculté de théologie. La fracture ne présentait
aucune gravité et Martins que j'avais aussitôt appelé put
aisément la réduire sans l'aide d'un chirurgien; mais les
précautions qu'il fallut prendre obligèrent Jacques à
garder la maison quelque temps. Il commença brusque-
ment de s'intéresser à Gertrude, que jusqu'alors il n'avait
point considérée, et s'occupa de m' aider à lui apprendre
à lire. Sa collaboration ne dura que le temps de sa con-
valescence, trois semaines environ, mais durant lesquelles
Gertrude fit de sensibles progrès. Un zèle extraordinaire
la stimulait à présent. Cette intelligence hier encore
engourdie, il semblait que, dès les premiers pas et presque
avant de savoir marcher, elle se mettait à courir. J'ad-
mire le peu de difficulté qu'elle trouvait à formuler ses
748 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pensées, et combien promptement elle parvint à s'expri-
mer d'une manière, non point enfantine, mais correcte
déjà, s'aidant pour imager l'idée, et de la manière la
plus inattendue pour nous et la plus plaisante, des objets
qu'on venait de lui apprendre à connaître, ou de ce dont
nous lui parlions et que nous lui décrivions, lorsque nous
ne le pouvions mettre directement à sa portée ; car nous
nous servions toujours de ce qu'elle pouvait toucher ou
sentir pour expliquer ce qu'elle ne pouvait atteindre,
procédant à la manière des télémétreurs.
Mais je crois inutile de noter ici tous les échelons pre-
miers de cette instruction qui, sans doute, se retrouvent
dans l'instruction de tous les aveugles. C'est ainsi que,
pour chacun d'eux je pense, la question des couleurs
a plongé chaque maître dans un même embarras. (Et
à ce sujet je fus appelé à remarquer qu'il n'est nulle part
question de couleurs dans l'Evangile.) Je ne sais com-
ment s'y sont pris les autres ; pour ma part je commençai
par lui nommer les couleurs du prisme dans l'ordre où
l'arc-en-ciel nous les présente ; mais aussitôt s'établit
une confusion dans son esprit entre couleur et clarté ;
et je me rendais compte que son imagination ne parve-
nait à faire aucune distinction entre la qualité de la nuance
et ce que les peintres appellent, je crois, « la valeur ». Elle
avait le plus grand mal à comprendre que chaque cou-
leur à son tour pût être plus ou moins foncée, et qu'elles
pussent à l'infini se mélanger entre elles. Rien ne
l'intriguait davantage et elle revenait sans cesse là-
dessus.
Cependant il me fut donné de l'enmiener à Neuchâtel
où je pus lui faire entendre un concert. Le rôle de chaque
LA SYMPHONIE PASTORALE 749
instrument dans la symphonie me permit de revenir
sur cette question des couleurs. Je fis remarquer à Ger-
trude les sonorités différentes des cuivres, des instruments
à cordes et des bois, et que chacun d'eux à sa manière
est susceptible d'offrir, avec plus ou moins d'intensité,
toute l'échelle des sons, des plus graves aux plus aigus.
Je l'invitai à se représenter de même, dans la nature,
les colorations rouges et orangées analogues aux sono-
rités des cors et des trombones ; les jaunes et les vertes
à celles des violons, des violoncelles et des basses ; les
violettes et les bleues rappelées ici par les flûtes, les clari-
nettes et les hautbois. Une sorte de ravissement inté-
rieur vint dès lors remplacer ses doutes :
— Que cela doit être beau ! répétait-elle.
Puis, tout à coup :
— Mais alors : le blanc ? Je ne comprends plus à quoi
ressemble le blanc...
Et il m' apparut aussitôt combien ma comparaison
était précaire :
— Le blanc, essayai- je pourtant de lui dire, est la
limite aiguë où tous les tons se confondent, comme le
noir en est la limite sombre. — Mais ceci ne me satisfit
pas plus qu'elle, qui me fit aussitôt remarquer que les
bois, les cuivres et les violons restent distincts les uns
des autres dans le plus grave aussi bien que dans le plus
aigu. Que de fois, comme alors, je dus demeurer d'abord
silencieux, perplexe et cherchant à quelle comparaison
je pourrais faire appel.
— Eh bien ! lui dis-je enfin, représente-toi le blanc
comme quelque chose de tout pur, quelque chose où il
n'y a plus aucune couleur, mais seulement de la lumière ;
750 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le noir, au contraire, comme chargé de couleur jusqu'à
en être obscurci...
Je ne rappelle ici ce débris de dialogue que comme un exem-
ple des difficultés où je me heurtais trop souvent. Gertrude
avait ceci de bien qu'elle ne faisait jamais semblant de
comprendre, comme font si souvent les gens qui meublent
ainsi leur esprit de données imprécises ou fausses, par
quoi tous leurs raisonnements ensuite se trouvent viciés.
Tant qu'elle ne s'en était point fait une idée nette, chaque
notion demeurait pour elle une cause d'inquiétude et
de gêne.
Pour ce que j'ai dit plus haut, la difficulté s'augmen-
tait de ce que, dans son esprit, la notion de lumière et
celle de chaleur s'étaient d'abord étroitement Hées, de
sorte que j'eus le plus grand mal aies dissocier par la suite.
Ainsi j'expérimentais sans cesse à travers elle combien
le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point
toute comparaison que l'on cherche à tirer de l'un pour
l'autre est boiteuse.
29.
Tout occupé par mes comparaisons, je n'ai point dit
encore l'immense plaisir que Gertrude avait pris à ce
concert de Neuchâtel. On y jouait précisément la Sym-
phonie Pastorale. Je dis « précisément », car il n'est, on
le comprend aisément, pas une oeuvre que j'eusse pu
davantage souhaiter de lui faire entendre. Longtemps
après que nous eûmes quitté la salle de concert, Gertrude
restait encore silencieuse et comme noyée dans l'extase.
— Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi
beau que cela ? dit-elle enfin.
1
LA SYMPHONIE PASTORALE - 751
— Aussi beau que quoi ? ma chérie.
— Que cette « scène au bord du ruisseau ».
Je ne lui répondis pas aussitôt, car je réfléchissais que
ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde
tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il
pourrait être sans le mal et sans le péché. Et jamais encore
je n'avais osé parler à Gertrude du mal, du péché, de
la mort.
— Ceux qui ont des yeux, dis-je enfin, ne connaissent
pas leur bonheur.
— Mais moi qui n'en ai point, s'écria-t-elle aussitôt,
je connais le bonheur d'entendre.
Elle se serrait contre moi tout en marchant et elle pesait
à mon bras comme font les petits enfants :
— Pasteur, est-ce que vous sentez combien je suis
heureuse ? Non, non, je ne dis pas cela pour vous faire
plaisir. Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur
le visage, quand ce que l'on dit n'est pas vrai ? Moi, je
le reconnais si bien à la voix. Vous souvenez-vous du
jour où vous m'avez répondu que vous ne pleuriez pas,
après que ma tante (c'est ainsi qu'elle appelait ma femme)
vous avait reproché de ne rien savoir faire pour elle ;
je me suis écriée : Pasteur, vous mentez ! Oh ! je l'ai senti
tout de suite à votre voix, que vous ne me disiez pas la
vérité ; je n'ai pas eu besoin de toucher vos joues, pour
savoir que vous aviez pleuré. Et elle répéta très haut :
non, je n'avais pas besoin de toucher vos joues — ce
qui me fit rougir, parce que nous étions encore dans la
ville et que des passants se retournèrent. Cependant elle
continuait :
— Il ne faut pas chercher à m'en faire accroire, voyez-
752 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
VOUS. D'abord parce que ça serait très lâche de chercher
à tromper une aveugle... Et puis parce que ça ne pren-
drait pas, ajouta-t-elle en riant. Dites-moi, pasteur, vous
n'êtes pas malheureux, n'est-ce pas ?
Je portai sa main à mes lèvres, comme pour lui faire
sentir sans le lui avouer que partie de mon bonheur venait
d'elle, tout en répondant :
— Non, Gertrude, non, je ne suis pas malheureux.
Comment serais- je malheureux ?
— Vous pleurez quelquefois, pourtant ?
— J'ai pleuré quelquefois.
— Pas depuis la fois que j'ai dite ?
— Non, je n'ai plus pleuré, depuis.
— Et vous n'avez plus eu envie de pleurer ?
— Non, Gertrude.
— Et, dites... est-ce qu'il vous est arrivé, depuis,
d'avoir envie de me mentir ? .
— Non, chère enfant.
— Pouvez- vous me promettre de ne jamais chercher
à me tromper.
— Je le promets.
— Eh bien ! dites-moi tout de suite : Est-ce que je
suis joUe ?
Cette brusque question m'interloqua, d'autant plus
que je n'avais point voulu jusqu'à ce jour accorder atten-
tion à l'indéniable beauté de Gertrude ; et je tenais pour
parfaitement inutile, au surplus, qu'elle en fût elle-même
avertie.
— Que t'importe de le savoir ? lui dis-je aussitôt.
— Cela c'est mon souci, reprit-elle. Je voudrais savoir
si je ne... comment dites-vous cela ?... si je ne détonne pas
LA SYMPHONIE PASTORALE 753
trop dans la symphonie. A qui d'autre demanderais- je
cela, pasteur ?
— Un pasteur n'a pas à s'inquiéter de la beauté
des visages, dis-je, me défendant comme je pou-
vais.
— Pourquoi ?
— Parce que la beauté des âmes lui suffit.
— Vous préférez me laisser croire que je suis laide,
dit-elle alors avec une moue charmante ; de sorte que,
n'y tenant plus, je m'écriai :
— Gertrude, vous savez bien que vous êtes jolie.
Elle se tut et son visage prit une expression très grave
dont elle ne se départit plus jusqu'au retour.
Aussitôt rentrés, AméHe trouva le moyen de me faire
sentir qu'elle désapprouvait l'emploi de ma journée.
Elle aurait pu me le dire auparavant ; mais elle nous
avait laissés partir, Gertrude et moi, sans mot dire,
selon son habitude de laisser faire et de se réserver ensuite
le droit de blâmer. Du reste elle ne me fit point précisé-
ment des reproches ; mais son silence même était accusa-
teur ; car n'eût-il pas été naturel qu'elle s'informât de
ce que nous avions entendu, puisqu'elle savait que je
menais Gertrude au concert ; la joie de cette enfant n'eût-
elle pas été augmentée par le moindre intérêt qu'elle
eût senti que l'on prenait à son plaisir ? Améhe du reste
ne demeurait pas silencieuse, mais elle semblait mettre
une sorte d'affectation à ne parler que des choses les plus
indifférentes ; et ce ne fut que le soir, après que les petits
furent allés se coucher, que l'ayant prise à part et lui
ayant demandé sévèrement :
4»
754 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Tu es fâchée de ce que j'aie mené Gertrude au
concert ? j'obtins cette réponse :
— Tu fais pour elle ce que tu n'aurais fait pour aucun
des tiens.
C'était donc toujours le même grief, et le même refus
de comprendre que l'on fête l'enfant qui revient, mais
non point ceux qui sont demeurés, comme le montre
la parabole ; il me peinait aussi de ne la voir tenir aucun
compte de l'infirmité de Gertrude, qui ne pouvait espérer
d'autre fête que celle-là. Et si, providentiellement, je
m'étais trouvé libre de mon temps ce jour-là, moi qui suis
si requis d'ordinaire, le reproche d'Améhe était d'autant
plus injuste qu'elle savait bien que chacun de mes en-
fants avait soit un travail à faire, soit quelque occupa-
tion qui le retenait, et qu'elle-même, Amélie, n'a point
de goût pour la musique, de sorte que, lorsqu'elle dispo-
serait de tout son temps, jamais il ne lui viendrait à l'idée
d'aller au concert, lors même que celui-ci se donnerait
à notre porte.
Ce qui me chagrinait davantage, c'est qu'Amélie eût
osé dire cela devant Gertrude : car bien que j'eusse pris
ma femme à l'écart, elle avait élevé la voix assez pour
que Gertrude l'entendît. Je me sentais moins triste qu'in
digne, et quelques instants plus tard, comme AméUe
nous avait laissés, m'étant approché de Gertrude, je
pris sa petite main frêle et la portant à mon visage :
— Tu vois ! cette fois je n'ai pas pleuré.
— Non ; cette fois, c'est mon tour, dit-elle, en s'effor-
çant de sourire ; et son beau visage qu'elle levait vers
moi, je vis soudain qu'il était inondé de larmes.
LA SYMPHONIE PASTORALE 755
8 mars.
Le seul plaisir que je puisse faire à Amélie, c'est de
m'abstenir de faire les choses qui lui déplaisent. Ces témoi-
gnages d'amour tout négatifs sont les seuls qu'elle me
permette. A quel point elle a déjà rétréci ma vie, c'est
ce dont elle ne peut se rendre compte. Ah ! plût à Dieu
qu'elle réclamât de moi quelque action difficile ! Avec
quelle joie j 'accompUrais pour elle le téméraire, le péril-
leux ! Mais on dirait qu'elle répugne à tout ce qui n'est
pas coutumier ; de sorte que le progrès dans la vie n'est
pour elle que d'ajouter de semblables jours au passé. Elle
ne souhaite pas, elle n'accepte même pas de moi, des
vertus nouvelles, ni même un accroissement des vertus
reconnues. Elle regarde avec inquiétude, quand ce n'est
pas avec réprobation, tout effort de l'âme qui veut voir
dans le Christianisme autre chose qu'une domestication
des instincts.
Je dois avouer que j'avais complètement oublié, une
fois à Neuchâtel, d'aller régler le compte de notre mer-
cière, ainsi qu'Amélie m'en avait prié, et de lui rapporter
une boîte de jBJ. Mais j'en étais "ensuite beaucoup plus
fâché contre moi qu'elle ne pouvait être elle-même ; et
d'autant plus que je m'étais bien promis de n'y pas man-
quer, sachant de reste que « celui qui est fidèle dans les
petites choses le sera aussi dans les grandes », — et
craignant les conclusions qu'elle pouvait tirer de mon
oubh. J'aurais même voulu qu'elle m'en fît quelque re-
proche, car sur ce point certainement j'en méritais. Mais
comme il advient souvent, le grief imaginaire l'emportait
sur l'imputation précise. Ah! que la vie serait belle et
756 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
notre misère supportable, si nous nous contentions
des maux réels sans prêter l'oreille aux fantômes et aux
monstres de notre esprit... Mais je me laisse aller à noter
ici ce qui ferait plutôt le sujet d'un sermon (mat. xii, 29.
« N'ayez point l'esprit inquiet »). C'est l'histoire du déve-
loppement intellectuel et moral de Gertrude que j'ai
entrepris de tracer ici. J'y reviens.
J'espérais pouvoir suivre ici ce développement pas à
pas, et j'avais commencé d'en raconter le détail. Mais
outre que le temps me manque pour en noter minutieu-
sement toutes les phases, il m'est extrêmement difficile
aujourd'hui d'en retrouver l'enchaînement exact. Mon
récit m'entrainant, j'ai rapporté d'abord des réflexions
de Gertrude, des conversations avec elle, beaucoup plus
récentes, et celui qui par aventure lirait ces pages s'éton-
nera sans doute de l'entendre s'exprimer aussitôt avec
tant de justesse et raisonner si judicieusement. C'est
aussi que ses progrès furent d'une rapidité déconcertante :
j'admirciis souvent avec quelle promptitude son esprit
saisissait l'aUment intellectuel que j'approchais d'elle
et tout ce dont il pouvait s'emparer, le faisant sien par
un travail d'assimilation et de maturation continuel.
Elle me surprenait, précédant sans cesse ma pensée, la
dépassant, et souvent d'un entretien à l'autre je ne recon-
naissais plus mon élève.
Au bout de peu de mois il ne paraissait plus que son
intelligence avait sommeillé si longtemps.-» Même elle
montrait plus de sagesse déjà que n'en ont la plupart
des jeunes filles, que le monde extérieur dissipe et dont
maintes préoccupations futiles absorbent la meilleure
attention. Au surplus elle était, je crois, sensiblement plus
LA SYMPHONIE PASTORALE 757
âgée qu'il ne nous avait paru d'abord. Il semblait qu'elle
prétendît tourner à profit sa cécité, de sorte que j'en
venais à douter si, sur beaucoup de points, cette infir-
mité ne lui devenait pas un avantage. Malgré moi je la
comparais à Charlotte et lorsque parfois il m'arrivait
de faire répéter à celle-ci ses leçons, voyant son esprit
tout distrait par la moindre mouche qui vole, je pensais :
« Tout de même, comme elle m écouterait mieux, si seu-
lement elle n'y voyait pas ! »
Il va sans dire que Gertrude était très avide de lecture ;
mais soucieux d'accompagner le plus possible sa pensée,
je préférais qu'elle ne lût pas beaucoup — ou du moins
pas beaucoup sans moi — et principalement la Bible,
ce qui peut paraître bien étrange pour un protestant.
Je m'expHquerai là-dessus; mais avant que d'aborder
une question si importante, je veux relater un petit fait
qui a rapport à la musique et qu'il faut situer, autant qu'il
m'en souvient, peu de temps après le concert de Neuchâtel.
Oui, ce concert avait eu lieu, je crois, trois semaines
avant les vacances d'été qui ramenèrent Jacques près
de nous. Entre temps il m'était arrivé plus d'une fois
d'asseoir Gertrude devant le petit harmonium de notre
chapelle, que tient d'ordinaire mademoiselle de la M... chez
qui Gertrude habite à présent. Louise de la M... n'avait
pas encore commencé l'instruction muèicale de Gertrude.
Malgré l'amour que j'ai pour la musique, je n'y connais
pas grand'chose et ne me sentais guère capable de rien lui
enseigner lorsque je m'asseyais devant le clavier auprès
d'eUe.
— Non, laissez-moi, m'a-t-elle dit, dès les premiers
tâtonnements. Je préfère essayer seule.
758 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et je la quittais d'autant plus volontiers que la chapelle
ne me paraissait guère un lieu décent pour m'y enfermer
seul avec elle, autant par respect pour le saint lieu, que
par crainte des racontars — encore qu'à l'ordinaire
je m'efforce de n'en point tenir compte ; mais il s'agit
ici d'elle et non plus seulement de moi. Lorsqu'une tournée
de visites m'appelait de ce côté, je l'emmenais jusqu'à
l'église et l'abandonnais donc, durant de longues heures
souvent, puis allais la reprendre au retour. Elle s'occupait
ainsi, patiemment, à découvrir des harmonies et je la
retrouvais vers le soir, attentive, devant quelque conson-
nance qui la plongeait dans un ravissement prolongé.
Un des premiers jours d'août, il y a à peine un peu
plus de six mois de cela, n'ayant point trouvé chez elle
une pauvre veuve à qui j'allais porter quelque consolation,
je revins pour prendre Gertrude à l'église où je l'avais
laissée ; elle ne m'attendait point si tôt et je fus extrême-
ment surpris de trouver Jacques auprès d'elle. Ni l'un
ni l'autre ne m'avait entendu entrer, car le peu de bruit
que je fis fut couvert par les sons de l'orgue. Il n'est point
dans mon naturel d'épier, mais tout ce qui touche à Ger-
trude me tient à cœur : amortissant donc le bruit de mes
pas, je gravis furtivement les quelques marches de l'esca-
lier qui mène à la tribune ; excellent poste d'observation.
Je dois dire que,^|out le temps que je demeurai là, je
n'entendis pas une parole que l'un et l'autre n'eussent
aussi bien dite devant moi. Mais il était contre elle et,
à plusieurs reprises, je le vis qui prenait sa main pour
guider ses doigts sur les touches. N'était-il pas étrange
déjà qu'elle acceptât de lui des observations et une direc-
tion dont elle m'avait dit précédemment qu'elle préférait
1
LA SYMPHONIE PASTORALE 759
se passer ? J'en étais plus étonné, plus peiné que je n'au-
rais voulu me l'avouer à moi-même et déjà je me propo-
sais d'intervenir lorsque je vis Jacques tout à coup tirer
sa montre.
— Il est temps que je te quitte, à présent, dit-il ; mon
père va bientôt revenir.
Je le vis alors porter à ses lèvres la main qu'elle lui
abandonna ; puis il partit. Quelques instants après, ayant
redescendu sans bruit l'escalier, j'ouvris la porte de l'église
de manière qu'elle pût l'entendre et croire que je ne fai-
sais que d'entrer.
— Eh bien, Gertrude ! Es-tu prête à rentrer. L'orgue
va bien ?
— Oui, très bien, me dit-elle de sa voix la plus natu-
relle ; aujourd'hui j'ai vraiment fait quelques progrès.
Une grande tristesse emplissait mon cœur, mais nous
ne fîmes l'un ni l'autre aucune allusion à ce que je viens
de raconter.
Il me tardait de me trouver seul avec Jacques. Ma
femme, Gertrude et les enfants se retiraient d'ordinaire
assez tôt après le souper, nous laissant tous deux prolonger
studieusement la veillée. J'attendais ce moment. Mais
devant que de lui parler je me sentis le cœur si gonflé
et par des sentiments si troublés que je ne savais ou n'osais
aborder le sujet qui me tourmentait. Et ce fut lui qui brus-
quement rompit le silence en m' annonçant sa résolution
de passer toutes les vacances auprès de nous. Or, peu
de jours auparavant, il nous avait fait part d'un projet
de voyage dans les Haut es- Alpes, que ma femme et moi
avions grandement approuvé; je savais que son ami T..,
760 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'il choisissait pour compagnon de route, l'attendait ;
aussi m'apparut-il nettement que ce revirement subit
n'était point sans rapport avec la scène que je venais
de surprendre. Une grande indignation me souleva
d'abord, mais craignant, si je m'y laissais aller, que mon
fils ne se fermât à moi définitivement, craignant aussi
d'avoir à regretter des paroles trop vives, je fis un grand
effort sur moi-même et du ton le plus naturel que je pus :
— Je croyais que T... comptait sur toi, lui dis-je.
— Oh ! reprit-il, il n'y comptait pas absolument, et
du reste il ne sera pas en peine de me remplacer. Je me
repose aussi bien ici que dans l'Oberland et je crois vrai-
ment que je peux employer mon temps mieux qu'à
courir les montagnes.
— Enfin, dis-je, tu as trouvé ici de quoi t'occuper.
Il me regarda, percevant dans le ton de ma voix quel-
que ironie, mais, comme il n'en distinguait pas encore
le motif, il reprit d'un air dégagé :
— Vous savez que j'ai toujours préféré le livre à l'al-
penstock.
— Oui, mon ami, fis- je en le regardant à mon tour
fixement ; mais ne crois-tu pas que les leçons d'accom-
pagnement à l'harmoniimi présentent pour toi encore
plus d'attrait que la lecture ?
Sans doute il se sentit rougir, car il mit sa main devant
son front, comme pour s'abriter de la clarté de la lampe.
Mais il se ressaisit presque aussitôt, et d'ime voix que
j'aurais souhaitée moins assurée :
— Ne m'accusez pas trop, mon père. Mon intention
n'était pas de vous rien cacher, et vous devancez de bien
peu l'aveu que je m'apprêtais à vous faire.
LA SYMPHONIE PASTORALE 761
Il parlait posément, comme on lit un livre, achevant
ses phrases avec autant de calme, semblait-il, que s'il
ne se fût pas agi de lui-même. L'extraordinaire possession
de soi dont il faisait preuve achevait de m'exaspérer^
Sentant que j'allais l'interrompre, il leva la main, comme
pour me dire : non, vous pourrez parler ensuite, laissez-
moi d'abord achever ; mais je saisis son bras et le secouant:
— Plutôt que de te voir porter le trouble dans l'âme
pure de Gertrude, m'écriai- je impétueusement, ah ! je
préférerais ne plus te revoir. Je n'ai pas besoin de tes
aveux ! Abuser de l'infirmité, de l'innocence, de la candeur,
c'est une abominable lâcheté dont je ne t'aurais jamais
cru capable ; et de m'en parler avec ce détestable sang-
froid !... Ecoute-moi bien : j'ai charge de Gertrude et
je ne supporterai pas un jour de plus que tu lui parles,
que tu la touches, que tu la voies.
— Mais mon père, reprit-il sur le même ton tranquille
et qui me mettait hors de moi, croyez bien que je respecte
Gertrude autant que vous pouvez faire vous-même. Vous
vous méprenez étrangement si vous pensez qu'il entre
quoi que ce soit de répréhensible, je ne dis pas seulement
dans ma conduite, mais dans mon dessein même et dans
le secret de mon cœur. J'aime Gertrude, et je la respecte,
vous dis-je, autant que je l'aime. L'idée de la troubler,
d'abuser de son innocence et de sa cécité me paraît aussi
abominable qu'à vous. Puis il protesta que ce qu'il vou-
lait être pour elle, c'était un soutien, un ami, un mari ;
qu'il n'avait pas cru devoir m'en parler avant que sa
résolution de l'épouser ne fût prise ; que cette résolution,
Gertrude elle-même ne la connaissait pas encore et que
c'était à moi qu'il en voulait parler d'abord. — Voici
762 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'aveu que j'avais à vous faire, ajouta-t-il, et je n'ai rien
d'autre à vous confesser, croyez-le.
Ces paroles m'emplissaient de stupeur. Tout en les
écoutant j'entendais mes tempes battre. Je n'avais pré-
paré que des reproches, et, à mesure qu'il m'enlevait
toute raison de m'indigner, je me sentais plus désemparé,
de sorte qu'à la fin de son discours je ne, trouvais plus
rien à lui dire.
— Allons nous coucher, fis- je enfin, après un assez
long silence. Je m'étais levé et lui posai la main sur l'épaule.
Demain je te dirai ce que je pense de tout cela.
; — Dites-moi du moins que vous n'êtes plus irrité
contre moi.
— J'ai besoin de la nuit pour réfléchir.
Quand je retrouvai Jacques le lendemain, il me sembla
vraiment que je le regardais pour la première fois. Il
m'apparut tout à coup que mon fils n'était plus un enfant,
mais un jeune homme; tant que je le considérais comme
un enfant, cet amour que j'avais surpris pouvait me
sembler monstrueux. J'avais passé la nuit à me persuader
qu'il était tout naturel et normal au contraire. D'où venait
que mon insatisfaction n'en était que plus vive ? C'est
ce qui ne devait s'éclairer pour moi qu'un peu plus tard.
En attendant je devais parler à Jacques et lui signifier
ma décision. Or un instinct aussi sûr que celui de la
conscience m'avertissait qu'il fallait empêcher ce mariage
à tout prix.
J'avais entraîné Jacques dans le fond du jardin ; c'est
là que je lui demandai d'abord :
— T'es-tu déclaré à Gertrude ?
LA SYMPHONIE PASTORALE 763
— Non, me dit-il. Peut-être sent-elle dé (à mon amour ;
mais je ne le lui ai point avoué.
— Eh bien ! tu vas me faire la promesse de ne pas
lui en parler encore.
— Mon père, je me suis promis de vous obéir ; mais
ne puis- je connaître vos raisons ?
J'hésitais à lui en donner, ne sachant trop si celles
qui me venaient d'abord à l'esprit étaient celles mêmes
qu'il importait le plus de mettre en avant. A dire vrai
la conscience bien plutôt que la raison dictait ici ma
conduite.
— Gertrude est trop jeune, dis-je enfin. Songe qu'elle
n'a pas encore communié. Tu sais que ce n'est pas une
enfant comme les autres, hélas ! et que son développement
a été beaucoup retardé. Elle ne serait sans doute que^
trop sensible, confiante comme elle est, aux premières
paroles d'amour qu'elle entendrait ; c'est précisément
pourquoi il importe de ne pas les lui dire. S'emparer de
ce qui ne peut se défendre, c'est une lâcheté ; je sais que
tu n'es pas un lâche. Tes sentiments, dis-tu, n'ont rien
de répréhensible ; moi je les dis coupables parce qu'ils
sont prématurés. La prudence que Gertrude n'a pas
encore, c'est à nous de l'avoir pour elle. C'est ime affaire
de conscience.
Jacques a ceci d'excellent, qu'il suffit, pour le retenir,
de ces simples mots : « Je fais appel à ta conscience »
dont j'ai souvent usé lorsqu'il était enfant. Cependant
je le regardais et pensais que, si elle pouvait y voir, Ger-
trude ne laisserait pas d'admirer ce grand corps svelte,
à la fois si droit et si souple, ce beau front sans rides,
ce regard franc, ce visage enfantin encore mais que sem-
764 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
blait ombrer une soudaine gravité. Il était nu-tête et
ses cheveux cendrés, qu'il portait alors assez longs, bou-
claient légèrement à ses tempes et cachaient ses oreilles
à demi.
— Il y a ceci que je veux te demander encore, repris- je
en me levant du banc où nous étions assis : tu avais l'in-
tention, disais-tu, de partir après-demain ; je te prie de
ne pas différer ce départ. Tu devais rester absent tout
un mois ; je te prie de ne pas raccourcir d'un jour ce voyage.
C'est entendu ?
— Bien, mon père, je vous obéirai.
Il me parut qu'il devenait extrêmement pâle, au point
que ses lèvres même étaient décolorées. Mais je me per-
suadai que, pour une soumission si prompte, son amour
ne devait pas être bien fort ; et j'en éprouvai un soula-
gement indicible. Au surplus, j'étais sensible à sa docilité.
— Je retrouve l'enfant que j'aimais, lui dis-je douce-
ment, et, le tirant à moi, je posai mes lèvres sur son front.
Il y eut de sa part un léger recul ; mais je ne voulus pas
m'en affecter.
10 mars.
Notre maison est si petite que nous sommes obligés
de vivre im peu les uns sur les autres, ce qui est assez
gênant parfois pour mon travail, bien que j'aie réservé
au premier une petite pièce où je puisse me retirer et
recevoir mes visites ; gênant surtout lorsque je veux
parler à l'un des miens en particulier, sans pourtant
donner à l'entretien une allure trop solennelle, comme il
adviendrait dans cette sorte de parloir que les enfants
appellent en plaisantant : le Lieu Saint, où il leur est
LA SYMPHONIE PASTORALE 765
défendu d'entrer ; mais ce même matin Jacques était
parti pour Neuchâtel, où il devait acheter ses chaussures
d'excursionniste, et, comme il faisait très beau, les enfants,
après déjeuner, sortirent avec Gertrude, que tout à la
fois ils conduisent et qui les conduit. (J'ai plaisir à remar-
quer ici que Charlotte est particulièrement attentionnée
avec elle.) Je me trouvai donc, tout naturellement, seul
avec Amélie à l'heure du thé, que nous prenons toujours
dans la salle commune. C'était ce que je désirais, car il
me tardait de lui parler. Il m'arrive si rarement d'être
en tête à tête avec elle que je me sentais comme timide,
et l'importance de ce que j'avais à lui dire me troublait
comme s'il se fût agi, non des aveux de Jacques, mais
des miens propres. J'éprouvais aussi, devant que de
parler, à quel point deux êtres, vivant somme toute de
la même vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou devenir)
l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés ; les paroles,
dans ce cas, soit celles que nous adressons à l'autre, soit
celles que l'autre nous adresse, sonnent plaintivement
comme des coups de sonde pour nous avertir de la résis-
tance de cette cloison séparatrice et qui, si l'on n'y veille,
risque d'aller s'épaississant...
— Jacques m'a parlé hier soir et ce matin, commen-
çai-je tandis qu'elle versait le thé ; et ma voix était aussi
tremblante que celle de Jacques hier était assurée. Il
m'a parlé de son amour pour Gertrude.
— Il a bien fait de t'en parler, dit-elle sans me regarder
et en continuant son travail de ménagère, comme si je
lui annonçais une chose toute naturelle, ou plutôt comme
si je ne lui apprenais rien.
— Il m'a dit son désir de l'épouser ; sa résolution...
766 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— C'était à prévoir, murmura-t-elle en haussant
légèrement les épaules.
— Alors tu t'en doutais ? fis-je, un peu nerveusement.
— On voyait venir cela depuis longtemps. Mais c'est
un genre de choses que les hommes ne savent pas remar-
quer.
Comme il n'eût servi à rien de protester, et que du
reste il y avait peut-être un peu de vrai dans sa répartie,
j'objectai simplement :
— Dans ce cas, tu aurais bien pu m'avertir.
Elle eut ce sourire un peu crispé du coin de la lèvre,
par quoi elle accompagne parfois et protège ses réticences,
et en hochant la tête obliquement :
— S'il fallait que je t'avertisse de tout ce que tu ne
sais pas remarquer !
Que signifiait cette insinuation ? C'est ce que je ne
savais, ni ne voulais chercher à savoir, et passant outre :
— Enfin, je voulais entendre ce que toi tu penses
de cela...
Elle soupira, puis :
— Tu sais, mon ami, que je n'ai jamais approuvé la
présence de cette enfant parmi nous.
J'avais du mal à ne pas m'irriter en la voyant revenir
ainsi sur le passé :
— Il ne s'agit pas de la présence de Gertrude, repris- je ;
mais AméUe continuait déjà :
— J'ai toujours pensé qu'il n'en pourrait rien résulter
que de fâcheux.
Par grand désir de concihation je saisis au bond la
phrase :
— Alors tu considères comme fâcheux un tel mariage.
LA SYMPHONIE PASTORALE 767
Eh bien ! c'est ce que je voulais t 'entendre dire ; heureux
que nous soyons du même avis. J'ajoutai que du reste
Jacques s'était docilement soumis aux raisons que je
lui avais données, de sorte qu'elle n'avait plus à s'inquié-
ter ; qu'il était convenu qu'il partirait demain pour ce
voyage qui devrait durer tout un mois.
— Comme je ne me soucie pas plus que toi qu'il re-
trouve Gertrude ici à son retour, dis-je enfin, j'ai pensé
que le mieux serait de la confier à mademoiselle de la M...
chez qui je pourrai continuer de la voir ; car je ne me
dissimule pas que j'ai contracté de véritables obligations
envers elle. J'ai tantôt été pressentir la nouvelle hôtesse,
qui ne demande qu'à nous obliger. Ainsi tu seras déli-
vrée d'une présence qui t'est pénible. Louise de la M...
s'occupera de Gertrude ; elle se montre enchantée de
l'arrangement ; elle se réjouit déjà de lui donner des leçons
d'harmonie.
Amélie semblant décidée à demeurer silencieuse, je
repris :
— Comme il faut évitée que Jacques n'aille retrouver
Gertrude là-bas en dehors de nous, je crois qu'il sera bon
d'avertir mademoiselle de la M... de la situation, ne pen;
ses-tu pas ?
Je tâchais, par cette interrogation, d'obtenir un mot
d'Amélie ; mais elle gardait les lèvres serrées, conrnie
s'étant juré de ne rien dire. Et je continuai, non qu'il
me restât rien à ajouter, mais parce que je ne pouvais
supporter son silence :
— Au reste Jacques reviendra de ce voyage peut-
être déjà guéri de son amour. A son âge, est-ce qu'on
conncut seulement ses désirs ?
768 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Oh ! même plus tard on ne les connaît pas toujours,
fit-elle enfin bizarrement.
Son ton énigmatique et sentencieux m'irritait, car
je suis de naturel trop franc pour m' accommoder aisé-
ment du mystère. Me tournant vers elle, je la priai d'expli-
quer ce qu'elle sous-en tend ait par là.
— Rien, mon ami, reprit-elle tristement. Je songeais
seulement que tantôt tu souhaitais qu'on t'avertisse
de ce que tu ne remarquais pas.
— Et alors ?
— Et alors je me disais qu'il n'est pas aisé d'avertir.
J'ai dit que j'avais horreur du mystère et, par principe,
je me refuse aux sous-entendus :
— Quand tu voudras que je te comprenne, tu tâcheras
de t 'exprimer plus clairement, repartis- je d'une manière
peut-être un peu brutale, et que je regrettai tout aussitôt ;
car je vis un instant ses lèvres trembler. Elle détourna
la tête, puis, se levant, fit quelques pas hésitants et comme
chancelants dans la pièce.
— Mais enfin, Améhe, m'écriai-je, pourquoi conti-
nues-tu à te désoler, à présent que tout est réparé ?
Je sentais que mon regard la gênait, et c'est le dos
tourné, m'accoudant à la table et la tête appuyée contre
la main, que je lui dis :
— Je t'ai parlé durement tout à l'heure. Pardon.
Alors je l'entendis s'approcher de moi, puis je sentis
ses doigts se poser doucement sur mon front, tandis
qu'elle disait d'une voix tendre et pleine de larmes :
— Mon pauvre ami !
Puis aussitôt elle quitta la pièce.
Les phrases d'AméUe qui me paraissaient alors mys-
\
LA SYMPHONIE PASTORALE 769
térieuses, s'éclairèrent pour moi peu ensuite ; je les ai
rapportées telles qu'elles m 'apparurent d'abord ; et ce
jour-là je compris seulement qu'il était temps que Ger-
trude partît.
12 mars.
Je m'étais imposé ce devoir de consacrer quotidien-
nement un peu de temps à Gertrude ; c'était, suivant
les occupations de chaque jour, quelques heures ou quel-
ques instants. Le lendemain du jour où j'avais eu cette
conversation avec Amélie, je me trouvais assez hbre, et,
le beau temps y invitant, j'entrdnai Gertrude à travers
la forêt, jusqu'à ce repli du Jura où, à travers le rideau
des branches et par delà l'inomense pays dominé, le regard,
quand le temps est clair, par dessus une brume légère,
découvre l'émerveillement des Alpes blanches. Le soleil
décHnait déjà sur notre gauche quand nous parvînmes à
l'endroit où nous avions coutume de nous asseoir. Une
prairie à l'herbe à la fois rase et drue dévalait à nos pieds ;
plus loin pâturaient quelques vaches ; chacune d'elles,
dans ces troupeaux de montagne, porte une cloche au
cou.
— Elles dessinent le paysage, disait Gertrude en écou-
tant leur tintement.
Elle me demanda, comme à chaque promenade, de
lui décrire l'endroit où nous nous arrêtions.
— Mais, lui dis- je, tu le connais déjà ; c'est l'orée d'où
l'on voit les Alpes.
— Est-ce qu'on les voit bien aujourd'hui ?
— On voit leur splendeur tout entière.
49
770 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Vous m'avez dit qu'elles étaient chaque jour un
peu différentes...
— A quoi les comparerai- je aujourd'hui ? A la soif
d'un plein jour d'été. Avant ce soir elles auront achevé
de se dissoudre dans l'air.
— Je voudrais que vous me disiez s'il y a des lys dans
la grande prairie devant nous.
— Non, Gertrude ; les lys ne croissent pas sur ces
hauteurs ; ou seulement quelques espèces rares.
— Pas ceux que l'on appelle les lys des champs.
— Il n'y a pas de lys dans les champs.
— Même pas dans les champs des environs de Neu-
châtel.
— Il n'y a pas de lys des champs.
— Alors pourquoi le Seigneur nous dit-il : « Regardez
les lys des champs » ?
— Il y en avait sans doute de son temps, pour qu'il
le dise ; mais les cultures des hommes les ont fait dispa-
raître.
— Je me rappelle que vous m'avez dit souvent que
le plus grand besoin de cette terre est de confiance et
d'amour. Ne pensez- vous pas qu'avec un peu plus de
confiance l'homme recommencerait de les voir ? Moi,
quand j'écoute cette parole, je vous assure que je les vois.
Je vais vous les décrire, voulez-vous ? — On dirait des
cloches de flamme, de grandes cloches d'azur emplies
du parfum de l'amour et que balance le vent du soir.
Pourquoi me dites-vous qu'il n'y en a pas ? là devant
nous. Je les sens ! J'en vois la prairie tout emplie.
— Ils ne sont pas plus beaux que tu les vois, ma Ger-
trude.
LA SYMPHONIE PASTORALE 77I
— Dites qu'ils ne sont pas moins beaux.
— Ils sont aussi beaux que tu les vois.
— « Et je vous dis en vérité que Salomon même, dans
toute sa gloire, n'était pas vêtu comme l'un d'eux, »
dit-elle, citant les paroles du Christ, et d'entendre sa
voix si mélodieuse, il me sembla que j'écoutais ces mots
pour la première fois. « Dans toute sa gloire, » répéta-t-elle
pensivement, puis elle demeura quelque temps silencieuse,
et je repris :
— Je te l'ai dit, Gertrude : ceux qui ont des yeux sont
ceux qui ne savent pas regarder. Et du fond de mon cœur
j'entendais s'élever cette prière : «Je te rends grâces,
ô Dieu, de révéler aux humbles ce que tu caches aux
intelligents ! »
— Si vous saviez, s'écria-t-elle alors dans une exal-
tation enjouée, si vous pouviez savoir combien j'imagine
aisément tout cela. Tenez ! voulez- vous que je vous décrive
le paysage ?... Il y a derrière nous, au-dessus et autour
de nous, les grands sapins au goût de résine, au tronc
grenat, aux longues sombres branches horizontales qui
se plaignent lorsque veut les courber le vent. A nos pieds,
comme un livre ouvert, incliné sur le pupitre de la mon-
tagne, la grande prairie verte et diaprée, que bleuit l'om-
bre, que dore le soleil, et dont les mots distincts sont des
fleurs, — des gentianes, des pulsatilles, des renoncules,
et les beaux lys de Salomon — que les vaches viennent
épeler avec leurs cloches, et où les anges viennent lire,
puisque vous dites que les yeux des hommes sont clos.
Au bas du livre, je vois un grand fleuve de lait fumeux,
brumeux, couvrant tout un abîme de mystère, un fleuve
immense, sans autre rive que, là-bas, tout au loin devant
772 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nous, les belles Alpes éblouissantes... C'est là-bas que
doit aller Jacques. Dites : est-ce vrai qu'il part demain ?
— Il doit partir demain. Il te l'a dit ?
— Il ne me l'a pas dit ; mais je l'ai compris. Il doit
rester longtemps absent ?
— Un mois... Gertrude, je voulais te demander... Pour-
quoi ne m'as-tu pas raconté qu'il venait te retrouver à
l'église ?
— Il est venu m'y retrouver deux fois. Oh ! je ne veux
rien vous cacher ; mais je craignais de vous faire de la peine.
— Tu m'en ferais en ne le disant pas...
Sa main chercha la mienne.
— Il était triste de partir...
— EHs-moi, Gertrude... t'a-t-il dit qu'il t'aimait ?
— Il ne me l'a pas dit ; mais je sens bien cela sans
qu'on le dise. Il ne m'aime pas tant que vous.
— Et toi, Gertrude, tu souffres de le voir partir?
— Je pense qu'il vaut mieux qu'il parte. Je ne pour-
rais pas lui répondre.
— Mais dis : tu souffres, toi, de le voir partir ?
— Vous savez bien que c'est vous que j'aime, pasteur...
Oh ! pourquoi retirez-vous votre main ? Je ne vous par-
lerais pas ainsi, si vous n'étiez pas marié. Mais on n'épouse
pas une aveugle. Alors pourquoi ne pourrions-nous pas nous
aimer ? Dites, pasteur, est-ce que vous trouvez que
c'est mal ?
— Le mal n'est jamais dans l'amour.
— Je ne sens rien que de bon dans mon cœur. Je ne
voudrais pas faire souffrir Jacques. Je voudrais ne faire
souffrir personne... Je voudrais ne donner que du bonheur.
— Jacques pensait à demander ta main.
LA SYMPHONIE PASTORALE 773
— Me laisserez-vous lui parler avant son départ ?
Je voudrais lui faire comprendre qu'il doit renoncer à
m'aimer. Pasteur, vous comprenez, n'est-ce pas, que je
ne peux épouser personne ? Vous me laisserez lui parler,
n'est-ce pas ?
— Dès ce soir.
— Non, demain ; au moment même de son départ...
Le soleil se couchait dans une splendeur exaltée. L'air
était tiède. Nous nous étions levés et tout en parlant
nous avions repris le sombre chemin du retour.
(A suivre.) ANDRÉ GIDE
774
REFLEXIONS SUR
LA LITTERATURE
LES SPECTACLES DANS UN
FAUTEUIL
Il m'est arrivé, il y a deux mois, de faire à un point d'exégèse
shakespearienne une allusion trop rapide qui prêtait à
l'équivoque. Une lettre de M. Jacques Boulenger, de qui
j'analysais l'intéressant ouvrage, est venue m'en faire pren-
dre conscience.
Il me paraissait que tout dans les pièces de Shakespeare est
vie de théâtre, sent le miheu d'une troupe, et les planches,
les chandelles, souvent aussi le théâtre de verdure, M. Bou-
lenger se dit frappé au contraire de ce que ces pièces présen-
tent de hvresque, de spectacle dans un fauteuil. Et son avis
est conforme en effet au goût le plus répandu. L'opinion de
Charles Lamb est assez commune dans la critique anglaise.
Elle est générale dans la critique française. Shakespeare
a pu être galvanisé un instant devant les spectateurs français
par le génie d'un grand acteur comme Mounet-Sully dans
Hamlet, par une mise en scène pittoresque comme dans les
tableaux d'Antoine et Cléopâtre ou de Jules César, par
l'intelligence sobre et le goût littéraire de cette même
mise en scène comme dans la Nuit des Rois au Vieux-
Colombier. La critique s'est toujours refusée à y voir
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 775
du théâtre au sens plein et carré du mot. Sarcey ne
lui dispensait nullement l'éloge par lequel il classait si haut
le Sophocle d'Œdipe-Roi : C'est aussi fort que du d'Ennery.
« Ses tragédies, dit Rivarol, ne sont que des romans dia-
logues. » Et Rémy de Gourmont : « Il n'est pas une pièce de
Shakespeare qui ne m'ait déçu au théâtre, tandis que j'y ai
vu grandir immensément Racine et Molière. C'est au point
que je me repentirai toute ma vie d'être allé voir Jules César,
à l'Odéon. Je ne fus pas le seul, d'ailleurs, à en revenir navré ;
d'autres en revinrent contents, mais pour le même motif qui
me désolait. J'y perdais une illusion ; ils y trouvaient la
confirmation de leurs goûts et de leurs théories, une raison
décisive pour situer Shakespeare à l'arrière-plan dramatique,
parmi ces génies décidément mal faits pour contenter notre
race. »
Tout cela ne manque pas de justesse. D'autre part, je
ne crois pas avoir eu tort. Il va de soi que dans les deux cas
on n'attache pas la même signification au mot théâtre. Mais
précisément nous trouvons là une occasion de faire
tourner comme une statue de musée sur son pivot ce
mot pas toujours très clair. L'état actuel de notre pro-
duction théâtrale, le dégoût raisonné et raisonnable des
écrivains devant la perspective d'exercer le métier autrefois
si envié de critique dramatique, rendent peut-être quelque
intérêt à ces discussions académiques, qui se développent
mieux sous les platanes que sous le lustre. Livrons-nous
sans remords à cette critique dans un fauteuil, et, puisque
M. Boulenger nous convie à le prendre pour type du spectacle
dans un fauteuil, ouvrons Comme il vous plaira.
C'est une des comédies les plus agréables de Shakespeare.
Jouée avec grâce et avec goût, je ne sais ce qui lui manque-
rait pour séduire un public lettré. Au contraire de beaucoup
d'autres comédies shakespeariennes, elle est pleine de carac-
tères bien dessinés et charmants. On y trouve un mélange
TJ^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
parfait, avec les valeurs les plus justes, de grâce, de mélan-
colie et de gaîté. D'autre part, comme toutes les pièces ana-
logues, elle fourmille de hors-d'œuvre. On enlèverait la
valeur de deux actes sans nuire à l'action. On supprimerait
de même avec pareil effet plusieurs personnages, le lutteur
Charles, le bouffon Touchstone, le mélancolique Jacques.
Ce serait d'ailleurs à peu près comme si on coupait la moitié
de l'Embarquement pour Cythère, en disant qu'il en reste
l'essentiel et qu'il n'y manque que du feuillage et des brumes
bleues. Mais enfin le théâtre a tout de même d'autres règles
de composition que la peinture, et si la moitié de la pièce
ne sert pas à l'action, on pourra dans cette moitié voir de
charmants dialogues ; l'appellera-t-on du théâtre ?
Pourquoi pas ? Si nous voulons poser sous le mot théâtre
tout son sens vivant, il ne nous faut pas l'aborder trop vite
avec un sécateur. Le théâtre est destiné à nous donner, avec
des personnages que nous sentons vrais, une idée de la vie
humaine plus claire et plus complète que celle qui naît de
notre seule expérience. Un grand dramaturge est d'abord un
créateur d'hommes qui vivent et qui en vivant nous font vivre.
Personne n'a jamais mis Shakespeare en dehors de cette défi-
nition. Seulement, il y a peut-être deux classes de créateurs
dramatiques : ceux à qui la vie humaine, objet propre de leur
art, est donnée comme une action à développer, ceux aux-
quels elle se présente comme un thème à jouer.
Qu'on me permette, pour être clair, d'alléguer encore un
exemple tiré de l'autre grand art créateur d'hommes. Voici
deux puissantes pensées : la Cène et la Ronde de Nuit. Les
deux sujets sont donnés du dehors à Léonard et à Rembrandt :
le dernier repas du Christ avec ses disciples, le portrait de
la compagnie du capitaine Cocq. Mais Léonard a pensé une
action, celle qu'exerce sur l'attitude et le visage des douze
disciples l'annonce de la trahison ; Rembrandt a pensé un
thème, celui de la lumière éclairant des soldats en marche.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 777
L'action se lit clairement, comme un discours. Si la première
qualité du discours est l'action, une qualité de l'action dra-
matique ou pittoresque est le discours, c'est-à-dire la possi-
bilité d'être traitée comme un enchaînement ordonné,
conscient, logique. La Cène, un tableau de Raphaël ou de
Poussin non seulement se voient, mais se lisent. Et, à la
limite, il y a tout l'art conventionnel, ou académique, ou
allégorique, que vous savez. Opposez -les à un Vénitien, à
un paysagiste, à un Watteau, à un Monet, qui traitent des
thèmes. Rembrandt, dans la Ronde de Nuit, pense, à l'occa-
sion du portrait commandé de quelques gardes civiques,
le thème indivisible et musical de la lumière en mouvement
qui éclaire des hommes en mouvement. La petite fille et le
coq, qui tiennent une place si puissante dans le tableau,
sont imposés par la logique du thème. Pour qui voit et com-
prend de l'intérieur le chef-d'œuvre ils sont l'Idée de la
lumière. Celui qui penserait vraiment que Rembrandt a
mis là un coq parce que le coq est l'annonciateur et comme
l'hiéroglyphe de la lumière parodierait une idée d'ailleurs
juste ; car réellement le coq ici n'exprime pas la lumière,
il est la lumière même. Et celui qui n'y verrait qu'une
allusion au nom français du capitaine Cocq aurait peut-être
son petit bout de raison, puisqu'il désignerait certaine
cause occasionnelle. La sculpture pense presque toujours
par action et par discours, c'est son genre commun, ainsi
que celui de la peinture. Mais parfois un génie insohte
vient aussi la mettre en face de la pensée par thème :
ainsi Michel- Ange à la Chapelle des Médicis, ainsi Rodin.
Le Balzac atteste comme la Ronde de Nuit le génie qui fonce
dans un thème et le réalise par l'acte indivisé d'une création
intérieure. Le : « Ce n'est pas de la sculpture », qui l'accueilHt
dans la mare aux grenouilles, se coassait exactement sur
l'air du : 0 Ce n'est pas du théâtre », par lequel on croyait
exécuter Ibsen et que le recul de quatre siècles, l'épée nue
778 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'archange qu'interposait la Gloire, épargnaient davantage
à Shakespeare. Il est naturel qu'il en soit ainsi. La pensée
par thème n'apparaît dans les arts plastiques qu'exception-
nellement, à des moments privilégiés où ils transcendent
par une explosion de feu souterrain le normal et le naturel
de la peinture et de la sculpture. Mais les arts qui n'expriment
pas directement l'homme, l'architecture et la musique,
procèdent par thèmes. Il y a des thèmes généraux, comme le
temple, l'église ou le château sur lesquels l'artiste répand
comme une végétation vivante les thèmes particuliers de
son génie. Quant à la musique c'est à sa langue même que
j'emprunte ici l'idée du thème, qui n'est claire que si on lui
laisse, comme de la terre à des racines, tout son sens musical :
elle est le lieu du thème.
Les arts littéraires, qui oscillent plus librement entre des
limites plus espacées, comportent à leurs deux extrémités
certains états de discours et d'action et certains états de
thèmes, les uns et les autres presque purs. L'Histoire de
Thucydide, un discours de Démosthène, un sermon de Bos-
suet, sont construits à peu près exclusivement par le discours
et l'action. A l'autre extrémité l'Après-midi d'un Faune et la
Prose pour des Esseintes réalisent le thème à un moment de
pureté paradoxale, au tournant dernier où il se veut chimique-
ment pur, et dans le mouvement même par lequel il exclut
les essences de l'oratoire et de l'action. Malgré les apparences
contraires, les palais de discours que sont les grands systèmes
de philosophie sont construits plus ou moins sur des thèmes,
se rapprochant davantage de la musique que des arts plas-
tiques. Un lecteur artiste discernera le thème indivisé du
Phèdre, du Banquet, de la République, de l'Ethique, du Monde
comme Volonté, de Matière et Mémoire du même fonds et par
le même mouvement qu'il reconnaît le thème de la Ronde de
Nuit et du Balzac, du Satyre et de la Maison du Berger. Mais
dans cet ordre, de même que dans celui du roman et du
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 779
théâtre, ce n'est jamais qu'une question de plus et de
moins et les deux éléments nécessaires demeurent toujours
unis. Précisément cette distinction du plus ou du moins
portera peut-être quelque clarté dans la question du théâtre
qui nous occupe ici et qui après ce détour nous apparaîtra
sous une meilleure lumière.
Notons d'abord que si le théâtre nous a montré parfois,
avec Hamlet, que l'action n'est pas la sœur du rêve, il nous
fait voir toujours en elle la sœur du discours, rend claire
cette union de l'action et du discours que nous avons posée
en face du thème comme le premier terme d'un couple.
L'action au théâtre se forme, s'exprime, s'éclaire, se ralentit,
se précipite par des discours et des arrêts de discours : le
poète dramatique emploie les discours pour exprimer l'action
comme le peintre emploie les couleurs pour exprimer la
lumière.
Ceci posé, il y a des auteurs dramatiques qui conçoivent
leur œuvre essentiellement en discours et en action, d'autres
qui la conçoivent essentiellement en thèmes, et ces derniers
ne constituent pas comme dans la sculpture une exception
foudroyante mais, à l'exemple de la peinture, comme
un demi-chœur qui paraît sensiblement égal à l'autre.
Chez les Grecs, Sophocle et Euripide seraient des premiers,
Eschyle des seconds. Une pièce de Sophocle est conçue avec
la même raison constructive, la même action ordonnée qu'une
toile de Raphaël. Ajax, Philoctète, Œdipe, une fois le minimum
de thème, l'esquisse générale donnée, entrent peu à peu
dans l'inspiration de leur auteur comme les parties d'une
œuvre vivante qui s'agencent aisément et puissamment.
Mais le Prométhée, les Perses, les Sept, les Euménides com-
780 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
portent comme leur centre et leur être vivant un thème
fulgurant, avide, irrésistible, dont les mains s'avancent pour
saisir, presser, modeler à son image, jeter à la fonte pour
sa statue ou faire tournoyer dans son tourbillon tout le détail,
la marche et les héros du drame.
Le thème du Prométhée est unique et parfaitement simple :
c'estle héros humain réduit à l'immobihté, lié au roc, et, autour
de cette figure imposée elle-même comme un roc au centre de
l'imagination d'Eschyle, le reste du ciel et de la terre, les
dieux et les puissances marines, la parole et le mouvement
saisis dans le seul tragique du contraste parfait qui les oppose
à elle : le silence de Prométhée contre la parole de ses deux
bourreaux, la parole de Prométhée contre le silence des cieux
et des mers, la montée des Océanides lentes, humides et
blanches devant le dur rocher du captif et sa volonté plus
dure encore, — et surtout le passage de l'autre victime des
dieux, lo, la génisse errante en fuite sur la terre sous l'aiguil-
lon qui l'excite. Evidemment lo n'importe pas à l'action.
C'est un hors-d' œuvre. Mais un hors-d'œuvre exactement
pareil à la petite fille au coq dans la Ronde de Nuit, et qui
devient, pour le regard qui saisit le thème en plongeant à
l'intérieur de l'œuvre, le cœur même de l'œuvre, et le thème
du thème. Eschyle ne pouvait pas plus éviter cette figure, que
Rembrandt la sienne. Son thème comportait dans sa forme
plastique une rencontre analogue à celle du Sphinx et de
la Chimère. Et Flaubert ne vient pas ici au hasard. Nous
sommes bien, dans la forêt littéraire, à une croisée des che-
mins. Flaubert réalise peut-être chez nous, le type le plus sai-
sissant du romancier qui pense par thèmes, comme Eschyle.
C'est ainsi qu'il faut comprendre un mot de lui qui a pu
paraître bizarre et qui dit à peu près (je cite de mémoire) :
a Dans Salammbô, j'ai voulu donner l'impression de la couleur
jaune. Dans Madame Bovary j'ai voulu faire quelque chose
qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 781
des cloportes. Quant au reste, le plan, les personnages, cela
m'est bien égal. » Il n'y a qu'à ôter à cela tout l'appareil
mystificateur pour en reconnaître la substance vraie.
Il est naturel qu'un art dramatique construit de thèmes
ait moins qu'un art dramatique, fait essentiellement de dis-
cours et d'action, une tendance à créer une suite, un genre, une
école. Eschyle reste isolé dans la dramaturgie grecque. La
tragédie française ne procède pas plus que celle de Sophocle
et d'Euripide par thèmes : il y a d'ailleurs des exceptions,
il semble qu'on reconnaisse un thème originel, simple et
puissant dans le Cid, Polyeucte, Athalie. On se rendra d'ail-
leurs assez bien compte de l'origine d'une pièce en imaginant
sur elle une ouverture musicale, et en cherchant si elle rend
ou non comme source de cette eau nouvelle. Gounod et Masse-
net ont eu beau faire un Polyeucte et un Cid médiocres : ils
ne se seraient jamais risqués à une audace pareille sur
Mithridate ou Nicomède. Mais Shakespeare, Gœthe, Ibsen
sont trois types d'auteurs dramatiques qui pensent leurs
drames par thèmes. Hamlet et la Tempête, Faust et Iphigénie,
Peer-Gynt et Brand ne sont point isolés dans leur œuvre, ils
appartiennent à tout un massif qui les soutient et les élève.
On pourrait montrer dans Claudel un type remarquable de
ces auteurs dramatiques à thèmes (le contraire exactement
des auteurs à thèses). Je m'en tiens à Shakespeare, ou
plutôt à Comme il vous plaira.
*
Le thème de Comme il vous plaira se retrouve dans beau-
coup de pièces de Shakespeare et il n'en est pas qui l'ait
davantage hanté. C'est ce qu'on pourrait appeler d'un mot
le thème de l'exil. Certaines valeurs de bonté, d'intelligence,
de lucidité, de nervosité excessive sont de trop ou ne sont pas
782 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à leur place dans une cour royale, livrée aux ambitions, aux
fureurs et aux vices (Souvenez-vous de l'histoire d'Angle-
terre sous Henri VIII et ses trois enfants.) C'est le sujet de
la première pièce de Sh.akespea,Te, Peines d' Amour perdîtes, et
de la dernière, la Tempête. C'est, sous des formes variées, le
sujet de HanUet, du Roi Lear, et aussi de Coriolan, et même
de Roméo, où l'amour est exclu du monde comme le génie
l'est de la cité et de la cour. Et c'est le thème de Comme il
vous plaira. D'après les détails que donne M. Lefranc sur
lord Derby, il ne serait pas invraisemblable que ce thème ait
été dicté à Stanley par les circonstances de sa vie.
Il ne serait pas plus invraisemblable qu'il ait été imposé
au génie de Shakespeare par sa condition sociale, qui l'exilait
sur les planches d'un théâtre, mais qui lui permettait de faire
de ce théâtre une sorte de forêt des Ardennes ou d'île de
Prospéro où s'élevaient librement ses rêves et ses magies.
Ce thème est installé dans le théâtre de Shakespeare avec la
même obstination que l'est, par exemple, dans l'œuvre de
Victor Hugo, le thème du paria ou du condamné qui se
relève et qui fait rouler sur la tête des puissants une masse
formidable d'invectives et de lyrisme, — un discours d'oppo
sition rentré qui s'épanche sur le papier, les apostrophes de
Saint- Vallier, de Ruy Blas, de Barberousse, de Gwynplaine,
les Quatre jours d'Elciis, et, comme si tout cela n'était
qu'essais imparfaits d'une merveille en gestation qui cherche
son heure et sa voie, la transfiguration étoilée du thème
dans le Satyre.
Le thème ainsi donné, l'essentiel n'est pas de l'enchaîner
à une action ininterrompue, mais de le manifester par toutes
ses figures et de convoquer autour de lui les réalités drama-
tiques qui lui conviennent. Ces réalités dramatiques, ces
personnages et ces artifices sont fournis à Shakespeare par le
théâtre même de son temps, par le génie de ces planches
sur lesquelles il joue, pense et vit, par des thèmes dramatiques
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 783
généraux, qui sont liés à l'être d'une troupe anglaise au
XVI® siècle et particulièrement de celle qui au Globe subit
l'influence de Shakespeare.
Le thème de l'exil, de la solitude, n'est pas nécessairement
dramatique. On peut même dire qu'à l'état pur il ne l'est pas
du tout. La dernière chose qu'on puisse tirer de Robinson
c'est évidemment un drame. Le théâtre sera dès lors conduit
d'abord à placer dans une solitude relative un groupe plutôt
qu'un individu, et surtout à varier le thème en lui faisant
animer diverses figures, divers groupes de solitaires ou d'exilés
qui s'entre-croisent et dont le chassé-croisé, joli bouquet
dispersé que nouera l'ingénieuse Rosalinde, entretient la vie
déUcate et fleurie de la pièce. C'est le vieux duc et sa cour,
c'est Rosalinde et Célia, c'est Orlando. Les pas des person-
nages dans cette forêt des Ardennes sont réglés par une
invisible musique de ballet, par quelque Ariel caché dans
les feuillages.
Que les planches du théâtre shakespearien soient débitées
à même le bois de cette forêt solitaire, c'est ce que nous
suggère un autre thème, celui que j'appellerais le thème du
théâtre au théâtre. Shakespeare ne tient nullement à nous
faire oublier que nous sommes au théâtre, et l'on sait combien
les artifices de mise en scène illusionniste sont étrangers au
drame anglais. Lui-même et les personnages de sa troupe
sont présents dans ses pièces comme Véronèse et ses contem-
porains dans les Noces de Cana. De là son goût pour la pièce
dans la pièce, les comédiens intercalés dans l'action, comme
dans Hamlet, le Songe d'une Nuit d'été, les Joyeuses Commères.
Ici les acteurs ne paraissent pas, mais le poète et ses héros,
qui ont fait du théâtre, de la forêt spirituelle et poétique leur
monde, savent que ce théâtre tient le monde, et que le monde
n'a rien qui ne se trouve au théâtre. Le couplet de Jacques
est même le plus célèbre de la pièce : « Le monde entier est
un théâtre où tous, hommes et femmes, sont de simples
784 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
acteurs : ils ont leurs entrées et leurs sorties, et un homme
dans sa vie joue plusieurs personnages ; les actes de sa pièce
sont répartis en sept âges. » L'optique du théâtre shakes-
pearien est ici complètement différente de celle du théâtre
français. Dans ces longues scènes, inutiles à l'action, où les
personnages échangent des pointes et des tirades, ils parlent
non l'un pour l'autre, mais pour le public, comme dans une
parade de clowns ou de foire. On retrouve le même genre
dans ce joli théâtre de la Foire, de Lesage et d'Orneval, qui
encore aujourd'hui n'est pas désagréable à lire. Sur une autre
ligne, on le rencontrait assez ordinairement non seulement
chez Aristophane, mais chez Euripide dont les acteurs, quand
ils débitent leurs maximes, sont bien des acteurs, s' adressant
à la foule. On serait mal venu à dire que tout cela n'est pas
du théâtre.
A ce thème se rattache celui du bouffon ou du fou, per-
sonnage qui ne sert en rien à l'action et qui est presque obli-
gatoire dans la comédie shakespearienne. Le bouffon anglais
n'a rien du valet de comédie ni du gracioso. Le seul person-
nage avec lequel ou puisse le confondre est son compatriote,
le clown qui lui survit encore aujourd'hui. Le bouffon saute
même de la comédie dans la tragédie : c'est le fou qui accom-
pagne Lear sur la lande, et le personnage de Hamlet en est
peut-être, transposé très haut, la forme idéale. Si Comme il
vous plaira est animé par les saillies du fou Touchstone, si
on y trouve au premier acte un combat de boxe, c'est en
partie parce que cela plaisait au génie de Shakespeare, mais
en partie aussi parce qu'il fallait donner à certains acteurs
de la troupe du Globe leurs rôles habituels, comme à l'Arle-
quin ou à la Colombine du théâtre italien. Un spectacle dans
un fauteuil n'eût pas été grevé de ces servitudes, si légères
d'ailleurs à porter.
Enfin les mêmes nécessités de matérialité théâtrale
expliquent aussi dans Comme il vous plaira et ailleurs un
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 785
caractère très habituel de la comédie shakespearienne, le
thème des travestis, les jeunes filles qui s'en vont dans le
monde déguisées en garçons. N'oublions pas que tous les
rôles féminins étaient alors tenus par des adolescents, que les
plus aimables ou les mieux disants étaient étrangement à la
mode, au point que des théâtres entiers de jeunes garçons
faisaient une concurrence redoutable aux théâtres d'hommes
(voyez Hamlet). Je ne m'inquiète pas de savoir ce que le
diable pouvait au juste perdre à cette exclusion des femmes ;
mais je vois bien que ce trait importe fort quand on consi-
dère les caractères féminins de Shakespeare. Cet homme de
pur théâtre n'avait pas d'actrices autour de lui, et cela nous
écarte beaucoup de Molière et de M. Sacha Guitry. Aussi
ne trouverait-on pas dans son théâtre une Chimène ou une
Pauline, une Agrippine ou une Phèdre, une Agnès ou une
Célimène. Ni Desdémone, ni Cléopâtre ne vont bien loin.
Le vrai charme de ses créations féminines se trouve dans
certains types de jeune fille (Rosalinde et Cœlia en sont deux
échantillons exquis) qu'animent une grâce, une loquacité, des
insolences de page. Elles flottent un peu incertaines sur les
limites des deux sexes, leur travesti n'en est pas un, elles pour-
raient dire comme Ruy Blas : Je suis déguisé quand je suis
autrement. Chataubriand, dont le goût littéraire est si sûr,
les appelle de charmants éphèbes. Il est clair qu'elles sont
nées elles aussi sur les planches et que Shakespeare les a
créées à la mesure et d'après les traits extérieurs des
garçons turbulents ou tendres qui leur prêtaient leur figure.
Le théâtre de Shakespeare est donc bien du théâtre. Reste
que ce théâtre nous paraît aujourd'hui très différent du
nôtre et qu'on ne saurait demander à un Français ni même à
50
786 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un Anglais de se faire la mentalité d'un Londonien d'Eli-
sabeth. Une pièce de Shakespeare, pleine à craquer des
éléments les plus divers, devait satisfaire à elle seule à des
besoins différents de l'esprit qu'une division du travail dra-
matique a contentés depuis par des spectacles différents. Elle
tenait lieu d'opéra-comique, de tragédie, de comédie, de
cirque. Elle tenait aussi lieu de romans. Beaucoup ne savaient
pas lire et l'imprimerie ne suffisait pas à toutes les curiosités.
Les pièces de Shakespeare, qui découpent généralement en
scènes des chroniques, des histoires, des nouvelles dont elles
suivent assez fidèlement les lignes, « montraient » ces livres
au public, comme la peinture, la sculpture et surtout les
mystères du moyen-âge lui montraient les écritures. Le
drame anglais, c'est le mystère transplanté dans l'histoire
profane. Quand certains courants ont reporté le goût du
public sur cet art de thèmes et de totalité indivisée, il trouve
là une clef qui lui permet de rouvrir Shakespeare et de le
mieux goûter : le succès de la Nuit des Rois au Vieux-Colom-
bier a été fait un peu, malgré le contraste de la mise en scène,
par le public des ballets russes.
Cela n'empêche pas que le théâtre de Shakespeare, né
du livre, retourne volontiers au livre. Au théâtre même,
l'influence de Shakespeare n'a pas été très heureuse : ce que
lui doivent Ibsen et M. Maeterlinck n'est pas ce qu'ils ont
de meilleur. En revanche c'est de lui, authentiquement, que
descend ce spectacle dans un fauteuil qui est peut-être le
vrai chef-d'œuvre dramatique français du xix^ siècle : le
théâtre d'Alfred de Musset, qui de Lorenzaccio à Barberïne
suit tant de sentiers shakespeariens; — le théâtre non joué
de Victor Hugo, qui ne contient pas seulement Mangeront-
ils ? et les pièces inégales du Théâtre en Liberté, mais ce
joyau des Deux trouvailles de Gallus, que notre scène aurait
dû depuis longtemps recueillir comme une merveille par-
faitement jouable, hautement dramatique, et que presque
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 787
personne ne connaît, parce qu'il est enseveli dans ces Quatre
Vents de V Esprit dont trois sont réellement poussifs ; — enfin,
ce délicieux théâtre de Renan qui, avec Calihan et VEau de
Jouvence nous fait voir quel beau domaine était pour la phi-
losophie l'île de Prospéro, et comme elle y entre aujourd'hui
encore de plain-pied. Né du livre, déployé sur les planches
comme sur son domaine naturel, le théâtre shakespearien
revient au livre pour lui insinuer ses esprits les plus vivants,
et ce n'est là encore que l'un des chemins de l'un à l'autre
desquels peuvent aller en liberté ses inépuisables puissances.
ALBERT THIBAUDET
788
NOTES
SUR LE PARTI DE L'INTELLIGENCE.
Nous recevons de notre collaborateur Jean Schlumberger
la lettre suivante :
Mon cher Rivière,
Si j'étais catholique, j'aurais signé le manifeste du Parti
de l'Intelligence. Tout ne m'y plaît pas également. Je recon-
nais que plusieurs de tes critiques sont judicieuses et dénon-
cent des malentendus auxquels il est bon de rester atten-
tifs. Je suis fort hostile à un goût de l'ordre qui tend à
exclure, à limiter, à faire du protectionnisme intellectuel,
plutôt qu'à conquérir, assimiler, plier toute chose en vue de
nos habitudes et de nos besoins. J'estime qu'en temps
normal nous avons l'estomac assez bon pour pouvoir nous
passer de régime. Mais, malgré cela, j'aurais signé, préci-
sément parce que je ne parviens pas à me persuader que nous
soyons sortis de cette ère troublée où des « mesures de salut
public » restent nécessaires. La guerre est terminée, je veux
bien le croire puisque me voici démobilisé ; mais elle nous
laisse en face de tels dangers, si mal armés au dedans comme
au dehors, que nous goûtons la joie de la trêve sans oser
nous laisser aller à l'insouciance de la paix.
NOTES 789
Pour arriver à nous mettre tout entiers au service du
pays, nous avons dû sacrifier tant de goûts, de préférences,
d'habitudes intellectuelles, l'effort a été si rude que, s'il faut
recommencer à brève échéance, nous demandons à ne pas
perdre notre entraînement. A notre âge, on n'est plus assez
souple pour se donner et se reprendre plusieurs fois. Pendant
cinq ans, nous n'avons raisonné, jugé, espéré qu'en fonction
de la France. Parfois il nous a fallu haïr là où nous aurions
peut-être éprouvé naturellement de la sympathie ; il nous a
fallu nouer des amitiés auxquelles notre instinct ne nous
aurait peut-être pas portés. Puisqu'on nous accorde quelque
répit, corrigeons ce que la nécessité nous avait imposé d'un
peu trop contraire aux démarches naturelles de notre esprit ;
mais nous n'allons pas, à la façon des politiciens, changer
d'alUances comme de chemises. Notre attitude pendant la
guerre n'a rien eu de commun avec un geste poUtique ; nous
ne nous sommes pas prêtés mais donnés ; ce n'est pas la
même chose.
Je reconnais parfaitement que l'intelHgence n'a toute
sa force créatrice et toute sa vertu de rajeunissement que si
elle peut, à certains moments et dans certains esprits,
s'exercer, s'éployer et prendre son élan, sans aucune préoccu-
pation utilitaire. Mais ces beaux ébats, ces fécondes révoltes
ont besoin d'espace et de loisir. Il faut avoir beaucoup de
temps si l'on veut pouvoir faire des écoles, revenir sur ses
pas ; il faut jeter sa vieille armure pour en essayer une nou-
velle, c'est-à-dire rester momentanément désarmé. Pour
cela, il ne faut pas que le Boche puisse nous retomber sur le
dos d'une minute à l'autre.
Tu l'as fort bien montré toi-même : toute une partie de
l'humanité tend à aliéner certaines prérogatives de sa
liberté afin de s'assurer plus de bien-être. C'est une puis-
sante tactique et qui a ceci de fâcheux qu'elle force les autres
à faire de même, s'ils ne veulent pas être anéantis. Or, tant
790 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'à aliéner quelque peu de notre liberté intellectuelle,
mieux vaut le faire librement et pour vaincre, que vaincus et
par épuisement.
« Pour moi, dis-tu, l'intelligence est d'abord le moyen
de distinguer ce qui est de ce qui n'est pas. » Voilà qui est le
mieux du monde, mais qui nous laisse en somme à la contem-
plation de nos ruines. Le Parti de l'Intelligence ne prétend
point du tout, que je sache, saper les bases de la philosophie.
Il ne s'agit pas d'empêcher un Descartes de s'enfermer dans
un « poêle » afin d'y chercher la vérité ; il s'agit de ramener
un peu d'ordre, de discipline, de discrétion, dans la répu-
blique bruyante et brouillonne des lettres. Nous poursuivons,
dans la Nouvelle Revue Française, un but assez semblable.
Alors pourquoi ne pas saluer, avec une joie plus ingénue, la
formation d'un groupe dont nous rapprochent tant de préoc-
cupations communes ?
Je ne voudrais point paraître déprécier un métier que
j'aime, que je respecte et auquel je consacre toutes mes forces.
Mais mon voisin le cordonnier a, lui aussi, sa fierté profes-
sionnelle ; pour rien au mondp il ne manquerait à l'honnêteté
d'un ressemelage ; et pourtant il ne se met pas dans la tête
que tous les intérêts du pays doivent s'effacer devant ses
semelles. Que le jour vienne bientôt où la pensée française
pourra de nouveau se permettre tous les luxes, tous les jeux,
toutes les prodigalités, je le souhaite autant que personne ;
d'ici là, il manquera quelque chose à la beauté du monde.
Mais l'essentiel reste provisoirement d'assurer un peu de
recueillement et de silence autour de ceux qui s'efforcent
de reconstruire en France autre chose qu'une tour de Babel.
Et, tout comme au cours de ces cinq années, il reste néces-
saire que les bavards ne fassent pas chez nous le jeu de l'enne-
mi. Ne voyons-nous pas des esprits, dont plusieurs méritent
par ailleurs la sympathie et même l'admiration, s'oublier
jusqu'à vouloir causer des intérêts de l'art avec ceux qui nous
NOTES 791
ont démoli Reims? Ne fût-ce que pour empêcher de telles
trahisons, le Parti de l'Intelligence a sa raison d'être.
JEAN SCHLUMBERGER
SAINTE CATHERINE DE SIENNE, par Johannès
Jœygensen (Gabriel Beauchesne).
L'attention que nous prêtons depuis un peu plus de vingt
ans au mouvement des lettres Scandinaves aura été acca-
parée par les auteurs qui nous semblaient le plus franche-
ment exotiques, le plus hardis et le plus différents de nous.
Encore faut-il être bien sûr qu'ils ne nous renvoyaient pas,
maintes fois, notre propre écho : n'a-t-on pas cru discerner
dans l'œuvre d'Ibsen telle survivance d'idées qui avaient
eu chez nous leur temps de vogue ? Il n'entre pas dans ma
pensée de contester la valeur, l'importance du grand dra-
maturge de Rosmersholm et ce n'est pas le lieu d'apprécier
la portée morale et sociale de ses ouvrages ; ils ne se défen-
daient pas d'en avoir une, cependant. — En Danemark
on nous vit louer Georges Brandès d'avoir dressé l'étendard
pris à Nietzsche contre toutes sortes de traditions dont
beaucoup étaient de chez nous. Il faut en convenir : Danois,
Suédois ou Norwégiens, nous ne rayonnions plus sur eux, mais
eux sur nous, comme ils faisaient déjà et plus facilement
sur l'Allemagne. Il eût été de bonne politique, pour tenir la
balance égale, d'encourager là-haut les rares écrivains qui
travaillaient encore pour la latinité et notre influence abolie^
Au fait, en restait-il un seul ? Un, tout au moins, et de pre-
mière marque, Johannès Jœrgensen : Wyzewa nous le
présentait. Mais il n'était pas bien commode d'émouvoir
alors la jeune critique, tout avide d'étrangeté, à propos
792 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'un auteur qui n'était venu de si loin que pour nous entre-
tenir de ses voyages d'Italie, d'Assise et du bon Saint Fran-
çois. Nous attendions d'autres breuvages ; non le Chianti,
mais l'hydromel. Voici l'occasion de réparer notre oubli,
notre erreur.
Il n'est pas possible de détacher de sa vie les ouvrages
de Joergensen. Dans le groupe de Georges Brandès où il
débuta jeune il n'était pas le moins brillant. Nature délicate,
rêveuse, mais entière, il secoua le protestantisme pour épouser
avec violence l'immoralisme et l'athéisme nietzschéen. Il
était désigné pour mener à l'assaut la horde. Or, au cours
d'un voyage en Bavière, puis en Ombrie, il rencontra la
liturgie, dont il ignorait jusqu'au nom, c'est-à-dire la per-
sonne même de l'Eglise avec son port de tête, sa démarche,
sa grande voix. Etant artiste, il la trouva si belle qu'il
voulut l'admirer de près. Il y fut pris. La liturgie l'attira
dans un cloître et, là, le présenta au « Poverello », Saint
François. Quand il rentra dans son pays, ses amis eurent peine
à le reconnaître. Il rapportait la certitude intime d'avoir
approché non un mythe, non le plus beau des mythes, mais
la plus exacte réalité : hélas ! aussi la plus pressante. Pour-
tant, il ne se rendait pas. « Alors — je le laisse parler — il
s'aperçut tout à coup d'une vérité singulière : il comprit qu'il
y avait en lui une répugnance préconçue contre le miracle
et que c'était lui-même qui, de toutes les forces de son âme,
s'opposait à l'admission des pensées religieuses. Il constata
qu'il y avait en lui une volonté formelle de ne pas croire
et que c'était uniquement à cause d'elle qu'il s'obstinait à
suggérer des arguments à son incroyance. » Il brisa cette
volonté, qui est volonté propre, amour-propre et orgueil,
et il mit désormais sa plume avec « toutes les forces de son
âme » au service de ses nouvelles et définitives con-
victions.
Léon Bloy, devant qui il avait trouvé grâce — et c'est
NOTES 793
tout dire — le malheureux, affreux et magnifique Bloy, a
tracé un jour son portrait : « Il a jusqu'à l'outrance, écrivait-
il, le type de ces mangeurs de chandelles venus des plateaux
tartares, qui entreprirent au xii^ siècle d'avaler tous les
luminaires de l'Occident... Puis l'étrange douceur de cette
face patiente l'a transfigurée pour moi et je me suis cru
en présence d'une tranquille image byzantine des belles
époques... Figure isocèle, pénitente et contemplative... »
Et par surcroît, ajoute Bloy, «intelligent». Je n'ai pas, dans ses
livres, retrouvé le Tartare. Mais peut-être, à dater du Livre
de la Route, le premier de lui que nous connaissions, avait-il
déjà pris l'empreinte du poète sacré d'Assise, dont le primi-
tivisme latin, quedis-je français (François n'est-il pas né d'une
mère provençale et ne parlait-il pas notre langue par goût ?)
est aussi loin de la Caspienne que de Byzance. En ce cas, il
y était donc prédestiné. La limite de r« asiatisme » en
Joergensen, c'est Henri Heine — le Heine voyageur, celui
que Paris poliça. Par le cœur peut-être sauvage, mais par
l'esprit, méditerranéen.
Le Livre de la Route est le charmant portique du monu-
ment qu'il éleva au Saint d'Assise. Il descend vers l' Italie,
comme Goethe, et croit peut-être n'y trouver que les Dieux.
Il regarde beaucoup autour de lui, tout le captive ; il a de
l'humour, il sourit : il est ivre de poésie ; ici rêveur, là impres-
sionniste (on songe aux Reisebilder), il sait conter et il sait
peindre, avec des traits un peu tremblés, déjà très purs; il parle
volontiers de soi ; mais ne s'agit-il pas d'évoquer les étapes
de son chemin pittoresque vers le salut ? Il est comme nous
tous et il aime trop son histoire ; il mêle le dilettantisme à
la plus profonde sincérité ; on remarquera dans ces pages
l'admirable récit de la rencontre légendaire de Don Juan
avec la Mère de Dieu. — Dès les Pèlerinages Franciscains,
l'auteur se perd au paysage ; le paysage est habité par plus
pur et plus grand que lui. Pourtant, il peint encore pour
794 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
peindre et il ne cache pas le plaisir qu'il a à nuancer sur sa
palette les couleurs infiniment tendres qui sont celles
qu'on voit aux Gozzoli de Pise et aux tableaux d'autel de
Fra Angelico. — Mais pour dresser enfin le dôme, pour
écrire la grande vie de Saint François ^ qui ne pâlira pas —
c'est le plus bel éloge qu'on puisse en faire — à côté de celle
de Sabatier, il dépouille sa fantaisie : l'artiste a résolu de se
doubler d'un érudit. Il s'astreint, des années durant, au plus
ingrat labeur critique. Puis chaque texte, chaque détail
du texte, il tient à l'éprouver au jour. Pas une pierre où Saint
François ait pu s'asseoir, pas un bosquet où les oiseaux « ses
frères » se soient posés au-dessus de sa tête, pas une de ses
traces à la route, que Joergensen n'ait « relevés » sur le ter-
rain. Il aura respiré dans la même saison l'air de Rivo Torto
et de l'Alverne, à toutes les heures du jour contemplé le
même pays, enfin prié aux mêmes places. Il a chassé des
textes ce qui semblait douteux ; la nature, qui ne ment pas,
comble les vides de l'histoire. Ayant vécu avec scrupule une
« imitation » du saint, comme le saint avait vécu une
« imitation » de son maître, il est prêt et n'a plus qu'à laisser
la plume courir.
Dès lors, Joergensen a trouvé sa voie. Pourquoi chercher
ailleurs ? Que proposer au monde sinon l'exemple des héros
de la chrétienté ? Quel sujet plus digne de l'art ? Il sera le
Jacques de Voragine d'un temps décatholicisé. Par lui, les
saints qu'il aime rentreront dans la vie ; ils valent bien
Zarathoustra.
Les saints sont les aventuriers de l'Eglise. Ils veulent
devant eux le plus profond espace. L'Eglise est assez vaste
puisqu'elle monte jusqu'à Dieu. Ils en sortent parfois, mais
pour y rentrer plus dociles. Tous n'y sont pas nés, mais tous
y mourront. Ceux-ci auront couru la moitié de leur aventure
I. Saint François d'Assise. (Periin, i vol.)
NOTES / 795
dans le péché du siècle ; ce ne seront pas les moins grands ;
au jour choisi, ils forceront la porte et s'il faut, sauteront le
mur, quitte à s'y déchirer les mains, au prix du sang. On n'en
connaît pas deux qui aient suivi la même voie ; mais toutes se
joignent au même point. Il y a là de quoi nourrir des milUers
de drames et de romans épiques — qui seront vrais. — Pour
marquer cette diversité admirable, à Saint François d'Assise
Joergensen oppose aujourd'hui la fille ardente et sévère de
Dominique, Catherine de Sienne, la Sainte de la volonté.
Il l'a choisie bien sûr pour faire pénitence ; Saint François
lui était trop doux. Il l'avouera dans sa Préface, il ne vint
pas à elle par le cœur : « Il y a dans la nature énergique de
la Siennoise un je ne sais quoi d'esprit de domination, un élé-
ment de tyrannie qui me déplaisait... » Elle forme contraste
absolu avec le « doux ombrien qui préférait voir s'effondrer
l'œuvre de sa vie plutôt que d'user de pouvoir et d'autorité
comme les Podestats de ce monde. » Oui ! Catherine dit : « je
veux», jo voglio, mais pour le bien, et le dit d'abord à soi-même;
quand on l'a bien compris, ce « je veux », vous devient aimable.
C'est ce qui advint à l'auteur. Par toute une jeunesse de
plaisir, n'oublions pas que François a purgé son corps et son
âme du trop-plein de la force et de la passion. Dès l'âge de
six ans Catherine se donne ; l'exubérance de son tempérament
de feu devra se déployer, jusqu'à sa dernière heure, dans le
cadre d'une fidélité si étroite que celle-ci sera à peine inter-
rompue autour de la quinzième année par une crise de frivo-
lité et quelques mois plus tard par un furtif regret du monde
dont on nous dit que la Sainte a porté jusqu'à la tombe le
remords. Sous cette compression implacable la prière devient
extase, la pensée vision et l'action combat. Pas une vérité
reçue qui ne commande à la minute un geste ; Dieu n'entre
pas dans la cellule, il attend la Sainte à la porte pour l'attirer
dans le siècle où elle portera sa cellule avec soi. Chez
Catherine comme chez Jeanne d'Arc, la prière est publique.
796 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
active, batailleuse, mais elle n'a pas besoin de glaive pour
frapper.
L'Italie est en feu, les partis la déchirent, Rome se bat
contre Florence et Sienne contre Sienne ; l'empereur et le
roi de France s'en mêlent ; le condottiere anglais Hawkwood
passe d'un camp à l'autre avec ses gens ; le pape s'accroche
à Avignon parmi sa cour décomposée; rentré dans ses Etats,
ce sera bientôt le grand schisme ; l'Eglise est divisée et
les fidèles parlent de « se croiser ». Mais Catherine, la seule
Catherine veut la paix. Que ne fera pas la Siennoise ! Elle
sait que « jamais Dieu ne nous impose de fardeaux plus
lourds que nous ne pouvons les porter. » Dans cette conviction
tout est possible à l'homme. Elle sera partout, elle sera à
tous, aux particuliers, aux Etats, à ses parents, à ses disciples,
à l'Eglise. Pour elle rien de trop grand et rien de trop petit,
rien de trop élevé et rien de trop vulgaire, lavant la nuit le
linge de ses frères, le jour apaisant les querelles entre ses
cousins, ici dépistant un complot et là dissipant un scrupule,
pansant, baisant d'horribles plaies, traitant avec les hommes
d'armes et rappelant au devoir les prélats — et tout cela
dans le jeûne et l'extase, dans la souffrance et le mépris
de soi.
« Ah ! s'écrie-t-elle, perdons nos dents de lait, ayons à la
place les dents solides de la haine et de l'amour. Revêtons-
nous de la cuirasse de la Charité et du bouclier de la très
sainte foi et courons comme des hommes sur le champ de
bataille ; soyons fermes, avec une croix devant et une croix
derrière afin qu'il nous soit impossible de fuir... » Pour
aller au ciel il n'y a pas d'autre voie que celle-ci : « se perdre
soi-même», «chercher l'honneur de Dieu, le salut des âmes,
la paix des Etats ». « Et moi, misérable femme, je ne suis
pas sur terre pour autre chose. » De quel accent elle entraîne
les siens au combat ! « Que Dieu fasse de nous des mangeurs
d'âmes. » Elle va aux grands, elle va au Pape ; après l'avoir
NOTES 797
supplié à genoux, elle se lève et lui commande: « O babbo
mio, doux Christ de la terre, suivez l'exemple de votre homo-
nyme Saint Grégoire... Vous pouvez faire ce qu'il a fait, car
il était homme comme vous et Dieu est toujours ce qu'il était
alors ; il ne nous manque que la vertu pour le zèle et le salut
des âmes... » Qu'il ne soit pas celui « qui fait semblant de ne
pas voir les défauts et les péchés de ceux qui lui sont soumis
afin de n'être pas obligé de les châtier» ou qui «s'il les châtie,
c'est avec tant de nonchalance et avec une telle lâcheté de
cœur que ses reproches ne sont qu'un onguent posé sur le
vice... Et cela, parce que s' aimant lui-même, il craint de
déplaire aux autres, et de s'attirer des ennemis. » Elle est
venue à Avignon, elle a plaidé devant Grégoire la cause du
retour à Rome et elle ajoute : « Ne soyez pas un enfant timide,
soyez un homme ! ouvrez la bouche et prenez ce qui est
amer pour ce qui est doux. » « Vainement, écrit Joergensen,
les cardinaux éclatèrent en sanglots, vainement le père de
Grégoire... s'étendit sur le seuil de la porte en conjurant son
fils de rester. L'âme toute pleine de l'énergie surnaturelle
de Catherine, Grégoire passa sur la tête grise de son père,
tandis que ses lèvres murmuraient : « Il est écrit : Tu marcheras
sur l'aspic et sur le basihc. » Ainsi elle soutenait la double
tâche de réformer au-dedans le chef de l'Eglise en le défen-
dant au dehors. « Je sais, écrivait-elle, que beaucoup ne
croient pas avoir ofiensé Dieu et qu'ils s'imaginent plutôt
lui rendre service en persécutant l'Eglise et ses ministres.
Mais moi je vous dis ce que Dieu veut et vous ordonne ; lors
même que les pasteurs de l'Eglise et le Christ de la terre
seraient des démons incarnés, il vous faudrait bien être
soumis, non pas à cause d'eux, mais en vertu de l'obéissance
que nous devons à Dieu qu'ils représentent auprès de nous. »
Et toujours ce «je veux» qu'on l'entendait prononcer, nous
dit-on, jusque dans ses prières.
Faut-il se demander, comme fait Joergensen, pourquoi la
798 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dernière heure de Catherine n'a pas été « aussi paisible que
celle de François d'Assise »? « Au moment suprême, des
doutes l'assaillirent, l'avocat du diable que devient la cons-
cience, quand la lumière du monde de la vérité commence
à luire dans l'âme... lui souffla que l'œuvre de sa vie entière
n'avait été inspirée que par l'obstination et parla vanité... »
Hélas ! l'homme d'action court plus de risques d'erreur
que l'homme de pure prière. Mais oublie-t-on de quoi Cathe-
rine payait la haute régence spirituelle qu'elle exerçait
à juste titre sur son temps ? de quel oubli, de quel mépris,
de quelle persécution volontaire de sa personne ? Dans la
grande détresse de sa patrie, ravagée de vice et de haine,
qui accusait-elle d'abord ? Elle-même. « Il lui semblait qu'elle
était cause de tout le mal qui se déchaînait sur le monde,
car si, en telle ou telle circonstance, elle eût agi différemment,
ceci ou cela ne se serait point produit et les événements
eussent pris une tout autre tournure... C'est sous l'empire
de ce sentiment qu'elle s'abîmait toujours dans la prière en
s'exclamant : « Peccavi, Domine miserere mei. » Et comment
n'eût-elle pas tout réclamé des autres, quand elle obtenait
tout de soi ? Mais il faut la voir dans sa charité. « Je l'attendis
donc au lieu de la justice (il s'agit d'un jeune condamné
à mort, Niccolo Toddo, de Pérouse) en priant et en invo-
quant sans cesse l'assistance de Marie et de Catherine vierge
et martyre. Avant son arrivée je me baissais et je plaçais
mon cou sur le billot, mais sans obtenir ce que je désirais et
je priais et faisais violence au ciel et je disais : Maria ! Je
voulais obtenir la grâce qu'elle lui procurât la lumière et la
paix du cœur à ses derniers instants... Mon âme alors fut
tellement enivrée de la douce promesse qui m'était faite,
que je ne distinguai personne, bien qu'il y eût sur la place
une grande multitude. » Ainsi tout cela, en public. « Il arriva
enfin, comme un agneau paisible et en me voyant il se mit
à sourire. Il voulut que je fisse sur lui le signe de la croix.
NOTES 799
Quand il l'eut reçu, je lui dis tout bas : « Va mon doux frère,
sous peu tu seras aux noces éternelles ! » Il s'étendit avec
une grande douceur ; je lui découvris le cou et inclinée vers
lui, je lui rappelai le sang de l'Agneau. Ses lèvres ne profé-
raient que « Jésus ! » « Catherine ! » Et je fermai les yeux en
disant : « Je veux » et je reçus sa tête entre mes mains. — Aus-
sitôt, je vis r Homme-Dieu dont la clarté ressemblait à celle
du soleil... Cette âme entra dans la blessure ouverte de son
côté et la vérité me fit comprendre que cette âme était sauvée
par pure miséricorde, par grâce, sans aucun mérite de sa
part... — Et cette âme fit quelque chose d'une douceur telle
que mille cœurs ne pourraient la contenir... Déjà elle com-
mençait à goûter la suavité divine ; alors elle se retourna
comme fait l'Epouse, quand elle est arrivée au seuil de la
maison de l'Epoux : elle regarde en arrière et incline la tête
pour saluer et remercier ceux qui l'ont accompagnée. » Cathe-
rine ajoute : « Hélas ! pauvre misérable, je ne veux plus rien
dire. Comment pourrais-je supporter de continuer à vivre
ici-bas sur cette terre ! » C'est le cri qui revient sans cesse
dans ses Lettres intarissables et dans le Dialogue avec Dieu
qu'elle dicta en moins de six jours : « Amore, Amore, la
morte ti addimando I Amour, amour, je te demande la mort. »
Ah ! quand donc « celle qui n'est pas » sera-t-elle en présence
de « celui qui est », qui tant de fois lui fit entrevoir son visage !
Cette vierge farouche a une cour de saints adorateurs ; un
seul osa un jour lever les yeux sur elle ; il s'enfuit aussitôt
et comme Judas, de honte — se pendit. Ils n'étaient pas là
pour tuer le temps, comme dans les jardins de Boccace ; elle
leur répétait le précepte du laboureur : « Ne détournez pas
la tête pour regarder la charrue»; quand ses yeux se fermèrent
ils n'avaient pas quitté la direction du sillon. — On sait que
les œuvres de sainte Catherine de Sienne comptent parmi les
monuments de la httérature italienne, au même titre que
les Fioretti ; tout entières « parlées » — Catherine n'écrivait
800 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pas — elles ont la vigueur, la suavité, l'éclat, elles débordent
d'images savoureuses et décisives ; elles ont aussi la sagesse
même pour les non-croyants, car elles prêchent un amour
qui ne s'abstient pas et une volonté qui n'admet pas
d'obstacles, Joergensen n'eût-il que vulgarisé leur leçon,
qu'il aurait beaucoup fait pour nous. Il a fait encore davan-
tage. Il a rendu le souffle, la couleur et le mouvement à un
temps aboli qu'on s'aperçoit soudain n'être pas si lointain, si
étranger, si différent du nôtre que l'histoire nous le repré-
sente. Il a traité l'histoire comme le romancier traite la vie,
directement. La supériorité de sa Catherine de Sienne sur
on Saint François vient de là ; je mets à part les parties
narratives et descriptives de celui-ci, où tout son amour
s'épanchait et qui restent inimitables. Il a renoncé cette
fois, et je l'en loue, à mêler au récit la critique des textes ;
tout l'appareil scientifique est rejeté dans un appendice
final. Ayant fait ses preuves de loyauté et de sagacité dans
son premier ouvrage, il sait que le public de bonne foi lui
fait confiance désormais ; ce qu'il tient pour vrai, il le dit ;
quand il ne fait que supposer, il le remarque, et toute sa
matière est si bien digérée que le récit se développe égal et
sûr. C'est un récit à la française, sans bosses, sans tirades,
sans ornements, mais rempli d'agréments de toutes sortes.
Johannès Joergensen s'est imposé en Danemark, malgré
son schisme; réjouissons-nous que, là-haut, un écrivain de sa
valeur donne à ses compatriotes l'exemple de la façon logique,
calme et nuancée dont fonctionne l'esprit chez nous.
HENRI GHÉON
LES CLOPORTES, roman par Jules Renard (Crès et C").
Il ne s'agit point ici d'analyser dans son ensemble l'œuvre
de Jules Renard. Voici de lui un livre posthume, et qu'il
s'est toujours refusé à pubUer. Ce n'est jamais sans
NOTES 80I
appréhension que l'on voit sortir de telles reliques des
tiroirs où leur auteur les avait confinées. Dans le cas
actuel, cependant, l'initiative des héritiers n'est pas sans
justification. Non pas que les Cloportes puissent ajouter
grand 'chose à la gloire de Jules Renard. Ils ne font
qu'éclairer son œuvre et d'une façon qui intéresse davan-
tage les gens de métier, les critiques et les romanciers que le
public. Mais c'est là une qualité qui a sa valeur.
Les Cloportes sont le premier roman de l'auteur des
Histoires Naturelles. Il l'écrivit, nous dit son préfacier,
M. Henri Bachelin, qui le connut de près, à l'âge de
vingt- trois ans, de l'année 1887 au 30 juin 1889, en s'in-
terrompant pour donner quelques nouvelles. Plusieurs fois
le livre fut annoncé, mais Jules Renard ne se décida pas
à le pubHer.
Quelles furent les raisons qui l'en dissuadèrent ? — Nous
ne les connaissons pas, et celles que nous donne M. Henri
Bachelin, c'est seulement de l'étude de l'œuvre de Jules
Renard, et un peu comme de lui-même qu'il les tire. Elles
paraissent pourtant vraisemblables : « Une certaine drama-
tisation de la vie... contre quoi, dès 1890, il commença de
protester par sa production personnelle. Déjà il avait pris
en aversion les combinaisons d'intrigues romanesques qui,
selon lui, au lieu d'agrandir la vie ou de la creuser en pro-
fondeur, n'aboutissent qu'à la déformer, les grands gestes
éperdus qui lui paraissaient caricaturaux, les fins à effet,
les récits rétrospectifs, en un mot tout ce qui n'était pas
l'expression exacte de l'existence humaine dans ce qu'elle a
de plus ordinaire et dépouillée de tout ce qu'il considérait
omme oripeaux de sentimentalité romantique et de faux
métier naturaliste. » Ajoutons que Jules Renard, de nature
méticuleuse, fut toujours difQcile pour lui-même. Avec les
Cloportes, il inaugurait son écriture tout influencée par le
style artiste des Concourt et il était tout naturel qu'il se
51
802 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
défiât un peu de ses premiers essais. Enfin, mais je donne
cette raison pour ce qu'elle vaut, à cet âge de vingt-cinq ans
qui est encore la jeunesse, n'éprouva- t-il pas, au moment de
livrer son roman au public, une sorte de pudeur qui pouvait
provenir de ce qu'il y avait trop de réalité et trop de sa vie
même dans le sujet, les personnages et le milieu du livre ?
Ce serait bien, il me semble, dans le caractère de M. Lérin ou
Lepic.
Mais tout cela n'explique que la première décision, celle
du refus de publication aussitôt le roman écrit. Dans la suite,
Jules Renard ne pouvait-il le retoucher ? — M. Henri Bachelin
ne considère pas la chose comme impossible puisqu'il en a
eu lui-même l'idée — du moins en ce qui concerne la première
partie : « Ces quinze chapitres j'aurais pu, les retravaillant
après lui, selon — autant qu'il m'eût été possible — la
méthode qui fut la sienne pour écrire le reste du livre, les
amener au ion général. » Pourquoi Jules Renard, qui
avait de la patience, de l'obstination même, n'entreprit-il
pas une besogne qui n'avait rien d'insurmontable et qui
lui eût permis de ne pas laisser perdre le travail de deux
années ?
Eh bien, je ne crois pas me tromper en disant que Jules
Renard a bel et bien recommencé les Cloportes et qu'il les
a publiés. Seulement il leur a donné une autre forme et un
autre titre, plusieurs autres titres même, dont le principal est
Poil de Carotte. Tous les principaux personnages de ce premier
roman, nous les retrouvons en effet dans son chef-d'œuvre :
la famille Lérin est devenue tout simplement la famille Lepic
et Honorine est restée Honorine. Seule Françoise manque ;
mais n'est-ce pas elle qui est le personnage romantique des
Cloportes, et n'est-il pas tout naturel que Jules Renard l'ait
supprimée ? Voilà encore, sans nul doute, le même village
de la Nièvre, les mêmes paysans, la même maison avec le
même jardin, le même puits et le même banc dans le jardin
NOTES 803
Voilà aussi presque les mêmes scènes, et les mêmes idées.
(L'anticléricalisme de M. Lepic, dans Poil de Carotte et
la Bigote, ne le voit-on pas déjà apparaître dans le cha-
pitre XVIII des Cloportes ?) D'ailleurs M. Henri Bachelin ne
reconnaît-il pas que l'auteur exploita lui-même son roman
lorsqu'il écrit, toujours dans la préface : « Et l'on ne manquera
point d'établir des comparaisons entre la forme des chapitres
extraits de ce roman que Renard corrigea pour les publier
de son vivant en manière de contes, de chapitres indépen-
dants ou de notes, et la forme que primitivement il leur avait
donnée dans les Cloportes. » Ayant utilisé son livre de cette
façon, Jules Renard, dont on sait la probité, pouvait-il
vraiment le publier ensuite dans sa première rédaction ? Il
en avait tiré parti, il ne pouvait plus que le garder secret dans
ses tiroirs. Pour lui, ce n'était plus un roman, une œuvre,
mais une esquisse ou plutôt une suite d'esquisses de valeur
uniquement personnelle.
Pour les critiques, pour les curieux de l'histoire littéraire,
il est précieux de découvrir aujourd'hui les Cloportes. Ils
en comprennent mieux Jules Renard qui leur apparaît
ainsi, obstinément, patiemment, amoureusement, l'écrivain
d'un seul livre — le livre de son village. Ce livre, il le travailla
toute sa vie, le reprenant page par page, faisant de chaque
page, une sorte de dessin, d'eau-forte, qu'il poussait davan-
tage à chaque reprise, apportant plus d'exactitude dans le
détail, creusant le trait, marquant surtout le caractère
expressif des êtres et des choses — à la manière des artistes
japonais dont les Concourt avaient, eux aussi, pris pour
modèle l'art fini et tourmenté — mais en ajoutant au style
artiste cette marque bien à lui, l'ironie sèche et pincée —
parce que les hommes et leurs actions, il les jugeait en en
traçant l'image.
GASTON SAUVEBOIS
^04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LA CRITIQUE D'ART ALLEMANDE.
« Par la ressemblance fondamentale (d'essence) de tout le
■particulier, cet absolu perd sa valeur individuelle, et le sous-
humain sur -individuel c'est le « rien » indifférent, insensible,
privé d'être, m petit, ni grand, ni triste, ni joyeux ; le supra-
personnel veut ici communiquer dans la sur-humanité. Il
n'y a ici ni volonté, ni but. L'arbre n'est pas une individualité
séparable, dont la forme rendrait compte des lois de sa crois-
sance — aussi peu que l'est le corps humain. Chaque expé-
rience individuelle, chaque connaissance apparaît comme un
leurre ; d'un bout à l'autre la vie semble se convertir en un
désert, dans lequel subsiste comme unique objet (« das einzige
Objektive ») ce néant insécable, où nous nous perdons, qui
nous assimile, tout comme fait la mort. Ce n'est que par la
négation de toute traduction, le retour à une contemplation
dépourvue de tout désir, de tout instinct, que cette connais-
sance trouvera sa forme. »
Si avisés que l'on soit en droit de supposer les lecteurs de
la Nouvelle Revue Française je ne pense pas qu'il s'en trouve
un seul assez sagace pour avoir deviné que cet étonnant
passage — tiré d'un ouvrage illustré en deux volumes —
a trait à de la peinture, bien plus, à un peintre précis.
Cézanne et Hodler, introduction à la peinture contemporaine.
L'auteur, mort à la guerre, était un Allemand du Sud, pro-
fesseur et écrivain, et, comme tel, exerçant une influence
considérable sur ses élèves « hommes et femmes », nous
apprend le critique sensé de ce critique, qui continue ainsi :
« Ce ton de spéculation enthousiaste, ces plaidoyers à l'aide
d'une terminologie philosophique gonflée, cette ébriété
NOTES 805
cérébrale, cette faculté de ramener les choses sensibles
à des notions abstraites et de s'exciter par la dialectique,
nous paraissent symptômes d'autant plus graves qu'ils
le sont d'une forme de la pensée qui domine tout notre
temps, toute cette génération- ci... s Et plus loin : « Fritz
Burger était une tête non point claire, mais confuse,
— sa vision était adaptée à discerner les caractéristiques
d'un style bien plus que des différences de qualité. Le
titre du livre est à lui seul un manque de tact. » — « Nous
sommes en Allemagne inondés d'ouvrages de ce genre. »
Le passage initial et ces commentaires sont tirés d'une publi-
cation d'art berlinoise Kimst und Kïinstler paraissant
depuis plus de trois lustres chez Cassierer à Berlin, dirigée
par Karl Scheffler, publiciste connu, auteur d'une quantité
d'ouvrages de vaJeur sur l'art, la vie, etc.
C'est dans le domaine des arts plastiques que les Alle-
mands sont le moins doués. L'Allemand ne sait pas dessiner,
disait naguère ici même André Gide. Il s'y applique d'autant
plus, et je pense qu'il n'est point de pays où l'on ait peint,
bâti et sculpté autant qu'en Allemagne, durant la période
d'invraisemblable prospérité matérielle qui précéda le grand
désastre. Nécessairement, et plus nécessairement en Alle-
magne qu'ailleurs, ce genre d'activité excite la critique, fait
naître des théories, des controverses, et couler des flots
d'encre. En France, assez naturellement, la tradition s'oppose
aux courants novateurs ; c'est de la lutte et de la balance des
deux que procède cet admirable — je ne dis pas progrès, —
mais avancement continu, qui fait qu'après tant de siècles
de production, c'est encore à la source française que vient
puiser le monde. Comme conséquence, le rôle de la critique
est relativement aisé, et les voix de son double chœur assez
nettement distribuées. Mais en Allemagne, depuis la renais-
sance, il n'y a plus de tradition (sinon d'importation fran-
çaise, et combien passionnants à étudier seraient les tours et
8o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
détours et les affleurements de ces filons, jusqu'à nos jours)*
En plus les Allemands ont la passion de l'érudition, la volonté
et l'amour de l'innovation, où les portait aussi, en architec-
ture surtout, l'habitude d'un perpétuel renouvellement de
leur technique et de leur industrie. Quoi d'étonnant si dans
ces conditions, un éclectisme effréné a envahi la production
aussi bien que la critique ? — Das deutsche « U7id ». Cézanne
et Hodler.
« Der psychologische Takt der Deutschen scheint mit dutch
eine ganze Reihe von Fàllen m Frage gestellt. . . Was
ich nicht hôren mag, ist ein berûchtiges a-und)) die Deutschen
sagen : Goethe und Schiller. (Le tact psychologique des Alle-
mands me paraît mis en question par toute une série de
cas... Ce que je ne puis supporter est un « und » fâcheusement
fameux. Les Allemands disent : Goethe et Schiller^ .)
On sait assez l'importance du marché que la peinture
française moderne avait en Allemagne; d'où le grand
nombre de toiles de nos maîtres impressionnistes tant
dans les musées de Berlin et d'autres villes, que chez
les collectionneurs de la capitale et de la province. Je ne
crois pas beaucoup m'avancer en disant que la peinture
française moderne est sans doute mieux et plus abondam-
ment représentée dans la province allemande que dans
la française. Des amateurs de Mannheim, de Hambourg,
de Francfort, de Hagen en Westphalie, collectionnent les
Cézanne, les Lautrec, les Bonnard, etc. L'influence des grands
peintres de la première époque impressionniste a été domi-
nante, et commence à se faire sentir dans les dix dernières
années du siècle passé. On s'est appliqué à comprendre ce
mouvement d'art,' comme, du reste, en Allemagne, on n'a
cessé de s'appliquer à tout : on a voulu à toute force acquérir,
posséder de la culture — à la manière presque dont on
I Nietzsche : Le Crépuscule des Idoles.
NOTES 807
possède des choses palpables 'et mesurables — culture
de dernière invention — culture la plus en vogue.
La tentative du musée de Hagen, assez généralement
connue, est de toutes les tentatives d'inoculation artifi-
cielle de culture, une des plus curieuses ^
A côté de cette peinture de premier ordre on achetait
d'ailleurs, et toujours en vertu du fameux « und », des peintres
locaux dont l'inexistence, pour parler poliment, plongerait
dans la perplexité le visiteur non averti de ces collections.
Je ne dis pas qu'en France aussi la mauvaise peinture
ne voisine pas souvent, hélas, avec la bonne, mais je doute si
le public, qui chez nous s'éprenait des Degas ou des Renoir,
aurait acheté d'un même élan des Roybet et des Détaille.
Il y a là, chez l'Allemand, une sorte d'absence de sens, pour-
rait-on dire en prenant le mot dans ses acceptions les plus
diverses : le sens, c'est-à-dire la direction, tant extérieure
qu'intérieure, la sensibilité des nerfs et des organes senso-
riels, la réaction spontanée de l'individu affectif, nerfs et
cœur ; le sens, c'est-à-dire encore le bon sens, expression
essentiellement française pour désigner la saine et complète
raison, qui depuis le temps de Montaigne est chez nous la
marque des meilleurs esprits. C'est à cela qu'il faut toujours
en revenir avec les Allemands : le défaut de sensibilité spon-
tanée, c'est ce qui les explique le mieux. Ils ne réagissent par
I. Le Folkzangmuseum, collection particulière que son pro-
priétaire, M. K. E. Osthans a transformée en un musée public,
logé dans un bâtiment dû à rarchitecte belge Henry van de Velde.
Il y a là de l'art asiatique, de la sculpture nègre, des Corot, des Cé-
zanne, des Van Gogh, des Gauguin, des Renoir, des Matisse,
des Maillol, des Manet, des Lautrec et des Seurat. Des miniatures
gothiques, des bois et des bronzes de l'époque romane, des animaux
égyptiens. Tout cela dans un pays d'intense industrie, de popula-
tion aux sept huitièmes ouvrière, et qui a moins de traditions
d'art que par exemple notre bassin de Lens, ou, en Belgique, le
pays de Charleroi.
8o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
réflexe en aucun domaine. Il faut que cela traverse d'abord
le cerveau, et c'est pourquoi tout leur peut être expliqué, —
de ce qui se laisse expliquer, bien entendu. — Or, comme on
explique aussi bien et encore mieux la mauvaise peinture
que la bonne, mais que la bonne s'explique aussi, et la litté-
raire, le néo-impressionnisme au même titre que le cubisme,
une série de ces und finit par se comprendre, tout au moins
par se concevoir.
On distingue dans la critique allemande deux grands
courants : l'un, auquel ressortit la citation par où débute ma
note d'aujourd'hui, est dans la ligne de l'Allemand d'autre-
fois : livresque, métaphysique, idéaliste, étranger à la vie.
C'est celui de la critique esthétisante et théorique. Si ses
productions nous paraissent bizarres parfois jusqu'au comique,
cette critique est pourtant moins antipathique que l'autre,
que j'appellerais volontiers la critique désinvolte, celle qui
opère avec des expressions techniques, en se servant du
jargon d'atelier et des marchands de tableaux, et dont Meier-
Graefe, que l'on n'a que trop connu à Paris autrefois, reste
le représentant le plus typique ; si typique qu'il y aura lieu de
revenir un peu plus longuement tout à l'heure sur son cas.
La critique esthétisante pousse l'abstraction jusqu'à faire
une théorie de la beauté ornementale du paysage, avec gra-
phiques, schémas géométriques, etc.^
L'échantillon cité plus haut n'a rien d'exceptionnel. Je
crois qu'on y pourrait puiser une foule d'indices intéres-
sants sur la constitution de la cérébralité allemande. Pen-
dant la guerre il a paru un livre de cet ordre, plein d'idées,
une étude étrange, excitant la pensée, théorie ingénieuse du
phénomène qu'est l'art gothique : der Gothik Formprobleme,
par Wilhelm Worringer. Il fait suite à un petit traité d'esthé-
tique qui a pour titre Ahstraktion und Einfiihlung («Abstrac-
I. Hugo Marc us : Die ornamentaîe SchOnheit der Landschaft.
NOTES ^ 809
tion et intuition »). Je ne signale celui-ci que parce que, en
dépit d'une abstraction à la troisième puissance, si j'ose dire,
il en était au bout de deux ans, à sa quatrième réédition.
Nous nous défaisons dif&cilement de l'idée qu'un effort
cérébral relativement désintéressé ne comporte pas, malgré
tout, quelque noblesse. Le livre même de Worringer nous
fournit la clef de cette tendance profonde qui pousse l'esprit
allemand vers les pacages infertiles où il tourne en rond avec
tant d'efforts. « Wie ein Thier auf dûrrer Heide von einem
bôsen Geist im Kreis herumgefûhrt. » (« Comme un animal sur
la lande aride, tourne en cercle, agité d'un malin esprit t>)K
Cette difficulté qu'éprouvent leurs sens à entrer en scène,
cette incapacité de se saisir d'un phénomène autrement que
par le cerveau, est une disposition qui peut donner des résul-
tats pathétiques aussi souvent qu'incongrus.
Meier-Graefe est peut-être, de tous ceux qui ont écrit sur
les questions d'art, celui qui, en Allemagne, a eu le plus d'in-
fluence, qui a fait le plus d'adeptes. Il fut il y a vingt ans,
l'un des principaux coryphées du mouvement d'innovation
dans les arts appliqués {Kunsigewerbe), le propagandiste
de l'impressionnisme et de la peinture française, vivant
d'ailleurs beaucoup à Paris où il tenait boutique d'objets
d'art et de tableaux. Lié avec nombre d'artistes, Meier-
Graefe édita le grand album de Germinal, dédié à Zola.
On lui doit un ouvrage important en trois volumes sur le
développement de l'art depuis le romantisme, histoire pres-
que uniquement de la dernière grande période de la peinture
française, de nombreux traités, un livre sur Velasquez, un
voyage en Espagne, un ouvrage sur le Greco, etc. Il garde
dans tous ces ouvrages une grande facilité de plume, un tour
souple et quelque peu vulgaire, des procédés sommaires et
désinvoltes, mais il dispose aussi d'un choix très étendu de
I. Faust I.
8lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
termes, de catégories, d'idées et de points de vue, dont il
change d'ailleurs facilement. Ecrivain antipathique, malgré
d'exceptionnelles quaUtés d'intelHgence et de tempérament,
on sentait chez lui une indiscrétion, une sorte d'impudence
latente, qui s'est fait jour depuis la guerre. Fin 1914 parut
dans le Journal de Francfort un feuilleton de son cru où il
évoque en quelques phrases hypocritement sentimentales
une soirée sur la terrasse de Saint-Germain, passée en compa-
gnie d'un de nos grands artistes. Il parle de la grande époque
de la peinture qui s'arrête en France à la mort des derniers
grands maîtres de l'impressionnisme, et en vient à déclarer
que la France est indigne de son patrimoine d'art, qu'elle
ne sait plus ni apprécier ni administrer, et que l'Allemagne
est là pour heureusement se substituer à elle et recueillir
cet héritage ^
Il serait injuste, toutefois, de ne pas citer ici Karl SchefQer,
le seul critique d'art allemand qui semble avoir échappé tant
â l'esprit de stérile abstraction qu'à la folie novairice. Tout
aussi éloigné à la fois du jargon prétentieux des connais-
seurs, qui appliquent à tort et à travers des termes de rapin,
que de ce langage philosophique qui n'arrive pas à rejoindre
la vie, il doit sa valeur non tant peut-être à quelque intuition
géniale, qu'à des qualités de caractère bien exceptionnelles
dans le milieu berlinois : probité intellectuelle, émotivité
profondément sincère, ardeur d'âme et parfaite pureté
d'intention, voilà ce qui, joint à une solide et sérieuse intel-
hgence, à un jugement élevé, fait de Karl Scheffler un authen-
tique critique, quelqu'un qui délimite et précise les catégories,
amène le public à classer les valeurs et à considérer surtout
la qualité. Le sens artistique est chose qui ne s'enseigne pas
et ne s'apprend guère. « Wenn ihr's nicht fûhlt, ihr werdet's
I. « Die schmdchtigen Kerlchen in rothen Hosen » (ces chétifs
petits bonshommes en culottes rouges), dit-il en parlant des
Français.
NOTES 8ll
nicht erjagen.D «Ce que vou3 ne sentez pas naturellement, le
pourchas ne vous le donnera pas.»^ Mais le goût d'une société
néanmoins est susceptible d'éducation, ce qui ne va jamais
sans quelque retentissement sur les mœurs.
Scheffler, bien avant la guerre, regardait avec un pessi-
misme profond l'état en apparence si brillant de son pays,
et a osé en des paroles mesurées, du temps de sa toute-puis-
sance, dire de cinglantes vérités à Guillaume II, ce saboteur
de culture.
ALAIN DESPORTES
LE SOCIALISME IMPÉRIALISTE DANS L'ALLE-
MAGNE CONTEMPORAINE, par Charles Andler (Collec-
tion de l'Action Nationale).
Ce dossier d'une polémique avec Jaurès remet sous les
yeux du public des documents désormais historiques. On se
souvient qu'en novembre 1912, Charles Andler avait publié
dans V Action Nationale une étude approfondie du socialisme
impérialiste dans l'Allemagne contemporaine. Il y dénonçait
les tendances de l'aile droite du parti sociaHste allemand.
Gerhard Hildebrand, Atlanticus appuyé sur Kautsky,
Max Schippel, Ludwig Quessel, Sudekum et l'Autrichien
Karl Leuthner réclamaient une poUtique coloniale suppo-
sant l'appui socialiste donné à la diplomatie pangermaniste
et au militarisme allemand. Hétérodoxie au sein de la
Socialdémocratie, soit. Mais celle-ci n'avait acquis d'écra-
santes majorités électorales qu'en allant au-devant des
appétits germaniques. Gardant, par une imposture devenue
éclatante en 1914, la façade internationale au-dedans, elle
s'était faite nationale, de plus en plus étroitement. Au
I. Faust I.
8l2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
congrès d'Iéna il avait échappé à Bebel : i Le mot d'ordre
n'est pas de désarmer, mais d'augmenter les armements. »
Cet esprit — faut-il dire nouveau ? — du socialisme alle-
mand, Charles Andler nous le révéla en 1912. Sans se croire
héroïque. Sans chercher le bruit.
Simplement il accomplissait un double devoir : devoir
d'historien qui a jeté un nouveau coup de sonde dans des
parages explorés par lui depuis vingt ans ; devoir de socia-
liste dont l'attachement à un idéal humain restera exem-
plaire.
Mais tandis qu 'Andler épiait dans les livres et dans la
vie l'évolution sociale, que de toute son âme et de toute sa
conscience il recherchait la vérité, d'autres intellectuels
du parti restaient pohticiens, tacticiens purs. Ignorant les
laits qui les eussent tirés d'un optimisme béat, ils se préten-
daient assurés de mener un mouvement international et
unifié. Rêvant généreusement de souder les éghses natio-
nales, ils repoussaient la probe information qui démentait
leur rêve. Même Jaurès fut victime de l'illusion ; il voulut
l'être. Mal entouré, circonvenu et trop faible un jour pour
regarder les choses en face, il se laissa aller à reprocher à son
ancien camarade de travailler « pour l'Europe bourgeoise
et réactionnaire ». Et à sa suite un « troupeau de buffles b
piétina l'apôtre de la vérité, au printemps de 1913, alors que
l'on discutait la loi de trois ans.
La justification d' Andler est venue — combien vite ! —
et la réparation. Jean Richard-Bloch, Charles Albert, les
plus purs, les meilleurs ont compris et témoigné, Jaurès
aussi fût venu à résipiscence, dit Andler dans une émou-
vante introduction.
Ainsi se clôt pour l'auteur un débat dont il sort grandi.
Et les pièces qu'il rassemble éclaireront l'histoire d'hier.
Elles serviront en outre d'introduction à la vie de demain.
Un merveilleux remueur d'idées nous initie dans ce livre,
NOTES 813
comme dans sa collection du Pangermanisme < et dans ses
récents articles de l'Action Nationale, aux détours d'une
politique sociale restée agissante. Lui seul peut-être connaît
l'ensemble des faits, lui seul les domine. Il est vraiment au-
dessus de la mêlée pour l'avoir traversée en y laissant un
sang généreux, pour l'avoir dominée d'une intelligence
souveraine. C'est sur cette intelligence qu'il faut insister ;
alors que la cervelle s'oblitère chez des maniaques dan-
gereux, un homme a su alUer à la ferveur de l'action la
probité de l'étude, à l'enthousiasme la conscience, à la cha-
leur la lucidité. Seuls des esprits ainsi libres doivent nous
guider dans l'élaboration d'une nouvelle civilisation intel-
lectuelle et sociale. Avec des maîtres comme Andler, des
annonciateurs comme Albert Thierry 2, des chercheurs
comme Pierre Hamp, la France y peut apporter une assez
belle inspiration.
FÉLIX BERTAUX
DES LIVRES FRANÇAIS POUR L'ALSACE.
Chacun de nos lecteurs possède quelques livres qui font
double emploi dans sa bibliothèque, ou qui ne lui servent plus,
ou simplement dont il peut se passer. Qu'il les réunisse aussi-
tôt en paquet et qu'il les adresse, soit par la poste, soit par
colis postal, à la Société du Livre français, 2, rue Gailer, à
Strasbourg.
On sait avec quelle passion les Allemands se sont appli-
qués à extirper d'Alsace la langue française, quels obstacles
ils ont opposés aux cours, aux représentations dramatiques,
à toutes les occasions que l'ingéniosité alsacienne s'obsti-
1. Édition Conard.
2. Les Conditions de la Paix (Ollendorfif),
8l4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nait à susciter pour faire entendre à la population la langue
de France. On sait que, pendant la guerre, sous peine de
prison, il a été interdit de parler français dans la rue et dans
tout lieu public, et que d'innombrables condamnations ont
été prononcées de ce fait. Ces violences ont exaspéré l'Alsace,
mais elles ne sont pas, hélas, restées sans efiet. Il importe
de donner à ceux qui ont été systématiquement empêchés
de lire ou d'entendre du français, l'occasion de reprendre, le
plus vite possible, contact avec notre langue. La Société
du Livre français s'efforce de créer partout des bibliothèques
populaires. Les volumes de vulgarisation y trouvent leur
emploi aussi bien que les ouvrages d'un caractère plus
littéraire ou scientifique, réserves particulièrement au
personnel enseignant. Il est inadmissible que les hommes et
les femmes de cœur qui se dépensent avec un zèle inlassable
dans des réunions et des cours du soir ne soient j^'as active-
ment soutenus par tous ceux qui peuvent, si facilement, leur
apporter une aide et une preuve de sympathie.
NOTES
815
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I. LITTÉRATURE.
Gabriele d'Annunzio : Terre vierge
La Renaissance du Livre.
Emile Bergerat : Trente-six contes de
toutes les couleurs ; Fasquelle.
Cami : Le fils des Trois Mousquetaires
L'Edition française illustrée.
CoNAN Doyle : La Nouvelle Révélation ;
Payot.
Henri Duvernois : La bonne Infortune ;
Flammarion.
Emerson : Hommes représentatifs, trad.
Jean Izoulet et Firmin Roz ; Crès.
André Gidk : Le Voyage d'Urien
Emile-Paul.
Charles-Henry Hirsch : Le Craque-
ment ; Flammarion.
Maurice Level : Modo ou la Guerre à
Paris ; Flammarion.
Prince de Ligne : En marge des rêveries
du Maréchal de Saxe. Les Embarras
Ed. Champion.
Longus : Daphnis et Chloé, trad. Amyot,
avec illustrations de A. Hofer ; Société
littéraire de France.
Dmitri de MÉRÉjKOwsKi : Le roman de
Léonard de Vinci. La Résurrection des
Dieux ; Calmann-Lévy.
Baron de Mandre : Généalogie complète
de la famille de Musset ; Ed. Champion.
N... : La chanson d'Aspremont, chanson
de geste du xii^ siècle, publiée par
L. Brandin ; Ed. Champion.
N... : Gautier d'Apais, poème comtois
du xiii» siècle, publié par E. Faral
Ed. Champion.
Edmond Pilon : Sous l'égide de la
Marne, histoire d'une rivière ; Bossard.
M. C. PoiNSOT : Le cœur ailé ; la Renais-
sance du Livre.
Ramuz : Les Signes parmi nous ; Crès.
Paul Reboux : Josette ; Flammarion.
Marquis de Roux : Pascal en Poitou
et les Poitevins dans les Provinciales ;
Ed. Champion.
Albert Samain : Aux flancs du vase
nouvelle édition : Crès.
II. — HISTOIRE, RELIGION,
SCIENCES SOCIALES.
Otto Bauer : La marche au Socialisme
trad. F.Caussy; Librairie de l'Humanité.
Paul Gentizon : La Révolution alle-
mande ; Payot.
Alfredo Niceforo : De l inégalité
parmi les hommes ; M. Giard et E. Brière.
A.-D. Sertillanges : L Action sociale
et la vie surnaturelle ; Editions de la
Revue des Jeunes.
LE GÉRANT I GASTON GALLIMARD
FONTENAY- AUX- ROSES. IMPRIMERIE LOUIS BELLENAND.
V
8i7
LA REOUVERTURE DU
VIEUX COLOMBIER
En octobre 1913, le Vieux Colombier se mettait au
travail.
On a d'abord souri de ses efforts... Nous avions nous-
mêmes le sentiment profond de notre insuffisance au
regard de la tâche à laquelle nous commencions de dévouer
notre vie. Mais nous travaillions, jour et nuit, sans relâche,
regardant devant nous notre idéal grandir. C'est à la
continuité de notre labeur, puis à sa qualité qu'on eut
à rendre justice.
La ferveur, le dévouement, une certaine insouciance
des dangers à courir, avaient inspiré notre élan. Des
amitiés sérieuses, groupées autour de nous en nombre
grandissant, l'avaient affermi, soutenu. En mai 1914,
l'heureuse réalisation d'une comédie de Shakespeare,
la Nuit des Rois, fit entrer le Vieux Colombier dans la
notoriété.
Août 1914 disperse aux armées ou dans les services
de guerre les jeunes hommes de notre maison. Tout
paraissait fini. C'est alors que commence à vivre, de sa
52
8l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vraie vie spirituelle, l'idée du Vieux Colombier. Ce que
la violence, la séparation, le deuil ont détruit, la pensée
le reforme. Où qu'ils soient, en quelque condition qu'ils
se trouvent, les fondateurs, les collaborateurs, les amis
du Vieux Colombier pensent à cette petite maison
menacée. Ils éprouvent qu'un sentiment commun les
unit entre eux, et les relie à ce point du monde français.
Ils prennent conscience d'une chose qui existait, là. Une
chose plus belle peut-être et plus grande que nous n'avions
nous-mêmes su la voir. Et même après que nous eûmes
compris que la guerre serait longue, nous n'avons point
renoncé à préserver, nourrir, fortifier en nous la foi qui
nous montrait l'avenir et nous promettait une renaissance.
*
En 1913, nous disions :
Le théâtre est aux mains des cabotins et des marchands.
Tout ce qui le touche s'aviht. Le vrai poète s'y refuse.
Le vrai public s'en détourne. Une poignée de travailleurs
convaincus, que l'indignation arrache à leur sohtude
d'écrivains et d'artistes, vont essayer de servir l'œuvre
d'art au théâtre. Ils n'ont pour doctrine que leur
conscience droite, leur désintéressement, le respect de la
beauté. Gardiens de la culture, ils veulent rendre la vie
aux chefs-d'œuvre des maîtres. Ouvriers de l'avenir,
ils veulent que toute œuvre vraiment neuve et sincère
trouve ses interprètes et son public. Ils veulent avant
tout, sur des fondations intactes, élever im théâtre
nouveau et, débarrassant la scène de ce qui l'opprime
LA RÉOUVERTURE DU VIEUX COLOMBIER 819
et la souille, remettre aux mains du créateur, pour son
libre jeu, im instrument docile.
*
* *
Aujourd'hui, cinq ans passés, nous n'avons rien d'autre
à dire.
A ceux qui, depuis cinq ans, nous demandent : que
ferez-vous après la guerre ? nous avons eu la fierté de
pouvoir répondre : nous continuerons ce que nous avions
commencé.
Nous avions fait déjà quelques preuves. Nous en avons
fait de nouvelles, d'octobre 1917 en avril 1919, aux
Etats-Unis, où le Vieux Colombier reçut mission de
représenter, pendant deux ans, le théâtre français.
Les mêmes hommes se réunissent au même lieu pour
reprendre un effort commun. Ils ont mûri. Ils ont
plus d'expérience et de raison. Non moins d'ardeur. Ils
ont subi des épreuves. Leur volonté n'a point fléchi, ni
tourné. Ils ne sont pas nés de la guerre. Mais elle a pesé de
tout son poids sur eux, d'un poids dont ils ne seront jamais
plus soulagés. Elle les a poussés, mais dans le sens où
Hbrement ils s'étaient engagés. Elle a pour ainsi dire
accusé chaque trait de leur figure et de leur caractère.
Ils sont plus que jamais résolus à se donner tout entiers
à leur tâche, pour l'amour de ce qu'ils font, et pour la
grandeur du pays.
*
* *
La situation du théâtre français est pire à la fin de 1919
qu'elle ne l'était en 1913-14. Partout c'est le désarroi
820 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qui succède au malaise, la rébellion au dégoût. D'entre
ceux-là mêmes qui trop longtemps furent les complices
d'une si profonde démoralisation, des voix s'élèvent p>our
appeler un renouvellement. Nous souhaitons le succès
de ces volontés retrempées. Leurs œuvres témoigneront
de la vertu des hommes nouveaux. Mais, si nous ne sommes
plus seuls à protester, on voudra peut-être se souvenir que
nous fûmes les premiers à combattre. On voudra peut-être
relire ce que nous écrivions il y a six ans. On saluera
peut-être avec confiance, à l'heure où il reprend vie, le
Vieux Colombier dont toute l'ambition est de compter,
dans ce grand changement du monde, comme une force
de résurrection.
JACQUES COPEAU
* *
Le samedi 8 novembre, à i6 heures, Hôtel des Sociétés
Savantes, 8, rue Danton, se tiendra la première Réunion
DES Amis du Vieux Colombier. M. Jacques Copeau y
parlera de l'Avenir du Vieux Colombier. Tous les abonnés
et lecteurs de la Nouvelle Revue Française sont cordiale-
ment invités. Ils sont priés de donner une réponse, avant le
4 Novembre, au Secrétariat du Théâtre, 2i, rue du Vieux-
Colombier.
DONOGOO-TONKA
ou
LES MIRACLES DE LA SCIENCE
CONTE CINÉMATOGRAPHIQ.UE
NOTE
Les parties du texte encadrées seront projetées sur V écran.
Tout le reste devra s'exprimer par le jeu des acteurs et les
ressources de la mise en scène.
Sauf indication particulière, dans le texte même, les scènes
devront se dérouler sur le rythme ordinaire des événements
de la vie. On se gardera surtout de cette précipitation uni-
forme et pénible que trop de gens semblent tenir pour une
des conventions essentielles de l'art cinématographique.
Lorsqu'il y aura quelque doute sur ce point — dans les scènes,
par exeniple, où les seuls événements qui défilent sont les
pensées des personnages — il vaudra mieux pécher par un
excès de lenteur et par un soin trop scrupuleux à dégager
toutes les intentions et toutes les nuances.
PREMIERE PARTIE
1
Bénin et Lamendin se ren-
contrent fortuitement sur le
pont de la Moselle
A Paris, dans le port de la Villette, le sommet du pont
de la Moselle, en plein ciel, avec son horloge.
822 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Bénin et Lamendin, qui ont monté à la rencontre
l'un de l'autre, sans se voir, se trouvent nez à nez, tout
à coup.
Bénin fait cent démonstrations d'amitié. Lamendin
y répond ; mais son maintien demeure languissant et
presque lugubre.
Qu'ils auraient de choses à se dire ! Lamendin ne se
félicite pas de sa santé, tant morale que physique. Il a
maigri. Il désigne sa redingote trop large, le devant de
son gilet comme un raisin vidé, la ceinture de son pan-
talon.
Bénin constate et s'apitoie.
Une chopine de vin blanc
au Cabaret de l'Ambassade
On voit les silhouettes de Bénin et de Lamendin des-
cendre les degrés du pont de la Moselle à contre-jour sur
un ciel fin de Paris. La pensée de Bénin se dirige vers le
cabaret de l'Ambassade, et son doigt l'indique.
Ils arrivent sur le quai, passent entre le bassin et les
docks, contournent des bâtiments. Ils sont devant
l'Ambassade.
Ils entrent, s'assoient. Bénin commande une chopine
de vin blanc. Lamendin parsut accablé. Il explique que
DONOGOO-TONKA
823
« l'âme ne va plus ». Bénin le presse de questions. Lamendin
fait des gestes découragés, et avoue qu'il était venu sur
le pont de la Moselle avec quelque dessein de se jeter à
l'eau. Bénin s'émeut, s'étonne, s'indigne. Voilà qui ne
peut durer ! Bénin vide coup sur coup deux verres de
vin blanc. Il cogne la table du poing. Son amitié s'irrite.
Il se croise les bras. Il hoche la tête. Lamendin affaissé
semble demander pardon.
Mais la face de Bénin s'éclaire. Il se fouille, prend son
portefeuille, qui est énorme, y tâtonne longuement et
finit par en extraire un carton qu'il secoue sous le nez de
son camarade.
LE PROFESSEUR MIGUEL RUFISQUE
Commandeur du Christ de Portugal
DIRECTEUR DE L'
INSTITUT DE PSYCHOTHÉRAPIE
BIOMÉTRIQUE
2h.à6h.
Lundi, Mercredi, Vendredi iiy.r. de Londres.
D'une autre poche, il tire un autre portefeuille non
moins bourré, et du portefeuille un prospectus double.
Sur la première page, on lit :
AVANT DE VOUS SUICIDER...
ne manquez pas
de tourner cette page
824 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
puis, le prospectus ouvert :
LE PROFESSEUR MIGUEL RUFISQUE
117, Rue de Londres , 117
SPÉCIALISTE DU SUICIDE
vous donnera en 7 jours
un amour violent de la vie
Sous le nez de Lamendin, Bénin agite le prospectus,
comme un mouchoir imbibé d'une essence ravigotante.
Lamendin respire d'un souffle plus court ; mais il y a
une trace de sourire autour de sa bouche.
Bénin entreprend l'éloge du Professeur Rufisque et
engage Lamendin à l'aller consulter au plus tôt.
Ce que Lamendin consent à promettre.
Lamendin chez le Professeur
Command. Miguel Rufisque
Debout sur le trottoir de la rue de Londres, Lamendin
considère la façade de l'Institut de Psychothérapie hionU-
trique, qu'annonce une large inscription.
C'est un hôtel d'une architecture nourrie, avec un
soupçon d'emphase. Des voitures attendent, rangées.
Lamendin pénètre dans le vestibule. Un portier cha-
DONOGOO-TONKA 825
marré l'accueille, s'enquiert de ce qu'il désire, le mène à
un ascenseur.
L'ascenseur, cubique, tout en glaces biseautées, semble
un énorme coffre à bijoux.
Deux étages de montée. Un autre vestibule. Un valet
en bas blancs. Lamendin s'adresse à lui. Le valet prend des
airs importants, lève les bras. Il sera très difficile de voir
le Professeur en personne. Le Professeur est accablé de
clientèle et ne reçoit que sur rendez-vous. Pour appuyer
son dire, le valet ouvre la porte d'un vaste salon d'attente.
On aperçoit toute une perspective de clients, assis, debout,
accroupis, accotés au mur, couplés dos à dos, bref, dans
l'arrangement le plus varié, mais témoignant chacun
par sa posture, sa mine ou sa mise, d'un mauvais équi-
libre des facultés de l'esprit.
Lamendin s'approche de la porte. Il y a je ne sais quoi
de fasciné dans son regard et peu de liberté dans sa marche.
Il est sur le seuil ; il s'appuie au chambranle ; il penche
la tête vers le dedans du salon.
C'est le contenu de son regard qui s'étale sur l'écran :
tout un vaste salon, sans autres meubles qu'un guéridon
et des sièges, mais gonflé et craquant de délire.
L'absurdité, suée par tant de cervelles, devient pal-
pable. On commence à distinguer une sorte de vapeur
très subtile qui se dégage des corps humains et charge
l'air peu à peu. Une femme surtout, assise sur un pouf au
miUeu de la pièce, et vêtue à la façon des vieilles joueuses
de Monte-Carlo, fait l'office d'une puissante fumerolle.
Les objets eux-mêmes en sont déformés. Les pieds du
guéridon se tordent et la tablette s'incurve. Les murs
reculent, et l'on croirait qu'ils vont se mettre à tourner.
826 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Maintenant c'est le visage de Lamendin qui se projette.
Il exprime d'abord un étonnement fixe et résigné ;
puis de la gêne, une oppression ;
puis une sorte d'épouvante souriante ;
puis un consentement mystérieux qui fait se ramollir
la bouche et luire assez stupidement les prunelles ;
puis une ivresse sans regard.
Mais le valet le touche à l'épaule.
Lamendin se retourne d'une pièce, se réveille, tâte
ses poches, enfin tire une carte.
H. P. BÉNIN
recommande très exceptionnellement
son vieil et cher ami Lamendin à la
savante attention du Prof. Comm.
Miguel Rufisque.
4, rue des Saules.
Le valet examine la carte, hoche la tête, puis disparaît
par une petite porte. Lamendin retourne à la contempla-
tion du salon d'attente.
Le valet revient et iait un signe discret. Lamendin le
suit. Un étroit couloir ; puis le cabinet du Professeur.
C'est une salle large et haute, emphe d'objets singuhers :
appareils à cadrans gradués ; cylindres enregistreurs de
toutes tailles ; batteries de tubes rehés entre eux par des
tortillons de fil ; grands disques de verre, avec un secteur
d'argent et un secteur d'or ; sortes de bascules ; bobines
d'induction.
DONOGOO-TONKA 827
Spécialement, un large fauteuil sur plate-forme, avec
un serre-tête en cuivre, des appuie-mains en cuivre et des
pédales du même métal.
Du siège, du dossier, des bras, des pédales, du serre-tête,
partent des fils ou des tubulures souples qui aboutissent
aux divers appareils enregistreurs.
Un grand tableau noir sur chevalet est placé non loin
du fauteuil. Un petit groom nègre, vêtu de rouge, se tient
à la gauche du tableau, ayant en main une éponge humide
et une sébille pleine de morceaux de craie.
A droite, contre la muraille, un vaste meuble, composé
de centaines de petits tiroirs numérotés.
Le Prof. Miguel Rufîsque, en habit, le cou chargé d'une
cravate de commandeur et d'une croix aux scintillements
compliqués, accueille aimablement Lamendin et lui fait
quelques questions.
Ensuite il l'invite à s'asseoir sur le fauteuil. Lamendin
obéit, mais trahit quelque inquiétude. Tandis qu'il
s'assure que tout est bien en place, le Professeur laisse
tomber cinq ou six phrases, touchant ses principes et sa
méthode.
Il corrige la position des bras et des pieds du patient ;
ajuste le serre-tête.
« Fermez les yeux. Pensez
fortement. Et ne vous occu-
pez pas de moi. »
Lamendin ferme les yeux, ramasse les traits de son
828 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
visage. Alors, peu à peu, l'on voit s'ébranler, s'agiter
les aiguilles des divers cadrans. Elles oscillent, tressaillent,
tardent plus ou moins à se fixer. Le Professeur les observe,
puis, sans les perdre du regard, commence au tableau de
vertigineux calculs d'équations. Il va si vite que le tableau
s'emplit en un moment ; mais le groom est là, qui efface
non moins vite ; et, quand un morceau de craie, dans la
main du Professeur, casse, il en glisse prestement un autre.
Parfois Lamendin pousse un gros soupir. Aussitôt les
aiguilles ont une secousse et plongent vers cette région
du cadran qui se dénomme dans les baromètres : Grande
pluie. Tempête. Enfin le Professeur Commandeur reprend
haleine et, au milieu du tableau, écrit en gros caractères :
Po = 337
par excès
Il invite Lamendin à ouvrir les yeux, lui montre le
résultat, que Lamendin contemple assez sottement ; puis
se dirige vers le meuble aux tiroirs, et du tiroir 337 tire
une enveloppe cachetée qu'il remet à son visiteur.
Ils se font des politesses. Lamendin quitte le cabinet,
tenant l'enveloppe.
DONOGOO-TONKA
829
4
L'ordonnance du Professeur
Command. Miguel Rufîsque
Lamendin sur le trottoir, décacheté son enveloppe et
en extrait une ordonnance.
INSTITUT DE PSYCHOTHÉRAPIE
BIOMÉTRIQUE
y
CABINET
DU
PROF. MIGUEL RUFISQUE
J'ordonne :
Vous trouver aujourd'hui même
carrefour de Buci, à 17 h. 15. Observer
attentivement, à partir de cette minute,
les voitures de place qui pénétreront
dans le carrefour, venant de la rue
Mazarine.
Compter seize voitures occupées [les
vides restant hors compte).
Quand la dix-septième paraîtra,
vous y précipiter) vous y installer
830 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
par tous les moyens ; mais autant
que possible avec courtoisie et sans
violence.
Exprimer à l'occupant, ou au
principal occupant, que ses protes-
tations sont inutiles ; qu'il sera accom-
pagné malgré lui ; mais qu'il n'a
d'ailleurs rien à redouter de vous.
Quand il se sera calmé, lui signi-
fier que vous vous remettez sans
réserve entre ses mains ; que vous le
suppliez, que vous lui enjoignez
même de disposer de votre personne
et de votre vie à n'importe quelle fin
et entièrement comme il lui plaira.
Lui faire comprendre que le plus
simple, pour lui, est d'en passer par
là.
Insister d'une manière croissante,
et jusqu'à satisfaction.
Prof. Com. Miguel Rufisque.
Le texte de l'ordonnance est projeté phrase par phrase,
et nous en pouvons suivre l'effet sur le visage de
Lamendin.
DONOGOO-TONKA 83I
Carrefour de Buci
Lamendin, sur le refuge du carrefour, consulte sa
montre et guette les voitures. Il compte sur ses doigts.
Soudain il boutonne sa redingote et se précipite.
La dix-septième voiture est un vieux fiacre découvert,
que traîne une rosse de couleur crème. Un sexagénaire
l'occupe. Il porte une redingote, des lunettes, un chapeau
de paille noire, une Légion d'honneur en papillon. Une
serviette est posée près de lui. Il ht un périodique.
Lamendin bondit dans le fiacre, tout en saluant avec
pohtesse.
Le fiacre oscille largement. Le cocher jette un coup
d'œil par-dessus son épaule, puis retourne à ses pensées.
Le sexagénaire sursaute, enlève ses lunettes, les brandit.
Lamendin le supplie de n'avoir aucune crainte, met la
main sur son cœur, tombe à genoux.
Le sexagénaire crie : « Cocher ! cocher ! » mais d'une
voix sans doute fort grêle, car le cocher, qui tout juste-
ment se mouche du revers de la main, paraît ne rien
entendre.
La voiture continue à rouler vers TOdéon. On voit
gesticuler les deux hommes en redingote. Le cocher reste
calme.
Les gestes s'apaisent. Les deux hommes, assis mainte-
nant l'im en face de l'autre, s'essuient le front.
832 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le fiacre s'arrête devant une maison ancienne de la
rue de l'Estrapade. Les deux hommes descendent.
Le sexagénaire tente de se débarrasser de son com-
pagnon. Mais Lamendin s'obstine. L'autre lève les bras
au ciel, pénètre dans l'immeuble. Lamendin marche sur
ses talons.
Le cabinet de M. le Trouha-
dec, Professeur de Géogra-
phie au Collège de France
M. le Trouhadec, suivi de Lamendin, ouvre la porte
de son cabinet. Une vaste pièce, de la vieille façon.
Plusieurs tables. Des bibliothèques. Des fichiers. Des cartes.
M. le Trouhadec s'assied d'un air accablé.
Lamendin reprend son discours. Il ne demande qu'une
chose : que M. le Trouhadec veuille bien disposer de lui,
corps et âme. Il le demande avec respect, mais aussi avec
beaucoup de force, et ne saurait s'accommoder d'un refus.
M. le Trouhadec hausse les épaules. Il apparaît qu'il
tient son hôte pour un fou, inoffensif peut-être, mais très
importun.
Puis il s'enfonce dans ses pensées.
Lamendin se tait, regarde autour de lui. Il s'avise de
la nature spéciale des choses qui sont là. Afin de se donner
une contenance, il s'approche d'une carte, et prononce
quelques mots aimables pour la géographie en général.
DONOGOO-TONKA 833
M. le Trouhadec lève la tête, fait une sorte de ricanement,
puis se plante devant Lamendin en croisant les bras :
« Etes-vous capable d'écrire
des articles de polémique
dans une revue spéciale de
géographie ? »
Lamendin, plein de confusion, s'en déclare incapable ;
mais ajoute à cet aveu des paroles tellement aimables
pour la géographie en général et l'expression de sentiments
si distingués pour les géographes, que M. le Trouhadec
en est visiblement touché, et commence à considérer
Lamendin d'un autre œil.
Un silence. M. le Trouhadec se promène de long en large,
les mains derrière le dos.
Il s'arrête, devient confidentiel :
« Je n'ai qu'une ambition :
être nommé membre de
l'Institut à l'élection de l'hi-
ver prochain. Mes rivaux,
hélas ! font bonne garde,
Vous allez voir ce qu'on im-
prime. »
53
834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il cherche parmi les papiers qui couvrent sa table
de travail et tend à Lamendin une coupure de journal.
SOUS LA COUPOLE
M. le Trouhadec se porte candidat
à la succession du regretté F. Van
Schooneert. Il aurait quelques chances
d'être élu, vu son âge, si les académi-
ciens n'avaient bonne mémoire, et ne
se rappelaient la ridicule histoire de
Donogoo-Tonka.
Dans sa volumineuse Géographie
de l'Amérique du Sud, parue il y a dix
ans, et qui est son ouvrage capital,
M. le Trouhadec donne d'abondants
renseignements sur la ville de Donogoo-
Tonka, ainsi que sur la région aurifère
dont elle forme le centre.
Le seul malheur est que la ville de
Donogoo-Tonka n'a jamais existé.
M. le Trouhadec a été la dupe de
quelque récit fantaisiste d'aventurier,
ou d'une invention d'humoriste.
La jobardise n'est pas encore un titre
pour l'Institut.
Lamendin prend une mine de circonstance. M. le Trou-
hadec s'approche d'une carte de l'Amérique du Sud,
pendue au mur, désigne la région du Tapajoz qu'il
tapote rageusement. Puis il va à une bibliothèque, saisit le
Tome III de son ouvrage capital, l'ouvre vers le milieu.
DONOGOO-TONKA 835
et le fourre sous le nez de Lamendin avec toutes les
marques d'un dépit qui ne se contient plus.
Lamendin interroge du regard M. le Trouhadec. Le visage
du savant confesse sans ambiguïté que Donogoo-Tonka
n'existe nulle part ailleurs que dans le Tome III de
l'ouvrage capital.
Lamendin ne peut que hocher la tête.
Les deux hommes restent silencieux, méditatifs.
Lamendin questionne timidement :
« Dans combien de temps,
r élection ?
— Six mois, à peu près. »
Lamendin réfléchit.
Puis :
« J'ai bien une idée.
— Parlez !
— Je pourrais, d'ici là, es-
sayer de fonder la ville de
Donogoo-Tonka, puisque je
crois comprendre qu'elle
n'existe pas encore. »
M. le Trouhadec et Lamendin se regardent longuement.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
836 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
DEUXIEME PARTIE
Lamendin à la recherche
d'une commandite de vingt-
cinq millions
Lamendin, fort correctement vêtu, une serviette sous
le bras, le teint déjà plus frais, arpente une rue du quartier
de la Bourse.
Il s'arrête devant une banque, envisage la façade,
parcourt de l'œil les inscriptions ; puis entre d'un pas
assuré.
Un petit vestibule. Une salle publique avec des guichets.
Lamendin se renseigne auprès d'un garçon galonné. Le
garçon consulte l'horloge, fait un signe afïirmatif et
indique le bureau directorial.
Lamendin se heurte à im groom. Brève attente entre
deux portes. Lamendin est introduit.
Le directeur est un homme obèse, barbu, fleuri. Il
désigne un siège.
Echange de propos préalables. Quelques gestes vagues
et polis du directeur.
Puis :
DONOGOO-TONKA 837
« En somme, mionsieur le
Directeur, l'affaire se pré-
sente ainsi : j'ai besoin de
vingt-cinq millions pour
donner à la ville de Dono-
goo-Tonka toute l'extension
qu'elle mérite et qu'elle n'a
pas reçue jusqu'ici; et pour
mettre en valeur la merveil-
leuse région aurifère dont
elle forme le centre. »
Le directeur paraît décontenancé, une minute, tant
par Ténormité de la prétention que par l'aplomb de
Lamendin.
Puis il réclame des clartés sur l'afïaire. Lamendin se
dépense, prodigue les gestes, trace des figures dans le
vide.
L'autre écoute d'un air ambigu qui tourne peu à peu
au sourire.
Mais Lamendin, le sourcil froncé, la lèvre victorieuse,
frappe sur sa serviette et l'ouvre.
« Vous allez voir, mon-
sieur le Directeur, ce que
pensait, il y a dix ans déjà,
838 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de Donogoo-Tonka et de sa
région, le grand savant, l'il-
lustre professeur au Collège
de France, dont le génie ho-
nore à la fois notre pays et
l'humanité, j'ai nommé
Yves le Trouhadec. . »
Il exhibe le Tome III, ouvert à la page inoubliable, et
le tend au directeur.
L'autre lit, non sans quelque nuance de respect, semble
même un peu ébranlé, mais expose avec beaucoup de
courtoisie qu' « en ce moment c'est impossible... la banque
déjà très surchargée... gros engagements... évidenament
très regrettable... affaire à étudier... j'en prends note...
laissez-moi votre adresse... on verra plus tard. »
Lamendin se retire.
Il est de nouveau dans la rue. Quelques pas. Une autre
banque. Il y pénètre.
La scène précédente se reproduit, avec de légères
variantes et plus de précipitation dans les événements.
Lamendin recommence le coup de la serviette. Même
résultat.
De nouveau, la rue. Une troisième banque. Même scène,
encore plus rapide.
Ainsi jusqu'à une septième banque, avec une accélé-
ration régulière du rythme des événements, de telle sorte
que la septième scène se déroule comme une vision de
noyé.
DONOGOO-TONKA 839
Mélancolie au café Biard
Lamendin épuisé, s'affaisse dans le coin d'un petit
bar Biard. Il commande un café.
Son visage exprime d'abord une complète prostration ;
puis le dégoût, l'amertume ;
puis une sorte d'ironie ;
puis quelque chose comme : « Ça aurait pu marcher
encore plus mal » ;
puis quelque chose comme : « Leur ai- je envoyé ça !
Etait-ce tapé, mon boniment ! »
puis : « Au fond, ces gens-là sont des andouilles. Si j'y
mettais le prix, je finirais par les avoir. »
puis une envie de recommencer la partie dans quelque
temps ;
puis la volonté de recommencer tout de suite.
Il vide sa tasse, paie, s'en va.
Un homme sérieux
Une rue étroite, dans le même quartier. Une petite
banque, de maigre apparence. Lamendin y pénètre.
840 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les événements se développent à peu près dans l'ordre
habituel, mais sans aucune précipitation.
Une différence est que tout ici, depuis la casquette du
garçon jusqu'à la jaquette du directeur, trahit l'incer-
titude des bilans et les crampes du coffre-fort.
Lamendin s'assoit, se présente, expose, disserte.
Le directeur écoute avec beaucoup de patience, et
sans mouvements de physionomie.
Au point convenable, Lamendin frappe sur sa serviette
et exhibe le Tome IIL
Le directeur le laisse finir ; puis, sur un ton d'une
grande douceur :
« Naturellement, je ne
crois pas un mot de tout ça.
Mais comme vous m'avez
Tair d'une fine crapule et
que j'ai besoin de gagner un
million sous peu de jours,
nous allons tâcher de nous
entendre.»
Quelques mines effarouchées de Lamendin. Puis un
bon sourire de part et d'autre. Puis une cordiale poignée
de mains.
Ils échangent des propos de « base », se fixent un très
prochain rendez-vous, et se séparent, non sans effusions.
DONOGOO-TONKA 84I
M. le Trouhadec, dans son cabinet de travail. Il est
soucieux. Il remue des papiers, relit rapidement un
billet, une coupure de revue, hoche la tête.
Il se lève, essaie quelques pas ; mais irrésistiblement la
carte d'Amérique le tire à elle. Son regard s'attache à la
région du Tapajoz. C'est un regard fixe, ardent et coléreux.
Alors, de ce point de la carte, s'élève tout doucement
une petite fumée, comme au foyer d'une forte loupe.
Mais on frappe. Une vieille servante tend une lettre.
Mon cher Maître,
Vous voudrez bien me pardonner
de vous avoir laissé quelque temps
sans nouvelles de moi. Mais je ne
suis point demeuré inactif, comme
vous allez le voir.
Vous m'obligeriez infiniment en
acceptant de faire, samedi prochain à
3 heures, devant une petite assemblée
de capitalistes, une conférence scien-
tifique sur la ville de Donogoo-
Tonka et sur les ressources minières
de la région dont elle forme le centre.
Je viens en effet de fonder, avec
un financier d'une grande ouverture
842 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'esprit, la Compagnie générale fran-
co-américaine pour l'embellissement
et l'extension de la ville de Donogoo-
Tonka, et l'exploitation intensive de
sa région aurifère, ou plus brièvement
la Compagnie de Donogoo-Tonka.
Je suis en mesure de vous assurer
un cachet de fr. 5.000 (cinq mille
francs) pour votre conférence.
Le texte de ladite conférence vous
sera d'ailleurs remis par mes soins
la veille au soir.
Un tailleur, un chemisier, un
chapelier, un bottier iront aujour-
d'hui même prendre vos mesures. Ils
ont mes ordres. Ne vous souciez de rien.
Après votre exposé, mon ami Le-
sueur contera, en une causerie fami-
lière, son récent voyage d'explora-
tion à Donogoo-Tonka et les impres-
sions qu'il en rapporte, c'est-à-dire
les impressions qu'il n'aurait pu
manquer d'y avoir, si les circonstances
ne l'avaient retenu à Montmartre
depuis plusieurs années.
Veuillez croire, mon cher Maître,
à mon dévouement respectueux.
O. Lamendin.
DONOGOO-TONKA 843
La projection de la lettre, paragraphe à paragraphe,
alterne avec la projection du visage de M. le Trouhadec,
dont ainsi nous pouvons saisir les moindres mouvements
de physionomie.
Un débat dans une
conscience de savant
M. le Trouhadec est debout, la tête inclinée, les mains
derrière le dos, la lettre à une main, pendante.
Dans cette haute conscience de savant, un débat
solennel s'inaugure.
Son visage, et parfois un mouvement des mains, ou du
torse, ou des épaules, vont nous en révéler toutes les
phases.
Mais dès le premier instant, le spectateur doit pouvoir
deviner que ce tragique débat est une frime.
Au fond, bien au fond de lui-même, M. le Trouhadec
n'a pas la moindre hésitation. Mais à la surface, c'est
autre chose.
Il s'interroge : « Où est mon devoir ? Car, il n'y a pas
à tortiller, je ne connais que mon devoir, et je ne ferai
que mon devoir. »
« Mais le devoir n'est pas toujours simple et évident.
Ce serait trop commode. »
« Il s'agit en somme des intérêts de la science et de
l'humanité. Ces intérêts sacrés, de quel côté sont-ils ? »
844 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« Sans doute, la vérité, la vérité... avec un grand V
Une certaine forme de vérité... abstraite ! Une vérité..-
théorique ... Un fantôme de vérité. »
« ... Il y a aussi la vérité, . . vivante. . . la science créatrice. . .
créatrice de vérité... Il y a l'humanité... en gestation
incessante... l'humanité qui veut croître... qui veut cons-
truire... et qui se moque de la vérité théorique. »
Mais, derrière cette muette logomachie, le spectateur
doit apercevoir clairement deux pensées assez élémentaires,
deux petits bouts de phrases :
« Yves le Trouhadec, membre de l'Institut, »
et
« frs. 5.000. »
Au plus pathétique de cette crise, quelqu'un frappe à la
porte, et l'on voit entrer, souriant, pommadé, décisif,
le maître tailleur.
Sur le plateau de Châlillon,
Lamendin dirige la prise de
vues photographiques et ci-
nématographiques de Dono-
goo-Tonka
Une lisière de bois. Lamendin se démène, dans un
grouillement de personnages diversement costumés :
indiens à plumes, nègres, gauchos, piétons et cavaliers
à carabines, boys, etc.
DONOGOO-TONKA 845
Une perspective de cahutes et de baraquements. Cha-
riots. Palanquins. Pousse-pousse.
Lamendin, en redingote, sue abondamment. Il donne des
ordres aux figurants et aux opérateurs.
Il règle une scène de pugilat, avec coups de revolver,
entre deux chercheurs d'or.
Mais le terrain n'a pas été bien nettoyé. Lamendin
arrache un fragment de vase de nuit qui émerge trop
visiblement et gâte l'effet.
Après quelques tâtonnements, quelques reprises, la
scène marche. L'un des aventuriers gît à terre. Des poli-
ciers à cheval arrêtent le meurtrier et dispersent la foule.
Lamendin, satisfait, distribue des féhcitations et des
poignées de mains à tout son monde, y compris le mort
qui se relève en s'époussetant.
Une conférence d'une haute
tenue scientifique
Une petite salle de conférences. Une cinquantaine
d'auditeurs d'aspect cossu. Bedons, barbes, favoris,
calvities, décorations.
Sur l'estrade, M. le Trouhadec, très représentatif.
Il conférencie avec chaleur. Un écran est à sa droite.
L'assemblée applaudit, par instants.
Des vues de Donogoo-Tonka sont projetées sur l'écran
que M. le Trouhadec désigne d'une main autorisée.
Nous n'avons pas de peine à reconnaître les perspec-
846 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tives du plateau de Châtillon, et cette rixe de chercheurs
d'or qui coûta tant de sueur à Lamendin.
Mais les capitalistes approuvent de la tête une documen-
tation aussi impartiale.
8
Le prospectus delà Donogoo-
Tonka
Au bas de l'escalier de la Bourse, un rentier examine
un large prospectus.
Les pages se présentent l'une après l'autre.
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE DONOGOO -TONKA
Capital : 25 millions
ÉMISSION AU PAIR
DE 50.000 ACTIONS DE 500 Francs
AU PORTEUR
pour les travaux d'embellissement et
d'agrandissement de la ville de
DONOGOO - TONKA
et r exploitation intensive
de la région aurifère de
DONOGOO - TONKA
Une seconde page offre deux vues :
DONOGOO-TONKA
847
Faubourg sud^est de Donogoo-Tonka.
Un champ aurifère.
Sur la troisième page, un article, dont on ne distingue
que le titre :
DONOGOO-TONKA
et sa Région
,
PAR
YVES LE
TROUHADEC |
Professeur au
Collège
de France
■ - ' 1
"••"■ 1
848
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Chaque page produit un nouvel effet sur le rentier,
dont la confiance, imperceptible d'abord, grandit à vue
d'œil.
Une élection qu'on
poche
a en
M. le Trouhadec, au centre de son cabinet de travail.
Ce n'est plus l'homme que nous avons connu dans un
mauvais fiacre. Sa mise, sans tomber dans le goût frivole,
a pris un accent d'élégance. Son regard est assuré. Il
est enfoncé dans un excellent fauteuil. Une tasse de café
fume près de lui.
Il tient à la main une revue spéciale. Il savoure ligne
à Hgne l'entrefilet que voici, dont la projection successive
alterne avec celle de son visage.
Samedi dernier, une assistance d'élite
comprenant les plus hautes personna-
Htés de la finance, de la politique et de
l'industrie applaudissait une savante
conférence que notre grand géographe
Yves le Trouhadec consacrait à Dono-
goo-Tonka et à sa région.
Donogoo-Tonka, on le sait, est au
premier plan de l'actualité. De puis-
santes entreprises vont donner à tout
DONOGOO-TONKA 849
ce territoire si riche d'avenir un essor
incomparable.
Le nom de le Trouhadec restera
glorieusement attaché à celui de Do-
nogoo-Tonka ; car sans le Trouhadec,
sans son admirable Géographie de
l'Amérique du Sud, le monde civiHsé
ignorerait encore les ressources et
jusqu'à l'existence de ce moderne
Eldorado.
Vaut-il la peine de rappeler que des
confrères envieux discutèrent jadis
âprement les assertions du maître
géographe et allèrent jusqu'à l'accuser
d'imposture ?
De ces amertumes, qu'ont connues
tous les bienfaiteurs de l'humanité,
une prochaine et triomphale élection à
l'Institut vengera Yves le Trouhadec.
10
La propagande de la Dono-
goo-Tonka
Une succession de tableaux rapides, chacun ne durant
guère qu'une minute, nous montre la propagande de la
Donogoo-Tonka, insidieuse, foisonnante, incoercible.
54
850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
1. Un gras quinquagénaire prend son chocolat du
matin dans une salle à manger plaisante. La bonne apporte
le courrier. La première enveloppe, en s'ouvrant, laisse
apparaître le prospectus de la Donogoo-Tonka. L'homme
le parcourt, sans cesser de manger ses tartines. Mais
voilà que du papier, les douze lettres DonogooTonka
se soulèvent, s'arrachent, s'échappent et se mettent à
trotter, l'une derrière l'autre, sur la table, comme une
bande de petites souris.
2. Par la vitre d'un wagon-couloir, un voyageur aper-
çoit un grand panneau-réclame fuyant au long d'une
prairie. SOCIÉTÉ DE DONOGOO-TONKA. Le voyageur
se retourne vers le dedans du wagon ; mais son regard n'est
pas déhvré et partout où il se pose, au plafond, sur les
coussins, sur le tapis, apparaît soudain faiblement, comme
dans la projection d'une lanterne: DONOGOO-TONKA.
3. Un homme gravit les marches d'un escalier souterrain .
Sur la tranche de chaque degré : DONOGOO-TONKA.
L'inscription, d'abord terne et neutre, devient plus lui-
sante, plus active, de marche en marche. A la fin les lettres
saillent, mordent, brûlent. L'homme tourne à demi la
tête, et, à travers le crâne qui cesse d'être opaque, l'on
devine la cervelle, marquée, comme l'épaule d'un bagnard,
de douze petites lettres grésillantes.
4. Une vieille, crasseuse étude de notaire, dans un fond
de province. Un croquant cossu demande des conseils au
digne officier ministériel qui saisit, parmi les papiers de sa
table, le prospectus de la Donogoo-Tonka et se met à le
tapoter gravement. Mais soudain, sous le choc du doigt,
le prospectus lâche un louis d'or, puis un autre ; et ainsi
à chaque coup. Peu à peu le prospectus se gonfle, s'arron-
DONOGOO-TONKA 851
dit, se remplit, prend la forme d'une poule, que le cro-
quant émerveillé regarde pondre.
5. La porte d'une cour dans une ferme normande. Une
femme guette le facteur. Il arrive, tend une enveloppe que
la femme décacheté. Un prospectus se déploie, se soulève,
s'envole doucement, comme un oiseau miraculeux, et
voilà qu'au ciel, sur un beau nuage rond, l'on peut lire en
lettres couleur de soleil couchant : DONOGOO-TONKA.
6. Un marché, dans un bourg vendéen. Paysans,
bestiaux, volailles. Un arbre au tronc énorme, contre
quoi un homme colle une affiche. L'affiche reproduit en
gros caractères la première page du prospectus. Les gens
s'attroupent. Le mouvement du marché se ralentit et
se trouble. L'affluence devient volumineuse, pressante.
Il s'y mêle des bêtes à cornes, des cochons, des volailles ;
tout cela fasciné.
Peu à peu, la lumière se brouille. Les choses d'alentour
fondent et se simpHfient. L'arbre, insensiblement, se
dépouille, se transforme en un fût, en une colonne vibrante,
et ne dirait-on pas que, dans une sorte de lande déserte,
une colonne de feu marche en avant d'une immense
foule faite de paysans, de bêtes à cornes, de cochons et
de quelques volailles ?
7. Un petit théâtre, dans une ville du Midi. Le rideau
s'abaisse, bordé de réclames locales. Mais au centre s'étale
une reproduction de la première page du prospectus, entre
la vue de la rue principale et celle d'un champ aurifère.
D'abord les gens sont distraits, les âmes disséminées.
Puis Donogoo-Tonka s'installe dans les regards, les sou-
met, les fixe. Toutes les têtes sont maintenant tournées
vers l'inscription.
852 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Puis les bustes se tendent, s'étirent, font saillie hors
des loges et des galeries. On croit voir des centaines de
gargouilles grandissantes.
Puis c'est l'ossature même du théâtre que l'on ne sait
quoi travaille. A coup sûr l'espace diminue entre les gra-
dins et le rideau. La courbe des galeries rentre, s'affaisse ;
comme si quelqu'un, ayant terrassé le théâtre, l'écrasait
lentement sous son genou.
8. Les scènes qui viennent d'être projetées successive-
ment reparaissent côte à côte et se poursuivent ainsi
pendant quelques secondes, siu: im rythme accéléré.
11
Les bureaux de la Donogoo-
Tonka
Une façade sur les grands boulevards.
Un vestibule. Un groom rouge ; en lettres d'or, DONO-
GOO-TONKA sur sa casquette- Un ascenseur.
Le premier étage. Une majestueuse double porte.
Une salle, avec des guichets, des tables, des banquettes,
du public.
Un vaste cabinet directorial. Dans un fauteuil de cuir,
Lamendin, vêtu comme Edouard VII, fume un cigare de
sept francs soixante-quinze.
Il écoute un solUciteur qui se répand en paroles. Il
réplique parfois d'une phrase courte, que l'autre accueille
DONOGOO-TONKA 853
avec un sourire obséquieux et à quoi il accroche quelque
nouveau développement.
Lamendin s'imagine faire son métier de directeur et
prêter une attention correcte aux propos qu'on lui tient.
Certes, son attitude est courtoise, et l'extérieur de sa
pensée n'est pas sans contact avec celle de l'homme. Mais
presque tout lui-même, à son insu, forme un carrefour
nocturne. Mainte vision, à peine saisissable, y tournoie,
ou le traverse, puis s'évanouit.
Nous en avons le sentiment ; car sur l'écran, autour
de sa tête, se devine une circulation de songes, où nous
pouvons reconnaître :
le pont de la Moselle ;
un recoin de bar Biard ;
le cabinet du Professeur Commandeur Miguel Rufisque ;
Bénin, près d'une chopine de blanc, cognant du poing
la table ;
le Trouhadec devant une carte d'Amérique ;
im couloir particulièrement sévère dans une banque de
tout repos.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
854
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
TROISIEME PARTIE
1
Les aventuriers sans emploi
du monde entier entendent
parler de Donogoo-Tonka et
de ses champs d'or
A Marseille
Une rue du vieux port, devant un cabaret à matelots.
Au bord de la chaussée, les pieds dans des épluchures,
trois individus poursuivent un entretien animé. L'un
d'eux tient un papier dont le texte, visiblement, fournit la
matière de son éloquence. Une fille en chemise verte se
penche par-dessus son épaule. Nous apercevons avec elle
le prospectus de la Donogoo-Tonka et l'article d'Yves le
Trouhadec.
2
A Naples
Le port marchand, tout près de l'Immacolatella vecchia.
On décharge un cargo. Une charrette, attelée d'un âne,
d'un cheval et d'un bœuf attend qu'on l'emplisse. Quelques
DONOGOO-TONKA 855
débardeurs ont interrompu leur travail pour écouter
une petite fripouille, mince et brune, parler d'un pays
magnifique où il sufl&t de se baisser à terre pour ramasser
des poignées d'or.
A Londres
Une des plus fumeuses tavernes de Commercial Road,
à deux pas de Stepney Station. Autour d'une table rectan-
gulaire, une douzaine d'hommes, fort divers de mises et
de mines, braillent, discutent. Sur la table, avec un bout
de charbon, ils tracent des plans, des cartes, des itinéraires.
Ils font sui- leurs doigts et recommencent des comptes
compHqués.
A Porto
Sur la plate-forme du tram qui va de la Praça de Dom-
Pedro à la Estaçao del Leste. Un voyageur bedonnant
développe, en même temps que le plus agréable sourire,
ses vues sur l'émigration et les entreprises lointaines. Il
semble dire : « Moi, je ne suis plus assez jeune... Mais si
j'avais vingt ans !... » De ses doigts replets qu'ornent des
bagues il ouvre un portefeuille et il en extrait avec une
lenteur soigneuse le prospectus de la Donogoo-Tonka.
On devine qu'il ajoute : « Voilà l'avenir... Pauvre Portugal !
Où est l'antique audace de tes enfants ? » Trois autres
voyageurs l'écoutent, bouche bée. Le conducteur du tram
856
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
captivé lui-même en oublie de donner le signal du départ,
ce dont les gens de l'intérieur s'impatientent.
A Amsterdam
A l'entrée d'un pont mobile, dans le quartier des
diamantaires. Une péniche bien coloriée pèse sur le canal
étroit.
Un groupe d'individus, debout, accroupis, chevauchant
ime borne, accoudés à une rampe. Ils fument des pipes ou
de gros cigares. L'un d'eux, à plat ventre sur le pavé,
désigne des choses au centre d'une carte qu'il a étalée
devant lui. On l'écoute et l'on regarde, sans mot dire.
A San Francisco
Un bar automatique, prodigieusement reluisant. Des
gens qui boivent ou qui mangent, debout. Dans un angle,
un groupe expédie une conversation à la fois discrète et
mouvementée.
A Singapour
La terrasse d'un café, sous une tente. Un garçon chinois
arrose le sol. Quatre coloniaux défraîchis devisent mysté-
rieusement autour d'un guéridon. Ils se taisent quand le
DONOGOOTONKA 857
garçon ou quelque client passe près d'eux. Le prospectus
de la Donogoo-Tonka est plié sur une soucoupe.
8. Les scènes précédentes reparaissent toutes à la fois,
et se poursuivent ainsi une fraction de minute, sur un
rythme plus hâtif.
L'ère des difficultés
Un restaurant au Bois de Boulogne, vers la fin du jour.
Lamendin et le banquier, son associé, dînent en plein
air, à une petite table galamment servie.
Ils paraissent gais et bavardent.
Mais l'on devine que le banquier a quelque chose d'im-
portant à dire et ne cesse d'y penser, derrière ses propos.
Il y a non loin d'eux un massif d'arbustes, dans la
pénombre.
Tandis qu'il prononce des riens, le banquier, parfois,
laisse son regard se perdre du côté de ces profondeurs, où
l'on ne sait quoi de confus semble alors se tracer : quelque
chose d'aussi vague que le visage de la lune, une sorte de
mappemonde imaginaire.
Lamendin, d'abord insouciant, est peu à peu saisi par
le faisceau de cette pensée silencieuse. Lui aussi, entre
deux phrases, regarde vers les arbustes. Il soupçonne, puis
à chaque nouveau regard déchiffre mieux l'allusion que
l'esprit du banquier projette sur les ténèbres.
On ne peut s'y tromper : cette forme noirâtre, c'est
858 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'Amérique du Sud, qui fait gros dos, pleine de secrets et
de malices. Et, sur la droite, la brave Europe, où l'on est
si bien. Entre elles deux, l'Océan, d'une étendue si exces-
sive ; une manière de trait ou de fil, à travers l'Océan,
comme la corde de l'acrobate, et là-dessus, un petit
bateau qui n'arrivera jamais.
Les deux hommes finissent par se regarder en face. Le
banquier rigole, fait des gloussements. Lamendin. le plus
piteux sourire.
Maintenant, ils parlent, et l'on sent que leur pensée est
revenue dans leurs paroles.
Le détail de leur conversation nous échappe, mais
nous comprenons que le banquier dit à peu près ceci :
« C'est charmant de dîner au Bois de Boulogne, et on
aurait tort de se faire de la bile. Pourtant, ça ne suffit pas
à justifier l'émission de 50.000 actions de 500 francs au
porteur. Mon petit, il va falloir en mettre un coup. Je me
sentirai plus tranquille quand vous m'aurez envoyé une
vraie photographie des premières cahutes de Donogoo-
Tonka. Je ne vous demande pas de reconstruire San-
Francisco, ni de m'expédier chaque mois une cargaison
de pépites. Mais il faut que vous partiez. »
Lamendin ne peut que répondre :
« Evidemment ! Il faudra bien finir par là ! Il faudra
bien finir par fonder cette sacrée ville d'apaches dont le
monde se passe si facilement ! Si au moins ce vieil idiot
de le Trouhadec l'avait fourrée dans un endroit possible !
A-t-on idée ? C'est une gageure ! Au fin fond du Brésil !
Tout au bout de ce Tapajoz de Dieu ! Ça ne lui coûte rien
à lui ! Il y en aurait bien mis une douzaine ! »
Nous n'avons pas trop de peine à suivre leurs propos.
DONOGOO-TONKA 859
car, par moments, la pensée est si intense qu'elle devient
visible. Il se forme autour de leurs têtes des fantômes
fugitifs, que nous avons juste le temps de reconnaître.
C'est un navire sur une mer sans limites, ou une forêt
déserte au bord d'un fleuve torrentueux, ou le Trouhadec
pérorant devant une carte.
Le banquier prodigue à Lamendin des paroles encou-
rageantes, affectueuses ; il lui verse une coupe de Cham-
pagne.
Il y a de l'héroïsme dans la façon dont ils trinquent.
Le banquier insiste pour payer l'addition.
Les aventuriers se décident
Les scènes de Marseille, Naples, Londres, Porto, Ams-
terdam, San-Francisco, Singapour, sont de nouveau pro-
jetées simultanément. Les personnages sont les mêmes.
Mais la conversation a fait un pas décisif. Il passe des
gestes qui signifient : « Entendu ! », « Comptez sur moi ! »,
« Je suis votre honame », ou : « Rendez-vous demain »,
ou : « Donnez-moi votre adresse ».
On inscrit des noms sur des carnets et des bouts de
papier.
86o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
4
Lamendin prépare son expé-
dition
Lamendin, dans son cabinet directorial. Des cartes,
des plans, des guides couvrent le sol, les tables et les murs.
Lamendin marche, s'arrête, s'accroupit, se hausse sur la
pointe des pieds, grimpe sur un escabeau. Il applique des
règles, pousse des curvimètres. Il oriente les cartes à l'aide
d'une boussole. Il plante de petits drapeaux.
Les aventuriers en route
Les scènes sont d'abord successives ; puis simultanées.
1. A Marseille, vers le fond de la JoHette. Un bateau
d'émigrants en partance pour l'Amérique du Sud. Des
honames hâves s'embarquent. On retire la passerelle
derrière eux.
2. A Lisbonne, le Caes do Sodré. Un bateau décolle
lentement du quai. Des adieux s'échangent entre la terre
et le navire.
3. Un train qui roule, une douzaine de lieues après
Guadalajara. Des hommes silencieux fument sur la plate-
forme d'un wagon. Le lac de Chapala scintille à perte de
vue.
DONOGOO-TONKA S6l
4. Le fond d'un fleuve desséché, l'on ne sait pas trop
où, mais peut-être bien dans le Honduras. Il n'y a pas de
chemin. Quatre mauvais mulets, accablés sous un charge-
ment disparate, marchent à la file dans le lit même du
fleuve. Une demi-douzaine d'aventuriers les escortent.
5. Trois cavaliers armés, et de sombre mine, sur une
lande, au soir tombant. De gros paquetages en selle. Il
dépasse des manches d'outils.
Les cavaliers examinent une petite bourgade, que l'on
aperçoit à l'horizon, sur un renflement crayeux, et que le
couchant éclaire encore.
Chaque fois, malgré le changement de costume, d'allure,
de situation, nous parvenons à reconnaître certaines des
physionomies que nous avions remarquées à Naples, à
Londres, ou ailleurs. Et quand par hasard les têtes se
tournent vers nous, nous avons l'impression qu'eux aussi
ils nous reconnaissent.
Lamendin recrute quelques
pionniers à Montmartre
Lamendin, accompagné de Lesueur, entreprend une
tournée à Montmartre et à Montparnasse. Il lui faut,
pour son expédition, quelques hommes sûrs et sympa-
thiques, et que l'idée même de travailler à l'embellisse-
ment d'une ville tout juste probable ne soit pas de nature
à déconcerter.
862 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les deux amis se rendent d'abord place du Tertre.
Nous les voyons qui pénètrent chez Bouscarat. Ils y
trouvent trois ou quatre camarades qui sont de loisir.
Lamendin les interroge avec bienveillance siur leur santé,
leurs occupations et leurs projets.
Il leur demande s'ils ne s'ennuient pas, si Montmartre
n'est pas un peu étroit, la place du Tertre un peu égale.
Que penseraient-ils d'un voyage.,, au Brésil ? Traversée
magnifique ! Les rades ! Les villes ! Les fleuves ! Les
forêts ! Donogoo-Tonka !
« L'argent ? Ne vous en souciez pas ! Puisque l'on vous
invite !... Et dépêchez- vous d'accepter, car les places
seront bientôt prises. »
Vraiment, ils n'ont pas d'objections préparées. Et ils
n'espèrent pas en découvrir, à cause de la chaleur et de
la fatigue. Pourquoi faire des façons ? Ils acceptent.
Les voici qui sortent de chez Bouscarat à la suite de
Lamendin et de Lesueur.
Tous franchissent le seuil de Spielmann.
Lamendin avise quelques âmes désœuvrées et peu
défendues qu'il a tôt fait de réduire.
La petite troupe s'augmente. Les premières recrues
travaillent elles-mêmes, par leurs propos et leur seule
présence, à la capture des autres.
Un rassemblement général des Pionniers se fait dans
le jardin de chez Catherine. On apporte des pichets et
des verres. Lamendin prononce quelques mots. Les Pion-
niers boivent quelques verres.
DONOGOO-TONKA 863
Un grand atelier de sculpteur à Montparnasse. Lamen-
din dirige l'équipement des Pionniers. Ce ne sont par
toute la salle qu'essais de bottes, de jambières, de leg-
gins, de vestons de cuir, de chapeaux cow-boy, de ban-
doulières, manœuvres de rifles, de couteaux à virole et
de pistolets ^ répétition. Dans im coin, trois pionniers
apprennent à monter une tente.
Pas trace de sourire sur les visages, bien au contraire :
ils expriment le sérieux, la concentration, le sentiment des
responsabilités, et par-dessus tout l'idée que c'est bigre-
ment difiicile de faire des métiers pareils.
8
Première revue des Pionniers
sur le plateau de Châtillon
Ce morceau du plateau de Châtillon que nous connads-
sons déjà. La mise en scène de l'autre fois subsiste encore,
mais a pris une apparence assez piteuse. Il a dû pleuvoir
là-dessus. Les constructions de Donogoo-Tonka sont à
demi effondrées ; les palanquins et les pousse-pousse ne
forment plus qu'un tas de débris.
Mais il n'importe. L'affaire n'est pas, pour le moment,
de donner aux actionnaires de la Donogoo-Tonka une
documentation véridique et saisissante. Il s'agit de passer
les Pionniers en revue dans leur tenue de départ.
864 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La cérémonie a lieu entre intimes. Pourtant Lamendin
a voulu l'empreindre de quelque solennité.
Au premier plan et à droite, sur une petite estrade
sont assis :
Le Professeur Yves le Trouhadec, à la place d'honneur ;
à sa droite, le Professeur Commandeur Miguel Rufisque ;
à sa gauche, le banquier ;
de part et d'autre, Lesueur, Bénin et quelques amis.
Les Pionniers, au nombre de vingt-quatre, sont rangés
sur deux lignes au fond du terrain.
En face de l'estrade, une fanfare de huit exécutants.
Lamendin, qui vient de s'entretenir avec les personna-
lités de l'estrade, se dirige vers les Pionniers.
Il a gardé sa redingote, d'une coupe excellente. Mais
l'effet en est tout autre que d'habitude ; car il l'a serrée
à la taille dans un fort beau ceinturon de cuir, et il porte
une casquette qui pourrait être d'amiral. Il tient une
canne de jonc.
On le voit qui inspecte rapidement ses hommes. Puis
il se place devant eux, donne un ordre.
Les Pionniers sur deux rangs de douze s'ébranlent,
tandis que la fanfare rompt les chiens.
Alors le Professeur Yves le Trouhadec, son chapeau de
soie à la main, se lève. Le Professeur Commandeur Miguel
Rufisque rimite,ainsi que touteslespersonnalitésprésentes.
Les Pionniers, conservant un alignement impeccable,
s'avancent derrière leur chef. A la hauteur de la tribune,
leurs têtes se tournent d'un seul mouvement vers les
personnalités qui éclatent en bravos.
Il y a une minute d'émotion indescriptible ; les plus
sceptiques sentent leur gorge se serrer.
DONOGOO-TONKA 865
Les Aventu riers à la recherche
de Donogoo-Tonka
Projections su'^cessives, puis simultanées.
1. La place principale de Cuyaba. Une de nos bandes
d'Aventuriers vient d'y faire halte. Huit compagnons,
avec des bêtes de somme.
Les Aventuriers, visiblement, sont perplexes. Ils ont
des cartes à la main. Ils discutent ; pour un peu, ils se
querelleraient.
Ils interpellent des habitants, les interrogent d'une
manière pressante. Personne ne peut leur répondre. Même
un vieillard, d'aspect très honorable, n'a jamais entendu
parler de Donogoo-Tonka.
2. Une autre bande, au carrefour de deux chemins,
dans un pays forestier. Quelques huttes d'indigènes. Les
Aventuriers palabrent avec les Peaux-Rouges. Ceux-ci
affirment qu'ils ne connaissent point ce dont on leur parle.
Les Aventuriers soupçonnent que les indigènes ont quelque
intérêt à mentir. Ils insistent... Ils promettent des cadeaux.
Mais les autres font de grands serments. Ils paraissent
sincères. Donogoo-Tonka ? Non, vraiment. Ils ne savent
pas ce que c'est.
Les Aventuriers sont désespérés.
3. Une autre bande arrive au bord d'un fleuve où
trempe une immense forêt. Les Aventuriers s'arrêtent.
Ils traînent avec eux un jeune garçon qui leur sert de
guide, bien malgré lui, semble-t-il.
55
866 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ils le poussent au milieu d'eux ; ils le rudoient.
« Vas-tu nous dire où loge ce sacré pays ? »
Le jeune garçon proteste de son ignorance et fond en
larmes.
10
Nous apercevons brièvement la fin de la cérémonie,
sur le plateau de Châtillon. Tout le monde est groupé
autour d'une vaste table chargée de rafraîchissements et
de munitions de bouche. Les Personnalités et les Pionniers
forment une confusion amicale. Yves le Trouhadec, gagné
par l'esprit du Champagne, porte de nombreux toasts et
trinque spécialement en l'honneur de la psychothérapie
biométrique. A quoi le Professeur Commandeur Miguel
Rufisque sait répondre. Un petit soleil d'Ile-de-France
préside.
11
Quelques Aventuriers, lassés
de leur recherche, décident
de s'établir là où ils se
trouvent
Vers la fin du jour, une plaine, mal couverte d'une végé-
tation clairsemée. Des hauteurs boisées ferment l'horizon.
Une mince rivière coule sur la gauche.
Une troupe d'Aventuriers. Nous avons dû voir ces
DONOGOO-TONKA 867
têtes-là du côté de Commercial Road. J'en compte bien
une douzaine, et leur équipage est importaient : plusieurs
mulets, de volumineux bagages, deux chiens.
Tous semblent harassés et de méchante humeur.
Ils ont une discussion suprême dont il est facile de
deviner le sens.
« A quoi bon chercher plus longtemps ? C'est une
histoire stupide. Nous finirons par épuiser nos provisions
et par crever de faim. Donogoo-Tonka ? Une fichue plai-
santerie ! »
Les uns parlent de retourner à la côte. Mais un grand
maigre donne son avis avec véhémence :
« Retourner ? Jamais de la vie. Nous sommes éreintés.
Les bêtes aussi. Et puis, qu'est-ce que nous deviendrons,
une fois là-bas ? Moi, je reste ici. En somme, l'endroit
en vaut un autre. On verra bien... Il peut se produire un
coup de veine... En tout cas, j'aime mieux pourrir ici
que de refaire la route. »
L'épuisement de tous ajoute du poids à ses raisons. On
adopte ce parti, quitte à tenter mieux, plus tard, quand
on se sera reposé.
L'installation commence. On débâte les animaux. On
dresse des tentes.
Certains, armés d'outils, coupent des branchages et
éclarcissent la broussaille.
Le premier feu s'allume au centre du campement.
12
Une rue de Montparnasse. Plusieurs camions de la
Compagnie d'Orléans attendent le long du trottoir.
868 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous voyons de biais une petite cour, et l'atelier de
sculpteur dont le dedans nous est connu.
Lamendin et ses Pionniers s'agitent. On pousse des
caisses, on les charge sur les camions.
Lamendin n'a pas l'air de s'amuser.
13
Les Aventuriers, en manière
de dérision, baptisent leur
campement du nom de la
ville introuvable
Quelques jours ont passé, et l'aspect du lieu n'est déjà
plus le même. Le sol est nettoyé de broussailles sur une
certaine étendue. On a ménagé une sorte de place ronde
et planté >^ au milieu un poteau muni de crochets de fer
pour l'attache des bêtes de sonune.
Autour de la place, des tentes sont encore dressées,
mais l'on travaille à édifier des cabanes en planches.
Un homme trace une rigole pour l'écoulement des eaux.
La rigole contourne chaque cabcine et file ensuite vers la
rivière qui est à gauche.
De la place à la rivière, le passage des hommes et des
bêtes a déjà marqué un chemin. Un autre chemin s'an-
nonce, qui joindra la place à une petite prairie caillou-
teuse qui est en face de nous, à trois cents mètres, et où
les animaux paissent, pour le moment.
DONOGOO-TONKA 869
Les hommes, qui semblent de bonne humeur, prennent
un repos. L'un d'eux place une gourde et des gobelets
sur une table à tréteaux devant la première cabane de
droite. Ils boivent, ils s'animent, ils s'esclafïent.
On en voit un qui saisit un bout de planche, y écrit
avec un charbon quelques lettres grossières ; puis, muni
d'un marteau et de clous, grimpe au poteau, pour y clouer
l'inscription.
Les Aventuriers, applaudissant, vociférant, forment
une ronde autour du poteau qui porte à son sommet :
DONOGOO-TONKA.
FIN DE LA TROISIÈME PARTIE
(à suivre.) JULES romains.
I
870
POÈMES
AUX SOLDATS AMÉRICAINS
Amis, compagnons, ô frères
{Comme si je pouvais vous saisir
De ces mots comme des mains tendus)
Partis de là-bas, visages nature comme des mottes de terre,
Avec du vrai vent d'air dans la poitrine
Et les quatre membres forts dont on se sert,
0 frères, venus
Dans cette vieille Europe gâtée de haines
Qui ressemble au malheur, qui ressemble au passé,
Venus dans la bagarre absurde
Sur notre bout de terre oii un peu plus
De justice et de liberté,
Où une espèce d'innocence
Vous laissait place nette pour poser le pied,
POÈMES 871
Où êtes- vous ? Repartis —
Beaucoup avec, dans les orbites,
Des lumières mêlées de vertiges,
D'autres, de V amertume dans la bouche,
D'autres, lents de la lassitude
Que laissent aux membres
Les fardeaux offerts qu'on n'a pas touchés.
Repartis — au delà
De l'immense trait de l'horizon
Derrière vous tiré comme une signature.
Repartis. — De vous, quelque chose
Subsiste-t-il parmi ces verdeurs qui poussent
Sous notre ciel variable comme un dessous d'arbre
Gris et bleu tour à tour selon les saisons ?
Repartis. — Pas tous. Quelques-uns,
Dont le nom est multitude.
Ont passé plus avant que d'autres.
Ils sont allés sous la surface.
Ils ont voulu voir ce que c'était vraiment.
Certes. Et ils en ont eu
Par delà tout vivant désir.
Au-dessus du ventre et du cœur, au-dessus
De la pensée même.
Il y a plus d'une pelletée de terre par-dessus.
872 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Rien n'en dépasse que cette Ombre
Droite, barrée d'un trait,
Dont les vieilles religions rappellent la douleur d'être :
La croix — le jaillissement plus
L'obstacle qui barre —
A jamais dressée sur chaque homme
Et qui, lorsqu'il s'est enfoncé sous terre,
Devenue visible, seule dépasse.
Les voilà, les croix blanches^ rang par rang.
En grand nombre, bien comptées,
Comme une troupe qui avance encore.
Des chiffres, des noms sont sur chaque croix.
Le sol est net et bien sablé.
0 vous, qui maintenant gisez
Sourds et aveugles, laissez bien
Dissoudre les jointures de vos membres ;
Déposez éloquemment
Non plus des mots, mais vos mâchoires ;
Ouvrez le creux de vos poitrines
Où la terre entre par dessous.
Dans l'épais continent laissez
Vos entrailles et vos trouvailles :
Le premier goût d'une côte de France apparue
Suave, changeant de côté
aifisi qu'un bonbon dans la bouche.
POÈMES 873
Le baiser léger qu'un instant suspendit
A vos lèvres cette ouvrière aux chevilles fines, rue du Temple
Les bras ouverts du grand-père Charvasse
à Saint-Mihiel,
Tout cela qui est nous mais, certes, fut vous-mêmes autant
Que vos villes dressées et vos larges motifs de mourir,
Toute la preuve fraternelle
Qu'entre humains vouloirs il n'est pas d'abîme, ni même
L'eau colossale qui songe aux tempêtes.
Comme au bout du pont la dernière pierre, toute ensevelie,
Laissez-nous ici vos os.
Une autre troupe aussi s'avance
Irrégulière, un peu désordre, presque gaie —
De vraies croix, hélas, de Français.
Çà et là des tombes vaincues
Comme honteuses, cachées d'herbe...
0 Morts des Mondes, est-ce que
Vous n'allez pas vous rencontrer sous la terre ?
Trop d'espaces se sont unis sur la nôtre
Pour que, limitée, fermée,
Elle s'appartienne à elle-même désormais.
0 Morts des Mondes, en cette Europe
Vous n'avez pas fini votre tâche.
874 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
UN PORT
Qu'est-ce qu'on pourrait dire pour marquer
A vif la vraie peau de la mémoire ?
Des mâts, des mâts, des mâts, des mâts
Et puis cordages, cordages, cordages.
Ça paraît naïf, mais c'est ça.
Les mâts sortent du tas des maisons :
Façades, clochers, toits et façades.
Les mâts sortent du tas des bonbonnes
(Vertes et rondes, acide sulfurique).
Il m'en sort des épaules, des joues.
Ça pousse partout, l'herbe à navires.
Maintenant, les cordages : réseaux
Dessinés, agrès et échelles.
C'est dans l'air, ça se répète sur l'eau ;
Ceux de l'air, c'est fin, ça se balance,
Ceux de l'eau, ça bouge en plaques molles.
POÈMES 875
Puis tout a goût de fer : grues, treuils, coques
Enormes rayonnant des cheminées,
Des tôles, des barres, des ronds, des angles.
Ça se pousse, ça se débrouille, ça se pénètre.
Toutes les choses se crachent dans la bouche.
Si tu vises les quais, tête à trous,
Il t'en tombe, des trucs, dans tes âmes :
Des monts de charbon, des pays de brique,
Des sacs qui croulent, des oranges neuves.
Des fumées, des cris, des bagarres.
Car, surtout, y a de l'homme. Groupe et grappe,
De la foule, de la file, du seul, et même
Au creux de tout ce qui flotte ou se pose,
Plein les navires, les bars, les docks.
Vrai, ça teinte tout. Yeux bleus, ces flaques bleues ?
Les odeurs sont anglaises ou turques ?
Tout le jaune est chinois, V ombre est nègre.
Qu'on massacre ailleurs, qu'on enterre,
Par ici comme y a de l'homme, bon dieu !
Comme y a de l'homme par le monde,
comme y a de l'homme !
LUC DURTAIN
876
L'ENFANT QUI S'ACCUSE
CONTRIBUTION A l'ÉTUDE DE
LA CRIMINALITÉ ENFANTINE
Quelques indications sont nécessaires à V intelligence de
ces notes. Jacques L..., de qui je les tiens, habite avec les
siens, en Normandie, une petite propriété nommée la
Mattraie. C'est un ancien bâtiment de ferme, testé très
rustique et situé au milieu d'un pré planté de pommiers.
La maison n'a qu'un étage ; certaines parties doivent être
fort anciennes, car par endroits les murs ont quatre pieds
d'épaisseur. L'habitation est entourée, sur trois côtés, d'une
sorte de petit jardin de curé, ou pour mieux dire, de deux
plates-bandes continues, que sépare un sentier dallé et
qu'une palissade protège contre les bestiaux. La Mattraie
faisait autrefois partie de l'important domaine de Mai-
sonneuve auquel elle reste rattachée par de nombreux liens.
Elle s'y fournit de laitage, de volailles et de légumes. Pour
tous les menus travaux, c'est le gérant du domaine, Dolet,
qui prête ses ouvriers et c'est sa carriole qui assure les com-
munications entre la Mattraie et la gare la plus proche.
Mme L... venait de rentrer, après une absence assez
longue, et son mari la rejoignait le surlendemain, lorsqu'il
apprit l'incident qui devait piquer si vivement sa curiosité
l'enfant qui s'accuse 877
et lui causer tant d'inquiétude. Il a rédigé ces notes au jour
le jour, sans pensée de publication ; s'il se décide aujour-
d'hui à les laisser paraître c'est dans le désir de verser un
document aussi caractéristique à l'étude de la criminalité
enfantine. j. s.
Le vendredi 2 juin, en me ramenant à la Mattraie, de
la gare où il est venu me chercher en carriole, Dolet me
raconte les différents événements qui agitent le pays ;
il y a notre chienne Walda qu'on a retrouvée à P... après
six jours de disparition ; il y a le facteur qui, poursuivi
par un chien, a voulu grimper dans un poirier, en est
tombé et s'est cassé la jambe.
— Et puis. Monsieur ne sait peut-être pas que le porte-
monnaie de Mme Jacques a été volé ?
— Non, dis-je, volé, quand ça?
— A la Mattraie, juste après l'arrivée de Madame, il y
a deux jours. Vous avez télégraphié pour avoir une adresse
qui se trouvait dans le porte-monnaie. C'est alors que
Madame l'a cherché partout sans pouvoir le retrouver.
— Celui qui a fait le coup a bien choisi son moment.
Le porte-monnaie contenait au moins trois cents
francs.
— Non, car heureusement Mme Jacques nous en avait
tout de suite remis deux cents pour régler une note.
Il lui restait un billet de cent francs et une pièce d'or.
Madame ne se souvient pas si c'est de dix ou de vingt
francs. Il y avait aussi la clef de la malle et une collec-
tion de timbres étrangers que Madame voulait envoyer à
sa petite nièce.
— Est-on sûr qu'il est perdu ?
878 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— On a cherché partout, même dans l'herbe où
Mme Jacques est restée assise un moment. Du reste nous
avons des soupçons : je crois bien que c'est le petit Julien
qui a fait le coup pendant qu'il montait les bagages.
Mes deux autres ouvriers, je ne les ai que depuis peu de
temps, mais il n'est pas possible que ce soit eux. D'abord,
ils montaient à deux les grosses malles, ce qui fait qu'il
leur aurait fallu se mettre d'accord. C'est déjà difficile à
croire. Et puis j'ai confiance en eux. Au contraire Julien,
qui était chargé des petits bagages, les montait seul.
Mme Jacques se rappelle qu'elle a posé son porte-monnaie
sur la table de la salle à manger, à côté de son sac de
voyage. Il n'avait donc qu'à étendre la main pour le
prendre en passant. Et puis il y a des choses louches.
Quand, à la ferme, on a su la disparition du porte-monnaie,
ma femme a dit à Juhen : « Est-ce que tu n'étais pas aussi
à la Mattraie ?» Il a tout de suite afiirmé qu'il n'y avait
pas été. C'était un mensonge évident, puisqu'il est, par
trois fois, monté au premier étage. Un peu plus tard il a
dit : « Si le porte-monnaie de Mme Jacques est perdu, je
vais aller à la Mattraie et je le retrouverai. » Malheureu-
sement, sur ces entrefaites, les autres lui ont fait peur»
Ils ne veulent pas qu'on les soupçonne et ils lui ont dit
que s'il retrouvait si facilement le porte-monnaie, ce serait
la preuve qu'il l'avait caché quelque part. A la suite de
cela, le petit est resté à la ferme, ce qui est bien dommage,
car je suis sûr qu'il aurait rendu le porte-monnaie.
— Avez- vous des raisons de croire qu'il ait déjà commis
des vols ?
— On ne peut pas dire qu'il ait volé, bien que tout le
monde soit persuadé que c'est lui qui a pris la serpette du
l'enfant qui s'accuse 879
jardinier. C'était un couteau si facilement reconnaissable
que Julien n'aurait guère pu en faire usage sans être immé-
diatement dénoncé. Or, trois semaines plus tard, la serpette
se retrouve sur l'établi, bien en vue. Il faut qu'il l'ait
rapportée là. Pour l'argent, chaque fois que Julien en
a eu entre les mains, il en a rendu compte exactement.
C'est seulement ces temps derniers que nous avons
remarqué de petites choses. Il s'est vanté à ses camarades
d'avoir carotté vingt sous sur une saillie. Puis, la semaine
dernière, je lui ai donné la clef de la cave pour aller cher-
cher du cidre. Deux jours après, je dis à ma femme :
« Est-ce toi qui es retournée à la cave ? » Elle dit que non
et qu'elle n'a donné les clefs à personne. Alors j'ai été
voir de plus près et je me suis aperçu qu'on avait tiré le
verrou intérieur qui fermait la porte de derrière. Ce ne
pouvait être que Julien. Il a commencé par nier. Ça, il
est menteur ; c'est ce qu'on peut surtout lui reprocher.
Mais à la fin, il a bien été obligé de reconnaître qu'il avait
ouvert la porte, et que, n'ayant pas de verre sous la main,
il avait bu dans l'entonnoir. Il aurait encore bien été
capable de s'entendre avec son père pour emporter du
cidre. Tout cela est ennuyeux parce que j'étais plutôt
content de lui. Il faisait bien son travail. Il n'aime pas
soigner les cochons, mais je lui avais promis les chevaux
s'il se conduisait bien. Souvent, quand je rentrais du
marché, il venait de lui-même au devant de la jument et
offrait un coup de main, ce qu'aucun des autres n'aurait
jamais fait.
Le jeune Julien Vincent, dit Rongeard, va avoir quinze
ans. Son père, qui est venu chez moi élaguer les haies et
planter des arbres, travaille à la journée ; c'est un homme
880 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
intelligent, au regard hardi et sensuel. Il travaille bien ;
c'est pour cela qu'on le garde, malgré sa mauvaise réputa-
tion. On dit qu'il a fait de la prison pour braconnage ;
aussi reproche-t-on dans la commune à Dolet d'employer
du triste monde. Il est si endetté qu'aucun boulanger ne
lui fait plus crédit ; il boit toute sa paie et laisse sa femme
se débrouiller avec ses quatre enfants. L'aîné est Julien ;
le second va encore à l'école et, au dire de l'instituteur,
« c'est une graine d'apache ». Il y a encore une petite
fille et un petit garçon de trois ans. La femme est ime
pauvre créature, pleurante et incapable. L'année der-
nière, elle disait ne pouvoir travciiller parce que son gar-
çon de deux ans ne se laissait pas sevrer et refusait la
soupe. Il fallut que, pendant un mois, ma femme la fît
venir chaque jour pour lui montrer comment on accou-
tume un enfant à la cuillère. Il y a trois ou quatre ans,
la misère des aînés faisait pitié à tous les voisins. Ils
étaient roués de coups et allaient presque nus. Un hiver,
Rongeard qui avait pris à l'alloue des terrassements,
faisait pousser la brouette au petit Julien dont les pieds
saignaient d'engelures. Sa mère venait parfois se plaindre
de l'enfant, attribuant tous ses défauts au fait qu'elle ne
l'avait pas élevé elle-même, mais qu'il avait été confié à sa
tante : « A son âge, tous les vices qu'il a déjà ! Il en a que
je ne peux seulement pas vous dire. »
Depuis que Dolet l'avait pris à son service, ce petit me
frappait par sa mine éveillée, son joh regard, son sourire
content sitôt qu'on lui adressait la parole. Dolet ne cache
pas qu'il éprouve un certain attachement pour cet enfant.
— Je suis bien embarrassé, dit-il. On ne voudrait pas
lui nuire s'il n'a rien fait. Mais ce n'est pas lui rendre ser-
I
l'enfant qui s'accuse ■ 88i
vice non plus que de le laisser continuer. Peut-être qu'il
avouerait, s'il était questionné par les gendarmes.
— Je me demande, en effet, si ce ne serait pas encore le
meilleur parti. Qu'il ait pris ou non le porte-monnaie, il
verra du moins que ce n'est pas une plaisanterie. Il n'est
naturellement pas question de poursuites.
— Oh! Monsieur peut toujours retirer sa plainte. Et
puis, les autres domestiques voudraient que l'affaire soit
éclaircie.
— Eh bien, dis-je, le mieux est d'avertir le brigadier
et qu'il interroge vos trois domestiques.
La carriole me dépose chez moi comme on sonne pour
le déjeuner. Deux heures plus tard, ainsi que nous en
étions convenus, Dolet repart pour D... sans avoir prévenu
personne. « Hier, m'avait-il dit, j'ai cherché partout dans
sa chambre, pendant qu'il était au travail ; j'ai même
regardé dans la paille de la porcherie. Mieux vaut qu'il ne
sache rien pour qu'il n'ait pas le temps de préparer ses
réponses. Il est assez mahn pour combiner des histoires
qui aient tout l'air d'être vraies, surtout s'il est de mèche
avec son père. Il regarde toujours dans les yeux quand il
ment. »
Au commencement de l'après-midi, je me trouve des-
cendre à la ferme. Justement je croise Julien. Son pre-
mier regard, inquiet et interrogateur, me fait mauvaise
impression ; mais comme je lui dis bonjour à mon ordi-
naire, il salue avec son sourire de tous les jours.
Dolet revient me dire que les gendarmes passeront le
lendemain matin. Puis il m'amène Juhen.
— Je l'ai encore interrogé, dit-il. Il affirme que ce
n'est pas lui qui l'a pris.
56
882 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je prends une grosse voix paternelle pour lui dire :
— Voyons, mon garçon : tu as tellement l'habitude
de mentir qu'on ne te croit plus sur parole. Si tu as pris
ce porte-monnaie, rapporte-le tout simplement.
Il a un air fermé de petit paysan qui n'en dira pas plus
long qu'il ne veut.
— M'sieur Jacques, je ne l'ai pas pris.
— Je te donne jusqu'à ce soir. Je travaille dans le
jardin. Rapporte-le-moi. Personne ne te verra, et ce sera
une affaire finie. Mais je ne veux pas que tu te moques de
nous. Va, réfléchis.
Il ne reparaît pas dans la soirée. J'apprends seulement
qu'il a dit à un des autres valets de ferme :
— Celui qui a pris le porte-monnaie, il me le paiera.
Le lendemain, vers dix heures, arrivent le brigadier
et le gendarme. Je connais déjà ce dernier, un rouquin
maigre qui n'a pas l'air méchant, mais jamais je n'ai vu
le brigadier : grand, trapu, moustaches retroussées. Je
les fais entrer dans la salle à manger et je leur raconte ce
que je sais de l'histoire. On me questionne sur mes
domestiques. Je me porte garant de leur honnêteté.
Mon récit est abrégé, transposé dans le style du brigadier
et dicté au gendarme. Je signe et je laisse les deux hommes
descendre à la ferme de Maisonneuve.
Au bout de vingt minutes, le brigadier revient :
— Il a avoué... ah ça n'a pas été facile. Il est roublard.
Tout de suite j'ai voulu lui faire de l'impression : « Allons,
toi, prends tes affaires et suis-nous. » Puis dans la petite
salle de la ferme, j'ai commencé à l'interroger : « C'est
toi qui as fait le coup. Allons, avoue-le. » M. et Mme Dolet
lui disaient : « On ne veut pas te faire de mal, mais on veut
l'enfant qui s'accuse 883
savoir qui a pris le porte-monnaie. » Il n'y a rien eu à en
tirer. Alors nous lui avons dit : « Ça va bien. On va t 'in-
terroger chez le juge de paix. Tant pis pour toi. » Et nous
sommes partis avec lui. J'ai continué : « Voyons, l'as-tu
donné à quelqu'un ?» Il a fait : non. « L'as-tu caché
quelque part ? L'as-tu enfoui ?» Il a encore fait :
non. «L'as-tu jeté dans l'étang pour t'en débarrasser ? »
Alors il n'a rien répondu. Ah! j'ai senti que ça venait. Je
l'ai pressé. J'ai dit : « Oui, tu l'as jeté dans l'étang. »
J'ai vu les larmes qui lui montaient. Il a fait un signe de
tête. « C'est bien ça ? Tu l'as jeté dans l'étang ? » Alors il
a dit : « Oui. » Il est à votre barrière avec le gendarme.
Comme nous allons les rejoindre, le brigadier reprend,
avec la joie que donne un travail lestement fait :
— Oui, depuis un moment, je sentais que ça venait,
que ça montait...
Et pour mieux me faire comprendre, il respire comme
un homme qui se noie :
— C'était l'instant dont il fallait profiter... Alors je
l'ai pressé... Maintenant il pleure... Il est comme soulagé.
Le petit a quelques larmes, en effet. Mais elles semblent
arrachées par la rage d'avoir faibli, plus que par l'angoisse
ou la honte. Je lui dis :
— Pourquoi n'as-tu pas avoué tout de suite que tu
l'avais jeté dans l'étang ? On n'aurait pas fait tant d'his-
toires. Les gendarmes ne seraient pas venus. Maintenant
tout le monde le sait.
— Dis-nous à quel moment tu l'as pris? demande le
brigadier.
— En traversant la salle à manger.
— Où était le porte-monnaie ?
884 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Sul'coin de la table.
— C'est quand tu montais les colis ?
— Oui.
— Tu l'as pris tout de suite en entrant dans la maison ?
— Quand je montais le second colis.
— Pourquoi l'as-tu pris ?
— Je ne croyais pas que c'était un porte-monnaie,
je croyais que c'était un portefeuille.
— En voilà une excuse. Un portefeuille, c'est là jus-
tement qu'on met souvent le plus d'argent.
— Je ne savais pas ; je ne croyais pas qu'il y avait de
l'argent.
— Alors tu l'as mis dans ta poche ?
— Oui.
— Puis qu'est-ce que tu en as fait ?
— Je l'ai caché dans la paille du cochonnier.
— Quand l'as-tu jeté dans l'étang ?
Il a l'air de chercher.
— Voyons, à quel moment ?
— C'était... le lendemain...
— Alors jeudi, avant-hier ?
— Oui.
— A quelle heure ?
Il cherche encore.
— C'était... j'sais pas au juste... vers les huit heures...
neuf heures...
— Le soir ?
— Oui... avant le souper.
— Eh bien, nous allons descendre à l'étang. Tu vas
nous montrer l'endroit où tu l'as jeté.
Comme il faut traverser la ferme, je dis :
l'enfant qui s'accuse 885
— Laissez-le aller en avant. Ce n'est pas la peine qu'on
le voie entre deux gendarmes.
On se décide à lui laisser prendre les devants. Le bri-
gadier reprend :
— Oui, j'aurais voulu que vous entendiez cet inter-
rogatoire. Ça vous aurait intéressé. Il faut du flair, vous
savez, pour saisir le moment...
On est à l'étang. Julien longe la digue, nous conduit
à l'endroit le plus profond :
— Là, dit-il.
— C'est là que tu l'as jeté ? A quelle distance ?
— J'sais pas... je n'ai pas regardé où il est tombé.
— Ça ne peut pas être loin, fait remarquer le gen-
darme, autrement ces branches l'auraient arrêté. Montre-
nous comment tu as fait.
— J'ai d'abord mis une pierre dedans.
Etonné je lui demande :
— Une pierre de quelle taille ?
Il en ramasse une, plate, de cinq ou six centimètres
de longueur ; en effet le porte-monnaie aurait pu en con-
tenir une pareille.
— Une pierre comme ça.
L'idée de ce porte-monnaie gisant au fond de l'eau ne
veut pas entrer dans la tête des gendarmes.
— Tu avais retiré l'argent ?
— Non, je l'ai jeté tel que.
— Pourquoi as-tu fait cela ?
— J'ai eu peur qu'on le trouve.
— Par où es-tu descendu vers l'étang ?
Il montre l'avenue, par où effectivement il pouvait
descendre sans être vu ; et l'endroit de l'étang qu'il désigne
886
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
est le plus profond qu'on pouvait choisir, tout en étant
hors de vue de la maison du garde.
Nous remontons à la ferme et l'interrogatoire se
continue dans la petite salle.
— Comment est-il, ce porte-monnaie ?
— Il est... en cuir brun...
— Comment grand ?
Il montre la longueur de sa main, puis la largeur de
quatre doigts.
— A peu près... comme ça... et comme ça.
— Qu'est-ce qu'il y avait dedans ?
— Il y avait... un billet de cent francs... et une pièce
d'or...
— Un louis de dix ou de vingt francs ?
— J'sais pas.
Mme Dolet, qui est seule avec nous, s'écrie avec empor-
tement :
— Messieurs, il ment. Il ne fait que mentir. Tu ne
nous feras pas croire que tu n'as pas regardé ce qu'il y
avait dans le porte-monnaie.
Il se décide :
— Un louis de vingt francs.
— Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ? Et qu'est-
ce qu'il y avait encore ?
— Y avait une clef.
— Et quoi encore ?
— Des timbres neufs.
— C'est tout ?
— Y avait aussi une carte avec quelque chose d'écrit.
Sur quoi le brigadier rédige la déclaration que Julien
devra signer.
l'enfant qui s'accuse 887
— Tu es né quand ? Le nom de ton père ? Tu sais lire
et écrire ? « Je reconnais que mercredi dernier, en montant
des bagages à la Mattraie, j'ai pris un porte-monnaie qui
était sur le coin de la table. Je l'ai pris en montant le
second colis. J'ai cru que c'était un portefeuille. Il conte-
nait, etc. Quelques instants plus tard, je l'ai caché dans la
paille de l'étable aux porcs. Le lendemain, craignant
d'être découvert, j'ai jeté l'objet dans l'étang. » Regrettes-
tu ce que tu as fait ?
L'enfant pleure de nouveau, mais comme à regret,
sans détresse visible, sans abandon. Il fait un signe de tête.
Le brigadier dicte :
— Je regrette l'action que j'ai commise. Maintenant
signe. Tu sais signer ?
Le gendarme fait remarquer :
— Puisqu'il sait lire et écrire...
Le moment me paraît affreusement solennel. L'en-
fant s'approche et signe. Il a franchi la limite légale qui
sépare l'honnêteté du crime. Il est de l'autre côté.
Je signe à mon tour une déclaration où, invoquant les
aveux et l'âge du coupable, je prie M. le Procureur
qu'aucune suite ne soit donnée à l'affaire.
Sur le seuil, le brigadier se h vre à une dernière exhortation :
— M. Jacques a retiré sa plainte, mais n'oubhe pas
qu'il peut toujours la renouveler. Est-ce vrai ce que tu
nous as conté ? Tu as déjà menti à M. Jacques. Mais
mentir aux gendarmes, c'est encore bien plus grave.
— Oui, c'est vrai que je l'ai jeté dans l'étang.
Dans l'après-midi, je prie Dolet de lever la vanne.
Mais nous nous y sommes pris trop tard : l'étang ne sera
^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pas vide avant la nuit. Le poisson risque de crever. Il faut
refermer l'écluse et remettre nos recherches au lendemain.
Le soir, la mère Rongeard vient pleurer à la Mattraie.
— Ah! mon Dieu, quel malheur! Si c'est permis! J'ai
toujours dit qu'il ne nous donnerait que du chagrin. Il n'a
seulement pas été élevé. Ça se voit tout de suite. Voilà ce
que c'est que de l'avoir confié à sa tante...
On essaie, par de bonnes paroles, d'arrêter ce torrent.
Elle finit par s'en aller, pleurant toujours.
Comme le lendemain est dimanche de Pentecôte, les
recherches dans l'étang ont vite fait d'attirer garde, jar-
diniers, garçons d'écurie. En traversant la cour de la ferme,
je trouve Julien assis sur une chaise, devant la porte. Il
a sa belle chemise bleue du dimanche. Il semble parfaite-
ment indifférent.
— Ecoute, Julien, lui dis-je. Réfléchis encore une fois.
Ne nous fais pas vider l'étang pour rien. L'eau est froide ;
on va probablement être obligé d'y entrer. Un homme
pourrait encore y attraper du mal. Si le porte-monnaie
n'y est pas, il est encore temps de le dire.
— M'sieur Jacques, c'est comme je l'ai dit.
A l'étang, les opérations sont plus avancées que je ne
le croyais. Il y a deux ans, lors d'un curage, on a par
endroits retiré trop de vase ; l'eau est à l'étiage et il en
reste, au miHeu, près d'un mètre cinquante. Un garçon de
ferme vient d'y entrer. Tant qu'il n'en a que jusqu'aux
genoux, cela va bien ; il tâte la vase avec les mains. Mais
dès qu'il veut s'enfoncer jusqu'à la ceinture, le froid le
saisit. Au bout de quelques vaines tentatives, il faut qu'il
ressorte. Un autre essaie à son tour, sans meilleur résultat.
l'enfant qui s'accuse 889
— J'ai amené Julien ce matin pour me montrer l'en-
droit exact, me dit Dolet. Ce n'est pas tout à fait celui
qu'il avait indiqué d'abord. Et puis j'ai fait dire à Ron-
geard qu'il vienne aider. Il peut bien se remuer un peu.
Il n'est décidément pas possible de chercher à la main.
Nous construisons en treillage une sorte de drague au
moyen de laquelle nous raclons la surface de la vase.
Pendant ce temps les commentaires vont leur train :
personne ne peut admettre l'idée de cet argent jeté à
l'eau ; et ce sont des allusions couvertes à d'autres porte-
monnaie disparus, à d'autres histoires touchant les Ron-
geard. Tous les vieux soupçons qui couvaient reprennent
comme sur de l'amadou. Au bout de près de deux heures,
la drague n'a ramené que trois grosses truites. Au moment
où nous remontons, paraît Rongeard.
Il a, lui aussi, ses vêtements propres et ne semble pas
avoir songé à descendre dans l'eau. Il a déjà dû boire
une partie de sa paie d'hier soir. Sa colère doit un peu de
sa chaleur à l'alcool ; par ailleurs elle sonne faux et semble
feinte.
— Le malheureux! Le malheureux! Déshonorer ses
parents. Qu'est-ce que nous allons devenir ? Il vaudrait
bien mieux qu'il soit mort. On est des pauvres travail-
leurs, mais il n'y a jamais eu à jaser sur notre compte.
Aller voler ceux qui sont bons pour nous, ceux qui nous
donnent notre pain. Sa pauvre mère, si je ne l'avais
veillée toute la nuit, elle se serait détruite... Mais je sais
ce que je vais faire : à la prison, à la maison de correction,
et qu'il y reste jusqu'à son service militaire. Je ne veux
plus rien savoir de lui.
Je lui réponds :
890 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Vous allez me faire le plaisir de le laisser tranquille.
Ce n'est pas à la maison de correction qu'il s'améliorera.
On ne prend pas des décisions pareilles dans un moment
de colère. Il commencera par rester à la ferme jusqu'à ce
que le bruit soit passé. Après on verra.
— Mais, monsieur Jacques, s'il recommence, et si moi
j'en suis responsable... Non, il ira à la gendarmerie. Et là
il pourra raconter tout ce qu'il voudra, vous savez, tout
ce qu'il voudra.
Ces paroles sont j etées d'un air de menace. Dolet les relève :
— Qu'est-ce qu'il racontera ?
— Oh ! on verra toujours, on verra, reprend-il plus
timidement, comme s'il s'apercevait qu'il s'était défendu
trop vite contre ime accusation de complicité.
J'entre un instant à la ferme. Quand j'en ressors, le
père tient son fils par le bras et le secoue.
— Dis où tu l'as mis. Parle ou je te tue.
Les mains de l'enfant tremblent et les larmes lui vien-
nent aux yeux quand le père serre le bras trop fort. J'in-
terviens :
— Vraiment, Julien, la plaisanterie a suffisamment duré.
Le porte-monnaie n'est pas dans l'étang. Tu t'es fichu
de nous.
Mais il n'y a rien à en tirer.
— Je l'ai jeté dans l'étang... je ne peux pas dire autre
chose.
— Ne t'imagine pas que tu vas pouvoir te servir de
cet argent. On a le numéro du billet ; tu ne peux donc
rien en faire.
Il donne l'impression d'un petit paysan têtu, pour qui
cent vingt francs qu'on pourra rechercher quelque jour
l'enfant qui s'accuse 891
dans une cachette valent qu'on risque des coups et de la
prison. Il retourne à sa chambre et le père s'en va.
Dans l'après-midi, passant devant Maisonneuve, je
reconnais Julien qui regarde, dans une allée, les garçons
jardiniers jouer au bouchon. Je demande, le soir, s'il s'est
décidé à chercher lui-même dans l'étang. On me dit que
oui. Vers la fin de la journée, on l'a vu descendre à l'étang
et entrer dans l'eau ; mais personne n'était assez près
pour juger si ses recherches furent bien sérieuses. On est
indigné de son attitude indifférente. Un garçon jardinier
lui a dit, comme il venait les regarder jouer : « Tu ferais
mieux de te cacher un peu, dans ta position. » Il a répondu,
mais je ne sais trop sur quel ton : « C'est une position
comme une autre. » De plus, on vient d'apprendre que le
père est à jouer aux boules à la fête du village voisin. Le
fait parait si incroyable que, de lui-même, un des
valets de ferme prend sa bicyclette ; parmi les
joueurs, il trouve en effet Rongeard. Celui-ci le recon-
naît et lui crie : « Dis à Juhen qu'il se tienne prêt
demain à cinq heures ; j'irai le conduire à la gendar-
merie. » Tout le monde est assez irrité de l'attitude
du père et du fils. On ne sait trop comment on pourrait
intervenir.
En effet, de bonne heure, sans être même retourné chez
lui, Rongeard vient prendre son fils. Mais ils rentrent
deux heures plus tard. Puisque j'ai retiré ma
plainte, la gendarmerie refuse de se charger de
l'enfant. Tout le monde dit : « Le père et le fils
sont de mèche. Nous aurions été bien étonnés s'ils
n'étaient pas revenus. »
892 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Comme je me réveille, le mardi, ma femme me dit :
— J'ai entendu marcher cette nuit dans le jardin. Ma
première pensée a été qu'on venait mettre le feu...
Je lui fais remarquer que notre nouvelle chienne qui
couche dans la maison n'a seulement pas grogné.
Mais dans la matinée, j'entends un cri de la femme
de chambre : «Le porte-monnaie est retrouvé ! » Je descends.
Les femmes sont réimies au rez-de-chaussée, dans la
chambre d'amis que, pour la première fois depuis l'arrivée,
on s'apprêtait à nettoyer. La femme de chambre, en en-
trant, a trouvé le porte-monnaie sur la table, tout près de
la fenêtre ; celle-ci était ouverte, derrière un volet simple-
ment tiré, non fixé au crochet. Le porte-monnaie est
intact : le billet est à sa place, mais le louis est de dix francs,
non de vingt. J'examine l'apparence du maroquin. Je ne
me rappelais pas que le porte-monnaie fût si usé. Il paraît
plus poussiéreux que la table. Sur celle-ci, une curieuse
marque de pouce, comme si, de la fenêtre, quelqu'un s'était
appuyé sur la talle. Dans la petite plate-bande, large de
80 centimètres, aucune trace de pas. Il est vrai que, sans
y marcher, on peut poser le genou sur l'appui de la fenêtre,
haut seulement de 50 à 60 centimètres. Juste au pied du
mur, une branche de rosier est frcdchement cassée. J'ai
sarclé la plate-bande les jours précédents, mais je n'ai
pas souvenir de m'être avancé jusqu'au rosier.
Je cherche à m'expHquer pourquoi le volet n'était que
tiré. La femme de chambre se souvient que, le jour de
l'arrivée, ma femme lui montra cette pièce, disant qu'elle
pourrait y coucher si l'on entreprenait des réparations au
grenier. Comme il faisait très chaud, la fenêtre avait été
ouverte par Mme Dolet derrière le volet clos afin d'aérer
l'enfant qui s'accuse 893
la maison. Ma femme défit le crochet, puis comme le
volet résistait un peu, le laissa tel quel, disant que rien
ne pressait, qu'on verrait cela plus tard. Ma femme n'avait
aucun souvenir d'être entrée dans cette pièce. La bonne
affirme qu'après la disparition du porte-monnaie, elle a
fait, là aussi, des recherches minutieuses.
Ma femme a-t-elle, dans un moment de complète dis-
traction, porté dans cette chambre sa petite sacoche
porte-monnaie, et la bonne, en cherchant, n'a-t-elle pas
aperçu cet objet qui crevait les yeux ? Ou bien n'a-t-on,
en vérité, pas du tout cherché dans cette pièce ? Ou encore
une restitution a-t-elle eu heu cette nuit ? Peut-être avec
l'aide de Rongeard ? Le père et le fils ont pu se mettre
d'accord durant cette course au chef-Heu de canton.
Je remarque que la chaînette de la sacoche est rentrée
dans une pochette extérieure, juste comme ma fenmie a
l'habitude de la disposer. Mais les timbres neufs ont collé
ensemble, comme si l'objet avait séjourné dans une poche
chaude ou dans un endroit humide. Pendant le voyage,
ma femme n'avait pas la sacoche dans sa main, mais dans
son sac de voyage. Il est vrai que près d'une fenêtre
ouverte... mais il faisait sec et chaud... Rien à tirer de
ces indices contradictoires.
Je cours à Maisonneuve afin de rencontrer Julien avant
qu'il sache rien de la découverte. Il est à l'abreuvoir.
— Pourquoi, lui dis- je, nous avais-tu raconté des
histoires ? Le porte-monnaie est retrouvé.
Je l'observe avec une grande attention. Son visage
marque la surprise, mais trop discrètement pour qu'elle
soit feinte. D'ailleurs pourquoi, après ses aveux, se cache-
rait-il d'une restitution ? Il me dit lentement :
894 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Alors c'est qu'il était tombé au bord de l'étang.
— Assez de cette invention. Il n'a jamais été dans
l'eau. Tu le sais mieux que personne. Il n'a pas été retrouvé
dans l'étang.
Il demande :
— A la Mattraie ?
— Oui, à la Mattraie.
Alors il me dit :
— Je l'ai jeté dans l'herbe.
Son regard est inquiet ; des gouttes de sueur perlent
sur son front et sur son nez. Cette fois, il est visible que
son esprit bat la campagne, à la recherche de n'importe
quelle invention. Je lui dis :
— Ce n'est pas dans l'herbe qu'on l'a retrouvé.
L'enfant reste court. Je ne puis rien lui faire dire de
plus précis. Sa culpabilité me parait de plus en plus pro-
blématique. J'essaie encore de lui faire décrire le porte-
monnaie. Ce sont toujours les mêmes qualificatifs, ceux
mêmes, me semble-t-il, que lors de la disparition ma femme
a dû donner comme signalement ; car, pour faciliter les
recherches, l'objet a été décrit avec précision. Tout ce
qu'en a dit Juhen durant son interrogatoire, il a très
bien pu l'entendre. Cette fois encore, je ne puis arracher
de lui aucune remarque inédite. Je tente de le prendre par
la douceur :
— Pourquoi ne cesses- tu de nous faire des mensonges?
Dis donc les choses tout simplement comme elles sont.
On ne veut pas à toute force te condamner. Tu vois bien
qu'à la ferme on a continué à te traiter gentiment, comme
si de rien n'était.
Alors il me regarde, hésite et murmure :
l'enfant qui s'accuse 895
— Ma vraie pensée... c'est que je ne l'ai pas pris.
C'est tout. Je le quitte pour n'avoir pas l'air d'accueillir
trop facilement sa rétractation, mais j'ai peine à ne pas
être impressionné par l'accent même de cette phrase
dans laquelle l'enfant semble n'avoir placé aucun espoir,
qu'il a prononcée sans aucune insistance. On croirait
qu'il y tenait à peine.
Je raconte tous ces détails aux Dolet, aussi soucieux
que moi de toute cette aventure. La peine qu'ils ont prise
pour cet enfant les a attachés à lui. Ils ne souhaitent
que de croire à son innocence. Mais toutes les circons-
tances s'enchevêtrent de la façon la plus déroutante.
— Ainsi, dit Dolet, je lui ai fait montrer l'endroit de
l'étable où il avait, pendant un jour, caché le porte-mon-
naie, et il me désigne précisément le seul coin où je n'avais
pas cherché.
— Quelle est son attitude ?
— Comme tous les jours. Personne ne lui a fait d'en-
nuis. Il parle à table et rit comme d'habitude. On a
autant de peine à se le figurer coupable, qu'innocent
faussement accusé.
— Il ne s'est ouvert à personne au sujet des accusa-
tions portées contre lui ?
— Non, il n'en parle pas. Il faut dire qu'il n'a guère
confiance en personne. Il a peur de ses parents. Il s'ima-
gine que nous sommes contre lui.
— Oui, mais ses camarades ? J'admets très facile-
ment que le brigadier lui ait fait peur et que, dans la
crainte d'être emmené à D..., il se soit accusé, simplement
pour éviter le danger immédiat. Mais comment se fait-il
qu'un garçon aussi débrouillard, aussi hardi, n'ait pas
896 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fait un effort pour se justifier, un enfant qui, sous plus
d'un rapport, a plutôt l'expérience d'un homme ? Je
ne vois qu'une chose, c'est qu'à force d'avoir été maltraité
injustement, il n'étabht plus aucim lien entre les coups
qu'on reçoit et la faute qu'on a pu commettre. L'accusa-
tion de vol est tombée sur lui de la même façon ; il
l'accepte comme un malheur naturel.
J'écris le matin même au Procureur pour lui faire savoir
que le porte-monnaie est retrouvé ; j'ajoute que, malgré
les aveux de l'enfant, je suis obligé de considérer comme
possible que l'objet n'ait été qu'égaré; qu'on est prêt à gar-
der le jeime Julien à Maisonneuve et que je prie, une fois de
plus, qu'on veuille bien ne pas donner de suite à l'affaire.
Après dîner, Rongeard monte à la Mattraie, fort pris de
boisson :
— Le porte-monnaie est retrouvé... Je voudrais bien
savoir comment ça se fait... Ah ce malheur ! Tout le monde
en parle dans le pays. Son petit frère est maltraité à
l'école. Pour un peu il se détruirait...
C'est la même fausse violence que la première fois»
On sent, sous le ton à demi menaçant, le vague espoir
d'une petite indemnité. Pas une fois cependant, il n'essaie
de plaider l'innocence de son fils. Visiblement il n'y croit
pas. Il a cependant cette phrase :
— Il a dit à sa malheureuse mère : « Je me suis vu
pris par les gendarmes, alors j'ai dit que c'était moi. »
— Pourquoi n'est-elle pas venue nous le répéter ?
Il ne le sait pas. Il ne fait mention d'aucune confidence
de ce genre que son fils lui aurait faite à lui, pendant leur
course à D... Il préfère recourir au pathos :
l'enfant qui s'accuse 897
— Il est comme fou. On voit bien tout de suite qu'il
n'a plus sa tête. Je ne lui ai plus parlé, mais j'ai bien vu
son air, rien qu'en passant.
Fort heureusement, je suis renseigné sur le calme
stupéfiant de Julien. Je me contente de déclarer à
Rongeard : ^
— Vous pouvez dire à ceux qui jasent que Julien reste
à Maisonneuve et que vous-même vous continuez à tra-
vailler dans les bois. Au reste, il y a une séance du conseil
municipal après-demain. J'en profiterai pour déclarer
publiquement que j'admets que le porte-monnaie a été
égaré et que je considère l'incident comme clos.
Assez tard, quand je suis déjà couché, Mme Dolet
vient m 'appeler sous ma fenêtre. Elle a vu monter Ron-
geard et, comme une vache qui va vêler dans une pièce
voisine l'amène près de la Mattraie, elle passe s'enquérir
de ce qu'il me voulait. Or la chienne n'a pas le plus petit
grognement. Elle ne conndt pourtant pas plus Mme Dolet
qu'elle ne connaît Julien. Elle dort tout simplement ;
nous ne pouvons donc rien inférer du fait qu'elle n'a
pas aboyé la nuit précédente.
Deux jours plus tard, au moment où le conseil municipal
se sépare, je dis quelques mots de l'affaire. Personne
n'admet un seul instant l'hypothèse de l'innocence. On
croirait bien plus facilement à celle d'un viol ou d'un assas-
sinat. Il n'y a dans la commune qu'une opinion sur les
Rongeard et on n'a nulle intention d'en changer.
Le brigadier repasse par la Mattraie pour me parler
d'une question qui le concerne personnellement. Je lui
dis que le porte-monnaie est retrouvé, dans quelles
57
898 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
conditions, et je lui soumets l'hypothèse que l'enfant
ait pu prendre peur et s'accuser faussement.
Naturellement cette supposition ne l'enthousiasme
pas. Il veut retourner à la ferme et questionner à nouveau.
Comme je ne vois guère qu'il puisse en résulter qu'un peu
plus de bruit, je l'en dissuade.
Mais le surlendemain, me conduisant de bonne heure à la
gare pour prendre le train de Paris, Dolet me dit que le bri-
gadier, passant dans le quartier, est entré à la ferme hier soir ,
et que Julien a reconnu avoir rapporté le porte-monnaie.
— Cette fois, il s'y est pris très doucement. C'est devant
nous qu'il l'a interrogé. Il lui a dit : « Nous ne te faisons
pas peur. Ne t'occupe pas de ce que tu nous as dit l'autre
jour. Si ce n'est pas toi qui as fait le coup, tu n'as pas
besoin de t'en accuser et si tu dis différemment de
l'autre jour, il n'y a pas de mal. Voyons, l'as-tu rapporté ?»
Il a répondu : « Oui. » — « A quel moment ?» Il ne
pouvait pas préciser, mais il a répondu que ça devait être
vers les neuf heures.
— Quel air avait Julien ?
— Il est entré comme un condamné. Il semblait tout
à fait abruti.
— Il n'a rien dit d'autre ?
— Non. J'aurais voulu le forcer à donner des préci-
sions, mais les gendarmes étaient pressés et se sont con-
tentés de cette déclaration.
— Je me suis demandé, observai-je, si par hasard il
n'aurait pas envie d'aller dans une colonie pénitentiaire,
par goût du changement, ou parce qu'il croit qu'on y a
moins à faire qu'à la ferme. Sait-on ce qui peut se passer
dans sa tête ?
L*ENFANT QUI S'ACCUSE 899
— Il n'a pourtant pas l'air malheureux et tout le
monde est bon pour lui.
A mon retour de Paris, j'apprends que l'instituteur
est chargé de remplir le questionnaire d'une contre-en-
quête, et je reçois une convocation devant le juge de paix.
Décidément, cela s'aggrave. Dolet et sa femme se tour-
mentent autant que moi de cette histoire. Quelle redou-
table machine que la Justice ! On la met en branle presque
sans s'en douter, et plus moyen de la retenir. Depuis un
mois, nous ne sommes occupés qu'à débrouiller le cas du
petit Julien. Il est d'une complication peu commune ;
mais est-ce sûr que de telles obscurités soient si rares?
Et qui a le temps de les tirer au clair? Cet enfant n'est
entouré que de gens qui lui veulent du bien ; que serait-ce
si un seul d'entre nous avait à son égard la moindre dis-
position hostile ? Il est trop évident qu'avec le tour
qu'a pris l'affaire, si l'on n'intervient énergiquement,
l'enfant n'a plus aucune chance de salut.
Au cours des jours suivants, nul fait nouveau, sinon
ce curieux détail que me signale Dolet. Julien ayant
manifesté l'envie d'écrire à l'ancien gardien de la ferme,
avec lequel il était en confiance, on pensa que cette lettre
pourrait fournir quelque indication et l'on pria le gar-
dien de la renvoyer. Elle ne contenait pas un mot au sujet
du vol ni de la fausse accusation. Rien que des potins,
et la plupart imaginaires : « La gardienne actuelle était
maltraitée ; tout le personnel voulait s'en aller et lui-
même pensait quasiment à faire la même chose... »
Ceci encore : Tandis qu'on faisait les foins, Dolet le
voyant à l'écart et tranquille, s'approcha de lui et affec-
900 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tueusement lui dit qu'il voudrait bien savoir enfin la
vérité. Avait-il oui ou non pris le porte-monnaie. Julien
répondit :
— Je ne l'ai seulement jamais vu.
Puisque nous sommes convoqués ensemble devant le
juge de paix, j'emmène Julien avec moi en tacot. Nous
sommes seuls l'un à côté de l'autre ; il ne semble pas
méfiant. Je profite de ces quelques moments pour lui
recommander de n'en pas dire plus qu'il n'a fait réelle-
ment. On ne lui demande pas de s'accuser, mais de dire
simplement ce qu'il sait. Personne ne lui veut de mal, etc.
Dolet lui a fait les mêmes recommandations avant le
départ. Je n'ose vraiment pas lui préparer davantage ses
réponses, tant son rôle est désormais facile.
Arrivé à D., j'ai un instant de conversation avec le
grefiQer qui est jeune, aimable et semble ouvert. Puis le
juge de paix arrive. C'est un petit homme de soixante-
cinq ans, dans le visage de qui l'on ne remarque que les
globes des yeux passablement saillants. On le dit indulgent.
Il ordonne à Julien d'aller s'asseoir sur une chaise, dans
le couloir, et j'entre dans les explications les plus détaillées.
Je complète ma première déposition, je la rectifie sur une
série de points qui n'ont été précisés que depuis. J'indique
toutes les contradictions de l'enfant. J'insiste à l'excès
sur la distraction possible de ma femme, sur la hardiesse
que supposerait la restitution, bref je rédige un plaidoyer
selon toutes les règles. Il me semble avoir persuadé le
greffier, mais je vois bien que le juge reste sceptique. Je
sors en lui laissant, avec le vrai porte-monnaie, mon carnet
de poche, pour qu'il essaie si JuHen ne s'y trompera pas.
l'enfant qui s'accuse 901
Je passe un quart d'heure au bureau de poste, puis
reviens au greffe. Le juge aussitôt me fait entrer dans la
salle.
— Il dit que c'est lui, il affirme que c'est lui qui l'a
rapporté.
Cette fois les bras m'en tombent.
— Restez dans la salle, vous allez voir. Ou bien c'est
un fou, ou je n'y comprends rien.
Et il continue l'interrogatoire :
— Avez-vous rencontré quelqu'un ?
— Non.
— Sur quelle table avez-vous remis le porte-monnaie ?
— Là où je l'avais pris.
J'interromps :
— Mais ce n'est pas l'endroit où on l'a trouvé.
— C'est la réponse qu'il nous fait depuis le commen-
cement, dit le juge. Il l'a remis là où il l'avait pris.
Cette fois aucun doute n'est plus possible : l'enfant
invente ; et il invente ce qui lui semble l'aveu le moins
compromettant. Cela saute aux yeux. Mais comment
faire comprendre au juge l'absurdité de cette réponse.
Il faudrait un plan de la maison. Tout ce que je dis ne
l'intéresse pas. Alors j'essaie, par une autre voie, de sur-
prendre un flagrant délit de mensonge.
Je désigne mon portefeuille en peau de truie qui se
trouve toujours sur le bureau.
— Non, fait le juge, je ne le lui ai pas encore montré
Il le prend et le tend à Julien :
— Tu le reconnais bien ?
Mais l'enfant ne s'y laisse pas prendre :
— Non, il était marron.
gOZ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Alors on lui montre le porte-monnaie.
— Oui, c'est celui-là. Il y a une chaîne.
— Vous voyez bien, dit le juge : il le connaît.
A mon tour, je prends le porte-monnaie :
— Montre comment tu l'as ouvert.
Il faut pousser vers le bas un petit bouton orné d'une
perle. L'enfant voit bien que c'est sur le bouton qu'il faut
agir. Il le pousse vers le haut, à droite, à gauche. A
la fin, il essaie de tirer sur le cuir. Je suis obligé de
l'arrêter :
— Ne le déchire pas.
Il me semble manifeste qu'il n'a jamais ouvert ce porte-
monnaie. Mais à cet instant même, il a une phrase qui
déroute tout bon sens, tant elle suppose que l'enfant est
h57pnotisé par son rôle de coupable :
— Cette fois, ça ne veut pas s'ouvrir.
Au même instant, inconsciemment, sa main pousse le
bouton dans la bonne direction et le porte-monnaie
s'ouvre.
Le juge dicte au greffier :
— Le porte-monnaie lui étant présenté, il l'a reconnu
parfaitement et l'a ouvert sans difficulté.
Nous protestons. Il rectifie :
— « Après quelques difficultés ».
Le greffier me fait un signe désespéré. L'opinion du
juge est faite depuis le commencement.
Alors j'essaie de contraindre l'enfant à se couper. Je
lui montre dans le porte-monnaie un menu échantillon
de fourrure qui s'y trouve je ne sais comment depuis
longtemps, et dont personne n'a songé à parler dans les
signalements qu'on a donnés.
l'enfant qui s'accuse 903
— Est-ce que ça y était ?
Il évite le piège sauveur avec un flair de petit sau-
vage :
— Je ne sais pas... Je n'ai pas longtemps regardé.
Je reviens à l'argument décisif : l'endroit de la resti-
tution :
— Par quelle porte du jardin es-tu entré ? Celle de
devant ou celle de derrière ?
— Celle de derrière.
— Et la fenêtre où tu dis que tu as remis le porte-
monnaie, était-elle du même côté, c'est-à-dire sur le
derrière de la maison, ou de l'autre côté, c'est-à-dire sur
le devant ?
— Sur le derrière.
— Messieurs, vous voyez bien que nous sommes en
plein roman. Cet enfant parle de la seule pièce de ma mai-
son qu'il connaisse, la salle à manger, qui est fort loin de
la chambre d'amis. La fenêtre en est inaccessible, à un
mètre cinquante du sol, derrière une plate-bande touffue.
Il aurait fallu faire une escalade et entrer dans la pièce,
car la table est encore fort loin de la fenêtre. Celle-ci
est toujours fermée le soir. Ce récit ne tient pas
debout.
Le juge lève les bras au ciel :
— Mais alors c'est de la mystique, de la mystique...
C'est l'affaire des aliénistes... Lombroso...
Il pose une dernière question :
— Y avait-il de la lumière dans cette chambre ? A
neuf hexires on n'est pas couché.
' — Non, il n'y en avait pas... mais il y avait un peu
de limiière qui venait de la cuisine.
904 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Une telle ingéniosité à se perdre me laisse confondu et
à bout d'arguments.
— Vous n'avez rien à modifier à vos déclarations ?
L'enfant fait un vague signe. Le juge dicte :
— « Je maintiens toutes mes déclarations. »
On va signer... Mais depuis un moment, le juge regarde
sa montre avec agitation. Sa patience est épuisée depuis
longtemps, et l'obstination que j'apporte lui est incompré-
hensible.
— Vous m'excuserez une seconde, dit-il.
Pendant les quelques minutes qu'il nous laisse seuls
nous tentons un dernier effort. Le greffier me paraît
décidément convaincu.
— Il a récité une leçon, me dit-il, et le juge l'a
tout de suite traité en coupable. Il n'a eu qu'à répondre
par oui ou par non aux questions qui lui étaient
posées.
Puisque l'enfant refuse de saisir toutes les perches
qu'on lui tend, il faut le soulever sur un radeau. Nous le
raisonnons doucement.
— Pourquoi inventes-tu à plaisir ? Tout cela, ce sont
des mensonges. Tu n'as pas besoin d'avoir peur. Le juge
est parti. Est-ce qu'on t'a dit de t'accuser ? Est-ce que
celui qui a pris le porte-monnaie te force à dire que c'est
toi ? Est-ce qu'on t'a promis de l'argent pour le dire ?
Est-ce qu'on t'a menacé ? Est-ce que c'est un de tes cama-
rades ?
Il semble complètement abruti. On dirait qu'il cherche,
un instant, qui il pourrait accuser. Puis il finit par
dire :
— Je ne sais pas qui l'a pris.
l'enfant qui s'accuse 905
— Alors ce n'est pas toi ?
— Non, ce n'est pas moi.
Enfin ! Mais cette phrase lui est arrachée comme à
d'autres l'aveu d'un crime. Il était temps ; le juge
rentre.
— Il dit maintenant qu'il ne l'a pas pris du tout, fait
le greffier joyeusement.
Cette fois le juge en a assez. Les yeux lui sortent de la
tête. Il se tourne vers Julien :
— Alors vous venez déclarer ex abrupto que votre
déposition était erronée.
L'enfant, complètement hagard, fait oui de la tête,
bien qu'il n'ait compris ni ce que signifie « ex abrupto »,
ni — ce qui est plus grave — « erronée ». La moitié des
questions n'ont-elles pas dû lui échapper de la même
manière ?
— Pourquoi avez- vous dit que vous l'aviez pris ?
— J'ai eu peur...
Le juge dicte au greffier une courte déclaration, où
l'enfant se rétracte. On signe. Le juge aimablement m'ac-
compagne jusqu'au tacot en parlant d'autre chose.
Puis au dernier moment, d'un ton paternel et comme pour
me montrer qu'il n'est pas dupe de mon excès d'indul-
gence :
— Il n'y a aucun doute sur le fait matériel, aucun
doute.
Consterné de la tournure qu'a prise l'interrogatoire, je
brusque un peu l'enfant dans l'auto :
— Tu peux te vanter d'avoir été mahn. Pourquoi as-
tu raconté tout ça ?
Mais je ne puis rien en tirer.
906 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le lendemain je vais, sur la demande du juge, récla-
mer au maire la feuille de la contre-enquête. Justement il
allait l'envoyer. Il me la montre. Seules y sont impor-
tantes les déclarations des deux instituteurs qui ont eu
affaire à Julien. Celui de Courville dit qu'il ne l'a connu
que peu de temps, mais qu'il n'a jamais eu à se plaindre
de lui ; celui de Rauval au contraire déclare qu'il l'a tou-
jours considéré comme un enfant anormal et singulier,
que Julien a volé im porte-monnaie à Rauval et que son
oncle a dû restituer la somme. Cette fois, c'est le coup de
grâce, car si l'affaire est poursuivie, rien ne prévaudra
contre un tel précédent.
Aussi je pars sur-le-champ pour P... où je vais voir le
juge d'instruction. C'est un honrnie jeime, intelligent.
Nous sommes sauvés. Tout de suite la question est placée
sur son vrai terrain. Le juge d'instruction s'intéresse à la
criminalité enfantine; au bout d'un quart d'heure j'ai
gagné ma cause. Il me promet d'examiner l'affaire de
très près. Selon toute vraisemblance elle sera classée;
on se contentera d'ime forte admonestation.
Un mois plus tard, Julien est convoqué devant le tri-
bunal de P. On le laisse s'y rendre seul. C'est la première
fois, paraît-il, qu'il prend le chemin de fer. On pense qu'il
rentrera vers deux heures. A six heures du soir il n'est pas
encore de retour. On commence à chuchoter: « Parbleu, il
s'est sauvé. » Dolet, qui comptait sur lui pour faner, est
de mauvaise humeur. Moi, je ne suis pas tranquille: avec
ces sacrées enquêtes et ces tribunaux, est-ce qu'on sait
jamais? Je redescends à Maisonneuve après mon dîner.
JuHen sort justement de table. Je l'appelle :
l'enfant qui s'accuse 907
— Eh bien ?
— On m'a fait signer.
— C'est tout ?
— Oui, on m'a dit que c'était fini.
— Et alors, qu'est-ce que tu as fait pendant toute
l'après-midi ?
— J'ai rencontré à P... un camarade. Comme il avait de
quoi, on a pris le train.
— En voilà tme idée! C'était bien le jour. Et où avez-
vous été ?
— On a passé l'après-midi au bord de la mer.
Il est parfaitement heureux de sa journée.
JEAN SCHLUMBERGER
9o8
POESIE ET MEMOIRE
Les regards perdus dans la fourrure de ces blaireaux et
renards alternés dont les gueules s'affrontent au centre
du tapis, je goûte l'heureuse fatigue d'une journée de
chasse et j'écoute la fille du gentilhomme fermier, qui
s'est assise au piano.
En attendant le dîner, dont les prémices odorants leur
viennent par bouffées, les chasseurs donnent quelques
minutes d'attention courtoise à la demoiselle de céans.
Elle vient d'ouvrir sur le pupitre un ancien recueil de
romances. Un poète aux cheveux orageux, aux pantalons
à sous-pieds, y rêve à la cime d'un rocher romantique.
Des amants de keepsake lèvent des yeux extasiés vers le
gris clair de lune des lithographies. Dans ce manoir nor-
mand, le fox-trott, le tango n'ont pas pénétré, ni même
les valses lentes du temps de la dernière Exposition uni-
verselle.
Et voici qu'elle chante, d'une voix fruste et fraîche
de couventine. Dans le salon où le soir est entré, où les
ors des cadres Louis-Philippe se teignent d'un reflet
mourant de l'astre en flammes, les vers divins ont pris
leur vol :
Ainsi toujours poussé vers de nouveaux rivages
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,..
POÉSIE ET MÉMOIRE 909
Les hommes qui sont là se souviennent vaguement de
l'âge où, collégiens en vacances, ils admiraient quelque
amie de leur mère, une brune qui n'était pas du pays, et
qui chantait cette même mélodie, avec l'ardeur trouble
d'une Emma Bovary. Par un signe d'attention, par une
lueur au fond des yeux, chacun témoigne du pouvoir
charmant des rengaines heureuses, dont on a tort de rire
et qu'il ne faut pas mépriser.
Seul un métal précieux et rare peut rester sous la mer
longtemps sans s'altérer; de même, sous l'alluvion de
calculs, de peines et d'oubUs que les jours y déposent, au
fond de la mémoire, un beau vers luit comme un trésor
perdu. Elles ne sont presque jamais indifférentes, ces
choses qui sont, comme disent les conférenciers, « dans
toutes les mémoires ». Celles qui sont aujourd'hui sur
toutes les lèvres n'ont pas encore dépouillé la saveur de
mode qui peut-être est tout leur mérite, et qui ne les fera
pas vivre au delà d'un engouement passager. Comptez
les chansons qui demeurent, les vaudevilles dont on ne se
dégoûte pas, après les avoir chantés. Ils sont rares ; il en
est pourtant.
Nous revenions, une jeune amie et moi, d'une prome-
nade à bicyclette. C'était un soir de la moisson ; nous
avions dû descendre de machine pour laisser passer un
de « ces grands chars gémissants » sous leur richesse
dorée. Les enfants et les jeunes filles, juchés sur ce dôme
magnifique, chantaient en chœur. Ces solennités cham-
pêtres que chaque été ramène prolongent la vie des
traditions : pour les foins, pour la moisson, pour les
vendanges, il est des chansons rituelles dans les provinces
françaises. Mais comment dire avec quelle émotion je
910 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
reconnus, sous le déguisement aimable de l'accent
cauchois, le refrain de la villanelle de Philippe Desportes :
... Jamais girouette légère
Au vent sitôt ne se vira,
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s'en repentira.
Heureux chef-d'œuvre qui traversa plusieurs siècles
sans rien perdre de sa fraîche odeur. Ma jeune compagne
ignorait les vers de Desportes. Elle était, comme moi,
contemporaine de ces fâcheux recueils de morceaux
choisis, où les productions de MM. Autran, Lacaussade,
de Laprade et Emmanuel des Essarts tenaient une place
excessive, et de ces professeurs de seconde qui nous fai-
saient plus volontiers apprendre les sonnets de M. de
Hérédia que ceux de Voiture ou de Tristan rHermite.
C'était ce qu'ils appelaient sacrifier au modernisme.
Donc, tout en pédalant de compagnie, je racontai à
mon amie comment la villanelle dont elle venait d'en-
tendre le refrain dans la bouche des Heuses de gerbes,
était celle-là même que le duc de Guise chantait à sa
maîtresse, la nuit qu'il fut assassiné, au château de Blois»
Et je la lui récitai tout entière. Et je n'ai pas oubHé la
mélancolie qui voila son front de flirteuse intrépide
lorsque j'en fus à la strophe si touchante :
Oii sont tant de promesses saintes,
Tant de pleurs versés en partant,
Est-il vrai que ces tristes plaintes
Sortissent d'un cœur inconstant ?...
POÉSIE ET MÉMOIRE ÇII
Croit-on que des œuvres de mince valeur artistique
puissent résister à plusieurs lustres de tradition orale ?
Les chansons de Béranger, qui ne sont pas sans mérite
pourtant, fournissent la preuve du contraire. Tout le
monde les a chantées et personne ne les sait plus. Seul,
un vieux notaire de campagne, après boire, fredonne
encore parfois les stances fameuses:
Vous vieillirez, 6 ma jeune maîtresse...
Ainsi la sélection de la mémoire vulgaire confirme
l'opinion des bons juges selon qui ce poète ne fut jamais
mieux inspiré que par un thème banal de la poésie éro
tique.
♦
Il y a quelques années, le journal V Intransigeant
demanda à ses lecteurs de citer « le plus beau vers ». Le
résultat de ce référendum est curieux à consulter. Les
jeunes gens choisirent des vers purement descriptifs,
et les écrivains, en majorité, des vers pleins d'images.
D'autres, accordant leur préférence à des vers d'idées,
sont moins nombreux, mais leurs noms se trouvent être
aujourd'hui ceux d'auteurs estimés. Enfin, comme il sied,
les « enquêtes » d'un certain âge marquaient ime prédi-
lection pour les vers tournés en forme de maximes, les vers
dorés.
On entend dire maintenant qu'il n'y a pas de beau
vers isolé, que cela n'est d'aucun intérêt, qu'il faut con-
sidérer l'œuvre, le poème dans son ensemble. C'est le
point de vue critique, mais on peut envisager aussi la
912 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mémoire poétique moyenne d'une époque, d'une
nation.
Les anthologies, dont on a fait un grand abus, sont
passées de mode, mais il n'est pas sûr qu'on lise davan-
tage les œuvres complètes. C'est une question de décider
quelle destinée est plus enviable du poète d'anthologie
ou du poète de bibliothèque, de celui qui n'a laissé qu'un
vers (comme l'auteur de « le Trident de Neptune est le
sceptre du monde ») ou de l'auteur d'un gros livre dont
chacun sait le nom et que personne ne lit plus. Racan
est immortel et pourtant, à part deux pièces célèbres,
il est iUisible.
Je ne voudrais pas causer à M. Paul Souday une peine
même légère, mais je me demande si le nom de Victor
Hugo, poète, serait dans cent ans autre chose qu'une ins-
cription sur un vaste monument que tout le monde salue
en passant et qu'on ne visite guère, s'il n'était associé au
souvenir d'Oceano nox et d'une dizaine de « rengaines »
inoubliables.
Il y a quelque chose de tendre et d'amoureux dans cette
expression : savoir par cœur. Diderot disait en parlant
d'une élève qu'on l'avait prié d'instituer dans les bonnes
lettres et qui trompait ses soins : « Que voulez-vous que
je lui apprenne, elle ne m'aime pas ! »
Comment, aussi, retenir « par cœur » ce que le cœur
n'a point senti.
Le moment est proche où les chefs-d'œuvres de
l'antiquité ne seront plus guère connus que par des
citations de référence. Je serais curieux de savoir
si parmi les hommes politiques interrogés par le Figaro,
en dehors des deux ou trois lettrés dont la réputation est
POÉSIE ET MÉMOIRE 913
établie, il s'en trouve qui aient cité de mémoire un vers
de Chénier... sans recourir à leur bibliothèque.
Le poète contemporain le plus lu, surtout par les
femmes, est sans doute Albert Samains. Dans l'œuvre
de ce poète, si riche en beaux vers descriptifs, on trou-
verait difficilement un vers animé de cette vie émou-
vante qui est un gage de durée. Mais dans un siècle,
peut-être qu'une jeune fille se reprendra à feuilleter un
album de musique et chantera, siu: les rythmes faciles
de M. Gabriel Fauré :
Voici que les jardins de la nuit vont fleurir...
Les deux genres de poésie qui se gravent le mieux dans
la mémoire sont justement ceux que nos contemporains
ont négligés volontairement. Les uns ont pris à la lettre
le conseil de Verlaine, et ayant « tordu son cou » à l'Elo-
quence ont servi, en son heu et place, une muse bégayante;
les autres, par un souci d'originalité extérieure, ont fui les
rythmes chantants et les cadences trop nettes. Parfois,
un souci d'art très noble, une conscience scrupuleuse
dictaient cette attitude. On a tort de regarder comme
futiles les questions de prosodies et les controverses
auxquelles elles donnent lieu. Dans les Notes sur la tech-
nique poétique, de MM. Ch. Vildrac et G. Duhamel, qui
sont intéressantes à plus d'un titre, on saisit très bien les
dégoûts, les aspirations et les intentions de toute une
génération de poètes qui débutaient alors dans les lettres.
Rien de plus instructif que ce genre d'ouvrage ; il faudrait
qu'il en parût un tous les dix ans, de même valeur, où
des poètes tâcheraient à justifier leur technique et à
58
914 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'accorder à l'esprit et au nombre de la langue. Les auteurs
du livre cité plus haut n'écriraient peut-être pas exacte-
ment les mêmes choses, aujourd'hui. Il apparaît que la
poésie qui se confondait à l'origine avec la musique, tend
à se différencier de plus en plus. Mais un art est toujours
influencé par les modes qui régnent dans un art voisin.
Il est aisé de voir que l'impressionnisme s'est propagé à
travers diverses formes d'art, mais presque impossible
d'en discerner le point de départ.
Beaucoup de tentatives récentes donnent l'impression
d'un effort d'illusion et de remplacement. Le besoin de
nouveauté est naturel et fécond, mais ne pouvant se
satisfaire aisément dans le domaine de la pensée et du
sentiment, il se tourne vers l'expression ; aussi est-il
encHn à se satisfaire de ces artifices de typographie qui
trompent une curiosité superficielle.
C'est pourquoi l'on est amené à se demander s'il est
juste de voir, dans l'instinctive fidélité que garde la
mémoire aux formes anciennes des vers français, ime simple
routine de l'esprit. Ne serait-ce pas un hommage involon-
taire rendu à leur excellence? Dans cette hypothèse,
beaucoup de tentatives s'exerceraient en dehors ou con-
trairement à l'esprit d'ime langue dont toute l'histoire
n'est qu'une longue sélection des formes les plus favorables
à sa nature. On les croit desséchées, mais c'est peut-être
seulement qu'elles sont vides. Ce serait alors non plus de
nouveautés techniques, mais d'une rénovation du senti-
ment et, partant, des modes d'interprétation collective
des thèmes éternels qu'on devrait attendre un soulè-
vement lyrique comparable à celui du romantisme ?
Quoi qu'il en soit, la mémoire poétique est un phéno-
POÉSIE ET MÉMOIRE 915
mène de représentation lié à certaines mesures sonores ;
on peut lui demander d'en retenir de compliquées, mais
non d'incertaines et changeantes, ou trop personnelles.
La poésie s'est rapprochée des autres arts pour reprendre
contact avec la vie, mais elle doit se repUer sur elle-même
pour ressaisir la notion de ses prestiges essentiels et pour
pousser, à travers la curiosité des lecteurs ou l'information
des lettrés, des pointes lumineuses qui gravent dans la
mémoire populaire des inscriptions ineffaçables.
On connaît cette belle pièce qui ouvre la Vie unanime
de M. Jules Romains, et l'émouvante image du futur
lecteur inconnu qu'anime le double rythme du train qui
l'emporte et du poème qu'il ht.
Il faut souhaiter aux vers de M. Jules Romains et de
ses pairs un destin plus rare, celui des vers que l'on se
chante à soi-même, par cœur, pour accompagner une
promenade solitaire, pour bercer un profond chagrin,
ou donner des ailes à la joie, une cadence au plaisir.
ROGER ALLARD
9i6
LA SYMPHONIE PASTORALE^
SECOND CAHIER
25 Avril
J'ai dû laisser quelque temps ce cahier.
La neige avait enfin fondu, et sitôt que les routes furent
redevenues praticables, il m'a fallu m'acquitter d'im
grand nombre d'obligations que j'avais été forcé de re-
mettre pendant le long temps que notre village était
resté bloqué. Hier seulement, j'ai pu retrouver quelques
instants de loisir.
La nuit dernière j'ai relu tout ce que j'avais écrit ici...
Aujourd'hui que j'ose appeler par son nom le senti-
ment si longtemps inavoué de mon cœur, je m'explique
à peine comment j'ai pu jusqu'à présent m'y méprendre ;
comment certaines paroles d'Amélie que j'ai rapportées,
ont pu me paraître mystérieuses ; comment, après les
naïves déclarations de Gertrude, j'ai pu douter encore
si je l'aimais. C'est que, tout à la fois, je ne consentais
point alors à reconnaître d'amour permis en dehors du
mariage, et que, dans le sentiment qui me penchait si
passionnément vers Gertrude, je ne consentais pas à recon-
naître quoi que ce soit de défendu.
I. Voir la Nouvelle Revue Française du i«' octobre 191 9
LA SYMPHONIE PASTORALE 917
La naïveté de ses aveux, leur franchise même me rassu-
raient. Je me disais : c'est une enfant. Un véritable amour
n'irait pas sans confusion, ni rougeurs. Et de mon côté
je me persuadais que je l'aimais comme on aime un en-
fant infirme. Je la soignais comme on soigne un malade,
— et d'un entraînement j'avais fait une obligation mo-
rale, im devoir. Oui, vraiment, ce soir même où elle me
parlait comme j'ai rapporté, je me sentais l'âme si légère
et si joyeuse que je me méprenais encore, et encore en
transcrivant ces propos. Et parce que j'eusse cru répré-
hensible l'amour, et que j'estimais que tout ce qui est
répréhensible courbe l'âme, ne me sentant point l'âme
chargée je ne croyais pas à l'amour.
J'ai rapporté ces conversations non seulement telles
qu'elles ont eu lieu, mais encore les ai-je transcrites dans
une disposition d'esprit toute pareille ; à vrai dire ce
n'est qu'en les relisant cette nuit-ci que j'ai compris...
Sitôt après le départ de Jacques — auquel j'avais
laissé Gertrude parler, et qui ne revint que pour les der-
niers jours de vacances, affectant ou de fuir Gertrude
ou de ne lui parler plus que devant moi — notre vie avait
repris son cours très calme. Gertrude, ainsi qu'il était
convenu, avait été loger chez Mademoiselle Louise, où
j'allais la voir chaque jour. Mais, par peur de l'amour
encore, j'affectais de ne plus parler avec elle de rien qui
nous pût émouvoir. Je ne lui parlais plus qu'en pasteur,
et le plus souvent en présence de Louise, m'occupant
surtout de son instruction religieuse et la préparant à
la communion qu'elle vient de faire à Pâques.
Le jour de Pâques j'ai, moi aussi, communié.
9l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il y a de cela quinze jours. A ma surprise, Jacques,
qui venait passer une semaine de vacances près de nous,
ne m'a pas accompagné auprès de la Table Sainte. Et
j'ai le grand regret de devoir dire qu'Amélie, pour la
première fois depuis notre mariage, s'est également abs-
tenue. Il semblait qu'ils se fussent tous deux donné le
mot et eussent résolu par leur défection à ce rendez-
vous solennel, de jeter l'ombre sur ma joie. Ici encore
je me félicitai que Gertrude ne pût y voir, de sorte que
je fusse seul à supporter le poids de cette ombre. Je con-
nais trop bien Amélie pour n'avoir pas su voir tout ce
qu'il entrait de reproche indirect dans sa conduite. Il
ne lui arrive jamais de me désapprouver ouvertement,
mais elle tient à me marquer son désaveu par ime sorte
d'isolement.
Je m'affectai profondément de ce qu'un grief de cet
ordre — je veux dire : tel que je répugne à le considérer
— pût incliner l'âme d'Amélie au point de la détourner
de ses intérêts supérieurs. Et de retour à la maison je
priai pour elle dans toute la sincérité de mon cœur.
Quant à l'abstention de Jacques, elle était due à de
tout autres motifs et qu'une conversation, que j'eus avec
lui peu de temps après, vint éclairer.
3 Mai
L'instruction religieuse de Gertrude m'a amené à
relire l'Evangile avec un œil neuf. Il m'apparaît de plus
en plus que nombre des notions dont se compose notre
foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ, mais
des commentaires de saint Paul.
Ce fut proprement le sujet de la discussion que je viens
LA SYMPHONIE PASTORALE 9I9
d'avoir avec Jacques. De tempérament un peu sec, son
cœur ne fournit pas à sa pensée aliment suffisant ; il
devient traditionaliste et dogmatique. Il me reproche
de choisir dans la doctrine chrétienne « ce qui me plait ».
Mais je ne choisis pas telle ou telle parole du Christ.
Simplement, entre le Christ et saint Paul, je choisis
le Christ. Par crainte d'avoir à les opposer, lui se refuse
à dissocier l'un de l'autre, se refuse à sentir de l'un à
l'autre une différence d'inspiration, et proteste si je lui
dis qu'ici j'écoute un homme tandis que là j'entends
Dieu. Plus il raisonne, plus il me persuade de ceci : qu'il
n'est point sensible à l'accent uniquement divin de la
moindre parole du Christ.
Je cherche à travers l'Evangile, je cherche en vain
commandement, menace, défense... Tout cela n'est que
de saint Paul. Et c'est précisément de ne le trouver
point dans les paroles du Christ, qui gêne Jacques. Les
âmes semblables à la sienne se croient perdues, dès qu'elles
ne sentent plus auprès d'elles tuteurs, rampes et garde-
fous. De plus elles tolèrent mal chez autrui une liberté
qu'elles résignent, et souhaitent d'obtenir par contrainte
tout ce qu'on est prêt à leur accorder par amour.
— Mais, mon père, me dit-il, moi aussi je souhaite
le bonheur des âmes.
— Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission.
— C'est dans la soumission qu'est le bonheur.
Je lui laisse le dernier mot parce qu'il me déplaît d'er-
goter ; mais je sais bien que l'on compromet le bonheur
en cherchant à l'obtenir par ce qui doit au contraire
n'être que l'effet du bonheur — et que s'il est vrai de
penser que l'âme aimante se réjouit de sa soumission
920 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
volontaire, rien n'écarte plus du bonheur qu'une sou-
mission sans amour.
Au demeurant, Jacques raisonne bien, et si je ne souf-
frais de rencontrer, dans un si jeune esprit, déjà tant de
raideur doctrinale, j'admirerais sans doute la qualité
de ses arguments et la constance de sa logique. Il me
paraît souvent que je suis plus jeime que lui ; plus jeune
aujourd'hui que je n'étais hier, et je me redis cette parole :
« Si vous ne devenez semblables à des petits enfants,
vous ne sauriez entrer dans le Royaume. »
Est-ce trahir le Christ, est-ce diminuer, profaner l'Evan-
gile que d'y voir surtout une méthode pour arriver à la
vie bienheureuse ? L'état de joie, qu'empêchent notre
doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est vm
état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable
de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire
de Gertrude m'en apprend plus là-dessus, que mes leçons
ne lui enseignent.
Et cette parole du Christ s'est dressée lumineusement
devant moi. « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point
de péché. » Le péché, c'est ce qui obscurcit l'âme, c'est
ce qui s'oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude,
qui rayonne de tout son être, vient de ce qu'elle ne con-
naît point le péché. Il n'y a en elle que de la clarté, de
l'amour.
J'ai mis entre ses mains vigilantes les quatre évangiles,
les psaumes, l'apocalypse et les trois épîtres de Jean où
elle peut lire : « Dieu est lumière et il n'y a point en lui
de ténèbres » comme déjà dans son évangile elle pouvait
entendre le Sauveur dire : « Je suis la lumière du monde ;
celui qui est avec moi ne marchera pas dans les ténèbres ».
LA SYMPHONIE PASTORALE 921
Je me refuse à lui donner les épîtres de Paul, car si, aveu-
gle, elle ne connaît point le péché, que sert de l'inquiéter
en la laissant lire : « Le péché a pris de nouvelles forces
par le commandement » (Romains VII, 13) et toute la
dialectique qui suit, si admirable soit-elle ?
8 Mai
Le docteur Martins est venu hier de la Chaux -de-Fonds.
Il a longuement examiné les yeux de Gertrude à l'ophtal-
moscope. Il m'a dit avoir parlé de Gertrude au docteur
Dufour, le spécialiste de Lausanne, à qui il doit faire
part de ses observations. Leur idée à tous deux c'est
que Gertrude serait opérable. Mais nous avons convenu
de ne lui parler de rien tant qu'il n'y aurait pas plus de
certitude. Martins doit venir me renseigner après con-
sultation. Que servirait d'éveiller en Gertrude un espoir
qu'on risque de devoir éteindre aussitôt ? — Au surplus,
n'est-elle pas heureuse ainsi ?...
10 Mai
A Pâques Jacques et Gertrude se sont revus, en ma
présence — du moins Jacques a revu Gertrude et lui a
parlé, mais rien que de choses insignifiantes. Il s'est mon-
tré moins ému que je n'aurais pu craindre, et je me per-
suade à nouveau que, vraiment ardent, son amour n'aurait
pas été si facile à réduire, malgré que Gertrude lui ait
déclaré, avant son départ l'an passé, que cet amour devait
demeurer sans espoir. J'ai constaté qu'il vousoie Gertrude
à présent, ce qui est certainement préférable ; je ne le
lui avais pourtant pas demandé, de sorte que je suis
922 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
heureux qu'il ait compris cela de lui-même. Il y a incon-
testablement beaucoup de bon en lui.
Je soupçonne néanmoins que cette soumission de
Jacques n'a pas été sans débats et sans luttes. Le fâcheux,
c'est que la contrainte qu'il a dû imposer à son cœur,
à présent lui paraît bonne en elle-même ; il la souhai-
terait voir imposer à tous ; je l'ai senti dans cette dis-
cussion que je viens d'avoir avec lui et que j'ai rapportée
plus haut. N'est-ce pas La Rochefoucauld qui disait que
l'esprit est souvent la dupe du cœur ? Il va sans dire
que je n'osai le faire remarquer à Jacques aussitôt, con-
naissant son humeur et le tenant pour im de ceux que
la discussion ne fait qu'obstiner dans son sens ; mais
le soir même, ayant retrouvé, et dans saint Paul préci-
sément (je ne pouvais le battre qu'avec ses armes) de
quoi lui répondre, j'eus soin de laisser dans sa chambre
un billet où il a pu lire : « Que celui qui ne mange pas ne
juge pas celui qui mange, car Dieu a accueilli ce dernier. »
(Romains XIV, 2.)
J'aurais aussi bien pu copier la suite : «Je sais et je
suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n'est impur
en soi et qu'une chose n'est impure que pour celui qui
la croit impure » — mais je n'ai pas osé, craignant que
Jacques n'allât supposer en mon esprit, à l'égard de
Gertrude, quelque interprétation injurieuse, qui ne doit
même pas effleurer son esprit. Evidemment il s'agit ici
d'aliments ; mais à combien d'autres passages de l'Ecri-
ture n'est-on pas appelé à prêter double et triple sens ?
(« Si ton œil... » MultipHcation des pains ; miracle aux
noces de Cana, etc..) Il ne s'agit pas ici d'ergoter : la
signification de ce verset est large et profonde : la res-
LA SYMPHONIE PASTORALE 923
triction ne doit pas être dictée par la loi, mais par l'amour,
et saint Paul, aussitôt ensuite, s'écrie : « Mais si, pour
un aliment, ton frère est attristé, tu ne marches pas selon
l'amour. » C'est au défaut de l'amour que nous attaque
le Malin. Seigneur ! enlevez de mon cœur tout ce qui
n'appartient pas à l'amour... Car j'eus tort de provoquer
Jacques : le lendemain je trouvai sur ma table le billet
même où j'avais copié le verset : sur le dos de la feuille,
Jacques avait simplement transcrit cet autre verset du
même chapitre : « Ne cause point par ton aliment la
perte de celui pour lequel Christ est mort. » (Romains
XIV, 15).
Je relis encore une fois tout le chapitre. C'est le départ
d'une discussion infinie. Et je tourmenterais de ces per-
plexités, j'assombrirais de ces nuées, le ciel lumineux de
Gertrude ? — Ne suis- je pas plus près du Christ et ne
l'y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne
et la laisse croire que le seul péché est ce qui attente au
bonheur d'autrui, ou compromet notre propre bonheur ?
Hélas ! certaines âmes demeurent particulièrement
réfractaires au bonheur ; inaptes, maladroites... Je songe
à ma pauvre Amélie. Je l'y invite sans cesse, l'y pousse
et voudrais l'y contraindre. Oui, je voudrais soulever
chacun jusqu'à Dieu. Mais elle se dérobe sans cesse, se
referme comme certaines fleurs que n'épanouit aucun
soleil. Tout ce qu'elle voit l'inquiète et l'afflige.
— Que veux-tu, mon ami, m'a-t-elle répondu l'autre
jour, il ne m'a pas été donné d'être aveugle.
Ah ! que son ironie m'est douloureuse, et quelle vertu
me faut-il pour ne point m'en laisser troubler ! Elle de-
vrait comprendre pourtant, il me semble, que cette allu-
924 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sion à l'infirmité de Gertrude est de nature à particu-
lièrement me blesser. Elle me fait sentir, du reste, que
ce que j'admire surtout en Gertrude, c'est sa mansuétude
infinie : je ne l'ai jamais entendue formuler le moindre
grief contre autrui. Il est vrai que je ne lui laisse rien
connaître de ce qui pourrait la blesser.
Et de même que l'âme heureuse, par l'irradiation de
l'amour, propage le bonheur autour d'elle, tout se fait
à l'entour d'Amélie sombre et morose. Amiel écrirait
que son âme émet des rayons noirs. Lorsqu' après une
journée de lutte, visites aux pauvres, aux malades, aux
affligés, je rentre à la nuit tombée, harassé parfois, le
cœur plein d'un exigeant besoin de repos, d'affection,
de chaleur, je ne trouve le plus souvent à mon foyer que
soucis, récriminations, tiraillements, à quoi mille fois
je préférerais le froid, le vent et la pluie du dehors. Je
sais bien que notre vieille Rosalie prétend n'en faire
jamais qu'à sa tête ; mais elle n'a pas toujours tort, ni
surtout AméHe toujours raison quand elle prétend la
faire céder. Je sais bien que Charlotte et Gaspard sont
horriblement turbulents ; mais Amélie n'obtiendrait-elle
point davantage en criant un peu moins fort et moins
constamment après eux ? Tant de recommandations,
d'admonestations, de réprimandes perdent tout leur
tranchant, à l'égal des galets des plages ; les enfants en
sont beaucoup moins dérangés que moi. Je sais bien que
le petit Claude fait ses dents (c'est du moins ce que sou-
tient sa mère chaque fois qu'il commence à hurler) mais
n'est-ce pas l'inviter à hurler que d'accourir aussitôt,
elle ou Sarah, et de le dorloter sans cesse ? Je demeure
persuade qu'il hurlerait moins souvent si on le laissait
LA SYMPHONIE PASTORALE 925
quelques bonnes fois hurler tout son soûl, quand je ne
suis point là. Mais je sais bien que c'est surtout alors
qu'elles s'empressent.
Sarah ressemble à sa mère, ce qui fait que j'aurais
voulu la mettre en pension. Elle ressemble non point,
hélas ! à ce que sa mère était à son âge, quand nous nous
soDomes fiancés, mais bien à ce que l'ont fait devenir
les soucis de la vie matérielle, et j'allais dire la culture
des soucis de la vie (car certainement Amélie les cultive).
Certes j'ai bien du mal à reconnaître en elle aujourd'hui,
l'ange qui souriait naguère à chaque noble élan de mon
cœur, que je rêvais d'associer indistinctement à ma vie,
et qui me paraissait me précéder et me guider vers la
lumière — ou l'amour en ce temps-là me blousait-il ?...
Car je ne découvre en Sarah d'autres préoccupations
que vulgaires ; à l'instar de sa mère elle se laisse affairer
uniquement par des soucis mesquins ; les traits même
de son visage, que ne spiritualise aucune flamme intérieure
sont mornes et comme durcis. Aucun goût pour la poésie,
ni plus généralement pour la lecture ; je ne surprends
jamais, entre elle et sa mère, de conversation à quoi je
puisse souhaiter prendre part, et je sens mon isolement
plus douloureusement encore auprès d'elles que lorsque
je me retire dans mon bureau, ainsi que je prends coutume
de faire de plus en plus souvent.
J'ai pris aussi cette habitude, depuis l'automne et
encouragé par la rapide tombée de la nuit, d'aller chaque
fois que me le permettent mes tournées, c'est-à-dire
quand je peux rentrer assez tôt, prendre le thé chez Made-
moiselle de la M... Je n'ai point dit encore que, depuis le
mois de novembre dernier, Louise de la M... hospitalise
926 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec Gertrude trois petites aveugles que Martins a pro-
posé de lui confier, à qui Gertrude à son tour apprend
à lire et à exécuter divers menus travaux, où déjà ces
fillettes se montrent assez habiles.
Quel repos, quel réconfort pour moi, chaque fois que
je rentre dans la chaude atmosphère de la Grange, et
combien il me prive si parfois il me faut rester deux ou
trois jours sans y aller. Mademoiselle de la M... est à même,
il va sans dire, d'héberger Gertrude et ces trois petites
pensionnaires, sans avoir à se gêner ou à se tourmenter
pour leur entretien ; trois servantes l'aident avec un
grand dévouement et lui épargnent toute fatigue. Mais
peut-on dire que jamais fortune et loisirs furent mieux
mérités ? De tout temps Louise de la M... s'est beaucoup
occupée des pauvres ; c'est une âme profondément reli-
gieuse, qui semble ne faire que se prêter à cette terre
et n'y vivre que pour aimer ; malgré ses cheveux presque
tout argentés déjà, qu'encadre un bonnet de guipure,
rien de plus enfantin que son sourire ; rien de plus har-
monieux que son geste, de plus musical que sa voix.
Gertrude a pris ses manières, sa façon de parler, une sorte
d'intonation, non point seulement de la voix, mais de
la pensée, de tout l'être — ressemblance dont je plaisante
l'une et l'autre, mais dont aucune des deux ne consent
à s'apercevoir. Qu'il m'est doux, si j'ai le temps de m'attar-
der un peu près d'elles, de les voir, assises l'une auprès de
l'autre et Gertrude soit appuyant son front sur l'épaule
de son amie, soit abandonnant une de ses mains dans
les siennes, m'écouter lire quelques vers de Lamartine
ou de Hugo ; qu'il m'est doux de contempler dans leurs
deux âmes limpides le reflet de cette poésie ! Même les
LA SYMPHONIE PASTORALE 927
petites élèves n'y demeurent pas insensibles. Ces enfants,
dans cette atmosphère de paix et d'amour se développent
étrangement et font de remarquables progrès. J'ai souri
d'abord lorsque Mademoiselle Louise a parlé de leur
apprendre à danser, par hygiène autant que par plaisir ;
mais j'admire aujourd'hui la grâce rythmée des mouve-
ments qu'elles arrivent à faire et qu'elles ne sont pas,
hélas ! capables elles-mêmes d'apprécier. Pourtant Louise
de la M. me persuade que, de ces mouvements qu'elles
ne peuvent voir, elles perçoivent musculairement l'har-
monie. Gertrude s'associe à ces danses avec une
bonne grâce charmante, et du reste y prend l'amu-
sement le plus vif. Ou parfois c'est Louise de
la M... qui se mêle au jeu des petites, et Ger-
trude s'assied alors au piano. Ses progrès en
musique ont été surprenants ; maintenant elle tient
l'orgue de la chapelle chaque dimanche et pré-
lude au chant des cantiques par de courtes impro-
visations.
Chaque dimanche elle vient déjeuner chez nous ; mes
enfants la revoient avec plaisir, encore que leurs goûts
et les siens diffèrent de plus en plus. Amélie ne marque
pas trop de nervosité et le repas s'achève sans accroc.
Toute la famille ensuite ramène Gertrude et prend le
goûter à la Grange. C'est une fête pour mes enfants,
que Louise prend plaisir à gâter et qu'elle comble
de friandises. Amélie elle-même, qui ne laisse pas
d'être sensible aux prévenances, se déride enfin et
paraît toute rajeunie. Je crois qu'elle se passerait
désormais malaisément de cette halte dans le train
fastidieux de sa vie.
9^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
i8 Mai
A présent que les beaux jours reviennent, j'ai de nou-
veau pu sortir avec Gertrude, ce qui ne m'était pas arrivé
depuis longtemps (car dernièrement encore il y a eu de
nouvelles chutes de neige et les routes sont demeurées
jusqu'à ces derniers jours dans un état épouvantable)
non plus qu'il ne m'était arrivé depuis longtemps de me
retrouver seul avec elle.
Nous marchions vite ; l'air vif colorait ses joues et
ramenait sans cesse sur son visage ses courts cheveux
blonds. Comme nous longions une tourbière je cueillis
quelques joncs en fleurs, dont je ghssai les tiges sous
son béret, puis que je tressai avec ses cheveux pour les
maintenir.
Nous ne nous étions encore presque pas parlé, tout
étonnés de nous retrouver seuls ensemble, lorsque Ger-
trude, tournant vers moi sa face sans regards, me demanda
brusquement :
— Croyez-vous que Jacques m'aime encore ?
— Il a pris son parti de renoncer à toi, répondis- je
aussitôt.
— Mais croyez-vous qu'il sache que vous m'aimez ?
reprit-elle.
Depuis la conversation de l'été dernier que j'ai rapportée,
plus de six mois s'étaient écoulés sans que (je m'en étonne)
le moindre mot d'amour ait été de nouveau prononcé
entre nous. Nous n'étions jamais seuls, je l'ai dit, et mieux
valait qu'il en fût ainsi... La question de Gertrude me
fit battre le cœur si fort que je dus ralentir un peu notre
marche.
LA SYMPHONIE PASTORALE 929
— Mais tout le monde, Gertrude, sait que je t'aime,
m'écriai-je. Elle ne prit pas le change :
— Non, non ; vous ne répondez pas à ma question.
Et après im moment de silence, ellereprit,latête baissée :
— Ma tante Amélie sait cela ; et moi je sais que cela
la rend triste.
— Elle serait triste sans cela, protestai-je, d'une voix
mal assurée. Il est de son tempérament d'être triste.
— Oh ! vous cherchez toujours à me rassurer, dit-elle
avec une sorte d'impatience. Mais je ne tiens pas à être
rassurée. Il y a bien des choses, je le sais, que vous ne
me faites pas connaître, par peur de m'inquiéter ou de
me faire de la peine ; bien des choses que je ne sais pas,
de sorte que parfois...
Sa voix devenait de plus en plus basse ; elle s'arrêta
semblant à bout de souffle. Et comme, reprenant ses der-
niers mots, je demandais :
— Que parfois ?...
— De sorte que parfois, reprit-elle tristement, tout
le bonheur que je vous dois me paraît reposer sur de
l'ignorance.
— Mais, Gertrude
— Non, laissez-moi vous dire : je ne veux pas d'un
pareil bonheur. Comprenez que je ne... Je ne tiens pas
à être heureuse. Je préfère savoir. Il y a beaucoup de
choses, de tristes choses assurément, que je ne puis pas
voir, mais que vous n'avez pas le droit de me laisser igno-
rer. J'ai longtemps réfléchi durant ces mois d'hiver ; je
crains, voyez-vous, que le monde entier ne soit pas si
beau que vous me l'avez fait croire, pasteur, et même
qu'il ne s'en faille de beaucoup.
59
930 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Il est vrai que l'homme a souvent enlaidi la terre,
arguai-je craintivement, car l'élan de ses pensées me
faisait peur et j'essayais de le détourner, tout en déses-
pérant d'y réussir. Il semblait qu'elle attendît ces quel-
ques mots, car, s'en emparant aussitôt comme d'un chaî-
non grâce à quoi se fermait la chaîne :
— Précisément, s'écria-t-elle : je voudrais être sûre
de ne pas ajouter au mal.
Longtemps nous continuâmes de marcher très vite,
en silence. Tout ce que J'aurais pu lui dire se heurtait
d'avance à ce que je sentais qu'elle pensait ; je redoutais
de provoquer quelque phrase dont notre sort à tous deux
dépendait. Et songeant à ce que m'avait dit Martins,
que peut-être on pourrait lui rendre la vue, ime grande
angoisse étreignait mon cœur.
— Je voulais vous demander, reprit-elle enfin — mais
je ne sais comment le dire...
Certainement, elle faisait appel à tout son courage,
comme je faisais appel au mien pour l'écouter. Mais com-
ment eussé-je pu prévoir la question qui la tourmentait :
— Est-ce que les enfants d'une aveugle naissent aveu-
gles nécessairement ?
Je ne sais qui de nous deux cette conversation oppres-
sait davantage ; mais à présent il nous fallait continuer.
— Non, Gertrude, lui dis-je ; à moins de cas très spé-
ciaux. Il n'y a même aucune raison pour qu'ils le soient.
Elle parut extrêmement rassurée. J'aurais voulu lui
demander à mon tour pourquoi elle me demandait cela ;
je n'en eus pas le courage et continuai maladroitement :
— Mais Gertrude, pour avoir des enfants, il faut être
marié.
LA SYMPHONIE PASTORALE 93 1
— Ne me dites pas cela, pasteur. Je sais que cela n'est
pas vrai.
— Je t'ai dit ce qu'il était décent de te dire, pro-
testai-je. Mais en effet les lois de la nature per-
mettent ce qu'interdisent les lois des hommes et
de Dieu.
— Vous m'avez dit souvent que les lois de Dieu étaient
celles mêmes de l'amour.
— L'amour qui parle ici n'est plus celui qu'on appelle
aussi : charité.
— Est-ce par charité que vous m'aimez ?
— Tu sais bien que non, ma Gertrude.
— Mais alors vous reconnaissez que notre amour
échappe aux lois de Dieu ?
— Que veux-tu dire ?
— Oh ! vous le savez bien, et ce ne devrait pas être
à moi de parler.
En vain je cherchais à biaiser ; mon cœur battait la
retraite de mes arguments en déroute. Eperdument je
m'écriai :
— Gertrude... tu penses que ton amour est coupable ?
Elle rectifia :
— Que notre amour... Je me dis que je devrais le penser.
— Et alors ?... Je surpris comme une supplication
dans ma voix, tandis que, sans reprendre haleine, elle
achevait :
— Mais que je ne peux pas cesser de vous aimer.
Tout cela se passait hier. J'hésitais d'abord à l'écrire...
Je ne sais plus comment s'acheva la promenade. Nous
marchions à pas précipités, comme pour fuir, et je tenais
son bras étroitement serré contre moi. Mon âme avait
932 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à ce point quitté mon corps — il me semblait que le moin-
dre caillou sur la route nous eût fait tous deux rouler à
terre.
19 Mai
Martins est revenu ce matin. Gertrude est opérable.
Dufour l'affirme et demande qu'elle lui soit confiée quel-
que temps. Je ne puis m'opposer à cela, et pourtant,
lâchement, j'ai demandé à réfléchir. J'ai demandé qu'on
me laisse la préparer doucement... Mon cœur devrait
bondir de joie, mais je le sens peser en moi, lourd d'une
angoisse inexprimable. A l'idée de devoir annoncer à
Gertrude que la vue lui pourrait être rendue, le cœur
me faut.
Nuit du 19 Mai
J'ai revu Gertrude et je ne lui ai point parlé. A la Grange,
ce soir, comme personne n'était dans le salon, je suis
monté jusqu'à sa chambre. Nous étions seuls.
Je l'ai tenue longuement pressée contre moi. Elle ne
faisait pas un mouvement pour se défendre, et comme
elle levait le front vers moi, nos lèvres se sont rencontrées...
21 Mai
Est-ce pour nous, Seigneur, que vous avez fait la nuit
si profonde et si belle ? Est-ce pour moi ? L'air est tiède
et par ma fenêtre ouverte la lune entre et j'écoute le
silence immense des cieux. O confuse adoration de la
création tout entière où fond mon cœur dans une extase
sans paroles. Je ne peux plus prier qu'épcrdument. S'il
est une limitation dans l'amour, elle n'est pas de Vous,
LA SYMPHONIE PASTORALE 933
mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon
amovir paraisse aux yeux des hommes, oh ! dites-moi
qu'aux vôtres il est saint.
Je tâche à m'élever au-dessus de Tidée de péché ; mais
le péché me reste intolérable, et je ne veux point aban-
donner le Christ. Non, je n'accepte pas de pécher, aimant
Gertrude. Je ne puis arracher cet amour de mon cœur,
qu'en arrachant mon cœur même, et pourquoi ? Quand
je ne l'aimerais pas déjà, je devrais l'aimer par pitié pour
elle ; ne plus l'aimer, ce serait la trahir : elle a besoin
de mon amour...
Seigneur, je ne sais plus... Je ne sais plus que Vous.
Guidez-moi. Parfois il me paraît que je m'enfonce dans
les ténèbres et que la vue qu'on va lui rendre m'est ôtée.
Gertrude est entrée hier à la clinique de Lausanne,
d'où elle ne doit sortir que dans vingt jours. J'attends
son retour avec une appréhension extrême. Martins doit
nous la ramener. Elle m'a fait promettre de ne point
chercher à la voir d'ici là.
12 Mai
Lettre de Martins : l'opération a réussi. Dieu soit loué !
14 Mai
L'idée de devoir être vu par elle, qui jusqu'alors m'ai-
mait sans me voir — cette idée me cause une gêne intolé-
rable. Va-t-elle me reconnaître ? Pour la première fois
de ma vie j'interroge anxieusement les miroirs. Si je
sens son regard moins indulgent que n'était son cœur.
934 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et moins aimant, que de viendrai- je ? Seigneur, il m'appa-
raît parfois que j'ai besoin de son amour pour Vous aimer.
27 Mai
Un surcroît de travail m'a permis de traverser ces
derniers jours sans trop d'impatience. Chaque occupa-
tion qui peut m'arracher de moi-même est bénie ; mais
tout le long du jour, à travers tout, son image me suit.
C'est demain qu'elle doit revenir. Amélie, qui durant
cette semaine ne m'a montré que les meilleurs côtés de
son humeur et semble avoir pris à tâche de me faire ou-
blier l'absente, s'apprête avec les enfants à fêter son
retour.
28 Mai
Gaspard et Charlotte ont été cueillir ce qu'ils ont pu
trouver de fleurs dans les bois et dans les prairies. La
vieille Rose confectionne un gâteau monumental que
Sarah agrémente d'ornements de papier doré. Nous l'at-
tendons pour ce midi.
J'écris pour user cette attente. Il est onze heures. A
tout moment je relève la tête et regarde vers la route
par où la voiture de Martins doit approcher. Je me retiens
d'aller à leur rencontre : mieux vaut, et par égard pour
AméUe, ne pas séparer mon accueil. Mon cœur s'élance...
ah ! les voici !
28 au soir
Dans quelle abominable nuit je plonge !
Pitié, Seigneur, pitié ! Je renonce à l'aimer, mais, Vous,
ne permettez pas qu'elle meure !
LA SYMPHONIE PASTORALE 935
Que j'avais donc raison de craindre ! Qu'a-t-elle fait ?
Qu'a-t-elle voulu faire ? Amélie et Sarah m'ont dit l'avoir
accompagnée jusqu'à la porte de la Grange, o^ Mademoi-
selle de la M. l'attendait... Elle a donc voulu ressortir...
Que s'est-il passé ?
Je cherche à mettre un peu d'ordre dans mes pensées.
Les récits qu'on me fait sont incompréhensibles, ou con-
tradictoires. Tout se brouille en ma tête... Le jardinier
de Mademoiselle delà M... vient de la ramener sans connais-
sance à la Grange-, il dit l'avoir vue marcher le long de
la rivière, puis franchir le pont du jardin, puis se pencher,
puis disparaître ; mais n'ayant pas compris d'abord qu'elle
tombait, il n'est pas accouru comme il aurait dû faire ;
il l'a retrouvée près de la petite écluse, où le courant
l'avait portée. Quand je l'ai revue un peu plus tard, elle
n'avait pas repris connaissance ; ou du moins l'avait
reperdue, car un instant elle était revenue à elle, grâce
aux soins prodigués aussitôt. Martins qui. Dieu merci !
n'était pas encore reparti, s'exphque mal cette sorte de
stupeur et d'indolence où la voici plongée ; en vain l'a-t-i^
interrogée ; on eût dit qu'elle n'entendait rien, ou qu'elle
avait résolu de se taire. Sa respiration reste très oppressée
et Martins craint une congestion pulmonaire ; il a posé
des sinapismes et des ventouses et promis de revenir
demain. L'erreur a été de la laisser trop longtemps dans
ses vêtements trempés tandis qu'on s'occupait d'abord
à la ranimer ; l'eau de la rivière est glacée. Mademoiselle
de la M... qui seule a pu obtenir d'elle quelques mots, sou-
tient qu'elle a voulu cueiUir des myosotis qui croissent
en abondance de ce côté de la rivière, et que malhabile
encore à mesurer les distances, ou prenant pour de la
936 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
terre ferme le flottant tapis de fleurs, elle a perdu pied
brusquement... Si je pouvais le croire ! me convaincre
qu'il n'y eut là qu'un accident, quel poids affreux serait
levé de sur mon âme ! Ehirant tout le repas, si gai pour-
tant, l'étrange sourire, qui ne la quittait pas, m'inquiétait ;
un sourire contraint que je ne lui connaissais point mais
que je m'efforçais de croire celui même de son nouveau
regard ; un sourire qui semblait ruisseler de ses yeux sur
son visage comme des larmes, et près de quoi la vulgaire
joie des autres m'offensait. Elle ne se mêlait pas à la
joie ; on eût dit qu'elle avait découvert un secret, que
sans doute elle m'eût confié si j'eusse été seul avec elle.
Elle ne disait presque rien ; mais on ne s'en étonnait
pas, car près des autres, et plus ils sont exubérants, elle
est souvent silencieuse.
Seigneur, je vous implore : permettez-lui de me parler.
J'ai besoin de savoir, ou sinon comment continuerais-je
à vivre ?... Et pourtant, si tant est qu'elle ait voulu cesser
de vivre, est-ce précisément pour avoir su ? Su quoi ?
Mon amie, qu'avez- vous donc appris d'horrible ? Que
vous avais-je donc caché de mortel, que soudain vous
aurez pu voir ?
J'ai passé plus de deux heures à son chevet, ne quittant
pas des yeux son front, ses joues pâles, ses paupières déli-
cates recloses sur un indicible chagrin, ses cheveux encore
mouillés et pareils à des algues, étalés autour d'elle sur
l'oreiller — écoutant son souffle inégal et gêné.
29 Mai
Mademoiselle Louise m'a fait appeler ce matin, au
moment où j'allais me rendre à la Grange. Après une nuit
LA SYMPHONIE PASTORALE 937
à peu près calme, Gertrude est enfin sortie de sa torpeur.
Elle m'a souri lorsque je suis entré dans la chambre et
m'a fait signe de venir m'asseoir à son chevet. Je n'osais
pas l'interroger, et sans doute craignait-elle mes ques-
tions, car elle me dit tout aussitôt et comme pour pré-
venir toute effusion :
— Comment donc appelez-vous ces fleurs bleues,
que j'ai voulu cueillir sur la rivière ? Plus habile que
moi, voulez-vous m'en faire un bouquet ? Je l'aurais
là, près de mon lit...
L'artificiel enjouement de sa voix me faisait mal ; et
sans doute le comprit-elle, car elle ajouta plus gravement :
— Je ne puis vous parler ce matin ; je suis trop lasse.
Allez cueillir ces fleurs pour moi, voulez- vous ? Vous
reviendrez tantôt.
Et comme une heure après je rapportais pour elle un
bouquet de myosotis. Mademoiselle Louise me dit que
Gertrude reposait de nouveau et ne pourrait me recevoir
avant le soir.
Ce soir je l'ai revue. Des coussins entassés sur son Ht
la soutenaient et la maintenaient presque assise. Ses
cheveux à présent relevés au-dessus de son front étaient
mêlés aux myosotis que j'avais rapportés pour elle.
Elle avait certainement de la fièvre et paraissait très
oppressée. Elle garda dans sa main brûlante la main
que je lui tendis ; je restais debout près d'elle :
— Il faut que je vous fasse un aveu, pasteur ; car ce
soir j'ai peur de mourir, dit-elle. Je vous ai menti ce matin.
Je ne cherchais pas à cueillir des fleurs... Me pardonnerez-
vous si je vous dis que j'ai voulu me tuer ?
93^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je tombai à genoux près de son lit, tout en gardant
sa frêle main dans la mienne ; mais elle, se dégageant,
commença de caresser mon front, tandis que j'enfonçais
dans les draps mon visage pour lui cacher mes larmes
et pour y étouffer mes sanglots.
— Est-ce que vous trouvez que c'est très mal ? reprit-
elle alors tendrement ; puis comme je ne répondais rien :
— Mon ami, mon ami, vous voyez bien que je tiens
trop de place dans votre cœur, et votre vie. Quand je
suis revenue près de vous, c'est ce qui m'est apparu tout
de suite ; ou du moins que la place que j'occupais était
celle d'une autre, et qui s'en attristait. Mon crime est de
ne pas l'avoir senti plus tôt ; ou du moins — car je le
savais bien déjà — de vous avoir laissé m'aimer quand
même. Mais quand m'est apparu tout à coup son visage,
quand j'ai vu sur son pauvre visage tant de tristesse,
je n'ai plus pu supporter l'idée que cette tristesse était
mon œuvre... Non, non, ne vous reprochez rien ; mais
laissez-moi partir et rendez-lui sa joie.
La main cessa de caresser mon front ; je la saisis et
la couvris de baisers et de larmes. Mais elle la dégagea
impatiemment et une angoisse nouvelle commença de
l'agiter.
— Ce n'est pas là ce que je voulais dire ; non, ce n'est
pas cela que je veux dire, répétait-elle ; et je voyais la
sueur mouiller son front. Puis elle referma les yeux et
les garda fermés quelque temps, comme pour concentrer
sa pensée, ou retrouver son état de cécité première ; et
d'une voix d'abord traînante et désolée, mais qui bientôt
s'éleva tandis qu'elle rouvrait les yeux, s'anima jusqu'à
la véhémence : ^
LA SYMPHONIE PASTORALE 939
— Quand vous m'avez rendu la vue, mes yeux se
sont ouverts sur un monde plus beau que je n'avais rêvé
qu'il pût être ; oui vraiment, je n'imaginais pas le jour
si clair, l'air si brillant, le ciel si vaste. Mais non plus
je n'imaginais pas si soucieux le front des hommes ; et
quand je suis entrée chez vous, savez- vous ce qui m'est
apparu tout d'abord ?... Ah ! il faut pourtant bien que
je vous le dise : ce que j'ai vu d'abord, c'est notre faute,
notre péché. Non, ne protestez pas. Souvenez- vous des
paroles du Christ : « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez
point de péché». Mais à présent, j'y vois... Relevez- vous,
pasteur. Asseyez- vous là, près de moi. Ecoutez-moi sans
m'interrompre. Dans le temps que j'ai passé à la
chnique, j'ai lu, ou plutôt je me suis fait Hre, des
passages de la Bible que je ne connaissais pas encore,
que vous ne m'aviez jamais lus. Je me souviens d'un
verset de saint Paul, que je me suis répété tout un
jour : « Pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais ;
mais quand le commandement vint, le péché reprit vie,
et moi je mourus. »
Elle parlait dans un état d'exaltation extrême, à voix
très haute et cria presque ces derniers mots, de sorte
que je fus gêné à l'idée qu'on la pourrait entendre du
dehors ; puis elle referma les yeux et répéta, comme pour
elle-même, ces derniers mots dans un murmure :
— « Le péché reprit vie — et moi je mourus. »
Je frissonnai, le cœur glacé d'une sorte de terreur.
Je voulus détourner sa pensée.
— Qui t'a lu ces versets ? demandai-je.
— C'est Jacques, dit-elle en rouvrant les yeux et en
me regardant fixement. Vous saviez qu'il s'est converti ?
940 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'en était trop ; j'allais la supplier de se taire, mais
elle continuait déjà :
— Mon ami, je vais vous faire beaucoup de peine ; mais
il ne faut pas qu'il reste aucun mensonge entre nous.
Quand j'ai vu Jacques, j'ai compris soudain que ce n'était
pas vous que j'aimais ; c'était lui. Il avait exactement
votre visage ; je veux dire qu'il avait le visage que j'ima-
ginais que vous aviez... Ah ! Pourquoi m'avez- vous fait
le repousser ? J'aurais pu l'épouser...
— Mais, Gertrude, tu le peux encore, m'écriai-je avec
désespoir.
— Il entre dans les ordres, dit-elle impétueusement.
Puis des sanglots la secouèrent : Ah ! je voudrais me
confesser à lui, gémissait-elle dans une sorte d'extase.
Vous voyez bien qu'il ne me reste qu'à mourir. J'ai soif.
Appelez quelqu'un, je vous en prie. J'étouffe. Laissez-
moi seule. Ah ! de vous parler ainsi, j'espérais être plus
soulagée. Quittez-moi. Quittons-nous. Je ne supporte
plus de vous voir.
Je la laissai. J'appelai Mademoiselle de la M... pour me
remplacer auprès d'elle ; son extrême agitation me faisait
tout craindre ; mais il me fallait bien me convaincre que
ma présence aggravait son état. Je priai qu'on vînt m'aver-
tir s'il empirait.
30 Mai
Hélas ! Je ne devais plus la revoir qu'endormie. C'est
ce matin, au lever du jour, qu'elle est morte, après ime
nuit de délire et d'accablement. Jacques, que sur la
demande dernière de Gertrude, Mademoiselle de la M...
avait prévenu par dépêche, est arrivé quelques heures
LA SYMPHONIE PASTORALE 94I
après la fin. Il m'a cruellement reproché de n'avoir pas
fait appeler un prêtre tandis qu'il était temps encore.
Mais comment l'eussé-je fait, ignorant encore que pen-
dant son séjour à Lausanne, pressée par lui évidemment,
Gertrude avait abjuré. Il m'annonça du même coup sa
propre conversion et celle de Gertrude. Ainsi me quittaient
à la fois ces deux êtres ; il semblait que, séparés par
moi durant la vie, ils eussent projeté de me fuir et tous
deux de s'unir en Dieu. Mais je me persuade que dans la
conversion de Jacques entre plus de raisonnement
que d'amour.
— Mon père, m'a-t-il dit, il ne sied pas que je vous
accuse ; mais c'est l'exemple de votre erreur qui m'a
guidé.
Après que Jacques fut reparti, je me suis agenouillé
près d'Amélie, lui demandant de prier pour moi, car
j'avais besoin d'aide. Elle a simplement récité «Notre
Père... » mais en mettant entre les versets de longs
silences qu'emplissait notre imploration.
J'aurais voulu pleurer, mais je sentais mon cœur plus
aride que le désert.
FIN
ANDRÉ GIDE
942
REFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
SUR LE STYLE DE FLAUBERT
Une polémique s'est engagée entre M. Louis de Robert et
M. Paul . ouday sur une question qui, pour bien des gens,
ne paraît pas sujette à discussion : Flaubert savait-il écrire ?
M. de Robert a soutenu la négative, sous ce titre même :
« Flaubert ne savait pas écrire » et il a cité à l'appui un chape-
let de phrases incorrectes. M. Souday a défendu la plupart
de ces phrases, s'est élevé avec sévérité contre le parti- pris
de M. de Robert, et a conclu : « S'ous n'avons jamais pensé
que Flaubert fût le seul parfait écrivain de notre langue,
ni même qu'on ne pût à toute force relever chez lui quelques
négligences, mais rares et généralement sans gravité... Le
danger d'algarades comme celles de M. Louis de Robert est
de brouiller les idées. Il est aussi nuisible de voir des fautes où
il n'y en a pas que de ne pas en apercevoir où il y en a. Le
public en est tout désorienté, et les scrupules des juristes
mal informés ne l'égarent pas moins que les bévues des caco-
graphes. » M. Souday a sans doute raison en gros ; mais eniin
si les discussions ont l'inconvénient de désorienter le public,
il faut passer là-dessus en considération des avantages
majeurs qu'elles apportent. Sous le second Empire un journal
reçut un avertissement de la préfecture pour avoir pesé trop
subtilement les mérites d'un engrais agricole, « de pareilles
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 943
discussions, disait l'arrêté, ne pouvant que porter le trouble
et l'incertitude dans l'esprit des acheteurs ». Je ne pense pas
que M. Souday tienne à voir de tels archanges veiller, l'épée
haute, sur la confiance et l'innocence du public. Et ici en
particulier, si M. de Robert a posé de nouveau la question
avec quelque intempérance, cela n'empêche pas que non
seulement elle ne puisse être posée à bon droit, mais encore
qu'elle ne soit réellement posée par la critique depuis le
temps de Flaubert et que le public n'en doive tirer des
lumières : elle a été peut-être obscurcie par ceux qui ont
loué Flaubert des qualités qu'il a voulu avoir plus que de
celles qu'il a eues réellement.
On a porté un peu naïvement au compte de Flaubert
écrivain, au compte de la qualité de son style, la quantité
matérielle de travail incorporée à son œuvre. Le temps et la
peine qu'il employait à écrire une page ont été considérés
comme une raison pour que cette page fût parfaite. On lui a
su gré de ne pas avoir écrit dans la joie, mais dans les sueurs
et la peine. Les formidables brouillons, les Himalayas de
papier raturé que sont ses manuscrits ne permettent pas de
mettre en doute cet immense effort, ni d'admettre, comme
l'insinuait Jules Lemaître, que Flaubert appelait travail
tout le temps qu'il passait à bricoler, à bâiller ou à pester
dans son cabinet. Mais enfin cela devrait suffire à nous faire
admettre que Flaubert n'est pas un grand écrivain de race
et que la pleine maîtrise verbale ne lui était pas donnée dans
sa nature même. Et cette idée se confirme quand nous lisons
ses Œuvres de jeunesse et sa Correspondance. Evidemment,
elles doivent nous intéresser beaucoup par les renseignements
qu'elles nous apportent sur la vie intérieure et la formation
des idées de Flaubert, qui sont d'un cerveau de premier
944 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ordre et valent la peine d'être étudiées pour elles-mêmes ;
mais le style des Œuvres de jeunesse» jusqu'au moment du
moins où il se précise et se dégourdit dans la première Ten-
tation, est d'une insignifiance absolue, et la Correspondance,
si elle nous amuse par tant de pages verveuses, fourmille
de platitudes qui nous montrent que Flaubert avait
besoin de tenir sa plume en bride pour en tirer de bonne
prose. Comparez ses lettres à celles de Chateaubriand. On
trouve parfois exprimé ce paradoxe que Flaubert est plus
grand écrivain dans la première ou plutôt dans la seconde
Tentation que dans la troisième, dans sa libre Corres'yondance
que dans la poussive Education sentimentale : il n'y a guère
à prendre cette fantaisie au sérieux.
Les grandes œuvres de Flaubert laissent apercevoir sou-
vent dans la trame de leur style une nature verbale un peu
courte et indigente, mise en culture et en valeur grâce à cette
alliance d'un tempérament de feu et d'une volonté obstinée
qu'on retrouve si souvent dans le caractère normand. Il y a
tout un sottisier grammatical et littéraire de Flaubert, qu'on
peut vraiment relever sans remords, puisque Flaubert lui-
même prenait son plaisir à s'en créer un pareil par ses lec-
tures. Le sottisier recueilli par Flaubert, qui a été publié,
sollicite dans le sens de la pure bêtise bien des phrases d'écri-
vains célèbres, que leur contexte, comme il est ordinaire, ren-
drait acceptables. On l'eût applaudi s'il avait été assez beau
joueur pour y joindre les deux phrases de Madame Bovary
sur la « tête phrénologique peinte en bleu jusqu'au thorax »
et sur « les soixante quinze francs en pièces de quarante sous »,
prix de la jambe du père Rouault, — ni l'un ni l'autre n'étant
pendables. Mais les inadvertances de style, telles que la
petite collection relevée par Faguet dans son Flaubert, sont
plus graves. Pour que Flaubert laissât échapper un o grâce
sans doute à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de
ne pas redescendre dans la classe inférieure », il fallait bien
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 945
que son oreille grammaticale et littéraire ne fût pas très
sûre. Et l'œuvre, l'influence de Flaubert sont telles que nous
sommes, après tout, amenés à nous louer que cette oreille
n'ait pas fonctionné sans défaillance. Nous assistons alors
au spectacle passionnant de ce que peuvent, pour se créer
avec peu de matière un moyen d'expression qui arrivera à
être parfait, d'abord la volonté et ensuite la vision en pleine
atmosphère d'intelligence d'un monde d'idées vivantes.
La loi étemelle se vérifie toujours et le style épouse chez
Flaubert un geste de l'homme. Mécontent de lui, mécontent
de la vie, Flaubert pouvait, comme certains romantiques,
partir en guerre contre tout. Or il s'est cantonné dans une
occupation, un métier précis pratiqué avec une conscience
farouche, il a, pareil à Taine, son ami, étouffé à force de tra-
vail l'absurdité de la ie. Il s'est voulu, s'est cherché une
discipline. Et son style est un style de discipline. Et plus haut
que le style proprement dit, il a fourni à toute son époque
le style général de la discipline littéraire. Il a réalisé l'idée
de discipline comme un Chateaubriand réalise l'idée de survie
décorative ou un Victor Hugo l'idée de libre épanouissement
verbal. A ce point de vue il est un phénomène unique
au XIX® siècle, où l'art apparaît plus que jamais comme le
dépôt naturel de la vie. Bien qu'il faille se défier beaucoup des
racontars de Maxime du Camp et que le rôle de Mentor
intelligent et distant qu'il s'attribue auprès de Flaubert
témoigne d'une suffisance grotesque, nous avons assez de
témoignages de Flaubert lui-même pour admettre qu'en
effet il entreprit d'écrire Madame Bovary à titre de pensum
utile et précisément parce que le sujet lui répugnait. Parce
qu'il lui fallait le grand décor romantique, il a voulu vivre
à Yonville. Farce que la vie réelle chez le bourgeois lui était
60
946 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
insupportable, il a voulu vivre chez eux sa vie littéraire.
Parce que les bourgeois le dégoûtaient, il a voulu parler
d'eux sans haine, les mettre en valeur dans le même esprit
de patiente lumière qu'un peintre hollandais. Il n'y a proba-
blement qu'un livre qui soit né de la même source, qui ait
suivi dans l'âme de son auteur des voies intérieures analogues
et qui, participant au fond de la même racine, signifie en
somme la même chose : c'est don Quichotte. Mais il s'est
trouvé qu'en écrivant Madame Bovary contre sa volonté,
son goût et sa nature, Flaubert s'est accouché violemment
à sa réalité Httéraire, à son idée désormais impérissable et
exigeante de discipline.
Emma Bovar est dans le microcosme d'Yonville la petite
force indisciphnée et passive qui doit nécessairement être
vaincue. Que Flaubert ait pitié d'elle, qu'il l'aime peut-être
seule, c'est possible, c'est même vrai, mais il ne le dit pas et
cela ne nous regarde pas. Seulement, s'il ne s'est pas empoi-
sonné comme elle, si, comme il l'a dit en une galéjade que
Taine nota sans sourciller dans V Intelligence à titre de docu-
ment psychologique, il a seulement senti pendant trois jours
le goût d'arsenic dans la bouche, après avoir écrit le récit de
l'empoisonnement, c'est qu'il a pris place, réellement, en
chair et en os, dans le chœur des disciplinés, et, qu'après
avoir suivi le convoi d'Emma, il a été naturalisé bourgeois
d'Yonville. Il m'avait semblé un jour voir une figure de
Flaubert dans le docteur Larivière. Bien plutôt aujourd'hui
le verrais-je personnifié en Binet. Binet a trouvé la paix et
une discipline à sa portée dans la pratique assidue du tour.
Il tourne comme Flaubert écrit. Il y faut du talent, de la
vocation, il les a et y ajoute par un effort continuel. Mais
Flaubert n'atteint pas à la hauteur de Binet. La pratique
du tour est pour Binet un plaisir en soi qui suffit à lui donner
une raison complète de vivre. Il est inutile à sa satisfaction
que les louanges de ses produits soit publiées par M. Homais
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 947
dans le Fanal de Rouen et les fassent admirer d'un public
nombreux. Au contraire Flaubert ne tournerait pas s'il n'y
avait pas le Fanal et M. Homais. La destinée intelligente
avait d'ailleurs placé M. Homais à côté de lui sous le nom de
Maxime du Camp.
Flaubert a continué à tourner comme Antoine, à la der-
nière ligne de la Tentation, se remet en prières et comme
Bouvard et Pécuchet recommencent à copier. Mais comme
il tourne difficilement il a besoin des conseils d'autrui. Il est
à remarquer que les trois quarts des faiblesses et des incor-
rections que l'on peut relever, à titre de taches négligeables,
à travers l'œuvre de Flaubert se trouvent dans Madame
Bovary, — les Œuvres de jeunesse étant laissées de côté.
La raison en est simple. C'est qu'à partir de Salammbô,
Flaubert fait prudemment écheniller ses épreuves par des
amis et en particulier par Bouilhet. On trouve dans
l'édition Conard la liste des remarques de Bouilhet sur
l'Education sentimentale, et Flaubert, qui a déféré à un
certain nombre, aurait pu sans inconvénient en admettre
davantage.
Une partie de la mauvaise humeur avec laquelle il écrit
lui vient sans doute de ceci. Il sait combien il est difficile
d'écrire parfaitement le français. Il sait combien sont rares,
au xix® siècle, les grands écrivains qui ont connu intégrale-
ment l'intérieur, les ressources, la vie de leur langue. Après
Chateaubriand, Victor Hugo et peut-être Théophile Gautier,
on serait assez embarrassé d'en citer un quatrième. Il s'épuise
à la recherche de la correction, de la propriété, du nombre.
Il les trouve souvent, surtout le nombre. Mais autant il est
hésitant et difficile sur le choix de ses mots et de ses phrases,
autant il est absolu sur l'excellence de ce qu'il a laissé im-
primer et supporte impatiemment la critique. Il sent qu'il
a avantage à demander des conseils, s'y soumet assez docile-
ment, tant que l'œuvre se fait. Mais quand l'œuvre est faite,
94S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
c'est-à-dire quand elle est exposée en public, et que l'auteur
peut dès lors recevoir sur elle plus d'avis utiles qu'il ne le
pouvait quand elle demeurait manuscrite, il la voit d'un
autre œil, la défend par toutes les raisons, parfois mauvaises
et qu'il sait mauvaises. C'est d'ailleurs très humain — et tout
naturel — puisqu'il n'y a pas d'œuvre si parfaite qu'on ne
puisse encore perfectionner dans le détail et qu'à ce compte
on ne ferait pas grand 'chose de nouveau. Seulement, ces
mauvaises raisons sont souvent instructives. Victor Hugo,
ayant parlé par inadvertance de la Sorbonne au temps de
Charlemagne, croyait devoir se défendre en alléguant que
l'étymologie de Sorbonne était Soyor bona. Voyez Flaubert :
« Il prétendait, dit Maxime du Camp, il a toujours pré-
tendu que l'écrivain est libre, selon les exigences de son
style, d'accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales
qui régissent la langue française, et que les seules lois aux-
quelles il faut se soumettre sont les lois de l'harmonie... Il
disait que le style et la grammaire sont choses différentes ;
il citait les plus grands écrivains qui presque tous ont été
incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n'a
jamais su écrire. »
C'est là sans doute une réponse un peu confuse à quelques
remarques, dans le genre de celles de Faguet et de M. de
Robert, faites sur quelque phrase de Flaubert, — et Maxime
du amp a dû ajouter à cette confusion. Quel que soit son
auteur on voit facilement ce que dans ce passa e il y a de
vrai et de faux. Ni Flaubert ni aucun homme sensé n'a jamais
pu penser que les seules lois auxquelles il faille se sou-
mettre soient les lois de l'harmonie. Il n'y a pas de langue à
flexions, ni à plus forte raison de style sans grammaire.
Seulement, il est exact que le caractère grammatical d'une
langue, et particuUèrement de la langue française, se renforce
au fur et à mesure qu'elle avance, qu'elle est réalisée par des
écrivains, que sa texture devient moins libre, que ses lois
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 949
se formulent, ue sa jurisprudence se fixe. Au temps de
Montaigne, le poids de la souveraineté ne touchait pas un
gentilhomme deux fois dans sa /ie, et le poids delà grammaire
ne touchait pas beaucoup un écrivain. Aussi la France
produisait-elle des Bussy d'Amboise et des d'Aubigné du
même fonds dont elle engendrait des Rabelais et des Mon-
taigne. Mais les grammairiens sont venus comme les inten-
dants. Richelieu a fondé l'Académie comme il a fait couper
la tête de Montmorency, e style et la grammaire se sont
joints davantage, et leur adhérence croissante est un fait
inévitable, donné avec le mouvement de la langue elle-
même, et sur lequel il n'/ a pas à revenir. Redites-vous la
phrase célèbre de Chateaubriand que Guizot récitait avec des
inflexions qui enthousiasmaient Mme de Staël : « Lorsque,
dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus que la chaîne
de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble
devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa
faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé
de la vengeance des peuples. » Chateaubriand y fait une
musique oratoire presque parfaite ; mais si vous la lisez à
voix haute peut-être vous apercevrez-vous que les deux
lorsque, avec leurs trois consonnes, arrêtent et nouent un
peu désagréablement le débit. Je suis persuadé qu'au
XYii® siècle on les eût remplacés par quand... que, avec un
effet certain d'allégement et d'aisance. Seulement cette
anacoluthe, dont Bossuet use sans remords, est au temps de
Chateaubriand considérée comme une hardiesse inadmissible,
et il s'en abstient, sacrifiant l'harmonie à la grammaire
Evidemment aucun grammairien ne manquera de limite
exacte entre l'anacoluthe et l'incorrection. Mais il y a des
époques de la langue où, comme au temps de Platon, de
Tacite et de Bossuet, les ruptures de rapports logiques et
les dissonances grammaticales retombent verveusement
en anacoluthes, et d'autres époques, comme la nôtre, où elles
950 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
s'étalent platement en incorrections. Il faudrait un singulier
parti pris pour donner comme anacoluthe la phrase de
Flaubert : « Grâce à cette bonne volonté »... que j'ai citée
tout à l'heure. Entre les grands écrivains incorrects dont
parle Flaubert, distinguons ceux qui n'étaient pas incorrects,
parce qu'ils vivaient en un temps où ils faisaient la loi, et
ceux qui le deviennent parce qu'ils vivent en un temps
où ils la subissent. On appelle d'ailleurs point de maturité
de la langue un moment d'équilibre entre la création spon-
tanée et la règle commerçante, qui dure juste le temps d'une
génération.
Presque toutes les fois que Flaubert choit en une irrégu-
larité, c'est sans le vouloir et en commettant une faute.
Comme le remarquent fort bien les Concourt sa langue ni
surtout sa syntaxe n'ont rien de prime-sautier, de verveux,
de hardi. Elles sont courtes et timides, avec des qualités
scolaires, et à la moindre tentative de haute école elles
tomberaient par terre. Quand il s'écrie :« De l'air ! de l'air !
les grandes tournures, les larges et pleines périodes, se dé-
roulant comme des fleuves, la multiphcité des métaphores,
les grands éclats du style, tout ce que j'aime enfin ! » songez
à Emma Bovary s'exaltant lyriquement sur le voyage d'Italie
qu'elle ne fera jamais. Ce n'est point par un sens puissant de
la langue que Flaubert en est devenu un maître, c'est par la
longue patience qui fait la moitié de son génie verbal et aussi
et surtout par son gueuloir.
On s'est moqué du gueuloir. C'est de lui pourtant que
Flaubert a tiré toute la finesse de son métier. « Les phrases
mal écrites, dit-il, ne résistent pas à cette épreuve ; elles
oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et
se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Par
là, Flaubert a retrouvé le grand courant du style classique
qui, ainsi que Brunetière l'a souvent et fortement montré,
est un style parlé, associé aux rythmes et à l'espace de la
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 95I
voix. C'est de là que vient la solidité substantielle de cette
forme flaubertienne qui tant qu'il y aura une langue fran-
çaise ne vieillira jamais, restera musclée et parfaite comme
un dessin d'Ingres. Voyez au contraire comme date lujour-
d'hui un style juxtaposé et papillotant, rebelle au parloir,
tel que celui des Concourt et même d'Alphonse Daudet.
L'écriture qui ne prend pas de près contact avec la parole
se dessèche comme la plante sans eau.
Dans l'intérieur de ses Hmites, un peu étroites, cette prose
est d'une délicatesse de rythmes, d'une science et d'une
variété de coupe incomparables. Avec La Bruyère et Montes-
quieu, Flaubert paraît dans la langue le maître de la coupe ;
nul n'a de virgules plus significatives, d'arrêts de tous genres
plus nerveux.
Ces qualités classiques ont été méconnues par les plus
classiques. La voix de M. de Robert n'est pas isolée, et de
son vivant comme après sa mort, le style de Flaubert a été
âprement discuté, La critique universitaire a gardé une cer-
taine défiance contre un écrivain qui n'était pas de l'Acadé-
mie (où Maxime du Camp tenait une place pompeuse) et
qui faisait autant de bruit que s'il en était. Sainte-Beuve
en parle froidement. Faguet ne lui donne pas de place parmi
ses maîtres du xix^ siècle, oracle du Brevet supérieur,
et lui consacre plus tard, par raccroc, un petit volume hâtif.
Brunetière l'aborde avec une hargne dont la mauvaise foi est
insigne. Quand paraissent les Trois Contes, il écrit dans la
Revue des Deux Mondes : « Dans l'école moderne, quand
on a pris une fois le parti d'admirer, l'admiration ne se divise
pas, et l'on a contracté du même coup l'engagement de
trouver tout admirable. Il est donc loisible, il est même
éloquent à M. Flaubert d'appeler VitelUus « cette fleur des
fanges de Caprée ». Quels rires cependant si c'était dans
Thomas que l'on découvrît cette étonnante périphrase, et
952 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
comme on aurait raison ! » Or, voici la phrase d'Hc'rodias :
« La fortune du père dépendait de la souillure du fils ; et cette
fleur des fanges de Caprée lui procurait des bénéfices telle-
ment considérables, qu'il l'entourait d'égards, tout en se
méfiant, parce qu'elle était vénéneuse. » L'image se tient
solidement, et surtout elle exprime chez les deux Vitellius
un état d'esprit qu'il faudrait dix lignes pour expliquer
autrement et plus mal. Isolés par le malveillant critique
les six mots sont en effet une fleur de rhétorique. Qui est
responsable, sinon l'homme au sécateur ? Méfions-nous des
citations tronquées.
Mais l'opinion des critiques importe moins en cette
matière que celle des disciples. Le style de Flaubert a établi
sa valeur par sa fécondité. Comme celui de Guez de Balzac,
il a institué une école. Il a formé des élèves. Cet écrivain qui
ne fut pas de l'Académie fut à lui seul une Académie, c'est-
à-dire une source d'exemples. C'est chez lui que toute une
génération a appris à écrire. Grand par lui-même il est plus
grand peut-être encore par ses élèves. L'éducation de Mau-
passant par Flaubert, peut-être unique dans notre histoire
littéraire, nous place dans la saine atmosphère d'un atelier
de la Renaissance, d'un Léonard qui sort d'un Verrocchio
ou 'un Jules Romains qui naît d'un Raphaël. Salamnbâ
imité cent fois a donné le style de la grande décoration histo-
rique, Bo :vard le style du naturalisme goguenard. Certaines
scènes de la Tentation, comme l'entretien d'Antoine, d'Apol-
lonius et de Damis, auraient pu fournir le pur et parfait
modèle de ce style dramatique nerveux, harmonieux,
riche en repli ]ues condensées et en coupes puissantes ui
manquerait à notre prose si Victor Hu jo ne l'avait en partie
réalisé dans le drame d'ailleurs lamentablement vide de
Lucrèce Borgia. Peut-être les pages c:)lériques, guignoles ques
et truculentes de la Correspondance ont-elles quelque peu
inspiré les styles succulents de Huysmans et de Léon Bloy.
Notes 9S3
Une telle place n'est sans doute pas la première dans la
prose française, elle reste considérable, elle mérite que
Flaubert demeure pour les écrivains d'aujourd'hui autre
chose encore qu'un maître, — le bon ouvrier, le Patron.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
RÉFLEXIONS SUR LE ROLE ACTUEL DE
L'INTELLIGENCE FRANÇAISE.
Est-il permis à un ami et fondateur de la revue, qui ne lui
a jamais ménagé son concours, mais qui lui revient trop
changé pour la suivre aujourd'hui dans toutes ses démarches,
de proposer à l'attention de ses lecteurs quelques réflexions
personnelles sur les derniers articles de son directeur ? J'ai
signé, et l'un des premiers, le manifeste du « Parti de l'Intel-
ligence ». Avec une modération à laquelle je rends hommage,
Jacques Rivière, dans le numéro de Septembre, l'a présenté
discuté, critiqué. Je suis l'un de « ces messieurs » dont il
parle, l'ami pourtant, je le répète, de sa revue, de ses lecteurs. . .
et son ami. S'il tient à y voir clair, ce que je ne mets pas en
doute, il ne saurait me refuser le droit de préciser ici mon
point de vue, ni de contrarier le sien.
Il s'accorde avec nous, signataires du manifeste, sur le
principe essentiel : primauté de l'intelligence. Celle-ci est
pour lui « d'abord, le moyen de distinguer ce qui est de ce
qui n'est pas. » Nous n'avons pas dit autre chose. Cette
primauté, ajoute-t-il, appartient en droit, en fait à la France.
C'est exactement notre thèse. Le monde entier a intérêt à
la restauration de l'esprit français, ferment, moteur, ani-
mateur de la seule civilisation qui nous regarde, non celle
des Chinois, des Incas, des Hindous, mais celle des Occiden-
954 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
taux, celle de Paris, de Rome et d'Athènes, qui depuis vingt
siècles n'a pas failli. Jusqu'ici rien de mieux. L'intellectuel
français, qu'il appartienne ou non au «Parti de l'Intelligence»,
va donc s'élancer dans la droite voie, la voie royale de l'esprit.
Dans la mesure où l'homme peut être désintéressé et ne
penser qu'avec sa raison pure, dégagée des penchants de son
cœur, voire de son corps — car l'homme est condamné à
vivre dans la sensation et dans l'affection, ne l'oublions
pas t — il va observer, recueillir les faits ; les peser, les
classer, les élever au rang d'idées ; puis enchaîner, déduire,
induire, en toute liberté, en toute honnêteté ; et à la fin,
j'imagine, conclure. C'est ici qu'on ne s'entend plus — et
aussi sur un autre point qu'il faut examiner au préalable : les
conditions matérielles de la liberté de l'esprit français,
t Pour agir, il faut être. Soyons d'abord. »
Ce n'est pas que Jacques Rivière en disconvienne. « Pour
pouvoir penser librement, il faut d'abord que la France
existe ; il faut qu'elle ait un tronc, des membres, une o subs-
tance ». Il n'entre pas dans sa pensée d'accepter demain pour
notre pays le sort de la Grèce vaincue qui, n'ayant plus
d'autre ressource, entreprit la conquête spirituelle de ses
vainqueurs. Ce que devinrent dans l'aventure la civihsation et
l'art hellénique, nous le savons de reste. Notre France n'en
est pas là. Elle ne se résignera à ce pis aller désastreux que
quand, vraiment, elle aura perdu l'espérance. Rivière nous
rappelle à la réalité. « Oubliez- vous que c'est elle qui a
vaincu ? qu'elle est et qu'elle vit. Elle me paraît (je cite) avoir
acquis une assiette, qui non seulement lui permet, mais qui lui
fait un devoir de penser hardiment et dans tous les sens, sans
plus se laisser paralyser par l'instinct de conservation. »
Hélas ! il nous paraît à nous qu'elle n'aura vaincu, qu'elle
ne sera, ne vivra qu'en proportion de nos efforts nouveaux
pour faire durer sa victoire. Son être est en suspens. Si le
triomphe de nos armes l'a sauvée de la destruction et du
NOTES
955
servage, il la laisse si anémiée et de son plus précieux sang, de
son capital- travail et de son capital -richesse, que sa position
dans le monde, son assiette, est matériellement moins bonne,
moins sûre, moins solide, malgré la récupération de deux
provinces et l'occupation provisoire du Rhin, qu'en Juillet
1914. Ses deux principaux alliés sont outre-mer. Sur le
continent elle a devant elle au lieu d'un allié et d'un ennemi
avérés, des forces obscures sournoises, difficiles à évaluer
et qui pourront un jour se joindre ; et contre celles-ci il
sera moins aisé de se mettre en garde que contre l'appareil
militaire, si formidable, mais du moins ostensible de l'empire
de Guillaume II. Une Russie qui prétend fonder un ordre
nouveau, sans précédent et plein de risques, pour l'imposer
ensuite au monde, une Allemagne qui est loin de la guéri son,
au témoignage d'observateurs qualifiés; en outre, une Italie
qui joue son jeu et une macédoine de peuples : tel est l'état
de l'échiquier européen. Le traité de Versailles laisse à notre
principal ennemi le sentiment de sa puissance, de son avance
sur nous, de sa richesse ; il le brime sans le mater ; et qui donc
en fera respecter les clauses ? demandez-le à Whashington
ou aux radicaux d'Angleterre. Je m'abstiens volontairement
de parler de notre politique intérieure. Ecoutez : « Il faut
que ça change ! » De gauche à droite, ce n'est qu'un cri. —
Pour préparer ce changement, quel qu'il puisse être, pour
refaire nos forces, pour affronter les ouragans prochains, la
France qui possède beaucoup de gloire et de crédit moral, n'a
plus un sou à perdre, ni une parole, ni une idée de trop. Voilà
ce qu'il nous semble à nous. Elle dépérissait depuis déjà un
siècle (par la faute de qui, de quoi? c'est ce qu'il faudra
rechercher), quand soudain elle chut dans cette maladie de
cinq ans, la plus grave qu'elle ait subie depuis la Révolution.
Au moment d'entrer en convalescence, elle trouve, au lieu
d'un air pur, tout un essaim d'épidémies que pousse le vent
d'est. Ne faut-il pas l'en protéger? Ménageons-la. Gardons-
^5^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la des rechutes. Fortifions son pauvre corps. Ou nous ne
sauverons rien d'elle, pas même son esprit qui sera le premier
vaincu.
Tel est l'autre son de cloche, le nôtre. Ceci posé (que l'on
peut nier, contredire, mais qui se fonde sur des faits) jus-
qu'à réfection complète de la France, notre esprit* n'aura
pas de soin plus urgent que d'aUéner, s'il le faut, une partie
de sa liberté, ou plus exactement, de limiter sa fantaisie,
en choisissant au plus tôt — le temps presse — la discipline
la plus propre à servir à la fois les intérêts de la France et les
siens. Nous ne supprimons pas la liberté de la recherche ; le
champ est assez vaste pour lasser notre course avant que
nous touchions au but. Nous cherchons, nous pensons
dans une direction, celle que nous estimons la plus sûre, celle
que nous indique et recommande une longue tradition. Nous
n'avons pas le temps de les essayer toutes, de faire table rase,
d'arracher les jalons qu'ont plantés nos devanciers. Nous
sonmaes d'avis de tenir compte plutôt de l'expérience ac-
cumulée des siècles, que des rêveries du présent et plutôt des
travaux de ceux qui depuis longtemps méditent et creusent
un sujet tout nouveau pour nous, que des intuitions hasar-
deuses qui lèveront en nous, au premier contact avec lui.
A nous de vérifier leur raisonnement et leurs preuves. A
nous d'examiner jusqu'à quel point les conditions du pro-
blème (philosophique, politique, esthétique ou religieux) se
présentent changées, jusqu'à quel point en sera affectée la
solution. Nous croyons rester dans la ligne de la plus pure
tradition intellectuelle en faisant moins de cas de l'exception
que de la règle, en ne nous laissant pas détourner de notre
chemin. — Ainsi, sans préjuger de la conclusion ultime (ceux
d'entre nous qui déjà ont conclu en art, en religion, en poU-
tique, ne l'ayant pas tous fait exactement de la même façon),
nous nous mettons d'accord sur des principes généraux qui
ne peuvent nous entraîner à de trop grandes divergences et
NOTES 957
qui, pour l'action immédiate de la pensée, suffiront. Ils
sont deux et pas un de plus, ce que le passé de la France et
la logique de l'esprit nous offrent de plus ferme et de plus
éprouvé : unité- continuité, les noms même de la famille, de
la paroisse, de la province, de la patrie, du classicisme et de
V Eglise. Avec cela nous sommes sûrs d'obtenir une direction,
un art, une morale, une politique, sans offenser les lois
humaines et universelles de la raison.
Jacques Rivière nous répond : « Soit ! mais votre intelli-
gence n'est plus libre, vous l'avouez vous-mêmes : Nous
savons ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. »
C'est la pierre où son pied s'achoppe. Mais, cher ami, pour-
quoi le savons-nous ? Parce que nous l'avons cherché, libre-
ment et logiquement, après examen des faits, des précédents
et des analogies. Faut-il à chaque pas revenir au point de
départ, remettre tout en question, parce qu'un fait nouveau
se montre et contredit cent mille faits déjà classés ? Ce sont
eux et non pas nous qui nous ont tracé le chemin. Ne nous
attribuez pas une façon d'obscurantisme. Ce fait nouveau,
nous l'examinerons, mais comme il mérite de l'être et jusqu'à
nouvel ordre comme une exception, tant que cent mille faits
nouveaux n'auront pas été jetés avec lui dans le plateau de
la balance. Plaçons-nous par exemple, comme vous l'avez
fait, devant le fait nouveau du bolchevisme russe, c'est-à-dire
du socialisme appliqué. C'est une occasion excellente de
préciser nos positions.
Le bolchevisme, dit Rivière, est peut-être affreux, dange-
reux, barbare, c'est l'opinion des journaux. N'importe ! il
est. Pour le penseur, ce n'est qu'un objet de pensée. Jacques
Rivière veut comprendre, et je lui jure que nous sommes
tous comme lui. Avant d'aller plus loin, il s'efforce de dis-
cerner quelles idées motrices s'affrontèrent dans la guerre
qui vient de finir. Comme déjà il est malaisé de s'entendre
sur les faits les plus proches et les plus communs ! et comme
958 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'esprit est faillible quand il ne manie pas des quantités abs-
traites, des chiffres, des signes ou des plans ! Mon expérience
à moi, dans le cas présent, dément complètement la sienne.
Où il voit le duel entre l'autocratie et la démocratie, la lutte
contre les tyrans pour le Droit et la Liberté, je vois des peuples
qui veulent vivre et qui défendent leur bien et leur vie contre
la cupidité d'un voisin. J'ai fréquenté bien des soldats et
de tout près en quatre ans de campagne et j'ai été frappé
par leur indifiérence à l'égard des buts idéaux. Jamais (ou
une fois sur mille) ils ne prononçaient le mot République, le
mot Droit, le mot Liberté. Ils détestaient Guillaume, non
pas comme un tyran, mais comme symbole de toute l'Alle-
magne, en tant qu'étranger, en tant qu'ennemi et on les aurait
bien fait rire en s'avisant de leur conter qu'ils se battaient
pour libérer leurs frères boches. Lorsque les Russes nous
lâchèrent, ils devinrent tout de suite peureux « cesc... de
Russes qui prolongeaient la guerre sous prétexte de « vider »
le tzar ». Ils se battaient pour en finir, pour n'avoir plus
l'Allemagne à leur porte avec son grand sabre et sa grosse
voix. Quant à cet idéal qui gonflait leur courage, il n'avait pas
de nom, pas même celui de France ; il était dans leur sang,
dans leur cœur, dans leurs muscles, dans l'héritage corporel
de tous leurs ancêtres français, une sorte de bravoure et
d'endurance toutes physiques. Tel était le cas de la masse.
Ceux qui a savaient pourquoi», une infime minorité, n'étaient
jamais du même avis, sauf dans la haine ; chacun récitait
son journal. Je ne parle pas de l'éUte, intellectuels, petits
commerçants et petits bourgeois : le plus grand nombre ne
tarissait pas d'ironie sur les discours du président Wilson.
Rivière nous dit le contraire. Qui croire ? Ce débat accessoire
n'est pas inutile... mais poursuivons.
Nous avons donc cru, selon Rivière, combattre pour la
liberté du Monde, lequel était souvent autant et plus libre
que nous — et voici soudain que le Monde ne veut plus de la
NOTES 959
liberté que nous avons payée si cher. L'autocratie est morte,
mais la liberté agonise ; reste le socialisme dont sans doute est
proche l'avènement, car l'univers entier réclame une auto-
rité péremptoire. Je ferai remarquer qu'il y a fort longtemps
que les Français attendaient une « poigne » ; la popularité de
Foch et de Clemenceau vient de là. Passons encore. — Ainsi
un nouvel idéal se lève, et c'est le socialisme; Rivière le
prend au sérieux et n'a pas tort. Il est conduit d'abord à
l'étudier en Russie et son expérience de prisonnier de guerre,
mêlé au peuple russe dans les camps allemands, lui fournit des
traits authentiques, savoureux, éloquents ; chacun, les ayant
lus ici, les a présents à la mémoire. Il en tire une conclu-
sion de fait qui ne me semble pas forcée ; elle cadre avec
le peu qu'on sait, le peu qu'on a pu entrevoir à travers Tolstoï
et Dostoïewsky; souvenez-vous de ces conversations inter-
minables de l'Idiot et des Possédés où tout le monde parle à la
fois. Cette conclusion, la voici : Le Russe est, par instinct,
grégaire, et il est né pour le soviet. Voilà — si cela est — qui est
du plus haut intérêt et j'en voudrais à Rivière de nous priver
de pareilles contributions aux mœurs, à la psychologie et à
l'histoire. Lorsque le bolchevisme naît, lorsque le soviet est
fondé dans le parfait nivellement des classes, contraint,
battu, mais agrégé, le Russe enfin se sent à l'aise ; heureux ou
malheureux, il peut, il veut vivre en soviet ; il a retrouvé sa
nature. — Je ne discute point ; il nous vient de là-bas des
témoignages encore si confus, que j'accorde provisoirement
tout crédit à la perspicacité de Rivière. Mais j e lui dis : Et
puis après ?
Ce soviet qui ramène le peuple russe à l'existence sociale
la plus rudimentaire, la moins différenciée que l'on ait jamais
vécue sous le ciel, sinon jadis, avant les tzars, ce soviet n'est
point isolé au fond de l'Afrique centrale ou sur les plateaux
de l'Asie, loin du télégraphe et du chemin de fer. Il est ici,
à notre porte ; vous-même le considérez peut-être comme
960 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un fait européen, et déjà nos voisins l'imitent. Que dis-je ?
il prétend conquérir le monde. Qu'allez-vous en faire, penseur ?
Vous avez le choix entre trois attitudes possibles. Ou
bien vous le considérez comme un objet d'étude et de curio-
sité et vous vous installez, les bras croisés, en spectateur, en
historien, en chimiste (je ne dis pas en dilettante) devant
l'explosif inédit qui produira une déflagration si nouvelle.
Vous laisserez aller l'expérience. Ce serait l'attitude de l'intel-
lectuel pur : si vous l'étiez vraiment, la vôtre. — Ou bien
vous porterez sur le soviet un jugement. Il sera favorable
ou défavorable ; il l'encouragera ou lui fera du tort. Dans
ce troisième cas — celui de la condamnation — vous êtes
avec nous et désormais pas plus libre que nous de votre
pensée : elle marchera contre. Dans le second — celui de
l'approbation — c'est tout de même : elle marchera pour,
avec les membres du groupe 0 Clarté ». Que si, vous réservant,
vous passez de l'éloge au blâme et réciproquement, par
scrupule d'honnêteté, vous ne faites que changer de chaînes.
Quelle attitude choisira donc votre pensée, si elle n'a qu'elle-
même pour guide, si, dans son parti pris d'impartiaUté
supérieure (je rapproche à dessein les mots) elle repousse
d'avance toute considération d'intérêt : d'intérêt pour la
France, pour la civilisation et même pour soi, la pensée ?
« Permettez ! me répondrez-vous. J'attends, je fais
confiance à l'avenir. La naissance du soviet est un événement
considérable. Une idée sociale, jusqu'ici impuissante à rien
faire vivre dans les pays d'ancienne civilisation — le marxisme
— vient de s'incarner en Russie ; cette idée, des peuples
entiers l'appellent de tout leur cœur à la vie et la voici qui
naît au jour. Ecoutez ceci : « En un point du monde l'exis-
tence socialiste a commencé. » Il a beau gêner vos doctrines.
Le fait est là.
— D'abord, il faudrait peut-être en rabattre. L'idéal
socialiste est-il celui des peuples, ou d'une forte minorité
NOTES 961
OU de quelques meneurs au sein des peuples ? L'existence
socialiste a commencé en fait. Mais où ? Chez un peuple
barbare ou, si le mot vous choque, étranger à notre Occi-
dent. Vous nous dites qu'elle lui convient; c'est bien possible.
Une seule chose importe : nous convient-elle à nous. Français,
Occidentaux, gardiens de la pensée et de la civilisation ?
— Nous le verrons bien, c'est précisément ce que j'étudie.
— Etudiez tout à votre aise. Lorsque vous conclurez, il
sera peut-être trop tard et dans le cas probable, plus probable
que l'autre, où le soviet ne nous conviendrait pas, c'en sera
déjà fait de la France et de la pensée.
— Qu'en savez-vous ?
— J'ai mille raisons de le croire; j'en appelle à l'expérience
des siècles et à la nature de notre esprit.
— Les siècles nous ont-ils tout dit et notre esprit est-il
à bout de course ? En vain vous bouchez-vous les yeux et
les oreilles, vous n'échapperez pas à la vérité de demain.
N'en tendez- vous pas la vague qui monte ?
— Vague de faits, vague surtout de mots. Nous l'entendons.
Il s'agit de lui résister et de la détourner de notre route ; de
la capter, si nous pouvons, pour la faire servir au bien.
Une pensée digne de ce nom ne se résigne pas devant l'orage.
Nous non plus ne sommes pas des libéraux ; mais nous tenons
dur comme fer pour la liberté de l'homme. Dieu dispose et
juge en dernier ressort, mais l'homme propose. On me pro-
pose l'expérience du bolchevisme : si ma raison d'homme
et d'homme français me la fait considérer comme néfaste,
contraire à la nature humaine, contraire à notre civilisation,
quand tous les hommes abusés se ligueraient contre moi
seul, je lancerais tout seul ma contre-proposition de résis-
tance ^ . — Dans un article du Correspondant, René Johannet
I. Et d'autant plus que je ne suis pas seul. On parle du socia-
lisme, comme si aucune autre force ns s'opposait à lui ou ne le
balançait en fait. Le syndicalisme n'est que son allié provisoire
61
962 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nous rapporte un mot topique de Péguy sur la grande
Révolution. Ce républicain déclaré la considérait malgré
tout comme une catastrophe. « Comme je faisais cette
réflexion banale, dit Johannet, qu'avec un peu plus de
poigne la catastrophe déviait et qu'un Louis XIV par
exemple aurait su l'éviter : — Louis XIV ? repartit Péguy
avec une singulière vivacité. Pas même, Lépine. » On fait
l'histoire, on ne la subit pas ; il n'y a pas de fatalité histo-
rique, et la raison ne saurait s'abstenir dans un conflit qui
met en jeu son existence. Malheur à ceux qui temporisent
dans le moment qu'il faut combattre et qui pensent dans
tous les sens, tandis que l'ennemi ne pense que dans
le sien.
Penser dans tous les sens est-il vraiment penser? N'est-ce
pas plus exactement l'opération préparatoire à la pensée,
avant que celle-ci ait fait son choix. Un grand siècle intel-
lectuel comme fut le xvii^ a ses croyants, a ses sceptiques,
ses constructeurs, ses destructeurs; tous ont choisi leur ter-
rain et s'y tiennent. En sont-ils moins libres d'esprit ? En ce
temps-là, la France n'était ni à faire, ni à refaire; il n'y avait
qu'une pensée, la sienne, et qui régnait sur l'univers. Pour
rétablir sa prééminence intellectuelle, il est urgent que le
plus grand nombre d'esprits possible pensent dans le même
sens qui est celui des croyants et des constructeurs, celui
où la pensée a obtenu ses plus durables réussites ; le sens le
plus français, le plus universel — et partant, le plus gratuit,
puisque les intérêts de toute la civilisation s'y confondent.
Le monde attend de nous des directives éprouvées, non des
hardiesses sans lendemain. Tout le reste est confusion,
contradiction, asiatisme. Et puisqu'on cherche un sens géné-
et il a plus de poids réel. Sans parler de l'Eglise et d'un passé
qui se défend, ne voit-on pas que la tourmente où se débat l'Eu-
rope est surtout, est partout, même dans le bolchevisme, le fait
d'un nationalisme exaspéré. En tenez-vo us compte ?
NOTES 963
rai à notre victoire, ayons donc le courage de le proclamer.
Notre victoire n'est pas celle des démocraties sur les auto-
craties, mais de la vraie sur la fausse culture et, comme
l'avait dit en 1918 dans une conférence admirable Adrien
Mithouard, de l'Occident sur l'Orient.
On nous dit : a Vous manquez aux plus nobles traditions
de la France, la générosité, la hardiesse. On dirait que vous
avez peur. » Ce n'est pas notre genre, non. Ne craignez pas
que nous ne fermions les portes ; nous réclamons le droit de
visite, simplement. Avant d'accepter une nouveauté, qu'elle
vienne du dedans ou du dehors, nous nous demanderons
toujours si elle ne contrarie pas trop notre génie, si elle sera
digérée ou si elle nous empoisonnera. La France est fatiguée
de risquer sans cesse, d'user son temps et sa force en expé-
riences ; voici plus d'un siècle qu'elle risque ; le peu de gain
qu'elle y a fait, nous ne le rejetterons pas ; mais nous voulons
regagner ce qu'elle y perdit, qui est le principal, et si elle
a erré, réparer une erreur fatale. Plus de ces hardiesses qui
tuent, de ces générosités qui ruinent, de ces victoires sans
conclusion. Nous cherchons la mesure, nous cherchons la
sagesse. Notre patrie est comme un vase pétri dans une
matière poreuse ; elle continuera de baigner dans le monde,
de donner et de recevoir; mais elle tient à garder son eau pure
et pour elle et pour lui : générosité à long terme, moins visible
peut-être, mais de meilleure qualité; hardiesse secrète, mais
féconde. Et encore une fois nous nous défendons bien de
cacher la tête sous l'aile. Nous voulons tout voir, tout
connaître de ce qui nous est étranger ; mais jusqu'à plus ample
examen le considérer comme tel.
Ainsi notre pensée sera dirigée, non faussée. Elle a derrière
elle déjà d'énormes travaux d'analyse ; elle s'appuie sur eux
pour généraliser et tirer des conclusions. Sans préjuger de
celles-ci, elle analysera de la même façon les faits nouveaux
qui se présenteront devant elle ; mais ceci fait, elle réclame
964 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le droit de les juger. Sa position est très forte, car il faudrait
pour l'ébranler que la masse des faits nouveaux annulât
la masse des faits anciens que, depuis vingt siècles, entassent
les hommes les plus sages de l'univers civilisé. Elle ne refuse
pas de changer ; mais elle attend que ses propres lois changent,
celles de l'expérience et du raisonnement. Il est à peu près
sûr que le règne du mécanisme, de la démocratie, de la plouto-
cratie n'y fera rien ; il ne pourra qu'en gêner l'exercice ; c'est
contre quoi il importe d'être paré. Elle aura jusqu'à nouvel
ordre une certaine civilisation à défendre, celle d'Aristote,
de saint Thomas d'Aquin et de Bossuet, celle de Sopho-
cle, de Virgile, de Dante, de Corneille et de Gœthe, celle de
Demos thène et de Richelieu. Elle s'acquittera honnêtement
de sa mission historique.
Qu'on me permette d'ajouter un mot. La pensée n'a pas
de pire ennemi qu'elle-même. L'habitude de l'analyse et de
la discrimination la rend dangereusement accessible au scru-
pule, et c'est parfois à ses dépens. Pour être sûr de penser
juste, l'homme est tenté de penser contre soi et de donner le
pas à une raison qui le heurte sur une dizaine d'autres qui
flattent sa raison. La mauvaise foi et le mensonge, à juste
titre, l'exaspèrent ; il penchera du côté de son adversaire et
prendra le parti le plus décrié pour garder le beau rôle devant
sa conscience. Demandons aux sages antiques de nous
enseigner l'équilibre, avec la certitude de ce que nous tenons,
et sachons bien que le désintéressement, quand il est poussé
à l'excès, est susceptible d'altérer notre jugement plus
gravement que l'intérêt ne le peut faire. C'est ainsi que
l'Eglise enseigne au chrétien que le plus sûr moyen de tra-
vailler au salut de ses frères, est de songer à son propre salut.
HENRI GHÉON
NOTES 965
* *
CATHOLICISME ET NATIONALISME.
En quelque tentation que m'induisent mes amis Schlum-
berger et Ghéon d'ajouter à ma pensée de nouvelles précisions,
quelque envie que j'éprouve spontanément de poursuivre la
mise au point de la délicate question sur laquelle nous voici,
eux et moi, j'en ai peur, en état d'irrémédiable divergence,
je crois qu'il est plus raisonnable d'arrêter ici un débat, que
seule, après tout, l'expérience, et une expérience qui est
encore à venir, pourra trancher. Seules les prochaines
années pourront nous montrer si la France avait ou non
besoin de cette cuirasse intellectuelle dont le Parti de l'Intel-
ligence veut la maintenir armée. En attendant, l'essentiel
est de bien travailler, chacun avec les idées qu'il a. C'est
ce que nous sommes d'accord les uns et les autres pour nous
imposer comme première loi.
Je ne demande donc plus la parole que pour une observa-
tion secondaire. Lorsque Jean Schlumberger a écrit : « Si
j'étais catholique, j'aurais signé le manifeste du Parti de
l'Intelligence », je vois bien ce qu'il y avait dans sa pensée.
Il voulait dire évidemment que seule lui interdisait, à lui
protestant, l'accès du Parti de l'Intelligence, l'obligation qu'on
lui faisait de reconnaître la suprématie de l'Église catholique
et de la considérer comme un facteur de la renaissance natio-
nale. Mais il n'a pas songé que sa phrase du même coup sem-
blait faire à tout catholique un devoir d'adhérer au Parti de
l'Intelligence.
Ce devoir, je ne puis l'admettre. Entre les deux termes que
Jean Schlumberger met en rapport, je ne réussis pas à sur-
prendre la moindre dépendance, le moindre enchaînement.
Car enfin nous n'avons besoin ni les uns ni les autres de
faire plus longtemps comme si nous ignorions que le Parti de
l'Intelligence c'est à peu de chose près, c'est, camouflée pour
966 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la circonstance, rétemelle Action Française. Or quel lien
peut-il bien y avoir entre le catholicisme et l'Action Fran-
çaise ? Quoi, dans le premier, peut bien inciter à se rallier à la
seconde? Je demande qu'on me cite l'article de la doctrine ca-
tholique qui logiquement engendre le «nationalisme intégral».
Il ne s'agit pas de ce qui se passe en fait. Je sais très bien
que beaucoup de catholiques sont enrôlés sous les bannières
de l'Action Française. Mais je prétends qu'ils n'ont pas pu
trouver dans leur foi le motif qui les a poussés à s'y embrigader.
Et comment l'y eussent-ils découvert, alors que de toute
évidence l'Action Française poursuit la besogne la plus nette-
ment anticatholique qui se puisse rêver ? Il n'est même pas
besoin de rappeler que Maurras est un incroyant, ni de relever
une fois de plus ses multiples déclarations sinon d'athéisme,
tout au moins de positivisme radical. Il suffit de regarder
son œuvre, l'influence qu'il exerce sur les esprits : il faut être
aveugle pour ne pas voir qu'il tend à y stériliser toute dispo-
sition, tout sentiment chrétiens.
D'abord en substituant le culte de la Patrie au culte de
Dieu, en confisquant tout ce qu'il peut y avoir dans les âmes
d'instinct religieux et de capacité d'adoration au profit de
la Patrie. Le nationalisme tel qu'il l'enseigne devient une
véritable idolâtrie. Il consiste à aimer et à servir la France,
non pas pour tous les biens qui sont en elle, mais comme
l'unique Bien qui se puisse concevoir, comme le véritable
Absolu. Si Maurras combat avec tant d'acharnement toute
métaphysique, s'il a si tôt fait de ridiculiser toute croyance
aux réalités invisibles, c'est bien moins par conviction posi-
tiviste profonde que pour empêcher que rien ne s'installe
au delà de la Patrie, que pour assurer ses derrières et pour
la maintenir comme le Suprême Objet dont nous ayons à noua
inquiéter.
Rien de moins cathohque, rien de plus païen, rien de plus
sauvage qu'une telle doctrine. Car que peut biendevenir
NOTES 967
Dieu dans cette affaire ? Quelle place lui réserve-t-on ?
Dans quels combles est-il relégué ? Comme il serait impoli-
tique de le supprimer, sans doute lui réserve-t-on le rôle d'une
sorte de président honoraire. Mais on lui mesure sévèrement
l'hommage. S'il tient à en recueillir quand même quelques
bribes, il faut qu'il vienne s'identifier avec la Patrie, il faut
qu'il déclare « la protéger » tout spécialement, il faut qu'il
se fasse son patron et qu'il entre dans une combinaison qui
est le pendant exact de celle où les pangermanistes avaient
voulu l'emprisonner. Un chrétien ne peut pas admettre cette
comédie et ne peut la ressentir que comme une moquerie
de sa foi.
Anticatholique, V Action Française l'est encore par son refus
de tenir compte, en aucune circonstance, de ce que la gran-
deur du Pays peut impliquer comme souffrance pour les
individus et de ce que la puissance en général représente
comme douleur au monde.
Je ne suis pas de tempérament sentimental : rien ne m'en-
nuie comme de m'apitoyer. Aucune littérature ne m'est plus
fastidieuse que celle où la fraternité humaine et l' entre -
embrassement des peuples nous sont platement prêches.
Mais enfin j'avoue que le mal des autres, fût-ce celui de mes
ennemis, me « fait tout de même quelque chose » et que spon-
tanément je le souhaite évité. C'est dans cette mesure que je
me sens chrétien, que je me trouve catholique. Et je constate
que c'est dans cette mesure également que l'Action Française
m'est insupportable. Son continuel appel à la violence, son
souci de réveiller, de raviver, d'envenimer le plus possible
tout ce que les hommes éprouvent entre eux d'oppositions
et d'inimitiés naturelles, son dessein à satiété proclamé
d'entretenir éternellement le désordre et la misère chez ceux
qui nous ont une fois voulu du mal, ne sont-ils pas un
effort direct contre l'enseignement du Christ et ne tendent-
968 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ils pas à détruire le peu qui subsiste encore au monde
justement de « catholicité » ?
On peut très bien, sans être internationaliste, ne pas tout
de même désirer que les haines actuelles prennent un carac-
tère invétéré. Si l'on est catholique, on doit souhaiter, même
si l'on n'ose l'espérer, leur progressive résorption et la recons-
titution d'un Hen universel. Et donc, si l'on est cathoUque,
loin d'adhérer à l'Action Française, loin de se laisser séduire
aux masques plus ou moins adroits qu'elle s'amuse à prendre,
on doit lui opposer une complète, une tranquille résistance de
toute l'âme, on doit revendiquer contre elle le droit de conser-
ver quelque amour pour son prochain et pour Dieu, le droit
de maintenir entre les divers attachements dont on se sent
capable la subordination qui est entre leurs objets, le droit
de ne pas concevoir le patriotisme comme exclusif de tout
sentiment religieux et humain.
JACQUES RIVIÈRE
* *
L'OURS ET LA LUNE, drame pour marionnettes ;
LA MESSE LA-BAS, par Paul Claudel (Éditions de la
Nouvelle Revue Française)
Paul Claudel écrivit au Brésil ces deux livres où les
paysages de l'Amérique Tropicale sont maintes fois évoqués.
Avec quelques poèmes publiés dans des revues, avec la
Sainte-Cécile éditée à tirage restreint, L'Ours et la Lune et
La Messe là-bas représentent presque toute l'œuvre achevée
par le poète dans ce salon qui redevenait à dix heures du
matin le bureau du Ministre de France. Légation blanche
au fond du jardin, gardée par trois palmiers bien plus hauts
qu'elle. Tout le jour leur ombre mince et inutile errait sur
la façade enflammée. Claudel aimait leur présence à travers
NOTES 969
tant de mois d'ex I, ces trois colonnes au seuil de sa vie,
chaque aurore. Je comprends celui qui, à chaque station
nouvelle de ces longs voyages, choisit quelques arbres pour
amis et les préfère aux chiens.
Peu d'écrivains auront travaillé sous autant de latitudes
diverses. La distance est grande de Chine à Rio-de- Janeiro,
à travers la Bohême, l'Allemagne, l'Italie, et ces premières
étapes, Paris, New-York. Cette diversité de Heux se
reflète tout au long de son œuvre et Claudel utilise volon-
tiers les éléments qu'il trouve ainsi à portée de sa main.
Drames et poèmes ont pour décors les villes ou les contrées
que le poète habite et leur empruntent leurs figures et leurs
images. Pourtant Claudel, à aucun titre, n'a sa place dans
ce genre Uttéraire que plusieurs auteurs s'efforcent, non sans
succès, de moderniser : l'exotisme. Peu importe une défi-
nition, nécessairement imparfaite, de ce mot. Il suffit de
remarquer que chez Claudel la description même des pays
les plus lointains et tant de traits rapportés d'Extrême-
Orient ou des Tropiques, n'ont jamais leur but en eux-mêmes,
mais expriment la pensée lyrique ou servent le mobile du
drame. Le Repos du Septième jour n'est pas davantage un
drame chinois que Bajazet n'est une tragédie turque. Il ne
faut pas s'y tromper. Je dirai la même chose de Connais-
sance de l'Est, que certains prennent pour un livre de paysages
chinois et qui cache pour moi, sous ses apparences descrip-
tives, le déroulement d'un drame secret, dont la Chine
n'est qu'un des personnages.
Dans L'Ours et la Lune, 3iussi bien que dans La Messe là-bas,
l'Amérique brésilienne est présente. Le poète emprunte au
paysage qui l'entoure ses suggestions les plus directes. Il
évoque ce qu'il voit, lorsque, chaque matin, pour entendre
cette « messe là-bas », il traverse les jardins encore frais et
les arceaux de palme. Ainsi, l'Ours-banquier, héros du drame
pour marionnettes, passe une moitié de sa vie double dans la
970 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
forêt brésilienne, où une grande entreprise d'hôtels et de
chemins de fer exige ses soins intéressés. — Quelques-unes
de ces marionnettes les plus vivantes existent en chair et
en os. Une excellente dame a prononcé les phrases imprévues
dont la Lune ahurit ses interlocuteurs. — Si l'ours fut tout
d'abord un jouet de peluche, auquel des imaginations
d'enfants prêtaient des aventures extraordinaires, il doit
beaucoup de son âme d'homme d'affaires cynique et bon
garçon aux fréquents contacts du fonctionnaire de la Répu-
blique avec tant de financiers et de manieurs d'argent. —
J'aime dans Claudel, presque à l'égal de sa création la plus
originale, cette utilisation familière des choses et des gens
qui l'entourent. Lyrisme de toutes parts pénétré de réalité,
tragi-comédie qui accueille cette réflexion du convive
d'hier, cet ana de l'illustré hebdomadaire. C'est une des
raisons pour quoi une œuvre de Claudel ne sonne jamais
creux. Les Grecs et nos grands classiques, MoUère et Boileau
surtout, avaient cette audace de mêler à l'imaginé le fait
individuel, quotidien. Claudel, de tout temps, a su faire
servir son dessein poétique par les mille détails originaux
que son esprit toujours en éveil retient du spectacle extérieur.
a Drame pour marionnettes » porte la couverture de
L'Ours et la Lune. Ne voyons là qu'une indication littéraire.
Des acteurs bien vivants s'acquitteront, je crois, plus faci-
lement encore que les pantins articulés, des quelques acro-
baties que l'auteur leur impose. Des acteurs de cinéma
conviendraient à merveille. Qui mimerait mieux que Charlie
Chaplin l'impétuosité et la rouerie de Brelebrun ? Mary
Pickford serait une Rhodo souriante et pleine d'aplomb.
Il est permis de rêver ainsi, à propos de cette pièce fantaisiste
où Claudel assiste lui-même en spectateur amusé aux inven-
tions comiques de sa Muse.
Quatre protagonistes principaux : L'Ours, un vieux rou-
tier de la Finance, un philanthrope de la spéculation, aussi
NOTES 971
parfaitement désintéressé que tous les grands capitaines des
Bourses internationales, et aussi ruineux pour l'épargne
privée ; La Lune, grosse dame légère, affairée, sentimentale ;
l'aviateur, la tourneuse de munitions, tels qu'en eux-mêmes,
déjà, la chromolithographie populaire les change, figures
peintes en tons purs et en couleurs plates. L'affabulation
suppose le rêve d'un prisonnier de guerre qui voit tout ce
monde s'agiter autour de ses deux petits enfants, et finale-
ment s'accorder à faire leur bonheur. — Nulle trace chez
Claudel de ce souci du possible, du logique, qui stérilise
depuis le moyen-âge le théâtre français. Shakespeare et
Aristophane lui ont enseigné la vraie liberté. Le dialogue,
comique ou amer, se déroule dans une atmosphère de songe,
dans une transposition par endroits poignante d'êtres et
d'actions réelles, dans ce monde des rêves, où l'inexistant
se fait plus pressant que toute expérience. A cinquante ans,
l'homme sain connaît la valeur du rire, et dans L'Ours
et la Lune comme dans Protée, Claudel, qui n'a rien
du monstre stérile nommé ironiste, rit comme un bien-
heureux.
La guerre inspire à l'aviateur et à Rhodo d'autres paroles
de souffrance ou d'enthousiasme. Faut-il regretter cette part
faite aux événements contemporains et ces figures de cir-
constance ? Je ne le pense pas. Claudel, dans sa sincérité
unique, ne recherche pas plus l'actualité qu'il ne pourrait
redouter d'être un jour inactuel. Il s'exprime dans
le présent et place hors du temps ce qu'il saisit. Tout
lecteur des Perses ne devient-il pas contemporain de
Xerxès ?
La Messe là-bas s'ajoute dans l'œuvre de Claudel à la
série des poèmes exclusivement religieux. Les diverses parties
de l'office liturgique^ de l'Introït au Dernier Evangile,
donnent leur titre aux treize poèmes dont se compose le
recueil. — Méditations et prières. — Mais l' oraison chez Claudel
9/2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
prend rarement le ton de l'effusion verlainienne. Rien ne
lui est plus étranger que cette sentimentalité néo-chrétienne
qui a inspiré de nos jours tant de vers faciles. Une forte
théologie, comme une forêt millénaire, soutient et charpente
sa foi. La prière de Claudel est un drame catholique, le drame
de l'homme aux prises avec Dieu et du plus profond même
de son humilité le Chrétien défie le Créateur de lui arracher
sa proie divine.
S'il est pour un écrivain une redoutable épreuve, c'est
bien de mettre son art au service d'une religion aussi posi-
tive, aussi exigeante que le catholicisme et de livrer, ainsi
transposée, au public, l'expression de sa croyance et de sa
pratique. Plusieurs exemples illustrent les périls de cette
tentative, où trop d'artistes ont été vaincus. Claudel a
résolument pénétré au cœur même du danger et les ressources
de son art ont été assez nombreuses, son individualité assez
puissante, pour que l'admirateur incroyant de Tête d'or
puisse demeurer sans malaise et sans déception dans l'église
où le catholique prie et enseigne. Bien plus, le poète a pu se
faire apologiste sans cesser de demeurer poète. Claudel n'est
pas de ces mauvais chrétiens qui vivent dans la crainte de
l'absolu et pour qui Dieu ne se lève que le dimanche matin.
Il se meut dans la familiarité des vérités révélées. Le mal et
le bien, le péché et la vertu, sont pour lui deux principes
profondément irréconciliables. Le ciel à gagner, l'enfer
à éviter, lui sont aussi réels que la rue qu'il traverse, le fossé
qu'il enjambe. Il discerne aussi naturellement que les Pro-
phètes dans tout objet du monde visible l'intention réalisée
du Créateur. C'est de cet uni\ ers ainsi conçu qu'il ouvre la
porte au lecteur ; il ne cherche pas à convaincre l'intelligence,
mais à frapper le cœur, l'imagination. Il veut prêtera l'Église
enseignante cette collaboration de l'Art, qu'elle refuse ou
méconnaît depuis trois cents ans. Qui a aimé Violaine ou
Sygne de Coufontaine a eutr'ouvert son âme aux voix de
NOTES , 973
la grâce. Les poèmes que Ton récite, les images que l'on
subit, entraînent un peu d'adhésion momentanée. Comment
celui que le seul déroulement d'un office religieux à Notre-
Dame convertit soudainement à une religion, contre laquelle
sa raison tout entière devait longtemps encore s'insurger,
douterait-il du travail mystérieux qui peut s'opérer ainsi
dans les âmes ?
Il est impossible en étudiant l'œuvre de Claudel de ne pas
tenir compte de ce fait, qu'à travers tous ces drames et ces
poèmes, l'écrivain confesse sa foi, et, dans une certaine mesure,
qu'il l'enseigne. Mais avant tout, Claudel s'exprime lui-même
tout entier; entre tant d'éléments tragiques et lyriques, il en
choisit suivant les exigences de cette expression, qui débor-
dent souvent et dépassent les exigences de sa foi ; il laisse
à la réalité toute sa part, à ces créatures maintenant détachées
de lui, tous leurs droits. Le croyant, qui coexiste en lui au
poète, ne se l'asservit jamais. Sygne meurt dans le désespoir
final ; Louis Turelure frappe trois fois le crucifix de bronze ;
c'est ici la grandeur humaine de Claudel, d'avoir avec autant
de scrupule respecté la liberté des hommes ; c'est de laisser
à côté de Violaine, Sichel et Lumir, si vivantes, si proches de
nous, suivre leur vocation terrestre et leur destin selon la
chair. Ce que le croyant condamnerait peut-être, le drama-
turge ne lutte pas contre la fatalité de l'exprimer et
de lui donner vie. Livré à la logique imprévisible du
drame qu'il bâtit, il ne cherche point à se ressaisir. Au
centre de l'œuvre de Claudel, il y a cette sincérité
émouvante, tragique parfois : elle a maintenu son art à la
hauteur de son génie.
Au poème de la Consécration, Paul Claudel s'adresse à
Rimbaud. Nous savons quelle place celui-ci a tenue dans la
vie intérieure de Claudel, qui fait remonter à la lecture des
Illuminations son premier pressentiment du divin. La route
que lui ouvrit ainsi Rimbaud, a mené Claudel jusqu'au sanc-
974 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tuaire de la Messe. Il se retourne aujourd'hui vers le guide
sublime et lui désigne Dieu à son tour. J'admets cette con-
sécration, par Claudel à Dieu, de l'homme auquel il doit tant.
Mais Rimbaud a erré trop d'années dans le désert sans églises
pour que les portes du temple puissent se refermer aujour-
d'hui sur lui. Ce que Claudel ne pourra jamais faire, d'autres
le tenteront peut-être, qui auront moins d'intelligence et
moins de scrupules. Il ne faudra point permettre cette
utihsation équivoque, ni laisser Arthur Rimbaud être accaparé
par personne. Chacun a le droit de recevoir de lui la parole
qu'il entend et sa prophétie parle plusieurs langues. En réa-
lité, il fut celui que le problème de l'être angoissait mille
fois plus que le problème du devenir ; s'il a déchiré tant
d'apparences visibles, nous ne savons pas, nous ne saurons
jamais, ce qu'il aperçut derrière elles. Et qui peut dire si le
silence de tant d'années, que les strophes magnifiques de
Claudel nous montrent comme autant d'années de recherche
et d'inquiétude, n'a pas suivi et recouvert à tout jamais
quelque irrémédiable découverte ?
Ces rapports de Rimbaud et de Claudel, cette influence
de l'un sur l'autre, ont été examinés récemment au cours
d'une étude longue et touffue, consacrée à l'œuvre de Claudel
et où la Sorbonne a pu reconnaître un des siens ^ . Quelles que
soient ses méthodes et sa perspicacité, le critique garde tous
ses droits. Il est parfaitement libre de tenir l'œuvre de
Claudel pour une œuvre écrite en marge de la tradition fran-
çaise et de lui en refuser l'accès. Aussi bien est-ce peut-être
exact, et l'une des gloires de Claudel sera-t-elle un jour d'avoir
élargi et renouvelé cette tradition un peu étriquée et de
I. Les Chapelles Littéraires : Paul Claudel et le Claudélisme, par
Pierre Lasserre, dans la Minerve Française, N^» du i«' et
du 15 août 1919.
NOTES 975
s'être ajouté à elle plutôt que de l'avoir trop fidèlement
continuée. Mais où la chose devient plus grave, c'est quand le
critique, pour atteindre Rimbaud et par ricochet Claudel,
pour expliquer son incompréhension et porter sa sentence,
ramasse l'argument le plus bas, le plus facile, et parle du
« Germanisme » de Rimbaud.
Tout l'odieux d'une telle manœuvre éclate tellement au
regard que nous ne perdrons jamais notre temps à défendre
contre elle ceux qui la dominent de si haut. Ce qu'il y a
de sérieux, ce n'est pas cette attaque oblique et impuissante,
mais c'est cette remise à l'Allemagne de deux écrivains
français opérée par ceux-là mêmes qui prétendent au titre
de gardiens des grandeurs et des traditions françaises.
L'article dont nous parlons à la main, MM. les Professeurs
de littérature comparée des Universités de toutes les AUe-
magnes annexent au Deutschtum Arthur Rimbaud et Paul
Claudel. Comme l'a si fortement remarqué André Gide,
vous n'avez su faire servir notre cause ni par Gœthe, ni
par Wagner, ni par Nietzsche, et voici que vous livrez en
otages à l'Allemagne vaincue ces deux noms glorieux et
toutes les générations d'écrivains qui depuis trente ans
se réclament d'eux.
HENRI HOPPENOT
976
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I.
BEAUX-ARTS.
Adieu à la guerre
Georges Bouche : Peinture ; Figuière.
André Salmon : La Jeune Sculpture
française ; Messein.
II. — LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE.
Gabriele d'Annunzio : Le Feu, 2 vol ;
Crès.
André Billy : La Guerre d4S journaux ;
Renaissance du Livre.
Sylvain Bonmariage : La Saison flo-
rentine ; Société anonyme d'Édition et
de Librairie.
Francis Cargo: Les Innocents; Renais-
sance du Livre.
Blaise Cendrars : Dix-neuf poèmes
élastiques ; Au Sans Pareil.
Choderlos de Laclos : Les Liaisons
dangereuses, 2 vol ; Crès.
Léon Daudet : Le Monde des Images ;
Nouvelle Librairie Nationale.
Georges Duhamel : Lapointe et Ropi-
teau ; Kiindig.
René Fauchois : Rivoli, le Vitrail,
Jean Bart, etc. ; L'Edition Française
illustrée.
Anatole France : Le Procurateur de
Judée ; Ferroud.
Jean Giraudoux
B. Grasset.
Jean Giraudoux : £//>A»or; Emile-Paul.
Emile Henriot : Le Diable à l'Hôtel
ou les Plaisirs Imaginaires ; Emile Paul.
Francis Jammes : Le Noël de mes
enfants ; Edouard Joseph.
Philippe Soupault : Rose des Vents
Au Sans Pareil.
T'Serstevens : Les Sept parmi les
hommes ; Albin Michel.
Fernand Vandérem : La Victime;
Flammarion.
Jean- Louis Vaudoyer : Les Papiers de
CUonthe ; Albin Michel.
V1LLIERS DE l'Isle-Adam : Nouveaux
Contes cruels et Propos d'Au-delà ; Crès.
WiLLY : Ginette la rêveuse; Albin Michel.
III. HISTOIRE, PHILOSOPHIE,
SCIENCES SOCIALES.
J. W. Bienstock : Qu^est-ce que le
Bolchevisme ? Albin Michel.
Georges Deherme : Le Nombre et
l'Opinion publique ; B. Grasset.
Victor Delbos : La Philosophie fran-
çaise ; Pion.
Havard de la Montagne : Sainte
Catherine de Sienne. Sa vie, sa mort et
ses miracles ; Perrio.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD
FONTENAY- AUX- ROSES. — IMPRIMERIE LOUIÎ BELLENAND.
977
AURORE OU LA SAUVAGE
La fenêtre ouvre sur une cour, au fond de laquelle
ce n'est pas encore le matin. Au-dessus de moi, la tôle
usagée du ciel, boulonnée d'étoiles, avec des taches
d'acide, déjà, à l'orient. Atroce matin d'exécution. La
cour est un appel d'air qui reste sans écho. Elle est trop
étroite pour un silence plat : celui-ci est vertical, comme
dans les tuyaux.
Sous la terre, les mitrons laissent retomber la pâte
lourde, chaque fois pour la dernière fois.
Je ne veux plus vivre ici, j'étouffe ; dormir serait
possible sans les rêves et l'écrasante fatigue des réveils ;
il est encore plus impossible de vivre loin de ses amis
qu'avec eux. Je me ronge les ongles, je m'épile, je fais des
réussites ; mais je ne tue pas le temps, je le blesse.
Je voudrais partir seul, avec mon carnet de chèques
pendu à mon cou dans une petite boîte en fer ; avec ma
valise. Ma valise dont les flancs lisses sont comme des
joues, sur lesquelles tous les vents ont soufflé, tous les
doigts ont passé ; étiquettes des hôtels et des gares ;
craies multicolores des douanes ; et le fond qui s'en va
est bleui de sueurs, d'eau de mer, de vomissures, et rouge
là où les flacons d'eau de Cologne se sont cassés à l'in-
térieur. Malheureusement, je ne peux pas plus m'évader
de cette ville que de moi-même II me reste la promenade
62
97^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SOUS le préau, les herbages apprivoisés d'Upper Tooting,
les omnibus de banlieue, les parcs ineptes comme un
pot de fleurs sur le balcon, et, derrière l'Opéra, l'odeur
des travaux agricoles, sous la colonnade, parmi le marché
qui parfimie l'art de Beecham d'une odeur de chou...
Derrière moi, j'entends des gens s'amuser. Parmi ceux-ci,
n'y en a-t-il pas un qui veuille déserter son divertissement,
pour suivre ce signe dont la lecture me semble imposée ce
matin ? qui veuille partir aussi ? ou au moins, regretter
avec moi de ne pas partir ? ou me consoler de la création,
anonyme farce ? Peut-être une annonce dans les journaux?
Je me retourne : c'est une femme en tunique orange
nouée d'ime corde d'or ; bras nus, hâlés, très longs. Des
bracelets tatoués. C'est Aurore. Je la reconnais pour l'avoir
vue danser sous ces pluies de théâtre de verdure, un soir de
printemps, à Bagatelle. Et puis il y a les couvertures
illustrées du Tatler : « Aurore nourrit ses pumas », « Nous
marchons mal, comment Aurore pose le pied ». A l'index,
hélas, un diamant noir, de Burlington Arcade.
Malgré cela, elle plaît. Elle parle simplement, comme
habituée à ménager son souffle, à mots comptés. La voici
au centre d'un cercle d'hommes jeunes : elle a leur taiUe,
leurs, hanches étroites, leurs cheveux courts, leur tête
petite ; ses yeux sont au niveau des leurs.
Elle-même dirait :
— « Les femmes sont des odalisques aux jambes
trop courtes ; quand elles affrontent un honune, leurs
yeux se trouvent à la hauteur de ses lèvres, il pose ses
regards dans leur corsage, est-ce sérieux ? »
AURORE OU LA SAUVAGE 979
Aurore n'a pas de corsage et nous prive des plaisirs
dérobés, mais de ceux-là seuls.
Il y a ce soir quelques femmes du monde. Devant elles
Aurore perd toute assurance ; elle n'aime pas leurs regards,
cache sous sa tunique ses pieds nus dans leurs sandales
dorées et, remontant sa broche, réduit l'échancrure de
son décolleté.
Toutes les autres femmes au contraire vont à elle
avec leur confiance, lui baisent les mains, mettent leurs
jolies figures fardées, pareilles à des bonbons, sur son
épaule et lui racontent de fuligineuses histoires où passent
des généraux, des metteurs en scène, des domestiques, des
suicidés, des fournisseurs et des trafiquants de coco.
Pendant ce temps, Roger, assis sur le piano, joue
Par si fat avec des coups de rein.
J'ai sommeil. La fatigue est telle que c'est un repos
que de rester là à dire qu'on est fatigué. Les propos
sont pâteux. Je vais à la salle à manger. Il reste dans les
assiettes quelques sandwichs séchés, racornis aux coins
comme des timbres mal collés, de la cendre de cigarette,
des bouchons ; le niveau des liquides baisse dans les bou-
teilles ; les barbes des invités repoussent implacablement.
On a les mains poissées et mal à la figure.
Je retourne à ma fenêtre. La rue est maintenant d'un
bleu, d'un froid d'acier. Sous le toit, dans un tuyau coudé
en S, ime femme pique à la machine, essayant d'arrêter
par un ourlet la nuit qui s'effrange.
Je sens un menton pointu pénétrer mon épaule. Je
sens contre mon dos, une poitrine se dilater, aspirer
980 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'air du jour neuf qu'enfin les feuilles des parcs ont lavé
et renvoient avec leur odeur.
— Quelle vie ! fait Aiuore.
Je réponds :
— Quelle vie ! mais je ne me rends pas bien compte
de ce que je dis. Je n'ai plus la force de penser qui nous
sonunes, pourquoi nous sommes là, si Aurore me plaît
ou me déplaît, plus le goût de nuancer ma voix, mon
accueil, plus le souci de faire du charme, d'ouvrir les
yeux.
Aurore dit :
— Chez qui sommes-nous ?
— Je ne sais pas... Amené par des amis... Champagne
chaud et sucré... s'en aller... où est la porte ?
— Ah 1 s'écrie Aurore avec fougue : vivre simplement,
logiquement, en harmonie avec soi-même et avec le monde,
l'équilibre des Grecs, la joie...
A ces mots stupides je reviens à moi. Voici dans mes
nerfs la force que mes muscles me refusent ; l'exaspération
me réveille. J'ai envie de lui demander pourquoi elle
sort attifée ainsi, pourquoi elle campe dehors conmie une
tzigane au lieu d'habiter sous un toit, comme tout le
monde, envie d'écraser à coups de talon ses pieds par-
faits, dans leurs sandales d'or, de lui tordre le cou. Je
pense à des exercices forains sous l'œil des sergents de
ville, dans la pluie, aux pauvres saltimbanques, je vomis
les hérésies helvétiques et les visions d'art. Rien ne me
calmera que de l'avilir, de l'humiher.
— Savez-vous faire le grand écart ?
— Bien sûr.
Elle fixe deux chaises et commence à se fendre.
AURORE OU LA SAUVAGE 981
C'en est trop. Je me précipite sur elle pour l'étrangler.
Je serre de toutes mes forces son cou puissant, mais,
souriante, elle en tend les muscles si fort, du menton aux
épaules, qu'il me faut lâcher prise, essoufflé.
Elle rit. Je rage.
— Partons, dis-je, je vous reconduis.
Aurore monte dans le taxi comme dans un char. La
voiture roule silencieusement. Aurore se tient dans l'ombre,
les jambes croisées, le menton dans la main.
Calmé, je pense avec bienveillance :
— En effet, elle s'est simphfiée extraordinairement.
De ses lèvres minces ne sortent ni mensonge, ni emphase,
de ses yeux aucun trouble, de ses mains aucun geste
inutile. Elle commande avec lucidité à son corps comme
à un instrument de précision aux rouages puissants et
délicats sur lequel se brisent les fatigues qui nous brisent,
où, même à cette heure-ci, les organes fonctionnent sans jeu.
J'envie son harmonieuse perfection, sa vie intérieure
sans conflits, ses jointures sans arthritisme, ses pieds sans
durillons, ses reins sans courbatures.
Si je lui demandais :
— Qu'est-ce qui vous empêche de mal faire quand vous
en avez envie, puisque vous êtes sûre de ne pas avoir la
migraine le lendemain ?
Elle répondrait :
— Mon hygiène.
Tout à coup Aurore éclate :
— Ne me laissez pas seule ! pas seule !
Des sanglots.
982 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ils tordent ce corps aux muscles durs et l'ébranlent
avec intensité. J'essaie de prendre ses doigts où les nerfs
saillent comme des fils d'acier, mais ils sont rivés à ses
yeux, à son front bombé et dur comme un blindage. Des
larmes chaudes tombent sur mes mains que j'essaie de
faire douces, mais dont la douceur reste sans emploi. Je
laisse Aurore à elle-même.
Elle pleure.
Elle essaie de vivre simplement, voilà tout.
Aurore habite près de la rivière. Ce sont d'abord des
terrains vagues, puis une rue de logements ouvriers où
un gramophone ronfle encore derrière un store rouge.
Une grille de fer, un passage dallé bordé de vergers.
Singuliers paysages au petit jour.
Aurore frotte une allumette. Me voici dans une pièce
où il y a des malles, des caisses sur lesquelles on ht, en
caractères noirs : haut, bas, p & o. cabine. A terre,
en tas, des livres. Sur un lit bas, sans draps, des zibelines
et un balai.
De là, nous entrons dans l'atelier. L'obscurité est trouée
de quatre points lumineux : Aurore en fait jailhr succes-
sivement quatre papillons de gaz au corps bleu. Aux
deux premiers, les murs se rapprochent, consolident leurs
masses, révèlent le plan d'ensemble de la pièce.
Aux deux autres, l'obscurité qui demeurait aux angles
s'évanouit, monte au plafond d'où l'œil la chasse. Sur
toute la hauteur des murs de vingt pieds se développent
des arches en rehef, soutenant un vitrage.
AURORE OU LA SAUVAGE 983
Aurore tisonne le feu du poêle. La lueur s'en étend sur
le parquet et va se fixer au loin dans une glace. La pièce
est nue. Çà et là, sur des socles, des moulages d'antiques
à patine cireuse. Au fond, une estrade.
C'est la salle d'audience d'un tribunal désaffecté depuis
la fin du règne de George IV. Il y a encore au-dessus des
portes des inscriptions : entrée du public, le prévenu,
l'avocat de la couronne, L'ATTORNEY GENERAL. SoUS
le dais du juge, l'Apollon saurochtone; à ses pieds, un
piano. Point d'autres meubles que deux sofas, les stalles
du jury, des tabourets nègres, des étoftes du Zambèze
à dessins géométriques.
— Voilà ma maison, dit Aurore. En réalité c'est une
malle. Je n'ai plus rien au monde que ces plâtres, mes
robes et mes fusils. J'ai eu jadis une grande maison
dans Portman Square, avec des meubles, des invités et
des domestiques qui passaient des choses sur des pla-
teaux. Je ne suis pas possessive, je n'ai rien gardé. Je
suis pauvre. Je me suis peu à peu dégagée de tous les
liens que nous imposent les objets que nous aimons,
pour leur beauté, leur prix ou les souvenirs que nous y
attachons.
— Et maintenant ?
— Maintenant je reste dans la vie seule, assise sur des
caisses, face à face avec moi-même.
— Personne ne pourrait entrer dans votre vie ?
— Personne ne doit entrer dans ma vie.
— Vous aimez votre corps ?
— C'est un dépôt qui m'est confié. Je n'y mets ni
pensées ni nourritures sales, je le soigne, je le respecte,
je le vêts simplement... J'ai soif.
984 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle prend à terre, contre le mur, une bouteille de
bourgogne australien, Chambertin-Big-Tree et se verse
à même le gosier une rasade.
A nouveau Aurore m'agaça :
— Vous devez être révolution, végétarienne, gymnas-
tique rythmique, quart-Vichy ? Je hais ce défi aux bonnes
mœurs, ce redressement puritain et païen de la société.
— Vous vous trompez, je n'ai rien de schismatique ;
je suis une Canadienne qui aime la vie fruste.
— Depuis combien de temps ?
— Depuis toujours. Je ne me rappelle pas avoir dansé,
avoir tenu un fusil pour la première fois... mais, pour la
première fois, cette nuit, je me sens lasse. Gina m'a en-
traînée après le théâtre là où nous nous sommes rencontrés.
Je le regrette. Je suis bien lasse. Je regarde le chemin qui
me reste à faire, comme les mauvais coureurs, et j 'hésite.
Les exhibitions de scène dévorent ma force vitale. Vous
m'avez vue dans la voiture... Je suis faible, nerveuse...
et vous qui assistez à tout cela... C'est drôle...
Le sommeil du matin la remettra. Mais elle me prie de
ne pas la laisser seule, de monter avec elle, disant
qu'elle va prendre un bain.
Je fais l'apprentissage de la vie simple.
Il y a au-dessus de la porte du petit escalier : vestiaire
DU LORD JUSTICE. Nous entrons : c'est la salle de bains.
Elle s'écrie :
— A l'eau, Aurore !...
Elle se dévêt le plus simplement du monde, entre dans
l'eau, se savonne, fait couler l'eau sur son corps. Corps
parfait. Les muscles du dos courent comme des boules
d'ivoire sous la peau hâlée, tendue, matière à la fois solide
AURORE OU LA SAUVAGE 985
et précieuse comme la soie des dirigeables ; on les lit aussi
aisément que sur une planche d'anatomie, où ils couvrent
nos organes de roses arborescences; reins cambrés
où ruisselle l'eau, seins de proue, et, dépouillées par la
danse de toute lourdeur, des jambes longues, étirées aux
chevilles, évidées à l'intérieur des cuisses, renflées à la
souple charnière des genoux.
— Allons Aurore ! hors de l'eau !
Elle se parle ainsi à soi-même comme elle parle à ses
vêtements, aux objets. (Une habitude, explique-t-elle,
de tous les solitaires qui passent des mois sans voir un de
leurs semblables et à qui la voix humaine est nécessaire,
comme le diapason de tous les autres sons.)
Elle se tamponne, frottant jusqu'au sang sa figure,
sans ménagements. Ni poudre, ni fards, ni parfums.
— Pourquoi riez-vous ?
— Pour la première fois, dis- je, je ris en pensant à un
corset, à un faux-col ou à des bottines à boutons...
Il y a dans la pièce une bonne odeur de chair lavée,
de savon, d'alcool, de vapeur d'eau. Aurore ouvre la
commode où sont rangés, par couleurs, comme au prisme,
des rubans, des écharpes : elle met un voile de crêpe de
Chine blanc et redescend à l'ateher.
Les papillons de gaz retournent à leurs cocons. Aurore
s'enroule dans des couvertures de laine, s'étend sur un
matelas jeté à terre. Puis elle s'assure que son revolver
est bien sous le traversin. Ses bras et ses épaules nus sortent
du lit improvisé. Entre ses cheveux embroussaillés on
voit son nez droit. On voit ses yeux. Puis on ne les
voit plus.
986 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je sors de l'atelier et vais prendre un café à l'abri
des cochers de cab.
Je suis retourné chez Aurore.
Mon travail terminé, je gagnais le quartier de la rivière
où le courant d'air de la mer du Nord cassait les fumées
vers l'ouest, rabattait les mouettes et l'odeur des vases
découvertes vers la Cité. Les avenues qui me menaient
à elle étaient tracées à peine et trouées de flaques d'eau,
avec déjà une odeur de champs, une promesse de campagne.
— Vous viendrez avec moi hors de la ville, disait Aurore.
Je vous apprendrai à vivre comme nous, les sauvages.
Le temps qu'il vous faut pour déjeuner au restaurant,
nous serons nus dans une rivière ou bien nous irons courir
les bois. Les nuits d'été je vous emmènerai aussi coucher
en plein air sur la terrasse d'Oliver, d'où l'on voit, comme
une escarboucle, briller au loin le Palais de Cristal, sous
la lune. Vous vous porterez mieux, vous n'aurez plus de
migraines, vos cheveux ne tomberont plus et vous ne
désirerez plus les mdtresses de vos amis, comme font les
Français.
Le taxi s'arrête au milieu de la route, comme pour une
panne. Mais le chauffeur ne blasphème pas, ne soulève
pas son capot. Il m'ouvre la portière : je suis arrivé.
J'avais promis d'être à 7 heures à Epping Forest, m'y voici.
C'est un soir de septembre, un peu frais. Sur le sol
élastique, reposé, les grands hêtres, ni leur ombre, ni les
travaux des hommes, (mais pèsent-ils les travaux agri-
AURORE OU LA SAUVAGE 987
coles anglais ?) ne semblent peser. Sur la rivière les gra-
mophones cessent de graillonner. Les daims paissent les
premières brumes.
Aurore avait-elle aussi promis d'être ici à 7 heures.
Mais elle se guide sans doute sur le soleil et arguera de ce
nuage comme ses sœurs d'un embarras de voitures pour
expliquer son retard.
Soudain les branches craquent sous un poids à peine
appuyé, comme celui d'une biche. Je me retourne :
voici Aurore. Elle court vers moi et sa tunique colle à son
corps comme celle des Victoires. Elle tient à la main un
sac de voyage. Elle court sur la pointe des pieds, à foulées
égales, bien balancées sous l'impulsion des hanches. A
trente pas de moi elle ralentit. Son visage qui n'était qu'un
disque clair se précise, divisé en deux parties horizontales
par les pommettes saillantes, relevées par un nez court,
mobile comme celui d'un chien pohcier. Son élan se modère
graduellement et quand elle arrive à moi, elle marche.
Elle pose son sac à terre, puis les deux mains sur mon bras.
— Vous avez bien fait de venir.
— Depuis quand et es- vous ici, Aurore ?
— Depuis hier soir. J'ai couché à la belle étoile. A la
sortie du théâtre, Gina m'a conduite jusqu'ici et m'a
laissée. Je suis montée jusqu'au Chêne Creux; étendue
dans l'herbe, j'ai mangé des pommes ; je voyais Londres
entre les branches. Ce matin, je suis descendue au village,
d'où je vous ai téléphoné.
— Ce costume, Aurore, vous allez vous faire arrêter.
— Le garde forestier est un ami. Je pense que vous
allez vous dévêtir aussi ?
Je m'y refuse. Elle me prend par la main, m'emmène
988 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vers une cahute couverte de branches de chêne séchées.
Accroupie devant moi elle rallume le feu, assied entre
deux pierres la poêle à frire et fait des œufs au lard. Je
ne m'habitue guère à la voir ainsi, les genoux noirs de
terre, les mains huileuses, sordide et pleine de naturel, la
tunique relevée montrant au soleil rose des cuisses polies,
musclées, de ces coins exquis qu'une longue hérédité
m'avait rendus si secrets et si désirables.
Je dois céder à Aurore et j'enlève mes chaussettes, mon
col. Sur un coup d'œil d'elle, je renonce aux bretelles. Et
me voici à mon tour dévêtu, avec, au cou, la raie rouge de
mon faux-col, aux jambes la raie bleue de mes jarretelles,
aveuglé par la fumée acre des herbes fraîches, et comme un
général en képi dépouillé par les Touaregs, nu, mais encore
coiffé de chêne.
Des ramiers rayent le ciel. Aurore prend ma canne, les
ajuste, fait un doublé, mais les oiseaux continuent,
pressés d'arriver à la colonne Nelson avant la nuit.
— Je suis née au Canada, dit Aurore, sur les lacs. Les
hommes y prennent avec des mouches de couleur de gros
saumons qu'ils ramènent à deux après avoir passé un
bâton dans leurs ouïes. Les femmes se donnent volontiers
sur des hts de bruyère blanche. Très jeune je suis devenue
pauvre avec ce qu'une fortune dépensée en peu d'années
nous vaut d'expérience et de plaisir. Mes parents étaient
morts tous deux. Ils étaient originaires du Westmoreland.
Ma mère avait été très belle. Je l'ai peu connue. Elle avait
le plus petit pied du monde (mon orteil n'entrerait pas
dans un de ses souliers). Elle avait des cheveux noirs et un
teint d'héroïne de keepsake. « Pareils aux vagues du lac
ses bandeaux venaient mourir sur la grève de son front »,
AURORE OU LA SAUVAGE 989
a chanté Wordsworth. Lorsqu'elle descendait à Londres
pour la saison, elle brisait tous les cœurs. Mais elle aimait
mon père. Elle le suivit au Canada quand il eut décidé d'y
vivre. Elle vécut presque toujours couchée et mourut
jeune.
C'est de mon père que je tiens mes goûts sauvages. Il
me laissait grimper aux arbres, aux falaises où je déni-
chais en haut les œufs de mouette, en bas les coquillages
de la mer. Je l'accompagnais toujours à la chasse. Il me
mit à cheval dès mon enfance. Je le suivais comme un
chien. Et mon éducation fut vraiment celle d'un chien de
chasse. J'appris à juger les villes par leur odeur, les gens
par leur trace, à prendre le vent, à ramasser le gibier aux
endroits les plus difficiles, et en plein hiver, j'entrais dans
l'eau jusqu'à la ceinture pour aller chercher les canards
qu'il abattait et qui tombaient dans les étangs. Je le vois
encore m' attendant sur le bord avec son pantalon à
damiers, son casque de velours à côtes et sa canardière
à piston. Il souriait dans sa barbe blanche.
J'ai bien froid, mais je veux rester ici ce soir. J'ai
dépouillé l'homme des villes ; la vie simple est bonne et
belle; j'abandonne ma chambre de Mayfair et le bain
fumant qu'à cette heure on prépare et ma chemise empesée
et fraîche qui m'attend, toute ouverte, sur le ht. Je re-
nonce aux avantages des vêtements renforcés aux épaules,
d'une chevelure lisse, de l'esprit de conversation. Je n'ai
que faire en fin de mois d'un traitement, en fin de vie d'une
retraite, je n'ai plus de besoins, je n'attends plus rien de
personne, les bouleversements sociaux ne me font pas
peur et je méprise les ouvriers à qui il faut des cinémas
990 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et des apéritifs. Je n'ai plus à moi que les 208 pièces de
mon squelette. Je suis au niveau de la terre, les courants
magnétiques du sol, le premier, j'en profite ; tout l'oxy-
gène de l'air, c'est moi qui le brûle. C'est à Aurore que je
vais devoir de me bien porter, de penser sainement et de
vivre selon la loi de la terre.
— Bonne nuit, enfant, dit-elle. Que Dieu vous ait en
garde !
Elle me quitte pour ce voyage de la nuit comme pour
une périlleuse entreprise d'où nous pourrions ne pas
revenir. Déjà, j'entends des fanfares. L'air pur m'anes-
thésie ; pour la première fois de ma vie je dors sous le ciel.
J'ai attrapé une angine à la belle étoile. Aurore me fait
des tisanes au coin du feu, dans l'atelier. Puis elle raconte :
— J'arrivai aux Indes à l'automne de 1909, venant
d'Aden. Un matin d'automne, sur une mer en fer blanc
où nous découpions notre chemin à douze nœuds, Bombay
tourna vers moi son visage de briques. Comme un dais
de soie, le ciel était tendu aux cheminées d'usines, à droit-e
et à gauche, aux rochers d'Elephanta. Le sillage des fu-
mées demeurait au ciel plus constant qu'à l'eau celui des
hélices.
Je restai six semaines dans la péninsule. J'avais des
désirs de solitude, de courses dans l'air sec, que le séjour
des terres basses ne satisfaisait pas. Les fleuves m'étaient
comme de corrosifs marécages et les ports .atrocement
déprimants. Je hais les vallées suffocantes où l'on ne
chasse que de petites têtes. Je résolus de gagner Cachemir,
puis le Thibet. Partie de Srinagar. j'arrivai dans une
AURORE OU LA SAUVAGE 991
région de hauts lacs, boisée de sapins. A mesure que nous
montions, la température s'abaissait. Les indigènes pris
de torpeur sommeillaient en marchant. Il me fallait les
réveiller à coups de fouet. Creusant des escaliers dans la
glace, nous montions toujours...
Aurore montre du doigt le vitrage de l'atelier d'où va
tomber, pour quelques heures trop courtes, la nuit. Puis
sa main revient à ma main. Pourquoi a-t-elle besoin de
la mienne, cette main qui creuse des escaliers dans la
glace, qui tord des sous comme de la guimauve ? Voici ses
pieds qui n'ont jamais connu que la sandale, qui ont foulé
la neige brûlante, le sable rouge du Somaliland et dispersé
les palais souterrains des fourmis du Gabon qui, la nuit,
s'emploient à scier en deux la terre.
Sur son corps ont passé le gel, le sel, la pluie, la boue, la
sueur, les douches, les parfums. Le fer, le plomb, la pierre
y ont inscrit des blessures. Je tiens dans mes mains sa tête
ronde, dure comme un pavé et dont les cheveux drus
n'amortissent pas le contact. Incomparable caresse sur
les cheveux coupés courts, touffus, et qui, d'abord étages
par les ciseaux, finissent brusquement sur la nuque
rasée par la tondeuse. Je me ponce les doigts à son front
de granit, puis à ses pommettes saillantes comme des
galets. Tandis qu'elle parle, je m'amuse à faire jouer ses
bras, ses jambes. Les muscles se déplacent silencieusement.
Aurore est couverte de cicatrices. Une à une je les lui
montre et elle exphque. Ici, piétinée par un buffle en
Rhodésie ; là, en Caroline, un double saut périlleux avec
son cheval sous lequel elle resta pour morte. Ce trou dans
la tête, une chute à l'Olympia, au fond d'une trappe.
992 « LA NOUVELLE • REVUEj FRANÇAISE
Tant d'accidents et si peu d'aventures. Que de nau-
frages et un si vif amour des bateaux, des départs, de
toute vie si la vie est mouvement. Aucune habitude :
seulement quelques recettes de cuisine, quelques avis
d'hygiène. Un courage puisé dans les repas sans viande,
dans les chambres sans calorifère. Tant de bonté ; silen-
cieuse, pratique bonté ; enseignements élémentaires
qu'on ne m'avait jamais donnés, qu'on ne saurait trouver
nulle part. Enfin, une gaieté organique toujours égale,
prise à l'oxygène de l'air et restituée tout à l'entour,
une de ces gaietés qui attachent plus que le vice, le sno-
bisme ou l'amour. Une âme nettoyée comme le corps,
comme les canons de fusil ; des mains secourables, un
cœur généreux, transformateur d'énergie; doux fruit
de la terre, produit de ma chasse, bête précieuse un moment
capturée, Aiurore...
Aurore a loué une remise à Dulwich où elle a déposé sa
sellerie et ses ustensiles de chasse et de pêche. Elle a
aussi quelques têtes de fauve chez un naturaliste de Covent
Garden. Mais sa vraie richesse, ses fusils, sont chez Kent.
Ce sont des choses informes, enveloppées dans de vieux
linges, pansement sommaire de l'acier blessé d'oxydes.
Mais à mesure qu'Aurore déroule les bandes, l'arme
apparaît luisante et prête. Aurore pose sur son index,
en un équihbre parfait, une carabine Holland and Holland
cahbre i6. Le canon est bleu. Les vis, desserrées, au repos,
tournent sous l'ongle. L'arme, en une double volute,
dessine d'abord une crosse ronde de pistolet d'arçon d'où
repart le canon droit. L'arme porte lourdement, sous le
ventre, comme des œufs aigus, les balles blindées.
AURORE OU LA SAUVAGE ' 993
— Voici mon préféré : un WoUaston calibre lo, pour
la grande chasse, dit Aurore. Il provient de la vente du
major X... C'est un camarade, un fin camarade que ce
fusil. Nous tuons les hippopotames comme du lapin.
Et elle passe sa main sur l'hammerless, du cran de
mire à la plaque de couche.
Hippopotames, monstrueuses tripes au bain-marie
dans la boue des deltas, crocodiles aux petits ventres
ronds et mous comme des laitues, hamadryades assises sur
les joues, ours bruns, des plantes de leurs pieds plus
friands que du miel, h3âènes comme des sacs bourrés
d'ossements, vous tous qui êtes morts des mains d'Au-
rore, trépassés du calibre lo, vais-je aimer ?
Non. Cela tourna autrement.
Cette soirée, qui fut la dernière, avait pourtant bien
commencé. Nous avions dîné. Aurore et moi, au Old
Sheperd's^ dans Glasshouse St., que j'aime pour ses tables
massives, son plafond bas, sa fourchette à toast, son
buffet froid entouré de jonquilles dans des bouteilles de
ginger aie. On était séparé les uns des autres par des
compartiments en bois, par-dessus lesquels nous pouvions
apercevoir la calvitie cossue de Sargent et la tignasse de
Roger Fry.
Aurore m'expliquait comment elle chassait en Abyssi-
nie, en Est Africain, en Nigeria. Des chasseurs célèbres
lui consentaient leiu: compagnie. C'étaient des gens simples,
« hommes silencieux et forts », des trappeurs, des solitaires
chassant nettement, rudement, sans peur, « de la grande
race de ceux qui ont sué en Afrique » quand l'ivoire était
63
994 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un commerce, avant d'être le prix d'un jeu ; ceux-là
tenaient leur vie entre leurs mains, séparés seulement
de la mort par un vieux fusil qu'il fallait plus d'une minute
pour charger, homme contre bête, hommes qui mangeaient
ce qu'ils avaient tué et qui, — excuse de la chasse — quand
ils n'avaient rien tué, ne mangeaient pas.
Aurore méprise le jeune homme riche d'aujourd'hui
qui part de Mombasa avec soixante porteurs vers des
terrains de chasse faciles et sains.
Les récits d'Aurore m'engourdissaient. Il était plus
de neuf heures. Déjà le cabaret, pareil à un ponton du
temps de Nelson, avait fermé ses volets comme des sa-
bords. Nous mangions du fromage fondu et buvions le porto.
J'arrivais ainsi, avec elle, dans des contrées impra-
ticables et malsaines où l'on doit laisser peu à peu derrière
soi, d'abord des objets inutiles, puis les, porteurs pris
soudain d'un mal mystérieux, puis les amis tués par des
mouches lumineuses...
Je pensais :
— Aurore me laissera-t-elle ainsi un jour, aux antipodes,
rentrer tout seul, après d'extraordinaires années, ou m'a-
bandonnera-t-elle demain matin sur un banc ? Tout est
possible. Au fond j'ai peu de goût pour les aventures
extrêmes.
Nouveau verre de porto fruité.
— Non, Aurore ne m'influencera pas. Elle m'amuse,
sans plus. Elle passera et je resterai tout seul, à sommeiller
au fond de mes graisses jaunes de vieux Bouddah...
Nous sortons. Aurore propose le café Royal. C'est
l'heure de l'absinthe, prise là, rituellement, après dîner.
AURORE OU LA SAUVAGE 995
Une humanité se matérialise peu à peu dans l'acre fumée
des cheroots birmans, sous une voûte d'ors, de velours
rouge et de glaces aux mille colonnes. Des artistes en
khaki, à désinences polonaises, jouent aux dominos avec
leurs maîtresses, leurs sœurs. On reconnaît d'âpres femelles
Y M c A, jadis rencontrées dans des expositions de gravures
sur bois. Des musiciens de l'école mobilisable préparent
de lointaines tournées de propagande. Des spécial cons-
tables juifs, avec leur brassard et un lorgnon enchaîné
à leurs oreilles décollées attendent l'heure de monter
aux projecteurs.
L'art ne donne à la guerre qu'un appui conditionnel.
Tandis que la Royal Académie peint avec ferveur dans
les Etats-Majors, les Indépendants, lourds des objections
de leur conscience, se consacrent aux camions.
Daniel vient à notre table.
— Montjoye donne à souper ce soir. Il m'a prié de
vous dire qu'il avait essayé en vain de vous téléphoner
et qu'il désirait que vous lui ameniez Aurore, qu'il veut
connaître.
Montjoye, ou plutôt Aronsohn, (vieille famille normande
dit Daniel), est le secrétaire privé du Chanceher de l'Echi-
quier. Il a un appartement de style Adams, dans Albany,
avec des natures mortes (de mort violente) cernées de
bleu, des fauteuils en satin noir peints par Conder, et
de ces Coromandel sciés dans l'épaisseur des feuilles pour
des bahuts. Il donne volontiers à boire après le théâtre.
— Je n'irai pas chez Montjoye, dit Aurore. C'est un
homme malsain. Il exhale une odeur de corruption.
— Vous parlez comme l'archevêque de Westminster.
— Depuis longtemps il me fait demander de venir
996 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chez lui. Je n'ai jamais voulu y aller. Mettons que ce
soit de ma part pure sauvagerie...
Je hausse les épaules.
Comme les êtres incomparables sont agaçants. Je sais
qu'Aurore ira chez Montjoye. Elle a envie d'y aller.
Elle ira conune elle va partout, quand on l'invite. Comme
elle reste en ville en y célébrant les forêts, comme elle
dîne au Carlton en proclamant qu'elle aime cuire ses
aUments entre deux pierres ; comme elle va nue, par sno-
bisme et timidité, comme elle dit avoir introduit de
l'ordre dans sa vie qui n'est qu'incohérence, maladresse
et confusion. A quoi servent ces discipHnes si c'est pour
aboutir à l'existence absurde et éphémère de ces
femmes qu'on rencontre sur les paquebots, dans les halls
d'hôtel, dans les représentations à bénéfice, et qui, elles
au moins, ont le mérite de la naïveté, ou du vice, ou de la
bêtise ?
Je sais, pour y avoir été souvent, que les soirées de
Montjoye ne sont pas faites pour Aurore, ni pour aucune
femme à qui l'on tiendrait. Mais il faut qu'elle y aille ;
elle apprendra par elle-même qu'il li'y a pas que des buffles,
mais des mufles.
— J'ai un taxi, dit Fred. Je vous jette.
Montjoye nous ouvre lui-même. Sa masse se détache
sur une tenture d'antichambre jaune. Il ouvre avec un
mélange de curiosité et d'effroi, comme dans la peur de
voir punir d'une gifle l'intérêt qu'il vous porte. Il ne
regarde qu'Aurore, nous néglige, Fred et moi, et accueille
notre amie avec familiarité :
— Aurore ! enfin chez moi.
AURORE OU LA SAUVAGE 997
Il lui prend les deux poignets, les lui caresse, l'entraîne
sous la lanterne à glands noirs, lui découvre les épaules
avec ce toupet qui n'est qu'à lui.
— Comme vous êtes belle !
Dans le salon en rotonde le souper est servi pour huit
personnes. Grunfeld, agent officieux des bolchevicks,
la duchesse d'Inverness, un Hollandais nommé Bismark,
Gina et quelques acteurs.
Montjoye prend Aurore par le bras, rit de son embarras,
lui verse à boire, la fait asseoir près de la duchesse. Je
déteste Montjoye. C'est à lui que je remonte quand j'essaie
de me rappeler depuis quand j'ai les gens de goût en
horreur. Je ne saurais dire l'irritante minutie de son
intérieur. Des pincettes aux boutons des portes, des can-
délabres à bougies vertes à la devise gravée des verres,
tout est parfait. Dans un angle de la pièce, pour pouvoir
danser, on a poussé la table de travail sur laquelle s'en-
tassent les dossiers : Crédits aux Alliés, Avances à la
Banque de France, Dépenses extraordinaires. Tout le
travail du ministre est là, en désordre, au milieu des
tubéreuses et des photographies. Mais avec son génie
des chiffres, son labeur instantané, Montjoye saura
tout mettre debout en une nuit, pour son chef, la veille
d'une interpellation ou d'une conférence.
— On n'arrive pas à vous griser. Aurore. Cependant,
promettez-moi de boire ceci que je prépare à votre inten-
tion.
Il manipule fébrilement une bouteille à quatre com-
partiments de liqueurs et s'approche de la cheminée
qui éclaire son étrange figure, sa grosse tête, ses cheveux
gris.
99^ LA NOUVELLE REVUE tRANÇAÎSË
Fred se met au piano. Grûnfeld ayant trouvé du Pouch-
kine dans la bibliothèque, récite :
— N'en croyez rien, fait Montjoye. Il ne sait pas le
russe.
La duchesse, immobile, pèse, derrière son face à main,
de ses yeux froids, sur chacun de nous. Elle a cette stérile
jeunesse des quinquagénaires américains, les cheveux
blancs, des dents en jade. EUe est habillée en infirmière
avec une grande croix de rubis sur le front.
Aurore se distrait sombrement. Elle accompagne Fred
au piano. J'essaie de me rapprocher d'elle et de chanter
moi aussi.
« Tout habillé et ne savoir oîi aller »
qu'Hitchcock, qui l'a créé et qui sommeille sur un
fauteuil, déclare ne pas savoir. Aurore se détourne de
moi avec humeur. Sur im divan d'angle, Montjoye parle
à voix basse à la duchesse avec des rires étouffés.
— Aurore va danser, s'écrie-t-il en se levant soudain.
Et il l'amène au miheu du salon. « Tenez, Aurore, je vais
vous faire un tapis, un tapis de fleurs, un tapis de perles,
un tapis pour votre beauté, pour votre grâce... »
Il vacille, ne sachant plus ce qu'il dit, saccage les vases
et jette les fleurs à terre.
Tout tourne. Tout tourne encore dans mon souvenir, et
la barbe rousse de Grûnfeld et la face blême de Montjoye, et
Aurore, Aurore surtout, dévêtue, entre quatre lanternes
en forme de lotus, les bras tendus, ruisselante de
sueur, comme possédée, faisant d'un bout à l'autre de la
pièce des bonds fous, tournant sur elle-même à une vitesse
de machine, laissant sur nos rétines comme une image
hindoue aux bras, aux jambes multiples. Elle tombe
AURORE OU LA SAUVAGE 999
à terre. Montjoye s'agenouille près d'Aurore, lui essuie
le front avec son mouchoir. Il se penche sur elle
pour la respirer, ferme les yeux. Je vois la veine médiane
de son front saillir, son cou se gonfler au-dessus du col.
Sa tête s'approche de plus en plus, puis recule, puis, sans
plus aucun contrôle de soi, Montjoye met ses lèvres
sur Aurore. Aurore tressaille, ouvre les yeux, se redresse
et, avec la foudroyante vitesse d'un pugiliste, envoie
Montjoye rouler jusqu'aux chenets d'un coup de poing à
la mâchoire. Montjoye pousse des cris déchirants. Une
bouteille de crème de menthe répand ses émeraudes sur
le parquet.
— Aurore a fait un pogrom, dit Fred très calme, au piano
J'essaie d'intervenir :
— Vous, laissez-moi, dit Aurore. Je vous hais.
Et, avant qu'aucun de nous ait pu faire un geste, elle
saute par la fenêtre dans le jardinet du rez-de-chaussée
et disparaît.
Quand j'entre dans l'ateher, Aurore est assise sur son
lit, le menton dans ses mains, les coudes sur les genoux
joints. Elle ne tourne pas la tête vers moi, j'avance droit
vers elle, dans la direction de ses yeux, mais son regard
me transperce et reste fixé au mur.
Je mets ma main sur ses épaules : elle tressaille.
— Laissez-moi. Laissez-moi. Je ne veux plus vous voir.
Partez.
Je m'asseois.
— Partez.
Je me lève.
1000 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle s'adoucit et me tend la main.
— Asseyez- vous. Je voulais seulement vous dire qu'il
vaut mieux me laisser seule désormais. Vous m'êtes
inutile. Je ne veux pas dire plus.
Elle passe l'extrémité de son parapluie entre les lanières
de ses sandales.
— Je commençais à recueillir les fruits de tout mon
volontaire labeur. Je ne suis pas une nonne. Je dois à la
fois inventer la règle et l'observer. Et le renoncement
n'est pas facile pour l'être sauvage que je suis. Vous qui
n'avez pas assisté à ce long effort ne pouvez pas com-
prendre... Les soirées comme celle d'hier n'arrangent pas
les choses...
Des larmes coulent le long de ses joues. Je voudrais
dire... Mais elle m'interrompt en se levant et se couvre
d'un voile violet.
De grands nuages de zinc ébrèchent les rayons du cou-
chant. Il tonne. Les taxis passent, fous.
Dès que nous sommes hors de son quartier, les gens
se retournent. Aurore s'arrête, pose sa main sur la mienne.
Il y a entre nous l'épaisseur de ce voile, si sec.
Aurore tremble.
— Me pardonnez-vous, Aurore ?
Geste vague d'Aurore que j'interprète :
— Ce n'est pas votre faute.
Elle fait un signe. L'autobus n^ 19 vient se ranger à
ses pieds, docile, au bord du trottoir. Elle monte sur
l'impériale coname le long d'une frise déroulée.
L'écriteau dit qu'elle peut aller jusqu'à Islington.
Je suis bien triste. Je sens que je n'aurai vraiment du
chagrin qu'après-dîner. paul morand
lOOI
L'ABEILLE
Quelle, et si fine et si mortelle,
Que soit ta pointe, blonde abeille,
Je n'ai, sur ma tendre corbeille.
Jeté qu'un songe de dentelle.
Pique du sein la gourde belle
Sur qui V amour meurt ou sommeille,
Qu'un peu de moi-même vermeille
Vienne à la chair ronde et rebelle!
J'ai grand besoin d'un prompt tourment!
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu'un supplice dormant;
Soit donc mon sens illuminé
Par cette infime alerte d'or
Sans qui l'amour meurt ou s'endort.
PAUL VALÉRY
1002
DE LA NECESSITE DES THÉORIES
« Considérez bien, Monsieur, que ce ne
sont pas des choses que l'on peut faire
en sifflant. » ^^^^^^^
« La pratique doit toujours être édi-
fiée sur la bonne théorie. »
LÉONARD
La vie artistique, frappée de stupeur depuis cinq
années, paraît vouloir affirmer sa vitalité plus intensément
que jamais. Dès à présent, la lutte s'annonce vive : mille
indices font présager une saison mouvementée. Des
armes, qui ne sont pas seulement hélas ! des outils de
travail, luisent déjà. Des vieillards accrochés à leurs succès
périmés, et des « Maîtres » fraîchement installés sur leur
trône fragile s'apprêtent à terrasser les efforts des jeunes
qui secouent avec frénésie leur récent engourdissement.
Ceux-ci, de leur côté, se disposent à s'affronter réciproque-
ment. Cent nouvelles boutiques offriront un terrain pro-
pice à ces duels et entretiendront ou susciteront la flamme
au cœur des amateurs. Nous allons connaître à nouveau
ces polémiques et ces manifestes d'avant-guerre, dont il ne
siéra que de sourire, les œuvres seules parlant un lan-
gage grave. Les critiques du genre grincheux, qui, depuis
toujours, réclament des artistes vivants « des réalisations
et non des théories », vont déplorer à nouveau que « les
peintres perdent un temps précieux à édifier des systèmes
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES IO03
au lieu d'œuvrer ; qu'ils opposent la barrière de la sèche'
raison à leurs dons naturels, etc. «L'antienne, fort connue,
est déjà commencée. Sous le couvert du bon sens, la
majorité du public continuera à prodiguer aux artistes
de véritables exhortations à la bêtise. La vache qui ru-
mine son nirvana nous sera une fois de plus proposée
comme modèle. Seul, l'artiste capable de « brouter » un
paysage, le col tendu vers la terre, muni de moyens « per-
sonnels », aiura l'approbation des amateurs pondérés.
On admirera l'assurance avec laquelle il piétine la toile,
y transportant, presque sans s'en douter, la boue fraîche,
le vert gras des prairies, le suc même des fleurs. On saluera
en lui le vrai peintre-touriste, créant enfin des paysages
en lesquels il fait bon se promener... avec les pieds, natu-
rellement. Car ces excursions de l'esprit, ces promenades
à la fois de la sensibihté et de l'intelligence que nous pou-
vons faire dans les tableaux du Poussin ou de Claude, ou
de Cézanne, ce sont là jeux aussi dangereux qu'inutiles,
n'est-ce pas ? Tout peintre qui, de nos jours, se propose
le même but que ces maîtres et qui, pour ce faire, aiguise
sa raison en même temps que sa sensibihté, ne peut, paraît-
il, que se condamner à la stérilité.
Jamais la soUicitude du pubhc n'entoura et ne défen-
dit mieux qu'aujourd'hui le pur instinct des artistes.
Parmi les lettres ou les articles que mes notes ont suscités,
j'ai pu faire une ample moisson de « cris d'alarme ».
Ici, on trouve que « ce goût pour le dogmatisme esthé-
tique est le plus grand danger que puissent courir de jeunes
artistes ». Là on craint que l'artisan (que j'invite à sur-
veiller son pinceau plutôt qu'à s'enivrer indéfiniment
des défaillances de son cœur),« ne passe des heures devant
1004 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sa toile à ratiociner. » On se méfie de « l'esprit sectaire,
du pédantisme scolaire » des peintres qui ne craignent pas
d'exposer leurs convictions. Un collectionneur connu,
dont je suis flatté d'être l'ami, nous écrit : « Je me demande
s'il n'est pas dangereux pour un artiste de chercher à
s'exprimer à la fois par l'écriture et par la couleur. » Cela
dépend de la qualité de l'artiste. Il en est pour qui tout
est dangereux, même le fait de peindre une figure lorsqu'ils
ont l'habitude de peindre des paysages. Pour d'autres,
solidement trempés et doués d'un instinct à toute épreuve,
chaque tentative nouvelle est, plutôt qu'un danger, un
excitant. J'imagine qu'Ingres, lorsqu'il eut formulé
sentencieusement : « La beauté, ce sont des lignes droites
avec des modelés ronds », dut se sentir profondément
allégé et que, possédant un chapitre nouveau de son dogme
il travailla avec plus de liberté. Car c'est un immense senti-
ment de libération qu'éprouve l'artiste lorsqu'il a précisé
par des mots le sens dé ses trouvailles plastiques. Cézanne,
le plus fécond et fécondant des peintres du xix® siècle,
dans ses moments de découragement, se prenait la tête
entre ses mains et s'écriait : « La formule, trouver la for-
mule ! »
En effet, trouver une formule régulatrice, c'est ce
qui importe, n'en déplaise au public, assidu à nous en
dicter de paralysantes.
Mais il est nécessaire, à ce propos, d'éviter tout malen-
tendu, et de préciser ce que nous entendons par formule,
ou par théorie. Pour la majorité des critiques, même les
mieux intentionnés à notre égard, toute théorie ne peut
qu'être « à priori » ; toute certitude ne peut que confiner
au « pédantisme d'école » et la confidence sérieuse d'une
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES IOO5
trouvaille plastique ne peut que revêtir « un ton dogma-
tique ». Il faudrait cependant s'entendre. Ou on veut pa-
raître badin, et point n'est besoin de parler peinture,
ou on parle peinture et alors une certaine gravité semble
nécessaire, gravité que légitime ou que condamne la
portée des axiomes émis.
Il est évident que lorsqu'un peintre moderne — un des
plus importants — prononce solennellement devant un
« arlequin » qu'il vient de peindre : « Il n'y a pas de pieds
dans la nature », un certain sourire s'impose au coin de ses
lèvres — et que seul le disciple qui, selon l'anecdote
connue, répond sérieusement : « Ah! oui, c'est vrai »,
assume tout le ridicule.
Nous ne citerions pas cet exemple si le maître es para-
doxes qu'est Picasso ne nous avait pas tout récemment
été proposé en exemple comme réalisant le type de l'anti-
théoricien, et si son extraordinaire fécondité n'était pas
attribuée par certains à son dédain des « explications ».
Intelligent et sachant par expérience qu'on n'est jamais
goûté pour ses qualités mais bien pour ses défauts, Picasso
a renoncé à se faire comprendre, ce qui ne veut pas dire
qu'il ait renoncé par la même occasion à se comprendre,
donc à raisonner sur lui-même. Des théories, il en a ; il
en profère souvent de très sérieuses, et les poètes qu'il
forma, ou qu'il transforma, les écrivent pour lui. D'ail-
leurs nombre de ses toiles sont l'expression de théories
sans cesse renouvelées — à ce point que maint peintre
s'est trouvé une personnalité en spéculant sur un seul de
ses tableaux didactiques.
La plus grave accusation que nous voulons relever est
celle qui vise l'a priorisme des théories, et, partant, leur
I006 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pouvoir plus dissolvant que fécondant : Les théories les
plus ingénieuses, dit-on, ont toujours le grave tort de se
manifester avant l'œuvre définitive. Encore que ce rai-
sonnement ne nous dérange pas, puisque nous pensons
que les théories, menant à l'oeuvre définitive, il est néces-
saire qu'elles la précèdent, nous nous demandons quelle
est la production qui a jamais semblé « définitive » dès
sa parution ?
Certains, parmi les critiques qui nous admonestent,
ont des cheveux blancs. Leurs vœux impatients flattent,
certes, mais étonnent les artistes dont nous sommes, qui,
n'ayant dépassé la trentaine que depuis peu d'années,
se voient tout à coup sommés de donner des preuves
définitives de leiu savoir, alors que jusqu'ici un tel
exemple ne leur semble pas encore avoir été fourni par
leurs difficiles aînés.
Pour bien comprendre de quelle utilité sont les théories
pour le jeune peintre,il faut réaliser la situation terriblement
embarrassée qui lui est faite depuis l'impressionnisme.
Il est environné d'énormes dangers, de tentations opposées,
envahi de mauvaises habitudes, de tics attrapés à lutter
contre des fantômes qu'il prit souvent pour des périls
véritables, tellement le brouillard qui l'enveloppe est
opaque. De plus, et c'est ce qui fait le pathétique de sa
situation, il est enlisé sous les théories les plus contradic-
toires, les plus obscures, les plus basses, qu'amoncelle
inlassablement sur sa tête un public qui veut à tout prix
penser pour lui. Les injonctions les plus dénuées de
bon sens, les souhaits les plus Httéraires, les desiderata les
plus inopportuns assaillent de tous côtés l'artiste et
revêtent invariablement la forme qu'on reproche à ce
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES IOO7
dernier de donner à ses certitudes ! Que faire dans un
pareil chaos de formules négatives, sinon s'orienter à l'aide
de formules positives ?
Ces instruments de libération, les « théories», que nous
persistons à doter de vertus stimulantes, que seront-ils ?
Des points de repère, pris par l'artiste sur le chemin mysté-
rieux que lui tracera son instinct. Le peintre moderne,
nouveau primitif sans candeur, travaille avec de piètres
outils dans les ténèbres que le public le moins « éclairé »
qui puisse se rêver, épaissit à loisir autour de lui. Quel-
quefois son outil, frappant le point juste, fait jaillir une
étincelle : on lui demande aussitôt de ne pas la remar-
quer, au lieu de se réjouir de ce qu'à cette précaire lueur
il distingue un peu de la route obscure qui lui reste à
parcourir! Nous insistons sur ce point afin d'être bien
compris. Qu'on n'aille pas nous accuser à nouveau
d'empiéter, par nos théories intellectuelles, sur notre
instinct ; il ne s'agit pas ici d'anticipations, mais d'un
effort à posteriori, de constatations sur un travail non
préconçu.
Peut-être siérait-il, avant de définir les théories du
peintre, de définir d'abord le peintre, cet animal complexe
qui, d'ime façon peut-être plus étroite qu'aucun autre
artiste, doit ohéir dans la même mesure aux sollicitations
successives de la matière et de l'esprit, et dont les réus-
sites et les échecs ne proviennent le plus souvent que de
la bonne ou de la mauvaise orientation donnée à son ins-
tinct par son intelligence. De plus, le peintre est peut-
être l'artiste le plus profondément asservi par son
I008 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
métier. A quoi lui servirait de masquer l'énorme sérieux de
son cas par une attitude détachée? L'histoire nous le
montre à chaque instant émerveillé de la trouvaille qu'il
vient de faire, quittant le chevalet pour se prouver à
lui-même la valeur de ses découvertes. Il n'y a qu'un siècle
à peu près que ce geste est incriminé — depuis Barbizon
où se crée la légende du peintre-ruminant. Il sera
intéressant d'étudier les modalités du « paysagisme », si
nous osons dire, et de fixer la décadence du personnage
naguère dictateur des éléments, aujourd'hui asservi aux
plus misérables contingences.
Le peintre absorbé par le paysage et qui ne vise qu'à
fixer par une espèce de mimique les vibrations qui l'agitent,
qui ne veut que prolonger sur la toile les ondes qui l'enva-
hissent voluptueusement, n'a pas besoin de « dicter ses
conditions» à ses émotions. Il est l'outil aveugle que manie
la nature. Il n'a pas besoin de connaître les lois dont
il n'est que l'exécuteur inconscient. Il ne lui est d'aucune
utilité de se recueillir devant ses œuvres et d'en dégager
la signification pour s'épargner, dans l'œuvre future, de
douloureux tâtonnements.Son horizon spirituel est exacte-
ment délimité par les bornes de celui que ses yeux redé-
couvrent chaque jour. Logique à sa façon, il maintient
son esprit dans une incompréhension opportune qui lui
épargne l'ennui de parcourir un territoire étroit dont il
connaîtrait les moindres détails. Le soin qu'il met à ne
recueillir aucun souvenir profond, à n'acquérir aucune
expérience, lui permet de s'étonner toute sa vie des mêmes
phénomènes immédiats. Mais le peintre ambitieux de
reculer les limites de son investigation matérielle et
morale n'épargnera rien pour se dresser à lui-même
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES IOO9
l'inventaire des lois dont il découvre, à certains moments
d'illumination, un nouvel article. Allégé par la décharge
de son instinct, qui le fit travailler dans cette inconscience
divine propice au geste créateur, il a reprend ses esprits ».
Il constate le miracle. La source jaillit à ses yeux. Aucune
spéculation intellectuelle n'eût été capable de lui faire
trouver le moindre détail de cette loi qu'il fixe, à tête
reposée, en une formule commode. La théorie, énumération
jamais complète d'une série de règles qui s'amorcent l'une
l'autre, n'est donc pas le produit de la froide raison, mais
de l'instinct qui travaille silencieusement, allumant au
foyer intérieur un feu mystérieux dont la raison ne fait
que recueiUir les cendres brûlantes. La preuve la plus
éclatante que cette loi que fixe la théorie ressortit au
pur instinct, c'est que le plus misérable professeur d'esthé-
tique la connaissait avant l'artiste ; qu'elle a été mille
fois exposée, et mille fois oubHée. En effet, c'est en quelque
sorte une nécessité vitale qu'une loi ait besoin d'être
méconnue à un certain moment, afin d'être avec émer-
veillement retrouvée un jour; sa vertu s'évapore rapide-
ment ; elle ne recouvre son parfimi qu'après avoir été long-
temps séquestrée. Ceci expHque l'utilité de certains
désastres historiques, des naufrages de la pensée ; c'est
l'unique légitimation des périodes romantiques, inondant
les rivages de l'esprit du hmon fertilisant de l'ignorance
ou de la révolte.
Les lois éternelles de l'architecture, de la sculpture et
de la peinture, pourraient tenir en une ridicule petite
plaquette. Heureusement qu'un tel catéchisme ne serait
jamais appris par les artistes, et que leur premier geste
serait d'en renier tous les articles : à leurs yeux, ces vérités
64
lOIO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
trop délimitées ne seraient plus que des lieux communs.
Il faut que l'artiste, au sein d'un groupe d'expériences
passionnées, ait la subite révélation d'une loi pour que
celle-ci lui apparaisse investie de ses anciens pouvoirs.
Les lois sont des armes dont le tranchant — dont le
double tranchant — s'émousse rapidement et auxquelles
il faut faire subir, avant de les aiguiser, et la trempe de la
négation, et celle de la découverte.
*
♦ *
Il serait intéressant de faire l'analyse des mouvements
d'épanouissement ou de décadence artistique, en emprun-
tant la tournure d'esprit de nos critiques chagrins. Nous
verrions ainsi que les plus pures floraisons d'art se sont
produites à des époques où il eût été facile de déplorer
avec la tournure d'esprit moderne, que les artistes se li-
vrassent à des recherches, à des spéculations théoriques.
Car les grandes périodes artistiques sont justement des
périodes d'interrogation ardente. Tous les esprits sont
orientés vers la recherche d'un système constructif et les
cerveaux travaillent autant que les sensibilités. Des
idées succèdent aux premières œuvres hésitantes et pré-
parent les créations suivantes plus assurées. Ce sont les
périodes dites archaïques ou primitives. A ces mouvements
interrogatifs succèdent les mouvements satisfaits qui
caractérisent les périodes de conclusion et de décadence.
Les artistes héritent d'un système d'idées trop cohérent
et de procédés infaillibles. Un maître suprême apparaît
qui relie les lois en un faisceau définitif, et ses disciples
épuisent en redites, en surcharges, en superfluités, une
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES lOII
activité qui ne peut plus s'user en d'anxieuses études.
Les périodes privilégiées, aux créations abondantes et
pures, sont justement les époques primitives où toutes les
règles sont à découvrir, ou à redécouvrir. Une grande
innocence baigne les esprits tout tournés vers une vérité
à peine discernable. Les archaïques grecs ont le regard
étonné de l'enfant qui interroge le monde à chaque ins-
tant ; ils ont le sourire des premières découvertes et la
robustesse des premières détentes. Phidias met un terme
à une enquête de plusieurs siècles et laisse à ses successeurs
une vérité trop parfaitement organisée, trop complète,
pour qu'ils puissent y ajouter quoi que ce soit. Les figures
de Scopas ou de Praxitèle portent déjà l'empreinte d'une
lassitude infinie et leur corps s'amenuise à des contacts
trop raffinés. De même, en France, le gothique résolvant
tous les problèmes posés par le roman, perd de sa force
au fur et à mesure qu'il s'éloigne, comme de sa source,
des inquiétudes qui le motivèrent et meurt de se com-
plaire dans une science tellement circonscrite qu'elle ne
laisse place à aucune évasion.
La situation des jeunes peintres, qui ont reçu le baptême
impressionniste, est merveilleuse, tellement elle est péril-
leuse. L'artiste contemporain se trouve, si j'ose dire, en un
double état de grâce et de corruption. D'ime part, il
bénéficie de l'ensemble parfaitement cohérent des lois
picturales impressionnistes. S'il ne cherche qu'à en tirer
parti, avec la tranquiUité repue d'un légataire universel,
il hérite de la malheureuse sécurité des périodes de
conclusion et il est irrémédiablement condamné à ces
redites mièvres dont les boutiques parisiennes accablent
nos regards. D'autre part, pour peu qu'il médite, il doit
I0I2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
arriver à reconnaître, à l'aide d'une série de raisonnements
« théoriques », l'infériorité des moyens impressionnistes
par rapport à l'interrogation impressionniste. Il épaissira
ainsi autour de lui un mystère nouveau, il reculera les
bornes de l'inconnaissable et pénétrera dans cette
région de l'ignorance supérieure dont les triomphateurs
du jour longent les parois extérieures, tout enivrés de
leur petite science aveugle.
C'est obéissant confusément à ce besoin de dénuement
inquiet et fécond que les futuristes souhaitaient niaise-
ment la destruction des Musées et que de nos jours mille
« paysagistes » au sens indiqué plus haut, se flattent de
n'y jamais mettre les pieds. Redputant de faire l'ange,
ils font la bête exprès ; ou bien, comme l'autruche qui
croit être à l'abri du danger en se cachant sa tête sous
l'aile, ils imaginent supprimer le fatal héritage en
l'oubliant. Mais d'abord les Musées ne sont qu'un
étalage d'exemples, et non un énoncé des règles que
ces exemples illustrent. Raisonner devant un chef-
d'œuvre n'est, la plupart du temps, que soulever une
hypothèse. Le Réaliste « aux reins solides », ce n'est pas
en se livrant sur la toile à d'herculéens efforts de déné-
gation qu'il prouvera sa force, mais bien en acceptant
de ses mdtres immédiats le plus d'indications possible. Le
Gréco a pu, sans se diminuer, recevoir la leçon de Venise.
Grâce à son acceptation des principes connus, il put
apercevoir tous ceux qui lui restaient à découvrir. Les
leçons, loin de les dessécher, abreuvèrent son instinct et
sa raison ; elles eurent sur son esprit un pouvoir pneuma-
tique ; elles créèrent un vide qu'il sut magnifiquement
combler par des spéculations personnelles. De même
DE LA NÉCESSITÉ DES THÉORIES IOI3
Opérèrent en France David et Ingres, et tout près de
nous, Cézanne. On peut dire de ces grands hommes,
qu'ils construisirent, sur un plan supérieur, à force d'in-
quiétude lucide, une région équivalente à celle de la
nsdveté des primitifs.
Les grands constructeurs nous apparaissent ainsi, à
travers leurs caractères particuliers, comme des artistes
chez qui l'intelligence s'applique à suivre de près l'instinct,
à en recueillir et déchiffrer les découvertes, et à trans-
former la parcelle de vérité ainsi obtenue en une inquiétude
plus élevée que la première et qui amorce de nou-
velles trouvailles jamais « définitives ». Et les grandes
époques constructives sont celles où une immense inter-
rogation nationale oriente les questions que l'artiste
adressera au monde...
Il semble qu'une vaste aspiration européenne fasse
osciller en ce moment les murailles qui délimitaient
la petite région spirituelle dont se contentaient les bour-
geois d'avant-guerre, nos amateurs et les maîtres de nos
destinées matérielles. Les pochades et les divertissements
que cultivaient les peintres opportunistes ne vont plus
cadrer avec l'édifice agrandi. Ceux d'entre eux qui vou-
dront amplifier leur ouvrage sans renoncer à leurs tristes
et piètres moyens, éclateront, comme la grenouille de la
fable. Le salut est promis à ceux qui dégageront, par des
méditations cristalUsées en théories, leur intelHgence
submergée par l'instinct, et à ceux aussi, il faut le sou-
ligner afin d'être totalement compris, qui, renonçant à
tout à priorisme, sauront colorer la pure eau de leur
intelligence du vin de leur sensualité retrouvée.
ANDRÉ LHOTE
I0I4
DEUX ÉLÉGIES
Ce cher bonheur que j' abrite
Entre mes deux mains crispées,
Est-ce donc lui, frère étrange,
Que tu ne peux pardonner ?
Est-ce l'amour qui me hante,
Est-ce la femme, l'enfant,
Ou ce chant, comme une flamme
Qui dure dans l'ouragan ?
Ou le souffle qui m'entraîne
Vers mes montagnes promises,
Ou ces traces misérables
Que je laisse dans la grève ?
Ou quoi ? Le sais-tu, mon frère ?
0 mon ami, mon fardeau !
Toi, la blessure vivante
Au flanc de toute la joie !
Dis-moi, chère âme farouche
Elue entre les témoins :
Pour que jamais ton sourire
M'éclaire sans désaveu,
DEUX ÉLÉGIES IOI5
Que faut-il que je t'immole ?
Que dois- je, de tout moi-même,
Apporter devant ton seuil
Comme une biche égorgée ?
II
Pour cesser de convoiter
Les minutes succulentes
Qui naîtront demain,
Pour mériter une joie
Dont je demeure accablé,
0 moi très indigne,
Pour vivre avec vous que j'aime
Et non point avec les ombres
Du vaste avenir,
Me faudra-t-il trébucher,
Mains enchaînées, pieds déchaux
Et la corde au col ?
GEORGES DUHAMEL
DONOGOO-TONKA
OU
LES MIRACLES DE LA SCIENCE
CONTE CINÉMATOGRAPHIQUE
(QUATRIÈME PARTIE
1
Un autre groupe d'Aventu-
riers rencontre par hasard le
campement
La fin deraprès-midi sur le campement des Aventuriers.
Notre premier sentiment est l'admiration. Quel travail
en une semaine ! Plus de tentes. Une dizaine de cabanes
sont achevées. Elles entourent la place et amorcent deux
avenues, l'une vers la prairie, l'autre vers la rivière.
A droite de la place, une baraque, plus spacieuse que
les autres, doit servir de magasin à vivres. Le devant
s'en rabat de manière à former ime espèce de comptoir
primitif. Des gobelets y restent posés.
A gauche de la place, ime seconde baraque du même
genre, mais encore plus vaste et entièrement close. Peut-être
y enferme-t-on les tentes, les outils, les provisions de bois.
Sur le chemin de la prairie, on s'occupe à construire
un abri pour les bêtes de somme que voici, qui reviennent
de la rivière où leur conducteur les a abreuvées.
DONOGOO-TONKA IOI7
Soudain il se propage une certaine inquiétude. Les
chiens galopent en rond et aboient.
Les hommes quittent leur travail. Ils aperçoivent on
ne sait quoi. Ils se ramassent peu à peu. Quelques-uns
sont allés prendre un fusil dans leur cabane.
Maintenant ils sont groupés autour du poteau et ils
regardent tous une région de l'espace que nous ne voyons
pas. L'écriteau qui n'a pas bougé depuis l'autre fois les
domine et les nomme. Eux n'y pensent point ; ils sont
tout à leur alerte. Mais nous, nous sommes saisis d'une
émotion singulière ; nous ne pouvons détacher nos yeux
de cette petite troupe serrée autour du poteau ; de cette
chose naissante et inquiète dont le pot eau prononce le nom.
Ce qu'on guettait paraît enfin : cinq hommes, avec
deux ânes et im mulet, le tout fourbu.
Le premier regard des arrivants est pour l'écriteau.
Donogoo-Tonka ! Malgré leur fatigue, ils font un geste
de jubilation, un seul, il est vrai.
Du même coup, le groupe des fondateurs se détend un
peu. On cause. Nous devinons bien ce qui se dit.
« C'est ici Donogoo ?
— Sûr. Vous voyez.
— Pas très grand, Donogoo.
— Moins grand que Chicago, sûr. Mais ça peut venir.
— On est bien ?
— Parfaitement bien. Paysage épatant. Chmat sain.
Voyez : mines superbes.
Et on trouve de Tor?
Oui, pas mal.
De quel côté?
I0l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un des Fondateurs indique la rivière du geste. Il y a
un moment de silence. Les arrivants ne jugent pas ça
encore des plus clairs. Mais ils sont si abrutis de fatigue
qu'ils ne cherchent pas les difficultés.
Ils disent que leurs provisions sont finies, qu'ils ont
faim, que deux mulets leur ont crevé en route, et qu'il
a fallu abandonner le chargement.
Les Fondateurs deviennent aimables. Certes, Donogoo
n'est pas sans ressources. Nourriture, boisson, logement,
on peut se procurer tout cela à Donogoo. Mais la vie y
est très chère, horriblement chère.
Si ces messieurs ont de l'argent...
On s'approche de la baraque-buvette. L'un des Fon-
dateurs, qui en est le tenancier, y pénètre, pose cinq
gobelets sur le comptoir et cinq biscuits. Il offre même
un peu de pâte d'anchois. Mais il faut payer d'avance.
Ce qui est fait.
Les autres ont encore faim. On leur sert des harengs.
Très cher, le hareng, messieurs, hors de prix ! Veuillez
songer ! A cette distance de la côte !
Puis on s'occupe du logement.
La grande baraque de gauche, voilà précisément
l'affaire. Elle sera débarrassée en un tour de main. A
moins que ces messieurs n'aiment mieux prendre une
tente en location ?
On discute. Deux de ces messieurs décident de partager
une tente. Les trois autres logeront dans la baraque.
Mais l'on ne trouve pas que le nécessaire à Donogoo-
Tonka. L'un des Fondateurs ressort de sa cabane avec une
guitare. Il s'installe au pied du poteau. Deux autres
s'accroupissent près de lui.
DONOGOO-TONKA lOIQ
Et tandis que le peuple de DonDgoo-Tonka s'asseoit
en cercle, un chant s'élève, accompagné de guitare et
de claquements de mains.
A Paris, les quais de la gare d'Orsay. Lamendin et
ses Pionniers vont prendre le rapide de Bordeaux. Le
banquier, le professeur le Trouhadec, Bénin, Lesueur,
divers amis assistent affectueusement à ce départ.
Lamendin parait très gai. Il s'oecupe de caser toute
sa troupe. Il veille aux bagages. Il distribue des accolades
et des adieux.
Il trouve une parole aimable pour chacun, et plusieurs
phrases entières pour le professeur Yves le Trouhadec.
3
Donogoo-Tonka, son poteau et son peuple. L'animation
du matin.
Le tenancier de la buvette achève de fixer sur l'édifice
une enseigne peinte soigneusement au goudron :
DONOGOO CENTRAL BAR
En face, deux autres Fondateurs, juchés sur le toit
de la grande baraque, ont beaucoup de peine à trouver
la position la plus convenable pour une immense ins-
cription qu'ils tiennent chacun par un bout :
LONDON & DONOGOO-TONKA'S SPLENDID ttOTEL
Un aide examine d'en bas l'effet de l'inscription et
donne des conseils.
Non loin, cinq mulets sont rassemblés. Ils ont leur bât,
mais point de chargement. Trois conducteurs, bien
1020 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
armés, font les derniers préparatifs. Nous comprenons
qu'il s'agit d'aller chercher des vivres dans la contrée
la plus proche ; et les conducteurs reçoivent diverses
recommandations touchant les achats, les délais de route
et l'itinéraire.
Sur la gauche, plusieurs hommes s'agitent. C'est la
rivière qui les intéresse. Malgré la distance, il nous semble
reconnaître certains des nouveaux venus. Ils se penchent,
manient des outils, accomphssent des opérations que
nous serions embarrassés de nommer.
Soudain, l'un d'eux fait de grands gestes. Les autres
se penchent sur lui. Tous paraissent saisis d'un bizarre
transport. Ils sautent sur place, puis ils accourent en
vociférant.
Le convoi, qui déjà s'ébranlait, s'arrête. Les poseurs
d'enseignes, eux-mêmes, sont distraits de leur besogne.
« Nous avons de l'or ! Il y
a de Tor dans le sable de la
rivière ! »
Les moins étonnés ne sont pas les Fondateurs. Mais ils
tâchent de n'en rien laisser voir. Ils ont l'air de dire :
« Quoi ! Vous en doutiez ? »
Au vrai, ils n'en reviennent pas ; ils échangent des regards
qui signifient : « Est-ce possible ! Dieu existe-t-il ? » Ils
se trouvent un peu bêtes.
Mais leur désarroi ne dure pas longtemps. Les voilà
qui catéchisent les conducteurs du convoi de mulets.
DONOGOO-TONKA 102 1
« Vous entendez ? De For, des pelletées d'or. Tâchez
de raconter ça comme il faut. »
Le tenancier de la buvette se retire discrètement, pen-
dant que les conversations continuent. Au bout d'une
minute, il reparait, et accroche sous son enseigne un
modeste écriteau :
vu LES DIFFICULTÉS
HAUSSE DE 500/0
SUR LES MARCHANDISES
Quant aux propriétaires du « London & Donogoo-
Tonka's Splendid Hôtel », on ne s'est pas aperçu de leur
absence que déjà ils font les acrobates sur le toit et dé-
roulent cette inscription complémentaire :
PROXIMITÉ IMMÉDIATE DES CHAMPS d'OR.
Mélancolie en mer
Lamendin à l'arrière d'un paquebot. Il est triste.
Il songe manifestement à des complications prochaines
et insolubles.
Fonder une ville ! Au centre d'un continent désertique !
Avec vingt-quatre pionniers de la place du Tertre et du
café de là Rotonde ! C'est une fameuse plaisanterie.
Peut-être une trace de mal de mer achève-t-elle d'aigrir
ses méditations.
1022 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
5
Les ennemis de le Trouhadec
reprennent l'assaut
Yves le Trouhadec, dans son cabinet de travail. Il fume
un cigare, d'un air assez avantageux.
Mais voici que la servante lui apporte une enveloppe.
Il en extrait une coupure de périodique :
LA ROCHE TARPÉIENNE
M. Yves le Trouhadec affecte pour
le moment des allures triomphantes, qui
amusent bien ceux qui l'ont connu,et pro-
clame à tout venant sa certitude de pas-
ser haut la main à l'élection de l'Institut
dont quelques semaines nous séparent.
Nous sommes nonobstant en mesure
de reproduire, sans aucune crainte de
démenti, une assertion que nous avons
déjà pubhée.
Donogoo-Tonka, principal titre de
gloire du géographe Yves le Trouhadec,
est une joyeuse invention, à moins que
ce ne soit une sombre canaillerie.
Donogoo-Tonka n'existe pas et n'a
jamais existé.
Nous recevrons avec plaisir dans nos
bureaux les personnes qui se croiraient
à même de nous prouver le contraire.
DONOGOO-TONKA IO23
A quoi bon le dissimuler ? M. le Trouhadec éprouve
un choc dans le creux de l'estomac. Il songe soudain qu'il
a eu le tort de manger des betteraves en salade, et qu'il
a toutes les chances de ne pas les digérer.
Une délégation d'action-
naires vient poser au ban-
quier quelques questions
gênantes
Dans le cabinet directorial des grands boulevards,
le banquier a pris la place de Lamendin.
Pour l'instant il signe des pièces et distribue du travail
à des subalternes. Il est soucieux, mais il se domine par-
faitement.
Un huissier apporte une carte où quelques mots sont
écrits au crayon. Le banquier fait une moue impercep-
tible, congédie les subalternes et donne l'ordre d'introduire
les visiteurs.
Trois messieurs se présentent, d'une façon presque céré-
monieuse. Le banquier les accueille avec aisance et
dignité. Il les pèse et les évalue rapidement, tandis que
s'échangent les premières paroles.
Deux d'entre eux ont un air endimanché et une phy-
sionomie assez sotte. Ils forment soigneusement leurs
phrases. Ils ne sont pas très redoutables.
1024 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le troisième est plus dangereux. Il ne semble troublé
ni par l'aspect du lieu, ni par le souci de sa propre
contenance. Le banquier ne s'occupe réellement que
de lui.
Ces messieurs viennent décrire certaines inquiétudes
dont un groupe d'actionnaires se sent envahi. D'absurdes
calomnies se propagent sur le compte de la Donogoo-
Tonka. Le cours des actions en a subi l'effet. Ces messieurs
aimeraient qu'à cette campagne il fût répondu par des
arguments décisifs. La Direction est-elle en mesure de les
fournir ?
Le banquier déclare qu'il s'associe aux légitimes préoc-
cupations des actionnaires. Mais on ne doit nourrir aucune
crainte sérieuse. L'affaire passe par un temps mort. Pas
une crise ; un temps mort, simplement. Il est donné un
effort considérable dont les résultats n'apparaîtront qu'un
peu plus tard. Il faut avoir confiance. Et quant à telles
calomnies par trop stupides, haussons les épaules.
Du reste, si l'un de ces messieurs disposait de quelques
loisirs, la Direction serait enchantée de s'entretenir plus
longuement avec lui, de l'initier au détail nécessairement
confidentiel de l'entreprise et même de lui faciliter un
voyage d'études.
Le troisième actionnaire, directement visé, ne sort pas
de sa réserve ; mais il n'y a rien, dans son regard, de
franchement hostile, rien d'irréductible.
L'entrevue s'achève sans trop de malaise.
Pourtant le banquier, demeuré seul, prend une mine
fort soucieuse.
DONOGOO-TONKA 1025
Projections successives, puis simultanées.
1. Lamendin sur son paquebot. Un petit temps bru-
meux. Les méditations de Lamendin se diffusent dans le
brouillard. Une de ses visions devient pourtant assez
consistante pour que nous en discernions quelque chose.
Un homme, qui ressemble à Lamendin, qui doit être
Lamendin lui-même, est debout, lié à un piquet. On ne
sait quoi fume et flambe sous ses pieds. De grands diables
gesticulant et couronnés de plumes font une danse autour
de lui.
2. Le Trouhadec dans son cabinet de travail. Il songe
à Lamendin, à ce navire trop lent, qui porte leur fortune.
Le songe nous devient perceptible.
Il y a un bateau, au milieu de l'Océan. Sur ce bateau,
Lamendin, beaucoup trop grand, démesuré, sans aucune
proportion raisonnable avec les cheminées et les mâts.
Le navire est désespérément immobile, ou il avance si
peu que c'est tout comme.
Alors le Trouhadec, lui-même gigantesque, met les pieds
dans la mer, en pleine mer, juste derrière le navire. Il
s'arc-boute contre le navire ; il pèse et pousse de toutes
ses forces. Mais la mer résiste comme de la poix.
3. Le banquier cesse d'écrire, et se renverse dans son
fauteuil. Il plisse tristement le front, passe deux doigts
sur ses yeux. Nous voyons sa pensée. Lamendin ! Lamen-
din bien en rehef, dur, roide, comme un manche d'outil,
Le banquier empoigne Lamendin, le remue, le brandit,
comme le manche d'ime 'pelle ou d'un pic. Une rude
besogne semble s'accomphr. Mais soudain il demeure
65
to26 La nouvelle revue française
le bras levé, la bouche ouverte, comme quelqu'un qui,
maniant un outil, s'aperçoit tout à coup qu'il ne lui en
reste plus que le manche.
8
Le marché de Taguaralzinho.
Le convoi de mulets est prêt à repartir pour Donogoo-
Tonka. Les marchandises sont empilées sur l'échiné des
bêtes. On emmène aussi quelques chèvres.
Les conducteurs bavardent encore. On les entoure. Ils
parlent avec emphase de Donogoo et de ses richesses.
Pour la vingtième fois, ils évoquent cet or qu'on ramasse
à poignées dans la rivière.
Les gens de Taguaralzinho écoutent. Ils ne croient pas
tout sur parole ; mais ils écoutent. On a vu tant de choses
plus merveilleuses.
Et puis ce convoi qui s'ébranle n'a vraiment pas mau-
vaise mine. Les gens de Donogoo-Tonka ne trouvent
peut-être pas autant d'or qu'ils le disent. Mais ils
se traitent bien.
Lamendin se décide à prendre
les Pionniers pour confidents
Un des ponts du paquebot. La plupart des Pionniers
sont là. Il fait de la houle. Quelques Pionniers pairaissent
en proie au mal de mer. Les autres attendent leur tour.
DONOGOO-TONKA IO27
tâtent le creux de leur estomac, ou s'ennuient profondé-
ment. Certains ont essayé de jouer aux cartes, ou de
dessiner. Mais ça remue trop. Il n'y a plus qu'à bâiller
ou qu'à vomir.
On aperçoit, à quelque distance, la silhouette de Lamen-
din. Il garde une majesté, mais dans le mode funèbre. On le
dirait en route pour le rocher de l'exil. Les Pionniers
l'observent, parlent de lui : « Il n'a pas l'air gai, le patron ! »
Lamendin pivote sur ses talons et marche résolument
vers les Pionniers. Ils semblent surpris et attendent, sauf
ceux qui ont le mal de mer et que ne sauraient plus
toucher d'aussi médiocres incidents.
Ce qu'il dit, nous le devinons sans trop de peine.
« Messieurs, je dois vous demander cinq minutes
d'attention... Quelque chose de pleinement confidentiel...
et qui vous intéresse au premier chef...
« Je crains que vous ne vous rendiez pas im compte
exact des difficultés qui nous attendent, et j'ai à cœur
de vous «n prévenir.
...La ville de Donogoo-
Tonka n'est pas rigoureuse-
ment ce que vous croyez..,
Il tousse, s'arrête, épie les physionomies.
... il reste beaucoup à faire. . ,
et même, comme disait Na-
poléon, il reste tout à faire.
1028 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il ménage une nouvelle pause. Les Pionniers, sans
comprendre rien de précis, soupçonnent quelque cala-
mité.
« Ce qui nous attend, c'est la savane, la brousse, à des
centaines de lieues de la côte...
Donogoo-Tonka existe,
oui... mais... à Tétat de
projet.
« Vous saisissez ?... »
Les Pionniers commencent à saisir. Mais ce discours
provoque chez eux des effets bien divers, et même, çà et là,
bien singuliers.
Quelques Pionniers entrent dans une sorte de colère :
« On s'est foutu de nous ! C'est dégoûtant ! Il est
bien temps de nous dire ça ! Nous ne marchons
plus ! »
Un autre se met à rigoler, d'un rire tumultueux, en se
tapant les cuisses et en cognant le sol du talon. Il rigole
de plus en plus fort. Il tend le bras du côté de la houle
conmie pour chercher un témoin digne d'apprécier une
situation aussi désopilante.
Un autre, que le mal de mer travaillait déjà d'ime
façon sournoise, vomit soudain jusqu'au pied du mât
d'artimon.
Un autre fond en larmes comme un enfant perdu à
l'angle d'un carrefour.
DONOGOO-TONKA IO29
10
L'arrivée à Rio de Janeiro
Lamendin, les Pionniers et de nombreux faquins
quittent le débarcadère.
Nous les voyons monter en voittire, suivre plusieurs
rues sales et tortueuses, puis une voie beaucoup plus large
et s'arrêter enfin devant une longue maison basse dans
im jardin de palmiers, qui est Thôtel.
Lamendin gagne sa chambre, fait un bout de toilette,
ressort.
Il se rend à la poste, qui est voisine de l'hôtel.
L'employé lui remet deux télégrammes.
L'un, du banquier :
Situation très délicate. Baisse
en bourse. Bruits fâcheux.
Faites l'impossible pour ob-
tenir résultats très prochains
L'autre du maître géographe :
Election compromise. Adver-
saires venimeux. Aurais
besoin document décisif pour
anéantir calomnies
1030 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Lamendin lève les bras.
« Ils me font rire ! Qu'ils viennent un peu par ici. Baisse
en Bourse ! Election à l'Institut ! J'ai d'autres chiens à
fouetter. »
Mais sa mélancolie y trouve de nouvelles nourritures.
Il froisse les dépêches et les jette au ruisseau. Il veut
être seul. L'idée des vingt-quatre Pionniers qui l'attendent
lui redonne un commencement de mal de mer.
Il prend des rues au hasard. Il marche la tête baissée.
Il ne regarde rien, ni les tramways perce-oreilles, ni les
portefaix qui le bousculent. Ce serait pourtant bien
agréable de flâner dans cette puissante ville, si loin de
son pays ! Il en rêvait, enfant, comme d'une chose trop
belle pour être vue par les vrais yeux. Tout ça, pour y
arriver avec le même entrain qu'à Levallois-Perret im soir
de pluie. Tout ça, poiu- y marcher la tête baisséç.
A un petit carrefour, il ne sait plus par où tourner et
s'arrête. Il jette un coup d'œil à gauche, puis à droite.
Il tressaute, l'haleine lui manque, il recule. Sur un mur,
à deux pas, une affiche.
DONOGOO-TONKA I03I
SAMEDI 29 OCTOBRE
DÉPART POUR
DONOGOO-TONKA
PAR
UBERABA ET GOYAZ
Lès billets délivrés par l'Agence
donnent droit :
jP au parcours en chemin de fer jusqu'au
point terminus de la ligne ;
2^ au trajet à dos de mulet de ce point
jusqu'à DonogoO'Tonka ;
30 au transport gratuit de 50 kilogs de
bagages.
MM. les voyageurs devront
s'occuper de leur nourriture.
Aucune garantie ne peut être fournie
quant à la durée exacte du trajet.
Agence MEYER-KOHN
C\ rua de S*°'Antonio,6
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE
1032 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
CINQ_UIÈME PARTIE
Une salle à manger d'hôtel. Par les baies, on aperçoit
un sombre jardin tropical.
Lamendin et les Pionniers entourent une table fort
brillante. Beaucoup de nourriture est déjà dans les corps.
Le vin de beaucoup de bouteilles a été exaucé.
L'esprit de la Place du Tertre, malmené et froissé par
la mer, s'est peu à peu ressaisi. Il occupe ce lieu avec
assurance. Le Brésil est refoulé dans le jardin.
Le banquier, seul, au siège de la Donogoo.
Il a le même visage que l'autre fois. On lui apporte im
câblogramme. Il en soupçonne l'origine ; il l'ouvre avec
précipitation :
Ne conçois pas vos inquié-
tudes. Donogoo, paraît-il, en
pleine prospérité. En arri-
vant à Rio, ai trouvé murs
couverts affiches dont texte
ci -après . J ugerez vous-même.
DONOGOO-TONKA IO33
Me suis rendu agence Meyer-
Kohn. Conversation me fait
craindre au contraire diffi-
cultés pour se loger Donogoo.
Affluence excessive. Crise
loyers. Grande cherté vie.
Vais partir dans quelques
jours. Ferai les choses large-
ment. Achèterai tous terrains
disponibles. Serez tenu au
courant. Rassurez Trouha-
dec. Amitiés.
Suit le texte de V affiche.
Sur le visage du banquier, chaque mot de la dépêche a
fait une onde nouvelle, une secousse plus pénétrante.
Au dernier mot, il est véritablement harassé. Il se
tâte le front avec deux doigts, il appuie dessus. Il touche
la sueur de ses tempes.
Il tire sur les revers de son veston, sur son faux-col.
Il s'assoit mieux. Il s'essuie la tête avec son mou-
choir.
Il recommence à lire la dépêche. On le voit qui articule
chaque syllabe. De temps en temps il projette droit devant
lui d'énormes yeux ou tire sur son faux-col. Il déboutonne
rapidement son gilet ; puis le reboutonne avec lenteur,
en faisant un hochement de tête pour chaque bouton.
1034 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3
Lamendin envoie un cour-
rier à Donogoo-Tonka pour
annoncer son arrivée et pré-
parer son installation
Le jardin de l'hôtel, planté de palmiers énormes et de
maints végétaux exotiques.
Les Pionniers ont fait de cet ombrage un quartier
général. Tout en fumant des pipes, ils mettent la dernière
main à leurs bagages et à leur équipement. Partout des
ballots, des cantines, des selles confortables. Dans un
coin, trois d'entre eux s'exercent au tir à la cible.
A chaque instant quelque fournisseur apporte un com-
plément de matériel, Lamendin, plein d'action et d'auto-
rité, veille au moindre détail. Mais un homme vient
prendre ses ordres. C'est un courrier que Lamendin
dépêche à Donogoo-Tonka et qui précédera la caravane.
Lamendin lui donne des instructions verbales, lui
confie un rouleau et divers papiers.
Le courrier s'éloigne.
Le Trouhadec, dans son cabinet de travail. Il reçoit
un journaliste en interview.
Il a repris toute son assurance. Il parle de son passé
scientifique, de ses travaux en cours, de ses projets.
DONOGOO-TONKA IO35
Puis il en vient à dire un mot de cette collaboration
si féconde de la science pure et de l'esprit moderne d'af-
faires. Il désigne du geste la carte de l'Amérique du Sud.
Tout le monde a compris, même le journaliste, qui remue
la tête d'im air pénétré.
Pour ce qui est de ses adversaires, le Trouhadec se
borne à une allusion négligente.
Un petit salon de conférences dans l'hôtel de la Donogoo-
Tonka, à Paris. Nous reconnaissons le banquier et parmi
la dizaine de messieurs qui l'entourent deux au moins des
actionnaires de l'autre fois.
L'un de ces messieurs, le plus rapproché de nous, est
atteint d'une calvitie extrême. Son crâne, qui nous appa-
rat en plein, reluit avec douceur.
Le banquier pérore. Il s'adresse à l'un, puis à l'autre,
mais spécialement au monsieur chauve.
Le banquier parle de l'avenir. Dans ses propos, tout
n'est que réussite, fécondité, croissance. Tout progresse
et se développe. Les friches se transforment en moissons.
Il n'y a plus de sols arides.
Son éloquence a une telle vertu de propagande, sa
pensée s'ouvre des chemins si pénétrants dans la nature
humaine, que peu à peu, peu à peu, un fin duvet lève sur
le crâne du monsieur chauve.
1036 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Donogoo-Tonka et Lamendin
font enfin connaissance
Nous ne retrouvons pas Donogoo-Tonka sans émotion,
sans surprise. Au poteau de la place s'est substitué un
mât très altier, pareil à un mât de navire et qui porte
une oriflamme.
Les constructions du pourtour se sont bien modifiées.
Le Donogoo Central Bar forme maintenant une assez
vaste taverne. Le comptoir est au fond. Il y a des tables
à l'intérieur et sur la terrasse qu'ombragent un vélum
et deux petits arbres. Une vingtaine de buveurs l'animent.
Le Central Bar doit soutenir la concurrence du Café de
Paris, qui s'est installé dans un baraquement tout neuf,
sur le même côté de la place, et qui, cela se sent, vise au
bon ton. Mais on est plus libre au Central Bar, mieux à
l'aise, et la chose a son prix.
Le London a Donogoo-Tonka' s Splendid Hôtel n'a
guère conservé que son nom. Du moins la structure pre-
mière en a disparu sous les remaniements. C'est im édifice
de bois de deux étages, percé de nombreuses fenêtres
étroites. Deux colonnes de bois peint encadrent la porte.
L'enseigne se déploie sur toute la façade. A la mention :
Proximité immédiate des champs d'or
s'est ajoutée celle-ci :
Le plus ancien établissement de Donogoo-Tonka.
DONOGOO-TONKA IO37
Le pourquoi de cette annonce, nous l'apercevons : un
peu plus loin une large bande de calicot traverse la rue
principale.
Majestic Hôtel
Chambres séparées à partir de £ 1.50
(Le Majestic est d'ailleurs moins vaste qu'on ne le
croit communément. Il ne contient que dix chambres
séparées et une quarantaine de places de dortoir).
Contiguë au Splendid, ime échoppe sert de bureau à la
Meyer-Kohn,
Le chemin de la prairie a reçu le nom à'avenue de
la Cordillère, C'est en fait la rue principale. Elle est
bordée de boutiques, et il s'y mène un train incessant de
piétons, de mulets et de petits chariots tirés par des ânes.
La prairie elle-même devient une place, encore anonyme,
que des constructions commencent à envelopper.
Le chemin de la rivière s'appelle : avenue de l'Or. On
est un peu surpris d'y voir subsister des cabanes fort
médiocres.
»%
Les gens s'amassent sur la place. Les deux cabarets
sont engorgés de clients. Des curieux s'étabHssent aux
fenêtres du Majestic et du Splendid. Mais conunent ne
pas remarquer qu'il n'y a que trois femmes dans toute
cette foule ?
Un émoi se propage. Lés buveurs quittent leurs chaises.
La foule de la place se porte en avant, puis recule, se
creuse.
Ceux qu'on attendait paraissent.
D'abord quatre cavaliers sur un rang, le revolver à la
1038 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ceinture, la carabine à la bretelle, un paquetage en croupe.
Un second rang de quatre. Nous reconnaissons les
Pionniers. Le dernier du second rang, c'est celui même qui
pleurait tant sur le navire. Il abelle mine. Il fronce le sourcil.
Puis Lamendin. Il monte une bête magnifique. Son
costume donne le sentiment de la perfection : ime cas-
quette noire avec un cercle de petites étoiles d'or ; une
redingote noire à col montant ; quelques étoiles sur le col
et le revers des manches ; un pantalon soutaché d'or ;
des bottines très souples de cuir verni ; des éperons d'ar-
gent. Il tient ime badine.
Deux rangs de cavaliers.
Deux longues files de mulets chargés pesamment
Quatre cavaliers les encadrent.
Un dernier rang de cavaliers.
Les gens de la place demeurent un moment silencieux.
Mais l'admiration l'emporte bientôt sur la réserve. Puis
ce faste même est ime flatterie qui les touche.
Ils acclament vivement M. le Gouverneur de la Compa-
gnie Générale et son escorte.
Lamendin réunit les habi-
tants de Donogoo-Tonka et
leur adresse un petit discours
L'intérieur d'une vaste baraque. Une centaine d'hommes
pour le moins. D'autres n'ont pu entrer et s'entassent près
des portes. Fumée de pipes.
DONOGOO-TONKA IO39
Sur une estrade, Lamendin et quelques-uns de ses
Pionniers.
Il parle. Pendant qu'il parle, les phrases de son dis-
cours se projettent sur une des murailles de bois, en face
de nous. Si bien que nous n'en perdons rien, ni davantage
des mouvements de l'assistance.
« Quelques mots seule-
ment. Nous nous compren-
drons très vite. J'ai une di-
zaine de millions à dépenser,
et au besoin d'autres, derrière.
Je puis aller à trois kilo-
mètres d'ici m'installer, bâ-
tir. Rien à débattre avec per-
sonne. L'or? Pour ce qu'il
y en a par ici ! J'en trouverai
toujours autant. L'essentiel,
c'est la réclame, le bluff.
Vous savez ce que je peux
faire dans ce genre. Si vous
êtes ici,^ c'est moi qui vous y
ai envoyés. Votre ville ? C'est
mon prospectus.
Si je vais à trois kilomètres,
ou à cinq, vous n'avez plus
1040 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'à suivre, ou qu'à sécher
sur place. Et alors, les mil-
lions, pour d'autres.
Mais je ne tiens pas à vous
ennuyer. Voici mes condi-
tions — dix minutes pour
réfléchir — :
Je veux l'autorité absolue.
Ce soir même, toutes les
armes déposées chez moi.
Pas d'autres fusils que ceux
de mon escorte.
Vous me proposerez huit
hommes sûrs, d'entre vous.
Je les examine. J'en fais des
policemen : revolver et bâton,
sous mes ordres.
Pour toutes les contesta-
tions, un tribunal de trois,
moi président.
Les terrains régulièrement
occupés, je vous les laisse, ou
je les achète. Jepaie très bien.
Mais pas de flibuste ! J'ai
horreur de ça.
DONOGOO-TONKA IO4I
Je paie très bien le travail,
mais pas de rossards.
Au fond, vous serez très
contents de moi, sauf quel-
ques vauriens. Nous les flan-
querons dehors.
Voilà. Décidez. J'attends
encore cinq minutes. »
L'assistance écoute avec une extrême attention. Quand
il a fini, elle reste un moment silencieuse. Puis un brouhaha,
une sorte de consultation très rapide. On voit des têtes
qui font : « Oui », des mains qui se lèvent.
Un homme saute sur l'estrade, se place devant Lamen-
din en une posture de garde-à-vous.
L'assistance fait : « Chut ! »
L'honmie salue et dit :
« Monsieurle Gouverneur
ça va. »
8
M. le Trouhadec, chez lui, de bon matin. Il attend
qu'on lui serve son petit déjeuner.
Il est nerveux, mais son regard a de l'éclat. Il s'asseoit,
se lève, tourne,
66
1042 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il déplie un journal.
Nous ne croyons pas sans intérêt,
au matin même d'une élection à l'Insti-
tut qui a déjà fait couler pas mal
d'encre, de reproduire ce câblogramme
que les agences nous communiquent :
Rio DE Janeiro, 15 novembre, par
câble. — L'arrivée à Donogoo-Tonka de
la mission française venue pour les
grands travaux a provoqué dans cette
ville cosmopolite, à croissance extra-
rapide, des manifestations, très flat-
teuses pour notre pays, dont toute la
presse du Brésil s'est faite l'écho.
Personne n'a oublié, ici, la part qui
revient à la science française dans la
révélation des ressources de cette
région.
M. Le Trouhadec semble tout pétillant de clartés. Qu'il
est opportun, ce câblogramme ! Comme il va dissoudre
les dernières hésitations de quelques académiciens !
Peut-être ce cher, ce providentiel Lamendin en a-t-il eu
l'initiative, en a-t-il savamment ménagé l'envoi et la
publication ? Mais n'est-ce pas encore beaucoup plus
simple ? Tout le monde parle de Donogoo-Tonka, au
Brésil. Tout le monde parle de le Trouhadec. On finit
même par n'avoir plus besoin de le nommer ; une allusion :
DONOGOO-TONKA IO43
« la science française », et le moindre mégotier de Rio sait
ce que ça signifie.
Excellent chocolat ! Véritablement à point ! On a beau
dire : nous devons énormément à ces pays exotiques... et
à ceux qui les découvrent... L'himianité n'est pas si
aveugle que ça. Elle s'en aperçoit bien... un jour ou
l'autre.
Mais il y a des gens qui lisent le journal très vite, et
sans aucune méthode.
« Sophie ! Courez m' acheter tous les numéros de ce
même journal que vous trouverez chez la papetière. »
Préparons quelques bandes, en attendant.
MONSIEUR DE PÉRIGNY
Membre de l'Institut
18, rue Bonaparte.
Monsieur Henri Boussy-Mandres
Membre de V Institut
140, boulevard Saint-Germain.
Sophie apporte une brassée de journaux. Le temps
d'encadrer l'article d'un trait de crayon bleu, sur chaque
exemplaire ; le temps de faire une vingtaine d'adresses...
Nous nous contenterons de toucher les hésitants... pour
les autres, c'est superflu... Non, non, pas la poste, Sophie !
Vous prendrez un fiacre, un bon fiacre... vous montrerez
1044 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les adresses au cocher... ne vous faites pas de mauvais
sang, ça ira tout seul... une promenade en fiacre... et si
le déjeuner est un peu en retard, ça n'a pas d'impor-
tance.
I. L'avenue de la Cordillère, à Donogoo-Tonka. Les
gens s'arrêtent ou sortent des baraques pour voir passer
M. le Gouverneur et son escorte.
Ce n'est point une sortie d'apparat. Huit cavaliers
seulement le suivent. Il est en petite tenue de toile blanche.
Deux notables de la ville l'accompagnent.
Il fait des haltes fréquentes. Il interroge les notables.
«A qui cette boutique?» Il se tourne vers deux des Pion-
niers du premier rang, architectes des Beaux-Arts : « Il
y aura un alignement à reprendre. Nous devrions en
profiter pour élargir l'avenue et établir un trottoir. Trop
serré, tout ça. On étouffe. »
Le cortège arrive sur l'ancienne prairie. C'est là décidé-
ment qu'il sied d'édifier l'immeuble de la Compagnie
Générale; tous les bureaux, tous les services. Beaucoup
de terrain reste disponible. On dessinera une place ma-
jestueuse ; les constructions en bordure. Trois nouvelles,
avenues seront amorcées.
Quant au palais de la Résidence, c'est une autre affaire,
Il s'élèvera un peu à l'écart.
Le cortège commence l'ascension d'une petite colline
boisée qui, d'assez loin, domine la prairie. On atteint une
première plate-forme. Voilà l'endroit convenable. Les
deux architectes reviendront étudier la chose à loisir.
DONOGOO-TONKA
1045
2. U avenue de l'Or, non loin de la rivière. Les gens
s'assemblent devant une affiche toute fraîche :
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE DONOGOO-TONKA
On embauche :
Terrassiers, Charpentiers,
Bûcherons, Manœuvres, etc.
Journée : $ 4 à $ 6
selon la spécialité.
3. Dans la plaine. On aperçoit à quelque distance la
rivière et les constructions de Donogoo-Tonka.
Quatre Pionniers à cheval. Trois mulets, avec leurs
conducteurs. Les mulets sont chargés de piquets, pointus
d'un bout, mimis à l'autre d'un écriteau.
De temps en temps, les Pionniers s'arrêtent. Leur chef
désigne un point du sol. L'un des conducteurs y plante un
piquet.
On lit sur Técriteau :
Propriété de la C^^ Gén^^
de
Donogoo-Tonka
10
La cour de l'Institut.
Le Trouhadec reçoit les compliments de ses nouveaux
1045 La nouvelle revue française
collègues, les félicitations de nombreux amis. Il répond
à des journalistes. Il se laisse photographier.
Nous reconnaissons dans cette petite foule le banquier,
Lesueur, Bénin, et le Professeur Commandeur Miguel
Rufisque lui-même.
11
Lamendin, dans sa résidence provisoire. Il écrit :
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE Donogoo-Tonka,
DONOGOO-TONKA le 20 Novembre.
PALAIS DE LA
RÉSIDENCE
Cher et illustre Maître,
Je viens^ d'apprendre^ votre élec-
tion, qui fut triomphale. Je n'ai pas
besoin de vous dire ma joie. En un
sens, ma tâche se trouve terminée, et
je pourrais retourner à ma charrue,
comme Cincinnatus. Mais le fait
d'avoir fondé une ville crée certaines
obligations auxquelles on ne pense
pas tout d'abord. Décemment, je
ne saurais mettre Donogoo-Tonka
aux Enfants-Trouvés.
Ce qui retardera d'un peu le grand
plaisir que j'aurai de vous revoir, et
de vous mieux exprimer les sentiments
qui font de moi votre très obéissant
admirateur. O. Lamendin.
DONOGOO-TONKA IO47
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE Donogoo-Tonka,
DONOGOO-TONKA le 20 Novembre.
PALAIS DE LA
RÉSIDENCE
Mon cher Bénin,
Je m'ennuie de toi et des copains.
J'aurais dû vous emmener ; mais vous
manquiez de zèle. Enfin! Vous dormiez
sur vos lauriers d'Issoire.
Voici ce que je propose : venez tous
ici. Vous arriverez pour l'inaugura-
tion d'une douzaine d'édifices, et
spécialement d'une statue le Trouha-
dec dont j'aime mieux ne rien dire
d'avance (Lesueur en périra de ja-
lousie).
Je pourrai vous recevoir dans un
logis convenable ; la traversée est
facile, et vous n'avez aucune idée de
l'effet que produit une vieille pipe,
au soir tombant, devant les quartiers
neufs de Donogoo-Tonka.
Donc, je vous attends.
Ton
O. Lamendin.
1048 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
12
Les grands travaux de Dono-
goo-Tonka attirent des nuées
d'émigrants
1. Les bureaux de la Meyer-Kohn, à Rio de Janeiro.
On assiège les guichets. Les employés miment le découra-
gement. Nous comprenons qu'ils s'écrient :
« Le prochain départ ! Vous voulez une place pour le
prochain départ ? Mais, monsieur, il y a quinze jours que
tout est retenu ».
2. Une longue caravane passe un col dans une région
boisée. Un mulet fait un faux pas. L'homme qui le montait
roule à terre. Personne ne se retourne.
3. Un autre convoi suit la rive d'un fleuve. Une dizaine
de femmes, sur des mulets. Deux d'entre elles s'injurient.
Leurs compagnes semblent rompues de fatigue et som-
nolent.
Deux hommes armés mènent la bande. Ils sont fort
occupés à rallimier leurs pipes.
4. La plaine, à une lieue de Donogoo-Tonka. Un mouve-
ment de terrain nous donne la vue de tout le pays et de la
ville. Les yeux n'aperçoivent d'abord qu'ime confuse
végétation et de longues traces pelées, qui sont les pistes.
Mais peu à peu, nous discernons des choses qui bougent :
des cavaliers, des bêtes de somme, des files de piétons.
Il s'en découvre de plus en plus. Ce que nous prenions
tantôt pour un bouquet de brousse, c'est une petite troupe
DONOGOO-TONKA IO49
qui faisait halte et qui maintenant s'ébranle. Cet arbuste
au loin... mais non ! on voit le canon du fusil qui dépasse
l'épaule de l'homme, et remuer la croupe du cheval. Une
haie là-bas a changé de place ; elle continue à ramper.
Nous qui leur donnions des racines, et cent ans pour
ronger une motte de terre !
Tout ce grouillement est orienté. Toute la plaine se
ramasse sur Donogoo.
13
Il arrive un moment pour
des milliers d'hommes dans
le monde où Donogoo-Tonka
devient plus fort que leurs
habitudes
1. Un homme longe une rue dans on ne sait quelle ville.
Ce n'est point une promenade, ce n'est point une aventure.
L'homme accomplit im itinéraire quotidien, et les pas
qu'il fait sont peut-être vieux de dix ans.
Mais son allure se trouble. Une pensée qu'il avait dans
la tête a fini par descendre dans le corps.
Il s'arrête ; il tire sa montre, mais ne voit pas l'heure.
Il fait demi-tour et repart d'un autre pas.
2. Un employé, dans un petit bureau où il est seul. Son
travail de la journée doit être fini', car il a rebouché l'encrier
1050 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'encre noire, l'encrier d'encre rouge, la bouteille de colle
parfumée ; il a rangé côte à côte la règle carrée, la règle
plate, les deux porte-plume et le grattoir. La gomme-
crayon et la gomme à encre forment, l'une sur l'autre,
à l'angle de la basane, un assez triste tumulus.
Mais il a une façon de regarder tout cela qui n'est pas
ordinaire. Il ne se peut pas que chaque soir il dévisage
aussi longuement, et avec ce voile sur les yeux, les pauvres
objets de sa table.
Et qu'est-ce qu'il y a dans cette enveloppe posée avec
soin debout contre l'étagère, dans cette enveloppe où il
a écrit, en belle anglaise : Monsieur le Directeur ?
3. Une famille est assemblée pour le repas ; six per-
sonnes, de divers âges.
Ces gens sont plus silencieux que d'habitude. Leurs
yeux s'évitent.
Soudain, l'un d'eux se lève, repousse son assiette. C'est
un homme de vingt-cinq ans peut-être.
La famille ose alors le regarder. Une dernière supplica-
tion lui est faite solennellement par tous les yeux.
Mais il est déjà hors de prise.
4. Deux ou trois heures du matin. Un homme dort dans
une mauvaise chambre garnie. Une veilleuse brûle sur la
commode.
L'homme rêve ; il se retourne, il soupire, il fait de
brusques mouvements. Encore un pour qui le sommeil n'a
pas tenu ses promesses. Est-ce pour trouver de nouveaux
ennemis et de nouvelles luttes que nous mettons la tête
sur l'oreiller, et que nous prenons un arrangement avec
le monde invisible ?
L'homme se réveille ; il ouvre de grands yeux, il se
DONOGOO-TONKA I05I
redresse sur son lit, il passe la main surtout le tour de sa
tête.
Cet homme-là ne pourra plus se rendormir. A quoi bon
s'agiter tristement dans son lit jusqu'au matin ? A quoi
bon, surtout, remettre de matin en matin la décision qu'on
n'éludera pas ?
L'homme saute à terre. Il est décidé.
14
Nous revoyons un court moment la plaine populeuse
qui se contracte sur Donogoo.
FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE
1052 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SIXIÈME PARTIE
SERVANT
D'EPILOGUE
1
Une promenade à Donogoo-
Tonka
Nous nous transportons rapidement d'un point à un
autre de Donogoo-Tonka, et nous surprenons ainsi
quelques aspects de son activité.
1. Un terrain vague, non loin de l'ancienne prairie.
C'est là que sont installés les bureaux d'embauchage :
de petites baraques, à quelques pas d'intervalle ; un
employé, avec un registre, dans chaque baraque ; sur le
fronton, l'indication d'une spéciaHté. Il y a foule devant
chaque baraque.
Nous pouvons lire plusieurs écriteaux : Bûcherons,
Charpentiers, Terrassiers, Maçons, Manœuvres.
2. La place principale. Nous assistons à l'arrivée du
convoi de femmes que nous avions aperçu le long d'un
fleuve.
Les hommes s'amassent pour les voir passer. On les
harcèle de grosses plaisanteries. Quelques-unes répondent
avec vigueur. Les autres paraissent hébétées.
DONOGOO-TONKA IO53
3. Près de la rivière. Un chantier de chercheurs d'or,
au milieu des sables. Trois dragueuses-trieuses Throg-
morton, du t5^e le plus récent, fonctionnent sous la sur-
veillance de plusieurs ouvriers.
4. Les travaux de la Résidence. Presque tout le gros
œuvre est achevé. Les peintres commencent déjà la
décoration intérieure. Le bâtiment n'a qu'un étage, mais
il est vaste. Et une loggia, fort bien disposée, y suffirait à
nous séduire.
5. Une taverne, dans une rue transversale à l'avenue
de la Cordillère. Quelques individus soutiennent une dis-
cussion violente. Les armes sortent. Le patron de la
taverne court à la rue et demande du secours.
6. Un emplacement, en bordure d'une rue. Sur un
écriteau :
Société anonyme des Constructions instantanées
de Donogoo-Tonka.
Le sol a déjà été fouillé, et les fondations établies.
Une trentaine d'ouvriers travaillent à dresser ime mai-
son, avec l'outillage perfectionné et selon les méthodes
vertigineuses de la Société anonyme.
Sur un coup de sifflet, une grue vient suspendre un
toit tout assemblé à dix mètres au-dessus des fondations.
Aussitôt des sortes de chèvres saisissent quatre char-
pentes et les dressent aux quatre angles. Quatre hommes,
grimpés en un clin d'œil au sommet des charpentes, les
fixent au toit, tandis que d'autres s'occupent de la
base.
Cela fait, tous les ouvriers se précipitent, chacun muni
des matériaux, outils et accessoires de son emploi ; des
1054 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
machines spéciales leur tendent, à portée de main, les
pièces les plus lourdes.
Les poutres trouvent des mortaises préparées. Les
cloisons se logent dans des rainures. Un plancher est
chevillé en trois mouvements.
Deux chefs d'équipe commandent au sifflet : l'un, les
machines, l'autre, les bras d'hommes. Ils ne perdent de
vue aucun détail de l'opération, non plus l'aiguille des
secondes de leur chronomètre qui leur trotte sur le poignet
gauche.
Un décret
La place principale. Le mât du milieu porte, à hauteur
d'homme, un grand panneau encadré qui sert à l'affichage
officiel.
Des gens s'attroupent devant une nouvelle affiche :
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE DONOGOO-TONKA
PALAIS DE LA RÉSIDENCE
DÉCRET
I. L'élection d'Yves le Trouhadec
à l'Institut de France sera fêtée
dimanche prochain, sur tout le
DONOGOO-TONKA IO55
territoire de Donogoo-Tonka, par
diverses réjouissances popidaires :
cortège aux flambeaux, bals, feux
d'artifice, tirs au macaron, etc..
2. Yves le Trouhadec sera dési-
gné désormais dans les actes offi-
ciels et dans les conversations par
ticulières sous le nom de « Père de
la Patrie ». Les citoyens sont invités à
donner le prénom de « le Trouhadec »
aux enfants dont ils attendent la
venue.
Les charretiers et conducteurs
de véhicules sont autorisés à jurer
par le nom de le Trouhadec, mais
seulement jusqu'à dix heiures du
matin.
IJ3. Le culte de V Erreur Scienti-
fique est obligatoire dans toute
l'étendue du pays. Les édifices et
cérémonies de ce culte feront l'objet
de dispositions ultérieures.
4. Les contrevenants seront punis
de grandes aspersions d'eau froide.
Le Gouverneur,
Lamendin.
1056 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'armée du Salut, les Chris-
tian Scientists, et quelques
autres sectes s'abattent sur
Donogoo
1. Une avenue que nous ne connaissons pas encore et
qui aboutit à la place principale.
Les passants assistent sans grand émoi à l'arrivée d'une
délégation de l'armée du Salut, hommes et femmes en
uniforme, avec plusieurs tambours et instruments de
cuivre.
2. Avenue de la Cordillère. Deux énergumènes clouent
sur le haut d'une baraque une inscription ainsi libellée :
CHRISTIAN SCIENCE
Conférences tous les soirs
à 8 heures
pour la résurrection des morts
et la consolation des affligés.
3. Un escogriffe d'environ deux mètres se promène
avenue de l'Or. Il tient une pancarte au bout d'un bâton ;
quelques disciples le suivent.
DONOGOO-TONKA IO57
Sur la pancarte :
Souvenez -VOUS que
beaucoup d'or
ne vaut pas une
conscience reposée.
Adhérez en masse au
CLUB DES PURS
Un autre décret
Sur le panneau de la place principale :
COMPAGNIE GÉNÉRALE
DE DONOGOO-TONKA
PALAIS DE LA RÉSIDENCE
DÉCRET
M. le Gouverneur a été frappé de
l'activité des diverses sectes reli-
gieuses à Donogoo-Tonka.
Il tient à rappeler, à ce propos,
67
1058 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
quelques principes et à arrêter
quelques dispositions essentielles.
1. Toutes les religions sont libres
sur le territoire de Doncgoo-Tonka.
Toutes les sectes peuvent donc
procéder, sans être inquiétées, aux
exercices qui leur sont propres et
qui ne menacent peint la paix
publique.
2. Néanmoins, toutes les céré-
monies, réunions, prières, etc., dans
toutes les sectes, devront obliga-
toirement commencer :
a) par une invocation à le
Trouhadec ;
b) par une invocation à l'Er-
reur Scientifique.
3. Les sujets les plus fréquem-
ment traités au cours des assemblées
et conférences seront les suivants :
a) les vertus de le Trouhadec ;
b) l'utilité de la géographie ;
c) Tefficacité de la psycho-
thérapie biométrique ;
d) la prosodie de Pindare;
e) la notion d'entropie depuis
Clausius ;
DONOGOO-TONKA IO59
/) la crise des loyers et la néces-
sité de s'y résigner courageusement.
4. Les contrevenants seront punis
de grandes aspersions d'eau froide.
Pour le Gouverneur et par ordre :
Le Secrétaire Général,
Jean Jean.
Une apothéose
L'ancienne prairie de Donogoo-Tonka, devenue place
Yves-le-Trouhadec. Des bâtiments tout neufs, d'un
agréable style colonial, la ceignent aux trois quarts. Ils
abritent les services de la Compagnie Générale. Le reste,
d'une construction un peu plus ancienne, est fait de cafés
et de magasins.
La place Yves-le-Trouhadec présente une forme ellip-
tique, assez exactement dessinée d'après l'orbite de la
Terre.
L'un des foyers en est occupé par une sorte de petit
édifice circulaire, orné de colonnes, qui n'est pas sans
analogie avec un temple de Vesta. Les colonnes sont
peintes en rouge, la coupole en violet. Nous lisons sur
le frontispice, en belles capitales :
TEMPLE DE L'ERREVR SCIENTIFIQVE
I060 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais voilà que nous y pénétrons. Presque tout l'espace
intérieur, qui s'éclaire du haut, est pris par une statue
colossale de l'Erreur Scientifique. Cette déité emprunte
l'apparence d'une femme robuste, lourdement vêtue.
Plusieurs enfants parés de robes diverses se pressent contre
ses genoux. Elle les caresse et les enveloppe d'un geste
de la main droite. Sa main gauche tient une corne d'abon-
dance. Une discrète indication du modelé nous révèle que
l'Erreur Scientifique est enceinte.
L'autre foyer de la place porte le monument le
Trouhadec. L'artiste ne s'est point laissé commander
par l'exemple de ces statues dont son enfance eut les
yeux pleins : le Gamhetta du Csirrousel, ou les deux
pharmaciens fébrifuges. Certes, le Trouhadec debout, dési-
gnant d'une main un atlas, de l'autre le reste de l'univers,
on y devait songer.
Mais ce que nous contemplons, ce qui est proposé à la
méditation d'un peuple, c'est le Trouhadec assis dans son
vieux fiacre, carrefour de Buci, un peu après cinq heures
quinze du soir. Rien ne manque à notre enseignement,
ni les lunettes, ni le chapeau de paille noire, ni le cheval,
si éloigné de toute forfanterie, ni le cocher. Tout le monu-
ment est orienté face au temple de l'Erreur Scientifique.
Il n'est pas possible que le cocher se trompe de chemin.
Si nous avions le temps, nous nous plairions au détail
du socle. Deux bas-reUefs y retracent allégoriquement la
création de Donogoo-Tonka par le Trouhadec. Deux
inscriptions commémorent quelques faits décisifs. Mais
notre attention est accaparée par l'énorme foule qui
couvre la place. Deux tribunes se font vis-à-vis. Dans
l'une, siègent M. le Gouverneur, Bénin, Lesueur, et quel-
DONOGOO-TONKA I061
ques amis ; divers invités. Une rangée de gardes nègres
en interdit l'abord. Dans l'autre, les pionniers et les
notabilités de la ville.
Plusieurs enceintes ont été réservées. Des écriteaux en
font connaître la destination. Tout près de nous, nous
pouvons lire :
Enceinte réservée aux sectes religieuses.
Les délégués de chaque secte se tiennent là, groupés
sous leurs pancartes. Les délégations échangent de mau-
vais regards. L'enceinte contiguë enferme, sous la ru-
brique : Eléments indigènes, trois députations de Peaux-
Rouges.
L'ordre est assuré par des policemen, d'une stature
élevée. Mais on remarque aussi une pompe à bras et
quatre pompiers prêts à ménager de grandes aspersions
d'eau froide, si M. le Gouverneur le jugeait opportun.
Une telle rigueur ne sera point nécessaire, sans doute,
car le peuple de Donogoo-Tonka s'ouvre tout entier à de
hauts sentiments.
Les sons d'une musique éclatent si fort qu'ils crèvent
le silence de la toile.
6
Les soirées à la Résidence
La vaste loggia du palais de la Résidence, à la chute du
jour. Le plafond est soutenu par quatre solives peintes,
et l'entablement par quatre couples de fines colonnes.
1002 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Lamendin et ses amis prennent des boissons fraîches.
Ils fument. Ils parlent peu. Nous reconnaissons Bénin et
Lesueur, dont la présence ici n'a rien que de naturel ; mais
il nous est bien agréable de retrouver aussi Huchon,
Broudier, Omer et Martin.
Deux négresses font le service. Un Peau-Rouge veille
spécialement à l'allumage des cigares et des pipes, et à
leur tirage régulier.
Quant aux Pionniers, comme ils sont volontiers
bruyants, on les a fourrés dans une salle basse avec qua-
rante bouteilles.
Dans l'intervalle des colonnes, on aperçoit la végétation
d'un parc, puis Donogoo contre sa rivière ; puis la plaine
rayée de pistes et les hauteurs boisées de l'horizon.
Les copains ne causent plus du tout. Ils regardent au-
delà des colonnes, chacun selon une perspective dont il a
la secrète jouissance.
Mais leur âme a beaucoup de force, et elle profite de
l'affaiblissement du jour dans cette campagne pour y
étabUr le règne d'ime lumière qui a d'autres lois.
A l'horizon la ligne des hauteurs est mangée petit à
petit. Il s'y forme d'abord un bourrelet assez obscur,
une espèce de volute d'ombre. Puis cette chose se déroule
dans le sens de l'éloignement ; il semble que l'horizon
recule très vite, ou même qu'il n'y en ait plus, qu'il faille
lui dire adieu à jamais et apprendre à se passer de cette
sécurité familière. Mais une clarté s'est déployée aussi
vite, se propage aussi loin, ime clarté qu'on n'a vue nulle
part et qui, pourtant, n'est pas nouvelle. Il suffit de la
voir pour être saisi par ses plus vieilles pensées, pour
retrouver soudain les figures d'un ancien sommeil.
DONOGOO-TONKA IO63
Alors dans cette clarté si peu éclatante, qui donne aux
yeux si peu de travail, des zones se tracent, de plus en
plus lointaines ; mainte existence se distribue.
Au plus près, une région de forêts et de fleuves, puis
une ville, et d'autres villes en bordure de la mer.
La clarté n'a pas fini sa conquête ; c'est la mer, là-bas,
qui se développe ; un navire, horriblement loin, — et
pourtant nous sentons que pas un bout de cordage ne
nous échappe, — puis une autre terre avec des ports, des
trains et des villes ; Paris, tout au fond ; mais si près,
peut-être, que nous en sommes gênés pour le voir et que
nous voudrions faire un pas en arrière.
Comme si, cédant à une pression amicale, le monde
renonçait pour un soir à sa façon d'espace et à toutes
sortes d'habitudes.
20 août I919. JULES ROMAINS
FIN
1064
REFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
AUTOUR DE JEAN GIRAUDOUX
Les livres de M. Jean Giraudoux inquiètent des lecteurs,
en passionnent d'autres, excitent des discussions, créent des
amitiés, deviennent peu à peu les murs, les arceaux, les
figures, les saints d'une chapelle. Je suppose que M. Pierre
Lagasse qui promène en ce moment, pour les lecteurs de la
Minerve Française, un bras iconoclaste dans les chapelles
littéraires, conduira un jour contre cet oratoire païen, nou-
veau Cyrille ou nouvel Antoine, ses moines et ses raisons.
Rendons hommage aux services que peut rendre le franc
parti de cet ennemi de son temps et de ce dépisteur du roman-
tisme et admettons sa chapelle, à lui, sa chapelle sévère où
l'on chante au lutrin — celui de Boileau — sur les textes
solides d'autrefois. Mais si nous vivons sous le régime des
chapelles Httéraires, (et pourquoi pas des chapelles critiques?)
si la grande cathédrale centrale apparaît froide et désertée,
est-ce nécessairement un mal ? Palerme, ville malpropre,
à population malingre, à églises barbares, à jardins
médiocres, devient délicieuse par ses admirables oratoires,
ces chapelles de confréries, produit parfait de l'art du
xviie et du xviiie siècle, qui tiennent du sanctuaire,
du boudoir et du théâtre, et où l'on imagine respirante et
souriante une vie religieuse comblée de décor et de bonheur.
Notre vie littéraire, fatiguée et sensuelle, tend à prendre une
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO65
figure de ce genre : laissons-lui donner les fleurs de sa saison.
Une matinée dans un oratoire de Palerme ne nous ferme pas
à la beauté de Saint-Pierre, de Chartres ou de Vézelay,
Assouplir son goût ne signifie pas qu'on cesse de flairer et
de rejeter le mauvais goût. Le vrai goût consiste même à
établir une juste mesure entre l'art éternel et l'art de son
temps; à savoir, quand il le faut, envisager l'un du point de
vue de l'autre; à savoir aussi, quand il le faut, ne pas le faire.
Dans la vie de l'art pas plus que dans l'art de la vie le carpe
diem n'exclut le suh specie aeterni : s'ils se font équilibre et
s'ils se nourrissent l'un de l'autre, c'est exactement ce qui
peut s'appeler la sagesse, et le goût n'est que la forme sen-
suelle de la sagesse.
J'entrerai donc sans remords dans l'oratoire de M. Girau-
doux et je m'y abandonnerai à un plaisir presque sans
mélange. Qu'est-ce d'ailleurs que son oratoire sinon lui-
même ? L.'Ecole des Indifférents et Simon le Pathétique
construisent avec des états d'âme, des rêves, des fantaisies,
des tendresses et des regrets, une rotonde de lumière colorée,
de bouquets et de parfums où se tiennent, comme un peuple
choisi, des esprits de vie intérieure. J'emploie peut-être une
comparaison et un vocabulaire qui n'agréeront pas à tous les
lecteurs de M. Giraudoux. C'est que malgré moi, ou plutôt
avec un consentement qu'à la réflexion j'accorde volontiers,
je transporte encore au monde intérieur les figures de l'Eglise
militante et de l'Eglise triomphante que lui donnait M. Barrés
dans cet Homme Libre qui fut un des bréviaires de la géné-
ration antérieure à celle de M. Giraudoux et qui demeure
en somme le classique du genre. Et puis ces images nous pro-
curent une satisfaction historique et critique, parce qu'elles
nous rappellent que ces formes de vie, ces enfants plus ou
moins terribles, furent tenus sur les fonts baptismaux de
la sensibilité cathoHque. Il faudrait une dévotion bien om-
brageuse ou une irréligion bien radicale pour froncer le
I066 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sourcil. Seulement le style de la vie intérieure chez M. Girau-
doux diffère beaucoup du style de la vie intérieure chez le
Barrés d'autrefois et même chez n'importe qui. C'est ce style
nouveau qui doit nous intéresser.
Nouveau, ou presque nouveau, en littérature. Mais pas
nouveau du tout dans l'art. Si M. Giraudoux a trouvé tout
de suite un public, c'est que la peinture et la musique le lui
avaient préparé. Cette question des rapports de la littérature
d'une époque avec les autres arts est tellement complexe
que, lorsqu'on y regarde de près, elle doit être pour chaque
époque envisagée d'un point de vue spécial, avec un caractère
nouveau, et que ce qui est vrai d'un temps nous apparaît,
au premier tournant, faux du temps qui le suit. Pour le cas
présent il s'est produit ceci. Un art du discontinu, un art
d'intensités fragmentaires, de notes locales, d'instants
uniques et aigus, un art tout opposé à cette ligne, à cet
oratoire, à ce substrat qui jusqu'ici, tant chez les classiques
que chez les romantiques, avaient paru une condition élé-
mentaire de l'œuvre, s'est créé dans la France du
xix® siècle à une époque qu'il est difficile de trancher de
façon bien nette. On peut en faire remonter l'origine
littéraire aux Concourt ; mais l'influence considérable des
Concourt s'est arrêtée vers 1890, et c'est sous une toute
autre figure que le symboUsme a repris et développé cet art
du discontinu. En peinture il est, en somme, sorti presque
tout entier du génie de Claude Monet et en musique du génie
de Debussy. Aujourd'hui il constitue un monde véritable,
complet, harmonieux avec son esthétique et ses lois, sa gauche
et sa droite, ses adversaires de gauche qui le honnissent
au nom des outrances contraires, ses adversaires de droite
qui l'attaquent au nom des principes anciens. Il n'est pas
difficile de voir la place qu'y tient M. Giraudoux.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO67
Le S5nnbolisme n'a rien produit en matière de roman !
Les romans de M. Henri de Régnier sont des compositions
parfois élégantes, mais froides, qui ne gardent aucune des
musiques de sa poésie. Si Laforgue avait vécu, il y aurait eu
probablement un roman du symbolisme, dont les Moralités
légendaires nous permettent d'imaginer la figure. Faute
de Laforgue ce roman est resté en puissance, en sommeil,
comme la Belle au Bois dormant. Il nous revient aujour-
d'hui : c'est le roman de M. Giraudoux.
Il nous revient en même temps qu'ailleurs nous revient
tumultueusement Rimbaud, et nous le voyons qui porte
à ses deux côtés les figures exactes d'une peinture et
d'une musique, celle de Monet et celle de Debussy. Je
ne dis pas, ce qui serait absurde, que M. Giraudoux se
soit inspiré de l'un ou de l'autre. Seulement les amateurs
de Monet et surtout ceux de Debussy ont été portés tout de
suite, par l'impulsion acquise, au cœur même de l'art et de
la sensibilité de M. Giraudoux. Ces trois formes qui retiennent
(car il ne faut rien exagérer) toutes les différences impliquées
dans leurs langages spécifiques de phrases, de sons, de taches,
et aussi dans des natures individuelles originales, com-
portent entre elles trois analogies qui les penchent l'une vers
l'autre : d'abord une eau qui, au Ueu d'être donnée comme
un ensemble et dans une coupe, imbibe des éponges juxta-
posées, à la douceur de chevelure, et ruisselantes, indéfini-
ment, sous la pression de la main, — puis une sensibilité
sans cesse recommençante et neuve, sans cesse ramassée
pour embrasser la figure tendre de l'instant ; — et enfin
une intelHgence toujours en éveil pour empêcher cette sensi-
biUté de s'user en habitude, intelHgence étonnamment
froide, ingénieuse, systématique à rebours, et qui, lorsqu'on
la prend par les poignets pour regarder ce qu'il y a au fond
de ses yeux si mystérieusement clairs, lance comme son
étincelle la plusjprofonde et la plus authentique un regard
I068 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nu de conscience et d'ironie. C'est le moment où l'on aper-
çoit le procédé construit contre un autre procédé, le moment
où une sagesse suprême parle comme Athéna à Ulysse : « O
fourbe ! qui te surpasserait en malice, si ce n'est un Dieu ? »
Et c'est pourquoi on sort d'une série de Monet, de l'Après-
midi d'un Faune, de Simon le Pathétique avec une âme de
légèreté, un sourire sans sécheresse, qui ont traversé des
espaces de lumière et de fraîcheur, de tendresse et de pensée,
et qui ne sont point du tout, dans les arts où il y a eu des
Rembrandt, des Beethoven et des Racine, la fleur suprême,
mais qu'on est heureux de porter sur le visage comme le
signe encore d'un trésor intérieur.
De lecteur à auteur il faut bien que les trésors intérieurs
sympathisent, qu'ils soient faits de cristaux et de pierreries
analogues et que les pièces ici d'or et là d'argent, frappées
des mêmes effigies royales, circulent dans le même royaume.
Beaucoup se plaisent en M. Giraudoux parce qu'ils se recon-
naissent en ses pages, parce qu'il les fait connaître à eux-
mêmes, et surtout parce qu'il cherche lui-même, comme
son lecteur, à se connaître en faisant tout le nécessaire pour
n'y jamais arriver et pour reculer sans cesse le moment où
il se saisirait, où il ne lui serait plus possible, dans cette oc-
cupation totale de lui-même par un corps exact et une âme
vraie, de se chercher des synonymes, de se créer des substi-
tuts et d'envoyer à sa place dans la vie des êtres faits comme
lui, ces lui- mêmes honoraires qui la vivent à sa place et qui
s'appellent Jean, Manoël, Bernard, Simon. Il se raconte pour
satisfaire le même besoin, se procurer le même plaisir et
faire la même découverte qu'on éprouve et qu'on obtient à
l'entendre se raconter. Ecrire, pour lui, c'est être son pre-
mier lecteur, c'est s'ouvrir à une page neuve, acquérir une
figure d'abord contenue en lui de façon indistincte, comme
il vous vient une pensée, comme il vous arrive un
amour, comme il vous naît un enfant, — et c'est l'égoïste.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO69
c'est le paresseux, c'est le pathétique. Après dix ans
M. Giraudoux se verra peut-être dans son atelier comme
Rembrandt entre ses portraits de lui-même, les uns proches
de lui, et les autres si étrangement loin, se confondant avec
un aspect de la lumière ou une idée du modelé. Et l'on songe
aussi aux séries de Monet, cathédrales, nymphéas ou peu-
pliers. Plus justement il semble que toutes ces figures soient
créées comme Eve d'une de ses côtes, et nous rendent les
aspects féminins, passifs, nonchalamment élégants ou puérile-
ment tendres de sa nature. Ombres qui se détachent de lui,
qui vont se fondre dans le peuple des ombres pour lesquelles
il écrit, et qui forment dès maintenant avec elles un monde,
j'ai bien dit un oratoire, dont les fidèles se reconnaissent.
Parlant d'une de ces ombres il nous fait pénétrer avec
franchise dans son propre laboratoire d'ombres I a En réalité
il ne se rappelait jamais rien. Il était même efirayé parfois
de se sentir dénué de passé, de souvenirs. Son enfance s'était
écoulée sans particularités. Ou du moins, alors qu'à tous ses
camarades étaient arrivées des aventures, alors que les détails
d'ime période de leur vie se groupaient naturellement, sa
vie à lui n'avait pas d'épisodes. Pourtant il avait passé ses
dix premières années au milieu de cinquante ouvrières ba-
vardes, dans l'atelier de son oncle. A elles cinquante, suivant
un illustre exemple, elles n'avaient pu remplir un seul
recoin de sa mémoire. Il ne se rappelait pas davantage un
événement de lycée qui pût devenir une anecdote. Il inven-
tait donc sou passé quand il en avait besoin ; il y logeait les
aventures que son imagination bâtissait sans répit ; et il
défaisait ses souvenirs d'occasion après chaque récit, ainsi
qu'un prote, le cUché une fois inutile, remet en place ses
caractères. » On voit même à de certains détails que la
mémoire de M, Giraudoux a le génie de l'inexactitude, et il
s'est accommodé avec ce génie pour se créer une autre mé-
moire, d'autres mémoires, qui sont bien des mémoires.
lOyo LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mémoires possibles plutôt qu'imaginations, des vies authen-
tiques vécues de l'intérieur et où il y a le mouvement d'une vie
réelle sur lequel se succèdent seulement des images fictives.
Les personnages, les « séries » de M. Giraudoux diversifient
un même type, comme font, sur un registre plus large, plus
classique, plus nourri, les personnages de M. Barrés. J'ai
essayé ailleurs de montrer comment les principales figures
de roman chez celui-ci, Philippe, Simon, Bérénice, Maltère,
les sept Déracinés, même Ehrmann et Baillard représentent
des variantes d'un type élémentaire, des figures de l'auteur,
les uns comme Philippe et Sturel presque authentiquement
réaUsés, les autres faits d'éléments plus distants et plus
détachés, mais reconnaissables encore. Il y a là sans doute
une nécessité de tout riche égotisme dans l'acte qui le répand
hors de lui pour s'éprouver mieux.
Le Barrés d'hier et d'aujourd'hui, qui ne possédait pas
une étoffe Imaginative et créatrice bien considérable, a su
pourtant, en utilisant cette étoffe avec clairvoyance et dis-
cipline, tirer de lui une galerie riche, diverse, inattendue, ne
point se répéter, créer courageusement du nouveau, à ses
risques et périls, avec une réussite inégale. On ferait des
réflexions analogues sur André Gide. Une question inquié-
tante se pose pour M. Giraudoux : répètera-t-il indéfini-
ment la manière qui fait aujourd'hui notre plaisir ? Rien
n'empêche évidemment que les six deviennent cinquante,
et que M. Giraudoux anime hors de son corps de nouvelles
côtes, un André le Rêveur, un Pierre le Fantastique, un
Tristan le Triste, un autre Jacques le Fataliste ou un second
Jacques le MélancoUque. Dans les générations antérieures,
M. Abel Hermant fut conduit par une pernicieuse noncha-
lance à tirer d'un gaufrier certain modèle de petit jeune
homme indéfiniment répété, à laisser^* envahir par cette
plante parasite une oeuvre d'une excellente tenue littéraire
et dont tant de morceaux restent si précieux comme témoi-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO7I
gnages sur les mœurs de l'époque. Je ne reproche d'ailleurs
rien à M. Hermant, je sais les nécessités du journalisme, et
il m'est toujours loisible, s'il paraît un Cadet de Coutras, de
relire Courpière ou les Grands Bourgeois. Je signale simple-
ment des Cadets de Coutras sur le chemin possible de Simon
et de Jean. Mais pourquoi M. Giraudoux ne serait-il pas de
taille à éviter ce péril ? Les quatre héros de l'Ecole des
Indifférents et de Simon le Pathétique forment un tout
complet qui, d'être unique, demeurera plus exquis. Pro-
vinciales indique des sources d'émotion nuancée et riche,
auxquelles M. Giraudoux n'a jusqu'ici presque pas touché
et qui rendent vraisemblables de beaux romans frais, toufîus,
fleuris et vivants. L'auteur du Petit Duc saura sortir de lui
ou plutôt découvrir en lui des pays nouveaux que, de cer-
tains sommets de son œuvre, nous apercevons déjà.
Certains sommets comme ces vingt dernières pages de
Simon, si déUcates, si tempérées, si musicales. Et si riche que
paraisse un jour la diversité épanouie des romans que
j'appelle, tous les thèmes en sont d'avance, j'en suis sûr,
contenus dans Simon, comme tous les thèmes barrésiens
étaient compris dans un Homme libre. Sans doute les romans
de M. Giraudoux cristalliseront toujours autour de sensibi-
lités enfantines et féminines, et lui qui, durant la guerre fut,
à ce que disent les autres, un fameux homme, un poilu
vraiment et beaucoup là, n'écrira que pour tenir sous des
yeux neufs de lycéen des visages fins, lumineux, pleins de
deux yeux ouverts où se font des voyages infinis. Il gardera
toujours certaines puissances d'enfance qui lui maintiendront
dans l'ombre sa rosée jusqu'au soir. Il ne sortira jamais tout
à fait du lycée. Admirable condition pour être aimé d'hommes
à qui la guerre, de dix-huit à cinquante ans, a permis de refaire
quatre ou cinq ans de lycée, et de retrouver tout leur visage
d'autrefois à ce détour de leur destinée.
^^72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Hyperbole 1 de ma mémoire..,
« C'était presque la grâce ; c'était la tendresse. Je m'arrê-
tais à tous les étalages. Je découvrais les magasins de jouets.
Tout ce avec quoi l'on joue m'était désormais interdit, vu
mon âge, mais chacun de ces soldats de plomb, de ces tram-
ways, parce qu'ils étaient petits, par cela seul me devenaient
chers. Tout ce qui était petit et vivant m'émouvait. Géant
soudain, j'eusse été pour la France un Gulliver délicieux,
ami du petit président, amoureux de la présidente. Je
pouvais du moins être Gulliver pour tous les autres siècles
et ne m'en privai point... »
l^ Il y a en effet un Gulliver, une logique gullivérienne qui
expUquent chez M. Giraudoux le secret de son art intérieur.
Un coup de baguette fait du champ de sa vision tantôt un
LilUput, tantôt un Brobdignac. On entre dans un ordre où
sont changés les rapports ordinaires de quantité, où tel
monde logique revêt en un moment, comme un serpent qui
change de peau, une logique nouvelle. On passe de la terre à la
mer. Une géographie et une cartographie de marins ne ressem-
blent pas du tout à une géographie et à ime cartographie de
terriens : les vues de côtes et les vues de continents ne se
raccordent que lorsqu'on a compris (voyez Bérard) l'optique
des unes et des autres. Mais tout le monde n'a pas le pied
marin, l'observation et l'imagination marines. Et j'admets
fort bien que la lecture de M. Giraudoux doive donner à
des gens d'un goût terrien le mal de mer. Je- me sens même
capable de me le donner, ce mal, en m'abandonnant maligne-
ment et perversement à certaines combinaisons de tangage
et de roulis assez fréquentes chez M. Giraudoux. Mais je
préfère rester sur le pont et respirer le sel marin d'une
fraîche aventure. Le plancher des ruminants aura son heure.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO73
Il aura son heure. Je ne demande qu'à la reculer en reli-
sant la soixantaine de pages que dans les livres de M. Girau-
doux je marque au crayon bleu, afin d'en déshabiller à
chaque fois la parfaite et renaissante pureté — celle-ci par
exemple qui épouse, comme une vague transparente,
docile et flatteuse, mon vœu de rester pris dans le charme
liquide et les sirènes marines avant la fumée bleue et le lit
d'olivier d'Ithaque rocailleuse : « Je ne me hâte point. Le
bonheur ne nous pèse guère, à condition, comme un hâleur,
de le tirer au pas. Et je tiens, pendant l'heure qu'il me reste à
être enfant, à m'amuser une dernière fois des enfantillages
du monde, des grosses dames qui s'enfournent dans les trams,
des poUcemen qui glissent sur une pelure d'orange, des
vieilles qui s'en vont au prêche, courbées, en jaquette
aubergine doublée de renard. J'aurai, me semble- t-il, à
partir de demain, à ne sourire qu'aux choses et aux visages
attristés. Le bruit des samovars qui bouillent, des petites
cuillers qui tombent, du vin qui dans les verres fait glouglou,
ne pourra plus me réjouir. Et c'est le dernier jour aussi où
l'orgueil et la pauvreté des femmes ne peuvent m'atteindre.
Je me sentirai visé, moi aussi, désormais, par le dédain dont
elles écartent, dans les omnibus, tous les pauvres coeurs qui
sont là, par le regard dur et sans contrainte qu'elles dirigent
sur la glace en mettant leurs épingles à chapeaux. Je saurai
que toutes sont maudites, puisque chacune porte en son cœur
de quoi nous les faire désirer toutes, et n'est que le prétexte
de sa propre ruine. Je saurai qu'elles vieilliront et qu'il y a
déjà, au creux de leur main, assez de rides pour craqueler le
corps le plus somptueux. C'est vers tout cela que je vais, c'est
vers ce qu'on appelle le bonheur, et je ne me hâte point».
Les serpentements, le vagabondage, le flottement marin
qui se déroulent en M. Giraudoux, ils ne sont point pressés
d'arriver parce qu'ils savent d'avance et qu'ils vous ap-
prennent la désillusion des ports. Visage encore de l'attente,
68
1074 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de la vie retenue comme une musique et indéfiniment différée,
nœud gordien beau comme un caractère chinois, où s'attarde,
sœur aînée de celle de Simon, la curiosité de Gide, et sur
lequel M. Barrés rêve de l'acier qui le tranchera, canif de
Philippe, sabre de général, et dans l'ombre et la solitude irres-
pirable des Mères coi^teau de Racadot. Non, M. Giraudoux
n'est pas pressé d'arriver. La vie ? Le bonheur ? L'amour ?
« La pitié, dit-il, est justement ce qui remplace l'amour
chez les égoïstes. » Un mot qui servirait bien d'enseigne à
toute une partie de l'œuvre de M. Barrés, et qui nous indique,
d'un doigt mystérieux, les limites que ne dépassera pas
M. Giraudoux. Mais, à l'intérieur de ces limites, le beau do-
maine encore, la riche étendue, le jardin fleuri et la pièce
d'eau végétante de Monet à Givemy! L'auteur de Provin-
ciales a renoncé presque, après les Provinciales, à l'invention
et au récit. Aventure et découverte tendent chez lui à se
cantonner dans le détail et dans le style, les phrases recou-
vrent le Hvre, le mangent comme un peuple éclatant et
bruissant d'insectes mange le feuillage d'une forêt et comme
les nymphéas recouvrent un étang. M. Giraudoux écrit du
style le plus délicieux d'aujourd'hui un Vouvray bouqueté
et parfumé dont chaque verre fait renaître un panier de
vendange sur un coteau de lumière. Que ne nous donnera-t-il
pas le jour où la naissance fraîche, la liaison originale des
mots et des images ne sera que le signe et le visage apparents
d'une naissance pareille d'épisodes, d'histoires, de récits, le
jour où l'aventure de sa phrase se développera en l'aventure
d'un roman, comme les lignes dont il parle et qu'une jeune
femme porte au creux de sa main se développent moins en rides
qu'en les courbes de son corps et en les destinées de sa vie!
Imaginez une aventure printanière qui soit à la hauteur de
cette description du printemps, une symphonie qui réalise ce
que promet ce programme fabuleux de concert :
« Le printemps vint à l'improviste. Tous les astres ^de
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE IO75
l'hiver scintillèrent quelques semaines au-dessus de feuillages
déjà épanouis. Pas de hannetons. Une lune rousse, bourdon-
nante, dépaysée, à laquelle les plus tendres pousses résistaient
avec l'entêtement de lauriers centenaires. Plus d'ornières,
de crevasses, de guérets défoncés. Partout un gazon, un blé,
un orge dru et ras ; un enfant au galop pouvait traverser la
France sans tomber. Des pluies soudaines rapportaient aux
rivières les pluies dérobées à l'autre année. Les canaux étaient
combles et débordaient chaque matin. Les sourciers, à toute
minute égarés, retenant des deux mains leur baguette,
arrivaient à des étangs, inconnus, à des lacs. Le réservoir des
jets d'eau, des fontaines, avait été remonté sur les plus
hautes montagnes, était une neige au soleil. Déjà résonnaient
à l'aube les détonations lointaines des champs de tir : la
guerre était ouverte. Déjà le poète était étendu sur le dos
au milieu de la prairie, cherchant au-dessus de lui, comme un
mineur dans son couloir, son ouvrage de la journée. Déjà les
merles surveillaient les fleurs de cerisier, les moineaux les
feuilles de radis... Les lycéennes écartaient leurs fourrures,
montraient leurs visages nouveaux, et les collégiens les
regardaient sans peur, désireux de les épouser. Les jardiniers
ouvraient leurs serres, les gardiens leurs musées, on allait
rapporter chaque palmier, chaque tableau dans son bosquet
habituel... Seuls, dépassant les taillis de cent coudées,
restaient fidèles à l'hiver les grands arbres, les ormes, les
platanes, les chênes. On ne leur en voulait pas ; on savait
que dans six mois, géants lents à comprendre, ils resteraient
fidèles à l'automne. »
Que M. Giraudoux sorte de la petite aventure sentimen-
tale, du morceau où piétinent d'excellents écrivains d'au-
jourd'hui ! Ou plutôt qu'il la conserve toute, mais qu'il la
laisse s'élargir par une croissance indéfinie et vivante, comme
une ville bien placée dans un heureux carrefour et sous une
destinée bienveillante ! Qu'il suive le rythme de cette formQ
1076 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
élargie et progressive arrivée à une opulence de fruit mûr
dans Arnica America. Egoïsme, paresse et pathétique, ces
masques ne l'ont pas épuisé. Dans la logique de ce Gulliver
il y a un monde nouveau à découvrir, une Amérique amie
dont l'autre lui a dessiné sur la mer, comme on écrit sur du
sable ou de l'eau, l'apparence et le symbole.
ALBERT THIBAUDET
1077
NOTES
RÉFLEXIONS SUR LE BERGSONISME
Les époques troublées ont peut-être le privilège de dissiper
pour un temps les conventions, de rappeler aux peuples leurs
intérêts vitaux et de les mettre en présence de réalités avec
lesquelles on ne peut ruser, dont on ne peut atténuer l'âpreté
ou dissimuler les exigences. Tant d'événements surgissent
et de si grands, que les événements passés se détachent de
nous et entrent dans l'histoire. Dès maintenant ils peuvent
être envisagés sans passion.
Dans la France ensanglantée, carrefour du Monde, ce ne
sont qu'idées en conflit et hommes dans le doute. L'intelli-
gence a été violemment ébranlée, s'il est vrai que l'intelli-
gence est davantage qu'une attitude apprise et se confond
avec l'expérience humaine. Pendant la guerre, nous avons
assisté à des répudia-^ions, des palinodies, des suicides même.
Les idées, les règles de conduite qui rappelaient trop naïve-
ment ou trop franchement le kantisme et le romantisme
allemand ont été proscrites sans qu'on puisse restituer leur
place et leur rôle aux idées françaises, mal connues et désavouées
pendant plus d'un demi-siècle. Le Bergsonisme, dont on sait
les sympathies pour la pensée anglo-américaine et le goût
pour la vie intérieure, est apparu alors comme la seule doctrine
capable d'échapper à la tourmente. Une étude magistrale
de Harald Hôffding, la Philosophie de Bergson, la polémique
de Benda, des articles de revues entretinrent la curiosité
à son sujet. Et voici que la publication récente de V Énergie
1078 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Spirituelle, ensemble d'essais et de conférences présentés au
public entre 1901 et 1913, remet en question le Bergsonisme.
Au lendemain de la guerre, il n'est pas sans intérêt d'exa-
miner la portée de ce mouvement. Fut-il, comme le présentent
ses commentateurs,' une révolution assez originale, assez
profonde, assez compréhensive pour dissiper tout malaise,
instaurer des certitudes nouvelles et donner à la pensée
française la direction qu'elle souhaite aujourd'hui ? Fut-il
au contraire une mode, un caprice d'époque qui ne survivra
pas à l'épreuve de la guerre ?
Après 1870, et pendant une vingtaine d'années, la stérilité
du Second Empire et la stupeur de la défaite paralysent la
France. La confusion, la lassitude, le dégoût s'emparent
d'hommes qui n'ont pas su défendre l'intelligence contre la
médiocrité envahissante. La peur de la Commune a donné
aux études de Taine une orientation nouvelle. Renan s'est
aperçu que sa philosophie est faite pour les jours de calme
et qu'elle n'apprend pas à mourir ; il y a de l'amertume dans
son sourire et de la prudence dans la subtiMté courtoise
avec laquelle il accueille les hôtes d'une semaine ou d'un
jour. Michelet est mort : personne n'est désormais capable
d'entretenir chez les jeunes gens la flamme intérieure, de sus-
citer en eux la générosité et l'enthousiasme, de leur montrer
quelles réahtés vivantes et quelles promesses d'avenir sont
encloses dans les mots d'humanité et de civilisation. Aban-
donnés, désemparés, livrés à eux-mêmes, les jeunes gens se
laissent engourdir par les théories de Schopenhauer. Ils
renoncent à la connaissance ; ils renoncent à l'action et
s'enivrent de leur solitude. Instinctivement, ils se sont fait
une éthique provisoire que le plus volontaire et le plus céré-
bral d'entre eux. Barrés, condense en ces quelques mots :
t En attendant que nos maîtres nous aient refait des certi-
NOTES ^^79
tudes, il convient que nous nous en tenions à la seule réalité,
au moi. »
Chacun poursuit de façon singulière le roman de la vie
intérieure. Bergson a une imagination trop rêveuse pour
s'abandonner comme l'artiste à la volupté de la minute pré-
sente ou foncer,- tête baissée, sur l'avenir et épuiser tous les
modes de sentir. Que d'autres demandent aux voyages,
aux musées, aux rencontres humaines le renouveUement de
leur ferveur. Indifférent à l'action, U dirait volontiers avec
Rimbaud qu'elle a n'est pas la vie, mais une façon de gâcher
quelque force, un énervement ». Un songe dont la trame se
fait et défait sans cesse, où rien ne commence et rien ne
finit, le libère du monde et le convie à une fête spirituelle.
L'attrait d'une vie lente et profonde s'accroît de l'inquiétude
quinaîtdela mobiUté d'images tôt évanouies. L'être se défend
avec une obstination douloureuse contre l'impression qu'il a
de devenir étranger à lui-même. Il se tourne vers le passé,
solUcite ses souvenirs, les ordonne et les recompose. Il
acquiert ainsi la conviction qu'un même mouvement les
parcourt qui soustrait la personne à l'écoulement des choses.
Mais, à se concentrer sur eUe-même, la sensibiUté se retire de
l'intéuigence et en démasque l'artifice. Les idées perdent
leur pouvoir évocateur; la logique, où Tellier ne voyait déjà
qu'une maladie ie la pensée, cesse de sembler génératrice du
réel et se réduit aux proportions d'un jeu formel où la subtilité
s'affine. Les grands systèmes métaphysiques, impuissants
à retenir la vie dans la maUle des concepts, ne sont plus qu'une
leçon d'éristique. Et, défiant dans son propre goût pour la
spéculation, Bergson repousse la médiation des philosophes
et communie avec les poètes dans une certitude sentimentale,
r Or une science envahissante et audacieuse compromet leur
quiétude. Non contente des attributions techniques et du
rôle utiUtaire qu'on lui accorde communément, elle pénètre
dans le domaine du rêve. Là elle dénonce comme illusoires
I080 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les sentiments de spontanéité, de liberté, d'activité créatrice.
Elle tient l'art pour mensonger et fictif. Et, quand elle a
brisé le fil qui fait de la conscience comme un collier d'images,
elle croit réparer sa maladresse en replaçant bout à bout les
images égrenées à l'imitation du contour entrevu ; à moins
qu'en désespoir de cause elle ne demande le secret de l'esprit
à la physiologie du cerveau. Et il semble ainsi que les pré-
dictions de Taine et de Renan s'accomplissent: en s' attaquant
à l'âme la science s'attaque à l'art. Les natures délicates
s'émeuvent. Elles ont pu assister avec assez d'indifférence
au travail sourd qui mine la religion et la conscience morale
pour les déposséder de l'explication du monde et des principes
de la conduite ; elles ne souffrent pas qu'une atteinte soit
portée aux convictions esthétiques, raison ultime de vivre,
refuge des sensibilités blessées dans une époque de grande in-
dustrie,d'irréligion et de bassesse morale. Aux prétentions de
la Science elles opposent leurs impressions avec une gaucherie
ingénieuse et une naïveté nuancée de cette sorte de finesse
que donne parfois le désir aux plus candides. Symbolistes et
décadents s'efforcent d'établir la légitimité de la vision indi-
viduelle des êtres et des choses qui s'épanouit dans les
poèmes d'Edgar Poe, les portraits de Whistler et le drame
musical de Wagner. Cependant ^Guyau proclame, avec la
fougue de la jeunesse, les droits de la sensibilité.
La culture de Bergson ne lui permet pas d'être aussi simple.
Ravaisson, successeur officiel de Cousin, lui a transmis
une doctrine esthétique qui juxtapose la Grèce de Winckel-
mann, le néo-Platonisme d'Alexandrie, le Christianisme,
la Renaissance italienne et le Romantisme allemand en des
improvisations émues pour rendre son immortalité à l'âme
et sa profondeur au mythe de Psyché. Par ailleurs il est curieux
de mathématique et de physique ; il sait qu'on ne déjoue pas
les desseins de la science aussi facilement que le croient les
poètes et qu'il est bon d'adioindre aux suggestions intimes
NOTES
IO81
les ressources de la pensée philosophique. Aussi la réaction
du sentiment revêt chez lui la forme ambiguë de l'essai, mode
d'expression assez souple pour tenir à la fois de la création
artistique et de la spéculation philosophique, épouser le
cours changeant des images et informer les désirs.
Son premier mouvement, car il suit le cours de sa nature
plutôt que d'agir de propos délibéré, est de soustraire la
vie intérieure à l'emprise des scientifiques et de recréer
autour d'elle le mystère qu'ils s'efforcent de dissiper. Il écarte
la représentation que les psychologues se font de la cons-
cience. Il refuse de s'en tenir, comme les moralistes et les
romanciers, à l'analyse des passions, qui nous donne le change
sur nous-mêmes. Il annonce l'existence d'une réalité plus
profonde, mobile et fuyante. Pour la décrire, il rivalise avec
le musicien dont l'art rend sensibles l'émotion, son dyna-
misme, ses variations d'intensité, ses altérations et sa
richesse ; il rivalise avec le peintre qui restitue parfois le
mouvement dans sa soudaineté, qui dégage parfois les
dessous grâce auxquels une physionomie devient expressive
et spirituelle. Mais, comme il ne dispose pas des moyens
techniques qui permettent à Debussy, à Degas ou à Velasquez
d'évoquer l'être dans sa qualité même et sa pureté première, il
se contente de faire subir une sorte de conversion à l'imagi-
nation philosophique. Il renonce délibérément à certaines
habitudes de penser, à certaines associations d'idées et d'i-
mages contractées au service de l'intelligence. Il se laisse
vivre et s'abandonne à l'impression confuse de durée qui
surgit dans la vacance des représentations. Mais, quand il
veut l'exprimer, il s'aperçoit que le langage fait pour répondre
aux exigences d'une activité tournée vers le monde extérieur,
ne saurait s'adapter à la réalité intime. « Essentiellement
discontinue, puisqu'elle procède par mots juxtaposés, la
parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales
étapes du mouvement de la pensée. Les images ne sont en
I082 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
effet que des choses et la pensée est un mouvement. » Mais
ce qui ne peut s'exprimer se peut suggérer et évoquer au
moyen de métaphores concourantes. Semblablement Mal-
larmé dira : « Décadente, mystique, les écoles... adoptent,
comme rencontre, le point d'un idéalisme qui (pareillement
aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et,
comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne
garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre
les images exacte et que s'en détache un tiers aspect fusible
et clair présenté à la divination.» Ce rapprochement n'est
pas fortuit ; il accuse des préoccupations communes. Loin
d'avoir, comme on l'a prétendu, quoi que ce soit de commun
avec la méthode des romanciers ou de Sainte-Beuve, le
procédé du clair-obscur employé par Bergson s'identifie
au procédé du symbolisme dont Mallarmé s'est fait, dans
Divagations, le théoricien exact et précieux. Pourtant Bergson
ne laisse pas l'initiative aux mots; il se souvient à temps
voulu de la tentative faite par Schelling et Ravaisson pour
donner à une attitude de poète droit de cité dans la philo-
sophie et pour métamorphoser les mouvements de sensibilité
en une intuition intellectuelle ou en une expérience intime
qui fasse participer l'homme de l'absolu. Et, par un dépla-
cement subit, ses démarches subtiles, exclusives de toute
discipUne intellectuelle, sont élevées au rang de méthode :
elles deviennent intuition.
L'intuition, comme opération de l'esprit originale et
distincte de la réflexion, permet de reprendre en sens inverse
le travail .de l'intelligence discursive. Elle vient de révéler
une expérience « atteinte à sa source, ou plutôt au-dessus
de ce tournant décisif où, s' infléchissant dans le sens de notre
utilité, elle devient proprement l'expérience humaine ».
Cette expérience immédiate ne permettra-t-elle pas de
résoudre directement les grands problèmes de la conscience,
des rapports de l'âme et du corps, de la vie, sans faire appel
NOTES 1083
à la médiation de l'intelligence discursive, sorte de technique
de la pensée ? Pour cela il convient de développer, sous
forme de concepts, les brèves lueurs de l'intuition. Mais il
faut encore examiner les faits présentés par les savants et
les interprétations qu'on en donne. Ici l'argumentation entre
en jeu et la dialectique devient toute puissante pour réduire
la métaphysique traditionnelle qui croit devoir subordonner
l'étude des questions vitales à l'étude du mécanisme de la
connaissance. Dès lors l'œuvre de Bergson devient un chef-
d'œuvre de tactique. En médiateur, il tente de mettre fin
aux querelles qui ébranlent le crédit des philosophes, apaise
les dissensions entre réalistes et idéalistes. Puis il se retourne
contre la science, sans toutefois la heurter de front. Il sait
trop la stabilité et la valeur de la physique pour ne pas lui
abandonner — provisoirement du moins — le domaine de
la matière et pour ne pas reconnaître que, sans elle, nous
n'aurions jamais acquis le sens de la précision. Mais il met
à profit les obscurités de la physiologie du cerveau pour avan-
cer que l'activité spirituelle déborde infiniment l'activité
cérébrale ; il met à profit les incertitudes de la biologie pour
faire ressortir le simplisme et l'insufSsance de l'idée d'évolu-
tion (où les savants ne voient qu'une hypothèse de travail),
pour restaurer le vitalisme qui annihile l'œuvre de Lamarck,
de Claude Bernard et de Le Dantec. Ainsi, petit à petit, le
mystère surgi de la conscience gagne le monde extérieur ;
l'intuition « réabsorbe l'intelligence » ; et la spéculation
bergsonienne, confiante en une espèce d'illumination inté-
rieure, devient une « ascension graduelle à la lumière » et une
introduction au « royaume mystérieux » de l'esprit.
Le royaume de l'esprit s'étend partout où il y a de la vie.
Jaillissement, invention inépuisable, création, l'élan de vie
circule à travers la matière, se manifeste dans l'élan de
conscience, se libère du rythme de la nécessité, se dégage de
l'écoulement des choses et s'épanouit dans l'esprit, cette
1084 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
force « qui peut tirer d'elle-même plus qu'elle ne contient,
rendre plus qu'elle ne reçoit, donner plus qu'elle n'a. » Là, « le
passé se conserve indivisible et grandit comme une plante
magique qui réinventerait à tout moment sa forme avec le
dessin de ses feuilles et de ses fleurs. » Là s'effectue la créa-
tion de soi par soi, triomphe de la vie, objet de la vie hu-
maine, gage infiniment probable de survie. De la sorte se
consomme l'union mystique, besoin essentiel de la pensée
juive, annoncé déjà dans l'Éthique de Spinoza : « Dans l'absolu
nous sommes, nous circulons et nous vivons. »
Ainsi, si l'on envisage le Bergsonisme dans son ensemble
en réservant les problèmes spéciaux qu'il soulève dans
l'ordre philosophique, il apparaît comme une tentative faite
pour concilier la science moderne avec l'image que la sen-
sibilité artistique d'une époque se fait de la vie spirituelle.
Par là l'entreprise est curieuse et vaut d'être retenue : elle ne
témoigne pas seulement d'une haute culture et d'une grande
délicatesse. Elle témoigne encore, à son insu, de la valeur
de la science. Si la métaphysique de Schopenhauer prouve,
comme le dit Nietzsche, que l'esprit scientifique n'est pas
suffisamment fort, la métaphysique de Bergson semble bien
prouver qu'il l'est devenu entre temps. C'est pourquoi l'œuvre
entière revêt le caractère d'un mysticisme rationnel.
Lorsque Lamarck exposait au cours du Muséum sa con-
ception du Monde « qui avait beaucoup de simplicité, de
nudité et de tristesse », un de ses auditeurs, Sainte-Beuve,
refusait de se laisser gagner par la passion contenue de sa
parole et devait discerner plus tard, dans Volupté, la raison
secrète de cette abstention : « J'étais loin assurément d'ac-
cueillir ces hypothèses par trop simplifiantes, cette série
uniforme de continuité que réfutait, à défaut de ma science,
mon sentiment abondant de création et de brusque jeunesse. »
NOTES 1085
Pour des raisons semblables, autour de 19 10, les jeunes
gens et les amateurs de philosophie devinrent bergsoniens.
Il n'y avait plus de grand système scientifique et l'œuvre
de Spencer était oubliée ; les sociologues abordaient avec
sévérité des sujets très spéciaux et croyaient devoir se refuser
par méthode aux vues d'ensemble ; l'enseignement oiB&ciel
conservait l'inconsistance de l'éclectisme et favorisait l'action
de Kant et de la pensée allemande à l'exclusion des philo-
sophes, des moralistes et des savants français du xix® siècle.
La tendresse chuchotée de Pelléas et Mélisande, écho du
chant d'amour de Tristan et d'Isolde, exerçait son charme.
Et les jeunes gens méprisant la Science, se donnèrent à la
doctrine nouvelle, au mysticisme sans mystique, comme ils
s'étaient donnés aux musiciens et aux poètes. Car on aime à
convertir son trouble en raison. Ils n'avaient ni la culture, ni
l'esprit de finesse, ni la mesure nécessaires pour souhaiter l'in-
telligence de cette doctrine. Mais peu leur importaient les ques-
tions d'école, le parallélisme de l'âme et du corps, le raisonne-
ment des Éléates et l'exemple d' Achille et de la tortue ; peu
leur importait le détail des analyses qui retouchent, atténuent
et nuancent continuellement une pensée mobile ; peu leur im-
portait l'orientation spiritualiste deBergson. Le Bergsonisme,
c'était la voie ouverte à la fantaisie, à la rêverie, c'était l'école
buissonnière qui venge des contraintes scolaires, c'était la
moquerie de l'intelligence qui dépite et irrite par son refus de
se mêler aux passions crédules des hommes ; c'était le mépris
des techniques qui exigent l'effort et un labeur soutenu. Dans
des pages où se mirait leur adolescence, incapable de se dépren-
dre de soi-même, étrangère à la tendresse, malhabile à aimer,
^Is trouvaient la formule magique de leur libération, intuition
et action, et recevaient joyeusement la promesse de la vie.
Mais le Bergsonisme allait ainsi à rencontre de l'effort fait
par les esprits pour dépasser le Symbolisme. Sous des formes
différentes, et depuis longtemps déjà, France, Bourget,
I086 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Barrés avaient noté son insuffisance et donné au roman une
orientation nouvelle. Les peintres se dégageaient de l'impres-
sionnisme et commentaient l'œuvre de Cézanne. Dukas et
Magnard rejoignaient la tradition de Beethoven. Tout an-
nonçait le retour d'un art plus volontaire qui entendait
intégrer les enrichissements de la sensibilité et les possibilités
de l'imagination dans un ensemble capable de susciter une
émotion intellectuelle. Et simultanément une doctrine de la
qualité, contemporaine des Romans Idéologiques de Barrés et
des Poèmes de Mallarmé, expression éminente d'un état
d'esprit périmé, en prolongeait les répercussions. Elle en-
traînait la négation de toute discipline de la pensée, de l'art
et de la conduite. Elle divinisait l'instinct. Elle confondait
les genres. Elle ne pouvait que retarder indéfiniment la
prise de conscience, l'acte de clairvoyance qui s' effectuait
par ailleurs et qui réclamait à la fois le concours de l'intelli-
gence et une compréhension plus sûre des modes de l'acti-
vité humaine et des nécessités impératives de l'ordre social.
C'est que ce prétendu réveil spirituel n'est que le signe et
l'effet d'une décomposition sociale. C'est le cri de détresse
poussé par l'individu dans sa solitude soudaine. L'humain
vient de se retirer de lui. Il ne sait plus communier ni dans la
cérémonie rehgieuse, ni dans l'accomplissement des grandes
œuvres de civilisation. Lui suffira-t-il de communier dans la
musique à Bayreuth ou dans la promiscuité des foules devant
la parade foraine ? Quand tombe l'ivresse des sons et des
images, il n'y a plus que la stupeur animale et morne de
l'espèce qui vague désemparée, et se consume en une attente
vaine. Un déséquilibre profond anéantit le travail patient
de l'homme pour rendre harmonieuses et concourantes
jes forces anarchiques de la vie. Les rapports sociaux ne sont
plus que le jeu mesquin des partis ; la science n'est plus qu'un
amas de données conventionnelles et symboliques ; la philo-
sophie, un ensemble de mécanismes logiques ; l'art, une poi-
NOTES 1087
gnée de procédés d'hypnose. L'intelligence devient subtilité
Le sentiment se résorbe dans l'émotion vague. Partout la
vie imaginaire se substitue à la réflexion sur la vie vécue : elle
s'entoure des oeuvres des civilisations disparues et des butins
des barbares. C'est une désertion dans un quiétisme anémié,
dans le recul des temps, ou dans quelque île du Pacifique.
Et la France accepte cette déchéance sous un prétexte
spécieux auquel des esprits aussi honnêtement critiques
que Brunetière se laissent prendre, sous couleur de cosmopo-
litisme.
Il y aurait sans doute quelque inintelligence à reprocher au
Bergsonisme d'avoir créé cet état d'esprit. Les courants de
sensibilité, qui se passent d'ailleurs de justification, ne par-
viennent dans les miUeux philosophiques qu'après avoir
reçu une forme littéraire ou plastique. Mais on doit reconnaître
que le rôle du philosophe ne se confond pas avec celui de
l'artiste. Le philosophe s'efforce moins de donner une expres-
sion directe des' courants de sensibilité que de les dominer et
d'échapper aux aspects fugitifs d'une époque grâce à l'in-
telligence du passé. Il restitue les courants d'idées et se
préoccupe de la marche de la science. Ayant suivi pas à pas
la croissance de l'œuvre humaine, il sait qu'elle n'est à
l'abri ni des errements, ni des déviations, ni des retours ;
mais il sait aussi qu'elle déjoue les caprices individuels
et conserve, en son ensemble, une imposante continuité.
La compréhension du monde et celle de la vie intérieure
fournissent les éléments d'une communion spirituelle et
d'une participation durable entre les hommes. Elles s'harmo-
nisent et deviennent la condition de l'équilibre intérieur.
Or Bergson a méconnu cette grande leçon du dernier des
humanistes, Auguste Comte, qui maintient la tradition
du xviii« siècle pour conjurer l'annexion de la pensée
française au romantisme allemand. Bergson s'est abandonné
à un mouvement d'époque qui fausse et isole les exigences
I088 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de la sensibilité. Il a cru pouvoir faire d'un état afiEectif
un objet de spéculation en substituant aux méthodes ob-
jectives la communion sensuelle qui met l'artiste en contact
immédiat avec le monde extérieur ; en préférant à l'exercice
discipliné de l'intelligence la sensualité de l'intelligence.
Il a demandé à la logique du sentiment, souvent déconcer-
tante et quasi féminine, de légitimer cette transposition :
attaquant la science, il a devancé toute attaque. Mais, au
lieu d'entreprendre une critique interne de la physique et
de la biologie, il s'est plu à évoquer la déception des hommes
en quête de croyances qui avaient sollicité de la science plus
qu'elle n'entendait et ne pouvait donner. Rompant ainsi
avec les œuvres de civilisation, il n'a plus trouvé dans le
passé que des éléments morts, des idées disparates, des sen-
timents étranges. Et force lui a été, pour donner une unité
à sa doctrine, de rejoindre le truchement de la sagesse
populaire, le sens commun.
Mais, en consacrant le divorce de la sensibilité et de l'in-
telligence, le Bergsonisme ne demeure pas seulement étranger
à l'évolution de la sensibiHté contemporaine et à l'orientation
véritable de la pensée française au xix® siècle. Il ne répond
plus aux besoins vitaux de l'époque qui commence. La guerre
a dévoilé la pulsation immense de la vie physique qui se
déploie avec une exubérance et une incohérence tout ani-
males, qui fait éclater les habitudes, les prescriptions et les
préceptes. Elle a Ubéré les puissances mauvaises qui rôdent
aujourd'hui dans la pénombre de l'Europe. Et nous souffrons
de l'offense faite à l'homme. Nous sommes surpris des sono-
rités étranges du mot « civilisation » que nos aînés avaient
laissé tomber en désuétude. A sentir l'humble condition de
l'homme, quand il est ouvrier de gloire, nous comprenons
mieux le labeur anonyme de milliers d'êtres de désir ployés
sur une tâche commune, se prêtant à une discipline commune,
arqués contre toute cause de dissolution pour que surgisse un
NOTES 1089
ordre humain. Nous discernons dans cet effort la volonté la
plus haute et la dignité de l'espèce. Nous savons maintenant
que les modes de l'activité humaine, trop souvent dissociés,
sont nés d'un même amour et d'une même espérance. Nous
savons que notre devoir présent est dans la volonté d'un ordre
humain, et nous avons par devers nous près de trois siècles
d'humanisme. Or, cette volonté d'un ordre humain suppose
yme maîtrise de l'intelligence qui récuse le Bergsonisme.
Et nous pouvons nous détacher en toute liberté d'esprit de
ceux qui ont omis de nous enseigner l'homme. Car demain
ne sera fait que des défaillances ou de la clairvoyance de
notre propre jeunesse.
RAYMOND LENOIR
PRIKAZ, par André Salmon (Editions de la Sirène). —
DIX-NEUF POÈMES ÉLASTIQUES, par Biaise Cen-
drars (Au Sans-Pareil). — ROSE DES VENTS, par Philippe
Soupault (Au Sans-Pareil.)
a Prikaz est un premier essai de poème substituant aux
saisons du vieux lyrisme le climat instable de l'inquiétude
universelle. » Ainsi s'exprime M. André Salmon dans le
commentaire qui fait suite à son poème. Il est permis d'y
reconnaître, sous une forme renouvelée, les formules qui
opposent au lyrisme statique un lyrisme dynamique. L'ifiée
d'instabilité et d'inquiétude Uée à celle d'universalité a servi
de tremplin à la plupart des fondateurs d'écoles, de M. Beau-
duin à M. Barzun. M. André Salmon ne brigue pas cette
fonction et s'il fondait une reUgion il en serait probablement
le premier schismatique. Il connaît la vanité des manifestes
et s'efforce de prouver la poésie nouvelle — ou prétendue
telle — en racontant et en chantant. C'est de quoi tout
d'abord il lui faut savoir gré.
Voyons en quoi cet art constitue une innovation. Il tend,
assure M. Salmon, « à restituer l'émotion à l'impersonnel;
69
lOgO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à créer chaque chose par sa description verbale ». De ces deux
propositions, la première est fort claire : c'est la définition
de l'art classique opposé à la poésie de calepin, à la notation
confidentielle. Quant à la seconde, j'y crois bien discerner
la pensée de l'auteur, mais les termes de « description ver-
bale » ne me paraissent pas les plus propres à la rendre
sensible. Un art dont le langage écrit ou parlé est l'instru-
ment, dont le mot est la matière, ne peut créer qu'en transpo»
sant dans le plan lyrique des objets réels. Mais de quelle
façon ? Sera-ce par simple désignation, ou par allusion, ou
par le moyen de la description ? Dans le premier cas le poète
se contente de nommer un objet, escomptant la formation
spontanée des images dans l'esprit du lecteur. Dans le second,
qui est en somme le Symbolisme, on spécule sur la jouissance
cérébrale engendrée par des associations d'idées et sur la
surprise des correspondances ou des analogies plus ou moins
imprévues. Enfin la poésie purement descriptive vise à
satisfaire le goût de l'imitation, qui est à l'origine des arts ;
son ressort principal est le plaisir de la difficulté vaincue.
A chacun de ces états de la création poétique un vice litté-
raire est plus spécialement attaché. Ce sont respectivement
la platitude, l'affectation et la prolixité. L'art classique
réalise l'équilibre des moyens dont aucun n'est à rejeter ou
à préconiser à l'exclusion des autres. La nouveauté, en
fait de poésie, n'est faite que de réactions successives et
d'opportunes restaurations. La nouveauté de Prikaz réside
justement dans cette émotion impersonnelle à laquelle le
poète veut restituer sa valeur. Tout ce qui est subjectif y
est réduit à un rôle d'accompagnement. Le flot miroitant
des impressions y roule sous les arches sonores d'un chant
soutenu, récit mélodique qui domine le bruissement des-
criptif de l'orchestre. On a reconnu la forme du poème
épique, considéré, à l'époque où la hiérarchie des genres était
admise, comme le plus grand et le plus noble de tous. Avoir
NOTES IO9I
tenté cet effort est à l'honneur de M. André Salmon ; y per-
sister serait à l'avantage de son génie.
« L'événement le plus poétique de ce temps, la révolution
bolchevik... » Déclaration significative ! Une histoire, un
fait, un drame d'« actualité » n'est donc plus un sujet qu'on
écarte à priori, une anecdote bonne pour les faiseurs de
monologues ; même, on se propose de raconter et de décrire
« verbalement », c'est-à-dire, n'est-ce pas, avec les ressources
du verbe et non avec celles de la peinture ou de la bruiterie
onomatopéiste.
Admirable effet d'un dessin tant soit peu hardi : du premier
coup, le poète qui croit cheminer en pleine forêt vierge se
retrouve, sinon au miheu, du moins sur le bord de la grand'
route classique. A travers les artifices et les conventions typo-
graphiques qui sont les clauses de style de la poésie « mo-
derne » il est aisé de reconnaître le vers libre des contes de
La Fontaine, les laisses des chansons de gestes et des
complaintes populaires :
Mais c'était une danse
Qui n'avait pas de fin.
Mais c'était une danse
Qui n'avait pas de cesse.
La mort lente et l'ivresse,
Le verbe et les parfums
Se nouaient, s'emmêlaient,
Se fondaient dans la danse.
Ils sont morts enlacés
Sans finir de danser.
On l'a sans doute déjà remarqué, M. Salmon tente
pour la forme épique ce qu'a tenté pour le vers de théâtre,
M.François Porche. Ce dernier n'est-il pas aussi le poète
d'Au loin... peut-être où se lisent des pièces curieuses, inspi-
1092 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rées par les scènes du soulèvement révolutionnaire de 1905,
en Russie, et qui me paraissent très supérieures aux œu-
vres qui ont valu à cet auteur les faveurs de la critique et
du public.
La comparaison est tout à l'avantage de Prikaz, auquel
un thème solidement construit assure une unité réelle. En
dépit d'un pittoresque dont l'exotisme manque parfois
de naturel, d'un début dont le sublime forcé évoque la moins
bonne manière d'Apollinaire, et de quelques traits de sadisme
macabre, il y a de la force et de la grandeur dans ce poème
dont les chants tournent sur l'axe du mysticisme révolu-
tionnaire entre les pôles delà Haine-Innocence et de l' Amour-
Crime.
... Comme Von doit s'aimer sur un radeau qui sombre !
Comme on s'y doit haïr d'y n'être que des hommes !
Des gestes fraternels Dieu seul dira le nombre.
Des crimes accomplis Dieu seul fera la somme.
Et le poète qui pouvait s'en tenir là, ajoute ces deux- vers
dont le premier est moins mélodieux que les forfaits célébrés
par le second :
Mais les crimes sont-ils pas aussi accomplis selon Dieu ?
Il est des forfaits mélodieux.
Qu'on s'y prenne comme l'on voudra, on ne fera pas rendre
à ces vers le son des quatre précédents. Pour que la disson-
nance intéresse ou surprenne il faut qu'elle ressorte sur un
accord de sonorité ; sinon je n'entends plus qu'un bruit
confus où la pensée même se dissout.
Cela, M. André Salmon le sait aussi bien que moi. Il sait
bien ce qui fait la différence d'un vers comme celui-ci :
Mais les crimes sont-ils pas aussi accomplis selon Dieu
à cet autre :
Maintenant il se peut que les étrangers soient vainqueurs,
NOTES 1093
l'un n'ofirant que des valeurs monotones et pauvres et l'autre
une matière verbale dense et variée (malgré la suite se peut
que qui est une négligence) .
Il me reste, après avoir formulé brièvement ces réserves,
à proclamer que je tiens Prikaz pour un fort beau poème,
et le seul où, pour ma part, j'aie cru voir apparaître, par
instants, le visage émouvant de l'Epopée moderne.
L'élasticité des poèmes de M. Biaise Cendrars me parait
hors de conteste. Il est même équitable de constater que ces
poèmes sont les plus élastiques et les plus extensibles de
tous les poèmes en forme de vide-poche, où l'auteur jette
pêle-mêle des lignes de journal, des enseignes de bistro,
des vers d'almanach, de vieux feuillets de son calepin, et
les mégots de la conversation. M. Biaise Cendrars a coutume
de porter dans ces exercices une franchise et une liberté
d'allure sympathiques, et quelque chose de viril qui manque
aux jeux de certains esthètes. Il a raison de protester contre
le décri systématique des poèmes « de circonstance ». Il
appartient au poète de porter tout sujet qu'on lui propose
à la hauteur de son génie, s'il en a. Un peintre qui refuserait
la tâche de faire un portrait, comme indigne de son talent,
serait fort ridicule. M. Cendrars est le seul poète qui ait su
quelquefois réussir un Erzatz du cubisme plastique. Nul,
pas même Apollinaire, ne fut davantage démarqué. Dans
une « notule d'histoire littéraire » l'auteur des Poèmes élas-
tiques rappelle avec une discrète amertume que « les aînés,
les écrivains classés et la soi-disant avant-garde refusèrent
sa collaboration». J'admire surtout qu'elle soit acceptée
sans nulle gêne aujourd'hui par ses imitateurs directs. Il
est vrai que le voisinage si dangereux d'un vrai poète n'est
guère redouté des mauvais, car ceux-ci sont les derniers
à s'aviser de leur infirmité.
1094 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
FLAMME
Une enveloppe déchirée agrandit ma chambre
je bouscule mes souvenirs
on part
j'avais oublié ma valise
Ce poème confidentiel est tiré de Rose des vents. L'auteur,
M. Philippe Soupault est un de ces aimables Céladons qui
mènent paître le troupeau des mots en liberté dans les
communaux de la poésie « d'avant-garde ». Il doit y avoir,
en ce moment, trois mille rhétoriciens qu'une absorption
brusque et prématurée d'élixir Rimbaud a jetés dans un
trouble voisin de l'ébriété. C'est l'histoire de la première pipe.
Cela se passera.
ROGER ALLARD
A PROPOS DU CLUB ARTISTIQUE.
M. Cormon vient de prendre l'initiative d'un groupement
des artistes officiels, réunis sous le nom de « Club artistique ».
Ce club est destiné à dégager l'art français de l'étreinte inso-
lente de jeunes étourdis qui brisent les idoles et piétinent
sans pudeur le )eau jardin fané de l'Académisme.
Nous aimons trop Poussin, David et Ingres dont, obéis-
sant à notre cœur, nous fîmes nos dieux, pour ricaner de
l'émoi de M. Mormon et des hommes de bonne volonté qui
l'entourent. Comme M. Cormon, d'ailleurs, et comme
M. Dimier qui lui a spontanément offert son appui, nous
déplorons l'état de parfait abêtissement dans lequel est
tombé l'art contemporain. Nous ne nous sommes pas fait
faute de signaler, en des articles qui peinèrent plusieurs de
nos amis, la misère spirituelle des peintres modernes, misère
que nous attribuâmes à l'esprit romantique qui a noyé de
ses dernières vagues et le public et les artistes.
NOTES 1095
Comme M. Cormon, nous avons récemment vitupéré
contre l'impressionnisme qui est venu déranger le bel ordre
dans lequel notis avions accoutumé de voir alignés les
principes traditionnels. Après avoir goûté un moment le
facile enivrement impressionniste, nous avons rapidement
discerné dans ce mouvement de glorification du pur instinct
les mêmes tares que dans le romantisme. Nous avons donc
violemment rejeté une esthétique conduisant l'artiste à ne
s'exprimer qu'à l'aide d'une métaphore sentimentale exaspérée.
Nous avons, pour échapper à l'étreinte d'une formule qui
ne requérait de nous que l'exercice de notre sensuahté,
déblayé notre intelligence déjà envahie, et demandé à notre
raison assistance et réconfort. C'est ainsi que nous avons
découvert la vérité d'une formule académique, certainement
chère à M. Cormon, laquelle impUque que l'ordre, sans lequel
il n'est pas de beauté, ne peut être obtenu [ue par la hiérar-
chisation des éléments qui constituent le tableau. C'est
ainsi que nous fîmes le vœu, qui ne peut qu'agréer à M. Cor-
mon, de devenir classiques.
D'où vient qu'unis dans un même désir, nous soyons,
de par la nature du souhait de M. Cormon, appelés à faire
figure d'ennemis ?
M. Cormon, retiré pour peindre au fond de ses chères
cavernes, était protégé des tentations qui faillirent nous
perdre. A l'abri des voûtes solides, il ne vit pas s'allonger vers
lui ces terribles ombres violettes qui incitèrent tant de
peintres à cultiver des rapports de tons faux. Nul vent né
vint déplacer les lourdes peaux de bêtes pendues aux parois ;
nulle illusion d'optique ne vint porter le trouble dans ses
constatations d'homme bien portant. M. Cormon pratiquant
un métier de tout repos, séculairement vérifié, ne commit
aucun péché contre la peinture, si ce n'est celui de l'aimer
trop mollement. M. Cormon se tient, ainsi que la tradition
l'enseigne, à une distance convenable de l'objet qu'il veut
1096 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
représenter. Il en est absolument détaché et le peut juger
« en toute clarté d'esprit ». Il en fait le tour, posément ; son
œil sans cesse revient sur ses propres traces pour vérifier ses
notations. Cet homme éminemment sain prouve à chaque
instant sa lucidité en fixant, selon les règles établies, le
résultat de la vision successive qu'il a des choses.
Quelle fut, au contraire, la lamentable posture dans
laquelle nous mit l'impressionnisme ? Nous tournons résolu-
ment le dos aux musées : fi des nobles attitudes, fi du noir et
de la terre de Sienne. « Il n'y a pas de noir dans la nature ! »
La vérité visuelle n'a jamais été dite. Pour la découvrir ne
restons pas immobiles, maîtres de nous-mêmes (que tirerions-
nous de nous-mêmes, puisque nous ne sommes bourrés
que d'erreurs ?) Nous demandons aux choses le secret
de leur texture et, pour mieux le découvrir, nous nous
mélangeons à elles ; nous nous identifions à V objet. Nous
baignons dans un flot de couleurs, dans un mouvement de
formes indécises, que nous absorbons synchroniquement.
Nous ne savons plus où finit la forme de l'objet et où com-
mence celle qu'il projette en nous. Constatations scientifiques
et illusions d'optique se mélangent instantanément en notre
conscience; où sommes-nous; où est l'objet ? Est-ce notre
cerveau qui décide ? N'est-ce pas plutôt cette fleur balancée
qui se prolonge sur la toile par l'intermédiaire de notre main,
y déposant son parfum volatil ?
Nous comprenons que, spectateur bien assis dans le
confortable fauteuil académique, M. Cormon sourie de
pitié à des jeux si peu sérieux, et que récemment il se soit
mis en colère, trouvant que la farce avait assez duré. Nous
sommes absolument d'accord avec lui sur ce point. A trop
complaisamment nous laisser entraîner dans l'engrenage des
forces cosmiques, nous y avons laissé quelque chose de nous-
mêmes. Nous en sortons, sinon mutilés, du moins profondé-
ment meurtris.
NOTES 1097
(Pour ma part, je désirais tellement retrouver le libre
exercice de tous mes membres que j'avais — il y a quatre
ans — trouvé pour mon idéal une étiquette que je ne saurais
abandonner. Renonçant au mot « classicisme », que l'usage
étroit qu'en faisaient les néo-classiques me rendait suspect,
je le remplaçai par « totalisme »).
C'est ainsi que j'associai mon effort à celui d'autres jeunes
peintres munis d'étiquettes différentes. Nous tournâmes cette
fois le dos au soleil corrupteur, et nous fîmes face à nouveau
aux maîtres que nous choisîmes, par réaction, les plus éloignés
de nos habitudes, les plus dégagés des agitations qui nous
avaient ballottés, les mieux installés dans l'ombre des temples
de la sagesse. Nous essayâmes de découvrir le visage parfait
de Cimabué et de Giotto, de Jehan Fouquet et de Clouet.
C'est à ce moment que nous constatâmes l'existence
de ce fossé infranchissable qui nous sépare de ces messieurs
du Club artistique. Ce fut une immense surprise : les rayons
fallacieux qui avaient empli nos yeux de peintres-voyageurs
nous avaient tellement éblouis que nous ne pouvions distin-
guer le visage de nos maîtres qu'à travers mille coupures.
Impossible de réunir les fragments de l'image ainsi obtenue.
Les mouvements désordonnés que nous avions adoptés dans
nos exercices de peinture en plein air, où nous prolongions
sur la toile les vibrations animales que nous transmettait le
spectacle mouvant, semblaient se communiquer aux belles
figures lisses dont nous attendions l'enseignement rédempteur
et que nous ne pouvions apercevoir que par éclipses.
Nous comprîmes alors ceci : que nous le voulions ou non,
nous étions définitivement entamés par nos mauvaises habi-
tudes ; nous demeurions les esclaves d'une technique basée
sur la sensation d'abord. Nous nous constatâmes irrémédiable-
ment impressionnistes de métier, d'attitude, dépendants de
l'accidentel.
Certains parmi nos camarades, les moins jeunes, les moins
1098 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
souples, en prirent leur parti ; ils continuèrent à ne peindre
qu'avec « leur cœur et leurs reins » et jurèrent de ne plus
mettre les pieds dans un musée qui leur fît honte.
D'autres, que nous signalerons à l'attention de M. Cor-
mon, car ils sont dignes de ce gardien jaloux des principes
sacrés, renoncèrent à leur passé, dont ils se lavèrent avec une
facilité déconcertante, s'installèrent au Louvre où, pour se
consoler, ils firent de passables copies qu'ils signèrent de leur
nom.
Certains enfin, dont je suis, comprirent qu'ils n'étaient
plus libres de leurs actes, qu'ils étaient les dépositaires
d'un don contestable, mais que la plus stricte honnêteté
consistait à payer la dette qu'ils avaient assumée en accep-
tant l'héritage des maîtres impressionnistes. Conseillés par
Cézanne qui, le premier, commença l'œuvre de réhabilitation,
ils comprirent qu'il ne fallait pas plus déserter l'impression-
nisme que renoncer aux n: usées. Ils eurent le courage de mé-
priser les jugements de critiques trop ardents qui les accu-
sèrent de « fuir en mille directions ». Ils comprirent que leur
devoir était de travailler à trouver un équilibre entre leur
idéal classique anti-impressionniste et leurs moyens profondé-
ment, incurablement impressionnistes. Etudiant le mal nou-
veau, j'en découvris l'amorce en David ; j'en suivis la
marche chez Ingres, que je considère comme le premier
impressionniste plastique, et je constatai enfin, pour mon
réconfort, que notre dernier maître élu, Cézanne, plus entière-
ment qu'aucun autre enveloppé des vapeurs impression-
nistes, mieux qu'aucun autre atteint la pureté des primitifs.
C'est pourquoi j'acceptai, le cœur gai, d'être injurié avec
mes camarades cubistes. Le premier cubisme (le cubisme
d'avant-guerre) m 'apparaissait en effet, à travers l'étonnant
interprète Picasso, comme la démonstration au tableau noir
des plus secrètes aspirations cézanniennes.
Dès lors, il m'est impossible, tout en souscrivant aux justes
NOTES lOQQ
aspirations de M. Cormon, d'adopter les moyens qu'il désire-
rait employer pour réintroduire la peinture dans son domaine
traditionnel.
Nous ne pouvons plus comme lui faire le tour des objets,
les délimiter, les exprimer dans leur littéralité.
Cette opération, qui était celle des primitifs, voire des
Renaissants, suppose un détachement de l'artiste par rap-
port à l'objet, un recours absolu au sens critique, une liberté
que nous ne possédons plus. L'impressionnisme nous a trop
intimement mélangés, incorporés, associés aux objets : il nous
est impossible» pour le moment, de nous libérer de l'étreinte,
de nous désengluer complètement. Tout ce que nous pou-
vons faire, c'est, à petits coups, nous détacher insensible-
ment du magma où nous sommes pris, et, à la faveur de nos
premières évasions partielles favorisées par la culture de
notre intelligence, voir d'un peu plus haut notre sujet.
Voilà une confession qui va aggraver le sourire méprisant
de M. Cormon, fier de sa supériorité, fier de l'intégrité de sa
personnalité classique jamais entamée. A quoi bon ces ter-
giversations, ces scrupules, nous dira-t-il avec ses amis néo-
classiques : désertez donc simplement, en hommes de bon
sens, cette situation anarchique.
C'est là que notre classicisme s'avère bien différent de
celui de ces messieurs. D'abord parce que nous pensons
qu'on ne rompt pas avec ce qui nous a précédés sans déshon-
neur. Ensuite, parce que nous savons qu'une école qui a duré
plus d'un demi-siècle, qui souleva tant d'enthousiasmes, ne
peut pas ne produire que des erreurs. Enfin parce que peut-
être les trop vastes, trop hautes, trop solennelles vérités dont
M. Cormon et ses amis sont les thuriféraires avaient besoin
d'être brûlées au feu du soleil pour que pousse, sur leurs
cendres, une toute petite plante de vérité nouvelle. L'écraser
du talon serait condamner les plus forts d'entre nous à
revivre stérilement une partie de l'histoire de l'art, à assumer
IIOO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
littéralement des conventions vieilles de cinq siècles, et qui
ont produit tout ce qu'elles pouvaient produire. Cette petite
vérité est née sur un terrain défriché par les amants des seuls
phénomènes, les adorateurs de l'accidentel. Est-ce une si
grande folie que de croire que par le moyen de l'accidentel
on peut rejoindre l'universel ? Et que cet a universel »
auquel on arrive si péniblement, en partant de si bas, peut
être doué de vertus suggestives plus profondes que ces
a généralités » obtenues sans coup férir par des gens trop
bien pensants ?
Cette déchéance impressionniste, ou même cubiste (c'est
la même chose par un certain point), ne serait-ce pas un
nouveau sacre ?
Je livre ces modestes hypothèses à la méditation de
M. Cormon et de ses amis, et je souhaite, non que cessent
d'être brandies sur nos têtes des foudres complètement ino-
pérantes, mais que ces messieurs, quittant un point de vue
vraiment un peu trop simpliste, se mettent comme nous, s'il
n'est pas trop tard, à l'étude sincère et désintéressée des
grands problèmes artistiques contemporains.
ANDRÉ LHOTE
LA MUSIQUE POLONAISE, essai historique sur le
développement de l'art musical en Pologne, par H. Opienski
en collaboration avec G. Koeckert. Préface de A. Sérieyx
(Crès).
Le livre de M. Opienski jette une lumière fort utile sur
une question complexe et encore mal connue, du moins en
France. Il a, de plus, l'intérêt de nous apporter une collection
relativement considérable de textes musicaux, dont la valeur
est d'ailleurs très inégale. Tout au plus peut-on regretter
qu'il ait un peu trop le caractère d'une table des matières; on
souhaiterait que les principales dates et les principales per-
NOTES * IIOI
sonnalités apparussent en plus fort relief, au lieu d'être noyées
dans une accumulation de précisions par trop accablante
pour notre attention et notre mémoire. M. Opienski n'en
a pas moins très nettement montré la progressive pénétra-
tion de l'influence française et de l'influence italienne dans
le terrain perméable de la musique polonaise primitive. Les
mélodies populaires archaïques antérieures à cette période
d'occidentalisation (chant du Houblon, prière aux divinités
slaves, etc.) sont certainement parmi les plus frappantes que
cite M. Opienski ; elles font penser aux plus beaux chants
populaires russes; M. Opienski ne nous en donne malheureuse-
ment que de rares et courts extraits. On ne peut s'empêcher
de se demander s'il n'y avait pas dans ces accents naïfs et
émouvants plus de spontanéité musicale véritable que dans
les savantes constructions ultérieures dont M. Opienski
nous livre plusieurs exemples d'ailleurs remarquables. D'une
façon générale, l'intérêt le plus vif qui s'attache à l'histoire
de la musique en Pologne me paraît consister dans la labo-
rieuse accommodation réciproque d'éléments disparates,
d'influences irréductibles qui se combinent peu à peu au
sein d'une sensibiHté à la fois vibrante et plastique. Mais
on voit aussitôt la question fondamentale : y a-t-il eu avant
Chopin une musique strictement polonaise, c'est-à-dire
qui, ou bien ne dût rien à la production étrangère, ou tout
au moins sût renouveler par sa vertu propre ce qui ne lui
avait d'abord été que transmis ? Ni les afîirmations assez
sommaires de M. Opienski, ni les textes musicaux dont il
nous donne communication, nem'enont convaincu, je l'avoue;
je vois bien qu'un Goudimel ou un Palestrina ont trouvé
en Pologne d'admirables disciples ; le Sanctus de Bartho-
lomée Pekiel est d'une largeur magnifique, comme aussi
un récitatif du même auteur qui fait penser à Monteverde ;
et l'on ne peut oubUer VAgnusDei d'André Paszkiewicz aux
inflexions si persuasives et si nobles ; mais y a-t-il rien là
II02 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de proprement polonais ? c'est ce qu'il me paraît bien diffi-
cile de prétendre. J'ajoute que les textes profanes du xyi®
et du xviie siècle que cite M. Opienski m'ont paru
d'une faiblesse et d'une pauvreté étonnantes. Une certaine
franchise dans le rythme, une sorte de cordialité masculine :
voilà les seuls mérites qu'à mon sens on leur puisse recon-
naître. C'est assez dire que sur les origines polonaises de
Chopin le hvre de M. Opienski ne nous apprend exactement
rien. Peut-être eût-il pu insister plus qu'il ne l'a fait sur le
développement antérieur <ie la mazurka et de la polonaise,
encore qu'il ne faille pas se faire d'illusion sur la valeur ins-
tructive d'un semblable historique. Mais de toutes façons
Chopin resterait certainement un isolé, au moins par ce
qu'il y a de supérieur dans son art, par la qualité intime
et fiévreuse de son inspiration. D'autre part on aurait aimé
que M. Opienski caractérisât plus directement qu'il ne le
fait les tendances actuelles de la musique polonaise ; il cite
un grand nombre d'auteurs, de poèmes symphoniques et
d'opéras, mais il faut convenir que cette énumération est
assez peu instructive, et aucun texte musical ne vient mal-
heureusement l'illustrer. J'incline à croire, d'après ce que je
connais de cette musique, que l'influence de Brahms et celle
de Tsch^ikowski s'y manifestent malheureusement plus
que celle d'un Moussorgski d'une part, d'un Franck ou même
d'un Debussy d'autre part ; mais c'est peut-être là une appré-
ciation insuffisamment fondée, et que j'aurais aimé voir
soit confirmer, soit rectifier avec des preuves à l'appui.
Tout compte fait, je le répète, le livre de M. Opienski nous
oblige à nous poser bien des questions que notre attention
soUicitée de trop de côtés eût sans doute d'elle-même né-
gUgées ; il nous révèle l'existence d'une abondante matière
musicale que nous ignorons, et il faut souhaiter que les direc-
teurs de nos entreprises de concerts nous fournissent quelque
jour l'occasion de nous former par nous-mêmes ime opi-
NOTES II 03
nion sur les œuvres d'un Moniuszko, d'un Karlowicz, ou
surtout d'un Szymanowski.
GABRIEL MARCEL
A PROPOS DE QUELQUES ŒUVRES RÉCENTES
DE GABRIEL FAURÉ <.
Il existe entre les trois dernières œuvres de Gabriel Fauré
la plus évidente parenté ; même alternance d'idées violem-
ment contrastées, même vivacité impétueuse et comme bon-
dissante de l'élément rythmique initial; même étirement
songeur et mélancolique du second thème ; même griserie
d'espace dévoré dans le développement final ; même abus,
— diront certains — des accompagnements arpégés. Ce n'est
pas tout encore. Ce qui frappe quand on prend la peine de
scruter les Sonates et la Fantaisie^ c'est l'espèce d'invi-
tation à la découverte et à l'approfondissement qui à la longue
semble en émaner. Peu d'œuvres de prime abord peuvent
décevoir davantage. La Fantaisie pour piano et orchestre
en particulier, risque fort d'irriter à la première audition par
la presque rudimentaire simpHcité des contours mélodiques.
L'idée musicale est ici évidée au point de n'être plus que'
la forme la plus translucide d'elle-même ; on évoque
inévitablement telle verrerie légère et irisée, ou encore le
feuillage dont ime main patiente n'aurait laissé subsister
que les nervures. Que cette « minceur » soit un signe de
vieillissement, il serait probablement imprudent de le
contester ; mais d'indigence, je le me expressément. Il est
par trop sûr qu'en musique, richesse et opulence ne se
confondent point ; une œuvre somptueuse comme le quin-
tette de Florent Schmitt est infiniment plus pauvre que tel
I. 2^ Sonate pour piano et violon. Sonate pour piano et vio-
loncelle. Fantaisie pour piano et orchestre. (Durand, éditeur»
1918-1919.)
II 04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Court prélude de Debussy où il n'y a qu'une ligne, mais par-
faite, une indication, mais d'une justesse absolue.
Pour apprécier la richesse des Sonates et de la Fantaisie,
il faut vivre longtemps avec elles et comme les laisser s'é-
chauffer en soi ; on se sentira peu à peu pénétré par l'émotion
intense et fine qui s'en dégage. Rien n'est plus trompeur,
je le répète, que l'apparente sécheresse linéaire de tel motif ;
le dessin n'est ici en réalité que l'affleurement de tout un
monde immergé au plus profond de l'âme. Au lieu de cher-
cher, comme Debussy dans ses derniers ouvrages, à trans-
porter une impression massive dans le domaine des sons,
en la transposant, en la traduisant le moins possible, il me
semble que Fauré nous livre de l'émotion non pas le corps
résistant, la pulpe substantielle, mais comme la courbure
ou l'idéal tracé. Aussi devons-nous refaire en sens inverse
le travail grâce auquel il a su en dégager l'essence formelle ;
il faut que ce qui n'est d'abord qu'un schéma se nourrisse
peu à peu d'expérience émue et de souvenirs — que notre
vie personnelle s'introduise en lui et l'anime et le remplisse,
comme fait l'eau à marée haute dans les détours d'une crique.
Ces trois œuvres ne forment point d'ailleurs un groupe
absolument isolé; elles présentent à un degré simplement
plus marqué les caractères qu'on pouvait déjà noter dans
Pénélope, dans la Chanson d'Eve ou le Jardin Clos, ou même
dans ce quintette qui demeure à mon sens le chef-d'œuvre
de Fauré : une limpidité d'inspiration peut-être inégalée
•chez les contemporains, une grâce élancée, à la fois tendre
et mélancolique, une simplicité rafi&née dans le développe-
ment des idées. Il semble seulement que Fauré soit parvenu
à ce stade où une œuvre tout entière devient pour celui qui
l'a créée un objet de remémoration rêveuse et attendrie ;
je ne veux pas dire du tout qu'il se répète ; mais il a devant
soi son œuvre, il la dépasse et la domine, on dirait qu'il la
caresse avec une fierté nuancée de tristesse. « C'est tout cela.
NOTES IIO5
mais rien que cela ». Il se remémore avec nostalgie les heures
de jaillissement irrésistible. Il se revoit l'enfantant. Mais elle
n'est point un passé mort sur lequel il ne lui resterait qu'à
veiller stérilement ; elle est là encore, vivante à jamais, elle
est lui ; c'est bien elle qui se parachève dans cette rêverie
d'automne où les nuances amorties du regret passent insensi-
blement dans les tonalités ardentes de l'évocation. Au terme
de la Sonate pour piano et violon et aussi de la Fantaisie, on
croirait vraiment assister à l'embrasement lyrique d'une vie
consumant en une iambée sans lendemain les fruits lentement
mûris de l'épreuve et du désir.
GABRIEL MARCEL
LE CINÉMA ZT SES CRITIQUES.
Beaucoup d'amateurs de projections cinématographiques
ont été frappés par la disproportion des moyens et des résultats
obtenus et surtout par l'asservissement de cet art aux con-
ventions scéniques. Il semble que les gens [ui « travaillent
dans le cinéma » aient été pris de vertige devant le
vaste champ ouvert à leur initiative et se soient
accrochés aux portants de leur vieux théâtre mélo-
vaudevillesque.
Dans le même temps qui voit prominer maint directeur
de journal dénué d'orthographe, cependant que des mar-
chands de biUets gouvernent l'art dramatique, il y aurait
mauvaise grâce à s'étonner que la direction « artistique »
de grandes firmes cinématographiques soit assumée par des
illettrés, ou des ratés de la figuration. C'est malheureusement
ce qui parait ressortir de deux ouvrages consacrés au cinéma
par MM. Louis Delluc et Henri Diamant-Berger ^ . L'un ironise
I. Louis Delluc, Cinéma et Cie (Payot) ; Henri Diamant-Berger
^e Cinéma (Renaissance du Livre).
70
II06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et gouaille, l'autre s'indigne et réclame un rajeunissement
des cadres. Tous deux s'accordent à dénoncer le sophisme
des prétendus experts qui vont répétant que le public
demande ceci ou cela... En fait le public endosse le mauvais
goût des fabricants. Sa bonne volonté est très réelle. Je parle
du ;^ros public et non des spectateurs triés sur le volet (sur
quel volet, grands dieux !) de telle salle « ultra-selecte »,
comme s'expriment les prospectus. J'ai vu se dérouler dans
un cinéma de Montmartre un film ridicule, au milieu de la
plus cruelle, de la plus divertissante critique collective qui
se puisse rêver. Je crois bien qu'on ne trouverait pas ailleurs
qu'à Paris, proche la place Pigalle, une salle capable d'em-
boîter une mauvaise pièce dans un mouvement aussi juste,
aussi précis. Mais cet instinct a besoin d'être guidé par
de vrais artistes, au lieu qu'on le pervertit à force
de drames poUciers épileptiques ou de faux comique
contorsionnel.
M. Diamant-Berger paie un riche tribut d'éloges à CharUe
Chaplin, le grand acrobate du lyrisme, qui joint à la plus
subtile psychologie une observation ironique et tendre de la
vie. Ceux qui veulent l'imiter pataugent dans la convention
du « caf-conc » le plus académique, et leurs films, dans dix
ans, feront l'effet d'un dessin de M. Albert Guillaume.
On admire beaucoup les acteurs du cinéma américain.
C'est avec raison. Ils ont compris les premiers qu'il fallcdt
jouer avec la bouche et les yeux plutôt qu'avec les gestes.
Ils savent regarder, écouter, parce qu'ils sont plus sensibles
à l'action, au drame intérieur, qu'à l'effet décoratif.
De ce que le cinéma représente le mouvement, certains
se hâtent de conclure qu'il suffît de faire bouger des figures
et des objets pour l'étonnement ou le plaisir des yeux ; on
a pu apprécier les appUcations de ces profondes théories
à l'art et à la littérature. M. Diamant-Berger n'a garde
de donner dans ce godant : « Pour faire un scénario, écrit-il.
NOTES IIO7
il faut un sujet, une idée centrale, des types, des scènes,
une exposition, un développement, un dénouement. Il faut
une charpente dramatique, des situations, de la psycho-
logie... » Le cinéma n'est donc pas le Messie des ignorants,
cet art idéal où l'on excellerait dans le mépris de toute règle,
de toute tradition. M. Diamant-Berger est le Boileau de l'art
cinématographique. Ecoutons-le: « L'auteur doit ménager
ses effets et ne pas les gaspiller inutilement. Les expressions
lumineuses doivent avoir un sens prévu. » Entendez que le
style se pare d'images, mais se nourrit de sens. Les effets
photographiques, jours frisant, éclairages rares, flous ou
contrastés, ce sont les métaphores du film. Il ne faut pas
en abuser.
« Le cinéma, dit encore notre auteur, n'est pas l'image de
la vie, comme on le répète à tort et à travers, mais de la
vraisemblance », juste et fine remarque : c'est pour cette
raison que le cinéma est un art, parce que l'art c'est la vrai-
semblance, c'est-à-dire la vie recréée par la mémoire et
l'imagination humaines.
D'autres passages seraient à citer : « Le cinéma est un
art d'évocation, la vision qui évoque une idée doit être
assez précise pour fixer nos sensations, elle doit disparaître
assez tôt pour être regrettée. » Et l'auteur revient fréquem-
ment sur cette idée qu'un art qui ne laisse rien à imaginer
est fastidieux...
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
U esprit rassasié le rejette à l'instant.
C'est plaisir de rencontrer des réflexions de cet ordre
dans un ouvrage de vulgarisation, d'ailleurs fort bien écrit, et
qui montre partout un écrivain moins soucieux d'être original
que d'être utile et véridique.
ROGER ALLARD
II08 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LETTRES ANGLAISES
JEUNES POÈTES ET JEUNES REVUES
Les événements politiques de ces dernières années n'auront
fait qu'interrompre — sans l'influencer ni le modifier — le
mouvement poétique issu — vers 1 906-1 908 — de la lyrique
des dernières années du xix® siècle, et dont la première
anthologie, Georgian poetry, indiquait les tendances. Depuis,
une nouvelle édition de cette anthologie a paru, et, avec le
printemps de 191 9, plusieurs groupes de poètes ont offert
au pubhc des échantillons de leur travail dans difiérentes
revues entièrement consacrées à la poésie.
Voici d'abord les premiers numéros d'une série des Chap-
books pubUés mensuellement par la Poetry Bookshop, — la
Librairie de Poésie, avec sa devanture de vieille petite boutique
de province, un peu mystérieuse, au n^ 35 de Devonshire
Street, sur la gauche en venant de Theobalds Road, tout près
de Red Lion Square et non loin de la moderne et presque
américaine Kingsway. Tout ce qui vient de la Poetry Bookshop
nous intéresse depuis longtemps déjà, et si le numéro
de septembre 1914 de la Nouvelle Revue Française avait
vu le jour, on y aurait lu un compte-rendu de la première
anthologie sortie de cette maison, et qui avait pour titre Des
imagistes (en français). C'était un recueil d'une quarantaine
de courts poèmes (la plupart en vers hbres )de dix ou douze
auteurs, anglais et américains, parmi lesquels Richard
Aldington, F. S. Flint, Amy Lowell, Ezra Pound et Ford
Maddox HuefEer étaient déjà connus des lettrés. C'est de
la Poetry Bookshop qu'est sortie aussi Georgian poetry qui est
proprement l'anthologie de ce groupe, et dont le titre est
significatif, parce que, tout en indiquant la date de la publi-
cation du volume, — le règne commençant de George V —
il reporte notre pensée, par-delà l'époque victorienne, à la
NOTES IIO9
poésie anglaise du xviiie siècle et du début du xix«. L'œuvre
de dix-sept poètes était représentée dans Georgian Poetry,
et parmi eux, il y avait quelques maîtres : G. K. Chesterton,
John Masefield, William H. Davies, et presque tout ee que la
jeune poésie anglaise comptait de noms déjà connus : Las-
celles Abercrombie, Walter de la Mare, John Drinkwater,
Harold Munro, James Stephens. On y lisait aussi des poèmes
de T. Sturge Moore, Ronald Ross, James Elroy Flecker,
Wilfred Wilson Gibson, et de Rupert Brooke (mort le 23
avril 1916 à bord du navire-hôpital français le « Duguay-
Trouin», en rade de Scyros, et dont l'œuvre — poésies et cri-
tiques — vient d'être réunie en deux volumes) , Les Chap-
books mensuels de la Poetry Bookshop, dont le premier a paru
en juillet 1 919, et qui sont pubUés sous la direction de Harold
Munro, remplacent la revue Poetry and Drama comme organe
de ce groupe intéressant. Nous y retrouvons quelques-uns
des poètes de Georgian Poetry et d'Imagistes, et d'autres
dont les noms sont nouveaux pour nous : Rose Macaulay,
Charlotte Mew, Siegfried Sassoon, Osbert Sitwell, dont une
Berceuse intitulée De Luxe (en français) est certainement
plutôt faite pour tenir agréablement éveillées les grandes
personnes que pour endormir les enfants : on y retrouve une
inspiration apparentée à celle de notre Henry J.-M. Levet
dans ses Cartes Postales encore dispersées — treize ans après
sa mort — dans des revues mortes, ou encore inédites et
conservées seulement dans la mémoire de trois ou quatre
admirateurs. Le n^ 3 des Chapbooks contient des poèmes
l5niques anciens, élizabéthains et augustains, de Francis
Beaumont à Matthew Prior ornés de dessins par des artistes
modernes. Dans le no 4, F. S. FUnt étudie et commente
Quelques Poètes français d'aujourd'hui. En parler serait sortir
de notre sujet, mais remarquons en passant le soin que les
jeunes poètes anglais apportent à se renseigner sur leurs
contemporains français.
II 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous en trouvons une preuve de plus dans une autre revue
jeune, Coterie, dont deux numéros ont paru (décoration et
impression luxueuses) et où nous relevons les noms de
T. W. Earp, R. C. Trevelyan, Eric Dickinson, Harold J.
Massingham, Russell Green, T. S. Eliot, et dont le second
numéro contient des traductions de quelques-unes des
Illuminations de Rimbaud, par Helen Rootham. Ces traduc-
tions sont bonnes et ne laissent guère de place pour d'autres.
Nous n'y avons relevé qu'une seule faiblesse, ce qu'on pour-
rait appeler une faute par timidité : « the scarlet pavillon »
n'est pas du tout « le pavillon en viande saignante ».
The Owl (a La Chouette ») est une autre j eune revue dont
un numéro seulement a paru jusqu'à présent (celui de mai
19 19). Grand format, très beau papier, impression magni-
fique, amusante couverture rose ornée de chouettes blanches
et noires ; illustrations en couleurs (par Pamela Bianco,
Nancy Nicholson, Randolph Caldecott, Eric Kennington,
William Orpen, George Belcher.) Là aussi une place a été
faite par les jeunes à leurs maîtres préférés : Thomas Hardy,
John Galsworthy, John Masefield ; et nous y retrouvons
Max Beerbohm, W. H. Davies, J. C. Squire, Siegfried Sassoon,
Robert Nichols, etc. A la fin du numéro, quelques poèmes
en prose de Logan Pearsall Smith ont arrêté notre attention
et nous ont fait désirer lire son recueil, Trivia (Londres,
Constable and C^ 1918). Ce sont de courtes notations d'impres-
sions fugitives, de moments, presque des a greguerias » à la
manière du poète espagnol Ramon Gomez de la Serna»
mais dans cette espèce de poésie, le tempérament individuel
est toute la substance de l'art et l'imitation est impossible.
Nous regrettons de n'avoir pas la place, ni peut-être le droit,
de citer quelques-uns de ces courts morceaux, si intimes,
si modernes, et souvent si parfaits et si profonds sous leur
apparence en effet a triviale ».
Non, la politique n'a en rien affecté, malgré toute l'impor-
NOTES III I
tance qu'elle a eue de 1914 à 1918, le mouvement commencé
avec le règne d'Edouard VII, et qui n'est que le développe-
ment naturel des tendances déjà ébauchées dans Swinburne,
Oscar Wilde, Walter Pater, et qui triomphent maintenant
avec l'espèce d'apothéose faite au moins victorien des
écrivains de l'ère victorienne, au plus isolé, au plus méconnu,
et peut-être au plus grand des précurseurs de la littérature
anglaise contemporaine: Samuel Butler, l'auteur d'Erewhon.
Et d'autre part, la traduction des Illuminations en anglais,
et la faveur dont jouissent, dans les milieux les plus lettrés
et les plus intellectuels, des représentants de l'art français
tels que Cézanne, Debussy et Claudel, sont des faits assez
significatifs.
The Anglo-French review, dont nous avons déjà parlé dans
cette chronique des Lettres anglaises, peut compter à bon
droit parmi les jeunes revues littéraires, car, dans sa partie
littéraire, elle accueille les nouveaux poètes anglais les plus
originaux et les plus « avancés ». N'est-elle pas en effet comme
la descendante (avec modifications) à la fois du Yellow
Book et du Mercure de France ?
Citons encore, bien qu'elle soit de fondation moins récente
que celles dont nous venons de parler, la revue To-Day
(« Aujourd'hui »). Le numéro d'octobre, que nous avons sous
les yeux, contient une courte étude consacrée à la mémoire
de Michael Field, (pseudonyme, comme on sait, de deux
poétesses : Katherine Harris Bradley et Edith Cooper) ;
un article de Alec Waugh sur Richard Aldington ; des souve-
nirs de John F. Harris sur Rupert Brooke ; et les poèmes de
James A. Mackereth, Edward Shanks, etc.
Nous avons déjà vu avec quel respect et quel empresse-
ment ces groupes de jeunes poètes soUicitent et accueillent
la collaboration de leurs maîtres et de leurs devanciers, et
quelle importance ils attachent à la littérature française
contemporaine. Parmi ces maîtres il en est un à qui ils doivent
II 12 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
beaucoup : un grand lettré, le plus fin critique de son temps,
et l'écrivain qui a le plus fait, à la fois pour développer chez
ses concitoyens le goût et la curiosité des écrivains anglais
anciens les moins connus et les plus dignes d'être étudiés,
et pour faire connaître et aimer en Angleterre les écrivains
modernes du Continent, en particulier les Scandinaves et
les Français. Le lecteur aura déjà nommé Edmund Gosse.
Il y a quelques semaines, à l'occasion du soixante-dixième
anniversaire de sa naissance, tous les écrivains de langue
anglaise ont été unanimes à lui apporter le témoignage
de leur admiration et de leur reconnaissance, et beaucoup
d'hommes de lettres français se sont associés de cœur à cet
hommage.
***
Mystiques et Réalistes anglo-saxons (d' Emerson à
Bernard Shaw), par Régis Michaid. (Armand Colin, 19 18.)
Dans ce livre, l'auteur étudie neuf écrivains, anglais et
américains : Emerson, Walter Pater, Walt Whitman, Henry
James, Mark Twain, Jack London, Upton Sinclair, Edith
Wharton et Bernard Shaw. Il y a beaucoup de pénétration et
de finesse dans ces études, et elles ne peuvent que contribuer
à faire |mieux connaître du pubUc français, d'abord la littéra-
ture américaine en général, et d'autre part l'œuvre encore
un peu méconnue, même en Angleterre, de Walter Pater.
Quant à l'œuvre de B. Shaw, l'analyser sans la considérer
constamment en fonction de l'œuvre de son maître, Samuel
Butler, c'est la faire connaître très superficiellement.
En somme, M. Régis Michaud, qui appartient, comme
critique, à l'école de Sainte-Beuve et de Taine (exem-
ple : « Une revue de l'œuvre d'Upton Sinclair présente
un véritable intérêt historique ») plutôt qu'à celle de De
Sanctis, s'attache surtout à nous décrire les œuvres d'art en
les analysant, en les replaçant dans leur milieu (en faisant
une large part à la biographie), et en les considérant de
NOTES III3
l'extérieur et par rapport à l'époque et au pays où elles
ont été produites. Il aurait pourtant été intéressant d'em-
ployer l'autre méthode, celle de synthèse, et de décrire dans
ses grandes lignes, par exemple, le monde esthétique de
Henry James, au lieu de l'étudier presque comme un docu-
ment historique. Mais la méthode choisie par M. Régis Mi-
chaud donne, elle aussi, de bons résultats, et nous souhaitons
que, continuant à étudier les écrivains anglo-saxons, il nous
donne des analyses aussi attachantes que celles-ci d' œuvres
comme celles de Coventry Patmore, Francis Thompson,
Michael Field, O. Henry, David Graham Phillips, etc.
VALERY LARBAUD
***
LE VIEUX-COLOMBIER. Conférence de Jacques Copeau
à la salle des Sociétés Savantes.
8 novembre 1919.
Pour ceux qui n'étaient pas aujourd'hui à la première
réunion des Amis du Vieux-Colombier, pour ceux qui écri-
ront plus tard l'Histoire du Vieux-Colombier, je veux noter,
aussi fidèlement que possible, ce qui s'est passé là.
Lorsqu'il a paru sur l'estrade, la salle était pleine On
papotait. Il a dû attendre un instant. Ses yeux ont parcouru
les rangs pressés, le balcon empli de monde, et son visage
triste s'est éclairé. Il s'est avancé un peu, appuyant le bras
gauche sur la table, et il a dit, presque bas :
« Je vous remercie d'être là. Votre présence est déjà un
« grand fait, sur lequel tout le reste va s'appuyer et se
« construire. Depuis six ans, j'attends, j'appelle le moment
« que voici : le moment où, vous ayant retrouvés, je recom-
« mencerai à travailler avec vous, pour donner à la France
« nouvelle un théâtre nouveau. »
Le silence s'est fait soudain. Beaucoup étaient entrés là,
sans bien savoir. Et tout à coup, il y avait devant eux le
III4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
visage fatigué, mais calme et grave, d'un homme qui incar-
nait une grande idée, d'un homme qui porte une grande
idée sur ses épaules, et qui est résolu à aller de l'avant pour
qu'elle avance, à s'imposer pour qu'elle triomphe : et cela
était sensible au premier regard ; visage de soujSrance et de
volonté, illuminé de vie intérieure, de noblesse, de certitude ;
crâne bombé, couronnant un masque fanatique ; crâne puis-
sant, gonflé de pensée, qui tirait à lui toute la lumière des
herses, — qui rayonnait. Et les gens de bonne foi ont eu la
révélation soudaine qu'il allait se passer là autre chose que
ce qu'ils avaient prévu, et qu'il n'y avait pas à écouter
gaîment ni à applaudir, mais à se taire et à comprendre
que cette première réunion était le commencement de quel-
que chose de grand, le commencement d'une alhance pour
quelque chose de très grand; qu'ils avaient devant eux un
être d'élection, un apôtre venu là pour montrer à nu son
cœur et révéler à quelle haute mission il avait fait le sacri-
fice de sa vie. Et je crois vraiment que nul ne s'y est mépris,
lorsque, quittant des yeux les feuillets posés sur sa table, il a
dit, d'une voix contenue où chaque mot palpitait de vérité :
a Mes amis, pour comprendre mon émotion, ayez devant
« les yeux ceci : depuis mon enfance, et à travers toute ma
« jeunesse, j'ai porté en moi, nourri, défendu, l'idée d'un
« théâtre qui serait vraiment l'expression de notre beauté
« moderne. Je touchais à la maturité, et mon rêve touchait
« à sa réalisation, lorsque, brusquement, d'un seul coup, la
« guerre a tout emporté. »
Il cède un instant au poids des souvenirs. Il rappelle les
débuts, la saison de huit mois à Paris en 1913-1914, les deux
années d'Amérique. Puis il relève la tête et porte en avant
son front têtu :
« Mais nous sommes de ceux qu'on n'entame pas. Et nous
« voici revenus, pour la même tâche.
a L'état du théâtre est pire qu'en 1913- Les scènes du
NOTES II 15
« boulevard ne produisent même plus : elles reprennent. Et
« quant à nos théâtres subventionnés, j'hésite à le dire : il
« me semble qu'ils n'ont plus de vie. Je ne parlerai ni de
« l'esprit qui y règne, ni des pièces que l'on y accueille ; je
« parlerai simplement, en homme de métier, de la façon
« dont on y joue le répertoire classique, qui est le bien
« de la nation. J'ai assisté, dans la maison de Molière, à
« des représentations de Molière. Eh ! bien, je suis honteux
« de voir le public supporter ce qu'il supporte dans la salle
« du Théâtre Français.
« Est-ce que cela peut durer ? Est-ce que nous permettrons
« que cela dure ?
a Je sens tout autour de moi le besoin d'autre chose.
«,Mais dans ce milieu gâté qu'est le théâtre d'aujourd'hui,
« rien de neuf, rien de vivant ne peut naître. Nous disions
« jadis : il faut désindusirialiser le théâtre, et le décabotiniser.
« Nous disons aujourd'hui, d'un seul mot : ce qu'il faut,
« c'est déthéâtraliser le théâtre.
« Pour que tout soit changé, il faut commencer par le
u commencement. Il s'agit de créer des méthodes, de tra-
« vailler. Il faut remettre de l'ordre dans ce chaos. Il ne s'agit
« pas de faire de fausses inventions, de ressusciter le théâtre
(c grec, ou celui de Shakespeare, ou d'imiter Reinhart. On
« parle partout d'un nouveau mouvement théâtral ; on cite
" les Russes, les Allemands. Mais cette révolution, est-elle
'( d'ordre dramatique ? ce n'est rien qu'une révolution de
<( décorateurs. Entre les toiles brossées par un grand peintre
" moderne et les décors de l'ancienne manière, il n'y a qu'une
« différence d'école de peinture ; comme entre nos vieilles
« scène§ machinées et les nouvelles, il n'y a qu'une différence
« de machinerie. Tant qu'on n'aura pas écarté toutes ces
« fausses nouveautés, pour prendre le travail à pied d'œuvre,
« et recommencer tout depuis le commencement, on n'aura
« rien fait.
IIl6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« Nous voulons, avant toute chose, renouveler le per-
« sonnel du théâtre. Nous voulons ensuite simplifier l'ins-
« trument de la scène, pour le mettre véritablement dans la
« main du créateur, et que rien ne s'interpose plus entre la
« réalisation scénique et l'inspiration du poète. Nous voulons,
« sans affectation, sans érudition, sans esthétisme, recréer
« un instrument dramatique moderne, afin de réaliser, sur la
« scène, la liberté de l'esprit.
« Subordonner tout à l'intelligence de l'œuvre, ce n'est pas
« une formule nouvelle. Tout le monde l'adopte ; mais per-
ce sonne ne l'applique ; car, c'est l'art suprême. Connaître une
« œuvre, savoir ce qu'est son style, l'exécuter dans son
« diapason, c'est tout notre vieil art français, sans prétention,
« qui ne souUgne rien, mais qui s'impose. Quand on est
« devant une belle chose, il n'y a rien à dire : elle est.
« Eh bien, si vous avez aimé le Vieux Colombier lorsqu'il
« en était à ses premiers essais, c'est parce que vous avez
« confusément senti tout cela en germe,"c'est parce que vous
« avez commencé à apercevoir, sur notre petite scène, la
« pure configuration des chefs-d'œuvre. »
La salle éclate en applaudissements. Mais il l'interrompt
d'un geste qui semble dire : Il ne s'agit pas de m'approuver,
et puis de me souhaiter bonne chance...
Regardant droit son public, il va droit à son but :
a Je ne suis pas entré au théâtre à l'âge de 35 ans pour me
« faire le serviteur des basses combinaisons habituelles. J'y
« réaliserai ce que je sens que je puis réaUser, ou bien j'en sor-
« tirai comme j'y suis venu. Je sens déjà que mes forces sont
« limitées. J'ai besoin d'être aidé. J'ai besoin d'être suivi.
« Si vous voulez que nous existions, si vous voulez que cette
« grande chose à laquelle j'ai voué ma vie, existe, dites-le,
« prouvez-le ! A vous de répondre. »
Telle est la puissance de la loyauté. La sincérité trouve
encore des cœurs où la sympathie peut fleurir.
NOTES II 17
Un instant, tous les yeux fixent avec tendresse celui
qui appelle à Taide.
Et quand il s'avance et qu'il écarte simplement les bras
pour dire ; a Aidez-moi. Aidez-moi moralement, aidez-moi
« matériellement... », et qu'il s'arrête, et tourne à droite et à
gauche sa face douloureuse : 0 Ah ! voilà que vous vous dites :
« il se démasque; c'est une question d'argent... », et qu'il
frappe tout à coup la table : « Eh ! bien oui, c'est une question
« d'argent 1 », et qu'il pose ses mains ouvertes sur sa poitrine,
et qu'il s'écrie avec une véritable détresse : «Est-ce ma faute,
t à moi, si c'est une question d'argent ?» on touche avec
une telle évidence l'authenticité de cet homme, que l'on
songe aux mots qu'il a prononcés tout à l'heure : « Quand
« vous voulez juger une entreprise, ne faites pas trop atten-
« tion aux idées ; les idées, tout le monde en a ; regardez
« plutôt quelle sorte d'homme il y a au centre... »
Mais son visage s'adoucit à peine, tandis que se prolongent
les applaudissements passionnés. Il en a trop vu, il sait trop
ce qu'est le pubhc parisien, ses engouements d'une heure,
ses promesses tôt oubhées. Et puis, le plus dur reste à faire.
Il est venu pour cela, pour tendre la main. Mais l'attitude
trahit l'effort, la voix est assourdie et il y sonne comme un
écho de certains appels de Péguy : « Si vous voulez que cela
« soit, il faut que tous, du plus pauvre jusqu'au plus riche,
« vous donniez quelque chose. Il faut que vous compreniez
« tous qu'en payant votre place, vous ne faites que payer
« votre plaisir, et que rien n'est fait pour nous aider, tant
« que vous n'avez pas fait quelque chose de plus ! »
Et il expose tous les moyens d'aider : faire partie des A mis du
Vieux -Colombier, dont la cotisation est de 20 francs; s'inscrire
parmi les Fondateurs du Vieux-Colombier, lesquels, moyennant
une somme d'au moins 300 francs, seront conviés, pour chaque
spectacle, à une représentation privée, avant la presse;
acheter dès maintenant des Carnets d'abonnements, etc..
IIl8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et lorsqu'il a été jusqu'au bout, il redresse le buste; l'œil
brille d'énergie et de confiance ; il s'écrie :
a Et pour le reste, laissez-nous faire ! »
Puis en pesant chaque terme, sur le ton d'un homme qui
engage, par un serment solennel, son existence entière :
« Car, pour ce qui est d'aimer son travail et de s'y donner,
« et de ne pas se monter le coup, et de se sentir toujours
« au-dessous de ce qu'on a voulu faire, au-dessous de l'étiage
« de cette grande beauté qu'on poursuit, de cette grande
« pureté qu'on s'est jurée, et de toujours tâcher à faire plus
« et mieux, et de toujours voir plus loin, et de mettre dans
a son effort, dans ses veilles, chaque jour et chaque nuit,
0 un peu plus de son sang, — nous sommes là ! »
Lorsque je l'ai retrouvé, derrière la scène, avec ce visage
qui maintenant se refuse aux illusions hâtives, ah! de
quelle voix angoissée il m'a dit, venant vers moi : « Cette
fois, crois-tu qu'ils ont compris ? »
ROGER MARTIN DU GARD
UN ARTICLE DE L'ATHEN^UM
Mon cher Rivière,
Je lis dans /'Athenaeum du 14. novembre, sous le titre : La
théorie de la gravitation selon Einstein, un article anonyme
que les lecteurs de la N.R.F. — ou du moins quelques-uns
d'entre eux — trouveront peut-être aussi intéressant que je l'at
trouvé moi-même.
Je l'ai traduit à la hâte, et légèrement abrège, quand il
eût fallu tout au contraire l'accommoder à loisir. Mais où prendre
le temps, et comment ne pas se presser de donner au public
français même Vidée la plus grossière d'un événement scien-
tifique qui semble considérable ?
Je suis tout vôtre paul valéry
NOTES II 19
« Dès avant la guerre, Einsteinjouissait d'une immense répu-
tation parmi les physiciens, à cause de sa découverte du principe
de relativité. Disons d'abord quelques mots de ce principe.
Clerk Maxwell avait montré que la lumière est un fait
électro-magnétique, et il avait réduit toute la théorie de
r électro-magnétisme à un petit nombre d'équations qui
ont servi de base à tous les travaux ultérieurs. Mais ces
équations impliquent l'hypothèse d'un éther et la notion
de mouvement par rapport à l'éther. Tant que l'éther est
supposé en repos, un tel mouvement est indiscernable du
mouvement absolu ; dans ce cas le mouvement de la terre
(relativement à l'éther) doit n'être pas le même aux différents
points de son orbite, et des phénomènes mesurables doivent
résulter de ces différences de mouvement. Or, rien de tel
ne s'est manifesté dans les faits, et toutes les tentatives
faites pour mettre en évidence les effets d'un mouvement
par rapport à l'éther sont restées vaines. La théorie de la
relativité réussit bien à rendre compte de ce fait négatif,
à la condition de renoncer à la notion d'un temps unique
et universel, et d'introduire celle de temps locaux attachés
aux corps en mouvement et variant avec ces mouvements.
Les équations qui expriment cette théorie sont dues à Lorentz ;
mais Einstein les a adaptées à son principe général, qui
peut s'énoncer ainsi : rien, dans les phénomènes observables,
ne décèle le mouvement absolu qui entraîne l'observateur.
Dans la dynamique selon Newton, le principe de rela-
tivité revêt une forme plus simple, qui ne nécessite pas
la substitution du temps local au temps universel. Mais il
est apparu de nos jours que la dynamique de Newton n'est
valable que si l'on se borne à considérer des vitesses de beau-
coup inférieures à celle de la lumière. Tout le système de
Galilée-Newton tend à se présenter comme une première
approximation, d'autant moins exacte que les vitesses
considérées sont plus voisines de la vitesse de la lumière.
II20 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est pendant la guerre qu'Einstein a modifié son prin-
cipe de telle sorte qu'il pût servir à l'explication de la pesan-
teur universelle. Nos astronomes, pendant longtemps, ne
purent en avoir connaissance, à cause de la difficulté qu'ils
trouvaient à se procurer les publications allemandes. Un
exemplaire de l'ouvrage d'Einstein put enfin leur parvenir
et le lecteur anglais a désormais tous les éléments d'in-
formation sur ce sujet dans les admirables Mémoires du
Professeur Eddington présentés à la Société Royale
d'Astronomie.
La gravitation, depuis Newton, restait à l'écart de toutes
les autres forces naturelles. Toutes les tentatives fautes
pour en rendre compte avaient échoué ! Même l'immense
travail d'unification réalisé par la théorie électro-magné-
tique semblait ne pas s'étendre à la pesanteur. La nature,
sur ce point, paraissait défier les efforts des physiciens.
C'est alors qu'Einstein intervient. Il met au jour une
hypothèse dont on peut dire, indépendamment de toute
vérification ultérieure, qu'elle se range parmi les monuments
les plus beaux du génie humain. On avait retouché l'œuvre
de Newton ; restait à remanier celle même d'Euclide. La
nouvelle théorie d'Einstein s'étabht sur des fondements
non-eucUdiens. La géométrie non-eudidienne tire son ori-
gine de préoccupations logiques et philosophiques ; ses pro-
moteurs n'ont guère songé qu'elle dût, un jour, recevoir
des appUcations dans la physique.
L'examen des axiomes de la géométrie d'Euchde a donné
à penser qu'il fallait distinguer entre ceux d'entre eux qui
ont un caractère de nécessité, et ceux qui introduisent dans
la construction de la géométrie des données d'ordre expé-
rimental ou empirique. Comme vérification de cette thèse,
on a réussi à construire des géométries parfaitement cohé-
rentes dont les axiomes sont en partie différents de ceux choisis
par Euclide. Dans ces géométries, la somme des angles d'un
NOTES II2I
triangle difîère de deux angles droits et cette différence
va croissant avec la grandeur du triangle...
Einstein suppose que l'espace est euclidien partout où
il est suffisamment vide de masses matérielles ; mais que
la présence de la matière le rend légèrement non- euclidien.
Plus la matière est dense dans une région de l'espace, plus
cet espace est différent d'un espace euclidien. Combinant
cette hypothèse avec sa théorie antérieure de la relativité,
il arrive à retrouver une loi de la gravitation très voisine
de la loi de Newton (de l'inverse du carré).
Les différences très faibles qui doivent exister entre les
conséquences observables de cette théorie et celles que l'on
déduit de la loi de Newton peuvent être mesurées dans cer-
tains cas. Il y a, jusqu'ici, trois critères expérimentaux qui
permettent de comparer l'ancienne théorie avec la nouvelle :
i) Il y a d'abord un déplacement du périhélie de Mercure
qui intrigue depuis longtemps les astronomes. La théorie
d'Einstein rend pleinement compte de cette variation. Au
moment où cette théorie fut publiée, c'était là la seule véri-
fication expérimentale acquise.
2) Les physiciens modernes sont enclins à penser que la
lumière est sensible à la gravitation, c'est-à-dire qu'un rayon
lumineux passant au voisinage d'une masse considérable
(comme celle du soleil) doit être dévié, comme le serait selon
la loi de Newton, une particule de matière mue avec la même
vitesse. Mais la théorie d'Einstein exige que la déviation
soit double de celle-ci. Il faut une éclipse pour que l'on puisse
procéder aux observations d'étoiles qui décideraient de
la question. Une éclipse particulièrement favorable s'est
produite heureusement cette année même ; les résultats
maintenant connus des observations se trouvent vérifi3r la
prédiction d'Einstein. Sans doute la vérification n'est pas
rigoureuse, comme il fallait s'y attendre dans une obser-
71
II22 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vation aussi délicate. Il arrive que la déviation observée
et qu'Einstein indiquait comme devant être double de celle
calculée par l'ancienne théorie, est légèrement plus grande
que la théorie d'Einstein ne le faisait prévoir. En tenant
compte de la difficulté des mesures, on peut dire que le
résultat est un triomphe pour Einstein. C'est le sentiment
général des astronomes.
3) L'excitation causée par cette vérification sensationnelle
avait fait momentanément oublier qu'il existe un troisième
critérium expérimental de la théorie d'Einstein.
Si la théorie est fondée, on doit observer, dans un champ
de forces dues à la gravitation, un déplacement des raies
du spectre vers le rouge. Aucun effet de cette nature n'a
pu être découvert. On ne voit pas jusqu'ici comment ce
résultat négatif pourrait s'expliquer, à moins d'introduire
dans la théorie d'Einstein quelque profonde modification.
Il faut, sur ce point, prendre patience : la nouvelle théorie
a si prodigieusement triomphé dans deux épreuves sur trois
qu'elle contient certainement une part de la vérité, même
si elle n'est pas encore tout à fait exacte.
L'hypothèse d'Einstein possède au plus haut degré
le mérite de la beauté. Elle est un vaste regard d'ensemble
sur les opérations de la nature ; la richesse des conséquences
qui s'en déduisent est surprenante eu égard à la simplicité
des prémisses qu'elle demande. C'est un remarquable exem-
ple de progrès dû à la théorie pure ; c'est une œuvre qui
peut redonner à la physique un aspect plus philosophique,
et nous rendre quelque chose de cette unité intellectuelle
que les grands systèmes scientifiques du xvii^ et du xviii®
siècles comportaient...
Certes, il ne fait pas bon, sous bien des rapports, de vivre
à notre époque, mais pour les amateurs de physique on y
trouve parfois de grandes compensations. »
II23
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I. — BEAUX-ARTS.
HoDLER : Vingt dessins inédits ; Crès.
II. LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE.
Baldensperger : L' Avant- Guerre dans
la littérature française ; Payot.
Baudelaire : Les Fleurs du Mal ;
« La Connaissance d.
Baudelaire : Petits Poèmes en Prose ;
« La Connaissance ».
René Bizet : Peines de Rien ; Crès.
Henry Bordeaux : Vies intimes ;
L. de Boccard.
Paul Bourget : Laurence Albani ;
Plon-Nonrrit.
G. K. Chesterton : La clairvoyance du
Père Brown ; trad. Emile Canimaerts ;
Periin.
Joseph Conrad : La Folie- Almayer ;
trad. Geneviève Seligmann-Lui ; Nou-
velle Revue <Française.
Francis de Croisset : Théâtre, t. 2 ;
Flammarion.
François de Curel : Discours de
Réception à V Académie- Française ; Crès.
François de Curel : Théâtre complet,
t. 3 et t. 4 ; Crès.
Lucien Descaves : U Imagier d'Epinal ;
Ollendorff.
Georges Duhamel : Entretiens dans le
Tumulte ; Mercure de France.
Edouard Estaunié : L'Ascension de
M. Baslèvre ; Perrin.
Claude Farrère : La Maison des
Hommes vivants ; Flammarion.
G. FiNZi : Giacomo Léopardi ; Sa vie,
son œuvre ; Perrin.
André Fontainas : La Vie d'Edgar-
A. Poe ; Mercure de France.
Abel Hermant : La Vie à Paris (19 18) ;
Flammarion.
Irène Hillel-Erlanger : Voyage en
Kaléidoscope ; Crès.
Gustave Lanson : UArt de la Prose;
Fayard.
Philéas Lebesgue : Le Char de Djag-
gernath, avec bois de Henri Chapront ;
Editions « Savoir Vivre ».
Abel Lefranc : André Chénier : Œuvres
Inédites ; Ed. Champion.
Georges Lote : L'Alexandrin d'après
la phonétique expérimentale ; Crès.
Raymond Lulle : Livre de l'Ami et de
l'Aimé; trad. A de Barrau et Max Jacob ;
Editions de la Sirène.
Francis de Miomandre : La Cabane
d'Amour ou le Retour de l'Oncle Arsène ;
Emile-Paul.
Octave Mirbeau : Chez l'illustre écri-
vain, oeuvres inédites ; Flammarion.
Hégésippe Moreau : La Souris Blanche ;
illustrations de F. Bourdin ; M. Glomeau.
N***. Le Cantique des Cantiques, trad. de
Franz Toussaint, gravures de Marcel
Roux ; Editions de la Sirène.
Alfred Poizat : Le Symbolisme : de
Baudelaire à Claudel ; Renaissance du
Livre.
François Rabelais : Gargantua ;
Editions de la Sirène.
Rachilde : La Découverte de l'Amé-
rique, nouvelles ; Illustrations de
G. François ; Crès.
Henri de Régnier '.Le Bon Plaisir ;
vignettes et eaux-fortes de Drésa ;
R. Kieffer.
Arthur Rimbaud : Poésies ; A. Messein.
Romain Rolland : Les Précurseurs ;
Librairie de l'Humanité.
Maurice Rollinat : Fin d'œuvre ;
Fasquelle.
André Salmon : Prikaz ; Editions de la
Sirène.
GoNZAGUE Truc : Calliclès ou les
Nouveaux Barbares ; Bossard.
Paul Valéry : Introduction à la méthode
de Léonard de Vinci ; Nouvelle Revue
Française.
Jules Vallès : Les Blouses ; Edouard-
Joseph.
Benjamin Vallotton : Ceux de Barivier;
Payot.
Jean Variot : Légendes et Traditions
orales d'Alsace. I. Strasbourg ; Crès.
Emile Verhaeren : Paysages Disparus ;
eaux-fortes et dessins de Luigini ;
E. F. d'Alignan.
Wells : Les Amis Passionnés ; Ollendorff.
Léon Werth : Clavel chez les Majors ;
Albin Michel.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS
LE TOME XIII (Juin -DÉCEMBRE 1919)
FRANÇOIS-PAUL ALIBERT
Elégies Romaines 338 (LXXI)
ROGER ALLARD
Poésie et Mémoire 908 (LXXIV)
Prikaz, par André Salmon ; Dix-neuf
poèmes élastiques, par Biaise Cen-
drars ; Rose des Vents, par Philippe
Soupault 1089 (LXXV)
LeCinémaet ses critiques. . . . 1105 (LXXV)
MICHEL ARNAULD
Explications 204 (LXX)
Clio, par Charles Péguy .... 440 (LXXI)
FÉLIX BERTAUX
Les Etats-Unis et la guerre, par
Emile Hovelaque 469 (LXXI)
Le Socialisme impérialiste dans l'Alle-
magne contemporaine, par Charles
Andler 811 (LXXIII)
PAUL CLAUDEL
La Messe là-bas (fragments) 13 (LXIX)
Le Père Humilié (Actes I et II). . . . 533 (LXXII)
Le Père Humilié (Actes III et IV) . . . 674 (LXXIII)
JACQUES COPEAU
La Réouverture du Vieux Colombier . . . 817 (LXXIV)
HENRI DEBERLY
Sonnets 670 (LXXIII)
ALAIN DESPORTES
Premier regard sur l'Allemagne. . 157 (LXIX)
La Critique d'art allemande . . 804 (LXXIII)
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
Poèmes 221 (LXX)
Le dernier Capitaliste 715 (LXXIII)
GEORGES DUHAMEL
Le Miracle 55 (LXIX)
Deux élégies 1014 (LXXV)
LUC DURTAIN
Poèmes 870 (LXXIV)
LÉON-PAUL FARGUE
Vieux Monde 52 (LXIX)
HENRI GHÉON
Prière pour un aviateur 68 (LXIX)
Adrien Mithouard 145 (LXIX)
La Forêt des Cippes, par Pierre Gil-
bert 455 (LXXI)
Sainte Catherine de Sienne, par Johan-
nès Jœrgensen 791 (LXXIII)
Réflexions sur le rôle actuel de l'In-
telligence française 953 (LXXIV)
ANDRÉ GIDE
Réflexions sur l'Allemagne 35 (LXIX)
Lettres ouvertes :
I. à Jacques Rivière 121 (LXIX)
IL à Jean Cocteau 125 (LXIX)
Journal sans dates 278 (LXX)
Journal sans dates (Conversation
avec un Allemand) 415 (LXXI)
Considérations sur la Mythologie grecque. 481 (LXXII)
La Symphonie Pastorale (Premier Cahier) . 726 (LXXIII)
La Symphonie Pastorale (Second Cahier). 916 (LXXIV)
JEAN GIRAUDOUX
Nuit à Châteauroux 226 (LXX)
HENRI HOPPENOT
L'Ours et la Lune, la Messe là-bas de
Paul Claudel 968 (LXXIV)
VALERY LARBAUD
Lettres anglaises : les anglicismes,
revues et publications littéraires. 473 (LXXI)
Lettres anglaises : jeunes poètes et
jeunes revues 1108 (LXXV)
RAYMOND LENOIR
La Pensée française devant la guerre. . . 641 (LXXIII)
Réflexions sur le Bergsonisme . . 1077 (LXXV)
ANDRÉ LHOTE
Exposition Georges Braque. . . 153 (LXIX)
Expositions Henri Matisse, René
Piot, Juan Gris, Severini. . . 308 (LXX)
Lettres de Paul Gauguin à Georges
de Monfreid 464 (LXXI)
Première visite au Louvre 523 (LXXII)
De la nécessité des théories 1002 (LXXV)
A propos du club artistique. . . 1094 (LXXV)
GABRIEL MARCEL
Ejnile Clermont : sa vie, son œuvre, par
Louise Clermont 618 (LXXII)
La Musique polonaise, par Opienski. 11 00 (LXXV)
Œuvres récentes de Gabriel Fauré. 1103 (LXXV)
ROGER MARTIN DU GARD
Le Vieux-Colombier : une conférence
de Jacques Copeau 11 13 (LXXV)
HENRY DE MONTHERLANT
Le Dialogue avec Gérard 342 (LXXI)
PAUL MORAND
Aurore ou la Sauvage 977 (LXXV)
CHARLES PÉGUY
Note conjointe sur M. Descartes et la
philosophie cartésienne (Premier
Fragment) i6i
Note conjointe sur M. Descartes et la
philosophie cartésienne
(Deuxième fragment) . . . .365
(Troisième fragment) . . . .386
(Quatrième fragment) . . . -394
(Cinquième fragment) .... 404
(LXX)
(LXXI)
(LXXI)
(LXXI)
(LXXI)
MARCEL PROUST
Légère esquisse du chagrin que cause une
séparation et des progrès irréguHers de
l'oubli 71
(LXIX)
JACQUES RIVIÈRE
La Nouvelle Revue Française. .
Nos morts : Charles Péguy, Alain
Fournier
Belphégor, par Julien Benda.
Notice sur Charles Péguy.
L'Institut contre les Indépendants
La Décadence de la Liberté (premier article)
Le Parti de l'Intelligence.
Catholicisme et Nationalisme.
I (LXIX)
144 (LXIX)
1-46 (LXIX)
161 (LXX)
316 (LXX)
498 (LXXII)
612 (LXXII)
965 (LXXIV)
JULES ROMAINS
Amour couleur de Paris 202 (LXX)
Donogoo-Tonka ou les Miracles de la Science
(I. IL m.) 821 (LXXIV)
Donogoo-Tonka ou les Miracles de la Science
(IV. V. VI.). 1016 (LXXV)
ANDRÉ SALMON
L'Age de l'Humanité (fragments) .
. 360 (LXXI)
GASTON SAUVEBOIS
Le Témoignage de la Génération Sacri-
fiée, par Alphonse Mortier, . . 627 (LXXII)
Les Cloportes, ■pa.T Jules Renard. . 800 (LXXIII)
JEAN SCHLUMBERGER
Dialogues des ombres pendant le combat. . 212 (LXX)
La reprise de Pelléas et Mélisande. . 314 (LXX)
Sur le Parti de l'IntelUgence. . . 788 (LXXIII)
L'Enfant qui s'accuse 876 (LXXIV)
GEORGES SIMON
Chirurgie de guerre 488 (LXXII)
ALBERT THIBAUDET
Réflexions sur la littérature : Romans
pendant la guerre 129 (LXIX)
Réflexions sur la littérature : Cris-
taUisations 287 (LXX)
Voyages d'un sédentaire, par Francis
de Miomandre 304 (LXX)
La Mêlée Symboliste, par Ernest
Raynaud 306 (LXX)
Réflexions sur la littérature : Le
Masque de Shakespeare . . . . 424 (LXXI)
Colas Breugnon, par Romain Rolland 459 (LXXI)
Réflexions sur la littérature : Le
roman de l'aventure 597 (LXXII)
L'Esprit impur, par Gilbert de
Voisins 634 (LXXII)
Réflexions sur la littérature : Les
spectacles dans un fauteuil . . . 774 (LXXIII)
Réflexions sur la littérature : Le
style de Flaubert 942 (LXXIV)
Réflexions sur la littérature : Autour
de Jean Giraudoux 1064 (LXXV)
PAUL VALÉRY
Palme 47 (LXIX)
La Crise de l'esprit 321 (LXXI)
L'Abeille looi (LXXV)
Traduction d'un article de l'Athé-
nœum II 18 (LXXV)
XXX
Nos morts : Emile Verhaeren . . . 143 (LXIX)
Mme Geneviève Bonniot-Mallarmé . 318 (LXX)
L'augmentation du livre. . . . 478 (LXXI)
La Revue Critique 635 (LXXII)
Mouvement Dada 636 (LXXII)
Des livres français pour l'Alsace. . 813 (LXXIII)
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD
FONTENAY- AUX- ROSES. IMPRIMERIE LOUIS BELLENAND.
3INDING LIC-^ FEB 1 Î940
AP
20
N85
1. 13
La Nouvelle revue française
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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